UC-NRLF B 3 5MD fl3D ^.* » tv. 4 ^:» ^^^ ^ :^^*' ^ ^-f" / v--^^^ ' v.. _ J, 1^ A-^ 1 REESE LIBRARY OF THK : UNIVERSITY OF CALIFORNIA. Class No. ■• Sj — M—U^- 4 / \ LA 'I SATIRE EN FRANCE AU MO YEN AGE PAR C. LENIENT PROFESSEUH DE POESrE FRANCAISE A LA FACULTE DES LETTIIES DE PAHIS OUVRAGE COURONNE PAR U ACADEMIE FRANQAlSE NOUVELLE EDITION PARIS LIBRAIRIE HACIiETTE ET C" 70, BOULEVARD SAINT -GERMALN, 79 1893 » \ LA SATIRE EN FRANCE AU MOYEN AGE OUVRAGES DU MEME AUTEUR La satire en France, ou la litterature militante au xvi^ siecle ; 3e edition. 2 vol 7 fr. La comedie en France au xviiie siecle. 2 vol 7 fr. La poesie patriotique en France au moyen age. 1 vol.. 3 fr. 50 5223-93. — CoRBEiL. Imprimerie Ed. Cret6 LA SATIRE EN FRANCE AU MOYEN AGE PAR C. LENIENT PROFESSEUn DE POfiSIE FRA.Ng.iISE A LA. FACULTE DES LETTRES DE P.VRI.S OUVRAGE COURONNE PAR l'aCADEMIE FRANCAISE QUATRIEME EDITION PARIS LIBRAIRIE IIACIIETTE ET C'<^ 79, BOULEVARD SAINT OERMAFN, 79 1893 Tous droits ri^servds. Brt Sf A MONSIEUR J. V. LE GLERG DOYEN DE LA FACULTl'; DES LETTHES DE PARIS MEMBRE DE l'iNSTITUT AU SAVANT RESTAURATEUR DE NOS ANTIQUITES iNATIONALES AU DIGNE H^RITIER DES 1J6n6DICTIN8 HOMMAGE RECONNAISSANT PREFACE DE LA PREMIERE ifiDITION Le livre que nous offrons au public n*est point une OBuvre de pure (Erudition. Nous reprochera-t-on d'avoir alter^ raust(5rit6 de ces graves etudes, en essayant de les , mellre h la portc'e d'un plus grand noufibre de lecteurs? La nature m&me du sujet semblait nous y auloriser. II embrasse tout ce que I'esprit frangais a produit de plus leger, de plus familier et de plus hardi, dans la longue p^riode du moyen 4ge. L'Eglise et la F^odalit6, s^par^es d'abord, s'^taient unies pour fonder cette soci6t6, d'oti naquirent de grandes vertus et de grands vices : la po6sie populaire exalta les unes et d^nonga r^solument les au- tres. Asservie sous le joug de la contjuSte, la Gaule entre- prit de ressaisir par I'esprit ce que la force lui avail en- lev6. Ce duel remplit plusieurs siecles : il repr6sente une des faces les plus curieuses et les moins connues de no- ire histoire nationale. Le proems du moyen ^ge n'est point encore vid6 aujourd'hui : instruit au d6but de ce si^cle par un grave et puissant historien, M. Guizot, vingt ; fois agile depuis au gr6 des aspirations lib6rales ou des VIII PREFACE passions retrogrades de tel ou tel parti, il a donn6 lieu aux sysl^mes les plus opposes. Les uns onl represent^ cet^ge de rhumanil6 comme una ^poque de misere, de servitude et de silence, ou le moindre soupir de la li- berty est etouffe sous les anathemes de I'Eglise et sous le gantelet de fer des barons. Les autres en ont fait uno hve de calme, de foisans melange, d'ignorance bienheu- reuse et de paisible soumission, ou les grands n'abusaien t pas de leur pouvoir, oti les petits, satisfaits de leur sort, n'dprouvaientni jalousie, ni ambition, ni haine, ni au- cune de ces passions damnables qu'a introduites chez nous Tusage des revolutions. Peut-Stre, en y regardant d'un peu plus pr^s, finira-t-on par reconnaitre que nos p5res n'avaient ni tant de miseres ni tant de vertus; que le droit d'exprimer son avis sur les affaires du temps n*est pas pr^cisement une invention moderne; qu'^tou- tes les ^poques on a m^dit des meilleures choses comme des plus criants abus; et qu'avant de posseder des jour- nalistes, la France avait des conteurs et des chanteurs, occup6s a r^diger chaque matin la chronique de I'Eglise et de I'Etat. On s'6tonnera sans doute de rencontrer tant de bardiesses contre les pouvoirs d'alors, surtout contre le clerg6, si Ton songe que la plupart de ces satires sont I'ceuvre des moineset des abbes*. Rien de plus naturel 1. Nous citerons, k ce propos, les reflexions trfes-judicieuses de deux p6i*es jesuites, MM. Martin et Caliier, auteurs d'un somptueux travail sur les vitraux de Bourges : « Les societes chretiennes sont extrferaement eloignees de confondre le ministere avec rhomme qui en estrevfetu... La notion raeme de ministfere emporte celle de com- mission reQue avec responsabiiite personnelle, sans prejudice des fautes du ministre pour le pouvoir qu'il represente, ni m6me pour les fonctions qu'il accepte, parce que I'autorite de ce ministere ne lui est que prStee et reside reellement plus haut que lui, » DE LA PREMIERE EDITION. IX cependant. La libre pens^e comprimee dans Tenceinle des 6coles et des conciles ^.clate et circule dans les rues, les carrefours, les h6telleries etles chiltcaux. La po6sie populaire entietient la foiile des malheiirs ou des scan- dales de la chr6tient6, de la prise de J6rusalem, des que- relles de la royaul6 et du saint-si^ge, de I'expulsion des Anglais, etc. Elle raconte h tons les prouesses de Ro- land ou les bons tours de maitre Uenart, et dans cc monde d'in6galit6s, de tyrannies et de privileges, con- voque^la fois les chevaliers et les serfs, les clercs et les bourgeois, au commun parlage du rire et de I'ad mira- tion. Depuis un si^cle, les travaux et les documents sur le moyen ^ge se sont multiplies fi Finfini. Des oeuvres per- dues dans la poussi^re, ensevelies sous le mortier et Ic badigeon, ont 6ie rendues au jour : on s'est report6 avec ardeur vers ce vieux monde comme vers une ^nigme h d6chiffrer ; chacun a choisi son hi^roglyphe. Et pourtant que de fouilles restent encore h faire 1 Que de d6bris k relever avant d'avoir reconslruit tout Tedifice I On a dcji d6pens6 je ne sais combien de millions et d'ann^es pour restaurer la seule basilique de Notre Dame de Paris. Et qu*est-ce que Notre-Dame, apr6s tout? Une page detach^e et mutil6e d'un grand pofime. 11 y a trente ans bienlot, un des mailres de la critique, M. Yillemain, courant d'ltalie en Espagne, de France en Angleterre, poussait en tous sens, k travers la nuit du moyen ^ge, quelques-unes de ces courtes et brillantes excursions, ou, comme les dieux d'Hom^re, il est en trois pas au bout du monde. Avant lui d6jii, d'autres explo- raleurs moins rapides, ou moins presses d'arriver au but, ^ PREFACE avaient fray^ la route. Vou^s au travail par la rhgle de leur ordre, les disciples de saint Benoit, apres avoir con- quis k la culture les landes et les bruv6res de raucienne Gaule, s'imposSrent la t^che non moins p^nible de d^- fricher le champ de notre vieille litl^rature. C'est au lendemain du xvu^ si5cle, quand toutes les oreilles sont encore remplies du bruit de tant de chefs-d'oeuvre, que commence modestement, k I'ombre du cloitre, leur pa- triotique entreprise. Des difficult^s impr^vues vinrent en suspendre I'ex^cution : I'ceuvre menagait de rester ina- chev6e, lorsque, en 1807, I'Academie des inscriptions et belles-lettres revendiqua Fh^ritage des B^n^dictins : de- puis elle I'a noblement continue. Les Daimou, les Ray- nouard, les Fauriel, les A. Duval, donn^rent I'exemple. D'autres leur ont succ^d^, les Victor Le Glerc, les Magnin , les Littr6, les P. Paris, les F. Lajard, les Haur^au, etc., cou- rageuxvolontairesdelascience,dontlemondesemblepeu s'inquiaer, et qui s'inquietent moins encore du monde. Cantonne dans un coin du pass6, chacun d'euxs'est ad- jug6 une part de I'oeuvre collective, comme ces artistes du moyen ^ge qui passaient leur vie sous un auvent de planches, occupds k sculpter une des faces de la cath6- drale, puis mouraient contents. Les heures s'ecoulent, r^difice monte lentement. Mais aussi quel legitime or- gueil ils ont dti ^prouver en posant la derniere pierre de ce xiii« siecle reconstruit tout entier par leurs mains I En somme, ces savants, ces ^crivains peu soucieux du bruit et de la popularity, auront ^6 les pr^voyants etles habiles; ils auront grav6 leur nom sur une oeuvre s6cu- laire, qui restera debout, quand tant d'autres petits livres f6t6s, choy6s, adults un jour, seront rentr^s dans I'ou- DE LA PREMIERE EDITION. XI bli. C'est au pied de ce majestueux monument que nous d^posons notre humble volume ; puisse-t-il emprunteri ce voisinage un peu de la solidity et de la dur6e que la docte soci^t6 communi(iue fi tous ses travaux I Dans la premiere parlie de cette 6tude, jusqu'ti la fin du XIII" si^cle, la pr^cieuse collection de VlJistoire litte^ raireiiows est venue bien souventen aide. Si elle ne nous dispensait pas des recherches, elle nous aidait dii moins ii les diriger eti les contr61er. Nous n'avons euqu'un re- gret, celui de connailre Irop tard ce XXIIP volume, rem- pli d'une science si profonde, oti nous avons cependant encore largement puis6. Pour les deux si^cles suivants (xiv" et xv*^) *, cet appui nous manquait; peut-6tre sera-t-il trop facile de s'en apercevoir. Dans cetle longue Iravers^e, oh. nous courions risque de nous egarer, il nous est arriv6 par bonheur de rencontrer encore plus d'un guide ^ consulter. Ici c'6tait le grand historian poete du moyen 4ge, le magicien dont la baguette a tir6 de la poussifere tant d'ombres6vanouies,ring6nieux etfantas- tique Michelet. \A un aimable 6rudit, un spirituel enfant de la Champagne, M. Geruzez, notre ancion professeur a I'Ecole normale; pr^s de lui un autre hisLorien de la lilterature frangaise, M.Demogeot, vif et alertecoureur, 1. Le vingt-quatrieme volume de THistoire litt^raire a pani dc- puis, coniprenant les discours prelimiiiaircs sur I'etat des lettres et des arts au xiv* si6cle, oeuvre magistrale, ou se trouvent associ^s deux noms illustres dans la science et dans la critique, ccux de MM. Victor Le Clerc et Ernest Renan. En 1SG9, I'Acadumie a public le vingt-cinriul^me volume consacre surtout aux ^crivains ecclesias- tiques, et offrant peu de chose qui ait trait k notre sujet, sauf le ro- man de Baudouin de Sebourg. Enfin le vingt-sixi^mc volume (1873), comprenant la derni^re s6rie des chansons de geste, et une partie des sermonnaires et des l^gistes du xiv* si^cle, nous a fourni peu de documeots relatifs h la satire. XII PREFACE DE L\ PREMIERE EDITION. auquel nous aurions laiss6 I'honneur et le fardeau de celle enireprise s'il eut donn^ suite h une courte 6bauche publi^e par lui, il y a dix ans. Nous n'omettrons pas non plus les travaux si consciencieux sortis de I'ecole des Char- les; les publications deMM.LerouxdeLincy, Francisque Michel, Monmerqu^, Jubinal, P. Lacroix, Lacabane, Guessard, Michelant, d'Hericault, Monlaiglon, Louandre, Bourquelot, Viollet-Ie-Duc, Didron, infatigables ^diteurs, annotateurs, revelateurs du moyen ^ge* ; les articles du Journal des Savants; enfin, la collection naissante du libraire Jannet. Pour nous, un caprice de curiosity nous avait pousse de ce cot^; des voix amies nous ont engage h perseverer. 11 nous a semble que notre peine ne serait pas tout h fait perdue, si ce modeste essai pouvait con- tribuer h populariser des etudes longtemps negligees, ^clairer un coin de notre histoire, remettre en honneur quelques noms injustement tombes dans Toubli, et re- constituer une part de Th^ritage que nous a i6gu6 Tes- prit gaulois. Au milieu de I'invasion gen6rale des mceurs et des id^es cosmopolites, entre le double Hot du germa- nisme et de I'anglomanie, nous avons aime k nous repr6- senter encore une fois cette vieille France, qui s'en va lous les jours. Nous I'avons retrouvee partout la m6me, vive, legere, frondeuse, toujours bonne en d^pit de ses fautes, sens^e m^rae dans ses folies : fille privilegiee, k qui le ciel a laiss6, parrai tant d'epreuves accumul^es, une consolation supreme, un reniede a tous les maux, le don de rire et de chanter. Puisse-t-elle le garder longtemps! 1. Ti nous fandrait aujourd'hul joindre k ces noms ceux de filM. G-»bto;i Paiii, I'. Mjyor, do Cl-uu. o^ ai:G, P.-y, GasLGj ClCi I' PREFACE DE LA DEUXifeME ISDITION En publiant, il y a longlemps d6j5, ce premier vo- lume de la Satire en France avec le concours d'un ^diteur ami des lettres et de la jeunesse, je me pro- posals d'appeler rattention et de provoquer la curio- sil6 du lecteur sur certains points de noire histoire lilt^raire, trop oubli^s peut-6tre dans I'enseignement officiel, et r(5serv6s jusqu'alors h un petit nombre dini- ties. Les Iresors de science et de critique accumul6s par I'Acad^mie des Inscriptions et Belles-Lettres, restaient inconnusi bien des gens, qu'cffraie i tort la simple vue des in-folio. L'Allemagne, attentive ^ 6tudier et a pu- blier nos vieux textes, nous donnait un exemple bumi- liant pour notre patriotisme. Elle profitait m6me parfois de Toccasion pour s'attribuer une part de notre heritage, et trouvait parmi nous des disciples trop complaisants ou trop dociles prSts 5 lui faire d'^tranges concessions *. (1) Notamment sur la Clianson de Roland, oil certains critiques fraiiQais n'hesitent point k voir un sujet ei un h6ros d'origine toute germanique. Abandon regrettable, contre lequel nous avons d^ja protest^ {lievue potit. et lit., 1871;. Roland est bien un li^ros fran- gais par les sympailiies, par le caracifere, par le coeur, coinbattant h. visage d^couvert. et ne ressemblant pas au Sr^/j'tV^/ des NV etungen^ voil6 de la Tamk/ippc ou bonnet niagi(|ue, qui le rend invisible. Kois dirons la mcme chose du {\oman de Reutirt, que TAIlemagne nous dispute, et a lente de rcssaisir une derniC're fois par la main do XIV PREFACE DE LA DEUXIEME EDITION. Depuis quelques ann^es, i( est Trai, de nouvelles el re- marquables Etudes sur les origines de notre langue et de noire litt^ralure nalionale out excite une g^n^reuse Emulation. Nos jeunes docteurs se sonl mis h I'oeuvre : plusieurs theses sur le moyen dge ont M d6jk presentees h la Faculty des Leltres de Paris; d'autres sont en pre- paration, et ne tarderont pas h parailre. L'Ecole des Charles ^tait depuis longtemps en possession de ce domaine, qu'elle regarde k bon droit comme sien par la valcur et la multiplicity de ses travaux. L'Ecole pra- tique des hautes Etudes a port6 de ce c6te sa curiosity active, ses proc^d^s de m^thode et de precision scien- tifiques. Enfin I'Ecole normale, tout en gardant son an- cienne predilection pour les etudes classiques dont elle a le dep6t, a voulu s'associer elle aussi h ces savanles explorations. l!'enseignement de nos lyc^es si longtemps enterme dans les limites du dix-septieme et du dix-hui- ti5me si^cles, s'est trouv6 tout doucement amene vers cette question de nos origines. Les recueils de morceaux choisis s*etendant du douziSme au dix-neuvifeme sifecle ont contribue a vulgariser les noms jadis oublies de nos anciens auteurs, de tout ce que Boileau appelait assez vaguement L'art confus de nos vieiix romanciers. Nous avons vu avec plaisir cesser le long divorce que certains esprits etroils, jaloux ou d^daigneux, vou- GoDthe, dans son Reineke Fuchs. Ses critiques ^taient plus 6quitables» lorsque I'iilustre bibliophile Ebert ^crivait en I82G : « S'il est au moyen age une contree qui ait produit une Iitl6rature nationale remarquable par son caract^re 6.'individualile., par Vu'dqui'e de son action sur les contemporains, c'est la France. A dater de cette seconde p^riode du moyen age dont les croisades ont mai*que I'aurore, elle devient la mfere patrie de la civilisation et de la liiterature en Europe. » (Git6 par Distz, Essai sur ies cours d' amour.) PREFACE DE LA DEUXIEME EDITION. XV laient maintenir entre les ^rudits et les lettr6s. Les iins s'^crianl : Le gout nest rierij les autres : Le gout est tout, nous semblent 6galement oittres dans leiiis pretentions. Gertes, une ouuvre litt6raire vaut surlout par la forme et par le style, sans lesquels il n'est pas d'art veritable : mais I'inspiration qui pr6si{le ti sa nais- sance, le souffle qui I'anime, Taction qu'elle a pu excr- cer sur les esprits k certains moments, sont autant de questions dignes de nous occuper. Nous ne sommcs pas de ceux qui, dans un superstitieux engoueuient pour le pass6, ^galent le Jeu de Saint- IVicolas au Cid de Gor- neille, et mettent en parali^le les Mysteres d'Adam et de la Passion avec Pvlyeucte et Athalie : mais nous pensons que la Chanson de Roland, mfime sous sa forme abrupte ct rocailleuse, est inflniment sup^rieure ci la Franciade de lionsard, h la Pucelle de Chapelain et m6me k la Henriade de Yoltaire. Nous sommes d'avis que, dans I'ordre de la litterature active et militante, des poemes commc la seconde partie du Roman de la Rose par Jean de Meung, comme le Roman de Renart dans ses diverses transformations, sont aussi dignes de nous oc- cuper que les plus hardis manifestes de Voltaire, de J. -J. Rousseau et de Diderot. Quoi qu on ait pu dire de la lorpeur du moyen ige, Tactivite, et parfois Taudace des esprits, allaient plus loin alors qu'on n'a coutume de le penser. La po^sie populaire surtout y jouissait, mSme avfc saint Louis, d'une liberty qu'elle n'a pas toujours connue sous Louis XIV et sous Napoleon i"'. La chan- son du Roi d'Yvetot, au moment de la campagne de Russie. est elle plus bardie apr^s tout que la Dispute du Croise et du Decroise, au temps de la derni6re expedi- tion en Terre Sainte? On nous a reproch^ d'avoir etendu outre mesure le domaine de la satire, en y comprenant les ccuvres en XVI PREFACE DE LA DEUXIEME EDITION. piose et mSme celles de la sculpture et du dessin : nous avons cru devoir persisler, nous appuyant sur I'opinion d'un juge tres-comp^tentanosyeux. M. Magnin, dans un article du Journaldes Savants (oclobre 1 859), ou il daignait s'occupcr de ce volume, disait : « Quoique ce plan soit bien vasle, il n'excede pas cependant les bornes natn- relles et legitimes du sujct que I'auteur a entrepris de trailer. » Nuus avons profite de ses observations cour- toises et aussi des criticjues qu'on a pu nous faire dans un lout autre esprit. Les censures m6me injusles et malveillantes ont leur ulilile : elles forcent I'auteur a revoir son oeuvre, h contr61er ses propres jugements et h. reparer ces fautes inevitables, Qiias aut incuria fiidit, Aut huraana parum cavit natura i. Puissions-nous en avoir fait disparaitre un certain nombre : c'est notre principale ambition, en reiin- primant cet ouvrage qui, malgre quelques additions et cbangements assez considerables, aura perdu auprcs de plus d'un lecteur le premier charme de la nouveaule. 1. Horace, Art poet. PREFACE DE LA TROISlfeME EDITION Cette troisieme Edition d'un ouvrage public pour la ' premiere fois il y a plus de vingt ans d6j5, est moins J encore un succ^s pour Tauteur que pour les Eludes dont il s'etait fait I'auxiliaire et le vulgarisaleur mo- deste h une epoque ou elles n'int^rcssaient qu'un nom- bre de lecteurs trop restreint. Aujourd'hui le moyen age a conquis d^finitivement sa place li c6t6 des grands souvenirs et des grands modeles de la litterature clas- sique, sans pr^tendre les egaler ni les d6tr6ner ; il a, non plus seulement k I'Ecol^ des Chartes et au College de France, mais en Sorbonne, ses deux chaires spdciales d'histoire et de litterature tres dignement remplies *. La Chanson de Roland figure sur les programmes de I'agregation et de la licence : nos bacheliers eux- memes n'ignorent plus qu'il a exist6 un Roman de la Rose et un Roman de Renart dont nos p^res se sont tant divertis autrefois. La France a ressaisi une part de son 1. Par MM. Fustel de Coulanges (Lavisse, suppleant) el Ars^ne Jarmestcer. XVIII PREFACE DE LA TROISIEME EDITION. heritage national, qii'elle abandonnait trop volontiers anx recherches et k la garde de I'etranger. Depuis que ce livre a paru, de nouvelles etudes, des travaux importants, sont venus completer ou modifier les jugements de I'auteur*. II s'est efforc6 d'en profiler pour ameliorer son oeuvre. Dans ce travail de contr61e et de revision, il a M heureux de s'adjoindre, comme auxiliaire, un jeune et savant collegue, M. Arsene Dar- mesteter, auquel sa profonde connaissance de la lan- gue et de la litt^rature du moyen ^ge a justement acquis une legitime autorit6. Ce dernier a revu les textes avec la precision et la conscience rigoureuse qui sont une part de sa m^thode. Nous ne voulons pas terminer cette preface sans lui en exprimer toute notre gratitude. T. Notamment sur la Chanson des Albigeois, les Chants bretons publies par M. de la Villemarque , les pretendus Vaux de Vire d'Olivier Basselin, et autres points contestables. LA SATIRE EN FRANCE AU MOYEN AGE. I CHAPITRE PREMIER Riiliciiliim acri Fortius et melius niagnas pierumquc s cat res. (Horace.) Mieulx est de ris que de iarnies esciipre, Pour ce que rire est le propre de Ihomnie. (Rabblais.) LA SATIRE. Leplus grand rieur de la Grece, Lucien, signalc au foiid 1 de toules les choses humaines !a luUe etenieilc de deux sentiments qui se partagent le monde : I'enthousiasme et / ^rironie^ Cettc antithese, aussi vieille que celle du jour et i ^e la nuit, se retrouve partout, dans les creations de Tart ' ■iconime dans I'histoire des fails, chez les dieux conime chez les hommes. Monuis apparait en lace de Jupiter dans I'O- lympe antique, Thersite a cote d'Achille dans i'lliade. La Bi- 'r elle-m^me nous en olTre plus d'un exemple. Apres la de- ;. Lpilaph. Yuy. I'exceileute traduction de M. Talbot, lib. Hachelte, 1858.) 1 2 CIIAPITRE PREMIER. faite des Philistins, les filles de Jerusalem chaiitaient i travers les rues : Saul en a tue mille, et David dix milh. Sntil ne re- sisla pas a ce trait de satire feminine : il en perdit Tesprit, et, bientot apres, la couronne. C'est la, selon Brossette*, un des premiers mefaits du vaudeville. Dans Athenes, au milieu de cette democratie jalouse et turbulente, qui pro- scrit Aristide par ennui, condamne Socrate par piete, eleve Cleon par caprice, la comedie a le privilege de la censure et de la parodie universelle. Les dieux eux-m6mes n'e- chappent pas a celte loi generale d'egalite devant le rire d'un poete et d'une foule en belle humeur. Bacchus devra monter sur les treteaux, et egayer a f-'s depens les specta- teurs venus pour celebrer ses fetes ^. A Rome, en face d'une aristocralie hautaine et toute-puissante, la licence accordee aux vtrs'Fescennins consacre C3 droit de medisance publique. Elle s'atfaque aux plus nobles families, aux Metellus, aux Scipion, aux parvenus et aux triomphateurs. Ventidius de muletier devient consul; de tous c6tes on chante dans les rues de la ville : Accourez tous, aiigures, aruspices, un prodige inoui vient de s'opc'rer; elm qui etrillait les)nulets est devenu consul^. Cesar a vaincu la Gaule, conquis le monde, ecras§ le se- nat, seduit le peuple; il a tout enchaine par la crainte ou I'admiration, tout, excepte la langue des soldats qui chan- tent derriere son char de triomphe : Maris, prenez garde : le general chauve arrive. Ou bien encore a propos du beau Nicomede ;, Gallias Csaesar subegit, Nicomedes Csesarem. Au sein de la societe chretienne, I'Eglise elle-meme, si /'Vinsf*^. si ori'ave dans ses pompes. fait une place a cesacccs '.) LA SATIUE. 3 de gaiele popiilaire. En Normandic, pendant les processions, Ics femmes inteiTompaicnt les hymnes sacrecs pour y mciler dcs couplets saliriques, nugaccs cantilenas. Plus tard, les noiils et les vaudevilles lieritent do ce privilege. Dans tousles pays eta toules les epoques, tandis que I'lui- manile joue son drame lour a tour grave ou plaisant, ridi- cule ou terrible, nous relrouvons ce droit de critique, que chacuu achete a la porte en entrant dans la vie comme au theatre, et qu'il exerce au risque d'etre applaudi, battu ou bru!e, selon les temps, rimporlance des acteurs et la bonne volonte du public. Que penser de cettc opposition conti- nuelle qui reparait depuis Homcre jusqu'a Juvenal, depuis Ics trouveres jusqu'aux journalistes? Est-ce un mal, est-ce un bien ? Coniparee a renthousiasme, ce noble mobile des grandes passions et des grandes vertus, la satire paraitra sans doute impuissante et mcsquine. On pourrait ne voir en elle qu'une vengeance de la mediocrite ou un plaisir pervers de I'esprit. Ileureusement pour sa gloire, elle a d'aulres titres a invoquer. Puissance negative, elle n'a rien cree, il est vrai ; mais elle a detruit, et par cela seul elle a servi plus d'une fois les interets de I'liumanite. De m6me que la vie du corps resulte de la lutte de deux forces opposees, Tune qui I'attache a I'fitre, I'autre qui I'attire au neant; de munie, la vie de la societe, le mouvement, le progres, sor- tent de cette lutte constante de deux sentiments contraires, I'cnthousiasme et la critique : I'un elevant les idees, les croyances, les hommes destines a dominer le monde pendant un temps, les entourant du prestige attache a tout ce qui est grand ; I'autre les minant dans ce qu'ils ont d'incomplet et de perissable, et les faisant renlrer dans la poussiere, le jour ou leur oeuvre est accomplie. C'est en ce sens que Schelling a pu dire en parlant de la satire, quelle est la veritable N^mdsis, I'invincible puissance ennemie da present et complice de Vavenir. Qu'est-ce qui a manque aux vieux empires de I'Orient, a cette societe egyptienne tant admiree de Bossuet? L'esprit de critique, la force qui transforme et rajeunit. De la ce felichisme absurde qui, pretendant deifier une civilisation 4 CHAPITRE PREMIER. et la rendre eternelle, la iaisse s'eteindre faute de seve dans uiie froide et solennelle immobilite. l^'esprit critique, de son cote, regnant seul dans une societe, percant a jour cba- qne matin les institutions qui la font vivre, sans rien mettre a la place, pent devenir une cause de mine. Athenes a peri par la. Supprimez un de ces deux elements, la vie et I'his- toire d'un peuple sont incompletes. Aristophane est le meil- leur commentaire qu'on puisse ajouter a Thucydide. Juve- nal, malgre son ton declamatoire, nous explique plus d'une page de Tacite. Qui pourrait se flatter de comprendre le xvi« siecle sans Rabelais, le xviii^ sans Voltaire et Beaumar- cliais? Le grand raerite de la satire, aux yeux de la posterite du moins, c'est qu'elle est indiscrete. /Elle n'a point de ces menagements calcules dont les partis s'enveloppent pour dissimuler leurs fautes : elle ose tout, dit tout, et m^me quel- quefois plus que la verite.fNous ne pretendons glorifier ici ni ses exces ni ses injustices. Elle en a commis dans tons les temps. Si elle abafoue Cleon, elle a expose aux risees de la foule le plus juste et le plus sage des Grecs. Mais n'ou- blions pas aussi qu'elle a ete souvent la derniere ressource et la seule vengeance du faible centre le fort; qu'elle acom- battu toutes les tyrannies, feodale, clericale, monarchique et populaire; enfin qu'a Atbenes comme a Paiis, elle a plus d'une fois defeadu la cause du bon sens, de la justice et de la verite. Nulle part son r61e n'a ete plus actif qu'en France. C'est que nulle part aussi on ne s'ennuie plus vite du present, on ne saisit plus facilement le ridicule des choses et des hom- mes. L'esprit de critique et de medisance est un mal ende- mique dans notre pays. Nous n'en «ommes pas seuls coupa- bles : nos peres I'avaient avant nous. La vieille causticile gaulolse eiait deja proverbiale a Rome du temps de Caton. Les Gaulois, dit-il, aiment passionnement deux choses : combat- treel piemenl parler. Le bon mot fait fortune dans I'ancienne Gaule comme dans la France moderne. Cesar^ qui connais- sait cette province pour I'avoir saccagee pendant dix ans, qui lutta centre elle d'astuce et de courage, a relev6 cet esprit LA SATIRE. B de finesse analyse plustarJ parPascal. « C'cstj dit-il,M«e race cVune souveraine habilde, Gemts summoe solerliae. » Diodore de Sicile vante aussi sa penetration (ral; ^tavoiais 6;u;). Strabon ajoute pourtantque ce peuple est simple et sans mecliancete (a-Xoiiv ml oO >caxoV.O£;); oui, niais non pas sans malice. Tel est, on efTet, le caractore de la satire dans nos vieux fabliaux. Elie n'a ricn do violent ni de liaineux. Ce n'est ni la gaiete elourdissanle d'Aristophane, ni Tiiyperbole enflammee de Juvenal, ni Ic rire ainer et sec de don Juan ; mais une malice enveloppee do bonhomie, I'ironie de Rabelais et de La Fon- taine, le ton goguenard et l^gcremcnt sournois du paysan de la Picardie ou dela Champagne. Un autre sentiment qui do- mine chez les Gaulois, c'est celui dc regalitc, sentiment si imperieux, dit Cesar, qu'on faisait tons les cinq ansun nou- veau partage des terres. De la cc vieux levain d'incredulite et d'opposition contre tons les pouvoirs, cette tendance a les amointlriren les frondant. La Ganleou la France, comme on voudrarappeler, a toujoursmcdil de ses maiLres. CscLave, ellc tremble et obeit, mais se yongo par la satire de ceux qui lui font pcur. Elle conserve ses rois pendant quatorzc sieclcs, en se rcservant le droit de les chansonner; et Ton a pu dire d'clle avec raison qu'clle etait une monarchic tem- peree par le vaudeville. Cette vcinc de gaiete gauloise seperpetue comme un signc de famille a travers toutes les transformations du caracterc national. Les elements remain et germanique viendront se superposer tour a tour, sans I'effacer. Les bardes proscrits composent des chants satiriques centre Rome et ses legions: I'esclave gaulois les repeteavoix basse. Plus tard, quand viendront les Barbares, les Gallo-Romains vaincus a leur tour raillerontces grands enfanls du Nord, ignorants et bru- taux, qui frottent leur chevelure avec du beurre ranee, et chanlent a tue-tSte des refrains discordunts*. Enfin, quand la feodalite se sera assise triomphante sur le sol, le paysan a sa charrue, le bourgeois au fond de sa boutique, retrou- 1. Auy. Tliietry, Ildcis merovinguns. C CHAPITRE PREMIER. veront un reste de malice hereditaire pour medire de leur seigneur. Au xii^siecle deja, les bounes gens du Puisetjassis devant leur porte, riaient et plaisantaient en voyant leur gros comte, le rival de Louis VI en embonpoint et en puis- sance, caracoler sur son cheval. La satire est la plus complete manifestation de la pensee iibre au moyen age. Dans ce monde ou le dogmatisme impi- toyable au sein de I'Eglise et de TEcole frappe comme liere- lique tout dissident, I'esprit critique n'a pas trouve de voie plus sure, plus rapide et plus populaire, que la parodie. A c6te du drame serieux de I'histoire, s'organise la farce mo- queuse avec ses contrastes heurtes, ses voix discordantes et ses costumes aux mille couleurs. Jamais peut-6tre, dans au- cun temps ni dans aucun pays, la satire n'a ete plus univer- selle et plus variee. Elle revet toules les formes, parle toutes les langues : vielle, plume, pinceau, ciseau, sont autant d'instruments a son usage. Elle lance sur la place publique, par la bouche des menestrels, les premieres hardiesses de la liberie moderne; elle s'accroche grimacante et capricieiise au portail des cathedrales et jusque sur la pierre des tom- beaux; elle ramene au sein de I'Eglise les restes de la satiir- nale antique, dresse ses treteaux profanes en face des mys- teres sacres, et inaugure ce terrible pouvoir de I'esprit qui a tue tant de choses en France, et qui leur a survecu. Cetle contre-partie du monde feodal et religieux forme une vasle trilogie dont chaque si6cle est un acte, et dont chaque acte a son heros principal : au xiii'^ sitjcle, c'est Renart; au xiv% le Diable ; au xv^, la Mort. ( Le grand choeur satirique du moyen age s'avance pele- m^le, semblable au cortege de Bacchus, a cette foule lascive et desordonnee de Pans, de Faunes, de Silenes, de Bacchan- tes, tons hurlant, chantant, sonnant de la trompe ou battant des cymbales. I Encore le dieu de Nysa, fils de Timagination grecque, reste-t-il, au milieu de cette armee grotesque, comme le type de I'adolescence et de la beaute. La vieille mascarade gothique est cent fois plus risible et plus fantasque. Toutes les clarsses de la society, tous les regnes de la nature vien- LA SATIRE. 7 dront se confondre dans cette immense cohue : chevaliers, nioines, abbes, marchands, paysans, bourgeoises, rcligieu^cs, hommes et bfites, papes et rois. En t6te, parait d'abord Re- nart, avec sa mine fiitee, son regard oblique et fauve, son mu?cau etroit et allonge, qui flaire la malice el Ic sarcasmc; puis son comiierc et son sucesseur, ie Diablo, personnage pattu, velu,crochu,scducteurbenin etmoqueurimpitoyable ; enfin, la Mort, long, sec et pdlcsquelette, avecsesyeux caves, scs joues dechiquclccs, son ventre vide, ses cotes fenducs, entr'ouvertes, et sou horrible machoiredegarnie qui grimace en riant. Ce sont la les trois coryphees de cette interminable piocession qui, durant trois siccles, va se deroulant et ser- ])cntant autour des murs de la calhedrale et du chAteau, a travers les rues, les places publiques, les cimetieres, sur les degres delaSainte-Chapelle et dans la grande salle du Palaisy Parmi la foule des acteurs,.au premier rang on voit d'a- bord les troubadours et les trouveres, les menestrels la vielle en main, les jongleurs, les saltimbanques, avec leurs chansons, leurs drogues, leurs singes et leur tambourin. D'un c6te, de graves pcrsonnages en robe longiie ou courte, gens d'l!]glise et de Palais, obseivaleurs silencieux, dont la levre plissee et le regard narquois trahissent une se- crCitc pcnsee d'ironie et de medisance; de I'autre, la bande des Fous en casaque vermcille, agitant leur marotte, et fai- sant fumer I'encens dcssavates devant leur pape orne d'une mitre de caiton ; tout autour, un carnaval indescriptible d'hommes et d'anim.aux, de dragons, de salamandres, de personnages a la face noircie ou enfarinee. Au milieu de cette confusion, la grotesque monture de Silene, ennoblic un moment par Jesus-Christ, I'Ane entrant triomphalement dans ie temple, avec son air b6te, ses longues oreilles, burlesque chef d'orchestre , a la voix duquel mille poi- trines se h^tent de braire de toute la force de leurs poumons; puis encore la bande infernale des pestiferes, des convives de la Mort , la danse Macabre. A Tarriere- garde, enfin, la troupe des Basochiens et des Enfants sans soucy, jeunes et joyeux ecerveles, qui s'en vont enterrer 8 CHAPITRE PREMIER. gaiement le moyen kge, sans s'inquieler du lendemain. C'est I'histoire de cette singuliere puissance que nous al- iens essayer de raconter. Nous la verrons coloyer partout I'histoire serieuse et s'y m61er le plus souvent; Jeter, au mi- lieu de la lutte des partis et du conflit des ambitions, ses traits piquants, ses allusions malignes, ses aigres censures, et parfois aiissi ses cloquents anatheme s, ses g^nereuses protestations. Notre point de depart sera le xii® siecle, le moment ou s'eveille, avec les universites et les communes, I'esprit laique et bourgeois; notre point d'arret, le xvi^ sie- cle, I'heure ou s'ouvre avec la Renaissance et la Reforme une ere nouvelle. Cette limite n'est point arbitraire : elle nous est imposee par les fails eux-m6mes et par les divisions generales de notre histoire. La lutte s'arr^te naturellement ou finit la vie du moyen age. Sur ses mines va s'elever un autre monde, qui aura ses grandeurs, ses miseres et ses contradictions. L'esprit de critique et d'opposilion reparaitra bienlot avec un autre caractere, plus agressif, plus dogmatique et plus hautain : il s'appellera tour a tour libre examen, heresie, philosophisme, et sous ces noms divers reproduira I'etcr- nelle antithese qui s'agite au fondde toute societe.Plus tard nous pourrous le suivre a travers les temps modernes iqu'il nous suffise aujourd'hui d'en avoir retrace le debut, la mar- che et les progres au moyen age. La course estassez longue pour que nous ayons le droit de nous arieter. CIIAPITRE II XIP SIECLE. £tat de la soci(^t6. — Naissance de I'esprit bourgeois et laique. — Communes. — Universit^s. — Francs-bourgeois, francs-masons, francs-chanteurs. A la fin dii xi« etau commencement du xii° siccle, le monde ist partago entre deux puissances, I'Eglise et la Feodalilc. L'une a prodiiit la papaute, I'autre lachevalerie. Leur mira- cle commun a ele la croisade, la premiere surtout, car les expedilions suivantes deviennent des guerres politiqiies, oil les inler^ls humains prennenl uncgrande part. La premiere croisade an contraire est lout cntierc I'cenvre de I'enthou- sinsmc religieux et feodal. Qu'y voyons-nous en effet? le soufllo des predicateurs passant sur I'Occident, comme I'es- prit de Dieu sur les eaux a I'epoque de la crealion ; un ma- gnifique elan provoque et dirige par le saint-siege; une Epopee gigantesqne, ou tons les grands coups d'epee soi t portes par la chevaletie. Les chefs de I'expedition sont des barons, Godefroy de BouilloQ, Raymond de Toulouse, Tan- crede, Bohemond, etc. Richard lui-m6me, le heros de la troisieme croisade, est plulot un chevalier qu'un souverain: le vrai roi, c'cst Philippe Auguste, qui laisse prudemment la gloire a son rival, et revient en France poursuivre une guerre moins heroique et plus lucrative. Les croisadcs ne profilerent guere qu'a ceux qui ne les avaient point faites. Pour suffire a cette tache immense, te- uir en haleine I'Europe pendant deux siecles et la precipiter 10 CHAPITRE II. jusqu'a huit fois sur I'Orient, la papaute usa tout ce qu'elle avait de force. Ses exigences fatiguerent les princes et les peuples; ses anathemes tropprodigues les trouverentinsen- sibles. Les tentatives de revolution populaire en Italie, les lultes avec I'Empire, enfin les scandales du schisme ache- \erent de I'ebranler. De leur cote, les barons, pour subvenir aux frais de cette guerre loinlaine, avaient aliene leurs do- maines, vendu leurs privileges, perdu pendant leur absence une partie de leur autorite sur les serfs et les vassaux. Quand predicateurs et chevaliers revinrent de la Terre Sainte, il se trouva qu'un monde nouveau s'etait leve derricre eux. L'esprit laique et bourgeois s'etait implante sur le sol avec les universiles et les communes: 11 commencait cette guerre d'opposition qui devait aboutir d'abord au grand dechirement du xvi^ siecle, et plus tard a la revolution de89. la i'oyaule capetiennea sa naissance, faible et tremblante devant la feodalite, s'etait refugiee sous I'aile de I'Egiise. Hugues Cipet conduisait les processions, un baton blanc a la main, pour faire ranger la foule sur leur passage. Le roi Robert chantait au lutrin. Mais, a mesure que les forces de I'opposition grandissent, la royaute travaille a se rendre in- dependante. La separation des deux poiivoirs spirituel et temporel est le point conteste. L'Eglise tient a maintenir la confusion : sous pretexte que l'esprit a toujours mene le corps, et qu'elle est l'esprit, elle veut demeurer souveraine. La Pragmatique de saint Louis tranche la question. Place sur la limite des deuxepoques, saint Louis nous represente a la fois le monde ancien et le monde nouveau. Par le coeur, c'est encore un Chretien de la premiere croisade, devot et soumis com me Godefroy de Bouillon ; par Tesprit de son gou- vernement, il apparlient deja aux temps modernes : il de- clare que les princes tiennent leur couronne de Dieu, et non du pape. Dcsormais le roi n'appells plus seulement a son aide I'armcc turbulente et indocile de ces barons qui ont trouble sa minorite, et qui le laisseront s'en aller presque seul mourir sur la cote deserte de Tunis. Les plus fideles Xll" SIECLE. H serviteurs, les pins intrepidcs soldats du tr^^nc, seront les legisles. Ardenls deslructcurs du passe, liommes de robe ja- loux des hommes d'epee, ils apportcnt dans le monde une force nonvelle. Avec leur dure et opiniAtre fornuile du Scn- ptum est, ils tiendront en (?chec les plus fougueux batailleurs de la feodalite, les plus subtils disputeurs de I'Eglise. Le vieux droit symbolique code peu a pen : le duel judiciaire, les epreuves par le feu et I'eau vont disparaitrc. Sur lc5 mines dc ces institutions decrepites s'eleve une puissance abstraite, impersonnelle, impartiale, premier gage d'unite et dcgalite pour tons, la loL A I'ombre de la justice royale grandit un autre allie du trone, le tiers etat. Tandis que les bourgeois des villes ferment les premieres associations poliliques, les canipa- gnes elles-m^mes commencent a s'agiler. Des Tan MOO, les paysans de Noirnaiidie, exasperes par la misere, s'etaient leves en masse centre leurs oppresseurs. La chevalerie bardee de fer ecrasa sans peine ces manants armes de fourches et de batons, et les renvoya chez eux, tout meurtris, les pieds et les poings coupes *. Mais I'orngc couvait en silence : q\ et la circulaient de sourdes rumeurs. Wace les a reunies et condensees, pour ainsi dire, dans le formidable cliunl des paysans du Roman de Rou : iXous sommes hommes comme ils sont, Tc'ls meinbres avons comme ils out, Et tout aussi grands corps avons, Kt tout autant souffrir pouvons. Ne nous faut que cceur seulement : Allions-nous par serment, Nos biens et nous defendons, Et tons ensemble nous tenons. Et s'ils nous veulent guerroyer, Bien avons, contre un chevalier, Trentc ou quarante paysans Vigoureux et combattants. Nos sumes homes cum il sunt, Telsmembres avum cum il unt, !. « Truucatis manibus ac |)cdibus iiuitiles sus rcmisif, » (Scnnt. Franc Y. p. 185). ^ ^ ' ' 12 CIIAPITRE II. Et altresi granz cors avum, Et altretant sofrir poum. Ne nus faut fors cuers sulement, Alium nus par serement, Nos aveirs et nus defendum, E tuit ensemble nus tenum. E s'il nus voilent guerroier, Bien avum, cuntre un chevalier, Trente ou quarante paisanz Maniables e cumbatanz. * Cette Marseillaise rustique, murmuree a voix basse par des milliers de serfs et de manants, est comme le tonnerre lointain qui annonce la revolte des pastoureaux et la ter- rible explosion de la Jacquerie. Le vieux monde semble travaille d'un dechirement inlerieur : noblesse et clerge ont senti pour la premiere fois le sol trembler sous leurs pas. Dans I'ordre moral comme dans I'ordre politique, tout prc?age une translormation. Jusqu'alors la science est res- tee enfermee dans les couvenls. Les universites lajetlent sur la place publique ; Abelard et apres lui Guillaume do Saint-Amour instruisent, sur la montagne Sainte-Genevieve et au clos Bruneau, des milliers d'etudiants venus de toutos les parties de I'Europe. Saint Bernard, dans une lettre au pape, se plaint amerement de la legerete avec laquelle on discute en place publique les problemes les plus eleves de la philosophie et de la religion : « On se joue, dit-il, de la foi des simples, on fouille les secrets de Dieu, les plus bautcs questions sont livrees d'une main imprudente a tons les vents ^.» Cette parole d'emancipation, jetee par Abelard, s'envola de tons cCtes. La secularisation de la science est un fait immense alors. L'Eglise garde encore le sol, car I'eveque s'est fait baron; mais une partie de son influence morale lui echappe, etla partie la plus precieuse, celle qu'elle exer- Qait sur la jeunesse inquiete et disputeuse des ecoles. La 4. Roman de Rou. — Voy. 867-879. — (Edit. Anderson). 2. « Trridetur simplicium fides, eviscerantur arcana Dei, quaestiones do altissi- mis rebus temerario ventiliinlur. » (Voy. le beau livr.j de M. de Remusat sur Abelard.) XII* SINGLE. 13 papaule le compril : a I'enseignement liberal et novateur des universites elle opposa celui des ordres mendiaiits, Domiiiicains et Fraaciscains. Des luttes memorables s'enga- gerent. Corps singiiliers, composes en grandc partie d'hom- mesdu clerge, mais animes do I'esprit laique, les universites introduiseiit pen a pen cctte distinction, nonvelle alors, des maliercs de foi et de raison dans la science, des droits de I'Eglise et de I'Etat dans le gouvernement. Placees d'abord sons la juritiiction des papes, elles s'en detachent etpassent dn c6te de la royaute. Elles constiluent une nouvelle infail- libilite au profit des pouvoirs laiques. Philippe le Bel re- pond aux bulles de Boniface par des arrfits de TUniversite de Paris. La mfime revolution s'opere dans I'art avec les loges ma- qonniques. Jusqu'au xii® si(^cle la construction .des eglises, I'enlretien des monuments publics, des routes, des Ibntai- *nes, restait aux mains du clerge. Peu a peu les moines et les abbes abandonnent I'equerre et le compas, comme lis abandonnaient la croisade. Les laiques s'en emparent ; c'est une arme de plus entre leurs mains. L'Eglise, en laissant ainsi echapper un a un les secrets de Part et de la science, habituait les peuples a se passer d'elle. Bien des gens, la re- leguant deja dans son role purement spirituel et religieux, commengaient a penser que les universites suffisaient pour en- seigner, les francs-macons'pour bdtir, la royauUpour gouverner. De cetle triple idee naquit ce que nous appellerons I'esprit laique, esprit non pas d'impiete et d'atheisme, comme on Pa dit si souvent, mais de defiance et de jalousie centre I'am- bition du clerge; esprit essentiellement moderne, inconnu a Rome et a Athenes, ou la religion n etait qu'une dependance de la politique, et qui a fait triompher chez nous le principe de la liberie de conscience et de la tolerance universelle, en separant I'Eglise de I'Elat. C'est lui qui a dicte le Code civil et qui regne encore aujourd'hui dans toutes nos institutions. Son allienaturel, son comptire est I'esprit bourgeois, « esprit moyen, moins etendu que judicieux, qui se forme d'abord de bonne humeur gauloise et d'amertume parlementaire, entre 14 • CHAPITRE II. le parvis Notre-Dame et les degres de la Sainte-Chapelle *. » Ce qui le distingue a toutes les epoques, c'est une mefiance naturelle centre le pouvoir, un penchant decide a conLroler sesactes, un certain amour egoiste da bien-etre, une passion vetilleuse d'ordre et d'economie, un besoin inne dadmiuis- trer par soi-m6me ses propres affaires, en un mot, les vertus de menage. Le gouvernement abon marche, voila son r^ve : ce sera la premiere reclamation des etats generaux sous Jean le Bon, le cri de la France, la these de I'opposition et la pro- messe de tous les pouvoirs pendant des siecles. Des lors la societe se trouve divisee en deux camps, les de- fenseurs etles ennemis du passe. Dans cette lutte, la poesie populaire se range du cote des novateurs. Elle defend^ avec les universites, la liberte d'examen contre I'autorite absolue de la foi; avec la royaule, I'independance du pouvoir tem- pore! contre le saint-siege; avec la bourgeoisie naissaate, les franchises coramunales contre les seigneurs : POvir che qu'iis gardassent de fraindre * Les droits de la communaute. Pour le profit d'umanite. {Beauduin de Condi.) Puissance nouvelle, il faut qu'elle secreeuneplacea cotede la vieille litterature latine, qui occupe toutes les positions, qui est seule dotee, honoree, privilegiee, comme le clerge dont elle est la propriete. Contre des adversaires bardes de fer et de theologie, elle emploiera tout ce qu'elle a de verve indepen- dante et moqueuse : elle se lancera etourdiment aux avant- postes, risquera en plaisantant les hardiesses qui sont deja discutees tout bas dans les ecoles^ et qui le seront plus tard dans les assemblees populaires. La foule applaudit, la royaute encourage secretement cette guerre, dont elle recueille les profits : Jean de Meung, I'un des auteurs du roman de la Rose, est I'allie le plus actif de Philippe le Bel contre Boni- face et les Templicrs. 1. Michelet, HUtoire de France, t. II. 2. Ronapre violer : fr anger e ; d'oii le compost enfreindre. Xll** SIEGLE. <5 Cette intervention de la Jitterature, mise au service dc la politique, avail ete deja tentee autrefois par ceux-la ni(ime qui en devenaient alors victinies. Les clianls carlovingiens, composes sous riufluence dc Charlemagne ou de~son uom, n'elaient qu'une giorificaLion des idces imperiales au delri- ment de la Icodalile. Le traitre alors, c'est Ganclon, le sei- gneur qui manque a son serment envers la famille du Cesar. Plus tard, les rOles cliangent; qiiand I'empire croule, les sei- gneurs appellent a leur aide les chants de geste pour tour- ner en ridicule les traditions carlovingiennes : le poeme des Lolurains est une longue satire dirigee centre lEmpereur et ses descendants. Les malices de ces barons rebel les et hau- tains s'adressent aussi aux vilains. La leodalite se defend d'un double danger qui la menace par en haul et par en bas ; de la suprematie impei'iale qui essaye de peser sur elle, et des hommes de condition inferieure qui chercheut ase glis- ser dans les rangs de la noblesse pour jouir de ses privijcges. L'histoire de Rigaut fils et du vilain Eervis est une parodie d'un Manant ycntilhomme de I'epoque. Celle alliance de la poesie populaire et de la feodalite ne pouvait longtemps durer, surtout apres le triomphe. La sa- tire n'a d'ellet qua la condition d'etre I'arme des opprimes ou des mecon tents. Beranger I'a dit : II faut bien quo I'espi it venge L'hbniicte homme qui n'a rien. Quand on a tout le rcste, il faut se resigner souvent a no point avoir ce dernier allie. L'esprit est de sa nature insou- mis et capricieux; la force, comme la richesse, imperieusc et exigeante : de la des agressions et des represailles. Toutc conqu6te de la liberte est alors designee parle nom de franchise. Les Francs-Bourgeois^ les Fruncs-Macons et les Francs-Chcmteurs sont enlants de la meme epoque : c'est par ces derniers que nous commencerous. CHAPITRE III LA CHANSON. - XIP ET XIII' SIECLES. Troubadours et Trouveres. — Les Croisades. — Les Albigeois. — La chanson des Albigeois. — Guillaume Figueras. Troubadours et Trouveres. On a dit depuis longtemps que tout finit en France par des ciiansons : on aurait pu dire que tout commence aussi par la, revolutions et litterature. C'est en quelque sorte le premier begayement de notre langue ; elle nait en chantant, comme Gargantua en criant : « A boire ! » Jusqu'a la fin du xi® siccJe, la musique est restee avec les autres arts enfermee dans I'Eglise et les monasteres. Elle en sort et se repand a travers le monde sur la vielle des menes- trels et des jongleurs. Les airs sacres, les hymnes en I'hon- neur de la Vierge, les noels que le peiiple chantait en choeur les jours de f^te solennelle, servirent de motifs aux premie- res complaintes profanes. La trace de ces imitations est fa- cile a saisir dans la plupart des manuscrits anciens, ou I'air est indique par quelques notes de plain-chant suivies ou precedees de ces mots: Alleluia; Ave Maria, etc. Uiie fois emancipee, la chanson s'envole de tous cotes, folle, joyeuse et babillarde, brisant, \ariant son rhythme a I'infini, heu- reuse de traverser I'air libre, comme I'alouette au matin : lie! aloete Joliete. . . Cast elle, Vaimable vagabonde, qui lancera left premiers LA CHANSON. 17 soiirires et les premiers trails de I'esprit francais. Tour a tour muqueuse, tendre, grave ou plaintive, changeante et multiple comme la lantaisie et I'ii-propos, dont elle est la fille, elle effleurera de son aile legiljre tous les accidents dc la vie publique et privce ; elle egayera les jours de I'^te, elle consolera Ic pcupic de ses misores et de ses humiliations. M6me au milieu des splendours du xvii« siecle, en face de celte litterature majestueuse et solennelle, entre les oraisons iunebres de Rossiiet et les cliers-d'ocuvre dramatiques de Corneille et de Racine, elle inspirera, en sou honneur, au grave Boileau, les vers les plus gracieux, les plus frangais, les plus chantants qu'il ait ecrits ; Get enfant du plaisir veut naitrc dans la joic, Agreable indiscrct, qui, conduit par le chant, Passe de bouche en bouclie et s'acci-oit en marchant. Ainsi vole la chanson, riant des baro,ns attardes sur la route de Jerusalem, puis des Anglais, puis des Ligueurs, puis de la Fronde ; sonnant d'une main legere et insouciante les funerailles de la monarchic a la veille de 80. Plus tard, ar- dente, echevelce, c'est elle encore qui mettra sur pied, au cri de la Marseillaise, douze armees de volontaircs contre les rois coalises. Nc refusons done pas une page de souvenir a cette mere de notre poc^ie, qui a charme, egaye, venge nos peres, etqui nousadonne Beranger. L'amour fut sa premiere inspiration. N'est-ce pas, en efTet, la passion vague et melodieuse par excellence ?Un des plus fameux troubadours, Pierre Vidal, lui rapportait toule sa gloire : « Oh! si mcs chanls, si mes actions m'ont acquis quelque renommec, je dois en rapporter Thommage a mon amante.... Mes ouvragcs ne paraissent agrcables que parce qu'il se reflechit en moi quelque chose des agrements de la dame de mes pensces *. » Les deux plus grands genies du xii® siecle, Abelard et saint Bernard, lui avaient consacre les premiers jeux de leur imagination. Beranger s'en souvint I. Raynouard, t HI, p. 309. 18 CHAPITRE III. quand il defendit le philosophe centre le saint : « Et toi aussi, s'ecriait-il, n'as-lu pas compose des airs profanes et des ciiansons folalres * ? » I'arlout, sur Jes places publiques, dans /es chateaux, a la table des grands et des bourgeois, reteiilit I'amoureuse complainte. On dirait une bande d'oi- seaux lascifs qui gazouillent sous chaque feuilie aux pre- miers rayons du printemps : Al entrade 9- del tens cler Eya! Pir joie recommeiKar Kya 1 Et pir jaloux irritar Ey a I {La Heine d'avril . ) En mai, quant li rossignolet Chantent cler au vert buissonet, Lors m'estuet^ fere un flajolet. {Colin Muset.) Par un singulier privilege, cette langue a peine formee a trouve deja des rhylhmes, des tours d'une grace exquise, pour exprimer toutes ies nuances et les caprices de la passion. Tantot elle eclate en un vif et gai refrain : J'ai amiete Sadete* Blondete Telz com je voloie. {La Clidtelaine de Saint-Gilles.) Tanlot c'est I'elegie plaintive d'un amant qui dit adieu a sa mailresse : Dame en qui est et ma mort et ma vie, Dolent me part de vous plus que ne di. 1. t OnlileDas mimicas et urbanos modulos. » 2. A I'enlree du beau temps Eyal Pour joie r< comraencer Eyal Et pour j loux irriter Eyal (Chanson ecrite eu dialecte poitevin et publi^e poor la premiere Wis pat M. Le Roux de Lincy.) 3. Me convient. 4. Gracieuse* LA CHANSON. 19 Mon cuer avez pie^a en vo baillie ', Retenez-le, ou vous m'avez trai. {Canlon des Croisilles,) Ou bien encore un melancolique souvenir de la patrie ab- senle et de ce (\v\' Amour lui a promis si longtempSy qui se re- veille dans le coeur du poiiLc exile, en ecouLant ie cliant des oisilloiis : Li oisillons de mon pais Ai ois* en Bretaigne, A lor chant m'est-il bien avis Qu'en la douce Glianipaigiie, Lez oi jadis. Se g'y ai mespris, lis m'onten si doux penscr mis Qu'ii chanQon fere me suis pris, Tant que je parataigne^ Ce qu'Amors m'a lone tans promis. {Gace Bruli.) Un autre sentiment aussi ancien, aussi populaire en France que I'amour, la malicej anima bienlot la chanson. La satire ne pouvait manquer de s'emparer de cette forme vive, ra- pide, incisive et toute fraiigaise du couplet. Des la fin du xi* siecle, le clerge de Tours chansonnait en latin, sous le nom de Flore la Courtisane, le favori de rarchcveque, le diacre Jean. Ce Jean, malgre ses moeurs suspectes et I'opposition du legat, n'en fut pas moins nomme eveque d'Orleans par Ic credit de Bcrtrade de Monlfort, maitressc du roi, etsacre le jour de la fete des Innocents. On ne pouvait plus mal choisir : c'etait, comme on le sait, dans TEglise jour de liesse et de parodie. On ne manqua pas d'en tirer une allusion : Eligimus puerum, puerorum festa colentes, Non nostrum morem, sed regia jussa sequentes *. Le clerj:e, qui devait se plaindre bienldt de la liberie des chansons, iiit le premier a en user. II faisait acta d'iad6- 1. Possession. 2. En lead u. 3. J'oblienne. ♦. Lt Uoux de Lincy, Chants historiques, prdf. 20 CHAPITRE III. pendance et de courage en censurant les faiblesses royales. Une autre chanson satirique du temps, celle de Landri, est en- core son oeuvre : elle a trait au divorce du roi Robert. L'in- terdit venait d'etre lance sur toute la France, les temples etaient fermes, les cloches silencieuses, I'Eglise en deiiil, le peuple dans I'attente dequelque terrible calamite.Un certain comte d'Auxerre, Landri, favori du roi et amant, disait-on, de la reine Berthe, passait pour I'auteur de tous ces maux. Grand mangeur et grand depensier, il avait scandalise siir- tout Jes bourgeois de Provins par ses debauches et ses pro- digalites : il cut devore la ville entiere, s'il eut pu : Multis est fartus dapibus, "Non placet Pruvinensibus. Pruvinum nunquam perdidit, Quod habere non potuiti. Clercs et bourgeois mirent en commun leurs rancunes. La Bible et THistoire romaine leurvinrent en aide pour maudire ce damne I.andri en compagnie d'Achitophel, d'Absalon, de Jugurtha et de Catilina. Ecrite d'abord en latin, et bien- lut mise en iangue vulgaire, la chanson de Landri fit le tour du royaume : toutes les vielles la repetaient : un siecle plus tard, elle etait encore, avecla complainte de Narcisse, la rcssource des jongleurs embarrasses. De leur cote, les etu- diants de I'Universite chantaient en chceur la ronde du Pape des Ecoliers [de Papa scolastico) composee par un des leurs, Hilaire, disciple d'Abelard : cetle piece a double entente con- tenait sans doute plus d'une malice a I'adresse du pape de Uome, qui venait de condamner leur maitre : Papa summus, paparum gloria 2. Papoe dari non est injuria, Tort a qui ne li dune 3. 1. Bourquelot, Hist, de Provtns. 2. Bildiii Versus et ludi, — ChampoUioa. 7k, Doaoe. LA CHANSON. 21 Papa captus hunc vel hanc dccipit, Papa quod vult in lectum recipit, Papa nullum vel nuUani excipit, Papae detur, nam Papa prajciplr, Tort a qui no li dune. Mais ces couplets latins, debris infoi-mes de I'ancienne po6sie classique, n'6taient gudre fails quo pour les clercs, Ics professeurs et iesecoliers. La foule ecoulait et repetait de confiauce, sans trop com prendre. La gaiete gauioise se trouvait appesantie et g^nee dans les doctes enlraves de riiexametre, de I'iambe ou m6me de la strophe saphique. Peu a peu, on prit i'habitude d'ajouter, a I'exemple d'Hilaire, un refrain frangais. G'etait un premier pas. Enfin le latin fuL renvoye aux ecoles : la langue vulgaire, vive et joyeuse par- venue, filie du chateau, de la chaumiere et de I'atelier, com- prise et aimee de tous, resta seule mailresse de la chauson. Ea peu d'annees, ses progress furent si rapides qu'eile multi- plia sous mille formes diverses, selon la nature et I'objet de ses chants, la combinaison des rimes et I'entrelacement des couplets. Le nom de Canzon ou Chanson propiement dite designa surtout dans le Midi les poesies galantes. La satire eut aussi son rhythme a part, le Sinente, le pere du vaude- ville, i'iambe des troubadours et des trouveres. Co mot de Sirvente scnible avoir servi primitivement a designer un simple defi, une provocation outrageuse adressee a un rival. II vient du latin serviens (servant ou suivant), par allusion sans doute au suivant d'armes, charge de porter le cartel au nom de sou maitre *. Bertram de Born, a la fin d'une de ses pieces, dit a son jongleur : Fajiioul, de bonne grdce, Vers Out et Nofi (Ricliai-d) t'en va promplement. Pius tard, la satire de personnelle devint generale : le sir- vente s'arrogea un droit de censure universelle. II est appele 1. U existe aussi des sv'ventcs devots a la Vierge ; d'ou quclques-uns ont con- Mu'que ^erutens voudrait dire adoratcur, dcsservant. Le genre saliririue finit par f'emporter. — Du reste le mot de sirvente ronsacre par I'usage niuderne n est pas completement exact : on disait en provenQal sirveutes, en vicux fraii^ais tervcntois. 22 (JHAPITRE III. quelquefois aussi sotte chanson : de la, probablement, le nom de sotties donne aux farces satiriques de notre vieux theatre. Ce fut, dit-on, vers Tan 1100, au nord de la France, dans I'aigre et coleriqae Picardie, que naquit ce fils mor- dant de I'esprit francais. Les Normands rempraaterent aux Picards pour chansouner le chapelain de Robert II, Arnold de Caen, devenu depuis patriarche de Jerusalem. Le malin couplet eut bientot franchi la Loire, et passe des trouveres aux troubadours, qui s'en servirent comme s'ils en eussent ele les inventeurs. On fait alors des sirventes comme on fera plus tard des pastorales sur toute espece de sujets : sur les dames qui se fardent, dit le moine de Montaudon, au point d'eclipser les images suspendues dans les eglises ; sur les souliers a la poulaine excommunies deja par les conciles; sur I'empereur, le pape, les eveques ; sur les debiteurs qui ne veulent pas payer, les creanciers qui veulent 6lre rem- bourses, les troubadours qui medisent de tout le monde, etc. Une guerre s'ouvre par des sirventes. Richard Coeur-de-lion et le dauphin d'Auveigne echangent des couplets satiriques, ou ils s'accusent mutuellement de felonie, avant d'en venir aux mains. « Dauphin *, je veux vous interroger, yous et le comte Guy. Qu'avez-vous fait cette saison qui sentele bon guerrier? Vous m'avez donne votre foi, et vous y etes reste fidele corame Ysengrin Test a Renart. Vous ^tes du poll des lievres. » Et le dauphin de riposter : « Roi, puisque centre moi vous chantez, vous trouverez aussi un chanteur ; vous me faites si peur que je suis force de vous obeir et de suivre vos caprices. Mais je vous en pre- viens, si vous abandonnez jamais vos fiefs, ne venez pas prendre les miens. » Les coups de plume precedent les coups d'epee : plus tard ils les remplaceront. Aux sirventes proprement dits viennent s'ajouter encore d'autres genres secondaires: la tenson ou jeu-parti, sorte de dialogue a deux personnages, les bal- 1. Voy. Le Roux de Lincy, Chants hist., t. I. LA CHANSON. 23 lades, aubades, serenades, lais, complaintes, ot la satire entre d'line maniere indirecte. Gr^ce a cette double popiiiarite de I'amour et de la medi- sance, la chanson r^gne sans partage du Nord au Midi. Elle a ses genres, ses prosodies, mieux encore, ses concours, ses confreries et ses academies const) Uiees*. Comme an temps des f^tes de Bacchus dans I'ancienne Grece, les menestreis se reunissaient chaque annee, au mois de raai, dans les Gicux sous Vormcl, pour y disputer le prix du chant. Telle futsans doule I'origine des premii^res societes litteraires et de Tacademie des Jeux floraux. Les princes se font gloire d'y enlrer. VArt de trouvcr dans le Nord, la science du Gai saber au Midi, rapprochent des hommes de condition tout opposee. Feuilletez laliste des troubadours et des trouveres': acdtedes noms plebeiens de Giraud Riquier, Pierre Cardinal, Jean Bo- del, Colin Muset, Gace Briile, Ruteboeuf, vous trouverez des noms illuslres, des barons, des rois : Richard d'Angleterre, Pierre d'Aragon, le chatelain de Coucy, le vidame de Char- tres, Guillaume de Poitiers, Quesnes de Bethune, Hue de La Ferte, Thibaut de Champagne, Charles d'Anjou lui-meme, cet homme dur et froid, qui ne riait jamais, et qui, au milieu de ses r6ves d'ambition inquiete, trouvait encore des loisirs pour ecrire des vers galants a sa maltresse. Le pauvre trou- badour Cadenet est I'ami du noble comle Blacas. Richard, abandonne des princes et des peuples, ne trouve de fidele dans le malheur que son chantre Blondel. Cet ^change de services, d'eloges et parfois aussi de m^disances, qui s'eta- blit entre les troubadours, est un premier pas vers V^galiU. Les vilains n'ont pas encore le droit de porter I'epee, reser- vee a de plus nobles mains ; mais ils commencent a manier une arme aussi redoutable, Ves'prit. lis en usent pour atta- quer des hommes pluspuissants qu'eiix.Une dispute curieuse 1. M. Le Roux de Liiicy a pu!)!iii une charte curieuse accord^e par le bien- beureux abbe Guillaume a la coufrtir ie des Jongleurs de la Saiiite-TriniftS de Fe- camp. [Hist, de I'abhaye de Fecamp, 1840.) 2. Fauchet comptait d<^ja ceiil vin^;! auteurs de chansons frangaises au xiii'sie- cle: M. Paulin Paris a augnaeut^ de plus d'un tiers ce uombre d^ja considerable {Hist, litt., t. XXIII.) 24 CHAPITRE III. en ce genre estcelle du marquis deMalespina etdeRambaud de Vaquieras*. Rambaud accuse le noble troubadour d'une chose tr^s-familiere alors aux barous desoeuvres, d'avoir vole surles grands chemins. Celui-ci n'en disconvient pas; rnais il volait par charite, pour donner aux pauvres. Rambaud doiL s'en souvenir, lui qui fuL secouru jadis par le marquij=, lorsqu'il errait a pied en Lombardie, sans amie et sans ar- gent. Parmi les chanteurs, tous n'ont pas la m6me destinee. Les uns," attaches a la personne d'un grand seigneur, vivent dans son palais, occupes a celebrer ses galanteries ou ses exploits, a mediro de ses ennemis ou a rediger les annales de sa famille. Ainsi, nous voyons Helinand a la table de Philippe Auguste, comme Phemius aupres d'Ulysse : Quant li roys ot mangiey s'uppela Helinand, Por l>j esbano'ier ^ comanda que il chant ^. Les autres, plus pauvres et plus librcs, courent le monde, changeant tous les jours de maitre et de demeure, surs de trouver dans I'hOtellerie ou le chateau voisin un gite en echange d'une chanson. Le soir, bien souvent, le pont- levis s'abaissait, quand le guetteur, du haut de la tour, entendait la voix d*un menestrel egare chantaut sur sa \ieiie : Gaite de la tor * 1 Gardez entor Les murs, se Deus vos Yoie^. D'un doux lai d'anior, De Blanclieflor, Compains ^^voschanteroie. Ce messager du rire et de I'amour etait le bienvenu : avec lui la joie entrait dans la niaisou. Au bout de quelques 1. Raynouard, Troubadours, t. II, p. 193. e. E^ayer. 3. Ruinaii d'Alexandre. 4. I'. Paris. — Homancero frangais. — Guetteurs de la tour. 5. Que Dicu vous protege. 6. Compaguoa. LA CHANSON. 25 jours, refait, repose, comble tie presents par ses h6tes, il se remetlait en route fredonuaut son gai refrain : Hu L't hu ct Im ct liu 1 Bum ai vcu Do biaute la nioiijoiei Illl ct llU Ot llU (,'t liu, C'est bieii sen. Gaitc Ji Dieul tote voie^. Le peuple aussi a ses cliantenrs: ceux-la s'appcllent Jon- gleurs 3 et Jeurs chanls Jonglarcscs. Poete, salLimbanque, musicien, n)edecin,montreur debates, et tantsoitpeu devin ou sorcier, le jongleur est I'orateur des carrefours, riiomme adore de la loule a laquelle il debiLe ses drogues et ses cou- plets: Soigneur, qui ci estes venu, Petit et grant, June et chemi, Aseiez vos, ne faites noise * Jo sni uns mires 5. Questions de morale et de politique, maux de dents, pieuses legendes, histoires scandaleuses sur les abbes, les nobles dames et les chevaliers, bruits de cabaret et nouvelles de la Terre Sainte, tout cela est de son domaine^. II se fait gazette en prose ou en vers, au gre de ses auditenrs, avec accompa- gnement de vielle et de tambourin. Lui-mSme prend soin d'enumerer sans modestie tousles talents qu'il possede, et probablcment aussi ceux qu'il n'a pas. Temoin ce dialogue de deux BorcUors ou troveors vihaux'^, qui rappelle sous une forme souvent burlesque les defis poetiqucs des bergers de Theocrite et de Virgile : 1. Le chef-d'oeuvre. I. Guctteiirs. adieu toutefois. 3. Jocuhitores. Voy. du Cange. 4. Bruit. 5. Mededn. 6. Vov. le Diet, de I'Erberie, Rutebceuf Kdif. Jubinal. 7. Ptibhe pjir Uoqiic'f.)rt, Etat de la poesie franc lise aux iii» et xiiie sidcles, ct en dernier lieu par Montaigion, Jk'c. gen. des Fabliaux. 26 CHAPITRE III. « Moi, dit I'un, je sais aussi bieti conter en francais qii'en laLii) je sais nombre de chansons de geste. » Mais ge sai assi bien conter Et en roumanz et en latin; Qiiar ge sai de chanson de ge^io. A ces qualites il en joint d'aulres plus excentriques qui feront pamer de rire son auditoire : « Je suis bon saigneur de chals, bon ventouseur de boeufs. . . je sais faire freins a vaches, gants a chien?, coiffes a chevres, hauberls a lievres. » Ge sui bon saignerres de cliaz, Et bons ventoussieres de bues, Si sai bien faire frains a vaches, Et ganz h chiens, coifes k chievres. «Moi, reprend I'autre, je suis joueur de vielle, de cor- nemuse, de flute, de violon, de harpe, de symphonie, de psalterion, et je connais maintes chansons. Je peux bien faire un enchantement, et j'en sais plus long que Ton ne pense. . . » Ge sui jugleres de viele, Si saide muse et de frestele. Bien sai un enchantement faire, Ge sai molt plus que Ton ne cuide. Historien inexact, le jongleur aime surtout a emerveiller le public par le recit de ses voyages a travers le monde. Pour peu qu'il soit sorti de son village, 11 a surement visite I'ltalie, laSyrie, la Palestine, I'Egypte ; il a entendu les docteurs de Salerne, il a converse avec le sultan : Si ai estei en mainz empires, Dou Caires m'a tenu li sires Plus d'un estei i. Bien qu'il moralise volontiers, il ne se pique pas d'une 1. Ruteboeuf, le Diet de I'Erberie, LA CHANSON. 27 grande severity de moeurs, et avoue sans vergogne les vices de son clat : Je nicnc bone vie, semper quantum possum, Li taveriiiors m'apele, jo di, ecce nssum. A dcspoiulrei Ic m\en semper pcirntus sum. Femes, dcz et taverne trop HhentHr cu/o, Juer apr6s mcnfiifu* c»<>« dcciisvoh, Et bien sai que li d6 non sunt sine dolo "*-. Une foiile d'hommes desceuvres, d'etudiants avortes, de clcrcs defroqiics, qui voulaient demeurer libres hors dj I'Eglisc, se jelcrent dans les iuisarJs dc cette vie nouvelle. « An lieu d'etudier les lettres i Tecole de Montpellier, ou sa famiile I'avait envoye, Ungues de Saint-Cyi* apprit des chan- sons, des virelais, des sirventcs, des tensons, des couplets; il apprit aussi les dits et gesLcs des hommes illnstres, et se livra a \a.jongle7ne '. » Chose seduisante pour lant de pauvres gens sans feu ni lieu ! la chanson leur onvre la porte du cha- teau, fa bourse des grands et I'oreiile du peuple. Elle consli- tue dans I'Etat une nouvelle puissance ; elle a le droit de rire et de medire de tout. Aussiles societes de menestrels ambu- lants se multiplierent-elles a Tinfini. Des le commencement de son regno, Philippe Auguste fut oblige de rendre un edit pour limiter le nombre des jongleurs, qui encombraient les rues de la capitale. Chasses de France, ils deborderent au dehors. Deja, grAce a la conformite des deux langues, les poetes provencaux jouissaient d'une immense popularity en Italia; Tun d'eux, Sordello, cut la gloire d'etre salue plus tard du nom de maitre par le grand poete du moyen age, Dante Alighieri.Leslrouv^res, les menestrels du nordsuivirentreso- lument la route ouverte paries troubadours. Ces ap6tres de la gaie science, enfants perdus de la societe, pauvres et liber- tins, bohemiens chantanls, sans autre fortune que leur vielle et leurjoyeuse insouciance, vivant des largesses d'un grand 1. D^penscr. 2. Fabliaux de Barbazan et M^on, t. IV : Des femmes, des des et de la taverne. 3. Rayaouard, Troubadours, t. H. ** CHAPITHE III. seigneur en belle humeur ou des chariles de la foule noilfi- rent au dela des Alpes la langue et respri, franca ' la y songer .Is continuaient la propagande commencee par les croisades; v,ve etalerle avant-garde, ils escaladerenU s e mentces bameres de neige et de glace que devaient fran- cinr unjour, en chanlant comme eux, les soldals de Fran- ces I« et de Bonaparte. Le peuple se pressait avi em „t surleur passage Aluratori, dans son Histoire deBologne, cite un edit des magistrats dccetle ville qui defend au.v ehan eurs fran?a,s de s'arr«ter sur les places : « a cantatom FranZ. namm m plateis ad canUmdm, morari nm posmt. » Leurs nialices les rendaient deja suspects : ils n'en devinrent que plus popula.res. Bie,U6t cbaque prince italien eut da, s "a cour un boufTon ou un jongleur francais. Boccace enipruntaU a DOS trouveres la plupart de nos vieux fabliaux, que La Fo, tame devait lu. reprendre un jour cotnme un bieu de fa- Nul doute qu'il n'y ait au milieu de ce mouvemeat beau- coup de bruit et de sterilite. Rien de plus monotone par exemple que ces chansons amoureuses dont on etait s 'pro- digue a lors; que ces eternelles histoires de chevaliers de jeunes clercs et de pastourelles; que ces refrains a la gloire du ross,g„o et du printemps, dont Thibaut de Champa" ,o se moquait deja au xni"' sitele : ^"impaoUo Feuille ne flors ne vaut rien en chantant Foi'S por faute ' sans plus de rimoier. Mais ce qu'il y a de serieux iei, c'est I'avenement d'une htterature popula.re qui ne sort pas des ecoles, qui ne depend pas de I'Eglise, qui nait capricieusement au io r le jour, s'adressant a toutes les classes de la societe A une epoque oi, I'imprimerie n'exisle pas encore, ou les relatio" sontrares et difflciles, elle represente la pens e libr e vagabonde ; elle joue aupres de la foule le m'me r6l a ue la presse de noire temps. Ces hommes de rien que leur Tsprit 1. Si ce n'est par ddfaut LA CHANSON. 29 rend chers et parfois rcdoutablcs aux grands, k travers leup vie aventureuse, passant tour a tour du palais a la place piiblique, dc la table du baron a celle du maiiant, portent de I'un a I'autre Ics idees, les impressions, les conlrovcrsc^ qui s'agitent aux deux p61es opposes de la societe. Ainsi va se forniant peu a peu celte puissance nouvelle, aibitre des reputations, cetlc chose relenlissante qui fait drja songer les i)rinces, V opinion inibliquc. G'est devant ce tribunal anx mille Icles que comparailront lour a tour les hommeset les partis. Un nouveau genre de duel judiciaire s'etablit. Au jugement de Dieu {vox Dei) par le l"er et I'eau, succede le jugement de la foule (voxpopuli), souventaussi bizarre, aussi incertain. On coniprend des lors I'influence acquise a la Satire. Elle est sure de trouverun echo danscette multitude maligne et toujours un peu jalouse des privileges de la nais- sance el de la fortune. Elle sera tour a tour personnelle ou generale, attaquant les homme? et les institutions. On est etonne de renconlrcr au moycn age, dans un temps qu'on se represente toujours comme ecrase sous le joug de I'auto- rile, tant de hardiesses incroyables sur la papaute, I'episco- pat, la chevalerie, sur les dogmes les plus reveres de la religion, lels que le paradis, I'enfer, etc. Cette tolerance tient en grande partie aux luttcs qui divisaient alors I'Eglise et les pouvoirs Jaiques, et au mepris que rencontrait pres des savants la poesie populaire. La surveillance ne s'exerce que sur les livres de theologie ou de logique, sur les matieres d'ecole proprement dites. La litteraturc profane jouit d'une liberte presque illimitee. G'est une fille des rues qu'on laisse courir, chanter, crier a son aise ; on ne la prend pas au serieux. Elle use et abuse de la permission, quelquefois, il est vrai, a ses risques et perils. Un trouvere normand, Luc de La Barre, eut les yeux creves par I'ordre d'Henri I", roi d'Angleterre, pour s'6tre permis une satire violente centre ce prince. Get acte de severile rendit un moment plus rele- nus les chanteurs des provinces septentrionales. Mais le naturel reprit bientdt le dessus : la nnedisance triompha de la peur. ■ 1 30 CHAPITRE III. Eies croisades. Un jour, chose etrange ! il arriva que les trois puissances d'alors, predicateurs, femmes et chanteurs, se trouverent d'accord sur un m6me point: il s'agissait de la croisade. Cliacua la pr^cha a sa facon. L'Eglise remuait I'Europe par ses sermons, ses lettres, ses conciles. La noble dame ne prometlait son amour au chevalier qu'auretour de la Terre Sainte. C'est ainsi qu'un des heros de la quatrieme croi- sade, un anc^tre de Sully, Quesnes de Belhune, s'en alia pour plaire a une beaute fausse, coquette, ambitieuse, qui s'etait juuee de lui, nous dit-il, en I'envoyant en Syrie. 11 s'en veu- gea par une chanson : « Fi de votre cceur ambitieux qui m'a euvoye en Syrie ! Vous etes plus fausse vraiment qu'une pie, et je n'aurai plus pour vous les yeux larmoyants ! Vous 6tes de la con- gregation des s'off're a tons. Je ne vous nonimerai pas*. » Mai ait vos cuers convoitous Qui ra'envoia en Surie I Fausse estes, voir plus que pie. Ne mais por vous IVaverai jk iex plorous. Vos estes de Tabbaie As s'offre h tous ; Si ne vos nommerai mie. Les troubadours, de ieur cote, appelerent la malice a I'aide de I'enthousiasme religieux. Ces deux forces morales nees pour se combattre, J'ironie et la foi, se combinerent alors. Les sirventes fondirent de tous c6tes sur le chevalier trop lent a se mettre en route. Gette chanson provocante, opi- niatre, s'atlachait alui comme un remords. EUe retentissait le soir sous les fen^tres de son chateau, repetee par un me- nestrel inconnu; elle le denoncait au mepris de ses compa- gnons d'armes et de ses vassaux, aux railleries des dames, chose sensible par-dessus toutes. 1. Lc Roux de Lincy, Recueils de chants frangais, t. I, LA CHANSON. 31 a lis s'en irotit ces bacheliers vaillants qui aimentOieu el rhonneur en ce monde, et qui veiilent aller au del avec sa- gesse. Mais les Idclies, les casaniers restcront. » Or s'en iront cil vaillant bacheler Ki aimciit Dieu ct I'oiiour de cest mont, Ki sagement voelent ii Dieu aler, Et li niorveus, li ceiidieus^ deinourront. {Poesies du rot de l^uvarre, t. II, p. 132.) L'amoiir-propre et la loi aidanl, il prenait enfin la croix, voiidait une parlie de ses biens, et s'en allait apres s'6lre ivLourne plus d'une lois, coinme Guillaume de Poitiers, les yeux en pleurs, pour coutenipler la vieille tour du manoir paternel : « Adieu tout ce que j'aimais, tournois et magnificence I rien ne m'arrete, je vais aux champs oil Dieu promet la re- mission des peches. » Aissi lais tot qwmt amer suelhf Cavalairia et orguelh ! Li departir de la doulce contr^e Ou la belle est, m'a mis en grant tristor. Laissier m'estuet ^larieiisa qu'ai plusam6o Por Dom le Dieu servir, nion criator. {Cardan des Croisilles.) Souvent aussi le seigneur tentait de rentrer furtivemcnt dans son domaine apres une courte expedition. Mais le sir- vente revenait plus implacable, joignant ses railleries aux maledictions de I'Egiise. « Marquis, je veux que les moines de Ciuny fasscnt de vous leur capital ne, ou que vou& soyez abbe de Cileaux, puisque vous avez le coeur assez pauvre pour mieux aimer une charrue et deux bceufs aMontferrat qu'un royaume dans un autre pays. On peut bien dire que jamais fils de leopard ne degenera jusqu'a se tapir dans un terrier, a la raaniere des renards*. » 1 . Qui restcnt les pieds dans la ceudre, au cuia du feu : cinerosit ?. Me faut, V, (Ihose. V Rayn., Troubad., *.. IT, 32 CHAPITRE III. Marques, li monges de Clunhic Veuilh que fasson de vos capdel, O siatz abbas de Cystelh, Pus le cor avetz tan mendic Quo mais amaitz dos buous et un araire A Montferrat, qu alhors estr' emperaire. {Elins Cairel.) Parmi ces batailleurs etces chanteurs, un des pins redon- tables fnt Bertram de Born, poete et gentilhomme provencal, genie diabolique, cruel et voluplueux, qui passa sa vie a brouiller ses voisins, a dechirer leur nom, a seduire leurs femmes et a saccager leurs chateaux. Aussi Dante lui a-t-il reserve une place d'honneur dans son Enfer. Bertram de Born apostrophe vertement Phih'ppe Auguste et Richard, le roi chevalier, qu'i! qualifie du sobriquet ironique de Oui et Non. pour se moquer de ses irresolutions et de ses lenteurs. 11 les pousse tons deux a faire voile vers la Terre Sainte; puis, quand vient pour lui le moment de partir, il trouve plus prudent de rester, et met sa conscience en repos en composant un sirvente contre lui-m6me. Get accord de I'Eglise et de la poesie populaire fut bientot rompu : ia jalousie se mit entre elles. Le people negligeait ses predicateurs pour ses chanteurs. Le clerge, du haut de la chaire, commencait a tonner contre les cxces de la litte- ratui e profane ; les troubadours riposterent par des plaisan- teries facilcs et toujours bien accueillies contre les moines et les abbes : « Si j'etais mari, s'ecrie I'un d'eux, je me garderais bien de laisser approcher de ma femme ces gens-la; car ces moines out des robes de meme ampleur que celles des femmes; rien ne s'allume si aisement que la graisse avec le feu *. » lis mirent les rieurs de leur cote; la querelle s'enve- nima, se compliqua d'un interet religieux, et devint san- glante. 1. Pierre Cardinal. Millot, t. III. Rcyn., t. IX. LA CHANSON. 33 lies Albig'eois. A la m6me epoqiie, une liercsic nouvelle, celle des Albi- geois, se repamlait dans le Midi. Les dissidents avaieut pour souveraiu Raymond de Toulouse, prince liberal, tolerant, popnlaire, allable a tons, snrlout aux pauvres troubadours, aimant le plaisir, la bonne ch6re et les chansons *. Sa cour, conime celle de Marguerite de Navarre au xvi« si^cle, etait le rendez-voiis des libres viveurs et des libres penseurs d'alors : heretiques, chanteiirs, bateleurs, jongleurs et lolles dames s'y pressaient en loule. La s'etait lormee une petite societe lettrec, galante, incredule, ou les hardiesses des novateurs se ni6laient aux alleclations du bel esprit. Cependant, I'he- resie gagnait de proche en proche ; les troubadours s'en ren- daient complices par leurs railleries centre le clerge. Tou- louse etait devenue la Geneve du moyen age, le foyer d'opposilion d'ou partaicnt les couplets satiriques et les pre- dications hostiles au Saint-Siege. Rome s'alarma de cet en- nemi qui venait la defier a ses portes, au coeur m^me de la cliretiente; elle envoya ses predicateurs, les moines de Ci- teaux, on les chassa;j^aint Dominique, on le couvritde boue. Les seigneurs du Midi, lemoins impassibles decesscandales, continuaient i mener leur vie insouciante et libertine. Un legat du pape, Pierre Gastelnau, vint sommer le comte Ray- mond de faire la guerre a ses peuples. Le lendemain, on trouva sur la route, pres de Saint-Gilles, le cadavre du legal baigne dans son sang. Raymond elTraye desavoua le crime commis par un de ses chevaliers, promit de se soumettre, de prendre les armes pour exterminer I'heresie, puis he- si ta. Cependant, une formidable croisade s'organisait con- Ire les idoldtres du Languedoc. Innocent III s'etait adresse aux princes d'Occident; en meme temps il nommait lieute- nant du Saint-Siege et general du Saint-Espritua noble aventurier, Simon de Montfort, fervent catholique, rude sol- 1. Voy. la chrouique du raoine de Vaui-CernaY et son rdquisitoire contre Baymond. S4 CHAPITRE in. dat vieilli dans les guerres d'Orient. Raymond hesitait en- core; on lui ofTrit une grace derisoire, sous condition qu'il irait en Palestine, laissant ses etats aux mains de Montfort et du legal. II ne restaitplus qu'a combattre. Une guerre atroce s'engacfe. D'abord c'est Beziers qui suc- combe avec son jeune et heroique vicomte, puis Aries, puis Narbonne, puis Avignon. Par trois fois, les barons du Nord descendent vers les riches provinces du Midi, pillent, bru- lent, massacrent tout sur leur passage. Dans I'espace de quelques annees (12H-1229), cctte frfile et brillante civilisa- tion, qui fleurissait sous le ciel du Languedoc, avait dis- paru. Mais le principe d'autorite triomphait; I'lnquisition prenaiL possession du sol et y dressait ses buchers. La poe- sie populaire tomba frappee du m6me coup que la liberie religieuse. Son plus illustre representant, don Pedre d'Ara- gon, etait morl a la balaille de Muret, avec dix-huil mille des siens. Brillaut troubadour, aimable prince, galant et che- valeresque, qui avait pris les amies pour sauver sou gai comp(^re, Raymond, et sa maitresse, une noble dame de Toulouse. D'lns cette guerre sans pitie, il eut le don d'arra- clier des la mes, m^me a ses ennemis. « Le monde entier en valut moins ; le paradis en fut detruit et disperse '. w Les troubadours avaient embrasse la cause de Raymond leur bienfaiteur, et des hereliques leurs compatrioles. Ces hommes de nonchalance et de plaisir, transformes par I'a rer- secution en bardes nationaux, devinrent les chefs de la resis- tance a I'etranger. Pierre Cardinal entonna rhymiie de guerre : « Gomte de Toulouse, due de Narbonne, marquis de Pro- vence, votre courage fait honneur au monde. Tout le pays, depuis la mer de Narbonne jusqu'a Valence, est plein de mechants et de perfides ; mais vous les meprisez autant que ces ivrognes de Francais, qui ne vous font pas plus peur que la perdrix a i'autour^. » Puis, quand I'epee eut passe partout, lis se releverent une 1. Chanson des Albip;eois, v, 29 I. Millor, t. III. Rayn., t. IV. LA CHANSON. 