UC-NRLF B 3 27E EMfl fljjji Ijjfljl THE LIBRARY OF THE UNIVERSITY OF CALIFORNIA PRESENTED BY PROF. CHARLES A. KOFOID AND MRS. PRUDENCE W. KOFOID ti. LES MYSTERES DE L'OCEAN ,ES MYSTEKES DE L'OCEAN. Mer phosphoresceiite. LES MYSTERES DE LOCEAN PAR ARTHUR MANGIN ILLUSTRATIONS PAR MM. \V. FREEMAN ET JULES NOEL TROISIEME EDITION TOURS ALFRED MAME ET FILS, fiDITEURS M DCCC LXVI1I Voir la mer ! C'est le reve de tout habitant de rinterieur, citadin on campagnard, pour pen qu'il soit curieux des grandes scenes de la nature. Les montagnes attirent de meme 1'habitant des plaines, mais moiris fortement. 11 pent, avec quelques efforts , se les representer en s'aidant des peintures qu'il a vues, des descriptions qu'il a trouvees dans les livres. Certes, lorsque apres cela il lui est donne de contempler de pres ces gigantesques monuments des anciennes convulsions du globe; lorsqu'il voit, sur les assises qui n'en sont que les premiers degres, se dresser des croupes enormes aux flancs desquelles les vastes forets n'apparaissent que comme des lits de mousse, et que surmontent des entassements de roches dont les sommets semblent percer la voute celeste, il ne leur trouve qu'une mediocre ressem- blance avec les pauvres tableaux qu'il s'en etait faits. Et s'il entreprend de gravir ces escaliers de Titans ; si, parvenu a quelques centaines de metres, il promene sa vue sur les plaines; s'il s'incline sur les abimes -8 - ouverts devant ses pas; s'il voit Ics cascades bondir de rocher en rocher avec un bruit de tonnerre et s'a- bimer dans des gouffres ou s'ensevelissent leurs flots ecumeux ; s'il atteint les froides regions ou les rochers sont de glace, ou les neiges perpetuelles remplacent la mousse et le gazon, ou Ton est comme perdu dans 1'espace, ou des masses de nuages mouvants derobent aux yeux la terre , ou 1'air rarefie manque a la poitrine : alors il n'aura plus qu'un dedain mele de pitie pour les paysages mesquins enfantes par son imagination. Mais enfm les montagnes, c'est encore la terre. L'homme y peut vivre de sa chasse ou de son industrie. 11 peut y construire des habitations. II y voit des plantes ct des animaux qui lui sont familiers. II y rnarche de pied ferme. Les dangers memes qu'il y court : les pre- cipices, les torrents, les orages, les avalanches, ne sont, pour ainsi dire, que le grossissement de ceux qui partout le menacent. En un mot, il y est chez lui comme dans les champs ; la forme et 1'aspect seuls different. 11 n'en est pas ainsi de 1'Ocean. Celui qui ne 1'a pas vu ne s'en fait aucune ide*e. Vainement il en cherche la ressemblance dans les tableaux les mieux peints, dans les grands fleuves, dans les grands lacs, dans la vaste etendue des champs , des landes ou des prai- ries. Rien ne saurait lui peindre Timmensite liquido. Conduit en presence de F Ocean, 11 demeurera interdit, stupefait. Et que sera-ce s'il monte sur im navire,perd de vue la terre et se trouve entre le ciel etl'eau, sou- tenu par quelques planches au-dessus de Pabime? Sur sa tete, Fespace infini; sous ses pieds, un element mo- bile, capricieux, en apparence du moiris, au- jourd'hui calme, clement, immobile, demain furieux, implacable, heurtant les unes contre les autres ses vagues couvertes d'ecume et pretes a engloutir dans leurs formidables replis la frele carene ! C'est la qu'il sentira grandir en lui , avec la notion derinfini, le sentiment de sa propre faiblesse, II sera d'abord etonne, effraye de sa temerite. II songera avec admiration au heros oublie qui le premier osa lancer sur la mer une barque et affronter Tinconnu ; a ceux qui, plus hardis encore, tenterent cette entreprise in- sensee : chercher la fin , la limite du desert humide ; riaviguer, naviguer de 1'autre cote du monde, jusqu'a la rencontre de terres entrevues par leur esprit an dela de l'horizon. Puis le courage tranquille des ma- rins, leurs manoBuvres habile s, leur familiarite avec ce grand etre qu ? ils connaissent et qu'ils aiment; tout cela pen a pen le rassurera. 11 croira etre pour quelque chose dans leur ceuvre savante et bardie. Un certain orgueil enthousiaste succedera en lui a la crainte 10 humble dn premier moment; il prendra gout a eette lutte de I'homme contre les elements. Vienne une tourmente, il se rejouira d'y assister, comme un jeune soldat se rejouit, apres les premiers coups de feu, de prendre part a une bataille. Comme le soldat rentre dans ses foyers dit avec fierte : J'ai fait cette guerre , j'ai combattu a tel endroit fameux; lui aussi s'ecriera an retour: J'ai vu la mer; non-seulement du port, du haut de la jetee ou de la falaise ; je 1'ai vue sous mes pieds; je 1'ai vue tour a tour sereine et irritee, endor- mie et agite"e ; j'ai bondi sur ses flots aux mugissements de la tempete, j'ai lutte contre elle, et me voici ! Voila un homme heureux : il a vu 1'Ocean. L'a-t-il vu vraiment? Non. Car 1'Ocean n'est pas, comme les montagnes, un accident a la surface de la terre. C'est un monde deux fois et demi grand comme le notre , a ne considerer que sa surface, et qui 1'enveloppe de toutes parts. C'est un monde qui nourrit dans ses profondeurs, dans ses forets madreporiques ? des le- gions d'etres etranges. C'est un monde que 1'homme, apres tant de siecles, au prix de tant de sacrifices, commence a peine a connaitre ? loin de 1'avoir conquis. Semblable aux grands dieux des anciens barbares du Nord et de 1'Orient, 1'Ocean, puissance avare et terrible , se fait payer chaque annee de centaines de vies humaines les faveurs et les bienfaits qu'il nous 11 accorde, les droits que nous nous arrogeons sur Ini. Combien le sphinx immense a-t-il devore de cenx qni tentaient de deviner ses enigmes , de s'initier a ses mysteres ! Qu'importe ! 1'oenvre seponrsnit et s'avance. L'oail humain a penetre cette nuit formidable. La science entrevoit deja les lois qni regissent le monde marin et le rattachent an monde terrestre,le role des mers dans 1'equilibre universel. Elle a fait plus. Par une se"rie d'inductions basees snr Texamen de la constitution de notre globe, elle a pu remonter a Forigine des choses, compulser ? pour ainsi dire, les archives de la nature et composer une histoire de 1'Ocean : histoire hypothetique, saris doute, en beaucoup de points, mais si logique, si satisfaisante pour T esprit, si bien d'accord avec les faits presents, qu'on ne pent lui refuser au moins un tres-haut degre de probabilite. Dans le livre qu'on va lire, nous essayons en premier lieu de retracer cette histoire grandiose, de raconter la naissance de FOcean, ses revolutions et ses transforma- tions successives. Puis nous etudions 1'Ocean dans son etat actuel : ses mouvements reguliers ou tumultueux, les causes qui les engendrent et les lois qui les gouvernent. Explo- rant ensuite les rivages des mers, leur surface et jusqu'a leurs abimes, nous voyons se developper la 12 serie prodigieuse des etres qui les habitent : plantes bizarres, animaux rudimentaires qui se distingiient apeine desvegetaux; etres microscopiques qui four- millent en nombre incalculable de milliards, s'agitent, travaillent et se multiplient ; mollusques, crustaces, poissons, reptiles , amphibies gigantesques , oiseaux meme; car on compte parmi le peuple aile des mil- liers d'especes qui appartiennent au monde marin autant au moins qu'au monde aerien. Enfin nous montrons FOcean parcouru en tous sens, fouille dans ses profondeurs, exploite par Fhomme, et exer^ant sur les progres de la science et de la civilisation une puissante influence, moins encore par les richesses immenses qu'il offre a notre convoitise, que par les obstacles qu'il oppose a nos envabis- seinents et par les problemes qu'il nous donne a resoudre. LES MYSTERES DE L'OCEAN PREMIERE PARTIE HISTOIRE DE L'OCEAN CHAPITRE I NAISSANGE DE L'OCEAN L'Oce'an est le frere ain6 des continents, le pere nour- ricier des premiers 6tres doues de vie qui parurent a la surface du globe, et qui par myriades furent engendr6s dans ses vastes flancs. ... Spiritus Dei ferebatur super aquas, dit la Genese... Et creavit Deus..< omnem animam viventem et motabilem, quam produxerant aquce, in species suas J . . . Mais Iui-m6me, comment prit-il naissance? Essay ons d'assister par la pens6e a ce grand et magnifique acte de la creation. C'est un fait aujourd'hui incontest6, que la terre, a son l Genese, chap. I, vers. 2 et 21. 14 PREMIERE PAKTIE. origine, fut une masse immense de vapeurs et de gaz in- candescents, ibrmant ce que les astronomes appellent une ncbuleuse. Les plus grands philosophes des temps mo- dernes : Descartes, Leibnitz, Button, Laplace, ont admis cette hypothese, a laquelle les decouvertes de la geologic donnent tous les caracteres d'un theoreme physique rigou- reusement d^montre. Us n'ont varie entre eux que sur des circonstances accessories, dont la plupart sont demeurees obscures et pourront longtemps encore exercer 1' imagina- tion et le raisonnement avant qu'on arrive, je ne dirai pas a la certitude, mais a des probabilites assez fortes pour tenir lieu de certitude. Descartes emit le premier Fidee de Tincandescence de notre planete, qu'il definit en ces mots : La terre est un soleil encroute. Leibnitz pensa aussi que la terre et les autres planetes etaient, dans le principe, des corps lumi- neux par eux-m^mes , qui , apres avoir brule longtemps , s'eteignirent en se refroidissant et devinrent durs et obs- curs. C'est pour cela que, selon lui, la surface solide du globe est en grande partie composee de matieres vitrifiees. Facile inUlligas, dit-il, vitrum ease velut terrce basin ! . Apres Leibnitz et avant Button , d'autres savants : Bur- net, Woodward, Whiston, ont propose sur les origines du monde des hypotheses plus ou moins ingenieuses. Buf- fon, cherchant a expliquer la formation des montagnes, formation dont M. Eliede Beaumont a rendu compte d'une facon si heureuse par sa belle thorie des soulevements , Button, dis-je, exposa successivement, dans sa Theoriede la terre et dans ses Epoques de la nature, deux vues tres- 1 Leibnitz, Protoycea, p. 5 (edition de Scheidius). HISTOIRE DE L'OCEAN. 15 diflerentes. La premiere attribuait la formation des mon- tagnes a r action ties eaux. 11 ne tarda pas a 1'abandonner, et en emit une autre qui se rapproche beaucoup de celle que M. de Beaumont devait plus tard faire pr6valoir. Dans cette nouvelle hypothese, il compare les effets de la consolidation du globe de la terre en fusion a ce qu'on \oit arriver a une masse de metal ou de verre fondu, lors- qu'elle commence a se refroidir. II divise 1'histoire de la nature, en d'autres termes celle de la creation, en sept epoques. La premiere est celle ou la terre et les planetes ont pris leur forme ; La seconde est celle ou la matiere, s'etant consolidee, a forme la roclie int^rieure du globe, ainsi que les grandes masses vitrescibles qui sont a sa surface ; La troisieme est celle ou les eaux ont couvert nos conti- nents; La quatrieme, celle ou les eaux se sont retirees, et ou les volcans ont commence a faire eruption ; La cinquieme, celle ou les elephants et les autres ani- maux du Midi ont habite les contrees septentrionales; La sixieme, celle ou s'est operee la separation des conti- nents ; La septieme, celle ou 1'homme a commence a reagir sur la nature. Mais Button, honime de genie, qui par intuition, pour ainsi dire, a entrevu de grandes ve>ites, manquait des ele- ments que 1'observation rigoureuse et le calcul pouvaient seuls fourriir, et sans lesquels le plus beau systeme est un chateau de fees bati sur de la poussiere. Voici venir enfin Laplace, dont la celebre hypothese est 16 PREMlfiRE PARTIE. conside>6e avec raison comme une des plus lumineuses conceptions que la science ait inspirees a 1'esprit humain. Gette hypothese donne au soleil, et a tous les corps qui gravitent dans ce que Descartes appelait son tourbillon, une commune origine '. Dans Fetal primitif ou nous supposons le soleil , dit Laplace , il ressemble aux ne- buleuses que le telescope nous montre composees d'un noyau plus ou moins brillant, entoure d'une nebulosite qui, en se condensant a la surface du noyau, le trans- forme en etoile. Cette nebuleuse etait animee d'un mouvement de rotation autour de son axe. En se refroi- dissant et en se resserrant peu a peu , elle abandonna aux limites successives de son atmosphere des zones de vapeur condensees qui se disloquerent. Les debris de ces anneaux formerent de nouvelles nebuleuses animees d'un double mouvement de rotation et de translation, qui, n^etantque la continuation du mouvement anterieur, dut necessaire- ment conserver le sens de la rotation solaire. Ges nebu- leuses, en se refroidissant et se resserrant toujours, don- nerent a leur tour et de la meme fagon naissance a leurs satellites. 1 G'etait aussi 1'opinion de Buflbn. Seulernent ce dernier faisait tomber sur le soleU une comete qui aurait lance dans 1'espace des eclats , des nwrceaux de cet astre, lesquels, en s'arrondissant et se solidifiant, au- raient forme les planetes et leurs satellites. Laplace n'a pas eu de peine a demontrer que cette hypothese etait inadmissible : premierement parce que les cometes sont elles-m&nes des masses trop diffuses pour pouvoir entamer et briser le soleil, et que, celui-ci <$tant a 1'etat de nebuleuse, une comete venant a le rencontrer n'eut pu que s'y engloutir ; deuxieme- ment parce que, en supposant la separation des eclats dont parle Buffon, ces eclats, se mouvant autour du soleil, seraient venus a chacune de leurs revolutions raser sa surface, et auraient eu, au lieu d'orbites presque circulaires , des orbites tres - excentriques. HISTOIRE DE L'OCEAN 17 La fluidite primitive des planetes est une consequence rigoureuse de cette hypothese. Cette fluidite" est d'ailleurs dmontree par 1'aplatissement des poles, du a 1'action de la force centrifuge , et par tous les faits astronomiques et geologiques. Nous pouvons done, tout en faisant nos re- serves sur Thypothese de Laplace, dont nous n'avons pas a discuter ici la valeur absolue, prendre pour point de depart de notre histoire de 1'Ocean le moment ou ce qui devait etre, apres des millions d'anne"es, le globe que nous habitons, 6tait encore un melange de vapeurs ardentes tournoyant dans 1'espace. La terre existe deja. Cette masse , qui semble un im- mense nuage de feu, renferme tous les elements qui ser- viront plus tard a former le monde , tous les mate"riaux de la creation terrestre. Peu a peu la nebuleuse se refroidit. Les substances qui la composent, obeissant a la fois a 1'attraction centrale et aux lois de leurs propri6tes phy- siques et chimiques, se disposent en couches concentriques, se liquefient ou conservent l'6tat gazeux, se combinent entre elles ou demeurent isol^es, suivant leurs densites specifiques, leurs degres de cohesion et leurs affinit^s re- ciproques. Au bout d'un certain temps, la planete nous apparait formee de deux parties distinctes : au centre , un noyau liquide; autour de ce noyau, une atmosphere gazeuse occupant encore une etendue relativement im- mense. Mais, au fur et a mesure que le calorique se perd dans 1'espace, le noyau augmente de volume par la con- densation successive des couches gazeuses en contact avec lui ; 1'atmosphere diminue et se resserre proportionnelle- ment, jusqu'a ce qu'elle ne contienne plus que les matieres susceptibles de rester gazeuses a une temperature assez 18 PREMIERE PARTIE. basse. La force centrifuge engendr^e par la rotation du noyau liquide a produit Taplatissement des poles, et dans la region me"diane un renflement d'autant plus sensible que les deux extre'mite's , perdant plus de calorique par leur rayonnement et en recevant moins du soleil, se cou- vrent les premieres d'une pellicule solide. Cependant cette pellicule s'e"tend de proche en proche et s'6paissit, jusqu'a ce qu'enfin elle enveloppe la totality de la sphere. Cette pe>iode est celle que M. Flourens appelle periode brute, et ou la vie n'a pu encore paraitre. Nous entrons maintenant dans la seconde pe"riode , ou la vie va se ma- nifester. Le premier acte de cette nouvelle phase est la precipitation des eaux ou la formation des mers. Deux gaz r6pandus dans la nature avec une prodigieuse abondance , 1'oxygene et 1'hydrogene, se sont combines pendant la pe"riode n6buleuse ou incandescente , et de leur combi- naison dans la proportion de 1 volume du premier pour 2 volumes du second, est r6sult6 un autre gaz : la vapeur d'eau. Des que la temperature de I'atmosphere dont cette vapeur faisait partie est descendue au-dessous de cent degr^s centigrades, la vapeur a commence de se changer en eau. La premiere pluie est tomb^e. Elle s'est d'abord vaporisee presque instantanement au contact du sol brii- lant; mais elle Ta refroidi d'autant; puis elle s'est con- densed pour retomber encore , jusqu'a ce que des couches liquides ont pu se former et persister, puis augmenter d'etendue et de profondeur, et couvrir enfin une grande partie ou meme la totalite de la surface du globe. Ainsi naquit 1'Ocean, HISTOIRE DE L'OCEAN. 19 GHAPITRE II L'EAU Avant d'aller plus loin, il est bon de rappeler les pro- pri6t6s essentielles de 1'eau. G'est un corps liquide a la temperature ordinaire. Son point de solidification ou de congelation et son point de vaporisation ont etc" pris pour hmites extremes de 1'echelle thermometrique en usage en France et dans plusieurs autres pays. Le premier de ces points est marque 0; le second est marqu6 100. On dit done que i'eau gele a 0, et qu'elle bout a 100. L'eau n'a ni odeur ni saveur. En petites quantite"s elle est tout a fait incoiore ; mais en grandes masses elle prend une teinte verdatre ou bleue tres-prononcee , dont les nuances varient sous I'influence de diffrentes causes. La principale est 1'etat du ciel, dont la couleur se combine par reflexion avec la couleur propre de I'eau ; mais il est des mers , des lacs et des rivieres qui ont une teinte bleue particuliere , ind^pendante de celle du ciel , et qu'on n'a pu encore expliquer d'une maniere satisfaisante. D'autres masses d'eau empruntent aux sub- stances qu'elles tiennent en suspension une couleur plus ou moinsjaunatre, grise ou noiratre; mais il n'y a pas lieu de nous arreter a ces ph^nomenes purement accidentels. J'aurai d'ailleurs occasion de parler plus loin de la couleur des mers. L'eau tend incessamment a passer de 1'etat liquide a celui de tluide e"lastique ou a6riforme , c'est-a-dire a 1'etat 20 PREMlfiRE PART1E. de vapeur. Elle obeit a cette tendance toutes les fois qu'elle n'est pas herme'tiquemen t enfermee ou comprime'e avec une certaine force , ou placee dans un milieu deja satur6 d'humidite. La transformation lente de 1'eau liquide en vapeur manant de sa surface s'appelle evaporation. Lorsque, sous 1'influence d'une temperature elev^e, la vapeur se forme a la fois en quantity's notables , on dit que 1'eau se vaporise. Enfin il y a ebullition lorsque la vapeur se forme en me'me temps dans toute la masse liquide : ce qui a lieu ordinairement a la temperature de 100 degres. Je dis ordinairement, parce que le point d'ebullition de 1'eau s'e'leve ou s'abaisse suivant que la prossion de Tat- mosphere augmente ou diminue. 11 est a 100 degres sous la pression moyenne, qui est, comme on sait, de 76 cen- timetres. Mais dans le vide 1'eau bout a la temperature or- dinaire, et meme au-dessous. Sur les hautes montagnes, ou Fair est tres-rarefie, son point d'ebullition peut se trouver abaiss6 de 10, 15 et 20 degres. G'est ainsi qu'au sommet du mont Blanc, dont Televation au-dessus du niveau de la mer est de 4,775 metres, et ou la pression atmospherique est reduite a 417 millimetres, 1'eau bout a 84. L'eau, d'ailleurs, comme tous les corps de la nature, se dilate par 1'echauffement et se contracte par le refroi- dissement. C'est a la temperature de 4 au-dessus de qu'elle atteint son maximum de contraction ou de density. Si la temperature continue de s'abaisser au-dessous de ce point, le volume de 1'eau demeure sensiblement le meme, jusqu'a ce qu'elle se solidiQe. Son volume augmente alors, et sa force de dilatation est assez considerable pour briser les enveloppes les plus r&sistantes, si elle n'y trouve pas HISTOIRE DE L'OCEAN. 21 la place necessaire. La difference de density entre 1'eau a 4 au-dessus de et la glace est de 70 milliemes. En d'autres termes, la density spcifique de la glace est de 0,930, celle de 1'eau a + 4 etant prise pour unite". La glace est done plus 16gere que 1'eau, et c'est pourquoi elle sur- nage toujours a sa surface. Cefait, de"ja tres-remarquable par lui-m&me, Test encore plus par ses consequences. On conceit, en effet, que si le passage de 1'eau a l'e"tat solide augmentait sa densite au lieu de la diminuer, les glagons, a mesure qu'ils se forment, tomberaient au fond et s'y accumuleraient, de telle sorte que dans les climats rigou- reux, et m6me dans les climats tempe're's ou 1'hiver est quelquefois tres-froid, tous les cours d'eau, tous les lacs et les 6tangs seraient entierement geles, et les mers po- laires ne seraient que d'immenses glaciers dont les cou- ches superieures seules se liqu^fieraient pendant Fete* si pale et si court de ces regions. Heureusement, grace a la moindre pesanteur de la glace, celle-ci forme a la surface des eaux une croute qui les met a 1'abri du froid exto marque exactement pour Teau normale la limite qui, independam- ment de la pression exterieure, separe 1'etat liquide de l'6tat solide. En d'autres termes, la glace entre en fusion a une fraction quelconque de degre au-dessus de 0, et elle peut toujours se solidifier a une fraction quelconque de degr6 au-dessous. Toutefois 1'eau peut aussi,, dans cer- taines circonstances , rester liquide , bien que sa tempe'ra- ture s'abaisse notablement au-dessous de 0. Ainsi, priv^e 22 PREMlfiRE PARTIE. de Fair qu'elle contient presque toujours, elle peut etre refroidie jusqu'a 5 sans se solidifier. Son point de con- gelation est e"galement abaiss6, de m6me que son point d'e"bullition est e"leve~ , par la presence d'une certaine quan- tit6 de sels tenus en dissolution. De la vient, notamment, qu'un froid de 2 a 3 au moins est n6cessaire pour determiner la congelation de 1'eau de mer, meme la plus calme. Enfin de 1'eau distilled, privee d'air et parfaite- mentpure, maintenue dans un lieu tranquille a 1'abri de toute secousse, peut atteindre une temperature de 12 en conservant l'6tat liquide; mais alors le moindre ebran- lement dans ses molecules suffit pour que la congelation s'opere presque instantanement , en meme temps que la temperature remonte a 0. M. Pouillet rend compte de ce phnomene, en apparence Strange, en disant que le calo- rique des premieres parties qui se congelent se porte sur les parties voisines encore liquides et qu'il les e"chauffe, mais pas assez pour les empecher de se solidifier a leur tour : d'ou le double effet de la prompte congelation et du r6chauffement de 1'eau. L'action chimique de 1'eau sur les corps est nulle, ou du moins assez insignifiante pour qu'il soit superflu d'en parler ici. Mais ce liquide, dont la propri6te caracteris- tique est, si Ton peut ainsi dire, de n'avoir presque pas de propriety, doit pre"cis6ment a cette inertie, a cette passi- vit6, toute 1'importance de son r61e dans la nature. II est, par excellence , le dissolvant et le veliicule d'une multitude de corps qui, pour r6agir tes uns sur les autres, ont besoin que leurs molecules se m61angent, que leurs substances respectives se p^netrent a la faveur d'une division que la dissolution seule peut donner. D'autres liquides, sans HISTOIRE DE L'OCfiAN. 23 doute, partagent avec 1'eau la propri6t6 d'absorber, de s'assimiler les corps; mais, outre qu'aucun ne la possede a un aussi haut degre, ils ont I'inconv6nient de faire inter- venir leur action la ou cette action est inutile on nuisible ; tandis que 1'eau , n'ayant aucune action propre, n'altere point les proprie'te's chimiques des substances qu'elle tient en dissolution; elle ne fait qu'en favoriser la manifestation, tout en en diminuant dans beaucoup de cas 1'intensite. En general, la quantite de matieres que 1'eau pent tenir en dissolution est d'autant plus grande que sa temp6rature est plus elevee. C'est la un fait dont il faudra nous souve- nir au chapitre suivant. II ne faudra pas oublier non plus que tel corps qui est soluble dans 1'eau pure devient insoluble et se precipite en se combinant avec un autre corps et en donnant naissance a un corps nouveau ; que, re"ciproquemerit aussi, les reactions chimiques favorisees par 1'eau meme transforment souvent en matiere soluble des corps primitivement insolubles. Enfin, on ne doit pas perdre de vue ce principe fondamental, que c'est a titre d'agent de dissolution et de dilution que 1'eau entre in- dispensablement, et pour une si forte proportion, dans la constitution des corps organises et doues de vie. On peut juger, d'apres ces considerations sommaires, de ce qu'ii y avait de profonde"ment vrai dans la vue des philosophes de Tantiquit6, qui faisaient de 1'eau le pre- mier de leurs quatre elements. Aujourd'hui les chimistes appliquent les noms d'elements, de corps 61ementaires ou de corps simples, aux substances qui sont re'pute'es ne con- tenir qu'une seule espece de matiere et ne pouvoir, par consequent, etre decomposers. II est ordinaire d'entendre railler dans les 6coles 1'ignorance des anciens, qui appe- 24 PREMIERE PARTIE. laient Elements 1'Eau, oil la chimie a d6couvert recem- ment la presence de deux gaz : 1'hydrogene et 1'oxygene ; 1'Air, qui est un melange d'oxygene et d'azote; la Terre, dont la composition complexe et variable ne com- porte aucune definition precise; enfin le Feu, qui n'est point a proprement parler une substance, mais un phe- nomene, un mode, un 6tat particulier de certains corps fortement chauffes. J'ai insist^ ailleurs 1 et je reviens ici a dessein sur le peu de sens de ces railleries, qui accusent non I'ignorance des grands esprits a qui elles s'adressent, mais le deTaut de reflexion de ceux qui s'erigent si legere- ment en contempteurs de la sagesse antique. Les anciens accordaient au mot element un sens beau- coup plus large et plus e'leve' que celui que nous lui attri- buons maintenant. Les Elements eHaient, selon eux, les substances primitives , les agents primordiaux d'ou pre- cedent toutes les choses et tous les etres. T6moin ce beau vers d'Ovide : Quatuor osternus genitalia corpora mundus Continet. (Metam., lib. XV.) Or, entendu dans ce sens, le nom d'elale des eaux. II est evident aussi que ce ph6nomene se compliqua d'actions chimiques tres-diverses et d'une ex- treme Energie. D'apres une hypothese emise par le c61ebre chimiste anglais Humphry Davy, le premier effet de la precipitation, des vapeurs aqueuses aurait Et^, non une inondation, mais une conflagration, un veritable incendie qui aurait enveloppe de nouveau le globe a peine refroidi et solidifi6. Get incendie aurait e'clate' lorsque les vapeurs lique'fie'es se seraient trouvees en contact avec les metaux 26 PREMIERE PARTIE. oxydables, dont plusieurs ddcomposent 1'eau a une tem- pe>ature peu eleve"e, ou meme a la temperature ordinaire, et qui, 6tant en g6ne"ral les plus legers detous, devaient s'elre re"pandus en grande proportion a la surface de la sphere. Pour donner une idee sensible de cet etrange cataclysme, qui aurait e'te', pour ainsi dire, le dernier acte du regne du feu, Davy a indique' une exp6rience tres-jolie et tres-facile a re'peter. Elle consiste a placer sur une lame de verre une boule me'tallique composed en grande partie de metaux tres-oxydables, tels, par exemple, que le sodium, le po- tassium, le calcium. Sur cette boule, qui represente la terre , on fait tomber une pluie tres-fine , et Ton voit sa surface bruler, en communiquant a toute la boule une chaleur intense. Les metaux se sont transformed en oxydes, et 1'eau, apres leur avoir c6d6 son oxygene, se reconstitue aussit6t aux dpens de 1'oxygene de 1'air. Une fois trans- formes ainsi en oxydes (alcalis et terres), les me'taux ne tardent pas a se refroidir; ils deviennent e"minemment propres a fixer les acides, avec lesquels ils forment des sels, et si on les mouille de nouveau, ils ne manifestent plus aucune action chimique proprement dite sur 1'eau, ils s'y dissolvent seulement, et meme, loin de 1'^chauffer, ils tendent plutot a la refroidir. Si Ton tient compte de la composition de certaines roches, notamment des roches calcaires, tres-r^pandues au sein de la croute du globe, et de 1'abondance de certains sels a base alcaline ou ter- reuse dissous dans les eaux de la mer ou formant dans le sol de vastes depots, on ne peut nier ce que 1'hypothese de Davy pr6sente de tres-vraisemblable. II y a aussi toute son d'admettre que les eaux , une fois qu'elles purent HISTOIRE DE L'OCfiAN. 27 se pr^cipiter sans 6prouver de nouvelle decomposition , couvrirent d'abord toute la surface de la terre. En effet, le sol qui les recevait n'avait encore qu'une faible 6paisseur. Les bouillonnements interieurs du noyau incandescent ne 1'avaient pas encore dechire, souleve* et bouleverse" ; et ses aspe"rit6s , relativement peu saillantes , furent d'autant plus ais6ment submerges par les eaux, que Tinondation meme eut pour premier effet de les re- manier et de les niveler. L'0c6an, a son origine, fut done universel. C'est 1'opinion de Leibnitz, de Buffon, de Cuvier, de M. Flourens et de la plupart des geologues. Dans la nouvelle phase ou nous entrons, 1'action de 1'eau succede a celle du feu, qui reparaitra plus tard, mais qui ne sera d6sormais que secondaire. Le feu avait r6gn6 sans partage durant la periode brute. Dans la pe"riode vivante, dit M. Flourens, 1'eau est le grand agent qui opere. C'est 1'eau qui a produit les couches successives des s6diments terrestres, et qui a faconne', pour ainsi dire, le globe dans son enveloppe la plus externe... Le feu et 1'eau , voila les deux forces qui ont tour a tour agi : un des principaux objets de la g6ologie est de d6me- ler aujourd'hui, dans la contexture du globe, ce qui fut 1'effet du feu et ce qui a 6t6 1'effet de 1'eau 4 . Gonsid^rons premierement le travail intime duquel est re*sult6 ce qu'il est permis d'appeler la constitution de I'Oce'an, et d'ou d6coulent les autres grands phenomenes que nous verrons tout a 1'heure apparaitre. Grace a leur temperature e'leve'e, les eaux primitives commencent par s'assimiler toutes les matieres solubles 1 Ontologie naturelle, xxvin e le$on, p. 235. 28 PREMIERE PARTIE. qui, en vertu de leur le'gerete' sp6cifique, etaient venues surnager la masse fluide de la pyrosphere et s'etaient les premieres refroidies et solidifies a sa surface. Ges matieres sont de natures tres-di verses ; mais les composes salins a base de soude, de potasse, d'ammoniaque, de magn6sie, de fer, de chaux, etc., y dominent. A ce grand travail de dissolution s'ajoute un autre travail physique tres-com- plexe, resultant de la chute meme, de 1'agitation et de 1' ebullition des eaux. La poussiere tout a Theure seche et brulante, les mine'raux vitrifie's et agglomeres sont violem- ment remue's , souleve"s. L'eau qui vient de tomber et qui envahit la terre est une eau chaude, epaisse, trouble, une sorte de bouillie ou cuisent sur rimmense foyer central tous les 16ments liquides et solides. A mesure qu'elle s'at- ti6dit, des gaz viennent a leur tour s'y dissoudre ; en sorte que presque tous les corps de la nature se trouvent la en presence , et r6agissent les uns sur les autres avec toute l^nergie de leurs affinites et de leurs repulsions mutuelles. Qu'on se represente, si Ton peut, le globe terrestre transform^ ainsi en une vaste chaudiere, ou le chimiste supreme ^labore les materiaux de ses creations ult6rieures. G'est d'abord, si Ton veut me permettre d'employer le langage scientifique, un travail de chimie min6rale, pr6- paratoire au grand oBuvre de Torganisation des etres. Mais ce dernier ne commencera que plus tard. En effet, comme le fait tres-bien observer M. de Jouvencel, a les etres vivants n'ont pu naitre qu'apres que : 1 la temperature s'6tait abaiss^e, au moins dans les lieux de leur naissance, jusqu'a un degr< compatible avec la vie; 2 lorsque Tat- mosphere fut assez Spuree pour leur fournir les melanges gazeux convenables; 3 lorsque les matieres tenues en sus- HISTOIRE DE L'OCEAN. 29 pension par les eaux furent deposees, en partie du moins ; lorsque les reactions chimiques dont elles avaient e'te' longtemps empestees se trouverent a peu pres epuise'es , au moins sur les lieux oil les etres prirent naissance. La consideration du temps n6cessaire a ces operations dans des masses aussi enormes que la mer universelle, en relation avec une telle atmosphere, nous amene a cette conclusion , que la p^riode purement chimique dans ces mers fut extremement longue *. Deux causes tres simples ont modified , durant cette pe- riode, la composition des eaux de 1'Ocean et 1'ont amende a peu pres a ce qu'elle est restee depuis. Ges deux causes sont : 1 1'abaissement de la temperature; 2 les lois de la pesanteur. L'abaissement de la temperature a eu pour effet de rendre possible 1'absorption d'une partie des gaz qui aupa- ravant faisaient partie de Tatmosphere : oxygene, azote, chlore, acide carbonique, vapeurs d'iode, etc., et de mettre ces gaz en presence des corps deja dissous ou tenus en suspension, sur lesquels ils 6taient susceptibles de reagir; enfin de laisser deposer, sous forme de cristaux plus ou moins purs, plus ou moins reguliers, 1'exces des composes salins plus solubles dans 1'eau chaude que dans Teau froide. L'effet de la pesanteur, plus simple encore, a 6t6 d'en- trainer au fond les matieres insolubles et lourdes, telles que les sels de chaux et de fer, 1'argile, le sable siliceux. Parmi les sels solubles, il en est un dont les eaux ocature du globe n'a pas vari^ de la moitie' d'un degre. II est vrai que remission du calorique a toujours 6t6 se ralentissant , et que la presque totality de notre chaleur nous vient maintenant, non du foyer central, mais du soleil. A 1'origine du monde il n'en 6tait pas ainsi. La terre couvait, pour ainsi dire, elle-me'me, et fit 6clore par sa propre chaleur les premiers 6tres dont les germes s'abri- taient dans les profondeurs de son humide vetement. D'abord, dit M. Alfred Maury, 1'atmosphere vaporeuse qui environnait notre globe entretenait une coalite" de tem- pSrature et faisait de ce monde une veritable serre chaude. Les premieres plantes, les premiers 6tres qui apparurent Staient done organises pour vivre sous le climat tres-chaud dontjouissaient toutes les parties de notre globe; c'est ce que d^montre 1'organisation des veg^taux qui appartiennent aux terrains les plus anciens. Ces terrains sont des d6p6ts HISTOIRE DE L'OC^AN. 39 s6dimentaires, comme ceux qui composent toutes les parties de la couche terrestre n'ayant point ete' recouvertes ou modifiees par des roches ou des matieres en fusion. Ges terrains primaires, qu'on designait jadis sous le nom de roches de transition, alors qu'on regardait les roches me'- tamorphiques comme constituant les terrains primordiaux , ont ete appel^s siluriens et devoniens, du nom des cantons d'Angleterre a la surface desquels ils ont 6t6 d'abord ob- serves 1 . La flore et la faune de ces ages primitifs ont un caractere particulier qui disparait aux 6poques poste'rieures, et qu'on retrouve dans certains terrains schisteux de la Bohe* me , de la Scandinavie, de la Russie et de I'Ame'rique du Nord. Le regne vegetal n'est encore represente que par des algues et des fucus qui indiquent la predominance des eaux. G'est par la que la vie organ ique a de'bute'. J'entends celle dont la science a pu retrouver les traces; car avant ces plantes, analogues a celles que nourrissent aujourd'hui les mers, combien d'autres vegetaux rudimentaires avaient du 6tre cree's, puis d^truits ou transformed, et remplace's par d'autres! La nature, disait Linne, ne fait point de saut (Natura non facit saltum). La creation n'est pas une oeuvre capricieuse, proc6dant par bonds, par 6clats; c'est une oeuvre profond^ment mdthodique , dont chaque phase est Ii6e par une connexion n^cessaire a celle qui precede et a celle qui suit; 03uvre d'une inconcevable complexity si on 1'envisage dans ses resultats et dans ses details, mais dont la simplicity apparatt dans toute sa majestueuse gran- deur lorsque 1'esprit s'eleve assez haut pour embrasser 1 La Terre etl'Homme, ch. i, p. 13. 40 PREMIERE PARTIE. 1' ensemble du plan gn6ral qui y a preside, Tordre suivant lequel elle s'est accomplie , et la succession logique des actes qui la composent. Ainsi la nature va toujours du simple au compose; le plan primitif et fondamental suivi par elle dans la creation de 1'etre le plus complexe est le meme qu'on retrouve dans Torganisme le plus rudimentaire. Et Tetude des etres teints du regne ve'ge'tal et du regne animal nous montre, en outre, que, dans Tun comme dans 1'autre, les especes infrieures out constamment precede les especes supe- rieures. Enfin, deux series d'etres tant donates, on peut toujours affirmer que celle qui, dans son d6veloppement, s'est arrete'e au terme le moins elev6 de Techelle orga- nique, a toujours precede" celle qui aboutit a un type plus parfait. Done, si nous cherchons a nous former une notion de ce que fut la vie dans 1'origine du monde, nous voyons la creation marine, destined a demeurer, si Ton peut ainsi dire, inferieure en dignite a la creation terrestre, prec^der celle-ci ; nous voyons le regne ve'ge'tal , inferieur en dignit6 au regne animal, apparaitre avant lui, soit au sein des eaux, soit sur la terre. Et de meme que, dans la creation des tres destines a peupler I'Oce'an des vegetaux micros- copiques, agames ou cryptogames, ont precede probable- ment les algues et les fucus dont on retrouve les debris ou les empreintes dans les terrains les plus anciens; de m6me aussi les animaux infusoires, les zoophytes ou ani- maux-plantes, orit pr6c6d6 les mollusques, les crustaces et les poissons. Les debris de leurs constructions madr6- poriques existent abondamment dans les terrains dits de transition. D'apres la grande et belle ide"e de Leopold de Buch, dit Humboldt, toute la formation du Jura consis- Hi HISTOIRE DE L'OCEAN. 43 terait en eriormes banes de coraux ant6diluviens , qui en- tourent & une certaine distance les anciennes chaines de montague 1 . Nous verrons du reste bient6t quelle part importante ces animalcules out prise a la constitution de certaines couches de terrain , en accumulant sur le lit des mers les produits de leur fe'condite' et de leur activite" pro- digieuses. GHAPITRE IV PLUTON ET NEPTUNE II ne faut pas oublier qu'au moment de la precipitation des eaux, le lit qui les regut n'e"tait, par rapport a la masse reside fluide et incandescente , qu'une pellicule extr^me- ment mince. Aujourd'hui m6me, I'dpaisseur de cette decree n'est pas dvalude a plus de 160 kilometres, soit a la 80 e partie du diametre terrestre, lequel est d'environ 12,800 kilometres. Les volcans, par ou les matieres mine'rales en fusion s'dchappent sous forme de lave, les tremblements de terre , qui ca et la se font sentir avec plus on moins de force et parfois engloutissent des villes entieres, prouvent assez que notre planete n'est pas encore tellement en- crout^e qu'il ne lui vienne de temps a autre comme des ressentiments de son tat primitif. On concoit done qu'a 1'^poque geologique dont il s'agit, ses fluctuations et ses bouillonnements int^rieurs durent r6agir avec une bien autre energie sur son faible epiderme , 1 Cosmos, ou Tableau de la nature. 44 PREMIERE PART1E. et y produire a plusieurs reprises des boursouflures , des depressions, des crevasses, en un mot, des irregularites , insignifiantes sans doute, si Ton tient compte du volume total du globe et de 1'etendue de sa surface , ma is qui nous semblent formidables, et qui le sont reellement eu gard a la petitesse des etres destines a les mesurer. Ainsi le feu reprend maintenant dans Toeuvre cratrice sa fonction suspendue pour un temps, au moins dans les phenomenes les plus apparents (phe'nomenes physiques); et nous voyons se justifier 1'opinion d6ja citee de M. Flou- rens sur 1'action alternative du feu et de 1'eau dans la for- mation, je dirais, si la langue le permettait, dans le facon- nement des couches ext6rieures du globe. Les geologues ont personnifie ces deux agents primordiaux sous les noms des dieux auxquels la rnythologie les supposait soumis. Le feu , c'est Vulcain , ou plus souvent Pluton , le dieu des enfers, le dieu souterrain. L'ean, c'est Neptune, dieu des mers et souverain des fleuves, qui tous lui apportent leur tribut. On a appele', en consequence, terrains plutoniens ceux dont la formation se rapporte a 1'action du feu central, et terrains neptuniens ceux qui rsultent des depots laisss par les mers dans les lits qu'elles ont autrefois occup^s. Les anciens g6ologues accordaient a Neptune ou a 1'eau la plus grande part dans la formation des conti- nents, des iles et meme des montagnes. Tout en admettant Texistence da feu central, ils pensaient que le regne de Pluton avait pris fin a partir du moment ou celui de Nep- tune avait commenc6; que le premier s'etait vu des lors confine a jamais dans son impenetrable empire, et rduit, pour toute manifestation de sa puissance, tant6t a lancer par le cratere des volcans des cendres, des laves et de la HIST01RE DE L'OGEAN. 45 fume'e, tantot a secouer, sans pouvoir les briser, les voutes de sa prison; tandis que Neptune triomphant, reste" seul cooperateur de Dieu , preparait lui-m&me le lit des oceans et des mers , et n'en prenait de"finitivement possession qu'apres avoir remue" la surface entiere du monde, con- struit les futures demeures de 1'homme, creuse les valises, entasse" les rochers en montagnes, et laisse partout des traces profondes de son gigantesque travail. Buffon, lors- qu'il crivit sa Theorie de la terre, partageait encore cette opinion erron^e. Ce sont, dit-il au tome I er , les eaux rassemblees dans la vaste 6tendue des mers qui, par le mouvement continuel du flux et du reflux, ont produit les montagnes, les valle'es et les autres ine'galite's de la terre; ce sont les courants de la mer qui ont creus6 les vallons et e'leve' les collines, en leur donnant des directions correspondantes ; ce sont ces memes eaux de la mer qui , en transportant les terres , les ont disposees les unes sur les autres en lits horizon taux; et ce sont les eaux du ciel qui peu a peu detruisent 1'ou- vrage de la mer, qui rabaissent continuellement la hauteur des montagnes , qui comblent les valle'es , les bouches des fleuves et des golfes, et qui, ramenant tout au niveau, rendront un jour cette terre a la mer, qui s'en emparera successivement en laissant a de"couvert de nouveaux con- tinents entrecoupes de vallons et de montagnes, et en tout semblables a ceux que nous habitons aujourd'hui. Gette maniere d'expliquer la separation des terres et des mers, et cette proph6tie du futur envahissement des pre- mieres par les secondes , sont de pure fantaisie et tout a fait insoutenables. Buffon, en les e'mettant, s'exposait non- seulement a la critique, mais aussi a la raillerie, surtout 46 PREMIERE PARTIE. dans le siecle oil il vivait. Voltaire, son ennemi, ne man- qua pas cette occasion de lui decocher les traits de sa ma- lice. C'est a Buffon que s'adresse 1'epigramme contenue dans ce distique : Et les.mers des Chinois sont encore etonnees D'avoir par leurs courants forme les Pyrenees. Est-ce a dire que 1'eau n'ait ete pour rien dans le phe'no- mene qui nous occupe? Loin de la : elle y a ete pour beau- coup, comme le prouvent les immenses depots d'alluvions et de coquillages laisses par elle en tout lieu. Mais son action n'a etc" que secondaire; la mer a remanie, modifie, acheve 1'ceuvre du feu, et cela par une serie de revolutions que nous e"tudierons bientot, et qui ne doivent pas etre con- fondues avec Immersion des terres. Buffon, dans ses Epoques de la nature, parle de la pe- riode ou les eaux ont convert les continents, puis de celle ou elles se sont retirees. (Voy. ci-dessus, ch. i er .) Or, dans le principe , les eaux ont couvert le globe , mais non les continents, qui n'existaient pas encore. Et dire apres cela qu'elles se sont retirees , c'est resoudre par un mot vague une difficult^ capitale, a moins qu'on ne nous apprenne comment les eaux ont envahi les continents, comment en- suite elles les ont quittes et ou elles sont allees en les quit- tant. Car les continents n'existent qu'a la condition d'etre Sieve's au-dessus du niveau des mers; et s'ils sont Sieves au-dessus du niveau des mers, celles-ci ne sauraient les submerger en d6pit des lois de leur equilibre; elles ne sau- raient spontanment quitter leur lit pour y retourner, apres avoir sejourne pendant un temps plus ou moins long HISTOIRE DE L'OCEAN. 49 dansdes regions ou 1'on ne comprend pas qu'elles aient pu parvenir. Pourtant les continents portent dans leurs profondeurs des traces 6videntes du sejour de la mer : non de la mer primitive et universelle, anterieure a I'emersion des terres, anterieure a 1'apparition de la vie, mais de la mer tempe're'e ou froide, de la mer habitue par des milliards d'animaux divers qui ont laisse" sur ses anciens lits leurs innombrables depouilles. Comment done concilier ces deux faits en apparence contradictoires? La solution est simple, et c'est la the"orie plutonienne qui la fournit. Au lieu d'imaginer I'Oce'an pri- mitif se retirant, se resserrant par un mouvement spon- tane" , puis sortant des bassins creuse"s par ses propres flots pour recouvrir de nouveau les terres qu'il avait laissees a sec , et pour rentrer encore dans ses limites naturelles , il suffit d'admettre qu'a un moment donne les matieres en fusion sous la croute terrestre venant a se dilater ou a se vaporiser par 1'effet du calorique , et trouvant en certains endroits cette croute plus mince , plus flexible ou plus fra- gile , Font soulev6e et bosse!6e , ou bien qu'elles 1'ont rompue et se sont e"panche"es au dehors ; que ces souleve- ment's ou ces epanchements ont 6te assez considerables pour faire saillie au-dessus du niveau primitif des eaux; que ces dernieres ont et6 une premiere fois refoule'es dans les parties deja creuses, et qui se sont creus6es davantage en raison meme de la saillie produite ailleurs. II suftit d'ad- mettre que ces gonflements de la masse ignee se sont re- uouveles a plusieurs reprises en sens divers; l'ocan plu- tonien etant , comme Toc6an neptunien , sujet a des flux et a des reflux, ses flots ne pouvant se porter d'un cote sans 50 PREMIERE PARTIE. se retirer de 1'autre , et les renflements de certaines parties de 1'enveloppe entrainant necessairement la depression d'autres parties. II sufiit d'admettre enfin que ces boulever- sements, ces defacements tumultueux des mers souleve'es tour a tour et rejete"es de rivages en rivages , ont continue jusqu'au moment ou 1'equilibre s'est etabli generalement entre la tension interieure et la pression exterieure , et ou 1'^corce du globe a acquis assez d'epaisseur et de solidite pour opposer aux efforts du liquide ardent qu'elle empri- sonne une resistance presque partout invincible. Alors seulement les continents et les grandes iles ont pris leur assiette definitive ; les oceans et les mers ont te resserre's dans des bassins qui n'ont plus eprouve que des modifications lentes et comparativement insignifiantes. Les volcans, veritables soupapes de surete de 1'immense chau- diere , ont assure" davantage la s^curite des etres qui vivent sur sa paroi convexe, et cette securit6 n'a plus et6 trou- bled qu'accidentellement par les convulsions affaiblies du redoutable fluide, c'est-a-dire par les tremblements de terre, par des soulevements et des affaissements locaux , par 1'explosion de volcans sous-marins. Alors aussi se sont 6tablis les courants marins et atmospheriques dont la marche reguliere entretient dans ces elements une circula- tion f6conde. Les fleuves , formes par la chute des pluies , ont rendu a TOcean les eaux que le soleil lui enlevait par Evaporation. L'ordre et la vie, en un mot, sont nes du grand chaos primitif. Et qu'on ne croie pas que je donne a ce mot chaos le sens vulgaire de d6sordre, de confusion. Non. Le chaos, ce n'etait point la rudts indigestaque moles d'Ovide. C'etait le travail normal d'un prodigieux enfantement ; c'etait la HISTOIRE DE L'OGEAN. 