ilEIHTEJE
 
 UNIVERSITY OF CALIFORNIA 
 AT LOS ANGELES 

 
 ^-.
 
 CEUVRES BADINES, 
 
 ; COMPLETTES, 
 DU COMTE DE CAYLUS. 
 
 \ ' i \ * " 
 
 AVEC FIGURES. 
 
 TOME. PREMIER.
 
 V

 
 (EUVRES BADINES, 
 
 COMPLETTES, 
 
 DU COMTE DE CAYLUS. 
 
 AVEC- FIGU RES. 
 PREMIERE PARTI E.. 
 
 TOME PREMIER. v 
 
 A AMSTERDAM, 
 Etfe trouvt a PARIS, 
 
 Chez V I S S E , Libraire , rue de la Harpe , pre 1 s 
 de la rue Serpente. 
 
 M. DCC. LXXXVII. 

 
 PREFACE 
 
 ''"> D E ' 
 
 o 
 
 S5 
 
 z TT 
 
 > i-<E Philofophe aimable dont nous don- 
 
 nons les OEuvres badines , favoit allier 
 
 s -a Tetude des fciences abftraites tout ce 
 
 ^ que la gaiete offre de plus agreable ; c'e- 
 
 v .toit avec les jeux de I'lmagination la plus 
 
 ^ vive , de Fefprit le plus enjoue , qu'il fe 
 
 " delaflbit des travaux ferieux auxquels il 
 
 i s'etoit voue depuis Tenfance. 
 
 Qui pourroit dedaigner de s'amufer de 
 la lelure d'ouvrages qui ont occupe les 
 loifirs d'un Savant egalement cher aux 
 fciences , aux arts & a la litterature ? Et 
 
 A iij
 
 6 PREFACE. 
 
 (I le Comte de. Caylus a confacre quel- 
 ques-uns de fes inflans a compofer les 
 agreables riens que nous recueillons au- 
 jourd'hui , on ne peut regretter le terns 
 que 1'on emploiera a les lire. 
 
 Nous ne faifons d'ailleurs , en recueil- 
 
 lanr ces (Euvres , que facisfaire aux defirs 
 
 du Public , & nous le mettons a portee de 
 
 fe procurer facilement des ouvrages deve- 
 
 nus rares , & dont la recherche etoit pe- 
 
 nible & couteuie. Depuis quelques annees 
 
 on s'etoit plu a reunir ces (Euvres j mais 
 
 ces collelions , fakes fans difcernement 
 
 & fans choix, & les ouvrages qui les com- 
 
 pofent raffembles a grands frais , ne fai- 
 
 foient que tromper Tefperance des Lec- 
 
 teurs qui s'appsrcevoient avec regret qu'on 
 
 leur avoit fait payer cher des colle&ions 
 
 incomplettes & fautives ; incomplettes , 
 
 parce qu'elles ne contenoient point tout 
 
 ce qui .etoit forti de la plume du Comte 
 
 de Caylus ; faurives , parce qu'on lui at- 
 
 tribuoit des ouvrages qui ne lui apparte- 
 
 noiem point.
 
 DE L'^DITEUR 7 
 
 On ne fera point un pareil reproche au 
 recueil que nous prefentons au Public ; 
 nous avons fait les recherches les plus 
 exa&es , & nous croyons avoir rafTemble 
 tout ce que le Comte de Caylus a compofe 
 pour fon amuferrient. D'un autre cote , 
 nous en avons exclus des ouvrages , agrea- 
 bles ft Ton veut , mais qui , etant etran- 
 gers a notre Auteur , ne peuvent faire 
 partie de cette collection (a). 
 
 Avant que de parler de chacune des pro- 
 dutions que nous reimprimons , nous al- 
 lons dire un mot de 1' Auteur, & donner 
 quelque detail des particularites de fa vie. 
 
 Anne -Claude -Philippe de Tubiere de 
 Grimoard de Peftels de Levi , Comte de 
 Caylus, eft ne a Paris en 1692. II etoic 
 
 ( <z) On a vendu dernierement , comme appartenant au 
 Comte de Caylus & faifant- partie de fes (Euvres , le 
 Recueil de ces Dames, & les Memoires de PAcademie 
 de Troves ; ces deux ouvrages font , le premier , de 
 Chevrier ; & le fecond , de feu M. Grosley. 
 
 A iv
 
 8 PREFACE 
 
 d'une naiflance illuftre, & fe deflina d'a- 
 bord au fervice. II fi: de bonne heure fes 
 premieres campagnes , & les fit avec dif- 
 tin&ion : il fe fignala en Catalogne & 
 au fiege de Fribourg ; & il prouva que fi 
 fes tjlens Tont appelle depuis a des oc- 
 cupations paifibles , il n'en etoit pis moins 
 fait pour fe diflinguer dans une autre car- 
 riere. 
 
 La paix qui furvint fit abandonner au 
 Comte de Caylus la route qu'il avoit d'a- 
 bord voulu fuivre; 1'amour des arts qui l'a 
 fi fo;t domine toute fa vie , commen^a a 
 fe faire fentir en lui , & un voyage qu'il 
 fie en Italic fixa irrevocabiement fon gout 
 & fes occupations, 
 
 On ne peut exprimer avec quel enthou- 
 fiafme le Comte de Caylus faifit les beau- 
 tes des chef- d'ceuvres dont cette partie de 
 1'Europe abonde. Des cet inflant , toutes 
 les facultes du jeune militaire furent ab- 
 forbees , il ne lui fut plus permis de rien 
 voir ni de rien fentir qui fut etranger aux
 
 DE I/EDITEUR. 9 
 
 chef- d'ceuvres qui captivoient fon ame 
 & la rempliffoient route enticre. 
 
 Cefl a cette epoque qu'a commence la 
 vie litteraire du Comte de Caylus. Vers 
 Pan 17151! chercha 1'occafion de pafler dans 
 le Levant, & fe mit a la fuite de TAm- 
 baffadeur de France a la Porte Ottomane. 
 
 Le principal objet du Comte de Caylus 
 etoit d'examiner les monumens qui nous 
 reftent de Pandemic Grece : arrive a 
 Smyrne , il forma le deflein d'aller vifiter 
 les ruines d'Ephefe; le trajet etoit court, 
 mais peu stir; les chemins etoient infeftes 
 de brigands, d'autant plus dangereux qu'ils 
 marchoient en grand nombre & fe mon- 
 troient avec hardieffe. A la tete de ces 
 brigands etoit un nomme Caracayali , que 
 fon audace avoit rendu redoutable , & dont 
 le nom feul etoit la terreur des voyageurs. 
 Tous ces dangers n'erTrayerent point le 
 Comte de Caylus ; pour s'y fouflraire , il 
 eut recours a un expedient fingulier qui 
 lui rcufllt.
 
 10 .PREFACE 
 
 II fe deguifa , & f e depouillant des ha- 
 bits relatifs a fa condition & au rang qu'il 
 tenoit aupres de 1' Ambaflfadeur , il fe cou- 
 vrit d'une toile des plus communes ; & , 
 fous un habit qui indiquoit 1'indigence , il 
 fut hardiment fe prefenter a deux brigands 
 de la bande de Caracayali. II leur expofa 
 que Tamour des fciences le determinoit a 
 entreprendre le voyage d'Ephefe ; mais 
 que , defirant faire cette route en furete , 
 
 11 fe mettoit a leur discretion & fous leur 
 garde : il convint en meme terns d'une fom- 
 me qui devoit leur etre payee a fon retour 
 a Smyrne , & qui , par fa modicite , etoit 
 conforme a Tetat de pauvrete que fon ex- 
 terieur annon^oit. 
 
 Les brigands accepterent TofTre , & ac- 
 compagnerent le Comte de Caylus pendant 
 fa route ; il eurent de lui le plus grand foin , 
 le preferverent de toute rencontre facheufe , 
 lui fervirent de guides fideles & de defen- 
 feurs zeles ; ils le prefenterent a leur chef, 
 de qui il re^ut un accueil plus gracieux que 
 fon exterieur ne fembloit le lui promettre.
 
 D E L' 6 D I T E U R. II 
 
 Ce brigand, que la ferocite de fon metier 
 devoit rendre infenfible au gout des arts , 
 temoigna au Comte de Caylus un interet 
 qui le furprit. Caracayali , inflruit du motif 
 du voyage de notre Savant , voulut 1'aider 
 dans fes recherches ; il lui indiqua dans fon 
 voifinage plufieurs monumens dignes de 
 piquer fa curiofite ; & pour rendre fes re- 
 cherches plus faciles & plus promptes , il lui 
 fit donner des chevaux arabes , de ceux 
 qu'on appelle chevaux de race, & qui font 
 eftimes les meilleurs coureurs. 
 
 L'etonnement du Comte de Caylus fut 
 grand, lorfqu'il fe vit tranfporte comme par 
 enchantement & avec une rapidite dont il 
 n'auroit pu fe faire une idee. II fe fatisfit 
 pleinement , & remporta de fon voyage des 
 decouvertes qui pafserent fes efperances. 
 Apres avoir fini fes recherches, il retourna 
 aupres de Caracayali, il pafla la nuit dans fon 
 fort, & toujours efcorte de fes fideles con- 
 duleurs , il fe rendit le lendemain a Smyrne. 
 
 Peu d'annees apres , le Comte de Caylus
 
 12 PREFACE. 
 
 revint en France , mais ce fut pour entre- 
 prendre encore de nouveaux voyages, qui, 
 de meme que les premiers, eurent pour but 
 fon amour extreme pour les arts & les 
 decouvertes des anciens monumens. 
 
 Apres avoir donne fes premieres annees 
 a une vie errante , quoique tres - occupee , 
 le Comte de Caylus prit le parti de cultiver 
 en paix chez lui les arts auxquels il s'etoit 
 voue , & de jouir tranquillement des ri- 
 cheffes litteraires qu'il avoit amaffees dans 
 fes courfes. II rechercha la compagnie des 
 Artiftes , & fe montra leur admirateur , leur 
 proteleur & leur ami. Non-content d'en- 
 courager leurs talens , il devint artifte lui- 
 meme ; il s'occupa de mufique , de deflein 
 & de peinture , il fut tour- a -tour favant , 
 homme de lettres , peintre , graveur & 
 muficien. 
 
 Il etoit bien jufle que les Artiftes fe mon- 
 trafTent reconnoiffans envers un homme de 
 qualire qui leur avoit facrifie toute fon 
 exiflence. L'Academie de Peinture & de
 
 DE L'^DITEUR. 13 
 
 Sculpture le re^ut dans fon fein en 1731 , 
 & le Comte de Caylus , par un rerour digne 
 de fon amour pour les arts , fonda dans 
 cette Academic un prix annuel pour celui 
 des eleves qui reufliroit le mieux a carac- 
 terifer une paflion. 
 
 Les Lettres ne fe montrerent pas moins 
 empreffees d'accueillir un homme quiavoit 
 egalement bien merite d'elles. L'Acade- 
 mie des Infcriptions lui donna , en 1742 , 
 une place d'honoraire. Le Comte de Caylus 
 fonda dans cette Compagnie un prix de 
 500 liv. dont 1'objet etoit d'expliquer par 
 les auteurs & par les monumens , les ufa- 
 ges des anciens peuples. On voit par ce 
 fujet que le Comte de Caylus ne perdoit 
 pas de vue fon objet favori , qui etoit la 
 culture des arts & leur avancement , & 
 
 que fes travaux litteraires fe propofoient 
 principalemeht ce but. 
 
 II ne paroitroh pas de notre objet de 
 donner un detail plus long de travaux lit- 
 teraires d'un homme dont nous ne recueil-
 
 14 PREFACE. 
 
 Ions ici que les delaiTemens. Sa memoire, 
 qui fera tou jours chere aux fciences & aux 
 arts , n'a pas befoin d'ailleurs du foible tri- 
 but d'hommages que nous nous permet- 
 trions de lui rendre , nous nous contence- 
 rons done d'indiquer les principaux ou- 
 vrages qui ont immortalife fon nom. 
 
 Le premier & le plus important efl fon 
 RecueiL & antiquitis Egyptiennes^ Etrufques^ 
 Grecques , Romaines & Gauloifes 5 en fept 
 volumes in-4. Ce monument a jamais me- 
 morable , eleve aux arts par le Comte de 
 Caylus , eft le fruit- de fes courfes & des 
 recherches qui en ont ete 1'objet. On ad- 
 mire comment un feul homme a ete capable 
 de concevoir un edifice aufli immenfe , & 
 encore plus , comment il a pu 1'executer. 
 
 . -no?i^H*; -^-:t^'e?^'r .b^^oltr) 
 Nous citerons encore les Vies des Pan- 
 
 tres & des Sculpteurs les plus fameux. Apres 
 avoir encourage les Artifles par fes bien- 
 faits , les avoir animes par fon exemple , 
 il ne lui reftoit plus que de rendre lul- 
 meme hommage a leurs talens , en ecri-
 
 DE L* D I T E U R. 15 
 
 vant leurs vies , & en celebrant leurs 
 ouvrages. 
 
 La vie privee du Comte de Caylus 
 n'offre point de particularites dignes de 
 piquer la curiofite de nos Le&eurs ; nous 
 fommes etonnes feulement qu'il ait pu 
 fuffire a la quantite d'ouvrages qui efl 
 fortie de fa plume. Leur variete n'efl pas 
 moins etonnante. 
 
 Ne pour le travail , ce n'etoit qu'avec 
 une occupation que le Comte de Caylus 
 fe' 1 delafToit d'une autre occupation. Un 
 travail ferieux , une diflertation appro- 
 fondie, etoient fuivis d'un conte enjoue, 
 d'une facetie ; ces derniers ouvrages n'e- 
 toient pour lui qu'un amufement $ on en 
 excepte neanmoins fes Romans & fes 
 Contes Orientaux , dont les premiers e- 
 toient des traduclions de 1'Italien & de 
 1'Efpagnol , & les derniers font dus a la 
 connoiffance qu'il avoit prife des langues 
 oricntales pendant fon fejour a Conflan- 
 linople,
 
 \6 PREFACE 
 
 La plupart des faceties que Ton trou- 
 vera dans ce recueil n'appartiennent pas 
 en entier au Comte de Caylus ; elles font 
 1'ouvrage d'une fociete de Gens de Let- 
 tres , du nombre defquels etoient Duclos 
 de 1' Academic Fran^oife , Crebillon fils , 
 Pabbe de Voifenon , &c. Quoique chacun 
 d'eux puiffe revendiquer quelques-unes 
 des plaifanteries repandues avec profuficn 
 dans ces ouvrages , on eft convenu de es 
 attribuer particulierement au Comte de 
 Caylus ; on a generalement reconnu qu'il 
 en etoit le principal Auteur , Sc qu'il y 
 avoir la plus grande part. Et lors de leur 
 premiere publication , cette aimable So- 
 ciete s'eft reunie pour lui en attribuer 
 toute la gloire. 
 
 Le Comte de Caylus joignoit au me- 
 rite litteraire toutes les qualites qui ho- 
 norent Thumanite. Ami fincere & coura- 
 geux , c'etoit dans la mauvaife fortune 
 que fes amis etoient furs de retrouver en 
 lui des preuves non equivoques de Tatta- 
 chement le plus vif : ce n'etoit done pas en 
 
 vaines
 
 P L* E D I T E U fc. 17 
 
 vaines demonflrations que fon arriltie fe 
 manifeftoit ; fon exterieur, au contraire, 
 etoit fee & froid ; 1'orgueil & la flatterie 
 trouvoient en lui un ennemi irrecond- 
 liable toujours pret a leur declarer une 
 guerre opiniatre. Quoique fait par fon 
 nom pour pretendre aux dignites , il n'en 
 ambitionna aucune. Son ame , comme nous 
 1'avons dit , etoit entierement abforbee de 
 Tamour des arts ; il leur facrifia fon nom , 
 fon rang, fa fortune & tous les inftans 
 de fa vie. La fimplicire noble de fon 
 caradere ,, ( dit un Auteur de fa vie) 
 paflbit peut-etre un peu trop' jufques 
 dans fon exterieur j mais fa liberalite 
 faifoit tout fon luxe : il encourageoit 
 les talens par des rccompenfes , & il 
 prevenoit les befoins des Artirtes indi- 
 gens par des bienfaits . ( Voy. le 
 nouveau Diclionns hiftor. ) 
 
 Le Comte Caylus eft mort a Paris , le 
 5 Septembre 1765 , age de 73 ans. 
 
 Les (Euvres badines du Comte de Caylus 
 Tome. L B
 
 i8 PREFACE DE L'^DITEUR. 
 feront divifees en quatre parties ; la pre- 
 miere contiendra fes Romans de Cheva- 
 lerie; la feconde, fes Melanges ; la troi- 
 fieme , fes Contes Orientaux & fes Contes 
 de Fits j & la quatrieme , fes Faceties. 
 
 .: - fjftLi -J W ** tw9.4b+4\&* A^ V.J \^/ ^ 
 
 
 -ibni ?t>fiL,-,- t ;b 
 ol c' A rV ; ' .'. 
 
 ^f!: 
 
 D r 
 
 . . j *-' ' V-J "
 
 <, 
 Des Ouvrages qui compofent la Collection 
 
 complette des (Euvres badmes du Comte 
 de Caylus 5 & ordre dans lequel Us feront 
 imprimis. 
 
 MI 
 
 PREMIERE PARTI E. 
 
 Romans de Chevakrie. 
 
 H' .' 
 ISTOIRE du vailiant Chevalier Tiran le Blanc, 
 
 traduite de 1'Efpagnol. 
 
 Le Caloandre fidele , traduit de 1'Italien de Giovanni 
 Ambrofio Marini. 
 
 SECONDE P ARTIE. 
 
 Hijloriettes , Contts t Nouvdles , &c. 
 
 Les Soirees du Bois de Boulogne. 
 Recueil de ces Meflieurs. 
 Hiftoires, Nouvelles & Memoires ramaffes. 
 Les Manteaux. 
 
 Le Pot-pourri, ouvrage nouveau de ces Dames 
 & de ces Meffieurs. 
 
 Bij
 
 2O 
 
 JT R O I S I E M E P A R T I E, 
 
 Contes Orientaux 6* Feerles. 
 
 Contes Orientaux, 
 
 Feeries nouvelles. 
 
 Cinq Contes de Fees. 
 
 Cadichon, ou tout vient a point qui pent attendre. 
 
 Jeannette , ou I'indifcretion. 
 
 7 . ^SV,,, \ -A A V* 
 
 QUATRIEME PARTI E. 
 
 Faceties. 
 
 Hiftoire de Guillaume , cocher - fiacre. 
 
 Aventures des Bals de bois. 
 
 Les Fetes roulantes, & les regrets des petltes rues; 
 
 Memoires de 1'Academie des Colporteurs. 
 
 Etrennes de la Saint -Jean. 
 
 Les Ecofleufes, ou les (Eufs de Paques; 
 
 ,3 I T A ^ 3. G >I O D 3 't 
 
 gwv v ..- i rf a 
 
 .aiyfil&M ::> i^ >6
 
 
 JuE p) 
 
 premier Roman de Chevalerie , traduit 
 par le Comte de Caylus , eft /'Hiftoire du 
 vaillant Chevalier Tiran le Blanc ; un aver- 
 tijfement du Traducleur nous donne tous les 
 renfeignemens que fon pent dejirer fur VAu- 
 teur Efpagnol , & fur I'epoque a laquelle Le 
 Roman original a ete ecrit (a). 
 
 Quoique le Comte de Caylus faffe remon- 
 ter ce Romanjufqiien 1436, on nen connoit 
 plus Jicanmoms d'ldition aujji ancienne. I? ab- 
 be Langlet Dufrefnoy i dans fa Bibliotheque 
 des Romans , en indique une premiere edi- 
 tion faite en 1511 a Valladolid , 6 1 ceft la 
 plus ancienne quefes recherches lui aient fait 
 connottre. Ilparle enfuite de trois autres faites 
 routes a Tenife , I' une in-4. en 1 5 38 j & les 
 
 ( a ) Voyez ci - apres l'averti{Tement de 1'Auteur , qui 
 precede le roman de Tiran le Blanc. 
 
 B iij
 
 22. AV ERTISSEMENT 
 
 deux amres in -8. en 1566 & en i6u. 
 
 Le Tiran le Blanc ejl un des roinans de 
 chevalerie Efpagnols les plus ejlimes. L'au- 
 teur , fans avoir eu befoin du fecours des en- 
 chantemens & des charmes de la feerie , ref- 
 fource jl ujitee des romanciers de ce genre , a 
 rendufon hiros tres-interejfant. On pretend 
 que Pouvrage Efpagnol ejl ecritfans enflure 
 & avec un naturel rare aux romans de cette 
 nation* S^il eft ainji , fon fyle a ete par- 
 faitement imite par le traducleur: on le trou- 
 vera noble avec Jimplicite^ & bien eloigne de 
 cette boufiffure qui degrade & rend ridicules 
 les heros que on entreprend aujji mal-adroi- 
 tement d* ex alter. 
 
 A la fuite du Tiran le Blanc 9 nous don- 
 nons /eCaloandre fidele. Le Comte de Caylus 
 a fait preceder cette traduclion d'une preface 
 qui ne nous laijfe rien a dire fur Fauteur peu 
 connu du roman Italien. Nous nous conten- 
 terons feulement <appuyer fur le fervice que 
 le nouveau traducleur a rendu a la litterature, 
 en falfant pajfer dans noire langue un roman 
 interejfant , qui ne nous etoit connu que d*une 
 mamere defavorable. JJennuyeufe & trop fe-
 
 . 
 
 DE L'EDITEUR. 23 
 
 'l . -i. -. 
 
 c0/zak plume de Scuderi avoit rendu cet ou- 
 vrage teffroi des lecleurs les plus intrepides ; 
 le Comte de Caylus lui a rejlitue tons fes 
 agremens', il feroit done injufle d'appliquer 
 a fa traduclion la critique de Defpreaux (b) , 
 qui a porte le dernier coup a la traduclion 
 de Scuderi. 
 
 On trouvera peut - etre les evenemens du 
 Caloandre trop multiplies : on a voulu , par 
 cette multitude d^aventures & de perfonnages, 
 rendre Fouvrage intereffant^ & Pony a riujji\ 
 mais d*un outre cote on en a rendu la lecture 
 un peu fatiguante , 6* ceux qui deferent ne 
 trouver dans cet ouvrage quun objet d'amu- 
 fement , fe plaignent de la peine qtfon leur 
 donne a debrouiller une intrigue trop com- 
 phquee. Cependant cette obfervation ne doit 
 point jiuire a la traduclion que nous impri- 
 mons ; la multitude des faits rend la marche 
 du roman plus rapide : au refle , Us nous ont 
 paru traces avec clarte & facilite, 6" r atten- 
 tion que nous avons ete obliges de preter pour 
 
 (b} Voyez Pavertiflement de.l'auteur, qui precede le 
 Caloandre fidele , ci-apres, tome III. 
 
 B iv
 
 4 ATERTISSEMENT DE L"DITEUR. 
 
 fuivre Le fil de /' intrigue, a ete bicn ricom- 
 penfee par Pinteret quelle afu nous infpirer. 
 Nous crayons inutile de donner id les 
 notices ou tables des principaux perfonnages 
 qui figurent dans ce roman. Ces notices out 
 etd donnees dans LaBibliotheque des Romans^ 
 6* y etoient neceffaires : elles precedent I" ex- 
 trait de Fouvrage j 6' La neceflite ou Von a 
 Me, dans cet ex trait, de refferrer des f aits qui 
 ne font deja pas trop etendus dans le roman , 
 y a repandu une obfcurite que Von ne trou~ 
 vera pas dans I'ouvrage entier.
 
 AVERTISSEMENT 
 
 DU TRADUCTEUR, 
 
 Imprimi en the de ['edition de 1740. 
 
 T 
 
 SUE roman de Tiran le Blanc n'avoit guerc 
 
 etc connu jufqu'ici aux Francois , que par 
 ce qui en eft dit dans la fameufe hiftoire 
 dedom Quichotte. Voicidequellemaniere 
 en parle Miguel de Cervantes de Saavedra , 
 au chap* 6 de la premiere partie de cet 
 excellent ouvrage : Le Cure , fans fe 
 fatiguer davantage a examiner le refte 
 des livres , dit a la gouvernante de pren- 
 dre tous les grands & de les jetter dans 
 la cour. Elle qui auroit brule tous les 
 livres du monde pour une chemife neuve, 
 ne fe le fit pas dire deux fois , & en prit 
 pour le moins fept ou huit qu'elle fit 
 voler par la fenetre ; mais elle en avoir
 
 26 AVERTISSEMENT 
 
 embrafle rant, qu'il en tomba un aux 
 
 pieds du barbier, qui lui donna de la 
 
 curiofite a & en Touvrant il vit au titre : 
 
 Hiftoire. du fameux Tiran ie Blanc. Com- 
 
 ment ! s'ecria le cure , vous avez la le 
 
 cheva.ier Tiran le Blanc ? Donnez-le- 
 
 moi, maitre Nicolas, je vous en prie, 
 
 c'eft un trefor que vous avez trouve , 
 
 c'efl le contre-poifon du chagrin ; c'efl 
 
 la que nous vcrrons le vaillanr chevalier 
 
 don Kyrie-Eleifon de Montauban , & 
 
 Thomas de Montauban fon frere, avec 
 
 le chevalier Fonfeque ( i ) ; le combat 
 
 du valeureux Detriante (2) contre le 
 
 3> dogue ; les rufes ( 3 ) de la demoifelle 
 
 Plaijirde ma vie ; les amours &: les trom- 
 
 peries de la veuve Tranqmlle (4) ; & 
 
 v Timpdratrice amoureufe de fon ecuyer f 
 
 Je ne vous mens pas , mon compere , 
 
 ( T ) II faut que Cervantes fe foit tromp en cet endroit, 
 car le chevalbr Fonfeque ne fe trouve pas dans ce roman. t 
 
 ( 2 ) Lifez Tiran. 
 
 ( 3 ) Lifez les faillies , les bans - mots. Agudezas. 
 
 (4) Lifez la veuve Repofie ; ce mot, pris dans fon an- 
 cienne fignific^ation , repond mieux au fens d3 1'EfpagnoL
 
 DIT TRADUCTEUR. 27 
 
 voici le meilleur livre du monde pour 
 le flyle , & le plus naturel. Ici les che- 
 valiers mangent & dorment , ils meurent 
 dans leurs lits , & font leur teftament 
 avant de mourir , & mille aurres ehofes 
 utiles & neceflaires done les autres livres 
 ne difent pas le moindre mot. Mais avec 
 cela , il n'y eut pas eu grand mal d'en- 
 vover 1'auteur paffer le refte de fes jours 
 r> aux galeres pour avoir dit rant de fot- 
 tifes ( i ) de propos delibere. Empor- 
 tez-le chezvous, compere, & lelifez, 
 & vous verrez fi tout ce que je vous en 
 dis n'efl pas vrai . 
 
 On me permettra de mettre ici le texte 
 meme de Cervantes a la fuite de la traduc- 
 tion fran^oife, parce que les auteurs de cette 
 traduclion fi eflimee & fi eftimable 3 n'ont 
 pas rendu par -tout le fens de Cervantes ; 
 une p'us fcrupuleufe exaHtude etoit peut- 
 etre inutile pour leur vue , qui n'a ete que 
 de procurer aux leteurs un objet de de- 
 lafTement; mais elle n'eil pas indifferente 
 
 ( t) L'Efpagnol dit feulement necsdades, niaiferies:
 
 28 AVERTISSEMENT 
 
 lorfqu'il s'agit de conftater le jugement 
 qiTa porte de Thiftoire de Tiran le Blanc 
 im ecrivain aufli fenfe & aufli fpirituel que 
 Cervantes. 
 
 Y fen querer canfar fe mas en leer libros 
 de cavallerias mandb al ama , de tomaffe todos 
 les grandes , y dieffe con ellos en el corral. 
 No fe dixo al tonta, ni a fora 1 a , feno a quien 
 tenia mas gana de quemallos que de echar 
 una tela , por grande y delgada que fuera : 
 y afjiendo quafi ocho de una ve^ , los arrojo 
 por /<2 ventana. Por tomar muchos juntos fe 
 le cayo el uno a los pies del barbero , que le 
 tomo gana de ver quien era , y via que de^ia : 
 hiftoria del famofo cavallero Tirante el 
 Blanco. Valame Dios , dixo el cura^ dando 
 una gran vo^ que aqui ejle Tirante el Blanco\ 
 Damele aca compadre , que hago cuenta que 
 he hallado en el un teforo de contento y una 
 
 J ** 
 
 mina de paffatiempos. A qui ejla don Qiarie 
 Eleyfon de Montalvan vallerofo cavallero , 
 y fu hermano Tomas de Montalvan , y el ca- 
 vallero Fonfeca , con la batalla que el valient e. 
 de Tirante ( I ) hi^o con el alano , y las 
 
 (i ) Toutes les editions ont Detriante, c'eft une faute,
 
 DU TRADUCTEUK. 29 
 
 as de La don^ella P Laferdemavida , con 
 los amores y embuftes de la vuida Repofada , 
 y lafegnora emperadri^ enamorada de Ipolito 
 fu efcudero. Digoos verdadfegnor compadre , 
 que porfu ejlilo es ejle le mej or lib rode I mon- 
 do, A qui commen Los cavaLLeros^ y duermen, 
 y mueren en fus camas , y ha^en tejlamento 
 antes defu muerte, con otras cofasde que todos 
 losdemas libros defte genero carecen. Contodo 
 effo os digo que merecia el que lo compufo , 
 pues no hi^o tantas necedades de indujlria , 
 que ( no ) le echaran a galeras por todos los 
 dias defu vida. Lieva de a cafay leelde y ve- 
 reys que es verdad quanto del os he dicho. 
 : -Ceux qui entendent le Caftillan s'ap- 
 percevront aifement qu'il y a dans cette 
 derniere phrafe quelques fautes d'impref- 
 fion qui la rendent prefque inintelligible. 
 Cervantes ne peut avoir die que 1'auteur 
 de ce livre a merite les galeres perpetuelles, 
 parce qu'il n'a pas ecrit de defTein pre-- 
 
 qui a pafle aufli dans toutes les tradu&ipns. Cervantes parle 
 du combat de Tiran contre le dogue , a la cour du roi 
 tl'Anglererre.
 
 30 .A VEHTIS S E MENT 
 
 medite routes ces niaiferies 5 necedades. Le 
 tradu&eur Francois a fupprime la negation, 
 & fait dire a Cervantes que Cauteur au- 
 roit mimi les galeres pour avoir dit tant de 
 fottifes de propos deLibere j ce qui eft pre- 
 cifement contre le fens de Cervantes , qui 
 loue formellement cet auteur d'avoir fu 
 eviter les inepties ou niaiferies dont les 
 autres ouvrages du meme genre font rem* 
 plis. Le terme efpagn^l necedades a un 
 fens beaucoup plus reftreint que le mot 
 fran^ois , fottifes ; il ftgniiie feulelnent 
 pucrJite , inepties, niaiferies , & ne-peut 
 tomber que fur les abfurdites des autres 
 livres de chevalerie, abfurdites evitees par 
 Tauteur de Tirari , a ce que dit Cervantes. 
 
 Les termes Efpagnols toritodo 
 merecia ,>jw que le echafnn a galeras , 
 fignifienti par cette raifon , il avoit bien 
 merite d'etre envoye aux galeres pour 
 > n'avoir pas eerie de propos deliberetant 
 j> denaiferies". Cervantes n'etoit pas ca- 
 pable de raifonner ainfi. Pour moi je foup- 
 ^onnerois qu'il y a eu une feconde nega- 
 tion oubliee , & que Cervantes avoit
 
 D U T R A D U C T E U R. 3 I 
 
 ecrit 5 contodo effo merecia el que lo 
 
 compufo , pues no hi^p tantas necedades de 
 induflria , que ( no ) le echaran a galeras 
 por todos los dias de fu vida : Et par-la 
 cet ecrivain auroit bien merite qu'on lui 
 fit grace des galeres perpetuelles , pour 
 avoir fu eviter tant de niaiferies que 
 les autres one dites depropos delibere. 
 J'ai idee d'avoir lu quelque part , que 1'au- 
 teur du roman de Tiran le Blanc etoit 
 mort aux galeres - 9 je ne puis me rappel- 
 ler dans quel livre. 
 
 Le merite de Cervantes , & la jufle ce- 
 lebrire de fon ouvrage , rendent neceflaire 
 cette correlion qui lui fauve un faux rai- 
 fonnement que lui faifoient faire toutes les 
 editions & toutes les tradu&ions de fon 
 livre. Le le&eur pardonnera fans doute 
 en cette confideration une fcholie gram- 
 maticale, pour la reflitution du texte d'un 
 moderne. Miguel de Cervantes tnerite quel- 
 que diflintion. S'il avoit Phonneur d'etre 
 un ancien , & que fon ouvra-ge eilt ete 
 ecrit en grec, ou feulement en latin, il y 
 a deja long-terns qiul auroit des fcholiafles
 
 32 A VERT I SSEMENT 
 
 & meme des commentateurs en forme, 
 Quoi qu'il en foit du fens de ce paffage , 
 
 de Cervantes , on eipere que les le&eurs 
 du roman de Tiran le Blanc "ne feront pas 
 plus difficiles que le licejicie Pedro Pere^ ,- 
 cure du village de dom Quichotte, & qu'ils 
 ne fe fcandaliferont pas d'une efpece de 
 melange de devotion & de libertinage qui 
 femble regner dans quelques endroits de 
 ce livre. On apper^oit ce melange dans 
 tous les romans , & meme dans prefque 
 tous les ouvrages compofcs dans ce tems-la.' 
 Les hommes d'alors etoient -en general 
 plus devots que ceux d'aujourd'hui , mais 
 fans en etre pour cela plus gens de bien. 
 On fe perfuadoit que I'exaCtitude a remplir 
 certaines pratiques exterieufes- pouvoit te- 
 nir lieu de Tobfervation des preceptes, & 
 difpenfer meme des regies de la morale. 
 La meme idee paroit fubfifrer encore dans 
 certains pays ou rin(lrul:ion eil moins 
 commune. Dans les pays ou les efprits 
 font plus eclaires , le fyfterfie a change fur 
 cet article dans la {peculation , fans que les 
 
 chofes aient cefTe d'aller le meme train dans 
 
 . 
 la,
 
 DU TRADUCTEUR. 33 
 la pratique , & fans que 1'empire des paf- 
 fions fur' le cceur humain ait rren perdu , 
 ni de fa force , ni de fon etendue. 
 
 Le nom , le pays & le fiecle de Tau- 
 teur de ce livre , font abfolument incon- 
 nus. On voit qu'il etoit Efpagnol, & on 
 peut feulement. foup^onner qu'il etoit de 
 Valence , a caufe de la digreflion dans la- 
 quelle il fait 1'eloge de cette ville, comme 
 le tradu&eur 1'a remarque dans une note. 
 II parle dans cette digreflion de trois mal- 
 heurs qui doivent arriver a cette ville , 
 fuivant une ancienne prophetie. Les pre- 
 dictions des poetes & des romanciers ne 
 regardent jamais que des evenemens deja 
 arrives ; ainfi on peut afTurer que Tauteur 
 a fait allufion a des faits anterieurs. Les 
 Maures qui doivent caufer le fecond des 
 malheurs dont Valence eft menaeee, furent 
 abfolument expulfes de la ville & du royau- 
 me de ce nom, en 1 276. Le troifieme de ces 
 malheurs arrivera, dit-on , par la faute des 
 habitans chretiens de Valence, maisces ha- 
 bitans ne feront pas chretiens de naijflfance. 
 
 L'auteur avoit probablement en vue les 
 Tome /. C
 
 34 A'VERTISSEMENT 
 
 troubles excites a Valence Pan 1 3 69 , lorf- 
 que les habitans fe revokerent centre le 
 roi d'Aragon , Pierre IV du nom , celui 
 qui abolit les libertes accordees aux Ara- 
 gonois & aux Valenciens. Le pretexte de 
 defendre ces libertes avoit occafionne di- 
 verfes revokes ; mais celle-ci fut la plus 
 considerable ; elle caufa de tres - grands 
 defordres : les revokes aiTaflinerent un 
 tres - grand nombre de ceux dont le zele 
 leur paroifToit trop modere ; & le roi d'A- 
 ragon ayant diflipe la ligue , fit perir par 
 les plus cruels fupplices ceux qui en a- 
 voient etc les chefs. Les fuites de cette re- 
 voke devinrent trcs-funefles a ceux de Va- 
 lence, non-feulement a caufe de tous les 
 meurtres dont elle fut Poccafion , mais en- 
 core parce qu'elle donna un pretexte de les 
 depouiller de leurs anciens privileges. Cet- 
 te revolution eft de 1369. L'ouvrage eft 
 necefTairement pofterieur a cette annee-la. 
 Ce que 1'auteur dit de \Arbre des Ba- 
 tallies y ouvrage compofe vers Tan 13^0, 
 nous montre qu'il a vecu vers Tan 1400. 
 La maniere dont il parle de PAfrique dans
 
 DU TRADUCTEUR. 35 
 
 fon roman , ne nous permet pas de fup- 
 pofer qu'il ait ecrit depuis Tan 1480 ou 
 1485. II paroic aflez bien inflruit du der 
 tail geographique de Finterieur de ce pays ; 
 les noms des peuples , des villes & des 
 rayaumes font en general aflez exa&s ; il 
 parle meme de celui de Bornou , dans le 
 pays des noirs , au-dela du grand dciert; 
 mais il ignoroit abfolument la fituation de 
 la partie orientale de FAfrique. Selon lui , 
 les etats d'Efcariano , roi d'Ethiopie , qui 
 joue un tres- grand role dans la feconde 
 partie du roman , s'etendoient depuis le 
 royaume de Tremecen jufqu'au Tigre. Us 
 etoient voifins , de ce cote de llnde & 
 des pays du Prete-Jean, ils faifoient un 
 meme continent avec FArabie , & Fon 
 pouvoit aller par terre de FEthiopie dans 
 la Perfe & dans FAfie - mineure 5 fans 
 pafler par FEgypte & par la Syrie. Tout 
 cela etoit conforme au fyfteme fuivi avant 
 les navigations des Portugais autour de 
 FAfrique, en 1495; mais alors on cefTa 
 de mettre les etats du Prcte - Jean dans la 
 haute Afie , & on fe perfuada qu'il etoit 
 
 Cij
 
 $6 A VERTISSEM ENT 
 
 le meme que le Negafch , cu que le roi 
 d'Abyflinie. Ce fur aufli alors qu'on com- 
 men^a a connoitre les Indes & la mer 
 qui fepare ce pays d'avec 1'Afrique. Si Tau- 
 teur cut ecrit depuis les navigations des 
 Portuguais, il n'eft guere probable qiTil 
 eut voulu conferver un fyfleme geogra- 
 phique abfolument decrie , qui etoit in- 
 different a 1'economie de ion roman , & 
 qui n'etoic propre qu'a le faire paroitre 
 abfurde. 
 
 On peut encore determiner avec plus 
 de precifion le terns auquel ce roman doit 
 avoir ete ecrit, par quelques endroits du 
 livre qui font une aliufion aflez fenfible 
 a des circonftances que nous apprend Thif- 
 toire du quinzieme fiecle. 
 
 i. L'auteur, decrivant la guerre que 
 le Soudan d'Egypte 8c le Grand - Turc 
 faifoient a Pempereur de Conflantinople, 
 fuppofe que plufieurs feigneurs Italiens & 
 Napolitains etoient ligues avec les infi- 
 deles , & fervoient dans leur armee. II les 
 nomme , & ces noms font ceux de plufieurs 
 feigneuries confiderables dans le royaume
 
 DU TRADUCTEUR. 37 
 
 de Naples & ailleurs. Quelques-uns d'en- 
 tr'eux font fairs prifonniers dans un com- 
 bat. Tiran les envoie a Conflantinople ; 
 la, ils font degrades folemnellement de 
 1'ordre de chevalerie , declares traitres & 
 obliged d'efluyer la ceremonie la plus in- 
 famante que Ton puifle imaginer. 
 
 2. L'auteur parle des Genois en difTe- 
 rens endroits de fon livre, & fon efprit 
 paroit avoir etc dans deux differentes dif- 
 pofitions a leur egard. Dans la premiere 
 partie de fon roman, il les maltraite beau- 
 coup ; ils font tous , dit - il , de mauvais 
 chretiens , des gens fans foi , les amis & 
 les allies des infideles , & qui pour un 
 mediocre profit ne craignent point de 
 procurer la deflru&ion du chriftianifme. 
 Ils veulent enlever Tile de Rhodes aux 
 chevaliers de Saint -Jean, par la plus hor- 
 rible trahifon , & la livrer au foudan d'E- 
 gypte. 
 
 Dans la feconde partie , ce n'eft plus 
 la meme chofe. Les Genois ont oublie le 
 mal que leur a fait Tiran 5 & ils lui louent 
 leurs vaiffeaux pour tranfporter a Conf- 
 
 C iij 
 
 
 il 3
 
 38 A VERTIS SE MENT 
 
 tantinople 1'armee qu'il conduit au fecours 
 des Grecs. 
 
 II faut done chercher un terns dans le- 
 quel les Aragonois puifTent avoir eu des 
 motifs, i . De chercher a deshonorer quel- 
 ques feigneurs Napolitains. 2. De decla- 
 me: concre les Genois, & d'en parler avec 
 emportement. II faut encore que dans ce 
 meme terns les chofes aient change par 
 rapport aux Genois , & que dans cet in- 
 tervalle les memes raifons d'en dire du 
 mal n'aient plus fubfifte. 
 
 Le regne d'Alphonfe V, roi d'Aragon, 
 nous fournit ce temps. Ce prince fucceda 
 a fon pere le 2 Avril 1416, & mourut le 
 27 Juin 1458. En 1420, il fut adopte 
 par la reine Jeanne de Naples, & declare 
 fon hdritier. Ayant deplu depuis a cette 
 princefTe, elle cafla cette adoption en 1433, 
 & adopta a fa place Louis due d'Anjou. 
 Ce pri-ice etant mort peu apres fans en- 
 fans , elle lui fubftitua Rene de Lorraine, 
 & mourut en 1434. 
 
 Ces diffe rentes adoptions causerent de 
 longues & cruelles divifions parmi les
 
 DU TRADUCTEUR. 39 
 
 Napolitains , & donnerent lieu aux deux 
 fa&ions differentes des Angevins & des 
 Aragonois. La guerre commenca entre 
 les deux partis en 1434 , a la mort de 
 Jeanne. Ceux que 1'auteur du roman traite 
 fi mal , etoient des feigneurs du parti d' An- 
 jou. On trouveles noms de quelques-uns 
 dans Fhifloire generale , & peut-etre de- 
 couvriroit-on les autres dans les hiftoires 
 particulieres de ce temps-la , fi la chofe va- 
 loit la peine que donneroit une telle re- 
 cherche. On doit done fuppofer que 1'ou- 
 vrage a ete ecrit entre les annees 1 43 4 & 
 1458. 
 
 Mais ce que Pauteur dit des Genois 
 peut nous fervir a determiner un terns plus 
 precis & un intervalle encore plus court. 
 Les Genois ont ete long - terns en guerre 
 avec les Aragonois; ils fe difputoient la 
 pofTeflion des iles de la Mediterranee 5 
 dont les Maures avoient ete chafTes ; mais 
 ces guerres n'avoient donne lieu a aucun 
 evenement qui put occafionner la maniere 
 emportee avec laquelle Tauteur les traite. 
 En 1656 , ces peuples s'etant ligues avec 
 
 C iv
 
 40 AVERTISSEMENT 
 
 le due de Milan & avec quelques autres 
 princes de la fation Angevine , mirent 
 en mer une puiflante flotte pour aller fe- 
 courir Gaete afllegee par le roi d'Aragon, 
 
 Alphonfe s'avanga au-devant d'eux ? &: 
 leurprefentale combat. Les Genois etoient 
 alois les meilleurs hommes de mer de la 
 Mediterranee. La flotte Aragonoife fuc 
 battue , & 1'armee detruite : Alphonfe , 
 fait prifonnier avec fes freres & la fleur 
 de fa nobleffe, fut remis entre Jes mains 
 du due de Milan ; mais peu de jours apres , 
 ceiui-ci mit ce prince en liberte, fans autre 
 condition que celle d'une ligue offenfive 
 & defenfive. 
 
 C'eft fans doute a caufe de la prife du 
 Roi d'Aragon que Ton voit tant de rois 
 prifonniers dans Thifloire de Tiran , & 
 que ce chevalier confolant un de ces rois 
 dans fa captivite , lui dit qu'elle n'efl point 
 un malheur dont un prince doive rougir ; 
 que les rois braves & courageux y font 
 expofes , & qu'il n'y a que ceux qui fe 
 tiennent tqujours loin des dangers , qui 
 foient a Tabri d'un pareil fort.
 
 DU TRADUCTEUR. 41 
 
 Alphonfe fe trouva , par fon alliance 
 avec le due de Milan , & par les puiffans 
 fecours que les Aragonois , les Valenciens 
 & les Catalans lui envoy erent d'eux-me- 
 mes , plus fort qu'il n'etoit avant fa defaite. 
 II foumit entierement le royaume de Na- 
 ples ; & le 2 Juin 1442 il entra dans cette 
 ville, en renouvellant les ceremonies des 
 anciens triomphes remains ; circonftance 
 qui peut avoir donne lieu a 1'auteur du 
 roman , de faire accorder de femblables 
 honneurs a Tiran , apres avoir de"livre la 
 ville de Conflantinople. 
 
 On trouve dans la chronique Catalane 
 de Miguel Carbonell tine relation originale 
 & tres - detaillee' des fetes donnees a Sa- 
 ragofTe Tan 1399, pour le couronnement 
 du roi d'Aragon Martin I , & de la reine 
 Marie de Luna fa femme. Ces fetes font 
 le modele de toutes eel les que 1'auteur de- 
 crit dans fon roman , & qu'il fuppofe don- 
 nees tant en Angleterre qu'a Conilanti- 
 nople. 
 
 Alphonfe , maitre du royaume de Na- 
 ples , tourna toutes fes forces contre les
 
 42 A VE RT IS SEME NT 
 
 Gcnois. Us furent obliges de fe foumettre 
 & de demander la paix , que ce roi ne leur 
 accorda qu'a la charge d'un prefent oil 
 redevance annuelle. Us la lul payoient avec 
 des circonftances qui donnoient a ce paie- 
 ment 1'air d'un veritable tribut. 
 
 II eft , ce me femble 5 aflez probable 
 que la premiere partie de ce roman a ete 
 ecrire depuis la prifbn du roi Alphonfe, 
 & pendant la plus grande irritation des 
 efprits contre les Genois ; mais que la fe- 
 conde le fut apres 1442 , & lorfque ces 
 peuples s'etant foumis a payer une rede- 
 vance annuelle , la haine des Aragonois 
 fut moderee par 1'humiliation de leurs en- 
 nemis. 
 
 Les Grecs de Conftantinople etoient 
 alors extremement prefTes par les fultans 
 Turcs, Amurat I , mort en 1451 , & par 
 fon fits Mahomet II , qui prit cette ville 
 le 29 de Mai 1453, & ^ detruifit fans 
 retour Tempire des Grecs. Dans la feconde 
 partie , 1'empereur de Conftantinople fe 
 trouve reduit a une femblable extremite , 
 il en eft tire par la feule valeur de Tiran.
 
 DU TRADUCTEUR. 43 
 La delivranqe de Tempire Grec etoit alors 
 1'objet des vceux de tous les chretiens , 
 quoique des interets particuliers empe- 
 chafTent les princes de fe reunir pour y 
 travailler. Cetoit probablement pour flat- 
 ter ce defir univerfel , & pour faire allu- 
 fion a la fituation a&uelle des chofes ? que 
 1'auteur du roman a fini par fuppofer Fem- 
 pire de Conflantinople dans le plus grand 
 peril , & par Ten retirer contra toute ap- 
 parence. 
 
 On peut , ce me femble , conclure de 
 tout cela , qu'il efl aflez probable quq ce 
 roman a ete commence entre les annees 
 1 43 6' & 1 443 y ou entre la priie d'Alphonfe 
 par les Genois , & le tribut qu'il impofa 
 a ces peuples , &: qu'il a, ete acheve entre 
 la meme annee 1 443 & la prife de Conf- 
 tantinople en 1453. 
 
 Si 1'auteur , dans fon argument , avoit 
 daigne nous dire un mot du terns auquel 
 il ecrivoit , il auroit epargne au leleur 
 1'ennui de cette difcuffion. Apres tout , 
 on ne trouveroit pas etrange de voir a la 
 tete d'une tradu&ion de Theagcne 6* Cha-
 
 44 AVERTISSEMENT 
 
 ricl&e une differtation fur la petfonne & 
 fur le terns d'Heliodore qui en efl Tauteur. 
 Un roman moderne qui nous peint les 
 moeurs & la fa^on de penfer du xv e . fiecle, 
 & qui par-la peut fervir a nous donner une 
 plus jufte idee d'un terns auquel a commen- 
 ce de fe former la puiflante monarchic des 
 Efpagnols fous la maifon d'Autriche, ne 
 pourra-t-il pas jouir du meme privilege ? 
 N'y aura - 1 - il que Pantiquite Grecque & 
 Romaine qui merite notre attention & nos 
 recherches ? 
 
 Quant au ftyle de ce roman , quoique 
 Cervantes 1'appelle a cet egard le meilleur 
 livre du monde ( i ) , cet eloge ne doit s'en- 
 tendre que par comparaifon aux autres ou- 
 vrages du meme genre. II a fur eux, a la 
 verite , Tavantage d'etre ecrit d'un ftyle 
 tres - fimple & tresf- naturel ; au lieu que 
 les autres romans Efpagnols font d'un 
 ftyle affede &: figure jufqu'a Tenflure , 
 quelquefois meme jufqu'a Textravagance. 
 Mais ii tombe peut-etre dans Texces op- 
 
 ( I ) For fuo ejlilo es ejle el mejor libra del mundo.
 
 DU TRADUCTEUR. 45 
 
 pofe , & il rf eft pas exempt des defauts 
 qui accompagnent ordinairement une trop 
 grande fimplicite. 
 
 Quoique le fonds du ftyle foit aflez gai , 
 & quoique les plaifanteries foient en ge- 
 neral d'affez bon gout , eu egard au terns ; 
 on trouve quelquefois des expreflions & 
 des details trop has , & peii feans aux per- 
 fonnages que Tauteur introduit. Peut-etre 
 aufli ce defaut-la eft-il moins celui de 
 Tauteur que celui de fon fiecle. Les dif- 
 cours & les converfations font ordinaire- 
 ment tres- allonges , quelquefois remplis 
 de paroles & vuides de fens. Mais c'etoit 
 encore le defaut general de fon terns. II 
 regne egalement dans nos vieux romans 
 & dans nos vieilles chroniques , aufli bien 
 que dans les anciens ecrivains Efpagnols j 
 on le trouve meme dans les Italiens 5 quoi- 
 qu'ils foient les premiers qui aient com- 
 mence a mieux ecrire. 
 
 Le tradu&eur, qui fans doute n'a pas 
 cm que le public fe fouciat de voir la 
 verfion litterale d'un ancien roman Efpa- 
 gnol avec tous les defauts qui 1'auroient
 
 46 AVERTISSEMENT 
 
 empeche de s'amufer a une lecture ( dans 
 kquelle on ne peut guere chercher autre 
 chofe que 1'amufement) a pris a cet egard 
 toutes les libertes qu'il a cru neceffaires, 
 non - feulement en abregeant certains re- 
 cits & certaines harangues , qui n'etoient 
 propres qu'a refroidir 1'efprit du le&eur, 
 mais encore en faifant des fuppreilions ou 
 des changemens confiderables toutes les 
 fois qu'il a cru que 1'interet des memes lec- 
 teurs le demandoit. Pcut-etre que quel- 
 ques-uns fouhaiteroient qu'il en cut encore 
 fait davantage ; mais ceux qui voudront 
 comparer cette tradu&ion avec Foriginal 
 Efpagnol , ou meme avec la verfon Ira- 
 lienne , verront qu'il ne pouvoit guere faire 
 de plus grands changemens fans alterer 
 Teconomie du rormn. II a meme lieu de 
 craindre que les ledcurs amoureux de 
 I'exactitude litterale ne Taccufent d'avoir 
 abufe de la liberte accordee au traduc- 
 teur d'un ouvrage irivole. II a cependant 
 conferve par -tout avec foin, non - feu- 
 lement la fuite des narrations , & le feis 
 des difcours ? mais encore tous les details
 
 DUTRADUCTEUR. 47 
 
 & toutes les expreflions qui pouvoient 
 fervir a peindre, foit les mceurs du fiecle 
 de Tauteur, foit fes opinions & fa maniere 
 de penfer. 
 
 Ce fera au lecteur a juger fi ce roman 
 merite , pour le fonds des chofes , les elo- 
 ges que lui donne Cervantes. On permet- 
 tra cependant encore une obfervation que 
 ceux qui ne font pas familiarifes avec les 
 anciens romans Efpagnols de chevalerie , 
 ne feroient peut - etre pas en etat de faire. 
 
 Dans ces romans , on ne donne aux 
 heros que la bravoure & la force de corps , 
 & tous les denouemens font tires du mer- 
 veilleux de la feerie & des enchantemens , 
 ou du moins de certains hafards plus 
 incroyables encore , fi on le peut dire , 
 que le fyfleme de la feerie & de la magie, 
 qui etoit alors le fyfteme commun. L'au- 
 teur de ce livre femble avoir affefte de 
 prendre , a cet egard 5 le conrre - pied 
 des autres romans. Tiran , malgre fa 
 bravoure & fa force prodigieufe , ne fait 
 rien qui ne foit poflible aux hommes , 
 il doit encore plus fes fucces a fon efprit
 
 48 AVERTISSEMENT 
 
 & a fon habilete militaire , qu'a fa valeur. 
 Les moyens par lefquels Tauteur amene 
 les evenemens heureux ou malheureux de 
 fon heros , font pris dans 1'ordre naturel 
 des chofes 3 leur fmgularite a meme pref- 
 que toujours je ne fais quoi de bizarre qui 
 fait rire Fefprit , en meme terns qu'elle le 
 furprend. Peut - etre auffi n'a-t-on eprou- 
 ve un pareil fentiment en lifant cet ou- 
 vrage , qu'a caufe du contrafle qu'il forme 
 a cet egard avec les autres livres de che- 
 valerie que 1'on a lus ? & dont il peut pafler 
 pour une critique ingenieufe. 
 
 Quelques le&eurs pourront penfer que 
 Tauteur auroit du faire les demoifelles de 
 Conflantinople un peu moins faciles ? mais 
 de fon tems on ne connoiflbit pas encore 
 cet amour metaphyfique qui fait la bafe de 
 nos grands romans modernes , & qui n'a 
 peut -etre jamais exifle hors de ces livres. 
 Dans Triflan de Leonois , dans Lancelot 
 du lac , dans Perceforet , & dans les Ama- 
 dis , les chofes fe paffent a cet egard a- 
 peu-pres comme dans Tiran* D'ailleurs, 
 Tauteur etoit d'un pays ou Ton croit que 
 
 quand
 
 DU TRADUCTEUR. 49 
 quand un homme & une femme qui s'ai- 
 ment , fe trouvent feuls , ce feroit fottife 
 que de perdre le terns en paroles ; & il 
 pouvoit fuppofer que les femmes Grecques 
 <toit?nt encore plus vives fur cec article 
 que les Efpagnoles. 
 
 Ce livre eft maintenant aflez rare en 
 Efpagne j il n'y efl plus guere connu que 
 par 1'ouvrage de Cervantes. Nicolas Anto- 
 nio n'en dit rien dans fa bibliotheque Ef- 
 pagnole en deux volumes in-fol. quoiqu'il 
 y foit entre dans un tres - grand detail fur 
 les rorrians de chevalerie , & finguliere- 
 ment fur ceux dont parle Cervantes dans 
 le denombrement de la bibliotheque de 
 don Quichotte. 
 
 On n'en connoit qu'une feule edit! n 
 Efpagnole a Valladolid en 1511 in-foL 
 fous ce titre : Los cinco tibros del efforcado 
 y invencible cavallero TIRANTEEL BLANCO 
 DE Roc A SALAD A , cavallero de Garrotera , 
 el anal por fu alta cavalleria alcanco a fe 
 pricipe y Cefar del Imperio de Grecia. fol. 
 Lettre gothique a deux colonnes ,- feuil- 
 let 288. A la fin on lit ces mots fmguliers : 
 Toms L D
 
 50 AVERTISSEMENT 
 
 Al loor y gloria de nueftro Sennor y de la 
 benedita Virgen Maria fu madre y Senora 
 nuejlra , fuc impreffo el prefente libro del 
 famofo & invencible cavallero Tirante el 
 Blanco 5 en la muy noble villa de Valladolid 
 per Diego de Gumiel accabofe a XXVIII de 
 Mayo del anno M. D. XI. 
 
 Cette date eft anterieure a la mort du 
 roi Ferdinand , &: a celle du Cardinal 
 Ximenes, le reftaurateur des Lettres en 
 Efpagne ; mais d'un terns bien pofterieur 
 a FetablifTement du fameux tribunal de 
 1'Inquifition , & de la police a laquelle 
 les livres font affujettis en Efpagne. 
 
 Ce roman avoit ete traduit en Italien ; 
 mais d'une fa^on tres - litterale ? par un 
 homme qui entendoit fi mal fon original , 
 qu'en plufieurs endroics la tradudlion eft 
 pleine de contre-fens. Le tradufteur etoit 
 Lelio di. Manfredi. II y a trois editions de 
 cette tradution. L'une in-$. a Venife 
 en 1538 chez Nicolini di Sabbio(\}. La 
 feconde en 3 vol. in- 12 a Venife en 1556, 
 
 (i) M. Federlco Torregiano en a ete Pediteur.
 
 DU TRADUCTEUR; 51 
 chez Dominico Sarri. La troifieme en 1 61 1 
 3 vol. in-8. Les trois editions font faites 
 avec toutes les marques poflibles de pu- 
 blicite , & les deux dernieres font d'un 
 terns ou Ton obfervoit depuis plufieurs an- 
 nees en Italic , pour la publication des 
 livres , les regies feveres preterites par le 
 concile de Trente. 
 
 Dij
 
 ' 
 
 
 
 I 
 

 
 HISTOIRE 
 
 D U 
 VAILLANT CHEVALIER 
 
 TIRAN LE BLANC 
 
 TOME PREMIER.
 
 SL SL 
 
 T 
 
 IRE 
 
 DU FAILLANT CHEVALIER 
 
 TIRANLE BLANC. 
 
 PREMIERE PARTI E. 
 
 L-'-r 
 'ANGLETERRE jouifToit d'une profonde paix , 
 
 lorfque le grand prince par qui elle etoit gouvernee , 
 voulant celebrer avec eclat 1'alliance qu'il venoit de 
 contracler avec le Roi de France , fit publier dans 
 fon royaurne un combat a la barriere a toutvenant. 
 Le bruit des ftes & des magnificences dont ces 
 noces devoient etre accompagnees, fe repandit bien- 
 tot , & tous les braves des cours etrangeres ne tar- 
 derent pas a s'y rendre. 
 
 Un gentithomme d'tine des plus anciennes maifons 
 de Bretagne s'etoit joint a plufieurs autres , 
 
 Div
 
 56 , HIST. DU CHEVALIER 
 comme lui , alloient a Londres dans le deffein de 
 prendre part a la fete. Accable de laffitude , il s'en- 
 dormit fur Ton cheval, qui marchant a 1'aventure, 
 s'ecarta du refte de la troupe & du grand chemin. 
 Un fentier peu frequente qu'il fuivit, le conduifit 
 dans un lieu folitaire , plante des plus beaux arbres 
 du monde, & ou fur 1'herbe tendre & fleurie cou- 
 loit une fontaine delicieufe , a laquelle les animaux 
 fauvages &: domeftiques v,enoient chaque jour fe 
 ' defalterer. 
 
 C 'etoit dans ce lieu que le fameux comte Guil- 
 laume dc Warwick avoit choifi fa retraite. Ce che- 
 valier rec'ommandable par fa naiffance & par fes 
 vertus , avoit long -terns porte les armes fur terre 
 &: fur mer. II avoit remporte la vidtoire dans cinq 
 combats particuliers , s'etoir trouve a fept batailles 
 generales , dont il etoit forti vainqueur , fon nom 
 etoit celebre dans tons les pays. A 1'age de cinquante- 
 cinq ans , un fentimerit de religion lui avoit fait quit- 
 ter le metier de la guerre pour faire le voyage de 
 Jerufalem. Ni les larmes de la comtefle fon epoufe 
 qu'il cherifToit, ni les pleurs d'un fils unique qu'il 
 laifibit encore au berceau , ne purent Tarr^ter. 
 II fit une donation de toutes fes terres a la comtefle 
 fa femme , & ayant diftribue des fommes confide- 
 rabjes a fes vaflaux , & aux chevaliers qui s'etoient 
 attaches a lui , il partit fuivi d'un feul ecuyer ; & 
 apres avoir vifite les faints lieux , il fe rendit a Venife.
 
 TIRAN LE BLANC. 57 
 
 La , il donna tout ce qui lui reftoit d'argent a ce 
 fidele domeftique qui 1'avoit accompagne ; ckilexi- 
 gea de lui qu'a fon retour en Angleterre il repaa- 
 clroit le bruit de fa mort. Pour rendre cette nou- 
 velle plus vraifemblable , le comte engagea quelques 
 negocians Anglois etablis a Venife , a la mander 
 dans leur pays. La comteffe 1'apprit avec la dou- 
 leur la plus vive , & fit faire a ce mari qu'elle avoit 
 aime tendrement , des obfecfues digues de la naif- 
 fance & de la valeur d'un auffi bon chevalier. 
 
 Cependant le comte , apres avoir laiflfe croitre 
 fes cheveux & fa barbe, prit un habit d'hermite , 
 6k vivant d'aumones, retourna en Angleterre, ou 
 il choifit pour fa demeure une folitude fituee fur 
 une haute montagne, peu eloignee de fa ville de 
 Warwick, fl y vivoit inconnu a tout le monde, & 
 fous fon habit d'hermite , il alloit une fois la fe- 
 maine a la ville , pour y recevoir les aumones de 
 fes anciens fujets. II s'adrefToit plus fouvent a fa 
 vertueufe epoufe qu'a tout autre , parce! qu'il ne 
 pouvoit fe refufer le plaifir de jouir de la triftefle 
 dans laquelle elle etoit plongee , & de voir combien 
 elle etoit attachee a fes devoirs. De fon cote la 
 comtelTe ., par un fentiment fecret dont elle igno- 
 roit la caufe , lui donnoit plus fouvent , & plus 
 abondamment qu'aux autres pauvres. 
 
 Le comte avoit deja pafle quelque terns dans 
 fa folitude , lorfque la fortune Ten retira , pour
 
 58 HIST. DU CHEVALIER 
 
 rendre encore une fois a fa patrie un fervice figna- 
 le. Le grand roi des Canaries, pour fe venger des 
 infultes de quelques corfaires chretiens qui avoient 
 fait une efpece de defcente dans fes lies , avoit de- 
 barque fur les cotes d'Angleterre , a la tete d'une 
 armee formidable. II s'etoit meme deja rendu maitre 
 d'une partie confiderable de Tile , ou fes troupes 
 commettoient les plus grands defordres. En-vain le 
 roi Anglo is avoit cru pouvoir s'oppofer aux progres 
 du prince infidele. Vaincu dans deux combats , & 
 chafle fucceffivement de Cantorberi , de Londres , 
 & de plufieurs autres de fes meilleures places , il 
 avoit enfin ete oblige d'aller chercher un afyle dans 
 la ville de "Warwick. La , invefti de tous cotes par 
 Tarmee des maures qui Tavoit fuivi , ce malheu- 
 reux prince n'efperoit plus aucun fecours, lorfque 
 le ciel lui en offrit un dans le courage & dans 1'ha- 
 bilete du A>mte hermite. 
 
 Le lendemain de, 1'arrivee du roi a "Warwick , 
 le comte etant monte des le matin far le haut de 
 la montagne qu'il habitoit , dans le deffein d'y ra- 
 maflfer quelques herbes, qui faifoient une partie de 
 fa nourriture , il apper^ut Tarmee des infideles cam- 
 pee dans la plaine. II courut a la ville, qu'il trouva 
 dans la conflernation , & fe rendit d'abord au cha- 
 teau. A-peine y etoit-il entre , qu'il rencontra le 
 Roi qui revenoit d'entendre la mefTe. II fe jetta a 
 fes genoux , ck lui demanda I'aumone. Mais ce prince
 
 T IRAN LE\B LAN C. 59 
 
 n'eut pas plut6t arrete les yeux fur lui , que fa vue 
 lui rappella le fouvenir - d'un fonge qu'il avoit eu 
 la nuit precedente. II avoit cru voir une grande & 
 belle femme vetue de blanc , tenant un enfant entre 
 fes bras. Elle etoit fuivie de plufieurs demoifelles, 
 qui toutes enfemble chantoient le Magnificat. Des 
 qu'elles eurent cefle de chanter , celle qui paroiffoit 
 commander aux autres s'approchant de lui , & lui 
 mettant la main fur la tte , lui avdit dit : Ne crains 
 rien , roi d'Angleterre , compte fur le fecours du 
 fils & de la mere. Remarque bien le premier homme, 
 portant une longue barbe, que tu verras te deman- 
 der I'aumone : baife-le fur la bouche, conjure -le 
 de quitter 1'habit qu'il porte , & d'accepter le com- 
 mandement de ton armee ; je ferai le refte. A ces 
 mots , le fonge s'etoit evanoui , & le roi s'etoit 
 reveille. 
 
 A la vue de Thermite humilie devant lui , ce 
 prince ne douta point qu'il ne fut cet homme def- 
 tine du ciel pour etre Tappui de fa couronne. II 
 le baifa fur la bouche, fuivant ravertiffement qu'on 
 lui en avoit donne; le releva ; & le prenant par 
 la main, il le conduifit dans une des chambres du 
 chateau. La , apres lui avoir reprefepte ,' dans les 
 termes les plus touchans , les malheurs de fon royau- 
 me; apres Tavoir conjure de 1'aider de fes confeils 
 6>c de fa perfonne , il fe jetta a fes pieds , & le fupplia 
 de ne point lui refufer la grace qu'il lui demandoit.
 
 60 HlST. DU CHEVALIER 
 
 f Les larmes da malheureux roi toucherent le comte. 
 11 fe rendit.aux prieres de Ton prince, & a la trifte 
 fitiiation de fa patrie. Bientot , par fes confeils , les 
 chretiens remporterent un avantage confiderable fur 
 les infideles , dont ils brulerent & pillerent le camp. 
 Quelques jours apres , le roi maure envoya defier 
 le roi d'Angleterre a un combat particulier qui de- 
 cideroit la guerre. Le roi Anglois accepta le defi; 
 mais fes forces ne repondoient pas a fon courage, 
 & le confeil ne vouloit pas confentir qu'il s 'expo- 
 sat lui & fon royaume a une perte certaine. Le 
 roi des Canaries etoit un des hommes les plus forts 
 & les plus adroits de fa nation. Le roi d'Angleterre fe 
 confiant a la promefle qui lui avoit ete faite , crut 
 ne devoir choifir d'autre que 1'hermite m&ne pour 
 fe demettre en fa faveur de la royaute , & le 
 charger d'un combat qui ne pouvoit fe faire que 
 de roi a roi.- II ne fe trouva point d'armes qui 
 pufient conyenir -a I'liermite , dans toute la ville ; 
 ii fallut avoir recours a celles qu'il avoit laiflees a 
 la comtefTe de \Varwick en partant pour Jerufalem , 
 & dont il indiqua la forme & les couleurs. 
 
 Le roi hermite defit & tua le roi maure dans le 
 combat. Cette mort ne termina cependant pas la 
 guerre ; le nouveau roi que Ton elut a fa place 
 refufa d'exe'cuter le traite. 
 
 Le cpmte de Warwick donna dans la fuite de 
 cette guerre de nouvelles preuves de fa valeur &
 
 TIR AN LE BLANC. 61 
 
 de fon habilete. II fit prendre les armes a tout le 
 monde , mme aux enfans ages de onze ans. Le fils 
 qu'il avoit laiffe en partant fe trouva dans ce cas, 
 ck les larmes ni les prieres de la comteiTe ne purer.t 
 le faire excepter. Le roi vit avec plaifir que cet 
 enfant temoignoit un courage au-deffus de Ton age. 
 II 1'arma chevalier a la premiere bataille. Enfin , 
 aprs plufieurs combats il vint a bout de ces bar- 
 bares ; tout rut paffe au fil de 1'epee , ou reduit 
 en efclavage. 
 
 Aprs avoir ainfi rendu la liberte a fa patrie, il 
 ne reftoit plus au comte de Warwick qu'a fe faire 
 connoitre a fa tendre & vertueufe epoufe. Depuis 
 qu'il etoit monte fur le trone , Taventure des annes 
 6c quelques autres de m&ne efpece, avoient deja 
 donne de grands foup^ons. Elle ne pouvoit com- 
 prendre comment , fans etr.e forcier ou negromaot , 
 le nouveau roi etoit inftruit, comme elle-meYne, 
 de tout ce qu'elle avoit de plus cache dans fa maifon. 
 A fon retour , il crut ne pas devoir differer a la 
 tirer d'inquietude. II lui fit remettre la moirie d'un 
 anneau charge de fes armes , qu'il avoit partage 
 avec elle a fon depart pour la Terre-Sainte, avec 
 ordre de lui dire qu'il venoit d'un homme qui 1'a- 
 voit aimee tendrement , & qui 1'aimoit encore plus 
 que fa propre vie. A. ce difcours , & a la vue de 
 1'anneau que la comteffe reconnut d'abord , elle 
 tomba evanouie, & ne revint de fa foiblefle que
 
 62 HIST. DU CHEVALIER 
 
 lorfqu'elle fe trouva entre les bras de fon mari , qui 
 e'toit accouru a la nouvelle de cet accident. Cette 
 reconnoiflance fut accompagnee de toute la joie &C 
 de toute la tendrefTe que peuvent e*prouver , aprs 
 une longue abfence , deux perfonnes qui s'aiment 
 veritablement. 
 
 Au bruit de cet evenement , 1'ancien roi , 6k tous 
 les barons , charmes de devoir la liberte de 1'An- 
 gleterre a un chevalier de fi haute reputation , vinrent 
 faire compliment au comte & a la comteffe , qui leur 
 donnerent une fete magnifique. Mais au milieu des 
 feftins 6k des rejouifTances dont elle fut accompa- 
 gnee , le nouveau roi foupiroit apr^s fa retraite , 
 6k il fongeoit a y retourner. II commenqa done 
 par quitter les habits royaux , & remit a 1'ancien. 
 roi toute 1'autorite dontcelui-ci s'etoit depouille eri 
 fa faveur. Enfuite il recommanda fa femme & fon fils 
 a ce prince , qui lui promit d'en avoir foin , & fit 
 fur le champ le jeune comte grand connetable d'An- 
 gleterre, en lui donnant outre cela une partie du 
 royaume de Cornouaille^. Enfin , aprs les plus 
 tendres adieux , le comte reprit le chertiin de fon 
 defert , ou il s'enferma , uniquement occupe da fer- 
 vice de dieu , & du foin de pleurer fes peche's. 
 
 Ce faint homme s'occupoit a lire 1'arbre des ba- 
 tailles , & cette lecture 1'engageoit de plus-en-plus 
 a remercier dieu des graces qu'il lui avoit faites 
 pendant qu'il avoit fuivi Pordre de chevalerie, lorfque
 
 ,X^K
 
 TIRAN LE BLANC. 63 
 
 le gentilhomme etranger arriva a la Fontaine. La 
 vue d'un homme endormi fur fon cheval attira 1'at- 
 tention de Thermite. II doutoit s'il devoit le reveil- 
 ler , mais le cheval preffe de la foif le tira d'em- 
 barras. Comme fa bride , etoit attachee a 1'arqon , 
 les mouvemens qii'il fe donna pour s'en debarrafler 
 reveillerent le cavalier. Tiran demeura furpris a 
 cette vue. L'hermite etoit d'une taille haute ck ma- 
 jeftueufe ; il portoit une longue barbe blanche , & 
 malgre fon habit dechire , fon vifage pale & de- 
 charne , & fes yeux prefque eteints , un air de di- 
 gnite repandu fur toute fa perfonne , annon<^oit ce 
 qu'il avoit ete autrefois. 
 
 Le cavalier mettant auffi-tot pied a terre, s'a- 
 vanqa pour le faluer. L'hermite , de fon cote , le 
 requt d'un air doux & civil ; & lui ayant propofe 
 de s'aflfeoir dans 1'agreable prairie qui bordoit la 
 fontaine , il le conjura , par la politefle qu'il re- 
 marquoit en lui , de lui apprendre fon nom , & 
 quel hazard 1'avoit conduit dans ce defert. Alors 
 Fetranger prenant la parole : II m'eft aife , lui dit-il , 
 mon pere , de fatisfaire votre curiofite. Je m'ap- 
 pelle Tiran le Bhanc , parce que mon pere eft fei- 
 gneur de la Marche Tirannie , qui n'eft feparee de 
 1'Angleterre que par un petit trajet de mer. Ma mere, 
 fille du due de Bretagne , fe nomme Blanche. Ainfi , 
 pour conferver les deux noms , on m'a donne celui 
 de Tiran le Blanc. Les ftes que le roi d'Angleterre
 
 64 HIST. DU CHEVALIER 
 
 prepare pour fon mariage avec la princefle de France; 
 m'ont attire en ce pays. Cette princefle eft la plus 
 belle de toute la chretiente. Elle poflede tous les 
 charmes 6k toutes les graces qui font partagees entre 
 les autres femmes; rien n'approche de la blancheur 
 6k de la finefTe de fon teint. Je puis vous en don- 
 ner une idee , mon reverend pere, par un fait dont 
 j'ai etc temoin. J'etois a la cour de France le jour 
 de la fete de Saint Michel ; ce jour, 1 auquel fe faifoit 
 la declaration du mariage , il y cut beaucoup de 
 rejouiflances. Le roi , la reine , 6k la princefle leur 
 fille , mangeoient a une table feparee ; 6k je puis 
 aflurer , pour I'avoir yu , que la blancheur 6k la 
 finefle de la peau de cette princefle laiflbient voir 
 au paflage le vin rouge qu'elle buvoit. Ce fut la 
 que j'appris que le roi d'Angleterre , qui s'y etoit 
 rendu , devoit etre a Londres 'le jour de la Saint 
 Jean ; 6k qu'a fon arrivee il y auroit de grandes 
 fetes dans cette ville pendant un an 6k un jour. 
 Sur cette aflurance , nous fommes partis trente genr 
 tilshommes 6k moi , pour nous y trouver , 6k pour 
 y recevoir 1'ordre de chevalerie. La laflitude de mon 
 cheval, ajouta 1'etranger , m'a fait demeurer der- 
 riere. Je me fuis endormi , 6k le hazard n'a con- 
 duit ici. 
 
 L'hermite entendant parler de 1'ordre de cheva- 
 lerie, 6k du deflein que ce gentilhomrae avoit forme 
 de le recevoir , poufla un grand foupir. Son ima- 
 gination
 
 TiRAN LEBLAN& 6$ 
 
 gination lui retrac^a en cet inftant toute Texcel- 
 lence de cet ordre, & la gloire qu'il s'etoit ac- 
 quife pendant tout le terns qu'il 1'avoit profeffe. Tiran 
 ne put s'empecher de lui demander le motif des 
 reflexions auxquelles il s'etoit aba:idonne. Et Ther- 
 mite reprenant la parole avec une douceur extreme : 
 Je penfe, lui dit-il, mon cher enfant, aux devoirs 
 auxquels un chevalier s'engage en recevant cet ordre. 
 Malgre 1'habit dont je fuis revetu , j'ai 1'honneur 
 d'etre chevalier. II y a environ cinquante ans que 
 je fus arme en Afrique , dans une grande bataille 
 que nous foutinmes centre les Maures. 
 
 Puifque cela eft ainfi , repliqua Tiran, je fouhai- 
 terois , mon reverend pere , que vous eufftez la bonte 
 de m'inftruire a-fonds d'un etat auquel je veux 
 m'attacher toute ma vie , & dont je defire remplir 
 les olsligations. Mon fils, dit Thermite en lui mon- 
 trant le livre qu'il lifoit, Toutes les regies que vous 
 clemandez font ecrites dans ce volume. Je le lis 
 fouvent , pour ne point oublier les bontes dont le 
 Seigneur m'a comble. 
 
 Alors il ouvrit le livre , ck lut a Tiran un cha- 
 pitre qui contenoit Torigine de Tordre de la che- 
 valerie , & par quelle raifon il fut etabli. II con- 
 tinua fon difcours , ck lui apprit quelles etoient les 
 vertus d'un bon chevalier , &: quelles obligations 
 on contra6toit en entrant dans cet ordre. II lui ex- 
 pliqua enfuite ce que fignifioient les armes offenfives 
 Toms L E
 
 66 HIST, DU CHEVALIER 
 
 & defenfives du chevalier ; le cafque , la cuiraiTe, 
 }'iepee , la lance , &. jufqu'aux eperons dores. II lui 
 parla enfin des anciens chevaliers , & de ceux qui 
 fe diitinguoient encore alors par les armes ; de Lan^ 
 celot du Lac , de Galaad , de Boors , de Perceval 
 le Gallois , qui fut le meillear de> tous , & qui par 
 fa vertu & fa chaftete (car il mourut vierge) me- 
 tita de faire la eonqu&e du faint Graal ( i ) ; du 
 bon chevalier de la Montagne noire , du due d'Al- 
 trctera , & de plufieurs autres. II lui dit auffi que 
 puifqiril avoit un Ci grand defir de recevoir 1'ordre 
 (|e chevalei'ie , il falloit que ce fut avec eclat , c'eft- 
 ^-dire , qu'il devoit choifir pour cette ceremonie le 
 jour d'un combat ou de quelques joiites, afin que 
 fes parens & fes amis fuiTent qu'il etoit capable de 
 porter les armes & de les conferver. Mais il fe fait 
 ard , continua-Ml , votre compagnie doit etre fort 
 
 *" o '" 
 
 ( i ) Le faint Graal , dont il eft tant parle dans le roman 
 *le Lancelot du Lac & dans les hiftoires de la Table ronde , 
 letoh le baffin dans' lequel Jcfus-Chrbl: avoit fait la Cene , 
 ^pporte en Angleterre pap Jofeph d'Arimathie, difent ce? 
 romans. Us en racontcnt beaucoup de merveilles, &meme 
 plufieurs miracles j car la fimpjicite de ces fiscles grollier^ 
 gljjojt la devotion avec les intrigues libertines, dont ces 
 liyres , fur - tout celui de Lancelot , font remplis. Graal 
 ^lans la bafTc latinitei gradale , fignifie un baflin : on em-t 
 ploie encore dans quelques provinces de France la mot 
 fie gratlje au'merne fens; & en vieil Anglois , graal o^ 
 eft la meme chofe que gradual,
 
 TIRAN IE BLANC. 67 
 
 loin ; vous ignorez les chemins , & vous feriez en 
 danger de vous perdre dans les bois dont ce canton 
 eft couvert, je vous confeille done de partir. A 
 ces mots , il pria Tiran d 'accepter le livre qu'il 
 avoit. Montrez-le au roi & a tous les bons che- 
 valiers , lui dit - il , afin qu'ils fachent ce que c'eft 
 que 1'ordre de chevalerie. Enfuite , 1'ayant conjure 
 de pafier a Ton retour par Ton hermitage , & de 
 lui faire le recit des f&es qui fe feroient donnees 
 a la cour , il lui dit adieu. Mais avant que de fe 
 feparer , Tiran demanda au faint homme ce qu'il 
 devoit repondre au roi & aux autres chevaliers t 
 en cas qu'ils vouluffent favoir le nom de celui qui 
 lui avoit donne le livre. Vous leur direz feulement , 
 repartit Thermite , qu'il leur eft envoye de la part 
 d'un homme qui a toujours aime & honore 1'ordre 
 de chevalerie. 
 