35 dernidre fois sur les mines fiimantes de leur patrie, pour niaudire Rome et sesbourreaux. Get appel fait h la post6rite estecrit en letlres dc saiii,' dans deux oeuvrcs remarquables : la Chanson des Albiyeois et les maledictions de Guillaume Figueras. lia Chanson des Albij^eois. Par la forme, la chanson des Albigcois se rapproche des chansons de gcste en langue d'oil. L'auteur nous apprend lui-m6me qu'il I'a composee sur le plan et sur I'air de cclle d'Anlioche '. Par le fond, c'est moins une satire qu'une his- loire ecrite sous I'impression des evencments, curieiise en ce qu'elle nous represente parfaitement la marche de I'opinion publique. Malgre les profondes recherches de Fauriel, on sait peu de choses do l'auteur, qui a cru devoir se cacher sous le pseudonyme de Guillaume de Tudele. Fut-il seul a la composer ? On en doute fort maintenant. Le poeme offre en effet deux parties contradictoires : la premiere approuve et glorifie la croisade, la seconde la con- damne et la maudit. De la i'hypothese de deux auteurs, que Fauriel s'elait posee tout d'abord. Apr^s examen, il trouva les deux parlies si bien soudecs Tunc a I'autre. si con- formes de style, de ton et de maniere, qu'il rejeta le prin- cipe de la dualite. <' Plus j'examine cette hypothese, ditil, plus je la trouve inadmissible. » Comment done expliquer alors la discordance des opinions ?Selon lui, l'auteur, bon ca- tholique, partisan sincere, candide et honn(5le de la croisade, a senti peu a peu le patriotisme se reveiller en lui, la colere et la pitie lui nionler au coeur, en presence des horreurs commises au nom de la religion. Ce n'est la encore qu'une supposition a laquelle nous nous elions un moment rendu avec Victor Leclerc et bien d'autres ; mais qui a ete depuis combaltue et refutee par MM. Giiibal et P. Meyer. L'un * ' a fait valoir des objections historiques, morales, litte- i. Composee ou remani^e par Giaiiidor. t. These sur le poeiuc do la Cruisade des Alhigcois* i863. 36 CHAPITRE III. raires, tirees d'une coiifroatalioa minutieuse des deux par- lies : il a montre les coQtradictions, les dementis, que Tauleur se donnerait a lui-m6me et qui lui paraissent invraisemblables. L'autre est venu avec un nouvel instru- ment de precision, a J'aide duquel il se flatte de resoudre \ictorieusement la question. « Je demontrerai, dit-il, que I'linite invoqueepar Fauriel n'existe point, que la langue de la premiere partie ressemble a celle de la seconde comme un jargon informe peut ressembler a un idiome regulierement constitue'. » Il signale en m6me temps des differences nota- bles pour le rhythme; la mesure inegale des hisses ou cou- plets; les rimes, d'un cote pauvres et sourdes, de l'autre, riches et sonores ; enfin la premiere partie ecrite en jargon moitie provencal, moitie Irancais, la deuxieme partie en pro- vengal Ires-pur. On a le droit de se demander comment ces differences ont pu echapper a Fauriel, si familiarise avec tons les dialectes du Midi. Quant a Guillaume de Tudele, que son nom soit reel ou suppose, il ne semble pas avoir joui d'une grande reputation parmi les troubadours. Son ceuvre n'en est pas moins interes- sante. Lui-m6me nous apprend qu'il a recueilli les confidences de son ami dom Izarn, un des chefs de la police ecclesiastique et I'un des grands organisateurs de I'lnquisition. Ainsi ren- seigne, on comprend de quel cote se portent naturellement les sympathies de i'auteur. II a d'abord une sainte horreur des h6retiques, et, pour qu'on ne le confonde pas avec eux, il fait le signe de la croix en oommencant son poeme. El nom del Payre et del Filh et del Sant Esperit. Quoi qu'il advienne aux mecreants, il les voit briiler, il les entend hurler au milieu desflammes, sans grande emotion. Non qu'il soit mechant ou sanguinaire, mais le bucherestle trailement consacre pour guerir le mal de I'heresie. II ap- pelle les barons du Nord « nos barons » ; il dit : « Nostia gens de Fransa. i. nibl. de TEcole des Chartes, 6« serie, t. VI. Voy. surtout Tintroduction dans la belle Edition donnee par M. P. Meyer. Chanson de la croisade des Albigeois, t. II M 875-1879) LA CHANSON. 37 En revanche il n'aime gu(>re la populace, m6mo orthodoxe, les ribands, les triiands, toute cello toiirbe pillardc et san- giiinaire qui mai'che a la suite des barons Iratigais. (rest conlre elle qu'il s'einporle ct laisse echapper son premier cri d'indignation et de pilie, apres le sac dc Hczicrs : « On les egorgoa tons; on egorgea jusqu'a ceux qui s'e- taient refugics dans la calhedrale : ricn ne put les sauver, ni croix ni autel. Les ribands, ces fous, ces miserables! ludrent les clercs, les femmes, les enfants; ii n'en ecliappa pas, je croi?, un seul. Que Dieu recoive leurs ^mes, s'il lui plait, en paradis ! » La bataille de Muret et la mort de Don Pedre marqucnt le point d'inlerseclion on piniol de raccord entre les deux par- lies si dissemblables du poeme. L'anteur de cette seconde moi- tie n'est pas davantage un heretique: il asoin d'affirmeravec les Toulousains, ses compatriotes, sa parfaile orlhodoxie. En in6me temps il se declare partisan fidele et enthousiaste du comle Raymond. Des lors, Montfort n'est plus a ses yeux que leg^nie de la destruction, unsoldat fanalique etsanguinaire, un fleau de Dieu, qui a pour embleme un lion devorant. Les Frangais qui marchent avec lui, sont des barbares, des tueurs d'hommes, des taverniers ou ivrognes. L'ev^que de Toulouse, Folquet, ancien troubadour converti, ^pre a la persecution comme il Tavaitete jadisau plaisir, estun diplomate d'Eglise, insinuant, menlenr, hypocrite, qui livre traltreusement sa ville et excite centre elle la rage de Monlfort. f/historien de- peint sous les couleurs les plus odieuses la politique impla- cable des cardinaux et des ev^ques, et en m6me temps il semble meltre le pape Innocent III hors de cause. II le mon- Ire entrafne comme malgre lui a cette guerre atroce, pleu- runt des deux yeux a la vue du fils de Raymond desherite *. Sans doute, le chef de la chrelienle, sur qui relombait la trisle responsabilile du sang verse, put se sentir alarme plus d'une fois k la nouvelle de tant de massacres; il cut, dit-on, presque des remords a ses derniers instants *. 1. V. la belle scene du concile ile Lalran jiistement acimir^e de Fauriel. i. ^pouvaot^ d'avoir plac6 ce vautour ou ce lion ddvoraiit a la tete des croi- 38 CHAPITRE III. Dans ce duel k mort entre la France du Nord et celle du , Midi, Toulouse apparait comme la cite sainte qui defend, f contre la barbarie, I'honneur et la liberte du monde. L'histo- rien interrompt son recit de temps a autre pour lui p-arler, I'eneourager ou pleurer avec elle : « noble cite de Toulouse, brisee dans tes os, a quelle gent perverse Dieu t'a livree ! » Mais Toulouse sera vengee : la pierre qui doit briser les esperances ambitieuses de Montfort ira frapper oiiil faut. . « II y a dans la ville un pierrier, oeuvre de charpentier, qui deSaint-Sernin, la ou est le cormier, va tirer sa pierre. II est tendu par les femmes, les filles et les epouses. La pierre part : elle vient tout droit ou il fallait. Elle frappe le comte SinQon sur son heaume d'acier d'un tel coup que les yeux, la cervelle et les machoires en sont ecrases et mis en pieces. Le comte tombe a terre, mort, sanglant et noir. » Le cardinal, I'abbe et I'ev^que le regoivent dolents, avec la croix et I'encensoir. Pendant ce temps, les cors, les trom- pettes, les tambours, les cloches, celebrent la vengeance de Toulouse. L'historien partage lui-meme I'allegresse uni- verselle : a A tous ceux de la ville la mort de Simon fut une heu- reuse aventure, qui eclaira ce qui etait obscur, qui fit renai- tre la lumiere, a laquelle le merite fleurit et porte graine * . » Le poeme des Albigeois commence a I'annee 1204 et s'ar- rete en 1219, au moment oij le prince Louis, fils du roi de France, arrive sous les murs de Toulouse. L'auteur recom- mande la ville k la Vierge et a saint Sernin, et denonce a I'avance les sinistres projets des croises. « Le cardinal de Rome, lisant et pr^chant, a dit que la mort et le glaive doivent marcher devant lui, de telle sorte s4s, Innocent III ^crit a Montfort pour lui reprocher ses exactions et ses -vio- lences : t Non content de vous etre 6\e\6 contre les heretiques, vous avez tournd les armes des crois6s contre les catholiques; vous avez choisi le moment oii le roi il'Aragon 6tait occupy avec les Sarrasins, pour vous niettie en possession ties terres de ses vassaux, quoiqu'aucun (ie leurs sujets ne fiit suspect d'hert5sie. » Si le pape lui-m^me, I'organisateur de la crcisade, pariait aiasi, que devaient pen- ser les vaintus et les victimes? 1. V. 8492. LA CHANSON. 39 qw'k Toulouse il ne resle rien de vivant, ni homme ni doii- zelle, ni fenime enceinte ni enfant a la manielle : que tous recoiventle marlyre dans les flammes ardentes. » Cette protestation, toute contenue qu'elle etait dans la foiine, dut ebraiilcr bien des consciences. Encore une Ibis, ce n'est la que de I'histoire. Mais il est des temps oij Thistoire elle seule devient bien vite un pamphlet. Raconter de cette fagon la guerre dis Albigeois au xiii^ siecle, c'etait condam- ner les rigueurs de Rome et Iletrir i'liiquisition. Deux trouv^res du iNord, partisans de la croisade, entre- prirent de la jiislifier. Pierre de Houdanc ecrivit en son honneur lepoeme des Voies du Paradis. Un seigneur cham- peaois, Huon de iMcry, I'un des heros de I'expedition, retire sur ses vieux jours a I'abbaye de Saint-Germain des Pres, rima patiemment le Tornoiement de I'Antechrist, grande passe d'armes epique, melee d'allegorie sacree et profane, d'^rudition et de satire, oil Venus, Ciipidon, Satan et I'ange Gabriel en viennent aux mains pour la gloire de Dieu et de son Eglise. Ces deux oeuvres, bien infcricures a la Chanson des Albigeois, sent cepeudant deux pieces importantes a si- gnaler comme manifeste du parti vainqueur. Le proems en- gage entre les rimeurs du Nord et du Midi est reste pendant au tribunal de la posterite. Cclle-ci, comme il arrive presque toujours, partiale en favour des victimcs, a oublie leurs torts, pour ne se souvenir que de leuis soulfrances et de i'inipi- toyable severite des bourreaux. Guillaunic Fig-iieras* L'indignation avait mis la plume aux mains d'nn catholi- que impartial, honn^te homme, qui n'a pas m6me cru devoir iaisser son nomkla posterite : elle en avait faitun historien emu et dramalique. Elle arracha de m(iine Guillaume Figue- ras aTatelier de son pere, et fit de I'artisaa un poete. Fils d'un tailleur deToulouse, tailleur lui-m6me, Guillaume avait ete temoin des atrocites commises par les croises; il avait \u I'ev^que Folquet diriger le massacre k Iravers les rues, 40 CHAPITRE III. et, le coeur ulcere, il abandonna la maison paternelle, se fit jongleur, et s'en alia en Lombardie. Parmi ces troubadours legers, elegants et superficiels, qui flatLent et medisent tour a tour, c'est un type a part que celui de Guillaume Figueras. Genie sombre, haineux, defiant, exaspere par le malheur, incapable de soutenlr la vue d'un noble ou d'un prfitre, il resta poete plebeien, vivant au cabaret, et communiquant a tons la haine implacable qui I'animait contre Rome : « Rome, telle est la grandeur de votre crime, que yous meprisez Dieu et les saints. » « Rome fourbe et trompeuse ! vous gouvernez si injuste- ment, qu'aupres de vous se cache toute ruse, toute mauvaise foi ! » Roma tant es grans La vostra forfaitura « Rome, vous avez une mauvaise tSte aussi bien que I'or- dre de Citeaux, d'avoir commande a Beziers une tuerie si effroyable. Sous les dehors d'un agneau, avec un regard simple et modeste, vousetes au dedans un loup ravisseur et un serpent couronne. » Quar de mal cripel Etz vos e Cystelh, Qu'a Bezers fezetz faire Mout estranh mazelli *. Le nom de Rome, ce nom maudit sur lequel s'acharne le poete, revient comme un cri de rage au debut de chacune de ces strophes haletantes, qui font deja songer aux belles imprecations de Camille. Ce chant vengeur, qui resumait sous une forme dramatique les anathemes des vaincus, cou- rut rapidement par tout le iMidi. Une devote orthodoxe de Montpellier, Ja dame Germonde, scandalisee de ce succes, crut devoir repondre par un sirvente en faveur de la pa- paute : 1. Raynouard, t. II, it. LA CHANSON. 41 uRome, j*esp(!*re que voire seignenrie et la France, pour vrai, a qui deplait toute mauvaise voie, ferout disparallre rorgucil et riierosic. » Roma, ieu esper Qu*? Nostra sonlioria E Fransa, per vor, Cuy no plaiz mala via, Fassa decliazer L'orguelh e reretgia*. Tandis que la pieusc dame faisait des voeux pour la des- truction complete des heretiques, le dominicain Izarn en- lorinait le chant Iriomphal de V Inquisition, esp6ce de ronde inlcrnale, UKMee de Iheologie, sous forme de dialogue moitie bui-iesque et moitie tragique. Izarn se represenle lui-m6me au pied du bClcher, essayant de convertir un Albigeois avec cet argument sans replique, qui tecmine chaque couplet : « Crois cumme nous, on tuseras briile. » Des lors la poesie des troubadours n'estplusqu'nn long cri de colere. N'ycherchons pas les malices legeres de la satire, les perfidies ingenieuses de I'esprit qui mord en riant. La lutte est trop ardenle pour qu'on railie : on s'injurie. Parmi les adversaires les plus acharnes de I'Eglise, figure encore Pierre Cardinal. Le premier 11 avait lance le manifeste des troubadours centre « ces ivrognes de Frangais. » Dans sa verte vieillesse,qui se prolongea jusqu'a cent ans, retire a Naples, il ne cessa de maudire Rome, ses pr^tres, ses moines, tout ce qui portait la robe : « Les pr6tres tentent de prendre de toutes mains, quoi qu'il puisse en coClter de malheur. L'uni- vers est a eux; lis s'enrendent maitres; usurpateursenvers les uns, genereux envers les autres, ils emploient les indul- gences, ils usent d'hypocrisie ils seduisent ceux-ci avec Uieu, ceux-lii avec le Diable. » Ces maledictions centre Rome furent le chant de mort de la poesie provengale. Les cours d'amour se fermerent; les 1. Raynouard, t. II, iv. 42 CHAPITRE III. troubadours exiles, traques par I'laquisition, se repandirent en Italic ou dans la France septentrionale. Le r61e politique et litteraire du Midi est termine. Tout cc qu'il y a de verve et d'independance dans I'esprit francais va se developper au Nord. G'est la le vrai pays de la satire. La se perpetue la vieille malice gauloise tenue sans cesse en eveil par les abus du regime feodal, les luttes des pouvoirs lai'que et religieux, enfin par ce travail interieur qui commence a faire refluer vers le centre du royaume toutes les forces vives de la nation. CIIAPITRE IV L'ESPIilT FRANGAIS AU NOllD. Tliibaut de Champagne. — Hue de La Fert6. — Ruteboeuf. — Adam de La Halle. — Jtan de Cond6. — Colin Muset. Les villes du Midi avaient conserve, m6me au temps dc I'invasion, leur organisation municipale. Toulouse, Mar- seille, Naibonne, gardaient leur senat et leurs consuls; Avi- gnon, ses podestats. La bourgeoisie etait fortement consti- tuee*, quand parut la feodalitc. Cel!e-ci ne vint pas se poser sur sa rivale pour I'ecraser, mais s'assit prudemment aupres d'elle, trailant d'egale a egale. Le droit de cite seul dans unede ces villes etait d6ji un litre de noblesse. Le seigneur devint bourgeois; le bourgeois, troubadour et chevalier : ii entra dans les cours d'amour, fut admis a disputer le prix des carrousels et des joutes poetiques. 11 eut, lui aussi, sa tour crenelee comme le baron. Ces orgueilleux marchands qui faisaient le commerce avec les Arabcs d'Afrique et d'Ks- pagne, qui envoyaient leurs vaisseaux k Damas, a Alep, re- cevoir les produits apport^s par les caravanes du desert, se regardaient encore comme les heritiers directs du peuple remain. lis en avaient la morgue et la majestueuse solennite. Grands justiciers, formalistes comme leurs anc6tres, ils firent plus d'une fois reculer leur seigneur, un texte de loi a la main. Le clerge, aussi bien que la noblesse, s'6tait fait bour- geois et marchand; I'evfique de Monlpellier battait moiinaie 1. Voy. M. Guizot, Du regime mnnidpal romain dans les Gaules. 44 CHAPITRE IV. a reffigie du croissant. Une societe ainsi organisee laissait peu de place aux haiaes de castes, aux jalousies des petits contre les grands. La vie etait facile sous ce beau ciel, au milieu de cette nature molle et enivrante, parmi ces jolies filles provencales, juives, moresques, aux cheveux noirs et a I'oeil de feu. La femme devintla reine de ce paradis terres- tre que celebraient les troubadours. Les mois, les aanees se passent a chanter I'amour, le rossignol et le printemps. Sei- gneurs et bourgeois s'endorment au sein de cette volup- tueuse monotonie, interrompue de temps a autre par quel- que drame sanglantqui se passe sous les murs d'un chateau ; ou par la voix apre et colerique de Bertram de Born, de Pierre Vidal ou du moine de Montaudon. II fallut d'abord I'enthousiasme religieux des croisades, puis la guerre des Albigeois, pour les arracher a ce repos enervant. Tout autre est I'aspect du Nord. La, au contraire, la vie est dure et laborieuse, les differences sociales profondement marquees. Au sommetune aristocratic hautaine, puissante, oppressive, qui se souvient encore de la conquSte : au-des- sous, la foule immense des tributaires, des serfs, des vain- cus. La, le bourgeois est moins riche, moins solennel, moins plein de lui-mSme que dans le Midi : mais s'il a plus de mi- sere, il aura plus de malice. Voyez les vieilles villes du Nord : ce ne sont plus les cites en pierre du Languedoc et de la Provence, ni les tours bourgeoises ornees de crenaux, ni le luxe du commerce oriental. Non, mais de petites maisons basses et modestes, baties en bois, avec leurs auvents tout honteux et leurs pignons qui regardent gauchement sur la rue. Petits artisans, petits marchands, souvent aussi petits esprits, aigris par la soufTrance, et en cela plus disposes a medire, a prendre les choses par leur cote etroit ou ridicule. Ces pauvres gens n'en seront pas moins les peres des com- munes, les sauveurs de la France a Brenneville. lis suent, souffrent, versent en grondant leur argent, et au besoin leur sang, pour arracher un lambeau de liberte, pour avoir une cloche a eux, la grande voix de la cite. Aussi quel plaisir le soir, a la veillee, quand tout est bien ferme, quand le feu L'ESPRIT FRANCAIS AU NORD. 45 petille dansl'Atre, quel plaisir, en face d'uii pot de cidre ou de clairet, de s egayer aiix dtipens du seigneur, dont la tour s'eleve a cOte, noire et niena(;ante ! C'ust sup cetle vieille terre que fleuriront toutes les graces, les na'iveles et les malices de I'esprit ganiois. Dans la poesie des troubadours, domine Teiement lyrique, Nul gonre, en elfet, n'est niicux approprie «i ia nature en- Ihousiaste et declamatoire des pojHilations meridionales, a leur instinct musical, a leur imagination brillante et mo- bile, a leur langue harinonieuse, eclatanle de sons et de cou- lours. Chez eux, la satire tourne vitc a Teniphaseielle devient ou une diatribe passionnee,comme dans Bertram de Born, ou uii hymne apre et violent, comme dans les maledictions de Guillaume Figueras. Les trouveres* nous oflVent des ca- racleres tout opposes : moins de brillant a I'exteiieur, niais plus de profondeur et de finesse; un esprit vif, net et pro- saique ; un bon sens legerement sceptique ; une langue sim- ple et naive, qui, dans son agreable nonchalance, so pr6te a ux longueurs du recit et aux malices dissimulees de la satire. Le genie conteur et critique, cette double vocation de notre race, se manifeste surlout dans les provinces qui furent le plus t6t frauQaises: I'lle-de-France, la Normandie, la Picar- die et la Champagne. Ces rieurs infatigables composent des chansons par centaines, des epop6es satiriques de vingt a Irente mille vers : la m^mc histoire va s'etendant, grossis- sant, egayant les families de pere en fils. Thibaut de Champag^ne^ la reine Blanche et let* barons. Le soulevement des Albigeois avait 6te le premier cri de revolte contrc Rome. II lut etouffe sous les mines et les can- tiques de I'lnquisition : mais I'esprit d'opposition n'etait pas mort. II minait deja sourdement les vainqueurs mSmes de Raymond an lendemaiu de leur triomphe. Tandisque I'armee 1. Cbaolcurs du Nord. 40 CHAPITRE IV. des croises remontait vers le Nord (1229), laissaot derriere elle une longue trainee de sang, un des chefs de I'expedi- tion, Thibaut de Champagne, joignait sa voix a celle des victimes, et accusait hautement le saint-siege des malheurs de la chretiente. Chevalier, il avait pris part a la croisade, lie qu'il etait par son serment : roeuvre accomplie, il la de- savoua au nom de Thumanite. « Ce sont des clercs, s'ecrie-t-il, qui ont laisse sermons pour guerroyer et pour tuer les gens. Jamais de tels hommes n'ontcru en Dieu. Notre chef fait souffrir tousles membres . aussi avons-nous le droit de nous en plaindre a Dieu. Les papelards font chanceler lemonde. Par saint Pierre, c*est un mal de les rencontrer. lis ont enleve joie, consolation el ^aix; aussi en porleronL-ils la peine en enfer. » Ce est des clers qui ont laissie sermons * Pour gueiToier et pour tuer les gens, Jamais en Dieu ne fust tels homes creans, Notre chief lait tous les membres doloir. Papelars font li siecle chanceler. ■ » » i lis ont tolu joie, et solas et pais, S'en porteront en enfer le grant fais. Ce chef, c'est Innocent III ; ces papelards sont les moines de Citeaux et les Dominicains. Souverain de la Navarre et de la Champagne, pays de moeurs faciles, de liberie et de tolerance, Thibaut n'avait rien compris a cette guerre faite au nom du principe d'au- torite. El^ve des troubadours, son cceur saigna, quand illui fallut prendre les amies centre un confrere en gate science. D'ailleurs, entre lui et le comte Raymond, n'y avait-il pas une singuliere conformite ? ne donnait-il pas, lui aussi, I'exemple de cette vie profane et dissipee, dans son palais de Provins, parrai ses jardins plantes de roses, ses dames et Bes chanteurs? Son aieule, la fameuse comtesse de Cham- 1. LXV« chauson, 6dit. La Ravalliere. L'ESPRIT FRANQAIS AU NORD. 47 pagne, designee sous Tinitiale M. dans Ic livre du chapelain Andre, avail el6 en correspondance suivie avec les cours d'amour les plus cel6bres du Midi : elle faisail autorile dans ]e code do la galanlerie. Ce I'ut elle qui, intcrrogee sur cetle grave question: « L'amoup peat-il exister entre epoux?» repondit : « Nous disons et assurons par la teneur des pr6- senles que Fainonr ne pent etendre ses droits sur deux per- sonncs niariees*. » Le conite Henri 1°' pardonna cctte rc- ponse k sa femme : Thibaut eCit pardoone de mfime anx Aibigcois leur heresie. Ces comtes de Champagne etaient depnis iongtcmps suspects k la leodaiiteeta I'Eglise, conime enlaclies de tendances bourgeoises et philosophiques. I's protegeaient les bonnetiers et les tanneurs de Troyes, lenivi bons amis: ils avaient recu Abelard au Paraclel. Tbiba :l herita de cetle tolerance. C'etait unbel esprit, aimable,legci', volonliers cbimeriqiie et contradicleur ; un prince liberal d la fagon des grands seigneurs du xviii" siecle, qui faisaient imprimer le Tclemaque, s'abonnaient a VEncyclopMie, el mc- disaicnl des abus sans cesser d'en profiler. II prend part a la croisade des Albigeois, et la fletrit dans ses vers. II est baron, et soulient que, si le monde va mal. s'il est pleia de traitres et d'envieux, la faule en est a la noblesse. « Dans un temps plein de felonie, d'envie et de trahison, d'outrages et d'indignit6s, sans verlu et sans courtoisie, oil nous autres barons nous rendons le monde plus mauvais, ou je vols excommunier ceux qui ont le plus de raison, jo veux I'aire une chanson '. » Au tans plein de felonie, D'envie et de traison, De tort et de mespiison, Sans bien et sans cortoisie, Et que entre nos barons faisona Tot le siecle enipirier, Que je vols escumenier Ceus qui plus ofTrent raison, Lors vueil dire une cliangun. I. Rayn., t. II. 1. Le Ruux de Liucy, Chants nat., t. !• 48 CHAPITRE IV. En s'attaquant aux barons, Thibaiit ne faisait que leur rendre une partie des medisances et des satires dont il etait Jui-m6me I'objet. Un mauvais renora le poursuivait depuis la derniere croisade. 11 etait parti a contre-coeur : ses quarante jours de service expires, il voulait reprendre le chemin de ses etats. Les menaces dii roi purent seules le retenir. 0 CnAPITRE IV. sujet plusieurs complaintes, qui sont de veritables satires' contre les barons. Ce manant pauvre et independant reproche aux geatilshommes de manquer d'ame. Du grabat oil il est etendu^ toussant de froid et baillant de faim, il apostiophe ces indigaes successeurs d'Ogier et de Charle- magne : Mort sont Ogier et Charlemainei. Le dedainarai^ne sur ses levres des expressions d'une ad- mirable vigueur, comme celle-ci : Li cheval ont mal es eschines, Et li riche home* en lor poitrines. Les croisades, abandonnees par tous les esprits serieux et positifs du temps, etaient restees populaires dans I'imagina- tion des masses. Les petites gens prenaient parti pour le saint roi Louis IX, contre la noblesse et le clerge qui le de- laissaient. Tel fut le prelexte du souleveraent des pastou- reaux. Ruteboeuf s'est fait I'echo de toutes les accusations qui circulaient dans la foule : Ahi 1 prelat de sainte Yglise, Qui por gander les cors de bise' Ne volez aller aus matiiies, Messire Geiffrois de Sergines Vous deraande de-Ik la mer. [Complainte d'outre-mer.) Etait-il, pour son propre compte, un nai'f et enlhou- siasle admirateur de la croisade? II est permis d'en dou- ter, quand on lit la Dispute du Croise et du Decroise, La il met en scene un adversaire et un partisan de ces lointaines expeditions. Le plaidoyer du Croise est on ne pent plus edi- fiantet orthodoxe. Mais quoique le poete lui donne raisona la fin, on serait tente de croire qu'il reste de I'avis de Tin- 1. La Complainte de Constantinople, 2. Gentilshomiues. 3. Froid. L'ESPRIT FRANCAIS AU NORD. 57 credule : « Sermonnez, dit-il, ces hauls couronnes, ces grands doyens et ces prelals, qui ont abandonne Dieu et qui poss^dent tous les biens du siecle.... Je vis en paix et je ne vais paschercher la guerre au bout du monde. Allez-vous- en outre mer, vous qui aimcz les biillanls exploits. Dites au soudan, votre niailre, que je ni'inquiete peu de ses mena- ces. S'il vient m'atlaquer, malheur a lui, mais je ne I'irai pas chercher. » Vos irez outre la mer paistre, Qui poez f^raiit fais embracier. Dites le soudan vostre maistre Que je pris pou son menacier. S'il vient desi, mal le vit naistre, Mais li ne Tirai pas chacier. Ce bon sens positif et bourgeois qui nargue la gloire, celle indiflerence railleuse qui s'accommode si bien de la maxime du chacun chez soiy qui laisse Tinfidele maitre de perdre tant d'ames et de se perdre lui-mSme, contrastent clrangemeut avec I'ardente charite de Louis IX. Le pieux roi eCit achete au prix de sa liberie la conversion du sou- dan. L'indilTerent de RutebcEuf ne daignerait pas m6me se deranger, quitter sa femme, ses enfants, son heritage, pour obtenir un pareil resultat. II est d'avis qu'on sert aussi bien Dieu a Paris qua Jerusalem, et ne croit guere a la saintete de ces voyages d'ou sent revenus tant de larrons. II est vrai que le Decroise finit centre toule attenle par se laisser con- vertir. Mais ce n'est la sans doute qu'une concession faite aux imes devotes. peut-6tre une precaution de I'auteur, et, comme I'a dit M. Villemain, un passe-port de la liberte. Pourtant, qu'on ne voie pas dans ces paroles, niSrne au xiii" siecle, une hardiesse extraordinaire. Le confident de Louis L\, le jeune senechal de Champagne, Joinville, pensait-il bien autrement, quand il refusaitde suivre son mailre dans sa derniere et d^sastreuse croisade? Eleve a la cour de Tlii- baut, le gentil chevalier se sentait peu de dispositions pour le martyre. « Un jour, dit-il, le roi me demanda ce que j'ai- merais le micux, d'fitre lepreux ou d'avoir fait ua peche 58 CHAPITRE IV. mortel. El moi, qui onques ne lui voulus mentir, je liii re- pondis que j'aimerais mieux avoir fait trente peches mor- tels qu'etre lepreux. » Une foule d'4mes commengaient a s'endormir dans la molle indolence du peche. Le co7ite d'Au- cassin elNicolette, compose vers 12o0, est encore un curieux indice de cet afFaiblissement religieux. Aucassin repond a son pere qu'il veut Nicolette et non le paradis; il se con- sole d'aller en enfer, ou il espere trouver « une brillante so- ciele * de rois illustres, de chevaliers intrepides, d'ecuyers fideles et de femmes tendres. » Les prelats du royaume vin- rent se plaindre a Louis IX que la chretiente se perdait en- tre ses mains. L'eveque d'Auxerre fit observer que beaucoup de gens excommunies raouraient sans avoir obtenu le par- don de I'Eglise, et demanda qu'on saisit leurs biens. Le sentiment religieux faiblissait, et pourtant I'Eglise etait plus riche et plus puissante que jamais. Elle comptait a sa t^te de grands docteurs comme saint Bonaventure et saint Thomas; des prelats eminents par le savoir et les ver- tus, comme Pierre de Corbeil, Maurice de Sully, Guillaume d'Auvergne, etc.; elle venait d'organiser sa redou table mi- lice des Mendiants, pour suffire au double besoin de la pre- dication et de I'enseignement. Mais cette puissance meme allait devenir un sujet de contestation. Certes on courrait risque de juger assez mal le clerge du xiii^ siecle, si Ton s'en rapportait au seul temoignage de RuteboeuT. On sait jusqu'oii peuvent aller les boutades d'un poete malheureux et mecontent, surtout quand viennent s'y joindre les ran- cunes d'un parti. Universitaire et gallican, il lui est difficile d'etre impaitial lorsqu'il parle des Jacobins et du Saint-Siege. Cependant, h travers les exagerations de la satire, il est per- mis de saisir quels etaient alors les principaux griefs de To- pinion. En abandonnant la croisade a une epoque ou cet abandon etait justifie par la politique et la raison, le clerge avait baisse dans I'esprit des peuples ; son but parut trop pu- rement humain. Les querelles des deux pouvoirs, spirituel 1, Hist, litt., t. XX. L'ESPRIT FRANgAIS AU NORD. 59 ct temporel, la lutle des Mendiants centre I'Universite et leurtriomphe momentane, heurt^rent le sentiment national. Eufin, les riciiesses croissantes de certains ordres reiigieux excilerent les convoitises et les medisances. L'Eglise, il faut bien le reconnaltre, recueillaitle I'ruit de ses longs services : grands et petits lui devaient beaucoup, et lui rcndaient k proportion. Uimes, aumoncs, donations, s'amassaient silen- cietisement entre ses mains. Ulle, patiente, econome, riche de I'abnegation de ses membres etde leur active mendicite, cumulait a la fois les grdccs de la terre et les benedictions du ciel, recevant toujours, achetant sans jamais vendre, he- ritanta perpetuile, cousantrnna I'autre le pre d'une bonne ftme devote an bois d'un excommunie. En retour, elle se cliargeait de suffire a tons les besoins de la charite publique, de soigner et de recueillir les infirnies, les pauvres, les ma- lades; plus d'un rimeur sur ses vicux jours lui dut, comma nuleboeuf, son dernier morccau dc pain. Mais, tout enlier aux passions du moment, a I'ardeur de la satire, le poete n'y songeait pas, alors qu'il s'ecriait scandalise : Tozjorsi veulent sans doner prendre, Toz jors achetent sans rien vendre, lis tolent *, I'on ne lor tolt rien. Cet art d'amasser, qu'il n'avait jamais pu comprendre, il s'etonnait de le trouver chez des hommes qui avaient fait vccti de pauvrete. Que demandaient au debut les Jacobins? Une grossiere robe de bure, un toit de chaume pour mettre- leur [6ie a I'abri, un pen de paille pour se coucher : Quand fr^re jacobin vindrent premier el mondc, Premier ne demandoicnt c'un pou de repostaille, Atout un pou d'estrain3 ou de chaume ou de paille. Dcpuis, ces hommes modestes avaient si bien qu6te, qu'il s'elaiL trouve d'inimenses tresors au loud de leur besace. 1. Toujours. 2. Prenneut. '4. Avec uij peu de iitiere (atramen). 60 CHAPITRE IV. Peu a peu, sMl fallait en croire RuteboBuf, la fiae laine de Fiandre aurait remplace la robe de bure, les chaumes i^e- raient devenus palais, les bons freres, qui ne voulaient d'a- bord que pr6cher le menu peuple, auraient laisse de c6te la pietaille ; Mes or n'ont mfes que fere d'ome qui a pie aille. II y a dans ces plaintes beaucoup plus de malice peutetre que de verite. Un fait certain pourtant, c'est que bien des gens commencaient a se deficr, a murmurer tout bas centre les envahissements de la mainmorte, a secouer la t^te d'ua air de doute quand on leur parlait de I'humilite des jacobins, de la temperance des cordeliers, de la chastete des begui- nes. Ruteboeuf est un de ces incredules. II eprouve contre ces gens d'eglise, si bien nourris, toute la mauvaise humeur d'un homme ajeun. Les papelarts, les beguines, sontl'objet de ses anathemes. C'est a eux qu'il attribue tous les mal- heurs du siecle, sa propre misere et la mauvaise chance qui le poursuivit au jeu de des : Beguines a-on mont ' Qui larges robes ont, Desouz les robes font Ce que pas ne vos di. Papelart et beguin Ont le siecle honi. Ces milliers de moines errants, d'hommes inquiets et de- scEuvres, que le courant des croisades emportait jadis vers la Terre-Sainte, avaient dii se lefugier dans les couvents. Les fondations pieuses se multiplierent a I'infini durant le xni^ siecle. Saint Louis y contribua puissamment. A ce sujet, le poete se permet de plaisanter le roi lui-meme, sur I'etablis- sement des Filles-Dieu et des Quinze-Vingts : Tant d'ordres avons ji, Ne sai qui les sonja. 1. Beaucoup. L'ESPRIT FRANQAIS AU NORD. CI Lsi Chanson des Ordres est une espece de denombrement ho- nieiique du clerge regulier contemporain. Ruteboeuf y passe en revue toute cetle armee de moines gris, noirs, barres, avec son avant-garde de frdres qnStcurs, qui s'en vont cha- que matin a travers les rues de Paris, chantant de porte en porle d'un ton nasillard etlarmoyant : Donez por Dieu du pain aus frercs 1 Chaque ordre regoit en passant un coup de gride dn malin rimeur : il reproche aux jacobins leur orgueil, aux moines de CIteaux leur avarice, aux cordeliers leur licence, aux car- nies leur voisinage avec les beguines : Li Barru ^ sont pr^s des Beguines, Ne lor faut que passer la porta. Dans cette longue suite de parodies, qu'il ne faut pas trop prendre a la lettre, deux portraits surtout sont traces de main de maitre, ceux du Pharisien et de la Beguine. Le Pharisien est I'aieul de Tartufe ; il en a I'allure, I'liabit et le temperament : grande robe de simple laine, visage sec et pile, air et parole austeres, ambition de lion, grilFe de leo- pard, fiel de scorpion. La Beguine est le type de la devote precieuse et sucree, qui parle, rit, pleure, dort, songe et ment, loujours saintement. Cette petite miniature est un mocJcle de finesse et d'espioglerie digne du Vert- Vert: Sa parole est proph^cie, S'ele rit, c'est conipaignie, S'el' pleure, d^vocion, S'ele dort, ele est ravie, S'el' songe, c'est vision, S'ele ment, n'en cr6 iz mie^. En qnalite de poele liberal et populaire, Ruteboeuf fait cause commune avec les professeurs et les ecoliers de la rue du Fouarre, pour la plupart aussi pauvrcs et aussi prodigues 1. Li Darri : les Carmes, dont Jes habit» ^taieat divis^s par bandes ou barres noires et blanches. 1. Pas du tout. 62 CHAPITRE IV. que lui. Admirateur passionne de Guillaume de Saint-Amour, il composa plusieurs complaintes sur son exil, et se fit I'his- torien de cette fameuse guerre engagee entre I'Universite et les Mendiants : Rimer m'estueti d'une descorde, Qu'k Paris a sem6 Envie, Entre gent qui misericorde Sermonent et honeste vie. Les Jacobins s'etaient introduits sans bruit dans I'Univer- site. Celle-ci leur avait accorde d'abord une eglise au coin de la rue des Gres, ne demandant en echange que des prieres et le droit de sepulture. Mais les bons fr^res, abusant de ce dernier article, voulurent enterrer I'Universite de son vivant ; I'eglise devint ecole ; les predicateurs se repandirent dans ce vieux Paris ergoteur et savant, qui s'appelait deja le quartier Latin, et vinrent poser leurs chaires en face des professeurs. A force de ruse et de talent, lis finirent par chasser ceux qui les avaient accueillis : L'universit^ ne si membre 2, Qu'il ont mise du trot au pas. Quar tel heberge-on en la chambrc, Qui le seignor g6te du cas. La Fontaine a dit depuis : Laissez leur prendre un pied chez vous, lis en auront bientdt pris quatre. La lutte fut vive : buUes du pape, edits du roi, pamphlets des docteurs et des predicateurs, appeis etcontre-appels des sorbonistes et des dominicains se croiserent en tous sens, a travers les cris, les sifflets, les coups et les chansons. L'Uni- versite langa son manifesto dans le livre des Perils des der- niers temps : c'etait une attaque en r^gle contre les Men- diants. « On ne trouve nulle part que J6sus-Christ ou ses 1 . Me convient. 2. S'en souvient : memorare, membrare; d'ou remembrance, souvenir l'esprit francais AU NORD. 63 apAtres aient mendie; ils travaillaient de leurs mains pour siibsisler. Les lois huniaines mt'ifne condamncnt les meii- diaiils valides. Pourquoi souflVir dans rtglisc ce qui est contre la police des Elals? » Ce pamphlet ecrit en latin fut bienl6t mis en langue vulgaire et m6me en vers qu'on se plaisait, dit Crevier *, k rcpandre parmi le peuple. Les cco- liers se charg^rent de le colporter, malgr6 rinterdit du pape Alexandre III, qui condamnait I'ouvrage au feu. Au milieu de ces emeutes, oii s ochaulVaient les t6tcs des deux partis, ils ne se firent pas I'aule non plus de chansonner d'abord lareine more et le legat son ami, Mens mala leguti nos facit ista pati^ puis le roi lui-m6me. Les pretendues amours de Blanche de Caslille et de Thibaut, sa longue intimiteavec le cacdinal Saint-Ange, i'humble dependance de Louis IX enverssa mere, sa predilection pour les moines et le mendiants, son cou tors (tordu), etc., devinrent aulant de sujets de couplets, d'his- loires maligues et de facelies pour ces ellrontes bavards, dignes precurseurs de la Basoche et des Enfimts sans soucy, Un de ces moqueurs,il est vrai, qui s'etait permis de contre- faire le saint roi, paya clier sa plaisanterie, s'il faut en croire une legende du temps ^ : il resta le cou tournc toute sa vie par un elTet de la vengeance divine. On ne dit pas que le roi ait demande d'autre satisfaction : il laissa crier et chanter les etudiants. L'evcique de Paris, aide du prevdt, se contenta de laire emprisonner, fustiger ou pen- dre quelques mutins. Puis I'orage se calma : Guillaume de Saint-Amour, reconcilie avec la cour de Rome et ramenc trioniphalemeut au sein de I'Universite, eut la consolation, avant de mourir, de pouvoir comparer son retoura celui de Ciceron. Une autre querelle non moins celebre, et qui devait durer plusieurs siecles, vint exercer la verve de RutcbcEuf. II 1. ffii! oire de l' University. i. Histoire htteraire, t. XXIII. 64 CHAPITRE IV. s'agissait de la Pragmatiqne. Celte fois, ecoliers et poete etaient d'accord avec le roi. Gallicaa decide, le vieux trou- vt!re se revolte contre les pretentions despotiques da saint- siege, centre les impots qu'il preleve dans toute la chre- tiente : il rappelle le temps ou les Francais vivaient en franchise, ou les rois pouvaient tout conduire a leur gre dans leurs Etats, ou Ton priait pour eux partout en sainte Eglise. Ruteboeuf est encore un Chretien sincere, mais volontiers raisonneur, qui discute avec son cure, qui discuterait au besoin avec le pape, tout infaillible qu'il est : J'oseroie bien dire devant tos cex de Rome, Que Diex onnerroit ' plus par la voix d'un prudome U 2 par une viellette, se de bon cuer le nome, Que par tot Tor d'Espaigne, s'il ert 3 en une some *. II ftroit a la saintete du coeur, mais point a celle de I'habit, Li abis ne fet pas renw'te. L'auteur de tant de pieces mordantes n'en sera pas moinsun pieux legendaire : il rimera la vie.de sainte Eli- sabeth, le miracle de Theophile, et pourra se vanter d'avoir fait signer plus de fronts avec ses vers que bien des predica- teurs avec leurs sermons. Ge contraste se retrouve perpe- tuellement dans les oeuvres et dans la vie des hommes d'alors. Les rieurs les plus hardis meurent bons calholiques. A cote de la profane etourderie de Joinville apparait I'edifiante reponse du roi ; aupres de la declaration impie d'Aucassin, la sage remontrance de son pere; en face du Decroise incre- dule et egoiste, le Groise devot et enthousiaste. Les deux sentiments sont aux prises, mais Tun n'a pas etouffe I'autre. Le doute est encore dans son innocence primitive, ignorant ses forces, ne sachant trop ou il va. II joue avec la foi, s'es- saye contre elle, mais timidement, sans parti pris, sans sys- teme : c'est moins une guerre en regie qu'une longue espie- 1. Serait honore. 2. Ou. 3. Etait. 4. De la Vie dou Monde L'ESPRIT FRANQAIS AU NORD. 65 glerie. RutcbcEiif a premiere viie pent faire TefTel d'un esprit lort ; mais sou sceplicisine ne va ^uere an dela de la per- sonne et de I'habit. Le clergo, c'esl-a-dire Jes liommcs avec leurs iravers et leurs passions, sont seuls en cause : l'^]glisc reste en dehors, inviolable dans ses dogmes et respeclee comme une vieille mere dent on plaint la misereet i'abandon. C'e>t pour eile que le poele sc lamente; c'est en son nom qu'il gourmande les moines, les 6v6ques et le pape lui-m6me, serviteurs avides, negligents ou corrompus : Sainte figlise se plaint ; ce n'est miei mervelle ; Si fil* sont endormi: n'est nus qui por li velle : Ele est en grant p6ril, se Diex ne la conselle. {L(i campluiute (le sainte Eylise.) Les plaisanteries qu'il a risquees centre I'enfer dans le P.. au Yilain sont sans consequence. II est probable que le pauvre poete sur son lit de mort eut tremble de tons ses menibres en songeant aux flammes eterneiles ^. Vers la fin de sa vie, retir6 chez les moines de Saint- Victor, il finit par se dire comme Denis Pirame, un autre jongleur penitent : Li jor joli de ma joeiiece S'en voiit, j'arrive h la viellece, II est bien tens que me repente. Ainsi La Fontaine, devenu vieux et sage, faisait sa confes- sion publique sur le seuil de TAcadeoiie, et promettait d'ou- blier ses conies : Un vain bruit et ramonr ont partag^ mes ans... Mille autfps passions des sages condamn6es Ont pris, comme k I'envi, la fleur de mes ann^es. Tels lis sont tous, ces joyeux hcritiers du genie gaulois; aimables elourdis, libertins inconsequents, vrais enfants giles pour qui I'Lglise se montre iadulgente en depit de t . Pas du tout. 2. Ses (ils. 3. Yoy. la piece intitul6e : la Chantrpleure, 66 GHAFITRE IV. leurs legeretes et de leurs malices. La bonne mere les ac- cueille apres leur mort, leur accorde ses prieres, et souvent m6me une sepulture aupres de ses autels. Adam de I^a flalle. Autour de Ruteboeuf apparait toute une generation de li- Dres rimeurs populaires : Adam de La Halle, Jean de Boves, Audefroid le Batard, Garin, Jean de Conde, Guillaume le Normand, Colin Muset, etc., etc. Tons n'ont pas la verve et I'originalite du chantre et de I'ami de Guillaume de Saint- Amour; mais tous ont egaye nos peres, et a ce titre ils meri- tentici un motde souvenir. Parmi eux, le plus remarquable, apres Ruteboeuf, est sans contredit Adam de La Halle. Adam, appele aussi le Bossu d'Arras, dut ce sobriquet non a quelque disgrace naturelle, comme il a soin de nous I'ap- prendre, On m'apele bochu, mfes je ne le sui mie*, mais bien plutot aux agrements et a la finesse de son es- prit ^ Fils d'un bourgeois aise d'Arras, qu'il a mis ]ui-m6me en scene sous le nom de maitre Henri, il fit ses premieres etudes dans I'abbaye de Yauxcelles : son pere le destinait a quelque gras benefice, qui eiit enrichi et honore sa fa- mille. Une passion subite vint I'arracher a la vie religieuse. Un jour qu'il etait sorti du convent, Adam vit passer une belle jeune fille, pauvre et vertueuse : il en devint eper- dument amoureux, et I'epousa malgre les remontrances de maitre Henri, qui finit-par accorder son consentement. La poesie s'eveilla en lui avec I'amour. Les premieres annees de ce mariage se passerent dans une douce ivresse : le pere suffisait aux besoins des epoux : tout entier a sa passion, Adam celebrait du soir au matin les perfections de la belle Marie, en pastorales, rondeaux, motets, dont il composait les airs et les paroles. La plupart de ses poesies nous ont 1. Pas du tout. 2. Hist, lilt., t. XX, L'ESPRIT FRANQAIS AU NORD. 67 eleconser'vces : eiles sontempreintesde gr4ce,detendresse, d'une sensibilile exquise, et parrois m^inc d'une douce melancolie, qui rappelle les plus charmantes canzone de Petrarque. Par la nature de son genie, par son instinct musical, par scs habitudes de vie agreable et nonchalante, Adam semble se rapprocher des troubadours. On dirait un lieureux enfant du Langucdoc et de la Provence (ce paradis des chanteurs avant que les crois^s en eussent fait un enfer) egare sous le ciel brumeux de la Picardie. Tant que dura cette amoureuse ivresse, le poete ne songea gu^re a la satire. La niedisance ne germe point dans un coeur que le bonheur rcmplit tout entier. Plus tard vinrent la satiele, I'ennui des jours perdus, les regrets de I'ambi- tion non satisfaite : alors il eut des acces de mauvaise hu- meur. Mai.-, pour soulevcr sa bile, il lui manqua toujours ce qui avait forme Rutebceuf, les rudes eprcuves de la vie, I'abandon, la solitude, les longues heures sans feu et saas pain. De pins, il ne se tronva pas, comnie le poete parisien, sur un grand theatre, mSle aux principaux eveuenients du temps, aux dernieres agitations des croisades, aux que- relles des Mendiants et de I'Universite. lilnfermee dans ics murs d'Airas, sa poesie ne s'etend guere au dela : il nous enlretient des bourgeois ses joyeux comperes, de I'avarice de maitre Henri, des charmes jadis brillants, maintenant fl6tris,de dame Marie. Mais quelque plaisir qu'on eprouve a medire de ses amis, de ses voisins et de sa lemme, il n'y a pas la de quoi interesser vivement la posterity. Pius d'une fois Adam annonga Tintention de quitter sa villa natale. Quand les r6ves de I'ambition eurent remplace ceux de Tamour, il voulut aller au dehors, a l\iris, chercher hon- neur et fortune. Ce fut a ce sujet qu'il composa le Jeu de la feuill^e {nous en parlerons plus tard k propos de la satire dranaatiqne) et la chanson du Congd. Cette boutade, dont le ton rappelle la premiere satire de Hoileau : Damon, ce grand auteur\ etc...., est une malediction coutre la ville d'Arras: i. Et la troisieme de Juvenal : Cedamus palria, etc. 68 CHAPITRE IV. « Anas! Arras! vilJe de querelles et de trahisons! Jadis si noble et si brillante! On va repetant que Ton vous res- taure : mais si Dieu ne fait reiitrer en vous les bons senti- ments, je ne vois pas qui puisse vous reconcilier. On aime trop ici I'argent : quiconque y trompait au printemps der- nier, y trompe encore aujourd'hui. Adieu cent miile fois et plus! je vais entendre ailleurs I'Evangile, car ici I'oa ne sait que deguiser la verite ^ » Le poete y repondait en m^me temps aux medisants et aux incredules, qui ne voyaient sans doute dans le fils de mattre Henri qu'un rimeur sans avenir et un joyeux fai- neant : « Je forcerai les plus dedaigneux a m'estimer, et je serai plein d'honneur et de vie, quand deja on ne se sou- \iendra plus deux. » Ce depart tant de fois annonc6 arriva eufin : une circon- stance imprevue le decida. L'an 1260 un grand scandaie mit en emoi la ville d'Arras. Le corate d'Artois, Robert II, neveu du roi de France, venait d'im poser une contribu- tion extraordinaire a la ville, pour subvenir aux frais de la croisade. L'eveque et les echevins, charges de prelever cet impot, firent si bien qu'on les accusa de s'etre payes de leurs peines aux depens de la Terre Sainte. Dans ces com- munes querelleuses de la Picardie ou de I'Artois, les bour- geois ne se laissaient point enlever, sans crier, ni leurs franchises ni leur argent. La guerre s'ouvrit comme tou- jours par des chansons. Adam de La Halle fut un des plus gals combattants. Ses couplets mordants, injurieux, parfois grossiers, tombaient chaque matin surl'eveche et la mairie. On les chantait partout, le jour dans les rues, le soir a la 1. Fab. et cont., 6dit. de M6on, t. I, p. 106. « Arras! Arras! ville de plait, Et de haine et de d^trait, Qui soliez estre si nobile, Un va disant c.'ua vous rpfait ; Maisse Uieus le biea n'i rairait, Je ne voi qui vous reconcile. On i aime trop cruis et pile; Chascuns furberte en ceste vile. Adieu de fois p!us de cont mile ! • L'ESPRIT FRANgAIS AU NORD. 69 veillee, ou en Iriiiquanl a table. Ces pieces de circonstance improvisees a la hdle, dans I'ardeur dii combat, an mi- lieu des commerages ct dcs qnolibets d'line petite villc en insurrection, n'ont k coup sOr ni I'importance histori- que des poesies de Rulebccuf, ni la delicalesse de cos pas- torales qu'Adam composait au milieu des paisibles loisirs de ses premieres annees. Aussi les savants auteurs de I'Hisloire Litteraire ont-ils dedaign6 le volumineux recueil de CCS medisances ineditcs. Tout en avouant qu'Adam de La Halle diait plul6t fait pour les douces emotions et les gracieuses peintures do I'amour, nous ne pouvons lui refu- ser certaines qualites du poctc satirique : la finesse, la malice et renjouement. Peut-6tre faul-il lui altribuer une des pieces les plus piquantes du lemps, la Descente du bon Dicu a Auras *, profane et spirituelle complainte, dont I'idee a ete reprise et aggravcc depuis par Berant,'er. Un autre poeme anonyme et inedit, compose i la m6me epoque, les Versde laMort *, pourrait bien 6tre aussi son oeuvre. Le sujet n'elait pas neuf; il avait ete deja traite par Helinand et Thibault de Marly, mais dans un sens tout different. Cette fois I'aulcur, moins occupe de morale et de religion que de satire et de politique, envoie laMort k Arras pour y sermon- ner lant de gens qui en ont besoin. II la charge de ses commissions pour i'ev6que et les echevins, pour I'abbe Robert le Clerc et pour la riclie famille des Bcrloul, objet particulier de son aversion : Les Bertoulois vieng desmonter, Qui, parreube' et par forcompto.r, Ont tant amass(5 quu c'est honte. II lui recommande encore de dire en passant un mot aux cordeliers et aux jacobins, aux avocals qui vendent leur langue, aux usuriers dont il a eu sans doute a se plaindre' personnellement, aux femmes qui portent de faux cheveux : 1. Ach. JubinnI, T'ouv. et Jongl. 2. Bible imp., man. lyiT. Paul. Paris, Les Man. franc., t. III. a. Vol. ^ 70 CHAPITRE IV. Dames, petit vous honour^s Quant d'autrui ki6s ^ vous embour^s. • • •• Biaut^s n'est fors couleurs de vie. Le pape, le roi et le comte d'Artois lui-m6me, ont aussi Icur part dans ces averlissements : K'atent done de France li rois, Et Robert li sires d'Artois, Qui ne metent la guerre ^ a fin? Cette emeute de satires et de couplets se terriiina par une enqu^te. Les echevins furent destitues et obliges de quitter la ville. Le poete vainqueur paya de son cote les frais de la vicloire. Maitre Henri, que son influence personnelle, sa mauvaise humeur, et surtout les vers de son fils avaient compromis, dut s'exiler avec toute sa famille, malgre la protection de Robert d'Artois, qui sacrifia dans ce cas a la paix publique, et peut-6tre a un petit mouvement de ran- cune, son rimeur favori, la perie de son comte. Adam vint s'etablir a Douai, y resta quelques annees, puis un jour dit adieu a ses amis, et s'en alia rejoindre Ch-arles d'Anjou en Italie, sous ce beau ciel de Naples, qui avait rechauffe la vieillesse des troubadours exiles. Redevenu alors oalme et heureux, il y trouva sa derniere et sa plus gracieuse inspiration, le Jeu de Robin et de Marion, fraiche pastorale, 6close en face des bords ou chanta Theocrite. La menace que le trouvere avait faite a ses ennemis s'ac- complit. Un si^cle apres sa mort, il etait encore, comme il I'avait annonce, plein de vie et d'honneur. Les bourgeois d' Arras montraient avec orgueil la rue de maitre Adam. L'anniversaire de sa naissance etait celebre comme un jour de f^te nation ale. Apres Adam de La Halle, citons encore Jean de Conde, I'irascible rimeur, qui menacait de faire expier aux domini- cains leurs invectives contre les menetriers. « Je ne me 1 . Chefs, cheveui. 2 La croisade. L'ESPRIT FRANQAIS All NORD. 71 cache pas, leur dit-iJ, mon nom est Jean de Cond6, poete qui a quelque reputation, qui deteste les hypocrites, et qui, si vous le fdchez, pourra longtemps vous en faire repentir. » Enfin, un aimable enfant de la Champagne, Colin Muset, menestrel ambulant et joyeux 6picurien, qui semble placer I'art de bien vivre aussi haut que I'art de bien chanter. Plus heureux que Rutebceuf, k lorce de gentillesse et d'es- prit, il sut du moins tirer de ses vers une existence douce et facile. II s'en va de chateau en chateau, loujours fredon- nant quelque amoureuse complainte ; parlois errant avec son cheval boiteux, son valet a jeun et sa malle vide; selais- sant volontiers attarder par une bonne table ou une blonde au clair visage : L'on m'apele Colin Muset; J'ai mengi^ maint bon chaponet. Et quant je puis oste truuNLi- Qui vuet acroire > et bien prester, Adont me prens h sejorner Selon^ la blondete au vis^ cler*. Rentre chez lui, quand la recette avait ete bonne, il pou- vait faire mettre deux chapons a la sauce piquante, et, f^te par sa femme, cajole par sa fille, se dire plus heureux qu'un roi : Lors sui de mon ostel sire \ i. Faire credit. 2. Aupres de. 3. Visage. 4. Hist, lilt., t. XXIII. 5. Leroux de Lincy, Chans, hist., t. I. CHAPITRE V FAELIAUX Leur origine. - Leur vogue en France. - LeVilain mire. -Frfere Denise. - Florence et figlantine. - Les Annelets. - Lc Yilain en paradis. - Saint Pierre et le Jongleur. _ Le lai d'Aristote - Mane de France. - Contes devots, Gautier de Coinsy. La verve de nos trouveres ne s'egaye pas seulement dans la chanson, elJe eclate encore- dans un genre de poesie non ffioins populaire, le fabliau. Nos bons aieux, apr^s le repas les coudes sur la table, aimaient a ecouter qnelque reci[ assaisonne de gaillardise et de malice. L'usage de payer son ecot a la gaiete commune par un couplet ou un conte se repandit de bonne heure en Normandie. Jean Le Chapelain nous I'atteste dans son dU du Sacristain de Cluny : Usages est en Normandie Que qui lierbergiez i est, qu'il die Fabel ou changon k son oste 2. Ce genre eminemment francais n'est pourtant pas ne en France. II eut, dit-on, I'Orient pour berceau. Nos premiers conteurs ne se doutaient guere de cette lointaine ori-ine • lis crurent, et I'on crut longtemps apres eux, qu'ils en etaient les inventeurs. Depuis, il a fallu reconnaitre que 1 Asie nous avait beaucoup prSte, que ces Arabes et ces Juifs, SI decries au moyen age, avaient largement contribue 1. H6berg4. 2. L'abbe de la Rue, Es sat sur les bardes et les trouveres, t. Ill, p. 253. FABM\UX. 73 h ramnsement comme a rinslruction de I'Occident. Les me- moires de Caylus, les decouvertes si originales de Silvestre de Sacy et d'Eugene Burriouf, les recherches et les bonnes fortunes erudites de Tillustie doyen de la Faculte des lettres, M. V. Le Cleic,eiirin les travaux reccnls de M. Gaston Paris, out renou6 la chaine de cette longue filiation *. Le labliau apparait deja dans la Bible, sous la forme simple et nue de la parabole. nans Homere, il est devenu une legende poeti- que, paree de toutes les graces de I'imagination : tels sont les episodes des Lestrygons, des Lotophages et du Cyclope ; telle est encore I'histoire des amours de Mars et de Venus, char- mante espieglerie divine, digiie de figurer h. c6te des plus folles journees de Boccace. Les dieux eux-m6mes se plai- saient a ces recits. Avant la reine de Navarre, plus d'une nymphe indiscrete, comme Clymene,amusait ses compagnes en leur raconlant les petils scandales de I'Olympe : Aque chao densos divum numerabat amores. Esope se servait de I'apologue pour faire monter jusqu'a ses maitres les legons d'un esclave digne d'instruire les hommes libres. Pherecyde de Scyros empruntait aux Phe- niciens Tart d'envelopper la verite sous des enigmes et des allegories. Les fables milesiennes, si celebresdans I'antiquite, n'etaient qu'une importation de I'Orient, perfectionnee par le genie grec sous le beau ciel de I'lonie. Enfin, La Fontaine, Iui-m6me, rappelant ses devanciers et ses modeles dans I'a- pologue, joint aux noms d'Esope, de Phedre et d'Apulee, celui de I'Indien Pilpai, dont les fables avaient et6 deja traduites et repandues dans toute I'Europe. L'un des plus curieux monuments de ces singulieres metamorphoses est un recueil de contes, connu sous le nom de Roman de Dolo- pathos ou des Sept Sages. Compos6 primitivement en iu- dien, il fut traduit en hebreu, en arabe, puis en latin, par un moine de I'abbaye de Haute-Seille, Dom Jehans ; 1. 3fem. de I'Acade'mie des insrrip. et bell, lettr., t. XVII. Hist. lift, de la France, t. XXIII. Loiseleur Deslongchamps, ^s*ai«ur les fables indienneset lew introduction en Europe. Comp.iretti : liicerche intomo al libra di Sindibad, etc. 74 CHAPITRE V. enfin, mis en vers fran^ais par Herbert, vers Tan 1220. C'est ainsi que le fabliau nous arrive par toutes les sources : asia- lique, phenicienne, grecque, iatine, mais surtout par les Juifs et les Arabes. Ces deux peuples sont au moyeu kge les colporteurs publics de la science et de I'esprit. En mSme temps qu'ils transmettent a I'Occident la philosophic d'Aris- tote, les secrets de la medecine, de I'astronomie et de I'ai- gebre, ils repandent a travers le monde ces longs recueils de contes, d'apologues, de recits familiers ou merveilleux, qui ont tant de fois charme les loisirs du serail et les heures de repos sous la tente du Bedouin. A cote de I'enseignement superieur des ecoles, se forme une sorte d'enseignement populaire par la malice et le bon sens. Nos peres accueillirent avec passion cette poesie simple, causeuse, familiere, pleine d'une morale facile, d'une douce philosophie, sans apparat, sans eclat, bonne et joyeuse com- pagne, faite pour remplir les longues veillees d'hiver et les instants inoccupes. Mais en se I'appropriant, ils la transfor- merent. A peine implante sur le sol de la Gaule, le fabliau y prend une certaine saveur de terroir, vive, acre et piquantc ; il depouille la pompe metaphorique et la roideur senten- cieuse du genie oriental, et se pare en echange des graces les plus delicates de I'esprit fiancais : legerete moqueuse, aimable nonchalance, bon sens positif, caustique et medi- sant. Nul genre ne convenait mieux a nos ancdtres, a leur esprit, a leur langue et a leurs moeurs. Le fabliau ne demande pas, comme I'epopee, une grande invention, une inspiration elevee, un souffle puissant et sou- tenu. Nos vieux trouveres se perdent et s'embarrassent dans les detours de ces longs poemes chevaleresques, d'ou Ton ne sait plus comment sortir une fois qu'on y est en- tre. lis sont plus a Taise dans le cadre etroit d'une action commune et familiere, dont Tissue est toujours facile, oii quelques details ingenieux, quelques traits piquants suffl- sent aux agrements du recit. Leur langue naive, simple et gracieuse, alerte et sautillante, mais depourvue de force et de dignite pour exprimer les grands sentiments, excelle a FABLIAUX. 75 raconter et a medire. Plus lard La Fontaine et Voltaire, datjs leurs contes, ne Irouveront rien de niieux que d'en repro- duire la forme et les allures. Enfin le fabliau a un autre avantage, m6me sur la chanson, pour ces bourgeois fron- deurs et circonspects, qui aiment a rire sans se compro- mettre, et a frapper aux vitres sans les briser. Le sirvenle a garde le cachet de son origine : il ressemble toujours ua pen a un defi, a un cartel. Moins direct, moins provocant, le conte se prete mieux aux medisances sournoises, aux mots goguenards enveloppes de naivete et de bonhomie. Aussi forme-t-il tout d'abord un genre a part, le plus repandu, le plus original et le plus amusant dans toute noire littera- ture du nioyen age. II a son domaine propre, ses heros, ses legendes. Tandis que les chansons de gesle celebrent les exploits de la vie heroiqne et feodale, tandis que les recueils edifiants a la gloire des saints consacrent les fails merveil- leux el surnaturels de la vie religieuse, le fabliau raconte les accidents de la vie bourgeoise, leslegons de morale pratique et populaire, les scandales et les medisances qui 6gayent la ville ou la paroisse aux depens du prud'homme, de sa femme et du cur6. La Femme est Tame de ces petits drames familiers, d'oii elle sort moins k I'honneur de sa vertu que de son esprit. Sa puissance se retrouve partout alors : dans les poenies religieux, oil elle opere maints beaux miracles sous le nom de Notre-Dame ; dans les epopees heroiques, oil, tour a tour fidele et conslante comme Penelope, belle et coquette comme Helene, elle impose aux chevaliers des exploits surhumains. La double influence des moeurs germaines et du cliristia- uisme lui a fait dans la societe une place qu'elle n'avait pas autrefois. Mais en acquerant plus de liberty, plus de part a la vie commune, elle s'est trouvee aussi plus exposee aux tenlalions, plus souvent appelee k user des ressources et des talents que la nature lui adeparlis. Dans I'antiquite, la mere de famille, esclave soumise du marl, vit au fond de sa de- meure, occupee a filer de la laine et a elever ses enfanls. La courtisane seule a le droit de figurer dans le monde, de 76 CHAPITRE V montrer de I'esprit, et d'exploiter a force de ruse et de co- quetterie la fatuite etourdie d'ua jeune Ijpmme ou I'imbecil- lite credule d'uQ vieillard. Alcmene, dans V Amphitryon de Plaute, garde toutela pruderie et la vertu sauvage de la ma- trone. Dans le fabliau, la femme apparait emancipee, mais non plus entouree de cette aureole dont I'avait paree la che- valerie. Nous avons la, pour ainsi dire, la contre-partie de cetle epopee galante et militaire, dont elle est la reine toute-puis- sante, adorc^e, presque divinisee. Les habitudes qu'on lui pr6te sont la legerele, la malice, la dissimulation, et par- dessus tout un gout decide pourle fruit defendu. Feme est de trop foible nature, De noienti rit, de noient pleure, Feme aime et liet en trop poi * d'eure. L'liistoire do la Bourgeoise d" Orleans ^ qui renvoie son marl battu, content et le reste, celle des Braies au Cordelier, moins edifiante encore, ne justifient que trop I'accusatiou. Heureusement la femme a aussi ses quarts d'heure de sa- gesse et de vertu. Temoin cette belle et touchante Griselidis, type exquis de la perfection conjugale poussee jusqu'au martyre, echangeant sans murmure ses habits de princesse centre la robe de paysanne, comme elle a passe sans orgueil d'une chaumiere dans un palais; tour a tour gardienne as- sidue de son vieux pere infirme, esclave docile du prince son mari, soumise a toutes les epreuves qui peuvent dechirer le coeur de I'^pouse et dela mere, et gardant toujours un inal- terable attachement pour rhomine qui semble se faire un jeu de ses souffrances ; plus devouee qu'Antigone, plus re- signeequ'Andromaque, plus chaste que Penelope. La France et riLalie se disputent I'honneur d'avoir vu naitre cette le- gende, qui racliete a elle seule tant de medisances centre les femmes. Le manuscrit primitif en vers, s'il existe, n'a pas encore ete retrouve. Les plus anciennes copies Iran- 1. Rien, 2. Peu. 3. Barhazan et Meon, t III, FABLIAUX. 77 Raises sont en prose, et ralquees pour la plupart sur le Icxle latin de Petrarque. Le Grand d'Aiissy en a cit6 quelques ex- trails *, ou respirent encore parfois la grice et la naivete du fabliau. Rien de plus touchant, parexemple, quecctte scene du depart, au moment oh Griselidis, depouillanl ses habits de princesse, va retourner dans sa chaumiere : autour d'elle tons fondent en larmes et maudissent I'lnconstance de la fortune; seule elle garde son heroique serenite, et ne laisse echapper ni plainte ni regret. « Et ainsi se pariit celle Sims plonj'cr, et dcvant cJutciin se devest, et seulemcnt retint la chemise que vestue avoit, et la teste descouverte sen va, et en cest estat la virent plusieurs gens plourans et maudissans for- tune : et elle toute seule ne plouroit point, ne disoit mot ^. » II faut lire cette nouvelle tout au long dans Boccace, qui en a fait un petit chef-d'oeuvre : I'abreger, ce serait la gater. Sans aller chercher des modeles aussi parfaits, le labliau nous ofTre plus d'un exemple de femme discrete et sensee, corrigeaiit a force d'habiiete, de patience et de devouement, iHi epoux brutal, jaloux ou debauch^. Tel est le conte du Vilain mire (medecin), oeuvre d'un trouvere inconnu, qui a lourni a Moliere le sujet du MMecin malgri lui, Un paysan aussi riche que grossier a epouse la fille d'un pauvre gen- tilhomme : la femme est belle, gracieuse, avenante, spiri- tuelle, douee de toutes les qualites qui peuvent mettre un jaloux au desespoir. Le rustre a imagine de la battre tons les matins, pour la tenir occupee a pleurer pendant le jour, ct la detourner ainsi de toute autre pens6e. Chaque soir il fait sa paix avec elle, proteste de son amour, quitte a re- commencer le lendemain ; mais la femme se lasse d'etre ainsi traitee, et jure de faire comprendre a son mari tout I'ennui qu'on a d'etre battu. Sur ces entrefaites arrivent deux gen- tilshommes de la cour qui vont en Angleterre, k la recherche d'un medecin, pour guerir la fille du roi, etranglee par une ar^te, dont personne en France n'a pu la debarrasser. La I. Ribl. imp., manuscrit n. 7387. i. R6cit en prose du xV tiecle. 78 CIIAPITRE V. dame leur apprend que son mari est un grand docteur, mais il faut le battre pour lui arracher ses secrets merveilleux. Les deux envoyes viennent trouver a sa charrue le vilain, qui s'excuse et proteste de son ignorance, Dist qu'il n'en seit ne tant ne quant. Apres I'avoir roue de coups, ils le chargent la t^te en bas sur un cheval et I'amenent au roi. I^a, nouvelles denegations du paysan ; nouvelle reponse appuyee de coups de baton, Et dit li rois : merveilles oi i ; Batez-le-moi. La necessite, la peur, le desir de revoirsa femme et sa maison, donnent de I'esprit au vilain. Il ordonne qu'on al- lume un grand feu dans une salle et qu'on y fasse venir la fille du roi. Mors il se deshabille, s'etend le long du foyer, et se gratte en grimacant d'une facon si comique, que la jeune fille eclate de rire : I'ar^te lui sort de la gorge. Apres cette cure merveilleuse, la reputation du medecin s'etend au loin : en vain il demande a s'en aller, le baton est toujours la : Batez-le-moi, reprend le roi. Deux cents malades viennent d'arriver a la cour pour y chercher la guerison. Que faire? Le rustre se tire encore une fois de ce mauvais pas. II fait allumer de nouveau un grand feu, reunit dans une vaste salle tons ces clients obstines, et leur declare qu'il va bruier le plus malade d'entre eux. Les aulres boiront sa cendre et seront gueris. Tons les malades s'entre-regardent alors avec effroi, et declarent qu'ils ne se sont jamais mieux portes. A son tour, le vilain rit de leur frayeur. Le roi, place a la porte, leur demande s'ils sont gueris, et tous de s'ecrier au plus vite en s'echappant : Oil *, sire, la Dieu merci 1 Debarrasse de sa clientele, le vilain, qui est devenu le 1. J'entends. 2. Qui. FABLIAUX. 79 plus grand m^decin du royaume, obtient la permission dc partir, et renlre chez lui charge de presents, corrige pour toujours de I'envie de batlre sa femme. Ne plus n'ala k la charrue, Ne onques* puis ne fu batue Sa fame, ainz I'ama el cliieri. Telle est encore I'histoire de la Bourse pleine de sens^ par Jehan Le Gallois d'Aubepierre, apologue moral ea faveur des honn^tes femmes contre : Les fules garces triclieresses. Qui plus que chas sont l^cheressos. Un bourgeois neglige sa femme pour une maltresse fourbe et avide. II s'en va a la foire de Troves et demande a sa dame ce qu'elle desire. Celle-ci le charge de lui rapporter une bourse pleine de sens. Apres de longues et vaines recherches, le marchand rencontre un vieil homme qui lui conseille de mettrc a I'epreuve la fidelite de sa maltresse, en lui faisant croire qu'il a tout perdu. II suit cet avis, revient couvert d'un miserable manteau, et raconte son infortune. Repousse et meconnu par son ingrate amie, il va Trapper a la porte de sa maison, retrouve sa femme qui le console, et offre de vendre ses pres, ses vignes et ses mouiins. Le mari coupable, vaincu par lant de g^nerosite, demande pardon, et adresse une belle legon de morale a tous ses voisins, en leur rappelant : Con ne puet de garce joir Ne au demain, ne au matin. Mais, il faut I'avouer, les traits edifiants sont loin de ba- lancer la chronique scandaleuse dans ce long recueil do ruses et d'espiegleries feminines. \.e Gur6 partage avec la bourgeoise les honneurs dtj fabliau : il en est tour h tour le heros et la viclime. La ma- i. Jamais. 80 CllAPITRji lice des conteurs ne pouvait manquer de s'es'ayer un peu aux depens dc ce personnage, si favorise, directeur et coq- fideiit aime des femmes pour sa bonne mine et sa discre- tion. Tantot c'est une farce indecente comme celie du pretre crucip^ qui n'echappe au traitement d'Abelard qu'en payant quarante ecus; tant6t un accident ridicule, comme celui du Cure qui m'nigeait des mures. Ce cure s'en allait tranquil- lement monte sur sa mule et occupe a lire ses heures, quand 11 apercoit un murier dont les beaux fruits le seduisent. II s'arr^te, ferme son livre, et se dresse debout sur sa bete pour atteindre les branches de I'arbre. Les grosses mures noires fondaient delicieusement dans sa bouche; mais void qu'en mangeant 11 se fait, a lui-meme et tout haut, cette reflexion : « Dieu ! si quelqu'un venaita crier hue ! » A ce mot la mule tressaille et part; le cavalier gastrononje tombe au milieu des buissons, d'ou on le retire tout dechire, a demi mort. Ce qui prouve le danger d'interrompre son breviaire, et de trop aimer les mures. En general, I'esprit, I'intrigue, le savoir-faire ne man- quent pas au cure. Cependaut, avec toute sa finesse, 11 se voit joue par le toucher d' Abbeville, qui seduit sa servante, et le regale a ses frais, en lui faisant manger son propre mou- ton. Un autre jour, il finit par devenir la dupe d'un rustre naif et credule, qui prend au mot les paroles du prone comme dans le joli fabliau de Brunnain, attribue a Jean de Boves. Un cure de village exhorte ses paroissiens a donner leurs biens a I'Eglise, sur cette promesse que Dleu leur en rendra le double *. Seduit par I'appat d'un gain assure, puisque son cure I'a dit, le paysan am6ne sa vache Blerin au presbytere. Le pretre I'accepte et I'envoie aux champs, atta- chee avec sa propre vache Brunnain. Mais, une fois dehors, la vache du vilain reprend le chemin de la maison, entrai- nant avec elle sa compagne. Le rustre les voit arriver toutes deux, s'applaudit d'avoir ajoute foi aux paroles de son cure, 1. La fameuse charte de Signy attribuee a saint Bernard promettait autant i1 arpeaU dans le ciel qu on ea aurait donn^ aux moines sur cette terre. FABLIAUX. 81 et se garde de renouveler I'exp^rience. I.e Testament de Vdnej par Riileboeuf, est encore une vive et spirituelle critique des donations faites a rt];j:lise. Un pr6tre, accuse par son eveque d 'avoir enterre un une en terre sainte, gagne son proces en attestant que la pauvre b6te, k force de travail et d'economie, a mis de c6tc vingt livres, qu'elie laisse par testament au prelat r Et dit I'evesques : « Diex i'ament ', Et si li pardoint ces mesfais Et toz les pcchlez qu'il at fais ! » Les evfiques, le haut clerge, figurent assez rarement dans les scenes bourgeoises du labliau; la dignitt', peut-6tre aussi les vertus de i'episcopat francais a cette epoque, le mettaient a I'abri de la licence des conteurs -. En revanche, les moi- nes et les religieuses, siprodigues depuis par Doccace et La Fontaine, n'y ont pas ete oublies. Un des plus piquants re- cits en ce genre est celui deFrereDemse, fabliau deRutebcsuf, imite par La Fontaine dans ses Cordeliers de Catalogue. Ce frere Denise n'est autre chose qu'une jeune et jolie fille, emmenee par des cordeliers hors de la maison paternelle. Elle arrive dans un chateau. La dame du seigneur la recon- nait sous ses habits de moine, et adresse une verte remon- trance au frere Simon qui I'a enlevee. Faus papelars, faus ypocrite, Fausse vie menez et orde ^ ; Qui vous pendroit k vostre corde^ II auroit fetbone jorn6e. La m^re de la jeune fille est appel^e, maudit comme de rai- son les moines, et Denise epouse h. la fin un gentil che- valier. 1. Absolve, 2. Hist. /i7^, t. XXIII 3. Sale. 82 CnAPITRE V. Orot^ nom madame Denise, El fu k mult - plus grant honor Qu'en abit de frere menor. Mais le personnage sacrifie, honui, bafoue eatre tous, c'est le Mari. La plupart du temps, il est vrai, le fabliau choisit quelque rustre brutal, quelque bon bourgeois naif, quelque marchaud ou usurier, moins habile a garder son honaeur que son argent : De march6andise et d'usure Savoit toz les tors et les poins^. Toujours credule, souvent jaloux, parfois ivrogne, il a pour caractere distinctif la sottise. Le triomphe perpetuel de la femme le condamne a cette inferiorile. II a beau feindre des voyage'^, revenir a I'improviste, surprendre les secrets, te- nir entre ses mains le manteau ou les braies du seducteur; on lui raconte quelque histoire plus ou moins vraisemblable, et on lui prouve clair comme le jour qu'il a r^ve. Les bour- geois d'Athenes et de Rome auraient peu goute ce genre de plaisanlerie : nos aieux, plus tolerants ou plus confiants dans la vertu de leurs femmes, riaient volontiers des accidents de leurs voisins. Ainsi se forme ce long recit des mesaven- tures conjugales, cette lignee des Arnolphe, des Sganarelle, des Dandin, qui passera du fabliau dans la farce, du ro- man au theatre, et qui egayera des generations entieres de pere en flls, sans que les moeurs soient moins bonnes, ui les menages plus malheureux. De loin en loin, pourtant, le mari fait acte d'autorite. Dans le fabliau de la Male Fame, un chevalier, posses- seur d'une femme acariatre et d'une belle-mere plus desagreable encore, les corrige toutes deux par une lecon exemplaire, mais difficile a racontei-. Une autre vengeance plus tragique est celle du dit des Annelets. Un chevalier a recu de la bouche de sa femme repentante I'aveu d'une faute commise dans un moment d'oubli : il I'amene sur le rivage, 1. Eut. 2. Beaucoup. 3. La bourgeoise d'Orleans. FABLIAUX. 83 lui 6le son anneau de maiiee qu'il jette dans la mer, el, apres lui avoir mis aux doigts dix annelets de fer bien rives, la lance elie-m^me, sur une barque, a travers les flots de rOcean. Dix ans aprcs, il la retrouve vieille, pauvre, et plcii- ranlson crime au fond d'un monaslere. Cos courtes victoi- res du niari sont presque toujours enlrem6lees de violence et de brutalite : despote ou bourreau, il a pour lui la force ; mais I'esprit n'est pas de son c6le. Ce pauvre mari si niallraite a un rival prefere, le jewje Clerc au visage aimable, au doux parler, au regard plein de tendresse et de melancolie. Depuis le temps, il a bien vieilli, sail? doule, eel elernel amoureux, ce jeune premier si fade, si monotone, de notre comedie moderne. Mors il est dans lout I'eclat de la jcuncsse : aussi tons les hommages, tons les succes, sont-ils pour lui. Le Chevalier vient encore de temps a autre lui disputer la place d'honneur. Mais pour celui-ci le vrai champ de balaille et d'amour est Tepopee, avec ses prodiges et ses combats, plutol que le fabliau avec ses avenlures pacifiques, ou il n'y a point de coups d'epec a donner ni a recevoir, oij toute lavaillance consiste le plus souvent a escalader une fen^tre, a se cacher derriere une porte et a souffler une chandelle a propos. Cetle rivalite du Clerc et du Chevalier se Irouve neltemcnt exprimee dans le conte de Florence et J^glantine. Les deux jeunes filles se rencontrent dans un jardin et se font muluellement leurs confidences. L'une a donn6 son cceur a un clerc, I'autre a un chevalier. Chacune d'elles, suivant I'usage, exalte a I'envi les merites de son amant. Florence met son beau cavalier, brillant et hardi jouteur, fort au-dessus du galant tonsure, qui ne sait que chanter des hymnes et enterrer les morls. Eglantine, piquee au vif, repond qu'elle prefere son clerc aimable, fidele et genereux, au chevalier coureur et endetle, qui met en gage les diamants de sa maitresse pour payer son equipement. Accusation grave, qui prouve la decadence de I'esprit chevaleresque ^ la transformation de I'ancien i. Voy. Hist, de la Chevalerie, par Libert (ch, xv). 84 CHAPITRE V. preux en aventurier besoigneux et libertin. Ce proces inter- minable, on le conQoit, entre deux femmes, est porte a la cour du dieu d'Amour. Celui-ci convoque les oiseaux, ses barons. Le rossignol harmonieux se declare le champion des clercs; le perroqiiet bavard et lanfaron tient pour les che- valiers. Apr6s une passe d'armes assez etrange, le clerc est declare le plus courtois. Florence meurt de honte et de douleur. Dans un autre fabliau * deux chevaliers arrivent en un lieu charmant et ombrage, D'erbes, de floretes vestu. «Qu'il ferait beau manger ici, dit Tun, si Ton avail baril de vin, bon pate et autre chevance! » Deux clercs viennent ensuite : « Qui aurait ici feinme aimee, pourrait s'en don- ner a coeur joie. » L'amour passe du cote de clergie. Avec les annees, le chevalier prend du ventre et songe au solide; 11 sancho-pancise, comme disait spirituellement noire pau- vre ami Libert, el oublie sa Dulcinee. Si I'etoile du chevalier a pali devant celle du clerc, le fa- bliau compte encore un parvenu de plus, c'esl le Vilain. a L'on veil certains animaux farouches, dit La Bruyere, des males et des femelles, repandus par la campagne, noirs, li- vides, et tout brules du soleil, attaches a la terre qu'ils fouil- lent et qu'ils remuenl avec une opiniatrele invincible : ils ont comme une voix arliculee, et quand ils se levent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effel lis' sent des hommes. » Ce sombre et triste portrait du paysan, peut-6tre exagere au temps de La Bruyere, est bien aulre- menl vrai quand on I'applique au vilain du xii^ ou du xm^ siecle. Kt pourtant, grace au fabliau, voila que cet animal farouche et hale, a la voix a peine arliculee, se dresse et se tient gaillardement debout sur la glebe arrosee de ses sueurs. Le voila qui rit tout has de son seigneur, qui contredil son cure, ^t ni6me le roi Salomon *. Nos vieux conteurs se sont 1. Le Dit des chevaliers, des clercs et des vilains (Barbazan, t. II). 2. Le Dit de Marcol et de Salomon, FABLIAUX. 85 bien gardes, il est vrai, d'en faire un declamateur soleniiel el proti'iitieiix. lis Ini onl laisse son allure gauche et coni- niuue, sou type grossier, son laiigage naif, tiivial et trop souventcynique. Mais sur ces levres epaisses glisse deja un sourire de malice ; sous ce front bas et vein brille un petit a'il sournois et penetrant. Sa science est bornee, sa vuc courte, mais siire; lemoin et souvcnt victimc des folies et des ambitions huuiaines, sacrifie, battu, moque, conspue, il s'esl fait a lui-ui6nie, dansuu petit coin du monde, et quel- quefois a ses d6pens, un cours de morale et de philosophic. Toule sa sagesse se compose d'un melange de niaiserie Irompeuse et de bon sens defiant et positif. Elle s'exprimc volonliers par des proverbcs K Ces dictons populaires, trans- mis de peie en tils, lorment en quelque sorle un enseigne- ment oral elementaire a Tusage de cette foule si nombreuse alors, qui ne pent s'instruire ni par les livres ni dans les ccoles. Cost en ce sens qu'on a pu dire des proverbes qu'ils sent la sagesse des nations, sagesse commode, portative et facile a relenir. Sancho Panga n'en connait point d'auire. riiilosophe sans le savoir,Esope rustiqiieet grotesque, il est la derniere, la plus complete et la plus origii^ale personni- ficalioQ du vilain, dont le gros bon sens prosaique contraste avec les folies heroiques et senti men tales du chevalier. Deja nous avons vu dans le fabliau du Vilain mire tout ce que la nccessite pent lui inspirer de ruse et d'esprit. L'aiguillou du besoin, duris in rebus egestas, est la qui le prcsse, le con- tra! nt d'esquiver a force d'adresse les pieges ou I'oppression (Je ceux qui out sur lui ravauLage de la science et du pou- voir. Dans ce duel inegal, il grandit et s'emancipepeu a pen. BientOt il en viendra a se demander si le vilain, le plus vi- lain, est bien celui qui en porte le nom; si la vilenie ne re- side pas dans le ccEur p!ut6t que dans le sang : Nus n'est vilains, se de cuor non -, Vilains est qui fet vilonie, 1. Voy. les Proverbes du Vilaia, publics par Froucisque Michel, 2. SinuD de cocur. 