L'ANGLETERRE POLITIQUE ET SOGIALE OUVRAGE DU M&MB AUTEUK LES ETATS-UNIS PENDANT LA GUERRE DE 1861-1865 Un Volume in-18. 1866. PARIS. J. CLAYB, IMPRIMBUR, 7, RUB SAINT-BKN01T. |132] L'ANGLETERRE POLITIQUE ET SOGIALE AUGUSTE LAUGEL PARIS HACHETTE ET G ie , EDITEURS 79, BOULBVAED S A 1 NT -O B R M AIN , 79 \ 873 Droits de traduction et de reproduction r^serT^s. L'ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE CHAPITRE I. DES CARACTERES DE LA RACE ANGLAISE. Les grandes nations naissent da mariage de plu- sieurs races , elles sont comme ces beaux bronzes ou entrent beaucoap de metaux. L'Angleterre ne fut jamais pour Rome qu'une conquete precaire et meprisee : elle ne fut point latinisee, comme la Gaule. Les pirates scandinaves, venus par peii- tes bandes, s'y elablirent plus solidement. Saxons, Jutes, Angles, eurentgrand'peine pourtant a trou- per de la place. Pendant quatre siecles, les deux races celtique et leutonique, les aborigenes et les conquerants, se pressent, se poussent, se font une guerre opiniatre. L'bisloire a laisse* dans la nuit ces luttes fe'roces. L'invasion suivait Tinvasion ; apres les Saxons, les Normands ou Danes. Entre eux, la fusion etait facile ; 1'origine e'tait presque 2 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. commune, la langue analogue, la barbaric egale. Dans ces perpetuels combats grandissait la race qui devait devenir la race anglaise ; le sang des Celtes se melait a celui des Teutons : la poetique figure d' Arthur represente le vieux passe celtique. Sa gloire et son nom finissent par emigrer dans la Bretagne francaise ; car les conquerants avaient reussi a les etouffer, et son souvenir ne revint en Angleterre qu'avec les Normands de la conquete. La fe'rocite teutonique et scandinave etait venue a bout de la douceur et de la legerete celtiques. Elle avait efface les dernieres traces de Rome ; le latin avait e'te relegue dans les cloitres ; la langue qui se forrnait repoussait les racines Mines ; les noms de villes , de villages sont presque tous encore saxons. Apres bien des siecles, 1'Angleterre triomphe toujours secretement d'une victoire de 1'esprit germanique sur I'esprit^celtique ou sur 1'esprit latin. Le fond de son caractere est reste germanique; de la matrice teutonique sortent sa lenteur, sa patience,' sa froideur, son courage entete'; cette origine explique la resignation de tant de vies sans emotions, ternes, banales, privees d'essor et d'esperance, cet acharnement penible non vers ce qui est parfait, mais vers ce qui est meil- leur, cet esprit d'observalion dans les sciences ou physiques ou sociales, cette religion raisonnante, mecontente, mais toujours captive des formes, du CARACTERES DE LA RACE. 3 passe. Pour le courage, il a une double source, car sur ce point Geltes et Germains se valent ; mais il semble qu'il ait plus gard^ de la brutalite germanique que de la folle temerite des Brelons. II y reste pourtant je ne sais quel mepris joyeux de la mort et quel enivrement devant le danger qui sont bien bretons. Yoila ce qu'en disait Corn- mines : II eut ete" besoin que pour toute une saison il ne les eut perdus de vue, pour les aider a dres- ser eta logier et a conduire es choses necessaires selon nos guerres de deca ; car il n'est rien plus sot, plus maladroit, que quant ils passent pre- mierement ; mais en bien peu d'espace , ils sont tres-bonnes gens de guerre, saiges et hardis; et Froissart : G'est le plus pe"rilleux peuple qui soil au monde , le plus outrageux et perilleux. Le courage et la ferocite de la race eclatent assez dans les guerres si inutiles des deux Roses. Benvenuto Cellini parle des betes sauvages anglaises. Ghaque homme , au moyen age, est soldat ; le grand Statutde Winchester (Edouard I er ) contraint tout Anglais a s'equiper militairement. L'exercice de 1'arc est obligatoire ; on donne des arcs et des fleches aux enfants de sept ans ; chaque village est tenu d'avoir une paire de cibles. II est defendu de tirer a une distance moindre que 200 yards. Sousun cielpluvieux, dans une atmos- phere toujours sature'e d'bumidite , les exercices 4 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. violents deviennent an besoin physique ; les mus- cles endormis,alourdis se reveillent par la lutte et le danger. Les chirurgiens reconnaissent que les operations sont bien moins dangereuses sur les Anglais que sur les Francais ; le systeme nerveux est domine par le systeme vasculaire. Ces corps puissants, de fibre blanche et molle, sont des reservoirs de force cachee. Le courage indomp- table des Bretons, dit Macaulay, n'est jamais plus pose" ni plus tetu qu'a la fin d'une journee dou- teuse ou meurtriere. Us aiment le combat, la violence, la force ; il y a une sorte de ferocite scandinave dans ces invectives des ministres puri- tains : Changez vos charrues en epe'es pour combattre le combat du Seigneur. Maudit soit celui qui detourne son glaive ! II vaut mieux voir un peuple se vautrer dans le sang qu'embrasser 1'idolatrie el la superstition . (Southey, The book of the Church.) La qualite qu'on prise le plus chez 1'homme, c'est une virilite presque brutale. La jeunesse cherche la force et dedaigne la grace. L'Anglais des e^oles et des universites est un athlete; il rame, lutte, s'entraine de mille facons. II cherche la pluie, le froid, la mer, le vent, toutes les fati- gues, tous les dangers. Les femmes sontviriles; elles rament, suivent les hommes a la chasse, par les champs laboures, par-dessus les grandes haies, les murs, les fosses. La beaule" la plus par- CARACTERES DE LA RACE. 5 faite garde quelque chose de sauvage, d'un peii gauche et farouche. Elle fait penser a Diane plu- t6t qu'a Venus. Le pere de Robert Walpole disait a son flls , a Norfolk Manor, en buvant apres diner : Viens, Robert, tu boiras deux fois pour moi une ; car il ne faut pas qu'un fils sobre soittemoinde 1'ivresse de son pere. On a longtemps admire les hom- mes (five bottle men) qui pouvaient sans perdre toute leur raison avaler cinq bouteilles de vin. Fox perdait deux milles guinees au club, allait se laver la figure, courir au Parlement et faire un discours sur les trente-neuf articles. (Recollections of the life of Fox.) La conquete saxonne n'ecrasa pas tons les ger- mes perpetues dans la race dont les restes se retrouvent en Irlande, dans le pays de Galles, dans la haute ficosse : race etrange, reveuse , impressionnable, capable d'e'lan et incapable de suite, sentimentale et religieuse, sans mesure. Survivant aux siecles , 1' element celtique perce toujours a travers le lourd germanisme saxon ; il semble qu'on en voie quelque chose dans V humour anglais, dans le goutuniversel du jeu et desparis, dans ce grain de folie mele a tant de sagesse. Le genie antique est comme un remords ou une moquerie ; il soulevepar instants 1'Anglais au-des- sus de 1'horizon uni de sa vie ; lui fait honte de ce dont il est le plus fler ; donne a Tassurance 6 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. 1'enveloppe de la gaucherie, a Torgueil le masque de la timidite. La religion qui essaye de se degager des superstitions et des enfantillages, s'y trouve toujours secretement ramenee. Que n'a-t-on e"crit sur Shakspeare ! Les profes- seurs allemands le revendiquentvolontiers comme un Germain et ses drames se jouent sur toutes les scenes d'Allemagne. On irait presque jusqu'a dire, de 1'autre c6te du Rhin , que Shakspeare est mieux compris a Munich , a Dresde et a Berlin qu'a Londres. Mais ne peut-on reconnaitre le genie celtique dans 1'imagination effrenee de Shakspeare, dans son etrangete, dans sa fanlaisie en meme temps que dans une acuite, une clarte, une agilite qui n'ont rien de germanique? L'ata- visme ramene sans cesse des caracteres antiques dans les families humaines. On retrouve le filon celtique dans la poe'sie de Shelley, issud'unevieille famille anglaise ; de nature rebelle, presque per- verse, raidi centre les loissociales,contrelesrealites, Shelley vivait comme dans un reve, ignorant et de'daignant I'liomme, composant une nature nou- velle avec les traits accumules, grandis, de'mesu- res, de la nature veritable. N'y a-t-il pas une folie semblable dans le paysage outre de Turner, qui joue avec la mer, les montagnes, les plaines, avec les nuees, avec la lumiere, comme un crea- teur nouveau? Quelles vies etranges et troubles, que celles de ces poetes, Savage, Collins, Chatter- CARACTERES DE LA RACE. 7 ton! Get amour cle l'inconnu,de 1'impossible, cette secrete de'raison qui fait les poetes se retrou- vent chez 1'homme prive : les plus sages, les plus graves ont un gout secret pour 1'extraordinaire, le monstrueux ; ils ne goutent pas volontiers du fruit de'fendu, mais ils aiment a le voir, a le tou- cher, a en respirer 1'odeur. Ils ont besoin d'etre excites; il faut une proie a leur imagination. Ces esprits si ponderes, si froids en apparence, si regies, sont presque toujours travailles par une inquietude secrete ; sous la pesanteur germani- que , coule et remue comme une lave impa- tiente. Les labeurs quotidiens, le respect des bien- seances, la loi tyrannique du monde, enveloppent et souvent etouffent cette ame, pour ainsi dire interieure ; mais on la devine souvent sous le calme mesure des discours et la menteuse froi- deur des actions. Parfois elle fait saillie, s'echappe comme un feu follet. Des jeunes gens, repus de plaisirs, de richesse, de grandeur factice, perdent volontairement leui* nom, se rejettent dans le gouffre de rhumanite active et souffrante, se font ouvriers, matelots. Des nobles recbercheront la canaille, des riches la misere. La vertu se sen lira altire'e par le vice , par I'impudicile. Les privile- gies, les dieux de 1'Olympe aristocratique bante- ront les rddeurs de revolution, les aventuriers, les bandits politiques. Une curiosite morbide poussera ce qu'il y a de plus grand , dirai-je de 8 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCJALE. plus pur? dans les prisons, dans les hopitaux fe'ti- des, sous les echafauds, au pied des potences, partout ou il y a des larmes, des soupirs, du sang, des grincements de dents, sur les marches d'esclaves , dans les harems , chez les Mormons, dans les petites sectes tenebreuses de tout pays. Ge dereglement de 1'esprit s'allie souvent a la re'gularite, a 1'austerite de la conduite : 1'ennui, Texces de la richesse, la torpeur d'une societe re'glee, la langueur du climat, ne sufflsent pas a rendre raison de ce je ne saisquoi d'inassouvi, d'ex- centrique (le motest, je crois, d'origine anglaise), de morbide qu'on retrouve sous les surfaces unies des caracteres. L'histoire nationale, prise en bloc, est une sorte de defl hautain a 1'humanite entiere, a la nature, a toutes les forces terrestres. La trace normande est plus visible, mais bien moins-profonde. Quand les Normands conquirent 1'Angleterre, ils n'e'taient plus les pirates du Nord; ils avaient deja recu la forte empreinte de la civi- lisation latine ; ils apporterent dans la Grande- Bretagne Torgueil patricien, Tesprit politique, le gout de la domination et de 1'ostentation , leur esprit avide et positif , le genie oratoire, bien dif- fe"rent du genie poetique. Ils lui donnerent aussi ,sa grande architecture; mais en Angleterre, comme en Sicile , 1'art normand , grandi un moment par 1'orgueil de la conquete, s'epuisa CARACTERES DE LA RACE. vile, comme une plante exotique, qui meurtapres avoir donne des fleurs magnifiques. Les Normands etaient les moins nombreux, mais ils Etaient et ils resterent les maitres : aussi la marque normande s'apercoit-elle mieux dans la politique que dans les moeurs, dans la littera- ture, dans le caractere national. L'aristocratie a eu longtemps d'autres instincts que le peuple ; le sang normand n'a subi que lentement et par min- ces filets le melange du sang celtique et du sang des Saxons: la race dominante, apre augain, prosaique, mefiante, querelleuse, amoureuse de la force, habile sans etre rusee, sans finesse mais non sans clairvoyance, a conduit, pour ainsi dire, la fortune du pays ; elle a regarde 1'Angleterre comme sa proie et le monde entier comme la proie de 1'Angleterre ; elle n'a jamais connu la politique de sentiment ; elle s'est battue pour des interets, et non pour des idees. Animee d'une foi robuste dans sa propre excellence, elle n'a jamais vu dans ses allies que des instruments, elle a meprise ses amis autant que ses ennemis. Son egoi'sme tantdt hardi, tantot patient, sans distraction, sans faiblesse, sans remords,luiatenu lieu de vertu. La brutalite des pirates est devenue a travers les siecles la sagesse des homines d'etat. On se sent touche' malgre soi par cette foi robuste d'une race patricienne dans sa propre grandeur et dans ses destine'es. Qui osera dire, 10 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. dit Gobbett en Ame'rique, et soupirant apres son pays, qu'un Anglais ne doive pas mep riser toutes les nations de la terre? Pour ma part, je le fais et de tout mon co3ur. Quelle intensite d'orgueil dans les paroles que prononcait Canning, quand 11 annonca au Parlement qu'il avait reconnu les colonies espagnoles: La France occupe 1'Espagne, je cherche les materiaux de I'occupation dans un autre hemisphere. Regardant 1'Espagne, telle que 1'ont connue nos ancetres, je resolus que si la France tenait 1'Espagne, ce n serait pas 1'Espagne avec les Indes. J'ai appele le nouveau monde a 1'existence pour redresser la balance de 1'ancien. >r Quelle durete romaine dans le chatiment que I'Angleterre infligea a 1'Afghanistan , apres la desastreuse retraite de son armee en 18/i2 ! Istalif, une yille de 15,000 ames, dans le Kohistan, fut prise d'assaut, pillee, brulee. Pas un homme n'y fut epargne. Caboul devint un monceau de rui- nes. Tons les forts des montagnes furent rases. Cela fait, I'arme'e anglaise se retira , se croyant a peine vengee. L'Angleterre a toujours regarde de tres-haut les politiques, les souverains, les princes du con- tinent. Un jour, une flolte anglaise arrive dans la baie de Naples. Un capitaine de'barque, va au palais du roi (qui devint Charles III d'Espagne), met une montre sur la table et annonce que si dans une heure un traite de neutralite n'est pas CARACTERES DE LA RACE. It signe le bombardement commencera. Le traite fut signd et 1'escadre sortit du port vingt-quatre heu- res apres y etre entree. L'Espagne, le Portugal, la Grece, Naples, le Danemark ont appris tour a tour a connaitre le poids de 1'amitie anglaise. Le bombardement de Copenhague, en pleine paix, apprit au gouvernement danois, en 1807, que 1'Angleterre nerecule devant aucune extre'mite quand elle se sent menacee. Voici comme un poete anglais, Campbell, celebre cet exploit : Ainsi parla le vainqueiir , en appelant les Danois par-dessus la vague : Vous etes des fre- res, vous etes des homines et nous ne triomphons que pour sauver. Mais, fler ennemi, mets ta flotte et ses equipages aux pieds de 1'Angleterre et fais ta soumission a. notre Roi. Quelle etrange naivete dans 1'orgueil! le Danois doit etre fier de livrer ses vaisseaux a 1'Angleterre; des qu'on les a pris, on lui tend la main : cela doit sufflre pour le consoler. Le manage de tant de races a produit, en somme, un genie des plus complexes ; ce n'est plus le genie germanique, en sa purete barbare; on y trouve mele je ne sais quoi de vague et de tranchant: le gout des affaires s'y confondaveccelui de la reverie, la dexterite* avec 1'embarras, 1'amour de la responsabilite avec de perpetuels scrupules, I'obdissance avec 1'independance, la profondeur avec la platitude, la vanite avec la gaucherie. La 12 ANGLETERRE POLIT1QUE ET SOCIALE. vie, bien qu'elle soit surtout interieure et en esprit, s'encombre d'ostentation, d'un luxe lourd, d'un formalisme ruineux. La classe aristocratique doit ses qualite's a son origine autant qu'a ses privileges : elle a plus de souplesse, de fertilite d'esprit que les classes labo- rieuses, courbees sur un dtroit sillon. On y trouve plus de simplicity d'assurance, de bonhomie; et Ton n'y sent pas je ne sais quelle tension perpe- tuelle qui tient les esprits bourgeois a la gene. L'insouciance celtique se retrouve surtout parmi les classes les plus humbles ; elle se voit aux gai- tes champetres et grossieres qui ont fait donner a 1'Angleterre le nom de Merry England (la joyeuse Angleterre). Vrai Saxon aux heures de travail, lent, patient, fort, 1'ouvrier redevient celte aux heures bruyantes ou melancoliques de ses loisirs, dans ses amours demi-animales, demi- poetiques, dans son ivresse traversee de visions. Le sang des derniers conquerants n'est pas des- cendu dans ses veines , il ne connait pas 1'ambi- lion. Ses fortes epaules soutiennent tout I'edifice de la richesse et de la gloire britanniques ; n'ayant pas de longs desirs, il n'a pas de haines. II assisle a la politique comme a une sorte de drame. II est brutal ; il aime la lulte sans aimer le sang. La race anglaise ne s'est point rajeunie depuis la conquete normande : la selection naturelle, operant comme dans une enceinte ferme'e, a cree CARACTERES DE LA RACE. 13 une sorte de variete humaine dont les traits parti- culiers se sont de plus en plus accentue's. Mais 1'atavisme tend incessamment a la ramener a ses traits primitifs. Com me tout ce qui est tres-artifi- ciel, elle degenere tres-vite. II faut que 1'educa- tion, la loi, la religion, 1'opinion, la redressent sans cesse. On retrouve aisement les racines des sentiments et des passions barbares, rudesse bru- tale, cupiditej na'i've adoration de la grandeur, de 1'e'clat, de Targent, de la puissance : 1'esprit empi- rique, emprisonne de mille liens, illogique, rejette les abstractions, les idees generates ; il admire, il airne la mediocrite laborieuse. Dans quel autre pays un lord Liverpool aurait-il garde le pouvoir pendant une guerre terrible et pendant douze anne'es d'une paix sans cesse trouble'e? Homme d'Etat sans vues, sans idees, il distanca Grenville, Wellesley, Canning, parce qu'il leuretait inferieur. Au dernier siecle, sous un mince voile francais, les moeurs de 1'Angleterre conservent une extreme grossierete; la cour de George I er , celle de George II ont une brutalite germanique. Charles II couvrait ses vices d'e'legance, George II les e'tale cynique- ment. Lisez les lettres de lady Mary Montagu. Le nom de rake (de'i>auche) est porte aussi elegamment par les dames que par les hommes de qualite. La prin- cesse douairiere (1754 *) parle de Tuniverselle 1. Dod's Diary, p. 326. 14 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. depravation des jeunes gens distingues, des fem- mes, qui se donnent a bon marche'. Les duches- ses se m&aient aux mascarades des filles publi- ques, en habits d'hommes. Les homines de qualite se moquaient des lois. a Vous me menacez de la loi ! dit avec mepris Lovelace a Clarisse. Les membres du Parlement vendaient leurs votes, les directeurs et inspecteurs des institutions chari- tables volaient les pauvres. En France, quand on racontait au xvm e siecle quelque trait dur, bas et fe'roce, cela est bien anglais! disait-on. (Lettres de madame du Deffand.) I. Sous 1'humus e'pais de la barbaric teutonique, qui n'est pas encore e'puise, courent des sources profondes, inconnues, invisibles. La raison est partout mariee a la fiction, dans la politique, dans la religion, dans les lois, dans les moaurs : la superstition, le formalisme, se melent a 1'es- prit pratique ; quelque chose d'inquiet, d'inas- souvi traverse ces vies en apparence satisfaites, placides et si bien regle'es. L'ame, sans cesse retenue comme par un ressort, a comme une double vie, celle qui se trahit par des volontes, des methodes, des actes, la vie logique et une CARACTERES DE LA RACE. 15 seconde vie illogique, capricieuse, faite de reves, de steriles contemplations, de chimeres. La litterature est 1'expression fidele de ces ten- dances : elle se complalt a une sorte de natura- lisme qui jette 1'homme hors de lui-meme ou a un lyrisme qui se perd dans les ablmes de la vie cache'e. Les litte'ratures antiques , la litterature allemande, la francaise, e'galent ou de'passent la litterature anglaise sur certains points; elle ne le cede a aucune en puissance d'imagination et en clairvoyance morale. L'imagination de Shakspeare a cre'e tout un monde aussi vrai que le monde veri- table. Quoi de pareil a celle de Coleridge, folle, apre, temeraire ? Quelle grandeur sauvage et presque surhumaine dans Byron ! Comme il a peint les troubles, les ardeurs, les dedains, les coleres d'une ame a la fois avide et lasse ! Son orgueil a rdussi a de'passer celui de la plus fiere aristocratic du monde ; elle a saigne* longtemps des fleches de ce demi dieu, de cet Apollon mo- dern e. La conscience, plus nerveuse, si Ton peut le dire, que dans les autres races, est toujours excite'e : le silence, la froideur des corps cachent des orages terribles. Ces machinistes sont sans cesse occupe's a demontrer le me'canisme inte'rieur des passions. Si timides qu'ils soient dans la vie re'elle, ils sont hardis et teme'raires dans la vie cache'e. Leurs poe'tes sont des Narcisse qui se con- 1G ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. templent, mais sans amour, avec frayeur, emoi, quelquefois avec horreur, une horreur puri- rxtaine et farouche. Leurs amours ne sont point les joies sensuelles et faciles du Midi, ce sont des troubles d' esprit, des ardeurs aussi mystiques que charnelles, melees de tristesses sans raison ; ils aimentles tempeles morales, comme leursmarins les mers souleve'es et perilleuses. Ces ames in- quieles ne veulent pas etre apaisees : elles font sans cesse effort vers 1'inconnu, 1'invisible. Quelle douleur amere et quelle inconsolable langueur dans les cbants de leur Shelley! Quel sens intime de 1'infiui, de la force eternelle et sans merci qui vit dans le monde : Souleve-moi, dit-il au vent, comme une vague, une feuille, un nuage. Je tombe sur les epines de la vie : je saigne! Le lourd poids des heures m'enchaine et me plie, moi qui jadis te ressemblais et etais, comme toi, rapide et fier. La mort revient sans cesse en leurs reveries, jusque dans leurs chants d'amour: elle est une de leurs muses. Sbakspeare la salue familierement, il remue volontiers les ossements, raille la vie, la beaute : gars et filles, vetus d'or, deviennent poussiere, comme les ramoneurs. (Cymbeline.) La plaisanterie de Lamb, esprit si charmant, delie, delicat, plein de tendresse feminine, devient souvent funebre. II trouve des titres tels que ceux-ci : u Du caractere du croquemort. a Des inconvenients qui resultent de la pendaison. CARACTERES DE LA RACE. 17 Une certaine erudite ne deplait pas. La verve d' Hogarth va jusqu'a la ferocite. Ses dessins font trembler plutot que rire. Le vice, dans de Foe, a je ne sais quoi de raisonne, de pose, je dirais presque de domestique, plus effrayant que le vice leger des Latins. Comparez a la Manon Lescaut francaise, encore poetique et touchante dans le vice meme, cette Manon anglaise, Moll Flanders, dont de Foe a raconte" la vie : cette femme qui, comme 1'apprend le litre, ne'e a Newgate, fut douze ans prostitute, se maria cinq fois (une fois a son propre frere), fut douze ans voleuse, huit ans transported en Virginie, devint enfin riche, vecut honnete et mourut penitente . La melancolie, comme une fleur naturelle, s'attache a ces ames serieuses. Ah ! combien, s'e'crie Shakspeare, sont fatigants, plats, uses et sans profit, tous les emplois que nous faisons de ce monde! (Hamki.) Thomas Warton, a 1'age de dix-sept ans , e"crit un poeme sur les plaisirs de la melancolie . Fletcher la chante aussi, la peint, les bras croises, les yeux fixes, les regards fiches en terre, la langue enchainee. Milton, dans son Penseroso, adore lavierge chaste et pensive, devote et pure, vtue de noir. Mais ecoutez ces stances que Shelley trouvait sous le beau ciel de Naples : Pour moi, le ddsespoir est doux comme ces vents et ces eaux. Je pourrais me coucher comme 18 ANGLETKRRE POLITIQUE ET SOCIALE. un enfant fatigue et user en pleurs la vie soucieuse que j'ai soufferte et qu'il me faudra souffrir jus- qu'a ceque lamort vienne glisser,sur moi comnie le sommeil et que dans cet air cbaud je sente ma joue devenir froide et que j'entende la mer souffler sur mon cerveau mourant sa derniere monotonie. Ces coeurs tristes, mefiants, me'contents, ont besoin d'un ami, d'un confident muet ; la nature >^ ' ' eur en tient lieu. 'Aussi 1'aiment-ils d'un amour plus tendre qu'aucun autre peuple ; ils la cher- chent, la contemplent partout. Mais rien ne rem- place pour eux les paysages familiers de 1'Angle- terre. Une demeure anglaise, le crepuscule gris verse' sur d'humides paturages, des arbres humides, plus doux que le sommeil, toutes choses arrangees en ordre, un sejour antique de paix. (Tennyson, Palace of Art.) Telle est bien 1'impression du paysage anglais; les teintes tendres et amollies, la verdure sombre, les maisons qui posent sur les lourds tapis de gazon, un repos semblable a celui des nenupbars appuyes sur une eau dormante. Nulle sauvagerie. La verdure est dpaisse sans etre en desordre , les lignes des sillons sont bien paralleles, les haies bien dresse"es ; la nature est asservie depuis des siecles. Mais la lumiere toujours changeante, les vents toujours en mouvernent, lui donnent une sorte d'ame et de vie. CARACTERES DE LA RACE. 19 Les yeux, sous ce ciel doux favorable aux lon- gues contemplations , savent chercher tous les details , les plus humbles , les plus familiers. Grabbe peint jusqu'aux mauvaises herbes et aux ronces : c'est le Theocrite d'une miserable pa- roisse, du workhouse. Ses paysages , comme les miniatures de Gray, rappellent ceux de 1'ecole hollandaise. Qui mieux que Goldsmith a raconte la vie rurale, le bonheur humble et pres de terre? Wordsworth aime la nature comme un sauvage, comme le forestier aime sa foreM;. II cherche une ame a toutes les choses visibles. L'amour de la nature vit j usque dans la rhe'torique artiflcielle et pompeuse des Saisons de Thomson, ainsi qu'une ileur des champs e'garee dans un parterre bien trace*. La race est a la fois trop contemplative et trop'j active pour exceller dans les arts. Veut-elle tra- duire ses pensees, elle pre'fere la langue souple et \ivante de la poesie a 1'expression immobile des formes ou des couleurs. Son genie tendu, violent, ne connalt point la mesure qui est 1'essence de Tart. Sa peinture cherche les tons irises, criards, ) heurte's, et semble comme un de'fi & la nature. Elle se fait un soleil artificiel, une lumiere outree. Les femmes aiment les e"toffes e'clatantes ; leur beaute pale et blonde, ideale, si douce et reveuse, semble chercher toujours ce qui lui sied le moins. L'art anglais ne connait point cette supreme) 20 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. indifference, ce contentement qui respire dans la nature heureuse et sans conscience. On y sent toujours la volonte, 1'effort. Dans tout ecrivain, il y a un moraliste. Le pedant Johnson n'admirait que les poemes ou il trouvait quelque lecon de morale. Les inge'nieurs construisent des ouvrages admirables, rien n'arrete leur audace ; mais ils travaillent moins en artistes qu'en mercenaires. Une chose faite, vite ils en font une autre. Ils cherchent 1'utile, non le beau. Ainsi cette race, singuliere entre toutes, a comme deux ames, Tune male et 1'autre femelle; par instinct mecontente et rebelle, elle se contente par raison de choses communes, vulgaires, medio- cres ; portee au reve, a la contemplation, elle etonne le monde par son activite" ; passionne'e pour 1'independance , elle est sans cesse occupee a chercher des devoirs nouveaux, a se creer des obligations ; elle est a la fois banale et originale ; elle n'a jamais su se passer de liberte ni de vicli- mes. Elle adore la richesse , mais elle est aussi genereuse qu'avide. Elle a le culte du hasard et le gout de la regie. II. Depuis la conquete normande, le sang anglais n'a subi aucune infusion etrangere; la selection naturelle, ope"rant dans un espace etroit, a mele CARACTERES DE LA RACE. 21 les races barbares et produit une race nouvelle; pendant cette lente genese, il se formait une societe", dont rien n'arretait le de'veloppemenl naturel et pour ainsi dire organique. L'empirisme politique trouvait en Angleterre les conditions les plus simples; car la Grande-Bre- tagne a toujours ete' la Grande-Bretagne, la nature y fixe les frontieres. Dans toute 1'Europe, les peuples ont passe des siecles a chercher, quel- ques-uns cherchent encore leurslimites-, la guerre a cent fois deplace leurs frontieres; elle a separe, rapproche, se'pare' de nouveau les pro- vinces, les races, les idiomes. Partout ou 1'unite' nationale n'est point acheve'e, la nation resle forcdment militaire. Le peuple anglais a toujours ele* belliqaeux, il n'a jamais e^e militaire; et 7 n'e*tant pas militaire, il est devenu libre. II 1'a ete avant tous les autres peupleTT la liberle barbare a, dans cette terre isolee.groupe' non plus seulement des peuplades, mais un