51 matiere subissant , en vertu des lois eternelles qui la r6- gissent, des transformations n^cessaires , et ob6issanta la puissance infaillible qui de ses mille eombinaisons allait faire sortir ce merveilleux ensemble de choses harmoniques que nous appelons le monde, et que les Grecs appelaient du beau nom de COSMOS : nom qui n'a d'equivalent dans aucune langue, car il signifie a la fois : Monde, Ordre, Ornement, Beaut6. Le Chaos fut T6bauche du Cosmos. GHAPITRE V LES DELUGES Nous savons comment du sein de 1'Ocean primitif et uni- versel ont surgi ces masses de terres qui , suivarit leur plus ou moins d'etendue, s'appellent iles ou continents. Cette separation des terres et des mers n'est pas un fait simple ; elle ne s'est pas accomplie d'un seul coup, mais par une serie de revolutions nombreuses , les unes soudaines et terribles , les autres lentes et presque insensibles , qui ont eu pour effet Temersion et la submersion successives de toutes les parties du globe. Les preuves de ces revolutions existent partout , et sur les sommets des plus hautes mon- tagnes , et dans les couches les plus profondes des regions les plus basses. Partout on reconnatt, a n'en pouvoir douter, les actions alternatives et combiners du feu et de Teau, et c'est d'apres leurs effets bien constates que les geologues ont pu classer et denommer les differentes 52 PREMIERE PARTIE. roches 1 dont la superposition et 1'enchevetrement consti- tuent 1'enveloppe solide de notre planete. Les unes, dites plutoniennes, forment les terrains de cristallisation dont Torigine est exclusivement ignee. D'au- tres, dites neptuniennes, forment les terrains sedimentaires, les diluvia, deposes en couches horizontals par les eaux marines. D'autres encore, de moindre importance et de formation plus recente, ont 6te amassees en certains en droits par les eaux douces , fluviales ou lacustres : ce sont les alluvions. D'autres enfin ont un caractere mixte, qui tmoigne des transformations que leur ont fait eprouver ces actions alternatives des deux agents contraires dont je parlais tout a 1'heure. Ce sont, par exemple, des depots sedimentaires ou diluviens qui , engloutis sous des epan- chements volcaniques, ont ete calcines, fondus et ramenes a la nature des roches plutoniennes primitives. De la le nom de roches metamorphiques sous lequel on les a designees. Elles forment les terrains de transition, c'est-a-dire ceux qui marquent le passage du regne neptunien au regne plu- tonien. C'est ainsi que dans des banes pais de calcaire compacte et saccharo'ide on remarque des fragments nom- breux de coquillages diss&nine's, faisant corps avec la roche et re've'lant manifestement son origine neptunienne, tandis 1 On appelle roches, en gSologie, les substances minerales qui, re- unies en amas plus ou moins considerables, concourent a la formation du sol ; tandis qu'on designe sous le nom de terrains lesdiverses reunions de roches qui paraissent s'etre formees dans des circonstances identiques. Le terme de roche, ainsi defini, ne prejuge rien surl'eiat de la substance. Que celle-ci soil dure ou sans consistance, volumineuse ou en fragments tenus, amorphe ou cristallisee , elle constitue toujours une roche pour le geologue. Ainsi 1'argile, le sable, etc., sont des roches aussi bien que le granit, le marbre, le porphyre, etc. (Diet, illustre et Encycl. univ. public par B. Dupiney de Vorepierre, art. Geologie.} HISTOIRE DE L'OCfiAN. 53 que'son etat cristallin accuse avecnon moinsd'evidence 1'ac- tion 6nergique et prolongee d'une calcination vulcanienne. Apres done la premiere Emersion de la terre ferme , et avant que les continents et les iles , les oceans et les mers prissent les limites et les contours a peu pres fixes que la geographic nous fait connaitre , les eaux se sont de"place*es plusieurs fois en divers sens; il y a eu des deluges qui tour a tour ont englouti les parties d'abord mises a nu, et laisse" a sec les vastes et profondes valle'es naguere occu- pies par la mer. Ces defacements des mers ont rempli une periode qui peut elle-meme se subdiviser en d'autres phases embrassant un intervalle immense, et dont chacune a laisse des monuments dans ces archives de la nature que la geologie et la paleontologie ont su d6chiffrer. Le plus apparent et le plus significatif de tous ces monuments, ce sont les coquilles fossiles qu'on rencontre en abondance a des hauteurs ou Ton ne peut admettre que le niveau de T0c6an se soit jamais eleve". (c C'est a 1'occasion des coquilles fossiles, dit M. Flou- rens, qu'est ne'e la premiere id6e du deplacement des mers. Cette grande id6e du d6placement des mers, les anciens 1'ont eue comme nous, et c'est le meme fait qui la leur avait donnee : la dispersion des coquilles marines sur la terre seche. On trouve par tout les traces de cette idee : dans Strabon, dans Seneque, dans Pline, etc. Ovide nous dit (Metamorphoses, liv. XV ) : Vidi ego quod fuerat quondam solidissima tellus Esse f return; vidi facias ex cequore terras, Et procul a pelago conchcejacuere marines, Et vetus inventa est in montibus anchora summis ; Quodque fuit campus, vallem decursus aquarum Fecit ; et eluvie mons est deductus in cequor. 54 PREMlfiRE PARTIE. Herodote dit explicitement (livre II) que la mer avait du couvrir autrefois TAsie Mineure, la Syrie, la basseEgypte. Pline (livre II , chap, xxvni et suiv. de son Histoire naturelle) donne Enumeration de toutes les terres que TOcean a couvertes, de celles qu'il a abandonees, des iles qui ont et jointes au continent et de celles qui ont surgi nouvel- lement. Nous savons, dit Apulee (de Mundo), que des continents ont ete changes en iles, et que, par la retraite de la mer, des iles se sont rattache'es aux continents. Les anciens admettaient le fait sur sa simple Evidence , sans le comprendre et sans s'en embarrasser beaucoup. Leur ignorance m&me des lois de la gravitation et de Fhy- drostatique, ainsi que de la forme de la terre, les empechait d'y rien voir de surprenant et d'y chercher des explications. Au moyen age on fut moins nai'f et moins sense. La philo- sophic scolastique, ne comprenant rien aux coquilles fos- siles, prit le parti d'en nier Pexistence ; elie pre"tendit que ce n'etaient point de vraies coquilles , mais des simulacres de coquilles, des/cuo? de la nature. La nature s'etait amusee a fagonner des cailloux en forme de coquillages, sans doute dans le dessein malicieux d'intriguer les savants et de leur donner, comme on dit, du fil a retordre. On donnait le nom de force plastique a la faculte toute particuliere qui lui avait permis d'exeuter ce tour de force. Cependant, en 1517, des fouilles ex6cutees a Vienne pour la reparation de divers edifices ayant fait d^couvrir une grande quantity de coquillages fossiles, Fracastor osa soutenir que ces coquillages avaient appartenu a des etres ayant v6cu et multiplie' dans les lieux monies ou Ton trou- vait leurs d^pouilles. II prouva 6galement que leur pre- sence a des profondeurs aussi considerables et dans des HISTOIRE DE L'OGEAN. 55 roches aussi dures que celles ou ils avaient 6t6 trouve's, ne pouvait s'expliquer par le deluge mosaique , lequel , dans sa courte dure , avait bien pu disperser les coquilles et les autres depouilles d'animaux marins a la surface de la terre , mais rion pas les enfouir au sein de masses pierreuses com- pactes et homogenes. Un peu plus tard , la meme these fut reprise en France , avec plus de force encore , par un artisan auquel les Merits des savants n'avaient pu 6tred'aucun secours, et qui n'avait eu pour guide , dans ses recherches et dans ses meditations sur ce mysterieux sujet, que son propre genie. Get artisan n'6tait autre que Bernard Palissy. II 6crivit et enseigna que la force plastique, Tinfluence des astres sur les sues pierreux, et les autres hypotheses par lesquelles on avait tent6 d'expliquer les pr6tendus jeux de la nature , 6taient autant de fictions absurdes , et que , auparavant que lesdites coquilles fussent pe'trifi 6es , les poissons qui les avoient forme'es estoyent vivans dedans 1'eau..., et que depuis 1'eau et les poissons se sont pe'trifie's en me'me temps, et de ce ne faut doubter. On voit que Bernard Palissy n'en 6tait pas encore a se faire une id6e du d^place- ment des mers, et qu'il ne s'expliquait pas bien 1'existence et le depot des coquillages fossiles ; mais c'e'tait beaucoup pour son temps , et pour un homme ignorant comme lui , que d'en affirmer 1'origine normale. Deux siecles plus tard, la question tait encore pendante parmi les philosophes. Les plus 6claires et les plus hardis croyaient bien aux de- placements des mers, mais sans en donner une raison satis- faisante. La geologie et la pa!6ontologie, ces deux branches de 1'histoire scientifique de notre planete, existaient a peine au siecle dernier. Elles ne se sont de'veloppe'es que dans le 56 PREMIERE PARTIE. n6tre, grace aux travaux de Guvier, d'Elie de Beaumont, de Humboldt, de Buckland, de Lyell, de Darwin, de Leopold de Buch, de d'Orbigny, de Beudant, et d'autres savants investigateurs. C'est a ces hommes illustres que nous devons de pouvoir lire aujourd'hui dans les couches du sol les annales de la Terre et de 1'Ocean, aussi cou- ramment que nous lisons celles des peuples anciens dans les Merits de leurs meilleurs historiens. La science guided par le geiiie, ditM. Flourens 1 , a done pu remonter jusqu'aux epoques les plus reculees de 1'histoire de la terre ; elle a pu compter et determiner ces Epoques ; elle a pu marquer , et le premier moment ou les &tres organises ont paru sur le globe, et toutes les varia- tions , toutes les modifications , toutes les revolutions qu'ils ont 6prouvees. Elle a pu aussi determiner les r61es res- pectifs des deux agents essentiels de la creation , et entre- voir les causes qui les ont amends et maintenus tour a tour dans les conditions les plus propres a raccomplissement de To3uvre dont ils eHaient a la fois les sujets et les instruments. Cuvier a parfaitement fait ressortir la part considerable qui revient a 1'agent liquide , I'Oc^an , dans la constitution des couches superpos6es de l^corce terrestre. II a montre aussi que les soulevements de cette 6corce et les deluges qui en ont 616 la suite, se sont renouveles un grand nombre de fois , et que sa configuration actuelle a 6te le re"sultat d'une longue suite de ph^nomenes subits, de crises violentes. Et c'est encore l'e"tude des etres , surtout des etres marins fossiles, qui 1'a conduit a ces importantes decouvertes. Ge n'est point, dit-il, au bouleversement des couches anciennes, 1 Eloge historique de Georges Cuvier. HISTOIRE DE L'OGEAN. 57 au retrait de la mer apres la formation des couches nou- velles, que se bornent les revolutions et les changements auxquels est du l'6tat actuel de la terre. Quand on compare entre elles avec plus de detail les diverses couches et les produits de la vie qu'elles recelent, on reconnait bientot que cette ancienne mer n'a pas depose* constamment des pierres semblables entre elles , ni des restes d'animaux de monies especes, et que chacun de ses dep6ts ne s'est pas 6tendu sur toute la surface qu'elle recouvrait. II s'y est 6tabli des variations successives, dont les premieres seules ont e'te' a peu pres generates , et dont les autres paraissent Tavoir 6t6 beaucoup moins... Ainsi les deplacements des couches 6taient accompagnes et suivis de changements dans la nature du liquide et des matieres qu'il tenait en dissolution ; et lorsque certaines couches, en se montrant au-dessus des eaux-, eurent divise la surface des mers par des iles , par des chaines saillantes , il put y avoir des changements differents dans plusieurs des bassins particuliers. On comprend qu'au milieu de telles variations dans la nature du liquide, les animaux qu'il nourrissait ne pou- vaient demeurer les monies. Leurs especes, leurs genres m6me changeaient. . . (c II y a done eu , dans la nature animale , une succession de variations qui ont e'te occasionnees par celles du liquide dans lequel les animaux vivaient, ou qui du moins leur ont correspondu ; et ces variations ont conduit par degrees les classes des animaux aquatiques a leur 6tat actuel ; enfin , lorsque la mer a quitt^ nos continents pour la derniere fois, ses habitants ne diff6raient pas beaucoup de ceux qu'elle alimente aujourd'hui. 58 PREMlfiRE PART1E. a Nous disons pour la derntire fois, parce que si Ton examine avec encore plus de soin ces debris des etres or- ganiques, on parvient a decouvrir au milieu des couches marines, meme les plus anciennes, des couches remplies de productions animates ou vgetales de la terre et de Teau douce ; et parmi les couches les plus recentes , il en est ou des animaux terrestres sont ensevelis sous des amas de productions de la mer. Ainsi les diverses catastrophes qui ont remue' les couches n'ont pas seulement fait sortir par degre"s du sein de 1'onde les diverses parties de nos continents et diminue' le bassin des mers, mais ce bassin s'est deplace en plusieurs sens. II est arrive plusieurs fois que des terrains mis a sec ont ete" reconverts par les eaux, soit qu'ils aient 6te abimes, ou que les eaux aient 6te seu- lement port6es au-dessus d'eux; et pour ce qui regarde particulierement le sol que la mer a Iaiss6 libre dans sa derniere retraite , celui que Thomme et les animaux ter- restres habitent main ten ant , il avait deja et6 desse"che au moins une fois, peut-etre plusieurs, et avait nourri alors des quadrupedes , des oiseaux , des plantes et des produc- tions terrestres de tous les genres. La mer qui 1'a quitte 1'avait done auparavant envahi.. . (( Mais ce qu'il est aussi bien important de remarquer, ces irruptions , ces retraites re"petees n'ont point toutes &t6 lentes, ne se sont point toutes faites pardegr^s; au con- traire , la plupart des catastrophes qui les ont amenees ont e"te" subites ; et cela est surtout facile a prouver pour la der- niere de ces catastrophes, pour celle qui par un double mouvement a inonde" et ensuite remis a sec nos continents actuels, ou du moins une grande partie du sol qui les forme aujourd'hui. Elle a laisse encore dans les pays du HISTOIRE DE L'OCEAN. 59 Nord des cadavres de grands quadrupedes que la glace a saisis, et qui se sont conserves jusqu'a nos jours avec leur poll et leur chair. S'ils n'eussent 6t6 geles aussit6t que tile's , la putrefaction les aurait decomposes. Et, d'un autre cote, cette gelee n'occupait pas auparavant les lieux ou ils ont ete saisis; car ils n'auraient pas pu vivre sous une pareille temperature. C'est done le meme instant qui a fait p6rir les animaux , et qui a rendu glacial le pays qu'ils habitaient. Get ev6nement a 6te subit, instantane', sans aucune gradation, et ce qui est si clairement de'montre' pour cette derniere catastrophe ne Test guere moins pour celles qui Font preced6e. Les dechirements , les redresse- ments, les renversements des couches plus anciennes ne laissent pas douter que des causes subites et violentes ne les aient mises en 1'^tat ou nous les voyons ; et meme la force des mouvements qu'6prouva la masse des eaux est encore attestee par les amas de debris et de cailloux routes qui s'interposent en beau coup d'endroits entre les couches solides. La vie a done et6 souvent troubled sur cette terre par des evenements effroyables. Des etres vivants sans nombre ont 6t6 victimes de ces catastrophes : les uns, habitants de la terre seche , se sont vus engloutis par les deluges; les autres, qui peuplaient le sein des eaux, ont 6te mis a sec avec le fond des mers subitement relev6 ; leurs races memes ont fini pour jamais , et ne laissent dans le monde que quelques debris a peine reconnaissables pour le naturaliste 1 . J'ai cru devoir citer presque en entier ce morceau ca- pital du celebre naturaliste, ou sont exposes si claire- 1 Discours sur les revolutions de la surface du globe. 60 PREMIERE PARTIE. ment et si largement les grandes fluctuations de 1'Ocean , et les luttes continuelles de 1'eau centre la terre. Cuvier s'est attache aussi a demontrer qu'il y a eu des revolutions anterieures a I'apparition des etres vivants ; et dans la suite de son beau travail , comme dans les pages qu'on vient de lire, il revient avec persistance sur le caractere soudain et brusque de la plupart des revolutions geologiques, de toutes celles au moins qui ont modifie sensiblement 1'etat du globe, et dont la science a pu retrouver les monu- ments. Gette opinion a 6te confirmee par les recherches poste- rieures a celles de Cuvier. Toutefois elle ne s'applique exac- tement qu'a un certain ordre de changements , et il ne faut pas croire que la configuration actuelle de la surface du globe soil la consequence d'une revolution subite, a la suite de laquelle la terre et 1'Ocean auraient pris instan- tanment les positions respectives que nous leur connais- sons. Ges positions se sont modifiers d'une maniere tres- notable avarit et depuis les temps historiques, par 1'effet de soulevements et d'affaissements quelquefois brusques et limites, mais souvent aussi tres-lents et tres-etendus , et aussi de Taction erosive des flots de la mer, des alluvions fluviales, etc. II y a plus : depuis le dernier deluge dont notre hemisphere a 6te" le theatre, qui a detruit non-seule- ments des animaux , mais des populations entieres, et dont les traditions de plusieurs peuples ont conserve le souvenir, les phenomenes g^ologiques ont continue et continuent encore de se produire. On peut en suivre la marche, et par la se faire une idee de ceux qui, aux premiers ages du monde, ont tant de fois bouleverse" la surface du globe. Je reviendrai, au chapitre vn, sur ces pheiiomenes , qui HISTOIRE DE L'OGEAN. 61 prouvent que si Faction plutonienne s'est considerable- ment affaiblie, elle est loin d'avoir entierement cess; que les eaux ne laissent pas non plus de poursuivre leur tra- vail lent, mais nergique, et que si, ce qu'on ne saurait aflirmer avec certitude, Tere des grandes revolutions est ferm^e pour notre planete, ce seraitune erreur de croire que 1'etat ou nous la voyons soit un etat dfinitifet im- muable. GHAPITRE VI LES DELUGES (SUITE) Je ne sais si je pre"juge a tort, d'apres mes propres im- pressions, le sentiment de ceux qui me liront ; mais je me persuade qu'on me pardonnera de m'arreter encore sur cette mysterieuse question des deluges, qui a si fortement preoccupe, a notre epoque, d'illustresphilosophes 1 . Encore bien que ce livre soit plus particulierement des- 1 Ici, de meme qu'en maint autre endroit, j'emploie les mots philo- sophe, philosophie, dans le sens qu'on leur donnait autrefois, et qu'on leur donne encore dans quelques pays, en Angleterre par exemple, ou 1'on ne separe point la philosophie de la science. J'accorde toulefois que, s'il est difficile d'etre philosophe sans etre savant , on peut etre savant sans etre philosophe. II suffit, en eiTet, pour meriter le premier litre, de connaitre la physique, la chimie, les rnathSmatiques, etc. Mais on ne devient philosophe qu'en approfondissant par soi-meme ces connaissances, et en les faisant servir au degagement des lois , des rapports de cause a eflet, en un mot, des idees generates dont 1'ensemble constitue propre- ment la philosophie. 62 PREMIERE PARTIE. tin6 a la jeunesse ( je ne dis point a 1'enfance), il ne me semble pas que 1'etude des problemes ge'oge'niques qui se rattachent directement a 1'histoire de 1'Ocean y soit de- placee , ni qu'elle ait rien de repugnant pour les jeunes gens anime's de cette curiosite ge'ne'reuse , de cette ardeur a p^netrer les secrets de la nature, qui est le propre des espritsbiendoues. Je ne sache pas, au contraire, de sujet plus vraiment digne de leur interet , plus propre a enflammer leur ima- gination, en meme temps qu'a e"lever leur pense"e. J'estime que les scenes de la creation, m6me entrevues confuse- ment , comme nous pouvons les entrevoir avec nos faibles lumieres, sont un spectacle plus beau, plus fecond en pr6- cieux enseignements qu'aucun de ceux que leur offrent les annales des soci^tes humaines ; et mon seul regret est de sentir combien je suis peu capable de leur en faire ap- prcier toute la grandeur. Les soulevements et les depressions de l'6corce terrestre ne sont pas les seules causes qu'on puisse assigner aux defacements des mers. II est meme des faits evidemment diluviens, dont ces phe"nomenes ne suliisent pas a rendre compte. II en est d'autres beaucoup plus gen6raux et plus importants, qui ont bouleverse le sol, opere d'immenses destructions d'etres vivants, entrain^ d'un pole a 1'autre les flots de*vastateurs , chang6 la distribution des tempera- tures et renverse Teconomie inorganique et organique de la surface du globe, et que la seule theorie des souleve- ments est impuissante a expliquer. Telle est la grande ca- tastrophe dont parle Cuvier, et qui a porte dans les climats des perturbations assez profondes et assez brusques pour plonger tout a coup dans les horreurs d'un froid mortel IIISTOIRE DE L'OCEAN. 63 des regions qui avaient joui auparavant d'une douce tem- perature. Les convulsions les plus violentes des elements solide et liquide paraissent n'avoir et6 elles-memes que des effets d'une cause superieure , bien plus puissante que les expan- sions de la pyrosphere. II a done fallu recourir, pour les expliquer, a des hypotheses nouvelles, plus vastes et plus hardies que celles dont il a et6 question jusqu'ici. Quel- ques philosophes ont cru a une revolution astronomique qui aurait surpris notre planete pendant le dernier age de sa formation, et qui aurait modifie sa position par rapport au soleil. Us admettent que ies poles actuels n'ont pas tou- jours ete ce que nous les voyons, et qu'un choc terrible les a deplaces en changeant 1'inclinaison de 1'axe de rota- tion de la terre : inclinaison d'ou depend, comme chacun sait, la distribution des temperatures. Cette hypothese a et6 dereloppee avec un rare talent par M. de Boucheporn. C'est a des chocs multiplies, produits par la rencontre de la terre avec les cometes , que ce ge*ologue attribue les revolutions de la surface du globe , la formation des mon- tagnes, les de"placements des mers, la perturbation des climats : phenomenes qui se rattachent, selon lui, a la brus- que destruction du parallelisme de notre axe de rotation. Cette maniere de voir est a peu pres celle du geologue danois Frederic Klee. Seulement ce dernier s'abstient de se prononcer sur les causes premieres. II ne dit pas com- ment la direction de 1'axe terrestre a et6 change; mais il admet ce changement et le considere comme ayant amene" le dernier deluge. Selon lui, 1'equateur antediluvien faisait un angle droit avec Tequateur actuel. En d'autres termes, 1'axe du globe formait alors avec le plan de T avec 2 cartes. Paris, 1861. E. Lacroix, editeur. 3 Ouvrage deja cite. 1 vol. in-18. Paris, 1861. E. Lacroix et H. Plon, editeurs. ^ Ouvrage deja cite. 1 vol. in-18. Paris, 1862. Gamier freres, editeurs. 5 66 PREMIERE PARTIE. attribuer les formidables inondations qui doivent, selon lui, a des intervalles reguliers, bouleverser la surface de la terre. II fait consister cette cause uniquement dans le defacement graduel de la ligne des apsides, ou grand axe de 1'orbite terrestre, tandis que ce deplacement ne joue dans le phenomene qu'un role secondaire. M. Julien, au contraire, n'en a pas assez tenu compte. En indiquant, avec raison, comme base principale de la theorie de M. Adh6mar, la precession des equinoxes, qui determine dans le retour de chaque saison une avance de cinquante secondes, il ajoute seulement que cette avance est meme de soixante et une secondes si Ton tient compte de la deviation annuelle que Tattraction planetaire exerce sur Taxe de notre orbite ; ce qui n'est pas suflisamment ex- plicite. Quant a M. de Jouvencel, il se borne a parler de modifications alternatives tres-lentes et periodiques dans les conditions du mouvement de translation de la terre , sans insister sur la nature de ces modifications, qu'il pro- met, du reste, de faire connaitre dans un autre volume. J'essaierai a mon tour, non de soutenir, non plus que de reTuter 1'hypothese de M. Adhe'mar, mais de la resu- mer aussi simplement et aussi completement qu'il me sera possible, Tout le monde sait que notre planete est anfmee de deux mouvements essentiels : Tun, de rotation sur elle-meme, qu'elle accomplit en vingt-quatre heures, et qui constitue le jour; 1'autre, de translation autour du soleil, qui dure 365 jours, et constitue Vannee. Mais ce que beaucoup de personnes ignorent, c'est que la terre possede en outre un troisieme et meme un quatrieme mouvement. De ces deux derniers mouvements, il en est un dont nous n'avons HISTOIKE DE L'OCEAN. G7 pas a nous occuper; c'est celui qu'on designe sous le nom de nutation. II altere p6riodiquement, mais dans des limites tres-restreintes, Tinclinaison, sensiblement constante, de 1'axe terrestre sur le plan de l'6cliptique, par une le"gere oscillation dont la dur6e est d'environ dix-huit ann6es, et dont rinfluence sur la longueur relative des jours et des nuits est presque inappreciable. L'autre mouvement, au contraire, est une des donne"es fondamentales de la theorie de M. Adhemar. II est done indispensable de le faire con- naitre eri quelques mots. Les traites de cosmographie les plus e!6mentaires nous ont appris que la courbe decrite par la terre dans sa revolution annuelle autour du soleil n'est pas un cercle proprement dit, raais une ellipse, c'est- a -dire un cercle le"gerement allonge, dont le soleil occupe un des foyers* . Cette courbe s'appelle 1'ecliptique. On n'ignore pas non plus que, dans son mouvement de translation, la terre conserve toujours une position telle, que son axe de rotation est coupe" en son milieu par le -plan de l'e"cliptique, et qu'au lieu d'etre perpendiculaire a ce plan, ii le traverse obliquement, de maniere a former avec lui , d'un cote le quart environ , de I'autre cot6 les trois autres quarts d'un angle droit. Cette 1 L'ellipse est, si Ton peut ainsi dire, un cercle a deux centres. En termes plus precis , c'est une circonference engendree par un point mobile autour de deux points fixes, de telle sorte que la somme des dis- tances du premier a chacun des seconds soit toujours la meme. Ces deux points fixes sont les foyers de 1'ellipse. On appelle grand axe, axe transverse ou ligne des apsides, le diametre qui passe par les deux foyers ; les apsides sont les extremites du grand axe ; le petit axe est la droite qui coupe perpendiculairement le grand axe en son milieu. Ge milieu est le centre de 1'ellipse. Les lignes tirees d'un foyer a la circon- ference sont dits rayons vecteurs. L'ecliptique est une ellipse dont les foyers sont tres-rapproches 1'un de I'autre. 68 PREMIERE PARTIE. inclinaison n'est alteree que d'une maniere insigniliante, comme je viens de le dire, par la nutation, et Ton a cou- tume, dans les demonstrations elementaires, de considerer Taxe terrestre, et par consequent aussi le plan de 1'equa- teur, comme toujours paralleles respectivement a eux- memes. A peine ai-je besoin de rappeler encore que la terre, dans sa revolution annuelle, occupe successivement, sur 1'ecliptique, quatre positions principales, que Ton con- sidere vulgairement comme marquant les limites des quatre saisons. Sur la plupart des cartes cosmographiques destinies a offrir une image facilement intelligible des phases du mou- vement terrestre, on fait co'incider le solstice d'hiver avec 1'apside la plus rapproche'e du soleil (perihelie); le solstice d'et6 avec 1'autre extr6mit6 du grand axe (aphelie), et les points equinoxiaux ou commencent le printemps et Fau- tomne, avec les deux extremite's du petit axe qui passe par le foyer ou est le soleil. Or cette coincidence, loin d'etre permanente, ne se produit reellement qu'a des in- tervalles tres-e'loignes, comme nous le verrons bient6t, et elle n'a pas lieu actuellement : le perihelie est a 9 degres environ du solstice d'hiver, et il s'en eloigne chaque annee. Un moment viendra ou ce seront les equinoxes qui se con- fondront avec Taphelie et le p6rihelie; puis les apsides coincideront de nouveau avec les solstices, et ainsi de suite. En realite", les saisons dependent, non point de la position que le centre de notre globe occupe sur son orbite, mais des directions que prend, par rapport au centre du soleil, la ligne d'intersection entre le plan de 1'equateur et celui de l^cliptique. Quand cette ligrie se confond avec le rayon vecteur qui passe par le centre du soleil , c'est HISTOIRE DE L'OCEAN. G9 le moment de Fequinoxe, Alors le grand cercle de s6pa- ration d'ombre et de lumiere passe par les deux p61es, et sur toute la terre la dure du jour est exactement 6gale a celle de la nuit. Lorsqu'au contraire le rayon vecteur est perpendiculaire a la ligne des Equinoxes, le grand cercle dont je viens de parler est tangent a deux points diame'- tralement opposes des cercles polaires. Alors Tun des deux hemispheres terrestres est au solstice d't6, 1'autre au solstice d'hiver, et la dur6e du jour atteint son maximum dans le premier, et son minimum dans le second. Cela pose", il est Evident que si, comme nous Tavons admis jusqu'ici , 1'axe terrestre demeurait toujours paral- lele a lui-meme, la ligne e"quinoxiale passerait toujours par le meme point de I'orbite du globe. Or ii n'en est pas absolurnent ainsi. L'axe de la terre, tout en conservant la meme inclinaison sur le plan de I'e'cliptique , est de'vie' pen a peu de sa direction par un mouvement giratoire extremement lent, qu'Arago comparait au tournoiement d 'une toupie , et qui a pour effet de faire r6trograder vers TOrient , d'ann6e en anne"e , les points quinoxiaux ; en sorte qu'apres une annee re>olue , ces deux points ne coin- cident plus exactement avec sa position anterieure ; qu'en d'autres termes, T6poque r^elle du retour a l'6quinoxe precede celle ou ce ph^nomene aurait eu lieu si Taxe de la terre, et par consequent le plan de l'6quateur (toujours et invariablement perpendiculaires entre eux), 4taient rested respectivement paralleles a eux-memes. L'angle que la ligne equinoxiale forme chaque annee avec sa position de I'anne'e prece'dente, ou, ce qui revient au meme, Tavance annuelle de Tun quelconque des Equinoxes est ^valuee a 50" 1. Si Ton divise par ce nombre le 1,296,000 secondes 70 PREMIERE PARTIE. comprises dans les 360 degriode. Quant a 1'ordre dans lequel se sont ac- complis ces bouleversements , nous pouvons presque en controler la justesse, en observant le gisement des innom- brables debris de fossiles accumuies dans nos contrees septentrionales par la derniere des irruptions qui ont pre- cede le deluge. G'etait evidemment du sud qu'arrivait cette fois 1'invasion de la mer. C'etait du midi vers le nord que se deroulait 1'Ocean , inondant de ses flots les contrees habitees, et chassant, refoulant devant lui les animaux terrestres du monde primitif. Traques d'un c6te par les eaux , tous ces lourds pa- chydermes , elephants , mastodon tes , mammouths et cerfs geants, remontaient vers le nord, fuyant sans cesse jus- qu'aux zones glacees de nos regions polaires. C'est la qu'e- 76 PREMIERE PARTIE. puis6s par la faim , engourdis par le froid , ils venaient s'abattre et s'engloutir en masses innombrables : gigan- tesque he'tacombe, dont les ossements gisent encore intacts, amoncele's en couches larges et profondes sur les c6tes glace'es de 1'Amerique et de la Siberie ' Ge fut alors qu'on vit des holes inconnus Sur ces bords etrangers tout a coup survenus ; Le cedre jusqu'au nord vint ecraser le saule; Les ours noyes, flottant sur les glaces du pole, Heurterent 1'elephant loin du Nil entraine 2 . M. Julien numere, a Tappui de la belle hypothese dont il s'estfait le champion, d'autres faits nombreux qui prou- vent selon lui manifestement qu'a cette premiere invasion des eaux allant du sud au nord en a succede une autre, en sens contraire, qui a e"te la derniere. Les regions de rh6misphere austral pre"sentent a ses yeux 1'aspect d'un monde submerge* : partout des eaux profondes et des cotes a pic ; partout des caps saillants , des pointes avan- c6es; partout enfm des iles qui dominent les flots comme des sommets de montagnes et comme les derniers pitons de chaines englouties. Et d'autre part on retrouve bien dans I'ensemble des continents groupes autour du p61e nord , et se projetant vers le sud , la physionomie des terres abandonnees par les eaux ; a mesure qu'on avance vers le septentrion, on voit les iles augmenter en nombre et en grandeur, les continents s'elargir, les mers se diviser, se morceler et devenir moins profondes , de grands lacs en- ferme's dans les replis du terrain conserver, en plein conti- 1 Les Harmonies de la mer, ch. v. 2 Alfred de Vigny. HIST01RE DE L'OCEAN. 77 nent, la saveur amere de 1'Ocean qui les a laisses la en se relirant. II y a plus. Si Ton descend du sud aii nord, on voit qu'une loi presque mathematique a preside a la dis- tribution des eaux, et que le rapport de la terre a la mer suit une progression dcroissante dont pas un terme ne retrograde sur le terme qui precede. Si enfin on considere la direction constante que suivent les terrains et les blocs erratiques par rapport a leur gisement primitif , on ne peut s'empecher de voir la encore une forte presomption en faveur de Topinion qui attribue a la violence irresistible des mers se ruant du nord au sud, le transport, difficilement explicable par d'autres causes, de ces masses pesantes a d'aussi 6normes distances. Est-ce a dire cependant que la theorie des deluges p6rio- diques ne comporte pas aussi des objections ? II serait te- me'raire de le pr6tendre. Une des plus fortes est donn6e par Cuvier dans cette page qu'on dirait 6crite en prevision de la these dont il s'agit: eloppee plus t6t qu'ailleurs, ne sont aussi que 1'oeuvre des grands fleuves qui les arrosent. Une partie des terres charrie'es par ces vastes cours d^eau se sont depos6es peu a peu sur les rives, a la suite d'inondations Wquentes. L'autre partie est transportee jusqu'a la mer, et la, arrM6e, refoul^e par CO W 2 -W H CO HISTOIKE DE L'OGEAN. 95 les vagues , elle forme d'abord des hauts-fonds , des banes , des barrages, qui plus tard s'elevent au-dessus des eaux et donnent naissance a des iles ou a des groupes d'iles. Pen a peu , la meme cause continuant d'agir, les bras de mer, qui separent ces iles les unes des autres ou les isolent du continent, finissent par se combler; aux canaux, aux la- gunes succedent des marecages, et en6n de vastes plaines que rhomme ne manque guere de s'approprier, car elles sont presque toujours d'une fcondite remarquable. Ges plages obligent le fleuve a se diviser, a se ramifier pour arriver jusqu'a la mer, et elles prerment ainsi, le plus souvent, une forme triangulaire qui leur a fait donner le nom de deltas, parce que la lettre grecque ainsi appele"e figure un triangle. Le delta du Nil est le plus celeb re de tous. II commence a 14 kilometres au-dessous du Caire. Une grande partie de ses cotes, en tout un de>eloppement de 180 kilometres, sont borders de lagunes dont le fond est incessamment exhausse par le limon du Nil. On en compte cinq, s6parees de la mer par des langues de terre sur lesquelles s'elevent ga et la de petites dunes. Une de ces lagunes , le lac Mareotis, a d6ja disparu une premiere fois , et a ete remplacee par une vaste plaine de sable tout impregne de sel. L'Afrique possede un autre delta bien plus considerable que celui du Nil, mais beaucoup moins connu. G'est le delta du Niger, dans le golfe de Guinee, dont on lvalue la superficie a plus de 88,000 kilometres carrs. On ren- contre aussi sur les cotes de TAsie de nombreux et vastes deltas. Le plus fameux est celui que forment les deux branches re"unies du Gange et du Brahmapoutra , et sur lequel s'est elevee la grande capitale de Tempire indo-bri- 90 PREMIERE PARTIE. tannique, Calcutta. Le delta du Gange occupe tout le fond du golfe de Bengale, sur une largeur d'environ 300 kilo- metres, et remonte dans les terres a peu pres a la meme distance. La quantite" de terre charriee chaque annee par le fleuve sacr6 est e'value'e a 200 millions de metres cubes. La mer en est quelquefois troublee jusqu'a 96 kilometres de la c6te. Les deltas les plus remarquables du nouveau continent \ sont : dans 1'Amerique du Sud celui de TOrenoque, et dans TAmerique du Nord celui du Mississipi. Plusieurs tleuves d'Europe ont produit des effets semblables, mais en ge- nral sur une moindre echelle. On peut citer les deltas du Danube, du P6, du Rhone, de la Meuse, de 1'Escaut et du Rhin. Des alluvions considerables, en se formant sur les rives de ce vieux Rhin, dit M. Alfred Maury, ont donne' naissance a une partie de la province de Hollande. A 1' embouchure de ce fleuve , comme a celle de la Meuse. de TEscaut, de 1'Ems, du Weser et de 1'Elbe, il se pro- duit, lors de la naar6e montante, un calme durant lequel sont precipite"es les matieres terreuses tenues en suspen- sion dans leseaux. De la re"sulte un sediment que les vents repandent sur la plage. Ces depots successifs elevent le rivage, et il se forme une alluvion etendue qui reste a sec dans les marees moyennes. On nomme polders ces terres nouvelles , d'une fertilite vraiment surprenante , et les Hollandais en tirent un grand parti dans leurs cultures. Durant les hautes marges, ou pendant les tempetes, les polders se trouveraient submerges, si Tindustrie active des habitants n'avait etabli des digues qui s'opposent a Tinvasion des eaux de 1'Ocean 1 . 1 La Terre et I'Homme, ch. in. HISTOIRE DE L'OGEAN. 97 II est un autre phenomene qui, de m6me que la for- mation des deltas, appartient a 1'ordre des changements g6ologiques contemporains , et qu'on peut a juste titre conside'rer comme une sorte de retentissement affaibli des anciennes convulsions du globe. Je veux parler des affais- sements et des exhaussements qu'on a observes en divers pays, soit dans 1'interieur des terres, soit sur les rivages de la mer, et qui, dans ce dernier cas, continuent sous nos yeux la lutte opiniatre des deux e'le'ments. II est parfai- tement de'montre', par exemple, que, depuis le temps des Romains , une assez grande tendue de la cote de Naples s'est d'abord abaissee au-dessous du niveau de la mer, puis s'est relevee au-dessus, et cela sans secousse, sans que les edifices construits sur ce rivage aient &t6 renvers6s ni e'branle's : tmoin le temple celebre bati sur la c6te de Pouzzoles , vers le in e siecle , et dedie" a Jupiter-S6rapis. II ne reste aujourd'hui de ce monument, situe" & peu pres au niveau de la mer, que trois colonnes de marbre. Au xv e siecle, le sol avait 6prouve une depression telle, que ces colonnes plongeaient dans 1'eau jusqu'a une profon- deur de pres de cinq metres, et des coquilles lithophages les ont alors creusees sur une hauteur d'environ deux metres. Depuis, les colonnes sont peu a peu sorties de Teau; aujourd'hui le pav6 sur lequel elles reposent est completement a sec , et les traces qu'ont laissees les litho- phages depassent d'au moins trois metres le niveau de la mer. Ce curieux phenomene ne peut evidemment etre attri- bu6 a un mouvement de la mer, car ce mouvement se serait fait sentir dans toute la M6diterrane"e et y aurait cause" d'epouvantables inondations; c'eut6teun nouveau deluge. 11 ne s'explique done que par un affaissement du sol, suivi 98 PREMIERE PARTIE. bientot apres ant celles-ci, par hypothese, comme une couche d'eau d'une 6paisseur uniforme et couvrant toute la sur- face du globe. Cette thdorie abstraite ne tenait aucun compte des nombreuses circonstances qui modifient sur les diffe>ents points du globe les effets de 1'attraction luni- solaire. La question ne pouvait done etre conside're'e comme r6solue; aussi fut-elle mise au concours, en 1738, par l'Acad6mie des sciences de Paris. Les plus illustres geometres de l^poque r6pondirent a 1'appel de la docte compagnie, et Daniel Bernouilli fit paraitre Tin travail qui mit en lumiere les lois principales auxquelles est soumis le ph6nomene des marees. Toutefois ce fut seulement un demi-siecle plus tard , grace a la belle analyse de Laplace , que la science fut en possession d'une theorie a peu pres complete des mare"es. Encore 1'illustre astronome avait-il du ngliger bien des points accessoires, qui n'ont 6t6 eclaircis que denos jours par MM. Chazallon et Gaussin 1 . Les recherches de ces savants inge'nieurs ont permis de rectifier les erreurs qui resultaient encore d'observations l Annuaire des marees, publie au dep6t de la Marine. 102 DEUXlfiME PARTIE. insuftisantes , et de determiner avec plus de certitude Theure et la hauteur des marees sur les principaux points de notre littoral. Disons maintenant en quoi consistent les marges, et comment elles se produisent sous 1'influence des attractions combiners du soleil et de la lune. Nous savons deja que la lune est gouverne'e, si Ton peut ainsi dire, par le soleil, qui est son centre de gravitation. Nous savons aussi que la lune est gouverne'e de la meme maniere par la terre. L'ob6issance de notre planete a 1'attraction du soleil se manifeste essentiellement par son mouvement de transla- tion suivant I'gcliptique. Mais on congoit que si la masse terrestre , rev&tue de sa c route sol id e , conserve dans ce mouvement sa forme a peu pres reguliere , grace a la coh6- sion des molecules qui la composent, il ne puisse en etre de meme de la couche liquide, et par consequent tres-mo- bile, qui couvre la plus grande partie de sa surface; en d'autres termes, on congoit que 1'attraction solaire se fasse sentir d'une maniere particuliere sur I'Oce'an. Et en effet, sous 1'influence de cette attraction , les eaux de la mer se soulevent periodiquement et prennent 1'apparence d'une montagne liquide tres-e"tendue , qui suit le cours apparent du soleil, et se meut, par consequent, dans le sens oppose a celui de la rotation du globe. Mais ces premieres oscil- lations de 1'Ocean, ces mar6es solaires ne sont rien, com- pares aux marees lunaires, et ne deviennent sensibles qu'en se combinant avec celles-ci. Gar, bien que la force attractive du soleil soit incomparablement plus considerable que celle de la lune, cependant, en raison de la distance aussi beaucoup plus grande du premier de ces deux astres, la difference de 1'effet qu'6prouvent les molecules liquides PIIENOMftNES I>E L'OCEAN. 103 sur les surfaces diametralement opposes du globe (diffe- rence d'ou resulte le phenomene) est beaucoup moindre. Ainsi la lune, suivante de la terre , joue le principal r61e dans la production des marges. Comme entre les corps 1'attraction est toujours r^ciproque, mais que le plus fort, celui qui a le plus de masse, entraine le plus faible, la lune est contrainte d'obdir a la terre et gravite autour d'elle; mais les mers, immenses a nos yeux, ne represented qu'une minime fraction de la masse terrestre , et notre sa- tellite est assez fort et assez voisin de nous pour entrainer a sa suite une partie des eaux de notre oc6an, autour de la planete dont il ne peut les sdparer. Le soleil, de son c6t6 , agit sur elle de la me'me facon, mais beaucoup plus fai- blement , comme on vient de le voir ; le phenomene est done double. II y a mare'e solaire et mare'e lunaire : la pre- miere est environ trois fois moindre que la seconde. En fait, on ne Tapercoit jamais comme phenomene distinct et isole; elle ne devient sensible que par les modifications qu'elle apporte dans la hauteur et dans la periodicity de la maree lunaire. Nous verrons tout a 1'heure quelles sont ces modifications Chaquejour les eaux de 1'Ocean s'elevent et s'abaissent deux fois entre deux retours consecutifs de la lune au me'- ridien. Une oscillation complete s'effectue dans 1'espace d'environ 12 heures 50 minutes. On appelle flux, flot ou maree montante le mouvement ascensionnel de la mer vers les cotes ; reflux, jusant ou mer descendante le mouvement contraire et retrograde qui lui fait abandonner les plages tout a Theure inondees. Apres le flux on dit que la mer est pleine ou haute; elle est basse lorsque le reflux Ta ramene'e a son maximum de depression ; elle est -104 DEUXIEME PARTIE. etale pendant le temps d'arret de sept a huit minutes qui sdpare le flux du reflux, et re"ciproquement; en sorte que l'6tale est tour a tour de haute et basse mer. II s'en faut de beaucoup qu'a chaque flux la mer s'dleve d'une meme hauteur, qu'a chaque reflux elle eprouve la m6me depression. On remarque entre les marees des iiiE- galitEs rEgulieres et pe>iodiques comme les mar6es elles- memes, et correspondant a la fois aux phases de la lune et aux differentes pe"riodes de revolution de notre planete. Ainsi c'est au moment des syzygies, c'est-a-dire lorsque le soleil et la lune arrivent ensemble au meridien, ce qui a lieu vers l'6poque des Equinoxes, que les marees, toutes choses 6gales d'ailleurs, atteignent leur plus grande Eleva- tion. Au contraire, c'est aux quadratures, qui coincident a peu pres avec les solstices , alors que les deux astres sont a 90 de distance Tun de 1'autre, qu'on a les marees les plus basses. Au reste , comme tout se compense dans la nature , plus la mer s'Eleve dans une maree par le flux , plus aussi elle descend par le reflux. On donne le nom de vives eaux aux marges des syzygies ou d'equinoxe, et celui de mortes eaux aux marges des quadratures ou de solstice. La marEe est d'ailleurs un ph6nomene tres-complexe , et une foule de circonstances modifient, soit d'une maniere gEnerale, soit dans des cas particuliers , les effets de Fac- tion soli-lunaire sur I'OcEan. La disposition des cotes , T6tendue et la situation des mers, les vents, exercent sur la hauteur des marges, sur leur p6riodicit6, sur Timpetuosite des flots, des influences tres-diverses , dont on ne parvient pas toujours a se rendre compte, et qui dSjouent quelque- fois les provisions les mieux calcules. Les mers int6rieures, en raison du peu de dEveloppe- PHtiNOMfiNES DE L'OGEAN. 105 ment de leur bassin, ne sont guere accessibles au flux et au reflux. La mer Noire et la mer Blanche, par exemple, en sont totalement exemptes. La Me'diterrane'e presente des especes de mare'es ; mais elles sont dues plut6t a 1'action des vents, a celle des cou rants marins et fluviatiles et a la pression atmosphe'rique, qu'a la loi astronomique qui re'git les mare'es proprement dites. On en peut dire autant des mers isole'es et des grands lacs ou Ton observe des oscillations periodiques , a savoir de la mer Caspienne , des grands lacs de 1'Ame'rique , du lac de Geneve , du lac Wet- tern en Suede, etc. Dans les mers ouvertes, la force des mare'es depend beaucoup de 1'orientation et de la configu- ration des cotes. Sur la cote ouest de TAmerique meridio- nale, les mare'es ne de'passent guere 1 m 50 a 2 metres; sur la cote occidentale des deux presqu'iles de 1'Inde, elles atteignent 6 et 7 metres, et elles montent jusqu'a 10 metres et plus a l^poque des syzygies, dans le golfe de Cambaye. Dans la baie de Fundy, situ6e au sud de 1'isthme qui joint la Nouvelle - Ecosse au Nouveau - Brunswick , les mare'es d'equinoxe s'elevent a une hauteur de 20 a 25 metres ; elles atteignent a peine 3 metres dans la Baie-Verte, au nord du m&meisthme. On peut observer en Europe , dans des parages tres-voi- sins, des differences non moins frappantes. Une maree qui ne monte qu'a 6 m 70 au port de Cherbourg, a Textre'mite' d'un des cotes de Tangle form6 par la baie de Gancale, s'- leve a une hauteur presque double au port de Saint-Malo, situe vers le fond de cet angle. Une ine'galite semblable existe entre les hauteurs des mare'es a Tembouchure du canal de Bristol a Swansea d'une part, et d'autre part a la hauteur de Chepstow, plus avant dans le meme canal. 