86 CIIAPITRE V. Son incredulity s'attaque tout doucement aux privileges de la naissance et de la fortune; elle nargue la science des clercs, la grande barbe des docteurs : Une chose poez savoir Qu'en grant barbe n'a pas savoir, et passe m^me quelquefois jusqu'aux choses saintes. Grace a sa reputation d'ignorance, on pent bien lui prater certaines licences de pensee et de langage, qu'on excuse ensuite en les rejetant sur les vices de son education. Mais, si mal appris qu'il soit, il salt au besoin parfaitement' plaider sa cause, meme contre les plus grands theologiens du monde. II vient jusqu'aux portes du paradis discuter avec saint Pierre, saint Thomas, saint Paul, et sans le secours du moindre syllogisme les met tous trois a bout d'argu- menls. Si Ton en doute, qu'on lise le fabliau du Vilain qui conqidst 'parad'Spar plait. Un pauvre vilain est mort le ven- dredi matin; personne, ni ange ni diable, ne s'est trouve la pour emporter son ame. 11 s'en vient done tout seul frapper comiiie un vagabond aux portes duciel. Saint Pierre d'un air dedaigneux le repousse en lui disant : Nos n'avons cure ^ de vilain, Quar vilains n'a riens en cestestre 2. Parole peu charitable, a laquelle le rustre repond sans se deconcerter : Plus vilains de vos ' n'i puet estre. Et il rappelle a saint Pierre qu'il a renie trois fois son mai- tre. L'apotre confondu fait venir a son aide saint Thomas. Celui-ci jure de mettre le vilain a la raison, et lui crie d'aussi loin qu'il levoit : Vuide Paradis, vilains fans. 1. Souci. 2. l)emeure> 3. Q le vous FABLIAUX. 87 « Thoma?, Thomas, reprend le vilain, vous fttesbien fier de parler ainsi. N'avez-vous pas dit que vous necroiriez a Dieu iu'apres avoir louche ses plaies ? » Saint Thomas laisse la Iftle et vient trouver saint Paul, qui r6pdte vainementa son tour: Vuide Paradis, vilains faus. « Ou'est-ce, monseigneur Paul le Chauve ? n'avez-vous pas cle sergent ? ne fites-vous pas lapider saint Etienne, et oc- circ niaint el maint prud'homme ? » Les trois saints decon- cerles s'en vont conler a Dieu Com li vilains lor a fet hoiite. Ih'cu fait appeier le nianant devantson tr6ne et lui ordonne de parler: « Sire, s'ecrie-t-il, je ne vous ai jamais renie, je n'ai point refuse de croire a voire corps, je n'ai fait mourir pcrsonne ; et ceux qui ont fait cela sont pourtant en paradis. Moi, j'ai doune de mon pain aux pauvres, je lesai hebei'ges soir et matin, je les ai rechauffes aupres de mon feu, soignes pendant leurs maladies, conduits en sainte eglise apres leur morl. » Ce plaidoyer du vilain obtient un plein succes. Dieu lui rend justice : Tu as este k bone escole, Tu sez bien conter ta parole, Et, comme toujours, le fabliau se termine par un trait de morale : Li vilains dist en son proverbe Miex valt* engiens^ que ne fet force ". Ge raisonneur populaire restera desormais comme un des types les plus originaux et les plus amusants de notre litt6- ralure. Apres avoir fourni a Don Quichotte son immortel ecuyer, il deviendra le Gliton du Menteur et ie Sganarelle 1. Vaut. 2. Adresse. 3. Barbazan. — Fabliau et Contes, t. IV. 88 CnAPlTRE V. du Don Juan. Plus tard, avec les annees, quand il aura pris, chemin faisant, de I'aplomb, de la souplesse et du babil, bel esprit, sophiste, diplomate, heros du persiflage et de I'in- trigue, railleur et censeur universel, a la veille de cette re- volution qui doll mettre de pair les grands seigneurs et les vilains, il s'appellera I'alerte, I'audacieux, I'imperturbable Figaro *. Apres avoir ainsi passe en revue, dans cette longue serie de chroniques scandaleuses et amusantes, toutes les classes de la societe, le Jongleur ne pouvaiL s'oublier lui-m6me. II a le caraclere si bien fait qu'il medit volon tiers de sa profes- sion conime de toutes les autres. II egaye le public a ses pro- presdepens, quitte ase dedommager bientot. Riche d'esprit, pauvre d'argent et de verlu, frondeur jovial et sentencieux, il se reserve le droit de fairela lecon a ceux qui sontplus puissants, plus fortunes et souvent plus tristes que lui. Ba- rons, eveques, rois meme, lui pardonnent volontiers ses li- bertes. Temoin le charraant fabliau du Jongleur d'Ely ^, petite scene comique, souvent reproduite et toujours avec succes. Walter Scott en a cite les huit premiers vers au commencement de sou Sir Tristram. Un pauvre menestrel se trouve en face du puissant roi d'Angleterre, et se permet de le plaisanter comme un vilain. La conversation s'engage entre eux : le chanteur s'amuse a piquer et a dejouer la curiosite du prince parune serie de quiproquos intermina- blesjil repondatoutessesquestionssanslui rien apprendre: Oil vas-tu? — Je vois^ de \h. D'ou viens-tu ? — Je vienc de sk. — Dont estes-vus? distes sanz gyle*. — Sireje sui de nostre vile. — Oil est vostre vile, daunz 5 jogler? — Sire, entour le moster^. 1. Le siijet du Mariage de Figaro est un veritable fabliau. C'cst le dit du Vi- lain qui siuve i-a femme des entreprises de son seigneur. 2. Hist. lict. de la France, t. XXIII. 3. Vai>. 4. Feinte. 5. Maine. 6. Eglise. FABLIAUX. 80 — Oil est le moster, bel amy '{ — Sire, en la vile d'Ely. — Oii est Ely, qy siet*? — Sire, siir I'eve estiet*. — Qiiei est I'eve apele, par amours? — L'en ne I'apfele, eynz viijiit tousjours'. Mais le jongleur ne se borne pas a ce rdle de moqueur et de badin; 11 fait aussi le moralisle. Apres avoir longue- nient exerce la patience de son noble interlocuteur, il lui adresse des conseils pour s'annender et bien garden ses Etals. Le roi ne se fachepas, etsomble recounaitreici un droit con- sacr6. « En effet, ce sont les menetriers, dit Jean de Coude, qui reprennent les vices des grands, qui les exhortent a la vertu et qui, par la vole du plaisir, leur apprennent leur devoir. » Grave mission, dont ils s'acquitlent parfois aux de- pens de ceux qu'ils inslruisent. Mais comment se facher? Le mieux est de rire. Aussi est-ce le parti que prend le roi. Avec ces gais enfants du plaisir et de la chanson, Ic Diable lui-m6me s'humanise et devient bon compagnon. Lc dit de saint Pierre et da Jongleur'*, vif et spirituel recit, digne du precedent, est encore la pour I'attester. Un jeune diablo- tin, novice et maladroit chasseur, n'ayant rien pris depuis un mois, rencontre I'dme d'un pauvre jongleur de Sens, qui venait de mourir, nu, pele, mine par les des et la ta- verne : Les dez et la taverne amoit, Tout son gaaing i despendoif^. Tl rentre avec son triste gibier a I'heurc oii les autres diables arrivent, trainant qui un moine, qui un larron, qui un abbe, qui un chevalier, gros et gras pecheurs, dont la vue rejouit le roi des enfers. Mais dans cette foule Satan apergoit Un ch^tif, un mal^ureus, 1. Qui le salt. 2. ^ur I'eau elle est situ^e. 3. Comment i'eau est-elle appel^e, je t'en prie ? On ne I'appelle, elle vienl touie seuie. 4. Fab. Barbazan et Meon, t. III. 5. D^pensait. 90 CHAPITRE V. si sec, si miserablement v6tu, qu'il en a pitie : c'est le jon- gleur. II ne peut se resoudre a faire rotir ce maigre mor- ceau, et, pour en tirer parti, le charge d'entretenir le feu sous la chaudiere des damnes. Passe au service du diable, le chanteur s'acquitte si bien de ses nouvelles fonctions qu'il gague la confiance de son niailre. Unjour done que toute la diablerie s'en allaitpour une grande chasse aux ames sur la lerre, il reste seul com- mis a la garde des damnes. Satan, pour stimuler son zele, le menace de la pendaison s'il laisse echapperune seule ame, et lui promet au contraire, s'il est soigneux, de lui faire rotir au retour un gras moine, a la sauce d'un usurier. Tandis que le jongleur attisait paisiblement le feu sous la chaudiere, tout en s'ennuyant un pen, saint Pierre, averti de I'absence de Satan, arrive parfaitement appareille, avec barbe noire, moustaches frisees, un brelan et trois des, II montre au jon- gleur une bourse remplie d'ecus d'or et lui offre de la jouer centre les 4mes qu'il a en garde. Le pauvre here hesite, re- siste tant qu'il peut : il a peur des griffes de Satan, Car trestout vif me mengeroit. Mais les ecus sont si beaux, les des si seduisants, qu'il finit par se decider : il joue d'abord trois ames, puis six, puis neuf, puis douze. Furieux de perdre a chaque coup, 11 se fache : la partie est un moment interrompue par une scene de pugilat ou le saint a bientot mis le jongleur a la raison, Enfin on s'embrasse, la partie recommence, et saint Pierre gagne toutes les ames qu'il emmene en paradis. Au retour, grande colere de Satan, qui met a la porte son maladroit gardien, et jure en sacrant et en tempetant que jamais jon- gleur ne mettra le pied dans les enfers : Biaux amis, vuidiez mon ostel. James jougleor nequerrai^, Ne lor Ijgnee ne tenrai^. 1. Chercherai. 2. Tiendrai. FABLIAUX. Pi f.e menestrel s'en vient alors demander asile a saint Pierre, qui lui ouvre la porle dii paradis : Quant saint Pierre le vit venir, Si li coriiti la porte ouvrir, « Que les jongleurs so rejouissent done, diL le contour en terminant, iis n'ont plus a craindre les tournientis d'en- Icr : celui-la les en a pour toujours exclus, qui a perdu les times aux des. » I.e fabliau, lout en choisissant de preference ses person- nages dans la vie reelle et bourgeoise, les emprunte parfois aussi aux souvenirs de Tantiquite. Ainsi nous trouvons la le- goiide dePyrame et Thisbe, imilee d'Ovide, avec un melange de naivete et de bel esprit, et des apostrophes quipresagent dejci les vers fameux de Theophile : Le voiUv ce poignard qui, du sang do son maitrc, S'est souiil^ lachementl Esp^e, dontje suis saisie, Qui m'a joie toz dis 2 ferio I Alexandre, le heros prefere de I'epopee savante, apparait aussi, mais transforme en galant coquet et sentimental. Son grave precepteur lui-m^me, le pere venere de la Scolastique, avec sa longue barbe, son front chauve et sa formidable re- putation desagesse, n'echappe pas aux medisances des con- tours ^ Le conquerant des Indes, arriv6 au fond de I'Asie, a oublie la gloire et les combats entre les bras d'une jeune beaute qui s'est emparee de son coeur. Aristote fait un long sermon a son royal eleve, et le decide a se separer de sa maitresse. Celle-ci jure de se venger. A force d'adresse et dc coquetterie, elle tourne la t^le du vieux philosophe, et, en presence d'Alexandre qui s'est posteaux aguets *, elle Taniene 1. Courut. 2. Pour toujours. 3. Le lai d Aristote. 4. Le Grand d'Aussy et Caylus ont commis sur co passage une e reur asscr plaisanle, relevee par le savant M. V. Le Clerc. Us out suppose, sans trop se 02 CHAPITRE V. bate, bride, et marchant a quatre pattes : elle-m6me, monlee sur son dos, va chantant ce refrain : Ainsi va qui amors maine, Pucele plus blanche que laine, Mestre musars * me souslient. La verite historique n'est pas toujours fidelement obser- vee ; mais du moins lesauteurs de fabliaux ont uue qualite, celle de ne pas ceder a cette manie d'erudition si generale alors. Obliges de se renferraer dans un cadre assez elroit, lis se contentent des merites d'un recit vif, leste et piquant. L'allegorie elle-meme, cet autre fleau dela poesie au moyen age, a depose ses enigmes et ses panaches, et ne s'y montre que sous un voile leger et facile a penetrer; comme daus le fabliau de Cocagne^. La description de cetheureux pays, terre de bombance et de paresse, oil Qui plus y dort, plus i gaaigne, oiaroa celebre chaque ann6e quatre Paques, quatre Chande- leurs, et un car^me tous les vingt ans ; ou les maisons sont faites de turbots et de saumons, les poutres d'esturgeons et les lattes de saucisses ; ou les broches tournent sans cesse a travers les rues, entre des fleuves de vin de Beaune et d'Auxerre, a fourni en partie a Rabelais I'idee de son pays des Papinianes et des Gastrolatres ^. Parfois aussi l'allegorie s'y presente sous la forme plus fa- miliere et plus vivante qu'avait su lui donner Esope : I'ani- mal instruit I'homrae par son exemple. Dans ce genre, le recueil des fables de Marie de France est le modele le plus delicat etle plus complet. I'expliquer, un travestissement d' Alexandre en abb6, en s'autorisant de ce vers Or soi^s demain en abe. Uais ce mot abi signifie tout simpiement aux aguets, en embuscade. 1. Maitre lou. i r/est li Fabliaux di Coquaigne (Barbazan, t. IV). 3. La Fontaine s'en souvient aussi : Je le verrai ce pays ou Ton dort. FABLIAUX. 93 II ii'est fable ni folie Qui n'ait sa pliilosopliie. Mes uU ad fables ne fulie^ U it n'ad de filosofie, Ces deux vers du prologue annoncent la portee morale et philosopliique do roiivrage. Quoique Marie borne modeste- nient sa gloire h translatcr du latin en francaU les dits d'Ksope et du pseudo-RomiduSf elle a su deposer dans ces courles imi- lalioiis toutes les tendresses de sou Ame et toutes les graces de sou esprit. Femme de sens et de cceur, elle a ele revollee desabus du regime feodal. Retiree de bonne heureenAngle- terre, a la suite du due Guillaume, elle a pu la mieux que partout ailleurs en apprecier les tristes effets. Depuis la con- quete, une multitude de petits tyrans batailleurs et plaidcurs s'etait abattue sur la contree, ecrasant les vaiiicus, les rau- ^ounant par la force, les impdts et les proces. Toule cetlc societe d'oppresseurs et d'opprimes revit dans les fables de Marie de France. Le lion, le loup, I'aigle, le milan, betes de rapine et de carnage, representent les seigneurs et les ba- rons, les lieutenants du comte, les baillis, les juges, tous ces I'ichea voleurs, comme les appelle le fabuliste, Ci funt 11 riche robeui* ^, Li visconte * e li jugeur^. La brebis, toujours tondue, suppliante et resignee, est I'image du peuple: La char lur tolent* 6 la pel ', Si com li lox^fit^ I'aingnien. Malgre I'amertume de ces plaintes, la satire ne tourne ja- mais a I'invective ni k la menace : c'est plulut une sentence Fiiorale, une iroaie discrete ou une pensee lendreet melan- 1. Voleurs. 2. Lieutenants du comte. 3. Juges. 4. Eiilevent. 5. P.'au. 6. Loup. 7. Agneau. 94 CHAPTTRE V. colique, comme en laissent echapper a Iravers leurs plus joyeuses boutades Horace et La Fontaiae : Li non poissanz* a po d'amis. La bonne Marie s'apitoie sur le sort de ses pauvres mou- tons. Elle nous raconie, les larmes aux yeux, I'histoire de Ja brebis citee en jugement par le chien, condamnee surle faux temoignage du loup et du milau, reduite a vendre sa laine en plein hiver pour payer les frais du proces, puis, grelot- tante de froid, et mise ea pieces par ceux qui I'ont depouil- iee. Dans ce long duel de la force et de la faiblesse, les petits ont parfois cependant leur jourde revanche et de triomphe. L'aigle a enleve au renard son jeune faon. Le pere desole le reclame en vain. Furieux de douleur, il amasse du bois et met le feu au pied de I'arbre oii Taigle a pose son nid. L'oiseau superbe est reduita crier grace. « Ainsi, dit I'auteur en ter- minant, le riche felon n'aura aucune pitie du pauvre, ni de ses plaiutes, ni de ses cris. Mais, si celui-ci peut se venger, 11 le verra bientol s'assouplir. » Ensi est dou riche felon : Jk dou pouvre n'aura merci Pur sa plainte, ne pur son cri; Mais se cil s'en peut vengler, Bone le voit il asoplier. Tons ces nobles brigands sontbien tranquilles. Leurs don- jons s'elevent hors de portee, au sommet du rocher, d'ou lis peuvent fondre a toute heure sur le marchand qui passe, sur le manant qui laboure. Un jour, pourtant, John Bull, comme le renard, exaspere par la souffrance, viendra la torche a la main les assieger dans leurs repaires, et culbuter sans res- pect ces hauls nids d'aigles de la feodalite. Marie ne pousse pas les faibles a la revolte, mais elle engage les forts a user moderement de leur puissance, s'ils veulent la conserver. On aime a entendre ces genereux conseils sortir de la bouche d'une femme, d'une Fran^aise quesa naissance placait dans i. Puissaot. FABLIAUX. 95 le camp des oppresseurs, et que son coeur rangeait dii cole des opprimes. Kile seule ose parler de justice, d'huuiauile a la cour du vainqiieur, parmi cos homnies d'arnies, ces aveii- turiersavidcs, toujours pr{iLs apousser le vieux cri de guerre : « Malheur aux vaincus! » Marie n'eiit-elle que ceUe gloirc, ce serait assez : Esope, sou maitre, n'a pas fait mieiix. Nous n'avons pas encore epuise loutes les formes du fa- bliau : comme ie sirvente, 11 s'applique tour k tour aux siijets les plus profanes et les plus ediliants; il passe de la chronique scandaleuse a la picuse legende ; des aventurcs de la bourgeoise d'Orleans aux miracles de Nolie-Dame; el parfois m^me il les confond. Ici, c'est le varlet qui s'est marie a la Vierge et qui ne peul degager sa foi lorsqu'il veut prendre une autre epouse; la, c'est le pauvre moine ', dont Nolre-Dame vient essuyer les plaies durant la nuit, et qu'elle ranimc avec son lait. La douce dame, la piteuse, Trait 2 sa niainelle savoureuse, Se 11 boute^ dedenz la bouclie. Souvenl m6me sa protection s'elend a des personnes moins digues de pi lie. Dans le fabliau du Sacristain et de la Dame an Chevalier, elle sauve deuxamantscoupables qui se sonlenfuis emportant, avec I'honneur, I'argenl du mari, et met a leur place deux demons dans la prison ou lis elaient enfermes. Ailleurs, elle se charge de sonner matines et v6pres pour une sacristine legere, qui est allee courir les aventures hers des murs du convent; mals toutes ces favours sent le {)rlx dc la devotion qu'on lui conserve; elle Unit toujours par rame- ner les coupables au bleu. Aussi la ra^re Dieu se paine De tous pecheors h sol trere *, La douce Vierge debonnere, 1. Gaiilier de Coinsy, les Miracles de la Vierge 2. Tire. 3. Met. 4. Altirer, 96 CHAPITRE V. La Royne de^Majeste, Flors de lis, de Virginity. C'est la colombe qui tout porte ', Qui de paradis est la porte. Grace a cette diversite iiifinie de matieres, le fabliau forme une sorte d'eacyclopedie populaire a I'usage de tous les etats. Tour a tour anecdotique, moral, historique, alle- gorique et religieux, il n'est pas seulement un amusement, mais un moyen d'instruction. Telle etait la pensee de ses premiers createurs, les sages de I'Orient, lorsqu'ils com- poserent ces vastes recueils de contes, entrem^les do re- flexions et de commentaires, veritables traites de morale en action. Nos anciens trouveres les imiterent encore une fois : de la naquit un genre intermediaire, tenant du conle et du poeme didactique, de la satire et du sermon. Les predica- teurs eux-memes avaient deja donne I'exemple, en faisant monter dans la chaire chretienne I'apologue et le fabliau mele aux plus graves questions de la theologie. C'est par eux que la plupart des contes devots ont ete composes ou repan- dus dans toute I'Europe. I, Meuu, Cont, nouv., t. 11, Be I'abbesse qui fu grosse* CHAPITRE VI rOKMESMORAUX: BIBLES. lie Castoiement d'un p^re & son file. Trop souvent les livres de morale, m^rne les plus e'loquents, onluii preservatif infaillibie qui les sauve de la curiosile pu- blique : I'ennui. De bonne heure done on a du chercher Tart d'instruire les hommes en les aniusant, et de leur faire aimer le bleu en les faisant rire du mal. Telle fut i'oiigine de la sa- tire ct ds la comedie. Le moyen 4ge, qui s'essaya dans tons les genres, sans en excepter le genre ennuyeux, ou il a trop bien roussi, tenia aussi d'egayer le langage de la raison. Tan- dis que les sages et les saints composaient pour les 4mes d'elile, dans le silence de la solitude, au milieu des absti- nences et des rigueurs du cloitre, leMvoir de la Vie devote ou ['Image du Chretien par fait^ un sentiment moins austere et moins eleve inspirait a la litterature profane I'idee de ces poemes moraux et satiriques, oil la foule, les ames vulgaires moins fortes, moins ambitieuses et moins capables de per- fection, iraient chercher a la fois une leQon et un passe- temps. Le Facelus de Jean de Garlande, destine k faire suite aux fameux Distiques de Galon, si populaires alors, est un des monuments les pluscurieux en ce genre*. Ecrit d'abord en latin, ii fut traduit en frangais au siecle suivant, par Jean de La Hogue, sergentd cheval, el obtint un succes prodigieux quoique le litre soil, k coup sCir, ce qu'il y a de plus gai dans lout I'ouvrage. I. Hist. lilt, de la France, t. VUl, p. 47. 98 CHAPITRE VI. Un autre poeme plus divertissaut est le Castoiement * (fun pere a son fils, recueil de contes moraux imites d'un ouvrage latin du xii' siecle, le DiscipUna dericalis, qui n'est lui-m^me qu'uiie reproduction lointaine d'un poeme indieu,le Pantcha- tantra^. Le nom del'auteur ou des auteurs est inconnu : le texte m6me du Castoiement est tout different dans Tedition Meon et dans celle des Bibliophiles. On reconnait la unde ces canevas mobiles que chacun se reservait le droit d'etendre, de modifier s Dieii, c'est au roi qu'il doit son amour et son obeissance : ce nom du roi revient plus d'une fois dans le Castoiement, et indique assez I'esprit monarchique de I'ou- vrage. Mais ce roi n'est plus le preux chevalier des epopees feodales et militaires : c'est le prince. Qui fait la paix et tolt^ la guerre, Qui fait justice des larrons, Des robeors ' et des gloutoiis ; Qui mainstient la crestiente, De qui nos somes tult*^ sauv6. Tel il apparut aux premiers jours de la dynastie cape- . tienne, assurant la tranquillite des routes et conduisant les processions; tel le xiii^ siecle le revit, grandi et purifie dans saint Louis, defendant les guerres privees, abolissant le duel judiciaire, arr^tant les brigandages des Pastoureaux, et ran- dant justice a tons, sous le chSne de Vincennes. DientoL le poete moraiiste passe de ces preceptes generaux aux plus simples details de la vie privee. Le pere recom- mande a son fils d'etre circonspect dans le choix de ses amis ; et a ce sujet il lui cite I'liistoire des Deux amis loiax ', d'ou Boccace a tire un de ses plus jolis contes, et La Fontaine I. Eil^rieur, 5. Agneau. ^ 3. Peau. 4. Aimer. 5. Eiilfve. 6. Voleurs. 7. Tous 8. Loyaux. iOO CnAPITRE VI. uae des fables qui font plus d'honneur encore k son coeur qu a son esprit. II se moque en passant de la folle vauite de res nobles batards, de ces bourgeois genlilshommes qui oubliaient deja le raoulin de leurs peres,semblables au mulet de la fable toujours pr^t a parler de ses oncles les freres de la jument^ et ne disant mot de son pere I'ane qui I'a engen- dre. Enfin il engage son eleve a fuir la medisance, le men- songe, la gourmandise, la paresse, Tivrognerie et surtout les ruses des mauvaises femmes : Beax fils, sui lion et dragon, Ors ^ liepart^ et escorpion : La male 3 feme ne sui mie*. Ce chapilre est developpe avec uq soin particulier qui prouve la sollicitude du pere, la curiosite precoce du fi!s, et peut-6tre aussi la malice du trouvere sur ce sujet delicat. L'eleve, non moins charme des lecons de son maitre que le calife des recits de la sultane Scheerazade, demande toujours un nouveau recit pour mieux s'instruire. Le pere, enchante du succes de son enseignement, qui ne briile pas, il est vrai, par I'austerite, lui raconte encore quelques bons tours des femmes; si bons, qu'ils ont ete reproduits depuis par deux de nos plus grands poetes : Regnier y a pris sa Macette, et Moliere son George Bandin, Le premier de ces contes a pour titre: I)e hi male feme qui conchia ^ la iJinde dame. Macette est la tout entiere : rien n'y manque, ni le costume ni le langage. C'est une vieille beguine, En guise de noyiein veUe *, a la parole devote et mielleuse, ne jurant que par Notre- Dame : ^ Son oeil tout penitent ne pleure qu'eau b6nite ''. 1. Ours. 2. Leopard. 3. Mauvaise. 4. Pas du tout. 5. Deshonora. 6. Voiiee. 7. Mathunn Regnier. Sat. Macette. POEMES MORAUX : BIBLES. iOl nile rencontre un jeune clerc desole d'avoir vu son amour repousse par uue lionu^te bourgeoise. tile I'exhorte a pren- dre courage, et lui promet quo son desir seia salislait. La perflde entremetleuse avail une petite chienne : elle Ja fait jeuiier pendant trois jours, la purge avec du seiie, et Tamene loute trausie de IVoid et de faim, les yeux rouges et pleu- ranls,arhonu6lefemme. Celle-ci, emue de pitie, lui demande pourquoi sa b^le est dans ce triste elat. Alors la vleille, le- vant les yeux au ciel et poussant un grand soupir, lui raconte que celle cliieune est sa propre fille melamorphosee de la sorte par la colere de Notre-Dame, pour n'avoir pas repondu k I'aniour d'un bachclier, qui en est niort de douleur. La pauvre bourgeoise, elirayee, se resigne a I'aire lout ce qu'il laut pour n'^lre pas changee en chienne. L'autre conte, qui se trouve dcja en prose dans le roman des Sept Sages, est celui de I'Homme qui enferme sa feme en line tor *. Un niari crainlif et jaloux, pour 6tre sijr de la sa- gesse de sa lenime, s'est fait baiir une maison en forme dc lour, avec une seule porleet une seule fenfire. Chaque matin, ilemporlaitlaclef, etchaque soir la niellail sous son oreiller. La I'emme n'avait d autre plaisir que de regarder les pas- sanls par la fen^tre. A la longue, elle regarda si bien qu'ellc finit par etre apergue d'un gentil damoiseau. La connais- sance fut bieiitoL laite, et I'heiire prise pour un rendcz-vous. Mais it lallait sortir. La femmc iuvente un stratageme : elle rcgoit son mari d'un air triste et courrouce a son retour, puis se reconcilie avec lui, le caresse, I'enivre, et, quand 11 est au lit, lui vole sa clef. Celui-ci se reveille au milieu de la nuit et, ne trouvant plus sa femnie a ses c6tes, ferme la porte au verrou. La dame revient sup ces enlrefailes; mais le mari a la fenStre refuse d'ouvrir, et annonce rintention de I'aire venir son beau-pere et sa belle-mere, pourleur mon- Irer i'edifianle conduite de leur fille. La rusee coquette em- ploie en vain et prieres et cajoleries : desesperee, elle an- nonce qu'ellc vase jitei'd I'eau, si sou mari n'ouvre pas. En I. toui. 102 CHAPITRE VI. m6me lemps elle laisse tomber une grosse pierre dans le puits voisin de la maisoa, et se cache derriere la porte. L'epoux effraye descend au plus vite, accourt vers le puits, mais La ferae pas ne s'oublia, Entra dedenz, I'us ^ referma. A son tour, le mari se trouve reduit a supplier sa femme de lelaisser rentrer : celle-ci nargue le pauvre homme, qu'elle traite de libertin, de coureur de nuit, et anaonce qu'elle va faire venir ses parents pour leur montrer combien elle est malheureuse de posseder un tel epoux. Toute la piece de Moliere est la en germe, scene par sc6ne : 11 a suffi au genie de prendre son bien ou il le trouvait; et ce n'est pas la seule fois, nous I'avons vu, que nos vieux conteurs ont eu la gloire de lui fournir le sujet d'une farce immortelle. A pareille ecole, le fils doit concevoir une assez mediocre idee de la vertu des femmes. Heureusement, le pere, en homme prudent, a soin de temperer I'effet de ces deux his- toires peu rassurantes par un conte plus ediQant, ou une bonne dame fait rcstituer k un honn6te homme son bien vole par un fripon. 11 revient ainsi a la morale serieuse, qu'il egaye encore chemin faisant par quelque joyeuse his- toire, comme celle des Deux Gourmands ou du Tailleur et de son garcon. Aux plus graves considerations sur la mort et le jugement dernier, il m^Ie des preceptes d'economie do- raestique, de civilite puerile et honn^te, de sages conseils sur la maniere dont on doit se comporter a la table du roi, sur I'egalite d'ame, I'emploi des richesses et I'art de placer ses bienfaits. Enfin, la lecon se termine par une pieuse exhortation sur la necessite de bien mowrir. Toute cette mo- rale, siugulier melange d'epicurisme bourgeois et d'esprit Chretien, semble empruntee a Horace bien plus encore qu'a I'Evangile. Seneque a fourni aussi sa part. Qiielques vers du conte de Maimons le Paresseux sont une traduction evidente de la satire de Perse contra la Paresse ; 1. La porte. POEMES MORAUX: BIBLES. 103 Otte gts-tii tant com ton seignor ? Lieve tod, sus, il est grant jor^. I/auteura lu les anciens, et il n'en abuse pas : c'est un grand nierile, surtout u cette epoque. On est bien quelqiie peu etonne de trouver le Sacristain Socrate 6gar6, on ne salt comment, dans le tonneau de Diogene : mais ce n'est la qu'un accident. En general le recit est simple, rapide, exempt d'une erudition pedantesque; la langue pure, souple, facile, parl'ois m6uie d'une energio rcmarquable, temoin ce vers que Corneille n'eiit pas desavoue dans son Mcnteur : L'l bouche qui ment^ i'dme ocit *. Entre tons les poemes du nioyen Age, le Cas^oiemewi est un des rares ouvrages qu'il soit possible de lire jusqu'au bout, sans effort et sans ennui. Si jamais I'etude de notre vieille litttjrature devait entrei' dans I'enseignement public, il meri- teiait de prendre rang, sinon pour la morale, du moins pour I'esprit et la langue, parmi les classiques du xiii« siecle. lie Chasticmcnt ' dcs I>aine§. Le succ^s du Castoiement semble avoir inspire k un trou- vere contemporain, qui a pris soin de nous laisser son nom, Robert de Blois, I'idee du Chastiement ou Instruction des dames. Alalheureusement, I'iniitation est loin de valoir I'original. L'auteur a eu la facheuse idee de supprimer les apologues, et de ne garder que la morale : I'ouvrage y gagne en gravite, mais aussi en monotonie. Les conseils donnes aux dames sont d'une naivete, ou plutot d'une erudite qui permeltrait de supposer chez elles beaucoup d'innocence, ou des habi- tudes trop peu severes : Gardez qu'^ nul home sa main 1. Nempe hoc assidue ? Jam clarun) mane fenestras iDtrat (Perse. — Sat. UX.) Z. Tue. '6. Instructiuii 104 CHAPITRE VI. Ne lessiez metre en vostre sain, Fors celui qui le droit i a. A celte leQoa de pruderie elementaire il ajoute d'antres preceptes aussi faciles a deviner : il recommaiide aux dames de ne point regarder les hommes en face d'uQ air provo- quaat et effronle; de ne pas trop montrer leurs jambes, leurs bras ou leup poitrine; de ne point s'adonner a I'ivro- goerie : Fi de la dame qui s'enyvre ! Ele n'est pas digue de vivre. L'amour tient aussi une grande place dans ce long cha- pitre de morale feminine : il y est I'objet d'une intermina- ble litanie,. qui pouvait ^tre gracieuse, mais qui n'a guere d'aulre merite que de nous rappeler Je cboeur delicieux d'Antigone dans Sophocle et celui d'Hippolyte dans Euri- pide : « Amour ! invincible amour 1 tu reposes sur les joues de la jeune fille, tu regnes sur les mers et dans la cabane du berger*. » « Amour ! amour I qui verses paries yeux le poison du d^sir et de la volupte dans les coeurs que tu poursuis, ne me sois point hostile *. » Amors est de trop grant desroi, Amors ne crient^ coiite ne roi, Amors ne orient espie trenchant. Pour mettre les femmes a I'abri de ce danger, Tauteur ima- gine une declaration amoureuse, conlre laqueile il offre les remedes et les reponses les plus salulaires. Cependant Ro- bert de Blois n'est pas un censeur impitoyable. Que les dames soient sages, si elles peuvent, c'est le mieux : sinon, qu'elies se contentent d'elre discretes : 1. ^ophocle. 2. Euripide. 3. Craiut. POEMES MORAUX: BIBLES. 105 Vers toz' autre so doit ccler Amanz, et couvrir son peiiscr, Ce moraliste indulgent eL radoleiir, qui noie perpcluelle- ment ses preccplcs dans les flols d'une mouutonc i)rolixite, a cependant trouve un vers channant, le soul peut-6lre qui merite d'etre cite dans toute son oeuvre : Oil fit mei cuers, ih vont v)i ceil. Oil est mon coeur, Ik vont mes yeux. Properce avail dit avant lui : . . . Oculi sunt in amove duces. La femme, celebree par la chanson etie fabliau, se Irouva naturellement en bnlte aux repriniandes et aux conseils des moral istes de profession. Le poeme du Chastiement des Barnes n'estqu'une des inille instructions composees a ce sujet dans Ic conrant du xiii« siecle '. II en est alors de toute espoce, dc saliriques et de loiiangeuses, de serieuses et de plaisantes ; lels sont : le Bldme des femmes, le Bien des femmes, le Sort des Dames, la Contcnance des femmes, eternels lieux communs de morale, de coquetterie et de medisance, developpes ie plus souvent par des moines et des abbes, docteurs experts en celte maliere, a ce qu'il parait. L'une des plus piquantes productions en ce genre, VEvangile aux femmes, est I'ceuvre d'nn religieux dc I'abbayede Vauxcelles, Jean Durpain, peut- 6lre un ancien confrere d'Adam de La Halle ^. Les plus gra- ves problemes de I'education feminine et les plus fuliles details de la toilette ou de la mode n'echappent point a I'al- li-ntion de ces moralisles rinieurs. Le Bit des covncttes est une viva et 16g6re satire contre une coiffure nouvelle dont raffolaient toutes les femmes. Mais on eut beau faire, les cornettes tinrentbon. Un siecle et dcmi plus tard, elles rc- 1. Tout. 2. Uist. litt., t. XXni. 3. On a cru poufoir attribuer cet ouvrage sulirique contre les femnios a Marie de Fiance : nuus t- n doutuns furt. 106 CHAPITRE VI. gnaient encore triomphantes a la cour de Charles VI, et attiraient sur elles les anathomes des predicateurs '. Ce double besoio d'instruire et de censurer enfanta un genre nouveau, les Bibles, veritables encyclopedies morales et satiriques, ou toutes les classes de la societe, tons les kgeSj tous les etats trouvaient une legon a leur adresse. Deux rlmeurs sentencieux et chagrins, I'un moine, i'autre cheva- lier, Guyot de Provins et Hugues de Berze,. s'illustrerent par ces compositions. lies Bibles. — Cruyot de Provins. — Dugues de Berze. Guyot est un bonhomme grondeur, inquiet et mecontent, qui s'ennuie sous sa robe de moine, et en profile pour cou- rir le moude et declamer a son aise centre le convent. II va et vient de Clairvaux a Cluuy, de France en Allemagne, criant, maugreant, tancant les nobles, les abbes, les mar- chands, sermonnant comme un homme d'Eglise, medisant comme un bourgeois, se lamentant a tout propos, et gardant neanmoius, comme Panurge, au milieu de la tristesse et de la melancolie quil'assaillent, son inalterable amour des bons morceaux et une profonde aversion pour tout danger. Dou siecle puant et orrible M'estuet 2 commencier une Bible 3. Mais il a beau grossir sa voix et s'etonner que Dieu n'ait pas encore juge le monde digne d'un nouveau deluge, on sent que le bonhomme ne deviendra pas un Juvenal, et quo les innocentes horreurs dont il va nous entreienir, n'exas- pereront personne. Quels sent done les crimes de ce puant et horrible siecle? Le premier de tous, c'est I'avarice : chacun veut prendre et personne ne sait donner. L'accusatioa n'etait pas neuve, et sous ce rapport nous ne croyons pas que le monde ait 1. Eist. iut.,i. XXIII. 2. ll me convient. 3. fabliaux. Barbazan, t. II POEMES MORAUX: BIBLES. 107 beaucoup change avant ni depuis Guyot. Cependant, s'il faut Ten croire, on etait plus genereux autrefois. Les princrsac- cueillaient les chanleurs et leur faisaient de riches piesents ; Icur cour etait ie rendcz-vous des belles dames ct dc5 vail- lants chevaliers, le centre des f6tes et des carrousels ou Ton repandait Tor et le vin h. profusion. Maintenant, on s'en- ferme, on entasse, on bAiIIe,on s'enuuie chacun chez soi : c'est la le grand repi'oche que Guyot fait a son siecle, lui qui n'a pas de foyer, pas de famille, et qui serai t bien aise de trouver de temps a autre quelque bonne table otjI s'asseoiret quelque joycuse asscmblee. D'od vient le mal ? Du pape d'abord : ab Jove principimn. Gallican decide, comme Ruteboeuf, Guyot n'a pas assez de maledictions pour cette ville de convoitise et de malice, oii Romulus tua son frere, Ncron sa mere, ou Jules Cesar fuL occis et saint Pierre martyrise: Hal Rome, Rome, Encore ociras-tu mainthomel II entonne cette eternelle plainte des rimeurs et des ora- leurs populaires du moyen kge centre I'avarice des cardi- nanx, qui emportent I'argent du royaume au deia des monls : Rome nos suce et nos englot *. Bien qu'il soit homme d'Eglise, Guyot n'aime pas i voir les richessespubliques et privees s'engloulir dans les coflVes du clerge. II est d'avis qu'elles seraient mieux employees a construire des routes, des ponts et des h6pilaux : singuliere idee chez un moine du xiii« siecle. Trois cents ans plus tard, Erasme nous raconte dans ses lettres " qu'un Allemand fut briile vif pour avoir pense de la mSme fagon. Maisau temps de Guyot, quand les fondations pieuses se multipliaient et prosperaient surtous les points, nul nesongeaita s'eflVavtT i. Engloutit. i. Basil., 1" scp!. 1523, 108 CHAPITRE VI. de ces satires. Aussi use-t~il largement de la liberie qa'on lui laisse. Apres les cardinaux, viennent les archeveques et les ev^ques, le clerge regalier et seculier. Abbes, prieurs, moines noirs, blancs, gris, aucun n'echappe aux coups de Jangue da maliii compere. II les a tous vus de pres. II est alle a Cluny, et il ea est sorti hochant la tete et se disant qu'il donnerait Doze ^ freres por un ami. II a vecu qiiatre mois au refectoire de Clairvaux, il a Lu le vin trouble des freres mineurs, taadis que le prieur et les abbes gardaient pour eux le clairet, la viande et les gros poissous. II a visite la Charlreuse, et il en est parti bieo vite, decide a sauter par la fen^tre, si Ton essayait de I'y retenir. Cette sombre et triste maison, ou chacua vit dans sa cellule et fait sa cuisine en un coin, soulflant et attisant son feu tout seu!, sans dire mot a son voisin, I'a efTraye comme iin tombeau. Joyeux compagnon, Guyot ne voudruij pas de la solitude mSme dans le Paradis, Paradis ne serait-ce mie, Ou je n'auroie compaingnie, Avec son humeur indulgente et son estomac exigeant, il s'accoramode peude cette r^gleimpitoyable qui fait de la vie un long careme. A scs yeux, la foi n'estrien sans les oeuvres, et toutes les oraisons, abstinences, devotions et penitences, valentmoins qu'une seule vertu de I'Evangile, pen pratiquee dans les convents, la charite. Cependant, au milieu de ses invectives et de ses rancunes, quelques ordres sont epar- gnes : les Benedictins, par respect pour saint Benoitleur fondaleur ; les chanoines reguiiers, parce qu'ils vivent un pen comme tout le monde, sont bien chausses, proprement veLus, et voyagent parLout a leur guise ; enQn, les Templiers : exception bizarre, si Von songe aux graves accusations diri- gees quelques annees plus tard contre cet ordre puissant et 1. D'juze, POEMES MORAUX : BIBLES. 100 d6cri6. D'oii \ienl done la predilection de Taiiteur? G'est qn'au Temple la vie elait douce, agreable, et le vin moins amer qu'a Clairvaux : Boire comme un tem\dier {Bihere templa- WidTJest line expression populaire an nioyen Age. Guyot leur reproche bien, il est vrai, certain vice deloyal assez com- prometla-it, mais il leur pardoniie en faveiir de leur bonne liumeur et de leur joyonse rraternito *. Unc seule chose hii deplait dans I'ordre, oii il enlrerait de bon coeur : c'est I'obli- iralion de comballre rinrid(>le. Vrai disciple de I'abbaye de Tlieleme, telle que la r6vait Rabelais, il eiit volontiers tcnu a table la place du Irt-re Jean des Enlomeures, mais a condi- tion de ne pas jouer le r6le d'Achille pour defendre les vi- gncs du couvent contre I'invasion des parpaillots. Apres s'6tre largcment acquilt6 envers les moines ses coulreres, il se lourue vers les laiques, dont il n'est guerc plus content : il s'atlaque de prelerence aux femmes, aux avocats et aux medecins. Aux premieres, il reproche leur legerete el leur dissimulalion ; aux seconds, leur friponne- rie ; aux derniers, leur ignorance enveloppee de galimatias et leurs drogues empoisonnees, auxquelles il prefere, a tilrc d'homme bien portant, un gras chapon. Ainsi finit la Bible- Guyot, oeuvre curieuse, sans doute, mais dont on a trop sou- vent exagere lesenset la porl^e critique. N'y voyons pas un acle d'accusalion en forme, un requisitoire foudroyant contre le xiu® siecle. En somme, Guyot est plus bavard que terrible, plus grondeur qu'indigne : c'est un vieillard atrabilaire, quinteuxet spiriluel, bonhomme au fond, mais qui eprouve le besoin de jaser et de, medire. II ne faut pas trop prendre au serieux que!ques-unes de ses hardiesses, dont il n'avait ;)as conscience lui-m6me. On a dit de lui, en le comparant a Rabelais, que c'etait un homme de genie n6 trois siecles trop tot. Nous ne partageons pas cet avis. Guyot n'a ni I'ori- ginalile ni Taudace du cure de Meudon. II represents par- faitement ce vieil esprit taquin, bourgeois etgoguenard, melange de finesse, de bon sens et de malice, qui est le fond 1. Ilospitalitas bene et hilariter servabatur ibidem. {Prods des tempUert.) 110 CHAPITRE VI. de toute opposition en France, mais il ne va pas au deli. A cote de Guyot, nous rencontrous un autre poele mora- Jiste et satiriq-ue, dont la grave et calme figure contraste sin- gulierement avec la physiooomie narquoise du moine vaga- bond: c'est Hugues de Berze, seigneur chatelain, auteur d'une Bible qui porte son nom *. Le seigneur de Berze n'est pas un rimeur desoeuvre, qui medit pour passer son temps et se venger des mauvais diners qu'on lui a servis au refectoire ; c'est un preux chevalier, qui, rentre dans le chateau de ses peres, a depose la lance et le harnois, et prend gravement la plume pour donner une lecon a son siecle. Ainsi d'Aubigne, asoixante-dix anSjSe reposaitde sesbatailles en ecrivantson Histoire universelle. L'auslere gentilhomme ne rit gu^re : il parle des vices du temps present, non avec la legerete mo- queuse ou la declamation violente de Guyot, mais avec la tristesse serieuse et contenue d'un philosophe. Tout son livre respire la candour d'un honn^te homme, le calme d'un sage et I'energie d'un soldat. Lui-mSme nous previent qu'il n'est ni clerc ni lettre ; mais il a pour lui les legons de I'expe- rience, et, comme il le dit avant La Fontaine : Cil qui pins voit, plus doit savoir, Quiconque a bGaucoup vn, Doit avoir beaucoup retenu. II a pris part a la quatrietne croisade, il est entre a Con- FlanLinople avec I'infortune Baudouin, il a vu dans I'espace d'un an et demi quatre empereurs detrones et tues. Ces ter- ribles exemples ont laisse au fond de son ame une empreintc de tristesse et de desenchantement, qui se reflete sur toute son oeuvre. Gependant, a son austeiite naturelle se m^le un sentiment de genereuse indulgence pour les faiblesscs de I'humanite. II ne se fait pas illusion, ne se lamente pas sans fin sur les vertus perdues du temps passe, et croit que la corruption de I'homme date dujourou i. La Bible au seignor de Berzt, POEMES MORAUX : BHILI-S. Ill ...Diex fist Aclaii et Kvaiii D'un petit de terre en sa main. Comme Guyot, ii passe ea revue toiites les classes de la sociele, prfilres, pentilshoinines et laboureurs, et ne se moa- tre gui^re plus edifie : Li un do nous sont usurier, Li autre larron ou nicurtrier, Li autre sont plain de luxure, Et li autre de desmesure. Indulgent pour les fautes des pelits, il est plus severe h I't'gard des chevaliers qui oppriment les pauvres gens, au lieu de les defendre, et surLout envers les nioines noirs, objet particulier de son aversion. II condamne celte douce et eni- vranle passion, ce charmant peche, si populaire au moyen Age, objet de taut de laruies, de lant de (antes et de tant de vers, I'amour. A sa gracieuse image il oppose le spectre de la mort et I'atlente du jugement dernier. Telle est la pensee dominante, le dernier mot de cette Bible, qui est nioins encore une satire qu'une confession du siecle et un appcl h la penitence. L'auteur termine en faisant lui-m6me son 7nea culpa, et, par un retour personnel d'une humilite toule chrctienne, demantle a Dieu, pour lui et les autrcs, la force etla volonte de suivre sa loi. Ce melange de devotion, de liberie, et parfois de censure Apre et violente contre les abus de I'Eglise elle-m6me, est assez frequent alors. Sans parlcr des sermons de saint Ber- nard, oil la satire tient une si grande place, un pieux le- gendaire, Gautier de Coinstj, religieux bencdictin, m61ait uu recit des miracles de la Vierge de vertes remontrances 4 I'adresse des ev^ques et des cardinaux : Li chardonal * tot * eschardonnent 3, Maint prudhonie ont escliardonn^ ; Cbardonal sont en chardon nc. i, Cardinaux. 2. Tout. S. EcorchcnU 11-2 CHAPITRE VI. L'usage des sermons en vers etait alors tres-repandn, et les plus zeles pr^cheurs n'etaient pas toujours des hommes du clerge. Un pieux chevalier Gukhard de Beaujeu, celebre au- trefois par ses exploits, apres avoir dit adieu au monde, se reservail le droit de lui adresser une longue homelie. Le sermon des sept vices et des sept vertus, les Vers du monde, le Chapel a sept fleurs ^ sont des ceuvres du meme genre. A celte liste interminable de paraphrases et d'instructions devotes et satiriques en langue vulgaire, nouspourrions ajouter encore un certain nombre de productions latines, telles que les Bis- tiques de Caton, le Speculum stultorum de Brunelli, le poeme bizarre et confus d'Archithrenius, attribue a Jean de Salis- bury et a Jeande Hantvilie^ Get Archithrenius^estun mora- liste d'une nouvelle espece : Heraclite goguenard et vaga- bond, il s'en va se desolant et repandant des ruisseaux de larmes sur les vices et les miseres du genre humain, jusqu'a ce qu'enfin Nature, sa mere, lui ofTre pour consolation le mariage : car^ dit-elle, le cdibat est une offense a ses lois ! ar- gument precieux dont Jean de Meung se souviendra plus tard. La satire envahit et transforme ainsi peu a peu les genres meme les plus serieux : elle allait bientot trouver un puis- sant organe dans un poeme allegotique et galant qui ne pa- raissait guere fait pour elle, \e Roman de la Rose, i. Hist. litt.. t. xxui. 2. Hist, litt., t. XIV. 3. Archi-pleureur 'Af^^i-Ssf.vo,-. CHAPITRE VII ROMANS, feOPEE SATiniQUE. Rouian e Roman de la Rose n'a, ce semble, aucune des quali- tes destinees a rendre line oeiivre populaire. line consacre pas le souvenir d'un grand lait nalional comme les croi- sades ou la retraite de Roncevaiix ; il n'a pas raiitorite d'un de ces poemes qui fixent une langue a I'origine et joueut le role d'une grammaire primitive et spontanee; enfiu il n'of- fre pas I'atlrait d'une aventure romanesque ou d'un recit merveillcux, qui s'empare vivement des imaginations et re- gne sur elies durant des siecles. Melange bizarre de ten- dresse mystique et de sensualisme grossier, de galanlerie chevaleresque et desubtilile scolastique, il parait6tre plul6t le fruit d'une litterature reduiteaux ressources du bel esprit. Qu'y trouvons-nous en effet? Une Table assez insignifiante, la conquSle de la rose et les eternelles promenades de TA- nianta travers le jardin, sous la conduite de Bcl-Accueil ; une intrigue molle et languissante ; un cadre vague, indecis, dans Icquel viennents'introduire un certain nombre de des- criptions ingenieuses, d'allegories savantes, de dissertations morales, saliriques ou politiques : VArt d'aimer, d'Ovide, complique d'une erudition pretentieuse et d'une metaphysi- que sentimentale que n'aurait jamais comprise le genie po- sitifd'un Romain. Et pourtant cette fleur artificielle de I'es- prit frauQais, chargee de fard et d'enluminures parfois gracieuses, souvcnt choquantes et contradictoires, garda sa vogue et son eclat Jusqu'a la renaissance des leltres. D'Ho- m^rc a Dautc, aucun uoeflie n'a aussi vivemect occupe le 8 H4 CHAPITRE VII. monde ; aucun n'a souleve plus de coatroverses et de com- menlaires. A quoi dut-il celLe singuliere destinee? A I'amour d'abord, et plus tard a la satire. L'amour est la passiou dominante au moyea age. II s'in- troduit partout, m^tne dans la religion. Thihaut de Cham- pagne, oblige de renoncer aux doux yeux de la reiue Blan- che, choisit pour dame la vierge Marie. Gomme il n'est pas au monde de sentiment plus subtil ni plus ralfine, plus opi- niatre a se creuser lui-m6me, ni plus fecoad en chimeres et en caprices, a force de I'analyser et de le retournep en tout sens, de cette longue etude psychologique sortit toiite une science delicate et compliquee. Lalheologie n'eutpas de pro- blemes plus epineux, la jurisprudence de questions plus em- brouillees. Les cas se multipliant et se diversifiant alinfini, 11 fallut trouver des arbitres pour juger ces interminables proces du coeur centre la raison et de la passion centre elle- meme. Alors naquirent les cours ou tribunaux d'amour, sorte de jurys feminins dont les arrets eurent force de lois *. La se debattaient de graves et solennels problemes comme celui-ci : « Lequel aimeriez-vous mieux, que voire maitressc flit murte, ou qu'elle en epousat un autre ? » Ou bien encore : « Lequel est le plus blamable, de celui qui se vante des faveurs qu'on ne lui a pas accordees, ou de celui qui pu- blic celles qu'il a reQues? » Toutes ces questions de casuis- tique amoureuse etaient resolues par un concile de docteuis en jupons, juges eprouves dans la matiere. Les plus grandes dames d'alors, la fameuse comtesse de Die, la galante com- tesse de Champagne, la belle et fiere Eleonore de Guyenne se faisaienl gloire de les presider, et se montraient plus ja- louses de ce titre que de leurs domaines et de leur cou- ronne. Les princes et les rois eux-m^mes, un Charles d'An- jou, un Pedre d'Aragon, prenaient place a ces tribunaux comme juges ou parties. Tous ces barons indociles, pr6ts a 1. L'existence des cours d'amour admise par Raynouard a ^t^ r^voqu^e en doute par le savaut M, Diez : niais que n'a-t-oa pas nie ou contests dans ces derniers temps? • ll en resultera, dit M. V. LeClerc, qu'il y aura d(5sormais sur la question deja fort obscure de ces cours amour^uses, une incertitude de plus. » (Disc, bui- I'etat des Lettres au xiy siecle, p. 437.) ROMANS, EPOPEE SATIKIQUE. U5 se soulever I'epeu a Ja main coiitre les arrets dc la justice royale, s'iiiclinaieiit avec respecL devaiit les decisions de ces cours souveraines. Quiconque tentait d'y resisler passait pour trailre et laux chcvaliei- '. Lelivre du cliapelain Andre est le verilable journal du palais, le corpus juris de cette sin- gulicre legislation. C'est de 1 1 qu'esL sorli le lioman de la Rose. Guillaume de Lorris resume dans son poenie toute la niela|thysiqiie amoureuse de son temps, comme Dante a fait entrer dans son Enfer toute la theologio chretienne du sien, CI est le Romniant de la Rose, Oil Part d'Amors est tote enclose. Par un plienomene singulier, cette influence de la societe galante etpolie se reproduit aux plus belles epoquus de no- tre litterature, au xiii° comme au xvii" siecle. On a souvent reproche aux heros de Gorneille et de Racine dedisserter sur Icurs passions, de les analyser en les eprouvant : c'est une vieille habitude qu'ils tiennent de leurs anc^tres, et dont le genie frangais ne s'est jamais corrige. Le jardin mysterieux oil neurit la Rose ressemble deja a ces fameuses prairies du Lignon hanlees par les Amadis etles precieuses. Guillaume de Lorris est le premier geographe de cette carte du Tendre, revue et completee depuis, sur de nouveaux documents, par Voiture et51lle de Scudery. Les plus graves esprits se sent laisseegarer, m6me de nos jours, au milieu de ces bergeries. Richelieu preludait a I'abaissement deja maison d'Aulriche, a la mine des protestants et a la delaite de la noblesse, par une these sur I'amour. Moliere r^prenait dans ses Fdcheux le celebre jeu-parti de I'amant jaloux et de celui qui ne Test pas, dont I'un Aime plus, et Pautre aime bien mieux. Qu'on s'etonne ensuite de voir Racine n'osant mettre eu scene le chaste et sauvage Hippolyte sans lui donner une maitresse 1 Cette douce tyiannie de I'amour s'est imposee a notre theatre comme a nos remans. 1 . Il ne faudrait cependant pas esag^rer I'im porta nee ni la valeur de ces ai- retj, qui ri'ssemblent tani doute bcaucoup a ceux de {'Hotel de Hamboudltit , jeux a'tspiit d'uue societi galante et rafiince. HQ • CHAPITRE VII. Gr^ce a elle, le poeme de Guillaume de Lorris devint bien- t6t le livre de tout le monde, (aimer est une science si fa- cile I) des grands et des petits, des ignorants et des savants, des femmes surtout. Ce brevialre de la galanterie charme les loisirs de la chatelaine derriere les murs du vieux ma- noir ; il egaye le bourgeois au fond de sa boutique ; il fait r^ver le jeune novice qui le lit en cachette dans sa cellule. Mauvais livre, sans doute, damnable seducteurl mais qui n'en fait pas moins son chemin en depit, et peut-6tre un peu a cause desanathemes de I'Eglise. II a tout I'attrait du fruit defendu ; chacun y touche secr6tement et se pardonne son peche. Un seul ouvrage contre-balance ce prodigieux succes, et en- core est-il consacre a I'amour, mais a I'amour divin, c'est Vlmi- iation deJisus-Christ. L'auteur, ou plut6t I'un des auteurs decet admirable livre, Gerson, est aussile plus ardent adversaire du "Roman de la Rose. De la meme main qui foudroyait Jean Huss et redigeait le projet d'une grande reforme de I'Eglise, il ecrivait, sous le voile d'une allegorie morale, la Requite de Chasteti contre I'Amant. « Auferatur ergo liber talis el extermi- neturl » s'ecriait-il avec indignation. Ailleurs, dans un de ses sermons pour le quatrieme jour de TAvent, il compare Jean de Meung a Judas. Le livre incrimine trouva de zeles defen- seurs, et a leur l^te Jean de Montreuil, secretaire du roi Charles VI. A mesure que la querelle s'envenime, le nombre des lecteurs augmente : I'imprimerie naissante vient dou- bler cette immense popularite. Les defauts memes de I'oeu- vre, ses disparates choquantes, ses obscurites, sont un ele- ment de succes. Grftce a la diversite des matieres et au zele complaisant des commeutateurs, on trouve dans ce poeme tout ce qu'on y cherche, et parfois aussi ce qu'on n'y cherche pas : les coeurs mondains, des peintures tendres et lascives, des hardiesses et des satires; les ames delicates et mysti- ques, de pieuses allegories cach^es sous le voile d'une poesie sensuelle et profane, comme dans le Cantiquedes cantiques de Salomon. Si Ton en excepte I'Apocalypse, nous ne croyons pas qu'aucun livre ait subi autant d'explications. Marot, oubliant ROMANS, EPOPKE SATIRIQUE. 1 17 oiipeiil-6(re prolongeantson6legantbadinage,ylronvalt, pour sa part, qiiaLre sens mystiques possibles. On pent, selon lui, considerer la rose : 1" coninie I'etat de sapience : 2® commo I'elat de grAce ; 3° comme la gloricuse vierge Marie elle- m6me : Male-Bouche qui cherche a la ditramer rcpresente I'heresie; 4® comme le souverain bien infiiii et lagloire d'e- ternelle beatitude. Molinct, chanoine de Valenciennes, jugeait la lecture du Romande la Rose aussi edifuinte que celle de son Breviaire. Etiennc Pasijuier y puisait comme k la source de toute morale et de toute philosophic. En depit de ces expli- cations si rassurantes, 11 est impossible de voir dans I'idec primitive, et surtout dans le denoiimeat du poeme, autre chose qu'un sentiment Ires-profane : la manierc dont I'a- mant penetre dans la toui", les obstacles qu'il rencontre avant d'y entrer, et la joie qu'il eprouve a cueillir la rose, ne peu- vent tromper que des 4mes Ires-innocentes on tres-deta- chees de la tcrre. Antoine de Daif etait plus sincere lorsqu'il expliquait a Charles IX, dans un sonnet resle celebre, le ve- ritable sens de cette poetique allegorie : Sire, sous le discours d'un songe imagine, Dedans ce vieil roman vous trouverez deduila D'un amant d^sireux la penible poursuilc, Centre mille travaux en sa flamme obstin6. Paravant quo venlr h son bien destine, Male-Bouche et Dangler t^chent le mettre en fuilo : A la fin Bel-Accueil en prenant la conduite, Le lege apr6s avoir longuenient chemin6. L'amant dans le vergier, pour loyer des traverses, Qu'il passe constammeni saiiffrant peines diverscs, Cueil du rosier fleuri le bouton pr^cieux. Sire, e'est le sujet du roman de la Rose, Oil (i'amour ^pineux la ponrsuitc est enclose; La iose, c'est (i'amour le guerdon ' gracieux. Les commandements d'amour pour arrivcr a possession, lei est en effet le sujet du Roman de la Rose, line pareillc ceuvre scmblait d'abord laisser peu de place a la satire, i. Recompense, salaire. H8 CHAPITRE VII. Guillaume de I.orris, epris d'une tendre passion pour unc noble dame, ne songeaitgu6re amedire de son siecle. II fait bien dire en passant au dieu d'amour que ceux qui vivent sous ses lois doivent avoir la peau collee sur les os, et ne pas ressembler a ces amants faux et Iraitres dont I'embonpoint le dispute k celui des prieurs et des abbes ; mais ce n'est la qu'uiie malice innocente. En general, cette premiere partie contient peu de moralites hardies et de peintures satiriques, si Ton en excepte le double portrait d' Avarice et de Papelar- die grave en or et en azur sur les murs du jardin myste- rieux. Encore blame-t-il surtoutces deux vices comme anti- chevaleresques et antifrancais, largesse et loyaute etant les deux premieres vertus de I'amant. Ces personnages restent colics sur la niuraille, ils ne s'en detachent pas pour vivre et se mouvoir au milieu de Taction; Harpagon et Tartu fe ne sont pas encore nes. Dans cetLe oeuvre d'imagination, de subtilite et de bel esprit, a part I'amour, rien n'indique I'i- dee de peindre le monde reel ni la trace des preoccupations contemporaines. Figurez-vous ua palais diaphane, orne de bosquets et de jardins, eclaire par une lumiere tendre et rosee, a travers la- quelleglisseuneseriedefantomesvidesetaeriensiBel-Accueil, Deduit, Oyseuse, Dangler, Male-Bouche, Jalousie, etc., per- sonnages impalpables, qui raisonnent, dissertent, voyagent, etauxquels il ne manque qu'une chose capitale dans le monde reel comme dans le pays des fictions, la vie. Du reste, lis sont ornes, frises, enlumines avec une coquetterie toute fe- minine. Venus et I'Amour, ces gracieux enfants de I'imagi- nation grecque, voltigent au milieu de ce monde d'abstrac- tions fantastiques. Lametaphysiquegalanteetquintessenciee serpente tout autour, comme une fine dentelle decoupee en festons et en guirlandes. C'estbien la Toeuvre du siecle qui cisela d'une main subtile et coquette le gracieux clocher de la Sainte-Chapeile, charmant joyau offert a la Vierge par le plus chaste, le plus sentimental et le plus respectueux deses adorateurs. La scene se passe en songe el au printemps, double ROMANS, EPOPEE SATIHIQUE. \\9 allcgorie qui revele deja I'esprit de I'ceuvre enliere. Le printemps est la saison d'amour; la vie elle-m6me est-elle autre chose qu'un r6ve charmant, ennuyeux ou terrible? Et puis, comme le repete La Fontaine apr^s Guiilaume do Lords : Le doux cliarme de niaint songe, Sous les habits du mensonge, Nous ofTi'e la v6i'it6. Maintcs gens dient que en songcs N'a se fables non i et menQonges : Mais Ton puet tiex 2 songes songier Qui ne sunt mie menQongier, Le poete ou plut6t I'amant est sorti de la ville par uno belle journee de mai : El 3 tens amoreus plefn de joie, El tens ou tote riens* s'esgaie. II arrive au bord d'une riviere, et la, 6tendu sup I'herbe, tandis que les oiseaux chantent leur gai ramage, il s'ea- dort et se Irouve subilement transporte en songe devant les murs d'un merveilleux jardin. II frappe a la porte : dame Oyseuse vient lui ouvrir et le prcsente a Bel-Accueil, qui doit le nienera la conqufite de la Rose. Alors commence un long voyage, dont nous n'avons pas a decrire ici toutes les etapes, entrem61ees de soupirs, de desespoirs et de baisers. Guiilaume de Lorris n'arriva pas au terme de cette amou- reuse Odyssee. II avail ecrit deja plus de quatre mille vers, quand il uiourut, laissant Del-Accueil euftrme dans le clid- leau de Jalousie, sous la garde d'uiie vieille megere qui de- vait lui faire paraitre le temps cent fois plus loug. Une vielle, que Diex honnisse, Avoit ' li por li guetier. Bel-Accueil y resta quarante ans prisonnier, jusqu'a co 1. II n'v a que, 2. Tels." 3. Au. 4. i.ho<a. Les recils de voyages, celte mine inepiii!=able de menson- ges et de merveilles, qui est devenuc, de uos jours, la res- source des libraires, apr(>s avoir 6l6 celle des conleurs du- rant des sit^'cles, occupent aussi une grando place dans les romans du moyen dge. Iloniere avail tonu la Grece entiere suspondue k ses levres en lui racontant les aventures d U- lysse cliez les Leslrygons et les Cyclopes. Depuis Homere, lout herosd'epopeea voyage :le sage blnt^e Iui-m6ine,ri I'esprit si pen romanesque, s'egare un moment cliez les Harpies avant d'arriveraCarlbage.Le nioyen ^ge Irouvait la dequoi satislaire son amour du merveilleux, son mcpris de la vraisem- blance, sa manie d'erudilion confuse, inexactc,et son infali- gable prolixile. Du merveillcux a I'absurdc le pas est ra[»i(le, et il J'eut bienl6t franchi. Les voyages aqualiques el aeriens d'Alexandre,dansun des poemes les plus popu la ires duxiii*' sife- cle, peuvent nous donner une idee des extravagances aux- quellesselaissailenlralner tresgravementellr^s-longuement rimagiualiou des conleurs. Le bon sens gaulois ne larda pas a protester conlre Tabsurdile de cjs iegendes : on s'en mo- qua en les exagerant. Parmi ces inui inbrables |»i6ces bur- lesques que les jongleurs nous ont legumes sous le litre de : FatrasieSy il en est une inlilul^e : Un dit d'aventures^. C'est riiisloire merveilleuse el incroyablo d'lin voyageur ^gar6 dans une forSt enchantee, attaque par des brigands qui le criblent de coups de poignardsans lui faire le moindre mal, sau\e par rinlervenlion diarilable d une louve et de ses douze iouveleaux, lombe a I'eau, piiis retire par un peclieur 1. Hist, lilt., t. xviii 130 CHAPITRE VII. qui meurt d'effroi en le voyant pris dans son filet, bienlol avale par un monstre terrible, et delivre miraculeusement par un taureaj, qui attaqud le monstre et lui creve le ven- tre dun coup de come. Tout entier au plaisir qu'il eprouve en revoyant le jour, le conteur arr^te Ik le recit de ses aventures, uniquement par discretion et dans la cralnte de passer pour un menteur. On le voit, Gulliver avait des an- c6tres au xni« siecle, tout aussi bien que Roland Furieux et Don Quichotte. Les Vies des saints elles-memes, ces pieuses et naives 1^- gendes si chores a I'imagination des peuples, devinrent, comme les chansons de geste, I'objet de burlesques paro- dies. Sans doute, ces plaisanteries, grace a leur platitude meme, etaient assez innocentes : des moines, des abbes se les permettaient sans remords. Quand on tolerait dans I'E- glise les f^les de I'Ane, est-il etonnant qu'on se soit diverti aux depeus de saint Oyson, frere de saint Gourdin; qu'on ait raconte les miracles de saint Tortu, le plus grand saint qui soit au monde, puisqu'il console les affliges, rend amis ceux qui ne se sont jamais vus, et, sans le secours du maire ou du bailli, reconcilie ceux qui allaient se battre? Or, quel est done ce grand siint Tortu? G'est le vin, ainsi nomme parce qu'il fait marcher de travers. Cette parodie du monde feodal et religieux que nous avons suivie dans les plus legeres et m6me dans les plus obscures productions du moyen age, s'elend et prend des proportions vraiment epiques dans un ouvrage dont ie suc- ces devait egaler, surpasser meme celui des plus fameux poemes chevaleresques, le Roman de Renart, CIIAPITKE Mil LK RENART I Au i\\\* si^cle, roBuvre satiriqiie par excellence, celle qui aoniine loiilt's les aulros par rimporiaiico et la popularile, cVst le Mvnart, vasle parodie qui se joue, se parle, s'ecrit; rt'cueil de toutes les m6disanccs qu'on raconte le soir a la veillee ; 6cho des rancunes qui aninieut les petits conlre les grands, des hardiesses politiques ou religieuses qui Iraver- senl I'imaginalion des hoinmes d'Etat, des jongleurs, des nioiues, des savants; cycle immense, en un mot, oil so developpe sous toutes les formes le genie d'opposition. Lc poeme de Renart otTre, dans la forme et dans le fond, une image complete du moyen &geJ Ce qu'il a de confus, d'inco- herent m^me, est un trait de verity liistorique. On comprend qu'en Giece, chez un peuple oil se rencontrent, tout d'abord, des idees et des forces extr6mement simples et par suite faciles k organiser; ou les genres litt^raircs naissent les uus des autres, conome les institutions, par une sorte de deduc- tion logique; oil la sociele n'est entravee dans sa marclie ni par la complication des inter6ls, ni par I'embarras des sou- venirs, ni par les ruines accumulees de deux ou trois civi- lisations antorieures; on comprend que chez un partil peu- ple, I'art ait regu de bonne iieure une forme airClee. Mais le moyen Age est loin d'offrir la mi^me simplicity. \A se pre- sente un chaos de forces desordonnees qui travaillent mu- luellemeut a se d^truire, le monde ancien el le monde mo- derne, les traditions germaniques et les traditions romaines, les droits f6odaux el les liberies communales, la raisoa et la foi, r£glise el I'Elat : tout ce qui iortira de li, moeurs, 132 CnAPITRE VIII. lois, arts, sciences, philosophie, theologie, se ressentira de ce pele-mele. Tel est Je caractere dii Renart. Creation ou plutot compiialion gigantesque, melange bi- zarre d'igiiorance et d'erudition, de details grossiers, fasli- dieux, discordants, et de saiilies vives et legeres, il s'etend d'un bout du moyea age a I'autre, recueillant sur la route toutes les inspirations, se grossissant des folies et de la sagesse de chaque epoque; oeuvre collective elevee aux frais de I'esprit public, comme ces cathedrales interrompues et reprises durant des siecles, ou des generations entieres ont travaiile, oii des milliers d'artistes ont use leur vie et leur ciseau, puis sont morls inconnus *. Ainsi'meurent les poetes du Renart. A peine quelques noms sont arrives jusqu'a nous, ceux de Pierre de Saint-Cloud (auteur de la 11^ bran- che, edit. Meon); de Richard de Lison, trouvere normand (28® branche); de Jacquemart Gielle de Lille en Flandre. Tout le monde met la main a I'oeuvre, grands et petits, prStres et laiques, clercs et bourgeois. L'un d'eux nous apprend qu'il fut abbe de la Croix en Brie, Uns prestres de la Croiz en Brie 2 A mis son estude et s'entente A fere unenovele branche De Renart, qui tant sot de ganche 3. L'autre, epicier pendant dix ans; Marcheans fu et espiciers Le tens de dix ans tous entiers. 1. Le cycle complet de Renart, tel qu'il nous est parvenu, contient pres de 120,000 ^e^s, ainsi r(5pai tis : Reiuardus Vulpes 6.f00 Reineke allemand) 2 . 266 Reineke Fuchs (id.) 6.8'<4 Reinaert flamand. — Anc et uouv) 10.130 Le Reiiait francuis 30.000 Le Couronnement de Renart 3.398 Renart le Novel 8.048 Renart le Contrefait 50 . 900 To'al 118.246 2. 2o« branche. V. 15,210. Rothe, les Romans de Renart. 3. Sut de ruse. LE RKNART. ^H Tons les genres de lilleralure se mfilent, se croiseul comiiie toiit(^s it's classes do la socielo, dans ce cadre sans fin : fablianx, apologues, moraliles, chansons et nuisiqne, dissertations scientifiqnes, sermons, histoires sainte el pro- fane, ancienne et niodernc;. An milieu dc celte vaste coluic de sonvenirs el dc creations, rcpnvre monlc, inontc lou- jours, fantasqne, bizarre, sans sonci du |»lan ni dc I'cnscm- ble. Pour comprendre comment lant d'inspiralions diverse- ont pu se concilicr entrc dies, il fant so rappelcr la liberie de composition que Ic moyen (\gc laissait a rarchilcctnre ct k la poesie : il fant se rcpresenter ce canevas immense snr lequel chacun brode a sa fanlaisic, I'arliste une figure, le contour une Icgonde. (les branches du Renart, qui se ral- taclienl an Ironc prineij)al, sontcoinme les chapclles que le caprice des architectes a semees autour de la nef. Chacunc d'elles nous represenle I'inspiration individuelle travail- lant sur une idee qui apparlient a tout un siecle. Autour du poemc capital se groupcnt une foule de creations secon- dftires, chansons, jeux- partis, niascarades, comme autour des murs de la calhedrale s'agilent les ftMes de I'Ane, le> processions des Fous el des Innocents '. I.a legende de Uenart peul se diviser en trois periodcs parlaitement distinctes : L'une, qui comprend les quatre poemes primilifs du Reinardus vulpes (laliii); du Reiuecke (allemand), du Rei- naert (flamand), et enfin du Renart (IVanQais), le plus con- siderable de tons. C'est 1^ ce qui constitue i'Ancien Renart ((in du xii« et commencement du xiii^ siecle); I/autre qui rernplit la fin de ce m^me si6cle, et i laquellc se raltachent les deux poemes du Couronnement de Renart el de Renart le Novel; La derniere ouvre un nouveau cycle, Renart le Contic- faitf et un nouveau sii^cle, le xiv". \ . Tel« •ont : le dit de Renart le liestonniS, par Rutcboeuf. — Le jeu-parti de MaUre Uegnart avec son lioncin. — La ch riii.uite cliansua de la {Junw du Jtftt'irt, doiit I'auteur est iiiC'>niiii (V. Ach. Jubinal). Au xit* siecle, Eustacbe Descliaiiipb ajoute iMirore une branch*? de 3,00U vers a I'aiiciea Renart. J34 CnAPITRE VIII. Anoien Renart. De longues discussions se sont engagees sur les origines du Renart, sur I'epoque de sa composition, sur les migra- tions de cette legende qu'on a fait descendre ou remontep tour a tour du nord a Test, et de I'est au nord. Les ^rudits flamands surlout I'ont reclamee comme un heritage natio- nal ^ : Grimm de son cote I'a revendiquee pour I'Allemagne : Goethe s'en est empare a ce titre. Un fait certain, c'est que le poeme de Renart n'est pas plus I'oeuvre d'un pays que d'ua homme ; il appartient evidemment aux provinces du nord et de J'est de la France (Artois, Lorraine, Picardie, Champagne), et aux contrees voisines, telles que I'Aisace, la Flandre et le Hainaut. Ses deux limites sont le Rhin et la Loire *. Les noms des villes, des chateaux, des fleuves cites dans le poeme eu sont ujie preuve incontestable. Mone place la composition du Reinardus vulpes, qu'il considf're comme I'oeuvre primitive, entre le x° et le xii^ siecle; Ro- bert (fables des x% xi«, xu^ et xiii^ siecles) croit que le poeme francais de Renart fut ecrit dans I'intervalle de la premiere et de la deuxieme croisade. Le Grand d'Aussy re- garde Pierre de Saint-Cloud, qui vivait au commencement du XIII® siecle, comme le premier auteur de cet ouvrage. Quoi qu'il en soit de toutes ces opinions, on peut afflrmer que I'immense popularite du Renart date surtout du xiii^ sie- cle. Gauthier de Coinsy, dans son livre des Miracles de la Vierge, compose en 1233, censure les gens d'Eglise qui son- gent moins a suspendre dans les chapelles les images de Notre-Dame, qu'a (aire peindre dans leurs chambres a cou- cher les aventures d'Ysengriu et de sa femme : 1 . V. Wilnein, Etude sur le Renart flamand. 2. t En 111-2, Teudegald de Laon, que 1 ^veque Gaudri avail sumommd Isfngrin a cause de sa ressemblance avec ie loup, lui rend, avant de le frapper, cet odieiix surnom, qui des lors ^'ait populaire, et qui n'avait pu le devi^nir que par des r^cits dans la langue du pays, et non pas en latin, en proven§a' ou en flamand. 11 n'en faudrait pas plus pour assurer la priority de plusieurs parties du texte fian^ais. » (V. Le Cierc, Disc, sur i'dtat des iettres au xive sjecle,) LE HENAHT. \2 En lor moustiers no font pas fero Si tost rim;ige Noslro l)aino, Com font YseiiKrin et sa fame Ell lor chanibres. CM il reponnont*. Une autre qiieslion ionpnement agil6c, c'est do snvnip ii quelle occasion le Renart fut compost. Kckardl, ct Monr apr^s jui, ont cru voii- dans la qneiellc iVYsenrjrin ot dc Urthiit iiue allusion dirccle cl suivie a la t^iMTn- iiv. Zw^mi- tiltold, roi dc Bohdme, avec un certain Rcirinard on He- f^'iiicr d'Auslrasie. Cellc hypollidse, refulee par Grimm ct Haynouard {Joinmnl des savants^ 1834), a 6l6 reprise et discntee de nouvean par M. Saint-Marc Girardin, a propos de Renart le Novel {Journal des Diibats). Nuns n'essayerons pas de siiivro ces discussions qui nous enlraJneraient hors des limilcs de noire sujet. II nous suflit de les indiquer. La legonde de Renart est evidemnient antericure aux ev(?ne- mcnls dont il s'a.L^it. II est possible qn'i cerlaincs epoques, il y ait eu des rapproclienu'iits, des allusions k curtains personnages et k certains fails historiqnes; mals Tcxis- tence de la legende en est conipletemont independanle. O^s la pins haute anliqiiile nous voyons le renard en guerre ave<: les aiilrcs animaux, et surloiit avec le loup son voisin. C'esL ranimal trompeur, ruse, hAbleur et sentencieux. Est>pe en a fait le lieros de ses fables. Horace nous recomniaude aussi de nous melier du renard : Ne faltant anmii mb vulpe rarentes. L'idee m^me de celte vasle inascarade, oii passe la so- ciele tout entiere avec ses vices et ses ridicules, n'appar- tient pas seulement au moyen ftgc. Honiore, apr6s avoir compos6 VJliade, s'aniusail a parodier, dans la Batracho- myumachie (combat des rats et des grenouilles), la lutle sanglante des ambitions et les folies heroTques qu'i! avait irnniurlalisees. I/apologue est uue des formes les plus aii- t. neposent. — Hist. Liil. XVI, U4. 136 CHAPITRE VIII. ciennes de la satire, forme piquante et discrete, qui per- met de prater aux b6tes Tesprit qu'on n'ose pas loujours donner aux hommes. Un des auteurs du Renart invoque a I'appui de sa fiction I'exemple de I'anesse de Balaam. C'est encore une autorite, si ce n'est pas une malice. Dans i'origine, le mot de Renart est un nom propre comme celui de Noble et d'Ysengrin. Toutes les fois qu'on veut designer Tanimal lui-m^me, on I'appelle Vorpil ou Gorpil. C'est le nom que lui donne le poete de la pre- miere branche, lorsqu'il nous montre Eve frappant la mcr d'un coup de baguette et en faisant sortir les deux rivaux, le Gorpil et le Leu (loup). Entre les autres en issi * Li Gorpil, si asauvagi, Rous ot 2 le poil come Renart, (1" tranche,) De la, sans doute, est nee cette hypothese d'un certain due Reginard ou Regnier auquel le gorpil est compare. Renart est le type et le heros d'une generation nouvelle. Le monde commence a se desenchanter de la force pour adorer une autre puissance, I'adresse, la ruse, ce qui s'ap- pellera plus tard la politique. Icil Gorpil nos senefie Renart, qui tant sot de mestrie. Tot cil qui sont d'engin et d'art Sont mes tuit^ apel^ Renart. {Ibid.) Renart, et c'est la ce qui fait son originalite, ne ressem- ble en rien aux person nages des epop6es chevaleresques. Dans les chansons de geste, le heros est doue d'une force prodigieuse, d'une bravoure temeraire a I'exces : i! fend les rochers d'un coup de son ep6e, comme Roland a Ronce- vaux; il se lance tete baissee dans une serie d'exploits ou de 1. Sortit. 2. Eut. 3. Tous. LI-: UENART. n: folics romanesqiics; il a pour lui les encfjanlemenls de la fee Morgaue on du niagicicn Merlin, Ueiiarl est retlnil a ses seules foices : il a los j^iifles inoins soiides, la peaii nioiiis epaisse que son conip«>re et sa viclinie Ysengrin. Lo nieiveillenx ne lui vienl point en aide : c'est un heros lonl prosaifjue. I^'noranl le fanalisnie chevaleiesqne du point d'lionneur, il I'uil an be>oin devant rcnneini, mais reussil loujonrs h sc vcnger. Knfin, Renart n'est pas un grand sei- ^Micur(omnie.Y'»/'/(le r/o;j, Jirun Vours^ on Fif-aprl le l^upanij mais un simple baronnel, jianvre eomme un cadtl de fa- mille. II vil retire dans son cliAleau de Malpertnis, on man- vais tiou, avec sa fenime llermeline la preude dame, Qui moult estoit cortoise et franclie ; ('2* hrnnrlie.) ct ses trois lils Perceliaie, Malebranche et l{ovel. Soiivcnt la [aim entre k la maison : Ce fu en mai au Iimis novel Que Renart tint son fils Hovel Sor sesjcnouz* k un matin, Li onfes * ploroit de grant lin', Force que n'avoil que mengier*. (V8* branche.) Renart, qui connaft lout le pouvoir de I'^loqnence, com- mence par faire un beau discours k ses enfants j)Our calmer leur appetit, puis medite quelque bon tour. Vrai chevalier d'indnslrie, il s'en va gaaignant a Iravers le monde, flallant, cajolant, mendiant, volant, invmlant des prodiges dadresse et de diplomatic pour la conqu^le d'une andouille, d'un jambon ou d'un poulet. Comme Figaro, il peut se flatter de depenser cliaque matin, pour vivre, plus d'esprit que Noble pour gouverner ses Klals. 1 . G'-noui. 2. Fafaiil. •£ Faim. 4. Uuoi manger. 138 CHAPITRE VIII. Malgr6 tout, Renart n'est point un philosophe chagrin ni declamateur. II nese desole pascomraeArchithrenius,oii ne s'emporte pas comme Guyot. Sa malice et sa gaiete triom- phent de tous les obstacles. Personnage discret, matois et prudent, 11 accepte le monde tel qu'il est, et se contente de Texploiter a son profit. II se confesse, porte haire et cilice, prend la croix, chante la messe, ce qui ne I'emp^che ni de rire de I'enfer, ni de profaner les saints mysteres, ni de croquer le milan son confesseur. Sophiste, diplomate, casuiste, devot, hypocrite, gourmand, paillard, menleur effronte, faux ami, mauvais parent, esprit fort; a la fois Patelin, Panurge, Tartufe, Figaro, Robert-Macaire, voila Renart. 11 a invente le fameux distinguo : ilaime, lui aussi, a voir lever Vaurore. Bohemien sans vergogne, il n'a point de prejuge de caste ni d'education : il se fera tour a tour jon- gleur, medecin, moine, voleur, et de tous ces metiers le dernier n'est pas le moins honn^te a ses yeux. Autour de Renart se meut toute une societe mystifiee par lui. Sa premiere victime est Ysengrin le loup, personnage violent, brutal et glouton, ridicule mari et courtisan mala- droit. Puis vient Noble le lion, majcste solennelle, debonnaire et un peu niaise, egoiste a I'exces, ent^tee de ses preroga- tives, se laissant monter la tete par ses courtisans et ses ministres, eclatant en menaces qui n'aboutissent point, et finissant toujours par 6tre dupe des cajoleries de Renart. Bnin Tours, conseiller du monarque, personnage grave et sournois, epais gastronome, qui a le d6faut de trop aimer le miel. Firapel le leopard, que Noble comble de ses faveurs, tout en essayant de lui voler sa femme. Brichemer le cerf, le Dandin de la cour, grand juge ct grand discoureur. Tardif le limagon, gonfalonnier du roi. Bernard I'ane ou I'archiprStre, orateur en vogue a la cour, malgre ses platitudes et ses bevues, charge de celebrer les niorts illustres. LE RENART. Wj Tt/beit le chat, le seul animal capable de lultep d'adressc avec Renart. Belin le b6lier, Escof/le le milan, Tiercelin\e corbeau, tous trois rempiissant les fonctions de confesseurs. Cantcclerc ou Chantcclair le coq, Irompellc de rarmee royale. Dans cette longue enumeration, Renarl compte de nom- breiix enneniis, et a peine quclques partisans : Grimbert le blaireaii, son oncle, boiihoinme sage, froid et indulgent conime le Philinte du Misanthrope^ louvoyant enlre les partis, courtisan assidu de Noble et defenseur officieux de Renart, flatlant la vanite de I'un, palliant les torts de I'autie. Aussi est-ce a lui que Renart conlesse ses fautes de preference, siir qu'il est d'obtenir I'absolution. Cointeriuus le singe, cousin de Renart et admiraleur pas- sionn6 de ses talents, avocat dcs cours plenieres, joignant au patlieliqiie des paroles celui des gesles et des grimaces. Gilhe ou Rakcriau la guenon, lanle de Renart, mallresse plaideuse et parleuse, dame d'ige et d'experience, rompuc a tout6s les sublilites de la chicane, et dont le babil meltrait en deroute les avocats les plus retors. Le choix des visages et des costumes, dans cette masca- rade allegorique, est deja une satire : les piiucipanx types'' de la societe y sent representes. L'homme ne se m61e gucro a Taction qn'a litre de comparse, comme le Deus ex machina, pour hcLter le denoClment et contribuep aux triomphes do Renart. Ici, c'est le charretier auqnel Renart vole ses an- guilles; la le vilain Lietart qui lui Tail hommage de son poulailler. En general, lepoete choisit des personnages po- pubiires, tels qu'un paysan, un moineou un abbe. Ce qui constilue le fond mime du |)oeme, c'est la lutte de Renart centre Ysengrin ; le Iriomphe de la ruse sur la force brutale. L'origine de cette longue ininiitie est Tamoup adul- tere de Renart pour Ihrscnt la louve, dame I6g6re, dont la verlu trouve peu de creance a la coup. Ysengrin, furieux, a jure de se vengep ; il s'emporte en menaces, puis flnit par se reconcilier, el relombe, sans cesse, viclime de sa credulile 140 CHAPITRE VIII. et de sa gloutoanerie, dans les pieges de son compere. Un jour il vient frapper a la porte de Renart en le piiaot de lui laisser goiiler quelquesanguilles. Celui-ci lui persuade qu'il ne pent prendre pari a ce repas succulent sans ^tre moine, et lui echaude la tele avec de I'eau bouillanle pour lui faire une tonsure. Uoe aulre fois, en hiver, il remmeue a la peche el I'engage, pour allirer le poisson, a tenir sa queue immo- bile dans la riviere : I'eau g^le, les paysans arrivenl avec leurs chiens, et Ysengrin n'echappe qu'en laissant sa queue eutre les mains des ennemis. C'esl encore Renart qui attire Ysengrin au fond d'un puits, ou il promet de lui faire voir le Paradis; c'est lui qui engage leroi malade a se v6tir de la peau d'un loup ecorcbe. Cette longue serie d'espiegleries se termine par un combat singulier en presence de la cour. Belin a recu la confession des deux champions. Ysengrin arrive le poll herisse, les yeux rouges de sang. Renart est calme, reflechi : d'apres les conseils de sa tante Rakenau, il s'est fait raser tout le corps et frotler d'huile. II ne se lance pas sur son adversaire avec la temerite etourdie de nos che- valiers a Crecy et a Poitiers. Nouvel Horace, il prendla fuite pour user les forces d'Ysengrin, le tient en echec en lui lau- cant des tourbillons de poussiere dans les yeux, lui batle vi- sage avec sa queue mouillee d'urine, et, lorsqu'il le voit ha- letant, epuise, se precipite sur lui et le terrasse. Renart va elre declare vaiuqueur, quand par megarde il iaisse entrer sa patte dans la gueule du loup. La douleur lui fait perdre connaissance ; il passe pour mort, puis revient a lui. Noble decide qu'il sera pendu, puisque le jugement de Dieu I'a condamne. Au m6me instant passe un moine qui deraande la grace de Renart, I'obtient et I'emmeue au convent. Re- nart prend I'habit, chante malines, edifie les fre'res par sa piete, malgre les nombreuses tentations dont il est assailli. Les signes fet del moniage, Moult le tienent li moine a sage, I Et si fet moult le papelart. (24* branche.) LE UENART. 441 Celte lutte de Renurt centre Ysenprin nous rappclle cellc d'Ulysse contre Polyp)i6me dans VO'lt/i^side. I\enart a plus d'uii trait de ressemblancc avec le h6ros grec. Sans doute, Ulysse est un personnape plus grave, plus moral, plus re- ligieux : il ne laisse echapper auciine de ces hardiesscs impies dont Ic malin compare est si prodipue. Mais Ulysse est un lionuno positif, ruse, dt'liant conimo Henart : c'esl le genie de la patience et de la sagesse, non pas de la sa- gessc philosophique telle que nous renlendons aiijourd'hni, mais de cetlc sagcsse pratique m6lee d'arlilne et de mon- songe, qui est la science des expedients '. Minerve dit elle- m^me k son hcros ch^ri : « Lcs paroles detourn^es out fait robjet dc ta plus ch^re elude d6s ton enfance '. » Renart s'ecrie queique part: « Quelle sagesse y a-t-il a dire ce qui est? C'est la chose du monde la plus facile. » Ulysse rentre h Illiaque,sansse faire connaltro,sous un habit de mendiant. Rt'uart, qu'on croit mort, revient de miinie a Malpertuis deguise en jongleur et feignant de parler anglais : Fotre merci, distil, bol Sir, Moi saura fere ton plesir, Moi saver bon chanson d'Ogier, Et de Rolant et d'Olivier. (22« brai.che.) Ib'rmeline, sa feinnie, nioins fidele que P(5ncIope, se preparait k ^pouser son cousin Poincet, le Taisson (jeunc biaireau). Renart assisle aux noces, chante k table, fait preparer le lit nuptial, et propose k Poincel, avant d'y en- trer, de se rendrc en p6lerinage an lombt'au dc la Poule. II lui garantit (\\i'k ce prix, il est sCir de devenir pere le Icn- deniain. Poincettombe dans un piege lendu par un nianant. Rt'narl, ver)g6. revient a la niaison, bat sa f«'mme, Tiiijurie, puis se reconcilie avec elle, et lui rucdule comment il a et6 chasse du convent apr6s avoir vole quatre chapons; com- ment il est lombe dans la cuve d'un leinturier d'oCl il est i . Zofia, en grec, sagesae, rusf, hahileU. C'e«t dans le mhiat mds qu'on a d!l fharli-s V le Sae*-, le «.lerc, l'A»is«. 