peuple; servi d'egide non plus a des provinces, mais a un fitat. La petitesse du territoire a fait la grandeur de la J nation ; pour que 1'ide'e de patrie domine les indi- vidus, plie toutes les resistances et anime lous les cceurs, il faut que la patrie ait une figure visible; el quoi de plus propre qu'une lie a lui donner cette figure? L'Oce'an 1'enveloppe, la borne, en sculpte 1'image. La liberle anglaise n'est point une conqufite de- 22 ANGLETKRRK POL1TIQUE ET SOGIALE. la raison, de la philosophie, c'est le vieux patri- moine des races barbares; imies en nation, elles n'ont trouve rien de plus naturel pour proteger leur independance, que de la confier a des mains libres. Cette liberte ne connalt point les violences serviles de la revolte, les arguties juridiques, les theories philosophiques ; elle est vivante, con- genitale, inconsciente comme 1'instinct, semblable aux forces naturelles. Nos esprits, habitues a regarder la liberte ou comme un don ou comme une conquete, comme un octroi ou comme un droit, ne connaissent pas ce desinteressement singulier qui a toujours in- cline 1'egalite devant la liberte; 1'ideal barbare qui soufflait a tout homme le sentiment de 1'inde'- pendance en meme temps que le besoin de se choisir librement un mailre; cet ideal qui fut 1'ame de la chevalerie, qui exige le renoncement et le sacrifice, nous est depuis longtemps incom- prehensible. Nous consentons encore a donner a la patrie notre sang, nous ne voulons plus lui sacrifier une parcelle de ce que nous regardons comme nos droits : les races latines n'apercoivent la liberte qu'a travers l'egalite; la race anglo- saxonne n'a vu l'egalite qu'a travers la liberte. Dans une lie e'troite, toujours menacee, jalouse de toute puissance qui devenait preponde- rante en Europe, 1'instinct de conservation devait tout do miner. Les forces fe'odales se serrerent CARACTERES DE LA RACE. 23 promptement en faisceau. Chez un peuple anime de patriotisme, 1'individu songe moins a lui-mSme / ^^ qu'a la nation. La patrie est une sorte de dieuj / V. t *J \M vivant, visible, remnant, qui a besoin, comme ( t le corps humain, d'organes divers pour des fonc- y*~w- tions diverses. Les homines n'aspirent qu'& tra- ^* vailler a la sante et a la beaute de ce corps immortel. Toutes les taches sont bonnes; on ne s'e'tonne pas que les pieds ne ressemblent pas a la tete; les uns vivent d'une vie exterieure, e'pi- dermique, en pleine lumiere ; d'autres roulent invisibles dans les arteres du grand corps, ou se fixent a 1'ossature lourde et solide qui donne la force et la resistance. Les membres d'une telle socie'te ignorent 1'envie; 1'inegalite leur. semble meme necessaire. Us pensent bien moins a leurs droits qu'a leurs devoirs. Us trouvent la grandeur dans la petitesse ; ils s'oublient, se font volontai- rement grains de sable ; tant qu'ils ressentent le vague contre-coup de toules les emotions du corps, les atonies sont contents. La nature physique elle-meme a contribue' a e'toufler dans les ames anglaises la passion de 1'egalite : dans les pays froids, de climat rude, elle met plus de distance entre les hommes. II n'y a pas si loin du riche au pauvre, du travailleur a 1'oisif, aux pays heureux de paresse et d'insou- ciance. Le soleil y dore et chauffe leshaillons; les sens sont facilement satisfaits; 1'esprit s'afflne 24 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. et trouve partout des joies continuelles. L'e'galite devait naitre en Grece, en Ilalie ; un liomme vaut un homme aux lieux ou 1'air, les belles eaux, le ciel Lieu sont les principals richesses. On n'e'prouve pas le besoin de s'enfermer dans des demeures closes, asiles fermes aux Tents, au froid, a la pluie, a la maladie. L'art se livre, s'ex- pose, eleve de beaux monuments qui n'ont point de maitreset qui n'appartiennent qu'aux dieux. Mais dans une He du Nord assiegee de vents furieux, sur laquelle pleurent les pluies conti- nuelles et trainent les brumes, 1'liomme est plus loin de 1'homme. II se cache, s'enferme. Quelle distance entre le paysan et le citadin, entre le pauvre et le riche, entre des vies humbles, souf- frantes, qui ne sont qu'une longue lutte et une longue douleur, et ces vies qui sont un triomphe de 1'art, de la richesse, de 1'inge'niosile humaines! Ce contraste finit par-sembler necessaire et fatal, comme celui de la laideur et de la beaute. On n'en est point etonne ; chose etrange! 1'envie est moms grande la ou on a plus a envier. D'une autre part, la lutte virile centre les forces aveugles et ecrasantes de la nature rend 1'homme plus doux a 1'homme, plus indulgent au bonheur , d'autrui. Le matelot, en tout pays est bon-, il n'a qu'un seul ennemi, la mer. L'inegalite naturelle, hereditaire et consentie, loin d'affaiblir le patriotisme, le soutient et 1'af- CARACTERES DE LA RACE. 25 fermit. L'envie ne court pas, com me un poison cache, dans' les veines de la nation. En France, il y a des gens pour qui 1'hisloire de leur pays finit, d'autres pour qui. elle commence, en 89 ;' personne assurement n'y songe plus a chercher 1'alliance de 1'etranger comme jadis les princes, les partis, la royaute trouvaient naturel de le faire; mais il y a toujours plusieurs nations dans la nation, et elles ne se reunissent volontiers que sur les champs de bataille. En Angleterre, la gran- deur nationale, 1'ambition britannique remuent les memes fibres chez le patricien et chez le vilain, chez le bourgeois et chez 1'ouvrier, chez le soldat / et chez le citadin. L'esprit saxon ne se mefle pas, ne se moque pas de ses propres emotions; je ne trouve pas, dans la langue anglaise, de mot qui puisse traduire ce sentiment que nous appelons le chauoinisme; le patriotisme anglais est naif, comme 1'egoisme; il ne connait ni le doute, ni la critique, ni 1'besitation, ni le remords; il n'abaisse jamais ceux qu'il a eleves. L' Angleterre a le culte de ses heros; envers ceux qui 1'ont servie, qui ont ajoute quelque chose a sa puissance, a sa renom- mee, sa reconnaissance plus que royale ne con- nait point de homes. Elle se. garde de 1'ostracisme jaloux des democraties, moins par calcul que par une disposition naturelle a grandir tout ce qu'elle touche. Ce que nous donnons a le prix que nous semblons y attacher nous-memes; aussi 2(5 ANGLETERRE POL1TIQUE ET SOCIALE. ne ravale-t-elle jamais le prix de? ses faveurs. Chez des gens si iiers, la gloire, la simple estime, semblent des biens inestimables. Des voyageurs vont an centre de I'Afrique, dans les glacesdu Nord, souffrent la faim, la soif, endurent mille perils et se croient assez recompense's par un compliment de la Societe ge'ographique, ou un serrement de mains de leur souverain. Aquoi pensentces Anglais dans 1'lnde, plus puissants que des rois, entoure's du faste et de la pompe asiatiques? Au jour ou ils pourrontvivredansquelquerue morne de May Fair. Si Ton pouvaitembrasser toutes les mersd'un coup d'ceil, on y verrait des petits points se mouvoir de toules parts vers le meme centre; ce sont les vais- seaux qui de tous les coins du globe se dirigent vers les ports de la Grande-Bretagne. Les pen- se'es volent aussi de toutes parts vers ce p61e unique. L'ide'al anglais suit 1'Anglais en tout pays, 1'enveloppe comme une armure ou comme un nuage; la mollesse asiatique, la le'gerete latine, la gaiete des races enfanlines, n'ont point de prises sur ces natures solides, serieuses, liau- taines. Le commerce, la guerre, la richesse, les arts, le labeur materiel, ne leur 6tent jamais la vision de la patrie. CARACTERES DE LA RACE. III. L'ideal de I'Angleterre est d'un autre ordre que n'etait celui de Rome et de la Grece : Rome croyait surtout a sa puissance, la Grece a son genie. L'Angleterre croit surtout & son excellence If* ^^^^^*" v^ j *" morale. Elle y croit avec une foi pleine, sincere, (X/-*4 absolue, que rien ne peut troubler; elle se repete (X*rU- t * > ^ sans cesse ce que lui disait Cowper : fa. V -tv/ Coin de terre ou je suis ne, ton climat est * *- rude, charge de vapeurs; il dispose les coeurs a /V twW la tristesse, et nul coeur plus que le mien. Tes Vt^ **"/ manieres incultes sont moins douces, moins fa- ^7'*^ ciles qu'il ne convient au monde ; tu as besoin de discipline et d'art pour gagner ce que la France polie recoit en don de la nature: 1'urbanite, la douceur sans laquelle la conversation est sans charme et languit dans une froide reserve, ou se tourne en chaude et apre dispute, en rixe de- nue'e de sens. Mais je t'aime parce que tu es libre! (The Task la Tache, livre v). Nelson con- naissait bien les hommes a qui il disait, a Trafal- gar, ces simples mots : L'Angleterre attend de chaque homme qu'il fasse son devoir". Je tire a dessein les lignes suivantes de Robert- l / ; ' 28 ANGLETERRE POLIT1QUE ET SOL1ALE. son 1 , un ministre anglican; elles peignent le sen- timent com mu n : Le devoir, le sacrifice, voiia ce que 1'Angleterre honore. Elle s'extasie de temps a autre, comme un gauche paysan, devant d'autres choses; mais rien ne remue son cosur en son centre et ses profon- deurs que le droit. Elle met mal son chale, fait mauvaise figure dans une salle de concert, sail a peine distinguer un rossignol suedois d'une pie mais, benie soit-elle! elle apprend a ses -enfants a sombrer comme des hommes sur un ecueil, sans parade, sans phrases, comme si le devoir etait la chose du monde la plus naturelle; elle ne prend jamais longtemps un acteur pour un heros ni un heros pour un acteur. Elle recon- nait a la longue des hommes comme Arnold et Wordsworth, immediatement des hommes comme Wellington, et elle leur reste inalte'rablement fidele. Un certain heroisme froid, une energie inte- et toujours tendue, une force qui se con- , une_. vertu qui dedaigne les apparences et garde quelque chose de farouche, voila les carac- eres oil 1'Angleterre se reconnait avec complai- ^-sance. La note profonde du devoi/vibre toujours en ses paroles. Elle se croit meilleure, superieure. Elle voit toates les nations de 1'Europe lutler vai- \. Life and letters of Robertson, tome 11, p. 157. CARACTERES DE LA RACE. 29 nement et miserablement pour conquerir des biens dont elle jouit depuis longtemps. Ses insti- tutions et ses destinees politiques ont seduit tous les peuples; elle les vante a tout le monde, mais ne les croit vraiment bonnes que pour elle. Elle a lutte victorieusement contre les plus grandes nations du monde, contre 1'Espagne a frm 1'epoque de sa plus grande puissance, contre la France. Son empire est si vaste, qu'elle se sent plus disposee a abandonner des provinces qu'a en conquerir de nouvelles; sa main puissante ne peut plus embrasser tout ce qu'elle tient. Elle redoute de ne pouvoir comme Rome se conserver qu'en s'agrandissr.nt. Elle contemple avec une flerte' inquiete cette Bretagne, bien autrement grande que la Grande-Bretagne, qui pousse ses frontieres en tous les sens, danstoutes les latitudes, dans les deux hemispheres. II est surprenant que de tels triomphes , qu'une fortune si constante, si soutenue, n'aient pas enleve' au patr^otisme anglais un peu de son aprete barbare%l y a toujours une pointe ,, d'aigreur, de duretd, de ressentiment et de me^ fa jms dans 1' opinion qu'il se forme des autres pays, f A beaucoup d'egards, 1'Angleterre est aujour- d'hui plus insulaire qu'au siecle dernier. Pendant les quatorze annees de paix, de 1762 & 1776, il y eut entre elle et la France des rapports constants. C'est Te'poque ou Walpole .'correspondait avec 30 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. M me du Deffand. Noslivres, nos philosophes etaient a la mode. La disgrace du due de Choiseul, la destruction de nos parlements elaient un eve'ne- ment en Angleterre. La litterature anglaise avait de'vie' : le drame s'inspirait de la tragedie, acceptait notre discipline. 1 L'aristo'cratie anglaise subissait 1'ascendant de 1'aristocratie franchise, de notre societe polie; elle demandait des lecons a Gram- mont, Saint-fivremond, a Voltaire. La revolution et 1'empire brouillerent 1'Angleterre avec le con- tinent; menacee dans sa fortune et j usque dans sa vie, 1'Angleterre, furieuse, sentit renaitre ses haines et ses meflances seculaires. Le drame con- fus de nos revolutions 1'elonne et 1'irrite': nos reveils, nos retourssoudainsconfondentsasagesse. Apres Louis XIV, apres tant de guerres et la ban- queroute, elle croyait que rien ne restait de la France. Apres Waterloo, ce fut bien autre chose. Notre grandeur et notre prosperite toujoursrenais- santes la deconcertent, 1'effrayent. Mais notre mobilite la tient immobile : notre legerete la rend plus tetue. Limitation, d'ailleurs, ne sied qu'a la mediocrite. L'Angleterre nous juge mieux, mais ne songe point a nous copier. Hogarth, s'il vivait encore, ne rnettrait plus chaque jour en contraste 1'Anglais vigoureux, bien nourri, robuste, avec le Francais malingre, cuisinier, maitre de danse. Nos modes , notre litlerature , nos moeurs font des adeptes de 1'autre c6te du detroit; mais nous r^w CARACTERES DE LA RACE. 31 n'avons peut-etre pas trop a nous en glorifler. Les gallomanesn'aiment guere que nos defauts et nos vices; ils croient nous prouver leur sympathie en raillant ce qui honore le plus leur pays, en flat- tant ce que la France liberate de'teste et redoute. II faut se garder de confondre cette minorile", faite de libertins et de desceuvres, avec la nation. Celle-ci est toujours insulaire et jjarde sa foi robuste en elle-meme. Siquelque chose pouva it vraimenl la troubler, ce serait le spectacle des transformations I que I'ide'al politique anglo-saxon a forcement \ subies en Emigrant dans des pays nouveaux, ou il j i. '/ netrouvait niroyaute ni aristocratic. Mais, tantque durera sa prosperite, tant que nul revers n'atteindra sa puissance, il n'est point probable qu'elle se degoute decequi en a ete 1'instrument.Comme urT navire a 1'ancre, elle tient a son passe. Les con- trats qui servent de base a ses libertes n'ouvrent point, comme tant de constitutions qu'elle a vues pe'rir, des echappe'es sur 1'avenir, ils sortent des te'nebres memes de 1'histoire. Ils ne creent point des droits nouveaux, ils confirment des droits anciens. Leur autorite s'enveloppe du nuage de la tradition. La grande charte ne fonda point la libertd, elle en formula les garanties; elle fut un effet, non une cause ; un fruit, non une racine. Les gens qui firent la revolution de 1688, une des plus audacieuses de Thistoire, se prdoccupe- rent du grand sceau que le roi, dans sa fuite, .' M- _ l(, 32 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. avait jete dans la Tamise. On a, pour les vieux parchemins, les formules, les monuments, les symboles, le respect philistin de la Germanic. Le droit n'est point philosophique, comme le droit ^ atms ' *1 es * or g an i terre vegetale au progres. Le croirait-on? il y eut je'V^^ desesclaves en tfcosse jusqu'en 1799. Les mineurs ^fi- ^^" v L '"s6 vendaient avec les mines. Les enfants qui tS'Q:*' n'avaient jamais travaille dans la mine etaient seulsreputeslibres ; mais les parents ne pouvaient se priver de leur travail. Le statut de 1701, qu'on fa vante comme Yhabeas corpus ecossais, et qui garantit, en effet, la liberte individuelle, contient ces mots : II est bien entendu que le present acte ne s'etend pas aux ouvriers mineurs ni a ceux des salines (salters). Sous George III seulement, en 1799, un acte proclama que les mineurs seront delivres de leur servitude l . Ce respect supertitieux du passe n'est encore qu'une forme d/ patriotisme : I'Angleterre est J. Memorials of his lime, by Henry Cockburn, p. 79, CARACTERES DE LA RACE. 33 le Narcisse de 1'histoire ; elle s'aime, elle s'admire, elle porte en tons lieux ses moeurs, ses coutu- mes, son ideal politique. A la Jama'ique, elle s'est donne deux cbambres, une cour clu bane du roi, une cour des plaids communs, une cour de 1'fichiquier, une cour de cbancellerie, une cour de I'Amiraute, de grands, de petits jurys, des juges de paix, des cours de session trimestrielles, des coroners, des constables. Elle ne fait plus de revolutions, parce qu'elle est toujours en revo- lution ; le mot est trop fort; elle subit plutdt une perpetuelle me'tamorphose, trop lente suivant les uns, trop rapide suivant les autres. Tres-lente, si Ton regarde a tout ce qui reste ^institutions golbi- ques, de privileges, d'exceptions, d'anomalies, de formes et de symboles, dont le sens meme est aujourd'hui perdu. Cette lenteur fait Tetonnement de 1'liistorien ; le desordre, la complexite qui en resultent mettent souvcnt au de'fi la sagesse des legislateurs et des juges. II ne faut pas qu'on s'y trompe pourtant; si la race anglaise respecte, si elle aime la fiction dont s'enveloppent ses vieilles institutions, elle veut que cette fiction serve en quelque sorte de decor a la grandeur nationale. Le jour ou quelque cbose met en danger 1'bonneur, les liber- les du pays, 1'instinct barbare se reveille. Le Saxon faroucbe secoue les vaines entravesdont 1'ont enve- loppe la subtilite normande, 1'astuce romaine ; il 3 34 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. regarde en face la royaute, il se joue des tribu- naux, des chambres e'toile'es, des arme'es merce- naires, des lords, des communes bavardes ; il condamne Strafford, il tranche la tete du ror,il met la clef sur la porte da parlement. L'histoire n'est pas une. suite de tableaux sans lien ; ne croyons point qu'il n'y ait aucune parente entre I'Angleterre actuelle et celle de Cromwell. Les passions qui se tournerent sifurieu- sement, sous Cromwell, centre ce qui les genait, sont comme les eaux qui courent aux profondeurs du sol avant de s'amasser en torrents. X Chose etrange! apres avoir montre sa force, frappe quelques coups terribles, comme pour s'as- surer que sa vigueur est intacle, le Saxon volon- tiers rentre dans son repos. Le gouvernement des Tetes-Rondes fut comme un de ces courts orages qui purifient 1'air. La royaute revint, mais les fetes et les folies de la restauration firent-elles jamais oublier la fin terrible de Charles ? II avait tente de representer sur le trdne d'Angleterre une idee etrang'ere, celle que le grand roi devait asseoir sur le tr6ne de France. Sur ses portraits, a Hamp- ton-Court, au Louvre, on cherche en vain quelque chose d' Anglais sur cette tete si fine, si noble, qui tient du reve et du fantOme. dltCH^s- fana fii*^~U+ty^ ^cW-W/c ^yy^T-^t ^^-V^H^. M* 0.'^^ CARACTERES DE LA RACE. 35 III. Une grande calarnite nationale, quelque coup terrible pdrte a ce prestige qu'on soutient avec tant d'art, de Constance, de fermete dans toutes les que Clovis n'he'site plus, qu'ii adore ce qu'il a brule et brule ce qu'il a adore. La richesse, la fortune, le pouvoir, la possession des biens terrestres, y a-t-il quelque chose de plus vrai? II n'y a pas d'aristo- cratie qui accueille de meilleure foi que 1'aris- tocratie anglaise les parvenus : c'est tres-hon- netement qu'elle les adule, les flatte, les attire. Elle absorbe aussi naturellement la puissance, le talent, la richesse, que 1'eponge absorbe Teau. Elle n'e'prouve point ces rndfiances natives qui raidis- J CARACTERES DE LA RACE. 37 sent les aristocraties du continent; celles-ci sont toujours, en depit d'elles-memes, des pdles re'pul- sifs ; elle est naturellement un pdle attractif. L'organe le plus important de la presse anglaise, le Times, a mis en the'orie Fempirisme polilique; on le trouve toujours dans le parti des dieux, jamais dans celui de Caton. II part avec 1'un, il arrive avcc 1'autre. Ses opinions sont le miroir fidele des evenements. Autrichien avant la guerre d'ltalie , il est devenu Italien apres Magenta et Solferino. Ses anciens mepris pour la Prusse se sont convertis, aulendemain de Sadowa, en admi- ration sans reserve. Le marbredesstaluesqu'on preparait a Jefferson Davis, a Jackson, a pris la forme de Lincoln et de . Grant. II y a peut-elre plus de sincerite que de <- calcul, plus de naivete que de cynisme, dans cette r :. V- obe'issance facile aux decrets de la force. Entre Napoleon I er et 1'Angleterre, il n'y cut au fond c f/ttv qu'un terrible malentendu. Qu'est-ce que le droit J J 'Id* et la justice, s'ils ne peuvent triompher? Pendant , les alternatives d'une longue lulte, le doute est V#tj >+* * CARACTERES DU PROTESTANTISMS. 41 sont cheres : elle ne s'attache pas a la foi pour le contentement qu'en donne la pleine possession, mais pour les peines qu'en exige la conquete. C'est pour cela que sa foi n'a pas pu rester catho- lique. On ne connait pas 1'Angleterre quand on ne voit que la constitution anglaise. La constitu- tion est le voile visible, use par les siecles, le vieux lambeau qui recouvre une ame. Et quelle est cette ame ? la liberte : non point la liberte phi- losophique, fondee sur la raison, mais la liberte chretienne, celle des enfants de Dieu, he'ritiers des memes promcsses. La Revolution francaise a ete faite par des phi- losophes, la Revolution anglaise par des protes- tants. Nos theoriciens regardaient la liberte poli- tique comme la mere de toutes les autres. En Angleterre, c'est la liberte religieuse qui les a toutes enfantees. La Rible a affranchi et du meme coup asservi le genie anglais. La conscience 'bar- bare n'a pas voulu d'un homme pour maitre, et cet homme eloigne, etranger, d'une autre race; elle ne reconnait d'autre maitre que Dieu ; c'est une parole divine qu'elle ecoute et cherche a comprendre. L'Ancien Testament est lu autant que le Nouveau *. Dans les tribunaux, les temoins 1. Jusqu'a George III, on punissait ceux qui rcfusaient de croire que la Bible fut un livre inspire : la premiere fois, en les declarant incapaLles de remplir aucune fonction publique ; la seconde fois, par un emprisonnement de trois ans et par 1'intcr- 42 AiNGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. t baisent la Bible. Lcs juges de circuit assistent au service divin. La chambre des communes a un chapelain et chaque seance s'ouvre (comnie au congres de Washinglon) par une priere. La poli- tique el la religion n'ont jamais divorce. Wilber- force dut surlout son influence parlementaire a son caractere religieux. L'emancipalion des escla- ves aux colonies, ou il eut une si grande part, fut 1'ceuvre du parti evangelique. Canning, commen- cant un discours sur 1'esclavage, parle vingt minu- tes du divin auteur de notre foi . Que M. Bright fasse un jour a la tribune anglaise allusion a la grolte d'Adullam, d'un bout a 1'autre de FAngle- terre il n'est personne qui ne sache ce qu'il veut dire. La litte'rature anglaise abonde en ecrits the'olo- giques, en traites religieux. Celte source ne tarit jamais. Cbaque generation de docteurs laisse un temoignage de sa foi, de ses recliercbes, de ses efforts. On ne lit plus les e'crits de Butler, de Warburton, de tant d'autres, de Lowth, de Middle- ton, de Law, de Watts, de Whitefleld, de Wesley, de Lardner, les sermons de Blair ; mais tons ces livres ont eu leurs lecteurs , et chaque jour en produit d'autres .qui vont tomber dans le gouffre toujours be'ant de la theologie. diction des fonctions d'ex<5cuteur testamentaire, tuteur, par la defense de faire ou de recevoir un legs. CARACTERES DU PROTESTANTISME. 43 La religion est partout, entre partout, envahit tout. Les infideles, c'est le nom qu'on donne a ceux qui osent rejeter toule autorite religieuse, meme celle de 1'ficriture, sont une petite troupe eparse, timide, sans contact avec le peuple. Quand on parle de Gibbon , Tauteur illustre de VHisioire de la decadence de I' empire romain, un infidele, un Yoltairien, on clierche pour lui des excuses. En 1791, la populace se jeta, a Birmingham, sur la maison de Priestley, chimiste et philo- sophe ; on brula sa bibliotheque, ses instruments. On le forca d'emigrer en Amerique. II y a tou- jours eu des philosophes en Angleterre, mais il n'y a jainais eu , il n'y a pas encore aujourd'hui de parti philosophique. On ne dit point bors de 1'tiglise point de salut ; mais hors d'une Eglise, point de salut . L'ironie n'est point permise centre les clioses saintes ; elles sont protegees par une union tacite de toutes les croyances. On ne peut pas donner / le nom d'hypocrisie a celte religiosite, quand I meme elle n'a pas ses racines aux profondeurs de / la foi, car ceux qui s'en couvrent se trompentj eux-m6mes autant qu'ils trompent les autres. II \ est plus vrai de dire que sur le pays enlier regne une e'paisse atmosphere religieiflse , qui couvre tout, enveloppe la politique, la legislation, la lit- terature, la philanthropic, 1'education, les moaurs. C'est le proteslantisme et non pas la science ou *"" * *< - ' 41 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCTALE. la philosophic qui retouche et perfectionne sans cesse I'ide'al moral de la nation. C'est lui qui trernpe son courage, lui inspire la notion du devoir, la soutient dans son continuel effort. L'Angleterre a eu cetle singuliere fortune qu'en combattant pour sa propre inde'pendance , elle, combattait aussi pour la Reforme ; elle en a e'te le bras arme ; c'est dans les longues et terribles lultes qu'elle livrait en meme temps pour la liberte civile et pour la liberte religieuse, qu'elle s'estsentiegrandir et devenir plus puissante, plus riche, plus libre, plus redoutee , plus glorieuse. Toute son histoire est comme suspendue a une seule idee. Elle a pu sincerement se croire le peuple de Dieu, le conlinuateur des He'breux, le peuple choisi, confident de la Providence, instru- ment de ses desseins caches, son soldat contre Pimposture, 1'idolatrle, la vanite des nouveaux Gentils. Ces barbares relegues dans un coin de 1'Europe, presque hors de 1'Europe, out pris en pitie et en mepris les vieilles nations sorties du monde romain, avec leurs rois, leurs empereurs, leurs pontifes; leur liberte est devenue comme un phare sur lequel toutes les nations ont tourne les yeux; leur lie est un pole du monde moral. CARACTERES DU PROTESTANTISMS. 45 II. Rome etait trop e'loignee de 1'Angleterre pour y tre bien visible. L'esprit barbare y garda une independance plus farouche que dans les pays soumis pendant tant de siecles a la discipline latine. Les Saxons ne voulaient plus payer le denier de saint Pierre, quand Guillaume de Nor- mandie alia combattre Harold et conquerir 1'An- gleterre. On sait que le pape Hildebrand lui avait envoye une banniere benite et une bulle ou sans doute il excommuniait Harold et ses partisans. Le conquerant retablit le denier de saint Pierre, et envoya a Rome la banniere de Harold : la haine de la papaute entra au cceur des vaincus. Les pre- lats saxons furent remplaces par des Italiens, par des Normands; le peuple commenca a considerer les e'veques comme des ennemis. Guillaume, toutefois,se de'barrassa bien vite lui- meme des liens de la papaute ; il refusa de rendre hommage a Hildebrand et separa la juridiction des comtes de celle des e'veques. Si le juge eccle- siastique gardait un grand pouvoir et si Rome restait en certaines matieres la cour supreme d'appel, le juge civil devenait independant. La folie des croisades n'enivra point 1'Angle- 46 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. terre; ellene s'arma que pour la seconde; encore les aventures de Richard Co3ur de Lion sont-elles un episode de 1'histoire de la chevalerie plut6t que de 1'histoire d'Angleterre. Henri II avail deja commence la guerre a l'%lise. Les constitutions de Clarendon avaient soumis les clercs au droit commun. La protection du pape fut fatale a Thomas, a Becket. Les foudres de 1'excommuni- calion arrivaient deja sans force, lancees de Rome a Canterbury. La soumission d' Henri II, apres le meurtre de Becket , lachement egorge sur les marches de 1'autel, ne fut qu'un mensonge hypo- crite. Le roi Jean dut payer sa lache condescendance envers le pape de 1'octroi de la grande charte ; il s'etait mis a genoux devant le legat du saint- siege, il dut plier devant ses barons. Le guide moral de 1'aristocratie revoltee etait un eveque anglais, Langton. La grande charte fut le traite d'alliarice entre les prelats et les barons. De catho- lique, rfiglise se faisait deja nationale. Tendant un siecle, les memes forces continuent d'agir : la jalousie royale , 1'orgueil des prelats, 1'isolement, la haine croissante de la France. Peu a peu , sous les trois ^douards , 1'Angleterre , emportee par 1'instinct plus que par la volonte, delie les liens qui la rattachent a 1' unite catholi- que. Apres la conquete, pendant cent cinquante ans, les rois avaient eux-memes nomme lesarche- CARACTERES DU PROTESTANTISMS. 