 Tiran remonta a cheval , & continua fon che- 
 min. Peu de terns apres , il rencontra plufieurs de 
 fes gens , envoyes au-devant de lui , dans la crainte 
 qu'il ne fe fut egare dans le bois. Arrive au vil- 
 lage ou les autres cavaliers avoient mis pied a terre, 
 il leur raconta fon aventure , & leur montra le 
 livre que Thermite lui avoit donne. Us pafserent 
 la nuit a le lire , & montant a cheval au point du 
 jour, its arriverent a Londres. Les fetes qui fe don- 
 nerent dans cette ville a 1'occafion du mariage du 
 roi, durerent, comme on 1'a dit, un an & un jour. 
 
 Eij
 
 6S HIST. D u CHEVALIER 
 aprs quoi , tous les etrangers qui s'y etoient ren- 
 dus de toutes parts , quitterent la cour pour retour- 
 ner 'dans leurs pays. 
 
 Tiran fe fouvlnt alors de la parole qu'il a volt 
 donnee a Thermite. II dechra done a fes compa- 
 gnons de voyage , qu'il etoit oblige de les quitter. 
 Mais ils le prierent tous de trouver bon qu'ils 1'ac- 
 COinpagnafTe'nt , & lui protefterent que le recit qu'il 
 leur avoit fait , avoit tellement pique leur curiofite , 
 qu'ils ne fortiroient point fatisfaits d'Angleterre , 
 s'ils n'avoient auparavant le plaifir de voir le faint 
 Jiornrrje. Tiran confentit a les conduire au lieu de 
 fa retrake, &c ils prirent tous enfemble le chemin 
 de rhermitage. En y arrivant , Jls trouverent le fo- 
 litaire qui difoit fes heures au pied d'un arbre. Ils 
 Fabordereht d'un air foumis , le faluerent tres-reP 
 pe6hieiifement , & voulurent meme lui baifer la 
 jnam ; rnais il les en emp^cha , &: les ayant tous 
 em^rafTes , il les obligea de s'afTeoir. Enfuite il leur 
 parla en homrne poli & touche de 1'honneur qu'ils 
 lui faifoient , & leur demanda s'ils ne venoient pas 
 de la cour du roi fon maitre ; quels etoient ceux 
 qu v on avoit armes chevaliers , & ce qui s'etoit pafTe 
 aux fetes qui s'etoient donnees au fuiet du mariage 
 'du roi avec la princefTe de France ; mais aupara- 
 vant , ajouta-t-ii en s'adrefTant a Tiran qu'il avoit 
 reconnu d'abord , ayez la bonte de me nommer 
 'tous Jes feigneurs qui me font aujourd'hui 1'hormeur
 
 TlRAN LE BLAttC, 9 
 
 de me vifiter. Tiran obeit & fatisfit la curiofite de 
 Thermite ; aprs quoi il continua en ces termes : 
 . Les f&es ay ant etc indiquees pour le iour de la 
 faint Jean , on commenca par faire la revue de tout 
 ce qui fe trouvoit dans la ville , tant de chevaliers 
 & d'artifans , que de dames ou de demoifelles. Je 
 ne dois pas oublier que, par ,une magnificence qui 
 peut-etre n'a }amais encore 6tc mife en ufage par 
 aucun autre prince , le roi avoit ordonne que dans 
 tous les ports , & fur les grands chemins qui con- 
 duifoient a la capitals , on fourmt des vivres a ceux 
 qui arriveroient pour voir les fetes ou pour figna- 
 ler leur adreffe ; enforte que, depuis le jour de leur 
 embarquement jufqu'a celui de leur depart , ils ont 
 toujours ete defrayes. 
 
 Le jour de la faint Jean , le roi parut vtu d'un 
 habit magnifique , brode de groiTes perles & dou- 
 ble de martres zibelines. Les chaufles etoient pa- 
 reilles , 6k le pourpoint de fil d'argent trait; ce prince 
 ne portoit point d'or , parce qu'il n'etoit pas en- 
 core arme chevalier. II avoit feulement fur la tete 
 une riche couronne de ce meme metal , &t tenoit 
 fon fceptre a la main. II montoit ce jour-la un 
 tres-beau cheval, qu'il manioit avec une adrefTe 
 & une -bonne grace admirables. Dans ce fuperbe 
 equipage il partit de fon palais & fe rendit a la 
 grande place , fuivi feulement des damoifelles de 
 quatre differentes cours de 1'Europe. Des qu'il fut 
 
 Eiij
 
 yo HIST. DU CHEVALIER 
 
 arrive, le due de Lancaftre, convert d'une armure 
 blanche , parut a la tete de quinze mille homines 
 d'armes. Ce feigneur mettant pied a terre , alia d'a- 
 bord faire la reverence au roi, & prendre fes ordres; 
 apres quoi il fit defiler les gendarmes , &: pafler a 
 la tete de la marche. Us etoient montes & armes 
 a 1'avantage ; leurs chevaux etoient couverts de 
 houflfes d'une etofFe brodee d'or & d'argent , & 
 avoient fur la tete des houppes & des panaches 
 a Pitalienne. 
 
 Toutes ces troupes marcherent a la fuite du due 
 de Lancaftre, chaque cavalier portant un cierge a 
 la main. Les artifans parurent enfuite , felon le rang 
 8c avec les marques de leur profeffion. Mais il s'e- 
 leva panni eux une fi grande difpute , qu'elle fit 
 craindre qu'il n'en pent un grand nombre. 
 
 Quelle fut 1'origine & la fuite de cette conteA 
 tation ? reprit rhermite. Je vais vous 1'apprendre , 
 repondit Tiran. Les tiiTerands pretendoient avoir 
 le pas fur les ferruriers , qui n'y vouloient point 
 confentir. II fe trouva plus de dix mille homines 
 de chaque cote , prts a foutenir Fhonneur de leur 
 corps. Les gens de loi etoient la principale caufe 
 de tout le defordre ; les uns alleguoient en faveur 
 des tiflerands , que la toile etoit neceffaire pour le 
 fervice divin ; les autres difoient ," pour les ferru- 
 riers, que 1'invention du'fer avoit precede celle de 
 h toile, ck qu'il n'y avoit aucun metier ou le fer
 
 TIRAN LE BLANC, jt 
 
 tie fut neceflfaire ; ce qui donnoit un grand avan- 
 tage a ces derniers. Ces difcours ne fervoient qu'& 
 echauffer les efprits ; & fi le due ne fe fu"t tfouve 
 alors a cheval , les chofes auroient peut-^tre tourne? 
 de fa^on que le roi lui - meme n'eut pu y apporte? 
 du remede. Le due fe jetta done au milieu des 
 Jnutins , prit fix legiftes , trois d'un parti & trois.de 
 Tautre , & les emmena hors de la ville, Us le fui-* 
 virent fans auc'un foup^on. Mais a-peine furent-ils 
 eloignes de lenrs confreres , que le due , qui avoit 
 eu la precaution d'etablir une gai'de de mille horn-' 
 ines a la t^te du pont > avec ordre de ne laifier 
 paiTer qui que ce fut , n'exceptant de cette defenfe 
 que la feule perfonne du roi , mit pied a terre ail 
 milieu du pont , fit clever tres-promptement deux 
 potences , ,&. fit pendre a chacune trois des legiftes ^ 
 la tete en -has pour leur faire plus d'honneur. Le 
 roi , inftruit de cet evenement , courut au due , & 
 lui dit qu'il He pouvoit Jamais lui fendre un plus 
 grand fervice, ni faire rien de;plus jufte, parce que 
 ces homines cle loi ne s'enriehiffoient qu'en rui- 
 nant toute 1'Angleterre. Je veux , continua - t - il , 
 que ces legiftes demeurent expofes pendant tout ce 
 jour , ck que demain on les coupe en quatre quar- 
 tiers j pour les mettre fur Ips grands chemins. Le 
 due profita de cette occafion pour reprefenter au 
 roi que fi fa majefie vouloit le croire, elle ordon- 
 neroit que dans tout le royaume il n'y cut quexdeux 
 
 Eiv
 
 7i HIST. DU CHEVALIER 
 hommes de loi , qui feroient obliges de pron oncer 
 dans Pefpace de quinze jours , line fentence defi- 
 nitive , fur quelque affaire que ce put etre. Mais 
 il faudroit , ajouta-t-il , que votre majefte les payat 
 bien , afin de pouvoir les traiter comme ceux-ci , 
 au cas qu'on s'appenjut qu'ils fe laiffaffent corrompre. 
 Le jeune roi approuva 1'avis du due ; il ordonna 
 fur le champ qu'il flit execute ; ck le peuple in- 
 forme d'un reglement fi fage , lui donna des louanges 
 infinies. Du refte, cet incident n'empecha point la 
 fete de s'executer de la meme maniere dont elle 
 avoit etc projetee. 
 
 Apres les artifans , qui formoient entr'eux diffe* 
 rens jeux , venoient les archeveques , les eveques, 
 les protonotaires , les prevots , les chanoines , les 
 pretres ; enfin tout le clerge portant un grand noinbre 
 de reliques. On voyoit enfuite un grand dais ou 
 baldaquin tres-riche, fous lequel marchoit le roi, 
 environne de tous ceux qui vouloient recevoir Tor- 
 dre de chevalerie. Us etoient v^tus de fatin blanc , 
 ou de brocard d'argent , pour marque de la vir-> 
 ginite dont ils devoient faire profeflion. 
 
 Derriere eux marchoient les feigneurs & les ba- 
 rons, vctus de brocard ou de riches etoffes d'or 
 & d'argent , de fatin , de velours , & de damas cra- 
 moifi. Toutes les femmes mariees paroiiToient en- 
 fuite, vetues comme leursmaris. Les hommes veufs 
 & les femmes veuves venoient apres cctte riche
 
 TIRAN LE BLANC. 75 
 
 tavalcade , les uns & les autres portoient des ha- 
 bits de velours noir, avec les harnois de leurs che- 
 vaux de meVne couleur. Us etoient fuivis par les 
 jeunes filles & par les jeunes gardens, habilles 
 de brocard blanc ou verd, chamarre d'argent. Les 
 diverfes troupes etoient parees de grofles chames 
 d'or, avec des fermails de meme metal, enrichies 
 de perles, de diamans , de rubis, & d'autres pier- 
 reries d'une grande valeur ; car tous avoient fait 
 a 1'envi leurs efforts pour paroitre magnifiques a 
 cette fete. 
 
 Apres cette pompeufe cour , marchoient toutes 
 
 les religieufes de tons les differens ordr*es , vetues 
 
 d'habits de foie , fi elles le vouloient , mais de la 
 
 couleur prefcrite par leurs regies ; le roi en avoit 
 
 obtenu la permiffion du pape , avec celle de pou- 
 
 voir fortir de leurs couvens pendant Tefpace d'un 
 
 an & un jour. Mais afin qu 'elles puflfent faire ufage 
 
 de cette liberte, le roi avoit fait diftnbuer de 1'ar- 
 
 gent a tous les monafieres , fur - tout a ceux qui 
 
 etoient les moins riches. Ainfi, toutes les religieufes, 
 
 fur-tout les jeunes , ne manquerent pas de fe trouver 
 
 a cette fete , parees & ajuftees avec foin. Elles 
 
 portoient chacune un cierge allume. Les femmes 
 
 du tiers-ordre fuivoiert , en chantant le Magnificat. 
 
 Elles etoient auffi habille'es de foie, & portoient 
 
 de meme un cierge a la main. Apres elles paroif- 
 
 ibient tous les officiers du royaume , ck toute Tin-
 
 74 HlST. DU CHEVAttEtt 
 
 fanterie armee comme fi elle eiit marche a 1'enneim, 
 Toute cette milice portoit la livree du roi , c'enS. 
 a -dire , des cafaques mi -parties de blanc & de 
 rouge avec une bordure d'hermines. Ces troupes 
 precedoient les femmes publiques , accorrtpagneeS 
 de leurs protedeurs. Elles portoient une guirlande 
 de fleurs ou de myrte. Celles qui avoient quitte 
 leurs marjs pour prendre cet etat, etoient obligees 
 de porter encore une banderolle a la main, Les 
 unes & les autres marchoient en danfant au Ion 
 du tambourin. 
 
 Des que la re'me apprit que le roi approcholt, 
 elle fortit du palais qu'elle avoit occupe jufqu'alors 
 a Granoug (Greenwick) , monta dans un chateau 
 de bois , porte fur douze roues , traine par trente-iix; 
 chevaux des plus grands & des plus forts que Ton 
 eut pu trouver en France. Elle avoit avec elle cent 
 trente demoifelles , toutes fiancees ; car il n'etoif 
 point permis a aucune autre fille ou femme de Tac- 
 compagner. Ce palais roulant etoit fuivi d'un grand 
 nombre de dues , de comtes & de marquis a che- 
 val , & de plufieurs dames & demoifelles du premier 
 rang. La reine s'arreta au milieu d'une grande prairie, 
 & fe pla^a fur la porte de ion chateau , d'ou elle 
 fie fortit qu'a 1'arrivee du roi. Le due de Lancaftre 
 parut le premier , ck ay ant mis pied a terre , vint 
 faire la reverence a cette princeffe. Chaque ordre 
 de^ila enfuite devant elle , &: lui rendit fes honj-
 
 TIRAN LE BLANC. 75 
 
 mages. Cependant le roi etant arrive , mit pied a 
 terre a quelques pas du chateau , avec tous ceux 
 qui I'accompagnoient. Alors la reine , fuivie de toutes 
 les dames , fe leva , & defcendit par une echelle 
 d'argent qu'on appliqua au chateau. La fille du due 
 de Berri lui donnoit le bras , & celle du comte de 
 Flandres lui portoit la queue. Elle etoit precedee 
 par les cent trente demoifelles qui 1'avoient accom- 
 pagnee. 
 
 Mais permettez - moi , mon reverend pere , de 
 vous parler ici de la magnificence ck de la beaute 
 de cette princefle. Elle e'toit vetue ce jour-la d'une 
 vefte de brocard rouge ck d'or , dont le fond etoit 
 releve d'une riche broderie d'argent; la tete de 
 chaque fleur etoit d'or emaille. Sur la vefte, elle 
 portoit un manteau tout couvert de glands d'or 
 battu , garni de rubis & d'emeraudes. Jamais beaute 
 ne fut comparable a la fienne. Sos cheveux trai- 
 nans jufqu'a terre paroiffoient autp-nt de fils d'or; 
 fon vifage & fes mains etoient d'une blancheur 
 eblouiflante ; fa taille enfin & fa demarche avoient 
 tant de graces, qu'elles perfuadoient aifement que 
 tout ce qu'on ne voyoit point etoit admirable. Des 
 que cette princefle fut en prefence du roi , elle 
 lui fit une petite reverence qu'il lui rendit par une 
 inclination de tete. Alors tous les feigneurs ck toutes 
 les dames de la cour furent admis a baifer la main de 
 leurs majeftes. Audi -tot apres, le cardinal d'An*
 
 -j6 HIST. DU CHEVALIER 
 
 gleterre , revltu de fes habits pontificaux , com- 
 men^a la Mefle fur un autel portatif , que Ton dreffa 
 dans la prairie ; & 1'orfqu'il fut a 1'evangile , il 
 fian^a le roi avec la prince (Te ; le roi la baifa 
 par plufieurs fois. Apres lameffe, il alia la joindre, 
 caufa long-tems avec elle , & ils fe firent toutes 
 les careiTes permifes entre fiances. Le due de Lan- 
 caftre , oncle du roi , lui donna enfuite 1'ordre de 
 chevalerie. Plufieurs jeunes gentilshommes temoi- 
 gnerent le defir qu'ils avoient de recevoir auffi 
 
 O x 1 
 
 cette marque d'honneur ; mais on declara que dans 
 un pareil jour aucun autre ne pouvoit cue arme 
 chevalier. 
 
 Apres la ceremonie , le roi enrra dans un petit 
 pavilion , ou il quitta tous les habits qu'il avoit 
 portes comme damoifel , & les envoya au fils du 
 due d'Orleans , coufin-germain de la reine , & qui 
 avoit etc charge de la conduire en Angleterre. II ac- 
 compagna ce prefent de deux gros villages qu'il lui 
 donna. Enfuite ce prince parut avec un fuperbe habit 
 de velours rouge a fonds d'or, double d'hermine. 
 Au lieu de couronne , il portoit fur fa tete une 
 toque de velours noir , ornee d'une agraffe de dia- 
 mans, que Ton eftimoit cinquante milie ecus. Des- 
 lors iL quitta la compagnie des damoifels , pour 
 prendre celle des chevaliers maries ; & s'etant remis 
 >fous fon riche baldaquin, tandisrque la reine etoit 
 montee dans .fon chateau de hois ^ on fe rapprocha
 
 TIRAN LE BLANC. 77 
 
 de Londres dans le me'me ordre qu'on avoit tenu 
 d'abord. 
 
 A un mille de cette ville, on s'arr&a dans une 
 vafte prairie , oil 1'on trouva un grand nombre de 
 tentes & de pavilions drerTes , & une infinite d'infc 
 trumens qui jouoient fans difcontinuer. Le roi mit 
 pied a terre avec toute fa cour, monta dans le cha- 
 teau de la reine , ,& lui donna la main pour def- 
 cendre dans la prairie. Alors ils fe baiserent. Tous 
 les fiances en firent de meme, ck le bal commen^a. 
 On fervit en r uite, felon 1'ufage de ce pays , un breu- 
 vage compofe de malvoifie & de gingembre verd 
 ( i ). On partit de cette prairie pour fe rapprocher 
 de la ville, & 1'on fe rendit aupres d'une grande 
 riviere bordee d'arbres fort hauts , &: de differentes 
 efpeces , fous lefquels on avoit drefle un grand 
 nombre de tables. Chaque corps avoit fon quartier 
 fepare , accompagne de maifons de bois, que 
 Ton avoit conflruites a ce deflein , & qui , jointes 
 a un grand nombre de tentes , fuffifoient pour loger 
 tout le monde , fans qu'on rut oblige d'entrer dans 
 la ville. La , les fetes commencerent , & ce pre- 
 mier jour fe paffa en jeux & en danfes. Le fecond, 
 qui etoit un vendredi , apres la mefTe , nous mon- 
 
 ( i ) .C'cft ce que f nos romasis franc;ois , comme Perce- 
 foret , nomment vin fpecial. Cet ufage a fubfifte 
 terns.
 
 78 HIST. DU CHEVALIER 
 
 tames dans des bateaux couverts de tapifleries de 
 foie & de brocard , & ornes de deyifes. Nous pri- 
 mes le divertiffement de la peche. II y avoit plus 
 de deux cens barques. Le roi dina enfuite , ck fur 
 la fin du repas le grand veneur parut , fuivi de tous 
 fes chaffeurs , qui conduifoient des braques , des 
 chiens courans & des levriers de Bretagne. On par- 
 tit pour la chaffe , oil Ton tua une prodigieufe quan- 
 tite de gibier. ;f x 
 
 Le famedi matin , on aflfembla un confeil gene- 
 ral, compofe d'hommes & de femmes, pris dans 
 tous les differens ordres , & on regla quelle devoit 
 tre la deftination de chacun des jours de la femaine, 
 pendant tout le temps que devoient durer les fetes. 
 Le reglement , arrete a la pluralite des voix , fut 
 public par les rois d'armes , les herauts & les pour- 
 fuivans. Voici quelle en etoit la fubftance. 
 
 Le dimanche , jour de tenedidion & de joie , 
 fut deftine aux danfes ; les differens etats , tant de 
 la magiftrature que des corps de metiers , devoient 
 danfer feparement. Us pouvoient auffi, s'ils le vou- 
 loient ; reprefenter des farces & des comedies ( i ). 
 Ceux qui auroient le mieux reufli, au fentiment des 
 juges nommes a cet effet , devoient recevoir vingt 
 marcs d'argent , & de plus , etre rembourfes des 
 frais de leurs intermedes. 
 - _. - 
 
 (i) Entremefes.
 
 TIRAN LE BLANC. 79 
 
 Le lundi fut marque pour les joutes , (bit a fer 
 morne , foit a fer emolu. On regla la forme & la 
 mefure des lances, & on ordonna que ces deux 
 efpeces de joutes fe feroient alternativement. On 
 fixa le prix a cinq marcs d'or. 
 
 Le rnardi fut deftine aux combats de barriere 
 a pied, des chevaliers & des gentilshommes, foit 
 feul-a-feul , foit deux contre deux ou en plus grand 
 nombre ; mais il ne pouvoit pas pafler vingt-cinq , 
 parce que le nombre des tenans n'etant que de 
 vingt-fix , il falloit qu'il reftaf quelqu'un a la garde du 
 prix deftine a celui qui auroit le mieux fait ; c 'etoit 
 une epee d'or du poids de dix marcs, Le vaincu 
 devoit refter prifonnief du vainqueur , & ne pouvoit 
 obtenir fa liberte que par echange ou par ran^on. 
 - Le mercredi etoit le jour des combats a cheval , 
 foit a outrance , foit au premier fang. Le prix de 
 ces combats devoit ctre une couronne d'or du poids 
 de quinze marcs. 
 
 Le jeudi etoit deftine pour les combats a pied , 
 a outrance & a toutes armes ; foit corps-a-corps , 
 foit deux contre deux , ou en plus grand nombre ; 
 mais toujours au-defTous de vingt-fix, comme on 
 1'a dit. Le prix etoit une ftatue d'or reprefentant 
 rinfante , ck du poids de trente-cinq marcs au 
 moins. Le vaincu devoit faire ferment entre les 
 mains des juges: i. de ne pouvoir jamais,du refte 
 de fa vie , demander le combat a outrance , avee
 
 So HIST. DU CHEVALIER 
 
 des armes de 1'efpece de celles qu'il auroit employees 
 dans ce combat : 1. de ne pouvoir porter les armes 
 du refte de cette annee , a moins que ce ne f\k centre 
 les infideles : 3. d'aller fe remettre a la difcretion 
 de 1'infante , qui pourroit en faire a fa volonte. 
 
 Le vendredi , jour de douleur & de trfteffe , il 
 ne devoit y avoir aucun combat ; feulement apre's 
 la mefTe il etoit permis d'aller a la chaffe. 
 
 Enfin , le famedi flit deftine pour Fexamen & 
 la reception des nouveaux chevaliers. Apres ce re- 
 glement , on fit le choix de vingt-fix tenans. On 
 alia examiner les lices & le champ de bataille , que 
 Ton trouva en bon etat. On regla aufli la fa^on 
 dont les affaillans devoient fe prefenter pour de- 
 mander le combat , & pour marquer les armes dont 
 ils devoient fe fervir. Cornrne toutes ces entreprifes 
 devoient avoir la gloire des dames pour objet, 
 1'aiTaillant s'avanqoit au pied de 1'echafaut fur lequel 
 etoient les tenans, accompagne de deux filies ou 
 de deux femmes , a fa volonte : la , apres avoir 
 declare fon pays , fon nom , celui de fon pere & 
 celui de fa mere , il declaroit ii celle a 1'honneur de- 
 qui il entreprenoit le combat etoit fille , femme , 
 veuve ou religieufe ; & alors toutes celles de Tordre 
 dont etoit fa maitrefle , faifoient a haute-voix des 
 vceux pour qu'il obtint la vicloire. 
 
 Lorfque toutes ces chofes eurent etc reglees ^ 
 le roi alia diner ; & apres avoir entendu les vepres, 
 
 U
 
 If I RAN LE fl.LANCj i 
 
 il fe rendit dans la prairie, fuivi de tous les ordresi 
 
 On avoit drefle au milieu une montagne de 
 pente , avec tant d'af t , que 1'ceil y etoit trompe\ 
 Sur le fommet de cette mdntagne on deeouvroif 
 un chateau tres-eleve ^ defendu par une epaiffe 
 muraille , garnie de cinq cents foldats couverts 
 d'armes blanches. Le due de Laneaftre s'avanqa a 
 la tete des, .troupes , & des qu'il fut an pied dti 
 rempart ^ il fit fofnmer la garnifon d'ouvrir les 
 portes. Us repondireiit qiie leur feigneur leur avoit 
 confie la garde du chateau , & qu'ils en defen- 
 droient 1'entree centre le monde entier. Alors Id 
 due s*adreflant a ceux de fa fuite : Chevaliers , leur 
 dit-il , faites comme moi. En meme" terns il mit 
 pied a terre, & en un inftant toutes les troupes 
 attaquerent la place Tepee & la lance a la main; 
 Les affieges lanqoient cependant avee leurs ma j 
 chines de grandes poutres ck des pieux , qu'on au-< 
 roit pris pour des barres de fer ; mais les yeux y 
 etoient trompes , ck tout cela n'etoit an fond que 
 des faehets de cuir remplis de fable ck noircis. Les 
 pierres , dont la garnifon faifoit pleuvoir urie grcle 
 Tur les affiegeans ^ etoient de m^rrie nature. Ces facs 
 ne laifToient pas de renVerfer fouvent les alfaillans 
 enforte qu'il fe pafla quelque terns avant qu'ils 
 s'apperquflent que ce n'etoit qu'un j'eu , ce qiii 
 rendit le fpe&acle plus agreable^ 
 
 Tous les etats fe prefenterent fucceffivement 
 Toms I, F
 
 Si HIST. DU CHEVALIER 
 
 devant la place , & la fornmeient inutikment cPou- 
 vrir fes portes ; !e roi lui-meme ne reuffit pas mieux. 
 Enfin la reine s'avan^ant au pied du rempart , fuivie 
 de toutes fes dames , demanda le nom du feigneur 
 de ce chateau ; on lui repondit qu'il s'appelloit le 
 dieu d 'amour. En me'me terns il parut a une feneW. 
 La reine lui fit une profonde reverence, & s*adre 
 fant a lui: Dieu d 'amour, lui dit-elle , dont je revere 
 la puiffance & la grandeur , eft-il poflible que vous 
 refifHez ainfiaux prieres de vos ferviteurs, & quevous 
 refufiez de les rendre temoins de la gloire & du bonheur 
 que vous deflinez a ceux qui vous fervent ? Vous 
 qui regnez fur les coeurs des amams fideles y leur 
 refuferez-vous votre afiftance dans leurs peines ? 
 les rendrez-vous eternelles , & ne parviendront-its 
 jamais a cette felicite qui en doit etre le prix ? Dieu 
 puifTant, auquel je me fuis livree , ouvrez-moi les 
 portes de votre {ejour, recevez-moi pour la plus 
 foumife de vos efclaves , rendez-moi temoin de 
 votre gloire, qui m r a etc inconnue jufqu'a-prefent, 
 & admettez-moi au nombre de celles qui en ont 
 gcute les douceurs. 
 
 A ces mots , la porte s'buvrit avec un grand 
 bruit. Le roi & la reine , fuivis de tons les etats , 
 entrerent dans une vafie cour tendue de tapifTeries 
 travaillees en foie , en or & en argent , & qui 
 reprefentoient des hifloires admirables. Le plafond 
 'de la cour etoit couvert de brocard d'Alexandrie ,
 
 TlRAN tE BLANC, 8$ 
 
 &: du-deflus des tentures on voyoit des loges fern* 
 plies d'anges v&us de blancs, &t portant des dia j 
 dchnes fur leurs t&es. Us jouoient de toutes fortes 
 d'mftrumens , & chantoient fi parfaitement, que les 
 fpeclateurs en etoient ravis & charmes. Pen de 
 terns apres , le dieu d'amour j tout bril'ant de lu- 
 miere, parut a une fenetre ; & s'adrefTant a la 
 reine , avec un air riant & ouvert : Vos graces , 
 aimable reine , lui dit-il , Vous rendent fouveraine 
 tie ma volonte. Je vous adopte pour fille* Dif- 
 penfez les faveurs de cet heureux iqour. Puniflez 
 & recolnpenfez tous ceux qui font engages fous 
 rna loi. Vous feule deformais ferez la maitrelTe de 
 leur fort. Mais que les amans & que les amantes per- 
 fides ne trouvent aucune grace devant vous ; c'eft 
 la feule loi que je vous impofe. En meme terns 
 le dieu .&c les anges difparurent , les tapifleries s'agi- 
 terent , comme fi la terre eCit tremble. Nous mon- 
 tames tous au haut du chateau , & mettant la 
 t^te aux fenetres qui regardoient fur la cour , nous 
 ne decouvrimes plus que la prairie ; & nous ap- 
 perqiimes avec furprife que le chateau etoit com-f 
 pofe de quatre grands batimens fepares, 
 
 Le roi logea dans un avec toute fa cour, la 
 reine occupa le fecond avec. tous les Francois qui 
 1'avoient fuivie. Le troifieme & le quatrieme etoient; 
 deftines pour les chevaliers etrangers , d'Allomagne, 
 d'ltalie, deLombardie, de Gaftille, d'Aragon, de. 
 
 Fij
 
 4 HIST. DU CHEVALIER 
 
 Portugal &: de Navarre. Chacun de ces quarre- 
 grands corps de batimens renfermoit un fi grand 
 nombre de falles & de chambres fuperbement meu- 
 blees , que tout le monde y etoit commodement 
 loge. Les chevaliers qui avoient vifite toutes les 
 cours des plus grands rois , convenoient qu'ils n'a- 
 voient rien vu de fi magnifique que cette' fete. On 
 voyoit dans Tappartement du roi une ftatue d'argent , 
 qui repreTentoit une femrrre nue ; fon ventre paroif- 
 foit un peu enfle , ainfi que fa gorge , qu'elle fem- 
 bloit foutenir , & mme prefler avec fes deux mains. 
 II fortoit de cette gorge deux filets d*une eau extr^- 
 mement cbire , qui tomboit dans un vafe de criftal. 
 
 Dans le logement de la reine etoit la ftatue d'une 
 jeune fille , raite d'or emaille ; elle etoit nue , & 
 tenoit fes mains baiflfees 6k ferrees conrre foil corps , 
 comme pour s'en couvrir; de deiTous ces mains if \ 
 fortoit une fontaine de vin delicieux, c|ui etoit 
 re^u dans un vafe tranfp'arent. 
 
 D'un autre cot^ paroiffoit une ftatue d'eveque, 
 Suffi d'argent. II e*toit reprefente les mains jointes , 
 Jes yeux eleves verrle ciel, & la mitre en tete; 
 de cette mitre couloit une fontaine d'huile qut 
 tomboit dans un vafe de jafpe. Enfin , dans le der- 
 nier corps de ^batiment on voyoit un lion d'or , 
 portant une couronne ornee de pierreries , jettant 
 continuellement par la gueule un miel blanc & deli- 
 cieux , qui etoit recu dans Un vafe de calcedoine.
 
 TIRAN LE BLANC. 5 
 
 Au milieu d'une cour qui feparoit ces quatre 
 logemens , etoit un nain , le plus difforme que Ton 
 puiiie imaginer. Une de fes mains pofoit fur fatete; 
 1'autre- foutenoit fon ventre , dont il fortoit un 
 ruifleau d'un excellent vin rouge, qui tomboit dans 
 un vafe d'argent. Ce nain etoit rnoitie d'or ck moitie 
 d'acier, ck paroifibit couvert d'un demi-manteau. 
 Un peu au-deflus , il y avoh une ftatue d'argent , 
 reprefentant un homme d'une grande vieillefle , 
 avec une bofle d'une grandeur enorme , & couvert 
 d'une barbe tres- blanche. II avoit un baton a la 
 main ; cette bofle etoit creufe , & elle etoit tou- 
 jours-remplie d'un pain le plus blanc ck le meilleur 
 que Ton put manger. 
 
 Toutes ces merveilles , qui tenoient de Tenchan- 
 tement^ etoient 1'ouvrage de 1'art. Tant que les 
 fetes ont dure , le boulanger de la cour a fburni 
 par jour plus de trente mille pains. Jamais on ne 
 derangeoit les tables que pour en changer le linge , 
 ck elles etoient fervies avec profusion. Tous les 
 ">ppartemens ou Ton mangeoit etoient acconipagnes 
 d'un buffet richement pare des plus beaux vafes 
 d'argent , fans que jamais perfonne ait ete fervi 
 qu'avec de la vaiflelle cle ce metal. Ce chateau 
 etoit accompagne d'un jardin parfaitement bien 
 plante , ck tres-agreable y ou le roi alloit fouvent fe 
 promener. De-la on entroit par une trcs-bel'e porte 
 dans un grand pare , rempli de gibier ck des ani- 
 
 F iij
 
 86 HIST. D u CHEVALIER 
 
 rnaux les plus rares. C'e'toit la que ce prince , fuivi 
 de tons les feigneurs de fa cour, alloit chaffer le 
 vendredi, comme il avoit etc regie. Quelquefois 
 auffi il fe prornenoit fur la riviere , accompagne 
 d'un nombreux cortege de barques , toutes magni* 
 i fiquement parees, 
 
 Dans le cours de la fete il y a eu plus de foixante 
 jeunes gentilshommes qui out rec^i 1'ordre de che-? 
 valerie ; &: plus de cent cinquante chevaliers ont 
 perdu la vie dans les difrerens combats de barriere, 
 il s'y eft trouve des rois , des dues , des comtes , 
 des marquis , & un nombre infini de gentilshommes 
 fks plus anciennes & des plus illuMres maifons da 
 J 'Europe, qui fous s'y font diftingues. 
 
 C'eft fans doute un grand honneur pour un 
 fhevalier , reprit Thermite , d 'entendre proclamer 
 fpn nom , & de fe voir declarer vainqueur dans 
 une telle afTernblee. Mais difes-moi , je vous prie , 
 continua-t-il , quel eft celui qui s'eft le plus dif-r 
 tjngue , & auqucl on a decerne Phonneur des tour- 
 npis & des joutes ? La chofe n'etoit pas facile a 
 Decider , repondit Tiran. II pouvoit fe faire que 
 et honneur cut e'te merite par un fiinple gentil-i 
 homme; & il n'eut pas etc naturel de faire cet 
 affront au grand nombre de princes & de feigneurs 
 qui etpient a la fete ; car pour peu que ces der- 
 i]iers montrent de valeur dans de femblables af- 
 fgjnblees ? leur gloire efface celle des firnples
 
 TIRAN LE BLANC. 87 
 
 valiers. Cela peut arriver, dit Thermite, mais ce 
 n'eft pas 1'ufage de ce pays-ci; car dans les joutes 
 & dans les tournois les herauts & les rois d'armes 
 font obliges de proclamer a haute -voix quel eft 
 celui qui a remporte 1'honneur de ce combat par- 
 defTus tous les autres vainqueurs. On n'aura pas 
 fans doute manque a cette coutume, dans une f&e 
 comme celle-ci ; c'eft le nom du chevalier que je 
 vous demande. 
 
 Tiran rougit a ces mots , baiffa les yeux , & fe 
 tut. Pourquoi done ce filence , mon fils ? reprit 
 Thermite. Alors un chevalier , nomine Diofebo , 
 fe leva ; & prenant la parole : Son filence , dit-il , 
 mon pere , vous inftruit aflez. Mais je jure , par 
 1'ordre que j'ai rec^u le jour de 1'afcenfion, de vous 
 dire avec verite tout ce que vous defirez favoir. 
 Tiran , qui ne vouloit pas etre prefent a cette con- 
 verfation , les quitta pour aller donner quelques 
 ordres ; & Diofebo continuant fon difcours : Ce 
 chevalier qui a difparu , eft celui-la meme qui a 
 remporte le prix fur tous les vainqueurs. C'eft ainfi 
 qu'en ont decide le roi , les juges du camp , & 
 tous les feigneurs de , la chretiente , qui fe font 
 trouves prefens aux combats. A ces mots Diofebo 
 fe remit fur le gazon , & continua en ces termes. 
 
 Tiran le blanc fut le premier auquel le roi con- 
 fera 1'ordre de chevalerie. Apres les queftions & 
 les reponfes ordinaires , & apres le ferment accou* 
 
 F iv
 
 #S HIST. D u CHEVALIER 
 
 
 
 tume de remplir les engagemens de cet ordre , deux 
 des plus grands feigneurs prirent notre chevalier 
 {bus les bras , 6k le conduirirent aux pieds du roi, 
 qui lui mit Tepee fur la tete , en difant : Dieu ck 
 IBonfeigneur faint Georges te faflent bon cheva- 
 lier ; apres quoi il le baifa a la bouche. En mcme 
 ferns fept demoifelles , vetues de blanc , repre.- 
 feniant les fept alegreffes de la vierge Marie , 
 yinrent lui ceindre Tepee. Enfuite quatre chevaliers, 
 qui repreferrfoient les quatre evangeliftes, lui chau 
 serent i'eperon. Alors la reine s'avanqa, & leprenant 
 par un bras tandis qu'une duchefie le tenoit par 
 1'autre , elle le conduifit fur une belie eftrade , ou elle 
 Je fij affeoir fur un tr6ne. Le roi & la reine fe 
 plaeerent a fes cotes, ck tous les chevaliers & 
 les, demoifelles fe rangcreht au bas de 1'eftrade. 
 Enfin on fervit une fuperbe collation , apres quoi 
 chacun fe rerira. On obferva les jnemes ceremonies 
 pour tons les autres chevaliers. 
 
 La promotion de Tiran fut fuivie de deux vic<- 
 foir.es , qu'il remporta fucceffivement contre deux 
 ^les chevaliers tenans. Le premier combat etoit a 
 fheval ck a la lance; le fecond fut un combat a 
 pied & a outrance^ avec la hache, 1'epee & le 
 poignard. Dans Tun & 1'autre, Tiran fit egalement 
 adnprer fpn adrefle & fon courage , & laiifa fes, 
 adyerfaires morts fur la place. 
 
 apres, le rpi 6c la reine 4anfan|
 
 TIRANLE BLANC. 8<? 
 
 dans la prairie , Tiran jetta les yeux fur une pa- 
 rente de la reine, nominee la belle Agnes, fille 
 du due de Berri. Sa beaute le cedoit a-peine a cells 
 de la reine ; mais elle Tegaloit en graces , en gentil 
 parler, ck en politeflfe. Elle etoit affable 6k pre- 
 venante , n'ayant rien de ces fa^ons altieres , ft 
 communes aux belles perfonnes. Cette belle por- 
 toit ce jour-la au cou un noeud de diamans. Aprs 
 les danfes, Tiran s'approcha d'elle, ck lui faifant 
 une profonde reverence : La vertu , lui dit-il , la 
 haute naiflance , la beaute , les graces ck le favoir 
 qui font en vous , belle Agnes , me font defirer de 
 vous fervir. Si vous me donniez ce noeud que je 
 vois fur votre fein , je le porterois toute ma vie ; 
 ck je fais ferment, par Tordre de chevalerie que 
 j'ai re^u , de combattre en votre honneur un che-^ 
 valier a toute outrance , foit a pied , foit a cheval , 
 arme ou defarme. Sainte Marie ! s'ecria la belle 
 Agnes; comment! pour une chofe auffi mediocre j 
 vous voulez vous expofer , & vous battre en champ 
 clos ? Mais afin de ne point efluyer les reproches 
 des dames, des deinoifelles , & des bons chevaliers, 
 & pour que vous ne perdiez point le fruit du me*- 
 rite de la chevalerie , je confens qu'en prefence de 
 toutle monde vous preniez vous-meme ce joyau que 
 vous defirez. Tiran fut charme de la reponfe de 
 la belle Agnes ; ck ayant detache le bijou, ce qu'il 
 ne pouvoit faire fans lui toucher la gorge, il le
 
 $o HIST. DU CHEVALIER 
 
 porta a fa bouche. Enfuite fe mettant aux gcnoux 
 de celle qui venoit de lui accorder une faveur fi 
 finguliere : Je ne puis afTez vous remercier , ma- 
 dame , lui dit-il , du prefent que vous venez de 
 me faire; je I'eft'.me plus que je ne ferois le royaume 
 de France ; &: je promets a Dieu de le conferver 
 jufqu'a la mort. En meme temps il 1'attacha a la 
 barrette qu'il portoit ce jour-la. 
 
 Cette aventure lui occafionna un demele avec 
 un chevalier Francois qui etoit alors a la cour. II 
 fe nommoit le feigneur de Villermes. Sa valeur & 
 fon experience aux armes etoient connues. Le len- 
 demain , pendant que le roi entendoit la meffe, 
 il vint trouver Tiran , & lui dit : Chevalier, com- 
 ment avez-vous eu 1'audace de porter des mains 
 profanes fur un corps facre comme celui de la belle 
 Agnes? Jamais chevalier a-t-il fait une demande 
 pareille a la votre ? II faut que de gre on de force 
 vous me donniez ce precieux bijou ; je le merite 
 mieux que vous : des mon enfance , j'ai aime , 
 fervi & refpecle cette rare beaute ; c'eft un prix qui 
 eft du a mes longs fervices. Remettez-le a celui qui 
 en eft le plus digne ; ne me forcez point a vous 
 1'arracher aVec la vie. Je ferois regarde comme le 
 plus infame & le plus lache des chevaliers , repon- 
 dit Tiran, fi j 'abandonnois ce joyau qui m'a etc 
 accorde , que j'ai detache moi-meme , & que j'ai jure 
 de conferver. Mais , chevalier , vos difcours font
 
 TIRAN LE BLANC. $r 
 
 trop fiers , je vois qu'il qu'il faut que je rabaiife 
 votre orgueil. Le chevalier fran^ois voulut alors 
 fe faifir du joyau ; Tiran mit fur le champ 1'epee a 
 la main , & tous ceux qui fe trouverent prefens en 
 firent de m6ne. Chacun prit parti; de forte qu'il 
 y cut une douzaine de chevaliers on de gentils- 
 hommes tues , avant qu'il fut poffible de les fe- 
 parer. Je puis en dire des nouvelles certaines , 
 ajouta Diofebo , puifqu'en cette occafion je fus 
 blefTe de quatre coups d'epee. Cependant la reine 
 accourut au bruit des combattans, Sa presence 
 arreca d'abord les plus aniines : on fe fepara , & 
 chacun fe retira a fon logement. 
 
 Cette afEiire ne laiflfa pourtant pas d'avoir des 
 fuites. Quelques jours apres, le chevalier franqois 
 ecrivit a Tiran , & lui fit tenir fa lettre par un 
 page. Elie etoit con^ue en ces termes. 
 
 w A toi , Tiran le blanc , qui viens de caufer 
 
 w la perte de tant de guerriers. Si tu ne crains 
 
 point d'expofer ta vie , je te laiffe le choix des 
 
 annes ; armd,defanne , a pied , a cheval , nud ou 
 
 habilie ; tout m'eft egal, pourvu que je me batte 
 
 avec toi jufqu'a la mort. Ecrit de ma propremain, 
 
 & fcelle de mon cachet. DE VILLERMES. 
 
 Tiran lut la lettre, & fit entrer le page dans 
 line ghambre , ou il lui donna dix mille ecus d'or
 
 $i HIST. DU CHEVALIER 
 
 aprs avoir tire parole de lui , qu'il ne parleroit 
 a perfonne de ce qui s'etoit pafTe. Enfuite il fortit 
 feul , & fut chercher un roi d'armes , qu'il con- 
 duifit a trois milles du lieu ou les fetes fe don- 
 noient. La v fe trouvant tete-a-tete avec lui : Roi 
 d'armes , lui dit-il , je te conjure , par la foi dont 
 tu fais profeflion , & par le ferment que tu as prete 
 a ton roi le jour qu'il ta revetu de ta charge, de 
 me garder le fecret fur ce que je vais te confier , 
 ck de me dire franchement & loyalement quelle 
 conduite je dois tenir, Le roi d'armes, qui fe nom* 
 moit Jerufalem, jura par tout ce qu'il y a de plus 
 facre , d'etre fecret ; apres quoi Tiran lui montrant 
 la lettre qu'il avoit rec^ue : Jerufalem , mon ami , 
 lui dit-il, je tiendrai certainement a honneur de 
 fatisfaire la volonte du brave chevalier de Villermes ; 
 mais je n'ai pas encore vingt ans , & je ne fais pas 
 trop les regies de la chevalerie , c'eft a toi de m'en 
 inftruire. Je crains de deplaire au roi , & de violer 
 des loix que je voudrois fuivre fi 1'honneur me 
 le permettoit. Le roi d'armes lui repondit qu'ii 
 pouvoit ^tre tranquille , & que le chevalier etant 
 1'agrefTeur , c'etoit lui qui violoit les loix , & qui 
 le mettoit, par fon defi, dans la neceffite de les 
 enfreindre. Le fcrupule de Tiran etant diffipe par 
 cette reponfe , il demanda a Jerufalem qui feroit le 
 juge de ce combat. Le heraut lui repondit qu'il ne 
 pouvoit plus lui fervir de juge , ^>arce qu'il lui
 
 Ti R AN LE BLANC; 95 
 
 avoit fervi de confeil ; mais il ajouta qu'il ne pou- 
 voit mieux faire que de prendre le roi d'armes Cla- 
 ros de Clarence. Je le connois pour tres-inftruit , dit 
 Tiran ; je le prendrai , fi le feigneur de Villermes 
 le trouve bon. En meme terns il delivra au roi 
 d'armes fon blanc-feing cachete de fes armes, avec 
 pouvoir de convemr avec fon ennemi de toutes 
 les conditions du combat. Et parce qu'il etoit 1'a- 
 greffeur , il fut refolu qu'on lui laifTeroit le choix 
 des armes. 
 
 Jerufalem confentit ^ tout, & fe chargea de la 
 carte-blanche. En le quittant, Tiran lui fit prefent 
 d'une robe de brocard doublee d'hermine , qu'il 
 accepta. De-la il alia chercher le chevalier de Vil- 
 lermes, & le tirant a Tecart: Seigneur, lui dit-il, 
 je voudrois fort, a caufe de mon miniftere, vous 
 accorder , 6k faire la paix entre vous & Tiran le 
 Blanc ; mais ii vous perfiftez dans votre refolution , 
 voici votre lettre &: fa reponfe ; c'eft un blanc-feing 
 figne de fa main & fcclle de fes armes. Vous etes 
 1'agrefleur, decidez de tout; & fi vous le pouvez, 
 prenez cette nuit pour le combat. 
 
 Le feigneur de Villermes fut char me du precede 
 de Tiran. II dit au roi d'armes qu'il acceptoit vo- 
 lor.tiers le pouvoir qu'il lui donnoit de la part 
 de fon ennemi. Et void, ajouta-t-il, quelles font 
 mes intentions. Nous nous battrons a pied , avec 
 une fimple chemife de toile de France, un bou-
 
 94 HlST. DU CHEVALlEIt 
 
 clier de papier , & une guirlancle de fleurs fur la 
 tete. Nos armes offenfives feront deux couteaux da 
 Genes , longs de deux palmes , pointus ck tranchans 
 des deux cot^s, avec lefquels nous nous battrons 
 a outrance. Allons done , lui dit Jefufalem , chercher 
 avant la nuit tout ce qui eft necefTaire pour le com- 
 bat. Sur le champ il firent I'acquifition de deux cou- 
 teaux tels qu'ils le fouhaitoienf. Us choifirent de 
 la toile de France , dont il commanderent deux 
 chemifes un pen lorigues , mais dont les manches 
 ne venoient que jufqu'au coude, pour ne point les 
 embarraffer. Enfuite ils prirent une feuille de papier 
 qu'ils feparent en deux , & qu'ils accommoderent en 
 forme de boucliers. Apres cette ceremonie , Jeru- 
 falem propofa a Villermes de prendre pour juge 
 de leur combat le roi d'armes Claros de Clarence^ 
 II eft fort entendu , ajouta-t-il , & lui-meme tres^ 
 adroit aux armes. Pourvu que la chofe foit egale 
 & fecrette , tout m'eft bon , repliqua le chevalier ; 
 arrangez-vous avec Tiran. Je vais vous attendre 
 a 1'herrnitage de la Madeleine , afiii que fi par ha- 
 fard quelqu'un me rencontroit, on s'imaginat que 
 j'y fuis pour faire mes prieres. 
 
 Le roi d'armes fe rendk d'abord chez Claros^ 
 qui confentit a etre le juge de ce combat , pourvU 
 qu'il ne fe fit point denuit, parce qu'alors il n'eft 
 pas poffible de juger avec connoiffance de caufe. 
 II accepta feuleraent la propofition pour le lende-
 
 TiRAN LfcBLAWC. 95 
 
 main matin , pendant que le roi entendroit la mefle, 
 temps auquel les chevaliers etoient occupes a lui 
 faire leur cour, ou emprefles aupres des dames. 
 Jerufalem rendit compte a Tiran & au feigneur 
 de Villermes de ' cette refolution ; & de part & 
 d'autre on attendit le lendemain avec une egale 
 impatience. 
 
 Des le grand matin, les rois d'armes vinrentf 
 prendre les deux chevaliers , & les conduifirent 
 clans un bois , ou ils choifirent une place conve- 
 nable pour leur combat. Alors Jerufalem pofa fur 
 Therbe les armes dont ils etoient convenus; & 
 Claros de Clarence prenant la parole : Vaillans che- 
 valiers , leur dit-il , voici le lieu de votre mort & 
 de votre fepulture. Vous etes ici fans efperance de 
 fecours, & vous touchez a votre derniere heure. 
 Prenez confiance en Dieu & en votre courage. 
 Mais declarez d'abord fi vous m'acceptez pour juge , 
 & jurez-moi par Tordre de che valeric, de ceffer 
 le combat des que je vous 1'ordonnerai. Ils le ju- 
 rerent ; & Villermes dit a Tiran : Prenez les armes. 
 Non , repondit-il , vous tes 1'agreffeur , c'eft a vous 
 de choifir. Apres cette leg^re conteftation , que 
 Claros termina en les faifant tirer au fort, ils quit- 
 terent leurs habits, & prirent leurs chemifes qu'on 
 avoit apportees. Le juge leur partagea enfuite le 
 champ, leur defendant de commencer le combat 
 qu'il ne leur en donnat Tordre. Apres quoi^les
 
 6 HlfrTY DU CHEVALlfilt 
 
 deux rois d'armes couperent des branches d'arbresy 
 dont Us formerent une efpece d'echafaud pour affeoii 1 
 le juge. 
 
 Cependant Claros faifoit tous fes effors pout 1 
 accorder les deux chevaliers. Tiran fembloit fe prater; 
 mais le feigneur de Villermes .ne vouloit entendre 
 a aucun accommodement , fi premierement foil 
 adverfaire ne lui remettoit le bijou que la belle 
 Agnes lui avoit donne , & s'il ne lui rendoit les 
 armes. Le juge voyant done cju'il n 'etoit pas pof- 
 fible de faire la paix entre eux , alia s'afTeoir fur 
 fon echafaud de branches d'arbres , cria a haute 
 voix : Aliens $ chevaliers , gouvernez-vous en bons 
 & braves Combattans , tels que vous eres. 
 . , Alors il coururerit 1'un centre 1'autre avec une 
 fureur egale ; te:chevalier fVanqois;portant le cou* 
 teau auiii haut que fa tfe, & Tirari , droit de* 
 yant.fa poitrine. Villermes porta d T abord un coup 
 a fon adverfaire ; mais celui-ci le rabattit , & d'un 
 revers lui emporta 1'oreille, qui tofnba fur foil 
 epaule. La bleiTure etoit fi grande, qu'onlui voyoit 
 prefque la cervelle. Tiran requt enfuite fur la cuifTe 
 lin coup fi terrible , que 1'os en etoit decouvert ; 
 mais il ne 1'empecha pas d'en doimer un a fon 
 ennemi fur le>hr,as gauche. Enfin notre chevalier 
 fe fentant affo.iblif. par la quantite de fang qu'il 
 perdoit, ferra de pres fon adverfaire , & lui porta 
 a la mammelle gauche uri coup de pointe , dont 
 
 il
 
 TIRAN LE BLANC'. 37 
 
 ...i per^a le cceur; Pautre lui donna en merrte 
 temps un fi grand coup fur la t$te , qu'il en fat 
 ebloui ck renverie; II eft certain que fans le coup 
 qu'il avoit porte au Francois , Tiran cut infailli- 
 bkment perdu la vie; car il demeurat evanoui 6k 
 baigne dans fon fang. Mais Villermes n'eut pas'le 
 temps de redoubler , 6k tomba mort< 
 
 Le juge voyant les deux chevaliers par terre 
 ck fans mouvement , defcendit de 1'echafaud , fuivi 
 de Jerufalem. Us approcherent d'eux , & les trou* 
 verent fans connoiiTance t ils firent done deux croix, 
 qu'ils poserent fur leurs corps ; mais s'appercevant 
 que Tiran refpiroit encore, Claros ordonna a Je- 
 rufalem de demeurer a la garde des corps, pendant 
 qu'il iroit rendre compte au roi & aux juges du 
 camp de ce qui s'etoit palfe. Le roi d'armes ren- 
 contra ce prince revenant d'entendre la merle; & 
 1'abordant d'un air emprefTe; Seigneur, lui dit-il, il 
 y a deux chevaliers qui fe font battus a trois mille 
 d'ici , ck qui expirent fur le champ de bataille 
 Eh! qui font-ils ? reprit vivement le roi. Claros 
 les lui nomma , raffurant que Tun d'eux etoit 
 certainement mort , 6k que 1'autre donnoit peu 
 d'efperance* 
 
 Cette nouvelle fit monter a cheval tous les parens 
 
 ck les amifde ces chevaliers. Nous arrivames des 
 
 premiers; nous trouvames Tiran fi defigur^ , <ju'a ; 
 
 peine pouvoit-on le reconnoitre, 11' avoit cependant 
 
 Tome I t G
 
 98 HIST. DU CHEVALIER 
 
 encore les yeux ouverts. Les amis de Villermes 
 le voyant expire, voulurent fe jetter fur notre 
 chevalier , pour lui enlever le peu de vie qui lui 
 reftoit , mai$ nous nous mimes en devoir de le 
 defendre ; & le pla^ant au milieu de nous , nous 
 fimes face de tous cotes. Nous etions dans cette 
 fituation, lorfque le connetable, arme de blanc , 
 parut a la tete de beaucoup de troupes , qu'il pofta 
 en differens endrbits. Le roi fuivit de pres , accom- 
 pagne des juges du Camp. Lorfqu'ils apperqurent 
 1'etat ou etoient les deux chevaliers , ils defendirent 
 qu'on les enlevat, jufqu'a ce qu'ils euffent tenu 
 confeil ; ce qu'il firent. 
 
 Cependant la reine arriva, fuivie de tous les 
 etats. Les dames & les demoifelles ne purent voir 
 ces braves chevaliers fans verfer des torrens de 
 larmes. Mais on ne peut exprimer la douleur de 
 la belle Agnes , qui fe tournant vers la reine : 
 Voyez, madame , lui dit-elle a haute voix, voyez 
 quel fpedacle affligeant, &: quelles preuves des 
 fentiinens les plus genereux ! Enfuite s'adreffant aux 
 parens & aux amis de Tiran , elle leur reprocha le 
 peu d'interet qu'ils prenoient a fa vie. II va mourir, 
 continua-t-elle , & vous lui laifTez perdre tout fon 
 fang. Que voulez-vous que nous faffions, madame ? 
 lui repondit un de nous ; le roi a defendu , fous 
 peine de la vie, de Tenlever fans fa permiffion. Ah 
 malheurs ! s'ecria la belle Agnes ; comment fe
 
 TIRANLE BLANC. 99 
 
 peut-il que le roi ait donne un ordre auffi fevere ? 
 Cependant s'etant apper^ue que le chevalier s'affoi- 
 bliflbit , & que fes bleffures fe refroidiffoient : 
 Qu'on en dife tout ce qu'on voudra, s'ecria-t-elle ; 
 je ne le fais qu'a une fainte intention. A ces mots 
 elle detacha fa robe de velours blanc , doublee de 
 martre zibeline , & la fit mettre fous Tiran. Elle 
 pria aufli plufieurs Demoifelles de lui donner leurs 
 robes pour le couvrin 
 
 Enfin le roi , parfaitement inftruit , fbrtit du 
 confeil , & appellant les archeveques & les eveques , 
 il leur ordonna une proceffion folemnelle de tout 
 le clerge , pour rendre au chevalier mort les hon-, 
 rieurs qui lui etoient dus. Les parens de Tiran 
 firent venir en meme terns des chirurgiens , une 
 tente , un lit , en un mot , tout ce qui lui etoit 
 neceffaire. On vifita fes bleflures, & d'onze qu'il 
 avoit revues , on trouva qu'il y en avoit quatre qui 
 pouvoient etre mortelles. On en compta cinq fur 
 le corps de 1'autre chevalier, qui toutes avoient 
 caufe fa mort. On mit enfuite le premier appareil ; 
 ck tout le clerge etant en ordre , le roi & les juges 
 ordonnerent que le mort feroit couvert d'un drap 
 d'or magnifique , prepare pour les chevaliers qui 
 feroient tues dans les f&es. Tiran fuivit le corps , 
 porte fur un grand bouclier. II fut encore regie, 
 qu'a caufe de fon extreme foiblefle , fa main fe- 
 roit appuyee fur un baton , auquel feroit attach^ 
 
 Gij
 
 ioo HIST. DU CHEVALIER 
 
 le couteau avec lequel il avoit tue fon adverfaire, 
 
 Les croix marchoient les premieres. Le corps les 
 
 fuivoit , accompagne de tons les chevaliers a pied< 
 
 Le roi , la reine , tous les feigneurs , les dames 
 
 ck les demoifelles venoient enfuite , ck precedoient 
 
 Tiran. Le connetable fermoit la marche , a la tete 
 
 de trois mille homines d'armes. On arriva en cet 
 
 ordre a 1'eglife de faint Georges , ou Ton celebra , 
 
 en grande pompe , une merle de requk/n , apres 
 
 laquelle tout le clerge chanta une belle litanie fur 
 
 la fofle du derunt. Le roi , la reine, & toute leur 
 
 cour, conduifirent enfuite Tiran a fon logement. On 
 
 lui donna trente demoifelles pour le fervir ; & juf- 
 
 qu'a ce qu'il fut entierement retabli , le roi vint tous 
 
 les jours lui rendre vifite. Mais , pour le dire en 
 
 paffant , il cut cette attention pour tous les blefles. 
 
 Diofebo continua fon difcours, & voyant que 
 
 Thermite en etoit touche , il lui raconta encore un 
 
 combat fingulier que Tiran avoit eu centre un 
 
 dogue furieux , de ceux que le prince de Galles , 
 
 qui avoit beaucoup de paffion pour la chafle , avoit 
 
 amenes a ces f^tes. Cet animal , gui avoit rompu 
 
 fa chaine , caufoit beaucoup de defordre. Tiran 
 
 1'attaqua fans fe fervir d'aucunes armes. Le combat 
 
 dura entre eux plus d'une demi-heure. Le chien 
 
 etoit beaucoup plus grand que le chevalier. Us fe 
 
 colleterent. Trois fois le dogue renverfa Tiran , ck 
 
 trois fois Tiran terrarTa fon ennemi. Enfin , prenant
 
 TIRAN LE BLANC. 101 
 
 le chien par le cou, & le ferrant de toutes fes' 
 forces, il 1'etourFa. Mais, ajouta Diofebo, ce qu'il 
 me refte a vous apprendre de Tiran , a quelque 
 chofe encore de plus merveilleux. 
 
 Quelques jours apres ce combat, lorfque Tiran 
 fut retabli de quelques bleiTures qu'il avoit revues , 
 il arriva a la cour une aventure fi finguliere, qu'elle 
 parut d'abord tenir de 1'enchantement. Un jour , 
 1'aurore commenqoit a - peine a paroitre , lorfqu'a 
 deux portees d'arc du logement du roi on apper^ut 
 plufieurs pavilions qu'on avoit dreffes dans cet en- 
 droit pendant la nuit, ck qui fe faifoient remarquer 
 de loin par leurs'pommes dorees. Auffi-tot on vint 
 avertir les juges du camp de cette nouveaute. Us 
 fe tranfportetent chez le roi , & fuivant leur avis , 
 ce prince envoya un roi d'armes pour eclaircir 
 cette aventure. 
 
 Jerufalem fut charge de cette commiffion. II 
 prit fa cotte-d'armes , & s'etant rendu feul a ces 
 tentes , lorfqu'il en fut proche, il vit fortir d'un 
 des pavilions un vieux chevalier avec une longue 
 barbe d'une blancheur eblouiffante , appuye fur un" 
 gros baton , vctu oe velours noir avec une dou- 
 blure de martre, comme on eft a la cour. II tenoit 
 a la main une couronne de calcedoine , & la chaine 
 d'or qu'il portoit au cou etoit des plus grofles. 
 
 Le roi d'armes le traita en chevalier , & le falua 
 en ptant fa barrette. Le veillard, fans lui dire un 
 
 G iij
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 feul mot , lui rendit fon falut d'une fa^on polie ; 
 & Jerufalem prenant la parole : Seigneur, lui dit-il, 
 le roi mon maitre , & les juges du camp , curieux 
 de favoir qui vous &es , m'ont envoy e vers vous 
 pour m'en informer. Je vous ferai oblige de m'inA 
 truire de fa^on que je puiiTe les fatisfaire. Au refte , 
 fi vous avez hefoin de mon miniftere , continua- 
 t-il , je fuis pre^t a vous obeir. Le vieux chevalier ., 
 gardant toujours le filence, le remercia par unfigne 
 de t^te ; ck le prenant par la main , il le conduifit 
 fous une tente, qui renfermoit quatre beaux chevaux 
 ficiliens , de la plus grande taille , avec leurs felles 
 garnies d'acier , & leurs brides toutes dorees. 
 
 De-la , il le fit entrer dans une autre tente ornee 
 de quatre lits -de - camp , fuperbes & fort fingu- 
 liers. Chaque lit avoit fa couverture & fes mate- 
 lats. Leurs pavilions etoient de brocard vert , dour 
 ble de fatin cramoifi , brode d'or battu , avec un 
 nombre infini de pendeloques, qui s'agitoient au 
 moindre fouffle de vent. Us etoient tous quatre al> 
 folument femblables. Aupied de chacun etoit une 
 demoifelle , richement v^tue , d ? une beaute admi- 
 rable ; elles en faifoient la plus belle parure. Dans 
 cette tente etoient attaches , vis-a-vis de la porte , 
 quatre ecus parfaitement bien peints. 
 
 Le vieillard & le roi d'armes pafserent enfuite 
 dans une troifieme, a Tentree de laquelle ils rent 
 cpntrerent quaere grands lions , qui fe levcrent fur
 
 TIRAN LE BLANC. 103 
 
 leurs pieds a la vue de Jerufalem , & qui lui firent 
 tres-grande peur. Mais un jeune enfant leur donna 
 a chacun un petit coup de baguette , 6k fur.le champ 
 ils fe coucherent a terre. Le roi d'armes apperqut 
 dans cette tente quatre armures des plus brillantes , 
 & un pareil nombre de belles epees bien dorees. 
 Uh rideau de velours vert partageoit cette tente, 
 a-peu-pres par la moitie. Un autre enfant, de meme 
 age que le gouverneur des lions , tira ce rideau , 
 ck laiffa voir quatre chevaliers aflis. Ils avoient le 
 vifage couvert d'un grand voile de foie tres-clair , 
 qui , fans les empecher de voir , mettoit dans 1'im- 
 pofllbilite des les reconnoitre. Leurs eperons etoient 
 chaufTes , & ils tenoient leurs epees nues , la pointe 
 en bas , & le pommeau fur leur eftomac. 
 
 Apres que le roi d'armes les cut confideres pen- 
 dant quelque temps , le vieux chevalier le fit fortir 
 de cette tente pour entrer dans une autre. J'oubliois 
 de vous dire , que toutes ces tentes etoient dou- 
 blees de tafFetas , & brodees comme les lits. Jeru- 
 falem trouva dans cette derniere un grand buffet , 
 orne de beaucoup de vaiflelle d'or & d'argent, & 
 plufieurs tables drelfees , ou tous ceuX qui entroient 
 etoient abfolument obliges de boire & de manger. 
 Si on faifoit quelque difficulte , il arrivoit un lion 
 qui fe mettoit a la porte, ck qui ne laiffbit point 
 fortir, qu'on n'eut pris quelques rafraichifTemens. 
 On fit beaucoup d'honnetetes au roi d'armes dans 
 
 G iv
 
 104 HIST. DU CHEVALIER 
 
 cette tente , & 1'orfqu'il voulut fe retirer , le vieujf 
 chevalier prit de defTus le buffet un plat d'argent 
 qui pefoit trente-cinq marcs , & lui en fit prefent. 
 Jerufalem vint auffi-t6t rendre compte au roi de 
 fout ce qu'il avoit vu , I'afTurant que depuis qu'il 
 etoit au raonde il n'avoit jamais eu tant de peur. 
 
 Apres le diner on eut avis que les quatre che-> 
 valiers arrivoient. Aufli-tot le roi & la reine allerent 
 s'afleoir a la porte du chateau pour les recevoir, 
 Toute la ceur occupoit les deux cotes de la prairie, 
 flont elle laifToit le milieu libre. Un moment apres 
 parurent quatre jeunes enfans , portant des pour-? 
 points d'etoffe d'argent, avec des cafaques fans man- 
 ehes , tailladees a decou.pees & ornees d'une riche 
 broderie ; leurs chaufles etoient couvertes de tres* 
 belles perles. 11s menoient chacun un lion, atta-^ 
 che a une chame-d'or qui leur paflbit au eou. Les 
 quatre chevaliers marchoient enfuite , montes fur 
 des haquenees blanches, Leurs habillemens fuperbes , 
 & les equipages de leurs chevaux etoient uniformes. 
 Toutes leurs actions indiquoient qu'ils etoient.grands 
 feigneurs. Us mirent pied a terre a quelques pas 
 du roi , & le, faluerent par une fimple inclination 
 .de tete , en pliant pourtant un peu les genoux. Le 
 roi ck la reine leur rendirent le falut. 
 
 Les^ chevaliers , fans faire aucun mouveinent , 
 ni prononcer une feule parole, s'arreterent d'abord 
 4 cQnfi^ere;' |a magnificence de cette cour. Un
 
 TIRANLE BLANC. 105 
 
 mftant apre\s , un des enfans s'approchant d'eux 
 avee Ton lion , 1'un des chevaliers lui-mit un pa- 
 pier dans la gueule, lui parla a Toreille pendant 
 quelque terns, & le detacha. Alors le lion vint 
 droit au roi , Tans fe meprendre ck fans hefiter. .La 
 reine voyant ipprocher Panimal , eut fi grande 
 peur , qu'elle fut fur le point de prendre la flute 
 auffi bien que fes demdifelles ; mais le roi la retint 
 par la robe, ck lui dit de s'afleoir, en lui reprefen- 
 tant , pour la raffurer , qu'il n'etoit pas naturel 
 d'imaginer que des etrangers vinffent a fa cour dans 
 1'intention de 1'ofFenfer. La reine obeit avec quelque 
 repugnance. Et le lion s'approchant de la fac^on 
 clu monde la plus familiere , prefenta au roi le 
 papier qu'il tenoit dans fa gueule. Ce prince le prit , 
 fans faire paroitre la moindre alteration. Alors 
 Fanimal fe concha a fes pieds , & y refta le plus 
 tranquillement du monde , tandis que fe roi fit la 
 iedure de cet ecrit. Voici quel en etoit le contenu. 
 
 Tous ceux qui verront ces prefentes lettres 
 
 fauront que les quatre freres d'armes , en prefence 
 
 du fenat de Rome , & des cardinaux de Fife , 
 
 de Terra-Nuova , de Saint Pierre de Luxembourg, 
 
 du patriarche de Jerufalem , de Meffire Alberto 
 
 CampobafTo , & meffire .Louis Colonne, &c. 
 
 m'ont ordonne , a moi , notaire imperial , de 
 
 dreffer un acle public , pour certifier que ces
 
 106 HIST. DU CHEVALIER 
 
 quatre chevaliers prouvent leurs quatre quartiers 
 
 de pere & de mere , d'oncle & de tante , &c 
 
 que perfonne ne peut leur difputer 1'anciennete 
 
 de leur noblefle. En foi de quoi , moi , notaire 
 
 public , j'ai figne AMBROSINO DE MANTOUA. 
 
 L'an mil, ckc. 
 
 La lefrure de ce papier fit voir au roi que ces 
 chevaliers ne vouloient point etre connus. Ainfi 
 il ordonna a un de fes fecretaires d'ecrire qu'ils 
 etoient les bien-venus dans Ton royaume & dans 
 fa cour , & qu'il les affuroit qu'ils y feroient les 
 maitres. Le roi mit cette reponfe dans la gueule du 
 lion , qui retourna promptement a fes maitres. Les 
 inconnus lurent la reponfe du roi, oterent leurs 
 chapeaux , & firent une profonde reverence , pour 
 remercier le prince des offres qu'il leur faifoit. En- 
 fuite un enfant s'approcha avec fon lion, & un 
 des quatre inconnus fit la meine ceremonie que 
 le premier ; & 1'animal s'etant de m^me approche 
 du roi , ce prince trouva encore dans fa gueule un 
 papier qui contenoit ce qui fuit. 
 
 Ayant appris a Rome que le tres-haut & tres- 
 puiffant roi d'Angleterre accordoit toute surete a 
 ceux qui fe rendroient dans fon heureufe cour ; 
 nous , les quatre fr^res d'armes, fommes venus 
 pour y combattre a outrance. C'eft pourquoi
 
 TIRAN LE BLA NC. 107 
 
 nous fupplions vptre alteffe de nous permettre 
 }> le combat. 
 
 Le roi re'pondit de la meme maniere , qu'ils 
 &oient les maitres de choifir le lieu, 1'heure & le 
 jour qu'ils fouhaiteroient , quand ils auroient pris 
 le terns neceflaire pour fe repofer; les priant cepen- 
 dant de venir chez lui, ou il feroit charme de leur 
 faire tout 1'honneur qu'ils meritoient. 
 
 Les chevaliers augmenterent , a cette reponfe , 
 les fignes de leur muette reconnoifTance. En meme 
 terns le troifieme inconnu detachafon lion. Son ecrit 
 portoit que s'il fe trouvoit quelques chevaliers qui 
 youluflent les combattre k outrance, ils pouvoient 
 venir a leur logement , ou ils trouveroient pour 
 devife une hune de vaiflfeau, portee fur un arbre 
 qui n'a ni feuilles , ni fruits, ni fleurs, & que Ton 
 appelle fycomore ; & autour de cette hune quatre. 
 ecus peints en or & en flammes , dont chacun a 
 fon nom. L'un s'appelle valeur, 1'autre amour , le 
 troifieme honmur , le quatrieme intripidhe. 
 
 Le chevalier, difoit cet ecrit , qui touchera 
 1'ecu qui s'appelle amour , fera oblige de combattre 
 a cheval ; & celui qui le defendra aura une ca- 
 faque de toile & un fimple harnois. Le combat 
 ne finira que par la mort & la vidoire, fans qu'on 
 puifTe le fufpendre , pour raccommoder quelque 
 piece que ce foit du harnois ; & les harnois feront
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 fans aucune fauiTe fabrique, c'eft-a-dire , tels qu*on 
 les porte a la guerre. 
 
 Celui qui touchera 1'ecu de Vhonneur , fe battra 
 fans cafaque , fans bouclier & fans autre arme 
 defenfive que le harnois & 1'ecu. Les lances auront 
 fept palmes de longueur, & feront armees d'uri 
 fer tres-aigu. Si la lance fe rompt les combattans 
 pourront en changer , & courront 1'un centre 1'autre 
 jufqu'a la mort ou la vi&oire. 
 
 Celui qui touchera 1'ecu qui fe nomme vakur , 
 combattra a cheval avec une felle & une garni* 
 ture de bride d'acier , les etriers clelies , les cor- 
 celets de vingt livres , & une feule lance longue 
 de treize palmes, avec un fer a pointe de diamant, 
 la groffeur a la volonte. L'epee aura quatre palmes 
 de longueur ; la dague & la petite hache au choix 
 du chevalier ; &: fur la t&e une falade avec la 
 vifiere. Si la hache tombe de la main , le cheva- 
 lier pourra la ramafler tout autant de fois qu'it 
 lui fera poffible de le faire; mais il ne fera permis 
 a perfonne de la lui donner. 
 
 Enfin le quatrieme lion fe prefenta avec fon 
 papier. Voici ce qu'il contenoit. Le chevalier qui 
 touchera 1'ecu de Vintrepldlte , combattra a pied 
 avec cjuatre fortes d'armes ; la lance , le poignard , 
 Tepee & la hache a deux mains. La lance a fon 
 choix; 1'epee aura le fil,s'iileur convient. Le com- 
 bat ne finira, comme les autres, que par la mort
 
 T i R A N L E BLANC, 109 
 
 ou la vi&oire. Si le vaincu demeuroit fain & fans 
 aucune blefTure , il fera tenu de fe remettre au 
 pouvoir de la dame que nommera le vainqueun 
 La mort etant un danger egal , nous pardonnons 
 de bon coeur a quiccnquenous.la donnera; comrae 
 nous demandons pardon a ceux que nous ferons 
 forces d'outrager. Le roi accorda les demandes des 
 quatre inconnus, mais il ne put s'empecher de dire 
 que leur entreprife etoit perilleufe. 
 
 Apres cette ceremonie , qui fut longue, les etran- 
 gers monterent a cheval, & retournerent a leur 
 logement. Un moment apres , le roi ck la reine les 
 envoyerent inviter par un heraut d'armes , & firent 
 coriduire a leurs tentes trente mulets charges 'de 
 toutes fortes de vivres. Les inconnus furent fen- 
 fibles a ces politefTes ; mais ils ecrivirent au roi , 
 qu'ils avoient fait vceu de ne rien recevoir, ,6k 
 de ne point manger hors de chez eux, qu'apres 
 leur combat ; & renvoyerent les pref^ns. La cour 
 & la ville alloient en foule admirer la magnificence 
 de ces quatre chevaliers inconnus. Leur table etoit 
 toujours fuperbement fervie , ck tous ceux qui fe 
 prefentoient y etoient re^us. Tout ce qu'ils ache- 
 toient, ils Ie payoient en monnoie d'or; & fi le 
 prix etoit moindre , Texcedent etoit pour le mar- 
 chand, ne voulant pas meme toucher de la mon- 
 noie d'argent. 
 
 Le lendemain de leur audience , . ils allerent en-
 
 no HIST. DU CHEVALIER 
 
 tendre la meffe au logement du roi. Us etoienf 
 Y&us ce jour-la de robes de brocard cramoifi, trai-* 
 nantes jufqu'a terre , & doublees d'hermine , le 
 vifage couvert avec des gazes d'une autre couleur , 
 brodees -de groffes perles. Ils etoient coefFes a la 
 turque , portant des colliers d'or mafiif , & tenant 
 a la main des couronnes garnies de groffes calce- 
 doines. Us arriverent en cet equipage , fuivis de 
 leurs quatre lions , qui leur portoient chacun un 
 livre d'heures richement ofne. Le roi les rencontra 
 au fortir de fon appartement , ck voulut les con- 
 duire lui-meme a la chapelle. En allant , ce prince 
 leur fit des excufes de ce que , ne les connoiiTant 
 point, il ne leur rendoit peut-etre pas tout ce qu'il 
 leur devoit ; Forfqn'ils furent arrives , il les fit 
 placer au plus pres de Tautel , & avant tons les 
 autres chevaliers. A toutes ces honnetetes ils ne 
 repondirent que par une profonde inclination de 
 tete, fans jamais proferef un feul mot. Apres la 
 meffe , pendant laquelle ils furent toujours en prie- 
 res , ils reconduifirent le rot &i la reine jufqu'a 
 leur appartement ; mai$ quelques inftances que fit 
 le prince , ils ne voulurent jamais accepter le diner 
 qu'il leur propofa. 
 
 Des que les quatre inconnus eurent prefente leur 
 cartel au roi, Tiran fe rendit fecretement a la ville, 
 & eommanda quatre ecus , fur lefquels il fit peindre 
 les armes de fon pere , celles de fa mere, de fon
 
 TIRAN LE BLANC* m 
 
 grand -pere & de fa grand -mere. Pendant qu'il 
 faifoit ces preparatifs , tous les meilleurs chevaliers 
 vouloient s'eprouver centre ces nouveaux venus , 
 & formoient pour cela leurs quadrilles. Le prince 
 de Galles , les dues de Clarence , d'Atretera & 
 de Bedfort, paroiffoient les plus emprefles. Us 
 firent m&rie des proportions a Tiran , pour 1'en- 
 gager a lier lui-meme la partie. II felgnit d'entrer 
 dans leur projet; mais il avoit en effet des vues 
 fort differentes. 
 
 II apprehendoit fi fort d'etre prevenu, qu'a-peine 
 fe donna-t-il le terns de faire peindre quatre grandes 
 bannieres, qu'on devoit porter devant lui, & de 
 faire faire quatre cottes - d'armes pour deux rois 
 d'armes, un heraut, & un pourfuivant. Auffi-tot 
 que tout fon equipage fut en etat , il aflembla 
 toutes les demoifelles les plus jolies & de la plus 
 grande diftindion , & leur donna fes quatre ecus 
 a porter. II pria aufli plufieurs chevaliers de 1'ac- 
 compagner; & avec ce nombreux cortege, pre- 
 cede des trompettes & de differens inftrumens , 
 il fe rendit aux tentes des quatre errangers , qui 
 frappes du bruit ck de cette nombreufe fuite 3 for- 
 tirent bien en ordre , mais toujours le vifage cou- 
 vert de leurs gazes , pour n'^tre point connus. Us 
 firent un peu abaiffer la hune , afin. que les demoi- 
 felles en puflent aifement approcher. 
 