1. Odjtt^e, liT. \m. 142 CHAPITRE VIII. sorti tout jaune; comment ii a rencoatre Ysengria qui ne ]'a pas reconnu, et I'a pris pour un pauvre meuetrier anglais ayant perdu sa vieile. Renart triomphe jusqu'au bout par la ruse : le heros reparait dans Ulysse, des qu'il a son arc enlre les mains. Noble, ofTense, veut en finir avec ce dangereux voisin : ii convoque le ban et I'arriere-ban de ses vassaux, et vient assi^ger Malpertuis. Renart tientbon, s'introduit pendant la nuit dans la chambre de dame Orgueilleuse (la lionne), et joue aupres d'elle le m^me r6ie que Jupiter chez Amphitryon. Fatigue des longueurs du siege, le roi accepte des conditions de paix ; Renart est comble d'houneurs. Aucun genre de succ^s ne liii manque en ce monde : il est le favori du roi et I'idole de toutes les femmes. Hersent, la grande aboyeuse, prie pour lui avant le combat qu'il doit soutenir contre Ysengrin, son mari ; dame Orgueilleuse lui envoie son an- neau pour ]esauver;la Leoparde le recoit a la place de Noble ; Hermeline lui pardonne ses infidelites. Au milieu des f^tes de la cour, Renart engage avec Ysengrin un impru- dent pari qui doit arr^ter le cours de ses exploits amoureux. II passe de nouveau pour mort : la cour entiere prend le deuil. Bernard, I'archiprfitre, est charge de prononcer son oraison funebre. II vante la saintete du defunt, le compare aux ap6tres, entasse dans son discours les platitudes les plus comiques et les plus triviales, rappelle les amours dc Renart avec Hersent, avec dame Orgueilleuse, et invite le roi, qui 1 ecoute, a tout pardonner. Sous I'impression de ce magnifique discours, tout le monde prie pour Tame de Re- nart; mais, au moment ou i'on se prepare a le mettre en terre, le voila qui s'avise de ressusciter, pour narguer la mort et ses ennemis. Tout ce que le moyen Age a venere, pratique avec foi, avec amour, p^lerinages, croisades, miracles, pieuses legendes, duels judiciaires, confession, chevalerie, papaute, se retrouve la parodie sans eclat, sans violence, avec une ironie douce et legere, qui n'est pour cela ni moins vive ni moins profonde. y Pinte, la poule, 6traDglee par Renart, est declaree sainta LE RENART. 143 et marlyre : il s'op^re sur sa lombe mainti beaux miracles, doiit nul ne peut douter, ajoiite mali{?neiiieiit raiilcur, piiis- qii'ils furent attesles par Roonel, le chieu. lieiiart, Iraduit devant )e Lion, soupire, avoue en baissant les yeux, en se Irappant la poitrine, en calomniant charilableinent ses en- nemis, qii'il est un grand pecheur, et deniaiidc, a partir pour la Terre Sainte, afin d'y expier ses faules. Noble y consenti bien qu'il se defie de ces voyages : Quar tuit * ceste costume tienent, Qui bon i vont, mal » en revienent. A peine hors dc vue de la cour, Renart jette k baa soq bourdon, sa croix, gambade, rit comme uu impie, et croque le lievre Cowarf, qu'il rencontre sur son passage. Les hommes eux-ni6mes n'echappent pas aux critiques et aux malices de ces b6tes si avisees. Tybert (le chat), pris aux lacs par la ruse infernale de Renart, se jette entre les jambcs du cure, et le mulile, au grand desespoir de sa servanle. Ailleurs, il vole i un autre prcilre son cheval et ses livres, et lui fait passer un examen ridicule, oii il le convainc d'ignorance. f)e la, il s'en \a de concert avec Renart chanter la messe et les v6pres i DIaaigny : les deux amis se disputent bient6t a propos du partage des dimes. Dans le Reinardus VulpeSy Sahnira, la truie, apres avoir dcvore I'abbe Ysengrin, se pernict d'etranges leflexions sur les gens d'eglise et sur le pape : Renart feint d'etre scanda- lise et prend leur defense avec une maladresse premedilee, qui rend la cause dix fois plus mauvaise. Ailleurs, quand il s'agit de parlager la proie, Noble, emerveille de ses talents, lui demande oii. il a appris ainsi k faire les parts, surtout celle du maltre ; le ruse matois lui repond que c'est aupres d'un grand vilain a calotte rouge, dont il a retenu les legons. L'anciea Renart se distingue par un fond de bonhomie railleuse et sournoise. La satire se m6le perpetuellcment k I. Tons. t. Alauvais. 144 CHAPITRE Vin. la fable, mais sans I'entraver ni TetoufFer; elle perce plut6t qu'elle n'eclate, elle dit moins qu'elle ne laisse entendre. A mesure que nous avancons, les critiques devieuneut plus di- rectes et plus ameres, la fable perd de son importance, le type m6me de Renart se raodifie. Cette transformation est sensible dans le poeme du Couronnement de Renai't, fausse- ment attribue a Marie de Frauce, et dans celui de Renart le Novel, par le Flamaud Jacquemart Gielee. Seconde periode. — lie conronnement de Xlcnart ett Beuart le IVoTel* Renart est devenu plus ambitieux : il ne se contente plus de la conquSte d'un poulet, d'un jambon ou d'une andouille ; il aspire a la royaute. D^s lors, son vrai rival n'est plus Ysengrin, mais Noble. Les jovialites de la jeunesse ont fait place aux preoccupations de I'age mtir; les boutades, les coups de tete improvises, aux combinaisons plus lentes de la politique; les malices gratuites, aux perfidies interessees : Qiicent opes et amicitins, inservit honori. Pour arriver a ses fins, il se rend aupres des freres mineurs et des jacobins. Les deux ordres etaient brouilles : il les re- concilie et se charge pendant un an de leur education. Tous les moines deviennent passes maitres en I'art de renardie. Sur ces entrefaites, le bruit se repand que Noble est dange- reusement malade. Vite il arrive a la cour, deguise en moine, et se fait annoncer comme etant le prieur du couvent voisin. II exhorte le roi a s'occuper du salut de son 4me et de son royaume, et a designer son successeur. Noble repond qu'il a songe a Firapel, le leopard. Renart lui objecte que la royaute appartient de droit non au plus fort, mais au plus habile, que le genie seul pent sauver les empires, et a ce propos il fait longuement son propre eloge, sans nommer Renart et sans avoir I'air de le connaitre. La ruse acompletemeul reussi. Renart, declare roi, ach^ve LE RENAUT. Uo Jac'jupsi et do Leiia. l/id^e dii mari complaisant, qui se tiio. pour laisser sa femme en paix avec son aniaiil, n'appartienl, il est vrai, qu'A notre epoque : celui de Jean de Meung sc contente de ne rien voir. II a du moins I'esprit de ne pas complelcr par iine sollise trapiqne le ridicnlc de sa position. Mais laissonsde c6le ces hardiesses impudt'iilcsd'une vieillc coquette sur le relour, et ces boutades d'un jaloux irrite, pour arriver k la' creation la plus vivantc, hi plus originale etia plus populaire du Roman de la Rose, \c personnage do Faux-Semblant. Faux-Semblant est le petit-fils du pharisien de Ruteboeuf et I'anc^tre de Tartu fo. I>a froide et immobile figure de Pape- lardie, attacliec par Guillaume de Lorris sur les murs du jardin, s'est animee : eile marche, elle parle,elle s'agenouillc en roulant desyeux contritset penitents. Son hypocrisieest encore m61ee de naivete ou de maladresse. Ses allures et son langage rappcllent ces marionnetlesgrossieresdonton aper- Qoit les fils, ou ces acteurs des premiers mysteres, qui pre- naient soin d'expliquer a un public peu exerce le secret de leurs gestes, de leur costume et do leurs paroles. Faux- Semblant n'ea est pas moins desormais un personnage du monde moral, ^tre d'imagination sans doute, mais aussi reel, aussi vivant pour nous que ces ^tres de chair et de sang qui s'appellent dans le monde politique Philippe le Bel ou Boni- face Vlll.Ceux-ci ont vecu cinqiiante ou soixante ans : celui- la vivra durant trois siecles, et ne mourra que pour renaitre sous les trails immortels de Tarbiife. Chemin faisant, il aura complete son education, appris a garder son masque, a ne plus livrer ses secrets en disant au premier venu, avec one franchise qui dement son hypocrisie : . . .Proth^iis qui se soloit ' Muer* en tout quaiiqu'il voloit, Ne sol * one tant barat * ne guile • ( . Avail noutume. ?. ChiDger. 3. Sul. 4. Ruse. 5. Tour. 160 CnAPITRE IX. Com ge fais Or sui chevalier, or sui moine, Or sui prelat, or sui chanoine, Or sui clerc, autre ore sui prestre, Or sui disciple et or sui mestre, Or chastelain, or forestiers, Briement, ge sui de tous mestiers, Or resui princes, or sui pages. Or sai parler tretous langages. Or sui Robers, or sui Robins, Or Cordeliers, or Jacobins. (V. 11220.) Cette metamorphose perpetuelle de Faux-Semblant, qui se cache tour a tour sous la robe du moine, la mitre du prelat, I'habit du bourgeois ou I'arraure du chevalier, est une heureuse invention. Jean de Meung n'a pas enferme sou hypocrite dans le cercle de la vie religieuse : idee juste et profonde, dont Moliere a profite en laisant de Tartufe un gentilhomme. Une fois en veine de confidences, Faux- Semblant nous explique lesavantages de son metier. Amour, franc et loyal, comme il doit I'Stre, le questionne avec eton- nement: AMOUR* Tu sembles estre un sains hermites, FAUX-SEMBLANT. C'estvoiri, m6s ge sui ypocrites. AMODR. Tu vas pr^eschant astenance '. FALX-SEMBLANT. Voire voir, mfes g'emple ^ ma pance De bons morciaus et de bons viiis, Tiex com il affiert* k devins ^, AilOUR. Tu vas pr^eschant povrete. FALX-SEMBLANT. Voir, m^s riche sui a plante •. (V. U422.i 1. Vrai. 2. Abstinence. 3. Emplis. 4. Apparlient. 5. Homme d'^glise. 6. Fuisou. d XIV" SIECLE. — JEAN DE MEUNG. \G\ Cette richesse, comment I'a-t-il acquise? A-t-il pour cela feuillele )es livres, remue la terre, vend'u ou acliote des marcliandises?Non. A quoi boa se donner tant de peine? I)e laborer * n'ai-je que fairo : Trop a prant poine en laborer : J'aini miex devaiit les gens orer*,- Et afTubler ma renardie . Du mantel de pupelardie. (V. 11712.) Ou'a-t-il done fait ? II a mendie. La mendicity, severement proscrite de nos societes mo- dernes, ou domino ie principc du travail et de la responsa- bilile individuelle, est une des institutions fondamenlales du moyen tge. Sanctifiee d'abord par I'Egiise comme une vcrlu, h une epoque ou elle n'etait que le detachement gene- reux d'unedme lout occupee de I'amour de Dieu, elle devint plus tarcl une profession. Moines, trouveres, ecoliers, tous mendierent plus ou moins. Mais cet etat, comme tous les aulres, cut ses parias et ses privilegies. Tandis que le pauvrc chantenr, I'ecolier affanie, recevait a grand'peinc un mor- ceau de |)ain ou un nianleau, I'Eglise, avec ses infatigables niendiants, entassait tresoi's sur Iresors. Les franciscains et les dominicains, hommes de l6te et de parole, devinrent les chefs de cetle vaste entreprise, lundee sur le capital com- niun de la charite publique. DejaRuteboBuf avait lance plus d'une malice, deveuue bient6t populaire, conlre ces pauvres freres si bien pourvus. Jean de Meung les attaque au m6me litre que les avares, les faineants et les vagabonds, comme 6lres improduclifs et inutiles a 1 Etat. De plus, ecrivain roya- lisle et gallican, il poursuit en eux les serviteiirs du Saint- Siege, et leur reproche de faire du pape un vice-Dieu, Com- batlre a la fois les mendiants et les faux devots, c'6tait soulever contre so! de terribles adversaires. Aussi, malgre son audace, le poete a-t-il soin de se manager des allies d'un 1. Travailier. i. Frier. \i i62 CHAPITRE IX. autre c6te ; il s'enveloppe de precautions analogues a celles de Moliere dans la preface de son Tartufe : comme Cleante, il distingue la vraie et la fausse devotion. « Je ne veux, dit-il, ni blamer ni diffamer la religion : sous quelque habit que je la trouve, je la respecte, pourvu qu'elle soil humble et loyale. » Si ne voil-ge mie blasmer Religion, ne diffamer. En quelque abit que je la truisse', Jk religion, que ge puisse, Humble et loial ne blasmerai. Moliere, apres avoir montre la confusion de rhypocrite, in- troduisait habilement I'elogeduroi, Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude, interessant ainsi I'amour-propre du souverain au succes de ses satires, centre de redoutables inimities. Jean de Meung cherche de m6me un appui dans I'autre puissance morale du temps, antique et jalouserivale desordresmendianls, comme elle le fut plus tard des jesuites, I'Universite. II rappelle avec indignation I'exil de Guillaume de Saint-Amour, et oppose la ferme conduite de I'Eglise nationale aux intrigues de la mi- lice ultramontaine : Et se ne fust la bonne garde De I'Universite, qui garde La clef de la crestient^, Tout 6ust est6 torment^. Qui se douterait aujourd'hui que ce hardi pamphletaire, cet ami de I'Universite, cet ennemi des papes et des moines, portal t lui-m^me la robe de frere pr^cheur; qu'il vecut riche, puissant, tranquille, honore ; qu'il fut enterre en grande pompe dans le cloitre des jacobins, parceux-la m6mes dont il s'etait tant moque durant sa vie? S'il faut en croire une legende assez suspecte, il voulut les narguer encore une fois apres sa mort. Pour prix de ses funerailles, il leur laissa 1. Trouve. XIV SlfiCLE. — JEAN DE MEUNG. i6:j une lourde caisse qu'oii supposait remplie d'or el d'ar^^ciit, ct qui (Icvait 6lre oiiverle ie leiidemaiii dc sa sepulluiv, l/allcnLo elail j^raiidc. Lcs immciises richesscs du doluiil, sa repiilation d'aslrologue et d'akhimisle, permellaient do supposer quelque lr6sor merveilleux. Quand Ie couvercle fut leve, on u'y Irouva qii'unc 6norme qiianlil6 d'ardoises chargees de figures geomtilriques, Ircsor de science, sans doute, niais que personne n'elail vn etat d'apprecier dans Ie couvcnl. Lcs jacobins fnrieux voulaient delerrer et jclcr bors de leur clollre ce niort insolvable ; Ie Parlcmenl inlcr- vint el uiaiutinl Jean de Meung en posscssiou dc sou loni- beau *. i. V. sur ies deriiLrs moments Jc Jean .Ie M.iinp. Hist. Lilt, dc la Franco ct uviii, p. 430, CHAPITRE X PHILIPPE LE BEL. LE PAPE ET LES TEMPLIERS Le roman de Fauvel. — Le Dit du roi, du pape et des monnaies. — Les Avisements au roi Loys. Acheve dans les deraieres aniiees du xiii'' siecle, le Roman de la Rose aancriQait ravenement d'un esprit nouveau. L'humeur agressive de Jean de Meung semble avoir gagne tous les ri- meurs d'alors. L'alliance plus etroite de la politique et de lalitterature communique a celle-ci toute Taigreur des luttes qui vont s'engager dans le monde. Philippe le Bel en devint le veritable inspirateur. Ce hardi despote est en m^me temps un subtil conducteur de Topinion. C'est avec elle qu'il renverse les murs du Temple et riposte aux foudres du Saint- Siege. Dans ce duel engage entre les deux grandes puissan- ces du passe, ce n'elait point assez des etats generaux et des legistes. II voulutencoreenrolera son service des auxiliaires plus bi'uyants, les ecoliers de I'Universit^ et le peuple des carrefours. Pour eux, 11 soudoya une armee de chanteurs, d'orateurs, de disputeurs, erudits ou populaires, docteurs en Sorbonne, moines mecontents, trouveres affames, tous pleins d'ardeur a I'attaque. Tandis que son procureur Noga- ret allait porter a Rome I'audacieuse reponse du roi et des trois ordres, un moine anglais etabli en France, Guillaume d'Ockam, frere mineur et docteur de I'Uuiversite, refutait du haut de la chaire les pretentions uUramontaines. Ua autre athlete du syllogisme, le redoutable Jean Pique-Ane defiait en champ clos tous les tenants de Boniface. Du matin au soir le par vis Notre-Dame, la rue du Fouarre, lea PniLII'PE LE BEI,, LE PAPE ET LES TEMPLIERS. 16.; colleges de Montaigu et de Navarre, retenlissaient du bruit de ces controverscs. tin ni6mc temps, rargeiit ilu mi al- lait, en Provence et en Italie, clieriher d'inlrepides rinieurs qui bravait'iil le |)a|»c jiisqiraux porles do Rome et d'Avi- gnon. Entoure d'eiiuemis et de meconteiils, a bout de res- sources, reduit a faire arme el argent de lout, Philippe usa des faux bruits comme des fausses monnaies, au profit de sou ambition. La force ne lui eiU pas sufli pour avoir raison des lompliors; la caloninie lui viiit en aide. Toules ces sour- des rumeurs, toutes ces legendes aboiniuables, r^pelees a voix basse contre les chevaliers, il ies enfla, les grossit outre niesure, et en lira nn cri d'accusation accablaut pour i'or- dre enlier. Deja, en France comme en Anglclerre, les en- fanls r^petaient h travers les rues le fameux dicton : Gare au baiscr du Templier * ! L'opinion publique uue fois seduite et enlratnee, il fallait la tenir en haleine, et ne point la laisser flechir sous la pres- sion irresistible de la pitie qu'^veille loujours la vue prolon- gec des tortures et des supplices. Tandisquc les juges instru- nientaient, que les temoius appeles a grands Iraisai-rivaient du fond de lu Brelagne, du Languedoc et de I'ltalie, Philippe confiait a ses rimeurs le soin d'enlreteuir I'irritalion et les defiances de la foule contre ses ennemis. Un liardi successeur de Jean dcMeung, Francois de Rues, composait parson ordrc le roman de Fauvel, longue allegoric satirique a I'adresse du pape, des meudiaiils, tl suitout des lem[»Iiers. Fauvel est, comme Renart, un personuage imagiuaire. Moilie homme et nioilie cheval', il est I'idole, la b6te sacr6e devant laquelle tout le monde s'incline. Pape, cardinaux, princes, ev^ques, moines, pauvres clcrcs, c'est a qui torcheva Fauvel d'une main douce et caressanle. L'expression en est reslee : Torclier 1. Nous avons cru devoir supprimer ici la ballade d«-> Trois Moines rouges publico par M. de la Yill)-niarqu6 dans sun recunl de clianls br>*toiis, et repanl^e maintenant comme apucryphe. D'apres M. Luzel, cede pnUeiidue histoue del Tt mplit rs serait au compl- dps JHc<)l)ins dans le r<*<'it })riinilir, heuucoup plus simple et tiioius dramatiquf. Di-s lurs ell'-' ce>s.iil davoir pour uous tnut initirAt. (V. a ce sujet uu article d'honneur, ils s'eniprcssent auloiir de Fauvel, I'^pongent, I'etrillent, le caressent. Derriere eux viennent les jeunes prelats simoniaques, courtisans insidieux et ignorants : • Qui rien no scevent do clorgie (v. CI 4). Puis encore allongeant la main vers Fauvel: La papolarde s^culi(!>rc Mendiante religion, les jacobins, les franciscains, liauts barons de la inendirile, habiles accapareurs qui avaient trouve la fortune sur la route du jeClne et de la pauvrete: Us sont povre gent plain d'avoir (v. 1080). . Ces allaques contra les richesses du clerg6 n'^taient plus alors, comme au temps de Rutcboeuf, une medisance inno- cenle de poete a jeuii. Ucnoncer les abus de la liscalile ro- maine, les scandales de la siinonie, les progri-s alarniants de la mainniorte, c'6laitjustifierles mesures financi^resde Phi- lippe, ses reformes et son intervention comme mediateurdans les alTaires eccld'siastiques. Mais une idee fixe et dominanle I'emportait alors par-dessiis tout dans I'esprit du roi et de sou linieur, la condamnalion des templiers. C'est la le 168 ClIAPITRE X. point important, la these fondamentale et presque avouee du roman de Fauvel. A I'epoque oii Jean de Meung terminait sa fameuse ency- clopedic satirique, Philippe n'etait point encore ouverte- ment brouiile avec le Temple. 11 venait de renouvelerles pri- vileges de I'ordre (1292); les hautsmurs du convent I'avaient abrite lui-m^me centre la fureurpopulaire dans un jourd'e- meute; par mesure de precaution, il y faisait porter ses char- tes et ses tresors, peut-etre avec la secrete pensee d'y join- dre bientot ceux des chevaliers. Au temps de FauveJ, la lutle est engagee, le denoument approche. Le rimeur ecrit sous la dictee des procureurs et des greffiers; son oeuvre est moins encore un poeme qu'un habile et foudroyant requisitoire. Ce n'est pas, le roi, mais I'Eglise, qui accuse les templiers; elle se lamente comme une veuve desolee en grande detresse : abandonnee ou mal servie parses enfants, elle voit ceuxqu'elle a aimes, dotes, choyes entre tons, la trahir et la deshonorer ; Li templier, que tant et tant amoie, Et que tant honoures avoie, M'ont fait despit et vilanie (v. 1 155). Elle rappelle avec tristesse les beaux jours de I'ordre, la noble mission qui lui etait echue, les vertus et les exploits de ses pre- miers fondateurs, puis sa decadence rapide et ses mefaits, qui datent bientot de plus de cent ans. Le bon roi saint Louis avait deja concu des doutes ; depuis ils n'ont ete que trop eclaircis. La maison de Dieu est devenue un receptacle d'impuretcs: Si horrible, si vil, si orde S Que c'est grant hideur h le dire (v. 11 8G). Ici reparaissent toutes les graves accusations du proces, les de- bauches secretes, les scenes de sabbat nocturne, de renie- ment, de profanation : Tantost quant aulcun recevoient, Renoier de tout li faisoient (. Sale. PHILIPPE LE BEL, LK PAPE ET LES TEMPLIEUS. <60 Jesu (irist, et la croix despire', A crachicp dessuz commandoieiit. L'Eglise gangrenee ainsi jusqu'au ccEur elail perdue, si Dieu, jelant sur elle un regard de pilie, n'eiH tout reveic au roi Philippe: Diex en s'aniour I'a apel^, Quant tel nial 11 a r6v6lo. Avec un lei champion, TEglise u'a plus rien a redouter, c'esl ie poete qui nous I'assure. Juslice sera faite en cc nioudc et dans I'aulre : Car ils en seront louz dampnez : HtilasI h^lasl c'est bien raison, Car ils ont trop loiigue saison (v. 1107). Queiques mois plus tard, la prcdiclion etait accomplie; Ic f^raud mallre de Tordre, Jacques Molay, monlaitsur le bu- cher. Gr4ce aux lumieres du ciel, a la complaisance du pape, des juges et des bourreaux, le roi avail sauve I'Eglise, et re- cueillait pour prix de son zele I'heritage de ses victimes. Ouant au poelc, lout enlier a son r61e d'accusateur public, 11 n'avait guere songe k suivre la trarae de son roman. La lutle terminee, ill'oublia ou n'euL pas le temps de le conti- nuer. Un autre rimeur, Chaillou de Pestain, se chargea de niener a (iu les avenlures de Fauvel. Cetle seconde par- tie, moins agressive que la premiere, contient Tintermina- ble recit des noces de Fauvel et de Vaine Gloire, unecu- rieuse description de Paris a cetle epoque, la lisle des mels et des vins alors en vogue; mais rinteifit historique adisparu, la passion n'est plus la pourechauffer cettefroide allegoric. Kn dechainant contre sesennemisle torrent de Topinion publique, Philippe le Bel lichait la bride a una puissance nouvelle, qu'il n'etait pas sCr de conduire et de mailriser toujours a son gre. La parole, une fois emancipee, pouvait 1 . Mc^pi iscr {despicerc). 170 CHAPITRE X. se retourner centre lui. Deja il avail di!i pardonner isonpoete favori, Jean de MeuQg, ses etraoges theories sur I'origine du pouvoir royal: Un grant vilain entr'eus eslurent. Les rimeurs autorises a chansonner Boniface et Clement V finirent par diriger leurs satires contre les tailles, les im- pots et les fausses monnaies. Une piece du temps intitulee le Bit du pape, du roi et des monnaies, est une vive et hardie protestation de la conscience publique, partie du sein de la foule, oeuvre de quelque trouv^re inconnu. L'auteur s'adresse d'abord au pape, qu'il compare k I'Ante- christ: « Pape Clement, I'homme qui ment doit 6tre repris, c'est bien clairement demontre; car de ta conduite se plaint I'E- glise, qui est depouillee et injustement partagee.... » Pape C16ment, Li horns qui ment Repris doit estre. Car de ton estre Se plaint I'Eglise, Qui est desmise... « Tu devrais observer la loide saint Pierre comme unp^re veritable, aimer le peuple avec charite ; tu ne le fais pas : tu n'asd'autreami que I'argent. » La loi saint Pierre, Comme vrais pere, Garder devroies Par charit6 Ell amit^ La gent commune. Tu n'as amie Fors la pecune. Puis, se tournantvers le roi, il essaye de lui faire honte,]ui rappelle son titre de fils de France, et les bruits deshoauetes qui courent sur ses monnaies: PniLIPPE LE BEL, LE PAPE ET LES TEMPMERS. 171 « Roi, pourquoi n'y penses-tu pas? Tu n'es pourtant plus un enfant. Si tu savais ce qu'on va publiant avec niepris de les monnaies.... Le inciui peuple est epcrdu et niecontent; il se d^sespire en voyaiit Je bon temps I'aillir. » La gent menue Estesperdue Kt incontcns, Et se desvoicnt, De ce qu'ils voinnt Falir bon tens. {Maniiscr. fonds Notre-Dame, 74 bis.) A la mOme epoque, quelque clcrc indigne denongait en vers latins le honteux trafic de la papaute, le nouveau pacte d'Horode et de Pilate, se partageant la robe du Christ: Hoc faciunt, do, des : hie Pilatus, alter Herodes, Philippe etait a peine dcsccndu dans les caveanx de Saint-Denis, qu'un brave bourgeois de la rue de la Verre- rie, ancien mesureur de sel, Godefroy de Paris, adressaitses Avisements au roi Loys, pour I'engager a faire mieux que son pere: Gentil roy escoute et entcns, Miex que ne fist ton p6re en tens *. Malgre son litre d'employe a la gabelle, il lui conscillait dc De point ^eraser son peuple d'inip6ts : De servitutes oster toutes, Et toutes aultres males-toutes *. Voisin et peul-6tre marguillier de Sain(-M6ry, il Pengageait surlout a respecter la sainte Kglise, a suivre les traces de son devot aieul saint Louis, et a punir severement les au- teurs d'iniectives centre le clergc, trop encourages sous le i. Jadis. I. Maltutes : mala toUa (Toy. Liltrd). 172 CHAPITRE X. regne precedent. La noblesse, de son c6te, inserait dans la Chronique metrique^ , redigee de 1300 a 1317, ses reclama- tions et ses griefs contre le gouvernement des serfs, des \i- lains et desavocats: Toutes bonnes coutumes faillRnt, A la cour ne nous fait on droit, Sers, vilains, advocateriaus, Sont devenus emperiaus ^. 1. Attribute ^galement a Godefroy de Paris. M. Paulin-Paris n'est pas de cot avis, ct nous croyous qu'il a raison. (Voy. Analyse des mauuscrits de la Bibl. mill.) 2. JIaitres (imperiales. CIIAPITRE XI LE DIAIiLE. — DOM ARGENT Vogue du Diable au xv* 8i6cle. — De rermite qui s'enivra. — Do rorniite, du coq et de la g^line. — L'advocacie Notre-Dame. — Les Juifs et les Lombards. — La paten6tre de TUsurier. — La Iti- gende deSliylock. — Bauduin de Sebourc. Dans ce monde d'astuce, de chicane et de mensonge, grandit un personnage dont le credit balance et iiifime eclipse un instant celui de Renart, de Fauvel et de Faux- Sernblant: c'est le Diable. Celui-ci n'a pas la gaiete joviale, la mine filt6e et spirituelle du vainqueur d'Ysengrin : noir, laid, terrible et grotesque, il garde pour lui sa joie maligne et fait moins rire que trembler. Pourlant nul ne s'entend mieux a jouer les mauvais tours, les surprises et les mystificalions. 11 n'est pas reduit, conime Renart, aux seules ressources de son esprit; enchanteur et magicien, il dispose de toutes les forces de la nature : sortileges, conjurations, metamorphoses sonl a ses ordres. Pour lui, les lois du nionde physique comme celles du monde moral sont suspendues; la matiere devieut penetrable, les corps pcrdent leur pesanteur, les 4mes leur Iibert6: Car sachiez bien, il est vertez ', II n'est nus liom de tn^re nez Qui une heure de jor p5ust Combaitre, que vaincuz ne fusl Centre I'assaiit h Tanenii, Se il n'avoit Diou h. ami'. 1. V^iil^. t. M6011, Nuuv. Contcs, t. I, 174 CHAPITRE XI. Sa vogue, deja grande dans les contes devots du xiii« sie- cle, est complete au xiv". Les progress des sciences occultes. les scandales de la courdes Valois, les tenebreux proces des templiers, des Juifs et des Lombards, contribuent encore a I'augmentep. Au milieu de ce sombre broulllard qui enve- loppe toute la soci^te, h. travers ces bruils sinistres d'em- poisonnements, d'assassinats clandestins, d'amours mons- trueuses, d'enchantements mysterieux, il apparatt vainqueur, ricanant et grimagant. C'est bien la le heros qui convient a ces imaginations inquietes, malades et superstitieuses. Le surnaturel mystique de I'age pr6c6dent ne leur suTfit plus ; elles vont le chercher maintenant dans la transmutation des metaux, dans les invocations magiques, dans les mysteres de I'astrologie et de la cabale. Aulieu d'attaquer son adver- saire en champ clos, la lance au poing, on Venvoute sans bruit, on perce d'^pingles sa statuette p6trie de cire ; el le charme I'etrangle ou le fait mourir a petit feu. Toutes ces mauvaises pratiques sont placees sous I'invo- cation du Diable. A lui la belle princesse qui trouble la rai- son de son amant, et le fait jetera la Seine pendant la nuit. A lui le parvenu qui s'enrichit frauduleuseraent, et va mou- rir a Montfa- on. A lui I'alchimiste dont le souffle s'epuise, dont les yeux s'usent k la lueur ardente du charbon. A lui le templier qui crache sur la croix et renie son Dieu, le juge qui prevarique, le pape qui vend la chrelient6, le roi qui prend le sang et I'argent du peuple. Nul n 'est a I'abri des pieges du malin. Les saints eux-m6mes deviennent ses du- pes et presqr.e ses victimes, jusqu'aux portes du paradis. II vole a saint Pierre I'ame d'un pauvre homme, en jouant centre lui avec des d§s pipes. Les coeurs simples et purs sont surtout I'objet de ses attaques. On le voit sans cesse roder autour des murs du couvent, oii il trouble le sommeil du jeune novice; pres de la cellule de Termite, qui est alle chercher au fond des bois Toubli du monde et de ses seduc- tions. Pour reussir, le tentateur prend toutes les formes et parle toutes les langues ; homme, b6te ou feu follet, moine, chevalier, abb6, trouvere, bourgeois, il assi^ge de ses meta- LE DIABLE. — DOM ARGENT. \i:\ morphoses terribles ou souriantes rimaginalion de ceux qu'il veut perdre : Oez * le barat « d(! Satan i En guise dun home se mist, Cliapo ot 3 forree, bone et bele. Un jour il vient troiiver un pieux solitaire, et se transforme ases ycux en ours, en leopard et en lion*. Le saint homme effraye lui dcmande grAce, et I'oblient a condition de com- metlre un des trois pecli6s suivants : ivresse, luxure, ou homicide : Je dis que tu t'enyvreras, Ou fornicacion feras, Ou homicide, ce sont trois : Or en pues ' un prendre ^ ton chois. Force de choisir, rermite consent au plus Icirer, celui d'i- vresse. II va diner chez son voisin le meunier. Une fois ivre, il ne peut relourner a sa cellule. La femme du meunier s'en- gage k le reconduire; mais elle avait bu aussi, et tous deux s'endorment cote a c6le, au milieu de la route. Sur ces entre- faitcs, le niari, degrise par la jalousie, arrive arme d'une hache et se prepare a frapper Termite : ceiui-ci, tout ivre qu'il est, pare le coup, saisit la hache et etend le meunier a ses pieds. Puis, laissant la femme endormie, il retourne i sa cellule. Le lendemain, effraye d'avoir commis ie triple peche d'ivresse, de luxure et d'homicide, il prend le chemin de Rome. Apres une longue serie de soufl'rances, il obtient du pape I'absolution et meurt comme un saint homme. Ge qui prouve, dit le contour, qu'on ne doit jamais desesperer de son salut, mais aussi que le diable est bien malin. La conclusion n'est pas toujours aussi rassurante. Le ten- 1. ^outcz. i. Ruse. 3. Eut. 4. Mt^on, Xouv. Ilc'C.y t. II, De rcrmite qui s'cnivra, 5. Pcui. 170 CHAPITRE XI. lateur poiisse quelquefois plus loin la plaisanterie, et con- duit ses victiraes tout droit a la potence, sans leur donuer le temps de recevoir I'absolulion. Un autre jour, il prend I'habit d'uD bourgeois de la ville, et s'en vient causer d'uQ air doux et beiiin avec un ermite du voisiuage. II propose au saint homme un coq pour lui tenir compagnie et le re- veiller le matin : Un coc vos esconvient avoir i. Les beures par nuit chantera, Et k point lever vos fera. Apres bien des scrupules et des refus, celui-ci accepte. Mais ie coq s'ennuyait : par bonte d'ame Termite consentit a lui donner une poule. G'^tait la le plan du demon. Le bonheur de ces deux volatiles reveille dans le coeur du \ieux solitaire des feux eteints depuis longtemps : Li hermites les regarda, En regardant trop s'oblia. Tout pres de la vivait la fiile d'un gentilhomme, jeune, belle et sage. L' ermite la voit passer et se sent trouble : il rejette bien loin cette mauvaise pensee. Mais le diable avait tout vu clignant de I'oeil et guettant sa proie. 11 a bientot mis a bout, par ses sophismes, toute la logique du bonhomme, et lui demontre que Dieu, en tiraut Eve d'une c6te d'Adam, a voulu : Que li uns I'autre conneussent, Et que de rienhonte n'eussent. Le solitaire resiste encore, proteste de son grand ^ge^ de son insuffisance, Trop sui mes viex, frailes et froiz. Mais le diable aidant, tout devient possible. Le vieillard sent renaitre les ardeurs de sa jeunesse : durant trois jours et trois nuits, il garde dans sa cellule la belle, qui est venue 1. Le Graud d'Aussy, t. V; M^on, Nouv. liec. t. II, LE DIARLE. — DOM ARGENT. 177 se livrer d*elle-m6me, k I'instigation du malin. Salan de son c6te court en hAte prevenir ie p^re et les frferes de la jeune fille, qui arrivent furieiix, jiirant de coiiper en morceaux Ie seducteur. Surpris, ^lourdi, hors de lui, Termite a recour. encore une fois a son peiTide conseiller. La jeune filie repo- sait endormie, Ie sein nu, les levres eutr'ouverles, fratche el : Comme uno rose estoit vermeille. II la frappe de sa liache, et rhcrche A la rachcr sous Ie lit. Bientdl Ie crime est d6couvert. I.e malhcureux saisi, garrotle 8ur un ine, e>t conduit a la vilie et pendu Ie londemain. En moutaut a rechelle, il s'ecrie : Voild oil m'a conduit ?les supp^ts. Une vieille legeiide popiilaire conscrvait le recit des miracles operes par le diable en faveiir du faux prophete. Aussi a l-il une amilie singuli^re pour les Sarrasins. Mais ses comports do predilt'Ction sont par-dessus tout les Jiiifs, les Lombards, gens d'usure, do negocc et dc rapine. Iloiii Arj^^eiit. — IaCh •IitifM et IcH IjoinliurdM. Avec eux entre dans le monde un pouvoir nouveau, par- venu de la veilie, que les trouvdres saluent d6ja du titre iro- nique de Monseigneur. Dom Argent (c'est le uom qu'on lui donno) possede une vertu merveilleuse. « C'esl lui qui fait desheriler un or[)helin, absoudre un excomnQunie, rendre justice a un vilain, et pardonner les injures plus efficacement que les beaux sermons. Rois ou comtes, bouigeois ou ri- bands, 11 n'est personne qui ne I'aime, etpcrsonne n'ea rou- git.... Si vous avez allaire a Rome, n'y allcz pas sans lui, vous 6choueriez : mais avec lui je reponds du succ6s. Mon- trez-le quelquo part, vous verrez aussit6t los boileux courir, les fillcs trolter; vous in>pirerez de I'amour, on vous appel- lera mon ccmr : un prfitre irait jusqu'a chanter pour vous trois messes par jour-. - Jusqu'alors la fortune etait restee assise sur le sol, immo- bile pendant des sidcles : tout i coup eile se deplace et s'en- vole. Mais dans linexperieuce des premieres ann6es, on ne connait point encore I'art de coiiduirc et de discipliner le credit, ce rapide agent de la misure el de laprosperite pu- blique. L'agiolage, dont le nom seul excite encore, m6me de i. All sal'bat, le diable urine dans uu Irou, et Ton en fait aspersioa sur Ins assistants oti baptise des crapauds, lesqueit sont habdl^s de Tciuurs rouee ou iioir, avec une tonnette au cuu ct une autre aux picds : un pKrrAin lie >l la t^te defdits crapauds et une inarraine lut tieut par les pieds. {Traite de demoiio- ouinie. — Renault. 1S44.) 2. Le Grand d'Au«.-i%-, *. IV. 182 CHAPITKE XI. nos jours, tant d'irritation et de defiance, dut apparaltre sur- tout alois comme une oeiivre de tenebres. De la le mauvais renom, la haine etla reprobation qui peseDt sur les gens de finance, depuis le coUecteur d'impots, le fondeur, le mar- queur, I'essayeur, jusqu'au banquier et au ministre de cet art infernal. Les Juifs et les Lombards, tribus vagabondes exclues de leur part du sol, s'emparerent de cette chose mobile et voya- geuse comme eux, le numeraire. Maudits pour leur religion, lis le furent encore pour leur fortune. Le Diable n'avait-il pas son ecot dans ces hardies speculations, dans ces gains illicites qui faisaient refiner vers la sale echoppe du juif I'argent du chevalier, du bourgeois et du paysan^ ? N'etait- ce pas lui qui mSlait le cuivre dans la chaudiere, ou se fon- daient les deniers blancs devenus jaunes a force d'alliage ? Pourtant, ces hommes si decries n'en furent pas moins les peres et les organisateurs du credit moderne. lis firent beaucoup de mal et beaucoup de bien. A certainesheures de dentiment, la royaute fut heureuse de les trouver pour parla- ger avec eux leurs vols et leurs economies. Elle leur em- prunte ou les depouille, ce qui revient au m^me. Puis a boutd'exactionSjle roise fait lui-m6me faux-monnayeur. On crie, on tempete, on se revolte : alors, quand les archers ne suffisent plus pour contenirl'indignation generale, quand de toutes parts eclatent les cris des seigneurs, du clerge, de la populace, on envoie a Montfaucon quelques-uns de ces hom- mes de finance, pour y expier leur fortune rapide el la mala- dresse du roi. Ainsi finissent Enguerrand de Marigny, Pierre Remi et tant d'autres. Le peuple applaudit, se croit delivre des fausses monnaies et dela misere. Justice est faite. Le lende- main, I'agio recommence : le Diable se remet a I'ceuvre, et toutes ces spoliations, ces jugements, ces pendaisons, ne decouragent pas les hommes d'argent, plus opiniatres, plus hardis que jamais a s'enrichir au risque de la po- tence. 4. Voy. Alex. Monteil, \. (, Le Fils du Diable. LE DIABLE. — DOM ARGENT. iSi Cclte terrible crise des monnaies, source de lant do mi- feeres et de revolles, commence k Philippe leBei, s'arrfito un moment avec Charles V, et repicnd bieiit6l sons son faibhi B'jccesseur. I/argont devient le lyran do ce inonde qni se debat enlre la confiscation et la banqueroute. Qu'y a-t-il au fond de rintenninablc querelle du pape et dn roi ? Une qui'Slion d'argcnt. Qu'est-ce qui perdra les templiors? Penl- 6trc leni" or^'ucil, leurs debauches secretes? Nun, niais lunr argent. Les ulopisles, les rftveurs, les hommes d'imaginalion inquieleet avenlnreuso, que poursnivenl-ils alors? La jiierre philosophale, la mere de rargenl. La litterature populaire elle-m^me n'a gu6re d'autre inspiration. Les poeles ont tou- jourseprouve centre ce fugitif melal la mauvaise humeurde gens habiliids a ses infid61ites. De nos jours on fait dus co- medies sur la Bourse; on bafoiic la vanile, on flelrlL {'impu- dence des agioteurs parvenus : la foule applaudil, les pou- voirs publics encouragent cetle croisadc morale entreprise centre i'Avgcnt. Les rimeurs du xiv siecle y meltaient en- core plus d'ontrain et de passion. Chansons, fabliaux, epo- pee?, c'est a qui maudira ce ii'gne diabolique de I'usure el de I'apio. Aussi que dhisloires maligncs on louchantes, que d anathemes et de satires, depuis ramusantc Patcndtre de V V suricr jusquh la ttiste legendc du Juif et duiniuvre Che\:a- lier ! L'usurier s'est Iev6 de grand matin, il a visite toutes les serrures, revcilie en grondant sa Icmme, sa fille et sa ser- vante. « Je vais a I'eglise, dit-il ; s'il vient quelqu'un pour emprunter, qu'une de vous accoure bien vite me cherchcr; car il ne faul quelquelois qu'un moment pour perdre beau- coup*. » Chemin faisant, il commence a ri'citer sa patc- ndtre : « Pater nnster. Beau sire Uieu, donnez-moi done du bon- heur, et faites-moi la grice de bien prospiirer : que je de- vienne le plusrichc de tons les pr6teurs du monde. » 1. Le GrAiiii d'Aussy, t. III. Barbnz.-m, I. IV. L'ld^c primitive de cc coDte sc truuTe di-ja daus im tcmiuu du xii'' m d- . 184 CHAPITRE XI. « Qui es in cobUs. J'ai bien du regret de ne m'Stre pas trouve au logis Je jour que cette bourgeoise vint pour eni- prunter. Je puis dire que jesuis fou, quand je vaisai'eglise, oil je ne puis rien gagaer. » Je puis dire que je sui fous, Quand je vois a autrui moustier, Oil je ne puis rien gaaingner. « Sanctificetur nomen tuum. Je suis bien f^che d'avoir unc servanle si alerte a gaspiller men argent..^ » Trop me grieve, Que ma meschine est si esmievre De mon argent issi gaster. « Adveniat regnumtuum. J'ai envie de rctourner a la mai- son pour savoir ce que fait ma femme : Retorner vueil k ma meson, For savoir que ma fame fet. Je parie qu'en mon absence elle se pave quelque poule ou quelque poussin. » « Fiat voluntas tua. Mais je me rappelle que ce cheva- lier qui me devait cinquante livres ne m'en a paye que la moilie. Et si ne I'ai pas oubli6, Que puis-je perdre ? J'ai sa foy. a « Sicutin ccbIo. Ces damnes juifs font rudement leurs af- faires en pr^tant a tout le peuple. Certes, je leur porte envie et je voudrais bien faire comme eux. » uEt interra.LQ roi me tourmente bien en prelevant si sou- vent des tallies : Trop me travaille Li rois, qui si souvent me taille. » Cependant I'usurierest entre dans I'eglise, il a recommence deux ou trois fois son Pater ^ sans pouvoir arriver a la fin. Mais a la vue du pr6tre qui monte eu chaire, il se hate de LE DIABLE. — DOM AKGENT. 18.i poussep un cri d'amen pour retourner k sa maison. « II va nous sermonner et chercher a nous soutircp de Targciit do nos bourses. Serviteur, il n'aura pas du micii. m Amen. Je m'en viuil rctorner. Nostio prestre veut sermoner, I'or trere nostre argent de borse. L'antre histoire est moms gaie. Un vieux gentilhomrnb ruiuti viont frapper a la porlc d'liii jiiif, el liii demande, les larmes aux yeux, de lui pr^ler une faibie sonuiie. L'aslucieux enfant d'Israel y consent, mais k condition de garder en gage le fils de son debileur. S'il n'est renibourse k Theure mar- queo, il enlt'vera sur le coips de son prisonnier un poids de chair egal a celui de Targent pr«ile. Le Diable est I'entre- meltenr de ce conlrat, qui allait recevoir son execution, sans I'arrivee d'un charitable prud'homnie, ancien marchand de- venu ineinc. Le type fanieux de Shylock, I'usurier vampire qui suce et boit ie sang de sa victime, est la tout entier, dans loute sa noirceur et sa ferocite. On s'est etonne de le relrou- ver plus lard au fond de I'lnde, oii le juif e?t remplace pai- un mahoni6lan. Cette legende, parlie sans doute de I'Orient comme tant d'autres, avait cours au moyen Age : peut-6lre cst-ce par nos conteurs qu'elle est arrivee jusqu a Shakspeare; tout nous porle a le presumer. Execre comme bourreau de Dieu, le juif Test peut-6tre plus encore comme bourreau du peuple. Mille bruits terribles et absurdes circulent surson compte : on I'accuse d'empoison- ner les fontaines, d'aller au sabbat avec le Diable, d'cnlever et d'immoler les petits enfauls. Toules les viellcs d'Lurope avaient repete la complainte de Hugues de Lincoln, jeune enfant sacrifle, disait-on, par les juifs d'Anglctcrre, le jour de la idle des saints innocents : 0(^s, oes bele chanson Des Juis, qui par traison Firent cruel occision D un enfant^ qui liuchon ot non^ 1 . Eut aonu 186 CHAPITRE XI. Apres avoir ecoute cette lamentable histoire, la foule encore emue et indignee se consolait an reeit de quelque mesaven- ture risible ou de quelque bon tour, souvent atroce, joue a ces mecreants. Avec eux tout devenai t permis : les meilleures dmes, les plus grands saints eux-memes etaient dispenses de charite. Le pieux roi Louis IX avait oublie un moment, disait-on, sa douceur, presque sa gravite, pour s'egayer a leur depens. L'histoire est curieuse : elle nous est parvenue en latin; mais elle fut rimee d'abord en langue vulgaire, et dut obtenir un immense succes K « Un juif, qui avait a Paris une grande repulation, tomba un jour dans les latrines publiques. Les juifs se rassemblerent pour lui venir en aide. « Gardez-vous bien, s'ecria-t-ii, de me tirer d'ici, car c'est « jour desabbat, mais attendezjusqu'ademain, pour ne point «violer notre loi. » Alors ils s'eloignerent. Des Chretiens qui etaient presents annoncerent la chose au roi Louis. Le roi, informe du projet des juifs pour le lendemain, donna ordre a des gens bien amies d'aller empScher les juifs de ie tirer de la fosse le jour du Seigneur. « II a, dit-il, observe le sabbat; il observera aussi « notre dimanche ». C'est ce qui fut fait ; mais, lorsqu'on revint le lundi, pour le tirer de la, il elait mort. » Tout le monde, a coup sur, trouvait la plaisanterie excel- lente, et en concevait d'autant plus d'amour et de respect pour le saint roi. Laisser ce maudit, ce puant juif pendant deux jours languir et mourir dans une fosse infecte, c'etait un sacrifice agreable a Dieu et surtout au peuple. Les rois le renouvelerent plus d'une fois. Dans les moments de peste, de famine, de calamites publiques, le juif est toujours la vic- time expiatoire. C'est lui qu'on chasse, qu'on depouille, qu'on lapide en memoire des outrages recus autrefois par Jesus- Christ. Les ballades satiriques pleuvent sur lui comme les coups de pierre et les edits de confiscation. Mais qu'importe? II prospere, il s'engraisse, il fleurit sous les crachats et les soufflets. L'argent lui reste toujours fidele : le peuple en serr. pour ses chansons : i. Hist, litt., t. xxnu LE DIABLE. — DOM ARGENT. 187 Cantabil vacuus coram latrone, Baudiiiii iiioIogie, qui prouve nioius ses counaissances en gram- niaire que son anlipathie contre i'odieux niclal : Un d^ablez d'enfer le fist argent nommer ; Car il art* tout lo luoiulc. si Ions qu'on set alcr. II n'est si petit enfes', c'cst log! or h prouvcr, Son li done un denier, qui n'en laist^ le plourer. (Gh. II.) Juvenal n'a pas dit mieux : Hoc discunt omnes ante alpha el beta puelltp. Bauduin estun vrai chevalier errant, expose comme OKdipe dans son cnfance, el jetc sur la grande route du moude sans autre fortune que sa lance, sa bonne mine et son courage. Rude combatlant, intrepide buveur, gai compagnon, loyal, prodigue et galanl, il bat les sergents, delivre les demoiselles captives et les enleve quelquefois, punit les vassaux felons et pourfend les Sarrasins. En lui revit le genie inquiet, ro- mauesque et batailleur de I'ancienne feodalile. A ce type tra- dilionnel de bravoure, de franchise et de jovialile, le trou- v6re oppose la sombre et deloyale figure de Gaufrois, son ennemi. Gaufrois est un Ganelon d'une nouvelle esp^ce : la trahison n'est pas sa seule ressource : il a deux auxiliaires plus redoutables encore, le diable et Vargeiit. C'est le gentil- hommedevenu trailant, usurier, faux-monnayeur, marchant, la lance dune main el la bourse de I'autre, h la conqufite du monde. Epris d'une passion crimiuelle pour la fcmme de sou 1. Rrule. •i. Eufaiit. 3. Lnisse. \SS CHAPITRE XI. suzerain, il entraine le bon roi de Frise Hernous en Terre Sainte : la, nouveau Judas, il vend son mailre aux Sarrasins, et revient en Europe, riche du prix de sa trahison, et saisi d'une joie infernale k I'idee de posseder la belle Rose : Abi ! royne Rose, la plus belle qu'ains fu, J'arai le cors de vous, bras h. bras, nu a nu. (Ch. le'.) V6tu de deuil, il vient annoncer a la reine la mort de son epoux encore vivant, et feint de compatir a sa douleur. En mfime temps il eblouit la cour par ses largesses et sa magnifi- cence : il donne aux chevaliers, il donne aux suivants d'armes, il donne aux jacobins, il donne aux cordeliers : aussi les amis lui arrivent en foule : Cap 11 boms qui est ricbe et plain de bonne fin, II treuve des aniis Et li povrez ne treuve ne parent ne cousin, (Ch. le'.) La reine ne pent resister au voeu public, elle accorde sa main a Gaufrois. Le traitre vient s'asseoir sur le tr6ne du roi qu'il a vendu. Effraye de I'audace precoce de Tenfant Bau- duiu, fils de Hernous, qui lui arrache la couronne de la tete, il veut le faire perir ; mais I'enfant echappe miraculeuse- ment, pour devenir, comme Oreste, le vengeur de sa famille. Cependant Gaufrois jouit paisiblement du fruit de ses cri- mes ; obei au dedans, redouLe au dehors, il se rend bientot odieux par ses exactions et sa tyrannic. D'accord avec ses ministres et par I'inspiration de Satan, son conseiller intime, il invente un systeme de tallies, de maU6tes et d'impots vexa- toires, qui doivent pressurer et pomper toute la substance des pauvres bourgeois de Nimaye. Pour aller et venir, pour se marier, pourjouir de sa femme, pourabattre un boeuf ou un mouton, il faut payer, toujours payer : partout le collec- teur avec ses mains crochues, qui rode aux portes des villes, autour des tavernes et des marches. Alors, du sein de cepeu- ple opprime, s'eleve un cri de malediction ; LE DIABLE. — DOM ARGENT. 18'J Ahi! lerrez * GaufroU quant vous pendera-on ? (Gil. VII.) Un boiicher fiirieux abat iin sergent i ses pieds d'un conp rlc liaclie. Mills I'argent el la terreur ont bioiilOt ftTmo tonics Ics bouches ; Gaufrois Iriompho, reinpliL ses coffres et tient le monde enchalne. Gorge de pouvoir et de ricliesses, il i)rend en dt'gfiftt la royaule de Frise cl porlc plus haul ses viies. Les cliarnies de la belle Rose ne liii siirtiseiit plus : il I'en- feni^e dans un chilteau au fond de la for6t d'Argonne,repand le bruit de sa mort, fait celebrer publiqiiemcnt ses funerail- les, el vient h. la cour du roi dc France, dont il pr6lcnd epoii- ser la soeiir. La encore la seduction recommence : avec son invincible talisman qu'il fait brillcr ;\ lous les yeux, il voit venir a lui la faveur dcs Parisiens, les bonnes graces dos chevniiers, Ics soiirires des dames et les benedictions de IK- glise. Tandis que Bauduin gagne peniblement a la pointe de sa lance, comma un preux des anciens temps, l;i royaule dc Jerusalem, I'astucieux Gaufrois s'achemine doucement, clan- destiiiement vers le tr6ne de France. Regu dans rintimilc du roi Philippe, il I'empoisonne et I'enterre gaiemenl a Saint- Denis, dont il scduit I'abb^ en lui prometlant d'avance la crosse de Reims. Trailre, parjure, voleur, assassin, empoi- sonneur, presque bigame, il est plus puissant, plus lionore, plus adule que jamais ; il siege en maltre au parlement, il est devenu I'arbitre de toutes les querelles, la provideu'".e du royaume, I'idole de Paris: On le pri«;e et honnouro plus c'on ne fist Jhostis, Quant i\ Jh^rusalem fu, k Pasiiucs, venus. (Cli. XXIV.) Pour mettre sur son front la couronne de France, que lui faut-il encore? Se defaire du roi I.ouis. II y songealt: mais Bauduin arrive, lui (^emande compte de ses mefails, et le provoque en champ clos devant toute la cour. Impassible sur son siege, Gaufrois ne se laisse ni troubler ni intimider: avec un sang-froid infernal, il fait luire cet or anqnel tout a I. Scil^rat (latro). 190 CHAPITRE XI. cede jusque-la, et propose au chevalier de lui acheter sa vengeance: Venes k moi parler, vous ar6s de I'argent, Li autre en ont 6ut. {lUd.) A cetteoffre injurieuseBauduin repond par un noiiveau defi, et jette son gant au visage du Iraitre. Louis de France au- torise le combat. La veille de ce grand jour, qui doitvenger toutes les ofl'enses de sa famille, Bauduin, en vrai chevalier, se confesse, communie et invoque la sainte Vierge Marie. Gaufrois, a litre de mecreant et de paien, refuse d'appeler un pr^lre et compte surl'appui des diables Lucifer, Satan, Belzebulh, ses amis el cousins : Encor m'aideront-il, car che sont mi cousin. (Ch. XXIV.) Enfin I'heure du combat est venue. Gaufrois n'est pascommc Audigier un chevalier poltronet maladroit. G'est un rohuste jouteur, aussi habilekmanier laiauceque le poison, la parole ct i'argent : Car 11 cors avait lone et fait come gaiant* S'il ne fust fax 2 traitres, j'ose bien afichier ' Con ne trouvast, el mont *, plus hardi chevalier. (Ibid.) Jamais victoire n'a coillte plus cher a Bauduin, le grand ba- tailleur, qui mellailen fuite des armees enlieres de Sarra- sins. II sue, halete, s'epuisea la poursuite de cet adversairc insaisissable, qui echappe ou riposte a tons ses coups avec uue adresse de demon. Enfin Gaufrois s'avoue vaincu; ce digne compagnoa de Satan, ue pouvant mieux, demande la grace de se faireermite: Si devenrai hermites en un bos verdoiant. 1. G6ant. 2. Faux. 3. Affirmer. 4. Au moade. LE DIADLE. — DOM ARGENT. lOf Mais Baiiduiii refuse d'abjiiulonner sa veiijieance; le peiiple et la coui- demaudeut que justice soil lailc. Le trailre va 6lre pendu aMonlfaucon. Au pied de la potence, lui-m6me fait I'aveu de ses crimes, dc ses coupablns projets iiUerrom- pus, ot se plaint d'avoir ele la dupe du Diable qu'il croyait soli ami: Or ni'ont si atrapet li dCable {IbuL) (lelle derni^re partic duroman de Bauduin, qui variedans les manuscrits, est unc allusion evidoule a des evenemenls coulemporains. On y retrouve la trace des rancunes et des passions qui se dechalnerent a la mort de Philippe le Bel. Hans ce type odieux de (laufrois, dans ce gloutoa, commc I'appelle le vindicatif rimeur, dans cet affame, ce devoraut dc pouvoir et d'argent, il est facile de reconnaitre I'ancieu favori de Philippe le Bel, le second roi de France, le taci- lurne et magnifique Enguerrand de Mariguy, arrfile apres la mort de son mailre, mis en jugement et pendu a Mont- faucon. Rest6 in6dit jusqu'en 1835, et peu connu encore aujour- d'hui, le pocmc de Bauduin de Sebourc est un monument capital pour I'liisloire politique et litteraire du xiV' siecle*. Comme oeuvred'imagination, comma reman proprement dit, il peut le disputer pour la variete des details, pour la ri- ciiesse des episodes, pour le melange du merveiileux et du reel, du plaisant et du serieux, aux plus celebres productions du moyen 4ge et des temps modernes. Un autre iulerfit Ic recommande encore a I'atlention ; il nous indique la trans- formation sociale qui s'opere alors, les derniers regrets du vieux mondechevalcresquc qui s'en va, et sa profonde aver- sion pour ce monde uouveau, politique, financier, adminis- Iralif, judiciaire, qui vientle remplacer avec son cortege dc procureurs, de mallotiers et de sergents. Aussi est-ce sous Ic cicl de rOrient, dans le pays des merveilles, que la cheva- 1. Puhli'^ par M. Boca (Valenciennes, 1 vol. pr. in-8). H. P. Parib ea a dooD^ une longue et iui^retsante anahse 'lans Ic XXV* toI. de VOistoire litte- raire de la Frojice, 192 CnAPITRE XI. lerie doiinera avec Bauduia ses derniers coups d'epee, avant d'aller tomber a Poitiers sous les fleches plebeiennes des archers aui^lais. Pourtant qu'on ne s'y trompe pas; a Iravers cet imbroglio romanesque, ou Bauduin reaouvelle les exploits des Taucrede et des Richard, circule uq esprit mordant, narquois et positif ; ca et la on sent eclater une saillie moqueuse, un demi-sourire de doutea c6te d'un recit merveilleux. Bauduin lui-meme ressemble moinsason pieux et grave predecesseur sur ]e trone de Jerusalem, Godefroi de Bouillon, qu'au Roland de I'Arioste. S'il occit des milliers d'infideles en I'honneur de J^sus le crucifie, il montre ses deux gros poings durs et serres au cure, qui refuse de servir ses projets amoureux. S'il est le champion des dames, il se permet sur elles des legeretes dignes de Jean de Meung et repetees depuis par Francois !«' : Car 11 homs est molt fox^ qui en femme se fie ! (Ch. XVI.) L'histoire du pr6tre qui essaye de voler a Bauduin son amie en les enivrant tons deux, et le fait arr^Ler pour dettes apres lui avoir offert de I'argent, annonce I'invasion du fa- bliau dans le roman de cbevalerie. Ce poeme est doncmoins encore un dernier reveil de I'esprit feodal, une resurrection lointaine de I'epopee guerriere et enthousiaste, qu'une sa- tire, une revanche de la noblesse et du peuple associes dans une commune haine centre les hommes d'argent. Et sur ce point, en effet, ne devaient-ils pas 6tre d'accord? La no- blesse pouvait-elle pardonner a I'argent, ce parvenu d'hier qui menagait de la detroner? Est-il desormais si bon coup de lance qui vaille une bourse pleine? si fort chateau, si naut pont-levis qui arr^te cet invisible assaillant? Allie mo- bile et capricieux, ou va-t-il de preference? Du cote de I'u- sure et du negoce: il voyage a dos de mulct, dans la malle du Lombard, et laisse aller le chevalier I'escarcelle vide sur sa noble haquenee. Pour I'attirer a soi, que peut faire le I. Fou. LE DIABLE. — DOM ARGENT. 193 gentilhorame, qui n'est ni marchaud ni Gnancier? 11 lui faudra vendre le domaine de ses p^res, abandonner ses pri- vileges, ecraser d'inipOts ses serfs et ses bourgeois, se faire exei rer d'eux, puis a bout de ressources venir un jour Trap- per a la pelite porle basse et louche du juif, et lui laisser en gage son sangou son honneur. Et le peuple que I'argeut doit emanciper un jour et asso- cier an parlage de la propricle feodalc, coninieut no TeClt-ii pas maudit alors ? N'est-ce pas pour lui qu'il travaille, qu'il s'epuise i eu mourip? iNe faut-il pas qu'il le rende par tous les pores, qu'il le sue de toutes les sueurs de son front, afin d'assouvirle fi^^c, ce monstre toujours beaut et affanie? Nais- sance, mort, bapl6me, manage de princes, ramtiuent pour lui I'iuexorable refrain : Qk de Targentl qk de rargciitl Au milieu de ce debordement general de plalntes, de ran- cuncs et d'esperances contradictoires, le heros de la satire au XHi" siecle, I'inlatigable Renart, revenait nne deruiere fois sur la scdue, mais trausfornie, vieilli, dofigure, vrai- ment digne du nom que lui dounentses nouveaux parrains, celui de Renart le Contrefait, 13 CHAPITRE XII RENART LE CONTREFAIT Ici ce n'est plus seulement une branche, mais un nouveau cycle qui commence. L'ancien Renarlrenfermait 30,000 vers: les deux versions de Reuart le Contrefait,composees Tune de 1319 a 1322, I'autre de 1328 a 1341, ferment un total de 50,000 vers *. Du reste, un grand nombre de morceauxsont communs aux deux poemes : le second, qui contient seule- ment 18,000 vers, offre beaucoup moins de longueurs et de divagations que le premier. C'est la encore une oeuvre evi- demment collective, dont les auteurs sent inconnus, a I'ex- ception de cet epicier liberal et raisonneur dont nous avons deja parl6 : type curieux de I'opposition bourgeoise au xiv siecle, et I'un des anc^ties de ces boutiquiers de Troves, qui ecrivirent plus tard sur leurs comptoirs la Satire Menipp^e. Les defauts que nous avons signales dans le poeme du Cou- ronnement et dans celui de Renard le Novel, sent devenus plus saillants. L'allegorie et I'erudilion debordent. Orgueil, Envie, Colere, Luxure, Avarice, reparaissent plus empanaches et plus ennuyeux que jamais. L'auteur, pour ne laisser aucun doute au lectenr, eprouve le besoin de recapituler I'histoire du monde jusqu'a I'epoque ou le poeme fut compose. Tout epicier qu'il se dit, 11 tient k montrer qu'il est quelque pen clerc, et malheureusement il le prouve trop. A chaque ins- tant arrivent des flots de science indigeste : ici un eloge de I'astronomie, la une critique de la fisique ou medecine, ail- leurs un melange grotesque d'histoire ancienne et d'histoire contemporaine. Vous Irouvez p6le-m6le les noms de Sisi- 4. Rothe, Les romans de Renart. RENARr l,K COMREFAIT. lO.H pambis, d'Knguerrand de Marigny, d'Hecube, de Pierre Remi, d'Helene, de Priam et de Jordan de I'lsle; le resions et des luUes du temps. Les allusions aux lails et aux liommes, les details sur I'etat de la 80ci6le, de la no- blesse et de la bourgeoisie abondent *. Bourgois du roy est por ct conte. De tous 6tatz portent riioniieur, Riches bourgois sont bien seigneurs. Bourguis sont la moiennc vie, De (juoy btmnos gens ont envyc. En (ibanipai^rne, ils y ont sailli ; Trop y sonl souvent assailli l)(; taiies, de subventions, Et de telles occasions. El si 1 trop do gentillesse • Qui pen ayde n est point ainsi a. 4. Celtf glorification "le la bourgeoisie iiit>|jire ii nii riin«>ur contetnporain de la premiere partie du xiv* iiecli' le poeme on roinan pci bitiorique de Hii(;ue« Caiet. Le c^ief de la trois eme dynastic y est pr^sienl^ cumine ne*eu dun toucher ilf Paris : ori^ine pl(ib6ienne dont se HouTieudrom ei Daute, ei Villon, et le car- dmil de Pei.e\i dans la Satire Mcnippee. \jt h^ros du poeme u'hi^ile pas k »en Tauter : B de Paris, et de celui-la mime que tuus aT>-i bafoud. * — t Je ne f>ais si fous ^tes bourgeois, r^pond le conn^table, niai% vous Ales noble par le cceur. ■ — Le c<>ii- ni-table est non-s»'ulemenl »auir<', mais dirij,'>', ci»nseill<* |>ar le chef desbourj^Cdis. ^uand il hteite 4 combaitre, c o»t liu^'ues Capet qui I'y d>>ciile. Le chapi-nm d**- iTiTitiqiie dint If di»it,hi!i Oarks est i.Mi.^'.' de M eoiflTer un jour en face de 196 CHAPITRE XII. Mais il est vrai de dire que tout I'inter^t est Ik. Le poeme en lui-meme devient presque insignifiant : la morale est plus longLie que la fable. II semble que les auteurs aient voulu profiter de la vogue de Renart, pour mettre dans la bouche d'un personnage si populaire leurs propres idees. lis out fait du romau ce que Voltaire fit plus tard du theatre, une tribune, d'ou pleuvaient, aux applaudissements de la foule, les moralites bardies sur la noblesse et le clerge. Leur oeuvre est un vaste repertoire satirique, un immense arsenal de science confuse, de chroniques scandaleuses, de chansons malignes, d'utopies et de declamations. Dans la derni^re partie de cette trilogie, Renart subit une transformation analogue a celle de Figaro dans la Mere cou- pable. 11 est devenu morose^ pesant, soupQonneiix, emphali- que et emporte. Comme le vieillard d'Horace, il aime a de- clamer centre le present, Censor castigatorque minorum, et il lui arrive souvent de radoter. De temps a autre, il est vrai, son vieux fond de hablerie joviale reparalt. Le compere retrouve quelques plaisants acces de bonne humeur en me- disant des femmes. La tigresse malade ne peut etre gu^rie qu'en croquant au moins une femme, qui n'ait jamais trompe ou fait enrager son mari. Elle vient au marche oii toutes les femmes sont reunies, et n'en trouve aucune qui realise les conditions exigees. Depuis ce jour elle attend, mais en vain : les femmes se sont donne le mot, et prouvent a leur mari qu'elles n'ont pas envie d'etre croquees. Ailleurs, maitre Renart, de retour au logis, trouve ses enfants mourant de faim. Pour calmer leur appetit, 11 leur vante les avantages de I'abstinence, I'utilitede ne jamais manger entre ses repas, les beaules de I'astronomie, le respect des enfants pour leurs r^meute triomphante semble avoir pass6 sur ia tfete de son aieul. Nous sommes loin du vrai Hugues Capet de rhistoire, de cette faitiille opulente dont les chefs avaient 6t6 de pere eu fils abb^s laiques de Saint-Martm de Tours et de Saint- Germain des Pr6s. En somme, ce poeme de Hugues Capet est moins encore une oeuvre satirique qu'un roman d'aTeutures. outout est de pure faotaisie, plein d'ana- chronismesetd'iuvraisemblances,confondant lespersonnagesetle8^poques,melaut let Muvenirs de I'^pop^e carlovingienne auT idees d^mocraliques da xiv* siecie. UENART LE CONTREFAIT. {0: parents, etc. : au inilicii de tout ce galimatias, il Iciir cite les avenlures d'Isaac, dc Virgile le nia^'icien, et, pour ache- ver de les 6difier, il leur raconte I'histoire d'une certaiuo abhtsse que I.a Fontain«; a niise plus lard en 8c6ne dans son conle scabreux du Ps'iutier. Ce discours bizarro est sans doiito une parodit^ des sernutiis qu»; les predicaUnirs faisaicnt aux pauvrcs, les felicitant de leur mis6re, dont ils senlaient pcu les avantajros, ot Ips nonrrissaut d'une eloquence k la- quellc ils auraient pr^ferii parl'ois uu niorceau de pain. Mais ces reminiscences de jeunesse sonl assez rares dans Rtmn't le Contrefuit. II y a cIjcz lui plus d'amerlume que do gaicle. Ses iuvcctives s'adrossent h toulos k-s classes do la sociele : il passe en revue les dilTerents metiers, et conelut que le monde est plein de fripons. Les voleurs les plus hon- n6les sont encore ceux qui en portent le nom. Les avocats, les usuricrs, les medecins, gens de langue, d'argeiit et de grimoire, qui exp!oitent le nionde les uns aver, une science, les autres avec une probil6 douleuses, sont I'objel de son aiitipalhie. II faut I'entendre surlout contre les imbles, con lie les prfilrcs : c'est la que sa vieille malice tourne en liumeur nivelense et revolutionnaire. D6s le commencement du xiii* siecle, lout jeune encore, il avait inspire aux bour- geois de Laon leur premier cri de revolte contie leur evfiquc : de()uis, son audace a grandi. II ne croit pas A la legilimile des dimes, lailles, mainmortes, corvees, formariages^ toules inventions du Diable et de dame Luxure. II ne croit pas da- vanlasze a la sainlete des biens ecclesiasli(jues ni aux droits de la pi upriete feodale. Gentilsliommes, moines, abbes, il les vole tous sans remords. C'est CEuvre pie que de depouiller ces bommes qui s'engraissent des sueurs du pauvre peuple. Tout en maugreant, en declamant, il recommaiide aux vilains i'obeissance et la resignation, mais sur un ton qui doit les pousser a la revolte. Ses discours ressemblent assez aux preienduos barangucs paciQques du cardinal de Relz, pendant la Fronde : le peuple courait aux arines, en sortant de les ecouler. Renart, devenu vieux et maiade, assis au so- leil dsvant sa porle, voit passer un pauvre homme en gue- 198 CHAPITRE XII. nilles, le visage consterne et des larmes dans les yeux. II I'appelle du nom de Vilain, et lui explique ce que ce mot sigaifie : Vilains est apelez h plain, Non pas por ce que il soit plain De vilenie ne de mal non i : Mes de ville est vilains k non ; Nulz n'est vilains, qui voir an dit 2, S'il n'est fals 3 en fait et en dit *. Apprendre au vilain a ne pas rougir de son nom, c'dtait la deja un point important. Le pauvre homme avoue ingenu- ment a Renart qu'il a eu le malheur de resister a son sei- gneur. Le ruse compere le blame de son imprudence, lui cite I'exemple d'Enguerrand, de Pierre Remi, qui n'eussent pas ete pendus s'ils avaient eu humilite au roi, et termine en lui racontant I'apologue du Chme et du Roseau, La conclu- sion de la fable est : Patience ! Que les petits courbent la t^te en attendant : un jour Forage eclatera sur les hauteurs, et brisera la tyrannie de ces gentilshommes si fiers de leurs donjons, de leurs armures et de ieur race! Patience! c'est le nom qu'un romancier de nos jours, Georges Sand, a donne au vieux paysan prophete de la Revolution, dans Mauprat. Puis, comme Renart s'apergoit que les vilains ont suivi ses conseils a la lettre, qu'ils n'ont pas compris ce que signifie ce mot de patience, dit en certains cas et d'une certaine fagon, il s'emporte centre eux. II les accuse d'indolence, de lachete; il s'ecrie qu'ils meritent Ieur sort, puisqu'ils n'ont pas le courage d'en finir avec leurs oppresseurs. A ce propos, il rappelle un fait lamentable, atroce, qui devait soulever d'indignation centre la noblesse les ames ulc6rees des petites gens. C'est I'histoire de la dame de Doche. « En I'annee 1300, la dame de Doche apprit qu^une femme du peuple, inhumee dans sa terre, avail ete enveloppee dans 1. Mauvais renom. 2. Pour dire vrai. .i. Faux. A. Parole, — Manusc. Lancelot 4, fol. 3- RENART LE CONTREFAIT. 499 qninze aunes de toile. Elle en fut indignee, pr6teridit qu'une Yilaine ne devait pas pourrir si cominod6ment, fit ouvrir la fosse, jeler le cadavre comme une charogue, el employer la toile a (ies couvertures pour ses clievaux*. » On deviiie quel reteiilissi'ment dut avoir dans la foule celte legende, commeniee, exager6e, nalvemcnt ou k des- sein. Kile appelait de terribles vengeances : Ies Jacques s'en cliargdrent quelques annees plus lard. Kncore lout chaud de la colore que lui a inspir^e cette odieuse profanation, le po6le se louroe vers Ies genlilshommes et leur oppose fi6re- nient Ies vilains, qu'ii salue du uom d'61us, d'enfants do Uieu. «< Vous nobles, s'ecrie-t-il, ' II Tous semble k vos jngomaiis, ■ Que 8oi63 nez de dyamans, Et de rubis et de thopaces. Mais ce n'est point parmi vous que Dieu a choisi ses saints et ses ap6tres : 11 a pris pour compagnons, durant son se- jour sur la terre, des liommes du menu peuple, des pScheurs ; pour p^re adoptif, un charpentier. » Les gentilshommes ressemblentau laucon, qui perchesur le poignet des grands, qui est lone, caress6 tant quil vit, puis jete sur le funjier des qu'il est mort. Le vilain est cou)nie le chapon : celui-ci vit d^daign^, oublie dans la basse-cour, cherchant sa sub- sistance au milieu de la fange ; mais, apr6s sa mort, on le sert i la table des rois, sur un magnifique plat d'argent. Ainsi le pauvre laboureur sera porte sur les bras des anges devant le Roi des rois. Cette bizarre comparaison est dans le goilt del'epoque. Nogaret, s'adressant a Boniface, n'hesitait pas a se comparer lui-m6me k I'&ne de Balaam, inspire par I'esprit de Dieu. Ces hardiesses de la po6sie populaire nous expliquent comment la bourgeoisie se Irouvaprftle^ r6diger ses doleances le lendemain de Poitiers. Nous avons la un avanl-godt des accusations violenles qui relentirunt dans les 1. Rothe, Les romans de Benart (ul. 109. 200 CIIAPITRE XII. Etats de 1357, et qui ameneront la fuite du dauphin Charles, rinvasion de son palais, le massacre de ses ministres, enfin la courte et sanglante insurrection des paysans. Cette propaganda exercee par la litterature penetrait cha- que jour plus profondement au sein des masses. Le roman de Renart se contait, selisait, se chantait partout, dans les chaumieres, les ateliers, les cloitres et les ecoles, au coin du feu et sur les places publiques. La royaute, par un calcul tout egoiste, avail favorise ce mouvemeut, qui devait un jour tourner centre elle. En reclamant I'appui du tiers etat centre Boniface, Philippe leBel lui avait revele ce qu'il ignorait en partie jusque-la, sa propre existence. En affranchissant les serfs duValois,il avaitlaisse echapper, dans Tinlet^t dufisc, une de ces paroles imprudeutes, que Louis le Hutin repeta depuis, et qui ne tombent jamais en vain. « Attendu que toute creature humaine, qui est formee a i'image de Notre- Seigneur, doit generalementetre franche par droit natureL.. nul ne doit etre serf au royaume de France. » Cette declara- tion des droits de I'homme, redigee spontaneraent par la royaute et a son profit, fut reprise et commentee de toutes les facons par les rimeurs populaires. Renart, avant de mou- rir, jouait un dernier bon tour, une tragique malice a ce monde feodal, qu'il avait exploite, nargue, dupe si long- temps : il lui laissait pour adieu le premier coup de tocsin de la revolution bourgeoise et de la Jacquerie. ClIAriTIlE XllI LA JACOUERIK. - LA COMPLAINTK DE POITIERS. - LES KTATS DE 1357 (los ranciines et ccs menaces, qui p^rondait^nt soiirdemont iinMocs auxdcriii6res facetiesde Renarl, liiiiiciil par 6claler. Les tlcsastres de la guerre, la captivilc du roi, la deroute de la noblesse ;\ Poitiers, ]c.> ravages combines dt!S Anglais, des gcntilshommcs eL dcs bandits, en liAteront I'explosion. De cbule en cbuto, le poids de toutes K\s mis«^res, de toutes les folies et de toutes les defaitcs, retoml.ait sur le paysan. II avait pny6 reqiiipement de son seigneur avant la guerre; apri's, il rallnt payer sa ranron. « Jaripics Honliomme crie, disaiton, mais Jacques Bonhomme payera. » Un jour pour- tant, Jacques Bonhomme se lassa. Fou de mis De piiler et de manger le bonhomme, Qui de longtemps Jacques Bonhomme Se nomme. La forme de cette complainle a pu fttre rajtMinif, mais le lond en est ancien. Elle n'avait riou de bieii tcrrihle : aussi ne 1. Chateaubriand, litud. Ait/., t. III. 202 CIIAPITRE XIII. recouta-t-on pas. On se mit de plus belle a pillar le pauvrc rustre. L'^ne, la vache, le ble, les meubles, tout y passa : il restaseul, qu, depouille, entre sa femme en pleurs et sesen- fants mourants de faim. Alors, pousse a bout, il se redressa sur ses deux jambes, prit sa faux, son pieu ferre, et se mit brutalement a delruire, n'ayant plus rien a conserver. Le vieux chant de Wace, longtemps rep6te tout has, retenti^ comme un immense echo a travers les campagnes du Beau- voisis, de I'lle-de-France et de la Champagne, soulevanl et roulant les vagues d'une multitude furieuse ralliee a ce cri : Nous sommes hommes comme ils sont. Bien avons centre un chevalier Trente ou quarante paysans. Abruti par I'ignorance et I'esclavage, le paysan ne comprit d'autre vengeance que la peine du talion. Pille et martyrise durant des siecles, il se fit a son tour pillard et bourreau. Cetle courte explosion de haine, dont le souvenir seul a sur- vecu comme un epouvantail pour la posterite, fnt bient6t etouffee sous de sanglantes represailles ; il n'en resta que "/'innocente complainte repetee encore pendant plus d'un siecle, mais en vain : Cessez, gens d'armes et pistons De piller et de manger le boiihomme. La bourgeoisie plus disciplinee, mieux unie, et d^ja initiee, sous la tutelie de la royaute, a un premier essai de vie poli- tique, setrouva deboutsescahiers de remontrancesalamain. Dans ce moment decisif, les paroles deviennent des actes. La satire n'a plus le temps de se repandre en longs poemes, en allusions indirectes, en chansons malignes. Elle s'exhale dans ce cri de la France pleb^ienne qui retenlit k Touverture des Etats : « Les nobles honnissent et perdent le royaume. » Elle tonne fougueuse et enflammee par la bouche d'Etienne Mar- cel : elle eclate mordante, incisive, m61ee d'aigreup clericale I.A JACQUERIE. — LES ETATS DE 1357. 20.1 dans les harangues de Robert Le Coq. Elle triomplie dans les Grandes Ortionnances, qui jusliflenl et reproduis«'nl en parlie SOS atlaques coiilre Its abu:^, les gaspilla,i,'es et les tyrannies du passe ; qui enl6veut aux gens du roi i'inique et nions- trueux droit de prise; qui interdisent aux seigneurs d'arra- cher par force I'argent du menu peuple ; qui enjoignent aux juijes de mo(16rer leursoif pour les epices, et d'etre assis sur leur si6ge d^s le soldi levant; qui recouiinandent aux avocals de lie pas abuser de la siuiplicil6 des veuves, orphclins ct pauvres gens. . .. Charle glorieuse, malheureusemenl souill6e d'une tache de sang, niais (]ui n'eu resle pas moins comme un l6moignage du patriolisnie bourgeois au xiv* si6cle. A I'heure oCi la France, perdue par la noblesse et la royaut6, essayait de se sauver elie-mftme, et de fermer aux Anirlais la route de la capitate, les coutiadicleurs, lesmoqueurs cussent die mal venus et malavisds. Tout au plus eut-on ie temps de lancer quelques dpigranimes sur la mine chelive du dauphin, sur sa fuile de Poitiers, sur ses favoris et ses ministres. Le sentiment du danger present rcunissait lous les esprils. Parmi les pieces Irop rares du teoops, il en est une ddcou- verte et publiee parM.de Beaurepaire dans la bibliolh^que de rficole desdhartes (1851 — .'}" serie, I. ID. C'est une coni- plainte tr6s mediocre comme oeuvre lilleraire, mais tr6s-in- t6ressante par les sentiments qu'elle exprirae sur le ddsastre de Poitiers, sur la conduile du roi, et sur le parli k pren- dre par le dauphin. Elle impute les malheurs du royaiime ii la lAchete et a la traliison des nobles : La tr^s grant Iralson qu'ils ont longtemps ccvt;o. Fust en Tost dessus dil tr^s cltreinent prov^io. f.a France n'a jamais pu se rdsigner k supporter les d(5- failes, m6me celles qu'elle a nieril6es quelqutfois par ses imprudences, ses folies ou celles de ses chefs. C'dlait ie cas a Poitiers. Un immense haro s'dleva contre la noblesse; les gentilshommes revenantdu champ debatailleelaient honnis, insulles par le peuple des villes et des campagnes. 204 CHAPITRE Xlll. lis se dient entr'eux de noble parent^, H6 Dieu! d'ou leur vient si fausse volenti ? C'est le mouvemeat du vieux pere dans le Menfeur de Corneille : Qui se dit gentilhomme et ment comme tu fals, II ment quand il le dit, et ne le fut jamais. Le rimeur se moque du faste des nobles, de leurs nouveanx costumes, de leurbarbe qu'iis ont laissee pousser, sansdoule pour se donner I'air plus terrible : Bonbanz et vane gloire, vesture d^shoneste, Les ceintures dorees, la plume sur la teste, La grant barbe de bouc, qui est une orde beste. Le second continuateur de Guillaume de Nangis, ecrivain democratique, raille plaisamment aussi la tenue desgentils- homraes, ces beaux fuyards de Poitiers : « lis s'etaieiit mis, dit-il, a porter barbes tongues et robes courtes, si courtes qu'iis montraient leurs fesses; ce qui causa parmi le peuple une derision non petite : ils devinrent, comme I'evenement le prouva, d'autant mieux en etat de fuir devant I'ennemi. » L'honneur de Jean le Bon reste sauf en ce desastre ; Comme tr^s vaillant preux, fiert* d'estoc et de taille : Mors en abat grant nombre, ne les prise une maille, Dit : « Ferez *, chevaliers, ce ne sont que merdaille : Si touz les aultres ussent est6 de son corage, Anglois ussent conquis et mis en grant servage. C'est aussi le jugement porte par Froissart qui, parlant de cette journee, dit « que le roi Jean de son c6te fut tres-bon chevalier, et que si la quarte partie de ses gens lui eussent ressemble, la journee etlt ete pour lui. » Malgre la douleur et I'accablement general, I'espoird'une revanche, d'un retour de la fortune semble possible encore au rimeur patriote, si le roi, au lieu de s'en remettre a la 1. Frappe. 2. Frappez* LA Jacquerie. — les etats de \xn. 20:; noblesse qui I'a Irahi conipte sur son pt-iiplc, si ie dauphin a de bons conseiilers pour Ic conduire. 11 reugage u faire alliance avec qui ? Avee Jacques Bonhomme : S'il est ben conseill6, 11 n'obliora mio Mener Jaque Bonhome en sa grant compagnic. Le brave et loyal Jacques Bonhomme se d^vouera pour son roi et pour son pays, sans marchander ni sa peine ni son sang : Gu^res ne s'enfuira pour no perdre la vii:I N'avait-on pas vu les ribands eux niemes avec Icurroi Ta- fur faire merveille au siege d'Antioche et de Jerusalem ? i.es communes n'avaient-elles pas conquis k Bouvines leur droit de presence au champ d'honneur? Eiifin, les archers anglais venaient de monlrer le parii qu'on pouvait lirerd'une milicc popniaire. Malheiireusement la noblesse fraiicaise, plus de- daigneuse et plus jalouse que les barons anglais, ne pouvait se resigner a parlaL'cr sa gloire avec les ruslres et les vilaiiis. A Courlray. au moment ou les faiit.jssins fran^ais, la pitHmlle comnie on disait, commengaient k enlamer les Fiamauds, le sire de Valpagelle criaita Robert d'Artois : . ... Sire, cil vilain tant feront Que I'onneur en eraportcront '. A Crecy les niilices bourgeoises de I'Orleanais tenaient vaillamment It^te aux Anglais, qiiand la folle ardeur de la noblesse sautant par-dessus les archers genois, les culbulant et passant outre, vint tout perdre. L'explosion de la Jacque- rie 6la plus que jamais I'idee de confier des armes aux pay- sans. Pourtant ce projet d'allianct.' entre la royauli^ et les classes popiilaires n'en germa pas moins alors dans beaucoup de tCtes. Les Etats de i356 entreprirent de 1^ realiser ua moment ; mais le chaos, le desordre, les violences et les crimes vinrent trop t6t compromettre cet accord de deux f'>r f . Godcfruy de Pans. 206 CHAPITRE XIII. ces qui ne savaient encore ni s'entendre ni s'harmoniser. La lutte s'engagea au seia m6me des Etats. Comme il arrive presque toujours, I'assemblee se trouva parLagee en deux camps : d'un c6te le parti violent, radical, poussant aux mesures extremes sans souci des obstacles ni de I'opinion, marcliant droit au but, le depassant m6me; de I'autre, Je parti modere, volontiers defiant, medjsant et raisonneur, discutant les actes de ses adversaires et les blamant tout ba?, attendant leurs fautes, et se derobant lui-meme parl'inaction aux perilleuses epreuves de la critique. Le meurtre des ma- rechaux de Picardie et de Gtiampagne devint le signal de la scission. Les deputes de la noblesse, du clerge et des pro- vinces, effrayes de cesexces, abandonnerent les Etats. Marcel n'eut plusautour de lui la France, mais seulement les bour- geois et le peuple de Paris. Encore n'etaient-ils pas tous d6voues. La desaffection et la mefiance augmentaient chaque jour ; les affaires trainaient; la situation de Paris devenait criti- que : au dedans le desordre et I'emeute en permanence, les boutiques et les ateliers fermes ; au dehors le pillage des bandes ennemies. Les Parisiens voyaient avec fureur les Anglais, campes sur les hauteurs de Saint-Gloud, allumer dans les vignes le feu de leurs bivouacs, et barrer les arri- vages de la Seine. Le roi de Navarre, Charles le Mauvais, ce Machab6e du peuple, accueilli et f6Le comme un sauveur, avail promis de les chasser : il trouva plus sage de trailer avec eux et de les imiter en pillant Saint-Denis et les envi- rons. Marcel essayait vainement de faire prendre patience aux bourgeois : bon gre, mal gre, il lui fallut lesmener, au nombre de huit mille, assez mal armeseten desordre, contre les Anglais. Surpris dans une embuscade, ces soldats impro- vises revinrent battus, honteux et furieux de leur echec, I'attribuant k la mauvaise volonte du prev6t el a I'inaction du roi de Navarre. Marcel, en acceptant la pesante ami tie de Charles le Mauvais, s'etait donne un maitre tout pr6t a le sacrifier et a le trahir. Chaque semaine, deux mulcts pre- naient la route de Saint-Denis, portant I'argent necessaire LA JACQUERIE. — LES ETATS DE 4357. 207 aux troupes du Navarrais. Les Parisieiis coninieii^aient h trouver que c'etait payer un peu clier llioniieur d'etre batlus et pilles par ses gens. Kii outre, les .salaircs que les commissaires des fitats s'elaienl allou^s genereuseinent, avaient soulev6 bien des reflexions et des criliipies* : le bourgeois s'etait mis k compter, sigiic cerlaiu de inau- vaise humeiir. dependant le dauphin Charles r6dait auloiir de Paris, attendant que la revolution edi aclieve d'user ses forces. 