47 veques, les eve"ques, les abbes mitre's. Apres la grande charte, les cbapitres, devenus independants, nomment leurs eveques, et ne demandent plus an roi qu'un conge d'e'lire. Mais le pape doit approuver 1'election avant que 1'eveque soit con- sacre et recoive sa bulle d'investiture. La meme chose se faisait pour les abbes mitres : les supe- rieurs de tous les ordres restaient en communi- cation avec le saint-siege. Pour les petits benefices, les petits monasteres, ils avaient cles patrons locaux, lai'ques on clercs; mais a chaque insti- tution nouvelle on en refere, pour la forme, a Rome. Mais, des 1306, im acte parlementaire defend aux superieurs des ordres residant hors d'Angle- terre de lever des taxes dans les maisons anglai- ses (Gisterciens, Premontrais, ordres de Saint- Augustin, de Saint-Benoit). On n'ose pourtant pas encore aKaquer le pape. Le statut de 1351 (Edouard 111) le vise ; pour la premiere fois, le parlement insurge ose refuser au chef de la chre- tiente le patronage ecclesiastique en Angleterre. La lutte fut longue : les communes se placent entre la couronne et les foudres papales. Elles defendent la souverainete nationale , la terre anglaise centre des maitres etrangers. Les lords spirituels ne se separent pas des temporels. Les trois fitats se serrent autour du roi : Toutes personnes qui intentent une action a la cour de 48 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. Rome et qui y obliennent dcs bulles, instruments, sentences d'excommunication qui touchent le roi ou sont dirigees centre lui , sa royaute , son royaume, et qui apportcnt lesdits documents dans le royaume, ou qui les recoivent, ou les notiflent, ou travaillent a leur execution, seront, ainsi que leurs notaires, procureurs, defenseurs, fau- teurs et conseillers, privees de la protection du roi, et leurs terres etmaisons, meubles et immeu- bles, tomberont en forfaiture. (Acte de 1392.) La Re'forme est preparee premierement par la resistance parlementaire, deuxiemement par les re'voltes de la conscience et de la morale contre les abus de I'^glise. Chaucer fle'trit dans ses vers les moines, les fausses reliques, les vendeurs d'indulgences. Les serfs e'mancipes ne savent pas ce qu'est heresie, orthodoxie. Us e'coutent les pauvres pretres qui colportent dans toutc 1'Angleterre les enseignements de John Wycliffe : ou ne les etonne pas quand ou leur dit qu'un eveque, im pretre en etat de peche mortel n'a plus d'autorite sur les fideles ; que 1'Ecriture defend aux ministres du Seigneur d' avoir des pos- sessions temporelles ; que la confession n'est pas aussi necessaire que la contrition. Des le premier jour, les deux reformes sont en face, rivales et jalouses : la reforme episcopale et la re'forme populaire, celle des grands et celle des petits. Wycliffe se laisse lui-meme egarer par son re"ve CARACTERES DU PROTESTANTISMS. 49 de christianisme primitif; il attaque le droit de proprie'te, frappe de forfaiture les biens du pe- cheur. Le peuple le prend au mot; Londres est mis a sac par la canaille qui suit Wat Tyler. Les lords effraye's veulent persecutor les pauvres pri'tres , les apdtres vagabonds; mais Wycliffe a encore assez de pouvoir pour les proteger. Lui mort, les Lollards perdent leur guide, leur lumiere ; bient6t ils ne sont plus regarde's que comnie de vils fanatiques, des rebelles; on les per- sdcute sans pitie. C'est contre eux qu'est proclame Facte deheretico comburendo (HOO). Oldcastle essaye de remuer les cendres de I'he- resie : il souleve les derniers Lollards et paye sa folle tentative de la vie. Rien ne reste plus en ap- parence de 1'ceuvre de Wycliffe; le nom d'Oldcastle est devenu ridicule, Shakspeare en fait son Fal- staff. Quelque chose est reste pourtant, la Bible de Wycliffe. Ce que les hommes n'ont pu faire, un livre le fera. Les copies manuscrites circulent de main en main, se cachent, car un statut feroce a mis 1'interdit sur 1'oeuvre du reTormateur d' Oxford. L'heresie vit dans 1'ombre, dans la peur des bu- chers ; Tesprit tend sa toile invisible pendant cent ans, comme 1'araigne'e qui travaille aux hautes voutes des cathedrales. Pourquoi le cri terrible de Luther trouva-t-il tout de suite un echo en Angleterre? Les Saxons reconnurent un frere dans le hardi moine saxon. 50 ANGLETERRE POLIT1QUE ET SOCIALE. Les doctrines nouvelles,si vite maltresses des ports de la mer du Nord, de la Suede, du Danemark, f urent connues des matelots, des marchands anglais et porte'es par eux sur une lerre toute prele a les recevoir. Les premiers livres protestants, impri- mes dans les Flandres, se cacherent parmi les lourds ballots. Dans les villes libres, tout pouvait s'impriiner (sir Thomas More y envoya le manu- scrit de son Utopie). Les pulsations du coeur ger- manique etaient ressenties de suite en Angleterre. Tyndale va voir Luther a Wittenberg (1525), tra- duit les Jilvangiles, les ^pitres, e'tablit a Anvers une librairie protestante. Les premiers protestants anglais sont des gens de rien : en 1526, quelques tisserands, charpen- tiers, savetiers, organisent la fraternite chre- tienne ; ils ont un comite Londres, achetent des Bibles; ils ont des agents, commis voyageurs de la parole divine. Les moeurs du clerge, impuni et couvert du benefice eccle'siastique, revoltent le peuple bien plus que les grands; ces Chretiens croient nai'vement que la religion n'est /pas toule dans les pompes, les ceremonies, les formules; ils se figurent que le vrai temple de Dieu, c'est 1'aine devenue pure, sainte et chaste; ils adorent en esprit. Que peut la persecution contre ces ames qui viverit hors des choses visi- bles? A quoi sert-il de bruler des Bibles devant Saint-Paul ? Le mal secret gagne de'ja la ville des CARACTERES DU PROTESTANTISMS. 51 clercs, Oxford; il se glisse dans Ghrist-phurch, le magnifique college fonde par Wolsey. En vain Wolsey se fait perse'cuteur, en vain More. On brule (1531) Bainham, qui a ose nier la transsub- stantiation, et dire qu'un Turc, un Juif, un Sarrasin qui croit en Dieu et en suit la loi est un bon Chretien . D'autres forces agissaient dans le parlement : celiii de 1529, a peine re'uni, fait une petition au roi, qui est un long requisitoire centre les cours eccle'siastiques, contre la rapacite, le ne'potisme cle'rical. La reforme parlementaire fut une revolte du droit seculier contre le droit canon, des gentils- hommes contre les eveques. Ceux-ci n'osent-ils pas demander a Henri VIII que les lois ordinaires soient change'es quand elles sont en disaccord avec le droit canonique, et ne refusent-ils pas de soumettre les lois canoniques a la sanction royale? Ainsi tout allait, tout tendait a la reforme. A qui fera-t-on croire aujourd'hui que ce grand evene- ment ne soit ne* que d'une passion d'un roi bel- latre? Ses volontes flottent de 1'obe'issance a la revolte; il commence par defendre le pape contre Luther, il finit par se faire pape. II fait et de'fait sa theologie comme son lit nuptial. Tous les crimes furent pourtant pardonnes a un roi qui repoussait la tyrannic romaine. II brQle comme here'tiques ceux qui tenaient pour la reforme, mais il pend ceux qui reconnaissaient 1'autoritd de Rome; il 52 ANGLETERRE P&LITIQUE ET SOCIALE. confisgue les biens des couvents, devenus maltres du quart du sol anglais. On rejette les vieux rites, on brise les vieux autels, on de'chire les cHoles; on fut sur le point d'abolir 1'e'piscopat. La royaute* s'y attache d'instinct, tenant non pour Rome, mais pour ce qui avait fait la grandeur visible de Rome. Le servile Cranmer se tient a e'gale distance de Rome et de Geneve; il fait du roi le souverain temporel et spirituel du pays, lui confie le droit de Her et de delier, le droit d'ordonner un pretre. Un code sanguinaire e'touffe toutesles resistances. Aujourd'hui encore, 1'Angleterre regarde sans trop d'horreur la figure de ce roi magnifique et terrible, pontife et dictateur, dont la faveur etait aussi redoutable que la colere, dont 1'amour etait un arret de mort. Ce mariage qu'il avait tente entre les doctrines catholiques et 1'inde'pendance anglicane fin it mal, comme tous ses manages; lui mort, la reforme etait maitresse de 1'Angleterre. Le regne de Marie ne fut qu'un interregne. Ses persecutions terribles, le supplice de Cranmer, rendirent le nom de Rome un objet d'horreur pour la nation. L'Angleterre eut ses buchers comme 1'Espagne; la figure de Philippe, 1'epoux de Marie., traversa un instant 1'histoire de 1'Angle- terre, comme le spectre de 1'inquisition. (Sous ce regne si court, deux cent quatre vingts personnes furent brulees.) Celle-ci allait etablir ses tribunaux dans la Grande-Rretagne et tenir ainsi les deux CARACTERES DU PROTESTANTISMS. 53 bouts dc 1'Europe, lorsque mourut Marie. Avec Elisabeth, le protestantisme montait sur le tr6ne ; la passion qu'elle inspira a son peuple fut surtout une passion religieuse, un fanatisme. Avec elle triomphait enfln 1'idee, si chere au peuple anglais, d'unc Eglise anglaise nationale. Ce mot d'g!i9e nationale ,qui fait sourire le philosophc autant que ferait celui cle Dieu natio- nal , n'e'tonne pas le politique, car la foi religieuse est une force politique. 11 y a toujours une com- munaute visible ou secrete entre tons les peuples catholiques, ou protestants, ou musulmans. La grandeur historique d'&isabeth vient de ce qu'elle eut cles le premier jour conscience de sa mission. La femme servit la reine. Si elle n'etait protestante, elle devenait usurpatrice, batarde. Elle se hate de repousser la suprematie romaine; elle remplace les eveques recalcitrants par des theologiens proscrits. Le flotde la reforme,quelque temps retenu, entraine tout. Sur neuf mille quatre cents pr6tres a qui on demanda de se conformer au rite nouveau, il n'y en eut que deux cents qui resterent fideles 6 la vieille foi et quitterent leurs benefices. Dans les rangs inferieurs du clerge, il n'y eut point de secession. 5i ANGLETERRE POLITIQUE ET SOGIALE. III. Elisabeth avait pour elle les protestants d'An- gleterre et d'ticosse, les etats generaux, le roi de Navarre; mais Marie Stuart avail Rome, la France, 1'Espagne. La guerre de deux religions devint le duel de deux femmes. Elisabeth, si hu- maine au debut et presque tolerante, devint ter- rible quand Pie V excommunia la pretendae reine d'Angleterre. Le trone etait son honneur; I'lieresie son salut. Les passions de la fille, de la femme, de la rivale, expliquent toute sa conduite. Sans 1'^cosse, il est douteux qu'elle eut triom- phe. On peut s'e'tonner, tout d'abord, que la re- forme ait pe'netre chez un peuple si endurci, si attache a ses traditions. An commencement du xvi e siecle, 1'ficosse etait encore fe'odale. Point de grandes villes, de bourgeoisie independante. Ce pauvre pays infertile n'est qu'un champ de bataille perpetuel. Le peuple est miserable, superstitieux les barons, avides, jaloux, pillards, sont toujours en querelle. La guerre avec 1'Angleterre a dure" mille ans. Les Celtes de la montagne, les fils des Scandinaves e'tablis dans les vallees usent leur courage et leur fe'rocite" hereditaire dans des luttes steriles. La royaute estvassale des grandes maisons. CARACTERES DU PROTESTANTISMS. 55 L'Eglise tient la moitie de la terre. On ne peut dou- ter que cette richesse ait incline les barons vers la reforme. La nouvelle religion leur promettait le ciel, tout comme 1'ancienne, sans leur refuser sur la terre 1'objet de leurs convoilises. La re'forme ne seduisit pourtant pas d'abord les grands ; elle fit son cliemin dans les champs, les chaumieres, parmi les petits. Elle donna une ame a ce peuple qui n'en avait point, parla d'une voix rude a ces fils des pirates; a ces brigands, elle seduisit ces coeurs faroucbes par les angoisses memes, le's terreurs, les combats de la vie spiri- tuelle ; a la mansuetude infinie du Nouyeau Tes- tament ils pre'fe'raient la rigidite mosai'que ; aux pompes symboliques, la parole inspire'e, les exhor- tations comminatoires, les reproches, les objur- gations des r/asteurs. L'esprit de clan trouva son expression dans les congregations, les presby- teres ; la grande hierarchic 'catholique ou angli- cane, ne pouvait convenir aussi bien a une na- tion d'humeur rebelle. Si 1'esprit anglais fait penser a une plaine unie aux grands horizons, 1'esprit e'cossais rappelle plutdt ces petites valle'es hautes des montagnes e'troites, fermees par une ceinture de rochers et de forets. Les grands souf- fles des siecles entrent a peine dans ces petites associations ou les consciences distillent lentement 1' intolerance; la se forma le caractere ecossais, marque' par Tamour de la regie volontaire, par un 50 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. bon sens ferme et dur, par 1'honnetete calcula- trice, la taciturnite sardonique et la bonhomie rusee. Par la rudesse, les saillies et 1'aprete que ce caractere conserve encore de nos jours, on peut deviner ce qu'etait r^cosse au temps de Knox et des lords de la congregation. Des gens qui ne songeaient jamais a reculer devant la mort de- vaient I'infliger avec une effrayante serenite. Les combats, les dangers, les longues haines leur etaient necessaires. La passion religieuse sombre et cruelle etait encore enflammee par la passion natkmale. Une reine francaise, instrument de ses freres de Lor- raine, entouree de soldats, de gentilshommes papistes, pouvait-elle etre autre chose qu'une ennemie? A peine Jacques a-t-il rendu 1'ame, les lords de la congregation declaretit la guerre a sa veuve, Knox les excite, les soutient, releve leurs courages abattus par le malheureux siege de Leilh. Elisabeth, devenue 1'ame de la ligue protes- tante, envoie aux lilcossais des subsides. Des que le parlement ecossais eut les coudees franches, tout 1'edifice de la hierarchic catholique fut abattu en un jour. Jamais pareille chose ne s' etait vue, 1'Jilglise etait perdue par 1'exces rneme desa puissance ; elle s'etait lentement emparee de plus de la moitie* de la terre ecossaise et de la par- tie la plus fertile. Les eveques, les abbes se firent les complices de la spoliation. Pas une resistance, CARACTERES DU PROTESTANTISME. 57 pas un martyr. Lcs biens du clerge" furent livres par le clerge meme aux nobles avides 1 . On ne re'serva qu'une mince fraction du revenu pour le clerge nouveau. Knox avait demande qu'on le partageat par tiers : un tiers pour le clerge, un autre tiers pour les ecoles, le dernier pour les pauvres. Au lieu de cela, les nobles s'arrangerent avec les eveques pour avoir tout; ils laisserent a peine un sixieme aux presbyteriens. Deux parts, dit Knox, allerent au diable, et la troisieme fut partagee entre le diable et entre Dieu. L'lilglise d'Ecosse devint la plus pauvre, la plus miserable du monde entier; une multitude de ministres durent se contenter de 100 marcs d'ticosse par an, un peu moins de six livres sterling. Le marche de Knox avec les lords s'explique pourtant: ceux-ci voulaient la terre, lui ne voulait point de la prelature. L'institution episcopale lui faisait horreur, presque autant que la papaute 1 . En Angleterre, la reforme s'etait, par le hasard des evenements, faite avec le roi ; en tfcosse, elle fut faite sans la royaute", contre la royaute. Aussi put-elle suivre une pente differente. Cependant les deux reformes se sentent solidaires ; Elisabeth qui hait Knox est obligee de soutenir sa cause. Des deux parts, on poursuit aussi le meme ideal cliimerique, runite doctrinale ; la foi doit etre \ . Que devait 6tre 1'ancien clerg^ catholique en Ecosse ? 58 ANGLETEBRE POLITIQUE ET SOCIALE. librement cherche'e, dans les livres saints, mais il faut que toutes les ames y trouvent la meme foi. La tolerance pour 1'erreur semble presque un crime; 1'lieresie est poursuivie avec rigueur. Knox vit, sous ses propres yeux, brtiler une sorciere. Elisabeth persecute les anabaplistes, les puritains. Melviiie 1'aine, precliant devant Jacques VI, lui dit : II y a deux rois et deux royaumes. II y a Clirist et son royaume, 1'Eglise, dont le roi Jac- ques est le sujet, et du royaume duquel il n'est ni le roi, ni la tete, ni le lord, mais un simple membre! En Angleterre, 1'Eglise et 1'Etat ne sont qu'un; en Ecosse, la societe civile n'est que la servante d'une societe plus grande dont Clirist est le roi. Les ministres se croientles guides naturels de 1'Etat, ils morigenent le souverain, Knox fait trembler Marie Stuart; les chapelains du faible Jacques comparent ses favoris a Hainan, lui-meme a Herode, a Jeroboam. La distinction du spirituel et du temporel e'tait bien subtile pour des barons qui voulaient arrondir leurs terres en gagnant le ciel, pour une royaute qui voulaitrester maitresse des ames comme des corps. L'Eglise du Christ devait etre une eglise visible, plus forte que ses voisines, plus puissante , plus tenace. La liberte engendrait 1'esprit de secte, et 1'esprit de secte la tyrannic. Le de'bile enfant de Marie Stuart eut un mo- ment dans les mains le sort de deux pays ; il ne CARACTERES DU PROTESTANTISME. 59 pouvait aimer la reforme d'un amour sincere; il contestait atix pasteurs le droit de convertir toutes les chaires en tribunes et recommandait a ses fils en mourant de se fier plutdt a un sauvage highlander, a un feroce borderer (un habitant du border, de la frontiere toujours disputee de 1'Iilcosse et de 1'Angleterre) qu'a un puritain. Pouvait-il regarder cette Elisabeth dont ilsubissait 1'alliance et les dons degradants autrement qu'avec une horreur secrete? II caressait dans son esprit la chi- mere da, droit divin de la royaute et essaya timi- dement de retablir 1' episcopal en lilcosse, mais il se trouva sans cesse entrain e* par le caractere de son litre royal, par ses dangers, peut-etre par ses scrupules memes et ses remords. Devenu roi d'Angletefre, il trouva dans son nouveau pays la moitie de la population encore catholique : le tiers des pairs, la moitie des gen- tilshommes campagnards , les deux tiers des paysans etaient restes fideles a 1'antique foi. La pensee veritable du roi se traliit dans ces paro- les, dites a 1'ambassadeur la Boderie (20 juin 1606): Si le pape voulait consentir d'etre le chef et le premier des eveques, il ne ferait point de diffi- culte de le reconnaltre pour tel ; mais que de se vouloir faire par-dessus les rois, il n'y en avait un seul qui le dut souffrir. Puisieux, le secretaire francais, ^crit le 22 juillet 1608 a Rome : Jacques consent a reconnailre le pape pour le premier des CO AXGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. eveques, s'il pouvait renoncer a son prelendu pou- voir d'interdire les rois. D'humeur discuteuse et theologique, Jacques raisonnait avec les puritains. Son aphorisme e'tait : Pas d'e'veque, pas de roi. II aurait voulu pour toute 1'Angleterre une doctrine, une disci- pline, une religion en substance et en ce're- monie . II voulait garder la croix, les surplis. La tolerance de Jacques exaspera les purilains plus que n'avaient fait les persecutions d'tflisa- beth. Celle-ci tourmentait leur foi sans inquieter leurs haines, car Rome etait toujours la commune ennemie. Des que les yeux de la royaute se re- tournerent vers 1'antique religion, le roi, ses eve- ques serviles, son tfglise officielle devinrent sus- pects. Les puritains se croient des lors les vrais repre'sentants de la re'forme ; leur Eglise devient 1'Eglise militante, leurs ministres sont les lieu- tenants d'une arine'e sainte , les soldats de ce Jesus qui etait venu apporter le glaive et non la paix. Le rite nouveau leur rappelle trop le rite remain. Us ne veulent plus d'ornements sacerdo- taux, plus d'hosties, de genuflexions. L'esprit som- bre des Lollards se re'veille en eux. II y a des ministres qui refusent de baptiser les enfants sous d'autres noms que sous ceux de I'ticriture. Les nouveaux saints prennent des noms symboliques, tels que ceux-ci : De'livrance, Discipline, Terre, Poussiere, Combats le bon combat, etc. (Test CARACTERES DU PROTESTANTISME. 01 ainsi que les republicans francais prenaient plus tard les noms de Brutus, de Demoslhene. > Le caractere propre de ce nouveau protestan- tisme c'est qu'il substitue a la priere, a la parole ecrite , devenue une vaine formule , la parole vivante, inspiration, le sermon. Quelle puissance ne devait pas lui donner cette revolution ! Rien ne trouble ni ne remue I'homme autant que la parole humaine. II semble qu'il assiste alors a une sorte de creation et qull y participe. L'improvisation dereglee va ou Tesprit la mene, touche a tout, ne recule devant rien. Le ministre puritain est un tribun d'autant plus audacieux qu'il semble que Dieu parle par sa bouclie. II enveloppe la politique des noms, des comparaisons familieres, des locutions de rticriture sainte. Son eloquence conserve quelque chose d'impersonnel ; elle s'en- toure d'une terreur mystique, des eclairs et du tonnerre du Sina'i, tout en parlant aux interets les plus terrestres, les plus immediats, les plus grossiers; elle mele le vulgaire et le divin, la pas- sion et la foi. IV. Le developpement de 1'esprit puritain marque un moment nouveau dans 1'histoire religieuse. Par certains c6tes, les nouveaux sectaires ressem- 02 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. blent a ces ordres fameux qui propageaient la foi catholique et qui s'etaient fails les apOtres de 1'id^al Chretien. Mais tandis que ceux-ci montrent au peuple le ciel, les puritains lui montrent la terre. L'esprit barbare des Anglo-Saxons ne peut se con- tenter d'un royaume qui ne soil pas de ce monde : c'est ici-bas qu'il faut fonder I'tfglise du Christ; il faut que la terre commence le ciel. Point de merci pour tous ceux qui troubleraient cetle prise de possession des saints. Le noble ideal catho- lique, en consolant le Chretien de la pauvrete, de 1' oppression, de ses proprcs faiblesses, le desarme contre les autres et conlre lui-meme. L'ideal puri- tain lui souffle line e'nergie indomptable. Sera-t-on sauve ? sera-t-on damne ? Voilei la question terrible, celle que nul ne peut resoudre avec assurance ; mais, puisque la foi seule justifie le pe'cheur , elle seule peut le rassurer contre rinexorable avenir, et lui donner un frele espoir. II s'altache done a la foi comme a son unique chance de salut, il la cherche, il voudrait la sen- tir, comme la mere sent les mouvements de 1'en- fant qu'elle a concu. A quoi peut-il mieux la reconnaltre qu'aux elans de colere et d'horreur qu'il eprouve contre I'impiete? Comment trouver 1'or pur dans un sediment, si Ton ne rejette les sables, la boue? Tout ce qui est vain lui fait done pilie et doit elre retranche : les cloches, les statues, les tableaux, les plaisirs frivoles, jus- CARACTERES DU PROTESTANTISMS. C3 qu'aux clanses, aux jeux populaires, aux gaiete's pa'iennes de Noel. Les puritains veulent forcer 1'Angleterre a s'habiller de noir ; ils prennent un air sombre, portent les clieveux droits et longs, parlent un jargon biblique. La perpetuelle ten- sion de la volonte se reconnait jusqu'aux intona- tions plus nasales de la voix. La conspiration des poudres poussa jusqu'au delire. la haine centre Rome, contre les je'suites. L'imagination populaire ne reve plus que des crimes. A la mort de Jacques I, 1'^glise e'tablie etait a demi he're'tique : en apparence, Te'difice de la foi royale et episcopate etait pourtant tres-solide ; une cour de haute commission punissait toutes les attaques contre sa liturgie et ses doctrines; mais le dernier primat, Abbot, avait ouvert doucement lesportesde I'tfglise aux doctrines puritaines. Laud tentade re'parer le mal : il proclama dans ses canons le droit divin de la royaute. Les non- conformistes emigrerent en Hollande, dans la Nouvelle-Angleterre ; Charles , soutenu par ses eveques dociles, crut le moment venu de donner a I'jficosse des eveques : les proprie'taires des anciens biens d'tfglise , les presbyte'riens, les purilains se coalisent contre lui. La lutte com- mence. Le roi et son primat poursuivent ce r6ve : reunir 1'Eglise d'Anglelerre a 1'l^glise romaine, en sauvegardant les principes et Tinde- pendance de l'glise d'Angletcrre. Ils connaiscent G4 ANGLETERRE POLIT1QUE ET SOCIALE. 1'amour du pays pour les vieilles traditions. Les eveques anglicans n'ont jamais voulu perdre le privilege sacre de la transmission apostolique ; ils sont, ils veulent etre des successeurs des apdtres. L'imposilion des mains n'est-elle pas le signe visi- ble d'une sorte d'lieredite religieuse, pareille a rheredite monarchique? Elisabeth et ses conseil- lers n'avaient pas voulu renoncer & ce prestige ; les erudits d' Oxford, parmi lesquels etaient choisis les eveques, etaient moins anglais, si on peut le dire, que le reste de la nation ; les belles- lettres, la chaine de la scolastique, les rattachaient a 1' Europe. Ils formaicnt une sorte d'aristocratie intellectuelle, assez raffinee dans un temps des plus grossiers : le bas clerge, assez miserable, deven'u plus plebeien depuis que la reform c d'Henri VIII avait appauvri 1'Eglise, etait soumis dans les maisons nobles a une veritable domesti- cite. Une fille de bonne maison ne pouvait e'pou- ser un pretre. Les chapelains demandaient la main des femmes de chambre. Les pretres des campagnes elaient ignorants, brutaux et serviles. Les prelats, petite caste de clercs, se souvenaient des splendours de Wolsey; sans partager toutes les passions des Stuarts, ils s'en firent les com- plaisants serviteurs. L'Eglise anglicane devint monarchique; elle se separe de Calvin, du pres- bytere, de toutes les doctrines republicaines, et se rapprocbe d'Arminius. CARACTERES DU PROTESTANTISMS. 65 Le danger etait grand pour lareforme : I'^lcosse repondit aux injonctions de Laud par le covenant. Nobles, ministres, gens de toute classe jurerent de resister a toute innovation religieuse, de tra- vailler a restaurer la purete de la foi, a extirper rheresie et a devenir de*s exemples vivants des vertus chretiennes. En Angleterre les deux partis en presence etaient a peu pres egaux: d'un c6te le roi, les eveques, tout ce qui dans la nation leur restait fidele, tout ce qui aimait la splendeur visible de la monarchic et de 1'episcopat, de 1'autre les puritains, les bourgeois, les marchands de la Cite qui faisaient le commerce avec les Pays-Bas, qui admiraient la prosperite des villes libres et avaient applaudi a Theroique lutte d'une repu- blique centre les Espagnols. L' argent est deja une puissance nouvelle, le parlement s'en fait le mi- nistre et defend contre le roi la ricliesse des parti- culiers. La reforme royale allait trahir la cause protes- tante : la deuxieme re'forme fut parlementaire. Les communes se cliangent en vrai concile. On veut extirper tout ce qui reste de Rome, couper les racines et les branches . Laliberte politique est 1'arme de la foi,. Les fondateurs du gouverne- ment parlementaire sont moins des homnies d'fitat que des docteurs, des casuistes, des theologiens. Quand 1'Ecosse envoie son arme'e au secours du parlement, voici de quelle proclamation elle se 5 66 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. fait prdcdder : Notre conscience et Dieu, qui est au-dessus de notre conscience, nous est te'moin que nous ne voulons quela gloire de Dieu, la paix des deux nations et Mionneur du roi, en supprimant et en punissant Idgalement ceux qui troublent Israel, les torches de 1'enfer, les Corahs, les Baalams, les Doegs, les Rabshakehs, les Amans, les Tobies, les Sanballats de notre temps; cela fait, nous serons satisfaits. Les ev^ques sont les (( pretres de Baal. La liturgie est ironiquement appele'e la lethargic . Le parlement devient une arene de docteurs ; s'inclinera-t-on, ne s'inclinera-t-on pas au nom de Jesus ?Y aura-t-il des grilles devant 1'autel? le choeur sera-t-il plus haut que la nef ? Voila les questions qu'on y discute. On chasse les eveques de la chambre des lords. Le parlement pro- clame la souverainete' du peuple : il ose dire que le gouvernement appartient aux citoyens, qu'on peutde"poser les rois. Les soldats parlemen- taires boivent sur 1'autel de Westminster et bivoua- quent dans la vieille abbaye. On demolit les eglises, on brise les statues, en haine de Laud ; on baptise dans les chapelles des chevaux, des cochons. On profane les - tombes et 1'on jette au vent la poussiere des morts. Les chambres imposent tous les membres du clerge le serment au cove- nant : on demande a ces pretres, qui out ete ordonnes par des e'veques, de travailler a la CARACTERES DU PROTESTANTISME. 67 destruction du regime episcopal. Sept mille refu- sent le serment : chiffre e"norme et qui montre combien la religion e'tablie avait encore de racines et d'autorite' morale. Cette hostilite profonde, cachee aux champs, menacante dans les cha- teaux, poussa jusqu'au delire la passion des puri- tains. On vit alors en Angleterre quelque chose de pareil a ce qui se vit en France a la fin du siecle dernier. La royaute est desarme'e, prisonniere. Les presbyte'riens voudraient la sauver, ils 1'ont abattue les premiers, mais ils redoutent de voir tomber cette institution qui sert comme de pilier a 1'histoire eta la constitution anglaise. Esclaves des formes, ils ont toujours pretendu, meme eu se battant contre le roi, se battre pour la royaute. En face d'eux sont les inde'pendants a qui les formes, les fictions importent peu : ils se sont battus, la Bible d'une main, leurepde de 1'autre. Leur seule constitution, c'est 1'ficriture. Ils sont bientOt les maitres. Pourquoi traiter humblement a Hampton- Court avec cet homme qui n'est plus roi que parce que Ton parle encore de Sa Majeste? Ge qu'il promet des levres, son coaur peut-il le pro- mettre ? Pour toutes nos batailles, dit Cromwell, nous n'aurions qu'un bout de papier? Cromwell, a cette heure terrible, repre'sente la force brutale : cette Angleterre qui, trainant Us 68 ANGLETERRE POL1TIQUE ET SOCIALE. longues draperies du passe, peut a certains mo- ments, quand sa marche s'embarrasse et qu'elle a besoin de toutesa vigueur, rejeter, de'chirer ces vete- ments inutiles et se montrer nue, comme un gla- diateur barbare. Luxurialque toris animosum peclus. Le vain bruit des disputes parlementair es fatigue bientdt ce soldat silencieux : 1'Angleterre, 1'Ecosse, 1'Irlande sont vaincues : que va devenir le parle- ment ? il n'a plus de p61e, plus d'equilibre. II cherche un nouveau souverain ; pourquoi ne serait-ce pas la nation ? On parle de districts dlec- toraux egaux, de suffrage libre, d'une sorte d'As- semblee constituante. Cromwell interrompt ce reve, il reste seul, dictateur, protecteur, il puise son droit dans sa force ; il sait que la moitie" au moins de 1'Angleterre est vaincue, non con- vaincue. 