 La premiere qui fe prefenta fut la belle Agnes;
 
 in HIST. DU CHEVALIER 
 & quoique plus voifine des antres ecus, elle toin. 
 cha par preference celui $ amour ; car dans la 
 crainte de fef meprendre , elle cut grand foin de 
 lire ce qui etoit ecrit. Madame Guyomard , fille 
 du comte de Flandre, fut affligee de ne toucher 
 que 1'ecu de la vakur. Caffandre , fille du due de 
 Provence, ne voulut toucher que celui de Yintre- 
 pldite ; & la belle Sans - Pair , fille du due de Niort 7 
 fut contente de celui de Yhonneur. Les inconnus 
 defcendirent enfuite les quatre demoifelles de cheval , 
 6k chacun prit la fienne fous le bras. Nous les. 
 fuivimes en leur tente , ou les lits etoient dreffes^ 
 Par ma foi, madame, dit un des etrangers a la 
 belle Agnes, dans un ecrit qu'il lui prefenta, fi 
 vous etiez en chemife dans ce lit, ck vos com- 
 pagnes dans les trois autres, pendant toute une 
 longue nuit d'hiver , je pourrois bicn dire qu'il 
 n'y auroit pas quatre plus beaux lits dans le monde. 
 Notre compagnie ne vous eft pas trop neceiTaire , 
 ieigneurs chevaliers , repondit la belle Agnes , je 
 vois quatre belles dames qui vous tiennent affez 
 bonne compagnie toute la nuit, pour qu'il ne vous 
 en faille pas d'autres. Eh! madame, dit le che- 
 valier, le bien empeche-t-il de connoitre le mieux? 
 En fortant des tentes , un des inconnus fit pre- 
 fent a la belle Agnes d'un petit livre d'heures ad- 
 mirable , & richement garni. Un autre donna a 
 madame Guyomard un braiTelet d'or &: d'acier , 
 
 orne
 
 TIRAN L BLANC. 113 
 
 brne d'un grand nombre de diamans , & d'autres 
 pierreries fines. CalTandre rec^it du troifieme un 
 ferpent d'or, qui fe mordoit la queue. II etoit 
 garni de diamans j & les yeux etoient marques par 
 deux gros rubis. Pour la be41e Sans-Pair, qui avoit 
 les cheveux blonds , & de la plus grande longueur , 
 le quatrieme lui offrit un peigne d'or, aufli riche- 
 ment garni que les trois autres bijoux. Us firent 
 anfli prefent de mille nobles d'or a chacun des rois 
 d'armes , des herauts , des pourfuivans , des trom- 
 pettes & des jbueurs d'mllrumens ; apr^-s quoi ils 
 .reconduifirent les quatre derhoifellej .jufques chez 
 la reine, qui leur fit encore beaucoup de politefTes-. 
 Lorfque tout fut pret pour le combat , les che- 
 valiers inconnus ecrivirent fur k porte du ehamp 
 clos , que le chevalier qui avoit touehe 1'ecu & amour 
 cut a fe trouver dans trois joiirs a^ camp. Ce jour 
 arrive' , Tiran s'arma le plus fecretement qu'il lui 
 fut poffible ; ce qu'il obferva dans les trois autres 
 combats fuivans. Nous ft'etions que trois de fes 
 parens , & un ancien domeftique , dans fa confi^ 
 dence ; & ce fut a nous qu'il fit porter fes ban- 
 nieres. II fe mit en marche t fuivi de toutes les 
 demoifelles, & d'un grand nombre de chevaliers ; 
 & arriva au camp j ou 1'inconnu , qui devoit eom- 
 battre centre lui, Tattendoit a la barri^re. Apres 
 les ceremonies accoutumees les deux chevaliers 
 partirent 1'un contre 1'autre au bruit des trompettes $ 
 Tome, L H
 
 ii4 HIST. DU CHEVALIER 
 
 & fournirent plufieurs carrieres avec beaucoup de 
 grace & d'adrefle. Mais enfin la fortune favorifa 
 Tiran , qui rencontra fon ennemi dans 1'epaule 
 gauche 6k lui cafTa le bras. Le malheureux cheva- 
 lier vouloit abfolument qu'on le lui attachat , re- 
 folu de continuer le combat ; mais le fang qu'il per- 
 doit le fit tomber evanoui. On 1'emporta , & il mou- 
 rut de fes blefTures. Le roi lui fit rendre tous les 
 honneurs poflibles. Les trois autres fuivirent le 
 corps de leur frere , fans repandre une feule larme, 
 ni temoigner la moindre douleur. Ils etoient, eux & 
 toute leur fuite , habilles de rouge , en figne d^ 
 vengeance. 
 
 La fortune ne favorifa pourtant pas leurs inten- 
 tentions dans les combats fuivans. Tiran en remporta 
 encore tout Thonneur, & fit de meme mordre la 
 pouffiere aux trois inconnus , qui fe prefenterent 
 fuccefllvement contre lui. Le premier , apres dix 
 courfes affez heureufes , fut perce de part en part 
 a la onzieme. Tiran fit fauter la cervelle au fecond 
 a coups de hache. Le troifieme lui donna plus d'af- 
 faires ; mais enfin il fuccomba , & mourut. Apres 
 cet avantage, Tiran fut re^u avec beaucoup de 
 joie par toutes les demoifelles qui 1'attendoient , 
 & qui le conduifirent a fon logement. La , il fe 
 defarma promptement, fans cependant vouloir jamais 
 6ter fon armure de tte ; comme il le pratiqua dans 
 tous les combats qu'il foutint contre ces inconnus ,
 
 TIRAN LE BLANC. 115 
 
 arm de n'etre point connu lui-meme. II s'habilla 
 enfuite le plus fecretement qu'il lui fut poffible, 
 & vint fe mler parmi les autres chevaliers. 
 
 Cependant, quelques precautions qu'il cut prifes , . 
 on n'ignora pas long'- terns que c'ercit a lui que 
 cette vi&oire etoit due. On apprit de m&ne dans 
 la fuite que Fun des quatre inconnus etoit le roi 
 de Frife , 1'autre le roi d'Apollonie , le troifieme 
 le due de Bourgogne , & le quatrieme le due de 
 Baviere (i). 
 
 La partie avoit ete liee a Rome entre ces quatre 
 princes. Le roi de Frife & celui d'Apollonie etoierrt 
 freres ; ils avoient une egale paffion de vifiter les 
 cours de 1'Europe , ils voulurent commencer par 
 celle de Rome , & profiter de 1'occaiion du jubiie ; 
 mais pour n'etre point reconnus a Rome, ils fe 
 deguiserent. Etant alles vifiter un jour reglife de 
 Saint-Pierre, un gentilhomme du due de Bour- 
 gogne , qui reconnut le roi d'Apollonie , le falua 
 comme on falue les rois. Ce prince le remit auffi , 
 ck lui demanda fi le due Ton feigneur etoit a Rome. 
 Le gentilhomme le lui montra dans une chapelle. 
 Alors les deux princes , charmes de Te voir , coiv- 
 rurent Tun a Tautre, & ne fe quitterent plus pen- 
 
 (i) On auroit peine a trouver le terns decet empereur 
 Philippe de Eavi^re , les romanciers Eipagnols ne fe font 
 jamais affujettis a la chronologic ni a 1'exatHtude hiftorique. 
 
 H ii
 
 u6 HIST. DXJ CHEVALIER ' 
 dant le voyage. Us avoient auffi toujours avec eux 
 Philippe due de Baviere, celui qui avoit temoigne 
 centre fa mere y qu'il avoit fait mounr en prifon. 
 II etoit fils de I'empereur d'Allemagne. On fait 
 qu'on ne peut elire d'einpereur que de la maifon 
 de Baviere ou de celle d'Oftairich (i). 
 
 Un jour Us parlerent a table , du roi d'Angleterre 
 6k des fuperbes fetes dont il avoit voulu que fes 
 noces furTent accompagnees ; de 1'honneur qu'y re- 
 cevoient tous les etrangers ; des hauts faits d'armes 
 que Ton voyoit chaque jour , 6k de 1'afBuence 
 des chevaliers qui fe rendoient a Londres de toutes 
 parts. Le roi de Frife dit , qu'apres les ceremonies 
 de Rome il etoit refolu d'y faire un tour. Ce prince 
 n'etoit age tout au plus que de vingt-fept ans , 6k 
 le roi d'Apollonie n'en avoit pas trente. Le due 
 de Baviere egalement anime du defir de la gloire , 
 afTura qu'il ne les abandonneroit point ; 6k le due 
 de Bourgogne les voyant determines , protefta qu'il 
 quitteroit toutes les affaires qu'il avoit a la cour 
 de Rome , pour les fuivre. Puifque nous penfons 
 tous de rne'me , dit le roi de Frife , promettons- 
 nous de ne point nous quitter pendant le voyage , 
 de nous garder une inviolable fidelite , 6k que 
 
 (i) D'Autrich^ , du nom allemand un pen defigure de 
 ce pays , Ooflen-Riick , royaume oriental. Ooflen. eft la 
 rneme chofe que Ooftelvck, oriental.
 
 TIRAN LE BLANC. 117 
 
 vivant en tout comme freres, nous ferons aufll 
 freres d'armes. La proportion fut acceptee , & ils 
 allerent fur le champ a Saint-Jean cle Latran , ou 
 ils prononcerent leur ferment. Ils pourvurent en- 
 fuite a tout ce qui leur etoit neceffaire pour le 
 voyage , & aborderent en Anlgeterre fans etre con- 
 nus. Comme ils etoient inftruits de tout ce qui fe 
 paflbit a la cour , ils arriverent pendant la nuit , & 
 firent tendre leurs pavilions, comme je 1'ai dit, 
 ^ deux traits d'arbal&e du lieu ou le roi faifoit fon 
 fejour. 
 
 Peu de temps apres , on apprit en Frife avec une 
 douleur extreme 1'accident arrive au roi de ce 
 pays. A cette nouvelle , le chevalier don Kyrie- 
 Eleifon de Mautauban , qu'on croyoit defcendu 
 des anciens ggans, parce qu'il etoit prodigieufement 
 grand , & qu'il joignoit a cette taille beaucoup de 
 force & de courage , jura publiquement de venger 
 la mort du prince. En effet , il ecrivit fur le champ 
 une lettre , dont il chargea une demoifelle , qu'il 
 fit accompagner par un roi d'armes nomine Fleur 
 de Chevalerie* Ils s'embarquerent Tun & 1'autre 
 pour paffer en Angleterre, ou ils arriverent heu- 
 reufement; & ayant obtenu audience du roi: Je 
 fuis venue vers V. M. lui dit la demoifelle d'une 
 voix ferine , pour lui demander juftice d'un faux 
 chevalier qui fe fait nommer Tiran le Blanc, & 
 pour lui foutenir, que par trahifon, & avec des 
 
 H iij
 
 uS HIST. DU CHEVALIER 
 
 armes inegales, il a tue depuis peu deux rois & deux 
 dues. Demoifelle , repondit le roi , comment ce 
 que vous dites per.t-il e'tre vrai, puifqu'il y a prs 
 d'un an que ce chevalier eft a ma cour , & que 
 je n'ai vu ni entendu dire qu'il ait rien fait de 
 femblable a ce que vous lui reprochez? Quelques 
 parens de Tiran voulurent alors prendre la parole ; 
 mais ce prince leur impofa filence , ck fit appeller 
 le chevalier. 
 
 On le trouva dans Ton lit ou le retenoient 
 fes blefiures , dont il n*etoit pas encore parfaite- 
 ment retabli. L'orfqu'il apprit qu'une demoifelle 
 1'accufoit de trahifon en prefence du roi , de la reine 
 & de toute la cour ; Sainte Marie ! s'ecria-t-il , 
 jamais une femblable idee ne m'eft entree dans 
 Tefprit. En mme temps il s'habilla, & prit un 
 manteau brode de perles , parce qu'on lui avoit dit 
 que la ck-moifelle etoit accompagnee d'un roi d'ar- 
 mes. H courut chez le roi , qui 1'attendoit a la 
 porte de fa chapelle; & 1'abordant avec la fierte 
 convenable a un chevalier: Seigneur , lui dit-il ? 
 Bie voici pret a defendre la raifon , 1'honneur & 
 ma reputation. Traitre 6>c mechant chevalier , in- 
 digne de porter Tordre de chavalerie, interrompit 
 la demoifelle qui le recommit a ces paroles, tu 
 as repandu le fang royal , & tes armes fauffes ont 
 fait perir en ce lieu-ci deux dues , &: deux freres , 
 les rois de Frife & d'Apollonie, & ies dues de
 
 TIRAN LE BLANC. 119 
 
 Baviere & de Bourgogne. Rien ne peut excufer 
 ton infamie , ni te faire eviter la punition que tu 
 merites. Demoifelle , lui dit le roi , de quels rois 
 & de quels dues me parlez-vous? je n'ai aucune 
 connnoifTance de leur arrivee , ni de leur combat 
 en ce pays. Alors la demoifelle lui apprit quels 
 etoient ces quatre chevaliers inconnus , m&ant 
 dans Ton recit des nouvelles injures centre Tiran, 
 qui eut peine a fe moderer. II fe contenta de lui 
 repondre que les difcours de celles de fon fexe , 
 qui ne favoient combattre que de la langue, ne 
 pouvoient faire de bleffures a 1'honneur. Enfuite , 
 s'adreffant au roi & aux feigneurs qui etoient 
 prefens : Sij'ai tue ces quatre chevaliers, continua- 
 t-il, je 1'ai fait fans fupercherie, &c avec des armes 
 egales. Le roi & les juges du camp en peuvent 
 rendre temoignage ; je me foumets a leur jugement. 
 Le roi & les juges approuverent fa reponfe, & 
 convinrent tout d'une voix , que Tiran etoit un 
 tres-brave & tres-fage chevalier. 
 
 Alors le roi d'armes, Fleur de Chevalerie, s'ap- 
 procha de Tiran , & lui prefenta la lettre de don 
 Ky rie - Eleifon de Montauban. Roi d'armes, lui 
 dit le chevalier , vous tes oblige , par votre em- 
 ploi , de donner les lettres de bataille , & de 
 porter les paroles aux chevaliers pour les combats 
 neceffaires ou volontaires. J'accepte en prefence 
 du roi , de la reine & de toute la cour celui que 
 
 H iv
 
 no HIST. DU CHEVALIER 
 vous me propofez , foit a outrance ou autr.ement. 
 En meW terns il prit la lettre , qui tut lue a haute 
 vaix. Elle etoit conciie en ces termes. 
 
 A toi , Tiran le Blanc , le plus cruel & le 
 plus faux de tous les chevaliers , qui as repandu 
 le fang royal de Frife ck d'Apollonie avec des armes 
 faufTes, & que les chevaliers d'honneur ne portent 
 jamais. J'ai appris le detail de la mauvaife aclion 
 qae tu as commife , <k quoique tu me fois fort 
 jn.egal , puifque tu es un traitre , je veux bien ce 
 pendant m'abaifler jufqu'a te defier , & entrer en 
 champ clos avec toi. Je te combattrai fuivant 1'ufage 
 de France , te laifTant le choix des armes. Le combat 
 fe fera dans vingt-cinq jours, a compter de celui 
 auquel cette lettre te fer a rendue par le roi d'armes 
 Fleur de Chevalerie. J'attends ta veponfe , qu'il eft 
 charge de me remettre. Si tu me recloutes , & que 
 tu n'acceptes pas le deft, fois certain que je ren- 
 verferai ton ecu , je te pendrai par les pieds comme 
 un trartre , & j'irai annoncer ta perfidie dans toutes 
 les cours. Ecrit, figne & fcelle de ma main & 
 de mon cachet. KYRIE-ELEISON DE MONTAUBAN. 
 
 Sire , dit Tiran au roi , apres la lecture de la 
 lettre, chaque chofe aura fon terns. Ce chevalier 
 m'accufe de trahifon , c'eft a moi a m'en defendre 
 par les armes ; je ferois digne du traitement dont 
 $ me menace, fi j'en etois coupable. Nous con- 
 ip^iffons tous, lui repondit le roi, la fauflete d
 
 TIRAN LE BLANC. 
 
 on ; mais nous ne pouvons nous diA 
 penfer de rendre aux rois que vous avez vaincus 
 les honneurs dus a leur rang. 
 
 Les juges du camp approuverent cette refolution; 
 &c toutes les cours s'afTemble'rent pour 1'executer. 
 Alors Tiran demanda qu'il lui rut permis de marcher 
 tout arme, immediatement apres les corps de ces 
 rois , que Ton alloit transferer dans une fepulture 
 plus honorable. On tint confeil , & Ton convint 
 que fa demande etoit conforme aux regies. II alia 
 done promptement prendre des armes blanches , 
 & marcha a 1'eglife de faint Georges ,' Tepee a la 
 main , efcorte' de fa compagnie ordinaire , de de- 
 moifelles &de chevaliers, & fuivi des trompettes ? 
 des tambourins , & d'un nombre infini d'inftrumens. 
 
 Lorfqu'il entra dans 1'eglife avec tout ce cor- 
 tege , le ,jroi , lareine-&; toutes les cours etoient 
 de ja arrives aupres du "tombeau commun qui ren- 
 fermoit les corps des chevaliers. Us etoient dans des 
 cercueils fepares, 6k embaumes avec (bin. On avoit 
 eu cette attention pour tous les chevaliers morts 
 a ces joiites , afin qu'ils puiTent ^tre tranfportes 
 dans leur pafcrie. Tfran s'etant approche , frappa 
 le tombeau de fon epee, en difant : Sortez , rois 
 qui repofez-ici... . .Alors les gens de juftice en firent 
 1'ouverture , & perte 1 rent les deux cercueils des 
 roisau milieu de 1'eglife, fous deux catafalques con- 
 verts d'etoffes precieufes. Le roi fit elever enfuite
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 un cercueil de bois d'aloes, charge de fculptures , 
 fur lequel on pofa leurs armes , & au-demas celles 
 de Tiran, avec dcs infcriptions en lettres d'or , qui 
 portoient que les deux rois de Frife ck d'Apollonie 
 etoient freres , & qu'ils etoient martyrs d'armes de 
 la main du brave . chevalier Tiran le Blanc. Apres 
 cette ceremonie , il fut reconduit par le meme cor- 
 tege jufqu'a fon logement , ou il fe defarma , 8>c 
 repondit a la lettre de Kyrie-Eleifon. 
 
 Le roi d'armes Fleur de Chevalerie fe rembar- 
 qua done des le lendemain de fon arrivee , avec 
 la demoifelje qui Favoit fuivi. Peu de terns apres 
 ijs arrivcreht en Frife. Kyrie-Eleifon ayant lu la 
 reponfe de Tiran , &'la trouvant telle qu'il la de-- 
 firoit , mit ordre a fon equipage ; & apres avoir 
 embrafle fes parens & fes amis , il partit des le jour 
 fuivant avec un grand cortege. II etoit accompa- 
 gne du meme roi d'armes qu'il avoit envoye a 
 Tiran. II arriva a la cour : d'Angleterre; &: apres 
 avoit fait la reverence au roi 6k la reine , il de- 
 manda lequel des chevaliers etoit fon ennemi. Fleur 
 de Chevalerie le lui montra. Le chevalier etranger 
 s'avanca vers lui ; Tiran en fit de meme , & ils 
 s'embrafserent. Pu'fque notre combat eft refolu , dit 
 Kyrie-Eleifon , nous demandons au roi la permiffion 
 de terminer ce differend des ce "oir ou demain 
 matin. . . . J'y con fens , repartit Tiran . . . ; & le 
 prenant par la main , ils allerent enfemble prefenter
 
 Tin AN LE BLANC. 113 
 
 leur requete au roi , qui leur repondit qu'il ne la 
 trouvoit pas raifonnable , parceque, fi par hafard 
 la fortune ne favonfoit pas Kyrie-Eleifon , on ne' 
 manqueroit pas d'attribuer fon malheur a la fatigue 
 du voyage. Ainfi , continua-t-il , je crois qu'il eft. 
 plus a-propos de remettre la partie a la huitaine. 
 
 Les deux chevaliers parurent egalement affliges 
 de ce retardement. Cependant Kyrie-Eleifon fut 
 accueilli par toute la cour, fur-tout par le prince 
 de Galles , qui ne pouvoit pardonner a Tiran d'avoir 
 tue fon dogue , ck d'avoir combattu les quatre in- 
 connus a fon prejudice. Le lendemain de fon arri- 
 
 vee , le chevalier etranger pria ce prince de le con- 
 duire au tombeau des deux rois. II admira la beaute 
 de ce monument ; mais lorfqu'il apperciit au-deffus 
 de leurs ecus les armoiries de Tiran ; il repandit 
 d. 3 s torrens de larmes , & pouffa des cris affreux 
 fur la rnort de fon fouverain. Sa douleur fut fi 
 forte a cet afpecl: , qu'il courut arracher les ecus 
 de Tiran ; car il etoit fi grand qu'il y touchoit 
 facilement. Enfuite , lorfqu'il fut revenu a lu^par 
 le fecours des feigneurs qui l'accompagnoierit, il 
 fit ouvrir le tombeau ; mais la vue de fon inaitre 
 lui ferra fi fort le cosiir, que le faififTement , joint 
 a lacolere , le fit expirer fur le champ. Cet evene- 
 ment fut heureux ; car trois cens chevaliers , tous 
 armes de blanc , monterent a cheval, de$ qu'ils 
 apprirent comment, cet etranger avoit traite 1'ecu
 
 ii4 HIST. DU CHEVALIER 
 
 de Tiran. Us etoient refolus de prendre fa defenfe; 
 & le prince de Galles auroit ere dans la neceffite 
 d'embrafTer le parti de Kyrie-Eleifon; ce qui au- 
 roit fait repandre beaucoup de fang. 
 
 Kyrie-Eleifon etoit favori du roi de Frife , qui 
 apres 1'avoir accable de biens , 1'avoit encore nomme 
 vice-roi de fes etats pendant fon abfence. Ce che- 
 valier avoit un frere, pour qui le roi d'Apollonie 
 ne monrroit pas moins d'amitie. II s'appelloit Tho- 
 mas de Montauban. C'etoit un homme extr^me- 
 ment fort , tres-bien fait , & beaucoup plus brave 
 que fon frere. Sa taille etoit fi elevee, qu'a-peine 
 Tiran alloit a fa ceinture. Celui-ci ayant appris la 
 refolution que fon frere avoit forme'e de venger 
 la mort des deux rois , partit d'Apollonie, dans 
 Tefperance de le rencontrer encore en Frife; mais 
 a fon arrivee , il apprit fon depart pour 1'Angle- 
 terre. II s'y rendit de fon cote ; mais en debarquant 
 il fut informe , par les domefriques de fon frere , 
 du "malheur qui lui etoit arrive. Cette nouvelle 
 augmenta la douleur qu*il reifentoit de la mort 
 de fes maitres. Avant que de fe prefenter a la cour , 
 il fut a Teglife de faint Georges. Depuis 1'entreprife 
 de Kyrie-Eleifon, Tiran avoit fait porter fes ecus 
 chez-lui ; enforte que le chevalier etranger ne les 
 trouva plus. 
 
 Apres avoir fait fa priere , ck pleure fur les torn- 
 beaux de fes rois 6k de fon frere , Thomas de Mon* 
 \
 
 TIRANLE BLANC. 125 
 
 tauban alia faire fa reverence au roi & a la reine , 
 ck demanda Tiran , qui laiflant la converfation des 
 dames, fe prefenta. Alors 1'etranger s'adreffant a 
 lui : Chevalier, lui dit-il, je fuis venu pourvenger 
 la mort du brave Kyrie-Eleifon mon frere. Voila 
 la lettre qu'il vous avoit ecrite, 6k la reponfe que 
 vous y avez faite. Tout ce qui eft dans cette lettre 
 ,ane convient ; mais je foutiens de plus que vous 
 avez tue en traitre mon fouverain le roi de Frife , 
 6k fon frere le roi d'Apollonie. C'eft pour ces raifons 
 que je vous offre le combat. Je 1'accepte, repondit 
 Tiran , pour me defendre de la trahifon que vous 
 ck votre frere m'avez imputee ; ck je dis que vous 
 avez menti tons les deux. En meme terns 1'etran- 
 ger ota fa toque. Tiran prit de inline une chaine 
 d'or qu'il portoit, & 1'un & 1'autre les remirent 
 aux juges ; apres quoi il s'embrafs^rent pour fe 
 demander mutuellement pardon de leur mort. 
 
 Le jour marque pour le combat , Tiran , par un 
 pur mouveinent de religion, propofa un accom- 
 modement a fon ennemi , qui n'y voulut point 
 entendre. Us fe rendirent done au camp 1'un & 
 1'autre avec les ceremonies accoutumees , 6k furent 
 conduits d'abord dans cleux petits pavilions de fatin. 
 Des qu'ils y furent entres, deux moines de 1'ordre 
 de faint Francois vinrent pour les confeffer, & 
 les communierent avec un peu de pain; ( car en 
 cette occafion ils n'avoient garde de leur donner
 
 n6 HIST. DU CHEVALIER 
 
 \ 
 
 le corps de J. C. ) Apres leur depart les juges du 
 camp prierent inftamment le chevalier Thomas de 
 pardonner 1'injure qu'il croyoit lui avoir ete faite. 
 Le roi m^me fe joignit a eux, mais inutilement. 
 Us firent done entrer dans fon pavilion un pretre 
 tenant le corps de J. C. , qui lui dit : Chevalier , 
 ne fois point cruel a ton maitre & a ton createur ; 
 comme il a pardonne a ce'ux qui ' lui donnoient la 
 mort , pardonne a tes ennemis. A la vue du corps 
 du Seigneur , le chevalier fe mit a genoux pour 
 Fadorer , & dit : Seigneur , vous avez pardonne a 
 ceux qui vous ont fait mourir ; mais pour moi , 
 je ne pardonne ni ne veux pardonner a ce traitre 
 de Tiran. 
 
 Les juges voyant fon obftination, fe retirerent 
 fort mecontens; les trompettes fonnerent & un 
 roi d'armes cria par trois fois : LaifTez aller les bons 
 chevaliers. Alors le combat commence, & devint 
 tres-vif. II fe faifoit a pied , avec la hache , 1'epee 
 ck le poignard. L'etranger cut d'abord 1'a vantage 
 du combat. Sa taille ck fa force prodigieufe nouS 
 firent croire pendant quelque terns que Tiran ne- 
 pourroit lui refifter. La hache de Thomas de Mon- 
 tauban s'etoit engagee dans la mentonniere du cafque 
 de Tiran , de fa^on qu'elle lui biefToit la gorge 
 ck lui otoit la refpiration. Tiran fut oblige de fe 
 retirer jufqu'aux barrieres du camp. II refta quelque 
 terns en cet etat; mais Thomas de Montauban
 
 TIRAN LE BLANC. 117 
 
 ayant voulu faire un mouvement & prendre fa 
 hache de la main gauche pour fe pouvoir fervir 
 de fon poignard, la hache lui echappa. Tiran pro- 
 fita de cet inftant , lui fit plufieurs bleffures , & 
 1'obligea de reculer a Ton tour jufqu'a 1'autre ex- 
 tremite de la barriere. Tiran avoit alors Tavantage 
 des armes ; car Thomas de Montauban ne fe fervoit 
 pas de fon epee comme de fa hache. II propofa 
 a fon ennemi de reprendre fa hache , pourvu qu'il 
 voulut fe dedire de 1'accufation de trahifon. Thomas 
 accepta le parti ; on fit approcher les rois d'armes 
 & les Fiaulx , & on drefTa un a&e en forme de 
 la retradion. Le combat recommenqa enfuite avec 
 une nouvelle ardeur ; mais les fuites en furent fu- 
 neftes au chevalier de Montauban. Ses forces deja 
 afFoiblies par une bleifure qu'il avoit reque au com- 
 mencement du combat , ne repondoient plus a fa 
 taille gigantefquc. Tiran au contraire fentoit re- 
 doubler les fiennes ; car , comme je vous 1'ai deja 
 dit , jamais ce chevalier n'a perdu 1'haleine dans 
 un combat , il eft plus frais a la fin qi/au com- 
 mencement. Enfin Thomas fut renverfe par Tiran 
 d'un coup de hache, ck confentit a recevoir la vie 
 que notre chevalier lui offrit genereufement. Le 
 vainqueur fut conduit en triomphe hors des bar- 
 rieres par Thomas de Montauban; on 1'obligea 
 de marcher a reculons devant Tiran,, qui tenoit 
 Tepee d'une main ck le poignard de Tautre. Eorf-
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 qu'ils fiirent aux barrieres, on defarma le vaincu $ 
 & on jetta toutes les pieces cle Ton armure Tune 
 .apres 1'autre hors de la lice. Les juges du camp 
 le declarerent deloyal , parjure , 6k faux chevalier. 
 II fut enfuite mis hors des barrieres , toujours a 
 reculons , 6k conduit de la meme maniere a 1'eglife 
 de faint Georges , au milieu des huees 6k des injures 
 des enfans. La , en prefence de tout le monde , 
 un pourfuivant prit de 1'eau chaude dans un baffin 
 d'etain , 6k la lui jetta au vifage , en criant ; 
 C'eft-la le faux chevalier qui s'efl dedit & parjure. 
 Thomas de Montauban guerit de fes bleflures ; 
 mais il alia cacher fa honte dans un cloitre & fous 
 un habit de moine. Apres cette vidoire , toute la 
 cour conduifit Tiran arme , & a cheval , chcz le 
 roi , qui lui fit prefent d'un manteau de brocard , 
 double de martre zibeline , & le rerint pour le 
 fouper , apres lequel on danfa jufqu'a minuit. 
 
 Que vous-dirai-je enfin , mon reverend pere , 
 continua Diofebo ? Tiran a ete vainqueur dans onze 
 combats a outrance, fans compter les vidoires 
 remportees dans les joutes 6k dans les tournois. 
 Mais , ajouta-t-il , j'aurois peur de vous ennuyer 
 par un plus long recit. Le fouper eft pret. Tiran nous 
 fert aujourd'hui de maitre-d'hotel , ne le faifons 
 point attendre. Apres le repas, je vous entretien- 
 drai de 1'ordre ou fraternite , que le roi d'Angle- 
 terre a inftitue , ck qui a beaucoup de rapport i 
 
 celui
 
 TIRAN LE BLANC. 129 
 
 celui de la Table-ronde , que le bon roi Artus etablit 
 autrefois. 
 
 Je fuis charm e , dit Thermite , de tout ce que 
 vous m'avez appris ; mais je fuis enchante fur-tout 
 de ce que vous m'avez dit du fameux Tiran le 
 Blanc, qui dans un age aufli peu avance , a fait 
 tant de belles actions. Je me croirois le chevalier 
 du monde le plus heureux , fi j'avois un fils qui 
 put un jour lui reffembler. Alors Tiran parutavec 
 1'air le plus modefte ; & mettant un genou en 
 terre : Vous nous ferez beaucoup d'honneur, dit-il, 
 mon pere, fi vous daignez agre'er le petit fouper. 
 de ces meffieurs & le mien. Le verrueux hermite 
 fe leva, & lui re'pondit avec uolitefle, que quoi- 
 qu'il ne lui convint pas trop d'accepter de pareilles 
 invitations , il fe rendroit a celle-la pour Tamom: 
 de lui. On s'approcha de la belle fontaine , fur 
 le bord de laquelle les tables etoient dreifees; Ther* 
 mite donna fa benediction , & chacun prit place. 
 Le fouper fut tr^s-bon & tres-abondant ; car Tiran 
 avoit pourvu a tout. On ne s'entretint pendant 
 le repas que de faits de chevalerie. 
 
 Le lendemain tous les chevaliers all e" rent prendre 
 rhermite , qui , apres fa priere, fortit de fa cellule , 
 & les conduifit dans un des plus beaux endroits 
 de la prairie. La , le faint homme leur temoigna 
 1'envie qu'il avoit d'entendre la fuite du recit que 
 Diofebo lui avoitpromis la veille; & ce chevalier 
 Tome I. I
 
 130 HIST. DU CHEVALIER 
 
 prenant la parole , a la priere de Tiran , continual 
 fon difcours en ces termes. 
 
 L'annee marquee pour la duree des f&es etant 
 expiree , le roi fit prier tous les etats , de lui ac- 
 corder encore quelques jours , parce qu'il vouloit 
 faire publier 1'ordre & la fraternite de vingt-fix 
 chevaliers , qui feroient tous fans reproche. Ce 
 prince nous a raconte lui-m^me ce qui lui fit naitre 
 la premiere idee de cette infritution. 
 
 Un jour qu'il donnoit un bal a fa conr , apres 
 avoir danfe , il fe retira dans un des cotes de la 
 
 falle ou Ton etoit afTemble. La reine etoit vis-a-vis 
 
 i 
 
 de lui avec fes demoifelles. Pendant que les che- 
 valiers' danfoient avec les dames , une demoifelle 
 nommee Madre-Silva , paffa en danfant proche du 
 roi. Le mouvement qu'elle fe donnoit fit tomber 
 fa jarretiere de la jambe gauche, qui etoit une 
 lifiere de foie , & un chevalier qui s*en apper^ut 
 lui dit : Demoifelle, vous avez perdu une des pieces 
 de vorre armure, votre page 1'avoit bien mal atta- 
 chee. (i). Ce difcours Tembarraffa. Elle ceffa de 
 
 (i) Dans 1'Efpagnol, le difcours du chevalier n'a rien 
 d'jffenfant. Le void a la lettre. Mudre-Sdva^vous ave^ 
 perdu votre armure de jambs gauc/ie ; vous ave^ fans doutc 
 un page mal adroit , qui n'a pas fu I'attacher. Cettc piece 
 de 1'armure , nommee greve , qui couvroit la jambe , s'at- 
 tachoit avec des aiguillettes, & c'etoit les pages qui armoient 
 leurs maitres. C'efl-lale fondemem de la plailanterie.
 
 TIRAN LE BLANC i } i 
 
 danfer, & alia pour reprendre fa jarretiefe ; mals 
 elle avoit ete prevenue par un chevalier qui 1'avoit- 
 ramafiee : le roi 1'appella &c fe la fit attacher a 
 la jambe gauche], au-deflbus du genou. Ce n'eft 
 pas que cette demoifelle fut plus belle qu'une autre i 
 fa beaute etoit affez commune ; ,mais elle avoit de 
 1'eclat : fa danfe & fa voix etoient agreables ; fa 
 converfation & fes manieres etoient vives &: meme 
 un pen agacantes ; & le plus fouvent c'eft-la ce 
 qui determine le gout des hoinmes. 
 
 Le roi porta cette jarretiere plus de quatre mois , 
 fans que j'amais la reine lui en dk un mot. Ce- 
 pendant il la mettoit avec plus de foin 1'orfqu'il 
 devoit paroitre en public. II n'y eut qu'un de fes 
 favoris qui ofa lui en parler. Un jour voyant que 
 cette iaiitaifie ne finiffoit point : Si votre majefle 
 favoit , lui dit-il , tout ce que difent les etrangers , 
 les Anglais , la reine elle meme , 6k toutes les dames 
 de la cour ! Eh bien , que difent-ils , repondit le 
 roi ? Us font etonnes , continua le favori , de ce 
 que votre majefle fait , pour une demoifelle de 
 mediocre condition , qui n'efl point jolie , & qui 
 n'efl meme pas trop eftimee , des chofes qui feroient 
 encore extraordinaires fi elles avoient une reine on 
 quelque grande princeffe pour objet. Ainfi done , 
 reprit le roi, tout le monde en )afe? Eh bien, ajou- 
 ta-t-il en fran^ois , honni fblt qui mal y penfe. JQ 
 jure d'etablir en faveur de cette jarretiere uivordre 
 
 tiij
 
 131 HIST. DU CHEVALIER 
 
 de fraternite dont on parlera a jamais dans le monde." 
 A ces mots, quelque regret qu'il cut a cette jarre- 
 tiere , il 1'ota , & ne la porta plus depuis ; mais 
 aufli-tot apres les ftes, il fongea a executer fon 
 projet. 
 
 II comment^ par faire batir une eglife dans un 
 chateau nomme Andifor ( i ) , & la dedia au bien- 
 heureux monfeigneur faint Georges. Elle etoit conC- 
 truite a 1'imitation de celles des moines qui difent 
 1'office. On y voyoit de chaque cote treize cha- 
 pelles, chacune defquelles etoit deftinee a un che- 
 valier , qui y avoit fon fauteuil r & fur le dos du 
 fauteuil etoit appliquee une lame d'or ou d'argent, 
 fur laquelle fes annes etoient peintes ou attachees. 
 Au-deffus de chaque place , ce prince avoit fait 
 mettre une epee doree , dont le fourreau couvert 
 de brocard d'or & cramoifi , etoit brode de perles 
 & garni d'orfevrerie. A -cote de cette epee etoit un 
 heainne pareil a ceux dont on fe fert dans les joutes ; 
 il etoit orne de fon cimier, avec la devife de chaque 
 chevalier. 
 
 Le roi proceda enfuite a la nomination des vingt- 
 cinq chevaliers dont Tordre devoit tre compofe, 
 apres avoir jure d'obferver lui meme les flatuts qu'il 
 lui avoit donnes. Tiran fut nomme le premier, 
 
 ( i ) C'eft "Windfor. Le roman Eipagnol d'Amadis de 
 Gaule noinme ce lieu Vindilifor, de fon ancien nom Saxon,
 
 T I R A N L E B L A N C. 135 
 
 comme le plus excellent de tous ; apres quoi on 
 fit la ceremonie de leur reception. Voici ce qui s'ob- 
 ferva alors, & ce qui doit fe pratiquer dans la 
 fuite en pareille rencontre. 
 
 On donne a un archeveque ou ev^que une co- 
 pie des reglemens , fermee ck cachetee ; il envoie 
 au chevalier defigne une robe brodee de jarretieres , 
 & doublee de martres zibelines , un manteau de 
 damas d'Alexandrie trainant jufqu'a terre , & dou- 
 ble d'hennine , & un cordon de foie blanche pour 
 le lacer. Les deux manches du manteau font faites 
 de facjon qu'elles peuvent fe rejetter fur les epaules , 
 pour laifler voir la robe. Le chaperon eft brode 
 & double d'hermine comme le manteau. La bro- 
 derie de la ceinture eft pareille a celle de la jarre- 
 ti^re , fur laquelle on lit ces mots : Honni folt qui 
 maty penfe. Elle tombe jufqu'a la moitie de la jambe, 
 lorfqu'elle eft paftee dans la boucle. Tout 1'habil- 
 lement eft done brode de jarretieres. Apres que le 
 chevalier a re^u 1'habit , 1'archeveque ou 1'eveque 
 qui le lui a envoye , doit auffi le conduire en ce- 
 remonie , non de la part du roi , mais de tout 
 1'ordre , a 1'eglife de faint Georges , ou a celle du 
 lieu de fa reficlence. La , le prelat lui fait mettre la 
 main fur 1'autel, en lui difant : Chevalier, qui avez 
 rec^i 1'ordre de chevalerie , je fuis charge par toute 
 la fraternite de 1'ordre fortune du bienheureux faint 
 Georges , de vous demander par ferment le fecret,
 
 H i S.T. D u CHEVALIER 
 'idire&einent ou indire&ement , fur tout ce que vous 
 al!cz apprendre. Apres que le chevalier a fait le 
 ferment , le prelat lui remet les reglemens , qu'il 
 Teqoit a genoux avec beaucoup de refpecl: & de 
 foumiffion , & l*on celebre une grande flte. Les 
 chevaliers qui font alors en Angleterre, doivent fe 
 rendre a cette ceremonie. Ceux qui font abfens ne 
 font obliges a rien , mais ceux qui fe trouvent dans 
 1'ile, ck qui manquent d'aflifter a la reception, font 
 condamne's a deux marcs d'or , qui doivent tre 
 (employes pour les eglifes. 
 
 Le roi a donne a cet etabliffement quarante 
 inille ecus de revenu , deftines a la depenfe des; 
 habits de 1'ordre , & aux frais d'un repas mngni- 
 fique, accompagne d'une grande fete, qui fe donne 
 Ja veille de la faint -Georges. Ce qu'il y a de fin- 
 gulier , c ? eft qu'on re^oit auffi dans 1'ordre vingt 
 Barnes d'honneur, qui font trois voeux; le premier, 
 qirelles ne folliciteront jamais leurs maris , leurs 
 freres ou leurs enfans , qui feront a la gnerre , de 
 revenir chez enx ; le fecond , que fi elles apprenent 
 cjue quelques-uns de ceux que je viens de nommer , 
 font affieges dans quelque ville ou chateau , ck 
 qu'ils aient bcfoin de vivres , elles feront tout leur 
 poflible pour leur en envoyer ; Le troifieme enfin , 
 que fi quelqu'un de ceux-la eft fait prifonnier, elles 
 Faideront de tout leur pouvoir, & facrifieront pour 
 ^a rancon jufcju'a la moitie de ICUF dot, Pu refte
 
 TIRAN LE BLANC. 135 
 
 lles font obligees de porter la jarretiere, non-feu- 
 lement fur leurs habits , mais encore autour du 
 bras gauche. 
 
 Je vous fuis tres-oblige , dit alors Thermite, de 
 tout ce que vous avez bien voulu m'apprendre. Je 
 vous avoue que cet ordre de la jarretiere me plait 
 beaucoup , parce qu'il eft etabli felon les belles loix 
 <3e la chevalerie. Je n'ai jamais entendu parler de 
 rien qui fe foit fait avec autant de dignite, ni qui 
 foit plus conforme a ma fa^on de penfer. L'hermite 
 temoignoit ainfi fa reconnoiffance a Diofebo , lorC- 
 >que Tiran vint le prier d'accepter une collation 
 qu'ii avoit fait preparer a la fontaine. II lui demand^ 
 en me^me '., terns la permiffion de paffer quatre ou 
 cinq jours avec lui. L'hermite non-feulement agrea 
 la prdpofition , mais il leur temoigna tant d'ainitie , 
 qu'aii lieu de quatre ou cinq jours qu'ils comptoient 
 refter avec lui, ils y refterent . plus de dix, qu'ils 
 employment a parler des belles actions qui s'etoient 
 faites , & a ecouter les bons avis du faint pere. 
 
 La veille de leur depart, Tiran le pria avec inA 
 tance de paffer la nuit avec eux fous leurs te*tes, 
 car il retournoit tous les foirs coucher a fon her- 
 mitage. Tiran liii demanda cette grace , afin que 
 le lendemain matin ils puffent tous recevoir fa be- 
 nediftion, fans laquelie ils ne vouloient point par- 
 tir. L'hermite y confentit pour leur faire plaifir, 
 & fe jetta fur un lit qu'on lui avoit prepare. Ce- 
 
 I iv
 
 136 HIST. DU CHEVALIER 
 pendant Tiran fit porter fecretement a I'hermitage 
 des vivres pour plus d'un an , & jufqu'a du bois 
 &: du charbon, afin que le bon pere ne fiit point 
 oblige de fortir par le mauvais terns. Quand 1'heure 
 du depart fut venue , les chevaliers remercierent 
 lliermite , re^urent fa benedi&ion , & prirent le 
 chemin de la Bretagne. De retour a fa cellule , il 
 s'apperc^it avec furprife qu'elle avoit etc remplie de 
 provHions. II fe douta que c'etoit une attention de 
 Tiran , &c fe promit bien de ne pas 1'oublier dans 
 fes prieres. 
 
 Tiran arriva a Nantes avec tons ceux qui Tac- 
 compagnoient. Au bruit de fon retour , le due de 
 Bretagne, deja inftruit par la renommee des grandes 
 actions par lefquelles il s'etoit diftingue a la cour 
 d'Angleterre , alia au-devant de lui, & dans la 
 fuite il le traita comme fon favori , & lui donna 
 plufieurs grandes terres. Un jour, il fe promenoit 
 avec le due , lorfqu'ils virent arriver deux cheva- 
 liers qui venoient de la cour de France ; ils leur 
 demanderent s'il n'y avoit aucune nouvelle. Oui, 
 feigeurs , il y en a , repondirent les deux che- 
 valiers , & elles font telles , que vous ne pouvez 
 manquer d'en etre touches, (i) Vous favez 1'eta- 
 
 (i) Voici une nouvelle preuve du peu de foin de 1'auteur 
 a s'affujettir a la chronologie. Ce fut fous Philippe-le-Bel 
 que 1'on donna la depouille des Teippliers aux chevalier* 
 de
 
 TIRAN LE BLANC. 137 
 
 bliflement de Fordre de faint Jean de Jerufalem ; 
 vous n'ignorez pas non-plus qu'on lui a donne les 
 depouilles des Templiers , & que ces nouveaux che- 
 valiers fe font empares de Tile de Rhodes. Lorfque 
 le bruit s'en eft repandu dans le Levant , le fultan 
 du Caire fut trs-fache d'apprendre que la ville & 
 Je chateau etoient extremement fortifies ; & pen- 
 dant plufieurs annees il ne s'occupa que des pre- 
 paratifs neceffaires pour aller les attaquer. 
 
 Les Genois ayant appris que cette annee il de- 
 voit faire des efforts plus confiderables , &: defi- 
 rant fe rendre maitres de Rhodes , qu'ils -trouvoient 
 d'autant plus a leur bienfeance , que leurs vaifTeaux 
 trafiquent beaucoup en Alexandrie & a Baruth, 
 refolurent dans un confeil qu'ils tinrent en prefence 
 de leur due , de furprendre la ville & le chateau. 
 Dans ce deffein ils armerent vingt-fept navires ; 
 rojais ils n'en firent partir que trois , qui mirent a 
 la voile au commencement du car^me. Quinze 
 jours apres , ils en envoyerent cinq autres , fous 
 pretexte de vouloir les faire raccommoder dans le 
 Levant. A la mi-carme , un pareil nombre fe mit 
 en mer. En un mot , ils prirent li bien leurs me- 
 fures , que le dimanche des rameaux les vingt-fept 
 vaifleaux mouillerent devant la ville de Rhodes, 
 charges de beaucoup de troupes , les uns feignant 
 d'aller a Baruth , & quelques - uns tenant la mer , 
 de fac^on qu'on ne pouvoit les reconnoitre de la
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 cote. Enfin tous les vailTeaux fe raffemblerent dans 
 le port le vendredi- faint, jour que les Genois a- 
 voient choifi pour s'emparer de la ville. 
 
 Us n'ignoroient pas qu'il y avort un grand nombre 
 de reliques dans.le chateau, & que les papes avoient 
 accorde beauconp d'indulgences a ceux qui ce jour- 
 la fe trouveroient a 1'office. C'eft la que fe voit 
 une epine de la couronne du fauveur , qui fleurit 
 tous les ans , precifement a 1'heure ou on la lui 
 mit fur la tte , & demeure en cet etat jufqu'au 
 moment qu'il rendit 1'efprit. Cette epine eft de jonc 
 marin , & on la fait voir au peuple tous les ven- 
 <dredis. Les Genois , qui font mauvais chretiens , 
 bien informes de toutes ces circonftances , & de la 
 maniere dont le gfand-maitre & la religion fe gou- 
 vernoient, avoient gagne deux chevaliers de leur 
 nation , qui oterent toutes les balles des arbaletes , 
 ck mirent a leur place des morceaux de fromage 
 ou de favon. En un mot , tout etoit difppfe de 
 fac^on qu'ils auroient facilement pris ou tue tous 
 les chevaliers avant que le grand- maitre cut pu y 
 mettre ordre ; mais Notre -Seigneur permet quel*- 
 quefois un grand peche, pour qu'il en refulte un 
 grand bien. 
 
 II y avoit dans la ville de Rhodes une dame 
 d'une grande beaute , a laquelle plufieurs cheva- 
 liers , & entr'autres un Navarrois nomme Simon 
 del Faro , faifoient la cour. Elle leur avoit
 
 TIRAN LE BLANC. 139 
 I tons ; mais un ecrivain de la capitane de. la fiotte 
 Genoife 1'ayant vue , en clevint amoureux ; il 1'alla 
 trouver , lui declara fa paflion , & lui promit de 
 faire fa fortune fi elle vouloit y etre fenfible ; en 
 ineme terns il lui prefenta un diamant Sc un rubis 
 du prix de plus de cinq cens ducats , & tirant une 
 poigne'e de pieces d'or , il la verfa dans foil giron : 
 des manieres fi nobles attendrirent la dame , fa fierte 
 Pabandonna , 6k elle rendit le Genois heureux. 
 
 Cette aventure fe pafla le jeudi- feint. La dame 
 refolue d'en tirer ce qu'elle pourroit , ne menageoit 
 rien pour le perfuader de fa tendreife. Vous me 
 rendez le plus heureux de tous les homines , lui 
 dit le Genois dans les tranfports de fon amour , 
 je veux vous rendre aufli la plus riche & la plus 
 heureufe femme du monde. Je pretends vous don- 
 ner des demain la maifon la plus belle .-& la mieux 
 meublee de la ville. Ah ! malheiireufe que je fuii! 
 s'ecria la dame ; parce que vous:n'avez plus fi en 
 a defirer, vous vous mocquez raaintenant de nioi; 
 retirez-vous, & n'infultcz pas plus long-terns a ma 
 ibibleiTe. Madame, lui repondit Ijecrivain, je croyois 
 . etre de tons les hommes le plus heureux ; j'efpe- 
 rois que la mort feule pourroit nous feparer , ck 
 que je vous verrois la femme la ^lus contente de 
 toute 1'ile. Cependant vous me quittez ainfi^ croyez 
 que je vous parle fmcerement, & que je'vous aime 
 plus que ma propre vie, Le terme que^je vous
 
 140 HIST. DU CHEVALIER 
 
 marque n'eft pas eloigne ; demain vous me rendrez 
 jum'ce. Puifque la chofe m'efl fi avantageufe , re- 
 pliqua la dame, pourquoi done m'en faire un myf- 
 tere ? Mais vous autres Genois , vous tes des 
 ingrats. Eh bien, madame, repartit Pecrivain , pro- 
 mettez-moi le fecret, & vous ferez fatisfaite. La 
 dame promit tout au Genois , & il lui fit le recit 
 de ce qui devoit fe paffer le lendemain. 
 
 A-peine etoit-il forti, qu'elle envoya au chateau 
 un enfant tres-fage & dont elle connoifToit Tefprit 
 6k la difcretion. En arrivant il apprit que le grand- 
 maitre eroit a matines avec tous les freres. II fe ren- 
 dit a 1'eglife, & fit figne a del Faro qu'ii avoit a 
 lui parler. Le chevalier forth pour favoir ce qu'on 
 fouhaitoit de lui ; & il apprit de cet enfant que fa 
 maitrefle le conjuroit de tout quitter pour la venir 
 trouver; qu'il s'agiffoit d*une affaire ii importante, 
 que le jour meme de la paffion ne devoit point 
 Femp^cher de la voir. 
 
 Le chevalier , que Tamour preflfoit plus que la 
 devotion , courut chez la dame le plus fecretement 
 qu'il lui rut poflible , ck en fut rec^i avec beau- 
 coup de careffes. Elle 1'embraiTa, & le faifant aA 
 foir aupres d'elle fur un petit lit : Genereux che- 
 valier, lui dit-elle a voix baffe, je n'ignore point 
 votre paffion pour moi, ni les peines qu'elle vous 
 a caufees; le devoir feul m'a empechee d'y re- 
 pondre jufqu'a-prefent; je n'y ai point ete infen-
 
 TIRAN LE BLANC. 141 
 
 (ible, votre amour m'a touchee, & je fuis prte de 
 le recompenfer. Mais j'ai une chofe encore plus 
 preflee & plus importance a vous deceuvrir, c 'eft- 
 la ce qui m'oblige de vous envoyer chercher dans 
 un jour tel que celui-ci. Je frc'mis en vous reve- 
 lant ce fecret. 
 
 Le grand -maitre de Rhodes, toute la religion^ 
 ck le peuple de cette ville touchent au moment de 
 leur perte. Demain , pendnnt 1'office , 1'entreprife 
 doit s'executer. Le chevalier , frappe du difcours 
 de la dame , lui repondit qu'il etoit plus flatte de 
 ce qu'elle etoit fenfible a Ton amour, qu'il ne le 
 feroit du don d'une couronne ; & lui baifant les 
 mains tendrement , il la fupplia de lui decouvrir 
 tout ce qu'elle favoit de cette importante affaire. 
 La dame lui raconta alors tout ce qu'elie avoit 
 appris de Tecrivain Genois , fans Pinftruire cepen- 
 dant du moyen dont elle s 'etoit -fervie pour tirer 
 de lui ce fecret. Le chevalier fe jetta aux genoux 
 de fa maitrefle , qu'il embraiToit dans les tranfports 
 de la proteftation. Elle le releva , 6k le baifa ave^c 
 une modeftie qui tenoit encore de fon ancienne 
 conduite avec lui. 
 
 Cependant le terns prelToit , le chevalier fe ha- 
 ta de prendre conge de la dame. La nuit etoit 
 fort obfcure , ck les portes du chateau deja fer- 
 mees. Simon del Faro frappa tres-fort ; les cheva- 
 liers qui etoient de garde fur le rempart, deman-
 
 141 HIST. Dt; CHEVALIER 
 
 derent qui pouvoit frapper avec tant de force ; Si- 
 mon fe nomma & les pna de lui ouvrir ; mais ils 
 6 'en excuserent, & lui dirent de revenir le len- 
 demain , en 1'avertuTant du danger qu'il couroit, ii 
 le grand -maitre venoit a favoir qu'il rut hors du 
 chateau a une telle heure. Je fais tout cela, repon-* 
 dit Simon, mais il faut abfolument que je lui parle; 
 allez done , je vous prie , lui dire de me faire ou* 
 vrir. A ce difcours , on detacha un chevalier de 
 la garde , qui fe rendit a 1'eglife , ou le grand- 
 maitre difoit fes heures. 
 
 'Lorfqu'il apprit que Simon del Faro etoit a cette 
 heure hofs du dhateau , il entra dans une furieufe 
 colere , & jura que le lenclemain matin il lui fe- 
 roit donner une telle difcipline , qu'elle le puniroit 
 fufBtamment , & ferviroit d'exemple a tous les autres* 
 Voila , contrnua-t-il , un mauvais frere ! Depuis 
 cjue je fuis grand^maitre, aucun che\ 7 alier ne s'efl 
 abfente a une telle heure. Retournez lui dire qu'il 
 ne peut entrer ce foir, mais que demain matin il 
 
 fera traite felon fes merites II continua fes 
 
 prierss , & on apporta fa reponfe au chevalier + 
 qui ne fe rebuta point ; au contraire , il protefta 
 qu'il fe foumettoit a la penitence dont il etoit me- 
 nace , 6k obtint que Ton retournat vers le grand- 
 maitre. Celui-ci etoit accompagne d'un vieux che- 
 valier , qui lui dit: Pourquoi ne donnez-vous pas 
 audience a ce frere Simon ? II arrive quelquefois
 
 TIRAN LE BLANC. 145 
 
 dans un moment ce qui n'arrive pas en mille. Ce 
 chevalier fait la confequence de fa demarche; ne 
 le croyez pas afTez fou pour vouloir fans fujet en- 
 trer a cette heure dans le chateau. Si j'etois a votre 
 place , je ferois redoubled la garde aux portes & 
 dans les tours , & mettre les machines en etat fur 
 ks remparts. Car enfm , feigneur , fai vu de mon 
 terns que ii Ton n'eut ouvert a minuit la porte du 
 chateau de S. Pierre , ,il eut etc pris le lendemain 
 par les Turcs. 
 
 Le grand -maitre fe rendit aux raifons du vieux 
 chevalier , & donna tons les ordres necefTaires pour 
 eviter une furprife. On amena enfuite le chevalier 
 Simon del Faro , auquel il dit d'un ton irrite : O 
 mauvais frere , (k plus mauvais chevalier ! comment 
 avez-vous affez peu de crainte de Dieu , pour etre 
 hors du chateau a une heure aufli indue? Venez, 
 miniflres de la juftice , conduifez-le en prifon, & 
 ne lui donnez pour toute nourriture que quatre 
 onces de pain & deux onces d'eau. Le chevalier 
 lui repondit fans s'etonner : Votre feigneurie n'a 
 pas coutume de condamner quelqu'un fans Ten- 
 tendre ; Si la raif6n que j'ai a donner n'eft pas 
 bonne , je me foumets , fans en appeller , au double 
 de la peine que vous m'impofez. Je ne t'ecoure 
 point, reprit le grand -rmitre avec vivacite , & je 
 veux que mes ordres foient executes. Seigneur, 
 repliqua le chevalier, il ne fe paiTera pas vingt-
 
 144 HIST. DU CHEVALIER 
 
 quatre heures que vous ne vous repentiez de ne 
 m 'avoir pas ecoute; vous voudriez alors m'avoir 
 donne la meilleure commanderie de la religion. Sa- 
 chez qu'il n'y va pas moins que du falut de tout 
 notre ordre. Si je vous en impofe , je confens a 
 tre precipite dans la mer. 
 
 La fermete du chevalier etonna le grand-maitre ; 
 ck comme il 1'afTura qu'il ne pouvoit lui parler qu'en 
 particulier, il fit retirer tout le monde. Alors Simon 
 fe voyant tete-a-tete avec lui: Seigneur, lui dit-il , 
 notre religion reqoit en ce moment une grande marque 
 de la bonte divine. Encore une nuit, & nous etions 
 perdus. Je vous prie , mon fils , de vous expliquer , 
 dit alors le grand - maitre d'un ton fort radouci , & 
 loin de vous punir , je vous promets , foi de reli- 
 gieux , de vous faire un des premiers de 1'ordre. 
 Le chevalier fe mit a genoux , en lui baifant la 
 main, & lui fit le detail de tout ce qu'il avoit 
 appris. II lui dit que deux chevaliers Genois les a- 
 vojent trahis, & avoient engage la flotte de leur 
 nation a venir attaquer 1'ile ; que leurs vaifTeaux 
 ctoient dans le port, charges de beaucoup de troupes; 
 que ces traitres avoient ote toutes les balles des 
 arbaletes , & en avoient fubftitue de favon ou de 
 fromage ; qu'ils avoient choifi les plus braves de 
 leurs foldats pour entrer dans le chateau , fans autres 
 armes qu'une epee & des arbaletes demontees, qui 
 fe rajuftoient en un infiant; qu'ils devoient s'y rendre 
 
 le
 
 TIRAN LE BLA sfc' 
 le, lendemain matin , deux-a-deux , fous pretexte 
 de venir adorer la vraie croix & entendre 1'office. 
 Lorfqu'ils feront en aflfez grand nombre , continua* 
 t-il , ils doivent fortir de 1'eglife , Sc par le fecours 
 des deux traitres, qui pendant ce terns -la fe feront 
 rendus maitres de la tour qu'on a laiflee a la garde 
 du chatelain , ils ddnneront aifement entree a toutes 
 leurs troupes : alors s'etendant de proche en proche 
 dans les autres tours , ils auront pris la rhoitie du 
 chateau avant que vous ayiez eu le moindre foup- 
 ^on. Ainfi vous voyez , feigneur , que nous ne 
 pouvons eviter la mort. 
 
 A cette nouvelle , le grand-fnaitre voulut s'e- 
 claircir de la verite ; & prenant le chevalier par la 
 main: Allons, lui dit-il, a la chambre des armes, 
 Ils s'y rendirent , & trouverent en effet 'ce que Si* 
 mon avoit dit. Alors le grand - maitre convaincu 
 de la trahifon , fit affembler proinptement le con- 
 feil. On arr^ta les deux freres Genois , qui con- 
 vinrent que le grand-maitre & tout Tordre devoient 
 perir le Iendemain. Sur le champ ils furent preci- 
 pites dans le fond d'une tour remplie de ferpens, 
 d'afpics , 6k d'autres animaux venimeux. Tous les 
 chevaliers pafserent la nuit fous les armes ; ils re- 
 doublerent la garde , &: choifirent cinquante d'en- 
 tr'eux , des plus jeunes & des plus alertes , pour 
 recevoir ceux des ennemis qui fe prefenteroient pour 
 entrer au chateau , tandis que les autres s'arme- 
 Toms I. K
 
 146 HIST. DU CHEVALIER 
 
 roient pour les foutenir , dans le cas ou le nombre 
 des Genois feroit trop confiderable. 
 
 Le matin , des que les portes furent ouvertes , 
 ceux-ci vinrent deux -a- deux , fous pretexte de 
 vouloir entendre 1'office. Us avoient trois portes a 
 paflfer avant que d'entrer dans le chateau ; ils trou- 
 verent la premiere ouverte , ck gardee feulement 
 par deux portiers; mais on ne paflbit les deux autres 
 que par le guichet. A mefure que les foldats Ge- 
 nois arrivoient dans la grande cour , les cinquante 
 chevaliers nommes pour les recevoir , ks defar- 
 moient; apres quoi ils les jettoient dans une grande 
 fpffe deftiiiee a conferver le bled , & de "laquelle 
 on ne pouvoit entendre leurs cris. On fit perir ainfi 
 mille trente Genois. II n'en vint pas un plus grand 
 nombre au chateau , parce que leur commandant , 
 qui ne voyoit paroitre aucun de ceux qu'il avoit 
 envoyes , fongea a rembarquer promptement le refte 
 de fes troupes. Alors le grand-maitre commanda 
 une fortie, compofee de prefque tous les cheva- 
 liers, avec ordre de faire main-baffe fur les enne- 
 mis , dont un grand nombre refta fur la place. 
 
 Les Genois fe voyant decouverts , mirent a la 
 voile , & firent toute a Baruth , ou le fultan devoit 
 fe rendre. La , le commandant Genois lui fit le 
 recit de tout ce qui s'etoit paffe a Rhodes ; & a 
 . fa priere le fultan refolut d'cirmer ck de paiTer lui- 
 meme dans 1'ile avec le plus de forces qu'il lui
 
 TIRAN LE BLANC, 147 
 
 feroit poflible. II fit partir d'abord vingt-cinq mille 
 mammelucs , 6k au fecond voyage il fe rendit lui- 
 meme devant la place , fuivi de vingt-cinq, mille 
 maures. A-prefent , continuerent les chevaliers , il 
 eft a la tete de cent-cinquante mille hommes. Apres 
 avoir defole la campagne , il a mis le iiege devant 
 la ville , que les vaifleaux Genois tiennent bloquee 
 de toutes parts. On donne regulierement trois aitauts 
 par jour. Les chevaliers fe defendent en braves gens , 
 mais ils manqueht de vivres ^ 6k apres avoir ete con- 
 traints de manger leurs chevaux, ils fe nourriiTent 
 a-prefent de rats & de fouris. Le grand-maitre a fait 
 paffer un brigantin a-travers la flotte ennemie, pour 
 informer le pape, l'empereur ck tous les rois chretiens,' 
 du trifle etat ou il eft reduit , & leur demander du 
 fecours. Tous en ont promis , mais il eft ties-lent 
 a partir. Le roi de France a donne de belles pa- 
 roles,, mais il n'a rien efTeclue. ;. r< 
 
 Les chevaliers ajouterent qu'ils avoient quitte 
 la cour de France pour venir implorer la protec- 
 tion du due de Bretagne. Ce prince leur temoigna 
 combien il etoit fenfible a la cruelle fituarion du 
 grand -maitre & de tout 1'ordre, 6k les aiTura qu'il 
 alloit envoyer des ambafTadeurs au roi de France , 
 pour lui offrir de commander en perfonne le fecours 
 qu'il voudroit envoyer a Rhodes , & de contribuer 
 jufqu'a dix mille ecus pour les frais de Texpedition. 
 En effet , il tint le lendemain un grand confeil, 6k 
 
 Kij
 
 148 HIST. DU CHEVALIER 
 
 Ton nomma quatre ambaffadeurs , qui furent uti 
 archeve^que , un eveque , un vicomte , & Tiran le 
 Blanc , parce qu'il etoit chevalier de la Jarretiere. 
 A leur arrivee en France , its eurent audience du 
 roi , qui remit a leur faire reponfe dans quatre jours ; 
 mais il fe paflfa plus d'un mois avant qu'ils puflent 
 favoir quelles etoient fes intentions. Enfin ce prince 
 leur declara que dans les circonftances oil il fe 
 trouvoit , il ne pouvoit rien faire pour la religion , 
 ck qu'il avoit des affaires plus importantes. Apres 
 cette reponfe , les ambaffadeurs reprirent le chemin 
 
 J TJ 
 
 de Bretagne. 
 
 Lorfque Tiran vit que perfonne ne fe difpofoit 
 ' a fecourir la ville de Rhodes , il demanda a ceux 
 que Ton avoit envoy es dans le brigantin , s'il etoit 
 impoffible d'y faire entrer du fecours par mer. Us 
 lui repondirent qu'en prenant beaucoup de precau- 
 tions on pouvoit entrer dans le chateau de Rhodes 
 par une autr^ porte que celle de la marine. Sur 
 cette affurance , Tiran , avec la permiflion du due, 
 de fon pere & de fa mere, acheta un gros vaif- 
 feau , qu'il fit equiper en guerre , & qu'il chargea 
 de toutes fortes de vivres & de munitions. 
 
 Le roi de France qui regnoit alors avoit cinq 
 fils. Le plus jeune, qui fe nommoit Philippe, etoit 
 fort lourd & tres- ignorant; le roi en faifoit fi peu 
 de cas, que perfonne ne parloit de lui. Un gen- 
 tilhomme, nomme Tenebreux, qui le fervoit, ay ant
 
 T i R A N L E BLANC; 149 
 
 appris que Tiran avoit arme un gros vailTeau pour 
 aller a Rhodes, & fouhaitant lui-m&ne de pafTer 
 dans ce pays , refolu de fe rendre enfuite rjermite 
 a Jerufalem , parla un jour a Philippe de cet ar- 
 mement , &: le trouvant difpofe a 1'ecouter : Sei- 
 gneur , continua-t-il , les chevaliers qui veulent 
 acquerir de 1'honneur ne doivent pas s'enfevelir 
 dans la maifon paternelle , lorfqu'ils font jeunes &C 
 capables de porter les armes ; fur-tout lorfque leurs 
 peres ne paroiffent avoir pour eux aucune eftime. 
 Pour moi , fi j'etois a votre place , il n'y a rien 
 au monde que je ne preferafle a cette cour. Ne 
 favez-vous pas ce que dit le proverbe : Qui change 
 de lieu , change de fortune ? Jettez les yeux fur ce 
 fameux Tiran le Blanc : voyez quel honneur il s'eft 
 acquis en Angleterre ! II arme a-prefent un gros 
 vaifleau pour aller au fecours de Rhodes , de la 
 religion & de la fainte maifon de Jerufalem. Quelle 
 gloire ne vous attireriez-vous pas, fi nous partions 
 pour 1'accompagner dans cette expedition ! Tiran 
 eft un chevalier rempli d'honneur , qui fe fera une 
 gloire de vous fervir & de rendre tout ce qui eft 
 du a votre naiffance & a votre rang. Ce confeil 
 eft bon , lui dit le prince ; mais quelles mefures 
 faut-il prendre pour Texecuter ? Seigneur , repondit 
 le gentilhomme , j'irai trouver Tiran , comme de 
 moi-meme , pour lui demander paftage fur fon 
 vaifleau ; & fuivant la difpofition ou je le trouve- 
 
 K iij
 
 1 50 HIST. DU CHEVALIER 
 
 rai , je me declarerai davantage II partit le 
 
 lendemain , & fe rendit en fix jours au port. Tiran 
 qui connoiffoit fa valeur & qui aimoit fon carac- 
 tcre , le vit avec joie , ck s'engagea a tout entre- 
 prendre pour fervir le prince de France. Us con-* 
 vinrent de faire preparer une chamhre fur le vaiffeau, 
 ou il pourroit fe tenir cache jufqu'a ce que Ton 
 fut en mer. Apres quoi Tenebreux retourna a la 
 tour (i). 
 
 Philippe 1'attendoit avec impatience. Le gentil- 
 homme lui rendit compte de fa negociation. Le 
 prince lui repondit que rien ne le retenoit. En effet, 
 des le lendemain matin il alia trouver le roi fon 
 pere , & en preferice de la reine , il lui demanda 
 la permiffion d'aller a Paris voir la foire qui de- 
 
 (i) Ce Philippe de France eft un perfonnage de la facon 
 de 1'auteur, 6k. qu'il eft inutile de chercher dans Phiftoire. 
 On verra dans la fuite qu'il le fait devenir roi de Sicile , 
 par fon manage avec la fille unique du roi de ce pays. 
 Charles d ? An'iou , frere de S. Louis , le premier roi de Si- 
 pile de la rnaifon de France , le deyint par le droit des 
 armes , & par I'inyeftiture du pape, qui ota cette couronne 
 a Mainfroy par des motifs de ppluique. D'ailleurs , Charles 
 d'An)ou etoit marie en France, & avoit epoufe une fille du 
 comte de Provence. II eft vrai qu'il etoit le feptieme fils de 
 Louis VIII , mais il etoit un enfant a la mort de fon pere. 
 Ainfi cat epifode, & le cara&ere que 1'auteur Efpagnpl 
 donne a Philippe de France , fpnt des chofe^ totalement 
 
 * m i (T* *TI i rf* c
 
 T i R A N* L E BLANC. 151 
 
 volt s'ouvrir dans deux jours. L'un & 1'autre y 
 confentirent. Philippe leur baifa les mains en pre- 
 nant conge d'eux ; & apres avoir fait provifion d'ar 
 gent & de pierreries, il partit fuivi de Tenebreux, 
 6c pnt le chemin de la Bretagne. 
 
 Us arriverent an bout de fix jours au port de 
 mer, ou ils s'embarquerent fans que le prince eut 
 ete reconnu. Peu de terns apres on mit a la voile, 
 & Philippe fe fit connoitre a Tiran , qui fut tres- 
 charme de le voir , & qui le retjut avec tous les 
 honneurs dus a fa naiiTance. Le vent les obligea de 
 relacher a Lisbonne ; & le roi de Portugal informe 
 que le fils du roi de France etoit fur le vaifleau , 
 envoya un gentilhomme le prier de defcendre a terre. 
 Philippe & Tiran s'habillerent magnifiquement , & 
 fuivis d'un grand nombre de gentilshommes pares 
 de chaines d'or , ils prirent le chemin du palais. 
 le roi de Portugal embrarTa le prince , & le retint 
 deux jours a fa cour. Cependant il envoya des pro- 
 vifions en abondance fur le vaifleau. Ce fut de la 
 que Tiran depecha un gentilhomme au roi de France, 
 pour lui donner des nouvelles de fon fils. Le roi 
 & la reine , qui ignoroient ce qu'il etoit devenu , 
 6k qui apprehendoient qu'il ne fut mort , ou qu'il 
 ne lui eut pris fantaifie d'entrer dans quelque mo- 
 naflere, furent channes de le favoir en auffi bonne 
 compagnie. 
 
 Philippe prit conge du roi de Portugal , & le 
 
 K iv
 
 J-5 1 HlST. DU CHEVALIER 
 
 vaiflfeau remit a la voile. II avoir double le cap de 
 aint- Vincent, & fe preparoit a paiTer le detroit, 
 lorfqu'il fut attaque par quinze vaiffeaux Maures. 
 Le combat fut vif & dura plus de quatre heures , 
 pendant lefquelles il y cut de part & d'autre beau- 
 coup de tues & de bleflfes. 
 
 Tiran avoit embarque un matelot d'une adrelTe 
 &: (Tune valeur infinies ; il fe nommoit Catoquifa* 
 ras. Ce!ui-ci voyant que le combat ne tournoit pas 
 a leur avantage , fit avec de la corde un filet fem- 
 blable a ceux clans lefquels on porte la paille. II le 
 tendit enfuite depuis le chateau de pouppe jufqu'a 
 la proue , &: relevant fort haut fur le grand mat, 
 il ne caufoit aueun embarras aux chretiens qui com- 
 ba>j':oient , c?c leur etoit d'un grand fecours : car les 
 Maures. jettoient ftir le pont une quantite prodi- 
 gicufe de poutres , de pierres & de pieux ; mais le 
 filet rcnvoyoit le tout a la mer. Non-content de 
 cet^e manoeuvre , le matelot fit bouillir de 1'huile 
 & de la poix , avec quoi il obligea les ennemis 
 d'abandonner 1'abordage 6k de fe decrocher. 
 
 Les chretiens paiserent ainfi le detroit, en fe 
 battant jour &c nuit, Lewr vaifTeau re^ut tant de 
 coups de traits , que fes vqiles en referent clouees 
 pontre les raa'ts , & il lui etoit difBcile de manceu'* 
 vrer. I'.s gagnerent enfin le mouillage d'une ile de- 
 fertc 6c voifine de la terre des Maures ; & apr^5 
 ycir rdpare ? aut^nt qu'il leur fut po{fihle ? leur
 
 TIRANLE BLANC. 153 
 
 vaifleau , ils cotoyerent la Barbaric , 6k aborderent 
 a Tunis. Us ne firent pas un long fejour dans ce 
 port ; comme ils vouloient embarquer des bleds , 
 ils prirent la route de Sicile , & arriverent heureu- 
 fement a Palerme. 
 
 Des que le vaifTeau fut entre dans le port , 
 Philippe & Tiran envoyerent a terre 1'ecrivain 8c 
 cinq ou fix perfonnes de 1'equipage , pour faire les 
 provifions neceffaires , avec 1'ordre de ne point les 
 decouvrir, & de dire feulement que ce vaiffeau 
 etoit parti du Ponent , faifant route k Alexandrie , 
 6c ayant a bord quelques pelerins qui alloient au 
 faint Sepulchre. Mais le roi informe qu'il etoit ar- 
 rive des etrangers , avoit voulu les voir ; en lui 
 faifant le recit de leur navigation , ils oublierent 
 Tordre qu'ils avoient re^u , & lui apprirent fans le 
 vouloir que Philippe, fils du roi de France, etoit 
 fur le vaiifeau avec Tiran le Blanc. 
 
 A cette nouvelle , ce prince fit dreffer un gran^ 
 pont de bois , qui depuis la terre alloit jufqu'au 
 vaiffeau. On le couvrit de tapifleries , qui pendoient 
 jufqu'a Teau ; & le roi s'etant rendu lui-m^me a 
 bord , accompagne de fes deux fils , il pria Philippe 
 & Tiran de debarquer , &: de venir a terre pour 
 fe repofer des fatigues de la mer & des combats 
 qu'ils avoient foutenus contre les Maures, Ils ao 
 cepterent fes offres, & le fuivirent, aprcs 1'avoir 
 remercie mille fois de fes honn^tetes. Le roi les
 
 154 HIST. DU CHEVALIER 
 
 conduifit a la ville, ou on leur avoit prepare , pat 
 fon ordre , un magnifique logement. Ce prince 
 voulut les y conduire lui-meme , mais Philippe , 
 inftruit par Tiran , protefta qu'il n'y mettroit point 
 le pied , qu'il n'eut rendu fes devoirs a la reine, 
 Le roi y confentit ; & lorfqu'ils arriverent an pa- 
 lais, ils trouverent cette princefTe accompagnee de 
 1'infante Ricomana fa fille , 6c en furent re^us avec 
 une extreme politeiTe. Apres cette vifite , ils fe ren- 
 dirent a leur logement , qu'ils trouverent fuperbe- 
 ment meuble , & ou ils furent fervis avec beaucoup 
 de magnificence. 
 
 Pendant le fejour que Philippe 8>c Tiran firent 
 a Palerme , ils etoient prefque touiours avec le roi , 
 mais plus fouvent encore avec 1'infante , princefTe 
 accomplie, renommee pour fon f avoir & fa vertu, 
 & qui recevoit fi poliment les etrangers , que dans 
 tout le monde on ne parloit que de fon merite. 
 Philippe ne put la voir ainfi tons les jours, fans en 
 devenir amoureux. L'infante , de fon cote , ne flit 
 pas infenfible au merite du prince de France. Mais 
 lorfqu'il efoit avec elle, il fe trouvoit fi embarraflfe, 
 qu'il ne pouvoit parler, ni repondre aux queftions 
 qu'elfe lui faifoit. Tiran , temoin de fon embarras , 
 ck qui avoit refolu de fervir fa paffion , prenoit 
 alors promptement la parole. 
 
 Un jour qu'il etoit feul avec 1'infante, le che- 
 valier croyant cette occafion favorable pour parler
 
 TIRAN LE BLANC. 155 
 
 en faveur du prince : Voyez , madame , quel eft le 
 pouvoir de 1'amour ! lui dit-il ; des que Philippe 
 eft de retour chez lui , il chante Tans cefle vos 
 louanges ; & 1'exces de fa paflion le rend muet en 
 votre prefence. Pour moi, continua-t-il 3 fi j'etois 
 fille , & que je trouvafTe un homme d'un femblable 
 cara&ere, auffi bien fait & d'auffi bonne maifon, je 
 le prefererois a tout autre. Ce que vous dites eft 
 fort bon , repondit la princeffe ; mais en convenant 
 de toutes ces qualites que vous donnez au prince , 
 (i la nature 1'a forme lourd &: epais , quel plaifir 
 pent gouter une femme raifonnable , lorfque tout le 
 monde fe rit de celui qu'elle aime , & qu'elle eft 
 obligee de le tenir, pour ainfi dire, enferme- dans 
 une boite ? A .vous parler naturellement , faimerois 
 mieux que le prince eut un peu plus d'efprit, & 
 moins de noblefle. Je voudrois encore qu'il ne fut 
 point avare , & que fon ignorance ne fut point 
 extreme. Avec votre permiflion , madame , repli- 
 qua Tiran , yous ne rendez pas juftice a Philippe. 
 II eft jeune , mais il a la raifon d'un vieillard. Croyez- 
 moi , aimez qui vous aime. Ce prince eft fils de 
 roi , comme vous : il vous adore ; & s'il ne parle 
 pas autant que beaucoup d'autres , vous devez Ten 
 eftimer davantage. De'fiez-vous, ajouta-t-il, de ces 
 hommes qui temoignent leur paffion avec hauteur 
 & fierte : cet amour n'a fouvent ni verite ni fran- 
 ghtfe, il s'en retourne auifi promptement qu'il eft
 
 156 HIST. DU CHEVALIER 
 
 venu. Soyez perfuadee , au contraire , que Pem- 
 barras que vous caufez eft une preuve avantageufe 
 des fentimens tjue Ton a pour votre perfonne. L'a- 
 mitie que vous portez a Philippe, repartit 1'infante, 
 vous engage a parler de la forte ; mais ne penfez 
 pas que je fois capable de croire legerement. Je 
 conviens que fa figure me plait, mais mon cceur 
 combat encore. Je crains , je vous 1'avoue , de trou- 
 ver en lui de 1'ignorance & de 1'avarice. Madame , 
 reprit Tiran , en pareille matiere il n'eft pas tou- 
 jours bon de poufler trop loin 1'examen : fouvent 
 apres avoir bien choifi on prend le pire. 
 
 La reine qui parut alors , interrompit la conver- 
 fation ; & s'adrefTant a Tiran ; Nous venons de 
 nous entretenir, le roi & moi, de vos exploits , lui 
 dit-elle; il vous parlera d'une affaire qui nous touche 
 infiniment Tun & 1'autre ; mais ]e vous declare que 
 j'y apporterai tons les obftacles imaginables ; parce 
 que , quelque bon chevalier que vous foyez , je ne 
 penfe pas que vous en puiffiez jamais fortir a votre 
 honneur. Madame, repondit Tiran, je ne comprens 
 rien a ce que vous me faites 1'honneur de me dire ; 
 mais je puis vous afiurer qu'il n'y a rien que je ne 
 fafle & a quoi je ne m'expofe , pour contenter 
 votre excellence , avec le bon plaifir du roi. La 
 reine le remercia de la bonne volonte ; & prenant 
 conge d'elle & de 1'infante , le chevalier fe rendit 
 a fon vaiffeau pour le mettre en etat de partir.
 