11 courait de Rouen a Compiegne, de Troyes a Provins, unc oreille loujours ouverte du cOle de la capitate. Ses 6mis- saires lui annouQaienl que le pari! violent, les iiommes d'aclion, les terribles executeurs des vengeances po[»ulaires, perdaient chaque jour du terrain. A c6te d'eux grandissait un tiers parli bourgeois, monarchique et liberal, qui se plagait entre les regrets des uns et les impatiences des au-' tres, qui n'admettait completement ni les abus du passe, ni les ulopies de I'avenir; politiques k courle vue souvent, mais au sens pratique et sCir. Recrule par le bon sens,' regoisme, Texperience, la fatigue on la peur, ce |)arti de- vait Tester a la Gn le plus fort, parce qu'il devint le seul possible. Nous le verrons reparailre au terme de toutes nos grandes crises politiques, sociales ou religieuses, apres la Liguecomme apres 93. Ce futdans ses rangs que le dauphin alia chercher des allies : il y trouva de fines langues, dc bonnes plumes, des tfiles froides et sages comme il les ai- mait, servileurs honn^tes, laborieux, opiniilres, qui, unc fois attaches au mallro, lui resterent fiddles jusqu'a la mort. Devant la formidable dictature des chefs populaires etdes bouchers, on n'osait encore eclaler tout haut; inais on chu- ehotait, on murmurait a demi-voix. On cachait sous le voile dune coniplainte laline, d'un cantique a la Vierge, ses do- leances sur le present et ses experances d'un avcuir mcil- Icur : Flange regni Rospublica>, 1. Chron. de France, cli. 88. i. niblioth imp'^r., maniiscnt (ie Guillaume dc \iachault, 7609. — Collect. PcUtut, Monum. de Vh st. de fiance. 208 CHAPITRE XIII. Tua gens est schismatica, Desolatur. Nam sicut cseci gradimur, Nee directorem sequimur. Sed a viis retrahimui* Nobis tutis. La plupart de ces complaiates, assez rares et a peu pres ine- dites, trahissent la main des clercs rallies a la cause de Charles V. On les repetait le soir dans la maison du magis- tral, quand les verrous etaieot bien tires, ou al'ombre du presbytere. Peu a peu ces \oeux descendaient du juge au simple clerc, de I'abbe au sacristain. La propagande roya- listeallait ainsis'etendant deprocheeuproche. Marcel sentait ropiuion publique se retirer de lui ; deja 11 avail eu avec son ancien compere, I'echevin Maillard, plus d'une aigre discus- sion. A ce moment, abandonne et menace de loutes parls, il perdil courage et pril le parli extreme de se jeler enlre les bras de son mauvais genie, Charles de Navarre. C'elait courir vers I'abime, se perdre, el la France avec lui. Le hardi tribun devenail un obscur conspiraleur. Quand Pepin des Essarts leva la banniere royale aux cris de Montjoie et sainl Denis, lout le peuple suivil en hurlant : « Sus au traitre! morta Marcel! » Le prevot expia cruelleraent ses fautes : encore une fois le sang racheta le sang; mais la charte de 1357 n'en resta pas moins comme une protesta- tion et comme un voeu, que Charles V ne devail pas ou- blfer. CIIAIMTRK XIV f.A I.nTl'RATlIllE D'KTAT SOUS nilARF.ES V I.e Songp du Vfpger. — Raoul d.; Preslos. — Pliilippe do Maizi^ros. — Ia? Livre do Jrhau de Brie, lo boii bergcr. Cliarles V, en ariivaiU an tr6iie, trouvait partout aiilour de lui des mines a relever, des resistances k vaincre, des failles a reparer : iiii royaiiinc eiivahi, iin pouvoir de^'radc, ime nobk's^c loiijoiirs pr^le a la revolte, iin peuple fremis- saiit, ivre encore des paroles d'Ktienne Marcel et de Robert Le Coq. La France etait dans ini de ces moments de cri«e, ou se decide I'avenir d'line nation. Dcpuis le commencement du xiv« sidcle, elle oscillait indecise et tournaent^e par deux mouvements conlraires : I'un menagait de la rameneri I'a- narcliie brutaie et oppressive des temps fdodaux, I'autre la poussait viulemment sur la route inconnue et sanglante de la democratic. Entre ce double courant, quelle place restait a la royaute ? Ch.arles V allait-il, a I'exemple de son p6re, re- v6lir le casque et la cuirasse, et tenter de sauver soa royaume par une impuissante resurrection de la cheva- Jerie? Ou bien le verrait-on, coinme Charles le Mauvais, roi tribuii et populacicr, exploiter au benefice de son ambi- tion les passions de la multitude? Le pile jcune homme, qui le premier avail pris la fuite k Poitiers, ne songeait gu6re 4 ienouveler les grandes passes d'armea heroiques oil Jean "le Hon avail joue si etourJiinent sa vie cl sa cou- ronne. D'un autre c6le, les Iristes souveniis de sa regence, sa fuite de la capilale, le meurtre de ses conseillers as- sassin^ssons ses ycux, lui avaient appris le danger de ces 2^0 CnAPlTRE XIV. orages populaires, ou triomphait le genie diabolique du roi de Navarre. Souverain de cabinet par gotit et par necessite, il entre- vit et marqua le veritable role de la royaute moderne. Avec son esprit calme, positif, sa patiente et profonde sagesse, 11 comprit qu'ii devait tout d'abord rendre la France a elle- m^me, la debarrasser de I'Anglais, du Navarrais et des gran- descompagnies, pour la ramener au sentiment de ses veri- lables destinees, et Tattacher par la reconnaissance a Ja cause du trone; puis reprendre et continuer honnetement, pacifiquement, I'oeuvre de revolution politique et sociale inauguree par Philippe leBel; enfin comprimerles derniers fremissements de cette democratie naissante, que les mise- res publiques pouvaientreveilierun jour. Sa tache etait done a la fois de detruire et de conserver; de pousser la royaute surla route de I'avenir, et de la preserver des chocs centre iesquels elle courait risque de se briser. Avant tout, il vou- lut 6tre une bonne fois le maitre dans sa capitale ; il Gt con- struire cette sombre tour de la Bastille, qui resta durant quatre siecles I'epouvantail de la revolte et le dernier bou- levard de la monarchic. L'Anglais chasse, le peuple calme, il lui fallait completer la mine de cet esprit feodal si vivace, qui s'etait releve sous les premiers Valois; d'un autre c6t6, resister aux pretentions, plus exigeantes etmoins justifiees que jamais, de la cour de Rome, reparer les maux du schisme et en profiter au besoin; arr^ter les envahissements tempo- rels de I'Eglise, cette ancienne alliee du tr6ne, qui s'empa- rait silencieusement du sol et menagait de rempiacer un jour la feodalite dans son independance, sa richesse et sa iutte centre lepouvoir royal. I.es r^ves de reconstruction ro- maine qui avaient traverse un moment I'ardente imagina- tion de Clevis et de Charlemagne, seduisaient aussi I'esprit froid, prudent, methodique de Charles V. Le texte des Pan- dectes, recemment decouvert a Bologne, encourageait ses esperances. A defaut d'un Diocletien ou d'un Trajan, on pouvait donner a la France un Marc-Aurele ou un Jus- tinien. LA LITTEHATURE D'ETAT SOUS CIIARLLS V. 211 Au milieu de cetle ceuvre multiple, Charles V, comme toun les princes organisateurs, comme Augusle et Louis XIV, eul le don do savoir trouvor et clioisir dcs iiislniriicnls. Corilro les Anglais, il euL i'tipce tie I)uj:ucscliii; conlro riiuniciir re- belle des Parisiens, la Bastille et son rude prev6l des mar- chands, Hugues Aubiiot; contre la noblesse etieclergd, cette noire armec de legistes, de clercs, de procurcnrs, que Phi- lippe le Bel avail laiicee deju conime iine nieule siir le viiMix colosse feodal, et qui elaitallee braver la papaule dans Ana- gni. Mais en hoinnie de sens, en veritable politique qui re- garde moins encore le present que I'avenir, il ne se fit pas illusion sur la puissance des armees, des bastilleset des edits. II scntit qu'il ne suftisait pas d'avoir r^labii la paix dans le royauQie el I'ordrc dans les rues, s'il ne ramenait le calnie dans les esprits. Au seindes troubles, dans ces etals generaux, od s'etaient produites a Iravers les cris de revoke et de colore tant de plaintes legitimes et d'utiles reclamations, une puissance nouvelle s'est developpee, I'opinion publicjue. C'est elle qu'il s'agit maintenant de conduire, de diriger, sans I'opprimer ni la degradcr, de maniere a en faire une alli6e intelligente de la royaute, Le premier de nos souverains, comme I'a re- marque Michelet, Charles V comprit rinfluence encore loin- taine, mais assuree d^s iors, du Livre sur les adaires. Dans une de ces grosses lours du Louvre qui servaient a la fois de chateau lort et de prison, il funda la premiere bibliolheque, et ce ne Tut pas li le moins redoulable de ses arsenaux. Le livre, en effel, est alors surtout Tennemi du pass6 et I'auxi- liaire de I'avenir. Kncore enferm6 sous la forme lourde et codteusc du manuscrit, il ne passe qu'enlre pen de mains: pres de deux si6cles doivent s'ecouler avant que la presse io jelte, comme les feuilles de la Sibylle, aux qualre vents du ciel. Mais qu'importe? il vit du moins, il dure; il relablitet continue le dialogue des si6cles entre eux ; il est la parole voyageuse et clandestine, le conseiller intime, le conspira- leur secret, avec lequel on s'entretient aux heures de soli- tude cld'iMinui. Puissance magiipie, que IhabiUide nous eua- 212 CHAPITRE XIV. pfichede remarquer, maisquis'est m^lee a la vie de I'esprit, de m^me que Je pain a la vie du corps. Charles VdevinacetLe force, comme plus tard Louis XI, lorsqu'il encourageaitrim- primerie. Eatoure de clercs, de savaots, de copistes, de re- lieurs, il passe sa vie a faire transcrire ou traduire les pria- cipaux ouvrages de Tantiquite ; ea meme temps il provoque la composition de nouveaux ecrits. Aiiisi se forme, sous son inspiration, une lilterature bourgeoise, laique et royaliste, qui succede a la poesie violente, uiveleuse et demagogique de Renart le Contrefait. Formee a I'image duroi, elle est sou- vent un peu froide, pedante, incolore, mais empreinte de justice, de fine et douce raison, d'un esprit liberal et sa- gement hardi dans ses attaques contre la noblesse et Ic clerge. Charles V trouva pres de lui, dans ses conseils prives, d'actifs auxiliaires. Philippe de Maizieres, chevalier banne- ret de son hotel ; Raoul de Presles, son avocat general, et Nicolas Oresme, son precepteur, furent en q-aelque sorte les chefs de cette croisade litteraire et pacifique au profit de la royaute. liC soug^e du Verger. Raoul de Presles, troisieme du nom, etait le flls d'un an- cien serviteur de ia maison de France. Son pere avait rempli la charge de secretaire pres de l^hilippe le Bel, puis d'avo- cat general et de gardien desbulles sous Louis X et Philippe le Long^. Galilean decide, il s'etait montre I'opiniatre de- fenseur des droits royaux contre les pretentions du pape. Ksprit liberal, il avait donne un honorable exemple en al- Iranchissant les serfs de ses domaines. Un moment impliqu6 dans le proces de I'eveque de Compiegne, Jean de Latigny, qu'on accusait d'avoir enipoisonne le roi, il fut mis en pri- son, puis, bienl6t apres, retabli dans ses biens et dignite?. Ce fut durant cette courte captivite qu'eloigne de sa femme, 1. Mem, del'Acaddm. des mscript. et bell.-lett.,i. XIII el XXl. N. M, t. XV. IK LlTTKnATUUt; D'tTAT SOUS CHARLES V. 213 ileuld'unamourclandesliii iiii fils,dont le nom devaileclipscr le sien. A tilre de bAlard, le jciuio Raoul ii'herila ni dc I'in- flueiico ni des biens paleruels, qui pass6reiil a ini cousin. Tout joune, il se vit orpliclin, |>aiivrn el sans appui, con- daiime au dur noviciat des parvenus. Lui-niOnie Ic rappclait plus tard avec une Q6rc huniilile, s'inlilulanl liomine nou- veau, plebeien, homo novusy lir plebnus. II avail pr6s dc cinquante aus quand il ciitra dans les conscils da roi. Un livrc coniineiiQa sa forlime. La Miise, lei est le litre dc cc premier ouvrage, compose dans le goQl du temps, melange d'»'Tuditioii, d'allegorie el de politique, ('/est une diatribe savaute coutrc lous les tleaux qui (lesoienl la France, conlrc la peste, la famine, la guerre, el surtout les grandos comjia- gnies, que I'auleur compare a des nuees de sauterelles mat- I'aisantes. Pour trouver u\\ rcmcde a toules ccs miseres, il va consuiter les plus celebres orarles de runtiquile ; il |)ar- court les trois parlies du monde, el revient enfin a Mont- niartre, ou Mgi* saint Denis lui .-ipparait en songe, et lui in- dique les moyens de sauver la France. Atlaelie des lors k la personnc de C-liarles V, iuilie a ses conseils, admis chaque jour dans sa ridie bibliotheqtie, il entreprit la composition d'oeiivres plus considerables. Taiulis qne Nicolas Oresme dounait la premiere traduction fran^aisc d'Aristote, lui-m^me mellait la iJible et la CiU de Dieu en langue vulgaire; il ecrivait la fameusc dissertation De poies- tate papse el son trailedu Goijveriicment, Compendium morale dc liepublica, livre de criticjue liislorique un pen conliise, oil it semble ^Ire de loin le precurseur de Montesquieu. Mais I'ouvrage le plus important auquel il ait contribue, s'il nel'a pas compose tout entier, estle S'niye du Veiyer, vasle reper- toire ou sont traitt^es loutes les (juestions du temps, de[)uis la distinction des deux pouvoirs jusqu'an dogme faraeux et deja conteste de rimmaculee ('conception. P.ndanllonglcmps, sur la foi de Lancelot, de I'abbe I.eboeuf, de Brunetet dt-Des- maizeaux, Raoul de Presles avail conserve I'lionneur dc celte composition ; mais un nou\eau critique, arm6 de tou- tes pieces, M. Paulin Paris, est venu le revendiquer pour 214 CnAPlTKE XIV. Philippe de Maizieres, auteur du Songedu Vieii Pelerin. ^ous n'essayerons pas de resoudre ici cette question depropriele. Peut-etre eiit-il ete plus equitable d'associer ces deux ecri- vains, tous deux confidents et conseillers de Charles V, au merite d'une oeuvre qui, par I'etendue des proportions, par la multiplicite des matieres, des citations et des arguments, semble reveler, sinon dans la forme, du moins dans le fond, un travail coliectif dirige par une pensee commune. Pour nous, ce sera seulement une occasion de consacrer quelques mots a I'un des plus fermes, des plus loyaux et des plus savants serviteurs de la maison de France. Philippe de Maizieres, ne en Picardie, etait deja dans toute la maturite de I'age, quand il fut appele aux conseils du roi. La premiere partie de sa vie avait ete renaplie par des aven- tures et des voyages. Esprit ardent, enthousiasteetreligieux, possede d'une idee fixe, celle de delivrer le saint sepulcre, il avait quitte Amiens, sa ville natale, pour se rendre a Chy- pre, a la cour de Pierre I" de Lusignan, qu'il esperait en- trainer et suivre bienlot dans une croisade centre les infide- les. Gelui-ci le nomma son chancelier, et mourut quelques annees apres assassine. Ce fula cette epoqueque Philippe re- vint en France avec le titre d'ambassadeur du nouveau roi de Chypre, Pierre II, aupres de Gregoire XI, pape d'Avignon. Charge de plusieurs missions diplomatiques, et m^le aux de- bats des deuxcourspontificale5,ilydeployaun tact, une habi- leteelune connaissance approfondie du droit feodal etcano- nique, qui attirerent sur lui I'attention de Charles V. Recu dans son intimite, nomme tour a tour conseiller et chevalier banneret de son h6tel, il prit une part active a I'expedition des affaires et a la composition des ouvrages que le sage monarque faisait ecrire sous ses yeux. Ce serait a cette pe- riode de sa vie qu'il faudraitrapporter la redaction du Songe du Verger. Plus tard, retire chez les Celestins, il aurait en- trcpris ou termine un nouveau songe, testament philosophi- que de son pelerinage a travers le monde, dernier adieu symbolique qu'il adressait au jeune Charles VI, dont il etait un des tuteurs d6signes par le feu roi. M. Paulin Paris, me- LA LITTliRATURK D ETAT SOUS CHARLES V. 215 (liocre admirateur de Raoul de Prcsles et partisan declare de Philippe de Maiziercs, asoulenii sa Ihtise en I'appuyant sur ics meilleures prouves*, telles (jin^ ptMit les Irowver uii criti- que ct uu bibliographe eprouv6. Pourlani, il resle encore k nos yeux qiielques obscurites. Con?mcnl accorder cet esprit mordant et satirique dn chevalier avec la foi enlhousiaste de Philippe de Maizieres? Comment jnstifler ses plainlos conlre la niulliplicite des ordrcs religiciix, quand on sait qu'i! fonda lui mftme un convent de Celestins? (iomment ex- pliqutT ses vives altaques contre le dogme de I'lniinacul^e Conception, quand on se rappcile son culte chevaleresque envers la sainle Vieige, ses dc^niarches aupr^s des cours d'A- vignon et de Rome pour faire adopter la f6te de la Presenta- tion, qu'il avait rapportee de TOrienl? Enfin, si I'on reflechit que Philijipe de Maizi^res est en inftme temps I'anteur du S'mge du Vieil Pelerm^ oeuvre egalement considerable, est-il probable que le m6me homnie ait suffi dans sa vie k deux songes d'une telle longueur?Ce sont lade simples objections, que nous risquoiis timidementen passant, pour arriverhien vile il'analyse m6me de I'ouvrage. Ce livre, compose sous forme de dialo^rue, n'est pas, comme pourrait le faire craindre son litre, un de ces pogmes erudits et romanesques, dans lesqucls la pompe de rallego- rie etouffe trop souvent la pensee de recrivaiD. Certes, le verger qui sert de thedtre k ce rt^ve laborieux est loin de va- loir le frais paysage et le beau platane a I'ombrc duquel viea- nent s'asseoir Socrale et Phddre, sur les bords de I'llissus : ce long entretien, partagi^, en deux livres etsubdivise en uoe multitude de petits chapilres qui forment les demandes et les reponses, n'olFre, i coup >iir, ni raimahle abandon ni les ingenieux caprices des dialogues de Piaton. Pourlant, k tra- vers le latras d'une science encore naive et trop curieuse de se montrer, sous le luxe des citations, on sent I'esprit pratique des hommes de loi, un plan d'atlaque bien com- bine, patiemnieut suivi, unc habilele maiicieuse k nouer les I. A/em. d« I'Acad. dst itacnpt. et bell. -Lit., f $le Iheocratie. Son argu- nientalion pent se rcduire k un syllogisme, sur lequel lo debat a rouI6 durant des siOcies : c Dieu est inallre souvc- rain du nionde; le pape est le representant de Dieu sur la lerre; done le pape a le droit de gouverner le monde, c'esl- a-dire les rois, les peuples el les empires. » Dans lout le cours de celle dispute, le Clerc, ergoleur el entt^le, joue le mCuJc r6le que Gorgias en lace de Socrale. Avocat d'une niauvaise cause, 11 aecumule loules les ressources de la sophistiquc : amphibologies, paralogismes, cercles vicieux, jeux de mols perpeluels ; « Ainsi que I'&me a pleine puissance sur le corps, el use du corps comme de son inslrument ; ainsi le pape a pleine puissance sur les seigneurs s^cuiiers, el se pent aider ri'eux comme de son inslruinenl, comme le vitain se putt aidtr dt son line. » Devenir I'Ane, m^me du pape I le Chevalier ne peut ac- cepter un lei r61e pour le roi de Frame. II proleste vigou- reusemenl, et prouve, I'Lvangile ;i la main, que Jesus-Christ a refuse pour lui el les siens tout droit sur les afTaires lem- porelles ; Nemo militnns Deo sicularibus se implicit neyotiis. I'artage des biens, heritages, conlials, mariages m<}mes, et ce dernier [toint est curieux a signaler, soul du ressort de la loi civile. Que I'&mc soil superieurc au corps, le royaumo du ciel bien au-dessus de relui de la lerre, raiitorile du pape plus6levee, plus s.iinle que celle du prince dans I'ordre spi- rituel, le Chevalier I'admel. II accordera en respect, en de- ference k I'Eglise et 4 son chef, tout ce qu'on voudra; mais il tienl k ne pas confoudro la part de Dieu et celle de C6sar. 218 CnAPITRE XIV. Battu de ce c6t6, le Clerc invoque ua autre grief plus s6- rieux, il faut Tavouer, et qui devait rester longtemps encore le fond principal du debat entre I'Eglise et I'Etat. De quel droit le prince met-ii la main sur les biens ecclesiastiques, ou exige-t-il du clerge des redevances et des dons forces ? N'est-ce point la une propriete sacree, a I'abri de toute at- teinte et de tout impot ? Le terrible raisonneur du pouvoir royal a bientot tourne cette objection : les biens du clerge ne lui appartiennent pas en propre; c'est un dep6t qui lui est confle pour le soulagement des pauvres et le salut com- mun des peuples. Si I'Eglise, infidele a I'esprit de I'Evangile et aux intentions des testateurs, ne songe qu'a thesauriser, le prince use d'un droit et remplit un devoir, en se char- geant lui-meme de la repartition de ces tresors inutiles. Ainsi la Bible nous apprend que le roi Joas se rendit au Temple, y prit tout I'argent amasse par les preLres, et I'en- voya au roi de Syrie, Azael, pour le salut de son peuple. Phillippe le Bel en saisissant les biens des templiers, Char- les V en se reservant les vacances des benefices, en exigeant des aides du clerge, Duguesclin en rangonnant le pape d'A- vignon pour payer ses soldals, pouvaient done s'autoriser a la rigueurde I'exemple du roi Joas. A mesure que nous avangons dans la dispute, les ques- tions se multiplient. Le fougueux champion du Saint-Siege, pique au vif, s'enhardit dans ses attaques contre la royaute. Aussi jaloux des biens de I'esprit que de ceux de la terre, il defend contre les accaparements du prince cet autre do- maine de I'Eglise envahi peu a pen par les laiques, la Science, Selon lui, il est mauvais que le roi et les enfants des rois aient une grande multitude de livres : blame evident dirige contre celte biblioLheque naissante, qui se formal t au Lou- vre, sous la main de Charles V, et qui devenait des lors un foyer de libres penseurs laiques, objet des craintes et des jalousies du clerge. Une fois en veine de critiques, I'adver- saire du pouvoir royal ne s'arrete plus. Aussi bon ultramon- tain que mauvais Frangais, il se declare hauteraent I'en- nemi de la loi salique, Tami du roi d'Angleterre et du due LA LITTERATUKE D'ETAT SOOS CHARLES V. 210 de Brelagne, revolte conlre son suzerain. II ira nifimcjus- qii'a se faire demagogue par haine de la royaule, contestera au prime le droit de levrr dcs in)|)6ls sur ses peiiples, el souliendra coutre le Chevalier que la iiublesse est jne chi- mere, et que tous les hommes sont egaux. Le seul privilege incontestable qu'il rcconnaisse au roi, e'est celui de dc- pouiller les juifs et de les meltre hors du royaunie. Mais le Chevalier est plus tolerant, et lui donne une curieudc leron de charity chrelienne : i' Ilnppt rttjic nous divons ks juifs souffrir, es're et convcrser avec nous et aussi lis doivent ganicr les princes st^culicrs f oppression et deffendre^ etsine les doivent pas mettre hors de Icur pays ni priver de lews biens^ excepts si la demeure estoit pcrillcuse mix crestiens. n Belles paroles, qui honorcnt le gouvernement de Char- les V, qu'il inspira, qu'il dicta peut-6lre luinnime. Sous I'empire de ces idees, le severe prev6l de Paris, Ungues Au- briol, qui envoyait k la potence les eUidianls mutins, fai- sait rendre aux meres juives leurs enfants, qu'on leur pre- nait pour les bapliser. Clercs et 6coliers, il est vrai, le jugeaient digne du feu et de la corde pour avoir eu lant do pi lie ; Tu as dampn^ de cculx les Ames Qup tu as atix juifs r'Midus : Dignes es d'estre ars * oupeiidus*. Traduit en jugemenl, aprOs la mort de Charles V, Ungues Anbriot dut expier sa laute par une forte amende et par quelques mois de prison. Quand le Clerc a epuis6 tons ses trails conlre le poiivoir civil, le combat recommence sous une autre forme. A son tour, le Chevalier devienl I'assaillant. II va droit au pape d'abord, et prouve, I'histoire h la main, qu'il a re(;u sa puis- sance de Temppreur, quanta latemponilUr, La question dcs biens ecclesia<«tiques est encore une fois agitee et resoluo 1. nrtll«. t. Chanii hist., I. I. {>20 CHAPiTRE XIV. par iin dit de monseigneur saint Bernard, appuy^ de ces paro- les de I'apoLre : Argentum et aurum non est mihi. Le belliqueux disputeur rend au Clerc attaque pour altaque et dent pour dent. En sincere ami du roi et des legiste?, il denonce les abus des tribunaux ecclesiastiques, rintervention des offi- ciaux qui excommuniaient les gens pour saisir leurs biens, les privileges qui enlevaient lesclercsou soi-disant tels a la justice reguliere et commune. Ce cbevalierimbu des princi- pes de Justinien a deja Fair de r^ver, pour tout le royaume, Tunite du Code civil. Ses vues economiques ressemblent un peu a celles de Jean de Meung; il reprend la fameuse these de Nature et de Genius centre le celibat et les mendiants : « Se la vie de mendiants estoit plus approuvee que n'est la vie deceulx qui labourent, certes chascun devroit voloir estre jacobin, carmelite, augustin ou frere mineur. » Emporte par ses reminiscences, il va meme un moment jusqu'a defendre, pour s'amuser, la cause de la polygamic; mais il a soin d'a- jouter que c'estpar maniere d'esbattement, car il sait que, sc- ion noire foi, nous devons tenir le contraire. Get homrne d'armes transforme en disputeur, emerveille de son succes, et tout fier de son habilete dans I'art d'argumenter, prend plaisir a jouer avec le raisonnement, comme Taillefer avec son epee. Le paradoxe est un fruit nouveau que la raison emancipee voudrait deja gouler ; mais la fine et discrete pru- dence du roi est la pour i'arr^ter dans ses ecarts. Vainqueur sur tous les points, le Chevalier rompt une derniere lance contre le dogme de Tlmmaculee Conception, importation etrangere, venue d'ltalie, et que le parti national duclerge, d'accord avec la royaute, s'obstinait a repousser. Au terme de cette longue dispute, I'auteur s'eveille, et depose humble- ment son livre aux pieds du roi Charles, V, qu'il compare a Cadmus, a Brutus et a Salomon. Tel est le Songe du Verger, composition mediocre au point de vue litteraire, oeuvre capitate pourtant en ce qu'elle est I'expression de toute une epoque, le resume des questions qui s'agitent alors et s'agiteront pendant des siecles. Ce tour- noi scolastique du Clerc et du Chevalier, sous ses formes roi- LA LITTKRATURE D'ETAT SOUS CHARLES V. 2Jl des ct empesees, nous repr^seiUe I'^lernel debat des deux esprils qui se dispulent le rnondt; aujourd'hui comrne au temps de Charles V : Tun, dcfmut, retrograde, euvieux du present, attach^ au pass6 par reconnaissance, parorgueil ou par iiitiT^l; I'autrc, non nioins anibilieux, niais plus hardi, plus liberal, plii.^ confiant dans rnvciiir (|ui lui appartienU (lories Ic portrait du lilerc n'est point ici trnc6 par la main dun ami; c'esl uue satire mod^ree en apparence, mais pro- foiide et airrcssive. QueUe elail done la ptMisee de r.barles V? So proposait-il d'onlevera lEglisecette aulorit6 morale dont lui-ni^me avail besoin, pour assurer le lepos et Ic Lonbeur de ses peuples? Non; mais comme Gerson, comine Nicolas ('lcmanv:is. il voulait ctcindre en elle cetle soif des biens len)porels, cetle activity anibilieuse el brouillonne qui la pcrdait aux yeux de tuus. II s'attaquail surlout k cetle faction du c!erge lurbuleiile, opiniAtre, anlil'rangaisc, qui devait quelques annces plus lard couronner a Nulre-nanie un prince anglais, Henri de Lancastre, et envoyer Jeanne d'Arr an bikher. Tandis que I'avise nionartino, ri'mparaiit ies jioam es nom e%t ^tidemmeul uo pMnidunyme. 222 CHAPITRE XIV. tre, qui a lu la Bible, Aristote et Virgile, tout en gardant ses moulons. Aussi les cite-t-il volonliers. II commence par se demaiider d'un ton de gravite, moilie serieux, moitie plai- sant, a quelle branche de philosophie il doit rapporter sou livre, et conclut qu'il peut 6tre altribue a la philozotie ou philosophie debergerie. Apres mainles belles considerations sur la cause maUrielle, la cause formelle^ la cause efficiente et laftnalCy il arrive enfio a la vraie, a la derniere, a la seule cause qui I'ait decide a ecrire : le desir de plaire au roi. « C'est pour obeir reveremment a la volonte et coramande- ment de tres-excellent prince en haultesse, en noblesse, en puissance et amour de sapience, de prudence et de science, Carle le Quint, roy de France, nostre sire, regnant tr6s-glo- rieusement en grant lelicite. » L'autorite du roi couvre les hardiesses toujours discretes du bon berger. Ce livre, inspire et peut-6tre en partie dicte par Charles V, a un double sens, allegorique et pratique. La derniere partie n'est guere qu'un petit manuel de paturage, d'astrologie et de medecine rustique al'usage des troupeanx; mais elle est precedee d'un long preambule qui contient la pensee morale de tout I'ouvrage. G'est la que maitre Jehan expose I'histoire de sa vie et de son education, la maniere dont il a tour a tour etudie la th^orique et la pratique, enhn les principes et les beautes du noble art de bergerie. Jehan de Brie n'est pas issu de haut lignage : il appartient a cette classe des parvenus dans laquelle la royaute rencontra tant de serviteurs capables et devoues, qu'elle paya souvent par Tingratitude : Jean Desmarets, Jacques Coeur, et le plus grand de tons, Colbert, le fils du marchand de draps. Oblige de vivre parlui-m6me, des Tage de huit ans, il se trouva charge de garder les oies et les oisons, et les defendit si bien des cliats- huantSjOrfiaies etcorneilles, qu'il fut bientdtpromu au gou- vernement des pourceaux, qui sont rudes b4tes et de mauvalse discipline^ puis a celui des chevaux et des vaches. Mais ses debuts ne furent pas heureux : un cheval lui passa sur le ventre; une vache furieuse le transperca d'un coup de corne. tnfin, il obtint la garde d'agneaux innocents et debonnaires, LA LITTtRATURE ifETAT SOUS CHARLES V. 22:5 qui iieheiirlaient ni ne blessaient. Les mesavenlures du boa burger rappellent un pen celles dii daii[)]iiii Cliarles. Ces pour- ceaux de niauvaise discipline, ces chevaux etccs vaches, ani- inaux rudes et violents, ressembleiit fort a cette populace ameulee qui le chassa de sa capitale : au contraire, ce traii- qiiille el debonriaire Iroupeau n'est-il pas I'image du peuple adouci et calnie sous la iiiaiu du roi legitime? A onze aiis, le petit Jehan, dontia reputation s'etendait cliaquejour, sevit k la l6te d'un troupeau de cent vingt moutons; a quatorzc ans, il en avail deux cents. Ce fut ainsi qu'il arriva de degrc en degre, el sans simonic. au litre d'intendant des vivres dans i'liAlel de messire Matlhieu de Ponmoiain, conseiller du roi, el, plus lard, au palais royal, chez messire Arnould de Grand- l*ont, tresorier de Ja Sainte-Chapelle. C'est la que, devenu licencie et inattre en I'art de bergerie, il a ecrit son livre sur I'ordre expr(>s de Charles V. La premiere maxime developpee dans ce traite contient une allusion facile k saisir : Qui n'entre par riiuis (la porte) (Inns la bergene, n'est pas un loyal berger. Le bon berger ne s introduit pas furtivement romme un larron; il n'iinite pas ce roi de Navarre, Charles le Mauvais, de sinistre m6moire, qui tenia de surprendre Paris pendant la nuit; ni ce Clement IV qui vendit secretement la chreliente; ni ces rlercs subtils qui s'emparent frauduleusenient des pieben- des et des benefices, et deviennent loups ravisseurs au lieu d'6tre les gardiens de leurs troupeaux. La franchise, la pro- bile, pour arriver au gouvernement des brebis, tel est le precopte fondamental du bon berger. II n'aime pas les intri- gants, les simoniaques, les ignoranls qui se font appeier mallre Robert ou maltre Pierre, sans avoir aucune science, mais sous couleur qu'ils remplissent une charge de procu- reur ou de notaire, commc un savetier qui fait soulicrs vieux et se apile maitre Laurent ou maitre Guillaume. Avec son air candide et sa naivete rustique, il egratigne en passant ces personnages fourres, gens de robe et d'eglise, qui se parent de peaux plus que de science, et qui, par conlormile de na- ture, prcfcrent le poil de l'6cureuil et de la fouine, bfites 224 CHAPITRE4XIV. giimpantesetmalfaisantes, a I'humbletoison des brehis. Mais la satire ne va jamais bien loin : elle compromettrait le roi. A-pres avoir lance quelque innocente raillerie ou quelqiie beau trait d'erudition, I'auleur revient toiijours a ses mou- /ons. « Certes, soit en espirituel ou en tempore!, ii n'est pas bon pasteur ni vray, qui n'aime le salut et le bien de ses ovilles*. » Le bon berger a des egards pour son troupeau ; il respecte en lui le droit naturel, que nature a appriset enseignd a toutes les betes. S'il doit recourir aux ch^timents, il le fait avec mesure, employant la houlette de terre legere, et ra- menant ainsi les agneaux par douce correction a I'obeis- sance; il n'use des verges, des lanieres et du crochet qu'a regard des vieux moutons entries et recalcitrants. Aussi nul art au monde n'est-il plus delicat, plus noble et plus respec- table que celui de bergerie. La Bible ralleste : Abel, David, Juda, furent tons pasteurs. Pour I'apprendre, il n'est be- soin ni de malefice, ni de science abstraite et mysterieuse, enfouie dans les livres de Varron, de Pline, de Diogene, de saint Augustin ou de saint Thomas; il suffit d'avoir le coeur et le sens droits : Bon sens naturel fat exquis Pour montrer Tart de pastourie. Eta qui s'adresse-t-il en parlant de la sorte? Est-ce seule- ment aux pasteurs des champs? En prenaut conge du lec- teur, dans un petit adieu en vers, mattre Jehan nous donne iui-meme le secret de celte longue allegorie ; Les pasteurs portant crosse et mitre Voulans k cecy regarder, Pourront apprendre maint chapitre Pour leurs ovilles bien garder. Ainsi se termine cette pastorale politique et morale, me- lange de douce ironie et de conseils affectueux. Apres les horreurs de I'invasion et de la guerre civile, elle annonce I'apaisement des haines, I'adoucissement des caracteres, 1. DreLis. i LA LITTERATUUE D'ETAT SOUS CHARLES V. 22:i I'avenement d'un pouvoir plus humain, plus pacifique, qui se preoccupe du menu peuple, et qui cherclic a former les plaies de la France trop I6l rouvcrlos par de nouvellcs fau- tes et de nouveaux desastres. Comparer Charles V diclant le petit livre de Jehan de Brie avec Augusle ins[)irant les Gtiori^iques sucait un parallele un pen risque. Cepeudant I'i- dee pulilique est la miime : cVst uu appel a la paix, h la Concorde, k Tusage modern du pouvoir cliez les grands, i la docilile chez les pelits, apr6s les abus, les mistires et les folies du r6gne precedent. Le Iraili; du pouvernement dcs Hergers est en un sens m^mc plus populaire que I'ceuvre dc Virgile : malgr6 ses pretentions litleraires et philosophi- ques, il lient aulant de Talmanach que du roman. Or I'ai- manach est le livre vuli^aire par excellence: c'est le journal en permanence pour les populations dcs champs*. En rc- pandant les conseils de Jehan de Brie, Charles Vorganisait une propagande pacifique et morale au profit de I'ordrc public et de la royaule : il faisait rcssoilir par le conlraste les dangers de I'anarchie, les abus et les vexations du re- gime f6odal; en m6me temps il olTrait aux minislres, aux prelals, aux gouverneurs spiriluels et temporels, a tons les lonctionnaires de la couronne, I'image du vrai servileur, de Tadministraleur integre, tel que le voulait le souverain. Aucun ouvrage ne fait plus d'honncur a sa personne et a son regno. Celle Ibeorie liborale du gouvernement par la douceur, la persuasion, la raisonnaturelle, semble devancer les rfives genereux de Fenelon : Jehan de Brie cOl trouve place et honneur dans la repul)li(iue de Sulenle. Son livre est le Tel^maque bourgeois et rustique du iiv« siecle, (icrit avec Tagrdment de la royaute, au lieu d'etre dirig6 contra elle. L'idee du pouvoir legal et temper^ a roncontr6 de tout temps bien des incr(5dules. Les nns I'ont regardee comme une preuve de timidit6 et de faiblesse; les autres comme une chim^re k I'usage des Ames candides, faites pour habiter I. I^ plu« aiirieii almanach mentionn^ Ham le manuel de Brunet, tous letilre de Compost ft kale •dnin- deM DerrjurM (14' 8), e>t uue imitalioo ^>iilente »lu petit litre de Jehan de Brie. Il < on i)«ut a li fuis de« pr^ceple* d'attrou^ie, de Oi^decioe et de luurale (Voy. Ii Luteralurt de eolportuye, par C. Nisard, t. 1). 1.1 226 CHAPITRE XIV. avec Caton la republique des Champs-filys6es. Ceux-lasans doute renverraient en Arcadie le bon berger sentimental, qui corrige avec la houlelte de terre Ugere^ et respecte le droit naturel mime chez les moutons. Le sage roi, muri a I'ecole du malheur et des levolulions, pensait tout autre- ment : homme de conciliation et de pardon, apres des ri- gueurs inevitables, il rendit a la veuve d'Etienne Marcel une partie de ses biens ; 11 defendit de persecuter les Juifs, et fit proposer a son parlement d'accorder les derniers sacre- ments de I'Eglise aux supplicies, qui en etaient prives jus- que-la. L'influence salutaire exercee par Charles V sur les esprits ne perit pas tout entiere avec lui : ses lecons de sagesse fu- rentbien vite oubliees de ses successeurs ; mais du moins il legua a la maison de France une generation d'ecrivains pa- triotes et royalistes, qui lui reslerent fideles, quand tout I'a- bandonnait. Au milieu des humiliations et des defaites, des trahisons de la noblesse et duclerge, c'estparmi eux quese refugient le devouement, I'amour du roi et du pays : c'est de leur bouche que partent les libres et salutaires conseils, les plaintes hardies sur le present, les esperances pour I'ave- nir, la derniere protestation de I'esprit national contreTin- vasion etrangere. O'aulres sont venus depuis, plus grands par le genie, plus brillanls par Timagination, plus populai- res par la langue : nul ne ies a surpasses par le ccEur et par le noble usage du talent. A leur tete citons Eustache Des- champs, Alain Chartiftr, Christine de Pisan. i Cir APITRK XV LES fiCRlVAINS PATItlOTFS SOUS CIIAIlI.Kf: VF. Custnche Doscliamps. — Alain ChartiiT. — Chrisiino dc Pi^an. |-]iiNlarli(' lloHcliaiinpn. Eii?lache Deschamps est Ic represeiilant de la po(^sio bourp'ooise et nationale an xiv si6cl«% comme Riilehceiircst le type du poele popiilaire et va},'aboml dans I'Age prece- dent. II n'a point I'allure debraillee, la bourfoiinerie el la seve parrois triviales, mais 6ncrgiques, du vieiix lrouv6re. Mtime dans ses plus chaudes invectives ou dans ses conies les plus licencieux, 11 garde loujours une cerlaine modera- tion de bourgeois circonspcct, un ton dc gravil6 senten- cieuse qui rappelle le prud'lioinme forme h I'^cole de Char- les V. II est vrai qu'il n'a pas loujours ele aussi sage : il a commence par mener la vie errante et avenlureuse des an- ciens jongleurs. Apr^s avoir etudie la philosophic, le droit el rastronomic k Orleans, il s'osl mis paiement en route ; il a parcouru le momle eiitier, I'llalie, la Grdce, la Syrie, la Palestine, I'tlgypte ; il a fail naufrage, il a etc esclave chez les Sarrasins, il s'esl Irouve seul dans le desert face a face avec un lion, et il est sorti vaiiiqueur de tous les dangers, liormis d'un seul, le plus grand de tous, ie mariage : Or gart ctiascutis qu'il n'y soil atrap^' I Enstache nous trace avec complaisance le long tableau de ses aventures, en abusant sans doute un peu du privilege I . '~r>iii|ilaiiili* CD furine dr balljile. 228 CHAPITRE XV. des conteurs, qui font de I'histoire un roman. Au milieu de tOLites ces peregrinations, le poete est poursuivi par le sou- venir de son pays : Jes plus belles villes du raonde lui pa- raisseut laides ou ennuyeuses a cote de Paris : Car pour deduit et pour estre jolis, Jamais cite tele ne trouveront; Rien ne se puet comparer a Paris '. Et pourtant, le Paris d'alors etait assez chetif et assez triste : la guerre civile avait ensanglante ses rues ; les An- glais menacaient chaque jour ses murailles ; le roi Charles V avait pu voir, des fenetres de son tiotel Saint-Paul, les flam- mes qui devoraient les villages voisins. Mais qu'importe? Paris n'en etait pas moins deja Paris, meme pour un Fran- cais du xiv^ siecle, e'est-a-dire la fleur des cites, la ville des moeurs aimables et legeres, de la sapience et du plaisir, des gentilles dames et des joyeux ecoliers. Le poete en parlant lui disait adieu : Adieu m'amour, adieu douces fiUettes, Adieu Paris, adieu petiz pastes. Revenu de ses longs voyages, Eustache, alors age de trente-cinq ans, s'est enfin fixe : il a uni sa fortune a ceile de la maison de France. Ses talents et son courage lui valu- rcnt la charge d'huissier d'armes aupres du roi Charles V, puis tour a tour la garde du chateau de Fismes et le bail- liage de Senlis. C'est la I'epoque la plus heureuse de sa vie. Ce sage roi Charles, temperant, frugal, « humble et net dans sa mise », entoure de clercs, d'astrologues et de bourgeois, i jnstruit lui-meme dans les lettres sacrees et profanes, est le modele qu'Eustache presentea tous les princes. 11 oppose sans cesse la prevoyance et I'equite de son administration aux miseres, auxprodigalites et aux abus du nouveau regne. Les premiers essais de reforme politique tentes aux etats generaux de 1357 avaient laisse des traces dans tous les esprits, m6me les plus moderes. Au milieu du desordre uni- 1. Ballade. LES ECRIVAINS PATUIOTES SOUS CHARLES VI. 220 vcrsel, en face de ccs princes caplifs, exiles, mincurs ou fous, la bourgeoisie s'cst enhardie peu k peu. Dopuis qu'clle a redig6 ses caliiers do renioiilrances, cVsl k qui ronsoillcra cette royaute, jadis la providence de lous, niainlonanl in- capable de se gouverner elle-mftme. I.es mcdecins, Ics cm- piriqnes, les cliarlatans se pressenl autour do ce nioribond desespere qu'on nomme encore le r.ti, cl dc eel aulre ma- lade qui s'appelle le peuple. Luslaclie p.irlage la manic commune. Son dc^vouemenl a la famille de Charles Y cl lo spectacle dcs maux publics lui inspirenl dos paroles Irislcs cl groiideuscs, niClccs de salulaires conseils, qu'on se garde bien d'ecouler. A litre dc \ieux servitcur, il dil son mol 8ur tout: sur la paix faite avcc I'Angleterre, sur le scbismc, sur la manidire de vivrc i\ la cour, sur les vexations dcs grands, sur les miseres des pelils, sur reducalion dos prin- ces. Ses oeuvres conlicnnent uii code de morale complel k I'usagc de la royaute. I.c litre soul de quelques-unes de ccs pieces suffil pour en iudiquer I'esprit : Jks six choses qui padent le prince. D'line mauvaise admini:re. Lors monstreront estrangiez et voisin, Ou temps jadis estoit cy Angleterre. Puis passeront Gauloys le bras marin, Le povre Anglel destruiront si par guerre, Qu'a done diront tuit passant ce cheniin : « Ou temps jadis estoit cy Angleterre. » Barons, chevaliers, ev^ques, bourgeois des villes tendront tour a tour la main aux princes elrangers, et couronneront a Notre-Dame le fils de Henri V. Eustache reste, avecle peuple 1. On a reprdsent^, nous le savons, sous des couleurs moins favorables le caractere de ce vieiix poete que nous aimon«. Sur ce point nous invoquons le temoii-'nage d'uu contemporflin, Philippe At .Maizierps, qui recommande au jeune roi r.harlfs VI de lire les dits ve tueux d Eustache Morel ou Deschamps [Songe du vieil pelerin\ 2. Tar^livcmeat. LES t^CRlVAINS PATRIOTES SOUS CIIAHLES VF. 23;"i des campagnes, fiddle h la cause de ses anciens maltres. Dans son enlfilement palriolique, que les revers n'ont pu decou- rager, il ne cesse de rcpeter avcc I.ison, avec M.irgot, avec Borthelot du Jadin, avec les bergcrs et les berg6rcs, cet elcriiel refrain d'une France qui veut s'apparteuir ; Paiz n'arezju, a'i/c ne rendent Caityi. Oil moys d'aoust qu'on soyo les fromens. Si vi borgicrs ct bopgiercs aux champs, Qui tenoient 1^ lours parliors ' moult grans, Tant que Boclrers (list h Rlargot la broingno' Oue I'eu aloit au traitie Ji Houloingne, Et que Frangois <'t Auglois fcroiit paix. Elle respoiit : « Foy que doy Magneloigne, Vaix ti'iirez jhyS'ilz ne rendent Calaiji. » Aus^i son heros de predilection aj)r6s Charles V, c'est io saiiveur de la France, I'ami des pauvres gens et Tennemi des Anglais, Berlrand du Guesclin. II a Irouve de nobles accents pour chanter ses exploits et pleurer sa Fiiort : parini les pieces consacrees a la memoire du connetable, il en est une surlout qui se distingue par I'el^vatiou de la pense*', la niajest6 du style, et par des elans presque lyriques, chose si rare chez nos anciens poelcs : tstoc d'oneup et arbres de vaillance, Cuer de lyon, esprins • de hardeuient* La (lour des preux et la gloire de France, Victorieux ct liardi combatant, Sai;;e en voz fais et bien entrcprenant, Souveram homino de guerre, Vui'iqueur lie gens et conque' eur de terre^ Lc plus vaillant qui oncqu(!s fust en vie, Clia>cun pour vous doit noir vestir et qucrre *, Plourez, plourez, flour do chovaleriu I 1 . r.onfcrsaliuii, 2. hruiic. 3. E^piit. 4. Uanlirtse. 5. r.hcrcbcr. 236 CHAPITRn; XV. Alain Charticr* Ces plaintes et ces esperances patriotiques trouverent en- core ua eloquent interprete dans Alain Chartier. Attache comrae Eustache Deschamps par sa reconnaissance et ses fonctions a la faraille de Charles V; clerc, notaire et secrer taire des rois Charles VI et Charles VIT, Alain Chartier par- tagea la mauvaise fortune de ses maitres. Ne en des temps plus heureux, 11 n'eut ete sans doute qu'un galant rimeur choye des dames de la cour, ou un historien solennel et monotone des vertus du prince. Le •malheur trempa son ame, et lui arracha des accents qui nous emeuvent encore aujourd'hui. Poete et prosateur, c'est en prose surtout qu'il a laisse des oeuvres dignes doccuper la posterite; et parmi elles les meilleures sont des satires. Le Curial ou Courtisan est une fine et vigoureuse peinture de la cour, de sa brillante servitude, de ses joies malignes, de ses perfidies cachees. L'auteur ecrit a son ami ou a son frere (car il lui donne ce double titre) pour le detourner du projet de venir chercher fortune dans ce monde, oii les sim- ples sont meprises, les vertueux envies^, les orgueilleux en peril mortel de chute et de confusion. Ce tableau de la cour et du courtisan a ete refait vingt fois. Des le xu^ siecle, un moine anglais, libre et hardi critique, Jean de Salisbury, ecrivait son petit livre de Gurialium Nugis; quelques annees avant Alain Chartier, Eustache Deschamps exhalait sa mau- vaise humeur contre les courtisans dans une piece satirique sur la Maniere de vivre a la cour. Traison et envie Te fault sQavoir, ceuls te mettront avant, Mentir, flatter, parler de lecherie. Va a la court, et en use souvent. Plus tard enfin, au milieu des pompes de Versailles, Bossuet, Fenelon, La Bruyere deploieront toute I'energie, la finesse ou la malice de leur pinceau pour decrire les moeurs de ce sin- gulier pays, ou tout rit a la surface, ou tout cache au fond LES fiCRIVAlNS PATRIOTES SOUS CHARLES VI. 237 des pi^ges et des precipices ; ou Ton est peine de ses malheurs et qiielquet'ois du bonheiir d'aiilriii ; ou les hommes sont comme les edifices de niarbre, fort durs et fort polls. A c6te de ces vives et briliantes esquisses I'oeuvre d'Aiaiii Cliartier merite encore une place honorable, f-a inaniere dont it de- fmit la cour, dont il dccrit les transes du inalheureux cour- lisan oblige de connpter ses pas, de noter chaque parole, allcslent un observateur sagace, un peintro ingenienx et sou- vent liardi : La cour est un conver^t ' de (jens, qui soubz fnintise du him commun,se asscmbknt pour cux cntre-tromper. Et celui qui parie ainsi n'est pas un observateur nialveillant qui medit de la cour k distance, faule de pouvoir y entrer : e'est un homnie qui vit au milieu d'elle, et qui nous raconte toutes les tiibulations de son etat. « II m'cst besoin de garder de quel pie chacun vient a moy, el de bien noter le pas et peril de cliacnne parole qui me sault de la bouche. » A ces splen- dides miseresde I'homme de cour, acethonneur si cherement achel6 de vivre avcc des gens bien v6lus, il oppose la douce et fit're independance de la vie privee : « Enire nous servi- leuis, ne faisons que vivoter a I'ordonnance d'aulruy, et tu vis dedans ta maison comme un empereur.... biuneuree (bienheureuse) maisonnette I en laquelle regne vertu sans fraude ne barat, el qui est bonnestement gouvernee en crainlc deDieu el bonne mVieralion de vie... Car, comme dilSenecque en ses tragedies : « Vieillesse vient lard aux gens de petites « maisons, qui vivent en souffisance. » Cetle bienheureuse maisonnette, qu'il prefere a la cour des rois, lappellela petite maison d'Horace, qui cachait a elle seulc plus do genie, de sagesse et de bonheur que tons les palais des patriciens. Mais au milieu de cet enfer de feu et de sang, ou se debat la France mouratile, la douce el calme philosophie du poete de Tibur, les fines medisances, la critique discrete ne sulti- senl plus. Les calomites sont Irop grandes, les vices trop honlcux, les rancunes trop ameres : e'est I'heure ou I'indi- gnalion fait les poiiles et les historicns, les Juvenal et les Tacite. La satire lourne k I'invective : de niilicieuse et fa- 1. iti'iiii.iiii. 238 CHAPITRE XV. miliere qu'elle etait, elle devient oratoire. EUe ne se con- tenle plus de mordre en riant : elle eclate, denonce et fou- droie. Cast par la qu'Alaia Chartier est vraiment puissant et parl'ois menie original, a travers les embarras d'une lan- gue informe et rebelle, qu'il tend en vain de toutes ses forces sur le moule de la phrase latine, et que ne peuvent toujours animer la vigueur de la pensee et la chaleur de la passion. Ses contemporains, en lui donnant le titre exagere de Pere de I'Eloquence, en le comparant a Ciceron et a Seneque, ont compris du moins la faeulle dominante en lui, le souffle et Tame de I'orateur. Au sein d'une assemblee populaire, il eClt regn6 par la parole : il dut se resoudre a n'^tre qu'un orateur de cabinet. Mais dans le silence de la retraite, seul avec ses douleurs et ses indignations de citoyen, il a ecrit d'eloquentes Philippiques en francais et en latin *, une sur- tout qui merite de vivre dans la raemoire des hommes : c'est ie Quadrilogue invectif. Malgre Temphase, la prolixite et la manie d'^rudition qui deparent cette oeuvre, la conception en est bardie et dramatique. L'auteur, saisi d'un sentiment de tristesse et de melancolie en face des maux qui accablent la France, a la vue de I'Anglais triomphant, se prend a deplorer la va- nile des choses humaines : il evoque les fantdmes de ces grands peuples, de ces cites jadis fameuses, maintenant eteintes : « Ou est Ninive la grant cite qui durait trois jour- nees de chemin? Qu'est devenue Babiloine, qui fut edifice de matiere arlificieuse pour plus durer aux hommes, et main- tenant est habilee de serpens ? »> La France doit-elle joindre sa poussiere a celle de tant d'autres nations ? Ou bien n'est-ce qu'une epreuve terrible et passagere ? J'ay conclut en wa pensee que la main de Bleu est sur nous. Si Dieu punit, les Francais sont done coupables? Tel est lesujet du Quadrilogue, soTle de confession publique, ou les trois ordres, en face de la France, se reprochent mutuellement leurs fautes et leurs trahisons. 1. Dialogus super deplorattone Gallicx calamitatis. — Epistolae de detesta- tone bt^lli Gallici ec suasione pads . LES 6CRIVAINS PATRIOTES SOUS CHARLES VI. 'ja'.i Tout plein de ces sombres itIet'S, Alain Charlitr s'liuluit, el c'usl en songe (ju'il voit el enlend loul ce qii il va nous raconler. Le songe, devenu dcpuis une dcs grandcs res- souices de la Iragedie mtderne, esl a!ors le precede en vogue dans les poCnies allegoricjues el moraux : lemoin Ic rornao de la Rose, le Songe du Verger el du Vieiix Pelci in, donl nous avons deji parle. Pendant son soinmeil, la France lui apparall, comme la palrie k Cesar sur les bords du Hubicon : Ingcns visa duci patrise trcpidantis imago. Mais ce n'est pas \k seulement une reminiscence ciassique, froide et prcilenlieuse, comnic Ic sont loules les copies. Mt^nie apres les beaux vers de I.ucain, on est profonde- mcnt emu par I'image de ccttc Franco dolmte ci esplourie^ se dressanl sur une terre en friche, el gardant encore au milieu de cello desolalion les njaniues de sa grandeur passee. Ses beaux cheveux, blonds cumme de I'or, flollent en Jesordre sur ses 6paules; sa l^le est chargcc d'une c(juronne qui penchc ct va lomber. Son manleau alI(^go- riijue, couverl d'enibl6nies coinnie le blaiz, Qui vivez sur nous luboureurs . . Si Ton refuse d'ecouter ses plaintes, de Ini venir en aide, que lera-t-il? Se jettera-l-il encore une lois sur Ies hauls donjons? Viendra-t-il forcer le bourgeois a parlager avec lui et lui imposcr par la penr une menaganlc fraternile? Nou, 244 CHAPITRE XV. II ioiiniera bride, comme il le dit ; il emigrera en masse, il ira chercher ailleurs uue autre patrie^ et laissera crouler derri^re lui les maisons et les chateaux sur les riches iudif- lereats : Sur vous tuniberont les maisons, Vos chasteaulx et vos tenemens *, Gar nous sommes vos fondemens. Et pourrez cheoir en tel trespas Qu'il vous fauldra cryer lielas ! Cette pacifique menace pouvaiL avoir des suites plus graves eucore que la famine et la guerre. La depopulation eut ruine la noblesse et le roi, tue la France par un suicide, comme elle menace de tuer aujourd'hui certaines petites principau- les d'Aliemague. Mais alors Temigration etait difflcile, pres- que impossible; elle devenait forcement une invasion no- lente, a main arm^e. Plus heureux de nos jours, avec la grande route des mers, le nouveau monde et la vapeur, le pauvre a du moins des ailes pour s'envoler. Pourlant cette complainte si humble, sisuppliante au de- but, finit par uue lueur sinistre, celle de Tincendie qui pourrait s'allunier un matin sur les chateaux ; Nous cuidons que appercevrez, Et, que vous voirrez par vos yeulx Le feu bien pres de vos liosteulx. Qui les vous pourroit bien brusler, Si garde d>: pres n'y prenez. Ce dernier trait a fait douter qu'Alain Ghartier put 6tre reellement Tauleur de cette piece. D'ailleurs les nombreux manuscrits de ses oeuvres que nouspossedons ne la donnent point. Quel qu'ensoit I'auteur, elle n'est pas moins la suite ct le complement naturel du Quadrilogue invectif. Cette peinture dechirante de la misere au sein des popu- i . Le Peuple, dans le Quadrilogue innectif, a d6ja dit : • Le peuple est si niombre notable du royaulme, sans I qml les nobles et la clergie ne ) cuvluI &uni I- a fdiie cor| s de police, ui a ;ou»tenir leur eslal et ieur \ie. ■ LFS fiCHlVAlNS FATHIOTES SOUS CIURLKS VI. ^\ , lations rurales est une des plus IraRiqucs, des plus lu^ubres pages de nos annales. Pour noire pari, nous devons Tavouer, jamais niorcoau de poosio, si brillant, si touchant qu'il Tdl, ne nous a plus prnroudeuuMU emu. Dans celte lanitMilabIc complainte du pauvre commun, il nous sembiait entendre un iri i\c n<>s ptrvn, un ^cho lointain de reltn grando fa- mille doul nous somujes issus, el qui dovail enfauler, a Ira- vers tant de souflTrances ct de ruines, ses fils h la !il»erle. r.'est quelquc chose, k coup sflr, dans la vie d'un ecrivaiu, quo d'avoir su compalir airisi aux sonfTrances du peuple, que de s'6tre fail iibrcmeut, au sein nii^me de la cour, le poStc emuj TaYOcal Eloquent de ses misdres et de son op- pression. Alain C.liartier u'esl pas uu ujcconlent vulgaire, un nu- disant de profession, un liomme de parti violent et pas- 8ionn6 ; il n'est ni Armagnac ni Bourguignon, mais Fran- ^ais, et Fran^ais indignc de la perfitune. iLid, 248 CHAPIIRE XV. de Charles VI*, adressant de sages conseils au danphiu *, rappelant, dans une lettreeloquente, a Isabeau deBaviere', ses devoirs de reine et de mere ; defendant et consolant une autre femme, bonne, genereuse, affligee comme elle, cette douce Valentine d'Orleans, que les calomnies du parti bour- guignon et les absurdes runieurs de la foule denonQaient comme une enchanteresse coupable d'avoir ensorcele le roi. A chaque nouveau malheur qui menace de s'abattre sur la maison de France, elle pousse le cri d'alarme ; elle-mfime s'intitule ]3oi;re voix criant dans ce royaume^ d^sireuse de paix et du Men de tons. Si ne vueillez mespriser mon ouvraige*, Mon redoubt^ seigneur, humain et sair^G. • ••••% Car petite clocliete grant voix sonne, Qui bien souvent les plus saiges reveille. Au moment que les deux partis armagnac et bourguignoa fl (1410)^ mettaient le for a la main, elle se precipitait entre eux, comme les dames de la cite de Sabine pleurantes et echeve- lees, les conjurant d'epargner a la France la honte de ce duel sacrilege. « Ha ! France ! France ! jadis glorieux royaume! ne seras-tu pas accomparee de cy en avant aus estranges nacions, la ou les freres germains, cousins et pa- rens par faulse envie et convoitise s'entre-ocient comme chiens !...Otu, chevalier, qui viens de tele bataille, dy moi, je t'en prie, quel honneur tu emportes ? » Christine n'eclate pas, comme Alain Chartier, en invec- tives eloquentes, elle n'a pas I'humeur narquoise et fron- deuse d'Eustache Deschamps. Heureuse, elle eut excellea badiner, comme Marot, son disciple et son admirateur; temoin cette ballade contre un mari jaloux : 1. Chants historiques, Leroux de Linf-y. 2. Le livre de paix. 3. Thoniassy, hcrits polittques de Chrisiiae de Pi«aii. A. Epitre a'Olheo a Hector, de ii^e au due d Orleans. 5. Lamentation sur la guerre civile adressee au due de Berry. V'^y Tho- massy. LES ECRIVAINS PATRIOTES SOUS CHARLES VI. 2i0 Que ferons nous dt^ ce mary jaloux? Je pri h Dk-u (|u'oii le puist escorchier : cl ccUe aulreconlre uii chevalier plus medisant que bravo, oil chaque couplet se lerniiue par ce refrain picin d'irouie il do vivacile : Hadicuxl ha dieuxl quel vuillant clievalicrl Cc n'est pas qu'elle manque de cette p6n6lration et de celtc lioesse qui saisit aiseincnt les ridicules. I. a lutle qu'elle soulinl, d'accord avec Gerson, conlrc les partisans dii honuai de la IlosCf revelait uuc habile jouleuse, vive a raltaque el a la riposle. Dans le Livre de la paiXj dedie au due de Guienne (14I2), elle a trace un piquant tableau de ces as- semblecs populaires, ou des oraleurs nialotriis, en tablier, ficrcnieut campos les poings sur les handles, venaient eta- ler insolenunenl leur outrecuidauce et leur sottise. « Mais' qu'esl-ce a voir es consaulx de leurs assemblees oil le plus lol parle premier a tout son tabler davant soi ? Et sur ce, se londeut-ilz en leurs conlenaiices ct parlers..... et croient que par telle maniere doit-on prononcer et asseoir son la II gage, urvj pi6 aiaiit et autre arriure, tenant les mains aucostii... Et de ful jugo briefve sentence, y sont les con- clusions failes sans avis ; dont tres mauvais eifaiz s'en- suil. » Avec sa nature temperante, son bon sens bour- geois, sa dclicatesse de lemme bien elevee, Christine devait avoir horreur de ce menu populaire turbulcLit,- indocile et forcen^, qu'elle avail vu se ruer comma un sanglier sur I'hd- lel Sainl-I'aul, elemmener au Louvre, en prison, les dames de la reiiie. Elle ne veut pas qu'on le maltraite ni qu'on I'ii rile, niais qu'on le licnne eloigne des aflaires de la cite. C'esl aux loyaux chevaliers, aux clercs avises, aux prud'hom- mes dc sens rassis el modere, qu'il est juste de les confier. Tanl de fiddles servileurs, lant d'avis courageux el de- sinleress6s ne purcni sauver I'lierita^e de Charles V. Ja- t. Tlioiiui>;, iLid. 2oO CHAPITRE XV. mais les princes n'avaient eu plus de precepteurs, et jamais ils ne se montrerent si mal instruits. Uq jour vintou I'Aa- glais entra vainqueur et maitre dans la capitale, ou des mains frangaises couronnerent a Notre-Dame le fils de Henri V. Mors Christine dit adieu au monde, et se retira au fond d'un cloltre, priant et pleurant, puisqu'elle ne pou- vaitplus donner autre chose a la cause de ses anciens mal- tres. Le ciel lui gardait une consolation. Avant de mourir, elle put voir le noble trone de France retabli et raffermi par la main d'une vierge, a laquelle furent consacres ses der- niers chanls; mais ce jour etait encore eloigne : la France devait boire jusqu'a la lie la coupe des humiliations. Malgrt5 tant de palriotisme et de vertus, Christine trouva, de son vivantet apres sa mort, des ennemis pr6ts a la diffamer. De DOS jours meme, certains esprits difficiles n'ont voulu voir en elle qu'uneSapho erudite et bourgeoise, moitie chaste et moilie galante, comme si I'histoire des lettres etait deja trop riche de ces ecrivains dont la vie vaut encore mieux que les ouvrages. Quoi qu'on puisse dire, c'est un noble spectacle que celui de cette jeune veuve s'enveloppant dans ses voiles de deuil, poussant un cri de douleur a chaque blessure de la patrie, sacriQantles vanites de la femme, la legitime ambition de la mere, et gardant au fond de son coeur une double passion, celle des lettres et du roi son bienfaiteur. Rien ne fait plus d'honneur a la France et a la royale famille qui sut inspirer de tels devouements. CIIAPITRE XVI LE ORAND SCUISME D'OCCIDENT- ■ > . I 'ADoarition de maltro Julian de Meung. La ballade de la Ume. — L Appariuon t .. _ Le livre de la Corruption de 1 Eglise. 1 f„ii. A» roi Ic^ trahisons des princes et le Tandis que la fol.e d»;»'. '^^ ^ de la France, decouragement du peuplc perdaieni Id rfiglise elle-mAme traversal tu a ce em I ^^ ^^ ^^_ semblail devoir s'abimer L """«' J\ ^^^ d, Rome, ciel^ catholique, avail d'^P^"'- L« ■""^^ P^P ^^^,^ d-Avi,non et d'Aquilee. donna.ent »" - , J^^^P.^.^,,, d-ambilions rivalos, ou ^^^''^^^^^^^^^^^ ,es conciles es- et ic salu. de la '^'^^f;;^-^^^! fa'i re entendre rai- sayaient va.nemenl d 61cver '^ 2"= P" g, .„^ Les hommes son 4 CCS enlftles »<='=»P"'="f ?." f '",'es de^rdres : ils en- de sens et de foi g.^.^a-t e .ous ces^de ^^ _^ ^^^^^ trcvoyaient deja 1 heure ou ^ sentaient montchercher -Hcurs la lum e el pa.. _^ ^,^^_ le b'esoin de reven.r a une Eg.se phu s p j ^^ chee des vanites de ce ^'^''t\,lZ^2:^^\.. de I'ltglise nioins ambilieux. C-J-J^^ff^f^efl'^ation: il y »sa sa gallicane, '="l™P"^'^''"f '""'!'e aolivil^, et mournt decou- r::rs ra?::^s:':rat:uire;e-^..e . toutes ,. .. trigues des papes et des cardinaux. Les orateurs de 1 Um- versul, les rinL.rs popnlaires n'hesit6rent pas i les d^non- 252 CIIAPITRE XVI. cer, et firent- entendre a I'Eglise non plus d'innocentes malices, mais de graves et sinistres avertissements. A titre de bourgeois sense, de libre penseur medisant, ami de I'ordre et de la paix publique, Eustache Deschamps ne pouvait rester indifferent aux maux du schisme. Malgre son humeur gallicane et son devouenient a la royaute, ii comprenait que le pape d'Avignon, instrument docile d'a- bord, etait devenu pour le tr6ne un embarras, une nouvel'e cause de trouble ajoutee a tant d'autres. Beaucoup de ca- tholiques sinceres desiraient le retour a I'unite en recon- naissantle pape de Rome. Un moment, a la mort de Cle- ment VII, on put esp6rer que la reconciliation allait avoir lieu. Le roi n'en etait pas eloigne : les plus graves docteurs de rUniversite s'etaient prononces en ce sens. Sur ces en- trefaites on vit arriver a la cour un personnage astucieux, remuant, prodigue d'argent et de promesses : e'etait le car- dinal Pierre de la Lune, qui venait acheter le siege d'Avi- gnon. Gr5,ce a lui, le schisme seralluma. Eustache Deschamps, blesse comme citoyen et comme catholique, exhala sa mau- vaise humeur dans une piece intitulee: Du schisme de I'E- glise, qui est avjoiird'huy moult troublee par la Lune^. Lejeu de mots pouvait 6tre pueril, et la plaisanterie d'assez mauvais gotit ; mais elle partait d'un cceur honn^te et sincerement attriste : Mercure, Mars, Jupiter et V^nu'^, Et chalcun d'eux ensemble, le Souleil, Ont par longtemps r6gn6, et Saturnus. Voici qu'un nouvel astre se leve et pretend a I'empire du ciel : aussi le poete se montre-t-il peu rassure : Tout perira : c'est mon opinic i, Puisque je voy vouloir r^gner la Lune. Malgre ces tfistes predictions, Pierre de ia Lune etait bien- tdt promu sous le nom de Benoit XIII. Quelques esprits te- naces dans leurs esperances caressaient encore la chimere 1. Oeuvies iu^dites d'E. Deschamps. Edit. Tarb6, t. I, LE GRAND SCHISMK D*OCCIDENT. 25M d'une fusion. On essaya vainement de rapproclier les deux papes. Deschanips, trompc uiie premiere lois dans son at- teiilf, hochait la l6te d'un air incredule et rep6lait auxgcns Irop con Plants : Quant cessera done ce d6bat? — Quant il ne sera plus d'argent *. Un autre ecrivain patriote forme k I'ecole de Charles V, I'auteur de VArbre des Batailles, Honors Bonnet, prieur dc Salons, en Provence, evoquait I'onibre de Jean de Meung pour admouester ce monde renipli de vices et de desordres. Oblige de se refugier k Paris pendant la guerre que Rai- niond Rogier, comle de Tiircnne el neveu du pape Gre- goire XI, faisait an nouveau pontife Clement VII, le bon prieur avail profile de ses loisirs pour visiter la pelile tou- rellc et le jardin oii fut ecrit lincowparahle roman de la Rose. II y retronva I'esprit de son devancier. L'apparition de maisirc Jvlmn de Mcun ', poeme bizarre, entrem^ie de vers et de prose et dedie au due d'Orleans, est k la fois un ro- man, un traile de morale et un pamphlet philosophique mediocre de style, mais remarquable par la nouveanle bar- die et la profondeur des aper^ns. Usant d'un precede que Voltaire et Montesquieu ont employe depuis, I'auteur intro- duil comme personnage episodique un certain Turc charge de faire la lecjon aux ciiretiens, m6me au pape et aux cardi- naux. Ce Sarrasin ne ressemble guere au mecreant tradi- lionnel des epopees chevaleresques : c'est un homme de sens, exempt de passions et de prejuges, philosophe ambu- lant, qui dit son inol sur lout, juge le present et devine par- fois Taveair. Chemin faisant il releve tons les abus qui I'ont frappe chez les nations de I'Occident : il fait mieux, il en propose le remede. Aiusi, ii se demande pourquoi on s'obstine k ne confier des armes qu'aux gentilshom- mes, eleves dans le luxe et la mollesse. Ne vaudrait-il pas I. n»'u»rcs iij^ilitps iJ'F. Di'sch-imi'S F..I I. T.irbt', I, I, i. Uanuicr. ile la UiLliulU. U4t. I'auiiii-l'ariii, t. VI. 254 CHAPITRE XVI. mieux en charger les gens de labour, les artisans, tons ces rustres vigoureux habitues a vivre en plein air, a coucher sur la dure et a manger du pain noir? Ceulx qui pourroient mielx porter Le long cheniin, la longue peine, Car poup nourriture vilaine, Ne craignent mal i lit, ne mal pain. lis nous feroient plus grant guerre Que tous les gentilz d'Angleterre. Au lendemain de Nicopolis, ce supreme et inutile effort de la feodalite chretienne, de telles paroles pouvaienL don- ner a reflechir. Ailleurs il blame I'usage de ces lourdes cui- rasses, sous lesquellesles chevaliers s'emprisonnent, comme s'ils avaient peur des coups, et leur oppose la legere armure des Orientaux : Les Sarrasins s'arment legicr, Si ont bon courage et fier. L'honuete prieur, sans le vouloir peut-6tre, proposait tout simplement de miner la feodalite. Oter aux chevaliers leur casque, leur cuirasse, tout cet attirail somptueux fait pour les grands, donner une pique ou une arbalete aux vilains, c'etait accomplir toute une revolution. Quelques anueesplus tard, Charles VII se rappelait sans doute les conseils de ce Turc si bien avise, quand il instituait les compagnies de francs-archers. Le due dOrleans, moins prevovant, n'eut pas I'air de comprendre, ou n'eut pas le temps d'y songer. Mais ce qui a surtout frappe, etonne le Sarrasin, c'est la folie des Chretiens occupes a se dechirer par le schisme. Avec la penetration d'un sage, il entrevoit deja le moment oil les discordes religieuses ensanglanteront I'Occident. 11 s'ecrie que rien ne rend I'homme plus feroce, plus ennerai de I'homme que ces disputes sur la foi : 1. Mauvdis. LE GRAND SCHISME D'OCCIDENT. 255 Pour foy laisse p^re son filz, Lo, fr^rn son fr^re en perilz, L'ami son ami uiettre h mort. Tl a votilu connailre la source dc cc mal, et il est allea Home, lii il a vu ce que Liilhcr y vit un siecle phis lard, le luxe, I'urgueil la simonie et les intrigues des cardinaux. Le vrai remedo serait de revenir k I'election : autremcnt, il est a craindre que le peuple et le clerge inferieur ne refusent dc suivre dcs chefs indigncs : IMaisje croy le temps est venus Qu'ils ne en seront plus creus ; Car 11 mondes voit par expr^s Leurs oultrages et leurs oxc^s. L'homme qui parlait ainsi etait-il uii heretique, un en- nenii de TEglise ? Non : mais un pr6lre respectable par sa science et ses vertus, un chretien loyal qui regardait comme un devoir de denoncer les abus et d'en chercher le remade. Du resle, il faut le reconnaftre, les accusations et les aveux les plus accablants partent du sein du clerge. Gerson n'a pas assez de larmes pour deplorer tons ces scandales, pas assez d'anathemes centre le schisme, la simonie , le gaspil- lage des benefices, Tabus des excommunications: lui aussi croit qu'il faut revenir a Teleclion populaire, et demande auxconciles de reparer les fautes des papes. Tandis que les hommes desinteresses, les vrais serviteurs de I'tglise pr6 chaient vainemeut la concorde aux deux partis, un etrange dialogue, m^lc de denonciations et d'injures, s'engageait, au grand scandale du monde chretien, entre Rome et Avi- gnon. Au milieu de ce concert de voix accusatrices relentit, comme un coup de foudre dans un ciel charge de nuages, le terrible factum de Nicolas Clemangis sur la Corruption de Virjlise *. L'auteur appartenait egaleraentau clerge et A I'U- 1. Ce pami-hlet fut ^crit en latin, mais il eat tant de reteniissemcnt que ni us a»ons (In le cousiddrcr non comme une cpuvre d'ecole, mais coiiinic uu li\ie |>0{)ulairc. 250 CHAPITRE XVI. niversite. Eleve au college de Navarre, dans ce vieux foyer du gallicanisme qui fournit tant de champions a I'Eglise de France, depuis d'Ailly jusqu'a Bossuet, ii avail ea pour pro- fesseur Gerson. Esprit independant, trempe aux sources de I'antiguite republicaine, tribun, rheteur, Iheologien, et surtout ardent universitaire, Clemangis s'indignait de voir la decadence de la societe chretienne, I'abaissement moral de la papaute aux yeux des peuples et sa dependance poli- tique vis-a-vis des rois. Pour eclater, il n'attendait qu'une occasion : la querelle de I'Universite avec Clement VII la lui fournit: il lanca son maiiifeste. Latiniste consomme pour le temps, il prit la plume ace- ree, mordante et sentencieuse de Salluste, sa rhetorique melee de fiel et de gravite. Le debut de son livre rappelle cclui du Catilina : c'est le meme luxe d'antitheses, le meme contraste entre les verlus du passe et les vices du present. Au tableau ideal des premieres societes chreliennes, a ces exemples d'humilite, de desinteressement, de charile, il oppose la triste peinture d'une Eglise oii Ton trouverait, dit-il, plus de larrons que de pasteurs {plures latrones quam pastores irwenias). Un triple mal la travaille : la mollesse, I'orgueil, et le plus grand de lous, la cupidite, cetle ron- geuse passion que maudissait Jeremie : Apropheta usque ad sacerdotem cuncti faciunt dolum. C'est elle qui met a I'encan lesames, les consciences, les dignites ecclesiastiques et le Saint-Siege lui-m6me : le schisme est son ouvrage. Oij sont les coupables? Partout. Depuis le pape jusqu'au dernier mendiant, tons peuvent se frapper la poitrine et s'accuser devanlDieu. Les pontiles ont commence par ruiner la disci- pline ecclesiastique en confisquant les droits du clerge, en supprimant I'election populaire, en organisant un systeme de fiscalite vexatoire et de chicane ruineuse, sous lequel succombent les petits possesseurs de benefices. Tyrans de leur Eglise, ils sont devenus les courtisans et les esclaves des pouvoirs laiques. Les cardinaux, jadis simples pretres rev^tus de I'humble office d'ensevelir les morts, se sont en- richis, enorgueillis, depuis qu'ils ont usurpe le privilege de LE GHAND SCHISME D'OGCIDENT. 257 faire les papes. Ilsregardent avecdedain les evftquea, qu'ils appellent episcopillos. Ceux-ci se dedommagent en rivalisant de depenses et de dissipation avec les hanls barons, passeat leur vie a la chasse, entrent a peine denx ou trois fois I'aa dans leur eglise et ne songent qn'jji s'engraisser du lail et de la iaine de leurs brebis {lanii et lacte suarum ovium incrassari student). Les abbes, les gros ben^ficiers font de m6me. Aussi quiii-rive-il? One lout le fardeau de i'Eglise retombe snr de pauvres prftlres sans instruction, sans aulorit6, v6ritables niaucEuvres cnleves an metier et ci la charrue, qui savent tout juste un peu plus de latin que d'arabe (jpauloplus latinse lingwB quain arabicx sciunt). Les hommes de science, les bons ecoliers meurent de faim et ne peuvent oblenir le moindrc beneQce : autre grief sensible surlout a I'Uni- versite. Bientdt s'animant, s'enivrant pour ainsi dire de ses pro- pres invectives, leliardi pamphlelaire penetredansl'intcrieur des prosbyteres, dcs convents, et peint, avec une erudite d'expression evidemment exageree, ces bacchanales del'Eglise niarchaut sous la banniere d'Epicure, apres avoir quilte celle du Christ. Puis dans uq coin, a part, il nous niontre la pe- tite cohorte des vrais Chretiens, des gardiens de I'arche, coBurs humbles et purs, dont la vertu est raillee, calomniee, qu'on traite d'hypocrltes et de comediens. Au terme de cette longue diatribe, I'auleur, saisi de Iristesse et de decourage- ment, promene ses regards autour de lui, et se demande d'ou viendia le salul. II rappelle I'impuissance des decrets, des bulles, des conciles, de tons les remedes humains;et dans une eloquenle apostrophe, il adjure le Christ lui-m6me de sauver son Eglise. II represenle la barque de saint Pierre pr^te k sonibrer au milieu de la temp6te, et demande que les justes soient 6pargues. {Ne tanta procel/arum vis.... cum hts, ijui meiito iiaufrajio pei^ituri siuitf absorleat *.) I. Daule c\ C^trarque avaieut fat entendre ddija les nidmes plai rites et let mimes menaces. L un dans son Eufer nous moatre I'Eglise succombant sous le puitls de >e8 fautes el coitvcrte de /'\ l.'auire lanco conlre la cour d'Aviguou ec terrible aaaiheme : i'\iiinma dal civl su le tue treccia piooa, 17 2o8 CHAPITRE XVI. Certesil fallait que lemal fiit bien grand pour jeter un tel cri de detresse, pour mettre ainsi a nu les plaies interieures de I'Eglise, pour exposer a tous les yeux cette venerable mere chargee de rides et d'annees, outragee et trahie par ses pro» pres enfants. Quelle etait done la pensee de Clemangls ? Vou- lait-il satisfaire seulement une miserable rancune d'univer- sitaire, perdre et deshonorer toutle clerge en hainedu pape? C'etit ete a la fois un sacrilege et une lachete. Mais, tout en faisant la part de Ja passion, on pent admettre que Cle- mangls crut accomplir une oeuvre de rigueur salutaire. A ses yeux, I'aveu de ces miseres et de ces scandales etait deja une expiation. Apres avoir vu tant de pecheurs a ses pieds, I'Eglise devait s'imposer a son tour une penitence publique, et, faire amende honorable devant Dieu et devant les horames. II fallait, lui-m^me le dit formellement, I'hu- milier avant de la relever, la desoler avant de la consoler. [Eccleski prius fiumiliandaguam erigenda^prius desolanda quam consolanda). II fallait s'armer du fer et du feu pour relranclier et briiler en elle tout ce qui etait gangrene : remede heroique, capable d'emporter le malade ! Aussi n'est-ce pas sur les hommes, mais sur Dieu, que I'auteur croit devoir compter. L'efTet de ce petit livre fut immense. Ce n'etait la sans doute qu'une declamation, un factum chagrin comme en avail tant de fois redige la grondeuse Universite, mais d'une vi- gueuret d'une aprele peu communes. Cette phrase, courte, aceree, arrivant comme un trait sur le vieux corps de I'E- glise, y faisait penetrer le froid de I'acier : ces petits cha- pitres, tous portant coup, tous langant leur grief, donnaient a I'attaque la precision d'un requisitoire en forme. Cle- ment VII etait mort de douleur et d'effroi au seul bruit de cette temp^te. Son successeur, Benolt XIII, crut tout apaiser par un coup de politique habile en allant droit k ce grand aboyeur de I'Universite. II en fit son secretaire. Celui-ci mit tant de z61e ale servir qu'il Teut bienldt brouille avec le roi. Quand le vieux pontife, chasse de France, se fut refugie en Espagne sur son roc solitaire, d'oii ii foudroyait toute la chretiente reveille centre lui, Clemangis revint a Paris : il y LE GRAND SCHISME D'OCCIDENT. 250 mourut en li32 el Tut enlerre au college de ISavarro, sous la graiide lainpe du choeur, au pied de I'autel ou Bossuet devait plus lard prononcer ses premiers voeiix. L'Eglise oublia le paniphlcitairc qui i'avaitsi crucllement dechiree pour ne so souvenir que du grand docleiir, qui I'avail iioiioree jjar son eioqiience et son savoir. Dcpnis, les proleslanis ont revcndiquc Ciemangis comrne un des ieurs : son livre fut piusieurs lois imprime durant Ic xvi" siecle et an commencement du xvn», avec Jos autres pamphlets des Refornies. i^uoi qu'ii en soil, cette pretention nous semble nial fondee. Ciemangis voulait una r^forme, mais interieure, disciplinaire, ne touchant en rien aux dogmas. Comma d'Ailly et Gersou, il approuvait sans douta le supplica de Jean Huss; comma aux, il resta touta sa vie ennemi jure du schisme, qu'il qualifie d'abominabia {abummandum schisma)f ct partisan da I'unite, an laveur da iaquaile il ecrivit una leltre elotjuente a Ja mort de Clement VII. Paut-6lre I'aveu Irop retentissant de maux devenus presque incurables etail- ii une imprudence, et un scandale da plus sans profit. Peul- 6tre le meilleur moyen da sauver un malade n'est-il pas de crier h son chevat qu'il va mourip. Peut^tra enfin cette explosion de colore devait-elle nioins pousser les esprits au repentirqu'a la revoke. Mais il n'est pas toujours facile aux conlemporains de garden le calme i[nparlial de la posterite, ni de prevoir toutes les consequences de Ieurs paroles ou de Ieurs actes. Les plus sages, les plus saints mftme, comma Gerson, se laissent emporter. C16mangis voyait le danger : il eut le tort de le proelamer Irop liaiit, si Ton vent; du moins, il ne se trorapait pas. Un siecle plus tard sa prediction etait accomplie. La temp6te 6clalait : le flot de I'heresie, montant toujours, envahissait I'unlique vaisseau de I'Eglise; la moitie de I'Lurope disparaissait sous Tinondatiou. CHAPITRE XVII XV'' SIEGLE. - LES ANGLAIS. LOUIS XI ET CHARLES LE TEMERAIRE. Insurrection nationale et po6tique, — Olivier Basselin : Les francs Buveurs de Vire. — Alain Cliartier, Christine de Pisan, Charles d'Orl^ans. — Guerre du Bien public : la ballade des Anes volants. — Duel de la France et de la Bourgogne : Giiles des Ormes et Georges Chastelaln. C'est au milieu de ce concert de plaintes et de maledic- tions, a la sombre lueur du bdcher de Jean Huss et au cri de sauve qui pent parti d'Azincourt, que s'ouvre le xv^ siecle. Trisle et funebre epoque, ou la vie semble s'arreter, ou tout s'eteint et se degrade, les cceurs et les esprits. On ne voit plus les meaestrels rassembler la foule sur les places publi- ques pour lui raconter les exploits de Roland ou les ruses divertissantes de maitre Renart. Aux vifs et mordants cou- plets du sirvente, aux recits naifs et malins du fabliau, suc- cedent I'interminable roman en prose, chef-d'oeuvre de steri- lite et d'ennui; le pamphlet violent, haineux; le mystere et la farce assaisonnes de platitudes et de grossi^reles. La vieille gaiete frangaise a disparu un moment, etouffee par I'exces des maux publics. Mais qu'un cri d'enthousiasme ou de liberie s'eleve, vous la verrez renaiire avec le courage de la nation sous les murs d'Orleans. La on ne se contenle pas (le repousser I'Angiais, dele narguer du haut de ce dernier boulevard de la patrie; on le chansonne gaiement en depit de la famine et des horreurs du siege. Les gros godons *, de leur c6te, ripostenl a coups de canon et de couplets. Duel hero'ique de bravoure et de gaillarde moquerie, qui prouve 1. Goddam, sobr-quet donn6 par le peuple aux Anglais. XV" SifiCLE. - LES ANGLAIS. 2fi| h. tous que la Fraace n'est pas morte, puisqu'elle chante en- core. Uii autre siege, celui de Pontoise, viiit exercer la patience et la bonne humeur des deux partis (I4H). Les Anglais avaient jele un secours dans la ville, dont ils etaient maitres ; par elle, ils tenaient le COUPS de I'Oise et pouvaient afTainerParis. La petite aniiee de Charles VII, solidemeiitotablie derri^re un rang de palissades etde bastions, s'6tait attach6e aux flancs de la place, attendant que la famine ou le canon lui en oiivrit les portes. Talbot, venu pour la debloqiicr, r6dait lout alentour : il voulait une bataille en rase campagne; la coninie a Crecy, conime A Poitiers, il comptait sur quelque nouvelle elourderie des gentilsiiomines IVangais. Mais les capitaines de Charles VII avaient repris la guerre de ruse et de patience inauguree par du Guesclin : ils resterent der- riere leurs lignes, insensibles a loute provocation. Les An- glais, oil plul6t les trausluges eufermes avec eux dans Pon- toise, lancerent un cartel en vers aux assiegeants pour railler leur couardise et les inviter a deguerpir : Ciiidez * vous bien si tost conqucrre Le droict payz a|)partenant Au roy de I'rance, d'Angleterre, Dont cliacun de vous est tenant? Vuidt'Z le tout incontinent. Bien appert* qu'estes fort paoureux. Oncijues ne fustes si heureux De nous venir aux champs combatre. Grant orguciil est bon h rabatre '. Les Frangais riposterent par des chansons, rendant au centuple les dpitiietes de couards et de poltrons qu'oii leur avail envoyees : Entre vous, Anglois et Normans, Esians l^ans, deuans Pontoise I. Croyes. t. U ent riair. 3. l.eroui de Lincy, Chantt nationaux, I. I. 202 CHAPITRE XVII. Fuyez vous en, prenez les champs, Oubliez la riviere d'Oise, Et retournez k la cervoise, De quoy vous estes tous nourris, Sanglans, meseaux ', puants, pourris. Je cuide * bien que le cueur faut * A vous tous ensemble a butin, Quant vous pensez que d'un assaut Serez pris ou soil* ou matin *. La prediction s'accomplit, Le mois de juillet arrivai Talbot fut oblige de battre en relraite, laissant la place sans defense : le canon de Jean Bureau ouvrit la tranchee, et le roi de France entra dans Pontoise : ii lui en couta six hommes. La cause de I'envahisseur elait perdue. Les chansons et les coups pleuvaient sur lui de tous c6tes. Un hardi com- pere, foulon de son etat, buveur et chanteur de vocation, avait donne le signal de cette insurrection poetique etpopu- laire dans le Bocage normand. Indifferent jusque-la aux desordres de la capilale et de la cour, Olivier Basselin ou- bliait les malheurs de la patrie a table, devant un pot de cidre, avec ses amis. II dotait la France du vaudeville pour la consoler. Le val de Vire fut le berceau de ces couplets voyageurs, Qu'on noinma partant vaudevire ; Basselin les chanlait a ses compagnons : Et leur enseignait h. les dire En mille gentilles fa^ons ^. Un jour les Anglais arriverent, renverserent les tables, viderent les pots, dispers6rent la society des Galants ou Gales-bon-temps. La soif de maitre Basselin se tourna en rage contre Tenvahisseur trouble-fete. 1 . L^preux. 2. Pense. 3. Manque. 4. r.hron. De Jean Chartier. Leroux de LincY, Ch. nat., t, I, 5. Vau de Viie de Jean le Houx. XV* SIECLE. — LES ANGLAIS. 