11 se croit le Moi'se du nouveau peuple choisi; c'est un maitre humble, serieux, sombre, accable par instant du poids dont la Providence 1'a charge. II connait sa nation, voudrait lui rendre une chambre ; mais ses parlements a peine reunis 1'interrogent lui-meme et 'lui demandent ou sont ses titres. Quelle question s'agite en realite parmi tant de desordres, de douleurs, sous ce jargon ridicule des sectes et dans ce de'sordre des esprits ? Sur un point, tous se rencontrent. L'tftat doit 6tre religieux : il ne faut point qu'il soit athee, indif- ferent, sceptique. Mais 1'fitat sera-t-il soumis a CARACTERES DU PROTESTANTISME. 69 1'figlise, on 1'^glise sera-t-elle soumise a 1'titat? Les interets temporels le cederont-ils aux spi- rituels, ou ceux-ci aux temporels? Sera-ce la loi qui de'cidera de la foi ou la foi de la loi? On avail mis un culte nouveau a la place de 1'ancien. Le psaume, le sermon avaient ete substitues aux ceremonies. Plus de symbole de foi, de comman- dements de 1'Eglise ; 1'oraison dominicale meme avait ete proscrite, comme tout ce qui pouvait rappeler une doctrine traditionnelle, regle'e, obeissante. L'amehumaine devait s'exprimer libre- ment dans des discours et des chants. Cromwell essaya de reprimer les plus violents exces de cette licence, d'etouffer la vegetation malsaine des sectes; sa dictature terrible ne reussit point & detruire les forces invisibles qui rattachaient 1'Angleterre a son passe, ei 1'institution monar- chique et episcopale, mais elle les tint assez longtejnps impuissantes pour rendre desormais possible 1'existence, ci c6te de 1'figlise d'fitat, des figlises dissidentes. V. On le vit bien a ce qui suivit. La reforme avait traverse trois phases : elle avait e'te d'abord royale, puis parlementaire, en dernier lieu the'ocratique. Toutes les grandes revolutions morales finissent TO ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. par des compromis, car il y a presque toujours quelque chose de necessaire et de legitime dans chacun des interets qui se disputent la victoire. La cause puritaine put serabler un moment comple- tement vaincue. L'Angleterre , lasse, sterile, epuisee comme par un long jeune, se rejeta dans les bras de la royaute et de 1'e'piscopat. La Restauration fut une orgie : la severe et chaste muse de Milton fut chassee par des muses impu- diques et courtisanes. G'est le chatiment detoutes les tyrannies d'user jusqu'aux ressorts les plus profonds de 1'ame humaine et d'en faire une chose sans vertu, sans force et sans nom. Comme on vit en France le Directoire licencieux succeder a la Terreur, le regne des puritains fut suivi du regne du plaisir. Charles II avait 1'ame moins tolerante qu'indiffe- rente etparesseuse; des qu'il mit le piedsur le sol de 1'Angleterre, les anciens evcques se mon- trerent. Les presbyle'riens, qui avaient la majorite dans les communes, espererent un moment qu'ils pourraient etablir leur liturgie; mais le roi etait d'avis que le presbytere n'etait pas une religion bonne pour un gentilhomme . 11 essaya d'abord de la tolerance, pour habituer de nouveau la nation aux ceremonies proscrites par les puritains. Puis il publia un acte d'uniformite, qui excluait de 1'^glise etablie les ministresqui n' avaient pas recu Tordination episcopate. On exigea enmeme temps CARACTERES DU PROTESTANTISME. 71 de tous les ministres, de souscrire in une declaration qui stigmatisait, comme illegale, toute resistance au roi, sous quelque pre'texte que ce fut. On vit bientdt combien les esprits avaient e'te use's et courbes par les guerres civiles. On se rap- pelle que plus de sept mille ministres avaient quitte leurs benefices pour ne pas souscrire au covenant, Le nouvel acte d'uniformite ne soulevaque deux mille protestations. II fut interdit a tous les ministres nonconformistesde s'etabliroude revenir a moins de cinq milles du lieu oil e'tait leur an- cienne ^glise (five miles act}. Les sectes dissidentes et les catholiques se trouverent enveloppes dans la meme disgrace, mais le roi s'arrogea le droitde suspendre les lois penales, et les catholiques en auraient seuls profite. Cette prevention souleva a la fois les anglicans et les ennemis de la preroga- tive royale,et les commune's dejouerent les desseins du roi, par le Test act, qui resta en vigueur jusque sous George IV. Get acte obligeait tout fonction- naire, civil ou militaire, a preter le serment de suprematie, a souscrire a une declaration contraire a la Iranssubstantiationetarecevoirpubliquement le sacrement, suivant le rite de 1'tfglise d'Angle- terre. II y eut des lors comme deux nations dans la nation ; 1'figlise anglicane, redevenue episcopale, dessina les frontiercsd'unc sorte depays religieux Wgal : en dehors de ces frontieres, tout ce qui 72 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCJALE. restait cles sectes puritaines conlinua a vegeter, mais forma, avec les catholiques, unc caste sans drolls politiques, frappe'e des incapacites civiles les plus re'voltantes. L'espritde secte avait tue la liberte politique; la liberl^ politique se tourna centre 1'esprit de secte ; elle resta fidele au protestantisme, mais en le re'glant, en 1'organisant en quelque sorte; le par- lement ne pouvait avoir pour ennemi une ^glise qu'il protegeait de ses lois, une armec religieuse dont ii avait refait les cadres et affaibli les en- nemis; I'^glise devint la creature de rfitat, au lieu d'en etre le dominateur ou le rival. L'bostilite secrete de la royaute centre le pro- testantisme durait toujours. Le roi, et son frere catholique, le due d'York, appartiennent moins a 1'Angleterre qu'a Louis XIV. Charles II en signant le honteux traite de Douvres (1670) devenait un vassal de la France. Des que la 'nation soupconna le souverain, la passion protestante redevint une sorle de folie. Les imaginations e'pouvante'es virent partout des complots. On crut aux contes de Titus Gates. L'alliance entre le parlement et 1'^glise etablie se resserra. Les communes voulurerit ex- clure du tr6ne le due d'York et les regards du peuple se pofterent sur Monmoulh, un batard du roi. L'e'loquence d'Halifax re'ussit pourtant a faire rejeler le bill d'exclusion par les lords ; le roi triomplia et la reaction des tories contre leurs CARACTERES DU PROTESTANTISMS. 13 aclversaires fut terrible. Monmouth fut exile , Russell, Sidney pe'rirent sur 1'echafaud. Le due d'York, Lien qu'exclu par le Test act, de tout em- ploi, rentra dans le conseil. A son lit de mort, Charles II recut les derniers sacrements des mains d'un pretre catholique. Avec son successeur, Jacques II, le catholicisme montait sur le trone; apres cent vingt-sept ans d'exil, il rentrait a West- minster. Tolerant, Jacques aurait pu peut-etre etablir la tolerance, obtenir le retrait des lois penales qui frappaient les catholiques et les dissidents. Mais son intolerance et sa mauvaise foi perdirent tout. II avait Tame d'un persecuteur : il demanda au parlement ecossais des lois encore plus feroces contre les presbyteriens insoumis : la mort et la confiscation furent prononcees contre ceux qui prechaient dans les conventicules couverts ou qui assistaient aux conventicules en plein vent. Jacques rie voulait pas seulement rendre 1'egalite civile et politique aux catholiques, il aspirait a refaire du catholicisme la religion de rtat eta supprimer toutes les autres, comme son voisin de France. II tenta d'asservir entierement le parlement qu'il avait trouve compose" presque entierement de tories devoues a la cause royale : il laissa executer son neveu Monmouth, parceque le peuple aimait dans ce jeunerebelle un prince pro- testant : apres les assises sanglantes, il nomme 74 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. Jeffreys son chancelier. II tente de convertir la nation enpubliant lespapierssecrelsde Charles I er , du roi martyr. II se fait decerner par les juges le droit de dispenser individuellement les catho- liques de 1'effet des lois porte'es centre eux. II en profile pour remplir Farmee de catholiques, il leur donne des benefices, des places dans lesimiversites; ilveut userde sa supre'matie eccle- siastique pour cre'er une cour de haute commis- sion, destine'e a opprimer rtfglise, il donne a cinq commissaires une autoriteabsolue sur leseveques, etparmi ces commissaires il place Jeffreys. L'e'veque de Londres est suspendu de ses fonctions spiri- tuelles. En Ecosse, le roi s'arme egalement de sa supre'matie ; il admet les catholiques aux plus hauls emplois, tout en continuant a persecutor les pres- byteriens; il annonce qu'ilfera ouvrir unechapelle catholique clans le palaisd'Holyrood.Chef spirituel de deux Eglises, il use de son autorite pour les combattre toutes deux. Quand il comprit qu'il ne pourrait convertir les anglicans, ilessayade s'allier aveclgs dissidents. II fit une proclamation d' indulgence, permit 1'exercice public de tous les cultes; il ne suspenclit pas seule- ment les lois penales, mais les incompatibilites poli- tiquesfondees sur la religion. Les dissidents furent un moment e'branle's; mais la passion anglaise Fem- porta. Us devinrent les allies de FEglise anglicane contre FEglise romaine, du parlement contre le CARACTERES DtT PROTESTANTISMS. 75 roi. Celui-ci tint bon, fit unedeuxieme proclamation d'indulgence et en ordonna la lecture dans toutes les figlises; sept eveques desobeirent. Le jour ou ils furent conduits a la Tour, Jacques II cessa d'etre roi. La nation entiere comparut avec les eveques devant le tribunal du bane du roi. Leur acquit- tement fut la de'livrance de la nation. Le dernier Stuart avail tout uni centre lui, le protestantisme aristocratique, hierarchique, episcopal et le pro- testantisme niveleur et populaire, 1' esprit de Laud et 1'esprit de Cromwell. Le clerge qui avait laisse couler tant de sang innocent, qui avait tout livre a la royaute, fit cause commune avec les sectaires. Ce que n'avaientpu faire les meurtres d'&isabeth Gaunt, d'Alice Lisle, de Monmoutb, d'Argyle, les infamies de Jeffreys, 1'arrestation des eveques le fit. Les flls des Cavaliers et les fils des puritains se retrouverent dans les memes rangs. La revolution e'touffa un moment le miserable esprit de secte et unit tous les protestants. La revolution de 1C88 fut une revolution reli- gieuse plutot que politique. La haine du papisme. y eut plus de part que I'amour de la loi. Des qu'il apprit la fuite de Jacques It, le peuple tourna sa rage contre les eglises, les couvents, les chapelles catholiques, contre rimprimerie, d'ou e'taient sortis les pampblets royaux, contre les ambas- sadeurs des puissances catholiques; 1'ticosse se souleva tout entiere et de'sarma les calholiques. 70 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOC1ALE. Guillaume, bon protestant, n'etait point sec- taire. II accueillit avec faveur tons Ics reTormes ; sa femme osait dire qu'elle ne voyait point de difference entre les Eglises protestantes. Mais la royaute nouvelle devait tout a une coalition du haut clerge anglican et des grandes families aristocratiques. Etrangere, n'ayant pour I'An- gleterre qu'un regard distrait et I'ceil to uj ours porte vers 1'Europe, ellaaccepta naturellement ce role d'arbitre, que 1'aristocratie anglaise allait de'sormais donner a ses souverains. Celle-ci, deja, maitresse du parlement, avait besoin d'une Eglise aristocratique. L'Eglise devint 1'associee de sa puissance , 1'instrument de sa politique , son avocat aupres de la nation, Tun des soutiens de ce pouvoir qui a pour ainsi dire la nature et la terre anglaise pour complices. On revit quelque chose de pareil au partage de la conquete feodale entre le roi, 1'Eglise et les barons. Mais cette fois, ces derniers se iirentlapart du lion. Le clergd n'etait plus protege contre les grands par le celibat, par la confession, par le prestige d'une vie mystique, etrange, et comme surnaturelle. Les pretres devinrent les clients de Faristocratie territoriale : 1'l^glise se fit la servante du chateau. L'autorite doctrinale elle-meme fut soumise aux metamorphoses et aux caprices de Tautorite politique. La pompe episcopate ne pent cacher la de'pendance de 1'^glise. En vain elle se CARACTERES DU PROTESTANTISMS. 77 drape dans son origine apostolique ; on salt quelle est 1'origine cle son symbole de foi et quc le parle- ment pourrait, s'il lui plaisait, toucher a 1'acte d'uni- formite, aux trente-neuf articles. Quand les deux pouvoirs spirituel et temporel sont confondus, il faut, ouque le pr&re absorbe le lai'que, ou le lai'que le pretre. En Angleterre, le souverain religieux estreste subordonne au souverain se'culier. L'Eglise anglicane travaille a soutenir un edifice politique dont elle n'est qu'un fragment; elle obeit a deslois discutees et vote'es par des laiques dont un certain nombre ne reconnaissent pas meme son autorite doctrinale; c'est une Eglise proprietaire, qui tire son independance de ses richesses, une Eglise politique qui a toujours defendu le privilege aris- tocratique et vante la vieille constitution, en un mot, une Eglise terrestre. G'etait bien celle qui convenait a une societe amoureuse cle force, de puissance, de grandeur visible, incapable de sepa- rer longtemps le reve et la realite, accoutumee a mesurer le merite par le bonheur, et si nai'vement eprise d'elle-meme qu'elle accepte les faveurs de la fortune comme la recompense naturelle de ses vertus. Nul disparate entre la vie pratique et I'ide'al : le devoir social et le devoir religieux se fondent 1'un dans 1'autre, se perietrent si completement qu'ils sont devenus comme inseparables. Les sollicitations de la pense'e ne mettent point 1' esprit bors d'equi- 78 ANGLE'lERRE POLITIQUE ET SOCIALE. libre : elle conserve assez de liberte dans les limites de la doctrine nationale pour tre rare- ment tente'e d'en echapper. Les trente-neuf articles abritent aussi bien les fois paresseuses, qui ne cherclient que le repos, qui aiment a se sentir portees par la multitude et par la tradition, que des fois plus mobiles, pareilles a ces plantes le'geres qui jettent leurs bras grimpants en tons sens, sans cependant se detacher d'un tronc d'ar- bre. L'aristocratie a trouve' une alliee naturelle dans une tfglise riclie, bien dotee, assez indepen- dante pour ne jamais sembler esclave, qui porte 1'esprit politique dans la religion et sert de lien vivant entre les grands et le peuple. A cdtc de la religion heureuse, puissante, sorte de compromis entre le Catholicism e et le protes- tantisme, comme la monarchie constitutionnelle est un compromis entre 1'ideal monarchique et 1'ideal republicain, une place obscure resta au protestantisme puritain, a la foi douloureuse, malheureuse. Autour de la societe politique, com- pacte et serree, qui embrassait comme dans une apotheose la royaute, les lords, les communes et un petit corps electoral obeissant, il y avail un grand peuple muet, sans droits, une sorte de residu social et d'humus sur lequel croissait 1'arbre aristocratique ; la se cachaient les petites figlises protestantes. La richesse territoriale, here'- ditaire, aisee, s'abritait sous rglise ofQcielle; la CARACTERES DU PROTESTANTISME. 79 richesse laborieuse des marchands, des negotiants en voulait une autre ; la foi restait plus inquiele et plus vivante chez les gens occupes de ne'goce, d' Industrie, gens de peu, gens de rien. Elle etait la seule flamme de ces vies ternes et me'tno- diques, elle leur tenait lieu de fierte, elle les consolait de leur injuste neant. Le commerce et 1'industrie creaient a c6te de 1'Angleterre qui se mesure en acres une seconde Angleterre. Les ou- vriers agricoles appartenaient a la premiere; ceux des villes a la seconde. Dans leurs petites tfglises meprisees revivait la tradition des Lol- lards, de ces pre'cheurs puritains, capables de faire une chaire a coups de hache avant d'y par- ler, de ces theologiens qui ne savaient point lire, de ces ministres qui consideraient toute lecture autre que celle de la Bible comme un peche. La se perpetuait la haine et 1'invincible mefiance du catholicisme. G'est la qu'on repetait au peuple que la thdologie catholique autorise tous les moyens, tous les crimes commis en vue du triomphe de 1'Eglise. La haute %Iise, instrument de 1'aristo- cratie, ne songeait qu'a augmenter ses richesses. Burnet se plaignait que le clerge anglican fut le plus mdprise de 1'Europe ; ses mceurs etaient relache"es, son avidite sans e'gale, son indifference au bonheur du peuple complete. Une nouvelle reforme devint necessaire pour le ramener au sentiment de ses devoirs. Wesley 1'accomplit ; il 80 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. modifia Tesprit de I'tfglise et sans guerre civile fit une revolution religieuse. VI. Get homme singulier fut une sorte d'apotre, de moine protestant. Tourne a 1'ascetisme, il va fort jeune en Amerique vivre quelque temps avec des moraves. II a des extases, et fait des miracles comme un saint, par la puissance de sa foi. II rompt les filets, les barrieres de rtiglise angli- cane, et pretend sauver tous les homines. Son amour catholique embrasse tous les pe'cheurs, les petits comme les grands; il leur donne ses larmes, sa predication mystique, ardente, eloquenle; il remue surtout les esprits malades, les ima- ginations en desordre des pauvres gens ; sa foi est comme ces epidemics qui ravagent les parties les plus malsaines des villes. II preche en plein vent dans les carrefours de Bristol, et pourtant il n'a rien d'un vulgaire tri- bun ; e'leve a Oxford dans la foi anglicane, il aime 1'ordre, la decence, mais il se sent pousse partout ou il y a des ames a sauver. On comprendrait mal combien cette nouvelle reforme remua TAngle- terre, si Ton ne savait combien 1'ame anglaise est toujours ouverte aux pense'es religieuses. Ces sujets que I'esprit latin repousse avec me'pris, la CARACfERES DU PROTESTANTISMS. 81 predestination, la doctrine de 1'e'lection, la justifi- cation par la foi, elle y retourne sans cesse, invisi- blement attiree par leur obscurite m&me, par les terreurs qui les enveloppent. L'ame populaire surtout se jette dans le fatalisme calviniste comme dans un gouffre avec une sorte de sombre abandon. Les esprits aiment cette redoutable oscillation entre la reprobation et le salut, entre la necessite et la grace ; ils sont pareils a des rameurs qui luttent courageusement contre un courant qui les emporte a 1'abime. Le methodisme ne renversa pas 1'^glise angli- cane, mais il en provoqua la re'forme morale. Ge fut la derniere explosion du veritable esprit pro- testant. Elle ne produisit point de consequences politiques, parce qu'elle demeura exclusivement dans le domaine ideal. D'ailleurs 1'fitat, en lais- sant les sectes libres, les avait desarmees. On peut s'etonner pourtant que les lois faites contre les dissidents et les catholiques soient reste'es si longtemps en vigueur; que les prolestants, appartenant aux sectes libres, aient courbe" la tete pendant deux siecles sous des e'dits barbares, qui les excluaient de toutes les corporations, des hon- neurs de.la cite", de 1'arme'e, de la magistrature', des university. C'est qu'ils aimaient encore mieux rester deins la poussiere que devoir le catholicisme en sortir. II semble, helas ! que 1'intolerance seule puisse triompher de 1'intol^rance, et que, pour 6 82 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. emprunter le jargon biblique des sectaires, il n'y ait que Belze'buth, le prince des demons, qui puisse vaincre les demons. La crainte perpe- tuelle des dissidents, c'etait de voir la prelature anglaiseetla monarchie se rdconcilier avecRome; ils livraient a I'^glise offlcielle leurs humbles personnes, comme on jette une proie a un animal affame. Leur desinte'ressement et leur patience venaientde leur haine. La terreur de Rome domi- nait tout. Le peuple s'etait fait comme une legende noire avec la Saint-Barthelemy, 1'as- sassinat d' Henri IV, la conspiration des poudres, les maximes des casuistes. La loyaute protestante ne croyait point a la loyaute catbolique. Tillotson, en 1678, prechant devant les communes, met la nation en garde contre une religion plus dange- reuse que 1'irreligion. Locke, dans sa premiere lettre sur la tolerance, dit qu'une religion qui apprend a ne point tenir des promesses faites aux ke're'tiques, ne merite aucune tolerance. Ces idees, qui ont pris racine depuis des siecles dans 1'ame anglaise, firent bien longtemps obstacle a 1'eman- cipation des dissidents. Ceux-ci n'ont etc de'livres de leurs dernieres chaines qu'en 1828, un an avant les catholiques. Pour que 1'e'galite civile fut fondee en Angleterre, il fallut que le catholicisme fut impuissant, reduit a 1'etat d'une ombre, presque d'un souvenir. CARACTERES DU PROTESTANTISMS. 83 VII. Les passions religieuses sont, en apparence du moins, tres-calmees en Angleterre. L'esprit de secte parait s'affaiblir, et 1'on ne voit pas naltre de nouvellestfglises. II y a toujours deux grands cou- rants religieux : des dispositions ou conservatives ou liberates semelent a lafoi et la colorentdefacon diverse; mais Ton ne se complaitpasautant qu'au- trefois aux discussions theologiques; 1' esprit rai- sonneur de la nation ne s'y exerce plus avec une passion aussi acharnee. Les vieilles denomina- tions subsistent toujours, mais plutdt comme les trophees des anciennes batailles que comme des drapeaux. L'figlise officielle embrasse encore plus de la moitie' de la nation ; son privilege politique, son immense richesse, sa puissante bidrarchie, lui assurent la primaute. Plus artiflcielle, moins demo- cratique et, si Ton me permet le mot, moins hu- maine que I'tiglise catholique, si dedaigneuse de toute inegalite terrestre, 1'Eglise anglicane dis- * pute a peine aux sectes les fideles dont la pre- (^sence souillerait ses temples decents. L'eveque disert, le vicaire rustique, client et satellite des gentilsbommes, ne ressemblent guere a des 84 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. apOtres. Us savent que tout ce qui s'eleve vient & eux, comme par une attraction naturelle. II ne leur deplait pas de faire partie du grand systeme aristocratique, et de memo que les arbres genea- logiques laissent tomber a chaque generation quelques branches, qui se detachent sans bruit, la religion officielle ne retient que faiblement ceux-la memes qui ont le plus besoin des secours spirituels. L'esprit du monde la penetre, lui apprend la tolerance, lui donne 1'intelligence des besoins du siecle, lui communique une sorte de charite plut6t civique que religieuse ; la poli- tique et la foi se trouvent ainsi rapprochees, elles vivent en meilleure intelligence qu'en aucun autre pays et se soutiennent mutuellement au lieu de se combattre. Rien n'est simple en Angleterre, et les principes les plus contraires y travaillent moins a se de- truire qu'a achever se'pare'ment leur ouvrage. L'tfglise anglicane represente 1'union de I'figlise et de 1'^tat; les ^glises dissidentes representent leur separation. Les metbodistes, les indepen- dants ou congre'gationalistes, les baptistes, les unitairiens, avec toutes les families religieuses qui s'attachent a ces grands ordres, representent 1'Eglise democratique, en face de 1'figlise aris- tocratique, qui a ses splendides cathe'drales, ses lords spirituels, ses arcbeveques, ses eveques, ses chapitres, ses chanoines, ses prebendaires, ses CARACTERES DU PROTESTANTISMS. 85 colleges, ses benefices 1 , ses climes 2 , sa richesse terrestre, plus grande que celle detoutes les Eglises 1. II y a 13,000 be"ne"fices; plus de la moitid appartlent a des lords ou des particuliers; la Couronne n'en a que 1,144, les cheques que 1,853 ; le reste appartient a des universite's ou des corporations. Le recteur jouit, sa vie durant, du franc- alleu du presbytere, de la glebe et de la dime. Quand les rentes sont appropriees a une corporation, celle-ci delegue un vicaire. Les lalques qui instituent un b<5ne"fice se rtSservent la facult^ de choisir le be'ne'ficiaire; le choix est toutefois soumis au veto episcopal, mais il est rare que l'e"veque 1'exerce. II n'est pas permis a un pretre d'acheter le droit de designation (advowson). Mais le plus vil publicain peut obtenir a prix d'argent le droit de designer un ministre. Ce privilege se vend aux encheres. Le commissaire-priseur vante sa marchandise : bene'ficiaire tres-agtS, nombre des fideles petit, joli pays de chasse, nombreuse. compagnie dans les cha- teaux voisins, etc. 2. Lesrevenus de 1'Eglise ne sont pas tres-exactemcnt connus ; le chiffre des dimes s'tSlevait en gros S. 125 millions environ : cette dime a pris presque partout la forme d'une prestation montaire (tithe rent charge) l<5gerement variable suivant le prix du Me". En 1866, la prestation mone"taire, re"glee par les commis- saires de la dime, e"tait de 100 millions. Sur ce chiffre, pres de 25 millions allaient Ji des propri<5taires laiques, substitutes aux droits de 1'Eglise et seulement tenus de subvenir aux frais du culte dans leur paroisse, a des 6coles et des colleges; 10 millions environ e"taient dus a des propri(5taires clercs (clerical appropria- tors), a leurs locataires; il ne restait que 62 millions environ pour le clerg<5 des paroisses. On a estime" le revenu total de 1'Eglise a 250 millions par an (y compris les glebes, les places & 1'Eglise, les droits de surplis). Les biens de J'Eglise sont administr^s par une commission ecclesiastique qui paye des appointements fixes aux pr.ilats. 86 ANGLETERRE POLIT1QUE ET SOCJALE. d'Europe. Les Eglises dissidentes se contentent de la liberte. L'tfglise anglicane, liee pour ainsi dire au sol anglais, intimement soude"e a ses institutions, n'a jamais pu s'dtendre ni pousser des racines lointaines. On la concoit a peine liors d'Angle- terre; en Irlande, si pres de son berceau, elle ne put s'e'tablir et se maintenir que par la tyrannic. Ses honteuses richesses n'y firent que rendre sa faiblesse plus visible ; enfln un parle- ment anglais trancbalui-memelelienquiattachait a 1'Eglise nationale une Eglise conquerante, odieuse a la -race vaincue. Que pouvait devenir 1'Eglise anglicane aux colonies ame'ricaines, quand elles eurent pro- clame leur independance? Les episcopaliens s'y gouvernent aujourd'hui librement; ils ont encore des eveques , mais le souverain de 1'Angleterre a cesse depuis longtemps d'etre le protecteur de leur foi. II y a des e'veches anglicans au Canada, dans 1'Inde, aux Antilles, en Australie, dans la Nouvelle-Zelande, dans le sud de I'Afrique, mais si ces dioceses loin- tains sont immenses, le nombre des fideles y est petit. Sur ces terres vierges, sans souvenirs, ou tout est le prix de 1' effort, les sectes libres font les conquetes les plus faciles. La race anglaise, en s'y transportant, s'y debarrasse, comme d'un fardeau inutile, de toutes les chaines du passe et n'y con- CARACTERES DU PROTESTANTISME. 87 serve que son double amour pour la liberte" civile ct la liberte religieuse. G'est a la fois et la force et la faiblesse -des glises Rationales d'etre liees a la terre, a ce qui est le berceau et le tombeau des nations; en enlacant les ames par les liens phy- siques autant que par ceux de 1' esprit, elles se soudent elles-memes a la nature et a 1'histoire. L'esprit seul trace les frontieres ideales des tfglises libres; la meme passion remue les cceurs catholiques a tous les bouts de la terre. La Bible est toujours la Bible, a Sydney, a la Jamai'que, a Boston. L'esprit de secte peut rapprocher les hommes autant qu'il les divise. Dans sa lutte arme'e centre 1'esclavage, 1'Ame'rique n'a eu pour allies en Angleterre que des dissidents, animes de la meme passion que les abolitionnistes. Le protestantisme est comme un cercle tou- jours grandissant , au centre duquel la petite tfglise anglicane semble cliaque jour devenir plus petite. Ses rayons s'affaiblissent de plus en plus, en traversant les mers, les oceans, les continents immenses. 