106 DEUXlfiME PARTIE. Les vents exercent sur les marees une influence plus remarquable encore, puisqu'elle pent aller jusqu'a les sup- primer en partie. C'est ce qui a lieu dans le golfe de la Vera-Cruz, ou, au lieu de deux marees en vingt-quatre heures, il n'y en a quelquefois qu'une seule en trois a quatre jours, lorsque le vent souffle avec violence dans la direction opposee au flot. La meme anomalie se produit frequemment sous les tropiques, particulierement dans 1'archipel Indien ; on l'a aussi constate"e sur la cote meri- dionale de la Tasmanie. Si la force du vent contraire est capable de re fouler ainsi le flot des marees mon tan tes, on congoit qu'il doive accroitre d'une maniere formidable Tenergie du flux lorsqu'il souffle dans la direction du flot. La mer donne alors de rudes assauts aux remparts que la nature ou la main des hommes oppose a ses fureurs, et elle peut causer sur les rivages mal prote'ge's des sinistres terribles. Les cotes tres-basses du Danemark et de la Hollande sont la partie de 1' Europe ou ces desastres se repetent le plus souvent. L'0can les attaque et les envahit, produi- sant quelquefois, par Timp^tuosite de ses irruptions, des inondations efiroyables. (Test ainsi qu'une tempete qui jeta sur Tile de Nordstrand une haute mer d'automne , en 1634, causa en une seule nuit la perte de treize cents maisons, de six mille habitants et de cinquante mille tetes de be"tail * . )) Aux causes de perturbation que nous venons de passer en revue s'ajoutent souvent d'autres influences peu ou point connues, qui compliquent et obscurcissent singu- 1 6lie Margolle , les Phenomenes de la mer. PHENOMENES DE L'OGEAN. 109 lierement la theorie des marges, et mettent en defaut les previsions des astronomes et des me'teorologistes. II est presque impossible de determiner a 1'avance, avec certi- tude , la hauteur d'une grande maree dans une region don- nee , et les savants qui pretendent soumettre a des calculs rigoureux ce capricieux phenomene s'exposent aux memes deceptions que ceux qui se font les prophetes de la pluie et du beau temps. Les erreurs qu'ils commettent ont parfois de funestes consequences , parfois aussi elles aboutissent a des mystifications burlesques qui retombent sur leur auteur, mais qui ont Tinconv^nient grave de discrediter la science serieuse aux yeux du public, deja trop enclin a refuser aux speculations elevees de 1'intelligence la consideration qu'il accorde souvent a 1'imposture et au charlatanisme. Un geometre tres-connu annoncait, en 1860, d'abord a 1'Academie des sciences dont il est membre, puis dans la presse ou il occupe une place distingue^, que Tequinoxe de printemps serait marque par une mare"e telle qu'on n'en avait pas vu depuis un siecle, et qui se ferait surtout sentir sur les cotes voisines de I'embouchure de la Seine et dans les ports de la Manche . Le jour marque" par le savant as- tronome pour cette crue extraordinaire des eaux de 1'At- lantique etait le 9 mars. Tous les journaux des locality's menac^es repeterent ses predictions; les conseils munici- paux s'en emurent, et prononcerent le solennel : Caveat consul, que M. le maire avise. Des precautions furent prises , des travaux executes , afin de pr6 venir le fl6au dont on se voyait menace : une sorte de nouveau deluge. A Paris, la sensation fut autre. Les curieux, les amateurs de spectacles emouvants se promirent d'aller contempler, a distance respectueuse , le redoutable phenomene. 410 DEUX1EME PARTIE. C'etait, ou jamais, le cas de voir la mer dans son beau. La compagriie des chemins de fer de 1'Ouest crut devoir faire en sorte de mettre cette partie de plaisir a la portee de toutes les bourses ; elle organisa et annonga , par affiches imprimees en lettres 6normes, des trains de plaisir. Le prix etait fixe a 45 francs , aller et retour, tous frais compris ; il eut fallu n'avoir pas 4-5 francs dans sa poche pour manquer une si s6duisante occasion. Le 8 au soir, la gare de la rue Saint-Lazare 6tait encombree d'exeursionnistes a destina- tion du Havre et de Dieppe. On part, on arrive, on court au port et sur les falaises, on regarde. Le tlot montait, mais sans se presser. Ghacun avait sa montre en main et attendait Theure du cataclysme. Enfin les aiguilles mar- quent onze heures. La mer etait haute ; mais ce n'6tait pas la le deluge annonce\ La jet6e n'etait point couverte \ les navires restaient dans les bassins, au lieu de flotter dans les rues de la ville; le port et la cote avaient leur aspect accoutume'. Un quart d'heure se passa : on attendait tou- jours, croyant que la mer monterait encore. Au lieu de monter, elle redescendit. Ge n'etait qu'une mare'e d'6qui- noxe des plus ordinaires. Les ediles en furent pour leurs frais; les habitants, honteux de la peur qu'ils avaient eue, injurierent 1'Ocean et son prophete. Les Parisiens dgus, 1'oreille basse, regagnerent Tembarcadere, et ne rappor- terent de leur voyage d'autre impression qu'un amer de'sappointement. L'astronome fourvoye fut bientot assailli de lazzi. Tous les journaux de Paris et des villes mari- times lui decocherent leurs sarcasmes. II n'osa pas paraitre le lundi suivant a 1'Acade'mie des sciences, et jura, mais un peu tard, qu'il ne se melerait plus de pr^dire la hauteur des marges, et laisserait d^sormais a la Connais- PIIENOM&NES DE L'OCtiAN. Ill sance des temps la responsabilite entiere des erreurs qu'elle pourrait commettre. Parmi les quolibets qui ce"lebrerent la mystification du 9 mars 1860, les uns etaient en prose, les autres en vers. Un petit journal scientifique , rdige par un docteur en medecine, se mit, a propos de ce grand e've'- nement, en frais d'61oquence lyrique, et le docteur r6dac- teur en chef ne dedaigna pas de composer et d'imprimer, sous forme de feuilleton , une piece de vers, disons le mot , une chanson , ou un des excursionnistes mystifies exhalait en termes burlesques son me'contentement. Cette chanson avait pour refrain : Ah ! que je les regrette Mes quarante-cinq francs ! GHAPITRE II CIRCULATION DE L ? OCEAN G'est beaucoup pour la science d'avoir explique les mare'es, de les soumettre a des calculs meme approximatifs, de rendre compte de leurs variations, de leurs anomalies. Mais sous ces oscillations tout exterieures imprimees par Tattraction des astres, TOcean a d'autres mouvements qui lui sont propres, et auxquels les actions trangeres ne con- tribuent que pour une faible part. Geux-la n'6taient point connus il y a trois quarts de siecle, ou ne l'6taient qu'em- piriquement. On savait 1'existence de courants et de contre- courants ; on avait constat a peu pres leur etendue , leur 112 DEUXIEME PARTIE. direction. Du reste, on ignorait s'ils etaient ou non soumis a des lois constantes, s'ils etaient variables ou permanents; et quant a leurs causes, on ne les soupconnait point. A peine s'avisait-on d'y chercher au hasard une explication telle quelle. Les marins ne songeaient point, pour la plu- part, a tenir compte de ces courants, et ne semblaient pas s'apercevoir du temps qu'ils perdaient a lutter contre eux. Franklin, eclaire" par les indications d'un vieux capitaine baleinier nomme Folger, appela le premier 1'attention des navigateurs sur cette importante question , et signala Tem- ploi du thermometre comme un moyen de reconnaitre les courants et d'en presumer 1'origine. C'est grace a lui que cet instrument est devenu entre les mains des navigateurs une veritable sonde. L'application du thermometre a ce genre de recherche a conduit Humphry Davy et Alexaridre de Humboldt a d'importants r6sultats, qui ont ete le point de depart de decouvertes plus completes. C'est 1'illustre commandant Maury, de la marine des Etats-Unis, qui a pen6tre, avec une admirable sagacite et une puissance de conception qui n'appartient qu'au genie, les mysteres de . ce qu'on a justement appele" 1'organisme de 1'Ocean. Avant les recherches de Maury, 1'Ocean n'apparaissait aux obser- vateurs les plus judicieux que comme une grande masse d'eau inerte, passive, obelssant a des forces aveugles et changeantes. II a demon tr6 que Tordre et 1'harmonie re- gnent la comme ailleurs, que tout y est motive" , pond^re , compens6 ; bien plus , que rOce"an est doue d'un ensemble de mouvements comparables a ceux qui entretiennent la vie chez les plantes et les animaux ; qu'il a une circulation , un pouls, des veines et des arteres, un coeur meme, et qu'en outre des causes purement physiques auxquelles on PHENOMfiNES DE L'OCEAN. peut attribuer cette circulation , il existe un agent essentiel qu'on chercherait vainement ailleurs, une force vitale : celle des milliards d'etres invisibles qui naissent, s'agitent, multiplient et meurent au sein des eaux. Ghacun de ces imperceptibles, dit-il, change I'dquilibre de I'Oce'an; ils Tharmonisent et sont ses compensateurs. Essayons done de nous former, d'apres Maury et ses eloquents interpretes, MM. Julien, Micbelet, Margoll6, une idee du vaste ensemble de mouvements qui constitue la circulation de 1'Ocean. Les agents de cette circulation sont au nombre de trois principaux : Le premier et le plus apparent, c'est le calorique, le rayonnemeiit solaire; mais celui-la seul, entrevu dans le principe, ne suffirait pas. Le second, non moins important et plus encore, c'est le sel. Le troisieme, c'est 1'animalite', 1'infiui vivant de la mer, dit M. Michelet; ce sont les infusoires. Expliquons sommairement Taction de cbacun de ces agents. Mais au- paravant il est bon de noter que tous les mouvements de TOce'an , hormis ceux qui sont occasionnes par des convul- sions de la pyrosphere determinant I'el6vation ou la de"- pression de 1'ecorce terrestre , n'afFectent jamais que ses couches superieures. Les couches infe"rieures forment sur le lit solide comme un second lit, que sa densit6, due a I'e'norme pression qu'il supporte et qui peut 6tre evalu^e a plusieurs centaines d'atmospheres , maintient dans une immobilit6 complete. Tout concourt, dit M. Julien, a d^montrer Texistence d'un calme absolu et d'un veritable coussin d'eau dormante interpos6 entre le fond des hautes 8 H4 DEUXIEME PART1E. mers et les regions agites ou se croisent et se divisent les courants et les contre-courants. On congoit qu'il n'en peut e" tre autrement ; sans quoi ces courants , labourant sans cesse le fond des mers, y creuseraient rapidement des sillons de plus en plus profonds, et finiraient par en- tamer et perforer la croute solide interposed entre eux et le noyau incandescent du globe. Ce point etabli, reprenons notre sujet. Nous disons d'abord que le calorique est une des causes qui engendrent les courants ocaniques et qui en expli- quent la permanence et la regularite. En effet, les ine'galites de temperature qui existent dans les differentes regions du globe, et qui , en dilatant et en contractant son enveloppe gazeuse, de'terminent les grands courants atmospheriques , ne peuvent manquer d'exercer une action analogue sur la masse des eaux. Les eaux, ainsi que les gaz, sedilatent par la chaleur, se contractent par le froid, prennent, en un mot , des degre"s diffdrents de densit6 qui troublent 1'equi- libre de 1'Ocean et donnent naissance a divers mouvements tendant tous a le retablir sans jamais y parvenir. Si Ton ajoute a cela l'6vaporation , presque nulle dans les regions froides, 6norme dans les contr^es torrides, on comprendra que les seules lois de la gravit6 rendent inevitable 1'echange continuel des eaux tiedes de la zone tropicale et des eaux froides des zones polaires. C'est done a 1'intervention des rayons solaires , a leur puissante influence , qu'il faut attri- buer 1'origine des courants et des contre-courants qui con- stituent 1'appareil circulatoire de I'Oce'an. Mais cette action ne devient vraiment efficace que grace a la presence des autres agents dont nous avons parle% a savoir des sels et des innombrables animalcules dont la mer est charged. PHENOMENES DE L'OCfiAN. 115 Maury voit dans les sels une des forces qui president a la formation des courants rdguliers par lesquels sont trans- porte"es et melanges les eaux des diffe'rentes parties de 1'Ocean, et la demonstration de ce fait est une reponse p- remptoire a la question tant de fois souleve'e : Pourquoi la mer est-elle salee? La salure des mers a 6t considered longtemps eomme un caprice de la nature. On sait aujour- d'hui qu'elle a, ainsi que tous les autres phe'nomenes, sa raison d'etre, son r61e dans 1'ordre g^n^ral du monde, dans la physiologie terrestre. La circulation de I'Oce'an est indispensable a la distribution des temperatures, au main- tien des conditions meteorologiques et climate'riques qui r^gissent sur notre planete le developpement de la vie; et cette circulation n'aurait pas lieu , ou plutot elle changerait completement de caractere si les eaux de I'Oce'an etaient douces au lieu d'etre salves. . Supposons, dit a ce sujet M. Julien, que la mer, entierement compos^e d'eaux douces, se trouve un instant a une temperature uniforme au pole et a i'^quateur, a la surface et dans les couches les plus pro- fondes. La chaleur p6netrera les couches liquides les plus voisinesde I'^quateur, elle les dilatera, les 61evera au-dessus de leur niveau primitif , et par le seul effet de la pesanteur elle les fera glisser a la surface vers les zones polaires, que Tabsence de tout rayonnement solaire tendra, au contraire, a refroidir et a contracter sans cesse davantage. Un echange s'^tablira done des extr^mit^s vers le centre, ou, pour mieuxdire, un contre-courant d'eaux froides et lourdes, destine" a remplacer les pertes occasionne'es par 1'action des rayons solaires, descendra des poles, tout en se maintenant imme'diatement au-dessous du courant chaud et Idger qui arrive de 1'^quateur. Dans un pareil systeme de circulation H6 DEUXlfcME PARTIE. g6ne"rale, la propriEte physique que possede 1'eau pure d'atteindre son maximum de densit6 a quatre degrs au- dessus de ze"ro produirait les plus singulieres consequences. Qu'on 61eve, en effet, ou qu'on abaisse la temperature au-dessous de ce point, Teau devient toujours plus legere, et tend dans les deux cas a monter vers les couches supe- rieures * . D'apres cela , le courant equatorial , rencontrant vers le pole des eaux froides, se refroidirait lui-meme. Et lorsque sa temperature aurait atteirit quatre degre"s au- dessus de z6ro, se trouvant plus lourd que le courant po- laire , il devrait laisser monter celui-ci a la surface et des- cendre lui-meme dans les couches inferieures. Le courant polaire de son cote", continuant de descendre vers PEqua- teur, irait s'echauffant graduellement jusqu'a la meme tem- pErature de quatre degr^s, ou, devenu plus lourd, il redes- cendrait vers le fond tandis que le courant Equatorial remonterait de nouveau. De la une sorte d'enchevetrement de courants qui donnerait a I'Oc^an d'eau douce la plus Strange physionomie, et entraverait a chaque instant la circulation rEguliere de ses eaux. II n'en est pas ainsi dans la mer sale. Ge n'est qu'a deux degrSs au-dessous de z6ro que Teau de cette mer atteint son maximum de pesanteur spScifique. En s'evaporant a la surface elle se concentre et se pr^cipite, tandis que les couches infe"rieures viennent la remplacer pour se modi- fier a leur tour et se precipiter de la meme maniere. Ainsi s'6tablit ce continuel mouvement ascendant et descendant qui entraine dans les profondeurs de la mer la masse d'eau echauffee a la surface par le soleil de la zone torride. Ce double courant vertical facilite et prepare la formation du 1 Les Harmonies de la mer, p. 45. PHENOMENES DE L'OCfiAN. 117 grand courant horizontal, qui met en communication ces reservoirs sous-marins de chaleur avec les couches infe"- rieures de la mer glaciale 1 . Dans le bassin arctique, les nuages , la fonte des neiges et les grands fleuves qui ont leur embouchure an nord des deux continents r^pandent une quantit6 considerable d'eau douce qui, en se melant aux flots de la mer polaire , forme une couche d'une den- site moyenne, assez 16gere pour se maintenir a la surface et couler vers I'oc6an Atlantique. Ces mouvernents de surface d6terminent dans la region iriferieure des mouve- ments contraires. De la 1'origine de ce puissant contre- courant sous-marin qui remonte le dtroit de la mer de Baffin , et va reparaitre au sein de la mysterieuse Polynia de Kane en y r^pandant les tremors de chaleur d^robes a la surface de la zone intertropicale 2 . Les sels de TOce'an ont dans 1'e'conomie g6n6rale du globe une autre fonction , plus importante encore que celle qui vient d'etre indique'e : ils moderent et reglent 1'evapo- ration des eaux marines, et par consequent leur conden- sation a l'6tat de nuages , de pluie , de neige , etc. Le professeur Chapman a de'montre que Teau douce aban- donne, a la faveur du rayonnement solaire et des vents, plus de vapeurs que les eaux salees de la mer n'en perdent dans des conditions identiques. La difference est de cm- quante-quatre centiemes pour cent, en vingt-quatre heures. On comprend des lors, dit encore M. Julien , quel serait le genre de perturbation auquel pourrait donner lieu Teflet d'une Evaporation excessive , si les vents alizEs ne rencon- traient pas a la surface de 1'Ocean un obstacle naturel , un 1 Les Harmonies de la mer, 2 Ibid. 118 DEUXlfiME PARTIE. veritable frein destine a s'opposer a une absorption inde- finie de vapeurs, qui ne tarderaient pas a aller se resoudre en pluies diluviennes dans les regions extratropicales. Voila pour les sels. Venons aux animalcules. II semble incroyable au premier abord que ces imperceptibles aient aucune influence sur les mouvements de ce grand etre, TOcean, symbole pour nous de I'immensite; mais autant vaudrait nier 1'action des gouttes, des molecules d'eau et de sel qui le composent. Qu'importe la petitesse, quand le nombre y suppl6e? Or le nombre des animalcules qui tra- vaillent et pullulent au sein des mers est aussi incalculable que celui des gouttes d'eau. Leur f6condite est inconce- vable; les eaux en sont litteralement composees, dit notre auteur (un marin) : ce sont les flots animes de 1'Ecri- ture, les faiseurs de monde de M. Michelet. Us conser- vent toujours identique la composition de la mer en absor- bant les sels, la plupart a base de chaux, qui proviennent du lavage des terres. Us s'assimilent ces elements solides et les transforment en coquilles, en madrepores, en coraux, dont les cellules se groupent, s'entre-croisent, se super- posent, s'amoncellent en couches epaisses et servent de base a des iles, a des archipels, peut-tre a des continents. Considerons isolement, au fond des mers, un de ces archi- tectes imperceptibles : il s'empare des elements en suspen- sion dans 1'eau ; il les elabore, les triture dans son estomac annulaire d'une prodigieuse puissance; il les transforme enfin, et en extrait les secretions calcaires destinies a embellir et a etendre le palais de corail qui lui sert de de- meure. Mais la goutte d'eau au centre de laquelle il opere, et dont il vient d'puiser toute la partie minerale, ou du moins toute la substance calcaire, cette goutte d'eau est PHENOMENES DE L'OGEAN. 119 rendue necessairement de plus en plus legere. Sous la pres- sion imiforme des molecules plus denses qui 1'environnent, elle tend a monter et a s'elever jusqu'a la surface avec une vitesse croissante. Les couches superieures, soumises a 1'ac- tion absorbante des vents, enrichies de tous les sels aban- donnes par 1'evaporation, tendent, au contraire, a descendre pour venir renouveler les approvisionnements de nos infa- tigables ouvriers. G'est done une nouvelle source de mou- vement et de vie qui se manifeste au milieu des eaux. C'est un nouvel agent dynamique qui entretient et qui acc61ere le double courant vertical dont nous connaissons de"ja 1'ori- gine, et dont Tinfluence se fait directement sentir dans la circulation gene'rale de 1'Ocean 1 . Je n'insiste pas pour le moment sur les prodiges qu'accomplissent ces legions d'in- visibles habitants des mers; il faudra y revenir lorsque nous etudierons particulierement les etres animus que recele 1'Ocean 2 . Aux actions me"caniques que nous venons d'indiquer, et qui semblent etre les grandes forces motrices des courants de la mer, d'autres forces s'ajoutent : la rotation de la terre, les vents; peut-etre aussi Telectricite_, le magndtisme. Ici le champ est ouvert aux hypotheses; mais sur ce qui concerne cette face obscure d'un probleme deja si vaste, la science positive s'abstient et se tait. Satisfaite, pour le mo- ment , de d6couvertes qui 6claircissent les points les plus importants, elle attend de Tobservation et du temps de nouvelles lumieres. Sans doute Maury n'a pas tout dit sur rOce"an : il n'en a pas sond6 tous les abimes; il n'a pas disseque" ce corps immense comme 1'anatomiste disseque un 1 Les Harmonies de la mer. 2 Voyez chap. I de la 111 partie. 120 DEUXIEME PARTIE. cadavre; mais quelle tache accomplie! quelles lumieres jet6es sur des t^nebres auparavant inexplorees! quelle se- curit6 donn6e aux marins, jusqu'alors reduits a s'abandon- ner au caprice des flots et des courants, maintenant munis du fil d'Ariane, surs de la route a suivre et n'ayant plus a redouter que les tempetes! L'entreprise du savant et labo- rieux directeur de 1'observatoire de Washington eut decou- rage toute une administration. II s'agissait de depouiller et de mettre en ordre les documents informes, mal rediges, souvent tronques, que renferment les livres de loch. De ce chaos, Maury a fait les Directions nautiques, la Geographic physique de la mer : autant de chefs-d'oeuvre ou 1'inspira- tion du genie s'ajoute aux efforts soutenus d'une patience laborieuse et d'une incorruptible exactitude. II etait juste que dans un livre ayant pour sujet 1'Ocean, et dont 1'obscur auteur puise apres bien d'autres a cette abondante source , un hommage fut rendu a Thomme eminent qui a 6te le createur de la science nouvelle dont on essaie de donner ici un faible apercu . CHAPITRE III LE GULF -STREAM Ce que Maury nomme le coeur de 1'Ocean , c'est la grande zone equatoriale, le foyer des tropiques. De la partent les grands courants, les gros vaisseaux qui portent aux extre- mite"s 1'eau chaude, riche en sels et en matieres organiques, PHENOMENES DE L'OCEAN. 121 le sang arteriel; la se rendent les centre -courants d'eau froide et pauvre en substances solubles, qui, de meme que le sang veineux des animaux, viennent au coeur se concentrer, s'echauffer, se transformer, pour retourner a leur point de depart en r6pandant sur leur passage la chaleur et la vie. Le beau livre de Maury, Geographic physique de la mer, s'ouvre par une description splendide et saisissante de la plus celebre de ces arteres 6normes, de celle dont le tronc et les rameaux embrassent la plus vaste etendue, et qu'il est permis d'appeler 1'aorte de I'Oce'an. II est , dit le savant ecrivain , un fleuve dans la mer. Dans les plus grandes secheresses, jamais il ne tarit; dans les plus grandes crues, jamais il ne deborde. Ses eaux tiedes et bleues coulent a flots presses sur un lit et entre des rives d'eau froide. G'est le Gulf-Stream! Nulle part dans le monde il n'existe un courant aussi majestueux. II est plus rapide que 1'Amazone, plus impetueux que le Mississipi, et la masse de ces deux fleuves ne represente pas la mil- lieme partie du volume d'eau qu'il deplace. Le Gulf- Stream 1 (Courant du Golfe) a et6 ainsi nomine" parce qu'il semble avoir sa source dans le golfe du Mexique. Selon Humboldt, il faudrait en chercher 1'origine au sud du cap de Bonne-Espe'rance ; mais cette origine s'expliquerait dif- ficilement. Les observations recentes des navigateurs la placent, avec plus de vraisemblance et de logique scienti- fique, dans le bassin brulant enferme entre les cotes int6- rieures des trois Ameriques. C'est la qu'il fut reconnu pour la premiere fois par le voyageur Pedro Martyr de An- ghiera (1523), et bientot apres par sir Humphry Gilbert, 1 Mi E< Julien ecrit Golfstrim, parce que cette orthographe est celle qui rend le mieux la prononciation anglaise. 122 DEUXIEME PARTIE. Quelle cause le produit? Franklin le premier hasarda une reponse a cette question. II supposait le Gulf-Stream engendre et alimente par les eaux que les vents alizes accu- mulent dans la mer des Antilles. Or ces vents ne peuvent contribuer que pour une part relativement tres-faible a la formation de ce torrent oceanien. L'explication de Franklin suppose d'ailleurs le niveau de la mer des Antilles plus eleve que celui de TAtlantique : il n'en est rien, et, circon- stance bien remarquable , on a prouve que le Gulf-Stream , au lieu d'obeir, comme les courants ordinaires, aux lois de la pesanteur, et de suivre une pente descendante, est pousse par une force inconnue sur un plan incline qui remonte du sud vers le nord. Les marins emploient, pour determiner la direction des courants, un moyen aussi simple qu'irigenieux. Us jettent a la mer des bouteilles bien bouch6es, renfermant une feuille de papier roule sur laquelle sont marquees la date et le lieu de rimmersion. L'amiral anglais Beechey a dresse" une carte qui represente approximativement les routes suivies par un grand nombre de ces flotteurs recueillis au large ou sur les cotes. Gette carte d6montre que de tous les points de 1'Atlantique les eaux affluent vers le golfe du Mexique et vers le Gulf- Stream. II faut done avoir recours aux causes indique"es par Maury, a savoir, 1'inegalite de tem- prature et, par suite, de concentration, d'evaporation et de dilatation sous les differentes latitudes : d'ou resulte la tendance constante des eaux chaudes des tropiques vers les p61es et des eaux froides des poles vers T6quateur. Sans doute la chaleur solaire n'agit pas seule sur cette vaste chaudiere du golfe mexicain, qu'enveloppent de toutes parts des cotes et des iles herissees de crateres mal eteints, PHENOMENES DE L'OCEAN. 123 encore agite"es de fr^quentes secousses, et d6noncant a 1'ob- servateur la fournaise ardente qui fermente sous les flots. Qui salt si ce n'est pas a Faction des feux sous-marins que le Gulf-Stream, sort! de cet a3stuaire, doit la force d'expan- sion irresistible, tres-analogue a la detente de la vapeur, qui le fait se frayer a travers la masse des eaux un passage jus- qu'au cercle arctique? Qui sait s'il ne puise pas a ce meme foyer Tenorme provision de chaleur qu'ii prodigue sur son parcours , et dont il lui reste encore assez a la fin pour fondre les glaces de la mer polaire? Au moins est-il curieux de voir un autre courant presque aussi puissant partir du point de notre hemisphere dont les conditions me^eorolo- giques et geologiques sont a peu pres les monies que celles du golfe du Mexique. Je veux parler de 1'autre grande artere d'eau chaude et salee qui prend naissance au golfe du Bengale , au milieu d'un autre cercle de feu , et sur un lit que les convulsions inte"rieures du globe ont herisse d'iles volcaniques. Nous reviendrons tout a 1'heure a ce lleuve de la mer des Indes. Tenons-nous pour le moment a son frere d'Amerique. Le Gulf-Stream sort du golfe du Mexique par le canal de Bahama. Comme tous les agents que la nature emploie, dit M. Julien, il a une mission a poursuivre, un role im- portant a remplir. Aussi rien ne peut I'torter du but qu'il doit atteindre. Sa route est immuable ; elle est tracee d'a- vance, aussi precise, aussi nettement indique'e que 1'orbite elliptique que decrit la planete autour de son foyer. Gomme la chaleur, la lumiere, Te'lectricite, en un mot, comme tous les fluides en mouvement, que nul obstacle n'arrete, les eaux du Gulf- Stream suivent la ligne la plus courte qu'on puisse tracer du lieu de leur naissance au terme 124 DEUXIEME PARTIE. marqu6 pour accomplir leur tache. Sur notre globe, on le salt, la plus courte distance entre deux points donn6s est un arc de grand cercle ; cette courbe est precisement celle que de"crit le grand courant qui sort de Bahama, relie Terre-Neuve aux iles Britanniques, et va se perdre dans les regions polaires, en contournant au nord 1'Europe occidentale. Toutefois, dans sa course rapide , il d6vie legerement a Test, subissant Y impulsion transversale que la rotation de la terre imprime a tous les corps qui se meuvent a sa surface. II suit la cote de la Floride, et sa direction reste parallele a la c6te orientale de l'Am6rique du Nord, ou ne s'en 6carte que fort peu jusqu'a la hauteur du cap Hatteras ; de la il va se dirigeant de plus en plus vers la droite jusqu'aux banes de Terre-Neuve, ou il s'in- fle'chit a Test. Arriv6 aux iles Azores, il se partage en deux branches : 1'une longe le continent africain et va rejoindre le grand courant equatorial; 1'autre reprend sa route vers le nord et vient envelopper les rivages de Tlrlande et du sud de 1'Angleterre. Ici s'opere une nouvelle bifurcation. La branche qui s'en detache alors pour contourner le golfe de Gascogne vient heurter presque normalement nos cotes de la Manche; et c'est sans doute a la pression qu'elle exerce en refoulant les eaux de I'Oce'an, qu'il faut attribuer les irregularites du mouvement des mare'es sur les plages de Saint-Malo, de Grandville et du Havre. Le rameau septen- trional va baigner 1'Islande , la Norwe'ge. Au cap Nord , il disparait , ses eaux ayant atteint la temperature de quatre degres; il passe a l'6tatde courant sous-marin ; il s'en va, dit poetiquement un celeb re ecrivain ', consoler le pole, y 1 M. Michelet, La Mer. PHENOMfiNES DE L'OCtiAN. 127 crder la mer tiede ( je veux dire non glac^e ) qu'on vient d'y d6couvrir. G'est probablement, dit de son c6t6 M. E. Margolin, ce courant sous-marin qui , remontant a la surface aux environs du p61e, y fait r^gner une temperature moins rigoureuse et y rend les eaux libres. L'existence d'une mer ouverte dans cette region incon- nue , annoncee comme possible par les plus hardis explo- rateurs des mers polaires, Wrangel, Scoresby, Parry, a 6t6 constatee par le docteur Kane, des Etats-Unis, dans sa derniere expedition 1 . Cette mer s'etendait sur un espace libre de plus de quatre mille milles Carre's. Apres une tour- mente de vent du nord de plusieurs jours, dit la relation de Kane , il ne se presenta aucune accumulation de glaces flottantes : preuve evidente que des eaux encore libres existaient aux lieux d'ou le vent soufflait. Le Gulf-Stream emporte sur tout sonparcours des debris provenant des contr6es ou il prend sa source. II depose jusque sur les rivages de 1'Irlande , des Hebrides , de 1'Is- lande et de la Norw^ge , des graines tropicales et des bois dont les habitants s'emparent pour se chauffer. On sait que des tubes de bambous, des bois sculpted, des troncs d'un pin jusqu'alors inconnu et d'autres objets pouss^s aux iles AgoriquesdeFayal,deFloresetdeCorvo par le Gulf-Stream, contribuerent a la d^couverte de 1'Amerique en confirmant Christophe-Colomb dans la supposition qu'on trouverait de 1'autre c6td de 1'Atlantique des Indes occidentales. Nous connaissons 1'itineraire du Gulf- Stream. Voyons quels sont les caracteres de cette merveille de la mer. i Voyez les Voyages et Decouvertes outre-mer au XIX* siecle, 1 vol. in-8. Tours, Alfred Mame et fils, editeurs. 128 DEUXIEME PARTIE. J'en emprunte la description en grande partie a M. F. Ju- lien, 1' eloquent interprete du commandant Maury. A la sortie du golfe du Mexique, la largeur du Gulf-Stream est de quatorze lieues , sa profondenr de mille pieds ( environ trois cent cinq metres ) , et la rapidite de son cours , qui s'eleve d'abord a pres de huit kilometres par heure, dimi- nue peu a peu , en conservant toutefois une vitesse rela- tive encore considerable dans toute 1'etendue de son par- cours. Sa temperature, beaucoup plus elev^e que celle des milieux qu'il traverse, ne varie que d'un demi-degre par centaine de lieues. Aussi parvient-il en hiver jusqu'au dela des banes de Terre-Neuve , avec les abondantes reserves de chaleur que ses eaux ont absorbees sous le soleil des zones tropicales. Alternativement plonge dans le lit du courant ou en dehors des limites qu'il suit, le thermometre indique des hearts de douze et meme quelquefois de dix-sept degr6s. Si Ton compare cette temperature a celle de Tair environ- nant, le contraste est plus frappant encore. Au dela du quarantieme parallele, lorsque I'atmosphere se refroidit parfois jusqu'au -dessous de la glace fondante, le Gulf- Stream se maintient a une temperature de plus de vingt-six degre"s au-dessus de ce point. Ses eaux , comme celles de toutes les mers tres-riches en matieres salines, se distin- guent par leur teinte foncee et par leurs beaux reflets bleus, se dessinant en lignes nettes et tranch6es sur le fond vert des eaux communes de I'0c6an. Jusqu'au quarantieme parallele , il n'y a entre les eaux bleues et les vertes aucun melange ; c'est seulement a partir de cette latitude que les premieres franchissent leurs digues , sortent de leur lit et se rpandent au loin sur les couches froides de 1'Ocean. Leur PHENOMENES DE L'OCEAN. 129 marche en meme temps se ralentit, et 1'action du rayonne- ment de leur calorique sur 1' atmosphere devient plus sen- sible. Eile adoucit notablement lesclimats de FEurope sep- tentrionale; sanslui, 1' Angleterre et une partie de la France seraient condamnelopp6s avec une f6condite prodigieuse, au point de former comme d'immenses prairies PHfiNOMfeNES DE L'OCEAN. 137 marines (praderias de yerva, disait Oviedo) que les marins nomment mers des Sargasses (du mot espagnol sargazo, qui signifie varech). ha mer des Sargasses du Gulf-Stream est situe'e dans Tespace triangulaire compris entre les Sargassum (fucus bacciferus ). Ac. ores, les Canaries et les iles du Cap -Vert. Les premiers explorateurs de 1'Atlantique, malgre leur intrepidity, ne s'y aventurerent d'abord qu'avec terreur. On trouva tant d'herbe des le point du jour, disait Christophe Colomb dans le journal de son premier voyage, que la mer pa- 138 DEUXlfiME PARTIE. raissait prise comme elle 1'eiit 6t6 par la glace. Et ce te'moignage est confirm^ par celui des observateurs mo- dernes. Ces herbes marines sont tellement serrees et enche- v^trees, que les navires ne s'y fraient pas sans peine un passage, et que leur marche en est quelquefois retardee. Eh bien, le grand Ocean, ainsi que 1'Atlantique, a sa mer de Sargasses, sa prairie de varechs, qui occupe toute la partie centrale de 1'espace enveloppe' par le fleuve Noir. Ce courant n'est pas le seul qui parte des regions tropi- calesde Tancien hemisphere. Les eaux chaudes et dilatees, que la pression du torrent polaire fait d6border de la mer des Indes, ne trouventpas, par le de^roit de Malacca, un assez large passage. Une certaine quantite se repand vers le sud-est, va baigner les iles de la Sonde, traverse la mer de Corail, puis, passant entre 1'Australie et la Nouvelle- Z^lande, s'avance jusqu'a la rencontre des flots polaires, et va creuser dans les glaces antarctiques 1'echancrure pro- fonde qui a permis au capitaine James Ross de pousser plus loin qu'aucun de ses pre'decesseurs V exploration de ces parages inhospitaliers. Enfin un troisieme fleuve d'eau tiede a sa source dans la mer d'Arabie. II est connu sous le nom de courant de Lagullas. II se dirige au sud-ouest, passe par le canal de Mozambique, et va rencontrer, au cap des Aiguilles, le courant transversal qui, a cette hauteur, entre de 1'Atlan- tique dans le grand Ocean. A partir de ce point, les deux courants, confondus en un seul, descendent au sud , et vont former, en avant du cercle polaire , une mer de Sar- gasses analogue a celle de 1'Atlantique et du grand Oc6an boreal. Tous les courants que nous venons d'etudier, et qui sont PHENOMfiNES DE L'OCfiAN. 139 les troncs principaux du reseau circulatoire de I'Oce'an, d6passent peu la zone des tropiques. Les deux grands fleuves d'eaux chaudes qui partent de la mer des Indes et du golfe du Mexique n'envoient vers le sud que des ra- meaux secondaries, et les courants 6quatoriaux suivent invariablement la direction circulaire que leur tracent le mouvement diurne de la planete et la marche des vents alize"s. Les mers du Sud pre"sentent done une circulation beau- coup moins active que celle des mers qui s'tendent au nord de 1'equateur ; et tandis que dans ces dernieres la predominance appartient aux courants chauds sur les cou- rants froids, le contraire a lieu dans les premieres. Aussi la moyenne de la temperature y est-elle sensiblement moins elevde , et la region des glaces polaires incomparablement plus 6tendue. Au pole nord, la vie et le mouvement ne cessent que vers le 75 e degr6 de latitude ; jusque-la on rencontre des rudiments de vie animale et vegetale, quelques terres a la rigueur habitables, puis, au dela d'un desert de glaces, region funebre ou tout semble fini, on est etonne" de voir la temperature tout a coup s'adoucir, de rencontrer de nouveau la mer : une mer liquide, vaste et presque tiede. Dans son second voyage d'exploration , dit M. E. Mar- gol!6 , le docteur Kane , apres avoir hiverne' dans le d^troit de Smith, a la latitude de 79, fit au printemps une recon- naissance vers le pole, et s'avanga en ligne directe jusqu'a 1 25 milles. A cette hauteur on retrouva la mer s'6tendant a perte de vue au nord, dans un espace libre dont la sur- face fut Svalue'e a plus de 4,000 milles carr6s. Des flots verdatres roulaient aux pieds des explorateurs, comme les 140 DEUXlfiME PARTIE. vagues sur le rivage de I'Oce'an. L'observation du flux et du reflux, MSvation du thermometre, la presence d'oi- seaux et d'animaux marins qui habitent ordinairement les eaux libres, tout semblait indiquer une mer profonde et la permanence d'un climat moins rigoureux. Jusqu'ou, dit le docteur Kane lui-meme, peut s'e- tendre cette mer?Faut-il la considerer comme appartenant a la region qui Tenvironne imm6diatement , ou comme faisant partie de la vaste surface inexploree formant le bassin polaire? Quels peuvent etre les arguments en faveur de 1'une ou de 1'autre hypothese, et comment expliquer la myste"rieuse fluidite' de Teau au milieu d'immenses bor- dures de glaces? La science a resolu jusqu'a un cer- tain point ces questions par la theorie des courants; on n'est pas 61oigne" de croire que Tinfluence des eaux chaudes venues de I'Squateur se fasse sentir jusqu'au pole meme , qu'elle y entretienne une mer sillonnee par des courants, et dont les eaux, au moins pendant I'6t6, ne se congelent pas. Le commandant Maury ne doute point de 1'existence de cette mer, et il Tattribue a Taffluence des eaux tiedes de TAtlantique, qui par le d6troit de Davis p^netrent dans le bassin arctique. Enfin, dans la seance tenue au mois de mars 1860 par la Societe americaine de Geographic et de Statistique, le docteur Hayes, qui devait partir quatre mois plus tard pour verifier et continuer les courageuses recher- ches de son illustre compatriote et confrere K. A. Kane, s'exprimait en ces termes : II y a un peu plus de quatre ans que le docteur Kane revenait du Nord , annongant la d6couverte d'une mer po- laire ouverte. Les savants avaient depuis longtemps pens6 PHENOMfiNES DE L'OCfiAN. 141 qu'une telle mer existait probablement ; qu'au centre des terres arctiques une vaste e*tendue d'eaux profondes restait libre de toute accumulation de glaces, au moins durant Tete. La premiere confirmation de cette the'orie fut donn6e par les Russes qui, sous Hedenstrom, en 1810-11, et de nouveau, sous Wrangel et Anson, en 1820-24, decou- vrirent , au nord des iles de la Nouvelle-Sibe"rie , une mer ouverte qu'ils nommerent Polynia. II 6tait reserve" a notre compatriote le docteur Kane de trouver sur un me"ridien oppose des preuves plus concluantes, qui ont toute Tim- portance d'une grande de"couverte. ... L'ocean Arctique a un diametre moyen de 2,500 milles anglais, et une surface estimee a 5,000,000 de milles carres. Les terres qui entourent ce vaste bassin forment la limite sud d'un grand bane de glaces , s'etendant comme un anneau autour de la region polaire, a travers les di- vers canaux qui lient 1'ocean Arctique a 1'Atlantique et au Pacifique. Dans son premier voyage arctique avec Texpe- dition dirigee par le lieutenant Haven, en 1850, le doc- teur Kane avait recueilli des observations importantes sur les courants et le mouvement des glaces dans la baie de Baffin. En rapprochant ensuite les diverses relations des navigateurs qui avaient tente" de franchir la barriere de glaces, il fut conduit a conclure que la veritable route etait le detroit de Smith, non encore explore" , et qui s'ouvre a I'extremite nord de la baie de Baffin. ... Les efforts que Kane put tenter dans cette direction , grace au gene"reux patronage de notre compatriote Grin- nell, devaient etre d'abord de simples experiences. II choisit son port d'hivernage sur la cote est du canal, par 78 37' de latitude. Cette position tait deTavorable. On y e"tait 142 DEUXIEME PARTIE. expos^ a toute la force du courant qui descend du nord par le canal recemment d^couvert de Kennedy. Les glaces, en- trainees par ce courant, s'opposerent d'abord au depart, et, brises en glacons par les terres, elles rendirent ensuite la navigation vers le nord extremement laborieuse. Mais les memes causes qui encombrent ainsi la cote du Green- land doivent rendre libres les cotes de la terre de Grinnell , rive opposed du detroit. En visitant ce rivage au printemps de 1854, je trouvai une bande de glace peu epaisse, s'eten- dant le long de la terre jusqu'a la latitude de 80. Cette glace avait e"te 6videmment forme'e durant un seul hiver; d'ou resultait qu'a Tentree de 1'hiver 1853-54 1'eau 6tait libre dans toute cette direction. G'est la connaissance de ce fait qui m'a conduit a croire qu'on peut atteindre a une plus haute latitude en suivant la cote occidentale du detroit. Je chercherai done a m'assurer un port sur les cotes de la terre de Grinnell, et j'ai toute confiance qu'un batiment y peut biverner avec securite pres du 80 e paral- lele. Ainsi I'oc6an Arctique serait accessible et navigable dans toutes ses parties , et le moment ne serait pas e'loigne' , si deja m&me ce grand acte n'est accompli au moment oil j'6cris, ou d'intrepides voyageurs atteindraient et d6passeraient le sommet du p61e nord 1 . Rien ne permet d'esp^rer qu'un pareil prodige puisse jamais se realiser au pole antarctique. L' exploration de cette extremite du monde est loin d'offrir le meme interet pratique, et les difficult^s et les perils y semblent insur- 1 Voyez, dans les Voyages et Decouvertes outre-mer , le recit des jprincipaux episodes de 1'expedition du docteur Kane* PHENOMENES DE L'OGEAN. 143 montables. Aussi ne compte-t-on qu'un petit nombre d'hommes qui s'y soient aventure's, et I'exp6dition la plus lointaine, celle de James Ross, pousse"e jusqu'au 80 pa- ra llele , n'a pu qu'entrevoir un coin de ce d6sert immense et glace\ Des banquises 1 gigantesques, des remparts cyclo- peens de glaces et de rochers , qui s'avancent en certains points jusqu'au 62 parallele , interdisent 1'acces de la region mysterieuse abime ou montagne ? qui occupe I'inte'rieur du cercle polaire antarctique. La point d'habi- tants qui puissent, comme les Esquimaux , porter secours aux Europeens ; point d'animaux terrestres , point de res- sources pour ralimentation ou le travail; partant, point d'hivernage possible. Les rares voyageurs qui ont visite le cercle antarctique le repre"sentent comme defendu par d'im- posantes et infranchissables murailles , desquelles se de"ta- chent des blocs flottants qui menacent sans cesse d'dcraser les navires ou de les enfermer dans de funebres prisons. Je citerai seulement un extrait de la relation du voyage accompli en 1838 par Dumont d'Urville, avec les corvettes I' Astrolabe et la Zelee. a Le 18 Janvier, les corvettes, qui, depuisleur depart de la Terre des Etats , avaient navigue" sur des eaux parfaite- ment libres, apercurent un bloc de glace de vingt-cinq metres et plus de haut. Le lendemain, les masses flottantes allaient en augmentant. Enfin, le 22, arrive* a 65 de lati- tude et 47 30' de longitude, on fut arrete" par une barriere de glaces compactes, s'etendant a perte de vue, du sud-ouest au nord-est. II est difficile de se faire une id6e de la ma- gnificence d'un tel spectacle. Abuse" par de contumelies i Banes ou montagnes de glace, de forme tabulaire. 144 DEUXIEME PARTIE. illusions, 1'oeil croit dtomvrir dans ces masses irr- gulieres une suite de monuments merveilleux ; et , sans les dangers qu'elle recele, cette scene pourrait longtemps captiver les regards. Pendant quelques jours , on cotoya cette interminable muraille jusqu'aux iles Orkneys, ou Ton s'arreta une semaine pour les reconnaissances hydrogra- phiques. Le 2 fe'vrier, le commandant prit de nouveau la route du sud. Des le 4, par 62, il retrouva la banquise. Croyant apercevoir une clairiere, il y langa les deux cor- vettes et ne tarda pas a se trouver emprisonne dans des glaces de plus en plus resserrees, que le froid toujours croissant menacait de souder entierement. Ce ne fut que par des efforts inoui's que 1'expedition 6chappa a un si grand danger ; il fallut briser a coups de pioche , sur une largeur de plus de deux milles, les glaces qui arretaient les navires, et Ton mit plus de huit heures a franchir cette distance, a force de voile et de cabestan. Degagees de leur prison , Y Astrolabe et la Zelee prolongerent encore la ban- quise, de 1'ouest a Test, pendant 1'espace de trois cents milles, sans trouver d'issue... Le 27 fe>rier, apres une longue bordee poussee au sud a travers de nombreux glacons, 1'exp^dition aborda, dans la portion intermediaire qu'aucun voyageur n'avait jamais vue, les terres myste'- rieuses vaguement indiquees par les pecheurs de phoques, qui les avaient appelees terre de Palmer et terre de la Tri- nite... Ces terres, que couronnent d'immenses pitons, sont couvertes de glaces e"ternelles d'une epaisseur indefinie. Sans lesrochers noiratres mis a nu par la fonte des neiges, et qui forment leurs limites a la cote, on aurait peine a les distinguer des prodigieux amas de glaces qui les accom- pagnent. PHENOMfiNES DE L'OCEAN. 