 T I R A N L E B L A N C. 1 $7 
 
 Pendant qu'il etoit a bord , il eut avis qu'un 
 vaifleau paroiflbit en haute mer ; & fur le champ 
 il detacha un brigantin arme pour aller le recon- 
 noitre. Le brigantin fit le trajet avec une extreme 
 diligence ; & a fon retour il apprit a Tiran que ce 
 vahTeau venoit d'Alexandrie & de Bariith ; qu'il 
 'avoit touche a Tile de Chypre ; mais qu'il n'avoit 
 pu entrer dans le port de Rhodes , a caufe du grand 
 nombre de Maures qui 1'affiegeoient par terre & par 
 mer ; que les vaiffeaux Genois fermoient le port ; 
 qu'en un mot cett'e ville etoit aux abois, & que 
 le fultan avoit refufe de la recevoir a compofition. 
 Ces nouvelles engagerent Tiran a prefler fon de- 
 part , & par-confequent rembarquement du bled 
 & des vivres dont il vouloit faire provifion , pour 
 fecourir la religion de Rhodes. II paya fi liberale- 
 ment le marchand , qu'en peu de jours fon vaiiTeau 
 fe trouva charge de bled, de vin , & de toutes les 
 viandes falees qui lui etoient necefTaires. 
 
 Cependant le roi de Sicile, inftruit de ces pre- 
 paratifs , fit favoir a Tiran qu'il fouhaitoit de lui 
 parler; & le prenant en particulier : Les grandes 
 actions cjue vous avez faites, valeureux Tiran, lui 
 dit-il, vous eleyent au-deflus de to.us les princes' 
 ' de la chretiente. Le fecours que vous portez. fi ge- 
 nereufement au grand -maitre de Rhodes, que tout 
 le monde a abandonne , vous fait un honneur in- 
 finii & votre merite perfonnel, joint a tant de gloire,
 
 * 58 HIST. D u CHEVALIER 
 
 m'engage a vous affurer qu'il n'eft rien que je ne 
 faffe pour vous prouver combien je vous fais ac- 
 quis. C'eft ce qui m'oblige a vous decouvrir au- 
 jourd'hui le deffein que j'ai forme de vous accom- 
 pagner fans etre connu , & d'aller gagner avec vous 
 les indulgences a Jerufalem. Tiran , apres avoir 
 loue le defiein du prince, I'arTuraque fon vaiffeau,' 
 & tout ce qui lui appartenoit , etoit a fon fervice , 
 & qu'il etoit le maitre d'en difpofer. Le roi le re- 
 mercia de fes ofFres , & voulut fur le champ aller 
 avec Tiran viliter le vaifleau , ou il choifit fon lo- 
 gement aupres du grand mat. 
 
 La converfation tomba aifement entre enx fuf 
 Philippe. Comme le chevalier 1'aimoit beaucoup , 
 & qu*il ne penfoit qu'a lui faire epoufer 1'infante, 
 il prit cette occafion pour en faire la proportion 
 au roi. Ce prince fentit d*abord tout 1'a vantage d'une 
 alliance avec la maifon de France ; mais il repondit 
 alors a Tiran , qu'il n'etoit pas en fon pouvoir de 
 rien decider fur cette affaire fans le confentement de 
 la reine, & fur -tout fans celui de 1'infante. II les 
 manda done toutes deux a fon retour ; & apres leur 
 avoir declare le defTein ou il etoit de partir avec 
 Tiran: Mais, continua-t-il en s'adreflant a la prin- 
 ceflfe , dans 1'incertitude de ce qui pent arriver , je 
 voudrois bien , ma fille , vous voir contente avant 
 mon depart. Je m'effimerai heureux de m'allier avec 
 le roi de France , le plus grand prince de la chre-
 
 TIRAN LE BLANC. 159 
 
 tiente; ce qui arriveroit certaincment, fi par hazard 
 Philippe vous convenoit. 
 
 L'infante repondit que de quinze jours au moins 
 le vaiiTeau ne feroit en etat de partir, 6k que peni ^ 
 dant ce terns il pourroit confulter fur cette affaire le 
 due de Meffine fon oncle , qui devoit arriver ce 
 meme jour. Mais, ajouta-t-elle, puifque vous avez 
 refolu de faire ce faint voyage , je confeille a votre 
 majefte de donner une grande fete avant fon de- 
 part, en 1'honneur de Tiran 6k des autres cheva- 
 liers de fa fuite ; afin que le roi de France , fi par 
 hazard il en eft inftruit , fache le cas que vous faites 
 de fon fils. Ordonnez done que dimanche prochain 
 on celebre la fete , 6k qu'il y ait cour pleniere pen- 
 dant trois jours , que les tables foient dreflees jour 
 & nuit, 6k qu'a toute heure ceux qui fe prefente- 
 ront foient abondamment fervis. Le roi approuva 
 la propofition de la princerle ; & parce qu'il avoit 
 beaucoup d'ordres a donner pour le gouvernement 
 de fon royaume pendant fon abfence , il la'pria 
 d'ordonner elle-meme la fete , & commanda a tous 
 fes officiers de lui obeir. 
 
 Comme 1'infante n'avoit principalement imagine 
 le projet de cette fete que pour mieux examiner 
 Philippe , elle voulut que le jour qu'elle clevoit fe 
 celebrer, le roi, la reine, le prince de France, & 
 elle , mangeafTent a une table plus elevee ; & que 
 le due de Meffine , Tiran &c les autres comtes 6k 
 
 t * . J ...
 
 1 60 HIST. D u C H E v A L i fe it 
 
 barons , fuffent fervis a une autre plus baffe. L'heure 
 du feflin arrivee , chacun prit place. Le roi s'aflit 
 au milieu de la table qui lui etoit deftinee , ayant 
 la reine a fa gauche ; a 1'egard de Philippe, il le fit 
 placer par honneur a fa droite , au bout de la table, 
 & 1'infante vis-a-vis de lui. 
 
 Tiran n'abandonnoit point le prince , dans la 
 crainte qu'il ne lui echappat quelque chofe qui put 
 deplaire a la princeffe. Le roi qui s'en apperqut , lui 
 dit que fon frere le due de Meffine 1'attendoit pour 
 diner. Le chevalier le fupplia de lui permettre de 
 fervir le fils de fon roi dans une fete aufli brillante ; 
 mais 1'infante prenant la parole avec une impatience 
 melee de depit : II n'eft pas neceffaire , Tiran , lui 
 dit-elle , que vous foyez tou jours aux cotes de Phi- 
 lippe , il y a dans la cour du roi mon pere aflez 
 de chevaliers pour le fervir. Tiran voyant que la 
 princeffe lui parloit fi vivement, s'approcha de Phi- 
 lippe , 6k lui dit a voix bafle : Lorfque le roi fe 
 lavera les mains , & que vous verrez 1'infante fe 
 lever , & fe mettre a genoux , ne manquez pas - 
 de prendre le baflm, & faites tout ce que vous lui 
 verrez faire : fur-tout prenez bien garde de ne com- 
 mettre aucune impolitefTe. Le prince 1'afTura qu'il 
 pouvoit etre tranquille ; & Tiran fut fe mettre a 
 table. 
 
 Auffi-tot que tout le monde fut place , on pre- 
 fenta a laver au roi. L'infante ne manqua pas alors 
 
 de
 
 TIRA.N LE BLANC. 1 6 1 
 
 tie fe mettre a-genoux, en prenant le baffin. Philippe 
 Voulut en faire de mme , mais jamais le roi n'y. 
 confentit. On fit la meme ceremonie a la reine. Enfin 
 on porta le baffin a 1'infante , qui prit la main de 
 Philippe pour le faire laver avec elle. II s'en excufa 
 d'abord , & fe mit a fes genoux pour lui tenir le 
 baffin ; mais la princefle le releva , & voulut ab- 
 folument qu'ils lavaffent enfemble. 
 
 On apporta le pain enfuite ; mais aii lieu de n'y 
 point toucher , & d'attendre que Ton eut couvert^ 
 Philippe prit un couteau , & coupant avec empref- 
 foment le pain qu'on lui avoit fervi , il en fit douzs 
 grandes tranches qu'il mit a cote de lui. L'infante 
 ne put s'empcher de rire'en voyant cette cefemo- 
 nie ; le roi n'y tint pas , non-plus que tous ceux qui 
 etoient prefens ; &les jeunes chevaliers qui fervoient 
 a table eclaterent. La chofe fut fi forte , que le bruit 
 en parvint 'jufqu'a Tiran , tout eloigne qu'il etoit. 
 11 /e leva done , ne doutant point que le prince 
 n'eut donne quelque fcene ; & s'etant approche de 
 lui , il appercjut les douze tranches de pain qu'il 
 avoit fakes, pendant que le roi^ ni perfonne, n'a- 
 Voient pas "encore touche a eelui qu'on leur avoit 
 prefente. Auffi-tot , fans fe deconcerter , il prit les 
 douze tranches de pain , & tirant de fa bourfe un 
 pareil nombre de pieces d'or , qu'il mit dans chaque 
 morceau , il ordonna qu'on les diftribuat a douze 
 pauvres. Alors on cefla de rire ; & le roi & la reinfe 
 Tome Ii L
 
 161 HIST. DU CHEVALIER 
 
 ay ant demande a Tiran la raifon de cette liberalite: 
 Vos excellences ont ete furprifes , leur dit-il , ainfi 
 que toute la compagnie , du precede de Philippe ; 
 on a fait plus , on s'en eft. moque. Mais il faut fa- 
 voir que les tres-chretiens rois de France, en re- 
 connoiflance de toutes les graces qu'ils ont reques 
 de Dieu , ont ordonne que tous leurs enfans cou- 
 pent le pain qu'on leur fert , en douze tranches dans 
 lefquelles ils mettent une monnoie d'argent , lorf- 
 qu'ils n'ont point encore recju 1'ordre de chevalerie, 
 & qu'ils donnent enfuite aux pauvres en 1'honneur 
 des douze apotres ; lorfqu'ils font chevaliers , c'eft 
 de 1'or qu'ils y mettent. Jufqu'a - prefent tous les 
 princes du fang de France ont fuivi cet ufage. Cette 
 aumone , dit le roi , me paroit la plus belle que Ton 
 ait jamais faite ; pour moi , qui fuis roi couronne , 
 je n'en fais pas en un mois une auffi confiderable. 
 Tiran fe retira. Enfuite Philippe s'appercevant de 
 la faute qu'il avoit faite , & de la fa^on fage dont 
 fon ami avoit fu la reparer , fut fobre pendant le 
 refte du repas, & cut une grande attention de ne 
 pas manger plus que la princefTe. 
 
 Apres le diner, le roi accompagne du due de 
 Mefline paffa dans Tappartement de 1'infante , ou 
 la reine les fuivit. La , il leur dit a 1'une & a 1'autre 
 qu'etant refolu de faire le faint voyage qu'il entre- 
 prenoit, il etoit confole de laifTer fes etats entre 
 les mains du due fon frere , qu'il faifoit viceroi &
 
 TiRAN LEfiLANCi 
 
 lieutenant-general du royaume. II leur parla enfuite 
 du mariage de Philippe ck de la princeffe^ & les 
 aflura que puifqu'ils fe donvenoient , il ne fouhai- 
 toit rien davantage que de le voir accompli* Mais 
 il ajouta qu'il vouloit que ce fut avec le confente-* 
 ment du roi & de la reine de France , & que pour 
 1'obtenir, il falloit que Tiran leur ecrivit, d'autant 
 que le prince etant fort jeune, on pourroit s'ima-' 
 giner que peut-)2tre on 1'auroit feduit. J'aimerois 
 mieux , continua-t-il , donner ma fille a un (impl^ 
 chevalier , du confenterrient de fes parens , qu'sk 
 un roi contre la volonte de fon peuple. La reine 
 approuva cet avis; & 1'infante elle-meme ne fut 
 pas fachee de ce retardement , dans 1'efperance d'en 
 profiter pour connoitre encore mieux le caracl^re' 
 de Philippe. On manda Tiran , qui fur le champ 
 ecrivit en confequence ; & le roi fit avancer un bri 
 gantin , pour porter les lettres a Piombino en terra 
 ferme. 
 
 Tout etant difpofe pour le depart , le roi de Si- 
 cile feignit de s'embarquer fur le brigantin qu'il 
 avoit fait preparer , fous pretexte de vouloir aller 
 en Italic , pour s'aboucher avec le pape , & fe ren- 
 dit fecretement fur le vaifleau de Tiran. Cependant 
 ce chevalier alia avec Philippe prendre conge de 
 la re"ine & de 1'infante ; elles etoient dans une af*. 
 fliftion extreme , mais Philippe entroit pour beau-> 
 coup dans la douleur de 1'infante* 
 
 Lij
 
 1 64 HIST. DU CHEVALIER 
 
 Tiran mit a la voile , ck le terns fut fi favorable ^ 
 qu'en quatre jours ils arriverent a la vue de Rhodes. 
 Ds mouillerent fous le chateau de faint - Pierre , at- 
 tendant un vent tel qu'ils fouhaitoient pour execu- 
 ter leur projet. Tiran , par le confeil de deux ma- 
 telots de fes terres , qui lui etoient fort attaches, 
 fit remettre a la voile pendant la nuit , ck fe trouva 
 au point du jour prefque dans le port. Les Genois 
 ne douterent point d'abord que ce vaiffeau ne fut 
 un de ceux qu'ils avoient envoyes chercher des 
 vivres pour le camp du fultan ; car ils ne pouvoient 
 s'imaginer qu'un ennemi cut la hardieffe de s 'en- 
 gager au milieu de leur nombreufe flotte. Ils ne ref- 
 terent pas long -terns dans cette erreur. Des que 
 Tiran fe vit a une certaine .diftance de la place , il 
 ordonna qu'on ratt toutes les voiles. Alors , foit au 
 gabari , foit a la manoeuvre , les Genois reconnurent 
 le vaiffeau pour etre etranger. Ils firent leur poffible 
 pour lui couper le chemin ; mais comme il avoit 
 toutes les voiles dehors, leurs efforts furent inutiles. 
 
 Tiran avoit ordonne au pilote de porter de voiles 
 dans une petite plage de fable defendue par la ville , 
 & d'echouer le vaiffeau ; ce qui fut execute. Les 
 chevaliers voyant cette manoeuvre , ne douterent 
 point que les Genois ne 1'euffent imaginee pour 
 ks furprendre d'une nouvelle fa<^on. Ils vinrent done 
 courageufement pour attaquer le vaiffeau etranger; 
 mais un matelot arbora promptement un pavilion
 
 T I R A N L E B L AN C. 16$ 
 
 blanc , en inline terns qu'un homme de 1'equipage 
 fauta a terre & les inftruifit de la verite. 
 
 A cette nouvelle , le grand-maitre fe jetta a ge- 
 noux avec tous les chevaliers , 8* remercia Dieu 
 du fecours qu'il leur envoyoit. II defcendit enfuite 
 du chateau , a la tte des freres & de tous les ha- 
 bitans , & fe rendit fur le rivage , dans le deffein 
 de faire mettre le bled dans les magafins ; mais lorf- 
 qu'il apprit qu'il avoit cette obligation a Tiran , 
 dont il connoifToit la reputation, il envoya fur le 
 vaifleau deux chevaliers des plus confiderables _,' 
 pour le prier de defcendre a terre, & pour lui 
 temoigner Textr^me envie qu'il avoit de le voir 
 & de le remercier. Tiran requt fes deputes avec 
 beaucoup de politefle , & leur dit qu'il croyoit fa 
 prefence encore necefTaire dans le vaifTeau , jufqu'a 
 ce que toutes les provifions fuffent debarquees^ Ce,- 
 pendant il leur fit fervir des rafraichiflfemens , apres 
 quoi il les pria de conduire deux chevaliers de fa 
 fuite au grand-maitre , pour Tavertir qu'il avoit fur 
 fon bord le roi de Sicile , & Philippe nls du roi 
 de France. 
 
 Peu de terns apres, Tiran defcendit a terre, ac 1 - 
 compagne des deux princes. II etoit extremement 
 magnifique; il portoit ce jour-la un habit de bro- 
 card cramoifi brod<^ de perles , la jarreti^re a la 
 jambe , & fur la tete une toque d'ecarlate avec une 
 agraffe d'un grand prix. .Dans c^t equipage il entr,a 
 
 L ii
 
 1 66 HIST. DU CHEVALIER 
 
 dans la ville, fuivi de plufieurs autres chevaliers,' 
 & trouva le grand -maitre qui 1'attendoit dans la 
 place. Les dames & les demoifelles etoient aux fe^ 
 netres , ck jufques fur les toits , pour voir le ge- 
 nereux chevalier qui les delivroit de la famine & 
 de la captivite , ck tout retentiflbit de fes eloges. 
 
 En efFet , ce fecours decida du falut de Rhodes 
 & de la levee du fiege. Aufli-tot apres fon arri- 
 vee , Tiran commen<^a par donner un fuperbe repas 
 au grand-maitre & aux chevaliers , qui Faccepterent 
 d'autant plus volontiers , qu'a-peine avoient-ils la 
 force de parler , tant ils etoient abattus par la fa-? 
 mine. En meme tems il fit porter au chateau toutes 
 les provifions necefTaires pour la garnifon; apres quoi 
 il donna fes ordres pour qu'qn diftribuat au peuple 
 de la farine, de 1'huile, des legumes, enfin tout ce 
 dont on avoit befoin. II n'y eut perfonne qui ne fut 
 tres-content de fa magnificence & de fa liberalite. 
 
 On tint enfuite un confeil general fur Petat du 
 fiege , & fur les moyens de le faire lever. A la fin , 
 un vieux chevalier de Tordre propofa d'envoyer 
 au fultan un prefent de vivres &c de rafraichiffe- 
 mens, afin qu'il ne put douter du fecours que la 
 ville avoit requ , & pour lui oter toute efperance 
 de la prendre par famine. Cette proportion fut ap- 
 prouvee , & fur le champ on envoya au camp des 
 Maures quatre cens pains fortans du four , du vin , 
 des confitures , trois couples de paons , de poules ,
 
 TIRAN LE BLANC. 167 
 
 &c de chapons , avec du miel & de Phuile. Le fultan 
 fut tres-afflige de ce prefent; cependant il re^ut tres- 
 bien les envoyes , & leur fit beaucoup de politefTes. 
 
 Tiran s'etoit charge de garder la ville du cote 
 du port , avec les troupes qui Tavoient fuivi ; & 
 les vaiffeaux Genois, fur -tout celui du comman- 
 dant , mouilloient fort pres de terre. Le foir m&Tie 
 du debarquement , un des matelots de Tiran s'etant 
 rendu aupres de lui: Seigneur, luidit-il, que don- 
 neriez-vous a celui qui mettroit le feu a ce vaiffeau 
 que vous voyez le plus prs de nous ? Si tu faifois 
 une pareille aclion , repondit Tiran , tu pourrois 
 compter fur trois mille ducats d'or de recompenfe. 
 Apres cette reponfe , le matelot fe retira pour pre- 
 parer ce qui lui etoit necefTaire ; & voici ce qu'il 
 executa le lendemain. 
 
 La nuit etok fort obfcure; vers minuit, le ma- 
 telot trouva moyen , en nageant & en plongeant, 
 de pafler un cable dans un des anneaux de fer du 
 gouvernail de ce vaiffeau. II attacha enfuite un des 
 bouts de ce cable a terre , &c 1'autre a une grande 
 barque remplie de bois , d'huile & d'autres matieres 
 combuftibles. Auffi-tot qu'il y cut mis le feu, cent 
 homines tirerent le cable. En un moment la barque 
 en feu s'attacha an vaiffeau Genois, &: les flammes 
 fe communiquerent avec tant de furie , que rien au 
 monde n'eut ete capable d'eteindre rembrafement, 
 Beaucoup de Genois perirent en cette occafion; les 
 
 L iv
 
 1 68 HIST. DU CHEVALIER 
 uns furent brides , d'autres fe jetterent a la mer ^ 
 dans 1'efperance de gagner quelques-uns de leurs ba\ 
 tiinens , & fe noyerent. Tiran donna au matelot 
 les trois mille ducats qu'il lui avoit promis , & y 
 joiguit un bel habit de foie double de martres. 
 
 Lorfque le fultari apprit 1'accident arrive a ce 
 vaiffeau , il s'ecria : Ce font des diables qui font 
 a-rives. 11s paffent au travers d'une flotte entiere, 
 ils fecourent la ville , & le lendemain ils brulent le 
 vaiffeau commandant. Si nous leur en donnons le 
 terns , ils bruleront de meme tous les autres , fans 
 qu'on puiffe les en empecher. Le cable qui avoit 
 porte le briilot fur le vaiffeau ennemi , avoit ete 
 confume cbmme le refte ; en forte que les Maures 
 ne pouvoient comprendre comment la chofe etoit 
 arrivee. Le fultan affembla done tous les capitaines 
 de terre & de mer, & leur prouva, par le prefent 
 qui lui avoit ete envoye , le fecours confiderable 
 que les aflieges avoient requ ; ce qui , joint aux 
 pluies 6k a la faifon avancee , lui fit conclure la 
 levee du fiege. 
 
 Son avis fut generalement approuve , & on donna 
 tous les ordres neceffaires pour rembarquement des 
 troupes , & pour la retraite. Mais elle fe fit avec 
 tant de precipitation de la part des Maures , que 
 ce defordre donna lieu a Tiran de la leur vendre 
 cheremeiit. II fortit fur eux, fuivi feulement d'un 
 petit nombre de foldats , & ay ant joint quelques
 
 TIRAN LE BLANC. 169 
 
 troupes qu'on n'avoit pu encore embarquer , il les 
 chargea avec tant de furie qu'il en fit un carnage 
 epouvantable. Le fultan furieux du maffacre de fes 
 gens , envoya plufieurs barques pour faciliter leiir 
 retraite ; mais ce fecours ne leur fut pas d'une fort 
 grande utilite , & ils refterent prefque tous fur la 
 place. Ce prince infidele mit enfin a la voile, & 
 repritla routed' A lexandrie, ou il fut rec^u par ceux 
 <ks feigneurs du pays qui ne 1'avoient point fuivi 
 a cette expedition. Comme ils etoient parfaitement 
 inftruits de tout ce qui s'etoit pafle , le grand Air- 
 cadi portant la parole pour tous les autres : Tu fers 
 mal notre faint prophete Mahomet, lui dit-il ; tu 
 depenfes nos trefors mal-a-propos , tu n'as point 
 de courage , & tu deshonores la religion. Sans pren- 
 dre confeil de perfonne , tu quittes Pile de Rhodes ^ 
 tu leves le fiege. Le fecours dim feul vaiiTeau te 
 fait trembler , toi .qui commandes fur vingt-deux 
 rois couronnes. Tu t'es abandonne aux Genok , a 
 ces faux chretiens , incapables d'aucun bon fenti- 
 ment , & qui ne font ni Maures ni chretiens. Je 
 te condamne done a la mort pour tous :les maux 
 que tu nous as faits. A c,es mots on le jetta dans la 
 foffe anx lions , ou ce malheureux prince fut auffi-tot 
 
 Ainfi 1'ile fut abfolument delivree des infideles. 
 Des que les habitans de 'Chypre apprirent la 1 lev.ee 
 du iiegp , ils chargerent a Famagouile plufieurs vaii-
 
 170 HIST. DU CHEVALIER 
 
 feaux de bled , de boeufs , de moutons & de toutes 
 fortes de vivres , qu'ils firent partir pour Rhodes. 
 En peu de terns 1'abondance y fut fi grande , que 
 les perfonnes les plus agees ne fe fouvenoient pas 
 d'en avoir jamais vu une pareille. II arriva auffi 
 plufieurs vaiffeaux Venitiens charges de bled, & 
 fur lefquels on avoit embarque quelques pelerins 
 qui alloient a Jerufalem. Tiran apprit cette nouvelle 
 au roi & a Philippe , a qui elle caufa d'autant plus 
 de joie , que leur vaifleau e'toit hors d'etat de te- 
 nir la mer. Sur le champ le roi fit part au grand- 
 inaitre du defTein ou ils etoient de profiler de cette 
 occafion pour fatisfaire au faint voeu qu'ils avoient 
 fait. Le grand-maitre approuva leur refolution ; mais 
 avant leur depart il tint un chapitre general de tous 
 les chevaliers , ou , apres avoir exagere la grandeur 
 du fervice qu'ils avoient requ de Tiran , il fut re- 
 folu de quelle maniere on le remercieroit du fecours 
 genereux qu'il venoit de leur donner. 
 
 Le lendemain matin, le grand- maitre fit fermer 
 les portes de la ville, afin que tout le monde fut 
 temoin de la converfation qu'il vouloit avoir avec 
 le chevalier. En meme terns il fit apporter au mi- 
 lieu de la place le trefor de 1'ordre , apres avoir 
 prie le roi de Sicile & le prince de France de vou- 
 loir bien e^re prefens a cette ceremonie. Lorfque 
 tout le monde fut afTemble , le grand-maitre adref- 
 fant la parole au chevalier , parla en ces termes :
 
 T i RAN LE BLANC. 
 
 Votre generofite & vos hauts faits d'armes , brave 
 Tiran , vous rendent digne du plus grand empire, 
 vous avez mis en liberte la fainte maifon de Jeru- 
 falem & le temple de Salomon; vous nous avez 
 delivres des maux les plus affreux , &: vous avez 
 emp^che la mine de la religion. Tout le peuple de 
 Rhodes vous doit Thonneur , les biens & la vie. 
 Lorfque vous e*tcs arrive dans cette ville , nous n'a* 
 vions plus d'autre refTource que celle de mourir 
 pour la foi de J. C. Toute la religion vous prie 
 done d'accepter Ton trefor. Quoique ce ne foit pas 
 une recompenfe proportionnee aux obligations infi* 
 nies que nous vous avons , agreez-la , & que votre 
 generofite fupplee a l'impuirTance ou vous nous avez 
 mis de vous remercier dignement. 
 
 Quoique Tiran n'eut pas ete prevenu, il ne pa- 
 rut point etonne de la proportion du grand-maitre ; 
 & prenant la parole avec fa liberte ordinaire : Vos 
 Stages , feigneur, lui repondit-il, paflent de beau- 
 coup les fervices que j'ai pu vous rendre. Je fuis 
 venu , par la .permiflion divine , dans 1'unique def- 
 fein de fecourir votre reverence & tout fon ordre , 
 fur une lettre de votre main, que j'ai vue entre les 
 mains du t'res-qhretien roi de France. Je remercie 
 Dieu de la" grace qu'il m'a faite d'arriver afTez tot 
 pour vous tirer 'de la cruelle fituation ou vous etiez 
 reduit, J &'de s'drre fervi de moi pour delivrer la 
 religion. L*hohne'ur que-j^en re^ois efl ici-bas une
 
 171 HIST. DU CHEVALIER 
 
 recompenfe fuffifante des peines que j'ai prifes , & 
 de ce que j'ai pu depenfer; j'en attens une autre dans 
 le ciel. En Fhonneur de S. Jean-Baptifte , le protec- 
 teur de cette ville 6k le patron de la religion , je vous 
 remets done tous mes droits ; vous priant feulement 
 de vouloir bien faire chanter tous les jours une meffe 
 de requiem pour le repos de mon ame. 
 
 Le grand-maitre le conjura d'accepter du moins 
 ce qu'il avoit depenfe , afin que fi jamais 1'ordre fe 
 trouvoit reduit a la meme extremite" , ceux qui au- 
 roient deffein de le fecourir ne fe cruffent pas obli- 
 ges a une pareille generofite. Mais.Tiran s'en excufa. 
 encore: Et afin que vous foyez content, dit-il au 
 grand - maitre , je veux que tout le monde fache 
 que je le fuis aufli. En meme terns il mit les deux 
 mains fur k trefor, ordonnant aux trompettes de 
 publier qu'il etoit fatisfait, ck qu'il donnoit au peuple 
 le bled & toutes les provifions qu'il avoit apj?or- 
 tees. On ne peut exprimer les eloges 6k les benedic- 
 tions que cette generofite attira a ce vertueux che- 
 valier. 
 
 Des que la nuit fut venue , le roi , Philippe & 
 Tiran prirent conge du grand-maitre, & monterent 
 avec toute leur fuite fur les vaifleaux Venitiens qui 
 arriverent en peu de jours au port de Jaffe , ou 
 tous les pelerins debarquerent. De la ils fe rendirent 
 par terre a Jerufalem , 6k employment quatorze 
 jours a vifiter les lieux faints. A leur retour ils prirent
 
 TIRAN LE BLANC. 173 
 
 leur route par Alexandria, ou Tiran trouva encore 
 une occafion d'exercer fa generofite. 
 
 II fe promenoit un jour par la ville', avec le roi 
 de Sicile , lorfqu'ils firent rencontre d'un efclave 
 chretien qui pleuroit amerement. Tiran lui demanda 
 le fujet de fa douleur , I'afTurant qu'il le foulage- 
 roit , s'il etoit poffible de le faire. Qu'eft-il befoin 
 que je vous en inftruife ? repondit 1'efclave ; ma 
 douleur eft de telle nature , qu'on ne peut me donner 
 ni confeil ni fecours. II y a vingt-deux ans que je 
 fuis dans 1'efclavage , continua-t-il ; & parce que 
 je ne veux pas changer de religion , on m'accable 
 de coups & Ton me fait mourir de faim. Montre- 
 moi , je te prie , reprit Tiran , celui qui te fait rant 
 fouffrir. Vous le trouverez dans cette maifon , re- 
 partit 1'efclave. Tiran obtint du roi la permiffion 
 d'entrer dans la maifon que ce malheureux lui mon- 
 troit ; & ayant fait venir le maure qui 1'habitoit , il 
 lui propofa de lui vendre un efclave chretien , qu'il 
 dit etre fon parent. Le maure y confentit , a con- 
 dition qu'il auroit pour fa ran^on cinquante ducats 
 d'or , que Tiran lui compta fur 1'heure , en le priant 
 de lui faire connoitre les maures qui avoient des 
 efclaves chretiens , parce qu'il etoit refolu de les 
 acheter. 
 
 Cette nouvelle fe repandit bientot par toute la 
 ville ; & dans 1'efpace de deux jours ce chevalier 
 racheta quatre cent foixante-treize efclaves , em-
 
 174 HIST. DU CHEVALIER 
 ployant a cette bonne oeuvre tout ce qu'il avoit 
 d'or & d'argent , jufqu'a venire meme quelques^ 
 unes de fes pierreries. II les fit embarquer enfuite 
 fur les vaifleaux qui fe trouverent au port d'Alexan- 
 drie , & les conduifit a Rhodes. La il commen^a 
 par les faire tous habiller de pied en cap ; & le jour 
 du depart etant arrive , il leur donna un grand re- 
 pas. Apres les avoir regales magnifiquement : Mes 
 amis , leur dit-il , il n'y a pas long -terns que vous 
 etiez dans 1'efclavage , Dieu m'a fait la grace de 
 vous en delivrer; ck vous etes enfin arrives en tcrre 
 de promiflion , libres d'aller par-tout ou il vous plai- 
 ra ; car je me depars de tous les droits que je puis 
 avoir fur vous. Ceux qui voudront me fuivre feront 
 les bien re^us ; ceux qui aimeront mieux demeurer 
 ici le peuvent de meme. Enfin , s'il s'en trouve a qui 
 aucun de ces deux partis me convienne, j'aurai foin 
 qu'il ne leur manque rien de ce qui leur fera ne- 
 ceffaire pour fe rendre ailleurs. A ce difcours , ils 
 fe jetterent tous a fes pieds, penetres de la plus vive 
 reconnoiffance , & les arroserent de leurs larmes, 
 Chacun prit fon parti , & Tiran fournit abondam- 
 ment a tous leurs befoins. 
 
 Le mSme jour le chevalier & les deux princes 
 prirent conge du grand -maitre , qui pendant leur 
 fejour a Rhodes leur fit tous les honneurs & toutes 
 les carefles imaginables. Ils mirent ^ la voile, & 
 eurent le vent ii favorable , qu'en pen de terns ils
 
 TIRANLE BLANC. 175 
 
 arriverent heureufement en Sicile. On ne peut ex- 
 primer la joie des Siciliens au retour de leur feigneur 
 naturel. On porta promptement cette bonne nou- 
 velle a la reine & a 1'infante , qui fe preparerent 
 auffi-tota recevoir le roi. Son frere le due de Me/fine, 
 forth au-devant de lui, accompagne d'un nombreux 
 cortege. II etoit fuivi de tous les bourgeois de Pa- 
 lerme, bien vetus & marchant en bon ordre. -L'ar- 
 cheveque &: tout le clerge marchoient apres eux, 
 & precedoient 1'infante Ricomana environnee d'un 
 grand nombre de dames & demoifelles fuperbement 
 parees. Aprs les premiers complimens , Philippe 
 & Tiran firent la reverence aux princefles. Le prince 
 de France prit Tinfante fous le bras, ck la conduifit 
 jufqu'au palais. Pendant plufieurs jours ce ne fut 
 que fi^tes & que rejouiflances dans la capitale , & 
 meme dans toute 1'ile. 
 
 Quelques jours apr^s , le roi donna audience aux 
 ambafladeurs du roi de France. Ce prince ayant recu 
 les lettres de Tiran , au fujet du mariage de Phi- 
 lippe avec 1'infante Ricomana , avoit envoye en 
 Sicile une belle compagnie de foixante gentilshommes 
 pour conclure cette alliance. Us s'^toient rendus a 
 Palerme peu de terns avant le retour du roi , & 
 avoient fait une entree magnifique dans cette ville. 
 A 1'arrivee de ce prince, ils eurent 1'honneur de 
 lui faire la reverence , & apres lui avoir remis leurs 
 lettres de creance 5 ils allerent faluer Philippe.
 
 tj6 Hist. DU CHfioAoiER 
 
 Dans Faudience qui leur fut accordee enfuitej 
 ils expliquerent plus particulierement le fujet de 
 leur ambaffade. II confiftoit en trois points. Le pre- 
 mier, que le roi de France etoit eharme que fori 
 fils epousat 1'infante de Sicile , comme le brave 
 Tiran 1'ayoit arr&e. Le fecond , que fi le roi de 
 Sicile avoit un fils, le foi de France lui donneroit 
 une de fes filles en mariage , avec cent inille ecus 
 pour fa clot. Enfin ils declarerent que le roi leur 
 maitre avoit demande au pape , a 1'empereur & a 
 tous les princes chretiens des fecours pour la guerre 
 qu'il avoit refolu d'entreprendre contre les infideles ; 
 que tous les princes auxquels il avoit ecrit , avoient 
 promis de le feconder; qu'il aflembloit une armee 
 dont il avoit derTein de donner le commandement 
 a Philippe ; ck qu'il efperoit que le roi de Sicils 
 pindroit fes forces aux fiennes pour 1'execution 
 d'une entreprife fi glorieufe , & fi utile a la chre- 
 tiente. Le roi repondit aux ambaffadeurs , qu'il ac- 
 ceptoit avec ]oie la demande que le roi de France 
 lui faifoit faire de 1'infante pour le prince fon fils. 
 A 1'egard des deux autres articles , il remit a leur 
 en dire fon fentiment lorfqu'il auroit pris 1'avis de 
 fon confeil. 
 
 Cependant les ambaffadeurs voyant que le ma- 
 riage etoit arrte , remirent a Philippe , fuivant les 
 ordres qu'ils en avoient, cinquante mille ecus , tant 
 pour fe piettr^ en equipage , qwe po:;r les frais de 
 
 la
 
 flRAN LE' BLAtfC. I?? 
 
 la noce. Le roi de France les avoit encore charges 
 de plufieurs prefens pour 1'infante. Ils confiftoienf 
 en quatre fuperbes pieces de brocafd d'or , trois 
 mille martres zibelines , 6k un collier magnifique-'' 
 ment travaille, II avoit ete fait a Paris , 6k etoit 
 enrichi d'un grand nombre de pierreries d'un prix 
 inestimable. La reine lui envoyoit aufli plufieurs pieces 
 de drap de foie 6k de brocafd , des meubles de foie , 
 des tapifleries magnifiques , 6k plufieurs autres ra- 
 retes que les ambafladeurs eurent 1'honneur de pre* 
 Tenter a la princefle. 
 
 Lorfqu'elle apprit que fbn mariage etoit arr^td ^ 
 
 elle fe confirma plus que jamais dans le deflein de 
 
 ne rien negliger pendant les quinze jours qui de- 1 
 
 voient en preceder la celebration , pour penetrer" 
 
 le caradere du prince qu*on lui deftino;t. Elle ap- 
 
 prehendoit , comme on 1'a vu , de trouvef en lui 
 
 de la groffierete & de Favarice; & dans ce cas elle 
 
 e"toit refolue de ne pas pouffer les chofes plus loin ^ 
 
 meme de fe faire religieufe plutot que de 1'epoufer. 
 
 Elie ne pouvoit s'empecher de vouloir mal a Tiran , 
 
 qui , par fa prefence importune & fes foins em- 
 
 prefles aupres de Philippe , lui 6toit le moyen de 
 
 connoitre a-fonds le genie de ce prince; 6k parce 
 
 que cet obftacle ne lui paroiifoit pas aife a lever, 
 
 elle refolut de faire venir de Calabre un philofophe 
 
 d'un profond favoir & d'une grande reputation , 
 
 qu'elle crut en etat-'de fatisfaire fa curiofite. Elte 
 
 Tome I, M
 
 i/S HIST. DU CHEVALIER 
 
 donna done tons les orclres neceflaires pour qu'il 
 fe rendit fecretement a la cour. Cependant le hazard 
 lui offrit une occafion qu'e'.le jugea favorable pour 
 s'eclaircir de ce qu'elle fouhaitoit. 
 
 Le jour de la Notre-Dame d'aout, le roi de Sicile 
 donna un grand repas, auquel le prince de France 
 & les ambafladeurs furent invites. Ce jour -la Phi- 
 lippe fe rendit au palais , vetu d'une robe de brocard 
 cramoifi double d'hermines, & trainante jufqu'a 
 terre. Le diner fut des plus fuperbes *, &t des que 
 les tables furent levees , on fit venir des muficiens , 
 & le bal commenqa. On fervit enfuite une magni- 
 fique collation , apres laquelle le roi paffa dans fon 
 appartement pour prendre quelque repos. Son de- 
 part n'empecha cependant point 1'infante de conti- 
 nuer le bal , arm de ne pas donner lieu a Philippe 
 de fe retirer. 
 
 Pendant le dine il etoit furvenu une grande pluie , 
 qui avoit fait beaucoup de plaifir a la princefTe. Le 
 terns s'eclaircit fur le foir ; 6k elle propofa d'aller 
 fe promener dans la ville. Le prince cut beau lui 
 reprefenter que le terns n 'etoit pas fort affure , & 
 qu'elle couroit rifque de fe mouiller , 1'infante qui 
 s'apperqut avec chagrin que Tiran avoit prefTenti 
 fon deffein, & qu'il faifoit tous fes efforts pour en- 
 gager Philippe au filence , demanda avec impatience 
 qu'on lui amenat fa haquenee. Le prince lui donna 
 le bras, & lui fervit d'ecuyer. Mais des qu'elle fut
 
 T i R A N L E BLANC. 179 
 
 i cheval , elle lui tourna le dos , pretant cepen- 
 dant toujours 1'oreille a ce qu'il cliroit. Alors s'a- 
 dreffant a Tiran: Vous auriez bien fait, lui dit-il, 
 de m'envoyer chercher un autre habit ; celui-ci fera 
 tout gate. Eh bjen , repondit le chevalier aVec im- 
 patience , s'il eft gate vous en aurez un autre. Au 
 moins , reprit Philippe , voyez , je vous prie , s'il 
 n'y auroit pas la deux pages pour me porter la 
 queue , & 1'emp^cher de trainer a terre. Comment 
 fe peut-il, rdpftqua Tiran, qu'avec autant d'avarice 
 & de vilenie , vous foyez le fils d'un grand roi ! 
 Marchez , 1'infante vous attend. Le prince , quoi- 
 qu'afflige , joignit 1'infante , fort embarraffe de fa 
 queue. 
 
 Quoique cette princefle pretat Toreille a leurs 
 difcours , elle etoit cependant trop eloignee pour 
 y rien comprendre. On fe promena dans la ville 
 pendant quelque terns. Enfuite 1'infante s'appercevant 
 que Philippe etoit fort occupe de fa robe , refolut 
 de fe divertir de fa peine , & fit apporter des eper- 
 viers , pour voler quelques cailles. Mais ne voyez- 
 vous pas , madame , lui dit alors le prince qui n'y 
 pouvoit plus tenir , qu'il ne fait pas un terns con- 
 venable pour la chafTe , ck que nous fommes dans 
 la boue jufqu'au cou ? L'infante trouva peu de ga- 
 lanterie dans un difcours qui s'oppofoit a une fan- 
 taifie qu'elle temoignoit. Cependant elle fortit de 
 la ville , & demanda tout has a un payfan qu'elle 
 
 Mij
 
 i8o HIST. DU CHEVALIER 
 
 rencontra , s'il ne pourroit pas lui enfeigner quelque 
 ruifleau ou quelque canal. II lui en indiqua un , 
 dans lequel un cheval en avoit jufqu'aux fangles. 
 La princefle marcha de ce cote -la, & des qu'elle 
 y fut arrivee , elle entra dedans & le traverfa. A 
 Tegard de Philippe , lorfqu'il fe vit fur le bord du 
 ruifleau , il ne manqua pas de s'arreter , & de de- 
 mander encore une fois a Tiran s'il n'avoit perfonne 
 pour lui porter la queue. Le chevalier lui fit de 
 nouveaux reproches, & 1'obligea de fuivre 1'infante; 
 mais il feignit en meme terns un grand eclat de 
 rfre , perfuade que la princefle voudroit en favoir 
 le motif. Elle le voulut en effet; & Tiran conti- 
 nuant la mme feinte : Je ris , madame , repondit-il , 
 d'une queftion que le prince m'a faite au fortir du 
 palais , & qu'il a continuee pendant toute la pro- 
 menade. II m'a demande ce que c 'etoit que 1'amour, 
 & quel etoit fon principe ; mais en entrant dans 
 cette eau, il a ajoute en quel endroit il fe pla^oit. 
 Pour moi , quoique je ne le connoiffe point , je 
 crois que les yeux font les interpretes du cceur. 
 Mais fur tout ce que je vois , je me perfuade de 
 plus en plus que 1'amour veritable que le prince a 
 pour vous , 1'occupe tellement , qu'il ne lui permet 
 
 de penfer a aucune autre chofe Cependant la 
 
 robe etoit fi mouillee que Philippe avoit pris fon parti. 
 
 Au retour , 1'infante dont les doutes n'etoient pas 
 
 abfoliunent leves, repeta de nouveau a Tiran la re-
 
 Ti R AN LE BLANC. 181 
 
 folutiorfqu'elle avoit prife. II lui repondit qu'il etoit 
 etonne qu'une princeffe aufli accomplie condamnat 
 le prince fans aucun fondement : qu'il etoit beau , 
 bien fait & tres-fage. Et ii votre alteiTe , continua- 
 t-il, veut pouffer plus loin fa curiofite, je me charge 
 de la fatisfaire. Quoiqu'il en foit , il ne tient qu'a 
 vous de 1'avoir a vos cotes dans un lit bien par- 
 fume ; & fi le lendemain votre altefTe n'en eft pas 
 contente , je me foumets a tout ce qu'elle ordonnera 
 de moi. Cette converfation les conduifit jufqu'au 
 palais , ou ils trouverent le roi qui s'entretenoit avec 
 les ambafTadeurs. On fervit le foupe, apres lequel- 
 chacun fe retira. 
 
 Ce jour-la m^me, le philofophe que la princeffe 
 attendoit avec impatience , 6k qu'elle avoit envoye 
 chercher en Calabre , arriva a Palerme. Comme il 
 avoit refolu de parler le lendemain a 1'infante , qui 
 lui avoit donne rendez-vous dans une eglife de la 
 ville , il fe logea a 1'auberge. II etoit occupe d'un 
 morceau de viande qu'il avoit mis a la broche pour 
 fon foupe , lorfqu'un payfan qui portoit un lapin , 
 lui dit de fe ranger , parce qu'il vouloit faire rotir 
 fon lapin. Mon ami , repondit le philofophe , ne 
 fais-tu pas que chacun eft maitre dans cette maifon, 
 & que celui qui arrive le premier doit etre le pre- 
 mier fervi ? Je ne m'embafrafle point de tout cela , 
 reprit le payfan ; ne voyez-vous pas qu'un lapin eft 
 plus noble qu'un morceau de mouton? Par confe- 
 
 M iij
 
 iSl HlST. DU CHEV^ilER 
 quent vous devez faire honneur a ce que j'apporte. 
 Ces paroles en amenerent de fi vives de part & 
 d'autre , que le man ant donna un grand foufflet 
 au phiiofophe. Celui-ci ripofta tar un coup de ia 
 broche , qu'il lui porta fur la tete ; & ce coup flit 
 fi malheureux , que le payfan tomba mort fur la 
 place. Audi -tot le phiiofophe fut arrete & mis en 
 prifon, ou Ton ne lui donnoit que quatre onces de 
 pain par jour. 
 
 Quelques jours apres cette aventure, on mit dans 
 la meme prifon un chevalier de la cour, qui avoit 
 ete arrete pour une querelle particuliere. II vit le 
 phiiofophe , & touche de compaflion , il lui fit part 
 des vivres qu'on lui apportoit. Au bout de quelques 
 jours,, ce favant bomme lui dit: Chevalier, je vous 
 prie , lorfque vous ferez a la cour , d'avoir la bonte 
 de dire a I'mfante cjue j'ai obei a fes ordres. Com- 
 ment voulez - vous , repondit le chevalier , que je 
 m'acquitte de cette commilfion ? je demeurerai peut- 
 etre ici pendant plus d'un an x , que fais-]e quand 
 j'en fortirai? Avant qu'il foit une demi-heure, re- 
 partit le philofcphe , vous ferez en liberte ; ck fi. 
 vous ne fortez pas dans ce moment , vous refterez 
 ici toute votre vie. Le chevalier furpris & inquiet 
 tout a la fois de ce difcours , ne favoit trop qu'en 
 penfer , lorfqu'il vit entrer le geolier , qui lui an- 
 non^a fa fortie. 
 
 Dans ce terns-la , un gentilhomme ayant fu que
 
 Ti R AN LE BLANC. 183 
 
 le roi faifoit chercher par-tout des chevaux de prix 
 pour envoyer a 1'empereur de Conftantinople , lui 
 en prefenta un (i beau, qu'il en fut frappe d'amira- 
 tion , fans pouvoir lui trouver d'autre defaut que 
 celui de porter les oreiiles un peu has. Le prince 
 avoua que fans cela il vaudroit mille ducats d'or ; 
 mais perfonne ne pouvoit decouvrir quelle Ao'it la 
 caufe de cette imperfection. Le chevalier nouvelle- 
 ment forti de prifon , fe fouvenant alors du phi- 
 lofophe qu'il y avoit lahTe: Si votre altefTe , dit-il 
 au roi , faifoit venir un favant que j'ai vu dans les 
 prifons , & qui m'a predit les chofes les plus ex- 
 traordinaires , je ne doute point qu'il ne contentat 
 votre curioiite. Le roi 1'envoya chercher , & lui 
 demanda pourquoi ce cheval portoit les oreiiles fi 
 bafTes. Seigneur , lui repondit le philpfophe , la 
 raifon en eft fort naturelle ; c'eft que ce cheval a 
 eke nourri par une anefle , dont il a refe'ua cette 
 mauvaife habitude. Sainte Marie ! sMcria le roi , cela 
 pourroit-il ^tre ? On remonta a la fource , 6c Ton 
 trouva qu'en efFet il n'y avoit rien de plus vrai. Le 
 prince admira le favoir de cet homme : & ayant 
 appris qu'on ne lui donnoit que quarre onces de pain 
 par jour, il ordonna qu'il rut reconduit en prifon, 
 ck qu'on augmentat fa nourriture du double. 
 
 Peu de jours apres, un lapidaire arriva a la cour. 
 II venoit de Damas & du Caire , & portoit beau- 
 coup de pierreries , entr'autres un rubis-balai , plus 
 
 M iv
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 grand & plus beau que tous ceux que Ton voit a 
 faint Marc de Venife 6k a faint Thomas de Can- 
 torbery. II vouloit. en avoir foixante mille ducats ; 
 & le roi lui en offrit trente mille. Le chevalier dont 
 on a parle , & qui s'etoit trouve avec le philofophe, 
 ne put s'empecher. de temoigner au prince la fur- 
 prife que lui caufoit Toffre confiderable qu'il faifoit 
 de ce rubis , parce qu'il y remarquoit trois petits 
 frous dans le fond. Mais le roi lui repondit que les 
 lapidaires Pavoient affure qu'ils difparoitroient des 
 que le rubis feroit monte. Quoiqu'il en foit, dit le 
 chevalier , je confeille a votre alreiTe de le faire 
 voir au philofophe. On Tamena done devant le roi; 
 & lorfqu'il eut examine les trois trous , il mit le ru- 
 bis dans fa main , 1'approcha de fon oreille en feF- 
 mant les yeux , & affura qu'il y avo't un corps 
 vivant dans certe pierre. La chofe parut fi extraor- 
 dinaire au marchand , qu'il confentit a la perte de 
 fon rubis pour voir 1'epreuve de cette merveille. 
 On le caffa , & en effet on trouva -dedans un petit 
 ver plein de vie, 
 
 Tous les fpeclateurs admir^rent la fineffe & le 
 profond favoir du philofophe. A 1'e'gard du prince , 
 il ordonna fimplement qu'il flit reconduit en prifon, 
 & qu'on lui donnat huit onces de pain par jour , 
 outre 1'ordinaire. Le philofophe, outre de ce trai- 
 tement , ne put s'empecher de dire , en prefence 
 de ceux qui le conduifoient , que le roi n'etoit pas
 
 TIRAN LE BLANC. 185 
 
 fils de ce grand & magnifique roi Robert , qui avoit 
 Ci heureufement gouverne la Sicile. Ses actions de- 
 montrent clairement, ajouta-t-il , qu'il eft fils d'un 
 boulanger. Quand il me plaira je le prouverai, & 
 que c'eft a tort qu'il poflede un royaume qui ap- 
 partient de droit an due de Mefline. 
 
 On rendit eompte au roi de ce difcours , & il 
 ordonna que des que la nuit feroit venue , on lui 
 amenat fecretement le philofophe. Alors 1'ayant pris 
 en parttculier- 1 ^- il lui demanda Ci tout ce qu'on lui 
 avoit rapporte etoit veritable. Le philofophe lui 
 ayant repondu d'un air tranquille , que c 'etoit la 
 verite pure : Mais comment fais-tu', lui dit le prince, 
 que je ne fuis pas le fils du roi Robert? Seigneur, 
 repartit le philofophe , il fuffit de. confulter la nature 
 pour s'en afliirer. Lorfque je vous expliquai Tenigme 
 que votre alteffe me propofa au fujet des oreilles 
 de ce cheval dont On lui^ avoit fait prefent , vous 
 ordonnates qu'on augmentat ma nourriture de quatre 
 onces de pain. Quand je vous ai decouvert depuis 
 le fecret du rubis , vous vous &es encore contente 
 de me faire donner un peu plus de pain. De-la, 
 par une connoiflance fimple &: naturelle , j'ai con- 
 clu que vous etiez fils d'un boulanger, & non d'un 
 roi de glorieufe memoire, tel que le roi Robert (i). 
 
 (i) On chercheroit inutileinentun roi du nom de Robert 
 pcirmi les princes qui ont regne en Sicile. Robert Guifcard
 
 iS6 HIST. DU CHEVALIER 
 
 Si tu veux refter a mon fervice , dit alors le roi , 
 j'oublierai le mal que je t'ai fait , & je te donnerai 
 place dans mon confeil; mais je veux abfolument 
 etre plus eclairci fur ma naiffance. N'en faites rien, 
 feigneur , reprit le philofophe ; car enfin Ton dit en 
 Calabre , que trop grafter cult , 6* trop parler nult, 
 Le prince convaincu du profond favoir de cet homme, 
 le crut , lui donna fur le champ la liberte , & le 
 retint a fa cour. 
 
 AufTi-tot que 1'infante en fut inftruite, elle Pen- 
 voya chercher pour favoir ce qu'il penfoit de Phi- 
 lippe. II faut auparavant que je le voie , repondit 
 le philofophe. Vous allez tre fatisfait , dit la prin- 
 cefle. En mme terns elle fit propofer an prince 
 de venir danfer avec elle. "Pendant la danfe , le phi- 
 lofophe Pexamina foigneufement , ck dit enfuite a 
 1'infante : Le galant que vous m'avez fait voir eft 
 ignorant & avare , & vous fera beaucoup de mal; 
 il eft brave & courageux, & mourra roi. Ce dif- 
 cours affligea veritablement la princefle ; elle dit que 
 Ton ne mouroit jamais d'autre mal que de celui qu'on 
 apprehendoit ; & qu'elle aimeroit mieux fe faire re- 
 ligieufe que d'epoufer Philippe^, quand meme il fe- 
 roit roi de France. S!H"^ 
 
 mourut avant la conquete en 1085 , & Robert, roi de 
 Naples, qui mourut en 1343, ne regna point fur Ja 
 Sicile.
 
 T IRAN LE BLANC. 187 
 
 Le roi de Sicile ^voit fait faire pour les noces 
 de 1'infante un lit fuperbe de brocard d'or; & afin 
 que les mefures fuffent plus juftes , il en avoit fait 
 drefTer un autre tout blanc , qui devoit fervir de 
 modele. Ces deux lits fe trouvoient a cote 1'un de 
 1'autre dans le meme appartement. La princeffe pro- 
 fita cle cette occafion pour eprouver encore Philippe. 
 Elle fit en forte que la danfe ne fimt que bien avant 
 dans la nuit. Le roi voyant minuit paffe , fe retira 
 pour ne pas interrompre le plaifir de fa 'fille, qui, 
 quelque terns apres , lui envoy a demander s'il vou- 
 loit permettre que Philippe couchat cette nuit au 
 palais avec 1'infant fon frere , parce qu'il faifoit alors 
 une fort grande pluie. Le roi y confentit ; & les 
 danfes etant finies , 1'infante dit a Philippe qu'il cou- 
 cheroit cette nuit au palais , qu'elle etoit trop avan- 
 ce<j pour qu'il put penfer a retourner chez lui. Le 
 prince la remercia , lui temoignant une grande envie 
 de fe retirer ; mais elle le prit par la robe , &: lui 
 dit : Ma foi , vous coucherz ici rette nuit , puif- 
 que mon frere vous en prie. Demeurez , lui dit 
 Tiran , puifqu'on a tant d'envie de vous retenir ; 
 je refterai ici pour vous fervir. Non , Tiran , cela 
 n'eft pas neceftaire , reprit la princeffe ; il y a aifez 
 de domeftiques clans le palais de mon pere , qui 
 prendront volontiers cette peine 1 . Le chevalier , qui 
 vit par ces paroles que fa prefence etoit impoitune , 
 leur donna le bonfoir 6k fe retira.
 
 1 88 HIST. DU CHEVALIER 
 
 Un moment apres , deux pages , avec des flam- 
 beaux , conduifirent Philippe dans la chambre meme 
 ou Ton avoit tendu les deux lits. II fut etonne de 
 la magnificence de 1'un , & choifit 1'autre pour fe 
 coucher. Mais comme en danfant il avoit fait un 
 trou a un de fes has , & qu'il imagtna que fes gens 
 ne viendroient pas auffi matin qu'il avoit envie de 
 fe lever , il pria un des pages , que 1'infante avoit 
 bien inflruit , d'aller lui chercher une aiguille a 
 coudre & du fil blanc. Le page s'adreffa d'abord 
 a 1'infante, qui s'etoit placee de fa^on a pouvoir 
 examiner toutes les acYtons du prince , mais qui n*a- 
 voit pu diftinguer ce qu'il demandoit. Le page porta 
 done a Philippe ce qu'il fouhaitoit , &: le trouva 
 qui fe promenoit en long &: en large dans la chambre. 
 II pnt I'aiguille & la piqua dans le lit qu'il avoit 
 choifi. Enfuite il fe deshabilla, & s'e'tant fait de'- 
 chauffer, il renvoya les deux pages , en leurdifant 
 de laiffer le flambeau dans la chambre. Us obeirent, 
 6k fermerent la porte en fe retirant. Alors le prince 
 fe leva , chercha I'aiguille pour coudre fon bas , 
 & renverfa tout le lit fans pouvoir jamais la trou- 
 ver. II entreprit de le raccommoder , mais 51 etoit 
 fi ^rodlgieufement bouleverfe , que ne pouvant 
 en venir a bout , il prit le parti de coucher dans 
 1'aiitre. 
 
 Ce hazard decida des refolutions de la princeffe, 
 Comme elle avort obferve tout ce qui s'etoit pafle ,
 
 TIRAN LE BLANC. 189 
 
 elle dit a fes demoifelles : N'etes-vous pas etonnees 
 du favoir des etrangers , fur-tout de Philippe ? J'ai 
 voulu 1'eprouver au fujet de ces deux lits , perfuadee 
 que s'il etoit avare il choiiiroit le plus commun. 
 Qu'a-t-il fait ? II 1'a jette par terre , & s'eft couche 
 dans le plus beau , pour montrer qu'il convient feul 
 au fils du roi de la nation la plus noble & la plus 
 ancienne. Je fuis a-prefent perfuadee de tout ce que 
 Tiran m'a dit. II ne m'a jamais parle que pour mon 
 bien &t pour mon honneur ; & je fuis perfuadee 
 que le philofophe n'en fait pas autant qu'il le croit. 
 Occupee de ces agreables idees , elle fe mit au lit , 
 & dormit jufqu'au lendemain. 
 
 Des le matin , Tenebreux arriva au palais , fuivi 
 de quelques domeftiques de Philippe , qui lui appor- 
 toient d'autres habits. La princeffe de fon cote ne 
 fut pas plutot eveillee qu'elle envoya chercher Ti- 
 ran , &: lui declara qu'elle avoit enfin reconnu tout 
 ce que Philippe valoit, & qu'elle etoit determinee 
 a conclure le mariage. Puifque vous avez commen- 
 ce , c'eft a vous de finir , continua-t-elle. Affurez 
 le bonheur de deux perfonnes qui vous en auront 
 une eternelle obligation. Tiran protefta qu'il n'avoit 
 jamais eu d'autre deflein. Sans perdre de terns , il 
 paifa chez le roi , &: le pria de terminer le mariage 
 qu'il avoit arrete , 1'afllirant que les ambafiadeurs 
 de France n'attendoient que cette ceremonie pour 
 retourner aupres de leur maitre; & ajoutant que fi
 
 1 90 HIST. DU CHEVALIER 
 
 fon altefle le fouhaitoit , il en parleroit a 1'infante. 
 Le roi agrea la propofition , & pria pour cela Tiran 
 d'agir en fon nom & comme lui-m&ne. 
 
 Le chevalier retooirna de-la chez la princeffe, a 
 qui il rendit compte cles difpolitions dans lefquelles 
 il avoit laiffe le roi Ton pere. Elle en fut charmee, 
 & 1'affura de nouveau qu'elle le laiffoit le maitre 
 de tout. Alors il lui demanda la permiflion de faire 
 entrer Philippe , qui attendoit a la porte de fon ap- 
 partement pour la mener a la meffe. La princeffe 
 la lui accorda; mais il la pria de faire retirer fes 
 demoifelles , afin qu'il lui parlat fans temoins. Elle 
 y confentit encore; & Tiran faifant entrer le prince: 
 Voyez , madame , lui dit-il , le prince du monde 
 qui vous aime le plus; il eft a vos genoux, je vous 
 conjure de le baifer pour temoigner que vous ac- 
 ceptez la fidelite qu'il vous jure. L'infante fe facha , 
 & jura tres-fort qu'elle n'en feroit rien que par le 
 oommandement de fon pere ; mais a un fignal que 
 le ; chevalier fit au prince, celui-ci i'embraffa, &c la 
 portant fur un petit lit de repos , la baifa cinq ou 
 fix fois. L'infante dit a Tiran qu'elle n'auroit jamais 
 de confiance en lui ; qu'elle 1'avoit ton jours regarde 
 comme fon frere , &: qu'il venoit de la livrer entre 
 les mains d'un homme qu'elle ne favoit fi elle devoit 
 regarder comme ami ou comme ennemi. Que vous 
 etes injufte ! lui repondit le chevalier ; comment pou- 
 vez-vous regarder Philippe comme ennemi, lui qui
 
 TIRANLE BLANC. 191 
 
 vous aime plus que fa propre vie , & qui meurt 
 d'envie de vous tenir dans ce lit de parade ou vous 
 Pavez fait coucher cette nuit? Mais, madame, con- 
 tinua-t-il, ne penfez plus a tout ce qu'on doit a 
 votre rang , & repondez de bonne grace aux fen- 
 timens de 1'amoureux Philippe. Dieu m'en garde ! 
 reprit la princefle , je n'y confentirai jamais. Ma- 
 dame , lui dit le chevalier , nous ne fommes ici , 
 Philippe & moi, que pour rendre fervice a votre 
 alteffe ; ayez feulement la bonte de prendre un peu 
 de patience. En meme terns il lui prit les mains, & 
 le prince voulut profiler de 1'occafion ; mais les 
 demoifelles accoururent aux cris de 1'infante. 
 
 Cependant la paix fe fit entr'eux ; & la princefTe 
 ayant acheve de s'habiller , Philippe & Tiran la 
 conduifirent a Peglife , ou ils furent maries. Aufli- 
 tot apres la ceremonie , les fetes commencerent & 
 durqrent huit jours. Elles furent melees de joutes, 
 de tournois , de danfes & de farces ; & 1'infante 
 fut fi bien ftee , qu'elle fe trouva fort contente de 
 Tiran, &plus encore de Philippe, qui fe gouverna 
 de faqon qu'elle n'en perdit jamais la memoire. 
 Apres les folemnites de ce manage , le roi de Sicile , 
 qui avoit refolu de donner du fecours au roi de 
 France , fit armer deux galeres & quatre gros vai- 
 feaux, & paya les equipages pour fix mois. A 1'egard 
 de Tiran , comme dans cette expedition il ne vou- 
 loit prenclre Tordre que de lui feul , il acheta une
 
 191 HIST. DU CHEVALIER 
 
 galere qu'il fit mettre en etat de partir. A-peine ct 
 armement etoit acheve , qu'on eut nouvelle que le 
 roi de France e'toit a Aiguemortes avec les yaifTeaux 
 des rois de Caftille , d'Arragon , de Navarre & de 
 Portugal. Philippe fut declare generaliffime de cette 
 armee. L'infant de Sicile voulut 1'accompagner. Us 
 trouverent a Savonne les vaifieaux du Pape , de Fem- 
 peureur & de tous ceux qui avoient promis du fecours. 
 Us en partirent tous enfemble, & joignirent le roi 
 de France a File de Corfe, ou etoit le rendez-vous 
 general. De-la ils arriverent un matin devant Tri- 
 poli de Syrie. 
 
 On ne peut exprimer la gloire que Tiran s'acquit 
 devant cette place ; mais il lui arriva fur-tout une 
 aventure qui merite d'etre rapportee. Des que la 
 fiotte chretienne eut mouille dans le port , ce che- 
 valier avoit fait vceu entre les mains du roi , & en 
 prefence de toute Farmee , d'etre le premier qui de- 
 barqueroit , & le dernier qui rentreroit dans les vaif- 
 feaux. Apres la retraite , ou malgre les attentions 
 ck les precautions du roi , les chretiens perdirent 
 beaucoup de monde , Tiran refloit encore a terre 
 pour accomplir fon vceu ; cependant pour lever 
 Techelle on attendoit auift un chevalier qui vouloit 
 acquerir de Fhonneur , & dont le courage etoit in- 
 fini ; il fe nommoit Richard le Temeraire. Celui-ci 
 s'approcha de Tiran , & le prenant par la main : 
 
 Chevalier, lui dit-il de tout ce qui eft a-prefent a 
 
 i 
 terre
 
 TIRAN LE BLANC. 193 
 
 terre , il ne refte de vivant que vous & moi. Mais 
 puifque vous avez eu 1'honneur d'aborder le pre- 
 mier cette terre de gens maudits , il eft jufte que 
 je vous fafle honneur, & que vous rentriez aufft 
 avant moi dans la galere , afin que nous foyons 
 -egaux , & que nous n'ayions rien a nous reprocher. 
 Songez qu'on perd fouvent la gloire de ce monde, 
 pour la defirer en entier. Soyez raifonnable , & 
 faites-moi part de ce qui m'appartient legitimement. 
 Chevalier, repondit Tiran, je fuis sur de rna gloire 
 & de mon falut en mourant de la main des infv- 
 deles , & lorfque j'ai fait mon.voeu j'etois plus oc- 
 cupe des idees de la mort que de celles de la vie. 
 Je n'eftime rien autant que 1'honneur ; mais quand 
 je ne me ferois pas engage entre les mains d'un 
 prince tel que le roi de France , il me fuffiroit d'a- 
 voir promis, pour ne pas remettre le pied dans mon 
 bord , tant qu'il refteroit a terre une feule ame 
 vivante. Ainfi, Richard _, ne perdons point le terns 
 en difcours inutiles ; fuivez-moi , & aliens mourir 
 en braves chevaliers. Richard y confentit , & ils 
 marcherent aux infi deles. Mais lorfque celui-ci vit 
 Tiran fur le rivage , prt a attaquer les Maures , 
 il le retint, & lui dit: Je ne connois.que toi, che- 
 valier , qui fois fans peur & fans reproche ; mets 
 un pied fur Techelle en meme terns cjue moi. Tiran 
 en voulut bien partager 1'honneur avec lui ; il mit 
 le pied droit fur 1'echelle , Richard*monta iifuite , 
 Tome L N
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 ck de cette forte le voeu de Tiran fut accompli, 
 On parla beaucoup de cette aventure dans toute 
 1'armee , ck il n'y cut perfonne qui ne convint de 
 1'honneur que Tiran s'y etoit acquis. Richard , 
 voyant que dans le recit que Ton raifoit il n'etoit 
 mention que de ce chevalier, dit en prefence du 
 roi que tous ceux qui raifonnoient ainfi montroient 
 leur ignorance ck 1'oubli des anciennes decisions 
 mifes en pratique par le fameux Artus , roi de la 
 grande ck de la petite Bretagne , qui etablit cette 
 fameufe Table-ronde , ou tant de braves chevaliers 
 rurent aflis pour juger du point -d'honneur. Car 
 enfia , continua-t-il , li cette affaire etoit decidee 
 par les loix de la chevalerie , a qui en pourroit-on 
 attribuer 1'honneur qu'a mot feul? Je fuis dechauffe 
 dans ce moment, ck je jure de demeurer dans cet 
 etat jufqu'a ce que le roi & les braves chevaliers 
 qui 1'accompagnent en aient porte leur jugement; 
 s'ils me le refufent, je declare ici devant toute 
 1'armee que je fuis mcilleur chevalier que Tiran , 
 ce que je lui foutienclrai les armes a la main. 
 
 Ce difcours ayant ete rapporte a Tiran , il fit 
 approcher fa galere du vaiffeau du roi , oil il ap- 
 prit que ce prince repofoit. Richard qui etoit fur 
 ce vaiffeau, averti de 1'arrivee de fon rival, alia 
 au-devant de lui, ck lui dit: Tiran, il n'importe 
 quelle eft la raifon qui me le perfuade ; mais ii vous 
 avez le front d'avancer que vous etes meilleur che-
 
 TIRANL BLANC. 195 
 
 valier que moi , je vous offre le combat a outrance $ 
 ck voila mon gage, ajouta-t-il en lui jettant foil 
 gant. Tiran qui vit que ce chevalier vouloit le com' 
 battre avec fi peu de raifon , lui donna un fouffiet i 
 & fe retira fur le champ dans fa galere. Auffi cet 
 evenement caufa-t-il une li grande rumeur fur le 
 vaifleau , que le roi forth de /a chambre 1'epee at 
 la main ; Sc il eft certain que s'il cut eu Tiran ert 
 fon pcuvoir , il lui eut fait un mauvais parti , apres 
 1'affront fanglant qu'il venoit d'en fecevoir* 
 
 Cependant comme 1'honneur a toujours beau- 
 coup de force fur les cceurs nobles & genereux , 
 ces deux chevaliers ne furent pas long-terns enne- 
 mis. De Tripoli on fit voile a Tunis oil Tarmee 
 chretienne debarqua. Dans un des combats qui fe 
 donnerent devant cette ville , Tiran qui avec fes 
 troupes attaquoit une des fours , eut le malheur de 
 tomber dans le folle. Richard , qui ne penfoit qu'4 
 fe venger de lui , s'apperqut de Taccident qui lui 
 etoit arrive. Tout arme qu'il etoit il fe precipita 
 apres lui, & 1'ayant retire de ce danger: Tiran, 
 Jui dit-il , tu dois la vie a ton ennemi , mais a 
 Dieu ne plaife que je te laiffe perir par les mains 
 des Maures. A-prefent que je t'ai mis en liberte, 
 prends garde a toi , defends ta vie , car je ne vais 
 rien negliger pour te 1'enlever. Valeureux cheva- 
 lier , repondit Tiran , tu m'as donne la vie avec 
 tant de generoiite , que je me mets a tes genoux , 
 
 N ij
 
 196 HIST. DU CHEVALIER 
 
 & te prie de me parclonner : voila mon epee , prends 
 de moi telle vengeance qu'il te plaira ; mais je jure 
 de ne la tirer jamais centre toi. Le chevalier tou- 
 che de ce difcours , lui parclonna & devint Ton ami , 
 au point qu'il n'y cut depuis que la mort qui put 
 les feparer. Apres le fac de la ville de Tunis , Ri- 
 chard quitta les vaiffeaux du roi , 6k s'embarqua 
 fur la galere de Tiran. Tout le monde admira le 
 precede de 1'un 6k de 1'autre, 6k 1'approuva. 
 
 Au retour de cette expedition, le roi de France 
 qui fouhaitoit de voir fa bru , alia debarquer a 
 Palerme. Le roi de Sicile , inftruit de fon arrivee , 
 lui prepara de grandes fetes , 6k alia Je recevoir 
 jufques fur fon vairTeau. Apres s'&re temoigne la 
 joie reciproque qu'ils avoient de fe voir , ils de- 
 cendirent a terre , 6k trouverent 1'infante Ricomana 
 fur le rivage , ou les careiTes recommencerent de 
 part 6k d'autre. Le roi fon beau-p^re lui fit de ma- 
 gniriques prefens. Tous les jours a fon lever elle 
 trouvoit fur fa toilette des pieces de brocard , des 
 colliers d'or , des agraffes de diamans., ck plufieurs 
 autres raretes plus belles les lines que les autres. 
 Le roi de Sicile eut de fon cote' toutes les atten- 
 tions poflibles pour celui de France. II lui fit prc- 
 fent de cent beaux chevaux , & ordonna a fa fille 
 de faire embarquer fur les vaiffeaux toutes les pro- 
 vifions dont ils auroient befoin. Apres quelques jours 
 de repos dans cette ville , le roi de France prit
 
 TlRAN LE 'BLANC. 197 
 
 conge de celui de Sicile , de la reine & de 1'in- 
 fante , & mit a la voile , emmenant avec lui Fin- 
 fant , auquel il vouloit faire epoufer une de fes 
 filles. De-la fon armee aborda a Marfeille , ou il 
 debarqua, renvoyant tous les vaifleaux qui 1'^voient 
 fuivi , a la referve de celui de Philippe , qui vou- 
 loit voir la reine fa mere. 
 
 Tiran accompagna fon fouverain , & alia faire 
 un tour en Bretagne, pour embraffer fon pere, fa 
 mere &: fes parens. Cependant, aufli-t6t apres le 
 mariage de 1'infant de Sicile , le roi France ayant 
 appris que le fecond infant fon cadet e"toit entre 
 dans un monaftere , crut qu'il etoit a propos de ren- 
 voyer Philippe dans ce pays. Mais ce prince le pria 
 fi inftamment d'obtenir de Tiran qu'il fit le voyage 
 avec lui , qu'il ne put le refufer. Le roi ecrivit en 
 confequence des lettres fort preiTantes a Tiran , 
 aufli bien qu'au due de Bretagne. Le chevalier fut 
 touche de remprefTement qu'on iul temoignoit. II 
 fe rendit a la cour de France , ou il fut bien re^u & 
 careiffe du roi & de la reine , qui le remercierent 
 mille fois de fa complaifance. II partit enfuite avec 
 le prince , & ils arriverent a Marfeille. Us trou- 
 verent dans ce port plufieurs galeres tres-bien ar- 
 mees qui les attendoient, & qui les porterent promp- 
 tement & heureufement en Siciie , oil Ton fut char- 
 me de les recevoir. 
 
 Fin dc la. premiere Panic. 
 
 N iij
 
 
 JLJ 
 
 DU VAILLANT CHEFALIER 
 
 TIRANLE BLANC. 
 
 >g 
 
 T 
 
 SECONDE PARTI E. 
 
 OUS avons vu dans la premiere partie de cette 
 Jiiftoire de quelle maniere le fultan du Caire leva 
 le iiege de Rhodes , & comment a fon retour dans 
 fes etats, il fut traite par fes fujets. Apres fa mort 
 oa elut un autre fultan , qui pour fe montrer ama-* 
 teur du bien public , leva un plus grand nombre 
 de troupes que n'avoit fait fon predeceffeur , dans 
 le derTein de les employer contre les Grecs. II s'allia, 
 pour Fexecution de ce projet, avec le Grand-Turc, 
 qui joignit a fon armee une nombreufe intantetie , Sc
 
 HIST. DU CHEV. TIRAN LE BLANC. 199 
 
 beaucoup cle cavalerie. Leurs troupes reunies fe mon- v 
 toient a cen^ dix-fept mille homines. Chaque prince 
 avoit fon enfeigne particuliere. L'une etoit rouge , 
 avec un calice & une hoftie en broderie. Us por- 
 toient cette devife depuis que les Genois & les 
 Venitiens leur avoient donne en gage un calice 
 & une hoflie confacree. L'autre banniere etoit de 
 gros taffetas verd , avec une infcription en lettres 
 d'or , qui difoit , qu'ils etoient les vainqueurs du 
 brave chevalier He&or le Troy en. A leur arrivee 
 dans la Grece ils prirent beaucoup de villes ck de 
 chateaux , & feize mille enfans , qu'ils envoyerent 
 en Turquie & fur les terres du fultan , pour les 
 faire clever dans la fecle de Mahomet. Ils fe repan- 
 dirent enfuite dans Pempire qu'ils ravagerent , por- 
 tant par-tout le degat & la defolafion. 
 
 Huit jours apres 1'arrivee de Tiran en Sicile , le 
 roi lut & communiqua a fon confeil une lettre que 
 Tempereur de Constantinople lui avoit ecrite depuis 
 peu , pour rinfonner de fes malheurs. Sur le champ 
 il manda le chevalier , &: fit faire la lecTure de 
 cette lettre en fa prefence. Elle etoit conque en 
 ces termes : 
 
 Frederic , par la grande bonte du Dieu eter- 
 nel , empereur de Conftantinople : A vous , roi de 
 la grande & feconde lie de Sicile , falut ck hon- 
 neur. En confideration de 1'union etablie entre 
 
 Niv
 
 loo HIST. DU CHEVALIER 
 
 hos ancetres , & de celle que nous avons juree & 
 confirmee nous-memes par nos ambafladeurs , nous 
 faifons favoir que le fultan Maure renegat eft entre 
 dans notre empire avec le Grand-Turc ; qu'ils fe 
 font empares de la plus grande partie de nos etats , 
 & qu'ils ont fait un 'horrible maflacre du peuple 
 chretien ; ce que nous n'avons pu empeYher , a 
 caufe de la vieillerTe qui nous met hors d'etat de 
 porter les armes. La perte que nous avons faite 
 de tant de villes & de chateaux , a ete fuivie d'une 
 autre encore plus grande ; je veux dire de celle de 
 noire fils ame , le plus grand bien que nous euffions 
 au monde , notre confolation , le bouclier &c le 
 rempart de la fainte foi catholique. II eft mort avec 
 uri courage infini , en combattant centre les irifi- 
 deles. Ce trifte ]our nous a ravi 1'honneur & la 
 reputation de notre famille imperiale. Cependant 
 ayarit fu que vous aviez a votre cour un chevalier 
 celebre par fes grandes actions , nomine Tiran le 
 Blanc , de 1'ordre de la jarretiere ; inftruit d'ailleurs 
 de fes grands faits d'armes , &c du fecours qu'il a 
 donne au grand-mavtre de Rhodes , nous vous de- 
 mandons , par la foi & Pamour que vous avez pour 
 Dieu & la chevalerie , de le prier en votre nom & 
 au notre , de venir a notre fervice. Nous lui ferons 
 telle part de nos biens qu'il fouhaitera. Que s'il re- 
 fufe de nous fecourir , nous fupplions la juftice di- 
 vine de lui faire eprouver les maux que nous ref-
 
 TIRAN LE BLANC. ior 
 
 fentcms. O bienheureux roi de Sicile ! prenez piti^ 
 de notre malheur , afin que la divine bonte vous 
 preferve d'un femblable. 
 
 Apres la lefture de cette lettre , le roi s'adref- 
 fant au chevalier : Valeureux Tiran , lui dit-il, vous 
 devez rendre graces a Dieu des talens qu'il vous a 
 donnes , & de la gloire que vous vous tes acquife 
 dans le monde. Je fais que vous n'&es point oblige 
 de rien faire a ma priere ; au contraire , c'eft a 
 moi a vous remercier de tout ce que je vous dois. 
 Cependant la confiance que j'ai en la generofite 
 de votre coeur , me porte a ofer vous prier de la 
 part de Fempereur de Conftantinople & de la 
 mienne ; & ce qui doit vous toucher encore plus , 
 je vous demande au nom de Dieu meme , & de fa 
 bienheureufe mere , d'avoir pitie de ce malheureux 
 empereur , qui vous prie de le fecourir dans fa vieil- 
 leflfe , & de ne pas permettre que fon empire foit 
 la proie des infideles. 
 
 Le roi fe tut apre"s ce difcours , & Tiran pre- 
 nant la parole : Seigneur , lui repondit-il , on ne 
 pent avoir un plus grand defir que j'en ai de vous 
 fervir. Les prieres de vorre altefle font des ordres 
 pour moi ; & puifqu'elle le defire , j'irai fecourir 
 1'empereur de Grece. Mais je ne puis faire i'im- 
 poffible , quelque heureufe que foit pour moi Te- 
 toile de Mars , fous laquelle je fuis ne ; ck je vous
 
 ioi HIST. DU CHEVALIER. 
 
 avoue que je ne comprends pas comment dans un 
 fi grand nombre de rois , de dues , de marquis ck 
 de comtes , qui tous font meilleurs chevaliers que 
 moi, ce grand empereur penfe a moi preferable- 
 ment a tout autre. Le roi repartit qu'il y avoit , a 
 la verite , beaucoup de bons chevaliers dans le 
 monde ; qu'il croyoit cependant qu'il 1'emportoit 
 fur tous ; que c'etoit pour cette raifon qu'il le con- 
 juroit encore une fois d'aller au fecours de cet em- 
 pereur , & de delivrer par fon courage & fon ha- 
 bilete un fi grand nombre de chretiens , qui n'at- 
 tendoient que la mort ou 1'efclavage. Mes galeres 
 font pretes & bien armees , continua le roi , & je 
 vous fupplie de hater votre depart. 
 
