ilEIHTEJE UNIVERSITY OF CALIFORNIA AT LOS ANGELES ^-. CEUVRES BADINES, ; COMPLETTES, DU COMTE DE CAYLUS. \ ' i \ * " AVEC FIGURES. TOME. PREMIER. V (EUVRES BADINES, COMPLETTES, DU COMTE DE CAYLUS. AVEC- FIGU RES. PREMIERE PARTI E.. TOME PREMIER. v A AMSTERDAM, Etfe trouvt a PARIS, Chez V I S S E , Libraire , rue de la Harpe , pre 1 s de la rue Serpente. M. DCC. LXXXVII. PREFACE ''"> D E ' o S5 z TT > i-<E Philofophe aimable dont nous don- nons les OEuvres badines , favoit allier s -a Tetude des fciences abftraites tout ce ^ que la gaiete offre de plus agreable ; c'e- v .toit avec les jeux de I'lmagination la plus ^ vive , de Fefprit le plus enjoue , qu'il fe " delaflbit des travaux ferieux auxquels il i s'etoit voue depuis Tenfance. Qui pourroit dedaigner de s'amufer de la lelure d'ouvrages qui ont occupe les loifirs d'un Savant egalement cher aux fciences , aux arts & a la litterature ? Et A iij 6 PREFACE. (I le Comte de. Caylus a confacre quel- ques-uns de fes inflans a compofer les agreables riens que nous recueillons au- jourd'hui , on ne peut regretter le terns que 1'on emploiera a les lire. Nous ne faifons d'ailleurs , en recueil- lanr ces (Euvres , que facisfaire aux defirs du Public , & nous le mettons a portee de fe procurer facilement des ouvrages deve- nus rares , & dont la recherche etoit pe- nible & couteuie. Depuis quelques annees on s'etoit plu a reunir ces (Euvres j mais ces collelions , fakes fans difcernement & fans choix, & les ouvrages qui les com- pofent raffembles a grands frais , ne fai- foient que tromper Tefperance des Lec- teurs qui s'appsrcevoient avec regret qu'on leur avoit fait payer cher des colle&ions incomplettes & fautives ; incomplettes , parce qu'elles ne contenoient point tout ce qui .etoit forti de la plume du Comte de Caylus ; faurives , parce qu'on lui at- tribuoit des ouvrages qui ne lui apparte- noiem point. DE L'^DITEUR 7 On ne fera point un pareil reproche au recueil que nous prefentons au Public ; nous avons fait les recherches les plus exa&es , & nous croyons avoir rafTemble tout ce que le Comte de Caylus a compofe pour fon amuferrient. D'un autre cote , nous en avons exclus des ouvrages , agrea- bles ft Ton veut , mais qui , etant etran- gers a notre Auteur , ne peuvent faire partie de cette collection (a). Avant que de parler de chacune des pro- dutions que nous reimprimons , nous al- lons dire un mot de 1' Auteur, & donner quelque detail des particularites de fa vie. Anne -Claude -Philippe de Tubiere de Grimoard de Peftels de Levi , Comte de Caylus, eft ne a Paris en 1692. II etoic ( <z) On a vendu dernierement , comme appartenant au Comte de Caylus & faifant- partie de fes (Euvres , le Recueil de ces Dames, & les Memoires de PAcademie de Troves ; ces deux ouvrages font , le premier , de Chevrier ; & le fecond , de feu M. Grosley. A iv 8 PREFACE d'une naiflance illuftre, & fe deflina d'a- bord au fervice. II fi: de bonne heure fes premieres campagnes , & les fit avec dif- tin&ion : il fe fignala en Catalogne & au fiege de Fribourg ; & il prouva que fi fes tjlens Tont appelle depuis a des oc- cupations paifibles , il n'en etoit pis moins fait pour fe diflinguer dans une autre car- riere. La paix qui furvint fit abandonner au Comte de Caylus la route qu'il avoit d'a- bord voulu fuivre; 1'amour des arts qui l'a fi fo;t domine toute fa vie , commen^a a fe faire fentir en lui , & un voyage qu'il fie en Italic fixa irrevocabiement fon gout & fes occupations, On ne peut exprimer avec quel enthou- fiafme le Comte de Caylus faifit les beau- tes des chef- d'ceuvres dont cette partie de 1'Europe abonde. Des cet inflant , toutes les facultes du jeune militaire furent ab- forbees , il ne lui fut plus permis de rien voir ni de rien fentir qui fut etranger aux DE I/EDITEUR. 9 chef- d'ceuvres qui captivoient fon ame & la rempliffoient route enticre. Cefl a cette epoque qu'a commence la vie litteraire du Comte de Caylus. Vers Pan 17151! chercha 1'occafion de pafler dans le Levant, & fe mit a la fuite de TAm- baffadeur de France a la Porte Ottomane. Le principal objet du Comte de Caylus etoit d'examiner les monumens qui nous reftent de Pandemic Grece : arrive a Smyrne , il forma le deflein d'aller vifiter les ruines d'Ephefe; le trajet etoit court, mais peu stir; les chemins etoient infeftes de brigands, d'autant plus dangereux qu'ils marchoient en grand nombre & fe mon- troient avec hardieffe. A la tete de ces brigands etoit un nomme Caracayali , que fon audace avoit rendu redoutable , & dont le nom feul etoit la terreur des voyageurs. Tous ces dangers n'erTrayerent point le Comte de Caylus ; pour s'y fouflraire , il eut recours a un expedient fingulier qui lui rcufllt. 10 .PREFACE II fe deguifa , & f e depouillant des ha- bits relatifs a fa condition & au rang qu'il tenoit aupres de 1' Ambaflfadeur , il fe cou- vrit d'une toile des plus communes ; & , fous un habit qui indiquoit 1'indigence , il fut hardiment fe prefenter a deux brigands de la bande de Caracayali. II leur expofa que Tamour des fciences le determinoit a entreprendre le voyage d'Ephefe ; mais que , defirant faire cette route en furete , 11 fe mettoit a leur discretion & fous leur garde : il convint en meme terns d'une fom- me qui devoit leur etre payee a fon retour a Smyrne , & qui , par fa modicite , etoit conforme a Tetat de pauvrete que fon ex- terieur annon^oit. Les brigands accepterent TofTre , & ac- compagnerent le Comte de Caylus pendant fa route ; il eurent de lui le plus grand foin , le preferverent de toute rencontre facheufe , lui fervirent de guides fideles & de defen- feurs zeles ; ils le prefenterent a leur chef, de qui il re^ut un accueil plus gracieux que fon exterieur ne fembloit le lui promettre. D E L' 6 D I T E U R. II Ce brigand, que la ferocite de fon metier devoit rendre infenfible au gout des arts , temoigna au Comte de Caylus un interet qui le furprit. Caracayali , inflruit du motif du voyage de notre Savant , voulut 1'aider dans fes recherches ; il lui indiqua dans fon voifinage plufieurs monumens dignes de piquer fa curiofite ; & pour rendre fes re- cherches plus faciles & plus promptes , il lui fit donner des chevaux arabes , de ceux qu'on appelle chevaux de race, & qui font eftimes les meilleurs coureurs. L'etonnement du Comte de Caylus fut grand, lorfqu'il fe vit tranfporte comme par enchantement & avec une rapidite dont il n'auroit pu fe faire une idee. II fe fatisfit pleinement , & remporta de fon voyage des decouvertes qui pafserent fes efperances. Apres avoir fini fes recherches, il retourna aupres de Caracayali, il pafla la nuit dans fon fort, & toujours efcorte de fes fideles con- duleurs , il fe rendit le lendemain a Smyrne. Peu d'annees apres , le Comte de Caylus 12 PREFACE. revint en France , mais ce fut pour entre- prendre encore de nouveaux voyages, qui, de meme que les premiers, eurent pour but fon amour extreme pour les arts & les decouvertes des anciens monumens. Apres avoir donne fes premieres annees a une vie errante , quoique tres - occupee , le Comte de Caylus prit le parti de cultiver en paix chez lui les arts auxquels il s'etoit voue , & de jouir tranquillement des ri- cheffes litteraires qu'il avoit amaffees dans fes courfes. II rechercha la compagnie des Artiftes , & fe montra leur admirateur , leur proteleur & leur ami. Non-content d'en- courager leurs talens , il devint artifte lui- meme ; il s'occupa de mufique , de deflein & de peinture , il fut tour- a -tour favant , homme de lettres , peintre , graveur & muficien. Il etoit bien jufle que les Artiftes fe mon- trafTent reconnoiffans envers un homme de qualire qui leur avoit facrifie toute fon exiflence. L'Academie de Peinture & de DE L'^DITEUR. 13 Sculpture le re^ut dans fon fein en 1731 , & le Comte de Caylus , par un rerour digne de fon amour pour les arts , fonda dans cette Academic un prix annuel pour celui des eleves qui reufliroit le mieux a carac- terifer une paflion. Les Lettres ne fe montrerent pas moins empreffees d'accueillir un homme quiavoit egalement bien merite d'elles. L'Acade- mie des Infcriptions lui donna , en 1742 , une place d'honoraire. Le Comte de Caylus fonda dans cette Compagnie un prix de 500 liv. dont 1'objet etoit d'expliquer par les auteurs & par les monumens , les ufa- ges des anciens peuples. On voit par ce fujet que le Comte de Caylus ne perdoit pas de vue fon objet favori , qui etoit la culture des arts & leur avancement , & que fes travaux litteraires fe propofoient principalemeht ce but. II ne paroitroh pas de notre objet de donner un detail plus long de travaux lit- teraires d'un homme dont nous ne recueil- 14 PREFACE. Ions ici que les delaiTemens. Sa memoire, qui fera tou jours chere aux fciences & aux arts , n'a pas befoin d'ailleurs du foible tri- but d'hommages que nous nous permet- trions de lui rendre , nous nous contence- rons done d'indiquer les principaux ou- vrages qui ont immortalife fon nom. Le premier & le plus important efl fon RecueiL & antiquitis Egyptiennes^ Etrufques^ Grecques , Romaines & Gauloifes 5 en fept volumes in-4. Ce monument a jamais me- morable , eleve aux arts par le Comte de Caylus , eft le fruit- de fes courfes & des recherches qui en ont ete 1'objet. On ad- mire comment un feul homme a ete capable de concevoir un edifice aufli immenfe , & encore plus , comment il a pu 1'executer. . -no?i^H*; -^-:t^'e?^'r .b^^oltr) Nous citerons encore les Vies des Pan- tres & des Sculpteurs les plus fameux. Apres avoir encourage les Artifles par fes bien- faits , les avoir animes par fon exemple , il ne lui reftoit plus que de rendre lul- meme hommage a leurs talens , en ecri- DE L* D I T E U R. 15 vant leurs vies , & en celebrant leurs ouvrages. La vie privee du Comte de Caylus n'offre point de particularites dignes de piquer la curiofite de nos Le&eurs ; nous fommes etonnes feulement qu'il ait pu fuffire a la quantite d'ouvrages qui efl fortie de fa plume. Leur variete n'efl pas moins etonnante. Ne pour le travail , ce n'etoit qu'avec une occupation que le Comte de Caylus fe' 1 delafToit d'une autre occupation. Un travail ferieux , une diflertation appro- fondie, etoient fuivis d'un conte enjoue, d'une facetie ; ces derniers ouvrages n'e- toient pour lui qu'un amufement $ on en excepte neanmoins fes Romans & fes Contes Orientaux , dont les premiers e- toient des traduclions de 1'Italien & de 1'Efpagnol , & les derniers font dus a la connoiffance qu'il avoit prife des langues oricntales pendant fon fejour a Conflan- linople, \6 PREFACE La plupart des faceties que Ton trou- vera dans ce recueil n'appartiennent pas en entier au Comte de Caylus ; elles font 1'ouvrage d'une fociete de Gens de Let- tres , du nombre defquels etoient Duclos de 1' Academic Fran^oife , Crebillon fils , Pabbe de Voifenon , &c. Quoique chacun d'eux puiffe revendiquer quelques-unes des plaifanteries repandues avec profuficn dans ces ouvrages , on eft convenu de es attribuer particulierement au Comte de Caylus ; on a generalement reconnu qu'il en etoit le principal Auteur , Sc qu'il y avoir la plus grande part. Et lors de leur premiere publication , cette aimable So- ciete s'eft reunie pour lui en attribuer toute la gloire. Le Comte de Caylus joignoit au me- rite litteraire toutes les qualites qui ho- norent Thumanite. Ami fincere & coura- geux , c'etoit dans la mauvaife fortune que fes amis etoient furs de retrouver en lui des preuves non equivoques de Tatta- chement le plus vif : ce n'etoit done pas en vaines P L* E D I T E U fc. 17 vaines demonflrations que fon arriltie fe manifeftoit ; fon exterieur, au contraire, etoit fee & froid ; 1'orgueil & la flatterie trouvoient en lui un ennemi irrecond- liable toujours pret a leur declarer une guerre opiniatre. Quoique fait par fon nom pour pretendre aux dignites , il n'en ambitionna aucune. Son ame , comme nous 1'avons dit , etoit entierement abforbee de Tamour des arts ; il leur facrifia fon nom , fon rang, fa fortune & tous les inftans de fa vie. La fimplicire noble de fon caradere ,, ( dit un Auteur de fa vie) paflbit peut-etre un peu trop' jufques dans fon exterieur j mais fa liberalite faifoit tout fon luxe : il encourageoit les talens par des rccompenfes , & il prevenoit les befoins des Artirtes indi- gens par des bienfaits . ( Voy. le nouveau Diclionns hiftor. ) Le Comte Caylus eft mort a Paris , le 5 Septembre 1765 , age de 73 ans. Les (Euvres badines du Comte de Caylus Tome. L B i8 PREFACE DE L'^DITEUR. feront divifees en quatre parties ; la pre- miere contiendra fes Romans de Cheva- lerie; la feconde, fes Melanges ; la troi- fieme , fes Contes Orientaux & fes Contes de Fits j & la quatrieme , fes Faceties. .: - fjftLi -J W ** tw9.4b+4\&* A^ V.J \^/ ^ -ibni ?t>fiL,-,- t ;b ol c' A rV ; ' .'. ^f!: D r . . j *-' ' V-J " <, Des Ouvrages qui compofent la Collection complette des (Euvres badmes du Comte de Caylus 5 & ordre dans lequel Us feront imprimis. MI PREMIERE PARTI E. Romans de Chevakrie. H' .' ISTOIRE du vailiant Chevalier Tiran le Blanc, traduite de 1'Efpagnol. Le Caloandre fidele , traduit de 1'Italien de Giovanni Ambrofio Marini. SECONDE P ARTIE. Hijloriettes , Contts t Nouvdles , &c. Les Soirees du Bois de Boulogne. Recueil de ces Meflieurs. Hiftoires, Nouvelles & Memoires ramaffes. Les Manteaux. Le Pot-pourri, ouvrage nouveau de ces Dames & de ces Meffieurs. Bij 2O JT R O I S I E M E P A R T I E, Contes Orientaux 6* Feerles. Contes Orientaux, Feeries nouvelles. Cinq Contes de Fees. Cadichon, ou tout vient a point qui pent attendre. Jeannette , ou I'indifcretion. 7 . ^SV,,, \ -A A V* QUATRIEME PARTI E. Faceties. Hiftoire de Guillaume , cocher - fiacre. Aventures des Bals de bois. Les Fetes roulantes, & les regrets des petltes rues; Memoires de 1'Academie des Colporteurs. Etrennes de la Saint -Jean. Les Ecofleufes, ou les (Eufs de Paques; ,3 I T A ^ 3. G >I O D 3 't gwv v ..- i rf a .aiyfil&M ::> i^ >6 JuE p) premier Roman de Chevalerie , traduit par le Comte de Caylus , eft /'Hiftoire du vaillant Chevalier Tiran le Blanc ; un aver- tijfement du Traducleur nous donne tous les renfeignemens que fon pent dejirer fur VAu- teur Efpagnol , & fur I'epoque a laquelle Le Roman original a ete ecrit (a). Quoique le Comte de Caylus faffe remon- ter ce Romanjufqiien 1436, on nen connoit plus Jicanmoms d'ldition aujji ancienne. I? ab- be Langlet Dufrefnoy i dans fa Bibliotheque des Romans , en indique une premiere edi- tion faite en 1511 a Valladolid , 6 1 ceft la plus ancienne quefes recherches lui aient fait connottre. Ilparle enfuite de trois autres faites routes a Tenife , I' une in-4. en 1 5 38 j & les ( a ) Voyez ci - apres l'averti{Tement de 1'Auteur , qui precede le roman de Tiran le Blanc. B iij 22. AV ERTISSEMENT deux amres in -8. en 1566 & en i6u. Le Tiran le Blanc ejl un des roinans de chevalerie Efpagnols les plus ejlimes. L'au- teur , fans avoir eu befoin du fecours des en- chantemens & des charmes de la feerie , ref- fource jl ujitee des romanciers de ce genre , a rendufon hiros tres-interejfant. On pretend que Pouvrage Efpagnol ejl ecritfans enflure & avec un naturel rare aux romans de cette nation* S^il eft ainji , fon fyle a ete par- faitement imite par le traducleur: on le trou- vera noble avec Jimplicite^ & bien eloigne de cette boufiffure qui degrade & rend ridicules les heros que on entreprend aujji mal-adroi- tement d* ex alter. A la fuite du Tiran le Blanc 9 nous don- nons /eCaloandre fidele. Le Comte de Caylus a fait preceder cette traduclion d'une preface qui ne nous laijfe rien a dire fur Fauteur peu connu du roman Italien. Nous nous conten- terons feulement <appuyer fur le fervice que le nouveau traducleur a rendu a la litterature, en falfant pajfer dans noire langue un roman interejfant , qui ne nous etoit connu que d*une mamere defavorable. JJennuyeufe & trop fe- . DE L'EDITEUR. 23 'l . -i. -. c0/zak plume de Scuderi avoit rendu cet ou- vrage teffroi des lecleurs les plus intrepides ; le Comte de Caylus lui a rejlitue tons fes agremens', il feroit done injufle d'appliquer a fa traduclion la critique de Defpreaux (b) , qui a porte le dernier coup a la traduclion de Scuderi. On trouvera peut - etre les evenemens du Caloandre trop multiplies : on a voulu , par cette multitude d^aventures & de perfonnages, rendre Fouvrage intereffant^ & Pony a riujji\ mais d*un outre cote on en a rendu la lecture un peu fatiguante , 6* ceux qui deferent ne trouver dans cet ouvrage quun objet d'amu- fement , fe plaignent de la peine qtfon leur donne a debrouiller une intrigue trop com- phquee. Cependant cette obfervation ne doit point jiuire a la traduclion que nous impri- mons ; la multitude des faits rend la marche du roman plus rapide : au refle , Us nous ont paru traces avec clarte & facilite, 6" r atten- tion que nous avons ete obliges de preter pour (b} Voyez Pavertiflement de.l'auteur, qui precede le Caloandre fidele , ci-apres, tome III. B iv 4 ATERTISSEMENT DE L"DITEUR. fuivre Le fil de /' intrigue, a ete bicn ricom- penfee par Pinteret quelle afu nous infpirer. Nous crayons inutile de donner id les notices ou tables des principaux perfonnages qui figurent dans ce roman. Ces notices out etd donnees dans LaBibliotheque des Romans^ 6* y etoient neceffaires : elles precedent I" ex- trait de Fouvrage j 6' La neceflite ou Von a Me, dans cet ex trait, de refferrer des f aits qui ne font deja pas trop etendus dans le roman , y a repandu une obfcurite que Von ne trou~ vera pas dans I'ouvrage entier. AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR, Imprimi en the de ['edition de 1740. T SUE roman de Tiran le Blanc n'avoit guerc etc connu jufqu'ici aux Francois , que par ce qui en eft dit dans la fameufe hiftoire dedom Quichotte. Voicidequellemaniere en parle Miguel de Cervantes de Saavedra , au chap* 6 de la premiere partie de cet excellent ouvrage : Le Cure , fans fe fatiguer davantage a examiner le refte des livres , dit a la gouvernante de pren- dre tous les grands & de les jetter dans la cour. Elle qui auroit brule tous les livres du monde pour une chemife neuve, ne fe le fit pas dire deux fois , & en prit pour le moins fept ou huit qu'elle fit voler par la fenetre ; mais elle en avoir 26 AVERTISSEMENT embrafle rant, qu'il en tomba un aux pieds du barbier, qui lui donna de la curiofite a & en Touvrant il vit au titre : Hiftoire. du fameux Tiran ie Blanc. Com- ment ! s'ecria le cure , vous avez la le cheva.ier Tiran le Blanc ? Donnez-le- moi, maitre Nicolas, je vous en prie, c'eft un trefor que vous avez trouve , c'efl le contre-poifon du chagrin ; c'efl la que nous vcrrons le vaillanr chevalier don Kyrie-Eleifon de Montauban , & Thomas de Montauban fon frere, avec le chevalier Fonfeque ( i ) ; le combat du valeureux Detriante (2) contre le 3> dogue ; les rufes ( 3 ) de la demoifelle Plaijirde ma vie ; les amours &: les trom- peries de la veuve Tranqmlle (4) ; & v Timpdratrice amoureufe de fon ecuyer f Je ne vous mens pas , mon compere , ( T ) II faut que Cervantes fe foit tromp en cet endroit, car le chevalbr Fonfeque ne fe trouve pas dans ce roman. t ( 2 ) Lifez Tiran. ( 3 ) Lifez les faillies , les bans - mots. Agudezas. (4) Lifez la veuve Repofie ; ce mot, pris dans fon an- cienne fignific^ation , repond mieux au fens d3 1'EfpagnoL DIT TRADUCTEUR. 27 voici le meilleur livre du monde pour le flyle , & le plus naturel. Ici les che- valiers mangent & dorment , ils meurent dans leurs lits , & font leur teftament avant de mourir , & mille aurres ehofes utiles & neceflaires done les autres livres ne difent pas le moindre mot. Mais avec cela , il n'y eut pas eu grand mal d'en- vover 1'auteur paffer le refte de fes jours r> aux galeres pour avoir dit rant de fot- tifes ( i ) de propos delibere. Empor- tez-le chezvous, compere, & lelifez, & vous verrez fi tout ce que je vous en dis n'efl pas vrai . On me permettra de mettre ici le texte meme de Cervantes a la fuite de la traduc- tion fran^oife, parce que les auteurs de cette traduclion fi eflimee & fi eftimable 3 n'ont pas rendu par -tout le fens de Cervantes ; une p'us fcrupuleufe exaHtude etoit peut- etre inutile pour leur vue , qui n'a ete que de procurer aux leteurs un objet de de- lafTement; mais elle n'eil pas indifferente ( t) L'Efpagnol dit feulement necsdades, niaiferies: 28 AVERTISSEMENT lorfqu'il s'agit de conftater le jugement qiTa porte de Thiftoire de Tiran le Blanc im ecrivain aufli fenfe & aufli fpirituel que Cervantes. Y fen querer canfar fe mas en leer libros de cavallerias mandb al ama , de tomaffe todos les grandes , y dieffe con ellos en el corral. No fe dixo al tonta, ni a fora 1 a , feno a quien tenia mas gana de quemallos que de echar una tela , por grande y delgada que fuera : y afjiendo quafi ocho de una ve^ , los arrojo por /<2 ventana. Por tomar muchos juntos fe le cayo el uno a los pies del barbero , que le tomo gana de ver quien era , y via que de^ia : hiftoria del famofo cavallero Tirante el Blanco. Valame Dios , dixo el cura^ dando una gran vo^ que aqui ejle Tirante el Blanco\ Damele aca compadre , que hago cuenta que he hallado en el un teforo de contento y una J ** mina de paffatiempos. A qui ejla don Qiarie Eleyfon de Montalvan vallerofo cavallero , y fu hermano Tomas de Montalvan , y el ca- vallero Fonfeca , con la batalla que el valient e. de Tirante ( I ) hi^o con el alano , y las (i ) Toutes les editions ont Detriante, c'eft une faute, DU TRADUCTEUK. 29 as de La don^ella P Laferdemavida , con los amores y embuftes de la vuida Repofada , y lafegnora emperadri^ enamorada de Ipolito fu efcudero. Digoos verdadfegnor compadre , que porfu ejlilo es ejle le mej or lib rode I mon- do, A qui commen Los cavaLLeros^ y duermen, y mueren en fus camas , y ha^en tejlamento antes defu muerte, con otras cofasde que todos losdemas libros defte genero carecen. Contodo effo os digo que merecia el que lo compufo , pues no hi^o tantas necedades de indujlria , que ( no ) le echaran a galeras por todos los dias defu vida. Lieva de a cafay leelde y ve- reys que es verdad quanto del os he dicho. : -Ceux qui entendent le Caftillan s'ap- percevront aifement qu'il y a dans cette derniere phrafe quelques fautes d'impref- fion qui la rendent prefque inintelligible. Cervantes ne peut avoir die que 1'auteur de ce livre a merite les galeres perpetuelles, parce qu'il n'a pas ecrit de defTein pre-- qui a pafle aufli dans toutes les tradu&ipns. Cervantes parle du combat de Tiran contre le dogue , a la cour du roi tl'Anglererre. 30 .A VEHTIS S E MENT medite routes ces niaiferies 5 necedades. Le tradu&eur Francois a fupprime la negation, & fait dire a Cervantes que Cauteur au- roit mimi les galeres pour avoir dit tant de fottifes de propos deLibere j ce qui eft pre- cifement contre le fens de Cervantes , qui loue formellement cet auteur d'avoir fu eviter les inepties ou niaiferies dont les autres ouvrages du meme genre font rem* plis. Le terme efpagn^l necedades a un fens beaucoup plus reftreint que le mot fran^ois , fottifes ; il ftgniiie feulelnent pucrJite , inepties, niaiferies , & ne-peut tomber que fur les abfurdites des autres livres de chevalerie, abfurdites evitees par Tauteur de Tirari , a ce que dit Cervantes. Les termes Efpagnols toritodo merecia ,>jw que le echafnn a galeras , fignifienti par cette raifon , il avoit bien merite d'etre envoye aux galeres pour > n'avoir pas eerie de propos deliberetant j> denaiferies". Cervantes n'etoit pas ca- pable de raifonner ainfi. Pour moi je foup- ^onnerois qu'il y a eu une feconde nega- tion oubliee , & que Cervantes avoit D U T R A D U C T E U R. 3 I ecrit 5 contodo effo merecia el que lo compufo , pues no hi^p tantas necedades de induflria , que ( no ) le echaran a galeras por todos los dias de fu vida : Et par-la cet ecrivain auroit bien merite qu'on lui fit grace des galeres perpetuelles , pour avoir fu eviter tant de niaiferies que les autres one dites depropos delibere. J'ai idee d'avoir lu quelque part , que 1'au- teur du roman de Tiran le Blanc etoit mort aux galeres - 9 je ne puis me rappel- ler dans quel livre. Le merite de Cervantes , & la jufle ce- lebrire de fon ouvrage , rendent neceflaire cette correlion qui lui fauve un faux rai- fonnement que lui faifoient faire toutes les editions & toutes les tradu&ions de fon livre. Le le&eur pardonnera fans doute en cette confideration une fcholie gram- maticale, pour la reflitution du texte d'un moderne. Miguel de Cervantes tnerite quel- que diflintion. S'il avoit Phonneur d'etre un ancien , & que fon ouvra-ge eilt ete ecrit en grec, ou feulement en latin, il y a deja long-terns qiul auroit des fcholiafles 32 A VERT I SSEMENT & meme des commentateurs en forme, Quoi qu'il en foit du fens de ce paffage , de Cervantes , on eipere que les le&eurs du roman de Tiran le Blanc "ne feront pas plus difficiles que le licejicie Pedro Pere^ ,- cure du village de dom Quichotte, & qu'ils ne fe fcandaliferont pas d'une efpece de melange de devotion & de libertinage qui femble regner dans quelques endroits de ce livre. On apper^oit ce melange dans tous les romans , & meme dans prefque tous les ouvrages compofcs dans ce tems-la.' Les hommes d'alors etoient -en general plus devots que ceux d'aujourd'hui , mais fans en etre pour cela plus gens de bien. On fe perfuadoit que I'exaCtitude a remplir certaines pratiques exterieufes- pouvoit te- nir lieu de Tobfervation des preceptes, & difpenfer meme des regies de la morale. La meme idee paroit fubfifrer encore dans certains pays ou rin(lrul:ion eil moins commune. Dans les pays ou les efprits font plus eclaires , le fyfterfie a change fur cet article dans la {peculation , fans que les chofes aient cefTe d'aller le meme train dans . la, DU TRADUCTEUR. 33 la pratique , & fans que 1'empire des paf- fions fur' le cceur humain ait rren perdu , ni de fa force , ni de fon etendue. Le nom , le pays & le fiecle de Tau- teur de ce livre , font abfolument incon- nus. On voit qu'il etoit Efpagnol, & on peut feulement. foup^onner qu'il etoit de Valence , a caufe de la digreflion dans la- quelle il fait 1'eloge de cette ville, comme le tradu&eur 1'a remarque dans une note. II parle dans cette digreflion de trois mal- heurs qui doivent arriver a cette ville , fuivant une ancienne prophetie. Les pre- dictions des poetes & des romanciers ne regardent jamais que des evenemens deja arrives ; ainfi on peut afTurer que Tauteur a fait allufion a des faits anterieurs. Les Maures qui doivent caufer le fecond des malheurs dont Valence eft menaeee, furent abfolument expulfes de la ville & du royau- me de ce nom, en 1 276. Le troifieme de ces malheurs arrivera, dit-on , par la faute des habitans chretiens de Valence, maisces ha- bitans ne feront pas chretiens de naijflfance. L'auteur avoit probablement en vue les Tome /. C 34 A'VERTISSEMENT troubles excites a Valence Pan 1 3 69 , lorf- que les habitans fe revokerent centre le roi d'Aragon , Pierre IV du nom , celui qui abolit les libertes accordees aux Ara- gonois & aux Valenciens. Le pretexte de defendre ces libertes avoit occafionne di- verfes revokes ; mais celle-ci fut la plus considerable ; elle caufa de tres - grands defordres : les revokes aiTaflinerent un tres - grand nombre de ceux dont le zele leur paroifToit trop modere ; & le roi d'A- ragon ayant diflipe la ligue , fit perir par les plus cruels fupplices ceux qui en a- voient etc les chefs. Les fuites de cette re- voke devinrent trcs-funefles a ceux de Va- lence, non-feulement a caufe de tous les meurtres dont elle fut Poccafion , mais en- core parce qu'elle donna un pretexte de les depouiller de leurs anciens privileges. Cet- te revolution eft de 1369. L'ouvrage eft necefTairement pofterieur a cette annee-la. Ce que 1'auteur dit de \Arbre des Ba- tallies y ouvrage compofe vers Tan 13^0, nous montre qu'il a vecu vers Tan 1400. La maniere dont il parle de PAfrique dans DU TRADUCTEUR. 35 fon roman , ne nous permet pas de fup- pofer qu'il ait ecrit depuis Tan 1480 ou 1485. II paroic aflez bien inflruit du der tail geographique de Finterieur de ce pays ; les noms des peuples , des villes & des rayaumes font en general aflez exa&s ; il parle meme de celui de Bornou , dans le pays des noirs , au-dela du grand dciert; mais il ignoroit abfolument la fituation de la partie orientale de FAfrique. Selon lui , les etats d'Efcariano , roi d'Ethiopie , qui joue un tres- grand role dans la feconde partie du roman , s'etendoient depuis le royaume de Tremecen jufqu'au Tigre. Us etoient voifins , de ce cote de llnde & des pays du Prete-Jean, ils faifoient un meme continent avec FArabie , & Fon pouvoit aller par terre de FEthiopie dans la Perfe & dans FAfie - mineure 5 fans pafler par FEgypte & par la Syrie. Tout cela etoit conforme au fyfteme fuivi avant les navigations des Portugais autour de FAfrique, en 1495; mais alors on cefTa de mettre les etats du Prcte - Jean dans la haute Afie , & on fe perfuada qu'il etoit Cij $6 A VERTISSEM ENT le meme que le Negafch , cu que le roi d'Abyflinie. Ce fur aufli alors qu'on com- men^a a connoitre les Indes & la mer qui fepare ce pays d'avec 1'Afrique. Si Tau- teur cut ecrit depuis les navigations des Portuguais, il n'eft guere probable qiTil eut voulu conferver un fyfleme geogra- phique abfolument decrie , qui etoit in- different a 1'economie de ion roman , & qui n'etoic propre qu'a le faire paroitre abfurde. On peut encore determiner avec plus de precifion le terns auquel ce roman doit avoir ete ecrit, par quelques endroits du livre qui font une aliufion aflez fenfible a des circonftances que nous apprend Thif- toire du quinzieme fiecle. i. L'auteur, decrivant la guerre que le Soudan d'Egypte 8c le Grand - Turc faifoient a Pempereur de Conflantinople, fuppofe que plufieurs feigneurs Italiens & Napolitains etoient ligues avec les infi- deles , & fervoient dans leur armee. II les nomme , & ces noms font ceux de plufieurs feigneuries confiderables dans le royaume DU TRADUCTEUR. 37 de Naples & ailleurs. Quelques-uns d'en- tr'eux font fairs prifonniers dans un com- bat. Tiran les envoie a Conflantinople ; la, ils font degrades folemnellement de 1'ordre de chevalerie , declares traitres & obliged d'efluyer la ceremonie la plus in- famante que Ton puifle imaginer. 2. L'auteur parle des Genois en difTe- rens endroits de fon livre, & fon efprit paroit avoir etc dans deux differentes dif- pofitions a leur egard. Dans la premiere partie de fon roman, il les maltraite beau- coup ; ils font tous , dit - il , de mauvais chretiens , des gens fans foi , les amis & les allies des infideles , & qui pour un mediocre profit ne craignent point de procurer la deflru&ion du chriftianifme. Ils veulent enlever Tile de Rhodes aux chevaliers de Saint -Jean, par la plus hor- rible trahifon , & la livrer au foudan d'E- gypte. Dans la feconde partie , ce n'eft plus la meme chofe. Les Genois ont oublie le mal que leur a fait Tiran 5 & ils lui louent leurs vaiffeaux pour tranfporter a Conf- C iij il 3 38 A VERTIS SE MENT tantinople 1'armee qu'il conduit au fecours des Grecs. II faut done chercher un terns dans le- quel les Aragonois puifTent avoir eu des motifs, i . De chercher a deshonorer quel- ques feigneurs Napolitains. 2. De decla- me: concre les Genois, & d'en parler avec emportement. II faut encore que dans ce meme terns les chofes aient change par rapport aux Genois , & que dans cet in- tervalle les memes raifons d'en dire du mal n'aient plus fubfifte. Le regne d'Alphonfe V, roi d'Aragon, nous fournit ce temps. Ce prince fucceda a fon pere le 2 Avril 1416, & mourut le 27 Juin 1458. En 1420, il fut adopte par la reine Jeanne de Naples, & declare fon hdritier. Ayant deplu depuis a cette princefTe, elle cafla cette adoption en 1433, & adopta a fa place Louis due d'Anjou. Ce pri-ice etant mort peu apres fans en- fans , elle lui fubftitua Rene de Lorraine, & mourut en 1434. Ces diffe rentes adoptions causerent de longues & cruelles divifions parmi les DU TRADUCTEUR. 39 Napolitains , & donnerent lieu aux deux fa&ions differentes des Angevins & des Aragonois. La guerre commenca entre les deux partis en 1434 , a la mort de Jeanne. Ceux que 1'auteur du roman traite fi mal , etoient des feigneurs du parti d' An- jou. On trouveles noms de quelques-uns dans Fhifloire generale , & peut-etre de- couvriroit-on les autres dans les hiftoires particulieres de ce temps-la , fi la chofe va- loit la peine que donneroit une telle re- cherche. On doit done fuppofer que 1'ou- vrage a ete ecrit entre les annees 1 43 4 & 1458. Mais ce que Pauteur dit des Genois peut nous fervir a determiner un terns plus precis & un intervalle encore plus court. Les Genois ont ete long - terns en guerre avec les Aragonois; ils fe difputoient la pofTeflion des iles de la Mediterranee 5 dont les Maures avoient ete chafTes ; mais ces guerres n'avoient donne lieu a aucun evenement qui put occafionner la maniere emportee avec laquelle Tauteur les traite. En 1656 , ces peuples s'etant ligues avec C iv 40 AVERTISSEMENT le due de Milan & avec quelques autres princes de la fation Angevine , mirent en mer une puiflante flotte pour aller fe- courir Gaete afllegee par le roi d'Aragon, Alphonfe s'avanga au-devant d'eux ? &: leurprefentale combat. Les Genois etoient alois les meilleurs hommes de mer de la Mediterranee. La flotte Aragonoife fuc battue , & 1'armee detruite : Alphonfe , fait prifonnier avec fes freres & la fleur de fa nobleffe, fut remis entre Jes mains du due de Milan ; mais peu de jours apres , ceiui-ci mit ce prince en liberte, fans autre condition que celle d'une ligue offenfive & defenfive. C'eft fans doute a caufe de la prife du Roi d'Aragon que Ton voit tant de rois prifonniers dans Thifloire de Tiran , & que ce chevalier confolant un de ces rois dans fa captivite , lui dit qu'elle n'efl point un malheur dont un prince doive rougir ; que les rois braves & courageux y font expofes , & qu'il n'y a que ceux qui fe tiennent tqujours loin des dangers , qui foient a Tabri d'un pareil fort. DU TRADUCTEUR. 41 Alphonfe fe trouva , par fon alliance avec le due de Milan , & par les puiffans fecours que les Aragonois , les Valenciens & les Catalans lui envoy erent d'eux-me- mes , plus fort qu'il n'etoit avant fa defaite. II foumit entierement le royaume de Na- ples ; & le 2 Juin 1442 il entra dans cette ville, en renouvellant les ceremonies des anciens triomphes remains ; circonftance qui peut avoir donne lieu a 1'auteur du roman , de faire accorder de femblables honneurs a Tiran , apres avoir de"livre la ville de Conflantinople. On trouve dans la chronique Catalane de Miguel Carbonell tine relation originale & tres - detaillee' des fetes donnees a Sa- ragofTe Tan 1399, pour le couronnement du roi d'Aragon Martin I , & de la reine Marie de Luna fa femme. Ces fetes font le modele de toutes eel les que 1'auteur de- crit dans fon roman , & qu'il fuppofe don- nees tant en Angleterre qu'a Conilanti- nople. Alphonfe , maitre du royaume de Na- ples , tourna toutes fes forces contre les 42 A VE RT IS SEME NT Gcnois. Us furent obliges de fe foumettre & de demander la paix , que ce roi ne leur accorda qu'a la charge d'un prefent oil redevance annuelle. Us la lul payoient avec des circonftances qui donnoient a ce paie- ment 1'air d'un veritable tribut. II eft , ce me femble 5 aflez probable que la premiere partie de ce roman a ete ecrire depuis la prifbn du roi Alphonfe, & pendant la plus grande irritation des efprits contre les Genois ; mais que la fe- conde le fut apres 1442 , & lorfque ces peuples s'etant foumis a payer une rede- vance annuelle , la haine des Aragonois fut moderee par 1'humiliation de leurs en- nemis. Les Grecs de Conftantinople etoient alors extremement prefTes par les fultans Turcs, Amurat I , mort en 1451 , & par fon fits Mahomet II , qui prit cette ville le 29 de Mai 1453, & ^ detruifit fans retour Tempire des Grecs. Dans la feconde partie , 1'empereur de Conftantinople fe trouve reduit a une femblable extremite , il en eft tire par la feule valeur de Tiran. DU TRADUCTEUR. 43 La delivranqe de Tempire Grec etoit alors 1'objet des vceux de tous les chretiens , quoique des interets particuliers empe- chafTent les princes de fe reunir pour y travailler. Cetoit probablement pour flat- ter ce defir univerfel , & pour faire allu- fion a la fituation a&uelle des chofes ? que 1'auteur du roman a fini par fuppofer Fem- pire de Conflantinople dans le plus grand peril , & par Ten retirer contra toute ap- parence. On peut , ce me femble , conclure de tout cela , qu'il efl aflez probable quq ce roman a ete commence entre les annees 1 43 6' & 1 443 y ou entre la priie d'Alphonfe par les Genois , & le tribut qu'il impofa a ces peuples , &: qu'il a, ete acheve entre la meme annee 1 443 & la prife de Conf- tantinople en 1453. Si 1'auteur , dans fon argument , avoit daigne nous dire un mot du terns auquel il ecrivoit , il auroit epargne au leleur 1'ennui de cette difcuffion. Apres tout , on ne trouveroit pas etrange de voir a la tete d'une tradu&ion de Theagcne 6* Cha- 44 AVERTISSEMENT ricl&e une differtation fur la petfonne & fur le terns d'Heliodore qui en efl Tauteur. Un roman moderne qui nous peint les moeurs & la fa^on de penfer du xv e . fiecle, & qui par-la peut fervir a nous donner une plus jufte idee d'un terns auquel a commen- ce de fe former la puiflante monarchic des Efpagnols fous la maifon d'Autriche, ne pourra-t-il pas jouir du meme privilege ? N'y aura - 1 - il que Pantiquite Grecque & Romaine qui merite notre attention & nos recherches ? Quant au ftyle de ce roman , quoique Cervantes 1'appelle a cet egard le meilleur livre du monde ( i ) , cet eloge ne doit s'en- tendre que par comparaifon aux autres ou- vrages du meme genre. II a fur eux, a la verite , Tavantage d'etre ecrit d'un ftyle tres - fimple & tresf- naturel ; au lieu que les autres romans Efpagnols font d'un ftyle affede &: figure jufqu'a Tenflure , quelquefois meme jufqu'a Textravagance. Mais ii tombe peut-etre dans Texces op- ( I ) For fuo ejlilo es ejle el mejor libra del mundo. DU TRADUCTEUR. 45 pofe , & il rf eft pas exempt des defauts qui accompagnent ordinairement une trop grande fimplicite. Quoique le fonds du ftyle foit aflez gai , & quoique les plaifanteries foient en ge- neral d'affez bon gout , eu egard au terns ; on trouve quelquefois des expreflions & des details trop has , & peii feans aux per- fonnages que Tauteur introduit. Peut-etre aufli ce defaut-la eft-il moins celui de Tauteur que celui de fon fiecle. Les dif- cours & les converfations font ordinaire- ment tres- allonges , quelquefois remplis de paroles & vuides de fens. Mais c'etoit encore le defaut general de fon terns. II regne egalement dans nos vieux romans & dans nos vieilles chroniques , aufli bien que dans les anciens ecrivains Efpagnols j on le trouve meme dans les Italiens 5 quoi- qu'ils foient les premiers qui aient com- mence a mieux ecrire. Le tradu&eur, qui fans doute n'a pas cm que le public fe fouciat de voir la verfion litterale d'un ancien roman Efpa- gnol avec tous les defauts qui 1'auroient 46 AVERTISSEMENT empeche de s'amufer a une lecture ( dans kquelle on ne peut guere chercher autre chofe que 1'amufement) a pris a cet egard toutes les libertes qu'il a cru neceffaires, non - feulement en abregeant certains re- cits & certaines harangues , qui n'etoient propres qu'a refroidir 1'efprit du le&eur, mais encore en faifant des fuppreilions ou des changemens confiderables toutes les fois qu'il a cru que 1'interet des memes lec- teurs le demandoit. Pcut-etre que quel- ques-uns fouhaiteroient qu'il en cut encore fait davantage ; mais ceux qui voudront comparer cette tradu&ion avec Foriginal Efpagnol , ou meme avec la verfon Ira- lienne , verront qu'il ne pouvoit guere faire de plus grands changemens fans alterer Teconomie du rormn. II a meme lieu de craindre que les ledcurs amoureux de I'exactitude litterale ne Taccufent d'avoir abufe de la liberte accordee au traduc- teur d'un ouvrage irivole. II a cependant conferve par -tout avec foin, non - feu- lement la fuite des narrations , & le feis des difcours ? mais encore tous les details DUTRADUCTEUR. 47 & toutes les expreflions qui pouvoient fervir a peindre, foit les mceurs du fiecle de Tauteur, foit fes opinions & fa maniere de penfer. Ce fera au lecteur a juger fi ce roman merite , pour le fonds des chofes , les elo- ges que lui donne Cervantes. On permet- tra cependant encore une obfervation que ceux qui ne font pas familiarifes avec les anciens romans Efpagnols de chevalerie , ne feroient peut - etre pas en etat de faire. Dans ces romans , on ne donne aux heros que la bravoure & la force de corps , & tous les denouemens font tires du mer- veilleux de la feerie & des enchantemens , ou du moins de certains hafards plus incroyables encore , fi on le peut dire , que le fyfleme de la feerie & de la magie, qui etoit alors le fyfteme commun. L'au- teur de ce livre femble avoir affefte de prendre , a cet egard 5 le conrre - pied des autres romans. Tiran , malgre fa bravoure & fa force prodigieufe , ne fait rien qui ne foit poflible aux hommes , il doit encore plus fes fucces a fon efprit 48 AVERTISSEMENT & a fon habilete militaire , qu'a fa valeur. Les moyens par lefquels Tauteur amene les evenemens heureux ou malheureux de fon heros , font pris dans 1'ordre naturel des chofes 3 leur fmgularite a meme pref- que toujours je ne fais quoi de bizarre qui fait rire Fefprit , en meme terns qu'elle le furprend. Peut - etre auffi n'a-t-on eprou- ve un pareil fentiment en lifant cet ou- vrage , qu'a caufe du contrafle qu'il forme a cet egard avec les autres livres de che- valerie que 1'on a lus ? & dont il peut pafler pour une critique ingenieufe. Quelques le&eurs pourront penfer que Tauteur auroit du faire les demoifelles de Conflantinople un peu moins faciles ? mais de fon tems on ne connoiflbit pas encore cet amour metaphyfique qui fait la bafe de nos grands romans modernes , & qui n'a peut -etre jamais exifle hors de ces livres. Dans Triflan de Leonois , dans Lancelot du lac , dans Perceforet , & dans les Ama- dis , les chofes fe paffent a cet egard a- peu-pres comme dans Tiran* D'ailleurs, Tauteur etoit d'un pays ou Ton croit que quand DU TRADUCTEUR. 49 quand un homme & une femme qui s'ai- ment , fe trouvent feuls , ce feroit fottife que de perdre le terns en paroles ; & il pouvoit fuppofer que les femmes Grecques <toit?nt encore plus vives fur cec article que les Efpagnoles. Ce livre eft maintenant aflez rare en Efpagne j il n'y efl plus guere connu que par 1'ouvrage de Cervantes. Nicolas Anto- nio n'en dit rien dans fa bibliotheque Ef- pagnole en deux volumes in-fol. quoiqu'il y foit entre dans un tres - grand detail fur les rorrians de chevalerie , & finguliere- ment fur ceux dont parle Cervantes dans le denombrement de la bibliotheque de don Quichotte. On n'en connoit qu'une feule edit! n Efpagnole a Valladolid en 1511 in-foL fous ce titre : Los cinco tibros del efforcado y invencible cavallero TIRANTEEL BLANCO DE Roc A SALAD A , cavallero de Garrotera , el anal por fu alta cavalleria alcanco a fe pricipe y Cefar del Imperio de Grecia. fol. Lettre gothique a deux colonnes ,- feuil- let 288. A la fin on lit ces mots fmguliers : Toms L D 50 AVERTISSEMENT Al loor y gloria de nueftro Sennor y de la benedita Virgen Maria fu madre y Senora nuejlra , fuc impreffo el prefente libro del famofo & invencible cavallero Tirante el Blanco 5 en la muy noble villa de Valladolid per Diego de Gumiel accabofe a XXVIII de Mayo del anno M. D. XI. Cette date eft anterieure a la mort du roi Ferdinand , &: a celle du Cardinal Ximenes, le reftaurateur des Lettres en Efpagne ; mais d'un terns bien pofterieur a FetablifTement du fameux tribunal de 1'Inquifition , & de la police a laquelle les livres font affujettis en Efpagne. Ce roman avoit ete traduit en Italien ; mais d'une fa^on tres - litterale ? par un homme qui entendoit fi mal fon original , qu'en plufieurs endroics la tradudlion eft pleine de contre-fens. Le tradufteur etoit Lelio di. Manfredi. II y a trois editions de cette tradution. L'une in-$. a Venife en 1538 chez Nicolini di Sabbio(\}. La feconde en 3 vol. in- 12 a Venife en 1556, (i) M. Federlco Torregiano en a ete Pediteur. DU TRADUCTEUR; 51 chez Dominico Sarri. La troifieme en 1 61 1 3 vol. in-8. Les trois editions font faites avec toutes les marques poflibles de pu- blicite , & les deux dernieres font d'un terns ou Ton obfervoit depuis plufieurs an- nees en Italic , pour la publication des livres , les regies feveres preterites par le concile de Trente. Dij ' I HISTOIRE D U VAILLANT CHEVALIER TIRAN LE BLANC TOME PREMIER. SL SL T IRE DU FAILLANT CHEVALIER TIRANLE BLANC. PREMIERE PARTI E. L-'-r 'ANGLETERRE jouifToit d'une profonde paix , lorfque le grand prince par qui elle etoit gouvernee , voulant celebrer avec eclat 1'alliance qu'il venoit de contracler avec le Roi de France , fit publier dans fon royaurne un combat a la barriere a toutvenant. Le bruit des ftes & des magnificences dont ces noces devoient etre accompagnees, fe repandit bien- tot , & tous les braves des cours etrangeres ne tar- derent pas a s'y rendre. Un gentithomme d'tine des plus anciennes maifons de Bretagne s'etoit joint a plufieurs autres , Div 56 , HIST. DU CHEVALIER comme lui , alloient a Londres dans le deffein de prendre part a la fete. Accable de laffitude , il s'en- dormit fur Ton cheval, qui marchant a 1'aventure, s'ecarta du refte de la troupe & du grand chemin. Un fentier peu frequente qu'il fuivit, le conduifit dans un lieu folitaire , plante des plus beaux arbres du monde, & ou fur 1'herbe tendre & fleurie cou- loit une fontaine delicieufe , a laquelle les animaux fauvages &: domeftiques v,enoient chaque jour fe ' defalterer. C 'etoit dans ce lieu que le fameux comte Guil- laume dc Warwick avoit choifi fa retraite. Ce che- valier rec'ommandable par fa naiffance & par fes vertus , avoit long -terns porte les armes fur terre &: fur mer. II avoit remporte la vidtoire dans cinq combats particuliers , s'etoir trouve a fept batailles generales , dont il etoit forti vainqueur , fon nom etoit celebre dans tons les pays. A 1'age de cinquante- cinq ans , un fentimerit de religion lui avoit fait quit- ter le metier de la guerre pour faire le voyage de Jerufalem. Ni les larmes de la comtefle fon epoufe qu'il cherifToit, ni les pleurs d'un fils unique qu'il laifibit encore au berceau , ne purent Tarr^ter. II fit une donation de toutes fes terres a la comtefle fa femme , & ayant diftribue des fommes confide- rabjes a fes vaflaux , & aux chevaliers qui s'etoient attaches a lui , il partit fuivi d'un feul ecuyer ; & apres avoir vifite les faints lieux , il fe rendit a Venife. TIRAN LE BLANC. 57 La , il donna tout ce qui lui reftoit d'argent a ce fidele domeftique qui 1'avoit accompagne ; ckilexi- gea de lui qu'a fon retour en Angleterre il repaa- clroit le bruit de fa mort. Pour rendre cette nou- velle plus vraifemblable , le comte engagea quelques negocians Anglois etablis a Venife , a la mander dans leur pays. La comteffe 1'apprit avec la dou- leur la plus vive , & fit faire a ce mari qu'elle avoit aime tendrement , des obfecfues digues de la naif- fance & de la valeur d'un auffi bon chevalier. Cependant le comte , apres avoir laiflfe croitre fes cheveux & fa barbe, prit un habit d'hermite , 6k vivant d'aumones, retourna en Angleterre, ou il choifit pour fa demeure une folitude fituee fur une haute montagne, peu eloignee de fa ville de Warwick, fl y vivoit inconnu a tout le monde, & fous fon habit d'hermite , il alloit une fois la fe- maine a la ville , pour y recevoir les aumones de fes anciens fujets. II s'adrefToit plus fouvent a fa vertueufe epoufe qu'a tout autre , parce! qu'il ne pouvoit fe refufer le plaifir de jouir de la triftefle dans laquelle elle etoit plongee , & de voir combien elle etoit attachee a fes devoirs. De fon cote la comtelTe ., par un fentiment fecret dont elle igno- roit la caufe , lui donnoit plus fouvent , & plus abondamment qu'aux autres pauvres. Le comte avoit deja pafle quelque terns dans fa folitude , lorfque la fortune Ten retira , pour 58 HIST. DU CHEVALIER rendre encore une fois a fa patrie un fervice figna- le. Le grand roi des Canaries, pour fe venger des infultes de quelques corfaires chretiens qui avoient fait une efpece de defcente dans fes lies , avoit de- barque fur les cotes d'Angleterre , a la tete d'une armee formidable. II s'etoit meme deja rendu maitre d'une partie confiderable de Tile , ou fes troupes commettoient les plus grands defordres. En-vain le roi Anglo is avoit cru pouvoir s'oppofer aux progres du prince infidele. Vaincu dans deux combats , & chafle fucceffivement de Cantorberi , de Londres , & de plufieurs autres de fes meilleures places , il avoit enfin ete oblige d'aller chercher un afyle dans la ville de "Warwick. La , invefti de tous cotes par Tarmee des maures qui Tavoit fuivi , ce malheu- reux prince n'efperoit plus aucun fecours, lorfque le ciel lui en offrit un dans le courage & dans 1'ha- bilete du A>mte hermite. Le lendemain de, 1'arrivee du roi a "Warwick , le comte etant monte des le matin far le haut de la montagne qu'il habitoit , dans le deffein d'y ra- maflfer quelques herbes, qui faifoient une partie de fa nourriture , il apper^ut Tarmee des infideles cam- pee dans la plaine. II courut a la ville, qu'il trouva dans la conflernation , & fe rendit d'abord au cha- teau. A-peine y etoit-il entre , qu'il rencontra le Roi qui revenoit d'entendre la mefTe. II fe jetta a fes genoux , ck lui demanda I'aumone. Mais ce prince T IRAN LE\B LAN C. 59 n'eut pas plut6t arrete les yeux fur lui , que fa vue lui rappella le fouvenir - d'un fonge qu'il avoit eu la nuit precedente. II avoit cru voir une grande & belle femme vetue de blanc , tenant un enfant entre fes bras. Elle etoit fuivie de plufieurs demoifelles, qui toutes enfemble chantoient le Magnificat. Des qu'elles eurent cefle de chanter , celle qui paroiffoit commander aux autres s'approchant de lui , & lui mettant la main fur la tte , lui avdit dit : Ne crains rien , roi d'Angleterre , compte fur le fecours du fils & de la mere. Remarque bien le premier homme, portant une longue barbe, que tu verras te deman- der I'aumone : baife-le fur la bouche, conjure -le de quitter 1'habit qu'il porte , & d'accepter le com- mandement de ton armee ; je ferai le refte. A ces mots , le fonge s'etoit evanoui , & le roi s'etoit reveille. A la vue de Thermite humilie devant lui , ce prince ne douta point qu'il ne fut cet homme def- tine du ciel pour etre Tappui de fa couronne. II le baifa fur la bouche, fuivant ravertiffement qu'on lui en avoit donne; le releva ; & le prenant par la main, il le conduifit dans une des chambres du chateau. La , apres lui avoir reprefepte ,' dans les termes les plus touchans , les malheurs de fon royau- me; apres Tavoir conjure de 1'aider de fes confeils 6>c de fa perfonne , il fe jetta a fes pieds , & le fupplia de ne point lui refufer la grace qu'il lui demandoit. 60 HlST. DU CHEVALIER f Les larmes da malheureux roi toucherent le comte. 11 fe rendit.aux prieres de Ton prince, & a la trifte fitiiation de fa patrie. Bientot , par fes confeils , les chretiens remporterent un avantage confiderable fur les infideles , dont ils brulerent & pillerent le camp. Quelques jours apres , le roi maure envoya defier le roi d'Angleterre a un combat particulier qui de- cideroit la guerre. Le roi Anglois accepta le defi; mais fes forces ne repondoient pas a fon courage, & le confeil ne vouloit pas confentir qu'il s 'expo- sat lui & fon royaume a une perte certaine. Le roi des Canaries etoit un des hommes les plus forts & les plus adroits de fa nation. Le roi d'Angleterre fe confiant a la promefle qui lui avoit ete faite , crut ne devoir choifir d'autre que 1'hermite m&ne pour fe demettre en fa faveur de la royaute , & le charger d'un combat qui ne pouvoit fe faire que de roi a roi.- II ne fe trouva point d'armes qui pufient conyenir -a I'liermite , dans toute la ville ; ii fallut avoir recours a celles qu'il avoit laiflees a la comtefTe de \Varwick en partant pour Jerufalem , & dont il indiqua la forme & les couleurs. Le roi hermite defit & tua le roi maure dans le combat. Cette mort ne termina cependant pas la guerre ; le nouveau roi que Ton elut a fa place refufa d'exe'cuter le traite. Le cpmte de Warwick donna dans la fuite de cette guerre de nouvelles preuves de fa valeur & TIR AN LE BLANC. 61 de fon habilete. II fit prendre les armes a tout le monde , mme aux enfans ages de onze ans. Le fils qu'il avoit laiffe en partant fe trouva dans ce cas, ck les larmes ni les prieres de la comteiTe ne purer.t le faire excepter. Le roi vit avec plaifir que cet enfant temoignoit un courage au-deffus de Ton age. II 1'arma chevalier a la premiere bataille. Enfin , aprs plufieurs combats il vint a bout de ces bar- bares ; tout rut paffe au fil de 1'epee , ou reduit en efclavage. Aprs avoir ainfi rendu la liberte a fa patrie, il ne reftoit plus au comte de Warwick qu'a fe faire connoitre a fa tendre & vertueufe epoufe. Depuis qu'il etoit monte fur le trone , Taventure des annes 6c quelques autres de m&ne efpece, avoient deja donne de grands foup^ons. Elle ne pouvoit com- prendre comment , fans etr.e forcier ou negromaot , le nouveau roi etoit inftruit, comme elle-meYne, de tout ce qu'elle avoit de plus cache dans fa maifon. A fon retour , il crut ne pas devoir differer a la tirer d'inquietude. II lui fit remettre la moirie d'un anneau charge de fes armes , qu'il avoit partage avec elle a fon depart pour la Terre-Sainte, avec ordre de lui dire qu'il venoit d'un homme qui 1'a- voit aimee tendrement , & qui 1'aimoit encore plus que fa propre vie. A. ce difcours , & a la vue de 1'anneau que la comteffe reconnut d'abord , elle tomba evanouie, & ne revint de fa foiblefle que 62 HIST. DU CHEVALIER lorfqu'elle fe trouva entre les bras de fon mari , qui e'toit accouru a la nouvelle de cet accident. Cette reconnoiflance fut accompagnee de toute la joie &C de toute la tendrefTe que peuvent e*prouver , aprs une longue abfence , deux perfonnes qui s'aiment veritablement. Au bruit de cet evenement , 1'ancien roi , 6k tous les barons , charmes de devoir la liberte de 1'An- gleterre a un chevalier de fi haute reputation , vinrent faire compliment au comte & a la comteffe , qui leur donnerent une fete magnifique. Mais au milieu des feftins 6k des rejouifTances dont elle fut accompa- gnee , le nouveau roi foupiroit apr^s fa retraite , 6k il fongeoit a y retourner. II commenqa done par quitter les habits royaux , & remit a 1'ancien. roi toute 1'autorite dontcelui-ci s'etoit depouille eri fa faveur. Enfuite il recommanda fa femme & fon fils a ce prince , qui lui promit d'en avoir foin , & fit fur le champ le jeune comte grand connetable d'An- gleterre, en lui donnant outre cela une partie du royaume de Cornouaille^. Enfin , aprs les plus tendres adieux , le comte reprit le chertiin de fon defert , ou il s'enferma , uniquement occupe da fer- vice de dieu , & du foin de pleurer fes peche's. Ce faint homme s'occupoit a lire 1'arbre des ba- tailles , & cette lecture 1'engageoit de plus-en-plus a remercier dieu des graces qu'il lui avoit faites pendant qu'il avoit fuivi Pordre de chevalerie, lorfque ,X^K TIRAN LE BLANC. 63 le gentilhomme etranger arriva a la Fontaine. La vue d'un homme endormi fur fon cheval attira 1'at- tention de Thermite. II doutoit s'il devoit le reveil- ler , mais le cheval preffe de la foif le tira d'em- barras. Comme fa bride , etoit attachee a 1'arqon , les mouvemens qii'il fe donna pour s'en debarrafler reveillerent le cavalier. Tiran demeura furpris a cette vue. L'hermite etoit d'une taille haute ck ma- jeftueufe ; il portoit une longue barbe blanche , & malgre fon habit dechire , fon vifage pale & de- charne , & fes yeux prefque eteints , un air de di- gnite repandu fur toute fa perfonne , annon<^oit ce qu'il avoit ete autrefois. Le cavalier mettant auffi-tot pied a terre, s'a- vanqa pour le faluer. L'hermite , de fon cote , le requt d'un air doux & civil ; & lui ayant propofe de s'aflfeoir dans 1'agreable prairie qui bordoit la fontaine , il le conjura , par la politefle qu'il re- marquoit en lui , de lui apprendre fon nom , & quel hazard 1'avoit conduit dans ce defert. Alors Fetranger prenant la parole : II m'eft aife , lui dit-il , mon pere , de fatisfaire votre curiofite. Je m'ap- pelle Tiran le Bhanc , parce que mon pere eft fei- gneur de la Marche Tirannie , qui n'eft feparee de 1'Angleterre que par un petit trajet de mer. Ma mere, fille du due de Bretagne , fe nomme Blanche. Ainfi , pour conferver les deux noms , on m'a donne celui de Tiran le Blanc. Les ftes que le roi d'Angleterre 64 HIST. DU CHEVALIER prepare pour fon mariage avec la princefle de France; m'ont attire en ce pays. Cette princefle eft la plus belle de toute la chretiente. Elle poflede tous les charmes 6k toutes les graces qui font partagees entre les autres femmes; rien n'approche de la blancheur 6k de la finefTe de fon teint. Je puis vous en don- ner une idee , mon reverend pere, par un fait dont j'ai etc temoin. J'etois a la cour de France le jour de la fete de Saint Michel ; ce jour, 1 auquel fe faifoit la declaration du mariage , il y cut beaucoup de rejouiflances. Le roi , la reine , 6k la princefle leur fille , mangeoient a une table feparee ; 6k je puis aflurer , pour I'avoir yu , que la blancheur 6k la finefle de la peau de cette princefle laiflbient voir au paflage le vin rouge qu'elle buvoit. Ce fut la que j'appris que le roi d'Angleterre , qui s'y etoit rendu , devoit etre a Londres 'le jour de la Saint Jean ; 6k qu'a fon arrivee il y auroit de grandes fetes dans cette ville pendant un an 6k un jour. Sur cette aflurance , nous fommes partis trente genr tilshommes 6k moi , pour nous y trouver , 6k pour y recevoir 1'ordre de chevalerie. La laflitude de mon cheval, ajouta 1'etranger , m'a fait demeurer der- riere. Je me fuis endormi , 6k le hazard n'a con- duit ici. L'hermite entendant parler de 1'ordre de cheva- lerie, 6k du deflein que ce gentilhomrae avoit forme de le recevoir , poufla un grand foupir. Son ima- gination TiRAN LEBLAN& 6$ gination lui retrac^a en cet inftant toute Texcel- lence de cet ordre, & la gloire qu'il s'etoit ac- quife pendant tout le terns qu'il 1'avoit profeffe. Tiran ne put s'empecher de lui demander le motif des reflexions auxquelles il s'etoit aba:idonne. Et Ther- mite reprenant la parole avec une douceur extreme : Je penfe, lui dit-il, mon cher enfant, aux devoirs auxquels un chevalier s'engage en recevant cet ordre. Malgre 1'habit dont je fuis revetu , j'ai 1'honneur d'etre chevalier. II y a environ cinquante ans que je fus arme en Afrique , dans une grande bataille que nous foutinmes centre les Maures. Puifque cela eft ainfi , repliqua Tiran, je fouhai- terois , mon reverend pere , que vous eufftez la bonte de m'inftruire a-fonds d'un etat auquel je veux m'attacher toute ma vie , & dont je defire remplir les olsligations. Mon fils, dit Thermite en lui mon- trant le livre qu'il lifoit, Toutes les regies que vous clemandez font ecrites dans ce volume. Je le lis fouvent , pour ne point oublier les bontes dont le Seigneur m'a comble. Alors il ouvrit le livre , ck lut a Tiran un cha- pitre qui contenoit Torigine de Tordre de la che- valerie , & par quelle raifon il fut etabli. II con- tinua fon difcours , ck lui apprit quelles etoient les vertus d'un bon chevalier , &: quelles obligations on contra6toit en entrant dans cet ordre. II lui ex- pliqua enfuite ce que fignifioient les armes offenfives Toms L E 66 HIST, DU CHEVALIER & defenfives du chevalier ; le cafque , la cuiraiTe, }'iepee , la lance , &. jufqu'aux eperons dores. II lui parla enfin des anciens chevaliers , & de ceux qui fe diitinguoient encore alors par les armes ; de Lan^ celot du Lac , de Galaad , de Boors , de Perceval le Gallois , qui fut le meillear de> tous , & qui par fa vertu & fa chaftete (car il mourut vierge) me- tita de faire la eonqu&e du faint Graal ( i ) ; du bon chevalier de la Montagne noire , du due d'Al- trctera , & de plufieurs autres. II lui dit auffi que puifqiril avoit un Ci grand defir de recevoir 1'ordre (|e chevalei'ie , il falloit que ce fut avec eclat , c'eft- ^-dire , qu'il devoit choifir pour cette ceremonie le jour d'un combat ou de quelques joiites, afin que fes parens & fes amis fuiTent qu'il etoit capable de porter les armes & de les conferver. Mais il fe fait ard , continua-Ml , votre compagnie doit etre fort *" o '" ( i ) Le faint Graal , dont il eft tant parle dans le roman *le Lancelot du Lac & dans les hiftoires de la Table ronde , letoh le baffin dans' lequel Jcfus-Chrbl: avoit fait la Cene , ^pporte en Angleterre pap Jofeph d'Arimathie, difent ce? romans. Us en racontcnt beaucoup de merveilles, &meme plufieurs miracles j car la fimpjicite de ces fiscles grollier^ gljjojt la devotion avec les intrigues libertines, dont ces liyres , fur - tout celui de Lancelot , font remplis. Graal ^lans la bafTc latinitei gradale , fignifie un baflin : on em-t ploie encore dans quelques provinces de France la mot fie gratlje au'merne fens; & en vieil Anglois , graal o^ eft la meme chofe que gradual, TIRAN IE BLANC. 