145 On a vu ( ch . vi de la I re partie ) a quelle cause astro- nomique plusieurs auteurs attribuent le rigoureux climat qui regne sur les mers du Sud. On ne saurait dire si la circulation paresseuse de ces mers est un autre effet de la meme cause, ou, au contraire, une des causes se- condaires qui contribuent a 1'abaissement de la tempe"ra- ture. Quoi qu'il en soit, les courants d'eau froide venus du pole austral, au lieu de ceder devant les eaux plus chaudes, les penetrent, les refoulent devant eux , les com- priment vers la terre et les reduisent a se frayer d'6troites voies de sortie : d'un c6t6, en suivant le littoral bresilien, de 1'autre, en s'approchant tout le long du continent afri- cain , jusqu'au dela du cap de Bonne-Esperance et du bane des Aiguilles. On connait, grace a Humboldt, l^tendue et la direction du grand Hot glace" qui, parti du pole sud, fait irruption dans 1'oce^an austral. Un courant, dont j'ai reconnu la basse temperature dans 1'automne de 1802, dit I'immortel philosophe, regne dans la mer du Sud et re"agit d'une maniere sensible sur le climat du littoral. II porte les eaux froides des hautes la- titudes australes vers les cotes du Chili ; il longe ces cotes et celles du Perou , en se dirigeant d'abord du sud au nord; puis, a partir de la bale d'Arica, il marche du sud- sud-est au nord-nord-ouest. Entre les tropiques, la tempe- rature de ce courant froid n'est que de 15 6, en certaines saisons de Fanned, pendant que celle des eaux voisines en repos monte a 27 5, et meme a 28 7. Enfin, au sud de Payta, vers cette partie du littoral de I'Ame'rique m- ridionale qui fait saillie a 1'ouest , le courant se recourbe comme la cote elle-meme, et s'en ecarte en allant de Test a Touest ; eri sorte qu'en continuant de gouverner au nord, 10 14G DEUXIEME PART1E. le navigateur sort du courant et passe brusquement de 1'eau froide dans 1'eau chaude *. Cette large et profonde veine d'eau froide a conserve le nom de courant de Humboldt. Dans Tangle compris entre elle et la chaude artere qui du centre du Pacifique vient a sa rencontre, il existe un vaste espace, un desert humide, d'aspect sinistre, de"sole, sterile, ou rien ne vit ni ne se meut, et qu'on dirait frappe de malediction. Lamer immobile, dit M. F. Julien, y parait d6serte , abandonnee. Jamais la baleine ne sillonne ses flots; jainais 1'alcyon, le petrel, ne rasent sa surface. Loin des grandes routes ouvertes au commerce par la navigation, elle est restee longtemps peu connue et presque inexploree; le hasard seul des vents et des tempetes y entrainait parfois un navire 6gar6. Ge n'est que depuis la decouverte de 1'or de i'Australie et depuis 1'exploitation du guano du Perou , qu'elle est frequeritee par les bailments qui vont des mers du Sud a Hobart-Town et a Sidney. Tous les journaux de bord, toutes les relations de voyage s'accordent pour representer sous les memes cou- leurs le tableau qu'offre effectivement cette mer desol6e. Quand on a double le cap Horn , on est entoure , poursuivi pendant des semaines entieres par des nuees d'oiseaux tres-communs dans les regions australes. Le fou, le sata- nique , le damier, le petrel , la mouette du cap , escortent le navire, plongent autour de lui, se posent sur ses mats, et suivent sans fatigue son rapide sillage. Perdu au sein des mers, on se lie d'amiti avec ces gracieux compagnons de voyage. Dans une nuit de tempete, quel est le marin 1 Cosmos, t. I. PHfiNOMENES DE L'OCEAN. 149 qui ne retrouve avec joie ces amis de la veille, berets dans le creux d'une lame ou prenant leur essor sur la crete des (lots? II n'est pas jusqu'au gigantesque albatros qui nV bandonne aussi la region des orages, pour demeurer fidele au navire avec lequel il cingle vers des cieux moins severes. Mais des qu'on approche de la mer de'sole'e, tout fuit, tout disparalt, tout change. On n'apercoit plus 1'alcyon, on n'entend plus le cri de la mouette. L'atmosphere est sans bruit, les flots de la mer sont mue(s, rien ne vient animer les horizons deserts. L'univers tout entier semble prive de vie, et c'est sous 1'impression de cet inexprimable sentiment de tristesse que I'homme se trouve seul en presence de Dieu et de rimmensite' *. GHAPITRE V LES SPASMES DE L ? OCEAN Les marees et les courants sont des mouvements nor- maux, reguliers, sauf les variations d'intensite et les modi- fications secondaires qu'ils peuvent subir. De ces pulsa- tions et de cette circulation rsulte ce que, par me'taphore, on a appele" la vie de T0c6an. Mais ce grand organisme est sujet a un troisieme ordre de mouvements , a des convul- sions violentes , a des secousses plus ou moins profondes , plus ou moins 6tendues. II se fait de temps en temps dans la mer, dit Maury, des commotions qui semblent 1 Les Harmonies de la mer, ch. vi. 150 DEUXlfcME PARTIE. avoir pour but d'assurer les 6poques de ses travaux. Ges ph6nomenes peuvent etre considered comme les spasmes de la mer. Ges paroles du savant hydrographe americain ne s'appliquent pas, sans doute, a toutes les commo- tions de la mer, mais seulement a celles qui lui sont intrinseques et par lesquelles elle ragit contre les ob- stacles qui viennent entraver ou interrompre lejeu de ses fonctions, deranger son 6quilibre. II ne faut point con- fondre ces spasmes , qui sont encore des manifestations de son autonomie, avec les perturbations produites par des causes exterieures, et dont TOcean ne recoit en r6alit6 que le contre-coup. Malheureusement la distinction n'est pas toujours facile a etablir; il reste dans la theorie des convul- sions de la mer bien des points obscurs , bien des lacunes , malgre' les progres admirables que les observateurs mo- dernes, Romme, Peltier, Piddington, Reid, Maury, Jansen, ont fait faire a la physiologic des elements. On voit les effets, on les prvoit me'me par des indices qui trompent rarement; on determine jusqu'a un certain point leur marche, leur liaison, leur mode de production ; c'est beau- coup : les causes, le plus sou vent, 6chappent. On a invo- qu6 le magn^tisme, I'^lectricite; on a bati des systemes, mais purement hypoth^tiques. Nous ne nous y arreterons point. Ce livre n'est qu'un tableau, une esquisse, ou Ton s'efforce de faire assister le lecteur a quelques- lines des scenes de la nature, et d'expliquer celles dont la science a pu p^netrer le mystere. La discussion des systemes n'y saurait trouver place. Au plus on a cru devoir exposer, sous reserve , ceux que leur haute portee philosophique et Tautorite de leurs promoteurs ne permettaient point de passer sous silence. PHENOMfiNES DE L'OGEAN. Parmi les phdnomenes qui ont leur si6ge dans le sein nieme des eaux, il en est qui s'expliquent aise"ment par les lois ordinaires de la mecanique et par 1'antagonisme des forces entre lesquelles I'equilibre, un moment trouble, tend necessairement a se re"tablir. Tant que cet equilibre subsiste, la mer est calme, c'est-a-dire immobile en appa- rence ; sa surface est unie et limpide. Mais on concoit sans peine qu'une cause quelconque, venant a influer sur cette masse essentiellement mobile, y determine aussitot une agi- tation dont le caractere et Tintensite dependent du nom- bre, de la direction et de Tenergie des forces misesen jeu. Cette agitation se traduit le plus souvent par des intumes- cences, par des soulevements qu'on designe sous le nom de vagues ou de lames; on dit alors que la mer est houlcusc. Ces lames , dans les grandes commotions de I'Oce'an , prennent des proportions formidables, retombent et rou- lent sur elles-memes en ecumant, s'entre-choquent , se repousserit ou s'entassent les unes sur les autres. On les a comparees maintes fois , non sans raison , a des montagnes mouvantes se'pare'es par des vallees proforides comme des abimes. Lance'es centre les c6tes, elles y deTerlent, s'y brisent avec des mugissements dont aucun bruit, aucun son ne peut donner I'ide'e. Tout est grandiose et terrible dans les tumultes de la mer, et depasse ce que peut ima- giner quiconque n'y a point assiste. a Nous devons aux navigateurs, nous autres hommes de terre, dit M. Michelet, ce respect de tenir grand compte des faits qu'ils attestent, de ce qu'ils ont vu et souffert. Je trouve de tres-mauvais gout la legerete sceptique que des savants de cabinet ont montree relativement a ce que les marins nous disent, par exemple, de la hauteur des vagues. Us plaisantent les navi- -152 DEUXIEME PARTIE. gateurs qui la portent a cent pieds. Des ing6nieurs ont cru pouvoir prendre mesure a la tempete , et calculer precise"- ment que 1'eau ne monte guere a plus de vingt pieds. Un excellent observateur nous assure, toutau contraire, avoir vu fort nettement, du rivage, en securite, des entassements de vagues plus Sieve's que les tours de Notre-Dame et plus que Montmartre merae. II est trop Evident qu'on parle de choses differentes. De la la contradiction. S'il s'agit de ce qui fait comme le champ de la tempete, son lit inferieur, si Ton parle des longues rang6es de vagues qui roulent en ligne et gardent dans leur fureur quelque regularity, le rapport des inge- nieurs est exact. Avec leurs cretes arrondies et leurs val- 16es alternatives qu'elles presentent tour a tour, elles de- ferlent au plus dans une hauteur de vingt a vingt-cinq pieds. Mais les vagues qui se contrarient et qui ne vont pas en- semble s'elevent a bien d'autres hauteurs. Dans leur choc, elles prennent des forces prodigieuses d'ascension , se Ian- cent, retombent d'un poids d'une incroyable lourdeur, a assommer, briser, enfoncer le vaisseau. Rien de lourd comme Feau de mer. Ce sont ces jets de vagues en lutte, ces retombe'es epouvantables dont les marins parlent, ph6- nomenes dont on ne peut nullement calculer la grandeur Les obstacles que rencontrent les lames semblent exciter leur fureur. Dans les mare'es montantes et dans les gros temps, la mer assie'ge partout les rochers du rivage, les flancs des falaises, avec une violence telle que la cote en est 6branl6e. Dans certains parages, elle rencontre au large, dans son propre lit, des brisants et des precipices qui donnent a ses mouvements un caractere effrayant et bi- PIIENOM&NES DE L'OCEAN. 153 zarre, et dont le marin ne s'approcho pas sans danger : il court risque d'etre dcrase" contre les premiers ou englouti dans les seconds. Quelques-uns de ces e"cueils ont acquis une c616brit6 funeste. La mythologie antique avait person- nifie sous les traits de deux montres hideux les gouffres de Gharybde et de Scylla, moins redoutds aujourd'hui, grace aux progres de la navigation et a la disparition des ide'es superstitieuses qui frappaient de terreur les anciens et leur otaient d'avance tout espoir de salut. A Charybde (aujourd'hui Colfara), la mer bouillonne, mugit et se de*- bat comme au milieu d'un cratere sans fond; a Scylla, elle se heurte et rejaillit contre d'enormes rochers. Les fiords ou petits golfes qui decoupent la cote de Norwege et les nombreux ilots qui la bordent , donnent naissance a des tourbillons dangereux. Le plus redoutable est situ6 dans 1'archipel Lofoden, par 68 de latitude nord. C'est le fa- meux Maelstrom, sorte d'entonnoir immense ou les eaux, au moment du flux, s'engloutissent en tournoyant avec une rapidit^ vertigineuse , et entrainent, sans resistance possible , tout navire qui se hasarde dans le vaste cercle ou s'etend leur puissance. On observe ^ussi un grand nornbre de ces tourbillons dans Tarchipel des lies Feroe ; a Tun d'eux, le Stamboemouch , 1'eau forme une sorte de colimacon. On en cite encore au golfe de Bothnie, et sur la cote orientale des Etats-Unis, au detroit de Long- Island 1 . II a 6te parld plus haut de 1'influence qu'exerce sur les marees la configuration des c6tes. Le flot, par exemple, eprouve toujours un mouvement d'ascension tres-marqu6 t Alfred Maury, La Terre et VHomme. 154 DEUXlfiME PARTIE. lorsqu'il p6netre dans une baie dont le fond va se retre- cissant. Or c'est prcise"ment la figure que presentent, en general, les embouchures des grands fleuves. Et ici le (lot ne se trouve pas seulement resserre de plus en plus entre les rives; il rencontre en outre devant lui un obstacle qui non -seulement 1'arrete, mais tend a le faire reculer : ce sont les eaux que le fleuve porte a TOc^an. La lutte de ces deux courants contraires produit le phenomene auquel on a donne" , selon les pays, les noms de barre, de mascaret, de prororoca. Les vagues montantes de la mer, d'abord refoulees, s'accumulent, se massent, et, quand elles sont en force, reviennent a la charge avec la certitude de vaincre. C'est alors une montagne qui s'avance, et d'un invincible elan envahit le fleuve, rejette au loin ses eaux, s'installe victorieuse dans leur lit. Ce phenomene se montre avec des proportions imposantes dans les grands fleuves de 1'Asie et de TAme'rique. L'Hougly, une des branches qui forment le delta du Gange, est le siege d'un mascaret qui se produit avec une rapidite extraordinaire. Le flot monte ordinairement de 20 milles a 1'heure. Celui de la riviere Tsien-Tsang a ete decrit d'une fac^on pittoresque dans un memoire lu a la Socie'te' asiatique par le docteur anglais Macgowan, qui 1'observa de la ville de Hang-Chan, il y a quelques annees. cc Entre les remparts de la riviere , qui est eloignee d'un mille, dit ce savant voyageur, sont des faubourgs qui s'e- tendent a plusieurs milles sur les rivages. A Tapproche du flot, la foule se rassembla dans les rues qui sont a angle droit avec le Tsien-Tsang. J'etais plac6 sur la terrasse du Three-Waves (chateau des Trois-Vagues), d'ou je pouvais embrasser toute la scene. Tout trafic fut suspendu; les PHENOMENES DE L'OCfiAN. 157 marchands cesserent de crier leurs marchandises ; les por- teurs cesserent de decharger ieurs navires, qu'ils aban- don nerent au milieu du courant, et un moment suffit pour donner Fapparence de la solitude a la cit la plus labo- rieuse parmi les rite's laborieuses de 1'Asie. Le centre de la riviere fourmillait de bateaux de toute espece. Bientot le Hot annonca son arrivee par 1'apparition d'un cordon blanc prenant d'une rive a Fautre. Son bruit, que les Chinois comparent au tonnerre, fit taire celui des bateliers. II avancait avec une prodigieuse velocity, que j'estimai a trente-cinq milles a Fheure. II avait Fapparenee d'un mur d'albatre, ou plutot d'une cataracte de quatre a cinq milles de long et trente pieds d'elevation, se mouvant tout d'une piece. Bientot il atteignit 1'avant-garde de cette flotte qui attendait son approche. Ne connaissant que la barre du Gange, dont on a tant de peine a se preserver, et qui ne manque pas de faire chavirer les navires qui se prsentent mal, je ne laissai pas d'avoir de fortes apprehensions pour la vie de ces equipages. Lorsque ce mur flottant arriva, tous etaient silencieux, attentifs a maintenir Favant tourne vers la lame qui semblait vouloir les engloutir. Tous furent pone's sains et saufs sur le dos de la vague. Le spectacle fut du plus haul interet quand le flot eut passe seulement sous la moitie de la flottille. Les uns se reposaient sur une eau parfaitement tranquille, tandis qu'a cote, au milieu d'un tumulte epouvantable , les autres sautaient dans cette cascade comme des saumons agiles. Gette grande et emou- vante scene ne dura qu'un moment. Le flot courut encore en diminuant de force et de vitesse, et finit d'etre percep- tible a une distance que les Chinois disent 6tre de quatre- vingts milles. Le trafic interrompu reprit peu a peu, les -158 DEUX1EME PART1E. navires furent de nouveau amarres au rivage, femmes el enfants s'occuperent a recueillir les objets perdus dans la mel6e; les rues etaient couvertes d'ecume, et une quantite considerable d'eau vaseuse remplissait le grand canal. D'apres Humboldt, les marees qui, a rembouchure de I'Orenoque, ne sont que de 80 centimetres a 1 metre, se font sentir au mois d'avril, 6poque des plus basses eaux du fleuve, jusqu'a Angostura, a 85 lieues dans rinterieur des terres, et leur hauteur, a 60 lieues, est encore de plus de l m 30 Dans le fleuve des Amazones, le flux remonte jusqu'a 200 lieues a I'inte'rieur; aussi lui faut-il plusieurs jours pour parcourir une si grande distance. A 1'entree de cet immense cours d'eau , la maree montante se preci- pite avec une vitesse inoui'e. Le celebre voyageur la Con- damine, qui dirigeait la commission envoyee vers le milieu du siecle dernier dans 1'Amerique du Sud, par Y Academic des sciences de Paris, rapporte qu'au temps des syzygies deux minutes suffisent a la mer pour parvenir, dans rem- bouchure du fleuve des Amazones, a la hauteur qu'elle n'atteint d'ordinaire qu'en six heures. On entend, dit-il, d'une ou deux lieues de distance, un bruit effroyable qui annonce la prororoca. A mesure qu'elle approche, le bruit augmente, et bientot on voit un promontoire d'eau de douze a quinze pieds, puis un autre, ensuite un troisieme et quelquefois un quatrieme; ils se suivent de pres, et ils occupent toute la largeur du canal. Cette lame avance avec une rapidity prodigieuse, rase ou brise dans son cours tout ce qui lui rsiste, deracine et emporte de tres-gros arbres, et partout ou elle passe le rivage est net comme s'ileut etebalaye\ Le mascaret se produit aussi, a Tepoque de grandes ma- PHENOMENES DE L'OGEAN. 159 rees, sur les cotes atlantiques de la France, notamment aux embouchures de la Seine et de la Dordogne; et ce phenomene, annonce" d'avance par les me" teorologistes , ne manque jamais d'attirer un grand nombre de curieux. On ecrivait de Caudebec, le 18 septembre 1864, a un journal de Paris : (( Aujourd'hui la nature a donne avec une ponctualit6 exemplaire la representation de la grande maree et du mascaret. La veille au soir, an clair de lune, il y avait eu de"ja repetition g6nerale, et tout s'tait fort bien passe". Une foule bigarree, ou Taccent parisien dorninait presque 1'accent normand, et ou les physionomies inquietes des citadins en voyage contrastaient avec les faces repo- sees et fraiches des habitants de la Seine-In fe"rieure, gar- nissait des le matin les quais de la ville, qui communique avec Yvetot, station de la ligne du Havre, par une route charmante. A dix heures quinze minutes du matin, par un temps calme qui laissait couler tranquillement la Seine vers son embouchure, sans qu'elle semblat se douter de ce qu'elle allait rencontrer en route, un fort grondement vint cou- vrir les bruissements de la foule. La voix de la mer s'im- pose comme le rugissement du lion; des qu'elle parle, tout le monde se tait. En meme temps une longue frange d'6- cume, tendue d'une rive a 1'autre du fleuve, barra 1'ho- rizon : c'6tait le mascaret. Rien ne peut rendre 1'effet de ce spectacle, le saisis- sement physique et moral qu'il inspire. Cette muraille d'eau , car c'est la seule comparaison qui puisse a peu pres donner une idee de ce phenomene, s'avance, pous- 160 DEUX1EME PARTIE. s6e par line force irresistible. Le grondement devient de plus en plus fort, et tout d'un coup la muraille vous passe devant les yeux, se tenant toujours tout d'une piece, et roulant avec la rapidite" d'un train de chemin de fer lance a toute vitesse. Le phe'nomene est accompli. L'eau de la Seine, que vous voyiez tout & 1'heure a 4 a 5 metres au-dessous de vous, vient maintenant vous mouiller les pieds. Le fleuve calme que vous regardiez couler est en proie a une fie- vreuse agitation. Le contact de cette force 1'a rendu furieux, et le voila qui ecume, qui ondule comme une mer ve"ri- table. Tout cela se passe avec une rapiditS, une furie, une impetuosity terribles. Le spectacle est termine, et la foule reste la sur le quai , dans un 6 tat singulier de terreur et de surprise, ou la maintiennent le grondement du mascaret qui continue sa route , et les vagues qui , longtemps en- core apres le passage du flot, font de la Seine un vrai bras de mer. On confond souvent, a tort, le mascaret ou prororoca avec un phe'nomene bien autrement redoutable, et qu'on de"signe sous le nom de ras de maree : nom impropre , car ce phe'nomene ne parait avoir aucun rapport avec les marees. On ne 1'observe guere que sous les tropiques, la ou 1'action des marees est presque insensible. II n'a rien de r6gulier ni de periodique ; mais il se produit toujours pendant 1'hivernage, a 1'epoque ou regnent presque con- stamment les vents alizes. On voit alors ces vents inter- rompre subitement leur cours, le temps devenir calme, et lamer, tres-unie au large, soulever aux abordsdes rivages y sans aucune cause apparente, des vagues monstrueuses PHENOMfiNES DE L'OCtiAN. 161 qui viennent se briser avec fracas sur la plage, comme si elles etaientpoussees par une tempete furieuse. Les navires au mouillage en deca de la ligne ou commence le ras de maree peuvent d'autant moins resister a la violence du flot, que Tabsence du vent ne leur permet pas d'user de leurs voiles pour regagner le large. Us chassent sur leurs ancres, sont emporte's et perissent inevitablement. Ce terrible phe- nomene ne dure, le plus souvent, qu'une journe"e ; cepen- dant on 1'a vu quelquefois se prolonger pendant plusieurs jours, et occasionner des destructions epouvantables. (Test ainsi que la mer envahit Lisbonne il y a pres d'un siecle, et que, vers la meme epoque, elle engloutit sous ses on des dechainees le port de Gallao, sur la cote du Perou. La science n'a pu, jusqu'a present, de"couvrir la cause de ces tourmentes. Quelques auteurs les attribuent a des trem- blements de terre sous-marins ; d'autres y voient TefFet de perturbations atmospheriques qui surviennent loin du lieu ou se manifeste le ras de maree, mais qui agitent assez la masse des eaux pour que de proche en proche le mouve- ment se propage dans une direction donn6e, jusqu'a la rencontre d'un obstacle sur lequel se d6charge toute sa violence. La baisse notable du mercure dans le barometre, qui souvent annonce quelques heures a 1'avance le ras de maree, donne a cette explication une certaine vraisem- blance. Mais, d'autre part, on ne comprend pas bien com- ment une tempete eclatant a plusieurs milles de distance pourrait determiner a la cote des effets aussi terribles, sans qu'il en parut rien dans 1'intervalle. On remarque d'ail- leurs qu'au moment ou la commotion se prepare, la mer commence par se retirer du rivage. Elle se replie sur elle- meme, dit M. F. Julien; elle se concentre, elle semble re- 11 162 DEUXIEME PART1E. cueillir ses forces, puis elle revient tout a coup furieuse, irresistible, en sortant de son lit et bondissant au dela de toutes ses limites. Le meme auteur signale comme causes probables des ras de mare"e les gonflements, les d^nivel- lements subits que determine dans les mers tropicales une brusque variation dans la temperature, ou plutot la condensation d'enormes quantite"s de vapeur pompees par le soleil et retombant en pluies torrentielles. 11 fait obser- ver a ce sujet que la chute de deux a trois centimetres de pluie sur la cinquieme partie seulement de 1'Atlantique represente un poids total bien plus considerable que celui de toutes les eaux qui coulent, dans 1'espace d'une annee entiere, entre les rives larges et profondes du Mississipi. M. E. Margolle partage cette opinion. Dans le voisinage des calmes de 1'equateur, dans la region des pluies perpe- tuelles, dit-il, on voit souvent des ras de maree qu'on peut attribuer a Faction des eaux douces abondamment versees par la pluie. Cette cause, au premier abord, parait insuffi- sante ; mais lorsqu'on en calcule les effets pour une vaste surface, on est 6tonne de I'mtensite" des forces qu'elle met en jeu. Ajoutons que des phenomenes tres-semblables aux ras de maree, sinon identiques, precedent et accompa- gnent presque toujours les grands ouragans des tropiques. Les grands lacs sont aussi sujets a des perturbations ana- logues, qui prennent alors le nom de seiches. Les seiches sont assez frequentes sur le lac de Geneve. PIIENOMENES DE L'OCEAN. 163 CHAPITRE VI t L'ATMOSPHERE ET LES VENTS Au-dessus de Foc6an des eaux qui baigne les continents et les iles, s'etend un autre ocean bien plus vaste, qui couvre a la fois les terres etles mers et enveloppe de toutes parts notre planete. G'est cette couche gazeuse qu'on ap- pelle atmosphere, et que 1'analyse chimique nous montre essentiellement forme'e du melange intime de deux gaz, a savoir : le gaz oxygene, agent indispensable de la com- bustion, de la respiration, de la vie ; et le gaz azote, corps inerte qui dans Fair a pour principale mission de diluer, d'e'tendre 1'oxygene et d'en temperer Faction, comme Teau attenue la force d'un vin genereux. Les proportions du me'- lange sont d'environ \ingt et une parties du premier gaz et soixante-dix-neuf du second. II s'y ajoute de faibles quan- tit6s de vapeur d'eau et d'acide carbonique. La vapeur d'eau, condensed sous forme vesiculaire, constitue les nuages et les brouillards ; ceux-ci, precipit6s sous forme de pluie , de grele , de neige , retournent incessamment a la I Je ne puis dormer, dans ce chapitre et dans le suivant, qu'une idee tres-sommaire et tres-imparfaite de la circulation et des perturbations atmospheriques, et je ne considere ici les mouvements de 1'air que dans leurs rapports avec ceux de 1'Ocean. (Voir sur les vents, les tempetes, les cyclones, les trombes, les chapitres iv, \, vi, vn, vin et xi de la seconde partie de I' Air et le Monde aerien, i vol. grand in-8 avec gravures. Tours, Alfred Mame et fils, editeurs.) 164 DEUXlfiME PARTIE. masse des eaux terrestres, qui de nouveau les rend a 1'ocean superieur. L'atmosphere est, ainsi que les mers, le siege de courants et de contre-courants que la sub till te" et la mobilite de sa substance rendent incomparablement plus rapides. Elle est sujette aussi a des perturbations fr6quentes, a des convul- sions occasionnees par des causes multiples, parmi les- quelles il faut citer en premiere ligne les changements de temperature, 1'accumulation et la condensation des vapeurs, les actions electriques et la rotation du globe. Les courants de 1'ensemble desquels resulte la circulation de 1'atmo- sphere sont connus sous le riom de vents. Le vent n'est done autre chose que de 1'air en mouvement. Les courants aeriens exercent, on Ta entrevu deja, une influence non douteuse sur 1'equilibre de la surface des eaux, et il existe entre les mouvements de 1'Ocean et ceux de 1'air une con- nexion intime et de remarquable analogic. On congoit en premier lieu que, si TOcean obeit a Fat- traction luni-solaire et se deplace periodiquement par 1'effet de cette attraction , 1'air y soit soumis le premier, et que son extreme mobilite 1'y rende encore plus sensible. (Test sans doute ce qui a lieu : la lune et le soleil, avant de de- placer les eaux de 1'Ocean , doivent agir d'abord sur Fair et y determiner des fluctuations regulieres, des marees atmospheriques. Toutefois il s'en faut de beaucoup que leur attraction ait sur la direction et I'intensit6 des vents, et par suite sur 1'ensemble des phnomenes meteorolo- giques, 1'influence qu'on est generalement porte a lui at- tribuer. II serait aise de demontrer, et la preuve en a ete faite il y a longtemps par les calculs de Bouvard, que cette influence ne peut se faire sentir pres de la surface du PHENOMENES DE L'OGEAN. 165 globe, ni meme dans la region des nuages. Nous savons que sur l'0ct%n meme elle n'est que superficielle, puisque les plus hautes mare'es n'elevent pas de plus de vingt a vingt-cinq metres le niveau de la mer sur un point donne". Transportons cet effet a 1'atmosphere, dont la hauteur est peut-etre 6gale a cinquante ou soixante fois la profondeur moyenne de I'Oce'an, et nous reconnaitrons que la part de 1'attraction luni-solaire dans la circulation et dans les per- turbations de I'atmosphere se reduit a peu pres a rien. line des circonstances qui ont le plus contribue" a tromper les observateurs superficiels, ce sont les coups de vent qui chaque ann6e se font sentir a 1'entree du printemps et de 1'automne, et qu'on a nomme's tcmpetes d'equinoxe. Or ces tempetes n'ont avec les grandes mare'es qu'un rapport de coincidence. II faut les attribuer, non a 1'attraction du soleil ajout6e a celle de la lune, mais aux changements de temperature qui se manifestent toujours a l'6poque des solstices. Le soleil, voila le veritable auteur des courants atmosph6riques comme des courants marins; et ce n'est pas par sa puissance attractive qu'il les engendre, mais bien par son action calorifique. Ge sont ses rayons qui, en tJchauffant Fair de la zone tropicale , impriment a cet air un mouvement ascensionnel et appellent, par un immense tirage, Fair froid des zones polaires. De la des courants et des contre-courants dont la direction est modifie'e par la rotation du globe, et qui constituent la grande circulation atmosphe>ique. Tous les vents, constants et pe>iodiques , gen6raux et particuliers, reconnaissent la m&me cause, agissant sur des 6tendues plus ou moins vastes et pendant un temps plus ou moins long. Aux alternatives du jour et de la nuit re*pondent des 166 DEUXlfiME PARTIE. alternatives d'e'chauffement et de refroidissement, qui na- turellement donnent naissance a des vents de direction diffe'rente. Sur tout le littoral des regions intertropicales, I'^chauffement ine'gal de la terre et de la mer par les rayons solaires produit ces vents particuliers qu'on nomme Irises, et qui soufflent tour a tour du large vers la terre et de la terre vers le large. Pendant I'6t6, dit M. F. Julien, ce phenomene se pro- duit encore dans les regions tempe'rees, et meme sur les cotes des contrees les plus froides. Dans cette saison, en effet, 1'action du soleil sur la terre commence des le matin a se faire sentir. Vers les dix heures, elle est deja capable de maintenir la surface du sol a une temperature supe"- rieure a celle de la mer. Des ce moment 1'equilibre est d^truit ; Fair echauffe se dilate et s'eleve ; il est remplace par les couches voisines qui viennent de la plage, plus denses et plus fraiches. Bientot le mouvement se transmet sur les flots ; il se propage et finit par s'6tendre a une dis- tance de plusieurs millesau large. Mais avec la cause cesse aussitot 1'effet qu'elle a fait naitre. a Quand le soleil s'incline a 1'horizon, la brise de la mer perd de son e"nergie. Elle s'affaiblit peu a peu, et tombe vers le soir des que la terre a Iaiss6 6chapper, par le rayonnement, 1'exces de calorique qui en fait dans le jour un foyer d'attraction. Avec la nuit, le refroidissement du sol continue a s'accroitre. L'6quilibre, un instant reta- bli, s'altere de nouveau; mais c'est sur les flots, cette fois, que s'6levent les couches chaudes et legeres ; c'est de la c6te que se precipitent les colonnes d'air frais qui entre- tiennent jusqu'au retour des premiers rayons du soleil la brise vivifiante qui souffle du rivage. PHENOMfiNES DE L'OCfiAN. 167 ... C'est surtout dans la zone des calmes de la ligne que Ton peut observer dans toule sa re'gularite' le phe'nomene des brises de terre et des brises du large. Dans le golfe de Guine'e et sur les c6tes de la mer des Antilles, la succession r6guliere du jour etde la nuit amene dans la circulation de 1'air des revolutions tout aussi perio- diques et aussi regulieres. Au Chili, le renversement jour- nalier de la brise prend un caractere vraiment tres-sin- gulier dans la saison ou la zone des calmes du Capricorne atteint, dans ses oscillations extremes, sa limite me'ridio- nale. G'est pour Valparaiso l'6poque des chaleurs. Le ciel est pur, 1'air transparent; le rayonnement dans 1'espace s'opere sans obstacles. L'atmosphere, dans cet 6tat d'6qui- libre parfait, semble & tre admirablement disposed a ob6ir a la moindre impulsion qui lui sera donn^e par le plus ledger changement dans la temperature. <( Des dix heures, en effet, la terre a ressenti les effets du soleil : 1'air 6chauff6 se dilate et remonte. La brise se forme sur les flots, elle fraichit, court vers la terre. A deux heures environ , elle souffle du large avec une vio- lence extreme. Les navires mouille's en sont tres-souvent tourmente's; ils chassent sur leurs ancres, et la circulation sur rade est rendue impossible. Mais a six heures le vent commence a 6puiser ses forces. 11 tombe promptement, il s'eteint, il expire, et le calme du soir devient aussi profond que celui du matin *. Le vent peut d'ailleurs, en vertu de diverses circon- stances met6orologiques , changer de direction plusieurs fois dans la me"me journee. II peut aussi persister pendant 1 Les Harmonies de la mer, ch. ix. 468 DEUXlfiME PARTIE. plusieurs jours, plusieurs semaines, plusieurs mois. Mais il faut distinguer, parmi ces vents persistants, ceux qui sont dus a des causes accidentelles de ceux qui re"sultent de la constitution meme des climats et des lois generates de la nature. Ce sont les derniers qu'on nomme, suivant le cas, vents rguliers ou periodiques, comme les brises, les moussons et les vents e"t6siens ; vents permanents , comme les alize's. C'est dans les regions intertropicales que regnent ces grands courants atmosphe'riques, engendres par les actions combiners de la temperature et du mouve- ment diurne de la terre, et qui soufflent sans interruption des deux cote's de I'e'quateur, du nord-est au sud-ouest dans 1'he'misphere boreal, et du sud-est au nord-ouest dans The- misphere austral. Au voisinage de 1'equateur, a partir du 30 e parallele, la rapidit^ croissante du mouvement de Tair fait devier ces vents, dont la direction varie alors du nord- nord-est a Test-nord-est, et du sud-sud-ouest a 1'ouest-sud-ouest. Enfin, a 1'equateur mme, le mouvement de 1'air qu'en- traine la rotation de la terre devient si rapide, qu'il neu- tralise completement la force d'impulsion que les vents ont prise en venant du nord ou du sud , et le vent alize" souffle exclusivement de Test a Touest. On Tappelle alors le grand vent alize. Entre les tropiques , tous les vents se re"duiraient a celui-la, si les continents ne lui barraient le passage. Mais TAfrique intercepte 1'alize de I'oce'an In- dien, 1'Ame'rique celui de 1'Atlantique, et TAustralie celui du Pacifique. Ce dernier commence a se faire sentir a une certaine distance des cotes occidentales de 1'Amerique, et souffle constamment jusqu'aux cotes de 1'Australie. Ce courant nord-est se montre dans toute sa re"gularite entre PHfiNOMfiNES DE L'OCEAN. 169 le 2 e degr6 de latitude nord et le 25 e de latitude sud ; mais en e'te' il se rapproche du nord. (Test pouss6s par cet aliz6 que Magellan et ses compagnons effectuerent le premier voyage autour du monde, et que pendant deux siecles les fameux galions espagnols, charges de Tor du nouveau monde, se rendaient d'Acapulco a Manille en toute s6cu- rite\ De 1 le nom de Pacifique donn6 a cet ocean. Dans la bande qui s'6tend du 5 e au 10 e degr6 nord, et qui se"pare les aliz6s des deux hemispheres, la dilatation et la force ascensionnelle de Fair, sure'chauffe par le so- leil , sorit assez intenses pour paralyser le mouvement oriental du a la rotation du globe. II en resulte le calme complet qui caracterise cette zone, appel^e pour ce mo- tif region des calmes. Mais cet 6tat d'equilibre n'est rien moins que stable , et peut etre trouble par le moindre accident. Aussi voit-on souvent, pres de Fequateur, suc- c^der tout a coup aux calmes plats des tempetes accom- pagn^es de pluies torrentielles, et ces coups de vent si redout6s des marins, que les Espagnols appellent torna- dos, et les Portugais travados. Durant ces bourrasques, il n'est pas rare de voir Taire du vent d^crire un cercle complet. Dans Toc6an Atlantique , la region des calmes n'occupe pas la meme position que dans le Pacifique; elle se trouve au-dessus de Tdquateur. Son etendue varie d'ailleurs sui- vant les saisons ; mais elle se maintient toujours entre le 2 e et le 25 e degr6 nord. II n'etait donne qu'a un marin de nous dpeindre, comme F. Maury 1'a fait dans ses Sailing Directions, les regions tropicales de TOc^an, ces vastes et splendides soli- tudes sans cesse parcourues par une brise fraiche et vivi- 170 DEUXIEME PARTIE. fiante que les Anglais ont appelee vents de commerce (trade winds], et a laquelle nous avons conserve le doux nom de vents alizes. II y regne un beau temps eternel ; le ciel est pur, 1'horizon net et limpide. La mer est toujours belle, et le bleu fence" de ses tlots fait ressortir la blan- cheur eclatante de la crete des lames. Tout sourit, tout vient en aide au navigateur; rien ne peut 1'inquieter dans sa route. Vers le soir seulement quelques vapeurs legeres s'elevent a 1'ouest, et ne semblent flotter dans un ciel sans images que pour conserver pendant quelques instants de plus splendides reflets du soleil noye sous 1'horizon. Quel est le marin qui ne se rappelle avec Emotion les longues heures ainsi ecoulees dans la contemplation des merveilles de la mer et des cieux? <( Quand on traverse ces regions fortunees de FOcean, en avangant vers l'6quateur, on arrive sans transition dans une zone de nuages et de pluies presque continuelles. La brise vivifiante des journees prece"dentes manque su- bitement : Pair devient lourd , 1'atmosphere etouffante. L'homme y subit une sensation de malaise qu'il ne peut deTmir. On entre ainsi dans la zone des calmes equato- riaux, qui s'6tend tout autour de la terre comme une infranchissable ligne de demarcation entre les alizes du nord et ceux de Themisphere sud. C'est la que ces vents viennent accumuler toutes les vapeurs absorbees a la sur- face des regions tropicales. La plus legere cause, les moindres changements dans la temperature suffisent pour y determiner des precipitations abondantes. De la cette sombre et 6ternelle ceinture de nuages que Maury com- pare a Tanneau de Saturne, et qu'il d^signe dans ses ou- vrages sous le nom de Cloud-ring. Sa largeur ne d6passe PHENOMfiNES DE L'OCfiAN. 171 pas cinq degr6s, et son mouvement annuel, suivant le sens de la declinaison, lui fait parcourir Tespace compris entre le cinquieme degre" de latitude sud et le quinzieme de Themi- sphere nord 1 . Les vents n'ont pas dans Toce'an Indien la meme regula- rite' que dans les deux grands oceans. Gela s'explique par le caractere me'diterrane'en de cet ocean , qui est comme un immense golfe enferme' entre les trois grandes masses con- tinentales de 1'Asie, de I'Afrique et de 1'Australie. Ici done Faliz6 du nord-est, arr&te par le continent asiatique, ne peut se faire sentir, et la circulation atmosphe'rique n'est plus r6glee que par les differences d'echauffement et de refroidissement des terres voisines pendant 1'hiver et pen- dant I'et6. On n'a plus que des vents de saison (etesice, vents ete"siens des anciens), qui soufflent re'gulierement six mois dans un sens et six mois dans 1'autre. G'est ce qu'on appelle aujourd'hui les moussons, mot de'rive' de 1'arabe moussin, saison. La mousson du nord-est souffle pendant Thiver dans Tlnde et sur la partie de 1'ocdan Indien situ6e au-dessus de la ligne, parce qu'alors I'6t6 regne en Afrique, et que la dilatation de I'air par la chaleur attire vers cette con tree 1'air plus froid de Themisphere bore'al. Le con- traire a lieu apres 1'^quinoxe d'avril : le vent vient du sud-ouest, parce qu'alors 1'Inde et 1'Asie sont plus echauf- fes que I'Afrique; c'est la mousson d'6te\ Les moussons des regions plus tempere'es situes au-dessus de la zone tropicale ont les monies causes. Les Latins avaient donne" a celles de la M^diterranee le nom d' 'etesice ( du grec ero?, annee). Ges vents soufflent pendant 1'e'te', d'Europe en 1 F. Julien. Les Harmonies de la mer, ch. vm. 172 DEUXlfiME PARTTE. Afrique, parce qu'alors Fair de nos contree.s est entrain^ avec force vers le Sahara. En hiver, leur direction est ren- versee, parce que dans cette saison la temperature du desert est infe>ieure a celle de la mer. GHAPITRE VII LES TEMPETES Les renversements des vents periodiques, la production de courants contraires engendres par des causes diverses, telles que les ine"galites de temperature , les perturbations electriques, les changements de densite" resultant d'une abondante Evaporation , occasionnent dans Fair des mou- vements brusques, qu'on peut appeler aussi les spasmes de Toc6an atmosphe>ique, et que tout le monde connait sous les noms de tempetes et d'ouragans. Les tempetes se manifestent par un vent d'une extreme violence , accompagne de ph^nomenes tres - variables : orages , coups de tonnerre, trombes, quelquefois meme tremblements de terre. Sur TOcean, les tempetes, n'etant arretees par aucun obstacle , se dchainent ordinairement avec un degre" d'intensit^ qu'elles n'atteignent point sur la terre ferme , si ce n'est dans les con trees ou elles sont favoris^es par le climat et par la configuration du sol : par exemple, dans les deserts de 1' Afrique et de 1'Asie ou dans les pampas et les savanes de TAmerique tropicale. Elles PIIENOMENES DE L 'OCEAN. 173 se compliquent toujours d'une agitation terrible des flots souleves par la force du vent, et les malheureux navires ont alors a soutenir contre la fureur des deux Elements une lutte inegale, dont Tissue leur est souvent funeste. On sait, h61as! de combien de rioms se grossit chaque annee la liste des naufrages ! Je reviendrai plus loin sur ce funebre sujet. Le moment n'est pas venu de faire apparaitre riiomme sur ce theatre mouvant ou se jouent les drames imposants de la nature. Les tempetes ont leurs climats de predilection : ce sont les climats extremes, tres-froids ou tres-chauds. Dans les derniers surtout, elles ont une frequence et une fureur extraordinaires. La mer des Antilles, Tocean Indien, les zones de 1'Atlantique voisines de I'^quateur sont les re- gions les plus tourmentees. Aux Antilles, les ouragans s'eUevent d'ordinaire du 15 juillet au 15 octobre, pendant rhivernage ou saison des pluies. Les plus redoutables sont les cycldnes ou tempetes tournantes, qui embrassent dans leur tourbillon de vastes 6tendues, parcourent en tour- noyant des distances enormes avec une rapidite prodigieuse, et detruisent tout sur leur passage. Les marins n'ont pas seuls a les redouter : les habitants des iles du golfe mexi- cain, de la mer des Indes, de la Malaisie, de 1'Oceanie, en eprouvent souvent les ravages. Dans le grand ouragan qui devasta les Antilles en 1772, la mer s'elanga de vingt-cinq metres au-dessus de son niveau habituel. Pres de trois cents personnes qui fuyaient devant le fleau , cherchant a gagner les montagnes , ne purent atteindre ce refuge et furent englouties. Au mois d'octobre 1780, deux tempetes affreuses devasterent les memes parages. 174 DEUXlfiME PARTIE. cc A Savana-la-Mary, dit le rapport officiel adresse" au gouvernement frangais sur ces tristes evenements, le coup de vent commenga le 3 octobre, au sud-est, a une heure de rapres-midi, mollissant vers huit heures; la mer, du- rant cette premiere periode, presentait la scene la plus terrible: les lames s'elancaient a une hauteur etonnante, se brisaient sur la cote avec une impetuosite indescrip- tible, et en quelques minutes determinerent la chute de toutes les maisons dans la baie. Vers dix heures, les eaux commencerent a baisser, et a ce moment on ressentit un leger choc de tremblement de terre; trois navires furent portes si loin dans les marais, qu'on ne put jamais les en retirer. Le second ouragan devasta la Martinique ; les environs de Saint-Pierre et de Port-Royal furent surtout maltraites. Un ras de mare"e des plus furieux, dit le meme rapport, mit le comble au malheur qu'on eprouvait : il detruisit en un instant plus de cent cinquante maisons au bord de la mer, dont trente a quarante nouvellement baties ; celles qui etaient derriere furent enfoncees en grande partie, et les marchandises qu'elles contenaient entierement perdues. G'est avec beaucoup de peine que leurs habitants sont par- venus a se sauver. Suivant M. E. Margolle', le tremblement de terre qui ac~ compagne quelquefois les cyclones doit etre la principale cause de ces e"normes lames qui d'un seul coup submergent avec le rivage les campagnes et les villes qui Tavoisinent, Toutefois il arrive aussi que le vent fait refluer vers leur source les grands courants de 1'Ocean et souleve le flot destructeur. Mais, ajoute cet auteur, qui partage en cela la pensee de Maury et de son collaborates le capitaine PHENOMENES DE L'OGEAN. 175 Jansen, ces teribles perturbations de la mer proviennent sans doute, dans la plupart des cas, de causes encore in- connues : elle sont appe!6es a retablir 1'equilibre dans la nature, a remettre dans leur condition normale les forces puissantes et mysterieuses qui les ont engendre"es ] . (c Dans la mer de Java, dit M. Jansen, durant le mois de f6vrier, la mousson d'ouest souffle presque continuellement avec force; en mars, elle souffle irr6gulierement et par violentes rafales; mais en avril ces rafales deviennent moins frequentes et moins fortes. Le changement de mousson commence; des coups de vent soudains viennent de Test : ils sont souvent suivis de calmes. Les nuages qui se croisent dans le ciel clair indiquent la lutte des cou- rants opposes qui se rencontrent dans les hautes regions de 1'atmosphere. L'electricite qui se de"gage des masses au sein desquelles elle accomplit mysterieusement, dans le calme et le silence, la puissante tache que la nature lui impose , se manifeste alors avec une eblouissante majeste. Ses eclairs et son fracas remplissent d'inquietude 1'esprit du marin, sur lequel aucun ph6nomene atmospherique na fait une im- pression plus profonde qu'un violent orage par un temps calme. Nuit et jour le tonnerre gronde; les nuages sont en mouvement continuel , et Fair obscur, charge de vapeur, tourbillonne. Le combat que les nuages semblent a la fois appeler et redouter les rend, pour ainsi dire, plus alteres, et ils ont recours aux moyens les plus extraordinaires pour attirer Teau. Lorsqu'ils ne peuvent I'emprunter a Tatmo- sphere, ils descendent sous forme d'une trombe et 1'as- 1 Les Phenomenes de la mer, ch. iv. 176 DEUXIEME PARTIE. pirent avidement a la surface de la mer. Ces trombes sont frequentes aux changements de saison, et surtout pres des petits groupes d'iles qui paraissent faciliter leur formation. Le vent empeche frequemment les trombes d'eau de se pro- duire ; mais a leur place des trombes de vent s'clevent avec la rapidite d'une fleche, et la mer semble faire de vains efforts pour les abattre. Les vagues furieuses se soulevent, cument et mugissent sur leur passage ; malheur au marin qui ne sait pas les 6viter. ^( ... En contemplant la nature dans son universality, ou Tordre est si parfait que toutes les parties , par le moyen de 1'air et de 1'eau, semblent se preter un mutuel concours, il est impossible de ne pas admettre Tidee de 1'unite d'ac- tion. Nous pouvons alors conjecturer qu'au moment ou cette union des elements est troublee ou detruite par 1'in- fluence de causes externes et locales , la nature montre sa puissance par les efforts qu'elle fait pour combattre les forces perturbatrices, pour retablir 1'harmonie par Taction des forces souveraines, mysterieuses , qui maintiennent 1'ordre et l'quilibre. A Tile Maurice et a la Reunion, les tempetes eclatent surtout dans les mois de Janvier, fevrier et mars. Elles sont precedes de chaleurs excessives et de calmes absolus. L'atmosphere se charge de vapeurs epaisses, la mer grossit sur les cotes , et , le vent une fois dechaine , la pluie tombe presque sans interruption. Chose etrange, et qu'on n'eut point soupconnee autre- fois : dans leur desordre apparent, les tempetes sont sou- mises a des lois , suivent une marche determinee ; ce qui est conforme aux vues de Maury, de Jansen, et de leurs disciples, sur la mission des tempetes. On les a com- PHENOMENES DE L'OCEAN. 