 Tiran fe rendit aux prieres du roi de Sicile ; 
 & les ambafladeurs Grecs qui avoient apporte la 
 lettre de 1'empereur , en remercierent ce prince 
 dans les termes les plus forts. Depuis qu'ils etoient 
 dans cette cour , ils avoient deja leve quelques gens 
 de guerre ; mais Pile n'etoit pas en etat de leur , 
 fournir la quantite de troupes dont ils avoient be- 
 foin ; ils envoyerent a Rome & a Naples , ou ils 
 trouverent beaucoup de gens de bonne] volonte. 
 acheterent auffi grand nombre de chevaux. Tiran 
 n'etoit occupe que du foin de faire preparer les 
 armes , & de remplir cinq grandes caiffes de trom- 
 pettes pour la cavalerie. 
 
 Tout etant difpofe pour le depart , le chevalier
 
 TIRAN LE BLANC. 103 
 
 prit conge du roi , de la reine , de 1'infante & 
 de Philippe. II mit enfuite a la voile ; & apres 
 quelques jours d'une heureufe navigation , il arriva 
 un matin a la vue de Conftantinople. Cette nou- 
 velle caufa un plaifir extreme a l'empereur ; il di- 
 foit fans ceffe , que fon fils etoit reffufcite. Les ga- 
 leres entrerent dans le port au fon d'un fi grand 
 nombre d'inftrumens , que tout le peuple de cette 
 capitale , un moment auparavant trifle & abattu , 
 pouvoit a-pe'me contenir fa joie. L'empereur lui- 
 meVne fortit de fon palais , 6k alia fe placer fur un 
 grand echafaud , pour voir aborder les galeres. 
 Tiran , averti qu'il etoit dans cet endroit , fit porter 
 deux grandes bannieres du roi de Sicile , & une 
 des iiennes , par trois chevaliers armes de blanc; 
 & chaque fois qu'il paifa devant l'empereur , il les 
 fit baifler jufqu'a 1'eau ; mais pour marquer fon 
 refpecl: , il fit entrer la fienne dans la mcr. L'em- 
 pereur fut charme de cette nouveaute , &: de cette 
 politeffe. EnSn apres plufieurs mouvemens , les 
 vaifleaux donnerent a terre , & Tiran defcendit , 
 reve'tu d'une cotte de mailles , dont les manches 
 etoient garnies de franges d'or. II portoit par-def- 
 fus une foubrevefte a la franc^oife , avec un cein- 
 turon d'ou pendoit fori epee ; 6k fa tete etoit cou- 
 verte d'une toque ecarlate , ornee d'une fuperbe 
 agraffe de diamans & de p : erreries. Diofebo , qui 
 racccmpagnoit , etoit vetu a-peu-pre? de la meme
 
 104 HIST. DU CHEVALIER 
 
 facjon. Richard , & tous les autres chevaliers &C 
 gentilshommes de fa fuite etoient aufli fort magni- 
 fiques. 
 
 Le comte d'Afrique s'etoit rendu fur le bord de 
 la mer avee un nombreux cortege pour recevoir 
 Tiran , & 1'accompagna jufqu'a 1'echafaud de Fem- 
 pereur. Tiran ayant apper^u ce prince , fit de fuite 
 deux profondes reverences ; & lorfqu'il fut aupres 
 de lui , il fe mit a genoux en devoir de lui baifer 
 les pieds , ce que 1'empereur ne voulut pas per- 
 mettre ; au contraire , il le baifa fur la bouche , 
 apres n'avoir pu 1'empecher de lui baifer les mains. 
 En meme terns Tiran lui remit la lettre du roi de 
 Sicile , dont il fit la lefture , apres quoi il dit au 
 chevalier qu'il n'oublieroit jamais 1'obligation qu'il 
 avoit a ce prince , de 1'avoir determine a venir 
 le tirer de 1'etat malheureux auquel il etoit reduit. 
 Et afin que perfonne n'ignore , continua-t-il , le 
 cas que je fais de vous , & combien je vous aime, 
 je vous donne le commandement general ck im- 
 perial fur les gens de guerre , ck fur la juftice. A 
 ces mots il lui prefenta un baton d'or, fur lequel 
 les armes de Fempire etoient emaillees ; mais Tiran 
 s'excufa de 1'accepter, & fe mettanta fes genoux, 
 il lui dit , qu'il fupplioit fa majefte imperiale de 
 ne point trouver mauvais qu*il refiisat un com- 
 mandement qu'il n'avoit point merite ; que trois 
 raifons entr'autres Fy engageoient ; la premiere ,
 
 TIRAN LE BLANC. 105 
 
 qu'il ignoroit les mouvemens & 1'etat des enne- 
 mis ; la feconde qu'il avoit avec lui try peu de 
 troupes ; & la troHieme enfin , que cette dignite 
 convenoit beaucoup mieutf au due de Macedoine, 
 qu'a tout autre. Mais 1'empereur , fans avoir egard 
 a fes excufes : Perfonne ne peut commander ici , 
 repondit-il , que ceux a qui j'en donnerai 1'ordre. 
 Je veux done que vous commandiez toutes mes 
 troupes ; & je me demets en votre faveur de toute 
 mon autorite , puifque j'ai perdu toute la confo- 
 lation de ma, vie , & que mon age & toutes mes 
 infirmites m'empechent de porter les armes. Tiran 
 contraint d'obeir a 1'empereur , re^ut le baton en 
 lui baifant la main. En meme terns toutes les trou- 
 pes public rent dans la ville , au fon des trompet- 
 tes , que Tiran le Blanc commandoit la guerre & la 
 juflice. 
 
 Apres cette ceremonie , 1'empereur quitta fon 
 echafaud pour retourner au palais , oil Tiran 1'ac- 
 compagna. Lorfqu'ils y furent arrives , le cheva- 
 lier demanda permiffion -a 1'empereur d'aller faire 
 la reverence a I'imperatrice , & a 1'infante fa fille. 
 Ce prince y confentit ; & le prenant par la main, 
 il le conduifit dans une chambre qu'ils trouverent 
 fermee & fans lumire. En entrant , 1'empereur 
 s'^cria : Madame , voici votre capitaine general , 
 qui vient vous faire la reverence. Une vo^x foible 
 & prefque eteinte , r^pondit : Qu'il foit le bien
 
 10(5 Hist. DU CHEVALIER 
 
 venu. Seigneur , dit alors Tiran a 1'Empereur , il 
 faut de Wfoi pour croire que 1'imperatrice foit 
 ici. Capitame , reprit ce prince , puifque vous com- 
 mandez abfolument dans 1'empire grec , vous avez 
 le pouvoir d'ouvrir les fenetres. Aucun deuil de 
 mari , de pere , de fils ou de frere , ne peut vous 
 empecher de voir ces dames. Ufez de vos droits. 
 
 Tiran ayant done fait apporter des lumieres ? 
 n'apperc/s-it d'abord qu'un pavilion. II s'en appro- 
 cha , 1'ouvrit , & tfouva deflbus une femme vetue 
 de gros drap , & couverte depuis la i^te jufqu'aux 
 pieds d'un grand voile noir. Lorfqu'il 1'eut ieve, 
 il fe mit a genoux & baifa la main de I'impera- 
 trice , -apres avoir baife le bas de fa robe, Elle 
 tenoit un chapelet d'or emaille , qu'elle baifa , & 
 qu'elle donna enfuite a baifer au capitaine. Un 
 moment apres il apperqut un lit , dont les rideaux 
 etoient egalement noirs ; & fur lequel 1'infante etoit 
 couchee. EUe avoit une vefte de fatin noir , & une 
 robe de velours de la mme couleur. La veuve 
 Repofee , qui hii avoit fervi de nourrice, & la fille 
 du due de Alacedoine , etoient aflifes fur le pied 
 de fon lit. II y avoit dans le fond de la chambre 
 cent foixante & dix dames ou demoifelles , qui 
 n'abandonnoient jamais rimperatrice & 1'infante 
 Carmefine fa fille. Tiran s'approcha de cette prin- 
 ceffe , Jui fit une profonde reverence ; & apres lui 
 avoir baife la main, il ouvrit les fenetres ; ce qui
 
 T i R A N L E BLANC. id? 
 
 rejouit beaucoup toutes les dames ; car -elles vi- 
 voient depuis long-terns dans cette obfcurite , a caufe 
 de la mort du prince fils de 1'empereur. 
 
 Apres ces premieres civilites , Tiran dit fon avis 
 a Tempereur & aux princeflTes fur 1'etat ou il les 
 trouvoif. II leur remontra , que par cette vie trifle 
 & retiree qu'ils menoient , ils contribuoient , fans 
 le vouloir , a augmenter la confternation ou la 
 mort du prince , & les progres des infideles avoient 
 jette leurs meilleurs fujets. De-la il conclut, qu'il 
 jugeoit a-propos que leurs majeftes priffent des 
 manieres plus gaies & plus ouvertes , afin de con- 
 foler le peuple , & de lui infpirer de la confiance 
 ck da courage. 
 
 Get avis rut generalement applaudi , & 1'empe- 
 reur vdulant montrer qu'il 1'approuvoit : Le capi- 
 taine nous donne un bon confeil , dit-il ; je veux 
 done, & j'ordonne que des ce moment tout le 
 monde quitte le deuil. Tiran ecoutoit le difcours 
 de 1'empereur ; mais fes yeux etoient attaches fur 
 Carmefine , que la grande chaleur avoit obligee 
 de fe delacer , en forte qu'elle laiflbit voir une 
 gorge admirable , & d'une blancheur eblouiiTante , 
 qui donna au chevalier des idees qu'il n'oublia 
 jamais. Aufli eprouva-t-il dans ce moment ce qu'il 
 n'avoit jamais reffenti. Cependant Tempereur prit 
 fa fille par la mail^, & Tiran donna le bras a 
 1'imperatrice. On fortit de cette chambre lugubre,
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 & on paffa dans une autre magnifique , oil fe 
 voyoient reprefentees les hiftoires de Flores ck de 
 Blanche-fleur , de Pyrame ck de Thisbe , d'Enee 
 ck de Didon , de Triftan ck d'Yfeult , de Lancelot 
 ck de la reine Genievre , & de pluikurs autres ; 
 ce qui fervit de pretexte a Tiran $ pour dire a 
 Richard , que jamais il n'eut cru trouver dans ce 
 pays d'aufli belles chofes. Mais Richard n'entendoit 
 pas le veritable fens de ces paroles. 
 
 L'empereur avoit fait preparer dans la ville une 
 jbelle maifon , deftinee a loger Tiran 6k toute fa 
 /uite. Des que le chevalier s'y fat retire , il entra 
 feul dans fa chambre , ck s'appuyant la ttte fur 
 le pied d'un lit , il refta dans cette fituation , uni- 
 .quement occupe de fes penfees. Un moment apres 
 .on vmt lui demander s'il vouloit diner ; inais il 
 repondit qu'il avoit mal a la tte. II etoit frappe 
 de cette paffion enchanterefle ,, dont le poifon d^- 
 licat attaque en meme terns 1'efprit ck le cceur. 
 Diofebo , inquiet de cette retraite imprevue , vint 
 lui-meme s'informer de Tetat de fa fante ck lui offrir 
 fes fervices : Mon coufin , lui repondit Tiran d'un 
 air embarrarTe , je ne puis a-prefent vous expliquer 
 ce que je fouffre ; je me crois incommode de Fair 
 de la mer. O mon cher capitaine ! repnt Diofebo y 
 pourquoi chercher du myftere avec moi , pour qui 
 vous n'avez jamais eu aucun^ecret ? Ne m'impor- 
 tunez pas davantage , repliqua Tiran ; je reflens 
 
 ce
 
 TIRAN LE BLANC, 109 
 
 Ce que jamais je n'ai eprouve ; ck fans ofer lever 
 les yeux fur lui , il ajouta : Que voulez-vous? 
 J'aime. A ce mot il ne cbntraignit plus fes fou- 
 pirs , & donna un libre cours a fes larmes. 
 
 Diofebo comprit d'abord que 1'embarras de Tiran 
 procedoit principalement de la fa^on dont il avoit 
 toujours parle de 1'amour a fes parens & a fes 
 amis , traitant d'infenfes tous ceux qui fouitiettoient 
 leur libefte a leurs plus cruelles ennemies. Mais 
 voyant enfin qu'il etoit tombe lui-meme dans un 
 inconvenient , auquel toutes les forces humaines 
 ne font pas capables de parer , & ne doutant point 
 que cette paffion ne fut un effet des charmes de 
 1'infante : Rien n'eft auffi naturel que d'aimer , dit-il 
 a Tiran ; Ariftote nous affure qu'on doit toujoUrs 
 chercher fon femblable. Vous ^tes amoureux , &C 
 quelque dure que cette foumiffion vous paroiiTe , 
 vous ne pouvez eviter de fuccomber. Ne vous affli- 
 gez point ; & puifque nous avons place notre cceur 
 en fi haut lieu , vous d'un cote & moi de 1'autre , 
 efperez que nous apporterons quelque remede a 
 notre nouveau mal. Ce difcours confola le che- 
 valier j il fe leva quoiqu'avec une efpece de hon- 
 te, & alia fe mettre a table. Le diner que 1'era- 
 pereur avoit fait fervir etoit de la derniere ma- 
 gnificence ', mais Tiran ne mangea pas beaucoup, 
 On attribua fon peu d'appetit a la fatigue de la mer. 
 Enfin , tourmente de fon amour , il quitta la table , 
 Tome L O
 
 zio HIST. DU CHEVALIER 
 
 & fe retira dans fa chambre , ou il alia cacher fes 
 foupirs. 
 
 Aprs le dmer tous les autres chevaliers fortirent 
 pour fe promener , & dormer a Tiran le terns 
 de prendre quelque repos. Diofebo , accompagne" 
 d'un autf e , prit le chemin du palais ; ils furent ap- 
 perqus de Fempereur , qui les fit appeller. On les 
 conduifit dans la chambre de 1'imperatrice, outoutes 
 es dames etoient affemblees. La , apre"s leur avoir 
 appris des nouvelles de Tiran , dont il les affura 
 <jue 1'incommodite n'auroit point de fuites ; Dio- 
 febo , a la priere de 1'empereur , fit le re'cit de tout 
 Ce qui s'etoit pafTe en Angleterre aux noces du roi 
 & de la princeffe de France. II raconta enfuite 
 le mariage de 1'infante de Sicile , & n'oublia pas le 
 fecours que Tiran avoit donne" au grand-maitre de 
 Rhodes. Toutes les dames e'coute'rent avec admi- 
 ration de fix beaux a&es de chevalerie ; mais il n'y 
 en eut aucune a qui ce recit fit plus de plaifir qu'a 
 1'infante. 
 
 L'empereur fe rendit enfuite au confeil , ou 
 Diofebo fe mit en devoir de Taccompagner ; mais 
 ce prince ne voulut jamais le permettre , & lui 
 dit , que les jeunes chevaliers rte devoient point 
 abandonner les dames. Aprs quelques momens de 
 converfation , la princefle demanda a 1'imperatrice 
 la permiflion de paffer dans une autre falle pour 
 fe promener ; ce qu'elle n'avoit point fait depuis
 
 TIRAN L BLAN& 111 
 
 .long-terns , a caufe du deuil de fon frere. L'impe*- 
 ratrice y confentit ; & 1'infante , fuivie de fa com- 
 pagnie , entra dans une grande falle dortt les murs 
 etoient revtus de jafpe & de porphire de differentes 
 couleurs. Les fenetres etoient de criftal , & le pave 
 feme d'etoiles rendoit un eclat merveilleux. Les 
 tableaux places dans les compartimens reprefeo- 
 toient differentes hiftoires de Boors , de Perceval & 
 de Galad. On y voydit 1'aventure du tr6ne perilleux^ 
 & la qute du faint Graal. Le plafond etoit tout en 
 or & a2ur ; ck les ftatues de tous les princes chre- 
 tiens , que Ton avoit placees autour de la falle ^ 
 etoient d'or , avec la couronne fur la tthe , ck le 
 fceptre a la main. Le nom de chaque prince f 
 voyoit ecrit en lettres latines dans un equ pofe fur 
 le piedeftal , ou Ton avoit aufli grav^ fes armes. 
 
 En arrivant dans cette falle , 1'infante s'eloignd 
 un peu de fes demoifelles ^ pour s'entretenir ett 
 particulier avec Diofebo. Leurs difcours roiilerent 
 prefque tous fur Tiran , & le chevalier s'apper^ut 
 aifement combien cette converfation etoit agitable 
 a la princeffe ; aufli lui dit-il qu'ils fe trouvoient 
 parfaitement heureux d'etre dans un lieu ou depuis 
 (i long-terns its defiroient d'arriven Nous fomme? 
 enfin parvenus , continua-t-il , a voir ce qu'il y a 
 jaraais eu de plus beau , de plus airriable & de plus 
 vertueux dans le monde. Tout ce que nous avons 
 fouffert pour nous rendre ici r -8t tout c que nous 
 
 Oij
 
 in HIST. DU CHEVALIER 
 
 fouffrirons dans la fuite , ne nous afflige point. Le 
 bonheur de vous voir nous en a deja confoles. II 
 ajouta que Tiran n'etoit venu en Grece que fur les 
 merveilles qu'il avoit entendu raconter de fo beaute ; 
 que ni les prieres du roi de Sicile , ni la lettre de 
 Pempereur fon pere , ne 1'avoient determine a ce 
 voyage , qu'il ne 1'avoit entrepris que dans 1'efpe- 
 rance de la voir & de la fervir , qu'elle feroit 1'u- 
 nique objet de tout ce qu'il entreprendroit dans 
 cette guerre , & de tous les combats qu'il don- 
 neroit dans la fuite. On croit aifement ce que Ton 
 fouhaite. La princefle commenc^oit a n'&re pas in- 
 fenfible au merite de Tiran , elle ne douta point 
 que ce difcours ne fut veritable. Cette penfee la 
 plongea dans une profonde reverie , fon cceur etoit 
 partage entre la joie & le depit ; il y avoit des 
 momens ou elle fe reprochoit d'etre trop fenfible a 
 ce qu'elle apprenoit ; & malgre fon filence,on lifoit 
 dans les changemens de fon vifage les mouvemens 
 de fon cceur. 
 
 Elle etoit dans cet etat lorfque Tempereur fortit 
 du confeil. II appella Diofebo , dont la converfa- 
 tion lui plaifoit , & s'entretint avec lui jufqu'a 
 J'heure du fouper. En partant , le chevalier s'ap- 
 procha de Tinfante , 6k lui demanda fi elle n 'avoit 
 rien a lui commander. La princefle le prenant pat 
 le bras : Recevez cette embraflfade , lui dit-elle , & 
 faites-en part a Tiran. Diofebo rendit compte au
 
 TIRAN LE BLANC. 213 
 
 chevalier de tout ce qui s 'etoit pafle, apres 1'avoir 
 embrafTe d'abord de la part de la princeffe. Ce qu'il 
 lui apprit , le rendit le plus content des hommes. II 
 reprit toute fa gaiete , foupa de bon appetit , atten- 
 dant avec impatience le moment de pouvoir con- 
 templer a Ton aife celle qui tenoit Ton coeur en 
 captivite. 
 
 La princeffe de Ton cote n'etoit pas tranquille. 
 Apres le depart de Diofe'bo , elle etoit fi agitee & 
 ii inquiette , qu'elle ne put demeurer a table avec 
 1'empereur. Elle fortit, & pafla dans fon appar- 
 tement , fuivie de la fille du due de Macedoine , 
 fon amie & fa confidente. Elle fe nommoit Ste- 
 phanie , & etoit de mme age que rinfante , qu'elle 
 n'avoit point quittee depuis fa plus tendre enfance. La 
 princefie fe voyant feule avec elle , lui conta tout 
 ce que Diofebo lui avoit dit , & ne lui cacha point 
 le penchant qu'elle fe fentoit pour Tiran. Ellerap- 
 peloit fa bonne mine , fa politeflfe , fon courage , & 
 fes grandes actions. Elle fe difoit que c'etoit pour 
 elle feule qu'il etoit venu au fecours de 1'empire , 
 elle trouvoit mille raifons d'etre fenfible a fon 
 amour , elle fe promettoit que cet amour feroit le 
 bonheur de fa vie. Stephanie la confirma dans cette 
 idee. Leur converfation fut interrompue par Tar- 
 rivee des autres demoifelles , & de la veuve Re- 
 pofee , qui , en qualite de nourrice de la princeffe , 
 confervoit un grand afcendant fur fon efprit. On fe 
 
 Oiij
 
 HIST. r>u CHEVALIER 
 
 fetira , mais 1'infante ne ferma pas 1'oeil de toute fa 
 huit , &: la paffa a s'entretenir de Tiran avec Ste- 
 phanje. 
 
 Le lendemain matin , Tiran forth de chez lui v&u 
 d'un fuperbe habit brode. Une broderie de perles 
 deffinoit fur fon manteau cette devife : tine, m vaut 
 milk , & milk nen vcd&nt pas une. II portoit a la 
 main le baton d'cr de commandement , que Tem- 
 pereur lui avoit remis. Tous ceux qu'il avoir ame- 
 nes avec lui , parens ou amis , habilles magnifique- 
 m'eqt d'un brocard foie & argent , le fuivirent & 
 prirent avec lui le chemin du palais. Lot(qu'ils fu- 
 rent arrives a la grande porte, ils remarquerent 
 deux grands vafes d*or places en dedans & en de- 
 hors , plus hauts que le plus grand komme , & d'un 
 poids fi confiderable , que cent perfonnes n'auroient 
 pu les ebranler. L'empereur avoit fait faire cette ma- 
 gqificence dans le terns de fes profperites. Ils entre^ 
 rent dans le palais , 6k apper^urent des ours & des 
 lions attaches avec des chames d'argent. De-la ils 
 fe rendirent dans une grande falle rev^tue d'al- 
 fcatre. 
 
 Quoique 1'empereur ne rut pas encore habille , 
 des qu'il fut inftruit de leur arrivee, il ordonna 
 qu'on 6t entrer Ton general. L'infante le peignoit 
 alors , elle lui donna enfuite a laver , comme elle 
 faifoit tous les matins. Cette princeffe n'etoit cou- 
 yerte due d y une fimple robe brodee d'une herbe
 
 TIRANLE BLANC. 115 
 
 qu'on appelle t amour vaut , avec des lettres qui 
 formoient cette devife , mais non pour moi. Lor- 
 que 1'empereur fut habille, il demanda a Tiran ce 
 qu'il avoit reflenti la veille. Mon mal ne vient que 
 d'un changement d'air , dit le chevalier , celui de 
 ce pays me femble un peu vif pour nous autres 
 occidentaux. La princefle prenant la parole , & 
 regardant Tiran avec un fourire qui lui montroit 
 qu*il avoit ete entendu , lui dit : Chevalier , ce mal 
 n'eft dangereux que pour les etrangers qui ne favent 
 pas fe gouverner. En meme terns 1'empereur fortit 
 de Ton appartement, en s'entretenant avec le ge- 
 neral. L'infante de Ton cote prit Diofebo par la 
 main, 8c lui dit : Je n'ai pas dormi de toute la nuit; 
 ce que vous m'appntes hier ne m'a pas permis de 
 fenner l'ceil. Nous n'avons pas plus dormi de notre 
 cote , reprit Diofebo ; mais je fuis charme que vous. 
 ayiez entendu ce qu'a dit Tiran, Comment ! repon- 
 pondit la princeffe , croyez-vous done les Grecques, 
 moins intelligentes que les Fran<joifes ? Parlez fi 
 obfcurement qu'il vous plaira , & comptez qu$ 
 nous vous entendrons parfaitement. Tant-mieux ! 
 reprit le chevalier , nous aurons plus de gloire a 
 vivre avec des perfonnes aufli habiies. Vous 1'eprou- 
 verez par la fuite, continua i'infante, & vous ver- 
 rez Ci nous faurons juger de vos demarches. 
 
 Dans ce moment la prince (Te appela Stephanie 
 & plufieurs autres demoifelles, pour tenir compa- 
 
 Oiv
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 gnie a Diofebo , & rentra dans fa chambre , ou 
 elle acheva de s'habiller. Tiran d-: fon cote accom- 
 pagna Fempereur a fainte Sophie, ou il le laiffa, 
 6k revint au palais pour mener les princefles a la 
 rnefle. II trouva fon coufin dans la grande falle 
 au milieu de toutes les demoifelles de 1'infante , 
 d'un air auffi libre avec elles , que s'il eut pafle 
 toute fa vie dans cette cour , & leur racontant 
 les amours de Philippe avec la princerTe de Sicile. 
 Lor fqu 'elles apperqurent Tiran , elles le firent af- 
 feoir , & 1'environne rent jufqu'a 1'arrivee de 1'im- 
 peratrice. Elle parut couverte d'un habit de velours , 
 & s'avancja d'abord pour demander a Tiran des 
 nouvelles de fa fame. Un moment apres , 1'infante 
 fortit de fon appartement , v^tue d'une robe cra- 
 moifie , doublee , de martres zibelines , avec les 
 maches ouvertes. Elle avoit fur la tete une petite 
 couronne & beaucoup de pierreries dans fes che- 
 veux. Dans cet etat , elle etoit belle ccmme le plus 
 beau jour. Tiran donna le bras a Fiinperatrice ; 
 car en qualite de capitaine-general , il avoit le pas 
 fur tons les feigneurs de la cour , qui prefentetent 
 le bras a 1'infante ; mais au defaut de celui de 
 Tiran , elle n'en voulut point d'autre que celui 
 de Dioftbo. En allant a 1'eglife , ce chevalier dit 
 a la princeffe , qu'il etoit frappe du rapport qui fe 
 trouvoit entre kurs habits. En efFet , Tiran etoit 
 ce jour-la de couleur cramoifie comme Tin*
 
 TIRAN LE BLANC. 217 
 
 farite. Que je ferois content, ajouta-t-il, fi je 
 pla^ois ce manteau fur votre robe ! En meme terns 
 il arreta le general , & mit en efFet leurs habits 
 1'un fur 1'autre. La princeffe lui demanda s'il avoit 
 perdu 1'efprit , de dire & de faire de femblables 
 folies en prefence de tout le monde ; mais il affura 
 que perfonne ne 1'avoit ni vu ni entendu , & qu'il 
 etoit homrne a dire le pater a rebours fans que Ton 
 s'en apperut. 
 
 De-la on arriva a Tegiife ou 1'infante ne votilut 
 pas entrer dans la tribune avec 1'imperatrice , fbus 
 pretexte qu'il y faifoit trop chaud ; mais en efFet , 
 pour pouvoir regarder Tiran avec plus de facilite. 
 Les dues , les comtes & les marquis 1'avoient place 
 au-deflus d'eux tons , & fort proche de 1'autel. La 
 princefle le voyant toujours a genoux ( car c'etoit 
 ainfi qu'il entendoit la meffe) , lui envoy a , par 
 une demoifelle , un des carreaux de brocard dont 
 elle fe fervoit. L'emperenr lui fut tres-bon gre de 
 cette attention. Tiran de fon cote fe leva pour 
 recevoir le carreau , & fit une profonde reverence 
 a 1'infante , qui ne put jamais achever fes heures, 
 tant elle etoit occupee a examiner le chevalier , 
 dont la parure a la fran^oife lui revenoit infini- 
 ment. 
 
 D'un autre cote , Tiran vivement occupe des 
 beautes de 1'infante , & fe rappelant toutes les 
 femmes qu'ii avoit vues , convenoit que jamais 
 
 O iv
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 il ne pouvoit s'en trouver de plus belle & de plus 
 accomplie. Ses beaux cheveux blonds rattaches en 
 partie fur fa tte , flottoient a groflfes boucles fur 
 un cou dont la blancheur faifoit honte a la neige. 
 Ses fourcils un peu arques , ni trop epais , ni trop 
 noirs , paroiffoient traces au pinceau. Ses yeux re- 
 fembloient a deux etoiles plus brillantes qu'aueune 
 pierre precieufe. Leur eclat fe trouvoit m&e de 
 tant de grace & de douceur , qu'il etoit impoffible 
 de ne pas leur rendre les armes. Son nez fin n'etoit 
 ni trop grand , ni trop petit , dans la plus jufte 
 portion pour un vifage forme de lys & de rofes. 
 Elle avoit les levres auffi rouges que le plus beau 
 eorail , & les dents de la plus grande blancheur. 
 Ses mains petites & potelees, fes doigts longs & 
 menus etoient accompagnes d*ongles fi fort incar- 
 nats, qu*on les eut foupqonnes d'etre peints. Sa taille 
 etoit grande & legere. Enunmot, la nature Tavoit 
 douee de toutes les perfections capables de char- 
 mer les yeux & de captiver les coeurs. 
 
 Aprs la mefTe on retourna au palais ou 1'em- 
 pereur donna un grand repas en 1'honneur de Tiran. 
 Tous les feigneurs qui fe trouvoient alors a la cour 
 y furent invites. Le diner fut fuivi du bal, & d'une 
 grande collation , aprs laquelle 1'empereur voulut 
 monter a cheval, pour montrer la ville au capi- 
 taine. Tiran rut emerveille des grands edifices & 
 de la magnificence de cette capitale de 1'empire.
 
 TIRAN LE BLANC. 119 
 
 Au retour de la promenade , I'empereur retint le 
 general a fouper ; & ayant ordonne qu'on avertit 
 1'infante de Venir fe mettre a table : Seigneur , lui 
 dit Tiran , il me femble que ce titre d'infante n'eft 
 pas jufte , puifque la princeffe votre fille eft heri- 
 tiere prefomptive de Tempire. Je fais que V. M. a 
 une fille ainee qui a epoufe le roi de Hongrie ; mais 
 comme par Ton mariage elle a renonce a tons fes 
 droits , & qu'on ne donne le titre d 'infante qu'aux 
 filles de rois , il me paroit que celui de princefTe 
 conviendroit mieux a la belle Carmefine. L'empe- 
 reur trouva 1'avis fort fage , & ordonna que do- 
 renavant on n'appelleroit plus fa fiile que princefTe. 
 
 On tint le lendemain un grand confeil fur les . 
 operations de la guerre. On y examina Tetat des 
 troupes , celui des finances & des provisions , & 
 on prit fur chacun de ces articles les arrangemens 
 que le general jugea neceflaires. Au fortir du con- 
 feil , il fe rendit au tribunal de Zafiro , ou fe te- 
 fioit la juftice , & y prefida pendant tout le jour , 
 ecoutant les plaintes , & jugeant les conteftations 
 des particuliers ; ce qui n'e'toit point encore arrive" , 
 depuis que le fultan ck le Grand-Turc ^toient rentres 
 dans Tempire, II fit enfuite plufieurs reglemens , tant 
 pour ce qui regardoit la maifon de rempereur , 
 6c le fervice de fa perfonne & des princefTes, que 
 pour la siirete de la ville. En tres-peu de tems 
 Tabondance & la trariquillite regnerent dans Con&
 
 no HIST. DU CHEVALIER 
 
 tantinople , & le peuple donna des louanges infi- 
 nies a Tiran pour le bon ordre qu'il y avoit etabli. 
 
 Son amour augmentoit chaque jour ; mais ia 
 paffion etoit fi refpe&ueufe , qu'il n'avoit pas eu 
 la hardieffe de temoigner a la princefle ce qu'il 
 re/Tentoit pour elle. Cependant fon depart n'etoit 
 differe que pour laiffer aux chevaux que fes vaif- 
 feaux avoient apportes , le terns de fe remettre 
 des fatigues de la mer , & pour debarquer les grains 
 8c les autres provifions dont ils etoient charges. 
 La princeffe 1'aiinoit trop elle-meme , pour ne pas 
 s'appercevoir de ce qu'il penfoit. Elle lui manda 
 done un jour, par un page , de fe rendre chez 
 elle tres-peu accompagne , fur Theure de midi , 
 parce que tout le monde dormoit alors dans le 
 palais. A cette nouvelle Tiran fe crut le plus heu- 
 reux de hommes, & declara a Diofebo qu'il ne 
 vouloit etre accompagne que de lui feul. 
 
 L'heure du rendez-vous arriva , & les deux che- 
 valiers ayant pris le chemin du palais , fe rendirent 
 fec> etc vnent a 1'appartement de la princeffe , qui , 
 cbarmee de leur exactitude , fe leva pour les re- 
 cevoir.. En m^me terns elle prit Tiran par la main 
 &: le fit affeoir a fes cotes , tandis que Diofebo 
 donnoit un bras a Stephanie, & Tautre a la veuve 
 Rcpofee j & les emmenoit d'un autre cote , afin 
 qu'elles ne puflent entendre leur converfation. 
 Alor-s la princeffe fe trouvant t^te-a-tete avec le
 
 TIRAN LE BLANC. in 
 
 chevalier : Votre gener elite , lui dit-elle avec 1'air 
 du monde le plus gracieux, m 'engage a vous parler 
 librement , fans craindre que vous m'en fachiez 
 mauvais gre , parce que mes intentions font trop 
 pares & trop droites pour vous offenfer. Audi ne 
 me confolerois-je jamais , fi votre courage vous 
 conduifoit a des malheurs que vous ne pouvez pre- 
 voir etant etranger dans ce pays. Vous etes venu 
 a la priere du roi de Sicile ; inais il n'aura pu vous 
 dire les dangers auxquels vous allez e^tre expofe , 
 parce qu'il les ignore. Pour moi je m'interefle trop 
 a ce qui vous regarde , pour ne pas vous donner 
 des confeils falutaires qui pourront fervir a vous 
 acquerir une gloire immortelle jufques dans votre 
 propre pays. 
 
 Ttran interrompit la princefle en cet endroit, 
 I'affurant qu'il etoit penetre de reconnoiffance pour 
 1'interet qu'elle daignoit prendre a ce qui le tou- 
 choit, & qu'il s'eftimeroit trop heureux de pou- 
 voir obeir a fes ordres. II la fupplia enfuite de lui 
 donner fa main a baifer , mais elle n'y voulut ja- 
 mais confentir , en forte qu'il fut oblige d'appeler 
 Stephanie & la veuve Repofee, qui, pour faireplai- 
 fir au general, determin^rent la princefle a lui 
 accorder cette faveur. Cependant elle ne permit 
 point qu'il baifat fa main par-deffus , ce qui mar- 
 que quelque autorite*; mais elle 1'ouvrit, & Tiran 
 la baifa en dedans en figne d'amour.
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 Alors la princefTe continuant la conversation 9 
 lui donna les confeils qu'elle crut convenables a fa 
 fituation prefente. Elle 1'affura qu'elle s'eftimeroit 
 tres-heureufe de lui devoir fes etats , mais qu'elle 
 feroit au defefpoir s'il falloit qu'elle en achetat la 
 pofTeffion au prix du fang d'un chevalier f\ fameux 
 par toute la terre. Elle 1'avertit enfuite , lor {qu'il 
 feroit arrive a Tarmee , de fe defier du due de 
 Macedoine , ajoutant que c'etoit un homme cruel 
 & jaloux, accoutume a la trahifon & a la perfi- 
 fidie , & qui m^me avoit la reputation d'avoir con- 
 tribue a la perte du prince fon frere ; elle lui con- 
 {eiila de fe conduire avec prudence , mais de 
 ne rien negliger pour eviter les pieges qu'il ne 
 manqueroit pas de lui tendre. L'arrivee de Tim- 
 peratrice interrompit la converfation , & empecha 
 Tiran de repondre a la princeiTe. On fe leva , & 
 1'imperatrice ayant propofe de faire voir au gene- 
 ral le trefor de Tempereur, la princeffe qui en avoit 
 Routes fes clefs l'y conduifit. Le chevalier vit avec 
 admiration les richefles immenfes qui y etoient 
 entalTees, en argent, en or & en pierreries; mais 
 ,on peut aflurer qu'il n'y trpuva rien de fi beau que 
 jCarme'iine. 
 
 Toute la nuit fuivante il ne fut occupe que de 
 ,ce que cette princefle lui avoit dit; & des que le 
 jcur parut, il & leva, &c comrnanda deux ban-
 
 TIRAN LE BLANC. 115 
 
 lucres , Tune etoit verte , femee de cadenats (i) 
 <Tor , & ces mots au-deflbus : 
 
 Ea kttra qu'eftra primera 
 En el nombre d'efta pintura 
 La Ila es con que ventura 
 Cerreda tienne la proftrera. 
 
 J-'autre etoit a fond rouge, avec un corbeau en 
 broderie , & cette latine : 
 
 Avis mta. , fequert me , q ula de, carne mca , vel 
 abend , fatiabo te. 
 
 Ces paroles furertt trouvees fort bonnes parl*em- 
 pereur, les dames, & tous les bons chevaliers. Ti- 
 ran fe rendit enfuite au palais , T^folu de voir la 
 princeffe & Pimpe'ratrice. II entra dans la falle pen- 
 dent leur diner , & 6ta le fervice au grand fen^ 
 chal , fuivant le droit de fa charge. Enfiiite adref- 
 fant la parole a rimp^ratrice , il la fupplia de de'- 
 cider une queftion qui rembarraflbit ; favoir lequel 
 &oit le plus honorable a un chevalier de bien ou 
 
 ( i ) La premiere lettre du mot de cadenats , eft la 
 rneme que celle qui commence le nom de la princefle 
 Carmefme. Les rebus etoient jadis fort a la i>ode daas 
 les joutes & dans les tournois.
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 mul mourir , lorfque c'etoit une neceffite qu'il de- 
 voit fubir , & que de plus il ne pouvoit parler. 
 Quelle demande faites-vous a ma mere ? reprit. la 
 princeffe ; perfonne n'ignore qu'il vaut mieux bien 
 mourir. A ces mots , Tiran frappa de fes mains 
 fur la table, & dit entre fes dents , de fa(jon qu'a- 
 peine il pouvoit etre entendu : Cela arrivera 
 ainfi. En meme terns il fortlt de la Talk. 
 
 Tout le monde fut fort etonne du procede de 
 Tiran ; & les princeffes en inflruin'rent auffi - t6t 
 1'empereur , qui leur dit, qu'il apprehendoit beau- 
 coup que le chevalier n'eut quelque grande paffion , 
 ou qu'il ne tut fache de fe voir fi eloigne de fon 
 p?,ys , de fes parens & de fes amis , ou bien qu'enfin 
 il ne redoutat la puiilance des Turcs , & les dan- 
 gers auxquels il alloit ^tre expofe. Quoi qu'il en 
 foit , continua-t-il , qu'on ne parle a perfonne de 
 ce qui eft arrive ; avant la nuit je faurai m'en 
 eclaircir. En effet, ayant mis la tete a une fenetre 
 qui regardoit fur la grande place, & appercevant 
 Ridiard , il "appela , & le pria d'avertir le gene- 
 ral, qu'il 1'attendoit pour aller a la promenade. 
 
 A Farrivee de ce meffager , Tiran ne douta 
 point que I'imperatrice & fa fille n'eufTent parle. 
 Il fe rendit au palais , monte" fur une haquenee, 
 & fuivi d'un grand nombre de chevaliers pare's ma- 
 gniflquement. L'empereur monta auffi - t6t a che- 
 val avec un grand cortege ; & Fon prit le chemin 
 
 ' de
 
 TIRAN LE BLANC. 125 
 
 clfe Pera , qui n 'etoit eloigne de la capitale qiie de 
 trois milks. Dans cette promenade , 1'empereur pria 
 Tiran de lui confier le fuj<et de Ton chagrin , 1'aflu- 
 rant que fi la chofe etoit en Ion pouvoir, il feroit 
 bientdt confole. Moil . attachement pour V. M. eft 
 fi grand , lui re'pondit le chevalier , que je n'aurat 
 jamais rien de cache pour elle. Je Vais done lui 
 obeir , en decouvrant a votre altefle une chofe qui 
 m'afflige fenfiblement. J'ai vu 1'imperatrice & la 
 princeiTe a table ; & fai remarque que la premiere 
 pouiToit un grand foupir, que j'ai attribu^ au re- 
 gret qu'elle a de la perte du prince. J'en ai ete 
 veritablement touche ; ck des le moment j'ai fait 
 voeu de n 'avoir aucun repos , que je n'euiTe tire 
 vengeance de ceux qui ont mechamment repandii 
 le fang du glorieux prince votre fils. Le bon em- 
 pereur prit cette defaite en paiement. L'attache- 
 ment que le chevalier lui temoignoit , lui tira des 
 larmes , & il ne manqua pas de le remercier de fon 
 amitie. 
 
 Pour chaflfer les idees trifles dont il etoit occupe, 
 Tiran fit tomber enfuite la converfation fur dea 
 fujets amufans. Us arriverent enfin a Pera , qu'ils 
 trouverent ornee de fuperbes palais, & d'agreables 
 jardins. Oetoit une ville d'un fort grand commerce. 
 Tandis que le chevalier s'occupoit a I'examiner , 
 1'empereur lui dit : Capitaine , je veux vous ap- 
 prendre combien cette ville eft ancienne. On lit 
 
 Tome. I. P
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 dans 1'hiftoire , qu'elle fut d'abord fondee par des 
 peuples payens ck idolatres , qui, tres-long-tems 
 apres la prife de Troie , fiirent enfin convertis a 
 la foi chretienne , par un brave & valeureux che- 
 valier mon ayeul, nomine Conftantin. Le pere 
 de Conftantin avoit ete elu empereur de.Rome,' 
 & pofledoit la Grece entiere avec plufieurs autres 
 pays , comme 1'hiftoire le rapporte amplement. 
 Saint Sylveftre le guerit d'une grande maladie, 8>c 
 le fit chretien ; & , en revanche , ce prince le fit 
 pape , & lui donna 1'empire de Rome , pour lui & 
 pour Teglife. Cette converfation les mena (i loin, 
 qu'ils ne rentrerent au palais qu'a la nuit. Tiran 
 accompagna Fempereur jufqu'a la chambre de 1'im- 
 peratrice , 6k apr^s avoir pris conge de leurs ma- 
 jeftes , il fe retira a fon logement. 
 
 La princefle etoit toujours frappee de ce qu'elle 
 lui avoit entendu dire pendant le diner ; & quoique 
 1'empereur lui cut rendu compte de la converfa- 
 tion qu'il avoit eue avec lui , el!e n'en etoit pas 
 plus tranquille. Le lendemain matin , ayant apper^u 
 Diofebo a la mefle , elle 1'appela , & le chargea 
 de prier fon coufin de fe rendre chez elle apres 
 le diner , 1'affurant qu'elle avoit plufieurs chofes 
 importantes , fur lefquelles elle fouhaitoit de Ten- 
 tretenir. 
 
 Tiran comprenant d'abord le defTein de la prin- 
 ceffe, fit acheter le plus beau miroir que Ton put
 
 TIRAN LE BLANC 1.17, 
 
 trouver , & le cacha dans fa manche. II courut 
 enfuite au palais avec fon coufin, & trouva Fem- 
 pereur qui s'entretenoit avec fa fille , & qui , a 
 1'arrivee des deux chevaliers , fit venir Iss inftru- 
 mens. On danfa long-terns; enfuite 1'empereur s'etant 
 retire , la princefTe prit Tiran par la main , & le 
 conduifant dans 1'embrafure cPune fene\re : Gene- 
 reux chevalier , lui dit-elle , votre mal me touche ; 
 confiez-ie moi , & foyez perfuade que je le par- 
 tagerai. Madame , lui repondit Tiran , parlous , 
 s.'il vous plait, de chofes plus amufantes que ne le 
 peuvent e^tre les paflions d'un fimple chevalier tel 
 que moi. Cependarit , reprit la princefle , il n'y a 
 rien dans le monde dont je ne vous fiffe part , fi 
 vous me temoigniez la moindre curiofite. Se peut- 
 il que vous me refufiez , moi qui vous en prie au 
 nom de ce que vous aimez le plus ! Madame , 
 repliqua le chevalier , vous me parlez de fa^on , 
 que je ne puis me difpenfer de vous obeir. Je fuis 
 cependant tres-affure que vous ne me faites des 
 quefh'ons, que pour inftruire 1'empereur de mes 
 fentimens ; mais de quelque maniere que la chofe 
 tourne , je prevois que cet entretien fera la caufe 
 de ma mort. Quoi ! penfez-vous , lui dit la prin- 
 ceflfe , que je voulufle , pour quoi que ce fut , re- 
 veler votre fecret ? Vous me faites tort ; parlez 
 hardiment. Vous m'y forcez, madame , repartit le 1 
 general ; mais fongez que vous 1'ordonnez ; & 
 
 Pij
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 puifque vous voulez favoir ce que je fens , j 'dime. 
 Puis baiffant les yeux , il fe tut. Apprenez-moi done , 
 ajouta la princeffe dont cette confidence acheva 
 de piquer la curiofite , quel eft Fobjet de votre 
 pafiion ; & croyez que ie vous fervirai en tout ce 
 qui dependra de moi. Alors le chevalier tira le 
 miroir de fa manche , & le prefenta a la prin- 
 ceffe : Le portrait que vous verrez , lui dit-il , peut 
 feul me donner la vie ou la mort. Que votre al- 
 teffe lui recommande de me traiter favorablement. 
 La princeffe prit le miroir , & paffa dans la cham- 
 bre avec empreffement , dans la crainte ck 1'impa- 
 tience de trouver le portrait de quelque femme dans 
 cette boire; mais lorfqu'elle n'y apperciit que fes 
 propres traits , il ne lui fut plus permis de douter 
 des fentimens que Tiran avoit pour elle. Ceux qu'elle 
 avoit census elle-m^me pour ce chevalier, fe re- 
 veillereiit a cette vue. Elle admira la maniere in- 
 genieufe dont il s'etoit declare , & cette furprife 
 agreable lui caufa une emotion dont elle ne fut pas 
 la maitreffe. 
 
 La veuve Repofee & Stephanie la furprirent en 
 cet e'tat, & la trouvant ce miroir a la main, lui 
 demanderent qui lui avoit fait ce beau prefent. 
 La princeffe leur raconta ce qui venoit de fe paffer, 
 ajoutant qu'elle n*avoit jamais lu ni entendu rien 
 d'aufll galant. Elle fe recria fur les graces des 
 etrangers , & avoua qu'elle n'avoit jamais doute
 
 TIRAN LE BLANC. 
 jufqu'alors que tous les talens ne fuflfent reurtis 
 dans la Grece; mais qu'elle etoit enfin obligee de 
 convenir que les autres nations 1'emportoient fur 
 fon pays. Comment ! clit la veuve Repofee , quel 
 train vous allez ! Un pied n'attend pas 1'autre. Vous 
 voila deja toute emue, & vos regards brillans m'an- 
 noncent qu'il ne faudroit pas vous prier long-terns. 
 Eft-ce ainfi qu'il vous eft permis de regarder un 
 homme que 1'empereur votre pere a re^u a fon 
 fervice , prefque pour 1'amour de Dieu , & pour 
 en debarrafler le roi de Sicile ? Voulez-vous pour 
 un femblable aventurier expofer votre gloire & 
 votre reputation , devenir la fable de 1'univers , 
 & 1'objet du mepris de tant de rois & de princes 
 qui recherchent votre alliance ? La veuve Repofee 
 etoit en train de pr^cher , el!e dit encore beau- 
 coup de chofes dures pour la princeffe , & often- 
 cantes pour Tiran. La princeffe ne pouvant fup- 
 porter fes reproches la quitta , penetree de depit. 
 
 Elle paffa dans fa garde-robe les larmes aux yeux, 
 & fut fuivie de Stephanie , qui lui dit qu'elle avoit 
 tort de s'affliger. Quoi ! lui repondit la princeffe , 
 n'eft-ce done pas aiTez que je fois foumife a 1'au- 
 torite d'un pere & d'une mere ? Faut - il encore 
 effuyer les duretes de ma nourrice ? Eh , que vous 
 fera-t-elle, reprit Stephanie ? Vous empechera- 
 t-elle de danfer, & vous interdira-t-elle les amu- 
 femens des perfonnes de votre age, de votre rang 
 
 Piij
 
 230 HIST. DU CHEVALIER 
 & cle votre fexe ? Allez , cont:nua-t-elle , il n'y a 
 -point de da-me qui ne fafle vanite d'etre aimee, 
 & toutes fuivent les loix de 1'amour ; il n'y a de 
 difference que dans la nature de cet amour. Car 
 il y en a de trois efpeces : Tun eft 1'amour. hono- 
 - rable. Lorfqu'un infant , un due , tin marquis , un 
 comte fort en faveur, ou bien un chevalier celebre 
 aiine une fille , elle tient a honneur que tout le 
 monde foit informe que c'eft pour elle qu'il danfe, 
 qu'il joute , ou qu'il livre un combat ; les belles 
 actions . de fon chevalier tournent a fa gloire. Si 
 un gentilhomme tres-brave & de bonne maifon , 
 aime une demoifelle , & fe fait aimer d'elle a force 
 de prefens , c'e# 1'amour profitable ; mais il ne 
 me plait pas ; aufli n'eft-il pas de plus longue duree 
 que le profit. Mais il y a une troifieme forte d'a- 
 mour. Lorfqu'une fille , fenfible an merite d'un che- 
 valier , ecoute fes difcours paffionnes , de quelle 
 douceur fon coeur n'eft - il pas reinpli ? Que s'ils 
 peuvent aller plus avant , & qu'ils puiffent pafler 
 une grande nuit d'hiver dans un bon lit bien par- 
 fume , & entre deux draps bien blancs ; c'efMa ce 
 que Ton peut nommer 1'amour deleftable , & celui 
 <^lte je prefererois aux deux autres. Ce difcours fit 
 fourire la princefTe , & diflipa une partie de fon 
 chagrin. Mais , madame , ce n'eft pas encore la 
 tout, ajouta Stephanie; il y a encore trois articles 
 de foi , dont je vo'.s qu'on n'a pas eu foin de vous
 
 TIRANLE BLANC. r$ i 
 
 inflriiire. Nous fommes heureufes que les homines 
 les ignorent auffi , fans cela il leur feroit bien plus 
 aife de venir a bout de nous. Sachez , madame , 
 que nous fommes toutes .envieufes & avares , que 
 nous aimons la bonne chere , & que nous avons 
 du temperament. Je crois que toutes les autres font 
 faites fur cet article coinme moi. Un homme doit 
 s'attacher & connoitre celle de ces inclinations qui 
 domine dans fa maitrefTe. Stephanie etoit en beau 
 train , & la princefie ne fe laflfoit point d'ecouter ; 
 inais rimperatrice la fit appeler , ce qui rompit cette 
 converfation. 
 
 Le lendemain , Tiran pria fon coufin de fe rendre 
 chez la princeffe , afin de favoir ce qu'elle penfoit 
 du miroir. Le chevalier la trouva qui entendoit la 
 meffe. Lorfqu'elle fut finie , il s'approcha d'elle ; 
 & fur ce qu'elle lui demanda ce que faifoit fon 
 coufin , il lui repondit fimplement qu'il etoit alle 
 donner les audiences. Si vous faviez, ajouta la 
 princeflfe , la belle plaifanterie qu'il me fit hier I 
 Mais je compte bien la lui rendre. Ah ! madame , 
 lui dit Diofebo , ce n'eft point ici un jeu ; Tiran 
 vous adore, & fon coeur eft embrafe de la flamme 
 la plus ardente. Ce feu-la, dit la princefle, a plus 
 de fume'e que de chaleur. Lorfque nous brulons 
 nous autres , c'eft d'un feu qui a bien plus d'ar- 
 deur , quoiqu'il faffe moins de fracas. Us conti- 
 nuerent encore quelque terns cette converfation, 
 
 Piv
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 dans laquelle Diofebo crut voir que la prince/Te 
 craignoit feulement que Ton ne s'appercut de la 
 paffion de Tiran. Diofebo alia fur le champ en 
 rendre compte a fon coufm , & des qu'ils eurent 
 dine , ils monterent enfemble au palais. Stephanie 
 les vit arriver , & courut en avertir la princeffe , 
 qui paffa dans fa chambre pour les recevcir. Tiran 
 la falua en entrant avec le plus profond refpec"t. 
 Elle le recut avec beaucoup de froideur, & a-peine 
 repondit-elle a fon falut. Le chevalier furpris d'un 
 accneil ii froid , s'approchant d'elle avec precipi- 
 tation : Eh! madame, lui dit-il d'une voix baffe & 
 etouffee par la douleur , quelle peut-^tre la caufe 
 du chagrin que je vois fur votre vifage ? Tiran , 
 1ui dit la princeffe , il n'y en a point d'autre que 
 votre conduite avec moi. Sans refpecl: pour mon 
 rang, ni pour la dignite de Tempereur mon pere, 
 fans reconnoiffance pour les bontes dont il vous 
 accable , fans egard pour ma reputation, vous ofez 
 me parler d'amour , & me te'moigner ouvertement 
 votre folle paffion ! Si on vient a la foup^onner, que 
 dira-t-on de moi , quelle idee en aura-t-on ? II faut , 
 pour prevenir un tel malheur , que je me hate d'aller 
 moi-m^me decouvrir votre crime a 1'empereur mon 
 pere, & que je prouve par-la a tout Tempire, que 
 fi , par mes bontes , j'ai eu le malheur de vous 
 jnfpirer une ardeur criminelle, du moins je n ? ai ps 
 eu la foiblefle de t ous la pardonner.
 
 TIRANLE BLANC. 233 
 
 A ces mots , la princefle fe leva pour pafler dans 
 une autre chambre : Tiran la fuivant avec preci- 
 pitation , 1'arreta par fa. robe , en la fuppliant de 
 1'ecouter. Stephanie & Diofebo joignirent leurs 
 prieres aux fiennes , & la forcerent de fe rafleoir. 
 Ah ! maclame , dit le chevalier en fe jettant a les 
 pieds , vous ignore? quelle eft la force de 1'amour ; 
 votre vertu ne vous a pas permis de connoitre quels 
 font les eflfets de cette paffion qui eft le lien de toute 
 la nature, qui egale tout, & a qui tout obeit. Non, 
 madame, je n'ai point oublie ce que je vous dois, 
 mon efprit ck mon amour vont pour vous jufqu'a 
 1'adoration. Si la violence de cet amour m'a porte 
 a quelque action qui vous ait deplu , pardonnez-la a 
 ce meme amour. Mais je vois que vous tes inexo- 
 rable. Eh bien ! madame , il faut vous fatisfaire , il 
 faut cefler de vous ofFenfer , il faut eteindre dans 
 mon fang un amour qui vous irrite , & qui ne pent 
 finir qu'avec ma vie ; ce jour fera le dernier ou je 
 vous importunerai. Votre beaute vous fera mille 
 adoratenrs , dont le rang , dont le pouvoir , dont 
 les exploits furpaiTeront les miens; mais il n'en fera 
 point qui vous aime, qui vous adore avec une 
 paffion {i violente & aufli refpedueufe. Adieu, ma- 
 dame , fongez quelquefois a un homme dont votre 
 feule rigueur aura caufe la mort. Je veux que moa 
 tombeau en inftruife 1'univers ; je veux que Ton 
 grave deflus ; Cl-GiT TiRAN LE BLANC,
 
 134 HIST. DU CHEVALIER 
 QUI MOURUT PAR TROP AIMER. 
 
 En achevant ces paroles , Tiran fe leva avec pre- 
 cipitation , & fe retira fuiyi de Diofebo. La prin- 
 ceffe , frappee de 1'etat oil elle 1'avoit vu fortir , 
 demeura plongee dans la douleur. Elle craignit les 
 fuites du defefpoir qu'elle avoit vu dans fes yeux. 
 Ah ! ma chere Stephanie , s'ecria-t-elle , le vifage 
 couvert de larmes, je ne le verrai plus ! 11 va mou- 
 rir. Je connois Ton courage & la violence de fon 
 amour. Ne m'abandonnez pas dans cet etat cruel , 
 prevenez ce malheur ; vous feule pouvez me fe- 
 courir. Allez le trouver, decouvrez-lui mes fenti- 
 mens , inftruifez-le de ma douleur ; faites ceiTer Ton 
 defefpoir ; qu'il vive , ma chere Stephanie , qu'il 
 efpere ; mon fort & le fien font entre vos mains , 
 je m'abandonne a vous. 
 
 Stephanie , touchee des larmes de la princefie , 
 prit avec elle une fille , & pafTa chez Tiran , dont 
 le logement etoit voifin du palais. En y arrivant , 
 elle le vit dans un defordre qui annon^oit le plus 
 violent defefpoir. Diofebo t^choit en - vain de le 
 moderer ; elle ne douta point qu'il ne fe preparat 
 a mourir. Elle fe mit done a genoux , & lui dit : 
 Ah ! qu'allez-vous faire , Tiran? He quoi ! voulez- 
 vous perdre ce que vous avez acquis d'honneur & 
 de reputation , pour quelques paroles que ma mai- 
 treffe vous a dites ? Ignorez-vous le cara&ere des 
 femmes ? Croyez - vous qu'il leur foit permis de
 
 ' TIRA.N LE BLANC. 135 
 
 laiffer paroitre leurs vrais fentimens ? Faut-il vous 
 abandonner ainii a la douleur ? Oubliez ce que la 
 princefle vous a dit , elle-m^me vous en conjure ; 
 c'eft par fes ordres que je viens vous en aiTurer. 
 Des que le chevalier appenjut Stephanie dans cet 
 etat , il alia fe inettre a fes pieds. II la refpecloit 
 comme demoifelle de la princeflfe, & elle etoit 
 digne cfes plus grands egards par fon merite & par 
 fa naiflance. Elle etoit niece de 1'empereur & fille 
 du feu due de Macedoine , le premier de tout 
 Tempire grec. Non, lui dit-il, ma chere Stephanie, 
 non, n'efperez pas me tromper ; mes maux font a 
 leur comble , inon coeur ne peut plus en fupporter 
 le poids ; la mort n'a rien de terrible pour moi , 
 elle va les finir. Je meurs pour la plus belle & la plus 
 refpedable princefTe de Funivers. Cette mort me 
 couvrira de gloire. Ceflez de me flatter d'une eC~ 
 perance qui ne ferviroit qu'a prolonger ma yie 
 pour la rendre plus malheureufe. 
 
 A-peine la princefle avoit-elle vu partir Stepha- 
 nie, que fa douleur & fon inquietude redoublerent. 
 Bientot elle ne hit plus maitrefTe d'elle - m^me , 
 & fe couvrant d'un voile qui la cachoit toute en- 
 tiere , elle prit avec elle Plaifir de ma vie , une de 
 fes filles , en qui elle pouvoit fe fier , & def- 
 cendant par un efcalier derobe au jardin du palais, 
 elle le traverfa fans ^tre reconnue, en fortit par 
 line porte fecrette, & fe rendit chez Tiran. A-peine
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 1'apperqut-il qu'il courut fe profterner a fes pieds , 
 le vifage couvert de larmes , & fans pouvoir pro- 
 noncer une parole. La princefle ne put refifter a 
 ce fpe&acle; elle tomba auffi a terre, en lui di- 
 fant : Chevalier , fi mes difcours vous ont bleffe , 
 pardonnez - les moi , je vous en prie ; perdez - en 
 Je fouvenir , que mon repentir les efface de votre 
 memoire. 
 
 Ces paroles penetrerent Tiran de la joie la plus 
 vive , a-peine put-il la fupporter. II protefta a 1'in- 
 fante qu'elle feroit toujours la maitrefle de Ton fort, 
 6k qu'il la regarderoit comme fa fouveraine. Alors 
 Stephanie prenant la parole , dit a la princefTe : 
 Madame , il faut que vous accordiez un gage a ce 
 chevalier , pour fceller la paix que vous venez de 
 faire ; je lui ai promis que s'il obeiflbit a vos 
 ordres , vous lui pennettriez de baifer vos cheveux. 
 Non - feulement les cheveux reprit la princefle , 
 mais les yeux & le front , s'il me promet foi de 
 chevalier, de ne rien entreprendre fur lui-meme. 
 Tiran le promit ; & tout ce qu'il fouffroit fut 
 convert! en joie & en felicite. Alors la princefle 
 retourna promptement au palais , & repaflant par 
 le jardin , elle rentra dans fon appartement , fans 
 que perfonne eut eu aucune connoiflance de fa 
 fortie. 
 
 Tiran n'etoit cependant pas tellement occupe 
 de fon amour 3 qu'il ne penfat auffi au fujet pour
 
 TIRAN LE BLANC. 137 
 
 lequel il etoit venu en Grece , & aux moyens de 
 delivrer I'empire du joug des infideles. Ce jour- 
 la meme 1'empereur requt des nouvelles qui en- 
 gagerent encore le general a prefTer fes preparatifs. 
 Un homme envoye de I'arme'e lui avoit rapporte 
 que , depuis peu de jours , le due de Macedoine , 
 qui commandoit les troupes imperiales, s'etoit laifle 
 engager mal-a-propos dans une embufcade , qui lui 
 avoit ete dreflee par les ennemis ; que toute 1'armee 
 avoit ete defaite, & qu'on avoit perdu douze mille 
 hommes dans ce combat; que cependant le due 
 voyant la bataille perdue , avoit pris la fuite , fuivi 
 de tons ceux qui avoient pu 1'imiter , & s'etoit jette 
 dans la ville de Pellidas; que les Maures 1'y avoient 
 fuivi, & avoient mis le fiege devant la place; qu'a 
 cette nouvelle le Sultan avoit pris le titre d'empe- 
 reur de Grece , & qu'il s'etoit rendu au fiege avec 
 le Grand - Turc , & tous les rois venus a leur fe- 
 cours ; qu'au refte , il n'y avoit des vivres dans la 
 ville que pour fix femaines au plus, & que ce ter- 
 me arrive , le due & tous ceux qui 1'avoient fuivi 
 feroient obliges de fe rendre aux infideles. 
 
 L'empereur communiqua ces mauvaifes nouvelles 
 au general , qui fur le champ fit publier que toutes 
 les troupes fe tinffent pretes a partir dans fix jours. 
 Pour lui , des que la nuit fut venue , il fortit de la 
 ville accompagne feulement de deux guides qui con- 
 noiflbient parfaitement le pays , & arriva le lende-
 
 2.3 8 HIST. DU CHEVALIER 
 
 main a midi dans une grande plaine , que Ton appel- 
 loit LA BONNE VALLEt. Elle etoit remplie de bef- 
 tiaux que Ton y avoit rafTembles de toutes parts 
 dans la crainte des ennemis. Tiran fit prendre toutes 
 les jumens qui s'y trouverent , & les ayant fait at- 
 tacher Tune a 1'autre , il en confia la conduite a 
 deux cens homines, a qui il ordonna de fuivre le 
 chemin du camp des Maures. Pour lui il revint a 
 Conftantinople , ou il arriva le cinquieme jour de 
 fon depart. 
 
 Le lendemain il fit faire la revue des troupes , 
 les proceffions & la benediction des bannieres; apres 
 quoi tout le monde monta a cheval & fe mit en 
 marche. La banniere de 1'empereur fordt la pre- 
 mire & fut fuivie de celle qui portoit la devife 
 de ce prince. C 'etoit la tour de Baby lone en bro- 
 derie d'argent, d'ou fortoit une epee portee par 
 un bras arme fur un champ d'azur , avec ces mots 
 Merits en lettres d'or, LA FORTUNE EST MIENNE. 
 Toute la maifon de 1'empereur accompagnoit cette 
 banniere. Le due de Pera marchoit apres cet efca- 
 dron avec fa troupe. II etoit fuivi des dues de Ba- 
 bylone & de Sinopoli , des marquis de faint Marc , 
 de Pefcaire & de celui de Montferrat , des comtes 
 de Malatefla & de Vintimille , Siciliens , & de plu- 
 fieurs autres comtes , vicomtes & capitaines , qui 
 parurent a la t^te de leurs compagnies toutes bien 
 armees. II y eut quatre-vingt-trois ^ille combat-
 
 TIRAN LE BLANC. 139 
 
 tans , divifes en quarante - huit efcadrons , qui 
 pafserent en revue ce jour-la devant Tempereur 8c 
 devant les dames. Tiran mettoit tout en ordre , 
 n'ayant que les jambes & les bras d'armes , & 
 portant une fimple cotte-de-mailles , & par-deffus 
 un manteau imperial. Sa troupe parut la derniere 
 avec les deux bannieres , des cadenats & du cor- 
 beau. 
 
 . Lorfque toutes les troupes eurent defile , 1'em- 
 pereur appella le capitaine , & iui dit de ne point 
 partir fans Iui parler. II monta done au palais ; 
 mais ayant trouve ce prince occupe dans fon ca- 
 binet avec fon fecretaire , il ne jugea pas a-propos 
 de 1'interrompre. La princefle qui Papperqut , Pap- 
 pella , ck Iui dit : Je vois bien que votre depart eft 
 certain ; je prie Dieu de tout mon coeur qu'il me 
 falTe la grace de vous revoir vi&orieux & plus 
 grand qu'Alexandre. Tiran fe mit a fes genoux , & 
 Iui baifa la main ; & la princefle continuant a Iui 
 parler : Demandez-moi , Tiran , avant votre de- 
 part , tout ce que vous voudrez , Iui dit-elle , &c 
 comptez que vous ne ferez point refufe. Votre 
 altefle eft unique en tout genre comme le phenix , 
 Iui repondit le chevalier. Je fais bien ce que je 
 demanderois ; mais vous ne voudriez pas me 1'ac- 
 corder. Cette chofe-la feule que je defire en ce 
 monde , & qui me raviroit au ciel , me fera cer- 
 tainement refuse , ainfi je n'en parlerai point. Ca-
 
 140 HIST. DU CHEVALIER 
 
 pitaine , reprit la princeife , quoique je n'aie pas 
 e'te en France , ] 'emends bien votre langage , 
 mais je ne fais fi vous entendez le mien ; je ne 
 pretends pas aller fi vite ; j'ai voulu vous dire feu- 
 lement que fi vous avez befoin des trefors de mon 
 pere , j'en fuis la maitreffe , comme vous favez , 
 & j'en puis difpofer fans qu'il le fache. Non , ma- 
 dame , dit Tiran , c'eft une autre faveur que je 
 voudrois obfenir. Voyons done ce que c'eft, dit la 
 princefTe, & fi je puis vous 1'acc order, mon honneur 
 iauf , je ne vous refuferai rien. Je ne vous de- 
 mande rien autre chofe , repondit Tiran , que la 
 chemife que vous avez aftuellement , & la faveur 
 de 1'oter moi-meme de defliis le corps divin qu'elle 
 couvre. Sainte Marie ! s'ecria la princefTe ; eh que 
 demandez - vous la ? La chemife , les habits , les 
 diamans 6k tout ce que je pofTede , je veux bien 
 vous les donner ; mais pour la permiffion de 1'oter , 
 c'efl autre chofe, vos mains n'iront point en lieu 
 oil jamais main d'homme n'a etc ; en meme terns 
 elle pafTa clans fa chambre , ota fa chemife & en 
 remit une autre. Enfuite elle revint dans la grande 
 ialle , oil prenant Tiran en particulier , elle lui 
 donna la chemife , qu'elle baifa plufieurs fois au- 
 paravant. Le chevalier la recut avec une extreme 
 joie , & pria les demoifelles de la princeiTe , au 
 cas que 1'empereur le fit appeler , de dire qu'il 
 alM prendre fes armes afin d'etre plutot en 
 de partir.
 
 TIRAN LE BLANC. 241 
 
 En effet , il acheva de s'armer , tandis que fon 
 coufin Diofebo & Richard mettoient les foubre- 
 veftes brodees qu'ils avoient fait faire. Tiran mit 
 par-defTus fes armes la chemife qu'il venoit de 
 recevoir. Elle etoit de foie avec de grandes raies 
 couleur de feu , fur lefquelles il y avoit des ancres 
 brodees , & ces mots : QUi EST BIEN , QU'IL S'Y 
 TIENNE. Du refte, elle etoit brodee par compartimens, 
 les manches en etoient fort grandes & pendoient 
 jufqu'a terre. Tiran releva la droite fur fon epaule , 
 & la gauche jufqu'au milieu du bras , 1'attachant 
 avec une cordeliere d'or : au-deffus etoitun S. Chrif- 
 tophe portantl'enfant-Jefus, d'un ouvrage tres-riche. 
 
 Dans cet etat les trois chevaliers allerent prendre 
 conge de Tempereur & des dames. Us le trouverent 
 qui attendoit fon general a diner. Des qu'il Tap- 
 per^ut en cet equipage : Eh ! mon dieu , general , 
 lui dit-il , quelle foubrevefte avez-vous la ? Si votre 
 majefte en favoit toutes les proprietes , repondit 
 Tiran , fon etonnement cefTeroit. La demoifelle qui 
 me 1'a donnee en partant de mon pays , eft la plus 
 belle & la plus accomplie de 1'univers ; la princeffe 
 & les demoifelles de la cour me le pardonneront. 
 II eft vrai , dit Tempereur , que jamais chevalier 
 n'acheveroit de grandes en ; reprifes fi 1'amour ne le 
 foutenoit. Je jure a votre majefte , ajouta Tiran , 
 qu'au premier combat nos amis & nos ennemis la 
 remarqueront bien. 
 
 Tome L Q
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 Apres quelques difcours femblable*: , 1'empereur 
 fe mit a table , & fit placer le capitaine a fes cotes , 
 avec 1'imperatrice & la princefle. Les deux che- 
 valiers qui 1'accompagnoient mange" rent avec les 
 dames & les demoifelles. Aprs le diner 1'empe- 
 reur paffa dans une chambre ou toute la cour le 
 fuivit. La , apres avoir recommande an general fa 
 gloire , fon repos , & le faiut de 1'empire , il lui 
 remit fes ordres pour le due de Macedoine , le 
 grand connetable & tous les autres grands officiers 
 de Tarmee. Tiran les rec^it a genoux , 6c baifa la 
 main de 1'empereur , pour prendre conge de lui. 
 II rendit enfuite le meme devoir a 1'imperatrice & 
 a la princefle. II forth enfin fuivi de Diofebo & 
 de Richard , & montant a cheval , apres avoir fait 
 la reverence a 1'empereur & aux dames qui s'e- 
 itoient mis aux fen^tres pour le voir partir , ils pri- 
 rent le chemin de 1'armee, accompagnes de tous 
 les regards & des vceux qu'on faifoit au feigneuf 
 pour qu'il leur accordat la vicloire. La princefle 
 cut toujours fes beaux yeux attaches fur Tiran , 
 jufqu'a ce qu'elle 1'eut perdu de vue. Alors elle 
 fe mit a pleurer , & toutes fes demoifelles 1'imite- 
 rent. 
 
 Peu de jours apre"s , le general arriva avec toute 
 fon armee a une lieue du camp des Maures & de 
 la ville de Pellidas dont ils faifoient le fiege. Ceux 
 qui defendoient cette place , preffes par les efforts
 
 TIRAN LE BLANC. 143 
 
 des infideles , & fe voyant hors d'etat de leur re*- 
 iifter , etoient alors fur le point de fe rendre ; mais 
 lorfqu'ils apprirent Tarrivee du fee ours , ils chan- 
 grent bientot de penfee , & ouvrirent avec joie 
 leurs portes a leurs liberateurs. Le capitaine entra 
 de nuit & fans bruit dans la ville , afin que les 
 ^nnemis ne fuflent point avertis de fa venue. Ce- 
 pendant elle ne put eVe fi fecrette qu'ils n'en 
 euffent le vent. Ils furent en general qu'il etoit 
 arrive du fecours aux aflie'ges , fans pouvoir devi- 
 ner s'il e'toit nombreux ou mediocre. Le Grand- 
 Turc en donna avis au fultan , lui confeillant de 
 prendre en cette occafionles mefures les plus con* 
 venables : mais ce prince vain , enfle de fes proA 
 perites , & comptant deja fes ennemis vaincus 8c 
 defaits , meprifa ces fages confeils , & ne prjt aucu- 
 nes precautions centre la furprife. 
 
 Tiran profita de cette fecurite des infideles , dont 
 il fut informe par fes efpions. Apres avoir donn^ 
 a fes troupes un jour de repos , qu'il employa lui- 
 meme a reconnoitre le camp des Maures , il or-, 
 donna que tout le monde foupat de jour , & que 
 les chevaux fuflent felles , & les chevaliers armes 
 pr^ts a partir a Tentree de la nuit. Lorfqu'elle fut 
 venue , le general fit fortir de la vilie :toutes fes 
 troupes qu'il rangea en bataille , laiffant trois male 
 hommes de pied pour Tarriere-garde , avec les ju- 
 mens qu'il avoit raffemblees , comme nous rayons
 
 144 HIST. DU CHEVALIER 
 
 dit , avant fon depart de Constantinople , & qu'il 
 deftinoit a 1'ufage qu'il en fit en cette occafion. 
 Enfuite il marcha aux ennemis. 
 
 Lorfqu'il fut a portee de leur camp , il fit ou- 
 vrir Les gendarmes par la droite & par la gauche , 
 afin de laifTer un pafTage libre aux jumens , qu'il 
 avoit partagees en deux troupes , & les fit conduire 
 en meme terns par les gens de pied , 1'une vers 
 le quartier du fultan , 1'autre du cote qu'occupoit 
 le Grand-Turc. Des que les chevaux du camp les 
 fentirent, 1'un fe detacha, 1'autre arracha fon licol ; 
 tous emporterent les \piquets pour courir de ce 
 c6te-la. En un inflant le defordre fe mit dans toute 
 cette grande armee. Alors Tiran jugeant qu'il etoit 
 terns de donner , vint attaquer le camp d'un c6te , 
 tandis que le due de Pera marchoit de 1'autre. Us 
 invoquerent le grand chevalier monfeigneur faint 
 Georges ; & dans le moment les Maures ftirent 
 charges de toutes parts. On en fit un carnage epou- 
 vantable. Aux cris des mourans le Grand-Turc fortit 
 de fa tente , & montant fur le plus vif de fes che- 
 vaux , abandonna fon camp aux Chretiens. Le fultan 
 en fit de mme & s'enfuit fuivi des debris de toute 
 1'armee. 
 
 Cette bataille fut une des plus fanglantes qui 
 jamais fe njt donnee en Grece. Tiran pourfuivit 
 les ennemis pendant trois lieues fans faire d'abord 
 aucun quartier , jufqu'4 une riviere fur laquelle il
 
 TIRAN LE BLANC. 145 
 
 y avoit un pont de bois. Le fultan le pafla avec fa 
 troupe , & le fit rompre apres lui , pour oter aux 
 chretiens le moyen d'aller plus avant. Ainfi tout 
 ce qui fe trouva en de^a de la riviere, demeura a 
 la merci du vainqueur. Plufieurs furent tues , d'au- 
 tres fe noyerent en voulant tenter le pafTage a la 
 nage , le refte fut fait prifonnier. Quatre mille 
 Turcs s'e'toient retires fur une haute montagne , 
 determines a fe defendre , Tiran les y fit invem'r 
 par les gens de pied , & des la nuit fuivante ces 
 troupes , qui fe voyoient fans vivres & fans efpe- 
 rance de fecours , fe rendirent a difcretion. 
 
 Tiran de fon cote , apres avoir partage a toute 
 Farmee les richeffes immenjfes qui fe trouverent 
 dans le camp des Maures , partit a la tte de feize 
 cens chevaux , & alia reprendre plufieurs villes & 
 chateaux dont les infideles s'etoient empares. 
 
 Le jour me'me qui fuivit le combat, Tiran avoit 
 fait partir Diorebo a la t^te d'un gros detachement 
 de cavalerie & d'infanterie pour aller conduire les 
 prifonniers a Conftantinople. Lorfqu'il approcha 
 de cette ville , tout le monde en fortit &: vint 
 au-devant de lui. L'emprereur lui-m^me fe mit aux 
 fen^tres avec toutes les dames , pour voir arriver 
 les prifonniers. Us etoient au nombre de huit mille 
 trois cens , & marchoient deux-a-deux , tramant 
 les bannieres du fultan & des autres princes vain- 
 cus. Us fe rendirent ainfi a la grande place , ou 
 
 Qiij
 
 146 HIST. DU CHEVALIER. 
 
 Diofebo les quitta , apres avoir donne les ordres 
 nee affaires pour qu'ils fufTent mis fous bonne garde. 
 II monta enfuite au palais , & fit la reverence a 
 Pempereur & aux princeiTes , qui 1'accablerent de 
 (areffes &c de complimens. L'empereur le fit defar- 
 mer en fa prefence , & de peur qu'il ne s'enrhu- 
 ma"t, il lui donna une de fes propres robes brodee 
 de perles ; enfuite il le fit afTeoir , & voulut qu'il 
 lui raconta"t , en prefence de toutes les dames , ce 
 qui s'etoit paiTe depuis le jour de leur depart. II 
 eft aife de s'imaginer que Diofebo n'oublia rien de 
 ce qui pouvoit faire honneur a Tiran, & fervir a 
 rehaufler fa gloire. La joie de 1'empereur fut ex- 
 treme , & fi 1'imperatrice parut fatisfaite , la prin- 
 ceffe le fut encore plus. Diofebo fut fervi ce foir- 
 la par les demoifelles m^mes des deux princefles. 
 Apres le foupe , 1'empereur donna la main a fa fille ; 
 Fimperatrice de fon cote donna le bras au cheva- 
 lier , & il fut conduit de la forte a Fappartement 
 qu*on lui avoit prepare. Alors il fe ink a genoux 
 pour remercier levrs majefles de 1'honneur qu'elles 
 lui faifoient , 6k toute la cour fe retira pour lui 
 laifTer prendre quelque repos. Le lendemain , Tem- 
 pereur ccmpta les prifonniers , ck tira de fon trefor 
 quinze ducats pour chacun , qu'il remit a Diofebo , 
 avec ordre de les donner au general. 
 
 Lorfque la princeffe s'imagina que rien ne 1'ar- 
 r^toit plus a Conftantinople , elle lui fit dire de
 
 TIRAN LE BLANC. 247 
 
 Vemr la trouver dans fa chambre ; ce qu'il fouhai- 
 toit avec paffion , fur - tout de parler a Stephanie , 
 aux charmes de laquelle fon coeur n'avoit pu re- 
 fifter. Des que la princefle le vk entrer : Mon frere , 
 lui dit-elle avec vivacite , quelles nouvelles m'ap- 
 portez-vous de ce bon chevalier fans peur , que j'ai 
 plus envie de voir que toutes les chofes du monde ? 
 Je fuis fure qu'il penfe fouvent a moi , mon amour 
 me le perfuade. Ah ! madame , repondit Diofebo , 
 fi ce chevalier entendoit ces paroles , il fe croiroit 
 tranfporte au neuvieme ciel. Qu'il fe tiendroit bien 
 paye de tout ce'qu'il fouftre pour vos inter&s! Car 
 vous e^tes le feul objetde toutes fes adions; le jour, 
 la nuit , au milieu des plus grands perils , dans les 
 plus grandes fatigues , il ne penfe qu*a vous , il 
 n'mvoque que vous , vous occupez fans cefle fon 
 coeur & fon efprit. 
 