67 loin ; vous ignorez les chemins , & vous feriez en danger de vous perdre dans les bois dont ce canton eft couvert, je vous confeille done de partir. A ces mots , il pria Tiran d 'accepter le livre qu'il avoit. Montrez-le au roi & a tous les bons che- valiers , lui dit - il , afin qu'ils fachent ce que c'eft que 1'ordre de chevalerie. Enfuite , 1'ayant conjure de pafier a Ton retour par Ton hermitage , & de lui faire le recit des f&es qui fe feroient donnees a la cour , il lui dit adieu. Mais avant que de fe feparer , Tiran demanda au faint homme ce qu'il devoit repondre au roi & aux autres chevaliers t en cas qu'ils vouluffent favoir le nom de celui qui lui avoit donne le livre. Vous leur direz feulement , repartit Thermite , qu'il leur eft envoye de la part d'un homme qui a toujours aime & honore 1'ordre de chevalerie. Tiran remonta a cheval , & continua fon che- min. Peu de terns apres , il rencontra plufieurs de fes gens , envoyes au-devant de lui , dans la crainte qu'il ne fe fut egare dans le bois. Arrive au vil- lage ou les autres cavaliers avoient mis pied a terre, il leur raconta fon aventure , & leur montra le livre que Thermite lui avoit donne. Us pafserent la nuit a le lire , & montant a cheval au point du jour, its arriverent a Londres. Les fetes qui fe don- nerent dans cette ville a 1'occafion du mariage du roi, durerent, comme on 1'a dit, un an & un jour. Eij 6S HIST. D u CHEVALIER aprs quoi , tous les etrangers qui s'y etoient ren- dus de toutes parts , quitterent la cour pour retour- ner 'dans leurs pays. Tiran fe fouvlnt alors de la parole qu'il a volt donnee a Thermite. II dechra done a fes compa- gnons de voyage , qu'il etoit oblige de les quitter. Mais ils le prierent tous de trouver bon qu'ils 1'ac- COinpagnafTe'nt , & lui protefterent que le recit qu'il leur avoit fait , avoit tellement pique leur curiofite , qu'ils ne fortiroient point fatisfaits d'Angleterre , s'ils n'avoient auparavant le plaifir de voir le faint Jiornrrje. Tiran confentit a les conduire au lieu de fa retrake, &c ils prirent tous enfemble le chemin de rhermitage. En y arrivant , Jls trouverent le fo- litaire qui difoit fes heures au pied d'un arbre. Ils Fabordereht d'un air foumis , le faluerent tres-reP pe6hieiifement , & voulurent meme lui baifer la jnam ; rnais il les en emp^cha , &: les ayant tous em^rafTes , il les obligea de s'afTeoir. Enfuite il leur parla en homrne poli & touche de 1'honneur qu'ils lui faifoient , & leur demanda s'ils ne venoient pas de la cour du roi fon maitre ; quels etoient ceux qu v on avoit armes chevaliers , & ce qui s'etoit pafTe aux fetes qui s'etoient donnees au fuiet du mariage 'du roi avec la princefTe de France ; mais aupara- vant , ajouta-t-ii en s'adrefTant a Tiran qu'il avoit reconnu d'abord , ayez la bonte de me nommer 'tous Jes feigneurs qui me font aujourd'hui 1'hormeur TlRAN LE BLAttC, 9 de me vifiter. Tiran obeit & fatisfit la curiofite de Thermite ; aprs quoi il continua en ces termes : . Les f&es ay ant etc indiquees pour le iour de la faint Jean , on commenca par faire la revue de tout ce qui fe trouvoit dans la ville , tant de chevaliers & d'artifans , que de dames ou de demoifelles. Je ne dois pas oublier que, par ,une magnificence qui peut-etre n'a }amais encore 6tc mife en ufage par aucun autre prince , le roi avoit ordonne que dans tous les ports , & fur les grands chemins qui con- duifoient a la capitals , on fourmt des vivres a ceux qui arriveroient pour voir les fetes ou pour figna- ler leur adreffe ; enforte que, depuis le jour de leur embarquement jufqu'a celui de leur depart , ils ont toujours ete defrayes. Le jour de la faint Jean , le roi parut vtu d'un habit magnifique , brode de groiTes perles & dou- ble de martres zibelines. Les chaufles etoient pa- reilles , 6k le pourpoint de fil d'argent trait; ce prince ne portoit point d'or , parce qu'il n'etoit pas en- core arme chevalier. II avoit feulement fur la tete une riche couronne de ce meme metal , &t tenoit fon fceptre a la main. II montoit ce jour-la un tres-beau cheval, qu'il manioit avec une adrefTe & une -bonne grace admirables. Dans ce fuperbe equipage il partit de fon palais & fe rendit a la grande place , fuivi feulement des damoifelles de quatre differentes cours de 1'Europe. Des qu'il fut Eiij yo HIST. DU CHEVALIER arrive, le due de Lancaftre, convert d'une armure blanche , parut a la tete de quinze mille homines d'armes. Ce feigneur mettant pied a terre , alia d'a- bord faire la reverence au roi, & prendre fes ordres; apres quoi il fit defiler les gendarmes , &: pafler a la tete de la marche. Us etoient montes & armes a 1'avantage ; leurs chevaux etoient couverts de houflfes d'une etofFe brodee d'or & d'argent , & avoient fur la tete des houppes & des panaches a Pitalienne. Toutes ces troupes marcherent a la fuite du due de Lancaftre, chaque cavalier portant un cierge a la main. Les artifans parurent enfuite , felon le rang 8c avec les marques de leur profeffion. Mais il s'e- leva panni eux une fi grande difpute , qu'elle fit craindre qu'il n'en pent un grand nombre. Quelle fut 1'origine & la fuite de cette conteA tation ? reprit rhermite. Je vais vous 1'apprendre , repondit Tiran. Les tiiTerands pretendoient avoir le pas fur les ferruriers , qui n'y vouloient point confentir. II fe trouva plus de dix mille homines de chaque cote , prts a foutenir Fhonneur de leur corps. Les gens de loi etoient la principale caufe de tout le defordre ; les uns alleguoient en faveur des tiflerands , que la toile etoit neceffaire pour le fervice divin ; les autres difoient ," pour les ferru- riers, que 1'invention du'fer avoit precede celle de h toile, ck qu'il n'y avoit aucun metier ou le fer TIRAN LE BLANC, jt tie fut neceflfaire ; ce qui donnoit un grand avan- tage a ces derniers. Ces difcours ne fervoient qu'& echauffer les efprits ; & fi le due ne fe fu"t tfouve alors a cheval , les chofes auroient peut-^tre tourne? de fa^on que le roi lui - meme n'eut pu y apporte? du remede. Le due fe jetta done au milieu des Jnutins , prit fix legiftes , trois d'un parti & trois.de Tautre , & les emmena hors de la ville, Us le fui-* virent fans auc'un foup^on. Mais a-peine furent-ils eloignes de lenrs confreres , que le due , qui avoit eu la precaution d'etablir une gai'de de mille horn-' ines a la t^te du pont > avec ordre de ne laifier paiTer qui que ce fut , n'exceptant de cette defenfe que la feule perfonne du roi , mit pied a terre ail milieu du pont , fit clever tres-promptement deux potences , ,&. fit pendre a chacune trois des legiftes ^ la tete en -has pour leur faire plus d'honneur. Le roi , inftruit de cet evenement , courut au due , & lui dit qu'il He pouvoit Jamais lui fendre un plus grand fervice, ni faire rien de;plus jufte, parce que ces homines cle loi ne s'enriehiffoient qu'en rui- nant toute 1'Angleterre. Je veux , continua - t - il , que ces legiftes demeurent expofes pendant tout ce jour , ck que demain on les coupe en quatre quar- tiers j pour les mettre fur Ips grands chemins. Le due profita de cette occafion pour reprefenter au roi que fi fa majefie vouloit le croire, elle ordon- neroit que dans tout le royaume il n'y cut quexdeux Eiv 7i HIST. DU CHEVALIER hommes de loi , qui feroient obliges de pron oncer dans Pefpace de quinze jours , line fentence defi- nitive , fur quelque affaire que ce put etre. Mais il faudroit , ajouta-t-il , que votre majefte les payat bien , afin de pouvoir les traiter comme ceux-ci , au cas qu'on s'appenjut qu'ils fe laiffaffent corrompre. Le jeune roi approuva 1'avis du due ; il ordonna fur le champ qu'il flit execute ; ck le peuple in- forme d'un reglement fi fage , lui donna des louanges infinies. Du refte, cet incident n'empecha point la fete de s'executer de la meme maniere dont elle avoit etc projetee. Apres les artifans , qui formoient entr'eux diffe* rens jeux , venoient les archeveques , les eveques, les protonotaires , les prevots , les chanoines , les pretres ; enfin tout le clerge portant un grand noinbre de reliques. On voyoit enfuite un grand dais ou baldaquin tres-riche, fous lequel marchoit le roi, environne de tous ceux qui vouloient recevoir Tor- dre de chevalerie. Us etoient v^tus de fatin blanc , ou de brocard d'argent , pour marque de la vir-> ginite dont ils devoient faire profeflion. Derriere eux marchoient les feigneurs & les ba- rons, vctus de brocard ou de riches etoffes d'or & d'argent , de fatin , de velours , & de damas cra- moifi. Toutes les femmes mariees paroiiToient en- fuite, vetues comme leursmaris. Les hommes veufs & les femmes veuves venoient apres cctte riche TIRAN LE BLANC. 75 tavalcade , les uns & les autres portoient des ha- bits de velours noir, avec les harnois de leurs che- vaux de meVne couleur. Us etoient fuivis par les jeunes filles & par les jeunes gardens, habilles de brocard blanc ou verd, chamarre d'argent. Les diverfes troupes etoient parees de grofles chames d'or, avec des fermails de meme metal, enrichies de perles, de diamans , de rubis, & d'autres pier- reries d'une grande valeur ; car tous avoient fait a 1'envi leurs efforts pour paroitre magnifiques a cette fete. Apres cette pompeufe cour , marchoient toutes les religieufes de tons les differens ordr*es , vetues d'habits de foie , fi elles le vouloient , mais de la couleur prefcrite par leurs regies ; le roi en avoit obtenu la permiffion du pape , avec celle de pou- voir fortir de leurs couvens pendant Tefpace d'un an & un jour. Mais afin qu 'elles puflfent faire ufage de cette liberte, le roi avoit fait diftnbuer de 1'ar- gent a tous les monafieres , fur - tout a ceux qui etoient les moins riches. Ainfi, toutes les religieufes, fur-tout les jeunes , ne manquerent pas de fe trouver a cette fete , parees & ajuftees avec foin. Elles portoient chacune un cierge allume. Les femmes du tiers-ordre fuivoiert , en chantant le Magnificat. Elles etoient auffi habille'es de foie, & portoient de meme un cierge a la main. Apres elles paroif- ibient tous les officiers du royaume , ck toute Tin- 74 HlST. DU CHEVAttEtt fanterie armee comme fi elle eiit marche a 1'enneim, Toute cette milice portoit la livree du roi , c'enS. a -dire , des cafaques mi -parties de blanc & de rouge avec une bordure d'hermines. Ces troupes precedoient les femmes publiques , accorrtpagneeS de leurs protedeurs. Elles portoient une guirlande de fleurs ou de myrte. Celles qui avoient quitte leurs marjs pour prendre cet etat, etoient obligees de porter encore une banderolle a la main, Les unes & les autres marchoient en danfant au Ion du tambourin. Des que la re'me apprit que le roi approcholt, elle fortit du palais qu'elle avoit occupe jufqu'alors a Granoug (Greenwick) , monta dans un chateau de bois , porte fur douze roues , traine par trente-iix; chevaux des plus grands & des plus forts que Ton eut pu trouver en France. Elle avoit avec elle cent trente demoifelles , toutes fiancees ; car il n'etoif point permis a aucune autre fille ou femme de Tac- compagner. Ce palais roulant etoit fuivi d'un grand nombre de dues , de comtes & de marquis a che- val , & de plufieurs dames & demoifelles du premier rang. La reine s'arreta au milieu d'une grande prairie, & fe pla^a fur la porte de ion chateau , d'ou elle fie fortit qu'a 1'arrivee du roi. Le due de Lancaftre parut le premier , ck ay ant mis pied a terre , vint faire la reverence a cette princeffe. Chaque ordre de^ila enfuite devant elle , &: lui rendit fes honj- TIRAN LE BLANC. 75 mages. Cependant le roi etant arrive , mit pied a terre a quelques pas du chateau , avec tous ceux qui I'accompagnoient. Alors la reine , fuivie de toutes les dames , fe leva , & defcendit par une echelle d'argent qu'on appliqua au chateau. La fille du due de Berri lui donnoit le bras , & celle du comte de Flandres lui portoit la queue. Elle etoit precedee par les cent trente demoifelles qui 1'avoient accom- pagnee. Mais permettez - moi , mon reverend pere , de vous parler ici de la magnificence ck de la beaute de cette princefle. Elle e'toit vetue ce jour-la d'une vefte de brocard rouge ck d'or , dont le fond etoit releve d'une riche broderie d'argent; la tete de chaque fleur etoit d'or emaille. Sur la vefte, elle portoit un manteau tout couvert de glands d'or battu , garni de rubis & d'emeraudes. Jamais beaute ne fut comparable a la fienne. Sos cheveux trai- nans jufqu'a terre paroiffoient autp-nt de fils d'or; fon vifage & fes mains etoient d'une blancheur eblouiflante ; fa taille enfin & fa demarche avoient tant de graces, qu'elles perfuadoient aifement que tout ce qu'on ne voyoit point etoit admirable. Des que cette princefle fut en prefence du roi , elle lui fit une petite reverence qu'il lui rendit par une inclination de tete. Alors tous les feigneurs ck toutes les dames de la cour furent admis a baifer la main de leurs majeftes. Audi -tot apres, le cardinal d'An* -j6 HIST. DU CHEVALIER gleterre , revltu de fes habits pontificaux , com- men^a la Mefle fur un autel portatif , que Ton dreffa dans la prairie ; & 1'orfqu'il fut a 1'evangile , il fian^a le roi avec la prince (Te ; le roi la baifa par plufieurs fois. Apres lameffe, il alia la joindre, caufa long-tems avec elle , & ils fe firent toutes les careiTes permifes entre fiances. Le due de Lan- caftre , oncle du roi , lui donna enfuite 1'ordre de chevalerie. Plufieurs jeunes gentilshommes temoi- gnerent le defir qu'ils avoient de recevoir auffi O x 1 cette marque d'honneur ; mais on declara que dans un pareil jour aucun autre ne pouvoit cue arme chevalier. Apres la ceremonie , le roi enrra dans un petit pavilion , ou il quitta tous les habits qu'il avoit portes comme damoifel , & les envoya au fils du due d'Orleans , coufin-germain de la reine , & qui avoit etc charge de la conduire en Angleterre. II ac- compagna ce prefent de deux gros villages qu'il lui donna. Enfuite ce prince parut avec un fuperbe habit de velours rouge a fonds d'or, double d'hermine. Au lieu de couronne , il portoit fur fa tete une toque de velours noir , ornee d'une agraffe de dia- mans, que Ton eftimoit cinquante milie ecus. Des- lors iL quitta la compagnie des damoifels , pour prendre celle des chevaliers maries ; & s'etant remis >fous fon riche baldaquin, tandisrque la reine etoit montee dans .fon chateau de hois ^ on fe rapprocha TIRAN LE BLANC. 77 de Londres dans le me'me ordre qu'on avoit tenu d'abord. A un mille de cette ville, on s'arr&a dans une vafte prairie , oil 1'on trouva un grand nombre de tentes & de pavilions drerTes , & une infinite d'infc trumens qui jouoient fans difcontinuer. Le roi mit pied a terre avec toute fa cour, monta dans le cha- teau de la reine , ,& lui donna la main pour def- cendre dans la prairie. Alors ils fe baiserent. Tous les fiances en firent de meme, ck le bal commen^a. On fervit en r uite, felon 1'ufage de ce pays , un breu- vage compofe de malvoifie & de gingembre verd ( i ). On partit de cette prairie pour fe rapprocher de la ville, & 1'on fe rendit aupres d'une grande riviere bordee d'arbres fort hauts , &: de differentes efpeces , fous lefquels on avoit drefle un grand nombre de tables. Chaque corps avoit fon quartier fepare , accompagne de maifons de bois, que Ton avoit conflruites a ce deflein , & qui , jointes a un grand nombre de tentes , fuffifoient pour loger tout le monde , fans qu'on rut oblige d'entrer dans la ville. La , les fetes commencerent , & ce pre- mier jour fe paffa en jeux & en danfes. Le fecond, qui etoit un vendredi , apres la mefTe , nous mon- ( i ) .C'cft ce que f nos romasis franc;ois , comme Perce- foret , nomment vin fpecial. Cet ufage a fubfifte terns. 78 HIST. DU CHEVALIER tames dans des bateaux couverts de tapifleries de foie & de brocard , & ornes de deyifes. Nous pri- mes le divertiffement de la peche. II y avoit plus de deux cens barques. Le roi dina enfuite , ck fur la fin du repas le grand veneur parut , fuivi de tous fes chaffeurs , qui conduifoient des braques , des chiens courans & des levriers de Bretagne. On par- tit pour la chaffe , oil Ton tua une prodigieufe quan- tite de gibier. ;f x Le famedi matin , on aflfembla un confeil gene- ral, compofe d'hommes & de femmes, pris dans tous les differens ordres , & on regla quelle devoit tre la deftination de chacun des jours de la femaine, pendant tout le temps que devoient durer les fetes. Le reglement , arrete a la pluralite des voix , fut public par les rois d'armes , les herauts & les pour- fuivans. Voici quelle en etoit la fubftance. Le dimanche , jour de tenedidion & de joie , fut deftine aux danfes ; les differens etats , tant de la magiftrature que des corps de metiers , devoient danfer feparement. Us pouvoient auffi, s'ils le vou- loient ; reprefenter des farces & des comedies ( i ). Ceux qui auroient le mieux reufli, au fentiment des juges nommes a cet effet , devoient recevoir vingt marcs d'argent , & de plus , etre rembourfes des frais de leurs intermedes. - _. - (i) Entremefes. TIRAN LE BLANC. 79 Le lundi fut marque pour les joutes , (bit a fer morne , foit a fer emolu. On regla la forme & la mefure des lances, & on ordonna que ces deux efpeces de joutes fe feroient alternativement. On fixa le prix a cinq marcs d'or. Le rnardi fut deftine aux combats de barriere a pied, des chevaliers & des gentilshommes, foit feul-a-feul , foit deux contre deux ou en plus grand nombre ; mais il ne pouvoit pas pafler vingt-cinq , parce que le nombre des tenans n'etant que de vingt-fix , il falloit qu'il reftaf quelqu'un a la garde du prix deftine a celui qui auroit le mieux fait ; c 'etoit une epee d'or du poids de dix marcs, Le vaincu devoit refter prifonnief du vainqueur , & ne pouvoit obtenir fa liberte que par echange ou par ran^on. - Le mercredi etoit le jour des combats a cheval , foit a outrance , foit au premier fang. Le prix de ces combats devoit ctre une couronne d'or du poids de quinze marcs. Le jeudi etoit deftine pour les combats a pied , a outrance & a toutes armes ; foit corps-a-corps , foit deux contre deux , ou en plus grand nombre ; mais toujours au-defTous de vingt-fix, comme on 1'a dit. Le prix etoit une ftatue d'or reprefentant rinfante , ck du poids de trente-cinq marcs au moins. Le vaincu devoit faire ferment entre les mains des juges: i. de ne pouvoir jamais,du refte de fa vie , demander le combat a outrance , avee So HIST. DU CHEVALIER des armes de 1'efpece de celles qu'il auroit employees dans ce combat : 1. de ne pouvoir porter les armes du refte de cette annee , a moins que ce ne f\k centre les infideles : 3. d'aller fe remettre a la difcretion de 1'infante , qui pourroit en faire a fa volonte. Le vendredi , jour de douleur & de trfteffe , il ne devoit y avoir aucun combat ; feulement apre's la mefTe il etoit permis d'aller a la chaffe. Enfin , le famedi flit deftine pour Fexamen & la reception des nouveaux chevaliers. Apres ce re- glement , on fit le choix de vingt-fix tenans. On alia examiner les lices & le champ de bataille , que Ton trouva en bon etat. On regla aufli la fa^on dont les affaillans devoient fe prefenter pour de- mander le combat , & pour marquer les armes dont ils devoient fe fervir. Cornrne toutes ces entreprifes devoient avoir la gloire des dames pour objet, 1'aiTaillant s'avanqoit au pied de 1'echafaut fur lequel etoient les tenans, accompagne de deux filies ou de deux femmes , a fa volonte : la , apres avoir declare fon pays , fon nom , celui de fon pere & celui de fa mere , il declaroit ii celle a 1'honneur de- qui il entreprenoit le combat etoit fille , femme , veuve ou religieufe ; & alors toutes celles de Tordre dont etoit fa maitrefle , faifoient a haute-voix des vceux pour qu'il obtint la vicloire. Lorfque toutes ces chofes eurent etc reglees ^ le roi alia diner ; & apres avoir entendu les vepres, U If I RAN LE fl.LANCj i il fe rendit dans la prairie, fuivi de tous les ordresi On avoit drefle au milieu une montagne de pente , avec tant d'af t , que 1'ceil y etoit trompe\ Sur le fommet de cette mdntagne on deeouvroif un chateau tres-eleve ^ defendu par une epaiffe muraille , garnie de cinq cents foldats couverts d'armes blanches. Le due de Laneaftre s'avanqa a la tete des, .troupes , & des qu'il fut an pied dti rempart ^ il fit fofnmer la garnifon d'ouvrir les portes. Us repondireiit qiie leur feigneur leur avoit confie la garde du chateau , & qu'ils en defen- droient 1'entree centre le monde entier. Alors Id due s*adreflant a ceux de fa fuite : Chevaliers , leur dit-il , faites comme moi. En meme" terns il mit pied a terre, & en un inftant toutes les troupes attaquerent la place Tepee & la lance a la main; Les affieges lanqoient cependant avee leurs ma j chines de grandes poutres ck des pieux , qu'on au-< roit pris pour des barres de fer ; mais les yeux y etoient trompes , ck tout cela n'etoit an fond que des faehets de cuir remplis de fable ck noircis. Les pierres , dont la garnifon faifoit pleuvoir urie grcle Tur les affiegeans ^ etoient de m^rrie nature. Ces facs ne laifToient pas de renVerfer fouvent les alfaillans enforte qu'il fe pafla quelque terns avant qu'ils s'apperquflent que ce n'etoit qu'un j'eu , ce qiii rendit le fpe&acle plus agreable^ Tous les etats fe prefenterent fucceffivement Toms I, F Si HIST. DU CHEVALIER devant la place , & la fornmeient inutikment cPou- vrir fes portes ; !e roi lui-meme ne reuffit pas mieux. Enfin la reine s'avan^ant au pied du rempart , fuivie de toutes fes dames , demanda le nom du feigneur de ce chateau ; on lui repondit qu'il s'appelloit le dieu d 'amour. En me'me terns il parut a une feneW. La reine lui fit une profonde reverence, & s*adre fant a lui: Dieu d 'amour, lui dit-elle , dont je revere la puiffance & la grandeur , eft-il poflible que vous refifHez ainfiaux prieres de vos ferviteurs, & quevous refufiez de les rendre temoins de la gloire & du bonheur que vous deflinez a ceux qui vous fervent ? Vous qui regnez fur les coeurs des amams fideles y leur refuferez-vous votre afiftance dans leurs peines ? les rendrez-vous eternelles , & ne parviendront-its jamais a cette felicite qui en doit etre le prix ? Dieu puifTant, auquel je me fuis livree , ouvrez-moi les portes de votre {ejour, recevez-moi pour la plus foumife de vos efclaves , rendez-moi temoin de votre gloire, qui m r a etc inconnue jufqu'a-prefent, & admettez-moi au nombre de celles qui en ont gcute les douceurs. A ces mots , la porte s'buvrit avec un grand bruit. Le roi & la reine , fuivis de tons les etats , entrerent dans une vafie cour tendue de tapifTeries travaillees en foie , en or & en argent , & qui reprefentoient des hifloires admirables. Le plafond 'de la cour etoit couvert de brocard d'Alexandrie , TlRAN tE BLANC, 8$ &: du-deflus des tentures on voyoit des loges fern* plies d'anges v&us de blancs, &t portant des dia j dchnes fur leurs t&es. Us jouoient de toutes fortes d'mftrumens , & chantoient fi parfaitement, que les fpeclateurs en etoient ravis & charmes. Pen de terns apres , le dieu d'amour j tout bril'ant de lu- miere, parut a une fenetre ; & s'adrefTant a la reine , avec un air riant & ouvert : Vos graces , aimable reine , lui dit-il , Vous rendent fouveraine tie ma volonte. Je vous adopte pour fille* Dif- penfez les faveurs de cet heureux iqour. Puniflez & recolnpenfez tous ceux qui font engages fous rna loi. Vous feule deformais ferez la maitrelTe de leur fort. Mais que les amans & que les amantes per- fides ne trouvent aucune grace devant vous ; c'eft la feule loi que je vous impofe. En meme terns le dieu .&c les anges difparurent , les tapifleries s'agi- terent , comme fi la terre eCit tremble. Nous mon- tames tous au haut du chateau , & mettant la t^te aux fenetres qui regardoient fur la cour , nous ne decouvrimes plus que la prairie ; & nous ap- perqiimes avec furprife que le chateau etoit com-f pofe de quatre grands batimens fepares, Le roi logea dans un avec toute fa cour, la reine occupa le fecond avec. tous les Francois qui 1'avoient fuivie. Le troifieme & le quatrieme etoient; deftines pour les chevaliers etrangers , d'Allomagne, d'ltalie, deLombardie, de Gaftille, d'Aragon, de. Fij 4 HIST. DU CHEVALIER Portugal &: de Navarre. Chacun de ces quarre- grands corps de batimens renfermoit un fi grand nombre de falles & de chambres fuperbement meu- blees , que tout le monde y etoit commodement loge. Les chevaliers qui avoient vifite toutes les cours des plus grands rois , convenoient qu'ils n'a- voient rien vu de fi magnifique que cette' fete. On voyoit dans Tappartement du roi une ftatue d'argent , qui repreTentoit une femrrre nue ; fon ventre paroif- foit un peu enfle , ainfi que fa gorge , qu'elle fem- bloit foutenir , & mme prefler avec fes deux mains. II fortoit de cette gorge deux filets d*une eau extr^- mement cbire , qui tomboit dans un vafe de criftal. Dans le logement de la reine etoit la ftatue d'une jeune fille , raite d'or emaille ; elle etoit nue , & tenoit fes mains baiflfees 6k ferrees conrre foil corps , comme pour s'en couvrir; de deiTous ces mains if \ fortoit une fontaine de vin delicieux, c|ui etoit re^u dans un vafe tranfp'arent. D'un autre cot^ paroiffoit une ftatue d'eveque, Suffi d'argent. II e*toit reprefente les mains jointes , Jes yeux eleves verrle ciel, & la mitre en tete; de cette mitre couloit une fontaine d'huile qut tomboit dans un vafe de jafpe. Enfin , dans le der- nier corps de ^batiment on voyoit un lion d'or , portant une couronne ornee de pierreries , jettant continuellement par la gueule un miel blanc & deli- cieux , qui etoit recu dans Un vafe de calcedoine. TIRAN LE BLANC. 5 Au milieu d'une cour qui feparoit ces quatre logemens , etoit un nain , le plus difforme que Ton puiiie imaginer. Une de fes mains pofoit fur fatete; 1'autre- foutenoit fon ventre , dont il fortoit un ruifleau d'un excellent vin rouge, qui tomboit dans un vafe d'argent. Ce nain etoit rnoitie d'or ck moitie d'acier, ck paroifibit couvert d'un demi-manteau. Un peu au-deflus , il y avoh une ftatue d'argent , reprefentant un homme d'une grande vieillefle , avec une bofle d'une grandeur enorme , & couvert d'une barbe tres- blanche. II avoit un baton a la main ; cette bofle etoit creufe , & elle etoit tou- jours-remplie d'un pain le plus blanc ck le meilleur que Ton put manger. Toutes ces merveilles , qui tenoient de Tenchan- tement^ etoient 1'ouvrage de 1'art. Tant que les fetes ont dure , le boulanger de la cour a fburni par jour plus de trente mille pains. Jamais on ne derangeoit les tables que pour en changer le linge , ck elles etoient fervies avec profusion. Tous les ">ppartemens ou Ton mangeoit etoient acconipagnes d'un buffet richement pare des plus beaux vafes d'argent , fans que jamais perfonne ait ete fervi qu'avec de la vaiflelle cle ce metal. Ce chateau etoit accompagne d'un jardin parfaitement bien plante , ck tres-agreable y ou le roi alloit fouvent fe promener. De-la on entroit par une trcs-bel'e porte dans un grand pare , rempli de gibier ck des ani- F iij 86 HIST. D u CHEVALIER rnaux les plus rares. C'e'toit la que ce prince , fuivi de tons les feigneurs de fa cour, alloit chaffer le vendredi, comme il avoit etc regie. Quelquefois auffi il fe prornenoit fur la riviere , accompagne d'un nombreux cortege de barques , toutes magni* i fiquement parees, Dans le cours de la fete il y a eu plus de foixante jeunes gentilshommes qui out rec^i 1'ordre de che-? valerie ; &: plus de cent cinquante chevaliers ont perdu la vie dans les difrerens combats de barriere, il s'y eft trouve des rois , des dues , des comtes , des marquis , & un nombre infini de gentilshommes fks plus anciennes & des plus illuMres maifons da J 'Europe, qui fous s'y font diftingues. C'eft fans doute un grand honneur pour un fhevalier , reprit Thermite , d 'entendre proclamer fpn nom , & de fe voir declarer vainqueur dans une telle afTernblee. Mais difes-moi , je vous prie , continua-t-il , quel eft celui qui s'eft le plus dif-r tjngue , & auqucl on a decerne Phonneur des tour- npis & des joutes ? La chofe n'etoit pas facile a Decider , repondit Tiran. II pouvoit fe faire que et honneur cut e'te merite par un fiinple gentil-i homme; & il n'eut pas etc naturel de faire cet affront au grand nombre de princes & de feigneurs qui etpient a la fete ; car pour peu que ces der- i]iers montrent de valeur dans de femblables af- fgjnblees ? leur gloire efface celle des firnples TIRAN LE BLANC. 87 valiers. Cela peut arriver, dit Thermite, mais ce n'eft pas 1'ufage de ce pays-ci; car dans les joutes & dans les tournois les herauts & les rois d'armes font obliges de proclamer a haute -voix quel eft celui qui a remporte 1'honneur de ce combat par- defTus tous les autres vainqueurs. On n'aura pas fans doute manque a cette coutume, dans une f&e comme celle-ci ; c'eft le nom du chevalier que je vous demande. Tiran rougit a ces mots , baiffa les yeux , & fe tut. Pourquoi done ce filence , mon fils ? reprit Thermite. Alors un chevalier , nomine Diofebo , fe leva ; & prenant la parole : Son filence , dit-il , mon pere , vous inftruit aflez. Mais je jure , par 1'ordre que j'ai rec^u le jour de 1'afcenfion, de vous dire avec verite tout ce que vous defirez favoir. Tiran , qui ne vouloit pas etre prefent a cette con- verfation , les quitta pour aller donner quelques ordres ; & Diofebo continuant fon difcours : Ce chevalier qui a difparu , eft celui-la meme qui a remporte le prix fur tous les vainqueurs. C'eft ainfi qu'en ont decide le roi , les juges du camp , & tous les feigneurs de , la chretiente , qui fe font trouves prefens aux combats. A ces mots Diofebo fe remit fur le gazon , & continua en ces termes. Tiran le blanc fut le premier auquel le roi con- fera 1'ordre de chevalerie. Apres les queftions & les reponfes ordinaires , & apres le ferment accou* F iv #S HIST. D u CHEVALIER tume de remplir les engagemens de cet ordre , deux des plus grands feigneurs prirent notre chevalier {bus les bras , 6k le conduirirent aux pieds du roi, qui lui mit Tepee fur la tete , en difant : Dieu ck IBonfeigneur faint Georges te faflent bon cheva- lier ; apres quoi il le baifa a la bouche. En mcme ferns fept demoifelles , vetues de blanc , repre.- feniant les fept alegreffes de la vierge Marie , yinrent lui ceindre Tepee. Enfuite quatre chevaliers, qui repreferrfoient les quatre evangeliftes, lui chau serent i'eperon. Alors la reine s'avanqa, & leprenant par un bras tandis qu'une duchefie le tenoit par 1'autre , elle le conduifit fur une belie eftrade , ou elle Je fij affeoir fur un tr6ne. Le roi & la reine fe plaeerent a fes cotes, ck tous les chevaliers & les, demoifelles fe rangcreht au bas de 1'eftrade. Enfin on fervit une fuperbe collation , apres quoi chacun fe rerira. On obferva les jnemes ceremonies pour tons les autres chevaliers. La promotion de Tiran fut fuivie de deux vic<- foir.es , qu'il remporta fucceffivement contre deux ^les chevaliers tenans. Le premier combat etoit a fheval ck a la lance; le fecond fut un combat a pied & a outrance^ avec la hache, 1'epee & le poignard. Dans Tun & 1'autre, Tiran fit egalement adnprer fpn adrefle & fon courage , & laiifa fes, adyerfaires morts fur la place. apres, le rpi 6c la reine 4anfan| TIRANLE BLANC. 8<? dans la prairie , Tiran jetta les yeux fur une pa- rente de la reine, nominee la belle Agnes, fille du due de Berri. Sa beaute le cedoit a-peine a cells de la reine ; mais elle Tegaloit en graces , en gentil parler, ck en politeflfe. Elle etoit affable 6k pre- venante , n'ayant rien de ces fa^ons altieres , ft communes aux belles perfonnes. Cette belle por- toit ce jour-la au cou un noeud de diamans. Aprs les danfes, Tiran s'approcha d'elle, ck lui faifant une profonde reverence : La vertu , lui dit-il , la haute naiflance , la beaute , les graces ck le favoir qui font en vous , belle Agnes , me font defirer de vous fervir. Si vous me donniez ce noeud que je vois fur votre fein , je le porterois toute ma vie ; ck je fais ferment, par Tordre de chevalerie que j'ai re^u , de combattre en votre honneur un che-^ valier a toute outrance , foit a pied , foit a cheval , arme ou defarme. Sainte Marie ! s'ecria la belle Agnes; comment! pour une chofe auffi mediocre j vous voulez vous expofer , & vous battre en champ clos ? Mais afin de ne point efluyer les reproches des dames, des deinoifelles , & des bons chevaliers, & pour que vous ne perdiez point le fruit du me*- rite de la chevalerie , je confens qu'en prefence de toutle monde vous preniez vous-meme ce joyau que vous defirez. Tiran fut charme de la reponfe de la belle Agnes ; ck ayant detache le bijou, ce qu'il ne pouvoit faire fans lui toucher la gorge, il le $o HIST. DU CHEVALIER porta a fa bouche. Enfuite fe mettant aux gcnoux de celle qui venoit de lui accorder une faveur fi finguliere : Je ne puis afTez vous remercier , ma- dame , lui dit-il , du prefent que vous venez de me faire; je I'eft'.me plus que je ne ferois le royaume de France ; &: je promets a Dieu de le conferver jufqu'a la mort. En meme temps il 1'attacha a la barrette qu'il portoit ce jour-la. Cette aventure lui occafionna un demele avec un chevalier Francois qui etoit alors a la cour. II fe nommoit le feigneur de Villermes. Sa valeur & fon experience aux armes etoient connues. Le len- demain , pendant que le roi entendoit la meffe, il vint trouver Tiran , & lui dit : Chevalier, com- ment avez-vous eu 1'audace de porter des mains profanes fur un corps facre comme celui de la belle Agnes? Jamais chevalier a-t-il fait une demande pareille a la votre ? II faut que de gre on de force vous me donniez ce precieux bijou ; je le merite mieux que vous : des mon enfance , j'ai aime , fervi & refpecle cette rare beaute ; c'eft un prix qui eft du a mes longs fervices. Remettez-le a celui qui en eft le plus digne ; ne me forcez point a vous 1'arracher aVec la vie. Je ferois regarde comme le plus infame & le plus lache des chevaliers , repon- dit Tiran, fi j 'abandonnois ce joyau qui m'a etc accorde , que j'ai detache moi-meme , & que j'ai jure de conferver. Mais , chevalier , vos difcours font TIRAN LE BLANC. $r trop fiers , je vois qu'il qu'il faut que je rabaiife votre orgueil. Le chevalier fran^ois voulut alors fe faifir du joyau ; Tiran mit fur le champ 1'epee a la main , & tous ceux qui fe trouverent prefens en firent de m6ne. Chacun prit parti; de forte qu'il y cut une douzaine de chevaliers on de gentils- hommes tues , avant qu'il fut poffible de les fe- parer. Je puis en dire des nouvelles certaines , ajouta Diofebo , puifqu'en cette occafion je fus blefTe de quatre coups d'epee. Cependant la reine accourut au bruit des combattans, Sa presence arreca d'abord les plus aniines : on fe fepara , & chacun fe retira a fon logement. Cette afEiire ne laiflfa pourtant pas d'avoir des fuites. Quelques jours apres, le chevalier franqois ecrivit a Tiran , & lui fit tenir fa lettre par un page. Elie etoit con^ue en ces termes. w A toi , Tiran le blanc , qui viens de caufer w la perte de tant de guerriers. Si tu ne crains point d'expofer ta vie , je te laiffe le choix des annes ; armd,defanne , a pied , a cheval , nud ou habilie ; tout m'eft egal, pourvu que je me batte avec toi jufqu'a la mort. Ecrit de ma propremain, & fcelle de mon cachet. DE VILLERMES. Tiran lut la lettre, & fit entrer le page dans line ghambre , ou il lui donna dix mille ecus d'or $i HIST. DU CHEVALIER aprs avoir tire parole de lui , qu'il ne parleroit a perfonne de ce qui s'etoit pafTe. Enfuite il fortit feul , & fut chercher un roi d'armes , qu'il con- duifit a trois milles du lieu ou les fetes fe don- noient. La v fe trouvant tete-a-tete avec lui : Roi d'armes , lui dit-il , je te conjure , par la foi dont tu fais profeflion , & par le ferment que tu as prete a ton roi le jour qu'il ta revetu de ta charge, de me garder le fecret fur ce que je vais te confier , ck de me dire franchement & loyalement quelle conduite je dois tenir, Le roi d'armes, qui fe nom* moit Jerufalem, jura par tout ce qu'il y a de plus facre , d'etre fecret ; apres quoi Tiran lui montrant la lettre qu'il avoit rec^ue : Jerufalem , mon ami , lui dit-il, je tiendrai certainement a honneur de fatisfaire la volonte du brave chevalier de Villermes ; mais je n'ai pas encore vingt ans , & je ne fais pas trop les regies de la chevalerie , c'eft a toi de m'en inftruire. Je crains de deplaire au roi , & de violer des loix que je voudrois fuivre fi 1'honneur me le permettoit. Le roi d'armes lui repondit qu'ii pouvoit ^tre tranquille , & que le chevalier etant 1'agrefTeur , c'etoit lui qui violoit les loix , & qui le mettoit, par fon defi, dans la neceffite de les enfreindre. Le fcrupule de Tiran etant diffipe par cette reponfe , il demanda a Jerufalem qui feroit le juge de ce combat. Le heraut lui repondit qu'il ne pouvoit plus lui fervir de juge , ^>arce qu'il lui Ti R AN LE BLANC; 95 avoit fervi de confeil ; mais il ajouta qu'il ne pou- voit mieux faire que de prendre le roi d'armes Cla- ros de Clarence. Je le connois pour tres-inftruit , dit Tiran ; je le prendrai , fi le feigneur de Villermes le trouve bon. En meme terns il delivra au roi d'armes fon blanc-feing cachete de fes armes, avec pouvoir de convemr avec fon ennemi de toutes les conditions du combat. Et parce qu'il etoit 1'a- greffeur , il fut refolu qu'on lui laifTeroit le choix des armes. Jerufalem confentit ^ tout, & fe chargea de la carte-blanche. En le quittant, Tiran lui fit prefent d'une robe de brocard doublee d'hermine , qu'il accepta. De-la il alia chercher le chevalier de Vil- lermes, & le tirant a Tecart: Seigneur, lui dit-il, je voudrois fort, a caufe de mon miniftere, vous accorder , 6k faire la paix entre vous & Tiran le Blanc ; mais ii vous perfiftez dans votre refolution , voici votre lettre &: fa reponfe ; c'eft un blanc-feing figne de fa main & fcclle de fes armes. Vous etes 1'agrefleur, decidez de tout; & fi vous le pouvez, prenez cette nuit pour le combat. Le feigneur de Villermes fut char me du precede de Tiran. II dit au roi d'armes qu'il acceptoit vo- lor.tiers le pouvoir qu'il lui donnoit de la part de fon ennemi. Et void, ajouta-t-il, quelles font mes intentions. Nous nous battrons a pied , avec une fimple chemife de toile de France, un bou- 94 HlST. DU CHEVALlEIt clier de papier , & une guirlancle de fleurs fur la tete. Nos armes offenfives feront deux couteaux da Genes , longs de deux palmes , pointus ck tranchans des deux cot^s, avec lefquels nous nous battrons a outrance. Allons done , lui dit Jefufalem , chercher avant la nuit tout ce qui eft necefTaire pour le com- bat. Sur le champ il firent I'acquifition de deux cou- teaux tels qu'ils le fouhaitoienf. Us choifirent de la toile de France , dont il commanderent deux chemifes un pen lorigues , mais dont les manches ne venoient que jufqu'au coude, pour ne point les embarraffer. Enfuite ils prirent une feuille de papier qu'ils feparent en deux , & qu'ils accommoderent en forme de boucliers. Apres cette ceremonie , Jeru- falem propofa a Villermes de prendre pour juge de leur combat le roi d'armes Claros de Clarence^ II eft fort entendu , ajouta-t-il , & lui-meme tres^ adroit aux armes. Pourvu que la chofe foit egale & fecrette , tout m'eft bon , repliqua le chevalier ; arrangez-vous avec Tiran. Je vais vous attendre a 1'herrnitage de la Madeleine , afiii que fi par ha- fard quelqu'un me rencontroit, on s'imaginat que j'y fuis pour faire mes prieres. Le roi d'armes fe rendk d'abord chez Claros^ qui confentit a etre le juge de ce combat , pourvU qu'il ne fe fit point denuit, parce qu'alors il n'eft pas poffible de juger avec connoiffance de caufe. II accepta feuleraent la propofition pour le lende- TiRAN LfcBLAWC. 95 main matin , pendant que le roi entendroit la mefle, temps auquel les chevaliers etoient occupes a lui faire leur cour, ou emprefles aupres des dames. Jerufalem rendit compte a Tiran & au feigneur de Villermes de ' cette refolution ; & de part & d'autre on attendit le lendemain avec une egale impatience. Des le grand matin, les rois d'armes vinrentf prendre les deux chevaliers , & les conduifirent clans un bois , ou ils choifirent une place conve- nable pour leur combat. Alors Jerufalem pofa fur Therbe les armes dont ils etoient convenus; & Claros de Clarence prenant la parole : Vaillans che- valiers , leur dit-il , voici le lieu de votre mort & de votre fepulture. Vous etes ici fans efperance de fecours, & vous touchez a votre derniere heure. Prenez confiance en Dieu & en votre courage. Mais declarez d'abord fi vous m'acceptez pour juge , & jurez-moi par Tordre de che valeric, de ceffer le combat des que je vous 1'ordonnerai. Ils le ju- rerent ; & Villermes dit a Tiran : Prenez les armes. Non , repondit-il , vous tes 1'agreffeur , c'eft a vous de choifir. Apres cette leg^re conteftation , que Claros termina en les faifant tirer au fort, ils quit- terent leurs habits, & prirent leurs chemifes qu'on avoit apportees. Le juge leur partagea enfuite le champ, leur defendant de commencer le combat qu'il ne leur en donnat Tordre. Apres quoi^les 6 HlfrTY DU CHEVALlfilt deux rois d'armes couperent des branches d'arbresy dont Us formerent une efpece d'echafaud pour affeoii 1 le juge. Cependant Claros faifoit tous fes effors pout 1 accorder les deux chevaliers. Tiran fembloit fe prater; mais le feigneur de Villermes .ne vouloit entendre a aucun accommodement , fi premierement foil adverfaire ne lui remettoit le bijou que la belle Agnes lui avoit donne , & s'il ne lui rendoit les armes. Le juge voyant done cju'il n 'etoit pas pof- fible de faire la paix entre eux , alia s'afTeoir fur fon echafaud de branches d'arbres , cria a haute voix : Aliens $ chevaliers , gouvernez-vous en bons & braves Combattans , tels que vous eres. . , Alors il coururerit 1'un centre 1'autre avec une fureur egale ; te:chevalier fVanqois;portant le cou* teau auiii haut que fa tfe, & Tirari , droit de* yant.fa poitrine. Villermes porta d T abord un coup a fon adverfaire ; mais celui-ci le rabattit , & d'un revers lui emporta 1'oreille, qui tofnba fur foil epaule. La bleiTure etoit fi grande, qu'onlui voyoit prefque la cervelle. Tiran requt enfuite fur la cuifTe lin coup fi terrible , que 1'os en etoit decouvert ; mais il ne 1'empecha pas d'en doimer un a fon ennemi fur le>hr,as gauche. Enfin notre chevalier fe fentant affo.iblif. par la quantite de fang qu'il perdoit, ferra de pres fon adverfaire , & lui porta a la mammelle gauche uri coup de pointe , dont il TIRAN LE BLANC'. 37 ...i per^a le cceur; Pautre lui donna en merrte temps un fi grand coup fur la t$te , qu'il en fat ebloui ck renverie; II eft certain que fans le coup qu'il avoit porte au Francois , Tiran cut infailli- bkment perdu la vie; car il demeurat evanoui 6k baigne dans fon fang. Mais Villermes n'eut pas'le temps de redoubler , 6k tomba mort< Le juge voyant les deux chevaliers par terre ck fans mouvement , defcendit de 1'echafaud , fuivi de Jerufalem. Us approcherent d'eux , & les trou* verent fans connoiiTance t ils firent done deux croix, qu'ils poserent fur leurs corps ; mais s'appercevant que Tiran refpiroit encore, Claros ordonna a Je- rufalem de demeurer a la garde des corps, pendant qu'il iroit rendre compte au roi & aux juges du camp de ce qui s'etoit palfe. Le roi d'armes ren- contra ce prince revenant d'entendre la merle; & 1'abordant d'un air emprefTe; Seigneur, lui dit-il, il y a deux chevaliers qui fe font battus a trois mille d'ici , ck qui expirent fur le champ de bataille Eh! qui font-ils ? reprit vivement le roi. Claros les lui nomma , raffurant que Tun d'eux etoit certainement mort , 6k que 1'autre donnoit peu d'efperance* Cette nouvelle fit monter a cheval tous les parens ck les amifde ces chevaliers. Nous arrivames des premiers; nous trouvames Tiran fi defigur^ , <ju'a ; peine pouvoit-on le reconnoitre, 11' avoit cependant Tome I t G 98 HIST. DU CHEVALIER encore les yeux ouverts. Les amis de Villermes le voyant expire, voulurent fe jetter fur notre chevalier , pour lui enlever le peu de vie qui lui reftoit , mai$ nous nous mimes en devoir de le defendre ; & le pla^ant au milieu de nous , nous fimes face de tous cotes. Nous etions dans cette fituation, lorfque le connetable, arme de blanc , parut a la tete de beaucoup de troupes , qu'il pofta en differens endrbits. Le roi fuivit de pres , accom- pagne des juges du Camp. Lorfqu'ils apperqurent 1'etat ou etoient les deux chevaliers , ils defendirent qu'on les enlevat, jufqu'a ce qu'ils euffent tenu confeil ; ce qu'il firent. Cependant la reine arriva, fuivie de tous les etats. Les dames & les demoifelles ne purent voir ces braves chevaliers fans verfer des torrens de larmes. Mais on ne peut exprimer la douleur de la belle Agnes , qui fe tournant vers la reine : Voyez, madame , lui dit-elle a haute voix, voyez quel fpedacle affligeant, &: quelles preuves des fentiinens les plus genereux ! Enfuite s'adreffant aux parens & aux amis de Tiran , elle leur reprocha le peu d'interet qu'ils prenoient a fa vie. II va mourir, continua-t-elle , & vous lui laifTez perdre tout fon fang. Que voulez-vous que nous faffions, madame ? lui repondit un de nous ; le roi a defendu , fous peine de la vie, de Tenlever fans fa permiffion. Ah malheurs ! s'ecria la belle Agnes ; comment fe TIRANLE BLANC. 99 peut-il que le roi ait donne un ordre auffi fevere ? Cependant s'etant apper^ue que le chevalier s'affoi- bliflbit , & que fes bleffures fe refroidiffoient : Qu'on en dife tout ce qu'on voudra, s'ecria-t-elle ; je ne le fais qu'a une fainte intention. A ces mots elle detacha fa robe de velours blanc , doublee de martre zibeline , & la fit mettre fous Tiran. Elle pria aufli plufieurs Demoifelles de lui donner leurs robes pour le couvrin Enfin le roi , parfaitement inftruit , fbrtit du confeil , & appellant les archeveques & les eveques , il leur ordonna une proceffion folemnelle de tout le clerge , pour rendre au chevalier mort les hon-, rieurs qui lui etoient dus. Les parens de Tiran firent venir en meme terns des chirurgiens , une tente , un lit , en un mot , tout ce qui lui etoit neceffaire. On vifita fes bleflures, & d'onze qu'il avoit revues , on trouva qu'il y en avoit quatre qui pouvoient etre mortelles. On en compta cinq fur le corps de 1'autre chevalier, qui toutes avoient caufe fa mort. On mit enfuite le premier appareil ; ck tout le clerge etant en ordre , le roi & les juges ordonnerent que le mort feroit couvert d'un drap d'or magnifique , prepare pour les chevaliers qui feroient tues dans les f&es. Tiran fuivit le corps , porte fur un grand bouclier. II fut encore regie, qu'a caufe de fon extreme foiblefle , fa main fe- roit appuyee fur un baton , auquel feroit attach^ Gij ioo HIST. DU CHEVALIER le couteau avec lequel il avoit tue fon adverfaire, Les croix marchoient les premieres. Le corps les fuivoit , accompagne de tons les chevaliers a pied< Le roi , la reine , tous les feigneurs , les dames ck les demoifelles venoient enfuite , ck precedoient Tiran. Le connetable fermoit la marche , a la tete de trois mille homines d'armes. On arriva en cet ordre a 1'eglife de faint Georges , ou Ton celebra , en grande pompe , une merle de requk/n , apres laquelle tout le clerge chanta une belle litanie fur la fofle du derunt. Le roi , la reine, & toute leur cour, conduifirent enfuite Tiran a fon logement. On lui donna trente demoifelles pour le fervir ; & juf- qu'a ce qu'il fut entierement retabli , le roi vint tous les jours lui rendre vifite. Mais , pour le dire en paffant , il cut cette attention pour tous les blefles. Diofebo continua fon difcours, & voyant que Thermite en etoit touche , il lui raconta encore un combat fingulier que Tiran avoit eu centre un dogue furieux , de ceux que le prince de Galles , qui avoit beaucoup de paffion pour la chafle , avoit amenes a ces f^tes. Cet animal , gui avoit rompu fa chaine , caufoit beaucoup de defordre. Tiran 1'attaqua fans fe fervir d'aucunes armes. Le combat dura entre eux plus d'une demi-heure. Le chien etoit beaucoup plus grand que le chevalier. Us fe colleterent. Trois fois le dogue renverfa Tiran , ck trois fois Tiran terrarTa fon ennemi. Enfin , prenant TIRAN LE BLANC. 101 le chien par le cou, & le ferrant de toutes fes' forces, il 1'etourFa. Mais, ajouta Diofebo, ce qu'il me refte a vous apprendre de Tiran , a quelque chofe encore de plus merveilleux. Quelques jours apres ce combat, lorfque Tiran fut retabli de quelques bleiTures qu'il avoit revues , il arriva a la cour une aventure fi finguliere, qu'elle parut d'abord tenir de 1'enchantement. Un jour , 1'aurore commenqoit a - peine a paroitre , lorfqu'a deux portees d'arc du logement du roi on apper^ut plufieurs pavilions qu'on avoit dreffes dans cet en- droit pendant la nuit, ck qui fe faifoient remarquer de loin par leurs'pommes dorees. Auffi-tot on vint avertir les juges du camp de cette nouveaute. Us fe tranfportetent chez le roi , & fuivant leur avis , ce prince envoya un roi d'armes pour eclaircir cette aventure. Jerufalem fut charge de cette commiffion. II prit fa cotte-d'armes , & s'etant rendu feul a ces tentes , lorfqu'il en fut proche, il vit fortir d'un des pavilions un vieux chevalier avec une longue barbe d'une blancheur eblouiffante , appuye fur un" gros baton , vctu oe velours noir avec une dou- blure de martre, comme on eft a la cour. II tenoit a la main une couronne de calcedoine , & la chaine d'or qu'il portoit au cou etoit des plus grofles. Le roi d'armes le traita en chevalier , & le falua en ptant fa barrette. Le veillard, fans lui dire un G iij HIST. DU CHEVALIER feul mot , lui rendit fon falut d'une fa^on polie ; & Jerufalem prenant la parole : Seigneur, lui dit-il, le roi mon maitre , & les juges du camp , curieux de favoir qui vous &es , m'ont envoy e vers vous pour m'en informer. Je vous ferai oblige de m'inA truire de fa^on que je puiiTe les fatisfaire. Au refte , fi vous avez hefoin de mon miniftere , continua- t-il , je fuis pre^t a vous obeir. Le vieux chevalier ., gardant toujours le filence, le remercia par unfigne de t^te ; ck le prenant par la main , il le conduifit fous une tente, qui renfermoit quatre beaux chevaux ficiliens , de la plus grande taille , avec leurs felles garnies d'acier , & leurs brides toutes dorees. De-la , il le fit entrer dans une autre tente ornee de quatre lits -de - camp , fuperbes & fort fingu- liers. Chaque lit avoit fa couverture & fes mate- lats. Leurs pavilions etoient de brocard vert , dour ble de fatin cramoifi , brode d'or battu , avec un nombre infini de pendeloques, qui s'agitoient au moindre fouffle de vent. Us etoient tous quatre al> folument femblables. Aupied de chacun etoit une demoifelle , richement v^tue , d ? une beaute admi- rable ; elles en faifoient la plus belle parure. Dans cette tente etoient attaches , vis-a-vis de la porte , quatre ecus parfaitement bien peints. Le vieillard & le roi d'armes pafserent enfuite dans une troifieme, a Tentree de laquelle ils rent cpntrerent quaere grands lions , qui fe levcrent fur TIRAN LE BLANC. 103 leurs pieds a la vue de Jerufalem , & qui lui firent tres-grande peur. Mais un jeune enfant leur donna a chacun un petit coup de baguette , 6k fur.le champ ils fe coucherent a terre. Le roi d'armes apperqut dans cette tente quatre armures des plus brillantes , & un pareil nombre de belles epees bien dorees. Uh rideau de velours vert partageoit cette tente, a-peu-pres par la moitie. Un autre enfant, de meme age que le gouverneur des lions , tira ce rideau , ck laiffa voir quatre chevaliers aflis. Ils avoient le vifage couvert d'un grand voile de foie tres-clair , qui , fans les empecher de voir , mettoit dans 1'im- pofllbilite des les reconnoitre. Leurs eperons etoient chaufTes , & ils tenoient leurs epees nues , la pointe en bas , & le pommeau fur leur eftomac. Apres que le roi d'armes les cut confideres pen- dant quelque temps , le vieux chevalier le fit fortir de cette tente pour entrer dans une autre. J'oubliois de vous dire , que toutes ces tentes etoient dou- blees de tafFetas , & brodees comme les lits. Jeru- falem trouva dans cette derniere un grand buffet , orne de beaucoup de vaiflelle d'or & d'argent, & plufieurs tables drelfees , ou tous ceuX qui entroient etoient abfolument obliges de boire & de manger. Si on faifoit quelque difficulte , il arrivoit un lion qui fe mettoit a la porte, ck qui ne laiffbit point fortir, qu'on n'eut pris quelques rafraichifTemens. On fit beaucoup d'honnetetes au roi d'armes dans G iv 104 HIST. DU CHEVALIER cette tente , & 1'orfqu'il voulut fe retirer , le vieujf chevalier prit de defTus le buffet un plat d'argent qui pefoit trente-cinq marcs , & lui en fit prefent. Jerufalem vint auffi-t6t rendre compte au roi de fout ce qu'il avoit vu , I'afTurant que depuis qu'il etoit au raonde il n'avoit jamais eu tant de peur. Apres le diner on eut avis que les quatre che-> valiers arrivoient. Aufli-tot le roi & la reine allerent s'afleoir a la porte du chateau pour les recevoir, Toute la ceur occupoit les deux cotes de la prairie, flont elle laifToit le milieu libre. Un moment apres parurent quatre jeunes enfans , portant des pour-? points d'etoffe d'argent, avec des cafaques fans man- ehes , tailladees a decou.pees & ornees d'une riche broderie ; leurs chaufles etoient couvertes de tres* belles perles. 11s menoient chacun un lion, atta-^ che a une chame-d'or qui leur paflbit au eou. Les quatre chevaliers marchoient enfuite , montes fur des haquenees blanches, Leurs habillemens fuperbes , & les equipages de leurs chevaux etoient uniformes. Toutes leurs actions indiquoient qu'ils etoient.grands feigneurs. Us mirent pied a terre a quelques pas du roi , & le, faluerent par une fimple inclination .de tete , en pliant pourtant un peu les genoux. Le roi ck la reine leur rendirent le falut. Les^ chevaliers , fans faire aucun mouveinent , ni prononcer une feule parole, s'arreterent d'abord 4 cQnfi^ere;' |a magnificence de cette cour. Un TIRANLE BLANC. 105 mftant apre\s , un des enfans s'approchant d'eux avee Ton lion , 1'un des chevaliers lui-mit un pa- pier dans la gueule, lui parla a Toreille pendant quelque terns, & le detacha. Alors le lion vint droit au roi , Tans fe meprendre ck fans hefiter. .La reine voyant ipprocher Panimal , eut fi grande peur , qu'elle fut fur le point de prendre la flute auffi bien que fes demdifelles ; mais le roi la retint par la robe, ck lui dit de s'afleoir, en lui reprefen- tant , pour la raffurer , qu'il n'etoit pas naturel d'imaginer que des etrangers vinffent a fa cour dans 1'intention de 1'ofFenfer. La reine obeit avec quelque repugnance. Et le lion s'approchant de la fac^on clu monde la plus familiere , prefenta au roi le papier qu'il tenoit dans fa gueule. Ce prince le prit , fans faire paroitre la moindre alteration. Alors Fanimal fe concha a fes pieds , & y refta le plus tranquillement du monde , tandis que fe roi fit la iedure de cet ecrit. Voici quel en etoit le contenu. Tous ceux qui verront ces prefentes lettres fauront que les quatre freres d'armes , en prefence du fenat de Rome , & des cardinaux de Fife , de Terra-Nuova , de Saint Pierre de Luxembourg, du patriarche de Jerufalem , de Meffire Alberto CampobafTo , & meffire .Louis Colonne, &c. m'ont ordonne , a moi , notaire imperial , de dreffer un acle public , pour certifier que ces 106 HIST. DU CHEVALIER quatre chevaliers prouvent leurs quatre quartiers de pere & de mere , d'oncle & de tante , &c que perfonne ne peut leur difputer 1'anciennete de leur noblefle. En foi de quoi , moi , notaire public , j'ai figne AMBROSINO DE MANTOUA. L'an mil, ckc. La lefrure de ce papier fit voir au roi que ces chevaliers ne vouloient point etre connus. Ainfi il ordonna a un de fes fecretaires d'ecrire qu'ils etoient les bien-venus dans Ton royaume & dans fa cour , & qu'il les affuroit qu'ils y feroient les maitres. Le roi mit cette reponfe dans la gueule du lion , qui retourna promptement a fes maitres. Les inconnus lurent la reponfe du roi, oterent leurs chapeaux , & firent une profonde reverence , pour remercier le prince des offres qu'il leur faifoit. En- fuite un enfant s'approcha avec fon lion, & un des quatre inconnus fit la meine ceremonie que le premier ; & 1'animal s'etant de m^me approche du roi , ce prince trouva encore dans fa gueule un papier qui contenoit ce qui fuit. Ayant appris a Rome que le tres-haut & tres- puiffant roi d'Angleterre accordoit toute surete a ceux qui fe rendroient dans fon heureufe cour ; nous , les quatre fr^res d'armes, fommes venus pour y combattre a outrance. C'eft pourquoi TIRAN LE BLA NC. 107 nous fupplions vptre alteffe de nous permettre }> le combat. Le roi re'pondit de la meme maniere , qu'ils &oient les maitres de choifir le lieu, 1'heure & le jour qu'ils fouhaiteroient , quand ils auroient pris le terns neceflaire pour fe repofer; les priant cepen- dant de venir chez lui, ou il feroit charme de leur faire tout 1'honneur qu'ils meritoient. Les chevaliers augmenterent , a cette reponfe , les fignes de leur muette reconnoifTance. En meme terns le troifieme inconnu detachafon lion. Son ecrit portoit que s'il fe trouvoit quelques chevaliers qui youluflent les combattre k outrance, ils pouvoient venir a leur logement , ou ils trouveroient pour devife une hune de vaiflfeau, portee fur un arbre qui n'a ni feuilles , ni fruits, ni fleurs, & que Ton appelle fycomore ; & autour de cette hune quatre. ecus peints en or & en flammes , dont chacun a fon nom. L'un s'appelle valeur, 1'autre amour , le troifieme honmur , le quatrieme intripidhe. Le chevalier, difoit cet ecrit , qui touchera 1'ecu qui s'appelle amour , fera oblige de combattre a cheval ; & celui qui le defendra aura une ca- faque de toile & un fimple harnois. Le combat ne finira que par la mort & la vidoire, fans qu'on puifTe le fufpendre , pour raccommoder quelque piece que ce foit du harnois ; & les harnois feront HIST. DU CHEVALIER fans aucune fauiTe fabrique, c'eft-a-dire , tels qu*on les porte a la guerre. Celui qui touchera 1'ecu de Vhonneur , fe battra fans cafaque , fans bouclier & fans autre arme defenfive que le harnois & 1'ecu. Les lances auront fept palmes de longueur, & feront armees d'uri fer tres-aigu. Si la lance fe rompt les combattans pourront en changer , & courront 1'un centre 1'autre jufqu'a la mort ou la vi&oire. Celui qui touchera 1'ecu qui fe nomme vakur , combattra a cheval avec une felle & une garni* ture de bride d'acier , les etriers clelies , les cor- celets de vingt livres , & une feule lance longue de treize palmes, avec un fer a pointe de diamant, la groffeur a la volonte. L'epee aura quatre palmes de longueur ; la dague & la petite hache au choix du chevalier ; &: fur la t&e une falade avec la vifiere. Si la hache tombe de la main , le cheva- lier pourra la ramafler tout autant de fois qu'it lui fera poffible de le faire; mais il ne fera permis a perfonne de la lui donner. Enfin le quatrieme lion fe prefenta avec fon papier. Voici ce qu'il contenoit. Le chevalier qui touchera 1'ecu de Vintrepldlte , combattra a pied avec cjuatre fortes d'armes ; la lance , le poignard , Tepee & la hache a deux mains. La lance a fon choix; 1'epee aura le fil,s'iileur convient. Le com- bat ne finira, comme les autres, que par la mort T i R A N L E BLANC, 109 ou la vi&oire. Si le vaincu demeuroit fain & fans aucune blefTure , il fera tenu de fe remettre au pouvoir de la dame que nommera le vainqueun La mort etant un danger egal , nous pardonnons de bon coeur a quiccnquenous.la donnera; comrae nous demandons pardon a ceux que nous ferons forces d'outrager. Le roi accorda les demandes des quatre inconnus, mais il ne put s'empecher de dire que leur entreprife etoit perilleufe. Apres cette ceremonie , qui fut longue, les etran- gers monterent a cheval, & retournerent a leur logement. Un moment apres , le roi ck la reine les envoyerent inviter par un heraut d'armes , & firent coriduire a leurs tentes trente mulets charges 'de toutes fortes de vivres. Les inconnus furent fen- fibles a ces politefTes ; mais ils ecrivirent au roi , qu'ils avoient fait vceu de ne rien recevoir, ,6k de ne point manger hors de chez eux, qu'apres leur combat ; & renvoyerent les pref^ns. La cour & la ville alloient en foule admirer la magnificence de ces quatre chevaliers inconnus. Leur table etoit toujours fuperbement fervie , ck tous ceux qui fe prefentoient y etoient re^us. Tout ce qu'ils ache- toient, ils Ie payoient en monnoie d'or; & fi le prix etoit moindre , Texcedent etoit pour le mar- chand, ne voulant pas meme toucher de la mon- noie d'argent. Le lendemain de leur audience , . ils allerent en- no HIST. DU CHEVALIER tendre la meffe au logement du roi. Us etoienf Y&us ce jour-la de robes de brocard cramoifi, trai-* nantes jufqu'a terre , & doublees d'hermine , le vifage couvert avec des gazes d'une autre couleur , brodees -de groffes perles. Ils etoient coefFes a la turque , portant des colliers d'or mafiif , & tenant a la main des couronnes garnies de groffes calce- doines. Us arriverent en cet equipage , fuivis de leurs quatre lions , qui leur portoient chacun un livre d'heures richement ofne. Le roi les rencontra au fortir de fon appartement , ck voulut les con- duire lui-meme a la chapelle. En allant , ce prince leur fit des excufes de ce que , ne les connoiiTant point, il ne leur rendoit peut-etre pas tout ce qu'il leur devoit ; Forfqn'ils furent arrives , il les fit placer au plus pres de Tautel , & avant tons les autres chevaliers. A toutes ces honnetetes ils ne repondirent que par une profonde inclination de tete, fans jamais proferef un feul mot. Apres la meffe , pendant laquelle ils furent toujours en prie- res , ils reconduifirent le rot &i la reine jufqu'a leur appartement ; mai$ quelques inftances que fit le prince , ils ne voulurent jamais accepter le diner qu'il leur propofa. Des que les quatre inconnus eurent prefente leur cartel au roi, Tiran fe rendit fecretement a la ville, & eommanda quatre ecus , fur lefquels il fit peindre les armes de fon pere , celles de fa mere, de fon TIRAN LE BLANC* m grand -pere & de fa grand -mere. Pendant qu'il faifoit ces preparatifs , tous les meilleurs chevaliers vouloient s'eprouver centre ces nouveaux venus , & formoient pour cela leurs quadrilles. Le prince de Galles , les dues de Clarence , d'Atretera & de Bedfort, paroiffoient les plus emprefles. Us firent m&rie des proportions a Tiran , pour 1'en- gager a lier lui-meme la partie. II felgnit d'entrer dans leur projet; mais il avoit en effet des vues fort differentes. II apprehendoit fi fort d'etre prevenu, qu'a-peine fe donna-t-il le terns de faire peindre quatre grandes bannieres, qu'on devoit porter devant lui, & de faire faire quatre cottes - d'armes pour deux rois d'armes, un heraut, & un pourfuivant. Auffi-tot que tout fon equipage fut en etat , il aflembla toutes les demoifelles les plus jolies & de la plus grande diftindion , & leur donna fes quatre ecus a porter. II pria aufli plufieurs chevaliers de 1'ac- compagner; & avec ce nombreux cortege, pre- cede des trompettes & de differens inftrumens , il fe rendit aux tentes des quatre errangers , qui frappes du bruit ck de cette nombreufe fuite 3 for- tirent bien en ordre , mais toujours le vifage cou- vert de leurs gazes , pour n'^tre point connus. Us firent un peu abaiffer la hune , afin. que les demoi- felles en puflent aifement approcher. La premiere qui fe prefenta fut la belle Agnes; in HIST. DU CHEVALIER & quoique plus voifine des antres ecus, elle toin. cha par preference celui $ amour ; car dans la crainte de fef meprendre , elle cut grand foin de lire ce qui etoit ecrit. Madame Guyomard , fille du comte de Flandre, fut affligee de ne toucher que 1'ecu de la vakur. Caffandre , fille du due de Provence, ne voulut toucher que celui de Yintre- pldite ; & la belle Sans - Pair , fille du due de Niort 7 fut contente de celui de Yhonneur. Les inconnus defcendirent enfuite les quatre demoifelles de cheval , 6k chacun prit la fienne fous le bras. Nous les. fuivimes en leur tente , ou les lits etoient dreffes^ Par ma foi, madame, dit un des etrangers a la belle Agnes, dans un ecrit qu'il lui prefenta, fi vous etiez en chemife dans ce lit, ck vos com- pagnes dans les trois autres, pendant toute une longue nuit d'hiver , je pourrois bicn dire qu'il n'y auroit pas quatre plus beaux lits dans le monde. Notre compagnie ne vous eft pas trop neceiTaire , ieigneurs chevaliers , repondit la belle Agnes , je vois quatre belles dames qui vous tiennent affez bonne compagnie toute la nuit, pour qu'il ne vous en faille pas d'autres. Eh! madame, dit le che- valier, le bien empeche-t-il de connoitre le mieux? En fortant des tentes , un des inconnus fit pre- fent a la belle Agnes d'un petit livre d'heures ad- mirable , & richement garni. Un autre donna a madame Guyomard un braiTelet d'or &: d'acier , orne TIRAN L BLANC. 