177 parees aux maladies qui sont les crises de notre organisme , ou la nature reagit centre les causes perturbatrices qui I'aflectent. Comparaison ingenieuse et qui ne manque pas de justesse. Seulement nos maladies souvent nous tuent; les crises de la nature sont toujours passageres, n'inte'- ressent jamais Tordre g^n^ral et immuable des choses. Du reste, les unes et les autres sont deTmies ou definissables ; ce sont mysteres qu'il est donn6 a la science d'etudier, de penetrer. Le hasard, vain mot, n'y est pour rien; tout y arrive, tout s'y suit avec ordre. II y a done un diagnostic des ouragans comme il y a un diagnostic des maladies. D'abord, dans la periode d'incubation , certains signes ou symptomes precurseurs annoncent a I'homme de 1'art la crise qui menace. II peut, d'apres cela, prvoir ce qu'elle sera, se pre'munir en consequence. Puis 1'ouragan eclate, se deroule, arrive a son maximum, s'apaise ou s'eloigne, suit la marche qui lui est assignee, et que re'cemmenton a pu tracer. De la une science des tempetes qui sera la base d'un art de salut par lequel on parviendra quelque jour non a les combattre, mais a en conjurer les effets funestes, et qui sait? peut-etre a s'en servir! J'ai nomm6 plus haut les cr6ateurs de cette science nou- velle. Romme, le premier, tablit, en r6unissant, comme Maury 1'a fait depuis, un grand nombre d'observations, que Touragan proprement dit est un cyclone anime du mouvement giratoire. Apres lui, Brande en Allemagne et Redfield a New- York ont montr6 que la tempete est g6n6- ralement un tourbillon progress] f qui avance en tournant surlui-m^me. A son tour, Piddington, ing^nieur anglais, a decouvert et formu!6 une loi plus generate encore : dans Th^misphere boreal, la tempete tourne de droite a gauche, 12 178 DEUXIEME PARTJE. c'est-a-dire part de Test et revient a son point de depart en passant par le nord, Touest et le sud ; dans Themisphere austral, elle tourne, au contraire, de gauche a droite. Un inge"nieur frangais, M. Keller, a ete plus loin que son confrere d'Outre-Manche ; il a determine la courbe que de"crit le cyclone. G'est, dit-il, une courbe parabolique, dont le sommet est situe du c6t6 de 1'ouest, et dont les branches s^cartent vers 1'orient 1 . M. F. Julien a pu constater par lui-meme la direction du mouvement giratoire des cyclones, dans un terrible ouragan au centre duquel la fre'gate la Belle-Poitle se trouva engagee le 16 de"cembre 1846, par le travers de Tile de la Reunion. ft La brise, dit-il, soufflait du sud - est ; la mer etait houleuse. Vers le soir, le barometre descendit brusque- ment au-dessous des dernieres limites marquees sur son echelle. Les vents, en fraichissant , s'inclinerent au sud; ils forcerent progressivement et finirent par se de"chainer avec une irresistible violence. A minuit, malgre les plus ^nergiques efforts, la frigate desempare"e, sans gouver- nail, sans voiles, se couchait surbabord, avec sa mature en lambeaux et son pont balaye par une mer furieuse. Ce ne fut que deux heures apres que nous atteignimes le centre du cyc!6ne. Un calme subit succ^da a la premiere crise de cette convulsion atmospherique; mais il fut de courte dure. Les vents qui nous avaient abandonnes au sud repanirent a Touest et au nord avec la rapidit< de la foudre. Nous entrions dans le deuxieme segment du cercle d'ouragan. Pris par la gauche cette fois, notre batiment 1 Des Ouragam, typhons, tornados et tcmpetes. 1847. PHENOMENES DE L'OCEAN. 179 s'inclina de nouveau, ne pouvant resister a Tenorme pres- sion qui le tenait couche" sur le cote". Les vents avaient done suivi la marche indique"e par Piddington pour les ouragans de The'misphere austral. Cette tempete fut marquee par un episode Strange et lugubre , par une de ces scenes a la fois fantastiques et navrantes, que Timplacable Ocean reserve, comme une ironie supreme, aux infortunes qu'il a plonge's dans le deuil. La corvette le Berceau y qui voyageait de conserve avec la Belle-Poule, avait disparu dans la tourrnente. Echappe's au danger et parvenus a gagner avec une mature de fortune le lieu du rendez-vous, fix6 a Sainte-Marie de Madagascar, les marins de la Belle -Poule fouillerent en vain toutes les criques et les sinuosites du rivage ; en vain chaque jour ils interrogeaient de toutes parts 1'horizon, dans 1'es- poir que la corvette , seulement emportee hors de sa route par la tempete , reviendrait au port. Un mois s'e'tait ecoule dans une profonde anxietd, et dja I'attente avait fait place aux plus douloureux regrets , lors- qu'un matin la vigie signala, a I'ouest, un navire desempare d^rivant vers la terre. Ce n'6tait point un reve, dit M. Julien, a qui je laisse maintenant la parole. Le soleil etait resplendissant, le ciel limpide et pur. L'air e'chauffe' vibrait a 1'horizon. Toutes les longues-vues, braqu6es dans cette direction, ne firent que confirmer la r^alite de cette premiere nouvelle. Mais 1'emo- tion devait bientot devenir plus poignante. Ce n'6tait plus un navire en derive qui nous apparaissait, c'etait un radeau charge" d'hommes et remorqu6 par des embarcations sur lesquelles flottaient des signaux de de"tresse. Les images, d'ailleurs, 6taient nettes et arretees; les lignes se dessi- 180 DEUXlftME PARTIE. naient parfaitement distinctes. A bord de la fregate, otfi- ciers, commandant, matelots, tous, pendant plusieurs heures , sous le coup d'une hallucination fie>reuse , purent suivre de leurs propres yeux les details de cette indescrip- tible scene de mer L'amiral Desfosse's , commandant alors la station de Tlnde, fit appareiller a la hate le premier stea- mer qui se trouvait sur rade , pour voler au secours de ces debris vivants que I'Oce'an semblait nous renvoyer du fond de ses abimes. Le jour commengait a baisser ; la nuit, comme sous les tropiques, tombait deja sans crepuscule, quand YArchi- mede arriva au but de sa mission. II stoppa au milieu des epaves flottantes, et mit ses canots a la mer. Tout autour il continuait a voir des masses d'hommes s'agiter, tendre les mains au ciel ; on entendait d6ja le bruit sourd et confus d'un grand nombre de voix melees aux battements des avi- rons dans 1'eau. Encore quelques secondes , et nous allions serrer dans nos bras des freres arraches a une mort certaine... Illusions des nuits, vous jouiez-vous de nous? Nos canots s'enfoncerent dans les paisses branches de grands arbres arraches a la cote voisine, et entraines avec tout leur feuillage dans les centre -courants qui remon- tent au nord. Ainsi s'e^anouit cette etrange vision. Ainsi se dissipa la derniere esp^rance qu'un mirage trompeur avait, pour ainsi dire, evoque'e du fond de I'Oce'an. Ainsi sombra de nouveau sous nos yeux Tinfortune' Eerceau, avec les trois cents victimes englouties dans ses flancs ! Trompes par la ressemblance de certains effets, plusieurs auteurs (M. Michelet, entre autres) confondent les cyclones CS W H CD PHfiNOMfiNES DE L'OCfiAN. 183 avec les trombes, et emploient indiff^remment Tun ou Tautre de ces deux mots pour designer les tempetes tour- nan tes, les tourbillons de vent, auxquels le premier seul s'applique. La forme ordinaire, dit l'61oquent ecrivain, est celle d'un entonnoir. Un marin , qui s'y luissa prendre , me dit : Je me vis comme au fond du cratere d'un 6norme volcan; autour de nous, rien que t^nebres; en haut, une e"chap- cc p6e et un peu de lumiere. (Test ce qu'on appelle tech- niquement Y&il de la tempete. Engre'ne', il n'y a plus a s'en dedire; elle vous tient. Rugissements sauvages, hurlements plaintifs, rale et cris de noyade, gemissements du malheureux vaisseau qui rede- vient vivant comme dans sa foret, se lamente avant de mourir, tout cet affreux concert n'emp^che pas d'entendre aux cordages d'aigres sifflements de serpents. Tout a coup un silence... Le noyau de la trombe passe alors dans 1'hor- rible foudre, qui rend sourd, presque aveugle. Vous reve- nez a vous. Elle a rompu les mats sans qu'on ait rien entendu. (( L'6quipage parfois en garde longtemps les ongles noirs et la vue affaiblie. On se souvient alors avec horreur qu'au moment du passage la trombe, aspirant 1'eau, aspirait aussi le navire, voulait le boire, le tenait suspendu dans 1'air et hors de 1'eau , puis elle le lachait , le faisait replon- ger dans Tabime. Dans cette peinture saisissante, chef-d'oeuvre de style descriptif , on reconnait le cyc!6ne ou trombe d'air. Quant a la trombe proprement dite , elle accompagne quelquefois le cycldne ; mais elle se produit aussi indSpendamment de ce phenomene, et parait due surtout a une rupture vio- 484 DEUXlfiME PARTIE. lente d' ^if'-.T *. Diplacanthus striatus. (( Dans le second , avec ces memes pattes de cetace , une tete de lizard et un long cou semblable au corps d'un ser- pent : voila ce que le plesiosaurus et I'ichthyosaurus sont venus nous offrir, apres avoir ete ensevelis pendant, tant de milliers d'ann^es sous d'^normes amas de pierres et de marbres : car c'est aux anciennes couches secondaires qu'ils appartiennent. On n'en trouve que dans ces banes de pierre marneuse ou de marbre grisatre remplis de pyrites et LE MONDE MAIUN. 241 cTammonites, on dans les oolithes, tous terrains du meme ordre que notre chaine du Jura. G'est en Angleterre surtout que leurs debris paraissent abondants; aussi est-ce au zele des naturalistes anglais que la connaissance en est due. Us n'ont rien epargne pour en recueillir beaucoup de debris , fek Ichthyosaurus chiroligostinus. et pour en reconstituer 1'ensemble autant que Tetat de ces d6bris le permet. Le celebre paleontologiste anglais R. Owen a r6uni dans une famille , celle des enaliosauriens *, les nombreux i Du grec iv, dans , aXo?, mer, et iodes suivarites : miocene et pliocene. Cette derniere a precede imm6diate- ment 1'epoque quaternaire, qui touche a Tage actuel. 250 TROISlfcME PARTIE. Les c6tac6s fossiles sont encore assez mal connus. On sait cependant que les baleines des anciennes mers diffe- raient sensiblement des especes contemporaines. Leur forme tait plus e'lance'e, et la structure de leurs* machoires, ainsi que la forme et la puissance de leurs dents, prouve qu'elles ne se contentaient pas , pour leur nourriture , de petits animaux, mais qu'elles devoraient aussi de plus grosses proies, et qu'elles participerent a leur tour au role destructeur que leurs predecesseurs les enaliosauriens avaient rempli avec une si effrayante activity. Leurs osse- ments sont associes, dans les couches superieures des ter- rains tertiaires, a ceux de di verses especes de dauphins et de narvals, et m6me a quelques d6bris plus rares de laman- tins et de phoques. Ces animaux mammiferes marquent le terme le plus e'leve' de la creation oc^anienne, qui s'est arrete"e la, apres avoir suivi a travers les ages et les revolutions du globe sa marche progressive, son systeme de compensations constantes, de transformation et de renouvellement des etres, et fait passer la vie animale par une 6tonnante s^rie de formes et d'organismes ayant tous leurs raisons d'etre a un moment donne, et disparaissant apres avoir accompli la tache qui leur 6tait assignee. La creation terrestre avait traverse parallelement des phases semblables. La aussi se retrouve la serie progressive qui debute par des etres e'le'- mentaires, pour s'61ever graduellement a des toes sup6- rieurs chez lesquels les admirables fonctions de la vie vont toujours se perfectionnant , se regularisant , et, faut-il le dire? se simplifiant en raison meme de la complication des organes ; chez lesquels aussi, a cette perfection crois- sante du mcanisme physiologique, correspondent la beaut6 LE MONDE MARIN. 251 des formes et des couleurs, le de>eloppement des sens et des instincts, jusqu'a ce que 1'homme, chef-d'oeuvre de la creation , vienne regner sur 1'empire si longuement prepare pour le recevoir. Mais l'6tude de ce vaste sujet ne saurait entrer dans le plan de cet ouvrage, ou il ne nous est possible, helas! de contempler qu'une faible partie des mer- veilles du monde marin. GHAPITRE V LES ANIMAUX-PLANTES Sous une surface moins varie'e que celle des conti- nents, dit Humboldt, la mer contient dans son sein une exuberance de vie dont aucune autre region du globe ne pourrait donner 1'idee. Charles Darwin remarque avec raison, dans son inte'ressant Journal de voyage, que nos forets terrestres n'abritent pas, a beaucoup pres, autant d'animaux que celles de I'Oc^an. Car la mer a aussi ses for&ts : ce sont les longues herbes marines qui croissent sur les bas-fonds, ou les banes flottants de fucus que les courants et les vagues ont detaches, et dont les rameaux dalle's sont soulev^s jusqu'a la surface par leurs cellules gonfle'es d'air. Ce sont plus encore ces lithophytes , ces madrepores arborescents qui embrassent, en largeur et en hauteur, d'immenses etendues, et dont les envahissements deviendraient redoutables, n'tait 1'extr^me lenteur avec laquelle les polypes accomplissent leur oeuvre indestruc- 252 TROISlfiME PARTIE. tible. Nous avons deja jete" un coup d'oeil sur ces forets, ainsi que sur les riches jardins ou TOcean etale tous les brillants tre'sors de sa flore vivante. Arretons-nous encore a considerer en particulier quelques-unes de ces plantes anime"es qui ont cause longtemps tant de perplexite's et d'embarras aux classificateurs : perplexity's bien legitimes, etqui n'ont cess6qu'en changeant d'objet, puisque aujour- d'hui, on se le rappelle, les naturalistes, ayant une fois reconnu des animaux dans tous ces etres indecis qu'ils avaient d'abord pris pour des plantes , en sont venus a se demander si les autres etres repute's plantes ne sont pas aussi des animaux, ou du moins des polypiers; en d'autres termes, a douter si le regne vegetal n'est pas une fiction ! Les EPONGES sont peut-etre de tous les zoophytes ceux dont la place dans la serie des etres a e'te' la plus difficile a determiner. Les anciens auteurs ne doutaient point que ce ne fussent des animaux, et ils leur accordaient meme un rang plus e'leve' que ne le comporte leur organisation. C'est ainsi que Pline et Dioscoride crurent distinguer des Sponges males et des eponges femelles, et affirmerent qu'elles etaient douses de mouvements volontaires, qu'elles s'at- tachaient aux rochers par une force qui leur etait propre > et qu'elles se derobaient sous la main lorsqu'on voulait les saisir. Dans les temps modernes, au contraire, et jusqu'en notre siecle, on n'a plus considere les eponges que comme des ve'ge'taux. Linn6 lui-m^me avait adopte cette opinion, qu'on trouve explicitement noncee dans les premieres editions de son Sy sterna naturce. Mais on est revenu en dernier lieu a Topinion des anciens, modifie'e toutefois en ce sens, qu'on leur refuse le sexe et la locomotion, sauf en leur plus bas LE MONDE MAUIN. 253 age ; qu'on ne leur recommit au plus, a l'e"tat adulte, qu'une sensibilite et une contractilit6 tres-borne'es, et qu'en les ad- mettant dans le regne animal , on ne leur assigne, comme par grace, que la derniere place. Leur mode de reproduc- tion est, a ce qu'on croit, ovipare. A certaines 6poques de l'anne"e, suivant les observations de M. Grant, de petits corps spheroi'daux se developpent a 1'interieur des Sponges, tombent dans les lacunes dont elles sont perce'es et sont expuls6s avec 1'eau qui les traverse. Ces corpuscules, germes reproducteurs des Sponges, sont alors munis de cils, de filaments a 1'aide desquels ils se meuvent dans 1'eau avec assez de rapidite, et vont se fixer sur un corps quel- conque d'ou ils ne bougent plus. D'ordinaire ils choi- sissent de pr6ference les rochers, les pierres calcaires, et s'y creusent meme une espece de loge qui d'abord leur sert d'abri, puis leur assure, lorsqu'ils grandissent, une attache plus solide. Ce qui a valu surtout aux 6ponges leur brevet d'anima- lite, c'est leur composition chimique, ou 1'azote, e'le'ment caracteristique des matieres animales, entre pour une forte part. Brulez un morceau d'eponge , vous sentirez une odeur analogue a celle de la corne ou de la laine brul6e. Leur substance est done une sorte de chair disposed en fibres tres-teimes, plus ou moins elastiques, enchev&trees de maniere a former un tissu elastique, travers^ par une multitude de canaux de diametre variable, qui vont se ramifiant, et soutenu par des aiguilles et des filaments en partie calcaires et siliceux, en partie corn6s, qui sont comme les os et les cartilages du zoophyte. L'6ponge est imprSgne'e, a 1'etat vivant, d'une matiere gelatineuse et gluante. On en extrait meme une matiere grasse particu- 254 TROIS1EME PART1E. Here; elle donne a 1'analyse du carbone , de 1'hydrogene, de 1'azote, de 1'iode, du soufre, du phosphore, plus des quantites notables de phosphate , de carbonate et de sul- fate de chaux, du sel marin, de la silice, de la magnesie, Eponge (Spongia Cyma). de 1'alumine et du sulfate de fer. On trouve les eponges sous toutes les latitudes, tantot a des profondeurs consi- d6rables, tantot plus ou moins pres de la surface, ou meme sur des rochers qui sont alternativement converts et abandonnes par les Hots. Elles affectent, selon les es- LE MONDE MAKIN. 255 peces, des formes tres-variables , comme celles de tubes, de vases, de globes, d'arbustes, d'6ventails, etc., et ces formes sont le plus souvent tres-irre'gulieres. Leur cou- leur est un blanc jaunatre ou un brun roux , qui n'a rien d'agreable a 1'oeil. La nutrition et la respiration sont pour les eponges une Iphitica panicea. seule et meme fonction, qu'elles accomplissent en absor- bant 1'eau ae're'e. Leur accroissement se fait par 1'augmen- tation du parenchyme glutineux dans lequel sont de'pose's les elements de leur charpente osseuse. Les parties non absorbers sont entrain-_.V-" Actinie plumeuse de Sainte-Helene. les tentacules longs, flexibles et ramifies vers 1'extremite, imitent les branches d'un arbre; Yactinie capricorne, large de huit a neuf centimetres, a tentacules gros, courts, arrondis, a demi transparents , et qui offrent en general des couleurs vives, le cramoisi, par exemple; Yactinie blanche ou plumeuse, le plus souvent blanche , mais quel- quefois jaune ou orang6e, dont la bouche est entoure"e de lobes munis de nombreux tentacules ; Yactinie pourpre, 260 TROISlfiME PARTIE. petite et dont le nom indique la nuance eclatante ; Yac- tinie rousse, aux tentacules tres-nombreux, fins et delies , et dont la couleur, malgre son nom cette fois , varie a 1'in- fini et peut offrir toutes les nuances du bleu, du rose, du jaune et du violet ; Yactinie alcyono'ide y au corps cylin- drique , dont les tentacules ressemblent a ceux de 1'actinie mm Actinie alcyono'ide. arborescente , bien qu'ils soient plus courts et plus etal6s ; Y (Billet de mer, dont le corps est lisse et les tentacules rouge fence" ; enfin Yactinie coriace, vulgairement ap- pelee cut de mulet, qu'on mange a Rochefort et aux envi- rons, et dont la chair est, au gout de certaines personnes, delicate et savoureuse. Les zoanthaires pierreux, ou madrepores, ont la pro- prie"te de scr6ter en grande abondance du carbonate de LE MONDE MARIN. 261 chaux qui, deposd sur la peau et dans les plis exte>ieurs du corps , donne naissance a un polypier pierreux dont la forme exterieure est habituellement cylindrique, et dont I'interieur est compose de lamelles verticales. Les madre"- pores, ainsi que les zoanthaires, sont tantot isoles, tant6t agre"ges. C'est dans ce dernier cas, qui est notamment celui des caryophyllies (voy. page 210), qu'ils produisent ces arborescences entrelacees dont la multiplication et le de"veloppement ont joue un si grand role dans la formation des iles et des recifs de certaines mers. Au groupe alcyonien, qui, comme les pre'ce'dents, fait partie de 1'ordre des zoanthaires, appartient le genre co- rail, si connu pour la belle substance rouge qu'il fournit a la bijouterie, et sur la nature de laquelle les naturalistes anciens 6taient en grand disaccord : les uns le regardaient comme un mineral, les autres comme un ve'ge'tal, et pas un ne soupgonnait son origine reelle. Th6ophraste compa- rait le corail a 1'he'matite. Dioscoride le repre"sentait comme un arbrisseau marin qui, tire de 1'eau, se durcissait au contact de Fair. Cette opinion fut ge"neralement admise durant tout le moyen age et jusqu'au commencement du xviii 6 siecle; et Marsigli vint en 1706 lui donner une sorte de confirmation en d6crivant ce qu'il prenait pour les fleurs du pretendu ve"ge"tal , et qui n'etait autre chose que les ani- maux du polypier. Enfin cependant, grace aux travaux de Peyssonnel (1750) et a ceux de M. Milne-Edwards, on est maintenant assure" que le corail est en re'alite' le re*sultat de Tendurcissement intir les malheureux matelots tombes a la mer, ou les imprudents qui se hasardent a nager dans leurs eaux. On doit ranger parmi les remits fabuleux, dit le docteur Chenu, ce qui a e"t6 dit par Aristote, Pline, Elien, Aldo- vrande, et re'pe'te' re"cemment encore par des voyageurs se- rieux et par des naturalistes tels que Denys de Montfort, par exemple, relativement a des poulpes gigantesques, capa- bles d'enlacer des vaisseaux et de saisir avec leurs bras non-seulement des hommes, mais encore des cetace"s de grande taille. On a parle d'un poulpe dont les bras avaient dix metres de long , et e"taient si gros qu'a peine un homme aurait pu les embrasser; on a cite" d'autres animaux du meme genre, qui auraient des bras longs de vingt-cinq a trente-cinq metres ; enfin le celebre kraken, sur lequel on a brode" tant de romans, aurait sa partie superieure d'une circonf6rence d'au rnoins une demi-lieue , et pourrait faire chavirer les plus grands navires, si Ton ne parvenait a couper les bras qui enlacent les mats, etc. Ce qui semble vrai , c'est qu'il existe dans I'oce'an Pacifique une espece qui a pres de deux metres de developpement. M. Rang assure aussi qu'il a rencontre au milieu de TOcean un poulpe ayant les bras courts et le corps de la grosseur d'un tonneau 1 . Au temoignage de M. Rang on en peut ajouter plusieurs 1 Encyclopedic d'histoire naturelle. 320 TROISlfiME PARTIE. autres non moins dignes de foi, et qui tendent a etablir non pas certes 1'existence des krakens et des etres fabuleux dont parlent Aristote, Pline et Denys de Montfort, mais celle de c^phalopodes depassant de beaucoup par leur taille tous les invertebres connus. Un des naturalistes les plus e"minents de notre epoque, M. Ehrenberg, a commu- niqu6 sur ce sujet, a 1'Acad^mie des sciences de Berlin , des observations qui m6ritent d'etre citees. Son memoire, inse're' dans le Bulletin du mois de novembre 1861 de la docte compagnie , est relatif aux sondages faits sur les c6tes du Greenland par le navire anglais Bull-Dog. On y lit ce qui suit : a Le docteur Wallish , naturaliste de Fexpedition , croit que les etoiles de mer (ophicoma) retirees vivantes de la ligne de sonde habitent les profondeurs, et il convient d'attendre les motifs qu'il donnera a 1'appui de son opi- nion, Elle concorderait d'une maniere frappante avec les vieilles I6gendes qui parlent de monstres marins vivant au fond de la mer, et enveloppant de leurs bras tout ce qui les approche. Ce que dit Pline d'enormes polypes de trente pieds de long et pesant sept cents livres a e"te* considere comme une exageration. Mais d'apres une communication faite re*cemment a la SocieHe" des naturalistes de Berlin par le professeur Steenstropp, on aurait peche dans le Sund, en 1549, un grand animal entierement inconnu. II a 6te decrit et represented par Rondelet, Belon, Gesner, qui lui donnent le nom de moine de mer (piscis monachus). En 1853, un semblable animal, pesant cent kilogrammes, fut pris pres du Jutland, et reconnu comme une seiche gigantesque. Steenstropp le range, avec une seiche d'une autre espece prise dans TAtlantique en 1858, dans un LE MONDE MARIN. 321 genre particulier, sous les noms dCarchiteuthus nionachus et architeuthns dux. Ce dernier pourrait etre aussi appete le tueur de baleines; car on l'a pris pendant qu'il luttait avec un de ces ceHaces. Quelques parties du corps de ces polypes grants sont conserve's au Mus6e de Gopenhague. (( On ne peut done inettre en doute que les profondeurs de la mer, ou croissent des vege'taux longs de huit cents pieds, comme le fucus gigantesque de Forster, sont aussi peuplees par de monstrueux animaux , dont 1'organisme est adapt6 a ces regions inconrmes, d'ou ils ne sortent que rarement. Leurs apparitions tres-reelles ont forme' le fond des traditions myste'rieuses que , depuis deux mille ans, se transmettent les marins, et qui ont donn6 naissance aux fantastiques creations du kraken et du serpent de mer. a De meme que les masses de petites meduses gelati- neuses qui flottent a la surface servent de nourriture aux enormes baleines, il y a aussi , au fond des mers, une abon- dante proie pour ces animaux prodigieux. A la meme epoque ou paraissait le memoire de M. Eh- renberg, M. Moquin-Tandon lisait a 1'Academie des sciences de Paris une lettre de M. Sabin Berthelot, consul de France a Teneriffe, qui racontait avec details la rencontre d'un poulpe gearit, en pleine mer, par 1'aviso de la marine fran- caise VAlecton. (( Le 2 novembre dernier (1861), disait M. S. Berthelot, 1'aviso a vapeur VAlecton, command^ par M. Bouyer, lieu- tenant de vaisseau , est venu mouiller sur notre rade , se rendgnt a Cayenne. Get aviso avait rencontre' en mer, entre Madere et Teneriffe , un poulpe monstrueux qui na- geait a la surface de Teau. Get animal mesurait de cinq a six metres de longueur, sans compter les huit bras formi- 21 322 TROISIEME PARTIE. dables, cou verts de ventouses, qui couronnaient sa tete. Sa couleur etait d'un rouge de brique ; ses yeux , a fleur de tete , avaient un developpement prodigieux et une ef- frayante fixite. Sa bouche, en bee de perroquet, pouvait offrir pres d'un demi-metre. Son corps, fusiforme, mais tres-rentte' vers le centre, presentait une enorme masse dont le poids a et6 estime a plus de deux mille kilo- grammes. Ses nageoires, situ6es a rextremit< posterieure, e"taient arrondies en deux lobes charnus et d'un tres-grand volume. (( Ce fut le 30 novembre , vers midi et demi , que 1'equi- page de YAlecton apercut ce terrible cephalopode nageant le long du bord. Le commandant fit stopper aussitot, et, malgr6 les dimensions de 1'animal, il manoeuvra pour s'en emparer. On disposa un nceud coulant pour essay er de le saisir; les fusils furent charges et les harpons prepares en toute hate. Mais aux premieres balles qu'on lui envoya, le monstre plongea en passant sous le navire, et ne tarda pas a reparaitre a 1'autre bord. Attaqu6 de nouveau avec des harpons, et apres avoir recu plusieurs decharges, il dis- parut deux ou trois fois, et chaque fois se montrant quel- ques instants apres a fleur d'eau , en agitant ses longs bras. Mais le navire le suivait toujours ou bien arretait sa marche, selon les mouvements de F animal. Cette chasse dura plus de trois heures. Le commandant de YAlecton voulait en finir a tout prix avec cet ennemi d'un nouveau genre. Toutefois il n'osa pas risquer la vie de ses marins en faisant armer une embarcation , que ce monstre aurait pu faire chavirer en la saisissant avec un seul de ses bras formidables. Les harpons qu'on lui lancait penetraient dans ses chairs mollasses et en sortaient sans succes. Plu- LE MONDE MARIN. 323 sieurs balles 1'avaient travers6 inutilement. Gependant il en re^ut une qui parut le blesser grievement; car il vomit aussitot une grande quantite d'ecume et de sang metes a des matieres gluantes, qui r^pandirent une forte odeur de muse. Ce fut dans cet instant qu'on parvint a le saisir avec le noeud coulant ; mais la corde glissa le long du corps e"las- tique du mollusque, et ne s'arreta que vers Textre'mite' , a Tendroit des deux nageoires. On tenta de le hisser a bord. D6ja la plus grande partie du corps se trouvait hors de 1'eau , quand I'e'norme poids de cette masse fit pene'trer le noaud coulant dans les chairs et spara la partie poste"- rieure du reste de Tanimal. Alors le monstre, d^gage" de cette etreinte, retomba dans la mer et disparut. On m'a montre" a bord de VAlecton cette partie poste'- rieure. (( Je vous adresse un dessin assez exact de ce poulpe colossal, fait a bord par un des officiers de VAlecton. (( Je dois ajouter que j'ai interroge" moi-meme de vieux pecheurs canariens, qui m'ont assur^ avoir vu plusieurs fois, vers la haute mer, de grands calmars rougeatres, de deux metres et plus de long, dont ils n'avaient os6 s'em- parer. De son cote, le lieutenant de vaisseau Bouyer, comman- dant YAlecton, avait adresse a M. le ministre de la marine, sur Tetrange rencontre dont ii s'agit, un rapport qui fut e"galement lu a 1'Acade'mie des sciences, et qui reproduisait tous les details donnes par M. S. Berthelot. L'Acade"mie accueillit ces communications sans que per- sonne manifestat la moindre incredulity. M. Milne-Ed- wards prit la parole; mais ce fut pour rappeler d'autres faits analogues a celui qui venait d'etre porte" a la connais- 324 TROISIEME PARTIE. sance de I'Acad^mie, et desquels il resulte, selon lui, que la mer nourrit non pas une seule , mais probablement plusieurs especes de cepbalopodes grants. M. Milne -Ed- wards cita , outre les relations de MM. Rang et Steeris- tropp, celles des voyageurs Peron , Quoy et Gaimard, et de M, Harting. Le premier affirmait avoir vu , non loin des cotes de la Tasmanie , un calmar dont les bras avaient plus de deux metres de long et de vingt a vingt-deux centi- metres de diametre a la base. Quoy et Gaimard avaient recueilli dans les regions equatoriales de TAtlantique des debris d'une sorte de poulpe dont ils evaluaient le poids a plus de cent kilogrammes. Enfin M. Harting a decrit et dessine diverses parties provenant d'un animal du meme genre, et qui sont conservees au Museum d 1 Utrecht. Voila certes d'importantes autorites, des t6moignages dont la sincerity ne saurait etre suspected. Et pourtant, en presence meme des affirmations categoriques de tant d'hommes considerables, je ne puis, je 1'avoue, me de- fendre de douter encore. Et ce doute est, je crois, l^gitime; car il s'applique a un fait qui, s'il tait demontre d'une maniere absolument irrecusable, renverserait toutes les notions que nous possedons actuellement en mecanique physiologique, toutes les regies qui sont jusqu'a prdsent considerees comme pr6sidant a I'organisation des etres vivants. Je m'explique. II n'y a rien , je Tai dit d^ja, de capricieux dans la crea- tion. La nature est soumise a des lois constantes, et croire que tous les animaux peuvent indifleremment s'y presenter avec des dimensions quelconques, est une opinion qui ne peut s'accre'diter que parmi les personnes completement e*trangeres a la philosophie naturelle. II existe, de toute LE MONDE MARIN. 325 Evidence, entre le degre de developpement des dhT6rents animaux et leur organisation physiologique , une correla- tion necessaire, en vertu de laquelle il est aussi impossible de croire rationnellement a un infusoire de deux metres de longueur qu'a un Elephant microscopique, a une arai- gn6e grosse comme un cheval qu'a un rhinoceros gros comme une mouche. Et c'est en vertu de la meme loi que 1'existence d'une seiche ou d'un poulpe de la taille d'une baleine doit paraitre a priori inadmissible. En effet, le poulpe et la seiche sont des mollusques ; et leur organisa- tion est incompatible avec une taille aussi e"norme , qui ne peut appartenir qu'a des animaux pourvus : en premier lieu, d'un squelette, d'une charpente osseuse puissante, capable de contenir et de soutenir leurs organes , de servir d'attache et de point d'appui a leurs muscles ; en se- cond lieu, d'un systeme cer6bro-nerveux, d'un systeme respiratoire et circulatoire et d'un appareil digestif propres a faire mouvoir leur corps , a y accomplir le grand travail de nutrition et de reparation qui constitue la vie des ani- maux supe"rieurs; en troisieme lieu, de muscles ro- bustes, partant tres-denses, sans lesquels ils ne sauraient ni triompher de la resistance que 1'eau opposerait a leurs mouvements, ni plonger et se maintenir dans les profon- deurs qu'on donne pour habitat ordinaire aux cephalopodes gigantesques decrits par quelques voyageurs. Un mollusque capable de lutter avec des cetaces, un mollusque meme des dimensions de ceux dont parlent Pe"ron , Quoy et Gaimard , Steenstropp, Harting, S. Berthelotet Bouyer, semble done, non dans le sens figure, mais dans la rigoureuse accep- tign du mot, un monstre, c J est-a-dire un &tre anormal, extranaturel, fantastique, qu'on est tente" de classer a cote 326 TROISlfcME PARTIE. de la Chimere, de 1'Hydre de Lerne, du Minotaure et des autres animaux composites inventes par la mythologie. L' a venture de VAlecton, entre autres, est des plus extra- ordinaires. Je la crois vraie a certains e"gards, puisqu'elle est affirmee par des gens honorables et se*rieux ; mais, sans concevoir le moindre doute sur la sincerite et la bonne foi de M. Bouyer et de son Equipage, ne peut-on pas ad- mettre qu'ils se sont trompes? Une telle erreur, dira-t-on, commise en meme temps par un si grand nombre de per- sonnes, est bien peu vraisemblable. Soit; mais il fautavouer que Fanimal poursuivi par YAlecton Test encore moins. Vous repr6sentez-vous ce mollusque, dont le corps seul est long de cinq a six metres et doit peser deux mills kilo- grammes., et dont les chairs ont si peu de consistance que les harpons n'y peuvent mordre, et que le noeud coulant avec lequel on tente de le saisir le coupe en deux comme une masse gelatineuse; cet animal qui, poursuivi, fusille, harponn6, reste b6n6volement pendant trois heures a la portee des coups de ses agresseurs , au lieu de regagner le fond de 1'abime, demeure habituelle, assure -t-on, des etres de son espece, et dont la partie suprieure plonge et disparait seulement apres avoir 6t6 se'pare'e de Tinf6- rieure ! Le commandant de YAlecton a conserve" a son bord cette partie infe'rieure. Mais que ne l'a-t-on disse'que'e? que ne nous de"crit-on sa structure et celle des organes qu'elle renfermait? II me semble que ce trongon d'un monstre in- connu valait la peine d'&tre examin^ avec attention. On ne comprend pas d'ailleurs comment il a pu &tre saisi et amene a bord ; car, Tanimal ayant 6t6 coupe en deux par la corde, les deux troncons devaient necessairement retomber LE MONDE MARIN. 327 chacun de son cote. Ce n'est pas tout. Le narratetir nous montre ce poulpe ou ce calmar vomissant une assez grande quantity d'dcume et de sang male's a des matieres gluantes . II est Evident qu'il veut parler de sang rouge ; sans quoi, il n'aurait pu le distinguer des matieres gluantes rejete'es en meme temps par le cephalopode. Or tout le monde salt que le sang des mollusques est incolore. En v6rit6 , plus on analyse le re"cit de M. S. Berthelot et la description de son poulpe gant, plus on y trouve de motifs de douter si ceux de qui il tient ces details ne se sont pas laisse" abuser par de trompeuses apparences et par leur propre imagination (et Ton verra au chapitre suivant qu'ils ne seraient pas les premiers a qui pareille chose soit arrive'e); plus on s'e*tonne que 1'Acade'mie des sciences, d'ordinaire si r6servee et si peu cr6dule , ait accueilli sans conteste cette relation, et lui ait d'emble'e donn6 place dans ses Comptes rendus. Quoi qu'il en soit de la re'alite des faits dont nous venons de nous occuper et de la valeur scientifique des commen- taires auxquels ils ont donne" lieu , il faut reconnaitre que la fiction du poulpe geant , en taut que sujet de contes merveilleux, ne manque ni de grandeur ni de posie. Elle est certainement d'origine danoise ou norwegienne, comme le denote la consonnance toute septentrionale du nom de kraken sous lequel le monstre est design^. Le kraken est, selon la lgende, une bete immonde et gigantesque, au corps informe, aux bras aussi longs que les plus longs serpents, et armds d'innomb rabies sucoirs. II ne se con- tente pas de faire la guerre aux autres habitants des mers : il est encore avide de la chair et du sang de Thomme. G'est surtout la nuit, au milieu des temp&tes, qu'il monte du 328 TROISIEME PARTIE. fond de 1'abime pour attaquer les malheuretix navigateurs aux prises avec la tourmente. II enveloppe alors dans les replis de ses bras les agres et la mature , et s'efforce d'en- trainer sous les flots le batiment et ceux qui le montent. Le seul moyen de salut est de couper a coups de hache ses immenses tentacules ; encore n'est-il pas bien certain qu'ils ne renaissent pas aussitot, comme les tetes de Fhydre. On comprend ais6ment la terreur que devait inspirer autrefois a des esprits ignorants et enclins aux croyances surnatu- relles le rcit des effrayants exploits d'un tel ennemi. GHAPITRE X LE SERPENT DE MER Puisque nous parlous des habitants fantastiques de TO- cean, nous ne pouvons moins faire que de consacrer un chapitre au pins ce"lebre d'entre eux , au fameux serpent de mer, qui est au moins cousin germain du kraken, et le plus ordinairement confondu avec ce dernier dans les tradi- tions maritimes du Nord. Lecouturier en a donne" , dans le Musee des sciences*, une excellente monographic a laquelle j'emprunte la plus grande partie des faits qui suivent. L'histoire fabuleuse du grand serpent de mer remonte, comme celle des polypes ou poulpes geants, a une assez haute antiquite. Pline et Valere Maxime parlent tousdeux d'un serpent amphibie qui nait sur le rivage , et ne se rend i Deuxieme annee (tome II) 1857-1858. LE MONDE MARIN. 329 a Teau que lorsqu'il a acquis en grandissant des dimen- sions qui rendraient ses mouvements impossibles, ou tout au moins tres-difficiles, autre part que dans 1'Ocean. Un auteur Frangais, Belleforest, dans sa Cosmographie, a commente le passage de Pline relatif au serpent marin , et n'a pas craint de donner sur ce reptile des details tres- circonstancies. C'e"tait, selon lui, un animal gigantesque, dou6 d'une agilite" extreme. II se jetait sur les barques et sur les petits navires, les renversait et les mettait en pieces en les fouettant avec sa queue, et engloutissait ensuite un a un tous les nautoniers. Belleforest ajoute, avec une parfaite naivete" , que si le navire 6tait trop grand pour que le monstre put le briser, il le jetait ou plutot le poussait a la cote, quelle que fut la direction du vent ; la il attendait patiemment que les hommes de 1'equipage, presses par les privations ou par Tespoir de s'echapper, s'aventurassent sur le pont ou essayassent de gagner la terre. (Test alors qu'il les saisissait et les croquait a belles dents; car ce serpent toujours d'apres Belleforest avait des dents. II avait aussi une tete de chien-loup y avec des oreilles re- jetees en arriere. Ajoutez a cela un corps tout couvert d'ecailles jaunissantes et une croupe se recourbant en replis tortueux , et vous aurez le portrait ressemblant du monstre : le meme probablement que suscita Neptune pour d6vorer le fils de Th6see, Dans le nord de 1'Europe, la croyance a des etres ma- rins de forme Strange et de taille prodigieuse est tres- r^pandue et fortement enracine'e dans Tesprit des masses. Quant a s'enqu^rir des dimensions exactes et de Tespcce de ces animaux, il va sans dire que les pecheurs et les marins s'en gardent bien ; car des qu'ils croient en aper- 330 TROISIEME PARTIE. cevoir un, ils n'ont rien de pluspresse' que de fuir a force de voiles ou de rames. De la la confusion qu'ils font entre le kraken proprement dit, ou poulpe geant, et le grand serpent de mer, en les designant tous deux sous le nom de kraken, et en leur attribuant liberalement les caracteres et les formes les plus bizarres et les plus incompatibles. La Norwege, dit Lecou tuner, a une foi inebranlable dans 1'existence du grand serpent de mer, et elle lui donne les mers du Nord pour demeure. Pontoppidan, eveque de Berghen, dit qu'on y croit si fortement a la realite de ce reptile monstrueux, que toutes les fois que, dans le ma- noir de Nordland, il s'avisait d'en parler dubitativement, il faisait sourire comme s'il eut doute de 1'existence de 1'anguille ou de tout autre poisson vulgaire. Le nom de ce serpent marin dans ces regions est le kraken; on le de- signe encore sous le nom de soe-trolden (fleau de la mer). a Les pecheurs norwegiens, raconte Pontoppidan, af- <( firment tous sans la moindre contradiction, dans leurs rdcits, que lorsqu'ils poussent au large plusieurs milles, particulierement pendant les jours les plus chauds de 1'annee , la mer semble tout a coup diminuer sous leurs barques; et s'ils jettent la sonde, au lieu de trouver a quatre-vingts ou cent brasses de profondeur, il arrive a souvent qu'ils en trouvent a peine trente. (Test un ser- (( pent de mer qui s'interpose entre les bas-fonds et 1'onde ft superieure. Accoutumes a ce ph6nomene, les pecheurs disposent leurs filets, certains que la abonde le poisson, surtout la morue et la lingue, et ils les retirent riche- ft ment charge's. Mais si la profondeur de 1'eau va toujours diminuant, et si ce haut-fond accidentel et mobile re- ft monte, les pecheurs n'ont pas de temps a perdre : c'est w Q cc w a; w H cc LE MONDE MARIN. 333 (( le serpent qui se reveille, qui se meut, qui vient respi- (( rer 1'air et e"tendre ses larges plis au soleil. Les pecheurs font alors force de rames , et quand , a une distance rai- (( sonnable, ils peuvent enfin se reposer avec se'curite', ils voient , en effet , le monstre qui couvre un espace d'un (( mille et demi de la partie supe"rieure de son dos. Les poissons surpris par son ascension sautillent un mo- (( ment dans les creux humides formes par les protu- berances de son enveloppe ext6rieure; puis de cette masse flottante sortent des especes de pointes ou de (( cornes luisantes qui se deploient et se dressent sem- (c blables a des mats armes de leurs vergues. Ce sont les bras du kraken. (Voila done le kraken qui reparait, le serpent qui se transforme en poulpe : il a des bras, et quels bras! Telle est leur vigueur, que s'ils saisissaient les cordages d'un vaisseau de ligne, ils le feraient in- failliblement sombrer.) Apres etre reste quelque temps sur les flots, le monstre redescend avec la m6me lenteur, (( et le danger n'est guere moindre pour le navire qui serait a sa portee; car en s'affaissant il d6place un tel volume d'eau, qu'il occasionne des tourbillons et des courants aussi terribles que ceux de la fameuse riviere (( Male (le Maelstrom). Telle est en Norwe'ge, continue Lecouturier, la croyance populaire a propos du serpent de mer. Les anciens e"crivains scandinaves, de leur c6t6 , lui attribuent six cents pieds de longueur, avec une t&te qui ressemble beaucoup a celle du cheval , des yeux noirs et une espece de criniere blanche. Suivant eux , on ne le rencontre que dans TOcean , ou il se dresse tout a coup comme un mat de vaisseau de ligne, et pousse des sifflements qui effraient comme le bruit d'une 334 TROISIEME PART1E. tempete. Les poetes norwegiens comparent la marche du serpent de mer au vol d'une fleche rapide. Lorsque les pecheurs 1'apercoivent , ils rament dans la direction du soleil, le monstre ne pouvant les voir lorsque sa tete est tournee vers cet astre. On dit qu'il se jette quelquefois en cercle autour d'une barque, et que 1'equipage se trouve ainsi envelopp6 de tous cot6s. On lit dans la relation du second voyage de Paul Egede au Greenland , qu'au mois de juillet un animal dressa sa tete au-dessus des flots jusqu'a moitie environ de la hau- teur du grand mat. Cette tete se terminait en un long mu- seau pointu, et ce qui n'avait ete dit jusque-la d'aucun serpent de mer elle rejetait 1'eau par un seul event plac6 a son sommet. Le monstre avait, en guise de nageoires, d'immenses oreilles comparables a celles d'un elephant, et qu'il agitait comme des ailes pour maintenir hors de 1'eau la partie sup6rieure de son corps. II plongea au bout de quelque temps en se rejetant en arriere , et en faisant une sorte de culbute qui montra successivement toutes les autres parties de son corps convert de larges ecailles. Dans ce serpent de mer d'une nouvelle espece, avec son event et ses ailes-nageoires , on croit reconnaitre un autre animal fantastique, la grande baleine blanche des cotes du Greenland , chassee pendant deux siecles par les baleiniers ecossais, qui 1'appelaient Moby Dick et la regardaient comme Tepouvantail des mers arctiques. Elle apparait encore de temps en temps, au dire de ces marins; mais elle est si vieille , si vieille , que son corps est tout couvert de vegetation, d'algues et de mousses marines, au milieu desquelles vivent attache's, comme surun rocher, des mul- titudes de coquillages et de polypes. LE MONDE MAIUN. 335 Les traditions du Nord parlent encore d'un monstre marin qui vint un jour e"chouer sur une plage des lies Orcades. Ou raconte qu'il avait quatre-vingts pieds de long et quatorze de circonference, qu'il portait une criniere longue et he'risse'e, et que cette criniere, lumineuse dans 1'obscurite, redevenait terne pendant le jour. Malgre' ce qu'il y a de fantastique dans cette description, on ajoute que la veracite en est attestee par des proces-verbaux dres- ses en presence des autorite"s locales , et que meme un na- turaliste 6cossais, sir Edward Ham , proposa de classer ce monstre parmi les poissons de la famille des squales, sous le nom de squalus maximus. Mais laissons la les fables , les le"gendes , les visions noc- turnes et les recits apocryphes, et voyons ce que 1'histoire contemporaine , les rapports des hommes reputes serieux et les discussions des savants nous apprendront sur cet etre proble"matique , dont 1'existence a e"te" tantot traitee de mystification ridicule, tantot affirme'e comme un fait ave"r6, sans que , jusqu'a une 6poque tres-rapprochee du moment actuel, il ait 6t< possible de se prononcer avec certitude entre ces opinions contraires. En Angleterre et aux Etats-Unis, la croyance au grand serpent de mer est tres-populaire. La Societe" linne'enne de Boston a rdige", il y a quelques ann6es, un rapport au- thentique, constatant qu'a plusieurs reprises un animal prodigieux avait t vu dans la baie de Glocester; qu'il se montra une fois entre autres, en 1817, a trente milles en- viron de Boston , et put etre examine par quelques hommes comp6tents, prvenus de son retour. D'apres le rapport dont nous parlons, le monstre offrait bien la forme et les contours d'un serpent. Son agilite ee, traversant la baie dont 1'eau e'cumait sous sa pres- sion. Nous pumes facilement estimer que sa longueur ne devait guere s' carter de cinquante a soixante pieds. . . Ce que je puis affirmer, sans oser dire a quelle espece appartient 1'animal que je viens de voir, c'est que ce ne peut etre ni une baleine, ni un cachalot, ni aucun fort souffleur, ou tout autre volumineux c6tace. Aucun de ces gigan- tesques animaux n'a le dos ondoyant comme celui-ci... Peu de temps apres, les autorite's du comte d'Essex, Etat de Massachussets , recevaient le proces-verbal en bonne forme que voici : a Je soussigne, Gresham Bennett, contre-maitre, declare que le 6 juin, a sept heures du matin, naviguant a bord du sloop la Concorde, dans son passage de New -York a Salem, le batiment 6tant environ a quinze milles de Race- Point, en vue du cap Sainte-Anne, j'entendis le pilote pous- ser un cri et m'appeler, disant qu'il y avait pres du navire quelque chose qui me'ritait d'etre vu. Je fus immediate- ment du cot6 qu'il m'indiquait, et je vis un serpent d'une grosseur 6norme qui flottait sur 1'eau. Sa tete 6tait environ a sept pieds au-dessus de la surface de la mer; le temps tait clair et la mer calme. La couleur de 1'animal dans toutes ses parties visibles 6tait noire, et la peau paraissait 22 338 TROISlfiME PARTIE. unie et sans ecailles. Sa tete avait la longueur de celle d'un cheval; mais c'e"tait parfaitement un tete de serpent, se terminant en haut par une surface aplatie. On ne distin- guait pas ses yeux. Je le vis clairement pendant sept a huit minutes; il nageait dans la meme direction que le sloop et allait presque aussi vite. Le dos etait compose de bosses ou d'anneaux de la grosseur d'un gros baril , separes par des interstices d'environ trois pieds. Ges anneaux paraissaient fixes, et ressemblaient a un chapelet de tonneaux lies en- semble; la queue 6tait sous 1'eau. La partie de 1'animal que j'ai bien vue est d'eriviron cinquante pieds de longueur; le mouvement des anneaux paraissait ondulatoir. . . Depuis lors et jusqu'a une epoque tres-rapprochee du moment ou nous sommes, il ne se passa pas une anne sans que la presence du serpent de mer fut signaled sur quelque point de 1'Ocean. Mais le public ne tarda pas a se blaser sur ces histoires , et la grande majorite des gens 6claires ne vit dans leurs auteurs que des visionnaires ou des mystificateurs. Cependant, en 1857, la question du serpent de mer fut de nouveau posee devant le monde savant par un ma- rin anglais d'un merite reconnu, le capitaine Harrington , commandant du navire le Castillan. II s'ensuivit dans les societ6s et les journaux scientifiques, a Londres surtout, une pole"mique tres-animee, mais d'un caractere nouveau, ou chacun prit parti pour ou contre le serpent de mer ; seulement les opposants, au lieu de nier purement et sim- plement son existence, soutinrent que ce qu'on avait pris pour un animal n'etait autre chose que quelque 6norme epave vegetale. Mais n'anticipons point, et laissons parler les observateurs. LE MONDE MARIN. b39 M. Harrington pr LE MONDE MARIN. 