263 II sonna la charge el donna I'exemple, frappant et chan- lant a cceur joie : Kiitre V0U3 penz de village, Oui aimex le roy fran^oys, Prenez chascun bon courago, Poup combattre les Engloys. l*renez cliascuii une houe Pour mieulx les dcsruciner. Ne craignez points les bnttre (les godons^ paiiclios * h. poys, Car ung de nous en vault quatre, Au moins en vault-il bien troys *« Cos joyeuses bravades eurent une fin tragique. Olivier Basselin mouruL palrioliquement a la potence : 11 fut pendu paries Anglais. Telle estdu moins la legende. On a con- lesl6 depuis non-seulement I'authenticite des Ciiants ou Vaux de Vire, mais rexistencemSme d'Olivier Basselin, aussi bien que celle d'Homere. La tradition locale a tenu bon con- Ire le sceplicisme de la critique : on montre encore aujour- d'hui, dans la jolie vallee de Vire, le petit cours d'eau et la maisonnette, oCi fut etabli, dit-on, le moulin-fouteur da Tyrtee Normand. Quelque legendaire que soil ce personuage, nous croyons qu'Olivier Basselin a existe, qu'il fut le chef d'une bande de francs-buveurs et de francs-chanleurs trans- formes sans doute en francs-tireurs, le jour ou I'Anglais vint briiler leurs toits et defoncer leurs futailles. Guillaume I'Alouette et le Grand Ferre avaient dejk donne i'exemple de ce soul^vement populaire, d'ou sorlit plus tard Jeanne d'Arc. Quant aux Vaux de Vire publies sous le nom d'Olivier Basselin, Tun des precedents editeurs, M. P. Lacroix, avail exprime des doutes formels k cet egard •. Les aveux publics 1 . Pantet. i. Ces Tert, remaning taD<< doute, s'ils De soat pas de Basselin, lont du moins dt son <'cole : ainsi pt>n>e M. Hasti. U. P. Lacroix les rapporte tout au plus a IVpoque (ie Pran;<>is I*'. 3. Cb. Nodier, ti grand amateur de trouTailles, ne croyait guere i I'aulben- tirit^ det Vaux.de Vire attribu^sa Basselin, mais il admettait leur tiansrormation. n*»pui-, lc» doute- i • S' nl ccenfu-'s de plus en plus av«c UU. J. Travers, Boi- ?eiil leur voix a celli'S dis cliantres du Nord. Uii des- cendant des troubadours, Raymond Valade, notaire royal a Toulouse, repi'te le vieux cri national des croisades : Car Dieu le vent, et bon droit le command(*. Quar Dieus n vol, et bon dreyt o reqwer, Dans cecommnn efTort d'une France qui se sent rennttre, les ecrivains patriotes, attiistes si longtenips par la lionle et les malheurs des annees precedentes, furentles premiers h. clianter le triomplie de la royaute. Alain Chartier, qui I'avait annonce et prepare, repandit sa joie dans des cou- plets interniinables, entrein^ies de maledictions contre les Anglais et de sentences patriotiques et morales : Si vous conseille de bonne lienre De Normandie vous departir, Et, sans plus y faire demouro, De voz mesfaiz vous repeiilir : (>ar j'ose dire sans nientir Que Diou halt toute ini(iuit6. A la par fill vainc vdritti. De Cartage ayez en m^moire Et de Troye la puiiition, Quo leur oultraige et value gloire Fist tourner i destruction*. La bonne Christine de Pisan essuya enfin ses larmes qui n'avaienl pas lari depuis onze ans. 1. M. Cast^, r^sumant les plus rdci'iits travaux publics a la suite de la pol^mi- quc suulev^e eo Sorboane (ri^iiiiion des Socidti^s savantes, 1866), croil pouvoir ciiro^i!>irer comme fails acquis a I'his'oire : !• Qu 0li\ier Hassfjitj et les conipagioiis du Vau de Vire out exists au xv« sic- cle, (.emlant les puerres angUiises; 2» Qu'ils ont fdit des chansons a boire et des chansons d'amour appel^es Vaux de Vire pend.mt la paix; 2* Qu lis out fait dt» chsiisons belliqucuses pen lant la guerre; i* Que IJa b liii esl inort victime de son patrinlisme pour avoir soulevd par seS chants lc« k*"* Je vill,i(;e contre ifurs oppresseurs let AngUis; 5* Que la mort de Bnss-lin a tfl(* un deuil public et quelle a Hi ddplor^e par les chiiisouiiiers »ur»ivants. fVoy, Eludes sur Oiv:er liuiselin et les con,pagnuns du Vau de Vire, par A. Gast^, 1866.) 2. ball.-) deCharolaisesl represente comme un Charlemagne, uii libe- raleur du peuple; Louis XI est un Gaiieloo, un traitre, un tyran. Au milieu de celte cohue, ou nul n'a I'air de savoir ce qu'il veut, oil tout le nionde dil le contraire de ce qu'il pense, s'elail forme un tiers parti de bourgeois defiaiits et railleurs, disposes k ne pas se laisser duper. Le peuple ne prMaii qu'i demi I'oreille aux belles paroles des princes; ii se tenait en garde centre ce patelinage, prevoyant noa sans raisun que lui seul payerait les I'rais de la guerre. L'ar- mee des confederes, campee au pent de Gharenton, atten- dait une deputation des Parisiens, qui leur apporterait les clefs de la ville : on ne leur envoya (jue des cliansons. Elles ne temoignaient pas plus d'amour pour le roi que de con- fiance dans la noblesse. Le tiers etal, au lieu de s'en remet- Ire k des mandataires suspect?, aurait voulu traiter lui- mcinie de ses propres affaires dans une assemblee des trois ordres : D'ou vcnez-vous? — D'ou? voire, do la cour. — Et qu'y faict-on ? — Qu'y faict-on? rien quy vaillc. Que diet Paris? Est-il muet et sourd? N'ose-il parler? — Neniiy, no Parlemeiit. — Et lo (ilergie, Ic voud tient-on bien court? — I'ar Yostre foy, oy publiquetncnt. — Nubiesst', quoy ? — Va moilie pirement ; Tout se p6rit, sans avoir esp^rance. Quy peut pourvoir k cecy bunnenicnt ? — Quy ? — Voire quy ? — Les Irois estats de France. Quy peut donner bon conseil presteraent :' Quy? — Voire quy ? — Les trois estats de France '. Les vcBux du poete ne furent pas exauces. Les princes trou- verent plus commode d'arraiiger entre eux a I'amiable les alTaires du bien public que de cuiivuquer les etats geue- raux. Mais au moins la nation prolita de cette courte insur- rection et des embarras de la royaute pour faire entendre 1. Udiljde du Bien public. 270 CHAPITRE XVII. L* ':i= XI -ra-r'ques iibres jiigemeDts sur soa gou- \ciuTiu'-u. else; i&'O-iS* Quant T0U5 verrez les nobles d<^soles Po.:r sup::r:Tr bisse ::ni::::n; QiiM v:l. ;^ - - .: ::;5 E;^ ■-'-- - ■ uv.u...a..^- ■ ( ' I n"aura : . : eaucoQp afairc^. Loui? XI seratKai: avoir la p'a-f.;.. ...auTaises societe?. 1 rtaat assez commaa chez Jc5 r jrd d'hommes decries el cor- I : i;^ .;. 1^ ? ^t r 7 3 bas encore de cceur. Peat- Atre rastucieux monarque esperait-il trouverdans ses crea- ^us dereconnaissac ? serfilile. I. : : " ne gagnejana 5 a ^r les serv - . - fripons. Ge ;:. - r re de £• - .5 i: saos conscience doYint bi en vile pouToir altaquer le prince, on c ; ~ ? faToris. Une des pieces les plus - e > Anes volants, sorle de complai e compagLrr une cari ;■.-'. .::e d.; :v;r. p-. '[ :. nuscrlt. un honicQe as;.?, r-\^:^ c;- soofflaiU dans une trocip c :u s:.: ::... ._ )a a/.re et tenant une crosse entre .-s or^s anes vcdaient au;:.:r. Ce per?: '■.:-.^ :r q:i 5:.:;:!r c*estf'.r.r'jr ou p^uiuL Lou.s XI : faute de dit ie ma- ' :}'aux, et : ::.::e de :x a;: res ' -■-■.-'-•■■-) JesoisF Souffle i: :i son de msi trompe :es cboses nonpaFeillea. Je lais Toier asnes a Les ::t'.;x aivs '• '/.s -:.::: i'un Jean de Monta.b^n. 'ojfd e: r::"s v:0ui-4iSa:.. Lc.ci';e par son mutisme, sa su.u.Le ei sa ballade, flWL LOUIS XI ET CHARLES LE TEMERATRE. 271 sotlise, et qui fut cepeadant amiral el inteadaut des eaux et for^ts : Je suis nng asne que Faveur fait voter, Lequel on voit ainsi pesant et lourt, Et nonpouptant que je suis muet et sourt, Faveur m'a fait avoir de grans oHices. L'autre, Charles de Melun, personnagc equivoque, intrigant, liardi et aclif, grand buvcur, grand mangeur et grand de- bauche, comme Jes aimait volontiors Louis XI : on I'appelait le Sardanapale de la cour : Et moy je suis ung asne tout parfait, iSii et issu d'une povre caveine. Si m'a fortune, tant par ditz que par fait, Soufflt^ si fort que les princes gouverne. J'ai ben aprins I'escolle detaverne A riens savoir, aftin d'acqu^rir bruit. Le troisieme ane qui sort de la trompe la mitre en tSte, est le compagnon de Charles de Alciun, joyeux dr61e, spiri- tuel et libertin, qui ne savait pas ni^me lire son breviaire, et qui nonobstant devint ev6que, puis cardinal, le lameux La Balue : Je ne suis pas encore du tout n^ Ne sorti hor» de la trompe Faveur, Et si ne say pas le Doniine me, Car norry sui de cbardons sans saveur. Au dernier acte de cette farce du Bien public, quand les masques tomberent, chacun livra ses complices et ses amis. Charles de Melun, qui avait recueilii les depouilles du comte de Dammartin, fut arr^te, emprisonne, accuse d'un crime dont personne n'etait bien sCir, ni ses juges ni lui-m^nne, et finalement decapit6. La Balue alia expier dans une cage de fer sestrahisons et ses bons mots. La chute des deux favorisfut chantee comme I'avaif ele leur fortune : 272 CHAPITRE XVII. Dont viens-tu Martin ? — De Melun. Et que dit-on ? — J'ay veu Chariot. Quelle chifere fait-il? — Triste et morne. Et que fait-il? — Sans dire mot. II actent que le vent se tomie. Maistre Jean Ballue A perdu la veue De ses esveschez. Monsieur de Verdun IS'en a pas plus un, Tous sent despechez. Lo roi, comme le peuple, savourant sa vengeance, repe- tait avec lui : Tous sont despechez. Tous, excepte pourtant son gentil cousin de Gharolais. IKiTalite de liouis XI et de Charles le Temerairc. La mort de Philippe le Bon, en revelllant les hostilites, ralluma aussi la guerre poetique des deux partis. Louis XI et Charles le Temeraire mirent aux prises leurs rimeurs comme leurs soldats. Dans ce duel a coups de plume et a coups d'epee, le contraste des ecrivains n'est pas moins frap- pant que celui des deux armees. D'un c6te, la rhetorique solennelle, la mythologie fastueuse, I'allegorie empanachee comme les nobles haquenees de la chevalerie flamaude el bourguignonne. Del'autre, I'esprit vif, net, sec et prosaiquc, le veritable esprit francais, leger et court v6tu, comme le cou- reur basque et le fantassin champenois. Au moment de la revolte de Liege, deux champions entrerent en lice. Les te- nants etaient: pour Charles le Temeraire, Georges Chaste- lain, le solennel chroniqueur de la maison de Bourgogne, I'hislorien de ces grandes kermesses feodales etincelantes d'or, de velours et de soie : pour Louis XI, Gilles des Ormes, LOUIS XI ET CHARLES LE TEMERAIRE. 273 iin homme dii metier, iiii ferrailleiir rompii aiix joiites poe- tiques dans la petite coup de Charles d'Orl^ans- Chastelain cinboiidie de loutos ses forces La trompe 6piqiic pour lancer un majesliiciix defi ; il oppose dans des strophes savantes et anegori([ues le lion grimpant de Dourgogiie au ccrf-volant dQ France: Soufflo Triton en ta bucce argentine, Miiso, en musant en ta donlco musette, Donne lonanse et ploire r^Iestine, Au dieu Phebus h la barbe roussetto. Ce dieu Phebus serait-il Chai'les ie Temerairc, I'ancfttre mythologique de Louis XlV ? On n'en salt rien. Le reste n'est gu6re moins enlortill§. Cependant, il est permis de comprendre que le poete reprcche a Louis XI son ingratitude envers la maison de Bourgognc : Le cerf vollant, qui nous fcnt cest actine, Fut recueilly en nostre maisonnette. La piece se termine par une menace contre les Li^geois, Rujets rebelles et allies du roi de France : Tremblez Li(5geois ! tremblez par IdgionsI Car V0U3 verrez. si je veul ou je daigne, Comnieje suis, fes basses regions, Lyon rampant en croppe de montaigne *, Ce flamand, qui essaye d'enfler la langue franQaise avec son gros souffle heroTque, semble dej^ devancer Ronsard. II a, comme lui, i'epithele classique, les augmentatifs pom- peux et les coquets diminutifs. Pourlant, k travers son em- phase et scs niignardiscs, il a trouve sur Louis XI un mot heureux et profond, digae de Tacite : il I'appelle Vuniverselle araign^e^ Ay conib'jtu Cuniversel ar'iigne : dcsignant bien par la le travail opini;\tre et siiencieux de celle main subtile, occup6e a tisscr jour et nuit les lacs ou I. Leroux Je Liucy, tbicU 18 274 CnAPITRE XVII. viendront se prendre Guyenne, Bourgogne et Normandie, Mais, sous ce style ennibanne, le trait reste emousse comme un fer de lance enveloppe de velours et de brocart. Gilles des Ormes n'est, il est vrai, ni si liarmonieux ni si savant : en revanche, c'est une fine langue, un esprit alerte, un franc et libre parleur, qui appelle les choses par leur nom, et retourne d'une main lesLe et bardie les majestueux couplets deChastelain : Changez propos, cerf volant nostre chef, Disposez vous k guerre et a bataille, Vestez armet, en lieu de couvi-e-chef, Et en V03 mains glaive, qui poignoi et taille. Faytes crier le ban, et que tout aille Sur ce lyon, qui vostre honneur entanie, Qui prent voz biens et dit qu'il ne craint ame, Ne roy, ne roc, n'en ville, n'en cliampaigne. Lors le ferez, au plaisir Notre-Dame, Lyon couchaut au pied de la montaigne . Mais I'esprit francais n'est pas toujoursavecleroi de France; parfois aussi, il s'emancipe et se tourne contre lui pour le mordre et le railler. L'aventure de Peronne, I'histoire de ces trois mauvaises nuits passees dans la fun^bre tour de Charles le Simple, avait excite une hilarite generale. Les Pa- risiens surtout, impregnes d'un vieux levain bourguignon, n'etaient pas faches de voir leur maitre, ce fin politique, pris lui-m6me au piege. Quand Louis, sorti a grand'peine des griffes de son cousin Charles, rentra dans sa capitale, la l6te basse et la rage dans le cceur, Honteux comme un renard qu'une poule aurait pris, il trouva qu'on avait ri de lui en son absence, qu'on en riait encore a son arrivee. Les vitres des marchands d'images eta- laient a tons lesyeux des peintures satiriques sur le voyage dePero«7ie,* les petits enfants, dans les rues, chantaient la complainte de Peronne; les oiseaux eux-m6mes, geais, pies, sansonnets, sur toutesles portes, nerepetaient que Pcionne, 1. Perce. LOUIS XI ET CHARLES LE TEMERAIRE. 27;i Ce nom maiidit retentissait k I'oreille du pauvre echappe comme dans un affreux cauchcmar: il s'impatienta etcom- inenQa par faire tordre le cou a tous ces oiseaux bavards et mal afipris, en ayant soin de prendre le nom des propri(5- taires pour s'en servir au besoin. F.es sergents cliasserent et I'ustigerenl les enfants ; enlin, defense fut faite, sous peine de la bart, de chanter ou composer satires, virelais, ron- deaux, ballades ou libelles en op2Jro6re du roi. Ces mesures enerfjiquts niirent un terme a la gaiete publique. Mais plus dun bon mot, jdus d'un couplet malin circula encore de bouche en bouclie : puis, comme il arrive toujours, on se lassa de rire avec le temps ; de nouveaux 6venements et de nouveaux scandales attirerent I'attention. Louis XI, impa- tient de reparer sa faute , songeait a mettre les rieurs de son cote. Charles le servit k souhait par ses folles attaques contre la Suisse et la Lorraine. Les journees de Gransoa et de Mo- ral furent celebrees comme des vicloires nalionales par les poeles frangai«!. En fait, Louis XI y gagnail autant que les Suisses, ses bous amis. Ceux-ci avaienl paye de leurs per- sonnes et de leur sang; lui s'engagea volontiers k fournir I'argent et les couplets. Le due, furieux, tourna sa rage d'un autre c6te : il vint chercher, sous les murs de Nancy, un nouvel echec et la mort. Quand ce haut et puissant souve- rain, dont I'ambition inquiete agitait le monde depuis dtx ans, fut eteudu par lerre, enfoui dans la fange d'un marais, et la face a demi rongee par les loups, il y avait la, ce sem- ble, de quoi altendrir et calmer toutes les haines. Touche d'une telle infortune, le due Rene, qui avait tant ase plain- dre, donna en pleurantl'eaubenite a son ennemi. Commines lui-m^me, malgre sa reserve, ne pent contenir son emotion ets'eleve presque k I'eloquence en rappelant ce desastre • « Dieu lui veuille pardoniier ses pechez ! Je I'ay veu grant et honnorable prince... II desiroit grant gloire et eust bien voulu ressembler k ces anciens princes, dont il a esle tant parle aprt'^s leur mort... Orsont finees toutes ces pensees. » Mais la race irritable de chroniqucurs et des rimeurs ne se 276 CHAPITRE XVII. tint pas pour satisfaite. Une guerre de declamations solen- nelJes et de maledictions implacables s'engagea autour de ce cercueil, ou le Temeraire eut du an moins trouver le repos. Les herauts poeliques de la niaison de Bourgogne enflerent leurs trompes,et verserent de bruyants ruisseaux de larmeSjpour honorer la memoire da defunt. Les riraeurs gages du roi de France s'acharnerent apres cette ombre de Charles, grande encore dans le tombeau, malgre sa defaite, et la poursuivirent jusqii'aux enfers. Une piece du temps parut sous ce titre: Nouvelles portees en enfer par un herault de la mort du feu due de Bourgogne, le jour quHlfut tu6 en ba- taille devant Naiicy. L'auteur commence par celebrer la gloire du due Rene et de la ville de Nancy; puis^ se tour- nant centre le due Charles, il maudit son orgueil, sa trahi- son, et le montre gisant dans le cercueil, avec une energie d'expressions parfois heureuse, qui fait songer aux belles strophes de Malherbe : Et dans ces grands tombeaux, od leurs Smes liautaines Font encore les vaines, lis sont ronges des vers. Eta cette magnifique reverie de Lamartine, auprc3 do i'c- cueil de Sainte-Helene : II est \hl... sous trois pas un enfant le mesurc. Or gist en vers couche soubs un cercueil, Qui siz pies a tant seulement d'espace. Malheureusement la colere I'emporte; I'injure du partisan vient trop viteremplacer I'emotioa du poete : Bien doit avoir aux enfers lieu et place, Car il n'ayma onques paix ne Concorde, Ne n'east piti6, foy, ne misericorde, Mais cruault6, felonnie et rancune ; Qui reult le pleure^ Dieu fen tone et fortum, Ce dernier vers surtont est peu Chretien. Louis XI se fut si- gne en Tentendant; mais, an fond, il n'eii eut pas etc fache. LOUIS XI ET CllAULES LE TEMERAIRE. 277 Les pogtes le savaient. Aiissi toiites les ballades composees alors sous son inspiration porlcnt la Irace do son inipiloya- blo rancune. On y sent nn certain esprit aigre, sec, ^ogne- nard, pen gcnereux et pen elev6; la petite joie maligne du bouriieois qui sc frotte les mains en riant des malheurs, de I'iinprtjvoyanee et de la nialadresse de son ennenii. II a tri>s in:il sou latin entcndu, V.t h son cas simplcment > rcp:ird6. II a trouv6 avoir uiij; pou tanli! All d<'slo<;»'r du pays do Lorraine, Car h la liii 11 y est deniour6. El les moutons, la toisoii et la lainc. V.n rovaiiehe, le poete celebre la sagesse et I'liabilete du roi do France : Puisqu'il est mort, ayons bonne espdrance, (iar celliiy seul h qui Diou a ayd6 S'est travaill6 de mettre paix en France. Ponrlant, la niort de Charles n'arrSla pas les hoslililcs. L'areliidnc Maxiniilien, qui venuit d'epouser riieritiere de Bourgogne, entreprit de relcver rhonneur de sa maison en allant mettre le siege devant Th6rouanne. Une bataille s'en- gngea pres de Guinegate. Les Frangais furent batlns an mo- ment oil ils se croyaient vainqueuis et se dispersaient pour le pillage, l.a maison de Bourgogne emboucha tontes ses Irompelles pour celebrcr cet exploit si desire. Cette fois ce nc flit plus Chastclain qui se chargea d'invoqucr Phebns et Trilnn. Mais il trouva un digne 6mule, pins empliatique en- core et plus bavard que lui, dans la personne de Jean Molinet, cbanoine de Valenciennes. Le bon cbanoine, en qui se Irou- vaient reunies I'emphase bourguignonne et I'exuberance llamande, apres avoir demande pardon au public de son in- suffisance et de sa bri^vete, composasur cesujet une com- plainte en Irente couplets. G'est le modcle le plus parfait de plalilude solennelle et erudite. Le chanlre de Maximiiienne se conlente pas d'invoqucr Triton et sa trompe argentine ; il i. Solteroent. 278 CHAPITRE XVII. appe Je k son aide Clio, Amphion, Mercure, Apollon, Arion, tous les chanleurs et harpeurs celebres. Puis viennent ies instruments a cordes et a vent, qu'il evoque I'un apres I'au- tre, et par leur nom. Enfin, comme si ce n'etait point as- sezde ce vacarmepoetique et musical, il exhorle encore les petits enfants a chanter de toutes leurs forces ; Chantez, nottez, deschantez, gringotez, Petitz enfans qui sgavez contrepoinct, Et nous monstrez par voz chantz fleuretez Comment Frangois out este escrotez. Le terrible chroniqueur, une fois lance, ne s'arrete plus dans ses rimes et ses accumulations belliqueuses. C'est un veri- table massacre, une epouvantable m61ee d'epith^tes et de parLicipes : Chantez comment Francois furent domptez, Battuz, boutez, pillez, esparpillez, Desordonnez, desrompuz, desmontez, Desbrigandez, desfaictz, desbarretcz ; Et 11 ajoute tout essouffle : Onques Flamans ne furent si vaillans. Cette longue rapsodie se termine par une emphalique apos- trophe en rhonneur du due et de sa familie Tu as dompt6 nos ennemys cornuz :' Vive le due Maximilianus ',1 1. Leroux de Liacy, ibid* CIIAl'lTIJE XVIII GUIl.LUMB COQUILLART. - FRANCOIS VILLON. Avec celle plale et dilTuse po^sie, nous sommes loin des mordatils sirventes de RiilclxEiif, et m6me des genereuses et palrioliqiies ballades d'luKstache Deschamps. La seve de I'esprit frangais s'epuise : la race des chanleurs a dispani. Au milieu de cot appauvrissement general, deux rimeurs vien- nent encore raninier et egayer iin instant la monotonie de cet ^ge qui s'eteint. L'un est un Champenois aigre et rail- leur, Guillaume Coquillart, melange singulier de bourgeois et de chauoine, ergoteur comme un legiste, entSte comme un homine d'eglise, au demeurant bon citoyen, ami de la France et de la paix : I'autre, un enfant de Paris, un joyeux vanrien, petit-flls de Ruteboeul" par la malice et la misere, plus libertin et plus prodigue encore que son aieul, i'ea- neini du guet et le protege de Louis XI, Francois Villon. (iuillaume Coquillart * eut dans sa vie toute espece de me- saventures,d'abord celle deporter un nom bizarre, dont Marot se moquait encore un demi-siecle apres: A ce meschant jeu Coquillart Perdit sa vie et ses coquilles. Pen d'6crivainsont mene une existence aussi agit^e et aussi remplie. II a tout connu, les deceptions de la jeunesse, les dpreuves de la vie publique, les tracas des proces particu- liers. Pogte, avocat, magislrat municipal, chanoiue, il trouva dans toutes ces positions ['occasion d'exercer sa bile et son esprit. Dabord, comme bien d'autres rimeurs novices avant \. Voy. «dit. TarM et surtout 6dil. H^ricauU (Collection Jauiiet). 280 CIIAPITRE XVIII. et apres lui, il vint, leger d'argent et riche d'espoir, cher- cher a Paris ces deux fruits dores, reve de toutes les imagi- nations credules, la gloireet la fortune. I/une et I'autre tar- dant a venir, denue de ressources, il reprit sagement le cliemin de sa ville natale, et n'eu sortit plus. La, il fit deux parts de savie, consacrant I'une a plaider, I'autre a rimer. Sa reputation fut bienl6t faite dans Reims et s'etendit aux environs : il devint I'oracle, la forte tete du pays. L'evSque, jaloux de s'attacher une plume et une langue aussi exercees, I'investit du titre d'official. Goquillart garda dans cette nou- velle position toute I'independance du laique et I'esprit me- disant du bourgeois. De graves evenements vinrent bienlOt compliquer sa situation, et mettre en relief sesqualitesdeci- toyen, de magistrat et de poete satirique. De DOS jours ou tout le mouvement, toute la vie reflue vers la capitale, on ne comprend guere qu'une simple ville de province ait pu suffire a occuper Tactivite politique et lilteraire d'un esprit aussi remuaut que Guillaume Goquil- lart. Les orages du conseil municipal de Pontoise ou les scandales du tribunal de Carpentras seraient aujourd'hui de maigres sujels pour le talent d'un orateur et d'uu poete. Mais, a cette epoque, chaque cite, tout en s'associantde loia a la vie commune, forme un petit moude a part, qui a ses evenements publics et son histoire. Gette heureuse ville de Reims surtout semblait privilegiee. Elle n'avait jamais connu la royaule qu'a ses bons quarts d'heure, et avait profile de toutes les aubaines d'un joyeux avenement. Eveques et bour- geois demanderent et obLinrent tant de privileges, qu'ils fi- nireiit par se disputer. L'Eglise, qui baptisait la royaule, prit naturellement la meilleure pari. Seigneur spiriluel et lemporel, I'ev^que cherchait sans cesse a entamer les droits de la commune ; il voulut imposer de nouvelles charges aux habitants; ceux-ci protesterent et coururent aux armes. Louis XI intervint comme mediateur. II envoya aux bour- geois de Reims, ses bons amis, son lieutenant Pierre Cochi- nard, qui en fit pendre une quinzaine pour les proteger. Ce Cochinard6laituQ homme comme les aimait le roi, uu Tris- GUILLAUME COQUILLART. — FRANCOIS VILLON. 281 tan TErmite au pclit pieJ. Docile et bnilal instrument des volontes de son maitre, ileClt sans liesiter emprisoniie I'cvft- que et tout son clerge, ou envoye une nioitie de la ville a la potence pour metlre i'autre a la raison. Guillaiimo Coqiiil- lart ne pouvait roster Iranquille au milieu de cc tumulte. Nomme d'abord commissairc royal, il devint bienldt suspect. Ses hardiesses ou sa mauvaise humeur lui valurent les hon- neurs du cacliot. II profita des loisirs solitaires que lui fai- sait Pierre Cocliinard pour cxhaler ses plaintes contre les gens de guerre. Ce fut sans doute durant cette courte capti- vite qu'il congiit rid6e d'une piece publide plus tard: le Mo- nologue dn Gewlarme cassi ou des Vcrruqucs. Les soldats que les capitaines royaux recrutaient alors de lous cdtes etaient, pour la plupart, des gens de sac et de corde, vagabonds desoeuvres, moins redoutables a I'ennemi qu'au pays dont on Icur confiait la garde. Aussi les coupe- jarrets de Cochinard, en arrivant a Reims, s'etaient mis de tout coeiir k battre,a pendre et a piller les pauvres bourgeois. Les capitaines laissaient faire : le roi liii-mfime fermait les yeux, craignant d'eloigncr par une impolilique severite ces utiles vauriens. Pourtant, quand les exc^s etaient devenus trop scandaleux, quand I'indignation publique eclatait de touies parts, on pendaitoul'on chassait de leurs compagnies quelques uns des plus mauvais sujets. C'est un de ces tristes heros que Coquillart a mis en scfene. Le gendarme demonte contemple d'uu oeil piteux son pourpoint perc6, sa bourse vide, et s'ecrie en soiipirant : Ma lance est au grcnier aux noix, Qui stTt h seichor les drapjieaulx •, Mon pourpoint est de vicillc soyc Desrompu et tout di^cass^, Et me nomme-on, ou que je soyc, Le gendarme lameux casse. Tout autre 6lait sa vie passee, vie de bombaace et de ga- 1. Draps. 282 GHAPITRE XVIII. lanterie, ou il trouvait toujours a foison del'argent, des da- mes, une chemise blaache le matin, et de temps a autre quelque gueux a peiidre,pour se desennuyer : De fill lin la chemise blanche Soy vestir, le beau feu aux rains, Et puis le gueux k quelque branche Pour monstrer le cheniin de Rains. Allusion bien evidente aux nombreuses pendaisons ordon- nees par maitre Gochinard. Le truand decrasse est deveau coquet sous le harnois, il aime volontiers; La belle eaue rose a laver mains. Coureur denuit, r6deur, ribleur et galant, il s'introduit chez le bourgeois et I'aide a peupler sa maison : Planter ung beau rosier cheux I'hoste, De Thostesse avoir la coppie. Quelles f^tesl quel paradis! quel bel etat que celui de gen- darme ! Mais, helas! le pauvre here s'apercoit bienlot qu'il r6ve tout eveille. De desespoir il se fait misanthrope et mo- raliste. Ilprend a partie tout son siecle et s'emporte contre les fenimes, qu'il deteste depuis qu'elles ne le regardent plus; contre les abbes, les moines, les prelats, gensheureux, bien nourris, bien loges, bien veLus, bien vus surtout des dames. Bourgeoises et paysannes prennenta I'envi lechemia du convent: Mes dames, sans aulcun vacarme, Vont en voyage bien matin, En la chambre de quelque carme, Pour aprendre k parler latin. Puis, en revenant, elles crottent leurs soulicrs au ruis- seau, Affin que Jennin-Dada croye Qu'elz viennent de Haubervillier*. 1 . Aubervil iers s'appclaU aussi Notre-Dame des Verlus; de la un jeu de moU facile a buisir. GUILLAUME COQUILURT. — FRANCOIS VILLON. 28< L'irascible rinieur, car c'est liii mainteuant qui prcnd la place du gendarme, s'attaqne ensuite au luxe des Jiabille- ments. Avec son humeur goguonarde, son esprit positif et defiant, ses allures originales, Coqiiillart devait 6tre un cnnemi jure des modes nouvelles, un partisan fanatique du haul-de-chaus?es de son grand-p6re. Aussi n'a-t-il pas assez d'analhrmes pour ccs fringiiereaulx, ces bejaunes a la mode dc Paris qui Lavent troys foys lo jour Icur teste, Affln qu'ilz ayent Icurs choveulx jaunos. II eprouve surlout conlre les perruques unc antipathic com- parable a celle de Goethe pour les lunettes : De la queue d'ung cheval painte, Quant leurs cheveulx sont trop petiz, Ilz ont une perrucque fainte. Ces malheureuses perruques lui tiennent au coeiir. II y rc- vient continuellement dans ses autres poesies. Sa haine im- pitoyable va m^me jusqu'ksouhaiter la teigne A ceulx qui ont telle perrucque. Sorli de prison, Coquillart dut garder pendant quelques annees un silence prudent, tant que dura la dictaturc de Cochinard. Peu k peu les langues s'emancip^rent, la gaietc revinl dans la cite desolee. En recompense des services qu'il avait rendus a I'^v^che et k la commune, ie poete vint s'as- seoir dans la stalle de chanoine. II ne s'y endormit pas, et continuade rimer librement sur loute esp^ce desujet.Il etait dejfi rev^tu de cette dignite, quand il composa la satire des Droits nouveaux. En 1481, Louis XI, r^vaut pour la France I'unite de legis- lation, avait ordonne de rediger et de reunir les coutumes proviuciales. Guillaume Coquillart, I'un des six commissai- rcs nommes k cet efTet, profita de I'occasion pour lancer un reqiiisitoire en forme centre le temps present. Cet inter- minable sermon, qui n'a pas moins de 2^000 vers, est divis6 284 CnAPITRE XVIII. par rubriques et chapitres, comme un manuel de procedure. Coquillart a tant plaide de fois en sa vie pour lui-m6me ou pour les aulres, que I'avocat domine le poete : il transporte le style du palais dans le domaine du fabliau. Lcs litres sont des plus graves, et, qui pis est, en latin : De jure naturali, de dolOf de impensis, etc. Mais le fond est beaucoup moins serieux. Le facetieux chanoine monte en chaire ; il a mis ce jour-la, pour etre plus eloquent, sa chape, son chaperon fourre et son bonnet de docteur : J'ay vestu ma chappe d'honneur, Mon chapperon fourre pour lire, Mon pulpitre pour plus hault luire Et mon bonnet rond de docteur, Ma grant lentorne de liseur, Mon livre pour estre plus seur. A.ussi, a I'occasion de cette solennite poetiqueet oratoire, convoque-t-il, avec un etourdissaut concerL d'epithetes, lout un monde nouveau auquel il va faire la lec()n : Frisques mignons, bruyans enfans, Monde nouveau, gens triumphans. Venez, venez sopliistiqucurs, ' Gens instruits, plaisans topiqueurs, Orateurs, grans rh6toriqueurs, Garnis de langues esclatantes. Venez pompans, bruyans legistcs, Medecins et Ypocratistes. Ses anathemes s'adressent d'abord et surtout aux femmes, Le bruyant predicateur reprend li un vieux chapitre sur lequel le moyen age avail vecu depuis Irois si^cles, et qu'il essaye de rajeunir par la liberie des images et la erudite de I'expression. Kn cela, il faut I'avouer, Coquillart oublie Irop souvenlson litre de chanoine. Cespaillardises d'imagi- nalion, ces jeux de mots grivois pourraient etonner dans la bouche d'un homme d'eglise, si Ton ne savail que les predi- cateursa la mode, les Menot, lesMaillart, parlaient enpleine chaire le m6me langage que Coquillart dans ses satires. La GUILLAUME COQUILLART. — FRANgOIS VILLON. 28o licence des mceiirs 6lait grande alors, mfime dans le clerge. Celte ville de Reims, devote et siicree, comme I'appelle quelque pari Michclet, avec sa population de gras chanoi- iies vermeils, de jeunes abbes galants, de fines et coquettes bourgeoises, de maris pacifniucs et debonnaires, avait di'i voir plus d'un scandale. Aussi est-ce la terre classi(|ue du fa- bliau, du conte indiscrel sur M. le cur6 et sa scrvante. La Fontaine, le malin compere, y passa, cbez son ami le cha- noino Maucroix, de bonnes journees, dont 11 gardail un agrcable souvenir: II n'cst cit(5 que je pr^ftre h Reims : (",'cst rorneniontet riioniieur de la France, Car sans compter I'ampoiile et Ics bons vinS; Charmants objcts y sent en abondance. Par ce point \h, je n'entends quant h moi Tours ui porlaux, mais gentilles Galoises, Ayant trouve telle de nos Piemoises Friande assez pour la boucbc d'un roi. Ces aimables Galoises, ceic'bres de bonne heure par Jenr gaianlerie, otfraient done une riche matiere aux satires de Coquillart. Si Ton en croyait le niedisant chanoine, il fau- drait supposer qu'a Reims on n^gociait alors autre chose que lesbons vins. Les dames y auraient fait trafic de leurs ap- pas, et elles auraient trouve une nonibreuse clienl^ie cbez ics gens de robe et d'ep6e. Unij prelat veult entretenir Quehjue grant dame ou damoysello*. Accusation grave, si elle etait serieuse. Heureusement Co- quillart prend soin de I'aUenuer, en nous avouant qu'il a voulu plaisanter. Apr6s avoir dit taut de mal des femmes, il finit par leur adresser des compliments, et prend conge d'clles en leur demandant pardon : Par Dieu, mes dames, mes borjoises, A tous voz maintiens gracieux, Ne prenez pas mes ditz h noises; Mos mutz lie vous solcnt ennuyeux. i. De statu huiniuum. 280 CHAPITRE XVIII. En raes ditz n'y a que tous jeux, Et ne quiers ' b. personne guerre -. Malgre ces protestations pacifiqiies, il s'attaquait, chemin faisant, k tout le monde : aux chanoines ses confreres, aux eveques, an papa lui-m6me, avec lequel il s'elait trouve en proces pour la possession d'un benefice; aux juges, dont il avait eu tanl de fois a se plaindre en qualite de plaideur et d'avocat; a I'Universite qui a, dit-il, pour chancelier Refits et pour recteur Faute de sens; aux Parisiens, qui I'avaient si mal accueilii, et auxquels il reproche leur vaniteuse lo- quacite : A Paris en y a beaucoup Qui n'ont ne argent, vergier, ne terre, lis se dient yssus d'Engleterre D'ung cost6 d'ung baron d'Anjuu ; Combien qii'ils soient sailliz d'ung trou De la cliquette d'ung musnier, Voire ou de la ligne d'ung chou Enfantz k quelque jardinier ^. Coquillart nous represente bien Tesprit provincial avec son amour du commerage, ses prejuges etroits, ses defian- ces et ses jalousies contre la capilale. Pourtant, s'il est bon Champenois, il n'ea est pas moins bon Francais. II ne se borne pas a nous entretenir de ses affaires privees ou de celles desa ville natale : les inter^ts communs du pays I'oc- cupent aussi. En depit de sonhumeur taquine, partisan de la paix et de I'economie, il futTun des premiers acelebrer le traite d'Arras (1483) et la fln de cette longue rivalite, ou la France et la Flandre usaient leurs forces et leur argent. L'annee suivante, apres ia mort du roi, parmi les desordres d'une orageuse minorlte, au moment ou les etats generaux deve- naient un foyer de luttes et d'intrigues, ou I'ambition des princes menacait de rallumer une nouvelle guerre du Bien public, Coquillart prit resolument la plume. Sa ballade des 1. Cherche. 2. Rubrique : De injuriis. 'i, De prcesumptionibus. (Rubri^ue.) GUILLAUME COQUILLART. — FRANCOIS VILLON. 287 Manleaiix verts, dirigee centre les parlisans dii due dc Lor- laiiie, qui pretendaiL s'imposer conime un rnaltre a la ve- gente et bienl6t a la France, elait, ni6me sous le voile dc I'anonyine, un acle lionorable do patriollsme. Homme du tiers parli, s'elevant au-dessus des Caclions, il osail dire a lous, el surtout aux princes, la vcrite. Ung tas de rassotez couvcrs Out voulu par leur aliance Fraper h tort et h travers Sur les bons serviteurs do Franco. Qui fut la vrayo cause et substanco Du jadis niaulvais bion initiue ; Et les seigneurs pleins d'arroj^ance Forgent ung nouveau Dien Vubltque '. Par I'esprit et les traditions, Guillaume Coquillart appar- tienl encore ?i cette generation d'ecrivains bourgeois et pa- triotes, dont les plus nobles represenlants furent Eustache Descliam|)s et Alain Chartier. Par son humeur grondeuse, par samaniede moraliser en maugreant, il estTheritier du bouhoMime Guyot, (Ihampenois comma lui. iMalheureuse- nient, loin do perfecLionner, il n'a fait quebrouiller et com- prometlre I'herilage de ses predecesseurs. Son slyle est cent fois plus diffus, plus embarrasse, plus obscur que celui du xiii'' siecle. Un sent qu'il a ele gale par le voisinage de la Bourgogne et de ses ecrivains empanaclies. La vive et deli- cate malice champenoise reste trop sou vent etoulTee chez lui sous I'emphase et la bizarierie des mots : il ronsardise deja a la laQon de Chastelain. Uii aulre delaut non moins grave, c'est le cynisme de i'expression, Tabus des quolibets, des coq-a-l'dne, de ce burlesque effronte ou excella Scarron, et contre lequel s'emporlait avec justice I'impiloyable bon sens de Boiieau. Pour rclrouver, apres Charles d'Orleans, quelques traces de la giAce, de la naivete et de la delicatesse de TespritlVan- qais, il taut allerles cliercher dans la prison du Chatelet ou bien au lond d'une taverne, avec ce vaurien dont le nom seul dit toule la vie, Francois Villou ou le Voleur. Villon 1. Ballade contre les seigneurs. 288 CHAPITRE XVIII peut 6tre consider^ comme le dernier et le plus celt'bre de ces meneslrels populaires, de ces jongleurs qui, apres avoir amuse la foule dans les carrefours, disparaissent a la fin du moyen age, se transforment en societes d'acteurs ambulants et vont acheverdans les couveuls, les hopitaux, les cabarets ou les prisons, les restes d'une existence aventureuse et dis- sipee. Ce n'estplus la seulement un hardi et joyeux compere qui s'egaye en libres propos ; c'est un raauvais sujet de pro- fession, UQ vagabond sans feu ni lieu, presque un bandit : tristes qualites pour former unpoete, c'est-a-dire unhomme de sentiment et d'imagination ; et pourtant on ne saurait lui refuser ni Tun ni I'autre. L'elincelle sacree s'est conservee dans ce coeur sitot fletri : une fleur aimable et delicate s'est epanouie sur cette vie de misere et de depravation. Comme Rutebceuf, Villon eut pour mere la pauvrete et pour raarraine la faim, deux parentes fideles qui I'ont suivi du berceau jusqu'a la tombe. Aussi ne cherche-t-il pas a les renier ; il ne veut pas s'en faire accroire sur sa naissance : Pauvre je suys de ma jeunesse, De pauvre et de petite extrace *. Pauvrete tous nous suyt et traces. Sur les tumbeaulx de raes ancestres, (Les ames desquelz Dieu embrassel), On n'y voyt couronnes ne sceptres 3. Cette pauvre famille qui n'a pu lui leguer que la misere et qu'il dut desesperer bien des fois par ses honteux debor- dements, il I'aime pourtant au fond du coeur. II se rappelle son pere, brave artisan qui perdit son argent et ses peines en I'envoyant a I'ecole, d'ou il s'echappait comme un mau- vais garcon. 11 songe a sa mere, bonne etdigne femme, dont les pieuses IcQons lui revinrent en memoire au pied de la potence et dans son cachot d'Orleans. Ce fut pour elle qu^'jl^ composa une de ses plus charmantes ballades en I'honneur de Notre-Dame. Chose strange I au moment ou I'inspiratioa i. Extraction. 2. Pour trache, traque. 3. Grand testameut, 35, GUILLAUME COQUILLART. — FRANgOIS VILLON. 289 religieuse faiblit de tous c6tes, m6me au sein de I'tlglise, elle reparait dans Villon. Ce vagabond cynique rit de tout, exceple de Dieu, du roi et do sa vieille mere : cet cscroc, ce mauvais gargon, coniiiie il s'intilule liii-nitiine, a pour dian- tor la saintc Vierge et la benolte 'I'linite des accents que le chanoiiie Coqnillart n'eiUjamais trouves sous son bonnet de docleur. L'idee de la mort, le neant des choses liuuiaines lui inspirerit des vers d'une delicieuse melancolie. On con- natt la ballade des Neiges d'antan. Ceux-ci, tires du gvimd Testament J ne sent pas moins tonchants ; Moil p6re est mort : Dieu en ayt I'dme I Quant est du corps, il gyst soubz lame '..^t, J'entens que ma m6re mourra, ^i le SQait bien la pauvre femme ; Et le filz pas ne demourra*. Si miserable quesoitsa vie, 11 n'est cependantpas presse de la quitter : il trouve apres tout que le soleil est beau a voir : lui aussi il est d'avis que Mieux vaut manant debout qu'empereur enterr^. Myeulx vault vivre soubs gros bureaux Pauvre, qu'avoir est6 seigneur, Et pourrir soubs ricbes tumbeaux^ 1 En face de ses anciens compagnons, dont quelques-nns plus • lorluu^s ou plus ranges sont devenus maitres et grands sei- ' gneurs, il n'eprouve contre la societe aucun de ces acces de misanthropie envieuse ni d'amertume superbe, par lesquels se dedommage trop souvenl le desespoir ou la vanite des poetes malheureux. Lui-m6me est le premier a reconnaitre ^ qu'il est le seul auteur de sa misere ; H6 Dieu 1 si j'eusse estudi6 Au temps de ma jounesse folle, Et h bonnes mcEurs desdit*, J'eusse maison et coucbe mollo ! Mais, quoy? je fuyoy*' I'escoUe I. Pierre s^pulcrale : lamina, fcullle de metal, dc pierre ou de bo's. i. IbnL— 38. 3. Ibif. — 36. 10 290 CHAPITRE XVIII. Comme faict le mauvays enfant En escrivant ceste paroUe, A peu que le coeur ne me fend ^ 1 Bieii qa'il soil doue d'un fond d'espi^glerie et de malice qui lui inspire parfois des plaisanteries dignes du gibet, Villon n'est pas mediant. II n'en veut a personne, si ce n'est a ce maudit eveque d'Orleans, Thibaut d'Aussigny, qui I'a tenu en prison durant tout un ele, au pain et a I'eau. C'est pour- quoi il lui souhaite de trouver Dieu aussi peu clement qu'il I'a ete lui-meme : Tel luy soit Dieu qu'il m'a este I Ce voeu est sincere ; il y revient plus d'une fois dans le grand et le petit Testament : Que Dieu luy doint'.... et voire voire Ce que je pense... et cetera. ^. En revanche, il demande au ciel pour le roi son liberateur douze beaux enfants males, aussi preux que Charlemagne, et, chose plus precieuse encore a Louis XT que tons les heri- tiers dont il ne se souciait guere, unc vie comme celle de MaLhusalem. En general, la satire historique et contemporaine tient peu de place dans les oeuvres de Villon. On ne I'entend point, comme I'irascible Coquiliart, denoncer avec toute I'ai- greur bourgeoise les vexations des gens de guerre et I'am- bition des princes. Les embarras de sa vie libertine et be- soigneuse lui laissaient peu de loisir pour songer aux eve- nements publics. Et puis le boa roi Louis n'etait-il pas la ? Discourir sur les affaires du temps, jaser avec ces Parisiens bavards au lendemain de Peronne, eut ete Toeuvre d'un homme ingrat ou mal avise. Tout au plus pouvait-on atten- dre de lui quelques couplets sur le Temeraire. L'insouciant vaurien n'y songe m6me point. Pour lui le monde commence a la place Maubert et finit au Palais de justice*. Ses ennemis !• Grand testament, 26. '■2. Donne. Z.Ibid. — 63. 4. M. Nisard parlant de Villon, qu'il place d'ailleurs bien au-dessus de Charles GUILLAUME COQUILLART. — FRANQOIS VILLON. 2iM politiques sont les sergents dii guet et les juges du ChAlclct. Les grands evenemenls du jour sont les bons tours et les fri- ponneries de ses confreres dans I'art de la pince et du croc. Tons ces exploits se trouvent soigneusementenregistrcs ihuia le livre Somme de la societe, le recueil des Repues (ranches, veritable poi-nie didactique sur I'art de depenser sans avoir, d'emprunter sans rendre, de boire et de nianger sans payer*. La malice a bien sa part a Iravers cetle poesie do taverne et de prison : seulement elle n'est pas toujours k la por- tee des honnetes gens. La plupart des legs fails par le poete dans son grandetscm petit Testament sont autant de traits saliriques diriges contre ses ennemis ou ses amis, gens celebres dans les carrefours et les cabarets d'alors, niais foi'l peu connus dans rhistoire.G'est leprocureui'Four- nicr, le tavernier Robert Turgis, le sergent Jehan Regnier, son charitable oncle Guillaume de Villon ou legros compero Jacques Cardon, auquel il legue Dix muys de vin blanc comme croye 2 Et deux proems, que trop n'engresse A peine trouve-ton qk et la quelques traits de satire genc- ra!e : nne allusion maligne a la bulle Omnis utriusque seuus, qui rendait aux cur6s de Paris le privilege exclusil" do con- fessor leurs ouailles accaparees par les Mendiants ; quelques bons mots sur les moines qui font plaisir aux commeres par amilie pour leurs maris; sur les devotes, les b6guines, et les grasses soupes jacobines. Au beau milieu de ces medi- d'0rl(^ans, nous le montre « heurcux des troubles publics et enchant^ de la puerre, parce que la police y est p. us lolachoc ■ M. (".ampaux, dans uiie etude iyni|ia(hique et teiidre sur le poe'e, reclame pour lui le nii^rite d'un palriotisme qu on a Irop m(fconnu, et il cite a I'appui ia Ballade de i Ilonneur francais avec cc refrain contre Qui ma! rouldroit au rojiume de France. Mais celle ballade, retrouvee par Promp'aull, est-elle bien de Villon? La chose a pu sembler douleuse. D'ailkurs, a p^rl le >eiitimcnt foil honoralile, la piece est • 'S> z faibie, charg^e de souvenirs bihliques ct mylhologiqucs, dans If pcnio de Guillaume de Mactiaut. et (rcs-iurtiiieure a la ballade d'Eustache Deschanips sur la tbule future de I'Aogleterre. i. C.t'l ouvrajje n'ost pas de Villon lui-m(^me, mais He son •'cole, pcut-<^trede son ami Jean di> C-ilais, I'autcur ou (^diteur du Jardin de Plaisancd. — V. Uomania, 1873. p. 203 : Villon et ses hgntairex, par i.ognon. i. Oaic. 3. Petit lo<.iin.oni 1-. ;4 292 CIIAPITRE XVIII. sance?, il s'arrSte ets'^crie avec un air admirable de pateli- iiage candide et respectueux : Mais on doit lionorer ce qu'a Honnore Thglise de Dieu i. Ce qui ne Temp^che pas de regarder a travers une fente de la porte, et de surprendre le tendre dialogue de dame Sydoine avec le chanoine son ami : Sur mol duvet assis ung gras chanoine-, Mais il s'arr^'e la, ne blame rien, ne moralise pas, et se con- lente d'en tirer cetle conclusion tout epicurienne : II n'est tresor que de vivre h son aise^. Les femmes sont bien aussi de temps a autre I'objet de quelques maledictions obligees. Villon les a trop courtisees pour n'avoir pas un peu a s'en plaindre. Rappelant toutes les miseres de I'amour depuis David et Orphee, il s'ecrie comme Beranger sans rien en croire : Bien lieureux est qui rien n'y a * ! Mais, a vrai dire, ses heroines, la belle Heaulmi^re, la blan- che Savetiere, la gent Saulciere, la Tapissiere Guillemetle sont des dames d'une vertu si douteuse, qu'on ne saurait reprocher au poete ses libertes comme une injure envers le beau sexe tout entier. Les plaintes memes qu'il exhale con- tre sa maitresse n'attestent pas une haine bien profonde ni un coeur gravement blesse. II la menace de la laideur et de la vieillesse : Vieil je seray, vous laide et sans couleur^. Vous \ieillipez, 6 ma belle mattresse, Vous vieillirez, et je ne serai plus. (B&anger.) 1. Grand testament, 58, 2. liallade : Les Contreditz de Fraac-Gontier, 3. Ibid. 4. Double ballade (Graud Test -ment), 5. Ballade de Villoua s'amye {ibid.)p GUILLAUME COQUILLAUT. — FRANQOIS VILLON. 29J All fond, si I'on en jiige par I'encrgie de ses maledictions, il est encore plus indigne contre le tuvernier qui frelate son vin que contre la niaitresse qui I'a trahi : Que tout leur corps leur soit mis par morceaux, Le C(Eur fendn, deschirez les boyaux, Les taverniers qui brouillent nostrc vinM La ou Villon donne a la satire des couleurs vraiment tra- giques, d'une erudite et d'une energie parfois dignes de Ju- venal, c'est lorsqu'il oppose aux enivrements de la vie, de la richesse, de la beaute,lc hideux contrasle de la misere, de la laideur ou de la mort : La mort le faict fr6mir, pallir, Le nez courbor, les veines tendre, Le col enfler, la chair mollir, Joinctes et nerfs croistre et cstendre '. Ce poete, dont la voix iiarmonieuse evoquait tout a I'heurc les ombres legeres et charmanles des beautes evanouies, /a JReme Blanche comme un lijs et Jehanne la bonne Lorraine^ excellc a peindre les vieilles niegeres, les proslituces decre- piles, lout un monde de truands, de sorcieres et de bohe- miennes, oil respirent I'originalite fantaslique de Callot et la piiir-sante triviality do Teniers: Aiiisi le bon temps regretons, Eiure nous, pauvres vieilles sottcs, Assises bas, k croppetons, Tout en ung taz comme pelottes'. On doit mt^me I'avouer, ces images olfusquent trop sou- vent les gracieuses ebauches auxquelles se complail I'imagi- nation du poete, dans ses quarts d'heure de melancolie. Les Baillies les plus fines et les plus aimables de I'esprit gaulois demeurenl 6toufr6es sous le grus rireet les plaisanLerics du 1. Frapmont de ballade. S. r."* T«stamfnt, 4'. 3. Grand Test. : Let liegrett de la belle Heaulmiire, Jdparuenue a vidllesse. 294 CflAPITRE XVIII. cabaret : ces doux parfums de poesie, qui s'exhalent qh. et la d'uDe ballade fugitive comme d'une fleur egaree, nous ar- rivent meles a je ne sais quelle odeur de taverne et de via bleu. II a fallu loute la bonne fortune litteraire de cet etu- diant avorte, de ce miserable enfant de la place Maubert, pour derober ce dernier reste d'inspiration au prosa'isme brutal oil s'abimait le xv^ siecle. Le grotesque, le laid, I horrible, remplacent alors partout, en litterature comme dans les arts, le culte du beau. Qu'on juge la Reforme et la Renaissance comme on voudra, il est impossible de nier qu'elles ontdu moins retrempe I'esprit humain aux sources vives de I'enthousiasme et de la fol: Tune en le soumettant a I'epreuve de la lutte et de la persecution ; I'autre en ra- menant dans le monde, avec les chefs-d'oeuvre des anciens lemps, le type immortel de la beaute, qui ne vieillit pas. Avec Villon finit vraiment le moyen age. L'elegant badi- nage de Marot est encore un dernier reste de la grace et de la naivete gauloise. Traducteur de Jean de Meung, editeur de Villon, le genlil page de Francois I" recueille pieusement I'heritage de ce monde qui s'en va. Mais 11 a deja lui-meme ete touche par I'esprit nouveau. Deja il a entrevu un coin du ciel de I'ltalie, et respire Thaleine embaumee de la Re- naissance. Deja il a prSte I'oreille aux anathemes de Luther, a la voix aigre et discordante de Calvin ; proscrit, chasse de Paris a Geneve, de Geneve a Nerac, il a vecu dans la societe des libres chercheurs et des libres penseurs d'alors, avec Bonaventure des Periers, Lefevre d'Etaples et cette char- mante revoltee, la reine Marguerite. Le compagnon des Enfants sans soucy est devenu le traducteur des Psaumes, le TyrL6e des protestants, en attendant d'Aubigne. Faible et delicat athlete pour une telle cause ! Marot, sans trop y son- ger, avec une legerete de femme et une etourderie d'enfant, fut presque un homme de transition ; mais, pour I'etre reellement, 11 lui manqua I'audace de Ronsard et le genie de Rabelais. CHAPITRE XIX LA SATIRE EN PROSE AU XV« SIECLE Les Francs-Diseurs. — Les Cent nouvelles Nouvelles. — Les XV Joies du mariage. — Les pr^dicateurs satiriques. Tandis que la poesie s'eteignait tristement au sein d'un 6pais malerialisme, la prose naissait et venait recueillir riieritage de I'epopee et du fabliau. Elle s'essayait au ton serieux del'histoire politique, avecCommines ; aux delicates analyses du sentiment, dans le livre du Petit Jehan de Saintre ; aux allures du conte et de la satire, dans les Cent noiivtlles Nouvelles. Desormais la pensee ne voyage plus sur la vielle des menestrcis et des jongleurs : elle court silen- cieuse et rapide comme I'eclair, multipliee a rinfini sur les feuilles volantes qu'anime le genie de Guttemberg. L'inven- tion (le rimprimerie est le triomplie de la prose, du livre solitaire et clandeslin. Jusque-la, les hommes se reunissaient sur les places publiques, dans les h6telleries et les chateaux, pour entendre ou pour raconter, Le vers, par son rhytlime, frappait plus vivement I'altenlion, etse gravait mieux dans les memoires. Maiutenant, cliacun a pros de sou foyer un canseur inlime, qu'il pent appeler, changer et congedier a son gre. Ajmable sociele, toujours pr6tc, et la seule dont on ne se lasse point. La poesie elle-ni6me ne se chanle plus, elle s'ecrit, elle devient oeuvre de cabinet. A quoi bon la lyre d'Orphee? La prose, plus courte, plus hdtive, plus uni- verselle, sufQt pour remuer le moude. Au sieclo suivani, le premier des conteurs et des railleurs populaires, I'heri- tier de Jean de Meung, I'aieul de Voltaire, Rabelais, n'est pas un poete, mais un prosateur. Par un siugulier hasard, le prince qui devait porter ie 296 CHAPITRE XIX. dernier coup a la poesie du passe, au monde de la cheva- lerie, pour iuaugurer le regue de la politique et de I'admi- nislratioa moderne, est en meme temps un des createurs de notre prose. Retire a Genape, aupres de son cousin de Charolois, Louis de France oubliait ses impatiences de dau- phin affame de royaute parmi les joyeux devis et les iibres propos. Le soir, apres le repas, chacun apportait son ecot, et le dauphin n'etait pas un des moins gais conteurs. La, sans trop y songer, il travaillait pour la France en fagon- naut sa langue, en y laissant I'empreinte de son genie mor- dant, precis et prosaique. Le recueil de ces contes, redige plus tard par son ordre, forma la collection des Cent nouvelles Nouvelles. Ce livre est a coup sur le plus francais qui soil sorti de la cour semi-feodale et semi-litteraire de Philippe le Bon. Au milieu de la rhetorique solennelle et empha- tique des chroniqueurs bourguignons, Ov'i serait presque etonne de rencontrer cette veine d'esprit ga^^lois, si I'hu- meur jovialedubon ducet I'influence personnelle de Louis XI nesuffisaient a I'expliquer^ Deja nos fabliaux, transportes au dela des Alpes, revi- vaient dans la prose immortelle de Boccace. Faut-il lui at- tribuer I'honneur d'avoir inspire les Cent nouvelles Nouvelles ^ ? La France, dans ce cas, n'aurait fait que reprendre son propre bien ; mais elle n'avait pas besoin d'allerle chercher au dehors. Par une loi uaturelle, inevitable, au moment que I'epopee, cessant d'etre chantee, s'en allait delayee dans I'in terminable serie des romans en prose, le fabliau devait 1. Jusqu'ici L'uis XI 6tait rest6 aiu \eux de tous les critiq'ies, sinon I'auteur, du moins I'editeur respoasable, le patron avou6 des Cent nouvelle'i Nouvelles. Tout recemment la decouverte d'uii nianuicrit en Anirleterre, et un SHvant memoire de M. Wright, sont venus ebranler cette tr-aditi on accreditee, dit-on, par la supercherie d'un iibraire jaloux d'assurer le debit du livre. Dans ce cas le noni de monscigneur qui revient si souvent ne s'appliquerait plu> a Louis XI, comnie on I'avait cru, mais au due Philippe : I'ouvrage tout entier appartien.lrait a un heureux auteur, qui a deja eu le privilege d'heriter de plusieurs chefs- d'oeuvre anonymes.et qui devieudra bientot le mieux dot6 de no> vieux ^crjvains, Antoine de La Salle, dont rjou> parlerons un pen plus bas. Cependant ie proces n'e^t pas encore jug6 : jusqu'a plus ample information nous r^servons les droits de Louis XI sur cette oeuvre si vraiment frangaise. 2. L'ltalie possedait un autre recueil compost sur le plan du Decameron et jnt'tMJ^ : Cento Nooelle antiche. De la pcut-ctre ce litre de Cent nouoclles JVoU' vlIIcs. LA SATIRE EN PROSE AU XV* SIECLE. 297 subir la m6me transformalion. Les coiiteurs en prose, qui abondenl H la fin du xv«et au commencement du xvi° siecle, Bonaventure des Periers, Noel du Fail, la reine de Navarre, Branldme, etc., etc., sont les heriticrs des troiivercs. La chanson et le fabliau avaient fait la gloire de noire vieiile poesie ; le conte fit celle de notre prose a sa naissance ; aux Francs-Chantcurs succederent les Frams-Diseurs, joyeusc confrerie d'epicuriens, dont Bonaventure des Periers redi- gcait le nianifeste dans ce sonnet place en idle de scs conies ; J'ai oubli6 mes tristes passions, J'ai irucrmis mes occupations, Donnons, doiinoiis quelque lieu b. folic. Que maugr^ * no nous vienne saisir, Et, en uii jour plain de nuilancholie, Meslons au moins unc heure dc plaisir. Pour les uns comme pour les autres, lagalanteric et la mc- disance fnrent les deux principales sources de Tinspiration. Les Cent nouvelles Nouvelles, malgr6 les promesses du litre, roulaient snr un fonds conimun, exploile depuis longtemps. Tout le moyen ige s'elait egaye aux depens des leinmes fri- ponnes, des moines coureurs et des maris Irompes. Ce qu'il y a dc nouveau ici, c'est I'apparition de celte prose vive, niordanle et narqnoise, formee deja aux mille nuances de la raillerie el aux delicalesses du demi-mot, reproduisant dans ses allures la naivete maligne et la douce nonchalance dn fabliau. Tel est ce debut de la 34* Nouvelle, ;\ la gloire d'une dame plus habile encore que vertucuse : « J'ai cogneu en mon temps une notable et vaillant femme, digne et de menioire et de rccommandacion, car ses vertuz ne doivent eslre cellees n'estainctes, mais en commune audience public- queinent blasonnees.... Gesle vaillanle preude femine avoil pluseurs servileurs en amours, pourchassans et d6si- rans sa grit e, qui n'esloit pas Irop difficile de conquerre, tanl esluit doulcc et pil(5yablel » A litre de fin politique, Louis XI aimait volonliers ces rccils d'inlrigues, ces imbroglios amoureux, oii triomphait I. lM(>i«uir. 298 CHAPITRE XIX. le genie de la ruse et de la dissimulatioQ : la femme etait k ses yeux un module de diplomate. Pourtaat, il ne lui laisse pas tous les hoaneurs de la guerre. Despote dans son menage comme dans I'Etat, il se souvient toujours que Du c6t6 de la barbe est la toute-puissance, et n'est pas fache de voir triompher de temps a autre le principe d'autorile. Le mari a ses heures de vengeance, souvent brutale, parfois tragique : temoin le conte des deux Mules noyees. Un bon president de Provence, possesseur d'une femme legei'e, qui faisait sa honte et son tourment, laisse sa mule sans boire pendant huit jours, et m^le du sel a son avoine La bete alteree s'en va menantsa maitresse a une noce du voisinage; par un coup de la Providence, elle passe pres du Rhone, s'y precipite pour etancher sa soif, et avec le corps precieux de madame, qui fut noyee, dont ce fat grand dommage, dit le conteur.... M. le president, apres avoir fait semblant de pleurer, loua Dieu a joinles mains de ce qu'il elait si honnestement quitle de sa femme*. La scene se passe le plus souvent en Fiandre, en Hainault, en Brabant, et dans les villes du duche de Bourgogne, pa- trie des principaux contours. Les cordeliers de CaLaio- gne, dont la reputation etait faite depuis longtemps, ont aussi a leur charge une des Nouvelles les plus compromet- tantes, celle des Dames dimees. Les maris furieux mettent le feu au couvent, apres avoir enleve le Corpus Bomini, pre- caution dont Louis XI ne pouvait manquer de s'aviser. Les reliques une fois sauvees, il rit sans pitie des pauvres cor- deliers : wAinsi acheterentbien cherementpouvres cordeliers le disme non accoustume qu'iiz misrent sus. Dieu mesmes, qui n'en povoit mais, en eust bien sa maison brullee ^. » Eu genera), les fails et les personnages de ces contes ne sorlent guere des proportions bourgeoises. La rien de che- vaieresque ni de merveilleux : aucun de ces radotages he- ro'iques dont raffolait encore le Temeraire; point d'amant 1. 4T« Nouvelle. 2. 32« Nuuveile. LA SATIRE EN PROSE AU XV* SIECLE. 29'J rfiveur, ni de chatelaines romanesques, ni de f6cs, ni d'en- chanteurs. Nobles dames, bourgeoises et nonnains, cheva- liers, marchands, moineset paysans, se mfilent, se croisent et se dupent reciproqucment. Le seigneur trompc la meu- niere eii abusant de sa naivete; le meunier so vengc sans faQon sur la chtltelaine. Le berger 6pouse la stcur du che- valier, qui ne se montro pas Irop scandalise d'une telle union. Les sens ont plus de pari que Ic coeur i\ toutes ces avenlures. Le gros epicurisme bourgeois, assaisonne de medisance et de jovialile, s'etale librcment dans ces recits, que I'auteur nous garantit moult j^hiisants a rncontcr en toiite bonne compagnie. La bonne conipagnie aurait le droit de se monlrer difficile pour (fuelques-uns d'entre eux, tels que la Medaille a revers, VAbbcsse gudrie, etc. Le plaisant n'y manque presque jamais. Nous n'en dirons pas autant de la morale. Le cynismc et la trivialite, dont s'accommodaitassez Louis XI, d6parent Irop souvent les graces de la narration. A travers les soucis et les tristesses du pouvoir, le vieux despote aimait a se ragaillardir par quelqucs contes de sa jeunesse; et, comme il arrive souvent aux vieillards, les plus sales lui semblaient les meilleurs. Heureux du moins lorsque, dans ses quarts d'heure de bonne humcur, chaquc jour plus rares, il pouvait s'ecrier, lui aussi : J'ai oubli^ ims tristes passions. Pour nous, le merite du style et le nom de Louis XI nous ont surtout decide a parler de cette oeuvre plus que legcre et d'une importance mediocre dans I'histoire de la saliro. Nous citerons encore un autre petit livre longtemps oublie, I'un dcs plus gracieux monuments de noire vieillc prose : il a pour tilre les Quinzc joics du manage. A qui revient I'hon- neurou laresponsabilite decepamphletanticonjugal? On ne saurait le dire au juste. Les derniers editeurs Tout revendi- que pour Antoine de La Salle, I'auteur du Petit Jehan dc Saintre et peut-^tre m6me de Patelin. Le livre des Quinzc joies olFre, en efTet, de nombreux traits de parenle avec ces deux ouvrages. L'auteur, quel qu'il soit, s'y revele comiiic un observaleur profond, un moraliste dclicat, forUie i 300 CHAPITRE XI . I'ecole de Texperieace, un ordonnateur habile dans I'art de la mise eii scene, un ecrivain i^ompu a toutes les finesses du metier. La Bruyere a laisse echappersur le compte des fem- mes ses traits les plus vifs et ses plus grosses indiscretions : il a resume brievement, avec I'egoisme d'un philoso- phe celibataire, les inconvenients du lien conjugal. Un ro- mancier de nos jours, qui rappelle, sous certains rapports, les ecrivains du xv^ siecle, Balzac, le grand desenchanteur, a trace, de son pinceau impitoyable, la Physiologie du ma- nage. L'auleur des Quinze joies, souvent egal au premier pour la delicatesse des analyses, au second pour la verite saisissante des details, les surpasse tons deux par la variete des tons, par ]a naivete du recit, et par un fond de philoso- phic emue, m^lee de tristesse et de resignation. Raconter les peines et les naiseres du menage, pour en former un traite satirique, un breviaire conjugal moitie serieux, moitie plaisant, etait une entreprise assez ingrate. L'auteur a su tirer de ce lieu commun un petit chef-d'oeuvre de style et de composition, variant la forme a Tinfmi, jetant ici un dialo- gue, la un recit, ailleurs un portrait ou une sentence. Quel but se propose-t-il? Est-ce de detourner les hommes du mariage? II le voudrait qu'il ne le pourrait pas : lui-meme I'avoue : le mariage est comme une nasse ouverte ou tons poissons se font prendre I'un apres I'aulre : tons y viennent ou y viendront. Pourquoi s'en plaindre, apres tout V Puisque nous sommes en ce monde pour faire penitence, la vie con- jugale n'est-elle pas le meilleur moyen de soufrir affliction et mater la chair afin d'avoir paradis * ? Telle est la pen- see consolante dont cet Heraclite goguenard anime son lecteur avant de le promener a travers les quinze joies du mariage. Mais d'abord pourquoi a-t-il choisi ce nombre quinze? Par allusion aux quinze joies de Notre-Oame, en I'honneur desquelles Christine de Pisan avait compose ua poeme : Glorieuse Dame, je te saluc, Tres-humblement de celles quinze joies. t. pKifaco. — Collect. Jaunet. LA SATIRE EN PROSE AU XV' SINGLE. :5n| Cliaqiiejoie forme un chapitre ou pliil6t un cercle de cet en- fer conjugal, et cliaciin des cliapitres se termine par ce re- frain qui retentit comrne la sinislre parole de Dante a I'o- reille des damnes: Or il est en la nasse bien embarrass^ ; Id uscra sa vie en lanrjumant touajoiirs et finera misdrablcment ses jours. La victime de celle epreuve est Je mari on Ic bonliomme, conime il I'appelle. II a naturellement toutes les vertus d'un sonffre-douleurs, benignite, douceur, patience, economie, frugalite, sans en excepter m^me cetle qnali[6 precieuse qui rapproclic la dupe du mouton, la sottisc. Dur a lui-m6me,il fait maigre ch^re, ne s'achete pas un habit tous les dix ans, et encore n'est-il point silr d'eviter la mis^re oCi I'auront conduit les folles depenses, lavaniteet la coquette- rie de madame. Essaye-t-il d'elever la voix, il a contre lui la formidable ligue desvoisines et des chambri^res. La premiere joie eclate quand madame veut avoir une robe neuve, et joue une delicieuse scene de comedie accom- pagnee de sonpirs, de reproclies et de larmes. Elle s'est trou- vee dans unesociete de bourgeoises toutes magnifiquement values, et elle avait encore sa robe de noce, qui lui est deve- nue tropcourte el trop etroite depuis sonmariage.wCar jees- loie encore jeune fille, quant je vousfudonnee ;etsi suydesja sigastee, tant ay eu de peine, que je sembleroye bien esLre mere de telle a qui jescroyebien fille. » Si elle est affligee, fe n'est pas pour elle-m6ine, la pauvre femme, mais pour riionneur de son mari. Le prud'homme rappelle doucement qu'il lui faut achetcr deux boeufs pour la m^tairie, faire re- parer le toil de la grange, ct subir les frais d'un proces pour une terre de sa femme, dont il n'a encore rien tire. Celle-ci s'olfense dee mot, tourne le dos a son mari, invoqu&la mort, cl ne consent k s'apaiscr qu'a la vue de la robe tant desiree, dout elle fait semblant de n'avoir plus envie. Puis vient le temps de la grossesse, ou le mari se garde bien de conlrarier sa femme de peur de quelque accident. La maison est cnvahic par les commercs du voisinage, qui jasenlet font bombance autour du lit de I'accouchee, tandis que le pauvre homme, rentrant le soir, ne trouve rien de 302 CHAPITRE XIX. chaiid pour son diner. Cependant madame a fait un voeu a Notre-Dame de Lorette. Apres ses relevailles, il faut se met- tre en route. Le recit de ce voyage, des exigences croissantes de la dame, de la docilite de I'epoux, forme un petit tableau acheve. Tantot c'est la mule qui a le trot dur, tant6t I'etrier qui a besoin d'etre eleve ou abaisse: le bonhomme fait les deux tiers du chemin a pied, trottant derriere sa femme, lui cueillant tout le long du chemin des mures et des ce- rise?, ou ramassant son fouet qu'elle laisse tomber maligne- ment. La guerre vient-elle a eclater? car dans ces tristes temps I'Anglais s'abattait sur la France comme sur une proie qu'il ne pouvait lacher ; il faut que le bonhomme traine avec lui toute sa famille au fond des bois ou dans quelque chateau voisin, que la il pourvoie a tous ses besoins, qu'il erre la nuita tatons parmi les haies et les buissons. Au retour la dame crie, se lamente et le querelle, comme s'il delist faire la paix entre les deux rois de France et d'Angleterre. Mais la quinzieme, la supreme joie, c'est quand, le coeur devore de jalousie, il a surpris sa femme en faute. Celle-ci, apres des demi-aveux, finit par tout conter a sa mere, qui se fache, s'emporte, puis convient d'arranger la chose avec Taide des commeres ses voisines. Elle va trouver son gendre qui mai- grit et deperit a vue d'oeil, proteste de la vertu de sa fille, in- voque le temoignage des matrones qui I'ont connue toute petite, menace de sauter au visage du mari recalcitrant, et arrive a lui prouver que ses yeux i'ont trompe. Un cordelier ou jacobin du voisinage atteste qu'il connait madame depuis dixans, qu'il a recu ses confessions et qu'il n'y a pas femme plus sage au monde. Et le bonhomme de baisser la t6te et de ceder, quoi qu'il en ait: « Ainsi use sa vie en poines, en douleurs, en gemissemens, ou il est et sera tousjours et fi- nera miserablement ses jours! » Ce long recit des miseres conjugales n'est pas a I'avantage des femmes. Cependant Tauteur affirme en terminant qu'il I'a ecrit en leur honneur, et a la priere de quelques-unes d'entre elles. C'est leur puissance etleur esprit qu'il a c6le- U SATIRE EN PROSE AU XV' SifeCLE. 303 bres. TI ettl pu faire la contre-partie, et raconter les tyran- nies et oppressions des hommes sur les femmes. Mais il iie I'a pas voLiiii : i'entreprise eiit ete trop facile, et peut-6tre n'eCH-ii pas obtenu ie mfime succes. Le livre des Quinze joics est dans son genre un petit chef- d'ceuvre d'observalion, un bijou de style laille, poli etcisele avec un art infini. Et pourlant il y manque une chose, qui fait defaut a toute Tepoque : le sens moral. Cette insensibilite ij mutine de la femme, sa securiledans le mal finissent par " lasser notre gaiete. On n'a pas le courage de rire jusqu'au bout de ce pauvre niari si debonnaire etsi cruellementberne. C'est un pen I'effet de certains romans de nos jours, tableaux fideles, dit-on, mais d'uiie fidelite qui attrisle et decourage. A Iravers ces eternals recils de supercherie feminine, ons'e- tonnede la facilite avec laquelle toules ces bourgeoises, ces cliambrieres, se parjurent en prenant a temoin le saint sa- ciementet les saintes reliques. Louis XI n't3lait done ])as le seni qui se fit un jeu de ses serments. C'est une maladie du temps : Patelin, Agnelet et M. Guillaume en sont gravement alteinls. Eiifin sous celte jolie dentelle de prose on sent le vide des idees : les sources de I'inspiration sont taries. Pour les rouvrir, il faudra que ce mince filet d'esprit gauloisaille soperdre et se raviver dans la tonne de Gargantua. I^CH Predicateura satiriqucH u la fln du X\'« si^clc. Le moyen ^ge avait vu revivre avec Pierre I'Ermite, saint Bernard, saint Thomas et saint Anselme, la grande elo- quence des Chrysostome, des Basile et des Augustin. Les mi- racles des premiers temps s'etaient renouvel^s. A la voix des predicaleurs, I'Europe, arrachee de ses fondements, s'etait precipilee sur I'Asie ; jamais, depuis la predication de I'E- vangile, la parole humaine n'avait ainsi remue le monde. L'Eglise, constituee comme une grande republique sous la main des papes, gouvernee par ses propres assemblees, pos- sedait alors tous les avantages qui rcndirent jadis si puis- santcs les tribunes de Rome et d'Athdnes. En m6me temps, 304 CHAPITRE XIX. chargee de la direction morale des princes et des peuplcs, elle se trouvait melee aux graves inter^ts de la vie publique et aux details de la vie privee. De la, ce caractere tour a tour enthousiaste, sublime, populaire et farailier, que revet alors I'eloquence cliretienne. El'e cliante comme l'"epopee,raconl'j comme le fabliau, raille et joue comme le sirvente. Uq ar- cheveque de Cantorbeiy, Elienne Langton (120")i, prenait, pour texte d'un sermon en i'honneur de la sainte Vierge, uq couplet d'une chanson tres-populaire au xui^ siecle: Bele Aliz matin leva, Sun cors vesti et para, Enz^ un vergler s"en entra. Cinq flureites y trova. Taut qu'une haute inspiration la domina, la chaire n'eut rien a craiodre de ces bizarreries et de ces famiiiarites. Mais quand les scandaies du schisme eurent ebranle et ruine la foi, quand le mot magique de croisade ne fut plus qu'un appel de foods menteurau profit de la royaute et du Saint- Siege; quand les conciles, incomplets et morceles, cessereot d'etre la veritable representation de I'Eglise^ pour devenir un foyer d'intrigues; quand le clerge se fut compromis dans les voies tortueuses d'une politique antinatiouale, alors la flamme de leloqueuce fut eteinte. Ramenee et contenue dans le cercle de ses attributions pacifiques par la douce et ferme sagesse de Charles V, TE- glise crut un moment ressaisir, au milieu des troubles dure- gne suivant, le pouvoir qui lui echappait. Elle se jeta corps et ame dans la fournaise des revolutions. A travers les rues fangeuses du vieux Paris, sur le pave rouge encore du sang de Desmarets et de Louis d'Orleans, ellelanca ses Mendiants, t»ibuns en froc, aux pieds nus, aux cheveux rases, sales, pauvres et exaltes comme 'a populace qu'ils enlrainaient. Un cordelier, Jean Petit, un carme, Eustache de Pavilly, de- 1. Bist. int., t. XXIU. 2. Dans, 3. Voy. {'Hist, du conci'.e de Pise, par Lenfant. LA SATIRE EN PROSE AU XV» SlfiCLE. 30o vinrent les orateurs populaires du parvis Notre-Dame et de la place Maubert, les apologistes de Caboche et de ses ecor- cheurs. Leiir voix aigre, fougueuse, menagante, denongait a la foule affamee, ivre de sang, Les trahisons des Aima- gnacs, les gaspillages de la cour, la mauvaise education du dauphin, les desordres interieursde la reine * et de ses fem- mes. De temps a autre, le pauvre fou qu'on appelait encore le roi Charles VI sortait de son hdtel Saint-Paul, et venait au milieu de son peuple, aussi miserable que lui, econter ces remontrances; puis, quand il avait entendu maltrailertoute sa maison, son fils, sa femme, ses minislres, il s'en retour- nait hochant la t6te et trouvant que le pr^cheur avait dit vrai. Mais que devenait la parole sacree dans ce trisle con- tact avec les bouchers de Sainte-Gcnevieve? Elle s'imprd- gnait de leur violence et de leur rudesse ; elle se faisait bru- tale et sanguinaire. Des lors, point de discours qui ne soil un pamphlet, point de predicateur qui ne conclue par une motion, par un appel a la violence '. Un confrere de-Pavilly, Thomas Conecte, pr^chant un.jour sur les cornettes, ameu- tait les petits enfants centre cette coilTure herelique, et les poussait a travers les rues en criant : Au hennin! au hennin ! Conecte teuait a ses bambins le m6me langage que l^avilly a ses bouchers : tous deux en appelaient, pour la gloire de Dieu et le salut des 4mes, a I'insurrection. Tandis que Jean Pelil soulenait publiquement qu'il est permis de tuer unty- ran, un autre moine d'Evreux, Guillaume Pepin, conteslait la legitimile du pouvoir royal et proclamait le droit divin des peuples: « Est-ce chose saintf que la royaute? — Qui done I'a laite? Le diable, le peuple et Dieu. — Dieu, parce que rien ne se fait sans son bon vouloir; le diable, parce qu'il a souffle I'ambi on et I'orgueil au ccEur des hommes; le peuple, parce qu'il s'est pr6le a la servitude, parce qu'il a fourui son I. Jacques Lo^raod, prichant decant la reine Isabeau, I'aposlropliait ainsi : € Quittcz pour ua cuoincut la pompe qui tous envir nne, CHchez-vous sons des b«bit$ iimpUf, promenei-Touii daus Pans, et tou« Terrex ce que Ton pease de fOUS. • i. Vor. un excellent article de MM. Ch. LabiHe et Ch. Louandre dans Lt Moyen Agt et la Iknausnice de r. Lacroix (<• IV). 306 CHAPITRE XIX. sang, sa force, sa substance pour se donner un joug.... Les princes sont prodigues, cruels : ils attentent a la liberte de leurs snjels, autorisent aiusi les revoltes; car les sujets ont eux le droit divin qui crea la liherU. n ^ Ces debauches de I'eloquence chretienne n'eureat qu'iin temps : elles cesserent avec I'eroeute; mais les suites en furent morteiles. Les conciles de Bale et de Constance en- tendirent un dernier echo de cette graude parole qui avail rempli le moyen age, puis le silence se fit. Quand Char- les Vil, redevenu maitre de son royaume, eut retabli I'ordre dans I'Eglise comme dans I'Etat, la nef se trouva vide. La politique avail tuela religion : la foule, attiree si longtemps par le scandale, resta froide, indifferente devant I'enseigne- ment pacifique des verites du christianisme. Bientot les predicateurs virent s'elever et grandir a cote d'eux une re- doutable concurrence, celle des Farceurs : la chaire dut dis- puter son auditoire aux treteaux. Le monologue, dit Voltaire, a toujours ete jaloux du dia- logue ; c'est ainsi qu'il explique la vieille rivalite de I'Eglise et du Theatre. II existe entre eux, Dieu nierci I d'autres cau- ses de dissidences; mais celle-ci n'etait pas la moindre a I'epoque dont nous parlous. Bonaventure des Periers nous a conserve I'histoire d'un pugilat grotesque entre le cure de Saint-Eustache et un celebre farceur du temps, Jean du Pont Alais. Le cure etait en chaire, editiant du mieux qu'il pou- vait son auditoire, quand Pont Alais arriva sur le carrefour de Saiiit-Eusfache avec son tambourin. Plus I'orateur ele- vaitlavoix, plus le tambourin battait fort, et reciproquement; ce fut a qui aurait le dernier. « Le prescheur se miten co- lere, ct va dire tout haul par une autorite de predicant : Qu'on aille faire taire ce taboiirin. Mais pour cela personne n'y alloit, siuon que s'il sortoit du monde, c'estoit pour aller voir maitre Jean du Pont Alais, qui faisoit toujours battre plus son tabourin. Quand le prescheur vied qu'il ne se tai- soit point, et que personne ne lui en venoit rendre responce : Vrayment, dii-\\,j'iray moy-jnesme; que personne ne bouge : je reviendray a ceste hcurc... Quand il fut au carrefour tout cs- LA SATIRE EN PIIOSE AU XV* SlfiCLE. 307 chaufie, il vadire a Pont Alals: //tJ? qui vous fuit si luirdi de jouer da iabowin, tandis que je prci>che ? Pont Alais le reganle el luy dit : lie? qui vous fuit si hardi de prescher^ quand Je jouc du tabuurin '/ Alors )c prcscliciir plus fuscli^ quedevant prent Ic couteau de .«on famutuSy qui cstoil au- prcs de luy, el fll une grandc baiafre a cc tabourin; il s'ea reloiiruoit a {'Kglysc pour aclievcr son sermon. I'ont Alais pril son tabourin cl couiut apies co presrheur el s'en va ie coillVr comnie d'un chapeau d'Albanais, le luy alTublant du cosle qu'il cstoil rornpu-w — Lv. conleur n'ajoule pas que le farceur fut condanine ii six niois de prison. Cc duel risible est Tiniage exacle de ce qui se passe k la flo du xv" si6cle. La querelle allumee onlrc Ics predicatcurs et les cbanteurs, aprassaioiit I'lm aprt'-i laiilrc : et le gras l , qui fnii plus de nial k Ini seul que mille diables dans unc par- el qui croit rachelerses p»^ch6s en fi>ndantune chapclle, pour nietlre Dieu de moili^ (Jans sos pillories; el le man hand, qui donuc le coup de pouce au (leau, pour appreiidre k scs enfanls loul jeuncs encore le jfo/t tourde la balance; et le ta- veniiorqui frelalf son vin. et lebouclii'rqui enfle sa vian-lr, ct le drapier qui repnnd de I'eau sur son drap, pour qu'il s'elendc mieux; el Tapolliicairc, qui descend k la cave les ballcfl de gingembrc, de sarran, de cannclle, etc., pour en augmenler ie |)oids : tous mouleurs, diipeurs, voleurs ct vo- les comme dans la farce de PaUlin. Messieurs de la justice ont aussi une large part dans ces niaiediolions. (ielle noire milire de scribes ct dc ' jadis pauvre el alTamee, avail iini par s'arrondir, s . .. ser, et se fourrer motlemeut d'hermine. L'Dgiise Icur gar- dait toujours rancune dcs lutlcs passdes : les deux robes se jalousaicnl volonliers. Au«.si faul-il entendre M^oot, quand il se dechalue coutre cellerace de rongeurs el de d^voranls, quand il atta(|ue le grimoire des procurcurs, \e%etejttera de•^ nolaires, les fourberies dcs avocals, qui sc pa^senl les ; . deurs comme chapons a plumcr; la corruplion dcs j qui vendenl aux riches les droits des pauvres, les leu inlerminables des proc(\4, qui ont contraiol Unl de mal- tres et mallresses des plus riches maisons k t'eo alter tout <. « Citi ' "****, ^* equi ■'»• ■'•■Tf nana de Peign '. 312 CHAPITRE XIX. nus, un baton blanc a la main. II y a la d'excellentes scenes de comedie, comme celle du juge trottant sur sa mule, tan- dis qu'un pauvre homme court apres lui pour en obtenir audience. Mais le juge n'a pas le temps de I'ecouter : 11 trotte et trotte encore, tandis que le plaideur desespere meurt de chagrin, laissantsa famille sans ressource et sa fille souvent deshonoree. Bientotle tableau s'assombrit: I'anathemeeclate et flamboie en traits foudroyants, en images pittoresques et terribles. « Le Parlement, s'ecrie Menot faisant allusion a la grande rosace vermeille du palais, souioit estre la plus belle rose de France, mais cette rose a este depuis teincte au sang des poures crians et plorans apres eux *. » Parfois I'au- dace des invectives s'eleve presque au sublime : Vous, messieurs et mesdames, qui avez tous vos plaisirs, et portez les robbes d'escarlatte, je croy que si on les serroit bien au pressoir, on en veiroit sortir le sang des poures gens dedans lequel elles ont este teintes ^. Bossuet, faisant I'eloge de Le Tellier, a fletri energique- ment les lachetes et les licences d'une procedure sans con- science et sans dignite. Mais cette fois,il fautle reconnaitre, I'avantage reste a Menot. La pompe solennelle des abstrac- tions, la splendeur des melaphores, valent-elles cette image ; du sang des pauvres decoulant de la robe des juges? Ces hardis champions de la verite, impitoyables pour la majeste du parlement comme pour la pudeur pen farouche de leur auditoire, ne craignent pas de faire monter jusqu'au trone la erudite de leurs remontrances. C'est en face de la princesse de Flandre entouree de ses ministres, de ses gentilshommes et de ses dames en grands atours, que Mail- lart laisse echapper cette apostrophe : « Estes-vous de la part de Dieu ? Le prince et la princesse, en estes-vous? Baissez le front. Et vous autres, gens fourres, en estes-vous? Baissez le front. Les chevaliers de I'Ordre, en estes-vous? Baissez le front. Et vous, gentilshommes, en estes- vous? Baissez le front. Et vous, jeunes garches, vous, fe- 1 . Apologie pour fferodote, ch. vi. 2. Ibid, LA SATIRE EN PROSE AU XV S1I&CLE. 2{:\ melles de coiir, eii estcs-vou5?Bais5i'Z le front. Vous esles au livre des dainiics; voire cliainbrc est toiile nianjuee avec les diables. » Cetle liberie n'elait pas loiijours sans danger. S'il faut en croire le temoii^Miage de Meiiol, cfrlains |)it'dical(Mii8 trop sinceres s'etaicMl vus stir le point de devenir cardinaux, sans alleri Home, et de coilTer le chapeau rouge k la fa<;on de saint Jean, le tlecapit^. Louis XI, qui n'avail pu pardon- ner k I'evt^que Bazin sa verle morruriaie, ni a La Ualue sesbons mots, se lAcliaun jour conlrc Maillard, ct nienaga de I'envoyer rejoindre dans la Loire ceux que sa justice y d(^p^Lliait cliaque matin. Le predicateur ne s'en emul point. « Le roi, dil-il, pent laire de inoi conime de tout au- tre; maisj'irai plus rapidenient en paradis par eau,qu'il n'y arrivera avec ses chevaux de posle. » El 11 n'en continua pas moins a nienacer des flammes eternellcs les prinrrs par- jures, nieurtriers de leur faniille et opprcsseurs de Icurs sujets. Le patronage du menu peuple, trop oublie pcut-i^lre par les grands oraleurs du xvii" sieclo, et repris plus lard avec taut d'Ame ct de lendresse par Massillon, c^l un trait distinclif chez les predicalcurs d'alors. Un souffle ddmocra- lique les anime : plebcienne par la forme, leur eloquenco Test peut-tilrc plus encore par le sentiment. Comme Villon leur contemporain, ils excellent a peindre avec one (3ncrgie parfois triviale,souvent lragique,le coulraslederopulenccel de la misere '. « Les poures meurent de froid par les rues : toy, Madame la pompeuse, Madame la braguarde, lu as sept ou huict robbes en ton coffre, que tu neporles pas trois foiji Tan. » Pour comprcndre refTet de celte eloquence, il faut se rappeler le P. Bridaine dcbout dans la chaire de Sainl-Sul- pice, avec sa robe de bure grossidre, son leinl liAle, faisaot reienlir le lonnerre de sa voix sur cctte societtS d'abbes ga- lanls, de femmes coquettes, de beaux e»prits incredules, qu'allail rcvciller leloscin de 8'J. Menoi el. Maillard ^e rencoi»- 1. Apologie pour I/erodote, ch. u. 314 CHAPITRE XIX. trent comme lui k la veille d'un grand dechirement social et religieux. Places entre le schisme etla reforme, ils empruii- teiit a ces deux epoques I'humeur inquiete et I'instinct de liberie niveleuse, qui appartienaent aux temps de revolu- tion. Fils et serviteurs de I'Eglise, ils ne lui epargnent pas non plus les verites. Sous leur robe de predicateurs, peu soucieuxdela hierarchies defenseurs dubas clerge comme du menu peuple, c'est aux ev6ques d'abord qu'ils s'attaquent. Avec Gerson, avec Clcmangis, ils proclament que le mal vient d'en haut*. « Mille prelats sent cause que le poure peuple peche et se damne. » Grands seigneurs mondains, buveurs, chasseurs et galants, ces indignes pasteurs d'un troupeau affam^ depensent en cadeaux pour les dames, en achat de meutes et de faucons, le bien des pauvres. Ils donnent les benefices a leurs creatures : un enfant de dix ans recoit en partage une paroisse de cinq cents feux. Calvin se trouva ainsi pourvu, des I'age de onze ans, et fit payer cherement a I'Eglise une favour si mal placee. L'eveque n'a pas plus- t6t recu la lecon sans mot dire, que I'orateur, se tournant vers le banc des cures et des abbes a gros revenus, leur jette a la face ces mots foudroyants ^ : « Messieurs les cures et les chanoines, vous qui avez cinq ou six clochers (c'est-a-dire abbayes ou benefices) sur vos testes, pensez-vous qu'on vous donne ces benefices pour en- tretenir tantde cuisines? Je I'ai dict,et jele dirai encore, tout ce que I'homme d'Eglise retient au dela de lanecessite et des convenances, ce sont des vols faicts a Dieu et aux poures, et leur gourmandise crie vengeance. » Puis vient le tour des moines querelleurs, plaideurs, er- goteurs, qui remplissent de leurs proces et de leur presence la grande salle du palais : « Maistre moine, que fais-tu ici? Je plaide une abbaye de huit cents livres de rente pour mon maistre. Et toy, moine blanc ?Je plaide une petite priore pour moy. Et vous, mendians, qui n'avez terre ni sillon, que bat- tez-vous ici le pave? » Tous ont d'excellentes raisons, ceux- 1. Apologie pour Eerodote, ch. vu, i. Ibid, U SATIRE EN PROSE AU XV' f^ltCl.?.. 3ir» ci conlre I'abb^ voisin, ceux-li conlrc les ofHclcrs du roi. Aux I'laidciirs succ^tlonl les inanhandH d'iniliilpeiic.