113 brne d'un grand nombre de diamans , & d'autres pierreries fines. CalTandre rec^it du troifieme un ferpent d'or, qui fe mordoit la queue. II etoit garni de diamans j & les yeux etoient marques par deux gros rubis. Pour la be41e Sans-Pair, qui avoit les cheveux blonds , & de la plus grande longueur , le quatrieme lui offrit un peigne d'or, aufli riche- ment garni que les trois autres bijoux. Us firent anfli prefent de mille nobles d'or a chacun des rois d'armes , des herauts , des pourfuivans , des trom- pettes & des jbueurs d'mllrumens ; apr^-s quoi ils .reconduifirent les quatre derhoifellej .jufques chez la reine, qui leur fit encore beaucoup de politefTes-. Lorfque tout fut pret pour le combat , les che- valiers inconnus ecrivirent fur k porte du ehamp clos , que le chevalier qui avoit touehe 1'ecu & amour cut a fe trouver dans trois joiirs a^ camp. Ce jour arrive' , Tiran s'arma le plus fecretement qu'il lui fut poffible ; ce qu'il obferva dans les trois autres combats fuivans. Nous ft'etions que trois de fes parens , & un ancien domeftique , dans fa confi^ dence ; & ce fut a nous qu'il fit porter fes ban- nieres. II fe mit en marche t fuivi de toutes les demoifelles, & d'un grand nombre de chevaliers ; & arriva au camp j ou 1'inconnu , qui devoit eom- battre centre lui, Tattendoit a la barri^re. Apres les ceremonies accoutumees les deux chevaliers partirent 1'un contre 1'autre au bruit des trompettes $ Tome, L H ii4 HIST. DU CHEVALIER & fournirent plufieurs carrieres avec beaucoup de grace & d'adrefle. Mais enfin la fortune favorifa Tiran , qui rencontra fon ennemi dans 1'epaule gauche 6k lui cafTa le bras. Le malheureux cheva- lier vouloit abfolument qu'on le lui attachat , re- folu de continuer le combat ; mais le fang qu'il per- doit le fit tomber evanoui. On 1'emporta , & il mou- rut de fes blefTures. Le roi lui fit rendre tous les honneurs poflibles. Les trois autres fuivirent le corps de leur frere , fans repandre une feule larme, ni temoigner la moindre douleur. Ils etoient, eux & toute leur fuite , habilles de rouge , en figne d^ vengeance. La fortune ne favorifa pourtant pas leurs inten- tentions dans les combats fuivans. Tiran en remporta encore tout Thonneur, & fit de meme mordre la pouffiere aux trois inconnus , qui fe prefenterent fuccefllvement contre lui. Le premier , apres dix courfes affez heureufes , fut perce de part en part a la onzieme. Tiran fit fauter la cervelle au fecond a coups de hache. Le troifieme lui donna plus d'af- faires ; mais enfin il fuccomba , & mourut. Apres cet avantage, Tiran fut re^u avec beaucoup de joie par toutes les demoifelles qui 1'attendoient , & qui le conduifirent a fon logement. La , il fe defarma promptement, fans cependant vouloir jamais 6ter fon armure de tte ; comme il le pratiqua dans tous les combats qu'il foutint contre ces inconnus , TIRAN LE BLANC. 115 arm de n'etre point connu lui-meme. II s'habilla enfuite le plus fecretement qu'il lui fut poffible, & vint fe mler parmi les autres chevaliers. Cependant, quelques precautions qu'il cut prifes , . on n'ignora pas long'- terns que c'ercit a lui que cette vi&oire etoit due. On apprit de m&ne dans la fuite que Fun des quatre inconnus etoit le roi de Frife , 1'autre le roi d'Apollonie , le troifieme le due de Bourgogne , & le quatrieme le due de Baviere (i). La partie avoit ete liee a Rome entre ces quatre princes. Le roi de Frife & celui d'Apollonie etoierrt freres ; ils avoient une egale paffion de vifiter les cours de 1'Europe , ils voulurent commencer par celle de Rome , & profiter de 1'occaiion du jubiie ; mais pour n'etre point reconnus a Rome, ils fe deguiserent. Etant alles vifiter un jour reglife de Saint-Pierre, un gentilhomme du due de Bour- gogne , qui reconnut le roi d'Apollonie , le falua comme on falue les rois. Ce prince le remit auffi , ck lui demanda fi le due Ton feigneur etoit a Rome. Le gentilhomme le lui montra dans une chapelle. Alors les deux princes , charmes de Te voir , coiv- rurent Tun a Tautre, & ne fe quitterent plus pen- (i) On auroit peine a trouver le terns decet empereur Philippe de Eavi^re , les romanciers Eipagnols ne fe font jamais affujettis a la chronologic ni a 1'exatHtude hiftorique. H ii u6 HIST. DXJ CHEVALIER ' dant le voyage. Us avoient auffi toujours avec eux Philippe due de Baviere, celui qui avoit temoigne centre fa mere y qu'il avoit fait mounr en prifon. II etoit fils de I'empereur d'Allemagne. On fait qu'on ne peut elire d'einpereur que de la maifon de Baviere ou de celle d'Oftairich (i). Un jour Us parlerent a table , du roi d'Angleterre 6k des fuperbes fetes dont il avoit voulu que fes noces furTent accompagnees ; de 1'honneur qu'y re- cevoient tous les etrangers ; des hauts faits d'armes que Ton voyoit chaque jour , 6k de 1'afBuence des chevaliers qui fe rendoient a Londres de toutes parts. Le roi de Frife dit , qu'apres les ceremonies de Rome il etoit refolu d'y faire un tour. Ce prince n'etoit age tout au plus que de vingt-fept ans , 6k le roi d'Apollonie n'en avoit pas trente. Le due de Baviere egalement anime du defir de la gloire , afTura qu'il ne les abandonneroit point ; 6k le due de Bourgogne les voyant determines , protefta qu'il quitteroit toutes les affaires qu'il avoit a la cour de Rome , pour les fuivre. Puifque nous penfons tous de rne'me , dit le roi de Frife , promettons- nous de ne point nous quitter pendant le voyage , de nous garder une inviolable fidelite , 6k que (i) D'Autrich^ , du nom allemand un pen defigure de ce pays , Ooflen-Riick , royaume oriental. Ooflen. eft la rneme chofe que Ooftelvck, oriental. TIRAN LE BLANC. 117 vivant en tout comme freres, nous ferons aufll freres d'armes. La proportion fut acceptee , & ils allerent fur le champ a Saint-Jean cle Latran , ou ils prononcerent leur ferment. Ils pourvurent en- fuite a tout ce qui leur etoit neceffaire pour le voyage , & aborderent en Anlgeterre fans etre con- nus. Comme ils etoient inftruits de tout ce qui fe paflbit a la cour , ils arriverent pendant la nuit , & firent tendre leurs pavilions, comme je 1'ai dit, ^ deux traits d'arbal&e du lieu ou le roi faifoit fon fejour. Peu de temps apres , on apprit en Frife avec une douleur extreme 1'accident arrive au roi de ce pays. A cette nouvelle , le chevalier don Kyrie- Eleifon de Mautauban , qu'on croyoit defcendu des anciens ggans, parce qu'il etoit prodigieufement grand , & qu'il joignoit a cette taille beaucoup de force & de courage , jura publiquement de venger la mort du prince. En effet , il ecrivit fur le champ une lettre , dont il chargea une demoifelle , qu'il fit accompagner par un roi d'armes nomine Fleur de Chevalerie* Ils s'embarquerent Tun & 1'autre pour paffer en Angleterre, ou ils arriverent heu- reufement; & ayant obtenu audience du roi: Je fuis venue vers V. M. lui dit la demoifelle d'une voix ferine , pour lui demander juftice d'un faux chevalier qui fe fait nommer Tiran le Blanc, & pour lui foutenir, que par trahifon, & avec des H iij uS HIST. DU CHEVALIER armes inegales, il a tue depuis peu deux rois & deux dues. Demoifelle , repondit le roi , comment ce que vous dites per.t-il e'tre vrai, puifqu'il y a prs d'un an que ce chevalier eft a ma cour , & que je n'ai vu ni entendu dire qu'il ait rien fait de femblable a ce que vous lui reprochez? Quelques parens de Tiran voulurent alors prendre la parole ; mais ce prince leur impofa filence , ck fit appeller le chevalier. On le trouva dans Ton lit ou le retenoient fes blefiures , dont il n*etoit pas encore parfaite- ment retabli. L'orfqu'il apprit qu'une demoifelle 1'accufoit de trahifon en prefence du roi , de la reine & de toute la cour ; Sainte Marie ! s'ecria-t-il , jamais une femblable idee ne m'eft entree dans Tefprit. En mme temps il s'habilla, & prit un manteau brode de perles , parce qu'on lui avoit dit que la ck-moifelle etoit accompagnee d'un roi d'ar- mes. H courut chez le roi , qui 1'attendoit a la porte de fa chapelle; & 1'abordant avec la fierte convenable a un chevalier: Seigneur , lui dit-il ? Bie voici pret a defendre la raifon , 1'honneur & ma reputation. Traitre 6>c mechant chevalier , in- digne de porter Tordre de chavalerie, interrompit la demoifelle qui le recommit a ces paroles, tu as repandu le fang royal , & tes armes fauffes ont fait perir en ce lieu-ci deux dues , &: deux freres , les rois de Frife & d'Apollonie, & ies dues de TIRAN LE BLANC. 119 Baviere & de Bourgogne. Rien ne peut excufer ton infamie , ni te faire eviter la punition que tu merites. Demoifelle , lui dit le roi , de quels rois & de quels dues me parlez-vous? je n'ai aucune connnoifTance de leur arrivee , ni de leur combat en ce pays. Alors la demoifelle lui apprit quels etoient ces quatre chevaliers inconnus , m&ant dans Ton recit des nouvelles injures centre Tiran, qui eut peine a fe moderer. II fe contenta de lui repondre que les difcours de celles de fon fexe , qui ne favoient combattre que de la langue, ne pouvoient faire de bleffures a 1'honneur. Enfuite , s'adreffant au roi & aux feigneurs qui etoient prefens : Sij'ai tue ces quatre chevaliers, continua- t-il, je 1'ai fait fans fupercherie, &c avec des armes egales. Le roi & les juges du camp en peuvent rendre temoignage ; je me foumets a leur jugement. Le roi & les juges approuverent fa reponfe, & convinrent tout d'une voix , que Tiran etoit un tres-brave & tres-fage chevalier. Alors le roi d'armes, Fleur de Chevalerie, s'ap- procha de Tiran , & lui prefenta la lettre de don Ky rie - Eleifon de Montauban. Roi d'armes, lui dit le chevalier , vous tes oblige , par votre em- ploi , de donner les lettres de bataille , & de porter les paroles aux chevaliers pour les combats neceffaires ou volontaires. J'accepte en prefence du roi , de la reine & de toute la cour celui que H iv no HIST. DU CHEVALIER vous me propofez , foit a outrance ou autr.ement. En meW terns il prit la lettre , qui tut lue a haute vaix. Elle etoit conciie en ces termes. A toi , Tiran le Blanc , le plus cruel & le plus faux de tous les chevaliers , qui as repandu le fang royal de Frife ck d'Apollonie avec des armes faufTes, & que les chevaliers d'honneur ne portent jamais. J'ai appris le detail de la mauvaife aclion qae tu as commife , <k quoique tu me fois fort jn.egal , puifque tu es un traitre , je veux bien ce pendant m'abaifler jufqu'a te defier , & entrer en champ clos avec toi. Je te combattrai fuivant 1'ufage de France , te laifTant le choix des armes. Le combat fe fera dans vingt-cinq jours, a compter de celui auquel cette lettre te fer a rendue par le roi d'armes Fleur de Chevalerie. J'attends ta veponfe , qu'il eft charge de me remettre. Si tu me recloutes , & que tu n'acceptes pas le deft, fois certain que je ren- verferai ton ecu , je te pendrai par les pieds comme un trartre , & j'irai annoncer ta perfidie dans toutes les cours. Ecrit, figne & fcelle de ma main & de mon cachet. KYRIE-ELEISON DE MONTAUBAN. Sire , dit Tiran au roi , apres la lecture de la lettre, chaque chofe aura fon terns. Ce chevalier m'accufe de trahifon , c'eft a moi a m'en defendre par les armes ; je ferois digne du traitement dont $ me menace, fi j'en etois coupable. Nous con- ip^iffons tous, lui repondit le roi, la fauflete d TIRAN LE BLANC. on ; mais nous ne pouvons nous diA penfer de rendre aux rois que vous avez vaincus les honneurs dus a leur rang. Les juges du camp approuverent cette refolution; &c toutes les cours s'afTemble'rent pour 1'executer. Alors Tiran demanda qu'il lui rut permis de marcher tout arme, immediatement apres les corps de ces rois , que Ton alloit transferer dans une fepulture plus honorable. On tint confeil , & Ton convint que fa demande etoit conforme aux regies. II alia done promptement prendre des armes blanches , & marcha a 1'eglife de faint Georges ,' Tepee a la main , efcorte' de fa compagnie ordinaire , de de- moifelles &de chevaliers, & fuivi des trompettes ? des tambourins , & d'un nombre infini d'inftrumens. Lorfqu'il entra dans 1'eglife avec tout ce cor- tege , le ,jroi , lareine-&; toutes les cours etoient de ja arrives aupres du "tombeau commun qui ren- fermoit les corps des chevaliers. Us etoient dans des cercueils fepares, 6k embaumes avec (bin. On avoit eu cette attention pour tous les chevaliers morts a ces joiites , afin qu'ils puiTent ^tre tranfportes dans leur pafcrie. Tfran s'etant approche , frappa le tombeau de fon epee, en difant : Sortez , rois qui repofez-ici... . .Alors les gens de juftice en firent 1'ouverture , & perte 1 rent les deux cercueils des roisau milieu de 1'eglife, fous deux catafalques con- verts d'etoffes precieufes. Le roi fit elever enfuite HIST. DU CHEVALIER un cercueil de bois d'aloes, charge de fculptures , fur lequel on pofa leurs armes , & au-demas celles de Tiran, avec dcs infcriptions en lettres d'or , qui portoient que les deux rois de Frife ck d'Apollonie etoient freres , & qu'ils etoient martyrs d'armes de la main du brave . chevalier Tiran le Blanc. Apres cette ceremonie , il fut reconduit par le meme cor- tege jufqu'a fon logement , ou il fe defarma , 8>c repondit a la lettre de Kyrie-Eleifon. Le roi d'armes Fleur de Chevalerie fe rembar- qua done des le lendemain de fon arrivee , avec la demoifelje qui Favoit fuivi. Peu de terns apres ijs arrivcreht en Frife. Kyrie-Eleifon ayant lu la reponfe de Tiran , &'la trouvant telle qu'il la de-- firoit , mit ordre a fon equipage ; & apres avoir embrafle fes parens & fes amis , il partit des le jour fuivant avec un grand cortege. II etoit accompa- gne du meme roi d'armes qu'il avoit envoye a Tiran. II arriva a la cour : d'Angleterre; &: apres avoit fait la reverence au roi 6k la reine , il de- manda lequel des chevaliers etoit fon ennemi. Fleur de Chevalerie le lui montra. Le chevalier etranger s'avanca vers lui ; Tiran en fit de meme , & ils s'embrafserent. Pu'fque notre combat eft refolu , dit Kyrie-Eleifon , nous demandons au roi la permiffion de terminer ce differend des ce "oir ou demain matin. . . . J'y con fens , repartit Tiran . . . ; & le prenant par la main , ils allerent enfemble prefenter Tin AN LE BLANC. 113 leur requete au roi , qui leur repondit qu'il ne la trouvoit pas raifonnable , parceque, fi par hafard la fortune ne favonfoit pas Kyrie-Eleifon , on ne' manqueroit pas d'attribuer fon malheur a la fatigue du voyage. Ainfi , continua-t-il , je crois qu'il eft. plus a-propos de remettre la partie a la huitaine. Les deux chevaliers parurent egalement affliges de ce retardement. Cependant Kyrie-Eleifon fut accueilli par toute la cour, fur-tout par le prince de Galles , qui ne pouvoit pardonner a Tiran d'avoir tue fon dogue , ck d'avoir combattu les quatre in- connus a fon prejudice. Le lendemain de fon arri- vee , le chevalier etranger pria ce prince de le con- duire au tombeau des deux rois. II admira la beaute de ce monument ; mais lorfqu'il apperciit au-deffus de leurs ecus les armoiries de Tiran ; il repandit d. 3 s torrens de larmes , & pouffa des cris affreux fur la rnort de fon fouverain. Sa douleur fut fi forte a cet afpecl: , qu'il courut arracher les ecus de Tiran ; car il etoit fi grand qu'il y touchoit facilement. Enfuite , lorfqu'il fut revenu a lu^par le fecours des feigneurs qui l'accompagnoierit, il fit ouvrir le tombeau ; mais la vue de fon inaitre lui ferra fi fort le cosiir, que le faififTement , joint a lacolere , le fit expirer fur le champ. Cet evene- ment fut heureux ; car trois cens chevaliers , tous armes de blanc , monterent a cheval, de$ qu'ils apprirent comment, cet etranger avoit traite 1'ecu ii4 HIST. DU CHEVALIER de Tiran. Us etoient refolus de prendre fa defenfe; & le prince de Galles auroit ere dans la neceffite d'embrafTer le parti de Kyrie-Eleifon; ce qui au- roit fait repandre beaucoup de fang. Kyrie-Eleifon etoit favori du roi de Frife , qui apres 1'avoir accable de biens , 1'avoit encore nomme vice-roi de fes etats pendant fon abfence. Ce che- valier avoit un frere, pour qui le roi d'Apollonie ne monrroit pas moins d'amitie. II s'appelloit Tho- mas de Montauban. C'etoit un homme extr^me- ment fort , tres-bien fait , & beaucoup plus brave que fon frere. Sa taille etoit fi elevee, qu'a-peine Tiran alloit a fa ceinture. Celui-ci ayant appris la refolution que fon frere avoit forme'e de venger la mort des deux rois , partit d'Apollonie, dans Tefperance de le rencontrer encore en Frife; mais a fon arrivee , il apprit fon depart pour 1'Angle- terre. II s'y rendit de fon cote ; mais en debarquant il fut informe , par les domefriques de fon frere , du "malheur qui lui etoit arrive. Cette nouvelle augmenta la douleur qu*il reifentoit de la mort de fes maitres. Avant que de fe prefenter a la cour , il fut a Teglife de faint Georges. Depuis 1'entreprife de Kyrie-Eleifon, Tiran avoit fait porter fes ecus chez-lui ; enforte que le chevalier etranger ne les trouva plus. Apres avoir fait fa priere , ck pleure fur les torn- beaux de fes rois 6k de fon frere , Thomas de Mon* \ TIRANLE BLANC. 125 tauban alia faire fa reverence au roi & a la reine , ck demanda Tiran , qui laiflant la converfation des dames, fe prefenta. Alors 1'etranger s'adreffant a lui : Chevalier, lui dit-il, je fuis venu pourvenger la mort du brave Kyrie-Eleifon mon frere. Voila la lettre qu'il vous avoit ecrite, 6k la reponfe que vous y avez faite. Tout ce qui eft dans cette lettre ,ane convient ; mais je foutiens de plus que vous avez tue en traitre mon fouverain le roi de Frife , 6k fon frere le roi d'Apollonie. C'eft pour ces raifons que je vous offre le combat. Je 1'accepte, repondit Tiran , pour me defendre de la trahifon que vous ck votre frere m'avez imputee ; ck je dis que vous avez menti tons les deux. En meme terns 1'etran- ger ota fa toque. Tiran prit de inline une chaine d'or qu'il portoit, & 1'un & 1'autre les remirent aux juges ; apres quoi il s'embrafs^rent pour fe demander mutuellement pardon de leur mort. Le jour marque pour le combat , Tiran , par un pur mouveinent de religion, propofa un accom- modement a fon ennemi , qui n'y voulut point entendre. Us fe rendirent done au camp 1'un & 1'autre avec les ceremonies accoutumees , 6k furent conduits d'abord dans cleux petits pavilions de fatin. Des qu'ils y furent entres, deux moines de 1'ordre de faint Francois vinrent pour les confeffer, & les communierent avec un peu de pain; ( car en cette occafion ils n'avoient garde de leur donner n6 HIST. DU CHEVALIER \ le corps de J. C. ) Apres leur depart les juges du camp prierent inftamment le chevalier Thomas de pardonner 1'injure qu'il croyoit lui avoir ete faite. Le roi m^me fe joignit a eux, mais inutilement. Us firent done entrer dans fon pavilion un pretre tenant le corps de J. C. , qui lui dit : Chevalier , ne fois point cruel a ton maitre & a ton createur ; comme il a pardonne a ce'ux qui ' lui donnoient la mort , pardonne a tes ennemis. A la vue du corps du Seigneur , le chevalier fe mit a genoux pour Fadorer , & dit : Seigneur , vous avez pardonne a ceux qui vous ont fait mourir ; mais pour moi , je ne pardonne ni ne veux pardonner a ce traitre de Tiran. Les juges voyant fon obftination, fe retirerent fort mecontens; les trompettes fonnerent & un roi d'armes cria par trois fois : LaifTez aller les bons chevaliers. Alors le combat commence, & devint tres-vif. II fe faifoit a pied , avec la hache , 1'epee ck le poignard. L'etranger cut d'abord 1'a vantage du combat. Sa taille ck fa force prodigieufe nouS firent croire pendant quelque terns que Tiran ne- pourroit lui refifter. La hache de Thomas de Mon- tauban s'etoit engagee dans la mentonniere du cafque de Tiran , de fa^on qu'elle lui biefToit la gorge ck lui otoit la refpiration. Tiran fut oblige de fe retirer jufqu'aux barrieres du camp. II refta quelque terns en cet etat; mais Thomas de Montauban TIRAN LE BLANC. 117 ayant voulu faire un mouvement & prendre fa hache de la main gauche pour fe pouvoir fervir de fon poignard, la hache lui echappa. Tiran pro- fita de cet inftant , lui fit plufieurs bleffures , & 1'obligea de reculer a Ton tour jufqu'a 1'autre ex- tremite de la barriere. Tiran avoit alors Tavantage des armes ; car Thomas de Montauban ne fe fervoit pas de fon epee comme de fa hache. II propofa a fon ennemi de reprendre fa hache , pourvu qu'il voulut fe dedire de 1'accufation de trahifon. Thomas accepta le parti ; on fit approcher les rois d'armes & les Fiaulx , & on drefTa un a&e en forme de la retradion. Le combat recommenqa enfuite avec une nouvelle ardeur ; mais les fuites en furent fu- neftes au chevalier de Montauban. Ses forces deja afFoiblies par une bleifure qu'il avoit reque au com- mencement du combat , ne repondoient plus a fa taille gigantefquc. Tiran au contraire fentoit re- doubler les fiennes ; car , comme je vous 1'ai deja dit , jamais ce chevalier n'a perdu 1'haleine dans un combat , il eft plus frais a la fin qi/au com- mencement. Enfin Thomas fut renverfe par Tiran d'un coup de hache, ck confentit a recevoir la vie que notre chevalier lui offrit genereufement. Le vainqueur fut conduit en triomphe hors des bar- rieres par Thomas de Montauban; on 1'obligea de marcher a reculons devant Tiran,, qui tenoit Tepee d'une main ck le poignard de Tautre. Eorf- HIST. DU CHEVALIER qu'ils fiirent aux barrieres, on defarma le vaincu $ & on jetta toutes les pieces cle Ton armure Tune .apres 1'autre hors de la lice. Les juges du camp le declarerent deloyal , parjure , 6k faux chevalier. II fut enfuite mis hors des barrieres , toujours a reculons , 6k conduit de la meme maniere a 1'eglife de faint Georges , au milieu des huees 6k des injures des enfans. La , en prefence de tout le monde , un pourfuivant prit de 1'eau chaude dans un baffin d'etain , 6k la lui jetta au vifage , en criant ; C'eft-la le faux chevalier qui s'efl dedit & parjure. Thomas de Montauban guerit de fes bleflures ; mais il alia cacher fa honte dans un cloitre & fous un habit de moine. Apres cette vidoire , toute la cour conduifit Tiran arme , & a cheval , chcz le roi , qui lui fit prefent d'un manteau de brocard , double de martre zibeline , & le rerint pour le fouper , apres lequel on danfa jufqu'a minuit. Que vous-dirai-je enfin , mon reverend pere , continua Diofebo ? Tiran a ete vainqueur dans onze combats a outrance, fans compter les vidoires remportees dans les joutes 6k dans les tournois. Mais , ajouta-t-il , j'aurois peur de vous ennuyer par un plus long recit. Le fouper eft pret. Tiran nous fert aujourd'hui de maitre-d'hotel , ne le faifons point attendre. Apres le repas, je vous entretien- drai de 1'ordre ou fraternite , que le roi d'Angle- terre a inftitue , ck qui a beaucoup de rapport i celui TIRAN LE BLANC. 129 celui de la Table-ronde , que le bon roi Artus etablit autrefois. Je fuis charm e , dit Thermite , de tout ce que vous m'avez appris ; mais je fuis enchante fur-tout de ce que vous m'avez dit du fameux Tiran le Blanc, qui dans un age aufli peu avance , a fait tant de belles actions. Je me croirois le chevalier du monde le plus heureux , fi j'avois un fils qui put un jour lui reffembler. Alors Tiran parutavec 1'air le plus modefte ; & mettant un genou en terre : Vous nous ferez beaucoup d'honneur, dit-il, mon pere, fi vous daignez agre'er le petit fouper. de ces meffieurs & le mien. Le verrueux hermite fe leva, & lui re'pondit avec uolitefle, que quoi- qu'il ne lui convint pas trop d'accepter de pareilles invitations , il fe rendroit a celle-la pour Tamom: de lui. On s'approcha de la belle fontaine , fur le bord de laquelle les tables etoient dreifees; Ther* mite donna fa benediction , & chacun prit place. Le fouper fut tr^s-bon & tres-abondant ; car Tiran avoit pourvu a tout. On ne s'entretint pendant le repas que de faits de chevalerie. Le lendemain tous les chevaliers all e" rent prendre rhermite , qui , apres fa priere, fortit de fa cellule , & les conduifit dans un des plus beaux endroits de la prairie. La , le faint homme leur temoigna 1'envie qu'il avoit d'entendre la fuite du recit que Diofebo lui avoitpromis la veille; & ce chevalier Tome I. I 130 HIST. DU CHEVALIER prenant la parole , a la priere de Tiran , continual fon difcours en ces termes. L'annee marquee pour la duree des f&es etant expiree , le roi fit prier tous les etats , de lui ac- corder encore quelques jours , parce qu'il vouloit faire publier 1'ordre & la fraternite de vingt-fix chevaliers , qui feroient tous fans reproche. Ce prince nous a raconte lui-m^me ce qui lui fit naitre la premiere idee de cette infritution. Un jour qu'il donnoit un bal a fa conr , apres avoir danfe , il fe retira dans un des cotes de la falle ou Ton etoit afTemble. La reine etoit vis-a-vis i de lui avec fes demoifelles. Pendant que les che- valiers' danfoient avec les dames , une demoifelle nommee Madre-Silva , paffa en danfant proche du roi. Le mouvement qu'elle fe donnoit fit tomber fa jarretiere de la jambe gauche, qui etoit une lifiere de foie , & un chevalier qui s*en apper^ut lui dit : Demoifelle, vous avez perdu une des pieces de vorre armure, votre page 1'avoit bien mal atta- chee. (i). Ce difcours Tembarraffa. Elle ceffa de (i) Dans 1'Efpagnol, le difcours du chevalier n'a rien d'jffenfant. Le void a la lettre. Mudre-Sdva^vous ave^ perdu votre armure de jambs gauc/ie ; vous ave^ fans doutc un page mal adroit , qui n'a pas fu I'attacher. Cettc piece de 1'armure , nommee greve , qui couvroit la jambe , s'at- tachoit avec des aiguillettes, & c'etoit les pages qui armoient leurs maitres. C'efl-lale fondemem de la plailanterie. TIRAN LE BLANC i } i danfer, & alia pour reprendre fa jarretiefe ; mals elle avoit ete prevenue par un chevalier qui 1'avoit- ramafiee : le roi 1'appella &c fe la fit attacher a la jambe gauche], au-deflbus du genou. Ce n'eft pas que cette demoifelle fut plus belle qu'une autre i fa beaute etoit affez commune ; ,mais elle avoit de 1'eclat : fa danfe & fa voix etoient agreables ; fa converfation & fes manieres etoient vives &: meme un pen agacantes ; & le plus fouvent c'eft-la ce qui determine le gout des hoinmes. Le roi porta cette jarretiere plus de quatre mois , fans que j'amais la reine lui en dk un mot. Ce- pendant il la mettoit avec plus de foin 1'orfqu'il devoit paroitre en public. II n'y eut qu'un de fes favoris qui ofa lui en parler. Un jour voyant que cette iaiitaifie ne finiffoit point : Si votre majefle favoit , lui dit-il , tout ce que difent les etrangers , les Anglais , la reine elle meme , 6k toutes les dames de la cour ! Eh bien , que difent-ils , repondit le roi ? Us font etonnes , continua le favori , de ce que votre majefle fait , pour une demoifelle de mediocre condition , qui n'efl point jolie , & qui n'efl meme pas trop eftimee , des chofes qui feroient encore extraordinaires fi elles avoient une reine on quelque grande princeffe pour objet. Ainfi done , reprit le roi, tout le monde en )afe? Eh bien, ajou- ta-t-il en fran^ois , honni fblt qui mal y penfe. JQ jure d'etablir en faveur de cette jarretiere uivordre tiij 131 HIST. DU CHEVALIER de fraternite dont on parlera a jamais dans le monde." A ces mots, quelque regret qu'il cut a cette jarre- tiere , il 1'ota , & ne la porta plus depuis ; mais aufli-tot apres les ftes, il fongea a executer fon projet. II comment^ par faire batir une eglife dans un chateau nomme Andifor ( i ) , & la dedia au bien- heureux monfeigneur faint Georges. Elle etoit conC- truite a 1'imitation de celles des moines qui difent 1'office. On y voyoit de chaque cote treize cha- pelles, chacune defquelles etoit deftinee a un che- valier , qui y avoit fon fauteuil r & fur le dos du fauteuil etoit appliquee une lame d'or ou d'argent, fur laquelle fes annes etoient peintes ou attachees. Au-deffus de chaque place , ce prince avoit fait mettre une epee doree , dont le fourreau couvert de brocard d'or & cramoifi , etoit brode de perles & garni d'orfevrerie. A -cote de cette epee etoit un heainne pareil a ceux dont on fe fert dans les joutes ; il etoit orne de fon cimier, avec la devife de chaque chevalier. Le roi proceda enfuite a la nomination des vingt- cinq chevaliers dont Tordre devoit tre compofe, apres avoir jure d'obferver lui meme les flatuts qu'il lui avoit donnes. Tiran fut nomme le premier, ( i ) C'eft "Windfor. Le roman Eipagnol d'Amadis de Gaule noinme ce lieu Vindilifor, de fon ancien nom Saxon, T I R A N L E B L A N C. 135 comme le plus excellent de tous ; apres quoi on fit la ceremonie de leur reception. Voici ce qui s'ob- ferva alors, & ce qui doit fe pratiquer dans la fuite en pareille rencontre. On donne a un archeveque ou ev^que une co- pie des reglemens , fermee ck cachetee ; il envoie au chevalier defigne une robe brodee de jarretieres , & doublee de martres zibelines , un manteau de damas d'Alexandrie trainant jufqu'a terre , & dou- ble d'hennine , & un cordon de foie blanche pour le lacer. Les deux manches du manteau font faites de facjon qu'elles peuvent fe rejetter fur les epaules , pour laifler voir la robe. Le chaperon eft brode & double d'hermine comme le manteau. La bro- derie de la ceinture eft pareille a celle de la jarre- ti^re , fur laquelle on lit ces mots : Honni folt qui maty penfe. Elle tombe jufqu'a la moitie de la jambe, lorfqu'elle eft paftee dans la boucle. Tout 1'habil- lement eft done brode de jarretieres. Apres que le chevalier a re^u 1'habit , 1'archeveque ou 1'eveque qui le lui a envoye , doit auffi le conduire en ce- remonie , non de la part du roi , mais de tout 1'ordre , a 1'eglife de faint Georges , ou a celle du lieu de fa reficlence. La , le prelat lui fait mettre la main fur 1'autel, en lui difant : Chevalier, qui avez rec^i 1'ordre de chevalerie , je fuis charge par toute la fraternite de 1'ordre fortune du bienheureux faint Georges , de vous demander par ferment le fecret, H i S.T. D u CHEVALIER 'idire&einent ou indire&ement , fur tout ce que vous al!cz apprendre. Apres que le chevalier a fait le ferment , le prelat lui remet les reglemens , qu'il Teqoit a genoux avec beaucoup de refpecl: & de foumiffion , & l*on celebre une grande flte. Les chevaliers qui font alors en Angleterre, doivent fe rendre a cette ceremonie. Ceux qui font abfens ne font obliges a rien , mais ceux qui fe trouvent dans 1'ile, ck qui manquent d'aflifter a la reception, font condamne's a deux marcs d'or , qui doivent tre (employes pour les eglifes. Le roi a donne a cet etabliffement quarante inille ecus de revenu , deftines a la depenfe des; habits de 1'ordre , & aux frais d'un repas mngni- fique, accompagne d'une grande fete, qui fe donne Ja veille de la faint -Georges. Ce qu'il y a de fin- gulier , c ? eft qu'on re^oit auffi dans 1'ordre vingt Barnes d'honneur, qui font trois voeux; le premier, qirelles ne folliciteront jamais leurs maris , leurs freres ou leurs enfans , qui feront a la gnerre , de revenir chez enx ; le fecond , que fi elles apprenent cjue quelques-uns de ceux que je viens de nommer , font affieges dans quelque ville ou chateau , ck qu'ils aient bcfoin de vivres , elles feront tout leur poflible pour leur en envoyer ; Le troifieme enfin , que fi quelqu'un de ceux-la eft fait prifonnier, elles Faideront de tout leur pouvoir, & facrifieront pour ^a rancon jufcju'a la moitie de ICUF dot, Pu refte TIRAN LE BLANC. 135 lles font obligees de porter la jarretiere, non-feu- lement fur leurs habits , mais encore autour du bras gauche. Je vous fuis tres-oblige , dit alors Thermite, de tout ce que vous avez bien voulu m'apprendre. Je vous avoue que cet ordre de la jarretiere me plait beaucoup , parce qu'il eft etabli felon les belles loix <3e la chevalerie. Je n'ai jamais entendu parler de rien qui fe foit fait avec autant de dignite, ni qui foit plus conforme a ma fa^on de penfer. L'hermite temoignoit ainfi fa reconnoiffance a Diofebo , lorC- >que Tiran vint le prier d'accepter une collation qu'ii avoit fait preparer a la fontaine. II lui demand^ en me^me '., terns la permiffion de paffer quatre ou cinq jours avec lui. L'hermite non-feulement agrea la prdpofition , mais il leur temoigna tant d'ainitie , qu'aii lieu de quatre ou cinq jours qu'ils comptoient refter avec lui, ils y refterent . plus de dix, qu'ils employment a parler des belles actions qui s'etoient faites , & a ecouter les bons avis du faint pere. La veille de leur depart, Tiran le pria avec inA tance de paffer la nuit avec eux fous leurs te*tes, car il retournoit tous les foirs coucher a fon her- mitage. Tiran liii demanda cette grace , afin que le lendemain matin ils puffent tous recevoir fa be- nediftion, fans laquelie ils ne vouloient point par- tir. L'hermite y confentit pour leur faire plaifir, & fe jetta fur un lit qu'on lui avoit prepare. Ce- I iv 136 HIST. DU CHEVALIER pendant Tiran fit porter fecretement a I'hermitage des vivres pour plus d'un an , & jufqu'a du bois &: du charbon, afin que le bon pere ne fiit point oblige de fortir par le mauvais terns. Quand 1'heure du depart fut venue , les chevaliers remercierent lliermite , re^urent fa benedi&ion , & prirent le chemin de la Bretagne. De retour a fa cellule , il s'apperc^it avec furprife qu'elle avoit etc remplie de provHions. II fe douta que c'etoit une attention de Tiran , &c fe promit bien de ne pas 1'oublier dans fes prieres. Tiran arriva a Nantes avec tons ceux qui Tac- compagnoient. Au bruit de fon retour , le due de Bretagne, deja inftruit par la renommee des grandes actions par lefquelles il s'etoit diftingue a la cour d'Angleterre , alia au-devant de lui, & dans la fuite il le traita comme fon favori , & lui donna plufieurs grandes terres. Un jour, il fe promenoit avec le due , lorfqu'ils virent arriver deux cheva- liers qui venoient de la cour de France ; ils leur demanderent s'il n'y avoit aucune nouvelle. Oui, feigeurs , il y en a , repondirent les deux che- valiers , & elles font telles , que vous ne pouvez manquer d'en etre touches, (i) Vous favez 1'eta- (i) Voici une nouvelle preuve du peu de foin de 1'auteur a s'affujettir a la chronologie. Ce fut fous Philippe-le-Bel que 1'on donna la depouille des Teippliers aux chevalier* de TIRAN LE BLANC. 137 bliflement de Fordre de faint Jean de Jerufalem ; vous n'ignorez pas non-plus qu'on lui a donne les depouilles des Templiers , & que ces nouveaux che- valiers fe font empares de Tile de Rhodes. Lorfque le bruit s'en eft repandu dans le Levant , le fultan du Caire fut trs-fache d'apprendre que la ville & Je chateau etoient extremement fortifies ; & pen- dant plufieurs annees il ne s'occupa que des pre- paratifs neceffaires pour aller les attaquer. Les Genois ayant appris que cette annee il de- voit faire des efforts plus confiderables , &: defi- rant fe rendre maitres de Rhodes , qu'ils -trouvoient d'autant plus a leur bienfeance , que leurs vaifTeaux trafiquent beaucoup en Alexandrie & a Baruth, refolurent dans un confeil qu'ils tinrent en prefence de leur due , de furprendre la ville & le chateau. Dans ce deffein ils armerent vingt-fept navires ; rojais ils n'en firent partir que trois , qui mirent a la voile au commencement du car^me. Quinze jours apres , ils en envoyerent cinq autres , fous pretexte de vouloir les faire raccommoder dans le Levant. A la mi-carme , un pareil nombre fe mit en mer. En un mot , ils prirent li bien leurs me- fures , que le dimanche des rameaux les vingt-fept vaifleaux mouillerent devant la ville de Rhodes, charges de beaucoup de troupes , les uns feignant d'aller a Baruth , & quelques - uns tenant la mer , de fac^on qu'on ne pouvoit les reconnoitre de la HIST. DU CHEVALIER cote. Enfin tous les vailTeaux fe raffemblerent dans le port le vendredi- faint, jour que les Genois a- voient choifi pour s'emparer de la ville. Us n'ignoroient pas qu'il y avort un grand nombre de reliques dans.le chateau, & que les papes avoient accorde beauconp d'indulgences a ceux qui ce jour- la fe trouveroient a 1'office. C'eft la que fe voit une epine de la couronne du fauveur , qui fleurit tous les ans , precifement a 1'heure ou on la lui mit fur la tte , & demeure en cet etat jufqu'au moment qu'il rendit 1'efprit. Cette epine eft de jonc marin , & on la fait voir au peuple tous les ven- <dredis. Les Genois , qui font mauvais chretiens , bien informes de toutes ces circonftances , & de la maniere dont le gfand-maitre & la religion fe gou- vernoient, avoient gagne deux chevaliers de leur nation , qui oterent toutes les balles des arbaletes , ck mirent a leur place des morceaux de fromage ou de favon. En un mot , tout etoit difppfe de fac^on qu'ils auroient facilement pris ou tue tous les chevaliers avant que le grand- maitre cut pu y mettre ordre ; mais Notre -Seigneur permet quel*- quefois un grand peche, pour qu'il en refulte un grand bien. II y avoit dans la ville de Rhodes une dame d'une grande beaute , a laquelle plufieurs cheva- liers , & entr'autres un Navarrois nomme Simon del Faro , faifoient la cour. Elle leur avoit TIRAN LE BLANC. 139 I tons ; mais un ecrivain de la capitane de. la fiotte Genoife 1'ayant vue , en clevint amoureux ; il 1'alla trouver , lui declara fa paflion , & lui promit de faire fa fortune fi elle vouloit y etre fenfible ; en ineme terns il lui prefenta un diamant Sc un rubis du prix de plus de cinq cens ducats , & tirant une poigne'e de pieces d'or , il la verfa dans foil giron : des manieres fi nobles attendrirent la dame , fa fierte Pabandonna , 6k elle rendit le Genois heureux. Cette aventure fe pafla le jeudi- feint. La dame refolue d'en tirer ce qu'elle pourroit , ne menageoit rien pour le perfuader de fa tendreife. Vous me rendez le plus heureux de tous les homines , lui dit le Genois dans les tranfports de fon amour , je veux vous rendre aufli la plus riche & la plus heureufe femme du monde. Je pretends vous don- ner des demain la maifon la plus belle .-& la mieux meublee de la ville. Ah ! malheiireufe que je fuii! s'ecria la dame ; parce que vous:n'avez plus fi en a defirer, vous vous mocquez raaintenant de nioi; retirez-vous, & n'infultcz pas plus long-terns a ma ibibleiTe. Madame, lui repondit Ijecrivain, je croyois . etre de tons les hommes le plus heureux ; j'efpe- rois que la mort feule pourroit nous feparer , ck que je vous verrois la femme la ^lus contente de toute 1'ile. Cependant vous me quittez ainfi^ croyez que je vous parle fmcerement, & que je'vous aime plus que ma propre vie, Le terme que^je vous 140 HIST. DU CHEVALIER marque n'eft pas eloigne ; demain vous me rendrez jum'ce. Puifque la chofe m'efl fi avantageufe , re- pliqua la dame, pourquoi done m'en faire un myf- tere ? Mais vous autres Genois , vous tes des ingrats. Eh bien, madame, repartit Pecrivain , pro- mettez-moi le fecret, & vous ferez fatisfaite. La dame promit tout au Genois , & il lui fit le recit de ce qui devoit fe paffer le lendemain. A-peine etoit-il forti, qu'elle envoya au chateau un enfant tres-fage & dont elle connoifToit Tefprit 6k la difcretion. En arrivant il apprit que le grand- maitre eroit a matines avec tous les freres. II fe ren- dit a 1'eglife, & fit figne a del Faro qu'ii avoit a lui parler. Le chevalier forth pour favoir ce qu'on fouhaitoit de lui ; & il apprit de cet enfant que fa maitrefle le conjuroit de tout quitter pour la venir trouver; qu'il s'agiffoit d*une affaire ii importante, que le jour meme de la paffion ne devoit point Femp^cher de la voir. Le chevalier , que Tamour preflfoit plus que la devotion , courut chez la dame le plus fecretement qu'il lui rut poflible , ck en fut rec^i avec beau- coup de careffes. Elle 1'embraiTa, & le faifant aA foir aupres d'elle fur un petit lit : Genereux che- valier, lui dit-elle a voix baffe, je n'ignore point votre paffion pour moi, ni les peines qu'elle vous a caufees; le devoir feul m'a empechee d'y re- pondre jufqu'a-prefent; je n'y ai point ete infen- TIRAN LE BLANC. 141 (ible, votre amour m'a touchee, & je fuis prte de le recompenfer. Mais j'ai une chofe encore plus preflee & plus importance a vous deceuvrir, c 'eft- la ce qui m'oblige de vous envoyer chercher dans un jour tel que celui-ci. Je frc'mis en vous reve- lant ce fecret. Le grand -maitre de Rhodes, toute la religion^ ck le peuple de cette ville touchent au moment de leur perte. Demain , pendnnt 1'office , 1'entreprife doit s'executer. Le chevalier , frappe du difcours de la dame , lui repondit qu'il etoit plus flatte de ce qu'elle etoit fenfible a Ton amour, qu'il ne le feroit du don d'une couronne ; & lui baifant les mains tendrement , il la fupplia de lui decouvrir tout ce qu'elle favoit de cette importante affaire. La dame lui raconta alors tout ce qu'elie avoit appris de Tecrivain Genois , fans Pinftruire cepen- dant du moyen dont elle s 'etoit -fervie pour tirer de lui ce fecret. Le chevalier fe jetta aux genoux de fa maitrefle , qu'il embraiToit dans les tranfports de la proteftation. Elle le releva , 6k le baifa ave^c une modeftie qui tenoit encore de fon ancienne conduite avec lui. Cependant le terns prelToit , le chevalier fe ha- ta de prendre conge de la dame. La nuit etoit fort obfcure , ck les portes du chateau deja fer- mees. Simon del Faro frappa tres-fort ; les cheva- liers qui etoient de garde fur le rempart, deman- 141 HIST. Dt; CHEVALIER derent qui pouvoit frapper avec tant de force ; Si- mon fe nomma & les pna de lui ouvrir ; mais ils 6 'en excuserent, & lui dirent de revenir le len- demain , en 1'avertuTant du danger qu'il couroit, ii le grand -maitre venoit a favoir qu'il rut hors du chateau a une telle heure. Je fais tout cela, repon-* dit Simon, mais il faut abfolument que je lui parle; allez done , je vous prie , lui dire de me faire ou* vrir. A ce difcours , on detacha un chevalier de la garde , qui fe rendit a 1'eglife , ou le grand- maitre difoit fes heures. 'Lorfqu'il apprit que Simon del Faro etoit a cette heure hofs du dhateau , il entra dans une furieufe colere , & jura que le lenclemain matin il lui fe- roit donner une telle difcipline , qu'elle le puniroit fufBtamment , & ferviroit d'exemple a tous les autres* Voila , contrnua-t-il , un mauvais frere ! Depuis cjue je fuis grand^maitre, aucun che\ 7 alier ne s'efl abfente a une telle heure. Retournez lui dire qu'il ne peut entrer ce foir, mais que demain matin il fera traite felon fes merites II continua fes prierss , & on apporta fa reponfe au chevalier + qui ne fe rebuta point ; au contraire , il protefta qu'il fe foumettoit a la penitence dont il etoit me- nace , 6k obtint que Ton retournat vers le grand- maitre. Celui-ci etoit accompagne d'un vieux che- valier , qui lui dit: Pourquoi ne donnez-vous pas audience a ce frere Simon ? II arrive quelquefois TIRAN LE BLANC. 145 dans un moment ce qui n'arrive pas en mille. Ce chevalier fait la confequence de fa demarche; ne le croyez pas afTez fou pour vouloir fans fujet en- trer a cette heure dans le chateau. Si j'etois a votre place , je ferois redoubled la garde aux portes & dans les tours , & mettre les machines en etat fur ks remparts. Car enfm , feigneur , fai vu de mon terns que ii Ton n'eut ouvert a minuit la porte du chateau de S. Pierre , ,il eut etc pris le lendemain par les Turcs. Le grand -maitre fe rendit aux raifons du vieux chevalier , & donna tons les ordres necefTaires pour eviter une furprife. On amena enfuite le chevalier Simon del Faro , auquel il dit d'un ton irrite : O mauvais frere , (k plus mauvais chevalier ! comment avez-vous affez peu de crainte de Dieu , pour etre hors du chateau a une heure aufli indue? Venez, miniflres de la juftice , conduifez-le en prifon, & ne lui donnez pour toute nourriture que quatre onces de pain & deux onces d'eau. Le chevalier lui repondit fans s'etonner : Votre feigneurie n'a pas coutume de condamner quelqu'un fans Ten- tendre ; Si la raif6n que j'ai a donner n'eft pas bonne , je me foumets , fans en appeller , au double de la peine que vous m'impofez. Je ne t'ecoure point, reprit le grand -rmitre avec vivacite , & je veux que mes ordres foient executes. Seigneur, repliqua le chevalier, il ne fe paiTera pas vingt- 144 HIST. DU CHEVALIER quatre heures que vous ne vous repentiez de ne m 'avoir pas ecoute; vous voudriez alors m'avoir donne la meilleure commanderie de la religion. Sa- chez qu'il n'y va pas moins que du falut de tout notre ordre. Si je vous en impofe , je confens a tre precipite dans la mer. La fermete du chevalier etonna le grand-maitre ; ck comme il 1'afTura qu'il ne pouvoit lui parler qu'en particulier, il fit retirer tout le monde. Alors Simon fe voyant tete-a-tete avec lui: Seigneur, lui dit-il , notre religion reqoit en ce moment une grande marque de la bonte divine. Encore une nuit, & nous etions perdus. Je vous prie , mon fils , de vous expliquer , dit alors le grand - maitre d'un ton fort radouci , & loin de vous punir , je vous promets , foi de reli- gieux , de vous faire un des premiers de 1'ordre. Le chevalier fe mit a genoux , en lui baifant la main, & lui fit le detail de tout ce qu'il avoit appris. II lui dit que deux chevaliers Genois les a- vojent trahis, & avoient engage la flotte de leur nation a venir attaquer 1'ile ; que leurs vaifTeaux ctoient dans le port, charges de beaucoup de troupes; que ces traitres avoient ote toutes les balles des arbaletes , & en avoient fubftitue de favon ou de fromage ; qu'ils avoient choifi les plus braves de leurs foldats pour entrer dans le chateau , fans autres armes qu'une epee & des arbaletes demontees, qui fe rajuftoient en un infiant; qu'ils devoient s'y rendre le TIRAN LE BLA sfc' le, lendemain matin , deux-a-deux , fous pretexte de venir adorer la vraie croix & entendre 1'office. Lorfqu'ils feront en aflfez grand nombre , continua* t-il , ils doivent fortir de 1'eglife , Sc par le fecours des deux traitres, qui pendant ce terns -la fe feront rendus maitres de la tour qu'on a laiflee a la garde du chatelain , ils ddnneront aifement entree a toutes leurs troupes : alors s'etendant de proche en proche dans les autres tours , ils auront pris la rhoitie du chateau avant que vous ayiez eu le moindre foup- ^on. Ainfi vous voyez , feigneur , que nous ne pouvons eviter la mort. A cette nouvelle , le grand-fnaitre voulut s'e- claircir de la verite ; & prenant le chevalier par la main: Allons, lui dit-il, a la chambre des armes, Ils s'y rendirent , & trouverent en effet 'ce que Si* mon avoit dit. Alors le grand - maitre convaincu de la trahifon , fit affembler proinptement le con- feil. On arr^ta les deux freres Genois , qui con- vinrent que le grand-maitre & tout Tordre devoient perir le Iendemain. Sur le champ ils furent preci- pites dans le fond d'une tour remplie de ferpens, d'afpics , 6k d'autres animaux venimeux. Tous les chevaliers pafserent la nuit fous les armes ; ils re- doublerent la garde , &: choifirent cinquante d'en- tr'eux , des plus jeunes & des plus alertes , pour recevoir ceux des ennemis qui fe prefenteroient pour entrer au chateau , tandis que les autres s'arme- Toms I. K 146 HIST. DU CHEVALIER roient pour les foutenir , dans le cas ou le nombre des Genois feroit trop confiderable. Le matin , des que les portes furent ouvertes , ceux-ci vinrent deux -a- deux , fous pretexte de vouloir entendre 1'office. Us avoient trois portes a paflfer avant que d'entrer dans le chateau ; ils trou- verent la premiere ouverte , ck gardee feulement par deux portiers; mais on ne paflbit les deux autres que par le guichet. A mefure que les foldats Ge- nois arrivoient dans la grande cour , les cinquante chevaliers nommes pour les recevoir , ks defar- moient; apres quoi ils les jettoient dans une grande fpffe deftiiiee a conferver le bled , & de "laquelle on ne pouvoit entendre leurs cris. On fit perir ainfi mille trente Genois. II n'en vint pas un plus grand nombre au chateau , parce que leur commandant , qui ne voyoit paroitre aucun de ceux qu'il avoit envoyes , fongea a rembarquer promptement le refte de fes troupes. Alors le grand-maitre commanda une fortie, compofee de prefque tous les cheva- liers, avec ordre de faire main-baffe fur les enne- mis , dont un grand nombre refta fur la place. Les Genois fe voyant decouverts , mirent a la voile , & firent toute a Baruth , ou le fultan devoit fe rendre. La , le commandant Genois lui fit le recit de tout ce qui s'etoit paffe a Rhodes ; & a . fa priere le fultan refolut d'cirmer ck de paiTer lui- meme dans 1'ile avec le plus de forces qu'il lui TIRAN LE BLANC, 147 feroit poflible. II fit partir d'abord vingt-cinq mille mammelucs , 6k au fecond voyage il fe rendit lui- meme devant la place , fuivi de vingt-cinq, mille maures. A-prefent , continuerent les chevaliers , il eft a la tete de cent-cinquante mille hommes. Apres avoir defole la campagne , il a mis le iiege devant la ville , que les vaifleaux Genois tiennent bloquee de toutes parts. On donne regulierement trois aitauts par jour. Les chevaliers fe defendent en braves gens , mais ils manqueht de vivres ^ 6k apres avoir ete con- traints de manger leurs chevaux, ils fe nourriiTent a-prefent de rats & de fouris. Le grand-maitre a fait paffer un brigantin a-travers la flotte ennemie, pour informer le pape, l'empereur ck tous les rois chretiens,' du trifle etat ou il eft reduit , & leur demander du fecours. Tous en ont promis , mais il eft ties-lent a partir. Le roi de France a donne de belles pa- roles,, mais il n'a rien efTeclue. ;. r< Les chevaliers ajouterent qu'ils avoient quitte la cour de France pour venir implorer la protec- tion du due de Bretagne. Ce prince leur temoigna combien il etoit fenfible a la cruelle fituarion du grand -maitre & de tout 1'ordre, 6k les aiTura qu'il alloit envoyer des ambafTadeurs au roi de France , pour lui offrir de commander en perfonne le fecours qu'il voudroit envoyer a Rhodes , & de contribuer jufqu'a dix mille ecus pour les frais de Texpedition. En effet , il tint le lendemain un grand confeil, 6k Kij 148 HIST. DU CHEVALIER Ton nomma quatre ambaffadeurs , qui furent uti archeve^que , un eveque , un vicomte , & Tiran le Blanc , parce qu'il etoit chevalier de la Jarretiere. A leur arrivee en France , its eurent audience du roi , qui remit a leur faire reponfe dans quatre jours ; mais il fe paflfa plus d'un mois avant qu'ils puflent favoir quelles etoient fes intentions. Enfin ce prince leur declara que dans les circonftances oil il fe trouvoit , il ne pouvoit rien faire pour la religion , ck qu'il avoit des affaires plus importantes. Apres cette reponfe , les ambaffadeurs reprirent le chemin J TJ de Bretagne. Lorfque Tiran vit que perfonne ne fe difpofoit ' a fecourir la ville de Rhodes , il demanda a ceux que Ton avoit envoy es dans le brigantin , s'il etoit impoffible d'y faire entrer du fecours par mer. Us lui repondirent qu'en prenant beaucoup de precau- tions on pouvoit entrer dans le chateau de Rhodes par une autr^ porte que celle de la marine. Sur cette affurance , Tiran , avec la permiflion du due, de fon pere & de fa mere, acheta un gros vaif- feau , qu'il fit equiper en guerre , & qu'il chargea de toutes fortes de vivres & de munitions. Le roi de France qui regnoit alors avoit cinq fils. Le plus jeune, qui fe nommoit Philippe, etoit fort lourd & tres- ignorant; le roi en faifoit fi peu de cas, que perfonne ne parloit de lui. Un gen- tilhomme, nomme Tenebreux, qui le fervoit, ay ant T i R A N L E BLANC; 149 appris que Tiran avoit arme un gros vailTeau pour aller a Rhodes, & fouhaitant lui-m&ne de pafTer dans ce pays , refolu de fe rendre enfuite rjermite a Jerufalem , parla un jour a Philippe de cet ar- mement , &: le trouvant difpofe a 1'ecouter : Sei- gneur , continua-t-il , les chevaliers qui veulent acquerir de 1'honneur ne doivent pas s'enfevelir dans la maifon paternelle , lorfqu'ils font jeunes &C capables de porter les armes ; fur-tout lorfque leurs peres ne paroiffent avoir pour eux aucune eftime. Pour moi , fi j'etois a votre place , il n'y a rien au monde que je ne preferafle a cette cour. Ne favez-vous pas ce que dit le proverbe : Qui change de lieu , change de fortune ? Jettez les yeux fur ce fameux Tiran le Blanc : voyez quel honneur il s'eft acquis en Angleterre ! II arme a-prefent un gros vaifleau pour aller au fecours de Rhodes , de la religion & de la fainte maifon de Jerufalem. Quelle gloire ne vous attireriez-vous pas, fi nous partions pour 1'accompagner dans cette expedition ! Tiran eft un chevalier rempli d'honneur , qui fe fera une gloire de vous fervir & de rendre tout ce qui eft du a votre naiffance & a votre rang. Ce confeil eft bon , lui dit le prince ; mais quelles mefures faut-il prendre pour Texecuter ? Seigneur , repondit le gentilhomme , j'irai trouver Tiran , comme de moi-meme , pour lui demander paftage fur fon vaifleau ; & fuivant la difpofition ou je le trouve- K iij 1 50 HIST. DU CHEVALIER rai , je me declarerai davantage II partit le lendemain , & fe rendit en fix jours au port. Tiran qui connoiffoit fa valeur & qui aimoit fon carac- tcre , le vit avec joie , ck s'engagea a tout entre- prendre pour fervir le prince de France. Us con-* vinrent de faire preparer une chamhre fur le vaiffeau, ou il pourroit fe tenir cache jufqu'a ce que Ton fut en mer. Apres quoi Tenebreux retourna a la tour (i). Philippe 1'attendoit avec impatience. Le gentil- homme lui rendit compte de fa negociation. Le prince lui repondit que rien ne le retenoit. En effet, des le lendemain matin il alia trouver le roi fon pere , & en preferice de la reine , il lui demanda la permiffion d'aller a Paris voir la foire qui de- (i) Ce Philippe de France eft un perfonnage de la facon de 1'auteur, 6k. qu'il eft inutile de chercher dans Phiftoire. On verra dans la fuite qu'il le fait devenir roi de Sicile , par fon manage avec la fille unique du roi de ce pays. Charles d ? An'iou , frere de S. Louis , le premier roi de Si- pile de la rnaifon de France , le deyint par le droit des armes , & par I'inyeftiture du pape, qui ota cette couronne a Mainfroy par des motifs de ppluique. D'ailleurs , Charles d'An)ou etoit marie en France, & avoit epoufe une fille du comte de Provence. II eft vrai qu'il etoit le feptieme fils de Louis VIII , mais il etoit un enfant a la mort de fon pere. Ainfi cat epifode, & le cara&ere que 1'auteur Efpagnpl donne a Philippe de France , fpnt des chofe^ totalement * m i (T* *TI i rf* c T i R A N* L E BLANC. 151 volt s'ouvrir dans deux jours. L'un & 1'autre y confentirent. Philippe leur baifa les mains en pre- nant conge d'eux ; & apres avoir fait provifion d'ar gent & de pierreries, il partit fuivi de Tenebreux, 6c pnt le chemin de la Bretagne. Us arriverent an bout de fix jours au port de mer, ou ils s'embarquerent fans que le prince eut ete reconnu. Peu de terns apres on mit a la voile, & Philippe fe fit connoitre a Tiran , qui fut tres- charme de le voir , & qui le retjut avec tous les honneurs dus a fa naiiTance. Le vent les obligea de relacher a Lisbonne ; & le roi de Portugal informe que le fils du roi de France etoit fur le vaifleau , envoya un gentilhomme le prier de defcendre a terre. Philippe & Tiran s'habillerent magnifiquement , & fuivis d'un grand nombre de gentilshommes pares de chaines d'or , ils prirent le chemin du palais. le roi de Portugal embrarTa le prince , & le retint deux jours a fa cour. Cependant il envoya des pro- vifions en abondance fur le vaifleau. Ce fut de la que Tiran depecha un gentilhomme au roi de France, pour lui donner des nouvelles de fon fils. Le roi & la reine , qui ignoroient ce qu'il etoit devenu , 6k qui apprehendoient qu'il ne fut mort , ou qu'il ne lui eut pris fantaifie d'entrer dans quelque mo- naflere, furent channes de le favoir en auffi bonne compagnie. Philippe prit conge du roi de Portugal , & le K iv J-5 1 HlST. DU CHEVALIER vaiflfeau remit a la voile. II avoir double le cap de aint- Vincent, & fe preparoit a paiTer le detroit, lorfqu'il fut attaque par quinze vaiffeaux Maures. Le combat fut vif & dura plus de quatre heures , pendant lefquelles il y cut de part & d'autre beau- coup de tues & de bleflfes. Tiran avoit embarque un matelot d'une adrelTe &: (Tune valeur infinies ; il fe nommoit Catoquifa* ras. Ce!ui-ci voyant que le combat ne tournoit pas a leur avantage , fit avec de la corde un filet fem- blable a ceux clans lefquels on porte la paille. II le tendit enfuite depuis le chateau de pouppe jufqu'a la proue , &: relevant fort haut fur le grand mat, il ne caufoit aueun embarras aux chretiens qui com- ba>j':oient , c?c leur etoit d'un grand fecours : car les Maures. jettoient ftir le pont une quantite prodi- gicufe de poutres , de pierres & de pieux ; mais le filet rcnvoyoit le tout a la mer. Non-content de cet^e manoeuvre , le matelot fit bouillir de 1'huile & de la poix , avec quoi il obligea les ennemis d'abandonner 1'abordage 6k de fe decrocher. Les chretiens paiserent ainfi le detroit, en fe battant jour &c nuit, Lewr vaifTeau re^ut tant de coups de traits , que fes vqiles en referent clouees pontre les raa'ts , & il lui etoit difBcile de manceu'* vrer. I'.s gagnerent enfin le mouillage d'une ile de- fertc 6c voifine de la terre des Maures ; & apr^5 ycir rdpare ? aut^nt qu'il leur fut po{fihle ? leur TIRANLE BLANC. 153 vaifleau , ils cotoyerent la Barbaric , 6k aborderent a Tunis. Us ne firent pas un long fejour dans ce port ; comme ils vouloient embarquer des bleds , ils prirent la route de Sicile , & arriverent heureu- fement a Palerme. Des que le vaifTeau fut entre dans le port , Philippe & Tiran envoyerent a terre 1'ecrivain 8c cinq ou fix perfonnes de 1'equipage , pour faire les provifions neceffaires , avec 1'ordre de ne point les decouvrir, & de dire feulement que ce vaiffeau etoit parti du Ponent , faifant route k Alexandrie , 6c ayant a bord quelques pelerins qui alloient au faint Sepulchre. Mais le roi informe qu'il etoit ar- rive des etrangers , avoit voulu les voir ; en lui faifant le recit de leur navigation , ils oublierent Tordre qu'ils avoient re^u , & lui apprirent fans le vouloir que Philippe, fils du roi de France, etoit fur le vaiifeau avec Tiran le Blanc. A cette nouvelle , ce prince fit dreffer un gran^ pont de bois , qui depuis la terre alloit jufqu'au vaiffeau. On le couvrit de tapifleries , qui pendoient jufqu'a Teau ; & le roi s'etant rendu lui-m^me a bord , accompagne de fes deux fils , il pria Philippe & Tiran de debarquer , &: de venir a terre pour fe repofer des fatigues de la mer & des combats qu'ils avoient foutenus contre les Maures, Ils ao cepterent fes offres, & le fuivirent, aprcs 1'avoir remercie mille fois de fes honn^tetes. Le roi les 154 HIST. DU CHEVALIER conduifit a la ville, ou on leur avoit prepare , pat fon ordre , un magnifique logement. Ce prince voulut les y conduire lui-meme , mais Philippe , inftruit par Tiran , protefta qu'il n'y mettroit point le pied , qu'il n'eut rendu fes devoirs a la reine, Le roi y confentit ; & lorfqu'ils arriverent an pa- lais, ils trouverent cette princefTe accompagnee de 1'infante Ricomana fa fille , 6c en furent re^us avec une extreme politeiTe. Apres cette vifite , ils fe ren- dirent a leur logement , qu'ils trouverent fuperbe- ment meuble , & ou ils furent fervis avec beaucoup de magnificence. Pendant le fejour que Philippe 8>c Tiran firent a Palerme , ils etoient prefque touiours avec le roi , mais plus fouvent encore avec 1'infante , princefTe accomplie, renommee pour fon f avoir & fa vertu, & qui recevoit fi poliment les etrangers , que dans tout le monde on ne parloit que de fon merite. Philippe ne put la voir ainfi tons les jours, fans en devenir amoureux. L'infante , de fon cote , ne flit pas infenfible au merite du prince de France. Mais lorfqu'il efoit avec elle, il fe trouvoit fi embarraflfe, qu'il ne pouvoit parler, ni repondre aux queftions qu'elfe lui faifoit. Tiran , temoin de fon embarras , ck qui avoit refolu de fervir fa paffion , prenoit alors promptement la parole. Un jour qu'il etoit feul avec 1'infante, le che- valier croyant cette occafion favorable pour parler TIRAN LE BLANC. 155 en faveur du prince : Voyez , madame , quel eft le pouvoir de 1'amour ! lui dit-il ; des que Philippe eft de retour chez lui , il chante Tans cefle vos louanges ; & 1'exces de fa paflion le rend muet en votre prefence. Pour moi, continua-t-il 3 fi j'etois fille , & que je trouvafTe un homme d'un femblable cara&ere, auffi bien fait & d'auffi bonne maifon, je le prefererois a tout autre. Ce que vous dites eft fort bon , repondit la princeffe ; mais en convenant de toutes ces qualites que vous donnez au prince , (i la nature 1'a forme lourd &: epais , quel plaifir pent gouter une femme raifonnable , lorfque tout le monde fe rit de celui qu'elle aime , & qu'elle eft obligee de le tenir, pour ainfi dire, enferme- dans une boite ? A .vous parler naturellement , faimerois mieux que le prince eut un peu plus d'efprit, & moins de noblefle. Je voudrois encore qu'il ne fut point avare , & que fon ignorance ne fut point extreme. Avec votre permiflion , madame , repli- qua Tiran , yous ne rendez pas juftice a Philippe. II eft jeune , mais il a la raifon d'un vieillard. Croyez- moi , aimez qui vous aime. Ce prince eft fils de roi , comme vous : il vous adore ; & s'il ne parle pas autant que beaucoup d'autres , vous devez Ten eftimer davantage. De'fiez-vous, ajouta-t-il, de ces hommes qui temoignent leur paffion avec hauteur & fierte : cet amour n'a fouvent ni verite ni fran- ghtfe, il s'en retourne auifi promptement qu'il eft 156 HIST. DU CHEVALIER venu. Soyez perfuadee , au contraire , que Pem- barras que vous caufez eft une preuve avantageufe des fentimens tjue Ton a pour votre perfonne. L'a- mitie que vous portez a Philippe, repartit 1'infante, vous engage a parler de la forte ; mais ne penfez pas que je fois capable de croire legerement. Je conviens que fa figure me plait, mais mon cceur combat encore. Je crains , je vous 1'avoue , de trou- ver en lui de 1'ignorance & de 1'avarice. Madame , reprit Tiran , en pareille matiere il n'eft pas tou- jours bon de poufler trop loin 1'examen : fouvent apres avoir bien choifi on prend le pire. La reine qui parut alors , interrompit la conver- fation ; & s'adrefTant a Tiran ; Nous venons de nous entretenir, le roi & moi, de vos exploits , lui dit-elle; il vous parlera d'une affaire qui nous touche infiniment Tun & 1'autre ; mais ]e vous declare que j'y apporterai tons les obftacles imaginables ; parce que , quelque bon chevalier que vous foyez , je ne penfe pas que vous en puiffiez jamais fortir a votre honneur. Madame, repondit Tiran, je ne comprens rien a ce que vous me faites 1'honneur de me dire ; mais je puis vous afiurer qu'il n'y a rien que je ne fafle & a quoi je ne m'expofe , pour contenter votre excellence , avec le bon plaifir du roi. La reine le remercia de la bonne volonte ; & prenant conge d'elle & de 1'infante , le chevalier fe rendit a fon vaiffeau pour le mettre en etat de partir. T I R A N L E B L A N C. 1 $7 Pendant qu'il etoit a bord , il eut avis qu'un vaifleau paroiflbit en haute mer ; & fur le champ il detacha un brigantin arme pour aller le recon- noitre. Le brigantin fit le trajet avec une extreme diligence ; & a fon retour il apprit a Tiran que ce vahTeau venoit d'Alexandrie & de Bariith ; qu'il 'avoit touche a Tile de Chypre ; mais qu'il n'avoit pu entrer dans le port de Rhodes , a caufe du grand nombre de Maures qui 1'affiegeoient par terre & par mer ; que les vaiffeaux Genois fermoient le port ; qu'en un mot cett'e ville etoit aux abois, & que le fultan avoit refufe de la recevoir a compofition. Ces nouvelles engagerent Tiran a prefler fon de- part , & par-confequent rembarquement du bled & des vivres dont il vouloit faire provifion , pour fecourir la religion de Rhodes. II paya fi liberale- ment le marchand , qu'en peu de jours fon vaiiTeau fe trouva charge de bled, de vin , & de toutes les viandes falees qui lui etoient necefTaires. Cependant le roi de Sicile, inftruit de ces pre- paratifs , fit favoir a Tiran qu'il fouhaitoit de lui parler; & le prenant en particulier : Les grandes actions cjue vous avez faites, valeureux Tiran, lui dit-il, vous eleyent au-deflus de to.us les princes' ' de la chretiente. Le fecours que vous portez. fi ge- nereufement au grand -maitre de Rhodes, que tout le monde a abandonne , vous fait un honneur in- finii & votre merite perfonnel, joint a tant de gloire, * 58 HIST. D u CHEVALIER m'engage a vous affurer qu'il n'eft rien que je ne faffe pour vous prouver combien je vous fais ac- quis. C'eft ce qui m'oblige a vous decouvrir au- jourd'hui le deffein que j'ai forme de vous accom- pagner fans etre connu , & d'aller gagner avec vous les indulgences a Jerufalem. Tiran , apres avoir loue le defiein du prince, I'arTuraque fon vaiffeau,' & tout ce qui lui appartenoit , etoit a fon fervice , & qu'il etoit le maitre d'en difpofer. Le roi le re- mercia de fes ofFres , & voulut fur le champ aller avec Tiran viliter le vaifleau , ou il choifit fon lo- gement aupres du grand mat. La converfation tomba aifement entre enx fuf Philippe. Comme le chevalier 1'aimoit beaucoup , & qu*il ne penfoit qu'a lui faire epoufer 1'infante, il prit cette occafion pour en faire la proportion au roi. Ce prince fentit d*abord tout 1'a vantage d'une alliance avec la maifon de France ; mais il repondit alors a Tiran , qu'il n'etoit pas en fon pouvoir de rien decider fur cette affaire fans le confentement de la reine, & fur -tout fans celui de 1'infante. II les manda done toutes deux a fon retour ; & apres leur avoir declare le defTein ou il etoit de partir avec Tiran: Mais, continua-t-il en s'adreflant a la prin- ceflfe , dans 1'incertitude de ce qui pent arriver , je voudrois bien , ma fille , vous voir contente avant mon depart. Je m'effimerai heureux de m'allier avec le roi de France , le plus grand prince de la chre- TIRAN LE BLANC. 