11s s'eteignent enfin partout ou la su- prematie anglaise cesse d'etre reconnue. L'esprit protestant ne retrouve toute sa force d'expan- sion que dans les secies dissidentes, degagees de toutes les entraves temporelles. II renait, revit partout OLI Ton peut apporter la Bible et ou la loi civile n'oppose pas d'entraves a la liberte des cultes. 11 cherche, il suscite partout des 88 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. allies de 1'Angleterre, mais non pas, il faut bien y prendre garde, de 1'Anglelerre ancienne, d'une Anglelerre nouvelle aussi democratique que libre. CHAPITRE III. L'ARISTOCRATIE ANGLAISE, SON ORIGINE ET SON CARACTERE, Le gouvernement d'une aristocratie territoriale assuree de la possession du sol, amide du pouvoir le'gislatif et ayant reduit Texecutif a n'etre que le docile representant de ses volontes, ayant enfin reussi a grouper autour d'elle, sans aucune vio- lence, par une attraction continue et invincible, tous les instincts d'une race energique et patiente, a die comme un moment unique dans 1'histoire du monde. La force de 1'Angleterre est comparable a celle d'un arc toujours tendu : point de chocs ni de heurts, nulle tyrannic, mais une tension terrible qui plie tout, la politique et les moeurs, la religion et les lois; une sorte de volonte diffuse, a qui tous les instruments sont bons, qui se transmet de generation en generation, sans distraction, sans remords et sans faiblesse. II n'est pas possible de nier que la grandeur de 1'Angleterre n'ait ete' 1'oeuvre d'une oligarchic assez patricienne pour que rheredite y maintint les habitudes du commandement, rajeunie asscz 90 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. souvent par les croisements et les additions pour ne point s'abatardir. Quels sont les caracteres par- ticuliers de cette oligarchie, qui a su se faire res- pecter et redouter de toute 1' Europe? On peut, ce semble, lesresumer ainsi : 1 elle a voulu etre une aristocratic, non une noblesse; 2 elle a ete moins militaire que politique; 3 elle a cree et modele 1'ideal de la nation, et conserve de tout temps la primaute' intellectuelle et morale, ce qui fait que son prestige social est encore plus grand que son pouvoir, et qu'a la rigueur il pourrait survivre a toutes les lois qui de'truiraient ce dernier. I. La creation d'une semblable aristocratic n'a pas ete le resultat d'un dessein; pour en chercber les causes secretes, il faut remonter a la nature elle- meme. La mer n'a jamais empeclie 1'Angleterre de se meler aux affaires du continent; mais, depuis la conquete normande, la Grande-Bretagne n'a pas ete envabie : elle a porte la guerre au debors; elle a frappe 1'Europe, cberch^ le de'faut de la cuirasse tant6t chez la France, tant6t cbez 1'Espagne, tantdt cbez la Hollande. Ses coups irre'guliers, inattendus, ont plus d'une fois fait pencber la balance. Ses grands bommes de L'ARISTOCRATIE ANGLAISE. 91 guerre, Marlborough, Clive, Wellington, sont tou- jours, pour ainsi dire, venus a point. L'Angleterre est comme un temoin attentif qui sait se faire combattant a propos; toutefois, sa noblesse et son peuple n'ont pas e'te condamne's a la guerre per- petuelle. Elle tire unesorte de gloire a etre toujours prise au depourvu et a tout obtenir, apres le pre- mier peril, de sa tenacite farouche et de sa froide audace. Elle n'a pas conquis lambeau par lam- beau toutes ses provinces. Son unite nationale a e'te de tout temps assuree ; elle n'a jamais eu besoin de se chercher elle-meme : combien d'au- tres nations ont du, au contraire, lutter pendant des siecles, non pas meme pour vivre, mais seu- lement pour naitre et pour obtenir un nom ! Aussi le metier des armes n'a jamais e'te consider^ en Angleterre comme le seul qui put convenir a un genlilhomme. L'armee n'a e'le longtemps qu'une sorte de garde royale, aujourd'hui encore e!le est Farmee du roi; le souverain, quand il lui plait, peut deposer un officier general 1 . Cepen- dant la jalousie des parlements a empeche Tarme'e de devenir un instrument de servitude. Le corps d'officiers, principalement forme de cadets de 1. C'est en vertu d'un warrant royal que la vonalit(5des brevets a e'te abolie dans l'arme"e le 26 juillet 1811, sous le ministere Gladstone. La chambre des lords avail tent<5 d'ajourner cette reforme, et, ne pouvant 1'accomplir parlementairement, le minis- tere Gladstone la fit en usant de la prerogative royale. 92 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. famille, est tout imbu de 1' esprit cles classes gou- vernantes. L'aristocralie a rempli 1'armee de son esprit; elle en est reslee maltresse, loin que celle-ci put 1'asservir. La marine est bien la marine de la nation, elle s'appelle la marine britannique ; c'est la vraie defense d'une terre isole'e, 1' instru- ment le plus hardi, le plus terrible de sa puissance. Mais quelle a toujours e'te la plus haute recom- pense des marins comme des homines de guerre? G'a e'te d'etre admis dans les rangs des legislaleurs hereditaires. Le genie des derniers conquerants expliquebien pourquoi 1'Angleterre est toujours reste'e belli- queuse, sans etre vraiment militaire; si les Nor- mands aimaient la bataille, ils aimaient aussi le butin. En Normandie, en Italic, en Sicile, en An- gleterre, on les voit toujours les memes, jaloux de gaigner , amoureux dela terre. Pendant les croisades, ils oublient volontiers la terre sainte et le tombeau du Christ; la folie celtique et latine n'emporte point ces_froides raisons aux pays des chimeres et de rimaginalion. Cette race du nord, trempee clans le froid, materielle, avide, de fibre un peu grossiere, ne lache pas volontiers la proie pour 1'ombre. Les conquerants Chretiens de la Sicile n'ont point de fanatisme, ils ne perse'cutent point les musulmans, ils trouvent bonsles harems des emirs ; ils me'lent rarchiteclure arabe a 1'ar- chitecture gothique a Monreale, dans la chapelle L'ARISTOCRATIE A3NGLA1SE. 93 Palatine. Jamais I'Angleterre n'eut besoin d'un Cervantes : des le xv e siecle, la chevalerie y tombait sous le ridicule. Les guerres feodales ne se faisaient pas pour des idees, c'etaient des guerres agraires. La mort ne punissait pas assez la revolte, on y ajoutait la confiscation des biens. A qui donnait-on sa foi? A celui-la seulement qui vous avail donne ou laisse une part du sol. On ne se battait point pour des interets lointains, des symboles, des mots ; on se battait pour des choses concretes, des champs, des bois, pour la de'pouille des vaincus. Les compagnons normands, aventuriers heu- reux, amoureux de grand air et de chasse, eurent I'Angleterre entiere pour pare. Les liens fe'oclaux rattacherent longtemps les conquerantsa la France : il y avait la toujours ouvert un domaine admirable et presque sans bornes; I'Angleterre ne fut pen- dant quelque temps qu'une province. Quand la France se leva contre ceux qu'elle appela des etrangers, quand elle sentit s'e'veiller en elle la conscience obscured'une national fallut renoncer a cet heritage. G'est alors que la bataille en Angle- terre devint plus terrible. La guerre des Deux Roses vint apres la guerre de Cent ans. Ce fut en realite une longue lutte pour la possession du sol anglais; conquerants et vaincus melerent leurs rangs, se confondirent dans les luttes civiles. Ces apres querelles attacherent 1'aristocratie normande, et 94 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. lafixerent delinitivement a cette ile, qui restait sa seule ddpouille et sa richesse. Saxons et Normands n'eurentplus qu'un meme destin, que des ambi- tions communes. Si 1'Angleterre fit encore la guerre en Europe, ce fut moins pour faire des conquetes que pour assurer son independance. Elle chercha longtemps encore a garder des posi- tions, quelques tetes de pont en quelque sorte, sur le continent; mais, desormais isolee, rive'e a son lie, 1'aristocratie des conquerants devient de plus en plus etrangere a 1'Europe, et dans cette terre lointaine le systeme feodal, mieux soustrait aux influences de 1'empire, de 1'Italie, du droit ecrit, s'epanouit, se developpe, se transforme en toute liberte, sous les seules influences du temps et des sourds instincts qui composent ce qu'on appelle la volonte" chez les nations. La souverainete veritable appartient en tout pays a ceux qui possedent la richesse, le capital, etaux temps barbares il n'ya guere d'autre capital que la terre. La conquete de Guillaume fut la depos- session de tout un peuple. Tant qu'il n'y eut en Angleterre d'autre source de richesse que la terre, 1'aristocratie territoriale fut la seule souveraine du pays. L'esprit barbare ne se contente point d'un empire d'imagination, d'une royaute ideale et nuageuse; il aime les signes et les fruits de la puissance. Et quelle souverainete" terrestre peut etre plus pleine que celle qui consiste dans la L'ARISTOGRATIE ANGLAISE. 95 possession meme du sol? Reconnaissez partoutaux maitres de la terre les maitres d'un pays. Dans les temps modernes, le commerce, 1'industrie, la me'- canique, ont cre'e des richesses nouvelles. L'im- mense capital ainsi accumule", servi par les intel- ligences les plus subtiles, les plus ardentes, par tout un peuple d'ouvriers vivants et d'esclaves de fer, a demande sa part legitime dans le gouverne- ment; mais la richesse territoriale reste toujours la richesse par excellence. Le gentilhomme libre, qui vit sur ses champs hereditaires, entoure de clients, de serviteurs dociles, est le veritable roi ; il est juge, il est arbitre, il est maitre. Tout lui apparlient, les betes de la for^t, les oiseaux, 1'air, 1'eau, les vents, les pluies; c'est pour lui que la seve monte au printemps. II sort du passe, de Thistoire. II ne promeue pas de tous cdtes une vie inquiete. Le doux mouvement des choses sans commencement ni fin 1'emporte. II vit lentement, sans fatigue, sans crainte. II est moms un individu que le representant d'une race; on salue en lui une royaute plut6t qu'un roi. On ne se figure pas une possession plus pleine, plus complete, garantie telle qu'elle est par les lois, par le respect, par le consentement universel. Peut-on imaginer, quand on ne les a point eprouve"es, les jouissances d'une telle possession qui n'a rien de precaire, cet e'tat particulier d'une ame qui se sent a 1'unisson avec les lois eternelles de la nature? Pour 1'homme, trois 96 ANGLETERRE POLITIQDE ET SOC1ALE. generations qui se suivent ne sont-elles pas presque 1'infini du temps? Ici, les trois ages peuvent se toucher an meme point. Les berceaux sont voisins des tombeaux. Le r6ve de la vie s'ecoule sur la meme scene, les acteurs entrent et sortent, jouant tous le meme r61e. Pourquoi fuirait-on ce reve, le plus reel de tous les reves humains? Qu'y a-t-il de preferable? Y a-t-il quelque part une ricliesse qui puisse mieux parler aux yeux? Gelle-ci entre dans 1'ame elle-meme par la muette beaute des arbres, des fleurs, par les lignes familieres des horizons, des ondulations dont tous les plis sont connus et eveillent un souvenir. L'homme possede-t-il ve'ri- tablement quelque chose, s'il n'a quelques pieds de terre qu'il puisse appeler siens? Cette terrepri- vilegiee, devenue comme 1'epouse d'une famille, on lui donnetout; on la peigne, on 1'orne de mille facons, on la draine, on ne se lasse pas de 1'em- bellir, de la rendre plus feconde. Toute richesse en sort et toute richesse y retourne. Avec les mois- sonsy germe aussi 1'independance, ce bien le plus cher aux ames iieres, une independance robuste et paisible, qui ignore le doute et la crainte. Sous ce ciel doux, devant ces horizons toujours couverts d'une gaze le'gere, 1'esprit endormi ne cherche point de sensations ardentes; il n'a pas besoindes dlancements de 1'ambition, il dedaigne les el^- gances serviles et honteuses des cours, il conserve L'ARISTOCRATIE ANGLAISE. 97 ime sorte de virginite farouche. La chasse, les pesantes vapeurs desrepas copieux et d'une demi- ivresse pleine de reves vagues, des amours presque animales, les soins de 1' ad ministration a moitie patriarcale, les devoirs d'une hospitalite a la fois simple et fastueuse, suffisent a remplir des vies quise resserrent et s'enferment volontiers dans un horizon borne. La terre manquait a Venise; son aristocratic a ete marchande, elle adepense sarichesseen fetes, en palais, en tableaux, en statues. Les marchands anglais, plus riches mille fois que les Venitiens, n'ont jamais tente d'opposer une aristocratic nou- velle a 1'aristocratie territoriale. La richesse bour- geoise, emprisonnee dans des maisons de pierre, s'inge'nie en vain a creer des enchantements nou- veaux. Elle orne ses demeures, rend la vie com- mode, facile, trop facile peut-etre et trop unie. Les tapis etouffent le bruit des pas ; mille riens, super- flus d'abord, deviennent ne'cessaires ; mais rare- ment le grand art jette son rayon dans ces vies artificielles, sur cette pompe interieure, ce luxe banal et cette ostentation timide qui sont comme 1'atmosphere de la richesse citadine. Aussi toute grande fortune fuit les villes et ne se croit bien assure'e que si elle se consolide en un vaste domaine. La richesse mobiliere se sent toujours pauvre a cOte 1 de la richesse immobiliere : elle regarde avec jalousie les vieux chateaux defendus 7 98 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. par les siecles et par les lois, les donjons que parent des lierres centenaires. Toute 1'histoirc d'Angleterre peut s'y lire. Pevensey,qui fut occupe par Guillaume apres le debarquement de son amide, est encore debout et appartient aux Caven- dish. Les compagnons de Guillaume couvrirent le pays de chateaux-forts ; un siecle apres 1'invasion, il y en avait plus de mille. Monuments de servi- tude, ils sont devenusdepuis des asiles de liberte. L'aristocratie anglaise a done ce caractere de n'etre pas une noblesse militaire ou marchande; elle est territoriale. Elle a administre" le pays comme on administre une grande proprie'te. Les rois, les ministres, et je parle des plus grands, ont ete ses agents, lesfonctionnairesses metayers, les arme'es ses chiens de garde et ses bergers. II faut montrer cependant comment elle a re"ussi a conserver la puissance territoriale eta la preserver de toutes les atteintes. Laterre anglaise appartient a 1'Angleterre, a une sorte d'etre moral immortel, dont le roi est le representant vivant et changeant. Celui-ci est nominalement le lord supreme, ce qui veutdire que la nation anglaise n'a jamais renonce a une sorte de droit a la propriete absolue, a la souverainete indivise du territoire de la Grande- Bretagne. L'etranger peut jouir des libertes an- glaises, la terre anglaise lui est refusee 1 ; mais \. Elle 1'a enir la corruption de la jeunesse, pour arreter la publication des gravures et livres obscenes, pour d^noncer les fautes du corps medical, pour rechercher les falsifications des valeurs de credit, etc., etc. Toutes ces associations ont pour * objet de conserve? la paix du royaume, elles viennent en aide a 1'inte'ret priv<5. '266 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. aux sciences, a* la misere, ei la mode, & son parti, a son dglise. La societe semble sans cesse dire a rhomme : Que serais-tu seul? tout ce que tu vaux, tout ce que tu as, tu me le dois. J'ai besoin de ton bras, de la parole, de tes efforts. Ta fortune est un des clous d'or de mon temple; ta gloire, un rayon de la mien-ne ; ta vie n'est qu'une heure de la vie nationale. Point de paresse ; on accepte toutes les laches. Est-ce pour echapper a cet ennui nebuleux qui menace toujours d'enve- lopper la vie, aux pays ternes ou la nature donne si peu aux sens? A-t-on besoin d'une sorte d'en- trafnement qui entretienne 1'energie, arme indis- pensable dans les pays trop peuple's? Est-ce 1'ins- tinct grossier qui serre les uns centre les autres les animaux du meme troupeau? le sentiment actif du devoir, qui n'est jamais satisfait, qui se complait a chercher sans cesse de nouvelles laches? Est-ce une protestation instinctive contre la hie- rarchic seculaire de 1'aristocratie , la recherche de tout ce qui peut nouer entre les homines de nouveaux liens, les rapprocher, les unir dans des ceuvres communes? Quoi qu'il en soil, quand on pe'netre dans les classes cultivees, on voit peu de vies entierement solitaires, absolument e'goi'stes. Plus elles seraient brillantes, de'centes, embellies par les raffinements qui sont le fruit de la civilisation, plus de telles existences sembleraient laches. Get effort perpe- FORMATION DBS MOEURS POLITIQUES. 267 tuel, qui tire les hommes du cercle de leurs inte- rts, est comme une rancon qu'on trouve naturel de payer. Chacun doit donner ce qu'il a : les uns, un nom; les autres, de 1'argent; les autres, leur temps, leur parole. II n'est pas permis d'etre avare. On remplirait des pages avec la liste des socie"te's, des associations, dont quelques-unes remplissent desfonctionsailleurs assignees & l'6tat. Les grandes ligues qui se forment de temps a autre sont des forces politiques spontanees qui remuent 1'opi- nion, qui enr61ent les timides, les indiffe'rents et organisent la volont^ nationale. Elles montent comme des mare'es humaines. Qui ne conmiit 1'his- toire de la ligue pour 1'abolition des lois sur les ce'reales? Un esprit latin, qui aime I'ordre, la discipline, I'&at, est cheque" par la grossierete, le tumulte de ces grands mou^ements populaires, qui en Angleterre preparent et acce'lerent toutes les re- formes. Dans toute reunion d' hommes, il y a quelque chose de ridicule, qui froisse un gout de'licat, des acteurs maladroits, grotesques, use's, des hypocrites, des importants, des facheux. Mais on n'a pas encore invente le moyen de gouverner les hommes du dehors, en quelque sorte, avec une baguette de fee; il faut qu'ils se heurtent, se voient, se mesurent, se jugent. II y a trop de me'pris dans cette sagesse du moraliste qui se detourne des foules, et qui releve son manteau 208 AXGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. pour ne pas le tacher de boue. Le meilleur et le plus pur perd quelque chose dans la solitude, le don de s'emouvoir pour autrui, de s'oublier, la ge'nerosite, le courage. La loi anglaise a conserve les fide'icommis, et leur usage universel peut tre aussi considere comme ayant une influence eloignee sur les moeurs publiques. II donne a une multitude de personnes Tobligation de la responsabilite; il les force sans cesse a s'occuper d'interets qui ne sont pas leurs intere'ts. II n'y a pour ainsi dire per- sonne qui ne soit pour une femme,un parent, un ami, une corporation, une societe, quelque chose comme un tuteur; on trouve tout nal'urel de remplir gratuitement les devoirs de ces tutelles. Un archeveque catholique irlandais a, m'a-t-on assure 1 , 1'emploi de huit millions de francs par an ; cette somme lui est confle'e, en vertu de sa dignite", par des coreligionnaires. Un tel systeme suppose la confiance de 1'hommedans 1'homme, il ennoblit 1'espece : il a sans doute des inconve'nients, mais il exalte le sentiment de la solidarite humaine. II n'y a peut-etre pas de pays plus centralise ni depuisplus longtemps que 1'Angleterre, en ce sens qu'il n'y a qu'une souverainete', celle du roi et de son parlement, et que cette souverainete n'a en quelque sorte point de limites. En meme temps il n'y a point de pays ou Ton apercoive moins rautorite centrale. Le pouvoir royal et le pouvoir FORMATION DBS MOEURS POLITIQUES. 269 parlementaire ont de bonne heure abattu tons leurs rivaux; ils ont fonde I' unite politique, mais ils ne se sont pas soucies de I'unite administrative. Dans les pays centralises, le gouvernement ne se contenle pas de faire des lois,ilveut avoir partout, j usque dans les villages, des avocats et des inter- pretes de ces lois. On cherche en vain en Angle- glelerre ces avocals du pouvoir, prefets, sous-pre- lets, maires, obliges de correspondre avec les agents du pouvoir central; cette arme'e mobile et docile de fonctionnaires, regents d'opinion, traducteurs de volontes, qui volent d'un bout a 1'autre du pays. La royaute n'a jamais pu abattre la classe arislocratique, et celle-ci, qui conserve, le pouvoir politique a Westminster, a tenu aussi lus imperieux du pays ; la loi sanitaire (Sanitary act) lui a deja donne 1 des fonctions nouvelles; et il se pent qu'elle absorbe graduellement tous les services administratifs. Ce qui est certain, c'est que les taxes locales sont devenues enormes et qu'il fau- dra chercherun systememoins couteux delespre"- lever et un mode de repartition plus Equitable. CHAPITRE VI. LE PKUPLE ET LES QUESTIONS SOCIALES. _ >- \ ft Le parlement a represente successivement la noblesse militaire et territoriale, la grande bour- geoisie, puis la petite bourgeoisie; aujourd'hui, il represente le peuple entier. Les classes qui vivent de salaires n'y ont pas encore envoye d'ar- tisans; soil qu'elles croient que leurs inte"rets sont assez bien defendus, soit qu'elles cedent ins- tinctivement an respect qui les incline encore devant 1'aristocratie et la richesse il n'en est pas moins vrai que la politique anglaise a graduelle- ment change de caractere depuis cinquante ans, que les questions sociales y ont pris une place de plus en plus importante. La foule, le nombre, la mul- titude ne sont passeulement flatte's par lestribuns ambitieux, ils sont 1'objet de la sollicitude de plus en plus inquiete des homines d'fitat. Le legislateur a toujours I'o3il tournd vers cette grande mer d'hommes qui s'appelle le peuple, observant les moindres rides qu'y dessinele vent, cberchanta de- viner quels courants en traversent les obscures pro- 280 ANGLETERRE POLITIQEE ET SOCIALE. fondeurs. L'aristocratie anglaise n'a pour le peuple ni haine ni mepris : rien de ce qui appartient a I'humanite' anglaise ne lui est Stranger. Le lord n'hesite pas a boxer avec 1'ouvrier. II y a une sorte d'egalite 1 , cree'e par la race, par la position insulaire de 1'Angleterre, et qui perce a travers les masques et les fictions de la hierarchic. Les re'volu- tions, deja anciennes, n'ont guere mis aux prises que des partis aristocratiques ; les niveleurs n'ont paru un instant que sous Cromwell. Les grands el lespetits n'ont jamais ete separes par un fleuve de sang; il n'ya pas, cornme en France, des souvenirs encore recents, qui entretiennent des haines pres- que sacrees. L'envie n'a pas de traits aigus; elle n'a jamais brise* le tr6ne sous ses pieds, elle ne s'est jamais ruee sur les terres, sur les chateaux, en conquerante; 1'aristocratie, la richesse noble, se sentant fortes, protegees, hors d'atteinte, sonl plus debonnaires; elles exercent leur patronage avec une grandeur plus royale, elles sont plus equitables, plus humaines ; elles remplissent tran- quillement leur tutelle. L'Anglelerre , .gorged et repue de richesse, fait penser a une grosse chenille qui ronge lentement des feuilles, et n'en laisse que le maigre squelette. La belle e'toffe verte, brillante, luisante au soleil, qui disparait sans cesse sous la morsure invisible, c'est cette race forte et brave que la civilisation et 1'industrie devorent. II ne faut point accuser LE PEUPLE, QUESTIONS SOCIALES. 281 1'aristocratie ni la bourgeoisie des maux que souffre le peuple anglais ; mais il faudrait s'etonner si, en face de tant de maux, elles n'etaient pas emues de pitie et tourmentees d'un perpetuel souci. Que sont les problemes constitutionnels, aupres de ce grand probleme : faire vivre le peu- ple? Qu'importent les partis politiques, s'il y a un parti de la faim? L'ouvrier qui mene sa rude vie, sansjamais apercevoirun large pan de ciel bleu, qui voit languir, blemir sa femme, ses enfants, souffrir les seuls 6tres qu'il puisse aimer, songe peu au Conseil prive, aux changements de minis- tere, aux lords, aux communes, a la constitution. On a souvent dit que les gouvernements e'taient faits pour les peuples, non les peuples pour les gouvernements. L'offlce du gouvernement est, non sans doute de faire le bonheur des citoyens, mais de diminuer autant que possible les souf- frances et les miseres de la condition .humaine, d'affranchir un peu les corps, les esprits, de ramasser les blesses et les morts sur le champ de bataille de la vie. II faut toujours se souvenir que cette oeuvre fragile et complexe que nous nommons 1'fitat, ne peut se passer en derniere analyse de la vertu et de la bonne volonte de tous, d'un renoncement , d'un sacrifice perpetuel , universel. L'animal sauvage qui vit en cha- cun de nous, jete" sur la terre avec ses apres de"sirs, ses instincts, ses appetits, se fait esclave 282 ANGLETERRE POL1T1QUE ET SOCIALE. d'une loi, serviteur d'un ideal, d'une foi, d'un principe. Plus 1'individu doit a la societe, plus aussi la socie'te' doit a 1'individu. L'homme n'ap- prochc de la perfection morale quequand il a cesse de penser a soi, quand il s'est donne a sa famille, a ses amities, a une doctrine, a une oeuvre. Les maximes chretiennes sont loin, certes, d'avoir pe'netre' la politique des nations re'putees les plus chretiennes; il ne peut y avoir un detachement absolu dans des classes gouvernantes, dans des partis, chez des hommes d'Etat, des souverains. Mais ceux a qui la naissance, la tradition, la richesse ont donne le gouvernement moral de 1'Angleterre ont, de nos jours au moins, une notion assez severe de leurs devoirs. Le livre, le journal, le sermon remettent sans cesse sous leurs yeux le tableau des drames obscurs de la vie populaire. II y a dans Dickens, par exemple, une tendresse presque feminine pour tout ce qui est petit, souf- freteux, miserable, honteux, pour ceux qui ont faim et soif de bontd, pour les mencliants de bonheur. La charite n'a pas toujours cette douceur, elle est plus souvent rogue, grondeuse et pedago- gique; he'risse'e de chiffres, de statistique, ou enveloppe'e d'un dogmatisme pesant. II y a une philanthropic qui n'est plus qu'un metier et qui sert de masque aux ambitions les moijis genereuses ; solennelle, facheuse, elle cherche a tyranniser 1' opinion bien plus qu'a calmer des LE PEOPLE, QUESTIONS SOCIALES. V 2S:{ maux. Mais ses ridicules memes et ses exces demontrent la puissance que 1'esprit de charite a conquise dans la societeanglaise. De tout temps cette societe a distingue le mal- heur de la paresse; elle a reconnu les droits de 1'infortune, mais elle a ete inflexible pour ceux qui sont encore capables d'un effort. Elle regarde la pauvrete avec tant d'horreur, qu'elle repousse le pauvre volonlaire; elle prend a sa charge les vieillards,lesinfirmes; mais le mendiant vagabond etvalide est traite sansmerci, commeun cbien qui vague, un deserteur. On ne croit pas a la sain- tete de la misere. La mendicite fut un des premiers effetsde 1'abolition du servage. Sous Richard II, il y a deja assez de vagabonds pour qu'on defende a tous domestiques ou laboureurs d'aller d'une par- tie du royaume a 1'autre. En meme temps on reserve pour les pauvres une partie des fruits et profits de 1'Eglise. L'acte de 1531 (Henri VIII) enjoint aux juges de paix, aux maires, aux she- rifs, aux officiers municipaux de rechercher les impotents, et de leur donner des licences de men- dicite", en leur fixnnt des limites de parcours. Les mendiants vaillants (valiants) doiventetre fouettes, tout nus, jusqu'au sang ; Us seront menes au marche'leplus proche, altaclies derriere une cliar- rette, nus et battus avec des fouets a travers la ville jusqu'a ce que leur corps soit saignant par reflet du fouet; (on nepermet la mendicite sans 284 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. licence qu'aux etudianls d' Oxford) ; les recidivistes ont 1'oreille droite couple et recoivent deux fois la bastonnade; ceux qui sont arrfitesune troisieme fois ont 1'oreille gauche coupe'e et sont batonnes. Henri VIII aggrave encore dans le statut de 1536 ces horribles penalite's. La charite privee est refrenee; on enleve les enfants vagabonds des cinq ans, pour les forcer au travail. La troisieme condamnation pour mendicite est jugee comme felonie et condamnee a mort. L'figlise jusque-la avait dtd la grande nourriciere des pauvres; en persecutant la misere, c'est elle encore qu'on per- secute. Sous fidouard VI, un acte dit que si un adulte (horn me ou femme) capable de travailler refuse de le faire et reste oisif trois jours de suite, il sera marque a la poitrine de la lettre V et adjuge comme esclave, pour deux ans, a quiconque infor- mera contre lui. Le maltre peut passer un anneau de fer au cou, au bras, a la jambe de son esclave. Cette horrible loi fut promptement revoquee; la &3 e loi d'filisabeth devint la base de la legislation des pauvres. Get acte etablit le droit des pauvres non valides a 1'assistance, confie aux paroisses le soin de la re"gler. Les mendiants, les vagabonds sont toujours poursuivis avec ferocite. Sous Jac- ques, les vagabonds dangereux (ce sont les magis- trats proprietaires qui lesjugent) peuvent e"tre marque's a Tepaule : en cas de recidive, on peut lescondamner a mourir sans lessecoursdu clerge". LE PEOPLE, QUESTIONS SOGIALES. 