• * * GHStt LIBRARY S^AY^ VUCimeH UWVHSTY Of CALIFORNIA, SAN WKW IA JOUA, CAUFORNIA m ?3 LES UTILITAIRES PREMIERE PARTIE LA MORALE D'EPICURE OUVRAGES DU MEME AUTEUR LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE {Evolution et danci- nisme). — Benthara, Stuart-Mill, Grote, Bain, Herbert Spencer, ;Darwin, Sidgwick, etc. 1 vol. in-8°. 7 fr. 50 manuel d'epictete {traduction nouvelle), suivi d'extraits des Entretiens d'Epictete et des Pensees de Marc-Aurele, avec une Etude sur la pJiilosophie d'Epictete. Le meme (edition grecque) avec notes et commentaires. Be finibus bonorum et malorum (edition latine) avec notes et commentaires. NICE. — IMPRIMKRIE V. -EUGENE GAUTHIER ET C<5, DESCENTE DE LA CASKRNE, 1. LA MORALE D'EPICURE ET SES RAPPORTS AVEG LES DOCTRINES CONTEMPORIZES M. GUYAU OUVRAGE GOURONNE PAR L'ACADEMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES €# PARIS LIBRAIRIE GERMER BAILLIERE 108, Boulevard Saint Germain, 108 1878 AVANT- PROPOSE DE LA METHODE DANS L'EXPOSITION DES SYSTEMES Dans ce livre, nous avons essaye d'appliquer a l'expo- sition des systemes l'idee qui tend aujourd'hui a do- miner toutes les sciences et la philosophie meme, celle de revolution. De la une methode sur laquelle nous devons d'abord nous expliquer en peu de mots. Exposer un systeme, c'est en reproduire les diverses idees non en les affaiblissant ni en les exagerant, mais en les faisant revivre par l'ordre dans lequel on les dis- pose et la lumiere qu'on projette surelles. Exposer, c'est done essentiellernent ordonner et eclaircir, choses qui re- viennent au meme, car l'ordre est la lumiere de la pen- (i) Ce volume est la premiere moitie d'un memoire qui fut cou- ronne en 1874 par l'Academie des sciences morales et politiques, et dont la publication a ete retardee jusqu'a ce jour par le mauvais etat de notre sante. Le memoire primitif, tres-etendu, avait pour sujet la Morale utilitaire et allait d'Epicure jusqu'a l'Ecole anglaise contemporaine. Apres avoir refondu et complete tout ce qui concer- nait Epicure et ses successeurs directs, nous avons cru devoir faire de ce travail un volume a part. Epicure nous semble l'un des philo- sophies dont les idees tendent a dominer de nos jours, l'un des plus modernes parmi les anciens ; c'est ainsi que le considerent egalement plusieurs historiens et hellenistes de l'Allemagne contemporaine. Sa morale, si mal comprise parfois, nous a paru meriter une etude speciale et consciencieuse. — Quant a la seconde partie du memoire primitif, nous la publierons incessamment sous le titre de La Morale anglaise contemporaine (Evolution et danvinisme) . Voici, dans le Rapport a I'Academie sur le concours relatif a la O AVANT-PROPOS see. Seulement il y a deux procedes pour introduire l'or- dre dans toute doctrine humaine. On peut a l'avance, et sans meme connattre les diverses doctrines, dresser un cadre tout fait dans lequel on les fera rentrer, etablir un certain n ombre de divisions et de subdivisions arli- iicielles qu'on appliquera successivement a tout auteur quel qu'il soit. G'est la le procede le plus simple, celui morale utilitaire, les pages qui concernent specialement notre expo- sition d'Epicure : « Le memoire inscrit sous le n° 2 et portant pour « epigraphe to Trap Yjjxac; dSscTCOTOV, etc., est un ouvrage de i3oo « pages in-quarto, qui promet par ses dimensions memes des recher- « ches considerables, et qui tient encore au-dela de ce qu'il promet... « L'auteur excelle (ce n'est pas trop dire) dans 1'interpretation et la « restitution des doctrines tant anciennes que modernes. Nous sora- ic mes unanimes a signaler a l'attention de l'Academie une etude sin- ce gulierement approfondie sur Epicure, traite avec un soin tout par. « ticulier par l'auteur, qui voit en lui Vutilitarisme a la fois naissant « et presque acheve des sa naissance (ce qui semble etre une legere « contradiction avec la theorie des trois periodes si fortement carac- « terisees par l'auteur dans l'histoire de la doctrine utilitaire). Je ne « dirai pas que l'Epicure de ce Memoire soit de tout point le veri- « table Epicure, mais e'est assurement un Epicure renouvele par une « force et une hardiesse d'interpretation que nous avons rarement « vues a ce degre. L'explication du plaisir du ventre, si souvent « reproche a Epicure, et qui n'est, selon l'auteur, que la racine pre- « miere, le commencement physiologique du bonheur, au lieu d'en « etre le terme et le but ; la transformation de la volupte qui se « change en interet par l'idee de temps ; l'idee du bonheur epicurien « qui comprend le bonheur complet de la vie, !a necessite d'en « exclure la peine, et pour cela (afin de laisser le bonheur a la portee « de tous) d'en exclure tout element difficile a se procurer, comme (( la richesse, le luxe, les honneurs, le pouvoir; le sens nouveau « attribue a Vataraxie, qui ne serait plus, comme d'excellents juges « l'ont pense, un principe negatif, mais au contraire un principe « d'harmonie; les plaisirs de l'ame enfin, et toute une theorie assez « inattendue de la liberte morale ; le souverain bonheur devenant le « bonheur de l'ame et absorbant en lui tous les autres; la science « liberatrice d£truisant les dieux et la necessite meme ; enfin, Epicure « devancant le Contrat social par sa theorie de la justice, tout cela « evidemment ne passera pas sous le regard de la critique sans con- « tradiction. De ces traits rassembles avec un art rempli de prestige, « il ressort une figure singulierement idealisee d'Epicure, qui ne « ressemble guere, il faut le dire, au portrait dedaigneux que Ciceron « nous a trac£ dans le De finibus bonorum et malorum. Pour notre « part, nous nous garderons bien de souscrire d'emblee a cette « hardiesse d'exegese qui fonde, par exemple, toute une theorie « scientirique de la liberte sur la pauvre invention du clinamen, et DE LA. METHODE D EXPOSITION dont se servent beaucoup d'historiens de la philosophie, principalement en Angleterre et en Allemagne. La me- thode qu'ils emploient est en quelque sorte exterieure a la doctrine meme qu'ils veulent comprendre et faire connaitre, elle peut servir pour un autre auteur, elle peut servir pour tous. lis dressent plus ou moins les di- vers systemes d'apres le meme plan, posent a chaque « transforme en une doctrine raisonnee ce qui n'est qu'un expedient « de dialectique aux abois. Malgre ces reserves et bien d'autres, il y « a la un effort si habile et si vigoureux de reconstruction d'une « philosophie celebre et puissante, appuye sur un si solide echa- « faudage de textes, qu'il faudrait un debat en regie pour renverser « cet edifice hardi, et meme pour en oter une seule pierre. Nous « inclinons a penser que l'Epicure de ce memoire est un Epicure vu « a travers Stuart-Mill. L'auteur aura du moins reussi a nous con- « vaincre que, sur bien des points, le proces d'Epicure est a recom- « mencer et que peut-etre Ciceron a ete le peintre trop severe d'un « philosophe et d'une doctrine qu'il redoutait pour les croyances et « les moeurs de la Republique. « Nous avons cite cet exemple pour donner 1'idee de l'originalite « decisive, je dirai presque imperieuse de l'auteur, qui ne s'arrete (i devant aucune tradition, devant aucune autorite dans l'histoire de « la philosophie, et qui revendique hautement le droit, bien Justine « d'ailleurs, de reviser les sentences portees avant lui. » (Comptes- rendus de I'Academie des sciences morales et politiques, t. cir, p. 535. ) En publiant notre Memoire, nous nous sommes efforce de fortifier toutes nos interpretations par de nouveaux textes, tires souvent de Ciceron lui-meme, ce detracteur systematique d'Epicure. Ajoutons que nous avons ecrit un certain nombre de chapitres nouveaux, par exemple sur la theorie epicurienne de la mort, sur l'idee de progres dans l'epicurisme, sur la piete epicurienne, sur l'amitie epicurienne; d'autres chapitres ont ete tres-developpes, par exemple celui qui traite de la liberte dans l'homme et de la contingence dans le monde. Sur tous ces points nous avons tenu a justifier completement nos opinions premieres. Nous croyons qu'on ne pourra plus maintenant nous reprocher avec notre Rapporteur d'avoir idealise a l'exces la physionomie d'Epicure, de l'avoir vu a travers Stuart -Mill ou tout autre auteur et non a travers des textes formels. Nous esperons entre autres choses avoir demontre que le clinamen n'est pas la « pauvre invention » qu'on se represente d'habitude; les textes que nous avons accumules ne permettent plus, croyons-nous, de douter qu'il y avait la une doctrine parfaitement « raisonnee » et jusqu'a un certain point raisonnable. Notre bienveillant rapporteur se borne d'ailleurs a reserver jusqu'a nouvel ordre son opinion sur notre Memoire ; peut-etre, apres la lecture de notre livre, cette opi- nion autorisee nous serait-elle acquise. AVANT-PROPOS auteur une serie de questions toujours les memes sur la maniere dont il concoit la matiere, Fesprit, Dieu, etc., ensuite ils cherchent dans l'auteur lui-meme une re- ponse a chacune de ces questions. Ils obtiennent ainsi un resume exact, une vraie table des matieres pour la pensee de cbaque philosophe, puis plus generale- ment pour la pensee humaine. Cette table peut etre fort utile; malgre cela, on n'arrive ainsi a posseder que l'abstraction de chaque doctrine, non la doctrine vivante, telle que l'aateur lui-meme Ta congue. G'est, si je puis m'exprimer ainsi, une sorte de projection des divers systemes ou tout est sur le meme plan, sans saillie et sans relief, sans elevation et sans profondeur. Outre cette methode qui procede exterieurement, il en existe, croyons-nous, une autre que plus d'un his- torien a deja su employer, mais qui n'a pas ete jusqu'a present assez nettement formulee. Cette methode s'effor- cerait non pas de donner, comme nous disions tout-a- l'heure, la projection geometrique de chaque systeme, mais d'en reproduire le developpement meme et revo- lution, de marquer tous les degres de cette evolution, d'accompagner en toutes ses demarches la pensee de l'auteur; car la pensee humaine est mouvante et vi- vante, etil n'y a pas, comme on dit, de systeme arrete; au contraire chaque systeme, chez un meme auteur, change et se transforme perpetuellement, va'des prin- cipes aux consequences, des consequences revient aux principes, par un perpetuel mouvement d'expansion et de concentration qui rappelle le mouvement meme de la vie. Le but ideal de notre methode serait ainsi de remplacer les divisions et les subdivisions artificielles par des evolutions naturelles. Pour cela, la premiere chose a faire, c'est de chercher et de saisir l'idee maitresse de la doctrine qu'on veut exposer. Cette idee ou ces idees (car il y en a parfois plusieurs, rentrant plus ou moins l'une dans 1'autre) donnent vraiment au systeme son caractere personnel, son unite et sa vie : elles sont le point central ou tout vient se rattacher et ou il faut penetrer tout d'abord. On ne devra done pas laisser l'idee maitresse sur le meme plan que les autres, la confondre avec toutes les idees secondaires qui en derivent et qu'elle precede dans l'ordre de la pensee comme elle les a probablement precedees dans l'ordre du temps. II faut la mettre en DE LA METHODE d'eXPOSITION 9 relief : elle sera comme la lumiere qui eclairera tout le reste du tableau, elle sera l'ame meme de la doctrine. Une fois que l'historien possede ainsi et tient