159 tiente; ce qui arriveroit certaincment, fi par hazard Philippe vous convenoit. L'infante repondit que de quinze jours au moins le vaiiTeau ne feroit en etat de partir, 6k que peni ^ dant ce terns il pourroit confulter fur cette affaire le due de Meffine fon oncle , qui devoit arriver ce meme jour. Mais, ajouta-t-elle, puifque vous avez refolu de faire ce faint voyage , je confeille a votre majefte de donner une grande fete avant fon de- part, en 1'honneur de Tiran 6k des autres cheva- liers de fa fuite ; afin que le roi de France , fi par hazard il en eft inftruit , fache le cas que vous faites de fon fils. Ordonnez done que dimanche prochain on celebre la fete , 6k qu'il y ait cour pleniere pen- dant trois jours , que les tables foient dreflees jour & nuit, 6k qu'a toute heure ceux qui fe prefente- ront foient abondamment fervis. Le roi approuva la propofition de la princerle ; & parce qu'il avoit beaucoup d'ordres a donner pour le gouvernement de fon royaume pendant fon abfence , il la'pria d'ordonner elle-meme la fete , & commanda a tous fes officiers de lui obeir. Comme 1'infante n'avoit principalement imagine le projet de cette fete que pour mieux examiner Philippe , elle voulut que le jour qu'elle clevoit fe celebrer, le roi, la reine, le prince de France, & elle , mangeafTent a une table plus elevee ; & que le due de Meffine , Tiran &c les autres comtes 6k t * . J ... 1 60 HIST. D u C H E v A L i fe it barons , fuffent fervis a une autre plus baffe. L'heure du feflin arrivee , chacun prit place. Le roi s'aflit au milieu de la table qui lui etoit deftinee , ayant la reine a fa gauche ; a 1'egard de Philippe, il le fit placer par honneur a fa droite , au bout de la table, & 1'infante vis-a-vis de lui. Tiran n'abandonnoit point le prince , dans la crainte qu'il ne lui echappat quelque chofe qui put deplaire a la princeffe. Le roi qui s'en apperqut , lui dit que fon frere le due de Meffine 1'attendoit pour diner. Le chevalier le fupplia de lui permettre de fervir le fils de fon roi dans une fete aufli brillante ; mais 1'infante prenant la parole avec une impatience melee de depit : II n'eft pas neceffaire , Tiran , lui dit-elle , que vous foyez tou jours aux cotes de Phi- lippe , il y a dans la cour du roi mon pere aflez de chevaliers pour le fervir. Tiran voyant que la princeffe lui parloit fi vivement, s'approcha de Phi- lippe , 6k lui dit a voix bafle : Lorfque le roi fe lavera les mains , & que vous verrez 1'infante fe lever , & fe mettre a genoux , ne manquez pas - de prendre le baflm, & faites tout ce que vous lui verrez faire : fur-tout prenez bien garde de ne com- mettre aucune impolitefTe. Le prince 1'afTura qu'il pouvoit etre tranquille ; & Tiran fut fe mettre a table. Auffi-tot que tout le monde fut place , on pre- fenta a laver au roi. L'infante ne manqua pas alors de TIRA.N LE BLANC. 1 6 1 tie fe mettre a-genoux, en prenant le baffin. Philippe Voulut en faire de mme , mais jamais le roi n'y. confentit. On fit la meme ceremonie a la reine. Enfin on porta le baffin a 1'infante , qui prit la main de Philippe pour le faire laver avec elle. II s'en excufa d'abord , & fe mit a fes genoux pour lui tenir le baffin ; mais la princefle le releva , & voulut ab- folument qu'ils lavaffent enfemble. On apporta le pain enfuite ; mais aii lieu de n'y point toucher , & d'attendre que Ton eut couvert^ Philippe prit un couteau , & coupant avec empref- foment le pain qu'on lui avoit fervi , il en fit douzs grandes tranches qu'il mit a cote de lui. L'infante ne put s'empcher de rire'en voyant cette cefemo- nie ; le roi n'y tint pas , non-plus que tous ceux qui etoient prefens ; &les jeunes chevaliers qui fervoient a table eclaterent. La chofe fut fi forte , que le bruit en parvint 'jufqu'a Tiran , tout eloigne qu'il etoit. 11 /e leva done , ne doutant point que le prince n'eut donne quelque fcene ; & s'etant approche de lui , il appercjut les douze tranches de pain qu'il avoit fakes, pendant que le roi^ ni perfonne, n'a- Voient pas "encore touche a eelui qu'on leur avoit prefente. Auffi-tot , fans fe deconcerter , il prit les douze tranches de pain , & tirant de fa bourfe un pareil nombre de pieces d'or , qu'il mit dans chaque morceau , il ordonna qu'on les diftribuat a douze pauvres. Alors on cefla de rire ; & le roi & la reinfe Tome Ii L 161 HIST. DU CHEVALIER ay ant demande a Tiran la raifon de cette liberalite: Vos excellences ont ete furprifes , leur dit-il , ainfi que toute la compagnie , du precede de Philippe ; on a fait plus , on s'en eft. moque. Mais il faut fa- voir que les tres-chretiens rois de France, en re- connoiflance de toutes les graces qu'ils ont reques de Dieu , ont ordonne que tous leurs enfans cou- pent le pain qu'on leur fert , en douze tranches dans lefquelles ils mettent une monnoie d'argent , lorf- qu'ils n'ont point encore recju 1'ordre de chevalerie, & qu'ils donnent enfuite aux pauvres en 1'honneur des douze apotres ; lorfqu'ils font chevaliers , c'eft de 1'or qu'ils y mettent. Jufqu'a - prefent tous les princes du fang de France ont fuivi cet ufage. Cette aumone , dit le roi , me paroit la plus belle que Ton ait jamais faite ; pour moi , qui fuis roi couronne , je n'en fais pas en un mois une auffi confiderable. Tiran fe retira. Enfuite Philippe s'appercevant de la faute qu'il avoit faite , & de la fa^on fage dont fon ami avoit fu la reparer , fut fobre pendant le refte du repas, & cut une grande attention de ne pas manger plus que la princefTe. Apres le diner, le roi accompagne du due de Mefline paffa dans Tappartement de 1'infante , ou la reine les fuivit. La , il leur dit a 1'une & a 1'autre qu'etant refolu de faire le faint voyage qu'il entre- prenoit, il etoit confole de laifTer fes etats entre les mains du due fon frere , qu'il faifoit viceroi & TiRAN LEfiLANCi lieutenant-general du royaume. II leur parla enfuite du mariage de Philippe ck de la princeffe^ & les aflura que puifqu'ils fe donvenoient , il ne fouhai- toit rien davantage que de le voir accompli* Mais il ajouta qu'il vouloit que ce fut avec le confente-* ment du roi & de la reine de France , & que pour 1'obtenir, il falloit que Tiran leur ecrivit, d'autant que le prince etant fort jeune, on pourroit s'ima-' giner que peut-)2tre on 1'auroit feduit. J'aimerois mieux , continua-t-il , donner ma fille a un (impl^ chevalier , du confenterrient de fes parens , qu'sk un roi contre la volonte de fon peuple. La reine approuva cet avis; & 1'infante elle-meme ne fut pas fachee de ce retardement , dans 1'efperance d'en profiter pour connoitre encore mieux le caracl^re' de Philippe. On manda Tiran , qui fur le champ ecrivit en confequence ; & le roi fit avancer un bri gantin , pour porter les lettres a Piombino en terra ferme. Tout etant difpofe pour le depart , le roi de Si- cile feignit de s'embarquer fur le brigantin qu'il avoit fait preparer , fous pretexte de vouloir aller en Italic , pour s'aboucher avec le pape , & fe ren- dit fecretement fur le vaifleau de Tiran. Cependant ce chevalier alia avec Philippe prendre conge de la re"ine & de 1'infante ; elles etoient dans une af*. fliftion extreme , mais Philippe entroit pour beau-> coup dans la douleur de 1'infante* Lij 1 64 HIST. DU CHEVALIER Tiran mit a la voile , ck le terns fut fi favorable ^ qu'en quatre jours ils arriverent a la vue de Rhodes. Ds mouillerent fous le chateau de faint - Pierre , at- tendant un vent tel qu'ils fouhaitoient pour execu- ter leur projet. Tiran , par le confeil de deux ma- telots de fes terres , qui lui etoient fort attaches, fit remettre a la voile pendant la nuit , ck fe trouva au point du jour prefque dans le port. Les Genois ne douterent point d'abord que ce vaiffeau ne fut un de ceux qu'ils avoient envoyes chercher des vivres pour le camp du fultan ; car ils ne pouvoient s'imaginer qu'un ennemi cut la hardieffe de s 'en- gager au milieu de leur nombreufe flotte. Ils ne ref- terent pas long -terns dans cette erreur. Des que Tiran fe vit a une certaine .diftance de la place , il ordonna qu'on ratt toutes les voiles. Alors , foit au gabari , foit a la manoeuvre , les Genois reconnurent le vaiffeau pour etre etranger. Ils firent leur poffible pour lui couper le chemin ; mais comme il avoit toutes les voiles dehors, leurs efforts furent inutiles. Tiran avoit ordonne au pilote de porter de voiles dans une petite plage de fable defendue par la ville , & d'echouer le vaiffeau ; ce qui fut execute. Les chevaliers voyant cette manoeuvre , ne douterent point que les Genois ne 1'euffent imaginee pour ks furprendre d'une nouvelle fa<^on. Ils vinrent done courageufement pour attaquer le vaiffeau etranger; mais un matelot arbora promptement un pavilion T I R A N L E B L AN C. 16$ blanc , en inline terns qu'un homme de 1'equipage fauta a terre & les inftruifit de la verite. A cette nouvelle , le grand-maitre fe jetta a ge- noux avec tous les chevaliers , 8* remercia Dieu du fecours qu'il leur envoyoit. II defcendit enfuite du chateau , a la tte des freres & de tous les ha- bitans , & fe rendit fur le rivage , dans le deffein de faire mettre le bled dans les magafins ; mais lorf- qu'il apprit qu'il avoit cette obligation a Tiran , dont il connoifToit la reputation, il envoya fur le vaifleau deux chevaliers des plus confiderables _,' pour le prier de defcendre a terre, & pour lui temoigner Textr^me envie qu'il avoit de le voir & de le remercier. Tiran requt fes deputes avec beaucoup de politefle , & leur dit qu'il croyoit fa prefence encore necefTaire dans le vaifTeau , jufqu'a ce que toutes les provifions fuffent debarquees^ Ce,- pendant il leur fit fervir des rafraichiflfemens , apres quoi il les pria de conduire deux chevaliers de fa fuite au grand-maitre , pour Tavertir qu'il avoit fur fon bord le roi de Sicile , & Philippe nls du roi de France. Peu de terns apres, Tiran defcendit a terre, ac 1 - compagne des deux princes. II etoit extremement magnifique; il portoit ce jour-la un habit de bro- card cramoifi brod<^ de perles , la jarreti^re a la jambe , & fur la tete une toque d'ecarlate avec une agraffe d'un grand prix. .Dans c^t equipage il entr,a L ii 1 66 HIST. DU CHEVALIER dans la ville, fuivi de plufieurs autres chevaliers,' & trouva le grand -maitre qui 1'attendoit dans la place. Les dames & les demoifelles etoient aux fe^ netres , ck jufques fur les toits , pour voir le ge- nereux chevalier qui les delivroit de la famine & de la captivite , ck tout retentiflbit de fes eloges. En efFet , ce fecours decida du falut de Rhodes & de la levee du fiege. Aufli-tot apres fon arri- vee , Tiran commen<^a par donner un fuperbe repas au grand-maitre & aux chevaliers , qui Faccepterent d'autant plus volontiers , qu'a-peine avoient-ils la force de parler , tant ils etoient abattus par la fa-? mine. En meme tems il fit porter au chateau toutes les provifions necefTaires pour la garnifon; apres quoi il donna fes ordres pour qu'qn diftribuat au peuple de la farine, de 1'huile, des legumes, enfin tout ce dont on avoit befoin. II n'y eut perfonne qui ne fut tres-content de fa magnificence & de fa liberalite. On tint enfuite un confeil general fur Petat du fiege , & fur les moyens de le faire lever. A la fin , un vieux chevalier de Tordre propofa d'envoyer au fultan un prefent de vivres &c de rafraichiffe- mens, afin qu'il ne put douter du fecours que la ville avoit requ , & pour lui oter toute efperance de la prendre par famine. Cette proportion fut ap- prouvee , & fur le champ on envoya au camp des Maures quatre cens pains fortans du four , du vin , des confitures , trois couples de paons , de poules , TIRAN LE BLANC. 167 &c de chapons , avec du miel & de Phuile. Le fultan fut tres-afflige de ce prefent; cependant il re^ut tres- bien les envoyes , & leur fit beaucoup de politefTes. Tiran s'etoit charge de garder la ville du cote du port , avec les troupes qui Tavoient fuivi ; & les vaiffeaux Genois, fur -tout celui du comman- dant , mouilloient fort pres de terre. Le foir m&Tie du debarquement , un des matelots de Tiran s'etant rendu aupres de lui: Seigneur, luidit-il, que don- neriez-vous a celui qui mettroit le feu a ce vaiffeau que vous voyez le plus prs de nous ? Si tu faifois une pareille aclion , repondit Tiran , tu pourrois compter fur trois mille ducats d'or de recompenfe. Apres cette reponfe , le matelot fe retira pour pre- parer ce qui lui etoit necefTaire ; & voici ce qu'il executa le lendemain. La nuit etok fort obfcure; vers minuit, le ma- telot trouva moyen , en nageant & en plongeant, de pafler un cable dans un des anneaux de fer du gouvernail de ce vaiffeau. II attacha enfuite un des bouts de ce cable a terre , &c 1'autre a une grande barque remplie de bois , d'huile & d'autres matieres combuftibles. Auffi-tot qu'il y cut mis le feu, cent homines tirerent le cable. En un moment la barque en feu s'attacha an vaiffeau Genois, &: les flammes fe communiquerent avec tant de furie , que rien au monde n'eut ete capable d'eteindre rembrafement, Beaucoup de Genois perirent en cette occafion; les L iv 1 68 HIST. DU CHEVALIER uns furent brides , d'autres fe jetterent a la mer ^ dans 1'efperance de gagner quelques-uns de leurs ba\ tiinens , & fe noyerent. Tiran donna au matelot les trois mille ducats qu'il lui avoit promis , & y joiguit un bel habit de foie double de martres. Lorfque le fultari apprit 1'accident arrive a ce vaiffeau , il s'ecria : Ce font des diables qui font a-rives. 11s paffent au travers d'une flotte entiere, ils fecourent la ville , & le lendemain ils brulent le vaiffeau commandant. Si nous leur en donnons le terns , ils bruleront de meme tous les autres , fans qu'on puiffe les en empecher. Le cable qui avoit porte le briilot fur le vaiffeau ennemi , avoit ete confume cbmme le refte ; en forte que les Maures ne pouvoient comprendre comment la chofe etoit arrivee. Le fultan affembla done tous les capitaines de terre & de mer, & leur prouva, par le prefent qui lui avoit ete envoye , le fecours confiderable que les aflieges avoient requ ; ce qui , joint aux pluies 6k a la faifon avancee , lui fit conclure la levee du fiege. Son avis fut generalement approuve , & on donna tous les ordres neceffaires pour rembarquement des troupes , & pour la retraite. Mais elle fe fit avec tant de precipitation de la part des Maures , que ce defordre donna lieu a Tiran de la leur vendre cheremeiit. II fortit fur eux, fuivi feulement d'un petit nombre de foldats , & ay ant joint quelques TIRAN LE BLANC. 169 troupes qu'on n'avoit pu encore embarquer , il les chargea avec tant de furie qu'il en fit un carnage epouvantable. Le fultan furieux du maffacre de fes gens , envoya plufieurs barques pour faciliter leiir retraite ; mais ce fecours ne leur fut pas d'une fort grande utilite , & ils refterent prefque tous fur la place. Ce prince infidele mit enfin a la voile, & repritla routed' A lexandrie, ou il fut rec^u par ceux <ks feigneurs du pays qui ne 1'avoient point fuivi a cette expedition. Comme ils etoient parfaitement inftruits de tout ce qui s'etoit pafle , le grand Air- cadi portant la parole pour tous les autres : Tu fers mal notre faint prophete Mahomet, lui dit-il ; tu depenfes nos trefors mal-a-propos , tu n'as point de courage , & tu deshonores la religion. Sans pren- dre confeil de perfonne , tu quittes Pile de Rhodes ^ tu leves le fiege. Le fecours dim feul vaiiTeau te fait trembler , toi .qui commandes fur vingt-deux rois couronnes. Tu t'es abandonne aux Genok , a ces faux chretiens , incapables d'aucun bon fenti- ment , & qui ne font ni Maures ni chretiens. Je te condamne done a la mort pour tous :les maux que tu nous as faits. A c,es mots on le jetta dans la foffe anx lions , ou ce malheureux prince fut auffi-tot Ainfi 1'ile fut abfolument delivree des infideles. Des que les habitans de 'Chypre apprirent la 1 lev.ee du iiegp , ils chargerent a Famagouile plufieurs vaii- 170 HIST. DU CHEVALIER feaux de bled , de boeufs , de moutons & de toutes fortes de vivres , qu'ils firent partir pour Rhodes. En peu de terns 1'abondance y fut fi grande , que les perfonnes les plus agees ne fe fouvenoient pas d'en avoir jamais vu une pareille. II arriva auffi plufieurs vaiffeaux Venitiens charges de bled, & fur lefquels on avoit embarque quelques pelerins qui alloient a Jerufalem. Tiran apprit cette nouvelle au roi & a Philippe , a qui elle caufa d'autant plus de joie , que leur vaifleau e'toit hors d'etat de te- nir la mer. Sur le champ le roi fit part au grand- inaitre du defTein ou ils etoient de profiler de cette occafion pour fatisfaire au faint voeu qu'ils avoient fait. Le grand-maitre approuva leur refolution ; mais avant leur depart il tint un chapitre general de tous les chevaliers , ou , apres avoir exagere la grandeur du fervice qu'ils avoient requ de Tiran , il fut re- folu de quelle maniere on le remercieroit du fecours genereux qu'il venoit de leur donner. Le lendemain matin, le grand- maitre fit fermer les portes de la ville, afin que tout le monde fut temoin de la converfation qu'il vouloit avoir avec le chevalier. En meme terns il fit apporter au mi- lieu de la place le trefor de 1'ordre , apres avoir prie le roi de Sicile & le prince de France de vou- loir bien e^re prefens a cette ceremonie. Lorfque tout le monde fut afTemble , le grand-maitre adref- fant la parole au chevalier , parla en ces termes : T i RAN LE BLANC. Votre generofite & vos hauts faits d'armes , brave Tiran , vous rendent digne du plus grand empire, vous avez mis en liberte la fainte maifon de Jeru- falem & le temple de Salomon; vous nous avez delivres des maux les plus affreux , &: vous avez emp^che la mine de la religion. Tout le peuple de Rhodes vous doit Thonneur , les biens & la vie. Lorfque vous e*tcs arrive dans cette ville , nous n'a* vions plus d'autre refTource que celle de mourir pour la foi de J. C. Toute la religion vous prie done d'accepter Ton trefor. Quoique ce ne foit pas une recompenfe proportionnee aux obligations infi* nies que nous vous avons , agreez-la , & que votre generofite fupplee a l'impuirTance ou vous nous avez mis de vous remercier dignement. Quoique Tiran n'eut pas ete prevenu, il ne pa- rut point etonne de la proportion du grand-maitre ; & prenant la parole avec fa liberte ordinaire : Vos Stages , feigneur, lui repondit-il, paflent de beau- coup les fervices que j'ai pu vous rendre. Je fuis venu , par la .permiflion divine , dans 1'unique def- fein de fecourir votre reverence & tout fon ordre , fur une lettre de votre main, que j'ai vue entre les mains du t'res-qhretien roi de France. Je remercie Dieu de la" grace qu'il m'a faite d'arriver afTez tot pour vous tirer 'de la cruelle fituation ou vous etiez reduit, J &'de s'drre fervi de moi pour delivrer la religion. L*hohne'ur que-j^en re^ois efl ici-bas une 171 HIST. DU CHEVALIER recompenfe fuffifante des peines que j'ai prifes , & de ce que j'ai pu depenfer; j'en attens une autre dans le ciel. En Fhonneur de S. Jean-Baptifte , le protec- teur de cette ville 6k le patron de la religion , je vous remets done tous mes droits ; vous priant feulement de vouloir bien faire chanter tous les jours une meffe de requiem pour le repos de mon ame. Le grand-maitre le conjura d'accepter du moins ce qu'il avoit depenfe , afin que fi jamais 1'ordre fe trouvoit reduit a la meme extremite" , ceux qui au- roient deffein de le fecourir ne fe cruffent pas obli- ges a une pareille generofite. Mais.Tiran s'en excufa. encore: Et afin que vous foyez content, dit-il au grand - maitre , je veux que tout le monde fache que je le fuis aufli. En meme terns il mit les deux mains fur k trefor, ordonnant aux trompettes de publier qu'il etoit fatisfait, ck qu'il donnoit au peuple le bled & toutes les provifions qu'il avoit apj?or- tees. On ne peut exprimer les eloges 6k les benedic- tions que cette generofite attira a ce vertueux che- valier. Des que la nuit fut venue , le roi , Philippe & Tiran prirent conge du grand-maitre, & monterent avec toute leur fuite fur les vaifleaux Venitiens qui arriverent en peu de jours au port de Jaffe , ou tous les pelerins debarquerent. De la ils fe rendirent par terre a Jerufalem , 6k employment quatorze jours a vifiter les lieux faints. A leur retour ils prirent TIRAN LE BLANC. 173 leur route par Alexandria, ou Tiran trouva encore une occafion d'exercer fa generofite. II fe promenoit un jour par la ville', avec le roi de Sicile , lorfqu'ils firent rencontre d'un efclave chretien qui pleuroit amerement. Tiran lui demanda le fujet de fa douleur , I'afTurant qu'il le foulage- roit , s'il etoit poffible de le faire. Qu'eft-il befoin que je vous en inftruife ? repondit 1'efclave ; ma douleur eft de telle nature , qu'on ne peut me donner ni confeil ni fecours. II y a vingt-deux ans que je fuis dans 1'efclavage , continua-t-il ; & parce que je ne veux pas changer de religion , on m'accable de coups & Ton me fait mourir de faim. Montre- moi , je te prie , reprit Tiran , celui qui te fait rant fouffrir. Vous le trouverez dans cette maifon , re- partit 1'efclave. Tiran obtint du roi la permiffion d'entrer dans la maifon que ce malheureux lui mon- troit ; & ayant fait venir le maure qui 1'habitoit , il lui propofa de lui vendre un efclave chretien , qu'il dit etre fon parent. Le maure y confentit , a con- dition qu'il auroit pour fa ran^on cinquante ducats d'or , que Tiran lui compta fur 1'heure , en le priant de lui faire connoitre les maures qui avoient des efclaves chretiens , parce qu'il etoit refolu de les acheter. Cette nouvelle fe repandit bientot par toute la ville ; & dans 1'efpace de deux jours ce chevalier racheta quatre cent foixante-treize efclaves , em- 174 HIST. DU CHEVALIER ployant a cette bonne oeuvre tout ce qu'il avoit d'or & d'argent , jufqu'a venire meme quelques^ unes de fes pierreries. II les fit embarquer enfuite fur les vaifleaux qui fe trouverent au port d'Alexan- drie , & les conduifit a Rhodes. La il commen^a par les faire tous habiller de pied en cap ; & le jour du depart etant arrive , il leur donna un grand re- pas. Apres les avoir regales magnifiquement : Mes amis , leur dit-il , il n'y a pas long -terns que vous etiez dans 1'efclavage , Dieu m'a fait la grace de vous en delivrer; ck vous etes enfin arrives en tcrre de promiflion , libres d'aller par-tout ou il vous plai- ra ; car je me depars de tous les droits que je puis avoir fur vous. Ceux qui voudront me fuivre feront les bien re^us ; ceux qui aimeront mieux demeurer ici le peuvent de meme. Enfin , s'il s'en trouve a qui aucun de ces deux partis me convienne, j'aurai foin qu'il ne leur manque rien de ce qui leur fera ne- ceffaire pour fe rendre ailleurs. A ce difcours , ils fe jetterent tous a fes pieds, penetres de la plus vive reconnoiffance , & les arroserent de leurs larmes, Chacun prit fon parti , & Tiran fournit abondam- ment a tous leurs befoins. Le mSme jour le chevalier & les deux princes prirent conge du grand -maitre , qui pendant leur fejour a Rhodes leur fit tous les honneurs & toutes les carefles imaginables. Ils mirent ^ la voile, & eurent le vent ii favorable , qu'en pen de terns ils TIRANLE BLANC. 175 arriverent heureufement en Sicile. On ne peut ex- primer la joie des Siciliens au retour de leur feigneur naturel. On porta promptement cette bonne nou- velle a la reine & a 1'infante , qui fe preparerent auffi-tota recevoir le roi. Son frere le due de Me/fine, forth au-devant de lui, accompagne d'un nombreux cortege. II etoit fuivi de tous les bourgeois de Pa- lerme, bien vetus & marchant en bon ordre. -L'ar- cheveque &: tout le clerge marchoient apres eux, & precedoient 1'infante Ricomana environnee d'un grand nombre de dames & demoifelles fuperbement parees. Aprs les premiers complimens , Philippe & Tiran firent la reverence aux princefles. Le prince de France prit Tinfante fous le bras, ck la conduifit jufqu'au palais. Pendant plufieurs jours ce ne fut que fi^tes & que rejouiflances dans la capitale , & meme dans toute 1'ile. Quelques jours apr^s , le roi donna audience aux ambafladeurs du roi de France. Ce prince ayant recu les lettres de Tiran , au fujet du mariage de Phi- lippe avec 1'infante Ricomana , avoit envoye en Sicile une belle compagnie de foixante gentilshommes pour conclure cette alliance. Us s'^toient rendus a Palerme peu de terns avant le retour du roi , & avoient fait une entree magnifique dans cette ville. A 1'arrivee de ce prince, ils eurent 1'honneur de lui faire la reverence , & apres lui avoir remis leurs lettres de creance 5 ils allerent faluer Philippe. tj6 Hist. DU CHfioAoiER Dans Faudience qui leur fut accordee enfuitej ils expliquerent plus particulierement le fujet de leur ambaffade. II confiftoit en trois points. Le pre- mier, que le roi de France etoit eharme que fori fils epousat 1'infante de Sicile , comme le brave Tiran 1'ayoit arr&e. Le fecond , que fi le roi de Sicile avoit un fils, le foi de France lui donneroit une de fes filles en mariage , avec cent inille ecus pour fa clot. Enfin ils declarerent que le roi leur maitre avoit demande au pape , a 1'empereur & a tous les princes chretiens des fecours pour la guerre qu'il avoit refolu d'entreprendre contre les infideles ; que tous les princes auxquels il avoit ecrit , avoient promis de le feconder; qu'il aflembloit une armee dont il avoit derTein de donner le commandement a Philippe ; ck qu'il efperoit que le roi de Sicils pindroit fes forces aux fiennes pour 1'execution d'une entreprife fi glorieufe , & fi utile a la chre- tiente. Le roi repondit aux ambaffadeurs , qu'il ac- ceptoit avec ]oie la demande que le roi de France lui faifoit faire de 1'infante pour le prince fon fils. A 1'egard des deux autres articles , il remit a leur en dire fon fentiment lorfqu'il auroit pris 1'avis de fon confeil. Cependant les ambaffadeurs voyant que le ma- riage etoit arrte , remirent a Philippe , fuivant les ordres qu'ils en avoient, cinquante mille ecus , tant pour fe piettr^ en equipage , qwe po:;r les frais de la flRAN LE' BLAtfC. I?? la noce. Le roi de France les avoit encore charges de plufieurs prefens pour 1'infante. Ils confiftoienf en quatre fuperbes pieces de brocafd d'or , trois mille martres zibelines , 6k un collier magnifique-'' ment travaille, II avoit ete fait a Paris , 6k etoit enrichi d'un grand nombre de pierreries d'un prix inestimable. La reine lui envoyoit aufli plufieurs pieces de drap de foie 6k de brocafd , des meubles de foie , des tapifleries magnifiques , 6k plufieurs autres ra- retes que les ambafladeurs eurent 1'honneur de pre* Tenter a la princefle. Lorfqu'elle apprit que fbn mariage etoit arr^td ^ elle fe confirma plus que jamais dans le deflein de ne rien negliger pendant les quinze jours qui de- 1 voient en preceder la celebration , pour penetrer" le caradere du prince qu*on lui deftino;t. Elle ap- prehendoit , comme on 1'a vu , de trouvef en lui de la groffierete & de Favarice; & dans ce cas elle e"toit refolue de ne pas pouffer les chofes plus loin ^ meme de fe faire religieufe plutot que de 1'epoufer. Elie ne pouvoit s'empecher de vouloir mal a Tiran , qui , par fa prefence importune & fes foins em- prefles aupres de Philippe , lui 6toit le moyen de connoitre a-fonds le genie de ce prince; 6k parce que cet obftacle ne lui paroiifoit pas aife a lever, elle refolut de faire venir de Calabre un philofophe d'un profond favoir & d'une grande reputation , qu'elle crut en etat-'de fatisfaire fa curiofite. Elte Tome I, M i/S HIST. DU CHEVALIER donna done tons les orclres neceflaires pour qu'il fe rendit fecretement a la cour. Cependant le hazard lui offrit une occafion qu'e'.le jugea favorable pour s'eclaircir de ce qu'elle fouhaitoit. Le jour de la Notre-Dame d'aout, le roi de Sicile donna un grand repas, auquel le prince de France & les ambafladeurs furent invites. Ce jour -la Phi- lippe fe rendit au palais , vetu d'une robe de brocard cramoifi double d'hermines, & trainante jufqu'a terre. Le diner fut des plus fuperbes *, &t des que les tables furent levees , on fit venir des muficiens , & le bal commenqa. On fervit enfuite une magni- fique collation , apres laquelle le roi paffa dans fon appartement pour prendre quelque repos. Son de- part n'empecha cependant point 1'infante de conti- nuer le bal , arm de ne pas donner lieu a Philippe de fe retirer. Pendant le dine il etoit furvenu une grande pluie , qui avoit fait beaucoup de plaifir a la princefTe. Le terns s'eclaircit fur le foir ; 6k elle propofa d'aller fe promener dans la ville. Le prince cut beau lui reprefenter que le terns n 'etoit pas fort affure , & qu'elle couroit rifque de fe mouiller , 1'infante qui s'apperqut avec chagrin que Tiran avoit prefTenti fon deffein, & qu'il faifoit tous fes efforts pour en- gager Philippe au filence , demanda avec impatience qu'on lui amenat fa haquenee. Le prince lui donna le bras, & lui fervit d'ecuyer. Mais des qu'elle fut T i R A N L E BLANC. 179 i cheval , elle lui tourna le dos , pretant cepen- dant toujours 1'oreille a ce qu'il cliroit. Alors s'a- dreffant a Tiran: Vous auriez bien fait, lui dit-il, de m'envoyer chercher un autre habit ; celui-ci fera tout gate. Eh bjen , repondit le chevalier aVec im- patience , s'il eft gate vous en aurez un autre. Au moins , reprit Philippe , voyez , je vous prie , s'il n'y auroit pas la deux pages pour me porter la queue , & 1'emp^cher de trainer a terre. Comment fe peut-il, rdpftqua Tiran, qu'avec autant d'avarice & de vilenie , vous foyez le fils d'un grand roi ! Marchez , 1'infante vous attend. Le prince , quoi- qu'afflige , joignit 1'infante , fort embarraffe de fa queue. Quoique cette princefle pretat Toreille a leurs difcours , elle etoit cependant trop eloignee pour y rien comprendre. On fe promena dans la ville pendant quelque terns. Enfuite 1'infante s'appercevant que Philippe etoit fort occupe de fa robe , refolut de fe divertir de fa peine , & fit apporter des eper- viers , pour voler quelques cailles. Mais ne voyez- vous pas , madame , lui dit alors le prince qui n'y pouvoit plus tenir , qu'il ne fait pas un terns con- venable pour la chafTe , ck que nous fommes dans la boue jufqu'au cou ? L'infante trouva peu de ga- lanterie dans un difcours qui s'oppofoit a une fan- taifie qu'elle temoignoit. Cependant elle fortit de la ville , & demanda tout has a un payfan qu'elle Mij i8o HIST. DU CHEVALIER rencontra , s'il ne pourroit pas lui enfeigner quelque ruifleau ou quelque canal. II lui en indiqua un , dans lequel un cheval en avoit jufqu'aux fangles. La princefle marcha de ce cote -la, & des qu'elle y fut arrivee , elle entra dedans & le traverfa. A Tegard de Philippe , lorfqu'il fe vit fur le bord du ruifleau , il ne manqua pas de s'arreter , & de de- mander encore une fois a Tiran s'il n'avoit perfonne pour lui porter la queue. Le chevalier lui fit de nouveaux reproches, & 1'obligea de fuivre 1'infante; mais il feignit en meme terns un grand eclat de rfre , perfuade que la princefle voudroit en favoir le motif. Elle le voulut en effet; & Tiran conti- nuant la mme feinte : Je ris , madame , repondit-il , d'une queftion que le prince m'a faite au fortir du palais , & qu'il a continuee pendant toute la pro- menade. II m'a demande ce que c 'etoit que 1'amour, & quel etoit fon principe ; mais en entrant dans cette eau, il a ajoute en quel endroit il fe pla^oit. Pour moi , quoique je ne le connoiffe point , je crois que les yeux font les interpretes du cceur. Mais fur tout ce que je vois , je me perfuade de plus en plus que 1'amour veritable que le prince a pour vous , 1'occupe tellement , qu'il ne lui permet de penfer a aucune autre chofe Cependant la robe etoit fi mouillee que Philippe avoit pris fon parti. Au retour , 1'infante dont les doutes n'etoient pas abfoliunent leves, repeta de nouveau a Tiran la re- Ti R AN LE BLANC. 181 folutiorfqu'elle avoit prife. II lui repondit qu'il etoit etonne qu'une princeffe aufli accomplie condamnat le prince fans aucun fondement : qu'il etoit beau , bien fait & tres-fage. Et ii votre alteiTe , continua- t-il, veut pouffer plus loin fa curiofite, je me charge de la fatisfaire. Quoiqu'il en foit , il ne tient qu'a vous de 1'avoir a vos cotes dans un lit bien par- fume ; & fi le lendemain votre altefTe n'en eft pas contente , je me foumets a tout ce qu'elle ordonnera de moi. Cette converfation les conduifit jufqu'au palais , ou ils trouverent le roi qui s'entretenoit avec les ambafTadeurs. On fervit le foupe, apres lequel- chacun fe retira. Ce jour-la m^me, le philofophe que la princeffe attendoit avec impatience , 6k qu'elle avoit envoye chercher en Calabre , arriva a Palerme. Comme il avoit refolu de parler le lendemain a 1'infante , qui lui avoit donne rendez-vous dans une eglife de la ville , il fe logea a 1'auberge. II etoit occupe d'un morceau de viande qu'il avoit mis a la broche pour fon foupe , lorfqu'un payfan qui portoit un lapin , lui dit de fe ranger , parce qu'il vouloit faire rotir fon lapin. Mon ami , repondit le philofophe , ne fais-tu pas que chacun eft maitre dans cette maifon, & que celui qui arrive le premier doit etre le pre- mier fervi ? Je ne m'embafrafle point de tout cela , reprit le payfan ; ne voyez-vous pas qu'un lapin eft plus noble qu'un morceau de mouton? Par confe- M iij iSl HlST. DU CHEV^ilER quent vous devez faire honneur a ce que j'apporte. Ces paroles en amenerent de fi vives de part & d'autre , que le man ant donna un grand foufflet au phiiofophe. Celui-ci ripofta tar un coup de ia broche , qu'il lui porta fur la tete ; & ce coup flit fi malheureux , que le payfan tomba mort fur la place. Audi -tot le phiiofophe fut arrete & mis en prifon, ou Ton ne lui donnoit que quatre onces de pain par jour. Quelques jours apres cette aventure, on mit dans la meme prifon un chevalier de la cour, qui avoit ete arrete pour une querelle particuliere. II vit le phiiofophe , & touche de compaflion , il lui fit part des vivres qu'on lui apportoit. Au bout de quelques jours,, ce favant bomme lui dit: Chevalier, je vous prie , lorfque vous ferez a la cour , d'avoir la bonte de dire a I'mfante cjue j'ai obei a fes ordres. Com- ment voulez - vous , repondit le chevalier , que je m'acquitte de cette commilfion ? je demeurerai peut- etre ici pendant plus d'un an x , que fais-]e quand j'en fortirai? Avant qu'il foit une demi-heure, re- partit le philofcphe , vous ferez en liberte ; ck fi. vous ne fortez pas dans ce moment , vous refterez ici toute votre vie. Le chevalier furpris & inquiet tout a la fois de ce difcours , ne favoit trop qu'en penfer , lorfqu'il vit entrer le geolier , qui lui an- non^a fa fortie. Dans ce terns-la , un gentilhomme ayant fu que Ti R AN LE BLANC. 183 le roi faifoit chercher par-tout des chevaux de prix pour envoyer a 1'empereur de Conftantinople , lui en prefenta un (i beau, qu'il en fut frappe d'amira- tion , fans pouvoir lui trouver d'autre defaut que celui de porter les oreiiles un peu has. Le prince avoua que fans cela il vaudroit mille ducats d'or ; mais perfonne ne pouvoit decouvrir quelle Ao'it la caufe de cette imperfection. Le chevalier nouvelle- ment forti de prifon , fe fouvenant alors du phi- lofophe qu'il y avoit lahTe: Si votre altefTe , dit-il au roi , faifoit venir un favant que j'ai vu dans les prifons , & qui m'a predit les chofes les plus ex- traordinaires , je ne doute point qu'il ne contentat votre curioiite. Le roi 1'envoya chercher , & lui demanda pourquoi ce cheval portoit les oreiiles fi bafTes. Seigneur , lui repondit le philpfophe , la raifon en eft fort naturelle ; c'eft que ce cheval a eke nourri par une anefle , dont il a refe'ua cette mauvaife habitude. Sainte Marie ! sMcria le roi , cela pourroit-il ^tre ? On remonta a la fource , 6c Ton trouva qu'en efFet il n'y avoit rien de plus vrai. Le prince admira le favoir de cet homme : & ayant appris qu'on ne lui donnoit que quarre onces de pain par jour, il ordonna qu'il rut reconduit en prifon, ck qu'on augmentat fa nourriture du double. Peu de jours apres, un lapidaire arriva a la cour. II venoit de Damas & du Caire , & portoit beau- coup de pierreries , entr'autres un rubis-balai , plus M iv HIST. DU CHEVALIER grand & plus beau que tous ceux que Ton voit a faint Marc de Venife 6k a faint Thomas de Can- torbery. II vouloit. en avoir foixante mille ducats ; & le roi lui en offrit trente mille. Le chevalier dont on a parle , & qui s'etoit trouve avec le philofophe, ne put s'empecher. de temoigner au prince la fur- prife que lui caufoit Toffre confiderable qu'il faifoit de ce rubis , parce qu'il y remarquoit trois petits frous dans le fond. Mais le roi lui repondit que les lapidaires Pavoient affure qu'ils difparoitroient des que le rubis feroit monte. Quoiqu'il en foit, dit le chevalier , je confeille a votre alreiTe de le faire voir au philofophe. On Tamena done devant le roi; & lorfqu'il eut examine les trois trous , il mit le ru- bis dans fa main , 1'approcha de fon oreille en feF- mant les yeux , & affura qu'il y avo't un corps vivant dans certe pierre. La chofe parut fi extraor- dinaire au marchand , qu'il confentit a la perte de fon rubis pour voir 1'epreuve de cette merveille. On le caffa , & en effet on trouva -dedans un petit ver plein de vie, Tous les fpeclateurs admir^rent la fineffe & le profond favoir du philofophe. A 1'e'gard du prince , il ordonna fimplement qu'il flit reconduit en prifon, & qu'on lui donnat huit onces de pain par jour , outre 1'ordinaire. Le philofophe, outre de ce trai- tement , ne put s'empecher de dire , en prefence de ceux qui le conduifoient , que le roi n'etoit pas TIRAN LE BLANC. 185 fils de ce grand & magnifique roi Robert , qui avoit Ci heureufement gouverne la Sicile. Ses actions de- montrent clairement, ajouta-t-il , qu'il eft fils d'un boulanger. Quand il me plaira je le prouverai, & que c'eft a tort qu'il poflede un royaume qui ap- partient de droit an due de Mefline. On rendit eompte au roi de ce difcours , & il ordonna que des que la nuit feroit venue , on lui amenat fecretement le philofophe. Alors 1'ayant pris en parttculier- 1 ^- il lui demanda Ci tout ce qu'on lui avoit rapporte etoit veritable. Le philofophe lui ayant repondu d'un air tranquille , que c 'etoit la verite pure : Mais comment fais-tu', lui dit le prince, que je ne fuis pas le fils du roi Robert? Seigneur, repartit le philofophe , il fuffit de. confulter la nature pour s'en afliirer. Lorfque je vous expliquai Tenigme que votre alteffe me propofa au fujet des oreilles de ce cheval dont On lui^ avoit fait prefent , vous ordonnates qu'on augmentat ma nourriture de quatre onces de pain. Quand je vous ai decouvert depuis le fecret du rubis , vous vous &es encore contente de me faire donner un peu plus de pain. De-la, par une connoiflance fimple &: naturelle , j'ai con- clu que vous etiez fils d'un boulanger, & non d'un roi de glorieufe memoire, tel que le roi Robert (i). (i) On chercheroit inutileinentun roi du nom de Robert pcirmi les princes qui ont regne en Sicile. Robert Guifcard iS6 HIST. DU CHEVALIER Si tu veux refter a mon fervice , dit alors le roi , j'oublierai le mal que je t'ai fait , & je te donnerai place dans mon confeil; mais je veux abfolument etre plus eclairci fur ma naiffance. N'en faites rien, feigneur , reprit le philofophe ; car enfin Ton dit en Calabre , que trop grafter cult , 6* trop parler nult, Le prince convaincu du profond favoir de cet homme, le crut , lui donna fur le champ la liberte , & le retint a fa cour. AufTi-tot que 1'infante en fut inftruite, elle Pen- voya chercher pour favoir ce qu'il penfoit de Phi- lippe. II faut auparavant que je le voie , repondit le philofophe. Vous allez tre fatisfait , dit la prin- cefle. En mme terns elle fit propofer an prince de venir danfer avec elle. "Pendant la danfe , le phi- lofophe Pexamina foigneufement , ck dit enfuite a 1'infante : Le galant que vous m'avez fait voir eft ignorant & avare , & vous fera beaucoup de mal; il eft brave & courageux, & mourra roi. Ce dif- cours affligea veritablement la princefle ; elle dit que Ton ne mouroit jamais d'autre mal que de celui qu'on apprehendoit ; & qu'elle aimeroit mieux fe faire re- ligieufe que d'epoufer Philippe^, quand meme il fe- roit roi de France. S!H"^ mourut avant la conquete en 1085 , & Robert, roi de Naples, qui mourut en 1343, ne regna point fur Ja Sicile. T IRAN LE BLANC. 187 Le roi de Sicile ^voit fait faire pour les noces de 1'infante un lit fuperbe de brocard d'or; & afin que les mefures fuffent plus juftes , il en avoit fait drefTer un autre tout blanc , qui devoit fervir de modele. Ces deux lits fe trouvoient a cote 1'un de 1'autre dans le meme appartement. La princeffe pro- fita cle cette occafion pour eprouver encore Philippe. Elle fit en forte que la danfe ne fimt que bien avant dans la nuit. Le roi voyant minuit paffe , fe retira pour ne pas interrompre le plaifir de fa 'fille, qui, quelque terns apres , lui envoy a demander s'il vou- loit permettre que Philippe couchat cette nuit au palais avec 1'infant fon frere , parce qu'il faifoit alors une fort grande pluie. Le roi y confentit ; & les danfes etant finies , 1'infante dit a Philippe qu'il cou- cheroit cette nuit au palais , qu'elle etoit trop avan- ce<j pour qu'il put penfer a retourner chez lui. Le prince la remercia , lui temoignant une grande envie de fe retirer ; mais elle le prit par la robe , &: lui dit : Ma foi , vous coucherz ici rette nuit , puif- que mon frere vous en prie. Demeurez , lui dit Tiran , puifqu'on a tant d'envie de vous retenir ; je refterai ici pour vous fervir. Non , Tiran , cela n'eft pas neceftaire , reprit la princeffe ; il y a aifez de domeftiques clans le palais de mon pere , qui prendront volontiers cette peine 1 . Le chevalier , qui vit par ces paroles que fa prefence etoit impoitune , leur donna le bonfoir 6k fe retira. 1 88 HIST. DU CHEVALIER Un moment apres , deux pages , avec des flam- beaux , conduifirent Philippe dans la chambre meme ou Ton avoit tendu les deux lits. II fut etonne de la magnificence de 1'un , & choifit 1'autre pour fe coucher. Mais comme en danfant il avoit fait un trou a un de fes has , & qu'il imagtna que fes gens ne viendroient pas auffi matin qu'il avoit envie de fe lever , il pria un des pages , que 1'infante avoit bien inflruit , d'aller lui chercher une aiguille a coudre & du fil blanc. Le page s'adreffa d'abord a 1'infante, qui s'etoit placee de fa^on a pouvoir examiner toutes les acYtons du prince , mais qui n*a- voit pu diftinguer ce qu'il demandoit. Le page porta done a Philippe ce qu'il fouhaitoit , &: le trouva qui fe promenoit en long &: en large dans la chambre. II pnt I'aiguille & la piqua dans le lit qu'il avoit choifi. Enfuite il fe deshabilla, & s'e'tant fait de'- chauffer, il renvoya les deux pages , en leurdifant de laiffer le flambeau dans la chambre. Us obeirent, 6k fermerent la porte en fe retirant. Alors le prince fe leva , chercha I'aiguille pour coudre fon bas , & renverfa tout le lit fans pouvoir jamais la trou- ver. II entreprit de le raccommoder , mais 51 etoit fi ^rodlgieufement bouleverfe , que ne pouvant en venir a bout , il prit le parti de coucher dans 1'aiitre. Ce hazard decida des refolutions de la princeffe, Comme elle avort obferve tout ce qui s'etoit pafle , TIRAN LE BLANC. 189 elle dit a fes demoifelles : N'etes-vous pas etonnees du favoir des etrangers , fur-tout de Philippe ? J'ai voulu 1'eprouver au fujet de ces deux lits , perfuadee que s'il etoit avare il choiiiroit le plus commun. Qu'a-t-il fait ? II 1'a jette par terre , & s'eft couche dans le plus beau , pour montrer qu'il convient feul au fils du roi de la nation la plus noble & la plus ancienne. Je fuis a-prefent perfuadee de tout ce que Tiran m'a dit. II ne m'a jamais parle que pour mon bien &t pour mon honneur ; & je fuis perfuadee que le philofophe n'en fait pas autant qu'il le croit. Occupee de ces agreables idees , elle fe mit au lit , & dormit jufqu'au lendemain. Des le matin , Tenebreux arriva au palais , fuivi de quelques domeftiques de Philippe , qui lui appor- toient d'autres habits. La princeffe de fon cote ne fut pas plutot eveillee qu'elle envoya chercher Ti- ran , &: lui declara qu'elle avoit enfin reconnu tout ce que Philippe valoit, & qu'elle etoit determinee a conclure le mariage. Puifque vous avez commen- ce , c'eft a vous de finir , continua-t-elle. Affurez le bonheur de deux perfonnes qui vous en auront une eternelle obligation. Tiran protefta qu'il n'avoit jamais eu d'autre deflein. Sans perdre de terns , il paifa chez le roi , &: le pria de terminer le mariage qu'il avoit arrete , 1'afllirant que les ambafiadeurs de France n'attendoient que cette ceremonie pour retourner aupres de leur maitre; & ajoutant que fi 1 90 HIST. DU CHEVALIER fon altefle le fouhaitoit , il en parleroit a 1'infante. Le roi agrea la propofition , & pria pour cela Tiran d'agir en fon nom & comme lui-m&ne. Le chevalier retooirna de-la chez la princeffe, a qui il rendit compte cles difpolitions dans lefquelles il avoit laiffe le roi Ton pere. Elle en fut charmee, & 1'affura de nouveau qu'elle le laiffoit le maitre de tout. Alors il lui demanda la permiflion de faire entrer Philippe , qui attendoit a la porte de fon ap- partement pour la mener a la meffe. La princeffe la lui accorda; mais il la pria de faire retirer fes demoifelles , afin qu'il lui parlat fans temoins. Elle y confentit encore; & Tiran faifant entrer le prince: Voyez , madame , lui dit-il , le prince du monde qui vous aime le plus; il eft a vos genoux, je vous conjure de le baifer pour temoigner que vous ac- ceptez la fidelite qu'il vous jure. L'infante fe facha , & jura tres-fort qu'elle n'en feroit rien que par le oommandement de fon pere ; mais a un fignal que le ; chevalier fit au prince, celui-ci i'embraffa, &c la portant fur un petit lit de repos , la baifa cinq ou fix fois. L'infante dit a Tiran qu'elle n'auroit jamais de confiance en lui ; qu'elle 1'avoit ton jours regarde comme fon frere , &: qu'il venoit de la livrer entre les mains d'un homme qu'elle ne favoit fi elle devoit regarder comme ami ou comme ennemi. Que vous etes injufte ! lui repondit le chevalier ; comment pou- vez-vous regarder Philippe comme ennemi, lui qui TIRANLE BLANC. 191 vous aime plus que fa propre vie , & qui meurt d'envie de vous tenir dans ce lit de parade ou vous Pavez fait coucher cette nuit? Mais, madame, con- tinua-t-il, ne penfez plus a tout ce qu'on doit a votre rang , & repondez de bonne grace aux fen- timens de 1'amoureux Philippe. Dieu m'en garde ! reprit la princefle , je n'y confentirai jamais. Ma- dame , lui dit le chevalier , nous ne fommes ici , Philippe & moi, que pour rendre fervice a votre alteffe ; ayez feulement la bonte de prendre un peu de patience. En meme terns il lui prit les mains, & le prince voulut profiler de 1'occafion ; mais les demoifelles accoururent aux cris de 1'infante. Cependant la paix fe fit entr'eux ; & la princefTe ayant acheve de s'habiller , Philippe & Tiran la conduifirent a Peglife , ou ils furent maries. Aufli- tot apres la ceremonie , les fetes commencerent & durqrent huit jours. Elles furent melees de joutes, de tournois , de danfes & de farces ; & 1'infante fut fi bien ftee , qu'elle fe trouva fort contente de Tiran, &plus encore de Philippe, qui fe gouverna de faqon qu'elle n'en perdit jamais la memoire. Apres les folemnites de ce manage , le roi de Sicile , qui avoit refolu de donner du fecours au roi de France , fit armer deux galeres & quatre gros vai- feaux, & paya les equipages pour fix mois. A 1'egard de Tiran , comme dans cette expedition il ne vou- loit prenclre Tordre que de lui feul , il acheta une 191 HIST. DU CHEVALIER galere qu'il fit mettre en etat de partir. A-peine ct armement etoit acheve , qu'on eut nouvelle que le roi de France e'toit a Aiguemortes avec les yaifTeaux des rois de Caftille , d'Arragon , de Navarre & de Portugal. Philippe fut declare generaliffime de cette armee. L'infant de Sicile voulut 1'accompagner. Us trouverent a Savonne les vaifieaux du Pape , de Fem- peureur & de tous ceux qui avoient promis du fecours. Us en partirent tous enfemble, & joignirent le roi de France a File de Corfe, ou etoit le rendez-vous general. De-la ils arriverent un matin devant Tri- poli de Syrie. On ne peut exprimer la gloire que Tiran s'acquit devant cette place ; mais il lui arriva fur-tout une aventure qui merite d'etre rapportee. Des que la fiotte chretienne eut mouille dans le port , ce che- valier avoit fait vceu entre les mains du roi , & en prefence de toute Farmee , d'etre le premier qui de- barqueroit , & le dernier qui rentreroit dans les vaif- feaux. Apres la retraite , ou malgre les attentions ck les precautions du roi , les chretiens perdirent beaucoup de monde , Tiran refloit encore a terre pour accomplir fon vceu ; cependant pour lever Techelle on attendoit auift un chevalier qui vouloit acquerir de Fhonneur , & dont le courage etoit in- fini ; il fe nommoit Richard le Temeraire. Celui-ci s'approcha de Tiran , & le prenant par la main : Chevalier, lui dit-il de tout ce qui eft a-prefent a i terre TIRAN LE BLANC. 193 terre , il ne refte de vivant que vous & moi. Mais puifque vous avez eu 1'honneur d'aborder le pre- mier cette terre de gens maudits , il eft jufte que je vous fafle honneur, & que vous rentriez aufft avant moi dans la galere , afin que nous foyons -egaux , & que nous n'ayions rien a nous reprocher. Songez qu'on perd fouvent la gloire de ce monde, pour la defirer en entier. Soyez raifonnable , & faites-moi part de ce qui m'appartient legitimement. Chevalier, repondit Tiran, je fuis sur de rna gloire & de mon falut en mourant de la main des infv- deles , & lorfque j'ai fait mon.voeu j'etois plus oc- cupe des idees de la mort que de celles de la vie. Je n'eftime rien autant que 1'honneur ; mais quand je ne me ferois pas engage entre les mains d'un prince tel que le roi de France , il me fuffiroit d'a- voir promis, pour ne pas remettre le pied dans mon bord , tant qu'il refteroit a terre une feule ame vivante. Ainfi, Richard _, ne perdons point le terns en difcours inutiles ; fuivez-moi , & aliens mourir en braves chevaliers. Richard y confentit , & ils marcherent aux infi deles. Mais lorfque celui-ci vit Tiran fur le rivage , prt a attaquer les Maures , il le retint, & lui dit: Je ne connois.que toi, che- valier , qui fois fans peur & fans reproche ; mets un pied fur Techelle en meme terns cjue moi. Tiran en voulut bien partager 1'honneur avec lui ; il mit le pied droit fur 1'echelle , Richard*monta iifuite , Tome L N HIST. DU CHEVALIER ck de cette forte le voeu de Tiran fut accompli, On parla beaucoup de cette aventure dans toute 1'armee , ck il n'y cut perfonne qui ne convint de 1'honneur que Tiran s'y etoit acquis. Richard , voyant que dans le recit que Ton raifoit il n'etoit mention que de ce chevalier, dit en prefence du roi que tous ceux qui raifonnoient ainfi montroient leur ignorance ck 1'oubli des anciennes decisions mifes en pratique par le fameux Artus , roi de la grande ck de la petite Bretagne , qui etablit cette fameufe Table-ronde , ou tant de braves chevaliers rurent aflis pour juger du point -d'honneur. Car enfia , continua-t-il , li cette affaire etoit decidee par les loix de la chevalerie , a qui en pourroit-on attribuer 1'honneur qu'a mot feul? Je fuis dechauffe dans ce moment, ck je jure de demeurer dans cet etat jufqu'a ce que le roi & les braves chevaliers qui 1'accompagnent en aient porte leur jugement; s'ils me le refufent, je declare ici devant toute 1'armee que je fuis mcilleur chevalier que Tiran , ce que je lui foutienclrai les armes a la main. Ce difcours ayant ete rapporte a Tiran , il fit approcher fa galere du vaiffeau du roi , oil il ap- prit que ce prince repofoit. Richard qui etoit fur ce vaiffeau, averti de 1'arrivee de fon rival, alia au-devant de lui, ck lui dit: Tiran, il n'importe quelle eft la raifon qui me le perfuade ; mais ii vous avez le front d'avancer que vous etes meilleur che- TIRANL BLANC. 195 valier que moi , je vous offre le combat a outrance $ ck voila mon gage, ajouta-t-il en lui jettant foil gant. Tiran qui vit que ce chevalier vouloit le com' battre avec fi peu de raifon , lui donna un fouffiet i & fe retira fur le champ dans fa galere. Auffi cet evenement caufa-t-il une li grande rumeur fur le vaifleau , que le roi forth de /a chambre 1'epee at la main ; Sc il eft certain que s'il cut eu Tiran ert fon pcuvoir , il lui eut fait un mauvais parti , apres 1'affront fanglant qu'il venoit d'en fecevoir* Cependant comme 1'honneur a toujours beau- coup de force fur les cceurs nobles & genereux , ces deux chevaliers ne furent pas long-terns enne- mis. De Tripoli on fit voile a Tunis oil Tarmee chretienne debarqua. Dans un des combats qui fe donnerent devant cette ville , Tiran qui avec fes troupes attaquoit une des fours , eut le malheur de tomber dans le folle. Richard , qui ne penfoit qu'4 fe venger de lui , s'apperqut de Taccident qui lui etoit arrive. Tout arme qu'il etoit il fe precipita apres lui, & 1'ayant retire de ce danger: Tiran, Jui dit-il , tu dois la vie a ton ennemi , mais a Dieu ne plaife que je te laiffe perir par les mains des Maures. A-prefent que je t'ai mis en liberte, prends garde a toi , defends ta vie , car je ne vais rien negliger pour te 1'enlever. Valeureux cheva- lier , repondit Tiran , tu m'as donne la vie avec tant de generoiite , que je me mets a tes genoux , N ij 196 HIST. DU CHEVALIER & te prie de me parclonner : voila mon epee , prends de moi telle vengeance qu'il te plaira ; mais je jure de ne la tirer jamais centre toi. Le chevalier tou- che de ce difcours , lui parclonna & devint Ton ami , au point qu'il n'y cut depuis que la mort qui put les feparer. Apres le fac de la ville de Tunis , Ri- chard quitta les vaiffeaux du roi , 6k s'embarqua fur la galere de Tiran. Tout le monde admira le precede de 1'un 6k de 1'autre, 6k 1'approuva. Au retour de cette expedition, le roi de France qui fouhaitoit de voir fa bru , alia debarquer a Palerme. Le roi de Sicile , inftruit de fon arrivee , lui prepara de grandes fetes , 6k alia Je recevoir jufques fur fon vairTeau. Apres s'&re temoigne la joie reciproque qu'ils avoient de fe voir , ils de- cendirent a terre , 6k trouverent 1'infante Ricomana fur le rivage , ou les careiTes recommencerent de part 6k d'autre. Le roi fon beau-p^re lui fit de ma- gniriques prefens. Tous les jours a fon lever elle trouvoit fur fa toilette des pieces de brocard , des colliers d'or , des agraffes de diamans., ck plufieurs autres raretes plus belles les lines que les autres. Le roi de Sicile eut de fon cote' toutes les atten- tions poflibles pour celui de France. II lui fit prc- fent de cent beaux chevaux , & ordonna a fa fille de faire embarquer fur les vaiffeaux toutes les pro- vifions dont ils auroient befoin. Apres quelques jours de repos dans cette ville , le roi de France prit TlRAN LE 'BLANC. 197 conge de celui de Sicile , de la reine & de 1'in- fante , & mit a la voile , emmenant avec lui Fin- fant , auquel il vouloit faire epoufer une de fes filles. De-la fon armee aborda a Marfeille , ou il debarqua, renvoyant tous les vaifleaux qui 1'^voient fuivi , a la referve de celui de Philippe , qui vou- loit voir la reine fa mere. Tiran accompagna fon fouverain , & alia faire un tour en Bretagne, pour embraffer fon pere, fa mere &: fes parens. Cependant, aufli-t6t apres le mariage de 1'infant de Sicile , le roi France ayant appris que le fecond infant fon cadet e"toit entre dans un monaftere , crut qu'il etoit a propos de ren- voyer Philippe dans ce pays. Mais ce prince le pria fi inftamment d'obtenir de Tiran qu'il fit le voyage avec lui , qu'il ne put le refufer. Le roi ecrivit en confequence des lettres fort preiTantes a Tiran , aufli bien qu'au due de Bretagne. Le chevalier fut touche de remprefTement qu'on iul temoignoit. II fe rendit a la cour de France , ou il fut bien re^u & careiffe du roi & de la reine , qui le remercierent mille fois de fa complaifance. II partit enfuite avec le prince , & ils arriverent a Marfeille. Us trou- verent dans ce port plufieurs galeres tres-bien ar- mees qui les attendoient, & qui les porterent promp- tement & heureufement en Siciie , oil Ton fut char- me de les recevoir. Fin dc la. premiere Panic. N iij JLJ DU VAILLANT CHEFALIER TIRANLE BLANC. >g T SECONDE PARTI E. OUS avons vu dans la premiere partie de cette Jiiftoire de quelle maniere le fultan du Caire leva le iiege de Rhodes , & comment a fon retour dans fes etats, il fut traite par fes fujets. Apres fa mort oa elut un autre fultan , qui pour fe montrer ama-* teur du bien public , leva un plus grand nombre de troupes que n'avoit fait fon predeceffeur , dans le derTein de les employer contre les Grecs. II s'allia, pour Fexecution de ce projet, avec le Grand-Turc, qui joignit a fon armee une nombreufe intantetie , Sc HIST. DU CHEV. TIRAN LE BLANC. 199 beaucoup cle cavalerie. Leurs troupes reunies fe mon- v toient a cen^ dix-fept mille homines. Chaque prince avoit fon enfeigne particuliere. L'une etoit rouge , avec un calice & une hoftie en broderie. Us por- toient cette devife depuis que les Genois & les Venitiens leur avoient donne en gage un calice & une hoflie confacree. L'autre banniere etoit de gros taffetas verd , avec une infcription en lettres d'or , qui difoit , qu'ils etoient les vainqueurs du brave chevalier He&or le Troy en. A leur arrivee dans la Grece ils prirent beaucoup de villes ck de chateaux , & feize mille enfans , qu'ils envoyerent en Turquie & fur les terres du fultan , pour les faire clever dans la fecle de Mahomet. Ils fe repan- dirent enfuite dans Pempire qu'ils ravagerent , por- tant par-tout le degat & la defolafion. Huit jours apres 1'arrivee de Tiran en Sicile , le roi lut & communiqua a fon confeil une lettre que Tempereur de Constantinople lui avoit ecrite depuis peu , pour rinfonner de fes malheurs. Sur le champ il manda le chevalier , &: fit faire la lecTure de cette lettre en fa prefence. Elle etoit conque en ces termes : Frederic , par la grande bonte du Dieu eter- nel , empereur de Conftantinople : A vous , roi de la grande & feconde lie de Sicile , falut ck hon- neur. En confideration de 1'union etablie entre Niv loo HIST. DU CHEVALIER hos ancetres , & de celle que nous avons juree & confirmee nous-memes par nos ambafladeurs , nous faifons favoir que le fultan Maure renegat eft entre dans notre empire avec le Grand-Turc ; qu'ils fe font empares de la plus grande partie de nos etats , & qu'ils ont fait un 'horrible maflacre du peuple chretien ; ce que nous n'avons pu empeYher , a caufe de la vieillerTe qui nous met hors d'etat de porter les armes. La perte que nous avons faite de tant de villes & de chateaux , a ete fuivie d'une autre encore plus grande ; je veux dire de celle de noire fils ame , le plus grand bien que nous euffions au monde , notre confolation , le bouclier &c le rempart de la fainte foi catholique. II eft mort avec uri courage infini , en combattant centre les irifi- deles. Ce trifte ]our nous a ravi 1'honneur & la reputation de notre famille imperiale. Cependant ayarit fu que vous aviez a votre cour un chevalier celebre par fes grandes actions , nomine Tiran le Blanc , de 1'ordre de la jarretiere ; inftruit d'ailleurs de fes grands faits d'armes , &c du fecours qu'il a donne au grand-mavtre de Rhodes , nous vous de- mandons , par la foi & Pamour que vous avez pour Dieu & la chevalerie , de le prier en votre nom & au notre , de venir a notre fervice. Nous lui ferons telle part de nos biens qu'il fouhaitera. Que s'il re- fufe de nous fecourir , nous fupplions la juftice di- vine de lui faire eprouver les maux que nous ref- TIRAN LE BLANC. ior fentcms. O bienheureux roi de Sicile ! prenez piti^ de notre malheur , afin que la divine bonte vous preferve d'un femblable. Apres la lefture de cette lettre , le roi s'adref- fant au chevalier : Valeureux Tiran , lui dit-il, vous devez rendre graces a Dieu des talens qu'il vous a donnes , & de la gloire que vous vous tes acquife dans le monde. Je fais que vous n'&es point oblige de rien faire a ma priere ; au contraire , c'eft a moi a vous remercier de tout ce que je vous dois. Cependant la confiance que j'ai en la generofite de votre coeur , me porte a ofer vous prier de la part de Fempereur de Conftantinople & de la mienne ; & ce qui doit vous toucher encore plus , je vous demande au nom de Dieu meme , & de fa bienheureufe mere , d'avoir pitie de ce malheureux empereur , qui vous prie de le fecourir dans fa vieil- leflfe , & de ne pas permettre que fon empire foit la proie des infideles. Le roi fe tut apre"s ce difcours , & Tiran pre- nant la parole : Seigneur , lui repondit-il , on ne pent avoir un plus grand defir que j'en ai de vous fervir. Les prieres de vorre altefle font des ordres pour moi ; & puifqu'elle le defire , j'irai fecourir 1'empereur de Grece. Mais je ne puis faire i'im- poffible , quelque heureufe que foit pour moi Te- toile de Mars , fous laquelle je fuis ne ; ck je vous ioi HIST. DU CHEVALIER. avoue que je ne comprends pas comment dans un fi grand nombre de rois , de dues , de marquis ck de comtes , qui tous font meilleurs chevaliers que moi, ce grand empereur penfe a moi preferable- ment a tout autre. Le roi repartit qu'il y avoit , a la verite , beaucoup de bons chevaliers dans le monde ; qu'il croyoit cependant qu'il 1'emportoit fur tous ; que c'etoit pour cette raifon qu'il le con- juroit encore une fois d'aller au fecours de cet em- pereur , & de delivrer par fon courage & fon ha- bilete un fi grand nombre de chretiens , qui n'at- tendoient que la mort ou 1'efclavage. Mes galeres font pretes & bien armees , continua le roi , & je vous fupplie de hater votre depart. Tiran fe rendit aux prieres du roi de Sicile ; & les ambafladeurs Grecs qui avoient apporte la lettre de 1'empereur , en remercierent ce prince dans les termes les plus forts. Depuis qu'ils etoient dans cette cour , ils avoient deja leve quelques gens de guerre ; mais Pile n'etoit pas en etat de leur , fournir la quantite de troupes dont ils avoient be- foin ; ils envoyerent a Rome & a Naples , ou ils trouverent beaucoup de gens de bonne] volonte. acheterent auffi grand nombre de chevaux. Tiran n'etoit occupe que du foin de faire preparer les armes , & de remplir cinq grandes caiffes de trom- pettes pour la cavalerie. Tout etant difpofe pour le depart , le chevalier TIRAN LE BLANC. 