345 ne se resoudra pas de la meme fac,on que celui du serpent de mer? Ce serait, entre 1'histoire du premier et celle du second , un dernier trait de ressemblance qui n'aurait rien de surprenant. Puisque tant d'observateurs eclaire's et at- tentifs ont pu , de la meilleure foi du monde, affirmer qu'ils avaient vu, de leurs yeux vu le grand serpent de mer, il est tout simple que d'autres aient cru voir galement le grand poulpe, et qu'ils aient pris pour ce pr6tendu animal quelque trongon de fucus monstre detach^ du fond de la mer, et dont les racines ou les branches, agite*es par les vagues, simulaient les tentacules d'un cphalopode. II est aussi tres- possible que les fragments recueillis par quel- ques voyageurs, et presentes par eux comme provenant de poulpes ou de calmars 6normes, soient en realite les debris d'une plante marine. La consistance molle de ces fragments plus ou moins volumineux , leur surface vis- queuse et de couleur brune ou rougeatre, 1'odeur forte qu'ils exhalent, sont autant de caracteres 6galement pro- pres a un grand nombre des produits de 1'Ocean, et que Ton n'a aucune raison d'attribuer a une substance animale plutot qu'a une matiere v6g6tale. Ces considerations et d'autres encore, qu'un peu de re- flexion suggerera sans doute au lecteur comme a nous- meme , suffiront , je pense , pour engager les esprits sages , et surtout les hommes de science, a n'admettre que sous b6nefice d'inventaire les recits qui font mention d'tres extraordinaires, tels que le serpent de mer et le poulpe geant, dont I'existence serait en quelque sorte la negation des grandes lois d'harmonie et d'e"quilibre qui gouvernent souverainement la nature vivante ainsi que la matiere brute et inerte. 346 TROISlfiME PARTTE. CHAPITRE XI LES POISSONS La conclusion de Thistoire du grand serpent de mer suffirait a prouver une fois de plus que, comme 1'a dit un clebre 6crivain du siecle dernier, il y a toujours quelque chose de vrai dans un mensonge , et qu'au fond de toute erreur on trouve, en cherchant bien, une r6alite. Nous devons ajouter, pour la justification de ceux qui ont cru au grand serpent de mer, que si I'Oce'an ne nourrit aucun etre ayant exactement la forme et approchant des dimen- sions de celui de la lgende, on y rencontre bien re'elle- ment des betes que leur corps tres-allonge' et leurs allures tortueuses font ressembler beaucoup aux serpents de terre. Mais ces b&tes sont des poissons, c'est-a-dire des animaux organises pour la vie aquatique, pourvus de na- geoires, et chez lesquels les poumons sont remplace's par des branchies, qui leur permettent d'absorber Fair dissous dans Teau , mais ne leur permettent pas de respirer direc- tement Fair atmospherique. Ces poissons serpentiformes , le vulgaire les confond tous sous la denomination d'an- guilles 1 . Les naturalistes les distinguent en plusieurs genres dont un , le genre ophisure, est surtout remarquable 1 Du latin anguis, serpent. LE MONDE MARIN. 347 par sa ressemblance avec les serpents de terre : ressem- blance si frappante, qu'une espece de ce genre a rec,u le nom m6rite de serpent de mer. II existe done un serpent de mer. Seulement il n'atteint jamais une longueur de plus de Le Serpent de mer (ophisure). deux metres ; ce qui n'approche guere, comme on le voit, des dimensions attributes a l'tre fantastique dont il a te question au chapitre pre'ce'dent. Sa grosseur est a peu pres celle du bras d'un homme ; son museau est gr61e et pointu , 348 TROISltiME PARTIE. son corps brun en dessus , (Tun blanc argente en dessous. II habite la Me'diterrane'e. (Test aussi dans la Me'diterranee que vit une autre espece d'anguille : la murene (murcena Helena}, si estime'e des Romains, qui elevaient, dans des viviers construits a grands 1. La Murene. 2. La Lamproie. frais au bord de la mer, un si 'grand nombre de ces pois- sons, que, pour f6ter un de ses triomphes, Jules Cesar en fit distribuer six mille a ses officiers et a ses amis. Afin de donner a leurs murenes Tembonpoint qui devait rendre leur chair plus succulente, on ne refusait rien a ces pois- sons voraces et carnassiers, et de hauts personnages allaient jusqu'a faire jeter vivants dans les piscines ceux de leurs esclaves qui avaient commis quelque faute. Un certain LE MONDE MAKIN. 349 Vedius Pollio s'est acquis, par ces actes de gourmandise f est infiniment plus suspect, et LK MONDE MARIN. 357 il est bien difficile d'accorder des moeurs inoffensives a uu animal pourvu d'une arme aussi cruelle. En effet , son museau, allonge et deprime' en forme de lame d'e'pe'e, est he'risse' de chaque c6te de fortes epines osseuses, pointues cl tranchantes, implantees comme des dents. La forme du La Scie vulgaire. corps est allongee et, comme chez les autres squales, ominement propre a Ja nage. La scie peut atteindre une longueur totale de quatre a cinq metres. Les naturalistes anciens et plusieurs auteurs modernes ont affirm^ qu'a Taide de Tarme meurtriere qui lui a valu son nom, elle 358 TROISIEME PARTIE. attaque la baleine, et lui livre des combats opiniatres ou elle a souvent le dessus. Certains squales ne sont remar- quables que par la bizarrerie de leurs formes. Les deux plus etranges sont le squale marteau et la squatine ou ange de mer. Le Marteau -maillet. Le marteau doit ce nom a la forme de sa tte, aplatie horizontalement, tronqude en avant, et dont les cot6s se prolongent a droite et a gauche en deux branches, qui figurent assez bien la tete d'un marteau ou d'un maillet. Le marteau commun est r6pandu dans I'oce'an Atlantique, et se trouve aussi dans la Me'diterranee. Sa longueur est LE MONDE MARIN. 359 cT environ trois metres ; il peut peser jusqu'a deux cents kilogrammes. C'est par antiphrase sans doute qu'on a donn6 le nom d'ange de mer a la squatine, a moins que ce ne soit a cause du de"veloppement de ses nageoires pectorales et ventrales, qui jusqu'a un certain point ressemblent a des ailes. Ge poisson a la tete grosse et ronde, les yeux places sur la face dorsale , la bouche fendue en avant du museau , le dos heriss de fortes Opines. 360 TROISIEME PARTIE. Si ce doux nom d'ange pouvait, sans profanation, etre applique" a des creatures aussi gen6ralement hideuses et aussi invariablement stupides que les poissons , il convien- drait plutot a ceux que la nature a dous de nageoires mem- braneuses assez grandes pour leur permettre de s'elever quelques instants hors de Teau, et qui, en consequence, Le Pterois volant. sont appele"s poissons volants. Cette faculte semble etre , au premier abord, un bienfait pour eux, puisqu'ils peuvent airisi se soustraire aux poursuites de leurs ennemis marins ; mais en realite" elle ne fait que les jeter d'un p6ril dans un autre, puisqu'ils n'dchappent le plus souvent a la voracite des autres poissons que pour devenir la proie des oiseaux ichthyophages. LE MONDE MARIN. 361 Le plus extraordinaire des poissons volants est le pegasc- dragon, avec son long museau , son corps large, deprime", cuirasse" de plaques ecailleuses et dures , et dont la partie poste'rieure , brusquement tronquee, donne naissance a une queue mince qu'on pourrait, sans les nageoires dont Le Pegase- dragon. elle est pourvue , comparer a celle d'un crocodile Le pegase-dragon appartient a la meme famille que le ce*lebre hippocampe ou cheval warm. Un corps comprime et, si Ton peut dire ain c i, rocailleux , termini en avant par une tele a museau tubuleux, en arriere par une queue sans nageoires qu'on prendrait volontiers pour la racine 362 TROISlfiME PARTIE. noueuse et effilee de quelque plante marine; la courbure que prend, apres la mort, la partie anterieure du corps, et qui lui donne quelque ressemblance avec 1'encolure du cheval : tels sont les caraeteres qui, chez ce singulier poisson , ont tant excite*, a juste titre, I'e'tonnement et 1'attention du vulgaire, et meme des naturalistes. I. Oreosome de 1'Atlantique. 2. Hippocampe pointille. S'il est vrai, du reste, comme je 1'ai dit plus haut, que la plupart des coquillages marins defient, par 1'exquise elegance du dessin et par la beaute des nuances, toute description , il faut bien avouer, en revanche , que la classe des poissons offre une collection de types difformes et de physionomies repoussantes et grotesques a de'sespe'rer LE MONDE MARIN. 363 1'ecrivain et r artiste; et Boileau a bien prouv6 sa complete ignorance de 1'ichthyologie, lorsqu'il a dit : 11 n'est point de serpent, ni de monstre odieux, Qui, par 1'ait imite, ne puisse plaire aux yeux. II n'avait vu, certes, ni Yoreosome de VAtlantique, ni le ptfro'is volant, ni 1'affreux pelor filamenteux, ni le salarias Le Pelor filamenteux. d quatre c&mes, ni Yamblyope hermannien, ni le stomias- boa, ni m^me la baudroie commune... J'en passe, et des plus laids. Les moins disgracies, ceux qui plaisent aux yeux par leur corps elance, par leurs ecailles aux bril- lants effets d'argent, de nacre ou d'azur, ne rachetent point par ces avantages ce qu'il y a de disgracieux dans la partie 364 TROISlfiME PARTIE. essentielle de leur etre : la tete. Nous pouvons done dire, sous un certain point de vue , que la beaute chez le pois- son n'existe pas. Mais ce qui, aux yeux du philosophe, le rehabilite, c'est sa parfaite appropriation au milieu qu'il habite ; ce sont ses branchies a 1'aide desquelles il extrait, pour le respirer, 1'air en dissolution dans 1'eau ; ce sont i",e Salarias a quatre cornes. ses nageoires si bien disposers pour la coordination de ses mouvements; ce sont ses muscles puissants; c'est son corps souple et fort; c'est cet organe particulier, connu sous le nom de vessie natatoire, et qui , en se gonflant d'air ou en se vidant a la volonte de 1' animal, augmente ou accroit sa logerete spccifique , le fait monter on descendre avec une extreme facilite". En un mot, le poisson est Ta- nimal aquatique par excellence. II a done, comme tons les LE MONDE MAR1N. 365 etres, sa perfection propre, partant sa beaute", qui re"sulte de cette perfection meme. Au total, ce vrai fils de 1'eau, mobile autant que sa mere, glisse a travers par son mucus, fend de sa tete, choque des muscles (contracted sur ses vertebres, sur ses fines cotes onduleuses); enfin de ses fortes nageoires il Stomias-boa. coupe, il rame, il dirige. La moindre de ces puissances suffirait. II les unit toutes, type absolu du mouvement 1 . G'est pourquoi Ton a plaisir a le voir nager, comme a voir voler 1'oiseau ; on le sent si bien dans son e'le'ment ! et le peuple, en sa naivete , dit avec raison : Heureux comme le poisson dans 1'eau. L'agilite', la rapidit6 des evolutions, telle est done la i Michelet. La Mer. 366 TROISIEME PARTIE. faculte dominante et caracteristique des poissons. Quant a leurs moyens d'attaque ou de defense, ils se reduisent, en somme, a peu de chose. Les grands squales, tels que le requin et la scie, sont a peu pres seuls vraiment armes La Baudroie. pour le combat : le premier avec son terrible ratelier mobile, la seconde avec son glaive dentele\ D'autres especes, de la famille des scomb^roi'des, sont aussi pourvues d'une sorte de bee forme" par I'allongement horizontal des os de la tete , et qui les a fait designer dans LE MONDE MARIN. 367 toutes les langues anciennes et modernes sous les noms equivalents de xiphias, de gladius, de pesce-spada y de sword-fish., d'espadon, etc. Mais il ne semble pas que ni ce dard osseux, ni la grande taille de ces poissons, qui atteignent souvent une longueur de trois et quatre metres, les rendent bien redoutables. Us sont de moeurs inoffensives, sociables m&me, et c'est le plus souvent par maladresse, ou 1. Le Voilier des hides. 2. L'Espadon. lorsqu'ils sont exasp6res par les morsures de leur parasite (un crustace" de la famille des lernes), qu'ils enfoncent et brisent leur broche dans la carene des navires ou dans d'autres corps inertes. Mais la nature a donn6 a certains poissons une arme plus efficace et tout a fait bizarre, telle que n'en possede aucun animal terrestre. Je veux parler de 1'appareil 61ec- trique a 1'aide duquel les gymnotes et les torpilles fappent de secousses plus ou moins violentes, soit 1'ennemi qui les attaque , soit la proie dont elles veulent s'emparer. Les tor- 368 TR01SIEME PAKTIE. pi lies seules sont des poissons marins. On en connait plu sieurs especes qui habitent divers parages. La torpille mar- br6e est assez commune dans la Mediterrane'e et dans le golfe de Gascogne. La Torpille marbree. Les appareils electriques des torpilles consistent en deux glandes re'niformes , assez volumineuses, situ6es a la partie superieure du corps, de chaque cot6 de Tarete m6diane. La dissection y fait reconnaitre une multitude de petits paral- lelipipedesa six pans, tous de meme structure, et separes les uns des autres par des cloisons de tissu cellulaire, dans lesquelles arrivent des vaisseaux sanguins et des filets ner- veux tres-nombreux. Mais comment Telectricite se d6gage- LE MONDE MARIN. 369 t-elle, a la volonte de Tanimal, dans ce singulier appareil? G'est la un probleme dont les observations des plus savants physiologistes n'ont encore pu fournir la solution. OHAPITRE XII LES GET AGES Le poisson est le type le plus eleve des etres inarms pro- prement dits. Aux echelons superieurs, on rencontre en- core des animaux vivant dans 1'Ocean ; mais une demar- cation bien nette separe ces derniers des precedents. Leur conformation exterieure, leurs moeurs les rapprochent plus on moins des poissons; mais ils en different par leur orga- nisation, qui est celle des animaux terrestres. L'Oce'an n'est point leur element : c'est leur demeure. Ils y trouvent leur nourriture ; mais pour 1'accomplissement de la fonction la plus importante de la vie, la respiration, il leur faut 1'air libre ; ceux d'entre eux qui sont ovipares se rapprochent de la terre au moment de la ponte, et vont confier leurs oeufs au sable du rivage. En un mot, si Ton veut me per- mettre cette distinction un peu subtile, ils sont plutot les notes que les citoyens de I'Oce'an. Ils 6tablissent la transi- tion entre la creation neptunienne et la creation terrestre. Plusieurs trompent d'abord, et ont longtemps trompe" les observateurs superficiels et le vulgaire, qui confond indistinctement sous le nom de poisson tout ce qui vit dans 1'eau. En fait, ce sont les plus marins, les CETACES, cre'e's 24 370 TROISIEME PARTIE. exclusivement pour la nage, et en consequence presen- tant exactement les memes formes que les poissons : le corps tout d'une venue, s'amincissant a la partie poste- rieure en une queue bifurquee, et de vraies nageoires pec- torales, rien enfin qui rappelle les quadrupedes terrestres meme les plus pesants , si ce n'est apres un examen at- tentif. En y regardant de plus pres, on remarque que la peau des cetaces est sans e"cailles, souveut meme parsemee de quelques polls gros et roides. Les nageoires sont char- nues ; leur charpente est formee d'os articules comme ceux des pieds et des mains des marnmiferes terrestres, et se rattachant par un cubitus et un radius soudes ensemble a un hume'rus tres-court, il est vrai, mais neanmoins dis- tinct. On retrouve en outre dans leur squelette toutes les pieces principales du squelette des grands animaux ter- restres. Les membres posterieurs seuls manquent, et Ton n'apergoit que des vestiges du bassin. Si Ton penetre plus profondement dans 1'examen de leur organisme , on voit les liens qui rattachent les cetaces aux quadrupedes superieurs se multiplier et devenir de plus en plus manifestes. Leur sang est rouge et chaud, et de deux especes : arteriel et veineux; leur respiration s'ef- fectue a 1'aide de poumons par 1'absorption directe de 1'air; leurs systemes circulatoire , nerveux et digestif sont aussi complets que chez les carnassiers et les herbivores qui nous sont familiers. Enfin ils sont tous vivipares; les femelles allaitent leurs petits, et un observateur qui a plu- sieurs fois goute du lait de baleine afiirme qu'il ne differe pas sensiblement de celui de la vache. L'ordre des Grace's renferme les animaux les plus grands, non-seulement parmi les habitants de la mer, LE MONDE MARIN. 371 mais parmi tous les etres actuellement existants. La ba- leine franche peut atteindre jusqu'a vingt-trois metres de longueur; mais on en a rarement rencontr qui eussent plus de vingt metres. Cette derniere dimension est de"j3i colossale; elle suppose un poids d'environ 70,000 kilo- grammes, et une baleine de cette longueur n'a pas moins de douze a treize metres de circonference, mesuristiques de leur nature, et cet instinct se manifeste, dans quelques especes , par la puissante et rSciproque affection des meres et de leurspetits. Le meme attachement existe entre les males et les femelles, et, comme le sen- timent maternel, revet un caractere touchant, puisqu'il 1'emporte presque toujours sur 1'instinct qui prime tous les autres chez la plupart des animaux , et trop souvent chez 1'homme meme : 1'instinct de conservation. Les moeurs des ce'tace's different, du reste, beaucoup selon les groupes. Gelles des cetace's herbivores sont tres- douces, et 1'instinct de la famille est aussi chez eux tres- developp6. On en peut dire autant de la gigantesque ba- leine, qui, malgre son apparence formidable, est un animal tres-inoffensif et ordinairement tres-craintif, prt a fuir devant toute apparence de danger. Un courage intrpide s'allume dans ce colosse larsqu'il voit un des siens attaque 1 M. Th. Mannequin, aujourd'hui bien connu par ses travaux en economic politique. LE MONDE MARTN. 375 on blesse ; mais c'est seulement pour le soustraire au dan- ger, pour s'exposer a sa place aux coups qu'on veut lui porter, et, s'il meurt, pour mourir avec lui, que la pauvre b6te ne le quitte point. Sans armes, elle ne peut autre- ment le defendre et ne i'essaie m6me pas : 1'instinct de la ! La Baleine Tranche. lutte, du combat, semble lui manquer totalement. Les baleines, comme les lamantins et les dugongs, vivent en famille plutot qu'en troupes. Leur nourriture est exclu- sivement animale. Elles mangent des poissons, des vers, 376 TROISIEME PARTIE. des mollusques , de petits animaux articule's qui s'englou- tissenten immense quantite dansleur enorme gueule, et, apres les avoir fait entrer dans leur gosier, elles rejettent par leurs Events 1'eau qu'elles ont avalee. On sait que les dents sent remplacees, chez ces cetaces, par de longues Le Cachalot. et minces lames d'une matiere fibreuse et cornee, extre- mement flexibles, effi!6es a lenr bord et implantees dans la machoire supe"rieure , et qui remplissent 1'office d'un crible pour retenir dans la gueule du colosse les petits animaux dont il fait sa nourriture. Ces lames, longues d'environ trois metres , sont au nombre de sept a huit LE MONDE MARIN. 377 cents. Les naturalistes les appellent fanons; mais elles sont connues vulgairement sous le nom de baleines, et em- ploy6es dans 1'industrie a divers usages, en raison de leur flexibility et de leur tenacite*. Des organes et des appe"tits diffe'rents correspondent, chez les autres ce" lace's pisciformes, a des moeurs plus sauvages et a des instincts feroces. Les dents du cachalot, nulles ou rudimentaires a la machoire supe"rieure, sont longues et fortes a la machoire infe"rieure, et lorsque la gueule de Tanimal est ferm^e, elles s'emboitent dans les cavites osseuses qui bordent le palais. Un tel arsenal in- dique un animal carnassier, et en effet, le cachalot n'est pas moins que le requin lui-meme le fleau des mers qu'il habite. II fait, dit-on, la guerre a son vorace concurrent, et non content de devorer des poissons, attaque aussi les ce'tace's plus faibles que lui, notamment la baleine. On assure meme qu'il 6ventre les femelles pleines pour devo- rer leur petit. Enfm un observateur digne de foi , Beale, dit avoir vu des cachalots se battre entre eux avec fureur, t en cherchant a se saisir par la machoire inf6rieure. Ces animaux parcourent ordinairement les mers en troupes nomb reuses. Beale en a rencontre qui se composaient de deux a trois cents individus. On dit que ces troupes re- connaissaient pour chef un male qui nage en avant, et donne le signal du combat ou de la fuite en poussantune sorte de mugissement comparable au son d'une grosse cloche. D'apres le meme auteur, un cachalot peut de- meurer sous Teau sans respirer pendant plus d'une heure et quart, et faire de quinze a seize kilometres a Theure. Lorsqu'il nage le plus vite, il 61eve et abaisse rapidement son immense queue; le corps, suivant ce mouvement, se 378 TROISlfiME PARTIE. ddcouvre et se plonge alternativernent dans la mer. A chaque impulsion il s'eleve ainsi de sept a huit metres hors de I'eau , et parfois meme ii se montre tout entier au- dessus des flots. On rencontre des cachalots dans toutes les mers, bien qu'ils soient surtout communs dans les mers australes. On en a pris j usque dans 1'Adriatique. Les delphinides se rapprochent des cachalots par leurs app6tits carnassiers, mais ils n'atteignent pas les propor- tions de ces gigantesques cetace's. Les plus grands ne depassent pas huit metres de longueur. Dans cette famille sont compris, outre les dauphins proprement dits, les marsouins, qu'on rencontre en troupes nombreuses sur les c6tes de TAtlantique. Quelques especes habitentde pr- ference les mers polaires : tels sont Yepaulard ou dauphin gladiateur, ainsi nomme a cause de sa nageoire dorsale, haute de plus d'un metre , pointue et recourbee en arriere , et le narval ou monodon, remarquable par la longue dent implantee dans sa machoire superieure et dirigee en avant, suivant Taxe de son corps. A c6t6 de cette defense et dans le meme os maxillaire, il s'en trouve une autre semblable , mais toujours moins developp6e et , le plus ordinairement , a peine apparente; en sorte que Tanimal qui, theoriquement , aurait deux defenses paralleles , n'en possede r^ellement qu'une seule : celle du cote gauche. Cette dent, dont la matiere est pareille a celle de 1'ivoire et susceptible des monies usages, est moins pour Tanimal une arme de combat qu'un instrument de travail. Elle sert a cette espece, qui est par excellence le cetace' des mers polaires, disent MM. Paul Gervais et Van Beneden, a percer la glace de maniere a pouvoir arriver jusqu'a la surface pour y respirer ; et com me les narvals vivent en LE MONDE MARIN. 379 troupes , ce sont les males adultes qui sont sp6cialement charges de ce soin 1 . On salt de quelle reputation d'intelligence et de philan- thropie jouissaient dans 1'antiquite' les dauphins, et com- bien de traits de sagacit6, d'amabilite', de devouement les auteurs anciens ont raconts, en les attribuant a ces ani- maux. Malheureusement , les observateurs modernes n'ont 1. Le Marsouin. 2. Le Dauphin vulgaire. jamais rien vu qui put justifier ces histoires merveilleuses , et Ton cherche en vain parmi les habitants de TOc^aii une espece qui re*ponde au signalement des dauphins clas- siques. Les ce'tace's qu'on designe aujourd'hui sous ce nom sont, au contraire, d'apres Frederic Guvier, les plus car- nassiers et, proportionnellement a leur taille, les plus cruels de Tordre des c^tacds. a Les dauphins actuels, dit d'autre part Boitard, sont des animaux stupides, bru- l Zoologie medicale , t. I. 380 TROISlfiME PARTIE. taux, voraces, n'ayant d'intelligence que juste ce qu'il en faut pour deVorer leur proie et reproduire leur espece. Toutefois, en etudiant les veritables moeurs de ces cetace"s, peut-etre arriverons-nous a devirier rorigine de ces contes puerils. Lorsqu'un navire est a la voile, il est constamment escorte's par des troupes de poissons, attire's par les d6bris de cuisine, les balayures et les vidanges qui leur fournissent une nourriture abondante. Les dauphins, attires a leur tour par ces legions de poissons dont ils ont 1'habitude de faire leur nourriture, se rassemblent autour des navires et les suivent pour avoir continuellement une proie a leur porte'e; et en cela ils sont imites par les requins. Des matelots au- ront remarqu6 que ces derniers attaquaient et devoraient les hommes qui tombaierit a la mer, tandis que les dau- phins ne leur faisaient aucun mal. Et, au lieu d'attribuer simplement ce fait a une difference d'organisation, ils Faii- ront mis sur le compte d'une pr6tendue amiti6 que le dau- phin aurait pour rhomme. II est vrai que, parmi les au- teurs des rcits merveilleux dont j'ai parle, il en est un (Pausanias) qui affirme, avec Taccent de la verite', avoir et6 t6moin du fait etonnant qu'il rapporte. J'ai vu moi- meme, dit-il, a Prose'le'ne, un dauphin qui, bless^ par des p&cheurs et gueri par un enfant, lui t6moignait sa recon- naissance; je Tai vu venir a la voix de F enfant, et, quand celui-ci le desirait, lui servir de monture pour aller ou il voulait. II est Evident que, si ce fait est vrai, il se rapporte a un animal autre que le dauphin, probablement a un phoque. Si Pausanias, dit Boitard, a pris un phoque pour un dauphin , son histoire s'explique parfaitement , et peut etre vraie de tout point. Elle serait possible aussi, s'il s'agissait d'un ce'tace' herbivore, tel que le LE MONDE MARIN. 381 Idmantin on le dugong. En eflet, ces ariimaux sont do l)eaucoup les plus intelligents des ctacs, dont quelques naturalistes les ont, du reste, s6pares, pour en former un ordre a part, voisin des phoques, avec lesquels ils ont plus d'un point de ressemblance. Le nom de sireniens qui leur a t6 donne" rappelle ces etres fabuleux, moitie hommes ou femmes, moitie pois- sons, dont il est si souvent parle" dans la mythologie. En effet, un grand nombre de naturalistes ont cru reconnaitre dans les lamantins et les dugongs les tritons, les sirenes, les nereides, mis en scene par les poetes grecs et latins. Mais il faut pour cela, ce semble, un bien vif dsir de trouver quand meme une re"alite au fond de toutes les crea- tions enfantees par ('imagination humaine; et en tout cas on doit rendre aux poetes cette justice, que si tels 6taient, en effet, les types primitifs de leurs divinites amphibies, types qu'ils n'avaient sans doute jamais vus, ils ont eu du moins le bon gout de les embellir et de les idealiser de fagon a les rendre tout a fait me'connaissables. II y a loin de ces belles femmes aux blonds cheveux flottants, aux yeux glauques , a la voix si harmonieuse qu'elle exercait sur les plus fermes un charme irresistible , aux tres-laides creatures qu'on a bien voulu appeler sireniens., et qui , au surplus , habitent bien loin des parages ou la Fable place les sirenes. Des trois genres qui composent le sous-ordre des c6- tac6s herbivores, le premier, celui des lamantins, habite les cotes du Senegal ou celles de TAme'rique meridionale ; le second, celui des dugongs, ne se trouve que dans Tar- chipel Indien ; le troisieme enfin , celui des stelleres , est confine" dans les baies de la cote nord de TAm^rique, aux 382 TROISIEME PARTIE. environs des iles Kurides et Aleoutiennes , et dans la mer qui baigne la presqu'ile du Kamtschatka. Les lamantins et les dugongs ont le corps allonge* en forme d'outre, la peau revetue de polls rares et roides, la queue ovale ou triangulaire, point de nageoire dorsale, les nageoires laterales pourvues de rudiments d'ongles, le con court et gros, la tete petite, terminee par un museau ou mufle court, garni de moustaches. Us vivent en troupes 1. Le Dugong des Indes. 2. Le Lamantin. composees d'un assez grand nombre de families, et les femelles ont pour leurs petits un si vif attachement, que les riegres des iles de 1'archipel Indien, frappes de cette parti- cularite chez le dugong, ont donne" a la femelle de cet animal le nom significatif de mama di Veau. On assure que les lamantins peuvent acqu^rir une lon- gueur de plus de six metres et un poids de 3,500 a 4,000 kilogrammes; mais ceux qu'on prend communement ont LE MONDE MAR1N. 383 en moyenne cinq metres. Leur chair est excellente; on 1'a compared a celle du boeuf et du veau, qu'elle 6gale au moins en qualite". Les naturels de I'Amerique meridionale font periodiquement de grandes chasses aux lamantins, quand ces animaux, a T^poque des basses eaux, descendent les grands fleuves pour regagner la mer. Dans tous les pays habitus par la race malaise, la chair du dugong est telle- ment estimee qu'on la reserve pour la table des princes, et Ton fait a ce ce"tace une guerre d'extermination qui tend a le faire disparaitre. Les stelleres sont peu connus. Tout ce qu'on en sait est du au naturaliste Steller, dont Cuvier leur a donne le nom. On les appelle vulgairement veaux ou boeufs marins, vaches marines , bien qu'ils n'aient aucune ressemblance avec ces ruminants, si ce n'est par leurs habitudes herbivores, leur naturel inoffensif et la saveur agreable de leur chair. Les habitants du Kamtschatka leur font la chasse pour leur chair dont ils sont tres-friands, pour leur graisse solide et de bon gout , comme celle du pore, et pour leur cuir 6pais et propre a divers usages. CHAPITRE XIII LES PHOQUES Des c^taces herbivores aux phoques la transition est presque insensible. Les premiers ne peuvent que nager : a terreils ne savent point se mouvoir. Les seconds, excel- 384 TROISIEME PARTIE. lents nageurs aussi , viennent spontanement sur le rivage ou sur les glagons , car beaucoup habitent les mers gla- ciales; c'est la qu'ils dorment, c'est la que la femelle met bas et allaite ses petits. Les eetace's n'ont que deux nageoires pectorales; les pieds posterieurs manquent. Les phoques ont leurs quatre membres; seulement ceux de derriere sont enveloppes dans la peau jusqu'au talon , et souvent runis ensemble et avec la queue, de maniere a former avec celle-ci comme une large et forte nageoire caudale. Les pattes de devant sont courtes, avec les doigts enveloppes aussi dans la peau , qui cependant laisse passer les ongles et saillir les phalanges. Ainsi empetres avec leurs pieds -nageoires, les phoques rampent a terre on plutot marchent par soubresauts, lourdement, lentement, et sans jamais s'e"loigner beaucoup de 1'eau ; mais enfin ils marchent. Les autres particularity's de leur organisation les rapprochent tellement des animaux terrestres , que les naturalistes les ont ranges parmi les carnassiers, dont ils ne sont pas les moms interessants , sous le nom de car- nassiers amphibies. Ce mot amphibies, qui signifie a double vie y ne donne pas une idee juste de leur nature. Pris dans son sens ri- goureux, il ferait croire que ces animaux sont organises de maniere a vivre indifferemment sur terre et dans Teau , a respirer Fair soit directement, comme les autres mammi- feres et comme rhomme, soit indirectement, comme les poissons. Nous savons qu'il n'en est rien ; que si les phoques ont re'ellement la faculte de demeurer sous Teau pendant quelques minutes, ils ne pourraient y rester long- temps sans etre asphyxies, noyes, tout comme le serait un chien ou un canard; qu'en un mot ils ne sont amphibies LE MONDE MAKIN. 385 (jue par leurs moeurs , et que si la mer est leur element nourricier, il leur faut toujours, apres qu'ils y ont cherche' leur proie, revenir a 1'air pour respirer, et sur le sol ferme pour se reposer. On n'a pas manque de dire des phoques, comme des la- mantins et des dugongs , et peut-etre avec plus de vrai- semblance, qu'ils avaient donne" lieu dans Tantiquite et dans le moyen age aux fables qui repr6sentaient certains parages comme habitus par des etres bizarres, moitie' hommes on femmes, moitie poissons, ou hantes par les ombres des malheureux naufrages. Le fait est que la croyance aux hommes marins , croyance dont 1'origine se perd dans la nuit des temps , s'est conserved jusqu'a nos jours; cela, non - seulement parmi les pecheurs ignorants et superstitieux , mais meme parmi des gens fort eclaires, a qui leur gout pour le merveilleux a fait prendre au s6- rieux les contes de'bite's a ce sujet, comme d'autres ont pris au s6rieux le poulpe geant et le grand serpent de mer. Au moyen age , la croyance aux hommes marins repo- sait sur quelques fails , evidemment de'nature's par ceux qui les rapportaient, les tenant d'autres personnes, qui les tenaient de temoins oculaires, lesquels, soit illusion et naivete, soit dsir d'imposer par leurs recits, avaient eux- memes orae" d'accessoires extraordinaires quelque animal amphibie, n'ayant en realite qu'une ressemblance tres-61oi- gn^e et tres-grossiere avec un etre humain. On explique aise'ment de cette facon que les phoques aient donn6 lieu aux fables dont il s'agit, et dont je citerai seulement un exemple emprunt6 a Rondelet, qui ^crivait vers le milieu du xvi* siecle. (c De notre temps, dit cet auteur, on a pris en Norwege 25 386 TROISIfiME PARTIE. un monstre de mer apres une grande tourmente , lequel tous ceux qui le virent incontinent lui donnerent le nom de Maine y car il avoit la face d'homme, rustique et mi- gracieuse, la tete rase*e et lisse; sur les epaules, comme tin capuchon de moine , dont les deux ailerons au lieu de Le PJioque- moine bras; le bout du corps finissoit en une queue large. Le portrait sur lequel j'ai fait le present m'a te donne* par tres-illustre dame Marguerite de Valois , reine de Navarre , lequel elle avoit eu d'un gentilhomme qui en portoit un semblable a 1'empereur Charles - Quint , qui etoit alors en Espagne. Le gentilhomme disoit avoir vu ce monstre LE MONDE MARIN. 387 comme son portrait le portoit, en Norwege, jete" par les flots et la temp6te de mer sur la plage, au lieu nomm6 Dieze, pres d'une ville nommee Danelopock. J'ai vu un pareil portrait a Rome, ne diffe"rant en rien du mien. Entre les betes marines, Pline fait mention de I'homme marin et Le Phoque a capuchon. du triton comme choses non feintes. Pausanias aussi fait mention du triton. J'ai vu un portrait d'un autre monstre marin , a Rome , ou il avoit et6 envoye avec lettres par les- quelles on assuroit pour certain que Tan 1531 on avoit vu ce monstre en habit d'eveque, comme est le portrait, puis en Pologne, et port6 au roi dudit pays, faisant certains 38 TR01SIEME PARTIE. signes pour montrer qu'il avoit grand de"sir de retourner a la mer, ou, etant amene, se jeta incontinent dedans. Apres qu'on eut reconnu que les phoques n'etaient rien moins que des &tres humains , on ne laissa pas de vouloir les assimiler a toutes sortes d'animaux terrestres. De la les denominations de veau marin , de vache marine , de cheval -> Le Lion mariu. marin, et aussi de chien et de lion marins, sous lesquelles on les dsigne commune' ment, et qui ne leur conviennent en aucune fa^on. Les premieres notamment se justifient d'autant moins que, comme on 1'a YU ci-dessus, ces am- phibies sont tous carnassiers , ou , si Ton aime mieux , piscivores, et ne s'accommodent nullement d'une nourri- ture v^g^tale. Toutefois ils se rapprochent de nos animaux domes tiques par le developpement de leurs instincts et de LE MONDE MARIN. 389 leur intelligence, et par leur naturel doux et sociable. Aussi un savant tres-illustre a-t-il propos6 re"cemment de les acchmater sur nos c6tes et de les require en domesti- cit6, ce qui serait probablement facile, et en tout cas plus profitable que de les detruire aveugl6ment comme on 1'a fait jusqu'a present. Car, outre que leur chair est assez bonne a manger, leur peau et leur graisse constituent des produits dont Tindustrie tire un parli tres - a vantageux , et qui , au train dont on y va , ne tarderont pas a devenir d'une extreme rarete". Les phoques, dit le docteur Chenu, vivent en grandes troupes danspresque toutes les mers du globe; cependant il parait que la plupart de leurs especes varient, selon qu'elles appartiennent au voisinage de Tun ou de 1'autre p61e ; car il est a remarquer qu'ils preferent les pays froids ou temperas aux climats chauds de la zone torride. C'est en general a travers les e"cueils et les rcifs qui bordent toutes les mers, et jusque sur les glaces desp61es, qu'il faut aller chercher les grandes especes. . . Us sont tres-bons nageurs , quoique les ce'tace's les surpassent encore sous ce rapport. Un fait des plus singuliers, mais qui semble tabli d'une maniere certaine , c'est que ces animaux out 1'habitude constante, quand ils vont a Teau, de se lester comme on fait d'un navire, en avalant une certaine quantity de cail- loux, qu'ils rejettent lorsqu'ils retournent sur le rivage. Les uns recherchent les plages sablonneuses et abrite"es; d'autres, les rochers exposes a Faction des eaux, et il en est qui se trouvent dans les touffes 6paisses d'herbes qui croissent sur les rivages. A terre, les phoques ne mangent pas; aussi, s'ils y restent quelque temps, maigrissent-ils beaucoup. En captivite, pour devorer la nourriture qu'on 390 TROISlfiME PARTIE. leurdonne, ils la plongent habituellement dans 1'eau, et ils ne se determinent a manger a sec que lorsqu'ils y ont t6 habitues des leur premiere jeunesse, ou qu'ils y sont pouss^s par une faim extreme . cc En liberte, dans la mer, les phoques passent presque toute la journee a nager et a chercher leur proie, qui con- siste principalement en poissons, mollusques et crustac6s. Le Phoque inarbre. Us devorent aussi des oiseaux marins, lorsqu'ils peuvent les attraper Dans un de ses voyages , le naturaliste Lesson vit un phoque, qui nageait tres-pres de la corvette, se saisir d'une sterne qui volait au-dessus de 1'eau en compagnie d'un tres-grand nombre de mouettes. Ces oiseaux rasaient la mer, et se precipitaient les uns sur les autres pour prendre LE MONDE MARIN. 391 les debris des poissons devores par le phoque ; celui-ci , sortant vivement la tete de Feau, s'efforc,ait chaque fois de happer un des oiseaux, et il y parvint sous les yeux des voyageurs. Buffon, dans son Histoire naturelle., a donne sur les moeurs des phoques des details qui ont 16 confirmed presque de tous points par les observations ulterieures des naturalistes et des voyageurs. Les phoques, dit-il, vivent en socie'te', ou du moins en grand nombre dans les monies lieux. Leur climat na- turel est le Nord, quoiqu'ils puissent vivre aussi dans les zones temperees et meme dans les climats chauds, car on en trouve quelques-uns sur presque tous les rivages de 1'Europe, et jusque dans la Me'diterrane'e. On en ren- contre aussi dans les mers meridionales de FAfrique et de FAme'rique; mais ils sont infiniment plus communs, plus nombreux dans les mers septentrionales, et on les retrouve en aussi grande quantite dans celles qui sont voi- sines de 1'autre pole; au de*troit de Magellan, a File Juan Fernandez, etc. Les femelles mettent bas en hiver. Elles font leurs pelits a terre, sur un bane de sable, sur un rocher ou dans une petite He, et a quelque distance du continent. Elles les allaitent pendant douze ou quinze jours dans Fendroit ou ils sont n6s, apres quoi la mere emmene ses petits avec elle a la mer, ou elle leur apprend a nager et a chercher a vivre; elle les prend sur son dos lorsqu'ils sont fatigue's. Comme chaque portee n'est que de deux ou trois petits , ses soins ne sont pas fort partage"s, et leur Education est bient6t achevee. D'ailleurs ces animaux ont naturellement assez d'intelligence et beaucoup de sentiment; ils s'en- 392 TROISIEME PART1E. tendent, ils s'entr'aident et se secourent mutuellement ; les petits reconnaissent leur mere au milieu d'une troupe nombreuse; ils entendent sa voix, et, des qu'elle les ap- pelle, ils arrivent a elle sans se tromper.. . On a remarqu6 que le feu des Eclairs et le bruit du ton- nerre , loin d'epouvanter les phoques, semble les rcreer. Le Phoque a trompe. Us sortent de 1'eau dans la tempete, ils quittent meme leurs glacons pour 6viter le choc des vagues, et ils vont a terre s'amuser de Torage et recevoir la pluie, qui les rejouit beaucoup... Ils ont une quantite prodigieuse de sang, et, comme ils ont aussi une grande surcharge de graisse , ils sont, par cette raison , d'une nature lourde et pesante. Ils dorment beaucoup, et d'un sommeil profond. Ils aiment a dormir au soleil sur les glacons , sur des rochers, ou Ton LE MONDE MARIN. 393 pent les approcher : c'est la maniere la plus ordinaire de les prendre. On les tire rarement avec des armes a feu, parce qu'ils ne meurent pas de suite, mme d'une balle dans la tete ; ils se jettent a la mer, et sont perdus pour le chasseur ; mais, com me on peut les approcher de pres lors- qu'ils sont endormis, ou meme quand ils sont e'loigne's de 1'eau, parce qu'ils ne peuvent fuir que tres-lentement, on les assomme a coups de baton et de perche. Ajoutons a ces particularites celles qu'un savant voya- geur a fait connaitre, et qui achevent de prouver que ces carnassiers amphibies sont un des groupes d'animaux les plus curieux a 6tudier. Le quartier de rocher mousseux sur lequel un phoque a 1'habitude de se reposer avec sa famille devient sa pro- priete relativement aux autres individus de son espece qui lui sont Strangers. Quoique ces animaux vivent en grands troupeaux dans la mer, qu'ils se protegent, se dependent vraiment les uns les autres, une fois sortis de leur element favori, ils se regardent, sur leur rocher, comme dans un domicile sacre, ou nul camarade n'a le droit de venir troubler leur tranquillity domestique. Si Tun d'eux s'ap- proche de ce foyer de la famille , le chef, ou , si Ton veut , le pere , se prepare a repousser par la force ce qu'il regarde comme une agression trangere , et il s'ensuit toujours un combat terrible, qui ne finit que par la mort du pro- pri6taire du rocher, ou par la retraite forcee de 1'indiscret Stranger. Jamais une famille ne s'empare d'un espace plus grand qu'il ne lui est necessaire, et elle vit en paix avec les families voisines, pourvu qu'un intervalle de quarante a cinquante pas les s6pare. Quand la ne'cessite' les y oblige, ils habitent encore, sans querelle, a des distances beaucoup 394 TROISIEME PARTIE. plus rapproche'es ; trois ou quatre families se partagent une roche> une caverne, ou meme un glagon; mais chacun vit a la place qui lui est e'clme en partage, s'y enferme, pour ainsi dire, sans jamais aller se meler aux individus d'une autre famille. Otarie. On a divise de nos jours la tribu des phoques ou pho- cides en deux sous-tribus : celie des phoques propremcnt dits, qui n'ont pas d'oreilles externes , mais seulement un trou auditif a fleur de t6te, et celle des otaries, dont les LE MONDE MARIN. 395 oreilles sont munies d'une conque plus ou moins saillante. Ghacune de ces deux divisions comprend plusieurs genres, subdivises en un grand nombre d'especes. On a forme" une tribu a part des morses , auxquels on a juge a propos de donner le nom fort peu euphonique de trichechidesy qui se traduirait simplement , en franc,ais vul- gaire, par le mot veins, et dont on comprend difficilement la port6e, puisque les morses ne sont ni plus ni moins velus que certains phoques proprement dits. Us ne dif- ferent pas non plus sensiblement de ceux-ci par leurs mreurs, et ne s'en distinguent d'une maniere sensible que par leur systeme dentaire, et notamment par les deux grandes defenses, dirigees de haut en bas, dont est arme'e leur machoire sup6rieure. Ces dents fournissent un ivoire tres-recherche dans le commerce. Les morses sont de tres-grande taille et d'une force redoutable. Avant de connaitre les hommes, ils ne crai- gnaient d'autres ennemis que les ours blancs, et Ton raconte qu'ils s'approcherent sans defiance des premiers vaisseaux qui parurent dans les mers du Nord. Mais la guerre d'extermination que les pecheurs leur ont de'clare'e les a refoule's parmi les glaces du pole, et ils sont devenus plus farouches et plus agressifs que les phoques propre- ment dits. L'instinct social, celui de la defense mutuelle et celui de la famille sont , chez eux , plus puissants peut- &tre que chez ces derniers , et ils combattent les uns pour les autres avec un courage et un acharnement que leur force et les armes terribles dont ils sont pourvus rendent sou vent funestes aux chasseurs. Le morse, dit M. X. Marmier, est une bete lourde, in forme , de douze a quinze pieds de longueur et de huit 396 TROISIEME PARTIE. a dix de circonference. Sa peau epaisse est recouverte de polls, et sous cette peau s'etend une forte enveloppe de graisse, qui preserve les morses des rigueurs de Driver. Souvent les morses gisent en grand nombre le long des banes de glace. Us sont la immobiles et entasse's pele- Le Morse. mele Tun sur 1'autre. Mais Tun d'eux, pendant leur repos, fait 1' office de sentinelle. A la moindre apparence de peril , il se precipite dans les vagues. Tous les autres essaient aussit6t de le suivre ; mais dans ce moment critique la len- teur de leurs mouvements produit parfois des scenes assez grotesques. Dans I'e'tat de confusion ou ils sont couches, LE MONDE MARIN. 