285 La loi da se'jour (law of settlement) est votee en 1662; elle empeche le travailleur de chercher les marches du travail. II y a, disait Adam Smith (un siecleapres), a peirie un hommede quarante ansen Angleterre qui n'ait e'te" cruellement opprime par cette loi. Les laboureurs restent en fait les serfs de la glebe. Une loi de George II (17. George II) declare qu'une femme qui accouche dans une paroisse qui n'estpas la sienne peut etrefouettee en public et condamnee a un emprisonnement de six mois. Sous George III (32. George III), un acte dit : qu'aucun juge de paix ne peut donner a ua vagabond un laisser-passer, s'il n'a ete fouette ou emprisonne" sept jours. La liberte personnelle reste le privilege des classes proprie'taires. En de'pit de ces mesures cruelles, le pauperisme s'e'tendait comme une plaie sur le pays. La paroisse repoussait les etrangers, les nouveaux venus, mais elle entretenait ses pauvres, auxquels le droit a 1'as- sistance avait enleve toute pudeur et toute honte. Une Vharite banale, sans ame, sans choix, reglementaire, routiniere, confondait la misere cynique et 1'infortune. L'honneur, la fierte, 1'in- de"pendance s'eteignaient dans les classes labo- rieuses. La paresse recevait une sorte de prime, car 1'honnete laboureur se voyait preferer celui qui e'tait en partie paye aux frais de la paroisse. Le sol e'tait cultive par des pauvres que 1'agriculture allait chercher dans leurs asiles. Les revenus 280 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOGIALE. dela terre etaient manges par la paroisse. En 1833, 1'impOt des pauvres s'e"levait a 215 millions. Le mal etait si grand qu'on chercha des remedes : on fit une nouvelle loi des pauvres en 183/i. On essaya de distinguer la vraie misere de la misere hypocrite et volontaire; on chercha une marque pour les reconnaitre ; on ohligea les assistesa quitter leur demeure, leur famille, pour entrer dans des sortes de prisons (workhouses}. Quand une paroisse etait trop pauvrepour batiret entretenir ces hdpitaux de la misere, on permit a plusieurs paroisses de s'associer, de faire une union. OQ rencontre souvent en Angleterre ces grandes demeures, en pleine campagne, baties dans un style gothique batard ; ce sont ies couvents ou le pauvre honteux, separe des siens, est asservi & un travail humiliant; on 1'oblige & eplucher des etoupes, a casser des pierres. Chacun de ces re- fuges est sous la direction d'un comite de gardiens, qui rendent leurs comptes a un comite cen- tral a Londres. La nouvelle loi fut une digue elevee centre le pauperisme ; mais on se relacha peu a peu de sa rigueur : il est impossible de ne pas donner des secours a domicile ; la charite publique ne pent parquer tons les malheureux dans des prisons ; elle ne peut pas etre insensible aux miseres les plus respectables, accidentelles, momentanees ; dechirer toujours les liens de la famille, les plus tendres, les seuls qui retiennent LE PEUPLE, QUESTIOiN 7 S SOCIALES. 287 certains etres dans 1'espece humaine. Chacune des 666 prisons charitables du pays sert en meme temps d'hOpital. Mais quels h6pitaux! medecins, remedes, pharmacies, infirmiers, tout est insuffl- sant. Les maladies graves ne peavent etre bien traite'es par un jeune chirurgien ignorant, par une infirmiere qui sait a peine lire quelquefois les prescriptions. Le mal de la misere ronge le plus riche pays du monde. On soigne les pauvres malades a domicile quand on ne peut les mettre dans les infirmeries. En 1868, en 1869, la taxe des pauvres a de'passe 250 millions l . Pres des trois quarts du produit des taxes locales tombent dans ce gouffre. II y a en gros 15,000 paroisses en Angle- 1 . Le chiffre total des taxes locales est aujourd'hui d'environ 400 millions de francs. Taxe des pauvres livres sterling. 11,364,000 Fabriques mtStropolit. et comiteurs, vagues, et doux comme ceux des grands boeufs ; ses pieds semblent tenir a la terre. Fouette' de la pluie fine et du vent, il grandit sur les sillons, comme un arbre. On ne lit point de pensde, d' inquietude, d'agitation sur son visage sans expression. Le gros fermier, qui est un industriel et qui traite la terre en chimiste, regarde ses paysans comme des ma- 314 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALK. chines, plus maladroites, plus coutcnses que les machines de hois et de fer ; il les appelle des mains (hands); il s'occupe peu de letirtete, de leur cceur. La vie du paysan commence dans les pre*s, entre les haies, au milieu des animaux; elle s'ecoule, monotone et reguliere comme le retour des sai- sons; il meurt d'ordinaire dans le refuge des pauvres. Sous le ciel humide et doux de 1'Angle- terre, vivant au grand air, v6tu de laine, il contracte peu de maladies; mais la pluie lui donne des rhumatismes, et pendant la vieillesseil en souffre cruellement. De bonne heure, ses mem- bres se roidissent, se nouent. D'un comte a 1'autre, les salaires agri coles va- rient : dans le Nord, dans le Lancashire, le York- shire, les salaires Sieve's de 1'industrie ont fait hausser ceux de 1'agriculture. Le paysan de ces comtes, ne* sur une terre de batailles, e'nergique, intelligent, d'esprit plus aigu, plus independant, ne subirait point un sort aussi miserable que le lourd habitant du Devonshire. Dans le Yorkshire, les salaires sont de 1 3 schellings par semaine, et pendant la moisson, les fenaisons, ils montent a 15, 20 schellings et au dela. Le fermier loue aux ou- vriers agricoles un cottage, avec un petit carre de terre pour quatre livrespar an. Dans beaucoup de comte's, on trouve une moyenne de 12 schellings par semaine ; mais ce chiffre ne donne pas une ide*e suffisamment exacte de la condition du paysan; LE PEUPLE, QUESTIONS SOCIALES. 315 il faut, pour etablir son budget, ajouter a quarante cinq semaines a 12 schellings quatre semaines de moisson a 20 schellings, trois semaines de fenaison au me 1 me prix, la biere donne'e en nature ou repre'- sentee par de 1'argent. La femme peut donner aussi quelques semaines de travail ci la ferme ou dans les cbamps pendant huit a douze semaines ; le garcon donne quarante-cinq semaines a 2 schel- lings et demi , quatre semaines de moisson a 5 schellings, trois semaines de fenaison & 3 schel- lings. Si 1'homme est un charretier ou un vacher, il a 2 schellings de plus par semaine. Pour com- ple'ter le budget, il faut tenir compte de ce que Ton nomine les privileges de la paroisse : un coin de terre (allotment) est alloti au paysan; la moitie du produit de ce champ en paye le loyer; 1'autre moitie lui reste en nature ou en argent. Le droit de glanage apporte aussi une petite part dans ce budget qui monte en somme environ a 56 livres (UOO francs) *. 11 y a une raison puissante qui empe'che Tele- vation des salaires agricoles, c'est la loi sur les pauvres et le droit a 1'assislance mis en pratique depuis des siecles dans les campagnes. Les paysans 1. Un famille, compose'e d'un homme, une femme, six enfants non adultes, defense environ 15 schellings par semaine pour le pain, le fromage, le beurre, I'^cole, le blauchissage, le the 1 , le sucre; viennent, en outre, les vetements, la boisson, les defenses accessoires. 316 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. se sont habitues ei etre des pauvres ; quand leur salaire devient insuffisant, quand ils ont une trop nombreuse famille, ils mendient les secours des paroisses, des unions ; plus les salaires sont bas, plus la taxe des pauvres s'eleve, etreciproquement. Les proprietaires, obe'issant a d'egoistes instincts, aiment mieux ajouter, sous forme de secours, un supplement indirect aux salaires, que de payer le travail plus cher. L'ouvrier agricole n'est pas a proprement parler libre de porter ses bras ou il lui plait, de marchander, de traiter avec le maltre du sol : il est retenu par une force secrete, il atou- jours peur de la misere et il sait que c'est le maitre du sol qui distribue les secours. L'ouvrier industriel, a la faveur des coalitions, arrive a traiter d'egal a egal avec les manufacturiers , et il debat les conditions de son travail monotone et defmi . Mais que peuvent les paysans? Recemment, dans quelques comtes, on les a vus pour la premiere fois tenter de se coaliser. Ils vivent toutefois isoles, les uns loin des autres. Vont-ils se re"unir, comme les anciens huguenots, dans le desert, entendre des discours aux carrefours des routes, aux rayons dela lune? Ces vies humbles, e"parses, tiennentde trop pres a la terre ; les passions, les ardeurs qui suivent les grandes foules, ne sortent point des champs silencieux. Et que demanderont les pay- sans? Comment formuleront-ils leurs pretentious? Parleront-ils des heures de travail? leur tra- LE PEUPLE, QUESTIONS SOCIALES. 317 vail a 1'in certitude meme des saisons; il s'arre"te, s'accelere, sans cesse varie. Apres les jours de hate, de peine, de travail interrompu, viennent les jours indolents, qui n'amenentaucune fatigue. Les salaires aussi sont variables d'un bout a 1'autre de I'anne'e. II semble done bien plus difficile aux ouvriers agri coles qu'aux ouvriers ordinaires de se coaliser, de faire avec le capital des traites de paix, bien nets, bien clairs. Par la force des choses, des que le paysan n'est pas propridtaire du champ qu'il cultive, il devient une sorte de domestique, presque de serf. Son vrai maitre n'est plus le proprietaire du sol ; c'est le simple tenancier. Sa place est-elle meilleure que dans 1'organisation patriarcale des temps passes? Le fermier est un maitre presse, apre, inquiet, souvent un etranger, un nomade. Le pay- san ne connait plus, ne voit plus que de loin le proprietaire ; il subit la loi d'un homme que 1'in- te're't seul attache a la terre. II est le serf d'un domaine plut6t que d'une famille. La pauvrete 1'enchaine aussi puissamment que la reconnais- sance, 1'affection he're'ditaire pour une race, 1'admiration naive et fe'odale. Son foyer est etroit, trisle, sombre 1'hiver, trop e"loign souvent des champs ou il travaille. II ne faut pas s'etonner si les campagnes se de"peuplentau profit des villes; tout centre industriel ou minier agit comme une pompe aspirante sur la population. Dans le Lan- 318 ANGLETKRRE POLITIQUE ET SOCIALE. cashire et le Yorkshire, on manque souvent de bras. C'est dans les comte's du Sud, ou il y a le moins d'industrie, que les paysans sont le plus malheureux. Les salaires n'augmentent dans les campagnes que lorsque 1'industrie fait concur- rence a 1'agriculture. Le fermier est lui-me'me contraint de devenir industriel, la vapeur rempla- cant les vieilles charrues, les seineurs, les fau- cilles. Le paysage anglais, dans certains comte's, commence ci s'alterer ; les champs sont immenses ; il faut abattre une partie de ces haies quiformaient un long reseau fleuri sur la campagne. Les grands orines seculaires tombent avec les haies. Le charmant de'sordre des enclos, des longues mu- railles vertes, qui a tout pas forme un tableau, est menace par la monotonie. On n'apercoit presque plus d'hommes, de maisons; il semble qu'on erre dans un desert cultive; la terre est comme un jardin sans jardinier. L'emigration menace aussi la terre anglaise. II est surprenant qu'elle soil aujourd'hui si lente dans les campagnes; le paysan anglais, qui ne possede rien, deviendrait aise'ment nomade ; son ignorance seule 1'enchalne. Onavu en Allemagne que le mouvement de 1'emigration ne s'acce'lere que lorsqu'il est active par les sollicitations exte- rieures, les secours, les avances de parents, d'amis deja prosperes sur la terre etrangere. L'Allemand, menace" du service militaire, sobre, econome, s'em- LE PEUPLE, QUESTIONS SOCIALES. 319 barque a Hambourg ; il va en Pensylvanie, dans I'lllinois, le Missouri, au Bresil, partout oii on 1'appelle, od il trouve une sorte de petite patrie. II ne paralt pas que rien de semblable se passe encore pour les families de paysans anglais. La terre les tient; elle les possede, s'ils ne la possedent pas. Us sont trop pauvres pour aise- ment emigrer, trop ignorants meme pour con- naitre toutes ces Angleterres lointaines ou vont seulement les ouvriers les plus intelligents, les fer- miers les plus hardis. Us n'ont pas assez de besoins, de desirs, d'ambition. On se demande ce que devien- drait 1'Angleterre si lafievre de 1'emigration gagnait les campagnes. N'est-ellepasfaiteparla nature pour porter des pres plut6t que des champs ? Les vents la mouillent sans cesse ; les bosufs au dos allonge", les chevaux en liberte aiment a errer dans ses herbages. Lavigne n'y peutvenir, ni lesplantesqui demandent les longues chaleurs. Terre de patres, plutdt que de laboureurs, elle peut donner de la viande, elle doit acheter des ce're'ales. Elle a besoin de la paix, d'une longue paix qui favorise ces libres echanges. La verte Irlande, que 1'Oce'an baigne de ses vapeurs, ne peutredevenir heureuse qu'en se depeuplant encore. La froide Ecosse a des landes sans fin, que nulle patience ne peut rendre fertiles. On peut faire violence a la nature ; maisa la longue elle reprend toujours ses droits. 320 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOGIALE. L'Angleterre n'est pas naturellement un pays de petite proprie'te'. A c6te" des grands herbages, elle doit porter de vastes champs, fertilises par la cul- ture intensive. Le paysan, qui dans la Gaule est 1'habitant-type, ne le sera jamais dans la Grande- Bretagne ; il ne met pas sa marque sur la legisla- tion, sur 1'histoire nationale. L'esprit des grandes villes, des grands ports, reste 1' esprit dominant. Les progres de 1'instruction publique dans les campagnes auront sans doute pour effet de de'gou- ter de son sort le paysan, aujourd'hui re'signe'; le Saxon musculeux, lourd et patient, deviendra plus semblable a 1'ouvrier bilieux ; il fuira la destined qu'il subit aujourd'hui comme on subit le vent ou la pluie. II fera payer ses services plus cher aux riches possesseurs de la terre. On ne peut guere supposer qu'il en devienne jamais proprietaire. On peut changer les lois de succession et les imp6ts, mais on ne voit pas comment on peut empecher le capital anglais, toujours grandissant, enfle" sans cesse par les conqu^tes de 1'industrie, par lestri- buts du monde entier, de se jeter sur la terre anglaise ; ce sera toujours sa proie la plus chere, la parure la plus enviee de la richesse. Les ouvriers des villes, devenus une puissance redoutable dans r^tat, peuvent, dans un moment de ferveur re"vo- lutionnaire, porter des coups violents S la consti- tution anglaise, a 1'aristocratie, au capital; mais ils n'ont aucun intere't a conflsquer la terre. Us LE PEUPLE, QUESTIONS SOCIALES. 321 vivent loin d'elle, leur ame est ailleurs. Us ont des passions citadines, ils restent serres lesuns contre les autres, ne connaissent pas les jouissances de la possession solitaire, de 1'isolement; ils ont besoin de vie commune, de bruit. II y a sans doute entre le sol et les limitations de la propriete une relation secrete que les lois peuvent gener, mais qui t6t ou tard se re'vele. En France meme, ou les lois favorisent si puissam- ment la constitution de la petite propriete', on voit sans cesse se refaire, se ressouderenquelque sorte la grande propriete, partout ou elle se prete le mieux a la grande culture. L'agriculture ne saurait echapper.aux lois de 1'industrie ; elle n'est pas soustraite aux regies qui gouvernent les capi- taux, la production et la circulation des richesses. On ne comprend pas la petite propriete" dans les fore'ts, ni la grande dans les vignobles. La legis- lation ne peut pas changer grand'chose a certaines harmonies naturelles. II n'y a plus, pour ainsi dire, de problemespoli- tiques a re"soudre en Angleterre. Le gouvernement parlementaire y a ete etabli depuis si longtemps, qu'il fonctionne comme.une machine bien graisse"e qui ne fait^presque pas de bruit. Les problemes sociaux sont aujourd'hui les plus importants. L'esprit anglais, si novateur en meme temps que si conservateur, ne les nie , ni ne les me'prise. II les aborde sans parti pris. II n'y a personne 21 322 ANGLETERRE POL1TIQUE ET SOG1ALE. qui mdconnaisse les droits du travail, qui refuse aux salaries la faculte de chercher a hausser le salaire. Que ces salaries unissent leurs efforts, quoi de plus naturel! Le moyen age avait les guildes; pourquoi les ouvriers n'auraient-t-ils pas leurs unions? Ces associations sont-elles devenues assez puissantes pour fixer le taux des salaires? non : ce chiffre est regie par la concurrence de ceux qui mettent le capital en ceuvre. Tout ce que font les unions, c'est de precipiter un peu la hausse des salaires, quand cetfe hausse est dans la nature des choses, de retarder un peu la baisse, quand la baisse est necessaire. Ce petit avantage est com- pense par les frais d'organisation des unions et par ceux des greves. L'ouvrier paye une sorte d'impot permanent en echange duquel il obtient un peu plus t6t une elevation de salaire, que 1'e'tat general du commerce rendait inevitable, ou il retarde une diminution e'galement fatale. Beaucoup d'ouvriers esperent que les unions auront pour resultat de creer I'uniformite des salaires. C'est une erreur. Dansl'industrie dubati- ment, 90,000 ouvriers etaient membres des unions en!870,etpourtantles salaires des niaconsvariaient de k pence 1/2 a 7 pence 3/8 par heure, ceux des poseurs de brique 'de k pence 1/2 a 8 pence, ceux des charpentiers de k pence 5/8 a 8 pence 1/2. L'union ouvriere, en re"alite, n'opere que comme LE PEUPLE, QUESTIONS SOCIALES. 323 ces volants qui, dans les usines, s'opposent aux changements trop prompts de vitesse. L'industde anglaise, qui a des ambitions gran- dioses, ne vit pas de maigres profits, elle ne cher- che pas a tirer ses bene'fices d'une remuneration insuffisante du producteur. Le capital vise surtout le consommateur, il prend plut6t parti pour le travailleur; pendant les crises, il s'impose souvent de grands sacrifices ; il traverse sans murmurer les annees maigres, espe'rant le retour des anne'es grasses. Les greves agricoles ne deviendront done sans doute jamais bien redoutables, et les greves industrielles elles-memes n'ont pas encore pris le caractere revolutionnaire. EHes ne sont qu'un mecanisme grossier qui opere maladroitement et au prix de grandes douleurs, ce que 1'industrie eclaire"e doit tendre a faire spontane*ment. CHAPITRE VII. POLITIQUE COLONIALE Toute grande race a besoin de domination : elle y trouve le temoignage meme de sa grandeur et de son excellence. En dehors de 1'Angleterre, fermee par les mers, si petite qu'on s'en dispute les moindres parcelles, il y a une autre Angleterre, eparse sur le monde entier; si Tile anglaise deve- nait un jour une sorte de terre d'oubli, si son aristocratic, sa monarchic devenues bourgeoises n'aspiraient plus qu'au repos, si cette terre long- temps redoutee semblait demander grace a 1' Eu- rope et n'en re"clamait plus que le droit d'applau- dir tranquillement aux triomphes des plus forts, il resterait encore sur la surface entiere du monde des te'moins de 1'ambition de la Grande -Bre- tagne. J'ai dit qu'une selection naturelle humaine s'e'tait produite dans cette lie depuis si longtemps vierge des invasions; mais cette selection ne s'est pas faite dans des conditions ordinaires. La race n'est jamais reste'e emprisonnee ; elle a sans cesse rejete, expulse* au dehors une partie de ses POLITIQUK COLONIALE. 325 enfants : elle ne recevait rien, elle donnaittoujours; plus elle devenait pure, singuliere, originate, plus elle restait fe'conde. On peut se demander si une continuelle emigration ameliore ou de'te'riore une race; elle lui prend ce qu'il y a de plus miserable, de plus corrompu, mais souvent aussi ce qu'il y a de plus e'nergique et de plus vivace. Quoi qu'il en soit, 1'Angleterre, en face de 1'Europe menacante,, forcee de rester maltresse de la mer, sous peine de pe'rir, devenait la puissance la plus expansive en m6me temps que la plus insulaire. Comme la Grece, comme Venise, comme Carthage, comme toutes les puissances maritimes, elle ne se deTen- dait jamais mieux qu'en se defendant au loin. Une ile est une citadelle entouree d'un fosse; pour la bien proteger il faut des ouvrages exterieurs. L'oce'an Atlantique n'est qu'un fosse un peu plus large que la Manche ou le canal Saint-Georges. Gomme une grande puissance militaire est con- damnee aux conquetes, une puissance mari- time est condamne'e a la colonisation. Si elle trouve des terres sans habitants, elle y fondera des societe's nouvelles qui, libres, sans entraves, sans rivales , se de>elopperont avec une surprenante rapidite"; si elle rencontre devant elle des races inferieures, elle les de'truira ou les asservira ; sa civilisation prendra racine sur les civilisations en ruine. Le droit des gens est une application des maximes de la justice qui n'a cours qu'entre les 326 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. nations vivant sur im fonds d'idees et de notions communes; les Europeans vont, au niepris du droit des gens qu'ils onl invente, s'e'tablir dans des pays lointains, et sitOt que les indigenes commet- tent la moindre infraction a un droit qu'ils igno- rent, on les pun it avec la plus extreme rigueur. L'histoire des colonies a die" rarement ecrite, et n.'a jamais e*te lue. Nos societes hautaines, phari- sai'ques, fieresdeleur pre'tendue moralite, nonrries de belles maximes et de mots trompeurs, ferment volontairement les yeux sur ces luttes obscures ou 1'homme civilise" redevient voleur, pirate, ani- mal de proie. Les combats entre les peuples chre- tiens sont regies par certaines conventions et entrepris au nom d'inte'rets e'leves ; la force prend la peine de se couvrir du masque du droit. Elle veut faire croire qu'elle est la protection du faible, de 1'opprime, qu'elle rdpare les erreurs seculaires, qu'elle est 1'arme souveraine de la justice. Meme quand elle opprime, elle cherche A convaincre; elle voudrait faire violence aux ames en m^me temps qu'aux corps. En face des races que nous nommons inferieures, ces scrupules s'e'vanouissent; il semble que la force n'ait plus besoin alors de justification. Bien des vaincus la subissent, comme un fleau divin, comme quelque chose d'incomprehensible et de ne'cessaire. Gertaines races commencent a se fle- trir sitdt qu'elles ne savent plus vaincre; elles ab- POLITIQUE COLONIALE. 327 diquent, se livrent, trop heureuses de desarmer la colere d'un maltre et d'obtenir ses faveurs. II y a peu de nations dont la puissance n'ait e'te pourtant troublee par les agitations de quelque race vaincue, attachee S leur flanc comme un remords, trop vivace pour etre de"truite, trop hos- tile pour etre convertie. L'Irlande a ete la perpe*- tuelle blessure de 1'Angleterre ; elle a e'te a la fois une dependance et une colonie, elle n'est jamais devenue semblable a la mere patrie. Le ge'nie cel- tique y a trouve refuge et y a conserve sa purete haineuse, superstitieuse et farouche. L'Irlande est a 1'Angleterre ce que 1'Angleterre est a 1'Europe; une lie. C'est presque un autre monde, tant la mer est une barriere difficile a franchir; les montagnes sontpeu de chose aupres de ces grands abimes creuse's par 1'Ocean et tra- verses de tempetes. Une voix dternelle tant6t y hurle et tant6t y soupire, disant toujours a 1'e'tran- ger : <( Va-fen. Oula conque'te a-t-elle jaraais ete plus cruelle et plus insolente? Ses effets, qu'ailleurs le temps a efface's, durent toujours. La guerre entre le Saxon et le Celte n'a jamais eu de fin. Mille circonstances ont donne' & la haine entre les deux races une te"- nacite' sans pareille. Les vainqueurs n'ont pas e'te' contraints de se meler aux vaincus; ils n'ont pas brule leurs vaisseaux en abordant sur la terre etrangere. On n'a jamais coupe* le cordon ombili- 328 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. cal qui attache les conquerants a 1'Angleterre, et les fils des vainqueurs et ceux des vaincuse'taient encore, il y a un siec'e, aussi loin les uns des autres qu'il y a six cents ans les Saxons et les Normands en Angleterre. Depuis Henri II, 1'histoire d'Irlande n'est qu'un long martyre. Les Celtes repousserent la re'forme, desqu'elle se fit purement anglicane. Henri VIII, d'un seul coup, confisqua tous les biens des ab- sents et les donna a des residents. II essaya de Kil- dare comme gouverneur, puis le trouvant trop Irlandais, 1'envoya a la Tour; le fils de Kildare, lord Thomas Fitzgerald , se re'volta , brisa lui- mme, d'un coup de hache, la tete du vieil ar- cheveque de Dublin, qui voulait se sauver de 1'ile. Fitzgerald fut execute". Le roi distribua en vain les biens des couvents et des abbayes a des chefs ir- landais. II se fit reconnaltre comme roi d'Irlande, et cessa d'etre une sorte de vice-roi du pape. Mais le peuple, blesse dans ses fibres secretes, aimait ses autels, le culte antique, les vieux rites. II commenca a chercher des allies au dehors. 11 devint le sujet de Rome : il a toujours confondu ces deux causes, 1'independance irlandaise et la religion catholique. Elisabeth etendit a 1'Irlande les nouvelles lois religieuses faites pour 1'Angle- terre, elles y resterent une lettre morte. Elle n'avait ni arme'epour la soumettre comple'tement, ni clerge pour la convertir. On s'etonne qu'une nation POLITIQUE COLONIALE. 329 n'ait pas jete" a la mer la petite garnison anglaise, quinze cents hommesau plus! Mais les chefs irlan- dais se livraient une guerre perpe'tuelle; Elisabeth n'avait rien a faire qu'a fomenter leurs divisions et qu'a perpetuer la sanglante anarchic. Jacques pro- fita d'une insurrection pour faire une confiscation en masse; il envoya dans les comic's du Nord dix mille fermiers, ouvriers, avec leurs femmes et leurs enfants. Depuis ce temps il y a eu deux peu- ples dans 1'lle : les clans catholiques, demi-barba- res; les calvinistes d' Ulster, fanatiques, mais in- dustrieux. Strafford tenta un moment de pacifier 1'Irlande ; en 1639, il convoqua un parlement ir- landais a Dublin ; les catholiques etaient maitres de la chambre haute ; les communes etaient divi- se"es presque egalement entre protestants et catho- liques. Ce parlement vota des fondspour lever une armee royale de neuf mille hommes. Mais Strafford fut rappele avant de pouvoir 1'organiser. En 16^1, la population de 1'Irlande e'tait ainsi compose'e , d'apres sir William Petty : sur 1,500,000 habitants, il y avait 1,200,000 catholi- ques, 300,000 protestants (dont 200,000 dans Ulster, non conformistes, et 100,000 anglicans, cavaliers et tories, du parti du roi). Les catholiques n' etaient pas tous anti-anglais : car les barons anglo-nor- mands etablis dans 1'lle ne s'dtaient point unis aux chefs irlandais, de race celtique. Le 15 no- vembre 16/jl, 1'insurrection e"clata; ce fut comme 330 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. une longue Saint-Barthelemy. Les massacres furent affre&x ; on se vanta d'avoir egorge 150,000 he'retiques (le nombre ne depassa proba- blement pas ZjO,000). Les rebelles se diviserent bient6t etla guerre civile dura neuf ans; en 1650, la population de 1'lle e"tait reduite d'un tiers, a 900,000. Ormond linit par triompher de toutes les resistances et par re'unir une belle armee; il sem- blait que 1'Irlande s'appartenait enfin. Mais Crom- well debarque en 16/(9,avecquatorze mille homines; il joint a son armee la garnison de Dublin, de quatre mille hommes,prenddevive force Drogbeda, passe trois mille hommes au fil de I'e'pe'e; Wexford est pris de meme; au bout d'un an, 1'arme'ed'Or- mond e'tait evanouie et la paix de la mort re'gnait en Irlande. Cromwell rendit Ulster aux colons anglais, il confisqua loutes les terres des rebelles, ne leur laissa qu'une province sur quatre, Con- naught, ou ils furent parques, isoles; il donna des terres a tous ses soldats, appela des Flamands, des huguenots. II abolit le parlement irlandais et incorpora sa conquSte dans 1'Angleterre. II orga- nisait la sujetion et me"ditait la destruction d'une race. Les Stuarts revenus, leur gdne'rosite' rendit aux Irlandais assez de force pour lutter contre leurs vainqueurs, sans leur en donner assez pour s'en de*barrasser. Connaught cessa d'etre une prison ; on rendit beaucoup de terres aux anciens proprie- POLITIQUE COLONIALE. 331 laires. L'^glise episcopate fat retablie, en meme temps quel'Eglise catholique. Lespuritains furent a leur tour confines dans une province, dans Ulster. Aussi 1'Irlande fut, on le salt, la derniere citadelle de Jacques II ; mais avec lui elle fut vain- cue a la Boyne. Guillaume, plus genereux que Cromwell, laissa vivre la religion catholique et se contenta de distribuer quelques terres a ses favo- ris. II stipula que les catholiques jouiraient pour Pexercice de leur religion de tous les privileges qu'ils avaientsous le regne de Charles II. Mais ils ne furent pas declares aptes a remplir des fonctions politiques, a servir dans Tarme'e,a Streadmis dans les corporations. La loi resta vindicative et hai- neuse. L'Irlande fut persecuted jusque dans son commerce etson Industrie. On avait des 1683 inter- dit Tentree du be'tail irlandais en Angleterre. En 1698, Texportation des lainages irlandais fut de- fendue, sous peine de la transportation. On de'fen- dit d'envoyer les laines brutes ailleurs qu'en An- gleterre. En 1704, 1'Irlande, pour obtenir la parite commerciale, demanda 1'union avec 1'Angleterre et cette union lui fut refuse'e. L'archeveque Boulter, qui fut le vrai gouverneur de rile; de 1724 a 17^2, e"crivait a Newcastle : Je prie Votre Grace d'user de son influence pour qu'on ne mette plus a 1'avenir ici dans les grands emplois que des Anglais. II y avait des pretres anglicans qui re"unissaient jusqu'a seize be'ne'fices. 