 La princefle ecoutoit Diofebo avec un extreme 
 plaifir , lorfque Stephanie interrompant le cheva- 
 lier: Vous avez aflez parle , lui dit-elle, ecoutez- 
 moi done a mon tour. Enfuite adreffant la parole 
 a la princefle: Dites-moi, je vous prie, madame, 
 qui merite mieux d'etre empereur que Tiran ? Quel 
 autre efl plus digne de Thonneur de vous epoufer? 
 Vous avez votre bonheur fous la main , & vous 
 refufez de le prendre ! Un terns viendra que vous 
 vous en repentirez. Ce n'eft ni pour vos biens, ni 
 pour votre naiflance, ni pour votre .rang que Tiran 
 
 Q iv
 
 148 HIST, DU CHEVALIER 
 
 vous aime , c'eft votre feule perfonne , & ce font 
 
 vos feules perfections qui le touchent. L'empereur 
 
 votre pere n'a d'autre deiir que de vous voir bien 
 
 mariee; ou pourriez-vous trouver dans tout 1'uni- 
 
 vers quelqu'un qui 1'egale ? Aimable , jeune , brave 
 
 entre les plus braves , prudent , liberal , amoureux ; 
 
 il poffede toutes les vertus. Si Dieu m'avoit fait 
 
 Carmefine, fille de 1'empereur, & vous Stephanie, 
 
 je vous jure que je ne lui reruferois rien. Si vous 
 
 epoufez quelque etranger , il vous traitera peut-etre 
 
 plus en efclave qu'en epoufe ; (I vous prenez un 
 
 mari parmi vos fujets , fur qui jetterez-vous les 
 
 yeux? Sur le due de Macedoine mon beau-pere? 
 
 II eft le premier de 1'empire ; il faut que je vous 
 
 parle contre lui. Vous connoiflez fon humeur ; il 
 
 aura envie de dormir lorfque vous voudrez caufer, 
 
 il ronflera lorfque vous voudrez rire. Prendrez- 
 
 vous le due de Pera ? Son age s'accorde trop peu 
 
 avec le v6tre. Croyez-moi, madame, il n'y a que 
 
 Tiran qui foit votre fait ; il faura gouverner , de- 
 
 fendre & augmenter votre empire. II ne dormira 
 
 pas , lui , & (i toutes les nuits il ne vous fait cher- 
 
 cher tous les coins de la chambre , vous vous en 
 
 prendrez a moi. La prir.cefle interrompit ce difcours 
 
 par un grand eclat de rire; & Diofebo adrefTant 
 
 la parole a Stephanie : Et vous , lui dit-il , fi Tiran 
 
 etoit affez heureux pour epoufer la princeffe , de 
 
 qui voudriez-vous faire le bonheur? Moi? dtt Ste-
 
 TIRAN LE BLANC. 149 
 
 phanie ; en ce cas-la je prendrois le plus proche 
 parent de Tiran. Adorable Stephanie , s'ecria Dio- 
 febo avec precipitation , c'eft done moi que ce 
 bonheur regarde , & mon amour m'y donne en- 
 core plus de droit que la parente ; mes fentimens 
 pour vous ne le cedent point a ceux de Tiran pour 
 votre divine princefie ; daignez m'accepter pour 
 votre efclave , & accordez-moi un baifer pour 
 arrhes de mon engagement. 
 
 Ce que vous demandez-la, repondit Stephanie, 
 ne fe peut faire que par 1'ordre de la princefle, de 
 laquelle je depends depuis mon enfance , & fur- 
 tout en fa prefence. Alors Diofebo fe mit aux ge- 
 noux de la princeffe , & la pria plus devotement 
 qu'il n'auroit fait a aucune fainte du paradis ; mais 
 il avoit beau prier , Carmeiine etoit inexorable. O 
 coeur endurci , 6 coeur de rocher , s'ecria Stepha- 
 nie , que rien n'a jamais pu toucher i je te verrai 
 quelque jour adouci , le brave Tiran m'en fera 
 raifon. 
 
 Mon frere Diofebo , dit alor r la princefle , de- 
 mandez-moi des chofes raifonnables , mais n'efpe- 
 rez pas que je me prete jamais a de pareilles de- 
 mandes. Us s'entretenoient de la forte , lorfqup 
 Tempereur fit appelcr Diofebo , & lui donna fes 
 derniers ordres pour fe rendre inceffamment au 
 camp. 
 
 Cependant ceux qui faifoient la garde du cote
 
 150 HIST. DU CHEVALIER 
 
 de la mer , donnerent avis a 1'empereur qu'il pa- 
 roiffoit cinq gros vaifleaux du cote du levant. Sur 
 cette nouvelle , ce prince retint Diofebo , & appre- 
 henchmt quelque furprife de la part de la flotte 
 Genoife, il fit embarquer beaucoup de troupes fur 
 tous les batimens qui fe trouverent dans le port. 
 Mais cette precaution n'etoit pas necefTaire , car 
 un moment apres on fut que ces cinq vaiffeaux 
 etoient envoy es par le Grand -Maitre de Rhodes. 
 Le bon prieur de faint Jean debarqua en effet, 
 fuivi de plufieurs chevaliers de la Croix - blanche. 
 Diofebo etoit fur le bord de la mer , a la tte des 
 troupes rangees en bataille. Us fe reconnurent avec 
 plaifir , & monterent enfemble au palais , ou 1'em- 
 pereur les requt fur fon trone. Le prieur le falua , 
 & mettant un genou en terre , lui dit : que le 
 Grand -Maitre ayant appris que Tiran etoit fon 
 general , il lui envoyoit deux mille hommes payes 
 pour quinze mois, pour fervir Tempereur fous fes 
 ordres. L'empereur charme de ce fecours , em- 
 braffa le prieur , & donna ordre de le loger & de 
 !e defray er. On leur laiffa quatre jours de repos; 
 apres quoi ils partirent accompagnes de Diofebo, 
 & prirent le chemin de 1'armee. 
 
 Ils n'en etoient eloignes que de cinq lieues , lorf- 
 qu'ils apprirent que Tiran faifoit le fiege d*une place 
 tres forte. Cette nouvelle fit hater leur marche , & 
 ils arriverent au moment que le general jugeant la
 
 TIRAN L BLANC: 151 
 
 br^che en e'tat , faifoit dormer 1'affaut. Tiran courut 
 un grand danger en cette occafion : car s'etant ap- 
 proche trop pres des murailles , une poutre lui 
 tomba fur la te*te & le renverfa. Ses gens animes 
 par Richard , le retirerent du fofle avec beaucoup 
 de peine ; mais cet accident ne 1'emp^cha point 
 de retourner un moment apres a 1'attaque. Les 
 Maures re'duits au defefpoir, vendirent leur vie bien 
 cher a plufieurs chretiens ; mais ils fuccomberent 
 enfin. Les chevaliers de Rhodes , arrives fi a-pro- 
 pos , fe diflinguerent en cette rencontre. La place 
 fut emportee d*aflaut , & la toute garnifon paffe'e 
 au fil de Tepee. 
 
 Apr^s cette viftoire , le prieur de faint Jean , 
 & tous les chevaliers de fa fuite vinrent faire la 
 reverence a Tiran , qui les affura qu'il etoit infi- 
 niment fenfible aux attentions du Grand -Maitre. On 
 laiiTa la place a la garde des habitans monies , que 
 les Turcs avoient fi fort maltraites , qu'on n'ap- 
 prehendoit pas qu'ils euiTent envie de retourner 
 fous leur domination. On reprit enfuite le che- 
 min du camp , ou Ton donna aux troupes quelques 
 jours de repos, & Tiran leur fit diflribuer 1'argent 
 que 1'empereur lui avoit envoye' pour fa part de la 
 ranqon des prifonniers. 
 
 Cependant , quoique dans la derniere rencontre 
 les ennemis euflent perdu plus de cinquante mille 
 homines , tues ou faits prifonniers , ils refolurent
 
 252. HIST. DU CHEVALIER 
 de tenter encore une fois le .hazard d'une bataille.' 
 Dans ce deffein , ils fe rapprocherent du pont que 
 le fultan avoit fait rompre lorfqu'il prit la fuite ; 
 en forte que les deux armees n'etoient feparees que 
 par le fleuve de Tranfimene. Celle des Maures etoit 
 compofee , non-feulement des troupes du fultan & 
 du Grand-Turc , mais encore de celles qu'avoient 
 amenees a leur fecours les rois d'Afie , d'Afrique , 
 de Cappadoce , d* Armenia 6k d'Egypte. Ce dernier 
 etoit regarde comme un des plus braves <k des 
 plus adroits chevaliers de fon terns. Ils avoient 
 auffi a leur folde plufieurs grands feigneurs chre- 
 tiens , tels que les dues de Calabre & de Melfi, 
 les comtes de Salerne & de Caferte , & plufieurs 
 autres. Ces troupes reunies montoient a deux cens 
 foixante mille combattans, qui vinrent camper vis- 
 a-vis de 1'armee chretienne. 
 
 Le premier foin du mltan fut enfuite de faire 
 travailler a raccommoder le pont, dans la refolu- 
 tion de pafler la riviere, & d'aller attaquer 1'armee 
 imperiale. Tiraa reconnut fon deffein ; & prenant 
 quatre hommes avec lui , il remonta le Tranfimene 
 une lieue au-deffus , jufqu'a un endroit ou Ton 
 avoit conftruit un grand pom de pierre entre deux 
 collines , fur chacune defquelles s'elevoit un petit 
 chateau , dont le fultan rfavoit jamais pu s'empa- 
 rer. Celui a qui on en avoit confie la garde , quel- 
 ques offres que lui euffent faites les Turcs , avoit
 
 TIRAN LE BLANC. 253 
 
 &e fidele & fon Dieu & a 1'empereur fon maitre. 
 II s'appelloit Malvoifin, & s'etoit referve la garde 
 d'un des deux chateaux ; fon fils , nomme Hyp- 
 polite , commandoit dans 1'autre. Tiran fit parler a 
 ces chevaliers , qui connoiflant la reputation que 
 le general s'etoit acquife , 1'arTurerent de leur fide, 
 lite & d'une prompte obe'iflance a tous fes ordres. 
 Sur cette affurance , il fit couper dans les bois voi- 
 fins une grande quantite d'arbres les plus fees que 
 Ton put trouver, il les fit lier enfemble avec de 
 grofles poutres en travers ; il fit clouer des plan- 
 ches fur les poutres , & le tout fut enduit de poix 
 & de goudron. Cette machine occupoit toute la 
 largeur de la riviere. II la fit attacher au pont de 
 pierre avec de grofles chames de fer , & la fit 
 couvrir de ramee , pour que Ton ne put reconnoi- 
 tre ce que c'etoit. 
 
 Les Turcs , de leur c6te , ayant raccommode 
 leur pont , commencement a faire filer leur infan- 
 terie avec toutes leurs machines chargees , en cas 
 d'attaque de la part des chretiens. Tiran, qui etoit 
 revenu a fon camp, fut auffi-tot averti de ce mou- 
 vement ; & des qu'ils virent toute 1'armee des 
 Turcs prefque paffee , il fit monter tout le monde a 
 cheval , & vint camper proche le pont de pierre. 
 Les Turcs le voyant decamper , crurent que ce 
 mouvement venoit de la peur qu'ils lui infpiroient ; 
 ils acheverent de pafler la riviere avec plus de
 
 254 HIST. DU CHEVALIER 
 
 courage , & fe mirent en devoir de le pourfuivre ; 
 mais a une certaine diftance , Tiran fit patter le 
 pont de pierre a fes troupes , & les attendit a la 
 tte. Lorfque les Maures les virent de 1'autre c6te 
 de la riviere , ils coururent a leur pont pour le 
 repafler, & venir 1'attaquer par 1'autre cote. Alors 
 Tiran repaffa le pont encore une fois , & rend,* 
 par -la leurs efforts mutiles. 
 
 Cette manoeuvre dura trois jours de part & 
 d'autre , jufqti'a ce qu'enfin , par Tavis du roi 
 d'Egypte , les Turcs prirent le parti de feparer leur 
 armee. Les rois demeurerent avec une partie dans 
 le camp qu*ils occupoient , & le fultan repafTa le 
 pont avec le refte. On convint que ceux que le 
 fort favoriferoit attaqueroient les premiers , & que 
 des que le combat feroit engage , les autres iroient 
 ^ leur fecours. 
 
 Lorfque Tiran vit que les ennemis s'etoient par- 
 tages , & qu'ils etoient fepares par la riviere : Les 
 voila comme je les demande, s'ecria-t-il. En m^me 
 terns il marcha du cote qu'occupoient les rois , & 
 vint pofter fon infanterie au pied d'une montagne 
 qui dominoit la droite du pont. II fit monter en- 
 fuite toute la cavalerie fur cette montagne , a la 
 referve de quatre efcadrons. Le fultan marcha contre 
 eux , 6c les obligea de regagner la montagne. II 
 y eut environ foixante chretiens de tues. Cette 
 efcarmouche dura jufqu'a la nuit , pendant laquelle
 
 TIRAN LE BLANC. 255 
 
 les Turcs fe tinrent toujours fous les armes , per- 
 fuades que le lendemain ils prendroient tous les 
 chretiens , fans coup ferir , &: qu'ils les feroient 
 efclaves. 
 
 Telle etoit la fituation des chofes , lorfque le due 
 de Macedoine , jaloux de la gloire de Tiran , fit 
 partir pour Conftantinople un de fes ecuyers , nom- 
 ine Albin , apres 1'avoir inftruit de tout ce qu'il 
 devoit dire a 1'empereur. Lorfqu'il fut arrive* aux 
 portes de cette capitale , il mit pied a terre , & 
 entra hors d'haleine , couvert de pouffiere , & les 
 larmes aux yeux. Le peuple qui 1'apper^ut en cet 
 etat , le fuivit en foule jufqu'au palais. Lorfqu'il fut 
 arrive , il s'ecria : Ou eft le malheureux prince qui 
 prend le titre d'empereur ? II monta enfuite dans la 
 grande falle. En meme terns on avertit 1'empereur 
 qu' Albin , ecuyer du due de Macedoine , arrivoit , 
 en faifant de grandes lamentations. Sur cette ncu- 
 velle ce prince fortit de fon appartement , fuivi de 
 Fimperatrice & de la princeffe fa fille. Des qu 'Albin 
 les vit paroitre, il fe laiffa tomber par terre, s'ar- 
 racha les cheveux , fe frappa le vifage , & donna 
 enfin toutes les marques de la plus vive douleur. 
 L'empereur le voyant fi defole : Certainement , 
 dit-il , cet ecuyer m'apporte de mauvaifes nou- 
 velles; Je te prie, continua-t-il, de ne pas me laiA 
 fer plus long -terns dans Finquietude. Alors Albin le- 
 vant les mains vers le ciel : Nous n'avon& fouvent ,
 
 2,56 HIST. DU CHEVALIER. 
 
 dit-il, que ce que nous nous fommes attires. Vous 
 avez voulu priver votre general & votre fujet d'un 
 honneur qu'il meritoit, pour en revetir des etran- 
 gers de peu de naiffance , &C qui vous etoient in- 
 connus ; alnfl done vous en porterez la peine , & 
 vous ferez maudit de tons vos fujets , pour avoir 
 prive le brave due de Macedoine d'un commande- 
 ment que vous avez donne a un miferable qui eft 
 a-prefent perdu , & qui fuit avec toute fon armee, 
 fans que nous fachions le lieu de fa retraite. II y a 
 eu rant de chretiens de tues , que je ne puis en 
 rapporter le nombre. Les Maures ont enferme le 
 refte fur une petite montagne : je me fuis fauve dans 
 la plus vive douleur ; & je crois que vous , aurre- 
 fois empereur , je vous laiffe dans le meme etat. 
 O malheureux que je fuis ! s'ecria 1'empereur , fe 
 peut-il que la fortune me perf^cute avec tant de 
 rigueur? En m^me terns il rentra dans fa chambre, 
 & fe jettant fur un lit , il s'abandonna aux plaintes 
 & aux regrets. En -vain la princefle mit tout en 
 ceuvre pour le confoler , il ne lui fut pas poflible 
 d'en venir a bout. Cependant le bruit de cette mau- 
 vaife nouvelle fe repandit par toute la ville , & la 
 douleur fut generale ; chacun regrettoit fes parens 
 ou fes amis , & les cris s'elevoient jufqu'au ciel , 
 comme fi les ennemis eufTent deja ete les maitres 
 de la capitale. 
 
 Pendant que cela paflbit a Conftantinople , d'un 
 
 autre
 
 TIRAN LE BLANC. 157 
 
 autre c6te , Tiran , apres avoir fortifie fon camp 
 fur le haut cle la montagne , fortit paries derrieres, 
 ck fe rendit au chateau da feigneur cle Mnlvoifin , 
 ou il trouva fa machine dans 1'ctat qu'il 1'avoit 
 ordonne. On 1'avoit chargee de pluiieurs grandes 
 auges de bois remplies d poix liquide , d'huile ck 
 de foufre prepare, ck on avoit jett^ par-deflus 
 beaucoup de bois fee , ck d'autres inatieres com- 
 buftibles. Le general lit alors attacher deux chaines 
 a la proue de cette efpece de batiment, il en confia 
 la conduite a deux homines places dans line barque 
 de pecheur , & deftines a diriger la machine , fui- 
 vant les tours & les detours de la riviere , avec 
 ordre de n'y point mettre le feu , qu'ils ne fuflfent 
 proclie le pont de bois. Mais fes intentions ne furent 
 point executees pon&uellement ; en forte que , par 
 Tignorance ou la precipitation de ces deux homines, 
 le feu commenc^a beaucoup plutot qu'il ne 1'avoit 
 ordonne. Sans ce contre- terns , de toute I'armee 
 infidelle il ne fe feroit pa; Hiuve un feul hornme. 
 
 En effet , lorfque les Turcs virent la riviere en- 
 flammee , ils fe crurent perdus. Le fultan decampa 
 promptemeat , & toute fon arme'e courut en de- 
 fordre pour gagner le pont. La vitefTe de fon che- 
 val ', 1'y fit arriver un pen avant qu'il fut embrafe , 
 & il le paffa; mais plus de la moitie de fes troupes 
 fe noya apres lui en vonlant i'lmiter. Enfin le pont 
 fut confume, ck plus de vingt-deux miile Turcs, 
 
 Tome I. R
 
 258 HIST. DU CHEVALIER 
 
 fbit cavaliers ou infanterie , furent obliges de refier 
 en-de^a. De ce nombre furent les fils du due de 
 Calabre, les dues d'Andria 6k de Melfi ; les comtes 
 de Bourgiefe 6k de Montorio, 6k plufieurs autres 
 gene'raux qui n'abandonnerent point leur camp , 
 les uns par la crainte du feu , les autres par 1'en- 
 vie de faire face du cole des chretiens , au cas 
 qu'ils fe miffent en devoir de les pourfuivre. 
 
 Tiran de fon cote , des qu'il appercut que le feu 
 cheminoit fur la riviere , comme il le fouhaitoit , 
 remonta a fon camp qu'il trouva dans une grande 
 joie. Prefque tout le monde etoit monte a cheval , 
 dans le defTein d'aller piller le camp ennemi ; mais 
 le general ne voulut jamais le permettre. A cette 
 heure , dit-il , nous ne pouvons acquerir que de 
 rtionneur ; demain nous aurons de Thonneur & du 
 profit. En effet , ds que le foleil fut leve , il fit 
 fonner les trompettes. Toute 1'armee marcha , armes 
 ck bagages , 6k alia reprendre le camp qu'elle avoit 
 occupe d'abord. De-la les chretiens decouvrirent 
 ceux des Maures qui n'avoient pu pafler la riviere. 
 Quelques chevaliers proposerent a Tiran de def- 
 cendre dans la plaine , pour les attaquer ; mais il 
 leur repondit, qu'il avoit execute fon projet, 6k 
 qu'il ne leur reftoit plus que de fe conduire avec fa- 
 gefle, parce qu'un homme leur etoit plus important 
 que cent ne le pouvoient etre aux ennemis. 
 
 Cependant Diofebo voyant les Turcs reduits a
 
 TIRAN LE BLANC. 159 
 
 cette extremite, fongea a en inftruire 1'empereur 
 & la princeffe ; il envoya done a ConjRantinople 
 le mme Pyrame qui avoit ete porter la nouvelle 
 de la premie" re vi&oire, & lui donna le fceau du 
 general, pour lui fervir de lettres de creance. L'e'- 
 cuyer obeit; mais a fon arrivee a la ville, il rut 
 fort furpris de trouver tout le monde en pleurs. 
 Lorfqu'il fut au palais , il vit des te'moignages de 
 douleur encore plus fenfibles. Tous les dome&ques 
 & les officiers de 1'empereur avoient dechire leurs 
 vetemens , & ceux auxquels il s'adreflfa n'eurent 
 pas la force de lui repondre , ce qui lui fit imagi- 
 ner que 1'empereur , Timperatrice ou la princefle 
 etoient morts. II monta dans la falle, ou il trouva 
 ceux qu'il connoiffoit le plus, non-feulement dans 
 une affliction extreme ; mais priant Dieu a deux 
 genoux, en pleurant amerement, & maudiflant tous 
 les Francois. II s'approcha de Tun d'eux , & lui 
 demanda tout has fi Tempereur etoit mort , ou en- 
 fin quelle etoit la caufe de la douleur dans laquelle 
 il le voyoit plonge. Mais celui-ci redoublant fes 
 fanglots, Depuis Judas, s'ecria-t-il , aucun foi-di- 
 fant chevalier n'a ete auffi traitre que vous Tctes 
 tous. Si la religion ne me retenoit , je t'erranglerois 
 de mes propres mains Ote-toi de devant moi, 
 continua-t-il, autrement je jure par tous les faints 
 du paradis , qu'apres t'avoir jette par les fen&res , 
 j'irai en bas pour te couper la tete. 
 
 Rij
 
 2.6o HIST. DU CHEVALIER 
 
 De-la Pyrame paiTa dans un autre appartement, 
 oil appeicevant un valet- de-chambre de Fempe- 
 reur , qu'il connoiiToit , il fut a lui; mais celui-ci 
 lui demanda comment il ofbit approcher de la chani- 
 bre de Fempereur. Mon ami , repondit Pyrame , je 
 veux mourir fi je fais le fujet de la defolation ge- 
 nerale ou je vous vois ; mais je te conjure de me 
 faire parler au fereniflime empereur ; ck au cas qu'il 
 ait quelque chagrin , je puis vous affurer que ce 
 que je dois lui apprendre le confolera. Le valet- 
 de-chambre, fans lui repondre , entra dans 1'ap- 
 partement ou etoit Fepereur avec Fimperatrice , la 
 princeflfe & toutes les demoifelles. Les fenetres en 
 etoient fermees , & chacun y pleuroit amerement. 
 Seigneur , dit le valet -de-chambre , il y a a la 
 porte un de ces traitres qui Etoient a la fuite du 
 chevalier Tiran le Blanc , il fe nomme Pyrame , 
 & demande a parler a votre majefte. Dis-lui , re- 
 pondit Fempereur , qu'il forte promptement de mes 
 etats , & que fi je le trouve , lui ou aucun de ceux 
 qui ont fuivi fon maitre, je les ferai prendre Sc 
 precipiter du haut de la tour la plus elevee de mon 
 palais. 
 
 Ces paroles penetrerent le coeur de la princefle, 
 qui , malgre tout ce dont on accufoit Tiran , ne 
 pouvoit encore fe refoudre a le hair. Le valet -de- 
 chambre rendit la reponfe de Fempereur a 1'ecuyer, 
 qui jura qu'il ne fortiroit point, proteftant que fon
 
 TIRAN LE BLANC. 261 
 
 maitre n'etoit pas capable d'une trahifon , & ajou" 
 tant que fi I'empereur ne voulott pas qu'il eut 1'hon- 
 neur de lui faire la reverence , il le prioit d'en- 
 voyer la princeffe a la porte de la chambre , avec 
 promeflfe de lui apprendre des chofes dont elle au- 
 roit lieu d'etre fatisfaite. Le domeftique fut encore 
 oblige de rendre compte a 1'empereur du difcours 
 de Pyrame , & fur fes inftances reiterees , ce prince 
 ordonna a Carmefine d'aller favoir de quoi il s'a- 
 giffoit , lui defendant en mchne terns de faire en- 
 trer 1'ecuyer. 
 
 Des que Pyrame apperc^it la princefle , il fe 
 jetra a fes genoux , & lui baifant la main ; Je fuis , 
 dit-il,dans un etonnement extreme de 1'etat ou je 
 je vois ici tout le monde ; peHonne n'a daigne fa- 
 tisfaire ma curicfite. Mais ce qui me furprend en- 
 core davantage', c'eft la reponfe que 1'empereur m'a 
 fait faire. Daignez , Madame , m'eclaircir ce myf- 
 tere; fi votre alteife ne juge plus a-propos que le 
 fameux Tiran le Blanc foit general de fes armees , 
 ni qu'il continue a s'acquerir une gloire immortelle, 
 un feul mot de fa bouche fiiffit pour nous chaffer 
 de fes etats. 
 
 Lorfque la trifle princeffe entendit le difcours 
 de 1'ecuyer , elle lui apprit les nouvelles que celui 
 du due de Macedoine leur avoit apportees. Au re- 
 cit d'une fi grande mechancete , Pyrame fe battant 
 la tte : Faites-le prcndre, madame, s'ecria-t-il, 
 
 R iij
 
 261 HIST. DU CHEVALIER 
 
 afTarez-vous aufli de ma perfonne ; je confens a 
 tre coupe en quartiers , fi Tiran n'eft pas vain- 
 queur , s'il n'a pas fait fuir le fultan , fi le pont 
 des ennemis n'eft pas brule, & fi le general ne 
 tient pas aftuellement enfermes plus de vingt mi lie 
 hommes qui ne peuvent lui echapper. Et pour 
 preuve de ce que j'avance, ajouta-t-il, voici une 
 bague que Tiran m'a confiee. La princeffe charmee 
 de ces bonnes nouvelles , courut en faire part a 
 1'empereur. Eiles lui causerent une fi grande furprife, 
 qu'on fat oblige d'appeler les medecins , qui purent 
 4-peine le faire revenir. Alors Pyrame entra, & 
 fit le recit dont il etoit charge. Sur le champ on 
 fonna tomes les cloches de la ville , & la cour fe 
 rendit a la cathedrale , en action de graces de la 
 grande vicloire qu'on avoit remportee. Au retour, 
 1'ecuyer du due de Macedoine fut arrete & mis au 
 cachot , & Pyrame , charge de complimens & d'e- 
 loges pour Tiran , reprit le chemin de Parmee. 
 
 Le jour meme que cet ecuyer partit du camp 
 pour Conftantinople , les Turcs , auxquels il ne ref- 
 toit aucun elpoir de fecours , fe voyant fans vivres 
 & hoi s d'etat de hazarder un combat , crurent que 
 de deux partis ils devoient choifir le plus doux. Us 
 fe determinerent done a fe rendre prifonniers de 
 guerre. Ils avoient parmi eux un homme fi favant 
 &: d'un fi bon confeil, que le Grand -Turc le re 
 gardoit comme fon pre, & ne faifoit rin fans le
 
 TIRAN LE BLANC. 263 
 
 confulter. Cetoit le plus fage & le plus eloquent 
 de tous les payens. II fe nommoit Abdalla, & avoit 
 merite par fes vertus le fiirnom de Salomon. Ce 
 fut lui qu'on chargea de fignifier au general de 1'em- 
 pereur la refolution de 1'armee. Sur le foir , il s'ap- 
 procha du camp des Chretiens, &c mit un mou- 
 choir au bout d'une lance. Tiran fit auffi-tot re- 
 pondre a ce fignal ; 6k Abdalla ayant ete conduit 
 devant lui, apres lui avoir rendu le refped du a 
 fa dignite , il lui parla en ces termes : 
 
 Je fuis etonne, grand capitaine, qu'etant auffi 
 habile dans 1'art de la guerre , tu n'aies pas fait le 
 fultan prifonnier avec tous ceux qui Tavoient fuivi ; 
 car jufqu'ici tu nous as prouve que tu reufliflbis 
 dans toutes tes entreprifes. La fortune fe joint a tes 
 vertus , que Ton doit redouter. Tu fais te conferver 
 toi & les tiens , 6>C ta gloire augmente chaque jour. 
 Tu viens d'en acquerir une nouvelle contre cette 
 malheureufe troupe qui implore aujourd'hui ta cle- 
 mence , & qui te reprefente par ma bouche le trifle 
 etat ou elle eft reduite. Je fuis ici en ta prefence 
 pour toucher ta pitie & pour te demander la vie. 
 En nous 1'accordant , tu forceras tes ennemis de 
 convenir de ton merite , 6>c tu profiteras de ta vic- 
 toire avec la generofite que tu fais ii bien pratiquer. 
 Apres ce difcours, le general fit conduire 1'am- 
 baflfadeur dans une tente avec tous ceux qui Tac- 
 compagnoient , & on leur fervit un repas dont ils 
 
 R iv
 
 i6*4 HIST. DU CHEVALIER 
 avoient grand befoin. Cepenclant Tiran prit 1'avis 
 de tous les officers de Ton armee ; ck ayp.nt fait 
 appeler Pambaffadeur : Abdalla, liii dit-i!, nous ne 
 cherchons que la gloire , ck non la definition de 
 nos ennemis. Puifque i'ai la juftice cle mon cote , 
 j'efptre punir moi-inme, avant qu'ii foit pen, le 
 fultan &C les autres d'une fa^on proportionnee a ce 
 qu'iis meritent. Cependant , pour faire connoitre a 
 Ceux qui font en rna puifTance , que je Hiis ufer 
 gen ere u fern 2nt de mes avantages, je leur ordonne 
 d'apporter eux-memes leurs armes dans la prairie, 
 non-pas tous enfemble, inais au nombre de cent 
 a la fois ; la cavalerie iuivra Tinfanterie dans le 
 meme ordre. A cette condition je leur donne la vie. 
 
 L'ambaffadeur pri* conge du general, & fit exe- 
 cuter fes ordres. Lcrfque toutes les armes furent 
 au milieu de la prairie , Tiran fit marcher du cote 
 de fen camp tous les prifonniers charmes de ne pas 
 perdre la vie. On les piaqa au bas de la montagne , 
 enfuite on leur donna des vivres , & Ton pofia aux 
 environs differens corps d'infonterie , auxquels on 
 en confia la garde. Alors Tiran defcendit de la 
 montagne , & ayant fait afTcmbler tous les dues , 
 les comtes Sc les chevaliers de cette annee , qui 
 etoient Chretiens , il les fit monter dans fon camp , 
 oil il leur donna des tentes & tout ce dont Us a- 
 voient befoin. 
 
 Tiran ne perdoit prefque point de vue Abdalla
 
 IT i RAN LE BLANC. 265 
 
 Salomon , dont la conversation fage 6k fpirituelle 
 lui plaifoit infmiment. Un jour , apres le diner , 
 tons les feigncurs de 1'armcc proposerent au gene- 
 ral de faire venir ce grand, philofophe. Lorfqu'il fat 
 arrive , Tiran le pria de leur dire quelque chofe 
 qui put leur etre utile. Abdalla fat d'abord trouble 
 de cette proportion , ck demanda jufqu'au lende 
 main pour y penfer; mais le due de Pera I'affura 
 que ce qu'il propofoit n'etoit pas poflible , & qu'a- 
 pres le diner ils avoient befoin de recreation. Tiran 
 fit done etendre un tapis fur Therbe. Le philofophe 
 cle fon cote , voyant qu'il n'etoit pas poflible de 
 s'en defendre , monta fur un bane , ck prenant la 
 parole : Puifque le general 1'ordonne , je vais , leur 
 dit-il, vous donner des conleils que chacun pourra 
 prenclre paur foi. Dieu-eft grand, Dieu prefide a 
 toutes chofes , & il n'y a point de doute qu'on 
 doit 1'aimer & le craindre. Ne foyez point furpris, 
 bon general & chevalier invincible , de nr entendre 
 parler de la forte; Je fms a-demi chretien : mon 
 pere etoit Turc , mais ir^a mere etoit de votre pays, 
 aufli ai-je toujours eu de Tamitie pour vous. 
 
 Abdalla continua fur le meme ton, & parla fort 
 au long des devoirs des princes 6k des generaux 
 qui commandent de grandes armees, joignanta tout 
 cela des eloges pour Tiran & des avis tres-Jaiu- 
 taires pour tous les autres. Apres fondifcours, tons 
 les feigneurs trouverent qu'il avoit ii bien parle.
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 qu'ils prierent le general d'accorder la liberte a ce 
 fage Maure, avec un de fes enfans qui partageoit 
 fon efclavage. Tiran y confentit avec plaifir , &t 
 Abdalla , aprs lui en avoir fait fe$ remerciemens , 
 prit conge de lui & fe retira au camp des Turcs. 
 
 Deux jours apres, le general tint un grand con- 
 feil, ou il fut refolu d'embarquer tous les prifon- 
 niers dans les vaiffeaux qui etoient venus apporter 
 des vivres , & de les envoyer a 1'empereur. Le grand 
 Connetable & Diofebo furent charges de les con- 
 duire ; ils mirent a la voile , & arriverent en tres- 
 peu de terns a Conftantinople. L'empereur & les 
 dames etoient aux fenetres pour voir entrer les 
 vaiffeaux dans le port. Le connetable fit debarquer 
 tous les prffonniers , & Diofebo les ayant prefentes 
 a Tempereur de la part du general : Je fupplie votre 
 majefte , ajoura-t-il, de me mettre en liberte , car 
 celui qui a des prifonniers a fa garde , eft prifon- 
 nier lui-meVne ; j'efpere done que vous aurez la 
 bonte de me donner acle comme quoi je me fuis 
 acquitte de ma cominiffion , & je prie votre ma- 
 jefte que la bienheureufe imperatrice , la charmante 
 princefle de 1'empire grec , la belle Stephanie de 
 Macedoine , la fage veuve Repofee , & Teloquente 
 Plaifir de ma vie , veuillent bien le figner : ce qui 
 fut execute. L'empereur re^ut les prifonniers par 
 compte , & les fit conduire dans les plus fortes 
 tours du palais.
 
 T i R A N L E BLANC. 267 
 
 Diofebo fe rendit enfuite chez la [princeffe; il 
 la trouva avec les dames. Elle alia au-devant de 
 lui ; il fe mit a genoux , & lui baifant la main : 
 Ce baifer lui dit-il , vient de celui que vous tenez 
 plus captif que ceux que j'amene. II ne put en dire 
 da vantage , parce que toutes les demoifelles 1'en- 
 vironnerent. La princefle le prit par la main, & 
 le faifant afleoir aupres d'elle , elle appela Stepha- 
 nie: Madame, lui dit-il', je n'ai point d'expreiHons 
 pour vous depeindre tout ce que reflent votre brave 
 chevalier, & les maux que votre abfence lui fait 
 fourTHr. Ne ferez-vous rien pour les foulager, Ses 
 exploits , fes fervices , fon amour , n'obtiendront- 
 ils rien de votre altefle ? Chevalier , repondit la 
 princefle d'un air enjoue , croyez-vous que nous 
 n*ayions pas au fond les memes defirs que vous 
 autres hommes ; Mais nos loix font differentes ; la 
 bonne intention ne fuffit pas pour nous excufer , 
 c'eft par nos ac"Hons que Ton nous juge, & le 
 monde ne nous fait aucune grace ; vous devez con- 
 noitre mes fentimens. L'empereur entra dans cet 
 inftant, & voyant le chevalier caufer avec fa filler 
 Les chofes vont a merveille , dit-il; lorfque les 
 dames s'entretiennent de chevalerie les chevaliers 
 en valent mieux. Enfuite il dit a Carmefine de le 
 fuivre a la grande place ; elle s'y rendit avec Pim- 
 peVatrice , & Diofebo les accompagna. En y arri- 
 vant, ils apper^urent un echafaud tr^s-eleve, que
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 1'empereur avoit fait drefler & couvrir de tapis 
 de foie , & de brocard d'or. Lorfque les dames 
 furent placees , & que les plus confiderables de la 
 ville furent affis , on amena tous les prifonniers 
 'qu'on fit aflfeoir a terre, les Maures comme les 
 chretiens. Tous obeirent, a la refer ve du due d'An- 
 dria , qui dit qu'etant accoutume d'etre affis fur un 
 trone , il ne pretendoit pas tre traite comme ies 
 autres efclaves. Sur fon refus ? Tempereur ordonna 
 aux miniftres de la juftice de lui lier les pieds & 
 les mains , &: de Fobliger de s'affeoir , ce qui fut exe- 
 cute. Alors il parut douze chevaliers v^tus de longues 
 robes de deuil , svec. leurs chaperons. L'empereur 
 s'habilla de la inline fa^on , ex Ton fit monter fur 
 Techafaud ceux des prifonniers qui etoient chretiens. 
 La on leur lut la fentence , par laquelle ils etoient 
 declares impies & maudits pour s'^tre mis a la 
 folde des infideles & avoir porte les armes centre 
 la chretiente , & comme tels , condamnes a c^tre 
 degrades de 1'ordre de chevalerie & de route no- 
 bleffe. Enfuite on proceda a Texecution , qui fe fit 
 avec toutes les ceremonies qui font d'ufage dans 
 cette rencontre. Void ce qui fe pratique alors : 
 
 On revet d'abord le chevalier qui doit etre de- 
 grade , de toutes fes armes , comnie s'il alloit a 
 une bataille ou a une f^te folemnelle. On le fait 
 monter enfuite fur une grande eftrade , elevee de 
 fa^on que tout le monde puiffe le voir. Sur
 
 TIRAN LE BLANC. 
 cet echafaud , treize pr&res recitent fur lui Poffice 
 des morts , & a chaque pfeaume ils otent au che- 
 valier une piece de fon armure , en commenc^ant 
 par 1'armet , parce qu'il garantit la partie qui a le 
 plus peche centre 1'ordre de chevalerie. On lui 6te 
 enfuite le gantelet de la main droite , parce que 
 c'eft elle qui attaque ; puis celui de la gauche , 
 parce que c'eft elle qui defend. Enfin on le de- 
 farme indifferemment de toutes fes autres armes, 
 en les jettant a terre du haut de 1'echafaud. Les 
 rois d'armes , les herauts & les pourfuivans doi- 
 vent nommer chaque piece par fon nom , en criant 
 a haute voix : Ceci eft 1'armet , ceci eft le gantelet 
 de ce deloyal , de ce faux chevalier ; & ainfi des 
 autres pieces. Apres qu'on lui a ote fon armet , 
 on apporte de 1'eau chaude dans un baffin d'or ou 
 d'argent , & les herauts demandent a haute voix 
 comment fe nomme le chevalier ; les pourfuivans 
 prononcent fon nom , mais les rois d'armes s'e- 
 crient qu'il ne s'appelle pas ainfi, ck que c'eft un 
 lache chevalier qui a deshonore 1'ordre. Donnons- 
 lui done un nom , reprennent les chapelains ; & 
 le roi on 1'empereur prenant alors la parole : Que 
 ce faux chevalier , dit - il , foit chafle & banni de 
 mes etats, puifqu'il a voulu deshonorer la cheva- 
 lerie. Auffi-t6t les rois d'armes lui jettent au vifage 
 de 1'eau chaude qu'ils tiennent dans le baffin , en 
 lui difant : Tu ne porteras dorenavant d'autre nom
 
 270 HIST. DU CHEVALIER 
 que celui de traitre. Cependant le prince & douze 
 chevaliers temoignent un grand deuil ; les herauts 
 continuent de lui jetter de 1'eau chaude fur la tte, 
 a chaque piece de fon armure qu'ils lui otent ; lorf- 
 qu'ils ont fini de le defarmer , ils le defcendent de 
 Techafaud, non par 1'efcalier qui lui avoit fervi 
 pour y monter , lorfqu'il etoit encore chevalier , 
 mais on Tattache fous les bras pour le laifTer cou- 
 ler jufqu'a terre. On le conduit a 1'eglife de faint 
 Georges , en 1'accablant d'injures ; la , profterne 
 devant 1'autel , on recite fur lui le pfeaume des 
 maledictions ; apres quoi le prince & les douze 
 chevaliers , qui reprefentent J. C. & les douze apc- 
 tres, lui prononcent ou fa fentence de mort, ou 
 fa condamnation a une prifon perpetuelle , & re'- 
 citent fur lui , a haute voix , le pfeaume des ma- 
 ledictions. 
 
 Apres qu'on eut obferve qes memes ceremo- 
 nies a 1'egard des chevaliers chretiens qui s'e- 
 toient mis au fervice des Maures , tout le monde 
 reprit le chemin du palais , & Diofebo fe rendit 
 a 1'appartement de la princeiTe. II chercha d'abord 
 Stephanie , & la faluant avec le plus profond ref- 
 ped: C'eft a vous-m&ne que je m'adrefle, lui 
 dit-il , pour obtenir la faveur d'etre re<ju a votre 
 fervice , & les arrhes de mon engagement , que la 
 princeffe n'a pas voulu vous permettre de m'ac- 
 corder. Maintenant qu'eUe n'y fl point , vous ne
 
 TIRAN LE BLANC. 271 
 
 dependez que de vous , vous etes perfuadee de mon 
 amour ; craignez d'etre condamnee comme fauffe 
 & deloyale envers I'amour , comme depourvue de 
 toute gentillelfe, & comme digne d'etre releguee 
 dans 1'ile cruelle des penfees , oil les regrets inu- 
 tiles & le vain repentir ne laiffent aucun repos. 
 Chevalier, lui repondit Stephanie fur le mchne ton, 
 je crains peu vos menaces , tous les juges feroient 
 pour moi ; votre difcours eft celui d'un homme 
 qui fe lafle de fa chaine , & vous ne demandez le 
 prix de votre fervice que pour chercher enfuite un 
 autre maitre. 
 
 Diofebo le preparoit a repondre & a ravir le 
 gage que Stephanie ne lui refufoit que malgre elle, 
 quand la princeffe entra dans fa chambre, fans robe , 
 avec une (imple jupe de damas blanc , & meme 
 un peu courte ; elle avoit la tete d^couverte , & 
 fes cheveux que rien ne retenoit inondoient fa gorge 
 & fes epaules ; la chaleur etoit tres-grande; elle 
 arrivoit du trefor avec Plaifir de ma vie. Lorfqu'elle 
 apper^ut Diofebo , elle voulut fe retirer ; mais le 
 chevalier Tarrctant: Eh bien , lui dit-elle , je vous 
 regarde comme un frere , vous e^es fans confe- 
 quence avec moi. Madame , dit Plaifir de ma vie 
 a la princefle , voyez un peu la rougeur de Ste- 
 phanie , elle eft comme la rofe du mois de Mai ; 
 je jurerois que Diofebo ne s'eft pas tenu a rien 
 faire tandis que nous etions a la tour; nous pou-
 
 272. KIST. DU CHEVALIER 
 
 vions attenclre Stephanie , elle avoit ici d'autres 
 affaires : 'elle a ma foi raifon , & fi j'avois im 
 amant , je faurois employer mon terns tout aufli 
 bien que vous autres ; mais je fuis une pauvre 
 delailTee, a qui perfonne ne dit un mot. A-pro- 
 pos , continua-t-elle , favez-vous , feigneur Dio- 
 febo, a qui j'ai donne mon amour? C'eft a Hyp- 
 polite , au page de Tiran ; mais je 1'aimerois bien 
 plus encore s'il etoit arme chevalier. Eh bien , je 
 vous promets , repondit Diofebo , qu'a la premiere 
 bataiile il le fera. 
 
 Us badinerent encore quelque terns de cette forte. 
 Enfuite la princeiTe changeant de difcours , dit a 
 Diofebo : II faut que je vous 1'avoue , je me fens 
 penetree de douleur lorfque je parcours ce palais 
 fans y rencontrer Tiran. Qae fa vue me donne- 
 roit de joie ! Mais ce bonheur m'eft interdit , il 
 fauc me contenter de penfer que tandis qu'il eft 
 abfent il fe couvre de gloire ck juftifie 1'amour que 
 j'ai pour lui. On ne parle que de fa magnificence 
 ck de fa hberalite ; mais comme j'ai penfe que ne 
 pofTedant rien en ce pays , il pouvoit ne fe pas 
 trouver toujours en e*tat de fuivre la noblerTe de 
 fes fentimens , je veux lui tenir lieu de pere , de 
 mere , de fceur &: de fille , en rncme terns que 
 de maitreffe & d'epoufe ; j'ai cru que c 'etoit a 
 moi d'y pourvoir. Vous lui porterez de ma part 
 Une demi- charge d'or; nous venons , Plaifir de 
 
 ma
 
 TIRAN LE BLANC* 173 
 
 iha vie & moi , cle la tour , pour mettre cette 
 fomme dans des facs ; envoyez la chercher pen- 
 dant le fouper , une de nous trois vous la re- 
 mettra. Dites a Tiran qu'il ne Pepargne pas , qu'il 
 fonge que ma gloire eft attachee a la fienne* 
 Quand eet argent fera depenfe , je lui en enverrai 
 d'autre. Si je n'avois d'autre moyen pour le fe-> 
 courir lui Ou les fieris j, que de travailler de mes 
 mains , je m'y reduirois avec joie , je lui donae- 
 rois jufqu'a inon fang. 
 
 Diofebo furpris & touche d'entendre parler la 
 princciTe avec tant d'amour , 1'afllira qu'il n'avoit 
 point de termes afTez forts pour exprimer la joie 
 que ces paroles lui caufoient. Si quelqu'un peut 
 nieriter ces fentirhens, continua-t-il , c'eft 1'ainou-' 
 renx Tiran ; mais permettez , au nom de cet amant i 
 c'omme fon parent , comme fon ami , coinme celui 
 qui vous parle en fon norri & au nom de tous les 
 fiens , permettez qu'en figne de dependance je baife 
 vos mains & vos pieds. Alors Stephanie emportee 
 par fon amour: Ah! madame , dit-elle en adref- 
 fant la parole a la princeffe, je fuis jaloufe de ce 
 que vous faites pour votre chevalier , que ne m'eft- 
 il permis du moins de fuivre le mien ! Si votre 
 alteiTe 1'approuvoit , tout ce que Ton en pourroic 
 dire me toucheroit pen ; du moins je ferai tout ce 
 que je puis faife pour lui. En rn^me tems elle fe 
 leva & alia 4crire dans 1'autre chambre un billet 
 Tome I. S
 
 274 HIST. DU CHEVALIER 
 
 qu'elle mit dans fon fein ; apres quoi elle revint 
 aupres de la princefle. 
 
 Pendant 1'abfence de Stephanie , Diofebo con- 
 jura Carmefine de lui permettre de la baifer a foil 
 retour ; mais la princefle ne voulut jamais y con- 
 fentir. Le chevalier defefpere de fes refus , lui dit 
 qu'elle ne le traitoit pas en frere , ni en homme 
 qui lui etoit afiez attache pour facrifier mille vies 
 au moindre de fes defirs ; que jamais il ne s'acquit- 
 teroit d'aucune de fes commiffions pour Tiran , & 
 que des qu'il feroit arrive au camp , il prendroit 
 conge de lui & retourneroit dans fes terres. Dans 
 ce moment 1'empereur entra fuivi du connetable, 
 & prenant Diofebo par la main , il les promena 
 pendant quelque terns dans le palais , en les priant 
 de partir inceflamment , & leur donna fes ordres. 
 Lorfqu'ils furent fortis de chez la princefle , elle 
 refta fort inquiette. Que je fuis malheureufe , s'e- 
 cria-t-eile, d'avoir mis Diofebo dans une furieufe 
 colere ! II ne voudra jamais me rendre fervice , & 
 j'aurai fache tous les Francois. Ma chere Stepha- 
 nie , ajouta-t-elle , il faudra Tadoucir en ma faveur. 
 Stephanie lui repondit qu'elle y confentoit. Plaifir 
 de ma vie prenant la parole : Mais auffi , madame, ' 
 vous etes bien etrange , lui dit - elle : Comment J 
 en terns de guerre vous ne favez pas mieux me- 
 nager 1'amitie des chevaliers ? Us facrifient leurs bien $ 
 6c leurs vies pour le fervice de votre altefle & de 
 'empire , & pour un iimple baifer vous faites tant
 
 TlRAN LE BLAN6 275 
 
 de fa^ons ? Apres tout, qu'eft-ce qu'un baifer ? 
 En France , c'eft cOmme fe toucher dans la maim 
 Et quand ce feroit vous qu'il voudroit baifer, quand 
 mme il voudroit aller plus loin, il faudroit bien 
 en paffef par- la. Madame, madame , en terns de 
 guerre on a befoin des chevaliers , il ne faut pas 
 les effaroucher ; apres la paix nous ferons les dif- 
 ficiles. La princeiTe prelTant toujours Stephanie d'al- 
 ler trouver Diofebo qui etoit dans la chambre de 
 I'empereur : Madame , "lui dit Plaifir de ma vie , il 
 feroit plus fur d'y aller vous - meme , fous pre- 
 texte de dire quelque chofe a Pempereun 
 
 La princeffe fuivit cs confeil , & apres s'etre 
 entretenue quelque terns avec Tempereiir , elle prit 
 Diofebo par la main , & le pria de n'etre plus fa- 
 che contr'elle. Le chevalier la r'amenant dans fa 
 chambre , lui repondit qu'il avoit toujours e'te fen- 
 lible a ce qui pouyoit 1'intereiler , mais qu'e'nfin il 
 lui falloit un baifer de Stephanie , ou foil conge* 
 Eh bien , lui dit la princefTe , il faut done vous per- 
 mettre de le prendre ce baifer Ci defire ; fi pour- 
 tant vous aviez voulit attendre le retour de celui 
 que j'aime , il me femble que tout auroit ete dans 
 les regies. Diofebo , fans lui repontire , fe jetta a 
 fes genoux , & lui baifa la main ; fe relevant enr 
 fuitc legerement , il s'approcha de Stephanie , & 
 la baifa trois fois fur la bouche , en mdinoire de 
 la trcs-fainte Trinite. Alors Stephanie prenant la 
 
 Sn
 
 176 HIST. DU CHEVALIER 
 parole : Puifque je fuis autorifee par la permiflion 
 cle ma maitrcfie , vous meritez quelque chofe de 
 plus qu'un fimple baifer ; chevalier , je vous rends 
 maitre de ma perfonne , mais de la ceinture en 
 haut. Diofebo fut prompt a ufer de fes droits ; 
 apres avoir baife & touche fa gorge , il voulut 
 porter fes mains jufqu'ou il leur etoit permis d'aller; 
 le papier qu'il y trouva , & qu'il crut une lettre 
 d'un rival , eteignit toute fon ardeur ; il demeura 
 glace en le retirant : Lifez , lifez , feigneur Diofe- 
 bo , dit Stephanie , lifez , 6k voyez le fbnclement 
 de vos foup^ons. La princeffe prenant le billet des 
 mains clu chevalier , y kit ce qui fuit. 
 
 Me trouvant abfolument maitreffe de ma per- 
 Tonne , fans ^tre fouinife a d'autres loix qu'a 
 celles de Thonneur , je declare , moi Stephanie 
 de Macedoine , fille du grand prince Robert , due 
 de ce pays , que de ma pleine volonte , fans 
 ^tre contrainte ni g^nee par qui que ce foit , 
 en prefence de Dieu & fur les faints evangiles, 
 w je vous prcmets , a vous Diofebo de Montalto , 
 de vous prendre a feigneur & mari , vous aban- 
 donnant mon corps fans aucune referve. En con- 
 fequence de ce mariage , je vous donne des a- 
 prefent le duche de Macedoine & toutes fes de- 
 pendances , avec cent mille ducats venitiens, 
 trois mille marcs d'argent travaille , des meubles
 
 T i R A. N L E BLANC. 177 
 
 9> & des pierreries ; le tout eftime par 1'empereur & 
 fon coafeil facre , quatrevingt-trois mille ducats; 
 & moi quc j'eftime encore davantage. Si jamais 
 je revcnois contre cet ecrit, je veux etre re- 
 gardee comme faufTaire , & ne pouvoir jouir 
 d'aucune des loix de 1'empire. Je renonce a tout 
 droit de chevalerie , & je confens que jamais 
 chevalier ne puifTe prendre les armes pour moi. 
 Et pour plus grande furete , je figne de mon 
 propre fang . 
 
 Stephanie n'etoit point filie de ce due de Mace- 
 doine qui etoit alors a 1'armee. Son pere etoit un 
 grand prince ck tres-brave chevalier, fort riche & 
 coufin-germain de 1'empereur. II n'avoit laiiTe en 
 mourant que cette fille , a laquelle il avoit ordonne 
 par fon teftament , qu'on remit fon duche de Ma- 
 cedoine a 1'age de quatorze ans. Sa mere avoit ete 
 nommee fa tutrice avec 1'empereiir ; ck pour avoir 
 des enfans , elle avoit epoufe le comte d'Albi , qui 
 prit depuis le titre de due de Macedoine. Stephanie 
 avoil alors quinze ans accomplis. 
 
 La nuit etant venue , & tout etant difpofe pour 
 le depart , Diofebo , le plus content des hommes , 
 envoya a 1'heure du fouper chercher 1'argent dont 
 la princeffe lui avoit parle. Cependant , tandis que 
 ceux de fa fuite etoient occupes a s*armer , il re- 
 tourna au palais pour prendre conge de 1'empereur 
 
 S iij
 
 178 HIST. DU CHEVALIER 
 ck de toutes les dames, fur -tout de Stephanie, 
 qu'il pria de fe fouvenir de lui pendant fon abfence, 
 Mon cher Diofe'bo, lui dit-elle, tout le bien de ce 
 monde ne git que dans la foi ; ne favez-vous pas 
 qu'on lit dans 1'evangile : Bienheureux ceux qui ne 
 me verront pas , 6k qui croiront. Vous me voyez, 
 ck vous ne me croyez pas. Soyez perfuade que je 
 vous aime plus que tout ce qui eft au monde. En 
 meme terns elle le baifa plufieurs fois en prefence 
 de la princefTe 6k de PJaifir de ma vie. Leurs larmes 
 fe melerent , 6k leurs adieux furent touchans. Lorf- 
 qu'il fut fur 1'efcalier , Stephanie courut apres lui , 
 & lui dit : Je vous donne cette chame d'or que je 
 porte au cou , pour vous faire fouvenir- de moi ; 
 pour moi , s'll y avoit mille heures dans la jour- 
 nee , elles feroient toutes employees a penfer a vous. 
 A ces mots elle le baifa encore une fois , 6k Us fe 
 feparerent. De-la Diofebo fe rendit a fon loge- 
 ment , fit charger fes bagages , & partit a deux 
 heures de nuit, accompagne du connetable. Tiran 
 fut charme de les revoir. Diofebo lui rendit compte 
 de tout ce qui lui eroit arrive , & lui remit 1'argent 
 que la princeiTe lui envoy oit. Us le peserent, cktrou- 
 yerent en ducats deux- cent -quarante livres d'or. 
 
 Cependant, depuis le depart du connetable 6k de 
 Diofebo , les Turcs , fort faches des deux pertes 
 qu'ils. a,VQient faites , 6k qui fe montoient a cent 
 mille hommes tues ou faits prifonniers, tinrent con-
 
 TIRAN LE BLANC. 179 
 
 fell fur les moyens de faire perir Tiran , & re(o- 
 lurent que le roi d'Egypte Fattaqueroit , parce que 
 c'etoit un tres-bon chevalier, & le mejlleur qu'il y 
 cut dans 1'armee des Maures. Ce prince ouvrit lui- 
 mme cet avis. Si ce general vit encore long-terns , 
 dit-il , nous fommes perdus fans resource , & nous 
 n'avons d'autre moyen de nous en defaire , que 
 celui que je vous propofe. Permettez-moi de lui 
 offrir le combat a toute outrance ; ne doutez point 
 qu'il ne 1'accepte , car il eft brave chevalier. Alors, 
 au cas que j'aie 1'avantage , je le tuerai ; mais s'il 
 arrivoit qu'il rut le plus fort, accablez-le de traits, 
 & faites-le perir, lui ck tous ceux qui 1'accompa- 
 gneront. Le confeil approuva la propofition du roi. 
 II entra dans fa tente pour mediter la lettre qu'il 
 vouloit ecrire , & la fit enfuite tenir a Tiran par uri 
 trompette. Elle etoit conc^ie en ces termes: 
 
 Agemanar , par la permiffion de Dieu , roi 
 d'Egypte, vainqueur de trois rois en combat fingu- 
 Her ; favoir ,, des rois de Sezza , de Brugia , ck du 
 furieux roi de Tremifce : A toi , Tiran le Blanc , 
 general des Grecs. Saches que pour la gloire & 
 1'honneur de la chevalerie, j'ai refolu d'eprouver 
 lequel de nous deux aura 1'a vantage fur 1'autre. 
 J'ai vu que par-defTus tes armes tu portes un 
 habillement de femine , & je juge fans peine que 
 tu es amoureux. J'ai fait en prefence de ma dame 
 
 S iv
 
 2-So HIST. DU CHEVALIER 
 
 un voeu que je compte accomplir en ta perfonne, 
 J'ai prornis a la famte inaifon de la Mecque , ou 
 j> repofe le corps de notre grand Prophete , de me 
 >> battre 3 outrance contra un roi , on fils du roi , 
 M ou le meilleur general des Chretiens , le tout pour 
 1'honneur de ma dame. Je te propofe done le 
 combat pour aecomplir mon voeu. Si tu as la 
 >> hardieffe de 1'accepter , ]e te tuerai , apres t'a- 
 voir oblige d'avouer que la dame que je fers 
 >> furpafle la tienne en beaute & en merite, ainii 
 qii'en naiflance , & je lui ferai prefent de ta tete. 
 Je fouhaite que tu aies le courage d'accepter 
 ce defi , & que tu effaies par -la de te laver du 
 * reproche honteux que Ton peut faire a ton hon- 
 neur, & que tout bon chevalier doit eviter, 
 c'eft d'avoir attaque deux fois notre camp par 
 trahifon, Je te combattrai, foutenant notre bon 
 w droit ? corps -a -corps, a pied ou a cheval, felon 
 que tu choifiras pour ton avantage , 6k en pre- 
 fence des juges clont nous conviendrons. Le com- 
 bat ne finira qu'avec la vie de 1'un ou de 1'autre, 
 Fait a notre camp de la rive orientate , le pre- 
 w mier jour de la lune ; &C je figne. 
 
 Lorfque Tiran cut lu cette lettre , il aflTembla 
 tous les chevaliers du camp, & leur demanda leur 
 avis fur le parti qu'il devoit prendre. Le due de 
 Macedoine parla le prernier , & dit qu'il devoit re-
 
 TIRAN LE BLANC. a> 
 
 ponclre fur le mme ton qu'on lui ecrivoit ; que 
 cette lettre contenoit deux chefs , 1'un celui de la 
 dame, & 1'autre de la trahifon dont on le taxoit. 
 II eft amoureux, ajouta-t-il, de la fille du Grand- 
 Turc , qu'on dit etre fort belle , & il doit meme 
 1'epoufer apres la fin de cette guerre. C'eft a vous 
 de voir ii la dame que vous aimez en votre pays 
 eft confiderable ; car vous ne devez point accepter 
 le combat fi la juftice n'eft pas de votre cote. Sei- 
 gneur, dit Tiran ; j'aime dans mon pays une veuve; 
 ainfi je ne peux pas dire qu'elle foit fille. Je 1'aime 
 pour 1'epoufer , & je crois qu'elle a de 1'amour 
 pour moi. Elle m'a donne cette chemife , ck depuis 
 que je fuis fepare d'elle , je 1'ai toujours portee 
 dans les affaires ou je me fuis trouve. 
 
 Le due de Pera prenant alors la parole , dit que 
 tout ce que Tiran alleguoit n'etoit pas fuffifant 
 pour mettre la juftice de fon cote : Mais voici , 
 continua-t-il , ce que je vous confeille; c'eft de 
 vous imaginer que vous e^tes amoureux de notre 
 pnnceffe. Par ce moyen vous ferez en tout fupe- 
 rieur a votre ennemi ; car je ne crois pas qu'elle 
 ait fa pareille au monde, Je craindrois , repartit 
 Tiran , que 1'empereur ne fut offenfe d'une pareille 
 hardieffe. Comment voudriez-vous , dit le due 
 de Sinopoli , qu'il s'offensat d'une chofe qui fe fait 
 pour la juflice & fans aucune mauvaife intention ? 
 Je fuis au contraire perfuade qu'il en fera ttes-fa-
 
 lS^ HIST. DU CHEVALIER 
 tisfait. Je veux , reprit le general , qu'il ait la bonte 
 d'y confentir. Mais que penfera la princeffe? Croyezr 
 vous qu'elle me pardonne cette temerite? C'eft une 
 princeffe d'un fi grand merite , ajouta le due de 
 Caflandrie , que , contente d'etre aimee des grands 
 & des petits , elle faura diftinguer le motif qui vous 
 aura determine ; & je ne doute pas meme qu'elle 
 ne s'en glorifie. Tous les autres feigneurs furent du 
 meme avis ; & Tiran les ayant pries de le figner , 
 depecha Ton fecretaire a 1'empereur , pour Pinfor- 
 mer de ce qui fe paffoit. Enfuite il paffa dans fa 
 tente , & fit au roi d'Egypte la reponfe fuivante : 
 
 La verite fe decouvre, malgre les {bins que 
 Ton prend pour etablir le menfonge. C'eft pour- 
 quoi moi Tiran le Blanc , general de 1'empereur 
 de Constantinople , vainqueur & deftrudeur des 
 troupes du grand fultan de Babylone , 6k de celles 
 du Grand -Turc : A toi , roi d'Egypte. Je te 
 y> mande que j'ai re^u la lettre qu'un trompette 
 m'a remife de ta part , dans laquelle tu dis avoir 
 vu une parure de demoifelle par-deffus mes ar- 
 mes , & que pour accomplir un voeu que tu as 
 fait , tu me propofes le combat a toute outrance , 
 & foutiens que la dame que tu fers eft plus belle 
 que la mienne. Premierement je dirai que ce voeu 
 fera tort a ton honneur , & que tu aurois beau- 
 coup mieux fait de t'engager a paffer dix ans, a
 
 TIRAN LE BLANC. iSj 
 
 la Mecque , pour faire penitence de tes peches 
 .qui font enormes devant Dieu ck devant les 
 y> homines ; parce que rien n'eft plus vrai que 
 la dame dont je me declare le ferviteur , eft la 
 >> plus belle , la plus vertueufe , &: du plus haul 
 rang qui foit dans le monde. Je fais que tu aimes 
 la fille du Grand-Turc , & moi j 'adore celle du 
 grand empereur que je fers. Elle a tous les avanr 
 tages poffibles fur la tienne , qui ne feroit pas 
 capable de la dechauffer. Tu me reproches en-r 
 core d'avoir eu deux avantages fur vos troupes 
 par trahifon. A cela je reponds que 1'empereur 
 de Rome a ordonne que lorfqu'on etoit qualifie 
 de traitre , on devoit en donner le dementi. Je 
 te le clonne done , d'autant mieux que tu n'as 
 pas dit un feul mot de verite, & que tout ce 
 que j'ai fait ne peut etre blame par les cheva- 
 liers inflruirs & par les dames d'honneur , ck que 
 je n'ai fuivi que ce que la chevalerie permet en 
 de femblables occaf.ons. Si je me conduis mieux 
 que vous, qnel reproche pouvez-vous me faire? 
 Je te jure par cet cent, ck je te donne parole, 
 moi Tiran le Blanc , au nom de Dieu & de fa 
 tres-fainte mere , pour defendre la verite , mon 
 honneur'ck ma reputation, d'accepter le combat 
 >> que tu me propofes. Mais d'accord fur ce point, 
 comment convenir entre nous du juge que nous 
 choifirons ? Ce ne peut etre ni ton roi , ni mon
 
 184 HIST. DU CHEVALIER 
 
 empereur, auxquels nous avons promis fidelite. 
 Pour remedier a cet inconvenient , voici ce que 
 j'imagine. Tout le monde fait que je fuis venu 
 attaquer votre armee , pendant que vous teniez 
 afliege le grand due de Macedoine , & que je 
 vous ai battus. Vous tes venus me trouver en- 
 enfuite , & j'ai acquis le meme honneur. Ainfi 
 a-prefent c'eft a nous a retourner a vous. Je 
 promets done a Dieu, & a la dame que je fers, 
 auffi bien qu'a 1'honneur de la chevalerie , que 
 le vingt du mois j'irai vous attaquer avec le plus 
 de troupes qu'il me fera poffible. Je declare mme 
 que ce fera a la t^te de votre camp de la plage 
 orientate. Pour-lors tu pourras te iatisfaire , & 
 tu ne m'accuferas d'aucune trahifon. J'ai remis 
 cette lettre au trompette que tu m'as envoye. Elle 
 eft ecrite de ma main , & cachetee de mon ca- 
 diet. Fait au camp de Tranfimene , le cinq aout . 
 
 Tiran montra cette lettre aux generaux , qui 
 1'approuverent ; apres quoi il la remit au trompette 
 du roi d'Egypte , & lui fit prefent d'une jaquette 
 garnie de plaques d 'argent , en le priant de con- 
 duire avec lui un roi d'armes , qu'il envoyoit au 
 fultan. Us partirent &arriverent au camp des Turcs, 
 ou le roi d'armes fit entendre au prince infidele 
 qu'il fouhaitoit lui parler en prefence de tous les 
 rois 6k des autres feigneurs de fon armee. Ce prince
 
 TIRANLE BLANC. 285 
 
 les fit aflembler fur le champ ; & le roi d'armes 
 adreflant la parole au fultan : Le general de rem- 
 pire grec , qui reprefente la perfonne de 1'empe- 
 reur, lui dit-il, vous fait favoir par ma bouche, 
 que , fuivant la pratique des armes , vous ne devez 
 porter aucune banniere , puifque vous les avez per- 
 dues , ay ant ete vaincu deux fois , & que vous 
 rie pouvez garder qu'un etendard, Je viens done 
 vous avertir des regies de la chevalerie. Si vous y 
 manquez , notre general ufera du droit qu'elles lui 
 donnent. II vous fera peindre fur un ecu , avec toute 
 la nobleiTe dont vous e^es environne ; & non-feu- 
 lement dans fon camp, mais dans toutes les villes, 
 il vous fera trainer a la queue d'un cheval. Avant 
 que vous receviez un tel affront , je viens vous don- 
 ner cet avis , arm qu'en ma prefence vous otiez 
 toutes vos bannieres. Que maudit foit cdui qui a 
 fait une femblable loi , s'ecria le fultan. Mais puif- 
 que les loix des armes Tordonnent ainfi , ajouta-t-il, 
 il faut s'y foumettre. Alors il fit plier toutes les ban* 
 nitres , & ne conferva que les etendards. 
 
 Le roi d'armes s'adreffant enfuite au roi d'E- 
 gypte : Mon general, lui dit-il, a fait re"ponfe a 
 la lettre que vous avez ecrite ; mais il vous prie 
 de vouloir bien lui mander quelle foubrevefte vous 
 porterez le jour de la bataille , afin que dans la me- 
 lee il puiffe vous reconnoitre. Mon ami , repondit 
 le roi d'Egypte, tu lui diras de ma part, que j'au-
 
 $6 Hist. DU CHEVALIER 
 
 rois fort fouhaJte que nous nous fuffions battus feul- 
 i-feul; mais quoiqu'il refufe d'accepter ce que je 
 lui ai propofe , je veux bien repondre a fa de- 
 mancle. Le jour du combat , j'aurai line jupe cra- 
 moifie que nla belle dame a portee ; fiir la tere un 
 aigle d'or , & cet aigle fera furmonte d'une ban- 
 derolle fur laquelle eette beaute fera peinte. Si je 
 puis le reconnoitre , je lui ferai confeffer tout ce 
 que j'ai avance dans ma lettre ; apres quoi je le 
 tuerai. Apres cette reponfe , le roi d'armes revint 
 an camp des chretiens ; & ayant rendu compte ai 
 Tiran de tout ce qui s'etoit paiTe de part & d'autre, 
 on fe prepara a la bataille. 
 
 L'empereur attendoit avec impatience des nou- 
 velles de fon armee, lorfqu'on deeouvrit en mer 
 fix vaifieaux qui arrivoient a pleines voiles vers 
 Conftantinople. Ce prince apprit avec plaiiir qu'ils 
 venoient de Sicile , & qu'ils portoient fept mille 
 hommes & beaucoup de chevaux , que le nouveau 
 roi de Sicile lui envoyoit. Voici quelle fut la rai- 
 fon de ce fecours. 
 
 On a vu que le" vieux roi de Sicile avoif un fils 
 ame , qui avoit epoufe une princeffe du fang de' 
 France. Ce jeune prince etoit fort aimable, auffi fon 
 beau-pere 1'aimoit infiniment, & n'avoit jamais voulu? 
 permettre qu'il s'eloignat de fa cour. II en tomba 
 malade de chagrin , & mourut. Le roi de Sicile fon 
 pere fentit d'autant plus vivenlent cette perte, que
 
 TIRAN LE BLANC. 187 
 
 fon fecond fils , qui eroit entre dans un monaflere , 
 ne put jamais fe refoudre a quitter 1'habit religieux, 
 pour heriter de fes etats. II en con^ut une douleur 
 ii vive , qu'il fe frappa la t&e centre le bois de 
 fon lit, & fe bleffa fi grievement qu'il en mourut, 
 laiiTant fon royaume a fa fille que Philippe avoit 
 epoufee. Des que ce prince fe vit fur le trone , 
 il fe fouvint des obligations qu'il avoit a Tiran, & 
 refolut d'aller a fon fecours avec le plus de troupes 
 qu'il lui feroit poflible. La reine fon epoufe etoit 
 alors enceinte, &? mit inutilement tout en ceuvre 
 pour le detourner de ce deflein. Elle obtint feule- 
 ment qu'il ne feroit point le voyage cette annee. 
 II fe contents done de faire partir le due de Mef- 
 fiine , a la tete de cinq mille hommes de cavalerie 
 & d'infanterie. Par amitie pour Tiran , la reine 
 joignit encore a ces troupes deux mille hommes 
 dont elle donna le commandement au feigneur de 
 la Pantelerie. 
 
 Le premier homme qu'ils rencontrerent en met- 
 tant pied a terre., fut le fecretaire que Tiran avoit 
 depeche vers 1'empereur. Le due de Meffine le re- 
 connut d'abord , pour 1'avoir vu au fervice du g^- 
 neral ; & 1'ayant arrete : Chevalier, lui dit-il , ap- 
 prenez-moi , je vous conjure , des nouvelles de ce 
 fameux Tiran le Blanc , qui ,'poflede toutes les ver- 
 tus. Quelle ville habite-t-il ? Ou eft ce general des 
 Grecs ? Vous le trouverez dans fon camp , report*
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 dit le fecretaire. II n'y a que pen cle jours que je 1'ai 
 laiffe en prefence des Turcs , fur les bords du. Tran- 
 fimene. Comment y paffe-t-on le terns , lui dit le 
 feigneur de la Pantelerie ? Y a-t-on bonne compa- 
 gnie ? Sans doute repartit le fecretaire. Tout le 
 monde y eft bien recju 6k bien traite ; on y fait tout 
 ce que Ton veut. On y joue, on y danfe, on parle 
 de guerre ; les inftrumens s'y font entendre ; enfin 
 tous les plaifirs fe trouvent reanis chez notre gene- 
 ral , qui craint Dieu plus que perfonne au monde , 
 & qui ne fait craindre que lui. 
 
 A ces mots , le fecreteire le quitta pour monter au 
 palais , ou il trouva 1'empereur qui jfiniffoit fon di- 
 ner. Ce prince lui demanda avec empreflfement fi 
 Ton ne manquoit de rien au camp. Seigneur , tout 
 y eft en abondance , il ne nous manque que de 
 I'amour, repondit le fecretaire, fans en dire da- 
 vantage. Quand 1'empereur fut feul avec la prin- 
 cefle , il lui rendit feparement diverfes lettres dont 
 il etoit charge. La premiere fut celle du roi d'E- 
 gypte ; enfuite il lui remit 1'avis des generaux , au 
 fujet des conditions du combat. Apres que 1'empe- 
 reur 1'eut lue , il fe tourna du cote de fa fille : Sa- 
 vez-vous ce que Ton me mande ? dit-il; on veut 
 au camp que Tiran foit amoureux de vous. Ce 
 difcours rendit la princeffe plus vermeille % qu'unef 
 rofe, & fon trouble 1'obligea de garder quelqUe 
 terns le filence. Lorfqu'elle en fut tm peu remife , 
 
 elle
 
 TIRAN LE BLANC* 289 
 
 elle lui dit ; Seigneur , pourvu que vos chevaliers 
 foient vainqueurs cle vos ennemis , je leur pardon- 
 nerai leur amour. Quant a Tiran, vous favez quels 
 ennemis lui ont fait les grands fervices qu'il vous 
 a rendus , ck vous devez etre en garde contre leur 
 calomnie , ck ne pas les en croire funs examen ^ 
 fur -tout dans des chofes qui intefefTent votre hon- 
 neur. Ma fille , reprit 1'empereur , lis la lettfe qu'ila 
 m'ecrivent, ck tu verras qu'il ne s'agit pas de ce 
 que tu penfes. La princeile ayant lu la lettre , la 
 rendit a 1'empereur , 6k s'approchant de Stephanie : 
 Jamais je n'ai eu tant de frayeur , lui dit-elle , tout 
 mon fang s'eft glace dans mes veines , j 'ai cru tout 
 decouvert , & qu'on alloit me faire un crime de 1'ar- 
 gent que j'ai envoye a Tiran. Eh bien , madame , 
 dit Stephanie, eft-ce-la un fi grand mal ; & ne 
 pouviez-vous pas vous excufer par votre intention ? 
 Ne devez -vous pas aider les amis & les ferviteurs 
 de votre pere ? 
 
 En ce moment les barons de Sicile entrefent , 
 ck firent la reverence a 1'empereur , qui les requt 
 a merveille. Us lui apprirent le fujet de leur arrivee^ 
 & lui remirent les anciens traites de paix qu'ils ve- 
 noient renouveller. Ce prince les recut , & confir- 
 ma tout ce qu'ils contenoient, Enfuite il fortit, & 
 laiila ces feigneurs avec l'imperatrice 6k la princelle, 
 apres avoir commande qu'ils fufTent bien loges , & 
 
 qu'on leur fourmt tout ce qui leur etoit neccffaire, 
 Tomt I. T
 
 2.90 HIST. DU CHEVALIER 
 
 Tons ces chevaliers nouveaux venus etoient dans 
 raclmiration cie ia grande beaute de Carmefine. Le 
 feigneur de la Pantelerie fur- tout, ne pouvant fe 
 laiTer de la regarder : Je reconnois , dit-il, madame, 
 que la nature ne pent rien faire de plus beau que 
 vous, & je juge aifementen vous voyant, du bon- 
 heur des faints dans le paradis , dont il eft parle 
 dans I'ecriture. C'eft ce qui fait dire au Pfalmifte , 
 en s'adreffant a J. C. : Seigneur , celui qui eft de- 
 vant vous ne trouve pas mille ans d'une plus longue 
 duree que le jour d'hier. Je crois done pour moi , 
 madame , que fi je devois vous voir toute ma vie, 
 j'eprouverois le m&ne fort. Le bruit de la beaute 
 de votre alteffe s'eft repandu dans notre pays , & 
 nous a animes du defir de la guerre. Mais ce que 
 je vois eft encore mille fois au-derTus du recit ; & 
 je ne doute point que vous ne puiffiez vous faire 
 palTer pour une decile. 
 
 II en etoit a cette partie de fa harangue , qu'il 
 auroit fans doute poulTee plus loin , lorfque 1'em- 
 pereur rentra ; ainii la princeffe evita la reponfe , 
 d'autant plus que le bonhomme fe rnit a leur parler 
 de guerre. Quelque tc-ins apres , le due de Me/fine 
 fe retira avec toute fa fuite au logement qu'on leur 
 avoit prepare , 6k 1'empereur s'adreflant a ceux qui 
 etoient prefens : Avez-vous jamais lu dans aucune 
 chronique, leur dit-il, avez-vous jamais oui dire 
 que le general d'un prince ait re^u de fes parens
 
 TIRAN L BLANC. 291 
 
 ou de fes amis des feeours de troupes , qui vinffent 
 fervir le prince fans folde ? C'eft pourtant ce qui 
 m'arrive aujourd'hui. Voila plus de dix mille hom- 
 ines qui me viennent fervir a leurs propres frais , 
 uniquement pour 1'amour de mon general. Je dois 
 lui en marquer ma reconnohTance , 6k je veux aller 
 moi-meme au camp, etre temom de fes exploits, 
 6k prevenir les complots des ennemis de fa gloire. 
 Et fur le champ il donna ordre de preparer tout 
 pour le lendemain. Eh quoi ! feigneur , dit 1'impe- 
 ratrice , vous irez ainfi fans efcorte , avec votre 
 feule maifon ? Madame , repondit 1'empereur , j'au- 
 rai avec moi les troupes de Sicile. 
 
 La nuit fuivante, Stephanie alia eveiller la prin- 
 cefle , 6k lui dit : Madame , j'ai vu Diofebo en 
 fonge , qui me difoit : O ma chere Stephanie , que 
 nous fommes heureux , Tiran ck moi, de ce que 
 vous etes venues nous voir ! votre prefence nous 
 afiure la vi&oire. Cette aSreable idee m'a reveil- 
 lee , ck je viens vous dire que fi vous m'en croyez 
 nous profiterons de cette occafion pour donner une 
 preuve de notre amour a nos amans , 6k pour faire 
 ceficr 1'abfence qui nous prive de leur vue. Propo- 
 fez a 1'empereur de vous mener avec lui. Donne- 
 moi ma chemife , lui dit vivement la princeffe , 6k 
 laiflfe-moi faire. Elle fut habillee 6k coeffee en un 
 inftant ; 6k parTant dans la chambre de 1'empereur , 
 qui n'etoit pas encore leve : Mon pere, lui dit-elle, 
 
 T ij
 
 291 HIST. DU CHEVALIER 
 vous favez que les filles ont toujours peur lorf- 
 qu'elles entendent parler de guerre. Cependant je 
 vous fupplie de me permettre de vous fuivre ; je 
 vous demande cette grace pour deux raifons. La 
 premiere , eft le defir que j'ai de ne point vous 
 abandonner , non-feulement parce que je vous aime 
 plus que qui que ce foit au monde , mais encore 
 a caufe de votre age. Car enfin , fi par malheur 
 vous tombiez malade , je vous garderois d'autant 
 mieux que je connois votre temperament. La fe- 
 conde raifon eft que , fuivant 1'ordre de la nature , 
 quoique les chofes arrivent quelquefois autrement, 
 ceux qui naifTent les premiers doivent mourir de 
 meme ; enforte que fi j'accompagne votre majefte , 
 je verrai & j'apprendrai quelque chofe de la guerre, 
 ce qui pourroit me fervir a 1'avenir , & m'empe- 
 cher de la redouter. 
 
 L'empereur fut d'abord furpris du difcours de 
 la princefte. Ma chere fille, lui dit-il, je fuis tres- 
 convaincu de Tamme & de 1'attachement que vous 
 avez pour moi ; mais il n'eft pas ordinaire de voir 
 aller les filles a la guerre. Cette demarche eft tou- 
 jours dangereufe , & vous ^tes Ci jeune , que la vue 
 des ennemis vous cauferoit peut-etre de facheufes 
 impreflions. Ne craignez rien , reprit la princefte , la 
 douleur de me feparer de vous me feroit beaucoup 
 plus fenfible que tout ce que j'aurois a redouter en 
 votre compagnie ; & puifque je ne vous ai point
 
 TIRAN LE BLANC. 193 
 
 abandonne dans vos malheurs , trouvez bon que je 
 vous accompagne dans la profperite jufqu'au der- 
 nier moment de votre vie. Eh bien , ma fille , j'y 
 confens , dit 1'empereur , puifque vous le fouhaitez 
 fi fort. Voyez votre mere , pour favoir d'elle ce 
 qu'elle aimera le mieux , ou de refter ici , ou de 
 me fuivre , & tenez-vous prates a partir , car je 
 compte me mettre en chemin inceffamment. La prin- 
 ceffe courutchez I'imperatrice , qui lui dit que pour 
 rien au monde elle n'iroit a 1'armee ; que la feule 
 vue du due de Macedoine , &: celle des lieux ou 
 fon fils avoit ete tue , la feroit mourir de douleur. 
 