103 prit conge du roi , de la reine , de 1'infante & de Philippe. II mit enfuite a la voile ; & apres quelques jours d'une heureufe navigation , il arriva un matin a la vue de Conftantinople. Cette nou- velle caufa un plaifir extreme a l'empereur ; il di- foit fans ceffe , que fon fils etoit reffufcite. Les ga- leres entrerent dans le port au fon d'un fi grand nombre d'inftrumens , que tout le peuple de cette capitale , un moment auparavant trifle & abattu , pouvoit a-pe'me contenir fa joie. L'empereur lui- meVne fortit de fon palais , 6k alia fe placer fur un grand echafaud , pour voir aborder les galeres. Tiran , averti qu'il etoit dans cet endroit , fit porter deux grandes bannieres du roi de Sicile , & une des iiennes , par trois chevaliers armes de blanc; & chaque fois qu'il paifa devant l'empereur , il les fit baifler jufqu'a 1'eau ; mais pour marquer fon refpecl: , il fit entrer la fienne dans la mcr. L'em- pereur fut charme de cette nouveaute , &: de cette politeffe. EnSn apres plufieurs mouvemens , les vaifleaux donnerent a terre , & Tiran defcendit , reve'tu d'une cotte de mailles , dont les manches etoient garnies de franges d'or. II portoit par-def- fus une foubrevefte a la franc^oife , avec un cein- turon d'ou pendoit fori epee ; 6k fa tete etoit cou- verte d'une toque ecarlate , ornee d'une fuperbe agraffe de diamans & de p : erreries. Diofebo , qui racccmpagnoit , etoit vetu a-peu-pre? de la meme 104 HIST. DU CHEVALIER facjon. Richard , & tous les autres chevaliers &C gentilshommes de fa fuite etoient aufli fort magni- fiques. Le comte d'Afrique s'etoit rendu fur le bord de la mer avee un nombreux cortege pour recevoir Tiran , & 1'accompagna jufqu'a 1'echafaud de Fem- pereur. Tiran ayant apper^u ce prince , fit de fuite deux profondes reverences ; & lorfqu'il fut aupres de lui , il fe mit a genoux en devoir de lui baifer les pieds , ce que 1'empereur ne voulut pas per- mettre ; au contraire , il le baifa fur la bouche , apres n'avoir pu 1'empecher de lui baifer les mains. En meme terns Tiran lui remit la lettre du roi de Sicile , dont il fit la lefture , apres quoi il dit au chevalier qu'il n'oublieroit jamais 1'obligation qu'il avoit a ce prince , de 1'avoir determine a venir le tirer de 1'etat malheureux auquel il etoit reduit. Et afin que perfonne n'ignore , continua-t-il , le cas que je fais de vous , & combien je vous aime, je vous donne le commandement general ck im- perial fur les gens de guerre , ck fur la juftice. A ces mots il lui prefenta un baton d'or, fur lequel les armes de Fempire etoient emaillees ; mais Tiran s'excufa de 1'accepter, & fe mettanta fes genoux, il lui dit , qu'il fupplioit fa majefte imperiale de ne point trouver mauvais qu*il refiisat un com- mandement qu'il n'avoit point merite ; que trois raifons entr'autres Fy engageoient ; la premiere , TIRAN LE BLANC. 105 qu'il ignoroit les mouvemens & 1'etat des enne- mis ; la feconde qu'il avoit avec lui try peu de troupes ; & la troHieme enfin , que cette dignite convenoit beaucoup mieutf au due de Macedoine, qu'a tout autre. Mais 1'empereur , fans avoir egard a fes excufes : Perfonne ne peut commander ici , repondit-il , que ceux a qui j'en donnerai 1'ordre. Je veux done que vous commandiez toutes mes troupes ; & je me demets en votre faveur de toute mon autorite , puifque j'ai perdu toute la confo- lation de ma, vie , & que mon age & toutes mes infirmites m'empechent de porter les armes. Tiran contraint d'obeir a 1'empereur , re^ut le baton en lui baifant la main. En meme terns toutes les trou- pes public rent dans la ville , au fon des trompet- tes , que Tiran le Blanc commandoit la guerre & la juflice. Apres cette ceremonie , 1'empereur quitta fon echafaud pour retourner au palais , oil Tiran 1'ac- compagna. Lorfqu'ils y furent arrives , le cheva- lier demanda permiffion -a 1'empereur d'aller faire la reverence a I'imperatrice , & a 1'infante fa fille. Ce prince y confentit ; & le prenant par la main, il le conduifit dans une chambre qu'ils trouverent fermee & fans lumire. En entrant , 1'empereur s'^cria : Madame , voici votre capitaine general , qui vient vous faire la reverence. Une vo^x foible & prefque eteinte , r^pondit : Qu'il foit le bien 10(5 Hist. DU CHEVALIER venu. Seigneur , dit alors Tiran a 1'Empereur , il faut de Wfoi pour croire que 1'imperatrice foit ici. Capitame , reprit ce prince , puifque vous com- mandez abfolument dans 1'empire grec , vous avez le pouvoir d'ouvrir les fenetres. Aucun deuil de mari , de pere , de fils ou de frere , ne peut vous empecher de voir ces dames. Ufez de vos droits. Tiran ayant done fait apporter des lumieres ? n'apperc/s-it d'abord qu'un pavilion. II s'en appro- cha , 1'ouvrit , & tfouva deflbus une femme vetue de gros drap , & couverte depuis la i^te jufqu'aux pieds d'un grand voile noir. Lorfqu'il 1'eut ieve, il fe mit a genoux & baifa la main de I'impera- trice , -apres avoir baife le bas de fa robe, Elle tenoit un chapelet d'or emaille , qu'elle baifa , & qu'elle donna enfuite a baifer au capitaine. Un moment apres il apperqut un lit , dont les rideaux etoient egalement noirs ; & fur lequel 1'infante etoit couchee. EUe avoit une vefte de fatin noir , & une robe de velours de la mme couleur. La veuve Repofee , qui hii avoit fervi de nourrice, & la fille du due de Alacedoine , etoient aflifes fur le pied de fon lit. II y avoit dans le fond de la chambre cent foixante & dix dames ou demoifelles , qui n'abandonnoient jamais rimperatrice & 1'infante Carmefine fa fille. Tiran s'approcha de cette prin- ceffe , Jui fit une profonde reverence ; & apres lui avoir baife la main, il ouvrit les fenetres ; ce qui T i R A N L E BLANC. id? rejouit beaucoup toutes les dames ; car -elles vi- voient depuis long-terns dans cette obfcurite , a caufe de la mort du prince fils de 1'empereur. Apres ces premieres civilites , Tiran dit fon avis a Tempereur & aux princeflTes fur 1'etat ou il les trouvoif. II leur remontra , que par cette vie trifle & retiree qu'ils menoient , ils contribuoient , fans le vouloir , a augmenter la confternation ou la mort du prince , & les progres des infideles avoient jette leurs meilleurs fujets. De-la il conclut, qu'il jugeoit a-propos que leurs majeftes priffent des manieres plus gaies & plus ouvertes , afin de con- foler le peuple , & de lui infpirer de la confiance ck da courage. Get avis rut generalement applaudi , & 1'empe- reur vdulant montrer qu'il 1'approuvoit : Le capi- taine nous donne un bon confeil , dit-il ; je veux done, & j'ordonne que des ce moment tout le monde quitte le deuil. Tiran ecoutoit le difcours de 1'empereur ; mais fes yeux etoient attaches fur Carmefine , que la grande chaleur avoit obligee de fe delacer , en forte qu'elle laiflbit voir une gorge admirable , & d'une blancheur eblouiiTante , qui donna au chevalier des idees qu'il n'oublia jamais. Aufli eprouva-t-il dans ce moment ce qu'il n'avoit jamais reffenti. Cependant Tempereur prit fa fille par la mail^, & Tiran donna le bras a 1'imperatrice. On fortit de cette chambre lugubre, HIST. DU CHEVALIER & on paffa dans une autre magnifique , oil fe voyoient reprefentees les hiftoires de Flores ck de Blanche-fleur , de Pyrame ck de Thisbe , d'Enee ck de Didon , de Triftan ck d'Yfeult , de Lancelot ck de la reine Genievre , & de pluikurs autres ; ce qui fervit de pretexte a Tiran $ pour dire a Richard , que jamais il n'eut cru trouver dans ce pays d'aufli belles chofes. Mais Richard n'entendoit pas le veritable fens de ces paroles. L'empereur avoit fait preparer dans la ville une jbelle maifon , deftinee a loger Tiran 6k toute fa /uite. Des que le chevalier s'y fat retire , il entra feul dans fa chambre , ck s'appuyant la ttte fur le pied d'un lit , il refta dans cette fituation , uni- .quement occupe de fes penfees. Un moment apres .on vmt lui demander s'il vouloit diner ; inais il repondit qu'il avoit mal a la tte. II etoit frappe de cette paffion enchanterefle ,, dont le poifon d^- licat attaque en meme terns 1'efprit ck le cceur. Diofebo , inquiet de cette retraite imprevue , vint lui-meme s'informer de Tetat de fa fante ck lui offrir fes fervices : Mon coufin , lui repondit Tiran d'un air embarrarTe , je ne puis a-prefent vous expliquer ce que je fouffre ; je me crois incommode de Fair de la mer. O mon cher capitaine ! repnt Diofebo y pourquoi chercher du myftere avec moi , pour qui vous n'avez jamais eu aucun^ecret ? Ne m'impor- tunez pas davantage , repliqua Tiran ; je reflens ce TIRAN LE BLANC, 109 Ce que jamais je n'ai eprouve ; ck fans ofer lever les yeux fur lui , il ajouta : Que voulez-vous? J'aime. A ce mot il ne cbntraignit plus fes fou- pirs , & donna un libre cours a fes larmes. Diofebo comprit d'abord que 1'embarras de Tiran procedoit principalement de la fa^on dont il avoit toujours parle de 1'amour a fes parens & a fes amis , traitant d'infenfes tous ceux qui fouitiettoient leur libefte a leurs plus cruelles ennemies. Mais voyant enfin qu'il etoit tombe lui-meme dans un inconvenient , auquel toutes les forces humaines ne font pas capables de parer , & ne doutant point que cette paffion ne fut un effet des charmes de 1'infante : Rien n'eft auffi naturel que d'aimer , dit-il a Tiran ; Ariftote nous affure qu'on doit toujoUrs chercher fon femblable. Vous ^tes amoureux , &C quelque dure que cette foumiffion vous paroiiTe , vous ne pouvez eviter de fuccomber. Ne vous affli- gez point ; & puifque nous avons place notre cceur en fi haut lieu , vous d'un cote & moi de 1'autre , efperez que nous apporterons quelque remede a notre nouveau mal. Ce difcours confola le che- valier j il fe leva quoiqu'avec une efpece de hon- te, & alia fe mettre a table. Le diner que 1'era- pereur avoit fait fervir etoit de la derniere ma- gnificence ', mais Tiran ne mangea pas beaucoup, On attribua fon peu d'appetit a la fatigue de la mer. Enfin , tourmente de fon amour , il quitta la table , Tome L O zio HIST. DU CHEVALIER & fe retira dans fa chambre , ou il alia cacher fes foupirs. Aprs le dmer tous les autres chevaliers fortirent pour fe promener , & dormer a Tiran le terns de prendre quelque repos. Diofebo , accompagne" d'un autf e , prit le chemin du palais ; ils furent ap- perqus de Fempereur , qui les fit appeller. On les conduifit dans la chambre de 1'imperatrice, outoutes es dames etoient affemblees. La , apre"s leur avoir appris des nouvelles de Tiran , dont il les affura <jue 1'incommodite n'auroit point de fuites ; Dio- febo , a la priere de 1'empereur , fit le re'cit de tout Ce qui s'etoit pafTe en Angleterre aux noces du roi & de la princeffe de France. II raconta enfuite le mariage de 1'infante de Sicile , & n'oublia pas le fecours que Tiran avoit donne" au grand-maitre de Rhodes. Toutes les dames e'coute'rent avec admi- ration de fix beaux a&es de chevalerie ; mais il n'y en eut aucune a qui ce recit fit plus de plaifir qu'a 1'infante. L'empereur fe rendit enfuite au confeil , ou Diofebo fe mit en devoir de Taccompagner ; mais ce prince ne voulut jamais le permettre , & lui dit , que les jeunes chevaliers rte devoient point abandonner les dames. Aprs quelques momens de converfation , la princefle demanda a 1'imperatrice la permiflion de paffer dans une autre falle pour fe promener ; ce qu'elle n'avoit point fait depuis TIRAN L BLAN& 111 .long-terns , a caufe du deuil de fon frere. L'impe*- ratrice y confentit ; & 1'infante , fuivie de fa com- pagnie , entra dans une grande falle dortt les murs etoient revtus de jafpe & de porphire de differentes couleurs. Les fenetres etoient de criftal , & le pave feme d'etoiles rendoit un eclat merveilleux. Les tableaux places dans les compartimens reprefeo- toient differentes hiftoires de Boors , de Perceval & de Galad. On y voydit 1'aventure du tr6ne perilleux^ & la qute du faint Graal. Le plafond etoit tout en or & a2ur ; ck les ftatues de tous les princes chre- tiens , que Ton avoit placees autour de la falle ^ etoient d'or , avec la couronne fur la tthe , ck le fceptre a la main. Le nom de chaque prince f voyoit ecrit en lettres latines dans un equ pofe fur le piedeftal , ou Ton avoit aufli grav^ fes armes. En arrivant dans cette falle , 1'infante s'eloignd un peu de fes demoifelles ^ pour s'entretenir ett particulier avec Diofebo. Leurs difcours roiilerent prefque tous fur Tiran , & le chevalier s'apper^ut aifement combien cette converfation etoit agitable a la princeffe ; aufli lui dit-il qu'ils fe trouvoient parfaitement heureux d'etre dans un lieu ou depuis (i long-terns its defiroient d'arriven Nous fomme? enfin parvenus , continua-t-il , a voir ce qu'il y a jaraais eu de plus beau , de plus airriable & de plus vertueux dans le monde. Tout ce que nous avons fouffert pour nous rendre ici r -8t tout c que nous Oij in HIST. DU CHEVALIER fouffrirons dans la fuite , ne nous afflige point. Le bonheur de vous voir nous en a deja confoles. II ajouta que Tiran n'etoit venu en Grece que fur les merveilles qu'il avoit entendu raconter de fo beaute ; que ni les prieres du roi de Sicile , ni la lettre de Pempereur fon pere , ne 1'avoient determine a ce voyage , qu'il ne 1'avoit entrepris que dans 1'efpe- rance de la voir & de la fervir , qu'elle feroit 1'u- nique objet de tout ce qu'il entreprendroit dans cette guerre , & de tous les combats qu'il don- neroit dans la fuite. On croit aifement ce que Ton fouhaite. La princefle commenc^oit a n'&re pas in- fenfible au merite de Tiran , elle ne douta point que ce difcours ne fut veritable. Cette penfee la plongea dans une profonde reverie , fon cceur etoit partage entre la joie & le depit ; il y avoit des momens ou elle fe reprochoit d'etre trop fenfible a ce qu'elle apprenoit ; & malgre fon filence,on lifoit dans les changemens de fon vifage les mouvemens de fon cceur. Elle etoit dans cet etat lorfque Tempereur fortit du confeil. II appella Diofebo , dont la converfa- tion lui plaifoit , & s'entretint avec lui jufqu'a J'heure du fouper. En partant , le chevalier s'ap- procha de Tinfante , 6k lui demanda fi elle n 'avoit rien a lui commander. La princefle le prenant pat le bras : Recevez cette embraflfade , lui dit-elle , & faites-en part a Tiran. Diofebo rendit compte au TIRAN LE BLANC. 213 chevalier de tout ce qui s 'etoit pafle, apres 1'avoir embrafTe d'abord de la part de la princeffe. Ce qu'il lui apprit , le rendit le plus content des hommes. II reprit toute fa gaiete , foupa de bon appetit , atten- dant avec impatience le moment de pouvoir con- templer a Ton aife celle qui tenoit Ton coeur en captivite. La princeffe de Ton cote n'etoit pas tranquille. Apres le depart de Diofe'bo , elle etoit fi agitee & ii inquiette , qu'elle ne put demeurer a table avec 1'empereur. Elle fortit, & pafla dans fon appar- tement , fuivie de la fille du due de Macedoine , fon amie & fa confidente. Elle fe nommoit Ste- phanie , & etoit de mme age que rinfante , qu'elle n'avoit point quittee depuis fa plus tendre enfance. La princefie fe voyant feule avec elle , lui conta tout ce que Diofebo lui avoit dit , & ne lui cacha point le penchant qu'elle fe fentoit pour Tiran. Ellerap- peloit fa bonne mine , fa politeflfe , fon courage , & fes grandes actions. Elle fe difoit que c'etoit pour elle feule qu'il etoit venu au fecours de 1'empire , elle trouvoit mille raifons d'etre fenfible a fon amour , elle fe promettoit que cet amour feroit le bonheur de fa vie. Stephanie la confirma dans cette idee. Leur converfation fut interrompue par Tar- rivee des autres demoifelles , & de la veuve Re- pofee , qui , en qualite de nourrice de la princeffe , confervoit un grand afcendant fur fon efprit. On fe Oiij HIST. r>u CHEVALIER fetira , mais 1'infante ne ferma pas 1'oeil de toute fa huit , &: la paffa a s'entretenir de Tiran avec Ste- phanje. Le lendemain matin , Tiran forth de chez lui v&u d'un fuperbe habit brode. Une broderie de perles deffinoit fur fon manteau cette devife : tine, m vaut milk , & milk nen vcd&nt pas une. II portoit a la main le baton d'cr de commandement , que Tem- pereur lui avoit remis. Tous ceux qu'il avoir ame- nes avec lui , parens ou amis , habilles magnifique- m'eqt d'un brocard foie & argent , le fuivirent & prirent avec lui le chemin du palais. Lot(qu'ils fu- rent arrives a la grande porte, ils remarquerent deux grands vafes d*or places en dedans & en de- hors , plus hauts que le plus grand komme , & d'un poids fi confiderable , que cent perfonnes n'auroient pu les ebranler. L'empereur avoit fait faire cette ma- gqificence dans le terns de fes profperites. Ils entre^ rent dans le palais , 6k apper^urent des ours & des lions attaches avec des chames d'argent. De-la ils fe rendirent dans une grande falle rev^tue d'al- fcatre. Quoique 1'empereur ne rut pas encore habille , des qu'il fut inftruit de leur arrivee, il ordonna qu'on 6t entrer Ton general. L'infante le peignoit alors , elle lui donna enfuite a laver , comme elle faifoit tous les matins. Cette princeffe n'etoit cou- yerte due d y une fimple robe brodee d'une herbe TIRANLE BLANC. 115 qu'on appelle t amour vaut , avec des lettres qui formoient cette devife , mais non pour moi. Lor- que 1'empereur fut habille, il demanda a Tiran ce qu'il avoit reflenti la veille. Mon mal ne vient que d'un changement d'air , dit le chevalier , celui de ce pays me femble un peu vif pour nous autres occidentaux. La princefle prenant la parole , & regardant Tiran avec un fourire qui lui montroit qu*il avoit ete entendu , lui dit : Chevalier , ce mal n'eft dangereux que pour les etrangers qui ne favent pas fe gouverner. En meme terns 1'empereur fortit de Ton appartement, en s'entretenant avec le ge- neral. L'infante de Ton cote prit Diofebo par la main, 8c lui dit : Je n'ai pas dormi de toute la nuit; ce que vous m'appntes hier ne m'a pas permis de fenner l'ceil. Nous n'avons pas plus dormi de notre cote , reprit Diofebo ; mais je fuis charme que vous. ayiez entendu ce qu'a dit Tiran, Comment ! repon- pondit la princeffe , croyez-vous done les Grecques, moins intelligentes que les Fran<joifes ? Parlez fi obfcurement qu'il vous plaira , & comptez qu$ nous vous entendrons parfaitement. Tant-mieux ! reprit le chevalier , nous aurons plus de gloire a vivre avec des perfonnes aufli habiies. Vous 1'eprou- verez par la fuite, continua i'infante, & vous ver- rez Ci nous faurons juger de vos demarches. Dans ce moment la prince (Te appela Stephanie & plufieurs autres demoifelles, pour tenir compa- Oiv HIST. DU CHEVALIER gnie a Diofebo , & rentra dans fa chambre , ou elle acheva de s'habiller. Tiran d-: fon cote accom- pagna Fempereur a fainte Sophie, ou il le laiffa, 6k revint au palais pour mener les princefles a la rnefle. II trouva fon coufin dans la grande falle au milieu de toutes les demoifelles de 1'infante , d'un air auffi libre avec elles , que s'il eut pafle toute fa vie dans cette cour , & leur racontant les amours de Philippe avec la princerTe de Sicile. Lor fqu 'elles apperqurent Tiran , elles le firent af- feoir , & 1'environne rent jufqu'a 1'arrivee de 1'im- peratrice. Elle parut couverte d'un habit de velours , & s'avancja d'abord pour demander a Tiran des nouvelles de fa fame. Un moment apres , 1'infante fortit de fon appartement , v^tue d'une robe cra- moifie , doublee , de martres zibelines , avec les maches ouvertes. Elle avoit fur la tete une petite couronne & beaucoup de pierreries dans fes che- veux. Dans cet etat , elle etoit belle ccmme le plus beau jour. Tiran donna le bras a Fiinperatrice ; car en qualite de capitaine-general , il avoit le pas fur tons les feigneurs de la cour , qui prefentetent le bras a 1'infante ; mais au defaut de celui de Tiran , elle n'en voulut point d'autre que celui de Dioftbo. En allant a 1'eglife , ce chevalier dit a la princeffe , qu'il etoit frappe du rapport qui fe trouvoit entre kurs habits. En efFet , Tiran etoit ce jour-la de couleur cramoifie comme Tin* TIRAN LE BLANC. 217 farite. Que je ferois content, ajouta-t-il, fi je pla^ois ce manteau fur votre robe ! En meme terns il arreta le general , & mit en efFet leurs habits 1'un fur 1'autre. La princeffe lui demanda s'il avoit perdu 1'efprit , de dire & de faire de femblables folies en prefence de tout le monde ; mais il affura que perfonne ne 1'avoit ni vu ni entendu , & qu'il etoit homrne a dire le pater a rebours fans que Ton s'en apperut. De-la on arriva a Tegiife ou 1'infante ne votilut pas entrer dans la tribune avec 1'imperatrice , fbus pretexte qu'il y faifoit trop chaud ; mais en efFet , pour pouvoir regarder Tiran avec plus de facilite. Les dues , les comtes & les marquis 1'avoient place au-deflus d'eux tons , & fort proche de 1'autel. La princefle le voyant toujours a genoux ( car c'etoit ainfi qu'il entendoit la meffe) , lui envoy a , par une demoifelle , un des carreaux de brocard dont elle fe fervoit. L'emperenr lui fut tres-bon gre de cette attention. Tiran de fon cote fe leva pour recevoir le carreau , & fit une profonde reverence a 1'infante , qui ne put jamais achever fes heures, tant elle etoit occupee a examiner le chevalier , dont la parure a la fran^oife lui revenoit infini- ment. D'un autre cote , Tiran vivement occupe des beautes de 1'infante , & fe rappelant toutes les femmes qu'ii avoit vues , convenoit que jamais O iv HIST. DU CHEVALIER il ne pouvoit s'en trouver de plus belle & de plus accomplie. Ses beaux cheveux blonds rattaches en partie fur fa tte , flottoient a groflfes boucles fur un cou dont la blancheur faifoit honte a la neige. Ses fourcils un peu arques , ni trop epais , ni trop noirs , paroiffoient traces au pinceau. Ses yeux re- fembloient a deux etoiles plus brillantes qu'aueune pierre precieufe. Leur eclat fe trouvoit m&e de tant de grace & de douceur , qu'il etoit impoffible de ne pas leur rendre les armes. Son nez fin n'etoit ni trop grand , ni trop petit , dans la plus jufte portion pour un vifage forme de lys & de rofes. Elle avoit les levres auffi rouges que le plus beau eorail , & les dents de la plus grande blancheur. Ses mains petites & potelees, fes doigts longs & menus etoient accompagnes d*ongles fi fort incar- nats, qu*on les eut foupqonnes d'etre peints. Sa taille etoit grande & legere. Enunmot, la nature Tavoit douee de toutes les perfections capables de char- mer les yeux & de captiver les coeurs. Aprs la mefTe on retourna au palais ou 1'em- pereur donna un grand repas en 1'honneur de Tiran. Tous les feigneurs qui fe trouvoient alors a la cour y furent invites. Le diner fut fuivi du bal, & d'une grande collation , aprs laquelle 1'empereur voulut monter a cheval, pour montrer la ville au capi- taine. Tiran rut emerveille des grands edifices & de la magnificence de cette capitale de 1'empire. TIRAN LE BLANC. 119 Au retour de la promenade , I'empereur retint le general a fouper ; & ayant ordonne qu'on avertit 1'infante de Venir fe mettre a table : Seigneur , lui dit Tiran , il me femble que ce titre d'infante n'eft pas jufte , puifque la princeffe votre fille eft heri- tiere prefomptive de Tempire. Je fais que V. M. a une fille ainee qui a epoufe le roi de Hongrie ; mais comme par Ton mariage elle a renonce a tons fes droits , & qu'on ne donne le titre d 'infante qu'aux filles de rois , il me paroit que celui de princefTe conviendroit mieux a la belle Carmefine. L'empe- reur trouva 1'avis fort fage , & ordonna que do- renavant on n'appelleroit plus fa fiile que princefTe. On tint le lendemain un grand confeil fur les . operations de la guerre. On y examina Tetat des troupes , celui des finances & des provisions , & on prit fur chacun de ces articles les arrangemens que le general jugea neceflaires. Au fortir du con- feil , il fe rendit au tribunal de Zafiro , ou fe te- fioit la juftice , & y prefida pendant tout le jour , ecoutant les plaintes , & jugeant les conteftations des particuliers ; ce qui n'e'toit point encore arrive" , depuis que le fultan ck le Grand-Turc ^toient rentres dans Tempire, II fit enfuite plufieurs reglemens , tant pour ce qui regardoit la maifon de rempereur , 6c le fervice de fa perfonne & des princefTes, que pour la siirete de la ville. En tres-peu de tems Tabondance & la trariquillite regnerent dans Con& no HIST. DU CHEVALIER tantinople , & le peuple donna des louanges infi- nies a Tiran pour le bon ordre qu'il y avoit etabli. Son amour augmentoit chaque jour ; mais ia paffion etoit fi refpe&ueufe , qu'il n'avoit pas eu la hardieffe de temoigner a la princefle ce qu'il re/Tentoit pour elle. Cependant fon depart n'etoit differe que pour laiffer aux chevaux que fes vaif- feaux avoient apportes , le terns de fe remettre des fatigues de la mer , & pour debarquer les grains 8c les autres provifions dont ils etoient charges. La princeffe 1'aiinoit trop elle-meme , pour ne pas s'appercevoir de ce qu'il penfoit. Elle lui manda done un jour, par un page , de fe rendre chez elle tres-peu accompagne , fur Theure de midi , parce que tout le monde dormoit alors dans le palais. A cette nouvelle Tiran fe crut le plus heu- reux de hommes, & declara a Diofebo qu'il ne vouloit etre accompagne que de lui feul. L'heure du rendez-vous arriva , & les deux che- valiers ayant pris le chemin du palais , fe rendirent fec> etc vnent a 1'appartement de la princeffe , qui , cbarmee de leur exactitude , fe leva pour les re- cevoir.. En m^me terns elle prit Tiran par la main &: le fit affeoir a fes cotes , tandis que Diofebo donnoit un bras a Stephanie, & Tautre a la veuve Rcpofee j & les emmenoit d'un autre cote , afin qu'elles ne puflent entendre leur converfation. Alor-s la princeffe fe trouvant t^te-a-tete avec le TIRAN LE BLANC. in chevalier : Votre gener elite , lui dit-elle avec 1'air du monde le plus gracieux, m 'engage a vous parler librement , fans craindre que vous m'en fachiez mauvais gre , parce que mes intentions font trop pares & trop droites pour vous offenfer. Audi ne me confolerois-je jamais , fi votre courage vous conduifoit a des malheurs que vous ne pouvez pre- voir etant etranger dans ce pays. Vous etes venu a la priere du roi de Sicile ; inais il n'aura pu vous dire les dangers auxquels vous allez e^tre expofe , parce qu'il les ignore. Pour moi je m'interefle trop a ce qui vous regarde , pour ne pas vous donner des confeils falutaires qui pourront fervir a vous acquerir une gloire immortelle jufques dans votre propre pays. Ttran interrompit la princefle en cet endroit, I'affurant qu'il etoit penetre de reconnoiffance pour 1'interet qu'elle daignoit prendre a ce qui le tou- choit, & qu'il s'eftimeroit trop heureux de pou- voir obeir a fes ordres. II la fupplia enfuite de lui donner fa main a baifer , mais elle n'y voulut ja- mais confentir , en forte qu'il fut oblige d'appeler Stephanie & la veuve Repofee, qui, pour faireplai- fir au general, determin^rent la princefle a lui accorder cette faveur. Cependant elle ne permit point qu'il baifat fa main par-deffus , ce qui mar- que quelque autorite*; mais elle 1'ouvrit, & Tiran la baifa en dedans en figne d'amour. HIST. DU CHEVALIER Alors la princefTe continuant la conversation 9 lui donna les confeils qu'elle crut convenables a fa fituation prefente. Elle 1'affura qu'elle s'eftimeroit tres-heureufe de lui devoir fes etats , mais qu'elle feroit au defefpoir s'il falloit qu'elle en achetat la pofTeffion au prix du fang d'un chevalier f\ fameux par toute la terre. Elle 1'avertit enfuite , lor {qu'il feroit arrive a Tarmee , de fe defier du due de Macedoine , ajoutant que c'etoit un homme cruel & jaloux, accoutume a la trahifon & a la perfi- fidie , & qui m^me avoit la reputation d'avoir con- tribue a la perte du prince fon frere ; elle lui con- {eiila de fe conduire avec prudence , mais de ne rien negliger pour eviter les pieges qu'il ne manqueroit pas de lui tendre. L'arrivee de Tim- peratrice interrompit la converfation , & empecha Tiran de repondre a la princeiTe. On fe leva , & 1'imperatrice ayant propofe de faire voir au gene- ral le trefor de Tempereur, la princeffe qui en avoit Routes fes clefs l'y conduifit. Le chevalier vit avec admiration les richefles immenfes qui y etoient entalTees, en argent, en or & en pierreries; mais ,on peut aflurer qu'il n'y trpuva rien de fi beau que jCarme'iine. Toute la nuit fuivante il ne fut occupe que de ,ce que cette princefle lui avoit dit; & des que le jcur parut, il & leva, &c comrnanda deux ban- TIRAN LE BLANC. 115 lucres , Tune etoit verte , femee de cadenats (i) <Tor , & ces mots au-deflbus : Ea kttra qu'eftra primera En el nombre d'efta pintura La Ila es con que ventura Cerreda tienne la proftrera. J-'autre etoit a fond rouge, avec un corbeau en broderie , & cette latine : Avis mta. , fequert me , q ula de, carne mca , vel abend , fatiabo te. Ces paroles furertt trouvees fort bonnes parl*em- pereur, les dames, & tous les bons chevaliers. Ti- ran fe rendit enfuite au palais , T^folu de voir la princeffe & Pimpe'ratrice. II entra dans la falle pen- dent leur diner , & 6ta le fervice au grand fen^ chal , fuivant le droit de fa charge. Enfiiite adref- fant la parole a rimp^ratrice , il la fupplia de de'- cider une queftion qui rembarraflbit ; favoir lequel &oit le plus honorable a un chevalier de bien ou ( i ) La premiere lettre du mot de cadenats , eft la rneme que celle qui commence le nom de la princefle Carmefme. Les rebus etoient jadis fort a la i>ode daas les joutes & dans les tournois. HIST. DU CHEVALIER mul mourir , lorfque c'etoit une neceffite qu'il de- voit fubir , & que de plus il ne pouvoit parler. Quelle demande faites-vous a ma mere ? reprit. la princeffe ; perfonne n'ignore qu'il vaut mieux bien mourir. A ces mots , Tiran frappa de fes mains fur la table, & dit entre fes dents , de fa(jon qu'a- peine il pouvoit etre entendu : Cela arrivera ainfi. En meme terns il fortlt de la Talk. Tout le monde fut fort etonne du procede de Tiran ; & les princeffes en inflruin'rent auffi - t6t 1'empereur , qui leur dit, qu'il apprehendoit beau- coup que le chevalier n'eut quelque grande paffion , ou qu'il ne tut fache de fe voir fi eloigne de fon p?,ys , de fes parens & de fes amis , ou bien qu'enfin il ne redoutat la puiilance des Turcs , & les dan- gers auxquels il alloit ^tre expofe. Quoi qu'il en foit , continua-t-il , qu'on ne parle a perfonne de ce qui eft arrive ; avant la nuit je faurai m'en eclaircir. En effet, ayant mis la tete a une fenetre qui regardoit fur la grande place, & appercevant Ridiard , il "appela , & le pria d'avertir le gene- ral, qu'il 1'attendoit pour aller a la promenade. A Farrivee de ce meffager , Tiran ne douta point que I'imperatrice & fa fille n'eufTent parle. Il fe rendit au palais , monte" fur une haquenee, & fuivi d'un grand nombre de chevaliers pare's ma- gniflquement. L'empereur monta auffi - t6t a che- val avec un grand cortege ; & Fon prit le chemin ' de TIRAN LE BLANC. 125 clfe Pera , qui n 'etoit eloigne de la capitale qiie de trois milks. Dans cette promenade , 1'empereur pria Tiran de lui confier le fuj<et de Ton chagrin , 1'aflu- rant que fi la chofe etoit en Ion pouvoir, il feroit bientdt confole. Moil . attachement pour V. M. eft fi grand , lui re'pondit le chevalier , que je n'aurat jamais rien de cache pour elle. Je Vais done lui obeir , en decouvrant a votre altefle une chofe qui m'afflige fenfiblement. J'ai vu 1'imperatrice & la princeiTe a table ; & fai remarque que la premiere pouiToit un grand foupir, que j'ai attribu^ au re- gret qu'elle a de la perte du prince. J'en ai ete veritablement touche ; ck des le moment j'ai fait voeu de n 'avoir aucun repos , que je n'euiTe tire vengeance de ceux qui ont mechamment repandii le fang du glorieux prince votre fils. Le bon em- pereur prit cette defaite en paiement. L'attache- ment que le chevalier lui temoignoit , lui tira des larmes , & il ne manqua pas de le remercier de fon amitie. Pour chaflfer les idees trifles dont il etoit occupe, Tiran fit tomber enfuite la converfation fur dea fujets amufans. Us arriverent enfin a Pera , qu'ils trouverent ornee de fuperbes palais, & d'agreables jardins. Oetoit une ville d'un fort grand commerce. Tandis que le chevalier s'occupoit a I'examiner , 1'empereur lui dit : Capitaine , je veux vous ap- prendre combien cette ville eft ancienne. On lit Tome. I. P HIST. DU CHEVALIER dans 1'hiftoire , qu'elle fut d'abord fondee par des peuples payens ck idolatres , qui, tres-long-tems apres la prife de Troie , fiirent enfin convertis a la foi chretienne , par un brave & valeureux che- valier mon ayeul, nomine Conftantin. Le pere de Conftantin avoit ete elu empereur de.Rome,' & pofledoit la Grece entiere avec plufieurs autres pays , comme 1'hiftoire le rapporte amplement. Saint Sylveftre le guerit d'une grande maladie, 8>c le fit chretien ; & , en revanche , ce prince le fit pape , & lui donna 1'empire de Rome , pour lui & pour Teglife. Cette converfation les mena (i loin, qu'ils ne rentrerent au palais qu'a la nuit. Tiran accompagna Fempereur jufqu'a la chambre de 1'im- peratrice , 6k apr^s avoir pris conge de leurs ma- jeftes , il fe retira a fon logement. La princefle etoit toujours frappee de ce qu'elle lui avoit entendu dire pendant le diner ; & quoique 1'empereur lui cut rendu compte de la converfa- tion qu'il avoit eue avec lui , el!e n'en etoit pas plus tranquille. Le lendemain matin , ayant apper^u Diofebo a la mefle , elle 1'appela , & le chargea de prier fon coufin de fe rendre chez elle apres le diner , 1'affurant qu'elle avoit plufieurs chofes importantes , fur lefquelles elle fouhaitoit de Ten- tretenir. Tiran comprenant d'abord le defTein de la prin- ceffe, fit acheter le plus beau miroir que Ton put TIRAN LE BLANC 1.17, trouver , & le cacha dans fa manche. II courut enfuite au palais avec fon coufin, & trouva Fem- pereur qui s'entretenoit avec fa fille , & qui , a 1'arrivee des deux chevaliers , fit venir Iss inftru- mens. On danfa long-terns; enfuite 1'empereur s'etant retire , la princefTe prit Tiran par la main , & le conduifant dans 1'embrafure cPune fene\re : Gene- reux chevalier , lui dit-elle , votre mal me touche ; confiez-ie moi , & foyez perfuade que je le par- tagerai. Madame , lui repondit Tiran , parlous , s.'il vous plait, de chofes plus amufantes que ne le peuvent e^tre les paflions d'un fimple chevalier tel que moi. Cependarit , reprit la princefle , il n'y a rien dans le monde dont je ne vous fiffe part , fi vous me temoigniez la moindre curiofite. Se peut- il que vous me refufiez , moi qui vous en prie au nom de ce que vous aimez le plus ! Madame , repliqua le chevalier , vous me parlez de fa^on , que je ne puis me difpenfer de vous obeir. Je fuis cependant tres-affure que vous ne me faites des quefh'ons, que pour inftruire 1'empereur de mes fentimens ; mais de quelque maniere que la chofe tourne , je prevois que cet entretien fera la caufe de ma mort. Quoi ! penfez-vous , lui dit la prin- ceflfe , que je voulufle , pour quoi que ce fut , re- veler votre fecret ? Vous me faites tort ; parlez hardiment. Vous m'y forcez, madame , repartit le 1 general ; mais fongez que vous 1'ordonnez ; & Pij HIST. DU CHEVALIER puifque vous voulez favoir ce que je fens , j 'dime. Puis baiffant les yeux , il fe tut. Apprenez-moi done , ajouta la princeffe dont cette confidence acheva de piquer la curiofite , quel eft Fobjet de votre pafiion ; & croyez que ie vous fervirai en tout ce qui dependra de moi. Alors le chevalier tira le miroir de fa manche , & le prefenta a la prin- ceffe : Le portrait que vous verrez , lui dit-il , peut feul me donner la vie ou la mort. Que votre al- teffe lui recommande de me traiter favorablement. La princeffe prit le miroir , & paffa dans la cham- bre avec empreffement , dans la crainte ck 1'impa- tience de trouver le portrait de quelque femme dans cette boire; mais lorfqu'elle n'y apperciit que fes propres traits , il ne lui fut plus permis de douter des fentimens que Tiran avoit pour elle. Ceux qu'elle avoit census elle-m^me pour ce chevalier, fe re- veillereiit a cette vue. Elle admira la maniere in- genieufe dont il s'etoit declare , & cette furprife agreable lui caufa une emotion dont elle ne fut pas la maitreffe. La veuve Repofee & Stephanie la furprirent en cet e'tat, & la trouvant ce miroir a la main, lui demanderent qui lui avoit fait ce beau prefent. La princeffe leur raconta ce qui venoit de fe paffer, ajoutant qu'elle n*avoit jamais lu ni entendu rien d'aufll galant. Elle fe recria fur les graces des etrangers , & avoua qu'elle n'avoit jamais doute TIRAN LE BLANC. jufqu'alors que tous les talens ne fuflfent reurtis dans la Grece; mais qu'elle etoit enfin obligee de convenir que les autres nations 1'emportoient fur fon pays. Comment ! clit la veuve Repofee , quel train vous allez ! Un pied n'attend pas 1'autre. Vous voila deja toute emue, & vos regards brillans m'an- noncent qu'il ne faudroit pas vous prier long-terns. Eft-ce ainfi qu'il vous eft permis de regarder un homme que 1'empereur votre pere a re^u a fon fervice , prefque pour 1'amour de Dieu , & pour en debarrafler le roi de Sicile ? Voulez-vous pour un femblable aventurier expofer votre gloire & votre reputation , devenir la fable de 1'univers , & 1'objet du mepris de tant de rois & de princes qui recherchent votre alliance ? La veuve Repofee etoit en train de pr^cher , el!e dit encore beau- coup de chofes dures pour la princeffe , & often- cantes pour Tiran. La princeffe ne pouvant fup- porter fes reproches la quitta , penetree de depit. Elle paffa dans fa garde-robe les larmes aux yeux, & fut fuivie de Stephanie , qui lui dit qu'elle avoit tort de s'affliger. Quoi ! lui repondit la princeffe , n'eft-ce done pas aiTez que je fois foumife a 1'au- torite d'un pere & d'une mere ? Faut - il encore effuyer les duretes de ma nourrice ? Eh , que vous fera-t-elle, reprit Stephanie ? Vous empechera- t-elle de danfer, & vous interdira-t-elle les amu- femens des perfonnes de votre age, de votre rang Piij 230 HIST. DU CHEVALIER & cle votre fexe ? Allez , cont:nua-t-elle , il n'y a -point de da-me qui ne fafle vanite d'etre aimee, & toutes fuivent les loix de 1'amour ; il n'y a de difference que dans la nature de cet amour. Car il y en a de trois efpeces : Tun eft 1'amour. hono- - rable. Lorfqu'un infant , un due , tin marquis , un comte fort en faveur, ou bien un chevalier celebre aiine une fille , elle tient a honneur que tout le monde foit informe que c'eft pour elle qu'il danfe, qu'il joute , ou qu'il livre un combat ; les belles actions . de fon chevalier tournent a fa gloire. Si un gentilhomme tres-brave & de bonne maifon , aime une demoifelle , & fe fait aimer d'elle a force de prefens , c'e# 1'amour profitable ; mais il ne me plait pas ; aufli n'eft-il pas de plus longue duree que le profit. Mais il y a une troifieme forte d'a- mour. Lorfqu'une fille , fenfible an merite d'un che- valier , ecoute fes difcours paffionnes , de quelle douceur fon coeur n'eft - il pas reinpli ? Que s'ils peuvent aller plus avant , & qu'ils puiffent pafler une grande nuit d'hiver dans un bon lit bien par- fume , & entre deux draps bien blancs ; c'efMa ce que Ton peut nommer 1'amour deleftable , & celui <^lte je prefererois aux deux autres. Ce difcours fit fourire la princefTe , & diflipa une partie de fon chagrin. Mais , madame , ce n'eft pas encore la tout, ajouta Stephanie; il y a encore trois articles de foi , dont je vo'.s qu'on n'a pas eu foin de vous TIRANLE BLANC. r$ i inflriiire. Nous fommes heureufes que les homines les ignorent auffi , fans cela il leur feroit bien plus aife de venir a bout de nous. Sachez , madame , que nous fommes toutes .envieufes & avares , que nous aimons la bonne chere , & que nous avons du temperament. Je crois que toutes les autres font faites fur cet article coinme moi. Un homme doit s'attacher & connoitre celle de ces inclinations qui domine dans fa maitrefTe. Stephanie etoit en beau train , & la princefie ne fe laflfoit point d'ecouter ; inais rimperatrice la fit appeler , ce qui rompit cette converfation. Le lendemain , Tiran pria fon coufin de fe rendre chez la princeffe , afin de favoir ce qu'elle penfoit du miroir. Le chevalier la trouva qui entendoit la meffe. Lorfqu'elle fut finie , il s'approcha d'elle ; & fur ce qu'elle lui demanda ce que faifoit fon coufin , il lui repondit fimplement qu'il etoit alle donner les audiences. Si vous faviez, ajouta la princeflfe , la belle plaifanterie qu'il me fit hier I Mais je compte bien la lui rendre. Ah ! madame , lui dit Diofebo , ce n'eft point ici un jeu ; Tiran vous adore, & fon coeur eft embrafe de la flamme la plus ardente. Ce feu-la, dit la princefle, a plus de fume'e que de chaleur. Lorfque nous brulons nous autres , c'eft d'un feu qui a bien plus d'ar- deur , quoiqu'il faffe moins de fracas. Us conti- nuerent encore quelque terns cette converfation, Piv HIST. DU CHEVALIER dans laquelle Diofebo crut voir que la prince/Te craignoit feulement que Ton ne s'appercut de la paffion de Tiran. Diofebo alia fur le champ en rendre compte a fon coufm , & des qu'ils eurent dine , ils monterent enfemble au palais. Stephanie les vit arriver , & courut en avertir la princeffe , qui paffa dans fa chambre pour les recevcir. Tiran la falua en entrant avec le plus profond refpec"t. Elle le recut avec beaucoup de froideur, & a-peine repondit-elle a fon falut. Le chevalier furpris d'un accneil ii froid , s'approchant d'elle avec precipi- tation : Eh! madame, lui dit-il d'une voix baffe & etouffee par la douleur , quelle peut-^tre la caufe du chagrin que je vois fur votre vifage ? Tiran , 1ui dit la princeffe , il n'y en a point d'autre que votre conduite avec moi. Sans refpecl: pour mon rang, ni pour la dignite de Tempereur mon pere, fans reconnoiffance pour les bontes dont il vous accable , fans egard pour ma reputation, vous ofez me parler d'amour , & me te'moigner ouvertement votre folle paffion ! Si on vient a la foup^onner, que dira-t-on de moi , quelle idee en aura-t-on ? II faut , pour prevenir un tel malheur , que je me hate d'aller moi-m^me decouvrir votre crime a 1'empereur mon pere, & que je prouve par-la a tout Tempire, que fi , par mes bontes , j'ai eu le malheur de vous jnfpirer une ardeur criminelle, du moins je n ? ai ps eu la foiblefle de t ous la pardonner. TIRANLE BLANC. 233 A ces mots , la princefle fe leva pour pafler dans une autre chambre : Tiran la fuivant avec preci- pitation , 1'arreta par fa. robe , en la fuppliant de 1'ecouter. Stephanie & Diofebo joignirent leurs prieres aux fiennes , & la forcerent de fe rafleoir. Ah ! maclame , dit le chevalier en fe jettant a les pieds , vous ignore? quelle eft la force de 1'amour ; votre vertu ne vous a pas permis de connoitre quels font les eflfets de cette paffion qui eft le lien de toute la nature, qui egale tout, & a qui tout obeit. Non, madame, je n'ai point oublie ce que je vous dois, mon efprit ck mon amour vont pour vous jufqu'a 1'adoration. Si la violence de cet amour m'a porte a quelque action qui vous ait deplu , pardonnez-la a ce meme amour. Mais je vois que vous tes inexo- rable. Eh bien ! madame , il faut vous fatisfaire , il faut cefler de vous ofFenfer , il faut eteindre dans mon fang un amour qui vous irrite , & qui ne pent finir qu'avec ma vie ; ce jour fera le dernier ou je vous importunerai. Votre beaute vous fera mille adoratenrs , dont le rang , dont le pouvoir , dont les exploits furpaiTeront les miens; mais il n'en fera point qui vous aime, qui vous adore avec une paffion {i violente & aufli refpedueufe. Adieu, ma- dame , fongez quelquefois a un homme dont votre feule rigueur aura caufe la mort. Je veux que moa tombeau en inftruife 1'univers ; je veux que Ton grave deflus ; Cl-GiT TiRAN LE BLANC, 134 HIST. DU CHEVALIER QUI MOURUT PAR TROP AIMER. En achevant ces paroles , Tiran fe leva avec pre- cipitation , & fe retira fuiyi de Diofebo. La prin- ceffe , frappee de 1'etat oil elle 1'avoit vu fortir , demeura plongee dans la douleur. Elle craignit les fuites du defefpoir qu'elle avoit vu dans fes yeux. Ah ! ma chere Stephanie , s'ecria-t-elle , le vifage couvert de larmes, je ne le verrai plus ! 11 va mou- rir. Je connois Ton courage & la violence de fon amour. Ne m'abandonnez pas dans cet etat cruel , prevenez ce malheur ; vous feule pouvez me fe- courir. Allez le trouver, decouvrez-lui mes fenti- mens , inftruifez-le de ma douleur ; faites ceiTer Ton defefpoir ; qu'il vive , ma chere Stephanie , qu'il efpere ; mon fort & le fien font entre vos mains , je m'abandonne a vous. Stephanie , touchee des larmes de la princefie , prit avec elle une fille , & pafTa chez Tiran , dont le logement etoit voifin du palais. En y arrivant , elle le vit dans un defordre qui annon^oit le plus violent defefpoir. Diofebo t^choit en - vain de le moderer ; elle ne douta point qu'il ne fe preparat a mourir. Elle fe mit done a genoux , & lui dit : Ah ! qu'allez-vous faire , Tiran? He quoi ! voulez- vous perdre ce que vous avez acquis d'honneur & de reputation , pour quelques paroles que ma mai- treffe vous a dites ? Ignorez-vous le cara&ere des femmes ? Croyez - vous qu'il leur foit permis de ' TIRA.N LE BLANC. 135 laiffer paroitre leurs vrais fentimens ? Faut-il vous abandonner ainii a la douleur ? Oubliez ce que la princefle vous a dit , elle-m^me vous en conjure ; c'eft par fes ordres que je viens vous en aiTurer. Des que le chevalier appenjut Stephanie dans cet etat , il alia fe inettre a fes pieds. II la refpecloit comme demoifelle de la princeflfe, & elle etoit digne cfes plus grands egards par fon merite & par fa naiflance. Elle etoit niece de 1'empereur & fille du feu due de Macedoine , le premier de tout Tempire grec. Non, lui dit-il, ma chere Stephanie, non, n'efperez pas me tromper ; mes maux font a leur comble , inon coeur ne peut plus en fupporter le poids ; la mort n'a rien de terrible pour moi , elle va les finir. Je meurs pour la plus belle & la plus refpedable princefTe de Funivers. Cette mort me couvrira de gloire. Ceflez de me flatter d'une eC~ perance qui ne ferviroit qu'a prolonger ma yie pour la rendre plus malheureufe. A-peine la princefle avoit-elle vu partir Stepha- nie, que fa douleur & fon inquietude redoublerent. Bientot elle ne hit plus maitrefTe d'elle - m^me , & fe couvrant d'un voile qui la cachoit toute en- tiere , elle prit avec elle Plaifir de ma vie , une de fes filles , en qui elle pouvoit fe fier , & def- cendant par un efcalier derobe au jardin du palais, elle le traverfa fans ^tre reconnue, en fortit par line porte fecrette, & fe rendit chez Tiran. A-peine HIST. DU CHEVALIER 1'apperqut-il qu'il courut fe profterner a fes pieds , le vifage couvert de larmes , & fans pouvoir pro- noncer une parole. La princefle ne put refifter a ce fpe&acle; elle tomba auffi a terre, en lui di- fant : Chevalier , fi mes difcours vous ont bleffe , pardonnez - les moi , je vous en prie ; perdez - en Je fouvenir , que mon repentir les efface de votre memoire. Ces paroles penetrerent Tiran de la joie la plus vive , a-peine put-il la fupporter. II protefta a 1'in- fante qu'elle feroit toujours la maitrefle de Ton fort, 6k qu'il la regarderoit comme fa fouveraine. Alors Stephanie prenant la parole , dit a la princefTe : Madame , il faut que vous accordiez un gage a ce chevalier , pour fceller la paix que vous venez de faire ; je lui ai promis que s'il obeiflbit a vos ordres , vous lui pennettriez de baifer vos cheveux. Non - feulement les cheveux reprit la princefle , mais les yeux & le front , s'il me promet foi de chevalier, de ne rien entreprendre fur lui-meme. Tiran le promit ; & tout ce qu'il fouffroit fut convert! en joie & en felicite. Alors la princefle retourna promptement au palais , & repaflant par le jardin , elle rentra dans fon appartement , fans que perfonne eut eu aucune connoiflance de fa fortie. Tiran n'etoit cependant pas tellement occupe de fon amour 3 qu'il ne penfat auffi au fujet pour TIRAN LE BLANC. 137 lequel il etoit venu en Grece , & aux moyens de delivrer I'empire du joug des infideles. Ce jour- la meme 1'empereur requt des nouvelles qui en- gagerent encore le general a prefTer fes preparatifs. Un homme envoye de I'arme'e lui avoit rapporte que , depuis peu de jours , le due de Macedoine , qui commandoit les troupes imperiales, s'etoit laifle engager mal-a-propos dans une embufcade , qui lui avoit ete dreflee par les ennemis ; que toute 1'armee avoit ete defaite, & qu'on avoit perdu douze mille hommes dans ce combat; que cependant le due voyant la bataille perdue , avoit pris la fuite , fuivi de tons ceux qui avoient pu 1'imiter , & s'etoit jette dans la ville de Pellidas; que les Maures 1'y avoient fuivi, & avoient mis le fiege devant la place; qu'a cette nouvelle le Sultan avoit pris le titre d'empe- reur de Grece , & qu'il s'etoit rendu au fiege avec le Grand - Turc , & tous les rois venus a leur fe- cours ; qu'au refte , il n'y avoit des vivres dans la ville que pour fix femaines au plus, & que ce ter- me arrive , le due & tous ceux qui 1'avoient fuivi feroient obliges de fe rendre aux infideles. L'empereur communiqua ces mauvaifes nouvelles au general , qui fur le champ fit publier que toutes les troupes fe tinffent pretes a partir dans fix jours. Pour lui , des que la nuit fut venue , il fortit de la ville accompagne feulement de deux guides qui con- noiflbient parfaitement le pays , & arriva le lende- 2.3 8 HIST. DU CHEVALIER main a midi dans une grande plaine , que Ton appel- loit LA BONNE VALLEt. Elle etoit remplie de bef- tiaux que Ton y avoit rafTembles de toutes parts dans la crainte des ennemis. Tiran fit prendre toutes les jumens qui s'y trouverent , & les ayant fait at- tacher Tune a 1'autre , il en confia la conduite a deux cens homines, a qui il ordonna de fuivre le chemin du camp des Maures. Pour lui il revint a Conftantinople , ou il arriva le cinquieme jour de fon depart. Le lendemain il fit faire la revue des troupes , les proceffions & la benediction des bannieres; apres quoi tout le monde monta a cheval & fe mit en marche. La banniere de 1'empereur fordt la pre- mire & fut fuivie de celle qui portoit la devife de ce prince. C 'etoit la tour de Baby lone en bro- derie d'argent, d'ou fortoit une epee portee par un bras arme fur un champ d'azur , avec ces mots Merits en lettres d'or, LA FORTUNE EST MIENNE. Toute la maifon de 1'empereur accompagnoit cette banniere. Le due de Pera marchoit apres cet efca- dron avec fa troupe. II etoit fuivi des dues de Ba- bylone & de Sinopoli , des marquis de faint Marc , de Pefcaire & de celui de Montferrat , des comtes de Malatefla & de Vintimille , Siciliens , & de plu- fieurs autres comtes , vicomtes & capitaines , qui parurent a la t^te de leurs compagnies toutes bien armees. II y eut quatre-vingt-trois ^ille combat- TIRAN LE BLANC. 139 tans , divifes en quarante - huit efcadrons , qui pafserent en revue ce jour-la devant Tempereur 8c devant les dames. Tiran mettoit tout en ordre , n'ayant que les jambes & les bras d'armes , & portant une fimple cotte-de-mailles , & par-deffus un manteau imperial. Sa troupe parut la derniere avec les deux bannieres , des cadenats & du cor- beau. . Lorfque toutes les troupes eurent defile , 1'em- pereur appella le capitaine , & iui dit de ne point partir fans Iui parler. II monta done au palais ; mais ayant trouve ce prince occupe dans fon ca- binet avec fon fecretaire , il ne jugea pas a-propos de 1'interrompre. La princefle qui Papperqut , Pap- pella , ck Iui dit : Je vois bien que votre depart eft certain ; je prie Dieu de tout mon coeur qu'il me falTe la grace de vous revoir vi&orieux & plus grand qu'Alexandre. Tiran fe mit a fes genoux , & Iui baifa la main ; & la princefle continuant a Iui parler : Demandez-moi , Tiran , avant votre de- part , tout ce que vous voudrez , Iui dit-elle , &c comptez que vous ne ferez point refufe. Votre altefle eft unique en tout genre comme le phenix , Iui repondit le chevalier. Je fais bien ce que je demanderois ; mais vous ne voudriez pas me 1'ac- corder. Cette chofe-la feule que je defire en ce monde , & qui me raviroit au ciel , me fera cer- tainement refuse , ainfi je n'en parlerai point. Ca- 140 HIST. DU CHEVALIER pitaine , reprit la princeife , quoique je n'aie pas e'te en France , ] 'emends bien votre langage , mais je ne fais fi vous entendez le mien ; je ne pretends pas aller fi vite ; j'ai voulu vous dire feu- lement que fi vous avez befoin des trefors de mon pere , j'en fuis la maitreffe , comme vous favez , & j'en puis difpofer fans qu'il le fache. Non , ma- dame , dit Tiran , c'eft une autre faveur que je voudrois obfenir. Voyons done ce que c'eft, dit la princefTe, & fi je puis vous 1'acc order, mon honneur iauf , je ne vous refuferai rien. Je ne vous de- mande rien autre chofe , repondit Tiran , que la chemife que vous avez aftuellement , & la faveur de 1'oter moi-meme de defliis le corps divin qu'elle couvre. Sainte Marie ! s'ecria la princefTe ; eh que demandez - vous la ? La chemife , les habits , les diamans 6k tout ce que je pofTede , je veux bien vous les donner ; mais pour la permiffion de 1'oter , c'efl autre chofe, vos mains n'iront point en lieu oil jamais main d'homme n'a etc ; en meme terns elle pafTa clans fa chambre , ota fa chemife & en remit une autre. Enfuite elle revint dans la grande ialle , oil prenant Tiran en particulier , elle lui donna la chemife , qu'elle baifa plufieurs fois au- paravant. Le chevalier la recut avec une extreme joie , & pria les demoifelles de la princeiTe , au cas que 1'empereur le fit appeler , de dire qu'il alM prendre fes armes afin d'etre plutot en de partir. TIRAN LE BLANC. 241 En effet , il acheva de s'armer , tandis que fon coufin Diofebo & Richard mettoient les foubre- veftes brodees qu'ils avoient fait faire. Tiran mit par-defTus fes armes la chemife qu'il venoit de recevoir. Elle etoit de foie avec de grandes raies couleur de feu , fur lefquelles il y avoit des ancres brodees , & ces mots : QUi EST BIEN , QU'IL S'Y TIENNE. Du refte, elle etoit brodee par compartimens, les manches en etoient fort grandes & pendoient jufqu'a terre. Tiran releva la droite fur fon epaule , & la gauche jufqu'au milieu du bras , 1'attachant avec une cordeliere d'or : au-deffus etoitun S. Chrif- tophe portantl'enfant-Jefus, d'un ouvrage tres-riche. Dans cet etat les trois chevaliers allerent prendre conge de Tempereur & des dames. Us le trouverent qui attendoit fon general a diner. Des qu'il Tap- per^ut en cet equipage : Eh ! mon dieu , general , lui dit-il , quelle foubrevefte avez-vous la ? Si votre majefte en favoit toutes les proprietes , repondit Tiran , fon etonnement cefTeroit. La demoifelle qui me 1'a donnee en partant de mon pays , eft la plus belle & la plus accomplie de 1'univers ; la princeffe & les demoifelles de la cour me le pardonneront. II eft vrai , dit Tempereur , que jamais chevalier n'acheveroit de grandes en ; reprifes fi 1'amour ne le foutenoit. Je jure a votre majefte , ajouta Tiran , qu'au premier combat nos amis & nos ennemis la remarqueront bien. Tome L Q HIST. DU CHEVALIER Apres quelques difcours femblable*: , 1'empereur fe mit a table , & fit placer le capitaine a fes cotes , avec 1'imperatrice & la princefle. Les deux che- valiers qui 1'accompagnoient mange" rent avec les dames & les demoifelles. Aprs le diner 1'empe- reur paffa dans une chambre ou toute la cour le fuivit. La , apres avoir recommande an general fa gloire , fon repos , & le faiut de 1'empire , il lui remit fes ordres pour le due de Macedoine , le grand connetable & tous les autres grands officiers de Tarmee. Tiran les rec^it a genoux , 6c baifa la main de 1'empereur , pour prendre conge de lui. II rendit enfuite le meme devoir a 1'imperatrice & a la princefle. II forth enfin fuivi de Diofebo & de Richard , & montant a cheval , apres avoir fait la reverence a 1'empereur & aux dames qui s'e- itoient mis aux fen^tres pour le voir partir , ils pri- rent le chemin de 1'armee, accompagnes de tous les regards & des vceux qu'on faifoit au feigneuf pour qu'il leur accordat la vicloire. La princefle cut toujours fes beaux yeux attaches fur Tiran , jufqu'a ce qu'elle 1'eut perdu de vue. Alors elle fe mit a pleurer , & toutes fes demoifelles 1'imite- rent. Peu de jours apre"s , le general arriva avec toute fon armee a une lieue du camp des Maures & de la ville de Pellidas dont ils faifoient le fiege. Ceux qui defendoient cette place , preffes par les efforts TIRAN LE BLANC. 143 des infideles , & fe voyant hors d'etat de leur re*- iifter , etoient alors fur le point de fe rendre ; mais lorfqu'ils apprirent Tarrivee du fee ours , ils chan- grent bientot de penfee , & ouvrirent avec joie leurs portes a leurs liberateurs. Le capitaine entra de nuit & fans bruit dans la ville , afin que les ^nnemis ne fuflent point avertis de fa venue. Ce- pendant elle ne put eVe fi fecrette qu'ils n'en euffent le vent. Ils furent en general qu'il etoit arrive du fecours aux aflie'ges , fans pouvoir devi- ner s'il e'toit nombreux ou mediocre. Le Grand- Turc en donna avis au fultan , lui confeillant de prendre en cette occafionles mefures les plus con* venables : mais ce prince vain , enfle de fes proA perites , & comptant deja fes ennemis vaincus 8c defaits , meprifa ces fages confeils , & ne prjt aucu- nes precautions centre la furprife. Tiran profita de cette fecurite des infideles , dont il fut informe par fes efpions. Apres avoir donn^ a fes troupes un jour de repos , qu'il employa lui- meme a reconnoitre le camp des Maures , il or-, donna que tout le monde foupat de jour , & que les chevaux fuflent felles , & les chevaliers armes pr^ts a partir a Tentree de la nuit. Lorfqu'elle fut venue , le general fit fortir de la vilie :toutes fes troupes qu'il rangea en bataille , laiffant trois male hommes de pied pour Tarriere-garde , avec les ju- mens qu'il avoit raffemblees , comme nous rayons 144 HIST. DU CHEVALIER dit , avant fon depart de Constantinople , & qu'il deftinoit a 1'ufage qu'il en fit en cette occafion. Enfuite il marcha aux ennemis. Lorfqu'il fut a portee de leur camp , il fit ou- vrir Les gendarmes par la droite & par la gauche , afin de laifTer un pafTage libre aux jumens , qu'il avoit partagees en deux troupes , & les fit conduire en meme terns par les gens de pied , 1'une vers le quartier du fultan , 1'autre du cote qu'occupoit le Grand-Turc. Des que les chevaux du camp les fentirent, 1'un fe detacha, 1'autre arracha fon licol ; tous emporterent les \piquets pour courir de ce c6te-la. En un inflant le defordre fe mit dans toute cette grande armee. Alors Tiran jugeant qu'il etoit terns de donner , vint attaquer le camp d'un c6te , tandis que le due de Pera marchoit de 1'autre. Us invoquerent le grand chevalier monfeigneur faint Georges ; & dans le moment les Maures ftirent charges de toutes parts. On en fit un carnage epou- vantable. Aux cris des mourans le Grand-Turc fortit de fa tente , & montant fur le plus vif de fes che- vaux , abandonna fon camp aux Chretiens. Le fultan en fit de mme & s'enfuit fuivi des debris de toute 1'armee. Cette bataille fut une des plus fanglantes qui jamais fe njt donnee en Grece. Tiran pourfuivit les ennemis pendant trois lieues fans faire d'abord aucun quartier , jufqu'4 une riviere fur laquelle il TIRAN LE BLANC. 145 y avoit un pont de bois. Le fultan le pafla avec fa troupe , & le fit rompre apres lui , pour oter aux chretiens le moyen d'aller plus avant. Ainfi tout ce qui fe trouva en de^a de la riviere, demeura a la merci du vainqueur. Plufieurs furent tues , d'au- tres fe noyerent en voulant tenter le pafTage a la nage , le refte fut fait prifonnier. Quatre mille Turcs s'e'toient retires fur une haute montagne , determines a fe defendre , Tiran les y fit invem'r par les gens de pied , & des la nuit fuivante ces troupes , qui fe voyoient fans vivres & fans efpe- rance de fecours , fe rendirent a difcretion. Tiran de fon cote , apres avoir partage a toute Farmee les richeffes immenjfes qui fe trouverent dans le camp des Maures , partit a la tte de feize cens chevaux , & alia reprendre plufieurs villes & chateaux dont les infideles s'etoient empares. Le jour me'me qui fuivit le combat, Tiran avoit fait partir Diorebo a la t^te d'un gros detachement de cavalerie & d'infanterie pour aller conduire les prifonniers a Conftantinople. Lorfqu'il approcha de cette ville , tout le monde en fortit &: vint au-devant de lui. L'emprereur lui-m^me fe mit aux fen^tres avec toutes les dames , pour voir arriver les prifonniers. Us etoient au nombre de huit mille trois cens , & marchoient deux-a-deux , tramant les bannieres du fultan & des autres princes vain- cus. Us fe rendirent ainfi a la grande place , ou Qiij 146 HIST. DU CHEVALIER. Diofebo les quitta , apres avoir donne les ordres nee affaires pour qu'ils fufTent mis fous bonne garde. II monta enfuite au palais , & fit la reverence a Pempereur & aux princeiTes , qui 1'accablerent de (areffes &c de complimens. L'empereur le fit defar- mer en fa prefence , & de peur qu'il ne s'enrhu- ma"t, il lui donna une de fes propres robes brodee de perles ; enfuite il le fit afTeoir , & voulut qu'il lui raconta"t , en prefence de toutes les dames , ce qui s'etoit paiTe depuis le jour de leur depart. II eft aife de s'imaginer que Diofebo n'oublia rien de ce qui pouvoit faire honneur a Tiran, & fervir a rehaufler fa gloire. La joie de 1'empereur fut ex- treme , & fi 1'imperatrice parut fatisfaite , la prin- ceffe le fut encore plus. Diofebo fut fervi ce foir- la par les demoifelles m^mes des deux princefles. Apres le foupe , 1'empereur donna la main a fa fille ; Fimperatrice de fon cote donna le bras au cheva- lier , & il fut conduit de la forte a Fappartement qu*on lui avoit prepare. Alors il fe ink a genoux pour remercier levrs majefles de 1'honneur qu'elles lui faifoient , 6k toute la cour fe retira pour lui laifTer prendre quelque repos. Le lendemain , Tem- pereur ccmpta les prifonniers , ck tira de fon trefor quinze ducats pour chacun , qu'il remit a Diofebo , avec ordre de les donner au general. Lorfque la princeffe s'imagina que rien ne 1'ar- r^toit plus a Conftantinople , elle lui fit dire de TIRAN LE BLANC. 247 Vemr la trouver dans fa chambre ; ce qu'il fouhai- toit avec paffion , fur - tout de parler a Stephanie , aux charmes de laquelle fon coeur n'avoit pu re- fifter. Des que la princefle le vk entrer : Mon frere , lui dit-elle avec vivacite , quelles nouvelles m'ap- portez-vous de ce bon chevalier fans peur , que j'ai plus envie de voir que toutes les chofes du monde ? Je fuis fure qu'il penfe fouvent a moi , mon amour me le perfuade. Ah ! madame , repondit Diofebo , fi ce chevalier entendoit ces paroles , il fe croiroit tranfporte au neuvieme ciel. Qu'il fe tiendroit bien paye de tout ce'qu'il fouftre pour vos inter&s! Car vous e^tes le feul objetde toutes fes adions; le jour, la nuit , au milieu des plus grands perils , dans les plus grandes fatigues , il ne penfe qu*a vous , il n'mvoque que vous , vous occupez fans cefle fon coeur & fon efprit. La princefle ecoutoit Diofebo avec un extreme plaifir , lorfque Stephanie interrompant le cheva- lier: Vous avez aflez parle , lui dit-elle, ecoutez- moi done a mon tour. Enfuite adreffant la parole a la princefle: Dites-moi, je vous prie, madame, qui merite mieux d'etre empereur que Tiran ? Quel autre efl plus digne de Thonneur de vous epoufer? Vous avez votre bonheur fous la main , & vous refufez de le prendre ! Un terns viendra que vous vous en repentirez. Ce n'eft ni pour vos biens, ni pour votre naiflance, ni pour votre .rang que Tiran Q iv 148 HIST, DU CHEVALIER vous aime , c'eft votre feule perfonne , & ce font vos feules perfections qui le touchent. L'empereur votre pere n'a d'autre deiir que de vous voir bien mariee; ou pourriez-vous trouver dans tout 1'uni- vers quelqu'un qui 1'egale ? Aimable , jeune , brave entre les plus braves , prudent , liberal , amoureux ; il poffede toutes les vertus. Si Dieu m'avoit fait Carmefine, fille de 1'empereur, & vous Stephanie, je vous jure que je ne lui reruferois rien. Si vous epoufez quelque etranger , il vous traitera peut-etre plus en efclave qu'en epoufe ; (I vous prenez un mari parmi vos fujets , fur qui jetterez-vous les yeux? Sur le due de Macedoine mon beau-pere? II eft le premier de 1'empire ; il faut que je vous parle contre lui. Vous connoiflez fon humeur ; il aura envie de dormir lorfque vous voudrez caufer, il ronflera lorfque vous voudrez rire. Prendrez- vous le due de Pera ? Son age s'accorde trop peu avec le v6tre. Croyez-moi, madame, il n'y a que Tiran qui foit votre fait ; il faura gouverner , de- fendre & augmenter votre empire. II ne dormira pas , lui , & (i toutes les nuits il ne vous fait cher- cher tous les coins de la chambre , vous vous en prendrez a moi. La prir.cefle interrompit ce difcours par un grand eclat de rire; & Diofebo adrefTant la parole a Stephanie : Et vous , lui dit-il , fi Tiran etoit affez heureux pour epoufer la princeffe , de qui voudriez-vous faire le bonheur? Moi? dtt Ste- TIRAN LE BLANC. 