332 ANGLETERRE POL1TIQUE ET SOCIALE. Les e'vSche's etaient donnes a des gens corrompus. Swift dit plaisamment que les ministres anglais ont toujours soin de choisir pour les eve'che's d'Irlande des hommes irrdprochables, mais que, par une singuliere fatalite, ces saints pretres sont toujours assassines sur la lande de Hounslow par des voleurs qui s'emparent de leurs papiers, de leurs robes et passent en Irlande a leur place . Les famines sont deja periodiques. Que peut devenir un pays livre a une aristocratic qui se gorge sans rien rendre, a une multitude oisive d'agents, de fermiers, sous-fermiers de tous de- gre's qui pressuraient le paysan ? Pendant le xvm e siecle, 1'Irlande avait bien un parlement. Mais quel parlement! On lui envoie des lois toutes faites ; les pairs sont toujours absents, ils depensent en Angleterre 1'argent que leurs agents arrachent aux petits tenanciers ; la chambre haute etait composed presque entiere- ment des eveques d'une religion detestee par les calholiques et les presbyteriens; les communes Etaient 1'instrument de 1'oligarchie des conque- rants. La reforme electorale eut ete peut-etre le meilleur remedeatant de maux, mais les patriotes voulaient une independance complete. L'Irlande, demi-morte, ne bougea ni en 1715, ni en 17^5, pour le pre'tendant, mais la revolte des colonies americaines et la revolution francaise preparerent une nouvelle rebellion. Les presbyteriens et les POLITIQUE GOLONIALE. 333 catholiques s'insurgerent ensemble ; puis la re'volte prit promptement le caractere d'un soulevement catholique, les protestants du Nord desarmerent el cinquante mille victimes furent encore sacriflees a la chimere de 1'independance. Ce fut le dernier grand effort : comme toujours, 1'Irlande avait voulu briser sa chalne; comme toit- jours, ses propres enfants s'etaient divises; la tra- hison s'etait glissee dans leurs rangs : il n'y a pas d'histoire plus lamentable, dans sa sanglante mo- notonie, que celle de cette nation martyre, inca- pable d'aimer ou de chasser ses vainqueurs. La seule excuse de la force est la paix ; et 1'Angleterre n'a jamais su donner la paix a 1'Irlande. Elle s'est contentee de frapper d'age en age des coups terri- bles; elle se montre un moment, terrible, cruelle, puis disparalt. Elisabeth, Cromwell, Guillaume en ont fait trop ou trop peu. Us ont importe le pro- testantisme en Irlande, mais ils ne lui ont pas tout asservi. Les historiens anglais s'excusent en disant que 1'Angleterre libre, parlementaire, jalouse de ses rois, ne voulait point leur donner de grandes arme'es permanentes, et qu'une arme'e permanente eut seule pu reduire 1'Irlande, etouffer 1'hydre des souvenirs, des haines, des traditions. II y a toujours eu dans 1'ile malheureuse ou trop de ca- tholiques, ou trop de protestants. Unis un moment contre 1'Anglais, ils se diviserent toujours quand ils se crurent pres de la victoire. Pouvait-on faire 334 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. une reforme electorate en Irlande, avant de la faireenAngleterre? Le parlement irlandais, qui ne representait pas le peuple irlandais, pouvait-il quelque chose pour ce peuple ? L'Angleterre devail-elle pratiquer la tolerance vis-a-vis d'une nation toujours rebelle, avant d'emanciper ses pro- pres catholiques? Elle e'tait condamnee a la fois a garder et a irriter sa conquete, a passer de la gene'rosite a la fureur. L'Angleterre eut volontiers dit aux Irlandais : Rendez-vous libres ou restez soumis. Elle denoncait les divisions, les perfi- dies, les lachetes dont elle profitait toujours; mais elle n'osait se demander si cette corruption, si cet incurable mepris des lois, si cette deraison qui deroutait sa sagesse, n'elaient point sonpropre ouvrage. Elle sentait sans cesse remuer autour d'elle des ennemis invisibles, des forces d'imagi- nation presque invincibles. L'Irlande ne cherchait pas seulement des allies chez tous les ennemis de 1'Angleterre, en Espagne, en France, a Rome, plus tard aux Etats-Unis ; elle en avait de muels dans le souvenir de tant de victimes et de martyrs, dans ses sillons abreuves de sang, et jusque dans le ciel. Elle resta longtemps ce que fut la Gaule con- quise par Rome et par les barbares ; les pretres furent ses veritables conducteurs. II n'y pas long- temps que les paysans disaient encore aux voya- geurs : Ici nous sortons du pays du Pere **, nous entrons dans celui du Pere **. Le pape POLITIQUE COLONIALE. 335 est le roi lointain ; la foi catholique est nourrie par tout ce qu'il y a de plus sacre" dans I'ame hu- maine, par 1'horreur de 1'injustice, par le respect des ancetres; 1'Irlandais cherclie d'une egale ferveur la patrie celeste et la patrie terrestre. Quelle ame pourrait n'etre pas emue de ce long et sterile effort d'une race poe'tique, ardente, incon- solable ? La re'volte de 1798, comme toujours, avait e'te e'touffee dans le sang. Cornwallis, qui la reprima, fut epouvant.e de la ferocite des vainqueurs ; Cas- telreagh, qui etait Irlandais, tenta de reconcilier les deux pays et acheta au parlement irlandais sa propre abdication, au prix de 1,260,000 livres sterling. Dans sa pensee, .ce marche fait a ciel ou- vert devait etre suivi de Emancipation des catho- liques. Pitt avail epouse cette pense'e, mais il la sacrifia aux scrupules religieux de George III, et cet acte de reparation ne fut accompli que beau- coup trop tard. L'Irlande n'avait, en re'alite, pas perdu beaucoup en perdant son parlement, mais il sembla que la mesure de 1'iniquite fut comble, quand on ne lui donna rien de suite en echange de ce sacrifice. Une chambre composee de pro- prietaires irlandais n'aurait peut-etre pas fait d'aussi bonnes lois que la loi des pauvres d'lr- lande, la loi fonciere, la loi des corporations irlan- daises, la loi sur 1'figlise anglicane d'Irlande, la loi sur 1'education, vote"es dc noire temps a Wesmins- 336 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. ter. Mais ces lois ne sont venues qu'apres 1'horri- ble famine, apres 1'exode, comme une expiation et un remords. Les deputes irlandais iforment dans le parlement imperial une petite armee qui ne peut montrer sa force qu'en se jetant d'un c6te ou de 1'autre, mais Tlrlande n'a guere le droit de se plaindre de sa representation. La constitution an- glaise n'admet pas de pouvoir politique simple- ment issu du nombre; cependant on peut observer qu'il y a quarante ans la population de 1'Irlande e*tait le tiers de celle de 1'Empire uni, qu'aujour- d'huielle n'estplus qu'un sixieme, etque pourtant Tlrlande a toujours autant de deputes. Le mal de 1'Irlande est a peine de ceux qu'une legislation plus equitable et plus humaine puisse guerir. Son coeur est encore en revolte quand sa raison est a demi satisfaite. Elle deteste le me'decin plus que la maladie et repousserait volontiers tous les reme- des. Gardant fierement le souvenir de sa longue humiliation, elle se sail toujours meprisee, etder- riere la sagesse des hommes d'etat qui travaillent pour elle, elle apercoit d'involontair.es dedains. Quel serait le vrai remede a ses miseres? un pen d'amour; mais c'est une triste loi de 1'histoire que deux races, deux peuples, ne puissent jamais s'ai- mer. L'Angleterre, aujourd'hui si forte, contrainte, il faut bien 1'avouer, a conserver 1'Irlande dans 1'orbite de sa puissance, voudrait etre equitable, genereuse m^me ; mais le chatiment des longues POLITIQUE COLONIALE. 337 persecutions, c'est qiTelles semblent durer encore bien longtemps apres qu'elles ont cesse : pourra- t-on d'ailleurs jamais accorder a 1'Irlande tout ce qu'elle reclame? comment lui donner des satisfac- tions qui ne soient pas incompletes? Si la majo- rite' catholique avait la toute-puissance, elle con- fisquerait tous les revenus de I'^glise anglicane a son profit; elle donnerait la terre en nue propriete a ceux qui n'en sont que les tenanciers, elle livre- rait Te'ducation au clerge catholique. En quoi le sort de 1'Irlande differe-t-il aujourd'hui de celui de 1'ficosse? Elle a, comine celle-ci, ses pairs re- presentatifs, ses deputes. Pourtant 1'une est con- tente, 1'autre toujours irritee. C'est que Tune est surtout catholique et 1'autre protestante. La question agraire est grave; mais elle n'est pas insoluble : 1'Irlandais tient moins qu'on ne croit a la propriety absolue du sol. Son reve, c'est 1'occupation assured, avec un faible loyer. L'ide"e de propriete n'est pas une idde celtique. La race bretonne ignorait jadis la propriete personnelle, individuelle; la terre appartenait au clan; le chef prenait seulement la plus grosse part, comme Achille au festin d'Homere. L'Irlandais, d'une part, ne comprend pas bien la tenure le'gale, defl- nie, un peu artiflcielle du fermier temporaire lie* par unbail librementddbattu; de 1'autre, son am- bition s'eleve a peine jusqu'a la nue propriete; ses espe>ances flottent dans Fintervalle. II estatta- 22 338 ANGLETERRE POL1TIQUE ET SOCIALE. die au sol, a la terre, et voudrait un bon inai- tre generous, prodigue, patriarcal, avant tout irlandais.. L' esprit de famille, si puissant chez les Celtes, est une entrave pour les paysans. Le petit fermier se marie jeune, les prtres catholiques poussent au manage pour conserver la purete des moaurs. II a beaucoup d'enfants. Toute une famille vit bientdt sur une petite terre qui se subdivise en champs de trois ou quatre acres. Ou le proprietaire devient une sorte de patriarche, de patron d'une famille de plus en plus nombreuse et miserable, ou il est contraint de faire de cruelles evictions. Dans la province protestante d' Ulster, il y a un droit particulier. Le proprietaire est tenu d'ac- cepter comme son fermier quiconque a achete les droits du fermier sortant. Dans cette partie de 1'Irlande, la terre n'est pas morcelee en misera- bles parcelles ; elle se divise en petites fermes de quinze a trente acres. On y fabrique la toile, on y tisse le lin , et les manufactures y ont de tout temps prosper^, meme a I'e'poque ou 1'Angleterre jalouse avail re"ussi a etouffer 1'industrie dans le reste du pays. Le temps guerira les plaies de 1'Irlande. L'tfglise anglicane vient d'y etre depouille'e de ses privile- ges ; la legislation a facilite la vente des proprie- tds encombrees d'hypotheques : on repoussera les plans chimeriques de ceux qui veulent exproprier POLITIQUE COLONIALE. 339 1'Irlande entiere, pour la revendre aux occupants du sol; mais le sort des tenanciers deviendra moins precaire. Cette lie, verte, toujours mouille'e par les vapeurs et lespluies, a ete trop morcelee; une ile de bergers etait devenue une terre de la- boureurs; les paysans s'en disputaient les par- celles et ne pouvaient y trouver leur nourriture. Le grand exode de 1'Irlande a ete peut-etre son salut . 1'emigration continuera jusqu'a ce que 1'Ir- lande soit riche, prospere, heureuse, que ses haines seculaires soient calmees et qu'elle soit enfin devenue anglaise. II. Hors des lies Britanniques, dont I'unite politi- que est aujourd'hui a Tabri de toute atteinte, 1'Angleterre a deuxsortes de possessions; les Grecs distinguaient deja les colonies, qui n'etaient que des garnisons permanentes de celles qui e"taient des re"publiques semblables a la mere patrie. On pourrait aussi distinguer deux eres dans 1'histoire du gouvernement colonial.: 1 1'ere du monopole et de la protection ; 2 Tere de la liberte commer- ciale. Jusqu'a ce siecle, 1'Angleterre, imitant les exernples donne"s par 1'Espagne, par la France, par la Hollande, asservissait le commerce de ses 340 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. colonies ; seule, elle pretendait satisfaire a leurs besoins, elle conservait autant que possible leurs produits, elle deTendait au dehors toute Industrie; elle deniandait des matieres premieres, et donnait en echange des produits fabrique's. Les colonies monies, qui jouissaient de pleines liberles politi- ques, n'eurentlongtemps aucune liberte commer- ciale; en revanche, 1'Angleterre ne demandait aucun tribut, comme faisaient Rome ou les cites grecques. Elles le payaient en realite sous forme d'un imp6t indirect, niais elles ne payaient point d'imp6t direct. Quand 1'Angleterre essaya de lever dans ses colonies ame'ricaines des taxes regalien- nes sans 1'assentiment de leurs chambres, elle les poussa a la revolte. Le principe, qui est 1'essence meme de la vie parlementaire, en vertu duquel la nation ne doit payer au souverain que des taxes votees par les communes librement elues, pou- vait-il s'affaiblir en traversant les mers et parmi des societes qui, hors des rayons de la royautd et de 1'aristocralie , etaient devenues de ve'ritables republiques? L'Angleterre a bien compris aujourd'hui que la fiddlite deses colonies est d'autantplus assuree que leur liberte est plus complete. II lui suffit que toutes ces re'publiques lointaines acceptent ses gouverneurs. Ceux-ci jouent le r61e salutaire d'ar- bitres au milieu des partis. Us sont comme des rois constitutionnels, tombe's du ciel pour quelques POLITIQUE COLONIALE. 341 anne"es, sans enfants, sans ambitions, sans interns. Un des caracteres speciaux de ces colonies qui forment autant d'tftats independants, c'est une tendance naturelle ci former des confederations. Les colonies americaines sont devenues les fitats- Unis; les colonies canadiennes, restees soumises a 1'Angleterre, se sont recemirtent confederees; les colonies auslraliennes sont les embryons d'un puissant empire federatif ; les colonies du Gap cherchent a se coudre ensemble. De petits etablissements, humbles refuges inconnus a leurs debuts, deviennent des provinces ; ces provinces deviennent des titats. II n'y'a plus qu'un lien d'imagination en quelque sorte entre ces repu- bliques et la petite monarchic anglaise ; mais les puissances d'imagination sont les plus subtiles et les plus tenaces. L'amour que le colon, le re'si- dent du Cap, de 1'Australie, de la Nouvelle- Ze'lande, a pour la mere patrie, est quelque chose de semblable a la passion de 1'exile pour sa patrie ; la vue du drapeau anglais reveille dans tous ces exile's de 1'Europe tout un monde de pense'es tristes et douces ; ce signe est pour eux ce que la croix est pour le Chretien, le croissant pour le musulman. On ne veut pas etre seul dans le monde, meprise", oublie' ; ce n'est pas assez d'etre riche, opulent, d'avoir d'immenses troupeaux, d'etre roi des solitudes; 1'ame a besoin des ins- tincts nationaux, de 1'orgueil de race. L'Allemand, 312 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. enrichi dans 1'lllinois, aime a revenir omnipotent au pays d'ou il est parti miserable. L'Australien triomphe en entrant sa lettre de credit a la main dans les vieilles banques de la Cite. La vapeur a rapetisse la terre ; on trouve dans les colonnes du Times le re'sume' des discussions parlementaires de Sydney, de Melbourne, de Victoria; onveut savoir au Cap, a Montreal, avec qui dine la reine d'An- gleterre. La- presse porte quelque chose de 1'Angle- terre a tous les coins du monde, partout ou Ton parle la langue anglaise. Y a-t-il une difference essentielle entre le colon qui vit aux antipodes et le paysan de Leicestershire qui n'a jamais vu la reine et le lord-chancelier? Qu'importe qu'on soit a 3,000 ou a 100 lieues de la capitale? II y a done une sorte d'Angleterre ide'ale, dont les vastes oceans, les continents, les montagnes, ne peuvent interrompre la continuite ; ainsi que Rome, Londres est un p61e du monde moral. II y a heureusement des forces mystiques qui luttent sans cesse contre le bas egoi'sme. Les peuples ont besoin d'un ide'al, d'une histoire, ils aiment a vivre dans le passe 1 autant que clans le present; les souvenirs glorieux, les grands noms entrent dans 1'esprit de Tenfance presque avec les . premieres impressions. Un pays comme la Grece se console d'etre petit parce qu'il a une histoire ; il represente un grand art, une grande litte'ra- ture. Les tftats-Unis, si jaloux de leur indepen- POLITIQUE COLONIALE. 343 dance, maitres d'un immense continent, sont tou- jours ramene's par de secretes affinite's vers la vieille Angleterre ; leur haine meme, quand elle eclate, contient de 1'amour. Les colonies de 1' Angleterre sont autant de com- te's lointains, plus libres, plus Tastes que les com- tes anglais; elles ont leur propre gouvernement et leur propre administration. L'independance se- rait-elle plus complete, si elles inventaient quel- que nouveau drapeau, et mettaient un roi ou un president a la place d'un gouverneur? Le lien qui relie ces nouvelles societe's a celles d'ou elles sont issues n'est pourlant pas seulement un lien ideal. La subordination politique a e'td aussi attenuee que possible; mais il y a d'autres dependances : le besoin le plus imperieux des societes naissantes, c'est le credit; ce qui leur manque le plus, c'est 1'argent. L'Angleterre est reste'e le banquier de ses colonies ; elle les com- mandite, elle en escompte les efforts, 1'avenir; elle souscrit tons leurs emprunts, fournit les moyens de faire des chemins de fer, des ports, de tirer parti de toutes les ressources naturelles. La cote de la Bourse de Londres a trois colon nes rem- plies de noms que les geographes seuls connais- sent hors de 1' Angleterre. On achete et Ton vend tous les jours les fonds de la Nouvelle-Galles du Sud, de la Nouvelle-Ze'lande, du Queensland, du sud de TAuslralie, de Victoria, les actions des 344 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. chemins canadiens, des chemins de fer de Mel- bourne, de la Tasmanie, des mines les plus loin- taines. Toutes les colonies subissent le patronage industriel et commercial de, 1'Angleterre; toute entreprise serieuse est encouragee ; Tor, qui recoit une tres-faible remuneration en Angleterre^ (les consolides rapportent 3 p. 100), peut toujours se faire payer ses services plus cherement dans les dependances anglaises. Sur une terre noiwelle, le capital s'accroit avec une merveilleuse rapidite, mais 1'argent est toujours rare ; il ne peut rester un instant inactif, il a trop de tentations , il y a toujours quelque chose a acbeter. L'or californien, Tor australien, ne peuvent rester en Galifornie, en Australie ; c'est une marchandise qui s'echange tres-vite contre d'autres marchandises plus neces- saires. Sans aucun doute, les rapports commer- ciaux, regies par Toffre et par la demande, pour- raient survivre et survivraient aux rapports politiques ; mais le lien politique, aujourd'hui si le'ger, si souple, s'entremele aux liens sociaux, a tons ceux que nouent la communaute de la langue, de la race, des affections, des souvenirs; et qui affirmera que le commerce ne profite point de tant d'alliances intimes? L'ecole economique a suppute ce que les colo- nies coutent i\ la metropole ; elle ne veut plus que 1'Angleterre construise leurs forteresses, leur four- nisse des armees ; elles sont libres, qu'elles appren- POLITIQUE COLOMALE. 345 nent a se defendre elles-memes ! Une guerre pro- longe'e mettrait, iln'en faut pasdouter, a une rude epreuve la fldelite des colonies. Si les tats-Unis avaient une guerre avec 1'Angleterre, le Canada deviendrait forcement un champ de bataille. L'Australie, qui ne peut jeter le moindre poids dans la balance des ambitions europeennes, souf- frirait-elle que son commerce, sa prosperite, son avenir soient a la merci de ces ambitions? L'An- gleterre a, pour ainsi dire, charge d'ames dans le monde entier. Elle se sent partout vulnerable ; elle a detendu elle-meme les liens qui Taltachaient a tant d'liltats lointains ; elle a renonce a ses privileges commerciaux; elleacesse d'envoyer ses transported dans les colonies qui ne voulaient plus les rece- voir; elle a livre son droit de patronage, ses droits re'galiens sur les terres inoccupees; sa souverai- nete" n'est plus guure que nominate; mais elle existe toujours. Le jour ou une puissance maritime ou une coalition de puissances maritimes lui declarerait la guerre, il serait avantageux pour 1'Angleterre que ses colonies puissent elre comptees au rang des puissances neutres, et celles-ci seront de"sireuses, si la lutte se prolonge longtemps, d'obtenir les avantages de la neutrality. Mais les belligerants ne traiteront pas les colonies autre- ment que comme des ennemis, et plus ils seraient impuissants a frapper 1'Angleterre au co3ur, plus ils chercheront a la blesser aux extre'mite's de son 346 ANGLETERRE POL1T1QUE ET SOCIALE. empire. Entralnees dans une lutte qu'elles n'au- ront pu ni pre"voir, ni empe'cher, victimes de fautes qu'elles n'auront pas commises, ces grandes confederations, paciflques, laborieuses, presque libres, seront tentees de le devenir tout a fait. On ne sent plus le joug de 1'Angleterre ; sit6t qu'on devra de nouveau le sentir, il sera presque intole- rable. II ne faut pas croire cependant que 1'em- pire anglais soit de ceux qui peuvent se dissoudre en un jour ; c'est mal connaltre 1'humanite que de la supposer seulement capable de suivre ses instincts et ses inte're'ts. Les Etats-Unis etaient, si Ton peut se servir de ce mot, plus loin de 1' Eu- rope au siecle dernier qu'ils ne le sont aujour- d'hui. Ni les descendants des puritains, ni les fils des cavaliers n'e'taient contents de 1'Angleterre; ils lui resterent pourtant fideles centre la France. Pendant sept ans, les colonies armerent 25, 000 hom- ines a leurs frais. Pendant une longue guerre, elle ne couterent a 1'Angleterre, suivant le mot de Franklin, que des plumes, de 1'encre et du papier . Les colonies americaines aiderent 1'Angleterre a s'emparer du Canada; elles ne chercherent 1'in- dependance que lorsqu'elles se sentirent elles- memes outrage'es par la metropole. L'Angleterre e'vite aujourd'hui, avec un soin extreme, de porter le moindre ombrage a la jalouse flerte de ses colo- nies. Elle ne leur impose aucun systeme politique. POLITIQUE COLONIALE. 347 En 1850, on re"visa les constitutions des colonies australiennes. On accorda a chacune d'elles une chambre, ou les deputes etaient nomme's pour un tiers par la couronne, et pour deux tiers par des electeurs soumis a un cens(2,500 francs en biens- ibnds ou 250 francs de loyer). Le budget colonial e'tait greve d'une soinme fixe pour les administra- tions civiles, les juges, et l'%lise officielle. Mais on conce'da an gouverneur, assiste de son conseil legislatif, le droit d'amender la constitution. En 1'absence d'une aristocratic et d'une chambre haute, les gouvernements coloniaux etaient por- te"s naturellement vers la democratic; aussi le cens electoral fut-il bientdt aboli et le vote secret fut adopte en Australie longtemps avant de 1'etre en Angleterre. L'Angleterre ne chercha pas a interposer le veto royal entre la volonte des Aus- traliens et des constitutions plus de'mocratiques que celles des tats-Unis. Elle laissa, au contraire, le gouvernement repre"sentatif s'etablir dans la Nouvelle-Zelande, au capde Bonne-Esperance. Les homines d'Etat ne pouvaient ressentir aucune admiration pour des constitutions qui, en fait, donnaient un pouvoir sans contrOle & des assem- ble'es uniques, nommees par le suffrage universeL Dans les societe's de'mocratiques, on ne peut con- stituer une chambre haute qu'en unissant des fitats di?ers par une confederation et en assem- blanl dans un se"nat, semblable au se'nat ame'ricain, 348 ANGLETERRE POLIT1QUE ET SOCIALE. les ambassadeurs de ces Etats. L'Angleterre, pour cette raison, devra encourager partout 1' esprit de confederation parmi ses colonies : elle ne doit pas les tenir divisees pour y regner ; elle montrera plus de veritable sagesse en leur permettaut de se federer. Elle a deja favorise la federation cana- dienne, par crainte des 6tats-Unis; elle ne pourra pasempecher lescoloniesaustraliennesdes'unirun jour, pour fonder le grand empire d'un continent. Si longtemps que le jour de la separation soil recule, il viendra; 1'Angleterre assistera un jour de loin aux triomphes de ces civilisations dont elle aura seme les premiers germes. Elle sera comme une mere que ses enfants rie connaitront plus, ou comme ces inventeurs qui voient d'immenses for- tunes se faire avec quelque machine qu'ils ont laborieusement construite les premiers. La vapeur et 1'electricite' transformed le monde bien plus vite qu'il ne pouvait se transformer autrefois. Les coups du destin semblent aussi devenus plus prompts, plus decisifs. L'histoire bat d'une aile plus prompte. L'humanite est comme haletante. Si nous pouvions nous endormir^pour un siecle, pour cinquante ans seulement, reconnailrions- nous 1'Europeanotre reveil? L'Angleterre, qui vit,. pour ainsi dire, du passe, qui presente au conti- nent la seule image de la stabilite qu'il connaisse encore, ne pent e'chapper aux loisuniversellesdes choses humaines. POLITIQUE COLONIALE. 3i9 III. Les races nobles ne peuvent se passer d'un etat militaire. La decrepitude atteint plus prompte- ment celles qui sont vouees a une paix e"ternelle. Le me'pris de la mort est cette preuve supreme que 1'homme se donne a lui-meme de sa propre excellence. Les dangers sont ne"cessaires aux nations comme aux individus. Us leur donnent la trempe. II n'y a pas de race plus naturellement brave que 1'anglaise. Elle court au-dfevant de tons les dangers. Elle a invente des jeux, des plaisirs ou la mort est toujours invitee. Sa jeunesse est virile, elle aime et cbercbe 1'effort, la lutte, le pe"ril. Mais ni le petiple, ni 1'aristocratie ne recher- chent plus cette epreuve redoutable de laguerre^ la plus terrible, la plus solennelle, celle qui seule assure et conserve la primaute" aux nations et aux races. Qu'on le trouve bon ou mauvais, toute 1'his- toire de la civilisation peut s'dcrire dans les dates de quelques journe'es sanglantes. II faut savoir donner, savoir recevoirla mort. L'homme n'a pas de plus grand sacrifice a faire que sa vie. Et les nations ne grandissent que par le sacrifice et Tim- molation des parti cu Hers. Mais 1'Angleterre a trouve" hors de 1' Europe de 350 ANGLETERRE POL1TIQUE ET SOCIALE. nouveaux theatres ou elle peut exercer sa vertu militaire. On pourrait dire presque sans exagera- tion qu'elle est toujours en guerre sur quelque partie du globe. Elle n'a pas seulement des colo- nies^ elle a des dependances, elle fait des con- qutes, elle regne par la force de ses armes sur des regions immenses du globe. II est rare que. dans les grandes fetes a Londres, on n'apercoive pas, au milieu des representants des souve- rains de 1' Europe et de 1'aristocratie britannique, quelque figure qui rappelle ces grands empires lointains sur lesquels regne aujourd'hui la race saxonne. L'Anglais roux, ve"tu de noir, sans orne- ments, sans* armes, sans grace, peut sembler le vrai barbare a ces Orientaux rveurs, aux traits fins et purs, qui e"tincellent de diamants et de pierres pre"cieuses; mais ces rois Strangers sont des esclaves, leurs armes ne sont plus que des jouets et leur splendeur meme vient rendre hom- mage a des vainqueurs. Les vastes conquetes de 1'Angleterre se sont faites sans dessein, sans parti pris. Crescit eundo. L'ardeur commerciale a ouvert des carrieres aux instincts dominateurs et imperiaux de la race. La conquete de 1'Inde commenca par la querelle de quelques marcbands francais et de quelques mar- chands anglais. Mais la France du xvni" siecle, oublieuse, e'pouvantee et d^daigneuse, abandonna ses traitants, au lieu que 1'Angleterre protegea les POLITIQUE COLOMALE. 