 Audi -tot que cette refolution fut pnfe , la prin- 
 cefle envoya chercher les plus habiles orfevres de la 
 ville , & fe fit faire une cuiraiTe legere , avec les 
 braffards & les gantelets mi -partis cl'or &: d'argent. 
 Le cafque etoit un iimple morion d'argent pur, il 
 etoit furmonte de la couronne qu'elle portoit ordi- 
 nairemerit. Elle demanda a foil pere le comman- 
 dement des troupes que la reine de Sicile envoyoit 
 a Tiran. Le jour du depart elle fe mit a la tete 
 de cette troupe , couverte de fa riche armure par- 
 deffus une cafaque mi-partie de meme, argent & 
 or. Elle montoit un grand cheval blanc comme la 
 neige , & tenoit a la main un baton de comman- 
 dant. Elle etoit accompagnee de foixante demoi- 
 felles les plus belles de la cour. Elle donna a Ste- 
 phanie la charge cfe connetable , celle de marechal 
 
 T... 
 "
 
 194 HIST. DU CHEVALIER 
 de camp a Salandro , fille du due de Pera ; Con- 
 tefina eut celle de grand prevot. Plaifir de ma vie 
 portoit Petendard , fur lequel etoit peinte 1'herbe 
 nommee f amour vaut , avec cette devife , Mais non 
 pour moiy Elifeo portoit la grande banniere; la veuve 
 Repofee etoit le capitaine des portes de la chambre, 
 Elles marcherent en bon ordre jufqu'a la vue des 
 tentes de Tiran ; mais en y arrivant elles n'y trour 
 verent que des malades , des valets ck d'autres gens 
 inutiles que le general y ayoit lahTes. II en etoit 
 forti des le dix-neuf du mois , au milieu de la nuit, 
 6k 1'empereur n'y arriva que le lendemain matin , 
 fur les neuf heures. Sur le champ il en fit donner 
 avis de fon arrivee au feigneur de Malvoifin , qui 
 fe rendit -auffi-tot au camp , 1'inftruiflt des mouve- 
 mens du general , & lui propofa de venir au cha- 
 teau , ou il feroit plus commodement & plus su- 
 rement. L'empereur fuivit ce confeil , & les troupes 
 Siciliennes fe camperent le long du fleuve. En meme 
 terns Malvoifin detacha un de fes gens pour ap-r 
 prendre a Tiran 1'arrivee de 1'empereur , de la prin- 
 cefle & des troupes de Sicile. Le general s'e'toit cam- 
 pe a la tete du vallon nomine Efpinofa. Cette nou- 
 velle le remplit de ]oie , mais il n'en fit part qu'au 
 feul Diofebo ; il craignoit que fi cette nouvelle fe 
 repandoit dans 1'armee , une partie des officiers ne 
 quittafTent leurs poftes pour aller faire leur cour. 
 II avoit tout difpofe pour marcher aux ennemis. Un
 
 T i R A N L E BLANC. 195 
 
 peu avant le jour , 1'armee fe mit en marche. Dio 
 febo concluifoit 1'infanterie , accompagne de quatre 
 cens lances avec les chevaux barcles. Tiran ne lui 
 donna pour tout ordre que celui de demeurer der- 
 riere vine colline heriflee de roches , a une lieue 
 du camp des Turcs , 6k de ne faire aucun mou- 
 vement, quoi qu'il put arriver , quand meme la 
 bataille feroit perdue , qu'il n'en rec/it 1'ordre ; il 
 prit mme fon ferment pour s'aflurer davantage de 
 fon obeiffance. 
 
 Le general continua fa marche avec le refte de 
 1'armee, fans avoir a fa fuite un feul homme d'in- 
 fanterie , pas m&ne un page ; car il avoit donne 
 1'ordre de chevalerie a Hyppolite. Enfin au point- 
 du-jour il arriva a une portee de trait du camp de 
 1'ennemi , non du cote des retranchcmens , mais 
 par le flanc , dans une plaine abfolument rafe. Le 
 due de Sinopoli concluifoit une aile de fon armee , 
 le due de Pera avoit le commandement de 1'autrc , 
 ck les bannieres de 1'empereur occupoient le centre. 
 Les Turcs de leur cote , qui avoient paffe la nuit 
 fous les armes , parurent en bataille. Au premier 
 rang etoient les lanciers, dont tout le front etoit 
 couvert de pavois & de chevaux de frife ; derriere 
 eux etoient les archers & les gens de trait , ck a 
 quelque diftance de ceux-ci etoient les chretiens a 
 la folde du Grand-Turc , armes de toutes pieces , 
 avec des grands panaches fur leurs cafques , & 
 
 T iv
 
 196 HIST. DU CHEVALIER 
 
 leurs chevaux bardes. Les Turcs faifoient 1'arriere- 
 
 garde avec plus de quatre cens machines de guerre. 
 
 Teile etoit la difpofition des deux armees , lorf- 
 que le roi d'Egypte manda a Tiran par un trom- 
 pette , qu 'il le remercioit de lui avoir term parole , 
 & qu'en temoignage de fa vicloire il feroit faire 
 une ftatue d'or, qu'il placeroit fur une des princi- 
 pales portes de Conftantinople. Tiran lui fit reponfe 
 qu'il ne 1'eviteroit pas , mais qu'il pourroit bien ar- 
 river qu'il cut du regret de cette bataille. Cependant 
 il donnoit fes ordres aux principaux chefs , & les 
 inftruifoit du mouvement qu'ils devoient faire pour 
 obhger Farmee infidelle a rompre fes rangs 6k a fe 
 debander, Enfin les Turcs donnerent le %nal, & 
 toutes leurs troupes s'ebranlerent. 
 
 Tiran portoit ce jour -la une petite hache atta- 
 chee a fon bras avec un cordon de foie , & a fa 
 jnain une petite banniere , avec laquelle il donna 
 le fignal de fon cote. Dans le moment , le due de 
 Pera qui commandoit 1'aile droite , faifant un quart 
 de converfion , fe replia avec toute fa troupe fur 
 le centre ou etoit la banniere de I'empereur , tour- 
 nant le dos aux ennemis , mais marchant ferre , au 
 petit pas & en bon ordre. Le due de Sinopoh fit 
 ]e merne mouvement a 1'aile gauche, Lorfqu'ils fu^ 
 rent replies le long du corps de bataille , alors its 
 fe mirent au galop , mais fans perdre leurs rangs , 
 & poufsrent vers U colline QU etoit embufque DiQ
 
 TIRAN LE BLANC. 197 
 
 febo avec toute 1'infanterie. A la vue de ce dernier 
 mouvement , les Turcs s'ecrierent : Les voila qui 
 prennent la firite, ils font a nous. En meme terns 
 1'infanterie abandonna fes rangs, jettant fes lances, 
 fes piques , fes boucliers & fes arbal^tes , pour fe 
 mettre a la pourfuite des chre'tiens ; la cavalerie, 
 de fon cote , fe debanda apres eux , & ceux qui 
 avoient des chevaux bardes fe defaifoient de leurs 
 bardes pour courir apres ceux qu'ils regardoient deja 
 comme vaincus. L'empereur qui du haut de la tour 
 du chateau de Malvoidn etoit temoin de tout ce qui 
 fe paflbit , ne douta -pas un moment que fon ar- 
 mee ne fut en fuite , & la bataille perdue. 
 
 Le general cependant fe retournoit de terns en 
 terns pour examiner la contenance des infideles. 
 II les vit tons epars dans la campagne , courant 
 fans armes , & uniquement occupes du defir de 
 joindre les chre'tiens. Lorfqu'il les vit avances au- 
 dela de 1'embufcade ou Diofebo etoit pofte , il 
 leva la banniere qu'il portoit a la main , & dans 
 le moment toute 1'armee s'arrta. Chaque efcadron 
 fe fepara a la longueur d'un jet de pierre , & en 
 un inftant Tiran prefenta a 1'ennemi un front large 
 ck etendu. Ce mouvement fubit etonna les Turcs, 
 qui commencerent a s'appercevoir de leur erreur. 
 Cependant le general ordonna an due de Pera de 
 commencer 1'attaque , ce que celui-ci fit, en fe 
 jettant avec une extreme valeur au milieu des infi-
 
 298 HIST. DU CHEVALIER 
 deles, fuivi clu marquis de Saint -Georges Ton frere. 
 L'efcadron du due de Sinopoli donna enfuite ; enfin 
 les deux armees fe melerent, ck le carnage devint 
 e*pouvantable. 
 
 Tiran , arme de fa petite hache , ne portoit au- 
 cun coup qui.ne fut mortel. II etoit par -tout, 6k 
 toujours expofe aux plus grands dangers. Le roi 
 d'Egypte le reconnut , moins a fes armes qu'aux 
 grands coups qu'il portoit , 6k fe retirant un mo- 
 ment de la bataille avec les rois de Cappadoce 6k 
 d'Afrique , il les pria de ne penfer qu'a fe defaire 
 de Tiran. En mehne terns ils choifirent chacun une 
 forte lance, apres quoi ils renrrerent dans la niilee, 
 6k ayant joint le general , ils coururent fur lui tous 
 trois enfemble. Mais les rois d'Egypte 6k de Cap- 
 padoce furent les feuls qui le toucherent. Le choc 
 fut fi violent , qu'ils renverserent homme & cheval. 
 A 1'egard du roi d'Afrique , fon coup porta fur le 
 clue de Macedoine , qui fe trouva aux cotes du 
 general , & le perqa d'outre en outre. Tiran fe 
 trouvoit dans un grand peril , il avoit la cuiffe en- 
 gagee fous fon cheval , la foiile etoit grande autour 
 de lui , & fes armes etoient fauffees en plufieurs 
 endroits. II vint pourtant a bout de fe relever ; mais 
 le roi d'Egypte ayant pris une nouvelle lance , il 
 courut fur li-i, & lui en porta un coup, qui ayant 
 ete mal adreffe, lui emporta feulement une partie 
 de fon cafque : la foule les fepara , 6k Hyppolite
 
 TIRAN LE BLANC, -99 
 
 voyant Ton maitre en cet etat , fit de fi grands efforts 
 pour fendre la prefle , qu'il le joignit ; & fautant 
 a terre: Monfeigneur, lui dit-il, au nom de Dieu, 
 montez. Mais toi , que deviendras-tu? Pourvu que 
 je vous fauve , repondit Hyppolite , qu'importe qne 
 je ineure. La chute du general , 6k le grand nombre 
 des infideles qui combattoient en cet endroit , avoit 
 mis quelque de'fordre parmi les chretiens. Tiran 
 jugeant que fa prefence etpit neceffaire , fauta fur 
 le cheval d'Hyppolite , & rentrant dans la melee , 
 il chercha a rejoindre le roi d'Egypte, mais ce fut 
 inutilement. Ce prince avoit ete blefle par le Sei- 
 gneur d'Agramont , d'un coup de lance qui lui avoit 
 perce la cuhTe & 1'avoit mis hors de combat. 
 
 L'heure de vpres approchoit , ck le combat du- 
 roit encore. Diofebo juroit cependant centre Tiran 
 de I'inaclion ou il le tenoit. II veut avoir tout 1'hon- 
 neur pour lui, difoit-il en lui-meme, & il m'a 
 JaifTe ici comme fi je n'etois bon a rien. Par Dieu , 
 j'en veux acquerir a mon tour. Allons , dit - il alors 
 a fes troupes , ne craignons rien , & donnons droit 
 au milieu. En meme terns il fortit de fon embuf- 
 cade , & vint charger en flanc les ennemis , qui 
 furent decourages a 1'arrivee d'un fi grand nombre 
 de troupes auxquelles ils ne s'attendoient pas. Le 
 fultan etant blefle legereinent , s'etoit retire de la 
 melee; & voyant le nouveau renfort qui arrivoit 
 aux cbretiens, il dit a fes gens que la fuite valoit
 
 300 HIST. DU CHEVALIER 
 
 mieux que la mort. Tiran s'appenjut que le fultan 
 & les fiens fe retiroient du combat avec leurs eten- 
 dards deploy es; il courut de ce cote , & leur donna 
 la chaffe , mettant a mort tout ce qui fe trouvoit 
 fur fa route. 
 
 Cette bataille dura depuis le lever du foleil juf- 
 qu'a trois heures apres midi ; & jamais fur cette 
 plage orientale il ne s'en etoit donne une aufli fan- 
 glante. La vicloire fut complette pour les chretiens, 
 qui pendant trois lieues pourfuivirent les Turcs avec 
 une extreme vivacite. Tiran pouvoit alors a jufte 
 titre chre nomme le roi des batailles , & le cheva- 
 lier invincible. La fortune avoit toujours etc favo- 
 rable aux Turcs jufqu'a fon arrivee , & fa feule 
 prefence 1'avoit fait changer de parti. Enfin , las 
 de tuer , les vainqueurs arriverent fort tard devant 
 une ville qui appartenoit an marquis de S. Georges , 
 ck qui portoit le nom de fon marquifat. Les infi- 
 deles s'en etoient empares & en avoient fait prefent 
 au roi d'Eg)'pte , qui dans la crainte de ce qui lui 
 arriva dans la fuite, I 5 avoit abondamment pourvue 
 de tout ce qui etoit neceffaire a fa defenfe. Ce prince 
 voyant la bataille perdue, avoit pris la fuite comme 
 les autres ; mais fa bleffure lui caufoit des douleurs 
 fi vives , qu'il fut oblige d'abandonner le fultan , 
 & de s'arreter dans cette ville. Cet afyle ne le mit 
 pas long -terns a convert. Tiran ayant donne fes 
 ordres pour qu'on prit foin des bleffes , mit d'a-
 
 TIRAN LE BLANC. 301 
 
 borcl le fiege devant la place. Des le lendemain elle 
 foutint quatre affauts , mais les habitans ayant livre 
 une des portes au marquis de Saint -Georges leur 
 feigneur , la garnifon fut paiTee au fil de Tepee ; le 
 roi d'Egypte y fut force lui-meme, &c egorge par 
 le marquis de S. Georges qui 1'avoit fait prifonnier. 
 
 Malgre un fucces fi eclatant, Tiran n'etoit ce- 
 pendant pas content. II declara hautement que fi 
 Diofebo eut execute fes ordres , il etoit fur de tuer 
 le fultan lui-meme, de faire prifonniers tous les 
 feigneurs de fon armee , ck de regagner tout ce que 
 fes infideles avoient conquis fur I'empereur. 
 
 D'un autre cote , I'empereur pafTa de la douleur 
 ou 1'avoit reduit 1'idee de la bataille perdue , a la 
 joie la plus vive , lorfque le feigneur de Malvoifin 
 lui dit qu'un homme qu'il avoit detache pour fa- 
 voir des nouvelles du combat , venoit de lui ap- 
 prendre que Tiran etoit a la pourfuite des ennemis. 
 A cette nouvelle , ce prince fe mit a genoux pour 
 rendre graces a Dieu de la vicloire ; & montant 
 a cheval , fuivi de la princefle & des barons de Si- 
 cile , il fe rendit au camp des Maures , que Ton 
 trouva tendu dans le meilleur ordre , & rempli de 
 richefles infinies. L'empereur empecha qu'il ne fut 
 pille , & en confia la garde aux feigneurs de la 
 Pantelerie & de Malvoifin , avec defenfes d'en rien 
 detourner jufqu'au retour de ceux a qui il appar- 
 tenoit legitimement par leur vidoire. La prjncefle ,
 
 302 HIST. DU CHEVALIER 
 
 qui avoit accompagne 1'empereur , ayant apper^u 
 dans une tente un petit efclave noir qui cherchoit 
 a s'y cacher , e!le le prit par les cheveux , & le 
 conduifant a Tempereur : Je pourrai auffi me vanter 
 a notre general, lui dit-elle, de m'ctre comportee 
 en brave chevaliere , ck d'avoir pris un Turc jufques 
 dans fon camp. La grace avec laquelle la princeffe 
 fit cette plaifanterie rejouit beaucoup rempereur. 
 
 Cependant Diofebo , inftruit de la colere de TH 
 ran , n'ofoit paroitre en fa prefence. L'empereur 
 n'ayant regu aucun meiTage de fa part , comme 
 dans les vi&oires precedentes , dit a la princeiTe 
 qu'il craignoit fort que Diofebo n'eut ete tue , puif- 
 qu'on ne 1'avoit point vu en cette occafion. A ce 
 difcours Stephanie ne put retenir fes larmes. L'a- 
 mour lui fit imaginer alors tout ce qu'il y avoit 
 de plus funefle, & pour fortir de cette cruelle in- 
 certitude , elle chargea un homme de confiance 
 d'aller favoir des nouvelles du chevalier , &; de lui 
 remettre une lettre de fa part. 
 
 L'homme auquel Stephanie avoit confie cette 
 lettre , arriva au camp , & la remit a Diofebo , 
 qui oublia , en la voyant , la colere ou Tiran etoit 
 centre lui , ck courut la lui porter. A la faveur 
 de ce paffeport ii fut bien re^u. Le general fit venir 
 le meffager , de qui il apprit tout ce qui s'etoit 
 paffe dans le camp ; que la princefTe etoit armee , 
 & qu'elle avoit fait un prifonnier qu'elle gardoit
 
 TIRAN LE BLANC. 303 
 
 avec foin pour le lui prefenter. Tiran ordonna a 
 Diofebo d'aller a la cour. II obeit , & fe rendit 
 fur le champ aupres de 1'empereur. Le bruit de 
 fon arrivee fe repandit en un inftant dans le cha- 
 teau. Toutes les demoifelles fe parerent pour aller 
 le recevoir. L'inquietude de Stephanie fe lifoit en- 
 core fur fon vifage. Elles le trouverent dans la 
 chambre de rempereur , faifant a ce prince le reck 
 de la bataille , fans oublier la mort des deux rois , 
 & les bleflures que Tiran avoit revues. A ces mots 
 de bleflures , la princefle changea de couleur , & 
 demands avec precipitation a Diofebo (i elles etoient 
 dangerenfes. Nullement, madame, lui repondit-il, 
 les medecins ont allure qu'elles n'auroient aucune 
 fuite. 
 
 L'empereur demanda enfuite au chevalier quelle 
 pouvoit etre la perte de Tune & de 1'autre part. 
 Seigneur, repondit Diofebo, je ne puis dire au jufte 
 quelle eft celle des Turcs. Ce que je fais , c'eft 
 que le grand chemin qui conduit d'ici a la ville 
 de Saint -Georges eft jonche de corps, que les rois 
 de Cappadoce ck d'Egypte ont etc tues , que le 
 le fultan , le Roi d'Afrique , le fils du Grand -Turc 
 lui-meme, font blefl^s dangereufement , & qu'ils 
 ont laiffe plus de cent mille morts fur le champ 
 de bataille. Pour le nombre des n6tres , je pourrai 
 Je dire a votre alteffe , parce que le general les a 
 fait enlever pour leur donner la fe'pulture. Nous
 
 304 HIST. DU CHEVALIER 
 avons trouve parmi eux le due de Macedoine perce 
 d'un coup de lance , le marquis de Ferrare , le due 
 de Babylone , ck plufieurs autres , parmi lefquels 
 fe trouve le connetable, qui eft fort regrette , parce 
 qu'il etoit bon 6k brave chevalier, Enfin on compte 
 qu'il nous manque douze cens trente-quatre homines 
 de notre armee. 1'empereur parut touche de la mort 
 du connetable ; mais il etoit encore plus occupe a 
 chercher comment il pourroit temoigner fa recon- 
 noiffance a Tiran. Diofebo , pour avoir un pre- 
 texte de demeurer plus long-terns a la cour , r fit 
 femblant d'etre malade, 6k 1'empereur le fit fervir 
 avec les memes foins qu'on auroit pu avoir pour 
 la princeffe fa fille. 
 
 Cependant, en attendant la guerifon du general, 
 ce prince voulant profiler de la confternation des 
 ennemis , pria les barons de Sicile de raccompa- 
 gner a une expedition pour reprendre plufieurs places 
 dont les Turcs s'etoient empares. Tiran qui com- 
 men^oit a fe mieux porter, inftruit du depart de 
 1'empereur , prit avec lui une partie de 1'armee , 
 laifTant 1'autre fous les ordres du marquis de Saint- 
 Georges , qu'il etablit general pendant fon abfence, 
 & marcha au chateau de Malvoifin , ou la princeffe 
 & fes demoifelles etoient demeurees fous la garde 
 de Diofebo. Lorfqu'il en approcha, il detacha Hyp- 
 polite , qu'il avoit inftruit , & 1'envoya a la prin- 
 cefle , qui ordonna iiir le champ qu'on le fit en- 
 
 trer.
 
 TlRAN L BLANC. 305 
 
 trer. Alors il fe mit a genoux, & lui baifant la main; 
 Madame, lui dit-il , je fuis envoye a votre altefle. 
 de la part de monfeigneur, qui demande fi elle veut 
 lui donner furete , & s'il pourra entrer & fortir fans 
 qu'il lui foit fait aucune contrainte ni violence , & 
 il en demande un gage. Nouveau chevalier , repon-< 
 dit la princefie , le general ne fait-il pas que nous 
 fommes fous fes ordres ? Nous dependons toutes de 
 lui; il a tout pouvoir ici, que peut-il apprehender? 
 N'a-t-il pas renferme la crainte dans le camp des 
 Turcs ? Elle ne doit habiter que parmi eux. 
 
 A ces mots Hyppolite fe leva & courut embrafc 
 fer toutes les demoifelles ^ fans oublier Plaifir de ma 
 vie ; apres quoi il alia rendre compte a Tiran de la 
 reponfe que la princefle lui avoit faite. Elle ne con- 
 tenta point le general. II envoya une feccnde fois 
 Hyppolite au chateau , avec ordre de dire de fa 
 part a la princefle , qu'il n'entreroit point fans un 
 paffeport eerit de fa main. Je ne comprends fien a 
 notre capitaine , repondit la princefle lorfqu'elle re- 
 ^ut ce nouveau mefTage; en quoi p'eut-il avoir of- 
 fenfe 1'empereur ou moi , pour avoir befoin d'urt 
 pafleport ? Pourquoi perdre ainfi le terns , lui dit 
 Stephanie ? Donnez-le-lui , puifqu'il le demande ; 
 Voila de 1'encre & du papier. Aufli-tot elle ecrivit 
 le pafleport 6k le remit a Hyppolite. 
 
 Tiran 1'ayant re^u , entra dans le chateau , &I 
 monta dans la grande falle , oil il trouva la prin- 
 Tome, I, V
 
 306 HIST. DU CHEVALIER 
 
 cefle, qui fe leva pour le recevoir. Mais d'aufli 
 loin qu'il Tapper^ut : Obfervez votre pafleport , 
 madame , s'ecria-t-il. Mais, general, repondit la 
 princefle , perfonne ne vous touchje. Madame , re- 
 prit Tiran , votre altefle m'accable des chaines les 
 plus pefantes. Jamais prifon n'a ete plus forte ni 
 plus cruelle. Eh ! madame , dit la veuve Repofee , 
 la prifon dont il parle eft toute tapiflee d'amour, le 
 deuil qu'il porte eft chamarre d'efperance , & la che- 
 mife dont il eft pare temoigne le defir qu'il a d'etre 
 avec fa dame. 
 
 La princefle comprenant alors ce que Tiran avoit 
 voulu dire, lui repondit : General , il la fortune vous 
 a rendu prifonnier, un terns viendra que vous fe- 
 rez en liberte. En meme terns prenant le due de 
 Pera d'une main , & Tiran de 1'autre , elle les fit 
 affeoir a fes cotes. Us s'entretinrent d'abord de ceux 
 qu'ils avoient perdus a la bataille ; & la converfa- 
 tion etant tombee enfuite fur les conquetes que fai- 
 foit 1'empereur , Tiran & le due refolurent de fe 
 rendre le lendemain devant une place que ce prince 
 attaquoit depuis trois jours , & dont il n'avoit pu 
 fe rendre maitre. La prrcefle protefta que s'ils par- 
 toient elle les accompagneroit. Elle fit venir enfuite 
 fon prifonnier, & le leur prefentant: Croyez-vous 
 done, dit -elle, que vous foyez les feuls qui fachiez 
 faire des captifs ? Apres cela ils fe mirent a table , ou 
 la princefle mangea peu ; la vue de Tiran lui fuffifoir.
 
 TIRAN LE BLANC, 307 
 
 Apres le fouper , le due lia la donVerfation avec 
 la dame du chateau , & la veuve Repofee , qui 
 ecoutoit avec un grand plaifir le recit des exploits 
 de Tiran ; car la bonne mine de ce chevalier Tavoit 
 touchee. La princefTe n'ayant que Stephanie aupres 
 d'elle : Chevalier , dit-elle a Tiran , j'ai tout rifque^ 
 pour avoir la confolation de vous voir ; c'eft 1'amour 
 feul , non la curiofite de voir des combats , qui m'a 
 conduite ici. J'ai trompe 1 rempereur , peut- tre ne 
 tromperai-je pas nos jaloux; mais je m'expofe a tout, 
 je ne pouvois fupporter plus long -terns votre ab- 
 fence. Ah ! madame , dit Tiran , vos bontes ne 
 fervent qu'a redoubler les maux cruels que je ref- 
 fens ; je n'en puis fupporter 1'exces. La vue de vos 
 beautes me tranfporte hors de moi-meVrie , elle me 
 ravit 1'ufage de ma raifon, Non, madame, votre 
 amour n'approche pas du mien ; il eft tel , cet amour, 
 que fi j'efl avois autant pour Dieu 9 n Je le fervois 
 avec la meme ardeur , je fetois dcpuis long -terns 
 tin faint k miracles. Quelles marques me donnez- 
 vous du v6tre? Des difcourt, des paroles que la 
 bouche prononce , & que le coeur peut dementir* 
 Eft-ce-la ce que vous promettiez a mon depart? 
 Reviens vainqueur, difiez-vous en prefence de Ste*- 
 phanie , & tu obtiendras le prix de ton amour. Dieu 
 eft jufte , ajoutiez-vous , il eft prefent par-tout; ii 
 eft temoin de ma promerte , il en fera le garant. 
 
 Dan? ce moment Plaifir de ma vie s'approchant 
 
 Vij
 
 308 HIST. DU CHEVALIER 
 d'eux , interrcmpit leur entretien , & fe mettant aux 
 genoux de Tiran : Chevalier , lui (lit- elle , je fuis 
 la feule qui irTinte'rcffe a vous. Comment ! perfonne 
 n'a encore penfe a vous faire quitter vos armes ; 
 & ii pourtant vous avez-la une chemife qui merite 
 bien d'etre changee. O bienheureufe chemife! con- 
 tinua-t-elle, que je t'ai vue dans un etat bien dif- 
 ferent ! Tu etois parfuir.ee alors , tu couvrois ce que 
 la nature a forme de plus beau. La princeffe pre- 
 nant la parole , clit a Tiran: Chevalier , donnez-moi 
 cette main qui a vaincu des rois. Stephanie lui prit 
 la main , & la pofa fur les genoux de la princeffe , 
 qui fe baiffa 6k la baifa. Ah 1 madame , dit Tiran , 
 que ne m'eft-il permis de me jetter a vos pieds 
 adorables ! La princeffe lui prcnant alors les deux 
 mains: Eh bien, repondit-elle, je leur donne tout 
 pouvoir fur moi. En m&ne terns elie fe leva , car 
 la nuit etoit deja fort avancee , & elle craignoit de 
 donner quelque foup^on en reflant plus long- terns. 
 Tiran , le due & toute la cour Taccompagnerent 
 jufques dans fa chambre , & lui donnerent le bon foir. 
 Le lendemain des la pointe du jour , le due &: 
 Tiran s'armerent & monterent a cheval , faifant em- 
 porter avec eux les echelles qu'ils trouverent dans 
 le chateau. La princeffe les accompagnoit, couverte 
 de fes armes. Us arriverent vers le midi devant une 
 place tr^s-forte , que 1'empereur faifoit attaquer, & 
 qui etoit vivement defendue par les troupes du ful-
 
 TIRAN IE BLANC. 309 
 tan. L'arrivee du general decida cie fbn fort. Apres 
 avoir laifle la princefle hors clc la portee des ma- 
 chines , fous la garde de Diofebo &c de quelques 
 troupes , il courut a 1'attaque des Siciliens , & fai- 
 fant drefler les echelles centre le mur , il monta 
 Uii-me!me le premier a Taflaut. II fut renverfe , mais 
 ayant fait apporter d'autres echelles , il attaqua de 
 nouveau , & chargea fi vigoureufement les ennemis , 
 qu'il emporta la place , tuant ou faifant prifonniers 
 tous ceux qui la defendoient. 
 
 Apres cette expedition , les barons de Sicile pre- 
 fenterent a Tiran les lettres de leur roi & de leur 
 reine. Le general les recut avec tout le refpecl: & 
 toute la joie poffible , temoignant cependant aux 
 commandans de ces troupes la reconnoiflance qu'il 
 avoit de leurs fervices. Enfuite ils fortirent enfemble 
 de la place , ck fe rendirent aupres de Fempereur , 
 qui ayant ete temoin de 1'accident arrive a Tiran , 
 ck s'etant informe du nom de celui qui etoit tombe 
 du haut de 1'echelle , avoit appris avec chagrin que 
 c'etoit fon general lui-meVne. Aufli, lorfque Tiran 
 lui eut fait la reverence , ce bon prince ne put s'em- 
 pecher de lui dire: Ce n'eft point a vous, general, 
 de monter ainfi a un afHiut ; & malgre le bon droit 
 de la caufe pour laquelle vous combattez , il ne faut 
 point tenter la bonte divine. Ou en ferions-nous , 
 s'il nous arrivoit quekjue malheur ? Seigneur , lui 
 repondit Tiran , le premier loin d'un general doit 
 
 V iij
 
 310 HIST. DU CHEVALIER 
 
 tre de dormer 1'exemple aux troupes qui font fous 
 fes ordres. 
 
 L'empereur tint enfuire un grand confeil fur le 
 parti qu'iJ devoit prendre ; & les avis furent fort 
 partages , les uns propofant une expedition , & les 
 autres une autre. Enfin le general prenant la parole : 
 Pour moi, feigneur, je fuis d'avis, dit-il, que votre 
 majefte reprenne , avec les barons de Sicile , le che 
 min de Conftantinople , &: emmene avec elle tous 
 les prifonniers , qui nous confomment beaucoup de 
 vivres , & nous occupent ici un grand nombre de 
 troupes employees neceflairement a les garder. Le 
 due $t moi nous aurons foin de conferver les villes 
 & les chateaux que nous avons pris , & d'etendre 
 plus loin nos conquetes. Nous prions feulement votre 
 majefte de nous envoyer des vivres pendant que la 
 guerre durera , car c'eft uniquement par la mer que 
 nous pouvons tirer notre fubfiftance, L'empereur 
 trouva 1'avis fort bon, & Tiran ayant donne fes 
 ordres pour qu'on amenat au chateau de Malvoifin 
 tous les prifonniers qui eioient dans le camp de Saint- 
 Georges , il s*y rendit lui- inline avec tous les ba- 
 rons de Sicile. 
 
 En arrivant , Ternpereur appela le general & la 
 princeffe fa fille avec les demoifelles qui raccom- 
 pagnoient ; puis adreflant la parole a Tiran , il lui 
 dit : Nous avons perdu le brave cointe de Bythinie 
 notre grand connetable , qui me confeilkz-vous
 
 TIRAN LE BLANC. 311 
 
 de donner cette charge ? Tiran fe mettant a genoux : 
 Seigneur , repondit-il , je vous aurois beaucoup d'o- 
 bligation , ii votre majefte avoit la bonte d'en faire 
 prefent a Diofebo. Je fuivrai toujours en tout vos 
 defirs , reprit 1'empereur ; & puifque vous le fouhai- 
 tez , je fais Diofebo grand connetable. Pour vous , 
 general, je vous donne le comte de Saint- Ange , qui 
 appartient a ma fille Carmefine , & dont elle voudra 
 bien que je difpofe en votre faveur ; il rapporte foi- 
 xante mille ducats : mais j'efpere qu'avant qu'il foit 
 peu Dieu me fera la grace de pouvoir vous faire 
 des prefens de plus grande confequence. 
 
 Tiran temoigna vivement fa reconnoiffance a 
 1'empereur ; mais il ajouta que deux raifons I'empe- 
 choient de profiler de fes bontes: La premiere, dit- 
 il , parce qu'il y a fi peu de terns que je fuis au fer- 
 vice de votre majefte , que je n'ai pas merite tant 
 de graces ; la fecoude eft , que fi mon pere &: ma 
 inere apprenoient que j'euffe accepte aucun litre, 
 ils perdroient 1'efperance de me revoir jamais , & 
 en mourroient peut-etre de douleur. Rien ne peut 
 empecher , reprit Tempereur , que le comte que je 
 vous ai offert ne foit a vous. Si vous ne voulez pas 
 en prendre le titre , acceptez-en du moins le revenu 
 & la poflefllon. Je ne veux point oter a la princeffe , 
 repliqua Tiran , un bien qui lui appartient. Ce qui 
 m'appartient , interrompit la princefle , eft a la dif- 
 pofition de mon pre : & au cas que Ton ait encore 
 
 V iv
 
 3ii HIST. DU CHEVALIER 
 
 befoin de mon confentement , je confirme volon* 
 tiers la donation qu'il vous fait. L'empereur fit de 
 nonvelles inftances au general , en I'arTurant qu'il 
 ne regardoit point ce prefent comme une recom- 
 perife , & que s'il perfiftoit dans fon refas , il per- 
 fuaderoit a tout le monde qu'il avoit deffein de le 
 quitter. Tiran I'affura qu'il n'en etoit pas capable, 
 pendant qu'il pouvoit lui Itre utile ; ajoutant que , 
 puifqu'il le vouloit abfolument , il lui rendroit fa 
 foi : hommage pour ce comte , mais qu'il le donne- 
 roit , avec fa permiffion , a Diofebo fon parent. 
 Pourvu que vous Tacceptiez, repondit le prince, je 
 fuis content , vous pourrez en faire enfuite ce qu'il 
 vous plajra. Alors Tiran fe jetta aux pieds de 1'em-! 
 pcreur , 6k lui baifa la main , pour le remercier de 
 la grace qu'il lui accordoit. En meme terns on con- 
 vint que la cour refleroit encore au chateau de 
 Malvoifin tout le jour fiiivant , & qu'on celebreroit 
 line grande fete , pour recevoir Diofebo comte de 
 Saint-Ange &: grand connetable de 1'empire. 
 
 Ce chevalier ignoroit ce qui fe parToit. Cependant 
 Tiran ordonna au feigneur de Malvoifin de faire 
 cuire beaucoup de pain pour le lendemain , & de 
 preparer tout ce qui etoit neceflaire pour la fete. 
 DiofejDO rentrant au chateau fur ces entrefaites , & 
 trouvant fon coufm occupe a donner beaucoup d'or- 
 dres , luj en demanda la rajfon , & s'il avoit recit 
 quekjues n.ouvellcs des enneinis. Non , repondit le
 
 TIRAN LE BLANC. 
 
 general , mais allez remercier 1'empereur du comte 
 de Saint- Ange, qu'il vous a donne avec la charge 
 de grand connetable. 
 
 Diofebo fe rendit d'abord a la chambre de la. 
 princefle , oil il ne trouva que Stephanie avec les 
 autres demoifelles. La princefle entra peu de terns 
 apres ; & le chevalier fe mettant a fes genoux , la 
 remercia de la grace que 1'empereur venoit de lui 
 accorder. Elje le releva, & lui donna un mouchoir : 
 J'exige votre parole, mon frere, lui dit-elle, que 
 vous ne regarderez point ce que renferme ce mou- 
 choir, que vous ne foyez forti de cette chambre. 
 Diofebo le lui promit, & apres avoir remercie Pem- 
 pereur, il revint aupres de Tiran. II eft bien jufte, 
 lui dit - il alors en fe mettant a fes genoux , que ]e 
 vous remercie aufli, puifque vous vous tes prive 
 de ce comte pour me le donner. En meme terns il 
 fe mit en devoir de lui baifer la main ; mais Tiran 
 n'y voulut jamais confentir, & TembraflTa. Diofebo 
 lui remit enfuite le mouchoir que la princefle lui 
 avoit donne. La premiere chofe qu'ils trouverent 
 en Touvrant , fut un billet concju en ces termes : 
 Je vous prie , mon frere , grand connetable & 
 comte de Saint- Ange, de me faire le plaifir d'ac- 
 cepter ce petit prefent pour la f^te de demain ; 
 la fituation ou je fuis doit vous faire excufer fa 
 mediocrite . Ce billet etoit accpmpagne d'une 
 fomme de deux m'.He ducats.
 
 314 HIST. DU CHEVALIER 
 
 Le meme jour la princeffe ayant trouve moyen 
 de joindre Tiran en particulier, lui demanda pour- 
 quoi il avoit refufe le prefent que fon pere lui avoit 
 ofFert , & pourquoi elle-m^me Fen avoit prie inu- 
 tilement. Mais il 1'affura qu'il etoit refolu de n'ac- 
 cepter jamais aucun litre au-deflbus de celui d'em- 
 pereur. Le lendemain Diofebo fut proclame en ce- 
 remonie comte de Saint -Ange & grand connetable 
 de 1'empire ,grec ; 1'empereur le fit mettre a table 
 avec lui , pendant que Tiran faifoit 1'office de maitre 
 d'hotel , parce que c'etoit lui qui donnoit la f^te. 
 Apres le diner le bal commencja, & fut fuivi d'une 
 magnifique collation de confitures. On s'arma en- 
 fuite , 5c il y cut plufieurs lances rompues en Thon- 
 neur du nouveau connetable. 
 
 Le fouper qui fuivit fut parfaitement bien fervi; 
 mais Tiran ayant paru fort trifle pendant toute cetfe 
 fdte , la princefTe le fit afleoir a fes cotes , & lui 
 dit a Toreille : Vous etes change; fouffrez-vous ? 
 
 O * 
 
 Parlez-moi naturellemenr. Je foufFre tellement , re- 
 pondit-il , d'imaginer que vous partez demain , & 
 que je ne vous verrai plus , que fen fuis au de- 
 fefpoir. Qui fait le mal , dit la princeiTe , doit en 
 porter la peine. N'eft-ce pas vous-mcme qui avez 
 confeille a Teinpereur de retourner a Conftantinople 
 avec les prifonniers ? Quel eft 1'homme amoureux 
 qui ait jamais donne un femblable confeil ? Tout ce 
 que je puis faire pour vous, ajouta-t-elle , c'eft de
 
 TIRANLE BLANC. 315 
 
 feindre une incommodite ; je puis obtenir par ce 
 moyen un delai de quinze ou vingt jours; car I'em- 
 pereur m'aime trop pour m'obliger a me mettre en 
 chemin , tant qu'il potirra penfer que je fuis malade. 
 Mais que ferons-nous de ces prifonniers? dit Tiran. 
 Je ne vois aucun remede a la douleur que feprouve , 
 & je vous avoue que je ne fuis occupe que de fer 
 ou de poifon , pour fortir du funefte etat ou je fuis 
 reduit. Allez trouver Stephanie , dit la princeflTe, 
 voyez avec elle quelles mefures on peut prendre. 
 Sur le champ le general paffa chez Stephanie , & 
 ils convinrent avec le connetable que des que tout 
 le monde feroit retire & les demoifelles endormies, 
 ils fe rendroient 1'un & 1'autre a la chambre de leurs 
 dames, & que la ils verroient ce qu'il y auroit a faire. 
 Le filence regnoit deja dans tout le palais , lorf- 
 que la princefle , qui pendant la nuit ne gardoit que 
 Stephanie dans fa chambre , dit a Plaifir de ma vie 
 qu'elie n'etoit pas encore en humeur de fe coucher, 
 & qu'elie pouvoit cependant fe retirer. Elle obeit; 
 mais ayant cru , en fe retirant , fentir bruler des par- 
 fums , elle ne douta pas que ce ne fuflfent les apprets 
 d'un maringe que Ton vouloit celebrer a petit bruit; 
 ck elle alia fe mettre au lit , refolue de s'en eclair- 
 cir. L'heure du rendez-vous arrivee, Stephanie for- 
 tit avec une bougie , pour s'aflurer fi toutes les de- 
 moifelles qni couchoient dans Tantichambre de la 
 veuve Pvepofee , etoient bien endormies. Plaifir de
 
 3 1 6 HIST. DU CHEVALIER 
 
 ma vie , attentive a tout , faifoit la dormeufe ; Ste*- 
 phanie y fut trompee : elle alia ouvrir aux deux 
 chevaliers qui I'attendoient avec plus d'impatience 
 que les juifs n'en ont de la venue de leur Meflie. 
 Us eteignirent la lumiere , & fuivirent fans bruit Ste- 
 phanie, qui les conduifit dans la chambrede la prin- 
 cefle. Us la trouverent vetue d'une robe brochee 
 d'or avec une broderie de perles. Elle avoit au cou 
 un carcan de feuilles d'or emaillees de vert & en- 
 tremelees de diamans & de rubis. Sa tete etoit cou- 
 verte d'une guirlande de pierreries dont 1'oeil avoit 
 peine a foutenir 1'eclat. Tiran flechifTant le genou 
 devant elle , lui baifa les mains plufieurs fois. Us 
 pafserent la nuit a fe donner des affurances de leur 
 tendrefTe mutuelle , & lorfque le jour fut pret a pa- 
 roitre, les deux chevaliers fe retirerent avec le meme 
 fecret. 
 
 Lorfqu'il fut jour , tout le monde fe leva au cha- 
 teau , parce que 1'empereur avoit donne ordre que 
 tout fut prt pour partir de bonne heure. Plaifir de 
 ma vie , que la curiofite avoit tenue eveillee , entra 
 dans la chambre de la princeffe , tandis que fes com- 
 pagnes dormoient encore. Elle la trouva qui s'habil- 
 loit. Stephanie etoit habillee , & elle achevoit de fe 
 coeffer , mais avec un air d'abattement & de non- 
 chalance fi grand, qu 'a -peine pouvoit-elle porter 
 fes mains a fa tete. Ses yeux battus & charges 
 avoient perdu leur eclat ordinaire , 6c fes regards
 
 T I R AN LE B L ANC. 317 
 
 languiffans fembloient diftinguer a-peine les objets. 
 Sainte vierge ! s'ecria Plaifir de ma vie ; eh, ma 
 chere Stephanie , comme vous voila ! Vous etes ma- 
 lade, aflurement, & meme fort malade; Dites-moi 
 ce que vous fentez. II faut appeler les medecins. 
 Non , dit Stephanie , ce ne fera rien ; c'eft une mi- 
 graine violente , le ferein qu'il fit hier en eft caufe. 
 Croyez-moi, dit Plaifir de ma vie, ne negligeons 
 point ce mal, il peut devenir dangereux. Dites, n'a- 
 vez-vous rien fenti aux talons? Prenez-y garde; 
 j'ai oui dire a d'habiles medecins , qu'a nous autres 
 femmes, nos maladies commencent par des inquie- 
 tudes aux ongles des pieds, que de la elles montent 
 dans les jambes, pafTent aux genoux & gagnent bien- 
 tot les cuiiTes , d'ou elles montent un peu plus haut ; 
 que c'eft la ou elles font les plus vives , que de la 
 elles portent droit a la t&e , & caufent des etour- 
 diffemens qui nous font fouvent perdre connoifTance 
 & tomber a la renverfe. Us ajoutent que , fuivant 
 Galien , ce mal ne nous prend qu'une fois dans la 
 vie , & quoiqu'il foit incurable, on n'en meurt pour- 
 tant jamais. Mais voyons un peu votre langue, j'en 
 fais aflfez pour vous donner confeil. 
 
 Stephanie embarraffee du difcours de Plaifir de 
 ma vie , & ne fachant comment elle le devoit pren- 
 dre , lui montra fa langue. Ou tous mes principes 
 font faux , lui dit cette fille , ou vous avez perdu du 
 fang cette nuit. II eft vrai , repondit Stephanie , j'ai
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 faigne du nez. Ou du nez , ou d'ailleurs , c'eft ce 
 que je ne puis dim'nguer , dit Plaifir de ma vie ; imis 
 toujours je fuis bien fure que vous avez faigne. Ce- 
 pendant foyez tranquille , votre mal ne fera rien. 
 
 Comme elle s'apperqnt que la princeffe fourioit, 
 en 1'ecoutant , elle lui dit : Madame , votre alteffe 
 me permettra-t-elle de lui rendre compte d'un reVe 
 que j'ai fait cette nuit ? Mais il faut auffi qu'elle me 
 promette de ne fe point facher fi elle fe trouve m- 
 lee dans mon reVe. Parle , lui dit la princeffe , je 
 t'accorde toute permiffion , tu peux dire tout ce que 
 tu voudras , je t'en donne d'avance 1'abfolution. 
 
 Alors Plaifir de ma vie prenant la parole : II m'a 
 femble, madame, dit-elle a la princefle^ que j'etois 
 couchee dans une m^me chambre avec mes qmtre 
 compagnes , & que Stephanie eft venue , avec une 
 bougie , examiner fi nous dormions. Elle a ete en- 
 fuite a la porte , & elle 1'a ouverte a Tiran & au 
 connetable. Us etoient legerement v^tus , leur epee 
 fous le bras , 6k avec des fouliers de feutre pour 
 n'tre point entendus. Stephanie a fouffle fa bougie, 
 ils Font fuivie, & il me fembloit qu'elle les condui- 
 foit a votre chambre. Vous etiez habillee & paree 
 avec foin pour les recevoir. Un moment aprs la 
 porte s'eft fermee , & j'ai cru entendre votre voix 
 qui difoit : LaifTe-moi, Tiran, laifTe-moi. Je fuis 
 fortie de mon lit toute en chemife, & j'ai couru 4 
 la porte. Alors j'ai cru voTr Tiran , qui vous portant
 
 TIRAN LE BLANC. 319 
 
 entre fes bras par la chambre , malgre votre refif- 
 tance , vous accabloit de fes baifers. II vous a mis 
 enfuite fur ce petit lit de repos. Ah ! lit , s'ecria Plaifir 
 de ma vie en fe tournant du cote ou il etoit , que 
 tu es different de ce que tu etois alors ! 
 
 Eh bien , lui dit la princefTe , n'as-tu rien reVe 
 de plus? Pardonnez-moi, madame , continua cette 
 fille , mon reve n'a pas fini la. Vous avez pris un 
 livre d'heures , & le prefentant au chevalier , votre 
 altefle lui a dit : Tiran , je t'ai fait venir pour don- 
 ner un peu de foulagement a ton amour & au mien ; 
 mais promets-moi de ne point pafTer les bornes que 
 je t'ai prefcrites, jure-le-moi fur ce livre. Le che- 
 valier , les yeux attaches fur vous , paroiflfoit peu 
 attentif a vos paroles. Vous avez ajoute : Si tu m'ai- 
 mes , contente-toi de ce que je t'ai permis , n'exige 
 point de mon amour des chofes dont les fuites fe- 
 roient funeftes a Tun & a 1'autre , tu te perdrois & 
 me perdrois pour toujours. Helas ! avez-vous ajou- 
 te , a quoi m'expofe ma complaifance pour Stepha 
 nie! E^ ce moment quelques larmes ont coule de 
 vos yeux , elles ont touche le chevalier ; il vous 
 a repondu : Madame , vous etes mon unique fou- 
 veraine , c'eft a vous de prefcrire des loix ; quel- 
 ques dures qu'elles foient , je les refpefterai tou- 
 jours : mais fongez que c'eft centre vous-meme & 
 contre 1'amour que vous employez le pouvoir ab- 
 folu qu'il vous a donne fur moi.
 
 310 HIST. DU CHEVALIER 
 
 Ne t'afflige point , Tiran , avez-vous dit alors , 
 je te tiendrai compte du facrifice que tu me fais. Je 
 ne te refufe qu'une feule chofe , je t'abandonne tout 
 le refte. II vous a prete le ferment que vous deman- 
 diez , apres quo! il m'a femble que vous embrafTant 
 & vous accablant de fes baifers , il vous renverfoit 
 fur ce lit & detachoit les agraffes de votre tobe ; 
 alors votre gorge s'etant decouverte a fes yeux , il 
 s'eft precipite deiTus. Mais bientot n'etant plus maitre 
 de lui-mme, il a voulu porter ailleurs une main 
 hardie. Vous vous y etes oppofee , & vous avez 
 eu ma foi raifon ; fi vous 1'eufliez fouftert , le fer- 
 ment etoit en grand danger. Apres une petite que- 1 
 relle, il m*a femble que vous etiez reconcilies. Vos 
 vifages etoient colles Tun contre 1'autre , vos bras 
 etoient entrelaces. La vigne efl moins unie a 1'or- 
 meau que vous ne 1'etiez 1'un a 1'autre. Vous vous 
 parliez , mais je ne pouvois entendre vos difcours, 
 vos baifers mutuels les interrompoient a tout mo- 
 ment. 
 
 Cependant mon fonge Continuant toujours , je 
 cms appercevoir quelque chofe fur cet autre lit* 
 II me fembla que j'y voyois Stephanie avec le con- 
 netable; elie fe debattoit; fes jambes etant dans un 
 mouvement tres-vif , elle paroiflbit vouloir fe de- 
 rober d'entre fes bras. Un moment apres , je crus 
 Fentendre qui difoit d'une voix tremblante & inter- 
 rompue : Ah ! feigneur , que vous me faites de mal 1 
 
 voulez-
 
 TIRAN IE BLANC. 511 
 
 vbulez-vous me tuer ? Arr&ez un peu ; au nom de 
 Dieu , epargnez-moi. 
 
 41 me fembla enfuite que Tiran lui difoit : Ma ' 
 chere foeur, retenez vos cris; a quoi penfez-vous? 
 voulez-vous nous perdre ? en peut vous entendre. 
 Je la vis , qui prenoit la manche de fa chemife , & 
 qin la mettoit dans fa bouche , la ferroit avec les 
 dents ; mais un moment apres , elle ne put fe rete- 
 nir , elle pouffa un cri & tomba pamee , eft difant : 
 Ah ! cruel, vous me tuez, je me meufs. 
 
 Je ne puis vous exprimer , liiadame , te qne cef 
 endroit de mon fonge me fit reflentir. Je defifois 
 en ce moment de me tfouver avec mon Hyppo- 
 lite dans le mme ^tat oil je vous voyois Tune & 
 1'autre, Je ne connois point encore quelles font les 
 douceurs de 1'amour , mais il me fembloit que cet 
 etat etoit le dernier terme de la felicite. L'agitation 
 que j*eprouvois etoit extreme , un feu devorant fe 
 repandoit par tout mon corps. Je me levai, du moins 
 il me le fembla dans mon fonge, j'allai chercher de 
 Feau , & je m'en fervis pour appaifcr l*ardeur du 
 feu que je fcflfentois. 
 
 A mon retour , je crus voir Stephanie, cj'-i reve- 
 nue de fon evanouiflement , repouiToit la:;gu5{Tam- 
 ment le connetable , & lui difoit d*une voix foible: 
 Laifle-moi i cruel, laifTe-moi. N'es-tu pas content? 
 qne veux-tu de plus? N'auras-tu point de pitie d'une 
 fille qui s'eft confiee a toi ? Sont-ee-la les fcrmens 
 Tome L X
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 
 que tu me fis hier fur tous les faints du paradis , de 
 ne me point faire de mal ? Veux-tu les violer en- 
 core? Voyez, a-t-elle ajoute en vous appelWit , 
 voyez comme ce barbare m'a traitee. Mais helas ! 
 malheureufe , a-t-elle continue en verfant quelques 
 larmes, de qui dois-je me plaindre que de moi feule? 
 N'etoit-ce pas a moi a me garder ? Un moment 
 apres , il m'a paru que fe confolant un pen , & em- 
 braflfant le connetable, elle lui difoit : Va, je te par- 
 donne tout ce que tu m'as fait fouffrir. N'es-tu pas 
 mon epoux ? ne t'ai-je pas donne ma foi ? n'es-tu 
 pas devenu mon maitre & mon feigneur ? Ai-je 
 quelque chofe qui ne foit pas a toi ? que pouvois-]e 
 te refufer ? 1'amour ne t'a-t-il pas tout donne ? C'eft 
 cet amour qui nous a lies Tun a 1'autre. Que man- 
 que-t-il a notre engagement ? Un cent , une cere- 
 monie , des danfes , des joutes , des concerts ? L'a- 
 mour fuppleera a tout. Ma mere ni mes parentes 
 ne font point venues me donner la chemife de noces, 
 elles n'ont point eu befoin de me porter a force fur 
 le lit nuptial , je m'y fuis mife de moi-meme ; mon 
 epoux en fera plus sur de ma tendreffe. 
 
 Pendant que Stephanie parloit , il me fembloit , 
 madame , que Tiran vous exhortoit & vous fup- 
 plioit de lui rendre fon ferment. Le connetable , que 
 votre voifinage ennuyoit , vous en preflbit auffi ; 
 mais les coqs chanterent pour la feconde fois , le 
 jour etoit pret de poindre. Vous les preffates de fe
 
 TIRAN LE BLANC. 313 
 
 retirer , de crainte d'etre decouverts. Us ne purcnt 
 vous refufer , & ils fortirent Tun ck 1'autre. 
 
 Je me reveillai la-deflfus , fort etonnee de me 
 trouver nans mon lit ; j'etois encore toute remplie 
 de mon reVe, j'aurois voulu qu'il cut dure eternel- 
 lement ; je penfois a mon cher Hyppolite , je fouhai- 
 tois d'etre expofee aux mmes peiaes que Stephanie. 
 Mon inquietude & mon agitation furent extremes 
 & refte de la nuit , je ne pus fermer Foeil. 
 
 Plaifir de ma vie finiffoit ainfi le recit de fon rve, 
 lorfque les autres demoifelles de la princeflfe arri- 
 verent pour lui aider a s'habiller. L'empereur partit 
 le matin me'me , avec tous les barons de Sicile , le 
 due de Pera & les prifonniers. Tiran & le conne- 
 table Taccompagnerent pendant une lieue. Alors ce 
 prince les pria de ne pas aller plus loin. Ils obeirent, 
 mais cette feparation fut mfiniment fenfible au ge- 
 neral. Apres avoir pris conge de 1'empereur , & 
 avoir dit adieu aux barons de Sicile , il s'approcha 
 de la princeiTe , & lui demanda ii elle n'avoit au- 
 cun ordre a lui donner. Elle leva le voile dont elle 
 etoit couverte , & fes beaux yeux ne purent le re- 
 garder fans fe rempHr de larmes. Ce fut ai .fi cvi'elle 
 lui fit fes adieux. Sa douleur ne lui avoit point laiffe 
 Tufage de la parole , elle ne put que foupirer. Tiran 
 de fon cote , apres avoir pris conge d'elle , fut (i 
 trouble , qu'il fe laifft tomber de ch^val. 11 fe re- 
 leva promptement. L'empereur & plufieurs Teign 
 
 Xij
 
 3 14 HIST, DU CHEVALIER 
 
 vinrent a lui , mais ils le trouverent faifant femblant 
 de regarder le pied de Ton cheval , apres quoi il fe 
 remit en felle , & chacun continua Ton chemin. La 
 princeife qui etoit alors toiue en larmes , apprit de 
 Stephanie ce qui etoit arrive a Tiran , & n'attribua 
 cet accident qu'a la douleur qu'il reflfentoit de foil 
 depart. 
 
 Tiran de retour au chateau de Malvoifm , ordon- 
 na au connetable de refter a la garde du camp avec 
 la moitie de la cavakrie & de 1'infanterie. Pour 
 moi, dit-il, j'irai au port faire debarquer les vivres 
 qui nous font venus. En y arrivant , il apprit qu'il 
 etoit entre fept navires Genois dans le port de 
 Beaumont. Cette ville n*etoit eloignee de celle de 
 Saint-Georges que de quatre lieues, & le fultan s*y 
 etoit retire avec les debris de fon armee , croyant 
 y etre en furete. Le general eut avis en m^me terns 
 que le Grand-Kan de Caramanie arrivoit par mer 
 au fecours des Turcs , avec le roi de 1'Inde fupe- 
 rieure , & qu*ils eto?ent fuivis d'une armee de plus 
 de cinquante mille hommes. A cette nouvelle Tiran 
 fit partir un brigantin , avec ordre d'aller reconnoitre 
 le nombre des vaiffeaux arrives a Beaumont, celui 
 des troupes qui etoient deflus , & de s'informer du 
 terns auquel ils comptoient debarquer leurs vivres, 
 Le brigantm revint le lendemain , &C lui apprit qu'il 
 y avoit fept gros navires dans le port , que les che- 
 vaux etoient deja debarques , & qu'on commen^oit
 
 TIRAN LE BLANC. 315 
 a mettre les vivres a terre. Oh , par Dieu , clit le 
 general a fes troupes , je vous ferai manger de leur 
 bled. 
 
 En effet! , il fit preparer fur le champ cinq vaif- 
 feaux, fur lefquels il embarqua beaucoup de troupes, 
 fur-tout des arbaletiers , & mettant a la voile le fbir 
 mme , il fe trouva au point du jour devant le port 
 -de Beaumont. Ceux qui etoient a terre , voyant les 
 cinq vaifleaux de Tiran , & s'imaginant qu'ils etoient 
 du nombre dc ceux que le roi de Caramanie con- 
 duifoit , n'en prirent aucun ombrage, Ainfi les vai 
 feaux grecs entrerent dans le port fans aucun ob- 
 tacle , & chacun s'attachant a un des ennemis , ils 
 s'en emparerent fans peine; apres quoi ils inveftirent 
 les deux autres , qui firent aufli peu de refinance. 
 Cette aclion ne coiita pas un feul homme a Tiran. 
 Ils fortirent enfuite du port avec leurs prifes. Les 
 vivres dont elles etoient chargees furent d'un grand 
 fecours pour le camp des chretiens , qui ne tiroient 
 leur fubfiftance que par la mer, 
 
 Au retour de cette expedition , le general inter- 
 rogea les prifonniers qu'il avoit faits fur les vaifleaux, 
 & tous lui confirmerent 1'arrivee des rois de 1'Inde 
 Sc de Caramanie avec une puifTante armee. Ils ajou- 
 terent que ce dernier eonduifoit avec lui la princefTe 
 fa fille , qui etoit d'une extreme beaute , & qu'il def- 
 tinoit , difoit-on , au fils du Grand - Turc ; qu'elle 
 etoit accoinpagnee de vingt-cinq autres femmes , 
 
 X iij
 
 3 16 HIST, DU CHEVALIER 
 
 qui venoient epoufer les plus grands feigneurs de 
 Farmee, & que leurs vaifieaux etoient charges de 
 rlchefTes immenfes. Lorfque nous fommes arrives a 
 Beaumont , continua un matelot Genois , on nous 
 apprit que 1'empereur grec a fait general de fes ar- 
 mees un diable de franqois qui gagne toutes les ba- 
 tailles j ils le nomment Tiran. II peut avoir du cou- 
 rage comjne on le dit, mais ma foi il porte-la un 
 vilain nom ; car Tiran (ignifie ufurpateur , ou pour 
 parler plus jufte, voleur ; & je crois pour moi , que 
 fes a&ions repondront toujours a Ton nom. Aufli 
 dit -on que dans une lettre qu'il ecrivoit au roi d'E- 
 gypte , contre lequel il n'a jamais ofe fe battre feul 
 a feul , il fe difoit amoureux de la fille de 1'empe- 
 reur ; vous verrez qu'il la feduira , il en fera autant 
 de 1'imperatrice , & puis il fera mourir 1'empereur 
 pour prendre fa place : car c'eft ainfi qu'en ufent 
 ces maudits fran<jois. Vous le verrez un jour empe- 
 reur , fi les Turcs & les chretiens le laiiTent vivre. 
 Ma foi, repondit Tiran , tu as raifon, tous les Fran- 
 cois ne valent rien , & celui-la fera encore pis que 
 tu ne dis. Puifque vous le connoiflez fi bien , & que 
 vous lui reflemblez fi peu , reprit le marinier , je 
 prie Dieu qu'il vous fafle obtenir tout ce que vous 
 defirez des dcmoifelles. Mais enfin, vous connoiffez 
 un grand traitre. Je jure par le bapteme que j'ai re- 
 91 , que (i je pouvois le prendre , comme fouvent 
 j'en ai pris plufieurs autres , je le pendrois moi-mcme
 
 TIRAN LE BLANC. 317 
 au grand mat du vaifleau. Des qu'on fut a terre , 
 Tiran lui donna un habit de foie , avec trente du- 
 cas & la liberte. On pent juger de 1'etat ou il fe 
 trouva , lorfqu'il fut que c'etoit a Tiran lui-mme 
 qu'il avoit parle ainfi ; il alia fe jetter a fes pieds , 
 mais Tiran lui pardonna & le renvoya , en difant 
 qu'il falloit donner aux mechans , arm qu'ils diflent 
 du bien de nous , ck aux bons , arm qu'ils n'en 
 diflent point de mal. 
 
 La prefence de Tiran toit necefTaire au camp , 
 fes ordres n'avoient point ete fuivis , & les Turcs 
 avoient remporte un leger avantage , par la faute du 
 marquis de Saint-Georges. Tiran remedia a tout , & 
 donna de nouvelles inftrucHons. II tint enfuite un 
 grand confeil, dans lequel il propofa d'attaquer la 
 flotte du Caraman. Elle etoit compofee de vingt- 
 trois gros vaifleaux , les meilleurs qu'euiTent les Ge- 
 nois, & de quelques batimens legers. La flotte des 
 Grecs n'etoit que de douze vaifleaux de guerre & 
 quatre galeres. L'entreprife paroiflbit temeraire ; Ti- 
 ran s'y determina cependant , malgre la repugnance 
 cles autres chefs. Ce pilote Genois auquel il avoit 
 donne la liberte , ck qui par reconnoiflance s'etoit 
 donne a lui , 1'avoit inflruit du inoyen qu'il devoit 
 fuivre pour difliper cette flotte. 
 
 A la fortie du confeil , Tiran donna orclre a Dio- 
 febo de lui choilir les deux mille plus braves gen- 
 darmes de 1'armee, & deux mille arbaletiers des 
 
 X iv
 
 3 2.8 HIST. D u CHEVALIER 
 
 plus hardis. Des plus braves , feigneur ! repondit 
 Diofebo ; & comment les diftinguer ? Ne le font-ils 
 pas tons egalement avant le combat? Vous n'en fa- 
 vez guere , dit Tiran ; faites fonner le boute-felie , 
 eoinme fi les ennemis s'approchoient , & lorfque 
 vos troupes auront pris les armes, examinez les epe- 
 rons des gendarmes , & regardez comme des laci:es 
 tons ceux dont les eperons feront rnal attaches ; 
 comptez que tous ceux -la ne fe font armes qu'en 
 tremblant. Le prieur de faint-Jean , avec fes che^ 
 valiers , vint dans ce moment joindre Tiran , 6k lui 
 Fernanda d'etre de la partie. Us fe rendirent au port 
 de Tranlimene , avec les troupes deftinees a 1'ex- 
 pedhion. De la Tiran envoya deux galeres au large, 
 ?vec ordre , 1'une de s'attacher au vaifieau du roi 
 de Cararnanie , fans jamais 1'abandonner , Tautre de 
 lui donner des nouvelles de la flotte infidelle. 
 
 II etoit environ 1'heure de vepres , lorfqu'une des 
 galeres revint a rames & a voiles , pour 1'avertir 
 (Je 1'arrivee des ennemis , & un moment apre-s , leur 
 (lotte parut a la vue du port. Elle etoit d'une grande 
 magnificence , fur-tout le vaiffeau du roi de Cara-* 
 manie ; fes voiles etoient de couleur de feu , avec 
 fes armes en broderie ; les cordages etoient de foie , 
 & fa pouppe etoit toute couverte de brocard d'or. 
 Le vai/Teau du general fortit du port le premier. Les 
 ; Turcs le virent paroitre avec beaucoup de joie, en 
 criant que celui-la etoit deja a eux, Lc roi de Ca-
 
 TIRAN LE BLANC. 319 
 
 nmanie fit monter fa fille & les autres dames fur le 
 pont , pour leur montrer le vaiffeau qu'ils alloient 
 prendre. Pen de terns apres , celui du feigneur de 
 la Pantelerie parut , fuivi d'un autre que cominan- 
 doit le due de Mefline. La joie des Turcs & des 
 Genois redoubla a cet afpecl:. Le roi de Caramanie 
 dit a fa fille : Choiiis de ces vaifTeaux celui que tu 
 aimeras le mieux, je te le donne. Elle demanda ce- 
 lui qu'elle avoit vu paroitre le premier , & il le lui 
 promit. Le navire du feigneur d'Agramont preceda 
 celui d'Hyppolite. Enfin le bon prieur de S. Jean, 
 qui faifoit I'arriere - garde , fortit prefque a la nuit 
 fermee. 
 
 Les Genois furent fort etonnes de voir douze gros 
 vairTeaux. Cependant on fit fortir du port toutes les 
 pinafles , les chaloupes des vaifleaux & les barques 
 des pccheurs , nuxquelles on avoit attache une rame 
 qui portoit un fanal qu'elles allumerent des que ce^ 
 lui du general parut. Tons ces feux reunis repre- 
 fentoient une arme'e de foixante & quatorze navires, 
 Les ennemis s'imaginant que la flotte des Grecs etoit 
 en efFet aufli nombreufe qu'elle leur paroiiibit , ne 
 douterent point que Tarmee de Rhodes & celle de 
 Sicile ne fuffent venues au fecours de 1'empereur. 
 Us refolurent done de prendre le parti de la ruite & 
 de retourner en Turquie , plutot que de rifquer un 
 combat fi inegal. Un des vaiffeaux Genois leva trois 
 fois un fanal. A ce fignal toute la flotte des infideles
 
 330 HIST. DU CHE VALUER 
 
 vira de bord , faifant force de voiles , & fe difper- 
 fa ; mais la galere de Tiran ne perdit pas un moment 
 de vue le vaiffeau du roi de Caramanie , qui fit route 
 clu cote de Chypre , pour tacher de gagner de la 
 Alexandrie. Le vaiffeau avoit un fanal a fa pouppe, 
 ck Tiran fuivit ce vaiffeau avec fa galere. 
 
 Le lendemain au point du jour le general n'ap- 
 per^ut en mer aucun de fes vaiffeaux , mais il fe 
 trouva en vue de celui que montoit le roi de Ca- 
 ramanie. II le joignit fur le midi , 6k les deux na- 
 vires s'accrocherent de fac^on que , quand meme ils 
 1'auroient voulu , il ne leur cut pas ete poflible de 
 fe feparer. Alors le combat devint fi terrible , qu'a- 
 peine pouvoit-on manoeuvrer de part 6k d'autre. II 
 dura a plufieurs reprifes pendant le refte du jour , 
 toute la nuit fuivante , 6k le lendemain jufqu'au fo- 
 leil couchant. Dans cet intervalle il fe donna vingt- 
 fept combats entre ces deux vaiffeaux. Enfin le roi 
 de Caramanie voyant les chretiens deja fur fon bord, 
 ck le nombre de fes gens infiniment diminue , fit 
 apporter fur le pont le coffre ou Targent & les 
 pierreries etoient renfermes. En meme terns il fit 
 habiller fa fille de brocard d'or , & 1'attachant par 
 le cou avec une corde d'or a ce meVne coffre , il la 
 precipita dans la mer avec toutes les autres dames 
 qui Pavoient fuivie. Apres cette funefte execution , 
 il abandonna le combat , & fe retira avec le roi de 
 1'Inde fuperieure, dans la chambre que fa. fille avoit
 
 TIRAN LE BLANC. 331 
 
 occupee. La ils fe jetterent fur un lit , & fe cou- 
 vrirent la tete pour attendre la mort. Tiran , maitre 
 du vaifieau , leur envoya un gentilhomme pour les 
 prier de monter fur le pont. Ils obeirent a regret, 
 fur -tout le roi de Caramanie, ck parurent devant 
 le general , qui leur rendit les refpe&s dus a leur 
 rang , & fe leva pour les recevoir , quoiqu'il rut 
 fort incommode d'une bleflure qu'il avoit rec^ue a 
 la cuiffe. II les obligea enfuite a paffer fur fon vaif- 
 feau , ce qu'ils firent avec un extreme chagrin. 
 
 Des que Tiran eut raffemble le pen de gens qui 
 reftoient , il init a la voile. De memoire d'homme il 
 ne s'etoit jamais clonne un auffi terrible combat fur 
 mer. A 1'exception des deux rois , tout avoit peri 
 du cote des Turcs ; a 1'egarcl des chretiens , de cinq 
 cens' homines qu'ils etoient fur le vaiffeau , il n'en 
 refta que cinquante-quatre , dont feize etoient blef- 
 fes. Enfin Tiran fe fignala egalement fur mer comme 
 il avoit fait fur terre. A la nouvelle de cet acci- 
 dent , la douleur du fultan & la confternation des 
 Turcs furent extremes. Mais leur admiration ne fut 
 pas moindre , en penfant qu'un feul chevalier etran- 
 ger pouvoit remporter de fi grands avantages. Apres 
 cette vi&oire , le general rentra dans le port , oil 
 tous fes gens fe rendirent Tun apres 1'autre avec leurs 
 prifes , au nombre de dix-huit vaifTeaux charges de 
 richeffes immenfes. Hyppolite fe diftingua fort en 
 cette occaHon , & a 1'cxemple de fon rnaitre , il
 
 33* HIST, DU CHEVALIER 
 
 devint par la fuite un des chevaliers les plus ac- 
 complis de Ton fiecle. 
 
 Cependant le feigneur de Malvoifin , inftruit de 
 ce dernier fucces , monta a cheval pour venir en 
 feliciter Tiran , apres avoir envoye porter ces heu- 
 reufes nouvelles a Conflantinople & au camp. Dans 
 cette entrevue il confeilla au general de prefenter 
 lui-meVne les prifonniers qu'il avoit faits. Tiran le 
 (iefiroit avec ardeur , afin d'avoir une occafion de 
 jouir de la vue de fa belle princefle. II mit a la voile 
 des que le vent lui permit de partir , accompagne 
 de tous ceux qui Pavoient fuivi dans cette derniere 
 expedition , & arriva en tres-peu de terns a la vue 
 de Conflantinople. On avertit aufli-tot 1'empereur 
 que le general paroiffoit avec 1'armee navale. Ce 
 prince ne fachant quels honneurs lui rendre , or- 
 donna que Ton conftruisit un pont de quatrevingt- 
 dix pas de longueur, & qu'on le couvrit de fu- 
 perbes tapis. Enfuite il fit dreffer dans la grande 
 place un echafaud tres-eleve, couvert de brocard 
 ci'or 6k d'etofFes de foie , fur lequel il fe pla^a avec 
 rimperatrice , la princefle , & toutes les dames de 
 Ja cour & de la ville. Enfin il fit etendre depuis le 
 pont jufqu'a Techafaud des pieces de velours cra- 
 fnoifi, afin que le general ne marchat point a terre. 
 
 Tiran debarqua au milieu des cris de joie & des 
 applaudiflemens de la capitale. II avoit a fa droite le 
 roi de Caramanie , & celui de 1'Inde fuperieure a
 
 TIRAN LE BLANC. 333 
 
 fa gauche. Les barons de Tempire le precedoient , 
 & tout le peuple 1'environnoit , en lui donnant mille 
 benedi&ions , comme a un homme envoye du ciel 
 pour etre Ton liberateur. Le clerge vint auffi le re- 
 cevoir en proceflion. Avec ce cortege il arriva a 1'e- 
 chafaud, ou il monta. La il fe mit a genoux devant 
 1'empereur , & lui baifa la main. II dit enfuite au roi 
 de Caramanie de faire de mme ; mais celui-ci re- 
 pondit fieremeiit qu'il n'en feroit rien. Chien , fils de 
 chien , reprit Tiran en le frappant de fon gantelet fur 
 la tete , tu la baiferas ; & non - feulement la main , 
 mais encore les pieds. Je le ferai par force, repliqua 
 le prince infidele ; mais je jure par Mahomet notre 
 faint prophete , & par ma barbe , que fi jamais je 
 fuis en liberte , je te ferai baifer les pieds de mes ef- 
 claves noirs. L'empereur irrite de fa reMance , le 
 fit prendre fur le champ , & ordonna qu'on Tenfer- 
 mat dans une cage de fer. A 1'egard du roi de 1'Inde, 
 fon compagnon , comme il vit qu*il n'avoit d'autre 
 parti a prendre que celui de la foumirlion , il fe mit 
 a genoux de bonne grace, & baifa la main & les pieds 
 de Tempereur; aufli ne lui fit -on aucune peine. 
 
 L'empereur defcendit enfuite de Fechafaud , fuivi 
 de tous ceux qui Taccompagnoient , pour fe rendre 
 a fainte Sophie & rendre graces a Dieu de la viftoire 
 qu'il avoit remportee. Le general donnoit le bras a 
 1'imperatrice , qui charmee de tout ce qui lui arrivoit 
 d'heureux , lui dit: Vous Ites 1'homme du monde qui
 
 334 HIST. DU CHEVALIER 
 
 jouifTez de la plus haute reputation; car independam- 
 ment de ce que vous avez fait auparavant , vous ve- 
 nez de vaincre deux grands rois , & vous avez don- 
 ne de grandes preuves de votre valeur & de votre 
 efprit. Quels eloges ne meritent point de (i belles ac- 
 tions ! Je voudrois qu'un chevalier tel que vous fut 
 venu dans 1'empire d'Allemagne , lorfque mon pere 
 etoit empereur de Rome. J'etois alors demandee par 
 mille amans ; & fi je vou~ avois vu , je vous aurois 
 prefe're a tous. Mais a-prefent je fuis vieille , & je 
 n'ai plus d'efperance a former. Cette converfation 
 les conduilit jufqu'au palais, ou la princeffe, qui n'en 
 avoit pas perdu un mot , rit de bon coeur avec Tiran 
 des douceurs que la bonne femme lui avoit dites. 
 
 Au retour, 1'empereur demanda au general com- 
 ment il fe trouvoit de fes bleflures. Tiran lui repon- 
 dit qu'il avoit un peu de fievre. En meme terns il fe 
 retira a Pappartement qu'on lui avoit prepare, ou les 
 medecins de Tempereur le vifiterent. Us lui defendi- 
 rent de fortir du lit , s'il ne vouloit pas demeurer ef- 
 tropie d'un bras. Tiran fuivit leur confeil. II etoit vi- 
 fite foir ck matin par l'empereur, Timperatrice & la 
 princeffe ; la veuve Repofee ne 1'abandonna pas non- 
 plus (fun inftant pendant toute fa maladie, plus par 
 amour que par aucun autre motif. On verra par la 
 fuite de cette hiftoire , que cette paffion caufa bien des 
 traverfes a Tiran & a Carmerine dans leurs amours. 
 Fin Je la Jeconde Partie,
 
 I S T 
 
 17 
 JL/ 
 
 TIRANLE BLANC. 
 
 TROISIEME PARTI E. 
 
 A END ANT que Tiran fe retabliflbit de fes bleffures, 
 1'empereur re^ut une lettre que 1'armee des chretiens 
 ecrivoit au general. Elle etoit con^ue en ces termes : 
 O la meilleure epee qui foit au monde , ton 
 courage eft connu de Dieu & de toute la terre. 
 Nous craignons qu'il ne nous arrive quelque de- 
 faftre dans notre camp , nous te conjurons de 
 venir promptement a notre fecours. Apres Dieu 
 c'eft toi que nous invoquons ; notre falut depend 
 de ton retour. Notre attachement pour ta per-
 
 3 3 6 HIST. DU CHEVALIER. 
 
 fonne eft extr&ns; li tu te laifles fiechir a nos 
 prieres, puiffe cj que tu aimes avoir pitie de toi, 
 & ne te rien ref.ifer de tout ce que tu lui de~ 
 manderas . 
 
 II en falloit moins a 1'empereur pour lui faire com- 
 prendre I'affreux etat oil fon armee etoit reduite, 
 Cependant il demeura trois jours fans remettre la 
 lettre a Tiran , ne fachant s'il ne feroit pas mieux 
 d'attendre qu'il fut retabli. II la remit a Carmefine , 
 afin qu'elle Tengageat a hater ion depart. 
 
 La princefle s'etant rendue chez Tiran , lui dit 
 en 1'abordant : Fleur qui brillez panni les plus belies, 
 voyez combien tous nos foldats vous defirent , &c 
 comment ils s'ecrient , ou eft ce brave chevalier ? 
 oil eft ce vainqueur des batailles ? nous n'avons d'ef- 
 perance que dans fon retour. Voici la lettre qu'ils 
 vous ecrivent ; elle eft adreflee au meilleur dc tous 
 les chevaliers , ce ne pent etre qu'a vous. Tiran prit 
 la lettre , la Kit , 6c la montra a I'imperatrice & a 
 tous ceux qui 1'accompagnoient. Si vous vouliez , 
 brave chevalier, lui dit alors la princefTe , fi vous 
 vouliez vous rendre au camp , votre afpeft feul fe- 
 roit trembler nos ennemis , & leur defaite ferok 
 afluree. Si vous refufez de partir pour i'amour de 
 nous , faites-le du moins pour la fatisfa&ion de votre 
 courage. Tiran lui repondit : Madame , les prieres 
 de votre altefle & celles de 1'empereur font des 
 ordres precis. Commandez feulement, & je fuis pret, 
 
 s'il
 
 TlRANLE BLANC. 357 
 
 'il le faut , a donner ma vie* Ayez done la borne 
 de dire a 1'empereur , que pour fon fervice & le 
 votre , je feral* tout ce qui dependra de moi , rant 
 que je refpirerai. II prit alors une des mains de la 
 princeflTe , & lui fit une efpece de violence pour la 
 baifer. 
 