149 phanie ; en ce cas-la je prendrois le plus proche parent de Tiran. Adorable Stephanie , s'ecria Dio- febo avec precipitation , c'eft done moi que ce bonheur regarde , & mon amour m'y donne en- core plus de droit que la parente ; mes fentimens pour vous ne le cedent point a ceux de Tiran pour votre divine princefie ; daignez m'accepter pour votre efclave , & accordez-moi un baifer pour arrhes de mon engagement. Ce que vous demandez-la, repondit Stephanie, ne fe peut faire que par 1'ordre de la princefle, de laquelle je depends depuis mon enfance , & fur- tout en fa prefence. Alors Diofebo fe mit aux ge- noux de la princeffe , & la pria plus devotement qu'il n'auroit fait a aucune fainte du paradis ; mais il avoit beau prier , Carmeiine etoit inexorable. O coeur endurci , 6 coeur de rocher , s'ecria Stepha- nie , que rien n'a jamais pu toucher i je te verrai quelque jour adouci , le brave Tiran m'en fera raifon. Mon frere Diofebo , dit alor r la princefle , de- mandez-moi des chofes raifonnables , mais n'efpe- rez pas que je me prete jamais a de pareilles de- mandes. Us s'entretenoient de la forte , lorfqup Tempereur fit appelcr Diofebo , & lui donna fes derniers ordres pour fe rendre inceffamment au camp. Cependant ceux qui faifoient la garde du cote 150 HIST. DU CHEVALIER de la mer , donnerent avis a 1'empereur qu'il pa- roiffoit cinq gros vaifleaux du cote du levant. Sur cette nouvelle , ce prince retint Diofebo , & appre- henchmt quelque furprife de la part de la flotte Genoife, il fit embarquer beaucoup de troupes fur tous les batimens qui fe trouverent dans le port. Mais cette precaution n'etoit pas necefTaire , car un moment apres on fut que ces cinq vaiffeaux etoient envoy es par le Grand -Maitre de Rhodes. Le bon prieur de faint Jean debarqua en effet, fuivi de plufieurs chevaliers de la Croix - blanche. Diofebo etoit fur le bord de la mer , a la tte des troupes rangees en bataille. Us fe reconnurent avec plaifir , & monterent enfemble au palais , ou 1'em- pereur les requt fur fon trone. Le prieur le falua , & mettant un genou en terre , lui dit : que le Grand -Maitre ayant appris que Tiran etoit fon general , il lui envoyoit deux mille hommes payes pour quinze mois, pour fervir Tempereur fous fes ordres. L'empereur charme de ce fecours , em- braffa le prieur , & donna ordre de le loger & de !e defray er. On leur laiffa quatre jours de repos; apres quoi ils partirent accompagnes de Diofebo, & prirent le chemin de 1'armee. Ils n'en etoient eloignes que de cinq lieues , lorf- qu'ils apprirent que Tiran faifoit le fiege d*une place tres forte. Cette nouvelle fit hater leur marche , & ils arriverent au moment que le general jugeant la TIRAN L BLANC: 151 br^che en e'tat , faifoit dormer 1'affaut. Tiran courut un grand danger en cette occafion : car s'etant ap- proche trop pres des murailles , une poutre lui tomba fur la te*te & le renverfa. Ses gens animes par Richard , le retirerent du fofle avec beaucoup de peine ; mais cet accident ne 1'emp^cha point de retourner un moment apres a 1'attaque. Les Maures re'duits au defefpoir, vendirent leur vie bien cher a plufieurs chretiens ; mais ils fuccomberent enfin. Les chevaliers de Rhodes , arrives fi a-pro- pos , fe diflinguerent en cette rencontre. La place fut emportee d*aflaut , & la toute garnifon paffe'e au fil de Tepee. Apr^s cette viftoire , le prieur de faint Jean , & tous les chevaliers de fa fuite vinrent faire la reverence a Tiran , qui les affura qu'il etoit infi- niment fenfible aux attentions du Grand -Maitre. On laiiTa la place a la garde des habitans monies , que les Turcs avoient fi fort maltraites , qu'on n'ap- prehendoit pas qu'ils euiTent envie de retourner fous leur domination. On reprit enfuite le che- min du camp , ou Ton donna aux troupes quelques jours de repos, & Tiran leur fit diflribuer 1'argent que 1'empereur lui avoit envoye' pour fa part de la ranqon des prifonniers. Cependant , quoique dans la derniere rencontre les ennemis euflent perdu plus de cinquante mille homines , tues ou faits prifonniers , ils refolurent 252. HIST. DU CHEVALIER de tenter encore une fois le .hazard d'une bataille.' Dans ce deffein , ils fe rapprocherent du pont que le fultan avoit fait rompre lorfqu'il prit la fuite ; en forte que les deux armees n'etoient feparees que par le fleuve de Tranfimene. Celle des Maures etoit compofee , non-feulement des troupes du fultan & du Grand-Turc , mais encore de celles qu'avoient amenees a leur fecours les rois d'Afie , d'Afrique , de Cappadoce , d* Armenia 6k d'Egypte. Ce dernier etoit regarde comme un des plus braves <k des plus adroits chevaliers de fon terns. Ils avoient auffi a leur folde plufieurs grands feigneurs chre- tiens , tels que les dues de Calabre & de Melfi, les comtes de Salerne & de Caferte , & plufieurs autres. Ces troupes reunies montoient a deux cens foixante mille combattans, qui vinrent camper vis- a-vis de 1'armee chretienne. Le premier foin du mltan fut enfuite de faire travailler a raccommoder le pont, dans la refolu- tion de pafler la riviere, & d'aller attaquer 1'armee imperiale. Tiraa reconnut fon deffein ; & prenant quatre hommes avec lui , il remonta le Tranfimene une lieue au-deffus , jufqu'a un endroit ou Ton avoit conftruit un grand pom de pierre entre deux collines , fur chacune defquelles s'elevoit un petit chateau , dont le fultan rfavoit jamais pu s'empa- rer. Celui a qui on en avoit confie la garde , quel- ques offres que lui euffent faites les Turcs , avoit TIRAN LE BLANC. 253 &e fidele & fon Dieu & a 1'empereur fon maitre. II s'appelloit Malvoifin, & s'etoit referve la garde d'un des deux chateaux ; fon fils , nomme Hyp- polite , commandoit dans 1'autre. Tiran fit parler a ces chevaliers , qui connoiflant la reputation que le general s'etoit acquife , 1'arTurerent de leur fide, lite & d'une prompte obe'iflance a tous fes ordres. Sur cette affurance , il fit couper dans les bois voi- fins une grande quantite d'arbres les plus fees que Ton put trouver, il les fit lier enfemble avec de grofles poutres en travers ; il fit clouer des plan- ches fur les poutres , & le tout fut enduit de poix & de goudron. Cette machine occupoit toute la largeur de la riviere. II la fit attacher au pont de pierre avec de grofles chames de fer , & la fit couvrir de ramee , pour que Ton ne put reconnoi- tre ce que c'etoit. Les Turcs , de leur c6te , ayant raccommode leur pont , commencement a faire filer leur infan- terie avec toutes leurs machines chargees , en cas d'attaque de la part des chretiens. Tiran, qui etoit revenu a fon camp, fut auffi-tot averti de ce mou- vement ; & des qu'ils virent toute 1'armee des Turcs prefque paffee , il fit monter tout le monde a cheval , & vint camper proche le pont de pierre. Les Turcs le voyant decamper , crurent que ce mouvement venoit de la peur qu'ils lui infpiroient ; ils acheverent de pafler la riviere avec plus de 254 HIST. DU CHEVALIER courage , & fe mirent en devoir de le pourfuivre ; mais a une certaine diftance , Tiran fit patter le pont de pierre a fes troupes , & les attendit a la tte. Lorfque les Maures les virent de 1'autre c6te de la riviere , ils coururent a leur pont pour le repafler, & venir 1'attaquer par 1'autre cote. Alors Tiran repaffa le pont encore une fois , & rend,* par -la leurs efforts mutiles. Cette manoeuvre dura trois jours de part & d'autre , jufqti'a ce qu'enfin , par Tavis du roi d'Egypte , les Turcs prirent le parti de feparer leur armee. Les rois demeurerent avec une partie dans le camp qu*ils occupoient , & le fultan repafTa le pont avec le refte. On convint que ceux que le fort favoriferoit attaqueroient les premiers , & que des que le combat feroit engage , les autres iroient ^ leur fecours. Lorfque Tiran vit que les ennemis s'etoient par- tages , & qu'ils etoient fepares par la riviere : Les voila comme je les demande, s'ecria-t-il. En m^me terns il marcha du cote qu'occupoient les rois , & vint pofter fon infanterie au pied d'une montagne qui dominoit la droite du pont. II fit monter en- fuite toute la cavalerie fur cette montagne , a la referve de quatre efcadrons. Le fultan marcha contre eux , 6c les obligea de regagner la montagne. II y eut environ foixante chretiens de tues. Cette efcarmouche dura jufqu'a la nuit , pendant laquelle TIRAN LE BLANC. 255 les Turcs fe tinrent toujours fous les armes , per- fuades que le lendemain ils prendroient tous les chretiens , fans coup ferir , &: qu'ils les feroient efclaves. Telle etoit la fituation des chofes , lorfque le due de Macedoine , jaloux de la gloire de Tiran , fit partir pour Conftantinople un de fes ecuyers , nom- ine Albin , apres 1'avoir inftruit de tout ce qu'il devoit dire a 1'empereur. Lorfqu'il fut arrive* aux portes de cette capitale , il mit pied a terre , & entra hors d'haleine , couvert de pouffiere , & les larmes aux yeux. Le peuple qui 1'apper^ut en cet etat , le fuivit en foule jufqu'au palais. Lorfqu'il fut arrive , il s'ecria : Ou eft le malheureux prince qui prend le titre d'empereur ? II monta enfuite dans la grande falle. En meme terns on avertit 1'empereur qu' Albin , ecuyer du due de Macedoine , arrivoit , en faifant de grandes lamentations. Sur cette ncu- velle ce prince fortit de fon appartement , fuivi de Fimperatrice & de la princeffe fa fille. Des qu 'Albin les vit paroitre, il fe laiffa tomber par terre, s'ar- racha les cheveux , fe frappa le vifage , & donna enfin toutes les marques de la plus vive douleur. L'empereur le voyant fi defole : Certainement , dit-il , cet ecuyer m'apporte de mauvaifes nou- velles; Je te prie, continua-t-il, de ne pas me laiA fer plus long -terns dans Finquietude. Alors Albin le- vant les mains vers le ciel : Nous n'avon& fouvent , 2,56 HIST. DU CHEVALIER. dit-il, que ce que nous nous fommes attires. Vous avez voulu priver votre general & votre fujet d'un honneur qu'il meritoit, pour en revetir des etran- gers de peu de naiffance , &C qui vous etoient in- connus ; alnfl done vous en porterez la peine , & vous ferez maudit de tons vos fujets , pour avoir prive le brave due de Macedoine d'un commande- ment que vous avez donne a un miferable qui eft a-prefent perdu , & qui fuit avec toute fon armee, fans que nous fachions le lieu de fa retraite. II y a eu rant de chretiens de tues , que je ne puis en rapporter le nombre. Les Maures ont enferme le refte fur une petite montagne : je me fuis fauve dans la plus vive douleur ; & je crois que vous , aurre- fois empereur , je vous laiffe dans le meme etat. O malheureux que je fuis ! s'ecria 1'empereur , fe peut-il que la fortune me perf^cute avec tant de rigueur? En m^me terns il rentra dans fa chambre, & fe jettant fur un lit , il s'abandonna aux plaintes & aux regrets. En -vain la princefle mit tout en ceuvre pour le confoler , il ne lui fut pas poflible d'en venir a bout. Cependant le bruit de cette mau- vaife nouvelle fe repandit par toute la ville , & la douleur fut generale ; chacun regrettoit fes parens ou fes amis , & les cris s'elevoient jufqu'au ciel , comme fi les ennemis eufTent deja ete les maitres de la capitale. Pendant que cela paflbit a Conftantinople , d'un autre TIRAN LE BLANC. 157 autre c6te , Tiran , apres avoir fortifie fon camp fur le haut cle la montagne , fortit paries derrieres, ck fe rendit au chateau da feigneur cle Mnlvoifin , ou il trouva fa machine dans 1'ctat qu'il 1'avoit ordonne. On 1'avoit chargee de pluiieurs grandes auges de bois remplies d poix liquide , d'huile ck de foufre prepare, ck on avoit jett^ par-deflus beaucoup de bois fee , ck d'autres inatieres com- buftibles. Le general lit alors attacher deux chaines a la proue de cette efpece de batiment, il en confia la conduite a deux homines places dans line barque de pecheur , & deftines a diriger la machine , fui- vant les tours & les detours de la riviere , avec ordre de n'y point mettre le feu , qu'ils ne fuflfent proclie le pont de bois. Mais fes intentions ne furent point executees pon&uellement ; en forte que , par Tignorance ou la precipitation de ces deux homines, le feu commenc^a beaucoup plutot qu'il ne 1'avoit ordonne. Sans ce contre- terns , de toute I'armee infidelle il ne fe feroit pa; Hiuve un feul hornme. En effet , lorfque les Turcs virent la riviere en- flammee , ils fe crurent perdus. Le fultan decampa promptemeat , & toute fon arme'e courut en de- fordre pour gagner le pont. La vitefTe de fon che- val ', 1'y fit arriver un pen avant qu'il fut embrafe , & il le paffa; mais plus de la moitie de fes troupes fe noya apres lui en vonlant i'lmiter. Enfin le pont fut confume, ck plus de vingt-deux miile Turcs, Tome I. R 258 HIST. DU CHEVALIER fbit cavaliers ou infanterie , furent obliges de refier en-de^a. De ce nombre furent les fils du due de Calabre, les dues d'Andria 6k de Melfi ; les comtes de Bourgiefe 6k de Montorio, 6k plufieurs autres gene'raux qui n'abandonnerent point leur camp , les uns par la crainte du feu , les autres par 1'en- vie de faire face du cole des chretiens , au cas qu'ils fe miffent en devoir de les pourfuivre. Tiran de fon cote , des qu'il appercut que le feu cheminoit fur la riviere , comme il le fouhaitoit , remonta a fon camp qu'il trouva dans une grande joie. Prefque tout le monde etoit monte a cheval , dans le defTein d'aller piller le camp ennemi ; mais le general ne voulut jamais le permettre. A cette heure , dit-il , nous ne pouvons acquerir que de rtionneur ; demain nous aurons de Thonneur & du profit. En effet , ds que le foleil fut leve , il fit fonner les trompettes. Toute 1'armee marcha , armes ck bagages , 6k alia reprendre le camp qu'elle avoit occupe d'abord. De-la les chretiens decouvrirent ceux des Maures qui n'avoient pu pafler la riviere. Quelques chevaliers proposerent a Tiran de def- cendre dans la plaine , pour les attaquer ; mais il leur repondit, qu'il avoit execute fon projet, 6k qu'il ne leur reftoit plus que de fe conduire avec fa- gefle, parce qu'un homme leur etoit plus important que cent ne le pouvoient etre aux ennemis. Cependant Diofebo voyant les Turcs reduits a TIRAN LE BLANC. 159 cette extremite, fongea a en inftruire 1'empereur & la princeffe ; il envoya done a ConjRantinople le mme Pyrame qui avoit ete porter la nouvelle de la premie" re vi&oire, & lui donna le fceau du general, pour lui fervir de lettres de creance. L'e'- cuyer obeit; mais a fon arrivee a la ville, il rut fort furpris de trouver tout le monde en pleurs. Lorfqu'il fut au palais , il vit des te'moignages de douleur encore plus fenfibles. Tous les dome&ques & les officiers de 1'empereur avoient dechire leurs vetemens , & ceux auxquels il s'adreflfa n'eurent pas la force de lui repondre , ce qui lui fit imagi- ner que 1'empereur , Timperatrice ou la princefle etoient morts. II monta dans la falle, ou il trouva ceux qu'il connoiffoit le plus, non-feulement dans une affliction extreme ; mais priant Dieu a deux genoux, en pleurant amerement, & maudiflant tous les Francois. II s'approcha de Tun d'eux , & lui demanda tout has fi Tempereur etoit mort , ou en- fin quelle etoit la caufe de la douleur dans laquelle il le voyoit plonge. Mais celui-ci redoublant fes fanglots, Depuis Judas, s'ecria-t-il , aucun foi-di- fant chevalier n'a ete auffi traitre que vous Tctes tous. Si la religion ne me retenoit , je t'erranglerois de mes propres mains Ote-toi de devant moi, continua-t-il, autrement je jure par tous les faints du paradis , qu'apres t'avoir jette par les fen&res , j'irai en bas pour te couper la tete. Rij 2.6o HIST. DU CHEVALIER De-la Pyrame paiTa dans un autre appartement, oil appeicevant un valet- de-chambre de Fempe- reur , qu'il connoiiToit , il fut a lui; mais celui-ci lui demanda comment il ofbit approcher de la chani- bre de Fempereur. Mon ami , repondit Pyrame , je veux mourir fi je fais le fujet de la defolation ge- nerale ou je vous vois ; mais je te conjure de me faire parler au fereniflime empereur ; ck au cas qu'il ait quelque chagrin , je puis vous affurer que ce que je dois lui apprendre le confolera. Le valet- de-chambre, fans lui repondre , entra dans 1'ap- partement ou etoit Fepereur avec Fimperatrice , la princeflfe & toutes les demoifelles. Les fenetres en etoient fermees , & chacun y pleuroit amerement. Seigneur , dit le valet -de-chambre , il y a a la porte un de ces traitres qui Etoient a la fuite du chevalier Tiran le Blanc , il fe nomme Pyrame , & demande a parler a votre majefte. Dis-lui , re- pondit Fempereur , qu'il forte promptement de mes etats , & que fi je le trouve , lui ou aucun de ceux qui ont fuivi fon maitre, je les ferai prendre Sc precipiter du haut de la tour la plus elevee de mon palais. Ces paroles penetrerent le coeur de la princefle, qui , malgre tout ce dont on accufoit Tiran , ne pouvoit encore fe refoudre a le hair. Le valet -de- chambre rendit la reponfe de Fempereur a 1'ecuyer, qui jura qu'il ne fortiroit point, proteftant que fon TIRAN LE BLANC. 261 maitre n'etoit pas capable d'une trahifon , & ajou" tant que fi I'empereur ne voulott pas qu'il eut 1'hon- neur de lui faire la reverence , il le prioit d'en- voyer la princeffe a la porte de la chambre , avec promeflfe de lui apprendre des chofes dont elle au- roit lieu d'etre fatisfaite. Le domeftique fut encore oblige de rendre compte a 1'empereur du difcours de Pyrame , & fur fes inftances reiterees , ce prince ordonna a Carmefine d'aller favoir de quoi il s'a- giffoit , lui defendant en mchne terns de faire en- trer 1'ecuyer. Des que Pyrame apperc^it la princefle , il fe jetra a fes genoux , & lui baifant la main ; Je fuis , dit-il,dans un etonnement extreme de 1'etat ou je je vois ici tout le monde ; peHonne n'a daigne fa- tisfaire ma curicfite. Mais ce qui me furprend en- core davantage', c'eft la reponfe que 1'empereur m'a fait faire. Daignez , Madame , m'eclaircir ce myf- tere; fi votre alteife ne juge plus a-propos que le fameux Tiran le Blanc foit general de fes armees , ni qu'il continue a s'acquerir une gloire immortelle, un feul mot de fa bouche fiiffit pour nous chaffer de fes etats. Lorfque la trifle princeffe entendit le difcours de 1'ecuyer , elle lui apprit les nouvelles que celui du due de Macedoine leur avoit apportees. Au re- cit d'une fi grande mechancete , Pyrame fe battant la tte : Faites-le prcndre, madame, s'ecria-t-il, R iij 261 HIST. DU CHEVALIER afTarez-vous aufli de ma perfonne ; je confens a tre coupe en quartiers , fi Tiran n'eft pas vain- queur , s'il n'a pas fait fuir le fultan , fi le pont des ennemis n'eft pas brule, & fi le general ne tient pas aftuellement enfermes plus de vingt mi lie hommes qui ne peuvent lui echapper. Et pour preuve de ce que j'avance, ajouta-t-il, voici une bague que Tiran m'a confiee. La princeffe charmee de ces bonnes nouvelles , courut en faire part a 1'empereur. Eiles lui causerent une fi grande furprife, qu'on fat oblige d'appeler les medecins , qui purent 4-peine le faire revenir. Alors Pyrame entra, & fit le recit dont il etoit charge. Sur le champ on fonna tomes les cloches de la ville , & la cour fe rendit a la cathedrale , en action de graces de la grande vicloire qu'on avoit remportee. Au retour, 1'ecuyer du due de Macedoine fut arrete & mis au cachot , & Pyrame , charge de complimens & d'e- loges pour Tiran , reprit le chemin de Parmee. Le jour meme que cet ecuyer partit du camp pour Conftantinople , les Turcs , auxquels il ne ref- toit aucun elpoir de fecours , fe voyant fans vivres & hoi s d'etat de hazarder un combat , crurent que de deux partis ils devoient choifir le plus doux. Us fe determinerent done a fe rendre prifonniers de guerre. Ils avoient parmi eux un homme fi favant &: d'un fi bon confeil, que le Grand -Turc le re gardoit comme fon pre, & ne faifoit rin fans le TIRAN LE BLANC. 263 confulter. Cetoit le plus fage & le plus eloquent de tous les payens. II fe nommoit Abdalla, & avoit merite par fes vertus le fiirnom de Salomon. Ce fut lui qu'on chargea de fignifier au general de 1'em- pereur la refolution de 1'armee. Sur le foir , il s'ap- procha du camp des Chretiens, &c mit un mou- choir au bout d'une lance. Tiran fit auffi-tot re- pondre a ce fignal ; 6k Abdalla ayant ete conduit devant lui, apres lui avoir rendu le refped du a fa dignite , il lui parla en ces termes : Je fuis etonne, grand capitaine, qu'etant auffi habile dans 1'art de la guerre , tu n'aies pas fait le fultan prifonnier avec tous ceux qui Tavoient fuivi ; car jufqu'ici tu nous as prouve que tu reufliflbis dans toutes tes entreprifes. La fortune fe joint a tes vertus , que Ton doit redouter. Tu fais te conferver toi & les tiens , 6>C ta gloire augmente chaque jour. Tu viens d'en acquerir une nouvelle contre cette malheureufe troupe qui implore aujourd'hui ta cle- mence , & qui te reprefente par ma bouche le trifle etat ou elle eft reduite. Je fuis ici en ta prefence pour toucher ta pitie & pour te demander la vie. En nous 1'accordant , tu forceras tes ennemis de convenir de ton merite , 6>c tu profiteras de ta vic- toire avec la generofite que tu fais ii bien pratiquer. Apres ce difcours, le general fit conduire 1'am- baflfadeur dans une tente avec tous ceux qui Tac- compagnoient , & on leur fervit un repas dont ils R iv i6*4 HIST. DU CHEVALIER avoient grand befoin. Cepenclant Tiran prit 1'avis de tous les officers de Ton armee ; ck ayp.nt fait appeler Pambaffadeur : Abdalla, liii dit-i!, nous ne cherchons que la gloire , ck non la definition de nos ennemis. Puifque i'ai la juftice cle mon cote , j'efptre punir moi-inme, avant qu'ii foit pen, le fultan &C les autres d'une fa^on proportionnee a ce qu'iis meritent. Cependant , pour faire connoitre a Ceux qui font en rna puifTance , que je Hiis ufer gen ere u fern 2nt de mes avantages, je leur ordonne d'apporter eux-memes leurs armes dans la prairie, non-pas tous enfemble, inais au nombre de cent a la fois ; la cavalerie iuivra Tinfanterie dans le meme ordre. A cette condition je leur donne la vie. L'ambaffadeur pri* conge du general, & fit exe- cuter fes ordres. Lcrfque toutes les armes furent au milieu de la prairie , Tiran fit marcher du cote de fen camp tous les prifonniers charmes de ne pas perdre la vie. On les piaqa au bas de la montagne , enfuite on leur donna des vivres , & Ton pofia aux environs differens corps d'infonterie , auxquels on en confia la garde. Alors Tiran defcendit de la montagne , & ayant fait afTcmbler tous les dues , les comtes Sc les chevaliers de cette annee , qui etoient Chretiens , il les fit monter dans fon camp , oil il leur donna des tentes & tout ce dont Us a- voient befoin. Tiran ne perdoit prefque point de vue Abdalla IT i RAN LE BLANC. 265 Salomon , dont la conversation fage 6k fpirituelle lui plaifoit infmiment. Un jour , apres le diner , tons les feigncurs de 1'armcc proposerent au gene- ral de faire venir ce grand, philofophe. Lorfqu'il fat arrive , Tiran le pria de leur dire quelque chofe qui put leur etre utile. Abdalla fat d'abord trouble de cette proportion , ck demanda jufqu'au lende main pour y penfer; mais le due de Pera I'affura que ce qu'il propofoit n'etoit pas poflible , & qu'a- pres le diner ils avoient befoin de recreation. Tiran fit done etendre un tapis fur Therbe. Le philofophe cle fon cote , voyant qu'il n'etoit pas poflible de s'en defendre , monta fur un bane , ck prenant la parole : Puifque le general 1'ordonne , je vais , leur dit-il, vous donner des conleils que chacun pourra prenclre paur foi. Dieu-eft grand, Dieu prefide a toutes chofes , & il n'y a point de doute qu'on doit 1'aimer & le craindre. Ne foyez point furpris, bon general & chevalier invincible , de nr entendre parler de la forte; Je fms a-demi chretien : mon pere etoit Turc , mais ir^a mere etoit de votre pays, aufli ai-je toujours eu de Tamitie pour vous. Abdalla continua fur le meme ton, & parla fort au long des devoirs des princes 6k des generaux qui commandent de grandes armees, joignanta tout cela des eloges pour Tiran & des avis tres-Jaiu- taires pour tous les autres. Apres fondifcours, tons les feigneurs trouverent qu'il avoit ii bien parle. HIST. DU CHEVALIER qu'ils prierent le general d'accorder la liberte a ce fage Maure, avec un de fes enfans qui partageoit fon efclavage. Tiran y confentit avec plaifir , &t Abdalla , aprs lui en avoir fait fe$ remerciemens , prit conge de lui & fe retira au camp des Turcs. Deux jours apres, le general tint un grand con- feil, ou il fut refolu d'embarquer tous les prifon- niers dans les vaiffeaux qui etoient venus apporter des vivres , & de les envoyer a 1'empereur. Le grand Connetable & Diofebo furent charges de les con- duire ; ils mirent a la voile , & arriverent en tres- peu de terns a Conftantinople. L'empereur & les dames etoient aux fenetres pour voir entrer les vaiffeaux dans le port. Le connetable fit debarquer tous les prffonniers , & Diofebo les ayant prefentes a Tempereur de la part du general : Je fupplie votre majefte , ajoura-t-il, de me mettre en liberte , car celui qui a des prifonniers a fa garde , eft prifon- nier lui-meVne ; j'efpere done que vous aurez la bonte de me donner acle comme quoi je me fuis acquitte de ma cominiffion , & je prie votre ma- jefte que la bienheureufe imperatrice , la charmante princefle de 1'empire grec , la belle Stephanie de Macedoine , la fage veuve Repofee , & Teloquente Plaifir de ma vie , veuillent bien le figner : ce qui fut execute. L'empereur re^ut les prifonniers par compte , & les fit conduire dans les plus fortes tours du palais. T i R A N L E BLANC. 267 Diofebo fe rendit enfuite chez la [princeffe; il la trouva avec les dames. Elle alia au-devant de lui ; il fe mit a genoux , & lui baifant la main : Ce baifer lui dit-il , vient de celui que vous tenez plus captif que ceux que j'amene. II ne put en dire da vantage , parce que toutes les demoifelles 1'en- vironnerent. La princefle le prit par la main, & le faifant afleoir aupres d'elle , elle appela Stepha- nie: Madame, lui dit-il', je n'ai point d'expreiHons pour vous depeindre tout ce que reflent votre brave chevalier, & les maux que votre abfence lui fait fourTHr. Ne ferez-vous rien pour les foulager, Ses exploits , fes fervices , fon amour , n'obtiendront- ils rien de votre altefle ? Chevalier , repondit la princefle d'un air enjoue , croyez-vous que nous n*ayions pas au fond les memes defirs que vous autres hommes ; Mais nos loix font differentes ; la bonne intention ne fuffit pas pour nous excufer , c'eft par nos ac"Hons que Ton nous juge, & le monde ne nous fait aucune grace ; vous devez con- noitre mes fentimens. L'empereur entra dans cet inftant, & voyant le chevalier caufer avec fa filler Les chofes vont a merveille , dit-il; lorfque les dames s'entretiennent de chevalerie les chevaliers en valent mieux. Enfuite il dit a Carmefine de le fuivre a la grande place ; elle s'y rendit avec Pim- peVatrice , & Diofebo les accompagna. En y arri- vant, ils apper^urent un echafaud tr^s-eleve, que HIST. DU CHEVALIER 1'empereur avoit fait drefler & couvrir de tapis de foie , & de brocard d'or. Lorfque les dames furent placees , & que les plus confiderables de la ville furent affis , on amena tous les prifonniers 'qu'on fit aflfeoir a terre, les Maures comme les chretiens. Tous obeirent, a la refer ve du due d'An- dria , qui dit qu'etant accoutume d'etre affis fur un trone , il ne pretendoit pas tre traite comme ies autres efclaves. Sur fon refus ? Tempereur ordonna aux miniftres de la juftice de lui lier les pieds & les mains , &: de Fobliger de s'affeoir , ce qui fut exe- cute. Alors il parut douze chevaliers v^tus de longues robes de deuil , svec. leurs chaperons. L'empereur s'habilla de la inline fa^on , ex Ton fit monter fur Techafaud ceux des prifonniers qui etoient chretiens. La on leur lut la fentence , par laquelle ils etoient declares impies & maudits pour s'^tre mis a la folde des infideles & avoir porte les armes centre la chretiente , & comme tels , condamnes a c^tre degrades de 1'ordre de chevalerie & de route no- bleffe. Enfuite on proceda a Texecution , qui fe fit avec toutes les ceremonies qui font d'ufage dans cette rencontre. Void ce qui fe pratique alors : On revet d'abord le chevalier qui doit etre de- grade , de toutes fes armes , comnie s'il alloit a une bataille ou a une f^te folemnelle. On le fait monter enfuite fur une grande eftrade , elevee de fa^on que tout le monde puiffe le voir. Sur TIRAN LE BLANC. cet echafaud , treize pr&res recitent fur lui Poffice des morts , & a chaque pfeaume ils otent au che- valier une piece de fon armure , en commenc^ant par 1'armet , parce qu'il garantit la partie qui a le plus peche centre 1'ordre de chevalerie. On lui 6te enfuite le gantelet de la main droite , parce que c'eft elle qui attaque ; puis celui de la gauche , parce que c'eft elle qui defend. Enfin on le de- farme indifferemment de toutes fes autres armes, en les jettant a terre du haut de 1'echafaud. Les rois d'armes , les herauts & les pourfuivans doi- vent nommer chaque piece par fon nom , en criant a haute voix : Ceci eft 1'armet , ceci eft le gantelet de ce deloyal , de ce faux chevalier ; & ainfi des autres pieces. Apres qu'on lui a ote fon armet , on apporte de 1'eau chaude dans un baffin d'or ou d'argent , & les herauts demandent a haute voix comment fe nomme le chevalier ; les pourfuivans prononcent fon nom , mais les rois d'armes s'e- crient qu'il ne s'appelle pas ainfi, ck que c'eft un lache chevalier qui a deshonore 1'ordre. Donnons- lui done un nom , reprennent les chapelains ; & le roi on 1'empereur prenant alors la parole : Que ce faux chevalier , dit - il , foit chafle & banni de mes etats, puifqu'il a voulu deshonorer la cheva- lerie. Auffi-t6t les rois d'armes lui jettent au vifage de 1'eau chaude qu'ils tiennent dans le baffin , en lui difant : Tu ne porteras dorenavant d'autre nom 270 HIST. DU CHEVALIER que celui de traitre. Cependant le prince & douze chevaliers temoignent un grand deuil ; les herauts continuent de lui jetter de 1'eau chaude fur la tte, a chaque piece de fon armure qu'ils lui otent ; lorf- qu'ils ont fini de le defarmer , ils le defcendent de Techafaud, non par 1'efcalier qui lui avoit fervi pour y monter , lorfqu'il etoit encore chevalier , mais on Tattache fous les bras pour le laifTer cou- ler jufqu'a terre. On le conduit a 1'eglife de faint Georges , en 1'accablant d'injures ; la , profterne devant 1'autel , on recite fur lui le pfeaume des maledictions ; apres quoi le prince & les douze chevaliers , qui reprefentent J. C. & les douze apc- tres, lui prononcent ou fa fentence de mort, ou fa condamnation a une prifon perpetuelle , & re'- citent fur lui , a haute voix , le pfeaume des ma- ledictions. Apres qu'on eut obferve qes memes ceremo- nies a 1'egard des chevaliers chretiens qui s'e- toient mis au fervice des Maures , tout le monde reprit le chemin du palais , & Diofebo fe rendit a 1'appartement de la princeiTe. II chercha d'abord Stephanie , & la faluant avec le plus profond ref- ped: C'eft a vous-m&ne que je m'adrefle, lui dit-il , pour obtenir la faveur d'etre re<ju a votre fervice , & les arrhes de mon engagement , que la princeffe n'a pas voulu vous permettre de m'ac- corder. Maintenant qu'eUe n'y fl point , vous ne TIRAN LE BLANC. 271 dependez que de vous , vous etes perfuadee de mon amour ; craignez d'etre condamnee comme fauffe & deloyale envers I'amour , comme depourvue de toute gentillelfe, & comme digne d'etre releguee dans 1'ile cruelle des penfees , oil les regrets inu- tiles & le vain repentir ne laiffent aucun repos. Chevalier, lui repondit Stephanie fur le mchne ton, je crains peu vos menaces , tous les juges feroient pour moi ; votre difcours eft celui d'un homme qui fe lafle de fa chaine , & vous ne demandez le prix de votre fervice que pour chercher enfuite un autre maitre. Diofebo le preparoit a repondre & a ravir le gage que Stephanie ne lui refufoit que malgre elle, quand la princeffe entra dans fa chambre, fans robe , avec une (imple jupe de damas blanc , & meme un peu courte ; elle avoit la tete d^couverte , & fes cheveux que rien ne retenoit inondoient fa gorge & fes epaules ; la chaleur etoit tres-grande; elle arrivoit du trefor avec Plaifir de ma vie. Lorfqu'elle apper^ut Diofebo , elle voulut fe retirer ; mais le chevalier Tarrctant: Eh bien , lui dit-elle , je vous regarde comme un frere , vous e^es fans confe- quence avec moi. Madame , dit Plaifir de ma vie a la princefle , voyez un peu la rougeur de Ste- phanie , elle eft comme la rofe du mois de Mai ; je jurerois que Diofebo ne s'eft pas tenu a rien faire tandis que nous etions a la tour; nous pou- 272. KIST. DU CHEVALIER vions attenclre Stephanie , elle avoit ici d'autres affaires : 'elle a ma foi raifon , & fi j'avois im amant , je faurois employer mon terns tout aufli bien que vous autres ; mais je fuis une pauvre delailTee, a qui perfonne ne dit un mot. A-pro- pos , continua-t-elle , favez-vous , feigneur Dio- febo, a qui j'ai donne mon amour? C'eft a Hyp- polite , au page de Tiran ; mais je 1'aimerois bien plus encore s'il etoit arme chevalier. Eh bien , je vous promets , repondit Diofebo , qu'a la premiere bataiile il le fera. Us badinerent encore quelque terns de cette forte. Enfuite la princeiTe changeant de difcours , dit a Diofebo : II faut que je vous 1'avoue , je me fens penetree de douleur lorfque je parcours ce palais fans y rencontrer Tiran. Qae fa vue me donne- roit de joie ! Mais ce bonheur m'eft interdit , il fauc me contenter de penfer que tandis qu'il eft abfent il fe couvre de gloire ck juftifie 1'amour que j'ai pour lui. On ne parle que de fa magnificence ck de fa hberalite ; mais comme j'ai penfe que ne pofTedant rien en ce pays , il pouvoit ne fe pas trouver toujours en e*tat de fuivre la noblerTe de fes fentimens , je veux lui tenir lieu de pere , de mere , de fceur &: de fille , en rncme terns que de maitreffe & d'epoufe ; j'ai cru que c 'etoit a moi d'y pourvoir. Vous lui porterez de ma part Une demi- charge d'or; nous venons , Plaifir de ma TIRAN LE BLANC* 173 iha vie & moi , cle la tour , pour mettre cette fomme dans des facs ; envoyez la chercher pen- dant le fouper , une de nous trois vous la re- mettra. Dites a Tiran qu'il ne Pepargne pas , qu'il fonge que ma gloire eft attachee a la fienne* Quand eet argent fera depenfe , je lui en enverrai d'autre. Si je n'avois d'autre moyen pour le fe-> courir lui Ou les fieris j, que de travailler de mes mains , je m'y reduirois avec joie , je lui donae- rois jufqu'a inon fang. Diofebo furpris & touche d'entendre parler la princciTe avec tant d'amour , 1'afllira qu'il n'avoit point de termes afTez forts pour exprimer la joie que ces paroles lui caufoient. Si quelqu'un peut nieriter ces fentirhens, continua-t-il , c'eft 1'ainou-' renx Tiran ; mais permettez , au nom de cet amant i c'omme fon parent , comme fon ami , coinme celui qui vous parle en fon norri & au nom de tous les fiens , permettez qu'en figne de dependance je baife vos mains & vos pieds. Alors Stephanie emportee par fon amour: Ah! madame , dit-elle en adref- fant la parole a la princeffe, je fuis jaloufe de ce que vous faites pour votre chevalier , que ne m'eft- il permis du moins de fuivre le mien ! Si votre alteiTe 1'approuvoit , tout ce que Ton en pourroic dire me toucheroit pen ; du moins je ferai tout ce que je puis faife pour lui. En rn^me tems elle fe leva & alia 4crire dans 1'autre chambre un billet Tome I. S 274 HIST. DU CHEVALIER qu'elle mit dans fon fein ; apres quoi elle revint aupres de la princefle. Pendant 1'abfence de Stephanie , Diofebo con- jura Carmefine de lui permettre de la baifer a foil retour ; mais la princefle ne voulut jamais y con- fentir. Le chevalier defefpere de fes refus , lui dit qu'elle ne le traitoit pas en frere , ni en homme qui lui etoit afiez attache pour facrifier mille vies au moindre de fes defirs ; que jamais il ne s'acquit- teroit d'aucune de fes commiffions pour Tiran , & que des qu'il feroit arrive au camp , il prendroit conge de lui & retourneroit dans fes terres. Dans ce moment 1'empereur entra fuivi du connetable, & prenant Diofebo par la main , il les promena pendant quelque terns dans le palais , en les priant de partir inceflamment , & leur donna fes ordres. Lorfqu'ils furent fortis de chez la princefle , elle refta fort inquiette. Que je fuis malheureufe , s'e- cria-t-eile, d'avoir mis Diofebo dans une furieufe colere ! II ne voudra jamais me rendre fervice , & j'aurai fache tous les Francois. Ma chere Stepha- nie , ajouta-t-elle , il faudra Tadoucir en ma faveur. Stephanie lui repondit qu'elle y confentoit. Plaifir de ma vie prenant la parole : Mais auffi , madame, ' vous etes bien etrange , lui dit - elle : Comment J en terns de guerre vous ne favez pas mieux me- nager 1'amitie des chevaliers ? Us facrifient leurs bien $ 6c leurs vies pour le fervice de votre altefle & de 'empire , & pour un iimple baifer vous faites tant TlRAN LE BLAN6 275 de fa^ons ? Apres tout, qu'eft-ce qu'un baifer ? En France , c'eft cOmme fe toucher dans la maim Et quand ce feroit vous qu'il voudroit baifer, quand mme il voudroit aller plus loin, il faudroit bien en paffef par- la. Madame, madame , en terns de guerre on a befoin des chevaliers , il ne faut pas les effaroucher ; apres la paix nous ferons les dif- ficiles. La princeiTe prelTant toujours Stephanie d'al- ler trouver Diofebo qui etoit dans la chambre de I'empereur : Madame , "lui dit Plaifir de ma vie , il feroit plus fur d'y aller vous - meme , fous pre- texte de dire quelque chofe a Pempereun La princeffe fuivit cs confeil , & apres s'etre entretenue quelque terns avec Tempereiir , elle prit Diofebo par la main , & le pria de n'etre plus fa- che contr'elle. Le chevalier la r'amenant dans fa chambre , lui repondit qu'il avoit toujours e'te fen- lible a ce qui pouyoit 1'intereiler , mais qu'e'nfin il lui falloit un baifer de Stephanie , ou foil conge* Eh bien , lui dit la princefTe , il faut done vous per- mettre de le prendre ce baifer Ci defire ; fi pour- tant vous aviez voulit attendre le retour de celui que j'aime , il me femble que tout auroit ete dans les regies. Diofebo , fans lui repontire , fe jetta a fes genoux , & lui baifa la main ; fe relevant enr fuitc legerement , il s'approcha de Stephanie , & la baifa trois fois fur la bouche , en mdinoire de la trcs-fainte Trinite. Alors Stephanie prenant la Sn 176 HIST. DU CHEVALIER parole : Puifque je fuis autorifee par la permiflion cle ma maitrcfie , vous meritez quelque chofe de plus qu'un fimple baifer ; chevalier , je vous rends maitre de ma perfonne , mais de la ceinture en haut. Diofebo fut prompt a ufer de fes droits ; apres avoir baife & touche fa gorge , il voulut porter fes mains jufqu'ou il leur etoit permis d'aller; le papier qu'il y trouva , & qu'il crut une lettre d'un rival , eteignit toute fon ardeur ; il demeura glace en le retirant : Lifez , lifez , feigneur Diofe- bo , dit Stephanie , lifez , 6k voyez le fbnclement de vos foup^ons. La princeffe prenant le billet des mains clu chevalier , y kit ce qui fuit. Me trouvant abfolument maitreffe de ma per- Tonne , fans ^tre fouinife a d'autres loix qu'a celles de Thonneur , je declare , moi Stephanie de Macedoine , fille du grand prince Robert , due de ce pays , que de ma pleine volonte , fans ^tre contrainte ni g^nee par qui que ce foit , en prefence de Dieu & fur les faints evangiles, w je vous prcmets , a vous Diofebo de Montalto , de vous prendre a feigneur & mari , vous aban- donnant mon corps fans aucune referve. En con- fequence de ce mariage , je vous donne des a- prefent le duche de Macedoine & toutes fes de- pendances , avec cent mille ducats venitiens, trois mille marcs d'argent travaille , des meubles T i R A. N L E BLANC. 177 9> & des pierreries ; le tout eftime par 1'empereur & fon coafeil facre , quatrevingt-trois mille ducats; & moi quc j'eftime encore davantage. Si jamais je revcnois contre cet ecrit, je veux etre re- gardee comme faufTaire , & ne pouvoir jouir d'aucune des loix de 1'empire. Je renonce a tout droit de chevalerie , & je confens que jamais chevalier ne puifTe prendre les armes pour moi. Et pour plus grande furete , je figne de mon propre fang . Stephanie n'etoit point filie de ce due de Mace- doine qui etoit alors a 1'armee. Son pere etoit un grand prince ck tres-brave chevalier, fort riche & coufin-germain de 1'empereur. II n'avoit laiiTe en mourant que cette fille , a laquelle il avoit ordonne par fon teftament , qu'on remit fon duche de Ma- cedoine a 1'age de quatorze ans. Sa mere avoit ete nommee fa tutrice avec 1'empereiir ; ck pour avoir des enfans , elle avoit epoufe le comte d'Albi , qui prit depuis le titre de due de Macedoine. Stephanie avoil alors quinze ans accomplis. La nuit etant venue , & tout etant difpofe pour le depart , Diofebo , le plus content des hommes , envoya a 1'heure du fouper chercher 1'argent dont la princeffe lui avoit parle. Cependant , tandis que ceux de fa fuite etoient occupes a s*armer , il re- tourna au palais pour prendre conge de 1'empereur S iij 178 HIST. DU CHEVALIER ck de toutes les dames, fur -tout de Stephanie, qu'il pria de fe fouvenir de lui pendant fon abfence, Mon cher Diofe'bo, lui dit-elle, tout le bien de ce monde ne git que dans la foi ; ne favez-vous pas qu'on lit dans 1'evangile : Bienheureux ceux qui ne me verront pas , 6k qui croiront. Vous me voyez, ck vous ne me croyez pas. Soyez perfuade que je vous aime plus que tout ce qui eft au monde. En meme terns elle le baifa plufieurs fois en prefence de la princefTe 6k de PJaifir de ma vie. Leurs larmes fe melerent , 6k leurs adieux furent touchans. Lorf- qu'il fut fur 1'efcalier , Stephanie courut apres lui , & lui dit : Je vous donne cette chame d'or que je porte au cou , pour vous faire fouvenir- de moi ; pour moi , s'll y avoit mille heures dans la jour- nee , elles feroient toutes employees a penfer a vous. A ces mots elle le baifa encore une fois , 6k Us fe feparerent. De-la Diofebo fe rendit a fon loge- ment , fit charger fes bagages , & partit a deux heures de nuit, accompagne du connetable. Tiran fut charme de les revoir. Diofebo lui rendit compte de tout ce qui lui eroit arrive , & lui remit 1'argent que la princeiTe lui envoy oit. Us le peserent, cktrou- yerent en ducats deux- cent -quarante livres d'or. Cependant, depuis le depart du connetable 6k de Diofebo , les Turcs , fort faches des deux pertes qu'ils. a,VQient faites , 6k qui fe montoient a cent mille hommes tues ou faits prifonniers, tinrent con- TIRAN LE BLANC. 179 fell fur les moyens de faire perir Tiran , & re(o- lurent que le roi d'Egypte Fattaqueroit , parce que c'etoit un tres-bon chevalier, & le mejlleur qu'il y cut dans 1'armee des Maures. Ce prince ouvrit lui- mme cet avis. Si ce general vit encore long-terns , dit-il , nous fommes perdus fans resource , & nous n'avons d'autre moyen de nous en defaire , que celui que je vous propofe. Permettez-moi de lui offrir le combat a toute outrance ; ne doutez point qu'il ne 1'accepte , car il eft brave chevalier. Alors, au cas que j'aie 1'avantage , je le tuerai ; mais s'il arrivoit qu'il rut le plus fort, accablez-le de traits, & faites-le perir, lui ck tous ceux qui 1'accompa- gneront. Le confeil approuva la propofition du roi. II entra dans fa tente pour mediter la lettre qu'il vouloit ecrire , & la fit enfuite tenir a Tiran par uri trompette. Elle etoit conc^ie en ces termes: Agemanar , par la permiffion de Dieu , roi d'Egypte, vainqueur de trois rois en combat fingu- Her ; favoir ,, des rois de Sezza , de Brugia , ck du furieux roi de Tremifce : A toi , Tiran le Blanc , general des Grecs. Saches que pour la gloire & 1'honneur de la chevalerie, j'ai refolu d'eprouver lequel de nous deux aura 1'a vantage fur 1'autre. J'ai vu que par-defTus tes armes tu portes un habillement de femine , & je juge fans peine que tu es amoureux. J'ai fait en prefence de ma dame S iv 2-So HIST. DU CHEVALIER un voeu que je compte accomplir en ta perfonne, J'ai prornis a la famte inaifon de la Mecque , ou j> repofe le corps de notre grand Prophete , de me >> battre 3 outrance contra un roi , on fils du roi , M ou le meilleur general des Chretiens , le tout pour 1'honneur de ma dame. Je te propofe done le combat pour aecomplir mon voeu. Si tu as la >> hardieffe de 1'accepter , ]e te tuerai , apres t'a- voir oblige d'avouer que la dame que je fers >> furpafle la tienne en beaute & en merite, ainii qii'en naiflance , & je lui ferai prefent de ta tete. Je fouhaite que tu aies le courage d'accepter ce defi , & que tu effaies par -la de te laver du * reproche honteux que Ton peut faire a ton hon- neur, & que tout bon chevalier doit eviter, c'eft d'avoir attaque deux fois notre camp par trahifon, Je te combattrai, foutenant notre bon w droit ? corps -a -corps, a pied ou a cheval, felon que tu choifiras pour ton avantage , 6k en pre- fence des juges clont nous conviendrons. Le com- bat ne finira qu'avec la vie de 1'un ou de 1'autre, Fait a notre camp de la rive orientate , le pre- w mier jour de la lune ; &C je figne. Lorfque Tiran cut lu cette lettre , il aflTembla tous les chevaliers du camp, & leur demanda leur avis fur le parti qu'il devoit prendre. Le due de Macedoine parla le prernier , & dit qu'il devoit re- TIRAN LE BLANC. a> ponclre fur le mme ton qu'on lui ecrivoit ; que cette lettre contenoit deux chefs , 1'un celui de la dame, & 1'autre de la trahifon dont on le taxoit. II eft amoureux, ajouta-t-il, de la fille du Grand- Turc , qu'on dit etre fort belle , & il doit meme 1'epoufer apres la fin de cette guerre. C'eft a vous de voir ii la dame que vous aimez en votre pays eft confiderable ; car vous ne devez point accepter le combat fi la juftice n'eft pas de votre cote. Sei- gneur, dit Tiran ; j'aime dans mon pays une veuve; ainfi je ne peux pas dire qu'elle foit fille. Je 1'aime pour 1'epoufer , & je crois qu'elle a de 1'amour pour moi. Elle m'a donne cette chemife , ck depuis que je fuis fepare d'elle , je 1'ai toujours portee dans les affaires ou je me fuis trouve. Le due de Pera prenant alors la parole , dit que tout ce que Tiran alleguoit n'etoit pas fuffifant pour mettre la juftice de fon cote : Mais voici , continua-t-il , ce que je vous confeille; c'eft de vous imaginer que vous e^tes amoureux de notre pnnceffe. Par ce moyen vous ferez en tout fupe- rieur a votre ennemi ; car je ne crois pas qu'elle ait fa pareille au monde, Je craindrois , repartit Tiran , que 1'empereur ne fut offenfe d'une pareille hardieffe. Comment voudriez-vous , dit le due de Sinopoli , qu'il s'offensat d'une chofe qui fe fait pour la juflice & fans aucune mauvaife intention ? Je fuis au contraire perfuade qu'il en fera ttes-fa- lS^ HIST. DU CHEVALIER tisfait. Je veux , reprit le general , qu'il ait la bonte d'y confentir. Mais que penfera la princeffe? Croyezr vous qu'elle me pardonne cette temerite? C'eft une princeffe d'un fi grand merite , ajouta le due de Caflandrie , que , contente d'etre aimee des grands & des petits , elle faura diftinguer le motif qui vous aura determine ; & je ne doute pas meme qu'elle ne s'en glorifie. Tous les autres feigneurs furent du meme avis ; & Tiran les ayant pries de le figner , depecha Ton fecretaire a 1'empereur , pour Pinfor- mer de ce qui fe paffoit. Enfuite il paffa dans fa tente , & fit au roi d'Egypte la reponfe fuivante : La verite fe decouvre, malgre les {bins que Ton prend pour etablir le menfonge. C'eft pour- quoi moi Tiran le Blanc , general de 1'empereur de Constantinople , vainqueur & deftrudeur des troupes du grand fultan de Babylone , 6k de celles du Grand -Turc : A toi , roi d'Egypte. Je te y> mande que j'ai re^u la lettre qu'un trompette m'a remife de ta part , dans laquelle tu dis avoir vu une parure de demoifelle par-deffus mes ar- mes , & que pour accomplir un voeu que tu as fait , tu me propofes le combat a toute outrance , & foutiens que la dame que tu fers eft plus belle que la mienne. Premierement je dirai que ce voeu fera tort a ton honneur , & que tu aurois beau- coup mieux fait de t'engager a paffer dix ans, a TIRAN LE BLANC. iSj la Mecque , pour faire penitence de tes peches .qui font enormes devant Dieu ck devant les y> homines ; parce que rien n'eft plus vrai que la dame dont je me declare le ferviteur , eft la >> plus belle , la plus vertueufe , &: du plus haul rang qui foit dans le monde. Je fais que tu aimes la fille du Grand-Turc , & moi j 'adore celle du grand empereur que je fers. Elle a tous les avanr tages poffibles fur la tienne , qui ne feroit pas capable de la dechauffer. Tu me reproches en-r core d'avoir eu deux avantages fur vos troupes par trahifon. A cela je reponds que 1'empereur de Rome a ordonne que lorfqu'on etoit qualifie de traitre , on devoit en donner le dementi. Je te le clonne done , d'autant mieux que tu n'as pas dit un feul mot de verite, & que tout ce que j'ai fait ne peut etre blame par les cheva- liers inflruirs & par les dames d'honneur , ck que je n'ai fuivi que ce que la chevalerie permet en de femblables occaf.ons. Si je me conduis mieux que vous, qnel reproche pouvez-vous me faire? Je te jure par cet cent, ck je te donne parole, moi Tiran le Blanc , au nom de Dieu & de fa tres-fainte mere , pour defendre la verite , mon honneur'ck ma reputation, d'accepter le combat >> que tu me propofes. Mais d'accord fur ce point, comment convenir entre nous du juge que nous choifirons ? Ce ne peut etre ni ton roi , ni mon 184 HIST. DU CHEVALIER empereur, auxquels nous avons promis fidelite. Pour remedier a cet inconvenient , voici ce que j'imagine. Tout le monde fait que je fuis venu attaquer votre armee , pendant que vous teniez afliege le grand due de Macedoine , & que je vous ai battus. Vous tes venus me trouver en- enfuite , & j'ai acquis le meme honneur. Ainfi a-prefent c'eft a nous a retourner a vous. Je promets done a Dieu, & a la dame que je fers, auffi bien qu'a 1'honneur de la chevalerie , que le vingt du mois j'irai vous attaquer avec le plus de troupes qu'il me fera poffible. Je declare mme que ce fera a la t^te de votre camp de la plage orientate. Pour-lors tu pourras te iatisfaire , & tu ne m'accuferas d'aucune trahifon. J'ai remis cette lettre au trompette que tu m'as envoye. Elle eft ecrite de ma main , & cachetee de mon ca- diet. Fait au camp de Tranfimene , le cinq aout . Tiran montra cette lettre aux generaux , qui 1'approuverent ; apres quoi il la remit au trompette du roi d'Egypte , & lui fit prefent d'une jaquette garnie de plaques d 'argent , en le priant de con- duire avec lui un roi d'armes , qu'il envoyoit au fultan. Us partirent &arriverent au camp des Turcs, ou le roi d'armes fit entendre au prince infidele qu'il fouhaitoit lui parler en prefence de tous les rois 6k des autres feigneurs de fon armee. Ce prince TIRANLE BLANC. 285 les fit aflembler fur le champ ; & le roi d'armes adreflant la parole au fultan : Le general de rem- pire grec , qui reprefente la perfonne de 1'empe- reur, lui dit-il, vous fait favoir par ma bouche, que , fuivant la pratique des armes , vous ne devez porter aucune banniere , puifque vous les avez per- dues , ay ant ete vaincu deux fois , & que vous rie pouvez garder qu'un etendard, Je viens done vous avertir des regies de la chevalerie. Si vous y manquez , notre general ufera du droit qu'elles lui donnent. II vous fera peindre fur un ecu , avec toute la nobleiTe dont vous e^es environne ; & non-feu- lement dans fon camp, mais dans toutes les villes, il vous fera trainer a la queue d'un cheval. Avant que vous receviez un tel affront , je viens vous don- ner cet avis , arm qu'en ma prefence vous otiez toutes vos bannieres. Que maudit foit cdui qui a fait une femblable loi , s'ecria le fultan. Mais puif- que les loix des armes Tordonnent ainfi , ajouta-t-il, il faut s'y foumettre. Alors il fit plier toutes les ban* nitres , & ne conferva que les etendards. Le roi d'armes s'adreffant enfuite au roi d'E- gypte : Mon general, lui dit-il, a fait re"ponfe a la lettre que vous avez ecrite ; mais il vous prie de vouloir bien lui mander quelle foubrevefte vous porterez le jour de la bataille , afin que dans la me- lee il puiffe vous reconnoitre. Mon ami , repondit le roi d'Egypte, tu lui diras de ma part, que j'au- $6 Hist. DU CHEVALIER rois fort fouhaJte que nous nous fuffions battus feul- i-feul; mais quoiqu'il refufe d'accepter ce que je lui ai propofe , je veux bien repondre a fa de- mancle. Le jour du combat , j'aurai line jupe cra- moifie que nla belle dame a portee ; fiir la tere un aigle d'or , & cet aigle fera furmonte d'une ban- derolle fur laquelle eette beaute fera peinte. Si je puis le reconnoitre , je lui ferai confeffer tout ce que j'ai avance dans ma lettre ; apres quoi je le tuerai. Apres cette reponfe , le roi d'armes revint an camp des chretiens ; & ayant rendu compte ai Tiran de tout ce qui s'etoit paiTe de part & d'autre, on fe prepara a la bataille. L'empereur attendoit avec impatience des nou- velles de fon armee, lorfqu'on deeouvrit en mer fix vaifieaux qui arrivoient a pleines voiles vers Conftantinople. Ce prince apprit avec plaiiir qu'ils venoient de Sicile , & qu'ils portoient fept mille hommes & beaucoup de chevaux , que le nouveau roi de Sicile lui envoyoit. Voici quelle fut la rai- fon de ce fecours. On a vu que le" vieux roi de Sicile avoif un fils ame , qui avoit epoufe une princeffe du fang de' France. Ce jeune prince etoit fort aimable, auffi fon beau-pere 1'aimoit infiniment, & n'avoit jamais voulu? permettre qu'il s'eloignat de fa cour. II en tomba malade de chagrin , & mourut. Le roi de Sicile fon pere fentit d'autant plus vivenlent cette perte, que TIRAN LE BLANC. 187 fon fecond fils , qui eroit entre dans un monaflere , ne put jamais fe refoudre a quitter 1'habit religieux, pour heriter de fes etats. II en con^ut une douleur ii vive , qu'il fe frappa la t&e centre le bois de fon lit, & fe bleffa fi grievement qu'il en mourut, laiiTant fon royaume a fa fille que Philippe avoit epoufee. Des que ce prince fe vit fur le trone , il fe fouvint des obligations qu'il avoit a Tiran, & refolut d'aller a fon fecours avec le plus de troupes qu'il lui feroit poflible. La reine fon epoufe etoit alors enceinte, &? mit inutilement tout en ceuvre pour le detourner de ce deflein. Elle obtint feule- ment qu'il ne feroit point le voyage cette annee. II fe contents done de faire partir le due de Mef- fiine , a la tete de cinq mille hommes de cavalerie & d'infanterie. Par amitie pour Tiran , la reine joignit encore a ces troupes deux mille hommes dont elle donna le commandement au feigneur de la Pantelerie. Le premier homme qu'ils rencontrerent en met- tant pied a terre., fut le fecretaire que Tiran avoit depeche vers 1'empereur. Le due de Meffine le re- connut d'abord , pour 1'avoir vu au fervice du g^- neral ; & 1'ayant arrete : Chevalier, lui dit-il , ap- prenez-moi , je vous conjure , des nouvelles de ce fameux Tiran le Blanc , qui ,'poflede toutes les ver- tus. Quelle ville habite-t-il ? Ou eft ce general des Grecs ? Vous le trouverez dans fon camp , report* HIST. DU CHEVALIER dit le fecretaire. II n'y a que pen cle jours que je 1'ai laiffe en prefence des Turcs , fur les bords du. Tran- fimene. Comment y paffe-t-on le terns , lui dit le feigneur de la Pantelerie ? Y a-t-on bonne compa- gnie ? Sans doute repartit le fecretaire. Tout le monde y eft bien recju 6k bien traite ; on y fait tout ce que Ton veut. On y joue, on y danfe, on parle de guerre ; les inftrumens s'y font entendre ; enfin tous les plaifirs fe trouvent reanis chez notre gene- ral , qui craint Dieu plus que perfonne au monde , & qui ne fait craindre que lui. A ces mots , le fecreteire le quitta pour monter au palais , ou il trouva 1'empereur qui jfiniffoit fon di- ner. Ce prince lui demanda avec empreflfement fi Ton ne manquoit de rien au camp. Seigneur , tout y eft en abondance , il ne nous manque que de I'amour, repondit le fecretaire, fans en dire da- vantage. Quand 1'empereur fut feul avec la prin- cefle , il lui rendit feparement diverfes lettres dont il etoit charge. La premiere fut celle du roi d'E- gypte ; enfuite il lui remit 1'avis des generaux , au fujet des conditions du combat. Apres que 1'empe- reur 1'eut lue , il fe tourna du cote de fa fille : Sa- vez-vous ce que Ton me mande ? dit-il; on veut au camp que Tiran foit amoureux de vous. Ce difcours rendit la princeffe plus vermeille % qu'unef rofe, & fon trouble 1'obligea de garder quelqUe terns le filence. Lorfqu'elle en fut tm peu remife , elle TIRAN LE BLANC* 289 elle lui dit ; Seigneur , pourvu que vos chevaliers foient vainqueurs cle vos ennemis , je leur pardon- nerai leur amour. Quant a Tiran, vous favez quels ennemis lui ont fait les grands fervices qu'il vous a rendus , ck vous devez etre en garde contre leur calomnie , ck ne pas les en croire funs examen ^ fur -tout dans des chofes qui intefefTent votre hon- neur. Ma fille , reprit 1'empereur , lis la lettfe qu'ila m'ecrivent, ck tu verras qu'il ne s'agit pas de ce que tu penfes. La princeile ayant lu la lettre , la rendit a 1'empereur , 6k s'approchant de Stephanie : Jamais je n'ai eu tant de frayeur , lui dit-elle , tout mon fang s'eft glace dans mes veines , j 'ai cru tout decouvert , & qu'on alloit me faire un crime de 1'ar- gent que j'ai envoye a Tiran. Eh bien , madame , dit Stephanie, eft-ce-la un fi grand mal ; & ne pouviez-vous pas vous excufer par votre intention ? Ne devez -vous pas aider les amis & les ferviteurs de votre pere ? En ce moment les barons de Sicile entrefent , ck firent la reverence a 1'empereur , qui les requt a merveille. Us lui apprirent le fujet de leur arrivee^ & lui remirent les anciens traites de paix qu'ils ve- noient renouveller. Ce prince les recut , & confir- ma tout ce qu'ils contenoient, Enfuite il fortit, & laiila ces feigneurs avec l'imperatrice 6k la princelle, apres avoir commande qu'ils fufTent bien loges , & qu'on leur fourmt tout ce qui leur etoit neccffaire, Tomt I. T 2.90 HIST. DU CHEVALIER Tons ces chevaliers nouveaux venus etoient dans raclmiration cie ia grande beaute de Carmefine. Le feigneur de la Pantelerie fur- tout, ne pouvant fe laiTer de la regarder : Je reconnois , dit-il, madame, que la nature ne pent rien faire de plus beau que vous, & je juge aifementen vous voyant, du bon- heur des faints dans le paradis , dont il eft parle dans I'ecriture. C'eft ce qui fait dire au Pfalmifte , en s'adreffant a J. C. : Seigneur , celui qui eft de- vant vous ne trouve pas mille ans d'une plus longue duree que le jour d'hier. Je crois done pour moi , madame , que fi je devois vous voir toute ma vie, j'eprouverois le m&ne fort. Le bruit de la beaute de votre alteffe s'eft repandu dans notre pays , & nous a animes du defir de la guerre. Mais ce que je vois eft encore mille fois au-derTus du recit ; & je ne doute point que vous ne puiffiez vous faire palTer pour une decile. II en etoit a cette partie de fa harangue , qu'il auroit fans doute poulTee plus loin , lorfque 1'em- pereur rentra ; ainii la princeffe evita la reponfe , d'autant plus que le bonhomme fe rnit a leur parler de guerre. Quelque tc-ins apres , le due de Me/fine fe retira avec toute fa fuite au logement qu'on leur avoit prepare , 6k 1'empereur s'adreflant a ceux qui etoient prefens : Avez-vous jamais lu dans aucune chronique, leur dit-il, avez-vous jamais oui dire que le general d'un prince ait re^u de fes parens TIRAN L BLANC. 291 ou de fes amis des feeours de troupes , qui vinffent fervir le prince fans folde ? C'eft pourtant ce qui m'arrive aujourd'hui. Voila plus de dix mille hom- ines qui me viennent fervir a leurs propres frais , uniquement pour 1'amour de mon general. Je dois lui en marquer ma reconnohTance , 6k je veux aller moi-meme au camp, etre temom de fes exploits, 6k prevenir les complots des ennemis de fa gloire. Et fur le champ il donna ordre de preparer tout pour le lendemain. Eh quoi ! feigneur , dit 1'impe- ratrice , vous irez ainfi fans efcorte , avec votre feule maifon ? Madame , repondit 1'empereur , j'au- rai avec moi les troupes de Sicile. La nuit fuivante, Stephanie alia eveiller la prin- cefle , 6k lui dit : Madame , j'ai vu Diofebo en fonge , qui me difoit : O ma chere Stephanie , que nous fommes heureux , Tiran ck moi, de ce que vous etes venues nous voir ! votre prefence nous afiure la vi&oire. Cette aSreable idee m'a reveil- lee , ck je viens vous dire que fi vous m'en croyez nous profiterons de cette occafion pour donner une preuve de notre amour a nos amans , 6k pour faire ceficr 1'abfence qui nous prive de leur vue. Propo- fez a 1'empereur de vous mener avec lui. Donne- moi ma chemife , lui dit vivement la princeffe , 6k laiflfe-moi faire. Elle fut habillee 6k coeffee en un inftant ; 6k parTant dans la chambre de 1'empereur , qui n'etoit pas encore leve : Mon pere, lui dit-elle, T ij 291 HIST. DU CHEVALIER vous favez que les filles ont toujours peur lorf- qu'elles entendent parler de guerre. Cependant je vous fupplie de me permettre de vous fuivre ; je vous demande cette grace pour deux raifons. La premiere , eft le defir que j'ai de ne point vous abandonner , non-feulement parce que je vous aime plus que qui que ce foit au monde , mais encore a caufe de votre age. Car enfin , fi par malheur vous tombiez malade , je vous garderois d'autant mieux que je connois votre temperament. La fe- conde raifon eft que , fuivant 1'ordre de la nature , quoique les chofes arrivent quelquefois autrement, ceux qui naifTent les premiers doivent mourir de meme ; enforte que fi j'accompagne votre majefte , je verrai & j'apprendrai quelque chofe de la guerre, ce qui pourroit me fervir a 1'avenir , & m'empe- cher de la redouter. L'empereur fut d'abord furpris du difcours de la princefte. Ma chere fille, lui dit-il, je fuis tres- convaincu de Tamme & de 1'attachement que vous avez pour moi ; mais il n'eft pas ordinaire de voir aller les filles a la guerre. Cette demarche eft tou- jours dangereufe , & vous ^tes Ci jeune , que la vue des ennemis vous cauferoit peut-etre de facheufes impreflions. Ne craignez rien , reprit la princefte , la douleur de me feparer de vous me feroit beaucoup plus fenfible que tout ce que j'aurois a redouter en votre compagnie ; & puifque je ne vous ai point TIRAN LE BLANC. 