avec force les principes, la deduction des consequences se fera graduellement. Pour deduire de l'idee rnaitresse tout ce qu'elle renferme deja, il lui suffira de la pla- cer dans le milieu historique ou elle est nee et que lui revelera l'analyse des textes; il lui opposera alors toutes les objections qui ont du se presenter a l'es- prit meme de l'auteur ou qui lui ont ete faites par les penseurs de son epoque; il dressera devant elle tous les obstacles qu'elle a plus ou moins rencontres des l'abord. Dans ce milieu resistant, il la verra alors se degager et se developper tout ensemble. II verra la pensee avancer pour reculer, et ne reculer que pour avancer encore, par un mouvement d'ondulation analogue a celui qui se pro- duit dans le monde physique et auquel la science mo- derne ramene tous les autres mouvements, Place ainsi en quelque sorte au dedans du systeme, il le verra naitre et grandir peu a peu par une evolution semblable a celle d'un etre vivant. Pour creerla vie, en effet, la nature ne procede pas artificiellement en rassemblant toutes les parties d'un corps et en les soudant ; c'est sur une seule cellule ou sur plusieurs que s'entent toutes les autres. C'est egalement ainsi que procede la pensee humaine, creant une ou plusieurs idees d'abord vagues, puis les developpant, les fecondant par leur contact avec d'autres idees, et arrivant ainsi a faire un systeme, c'est-a-dire au fond un tout barmonique, un organisme. Or, c'est ce travail que la pensee de l'historien, pour etre vrai- ment fidele a sa tache, doit s'efforcer d'accomplir une seconde fois. Le psychologue, le romancier se livrent a un travail du meme genre, lorsqu'ils veulent peindre un carac- tere. Ce caractere ne se compose d'abord dans leur pensee que de quelques traits saillants : c'est une es- quisse encore incomplete et informe. Pour preciser ce caractere et pour le developper, ils le placent alors dans un milieu de circonstances qui lui est propre. Ils pre- voient en chaque occasion la decision qu'il doit prendre, la direction dans laquelle il doit aller; ainsi de quelques idees primitives ils en viennent a deduire toute une serie d'actions et une vie entiere, et lorsque la fiction est bien conduite, lorsque le caractere, comme on dit, 10 AVANT-PROPOS est biea suivi et que les circonstances au milieu des- quelles on le place offrent l'apparence de la verite, alors il devient impossible de distinguer la fiction de la realite meme. La Action etla realite se rencontrent, parce qu'en somme elles ne font toutes deux que deduire d'un ca- racteredonne tout ce qu'il renfermait a l'avance, et tous les actes par lesquels il devait necessairement se mani- fester. Ainsi on pourrait reconstruire plus ou moins completement un systeme, si on en connaissait seule- ment l'idee maitresse, en meme temps que les objections diverses qu'elle rencontrera et les deviations qu'elle devra subir. A ce point de vue eleve, logique et psy- cbologie ne font plus qu'un avec l'bistoire. De meme quelques traits ont pu suffire pourrestituer telle ou telle figure bistorique; de meme encore quelques lettres d'un alphabet une fois connues ont permis de dechiffrer ensuite l'alphabet tout entier, quelques membres d'un animal ont permis de reconstruire un type aujourd'hui disparu. D'ailleurs, dans la plupart des cas, l'historien de la philosophic a de nombreuses donnees a sa disposition, il a souvent tous les materiaux d'un systeme, et sa tache coDsiste seulementa les disposer en bon ordre; il a tous les jalons de la route, et il lui suffit de les relier par une ligne continue pour marquer la marche de la pensee. Grace a cette methode qui consisterait a reproduireles systemes dans leur evolution et pour ainsi dire dans leur ondulation, on peut resoudre bien des difficultes devant lesquelles s'arrete la methode ordinaire. Ainsi s'expliquent par exemple les contradictions qu'on ren- contre dans les doctrines, et qui souvent ne sont qu'ap- parentes. II en est des systemes comme des individus, de la pensee comme de Taction : n'existe-t-il pas chez tout homme une serie de tendances diverses, dont quelques-unes, sous l'influence du milieu et du temps, finiront par dominer et par effacer les autres? si Ton considerait a la fois, abstraction faite du temps, abs- traction faite de revolution de la vie, l'existence tout entiere de chaque individu, on y decouvrirait peut-etre une serie de contradictions d'abord inexplicables, qui pourtant s'expliquent a la reflexion et parfois meme se ramenent a l'unite en rentrant l'une dans l'autre. De meme dans un systeme philosophique : pour le com- DE LA METHODE d'eXPOSITION 11 prendre, il faut y introduire la vie et la gradation des idees ; les contradictions ne naissent bien souvent que lorsqu'on separe et tranche les termes, lorsqu'on ne tient point compte des moments de la pensee, lorsqu'on brise la chaine des idees. Entre deux idees, chez un veritable penseur, il y a toujours un point de jonction ; il est plus ou moins imperceptible, mais it existe, et l'analyse consciencieuse des textes finira par le reveler (1) . En resume, la methode d'exposition historique que nous venons d'esquisser repose sur cette croyance que la loi de la vie et la loi de la pensee sont les memes, que toutes deux se ramenent a la grande loi devolution, et qu'il faut dans chaque systeme connaitre et repro- duire cette evolution meme. L'histoire de la philosophie a ete surtout concue jusqu'ici comme une anatomie de la pensee humaine : nous croyons qu'on pourrait en faire une embryogenie; nous croyons qu'il faudrait, pour comprendre a fond un systeme, etudier sa for- mation et sa croissance comme on etudie celle d'un organisme. Cette formation depend de deux causes prin- cipales dont I'influence se combine : la reflexion inte- rieure qui, telle ou telle idee feconde une fois donnee, tend a la developper dans le sens de la stricte logique ; puis les circonstances, le milieu intellectuel oil se trouve la pensee, qui tantot arrete et tantot precipite ce deve- loppement, tantot fait devier la marche des deductions, tantot la retablit dans la droite voie. Quand l'historien de la philosophie aura etudie I'influence simultanee ou successive de ces deux causes, il connaitra les lois et les phases diverses de la formation d'un systeme ; il lui res- tera alors a retracer cette formation meme : c'est la, croyons-nous, sa veritable tache. L'histoire de la philo- sophie serait alors, en son ideal, une ceuvre de science et d'art tout a la fois, de science en tant qu'elle etudie la pensee et ses lois, c'est-a-dire la vie dans sa manifes- tation la plus elevee, — d'art en tant qu'elle s'efforce de reproduire cette vie intellectuelle en son mouvement, en son activite et sa plenitude. (i) Ce que nous venons de dire concerne uniquement la methode d'exposition des systemes ; quant a la methode d'appreciation et de « conciliation », nous ne pouvons que renvoyer au premier chapitre de YHistoire de la philosophie par M. Alfred Fouillee. INTRODUCTION l'epicurisme dans l antiquite et les temps modernes Importance actuelle des idees epicuriennes en France et surtout en Angleterre. — Importance croissante de toutes les doctrines morales et sociales. — Que de nos jours le sentiment moral et social tend a s'accroitre aux depens du sentiment religieux. — Des deux solutions possibles du probleme moral et so- cial. — Force de la solution epicurienne. La morale de l'interet, professee il y a un siecle par tant de penseurs francais et de nos jours par les princi- paux philosophes de TAngleterre, est loin d'etre nou- velle dans l'histoire. On sait qu'une doctrine sembla- ble, sous le nom d'epicurisme, seduisit l'antiquite : ce fut en Grece et a Rome la plus populaire des philoso- phies. « Les disciples et les amis d'Epicure etaient si nombreux, » s'ecrie Diogene de Laerte, « que des villes entieres n'eussent pu les contenir ( J) . » On venait jusque d'Egypte, dit Plutarque, pour entendre le maitre. On lui erigea des statues d'airain. Plus tard, quand les Ro- mains, encore remplis des idees religieuses et unissant dans leur cceur l'amour de la patrie au culte de Jupiter Gapitolin, entrerent en contact avec le peuple grec, la premiere des doctrines qui penetra chez eux, la pre- miere qui fut exprimee en langue romaine, ce fut la doctrine essentiellement irreligieuse d'Epicure : l'epicu- risme avait eu assez de force pour vaincre au premier (») Diog. Laert., x, 9. l'epicurisme dans l'antiquite 13 choc la vieille religion romaine (1) . Alors « la multitude entrainee, dit Ciceron, se porta toute vers ce systeme de preference aux autres. » « Le peuple est avec eux », dit encore Ciceron en parlant des Epicuriens (2) . » Le peu- ple, en effet, etait et resta longtemps avec eux. En vain leurs adversaires, les Stoiciens, poursuivirent contre eux une lutte qui dura autant que l'empire romain : ils ne purent ni les aneantir, ni meme les affaiblir, ni meme se soustraire a leur influence. Seneque les critique avec force, et neanmoins Seneque est nourri d'Epicure qu'il admire et cite a chaque instant ; il est plein d'idees epi- curiennes, il est attire sans cesse par les doctrines me- mes qu'il combat. Plus tard Epictete recommence l'at- taque contre les Epicuriens, il les traite avec une vio- lence extreme ; mais son disciple Marc-Aurele, stoicien aussi, plein des memes idees et des memes croyances, se retourne de nouveau comme a regret vers Epicure, le prend pour modele, s'exhorte lui-meme a l'imiter ; il fonde a Athenes une chaire d'epicurisme ; ca et la dans ses pensees, qu'il nous a si sincerement exprimees, on reconnait, flottant vaguement comme en un reve, les grandes conceptions epicuriennes ; sans cesse il les re- trouve lui-meme avec inquietude en face de ses idees propres, il les confronte avec elles, et sa derniere pensee est une pensee de doute. Un homme tout autre, un douteur autrement resolu, Lucien, qui n'epargne pas plus aux philosophes les railleries que les coups de ba- ton, parte d'Epicure comme « d'un homme saint, divin, qui seul a connu la verite, et qui, en la transmettant a ses disciples, est devenu leur liberateur ( 3 > . » On le voit, meme a cette epoque, apres cinq siecles de lutte, l'epicurisme n'avait pas perdu son importance, et l'aureole presque sacree dont les epicuriens voulaient entourer la grande figure de leur maitre n'avait point encore ete obscurcie. Tant que subsista le paganisme, la doctrine d'Epicure se maintint ; quand une croyance nouvelle se leva sur (i) Voir Ciceron, Tuscul., iv, init. ; Acad., i, i; Lettres fam., xv, 19. — Les premiers ecrivains philosophes a Rome furent les epicu- riens Amafinius, Rabirius et Catius, — des prosateurs fort mediocres, d'apres Ciceron ; — puis vint le grand poete et philosophe Lucrece. (2) Tusc, iv, 3.Defin., II, xiv. (3) Alex., 61. 