 L'impe'ratrice , apres cette converfation , fe leva , 
 ayant un pfeautier a la main , & fat dans un coin 
 de la chambre dire fon office avec une demoifelle, 
 qui lui repondoit. La pi'incefle demeura avec Tiran^ 
 Stephanie , la veuve Repoiee & Plaifir de ma vie* 
 Tiran lui prenoit a tout moment la main & la bai- 
 foit. La princeffe ne put s'empecher de lui dire : 
 Je vois que plus je mets d'obftacles a vos defirs^ 
 plus ils augmentent. Je ne vous accorderai point ce 
 que vous voulez. L'on meprife aifement ce que Ton 
 obtient fans peine. Je vois , par la fa^on clont vous 
 me prenez les mains , que vous me defobeiriez vo- 
 lontiers. Avez-vous oublie que 1'imperatrice eft ici, 
 6k qu'elle peut nous votr ? Voulez- vous qu'elle vous 
 ordonne de laifler fa fille en repos , ck qu'elle nous 
 6te pour toujours la liberte de nous parler ? Je vois 
 que la priere que je vous fais de la part de mon 
 pere deplait a votre amour ; mais fongez que cet 
 amour meme demande de vous le facrifice de votre 
 contentement a votre gloire & au falut de Fempe- 
 reur. Fant-il que je me jette a vos pieds pour vous 
 conjurer d'accorder a 1'empereur ce qu'il vous de- 
 Tome L Y
 
 338 HIST. DU CHEVALIER 
 mande ? Ah ! madame , repondit Tiran , croiroit-on 
 que ce foit le moyen de hater ma guerifon , que de 
 me priver de votre vue ? C'eft-elle feule qui peut 
 me faire vivre. Votre abfence eft pour moi le plus 
 cruel de tous les maux. Je ne connois de gloire & 
 de devoirs que ceux de mon amour. Je ne pretends 
 pas que vous renonciez a cet amour , repondit la 
 princeiTe ; mais il faut qu'il fe foumette aux loix de 
 1'honneur. Croyez-vous que votre abfence ne me foit 
 pas fenfible , & que la feule idee des perils ou la 
 guerre va vous expofer ne me faffe pas fremir ? 
 Helas ! que deviendrois-je fi je vous perdois ? Vous 
 feul faites mon bonheur; vous etes fans ceffe pre- 
 fent a mon efprit ; mes fonges memes vous offrent 
 fans ceffe a mon fouvenir. Je trouve tout en vous, 
 vous poffedez feul tout ce qui peut me plaire , & 
 il me femble que quand Dieu vous fit, j'etois la, & . 
 je lui difois : Seigneur , faites-le moi ainfi , car c'eft 
 ainii que je le veux. 
 
 Dans ce moment les medecins entrerent, 1'im- 
 peratrice qui venoit de finir fon office s'approchant 
 de Tiran f leur demanda quand il pourroit venir au 
 palais. Us lui reponclirent que ce feroit dans trois 
 ou quatre jours. Alors 1'imperatrice & les dames 
 etant forties pour le laiffer en liberte , quelle fut fon 
 affliction ! Pour la princeffe , lorfqu'elle fut arrivee 
 dans fa chambre , la converfation qu'elle venoit 
 d'avoir lui caufa un ferrement de cceur fi violent ,
 
 TIRAN LE BLANC. 339 
 
 qu'elle tomba evanouie. Toutes les dames jetterent 
 cle grands cris. L'empereur accourut prompfement ; 
 il fut extremement afflige de voir fa fille dans un 
 etat Ci trifte ; il fe jetta fur un lit , pendant que 
 Pimperatrice tenoit la tete de fa fille dans Ton gi- 
 ron , 6k poufToit des cris qui furent entendus dans 
 tout le palais ; Ton vifage 6k fes habits etoient mouil- 
 les de fes larmes. Un chevalier courut promptement 
 a la maifon de Tiran pour avertir les medecins ; il 
 leur dit tout bas de fe hater , qu'a peine ils retrou- 
 veroient la princeffe en vie. Les medecins couru- 
 rent au fecours de la belle Carmerme. L'amour 
 avoit d'abord fait imaginer a Tiran que les grands 
 cris qu'il entendoit venoient de quelque accident 
 arrive a la princefTe. A Tinftant il fe leve ck fe 
 tranfporte chez e!le ; il la trouva dans fon lit ck 
 .revenue de fon evanouiffement. L'empereur etoit 
 deja forti avec 1'imperatrice , 6k les medecins qui 
 craignoient les fuites de rinquietude qu'il avoit cue , 
 1'avoient fuivi. 
 
 Tiran, femblable a un homine qui fort d^un pro- 
 fond fommeil , s'approcha de la princeffe , 6k lui 
 dit : J'ai cru vous avoir perdue , ma princefTe, vous, 
 le feul bien qui puiffe me flatter ; je n'ai jamais 
 eprouve une telle douleur : Dites-moi , je vous fup- 
 plie , quel mal a fouffert votre alteffe ; (i je pouvois 
 le combattre , j'en jure par le bapteVne que j'ai recju , 
 il n'oferoit jamais vous attaquer. La bonte divine 
 
 Yij
 
 340 HIST. DU CHEVALIER 
 
 a pris pitie cle moi , tout pecheur que je fuis , elle 
 a exauce mes prieres , elle vous referve pour eVe 
 ma recompenfe. Anx cris que j'ai entendus , j'ai 
 d'abord penfe a votre altefle; mais je me fiattois que 
 vous auriez foin de me faire avertir. Vous ne Pa- 
 vez pas daigne. Qu'eft devenue cette bonte que 
 vous me temoigniez ? Vous fuis-je devenu odieux ? 
 Ah ! fi un pareil malheur me doit arriver , je prie 
 Dieu & fa tres-fainte mere de m'oter la vie avant 
 que j'en puifTe etre le temoin , pour me delivrer 
 du peril de perdre 1'ame avec le corps. Au nom 
 de Dieu , inftruifez-moi de mon fort. Mon cher 
 Tiran , lui repondit la princeffe , c'eft toi feul , 
 c'eft la penfee de ton amour qui a caufe tout mon 
 mal. Get amour agit fur moi plus que je ne le vou- 
 drois , pourquoi faut - il que nous ne le puiffions 
 tenir fecret jufques a des terns plus heureux ? Mais 
 helas ! puis-je t'impofer des loix que je ne puis ob- 
 ferver moi-meme ? Eh quel eft celui qui peut ren- 
 fermer du feu dans fon fein ? Tout ce que je te dis , 
 mon ame & mon coeur le penfent. Va done , je 
 te prie , trouver 1'empereur , afin qu'il ne fache 
 point que tu m'as vue avant lui. Enfuite elle mit fa 
 tete fbus la couverture de fon lit , & ordonnant a 
 Tiran d'y mettre la fienne , elle lui dit : Baife ma 
 gorge pour ma confolation & pour ton repos ; ce 
 qu'il fit de grand coeur. Apres qu'il lui eut en- 
 core baife les yeux ck le vifage ; Ton aime mieux ,
 
 T i R A N L E BLANC. 341 
 
 lui dit-elle, donner ces chofes-la que de les pof- 
 fecler. 
 
 Tiran fe retira penetre de fes faveurs. Lorfqu'il 
 parut dans la chambre de 1'empereur , les mede- 
 cins le blamerent de s'etre leve fans leur permiffion. 
 II repondit, qu'ayant appris avec quelle precipita- 
 tion & quelle inquietude 1'empereur etoit forti , il 
 fe feroit leye quand il auroit du lui en couter la 
 vie. J'etois inquiet de ma fille Carmefine , dit 1'em- 
 pereur ; inais heureufement elle eft retablie. Jugez 
 quel a du etre mon etat , n'ayant plus d'autre fille 
 qu'elle ; car la reine de Hongrie eft comme per- 
 due pour moi. Le ciel m'a conferve la vie en fau- 
 vant ma chere fille du trepas. Allez la voir , vous 
 ne fauriez douter du plaifir que vous lui ferez. L'en- 
 tretien roula enfuite fur differentes chofes , & les 
 medecins ordonnant a Tiran de s'en retourner , il 
 repondit qu'il ne pouvoit avoir de plus grand plai- 
 fir que d'etre aupres de 1'empereur , quand il fe 
 flattoit de lui ^tre utile. L*empereur le remercia 
 de la bonne volonte qu'il lui temoignoit , & en le 
 congediant , il lui dit encore de paffer chez Car- 
 mefine. 
 
 Tiran fut charme des confeils de 1'empereur , il 
 fouhaitoit bien plus d'etre ou on 1'envoyoit qu'au 
 lieu ou il etoit. Par malheur il trouva chez la prin- 
 cefTe 1'imperatrice , qui le vit arriver avec grand 
 plaifir , & lui parla beaucoup de fes bleflures. Tiran 
 
 Yiij
 
 HIST. DU CHEVALIER 
 voyant bien qu'il ne pourroit parler en liberte a !a 
 princeflfe , fortit , dans la crainte que les medecins 
 lie difTent a 1'empereur qu'il y avoit demeure trop 
 long-terns. L'aimable Stephanie le conduifit jufques 
 fur 1'efcalier , & lui dit en le quittant : Seigneur , 
 fecourez-moi , ou donnez-moi la morf ; rien n'ap- 
 proche des maux que je fouifre ; inais rien ne me 
 tourmente ccmme la crainte de me voir couverte 
 de home par les fuites d'une aclion qui n'a rien 
 de criminel. Je ne me repen.s pas de ce que j'ai 
 fait , inais je n'ai plus d'autre bien que mon amour 
 & le bonheur dont les fonges ou mon imagina- 
 tion me font jouir. Dites-moi,' je vous prie , ge- 
 neral , fi je ferai confolee de la douleur que j'e- 
 pronve. Le chevalier lui repondit : La bravoure ck 
 I'hal^ilete du connetable rendent a prefent fa pre- 
 fence abfolument neceflfaire au camp ; mais puifqre 
 la princeffe m'ordonne de joindre 1'armee , comme 
 vous 1'avez entendu , je vous promets que des que 
 j'y ferai arrive , je ferai tout ce qui fera poflible 
 pour vous le renvoyer. Stephanie fut tres-contente 
 de cette repcnfe. Tiran s'en alia chez lui , ou il 
 trouva les medecins qui Tattendoient. Us vifiterent 
 fes blefiures , qu'ils trouverent en fort mauvais etat , 
 car 1'amour qu'il reffentoit 1'avoit prodigieufement 
 echaurTe. 
 
 Tandis que les chretiens etoient an defcfpoir des 
 bleilures de Tiran , cV qu'ils ne comptoient fur au-
 
 T i R A N L E BLANC. 343 
 
 cun a vantage pendant Ton abfence , le foudan en- 
 voya des ambafladeurs au camp pour frailer avec 
 Tiran,de la paix ou de la guerre. On donna avis a 
 Fempereur de leur arrivee , il leur manda de venir 
 aupres de lui, en leur promettant toute la surete due 
 a leur caraftere. 
 
 Tiran commen^oit a fe mieux porter, tous les 
 jours il alloit au palais , & Ton ne parloit que de 
 fon depart , lorfque les ambaffadeurs arriverent a 
 Constantinople. Cette nouvelle le fufpendit. L'em- 
 pereur envoya les principaux de la ville & de fa 
 cour , une lieue au-devant d'eux pour les recevoir. 
 Le general alia jufqu'a la porte de la ville. Quand 
 Abdalla Salomon 1'apper^ut , quoiqu'il fut ambaffa- 
 deur du foudan , il mit pied a terre , & fe mettant a 
 genoux devant lui , il lui donna les plus grandes mar- 
 ques de refpeft , le remerciant de la liberte qu'il lui 
 avoit rendue. Le general le pria de remonter a che- 
 val ; ils furent enfemble trouver 1'empereur , qui les 
 requt avec d'autant plus de ceremonie , que le roi 
 d' Armenia , frere de celui de Caramanie , etoit du 
 nombre dss ambaffadeurs. Abdalla Salomon, comme 
 le plus favant d'entr'eux , fut charge de porter la pa- 
 role , ce qu'il fit en ces termes : 
 
 Seigneur , nous fommes envoyes a votre ma- 
 jefte de la part du terrible maitre du monde,le 
 feigneur des feigneurs qui profcfTcnt la loi de 
 Mahomet , le grand foudan de Babylone ; 6k de 
 
 Yiv
 
 344 HIST. DU CHEVALIER. 
 
 >3 la part du Grand-Turc , des fouverains de 1'Inde , 
 33 & des amres rois qui fe trouvent dans leur camp , 
 33 pour vous propofer trois chofes. Mais aupara- 
 33 vant ils m'ont charge de favoir de vos nouvel- 
 33 les , & de vous prefenter Jeurs faints. Le pre- 
 ss mier fujet de notre ambafiade , c'eft que Ton 
 93 faffe une tre've de trois mois par mer & par 
 33 terre. La feconde , c'eft que le brave general a 
 33 qui vous avez confie vos troupes , ayant par la 
 33 force de fon bras vaincu le roi de Caramanie , 
 33 & celui de 1'Inde , nous voulons favoir fi vous 
 ?> voulez , pour la ran^on du premier , que Ton 
 33 vous donne trois fois fon pefant d'or , & quand 
 33 les balances feront egales , nous les ferons pen- 
 33 cher a force de pierreries : pour le roi de 1'Inde, 
 >3 nous offrons fon poids du meme metal, & la 
 35 moitie au-dela. Le troifieme article , c'eft que fi 
 33 votre majefte veut faire une paix fincere, le fou- 
 33 dan lui demande fa fille Cannefine , a condition 
 33 que les males qui naitront de leur mariage feront 
 33 eleves dans la loi de Mahomet , & les filles dans 
 33 celle de J. C. en laifTant a la mere le libre exer- 
 33 cice de fa religion. Par ce moyen nous pouvons 
 33 terminer nos malheurs. Le foudan , en faveur de 
 33 ce mariage , rendra toutes les villes & les cha- 
 33 teaux dc Tempire , dont il s'efl empare , & fera 
 ?> non - feulement la paix avec votre majefte, mais 
 3 encore il vous defendra contre tous ceux qui vou- 
 w dront vous ?.ti-aqner .
 
 TlRAN LE BLANC. 345 
 
 L'empereur , apres avoir entendu les propofi- 
 tions , fe leva , & paflfa dans une autre chambre 
 avec le general & tons ceux qui compofoient fon 
 confeil. Ils convinreat unanimement qu'a caufe des 
 incommodites de Tiran, on accepteroit une treve de 
 trois mois. On fit entrer les ambaffadeurs pour leur 
 dire qu'en confideration du Soudan & du Grand-Turc 
 on acceptoit la treve de trois mois , & que Ton re- 
 flechiroit fur les autres articles. 
 
 La treve fut publiee de part & d'autre. L'empe- 
 renr conferoit fouvent avec fes confeillers , dont le 
 plus grand nombre etoit d'avis de faire le manage 
 de la princeffe , pour avoir une paix durable. On 
 juge facilement quelles devoient etre les alarmes de 
 Tiran. Un jour qu'il etoit dans la chambre de Car- 
 mefine , il ne put s'empecher de dire devant plu- 
 fieurs demoifelles : Que }e fins malheureux d'etre 
 venu ici ! Pourquoi ne pas mourir , puifque 1'empe- 
 reur & Ton confeil confpirent egalement centre une 
 princeffe fi accomplie , & qu'ils veulent la livrer a 
 un maure ennemi de Dieu ck de notre fainte reli- 
 gion ? Le ciel l'a-t-il formee avec tant de charmes 
 & tant de vertus , pour tre la proie d'un barbate? 
 O cruel ambaffadeur ! fi j'avois prevu tous les maux 
 que tu me caufes , je ne t'aurois aflurement pas 
 donne la liberte. O cruel Abdalla ! je veux que tu 
 faches par toi-meme quels font les maux que Fa- 
 mour fait fouffrir. Tu fais !e malheur de la princefle
 
 346 HIST. DU CHEVALIER 
 & le mien. Puis s'adreffant aux demoifelles : Dites- 
 moi, je vous conjure , leur dit-il, fi on fouffre plus 
 dans 1'abfence de ce que Ton aime , qu'en fa pre- 
 fence. Les defirs me brulent & m'enflamment a la 
 vue de la princeffe ; mais ce feu me conduit aux 
 larmes ; & fi je vois partir votre altefle , continua- 
 t-il en s'adreffant a elle , 1'etat auquel je ferai reduit 
 ne fe peut concevoir. Que pourrais-je faire autre 
 chofe que de mourir ? La princeffe lui repondit : 
 Tiran, fi tu peux difpofer de toi,n'ai-je pas la 
 meme autorite fur moi -mme ? Et comment peux- 
 tu croire que je me foumette a un maure , ni que 
 je le puiffe aimer, lui qui a autant de femmes qu'il 
 lui plait , fans en epoufer aucune , & que rien n'em- 
 pcche de les abandonner au premier caprice; moi 
 qui ai refufe tant de grands rois , qui m'ont de- 
 man dee? Si 1'empereur & fon confeil prennent cette 
 re'folution , ne crains pas de me voir balancer , je 
 fanrai leur refifter avec fermete. Que ton amour 
 eft foible , s'il a une autre idee de mon courage ! 
 Comptes fur ta Carmefine , elle faura fe conferver 
 pour toi ; elle faura defendre les droits de ton amour, 
 comme tu as defendu fes etats. Je te fais mon fei- 
 gneur ; commande , & j 'executerai tes ordres. L'em- 
 pereur vint troubler leur converfation ; fon arrivee 
 les emharrafla fi fort , qu'ils ne purent lui dire de 
 quoi ils s'entrefenoient. Tiran s'efant un pen remis , 
 lui dit cependant qeTils parloient des ambafladeurs ,
 
 TIRAN LE BLANC. 347 
 
 & de la folle hardiefTe avec laquelle ils avoient de- 
 mande la princefle en mariage pour un chien, fils 
 de chien, qui reniant le veritable Dieu tous les jours , 
 n'auroit que de mauvais precedes pour elle. Mais 
 fi par hafard il Pobtient , continua Tiran , & qu'il la 
 traite mal, qui pourra la defendre? A qui demande- 
 ra-t-elle du feCours ? Pour moi , lorfque j'y penfe je 
 repands des larmes de fang ; il me prend des fueurs 
 froides ; & -je vous avoue que j'aime mieux mourir 
 que de voir preferer un maure a tons les chevaliers 
 de la chretiente. 
 
 L'imperatrice approuva le difcours de Tiran , & 
 ajouta ces mots avec vivacite : Ces ambafladeurs 
 viennent ici pour nous infulter ; laiffez-les faire, 
 laifTez tenir a 1'empereur tons les confeils qu'il tient, 
 nous favons bien , ma fille & moi , le parti que nous 
 devons prendre ; & puifque vous e^tes de notre fen- 
 timent , genereux chevalier > rapportez vous -en a 
 moi. Si 1'on poufTe ma patience a bout, je vous 
 jure que ceux qui auront donne de mauvais confeils 
 s'en repentiront d'une faqon a epouvanter tous les 
 autres. Mais fi ce malheur arrivoit , il y a cent fa- 
 <^ons de mourir que je choifirois plutot que d'en 
 etre temoin. De plus, qui m'empecheroit d'aller avec 
 ma fille en pays etranger , ou nous pleurerions jour 
 6k nuit , puifque nous ne pourrions apporter de re- 
 mede a nos maux? Laiffons tous ces difcours, pour- 
 fuivit-elle ; ils m'affligent (i fort , que je ne puis
 
 3 48 HIST. DU CHEVALIER 
 parler. Mais enfin , brave general , vos fentimens 
 font dignes de la bonne chevalerie, & j'aimerois 
 mieux donner ma fille a un chevalier dont je con- 
 noitrois les fentimens , quelque pauvre qu'il fut, 
 qu'au maitre du monde qui auroit le coeur mal pla- 
 ce. Ne croyez done pas que rien puifle me feparer 
 d'elle , que je n'aie trouve un chevalier d'une ex- 
 treme valeur , occupe de fon bonneur & de celui 
 des fiens. La princefle lui dit : Mais madame , que 
 fert la hardiefle que vous fouhaitez a un bon che- 
 valier , fi elle n'eft pas accompagnee de prudence ? 
 II eft bien vrai que 1'une & 1'autre font fort eftimees 
 dans le monde ; mais la prudence eft plus utile aux 
 grands feigneurs que la hardiefTe. 
 
 L'empereur arriva dans cet endroit de leur con- 
 verfation ; il en demanda le fujet. Le general lui 
 dit : Seigneur , nous agitons une queftion qui merite 
 bien d'etre examinee. L'imperatrice dit , que fi elle 
 avoit un fils, elle aimeroit mieux qu'il eut la har- 
 diefTe en partage que toute autre qualite. La prin- 
 cefle convient que c'eft en effet une grande vertu 
 & fort a defirer ; mais qu'elle eftime plus la pru- 
 dence. C'eft a votre majefte a decider. L'empereur 
 leur repondit qu'il ne pouvoit le faire fans entendre 
 ks parties , & dit a la princefle de commencer. Elle 
 s'en defendit long -terns, ne voulant pas parler de- 
 vant rimperatrice fa mere ; mais enfin e!le obeit. 
 L'imperatrice parla enfuite en faveur du courage ,
 
 TIRAN LE BLANC. 349 
 
 & ne manqua pas de citer 1'exemple des grandes 
 chofes dont Tiran etoit venu a bout par fon cou- 
 rage. La princefle repliqua en faveur de la prudence. 
 Le bon empereur fut charme de 1'avoir entendue 
 raifonner (i bien. L'imperatrice repondit encore 
 quelque chofe a Tavantage du courage , & cita tout 
 ce que Ton dit fur le coeur & la fa^on dont il eft 
 place , pour preuve de Ton autorite. Enfuite elle 
 pria 1'empereur d'avoir la bonte de juger. II lui re- 
 pondit qu'on ne pouvoit pas mieux parler qu'elles 
 avoient fait 1'une & Tautre , fans rien oublier de 
 tout ce qui pouvoit etre a 1'avantage de leurs fen- 
 timens ; que le lendemain il leur rendroit reponfe 
 apres avoir entendu les chevaliers & les dodeurs. 
 Alors il fortit de la chambre , & pafTant dans une 
 autre , il aflembla un confeil de chevaliers & de 
 gens de loi , qui difputerent long - terns entre eux 
 fur le courage & fur la prudence , fans pouvoir s'ac- 
 corder. Enfin apres avoir fait compter les voix , & 
 ecrire 1'arret , 1'empereur parut le lendemain dans la 
 grande falle a 1'heure qu'il avoit indiquee. Toutes 
 les dames s'y trouverent. II fe pla^a fur la chaife 
 imperiale , Timperatrice a fes cotes , la princefle de- 
 vant lui , & tous les barons & les chevaliers fe pla- 
 cerent pour entendre le jugement que Ton alloit pro- 
 noncer. Quand on cut fait filence , 1'empereur or- 
 donna a fon chancelier de publier la decifion. Alors 
 le chancelier fe leva , mit un genou en terre, & lut :
 
 350 HIST. DU CHEVALIER 
 
 Au nomdu Pere , du Fils , 6k du Saint -Efprit. Nous, 
 Henri , par la grace de Dieu , empereur de Conf- 
 tantinople. Ayant entenda les raifons de part 6k 
 d'autre , fur la di pute qui s'eft elevee entre 1'impe- 
 ratrice 6k la princefte ma fille ; ayant la grandeur 
 de Dieu prefente a Fefprt , dans le defir de juger 
 avec equite. De 1'avis de la plus grande partie de 
 notre confeil, fans avoir aucun egard a l'amour que 
 nous avons pour chacune d'elles , mais dans la 
 feule vue de 1'equite 6k de rendre la juftice a qui 
 elle appartient. Sur ce, confiderant que la prudence 
 eft le plus grand prefent que Dieu ait fait aux hom- 
 mes , 6k qu'elle eft comme le foleil , de qui tous 
 les autres corps . empruntent leur eclat ; mais que 
 cependant il eft neceflaire d'avoir du courage , fans 
 quoi la prudence ne feroit d'aucune confideration. 
 Nous avons eftime qu'un chevalier qui joint la pru- 
 dence a la valeur eft accompli , 6k digne de la 
 royaute. C'eft pourquoi nous ordonnons a I'impe- 
 ratrice , qui a pris le parti du courage , de nommer 
 la prudence auparavant quand elle en parlera , 6k 
 que ce foit fans aucune aigreur , afin que la mere 
 ck la fille ne foient point defunies. Quand la fen- 
 tence flit lue , les parties lui donnerent des louan- 
 ges , &; prefque tous ceux qui etoient prefens di- 
 rent a 1'empereur que d'un bon arbre il en venoit 
 de bon fruit , 6k d'un bon chevalier un bon con- 
 feil. Les ambaftadeurs du foudan , les rois de Cara-
 
 TIRAN LE BLANC. 351 
 
 manie & de 1'Inde fuperieure fe trouverent a cette 
 lecture. L'empereur tint un confeil avec fon gene- 
 ral & les autres chevaliers , dans lequel il fut re- 
 folu que Ton feroit une grande fete , apres laquelle 
 on donneroit reponfe aux ambaffadeurs. L'empe- 
 reur donna le foin a Tiran d'ordonner des armes , 
 des danfes , & de tout ce qui pouvoit etre necef- 
 faire. Tiran fit publier la fete pour le quinzieme jour 
 fuivant. 
 
 Mais Stephanie voyant que tons les grands fei- 
 gneurs etoient revcnus a caufe de la treve , & que 
 le connetable demeuroit au camp , lui ecrivit une 
 lettre infiniment tendre , par laquelle elle le conju- 
 roit de venir la voir au plut6t. Le connetable lui 
 repondit fur le champ , en lui donnant toutes les 
 afTurances de fon amour & de fa reconnoiflance ; 
 mais que fon devoir le retenoit au camp, qu'il ne 
 pouvoit quitter fans conge , & qu'aufli-tot apres la 
 fete que Tempereur avoit fait publier , il feroit tout 
 fon poflible pour fe rendre aupres d'elle. L'ecuyer 
 qui lui avoit porte la lettre fe chargea de la re- 
 ponfe. A- fon retour a Conftantinople , il trouva 
 Stephanie qui s'entretenoit avec la princeffe. D'a- 
 bord qu'elle 1'apperqut elle fe leva & lui dit : Com- 
 ment fe porte ce que j*aime ? L'ecuyer , fans lui 
 repondre , fut baifer la main a la princeffe ; enfuite 
 lui en fit autant , & lui donna la lettre , qu'elle 
 leva vers le ciel , comme pour la lui offrir. Apres
 
 352- HIST. DU CHEVALIER 
 
 en avoir fait h left are , elles s'entretinrent fur le 
 chagrin qu'elle avoit de ce que le connetable ne fe- 
 roit point a la fete. 
 
 La veille da jour marque pour la celebrer, le 
 connetable vint a une lieue de la ville , & fe tint 
 cache tres-foigneufement. Stephanie ne vouloit pas 
 abfolument s'y trouver , puifque celui qu'elle ai- 
 moit ne devoit point y tre. La princefTe la pria 
 fi fort de 1'accompagner , en I'afTurant que fi el!e 
 ne venoit pas , elle n'y iroit pas non-plus , qu'elle 
 fut obligee de la fuivre. Quand les mefles furent 
 dites avec beaucoup d'appareil , on fut a la place du 
 marche , que Ton trouva couverte par le haut , de 
 draps rayes de blanc , de vert & de tanne. Les co- 
 tes etoient caches par des etoffes d'une grande ri- 
 chefTe. II y avoit des tables dreflees tout autour de 
 la place. Le cote deftine pour 1'empereur etoit beau- 
 coup plus riche , il etoit tendu de brocard d'or. 
 L'empereur fe mit au milieu de la table , & fit pla- 
 cer les ambafladeurs d'un cote , & de 1'autre 1'im- 
 peratrice & fa fille Carmefine. Les rois de Cara- 
 manie & de 1'Inde fuperieure mangerent a terre , 
 parce qu'ils etoient prifonniers : Toutes les demoi- 
 felles & les dames d'honneur occupoient des tables 
 a la droite de 1'empereur. Les dames de la ville 
 les fervoient. Stephanie etoit affife la premiere a 
 cette table , a la gauche de 1'empereur , & vis-a- 
 vis d'elle to us les dues & les grands feigneurs. On 
 
 avoit
 
 T IRAN LE BLANC. 35} 
 
 avoit drefle vinet-quatre buffets. Sur le premier oil 
 
 O ^ I 
 
 avoit place toutes les reliqr.es de la ville ; fur le fe- 
 cond , tout Tor des eglifes. II y en avoit dix autres 
 remplis de toutes fortes de corbeilles & de paniers 
 d'argent , que Ton avoit tires du trefor , &t qui tons 
 etoient remplis de monnoie d'or. Dans les autres il 
 y avoit des coupes d'or & des pierres precieufes , 
 des plats & des falieres de vermeil ; car tout ce 
 qui e'toit blanc fervoit fur les tables. Tout 1'argent 
 rhonnoye etoit dans des vafes au pied des buffets $ 
 chacun defquels etoit garde par trois chevaliers , 
 auxquels Tiran en avoit confie le foin. Les cheva- 
 liers etoient vetus de robes de brocard tramantes 
 jufqu'a terre , avec une baguette d'argent a la main. 
 En un mot, 1'empereur montra ce jour-la de tres- 
 grandes richeflfes. Dans 1'efpace renferme pour les 
 tables , etoit une lice preparee pour les joutes. Le 
 general , le due de Pe'ra & le due de Sinopoli etoient 
 ce ]our-la les tenans. On commen^a les joutes pen- 
 dant le repas. Le due de Pera parut le premier 
 avec des paremens de brocard d'or d'Alexandrie^ 
 Le due de Sinopoli les portoit egalement de bro- 
 card , mais ils etoient verds & gris ; Tiran les avoit 
 {implement de velours verd ; mais couverts de du- 
 cats pendans , chaque ducat en valoit plus de tren- 
 te , de fac^on que fes paremens etoient d'un grand 
 pnx. 
 
 Un des jours de la fete^ Tiran vmt a la ports 
 Tome /. Z
 
 354 HIST. DU CHEVALIER 
 
 de la princefle, il y trouva plaifir de ma vie, a 
 laquelle il demanda ce que faifoit fa maitrefle ? 
 Elle repondit : Pourquoi voulez-vous le favoir ? Si 
 vous etiez venu plutot vous Pauriez trouvee dans 
 fon lit , & fi vous 1'aviez vue comme moi , vous 
 eufliez goute la gloire du paradis. Si vous voulez, 
 continua-t-elle , vous la trouverez qui vient de pren- 
 dre fa robe , & qui va fe peigner ; car nous autres 
 nous nous grattons la tete quand les talons nous de- 
 mangent. Mais a propos , pourquoi n'avez-vous 
 pas mon Hyppolite avec vous ? Je le vois fouvent 
 
 trifle , & cela m'sfflige La princefle eft - elle 
 
 fcule , dit Tiran? N'y a-t-il ni efpions , ni enne- 
 mis ? Puis-je entrer fans peril ? demoifelle , je vous 
 demande aide & confeil. Entrez fans rieri craihdre , 
 repondit Plaifir de ma vie. Fiez-vous a moi, je 
 courrois autant de rifque que vous , s'il y avoit 
 quelque chofe a craindre ; je connois les fentimens 
 de la princefle , elle ne veut pas que votre amour 
 demeure toujours fans recompenfe ; ck pour moi j'ai 
 tant de pitie de ce que vous fouffrez , que je ferai 
 toujours prete a vous affifter. Tiran entra dans la 
 chambre , cV trouva la princefle qui rattachoit fes 
 beaux cheveux. Elle lui dit en le voyant : Qui t'a 
 donne permiflion d'entrer ici fans mon confente- 
 ment ? Si 1'empereur vient a le favoir , il ne te par- 
 donnera pas ta temerite. Va-t-en , je t'en conjure. 
 Tiran ne s'embarraflant pas de ces paroles , s 'appro-
 
 TIRAN LE BLANC. 355 
 
 cha d'elle , 6k la prenant dans fes bras , lui baifa 
 mille fois les yeux , la bouche & la gorge. Les de- 
 moifelles voyant que Tirart jouoit ainfi avec la 
 princefTe , etoient attentives autour d'eux fans re- 
 muer ; mais quand il vouloit fe fervir de fes mains , 
 elles venoient toutes au fecours de leur maitreffe ; 
 elles entendirent venir 1'iniperatnce : mais Tiran &t 
 la princefle n'etoient occupes que d'eux feuls dans 
 le monde. Quand 1'imperatrice fut precife'ment a la 
 porte , Tiran fe jetta par terre & les filles mirent 
 flir lui tons les habits qu 'elles trouverent. La prin- 
 ceffe s'affit fur lui en fe peignant, fans faire fem- 
 blant de rien. L'imperatrice fe mit a c6te d'elle, & 
 peu s'en fallut qu'elle ne s'afsit fur la tete de Ti- 
 ran. Elles s'entretinrent des fetes , & demeurerent 
 en cet etat jufques a ce qu'une dcmoifelle apporta 
 les heures de Timperatrice , qui s'en alia les dire 
 dans un coin de la chambre. La princeiTe ne fe re- 
 mua point , dans la crainte que fa mere ne s'ap- 
 perqut de quelque chofe; mais quand elle cut acheve 
 de fe peigner , elle pafla la main fous la robe qui 
 le couvroit , & carreflbit fon cher Tiran , qui lui 
 baifoit la main. Enfin pour fortir de cet embarras , 
 toutes les demoifelles fe mirent devant 1'impera- 
 trice , & fans faire le moindre bruit , Tiran fe leva 
 & s'en alia avec le peigne de la princeiTe qu'il lui 
 avoit pns. 
 
 Quand il fut hors de fa chambre , il fe crut en 
 
 Zij
 
 356 HIST. DU CHEVALIER 
 
 surete; mais a 1'inftant il apperqut Fempereur qui 
 venoit chez la princefie avec un feul valet de cham- 
 bre. II retourna promptement fur fes pas , & dit a 
 la princefle : Que ferez-vous de moi ? Voici 1'em- 
 pereur qui vient. Que je fuis malheureufe ! lui re- 
 pondit-elle , nous evitons un inconvenient pour tom- 
 ber dans un autre. Je vous le difois bien que vous 
 preniez mal votre terns. Auffi-tot elle fit remettre les 
 demoifelles devant 1'imperatrice , & fit pafler Tiran 
 derriere elles pour gagner une autre chambre. La il 
 fe mit par terre , & on le couvrit de plufieurs mate- 
 lats , afin de le cacher aux yeux de Tempereur , qui 
 fouvent entroit dans cette piece. 
 
 L'empereur demeura chez fa fille jufques a ce 
 qu'elle fut coefFee ; apres quoi 1'imperatrice ayant 
 fini fon orifice , il fortit avec elle , fuivi de toutes 
 les demoifelles , pour aller a la mefle. Quand elles 
 furent toutes forties , la princefle demanda fes gants , 
 & dit qu'elle les avoit mis dans un endroit ou nulle 
 autre qu'elle ne les pourroit trouver. Par ce moyen 
 elle entra dans la chambre ou etoit Tiran ck le de- 
 gagea. Tiran fe leva , prit la belle Carmefine dans 
 fes bras , la porta par la chambre , & la baifant 
 mille fois , il fe recrioit fur les charmes de fon 
 corps & de fon efprit , & qu'il ne s'etonnoit pas 
 que le fultan eiit tant d'envie de la pofTeder. Elle 
 lui repondit que l'amour lui faifoit illufion fur fa 
 beaute ; que lorfqu'on'aimoit bien , on vouloit en-
 
 TIRAN LE BLANC. 357 
 
 core plus aimer ; & que 1'amant genereux fe con- 
 tentoit de la vue. Merite done toujours de con- 
 ferver ta reputation , ajouta-t-elle , autrement tu 
 feras plus cruel que Neron. Baife-moi , & laiffe- 
 moi aller trouver 1'empereur qui m'attend. Tiran 
 n'eut pas le terns de lui repondre ni de rien faire 
 de plus , car les demoifelles defendoient leur mai- 
 treffe , dans la crainte qu'elle ne fut decoefTee ; mais 
 voyant que la princefTe s'eloignoit & qu'il ne la pou- 
 voit plus toucher avec les mains , il etendit la jambe , 
 la gliffa fous les jupes , & porta le pied jufques au 
 lieu dont on lui avoit defendu Fapproche ; alors la 
 princeffe fortit & fut trouver 1'empereur , & la veuve 
 Repofee fit fortir Tiran par la porte du jardin, fans 
 que pcrfonne 1'apper^ut. 
 
 A peine Tiran fut arrive dans fa chambre , qu'il 
 quitta le bas & le foulier qui avoient eu le bon- 
 heur de toucher la princeffe , il les fit richement 
 broder avec des perles & des rubis qui valoient plus 
 de vingt-cinq mille ducats , & les mit le jour indi- 
 que pour les joutes , mais fans aucune armure a 
 cette jambe ; il avoit pour cimier , au-deflus de fon 
 armet , quatre petites colonnes d'or qui portoient 
 un faint Graal , pareil a celui que conquit GalaiTe 
 le bon chevalier ; au-deffus etoit le peigne que la 
 princeffe lui avoit donne , avec ce mot ecrit , que 
 tout le monde ne pouvoit pas lire , point de vcrtu qui 
 ne foit en elle, 
 
 Z iij
 
 3 5 8 HIST. DU CHEVALIER 
 
 Au milieu de la lice etoit un fuperbe echafaud 
 convert de brocard , & au milieu de cet echafaud 
 un fauteuil plus fuperbe encore , pofe fur un pivot; 
 la fage Sybille y etoit aflife magnifiquement paree , 
 elle tournoit continuellement , de faqon que tout 
 le monde pouvoit la voir ; les deciles etoient aflifes 
 a fes pieds , le vifage convert , parce qu'au fenti- 
 ment des payens elles avoient des corps celeftes. 
 Avitour des deeffes on avoit place les fcmmes qui 
 avoient bien aime , comme la reine Genievre qu* 
 avoit aime Lancelot ; la reine Yfeult , maitrefle de 
 Triftan de Leonois , Penelope , Helene , Brifeis , 
 Medee , Didon , Dejanire , Ariane , Phedre, & plu- 
 fieurs autres qui finirent par etre trompees dans leurs 
 amours ; elles avoient toutes un fouet a la main. Les 
 chevaliers qui etoient renverfes par terre du pre- 
 mier coup , on les conduifoit fur 1'echafaud , & la 
 fage Sybille les condamnoit a la mort , en leur di- 
 fant qu'ils avoient ete des amans perficles. Mais les 
 autres deefles fe mettant a genoux , obtenoient que 
 cette peine fut changee en celle du fouet. Alors'on 
 defarmoit publiquement le chevalier, apres quoi elles 
 le frappoient de toutes leurs forces , en le faifant def- 
 cendre de 1'echafaud. 
 
 Ceux qui devoient jouter entrerent dans la lice 
 avant le jour. On ne laiffoit jouter que ceux qui 
 avoient des paremens de foie ou de brocard , brodes 
 de brillans d'or & d'argent, Le comietable , averti
 
 TIRAN LE BLANC. 359 
 
 cle la fte , avoit prepare tout ce qui lui etoit ne'- 
 ceflaire pour y venir fans e^tre connu. Au milieu 
 du diner de I'empereur , il entra dans la grande 
 falle , vctu de la forte : fes paremens etoient de deux 
 couleurs , vine partie de brocard & le fond cramoifi, 
 1'autre de damas violet , brode d'epics qui etoient 
 formes par de grofTes perles, & dont les tiges etoient 
 d'or. Son armet etoit couvert de la meme etoffe. 
 II marchoit a la tete de trente gentilshommes qui 
 portoient un manteau cramoifi double moitie de 
 martres zibelines , & moitie d'hermines. Les deux 
 chevaliers qui raccompagnoient avoient des robes 
 de brocard. Toute la fuite avoit le vifage couvert 
 de chaperons que Ton porte a cheval. II avoit avec 
 lui fix trompettes , & il fuivoit une demoifelle 
 magnifiquement paree , qui portoit une chame d'ar- 
 gent qu'elle tenoit d'un bout , & qui de 1'autre etoit 
 attache au cou du grand connetable. II menoit avec 
 lui douze mulcts , dont les bats etoient cramoifis , & 
 les fangles recouvertes de foie de la meme couleur : 
 1'un portoit fon lit , un autre etoit charge d'une 
 groife lance couverte de brocard ; il y en avoit fix 
 portees avec la meme cere'monie. Enfin , avec fes 
 mulcts charges de fon equipage , il fit le tour de 
 la lice. II falua profondement 1'empereur , aufli bien 
 que tous ceux devant lefquels il paffa. L'empereur 
 leur voyant a tous le vifage couvert , envoya de- 
 mancler le nom de ce chevalier fameux. On lui re- 
 
 Ziv
 
 360 HIST. DU CHEVALIER 
 
 pondit que c'etoit un chevalier qui cherchoit les 
 ^ventures, fans vouloir dire autre chofe. Puifqu'il 
 ne vent pas fe nommer , dit 1'empereur a celui qu'il 
 avoit charge de la commiflion , c'eft un bon prifon- 
 nier d'amour. Va demander , continua-t-il , a la de- 
 inoifelle qui le tient enchaine , quel eft 1'amour 
 qui Fa foumis. Si elle ne te repond rien , lis ce que 
 le chevalier porte fur fon houclier. Le valet de 
 chambre ayant apporte pour toute reponfe , que 
 le fort du chevalier venoit d'une demoifelle qui 
 1'avoit reduit a ce point en confentant a fa volonte, 
 Mais as-rtu lu , lui demands 1'empereur , ce qu'il y 
 a d'ecrit fur fon bouclier ? Seigneur , lui repondit- 
 il , il y a en efpagnol & en franc^ois : Maudit foit 
 Tumour qui me Fa fait fi belle , s'il ne la rend fenii-. 
 ble a mes peines, 
 
 Le connetable etoit deja dans la lice avec la lance 
 fur la cuifle , demandant avec qui il jouteroit ? On 
 lui repondit que ce feroit avec le due de Sinopoli, 
 II? firent plufieurs belles courfes ; a la quatrieme le 
 connetable le rencontra fi vigoureufement , qu'il le 
 fit fauter de la felle par terre , d'ou il fut conduit 
 fur Fechafaud, condamne par la Sybille , 6k fouette 
 par les dames comme trompeur en amour. Cette 
 ceremonie etant achevee , le connetable recom- 
 menc^a a counr contre le due de Pera, qu'il ren^ 
 Contra dans la vifiere a la deuxieme courfe , &c le 
 renverfa lui 6c fon cheval. Quel chercbeur d'aven^
 
 TIRANLE BLANC. 361 
 
 tures ! dit Tiran ; il a deja abattu mes deux meilleui $. 
 amis. II monta fur le champ a cheval , prit fon 
 armet & vint dans la lice avec une groffe lance. 
 Pendant ce terns on porta le due , qui avoir repris 
 fes efprits , a 1'echafaud de la fage Sybille ; il lui ar- 
 riva la meme chofe qu'au due de Sinopoli. Quand 
 le connetable fut que Tiran s'etoit mis fur la lice, 
 il dit qu'il ne vouloit plus jouter. Les juges decla- 
 rerent qu'il devoit faire les douze carrieres , comma 
 on etoit convenu. Les dames & tons les fpe&ateurs 
 rioient de ce que le chevalier inconnu avoit rei~n 
 verfe les deux dues. Attendez , leur dit I'empe- 
 reur , il fe pourroit bien faire qu'il renverfat aufli 
 notre general. C'eft ce qu'il ne fera pas , reprit la 
 princeffe , la fainte Trinite le garantira de ce mal- 
 heur, & s'il le fait tomber de cheval , il pourra 
 bien fe dire un chevalier de bonne aventure. Sur 
 mon Dieu , repondit I'empereur , je n'ai point vu 
 de mon terns abattre deux dues en deux carrieres , 
 & fe trouver en auffi bonne difpofition que ce 
 chevalier ; car enfin , aucun des miens n'en pent 
 faire autant ; il faut que ce foit quelque roi ou fils 
 de roi. Je meurs d'envie de favoir fon nom ; car 
 je crains qu'il ne s'en aille fans nous le dire , pour 
 ne pas faire de peine aux deux dues. II ordpnna 
 done a deux demoifelles des plus belles & des 
 mieux parees , d'aller trouver le chevalier de la part 
 de la princefTe , 6k de lui demander fon nom ,
 
 362 HIST. DU CHEVALIER 
 
 .qu'elle defiroit fort favoir. Les deux demoifelles fu- 
 rent lui faire le compliment. Vous pourrez dire , 
 leur repondit-il , a la princefTe, que je fuis de 1'ex- 
 tremite du couchant. Les demoifelles rapporterent 
 cette reponfe. 
 
 Le connetable fut enfuite oblige de courir centre 
 le general Tiran ; mais aprs avoir mis la lance 
 en arrt , il la porta toujours haute. Tiran le voyant 
 venir a lui en cet etat , leva fa lance auffi pour ne 
 le pas rencontrer , ce qui 1'affligea beaucoup : il s'en 
 expliqua meme en termes piquans , que le heraut 
 rapporta" au connetable. Celui-ci le chargea de dire 
 a Tiran qu'il n'en avoit ufe de la forte que par 
 honnetete ; mais qu'il prit garde a lui , qu'il alloit 
 a prefent lui faire le meme parti qu'aux autres. II 
 demanda pour lors la plus grofle de fes lances , 
 qu'il leva encore comme la premiere fois. Tiran , 
 furieux de ne pouvoir venger fes amis , jetta de 
 colere fa lance par terre. C'eux que 1'empereur avoit 
 envoyes faiiirent promptement les renes du che- 
 val du connetable pour 1'empecher de s'en aller. Les 
 juges vinrent a lui , & le conduifirent , en lui ren- 
 dant toute forte d'honneurs , a 1'echafaud de la 
 Sybille , devant laquelle ils lui oterent fon armet. 
 Les deefles le re^urent a merveille. Quand elles le 
 reconnurent pour le grand connetable , elles le fi- 
 rent affeoir dans le beau fauteuil de la fage Sybille , 
 ou elles le fervirent a 1'envi. L'uae le peigna, une
 
 TIRANLE BLANC. 3 63 
 
 autre lui efTuyoit le vifage. Enfin chacune d'elles 
 etoit emprefTee autour de fa perfonne. Ces atten- 
 tions devoient durer jufques a ce qu'un autre cut 
 mieux fait que lui. L'empereur flit charme d'ap- 
 prendre que c'etoit le connetable. Le bruit qui fe 
 repandit de fon nom caufa une fi grande joie a Ste- 
 phanie , qu'elle s'en trouva tres-mal. Aufli Ariftote 
 dit que la joie qui vient d'un grand amour eft aufli 
 dangereufe aux fiiles que la plus grande douleur. 
 Les medecins , qui n'etoient pas loin , la fecouru- 
 rent promptement. L'empereur lui demanda ce qui 
 lui avoit fait mal : Elle lui repondit que fon habit 
 etoit trop ferre. 
 
 Le connetable demeura tout le jour dans le fau- 
 teuil ; car il ne fe trouva perfonne qui put Ten faire 
 fortir. Quand la nuit fut venue , on jouta aux flam- 
 beaux. Les danfes , les farces , 8t les intermedes qui 
 fuccederent au fouper , fendirent la fete fuperbe , 
 & la firent durer jufqu'a trois heures apres minuit. 
 L'empereur ck fa maifon furent alors fe coucher. 
 II avoit fait accommoder un bel appartement dans 
 le marche , ou il fe retira'avec routes les dames , 
 afin de ne point quitter un moment les ftes. Elles 
 durerent pendant huit jours. Le lenclemain il y cut 
 plufieurs chevaliers qui firent des efforts inutiles 
 pour avoir le fauteuil du connetable. II fe prefenta 
 un chevalier bien arme, parent de 1'empereur, qui 
 Te nommoit le Grand-noble : il portoit fur la croupe
 
 364 HIST. DU CHEVALIER 
 
 de fon cheval une demoifelle debout , qui avoit les 
 bras fur fes epaules , & dont la tete excedoit fon ar- 
 met. II avoit ecrit fur fon bouclier en lettres d'or : 
 que tous ceux qui font amoureux, la regardent bien, 
 ils n'en fauroient trouver de meilleure. II en etoit 
 venu un autre auparavant , qui portoit une demoi- 
 felle , comme faint Chriftophe porte J. C. fur 1'e- 
 paule. II avoit ecrit fur les paremens & fur la tete 
 de fon cheval : Je 1'aime & je 1'honore , rendez-lui 
 tous honneurs ; car elle eft la meilleure de toutes. 
 Tiran joiita avec le Grand-noble. Ils firent enfemble 
 les plus belles courfes , & ils fe rencontrerent enfin 
 d'une fa^on qui penfa leur couter la vie ; car Tiran 
 ayant touche le haut du bouclier , le coup glifTa &: 
 frappa fi fort dans 1'armet , qu'il le renverfa par- 
 deffus la croupe de fon cheval. Comme fa taille 
 etoit pefante, il fit une chute fi violente , qu'il fe 
 cafTa deux cotes ; pour lui , il rencontra Tiran au 
 fort de Fecu ; & comme la lance etoit fort grofTe, 
 elle ne put fe rompre , le cheval de Tiran recula 
 trois pas , &: donna des genoux en terre. Tiran fe 
 fentant tomber , defit promptement fes etriers ; mais 
 il fut oblige de porter la main droite a terre : le 
 cheval mourut fur le champ. Le Grand -noble fut 
 condint a IVchafaud , malgre la douleur qu'il ref- 
 fen.toit , & fi:t fouctte comme les autres , moins 
 fort cependant , a caufe de 1'etat ou il .etoit. Pour 
 Tiran , parce qu'il etoit tombe avec fon cheval ,
 
 I TlRANLEBLANC. 365 
 
 qu'il avoit perdu les etriers , & qu'il avoit mis une 
 main a terre , les juges le condamnerent a jouter 
 dans la fuite fans p^emens , fans eperons & fans 
 gantelet du cote droit. Tiran voyant qu'il avoit 
 re^u cet affront par la faute de fon cheval , fit vceu 
 de ne jouter jamais que centre un roi ou centre 
 un fils de roi. Le connetable fortit de fon fauteuil , 
 ck tint les jofites a la place de fon coufin. Les 
 $tes furent auffi belles le huitieme jour qu'elles 
 1'avoient etc le premier. L'on fut fervi avec la meme 
 abondance , & tous les plaifirs fe repeterent avec un 
 egal fucces. 
 
 Le lendemain du jour que Tiran cut abandonne 
 les joutes , il parut avec un riche manteau de ve- 
 lours noir, brode & couvert de brillans en forme 
 de feuilles de fycomore , avec la me^me chevelure 
 dont on a parle. Mais avant que de fortir de chez 
 lui , il envoya le plus beau & le meilleur de fes 
 chevaux avec les paremens & tout ce dont il s'e- 
 toit fervi dans les joutes , en prefent , au Grand-no- 
 ble , ce qui fut eftime quarante mille ducats. Tiran 
 s'entretenoit & fe divertiffoit continuellement avec 
 1'imperatrice & les feigneurs de la cour ; mais il 
 etoit encore plus fouvent avec les dames. II chan- 
 geoit tons les jours d'habit , fans quitter fon bas & 
 fon foulier favori. La princeffe lui dit le jour que 
 les ftes furent terminees , en allant a la ville de 
 Pera, devant Stephanie & la veuve Repofee : Qu'eft-
 
 3 66 HIST. DU CHEVALIER ^ 
 
 ce done que cette mode ? de quel pays vient-elle ? 
 1'apportez - vous de France ? II lui conta la verite 
 & le bonheur qu'avoit eu fondled , bonheur qu'il 
 croyoit qne fes peches 1'empechoient d'obtenir. La 
 princeffe lui repondit qu'elle s'en fouvenoit a mer- 
 veille. Mais il viendra un terns , continua-t-elle , ou 
 les deux jambes auront le m&ne droit. Tiran pene- 
 tre de cette promefle , fauta an bas de fon cheval , 
 fous pretexte que fes gants etoient tombes , ck baifa 
 la jambe de la princefle a travers fa robe. 
 
 Lorfqu'ils furent arrives a la ville de Pera , ck 
 qu'ils prenoient leurs armes , on dit a 1'empereur 
 qu'il paroifToit neuf galeres. II ordonna que Ton 
 ne commenclt point le tournois , fans favoir ce 
 que c'etoit. On ne fut pas long- terns dans 1'incer- 
 titude : on apprit avec beaucoup de joie que ces 
 batimens 'etoient Francois, & commancles par un 
 coufin de Tiran , a qui le roi de France , dont il 
 avoit etc page , avoit donne la vicomte de Bran- 
 ches. Sur le bruit des exploits de fon coufin , il 
 avoit defire de le voir & de fervir fous lui. Plu- 
 fieurs chevaliers & gemilshofnmes ayant eu le m&ne 
 deflein , le roi leur avoit donne cinq mille archers , 
 pour montrer a Tiran le cas qu'il faifoit de fes bel- 
 les actions. Ces francs - archers avoient un ecuyer 
 6k un page. Us avoient re^u leur paie pour fix mois. 
 Le coufin de Tiran vint d'abord en Sici!e , ou le 
 roi , qui le connoiffoit , le rec,ut bien , & lui fit
 
 TIRAN LE BLANC. 367 
 
 prefent de plufieurs chevaux. Tiran etant informe 
 de 1'arrivee de fon coufin , monta dans une petite 
 barque avec le corrtietable, &plufieurs autres Fran- 
 ^ois, pour aller au-devant d'eux. Us s'embrafserent 
 tendrement , & furent enfemble faluer 1'empereur. 
 Les dames & toute la cour , & jufques aux ambaA 
 fadeurs , qui rt'etoient point encore partis , s'empref- 
 serent , par rapport a Tiran , a bien recevoir ces 
 nouveaux venus. L'empereur remit le tournois au 
 lendemain. 
 
 Des le matin ils s'armerent tous , aufli bien que 
 Tiran; car 1'empereur lui demanda cette grace, en 
 Taffurant qu'il le pouvoit fans aller centre Ton voeu, 
 parce que ce n'etoit pas une joute. Le vicomte de 
 Branches parut fuperbement arme : il demanda un 
 cheval a fon coufin pour le tournois , dans lequel il 
 vouloit abfolument paroitre , malgre tout ce qu'on 
 lui put alle'guer des fatigues du voyage. Tiran le 
 voyant ainfi detemiine , lui envoya dix de fes meil- 
 leurs chevaux. L'empereur lui en fit prefent de quinze 
 magi\il^ues. L'imperatrice lui en donna un pareil 
 nombre , & la princeffe , par ordre de fon pere , 
 lui en envoya aufli dix. Le connetable en joignit 
 fept a tous ceux-la. Enfin tant de comtes & de dues 
 lui en envoyerent , qu'en un moment il s'en trouva 
 quatre-vingt-trois des meilleurs de la ville. II parut 
 avec un parement que le roi de France lui avoit 
 donne ; il etoit brode par-tout de lions qui avoient
 
 368 HIST. DU CHEVALIER 
 
 de fort groffes chaines au cou ; ces lions etoient 
 terrafles par des amours qui portoient des fonnettes 
 d'argent , ce qui formoit aux rrtbindres mouvemens 
 du cheval une efpece de carillon tout-a-fait iingu- 
 lier. II entra dans le camp huit cents chevaliers a 
 1'eperon d'or. Us convinrent que Ton ne recevroit 
 que ceux qui auroient re^u 1'ordre de chevalerie , 
 & qui auroient des paremens de foie , de brocard , 
 ou de broderie d'or & d'argent ; ce qui fut caufe 
 qu'un grand nombre , pour etre du tournois , fe fi- 
 rent recevoir chevaliers. Le vicomte fachant le re- 
 glement , & n'etant pas chevalier , pour ne pas 
 contrevenir aux ordres de 1'empereur , mit pied a 
 terre, quand tous les autres furent dans le camp; 
 & montant fur 1'echafaud de Timperatrice , il la 
 fupplia de lui donner 1'ordre de chevalerie. La prin- 
 ceffe prit la parole , & lui dit , qu'il frroit plus con- 
 venable que 1'empereur lui accordat cette grace. 
 Madame , lui repondit-il , j'a*i fait voeu de ne le re- 
 cevoir jamais de la main,,d'aueun. homme. J'aime 
 une femme mariee , c'eft pour elle que je fuis venu 
 ici; j'ai trouve tant d'honneur en elle, qu'il faut 
 abfolument que ce foit une dame qui m'arme che- 
 valier. 
 
 L'imperatrice fit favoir a Tempereur cette pro- 
 pofition ; il vint avec les ambaffadeurs , & lui dit 
 d'accorder la demande, ce qu'elle executa. Elle en- 
 voya chercher une epee d'or de 1'empereur , qu'elle 
 
 lui
 
 TIRAN LE BLANC. 
 
 lui ceignit. L'empereur fit apporter enfuite des epe* 
 rons d'or > oil dans chaque pointe il y avoit un 
 diamant , un rubis $ ou un faphir ; il les remit entre 
 les mains de deux filles du due ; avec ordre de 
 n'en chauffer qu'un, parce que celui (Jui veut tre 
 arme par les dames , e'tant oblige de porter moitie' 
 or & moitie argent, ne pouvoit porter qu'un eperori 
 de ce metal. L'epee peut tre d'or , & la robe bro- 
 dee ; mais les bas & les paremerts doivent etre or 
 & argent* C'eft 1'ufage que la dame baife le che- 
 valier qu'elle a recu , auffi 1'imperatrice le baifa- 
 t-elle. Enfuite le vicomte defcendit de 1'echafaud 
 & entra dans le camp. Le due de Pera commandoit 
 la moitie de ceux qui s'y trouvoient , & Tiran 
 etoit a la t^te de 1'autre moitie. Pour fe recon- 
 noitre ils portoient fur leurs tetes des banderoles 
 blanches &; des banderoles vertes. Tiran fit d'abord 
 marcher deux chevaliers ; le due envoya eontre eux 
 un pareil nombre , qui commencerent a fe charger 
 vigoureufement. Ceux-la furent fuivis de vingt, ck 
 ceux-ci de trente ; de fac^on , que peu-a-peu les trou- 
 pes fe melerent , & chacun combattoit de fon mieux. 
 Tiran regardoit combattre fa troupe. Quand il s'ap-* 
 percent qu'elle avoit du deflbus , il fe jetta dans le 
 fort de la melee, & rencontra un chevalier qu'il 
 renverfa avec fa lance. Alors il mit Tepee a la main, 
 ck frappant de tous cotes , tout le monde etoit dans 
 1'admiration des grands coups qu'il portoit , ck du 
 Tome /, Aa
 
 3 70 HIST. DU CHEVALIER 
 
 grand courage qu'il temoignoit. L'empereur etoit 
 charme de voir ces beaux faits d'armes. Quandils 
 eurent dure 1'efpace de trois heures , 1'empereur 
 monta a cheval , &. fe mit an milieu des combat- 
 tans , que la cole re emportoit , & dont il y avoit 
 plufieurs de blefles. Apres que tous les chevaliers 
 furent defarmes , ils fe raffemblerent pour fe diver- 
 tir , ck s'entretinrent de leur combat. Tous les etran- 
 gers convinrent qu'il etoit le plus beau" que 1'on 
 eut vu , foit par la magnificence , foit par la fa^on 
 dont les chevaux etoient conduits. L'empereur fe mit 
 a table avec tous les chevaliers qui avoient ete au 
 tournoi. 
 
 Apres le diner on vint dire a Fempereur qu'il 
 etoit arrive dans le port un vaifleau tout couvert 
 de noir. Dans le terns qu'on en parloit, quatre de- 
 moifelles entrerent dans la falle , elles parurent de 
 la plus grande beaute , quoique dans le plus grand 
 deuil. Leurs noms etoient admirables. La premiere fe 
 nommoit Honneur , & fon maintien repondoit a un 
 ii beau nom; la feconde, Chaftete ; la troifieme , Ef- 
 perance, parce qu'elle avoit ete baptif^e dans le Jour- 
 dain ; & la quatrieme fe nommoit Beaute. Elles vin- 
 rent toutes faluer 1'empereur ; 1'Efperance etoit a 
 leur tete , qui lui parloit ainfi: 
 
 La grandeur & la reputation de votre majefte, 
 nous ont engagees a venir implorer vos bontes. La 
 fortune ennemie qui nous a condamnees a un eter-
 
 TIRANL BLANC. 371 
 
 nel exil , nous a impofe des loix cruelles &: bar- 
 bares , qui ne nous permettent de jouir d'aucun 
 repos. Nous arrivons ici avec notre maitreffe a 1'om- 
 bre de votre grandeur , dans 1'efperance d'y trouvef 
 ce roi fameux , qui fe fait nommer dans le monde 
 le grand Artus , roi de 1'ile d'Angleterre , pout 
 demander a votre majefte (i elle n'a point entendu 
 dire en quel lieu il peut etre. II y a deja quatre 
 ans que nous voyageons ayec fa foeur Urgande la 
 deconnue. Nous avons couru toute la mer noire , 
 & vous voyez devarit vous des demoifelles de fa 
 cour qui pleurent fans cefle. L'empereur ne lui 
 donna pas le terns d'en dire da vantage. Des qu'il 
 fut que la fage Urgande , fosur du roi Artus , etoit 
 arrivee , il fe leva de table , & prit le chemin du 
 port avec tous les chevaliers. II monterent dans 
 le vaifTeau , ou ils trouverent Urgande fur un lit 
 noir & vetue de velours noir , la tenture de tout 
 le batiment etoit de la meme couleur. Elle avoit 
 aupres d'elle cent trente demoifelles , toutes d'une 
 grande beaute & qui n'avoient que feize ou dix- 
 fept ans. 
 
 L'empereur fut requ avec tout le refpeft qui lui 
 etoit du. Quand il fut affis , il dit : Confolez-vous , 
 genereufe reine , dans peu vous reverrez ce que 
 vous cherchez avec tant d'inquietude. Je fuis charme 
 de votre arrivee , je pourrai vous rendre tons les 
 honneurs que vous meritez. II eil venu chez moj 
 
 Aa ij
 
 372. HIST. DU CHEVALIER 
 quatre demoifelles de votre part , qui m'ont de- 
 mande des nouvelles du roi des Anglois. Tout ce 
 que je puis vous dire,c'eft que j'ai en ma puiffance 
 un chevalier de haut etat, que perfonne ne connoit, 
 & dont jamais je n'ai pu favoir le nom. II a une 
 epee tr^s-particuliere , qu'il appelle Scalibor , & 
 qui me paroit tres-bonne ; il eft accompagne d'un 
 vieux chevalier qui fe fait appeler Foi-fans-pitie. 
 Quand la reine Urgande eut entendu ces paroles , 
 elle fe leva promptement , & fe jettant a fes ge- 
 noux , elle le conjura de lui permettre de voir 
 ce chevalier. L'empereur le lui promit , & 1'ayant 
 relevee , il lui donna la main pour aller au palais. 
 Lorfqu'ils y furent arrives , il la mena dans une 
 chambre ou il y avoit une tr^s- belle cage d'ar- 
 gent. 
 
 Dans ce moment le roi Artus qui etoit enferme 
 tenoit fon epee nue fur fes genoux , & la tete 
 baiffee , il la regardoit avec une extreme attention. 
 La reine Urgande le reconnut d'abord; mais quelque 
 chofe qu'elle lui put dire , il ne voulut pas lui re- 
 pondre. Foi-fans-pitie la reconnut aifement, il cou- 
 rut aux bords de la cage pour lui faire la reveren- 
 ce , & lui baifa la main. Le roi Artus , toujours dans 
 la meme fituation , dit : 
 
 Le devoir des rois eft d'Jnfpirer la vertu , les 
 biens de Tautre vie font les feuls defirables. Les 
 faints dodeurs &i les philofophes conviennent egale-
 
 TIRANLE BLANC. 373 
 
 ment que qui poffede une vertu , les a toutes , & 
 que c'eft n'en pofTeder aucune , que de manquer 
 d'une feule. Je vois done ce malheureux monde 
 tourner & aller de mal en pis. Je vois des hommes 
 pervers qui trompent en amour , & qui font dans 
 la profperite ; des dames & des demoifelles qui ai- 
 moient autrefois avec loyaute , & qui fe rendent a 
 1'or & a 1'argent. Mais , lui dit le chevalier Foi-fans- 
 pitie , a Pinftigation de la princefTe , n'y a-t-il per- 
 fonne au monde qui aime veritablement ? & puif- 
 que votre majefte voit tout dans Ton epee , que doit 
 aimer une demoifelle ? Je vais le voir , repondit le 
 roi , puis je le dirai. Et s'etant tu quelque terns , il 
 repondit ainfi : Amour , hame , defir , efperance , 
 defefpoir , crainte , honte , hafdiefTe , colere , plai- 
 fir & trifteffe ; voila tout ce que doit penfer une 
 noble & chafte demoifelle. Foi-fans-pitie lui de- 
 manda enfuite quels etoient les defauts des hom- 
 mes. Lorfqu'il eut regarde dans Ton epee , il dit : 
 Sage fans bonnes oeuvres, vieux fans honneur, jeune 
 fans obeiffance , riche fans mifericorde , eve'que 
 fans foin , roi fans bonte , pauvre fans humiiite , 
 chevalier fans verite , fourbe fans remords , peuple 
 fans loix. L'empereur lui demanda quels etoient 
 les biens de nature ? Le roi repondit qu'il y en 
 avoit huit ; grande poftente , grandeur 6k beaute 
 de corps , grande force , grande legerete , fante , 
 bonne vue , jeuneffe & gaiete. L'empereur voulut 
 
 Aa iij
 
 374 HIST. DU CHEVALIER 
 
 favoir enfuite quels font les devoirs d'un fouve- 
 rain. Le roi repondit : II doit conferver la paix & 
 1'union dans fes etats ; avoir toujours la jurtice pour 
 Tobjet de routes fes a&ions ; eviter toute efpece de 
 tyrannic ; ne rien faire que dans la vue de Dieu ; 
 aimer fon peuple comme fon propre fils ; avouer 
 qu'il eft fils de 1'eglife , la defendre de toutes fes 
 forces , & travailler a 1'augmentation de la foi ', il 
 doit etre bon , fidele & veritable envers fes fujets , 
 punir les medians , proteger les malheureux , & tous 
 ceux qui aiment la vertu. 
 
 Apres diverfes queftions auxquelles il repondit 
 avec la meme fageffe , on ouvrit les portes de la 
 cage, ou entra quiconque le voulut. On ota au roi 
 fon epee , & dans le moment il ne fe fouvint plus 
 de tout ce qu'il avoit dit. L'empereur la lui fit ren- 
 dre pour lui demander ce qne c'etoit que 1'hon- 
 neur , chofe que jamais ne lui avoit pu dire , ni 
 chevalier , ni dodeur. Le roi Artus regarda fon 
 epee , & dit : Rien de plus necefTaire dans une haute 
 naiffance , que de connoitre 1'honneur. Ceux qui 
 ont des fentimens nobles raiment & le recherchent 
 fans ceflfe. Comment pourroient-ils Tacquerir , s'ils 
 ne le connoiflbient pas ? L'empereur pria enfuite 
 Foi -fans -pi tie de lui demander ce qui etoit necef- 
 faire a 1'homme d'armes? II doit, dit-il, pouvoir 
 foutenir le harnois , fupporter la faim , la foif , les 
 veiiles , les infomnies , & toutes fortes de maux &
 
 TIRAN LE BLANC. 375 
 
 tie fatigues ; il doit expofer continuellement fa vie 
 pour la jiiftice & pour le bonheur des homines ; par 
 ce moyen il ira en paradis , tout autant que s'il etoit 
 vierge ou qu'il cut ete religieux ; qu'il voie repan- 
 dre fon fang fans emotion; qu'il foit adroit a fe 
 defendre & a attaquer ; qu'il ait honte de fuir. Un 
 autre lui demanda comment on pouvoit acquerir 
 la fagefle? Le roi repondit qu'il y avcit plufieurs 
 moyens , la priere , Petude , & une continuelle at- 
 tention. L'empereur voulut favoir apres cela quels 
 etoient les biens de la fortune. II lui fut repondu 
 que c'etoient les richefles , les honneurs, une femme 
 belle & vertueufe , un grand nombre d'enfans ; 
 enfin le bonheur de plaire a tout le monde. Le 
 meme fut curieux de favoir les parties de la no- 
 bleiTe. L'epee infpira au roi que le chevalier no- 
 ble devoit chercher les actions illuftres , etre vrai , 
 courageux , reconnoiflknt envers Dieu. II repondit 
 a la queftion de Tempereur qui vouloit favoir ce 
 que devoit penfer un chevalier vaincu. Que Dieu 
 donnant la vi&oire a qui il lui plait , il doit s'hu- 
 milicr devant lui , mais fe confoler en penfant 
 que les plus grands princes ont ete vaincus , que 
 fes peches me'ritoient une plus grande punition , & 
 que la fortune Pa voulu ainfi par fon inconflance. 
 L'empereur , dans la crainte de le fetiguer , fit oter 
 1'epee ; & le roi Artus jie voyoit 6k ne difcernoit au- 
 cun cbjet. 
 
 Aa iv
 
 376 HIST. DU CHEVALIER 
 
 Mais la reine Urgande tira de fon doigt un rubis 
 qu'elle lui paffa devant les yeux , il reprit inconti- 
 nent 1'ufage de fes fens , & la vint embraffer avec 
 tendreffe. Alors elle lui dit : Mon frere , rendez 
 graces a 1'empereur , & temoignez-lui votre recon^ 
 noiffance , faluez 1'iniperatrice &: la princeffe fa fille. 
 Le roi Artus s'en acquitta avec toute la politefTe 
 imaginable , & tons les chevaliers vinrent lui baifer 
 la main. 
 
 On pafTa enftiite dans la falle ou tout etoit pre-t 
 pare pour le bal. L'empereur pria beaucoup la reine 
 Urgancle de danfer , puifqu elle avoit retrouve la 
 feule chofe qu'elle defiroit. Pour obeir , elle envoya 
 chercher dans fon vaiffeau des habits convenables , 
 & paffa dans une chambre avec fes demoifelles ; 
 elles fe parerent toutes avee des habits de damas 
 Llanc double d'hermines , les iupes etoient de meme 
 parure. La reine fortit la derniere ; elle avoit une 
 jupe de fa tin gris decoupe & brode de fort belles 
 perles , fon habit etoit de damas verd convert de 
 brillans d'or , & portoit pour devife, de ces roues 
 que les chevaux tournent pour faire monter 1'eau 
 dans les jardins , les vafes des roues etoient d'or & 
 perces par-deffous , les cordes etoient aufli d'or , 
 mais emaille ; on lifoit ces mots,.ecrits avec de grof- 
 fes perles: Ce.fl un travail perdu ^ pane qu on n' en 
 fo/znoit pas le dtfaut. En cet etat , la reine vint faluer 
 J'etnpereur , & lui dit : C'eft un grand effort que ce-*.
 
 TlRANLEBLANC. 3 77 
 
 lui d'arriver a une fontaine & de ne pas boire quand 
 on eft bien altere ; fans dire autre chofe , elle prit 
 Tiran par la main , & ils danserent enfemble pen- 
 dant long-terns. Le roi Artus fe leva & danfa avec 
 la prineeiTe . 
 
 Quand les danfes furent finies , la reine Urgande 
 pria 1'empereur de vouloir bien venir avec le roi 
 Ton frere fouper dans Ton vaifleau ; elle accompa- 
 gna cette priere de beauconp d'eloges , que 1'empe- 
 reur la pria de fupprimer. II lui repondit que touche 
 de fes vertus & de la tendreffe qu'elle avoit temoi- 
 gnee pour le roi Ton frere , en le cherchant avec 
 tant de fatigues , il fe feroit ton jours honneur de 
 lui obeir : ain(i 1'empereur , 1'imperatrice & la prin- 
 ceffe Carmefine fe leverent , toute la compagnie 
 les fuivit ck prit le chemin du vaiffeau. L'empereur 
 donna le bras a la reine , le roi Artus a rimperatrH 
 ce , & Foi-fans-pitie a la princeffe : ils entrerent en 
 cet ordre dans le navire qu'ils trouverent pare de 
 brocard d'or & parfume des odeurs les plus agrea-t 
 bles. Tons les chevaliers & toutes les dames fe mi-* 
 rent a table , ils furent magnifiquement fervis. Apres 
 le foupe 1'empereur & fa compagnie priient conga 
 de la reine & du roi fon frere , fans pouvoir revenir 
 de 1'etonnement ou le foupe qu'on venoit de leur 
 donner les mettoit ; car cette fte avoit tout Pair 
 d'un enchantement. L'empereur s'aflit fur le bord de 
 }a mer , toute fa cour fe rnit autour de lui pour at-i
 
 378 HIST. DU CHEVALIER 
 tendre Tiran qui etoit demeure fur le vaifTeau avec 
 tous fes parens; ils fe mirent dans une chaloupe 
 pour arriver a terre. L'imperatrice qui le vit venir , 
 dit a la princefle & aux demoifelles : Voulez-vous 
 que nous faflions une plaifanterie a Tiran ? Ordon- 
 nons a un de ces efclaves maures qui le doivent 
 porter a terre, de le faire un peu tomber dans 1'eau, 
 & de mouiller au moins ce has brode qu'il porte 
 depuis quelque terns fans le quitter : je vous avoue 
 que je fuis curieufe de favoir s'il le porte par amour 
 ou par defefpoir ; & le voyant mouille, il lui echap- 
 pera peut-tre quelque chofe qui fatisfera notre cu- 
 riofite. Cette idee fut approuvee , & le maure , fui- 
 vant 1'ordre qu'il en avoit requ , marcha dans 1'eau 
 jufqu'aupres de la chaloupe , mit Tiran fur fon cou , 
 & quand il fut pres de la terre , il le laiffa tomber, 
 comme fi le poids eut etc trop fort , & quoiqu'il 
 eut deffein de ne lui mouiller que les jambes , il le 
 baigna tout entier. Tiran en fe relevant s'apper<^ut 
 que I'impeVatrice , la princefle , & toutes les dames 
 faifoient de grands eclats de rire ; il fe douta que 
 cette plaifanterie etoit faite par leur ordre. II prit 
 le maure par les cheveux , & le pria doucement de 
 fe mettre par terre ; ce qu'il fit , parce qu'il fentij 
 qu'il 1'y obligeroit aifement. Alors Tiran lui mit fur 
 la tte le p ; ed du foulier brode , & jura dans ces 
 termes : Je prompts a Dieu & a la dame que je fers 
 de ne jamais dormir dans aucun lit , 6k de ne point
 
 TIRAN LE BLANC. 379 
 
 mettre de chemife jufqu'a ce que j'aie tue ou fait 
 pnfonnier un roi ou fils de roi. Pour lors il lui mit 
 ce me^me pied fur la main droite, & lui dit : Tu m'as 
 fait un affront , mais je ne m'en offenfe point, parce 
 que c'eft en prefence de Timperatrice. Le vicomte de 
 Branches arriva dans ce moment , & mettant le pied 
 fur le corps du maure : Ce que tu as fait , lui dit-il , 
 ne merite pas d'etre puni , parce que tu as fuivi les 
 ordres qui t'ont ete donnes ; mais je promets a Dieu 
 de ne retourner jamais dans ma patrie qu'apres m'- 
 tre trouve dans une bataille ou il y ait plus de qua- 
 rante mille maures , que je n'en fois vainqneur , foit 
 en commandant les chretiens , foit en combattant 
 fous les bannieres de Tiran. Le connetable s'appro- 
 cha enfuite , & mettant le pied fur la t&e du maure, 
 il dit : Uattachement & l'extrme amitie que j'ai 
 pour Tiran me donnent en vie de plus en plus de 
 fignaler mon courage ; je fais vceu a Dieu & a la 
 belle dame dont je fuis Tefclave, de porter ma barbe 
 & de ne point manger de viande affis que je n'aie 
 pris la banniere rouge du grand foudan fur laquelle 
 I'hofiie & le calice font reprefentes. Hyppolite vint 
 aprcs , qui mit fon pied fur le cou du maure , & 
 dit : J'ai refifte aux efforts des Turcs pour augmenter 
 ma reputation &: pour me rendre digne d'un maitre 
 tel que Tiran ck de la dame que je fers ; je jure 
 done de ne manger ni pain ni fel , & de prendre 
 tous mes repas a genoux 6k fans jam?as clormir dans
 
 380 HIST. DU CHEVALIER 
 
 un lit , que je n'aie , de mes propres mains & fans 
 le fecours de perfonne , tue trente maures ; & pre- 
 nant le maure par les cheveux , il lui fauta fur les 
 epaules, & dit: J'efpere vivre long-terns; & mon- 
 trant Ton epee : elle fatisfera bientot mon defir. 
 Quand Tiran eut vu que fes parens s'engageoient 
 pour 1'amour de lui , il ota tous les diamans , les per- 
 les & les rubis qu'il portoit a fon foulier &: a fon 
 has , & les donna au maure avec un riche manteau 
 & tout .ce qu'il avoit fur lui , a la referve de la 
 chemife , du bas & du foulier. Le maure fe racheta. 
 
 Les ambafTadeurs du foudan furent etonnes de 
 la magnificence de ces fetes ; mais quand ils en- 
 tendirent les voeux que Tiran & fes parens venoient 
 da faire , ils ne compterent plus fur la paix. En 
 confequence de cette idee, Abdalla-Salomon dit a 
 1'empereur que s'il y avoit surete pour eux fur le 
 chemin, ils partiroient fans attendre aucune reponfe. 
 L'empereur, fans lui rien dire, retourna avec les da- 
 mes & les chevaliers qui 1'accompagnoient , a Conf- 
 tantinople. Le lendemain apres la mefTe , la meme 
 compagnie fe rendit au marche qui fe trouva pare 
 comme les jours precedens , & 1'empereur repon- 
 dit aux ambafladeurs du foudan en prefence de tout 
 le peuple : C'eft avec bien du regret que j'ai en- 
 tendu des paroles qui ont autant offenfe Dieu que 
 les votres , & pour rien au monde je ne voudrois 
 les repeter ; je me contente d'avoir prouve ma pa*
 
 TIRAN LE BLANC. 381 
 
 tience en les ecoutant. Mais comme je ne veux rien 
 faire qui puiffe deplairQ^a Dieu , ni qui foit oppofe 
 a la fainte foi catholique , je ne puis donner ma fille 
 a un homme qui n'eft pas de notre religion. Pour 
 repondre a une de vos proportions , je vous dirai 
 que je ne puis donner la liberte au roi de Cara- 
 manie & a celui de 1'Inde fuperieure , quelque fomme 
 d'argent que vous me propofiez , a moins que par 
 uue paix (incre ils ne me rendent tous mes etats. 
 Les ambafladeurs , apr^s cette reponfe , fe lev^rent 
 & prirent leur conge , & retournerent vers le foudarfc 
 
 Fin du premier volume*
 
 4 8 T 
 L-*. JD Li 
 
 VOLUME. 
 
 KEF ACE de. red'tteur. page V 
 
 Avmlffzrmnt de. fediteur. xxj 
 
 Avertijjement du traducltur. 25 
 
 Hifloire de Tiran le, Blanc. Premiere partie. 49 
 
 Seconde partie. 198 
 Troifeme partie. 335 
 
 INDICATION DES PLANCHES. 
 
 II m*eft aife , mon pere , de fatisfaire votre curiofite, 
 je m'appelle Tiran le Blanc, page 63 
 
 O bienheureufe chemife ! que je t'ai vue dans un 
 etat bien different ! 308 
 
 A SENS, 
 
 De rimprimerie de la veuve TARB, imprimeur 
 du Roi, 1787.
 
 -4 
 
 LD--URI 
 
 UNIVERSITY OF CALIFORNIA AT LOS ANGELES 
 
 THE UNIVERSITY LIBRARY 
 This book is DUE on the last date stamped below 
 
 01.;^ . ., 6 "* 
 
 596106 AltfW 
 
 % 
 
 Q3M303H 
 
 1 N 
 
 Form L-8 
 aom-1, '41(1122) 
 
 wv
 
 UC SOUTHERN REGKWAL LIBFWW f AGILITY 
 
 A 001 426 642 3