193 abandonne dans vos malheurs , trouvez bon que je vous accompagne dans la profperite jufqu'au der- nier moment de votre vie. Eh bien , ma fille , j'y confens , dit 1'empereur , puifque vous le fouhaitez fi fort. Voyez votre mere , pour favoir d'elle ce qu'elle aimera le mieux , ou de refter ici , ou de me fuivre , & tenez-vous prates a partir , car je compte me mettre en chemin inceffamment. La prin- ceffe courutchez I'imperatrice , qui lui dit que pour rien au monde elle n'iroit a 1'armee ; que la feule vue du due de Macedoine , &: celle des lieux ou fon fils avoit ete tue , la feroit mourir de douleur. Audi -tot que cette refolution fut pnfe , la prin- cefle envoya chercher les plus habiles orfevres de la ville , & fe fit faire une cuiraiTe legere , avec les braffards & les gantelets mi -partis cl'or &: d'argent. Le cafque etoit un iimple morion d'argent pur, il etoit furmonte de la couronne qu'elle portoit ordi- nairemerit. Elle demanda a foil pere le comman- dement des troupes que la reine de Sicile envoyoit a Tiran. Le jour du depart elle fe mit a la tete de cette troupe , couverte de fa riche armure par- deffus une cafaque mi-partie de meme, argent & or. Elle montoit un grand cheval blanc comme la neige , & tenoit a la main un baton de comman- dant. Elle etoit accompagnee de foixante demoi- felles les plus belles de la cour. Elle donna a Ste- phanie la charge cfe connetable , celle de marechal T... " 194 HIST. DU CHEVALIER de camp a Salandro , fille du due de Pera ; Con- tefina eut celle de grand prevot. Plaifir de ma vie portoit Petendard , fur lequel etoit peinte 1'herbe nommee f amour vaut , avec cette devife , Mais non pour moiy Elifeo portoit la grande banniere; la veuve Repofee etoit le capitaine des portes de la chambre, Elles marcherent en bon ordre jufqu'a la vue des tentes de Tiran ; mais en y arrivant elles n'y trour verent que des malades , des valets ck d'autres gens inutiles que le general y ayoit lahTes. II en etoit forti des le dix-neuf du mois , au milieu de la nuit, 6k 1'empereur n'y arriva que le lendemain matin , fur les neuf heures. Sur le champ il en fit donner avis de fon arrivee au feigneur de Malvoifin , qui fe rendit -auffi-tot au camp , 1'inftruiflt des mouve- mens du general , & lui propofa de venir au cha- teau , ou il feroit plus commodement & plus su- rement. L'empereur fuivit ce confeil , & les troupes Siciliennes fe camperent le long du fleuve. En meme terns Malvoifin detacha un de fes gens pour ap-r prendre a Tiran 1'arrivee de 1'empereur , de la prin- cefle & des troupes de Sicile. Le general s'e'toit cam- pe a la tete du vallon nomine Efpinofa. Cette nou- velle le remplit de ]oie , mais il n'en fit part qu'au feul Diofebo ; il craignoit que fi cette nouvelle fe repandoit dans 1'armee , une partie des officiers ne quittafTent leurs poftes pour aller faire leur cour. II avoit tout difpofe pour marcher aux ennemis. Un T i R A N L E BLANC. 195 peu avant le jour , 1'armee fe mit en marche. Dio febo concluifoit 1'infanterie , accompagne de quatre cens lances avec les chevaux barcles. Tiran ne lui donna pour tout ordre que celui de demeurer der- riere vine colline heriflee de roches , a une lieue du camp des Turcs , 6k de ne faire aucun mou- vement, quoi qu'il put arriver , quand meme la bataille feroit perdue , qu'il n'en rec/it 1'ordre ; il prit mme fon ferment pour s'aflurer davantage de fon obeiffance. Le general continua fa marche avec le refte de 1'armee, fans avoir a fa fuite un feul homme d'in- fanterie , pas m&ne un page ; car il avoit donne 1'ordre de chevalerie a Hyppolite. Enfin au point- du-jour il arriva a une portee de trait du camp de 1'ennemi , non du cote des retranchcmens , mais par le flanc , dans une plaine abfolument rafe. Le due de Sinopoli concluifoit une aile de fon armee , le due de Pera avoit le commandement de 1'autrc , ck les bannieres de 1'empereur occupoient le centre. Les Turcs de leur cote , qui avoient paffe la nuit fous les armes , parurent en bataille. Au premier rang etoient les lanciers, dont tout le front etoit couvert de pavois & de chevaux de frife ; derriere eux etoient les archers & les gens de trait , ck a quelque diftance de ceux-ci etoient les chretiens a la folde du Grand-Turc , armes de toutes pieces , avec des grands panaches fur leurs cafques , & T iv 196 HIST. DU CHEVALIER leurs chevaux bardes. Les Turcs faifoient 1'arriere- garde avec plus de quatre cens machines de guerre. Teile etoit la difpofition des deux armees , lorf- que le roi d'Egypte manda a Tiran par un trom- pette , qu 'il le remercioit de lui avoir term parole , & qu'en temoignage de fa vicloire il feroit faire une ftatue d'or, qu'il placeroit fur une des princi- pales portes de Conftantinople. Tiran lui fit reponfe qu'il ne 1'eviteroit pas , mais qu'il pourroit bien ar- river qu'il cut du regret de cette bataille. Cependant il donnoit fes ordres aux principaux chefs , & les inftruifoit du mouvement qu'ils devoient faire pour obhger Farmee infidelle a rompre fes rangs 6k a fe debander, Enfin les Turcs donnerent le %nal, & toutes leurs troupes s'ebranlerent. Tiran portoit ce jour -la une petite hache atta- chee a fon bras avec un cordon de foie , & a fa jnain une petite banniere , avec laquelle il donna le fignal de fon cote. Dans le moment , le due de Pera qui commandoit 1'aile droite , faifant un quart de converfion , fe replia avec toute fa troupe fur le centre ou etoit la banniere de I'empereur , tour- nant le dos aux ennemis , mais marchant ferre , au petit pas & en bon ordre. Le due de Sinopoh fit ]e merne mouvement a 1'aile gauche, Lorfqu'ils fu^ rent replies le long du corps de bataille , alors its fe mirent au galop , mais fans perdre leurs rangs , & poufsrent vers U colline QU etoit embufque DiQ TIRAN LE BLANC. 197 febo avec toute 1'infanterie. A la vue de ce dernier mouvement , les Turcs s'ecrierent : Les voila qui prennent la firite, ils font a nous. En meme terns 1'infanterie abandonna fes rangs, jettant fes lances, fes piques , fes boucliers & fes arbal^tes , pour fe mettre a la pourfuite des chre'tiens ; la cavalerie, de fon cote , fe debanda apres eux , & ceux qui avoient des chevaux bardes fe defaifoient de leurs bardes pour courir apres ceux qu'ils regardoient deja comme vaincus. L'empereur qui du haut de la tour du chateau de Malvoidn etoit temoin de tout ce qui fe paflbit , ne douta -pas un moment que fon ar- mee ne fut en fuite , & la bataille perdue. Le general cependant fe retournoit de terns en terns pour examiner la contenance des infideles. II les vit tons epars dans la campagne , courant fans armes , & uniquement occupes du defir de joindre les chre'tiens. Lorfqu'il les vit avances au- dela de 1'embufcade ou Diofebo etoit pofte , il leva la banniere qu'il portoit a la main , & dans le moment toute 1'armee s'arrta. Chaque efcadron fe fepara a la longueur d'un jet de pierre , & en un inftant Tiran prefenta a 1'ennemi un front large ck etendu. Ce mouvement fubit etonna les Turcs, qui commencerent a s'appercevoir de leur erreur. Cependant le general ordonna an due de Pera de commencer 1'attaque , ce que celui-ci fit, en fe jettant avec une extreme valeur au milieu des infi- 298 HIST. DU CHEVALIER deles, fuivi clu marquis de Saint -Georges Ton frere. L'efcadron du due de Sinopoli donna enfuite ; enfin les deux armees fe melerent, ck le carnage devint e*pouvantable. Tiran , arme de fa petite hache , ne portoit au- cun coup qui.ne fut mortel. II etoit par -tout, 6k toujours expofe aux plus grands dangers. Le roi d'Egypte le reconnut , moins a fes armes qu'aux grands coups qu'il portoit , 6k fe retirant un mo- ment de la bataille avec les rois de Cappadoce 6k d'Afrique , il les pria de ne penfer qu'a fe defaire de Tiran. En mehne terns ils choifirent chacun une forte lance, apres quoi ils renrrerent dans la niilee, 6k ayant joint le general , ils coururent fur lui tous trois enfemble. Mais les rois d'Egypte 6k de Cap- padoce furent les feuls qui le toucherent. Le choc fut fi violent , qu'ils renverserent homme & cheval. A 1'egard du roi d'Afrique , fon coup porta fur le clue de Macedoine , qui fe trouva aux cotes du general , & le perqa d'outre en outre. Tiran fe trouvoit dans un grand peril , il avoit la cuiffe en- gagee fous fon cheval , la foiile etoit grande autour de lui , & fes armes etoient fauffees en plufieurs endroits. II vint pourtant a bout de fe relever ; mais le roi d'Egypte ayant pris une nouvelle lance , il courut fur li-i, & lui en porta un coup, qui ayant ete mal adreffe, lui emporta feulement une partie de fon cafque : la foule les fepara , 6k Hyppolite TIRAN LE BLANC, -99 voyant Ton maitre en cet etat , fit de fi grands efforts pour fendre la prefle , qu'il le joignit ; & fautant a terre: Monfeigneur, lui dit-il, au nom de Dieu, montez. Mais toi , que deviendras-tu? Pourvu que je vous fauve , repondit Hyppolite , qu'importe qne je ineure. La chute du general , 6k le grand nombre des infideles qui combattoient en cet endroit , avoit mis quelque de'fordre parmi les chretiens. Tiran jugeant que fa prefence etpit neceffaire , fauta fur le cheval d'Hyppolite , & rentrant dans la melee , il chercha a rejoindre le roi d'Egypte, mais ce fut inutilement. Ce prince avoit ete blefle par le Sei- gneur d'Agramont , d'un coup de lance qui lui avoit perce la cuhTe & 1'avoit mis hors de combat. L'heure de vpres approchoit , ck le combat du- roit encore. Diofebo juroit cependant centre Tiran de I'inaclion ou il le tenoit. II veut avoir tout 1'hon- neur pour lui, difoit-il en lui-meme, & il m'a JaifTe ici comme fi je n'etois bon a rien. Par Dieu , j'en veux acquerir a mon tour. Allons , dit - il alors a fes troupes , ne craignons rien , & donnons droit au milieu. En meme terns il fortit de fon embuf- cade , & vint charger en flanc les ennemis , qui furent decourages a 1'arrivee d'un fi grand nombre de troupes auxquelles ils ne s'attendoient pas. Le fultan etant blefle legereinent , s'etoit retire de la melee; & voyant le nouveau renfort qui arrivoit aux cbretiens, il dit a fes gens que la fuite valoit 300 HIST. DU CHEVALIER mieux que la mort. Tiran s'appenjut que le fultan & les fiens fe retiroient du combat avec leurs eten- dards deploy es; il courut de ce cote , & leur donna la chaffe , mettant a mort tout ce qui fe trouvoit fur fa route. Cette bataille dura depuis le lever du foleil juf- qu'a trois heures apres midi ; & jamais fur cette plage orientale il ne s'en etoit donne une aufli fan- glante. La vicloire fut complette pour les chretiens, qui pendant trois lieues pourfuivirent les Turcs avec une extreme vivacite. Tiran pouvoit alors a jufte titre chre nomme le roi des batailles , & le cheva- lier invincible. La fortune avoit toujours etc favo- rable aux Turcs jufqu'a fon arrivee , & fa feule prefence 1'avoit fait changer de parti. Enfin , las de tuer , les vainqueurs arriverent fort tard devant une ville qui appartenoit an marquis de S. Georges , ck qui portoit le nom de fon marquifat. Les infi- deles s'en etoient empares & en avoient fait prefent au roi d'Eg)'pte , qui dans la crainte de ce qui lui arriva dans la fuite, I 5 avoit abondamment pourvue de tout ce qui etoit neceffaire a fa defenfe. Ce prince voyant la bataille perdue, avoit pris la fuite comme les autres ; mais fa bleffure lui caufoit des douleurs fi vives , qu'il fut oblige d'abandonner le fultan , & de s'arreter dans cette ville. Cet afyle ne le mit pas long -terns a convert. Tiran ayant donne fes ordres pour qu'on prit foin des bleffes , mit d'a- TIRAN LE BLANC. 301 borcl le fiege devant la place. Des le lendemain elle foutint quatre affauts , mais les habitans ayant livre une des portes au marquis de Saint -Georges leur feigneur , la garnifon fut paiTee au fil de Tepee ; le roi d'Egypte y fut force lui-meme, &c egorge par le marquis de S. Georges qui 1'avoit fait prifonnier. Malgre un fucces fi eclatant, Tiran n'etoit ce- pendant pas content. II declara hautement que fi Diofebo eut execute fes ordres , il etoit fur de tuer le fultan lui-meme, de faire prifonniers tous les feigneurs de fon armee , ck de regagner tout ce que fes infideles avoient conquis fur I'empereur. D'un autre cote , I'empereur pafTa de la douleur ou 1'avoit reduit 1'idee de la bataille perdue , a la joie la plus vive , lorfque le feigneur de Malvoifin lui dit qu'un homme qu'il avoit detache pour fa- voir des nouvelles du combat , venoit de lui ap- prendre que Tiran etoit a la pourfuite des ennemis. A cette nouvelle , ce prince fe mit a genoux pour rendre graces a Dieu de la vicloire ; & montant a cheval , fuivi de la princefle & des barons de Si- cile , il fe rendit au camp des Maures , que Ton trouva tendu dans le meilleur ordre , & rempli de richefles infinies. L'empereur empecha qu'il ne fut pille , & en confia la garde aux feigneurs de la Pantelerie & de Malvoifin , avec defenfes d'en rien detourner jufqu'au retour de ceux a qui il appar- tenoit legitimement par leur vidoire. La prjncefle , 302 HIST. DU CHEVALIER qui avoit accompagne 1'empereur , ayant apper^u dans une tente un petit efclave noir qui cherchoit a s'y cacher , e!le le prit par les cheveux , & le conduifant a Tempereur : Je pourrai auffi me vanter a notre general, lui dit-elle, de m'ctre comportee en brave chevaliere , ck d'avoir pris un Turc jufques dans fon camp. La grace avec laquelle la princeffe fit cette plaifanterie rejouit beaucoup rempereur. Cependant Diofebo , inftruit de la colere de TH ran , n'ofoit paroitre en fa prefence. L'empereur n'ayant regu aucun meiTage de fa part , comme dans les vi&oires precedentes , dit a la princeiTe qu'il craignoit fort que Diofebo n'eut ete tue , puif- qu'on ne 1'avoit point vu en cette occafion. A ce difcours Stephanie ne put retenir fes larmes. L'a- mour lui fit imaginer alors tout ce qu'il y avoit de plus funefle, & pour fortir de cette cruelle in- certitude , elle chargea un homme de confiance d'aller favoir des nouvelles du chevalier , &; de lui remettre une lettre de fa part. L'homme auquel Stephanie avoit confie cette lettre , arriva au camp , & la remit a Diofebo , qui oublia , en la voyant , la colere ou Tiran etoit centre lui , ck courut la lui porter. A la faveur de ce paffeport ii fut bien re^u. Le general fit venir le meffager , de qui il apprit tout ce qui s'etoit paffe dans le camp ; que la princefTe etoit armee , & qu'elle avoit fait un prifonnier qu'elle gardoit TIRAN LE BLANC. 303 avec foin pour le lui prefenter. Tiran ordonna a Diofebo d'aller a la cour. II obeit , & fe rendit fur le champ aupres de 1'empereur. Le bruit de fon arrivee fe repandit en un inftant dans le cha- teau. Toutes les demoifelles fe parerent pour aller le recevoir. L'inquietude de Stephanie fe lifoit en- core fur fon vifage. Elles le trouverent dans la chambre de rempereur , faifant a ce prince le reck de la bataille , fans oublier la mort des deux rois , & les bleflures que Tiran avoit revues. A ces mots de bleflures , la princefle changea de couleur , & demands avec precipitation a Diofebo (i elles etoient dangerenfes. Nullement, madame, lui repondit-il, les medecins ont allure qu'elles n'auroient aucune fuite. L'empereur demanda enfuite au chevalier quelle pouvoit etre la perte de Tune & de 1'autre part. Seigneur, repondit Diofebo, je ne puis dire au jufte quelle eft celle des Turcs. Ce que je fais , c'eft que le grand chemin qui conduit d'ici a la ville de Saint -Georges eft jonche de corps, que les rois de Cappadoce ck d'Egypte ont etc tues , que le le fultan , le Roi d'Afrique , le fils du Grand -Turc lui-meme, font blefl^s dangereufement , & qu'ils ont laiffe plus de cent mille morts fur le champ de bataille. Pour le nombre des n6tres , je pourrai Je dire a votre alteffe , parce que le general les a fait enlever pour leur donner la fe'pulture. Nous 304 HIST. DU CHEVALIER avons trouve parmi eux le due de Macedoine perce d'un coup de lance , le marquis de Ferrare , le due de Babylone , ck plufieurs autres , parmi lefquels fe trouve le connetable, qui eft fort regrette , parce qu'il etoit bon 6k brave chevalier, Enfin on compte qu'il nous manque douze cens trente-quatre homines de notre armee. 1'empereur parut touche de la mort du connetable ; mais il etoit encore plus occupe a chercher comment il pourroit temoigner fa recon- noiffance a Tiran. Diofebo , pour avoir un pre- texte de demeurer plus long-terns a la cour , r fit femblant d'etre malade, 6k 1'empereur le fit fervir avec les memes foins qu'on auroit pu avoir pour la princeffe fa fille. Cependant, en attendant la guerifon du general, ce prince voulant profiler de la confternation des ennemis , pria les barons de Sicile de raccompa- gner a une expedition pour reprendre plufieurs places dont les Turcs s'etoient empares. Tiran qui com- men^oit a fe mieux porter, inftruit du depart de 1'empereur , prit avec lui une partie de 1'armee , laifTant 1'autre fous les ordres du marquis de Saint- Georges , qu'il etablit general pendant fon abfence, & marcha au chateau de Malvoifin , ou la princeffe & fes demoifelles etoient demeurees fous la garde de Diofebo. Lorfqu'il en approcha, il detacha Hyp- polite , qu'il avoit inftruit , & 1'envoya a la prin- cefle , qui ordonna iiir le champ qu'on le fit en- trer. TlRAN L BLANC. 305 trer. Alors il fe mit a genoux, & lui baifant la main; Madame, lui dit-il , je fuis envoye a votre altefle. de la part de monfeigneur, qui demande fi elle veut lui donner furete , & s'il pourra entrer & fortir fans qu'il lui foit fait aucune contrainte ni violence , & il en demande un gage. Nouveau chevalier , repon-< dit la princefie , le general ne fait-il pas que nous fommes fous fes ordres ? Nous dependons toutes de lui; il a tout pouvoir ici, que peut-il apprehender? N'a-t-il pas renferme la crainte dans le camp des Turcs ? Elle ne doit habiter que parmi eux. A ces mots Hyppolite fe leva & courut embrafc fer toutes les demoifelles ^ fans oublier Plaifir de ma vie ; apres quoi il alia rendre compte a Tiran de la reponfe que la princefle lui avoit faite. Elle ne con- tenta point le general. II envoya une feccnde fois Hyppolite au chateau , avec ordre de dire de fa part a la princefle , qu'il n'entreroit point fans un paffeport eerit de fa main. Je ne comprends fien a notre capitaine , repondit la princefle lorfqu'elle re- ^ut ce nouveau mefTage; en quoi p'eut-il avoir of- fenfe 1'empereur ou moi , pour avoir befoin d'urt pafleport ? Pourquoi perdre ainfi le terns , lui dit Stephanie ? Donnez-le-lui , puifqu'il le demande ; Voila de 1'encre & du papier. Aufli-tot elle ecrivit le pafleport 6k le remit a Hyppolite. Tiran 1'ayant re^u , entra dans le chateau , &I monta dans la grande falle , oil il trouva la prin- Tome, I, V 306 HIST. DU CHEVALIER cefle, qui fe leva pour le recevoir. Mais d'aufli loin qu'il Tapper^ut : Obfervez votre pafleport , madame , s'ecria-t-il. Mais, general, repondit la princefle , perfonne ne vous touchje. Madame , re- prit Tiran , votre altefle m'accable des chaines les plus pefantes. Jamais prifon n'a ete plus forte ni plus cruelle. Eh ! madame , dit la veuve Repofee , la prifon dont il parle eft toute tapiflee d'amour, le deuil qu'il porte eft chamarre d'efperance , & la che- mife dont il eft pare temoigne le defir qu'il a d'etre avec fa dame. La princefle comprenant alors ce que Tiran avoit voulu dire, lui repondit : General , il la fortune vous a rendu prifonnier, un terns viendra que vous fe- rez en liberte. En meme terns prenant le due de Pera d'une main , & Tiran de 1'autre , elle les fit affeoir a fes cotes. Us s'entretinrent d'abord de ceux qu'ils avoient perdus a la bataille ; & la converfa- tion etant tombee enfuite fur les conquetes que fai- foit 1'empereur , Tiran & le due refolurent de fe rendre le lendemain devant une place que ce prince attaquoit depuis trois jours , & dont il n'avoit pu fe rendre maitre. La prrcefle protefta que s'ils par- toient elle les accompagneroit. Elle fit venir enfuite fon prifonnier, & le leur prefentant: Croyez-vous done, dit -elle, que vous foyez les feuls qui fachiez faire des captifs ? Apres cela ils fe mirent a table , ou la princefle mangea peu ; la vue de Tiran lui fuffifoir. TIRAN LE BLANC, 307 Apres le fouper , le due lia la donVerfation avec la dame du chateau , & la veuve Repofee , qui ecoutoit avec un grand plaifir le recit des exploits de Tiran ; car la bonne mine de ce chevalier Tavoit touchee. La princefTe n'ayant que Stephanie aupres d'elle : Chevalier , dit-elle a Tiran , j'ai tout rifque^ pour avoir la confolation de vous voir ; c'eft 1'amour feul , non la curiofite de voir des combats , qui m'a conduite ici. J'ai trompe 1 rempereur , peut- tre ne tromperai-je pas nos jaloux; mais je m'expofe a tout, je ne pouvois fupporter plus long -terns votre ab- fence. Ah ! madame , dit Tiran , vos bontes ne fervent qu'a redoubler les maux cruels que je ref- fens ; je n'en puis fupporter 1'exces. La vue de vos beautes me tranfporte hors de moi-meVrie , elle me ravit 1'ufage de ma raifon, Non, madame, votre amour n'approche pas du mien ; il eft tel , cet amour, que fi j'efl avois autant pour Dieu 9 n Je le fervois avec la meme ardeur , je fetois dcpuis long -terns tin faint k miracles. Quelles marques me donnez- vous du v6tre? Des difcourt, des paroles que la bouche prononce , & que le coeur peut dementir* Eft-ce-la ce que vous promettiez a mon depart? Reviens vainqueur, difiez-vous en prefence de Ste*- phanie , & tu obtiendras le prix de ton amour. Dieu eft jufte , ajoutiez-vous , il eft prefent par-tout; ii eft temoin de ma promerte , il en fera le garant. Dan? ce moment Plaifir de ma vie s'approchant Vij 308 HIST. DU CHEVALIER d'eux , interrcmpit leur entretien , & fe mettant aux genoux de Tiran : Chevalier , lui (lit- elle , je fuis la feule qui irTinte'rcffe a vous. Comment ! perfonne n'a encore penfe a vous faire quitter vos armes ; & ii pourtant vous avez-la une chemife qui merite bien d'etre changee. O bienheureufe chemife! con- tinua-t-elle, que je t'ai vue dans un etat bien dif- ferent ! Tu etois parfuir.ee alors , tu couvrois ce que la nature a forme de plus beau. La princeffe pre- nant la parole , clit a Tiran: Chevalier , donnez-moi cette main qui a vaincu des rois. Stephanie lui prit la main , & la pofa fur les genoux de la princeffe , qui fe baiffa 6k la baifa. Ah 1 madame , dit Tiran , que ne m'eft-il permis de me jetter a vos pieds adorables ! La princeffe lui prcnant alors les deux mains: Eh bien, repondit-elle, je leur donne tout pouvoir fur moi. En m&ne terns elie fe leva , car la nuit etoit deja fort avancee , & elle craignoit de donner quelque foup^on en reflant plus long- terns. Tiran , le due & toute la cour Taccompagnerent jufques dans fa chambre , & lui donnerent le bon foir. Le lendemain des la pointe du jour , le due &: Tiran s'armerent & monterent a cheval , faifant em- porter avec eux les echelles qu'ils trouverent dans le chateau. La princeffe les accompagnoit, couverte de fes armes. Us arriverent vers le midi devant une place tr^s-forte , que 1'empereur faifoit attaquer, & qui etoit vivement defendue par les troupes du ful- TIRAN IE BLANC. 309 tan. L'arrivee du general decida cie fbn fort. Apres avoir laifle la princefle hors clc la portee des ma- chines , fous la garde de Diofebo &c de quelques troupes , il courut a 1'attaque des Siciliens , & fai- fant drefler les echelles centre le mur , il monta Uii-me!me le premier a Taflaut. II fut renverfe , mais ayant fait apporter d'autres echelles , il attaqua de nouveau , & chargea fi vigoureufement les ennemis , qu'il emporta la place , tuant ou faifant prifonniers tous ceux qui la defendoient. Apres cette expedition , les barons de Sicile pre- fenterent a Tiran les lettres de leur roi & de leur reine. Le general les recut avec tout le refpecl: & toute la joie poffible , temoignant cependant aux commandans de ces troupes la reconnoiflance qu'il avoit de leurs fervices. Enfuite ils fortirent enfemble de la place , ck fe rendirent aupres de Fempereur , qui ayant ete temoin de 1'accident arrive a Tiran , ck s'etant informe du nom de celui qui etoit tombe du haut de 1'echelle , avoit appris avec chagrin que c'etoit fon general lui-meVne. Aufli, lorfque Tiran lui eut fait la reverence , ce bon prince ne put s'em- pecher de lui dire: Ce n'eft point a vous, general, de monter ainfi a un afHiut ; & malgre le bon droit de la caufe pour laquelle vous combattez , il ne faut point tenter la bonte divine. Ou en ferions-nous , s'il nous arrivoit quekjue malheur ? Seigneur , lui repondit Tiran , le premier loin d'un general doit V iij 310 HIST. DU CHEVALIER tre de dormer 1'exemple aux troupes qui font fous fes ordres. L'empereur tint enfuire un grand confeil fur le parti qu'iJ devoit prendre ; & les avis furent fort partages , les uns propofant une expedition , & les autres une autre. Enfin le general prenant la parole : Pour moi, feigneur, je fuis d'avis, dit-il, que votre majefte reprenne , avec les barons de Sicile , le che min de Conftantinople , &: emmene avec elle tous les prifonniers , qui nous confomment beaucoup de vivres , & nous occupent ici un grand nombre de troupes employees neceflairement a les garder. Le due $t moi nous aurons foin de conferver les villes & les chateaux que nous avons pris , & d'etendre plus loin nos conquetes. Nous prions feulement votre majefte de nous envoyer des vivres pendant que la guerre durera , car c'eft uniquement par la mer que nous pouvons tirer notre fubfiftance, L'empereur trouva 1'avis fort bon, & Tiran ayant donne fes ordres pour qu'on amenat au chateau de Malvoifin tous les prifonniers qui eioient dans le camp de Saint- Georges , il s*y rendit lui- inline avec tous les ba- rons de Sicile. En arrivant , Ternpereur appela le general & la princeffe fa fille avec les demoifelles qui raccom- pagnoient ; puis adreflant la parole a Tiran , il lui dit : Nous avons perdu le brave cointe de Bythinie notre grand connetable , qui me confeilkz-vous TIRAN LE BLANC. 311 de donner cette charge ? Tiran fe mettant a genoux : Seigneur , repondit-il , je vous aurois beaucoup d'o- bligation , ii votre majefte avoit la bonte d'en faire prefent a Diofebo. Je fuivrai toujours en tout vos defirs , reprit 1'empereur ; & puifque vous le fouhai- tez , je fais Diofebo grand connetable. Pour vous , general, je vous donne le comte de Saint- Ange , qui appartient a ma fille Carmefine , & dont elle voudra bien que je difpofe en votre faveur ; il rapporte foi- xante mille ducats : mais j'efpere qu'avant qu'il foit peu Dieu me fera la grace de pouvoir vous faire des prefens de plus grande confequence. Tiran temoigna vivement fa reconnoiffance a 1'empereur ; mais il ajouta que deux raifons I'empe- choient de profiler de fes bontes: La premiere, dit- il , parce qu'il y a fi peu de terns que je fuis au fer- vice de votre majefte , que je n'ai pas merite tant de graces ; la fecoude eft , que fi mon pere &: ma inere apprenoient que j'euffe accepte aucun litre, ils perdroient 1'efperance de me revoir jamais , & en mourroient peut-etre de douleur. Rien ne peut empecher , reprit Tempereur , que le comte que je vous ai offert ne foit a vous. Si vous ne voulez pas en prendre le titre , acceptez-en du moins le revenu & la poflefllon. Je ne veux point oter a la princeffe , repliqua Tiran , un bien qui lui appartient. Ce qui m'appartient , interrompit la princefle , eft a la dif- pofition de mon pre : & au cas que Ton ait encore V iv 3ii HIST. DU CHEVALIER befoin de mon confentement , je confirme volon* tiers la donation qu'il vous fait. L'empereur fit de nonvelles inftances au general , en I'arTurant qu'il ne regardoit point ce prefent comme une recom- perife , & que s'il perfiftoit dans fon refas , il per- fuaderoit a tout le monde qu'il avoit deffein de le quitter. Tiran I'affura qu'il n'en etoit pas capable, pendant qu'il pouvoit lui Itre utile ; ajoutant que , puifqu'il le vouloit abfolument , il lui rendroit fa foi : hommage pour ce comte , mais qu'il le donne- roit , avec fa permiffion , a Diofebo fon parent. Pourvu que vous Tacceptiez, repondit le prince, je fuis content , vous pourrez en faire enfuite ce qu'il vous plajra. Alors Tiran fe jetta aux pieds de 1'em-! pcreur , 6k lui baifa la main , pour le remercier de la grace qu'il lui accordoit. En meme terns on con- vint que la cour refleroit encore au chateau de Malvoifin tout le jour fiiivant , & qu'on celebreroit line grande fete , pour recevoir Diofebo comte de Saint-Ange &: grand connetable de 1'empire. Ce chevalier ignoroit ce qui fe parToit. Cependant Tiran ordonna au feigneur de Malvoifin de faire cuire beaucoup de pain pour le lendemain , & de preparer tout ce qui etoit neceflaire pour la fete. DiofejDO rentrant au chateau fur ces entrefaites , & trouvant fon coufm occupe a donner beaucoup d'or- dres , luj en demanda la rajfon , & s'il avoit recit quekjues n.ouvellcs des enneinis. Non , repondit le TIRAN LE BLANC. general , mais allez remercier 1'empereur du comte de Saint- Ange, qu'il vous a donne avec la charge de grand connetable. Diofebo fe rendit d'abord a la chambre de la. princefle , oil il ne trouva que Stephanie avec les autres demoifelles. La princefle entra peu de terns apres ; & le chevalier fe mettant a fes genoux , la remercia de la grace que 1'empereur venoit de lui accorder. Elje le releva, & lui donna un mouchoir : J'exige votre parole, mon frere, lui dit-elle, que vous ne regarderez point ce que renferme ce mou- choir, que vous ne foyez forti de cette chambre. Diofebo le lui promit, & apres avoir remercie Pem- pereur, il revint aupres de Tiran. II eft bien jufte, lui dit - il alors en fe mettant a fes genoux , que ]e vous remercie aufli, puifque vous vous tes prive de ce comte pour me le donner. En meme terns il fe mit en devoir de lui baifer la main ; mais Tiran n'y voulut jamais confentir, & TembraflTa. Diofebo lui remit enfuite le mouchoir que la princefle lui avoit donne. La premiere chofe qu'ils trouverent en Touvrant , fut un billet concju en ces termes : Je vous prie , mon frere , grand connetable & comte de Saint- Ange, de me faire le plaifir d'ac- cepter ce petit prefent pour la f^te de demain ; la fituation ou je fuis doit vous faire excufer fa mediocrite . Ce billet etoit accpmpagne d'une fomme de deux m'.He ducats. 314 HIST. DU CHEVALIER Le meme jour la princeffe ayant trouve moyen de joindre Tiran en particulier, lui demanda pour- quoi il avoit refufe le prefent que fon pere lui avoit ofFert , & pourquoi elle-m^me Fen avoit prie inu- tilement. Mais il 1'affura qu'il etoit refolu de n'ac- cepter jamais aucun litre au-deflbus de celui d'em- pereur. Le lendemain Diofebo fut proclame en ce- remonie comte de Saint -Ange & grand connetable de 1'empire ,grec ; 1'empereur le fit mettre a table avec lui , pendant que Tiran faifoit 1'office de maitre d'hotel , parce que c'etoit lui qui donnoit la f^te. Apres le diner le bal commencja, & fut fuivi d'une magnifique collation de confitures. On s'arma en- fuite , 5c il y cut plufieurs lances rompues en Thon- neur du nouveau connetable. Le fouper qui fuivit fut parfaitement bien fervi; mais Tiran ayant paru fort trifle pendant toute cetfe fdte , la princefTe le fit afleoir a fes cotes , & lui dit a Toreille : Vous etes change; fouffrez-vous ? O * Parlez-moi naturellemenr. Je foufFre tellement , re- pondit-il , d'imaginer que vous partez demain , & que je ne vous verrai plus , que fen fuis au de- fefpoir. Qui fait le mal , dit la princeiTe , doit en porter la peine. N'eft-ce pas vous-mcme qui avez confeille a Teinpereur de retourner a Conftantinople avec les prifonniers ? Quel eft 1'homme amoureux qui ait jamais donne un femblable confeil ? Tout ce que je puis faire pour vous, ajouta-t-elle , c'eft de TIRANLE BLANC. 315 feindre une incommodite ; je puis obtenir par ce moyen un delai de quinze ou vingt jours; car I'em- pereur m'aime trop pour m'obliger a me mettre en chemin , tant qu'il potirra penfer que je fuis malade. Mais que ferons-nous de ces prifonniers? dit Tiran. Je ne vois aucun remede a la douleur que feprouve , & je vous avoue que je ne fuis occupe que de fer ou de poifon , pour fortir du funefte etat ou je fuis reduit. Allez trouver Stephanie , dit la princeflTe, voyez avec elle quelles mefures on peut prendre. Sur le champ le general paffa chez Stephanie , & ils convinrent avec le connetable que des que tout le monde feroit retire & les demoifelles endormies, ils fe rendroient 1'un & 1'autre a la chambre de leurs dames, & que la ils verroient ce qu'il y auroit a faire. Le filence regnoit deja dans tout le palais , lorf- que la princefle , qui pendant la nuit ne gardoit que Stephanie dans fa chambre , dit a Plaifir de ma vie qu'elie n'etoit pas encore en humeur de fe coucher, & qu'elie pouvoit cependant fe retirer. Elle obeit; mais ayant cru , en fe retirant , fentir bruler des par- fums , elle ne douta pas que ce ne fuflfent les apprets d'un maringe que Ton vouloit celebrer a petit bruit; ck elle alia fe mettre au lit , refolue de s'en eclair- cir. L'heure du rendez-vous arrivee, Stephanie for- tit avec une bougie , pour s'aflurer fi toutes les de- moifelles qni couchoient dans Tantichambre de la veuve Pvepofee , etoient bien endormies. Plaifir de 3 1 6 HIST. DU CHEVALIER ma vie , attentive a tout , faifoit la dormeufe ; Ste*- phanie y fut trompee : elle alia ouvrir aux deux chevaliers qui I'attendoient avec plus d'impatience que les juifs n'en ont de la venue de leur Meflie. Us eteignirent la lumiere , & fuivirent fans bruit Ste- phanie, qui les conduifit dans la chambrede la prin- cefle. Us la trouverent vetue d'une robe brochee d'or avec une broderie de perles. Elle avoit au cou un carcan de feuilles d'or emaillees de vert & en- tremelees de diamans & de rubis. Sa tete etoit cou- verte d'une guirlande de pierreries dont 1'oeil avoit peine a foutenir 1'eclat. Tiran flechifTant le genou devant elle , lui baifa les mains plufieurs fois. Us pafserent la nuit a fe donner des affurances de leur tendrefTe mutuelle , & lorfque le jour fut pret a pa- roitre, les deux chevaliers fe retirerent avec le meme fecret. Lorfqu'il fut jour , tout le monde fe leva au cha- teau , parce que 1'empereur avoit donne ordre que tout fut prt pour partir de bonne heure. Plaifir de ma vie , que la curiofite avoit tenue eveillee , entra dans la chambre de la princeffe , tandis que fes com- pagnes dormoient encore. Elle la trouva qui s'habil- loit. Stephanie etoit habillee , & elle achevoit de fe coeffer , mais avec un air d'abattement & de non- chalance fi grand, qu 'a -peine pouvoit-elle porter fes mains a fa tete. Ses yeux battus & charges avoient perdu leur eclat ordinaire , 6c fes regards T I R AN LE B L ANC. 317 languiffans fembloient diftinguer a-peine les objets. Sainte vierge ! s'ecria Plaifir de ma vie ; eh, ma chere Stephanie , comme vous voila ! Vous etes ma- lade, aflurement, & meme fort malade; Dites-moi ce que vous fentez. II faut appeler les medecins. Non , dit Stephanie , ce ne fera rien ; c'eft une mi- graine violente , le ferein qu'il fit hier en eft caufe. Croyez-moi, dit Plaifir de ma vie, ne negligeons point ce mal, il peut devenir dangereux. Dites, n'a- vez-vous rien fenti aux talons? Prenez-y garde; j'ai oui dire a d'habiles medecins , qu'a nous autres femmes, nos maladies commencent par des inquie- tudes aux ongles des pieds, que de la elles montent dans les jambes, pafTent aux genoux & gagnent bien- tot les cuiiTes , d'ou elles montent un peu plus haut ; que c'eft la ou elles font les plus vives , que de la elles portent droit a la t&e , & caufent des etour- diffemens qui nous font fouvent perdre connoifTance & tomber a la renverfe. Us ajoutent que , fuivant Galien , ce mal ne nous prend qu'une fois dans la vie , & quoiqu'il foit incurable, on n'en meurt pour- tant jamais. Mais voyons un peu votre langue, j'en fais aflfez pour vous donner confeil. Stephanie embarraffee du difcours de Plaifir de ma vie , & ne fachant comment elle le devoit pren- dre , lui montra fa langue. Ou tous mes principes font faux , lui dit cette fille , ou vous avez perdu du fang cette nuit. II eft vrai , repondit Stephanie , j'ai HIST. DU CHEVALIER faigne du nez. Ou du nez , ou d'ailleurs , c'eft ce que je ne puis dim'nguer , dit Plaifir de ma vie ; imis toujours je fuis bien fure que vous avez faigne. Ce- pendant foyez tranquille , votre mal ne fera rien. Comme elle s'apperqnt que la princeffe fourioit, en 1'ecoutant , elle lui dit : Madame , votre alteffe me permettra-t-elle de lui rendre compte d'un reVe que j'ai fait cette nuit ? Mais il faut auffi qu'elle me promette de ne fe point facher fi elle fe trouve m- lee dans mon reVe. Parle , lui dit la princeffe , je t'accorde toute permiffion , tu peux dire tout ce que tu voudras , je t'en donne d'avance 1'abfolution. Alors Plaifir de ma vie prenant la parole : II m'a femble, madame, dit-elle a la princefle^ que j'etois couchee dans une m^me chambre avec mes qmtre compagnes , & que Stephanie eft venue , avec une bougie , examiner fi nous dormions. Elle a ete en- fuite a la porte , & elle 1'a ouverte a Tiran & au connetable. Us etoient legerement v^tus , leur epee fous le bras , 6k avec des fouliers de feutre pour n'tre point entendus. Stephanie a fouffle fa bougie, ils Font fuivie, & il me fembloit qu'elle les condui- foit a votre chambre. Vous etiez habillee & paree avec foin pour les recevoir. Un moment aprs la porte s'eft fermee , & j'ai cru entendre votre voix qui difoit : LaifTe-moi, Tiran, laifTe-moi. Je fuis fortie de mon lit toute en chemife, & j'ai couru 4 la porte. Alors j'ai cru voTr Tiran , qui vous portant TIRAN LE BLANC. 319 entre fes bras par la chambre , malgre votre refif- tance , vous accabloit de fes baifers. II vous a mis enfuite fur ce petit lit de repos. Ah ! lit , s'ecria Plaifir de ma vie en fe tournant du cote ou il etoit , que tu es different de ce que tu etois alors ! Eh bien , lui dit la princefTe , n'as-tu rien reVe de plus? Pardonnez-moi, madame , continua cette fille , mon reve n'a pas fini la. Vous avez pris un livre d'heures , & le prefentant au chevalier , votre altefle lui a dit : Tiran , je t'ai fait venir pour don- ner un peu de foulagement a ton amour & au mien ; mais promets-moi de ne point pafTer les bornes que je t'ai prefcrites, jure-le-moi fur ce livre. Le che- valier , les yeux attaches fur vous , paroiflfoit peu attentif a vos paroles. Vous avez ajoute : Si tu m'ai- mes , contente-toi de ce que je t'ai permis , n'exige point de mon amour des chofes dont les fuites fe- roient funeftes a Tun & a 1'autre , tu te perdrois & me perdrois pour toujours. Helas ! avez-vous ajou- te , a quoi m'expofe ma complaifance pour Stepha nie! E^ ce moment quelques larmes ont coule de vos yeux , elles ont touche le chevalier ; il vous a repondu : Madame , vous etes mon unique fou- veraine , c'eft a vous de prefcrire des loix ; quel- ques dures qu'elles foient , je les refpefterai tou- jours : mais fongez que c'eft centre vous-meme & contre 1'amour que vous employez le pouvoir ab- folu qu'il vous a donne fur moi. 310 HIST. DU CHEVALIER Ne t'afflige point , Tiran , avez-vous dit alors , je te tiendrai compte du facrifice que tu me fais. Je ne te refufe qu'une feule chofe , je t'abandonne tout le refte. II vous a prete le ferment que vous deman- diez , apres quo! il m'a femble que vous embrafTant & vous accablant de fes baifers , il vous renverfoit fur ce lit & detachoit les agraffes de votre tobe ; alors votre gorge s'etant decouverte a fes yeux , il s'eft precipite deiTus. Mais bientot n'etant plus maitre de lui-mme, il a voulu porter ailleurs une main hardie. Vous vous y etes oppofee , & vous avez eu ma foi raifon ; fi vous 1'eufliez fouftert , le fer- ment etoit en grand danger. Apres une petite que- 1 relle, il m*a femble que vous etiez reconcilies. Vos vifages etoient colles Tun contre 1'autre , vos bras etoient entrelaces. La vigne efl moins unie a 1'or- meau que vous ne 1'etiez 1'un a 1'autre. Vous vous parliez , mais je ne pouvois entendre vos difcours, vos baifers mutuels les interrompoient a tout mo- ment. Cependant mon fonge Continuant toujours , je cms appercevoir quelque chofe fur cet autre lit* II me fembla que j'y voyois Stephanie avec le con- netable; elie fe debattoit; fes jambes etant dans un mouvement tres-vif , elle paroiflbit vouloir fe de- rober d'entre fes bras. Un moment apres , je crus Fentendre qui difoit d'une voix tremblante & inter- rompue : Ah ! feigneur , que vous me faites de mal 1 voulez- TIRAN IE BLANC. 511 vbulez-vous me tuer ? Arr&ez un peu ; au nom de Dieu , epargnez-moi. 41 me fembla enfuite que Tiran lui difoit : Ma ' chere foeur, retenez vos cris; a quoi penfez-vous? voulez-vous nous perdre ? en peut vous entendre. Je la vis , qui prenoit la manche de fa chemife , & qin la mettoit dans fa bouche , la ferroit avec les dents ; mais un moment apres , elle ne put fe rete- nir , elle pouffa un cri & tomba pamee , eft difant : Ah ! cruel, vous me tuez, je me meufs. Je ne puis vous exprimer , liiadame , te qne cef endroit de mon fonge me fit reflentir. Je defifois en ce moment de me tfouver avec mon Hyppo- lite dans le mme ^tat oil je vous voyois Tune & 1'autre, Je ne connois point encore quelles font les douceurs de 1'amour , mais il me fembloit que cet etat etoit le dernier terme de la felicite. L'agitation que j*eprouvois etoit extreme , un feu devorant fe repandoit par tout mon corps. Je me levai, du moins il me le fembla dans mon fonge, j'allai chercher de Feau , & je m'en fervis pour appaifcr l*ardeur du feu que je fcflfentois. A mon retour , je crus voir Stephanie, cj'-i reve- nue de fon evanouiflement , repouiToit la:;gu5{Tam- ment le connetable , & lui difoit d*une voix foible: Laifle-moi i cruel, laifTe-moi. N'es-tu pas content? qne veux-tu de plus? N'auras-tu point de pitie d'une fille qui s'eft confiee a toi ? Sont-ee-la les fcrmens Tome L X HIST. DU CHEVALIER que tu me fis hier fur tous les faints du paradis , de ne me point faire de mal ? Veux-tu les violer en- core? Voyez, a-t-elle ajoute en vous appelWit , voyez comme ce barbare m'a traitee. Mais helas ! malheureufe , a-t-elle continue en verfant quelques larmes, de qui dois-je me plaindre que de moi feule? N'etoit-ce pas a moi a me garder ? Un moment apres , il m'a paru que fe confolant un pen , & em- braflfant le connetable, elle lui difoit : Va, je te par- donne tout ce que tu m'as fait fouffrir. N'es-tu pas mon epoux ? ne t'ai-je pas donne ma foi ? n'es-tu pas devenu mon maitre & mon feigneur ? Ai-je quelque chofe qui ne foit pas a toi ? que pouvois-]e te refufer ? 1'amour ne t'a-t-il pas tout donne ? C'eft cet amour qui nous a lies Tun a 1'autre. Que man- que-t-il a notre engagement ? Un cent , une cere- monie , des danfes , des joutes , des concerts ? L'a- mour fuppleera a tout. Ma mere ni mes parentes ne font point venues me donner la chemife de noces, elles n'ont point eu befoin de me porter a force fur le lit nuptial , je m'y fuis mife de moi-meme ; mon epoux en fera plus sur de ma tendreffe. Pendant que Stephanie parloit , il me fembloit , madame , que Tiran vous exhortoit & vous fup- plioit de lui rendre fon ferment. Le connetable , que votre voifinage ennuyoit , vous en preflbit auffi ; mais les coqs chanterent pour la feconde fois , le jour etoit pret de poindre. Vous les preffates de fe TIRAN LE BLANC. 313 retirer , de crainte d'etre decouverts. Us ne purcnt vous refufer , & ils fortirent Tun ck 1'autre. Je me reveillai la-deflfus , fort etonnee de me trouver nans mon lit ; j'etois encore toute remplie de mon reVe, j'aurois voulu qu'il cut dure eternel- lement ; je penfois a mon cher Hyppolite , je fouhai- tois d'etre expofee aux mmes peiaes que Stephanie. Mon inquietude & mon agitation furent extremes & refte de la nuit , je ne pus fermer Foeil. Plaifir de ma vie finiffoit ainfi le recit de fon rve, lorfque les autres demoifelles de la princeflfe arri- verent pour lui aider a s'habiller. L'empereur partit le matin me'me , avec tous les barons de Sicile , le due de Pera & les prifonniers. Tiran & le conne- table Taccompagnerent pendant une lieue. Alors ce prince les pria de ne pas aller plus loin. Ils obeirent, mais cette feparation fut mfiniment fenfible au ge- neral. Apres avoir pris conge de 1'empereur , & avoir dit adieu aux barons de Sicile , il s'approcha de la princeiTe , & lui demanda ii elle n'avoit au- cun ordre a lui donner. Elle leva le voile dont elle etoit couverte , & fes beaux yeux ne purent le re- garder fans fe rempHr de larmes. Ce fut ai .fi cvi'elle lui fit fes adieux. Sa douleur ne lui avoit point laiffe Tufage de la parole , elle ne put que foupirer. Tiran de fon cote , apres avoir pris conge d'elle , fut (i trouble , qu'il fe laifft tomber de ch^val. 11 fe re- leva promptement. L'empereur & plufieurs Teign Xij 3 14 HIST, DU CHEVALIER vinrent a lui , mais ils le trouverent faifant femblant de regarder le pied de Ton cheval , apres quoi il fe remit en felle , & chacun continua Ton chemin. La princeife qui etoit alors toiue en larmes , apprit de Stephanie ce qui etoit arrive a Tiran , & n'attribua cet accident qu'a la douleur qu'il reflfentoit de foil depart. Tiran de retour au chateau de Malvoifm , ordon- na au connetable de refter a la garde du camp avec la moitie de la cavakrie & de 1'infanterie. Pour moi, dit-il, j'irai au port faire debarquer les vivres qui nous font venus. En y arrivant , il apprit qu'il etoit entre fept navires Genois dans le port de Beaumont. Cette ville n*etoit eloignee de celle de Saint-Georges que de quatre lieues, & le fultan s*y etoit retire avec les debris de fon armee , croyant y etre en furete. Le general eut avis en m^me terns que le Grand-Kan de Caramanie arrivoit par mer au fecours des Turcs , avec le roi de 1'Inde fupe- rieure , & qu*ils eto?ent fuivis d'une armee de plus de cinquante mille hommes. A cette nouvelle Tiran fit partir un brigantin , avec ordre d'aller reconnoitre le nombre des vaiffeaux arrives a Beaumont, celui des troupes qui etoient deflus , & de s'informer du terns auquel ils comptoient debarquer leurs vivres, Le brigantm revint le lendemain , &C lui apprit qu'il y avoit fept gros navires dans le port , que les che- vaux etoient deja debarques , & qu'on commen^oit TIRAN LE BLANC. 315 a mettre les vivres a terre. Oh , par Dieu , clit le general a fes troupes , je vous ferai manger de leur bled. En effet! , il fit preparer fur le champ cinq vaif- feaux, fur lefquels il embarqua beaucoup de troupes, fur-tout des arbaletiers , & mettant a la voile le fbir mme , il fe trouva au point du jour devant le port -de Beaumont. Ceux qui etoient a terre , voyant les cinq vaifleaux de Tiran , & s'imaginant qu'ils etoient du nombre dc ceux que le roi de Caramanie con- duifoit , n'en prirent aucun ombrage, Ainfi les vai feaux grecs entrerent dans le port fans aucun ob- tacle , & chacun s'attachant a un des ennemis , ils s'en emparerent fans peine; apres quoi ils inveftirent les deux autres , qui firent aufli peu de refinance. Cette aclion ne coiita pas un feul homme a Tiran. Ils fortirent enfuite du port avec leurs prifes. Les vivres dont elles etoient chargees furent d'un grand fecours pour le camp des chretiens , qui ne tiroient leur fubfiftance que par la mer, Au retour de cette expedition , le general inter- rogea les prifonniers qu'il avoit faits fur les vaifleaux, & tous lui confirmerent 1'arrivee des rois de 1'Inde Sc de Caramanie avec une puifTante armee. Ils ajou- terent que ce dernier eonduifoit avec lui la princefTe fa fille , qui etoit d'une extreme beaute , & qu'il def- tinoit , difoit-on , au fils du Grand - Turc ; qu'elle etoit accoinpagnee de vingt-cinq autres femmes , X iij 3 16 HIST, DU CHEVALIER qui venoient epoufer les plus grands feigneurs de Farmee, & que leurs vaifieaux etoient charges de rlchefTes immenfes. Lorfque nous fommes arrives a Beaumont , continua un matelot Genois , on nous apprit que 1'empereur grec a fait general de fes ar- mees un diable de franqois qui gagne toutes les ba- tailles j ils le nomment Tiran. II peut avoir du cou- rage comjne on le dit, mais ma foi il porte-la un vilain nom ; car Tiran (ignifie ufurpateur , ou pour parler plus jufte, voleur ; & je crois pour moi , que fes a&ions repondront toujours a Ton nom. Aufli dit -on que dans une lettre qu'il ecrivoit au roi d'E- gypte , contre lequel il n'a jamais ofe fe battre feul a feul , il fe difoit amoureux de la fille de 1'empe- reur ; vous verrez qu'il la feduira , il en fera autant de 1'imperatrice , & puis il fera mourir 1'empereur pour prendre fa place : car c'eft ainfi qu'en ufent ces maudits fran<jois. Vous le verrez un jour empe- reur , fi les Turcs & les chretiens le laiiTent vivre. Ma foi, repondit Tiran , tu as raifon, tous les Fran- cois ne valent rien , & celui-la fera encore pis que tu ne dis. Puifque vous le connoiflez fi bien , & que vous lui reflemblez fi peu , reprit le marinier , je prie Dieu qu'il vous fafle obtenir tout ce que vous defirez des dcmoifelles. Mais enfin, vous connoiffez un grand traitre. Je jure par le bapteme que j'ai re- 91 , que (i je pouvois le prendre , comme fouvent j'en ai pris plufieurs autres , je le pendrois moi-mcme TIRAN LE BLANC. 317 au grand mat du vaifleau. Des qu'on fut a terre , Tiran lui donna un habit de foie , avec trente du- cas & la liberte. On pent juger de 1'etat ou il fe trouva , lorfqu'il fut que c'etoit a Tiran lui-mme qu'il avoit parle ainfi ; il alia fe jetter a fes pieds , mais Tiran lui pardonna & le renvoya , en difant qu'il falloit donner aux mechans , arm qu'ils diflent du bien de nous , ck aux bons , arm qu'ils n'en diflent point de mal. La prefence de Tiran toit necefTaire au camp , fes ordres n'avoient point ete fuivis , & les Turcs avoient remporte un leger avantage , par la faute du marquis de Saint-Georges. Tiran remedia a tout , & donna de nouvelles inftrucHons. II tint enfuite un grand confeil, dans lequel il propofa d'attaquer la flotte du Caraman. Elle etoit compofee de vingt- trois gros vaifleaux , les meilleurs qu'euiTent les Ge- nois, & de quelques batimens legers. La flotte des Grecs n'etoit que de douze vaifleaux de guerre & quatre galeres. L'entreprife paroiflbit temeraire ; Ti- ran s'y determina cependant , malgre la repugnance cles autres chefs. Ce pilote Genois auquel il avoit donne la liberte , ck qui par reconnoiflance s'etoit donne a lui , 1'avoit inflruit du inoyen qu'il devoit fuivre pour difliper cette flotte. A la fortie du confeil , Tiran donna orclre a Dio- febo de lui choilir les deux mille plus braves gen- darmes de 1'armee, & deux mille arbaletiers des X iv 3 2.8 HIST. D u CHEVALIER plus hardis. Des plus braves , feigneur ! repondit Diofebo ; & comment les diftinguer ? Ne le font-ils pas tons egalement avant le combat? Vous n'en fa- vez guere , dit Tiran ; faites fonner le boute-felie , eoinme fi les ennemis s'approchoient , & lorfque vos troupes auront pris les armes, examinez les epe- rons des gendarmes , & regardez comme des laci:es tons ceux dont les eperons feront rnal attaches ; comptez que tous ceux -la ne fe font armes qu'en tremblant. Le prieur de faint-Jean , avec fes che^ valiers , vint dans ce moment joindre Tiran , 6k lui Fernanda d'etre de la partie. Us fe rendirent au port de Tranlimene , avec les troupes deftinees a 1'ex- pedhion. De la Tiran envoya deux galeres au large, ?vec ordre , 1'une de s'attacher au vaifieau du roi de Cararnanie , fans jamais 1'abandonner , Tautre de lui donner des nouvelles de la flotte infidelle. II etoit environ 1'heure de vepres , lorfqu'une des galeres revint a rames & a voiles , pour 1'avertir (Je 1'arrivee des ennemis , & un moment apre-s , leur (lotte parut a la vue du port. Elle etoit d'une grande magnificence , fur-tout le vaiffeau du roi de Cara-* manie ; fes voiles etoient de couleur de feu , avec fes armes en broderie ; les cordages etoient de foie , & fa pouppe etoit toute couverte de brocard d'or. Le vai/Teau du general fortit du port le premier. Les ; Turcs le virent paroitre avec beaucoup de joie, en criant que celui-la etoit deja a eux, Lc roi de Ca- TIRAN LE BLANC. 319 nmanie fit monter fa fille & les autres dames fur le pont , pour leur montrer le vaiffeau qu'ils alloient prendre. Pen de terns apres , celui du feigneur de la Pantelerie parut , fuivi d'un autre que cominan- doit le due de Mefline. La joie des Turcs & des Genois redoubla a cet afpecl:. Le roi de Caramanie dit a fa fille : Choiiis de ces vaifTeaux celui que tu aimeras le mieux, je te le donne. Elle demanda ce- lui qu'elle avoit vu paroitre le premier , & il le lui promit. Le navire du feigneur d'Agramont preceda celui d'Hyppolite. Enfin le bon prieur de S. Jean, qui faifoit I'arriere - garde , fortit prefque a la nuit fermee. Les Genois furent fort etonnes de voir douze gros vairTeaux. Cependant on fit fortir du port toutes les pinafles , les chaloupes des vaifleaux & les barques des pccheurs , nuxquelles on avoit attache une rame qui portoit un fanal qu'elles allumerent des que ce^ lui du general parut. Tons ces feux reunis repre- fentoient une arme'e de foixante & quatorze navires, Les ennemis s'imaginant que la flotte des Grecs etoit en efFet aufli nombreufe qu'elle leur paroiiibit , ne douterent point que Tarmee de Rhodes & celle de Sicile ne fuffent venues au fecours de 1'empereur. Us refolurent done de prendre le parti de la ruite & de retourner en Turquie , plutot que de rifquer un combat fi inegal. Un des vaiffeaux Genois leva trois fois un fanal. A ce fignal toute la flotte des infideles 330 HIST. DU CHE VALUER vira de bord , faifant force de voiles , & fe difper- fa ; mais la galere de Tiran ne perdit pas un moment de vue le vaiffeau du roi de Caramanie , qui fit route clu cote de Chypre , pour tacher de gagner de la Alexandrie. Le vaiffeau avoit un fanal a fa pouppe, ck Tiran fuivit ce vaiffeau avec fa galere. Le lendemain au point du jour le general n'ap- per^ut en mer aucun de fes vaiffeaux , mais il fe trouva en vue de celui que montoit le roi de Ca- ramanie. II le joignit fur le midi , 6k les deux na- vires s'accrocherent de fac^on que , quand meme ils 1'auroient voulu , il ne leur cut pas ete poflible de fe feparer. Alors le combat devint fi terrible , qu'a- peine pouvoit-on manoeuvrer de part 6k d'autre. II dura a plufieurs reprifes pendant le refte du jour , toute la nuit fuivante , 6k le lendemain jufqu'au fo- leil couchant. Dans cet intervalle il fe donna vingt- fept combats entre ces deux vaiffeaux. Enfin le roi de Caramanie voyant les chretiens deja fur fon bord, ck le nombre de fes gens infiniment diminue , fit apporter fur le pont le coffre ou Targent & les pierreries etoient renfermes. En meme terns il fit habiller fa fille de brocard d'or , & 1'attachant par le cou avec une corde d'or a ce meVne coffre , il la precipita dans la mer avec toutes les autres dames qui Pavoient fuivie. Apres cette funefte execution , il abandonna le combat , & fe retira avec le roi de 1'Inde fuperieure, dans la chambre que fa. fille avoit TIRAN LE BLANC. 331 occupee. La ils fe jetterent fur un lit , & fe cou- vrirent la tete pour attendre la mort. Tiran , maitre du vaifieau , leur envoya un gentilhomme pour les prier de monter fur le pont. Ils obeirent a regret, fur -tout le roi de Caramanie, ck parurent devant le general , qui leur rendit les refpe&s dus a leur rang , & fe leva pour les recevoir , quoiqu'il rut fort incommode d'une bleflure qu'il avoit rec^ue a la cuiffe. II les obligea enfuite a paffer fur fon vaif- feau , ce qu'ils firent avec un extreme chagrin. Des que Tiran eut raffemble le pen de gens qui reftoient , il init a la voile. De memoire d'homme il ne s'etoit jamais clonne un auffi terrible combat fur mer. A 1'exception des deux rois , tout avoit peri du cote des Turcs ; a 1'egarcl des chretiens , de cinq cens' homines qu'ils etoient fur le vaiffeau , il n'en refta que cinquante-quatre , dont feize etoient blef- fes. Enfin Tiran fe fignala egalement fur mer comme il avoit fait fur terre. A la nouvelle de cet acci- dent , la douleur du fultan & la confternation des Turcs furent extremes. Mais leur admiration ne fut pas moindre , en penfant qu'un feul chevalier etran- ger pouvoit remporter de fi grands avantages. Apres cette vi&oire , le general rentra dans le port , oil tous fes gens fe rendirent Tun apres 1'autre avec leurs prifes , au nombre de dix-huit vaifTeaux charges de richeffes immenfes. Hyppolite fe diftingua fort en cette occaHon , & a 1'cxemple de fon rnaitre , il 33* HIST, DU CHEVALIER devint par la fuite un des chevaliers les plus ac- complis de Ton fiecle. Cependant le feigneur de Malvoifin , inftruit de ce dernier fucces , monta a cheval pour venir en feliciter Tiran , apres avoir envoye porter ces heu- reufes nouvelles a Conflantinople & au camp. Dans cette entrevue il confeilla au general de prefenter lui-meVne les prifonniers qu'il avoit faits. Tiran le (iefiroit avec ardeur , afin d'avoir une occafion de jouir de la vue de fa belle princefle. II mit a la voile des que le vent lui permit de partir , accompagne de tous ceux qui Pavoient fuivi dans cette derniere expedition , & arriva en tres-peu de terns a la vue de Conflantinople. On avertit aufli-tot 1'empereur que le general paroiffoit avec 1'armee navale. Ce prince ne fachant quels honneurs lui rendre , or- donna que Ton conftruisit un pont de quatrevingt- dix pas de longueur, & qu'on le couvrit de fu- perbes tapis. Enfuite il fit dreffer dans la grande place un echafaud tres-eleve, couvert de brocard ci'or 6k d'etofFes de foie , fur lequel il fe pla^a avec rimperatrice , la princefle , & toutes les dames de Ja cour & de la ville. Enfin il fit etendre depuis le pont jufqu'a Techafaud des pieces de velours cra- fnoifi, afin que le general ne marchat point a terre. Tiran debarqua au milieu des cris de joie & des applaudiflemens de la capitale. II avoit a fa droite le roi de Caramanie , & celui de 1'Inde fuperieure a TIRAN LE BLANC. 333 fa gauche. Les barons de Tempire le precedoient , & tout le peuple 1'environnoit , en lui donnant mille benedi&ions , comme a un homme envoye du ciel pour etre Ton liberateur. Le clerge vint auffi le re- cevoir en proceflion. Avec ce cortege il arriva a 1'e- chafaud, ou il monta. La il fe mit a genoux devant 1'empereur , & lui baifa la main. II dit enfuite au roi de Caramanie de faire de mme ; mais celui-ci re- pondit fieremeiit qu'il n'en feroit rien. Chien , fils de chien , reprit Tiran en le frappant de fon gantelet fur la tete , tu la baiferas ; & non - feulement la main , mais encore les pieds. Je le ferai par force, repliqua le prince infidele ; mais je jure par Mahomet notre faint prophete , & par ma barbe , que fi jamais je fuis en liberte , je te ferai baifer les pieds de mes ef- claves noirs. L'empereur irrite de fa reMance , le fit prendre fur le champ , & ordonna qu'on Tenfer- mat dans une cage de fer. A 1'egard du roi de 1'Inde, fon compagnon , comme il vit qu*il n'avoit d'autre parti a prendre que celui de la foumirlion , il fe mit a genoux de bonne grace, & baifa la main & les pieds de Tempereur; aufli ne lui fit -on aucune peine. L'empereur defcendit enfuite de Fechafaud , fuivi de tous ceux qui Taccompagnoient , pour fe rendre a fainte Sophie & rendre graces a Dieu de la viftoire qu'il avoit remportee. Le general donnoit le bras a 1'imperatrice , qui charmee de tout ce qui lui arrivoit d'heureux , lui dit: Vous Ites 1'homme du monde qui 334 HIST. DU CHEVALIER jouifTez de la plus haute reputation; car independam- ment de ce que vous avez fait auparavant , vous ve- nez de vaincre deux grands rois , & vous avez don- ne de grandes preuves de votre valeur & de votre efprit. Quels eloges ne meritent point de (i belles ac- tions ! Je voudrois qu'un chevalier tel que vous fut venu dans 1'empire d'Allemagne , lorfque mon pere etoit empereur de Rome. J'etois alors demandee par mille amans ; & fi je vou~ avois vu , je vous aurois prefe're a tous. Mais a-prefent je fuis vieille , & je n'ai plus d'efperance a former. Cette converfation les conduilit jufqu'au palais, ou la princeffe, qui n'en avoit pas perdu un mot , rit de bon coeur avec Tiran des douceurs que la bonne femme lui avoit dites. Au retour, 1'empereur demanda au general com- ment il fe trouvoit de fes bleflures. Tiran lui repon- dit qu'il avoit un peu de fievre. En meme terns il fe retira a Pappartement qu'on lui avoit prepare, ou les medecins de Tempereur le vifiterent. Us lui defendi- rent de fortir du lit , s'il ne vouloit pas demeurer ef- tropie d'un bras. Tiran fuivit leur confeil. II etoit vi- fite foir ck matin par l'empereur, Timperatrice & la princeffe ; la veuve Repofee ne 1'abandonna pas non- plus (fun inftant pendant toute fa maladie, plus par amour que par aucun autre motif. On verra par la fuite de cette hiftoire , que cette paffion caufa bien des traverfes a Tiran & a Carmerine dans leurs amours. Fin Je la Jeconde Partie, I S T 17 JL/ TIRANLE BLANC. TROISIEME PARTI E. A END ANT que Tiran fe retabliflbit de fes bleffures, 1'empereur re^ut une lettre que 1'armee des chretiens ecrivoit au general. Elle etoit con^ue en ces termes : O la meilleure epee qui foit au monde , ton courage eft connu de Dieu & de toute la terre. Nous craignons qu'il ne nous arrive quelque de- faftre dans notre camp , nous te conjurons de venir promptement a notre fecours. Apres Dieu c'eft toi que nous invoquons ; notre falut depend de ton retour. Notre attachement pour ta per- 3 3 6 HIST. DU CHEVALIER. fonne eft extr&ns; li tu te laifles fiechir a nos prieres, puiffe cj que tu aimes avoir pitie de toi, & ne te rien ref.ifer de tout ce que tu lui de~ manderas . II en falloit moins a 1'empereur pour lui faire com- prendre I'affreux etat oil fon armee etoit reduite, Cependant il demeura trois jours fans remettre la lettre a Tiran , ne fachant s'il ne feroit pas mieux d'attendre qu'il fut retabli. II la remit a Carmefine , afin qu'elle Tengageat a hater ion depart. La princefle s'etant rendue chez Tiran , lui dit en 1'abordant : Fleur qui brillez panni les plus belies, voyez combien tous nos foldats vous defirent , &c comment ils s'ecrient , ou eft ce brave chevalier ? oil eft ce vainqueur des batailles ? nous n'avons d'ef- perance que dans fon retour. Voici la lettre qu'ils vous ecrivent ; elle eft adreflee au meilleur dc tous les chevaliers , ce ne pent etre qu'a vous. Tiran prit la lettre , la Kit , 6c la montra a I'imperatrice & a tous ceux qui 1'accompagnoient. Si vous vouliez , brave chevalier, lui dit alors la princefTe , fi vous vouliez vous rendre au camp , votre afpeft feul fe- roit trembler nos ennemis , & leur defaite ferok afluree. Si vous refufez de partir pour i'amour de nous , faites-le du moins pour la fatisfa&ion de votre courage. Tiran lui repondit : Madame , les prieres de votre altefle & celles de 1'empereur font des ordres precis. Commandez feulement, & je fuis pret, s'il TlRANLE BLANC. 