14 INTRODUCTION ' le monde, l'epicurisme resta encore quelque temps de- bout en face da christianisaie naissant, comme une ten- tation. Saint Augustin, qui personnifie en lui toute une epoque, nous confesse qu'il pencha vers Epicure (,) . De fait, l'epicurisme possedait en face de toute espece de religion une force de resistance que ne possedaient pas, comme on le verra plus tard, les autres philoso- phies : il rejetait par principe le merveilleux, le surna- turel ; Epicure et Lucrece ont deja l'esprit scientifique et positiviste des utilitaires modernes, et c'est la ce qui fait leur force. Ce qui fit leur faiblesse pratique en face du christianisme, c'est la persistance avec laquelle ils affirmaient notre aneantissement final et la realite de la mort. L'hunianite, malgre tout, veut etre immortelle. A cette epoque, d'ailleurs, on etait las de la vie, si acca- blante dans les temps de servitude et de decadence. Saint Augustin repoussa une doctrine qui ne lui promet- tait rien qu'une vie heureuse, et son siecle en fit autant. Peu a peu les javelins d' Epicure, oil tant de sages de toutes nations avaient tranquillement erre, et qu'avait entoures jusqu'alors la foule ignorante et seduite, se depeuplerent pour de longs siecles ; les paroles du mai- tre paien, que chaque disciple apprenait par cceur et gardait en son ame comme ra verite meme, sortirent de toutes les memoires, effacees par une plus puissante parole, et l'humanite, tournee vers un avenir nouveau, gravit a pas presses la montagne ou prechait « un Dieu » et d'oii il mon trait de plus pres le ciel. L'epicurisme etait vaincu ; pourtant il n'etait pas de- truit. Quand plusieurs siecles eurent epuise l'enthou- siasme pour la religion nouvelle, quand les croyants devinrent moins nombreux et les penseurs moins rares, on s'apercut que l'interet d'ici-bas subsistait encore a cote de l'interet d'en haut, qu'il avait bien sa valeur et qu'il fallait en tenir compte. A mesure que les siecles (i) Confessions, VI, xvi. « Disputabam cum amicis meis Alypio et Nebridio de finibus bonorum et malorum : Epicurum accepturum fuisse palmam in animo meo, nisi ego credidissem post mortem restare animae vitam et fructus meritorum, quod Epicurus credere noluit. Et quaerebam, si essemus immortales et in perpetua corporis voluptate sine ullo amissionis terrore viverernus, cur non essemus beati, aut quid aliud qusereremus? » — Cetait une simple question de temps qui separait alors Saint Augustin d'Epicure. l'epicurisme dans les temps modernes 15 avancaient, rtiumanile se fatiguait de plus en plus d'avoir sans repos les yeux tournes au ciel, et la terre pritune part plus grande dans la pensee de tous. Mon- taigne represente assez bien cette epoque de transition : il n'est pas epicurien, il n'en aurait garde; mais il est pyrrhonien. Le pyrrhonisme a cela de commode qu'on peut etre pyrrhonien et bien autre chose encore ; le scepticisme n'exclut rien, precisement parce qu'il rejette tout : il rejette tout en theorie, et comme en pratique il faut bien admettre quelque chose, il n'admet que ce qu'il veut. Un sceptique peut etre bien avec tout le monde, s'incliner devant toute croyance dominante, et neanmoins etre libre avec tout le monde. Un epicurien, au contraire, ne peut etre qu'epicurien, et il est un en- nemi pour tous ceux qui ne le sont pas. Done Mon- taigne rejettera loin de lui ce nom peu aime d' epicurien ; en fait il sera non moins disciple d" Epicure que de Pyrrhon : combien de pensees epicuriennes renaissent en Montaigne, et s'infiltrent dans ce livre « ondoyant » des Essais I Quand tout un siecle se fut nourri de Montaigne et que plusieurs generations eurent lu et medite son livre, — ce « breviaire des honnetes gens, » comme l'appelait un cardinal, — ce n'est pas le scepti- cisme de Pyrrhon qui sortit de cette meditation, ce fut la morale d'Epicure. Vers la premiere moitie du xvn™ e siecle nous voyons en effet renaitre, a la fois en France et en Angle terre, le systeme complet de l'epicurisme. En France, il est res- titue par l'erudition prudente d'un Gassendi ; en Angle- terre, il est reconstruit par le genie rigoureux d'un Hobbes ; a partir de ce moment les idees epicuriennes ont repris toute leur place dans l'histoire, et leurs de- fenseurs redeviennent aussi nombreux qu'ils l'etaient jadis. G'est a Epicure qu'aboutit, sans s'en douter, La Rochefoucauld, ce penseur misanthrope et sombre, qui semble au premier abord perdu dans les profondeurs de lame humaine sans se preoccuper d'autre chose que des finesses et des curiosites de l'analyse psychologique. G'est l'epicurisme qui, uni au naturalisme de Spinoza, renait chez Helvetius, D'Holbach, Saint-Lambert, ins- pire enfin tous les ecrivains francais du xvm me siecle (excepte Montesquieu, Turgot et Rousseau). Puis il re- passe en Angleterre, et suscite dans lapatrie de Hobbes des partisans plus nombreux encore. Chez Bentham et 16 INTRODUCTION chez Stuart-Mill il prend sa forme definitive, qui d'ail- leurs, nous le verrons plus tard, n'est pas toujours tres eloignee de sa forme premiere. Enfin, chez les Spencer et les Darwin il grandit encore; au systeme moral d'Epicure plus ou moins transforme se joint un vaste systeme cosmologique : de nouveaux Democrites vien- nent fournir aux epicuriens modernes les moyens d'ap- puyer leur moraLe sur les lois du monde entier et d'enve- lopper dans une meme conception l'universet Thomme. En resume l'epicurisme, si puissant dans l'antiquite, a repris de nos jours assez de force pour dominer suc- cessivement chez deux des plus grandes nations de l'Europe, en France avec Helvetius et presque tous les philosophes du xvni me siecle, en Angleterre avec Bentham et l'ecole anglaise contemporaine. Tous les penseurs de l'Angleterre, sauf de rares exceptions, lui appartiennent maintenant, et son influence en notre pays meme, restee considerable depuis le siecle dernier, tend a s'accroitre en face du stoicisme nouveau de Kant et de son ecole. Partout., dans la theorie et dans la pratique, nous trouvons en presence deux morales, qui s'appuient sur deux conceptions opposees du monde visible et du monde invisible. Ges deux doctrines se partagent la pensee, se partagent les hommes. La lutte ardente entre les Epicuriens et les Stoiciens, qui dura autrefois pen- dant cinq cents ans, s'est rallumee de nos jours et s'est agrandie. Gette lutte des doctrines morales tend meme, semble- t-il, d'apres les lois de la pensee humaine, a occuper toujours davantage les esprits. En effet, s'ilestun pro- bleme par excellence capable de passionner, s'il en est un dont la discussion interesse Thumanite entiere, c'est le probleme moral; il n'est pasd'homme dontTattention ne s'eveille quand on lui parle de devoir, de justice ou de droit. Une seule chose a pu en quelque sorte faire diversion aux questions morales et les rejeter au second rang pendant toute une epoque de Thistoire, c'est Tenthousiasme religieux. La foi religieuse, en effet, donnait dans une certaine mesure satisfaction a ces deux tendances qui se partagent l'homme, la ten- dance desinteressee et la tendance utilitaire ; le desin- teressement trouvait son objet dans Tamour de Dieu et des hommes en Dieu; l'interet trouvait sa satisfaction dans Tattente d'un avenir auquel tous croyaient, et il l'epicurisme dans les temps modernes 17 pouvait mepriser dans une certaine mesure les profits de la terre en supputant les jouissances du ciel. Le triomphe de toute religion a toujours marque dans l'his- toire l'apaisement des discussions philosophiques et morales, l'indifference aux interets comme aux devoirs et aux droits purement terrestres. C'est seulement lors- que l'enthousiasme religieux commence a s'eteindre, lorsque les mysteres, acceptes jusqu'alors de tous et projetes comme une grande ombre sur l'esprit humain, ne suffisent plus a couvrir et a cacher les difficultes, lorsqu'enfin la foi religieuse ne peut plus contenir et re- frener certains esprits d'elite, que les problemes meta- physiques ou moraux recommencent a se poser : l'atten- tion des hcmmes, se detournant des temples et fuyant le ciel, revient vers la philosophic morale ou politique, et la foule, oubliant les prophetes et les devins qui pre- lendaient lui devoiler l'avenir, se groupe autour des pen- seurs qui s'efforcent de lui montrer le present et le reel. Or, on en convient generalement, le xvin me et le xix mt ' siecles marquent dans Thistoire une crise de ce genre. Le nombre de ceux qui ont encore une foi pleine semble aller diminuant, et chez ceux-la memes l'enthousiasme pour la foi n'a plus une intensite egale. Le fait se pro- duit dans toutes les nations, principalement peut-etre en France. La Revolution francaise l'a montre. On peut dire que la force du sentiment moral qui l'a produite permet de mesurer la faiblesse du sentiment religieux qui n'a pu l'empecher. G'est un exemple unique dans l'histoire d'un grand mouvement d'hommes ou le senti- ment religieux n'en trait pour rien, d'une foule poussee par une idee purement morale et sociale. Get exemple se reproduira sans doute. L'humanite, restant toujours la meme, c'est-a-dire facile a passionner, a entrainer par une idee, et n'ayant plus dans les croyances religieuses un mobile suffisant, se tournera de plus en plus d'abord vers les idees morales, puis vers les idees sociales, qui. finiront par etre predominantes et par absorber tout le reste y compris la morale meme. On peut done affirmer que toutes les questions mo- rales et sociales tendront a devenir des questions vivan- tes ; elles ne resteront pas dans le domaine abstrait de la pensee philosophique, mais tendront a passer dans le domaine des faits et des actes ; disons plus, elles de- viendront pour les peuples des questions de vie ou de 18 INTRODUCTION mort. Les nations qui avaient autrefois resolu d'une fa- con trop vicieuse le proble-me religieux ont ete le plus souvent depassees et effacees par celles qui apportaient une solution moins imparfaite; le sentiment religieux a toujours communique une force d'expansion conside- rable aux natious chez lesquelles il s'est manifeste a son plus haut degre. II en seraainsi, dans l'avenir, des idees et des sentiments moraux ou sociaux. Les peuples qui sur ce point auront les notions les plus justes se verront por- tes en avant et eleves au-dessus des autres avec une puis- sance irresistible. La solutio nla meilleure du probleme moral et social fera la force du peuplequi l'aura trouvee. Maintenant, quel est le peuple, quel est l'homme qui trouvera cette solution ou du moins qui en approchera le plus pres? S'il etait permis de le prevoir, ii serait possible en une certaine mesure de prevoir Tavenir, de determiner d'avance la suite des evenements ; celui qui con naitrait la verite morale et sociale pourrait d'avance fixer la marche de l'histoire, comme on peut fixer la marche d'un vaisseau quand on connait le point invi- sible vers lequel il va. Mais auiourd'hui le temps n'est plus ou chaque penseur affirmait avec une certitude presque sacerdotale de quel cote etait la verite. La croyance exclusive dans la rectitude absolue de sa propre pensee est une idee de meme nature que les idees reli- gieuses, et elle tend a s'affaiblir comnie elles. Nous sommes maintenant moins disposes a croire, plus dis- poses a chercher. On se defie de sa propre pensee ; on a vu tant d'idees crouler autour de soi et parfois en soi- meme, qu'on n'ose plus s'appuyer sur aucune avec une confiance entiere et exclusive. Ledoutese tient toujours non loin de l'affirmation, pret a la restreindre. Est-ce un mal? Non, car la circonspection n'empeche point l'ardeur a la recherche, et si la verite est longue a de- couvrir, on peut etre infatigable a la poursuivre. Si cette ardeur a poursuivre le vrai doit nous posse- der, c'est surtout quand il s'agit des problemes qui inte- ressent la conduite des individus et des societes ; la c'est une sorte de devoir que de chercher de quel cote est le devoir et de quel cote doit