<<, qui vont i Iravers les villcs el les villages, soulirant rar^'enl dcs veuves ; les pr^dicaleurs qui font m6l'\er do leur talent et vendeiil an plus ofTranl la parole de Dieu«: « Esles-vous ici, niessieuis les prestlieurs ilu quaresmc, qui nc presrhez que pour lesperance de faire grandoqueslo, elayaul rr«;.n force argent diles le jour de Pasques quo vous avci faicl uq bou qtiaresme? » (VtMail sans dmiie a la fin d'un de ccs ca- r^uu-s peu lucralifs, (ju'un prCcbeur du leiups s'licriail : « Jo suis venu ici flcgmalique el j'en sorlirai »angiiin (sans gain). » Deleslable calenibour (]ui n'clonnait personne. M6- nol el Maillanl eu out fail d'aussi mauvais. Ku rcla, il sonl resles bleu au-dessous des sermonuaires ilaliens ', etsurtout du fameux Barletle. La maroiie d'unc main el le cruciflx de raulif, Barletle ollre le double spectacle »i'un predicatcur cl d'un boullon. (iiAce a lui, ralliancc du i^ermon ctdelu farce devinl complete; la chaire comme le the&lre put !»c flallcr d'avoir son arlequin. (]es fugilifs m<»nurnenls de la satire en prose au w^ • ! • n'onl, k coup siir, ni I'inlerel ni la porlee des gran^i^ j <• mes de Rcnart et du Roman de la Rose. Pour Irouvcr uoo ODuvre qui les epale, les stirpasse n)<^me, il fanl allcr jusqu'a Habelais, c'esl-a-< temps modcr- nes, C'est a Rabelais, en effet, qu'aboutil direclemcnt Ic grand couranl salirique et comique, qui traverse le mojen ftjre. En lui se ri^sunienl les hardiesses dea Irois siArlfs pre- cedents. Sorle de Janus a tiouble face, il regarde h. la fuis le pass6 et I'avenir, h^rilant de I'un, annon^ant I'autre* C'est par son inlermediaire que la vieille malice gauloiso arrive k Moliere, k La Fontaine el k Voltaire. Le« formes bizarres de son po^me rappeilent souvent les caprices de 1. .4/ till. i. bo '•* d« M« eoalM, »'aal« d«« prMic-i ' '- • '»it« par |m pr4Uic«irttr« tout I'* I -' <)« broc«rd», j ai <-r« que lea li •aa met coutea, que j'ai lerila poor cbaaacr la m^Uorvue dea tSanea, • 316 CHAPITRE XIX. I'archi lecture gothique. Ces mots qui grouillent, eclatent, ricauent, grimacent, nous font I'efTet de ces figures grotes- ques attachees aux porches et aux gargouilles des cathedra- les. II y a dans ces gros acces de gaiete bruyaute comme un echo des vieilles farces populaires, des f^tes de I'Ane, des Fous et des Innocents. En m^me temps apparaissent deja les caracteres de I'esprit moderne : plus de nettete et de deci- sion dans I'attaque; une hardiesse qui ne s'arr^te point a la surface, qui va jusqu'au fond des choses, qui ne s'adresse pas seulement aux personnes et aux abus, mais aux croyan- ces. Malgre la legerete, la bonhomie et parfois la trivialite de la forme, la satire devient plus philosophique et par suite plus menagante ; on reconnait le siecle de Luther et de Calvin. CllAiMTliK Xn: TUtATKK Origines du th^&tre comiquo. — Pantuminics, Jcux -Partis. — Lo dii do Salomun el dr Marcdl. — LcJou do la Keuilldc. — Lo Fol. — La Coiut'ilii' lannuyanle. Le salire avail Irouve un puissanl organe dans la chan- son, le fabliau, le ronian, et m^iue Ic sermon. 1^ thcAlre devait olTrir encore une plus libre carrit're a ses hardiesscs el a ses jovialilOs. La cllos pouvaienl se Iraduirc non plus seulemenl par la parole, niais par le gesle, Ic coslume ct Ionics les ressourccs de la niisc en scene. Force redoulable cliez un peiiple amonreux dc speclaclcs, moqueur, .«piriluel, pour qui le rire ful duranl des si6cles la sculc con>olaUon el la seule vengeance des abus. Toulefois la poesic drama- lique, qui devail ^irc un Jour la parlie la plus brillante dc noire liUeralure, esl la derui^re ^ se perfccliunner. A cola, du resle, rien d'6lonnanl : le drame esl dc tous Ics genres cclui qui deniandc le plus d'experieucc, delude cl de combinaisons. Apres la question fameuse des sources du Nil, il n'en esl pcul-^lre pas de plus obscure oi dc plus souvenl disculeo que celle des origines du IhcAlre. [^n crilique ' «•, M. Magnin *, arme de sa profondc el ingcnieuse l: . u, a soulenu que les Jcux sceuiques n'avaicnl jamais comple- lement disparu en Occidenl : il les a nionlres sc refugiaul dans les monasl6res, quand le nioudc semblail les abandon- i. Voy. le !•» »ol. de* Ongnitt du tKrd.re wol mi6ro alio an (1('1j\ de Thespis ft de Susarioii. De- goulii de COS echecs, cnlraliie par le mouvcmciit de la Ke- naissance, doming enfln par cerlaincs n^cessitos potiliqiie&ct sociales, le drame alia cherclier niileurs ses inspirations. Ful-cenn mal, fut-ce un bicn? Nona n'avons points le decider i«;i, el nons croyons que Thiidre et Cinna peuvcnt nous rpar- gncrbien dcs regrets. Ccpcndant rinf^riontd de ccs oeuvrcs priniilivos nVsl point nne raison pour len lai5»8er ronijdiMe- meiil dans roiibli. Elles ont scrvi k rin-^lrnction et a ranni- scment de nos pdres : n'esl-ce pas un litre suflbant pour leur accorder une place dans I'hisloire de I'esprit frangais? La roniedie au moyen Aj^e se forma iialiirelleinent, snii'? clTorl. d'un double element: de la pantomime et du jen|».iui ou tenson. A I'cnlree, au bapt^mc on an mariage dcs princes et piinccsf^es, les villes de|»loyaienl un ^M-and luxe de d(5rors ctde re [)resenlations;ce jour-ld bourgeois etmarchands,char- pentiers el tapissiers, sons la direction de «|nelqne clerc sa- vant et avise, faisaient assaut d'imagination pour tradniro di^'nement par gestes et costumes qnelqne beau recit do I'Ecriture on qnelqne sc^ne maligne de fabliau. Avant la fameuse enlrOe d'I:<^abeau de Bavidre k Paris, la chronique rimee de 13i5 nous a conserve le recit des f^les donn6'*9 k Paris en I'honnenr d'fidouard, roi d'Anglelerre, venu pour cpoilserla fille de Philippe le IJel. Sans parler de lacireqn'on y brdia, et qui Iransforma la ville illumiu^e en un veritable paradiSy dont le clironiqnenr est encore tout cbloni, les jeux sceniqnes (iient I'admiratiou de la cour et du peuple. I.e sacre it le profane, le serieux et le grotesque s'y trouvaienl rcunis. D'un c6te on vit J^sus-Clirisl avec sa m(>rc ct sea ap6tres, les trois mages et I'innombrable leu'ion des anpcs ct des chei ubins ; de I'autre mallre Uenarl, le heroi do la sa- tire, dcguis^en m^deciii : Ih vil-oii Dieu sa m^ro rirc *, I. Souriic A. 320 CHAPITRE XX. Renart fis\cien et rairei : Et si virent mains preudommes Nostre Seigneur manger des pommes. La vit-on Dieu et ses apostres Qui disoient leurs patenostres. La paatomime fourflit au drame bourgeois le costume, les decors et la mise en scene : le jeu-parti lui douaa le dialo- gue. Parmi ces premieres ebauches, on peut citerla dispute du Croise et du Becroise de Ruteboeuf, dont nous avons deja parle ; le Jeu d'Aucassin et de Nicolette *, pelite idylle dialo- guee, entremelee de chants, et transformee plus tard en vaudeville sous le titre des Amours du bon vieux temps ; en- fin un autre monument plus ancien et plus curieux encore, le Dit de Salomon et de Marcol, scene bouffonne apportee de rOrient, traduite en latin sous le nom de Contradictio Sa- lomonis, eL mise en langue vulgaire des le xii*^ siecle. Meon ' ne nous a laisse qu'un des plus grossiers echantillons de ce vieux theme diversement developpe; Legrand d'Aussy en a cite une autre le^on attribuee au comte de Bretagne; quelques couplets sont assez piquants : « L'homme sage evitera de trop parler, dit Salomon. — Celui qui ne dira mot ne fera pas grand bruit, repond Warcol. Qui sages hom sera, Jci trop ne parlera, Ge dist Salemons. Qui jk mot ne dira, Grant noise ne fera : Marcol li respont. « Insense est Thomme qui porte avec lui tout ce qu'il a, dit Salomon. — L'homme qui ne porte rien est sur de ne rien perdre, repond Marcol. « En hiver portez une pelisse, et n'en portez point en ete, dit Salomon. — Si vous avez un mauvais^voisin, en hiver 1. M^decm. 2. Eist. litt., 1. XVI, p. 200. — Le Jeu est sorti lui-meme de la jolie chante- fable du meme nom. 3. Nouv. Bee, t, I. V. la gra\ure de Salomon et Marcoul dans le Moycn Aga d« P. Lacroix, t. II. comme en 6t6, portez toujoiirs uii bilton, r(^pond Marcol. « Je n'aime ni cliicn qui aboie, ni fcniinc qui ploure. dit Salouiou. — Je a'aime ui uiauvais parents, ni eau dans moo vin, r6pond Maicol. » Tout le coinique do la situation rt^sulte ici de ranlilhds« ctablie eulro le sage roi, riclie, beau, puissant. houor«\ el le rustre grossier, laid, ignorant it narquois, qui so pcruiet dc le contredire et ni^me de le parodier. Ce ne tont 1^ du reste que des traits infornies ; pour trduver un v6ritable essai de farce populaire, il faut aller jus<|u'au milieu du xm« siecle. liC «icu de la FeuiU^. Par un hasard singulier, les deux penres dramatiqucs pro- dui^aient, a la niftuie cpoque et dans la ni6u)e ville, deux oeuvres capilales pour I'avenir de noire tlieAlre, inalgrtileur imperfection. Tandis qu'un pauvre poelc lepreux et solitaire, Jean Bodel, d'Arras, don nail au drame religieux une forme arr^td'e et presque reguliere dans le Jcu de Samt-NicolaSf un de ses compalriotes, nn aimable chaoteur, Adam de Ijl Halle cr^ait la comedie bourgeoise el populaire dans le Jeu (if la FeuilUe. Sans premeditation, sans 6lude, par une sorte d'instincl, la farce niodeiiie re|>rit la route des Atellanrs el de rancienne comedie grecque. Parodie du monde rAel, die emprunla sans fagon ses sujets et ses personnages k la socicUi conlemporaine. Adam se met lui-niftme en sc«^ne, el nous parle de ses affaires, mAme de celles qu'il eClt dft cacher k tout le monde. Du reste, il n'a pas cherch^ k se farder : il s'est peint au naturel .^ous les traits d'un man vola;;e, d'uri joueur prodigue et d'un rimeur de-anivre. Avec lui, il ani'ne sur le Ih^Alre son p6re maltre Heuri, gras bourgeois, egolste, sensuel et avare comme il devail I'6tre, avec un flls aussi d^pensier. Puis ses amis, Harise le mercier, Riqiii^che Aurri et Gillot le Petil, rieurs et buveurs ^prouves, dont le nom et le visage etaicut sans doule coonus do lous. A cea acleurs 21 322 CHAPITRE XX. pris dans rintimite viennent s'ajouter certains types gene- raux et populaires, la Courtisane, le MMecin, le Moine et le FoUy personnages destines a jouer un grand r6le siir Je thea- tre, le dernier surlout, que nous retrouverons avecle Diable charge* d'egayer la representation des Myst6res. Enfin comme le merveilleux a toujourssa place au moyen age, a cote des allusions directes, destrivialitesdelavie reelle, apparaissent un certain nombre de creations fantastiques etromanesques : Croquesos, I'envoye du roi Hilekin, les trois fees Morgue^ Arsile et Maglore, qui representent le bon et le mauvais genie du poete. L'intrigue de la piece elle-mSme est assez lache et assez confuse, pleine de digressions, de hors-d'oeu- vre et d'allusions difficiles a saisir aujourd'hui. C'est une serie de scenes ou de tableaux, qui se succ^dent sans lien direct, comme dans I'ancienne trag^die simple au temps d'Eschyle. Adam nous raconte I'histoire de ses deboires poe- tiques et conjugaiix, de ses r^ves d'ambition, de ses eternels projets de voyage k Paris toujours entraves par I'avarice de mattre Henri etla malignite de la fee Migloire. Cette pauvre dame Marie sa femme, qu'il a tantaimee, tant chantee, ilia sacrifie sans pitie et sans decence aux rires du public. Et pourtant 11 lui doit encore des vers charmants. La delicieuse scene de printemps, oil il serepresente lui-m6me en face de Marie pour la premiere fois, est pleine d'une gr^ce et d'une fraicheur qui font songer k la rencontre de Faust et de Mar- guerite : « 11 faisait un ete bel et serein, doux, vert etgai, delicieux par le chant des petits oiseaux *. J'etais dans ua bois de haute futaie, pres d'une fontaine qui courait sur un gravier emaille, lorsqu'il m'arriva une vision decelle quej'ai main- tenant pour femme. » Est6 fesoit bel et seri, Douz etvert et cler etjoli, D61itaule en chans d'oiseillons. En haut bos, pres de fontenele Gourans sur maillie gravele, 1. Tb^at, fran{. au moyen age, par Fr. Michel et de Uonmerqaf. TIlfiATRK. 321 Adoiit me vint avisionx De cbeli quo J'ai k fcmo ore. M S s clieveiix scmblaicnt reliiisanis d'or, roitlos, boucl6s el fremissanls.... Scs paiipiiires dtili^es, aveo deux polils plis jumeaux, ouvrant el fcrmaiit k volonio; son regard simplo elanioureux. Puis veiiail la boiiche, mince aux coins, ^tosso au milieu, IralL-lic cL vcrmcille comme rose. » Mais bien- tdt rimpil0)able desenchanlement du marl ingral cl liber- tin c(Tace cello aimablc apparition : il met uno caricature grotesque, uno hidcusc vicillo dc Teniors k la place de celtc suave el voluptueuse puinlure digue du piiiccau de I'Albane. Aftri's avoir immole sa femme de si bou crrur, Adam n'6- pargiie pas davaulage sou p6re. Mallre Henri csl iucom- modd de la gravelle en puuilion do ccrlains p6ch«^s de Jeu- nesse, dont il n'est pas encore bien corrig6. II a I'oreille dure h loutcs les demande>, el lienl moins k son flis qu'k scs ecus. La sctine oil Adam vieul Ini auuoncer sou inten- tion de parlir pour Paris esl d'un comique asscz piquant. Le p6rc approuve ce projel; mais quand vient I'in^vitable question d'argcnl, il se recrie, se lamenle : De I'argenl 1 OCi le prendrais-je ? Je n'ai plus que tingt- neuf livres.... Beau flIs, vous ^les fort, el tous vous aiderez par vou5-m6me. Je suis un vieil homme, plein de loux, io- firme, enrhum6 el languissanl. » Un medecin, qui se Irouve \k fori k point pour lui lAter le pouls, apprend k ce p^re enrlium6 qu'il a uno vicillc maladie bicn autrcmenl sericuse, cellc de I'avaricc. Ou rcsle ie mal isl assez repandu : bon nombre dc gens dans Arras en sont atleints, el il ne se fail pns faute de Ics nom mer. Cos indiscretions du medecin sur le comple de ses clienU devaient avoir bcaucoup de succ^s. Tool le moode connaissail sans doute, el applaudissail au passage les noms de ces bourgeois Irop economes. Les bourgeoises avaient aussi leur part. Adam met en compagnie de dame Marie, la femme d'flenri des Aryans cl ccllc de Thomas de Darncslal, qu'il appelle deux diables incarn<^s. 324 CIIAPITRE XX. An medecin succede le moine, porteur des reliques de aiot Acaire, qui chasse le demon et guerit les fous. Ua pere smene son fils, esp^ce d'idiot enrage, bredouillant, ricanant, et jetant a la tele de tous ses impertinences et ses trivialites. Les prieres et les invocations sont inutiles : il dit des injures au moine, et s'en va, en depit des reliques, comme il etait venu. Le moine, apr6s avoir recu les offrandes des assistants, se laisse cntrainer au cabaret par les amis d'Adam, Hanse le mercie'*, Riqueclie Aurri et Gillot le Petit. Les malins comperes le font boire, jouer aux des, puis profitent de son sommeilpour s'esquiver, etle laissent seul ronflant a table, avec les pots vides et I'ecot a payer. La piece se termine par la procession du roi Hilekin et i'apparition des trois fees. Arsile et Morgue comblent de leurs dons Riqueche Aurri, le marchand, et Adam de La Halle, le rimeur. Elles accordenta Tun abondance d'argent et de marchandises, a I'autre abondance d'amour et de chansons. Mais la fee Ma- glore detruit toutes ces favours, et c'est elle encore qui fera manquerle voyage d'Adam k Paris. Ce premier essai de comedie populaire, tout spontane, lout naif, n'est qu'une grossiere ebauche tres-incomplete. Pourtant il merite de faire epoque. La plupart des types qu'Adam a mis en scene se sont conserves. Parmi eux, il en est ua surtout auquel nous devons nous arrfiter, car il oc- cupe une place considerable sur le theatre et dans la societe du moyen age, c'est le Fol ou le Badin *. Le m^me esprit de critique qui inspira I'idee d'instruire les hommes par la voix des bStes dans I'apologue, inspira aussi celle de faire la leQon aux grands et aux sages par labouche des fous. Get 6tre infericur a un grand avantage pour oser dire la verite : il n'est pas responsable. Toutes les hardiesses, les plaisan- teries, les inconvenances m^me les plus grossieres lui sont permises. llestlaparodie vivante du monde serieux et offi- ciel. Tour a tour pape et roi, orne de la mitre ou de la couronne, il imite en riant les pompeuses ceremonies de la !. Le badin se retrouve sur le theatre moderne : c'est le clown anglais, le (,racioso eipagnoL TllfiATHE. 32 J cour et de I'figlise. H6ros et viclimo de scs propres facclies ou de celles d'autrui, moqtieur et moqui^, il remplace le pa- rasite de l'aiili(|uito, qui payait son 6cot k la lable du pa- tricieii en grimaces et eii boiis mots. La corporation des fous, comme cello des m6nc9lrcls el des jongleurs, a ses degres, ses privileges, m discipline. Au sominet de la liicrareliie apparall d'abord le fon rojal, personuage iujporlanl, charge de la mission la plus diflicile peut-«ilre de lout le. rojaunie.celled'emp^cher qu'on ne s'cn- nuie a la cour. Louis XIV. pour charmer ses heuros de ; dide desocuvrement, pouvait onlouiicrA Molifcredo lui t. inv h la hale \'Imi>rvniptu de VcrsaUles ou le Manage ford. Nos anciens pois, moins lieureux, enfermes dans leur solitaire h6tel Saint-Paul, devaieiil se conlenter des gri- maces d'un boulToii ridicule el coutiefail. Ce boiilTun n'en est pas moins alorsune veritable puissance, donloose nioqtio etque Ion redoule. Malheur a la lemme leu'ire, au cheva- lier poltron, au courlisan maladroit, a lirnporlanl boufQ et prelcnlieux 1 la caricattirc est 1^ qui ral(enl>er, Hicr/at. hittor., I. I. 326 CHAPITRE XX. I'honneur exclusif de pourvoir aux besoins de la gaiete royale. Le peuple, lui aussi, a ses fous comme ses chanteurs, en- tretenus par la commune ou vivant des charites privees. A une epoque ou la presse et la gravure n'existent pas en- core pour multiplier la parodie, c'est au fou qu'appartient le droit de traduire en gestes et en grimaces les medisances de la foule. Au milieu de ses extravagances calculees, il lance ca et la plus d'une hardiesse politique et i:eligieuse, plus d'un sage conseil, plus d'une legon philosophique a I'adresse des grands et des petits. De nos jours, cette caricature directe a disparu ; mais elle revit sous une autre forme plus fine et plus discrete : le bouffon est devenu journal ; il s'appelle le Charivari, le Figaro ou ie Polichinelle. On comprend que le theatre dut s'emparer bien vite de ce personnage si connu de la foule, et invesli du droit de parler et de censurer a son aise, sans etre repris. INous le trouvons m^le au recit des miracles de Notre-Dame, en compagnie de la Vierge et des saints. « La representation des Mysteres, dit Barbazan, etait interrompue par differents entr'actes, dans lesquels un fol, c'est-a-dire un baladin, di- sait de lui-meme tout ce qui lui venait a I'esprit^ et faisait diverses sortes de tours. Ces entr'actes sont marques en marge par ces mots : Hie stultiis luquitur, w ici le fou parle. » La comedie bourgeoise et satirique I'accueillit comme un important auxiliaire. Elle en abusa quelquefois. Ailleurs, en parlant des f^tes comiques du moyen age, nous le reverrons sautant et dansant en face de I'autel, jouant avec les vases et les ornements sacres. Puis, quand les edits des papes et des conciles I'auront chasse de I'Eglise, il fondera une con- frerie lai'que sous I'lnvocation de sa mere dame Sottise, et organisera, surles treteaux du theatre, une parodie generale de la societe. Adam de La Halle n'est pas seulement le pere de la come- die bourgeoise. Longtemps avant les Italiens, il a dote la France de son premier opera comique dans le Jeu de Robin et Marion. Mais cette pi^ce, superieure par le style et la com- THEATHK. 327 position au Jeu de la FeuHUr, n'a rien de salirique. Le rusire se laisse baltce par uii genlilhomme qui veut ini eulever sa mailresse, et il n'essayt; pas de se venirer m6mc par de I'es- pril. II est aussi candide el aus>i peureux que ses nioulons. Le melange du mysl6re el de la farce donna naissatjce k uii fjenre moyeu, sorle de mtilodratne populaire ou de coniedie larnioyanto, qui nous raonire confondus pAle- mfile 8ur la niCme scene le Pi-re £lernel et Ics bour- geois de la ville, le maire avec Nolre-Dame, et Tango Ga- briel en compagnio des bouneaiix. L'une de ces pi^ices a pour lilrt: : Comment Nustre Dnme empcscha we femme cTestre fcrws/^e. C'estl'hisloire d'une fcmme condamnce k mort pour avoir lue son niari, et sauvee niiraculcuseujeiit par I'lnler- venlion de la saintc Vierge. Ainsi, apr6s avoir relrouvi dans ces grossieros et nalvcs ebauclics la tragedie religicuse d'tschyle, la farce provocanle et lascive d'Arislophane, nous voyons revivre encore sous une autre forme le drumesa- tyrique^ avec son melange de terrible et de grotesque, avec ses conlrastes hcurtes, discordants, proscrits sev^renient par le goCit epure du Tvn" sidcle, et ranienes de dos jours k grand bruit, comme une nouveaul6. Le grus drame populaire du boulevard nest done pas une invention moderne, une importation anglaise ou allemande, comme on Ta dilsi sou- vent : il a flcuri dt?5 Ics premiers temps de notre lhe4lrc, el produit plus d'un clief-dueuvre de trivialite, de boufTonnerie et de niauvais goClt. Les representations dramatiqucs furent d'abord Iris-rares. Comme loutcs les institutions du moyen Age, le theAlre ne pouvait gra[idir et prosperer sans I'appui d'une corporation. Les societ(^8 de menestreis avaieut porte aux quatro coins du monde nos chansons et nos fabliaux; les confreres de la Passion et les clercs de la Basocho furent les v^rilables or- ganisateuis de noire sc6ne. Les nns cre^rent le drame sii- rieux et larmoyant, les autres, la farce badinc el salirique. 1. Aiiui Domat^ (>arc« qu'il comprcaail uo ctuajr de Mt«rc«. CHAPITRE XXI LES aERCS DE LA BASOCHE Les Enfants sans soucy. — Leur histoire. — Moralit^s. — Farces. — Soties. C'est aux premieres aanees du xiv» siecle que remonte rinstitution de la Basoche, ainsi nommee du mot latin 6a- siHca \ qui designait primitivemeat le tribunal du preteur, et, plus tard, la salle d'audience du Palais. Philippe le Bel, jaloux de s'attacher cette bruyaote armee d'avocats sta- giaires et d'apprentis procureurs, qui devaient lui fournir ses meilleures recrues centre TEglise et la feodalite, con- firma par lettres patentes la societe des basochiens. li lui permit d'etre gouvernee par un roi, qui porterait une toque de meme couleur et de m.eme etoffe que la sieune. Ce roi eut, comme le vrai roi de France, sa cour, son chaocelier, ses maitres des requites, son grand referendaire, et de plus le droit de battre monnaie qui aurait cours dans tout son royaume, e'est-a-dire parmi les clercs et les fournisseurs de la societe. Chaque annee, la Basoche etalait dans les rues de la capitale ses revues etses processions solennelles. Par une belle journee de mai, tous les chevaux de Paris et des environs etaient mis en requisition. Une longue file de clercs transformes en cavaliers, v6tu3 de robes jaunes et bleues, et precedes de leur roi en grand appareil, prenaient la route de Saint-Denis, avec accompagnement de trom- pettes, de tambours et de cymbales. Cette joyeuse masca- 1. Vov. M. Fabre, Hist, des clercs de la Basoche, 2« ^dit. LES CLERCS DE LA BASOCIIE. 32 ' rade s'en allait aiiisi d'lin air moilie grave, mollis plai«ant, chantoniiaiit, tnUtiiiant, pressant de I'eprron les flancs d'une moiiliire eti(iue on indocile, jusqu'a Bniidy. [A, on dejeunait an milieu du bois, puis oq revenait avec deux beaux arbres, qu'ou plaiilait lout verts dans la rour du Pa- lais. Le soir ou le leiuleiiiaiu, pour completer la f6te, Ics basoeiiiens imagiuaient quelques Iravestissemeiils m^l^s do dialogues et de panlomimes alltigoriques, morales ou bouironues. Ces uinlius clercs iie devaieut pas epargner les allusious; le roi liii-mtime les aiiiiait : peut-fttre Irouva-t-il parmi eux les principaux acteurs de cette procession du Renart, oil il s'amusait a parodier sou cnncmi jure, le pape Boiiil'ace. La reaction f^odale et mililaire qui ^clata sous les pre- miers Valois, les desaslres de la France an temps du roi Jean, les li'oubles publics qui suivireul sa caplivil*^, durent arreler les premiers elans dc la I'arce naissaute. Avec Char- les V, la Basoche retrouva sa splcndeur et scs privileges; mais, contenuc par I'esprit froid, discret et melhodique du sage roi, ennemi du bruit et du desordre, ellc ne songea guere H s'einauciper. Sou r6le dramatique, populaire et sa- tirique, commence reellemeni au xv' siecle. Le goOt dc8 spectacles est general alors. Ce monde, qui a vecu de diclc et de regime durant la lente convalescence du royaume sous Charles V, est pris d'une soif insatiable de plaisirs, de jeux et de travestissemenls. L'entr6e de la rcine Isabeau dans l^aris avait etc le signal de ces f6tes, qui reniplirent les pre- mieres annees du nouveau r6gne. b'ne fois implantee sur le sol de la vieille France, la passion des Jeux sc(^niques s'y d6veloppa et s'y maintint au milieu des plus atroces cala- mites : peuple et roi, grands el petils, tons viennent clier- cher la I'onbli de leurs mis6res, de lenr morne Iristesse el de leur incurable ennui. Le il mars de Fan 1402, le roi Charles M, dans un de ses courts eclairs de raison, signa I'ordon nance qui consti- luait la premiere societe dramatique, r6guli6re et perma- Dente, sous le nom de Confrdrie de la Passion. Ces acteurs, 330 CHAPITRE XXI. cue le roi honorait du litre de ses chers et bien-aim^s con- frereSf etaient, pour la plupart, d'honnfites et paisibles bourgeois, de simples artisans charpeotiers et forgerons, qui voulaieat se procurer a eux-m6mes et aux autres un piaisir reserve jusque-la aux entries des princes et des prin- cesses dans la capitale. lis dresserent leur theatre a I'hdpi- tal de la Trinite. Le peuple, la noblesse, le clerge y accouru- rent en foule; c'etait, avec le jeu de cartes, le seul delassement du pauvre fou Charles VI. Dans beaucoup de paroisses, on avangait I'heure des vSpres, afin de laisser aux fideles le loisir d'assister aux representations des mys- teres. Le succes inoui de ces modestes acteurs piqua I'am- bitiondes basochiens. Si des bourgeois, des artisans avaient reussi a ce point, que serait-ce quand les clercs du Palais, habiles et fins diseurs, se mfeleraient d'edifier ou d'egayer la foule *? Des le debut, la Basoche affecta un certain air de superiorite sur ses voisins les confreres, bonnes gens au fond, mais sans letLres pour la plupart, et n'ayant nulle science da point ni de la virgule. Sespromesses ou, comme on dirait aujourd'hui, son programme etaitmagniflque. Elle allait oflrir au public, non plus de grossieres ebauches ti- rees de I'Ancien et du Nouveau Testament, mais de belies et savantes moraiites, ou seraient personnifies les vices et les vertus du genre humain. L'allegorie, qui regnait depuis plus d'un si^cle dansle re- man, monte alorssurle theatre. II n'estpas d'abstraction si creuse, si impalpable, qui ne prenne un corps, et ne de- vienne bientot homme ou femme. On entend crier le sang d'Abel, on voit marcher la Terre et le Limon qui engendrent I'Adolescent; on assiste a la dispute de la Chair et de I'Es- prit. Quelques-uns de ces personnages sentencieux ont m6me des noms latins tels que CarOy Mundus, Demonia. Le fond commun de ces edifiantes representations est le deve- loppement d'une verite morale ou religieuse, un sermon mis en action. L'une des plus celebres, celle de Bien-Advisi et de I. Sainte-Beuve. Tableau de la podsie fra»caise au ivi* siecle. LES CLEIICS DE LA BASOCHE. 33f Mai Advisi, est la personnification du vice et de la vertu. Bicn-Advise et Mal-Advisti suivent deux voies dilTerentes, lune qui m6ne au ciel, I'aulre aux enfers. Le voyage des deux p^ierins k travers ce monde d'abstraclions et de fan- lAmes ressemble assez k celui de YAmant dans le jardin de Tiel-Acmeil. Tons deux rcncontrent une loni^'ue serie de per- «r les frtns i'arf.iicl, t. IL t. Ibid., t. 111. 332 CHAPITRE XXI. lite. Tel est le Las d'amour divin, veritable comedie mysti- que, qui finit, comme tant d'autres, par un mariage.... celui de Vkme avec J§sus-Christ. Dans cette longue suite de moralites edifiantes et mono- tones, il en est une pourtant qui se distingue par le mouve- ment et la conception vraiment dramatiques ; elle a pour titre les Blasphemateurs '. Le heros principal est une espece de don Juan athee, libertin et fanfaron, enchante de sa bonne mine, de son esprit et de ses succes, qui fait fi des paysans et des marchands comme de Dieu m^me. Fy de paysans, Fy de marchans ! Au regart de ma regnomm^e I Gentilz gallans Seront fringans, Par le sang bieu 1 c'est ma pens6e. II a pour maitresse, non pas une beaute eploree et repen- tante comme Elvire, non pas une credule et vaniteuse paysanne comme Charlotte, mais une coquine eprouvee du nom de Bnette, qui passe sa vie k boire, a jouer et a sacrer en societe d'une bande de vauriens, tous incredules et blas- phemateurs. A la fin d'une de ces tristes orgies, oil la bande a outrage Dieu de toutes les fagons, et en actes et en paro- les, I'anlique et venerable fantome de Viglise apparalt dans la salle du festin comme le spectre du Commandeur, pour inviter k la penitence ces pecheurs endurcis. Geux-ci I'ac- cueillent par des huees et la chassent ignominieusement. L'orgie reprend, les coupes se remplissent, les chants et les blasphemes recommencent. Mais voiciqu'unautrepersonnage, bl^me, sec et terrible, arrive : c'est la Mort. Elle les saisit tous de sa froide main et les livre a Lucifer. Alors commence une autre scene : les damnes se tordent dans d'horribles tourments, s'accusent les uns les autres et maudissent leurs parents, qui auraient da les faire croire en Dieu. Satan triomphe, ricane, et, pour que la f^te soit complete, envoie sur la terre ses lieutenants k la recherche de nouvelles re- t. Vuv. On. Leroy, Eludes sur les ?7iysteres, c. JO. LES CLERCS DE LA BASOCIIE. .{.{:{ ernes. II leiir recommande de ramasser les impies, les ivro- gnes, les filles de joie, les lavernieres sans conscience, les avocats qui prennent des deux mains, et tous les aulres pe- cheurs, menleurs, blasphemateurs et fripons. Amenez-moy ces Uvorniferes Qui vendont h faulse mesure. Allez, diables, allez h F«onimc, Allez :\ Paris et Bordciulx, Allez hi Roiinn, h tout liomtno. Pour me qu<5rir crs plaidi'raulx. N'oubliez ces advocaceaulx Qui enipoipnent des doux cos'.l- ; Car ils soront, si je no faulx'. En enfer rostiz et tostez*. Toute cetle fin est une satire assez \ive de la society con- temporaine. Mais de tels excmples sont races. En general, les moraliles semblentempreintes, comme lesniysldres, d'un caracltre serieux et edifiant, plein de mesure, de discrelioa ct de respect : Nous faisons protestacion ' Quo n't'st point nostre intencion De dire riens centre la Foy, Centre Dieu ne contre la Loy. Malheureusement, gr&ce k la corruption de noire nature, Ic respect de la loi et de la foi n'est pas toujours ce qui nous inleresse le plus an Iheilre. La medisance, cetle pernicieuse felicity des oreillcs, y reussit beaucoup mieux. Les basochiens s'aperQurent bienl6t que leurs graves et honnfttes moralit6s fai«aient biiller les spectateurs. Ils y joignirent les farces. Comme le fabliau el la chanson, la farce est un genre (5mi- nemmcnt fran^ais. Le nom par lequel oa la designe vient probablement du latin, comme on la dit, de ces epitrcs far- cies [farcilx eipistolx) 6crilcs eu langue macaronique, et que !• Me trompe. S. iirul^«:l, par exemple, la farce des Ikux savetiers, I'un jmuvre^ I'autre richc, qui a fourni depuis a La Fontaine la fable du Savttur et du Financier. Perretle eile-m^me avail et(i aussi rheruine d'une vieille farce populaire, doutse souvenait encore lo fa- buliste : Le rdcit en farce en ful fait, On I'appcla le Pot au lait. Tandis que la querelle des Armagnacs et dcs l^ourgui- gnons ensanglanlail les rues de I'ari?, les clercs de la Ba- soclie el les Enfants sans soucy dureut fournir un redoula- ble appoint aux factions politiques. Le lli6Alrc devinl un champ de bataille, oil les partis prenaient plaisir a se d6- chirer: on dressa treteaux contre tr^teaux, comme on avail dresse chaire contre chaire, ti6ne contre tr6ne. II uc nous est rien reste de ces satires improviscies a la hAte sous le cit^ces elles-mfimes, (tnivres souvent collec- tives comme les Atellanes chez les Remains, improvisees i la hate et completees par les acteurs durant la representa- tion, elles n'ont guere survecu non plus aux circonstan- ces d'oii elles etaient n6es. Le hasard, le caprice, et par- fois aussi la popuiai'ile de certains sujels, souvent repris et tranpform^s, en ont preserve cependant quelques cenlaines de roiibli. Toules n'ont pas encore re^u les honnturs de rimpression, et toutes sont loin de les m6riter. Elles dor- ment silencieusement dans la poudre des bibliothi'ques; pauvres feuilles mortes, bien mortes pour la plupart I De si^cle en sit^cle, la main d'un curieux vient les secouer et en rapporle quelques-unes k la hnniere. Les frdres Par- faict avaient commence, ii y a longtemps. Depuis, d'au- 344 CnAPITRE XXI. tres explorateurs se sont mis a I'oBuvre. MM. de Monmer- que, Francisque Michel, Meon, Leroux de Lincy, etc., ont rivalise de zele et de desinteressement. Tout recemment en- fin, notre vieux tiieitre a trouve dans Tinfatigable M. Viollet- Le-Duc un editeur aussi liberal qu'indulgent*. Pour met- tre un peu d'ordre dans ce chaos, le vrai moyen serait de considerer celte longue serie de farces comme une immense parodie de la societe contemporaine, et de saisir au pas- sage les masques principaux. La plupart reproduisent des types consacres, qui se perpetuent au theatre durant des siecles. t» Collect. Jannet. CITAPITRE XXII FARCK OU COM^DIE BOURGEOISK Personnagcs principaux. — La femme et les manages bourgeois. — Lf's gens d'Eglise : Frfere Guillebert. — Lt'S gens d'Armes : \n Franc-Archer de Bagnolet. — Les gens dc Justice : Maltre Patelin, lia femme. La femme, qui joue un si grand rOIe dans le fabliau, est riieroTne obligee et triompliante de la farce bourgeoise. Des le debut, elle obtient sur le theAlre une place qu'elle ne perdra plus desormais. Les moeurs et le langage qu'on lui pr^le ne sont pas des plus edifianls. Mais il faut avouer aussi que le personnel leminin de ces pieces populaires peche par Education plus encore que par nature ; il est tres-mfile, pour ne pas dire tres-commun. Ce sont de pelites bourgeoises, des savetieres, des tavornicres, des nourrices, des cham- brieres et des poissardes *, dames peu discretes et peu rete- nucs dans leurs propos, qui rappellent de loin les vieilles comm^res, les entrcmetleiises avides et les filles abandon- nees de la comedie latine. On n'a point encore songe a faire di.'scendre lagrande dame sur la scene, pour lui donner les moeurs et le style des Lais et des Phrynes de bas elage. Les qut-relles des menages bourgeois, la lulle des deux pouvoirs conjugaux, le triomphe d^finilif de la ruse et de I'opiniitrele feminine, offrenl une maliere inepuisable d'intrigues, de dialogues et de reflexions plaisanles. Les types sont nette- i. Farce nf^UTelle de I'Anlechrist et dei trois f<'mmcs, I'une boiir^^eoise ct les d^iu aiilrts po ssaC'lt-s. - Farce nuuTelle de* chambrieres qui tomI a la niessc d< ciaq beur«s pour avoir de I'eau btoite, etc. 346 CHAPITRE XXII. ment traces et n'ont guere change depuis. Nous les retrou- verons dans Moliere tels que la farce les a depeints*. c'est d'abord la Jeune Femme capricieuse, coquette, volontaire, aimant le plaisir et les beaux habits ; la Belle-Mere acariatre, imperieuse, gourmandant son gendre et imposant silence a son marl ; le Gendre, grand et flegmatique Dandin, dont on accuse la froideur et I'lndifference ; le Pere, bonhomme re- signe, conciliant, pr^chant la paix a tous, sans etre ecoute de personne. Aupres d'eux, commence a paraitre le Valet, lourd et grossler plaisant, qui se contente pour le moment de desesperer son maitre par ses quiproquos et ses bevues *, en attendant qu'il I'aide de son genie et de sesintrigues ; enfin, la Chambriere, role predestine, qui doit faire fortune au theatre. Elle n'est encore que la grosse fille eveillee, sen- suelle et bavarde, qui partage les faveurs de son maitre et les confidences de sa maitresse; plus tard, elle deviendra la soubrette au nez retrousse, a rceil fripon, a la repartie vive et mordante, la providence des amoureux en peine, I'epou- vantail des peres despotes et des maris ben^ts. Oii est-elle aujourd'hui, cette aimable et foUe rieuse, cette vive com- pagne des Sganarelle, des Valere,, des Cliton et des Figaro? Ou sont Doriue, Toinette, et, la derniere de toutes, Suzanne? Mais ou sont les neiges d'antan ? Les vieilles plaisanteries dont on s'amuse encore dans les campagnes, au jour des noces, donnerent lieu de bonne heure a un certain nombre de farces sur les nouveaux ma- ries. Chx)se curieuse! il n'est point de pays oii la femme ait obtenu plus d'influence legitime dans le menage, et il n'en est point ou son pouvoir ait ete plus souvent tourne en ridi- cule. Chacun, en France, s'est reserve durant des siecles le droit d'obeir en riant, les maris a leurs femmes, les ap- prentis a leurs maitres, et le peuple a ses rois. De la ces jeux de mots traditionnels, ces medisances seculaires dont on s'egaye de pere en fils. Jenin Landore arrive du paradis ou i. Yoy. la farce du Guulteux, Anc. thedt. (rang. Ed. VioUet-le-Duc, t. II. FARCE OU COMEDIE BOUKGEOISE. ' 347 il a Irouve une science nouvelle et rnerveilleiise, celle d'em- p6cher les femmes de pailer. II en rapporte aussi quelques- unes de ces maximes de philosophie tolerante, par lesquelles se consolail d'avaoce Tamour-propre de Sosie : Ma foy, ma femme, un hoinnie sage Nu s'enqiiiert jamais de sa femme, Que le moiiis qu'il peult. . . . Mais les femmes ne sont pas aussi r6signees et s'ennuient parfois mftme du bonheur. Ici, elles demandent dcs arHragea a Icurs mtiris; la, elles veulcnt les faire rcfundre *. Jennelte sc plaint a sa voisine de son bonliomme d'epoux : lug liommo simple comme femme, II mc faisoit estre homme et femme, Tant estoit k la bonne foy. Le bonhomme refondu fiait par se fclcher, et ressaisit Ife pouvoir avec le b^ton. Mais ces coups d'Etat sont rares, et le succ^s de courle duree. Apr6s avoir bien grossi sa voix et proclame sa toute-puissance, le mari vaincu arrive a cettc conclusion inevitable du Conseil au nouveau marU : Je voy bien qu'il me faut soufTiir Et mon corps Ji tourment ofTrir, Puisque suis en mariage. Pourtant, m6me au thedtre, la femme a parfois aussi des acces de vertu subite, comme dans IdiMoraliU d'une pauvre viUageoise, laquelle ayma mieux avoir la teste couple par sonpei^e que d'estre vioUe par son seigneur : faicte a la louange et honneur des chastes et honnestcs fillcs. La villageoise, pour echappera un droit odieux, supplie son p6re de lui donner la mort. En m^me temps, elle fait honte au maltre qui abuse de sa puis- sance : Cher seigneur, vous devez garder Vos subjectz par vostre prouesse, Et vous me voulez difVamer Pour un peu de foUe jeunesse. i . Farce nouvelle des femmes qui font refoadre leurs maris, /bid., L I, 348 * CHAPITRE XXII. Le seigneur repentant n'epouse pas encore la jeune fille, comme il l'e6t fait deux siecles plus tard; mais 11 1'afTranchit, elle et son p6re, de tout droit et servitude. r lies g^ens d'£g^li§e. AprSs les femmes, e'est aux moines et anx cnrus que la farce reserve de preference ses plus hardies jovialiies. Nous avons vu deja avec quelle liberie en usait le fabliau; le theatre lui emprunte la plupart de ses sujets. Ainsi, une farce tres-applaudie, celle du frere Guillebert, ii'est autre chose que la reproduction de I'ancien conte des "^raiQi au cordelier. Ce frere Guillebert est le type du moine coureur et mondain, rose, frais, sensuel et galant : libre et hardi par- lour, il adresse aux jeunes filles et aux femmes un sermon grotesque entrem6!e de frangais et de latin, a la favour du- quel il brave impunement Thonn^tele. Son amour du plaisir n'a d'egal que son horreur pour tout danger. Aussi, quel ton lamentable au moment que, surpris par un mari offense, il croit toucher a sa derniere heure : Frere Guillebert, te faut-il mourir? Plus alerte et plus habile, le cure rode autour de la mai- son du bourgeois et du manant, comme Renart aupres du poulailler. II se deguise en diable pour enlever la femme du savetier et satisfaire le voeu du mari,au moment que celui-ci s'6crie, dans un acces de colore : « Que le diable t'emportel » Puis, quand le pauvre homme repentant redemande sa ferame, c'est lui encore qui se chargera d'aller la tirer des griffes de Satan. Ces plaisanteries graveleuses, dont personne ne s'offensait alors, peut-6tre a cause de leur anciennete, n'avaient rien de menagant pour I'Eglise. Mais d'autres me- disances plus graves par leur nouveaute commengaieut a re- tentir sur la scene. La farce du Pardonneur, du triacleur et de la tavemiere ^ a dA preceder a peine de quelques annees, si t. Collect. Jaunet, Anc. thedt. fraug., t. II. FARCE OU COMEDIE BOURGEOISE. 349 elle n'en est contemporaine, les pamphlets de Luther et de Calvin. Ce nioine qui s'en va dehitant ses pardons et ses re- liques, faisanl assaut de niensonges et de hAblerie avec un cliarlatan de Venise, ct montrant aux assistants La creste Du coq (jui chania clieuz Pylate, Et la moytie d'une lato Do la grand arche de No^, a tout lair d'un pr^curseur ou d'un confrere du trop c6I6bre doininicain Tetzel, ce grand colporteur d'indulgences, qui ouvrit ses bureaux dans tous les cabarets de rAllemagne. La farce se termine aussi chez la tavernii^re, k qui le moine laisseses braies en gage. Un autre reproche non moins grave et non nioins nouveau envers le clerge, c'est celui d'ignorance. Durant la plus grande partie du moyen &ge, clergie et science sent deux ter- nies synonymes. L'l^glise a laisse echapper de ses mains ce precieux dep6t. Elle conserve encore ses vastes domaincs, ses immenses revenus. Mais la plupart des moincs qui vien- nent remplir ses convents saventa peine lire; la moitie des prtilres ne coniprennent deja plus leur breviaire. Les la'iques relournerent alors contre le clerge I'arme qu'ils lui avaient derobee. Les clercs du Palais, les etudiants de I'Universite, raillerent sans pitie ces valets de charrue transformes un beau matin en freres pi'^cheurs et en cures. La farce de Pemet qui va a lecole contient une malice de ce genre. Fer- net est un fils de paysan, ignorant et lourdaud, qui veut de- venir pr6tre. Sa mere, bonne femme de campagne, reste en extasc devant son fils quand elle I'entend chanter a tue t6te : Per onmia secula seculorum. Elle ne doute plus de sa science el le voit deja ev6que. Mon niz cliante dcsja la messe, Et par bleu, ii sera ^vesque. Mais le pauvre Perncl, mis a i'epreuve, ne connalt pas m^inc son alphabet. 350 CHAPITRE XXII. lies gena d'armes. La decadence morale, si facile a saisir alors chez rhommc d'Eglise, n'est pas moins sensible chez Thomme d'armes. Deja nous avons signale, dans le conte de Flore et d'Eglan- tine, la transformation du chevalier en aventiirier besoi- gneux et libertin, qui met en gage les bijoux de sa maitresse pour payer son equipement. Depuis, il s'est encore degrade ; il fait place an gendarme, au rentier, au truand pillard, ivrogne, debauche, vantard, plus hardi a forcer un poulailler qu'une citadelle. Le fabliau lui-m6me, transporte sur le theatre, n'est plus qu'une ignoble farce ; c'est le Debut d'un jeune moine et d'un vieil gendarme par-devint le dieu Cupidon, Charles V avait debarrasse le royaume des grandes compa- gnies : apres sa mort, avec I'invasion anglaise et les guerres civiles, elles eurent bientot reparu. Durant cet intervalle, qui separa la chute du regime feodal et la premiere organi- sation d'une milice reguliere et permanente, les desordres des gens de guerre, les rapts, les violences, se multiplierent a I'infini. Le paysan, pousse a bout par Ja misere et le de- soeuvrement, prit lui-m6me le casque et le haubert et se fit soldat de fortune, condottiere, pour subsister. Une fois habi- tues a cette vie de maraude et de dissipation, tons ne revinrent pas a la charrue. Cesrustres grossiers et brutaux, passes a i'etat de gens d'armes, fournirent a la farce un certain nom- bre de types assez amusants. Tel est celui de Colin, le fils de Thevut le maire ^ Colin est alle au dela des monts, sans doute a la suite de Charles VllI, chercher gloire, fortune et no- blesse. Son pere compte bien qu'il aura pris Naples en pas- sant et mis le Grand Turc a la raison. Sur ces entrefaites, arrive une pauvre femme qui demande au maire aide et jus- tice centre un gentillatre lege dans sa demeure. Le grand Tetu, comme elle I'appelle, lui a tue son coq, mange sa poule, pris deux fromages et dit des injures pour la payer. Or, il \. Collect, ^anuct, Anc, th'.'qt. franc., t. I}, FARCE OU COMEDIE BOURGEOISE. 3.'; I se troiive que ce niauvais garnement n'est autre que le fils dii maire, le fameux Colin. Get impiloyable egorgeur de pou- les est revenu sur ses pas, quand il a entendu le bruit dcs clairons et des bomlTardes. Chemin faisaiit, il a pourtant ren- contre en Italie un Tnrc qui a bien voulu se laisser fairc prisonnier. Mais on finit par reconnattre que ce pretendu Turc est tout simplement un pauvre p^lerin italien, dont le jargon etranger a trompe Colin. Le Franc-Archer lie Bugnolety diiir'ihue quelquefois .\ Villon, est unc parodie analogue, peut- • «i ah^rd, s'^Uit ra- pidemciit accrue par I'appAlde rintluence el de I'trgcnl. Au XV* siecle, les avocals puliulaicnt d«ja comme Ics clianteurs au xm*. Les causes ne leur sufn>aieiil plus. I.c Palais eul done a son tour sts avcnluriers, pauvres h^res afTames, veri- lables condottieri dc la chicane k la recherche d'un proc^ ct d'un habiU Telle est Thistoire de mallre Palelin. Quel est I'auleur, le borciau, la .late de cetle crca- 1. y->in ar^ptoni rorlhograph* luifie p4r U. Con tour imiliS denenarl, volant Irois jambons i Ysengrin, et rcnouvcle plus lard par Villon, quand il escroqua le pauier du marchaiid de poisson, iaissant sa dupe aux prises avrc le p6nitencior de Nolrc-Damo : C'estoit la mbro nourrici6ro De cculx i]ui ii'avoyt'nl point d'argnnl, A Ironipcp (Ipvant cl d-rriftro Esloit ung hoiiimo diligeot *. Coinme RtMiart, I'avocal besoigticux est rerinit a inv.'nlcp cliaque nialiu quel(jue cxptidienl pour subsislcr. Personnage i\ la mine grave, s6che, ii!ll^e, il a tous Ics talents ndcessai- res pour reussir dans un mondc de bcii^l? ct de fripons : nez fin, ceil penetrant, main vive, jarnbe Icste, parole niiclleusc, esprit fecoiid, probile peu severe. Pourlanl il est rest6 pau- vre : grilce h, son habit rdp^, il voit tout lo monde, sa fcmmo cllc-m6ine, I'avide et rus6e Guillemette, douler dosou talent : Maintonant chascun tous appnllo Purloui advocat dessoutz ■'■ - * . i*ique au vif, Patclin jure qu'il aura lo >o\t iiK^me un habit, et sa feminc, qui n'en croit ricn, une robe neuve. II s'cn vicnt r6der tout douccmcnt, en se frottanl Ics mains, autour de la boutique de son voisin le drapicr : la porte est ouvcrie; il entre enveloppe de rondeur et de bonhomie, fai^ant gros dos, palte de veloiir?, el s'ffiqtierant de la santo de touto la muison. Cc patelinage lui reusail. La grosse figure bi i:o in nchc et vanilcux drapier sVp Houii .raisi-, quand raalucitux cau- I. Villoa, lieputt frOMChM. S . 1 aucc u |>< . . . . .4 U ••*i«t'M«< «MH Tonne. 360 CHAPTTRE XXII. seur pretend retrouver en lui la majeste bourgeoise de son pere, feu M. Guillaume Joceaulme : Qu'estoit-ce ung bon marchant et sage ! et les charmes defunts de sa tante, la bonne Laurence, une beaute du temps jadis, qui 6tait Et grande, et droite, et gracieuse. Tout en devisant de la sorte, le compere laisse errer negli- gemmeut sa main sur une piece de drap a sa porlee ; Que ce drap icy est bien faict ! Qu'est-il souef, doulx et traitis*. Mais il n'est pas venu pour acheter ; il a mis de cote quatre- vingts ecus destines au remboursement d'une rente ; car il fait des economies. Pourtant, la couleur du drap lui plait; il a besoin d'un habit, sa femme d'une robe. Encore un pen, et il finirait par laisser au drapier vingt ou trente de ses beaux ecus serres a la maison. Le marche s'engage. Patelin debat le prix comme un homme qui compte bien payer. Avec une loyaute digne des anciens jours, il commence par donner le denier a Dieu : Vecy ung denier : ne faisons Rien,qui soit ou Dieu ne se nomme. II n*y manque que le signe de croix. Enfin, le drap mesure et plie a passe sous le bras de I'avocat, malgre les offres et les protestations defiantes de M. Guillaume, qui voudrait al- ler lui-m^me porter la marchaudise, et recevoir I'argent. Patelin ne soulTrira pas qu'il se derange ; il I'engage a venir le soir m^me chercher son du et manger en bon voisin une oie grasse, que sa femme doit mettre a la broche. Bient6t il rentre triomphant a la maison, en riant de la credulite du marchand, qu'il se promet de ne pas payer. Le drapier, non I. Souple. FARCE OU COMEDIE nOUROEOISE. moins fripon, s'appl.iudit d'avoip vendu pour vinpl qualre sous dii drap qui n'en vaiil pas vingt. Aussi a-l-il liAlc de tenir cet argent mal acquis. I! frappe k\a porte dc I'avocal.et croil d(^ji flaircr I'odcur de I'oie grasse, donl il va so delecler. Au lieu de la taMc misc, illrouveGuillemelte baigneedelarmes, pr^sdu lilou son mari estclou(?, dit-clle,depuisouze scmaines. IxMiiarrliand lonibe de son haul, et prolcsle que Paleiin sorl de rhci lui, qu'il vicul de lui aciietcr dii drap, qui! I'a itjvil»^ h illncr. Guillcmeltc couliiuie k se desoler, puis se fdche el s'emporle h me\ i niiime tuic, que le pauvre M. Guillaume 6lourdi el . ...u- naiice se retire en pr^sentaul ses excuses i Guiilemelle. Pardon net moy, carje tous jure Que je cuydoie', par cesle ame, Qu'il eusi en mon drap. Adipu, dam**. PuurDlcu qu'il me »oit pardonn^ ! La ruse Iriomphe, le marchand est 6vinc6, I'atocal garde $00 liabil. lei s'arrfile le premier exploit de Palelin. «. Croyaia. 362 CnXPITRE XXII. Au second acte, il a enfin trouve un client, c'est Agnelet, Je berger de I'inforLune M. Guillaume. Le marchand, voleur dans son commerce, est vole a son tour de tons cotes. II a pris a son service un jeune rustre, un idiot en apparence, qu'il nepaye pas, quil nourrit mal, maisqui se dedommage en tuant et en mangeant ses moutons, morts, dit-il, de la clavelee. Surpris en flagrant delit, Agnelet est traduit devant le juge. Ge lourdaud est au fond un maitre fripon: tout en jurant d'un air sournois parson doux maitre, tout en protes- tant qu'il n'enteud rien a ces proces et a ces ajourneries, il a cependant Tesprit d'aller frapper a la porte de Patelin. La scene de la consultation entre I'avocat et son client est un chef-d'oeuvre d'observation et de vrai comique. Le rustre, defiant et avise, demande en clignant de I'oeil s'il doit tout dire a son defenseur: Diray-je tout? Et Patelin de repondre d'un ton sentencieux et protecteur : Dea seurementl A son conseil doit-on tout dire. Agnelet avoue done qu'il a bien et dument vole son maitre, qu'il a ete pris par lui sur le fait, qu'il lui est impossible de le nier. Sa cause est des plus mauvaises; mais les avocats sontsi habiles, et puis il payera si largement son defenseur en beaux ecus a la couronne, que M. Guillaume pourrait bien avoir tort, tout en ayant cent fois raison: Je SQay bien qu'il a bonne cause : Mais vous trouverez bien tel clause, Si voulez, qu'il I'aura manvaise Patelin n'en doute pas nou plus, pourvu qu'on lepayc: Done auras-tu ta cause bonne, Et fust-elle la moitie pire, Tant mieulx vault ! Ala bonne heurel voila qui est parleren homme du metier. FARCE OU COMEOIE nOURGEOISE. 363 De nos jours, les avocats embarrasses plaidenl la folic. Pa- teliii est I'inventeiir d'nii cas voisin, il plaidera Tidiolisme. II conseiile done k son client d'allerseul dcvanl le jiipe, et de repondre k toules les questions par le cri de ^''c, en imilant ses moutons. Lui-mCrno se rend de son cdl6 k I'au- dience, sans avoir I'air d'y ^tro appel6; lA, dmii de pili6, il s'ofTre commc avocat b6nevole du paiivre idiot qui no p«Mil se delendre. I.e juge liii represenle qu'Agneletcst unniaigrc client, de pcu d'acqudt. Mais qu'importe 7 Palelin sail que le patronage des malheureux est nn privilege de son dial; il plaidera pour Tamonr de Dieu : Aussi n'cn veul-je rion avoir. Pour Dii'u soitl Cependaiil M. Guillaume Joceaulmc est arriv6 loul rouge, lout furieux du double vol dont il vient d'etre viclime. La vue de Palelin, qu'il croyait niort et qui se cache avec son niouclioir la inoitiedu visage, sous pretextcde fluxion, achate de I'exasperer. 1/liisloire des moutons el cellc des six aunes de drap se m^lent, s'cmbrouilleni, s'enlorlilicnl dans sa Idle d'une fa^on si grotesque etsi confuse, qucle juge sue, soufne, n'y voit goutle, et s'ecrie plein de coli^re : Sommos-nous becJaunt'S ( Uu cornards '!.... Qu'est cecy? Vous ciitrelaril< z Puis d'unp, puis d'aultri?; soinmo luule, Par lu sang bi«Mi, j«> n'y vuis gouto. II brouillc do drap ft babtlle Puis de brobis, au coup la quillol Blais il a beau lui rdpeter : Suzrevenonsk ces moutons t le maiheurcux drapier s'enfonce et s*cmbarras«ie de plus en plus dans un interminable coq-it-l'Anf. Knfln, sur !• ' i- sions de I'ateiiu, le juge, pressdd'eu l]nir,ddboule<> >ia I. Nom duan^ aui appreulit citret. 364 CnAPITRE XXII. de sa plainte en le taxant de folie, et renvoie Agnelet absous comme un pauvre idiot innocent. Le proces est gagne : I'heure de la reconnaissance, des beaux ecus a la couronne est venue. Patelin croit deja les tenir. D'une voix douce el caressante, ii appelle a lui son cher Agnelet. Mais le rustre se souvient de la lecou qu'il a regue, et paye son defenseur de la meme monnaie que le juge^ en lui repondant bee. L'avo- cat s'emporte : tous ses reproches, ses cris, ses menaces et son eloquence viennent echouer devant Timperturbable bee duberger fripon. Patelin est oblige d'avouer qu'il atrouve son maitre : Par sainct Jelian tu as raison, Les oisons mainent les oes paistre ! Or cuydoy je estre sur tous maistre Des trompeurs d'icy et d'ailleurs. Et ung bergier des champs me passe 1 Ce dernier vers contient la morale de toute la piece. Au mi- lieu de ce monde d'escrocs et de dupes, les temps sout de- venus durs meme pour les habiles, les oisons menent les oies paitre, les clercs se laissent prendre par les ignorants, les ' avocats par lesrustres, les sages paries fous, comme Louis XI a Peronne: Car c'est double plaisir de tromper le trompeur. Ces deux actes forment Tancienne et primitive farce de Patelin. Letexte, tel qu'il nous est parvenu, est de la meme main. Touty revele uu observateur profoud et ingenieux, un ecrivain habile a lancer le trait, a nouer le dialogue, et vrai- ment done du genie comique. Moliere seul I'a surpasse : Re- gnardet Beaumarchais n'ont pas faitmieux. Le Testament de Patelin, ceuvre posterieure, est loin de meriter les meines 61oges. Pourtant cette piece vaut encore la peine d'(^tre etu- diee a titre d'appendice ou de conclusion. Au termede cette vie d'expedients et de friponneries, Patelin est devenu un grave magistral, comme Renart est devenu pape. II if*ci pas FARCE OU COM^DIE BOURGEOISE. 36:; gagne non plus a celle melamorpliose. En ^changcaul sa robe Iroiiee d'avocat coiilre la robe fourr^e du jii^'i'i il a ptrdu la iiioilio de sa verve el de sa gaielii. Comiiic ll»iiarl ct Figaro, a la (in de leiircarri^re, il s'est fail pesanl, radoleur et cliagrin par eiimii on par devoir de posilion. .Malgrd lout, sa popiilarile durera loiigtemps encore: il reslcra sur la scene le lieros connu el preTeredu public; il survivraiux pe- ri Ileuses epreuves des rcmaniemenU et des resurrections. Rabelais lui einprunlera une |)arlie de ses loculions, de ses proverbes el de ses bons lours. Son noni jappellera un 1}|)C desorniais inefTagable, et, grAne^ lui, la langue s'enricliira de deux niols nouveaux cl expressifs, patelinage el paUUmr. Apres ce cliei-d'oeuvre de la farce bourgeoise, que peul on cilerdansle ni6uie genre ? Il faularriver a la farce polilii|ue : encore n'a-l-elle ricn produil de comparable, k bcaucoup pres. CHAPITRE XXIII GOIIEDIE POLITIQUE Son antiquity, — Les fitats de 1484. — L'Ancien Monde. — Le Noii- veau Monde. — Pierre Gringore : Aristophane h Paris. — Le Jeu du Prince des Sots. Malgre sa longue eafance, le theatre s'etai t empare de bonne heure des questions politiques ou religieuses, qui agitaient la societe. Des le commencement du xin^ siecle, un trouba- dour, Anselme Faydit, ecrivaitet faisait representera la cour de Boniface, marquis de Montferrat, ami du comte Raymond et fauteur des Albigeois, un drama satirique intitule I'Here- sie des Peres^. Adam de La Halle lui-meme, dans le Jeu de la Feuillee, tout en gourmandant les bourgeois et bourgeoises d'Arras, se permettait de critiquer une bulle recente du pape Alexandre IV: son compatriote Jean Bodel melaitau miracle de saint Nicolas de nombreuses allusions au desastre de la Massoure. Quelques annees plus tard, le Jeu et complainte de Pierre de la Broce * etait une espece de satire dramatique, ecrite a I'instigation de la noblesse contre ce barbier devenu ministre et favori intime de Philippe IIL Sous le regno sui- vant, au milieu des querelles avec le Saint-Siege, tandisque les clercs de la Basoche et les ecoliers de I'Universite condui- saient a travers les rues de Paris la procession du Renart, un rimeur provengaljLuco de Griaiauld, composait plusieurs comedies oii le pape et Rene d'Anjoii etaient vivement atla- 1. Ilistoire du theatre francais, par les freres Parfaict, t. I. 2. Public par Achilie Jubiual ; iibrairie Techuer, 1835. COMfiniK POLlTlOl'i:. 3fi7 qiies. L'absence i pen pi6s complete de documents Jtur ccs premieres 6bauclies de comedic politique nous coiidainuc k de simples conjectures, pour toute la duree du xiv« si«icle et la premiere moilid du xv». On n'aconserv^aucun deces dra- mes armagiiacs et boupf^'ui^'uons, emprriiits dc loules les pa&siuiis du temps : calomiiies en action, qui avaieiil lour k tour pour denoCiment I'assassiual de Louis d'Orliiaus cl dc Jean sans Teur. lis ressemblaient sans doute h. ces farces fu- rieuses que hu;j;iienots et catlioliques ecliaii ■ •^- • ' ■ ■ 'o et demi plus lard, comme aulanl de coups > o les journees de Oreux et de Montcontour : cha<|uo parti in- juriail et deslionorait ie parii contraire, en attendant qtj'ii pilL rimmoler. L'hisloire des lettres n'a pas beancoup a re- gretleria perte de ces ocuvres, oil la colore lenait plusdepla«*o que I'esprit. Le tliei\lre, redevenu pins caniie xnis (.iiarcs \il, ir<"ii\.i dans Louis XI un piolecleur. Par reconnaissance, it aus>i par craiute, il dut s'imposer une prudeute iniservek I'cndroil des mati^res politiques, surtoul a mesure que Ic roi vit salt. Son auiiacc se reveilla au milieu des troubles de la iin- norile. Les Llats de 148* venaient de s'ouvrir : les trois or- dres, ecrascs sous la main du vieux despole, arrivaicnt avcc leur> cahiers pleins de griefs ct de doltiances. Le sri;:nour do La Roche, depute de Uourgojine, ne fnt pas le*cul k ftiro entendre quelqucs-uncs de ces hardies verilc's, qui r^jouis- saient plus tard le ccBur de Mezerai. Le tiers 6tal n'avait gui'ic d'autre dn»it que de se plaindre: lien usa lar *, pour accuser non plus seulemenl le pouvoir royal, ordresprivil^gies, leclerg^ et la noblesse, qui lui laissa ent porter le faix = un, sensuel, credule, bon homme au Tend, mcn6 et tol6 par ses rsclates. Le Monde est fait a son image : Iui aus«i est un vieillard dd- cre[>il, eniiuye, qui tou<«e, crache, blille ct 8'«3crie eo ho- chaiit la t«Me : C'est grant piti4 quo de cc poTr« mondc < t Abus arrive et Iui conseille de prendre du repos : il s*api* toie sur ses Tatigues et le cajole d'une voix qui rappulle I Tn$toir« du IhMtre fnnfai$ par W* trHtt Parfalct, t (I. 24 370 CHAPITRE XXIIT. Cleon disant a Demos : « Va aii bain, prends un morceau, mange, bois et regois les trois oboles. » Apres quelque re- sistance, le bonhomme Monde se laisse faire, se couche et s'endort. Abus s'est charge de tout conduire pendant son sommeil. 11 profile du moment pour appeler a lui la bande des Sots, ses amis. Le premier qui accourt est Sot BissolUy habille en homme d'Eglise *, I'oeil allume, le teint vermeil, chantant ce vieux refrain connu de tous : Voule, voule, voule, voule : Vole, vole, vole, vole. Abus lui donne bient6t pour compagnon SotGlorieux, fan- faron bruyant, vStu en gendarme, qui s'annonce en criant d'un air comiquement terrible : A I'assault, k I'assault, k I'assault, k Tassault! A cheval, sus en point, en armes ! Puis Sot Corrompu, au nez fin, a la demarche discrete sous sa robe de procureur; Sot Trom-peur, avec sa grosse face beate et sournoise de marchand; Sot Ignorant, grand niais qui va chantant sans comprendre : Et Dieu la gard', la vart, la bergerette, Et Dieu la gard... ra ta ta hou. Enfin Sotte Folk, enragee brouillonne, qui persuade aux autres sots de tondre le vieux Monde endormi. L'avis est adopte ; mais le bonhomme tondu semble si laid, qu'on le chasse honteusement. L'assemblee des Sots convient de ba- tir un autre monde: chacun donne son opinion; mais la on ne s'entend guere mieux qu'aux seances des Etats generaux. « De quelle qualite le voulez-vous? s'ecrie Abus, ne sachant auquel entendre. i. r.ette satire ne s'adressait qu'aux membres corrompus du clerg^. ll n'en- trait dans la pens^e ni des acteurs ni du public, d'attaquer I'Eglise elle-meme, pas plus que Moliere ne songeait a tiiffamor la noblesse en repr^sentaat un don Juan ath6e el un Dorante fripon. Le clerge subissait la loi commune et ne s'eu fachait point. Durant tuut le moyen aue, nous avons tu que les nioioes et lei abbes ne se genaient pas pour m^dire oi.u. S<)T CLOhlKLLX. SOT niKROUPU. 60T TROHPrUR. SOT IGTIORAnT. Chaiilu Froit. Sec. Iliiniide. Pliivieulx. SOTTK ri>i.i.r. A tous Tens, touHioiin variablo. • Apr6s CCS longs preambuiRS, Abus propose de lui donner pour foiidenieiit Confnsi'Ti : lui-iiiArno iliripera les Iravaiix a litre d'aichitccte; chatjuc sot foumira son pilier 4 I'c'di- fice. Sot Dissolii conimenre le sien : quelle base va-t-on lui donner? Chasteti, dil Sot Glorieux; niais Sotte Folic fail ob- server : Que (.hasioii^ et gens d'Tlpliso, Ni) 80 cognoisseiit mill»Mii»Mit. Accusalion Strange, que la Iibrrl6 du IheAlre el les moeurs du temps peuvent seules expliquer. N'oublions pas qu'a la ni6nie epoque, Georges d'Amboise elail oblige d'assieger t?ec une armee le couvent des Jacobins qui, apr6s avoir chass^ et ballu les commissaircs du I-egat, refusaient de rentrer dans la regie. Les ^coliers de TUniversit^ etaienl Tcnus leur prSler main forte, en faveur du droit d'asilc qu'ils acror- daicnt aux clercs, aux dames el au bon vin. l)^oti»n, Orai' son, Iluntiliii^ sont rejelees lourk lour corome pierces de re- but, el le pilier se Irouve ainsi compost : Ypocrisie, ribaudise, Apostazie, lubricild, Synionie, irr<^gularii6. Puis vienl le tour de Sol Glorieux : Noblesse n'a pu Iroutcr place dansson pilier; on ysubstituea iiDggrostroosoodcLas- chete nouvellemen I arrive dc Sens. — Commeotdoncldemaodc SotGlorieulx, jecroyaisqu'elle ne Tenailque deNaples. • Ally 372 CHAPITRE XXIII. sioD evidente aux evenements de la deraiere guerre. Lib^raliU D'est pas mieux re^ue, et se trouve remplacee par Avarice : Liberality interdicte Est aux nobles par avarice. Le Chief mesme y est pi^opice. Ces vers designaient clairement le roi; 11 ne s'en facha pas, sachaut bien que le peuple iui saurait gre de cette econo- mie, dont murmuraient qiielques courtisans; 11 souffrlt mSme qu'on le mit personneliementea scene sous les traits d'uii vleillard malade, la t^te enveloppee et les pieds dans ses pantoufles, avalant de Tor potable. Chaque sot constrult alnsi son piller avec les vices de son etat. Sot Corrompu ne peut s'accommoder diQ Justice; on va chercher Corruption, qui loge au Palais, dans la grande salle, avec les chaperons fourres. Sot Trompeur entasse I'un sur I'autre Usure, Larcin et Fausse-Mesure. Cependant Sot Ignorant, c'est-a-dire le Peuple, s'impatiente et se plaint qu'on I'oublie. On lai propose Innocence^ Simplicite, Oh&is- sance ; mais 11 n'en veut point, et prefere Murmure, Fureur et Rebellion. Quand tous ces piliers sont debout, on place dessus une grosse boule, qui represente le Monde Nouveau. Mors un debat s'engage entre les sots pour savoir qui posse- dera la main de Sotte Folle. Dans leur empressement, lis culbutent le frSle edifice qu'ils vlennent d'elever. Abus, fu- rieux, les renvoie tous dans le seln de leur mere, Confusion. Le theatre est jonche de debris. Alors le Vieux Monde repa- rait. Debout sur les mines de ce Monde nouveau, qui pre- tendait le remplacer, 11 deplore I'imprudence des jeunes sots rentres sitot dans le neant, et engage les assistants a profiter de leur exemple. La piece se termine de la facon la plus edifiante : I'auteur demande pardon au public des traits un peu vifs qui ont pu lul echapper, et temolgne de ses bon- nes intentions en souhaltant a tous le Paradls: A Dieu, qui vous doint ParadisI Deo gratias. COMfiDIK POLITIQUE. 373 Cette morality, inalgre les hardiesses donl elle 6lail seraee, contenait au fond une pens6e conservalrico et loulc favo- rable a la royuule. Kilo enseigriait en riani, avec la haino des abiis, rumour de I'oidre, de la paix, et surlout I'hor- reur de Confusion. La chute de ce nionde improvj>6 par Ics sols elait-elle une condamnalion des cliim6rcs el dcs pro- messes trompeuses, aux<|uelles s'etait laiss^ prendre tant do lois ropinion j)ubli(iue? tlait-ce une parodie dc ces £(0(4 generaux toujours assembles h grand bruit, pour bAtip de* clialoaux de carles? Fallait-il y voir au conlraire une cen- sure iiidirecle de cerlaines r6rorn)<'s introduiles par lo roi dans les finances, la justice, I'^glise et TUniversile? II <»*l dilficile de le decider. La farce emancipec, dans TelTerves- ceiice (le la joie et de la libt'rle, louchait un pen 4 tout, frap- pant de droile et de gauche sur les abus et sur les refomies, sur le peuple et sur le roi, et laissant ii chacun le druii de rire aiix ddpcns de son voisin. Ce fut le parti que pril Louis XII : il rit de bon cceur, malgrc les observaliotii* de quelques esprits chagrins. Pen de temps apris, il oclroya h Gillurot d'Asni^res, bimpereur de Galilee, un don de quinzo livres tournois commc lemoignage de sa bienveillance en- vers le thedlre. Lui, qui accueillait si mal les reniontrances du Parlement et de TUiiiversite, il ecoutait volonlicrs cellcs de la Basoche. I/opposition lui d^plaisait chez dc graves docteurs, de sagos conseillers k longue barbe, qui «? peser toutes leurs paroles : elle I'amusait et rinslrui> 1 la bouche de ces jcunes dtourdis, dout les malices <^laient sans consequence. Un jour pourtant sa bonne hunu-ur so lassa : il s'agissait de sa femme « Diable m'emporlo ! avail il dit en parlant des clercs, qu'ils disent de moi ce qu'ils tou- dront, mais qu'ils respectcnt les danics I ■ Louis XII ne s'io- quielait gu^fe alors de cette pauvre Jeanne aussi bonne quo contref.iile, qu'il avail repudiee si vite h la raorl de Char- les VIII * ; il songeait k sa uouvelle (Spouse, Anne de Urctagoe, dont il rafTolail, et donl la France o'dtail pas aussi ^priso I. Voy. rint4reuaote bitloire d« Louu XU |>*r II. P. LMf«u (bibliupkilc 374 CHAPITRE XXIII. que son roi. Dans une entree solennelle qu'elle fit a Paris, I'an 1504, Anne put se convaincre qu'elle n'etait pas aimee. Apres le froid accueil de la foule, il lui fallut subir une re- presentation de la Basoche, ou elle vit figurer son ennemi mortel, Pierre de Rohan, marechal de Gie, alors en prison. Un de ces effrontes moqueurs osa ra^me raconter I'histoire d'un Marechal qui avait vouhi ferrer un Ane, et en avait recu un si grand coup de pied, qu'il setait vu jeter hors de la Cour. L'allusion etait sanglante, et, qui pis est, spirituelle. Le rouge monta au visage de la reine : la cour se tut, embar- rassee ; les poetes gages, abbes, valets de chambre et chro- niqueurs, chercherent, pour riposter, une epigramme qu'ils ne trouverent point. Louis XII, exaspere de I'outrage fail a sa dame, fit arr^ter et fouetter quelques-uns de ces maudits languards. Mais sa colore passa. De nouvelles complications au dehors halerent la recon- ciliation du roi et de la Basoche. Au milieu des imbroglios de la politique italienne, Louis XIT avait fait preuve d'une honorable incapacite. Attire dans un piege par Ferdinand d'Aragon, il avait perdu le royaume de Naples plus vite qu'il ne I'avait conquis; indignement Irompe par son bon ami le cardinal Ascanio Sforza, il avait depense cent mille ducats pour faire nommer un pape italien, en croyant assurer I'election de Georges d'Amboise. Alexandre VI avait eu pour successeurs d'abord Pie III, puis Jules II, le plus remnant des politiques et le plus balailleur des souverains. La France s'etait vue jouee dans les conseils de la diplomatie et dans le conclave des cardinaux: les Enfants sans soucy entreprirent de la venger, elle et son roi, de tant de mecomptes. Un vieux levain de discorde existait entre les deux cours de Rome et de Paris, au sujet de la Pragmatique. L'Universite, gardienne des liberies gallicanes, grondeuse, hargneuse et querelleuse de profession, d'autant plus jalouse des privileges du pape que les siens venaient d'etre restreints, jetait les hauts cris a chaque nouvel empielement. Le roi et son ministre vou- laient le maintien de la Pragmatique; mais Georges d'Am- boise, aux prises avec les jacobins et les universitaires, crai- COMfiDIE POLITIQUE. 37o gnaitde doiibler le nombre de ses ennemis, en irritant le pape. Louis XII menaf,'oait eucore cet allie apparent, qui le delestait et le Irahissait en secret. A la veille d'ftlre aban- donnee par ses tiiteiirs naturels, la paiivre Praginatiquc monta sup ies Iretcaux pour y faire ses doleances. Kile parut dans une assez medioere sotie allribnde k Jean Bnnchet, ct re])reienlce par Ies ecoliers sur la place Sainl-tlienne : L'unzifcmo de juiii en Attiffne, Mil cinq cens Iiuit sous la tciite De runiversit^ plaisante*. Plaisantcl C'est elle du moins qui rafflrme; car la piAc« pcrniel d'en douter. Elle a pour litre le Nuuveau Monde, hi- n^fice Grant est devenu vacant. L'ArnbUiiux. elTronte solli- citeur, arrive en ^rande hAte pr^s du cardinal-legat, Georges d'Amboise, que ses refornies venaient de brouiller avec ri'niversite. Le legal proniet de faire tons ses elTorls pour seduire Eleclion et Noviination. Mais il faulrait d'abord faire entendre raison k Pragmatique. Or, la dame a la t^te un pcu dure, et refuse de rien ecouler. Pour en finir, on va chercher Pere Sainct, qui arrive poi tant un bAlon sous sa robe et ba- ragouinant en italien : Je tiegno presto lo inio baslunne. II en a?s6ne un si violent coup sur la t6le de Pragmatique, qu'elle tonibe en criant : Ha! Dicu I hal puvre Pragmaiique 1 Election et Nomination se refugient alors en pleurs aupris de leur aieule UnivcrsUtK La pi6ce se termine par un appcl au roi conlre Ies pretentions de la cour de Rome ; D'un cop do lanco rons la moy touln Clique, Reincttaiit sua du lout la Praguiaiiquo. Co. coup de lance que r^clamait la belliqueuse ardcur dca 1 . 11 ciiste une moralite iatio« tur Ic m^me »ajel, Bibl. iap^r., n* SMI. 376 CHAPITRE XXIII. ecoliers fut porte trois ans plus tard. Jules II, satisfait d'avoir abaisse Venise, s'etail brusquement retourne conlre la France. Lui-meme, le casque en t^te, venait d'ouvrir la campagne au coeur de I'hiver, apres avoir fulmine une sen- tence d'excommunication centre tous ceux qui resisteraient a ses invincibles soldats. Louis XII hesitait encore ; arr6t§ par les frayeurs devotes, les larmts et les supplications de sa terrible Bretonne, il convoquait un concile a Tours pour savoir s'il lui serait permis canoniquement de riposler aux boulets du pape, qui battaient les murs de la Mirandole. Plus expedilifs et plus hardis que les ev6ques, les basochiens se chargerent de rassurer la conscience du roi. A la veille d'entrer en luLte avec le chef de la chretiente, Louis XII, comme jadis Philippe le Bel, n'etait pas fache de rallier autour de lui toutes les forces de I'opinion publique, de joindre a I'approbation des docteurs la voix de cette bruyante jeunesse : avec elle, il se sentait plus de courage pour repondre a I'Europe, et surtout a sa femme. Deja un de ses poetes de cour, Jean Lemaire, avait lance un violent manifeste sur le Schisme de Jules 11. Pierre Gringore com- pleta I'attaque. Get Arislophane bourgeois fut le plus utile allie du roi dans cetle campagne. Grace a lui, la guerre de- "vint nationale : I'opinion fut seduite et entrainee. Le peuple et la bourgeoisie, sincerement catholiques au fond, une partie du clerge lui-m6me, apres avoir si bien ri de Mere Sotte, suivirent resoiument la banniere royale contre le pape. Le theatre vint en aide au concile, comme autrefois les trou- badours aux predicateurs de la croisade. Quelle etait done la valeur de I'homme qui pouvait ainsi decider un mouve- ment de Topinion? Son nom et ses ceuvres sont a pen prt-s oublies aujourd'hui; pourtant il a eu, comme tant d'autres naufrages du passe, son quart d'heure de puissance et de celebrite. Pierre Gringore est le dernier et le plus original represen- tant du moyen age au xvi^ siecle * : il est le chef de ces 1. "V. Collection Jannet. (Euvres de Gringore avec uae solide notice deM. d'H(5- ricault. COMEDIE POLITIQUE. 377 attard^s qui se laissent surpreiidre et eclipser par le grand jour do la Renaissance. Fils d'nn bourj^'eois de Caen, elcve dans une de ces vieilles families oil Ton se legiiait avec la foi de ses p^res une piovision de bons exemples et de sa- gesse proverbiale, assaisonnt'e de qnelqnes joyenx propos, il quilla, jeiine encoie, la maison palernelle. Comnie la pliipait des meneslrels et des joiigieurs du temps passe, il cournt le monde, visita I'ltalie, v6cut de celle vie bcsoi- gneuse et ambiilanle qui a forme tant de b6ios, de philo- soplies et de rimeiirs, depiiis Ulysse jusqn'ii Villon. Un ma- tin, il se Irouva dans Paris, sans protection, sans argent, mais avec un bagage d'esprit, de bonne humeur et do phi- losophic qu'il avait recueilli cliemin faisant. II n'en fallait pas davantage pour Ctivo admis el f(!ste dans cette grandc truanderie de la BohOine litleraire, designee sous le nom d'Enfants sans soucy. La, Gringore rencontra des farceurs de profession comme Jean du Pont Alais, de jeunes pages c'chappes, apprentis rimeurs, comme Clement Marol; de gais provinciaux sans fen ni lieu, debarques la veille de Sens on d'Auxerre, comme Roger de Collerye, le type primitif de Roger-Bontemps. Au milieu de celle joyeuse arriere-gardc, qui gaspillait au jour le jour, avec plus de rimes que de rai- son, I'h^ritige appanvri des troubadours et des trouv6res, il apporlait, outre son esprit et sa prodigieuse fecondite, un louds d'hiimeur meditative, un instinct d'ordre et de regularity bourgeoise, qui firent de Ini rhomme sdrieux de la society. I-a pelile repiiblique le reconuut pour mallrc ; elle lui confera, comme au fou le plus raisonnable, le litre de Mere Suite. Grave dignile, au nom de lafiuelle il se trouva invest!, avec le prince des sots, du soin de veillcr k I'entre- lien du thellre et aux besoins de la gaiete publique. Grin- gore prit sa liche au scrieux. Le r6Ie de baladin ne conlenlait pas son ambition. Sous la robe de Mere Solte, et 4 I'abri de ses oreilles d'flne, ii voulut iHre en m6me temps philosophe, moralisle et politi- que ; eilifiant, instruisant, gourmandant son auditoire, di??- culant avec lui toules les questions du jour, et fldele k sa 378 CHAPITRE XXIII. devise : Tout par raison. Bien qu'il ne fut gradu6 en aucune faculte, il se piqua m^me d'argumenter, comme un veritable ecolier de Montaigu. Ce melange de qualites serieuses et plaisantes, d'instinct reflechi et de gros rire, de gravity sen- tencieuse et de mordante causticite, fit le succes de Gringore. Le patriotisme s'y joignit. II devint rhomme universel, I'or- ganisateur des plaisirs publics et le directeur de I'opinion : adore de la confrerie, dont il 6tait I'orgueil ; applaudi des ecoliers, dont il soutenait les privileges; estime de la bour- geoisie, dont il representait les idees; aime du roi, dont il servait la politique ; considere m^me de TEglise, k laquelle il prodiguait ses rimes pour les f^tes solennelles et les repre- sentations de mysteres. Le livre des Folks Entreprises, longue revue des sottises du temps passe et du temps present, de- puis les guerres d'Alexandre jusqu'aux expeditions d'ltalie, revelait a travers beaucoup d'incoherence, d'obscurite et de contradictions, une portee philosophique qu'on etit cherchee vainement chez la plupart des rimeurs d'alors-. L'instinct conservateur du poete eclatait dans ce refrain du chant royal : Ung Dieu, ung roy, une foy, une loy. Louis XII comprit tout le paiti qu'il pourrait tirer d'un tel auxiliaire : il se I'attacha. L'Entreprise de Venise et la Chasse du C erf des cerfs^, deux pamphlets allegcriques, diriges I'un centre les Venitiens, I'autre contre le pape Jules II, furent les premiers gages de cette alliance entrele poete et le sou- verain. A partir de cette epoque, Gringore a son rang mar- que dans le monde, sa tciche, sa fonction ; il ne laisse plus sa veine s'egarer au hasard; elle se contient et se discipline sous la main prudente du roi. Le jeu du Fnnce des Sots mit le comble a sa faveur et a sa renommee. Cette representa- tion, la plus fameuse dont I'histoire de notre vieux theatre ait gard^ le souvenir avant le Cidf eut lieu le mardi gras de I'an 15U . L'epoque ne pouvait etre mieux choisie. Au milieu 1 . Jeu de mots sur co litre que prenait le Pape : Servus servorum Dei, COMEDIE POLITIQUE. 37l» des folies du carnaval, les consciences les plus timides s'6- niancipaient, !• s visages les plus graves se dcridaieiit devant le riie de Mire Sotte. Iliiil jours d'avance, le ban ou cry dc la confrcrie avail ele public dans loulesles ruus dc l*ari.s, h sou dc Ironipe el de lambouriu. l.e Prince de Sollise ouvrait uii grand jubile, oil it convoquail les Sols el Solles de tout age et dc loul etal : Sotz lunatiquos, sotx cstourdis, sotz sagos, Sotz dt> vi'los, de cliasteanlx, de villa{;cs, Sottes dames el soites dainoisolles, Soites vieilles, sottos jouncs, iiouvi'lles. Vrstic prince, sans nulles intervall<»s, Le mardy grasjoucra scs Joux aux Hallos. S'il faut en juger par la foule des spectaleurs qui rdpondi- rcnl a cet appel, le nombre des sols elail ^'rand alors k Paris, On s'ctoufTail aulour des piliers des halles el des charuiers des Innocents. Des cslrades avaicnt ele dressees pour les personnes de qualilc, les menibres de rUniversitd et du Parlemenl, les prevCls et syndics, etc. Le roi lui-m^me, conime I'un dos sols les plus imporlanls, vinl prendre sa part dc ce divertissement populaire, el rire de celui qui I'avail si lorriblement excommu(ii(^. Ce jour-li Gringore, aidd de son coinp«>re le charpenlicr, Pierre Marchand, avail deploye lous ses talents de niachiniste el de decoratcur. I a fecondite du poele s'elait elevee k la baulcur des circonslances; romme an temps des f^les de Bacchus, dont ie carnaval elait lui- m^me iin loinlain b<^rilage, il ofTrail k son public une trilogie complete furniec d'une solie, d'une inoralile el d'une farce. La solie elait la grosse pidce d'altaque : ce fut par elie que Ton commen^a. An debut, Irois jeunes sols places sur le devant du lh(^Alrc, et >6lus du costume IradilionneM, s'enlreliennenl des alTai- ( ( , i.K . i»,„.]„e (Je I'Ar*^' •' .. »..•.{.