357 'il le faut , a donner ma vie* Ayez done la borne de dire a 1'empereur , que pour fon fervice & le votre , je feral* tout ce qui dependra de moi , rant que je refpirerai. II prit alors une des mains de la princeflTe , & lui fit une efpece de violence pour la baifer. L'impe'ratrice , apres cette converfation , fe leva , ayant un pfeautier a la main , & fat dans un coin de la chambre dire fon office avec une demoifelle, qui lui repondoit. La pi'incefle demeura avec Tiran^ Stephanie , la veuve Repoiee & Plaifir de ma vie* Tiran lui prenoit a tout moment la main & la bai- foit. La princeffe ne put s'empecher de lui dire : Je vois que plus je mets d'obftacles a vos defirs^ plus ils augmentent. Je ne vous accorderai point ce que vous voulez. L'on meprife aifement ce que Ton obtient fans peine. Je vois , par la fa^on clont vous me prenez les mains , que vous me defobeiriez vo- lontiers. Avez-vous oublie que 1'imperatrice eft ici, 6k qu'elle peut nous votr ? Voulez- vous qu'elle vous ordonne de laifler fa fille en repos , ck qu'elle nous 6te pour toujours la liberte de nous parler ? Je vois que la priere que je vous fais de la part de mon pere deplait a votre amour ; mais fongez que cet amour meme demande de vous le facrifice de votre contentement a votre gloire & au falut de Fempe- reur. Fant-il que je me jette a vos pieds pour vous conjurer d'accorder a 1'empereur ce qu'il vous de- Tome L Y 338 HIST. DU CHEVALIER mande ? Ah ! madame , repondit Tiran , croiroit-on que ce foit le moyen de hater ma guerifon , que de me priver de votre vue ? C'eft-elle feule qui peut me faire vivre. Votre abfence eft pour moi le plus cruel de tous les maux. Je ne connois de gloire & de devoirs que ceux de mon amour. Je ne pretends pas que vous renonciez a cet amour , repondit la princeiTe ; mais il faut qu'il fe foumette aux loix de 1'honneur. Croyez-vous que votre abfence ne me foit pas fenfible , & que la feule idee des perils ou la guerre va vous expofer ne me faffe pas fremir ? Helas ! que deviendrois-je fi je vous perdois ? Vous feul faites mon bonheur; vous etes fans ceffe pre- fent a mon efprit ; mes fonges memes vous offrent fans ceffe a mon fouvenir. Je trouve tout en vous, vous poffedez feul tout ce qui peut me plaire , & il me femble que quand Dieu vous fit, j'etois la, & . je lui difois : Seigneur , faites-le moi ainfi , car c'eft ainii que je le veux. Dans ce moment les medecins entrerent, 1'im- peratrice qui venoit de finir fon office s'approchant de Tiran f leur demanda quand il pourroit venir au palais. Us lui reponclirent que ce feroit dans trois ou quatre jours. Alors 1'imperatrice & les dames etant forties pour le laiffer en liberte , quelle fut fon affliction ! Pour la princeffe , lorfqu'elle fut arrivee dans fa chambre , la converfation qu'elle venoit d'avoir lui caufa un ferrement de cceur fi violent , TIRAN LE BLANC. 339 qu'elle tomba evanouie. Toutes les dames jetterent cle grands cris. L'empereur accourut prompfement ; il fut extremement afflige de voir fa fille dans un etat Ci trifte ; il fe jetta fur un lit , pendant que Pimperatrice tenoit la tete de fa fille dans Ton gi- ron , 6k poufToit des cris qui furent entendus dans tout le palais ; Ton vifage 6k fes habits etoient mouil- les de fes larmes. Un chevalier courut promptement a la maifon de Tiran pour avertir les medecins ; il leur dit tout bas de fe hater , qu'a peine ils retrou- veroient la princeffe en vie. Les medecins couru- rent au fecours de la belle Carmerme. L'amour avoit d'abord fait imaginer a Tiran que les grands cris qu'il entendoit venoient de quelque accident arrive a la princefTe. A Tinftant il fe leve ck fe tranfporte chez e!le ; il la trouva dans fon lit ck .revenue de fon evanouiffement. L'empereur etoit deja forti avec 1'imperatrice , 6k les medecins qui craignoient les fuites de rinquietude qu'il avoit cue , 1'avoient fuivi. Tiran, femblable a un homine qui fort d^un pro- fond fommeil , s'approcha de la princeffe , 6k lui dit : J'ai cru vous avoir perdue , ma princefTe, vous, le feul bien qui puiffe me flatter ; je n'ai jamais eprouve une telle douleur : Dites-moi , je vous fup- plie , quel mal a fouffert votre alteffe ; (i je pouvois le combattre , j'en jure par le bapteVne que j'ai recju , il n'oferoit jamais vous attaquer. La bonte divine Yij 340 HIST. DU CHEVALIER a pris pitie cle moi , tout pecheur que je fuis , elle a exauce mes prieres , elle vous referve pour eVe ma recompenfe. Anx cris que j'ai entendus , j'ai d'abord penfe a votre altefle; mais je me fiattois que vous auriez foin de me faire avertir. Vous ne Pa- vez pas daigne. Qu'eft devenue cette bonte que vous me temoigniez ? Vous fuis-je devenu odieux ? Ah ! fi un pareil malheur me doit arriver , je prie Dieu & fa tres-fainte mere de m'oter la vie avant que j'en puifTe etre le temoin , pour me delivrer du peril de perdre 1'ame avec le corps. Au nom de Dieu , inftruifez-moi de mon fort. Mon cher Tiran , lui repondit la princeffe , c'eft toi feul , c'eft la penfee de ton amour qui a caufe tout mon mal. Get amour agit fur moi plus que je ne le vou- drois , pourquoi faut - il que nous ne le puiffions tenir fecret jufques a des terns plus heureux ? Mais helas ! puis-je t'impofer des loix que je ne puis ob- ferver moi-meme ? Eh quel eft celui qui peut ren- fermer du feu dans fon fein ? Tout ce que je te dis , mon ame & mon coeur le penfent. Va done , je te prie , trouver 1'empereur , afin qu'il ne fache point que tu m'as vue avant lui. Enfuite elle mit fa tete fbus la couverture de fon lit , & ordonnant a Tiran d'y mettre la fienne , elle lui dit : Baife ma gorge pour ma confolation & pour ton repos ; ce qu'il fit de grand coeur. Apres qu'il lui eut en- core baife les yeux ck le vifage ; Ton aime mieux , T i R A N L E BLANC. 341 lui dit-elle, donner ces chofes-la que de les pof- fecler. Tiran fe retira penetre de fes faveurs. Lorfqu'il parut dans la chambre de 1'empereur , les mede- cins le blamerent de s'etre leve fans leur permiffion. II repondit, qu'ayant appris avec quelle precipita- tion & quelle inquietude 1'empereur etoit forti , il fe feroit leye quand il auroit du lui en couter la vie. J'etois inquiet de ma fille Carmefine , dit 1'em- pereur ; inais heureufement elle eft retablie. Jugez quel a du etre mon etat , n'ayant plus d'autre fille qu'elle ; car la reine de Hongrie eft comme per- due pour moi. Le ciel m'a conferve la vie en fau- vant ma chere fille du trepas. Allez la voir , vous ne fauriez douter du plaifir que vous lui ferez. L'en- tretien roula enfuite fur differentes chofes , & les medecins ordonnant a Tiran de s'en retourner , il repondit qu'il ne pouvoit avoir de plus grand plai- fir que d'etre aupres de 1'empereur , quand il fe flattoit de lui ^tre utile. L*empereur le remercia de la bonne volonte qu'il lui temoignoit , & en le congediant , il lui dit encore de paffer chez Car- mefine. Tiran fut charme des confeils de 1'empereur , il fouhaitoit bien plus d'etre ou on 1'envoyoit qu'au lieu ou il etoit. Par malheur il trouva chez la prin- cefTe 1'imperatrice , qui le vit arriver avec grand plaifir , & lui parla beaucoup de fes bleflures. Tiran Yiij HIST. DU CHEVALIER voyant bien qu'il ne pourroit parler en liberte a !a princeflfe , fortit , dans la crainte que les medecins lie difTent a 1'empereur qu'il y avoit demeure trop long-terns. L'aimable Stephanie le conduifit jufques fur 1'efcalier , & lui dit en le quittant : Seigneur , fecourez-moi , ou donnez-moi la morf ; rien n'ap- proche des maux que je fouifre ; inais rien ne me tourmente ccmme la crainte de me voir couverte de home par les fuites d'une aclion qui n'a rien de criminel. Je ne me repen.s pas de ce que j'ai fait , inais je n'ai plus d'autre bien que mon amour & le bonheur dont les fonges ou mon imagina- tion me font jouir. Dites-moi,' je vous prie , ge- neral , fi je ferai confolee de la douleur que j'e- pronve. Le chevalier lui repondit : La bravoure ck I'hal^ilete du connetable rendent a prefent fa pre- fence abfolument neceflfaire au camp ; mais puifqre la princeffe m'ordonne de joindre 1'armee , comme vous 1'avez entendu , je vous promets que des que j'y ferai arrive , je ferai tout ce qui fera poflible pour vous le renvoyer. Stephanie fut tres-contente de cette repcnfe. Tiran s'en alia chez lui , ou il trouva les medecins qui Tattendoient. Us vifiterent fes blefiures , qu'ils trouverent en fort mauvais etat , car 1'amour qu'il reffentoit 1'avoit prodigieufement echaurTe. Tandis que les chretiens etoient an defcfpoir des bleilures de Tiran , cV qu'ils ne comptoient fur au- T i R A N L E BLANC. 343 cun a vantage pendant Ton abfence , le foudan en- voya des ambafladeurs au camp pour frailer avec Tiran,de la paix ou de la guerre. On donna avis a Fempereur de leur arrivee , il leur manda de venir aupres de lui, en leur promettant toute la surete due a leur caraftere. Tiran commen^oit a fe mieux porter, tous les jours il alloit au palais , & Ton ne parloit que de fon depart , lorfque les ambaffadeurs arriverent a Constantinople. Cette nouvelle le fufpendit. L'em- pereur envoya les principaux de la ville & de fa cour , une lieue au-devant d'eux pour les recevoir. Le general alia jufqu'a la porte de la ville. Quand Abdalla Salomon 1'apper^ut , quoiqu'il fut ambaffa- deur du foudan , il mit pied a terre , & fe mettant a genoux devant lui , il lui donna les plus grandes mar- ques de refpeft , le remerciant de la liberte qu'il lui avoit rendue. Le general le pria de remonter a che- val ; ils furent enfemble trouver 1'empereur , qui les requt avec d'autant plus de ceremonie , que le roi d' Armenia , frere de celui de Caramanie , etoit du nombre dss ambaffadeurs. Abdalla Salomon, comme le plus favant d'entr'eux , fut charge de porter la pa- role , ce qu'il fit en ces termes : Seigneur , nous fommes envoyes a votre ma- jefte de la part du terrible maitre du monde,le feigneur des feigneurs qui profcfTcnt la loi de Mahomet , le grand foudan de Babylone ; 6k de Yiv 344 HIST. DU CHEVALIER. >3 la part du Grand-Turc , des fouverains de 1'Inde , 33 & des amres rois qui fe trouvent dans leur camp , 33 pour vous propofer trois chofes. Mais aupara- 33 vant ils m'ont charge de favoir de vos nouvel- 33 les , & de vous prefenter Jeurs faints. Le pre- ss mier fujet de notre ambafiade , c'eft que Ton 93 faffe une tre've de trois mois par mer & par 33 terre. La feconde , c'eft que le brave general a 33 qui vous avez confie vos troupes , ayant par la 33 force de fon bras vaincu le roi de Caramanie , 33 & celui de 1'Inde , nous voulons favoir fi vous ?> voulez , pour la ran^on du premier , que Ton 33 vous donne trois fois fon pefant d'or , & quand 33 les balances feront egales , nous les ferons pen- 33 cher a force de pierreries : pour le roi de 1'Inde, >3 nous offrons fon poids du meme metal, & la 35 moitie au-dela. Le troifieme article , c'eft que fi 33 votre majefte veut faire une paix fincere, le fou- 33 dan lui demande fa fille Cannefine , a condition 33 que les males qui naitront de leur mariage feront 33 eleves dans la loi de Mahomet , & les filles dans 33 celle de J. C. en laifTant a la mere le libre exer- 33 cice de fa religion. Par ce moyen nous pouvons 33 terminer nos malheurs. Le foudan , en faveur de 33 ce mariage , rendra toutes les villes & les cha- 33 teaux dc Tempire , dont il s'efl empare , & fera ?> non - feulement la paix avec votre majefte, mais 3 encore il vous defendra contre tous ceux qui vou- w dront vous ?.ti-aqner . TlRAN LE BLANC. 345 L'empereur , apres avoir entendu les propofi- tions , fe leva , & paflfa dans une autre chambre avec le general & tons ceux qui compofoient fon confeil. Ils convinreat unanimement qu'a caufe des incommodites de Tiran, on accepteroit une treve de trois mois. On fit entrer les ambaffadeurs pour leur dire qu'en confideration du Soudan & du Grand-Turc on acceptoit la treve de trois mois , & que Ton re- flechiroit fur les autres articles. La treve fut publiee de part & d'autre. L'empe- renr conferoit fouvent avec fes confeillers , dont le plus grand nombre etoit d'avis de faire le manage de la princeffe , pour avoir une paix durable. On juge facilement quelles devoient etre les alarmes de Tiran. Un jour qu'il etoit dans la chambre de Car- mefine , il ne put s'empecher de dire devant plu- fieurs demoifelles : Que }e fins malheureux d'etre venu ici ! Pourquoi ne pas mourir , puifque 1'empe- reur & Ton confeil confpirent egalement centre une princeffe fi accomplie , & qu'ils veulent la livrer a un maure ennemi de Dieu ck de notre fainte reli- gion ? Le ciel l'a-t-il formee avec tant de charmes & tant de vertus , pour tre la proie d'un barbate? O cruel ambaffadeur ! fi j'avois prevu tous les maux que tu me caufes , je ne t'aurois aflurement pas donne la liberte. O cruel Abdalla ! je veux que tu faches par toi-meme quels font les maux que Fa- mour fait fouffrir. Tu fais !e malheur de la princefle 346 HIST. DU CHEVALIER & le mien. Puis s'adreffant aux demoifelles : Dites- moi, je vous conjure , leur dit-il, fi on fouffre plus dans 1'abfence de ce que Ton aime , qu'en fa pre- fence. Les defirs me brulent & m'enflamment a la vue de la princeffe ; mais ce feu me conduit aux larmes ; & fi je vois partir votre altefle , continua- t-il en s'adreffant a elle , 1'etat auquel je ferai reduit ne fe peut concevoir. Que pourrais-je faire autre chofe que de mourir ? La princeffe lui repondit : Tiran, fi tu peux difpofer de toi,n'ai-je pas la meme autorite fur moi -mme ? Et comment peux- tu croire que je me foumette a un maure , ni que je le puiffe aimer, lui qui a autant de femmes qu'il lui plait , fans en epoufer aucune , & que rien n'em- pcche de les abandonner au premier caprice; moi qui ai refufe tant de grands rois , qui m'ont de- man dee? Si 1'empereur & fon confeil prennent cette re'folution , ne crains pas de me voir balancer , je fanrai leur refifter avec fermete. Que ton amour eft foible , s'il a une autre idee de mon courage ! Comptes fur ta Carmefine , elle faura fe conferver pour toi ; elle faura defendre les droits de ton amour, comme tu as defendu fes etats. Je te fais mon fei- gneur ; commande , & j 'executerai tes ordres. L'em- pereur vint troubler leur converfation ; fon arrivee les emharrafla fi fort , qu'ils ne purent lui dire de quoi ils s'entrefenoient. Tiran s'efant un pen remis , lui dit cependant qeTils parloient des ambafladeurs , TIRAN LE BLANC. 347 & de la folle hardiefTe avec laquelle ils avoient de- mande la princefle en mariage pour un chien, fils de chien, qui reniant le veritable Dieu tous les jours , n'auroit que de mauvais precedes pour elle. Mais fi par hafard il Pobtient , continua Tiran , & qu'il la traite mal, qui pourra la defendre? A qui demande- ra-t-elle du feCours ? Pour moi , lorfque j'y penfe je repands des larmes de fang ; il me prend des fueurs froides ; & -je vous avoue que j'aime mieux mourir que de voir preferer un maure a tons les chevaliers de la chretiente. L'imperatrice approuva le difcours de Tiran , & ajouta ces mots avec vivacite : Ces ambafladeurs viennent ici pour nous infulter ; laiffez-les faire, laifTez tenir a 1'empereur tons les confeils qu'il tient, nous favons bien , ma fille & moi , le parti que nous devons prendre ; & puifque vous e^tes de notre fen- timent , genereux chevalier > rapportez vous -en a moi. Si 1'on poufTe ma patience a bout, je vous jure que ceux qui auront donne de mauvais confeils s'en repentiront d'une faqon a epouvanter tous les autres. Mais fi ce malheur arrivoit , il y a cent fa- <^ons de mourir que je choifirois plutot que d'en etre temoin. De plus, qui m'empecheroit d'aller avec ma fille en pays etranger , ou nous pleurerions jour 6k nuit , puifque nous ne pourrions apporter de re- mede a nos maux? Laiffons tous ces difcours, pour- fuivit-elle ; ils m'affligent (i fort , que je ne puis 3 48 HIST. DU CHEVALIER parler. Mais enfin , brave general , vos fentimens font dignes de la bonne chevalerie, & j'aimerois mieux donner ma fille a un chevalier dont je con- noitrois les fentimens , quelque pauvre qu'il fut, qu'au maitre du monde qui auroit le coeur mal pla- ce. Ne croyez done pas que rien puifle me feparer d'elle , que je n'aie trouve un chevalier d'une ex- treme valeur , occupe de fon bonneur & de celui des fiens. La princefle lui dit : Mais madame , que fert la hardiefle que vous fouhaitez a un bon che- valier , fi elle n'eft pas accompagnee de prudence ? II eft bien vrai que 1'une & 1'autre font fort eftimees dans le monde ; mais la prudence eft plus utile aux grands feigneurs que la hardiefTe. L'empereur arriva dans cet endroit de leur con- verfation ; il en demanda le fujet. Le general lui dit : Seigneur , nous agitons une queftion qui merite bien d'etre examinee. L'imperatrice dit , que fi elle avoit un fils, elle aimeroit mieux qu'il eut la har- diefTe en partage que toute autre qualite. La prin- cefle convient que c'eft en effet une grande vertu & fort a defirer ; mais qu'elle eftime plus la pru- dence. C'eft a votre majefte a decider. L'empereur leur repondit qu'il ne pouvoit le faire fans entendre ks parties , & dit a la princefle de commencer. Elle s'en defendit long -terns, ne voulant pas parler de- vant rimperatrice fa mere ; mais enfin e!le obeit. L'imperatrice parla enfuite en faveur du courage , TIRAN LE BLANC. 349 & ne manqua pas de citer 1'exemple des grandes chofes dont Tiran etoit venu a bout par fon cou- rage. La princefle repliqua en faveur de la prudence. Le bon empereur fut charme de 1'avoir entendue raifonner (i bien. L'imperatrice repondit encore quelque chofe a Tavantage du courage , & cita tout ce que Ton dit fur le coeur & la fa^on dont il eft place , pour preuve de Ton autorite. Enfuite elle pria 1'empereur d'avoir la bonte de juger. II lui re- pondit qu'on ne pouvoit pas mieux parler qu'elles avoient fait 1'une & Tautre , fans rien oublier de tout ce qui pouvoit etre a 1'avantage de leurs fen- timens ; que le lendemain il leur rendroit reponfe apres avoir entendu les chevaliers & les dodeurs. Alors il fortit de la chambre , & pafTant dans une autre , il aflembla un confeil de chevaliers & de gens de loi , qui difputerent long - terns entre eux fur le courage & fur la prudence , fans pouvoir s'ac- corder. Enfin apres avoir fait compter les voix , & ecrire 1'arret , 1'empereur parut le lendemain dans la grande falle a 1'heure qu'il avoit indiquee. Toutes les dames s'y trouverent. II fe pla^a fur la chaife imperiale , Timperatrice a fes cotes , la princefle de- vant lui , & tous les barons & les chevaliers fe pla- cerent pour entendre le jugement que Ton alloit pro- noncer. Quand on cut fait filence , 1'empereur or- donna a fon chancelier de publier la decifion. Alors le chancelier fe leva , mit un genou en terre, & lut : 350 HIST. DU CHEVALIER Au nomdu Pere , du Fils , 6k du Saint -Efprit. Nous, Henri , par la grace de Dieu , empereur de Conf- tantinople. Ayant entenda les raifons de part 6k d'autre , fur la di pute qui s'eft elevee entre 1'impe- ratrice 6k la princefte ma fille ; ayant la grandeur de Dieu prefente a Fefprt , dans le defir de juger avec equite. De 1'avis de la plus grande partie de notre confeil, fans avoir aucun egard a l'amour que nous avons pour chacune d'elles , mais dans la feule vue de 1'equite 6k de rendre la juftice a qui elle appartient. Sur ce, confiderant que la prudence eft le plus grand prefent que Dieu ait fait aux hom- mes , 6k qu'elle eft comme le foleil , de qui tous les autres corps . empruntent leur eclat ; mais que cependant il eft neceflaire d'avoir du courage , fans quoi la prudence ne feroit d'aucune confideration. Nous avons eftime qu'un chevalier qui joint la pru- dence a la valeur eft accompli , 6k digne de la royaute. C'eft pourquoi nous ordonnons a I'impe- ratrice , qui a pris le parti du courage , de nommer la prudence auparavant quand elle en parlera , 6k que ce foit fans aucune aigreur , afin que la mere ck la fille ne foient point defunies. Quand la fen- tence flit lue , les parties lui donnerent des louan- ges , &; prefque tous ceux qui etoient prefens di- rent a 1'empereur que d'un bon arbre il en venoit de bon fruit , 6k d'un bon chevalier un bon con- feil. Les ambaftadeurs du foudan , les rois de Cara- TIRAN LE BLANC. 351 manie & de 1'Inde fuperieure fe trouverent a cette lecture. L'empereur tint un confeil avec fon gene- ral & les autres chevaliers , dans lequel il fut re- folu que Ton feroit une grande fete , apres laquelle on donneroit reponfe aux ambaffadeurs. L'empe- reur donna le foin a Tiran d'ordonner des armes , des danfes , & de tout ce qui pouvoit etre necef- faire. Tiran fit publier la fete pour le quinzieme jour fuivant. Mais Stephanie voyant que tons les grands fei- gneurs etoient revcnus a caufe de la treve , & que le connetable demeuroit au camp , lui ecrivit une lettre infiniment tendre , par laquelle elle le conju- roit de venir la voir au plut6t. Le connetable lui repondit fur le champ , en lui donnant toutes les afTurances de fon amour & de fa reconnoiflance ; mais que fon devoir le retenoit au camp, qu'il ne pouvoit quitter fans conge , & qu'aufli-tot apres la fete que Tempereur avoit fait publier , il feroit tout fon poflible pour fe rendre aupres d'elle. L'ecuyer qui lui avoit porte la lettre fe chargea de la re- ponfe. A- fon retour a Conftantinople , il trouva Stephanie qui s'entretenoit avec la princeffe. D'a- bord qu'elle 1'apperqut elle fe leva & lui dit : Com- ment fe porte ce que j*aime ? L'ecuyer , fans lui repondre , fut baifer la main a la princeffe ; enfuite lui en fit autant , & lui donna la lettre , qu'elle leva vers le ciel , comme pour la lui offrir. Apres 352- HIST. DU CHEVALIER en avoir fait h left are , elles s'entretinrent fur le chagrin qu'elle avoit de ce que le connetable ne fe- roit point a la fete. La veille da jour marque pour la celebrer, le connetable vint a une lieue de la ville , & fe tint cache tres-foigneufement. Stephanie ne vouloit pas abfolument s'y trouver , puifque celui qu'elle ai- moit ne devoit point y tre. La princefTe la pria fi fort de 1'accompagner , en I'afTurant que fi el!e ne venoit pas , elle n'y iroit pas non-plus , qu'elle fut obligee de la fuivre. Quand les mefles furent dites avec beaucoup d'appareil , on fut a la place du marche , que Ton trouva couverte par le haut , de draps rayes de blanc , de vert & de tanne. Les co- tes etoient caches par des etoffes d'une grande ri- chefTe. II y avoit des tables dreflees tout autour de la place. Le cote deftine pour 1'empereur etoit beau- coup plus riche , il etoit tendu de brocard d'or. L'empereur fe mit au milieu de la table , & fit pla- cer les ambafladeurs d'un cote , & de 1'autre 1'im- peratrice & fa fille Carmefine. Les rois de Cara- manie & de 1'Inde fuperieure mangerent a terre , parce qu'ils etoient prifonniers : Toutes les demoi- felles & les dames d'honneur occupoient des tables a la droite de 1'empereur. Les dames de la ville les fervoient. Stephanie etoit affife la premiere a cette table , a la gauche de 1'empereur , & vis-a- vis d'elle to us les dues & les grands feigneurs. On avoit T IRAN LE BLANC. 35} avoit drefle vinet-quatre buffets. Sur le premier oil O ^ I avoit place toutes les reliqr.es de la ville ; fur le fe- cond , tout Tor des eglifes. II y en avoit dix autres remplis de toutes fortes de corbeilles & de paniers d'argent , que Ton avoit tires du trefor , &t qui tons etoient remplis de monnoie d'or. Dans les autres il y avoit des coupes d'or & des pierres precieufes , des plats & des falieres de vermeil ; car tout ce qui e'toit blanc fervoit fur les tables. Tout 1'argent rhonnoye etoit dans des vafes au pied des buffets $ chacun defquels etoit garde par trois chevaliers , auxquels Tiran en avoit confie le foin. Les cheva- liers etoient vetus de robes de brocard tramantes jufqu'a terre , avec une baguette d'argent a la main. En un mot, 1'empereur montra ce jour-la de tres- grandes richeflfes. Dans 1'efpace renferme pour les tables , etoit une lice preparee pour les joutes. Le general , le due de Pe'ra & le due de Sinopoli etoient ce ]our-la les tenans. On commen^a les joutes pen- dant le repas. Le due de Pera parut le premier avec des paremens de brocard d'or d'Alexandrie^ Le due de Sinopoli les portoit egalement de bro- card , mais ils etoient verds & gris ; Tiran les avoit {implement de velours verd ; mais couverts de du- cats pendans , chaque ducat en valoit plus de tren- te , de fac^on que fes paremens etoient d'un grand pnx. Un des jours de la fete^ Tiran vmt a la ports Tome /. Z 354 HIST. DU CHEVALIER de la princefle, il y trouva plaifir de ma vie, a laquelle il demanda ce que faifoit fa maitrefle ? Elle repondit : Pourquoi voulez-vous le favoir ? Si vous etiez venu plutot vous Pauriez trouvee dans fon lit , & fi vous 1'aviez vue comme moi , vous eufliez goute la gloire du paradis. Si vous voulez, continua-t-elle , vous la trouverez qui vient de pren- dre fa robe , & qui va fe peigner ; car nous autres nous nous grattons la tete quand les talons nous de- mangent. Mais a propos , pourquoi n'avez-vous pas mon Hyppolite avec vous ? Je le vois fouvent trifle , & cela m'sfflige La princefle eft - elle fcule , dit Tiran? N'y a-t-il ni efpions , ni enne- mis ? Puis-je entrer fans peril ? demoifelle , je vous demande aide & confeil. Entrez fans rieri craihdre , repondit Plaifir de ma vie. Fiez-vous a moi, je courrois autant de rifque que vous , s'il y avoit quelque chofe a craindre ; je connois les fentimens de la princefle , elle ne veut pas que votre amour demeure toujours fans recompenfe ; ck pour moi j'ai tant de pitie de ce que vous fouffrez , que je ferai toujours prete a vous affifter. Tiran entra dans la chambre , cV trouva la princefle qui rattachoit fes beaux cheveux. Elle lui dit en le voyant : Qui t'a donne permiflion d'entrer ici fans mon confente- ment ? Si 1'empereur vient a le favoir , il ne te par- donnera pas ta temerite. Va-t-en , je t'en conjure. Tiran ne s'embarraflant pas de ces paroles , s 'appro- TIRAN LE BLANC. 355 cha d'elle , 6k la prenant dans fes bras , lui baifa mille fois les yeux , la bouche & la gorge. Les de- moifelles voyant que Tirart jouoit ainfi avec la princefTe , etoient attentives autour d'eux fans re- muer ; mais quand il vouloit fe fervir de fes mains , elles venoient toutes au fecours de leur maitreffe ; elles entendirent venir 1'iniperatnce : mais Tiran &t la princefle n'etoient occupes que d'eux feuls dans le monde. Quand 1'imperatrice fut precife'ment a la porte , Tiran fe jetta par terre & les filles mirent flir lui tons les habits qu 'elles trouverent. La prin- ceffe s'affit fur lui en fe peignant, fans faire fem- blant de rien. L'imperatrice fe mit a c6te d'elle, & peu s'en fallut qu'elle ne s'afsit fur la tete de Ti- ran. Elles s'entretinrent des fetes , & demeurerent en cet etat jufques a ce qu'une dcmoifelle apporta les heures de Timperatrice , qui s'en alia les dire dans un coin de la chambre. La princeiTe ne fe re- mua point , dans la crainte que fa mere ne s'ap- perqut de quelque chofe; mais quand elle cut acheve de fe peigner , elle pafla la main fous la robe qui le couvroit , & carreflbit fon cher Tiran , qui lui baifoit la main. Enfin pour fortir de cet embarras , toutes les demoifelles fe mirent devant 1'impera- trice , & fans faire le moindre bruit , Tiran fe leva & s'en alia avec le peigne de la princeiTe qu'il lui avoit pns. Quand il fut hors de fa chambre , il fe crut en Zij 356 HIST. DU CHEVALIER surete; mais a 1'inftant il apperqut Fempereur qui venoit chez la princefie avec un feul valet de cham- bre. II retourna promptement fur fes pas , & dit a la princefle : Que ferez-vous de moi ? Voici 1'em- pereur qui vient. Que je fuis malheureufe ! lui re- pondit-elle , nous evitons un inconvenient pour tom- ber dans un autre. Je vous le difois bien que vous preniez mal votre terns. Auffi-tot elle fit remettre les demoifelles devant 1'imperatrice , & fit pafler Tiran derriere elles pour gagner une autre chambre. La il fe mit par terre , & on le couvrit de plufieurs mate- lats , afin de le cacher aux yeux de Tempereur , qui fouvent entroit dans cette piece. L'empereur demeura chez fa fille jufques a ce qu'elle fut coefFee ; apres quoi 1'imperatrice ayant fini fon orifice , il fortit avec elle , fuivi de toutes les demoifelles , pour aller a la mefle. Quand elles furent toutes forties , la princefle demanda fes gants , & dit qu'elle les avoit mis dans un endroit ou nulle autre qu'elle ne les pourroit trouver. Par ce moyen elle entra dans la chambre ou etoit Tiran ck le de- gagea. Tiran fe leva , prit la belle Carmefine dans fes bras , la porta par la chambre , & la baifant mille fois , il fe recrioit fur les charmes de fon corps & de fon efprit , & qu'il ne s'etonnoit pas que le fultan eiit tant d'envie de la pofTeder. Elle lui repondit que l'amour lui faifoit illufion fur fa beaute ; que lorfqu'on'aimoit bien , on vouloit en- TIRAN LE BLANC. 357 core plus aimer ; & que 1'amant genereux fe con- tentoit de la vue. Merite done toujours de con- ferver ta reputation , ajouta-t-elle , autrement tu feras plus cruel que Neron. Baife-moi , & laiffe- moi aller trouver 1'empereur qui m'attend. Tiran n'eut pas le terns de lui repondre ni de rien faire de plus , car les demoifelles defendoient leur mai- treffe , dans la crainte qu'elle ne fut decoefTee ; mais voyant que la princefTe s'eloignoit & qu'il ne la pou- voit plus toucher avec les mains , il etendit la jambe , la gliffa fous les jupes , & porta le pied jufques au lieu dont on lui avoit defendu Fapproche ; alors la princeffe fortit & fut trouver 1'empereur , & la veuve Repofee fit fortir Tiran par la porte du jardin, fans que pcrfonne 1'apper^ut. A peine Tiran fut arrive dans fa chambre , qu'il quitta le bas & le foulier qui avoient eu le bon- heur de toucher la princeffe , il les fit richement broder avec des perles & des rubis qui valoient plus de vingt-cinq mille ducats , & les mit le jour indi- que pour les joutes , mais fans aucune armure a cette jambe ; il avoit pour cimier , au-deflus de fon armet , quatre petites colonnes d'or qui portoient un faint Graal , pareil a celui que conquit GalaiTe le bon chevalier ; au-deffus etoit le peigne que la princeffe lui avoit donne , avec ce mot ecrit , que tout le monde ne pouvoit pas lire , point de vcrtu qui ne foit en elle, Z iij 3 5 8 HIST. DU CHEVALIER Au milieu de la lice etoit un fuperbe echafaud convert de brocard , & au milieu de cet echafaud un fauteuil plus fuperbe encore , pofe fur un pivot; la fage Sybille y etoit aflife magnifiquement paree , elle tournoit continuellement , de faqon que tout le monde pouvoit la voir ; les deciles etoient aflifes a fes pieds , le vifage convert , parce qu'au fenti- ment des payens elles avoient des corps celeftes. Avitour des deeffes on avoit place les fcmmes qui avoient bien aime , comme la reine Genievre qu* avoit aime Lancelot ; la reine Yfeult , maitrefle de Triftan de Leonois , Penelope , Helene , Brifeis , Medee , Didon , Dejanire , Ariane , Phedre, & plu- fieurs autres qui finirent par etre trompees dans leurs amours ; elles avoient toutes un fouet a la main. Les chevaliers qui etoient renverfes par terre du pre- mier coup , on les conduifoit fur 1'echafaud , & la fage Sybille les condamnoit a la mort , en leur di- fant qu'ils avoient ete des amans perficles. Mais les autres deefles fe mettant a genoux , obtenoient que cette peine fut changee en celle du fouet. Alors'on defarmoit publiquement le chevalier, apres quoi elles le frappoient de toutes leurs forces , en le faifant def- cendre de 1'echafaud. Ceux qui devoient jouter entrerent dans la lice avant le jour. On ne laiffoit jouter que ceux qui avoient des paremens de foie ou de brocard , brodes de brillans d'or & d'argent, Le comietable , averti TIRAN LE BLANC. 359 cle la fte , avoit prepare tout ce qui lui etoit ne'- ceflaire pour y venir fans e^tre connu. Au milieu du diner de I'empereur , il entra dans la grande falle , vctu de la forte : fes paremens etoient de deux couleurs , vine partie de brocard & le fond cramoifi, 1'autre de damas violet , brode d'epics qui etoient formes par de grofTes perles, & dont les tiges etoient d'or. Son armet etoit couvert de la meme etoffe. II marchoit a la tete de trente gentilshommes qui portoient un manteau cramoifi double moitie de martres zibelines , & moitie d'hermines. Les deux chevaliers qui raccompagnoient avoient des robes de brocard. Toute la fuite avoit le vifage couvert de chaperons que Ton porte a cheval. II avoit avec lui fix trompettes , & il fuivoit une demoifelle magnifiquement paree , qui portoit une chame d'ar- gent qu'elle tenoit d'un bout , & qui de 1'autre etoit attache au cou du grand connetable. II menoit avec lui douze mulcts , dont les bats etoient cramoifis , & les fangles recouvertes de foie de la meme couleur : 1'un portoit fon lit , un autre etoit charge d'une groife lance couverte de brocard ; il y en avoit fix portees avec la meme cere'monie. Enfin , avec fes mulcts charges de fon equipage , il fit le tour de la lice. II falua profondement 1'empereur , aufli bien que tous ceux devant lefquels il paffa. L'empereur leur voyant a tous le vifage couvert , envoya de- mancler le nom de ce chevalier fameux. On lui re- Ziv 360 HIST. DU CHEVALIER pondit que c'etoit un chevalier qui cherchoit les ^ventures, fans vouloir dire autre chofe. Puifqu'il ne vent pas fe nommer , dit 1'empereur a celui qu'il avoit charge de la commiflion , c'eft un bon prifon- nier d'amour. Va demander , continua-t-il , a la de- inoifelle qui le tient enchaine , quel eft 1'amour qui Fa foumis. Si elle ne te repond rien , lis ce que le chevalier porte fur fon houclier. Le valet de chambre ayant apporte pour toute reponfe , que le fort du chevalier venoit d'une demoifelle qui 1'avoit reduit a ce point en confentant a fa volonte, Mais as-rtu lu , lui demands 1'empereur , ce qu'il y a d'ecrit fur fon bouclier ? Seigneur , lui repondit- il , il y a en efpagnol & en franc^ois : Maudit foit Tumour qui me Fa fait fi belle , s'il ne la rend fenii-. ble a mes peines, Le connetable etoit deja dans la lice avec la lance fur la cuifle , demandant avec qui il jouteroit ? On lui repondit que ce feroit avec le due de Sinopoli, II? firent plufieurs belles courfes ; a la quatrieme le connetable le rencontra fi vigoureufement , qu'il le fit fauter de la felle par terre , d'ou il fut conduit fur Fechafaud, condamne par la Sybille , 6k fouette par les dames comme trompeur en amour. Cette ceremonie etant achevee , le connetable recom- menc^a a counr contre le due de Pera, qu'il ren^ Contra dans la vifiere a la deuxieme courfe , &c le renverfa lui 6c fon cheval. Quel chercbeur d'aven^ TIRANLE BLANC. 361 tures ! dit Tiran ; il a deja abattu mes deux meilleui $. amis. II monta fur le champ a cheval , prit fon armet & vint dans la lice avec une groffe lance. Pendant ce terns on porta le due , qui avoir repris fes efprits , a 1'echafaud de la fage Sybille ; il lui ar- riva la meme chofe qu'au due de Sinopoli. Quand le connetable fut que Tiran s'etoit mis fur la lice, il dit qu'il ne vouloit plus jouter. Les juges decla- rerent qu'il devoit faire les douze carrieres , comma on etoit convenu. Les dames & tons les fpe&ateurs rioient de ce que le chevalier inconnu avoit rei~n verfe les deux dues. Attendez , leur dit I'empe- reur , il fe pourroit bien faire qu'il renverfat aufli notre general. C'eft ce qu'il ne fera pas , reprit la princeffe , la fainte Trinite le garantira de ce mal- heur, & s'il le fait tomber de cheval , il pourra bien fe dire un chevalier de bonne aventure. Sur mon Dieu , repondit I'empereur , je n'ai point vu de mon terns abattre deux dues en deux carrieres , & fe trouver en auffi bonne difpofition que ce chevalier ; car enfin , aucun des miens n'en pent faire autant ; il faut que ce foit quelque roi ou fils de roi. Je meurs d'envie de favoir fon nom ; car je crains qu'il ne s'en aille fans nous le dire , pour ne pas faire de peine aux deux dues. II ordpnna done a deux demoifelles des plus belles & des mieux parees , d'aller trouver le chevalier de la part de la princefTe , 6k de lui demander fon nom , 362 HIST. DU CHEVALIER .qu'elle defiroit fort favoir. Les deux demoifelles fu- rent lui faire le compliment. Vous pourrez dire , leur repondit-il , a la princefTe, que je fuis de 1'ex- tremite du couchant. Les demoifelles rapporterent cette reponfe. Le connetable fut enfuite oblige de courir centre le general Tiran ; mais aprs avoir mis la lance en arrt , il la porta toujours haute. Tiran le voyant venir a lui en cet etat , leva fa lance auffi pour ne le pas rencontrer , ce qui 1'affligea beaucoup : il s'en expliqua meme en termes piquans , que le heraut rapporta" au connetable. Celui-ci le chargea de dire a Tiran qu'il n'en avoit ufe de la forte que par honnetete ; mais qu'il prit garde a lui , qu'il alloit a prefent lui faire le meme parti qu'aux autres. II demanda pour lors la plus grofle de fes lances , qu'il leva encore comme la premiere fois. Tiran , furieux de ne pouvoir venger fes amis , jetta de colere fa lance par terre. C'eux que 1'empereur avoit envoyes faiiirent promptement les renes du che- val du connetable pour 1'empecher de s'en aller. Les juges vinrent a lui , & le conduifirent , en lui ren- dant toute forte d'honneurs , a 1'echafaud de la Sybille , devant laquelle ils lui oterent fon armet. Les deefles le re^urent a merveille. Quand elles le reconnurent pour le grand connetable , elles le fi- rent affeoir dans le beau fauteuil de la fage Sybille , ou elles le fervirent a 1'envi. L'uae le peigna, une TIRANLE BLANC. 3 63 autre lui efTuyoit le vifage. Enfin chacune d'elles etoit emprefTee autour de fa perfonne. Ces atten- tions devoient durer jufques a ce qu'un autre cut mieux fait que lui. L'empereur flit charme d'ap- prendre que c'etoit le connetable. Le bruit qui fe repandit de fon nom caufa une fi grande joie a Ste- phanie , qu'elle s'en trouva tres-mal. Aufli Ariftote dit que la joie qui vient d'un grand amour eft aufli dangereufe aux fiiles que la plus grande douleur. Les medecins , qui n'etoient pas loin , la fecouru- rent promptement. L'empereur lui demanda ce qui lui avoit fait mal : Elle lui repondit que fon habit etoit trop ferre. Le connetable demeura tout le jour dans le fau- teuil ; car il ne fe trouva perfonne qui put Ten faire fortir. Quand la nuit fut venue , on jouta aux flam- beaux. Les danfes , les farces , 8t les intermedes qui fuccederent au fouper , fendirent la fete fuperbe , & la firent durer jufqu'a trois heures apres minuit. L'empereur ck fa maifon furent alors fe coucher. II avoit fait accommoder un bel appartement dans le marche , ou il fe retira'avec routes les dames , afin de ne point quitter un moment les ftes. Elles durerent pendant huit jours. Le lenclemain il y cut plufieurs chevaliers qui firent des efforts inutiles pour avoir le fauteuil du connetable. II fe prefenta un chevalier bien arme, parent de 1'empereur, qui Te nommoit le Grand-noble : il portoit fur la croupe 364 HIST. DU CHEVALIER de fon cheval une demoifelle debout , qui avoit les bras fur fes epaules , & dont la tete excedoit fon ar- met. II avoit ecrit fur fon bouclier en lettres d'or : que tous ceux qui font amoureux, la regardent bien, ils n'en fauroient trouver de meilleure. II en etoit venu un autre auparavant , qui portoit une demoi- felle , comme faint Chriftophe porte J. C. fur 1'e- paule. II avoit ecrit fur les paremens & fur la tete de fon cheval : Je 1'aime & je 1'honore , rendez-lui tous honneurs ; car elle eft la meilleure de toutes. Tiran joiita avec le Grand-noble. Ils firent enfemble les plus belles courfes , & ils fe rencontrerent enfin d'une fa^on qui penfa leur couter la vie ; car Tiran ayant touche le haut du bouclier , le coup glifTa &: frappa fi fort dans 1'armet , qu'il le renverfa par- deffus la croupe de fon cheval. Comme fa taille etoit pefante, il fit une chute fi violente , qu'il fe cafTa deux cotes ; pour lui , il rencontra Tiran au fort de Fecu ; & comme la lance etoit fort grofTe, elle ne put fe rompre , le cheval de Tiran recula trois pas , &: donna des genoux en terre. Tiran fe fentant tomber , defit promptement fes etriers ; mais il fut oblige de porter la main droite a terre : le cheval mourut fur le champ. Le Grand -noble fut condint a IVchafaud , malgre la douleur qu'il ref- fen.toit , & fi:t fouctte comme les autres , moins fort cependant , a caufe de 1'etat ou il .etoit. Pour Tiran , parce qu'il etoit tombe avec fon cheval , I TlRANLEBLANC. 365 qu'il avoit perdu les etriers , & qu'il avoit mis une main a terre , les juges le condamnerent a jouter dans la fuite fans p^emens , fans eperons & fans gantelet du cote droit. Tiran voyant qu'il avoit re^u cet affront par la faute de fon cheval , fit vceu de ne jouter jamais que centre un roi ou centre un fils de roi. Le connetable fortit de fon fauteuil , ck tint les jofites a la place de fon coufin. Les $tes furent auffi belles le huitieme jour qu'elles 1'avoient etc le premier. L'on fut fervi avec la meme abondance , & tous les plaifirs fe repeterent avec un egal fucces. Le lendemain du jour que Tiran cut abandonne les joutes , il parut avec un riche manteau de ve- lours noir, brode & couvert de brillans en forme de feuilles de fycomore , avec la me^me chevelure dont on a parle. Mais avant que de fortir de chez lui , il envoya le plus beau & le meilleur de fes chevaux avec les paremens & tout ce dont il s'e- toit fervi dans les joutes , en prefent , au Grand-no- ble , ce qui fut eftime quarante mille ducats. Tiran s'entretenoit & fe divertiffoit continuellement avec 1'imperatrice & les feigneurs de la cour ; mais il etoit encore plus fouvent avec les dames. II chan- geoit tons les jours d'habit , fans quitter fon bas & fon foulier favori. La princeffe lui dit le jour que les ftes furent terminees , en allant a la ville de Pera, devant Stephanie & la veuve Repofee : Qu'eft- 3 66 HIST. DU CHEVALIER ^ ce done que cette mode ? de quel pays vient-elle ? 1'apportez - vous de France ? II lui conta la verite & le bonheur qu'avoit eu fondled , bonheur qu'il croyoit qne fes peches 1'empechoient d'obtenir. La princeffe lui repondit qu'elle s'en fouvenoit a mer- veille. Mais il viendra un terns , continua-t-elle , ou les deux jambes auront le m&ne droit. Tiran pene- tre de cette promefle , fauta an bas de fon cheval , fous pretexte que fes gants etoient tombes , ck baifa la jambe de la princefle a travers fa robe. Lorfqu'ils furent arrives a la ville de Pera , ck qu'ils prenoient leurs armes , on dit a 1'empereur qu'il paroifToit neuf galeres. II ordonna que Ton ne commenclt point le tournois , fans favoir ce que c'etoit. On ne fut pas long- terns dans 1'incer- titude : on apprit avec beaucoup de joie que ces batimens 'etoient Francois, & commancles par un coufin de Tiran , a qui le roi de France , dont il avoit etc page , avoit donne la vicomte de Bran- ches. Sur le bruit des exploits de fon coufin , il avoit defire de le voir & de fervir fous lui. Plu- fieurs chevaliers & gemilshofnmes ayant eu le m&ne deflein , le roi leur avoit donne cinq mille archers , pour montrer a Tiran le cas qu'il faifoit de fes bel- les actions. Ces francs - archers avoient un ecuyer 6k un page. Us avoient re^u leur paie pour fix mois. Le coufin de Tiran vint d'abord en Sici!e , ou le roi , qui le connoiffoit , le rec,ut bien , & lui fit TIRAN LE BLANC. 367 prefent de plufieurs chevaux. Tiran etant informe de 1'arrivee de fon coufin , monta dans une petite barque avec le corrtietable, &plufieurs autres Fran- ^ois, pour aller au-devant d'eux. Us s'embrafserent tendrement , & furent enfemble faluer 1'empereur. Les dames & toute la cour , & jufques aux ambaA fadeurs , qui rt'etoient point encore partis , s'empref- serent , par rapport a Tiran , a bien recevoir ces nouveaux venus. L'empereur remit le tournois au lendemain. Des le matin ils s'armerent tous , aufli bien que Tiran; car 1'empereur lui demanda cette grace, en Taffurant qu'il le pouvoit fans aller centre Ton voeu, parce que ce n'etoit pas une joute. Le vicomte de Branches parut fuperbement arme : il demanda un cheval a fon coufin pour le tournois , dans lequel il vouloit abfolument paroitre , malgre tout ce qu'on lui put alle'guer des fatigues du voyage. Tiran le voyant ainfi detemiine , lui envoya dix de fes meil- leurs chevaux. L'empereur lui en fit prefent de quinze magi\il^ues. L'imperatrice lui en donna un pareil nombre , & la princeffe , par ordre de fon pere , lui en envoya aufli dix. Le connetable en joignit fept a tous ceux-la. Enfin tant de comtes & de dues lui en envoyerent , qu'en un moment il s'en trouva quatre-vingt-trois des meilleurs de la ville. II parut avec un parement que le roi de France lui avoit donne ; il etoit brode par-tout de lions qui avoient 368 HIST. DU CHEVALIER de fort groffes chaines au cou ; ces lions etoient terrafles par des amours qui portoient des fonnettes d'argent , ce qui formoit aux rrtbindres mouvemens du cheval une efpece de carillon tout-a-fait iingu- lier. II entra dans le camp huit cents chevaliers a 1'eperon d'or. Us convinrent que Ton ne recevroit que ceux qui auroient re^u 1'ordre de chevalerie , & qui auroient des paremens de foie , de brocard , ou de broderie d'or & d'argent ; ce qui fut caufe qu'un grand nombre , pour etre du tournois , fe fi- rent recevoir chevaliers. Le vicomte fachant le re- glement , & n'etant pas chevalier , pour ne pas contrevenir aux ordres de 1'empereur , mit pied a terre, quand tous les autres furent dans le camp; & montant fur 1'echafaud de Timperatrice , il la fupplia de lui donner 1'ordre de chevalerie. La prin- ceffe prit la parole , & lui dit , qu'il frroit plus con- venable que 1'empereur lui accordat cette grace. Madame , lui repondit-il , j'a*i fait voeu de ne le re- cevoir jamais de la main,,d'aueun. homme. J'aime une femme mariee , c'eft pour elle que je fuis venu ici; j'ai trouve tant d'honneur en elle, qu'il faut abfolument que ce foit une dame qui m'arme che- valier. L'imperatrice fit favoir a Tempereur cette pro- pofition ; il vint avec les ambaffadeurs , & lui dit d'accorder la demande, ce qu'elle executa. Elle en- voya chercher une epee d'or de 1'empereur , qu'elle lui TIRAN LE BLANC. lui ceignit. L'empereur fit apporter enfuite des epe* rons d'or > oil dans chaque pointe il y avoit un diamant , un rubis $ ou un faphir ; il les remit entre les mains de deux filles du due ; avec ordre de n'en chauffer qu'un, parce que celui (Jui veut tre arme par les dames , e'tant oblige de porter moitie' or & moitie argent, ne pouvoit porter qu'un eperori de ce metal. L'epee peut tre d'or , & la robe bro- dee ; mais les bas & les paremerts doivent etre or & argent* C'eft 1'ufage que la dame baife le che- valier qu'elle a recu , auffi 1'imperatrice le baifa- t-elle. Enfuite le vicomte defcendit de 1'echafaud & entra dans le camp. Le due de Pera commandoit la moitie de ceux qui s'y trouvoient , & Tiran etoit a la t^te de 1'autre moitie. Pour fe recon- noitre ils portoient fur leurs tetes des banderoles blanches &; des banderoles vertes. Tiran fit d'abord marcher deux chevaliers ; le due envoya eontre eux un pareil nombre , qui commencerent a fe charger vigoureufement. Ceux-la furent fuivis de vingt, ck ceux-ci de trente ; de fac^on , que peu-a-peu les trou- pes fe melerent , & chacun combattoit de fon mieux. Tiran regardoit combattre fa troupe. Quand il s'ap-* percent qu'elle avoit du deflbus , il fe jetta dans le fort de la melee, & rencontra un chevalier qu'il renverfa avec fa lance. Alors il mit Tepee a la main, ck frappant de tous cotes , tout le monde etoit dans 1'admiration des grands coups qu'il portoit , ck du Tome /, Aa 3 70 HIST. DU CHEVALIER grand courage qu'il temoignoit. L'empereur etoit charme de voir ces beaux faits d'armes. Quandils eurent dure 1'efpace de trois heures , 1'empereur monta a cheval , &. fe mit an milieu des combat- tans , que la cole re emportoit , & dont il y avoit plufieurs de blefles. Apres que tous les chevaliers furent defarmes , ils fe raffemblerent pour fe diver- tir , ck s'entretinrent de leur combat. Tous les etran- gers convinrent qu'il etoit le plus beau" que 1'on eut vu , foit par la magnificence , foit par la fa^on dont les chevaux etoient conduits. L'empereur fe mit a table avec tous les chevaliers qui avoient ete au tournoi. Apres le diner on vint dire a Fempereur qu'il etoit arrive dans le port un vaifleau tout couvert de noir. Dans le terns qu'on en parloit, quatre de- moifelles entrerent dans la falle , elles parurent de la plus grande beaute , quoique dans le plus grand deuil. Leurs noms etoient admirables. La premiere fe nommoit Honneur , & fon maintien repondoit a un ii beau nom; la feconde, Chaftete ; la troifieme , Ef- perance, parce qu'elle avoit ete baptif^e dans le Jour- dain ; & la quatrieme fe nommoit Beaute. Elles vin- rent toutes faluer 1'empereur ; 1'Efperance etoit a leur tete , qui lui parloit ainfi: La grandeur & la reputation de votre majefte, nous ont engagees a venir implorer vos bontes. La fortune ennemie qui nous a condamnees a un eter- TIRANL BLANC. 371 nel exil , nous a impofe des loix cruelles &: bar- bares , qui ne nous permettent de jouir d'aucun repos. Nous arrivons ici avec notre maitreffe a 1'om- bre de votre grandeur , dans 1'efperance d'y trouvef ce roi fameux , qui fe fait nommer dans le monde le grand Artus , roi de 1'ile d'Angleterre , pout demander a votre majefte (i elle n'a point entendu dire en quel lieu il peut etre. II y a deja quatre ans que nous voyageons ayec fa foeur Urgande la deconnue. Nous avons couru toute la mer noire , & vous voyez devarit vous des demoifelles de fa cour qui pleurent fans cefle. L'empereur ne lui donna pas le terns d'en dire da vantage. Des qu'il fut que la fage Urgande , fosur du roi Artus , etoit arrivee , il fe leva de table , & prit le chemin du port avec tous les chevaliers. II monterent dans le vaifTeau , ou ils trouverent Urgande fur un lit noir & vetue de velours noir , la tenture de tout le batiment etoit de la meme couleur. Elle avoit aupres d'elle cent trente demoifelles , toutes d'une grande beaute & qui n'avoient que feize ou dix- fept ans. L'empereur fut requ avec tout le refpeft qui lui etoit du. Quand il fut affis , il dit : Confolez-vous , genereufe reine , dans peu vous reverrez ce que vous cherchez avec tant d'inquietude. Je fuis charme de votre arrivee , je pourrai vous rendre tons les honneurs que vous meritez. II eil venu chez moj Aa ij 372. HIST. DU CHEVALIER quatre demoifelles de votre part , qui m'ont de- mande des nouvelles du roi des Anglois. Tout ce que je puis vous dire,c'eft que j'ai en ma puiffance un chevalier de haut etat, que perfonne ne connoit, & dont jamais je n'ai pu favoir le nom. II a une epee tr^s-particuliere , qu'il appelle Scalibor , & qui me paroit tres-bonne ; il eft accompagne d'un vieux chevalier qui fe fait appeler Foi-fans-pitie. Quand la reine Urgande eut entendu ces paroles , elle fe leva promptement , & fe jettant a fes ge- noux , elle le conjura de lui permettre de voir ce chevalier. L'empereur le lui promit , & 1'ayant relevee , il lui donna la main pour aller au palais. Lorfqu'ils y furent arrives , il la mena dans une chambre ou il y avoit une tr^s- belle cage d'ar- gent. Dans ce moment le roi Artus qui etoit enferme tenoit fon epee nue fur fes genoux , & la tete baiffee , il la regardoit avec une extreme attention. La reine Urgande le reconnut d'abord; mais quelque chofe qu'elle lui put dire , il ne voulut pas lui re- pondre. Foi-fans-pitie la reconnut aifement, il cou- rut aux bords de la cage pour lui faire la reveren- ce , & lui baifa la main. Le roi Artus , toujours dans la meme fituation , dit : Le devoir des rois eft d'Jnfpirer la vertu , les biens de Tautre vie font les feuls defirables. Les faints dodeurs &i les philofophes conviennent egale- TIRANLE BLANC. 373 ment que qui poffede une vertu , les a toutes , & que c'eft n'en pofTeder aucune , que de manquer d'une feule. Je vois done ce malheureux monde tourner & aller de mal en pis. Je vois des hommes pervers qui trompent en amour , & qui font dans la profperite ; des dames & des demoifelles qui ai- moient autrefois avec loyaute , & qui fe rendent a 1'or & a 1'argent. Mais , lui dit le chevalier Foi-fans- pitie , a Pinftigation de la princefTe , n'y a-t-il per- fonne au monde qui aime veritablement ? & puif- que votre majefte voit tout dans Ton epee , que doit aimer une demoifelle ? Je vais le voir , repondit le roi , puis je le dirai. Et s'etant tu quelque terns , il repondit ainfi : Amour , hame , defir , efperance , defefpoir , crainte , honte , hafdiefTe , colere , plai- fir & trifteffe ; voila tout ce que doit penfer une noble & chafte demoifelle. Foi-fans-pitie lui de- manda enfuite quels etoient les defauts des hom- mes. Lorfqu'il eut regarde dans Ton epee , il dit : Sage fans bonnes oeuvres, vieux fans honneur, jeune fans obeiffance , riche fans mifericorde , eve'que fans foin , roi fans bonte , pauvre fans humiiite , chevalier fans verite , fourbe fans remords , peuple fans loix. L'empereur lui demanda quels etoient les biens de nature ? Le roi repondit qu'il y en avoit huit ; grande poftente , grandeur 6k beaute de corps , grande force , grande legerete , fante , bonne vue , jeuneffe & gaiete. L'empereur voulut Aa iij 374 HIST. DU CHEVALIER favoir enfuite quels font les devoirs d'un fouve- rain. Le roi repondit : II doit conferver la paix & 1'union dans fes etats ; avoir toujours la jurtice pour Tobjet de routes fes a&ions ; eviter toute efpece de tyrannic ; ne rien faire que dans la vue de Dieu ; aimer fon peuple comme fon propre fils ; avouer qu'il eft fils de 1'eglife , la defendre de toutes fes forces , & travailler a 1'augmentation de la foi ', il doit etre bon , fidele & veritable envers fes fujets , punir les medians , proteger les malheureux , & tous ceux qui aiment la vertu. Apres diverfes queftions auxquelles il repondit avec la meme fageffe , on ouvrit les portes de la cage, ou entra quiconque le voulut. On ota au roi fon epee , & dans le moment il ne fe fouvint plus de tout ce qu'il avoit dit. L'empereur la lui fit ren- dre pour lui demander ce qne c'etoit que 1'hon- neur , chofe que jamais ne lui avoit pu dire , ni chevalier , ni dodeur. Le roi Artus regarda fon epee , & dit : Rien de plus necefTaire dans une haute naiffance , que de connoitre 1'honneur. Ceux qui ont des fentimens nobles raiment & le recherchent fans ceflfe. Comment pourroient-ils Tacquerir , s'ils ne le connoiflbient pas ? L'empereur pria enfuite Foi -fans -pi tie de lui demander ce qui etoit necef- faire a 1'homme d'armes? II doit, dit-il, pouvoir foutenir le harnois , fupporter la faim , la foif , les veiiles , les infomnies , & toutes fortes de maux & TIRAN LE BLANC. 375 tie fatigues ; il doit expofer continuellement fa vie pour la jiiftice & pour le bonheur des homines ; par ce moyen il ira en paradis , tout autant que s'il etoit vierge ou qu'il cut ete religieux ; qu'il voie repan- dre fon fang fans emotion; qu'il foit adroit a fe defendre & a attaquer ; qu'il ait honte de fuir. Un autre lui demanda comment on pouvoit acquerir la fagefle? Le roi repondit qu'il y avcit plufieurs moyens , la priere , Petude , & une continuelle at- tention. L'empereur voulut favoir apres cela quels etoient les biens de la fortune. II lui fut repondu que c'etoient les richefles , les honneurs, une femme belle & vertueufe , un grand nombre d'enfans ; enfin le bonheur de plaire a tout le monde. Le meme fut curieux de favoir les parties de la no- bleiTe. L'epee infpira au roi que le chevalier no- ble devoit chercher les actions illuftres , etre vrai , courageux , reconnoiflknt envers Dieu. II repondit a la queftion de Tempereur qui vouloit favoir ce que devoit penfer un chevalier vaincu. Que Dieu donnant la vi&oire a qui il lui plait , il doit s'hu- milicr devant lui , mais fe confoler en penfant que les plus grands princes ont ete vaincus , que fes peches me'ritoient une plus grande punition , & que la fortune Pa voulu ainfi par fon inconflance. L'empereur , dans la crainte de le fetiguer , fit oter 1'epee ; & le roi Artus jie voyoit 6k ne difcernoit au- cun cbjet. Aa iv 376 HIST. DU CHEVALIER Mais la reine Urgande tira de fon doigt un rubis qu'elle lui paffa devant les yeux , il reprit inconti- nent 1'ufage de fes fens , & la vint embraffer avec tendreffe. Alors elle lui dit : Mon frere , rendez graces a 1'empereur , & temoignez-lui votre recon^ noiffance , faluez 1'iniperatrice &: la princeffe fa fille. Le roi Artus s'en acquitta avec toute la politefTe imaginable , & tons les chevaliers vinrent lui baifer la main. On pafTa enftiite dans la falle ou tout etoit pre-t pare pour le bal. L'empereur pria beaucoup la reine Urgancle de danfer , puifqu elle avoit retrouve la feule chofe qu'elle defiroit. Pour obeir , elle envoya chercher dans fon vaiffeau des habits convenables , & paffa dans une chambre avec fes demoifelles ; elles fe parerent toutes avee des habits de damas Llanc double d'hermines , les iupes etoient de meme parure. La reine fortit la derniere ; elle avoit une jupe de fa tin gris decoupe & brode de fort belles perles , fon habit etoit de damas verd convert de brillans d'or , & portoit pour devife, de ces roues que les chevaux tournent pour faire monter 1'eau dans les jardins , les vafes des roues etoient d'or & perces par-deffous , les cordes etoient aufli d'or , mais emaille ; on lifoit ces mots,.ecrits avec de grof- fes perles: Ce.fl un travail perdu ^ pane qu on n' en fo/znoit pas le dtfaut. En cet etat , la reine vint faluer J'etnpereur , & lui dit : C'eft un grand effort que ce-*. TlRANLEBLANC. 3 77 lui d'arriver a une fontaine & de ne pas boire quand on eft bien altere ; fans dire autre chofe , elle prit Tiran par la main , & ils danserent enfemble pen- dant long-terns. Le roi Artus fe leva & danfa avec la prineeiTe . Quand les danfes furent finies , la reine Urgande pria 1'empereur de vouloir bien venir avec le roi Ton frere fouper dans Ton vaifleau ; elle accompa- gna cette priere de beauconp d'eloges , que 1'empe- reur la pria de fupprimer. II lui repondit que touche de fes vertus & de la tendreffe qu'elle avoit temoi- gnee pour le roi Ton frere , en le cherchant avec tant de fatigues , il fe feroit ton jours honneur de lui obeir : ain(i 1'empereur , 1'imperatrice & la prin- ceffe Carmefine fe leverent , toute la compagnie les fuivit ck prit le chemin du vaiffeau. L'empereur donna le bras a la reine , le roi Artus a rimperatrH ce , & Foi-fans-pitie a la princeffe : ils entrerent en cet ordre dans le navire qu'ils trouverent pare de brocard d'or & parfume des odeurs les plus agrea-t bles. Tons les chevaliers & toutes les dames fe mi-* rent a table , ils furent magnifiquement fervis. Apres le foupe 1'empereur & fa compagnie priient conga de la reine & du roi fon frere , fans pouvoir revenir de 1'etonnement ou le foupe qu'on venoit de leur donner les mettoit ; car cette fte avoit tout Pair d'un enchantement. L'empereur s'aflit fur le bord de }a mer , toute fa cour fe rnit autour de lui pour at-i 378 HIST. DU CHEVALIER tendre Tiran qui etoit demeure fur le vaifTeau avec tous fes parens; ils fe mirent dans une chaloupe pour arriver a terre. L'imperatrice qui le vit venir , dit a la princefle & aux demoifelles : Voulez-vous que nous faflions une plaifanterie a Tiran ? Ordon- nons a un de ces efclaves maures qui le doivent porter a terre, de le faire un peu tomber dans 1'eau, & de mouiller au moins ce has brode qu'il porte depuis quelque terns fans le quitter : je vous avoue que je fuis curieufe de favoir s'il le porte par amour ou par defefpoir ; & le voyant mouille, il lui echap- pera peut-tre quelque chofe qui fatisfera notre cu- riofite. Cette idee fut approuvee , & le maure , fui- vant 1'ordre qu'il en avoit requ , marcha dans 1'eau jufqu'aupres de la chaloupe , mit Tiran fur fon cou , & quand il fut pres de la terre , il le laiffa tomber, comme fi le poids eut etc trop fort , & quoiqu'il eut deffein de ne lui mouiller que les jambes , il le baigna tout entier. Tiran en fe relevant s'apper<^ut que I'impeVatrice , la princefle , & toutes les dames faifoient de grands eclats de rire ; il fe douta que cette plaifanterie etoit faite par leur ordre. II prit le maure par les cheveux , & le pria doucement de fe mettre par terre ; ce qu'il fit , parce qu'il fentij qu'il 1'y obligeroit aifement. Alors Tiran lui mit fur la tte le p ; ed du foulier brode , & jura dans ces termes : Je prompts a Dieu & a la dame que je fers de ne jamais dormir dans aucun lit , 6k de ne point TIRAN LE BLANC. 379 mettre de chemife jufqu'a ce que j'aie tue ou fait pnfonnier un roi ou fils de roi. Pour lors il lui mit ce me^me pied fur la main droite, & lui dit : Tu m'as fait un affront , mais je ne m'en offenfe point, parce que c'eft en prefence de Timperatrice. Le vicomte de Branches arriva dans ce moment , & mettant le pied fur le corps du maure : Ce que tu as fait , lui dit-il , ne merite pas d'etre puni , parce que tu as fuivi les ordres qui t'ont ete donnes ; mais je promets a Dieu de ne retourner jamais dans ma patrie qu'apres m'- tre trouve dans une bataille ou il y ait plus de qua- rante mille maures , que je n'en fois vainqneur , foit en commandant les chretiens , foit en combattant fous les bannieres de Tiran. Le connetable s'appro- cha enfuite , & mettant le pied fur la t&e du maure, il dit : Uattachement & l'extrme amitie que j'ai pour Tiran me donnent en vie de plus en plus de fignaler mon courage ; je fais vceu a Dieu & a la belle dame dont je fuis Tefclave, de porter ma barbe & de ne point manger de viande affis que je n'aie pris la banniere rouge du grand foudan fur laquelle I'hofiie & le calice font reprefentes. Hyppolite vint aprcs , qui mit fon pied fur le cou du maure , & dit : J'ai refifte aux efforts des Turcs pour augmenter ma reputation &: pour me rendre digne d'un maitre tel que Tiran ck de la dame que je fers ; je jure done de ne manger ni pain ni fel , & de prendre tous mes repas a genoux 6k fans jam?as clormir dans 380 HIST. DU CHEVALIER un lit , que je n'aie , de mes propres mains & fans le fecours de perfonne , tue trente maures ; & pre- nant le maure par les cheveux , il lui fauta fur les epaules, & dit: J'efpere vivre long-terns; & mon- trant Ton epee : elle fatisfera bientot mon defir. Quand Tiran eut vu que fes parens s'engageoient pour 1'amour de lui , il ota tous les diamans , les per- les & les rubis qu'il portoit a fon foulier &: a fon has , & les donna au maure avec un riche manteau & tout .ce qu'il avoit fur lui , a la referve de la chemife , du bas & du foulier. Le maure fe racheta. Les ambafTadeurs du foudan furent etonnes de la magnificence de ces fetes ; mais quand ils en- tendirent les voeux que Tiran & fes parens venoient da faire , ils ne compterent plus fur la paix. En confequence de cette idee, Abdalla-Salomon dit a 1'empereur que s'il y avoit surete pour eux fur le chemin, ils partiroient fans attendre aucune reponfe. L'empereur, fans lui rien dire, retourna avec les da- mes & les chevaliers qui 1'accompagnoient , a Conf- tantinople. Le lendemain apres la mefTe , la meme compagnie fe rendit au marche qui fe trouva pare comme les jours precedens , & 1'empereur repon- dit aux ambafladeurs du foudan en prefence de tout le peuple : C'eft avec bien du regret que j'ai en- tendu des paroles qui ont autant offenfe Dieu que les votres , & pour rien au monde je ne voudrois les repeter ; je me contente d'avoir prouve ma pa* TIRAN LE BLANC. 381 tience en les ecoutant. Mais comme je ne veux rien faire qui puiffe deplairQ^a Dieu , ni qui foit oppofe a la fainte foi catholique , je ne puis donner ma fille a un homme qui n'eft pas de notre religion. Pour repondre a une de vos proportions , je vous dirai que je ne puis donner la liberte au roi de Cara- manie & a celui de 1'Inde fuperieure , quelque fomme d'argent que vous me propofiez , a moins que par uue paix (incre ils ne me rendent tous mes etats. Les ambafladeurs , apr^s cette reponfe , fe lev^rent & prirent leur conge , & retournerent vers le foudarfc Fin du premier volume* 4 8 T L-*. JD Li VOLUME. KEF ACE de. red'tteur. page V Avmlffzrmnt de. fediteur. xxj Avertijjement du traducltur. 25 Hifloire de Tiran le, Blanc. Premiere partie. 49 Seconde partie. 198 Troifeme partie. 335 INDICATION DES PLANCHES. II m*eft aife , mon pere , de fatisfaire votre curiofite, je m'appelle Tiran le Blanc, page 63 O bienheureufe chemife ! que je t'ai vue dans un etat bien different ! 308 A SENS, De rimprimerie de la veuve TARB, imprimeur du Roi, 1787. -4 LD--URI UNIVERSITY OF CALIFORNIA AT LOS ANGELES THE UNIVERSITY LIBRARY This book is DUE on the last date stamped below 01.;^ . ., 6 "* 596106 AltfW % Q3M303H 1 N Form L-8 aom-1, '41(1122) wv UC SOUTHERN REGKWAL LIBFWW f AGILITY A 001 426 642 3