marcher l'humanite. Or, au fond, tout le debat sur les questions morales et sociales, dont nous venons de voir l'importance croissante, peut se ramener clans son principe au debat des partisans de Tinteret et des partisans de la vertu meritoire, des Epi- l'epicurisme dans les temps modernes 19 curiens et de leurs adversaries. — Le devoir proprement dit existe-t-il ? la moralite' proprement dite existe-t-elle ? avons-nous du merite a faire ce que nous croyons le bien? — Ou en fait, devoir, moralite, merite sont-ils simplement (comme il y a beaucoup de raisons pour le croire) des expressions plus ou moins figurees, que l'hu- manite a fini par prendre au sens propre ? Faut-il rem- placer le devoir par l'interet commun, la moralite par l'instinct, par 1* habitude hereditaire ou par le calcul, le merite de Taction par la jouissance de l'objet meme en vue duquel on agissait? — Telle est dans sa simplicity la question soulevee autrefois par Epicure, qui, apres avoir traverse les siecles, repetee comme d'echo en echo par les plus grands esprits, arrive jusqu'a nous et nous demande une reponse. Nous en savons deja assez sur la morale epicurienne et sur son developpement a travers les siecles pour comprendre quelle est la force de ce systeme : la force ou la faiblesse d'une doctrine philo- sophique peut se mesurer le plus souvent a sa duree, a sa persistance. Une partie de l'humanite a cru que la vie avait pour but unique l'interet; elle l'a cru since- rement, elle l'a soutenu courageusement ; une partie de l'humanite le croit et le soutient encore. Si ce n'est pas la toute la verite, au moins doit-il y avoir la une grande part de la verite. Une telle doctrine merite done l'exa- men le plus consciencieux. Les doctrines ont leur vie, comme les individus ; elles naissent, elles croissent, elles s'epanouissent ; elles ont leur fleur dejeunesse, elles ont dans leur maturite la vigueur virile ; elles ont aussi parfois leur declin, — mais pas toujours, — et il en est qui sont immortelles. Pour bien connaitre une doctrine, il est bon de l'avoir accompagnee en quelque sorte dans sa marche et ses progres, d'avoir vecu avec elle. Comment esperer con- naitre ceux qu'on ne verrait qu'en passant, en un jour, sous un seul aspect? Lorsque la doctrine epicurienne se sera deroulee devant nous tout entiere, sous toutes ses apparences multiples, alors seulement on pourra esperer la connaitre et connaitre ce qu'il y a en elle de vrai ou defaux; alors aussi on pourra essayer de la juger, — jugement qui ne sera jamais sans appel ; car une doc- trine a toujours l'avenir devant elle pour se relever au besoin, et ni l'histoire des systemes ni leur critique ne sont jamais finies. EPICURE LIVRE PREMIER LES PLAISIRS DE LA CHAIR CHAPITRE PREMIER LE PLAISIR, FIN DE LA VIE ET PRINCIPE DE TOUTE MORALE Caractere positif et utilitaire de l'epicurisme. I. — Comment Epicure pose le probleme moral : recherche de la fin. — Solu- tion d'Epicure : 1° chez tous les etres la nature poursuit le plaisir indepen- damment de la raison et anterieurement a la raison. Force et subtilite de cet argument naturalists . Qu' Epicure cherche l'infaillibilite non dans la raison, mais dans la nature. — 2» La raison, en vertu de sa constitution meme, no peut concevoir de bien abstrait et sans element sensible. Valeur de cet argument contre Tidealisme antique. Que le plaisir et la peine, selon Epicure, sont les seules forces capables de mouvoir l'etre et de le porter a agir. II. — Recherche des moyens pour atteindre la fin desiree, a savoir le plaisir. La vertu n'a de valeur que par le plaisir qu'elle procure. La vertu est identique a la science ; comment Epicure arrive a cette identite. Eloge de la philoso- phic, non pour elle-merae, mais pour le plaisir. Definition de la philosophie. La pensee subordonnee a la sensibilite. — Une remarque de Kant sur les phi- losophies antiques. Ge qui frappe tout d'abord chez le vrai fondateur de la morale utilitaire, chez Epicure, c'est le caractere pra- tique, positif de sa doctrine. Aristote avait dit : « La science est d'autant plus haute qu'elle est moins utile. » Epicure prendra juste le contre-pied de cette maxime. On sent qu'en se donnant a la philosophie, il s'est de- mande d'abord : « A quoi sert-elle ? » LE PLAISIR, FIN DE LA VIE 21 Ce n'est pas ainsi qu'on voit dans l'histoire proceder l'esprit humain. On le sait, les peuples qui commencent a philosopher font presque toujours de la speculation pure; ils pensent, ils cherchent pour penser et pour chercher; plus tard seulement, quand les philosopher s'apercoivent qu'ils ont cherche pendant fort longtemps pour trouver fort peu et qu'ils sont en disaccord les uns avecles autres, ils finissent par s'inquieter, ils craignent d'avoir perdu leur peine : les sceptiques. les Pyrrhon, en voyant leur impuissance et leurs contradictions rient et raillent, mais les utilitaires, plus serieux, au lieu de condamner l'esprit humain, condamnent la speculation, ramenent la pensee vers le moi, pretendent qu'avant de poursuivre la verite absolue, il faut chercher la ve- rite relative et l'utilite, et qui plus est la trouver. Ainsi fit Epicure en Grece : on peut considerer son systerne comme une tentative pour arracher l'esprit humain aux ecarts des Heraclite, des Platon et des Aristote, en un mot pour regler la pensee humaine sur l'utilite. Platon et Aristote cherchaient le vrai afin d'en deduire le bien ; par reaction, Epicure cherchera le Lien pour nous avant le vrai en soi; il rejettera done, comme nos positivistes modernes,, toute speculation sur l'abstrait, toute subti- lite vaine; point de detours dans la marche vers le bien : il lui faut une voie unie, facile, droite^, de la precision dans les paroles, de la clarte (2) . Ge que nos philosophes appellent metaphysique, il semble le hair; neanmoins il sera bien force d'en faire lui-meme, il en fera trop parfois ; obeissant au developpement meme de son systeme et a la necessite des choses, il s'elevera a des considerations toutes metaphysiques et accueillera a la fin comme une amie la speculation desinteressee qu'il avait commence par repousser en ennemie. I. — Le premier probleme qu'Epicure a du se poser, e'est le probleme pratique par excellence : Que faire? quel est le but de nos actions, la fin de la vie (3) ? (i) O apertam et simplicem et directam viam! (Cic, De Jin., I, 18.) (2) Lettre a Herodote, init. (3) On sait que le plus important ouvrage d'Epicure est son traite IIcpl TEAOU?, auquel Chrysippe le sto'icien repondit par un autre traite Ilep'. T£A(5v. Probahlement Ciceron a beaucoup emprunte, dans son De finibus, au Ilspl 'SAwv de Chrysippe. 22 EPICURE Dans la solution de ce probleme, on peut suivre deux voies ditferentes, celle de l'experience ou celle du rai- sonnement. D'apres l'experience, quelle est la fin que nous poursuivons et que poursuivent autour de nous tous les etres vivants ? — G'est le plaisir, avait deja dit Aristippe, le predecesseur bien connu d'Epicure; Epi- cure a son tour le repete : « II faut bien que la fin (xeXo?) « soit pour tous les etres le plaisir (ttjv rpovyjv) ; car, a a peine sont-ils nes que deja, par nature et indepen- « damment de la raison, ils se plaisent dans la jouis- « sance, ils se revoltent contre la peine (,) . » II y a une idee assez subtile dans cet argument d'Epicure. Qu'on ne vienne pas dire, en effet, qu'en poursuivant le plai-. sir les etres font quelque chose de mauvais, car de quel droit pourrait-on les blamer? Ge ne pourrait etre qu'au nom de la raison. Mais la raison, ici, a-t-elle au- torite? — Elle aurait prise sur eux, s'ils l'avaient choisie prealablement pour maitresse et pourjuge, si, en agis- sant d'une maniere irrationnelle, ils avaient eu la pre- tention d'agir rationnellement, si en un mot ils ne voulaient le plaisir que d'apres une raison. Vous pour- riez alors leur opposer une raison meilleure. Mais Epi- cure a prevu cette objection : il fait son proces a l'intel- ligence, au lieu de l'adinettre pourjuge du plaisir. G'est naturellement, dit-il, sans raison (v ■YSY^vaat. D. L., x. 32. 24 epicure proviennent de sensations universellement eprouvees et qu'elles fondent Intelligence humaineM. Or toute idee de ce genre, toute zsc/,r/V.;, a pour carac- tere propre d'etre evidente et claire par elle-meme (2) , de telle sorte qu'il suffit de 1'appeler par son vrai nom pour qu'elle s'eveille en chacun de nous, de Tex primer avec exactitude pour que nous en acquerions la pleine cons- cience C3 ). II suffira done de nommer le plaisir pour que tous comprennent que e'est la le bien ; le vrai philosophe doit ici plutot affirmer que raisonner (4 > : il parle, et on decouvre que sa parole, comme celle des hommes ins- pires, se realise, bien plus qu'elle est deja realisee, qu'elle l'etait de tout temps, que jusqu'alors on avait ete a cote du vrai. Le vrai, le bien, e'est le plaisir : « cela se sent, » M et cela se comprend tout ensemble ; e'est le point ou coincident l'intelligence et lessens, qui au fond ne sont qu'un. « II suffit d'avoir des sens et d'etre de « chair, et le plaisir apparaitra comme un bien ^ ; » il apparaitra ainsi, remarquons-le de nouveau, non-seu- lement aux sens memes et a la chair, mais a l'esprit, car l'esprit, au fond, e'est encore des sens, e'est encore de la chair. « En verite, s'ecrie Epicure, je ne sais com- et ment je pourrais concevoir le bien {-a.^%%6^) si j'en « retranchais les plaisirs (7) . » (i) « Aiunt hanc quasi naturalem atque insitam in animis nostris inesse notionem ut alterum (voluptatem) esse appetendum, alterum (dolorem) aspernandum sentiamus. » De Jin., I, ix, 3i. Par notio quasi naturalis atque insita, Ciceron traduit le grec xp6Xr/i/ic. Voir la defini- tion de la xpdXr^iq dans Diogene de Laerte (x, 33) :Tyjv 0£ TrpiAYj'^lv.. . evvotav, y) y.aOo)axYjv vcVjatv lva::c/,s*.|j.