397 ils ont peine a se degager des masses de chair pesantes qui les serrent de tous c6t6s. Les uns roulent maladroite- ment dans 1'eau ; les autres s'avancent pe"niblement sur la glace. La pesanteur de leur corps et l'e"norme disproportion de leurs membres leur rendent tout mouvement sur la glace tres difficile... Mais lorsque ces pesants et in formes animaux sont dans 1'eau , ils reprennent toute leur vigueur, et, s'ils sont attaque"s, ils se dependent avec un etonnant courage. Quelquefois ils engagent eux-memes la lutte : ils s'- lancent sur les embarcations des pecheurs, en saisissent les bords avec leurs longues dents pareilles a des crochets et les tirent a eux avec fureur. Quelquefois ils se glissent sous la chaloupe et s'efforcent de la faire chavirer. Leur peau dure, rocailleuse, resiste aux coups de pique et de lance, et ce n'est pas sans peine et sans danger que les pauvres pecheurs se d^livrent de ces redoutables adver- saires. Dans ces batailles acharnees, les morses sont ordi- nairement conduits par un chef que Ton reconnait facile- ment a sa grande taille , a son ardeur impe'tueuse. Si les pecheurs parviennent a tuer ce chef de bande, a 1'instant meme tous ses compagnons renoncent a la lutte, se r6u- nissent autour de lui , le soutiennent , a 1'aide de leurs dents, a la surface de 1'eau, et 1'entrainent en toute hate loin des embarcations agressives et loin du p6ril. Mais ce qu'il y a de plus dramatique et de plus touchant a voir , c'est lorsque les morses combattent pour la securite de leurs petits. Ordinairement ils essaient de les deposer sur un bane de glace pour lutter ensuite plus librement. S'ils n'ont pas le temps de les mettre ainsi en suret<, ils les prennent sous leurs pattes, les serrent contre 398 TROISIEME PART1E. leur poitrine, et se jettent avec une audace desesperee contre les pecheurs et con Ire les chaloupes. Les jeunes morses montrent le meme devouement et la meme intre- pidit6 quand leurs parents sont en peril. On en a vu qui, ayant ete deposes a l'6cart, s'echappaient hardiment de Tasile que leur avail choisi une tendresse inquiete, pour prendre part a la lutte dans laquelle etait engaged leur mere, la soutenir dans ses efforts et partager ses perils. Les douces lois de la nature se retrouvent partout : dans les deserts brulants de TAfrique comme dans les ondes glaciales du Nord , dans Tinstinct d'un monstre sauvage comme dans les doux soupirs de 1'oiseau des pres. GHAPITRE XIV LES THALASSITES Le lecteur a fait connaissance , au chapitre des Fossiles., avec ces gigantesques et terribles animaux, moitie pois- sons, moitie' crocodiles, qui desolaient les mers primitives. Les revolutions de la surface du globe ont aneanti ces monstres, et la classe des reptiles n'est plus represented aujourd'hui , dans le monde marin , que par quelques es- peces de grande taille, mais de moeurs fort douces, et qui ne se nourrissent guere que de fucus, tout au plus de pe- tits mollusques ou de zoophytes. Ces especes appartiennent toutes a la famille des TORTUES ou chelom'ens. On leur LE MONDE MAR1N. 399 donne le nom de thalassites (du grec Sow, mer) pour les distinguer des tortues de terre (chersites), des tortues de marais (elodites) et des tortues fluviatiles (potamites). Ce sont les plus grands de tous les che'loniens. Elles en different d'ailleurs par la conformation de leurs pattes, qui, comme celles de tous les animaux destines a passer leur vie dans la mer, sont changees en nageoires, et telle- ment aplaties, que les doigts ne peuvent exdcuter les uns sur les autres aucun mouvement volontaire. Celles de de- vant sont beaucoup plus longues que celles de derriere. Toute la structure des thalassites est approprie"e a leur mode d'existence essentiellement aquatique. Leur respira- tion seule est aerienne comme celle des reptiles terrestres, et a ce titre elles doivent etre ran gees parmi les holes de TOcean. Leur carapace est tres-deprimee; elle prdsente la forme d'un 6cu elargi en avant, avec une echancrure, et se terminant en pointe a 1'autre extre'mite; elle est dispo- sed de telle sorte que 1'animal n'y peut cacher entiere- ment sa tete et ses pattes. La tete, presque carre'e, est armee d'une sorte de bee come, tres-fort, recourbe" et crochu en haut et en bas. Les machoires sont robustes; la langue est large, courte, charnue et tres-mobile : c'est, avec le bee, le seul organe de prehension de ces reptiles. Le cou est long, la queue courte, ronde et assez grosse. On divise les thalassites , suivant la nature de leur carapace, en deux genres : les chelonees, dont la carapace dorsale et les plastrons sont reconverts de lames ou plaques d'une matiere dure , douiv6 du mot grec itables cumeurs de mer, qui vivent en grande partie de brigandage ; mais les albatros, malgre la superio- rite" de leur force, n'attaquent jamais les autres oiseaux. On voit, au contraire, les fregates et les plus petis petrels venir leur disputer leur proie. Leur bee, avec sa pointe crochue et tranchante, est plutot destine a de"chirer une matiere inerte qu'a saisir des poissons au passage. Us sentent de loin les cadavres des c6taces abandonne"s par les pecheurs, et se re*unissent en grand nombre pour les dpecer. Us s'abattent de meme sur tout corps qui tombe d'un navire a a la mer, et n'6pargnent pas les hommes. UEcho du monde savant a raconte que le subrecargue d'un navire frangais etant, par bravade, monte* sur une vergue, et le pied lui ayant manque", il tomba a la mer. Malheureusement ce navire n'etait pas muni de bons appa- reils de sauvetage ; avant d'etre secouru , le subrecargue se soutenait assez bien pour qu'on eut eu le temps de mettre une embarcation a la mer; mais tout a coup une troupe d'albatros se jeta sur ce malheureux, le frappant et le dechirant a la tte et aux bras. II ne put soutenir la lutte a la fois contre les vagues et contre ces voraces enne- mis, et succomba sous les yeux de Tequipage. On a done dit justement que les albatros sont les vautours de TOce'an. La frigate a 6te" de meme dcoree du surnom d'aigle de mer. Elle le mrite par ses instincts rapaces, par la har- diesse, la puissance et la rapidit6 de son vol. G'est, dit M. Michelet, le petit aigle de mer, le pre- mier de la race aile, Taudacieux navigateur qui ne ploie LE MONDE MARIN. 427 jamais la voile, le prince de la tempete, contempteur de tous les dangers : le guerrier ou la fregate. Nous avons atteint le terme de la serie commence'e par 1'oiseau sans ailes. Voici 1'oiseau qui n'est plus qu'aile. Plus Combat de Fregate et de Fou. de corps : celui du coq a peine, avec des ailes prodigieuses, qui vont jusqu'a quatorze pieds 1 . Le grand probleme du vol est r6solu et de'passe', car le vol semble inutile. Un tel 1 Ceci est une exageration. L'albatros seul atteint un tel developpe- ment. Les ailes etendues de la fregate ne depassent pas deux metres. 428 TROISlfiME PARTIE. oiseau, naturellement soutenu par de tels appuis, n'a qu'a se laisser porter. L'orage vient? II monte a de telles hau- teurs qu'il y trouve la se're'nite. La me'taphore poe*tique, fausse de tout autre oiseau, n'est point figure pour celui- ci : a la lettre, il dort sur 1'orage. S'il veut ramer se>ieu- sement, toute distance disparait. II dejeune au Se'ne'gal, dine en Ame'rique * . Pourtant cet oiseau si bien arme* mene une triste vie. Ses ailes memes en sont la preuve. De quoi lui serviraient- elles , s'il n'6tait oblige de battre incessamment les champs de 1'air, d'inspecter sans relache de son ceil rouge et per- cant la surface de la mer, et cela pour trouver a grand' - peine une che'tive pature : si chetive, qu'il vit souvent aux depens d'autrui, disputant un lambeau de chair ou de pois- son a de plus forts que lui , risquant sa vie pour ne pas mourir de faim. Ainsi cet etre libre, qui parcourt en tous sens I'atmosphere et les mers, qui peut en quelques jours faire plusieurs fois le tour du monde, est esclave de sa liberte m&me. G'est 1'embleme et le type de la vie errante et miserable. N'envions rien, dit encore M. Michelet. Nulle existence n'est vraiment libre ici-bas, nulle carriere n'est assez vaste, nul vol assez grand, nulle aile ne suffit. La plus puissante est un asservissement. II en faut d'autres que 1'ame attend , demande et espere : Des ailes par-dessus la vie, Des ailes par dela la mort 2 ! i L'Oiseau. *>< Ibid. QUATRIEME PARTIE L'HOMME ET L'OCEAN GHAPITRE I LA NAVIGATION Les premiers sentiments de 1'homme en presence de I'Oce'an sont 1'e'tonuement, 1'admiration et 1'effroi. II 1'ad- mire pour sa grandeur, qui eveille 1'idee de 1'infini, pour ses mouvements majestueux dans leur calme comme dans leur tumulte, pour sa grande voix dont les mugissements ont une me'lodie grave et une harmonie sauvage. II le craint a cause de sa force , a cause de son tendue et de sa profon- deur pleine de mysteres , a cause de ses dangers r6els et imaginaires; dangers tels qu'une ame inaccessible a la crainte, cuirasse'e d'un triple airain , selon le mot du poete , peut seul en supporter la pens6e. Puis peu a peu Timpression se modifie. L' esprit se ras- sied ; la reflexion et un examen plus attentif lui font envi- sager sous des aspects nouveaux cette grande chose ou il sent comme un principe de vie , dont le calme ressemble au sommeil et 1'agitation a la colere d'un etre amine". II congoit 430 QUATRIEME PARTIE. la pense"e d'entrer en communication avec 1'Ocean , d'appri- voiser ce monstre , de pene"trer cet inconnu , de taire servir cette puissance a 1'accomplissement de ses desseins. L'0ce"an devient alors, pour Tartiste et pour le poete, un magnifique tableau , un panorama aux scenes chan- geantes et splendides. Pour le philosophe et pour 1'homme de science, son immensite, ses abimes peuple"s d'etres estranges, ses mouvements, ses phe"nomenes sont autant de sujets d'observation, d'etude, de meditations et de decou- vertes, c'est-a-dire autant de sources de jouissances ele- vees. Pour 1'homme aventureux , pour le voyageur, ce sont des voiles a dechirer, des hasards a courir, des luttes a soutenir. Pour 1'economiste, pour le speculateur, c'est une voie de communication qui relie les continents et les iles au lieu de les se"parer; c'est un vaste champ d'exploitation ; c'est une mine de richesses inepuisables. Enfin, pour le pauvre besoigneux , habitant des rivages , c'est un gagne- pain , comme la terre pour le laboureur, mais avec des fatigues et des perils en plus. Ces diverses manieres d'envisager 1'Ocean peuvent se ramener a trois : le point de vue esthetique, sur lequel je ne veux pas insister; le point de vue scientifique et philo- sophique, qui est celui ou nous nous sommes places dans les Etudes qui precedent; enfin le point de vue utilitaire, qui dans la pratique se rattache etroitement au second, et que nous allons considerer plus particulierement dans cette quatrieme partie. L'0c6an semblait etre pour 1'homme un obstacle invin- cible. Cette masse d'eau qui couvre les trois quarts de la surface du globe, qui en reduit la partie habitable a si peu de chose, et sans cesse assiege la terre de ses flots mena- L'HOMME ET L'OGEAN. 431 gants, c'etait, a ce qu'on pouvait croire, autant de place perdue. Que tenter centre un tel boulevard ?Quel parti tirer de ce desert mouvant et sans limites? Quel secours espe"rer de cet ennemi? Le plus sage n'est-il pas de s'en tenir a distance?... Voila ce que se dirent sans doute les premiers hommes qui virent la mer. Mais d'autres vinrent ensuite qui, se sentant plus nombreux, plus forts, plus ambitieux surtout , entreprirent de faire servir TOc^an a Taccroisse- ment de leur bien-etre, au de>eloppement de 1'industrie et du commerce. Et 1'entreprise, au prix d'efforts et de sacrifices inoui's, a re"ussi. Comment? Par un art admi- rable, celui de tous assurement qui fait le plus d'honneur a Taudace et au genie de l'homme : par la navigation. C'est du jour ou I'homme a invent^ le navire qu'il a re"el- lement pris possession de son domaine; et a partir de ce jour les progres de la civilisation et ceux de la navigation se sdiit partout suivis de si pres, qu'il est impossible de les se"parer; que la seconde est demeure la plus haute et la plus significative manifestation en meme temps que Tin- strument le plus efiicace de la premiere, et qu'on ne peut pas plus concevoir les hommes polices sans marine, que des navigateurs ignorants et grossiers. Voulez-vous appre"eier la puissance, la prosperity d'un peuple? comptez le nombre et examinez la structure de ses vaisseaux. Voulez-vous savoir quelle contre nourrit les nations qui ont le plus marqu6 dans les sciences, dans les arts, dans la politique? consultez une mappemonde, et cherchez-y la portion de continent la plus de"coupe"e par la mer, celle qui, par consequent, a, pour ainsi dire, con- train t ses habitants a faire le plus grand usage du vaisseau. Les articulations nombreuses, la forme richement acci- 432 QUATRIEME PARTIE. dentee d'un continent, dit Humboldt, exercent une grande influence sur les arts et la civilisation des peuples qui 1'oc- cupent : deja Strabon preconisait comme un avantage capi- tal la forme vari6e de notre petite Europe. L'Afrique et l'Am(rique du Sud, qui offrent, sous d'autres rapports, tant d'analogies dans leur configuration, sont, de tous les continents , ceux dont les cotes pre"sentent le plus d'unifor- mite\ Mais le rivage oriental de TAsie, dechire, pour ainsi dire, par les courants de la mer, est termini par une ligne fortement accidente'e; sur cette cote, les pe'ninsules et les iles voisines du rivage se succedent sans interruption , de- puis I'e'quateur jusqu'au 60 e de latitude 1 . L'histoire des socie'te's humaines donne la confirmation la plus manifeste a cette vue de 1'illustre philosophe. Les peuples de 1'Asie , qui les premiers se sont fait une civili- sation et qui ont pousse" le plus loin cette civilisation , qui ont atteint le plus haut degre de puissance et de richesse, sont pre'cise'ment ceux qui possedent ces rivages d- chire's dont parle Humboldt : ce sont les Chinois et les Indiens. L'Afrique, dont Pline a dit avec raison : Nee alia pars terrarum pauciores recipit sinus , 1'Afrique avec son immense 6tendue continentale, est rest6e barbare, sauvage et en grande partie deserte 2 . Autant on en peut dire de 1'Ame'rique meridionale. Dans TAmerique septentrionale , 1 Cosmos, t. I. 2 Parmi les anciennes nations africaines , deux seulement ont joue un role important : 1'Egypte, assise entre deux mers; et Carthage, une colonie de Tyriens, c'est-a-dire des plus hardis et des plus savants navi- gateurs de 1'antiquite. Au moyen age et dans les temps modernes , les Arabes etablis sur les cotes barbaresques , a Tunis , au Maroc, a Alger, ont pu s'enrichir et se faire redouter, grace a 1'habilete et a 1'audace de leurs marins, par leur trafic et leurs pirateries. L'HOMME ET L'OGEAN. 433 les conquerants espagnols ont trouve une civilisation, ou? An Mexique, a la base de 1'isthme, entre deux mers. Et dans quelle portion de ce continent les Europeens ont-ils fond6 leurs plus grandes et leurs plus florissantes colonies? Dans la portion orientale, creusee de golfes profonds, de"- coupe"e de baies, d'embouchures de fleuves et de sinus innombrables. La aussi s'est forme" e une des plus e"ner- giques, des plus actives et des plus industrieuses nations du globe , et la seule qui repre"sente vraiment la civilisation moderne dans le nouveau monde, qu'elle a, pour ainsi dire, personnifie" , puisqu'en parlant d'elle on dit d'ordinaire : le peuple americain , ou meme plus brievement : 1'A- m^rique . Revenons a 1'ancien monde, et jetons un coup d'ceil sur les peuples dont 1'histoire nous est la plus familiere. Voyez- vous, a 1'extremite' orientale et me"ridionale de TEurope, cette petite presqu'ile a laquelle se rattache , par un fil de"lie", une autre presqu'ile plus petite encore et decouple comme une feuille de murier? G'est la Grece. Ce nom seul suffit : tout commentaire serait superflu. Aujourd'hui, si d6chue qu'elle soit de son antique splendeur, la Grece n'a plus, avec sa glorieuse histoire d'autrefois et ses monu- ments qui commandent encore le respect et la sympathie des autres nations , qu'un seul Element de prosperity : sa marine commerciale. Voici dans la M6diterranee une autre presqu'ile : Tltalie. Voici a Tembouchure du Tibre Rome, la ville e'ternelle. Le peuple romain a donne" des lois au monde; mais sa puis- sance ne date reellement que du jour ou une galere cartha- ginoise , e"chouee sur ses rivages , lui servit de modele pour construire ses premiers vaisseaux. Avec ses flottes il conquit 434 QUATRJfiME PARTIE. la Grece, d'ou il rapporta des arts, une litterature, une philosophie... Quelles furent au moyen age, apres Rome, devenue la capitale du monde chr6tien apres avoir ete celle du monde paien , quelles furent les rite's reines de 1'ltalie? Venise, Genes et Naples : des cites maritimes. L'Espagne et le Portugal, encore une peninsule, ont jete au xv e et au xvi e siecle un vif clat, et pris, parmi les nations europennes, la suprematie. C'est que leurs ma- rins avaient decouvert et conquis, au dela des oceans, des terres jusqu'alors inconnues , et que leurs gallons reve- naient chaque jour charges des tresors des Indes orientales et occidentales. Puis ce fut le tour des Provinces-Unies : une republique de marchands et de navigateurs, qui surent acquerir et conserver pendant pres de deux siecles le mo- nopole du commerce maritime et des grandes peches. La mer, dit un auteur contemporain 1 , a ete pour les nations modernes, mais plus particulierement pour la Hollande, un grand theatre de developpement moral. L'influence que cette masse d'eau a exercee sur la civilisation a ete' jusqu'ici trop peu remarquee : sans elle 1'homme n'eut point acquis pleinement le sentiment de ses forces; il nWit point tourne les yeux vers le ciel avec une perseverance intrepide pour observer le mouvement des astres : les sciences physiques, Tindustrie, les arts utiles n'eussent point franchi d'un pas si assure les limites du moyen age. La Hollande est fille de TOce'an, et elle a marche sur les eaux pour aller a la conquete des richesses. Le sceptre des mers est tombe un jour des mains de la republique batave, pour passer dans celles de la Grande- 1 M. Alph. Esquiros. La Neerlande et la Vie hollandaise. L'HOMME ET L'OCfiAN. 437 Bretagne. Aujourd'hui la marine militaire de I'empire bri- tannique 6gale a elle seule toutes les marines des autres Etats du monde, et sa marine comrnerciale n'avait naguere d'autre rivale que celle des Etats -Unis. Le de'veloppement colonial de 1'Angleterre est le plus etendu et le plus forte- ment organist qu'on ait jamais vu ; elle est par son indus- trie, son commerce, son 6nergie entreprenante et sa puis- sance politique, la premiere nation du monde. La France, qui vient imme"diatement apres, est aussi , apres elle, TEtat qui possede la flotte la plus nombreuse, la plus belle; et nos marins, nos ing6nieurs ne le cedent point, sous le rapport du savoir, de 1'intelligence et du courage, a leurs emules d'outre-Manche. La navigation ne fait pas seulement les peuples e'claire's, industrieux, opulents, puissants dans la paix et dans la guerre : ces peuples lui doivent encore les meilleures pages de leurs annales, leurs gloires les plus pures. Je ne sache pas d'epope'e h6roi'que qui soit comparable a 1'histoire des grandes explorations maritimes du xv e et du xvi e siecle , et a celle des expeditions que notre siecle meme a vu s'effectuer dans les regions arctiques. Je ne sache pas de noms plus dignes de la veneration et de la reconnaissance des hommes que ceux de Barthe'lemy Diaz , de Vasco de Gama , de Chris- tophe Colomb , de Magellan , des freres Cortereal , de Bou- gainville, de Cook, de Lap6rouse, de Freycinet, de Dumont d'Urville , de James et de John Ross , de Bach , de John Franklin et de cette phalange sacr6e d'hommes au coaur intre*pide, qui, aveclui et apres lui, au prix de fatigues et de souffrances inouies, au prix meme de leur vie, se sont efforces d'ouvrir aux navigateurs un passage a travers la mer polaire , et qui ont fini par y re*ussir. 438 QUATRIEME PARTIE. Du moins, en echange de leurs sacrifices, ils ont eu, les uns sous les tropiques , les autres au milieu des glaces , les hautes satisfactions re"serve"es aux ames d'elite , aux esprits cultive~s, aux coeurs remplis de religieuses pensees. Ils sentaient que la patrie, et la patrie du philosophe est partout ou Ton pense , avait les yeux sur eux , et de loin applaudissait avec enthousiasme a leurs exploits. Ils trouvaient , ils contemplaient des choses que personne avant eux n'avait vues. Ils savaient que la gloire les atten- dait : non la gloire banale qui eblouit le vulgaire , mais une gloire plus modeste en apparence, plus solide et plus enviable en realite" : celle que donnent les choses saintes et utiles et bravement accomplies. Done, ne plaignons pas ces martyrs de la science : la piti6 est pour les faibles, et 1'homme de mer est, par excellence, 1'homme fort. La lutte, le danger, c'est sa vie. Depuis Tamiral qui commande des escadres jusqu'au plus obscur matelot, jusqu'au plus humble pecheur, tous sont des h6ros. Le soldat n'a besoin de son courage que dans la guerre; et encore la guerre pour lui n'est-elle pas impitoyable. Une armee vaincue peut se retirer, s'abriter. Les privations, les fatigues aussi sont tolerables. II y a des haltes, des remits frequents; les Hes- se's, les malades vont a 1'ambulance, ou restent dans les villes et y retrouvent la paix. Mais la guerre sur I'0c6an, quoi de plus effroyable? La, a la lettre, il faut vaincre ou mourir : Una solus metis nullam sperare salutem. Souvent meme 1'abime engloutit le vainqueur avec le vaincu. Les blesses, les malades, entasses a fond de cale, ballott^s par les lames, sauteront ou couleront bas avec la L'HOMME ET L'OCEAN. 439 forteresse flottante qui , de'sempare'e , priv6e de ses agres , ne peut regagner le port. Et ces combats terribles ne sont que des Episodes dans la vie du marin. En pleine paix il combat, non contre d'autres hommes, mais contre les elements. Et puis aux privations physiques que souvent il lui faut endurer, s'a- joutent celles qui les aggravent toutes : 1'isolement, i'en- nui des longues et monotones traverses, Teloignement de ceux qu'il aime, que peut-6tre il ne reverra plus, ou qu'il ne reverra que pour les quitter presque aussit6t. Pour- tant cette existence aventureuse , ces lointains voyages , ces perils sans cesse renaissants ont pour la plupart un charme infini. La mort, ils ne la craignent pas : ils sont prets. La solitude, la vue des grandes scenes de la na- ture , la contemplation de 1'infini , elevent leur ame , la fortifient , font naitre des sentiments et des id6es qui la remplissent , la preservent de 1'engourdissement et du dsespoir. Si toutes les emotions qui remplissent le coeur du navigateur devant les beaut^s de 1'univers pouvaient etre inscrites sur les livres de bord, dit le capitaine Jansen, combien plus rapidement nous avancerions dans la con- naissance des lois de la nature! Ce qui frappe d'abord celui qui s'aventure sur I'0c6an, c'est 1'immensite' de la scene qui 1'entoure, son immutability et le sentiment des abimes. Le plus magnifique navire est perdu sur cette sur- face sans limites, qui nous fait connaitre tout notre n6ant. Les plus grands vaisseaux sont les jouets des vagues, et la carene semble a chaque moment mettre notre existence en peril. Mais lorsque le regard de Tesprit a sond6 1'espace et les profondeurs de I'Oce'an , il s'eleve a une conception 440 QUATRlfiME PARTIE. de 1'infini de la Toute-Puissance, a une idee de sa propre grandeur qui eloigne toute crainte du danger. Les distances des corps celestes sont exactement mesurees; eclaire par 1'astronomie et par la science nautique, dont les cartes de Maury sont une partie si importante , le navigateur trace sa route sur 1'Ocean avec s6curit6 , comme il pourrait le faire s'il n'avait a traverser qu'une plaine immense... Le mouvement des vagues couronnees d'une cume ar- gentee, a travers lesquelles passent les poissons volants, les dauphins aux couleurs brillantes, les bandes de thons plongeurs , tout bannit la monotomie de la mer, et eveille 1'amour de la vie dans 1'esprit du jeune marin, en inclinant son cosur vers la bonte. Certes, dit d'autre part Humboldt, la mer n'offre aucun phdnomene plus digne d'occuper 1'imagination que cetle profusion de formes animees , que cette infinite d'etres mi- croscopiques dont Torganisation , pour etre d'un ordre in- ferieur, n'en est pas moins delicate et variee ; mais elle fait naitre d'autres emotions plus serieuses, j'oserai dire plus solennelles, par 1'immensite du tableau qu'elle d6roule aux yeux du navigateur. Celui qui aime a se creer en lui-meme un monde a part, ou puisse s'exercer librement Tactivite spontanee de son ame, celui-la se sent rempli de 1'idee sublime de 1'infini a 1'aspect de la haute mer libre de tout rivage. Son regard cherche surtout 1'horizon lointain; la le ciel et Teau semblent s'unir en un contour vaporeux ou les astres montent et disparaissent tour a tour. Mais bien- tot cette 6ternelle vicissitude de la nature reveille en nous le vague sentiment de tristesse qui est au fond de toutes les joies humaines. Une predilection toute particuliere pour la mer, un L'HOMME ET L'OCEAN. 441 souvenir plein de gratitude de Timpression que Te'le'ment liquide, en repos an sein du calme des nuits, ou en lutte centre les forces de la nature, a produites en moi dans les regions des tropiques , ont pu seules me determiner a si- gnaler toutes les jouissances individuelles de la contempla- tion , avant les considerations generates qu'il me reste a dnumerer. Le contact de la mer exerce incontestablement une influence salutaire sur le moral et sur les progres in- tellectuels d'un grand nombre de peuples ; il multiplie et resserre les liens qui doivent un jour unir toutes les frac- tions de 1'humanite' en un seul faisceau. S'il est possible d'arriver a une connaissance complete de la surface de notre planete , nous le devrons & la mer, comme nous lui devons d6ja les plus beaux progres de 1'astronomie et des sciences physiques et mathe'matiques. Dans 1'origine, une partie seulement de cette influence s'exergait sur le littoral de la Mediterrane'e et sur les c6tes occidentales du sud de 1'Asie; mais elle s'est gene"ralisee depuis le xvi c siecle ; ellc s'est etendue m&me a des peuples qui vivent loin de la mer, a Tinterieur des continents. Depuis 1'epoque ou Christophe Colomb fut envoy e pour d^livrer 1'Oc^an de ses chaines (une voix inconnue lui parlait ainsi dans une vision qu'il eut , pendant sa maladie , sur les rives du fleuve de Belem), Thomme a pu se lancer dans les regions inconnues avec un esprit de"sormais libre de toute entrave. 442 QUATRIEME PART1E. CHAPITRE II LA PEGHE L'homme a vu de bonne heure dans I'Oce'an un immense reservoir de substances alimentaires. II a commence" par ramasser sur le rivage les huitres, les moules et d'autres coquillages , les crustaces que la mer laisse a decouvert sur le sable. Puis avec la barque, le navire, il s'est lance sur les flots ; il a invente des engins, des filets pour prendre le poisson ; il a cr6 ainsi une industrie qui a grandi au point de devenir en certains pays une des branches impor- tantes du travail, une des sources de la richesse nationale. Les pecheurs forment la classe la plus inteYessante du peuple , en France , notamment , et bien distincte de toutes les autres. S6pares du reste de la societe", voues a un me'tier rude, qui fait subsister a peine et souvent fait perir, ils vivent au jour le jour, la plupart du temps en mer. Ils sont bons, honnetes, braves et simples, ignorant les choses du monde, tout a fait illettre"s. Ils conservent et se transmettent, avec leur foi nai've, quelques supersti- tions, mais inoffensives , consolantes, et toujours d'un fond religieux. (Test leur po6sie, ce sont leurs legendes , qu'ils racontent autour du foyer aux petits enfants, avant la priere du soir, tandis que la mer gronde en se brisant au pied de la falaise , et que le vent siffle dans les ouvertures mal ferme'es de la pauvre cabane. Les mceurs sont donees L'HOMME ET L'OCEAN. 443 et pures au village de la cote ; la corruption ne vient que sur les vaisseaux, ces villes flottantes de I'0c6an. II y a dans toute industrie des degrees. Ces degr6s, dans la peche , sont fort tranchds. On distingue la petite peche , ou peche c6tiere, qui ne pousse jamais loin au large, et que les pecheurs exercent pour leur compte sur des barques qui leur appartiennent , et la grande p6che , qui se fait sur une grande 6chelle, et va chercher le poisson a des distances considerables. Souvent les barques de petite peche sont montees en famille par le pere et ses 61s, apres lui par les freres ; quelquefois par un patron assist6 d'un equipage de deux ou trois hommes. La petite peche, en ge'ne'ral, n'a pas un objet determine. Le pecheur jette son filet a la grace de Dieu , et ramene ce qu'il peut. II en est toutefois qui ont des spe'cialite's , et suivant les saisons , suivant le temps , se munissent d'engins pour telle ou telle p6che. Les poissons qui se p&chent le plus abondamment pres des cotes de 1'Europe sont le hareng et le maquereau, la sardine, Tan- chois, le thori, la sole, le turbot, 1'anguille de mer, quel- ques especes de squales qui ne serverit guere d'aliment qu'aux pauvres habitants des cotes, et paraissent rarement sur les marches des villes de 1'interieur. Parmi ces pois- sons quelques-uns sont a la fois de grande et de petite peche. Tels sont le maquereau et le hareng ; 1'un et 1'autre sont bien connus de tout le monde. Le premier est moins aboridant que le second , mais il est plus estime' ; sa chair est plus ferme et plus savoureuse. II est remarquable par Te'clat de ses couleurs. Dans nos parages il ne fait que passer. G'est au nord-ouest de 1'Europe que sa p&che est vraiment abondante et lucrative. Les maquereaux e'migrent annuellement en troupes nom- 444 QUATRlftME PARTIE. breuses. D'apres Anderson, ils passent Thiver dans le Nord et descendent au printemps dans Toc^an Atlantique et jusque dans la Mediterranee , pour remonter en au- tomne dans les froides mers du Nord. Le maquereau de petite peche, d6barque dans les ports au fur et a mesure qu'il est pris, est aussitot exp6di6 sur les marches pour etre vendu et mang6 frais. Celui de grande peche est en majeure partie sale et conserve" dans des barils , et destine aux approvisionnements de terre et de mer. Le hareng est aussi un poisson voyageur, et accomplit a peu pres, a ce qu'on croit, les memes migrations que le maquereau. II est peu de poissons aussi abondants ; sa fe'condite' est prodigieuse, et malgr6 ses nombreux enne- mis, au premier rang desquels il faut placer I'homme, qui en prend chaque ann6e des millions, 1'espece ne parait pas avoir sensiblement diminue : les peches sont toujours en moyenne aussi productives, bien qu'elles ne le soient pas 6galement chaque annee. Le hareng habite tout I'oce'an Boreal, les baies du Greenland, de 1'Islande, dela Laponie, des lies Feroe , de la Grande-Bretagne ; il peuple les golfes de la presqu'ile Scandinave , du Danemark , la mer du Nord et la Baltique. On le trouve aussi dans la Manche et le long des cotes de France, jusqu'a la Loire; mais on ne le peche plus dans le golfe de Gascogne, et il ne penetre pas dans la Mediterranee. II ne s'engage que rarement dans les grands fleuves; malgre' cela, on ne peut mettre en doute, parce que Texpe'rience en a e'te' plusieurs fois tente avec succes , que ce poisson ne soit susceptible d'etre acclimate' dans les eaux douces. La peche du hareng est d'origine flamande ou hollan- daise. Les Pays-Bas en ont eu longtemps le monopole. Le L'HOMME ET L'OCEAN. 445 hareng etait la veritablement un produit national, et, bien que la peche y soit aujourd'hui fort au-dessous de son an- cienne splendeur, elle joue encore un r61e considerable dans 1'ensemble de la production n^erlandaise. Le principal port d'armement est celui de Vlaardingen , petite ville si- tuee sur un bras de la Meuse , que divise en cet endroit une ile recemment forme'e. Sur une population de 7,000 habi- tants, on compte a Vlaardingen 2,000 p^cheurs. Aussi n'y rencontre-t-on en 6t6 que des femmes et des enfants : les hommes sont a la mer. G'est a Vlaardingen , dit M. A. Esquiros , un des ecri- vains qui ont le mieux fait connaitre la Neerlande, qu'il faudrait ecrire 1'histoire de la peche du hareng, au milieu de ces filets qui ont pes6 dans les destinies du monde, de ces buizen (navires construits expres pour la peche) qui ont provoque' pendant longtemps la jalousie de 1'Angleterre, de ces pauvres families par lesquelles s'est e"levee en grande partie la fortune des Pays-Bas. Quoique abondante, la peche de ce poisson frais n'eut jamais constitue" une bran- che importante du commerce national, sans la decouverte que fit, en 1380, Guillaume Benkelszoon. Ge fut lui qui inventa 1'art de preparer et de conserver le hareng dans le sel. On ne sait rien de sa vie, sinon qu'il nacquit a Biervliet, petit village de la Zelande. II est cependant peu de d6couvertes qui aient produit tant de richesses en ne demandant aucun sacrifice a Fhumanite'... Charles- Quint, sachant ce que la Hollande devait au hareng caqu6, voulut perpetuer le souvenir d'un si grand service rendu a la patrie. Se trouvant, en 1556, a Biervliet, ii fit riger un tombeau a Benkelszoon, qui 6tait mort en 1397. 11 y a peu d'exemples d'un monument funebre aussi bien merite' . 446 QUATRIftME PARTIE. Une autre circonstance vint completer la de"couverte de Benkelszoon. A Hoorn, en 1416, se fit le premier grand filet pour la peche du hareng. Avec 1'art de prendre et de conserver le hareng, cette peche s'etendit, puis se deplaga. Vers le commencement du xv e siecle, elle s'etablit a Enk- huisen et a Hoorn. Puis, les guerres avec 1'Espagne et en- suite avec la France etant survenues, elle passa presque tout entiere dans les deux provinces de Nord-Hollande et de Sud-Hollande , ou elle se maintint pendant longtemps h un degre tres-eleve de prosperite. On la regardait comme une branche si precieuse du commerce national , que dans plusieurs edits elle est appe!6e la mine d'or de la republique batave. Aussi etait-elle soumise a des reglemerits fort se- veres, etjouissait-elle,.par compensation, de grands privi- leges. Les pecheurs de hareng formaient une corporation, dont chaque membre s'engageait par un serment solennel a respecter et a observer les usages 6tablis. Jusqu'a ces dernieres anne"es, continue M. Esquiros, le depart des bateaux pour la grande peche tait fixe a la Saint -Jean (24 juin). Ce depart 6taitpreced6 de fetes. II existe un livre des vieilles chansons hollandaises que chantaient les pecheurs avant de se mettre en mer. On portait des toasts au succes de la peche , et Ton priait Dieu de benir les filets. Enfin on hissait les voiles, et la flottille pacifique allait a la conquete du hareng. Aujourd'hui les doggers partent dans les premiers jours de juin, et peuvent des lors ouvrir la peche; mais, fideles aux traditions, ou si Ton veut aux prejuges, les pecheurs ne profitent qu'a contre-coeur de cette liberte toute nouvelle. Le hareng, disent-ils dans leur langage nai'f, n'aime point a etre pris avant la Saint- Jean. En 1755, le nombre des L'HOMME ET L'OCEAN. 447 buizcn partant pour la grande peche etait de 234. En 1820, il etait encore de 122; il est aujourd'hui de 90. Ce groupe de voiles se dirige vers les cotes d'Ecosse. Deux na vires de guerre les accompagnent pour les proteger et les sur- veiller. II est interdit au pecheurs de toucher terre. Us ne doivent pas non plus vendre de poissons a bord. La flottille se mainticnt a la hauteur des Shetlands, d'Edimbourg, et sur les cotes d'Angleterre. La reputation du hareng hol- landais tient surtout a la puissance des doggers, excellents batiments de mer, dont la constitution nautique permet de jeter les filets dans des eaux tres-profondes. La seule- ment se trouvent les harengs de grande taille et d'une qualit6 sup6rieure. Treize a quatorze cents hommes en- viron prennent part a ce travail demer. A peine saisi par les mains du pecheur, le hareng est caque, c'est-a-dire ouvert avec la lame d'un couteau, et mis dans des barils; on y ajoute du sel , qui fond et dans lequel le poisson se conserve. Depuis une. douzaine d'anne"es , une corvette accompagne la flottille. Les cent premiers barils sont charges sur cette corvette, qui les transporte a toute vi- tesse dans le port de Vlaardingen. Les Hollandais distinguent trois especes de harengs : le hareng pec ou caque, qu'ils nomment gekaakte-haring , et qui se peche pendant 1'ete" au nord de 1'Ecosse ; le steur- haring, qu'on prend en automne sur les cotes de Yar- mouth, qu'on sale d'abord pour le fumer plus tard, et qui, fum6 , prend le nom de bokking; et le pan-haring, qu'on prend dans le Zuyderz6e, et qui se mange frais. Ce dernier sert de nourriture aux classes pauvres. La decadence de la peche hollandaise est due a des causes economiques que nous n'avons point a examiner. 448 QUATRIEME PARTIE. Cette decadence est-elle definitive on seulement passagere? La question est fort controversee. Quoi qu'il en soit, le monopole du hareng a passe" , depuis le commencement de ce siecle, aux mains de la Grande -Bretagne. Tandis que Tensemble de la peche neerlandaise occupe a peine aujour- d'hui une centaine de navires et produit de trente a trente- cinq mille barils de hareng caque, 1'Angleterre a sur les mers environ quinze mille bateaux pecheurs months par plus de cent mille hommes, et remplitpres de huit cent mille barils de hareng caque. Quant a la peche franchise, elle emploie annuellement de cinq cents a cinq cent cinquante bateaux jaugeant ensemble de quatorze a quinze mille tonneaux, et montes par sept mille cinq cents hommes euviron. Ses produits, non compris le hareng consomme^ a retat frais, sont de cent quarante a cent cinquante mille barils, du poids de 127 a 128 kilogrammes. La France n'exporte pas de harengs; le marche interieur suffit pour absorber tous les produits de notre -peche. La peche de la morue est beaucoup plus importante que celle du hareng ; elle exige des navires d'un plus fort ton- nage , munis d'engins et d'approvisionnements conside- rables, en un mot, arme"s pour une navigation lointaine et pour de longues operations. Gette peche est actuellement celle qui merite le mieux le nom de grande peche. G'est une excellente ecole de navigation; elle peut presque instanta- nement fournir a 1'Etat une foule de marins aguerris; aussi a-t-elle toujours 6te" 1'objet de la sollicitude particuliere des gouvernements, qui lui ont accord^ des encouragements sous le nom de primes d'armements et primes de produits. On estime a cinq ou six mille le nombre des navires anglais, ame>icains, franc.ais, russes, norwe"giens , danois, qui se L'HOMME ET L'OCEAN. 449 livrent tous les ans a cette peche, et qui rapportent dans le monde entier trente-six millions de monies pr6parees et conserves de differentes manieres. La France seule envoie annuellement a cette p6che environ cinq cent soixante-dix navires , jaugeant ensemble soixante-dix-sept mille tonneaux, et months par quinze mille marins. Le produit de la p6che franchise d6passe trente-cinq millions de kilogrammes de poisson , dont une moitie" se consomme dans 1'inte'rieur de 1'empire, tandis que 1'autre est exporte'e a l'6tranger ou dans nos colonies , et contribue ainsi pour une part importante a enrichir notre commerce et a entre- tenir notre mouvement maritime. La peche de la morue, comme celle du hareng, est d'origine hollandaise; mais elle a suivi dans les Pays-Bas la meme marche descendante, tandis qu'elle s'est, au contraire, rapidement developpe'e en France, en Angleterre, en Russie et aux Etats-Unis. On peche la morue dans les mers qui baignent le nord de 1'Europe, principalement au Dogger' s-Bank 1 , en Islande, au cap Nord et sur d'autres points e"pars des monies mers; mais on la p&che en bien plus grande quantity sur les c6tes septentrionales de l'Am6rique, particulierementsur le grand bane de Terre-Neuve, aux atterrages de Saint-Pierre et Miquelon , et dans le voisinage du continent , depuis le Canada jusqu'au golfe Saint-Laurent. Poss6dant autrefois les cotes de 1'Acadie , du cap Breton , du golfe Saint-Laurent et de Terre-Neuve , la France a eu pendant longtemps les pecheries les plus florissantes du monde. Mais pendant le xvm e siecle elle perdit successive- ment ces colonies, qui toutes tomberent au pouvoir des 1 Grand bane situe dans la mer du Nord, entre la Grande-Bretagne, la Hollande et le Danemark. 29 450 QUATRIEME PARTIE. Anglais; et line lui reste plus aujourd'hui, de ces vastes et riches possessions, que les petites iles de Saint-Pierre et Miquelon , avec le droit de peche et de secherie sur une partie des rivages de Terre-Neuve. C'est done surtout dans ces parages que les Frangais font la peche de la morue. Un certain nombre de navires vont aussi chercher ce poisson au Dogger's-Bank et dans les mers d'Islande. L'eUoignement de nos ports, le manque d'etablissements fixes et permanents sur les lieux de peche, et aussi le moindre d6veloppement de notre marine commerciale nous mettent hors d'etat de soutenir la concurrence de nos rivaux plus favorise's, les Anglais et les Americains. Ceux-ci notamment, grace a leur position geographique, peuvent 6conomiser une grande partie des frais d'arme- ment. Us emploient a la peche, comme les Miquelonnais, de tres-petits batiments qui font trois ou quatre voyages par saison, et rapportent sans beaucoup de peine et de depenses d'e'normes quantites de poissons frais ou sales. La morue , qui porte des noms differents selon les pays ou on la prend , regoit aussi , dans le commerce , diverses denominations qui indiquent les preparations qu'elle a regues. Ainsi la morue fraiche est appel^e generalement cabelliau ou cabillaud. Lorsqu'elle a e"te sale sans etre se- chee, on la nomme morue verte; si elle a te salee et se'che'e, on 1'appelle morue scche; elle prend le nom de stock-fish lorsqu'elle a ete s^chee sans etre salee. On distingue enfin dans le commerce la morue en grenier, en barils, en bou- cauts, etc. La peche du cabillaud est tres- productive ; c'est a Tentr^e de la Manche, sur les c6tes de la Belgique et des Pays-Bas et dans la mer d'Allemagne, qu'elle a le plus d'activite*; mais la grande peche est plutot celle qui L'HOMME ET L'OCEAN. 451 a pour objet la morue destined a etre conservee. II n'est personne qui n'ait vu la morue telle qu'on la trouve dans le commerce, c'est-a-dire divise'e suivant sa longueur, 6ta- lee et coupee en longs morceaux ; mais ce poisson est peu connu, dans son 6tat naturel, des personnes qui n'ont point habit6 les ports de mer. II n'est done pas tout a fait inutile d'en donner une courte description. La morue (gadus morrhua) est le genre type de la famille des gadoi'des, ordre des malacopt^rygiens subrachiens. Sa forme est a peu pres celle d'un merlan gigantesque. Elle atteint souvent une longueur de un metre vingt a un metre trente-cinq centimetres, et une largeur de trente a trente- cinq centimetres. Son corps, tres-charnu, est couvert de grandes 6cailles grises sur le dos, et blanches avec des taches dorees sous le ventre. Elle a deux nageoires dor- sales, trois ventrales, et un barbillon ou appendice fili- forme a la machoire irife'rieure. Sa tete est volumineuse et comprime'e, sa bouche e"norme, ses yeux gros, ronds a fleur de tete et voiles par une membrane transparente, Ses dents sont simplement implante'es dans la peau et mobiles comme celles du brochet. Gomme ce dernier, la morue est d'une gloutonnerie aveugle et insatiable, Elle se nourrit de toutes sortes d'animaux , principalement de harengs, de capelans et m6me de crabes, dont elle digere sans peine en quelques heures les carapaces. Elle avale d'ailleurs indistinctement tout ce qu'elle voit remuer au- tour d'elle, meme des corps absolument indigestes. Aussi peut-on la prendre en lui pr^sentant pour appat des mor- ceaux de drap rouge. Les morues sont si abondantes au bane de Terre-Neuve , qu'un seul bateau peut en prendre en un jour plusieurs 452 QUATRlfiME PARTIE. centaines. Gette peche se fait au moyen de longues lignes, auxquelles on met pour amorce des entrailles de monies qu'on a vide"es, des morceaux de viande ou de poisson, etc. La peche a lieu, sur le grand bane de Terre-Neuve, au mois de mai. Les navires sont, en general, de cent vingt a cent trente tonneaux, avec quinze a vingt hommes d'equi- page. Us ont au moins deux fortes chaloupes. Us deposent a terre les passagers pecheurs, les mousses et les novices, qui doivent s'occuper du sechage et de la salaison ; puis ils se dirigent vers le bane , ou ils vont mouiller par soixante- dix a quatre-vingts metres de fond. Les deux chaloupes sont mises a la mer, et chaque soir elles vont, monte"es chacune par cinq hommes, tendre les lignes, qui sont ar- mies de quatre a cinq cents hamecons. La partie de Tequi- page rested a bord du navire s'occupe aussi de la peche avec des lignes de fond. Chaque pecheur ne prend qu'une seule morue a la fois. Ne"anmoiris ce travail est rendu fati- gant et penible par la longueur des lignes et le poids du poisson, et par le grand froid qu'il fait dans ces parages. Une fois les morues prises , on les sale ou bien on les fait secher. Dans les deux cas, on les e"ventre, on les vide et on leur coupe la tete. Outre leur chair, ces poissons donnent des produits accessoires qui ne sont pas sans importance : leurs langues, qui sont salves et conserves a part, et qui passent pour un mets tres-de"licat ; leurs oeufs, qui, sous le nom de rogues, sont apportes en Europe et servent d'appat pour la p6che de la sardine; enfin les foies, d'ou Ton extrait en graride quantite" une huile des longtemps connue et employee dans Tindustrie, et qui, depuis un certain nombre d'ann6es, a e'te' applique"e au traitement des scrofules, du rachitisme et des maladies de poitrine. L'HOMME ET L'OCfiAN. 453 CHAPITRE III LA GHASSE AUX CETACES Le mot peche parait impropre pour designer la guerre que rhomme fait aux mammiferes marins. Ce n'est plus la ligne et I'hamegon , ce ne sont plus les filets qui en sont les instruments ; c'est cette espece de javelot qu'on appelle uu harpon, et qui sert non a prendre 1'animal, mais bien a le tuer : arme plus terrible et plus puissante que les armes a feu, puisque celles-ci ne 1'ont point fait abandonner. De plus , il faut poursuivre le gibier , lui donner la chasse , puis engager avec lui une lutte ou rhomme n'est pas tou- jours sur de la victoire. C'est done bien la une chasse, et une chasse des plus difficiles, ou le marin doit d6ployer une habilete' , une vigueur et une audace peu communes. Cependant 1'usage s'est maintenu de dire : la peche de la baleine, du cachalot, du lamantin, du phoque meme : c'est une vieille habitude , issue du pre'juge' qui faisait considd- rer autrefois tout animal marin ou aquatique comme un poisson. La peche done, ou mieux la chasse des grands ce'tace's, est justement c61ebre. Elle a 6te tant de fois de'crite, que je ne pourrais guere , en la decrivant de nouveau , que repeater a mes lecteurs ce qu'ils ont sans doute d6ja lu et relu ailleurs. Ce qui est moins connu et qui mecite de 454 QUATRlfiME PARTIE. 1'etre , c'est 1'histoire de cette guerre aux colosses de 1'Ocean : guerre vraiment glorieuse, pleine d'episodes h6- roiques, et que ceux qui jadis y ont pris part ne doivent point se rappeler sans emotion et sans orgueil. Dans les annales de certains peuples , cette guerre figure avec non moins d'clat que les faits politiques et militaires les plus vante's; elle a exerce sur les destinies de ces peuples une influence comparable a celle des conquetes les plus impor- tantes accomplies par I'homme sur la nature. On concoit, en effet, que si la peche d'un petit poisson tel que le ha- reng a pu devenir pour ceux qui la pratiquaient sur une grande 6chelle une mine d'or , celle des grands cetace's ait du etre une source de richesse bien autrement pro- ductive. Enfin les chasseurs de baleines ont rendu a la science, a la civilisation, a I'humanite, des services d'une haute port6e , dont on a a tort attribue' tout le merite aux navigateurs , qui n'ont atteint le but qu'en suivant les che- mins dej'a fraye's par leurs devanciers inconnus. A tous gards, 1'histoire de cette grande industrie maritime est done digne d'attention. J'essaierai de la resumer en quel- ques pages. La peche de la baleine n'etait pas trangere aux anciens. D'apres Appien, Xenocrate, Pline, Strabon et quelques autres ^crivains de 1'antiquit^ , elle 6tait pratiqu6e par les Tyriens, les Grecs, les Romains, et les peuples habitant le littoral du golfe Arabique. Elle 6tait en honneur chez les Chinois des les temps les plus recule's , et formait au ix e siecle un des principaux objets de leurs operations maritimes. A la meme poque, les peuples du nord de 1'Europe s'y livraient avec succes sur les cotes de la pres- qu'ile Scandinave, de la Finlande, de la Germanie, du L'HOMME ET L'OCfiAN. 