351 siens, vint a leur secours et entrevit de bonne heure a quoi ils pourraient lui servir. A la mort d'Aurungzebe, qui ajouta le Deccan aux .territoires du Grand Mogol, 1'empire com- menca a se decomposer. II s'y etablit un e*tat un peu analogue a Tetat feodal. La terrible invasion de Nadir Shah (1739) mit & nu la faiblesse de 1'an- tique monarchic. Un royaume s'etait constitue, avec Hyderabad pour capitale, qui renfermait une grande partie du Deccan ; au nord et au nord- ouest, etait la confederation des Mahrattes; au sud, le royaume de Mysore. Le gouverneur d'Oude s'etait rendu independant; les Rajpoots au nord, les princes de Coimbatore, de Travancore, de'Tan- jore, de Cochin, de la Carnatie, 1'etaient a peu pres aussi; commeles Affghans, les Sicks du Pun- jaub, les Goorkas, les Rohillas. La compagnie anglaise, qui n'etait au debut qu'une association de traflquants, devint forcement une puissance politique des la fin du xvn e siecle. Ses 'agents commencerent a faire des acquisitions territoriales , a demander des concessions. La. guerre e"clata en 17 kk enlre la France et 1'Angle- terre. Deux poignees d'hommes se disputerent un empire. La Bourdonnais, Dupleix et Bussy entre- rent en lutte centre dive. Des soldats francais battirent les premiers les armees du Grand Mogol. Dupleix fit voir la yanite, 1'inanite des grandes puissances asiatiques. Si la France I' avail appuye", 352 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. ou ne 1'avait seulement pas conlrecarre, il deve- nait le maltre du Deccan et repoussait les Anglais dans quelques misdrables comptoirs. Si les Fran- oais de Chandernagor n'avaient conserve la neu- tralite' entre Clive et Surajah Dowlah, Clive etait perdu et ne pouvait reprendre Calcutta. Mais I' An- glais n'eut pas plutdt fait sa paix avec le lache asiatique, qu'il attaqua et prit Chandernagor. Le Nabab vit alors le danger, mais il etait trop tard. C'est a ces e"venements et a ceux qui suivirent, oil la trahison la plus odieuse joua le r61e princi- pal, ou le droit des gens fut viole de la maniere la plus audacieuse, que remonte 1'origine de la domination anglaise dans IMnde. Clive avait com- pris qu'il fallait mettre sur les tr6nes les creatures de 1'Angleterre; se faire des princes des instru- ments de servitude ; son armee jeta partout la terreur et mit le pays au pillage. Clive, pour sa part, prit entre 200,000 et 300,000 livres sterling et se crut encore mode're'. Le Mogol essaya de revendiquer ses droits de suzerainele sur le Ben- gale; Clive alors jeta le masque : il defendit le vassal contre le suzerain nominal. On vendit, on revendit le trOne du Bengale; les rancons prin- cieres, les lacs de roupies furent envoye"s dans les noires boutiques de la cite" de Londres. L'Angle- terre trouvait un pays mur pour toutes les lultes civiles, politiques, religieuses; la guerre devint le pourvoyeur de sordides avarices; guerre facile, POL1TIQUE COLONIALE. 353 car il ne s'agissait jamais que de prendre parti pour Tun centre 1'autre : guerre sans tr6ve, car 1'immense empire du Mogol etait long a depecer, etla conquete montait lentement vers 1'Himalaya, comme une maree qui n'a pas de reflux. II n'y a pour ainsi dire aucune puissance hu- maine dont 1'origine ne soit impure. Les regies de la justice ne lient veritablement que ceux qui se croient e"gaux. Toute race europeenne, mise en contact avec des races qu'elle regarde comme infe'rieures, use sans pitie", sans remords de tous les avantages que lui donne la civilisation : la race anglaise, trouvant plusieurs races, plusieurs reli- gions aux prises dans 1'Inde, se vit d'autant plus puissante qu'elle e"tait plus etrangere; par un monstrueux abus de la justice, elle se fit la grande jusliciere de la peninsule ; elle se init partout a la place du souverain, arrachant par les armes ou obtenant a prix d'or les titres de la souverainete; enfin, elle garantit aujourd'hui 1'ordre et la paix dans des contre"es immenses, qui, si elle dispa- raissait, seraient certainement livrees a d'epou- vantables guerres civiles. Elle y represente cette chose indefinissable qui se nomme le progres; elle joue le r61e que remplirait quelque race nou- velle qui ferait la police de 1'Europe, dont la su- pre'matie serait reconnue des Francais, des Alle- mands, des Busses, qui prendrait leurs armees a ses gages, et calmerait des haines et des jalousies 23 354 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOC1ALE. seculaires par ses dddains et par son autorite. De telles entreprises, si on pouvait d'un seul coup en apercevoir les extremites, ne seraient jamais tente'es. Si on eut dit a Clive, ou meme a Warren Hastings, qu'ils travaillaient a soumettre deux cents millions d'etreshumains a 1'Angleterre, leur audacefutdevenue plus hesitante. Une sorte de fatalite" a pousse les armes de 1'Angleterre de pro- vince en province ; elle n'a pu s'arreter dans son oeuvre de conquete. Son empire etant un empire d'imagination aussi Men qu'une conquete de la force, il faut sans cessefrapper 1'esprit despeuples de'ja soumis, des peuples encore fremissants et non re'signes, enfln des voisins. La conquete appelle la conquete , Intervention une autre intervention. II faut que, dans tout 1'Orient, le nom de 1'Angle- terre devienne un objetde terreur. Les Europeens penetrent en ce moment dans 1'Empire chinois et dans le Japon; une fatalite pareille a celle qui entraina 1'Angleterre dans 1'Inde les a deja ame- nes sous les murs de Pekin. Le temps viendra cer- tainement ou les grands peuples qui remplissent I'Asie et les lies du Japon regarderont les Anglais ou les Ame'ricains comme leurs vrais maitres. Les Hollandais, a Java, gardent vingt millions d'insu- laires avec une armeededeux mille cinq cents hom- mes, bien organise'e, recrutee parmi les natifs, mais commanded par des Europeens. La revolte des cipayes faillit mettre fin a la do- POLITIQUE COLONIALE. 355 mination anglaise dans 1'Inde ; mais 1'gnergie de la repression dut singulierement frapper ces races qui se soumettent si volontiers aux coups du des- tin. L'Angleterre devint plus prudente, elle me- nagea davantage les prejuges religieux de ses soldats natifs. Ce n'est pas qu'elle cut jamais e"te oppressive an point de vue religieux; elle etait plut6l ignorante. Toute conquSte, sibrutale qu'elle soit, cherche a se legitimer a ses propres yeux; mais I'Angleterre, si religieuse, n'a jamais cherche a faire regarder ses entreprises asiatiques comme des croisades protestantes. Les premieres con- quetes dans 1'Inde se firent a une epoque ou la philosophic avait un peu eteint la ferveur theolo- gique. La Compagnie ne defendait que son mono- pole commercial, elle ne pretendait point etablir un monopole religieux. Elle ne fit point de propa- gande ; elle fut tolerante, ou plut6t indifferente, couvrant de sa protection tous les rites, toutes les superstitions; reconnaissant toutes les fondations religieuses, et administrant les revenus des In- dous, des musulmans, des parsis. Des Chretiens qui succe'daient au gouvernement absolu du Grand Mogol laisserent des eglises chre'tiennes mourir de faim; il y avait des nestoriens h Travancore; ils devinrent des ilotes comme les catholiques d'Angleterre. Ce fut seulement en 18U qu'on nomma le pre- mier evGque a Calcutta ; la pr^sidence du Bengale 356 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. n'eutque dix-neuf chapelains; on ne permit qu'un seul ministre ecossais par presidence. Les chre'tiens indigenes etaient obliges de trainer le char des idoles, condamnes a des corvees impies. Les hon- neurs militaires etaient rendus aux images, aux asiles sacres des Indous; la Compagnie adminis- trait les revenus des pagodes. Jusqu'en 1829, on tole"ra 1' usage qui enjoignait de bruler les veuves. Le christianisme ne s'humiliait pas ; il avait pris le parti de disparaltre. Jusqu'en 1830, les Chre- tiens ne"s dans 1'Inde furent exclus, dans la presi- dence de Madras, de tous les emplois publics, du barreau, de 1'armee, de la magistrature; leur etat personnel n'etait pas meme defini. L' Orient ne comprend ni la tolerance, ni la separation de 1'Eglise et de 1'Etat ; comment le souverain y renon- cerait-il aux grandes richessesdes Eglises? L'An- gleterre pourtant, quand la Compagnie cessa d'etre libre et devint un instrument du parlement, vou- lut retirer sa main de 1'administration des Eglises. En 1846, le Conseil de 1'Inde tenta de transfe"rer a des fideicommissaires les vastes possessions qui depuis des generations etaient le patrimoine des sectes. On ne comprit pas ce detachement, on crut y voir une sorte d'abdication du souverain. On of- frit des terres au temple de Jaggernath, a qui Ton payait depuis longtemps une rente considerable. Les catholiques indigenes furent e'mancipes. Ces reformes produisirent un grand trouble dans la POLITIQUE COLONIALE. 357 peninsule; les natifs virent leur religion en peril, et ces terreurs ne furent pas etrangeresa la grande revolte de 1857. Combien de prisonniers, sur le point d'etre executes, offrirent d.e se convertir et furent consternes en voyant que cette offre ne les pouvait sauver ! La conversion forcee n'a rien qui repugne aux races encore a demi barbares; la force leur semble toujours la meilleure sanction du droit. Aussi c'est le mahometisme qui seul fait desprogres lents dans 1'Inde, car c'est une reli- gion conquerante et militante; elle ne triomphe pas en ce moment, mais elle reve vaguement de nouveaux triomphes. Elle excite un peuple que le bouddhisme e'nerve, endort, et que le christia nisme offusque. L'Etat, de plus en plus etranger aux sectes, se croit oblige de moderer Tardeur maladroite des missionnaires, et s'est enferme dans une sorte de nihilisme religieux. II ne re- vendique pas le droit de diriger les consciences ; la foi musulmane, nourrie de souvenirs glorieux et d'esperances, se propage a la faveur de cette inertie. Elle a unevitalite, un ressort qui man- quent a la vieille religion. Le monde musulman n'est pas subdivise en castes, et le Goran est plus dangereux que ne sont les Vedas. La Bible reste une lettre morte devant ces livres sacre's. Les natifs qui abandonnent leur antique religion, ceux qui se civilisent, deviennent des deistes, des liberlins. 358 ANGLETERRE POLIT1QUE ET SOCIALE. Jamais domination ne fut plus materielle que celle de la race anglaise dans 1'Inde; la force morale, celle du moins qui ressort des doctrines religieuses, n'y- a pour ainsi dire aucune part. L'Anglais ne se donne pas meme la peine de dis- cuter avec les nalifs, il ne leur montre pas sa vie interieure, il ne tient pas a les convertir, il les domine. Au milieu de races hypocrites et menteu- ses, il ne ment pas, mais cette vertu meme ne leur semble sans doule qu'une forme supreme du m& pris. Le natif n'est pas moralement beaucoup plus rapproche de lui que le tigre ou le leopard qu'il chasse dans les jongles. Le soldat ecossais, irlan- dais ou anglais, de race noble, dedaigne de tou- cher autre chose que sesarmes; les coolies font ses corvees, sa cuisine. L'offlcier n'a qu'un objet : vivre assez longtemps pour retourner, avec une pension, en Angleterre. On menage sa sante; s'il commence a souffrir da climat, on 1'envoie respi- rer 1'air froid des montagnes. Une poignee d'etran- gers commande a deux cent mille soldats, qui commandent a deux cents millions d'hommes. Le conque'rant a une sorte de rude equite, qui lui permet d'administrer les races les plus diverses. Des homines qui dans leur pays sont si timores, si soucieux de Topinion publique, qui discutent sans relache les nuances les plus de'licates de la justice politique, qui savent se faire humbles avec les humbles, qui ont une sorte de respect morbide POLITIQUE COLONIALE. 359 des droits Individ uels, se trouvent tout d'uri coup omnipotents, juges, gendraux, legislateurs, sou- verains. II y a je ne sais quoi de monotone, de ferme, d'etroit dans la race anglaise, et pourtant elle se trouve melee aux drames les plus varies, aux acteurs les plus dissemblables. Elle se laisse mener par son courage en meme temps que par im dedain universel qui finit par lui tenir lieu de science et d'equite. Elle traite aussi volontiers avec les representants les plus subtils des reli- gions les plus antiques qu'avec les chefs de tribu les plus farouches. Dans son ceuvre de coloni- sation, 1'Angleterre ddpouille toutes ses notions parlementaires et ses prdjuges constitutionnels; elle ne croit pas que les regies par lesquelles elle se gouverne puissent etre bien applique'es hors de chez elle; mais elle reste fidele a ses grands principes economiques, et c'est par la peut-etre qu'elle garantit le mieux la durde de son pouvoir. Elle a Tenoned au vieil ideal colonial, tel que longtemps 1'ont conserve" 1'Espagne et la France; elle ne considere pas le gouvernement comme un instrument destine a tirer le plus de richesses pos- sible des colonies pour les engloutir dans la me- tropole. II lui suffit que ses agents soient assez gene'reusement re'tribue's pour consentir a quitter quelque temps leur pays; elle ne demande pas de tributs, de rancons, de sacrifices continuels a ses possessions lointaines. Elle en administre les 3GO ANGLETERRE POLITJQUE ET SOCIALE. finances d'apres les regies les plus sages qu'elle puisse trouver el ne vise point a ecraser le peuple d'imp6ts; elle recherche les meilleurs, ceux qui g6nent le moins la production et la cir- culation des richesses. Elle a, en un mot, invente un nouvel ideal colonial qui consiste a regarder le commerce et non pas le payement d'un tribut comme le lien naturel entre une dependance et la metropole. Plus ce commerce est prospere , plus la metropole s'enrichira, et pour que ce com- merce soit prospere, il faut que la colonie elle- meme le soit. On a dit que, si 1'Angleterre e'tait expulse'e de 1'Inde, elle n'y laisserait d'autre trace de sa con- qute que des fragments de bouteilles. On oublie ce reseau de chemins de fer qui relie les diverses parties de la peninsule ; on oublie surtout ce sou- venir de la plus longue paix que TOrient ait jamais connue, les bienfaits d'un ordre durable, qui regne au milieu de peuples longtemps condamne's a la plus cruelle oppression, aux guerres conti- nuelles, a la misere, a la famine. Les reformateurs qui ont obtenu 1'abolition des lois sur les cerea- les, des lois sur la navigation, qui ont donne & 1'Angleterre les bienfaits de la liberte commer- ciale, n'ont pas seulement preserve' leur pays de sanglantes* revolutions; ils ont, sans le savoir et presque sans le vouloir, assure pour un temps in- deflni la snpre'matie commerciale de 1'Angleterre. POLITIQUE COLOMALE. 361 On a de'couvert que, pour retenir les hommes dans 1'obeissance , il n'y a rien de mieux & faire que de ne pas les trailer en ennemis. Le com- merce est une ecole de morale plus pure que la diplomatie; le credit repose sur le respect des engagements, et le credit de 1'Angleterre est de- venu sa veritable force. L'Orient, livre a 1'usure depuis des siecles, apprend a connaltre des taux d'interet meilleurs ; sur toutes les cdtes et dans les lies de cette nou- velle Me'diterrane'e qui se nomme 1'ocean Pacifi- que, les peuples civilise's s'essayent a des luttes d'un ordre nouveau ; Tavenir n'est plus a qui sera le plus redoutable, le plus impitoyable, mais a celui qui inspirera le plus de confiance. Dans cette conquete du monde par le credit et le commerce, 1'Angleterre aura longtemps d'immenses avanta- ges. Elle est a la fois hardie et prudente, active, aventureuse; le monde asiatique est assez vaste et pour elle et pour les titats-Unis, et_pour la Russie, qui sont ses seuls rivaux redoutables. Mais les titats-Unis vont a 1'Asie par la mer, la Russie y penetre de toutes parts. La route la plus directe de 1'Angleterre est barre'e par Tisthme de Suez. Ce lambeau de terre la g6ne ; il ne lui suffit pas d'a- voir Gibraltar, Malte, il lui faudrait un pied en figypte. Elle ne peut du moins y souffrir la supre- matie d'aucune autre puissance europe'enne et y veut une espece de vassal. 362 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. II y eut un temps oil la France aurait pu rever la conquete de 1'figypte ; sa fortune presente ne lui permet pas d'aussi vastes desseins. L'Angle- terre se sent plus rassure'e de son c6t ; c'est avec les capitaux francais qu'on a creuse le canal qui unit les deux mers , mais I'ceuvre accomplie , d'autres en profiteront. L'Angleterre envahit 1'tigypte, avec ses armes nouvelles, ses banques, son credit, ses capitaux; elle s'y fait une place dominante. Elle a dte" jusque dans les montagnes de 1'Abyssinie punir un monarque qui avait ose la defier. Ses voyageurs penetrent au COBUI* memo de 1'Afrique et la traversent en tout sens. IV. Trois continents immenses restent ouverts a 1'ambition anglaise : 1'Asie, 1'Australie, 1'Afrique ; elle est plus tentee d'y retre'cir ses conquetes que de les elargir. Elle se sent comme e'pouvantee par moments desapropre grandeur, des efforts qu' elle lui impose. Elle fait trop grande figure dans le monde et peut-etre trop petite figure en Europe, et ce contraste ne laisse pas que de Firriter. Son activite se de'courage; ne doit-elle pas tout savoir, etre informee de tout, fouiller du regard 1'Asie centrale, y suivre les pas de la Russie, connaitre POL1T1QUE COLONIALE. 363 le secret des se"rails, tenir les fils de cent politi- ques , re'primer des insurrections au bout du monde, courir au secours de tout Anglais qui crie : Civis romanus sum , apprendre toutes les langues, rendre la justice du Goran comme celle de 1'Evangile? Elle exerce une sorte de tutelle, dont les devoirs semblent chaque jour plus e'cra- sants, parce qu'ils sont chaque jour mieux compris. Le respect de la vie humaine, de la propriete", est 1'objet e'lemenlaire du gouvernement; la force seule peut assurer ce bienfait aux societes hu- maines , qu'elle s'appelle police , ou qu'elle se nomme arme'e. L'Etat, dans un pays donne\ a le droit incontestable de reprimer les entreprises faites contre les droits des particuliers; et si un pays se trouve dans un etat d'anarchie si mise"- rable que la vie humaine cesse pour ainsi dire d'y avoir aucun prix, on ne sait si Ton peut con- dam ner la nation qui s'en empare et lui donnc la paix. L'Angleterre a du moins bien compris les devoirs de ce patronage qu'elle exerce sur tant do races inferieures; elle protege des civilisations renaissantes aussi bien que des civilisations en ruine; si son inge'rence parmi tant de races et do peuples divers est considered comme une injus tice, on peut af firmer que sa grandeur ne peut so passer d'in justice, qu'elle en vit, qu'elle s'en nour- rit sans cesse. Tout Tedifice de sa puissance tom- berait le jour ou elle voudrait appliquer partout 364 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. les principes de la pure morale chretienne ; elle apaise sa conscience en se souvenant de ce qu'elle a fait pour raffranchissement de la race noire. Elle rdprimait encore la traite pendant qu'elle faisait des voeux pour le triomphe de la confede- ration du Sud, dont 1'esclavage etait la base angu- laire. Elle a pour ainsi dire deux genies : 1'un qui lui souffle la conquete, la rapine, 1'envie, le me'pris de tout ce qui n'est pas anglais, la duretd inflexible envers les faibles, les vaincus; 1'autre qui lui inspire le respect de la justice, un certain amour de Phumanite, bien plus religieux que ten- dre, moins inspire par la compassion que par 1'equite. Ce n'est pas seulement par la force, avec soixante mille soldats anglais, que 1'Angleterre aurait pu dans I'lnde retenir sous son empire pendant plus d'un siecle une population de deux cents millions d'habitants. La race anglo-saxonne est une race imperiale, une race de commandement. Elle sait remplir toutes les fonctions du gouvernement, approprier partout les moyens au but. Elle n'im- porte point dans ses dependances les mceurs poli- tiques et administratives de la metropole. Les lords qui, a Westminster, s'enferment dans le cercle etroit que trace la constitution, deviennent, a Calcutta, comme gouverneurs de I'lnde, des empe- reurs admin istratifs, des initiateurs de toutes les reformes; le gouvernement qui, en Angleterre, POLITIQUE COLONIALE. 365 s'efface, se reduit autant que possible, qui ne fait que le strict ne'cessaire et abandonne le plus qu'il peut a 1'initiative individuelle, devient dans 1'Inde le moteur supreme et universel. Nous trouvons dans cette grande conque'te asiatique le type d'un gouvernement paternel, qui ne represente pas un parti arrive" au pouvoir et jouissant d'une puis- sance ephemere et toujours contestee, mais la force continue du progres administratif et social. Le gou- vernement de 1'Inde est devenu le type d'une mo- narchic administrative ; la politique, ou du moins ce qu'on entend generalement par ce mot, les luttes parlementaires, les resistances sans cesse opposees a faction de 1'fitat, 1'action de Teloquence, la pro- pagande de la parole humaine y disparaissent. Ce grand pays est gouverne comme le serait une usine ; il est conduit a 1'avenir par un despotisme qui n'est point fantasque, personnel, arbitraire, par un despotisme intelligent qui ne se sert de sa force que pour briser les barrieres inutiles, les entraves du travail et de la circulation des riches- ses. L' experience colossale que le genie europeen poursuit en Asie, qu'il a d'abord conduite sans me'thode, mais qu'il suit avec des regies de plus en plus sures, n'a pas encore porte tous ses fruits; on peut a peine deviner quels en seront lesresul- tats; comment se transformeront tant de races armees, comme par une divinite" venue d'en haut, des instruments les plus parfaits de la civilisation, 30(5 ANGLETERRE POLIT1QEE ET SOGJALE. presque au sortir de la barbarie. Rien dans 1'his- loire ne peut se comparer a ces metamorphoses, ni la conquete d'Alexandre, ni les conquetes plus solides de Rome, ni les invasions des barbares. L'Asie est un corps trop puissant pour se dissoudre au contact de la civilisation europeenne; ses my- riades humaines ne disparaitront pas, comme quelques tribus de Peaux-Rouges ou d'Australiens. Mais ses religions s'ebranleront, ses ide'es se modi- fieront, ses races mSmes s'alte'reront. L'Angleterre joue aujourd'hui ce grand r61e de perturbateur du monde barbare, qui est e'chu si longtemps a Rome; elle fait le rebours de 1'invasion des bar- bares; elle est entree dans un monde barbare et y a introduit son organisation militaire, ses habi- tudes sociales, ses pratiques commerciales, sa reli- gion,- sa hierarchic aristocratique, toutce qui con- stitue sa force et son ideal. La the'orie du gouvernement paternel, duroi tel que le de"finissaient Bossuet et Fe"nelon, tel que le souhaitait encore Voltaire, semble aujourd'hui une chimereaux liltats europeens; I'utiliteestdeplus en plus regardee comme 1'excuse et comme la raison d'etre des gouvernements. Les fidelites a une race, a unefamille,aunepersonne,auneformeparticuliere de gouvernement, a une charte ecriteet seculaire, tous ces liens antiques se dependent. On r6ve une sorte d'Etat ou il n'y ait plus de politique, au sens actuel de ce mot, plus de partis, plus de camps POLITIQUE COLONIALE. 367 opposes, enflammes de passions rivales, mais ou ['administration devienne la besogne principale d'un gouvernement de raison, protecteur, paisible, fort, qui, n'etant plus occupe & se defendre, puisse s'appliquer entierement a la solution de tous les problemes sociaux. Un tel gouvernement peut etre indifferemment une monarchie ou une repu- blique. Un roi, de meme qu'un president, peut n'etre plus qu'un rouage supreme dans une puis- sante machine administrative. La science, le tra- vail patient et muet, 1'action, 1'esprit novateur, la statistique, 1'hygiene, prendront dans ces grands empires administratifs la place tenue aujourd'hui par 1'eloquence et par 1'intrigue parlementaire. Nous ne comparons pas ici les deux systemes, le gouvernement des hommes par la parole, et le gouvernement des hommes par la hierarchic. Ges systemes s'approprient a des etats de civilisation tout differents; mais il est assurement singulier que 1'Angleterre puisse les appliquer tous deux, qu'elle les ait pousses, pour ainsi dire, tous deux a leur plus grande perfection. Au fond , elle est toujours fidele a elle-me'me, sur les bords du Gange comme sur ceux de la Tamise. La race anglaise est profondement imbue et convaincue de son droit de patronage. Dans 1'Inde, I'Anglais patronnedes races, des peuples entiers; il les mene devant lui comme des troupeaux humains, les protegeant centre leurs propres discordes. En An- 368 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOGIALE. gleterre, la classe gouvernante et imperiale exerce aussi un droit de patronage. Le mandat du lord, du depute des communes, n'a rien de commun avec le mandat imperatif des socie"tes ddmagogi- ques; il n'a pas le caractere dtroit du mandat donne" a un hommede loi; c'est une mission con- fe're'e non-seulement par le hasard de la nais- sance, ou parceluide rejection, mais imposee par la fortune, par 1'education, par toutes les forces accumule'es qui e'levent une civilisation. On voit toujours deux partis aux prises; mais les alterca- tions de ces partis ne sont que 1' expression des hesitations, des doutes d'une conscience qui cher- che son chemin. On n'apercoit pas 1'autorite, parce qu'elle se fait toujoursprece'der par la per- suasion; mais sous les voiles encheve"tres des par- tis, il y a une volonte", une autorite inflexible, multiple, a millebras, qui entralnetout le pays. Tant que 1'Angleterre aura en elle-meme cette foi robuste, elle continuera a grandir, ou du moins elle saura prote"ger sa grandeur. Elle n'a presque rien a craindre de 1'Europe ; elle s'exagere son peril, quand elle regarde du c6te de la Russie ou des Etats-Unis. Son veritable ennemi est plus pres : tout 1'edifice desa puissance est soutenu par quel- ques idees qui commencent a etre menace'es; et, l'ajouterai-je? par certaines fictions. Or la demo- cratic moderne repousse toutes les fictions ou ce qu'elle croit etre des fictions : la fiction royale, POLITIQUE COLONIALE. 309 la fiction de 1'aristocratie herdditaire ; elle ne veut plus rien accorder an passe 1 , aux souvenirs; elle mobilise 1'humanite, rabaisse tout ce qui s'e'leve et eleve tout ce qui est rabaisse'. Elle donne au nombre une souverainete remuante, impattente et jalouse ; elle briserait volontiers tous les cadres politiques, consacre"s par 1' experience des re'publi- ques meme les plus florissantes, pour se delivrer de toute regie, de tout frein. II n'y a aucun doute que 1'esprit democratique ne fasse de grands pro- gres en Angleterre, le nombre y devient a son tour une force politique; mais par une etrange fortune, les passions du plus grand nombre ne sont pas encore hostiles a ces puissances qui sortent du temps, du passe", qui tiennent la scene politi- que. Le petiple est comme le choeur qui pleure ou qui triomphe avec les he'ros de theatre, qui leur fait sans cesse e'cho et qui ne songe pas a remplir tout seul la scene. II croit encore a ses dieux et a ses demi-dieux : il n'est pas e"goiiste, il laisse vivre quelque chose a c6td de lui ; il a besoin d'admiration, d'adoration; il s'oublie dans cette grande apotheose ou figure tout ce qu'il s'est accoutume a vene'rer, a aimer, a servir. II pour- rait prendre la devise des princes de Galles : Jch dien ; il sert, non pas certes un homme, une fa- mille, ni quelques hommes ou quelques families, mais 1'invisible, 1'universelle Angleterre; il a foi en elle, il admire ce qui ajoule quelque chose a 370 ANGLETERRE POLITIQUE ET SOCIALE. sa puissance; il 1'a faite libre a force d'obeis- sance, grande a force d'humilite". Jusqu'ici 1'aris- tocratie anglaise a re'ussi a entretenir ces senti- ments; elle a sans cesse nourri 1'imagination populaire de grandeur visible et de grandeur d'imagination; le mot de gentilhomme, qui en France n'a plus qu'un sens materiel, a conserve en Angleterre un sens ide'al, et lei est peut-6tre le secret de la permanence etonnante de 1'unite an- glaise. Comment cette unite si profonde sera-t-elle un jour menacee? L'aristocratie d'argent, qui a commence" ci se meler a 1'aristocratie de naissance et qui sans doute flnira par la detrdner, sera-t-elle aussi habile, aussi populaire que 1'ancienne? II est permis d'en douter; quand le vrai souverain sera le plus riche, quand les vieilles races seront deve- nues les vassales des spe"culateurs, quand ceux qui donnent teur vie seront remplaces par ceux qui ache/tent la vie d'autrui, 1'ideal anglais s'obscur- cira et finira par s'eteindre. II n'y aura dans cette lie trop peuplee que des producteurs et des con- sommateurs, des salaries et des salariants; et la religion des temps nouveaux, le socialisme y trou- vera peut-etre le plus de martyrs, de fanatiques et de bourreaux. Les niveleurs ne trouveront nulle part autant a detruire. Plus haut 1'edifice aura e'te e"leve, plus les ruines tomberont avec fracas. II y a tant d'artifice, ou plutOt tant d'art dans la puissance anglaise qu'elle ne peut se sou- POLITIQUE COLONIALE. 371 tenir que par une sorte de miracle perpetuel d'ab- negation chez les gouvernes, de sagesse, de labeur et de clairvoyance chez les gouvernants. Donnez aux derniers un peu de cette demence que Jupi- ter envoie a ceux qu'il veut perdre, arrachez les autres a leur lenteur, a leur patience, et les catas- trophes suivront les catastrophes. La constitution anglaise est comme une machine savante, ou on ne peut briser un seul organe sans que tout soit arrele. Tout est suspendu a quelques opinions seculaires, encheve'trees comme les filaments d'une corder que quelques filaments se dechirent, la corde entiere peut rompre et tout se briser a la fois. F IN. Pages. CHAPITRE I. Caracteres de la Race anglaise 1 CHAPITRE II. Caracteres du Protestantisme 40 CHAPITRE III. [/Aristocratic anglaise, son origine et son caractere. .... 80 CHAPITRE IV. La Chambre des communes et le Gouvernemcnt parle- mentaire 153 CHAPITRE V. Formation des Mceurs politiques 22 i CHAPITRE VI. Le Peuple et les questions sociales 270 CHAPITRE VII. Politique coloniale 324 Paris. J. CLAYE, imprimeur. 7, rue Saint-Benoit. [132]