£vr;v, xowim u.vy]u.r ( v toO "xoXka-Aiq ecjcoOev ©avevxex;. (2) 'Evap-feTq etctv at TrpoXr/J/st?. Diog. L., x, 33. Cette clarte, cette certitude qu'elle possede, la 7rp6Xr/ii'.? Pemprunte a la sensation, dont elle n'est qu'une empreinte (tjzoc), une image, un vivant ressouvenir (u.vrjiAr)). Voir Sext. Erap. Adv. Math., vn, 2o3. (3) Voir le debut de la lettre d'Epicure a Herodote. (4) « Negat opus esse ratione... satis esse admonere. * De fin., I, ix, 3o. (5) « Sentiri hoc, ut calere ignem, nivem esse albam, duke mel. » Defin., I, ix, 3o. ? (6) AtcOYjctv Set e/etv mi Gapy.tvcv sTvat, xat cavstTat yjBovyj avaGcv. (Plutarque, Adv. Colot., 1122 a.) (7) Di °g- L., x, 6. O'J *(a.p b(u*{z eyu Tt vctjcw TayaOov, asatpwv ?aq 7)C0V<&;... Athen., vn, p. 279, f. LE PLAISIR, FIN DE LA VIE 25 II est interessant d'examiner jusqu'a quel point les philosophes d'alors pouvaient repondre a eette affir- mation d'Epicure : il n'y a point pour l'intelligence meme d'autre bien reel que le plaisir. Si on n'oppose a Epicure que les principes de la philosophie antique, aura-t-il tort? Kant lui eut donne raison. La philoso- phie antique se representait le bien tantot comme une chose sensible, tantot cornme une idee abstraite et logi- que, presque jamais comme une bonte libre et person- nel^. C'est ce qu'indique deja ce terme impersonnel et neutre : le bien. Les philosophes d'alors esperaient decouvrir un bien (dYa66v), ou le bien (TayaOiv), comme les alchimistes du moyen-age esperaient decouvrir de Tor au fond de leurscreusets. Sur la fin de la philosophie grecque, chacun proposait son « souverain bien », et Varron en compta 288. Mais comment trouver une chose bonne qui ne se reduirait pas a une chose agreable? Hors de la pensee active et de la libre volonte (si elle existe), hors de la personne, il n'y a de bien reel et non abstrait que dans le plaisir. Or, les philosophes grecs, sauf Aristote, n'ont guere admis dans la volonte une libre puissance, et ils ont concu la pensee elle-meme d'une maniere trop abstraite, trop purement logique. Platon employait encore, pour designer la Bonte supre- me, le terme neutre xa-faOdv. Quant a la Pensee d'Aris- tote, eternellement immobile, eternellement plongee dans la contemplation d'elle-meme, son acte supreme semblait trop consister dans une supreme inaction. Gette conscience tout intellectuelle, ou n'en trait nul element moral, nul vouloir, semblait vide. Les anciens n'eurent done une conception nette que du souverain intelligible, qui se ramene k la verite. et du souverain desirable, qui se ramene au bonheur; ils ne concurent pas comme les modernes une souveraine obligation qu'une volonte libre s'imposerait a elle-meme. Leur morale fut celle de l'in- telligence ou celle des sens, plutot que celle de la volonte. Aussi, quand Epicure chercha un bien vraiment reel, vraiment vivant, qui fut a la portee de tous et dont per- sonne ne put douter, on comprend qu'il ait rejete les doctrines de ses devanciers, et qu'il ait substitue a une fin lointaine, a demi cachee sous les abstractions de la pensee metaphysique, une fin si proche, si sure, si reelle, semblait-il, et si universellement poursuivie. Se- lon lui, il faut simplement que l'homme s'abandonne de 26 EPICURE propos delibere a l'elan qui emporte vers le plaisir tous les etres de la nature ; il ne taut point qu'il essaie d'y faire obstacle, son intelligence doit se plier a la na- ture, non la plier a soi. D'ailleurs, meme en voulant se rendre independant du plaisir, y parvient-on dans le fait? la morale rationaliste ne poursuit-elle pas l'impossible? En croyant par exeni- ple rechercher la souffrance, la peine pour elle-meme, le stoicien rechercherait encore une satisfaction deli- cate, celle de la vaincre, et, afin de desirer la douleur il commencerait par la transformer en jouissance (1) . On ne peut, d'une maniere generale, rien desirer ni rien craindre qui ne nous offre l'image du plaisir et de la douleur. Or, le desir et la crainte sont les seules forces qui nous arrachent au repos. Tous nos mouve- ments et toutes nos actions se rapportent done au plaisir. Mais ce a quoi tout se rapporte et qui ne se rapporte a rien, e'est le souverain bien. Le plaisir est done le souverain bien < 2 '. « Nous disons que le plaisir est le « principe et la fin de la vie heureuse (£p$i v - ai "-^^ ~* J « |j.a/.ap{{j); £fjv) », s'ecrie Epicure avec un vif accent de sincerite ; « nous savons (f^vwuev) qu'il est le bien pre- « mier et naturel (dtyaftbv zpwTov scat aof^&tau&^j ; si nous a ehoisissonsou repoussons quelque chose, e'est a cause « du plaisir (a-b tt,? $)8ov?fc) ; nous courons a sa rencontre « (h-ri. xaurr^v y.a-ravTwp-sv), discernant tout bien par la sen- « sation comme regie (&q v.av6vt i& zaOsi itSv ava6bv xpivov- ^?, (3) (i) On peut voir d'apres plusieurs chapitres du De finibus que les Epicuriens, sentant le besoin d'appuyer leur doctrine morale sur l'a- nalyse psychologique, preluderent aux ingenieuses analyses de senti- ments que tenteront plus tard Hobbes, la Rochefoucauld, Helvetius et l'ecole anglaise contemporaine. lis eurent meme conscience de la force que leur systeme pouvait emprunter a ces « geneses » des sentiments moraux. « Hoc ratio late patet », dit dans le De finibus TEpicurien a qui Ciceron laisse la parole. La louange qu'on prodigue au courage, le merite qu'on attribue a la moralite, tout cela est renverse par Tana- lyse : « totum evertitur. » (I, x, 36). II y a dans ces paroles une sorte de prevision des developpements que recevra plus tard la doctrine epicurienne, et qui raffermiront en Tappuyant sur la psychologic (2) Diog. L., x, 128, 129. (3) De fin., I, xm, 42 : « Et appetendi, et refugiendi, et omnino rerum gerendarum initia proriciscuntur aut a voluptate aut a do- lore... Quoniam autem id est vel summum vel ultimum vel extremum LE PLAISIR, FIN DE LA VIE 27 II. — Les priacipes poses, voyons les consequences. La jouissance etant au premier rang, la vertu, dans le sens oil le vulgaire prend ce mot, tombera evidem- ment au second ; la jouissance etant une fin, la vertu ne pourra etre qu'un moyen. « Sans le plaisir, dit « Epicure, les vertus ne seraient plus ni louables ni « desirables (1) . » L'honnete depouille de l'agreable n'est rien( 2 >. « II faut, dit-il, priser l'honnete, les vertus « et les autres choses telles, si elles procurent du plai- ce sir; si elles n'en procuraient pas (lav 8k \iv) irapaaxeua^Yi), « il faudrait leur dire adieu (3) . » IJ'ailleurs, cette der- niere hypothese, comme nous le verrons plus tard, est irrealisable aux yeux d'Epicure. La vertu epicurienne n'est done qu'une sorte de mon- naie avec laquelle on se procure le plaisir, comme on se procure avec Tor ou 1'argent les choses utiles a la vie. On peut etre riche de vertu comme on est riche d'argent, mais ces deux sortes de richesse, si elles etaient seules, ne suffiraient point a Thomme, pas plus qu'il ne suffisait a Midas, pour etre heureux, de changer en or tout ce qu'il touchait. Puisque les vertus sont des moyens par rapport au plaisir, il est necessaire d'organiser rationneilement ces moyens et de les subordonner avec habilete a la fin desirable. G'est l'ceuvre de la raison, e'est l'affaire de la science et de la sagesse, ?p6vvjaiq. Epicure va revenir ainsi, par une voie detournee, a la vieille conception de Socrate : on ne peut etre vertueux sans etre savant; la vertu s'identifie avec la science, surtout avec la science supreme, la philosophic (4) . bonorum, quod Graeci teXoc; nominant, quod ipsum nullam ad aliam rem, ad id autem res referentur omnes, fatendum est summum esse bo#um jucunde vivere. » (i) Cicer., De fin., I, xm. (2) Ibid., II, xv. (3) Epic. ap. A then., XII, 67. Tt^xsov to y.aVov y.al zaq apexai; xat Ta totouxoTpoxa, lav yjBovyjv xapaaxeua^Y], lav 8k [xyj xapaay.sua^Y), ^aipsiv eat£OV. Cf. Senec, Ep., 85, 18 : « Ipsam virtutem non satis esse ad beatam vitam, quia beatum efficit voluptas quae ex virtute est, non ipsa virtus. » (4) Rien d'etonnant a cet accord de deux systemes en apparence aussi divergents que le sensualisme epicurien et le rationalisme socratique ; des que le bien se trouve concu comme une fin exterieure a nous, des qu'il apparait dans son essence comme rationnel, beau 28 EPICURE Aussi Epicure fait-il de la philosophie un superbe eloge; ses paroles a Menecee rappellent la reponse de Socrate au reproche que lui faisait Callicles de s'attarder dans les etudes philosophiques : « Oue le jeune homme, a dit Epicure, n'hesite point a philosopher, que le vieil- « lard ne se fatigue point en philosophant ! L'heure « est toujours venue et n'est jamais passee oil on peut « acquerir la sante de Tame. Dire qu'il est trop tot pour « philosopher ou trop tard , ce serait dire qu'il n'est « pas encore ou qu'il n'est plus temps d'etre heureux. « Qu'ils philosophent done tous deux, et le vieillard et « le jeune homme ! celui-la afin que, vieillissant, il « rajeunisse dans les vrais biens en rendant grace au « passe, celui-ci afin qu'il reste jeune, meme pendant « la vieillesse, par la confiance dans l'avenir. Meditons « sur les moyens de produire le bonheur, car, si nous « l'avons, nous avons tout, s'il nous manque, nous « faisons tout pour le posseder (4 > . » Mais, si Epicure vante en ce langage enthousiaste la philosophie, rappe- lons-nous bien que ce n'est point pour sa valeur propre, ni comme la plus haute speculation de l'intellig^nce : pour lui la philosophie a un but exclusivement pratique. En effet, « la chose la plus precieuse de la philoso- ou agreable, non comme purement et simplement moral, il ne suffit plus pour l'atteindre d'un acte de la volonte et d'une intention droite ; on peut se tromper, prendre une apparence de plaisir pour un plaisir reel, un vrai mal pour un vrai bien ; Tintention est peu de chose, le succes est tout. Or, pour reussir, le mieux est de savoir ; a ce qui n'est qu'erreur ou mal intellectuel, non mal moral et volontaire, le seul remede est la science : voila sans doute pourquoi Epicure et Socrate s'accordent ensemble a reconnaitre la necessite de la science et son identite avec la vertu ; seulement, Socrate place dans la science meme le bien, qu'il prend d'ailleurs en un sens trop neutre et trop impersonnel : Epicure subordonne la science au bien le plus concret et le plus palpable, le plaisir. L'Epicunsme sous ce rapport est la doctrine socratique retournee. Epicure pourrait, sur plus d'un point, accepter les idees socratiques, comme le faisait sans doute son prede- cesseur Aristippe, le disciple meme de Socrate. Entre autres choses il semble s'accorder avec Socrate pour distinguer YtUTZpafya., ou le bien accompli en connaissance de cause et avec la surete de la science, de l'euxu^ta ou du bien recu par hasard, par chance. Cf. Plut., ad. Colot., 1 5, 4. (1) « Mrjxs veo? tic wv [xeXXsTw ^iXogo^eTv, (jl^ts ^eptov uroxpy^ov '/.OTOaTW (fi^oco^wv. x.t.X. Diog. Laert., X, 122. LE PLAISIR, FIN DE LA VIE 29 phie, c'est la prudence (fp&rjam), d'oii naissent toutes les autres vertus (1) », c'est la « raison temperante » (v%wv Xoyic[a6?), en d'autres termes c'est l'art de la conduite, Tart de la direction spirituelle et materielle. Ainsi la philosophie emprunte son prix a la sagesse pratique, qu'elle se charge de nous procurer. Cette sagesse si de- sirable a-t-elle done quelque valeur en elle-rneme? Nullement, sa valeur est encore toute relative, et elle perdrait bientot son prix a nos yeux si, par une hypo- these inadmissible, elle cessait de nous conduire aux jouissances les plus pleines. Autant Socrate, Platon et Aristote abaissaient la sensibilite devant l'intelligence, autant Epicure abaisse l'intelligence devant la sensibi- lite ; il emprunte meme a Platon plusieurs de ses com- paraisons, en les retournant. « De meme que nous n'ap- « prouvons pas la science des medecins pour elle- « meme, mais pour la sante ; de meme que nous ne « louons pas l'art de tenir le gouvernail pour lui-meme, « mais pour son utilite ; ainsi la sagesse, cet art de la « vie, si elle ne servait a rien, ne serait point desiree ; « si on la desire, c'est qu'elle est pour ainsi dire l'ar- « tisan du plaisir que nous recherchons et voulons nous « procurer (2 ^. » En resume, vertu, science, sagesse perdraient toute valeur, les unes comme les autres, si elles cessaient de procurer le plaisir. De la cette defi- nition finale qu'Epicure donne de la philosophie : ce n'est pas une science pure et theorique, c'est une regie pratique d'action; bien plus, elle est elle-meme une action, « une energie qui procure, par des discours et des raisonnements, la vie bienheureuse (3) . » La pensee de l'artiste n'a pas plus de valeur intrinseque que celle du philosophe : les arts doivent etre embras- ses pour le plaisir qu'ils procurent ; on fait des poemes, (i) OtXoso^taq to xt^'.w-spov uxap/st y) (ppovvjatq, icj f$ at Xoixac •rcaaat Tce^uxaatv apsiat. Diog. L., i32, 1 38, 140. (2) « Sapientia non expeteretur, si nihil efficeret ; nunc expetitur, quod est tanquam artifex conquirendae et comparandae voluptatis. De fin., I, xin.