• .1. ..? f.,rt» jolit ma'tttfril* tie e«lt# tril '-■ ia pf' '> ua (lr««io • la pluin« qui rci I ite tcuaut ■■' jeuoc m»( «4lu dune luagu« 380 CHAPITRE XXIII. res da temps, comme le chceur des vieillards dans les Penes d'Eschyle. En depit de leur marotte et de leurs longues oreilles, ils ont tout I'air de bons bourgeois occupes a deviser devant leur porte; gens senses, ayant pignoasur rue et pen- sant bien du roi : Nostre prince est saige. — II endure. Premier hommage rendu a la patience du roi qu'on accusera bientot de timidite. Chemin faisant, on en vieota causer de la grasse in jure deBollo7igne, qui aich3isse\si garnison francaise; des Espagnols, qui tendent leurs filets ; des Anglais, qui sont encore a Calais, sans qu'on sache trop pourquoi, vieux re- gret national souvent exprime depuis Eustache Deschamps; et finalement de mere Eglise qui entreprend sur temporalite, Cette conversation n'est qu'un prologue, une maniere de nous faire connaitre le sujet de la piece : c'est le dialogue des huissiers, le bruit des couloirs avant la seance solennelle. Cependant I'heure de I'assemblee est venue : Taction ou plutOt le defile va commencer. Tous les speclateurs sont a leur place, silencieux et attentifs. II ne manque plus rien que les acteurs. Messieurs les sots se font altendre. Le sei- gneur du Pont Alais dort encore, tant il a bien dine la veille. Un des jeunes sots lui crie : En bas. Seigneur du Pont Alletzl Et tous de repeter a Tunisson : En bas, Seigneur du Pont Alletz! Enfin il a montre le bout de la t6te. Patience! II ne lui reste plus que son haut-de-chausses a boutonner. Bientdt il parait au milieu des cris et des bravos : la foule a reconnu son farceur de predilection, le vainqueur du cure de Saint-Eus- tache a coups de tambourin. Avec lui s'avance toute la gen- robe et coiff^ d'un bonnet a long^ues oreillps. Autour de ce dessiu estinscrite ea lettres gothiques la fameuse devise de Griuguie : Tout parr aison, rauon partout, partout laison. COMEDIE POLITIQUE. 3^1 tilhommerie du royaumc de sotlise, joueurs, riblcurs, li^- bleurs, coureurs, dont le nom seul dit toutes les vertus. C'esl d'abord le prince de Nates et le seigneur de Joye, ainiables desoeuvr^s qui ont pour principale occupalion Nopces, convis^ festes, bancquett, Beau babil et joyeulx caquetz. Le g^n^ral d'Enfance, grand joufflu qui va chanlant : Hon hon, men men, pa pa. Le seigneur du Plat et le seigneur de la Lunr, Inconstant, prompt ot variable, que les gens avisos croient cousin germain du roi Ferdinand d'Arai^on. Apies la noblesse vicnt le clerfre, les abbes de Plate-Bource, de Frdvaulx, de la Courtille, libres viveurs qui ont toujours mange six mois d'avance les revenus de lours benefices. Eiifin le Prince dcs Sots lui-m6me, c'est-a-dirc Louis XII, bonhomme placide et goguenard, qui proui6ne ses regards sur loule I'asscFnblee et s'ecrie en sc signant: Iloiineur 1 Lieu gard' les sotz et sottes I Benedicite I que j'en voyi A ce mot, nouveaux eclats de rire, nouveau lapage : cbacun a sa part du compliment, et applaudit en regardant son voisin. La seance est ouverte : tout le mondc a la parole et tout le nionde la prend h. la fois: qui sur la paix, qui sur la guerre, qui sur le pape, qui sur les jacobins, qui sur lUni- versile. Au fond, malgre leur babil, tous ces sols finissent par s'enlendre, ap[)rouvent la couduile du roi, et se d6cla- rent satisfails, hormis une certaiue solte pauvrcmont v/^tue, a I'air ruslique et mal appris : c'est Sotte Commune. Jadis elle s'appelait PovreUj et se conlenlait de gemir et do pleu- r«'r sous le faix. landis qu'on cbanlait aulour d'elle. Mais devant ce bon Piiiice des Sols, la voili qui sVst eiihardie : elle bavarde, elle discute,et8e permel de n'tire pas de I'avis 382 CHAPITRE XXIII. de tout le monde. C'est jourde liesse et de liberie, elle veut CD profiter pour dire ce qu'elle a depuis si longtemps sur le coeur. Tandis qu'on fait autour d'elle de belles conside- rations sur ia reforme de I'Eglise, sur les expeditions d'l- talie et la gloire qu'en retire le roi, celle-ci secoue la t^te d'un air de doute et s'ecrie : Et que ay-je k faire de la guerre? Ne que a la chaire de Saiiict-Pierro Soit assis ung fol ou ung saige ? Je suis asseuri en mon \illaige, Quant je vueil, je souppe et desjeune I Tous ces royaumes qu'on va chercher si loin ne la seduisent pas. Comme le vilain du fabliau, elle prefere un bon tiens a deux tu Vauras. Sa pbilosophie ressemble fort a celle du Becroise de Ruteboeuf et de Sancho Panga. Avec son bon sens borne, son egoisme pacifique, peu soucieux de gloire et d'aventures, elle ne voit pas la necessite d'aller mourir du poison ou de la fievre au dela des monts, et se demande a quoi bon Tant d'allees et tant de venues, Tant d'entreprises incongnues, Appoinctemens rompuz, cassez? Un des sots fait remarquer en haussant les epaules que Tousjours la Commune grumelle ! Grommeler en effet avait ete sa seule ressource durant des siecles. Elle en avait si bien pris I'habitude, qu'elle ne pou- vait plus y renoncer. De quoi se plaignait-elle pourtant? Etait-ce elle qui portait la cuirasse, qui s'en allait chevau- cher a travers les neiges des Alpes ? Tu n'as ne guerre, ne bataillc, 1, Assure, tranquille. COMEDIE POLITIQUE. 383 Sans doiile; mais ai)res les grandes passes d'armes, les beaux coups de lance des La Palisse et des Bayard, venait I'inevita- ble quart d'heure de la gloire k payer; et Sotte Commune Irouvait parl'ois que celte gloire coiilait un peu cher. Les au- tres avaient I'honneur; elle, les charges : En fin je paye tousjours r»5cot. 11 est vrai qu'elle se ii4te d'ajouter pour reparcr sa hardicssc : Je parle sans sQavoir comment : A ct'lhi suis acoustuin«5e. Cependant plus d'un spectatcur refusait de Ten croire sur parole, et resLait de son avis. Le roi lui-infiine y trouvait uue legon. Apres avoir traverse I'ltalie sous une pluie de fleurs, liiime I'encens des prelals, les compliments des dames, les dilhyrarnbes des poeles, il lui suffisait de prater un instant Toreille pour comprendre qu'un bon edit sur les finances se- rait pins utile au peuple que la conqu^te de Naples et de Milan. Solle Commune avec ses grosses naivetes menace d'avoir raison contre tous les sots ses confreres : ilest temps qu'elle s'arr6le ; son babil finirait par devenir seditieux. til le est brus»iuement inlerrompue par un nouveau personnage, dont la venue souleve un tonnerre d'applaudissements. Cost Griugore en personne, Gringore ou plul6t Mere Sotte vSluc des habits de I'Eglise. Elle a pris ce deguisement pour n'6tre pas reconnue. Vive, insinuantc, coquellc, intrigante, elle arrive avec de douces paroles sur les 16vres, de I'argent dans ses poches, et de belles promesses a tous venants. Les deux conseill6res habiluelles de Jules II, Sotte Fiance et So'te Occasion raccomi)agnent. Elle est fralcheincnt debar- qnee d'llalie, d'oii elle rapporle une drogue nouvelle, la trahison : J^a bonne foy, c'est le vieil Jeu. Son medecin, nialtre Bonnet, juif converti attach^ a la cour du pape, lui en a prescrit I'usage pour corrompre les gens 384 CHAPITRE XXIII. dont elle abesoin. Son plan est trace : elle vient mutiner la noblesse et le clerge contre le princ*^, : Je trouveray invention De mutiner princes, prelatz. Toutd'abord elle appelle et cajole doucement les abbes de Frevaulx, de la Courtiile, de Bourse-Plate, et leur promet qu'iis seroQt cardinaux : Vous aurez en conclusion Largement de rouges chappeaulx. Ceux-ci se laissent seduire. Mais les seigaeurs, qui auraient cependant grand besoin de ses largesses pour reparer les miseres de leur pourpoint, refusent de I'ecouter et restent fideles au roi. M^re Sotte, furieuse de voir ses proposi- tions repoussees par la noblesse, excite les prelats au com- bat : A I'assault, prelatz, a I'assault 1 Le prince hesite encore, il a des scrupules : bonhomme en- durant, 11 ne demande que la paix, etse laisserait volontiers battre par cette enragee, si I'un des sots ne lui criait pour le rassurer : Prince, vous vous pouvez deffendre Justement, canoniquement. Mais est-ce bien I'Eglise qui traite ainsi son enfant le roi tres-chretien? Non, non, la chose est impossible : L'Cglise point ne se fourvoye. En regardant de plus pres, on finit par decouvrir que Mere Sotte a prisle costume de lEglise, et on la chasse honteuse- ment. Sotle Commune, malgre son ignorance, avec sou gros bon sens, a bien vite fait la distinction et se charge de I'ex- piiquer au public : Affin que chascun le cas noUc, Ce n'est pas m6re Saincte tgiiso COMEDIE POLITIQUE. 38o Qui nous fait guerre : sans faiiictisey Ce n'est que nostre M^re Sotie. Les consciences sulfisammeiit edifl^es pouvaient done s'6- gayer en loute securite : la nioralile do YHomine ob^tiii^ ache- vait la demonstration. Penple itali'jue et Peuple frangais se font rauluellemeat leurs doleances : celui-ci avoue qu'il est heiirenx et tranquille dans son pays, mais il estoblig6 de d^^penser sa substance et son arj,'eMt pour soutenir la guerre au dehors. Celui-la deplore la devastation de ses campaj^nes, la mine de ses villes, la perte de ses enfants, et porte euvio au bouheur de son voisin : Peuple Frangois, tu te plains I Veiiilles estre Gunlent de Dieu : lu as prince el seigneur Huiuain et doulx, de vices correcteur. Artifice delical, qui plagait I'eloge do Louis XII dans la bou- che de ses ennemis. A ce portrait flalteur du roi succede bient6t celui de Jules II. THonime obstine. C'est lui-ni6ine qui se charge de reveler au public ses qualites. II entre ea sc«;!ne comme un veritable niataniore, I'oeil ardent, la face enlnrainee, avec une longue barbc et criant d'une voix de tonnerre : Re^jardez-moi/y je suis i'Homme obstine. Peuple italique le supplie en vain do se calmer et de faire la paix avec la France : Pugnicion divine apparait du haut du ciel, mais rHomme obstine refuse de llecliir. Ypocrisie lui vient en aide et lente d'alarmer la conscience de Peuple fran- gais. Les Dem^rites communes se chargent de resumer les griefs du roi et les torts du pape, dont les verlus seraient grandes si.... si.... si... . Mais cos mallieureuxst onl tout g^te. La piece se termine par cette lamentable exclamation : Ht'las 1 craignez Pugnicion divine. Louis XII laissait ainsi rctomber sur ie pape toute la res* ponsabilite de la guerre; il se justiQait aux yeux de TEu- rope et de son propro peuple comine ayant la main forcee. A muius d'exigcr de lui uiiccoiidosccndunce Irop peu royale, 26 386 CQAPITRE XXlIl. les esprits Jes plus difficiles ne pouvaicut lui faire un crime de sa resistance. Pourtant ce cri de guerre pousse au mi- lieu des f^tes du mardi-gras, cet appel supreme au jugement de Dieu, devait laisser dans les ames une impression de tristesse. Gringore I'a compris : aussi a-t-il voulu raraener la joie et le fou rire en finissant. La farce de Dire et faire^ qui conoplete cette trilogie, n'a plus rien de politique; c'est une piece de carnaval, qui n'aurait pas depare les orgies de Bacchus. Elie chassait les pensees serieuses ou les lais- sait dormir un instant. Apr^s avoir fait entendre a son au- ditoire tout ce qu'on avait a lui dire, le meilleur moyen d'as- surer le succes de ses conseils, c'etait de le renvoyer chez lui en belle humeur. Comme la plupart des oeuvres de circonstance, la trilogie de Gringore a perdu aujourd'hui une grande partie de sa valeur. Cependant, quoi qu'aient pu dire les freres Parfaict, elle revele un talent incontestable. A travers cette ebauche qui porte toutes les traces de rimprovisation, on reconnait I'entente de la scene, I'art de nouer et de couper le dialo- gue, enfin, et par-dessus tout, une seve comique (vis comica) qui rattache de loin notre vieux poete a la faraille d'Aris- tophane, de Plaute et de Moliere. II lui a manqu6 d'etre un homme de genie complet et un grand ecrivain. En- ferme dans le cadre 6troit de la moralite et de la farce, perdu dans la masse confuse du mystere, trop peu inventif ou trop fideleala tradition pour entreprendre de s'en dega- ger, il a tire de ces deux genres epuises tout ce qu'il a pu. II a fait rire avec Tun, pleurer avec I'autre : tour k tour pieux et facetieux rimeur, journalisLe, serraonnaire, bouf- fon, philosophe, il a servi a sa fagon la cause de Dieu, du roi et de la patrie. Tons ces titres reunis nous expliquent I'immense popularite de Gringore. Le bon due de Lorraine Antoine, un anc^tre de Stanislas par le coeur et I'amour des lettres, voulut reconnaltre son merite en lui donnant le ti- tre de heraut d'armes, et en joignant k son nom un peu compromis par les treteaux, celui de Vaudemont. Cette pro- tection I'enleva decidement au theatre. COM^.DIE POLITIQUE. 387 Le fonds s^rieux quil porUiL eu lui s'clait deve)opp6 avec les anuues. En homnie sage, en bourgeois range (|ui songe a lout, m6me a l'elernil6, Gringore avail fail Irois parts de sa tie. La premiere, il Tavail douncio aux avcnlures et aux voyages; la seonde, ii la gloire, k ranibilion, aux joies de la consideration inondaine; il reserva la derni^re 4 Dieu. Retire pr^s de son nouveau prolecleur, il onl)lia scs joyeux confreres, donl la pluparl dej4 elaient morls ou con- vertis; il ne songea plus (jii'a prier pour eux. Cdinine Jadis Hiilebceuf, comineplus lard Corneille el La Knniaiue, il con- sacra les derniers accents de sa muse afTaiblie par I'Age k clianler les louanges de Nolrc-Dann'. Kn expiation de ses Ic- geretes conlre le pape, il ccrivit le Blasondts hirfUques. En- fin, pour que rieu ne manquAti la jn-nileuce, il fit inftuie un bout de croisade. Deux cent mille paysans connus sous le nom de ruslands ou anabaptisles s'^taient rues cnnire la Lorraine, tin qualile de hcraul d'armes, le vieux poele dul nionter en selle ; il le fit par devoir plut6t que par goiU ; il cntendit les balles sifflcr k son orcille et rcconimanda son {line a Dieu. Puis il revint bien vile k scs cb^res pn ^'. voles, a ses heures do Notre- Dame, el niourul pai> ii, demandant pardon au ciel d'une gloire profane, qui ne de- vail pas lui survivie longtenips. Avec Gringore, la coniedie politique expire en France : k peine avail-elle eu le temps de se monlrer. Inlcrdile par FranQois I<", elle essaye un moment de reparallre au milieu des liilles religieuse?. Mais, ciloufTee sous le bruit drs ar- quebusades, perdue par ses propres violences, suspocle aux pouvoirs publics, elle relombc dans I'oubli, jusqu'au jour ou le IboAlre redevicnt, sous une autre forme, une tribune et un champ de balaille avec Voltaire et Beauinarchaii, CHAPITRE XXIV ARCHITECTURE iiculpture^ Peinturcj Vitrauxj Tapi§8erie8. Caractere populaire de I'architecture au raoyen age. — Catliedrales. — Fiancs-magons. — La satire dans les monuments. La libre pensee n'eclate pas seulement dans la poesie po- pulaire et SUP le theatre ; elle se traduit eucore dans une langue plus universelle et plus directe, celle de la pierre et des vitraux. Un des hommes qui connaissenL le mieux le moyen age, M. Viollet Le Due, a dit : a De tous les arts, I'art de rarchiiecture est certainement celui qui a le plus d'afQ- nites avec les iostincts, les idees, les interets, les progres et les besoins des peuples *. » Ce jugement, suspect peut-etre de parLialite dans la bouche du savant architecte, et contes- table pour toute autre epoque, est certainement vrai quand on I'applique au moyen 4ge. On pent dire qu'alors les oeuvres de pierre sont bien superieures aux creations de la poesie. Toute composition litteraire est essentiellement analytique. Pour atteindre la perfection, elle suppose I'etude reflecliie du coeur humain, la maturite du goiXi, I'usage d'une langue capable d'exprimer toutes les nuances du sentiment et de la pensee. De telles qualites se trouvent rarement au debut d'une litterature ; elles sont presque toujours le resultat d'une lente combinaison. Au xvi^ siecle, la France les cher- chait encore ; elle ne les posseda completes que dans I'age I. Uictioiinaire d'archileclure. AnCniTK<:TURR. 38".» siiivant. I/architecture, au conlraire, est un art synthHiquei elle exprime pour aiiisi dire les id^es en bloc, fixe el resume d'un coup par groiipes et par masses les silualions, les carac- I6res, et les Iraduit directemeul. Aussi esl-re dans leurs conslructions que se revile le genie des sorieteis primilives. Les Assyriens, les Pelasges, les Kgyptiens nous sont connus surloiit par Ifi. Les sphinx, les pyramided, les oltellsqucs tvcc leurs hieroglyphes, symbolique laugage de la siulplure el du dessin, furent les premieres Iraduclions de la pensee liu- maine. Tel et plus populaiie encore esl le rdle de I'archilcc- turc au moyen Age; pour la Toule. elle «levauce el rrmplacc rimprinitrie. Les manustrils sont raies aiors ; pen de gens, d'ailleurs, comprennent ces raracl^res mysl^rieux traces k grands frais sur ie parchemin. Mais lout le monde pent voir et lire chaque matin la legende sculpU'e sur le portail de \'t- glise. La pierre s'animo, parle et raconte ; elle rev^t lour k tour les formes les plus hardies, les plus sublimes et les plus grotesques. Telle cathedrale goihiqucest un v6rita!»le p<>Cmc, uue vaste epopee contenaut les inspirations, les terreuru, les esp6rances ou les rancunes de tout un sidcle. Au bas d'un \itrail de regliseSaiut-Di/.ier k Troyes, on lisaitcelle inscrip- tion significative : Sanrljo plehi Dei *, C'esl qu'alors aussi la cath6drale esl roenvre de tous ; elle n'est pas seulement un homma^e k Oieu, mais un signe d'6- niancipali'»n pour la cite. (!es vilains, ces serfs alTranchis do la veille, fiors d'avoir dos bras et un lr»''sor & eux, s'empres- sentde les consacrer k I'erection d'un monument qui alteste la force el runit6 de la commune naissaute. Pour eux, c'esl une gloirc et presque une revanche du pas,s6, que de poser sur le sol ces immenses basiliqucs, dont la masse humilie I'orgueil des conslructions f^odales. Elles sont, pour ainsi dire, les me-U<'J d* Parii, li«. I. t. Noiit laiitua* de c6l« I'lUlic, oa la RmaiiMac* ft f OMW W iOi tf^i •*«€ \% It* »iccle« 396 CHAPITRE XXIV. d'une rime ou d'un hemistiche, I'art se perd dans les mfimeg sublilites. Toutes les excentricites de la faataisie, toutes les brutalites du realisme se mSlent et s'accumulent au hasard. Des animaux immondes, representant les vices de I'humanite, viennent se poser effrontement jusq'aux portes du confes- sionnal. La sterilite ingenieuse, la laideur risible, la familia- rite triviale, en un mot le burlesque, marquent le dernier terme de i'art comme de la litterature gothique. II est assez difficile de faire I'histoire de toutes ces le- gendesdissemineesQaetla*; maison peutmarquer du moins lesperiodes principales, et disLiuguer un certain nombre de scenes et de personnages, qui se reproduisent continuelle- ment. De tous ces lieux communs illustres par les imagiers (sculpteurs etpeintres) au moyen age, le plus celebre est sans contredit celui du Jugement dernier. {. L'histoire de la Caricature a 6te reprise et amplement trail^e depuis par UM. Thomas Wright et Champfleury dans des ouvrages sp^ciaux. CIIAPITRE XXV LR JUGEMLNT 1>I KMHK La It^gende du Mauvais Riclte. — Le biable. D^s les premier temps du chrislianisme, Tertullico op- posait victorieusenieiit au patheliipio des tra>;e(lies paieii- nes ce grand denoQiiieut du drainc cliietieii quo Daule de- vait chanter un jour, sous le nom de Diiine Comidie. Nul sujet n'ctait micux Tait pour saisir les ima^Mnalioiis; nul n'olTrait un plus vasle champ aux pravcs enscipiicnionts de la foi et aux represailles de la satire, Celle revanche de la servitude et de la mis^re, que les passion<« populaires avaiont lant de fois r^vee en vain, s'accomplissail \k pacifl- quement, sous I'oeil de Dieu, sans trouble pour la sociele. L'imai^^e du monde k venir (!'tait la le^on et la condarnnalion du monde present. Les verites ou les menaces, qu'on n'osait risquer ici-bas, se renvoyaient X I'autre vit- : c'6lail \in ajournement ou ni^nie une anticipation : grands et petite ea profilaient, ceux-ci pour s'amender, ceux-i4 pour allendre et palienter. A Dieu no plaise que nous ram^nions aux propor- tions niesquines d'une parodie ou d'une pasquinade cetlc magnin({ue epopee du christianisme qui inspira taut d'Geu> Vies de genie, qui fit I'attente, la terreur ct la consolation du rnoyen Agt*. Mais tout ce que ce dopme contenail de hardi et de liberal dut se developper sous I'influence des idees et des passions du temps. Dante ne fut probablemcol pas le seul qui se vengea des ses eonemis, eo lea precipitant au nombre des damn^s. Nous avons d»^ji ▼u comment le chajiilre de Nulie Dame avait puni tuallic I'lcire du Cuigiiet. 398 CHAPITRE XXV. Plus d'lm simple moine, plus d'un humble artiste, arme des promesses de I'Ecriture, profita de la liberie du ciseau pour rappeler les vengeances de Dieu a I'evfique prevaricateur, au riche insensible, au seigneur ou au roi oppresseur de ses sujets. Ruteboeuf, mourant de faim et de froid sur son gra- bat, songeait a cette fatale echeance de la Chantepleure : Toz cist slides est foire, et I'autre est paiement. Dans celte vie, il fautque le pauvre vilain plie sous le faix, qu'il paye la dime, la corvee, qu'il s'agenouille devanl le sei- gneur et devant I'ev^que, comme ces huit bourgeois de pierre qu'on voit encore aujourd'hui chapeau bas, la bourse ou- verte, faisant amende honorable au pied de la grosse tour de Reims: piteuses cariatides, destinees a rappeler la victoire de I'autorite episcopale sur Ja commune ameulee. Mais a quelques pas de ik se deroulait la grande legende egalitaire : I'eveque a son tour tremblait comme les autres au moment de rendre ses comptes, en face de la terrible Mere blonde, espece de demon femelie, dont le uom seul faisait taire les petits enfants *. Satan etreignait sans respect dans les plis de sa chaine les plus hauts barons de I'Eglise et de I'Etat, tons ces privilt^gies devant lesquels s'arr^tait la justice hu- maine: e'est pour eux surtout que la justice divine garde ses rigueurs. L'artiste pouvait tout osera I'abri del'Ecriture. Le livre de la Sagesse ne proclamait-il pas que les rois seraient juges plus severement que les autres hommes? TertuUien doutait qu'un Chretien put devenir empereur, ou qu'un empe- reur ptit rester Chretien. Au contraire, le triomphedu pauvre est si biea assure dans I'autre vie, que saint Augustin lui defend d'en concevoir Irop d'orgueil. « Et toi paysan, toi pauvre^ s'ecrie saint Jerome, en parlant des terreurs du Ju- gement dernier, tu seras dans la joie et tu riras : tu, rusticanus et pauper, exultabis et ridebis *. » 1. Cette image se voyait au portail de Saint-Nicaise de Reims, maintenant d^- truit. Elle representait une femme ou plutot une furie 6cheve.6e, armee d'un tri- dent et moat6e sur un lonibereau que trainait un 6norme chien. (Dusommerard j les Arts au moyen age, t. ill.) 2. Yitraux de Bourges. — M.M. Mai tin et Cahier. LE JIKJEMENT DKRNlEn. 39!» Cc st-nliment d'(^galild, que nous signalions au debut conimc uu signe du famille chei les Gauloii«, trouvail ia line ample salisfaclioii. Au sorlir de cclle vie, un nouvcau parl;ige des bieiis et dfS digniKis devait s'accomplir en sen* inverse, parlagc plus Equitable encore que celle division des terres qui ?e reiioiivelait dans I'ancienne Gaulo tousles cinq aiis. Le Christ Uii-m• itpl>- p<>ur Irqurl cir moade-ci Ho»ieiil mauvais, la croyanci? a ua ni- ft i our lui, il S)>ra tranquille, ii sera palicnt. La p.itirncc e«t f i n>i'ijaux a porter. Btaiiiinez eetle balaiire : toutet li-> ^<^',•.-^ .ncr% dant le p'aleau du riche, tout>ft les ini&cret dau« le plateau du pauvre. l^rs deux parti ne toni-elles pas iin^gales ? 1a lialaar-e ne doit-elle pa« necritairemrnt I eiicher et I'^tat aT< c cle ? Kt maiutenant, dan« l« lot du pauvre, daitt le plateau des iniseres, jeit'Z la certitude d'un avenir c>dfst<*, je'ei I'atpiralioo au honheur ^iprnLd, jidez le paradi^, corilre-potdt ma^'iiinque, tous r4lal)ii i l>ipiiiibr<*. L« part du pauvre eat uu»si riche que celle du ricbe. C'eit ce que Jiaua aatail. • 20 402 CnAPITRE XXV. encore sur les vitraux de Bourges. Le riche est assis h un festin somptueux, entoure de sa femme, de sesenfants, de ses amis et de ses servileurs. Le pauvre s'avance timidement sur le seuil, ea ayant soin de se cacher le visage avec sa cliquette pour ne pas attrister par sa vue la joie du festin. Mais on le repousse rudement : les chiens seuls ont pi Lie de lui et s'approchent pour lecher ses plaies. Bientol I'heure de la mort arrive : le pauvre est la, sur son grabat, abandonne de tous;mais les anges viennent recevoir son ame, et I'emmenent au ciel. Le riche, a I'approche du der- nier moment, se tord sur son lit de douleur comme un damne, et s'arrache les cheveux : tandis que sa femme se desole, un serviteur infidele fuit en volant un vase et une fourrure de grand prix; enfin les diables viennent chercher leurvictime, la precipitent dans une chaudiere, et lui font avaler de Tor et de I'argent fondu. De I'abime oil il est en- seveli, le mauvais riche eleve un regard suppliant vers le pauvre qui se repose triomphant au sein d'Abraham. Cette legende fut longtemps pour les sculpteurs et les peintres un sujet de predilection. Sauval nous parle d'un tableau fameux de Lucas, que Ton montrait de son temps deux fois I'annee, alaf^te de laToussaint et le jour des Morts, dans la chapelle des Innocents. « La *, dit-il, le mauvais riche est represente a I'agonie, assiste d'un confesseur qu'il n'ecoule pas : de tons cOtes chacun le pille, sa femme, ses parents, les gens de justice; et enfin on aper^oit les pr^tres qui s'entre-battent devant I'^giise pour les torches de son enter- rement. » Parmi toutes ces representations, oil se m^lent la terreur et la satire, il est un personnage que nous voyons sans cesse grimagant et ricanant, tant il prend plaisir a ces hor- reurs et a ces scandales : c'est le Diable. Nous avons deja dit la place considerable qu'il occupe dans les contes de- vots, les romans *, les proces ^, a la fin du xiu* et au com- 1. Etstoire des Antiquites de Pari'', f. II. Peinture. 2. Beau iiiin de Sebourc. 3. Proces des Teiupliers, de Robert d Artois, etc. I.E JUOEMENT DERNIRR. 40.1 mencement tlu xiv« si^cle; comment il envahit le Ih^Alre el finit par allerer la ^ravile di's niysl(^n>s. Mais son lAIe est bien plus important encore dans les representations flgu- rees de la |)ierre, dos vilraiix, et surlout dans retle lonpuo serie de miniatures seinees autour des nianuscrits par la main patiente des enlumineurs. Partoul il apparalt comme I'antith^se vivante du bien, commc le genie de roppositioD. 11 n'est pas de coin si obscur, de chapilrau si tUroil, (»u ne se montriiit sa j^rilVo et sou nez cainard. La tradition s'ac- corde a lui donneu certains traits generaux : un corps noir et vein, une queue an bas de rechine, deux ailes de cliauves-souris et deux cornes an front. Mais iha(|ue ar- tiste est libre de combiner ces details au gre de sa fan- laisie, et il use largemenl de la liberie. Tons rivalisent de bizarrerie: de m6me que, pour represcnter Ics pliysioiiomies de Diou le Pero, du Christ, de la Vierge et de Tarcliange saint Michel, ils poursuivent un ideal de grandeur, de pu- rete el de douceur celeste; de m6me ils cherchent pour Sa- tan un ideal de laideur surnaturelle, I'horrible m(^l6 au gro- tesque. La sculpture ressuscite en son honneur tontes les excentricites de I'arl oriental et ^gyptien, les I6les d'oi- seaux, de dragons, de singes, de chiens ou de taureaux, po- secs sur un corps humain. II a pris les pieds de ihevre des pans, des faunes, des sylvains, ses confreres en malice et en laideur : un des vitraux de la cath^drale de Troves le represente avec des ailes aux talons, comme un Menure de la mythologie antique. Mais, si pen gracieux qu'il soil nalurellcment, le Diable a aussi son amour-propre; il se fdche parfois contre I'artiste qui s'egaye outre mesure k ses depens : temoin ce pauvre moine qui s'etait permis de le representer malignement sur le portail de I'cu'lise, et qu'il obseda jour et nuit pour le contraindre k lui donuer une fi- gure moins laide *. LI Oeabio sVn coron<;t l',t son mal/flfw nienaQa. \ , Du moliie qui coutrefjt rymage du Deable, qui %'ea eoroufa. Meoa, iVom. Ree., I. 11. 404 CHAPITRE XXV. Satan possede encore un privilege non moins precieux pour I'art et la satire; il a le don de se travestir a Tinfini. La majeste divine ne pent descendre a de pareils degui- sements : elle reste uniforme, en verlu mfime de son im- mutabilite. Le Diable, qui n'a rien k perdre an change, cache indifferemment ses cornes sous le chaperon du bourgeois, sous le casque du chevalier et sous le capuchon du moine. A Saint-Merry, on le voyait sur une tapisserie v6tu en ermite avec un gros chapelet pendant, venant ten- ter Jesus dans le desert ^ On comprend tout le parti que Ja satire dut tirer de cette tradition. Renartavait pu se de- guiser en pape. Combien il etait plus facile encore de tra- vestir le Diable, de lui faire endosser I'un apres I'autre tous les costumes de lasociete! En le voyant si honn^tement v6tu, bien des gens repetaient sans doute avec Rutebceuf : Li abis ne fet pas Termite. Qui pouvait repoadre alors que le Diable, pour mieux se- duire le monde, ne prenait pas quelquefois comme Faux- Semblant I'habit d'un prud'homme ou d'un saint eveque, le visage d'une belle femme ' ou d'une vieille entremetteuse ? A ce compte Macette et Tartuffe pourraient bien 6tre ses enfanls. Du reste, sa lignee est nombreuse : roi des abimes, il a, comme le roi du ciel, sa cour et sa milice. Aux anges et aux cherubins il oppose sa noire fourmiliere de petits diablotins espiegles, grimacants et malfaisants, toujours pr^ts a ravir, a grimper, a escalader les portes de Teglise ou du convent. Etre multiple, melange de Protee et de Scapin, Sa- tan est le veritable bouffon de la comedie infernale. Tout en executant les vengeances de Dieu, il se charge parfois aussi de celles des hommes. Tl est le plus hardi niveleur, le plus impitoyable railleur des puissances et des felicites de ce monde. Aussi faut-il voir comme il ricane, 1. Sauval, t. U. Tapisseries. 2. Dans les Bibles a- ciennes, le serpent qui teufa Eve est souvent rcpr^seiit(5 avec une tete de fciume. LE JUGEMENT DERNIER. 40o comme il se frotte les mains d'un air triompliant, qiiand il a pu saisir au passage quelque gros abbe ou quelque noble dame; avec quelle elTronlerie il saule sur le dos des rois, sans respect de leiir diadi»me, comme il Ics chevauclie et Ics conlraint, bon gre, mal gre, k baiser toules les parlies de sou corps. Dls man.iDts, des serfs, des jongleurs, il ne s'en sou- cie guere : ce sont trop chelivcs conqmiles. L'impudenl r6- deur lournem^me aiilour des plus grands saiuls. Ne pouvant les perdre tout h. fait, il organise conlre eux une guerre per- peluelle d'cspieglories. Une lapis^crie de Sainl-Marlin des Champs le monlrait occupcA repandre des pois sous les pieds de saint Martin, pour emp6cher le pieux ev6que d'aller i malines *. Dans une autre sc^ne souvent reproduite et qui se retrouve encore aujourd'liui sous le portail de Sainl-Gormain I'Auxerrois, il arrive aniie d'un soufllct pour eleindre le cierge qui brAle pres de sainte Genevieve, comme symbole de sa ?irginile. Mais son Industrie principale est le vol des &mes. G'est la surtout qu'il deploie ses ruses et scs friponne- ries. Sur le tombeau du roi Dagobert, on le voyait dis{)ulant aux evftques r4medumonarque«. Ailleurs, il ose bien tenlcp d'arracher aux mains de la Vierge I'iJme du diacreTheophile. Au portail de Notre-Dame, il se permet une facelic Iradilion- nelle qu'oa revolt partout. Tandis que I'archange saint Mi- chel pese loyalement les 4mes, un diablotin s'introduit sour- noisement sous la balance pour en escroquer quelqu'une. Gependant, avec toule sa malice etson adresso, le Diable a aussi ses jours de tribulation : les saints preunent leur re- vanche. « Le bon, dit Sauval, estde le voir au clollre des Ja- cobins du grand convent, oil saint Dominique, en punition de I'avoir voulu empScher d'eludier le soir, lui donne a tenir UQ petit bout de chandelle, qui aussit6t, venant k le brCller, et lui n'osant I'eteindre, sans cesse le change de mains en faisant cent grimaces. » Ces mesaventures du malin conso- laient I'humanile de ses propres defailes. Lui, I'habile entre tous, pouvait done voir echouerses ruses devant la simpli- 1. SauTal, t. II. Tapisseries. 2. D'Agiucourl, Uiit. de I'Art, t. IV. 406 CIIAPITRE XXV. cite d'un saiat, d'une femme ou d'un enfant. Sur les stalles de Saint-Spire il est accroupi d'un air piteux aux pieds d'une femme, qui lui coupe les oreilles avec des ciseaux. Serait-ce par hasard une legende du diable amoureux tomb6 aux mains d'une autre Dalila? Railleur et raille, terrible et grotes- que, heros des drames les plus lugubres comme des plus fol- ks comedies, Satan vit son immense popularity survivre au moyen age lui-nieme. Un siecle apres la Renaissance, il ins- pirait a Milton son chef-d'oeuvre. Plus tard, au milieu de la ruine des antiques croyances, quand il aura cesse d'etre un objet de terreur religieuse, il sera encore un personnage de fantaisie, le heros prefere du romao, le maitre du persifflage et de la satire. Echappe de la fiole de Lesage, il revivra dans le Mephistopheles de Goethe et dans le Don Juan de Byron. Unfin, de nos jours, cedant a la manie commune de tous les personnages celebres, etse faisantvieux, il ecrira ses memoi- res pour I'instruction de la posteritc. CllAPlTilE XXVI LA MUllT Dause Macabro. — La Mesiiie llollo'iuni, <'i' Dans I'art et dans la poesie, comme dans I'histoire, un dernier acteur vient clore ce drame du moyen 4ge tour k tour serieux et grotesque, c'est la Mori. Les religions et ies philosophies antiques avaient de).\ offcrt k rhonune rimage de sa propre Iragilite ; inais I'elait moins encore pour I'exhorter a la vertu que pour lui appreudre k se resiguep cl a jouir du present, sans souci du lendemain : Quid sit futunim eras, fuge quxrere. Des I'origine, en face d'une societe enivree des joies de la terre, le chrislianisme avait evoqu6 ce fantAme de la Mort comme une menace et un appel k la penitence. Les P^res du desert en firent la compa^Mie de leur solitude, I'objet constant de leurs niedilations. l*lus lard, (jnaiul vinrent les terreurs de I'an mil, la Mort pariit ui» nioinfiit se dresser Iriomphante au milieu des mines du nioiide; le frisson saisit les plus braves, I'liurnilile les plus tiers : rois, dues, barons deniandaient |)ar grice k quitler, ceux-ci leur cou- ronne, ceux-la leiirs flefs, pour se cacher au coin de I'autel sous la robe d'un simple relij^ieiix. L'an mil pass6, on s'elait remis a vivre, k esperer, a aimer ses biens et ses honneurs; mais cette grande peusee de la mort resta toujours fix6e au ccEur du moyen Age. Au xiii" si^cle, H^linaod la celcbrait dans une lougue complainle parluut repelee ; 408 CHAPITRE XXVI. Mors, tu abas k un seul jour Aussi le roi dedens sa tour Com le povre desous son toit*. Mors rent au povi-e quanqu'^ il pert, Et tolt^ au riche quanqu'il hape. Mors, tu keurs* Ik ou orguel fume, Per estaindre quanqu'il alume. Vers le meme temps commencait a se repandre une le- •gende bientot celebre, celle des Trois morts et des irois vifs. Un pieux solitaire de I'Egypte, saint Macaire, avail ren- coQtre, disait-OD, trois jeunes princes en grand equipage, a cheval, couronne en t^te et faucon au poing; ils allaient ainsi chassant et devisant entre eux, quand le saint les arreta pour leur montrer trois cercueils, ou gisaient les cadavres de trois rois. L'apologue etait facile a saisir. Predicateurs, rimeurs, artistes s'en emparerent a I'envi. II devint surtout ]e theme favori des dominicains. Heritiers du genie de leur fondateur, imbus d'un esprit profondement democratique, ces sombres apotres de la pauvrete et de I'inquisition trou- vaient la une source de terreur salutaire pour leur auditoire : ils colporterent de tons cdtes cette legende par la parole, el la traduisirent par des representations dramatiques ^. A la raSme epoque, Beaudouin de Conde, Nicolas de Marginal, nombre de rimeurs edifiants ou saliriques la mettaieut en vers. Elle etait connue de tons, quand, au milieu du xiv« siecle, Andre Orcagna la peignit surles murs du Campo Santo de Pise. Au commencement du siecle suivant, I'an 1408, le due de Berry la faisait scuipter au portail de la chapelle des Innocents. Les calamites qui assaillirenl alors la France, la fatigue, I'epuisement, Tincertitude de I'avenir, la lenle agonie du roi el du royaume, ramenerent dans tous Jes es- 1. Pauperum tabernas Regumque turres. (Horace.) 2. Tout ce que. S.Eiileve. 4.Cours. S.Hipp. Fortoul, La danse des morts. lA MORT. 400 prils celte preoccupation de la mort. C'est k parlir do ce moment qu'elle envahit les murs des 6glises, des clollres et des cimetieres. La pesle de 1340 avail inaugure son tiiom- plie ; il va croissant au xv* siecle. La Mort est bien en elFel la reine de celte froide et Irisle epoqne. Kile regne parloul, dans ces grandcs maisons royales qnc le fcr, le poison, la folie viennenl derinicr lour a lour (Charles VI, Louis d'Orleans, Joan sans l*eur, etc.); au sein de ces populations hives et decharnees que ravagent la guerre, la pesle et ia famine; dans ces campagnes de- scries, oil I'Anglais promcne ses bandes infornalcs dcpnis un si6cle ; dans ces cceurs vides el dccourages, dans ces es- prils laris que n'anime plus ni le souffle de Tenlhousiasme, ni I'ardeur disputcuse de la scolaslique ; enfin, dans crs longs el fades ronians en prose, dernier eHorl d'une lillera- ture qui s'en va. Quelques moraiiles boulfonnes viennenl seules derider de temps a autre ce pauvre si6cle qui a vu de si grandes choses : Jeanne d'Arc. Chrislophe Colomb, C,u- tenberg, et qui resle pourlanl si plat, si vulgaire et si mo- notone sous le poids de la misere et de I'ennui. La Mort Sonne son glas funebre sur Ics maisons de Bourgogne, d'An- jou, de Guyenne : elle arr6lc Charles le Tcm^raire devant Nancy et jelte le superbe vaincu de Moral la face conlro lerre dans la fange d'un marais; elle surprend traltreuse- ment le bon roi Rene lout occupy d'art et de poesie; elle en-^ leve en quelques lieures le due de Guyenne. Louis XI, lo grand accapareur d'hcritages, qui donne de si bon c»L>nr I'eau benite a tons ses cousins dans leur cercueil, aprOs avoir lout brise sous sa volonte de despote, devant qui Ireinble-l-il a son tour? Devant la Mori, celte habile ouvriere qui a si bien Iravaille pour lui. Villon lui-m6me, le bon folAlre, I'in- souciant vaurien, lui dedie son chef-d'oeuvre, sa mclanco- liqne ballade des Neigea d'Antcm. Ausorlir du cabaret, il s'ar- r6te pensif devant les charniers des Innocents. Quand je considi;re ces testes Entass^es en ces charniers : Tous furent maistres des rcquestes, 410 CHAPITRE XXVI. Ou tous de la Gliambre aux Deniers. Et icelles qui s'inclinoient Unes contre autres en leur vies, Desquellesles unes regnoient Des autres craintes et servies, hh les voy toutes assouvies Ensemble en ung tas pesle raesle : Seigneuries leur sont ravies, Clerc ne maistre ne s'y appelle *. Pres de \h. est une tombe fraichement remuee, celle de sa maitresse : il s'y agenouille un instant, et crie a la Mortimpi- toyable : Mort, j'appelle de ta rigueur, Qui ra'as ma maistresse ravie, Et n'es pas encore assouvie, Se tu ne me tiens en langueur. Depuis n'euz force, ne vigueur; Mais que te nuysoit-elle en vie, Mort 2? Ce mot, qui se dresse comme un spectre a la fin de la strophe, exprime bien I'espece de fascination qu'exercait cette sombre pensee de la mort sur I'esprit des contempo- lains. Comme Villon, toute la sociele d'alors va chercher la ses emotions. Le cimotiere devient a la fois musee, preche, salle de bal et de spectacle ; c'est la que la Mort organise, ^ans la Danse Macabre, le dernier branle qui doit terminer la tragi-comedie du moyen age. Peu de sujets ont eu le privilege d'exercer au m^me degre la penetration des erudits. MM. Paignot, Fortoul et Langlois, en France; Douce, en Angleterre; Massmann, en Allemagne, ont etudi6 lour a tour les differentes parties de ce probleme, Les questions se presentaient en foule, D'abord on a cherche d'oii venait ce nom de Macabre. M. Van Praet le tiraitd'un motarabe, magbarah ou magabir, qui signifie cimeti^re. Vil- lani le composait sans faQon et sans autorite avec deux mots anglais, to make (faire) et to break (rompre), pa" illusion sans 1. Grand Testament, 149-150. 2. Ibiu. — Lay ou plustost Ryn Icau. L\ MOlir. 411 doiite aux poses de disloques que prenaient les acleurs de la Daiise Macabre. D'autres ont suppose, sur la foi de Fabri- cius et d'un libraire inexact, uu certain po6le ou artiste ap- pele Macabre, et par quclques-uns Marcade. De toutos ces etymologies, la plus vraisenibluble 6lait,9elon nous, celle qui rapportait celle expression au noni corrouipu de saint Macaire, dont le pcuple aurait fait macabre et macabre. Uepuis, il est vrai, un savant d'une grande autorit(^, Mllrc!', s'appuyant sur une cilation do du Cange, a cm pouvoir, dans son diclion- naire,tirercenomrtr/iorcarwac/ia6»o/wm;sorte dedanscpieusc e\ccul6e par les ecclesiastiques et dans laquello des digni- lairos tant de I'Kglise que du monde sortaient lour a lour dc la danse, pour exprimer que chacun de nous doit sorlir ainsi lour a tour de la vie*. I/origine de la danse elle-mOme n'est guere moins obscure. Vient-elle d'AUemngne, d'ltalie, d'Kspagne. d'Angleterre? Tou- • o.s cos hypothoses ont ele soutenues. La terre du spleen et du brouillard etaitbieu digne de nous envoyer, avec ses bandes d'envahisseurs, ce lugubre divertissement. La nebuleuse Al- lemagne, I'Espagne, avec son ascetisme monacal, pouvaient aussi en revendiquer I'honneur. Mais la France n'avait-elle pas assez du sentiment de sa propre misere, de cette lente mort qui la gagnait, pour concevoir I'idee de la ronde des trepasses? Elail-ii absolunieuL besoin de remonler jusqu'aux E;.'yptiens el aux Ltrusques, corame I'ont fait MM. Paignot et Langlois, ou m6me, comme M. Forloul, jusqu'a ces danses sacerdotales executees dans les cloilres et dans les eglises? Ne sulfisail-il pas du coiitraste de ces deux choseS, Tune la plus gaie, I'autre 'a plus Iriste qui soit au monde, danser et niourir? L'homme est ainsi fait : ecrase sous le puids de la niisOre, il Gnit par rire avec elle. Les condanines enfermes a la Conciergerie, pendant la Terreur. jouaient entre eux k la guillotine ; les populations desolees du xv* siecle jou6rent avec i. t Ou peut suppose!-, dit Littrt^, quo les tcpt freres Machabeautc, on charged li mort de couduire cettc dautu faataati4Uc. • 412 CIIAPITRE XXVI. la mort. Le due de Bedford, gouverneur du jeune roi Henri VI, pour celebrer Ja victoire de Verneuil et I'asservis- sement de la France, offrit aux Parisiens cetle etrange re- creation. A ce propos, on s'est demande si la Danse Macabre etait simplement une peinture ou un veritable drame joue par des acteurs vivants. La danse dont 11 est parle dans le journal de Charles VI, qui fut commencee autour des cliar- niers des Innocents au mois d'aout de Tan 1424, et terminee au car^me suivant, ne pouvait ^tre qu'une ceuvre d'art. Les Parisiens, si desesperes qu'ils fussent, n'auraient pas danse sans relache pendant six mois. D'un autre c6Lc, un fragment cite dans le supplement du Glossaire de du Cange prouve d'une maniere a peu pres certaine que des personnages reels executaient aussi la Danse Macabre. Le texteporte : « Que le senechal ait a payer a Jean de Calais, matriculaire de Saint- Jean, qualre siniaises de vin fourni par le dit matriculaire a ceuxqui, le lOjuillet dernier (1453), apres I'heuredelamesse, ont fait la danse des Machabees dans I'eglise de Saint-Jean I'Evangeliste, a I'occasion du chapitre provincial des freres Mineurs *. » 11 en fut sans doute de cette danse comme de la procession du Renart, comme de tant d'autres sujets com- muns a la poesie, au theatre et aux beaux-arls. Le moyen age, avec son instinct d'imitation universelle, traduisit la m^me idee sous toutes les formes, par le gesle, la parole et le pinceau. Le tableau de la Danse Macabre, comme celui du Jugement Dernier, devint un veritable sermon, une grande lecon d'ega- lite offerte a tous, une longue ironie jetee a la puissance, a la force, a la science, a la beaute, a tout ce que le monde ho- nore, craint ou flatte. Le pape, le roi, I'homme d'armes, le ser- gent, le medecin, I'astrologue, la duchesse, la vieille, la jeune epousee, la religieuse, la bergere, la sorciere, tous et toutes, nobles et vilains, maitres et valets, serviteurs de Dieu et suppots du Diable, entrent dans la ronde. La, comme au jour du jugement, les plus grands ouvrent la marche : le pon- l. H. Langlois. Elacle des g<5neralion? etoiiites, i deux pas du niarche, au milieu de Tactivite d'un nionde qui bourdonne, rit, boit, mange, vend, achate, au- tour de ces murs ou tons viendront se reposer. N'etait-ce pas la deja I'anlilh^se de la vie et de la mort, le vrai prelude de la danse Macabre *? Comme Paris, les principales villes de France, Rouen, Vienne, Dijon, etc., les grandes com- muiiautes religieuses, surtoutcelles des domlnicains, voulu- rent avoir leurs danses des morts. L'Allemagne, I'Angle- terre, I'Espagne, la Suisse rivalis^rent d'ardeur. Les P^res du concile assemble a Bk\e pour sauver TEglise, et avec elle le moyen 4ge qui se mourait, solennis^reut leur reu- nion en faisant peindre sur les murs de la salle celte fii- nebre allegoric. Toutes les puissances du jour, les princi- paux personnages du concile, le pape Felix V, elu a la place d'Kugeue , I'empereur Sigismond, le roi des Ro- mains, Albert, y figuraieut. Au milieu de ce grand dechi- 1 . Joipnez a cela que letcimetieres plac^ presde I'^glise. au centre de ia tiIIc, fureiit pendant longtcm|)S un lieu de reunion et de d^biuiche : on y vcnait causer, rire, chanter, dauser, faire pis encore. iMiilippe-Au^'uste, pour nieitre fiu a ces d^'ordres. avail ent<»ur6 d'un mur I-' cimeiiere iles Innocents. Duraiit plusieurs siecles rEglise remmvela \ainemcnt ses interdictions : le pcuple revenait tou- jours ail cimi'tiere. Les pein-s canoniques ne suftisanl pas, on t-siaya de frapper son imagination par de tenibies l^gendes comme celle de saint Mai;nus : t Une troupe (le jeunes gens aes deui snes dansait bruy.imm.-nt et chanlait dans le cimetiere de saiut Magnus en Saxe, et troublait uu pretre dans ses prieres. Le saint homme jndigni les ayant maudit* dans sa colere, ils cuntiNuerent a danscr nuit et jour sans un moment tie relAchf, sans nian^-er ni boire, i endant une ann^e entiere. Us resterent ensuiie euterr^s dans ce cimetiere d'abord jusqn'aux genoux, puis jusqu'a la ceinfure, sans que personne put les titer de eel 6iat horrible; ce que 6t cependant saint Gilb.rt, ^veque de Colo|.'ne : apres quoi iis 'noururent presque tons absout par le bienhcureui prelat. ■ (Vieille chrnnique ..lleraaude r6pet6e par Jacques de Yitry et cit^e par M. LaDgtois.) 416 CnAPlTRE XXVI. rement de I'Eglise, I'image de la Mort etait evoquee comme uri appel a la reconciliation, et aussi comme un averlisse- ment des comptes que tous auraient bient6t a rendre devant Dieu. Parmi ces monuments, aujourd'hui disparus pour la plupart, mutiles ou alteres par une longue suite ile retouches et de transformations, Tun des plus curieux ct des mieux conserves est celui de la Chaise-Dieu, en Au- vergne, publie par M. A. Jubinal. II date probablement de la fin du xv^ siecle. La danse s'y presente sous forme de procession ou de defile, mais avec une certaine unite : le pelntre a fait preuve d'une habilete incontestable dans I'art de grouper ses personnages. Au premier rang, la Mort s'avance avec la gravite comique d'un chambellan, el ofTre une main au pape, I'autre a I'empereur, pour leur faire les honneurs de son royaume. Plus loin, elle desarme le geniilhomme, qui leve les mains au ciel en signe de deses- poir; elle montre d'un air narquois le chemin de la tombe a un marchand, qui se pince la barbe comme un homme desappoinle, et semble demander un delai pour achever d'emplir son escarcelle; elle arrache de la main de I'amou- reux le bouquet de fleurs destine a sa maltresse; elle joue a la bonne femme avec I'enfant qu'elle appelle tout dou- cement en se cachant a demi la face ; elle porte complai- samment le cercueil du clerc, qui parait la suivre a regret, tandis qu'un autre fantome lui donne en riant par derriere sa benediction. A mesure qu'on avance, le caraclere de la Danse Maca- bre s'altere : elle perd son sens mystique et religieux. Quand elle a cesse d'etre un objet d'enseignement, elle devientune ceuvre de fantaisie, ou I'arliste s'abandonne a tous les caprices et a toutes les temerites de son imagina- tion. La, comme dans les peintures du Jugement dernier, la satire finit par dominer et etouffer I'inspiration serieuse. Au XVI® siecle^ les protestants s'en emparerentpournarguer le pape et le clerge. Telle etait cette fameuse danse de Berne dessinee par Nicolas Manuel, revue satirique de tou- tes les celebrites contemporaines, oil figuraient a c6te de LA MOUT. 417 Frangois I" et de Cliarles Quinl le pape Clement VII et le grand nuircliaiul d'indulgoncos, Uernardin Samson, qui re- nouvelait en Suisse les scandales de TeUel en Allemagne. Holbein iui-miime, dans ses ^/mu/ac/r^- de la Mart, n'esL aa fond quun iantaisisle de genie, uu lullierien railieur, ins- pire par le souvenir de celLe danse ile Bile qu'il avail eue sous les yeux des son enl'ance. Le ni6me esprit de libre lan- taisie anime cette autre danse du Pont de Lucerne, dout M. Saint-Mare Girardin a trace une si vive esquisse, en jouant un nialin avec sa plume, d'une main plus leyere encore que Tarlisle avec son pincean. Le succes qu'oblinrent les des- sins d'flolbein encouragea la speculation des libraires : aux danses et au\ simulacres succedtirent les alphabets de la Mort. Ce fut un deluge de miniatures funebres, de crAnes, de squelettes, d'os entrelaces inondant les pages des livres d'Heures. Puis, comme tout s'use en ce monde, apr6s avoir re. Au sein d'une aristocratic haiilaine, qui pesait si lourdement sur les pelits, qui meltait i'esclave au niveau d'un incuble ou d'une b^Le de somrne, celle f6te pouvail titrc regardee conime une reparation des violences, des injustices et des chAlinienls subis pendant I'annee. Elle elail un lioniniage invoionlaire rendu h cede grande loi d'egalile, que ne pent faire oublier tout i fail I'enivrement de la fortune ou de la puissance. Parmi les extravagances et les desordres de ces liesses populaires, plus d'une legon pi(|uanle, plus d'un sage avertissemcnl devait tonnber de ces bouches serviles, que la peur du fouel rendail mueltes en d'autres temps. La Uberte de Decembre^ qu'Horace laissait a son esclave comme un heritage de ses ancOtres, Libertatc decembri, Qiiando ita majores volueriint, utere... resla la derni^re deboul, el survecut a I'empire romain. Le noin ni6me s'en conserva. Belelh, docleur de la Faculle dc Paris vers la fin du xiv* siecle, nous dit que Ton designail ainsi la Iftle des Fous, qui secelebrail entre Noel et I'Epi- plianie. On I'appelail aussi. fete des C(dendes en I'honneur du jour de I'an. litre qui prouve encore son origine tonic paienne. Seulemenl, dans I'Eglise, ou la clergie^ c'esl-k-dire la science, fail la noblesse, les sots, les ignorants, les enfant?, les b^tes elles-m^mes, prennenl la place de I'esclave 6man- cipc. Touclianle dgalile, qui nous fait sourire, et qui conle- nail pourtant aussi son enseignement. On s'est demande plus d'une fois comment ces folies paionncs avaient pu se conserver au sein du christianisme. Pour le comprendrc, il faut se rappeler le caraclere de la revolution qui transforma le monde antique. Lejouroule culle de la croix remplace celui des idoics, les deux socieles ne se scparent pas brusquement j elles vivent encore long- 422 CnAPITRE XXVIJ. temps c6te a cote, s'assimilent, se p^netrent reciproque- ment : la plus jeune et la plus forte absorbant I'ancienne, mais lui empruntant aussi une partie de ses elements. Le paganisme avait enveloppe de mille reseaux ce monde cbar- me, enivre de ses brillaots mensonges. Sensuei et poeljque, il avait su satisfaire avec une etonnante variete toutes les faiblesses de la chair et de Timagination. L'Eglise, appelee a le remplacer, n'affecta pas tout d'abord une austerite impi- toyable, qui eiit pu effrayer ou rebuter les ames vuigaires. Aux males tristesses de la penitence, aux chastes cantiques des vierges et des martyrs, elle permit qu'on meiat dans certains jours les acces de folle gaiete, les chansons et les satires. Bonne mere, facile et souriante, elle fit la part des joies popiilaires, et leur ouvrit ses portes a deux batlants. L'antique saturnale entra dans le temple, maisrajeunie et transformee. Lesthyrses des bacchantes, les peaux de tigres, les tambourins et toute la vieille friperie de I'orgie bachique ont disparu : ils sont remplaces par le costume Chretien, les chapes, les etoles, les mitres et les bonnets carres^ La nef se metamorphose en salle de danse et de feslin. Devant I'autel, sur la table de communion, s'etalent p61e-m61e les boudins grilles, les saucisses, les jeux de cartes et les jeux de des. En guise de parfums, le cuir des savates fume dans I'encensoir. Le texte m6me de Toffice divin, paroles et mu- sique, devient I'objet d'une interminable parodie. L'eglise dc Sens possedait encore au siecle dernier un manuscrit com- plet de la messe des Fous. C'elait un melange confus de quo- libets, decoq-a4'ane, d'alleluias grotesques, de latin bouffon, en un mot la ceremonie du Malade Imaginaire avec les pro- portions gigantesques des noces de Gamache melees a la li- cence et aux trivialites des Saturnales. L'office entier dtait cbante en faux-bourdon. Ce jour-Ia, tout ce que la paroisse possedait de voix aigres et discordantes, de faussets intol^- rables, s'etait donne rendez-vous. Au lieu de I'hymne grave et sonore qui, dans les jours de f6te ordinaire, remplissait 1. Mcmoire sur la f4tc des fous, par du lilliot; Histoire de Paris, par dom Lobiueau. CEREMOMES. 423 Ics voltes de la catliedrale, eclatait un indescriptible chari- vari de miaiilements, de cris, de sifflets, tandis que les clo- ches sonnaicnt a loutes voltes. Dans la parlie siipcricure de I'eglise, au-dossus des voClles, les clercs joiiaient aiix boiiles, aiix quilles, pour imiter le bruit du tonnerre et completer cette infernale temp6le. Puis, rofficc termine, la mascarade sorlait p61e-m6le, se heurtant, se coudoyant, s'ecrasant pour aller promener a Iravers les rues sa bruyante gaiele et ses bizarres travestissements. Elle se grossissait sur son passage de tons les farceurs de la ville. Les unssuivaicnt k piod, les autres, comme au temps de Thespis, monies sur uii tombe- reau que tratnait un ^ne ou uq cheval etique, inondaient les passants de son, de farine et de lazzi. Couplets satiriques, pantomimes grotesques, parodies vivantes des bourgeois et des bourgeoises de la cite, s'improvisaient chemin faisant. Quelques jours apres, I'eglise, purgee de toutes cesimpu- reles, lavee, nettoyee, reprenait son aspect accoutum6; Dieu redevenait mailre de son autel ; le flot de la folic hu- maine avail passe. Ces courtes eruptions de licence et de gaiet6 populafreau sein de I'l^glise se reproduisent sous diverses formes. La fete des Sous-Diacres, celle des Innocents^ no sont elles-mfimes qu'une variele de la f(ile des Fous. Cette fois, les enfants do choGur prenaient la place des chanoines et des cures : toutu la hierarchie ordinaire elait renversee • suivant la parole de I'Evangile, les derniers devenaient ies premiers. Tandis que le haul clerge allait s'asseoir sur les bancs inferieurs et s'acquittait des plus humbles fonctions, une armee de bam- bins solennels, rev6tusd habits saccrdotaux, envahissait les sialics les plus elevees. L'un d'eux, coifl'e de la milre comme un ev6que, officiait magistralement devant I'autel, et don- nail k I'assemblee £,a benediction. Un aunidnier elait charge de distribuer les indulgences au nom de Monseigneur : e;i voici un echantillou provengal assez mediocre : De par Mossenhor I'Evesqu^*, Que Dieus vos done mal al bescle, 1. Uu TilUot. — Ibid. Suppl. 424 CHAPITRE XXVII. Avez una plena banasta de pardos, E dos des de raycha desot lo mento i ! Ce carnaval enfantin etait sans doute moins scandaleux que Ja grande orgie des Fous : pourtant il offrait encore une riche matiere aux espiegleries de ce petit peuple emaucipe. La Fontaine I'a dit : Get age est sans piti^. \l Si\)SLV-deii\is tout Fart de saisir les ridicules et de les contrefaire. Plus d'un gros abbe joufflu, plus d'un majestueux chanoine etait sur de rencontrer la sa caricature. Les couvents eux-memes avaient ieur carnaval interieur : les cordeliers d'Antibes le celebraient encore au commencement du xvii® siecle. Ce jour-la, les fibres portiers, qu6teurs, marmitons, jardiniers, les coupe-choux, comme on les appelait, usurpaient les fonc- tious des freres superieurs. On oubliait une fois I'an cettc loi d'obeissance etde snbordination, premier devoir de la vie monastique. La science, la saintete m^me abdiquaient pour un moment leuis droits : mais I'usurpation n'etait pas longue. Le lendemain, cbacun se retrouvaiL a sa place, le jarilinier a ses legumes, le marmiton a ses casseroles. Lc prieur remontait dans sa stalle, plus grave et plus solennel que jamais. On avait ri au couvent pour toute Fannee. Apres les sous-diacres, les enfants el les freres lais, venait le tour des betes, conviees elles-m6mes a ces farces reli- gieuses. C'etait la grande bataille de la Salamnndre et du Dr(igo7i, ou bien encore la procession de Maitre Eenart, le heros populaire de la satire. Philippe leBel, pour se venger de Boniface VIII, s'etait beaucoup diverti d'une mascarade dans laquelleun renard deguise enpape croquait des poules aux applaudissements de la foule. Ailleurs on celebraitla fete du Bauf, celle de la Vache Grise, etc. Mais I'animal pre- .fere et honore entre tons d'un jour de fete particulier, c'est VAne. Person nage important des orgies bacliiques, insepa- rable compagnon de Silene, il se retrouve naturellement 1. De par Monseigneur Teveque, Que Dieu tous donne mal au foie, Avec un pleio panier de pardous, Et deux doij;ts dc tcignc au men on. CEREMONIES. 42o m6le aux solennites de I'Eglise. ^'elait-ce pas lui en effclqui avail parle autrefois a Balaam, lui qui avail conduil lasainle famille en Egyple, el ramcne Jesus triomphant dans Jerusa- lem sous une pluie de fleurs et de rameaux verts V Aussi I'Eglise se parail-elle de ses plus beaux atours pour le rece- \oir. II arrivail niagnitiquement harnache jusqu'au milieu du chceur; la, il lui fallait subir jusqu'au bout ies honneurs d'un facelieux ceremonial. Son gros ceil stupide contemplait, sans Ies comprendre, Ies salutations et Ies genuflexions du clerge : scs6paisses narines humaient I'encens qu'on faisait fumer devant lui. Puis toute I'assislance euloDnaitlcfameux couplet : Oricntis partibus, Adventavit Asinus Pulclier et fortissimns. Sarcinis aptissimus. Uel sire asiie, liel ajoulant a ce refrain un immense concert de hi han! hi han! que le heros de la f^te couvrait bient6t de sa formidable voix. Du Cange nous a laisse dans son Glossaii^e^ une analyse trcs-delaillee de cet office d'apres le rituel de Reims. C'est un veritable drame m^le de dialogue et de chant, ou Cgurent Ics principaux personnages de la Bible, Mo'ise, Aaron, Isaie, Balaam monte sur son 4ne, prophetisant la venue du Christ. Ailleurs c'etait la Vierge elle-m6me representee par une jeune fille tenant un enfant dans ses bras, qui arrivail v6tue de blanc et triomphalement porlee sur un kae. Ces ftltes d'abord naives ne tarderent pas a degenerer en desordres el en grossieres obscenites. De bonne heure, Ies esprits sc- rieux se montrerent alarmes de ces restes impurs du paga- nisme, qui se perpetuaient, s'aggravaient au sein de I'figlise, 1. Au mot Feslum asinomm, ou se trouve ce refrain complct en frm^ais aprcs chaque stance laliuc : llci, sirt- asnns, car rhrtntcz, H^lle biiuclie rerlii;;n'-«, Vuus aiiic;. (l«i fuin .tssit, 426 CHAPITRE XXVII. et pouvaient fournir un texLe aux attaques de ses ennemis. Des la fin du xii« si^cle, Eudes de Sully, ev6que de Paris, rendit une ordonnance contre la f6te des Fous. Une buUe d'Innocent III, un decret de la Faculte de theologie en 1444, un edit du concile de Bale, un autre du concile de Sens en 1460, reproduisent la raSme interdiction. Mais pendant long- temps encore, buUes, edits, decrets, tout fut impuissant. Get usage, entre profondement dans les moeurs du peuple, trou- vaitsurtout dans le bas clerge de fauatiques partisans. Deux chanoines d'Evreux, pour avoir voulu s'y opposer, furent pendus par lesclercs au clocher dela cathedrale. Tandisque le grand reformateur de la discipline ecclesiastique, Gerson, ecrivait une eloquente diatribe contre ces bouffonneries sa- crileges, un docteur d'Auxerre soutenait publiquement, en pleine chaire, que la f6te des Fous etait aussi legi- time, aussi sainte que celle de la Conception de Notre- Dame. Digne anceire de Rabelais, il s'ecriait d'un ton de gaillardise epicurienne, qui sentait un peu la dive bouteille : « Les tonneaux de vin creveraient si on ne leur ouvrait quel- quefois la bonde ou le fosset pour leur donner de I'air. Or, nous somraes de vieux vaisseaux et des tonneaux mal relies, que le vin de la sagesse ferait rompre, si nous le laissions bouillir ainsi par une devotion continuelle au service divin. G'est pour cela que nous donnons quelques jours aux joies ct aux bouffonneries, afin de retourner ensuite avec plus de ferveur a I'etude et aux exercices de la religion. » Les pro- vinces du Midi, plus en(6l6es dans leurs souvenirs paieuG, furent les dernieres a ceder. En 1620, le concile provincial de Bordeaux etait encore oblige de condamner formellement les danses qui se celebraient dans I'eglise le jour de la fete des Fous. En 1645, Neuret* adressait a Gassendi une longue plainte sur les ceremonies paiennes de son diocese. II y a quelques annees a peine, la procession du roi Rene rentrait avec le pape ou le roi des Fous a sa t6te dans la cathedrale d'Aix; raais cette mascarade de revenants, organisee par la i . Querela ad Gassendum de parum Chrisiianis Provincialium suorwn rUibut, CEREMONIES. 427 municipalite, ne rencontra que I'indifT^rence el ne produisit que I'ennui : elle eut a peine le succ6s du bceuf gras. Chassee du temple, la bande des Fous alia se recruler parmi les laiques. Elle forma Tunc de nos premieres trou- pes dramatiques sous le nom de sociole de Sots ou de la Mere Sotte. A rexemple de Paris, les villes de province or- ganisi'rent des confreries de farceurs charges d'eutretenir la malice et la gaiele publique. Telles furent les societes des Coqueluchiers et des Comards ;i Evreux et k Rouen, cellcs de la lUire FoUe a Dijon, du Prevot dcs iltourdis a Douai, du Prince d' Amour a Lille, etc. Cliaque ann6e, k I'epoque du carnaval, ou bien encore le jour de la Saint-Barnabe, pa- Iron de la confrerie, I'abbe des Cornards * coiffait sa mitre ornee de grelols, prenait sa crosse, enfourchait son due, et parcourait, suivi de son chapitre, les rues de la ville ct les villages de la banlieue. CeLte visile annuelle etait une parodie de celle que les evfiques faisaient eux-m^mes dans leur diocese. L'abbe apportait a ses ouaillcs ses homelies grotesques et ses malignes benedictions. Dans le trajet, les couplets et les bons mots pleuvaient comme grdle, sur les presents et les absents : on y faisait allusion aux evene- ments publics, aux caquels de la ville; on y chansonnait les IVequenles visiles du prieur de Sainl-Taurin a la dame c!e Yeuisse, sa voisine : Vir monarhus in mense jolio Egressus est e monasterio. C'est dom de la Uucaille, Egressus est sine licentia, Pour alter voir donna Venissia, Et fiiire la ripaillc -. Ileureusement, Ic lalin venail de temps a autre couvrir ou alleiiuer la erudite de ces satires. D'abord, les Cornards userent sagement de leurs prerogatives : Hi j'rimum^ nous 1. Ce mot sigiiifiail d'abord visionnaire. Dans la farce de Patelin, le jufce, im. patienid des quiproquos de M. Guillaume,8'6crie : • Soiumes-nous b«c-jauaes ^/U Corn -nis ? • a. Du Tilliut. — Ibid. Sur rabl>»i des Cornards. 428 CHAPITRE XXVIl. dit dii Cange, ridendo castigare mores, atque in onme quod turpiter factum fuerat, ridiculum mittere, Apres tout, ce droit de censure publique avait peut-6tre son bon cole : il atlaquait des ridicules ou des scandales que la loi ne pou- vait atteindre et qui relevaient seulement de I'opinion. Mais peu a peu la liberie devint licence, la satire diffamation. L'aulorite dut inlervenir, et la joyeuse societe succomba. Ce fut sans nul doute un grand deuil pour les farceurs normands. La dignite d'abb^ des Cvrnards avait ele long- lemps un objet de brigues et de cabales, comme celle de maire ou d'echevin. L'heureux elu, dans cerlains jours, avait le droit de tout dire et de tout faire, menje des cardi- naux, s'il faut en croire les lettres patentes accordees a un cerlain Jacques de Monlalinas, qualifie du litre de fils na- turel et illegitime : Filio nostra naturali et illegitimo Jacobo a Montalinasseo. La Mere Folle de Dijon obtint encore plus de celebrite et de duree. Philippe le Bon I'avait reconnue solennellement par lettres patentes en 145 4. Ami du rire et des libres pro- pos, 11 voulut que, dans son duche, les fous pussent, a tout le moins une fois Tan, s'ebattre sans etre repris par les sa- ges. II leurrecommandait, il estvrai, d'en user doucement, pendant un jour ou deux ; car le bon due, si indulgent qu'il fut, n'aimait ni rexcC-s, ni le desordre; Fassent la fete bonne et bel'e. Mais la feront les fous volaiges Doucement, tant qu'argent leur diiro, U'lg jour oil deux, car chose dure Seroit de plus continueri. Quand la Bourgogne fut reunie au domaine royal, Louis XI, dans la joie de ce bel heritage, confirma les pri- vileges de la societe; il lui octroya une charte qui fut re- value du sceau de I'ev^que de Langres et du seigneur de Beaudrimont, gouverueur de la province. Le roi qui, dans 1. Du Xiiliot. Ibid, CEREMONIES. 420 ses bons moments, n'etait pas noii plus I'eanemi du rire, pouvait bien laisser a ces honnfites bourgeois de Dijon im jour de liberty en echange d'une annee d'obeissance, de de- voirs fidelement remplis et d'inip6ls exactement payes. GrAce a ces hauls patronages, la Mire Folle prospera et survecut mSnie a sa sceur la Mere Sotle de Paris. La sociele avail son budget, ses archives, sa garde d'honneur, son char armorie son etendard et son grand sceau avec sa devise: Stultorwn numerus est infinitus. Elle conslituait dans le pays une veri- table puissance : sa juridiction s'etendait sur les gens de tous etats. D^s qu'un scandale public ou prive, mariage ri- dicule, querelle conjugale, seduction clandestine, mettait en emoi la cite, Vinfanterie dijonnaise elait sur pied, corneltes deployees, marolte en main. Malheur a qui lentait de lui resister ou de se facher I De hauts seigneurs, de graves ma- gistrals (la magistrature riaitbeaucoup en France autrefois) se faisaient gloire des'enroler sous ses drapeaux. C'etait un brevet de bel esprit et de joyeux convive, deux qualites tres- prisees alors. La reception des menibrcs se faisait en vers, oil Ton exigeait sans doute plus de bonne humeur que de prosodie. Au xvii® siecle, un prince de Conde, un comte d'Harcourt obtenaient encore par brevet cette grotesque di- gnite. Puis, comme toutes les choses de ce monde, la Mere Folle vitson prestige decliner. De nouvelles mceurs s'etaient inlroduites: la decence, I'etiquette, la gravite exterieure avaient passe de la cour a la ville et a la province. La farce, le gros rire et les mascarades n'amusaient plus que les habi- tues du Pout-Neuf. Le Regiment de la CaloUe^ au temps de Louis XV, oiganise par quelques beaux csprits de la cour et quelques gens de lettres mecontents, fut le dernier ell'ort de ces societes mourantes : il a'aboutit qu'k une plate et ridicule parodie de I'Academie fran^uise. De nos jours Desaugiers ramena un moment la Mere Folle triomphanlc au sein du Cavcau. Cat encore la, dit-on, qu'elle rassemble parfois sans bruit ses derniers adeptes. Mais elle n'a plus juridiction sur le public, et garde pour elle son esprit et ses couplets. 430 CHAPITRE XXVII. Outre ces confreries attitrees, ces corporaLions de farceurs qui formaienl en quelque sorte I'armee perraaneote de la parodie et de la satire, presque toules les villes avaient cer- tains jours de f6le, de processions et de mascarades, oii se confondaientle serieux et le plaisant. Ed parlant du theatre, nous avons cite deja les entrees des princes et princesses, les montres de labasoche, les plantations &\irhres de mai, la representation des Causes grasses au palais : Paris avait encore la grande procession du Lendit. Chaque annee I'Uni- versite se rendait solennellement a la f'oire de Saint-Denis, pour y faire sa provision de parchemin. Recteur, profes- seurs, ecoliers, appariteurs, copistes, relieurs, tout le pays latin se mettait en marche. Bourgeois et bourgeoises, devant leur porle, s'esbahissaicnt emerveilles a la vue de cette lon- gue file de robes, dont la queue descendait encore la rue Saint-Jacques, quand la t6te entrait a Saint-Denis. L'ordre et le silence ne regnaient pas toujours dans les rangs. Toutc cette ^olle jeunesse s'egayait un peu aux depens de ceux qui la regardaient passer. On chansonnait leguetqu'on avait battu la veille, le tavernier empoisouneur dont on avait bu le vin sans le payer, le prev6t qui avail fait pendre quelques pauvresetudiants tout auplus coupables de vol oude meurlre SUP des bourgeois. Le retour etait encore plus bruyant; aux coups de langue se mSlaient souvent les coups de couteau. Les interdictions de I'autorite, et par-dessus tout I'invention du papier et la decadence du parchemin, mirent fin a cette solennite. Auxerre avait ses retraites illumineeSy sorte de carnaval flamboyant, qui pourrait bien avoir fourni a Rabelais Tidee de sa Ville des Lantemes. A Douai. c'etait la procession de Gayant, I'Hercule flamand, un cousin du geant Hellequin, et peut-etre aussi un anc^tre de Gargantua. Gayant etait-il un ancien heros du pays, un representant de la nationalite gauloise? A cela, rien d'impossible. Mais toutes ces fetes etaient moins encore un pieux hommage rendu au passe qu'une occasion de mettre en scene et de parodier les eve- nemeuts ou les personnages contemporains. Tandis que les C^R^MONIES. 431 rois et les princes jouaient dans le monde leur comedie of- ficielle, le peuple la repelait a sa fagon. Comme Helieqiiin, Gayant avail sa Mesnie, sou menage ou sou cortege, nioilie serieux, moitie grotesque. Avec lui veuaient sa femine, la feconde Gagenon^ une soeur de la mere Gigogne ; puis ses trois fils, Jacquot, Fillon et ie petit Binbin, le vnrluque, Ic louche, malicieux bambii),dout un ceil rcgardait la I^icardie et I'autre la Champagne. Quaiid Charles-Quint cut enlev6aux villes flamandes leurs franchises communales, il leur laissa une deruiere liberty, celle de promencr Gayant. Le peuple se consolait avec son cher geant, qui fiuil par chasser les Espagnols, comme 11 avail, disail-on, chasse jadis les Re- mains. Parmi ces mascarades populaires, la Mori vint m6ler un instant ses lautomes el ses danses au son aigre du violon, au bruit monotone du tambourin. Mais cetle lugubre satire de la vie, pen faite pour I'esprit fraiigais, ne dura qu'un ins- tant. Fille de la peste, de la famine et de la guerre, elle dis- parut avec ces fleaux. Le Moyen Age, avant de mourir, eut encore un quart d'heure de repit pour s'egayer : son oeuvre accomplie (elle avail ete longue et laborieuse), ce lut au mi- lieu des eclats de rire de la Basoche, entie les bras des Ln- lants sans soucy, qu'il expira. FIN. TABLE DES MATIERES Preface de la pnEMifeRB Edition Page vi! Preface de la deuxieme edition xiii Preface DE LA TROisiEME liDiTioN^ xvii Chapitre I*'. — La Satire. — Son universaliti'-. — R61e iiDportaiii qu'elle joue en France. — L'esprit gaulois. — Trilogio satii ique an moyen ige : Renart, lo Diable, la Mort l Chap. II. — xii* sieclk. — Eiat de la soci^te. — Naissanc** do I'us- prit laique et bourgeois.— Universit6s, Itipistes, pragniaiique, etc. — Communes : /e chant iles Vilnin^. — ROle de la pn^sie popu- laire. — Francs bourgeois, francs masons, francs chanteurs. Chap. HI. — I a Chanson. — Sa vogue en France. — Double senti- ment ciui rinsi)ire, Tamour et la m^disance. — I j^ Sin'etite om S"tl£.j:hansoti. — Son origins et sa po|)nlarit6. — Troubadours, trouv^res et jongleurs. Leur vie et ieurs chants. — Confreries, aca- demies et concours po^tiques. — Partaj;o de l'esprit enire le.s no- bles et les vilains; premiers pas vers r6galil6. — Nombie crois- sant des clianteurs. — lis dcbordent en Itaiio. — Los croisades. — Alliiince_duj>erm()n_et^ de la cliansQti. — Elle est bientOi lompue. — Les troubadours complices de I'li^r^sie. — Guerre des Albigeois. — La chnttsnn (po6me) tifs AUngt^ois. — Sirvcntes centre Rome. — Guillaume Figueras, Pierre Cardinal, etc. — Mort do la po^sio provengale IG Chap. IV. — L'f^prit fran^ais ah nokd. Contia.sto du Nurd et du Midi. — Thibaiit de Cliampa(;ne. — I.a reine Blanche el les ba- rons r^volitis. — Chants saiiriques des barons. — Hue de Ln Fert«^. — Ruleboeuf, lo poeto pl^b^ien. — La compfainfe (tontre imr. — Lo dispnle (lu Croise et du DSscroi'it^. — l.d clmnson des Ordrew — Le jiharisien et la biguine. — L'Univeisit^ et les Mendinnts. — Lnpnigiuottque. — Adam de La Halle, le bossu d'Arras. — Ije congi. — Juan de Cund^, Colin Musut. , 43 434 TABLE DES MA.TIERFS. Chap. V. — FArLuox. — Leur origine. — Le contc ot Tesprit pau- lois. — La fern me : Griselidia^ le vilain Mire, la bourse pleine de sens. — Le cure : Du ciir4 qui mangeait des mures^ Bru7i?iain ou la vache au pritre, le houch'^r d'Abbeville. — Frere Denise. — Le mari : La bourgeoise d'Or/eans^les AnneleU. — Le clerc et le che- valier : Florence et Eglantine. — Le vilain : sa vogue dans le fa- bliau. — Du vilain qui conquisi Paradis par plaid. — Le jongleur: Saint Pierre et le jongleur. — Fables de Marie de France. — Gontes devots. — La Vierge au Moyen Age 72 Chap. "VI. — Poemes moraix : Bibles. — Le Castoiement d'un pere d son fils. —■ Double caractore moral et satirique de cet ouvrage if — Le Chasliementdes dames. — Petits traites de morale satirique. — Censure generale de la societe. — Guyot de Provins. — Hu- gues de Berze. — Arcbithrenius 97 CuAP. VII. — Romans, epopee SATir.iQUE. — Le roman de la rose (I'e partie). — Guillaume de Lorris. — L'amonr au moyen age. — Regno de I'allegorie. — Parodies des cliansons de geste. — Poe- sie heroi-comique. — Le pelerinnge de Charlemagne a Jerusa- lem. — Audigier. — Romans de voyages et d'aventures. . 113 Chap. VIII. — Le Renap.t. — Chef-d'oeuvre satirique du moyen age. — Singularite de cette composition. — Longues discussions aux- quelles elle a donn6 lieu, — Ses origines. — Revue complete de la societe. — Personnages principaux. — Maitre Renart : son his- toire et ses metamorphoses. — Decadence du monde feodal. — Vanden Renart. — Le couronnement de Renart. — Renart le No- vel. — Conclusion 1.31 Chap, IX. — M\e siecle. — Revolution morale, politique et reli- gieuse. — Le roman de la rose (2« partie). — Jean de Meung, ^^ I'Homere de la satire au moyen age. — Son ceuvre et son in- fluence. — Invasion du naturaiisme et du libre examen. — Rii- son. Nature et Faux-Semblant. — Attaques contre le celibat et les convents ... 149 AP. X. — Ph'Lippe le Cel, le pape et les templiers. — Les ri- meurs gages du roi. — Le roman de Fauvel. — Valeur historique de cette oeuvre. — Le dit du roi, du pape et des monnaies. — Les avise}yit?iti au roi Logs 164 Chap. XI. — Le Diable, dom Augent. — Vogue croissante du Diable au XIV* siecle. — De Termite qui s'enivra, de I'ermiteque le Diable perdit avec un r.oq. — Lutte du Diable et de la Vierge. — L'advo cacie Notre- Dame. — L'.\rgent. — Les Juifs et les Lombards. — Crisc des monnaies. — La patenostre de Cusurier, — La legends TABLE DKS MATIERKS. 435 (fe Sh'/lock. — La comp'amte de Hugues de Lincoln. — Baud'iin de Sebourc. — Importance de ce poljmo. — Long anatliemo contre I'argent . 1 7 n Chap. XII. — Renart le noNTUEFAiT. — Alteration dn type primitif de Renart. — Esprit clia2;rin, nivolcur ct dcmocratiquo. — La dame de Doche. — Les vilains. — Renart prophfeto do la Jac- querie 19^ Chap. XIII. — La Jacquerie, la Complainte de Poitiers, les Stats DE 1357. — Le chant des paysans. — Soulevement gen6ral, — Eiienne MarceL — Complaintes latines sur la niisere du royaumc 2UI Chap. XIV. — ■ La litteratude d'I^tat sous Charles V. — Esprit du nouveau gouvernement — Essai de renaissance liltdraire. — Pro- pagande royaliste par les livres. — Fondalion dc la bibliotli^que royale, — Raoul do Presles, Philippe de Muizi^rcs. — Le songe du Vevgicr. — Long tournoi scolaslique du Clerc et du Chevalier. — Le traite du gouvernement des bergers et bergeres par Jehan de Brie, le ban 6cr^cr; Petit Teldmaquerustique duxiv^sifecle. 20 f) Chap. XV. —Les £crivains patriotes sous Charles VI. — Eustache Descliamps : Le po6te bourgeois et royaliste. — Satires contre les courtisans et les Anglais. — filoge de Duguesclin. — Alain Char- tier, I'oraleur de la France. — Le Curial, leQuadrilogue invectif^ la Complainte du pauvre commun. — Christine de Pisan... 22 J Chap. XVI. — Le grand schisme d'Occident. — fitat de la chre- tientc. Gerson. — Ballade de la Lime, par Eustache Deschamps. — L'apparition de mailre Jeande Meunr/^ par Honore Bonnet. — Le livre de la Corruption de I'Eylisey par Nicolas Clemangis. — Conclusion.. 2.jl Chap. XVII. — xv^siecle. — Caractfere de cette epoque. —Expulsion des Anglais. — Sidges d'Orleans et do Pontoise. — Insurrection l)o6tique et nationale contre I'envahisseur. — Olivier Basselin : sa legende. — La France rcconquise. — Louis XI. — La guerre du Bien Public. — Les chansons : Ballade des Anes voUmts. — L'en- trevue de Peronne. — Louis XI et Charles le Temcraire. Duel des rimeurs fran(;ais et bourguignons. — Gilles des Ormes et Georges Chastelain 2(10 Chap. XVIII. — Guillaume Coquillart, avocat, chanoine et rimeur provincial. — Le mo?iologue du gendarme cassi. — La satire de droits nouveaux. — La ballade (tes verts manteaux. —Villon, lo pocte du cabaret. — le grand Testament. — Les repues franches' — Fin de la poesie du moyen age. — Marot . . 279 436 TABLE DES MATlfiRES. Chap. XIX. — La satire en prose au xv* siecle. — Essor nouveau de la prose h cette epoque. ~ Invention de rimprimerie. -— Aux francs chanteurs succfedent les francs conteurs. — Les cent Aou- velles nouvelles. — Les quinze Joies du mariage. — Caract^re de ces oeuvres. — Les predicaleurs satiriques. — Alteration de I'elo- quence cliretienne. — Causes de cette decadence. — La farce dans rfiglise : Menot et Maillard. — Liberie de la chaire. — Satires vi- rulentes centre tons les ordres de I'Etat. — Rabelais 295 Chap. XX. — Theatre, — Caractere original et populaire de notre vieuxtlieatre. — La farce satirlque. -- Sesorigines. — Pantomime et jeu paiti. — Le dit de Marcol et de Salomon. — Premier e»sa de comedie reguliere : Le jeit de la Feuillie, par Adam de La Halle. — Comedie ancienne : Satire personnelle. — Le Fol. — Place qu'il occupe au theatre et dans la societe du moyen age. -— Naissance de la comedie larmoyante 317 Chap. XXI. — Les clercs de la Basoche. — Les Enfants sans soucy. — Leur histoire. — Plantation des arbres de mai, causes grasses. -- Moralites, farces, soties. — Nature de ces diverses composi- tions. — La Basoche et le Parlement. — • Protection dont elle jouit sous Louis XI et Louis XII. — Xouvelles societes dramatiques. — Edit de suppression sous Francois I^'. — Koms des principaux auteurs de farces et de moralites 328 Chap. XXII. — Farce ou comedie bolt.geoise. — Personnages prin- cipaux. — Les manages bourgeois. — La femme, la chambriere, le mari. — Les gens d'figlise : fi ere Guillebert; le marchand de reliques; Pernet a Creole. — Les gens d'armes : le franc archer de Bagnolet. — Les gens de justice : le plaidoyer d'entre la Simple et la Rusie. — Maitre Patelin. — Histoire et analyse de cette farce. 345 Chap. XXIII. — Comedie politique. — Son antiquite. — Les trois etats au theatre (1484). — L'Ancien Monde : Satire politique et sociale. — Le Nouveau Monde : Defense de la Pragmatique. — Pierre Cringore : Aristophane k Paris. — Louis XH, Jules II et M^re Sotte. — Theatre national et gallican. — Le jeu du prince des sots. — Sotte commune. — Mere Eglise. — L'homm-i obstine. — Mort de la comedie politique 3tj(; Chap. XXIV. — Architecture. — Sculpture, peinture, vitraux, ta- pisseries. — Role populaire de I'architecture au moyen age. — Croisades de travail! eurs. — Les francs magons. — La satire et Tart gothique. — Invasion du grotesque. — Decadence de I'archi- tectare 3^)0 Chap. XXV. — Lb Jugement dernier. — Effet dramaiique de cette TABLE DES MATIERES. 437 composition. — Lieu commun moral etsatirlque. — Influence de Dante. — La sc^ne s'assombrit et se complique jusqu'Ji Michel Ange. — La legonde du Mauvais riche. — Lazare ou le pauvre triomphant. — Le Diable. — Ses travestissements et ses metamor- phoses. — Sa guerre contro les rois, les evfiques et les abbes. — Ses espi^glcries et ses malices. — Genie d'opposilion. — Sa vogue survit au moyen age 397 'hap. XXVI. — La Mom. — Vers d'H^linand de Marly. — Lalegende des trois mortf et de^ trots vifs. — Predication des dominicains. — R^gne de la Mort au xv* siocle. — Danses macabres. — Leur his- toire. — Funfebie satire de la vie et de la society. — La mort, le pape et I'empereur. — La mort, le fou ct le berger. — Danse de la Chaise-Dieu. — Les simulacres de la mort par Holbein. — La Mesnie Hellequin. — Bas-reliefs de la niaison de Jaccjues Coeur. — La statue de Jean Leclerc : 407 HAP. XXVII. — Ceremonies, fetes, danses kt processions sati- RiQUEs. — La file des Fous. — Son oiigine. — Les saturnales. — Une messe des Fous. — F6tes des Innocents, des Sous-diacres. — F6te de I'Ane. — i ongs efforts des papes et des conciles pour abolir ces divertissements profanes. — Societes de farceurs laiques. — Les Corjiards de Rouen et d'£vreux. — La Mere Folic de Dijon. — Puissance de ces societes. — Fin du Moyen age 4Ju FIN DE LA TABLE DES MATIERES. 5223-9.'{ — CoKBEiL, Inipriinerie Chkt* Uhnitlt DACnETTE el C'% Doulcvard SainlCermaiii, 79, PARIS. DIBLIOTHEQUE VARIEE A 3 FR. 50 LE VOLUME FORMAT IN- 16 Etudes litteraires. 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