455 Jutland et de la Grande-Bretagne. Mais les Basques I'em- porterent sur eux tous en adresse, en courage et en acti- vit<. D'abord ces intre"pides marins se bornerent a chasser les baleines dans le golfe de Gascogne, ou elles 6taient alors tres-nombreuses ; mais peu a peu il leur fallut pour- suivre les ce'tace's, qui devant leurs attaques re'pe'te'es se retiraient, fuyaient du c6t6 du p61e. Chaque anne"e leurs navires s'avangaient davantage vers le nord-ouest, jusqu'a ce qu'enfin au xv e siecle ils pe'ne'trerent dans les regions glac^es du cercle polaire, et la, cherchant une terre ou Ton put relacher, ils aborderent au Greenland, a Terre- Neuve , au Labrador. Ainsi , tandis que les savants et les erudits d'Europe discutaient 1'existence hypothe'tique d'un autre hemisphere habitable, et que les navigateurs he*si- taient encore a Taller chercher, eux, ces pecheurs igno- rants, ils 1'avaient trouve'. Tant il est vrai que 1'audace est du genie, ou que souvent du moins elle en tient lieu. Pendant longtemps les marins de TAunis, de la Guienne, de la Bretagne et de la Normandie partagerent avec les Basques les profits considerables que procurait la chasse a la baleine. Ils partaient au printemps avec cinquante a soixante navires, qu'ils ramenaient a la fin de V6t6 charges d'huile. Eux seuls fournissaient a toute 1'Europe cette pr- cieuse marchandise. Mais, au commencement du xvn e siecle, ils se trouverent avec etonnement en face de concurrents redoutables : les marines neerlandaise et britannique ve- naient d'entrer dans la lice. Les Provinces-Unies , apres avoir secou6 le joug deTEspagne, avaient donn6 un pro- digieux essor a 1'esprit d'entreprise et a l^nergie pers6- vdrante qui est le caractere distinctif de ce peuple indus- trieux. En quelques ann6es, ils s'6taient r6v616s comme 456 QUATRIfiME PARTIE. les plus habiles trafiquants, les plus savants et les plus hardis navigateurs de TEurope, et ils avaient d6but6 dans la carriere par une suite d'expeditions a la recherche d'un passage conduisant par le nord-est de 1'Europe a la Chine et aux Indes : tentatives he'roi'ques, ou leurs marins avaient accompli des prodiges de patience et de courage , et qui ne furent point st6riles. C'e'tait deja beaucoup d'avoir os6 pene"trer dans ces pa- rages reputes jusqu'alors absolument inaccessibles , d'a- voir reconnu et demerit des contr6es ou nul homme aupa- ravant n'avait p6n6tr6, et d'avoir jet6 dans le monde une hypothese dont il e"tait reserve a notre siecle de de"montrer la r^alite". Ce ne fut pas tout. Les Hollandais avaient ren- contr6 dans les mers arctiques des troupeaux de ce'tace's gigantesques : c'etaient des flots d'huile, qui, verses sur TEurope , reviendraient en flots d'or au commerce de la re"publique. Les armements pour la chasse aux baleines commencerent. En 16i2, deux navires hollandais partis d'Amsterdam et de Saardam parurent pres des cotes du Spitzberg. 11s avaient ete devanc6s par des Anglais qui , sous pretexte du droit de priorite" , pre" tendirent exploiter seuls ces parages. Ces Anglais dtaient en nombre et bien arrays. 11s menacerent les Hollandais de saisir leurs navires et leurs cargaisons. Cette fois il fallut c6der devant la force ; mais la marine des Provinces-Unies n'accepta point cette exclusion arbitraire. L'annee suivante, cinq ou six batiments firent voile vers le Spitzberg, et, sans tenir compte des menaces des An- glais-, commencerent leurs operations. Ils furent attaqu6s et depouilles de leur butin. Une ve'he'mente protestation s'eleva contre cet acte degression brutale. Les principales L'HOMME ET L'OCftAN. 457 villes et les ports de mer n6erlandais formerent une ligue dont le centre fut 6tabli a Amsterdam , et une compagnie de riches negotiants se fit conce'der par les Etats-ge'ne'raux le privilege de la peche pour trois anne'es, dans toutes les mers comprises entre la Nouvelle-Zemble et le dtroit de Davis. Encourage'e par la protection de 1'Etat, cette com- pagnie enrola des harponneurs biscayeris , et fit accompa- gner ses navires baleiniers par quatre batiments de guerre armes chacun de trente canons. Cela formait une flottille de dix-huit voiles. Les Anglais , qui n'avaient alors dans ces mers que treize grands navires et deux pinasses, n'o- serent engager la lutte avec des forces supe>ieures , et pendant trois ans les Hollandais purent se livrer tranquil- lenient a la chasse des baleines. Mais au bout de ce temps la jalousie de 1'Angleterre 6clata de nouveau. Une escadre britannique, commande'e par un vice-amiral, attaqua des baleiniers z^landais et s'empara de leur huile , de leurs canons et de leurs mu- nitions. En 1617, les p^cheurs de la Zelande, de'cide's a venger cet outrage, mirent en mer trente -trois navires bien armes, et a leur tour prirent Inoffensive. Trois navires anglais furent mis hors de combat, plusieurs marins tu6s, leurs tonneaux bruits, et un de ces navires fut ramene triomphalement avec sa cargaison dans le port d'Amster- dam. II n'en fallait pas tant pour qu'une guerre terrible dclatat entre les deux puissances rivales, si les Etats- g^neraux, usant de moderation, n'eussent fait restituer le navire et accorder au capitaine anglais une indemnity. Le gouvernement anglais, de son c6t6, jugea prudent de faire des concessions. II s'ensuivit un arrangement en vertu duquel chaque nation devait poursuivre la baleine 458 QUATRIEME PARTIE. sur certaines cotes, et se maintenir dans des limites de- termine'es. Ce partage fait, les Hollandais ne tarderent pas a sur- passer les Anglais eux-memes dans leurs entreprises a la recherche d'une proie si convoitee. La premiere compagnie fondee a Amsterdam parvint a conserver jusqu'en 1642 le privilege qui ne lui avait ete' accorde, dans le principe, que pour trois ans. Mais enfin les reclamations des speculateurs exclus du be'nefice de la peche firent cder les Etats-gene'- raux , qui autoriserent la creation de deux autres compa- gnies. Ces deux compagnies ne tarderent pas a se rdunir a la premiere pour constituer un nouveau monopole , qui , pour etre plus etendu, n'en etait pas moins exclusif. Entre les mains de cette socie'te' riche et puissante , la chasse a la baleine acquit une situation florissante que favorisait, du reste, la nature des choses. Les cetace's abondaient encore a cette dpoque dans les mers glaciales, et venaient sans defiance, en immenses troupeaux, s'6battre autour des navires. II arriva souvent, dit un historien, que la compagnie fut obligee de recruter sur mer des batiments vides pour rapporter en Hollande le produit surabondant de sa peche. Ce succes lui inspira une confiance funeste. Elle crut que son exploitation se maintiendrait toujours au meme degr^ de prosperity ; elle d^pensa des sommes enormes pour fonder dans les iles d6sertes des mers po- laires de vastes et magnifiques 6tablissements. Un village hollandais s'61eva, sous le nom de Smarenberg, dans 1'ile dite d' Amsterdam. Cette colonie, visite'e chaque ann^e par quinze a dix-huit mille marins des Pays-Bas, prit un developpement inattendu. La r^publique eut, selon une heureuse expression , sa Batavia des glaces. L'HOMME ET L'OCfiAN. 459 Mais au bout d'un certain temps la chasse devint moins productive; puis la compagnie, depouille'e de son privi- lge , se vit obligee d'en partager les be'ne'fices avec tous les aventuriers que la liberte' des mers, de'cre'te'e par les Etats-gene'raux , amena dans les memes parages. La peche de la baleine entra des lors dans une nouvelle phase , celle de la concurrence illimite'e. Sous ce regime, cette Industrie prit un dereloppement qui porta a son apog6e la puissance et la richesse des Provinces-Unies. Le nombre des navires baleiniers qui chaque anne"e sortaient des ports neerlan- dais s'e'leva jusqu'a deux cent trente. Les marins qui les montaient acquirent une adresse et une intre'pidite' qui firent oublier les Biscayens; les produits realises devinrent fabuleux. Un seul navire pouvait, en faisant deux voyages dans la me" me saison, rapporter deux cents barils d'huile. Pendant ce temps les Anglais ne demeuraient pas inac- tifs : leurs armements s'accroissaient dans des proportions analogues. Des navires norwe'giens, danois, russes, frangais, vinrent aussi prendre leur part de rimmense butin; puis les colonies de I'Amerique du Nord se mirent de la partie : si bien qu'en peu d'ann6es les baleines disparurent de toutes les vastes mers situ6es au nord de 1'Europe, et qu'on dut les poursuivre a 1'ouest jusque dans la mer de Baffin , au dela du dtroit de Davis. La decadence de la p&che com- mengait : elle s'est depuis precipite'e avec une d^sastreuse rapidit6. Les Etats-Unis seuls envoient encore dans les mers arctiques des navires soi-disant baleiniers ou cacha- lotiers; mais ces navires ne font, en re'alite', que la chasse aux amphibies. Quant aux grands ce'tace's, il n'en existe plus que dans Toc6an Austral. C'est la que vont croiser, en se rapprochant de plus en plus des parages inhospita- 460 QUATRIEME PARTIE. Hers du cercle an tare tique, les baleiniers anglais. Eux seuls persistent encore a exercer cette chasse lointaine et pe*ril- leuse , que 1'absence complete du gibier qu'ils recherchent les forcera d'abandonner dans un avenir qu'on peut des aujourd'hui clairement entrevoir. G'est ainsi qu'insatiable de lucre , aveugle a la fois par la cupidit6 et par cette fievre de carnage qu'allume en lui toute guerre, I'homme a transform^ en une oeuvre de des- truction ce qui fut dans 1'origine une entreprise grandiose, et qui eut du demeurer une Industrie feconde et durable. La famille entiere des c6taces est deja presque 6teinte. On semble n'avoir point songe que ces grands animaux n'ont qu'une fe'condite' tres-limitee, et ne se reproduisent qu'avec une extreme lenteur. Loin de leur en laisser le temps, on ne s'est fait aucun scrupule de tuer les femelles pleines et les jeunes individus. C'e'tait 6gorger 1'avenir ; et il est triste de penser qu'une si ruineuse experience n'a pas encore pu faire pe'ne'trer dans 1'esprit de ceux qui font la guerre aux races de I'Oce'an les pr6ceptes de la sagesse la plus vulgaire. Tandis que, dans la vie commune, chacun se pre"occupe de conserver et d'accroitre pour ses enfants et ses neveux les avantages dont la Providence 1'a lui-meme gratified et ne les considere que comme un d6pot confix a ses soins; tandis que la chasse du menu gibier est soumise a des reglements couservateurs, on semble prendre a tache de depeupler les mers de tous les animaux utiles qu'elles nourrissent. On traque, on massacre ces animaux avec la m6me fureur que dploient les paysans contre les loups et les autres betes de proie. Enfin, ce qui se comprend moins, les gouvernements, loin de chercher a ralentir cette manie d'extermination , ne s'en occupent que pour Tencourager, L'HOMME ET I/OCEAN. 461 en accordant aux chasseurs de baleines et de cachalots des primes qui vont en augmentant a mesure que la peche se ralentit : comme s'il suffisait de promettre de 1'argent aux speculateurs pour repeupler 1'Ocean ! CHAPITRE IV LA GHASSE AUX AMPHIBIES Les ce'tace's manquant, ce sont, je viens de le dire, les amphibies, phoques et morses, que les marins americams, anglais et autres vont maintenant chercher parmi les glaces du cercle arctique. Gette chasse est beaucoup moins diffi- cile et moins dangereuse que 1'autre; elle n'exige pas le meme appareil d'engins meurtriers, et c'est moins une guerre qu'une boucherie. Bien avant que les Europeans fussent arrives dans ces regions avec leurs vaisseaux et leurs armes perfectionne'es , elle e"tait la principale res- source des peuplades sauvages qui habitent les contrees polaires, et qui tirent de ces animaux non-seulement une grande partie de leur nourriture , mais encore les e'le'ments essentiels de leur miserable Industrie et de leur commerce rudimentaire. L'e"paisse couche de graisse interposed entre la chair et la peau des amphibies fournit en grande quan- tit une huile qu'ori emploie aux memes usages que 1'huile de baleine, et qui a sur celle-ci 1'avantage de n'exhaler aucune mauvaise odeur. Quelques especes ontune fourrure 462 QUATRIEME PARTIE. grossiere, dont les tribus septentrionales se font des ve- tements. Les naturels de 1'Amerique du Nord utilisent encore, dit-on, les peaux de certaines especes d'une facon singuliere. Us en ferment, le plus hermetiquement possible, toutes les ouvertures, en les gonflant d'air comme des vessies. En reunissant ensemble cinq ou six de ces outres et en y 6tendant des joncs ou de la paille , ils construisent des radeaux tres - le'gers et insubmersibles , avec lesquels ils s'abandonnent sans danger au courant des fleuves les plus impetueux. Les Kamstchadales font aussi, avec les peaux de phoques, de petites pirogues. La graisse sert a l'alimentation et a l'6clairage; la chair, quoique coriace et d'une saveur desagre'able, est la nourriture ordinaire de ces pauvres peuplades, qui dchangent encore contre des outils, des armes et de la poudre, des peaux de phoques, des dents de morse et le surplus de la graisse destinee a leur consommation. Quant aux nations civilisees, telles que 1'Angleterre et les Etats-Unis, elles equipent chaque ann6e des navires qui font la chasse aux phoques : entreprise hardie , mais dont les benefices compensent bien les dangers. Le natu- raliste Lesson a donne, d'apresM. Dubaut, d'inte'ressants details sur cette branche de leur industrie maritime , branche importante , puisqu'elle occupe chaque annee une soixantaine de navires de 250 a 300 tonneaux. Les navires destines pour cet armement sontsolidement construits. Tout y est installe avec la plus grande eco- nomic. Par cette raison, les fonds du navire sont double's de bois. L'armement se compose, outre le gre'e'ment, tres- simple et tres-solide, de barriques pour mettre 1'huile, de six yoles armees comme pour la peche a la baleine, et d'un L'HOMME ET L'OCEAN. 463 petit batiment de quarante tonneaux mis en botte a bord , et qu'on monte et qu'on met a la mer lorsqu'on approche des iles ou des cotes habite'es par les phoques. Les marins qui font cette chasse ont coutume d'explorer pralable- ment les lieux, ou bien ils s'elablissent en un point con- venable et font alentour de nombreuses battues. Ainsi il n'est pas rare de voir un navire mouil!6 dans quelque anse tranquille et sure, tandis que ses agres sont debarques, et que les fourneaux destines a faire fondre les graisses re- cueillies sont places sur la grave. Pendant ce temps le petit batiment dont il vient d'etre parle", tres-bon voilier et fin marcheur, mont6 par la moiti6 environ de 1'equi- page, fait le tour des terres environnantes. Des embarca- tions sont expe"die"es, chemin faisant, vers les rivages ou Ton apercoit des phoques, et on laisse ga et la a 1'affut des hommes charges dopier ceux de ces animaux qui s'avan- turent hors de 1'eau. La cargaison totale du petit batiment se compose d'environ deux cents phoques, coupe's par gros morceaux, et qui peuvent fournir quatre-vingts a cent barils d'huile, chaque baril contenant environ cent vingt litres, dont la valeur est a peu pres de quatre-vingts francs. Au port ou est mouill6 le grand navire , les quartiers de phoques sont transported sur la greve ou sont dtablies les chaudieres dans lesquels on fait fondre la graisse. La chair musculaire et les autres re"sidus servent a alimenter le feu. Les hommes composant les Equipages des navires armes pour ces chasses travaillent a la tache, en sorte que chacun est inte'resse' au succes de Tentreprise. La cam- pagne dure quelquefois jusqu'a trois ans, au milieu de pri- vations et de dangers inoui's. II arrive souvent que des na- vires jettent des hommes sur une lie pour faire des chasses, 464 QUATRIEME PARTIE. s'en vont a cinq cents et mille lieues de la en d6poser d'autres, puis poussent plus loin encore. Us reviennent ou ne reviennent pas. (Test ainsi que plus d'une fois de mal- heureux marins ont pri abandonn^s sur des terres de- sertes, parce que le vaisseau auquel ils appartenaient, et qui devait revenir les prendre a une epoque fixee, avait fait naufrage. Quid non mortalia pectora cogis, Auri sacra fames! Les morses, dont les defenses offrent a la speculation UQ supplement considerable de benefices, sont aussi, plus encore que les phoques, de la part des marins qui frequen- tent les regions polaires, Tobjet d'une poursuite acharne'e. D6ja , vers le milieu du siecle dernier , le nombre de ces animaux avait notablement diminue. (( On trouvait autrefois, dans la baie d'Horisart et dans celle de Klock , dit Zordrager , beaucoup de phoques et de morses; mais aujourd'hui il en reste fort peu. Les uns et les autres se rendent, lors des grandes chaleurs de T6te, dans les plaines qui sont voisines , et Ton en voit quel- quefois des troupeaux de quatre-vingts , cent, et jusqu'a deux cents, particulierement de morses, qui peuvent y rester quelques jours de suite et jusqu'a ce que la faim les ramene a la mer... On voit beaucoup de morses vers le Spitzberg; on les tue a terre avec des lances. On les chasse pour le profit qu'ou a de leurs dents et de leur graisse ; 1'huile en est presque aussi estimee que celle de la baleine ; leurs deux dents valent autant que toute leur graisse. L'in- t^rieur de ces dents a plus de valeur que 1'ivoire , surtout dans les grosses dents, qui sont d'une substance plus com- L'HOMME ET L'OCEAN. 465 pacte et plus dure que les petites... line dent mediocre pese trois livres, et un morse ordinaire fournit une demi- tonne d'huile... Autrefois on trouvait de grands troupeaux de ces animaux sur terre ; mais nos vaisseaux, qui vont tous les ans dans ce pays pour la peche a la baleine , les ont tellement epouvante"s, qu'ils se sont retire's dans les lieux e'carte's, et ceux qui y restent ne vont plus sur la terre en troupes, mais demeurent dans 1'eau , on disperses ca et la sur les glaces. Lorsqu'on a joint un de ces animaux sur la glace ou dans Teau , on lui jette un harpon fort et fait expres, et souvent ce harpon glisse sur sa peau dure et 6paisse; mais, lorsqu'il a pene'tre', on tire Tanimal avec un cable versle timon de la chaloupe, et on le tue en le pergant avec une forte lance faite expres ; on 1'amene ensuite vers la terre la plus voi- sine, ou vers un glacon plat; il est ocdinairement plus pesant qu'un bceuf. On commence par 1'ecorcher, et Ton jette sa peau parce qu'elle n'est bonne a rien 1 ; on s6pare de la t^te avec une hache les deux dents, ou Ton coupe la tete pour ne pas endommager les dents, et on la fait bouillir dans une chaudiere. Apres cela, on coupe la graisse en longues tranches, et on la porte au vaisseau 2 . Ce n'est pas seulement dans les parages du cercle arc- tique qu'on va chercher la graisse et le cuir des amphi- bies. Les decouvertes des navigateurs modernes ont ouvert 1 Geci n'est pas exact, et ne 1'dtait plus depuis longtemps. La peau du morse est employee aux memes usages que celle des phoques. Deja du temps de Buffon on en faisait un tres-bon cuir pour les soupentes de carrosse, les sangles et les courroies. Si de nos jours 1'emploi de cette peau est peu repandu , il ne faut 1'attribuer qu'a la rarete de plus en plus grande des animaux qui la fournissent. 2 Description de la prise de la baleine et de la peche au Green- land, etc. 30 466 QUATRIEME PART1E. au commerce de ces produits de riches et vastes champs d'exploitation dans Tocean Austral. La se trouve un genre de phoques de tres-grande laille, remarquables par le de- veloppement du nez, qui chez le male s'allonge en une sorte de trompe. Cetle particularite leur a valu les noms de phoque a trompe, phoque a museau ride*, e"le"phant de mer, etc., que les voyageurs leur ont donnes, et celui de macrorhinus proboscidens, qui leur est assigne dans la no- menclature zoologique. Habitant exclusif des regions australes, le phoque a trompe se complait particulierement dans les iles desertes ; mais il en est qu'il semble frequenter de preference. On les rencontre en grand nombre dans celle de Juan-Fer- nandez, aux Malouines, sur les terres de Kuerguelen et des Etats. C'est principalement vers cette derniere contree que les Anglais dirigent leurs navires destines a la chasse de ces amphibies. Avant Tetablissement des Anglais au port Jackson, disent Pron et Lesueur dans la relation de leur voyage aux terres Australes, les phoques a trompe jouissaient d'une tranquillite parfaite dans les iles du detroit de Bass. II n'en est plus ainsi : les Europeens ont envahi ces re- traites si longtemps protectrices ; ils ont organise partout des massacres qui ne sauraient manquer de faire eprouver bientot un affaiblissement sensible et irreparable a la po- pulation amphibie de ces parages. Des pecheurs, en petit nombre, sont envoy6s de la colonie de Port-Jackson sur les iles ou les phoques sont le plus communs, et dont ils font leur residence habituelle. Nous en trouvames dix dans Tile King. Ces hommes etaient charge's de pre"parer, en huile et en peaux de phoques, la cargaison de quelques navires w o CO - (25 -W H cc ov i L'HOMME ET L'OCEAN. 469 destines pour la Chine. Us 6taient pourvus des objets n6- cessaires pour subsister pendant le temps de leur sjour, qui avait deja dure" treize mois, et de futailles pour re- cueillir 1'huile qu'ils se"paraient de la 'graisse en la faisant bouillir dans de grandes chaudieres. . . a Pour tous les phoques, il suffit de leur appliquer un seul coup de baton sur 1'extre'mite' du museau ; mais ce moyen n'est pas celui que les pecheurs eir.ploient : ils font usage d'une lance de douze a quinze pieds de longueur, dont le fer, extremement ace're', n'a pas moins de vingt- quatre a trente pouces. II saisissent avec adresse 1'instant ou 1'animal, pour se porter en avant, souleve sa nageoire anterieure gauche; c'est sous cette partie que la lance est plonge'e de maniere a percer le coeur ; et les hommes charge's de cette operation cruelle y sont tellement exerc6s, qu'il leur arrive rarement de manquer leur coup. Le malheureux amphibie tombe aussit6t en perdant des flots de sang. La chair des phoques a trompe est non-seulement fade , huileuse, indigeste et noire, mais il est impossible de la retirer des couches de graisse qui 1'enveloppent. La langue seule fournit un aliment assez bon. Les pecheurs salent les langues avec soin , et les vendent au prix des meilleures salaisons. Le foie parait avoir quelques proprie'te's nui- sibles, car des pecheurs anglais, ayant voulu essayer de s'en nourrir, dprouverent un assoupissement irresistible qui dura plusieurs heures, et qui se renouvela toutes les fois qu'ils voulu rent gouter a ce perfide aliment. La graisse fraiche jouit parmi les pecheurs d'une grande repu- tation pour la gu6rison des plaies. La peau est 6paisse et forte. On 1'emploie a couvrir de grandes malles. On Tes- 470 QUATRlfeME PARTIE. time surtout convenable pour les harnais des chevaux et pour la carrosserie. Malheureusement celles des vieux in- dividus, qui, a en juger par leurs dimensions et leur pais- seur, devraient etre les meilleures, sont, au contraire, les plus mauvaises , parce qu'elles portent toujours de nom- breuses et larges cicatrices , t6moins des combats acharnes que se livrent entre eux ces animaux. L'huile qu'on tire de la graisse du phoque a trompe est 1'objet immediat des entreprises des Anglais sur les iles ou ces animaux abondent. La quantite' qu'un seul phoque pent en fournir est prodigieuse, On I'estime, pour les plus grands individus, a 700 ou 750 kilogrammes. On Textrait comme celle des autres amphibies. Peron rapporte que les dix pecheurs de Tile King en pr6paraient environ quinze cents kilogrammes par jour. Elle est abondante surtout chez les femelles, avant Tallaitement des petits. On peut Temployer aux usages culinaires : elle ne communique pas de mauvais gout aux aliments. A la lampe, elle brule avec une flamme vive , sans donner de fume'e ni d'odeur, et elle dure plus longtemps que nos huiles v^getales. Elle regoit en Angleterre diverses autres applications dans 1'e'conomie domestique et dans 1'industrie, particulierement dans les fabriques de draps. Elle se vendait sur le marche" de Lon- dres , au temps ou crivait Peron , six schellings le gallon, c'est-a-dire les quatre litres et demi. Mais depuis sa valeur a notablement augment^. La chasse aux amphibies de la mer Glaciale arctique n'est pas, actuellement encore, moins productive que celle des phoques a trompe ; mais comme elle se fait avec aussi pen d'6conomie et de discernement , sa decadence n'est pas non plus moins imminente. Dans une seule campagne, dit L'HOMME ET L'OCfiAN. 474 M. Hautefeuille, les pecheurs anglais orit tu6 plus de vingt- cinq mille phoques ; en 1858, les pecheurs norwe'giens en ont pris au Spitzberg cinquante-quatre mille 1 . II est evident que Tespece, si nombreuse qu'elle soit, ne saurait tenir longtemps centre de pareilles tueries, et que la chasse dont elle est 1'objet finira bient6t, comme celle de la ba- leine, par la disparition du gibier, si les nations civilis6es ne se decident enfm a prendre de concert des mesures tmergiques pour la restreindre dans de justes limites. CHAPITRE V LES PLONGEURS L'Oce'an recele sous la masse de ses eaux , a des profon- deurs variables, diverses substances sur lesquelles nous avons de\ja jet6 un coup d'oail , et dont quelques-unes ont paru a I'homme particulierement dignes de sa convoitise. Aucune assur6ment n'est comparable pour son utilit^ a la chair des poissons, a la graisse des c^tacds ou des pho- ques ; mais nous sommes ainsi faits que, sous pre"texte de civilisation et de progres, nous en venons a estimer les choses en raison inverse des services qu'elles nous rendent ; que nous qualifions de precieuses celles dont nous n'avons nul besoin, et qu'aucun sacrifice ne nous parait trop l Dictionnaire universel du commerce et de la navigation, art. Peches maritimes. 472 QUATRlfiME PARTIE. grand pour les obtenir. Nous dedaignons ou nous gaspil- lons les vrais tre'sors que la Providence a liberalement mis en abondance a notre portee, et nous souffrons que de pauvres gens s'exposent a la mort , endurent toutes sortes de fatigues et de privations pour nous procurer quelques brimborions aux brillantes couleurs, aux reflets clatants, qui , loin de rien ajouter a notre bonheur, ne font que nous detourner de la recherche des biens vraiment enviables, au premier rang desquels il faut placer la vertu. Non contents done de fouiller la terre pour en retirer les pierres que nous appelons precieuses, il nous a fallu p^netrer aussi sous I'el6ment liquide pour arracher au lit de la mer des produits dont il est pourtant si aise de se passer , que des millions de personnes s'en passent en effet et ne s'en trouvent ni moins heureuses, ni plus pauvres. On entend que je veux parler ici de la nacre, de la perle et du corail. II est un quatrieme produit sous-marin qui me'rite plus d'indulgence et dont on ne peut meme me'- connaitre Tutilite , tout en se demandant si cette utilite est bien en proportion avec les efforts qu'il en coute pour le conquerir et avec sa vaieur v6nale : ce sont les eponges. Je n'insisterai pas davantage sur les questions de morale et d'e"conomie que souleve 1'usage de ces diverses substances. Je me propose seulement de computer cette rapide 6tude de 1'exploitation de 1'Ocean par le travail humain, en jetant un coup d'oeil sur la singuliere industrie dont elles sont 1'objet. II n'est point de metier, si penible et si homicide soit-il, pour lequel on ne trouve des ouvriers. Des milliers d'hommes consentent a s'enterrer vivants dans des galeries de mines, a des centaines de metres de profondeur, pour L'HOMME ET L'OCEAN. 473 exploiter des gisements de houille on des filons me'talli- feres. D'autres ne font point difficulte de descendre sous les dots, afm d'aller recueillir sur le sable ou sur le roc des eponges, des branches de corail , des coquillages nacres. Cesmineurs de I'Oce'an, ce sont les plongeurs. Un exercice violent et malsain sans cesse renouvel<, des dangers ter- ribles, des maladies qu'ils contractent presque infaillible- ment et qui plus ou moins abr6gent leurs jours : voila par quels sacrifices , par quel martyre ces malheureux achetent un modique salaire. Us appellent cela gagner leur vie , et beaucoup se sont volontairement condamn6s a cette existence amphibie, foncierementantipathique a 1'organi- sation physique de 1'homme ! II est a remarquer toutefois que la profession de plongeur n'est point de celles que le premier venu consent a embrasser. Elle est demeure'e de- puis longtemps 1'apanage de certaines populations, chez lesquelles elle se transmet le plus sou vent de pere en fils, et qui y sont , on le dirait , aguerries peu a peu par la puissance de Thabitude , par la difficult^ de trouver un autre emploi de leur force et de leurs faculty's, et par les modifications qu'un genre de vie anormal fait lentement subir au temperament et aux fonctions physiologiques. (Test ainsi que la peche des 6ponges est exclusivement pra- tiquee par des Grecs et des Syriens ; celle du corail, par des Gnois et des Napolitains; celle de la nacre et des perles, en Asie par des Chingalais et des Malais, en Ame'rique par des Indiens et des negres. On pechait autrefois les Sponges * dans la mer Rouge et sur une grande partie de la cote septentrionale d'Afrique. 1 Voir au chap, v de la I II e partie d'histoire naturelle de ces zoophytes et ceile du corail. 474 QUATRlfcME PARTIE. De nos jours , cette peche se fait principalement dans la mer de 1'archipel Grec et sur le littoral syrien. Elle est libre pour toutes les nations indistinctement ; mais les Grecs et les Syriens sont, ainsi queje viens de le dire, les seuls qui s'y livrent d'une maniere suivie, et qui fassent de ses produits Tobjet d'un commerce regulier avec les Occi- dentaux. Les operations commencent ordinairement vers les premiers jours de juin et finissent en octobre; mais les mois les plus favorables sont ceux de juillet et d'aout. Les barques partent de Tripoli, de Batroun, de Tile de Rouad, de Latakie', de Kalki, de Stampalie, de Castel- Rosso, de Simi et de Kalminos ; chacune d'elles est ordinairement montee par quatre ousix hommes. Les Sponges se trouvent a la distance d'un a deux kilometres an large, sur des banes de rochers forme's par des debris de mollusques. Les belles Sponges ne se rencontrent qu'a la profondeur de douze a vingt brasses. Gelles qu'on r^colte dans les eaux plus basses sont de qualite inferieure. A 1'ouverture de la peche, les Grecs et les Syriens arrivent a Smyrne, a Beyrouth, a Latakie, a Rhodes, sur de grandes chaloupes qu'ils desarment pour s'embarquer sur de petits bateaux de louage destines a cet usage, et ils se dispersent sur les cotes. La peche se fait de deux manieres. Pour les especes communes, on se sert deharpons a trois dents, a 1'aide desquels on arrache les eponges. Mais cet instrument de"te>iorerait les eponges fines; il faut done que d'habiles plongeurs descendent au fond de la mer, et les detachent avec precaution au moyen d'un couteau dont ils sont ar- 1x168. C'est ce qui explique 1'enorme difference de prix entre les Sponges plongees et les Sponges harponnees. Les plongeurs grecs sont , en general , plus hardis et L'HOMME ET L'OCEAN. 475 plus adroits que les Syriens. Ceux de Kalminos et de Psora sont les plus renomme's. Bien qu'ils restent dans Teau moins longtemps que les Syriens, leur peche est d'ordinaire plus abondante. Us plongentjusqu'a vingt-cinq brasses de pro- fondeur, tandis que leurs rivaux , pour la plupart, ne descendent pas an dela de quinze a vingt brasses au plus. Le produit de la peche des Sponges varie d'ailleurs suivant le temps et les circonstances. En 1827, on Te'valuait en moyenne a 75 ou 80 oques (de 1 kilogramme 270 grammes) pour une barque monte'e par cinq ou six plongeurs, et ce chiffre est encore celui que donnent les documents les plus regents . Les proportions des diverses quality's dans ce total sont e'value'es approximativement a un tiers de super fines, et les deux autres tiers de fines-dures et de grosses. Entre ces deux dernieres sortes, la proportion varie selon les locality's . Les Grecs s'appliquent plus particulierement a la pe"che des grosses Sponges dites Venise y bien qu'elles se vendent au poids quatre ou cinq fois moins cher que les 6ponges fines; mais I'inf6riorit6 du prix est compense'e par la plus grande facilite de la p6che Les Anglais ont introduit dans le commerce d'Europe, depuis un certain nombre d'annees , des Sponges qu'on re- colte sur les cotes des iles Lucayes, dans la mer des Antilles, et qu'on d^signe sous le nom d'e"ponges de Bahama. Ces 6ponges ont une apparence se"duisante, grace a leur tissu fin et serre et aux preparations qu'on leur fait subir pour leur donrier une jolie nuance blond pale ; mais elles sont dures, pierreuses et sans solidite". La peche du corail est une industrie toute francaise par son origine. Des le milieu du xv e siecle, la France poss6- dait a la Galle un ^tablissement fond6 et entretenu en vue 476 QUATRIEME PARTIE. de cette peche , exploited alors par une compagnie qui en avait obtenu le privilege a la condition de n'y employer que des inarins provengaux. En 1791, cette compagnie perdit son privilege, et la peche devint libre pour tous les Franc, ais faisant le commerce avec le Levant et la Barbarie. Mais elle fut bientot accaparee par des Italiens qui, de- venus maitres de 1'ancien 6tablissement de la compagnie , se mirent an service de 1'Etat , moyennant une retribution en nature. En 1796 (24 nivose an IV), un arrete du Direc- toire cre"a , pour la p6che du corail , une nouvelle societe qui ne pouvait enroler que des marins frangais ou etablis en France, et ne pouvait armer ses batiments que dans un port frangais. Maisce reglement fut mal observe". En 1802, la Calle fut enlev6e a la France par les Anglais, qui ne la lui rendirent qu'en 1816, et qui durant cet intervalle y firent la peche du corail sur une tres-grande chelle. Us n'y em- ployaient pas moins de quatre cents barques. Depuis 1830, la peche du corail a la Calle est de nouveau re*gie par Tad- ministration francaise. Les Italiens qui Texercent sont as- sujettis, comme autrefois , a une redevance dont nos natio- naux sont exempts; malgre' cela, le nombre des bateaux de peche frangais est de beaucoup inferieur a celui des ba- teaux Strangers. On peche aussi le corail dans les parages de Messine , sur les cotes de la Sardaigne et sur celles de France, dans le golfe du Lion. Le corail de cette derniere provenance est renomme' pour sa belle couleur rouge. Voici .comment se fait habituellement la peche du corail. Huit hommes montent une felouque , petit bateau qui prend, dans ce cas, le nom de coraline. Ces hommes sont toujours d'excellents plongeurs. Us ont avec eux une grande croix dont les branches sont 6gales , longues et L'HOMME ET L'OGEAN. 477 fortes; a chaque bras est fix6 un solide filet en forme de sac. On attache une forte corde au milieu de la croix, et on la descend horizontalement dans la mer, en la chargeant de poids assez lourds pour 1'entrainer au fond; puis le Peche du corail. plongeur descend a son tour pour manoeuvrer 1'appareil , dont il pousse les branches Tune apres Tautre, de maniere a racier les rochers auxquels le corail est attache" , et a en- gager ce dernier dans les filets. Au bout d'une demi-minute environ de ce travail, ceux qui sont demeures dans la fe- 478 QUATRIEME PAKTIE. louque tirent vigoureusement la corde et ramenent le tout, y compris le plongeur, a la surface. La plus grande partie des coraux ainsi r6coltes est ra- mene'e a Livourne ; la une certaine quantite est vendue a 1'etat brut pour 1'exportation ; le reste est livre aux lapi- daires. 11 existe a Livourne quatre grands etablissements pour le travail des coraux, outre les Etablissements de second et de troisieme ordre. Chacune de ces grandes ma- nufactures occupe de deux cent cinquante a trois cenjs ouvrieres, en sorte que cette industrie fait vivre an moins un millier de femmes. Jl me reste a parler de la plus difficile, de la plus peril- leuse, mais aussi de la plus productive des peches sous- marines , de celle qui se pratique le plus en grand dans 1'ancien et dans le nouveau monde : de la peche des co- quillages qui fournissent la nacre et la perle. Ces deux substances sont identiques quant a leur composition : elles sont formees de carbonate et de phosphate de chaux unis a de la gelatine. L'Enorme difference qui existe entre les valeurs qu'on leur accorde s'explique premierement par ce fait, que la nacre se trouvant comme principe constituant normal dans plusieurs especes de mollusques testaces (I'avicule, Thaliotide, la burgandine, etc.), est relativement abondante ; tandis que les excretions globuleuses qui con- stituent les perles ne sont qu'accidentelles, meme dansl'es- pece qui en renferme le plus souvent ( 1'avicule ou aronde perliere), et qu'il faut quelquefois explorer deux a trois douzaines de ces coquillages, avant d'y trouver une perle de forme reguliere et d'un certain volume. En second lieu , la disposition que les couches de substance nacree affectent dans la perle donne reellement a celle -ci des nuances L'HOMME ET L'OCEAN. 479 opalines, un eclat doux et chatoyant, en un mot, cet aspect particulier que les joailliers appellent orient., et qu'on a vainement tente" d'imiter en taillant et en polissant avec soin de petites boules de nacre. La formation des perles est toujours due a la presence, entre les valves de la coquille, d'un corps 6tranger, grain de sable on esquille d'e"caille, autour duquel se depose la substance nacre se'cre'tee par le manteau du mollusque. Sa forme et sa grosseur dependent de la position ou le hasard a place" ce noyau , soit a 1'eudroit ou les valves ont le plus d'ecartement , soit pres des charnieres, soit entre, les plis charnus du mollusque. L'avicule perliere (avicula margaritifera) , que les pe- cheurs appellent egalement pintadine ou mbre aux perles, et qui donne aussi la nacre franche ou vraie, la plus estime'e, est un large coquillage bivalve , qui rappelle par son aspect exterieur 1'huitre commune , mais avec de plus grandes dimensions. Sondiametre de"passe souvent deux decimetres, et I'e'paisseur des valves est de vingt-cinq a trente milli- metres. Les avicules ou arondes perlieres se pechent princi- palement dans le detroit de Manaar, entre 1'ile de Ceylan et la pointe du Dekkan; mais elles habitent aussi, dans 1'an- cien monde, les cotes du Japon, le golfe Persique et la mer Rouge, et dans le nouveau monde, le golfe du Mexique et les cotes dela Colombie, de 1'Equateur, du Chili, du P6rou et de la Guyane. Les pecheries du d; 1865. Tours, Alfred Mame et fils, ^diteurs.) 486 QUATRlfiME PARTIE. la cote de Tile de France , a fourni a Bernardin de Saint- Pierre la touchante et tragique catastrophe de son beau roman de Paul et Yirginie ; la perte de la Meduse et la sombre odysse'e des malheureux qui s'etaient refugi6s sur un radeau construit avec les debris de ce navire , ont inspire' plus tard a Gericault le chef-d'oeuvre qui Fa im- mortalise. J'ai presque assiste a un autre naufrage celebre, celui de r Amphitrite y qui eut lieu, dans la soiree du 29 avril 1833, pres de Boulogne. Je n'etais alors qu'un enfant; mais Timpression que m'a laissee cet epouvantable eve- nement, accompli a quelques centaines de metres de la maison que j'habitais, ne s'effacera jamais de ma me- moire. J'entends encore retentir a travers les mugisse- ments de la tourmente les eclats du canon de detresse , le tintement de la cloche d'alarme. Je vois encore les habitants de la ville courant avec des torches vers la plage ou les attendait cet affreux spectacle. On ne dormit pas cette nuit-la. UAmphitrite 6tait un gros trois-mats anglais, qui emme- nait a Botany-Bay cent-huit femmes condamnees a la d6- portation. On a dit qu'il etait vieux, en fort mauvais etat, et Ton a impute le dsastre a la coupable incurie des arma- teurs et du gouvernement britannique. Quoi qu'il en soit, la tempete tait assez violente pour briser le vaisseau le plus solide. UAmphitrite fut jete sur les banes de rochers qui bordent la plage de Boulogne. Elle ne s'ouvrit pas tout de suite, et Ton put espe*rer pendant quelques heures qu'on sauverait au moins une partie de ceux qui la mon- taient. Des efforts heroi'ques, surhumains, furent tenths. Un marin du port, nomme' Francois Henin, homme robuste, L'HOMME ET L'OCEAN. 489 excellent nageur, se fit attacher une corde autour des reins, et par trois fois s'61anc,a a travers les vagues furieuses, au risque d'etre broy6. II put enfin parvenir jusqu'au navire. Le capitaine, a-t-on dit encore, 6tait p6cuniairement responsable de ses prisonnieres ; il craignit qu'une fois a terre elles ne lui 6chappassent, et il refusa de prendre le va- et-vient que lui apportait He'nin 1 . Bierit6t, sous les assauts repute's de la mer, VAmphitrite se disloqua et fut engloutie. Hors cinq ou six matelots qui , s'accrochant a des 6paves et nageant avec la vigueur du d6sespoir, eurent le bon- heur d'arriver vivants au rivage, les flots ne jeterent sur la greve que des cadavres et des delms. On retrouva de pauvres femmes qui tenaient encore leurs enfants serr6s entre leurs bras. Peu d'anne'es apres , a Boulogne encore , je fus tmoin d'un sinistre a peu pres semblable, qui arriva en plein 1 Gette imputation est contredite par la declaration de F. He"nin lui- m^rae: declaration qui n'est point suspecte, et dont j'emprunte le texte au livre des Tempetes, par MM. Margolle et Zurcher. Henin declare que , vers six heures moins un quart, il dit au capitaine de port qu'il voulait se rendre a bord du batiment echoue, et que les marins n'avaient qu'a le suivre ; que quant a lui il etait resolu a s'y rendre seul; qu'il courut sur la plage avec une corde, qu'il se de"pouilla de ses vetements , qu'il se jeta a la mer. II pense avoir nage pendant pres d'une heure et avoir approche le batiment vers sept heures ; il le hela et cria aux Anglais : Jetez-moi une corde pour vous conduire terre, ou vous Stes perdus, car la mer monte. Des hommes de l^quipage Ten- tendirent ; il etait alors du c6te de tribord du navire , qu'il toucha m^me ; il vit un matelot et lui cria de dire au capitaine de jeter des cordes. Les matelots lui jeterent deux cordes, une de la proue, une autre de la poupe; il put se saisir de celle de la proue seulement. II se dirigea alors vers la plage ; mais la corde qu'il tenait etait trop courte et manqua. II revint sur le batiment , s'y accrocha , cria a l'e"quipage de le hisser a bord ; mais alors ses forces 1'abandonnerent. II se sentit e*puise, et ce ne fut qu'avec peine qu'il put rejoindre la terre. 490 QUATRlfiME PARTIE. jour, a ported de voix de la jetee du port. Les hurlements du vent couvraient seuls les cris des naufrages. Le navire le Haabets- Anker y un trois-mats norw6gien, e"tait venu s'e- chouer sur les fascines memes qui servent de base a la jete. Ses mats etaient brises, son arriere completement immerge'. II ne lui restait que son beaupre, sur lequel se tenaient cramponnes encore quelques homines de l^qui- page. De minute en minute une montagne d'eau ecumeuse et bondissante venait les couvrir. On avait mis plusieurs embarcations a la mer; mais, si courte que fut la distance, aucune ne put atteindre le but. Un coup de mer plus fu- rieux que les autres couvrit le navire; lorsqu'il fut passe, tout avait disparu ! Si encore les marins n'avaient a redouter que les tem- ples! mais combien d'autres dangers les menacent et peuvent surgir terribles, inevitables, alors qu'ils se croient le plus en suret6! Chose etrange! rien au milieu de la plaine liquide n'est plus a craindre que le feu. On ne 1'eteint qu'en faisant couler bas le navire, et on n'a que le choix entre les deux genres de mort. Point de refuge; nul moyen de salut, si ce n'est les chaloupes ou Ton se precipite en desordre, et qui, surcharges, coulent bas le plus souvent. Une des causes de sinistres les plus fr6quentes, c'est 1'abordage, la collision de deux navires qui dans la nuit ou dans la brume se rencontrent, et dont Tun defence Tautre ou passe par-dessus. Ce danger pourtant semble plus facile a conjurer. On y reussirait dans une certaine mesure, si les reglements 6taient mieux observes, si les vaisseaux avaient toujours en temps voulu leurs feux allumes. Mais on neglige ces precautions, qui, du reste, seraient dans certains cas insuffisantes , et il en resulte L'HOMME ET L'OCEAN. 491 des malheurs affreux sans doute pour ceux qui en sont victimes, plus affreux encore pour ceux qui en sont les auteurs involontaires. L'habitude a sur l'homme une etonnante puissance. Les braves affrontent d'abord le danger avec courage : ils en ont conscience, ils le voient, ils le craignent, et ne"an- moins vont au-devant, soutenus qu'ils sont par la foi, par le patriotisme , par le point d'honneur. A la longue ils s'accoutument a voir la mort en face, et, pour ne point la fuir, pour ne pas seulement chercher a l'viter, ils n'ont plus besoin de faire effort sur eux-memes : leur courage est devenu insouciance, et cette insouciance dge"nere ais6- ment en une te'merit6 inutile. Qu'importe un danger de plus ou de moins a qui a fait une fois pour toutes abandon de sa vie? C'est ainsi que beaucoup de marins en viennent litteralement a ne plus connaitre le danger. Mais l'homme de terre, qu'une circonstance accidentelle force a s'em- barquer pour une longue traversed , ressent dans toute leur vivacit6 les Emotions qui naissent pour lui de sa situation inaccoutumee, des scenes inconnues qui se deroulent sous ses yeux , de 1'immensite' qui 1'environne , des perils dont il se voit menace, des accidents qui se produisent dans le voyage, des re"cits auxquels ces accidents servent de theme. Celui-la ne songe pas sans fremir aux caprices homicides de TOcean; il lui semble voir planer sur les flots les ombres des naufrage"s, et entendre des voix plain tives qui lui ra- content les horreurs de 1'abime. Washington Irving, historien et poete, une des gloires Iitt6raires de I'Amerique, a dit admirablement, dans un recit de quelques pages qui est un chef-d'oeuvre, les im- pressions de son premier voyage sur mer. Voici Te"pisode 492 QUATRlfiME PARTIE. le plus caracteristique de cette courte et charmante com- position : a Un jour, nous apergumes quelque chose qui flottait a une certaine distance. En pleine mer, tout ce qui fait diversion a la monotonie du spectacle environnant attire vivement 1'attention. En approchant de cet objet, nous reconnumes que c'tait le mat d'un vaisseau naufrage ; on y voyait encore les lambeaux de mouchoirs au moyen des- quels quelques hommes de I'^quipage s'y 6taient attaches pour n'6tre pas balays par les lames. Aucun vestige du nom du batiment auquel il avait appartenu ; il devait flotter ainsi depuis plusieurs mois, car il etait convert de coquil- lages, et de longues herbes marines pendaient a ses cote's. Mais, pensai-je, qu'est-il avenu des hommes qui montaient ce navire? Sans doute il y a longtemps que la mort a termini leur agonie ; ils ont 6t6 engloutis au milieu des mugissements de la tempete, et leurs os blanchis re- posent au fond des cavernes de 1'Ocean; 1'oubli, le silence pesent sur eux ainsi que la masse des eaux, et nul ne peut dire Thistoire de leur d6sastre. Combien de soupirs ont suivi et cherche' ce vaisseau! Combien de prieres se sont elevees pour lui du foyer solitaire! Combien de fois une fiance'e, une femme, une mere, n'ont-elles pas de'vore' avi- dement les journaux, cherchant quelque nouvelle qui put les 6clairer sur le sort de ce r6deur de mer! L'attente est devenue inquietude, I'inquie'tude terreur, la terreur d^sespoir! H61as! pauvres marins, ceux et celles de qui vous e*tiez aim^s attendront vainement jusqu'au dernier jour un signe qui leur indique ou vous etes. Tout ce qu'on saura jamais de votre navire , c'est qu'un jour il est sorti du port, et puis qu'on n'en a plus entendu parler. L'HOMME ET L'OCEAN. 493 a Gomme c'est 1'ordinaire en pareil cas, la vue de cette e"pave donna lieu a divers remits lugubres; chacun dit son histoire de naufrage; mais je fus particulierement frappe" de celle qui nous fut racontee par le capitaine. Je naviguais, dit-il, sur un beau et fort batiment, a au milieu des banes de Terre-Neuve. Nous e" lions en- (( toures d'un de ces brouillards tres-communs dans ces parages , et tellement epais , qu'en plein jour nous ne voyions pas a une encablure devant nous. La nuit, il 6tait impossible de rien distinguer a une distance de deux fois la longueur du navire. J'avais une lumiere au haut du grand mat, et un negre se tenait constamment a 1'avant pour reconnaitre les barques de p^cheurs a (( Tancre sur les banes. Nous avions vent arriere, un vent violent, qui nous faisait fendre 1'eau avec une vitesse extraordinaire. Tout a coup la vigie pousse le cri : Une voile a 1'avant! A peine Tavions-nous entendu, (( que de"ja nous 6 dons sur la voile signaled. C'e'tait un