— Ata ok tyjv yjSovyjv xat xa<; apexa; atpeicrOat, ou St' auTa?, axxrcsp tyjv taxptxrjv Sta tyjv b^ieiON. Diog. L., x, i38. Voir Plut., Adv. Col., 17, 3, et Alex. Aphr., De art., i56 b. (3) Sext. Emp., Adv. Math., xi, 169. Tyjv . » La plupart des philosophes antiques, selon la remar- que ingenieuse de Kant, avaient le merite d'etre tres- consequents avec eux-memes, plus consequents peut- etre que les philosophes modernes; ils n'hesitaient point a mettre au grand jour tout ce que contenaient leurs principes ; une fois engages dans une voie, ils ne reculaient pas. Les Epicuriens vont nous en donner un exemple. Avancant lentement, mais surement, ils nous entraineront de consequence en consequence sans que nous puissions leur resister, si ce n'est en contestant l'idee meme qui fait le fond de leur systeme. (i) 'AywY^v Bia^coY"^. Diog. L., x, i38. (2) « Detractisde hominesensibus nihil reliqui est. » Defin. ,1,1s., 3o. GHAPITRE II LE PLAISIR FONDAMENTAL I CELUI DU VENTRE Origine de tout plaisir : la chair. Valeur comparee des diverses especes de plaisirs : qu'Epicure la mesure a leur necessite. Opposition d'Epicure avec Socrate, qui mesurait la valeur des choses a leur generalite. — Quel est le plaisir fondamental. — Le ventre, racine de tout bien selon Epicure, et objet de la philosophie selon Metrodore. Vrai sens de ces expressions, mal comprises d'ordinaire. Analogic des conceptions naturalistes contemporaines avec ce principe d'Epicure. Apres avoir considere les rapports du plaisir, fin de rhomme, avec la vertu, avec la science et la prudence, simples moyens poury atteindre, analysons l'idee meme de plaisir. Quel est, d'apres Epicure, le contenu de cette idee ? Y a-t-il plusieurs sortes de plaisirs ; peut-on en distinguer d'honnetes et de honteux, de beaux et de laids ? Epicure, n'admettant rien au-dessus du plaisir, ne pouvait admettre sans contradiction une regie quel- conque qui imposat au plaisir un caractere de beaute ou de laideur, de bassesse ou d'elevation; toutejouissance est done bonne, pourvu que ce soit une jouissance. Demande-t-on ce qu'il faut entendre au juste par ces termes de plaisir, de jouissance, de volupte, Epicure, nous le savons, n'besite point a le dire : e'est proprement le plaisir sensible, le plaisir de la chair (VjBovy) tyjs cap*^). II n'en connait point d'autre; e'est meme lui qui, le premier des philosophes grecs, a prononce ce mot ex- pressif W. Voici l'enumeration de ces plaisirs, sans lesquels Epi- cure « ne peut se fairc aucune idee du bien » : ce sont (i) Voir M. Ravaisson, Ess. s. I. Met. d'Arist, 11,94, note et M. Zeller, Die philos. der Griechen. 32 Epicure ceux du gout, de Tome, de la vue et ceux de Venus ; hors de la, point de vraie jouissance, et partant point de vrai bien (1) . Maintenant, ces trois ou quatre biens auxquels on peut ramener tous les autres, classons-les. pour les ra- mener eux-memes autant qu'il est possible a l'unite. Des plaisirs de la vue ou de la forme (xtiu; ota popwq) n'est pas absent tout sentiment esthetique ; quant aux plaisirs de l'ouie, encore plus purs, ils toucbent de plus presal'ame; ne sont-ils pas produits par une simple vibration, par un mouvement d'atomes? Or, le mouve- ment est peut-etre dans la matiere ce qu'il y a de moins materiel. Aussi. dans les formes et les sons, Epicure ne peut trouver des plaisirs assez epais, assez charges de matiere; il ne peut laisser ces plaisirs sur le ineine rang que les autres. Voir, entendre, — jouissances com- plexes, deliees, et qui, a mesure qu'elles se develop- pent, se spiritualisent, perdent le caractere de la neces- site physique et bratale ; on peutcboisir entre ces jouis- sances, prendre l'une comme fin a l'exclusion de l'autre : elles ne nous offrent point l'unite a laquelle tend toujours la pensee humaine, et qui, une fois con- nue, exclut le choix. Le plaisir du gout (to? 8iia '^uXwvj a deja un caractere de plus tranche brutalite, mais on peut encore se passer des saveurs; il faut trouver quelque chose dont on ne puisse point se passer, quelque chose d'assez simple pour etre necessaire, une fin assez basse pour etre fin exclusive. Lorsque Socrate, dans ses definitions, assignait a chaque chose sa place et son rang, il prenait pour crite- rium de la valeur des choses leur generalite, et faisait consisterlasagesseaclasser les choses par genres, dans la pensee et dans Taction, X6y«j» *«'• epvw 8'.aA$Y £ '- v ***v) n'est pas encore le premier des biens : on peut se passer de la bouche, qui mache les aliments, pourvu qu'on ait ce qui les digere; le ventre, — voila, en meme temps que l'organe de la vie, Forigine de tout plaisir, et, par- tant, de tout bien. « Le principe et la ratine de tout « bien, dit Epicure avec precision, c'est le plaisir du « Ventre, &py?l xo " P^ a kowxoc, a^aOou ^] tyj? ^aaxpbq yjoovyj W. » Le plaisir du ventre est bien, en effet, la ratine de tous les autres plaisirs sensibles. Lesmodernes naturalistes de la France ou de l'Angleterre admettraient volontiers la doctrine du philosophe grec. Epicure ne veut nullement dire que la jouissance produite par la nutrition soit la jouissance la plus parfaite, la jouissance epanouie pour (i) Athen., XII, 67, p. 546. 34 Epicure ainsi dire; mais e'en est le germe, la racine (£•£*), e'en est le principe et le commencement [iptfih Ainsi Demo- crite disait que le sens du tact est le principe de loute connaissance, sans vouloir dire pour cela que les sensa- tions tactiles constituassent la connaissance supreme. Le plaisir du ventre est le plaisir le plus etroit, mais aussi le plus solide, basede tous les autres, base de toute vie sensible et consequemment, d'apres la doctrine epicu- rienne, de tout bien. « Les choses sages et excellentes, dit encore Epicure, ont relation avec ce plaisir » ( ,} . II ne s'ensuit pas qu'un tel plaisir constitue a lui seul la sa- gesse et le bien, et qu'Epicure s'y arrete comme a la fin supreme ; non, il n'est pas la fin supreme, mais encore une fois il est la condition necessaire de tout autre plai- sir, de toute autre fin ; e'est le germe fecond d'ou Epi- cure fera naitre et surgir tous les biens, toutes les vo- luptes. Si e'est au « plaisir du ventre » qu'on peut ramener les autres et par lui qu'on peut les expliquer, comme on explique tous les corps par une agglomeration d'a- tomes, e'est aussi en lui qu'on peut trouver le prin- cipe primordial de cette science qui a pour objet le bien ou le plaisir meme, je veux dire la philosophie. Deslors, eneffet, qu'on identifie bien et plaisir, fin mo- rale et interet sensible, on doit aboutir a cette conse- quence : le plaisir de la nutrition, developpe, agrandi, diversifie de mille manieres, finalement transforme en d'autres plaisirs, comme ceux du gout ou de la vue, voila l'objet de la morale. Aussi Metrodore, expliquant la pensee de son maitre et lui donnant une forme para- doxal quelle n'avait pas lout d'abord, s'ecrie : « G'est « dans le ventre que la raison se conformant a la nature a « son veritable objet (*ept yxrrspx 5 v.x-.x cur.v $aN%,m />:•;:; « tyjv x-ajxv lyv. 7-o'j$f ( v)^\ » Cette pensee est tres-claire lorsqu'on la compare avec la precedente ; le tort de la plupart des interpretes est del'avoir consideree seule, et (i) Ath., ibid. : Ti sosi v.x\ ~x z£p'."i £•; Txjrr ( v lyv. tyjv hxzzzi't. (2) Ap. Athen., VII, n ; Cicer., De nat. deor, 1, 40; Plut., Non pos, s. v. s. Epicur., 4, 10; 5, 1; 16, 9. — Ritter, Hist, de la phil. one, HI, 379, traduit (d'apres M. Tissot) : « La doctrine qui s'en tient a la nature ne doit avoir soin que du ventre. » Cest la une grave inexactitude, qui donne une portee toute pratique a une maxime theorique : on ne peut rendre le mot (TTCOuS^V, qui a un sens tres-large, par le mot soin, dont le sens est tres-etroit. PLAISIR DU" VENTRE 35 d'avoir essaye de comprendre les paroles du disciple avant de s'etre attaches a celles du maitre. Gassendi passe sous silence ces passages importants ; cela prouve qu'il avait l'esprit moms vigoureux et moins syste- matique qu'Epicure ; Brucker, favorable aussi a l'epicu- risme, essaie d'en contester l'authenticite ; mais l'au- thenticite en est, a priori, evidente : c'est une conse- quence parfaitement logique des principes epicuriens, c'est un moment necessaire, sinon definitif, dans la pen- see d'Epicure, comme dans celle de tous les philosophes empiristes et utilitaires. Le principe de tous les plaisirs n'est-il pas le plaisir de vivre et, consequemment, de renouveler et de nourrir sans cesse cette vie? Le prin- cipe de tous les interets n'est-il pas l'interet de vivre, et consequemment de conserver les moyens les plus im- mediats de la vie, les aliments ? On ,peut done dire, avec Metrodore, que toute philosophie utilitaire, aussi bien celle de Hobbes, d'Helvetius, de Bentham ou de Stuart- Mill que celle d'Epicure, a son dernier objet dans le ventre ( Part plus grande faite a la beaute et a la moralite . Nous sommes descendus aussi bas qu'on peut des- cendre dans le systeme epicurien, mais la pensee, apres avoir suivi cette sorte de dialectique descendante, aspire a remonter. A present que nous tenons fortement le premier anneau de cette chaine par laquelle Epicure s'efforce de rattacher la vertu au plaisir, examinons Fun apres l'autre tous les anneaux intermediates ; com- ment pourrons-nous, en partant du plaisir le plus bas, le plaisir du ventre, parvenir au sentiment moral et a la dignite du sage qu'Epicure s'efforce de conserver dans son systeme ? I. — Jusqu'a present nous n'avons guere considere dans notre analyse que le plaisir, fin unique du desir. II nous reste a introduire un element avec lequel chacun doit compter dans la realito, la douleur. Tout plaisir, quel qu'il soit, est en lui-meme un bien (xaO' sau-cYjv) < x > ; c'est la le principe de la philosophic utili- (i) Diog. L., X, 129. Ilaaa ouv itjSovyj Sta xb syj.w wv^(jet)i mais nous sommes obliges de realiser ce changement en nous-memes, de rendre notre volonte aussimouvanteet aussi fugitive que les plaisirs qu'elle veut, de la fractionner entre mille fins sans pouvoir relier a aucune unite tous ces frag- ments disperses de bonheur qui constituent la vie. [i% twv -fjSovwv ixepixwv cucrcy^a) . La prevoyance qui preside- rait aux actions, les soumettrait a une regie et les subor- donnerait a une fin superieure, semble a Aristippe une gene et, s-elon sa propre expression, une servitude. Mais il ne s'apercoit pas qu'en voulant se rendre inde- pendant de l'avenir il se rend esclave du present; il ne s'apercoit pas que, dans cette petite republique qui est nous-memes, l'harmonie, la poursuite commune a tra- vers le temps d'une meme fin, produit une liberte plus grande que le desordre et l'empietement des passions les unes sur les autres (3) . Limiter la volonte au present, (i) Aristip. ap. Diog. L., II, 87. (2) ToO jj-sv SXou 6!o'J x€Koc, ouoev wpwjjivov sta^av ■ £x,aaxY)<; Ss xpa^sw? iStov U7:ap)(£'.v zi\oq, tyjv ex ir\q xpa^sw; T>epiywo\).ivr ) v Yjoovrjv. Clem. Alex., Shorn., II, 417. (3) Cf. De finibus, I, xvn, 5~. « Neque enim civitas in seditione beata esse potest, nee in discordia dominorum domus, quo minus animus a se ipse dissidens, secumque discordans, gustare partem REGLE DU PLA.ISIR : L'UTILITE 39 lui defend re de regarder en avant et en arriere, lui de- fendre, en un mot, de se retrouver dans le passe et de seprojeterdans l'avenir, n'est-ce done pas lui otertoute sa liberte d'action? G'est aussi enlever touteportee a la vue de l'intelligence que de placer devant et derriere elle la nuit; e'est, pour ainsi dire, rendre toute action opaque, que de ne pas vouloir qu'on regarde en elle et comme a travers elle le passe qui l'a produite et l'avenir qui en sortira. L'intelligence a courte vue et la volonte insta- ble, telles que nous les depeignent Aristippe et ses dis- ciples, ne peuvent done satisfaire l'homnie, qui aspire sans cesse a depasser les bornes du present et a posse- der ces deux choses : d'une part 1'unite, de l'autre la fixite. G'est ce qu'a compris Epicure, et il importe de voir le ckangement que produit dans sa doctrine du plaisir, identique pour le fond a celle d'Aristippe, Fintroduc- tion de l'idee d'avenir. Le premier resultat de cette idee, e'est une classifi- cation des differentes jouissances. Aristippe soutenait que tous les plaisirs se valent : la volupte, disait-il, ne peut differer de la volupte, et le mot agreable n'admet point de comparatif W. Mais Epicure trouve un moyen bien simple d'etablir des degres entre les di verses jouis- sances; au lieu de les prendre en elles-memes, consi- derez-les par rapport a leurs consequences, par rapport a Tensemble de la vie. II est evident qu'il y a beaucoup de plaisirs que suit la douleur, parfois meme une dou- leur superieure a eux ; ces plaisirs, nous les laissons de cote, nous passons par dessus (b-KepSzlvoy.ev) pour aller chercher au- dela des plaisirs moins dangereux ( 2 ). Car le sage s'impose avant tout pour loi d'etre consequent avec lui-meme, d'etendre sa pensee assez avant dans le futur ppur eviter qu'elle ne se contredise, de gouverner assez ses desirs pour empecher qu'ils ne se tournent contre eux-memes et que, par un elan irreflechi vers la volupte ou le bien, ils ne produisent la douleur ou le lillam liquidae voluptatis et liberae potest. » — Voir aussi ibid, xm, 44 : « Cupiditates non modo singulos homines, sed... totam etiam lahefactant saepe rem pubheam. » Ce sont la des idees et des compa- raisons empruntees par les Epicuriens a Platon. (i)Diog. L. II,8 7 . (2) Diog. L. x, 129. 40 Epicure mal (,) . Ainsi ces plaisirs qui, dans la doctrine d'Aris- tippe, variables et multiples, entrainaient Fame au ha- sard, nous les voyons, dans le systeme d'Epicure, se disposer naturellement en vue d'une fin qui n'est autre chose qu'eux-memes, mais eux-memes depouilles de tout element etranger et inferieur. Deja, au point de vue logique, il y a progres evident : la pensee ne s'epuise pas dans chaque plaisir particulier,, la volonte ne se morcelle pas et ne se divise pas entre eux ; on entrevoit, a travers le temps, une unite que Ton peut poursuivre et en laquelle on peut esperer. Ge moment ou Epicure et Aristippe commencent a differer d'opinion et a s'ecarter Tun de l'autre, merite notre attention ; car c'est a ce moment que nait et se manifeste pour la premiere fois une doctrine qui jouera dans l'histoire de la philosophie morale un role de plus en plus marquanc. Des que le plaisir, au lieu d'etre con- sidere comme fin immediate, devient, fecondeparl'idee de temps, une fin vraiment derniere et finale, proposee pour but et pour terme a la vie entiere, il prend un nom nouveau, et la doctrine de la volupte se change en doc- trine d'utilite. II. — Nous avions vu precedemment un rapport de moyens a fin s'etablir entre la vertu d'une part et les plaisirs de l'autre; un rapport analogue de moyens a fin va s'etablir entre les plaisirs memes. Chaque plaisir est, il est vrai, comme Epicure se plait a le r'edire, un bien par lui-meme ou en lui-meme, a a&t^vou y.aQ' aj-uYjv; mais pourtant, si on compare le bien que certains plaisirs renferment avec le mal qu'ils produisent, il est sage de les rejeter comme des moyens imparfaits, comme de mauvais instruments : tout en etant bons par eux- memes, ils cessent d'etre fins pour eux-memes; c'est la une apparente contradiction, qu'acceptent pourtant Epicure et tous les utilitaires. On peut faire encore un pas de plus : de menie que (i) « Nee enim satis est judicare quid faciendum non faciendumve sit, sed stare etiam oportet in eo, quod sit judicatum... Qui ita fru 1 volunt voluptatibus, ut nulli propter eas dolores consequantur, et qui suum judicium retinent, ne voluptate victi faciant id quod sen- tiunt non esse faciendum, ii voluptatem maximam adipiscuntur praetermiltenda voluptate. » De fin., I, xiv, 47, 48. LE BONHEUR, SOUVERAIN BIEN 41 certains plaisirs produisent la douleur, certaines douleurs prodaisent le plaisir; on rejette les premiers, pourquoi ne ehoisirait-on pas les secondes? « Toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur n'est pas toujours a eviter : aXyiQ^Sv itaca y.ay„6v, ou zaca ok cpsuy.TY) ae( W. » Bien plus, les douleurs meme de longue duree, il nous les faut supporter, toXuv xp° vov uTCo^evetv, a condition, naturel- lement, qu'elles soient suivies d'un plaisir superieur. On voit combien s'accuse la divergence du systeme epicurien et du systeme cyrenaique. Voici la formule qu'emploie Epicure pour resuuier sa pensee et qui est F expression subtile, mais fidele,de la doctrine utilitaire : « Nous en usons avec le bien, a certains moments, « comme avec un mal, etde nouveau nous nous servons « du mai comme d'un bien (-). » Seulement, comment nous y prendre pour distinguer avec nettete, dans notre pensee, le plaisir et la peine, le bien et le mal, alors qu'on les confond dans Faction? Vous me promettez ce plaisir si je souffre cette dou- leur; mais comment etablir dans mon esprit une ba- lance assez juste pour peser avec exactitude les deux sensations agreables ou desagreables que vous me pro- posez, et pour voir laquelleremportesurl'autre? Ajoutez a cela que ces deux sensations, je puis seulement les imaginer dans Finstant actuel : il me faut done, avant de les comparer, les construire Fune et Fautre a Faide des donnees de Fexperience et des efforts de Fenten- dement. La moindre erreur de mesure et de calcul peut me rendre heureux ou malheureux, et en certains cas influer sur ma vie entiere. Voila done une impor- tance extraordinaire attribute tout a coup, dans la doctrine utilitaire, a Fintelligence ; celle-ci conserve toujours, il est vrai, son role de moyen; mais, sans ce moyen, on ne peut plus en aucune maniere atteindre la fin. Non seulement, comme nous Favons vu, la pensee humaine, Btivota, la sagesse, xuyj] rtapsiMofottei, ix cs \xzyiaxa. xat y.upu!)-axa 6 Xoyigu/oc, 2uo*/.Y]xs xal xaxa xbv auvejpj ypovov t©3 (S(ou SlOWiei y.ai SlOWt^ffet. — L'edition Didot porte (Spa/sa Toyr\, cor- rection assez ingenieuse, mais qui n'est pas necessaire et paraitra evidemment fautive si l'on se reporte a Ciceron, qui traduit textuel- lement : exiguam fortunam. De fin., \, xix, 63. (2) Oux. IcovTai cot zoXq \b\o\c, xl zpacjciq ax6Xou0ot. Diog. L., ibid. CHAPITRE IV LE DESIR. — BUT DERNIER DU DESIR : LE REPOS, LA JOUISSANCE DE SOI Le bonheur est-il realisable, ou le desir qui le poursuit doit-il etre toujours deiju'? Importance de cette question dans une morale qui veut mettre le sou- verain bien a la portee de tous. Contradiction qui semble se presenter dans toute doctrine utilitaire entre la fin poursuivie, qui est le plaisir, et les moyens pour y atteindre, qui sont l'effort, la peine, la souffrance. Comment Epicure resout cette difficulte. I. — Classification des desirs. Comment Epicure en vient a bannir la volupte, le rafflnement et la variete des plaisirs. Plaisir unique qui subsiste : celui des aliments. Du pain et de l'eau. — Objections : vide du bonheur epicurien. II. — But supreme du desir et essence derniere du bonheur : Yataraxie. — Distinction du « plaisir en mouvement » et du « plaisir constitutif. » — Le souverain bien est l'absence de peine. — Cette absence de peine n'est-elle qu'un repos et un sommeil seinblable a la mort, comme l'ont cru les interpretes? Que l'absence de la douleur met a nu la felicite inherente a l'harmonie et a la sante de l'etre. — Que le plaisir supreme est le plus independant, celui oil la part du sujet sentant est la plus grande et la part de l'objet senti la moindre. La doctrine utilitaire s'est elevee, avec Epicure, au- dessus de la morale du plaisir, mais elle donne encore lieu a une foule d'objections qui vont la forcer a s'eclair- cir et a se developper. D'abord, pour proposer une fin au desir de l'homme, encore faut-il demontrer que cette fin est realisable ; or, le bonheur, dans une foule decas, echappe aux prises de l'homine. Rien de plus facile que detrouver la douleur; nous n'avons pas meme besoin de la chercher; il suffit de rester immobile etd'attendre, elle vient toute seule. Mais le plaisir, dans certains cas, est completement hors d'at- teinte : Tesclave bien enchaine, par exemple, ne peut pas jouir du plaisir d'etre libre. Dans d'autres cas, fut-il possible d'atteindrele plaisir, il taut pour cela desmoyens, et ces moyens sont des efforts plus ou moins penibles. Le travail, la tension de la volonte et des muscles, 46 EPICURE en un mot la peine («dvoq), dont les Sto'iciens faisaient le souverain bien et dont les Epicuriens font le mal, se pre- sente doncde tous cotes, alors qu'on voudrait la bannir. Des lors, il peut arriver que la recherche meme du bonheur par des moyens trop penibles, fassefuir l'objet qu'elle poursuit. Dans la doctrine d'Epicure comme dans toute doctrine utilitaire, il existe souvent un rapport deposition entre la fin donnee et les moyens. Toute fin devrait pouvoir s'atteindre a l'aide de moyens sans que ces moyens produisissent de changement dans la fin meme ; ainsi, si je prends pour fin de ma marche le sommet d'une montagne, quelle que soit la voie par laquelle j'y arrive, ce sommet sera toujours fixe et aussi eleve. Mais c'est que, dans ce cas, la fin sera exterieure a moi. Si la fin devient interieure, si, par exemple, au lieu de prendre pour but le sommet de la montagne, chose etrangere a moi, je prends pour but de mes efforts le plaisir de parvenir au sommet, il deviendra necessaire de ne plus considerer la fin toute seule, mais aussi les moyens pour y atteindre, car la peine que je me serai donnee pour gravir la montagne pourra influer sur mon plaisir meme. Pourtant, meme dans ce dernier exemple, la fin conserve toujours relativement aux moyens une certaine independance: j'eprouverai toujours un certain plaisir enalteignant le sommet, quels que soient le travail et la peine depenses precedemment. Mais qu'arrivera-t- il si au lieu de prendre pour fin un plaisir particulier, comme celui d'arriver au sommet d'une moDtagne, on prend pour fin avec Epicure la somme des plaisirs pre- sents et passes de l'existence, le bonheur de la vie en- tiere ? C'est un but extremement complexe et qui exige des moyens encore plus complexes : pour atteindre un tel but, ne faudra-t-il point depenser une somme d'ef- forts, c'est-a-dire de peines, superieurea la somme totale des plaisirs qu'on aura recherches ? Les benefices cou- vriront-ils jamais les depenses? Voici Epicure contraint, pour laisser le bonheur « a la portee de tous, » d'en exclure tout element difficile a se procurer, comme les richesses, le luxe, les honneurs, le pouvoir. Pour rendre plus facile l'acces' de la fin supreme, il va degager de plus en plus de tout ele- ment materiel la conception du plaisir ; il va, en voulant faire plus de part a la liberie dans la conquete du bonheur, faire aussi plus de part a la moralite. LE DESIR 47 I. — « Parmi les desirs, clit Epicure, les uns sont -ip -cr^ euSatjAovia; « Smxy«v^6o8. » Du pain et de Feau, voila la richesse dela nature. « Cette richesse-la est definie (wp-.c-r.) et facile « a se procurer ; mais celle des vaines opinions tombe « dans rindefini(et?aiceipov h-h-zij^.n Paroles remarqua- bles, et qui repondent a cerlaines objections superficiel- (i) On sait que, la plupart du temps, yjBcvy) ne peut pas se tradufre par le mot de volupte ou voluptas, qui exprime une idee trop sensuelle. II est remarquable que les Latins n'avaient pas de terme pour ren- dre YrfiZTq des Grecs : ce peuple encore grossier ne distinguait pas entre la volupte et le plaisir. De la les recriminations des Epicuriens contre la langue latine, qui fachent un peu Ciceron (soleo subirasci). Voir De fin. II, iv, 12. (2) Diog, L., x, 144. Ou/. lr.oJj^t-%: yj r ( covYj iv tt, capy.t, eTTE'.siv a-zz, to jwit' IvSstav oKycuv s^a'.peQr), aXka [*6vov tcoikiXXstoi! (3) Stob. serm., xvni, 3o; Clem. Alex., Strom., II, p. 415. (4) Diog. L., X, 144. LE DESIR 49 les dirigees contre la morale de l'interet : les plaisirs des vaines opinions sont insaisissables comine les opi- nions elles-memes, et l'instabilite de la 8$*a, que Platon comparait aux statues mouvantes de Dedale, est aussi le caractere distinctif des jouissances qu'elle produit. L'ambition, par exemple, croit a mesure qu'on la con- tente ; c'est une sorte de faim artificielle qu'on excite en la rassasiant, qu'on creuse en la comblant. Elle consiste a poursuivre un objet qu'elle aninie elle-meme de son propre mouvement, qu'elle eloigne a mesure qu'elle en approche et qui s'evanouit dans l'infini, tlq awrcipov ixrcfarcsi. La nature, plus prevoyante que l'opinion, n'excite ja- mais, selon Epicure, un desir qu'elle ne puisse satisfaire et satisfaire a peu de frais (fopiapivoq y.al su-6pt5-oc) ; contre ces desirs pleins de fixite, principes inalterables de bon- heur,, on ne peut plus diriger les objections qu'on tirait de la variabilite et de l'insatiabilite des passions. Marquons le point ou nous voici arrives dans le de- veloppement continu du systeme epicurien. Le plaisir vraiment desirable semble n'etre plus autre chose que la sensation produite par le strict contentement d'un besoin. Aristippe nous montrait l'homme assailli par des desirs innombrables : Epicure Ten a delivre; il ne reste plus en lui que deux desirs, et, partant, que deux plaisirs, celui de manger et celui de boire. Mais alors quel vide ne se produit pas soudain dans la vie? Comment com- bler tout l'intervalle de temps qui separe l'un de l'autre ces plaisirs ? La faim et la soif, par cela meme qu'elles sont sans cesse renaissantes, s'eteignent sans cesse; avec elles s'eteindra done toute jouissance ? Epicure voulait nous delivrer des nccessites physiques : mais, comme il n'a point place le vrai bonheur au-dessus de ces neces- sites memes, a force de nous delivrer, ne nous a-t-il pas depouilles ? Deux plaisirs, semes d'une main avare a tra- vers la succession infinie de la duree, voila done, sem- ble-t-il, ce qui reste du bonheur ! Au moins ces inter- valles vides qui separent les instants de plaisir, Aristippe avait essaye de les remplir; il pressait l'un contre l'au- tre, dans l'etroit espace situe entre le passe et l'avenir, tous les desirs et tous les plaisirs. Peut-etre il entrepre- nait une tache impossible ; peut-etre Socrate , moitio plaisant et moitie grave, avait raison de le comparer a cesinfortunes, caches par la fable au fond de l'Orcus et 4 50 EPICURE rarnenes par lui sur la terre, qui essayaient eternelle- ment de remplir un tonneau perce. Mais Epicure, sem- ble-t-il, fait moins encore que les disciples d'Aristippe : il n'essaie merae pas, il s'avoue impuissant el, fa ale de pouvoir remplir juscpi'aux bords Pinsa liable tonneau, il le.met a sec. II. — Pour prevenir toutes ces objections, Epicure va modifier encore une fois sa theorie et lui iinprimer une direction inattendue. Penetrons aveo lui dans Pana- lyse psychologique de ces desirs a la satisfaction des- quels tous les utililaires ont attache les jouissances ; nous ne les avons encore examines qu'a un point de vue exterieur, et nous les avons classes suivant leur caractere d'exigence et de necessity; il nous reste a penetrer plus avant dans leur essence intime, et a decou- vrir la tendance unique qui se cache sous leur diversite. Aristippe ramenait toute jouissance et en general toute sensation a un mouvement : la douleur etait un mouvement rude, le plaisir, un mouvement doux ; le repos, qui succede toujours aux mouvements et qui les separe Pun de Pautre, e'etait la non-jouissance, Pab- sence de douleur ou de plaisir, le vide. L'analyse d'Epicure aboutit a des resultats bien dif- ferents. Le mouvement, — Epicure ne le nie pas, — est le point de depart du plaisir. Mais tout mouvement a un but. Le but de ce mouvement qui produit le plaisir ne serait-il pas precisement le contraire du mouvement, un repos? En fait quand Porganisme, repare par la nourriture, a retrouve ainsi les atomes qu'il avait perdus, il y a equilibre entre la perte et la depense, il y a done repos ; il y a aussi absence de peine (foovta), sante (&yi£<, » du vrai et pur plaisir, qui est le plaisir stable et constitutif, jurcaanqiAaTixifj. Moins exclusif que son predecesseur Aristippe, il admet a la fois ces deux formes du plaisir ; mais, s'inspirant sans doute d'Aristote (3) , et d'ailleurs ne faisant que suivre la marche naturelle de sa pensee, il subordonne claire- ment la jouissance fugitive et intermediaire, produite j)ar le mouvement, au plaisir durable et definitif, produit par le repos. « Le terme de la grandeur des plaisirs, dit— « il, est l'exemption (£ttce§a(pe«s) de tout ce qui cause de la « souffrance (4) . » Si c'est la le plaisir le plus eleve, c'est aussi, en quelque sorte, le plus final : nous con- (i) Diog. L., x, 140. (2) Titillare sensus. Le mot est d'Epicure, et il avait frappe Ciceron, qui aime a le repeter. (3) Voir la Metaphys. d'Arist., I, 100 sq. (4) "Opoq toD ^-{ibo'jc, xwv yjcovwv y; ncvrtbq tou (xXyouvxo? ure^ai- peat?. Voir Dc fin., I, xi, 3-j, 28, 39. « Non modo voluptatem, verum etiam summam voluptatem. » LE DESIR 53 server dans le plus grand repos possible, c'est-a-dire dans l'equilibre interieur le plus complel, dans la plus grande harmonie, voila le but dernier de tous nos efforts. Puisque tel est le souverain bien, le pire mal sera le trouble, le desordre produit par l'intervention de toute cause exterieure. Eviter ce mal, desirer ce bien, voila ce que nous voulons. Ce bien, a vrai dire, nous ne le desirons pas comme on desirerait une chose etrangere, hors de portee ; il est en nous, il se produit naturellement et immediate- ment des que les causes de trouble sont supprimees ; ce que nous desirons done plutot,, e'est simplement la suppression de ces causes de trouble. De la ces paroles d'Epicure : « La fin, e'est de ne pas souffrir dans son « corps et de ne pas etre trouble dans son ame (-s).c; sTvat « \ir t ~z £kysXv y.a-a cwjj.a [J.r^z TapaTTSsQa'. y.ata 6u/yjv). . . . Nous v faisons toutes choses dans le but de ne pas souffrir et « de ne pas etre troubles (l >. » La non-souffrance, en effet, fait apparaitre la jouissance ; l'dfocovia, Vixapa^ia, sont des moyens tellement efficaces et immediats du bonheur, que, aussitot donnes, ilsle donnent : « Des qu'une fois « est nee en nous la sante du corps et l'ataraxie de « Tame, aussit6t s'apaise tout orage de l'ame, car l'etre « n'a plus a marcher comme a la poursuite de ce qui « lui manque (evMov ti), il n'a plus a chercher rien autre « chose par quoi snit rempli (au^/^pwOr^Tat) le Men dp « I'dme et du corps (to vr\q tyuyjiq x.ai to tcu Gioy.or.sq avaOov} ( 2) . » Nous arrivons ainsi a cette consequence que le souve- rain plaisir et le souverain bien, e'est l'absence de peine et de trouble, fouovta, a-apa&a; e'est le repos en soi-meme et la tranquillite, yuxx&[ux.zQQ fcfofiov. Cette plenitude de bien ne peut etre le vide de l'insensibilite. Epicure se sert, en outre, des mots niq-nq (3£6atoc;, 7u<7tu)[jwc (koaicraxov, qui ne sont rien moins que negatifs : l'assu- rance inebranlable du sage n'est point le laisser-aller de 1'apathie. Nous le verrons parler plus loin de la lutte courageuse ongagee par le sage contre la fortune, t6-/y] avTiTocT-EsOa'. : cette lutte consciente est-elle done la resi- gnation passive et vide qu'on a souvent pre tee aux Epi- curiens? Enfin, un autre terme fort positif qu'emploie Epicure vient con firmer cette interpretation : e'est le terme du-fi'eta : Fetal sain et bien proportionne de Tetre tout entier, du corps et de Tame, Tordre et l'harmonie, voila sans doute ce que le sage epicurien retrouvait en lui-meme avec bonheur lorsqu'il avait ecarte de lui le trouble t 1 ). (i) M. Ravaisson (Met. d'Arist., II, io5) s'effbrce de ramener V'oyievx a l'axcvia, et Fdhcovta a la simple absence de peine. S'ap- puyant sur cette assimilation, voici a quelles conclusions le savant historien aboutit : « Le mot de la sagesse, Part de vivre (d'apres Epi- « cure), e'est d'arriver a ne plus rien sentir... L'Epicurisme met le « souverain bien dans V absolue impassibilite, une abstraction, une « negation, un rien (io5, u6). » — L'impassibilite par rapport a l'exterieur, peut-etre ; mais l'insensibilite interieure ? — Les textes que nous avons cites prouvent le contraire. L'ataraxie est sans doute la negation de tout ce qui est etranger a l'etre ; mais reste encore l'etre meme qui s'affirme en face de l'exterieur : Tineftable jouissance de l'harmonie intime, spirituelle et meme ma- terielle, est-elle done une abstraction, un rien? II semble beaucoup plus logique de ramener, en s'appuyant sur les textes, l'dlCOVldC et TaTapa^.a a ruyieta, que de reduire, sans aucune raison positive, Vbfieia a L'airovia. Epicure ne dit nulle part que l'absence de peine constiiue par elle seule le plaisir, mais que le « plaisir est percu des que toute douleur a ete enlevee, » percipitur omni dolore detracts 56 EPICURE Le bonheur qui nait de la sante morale et physique, de l'harmonie non alteree, ce plaisir delicat, tout en- semble profond et subtil, que les Cyrenaiques ne con- naissaient ni ne comprenaient et qu'ils appelaient un vrai « sommeil » ou encore une veritable « mort (,) a , ce plaisir qu'Epicure declare au contraire la volupte souveraine, a un caractere tout particulier : e'est son in- dependance. En analysant profondement l'idee nieme de plaisir, Epicure a fini par s'apercevoir que les choses exte- rieures n'avaient pas dans le plaisir la plus grande part et que cette part preponderate appartenait a Tetre sentant. G'est nous qui faisons notre plaisir, encore plus que les choses ne le font. Ce qui nous vient du dehors, c'estla douleur; la, notre activite se sent heurtee par un obstacle (2) ; la part de Yobjet est plus grande, celle du sujet sentant est moindre : la douleur est dependance, assujettissement. Dans le plaisir en mouvement (yjocvtj iv (De fin., X, xi, 3j). L'originalite d'Epicure sur ses predecesseurs, — Aristippe d'une part et Hieronyme de l'autre, — e'est precisement de nier l'existence d'un etat purement negatif et neutre, oil l'absence de peine serait seule ; cet etat intermediate, ce medium quiddam, il le supprime (De Jin., I, 38) ; ce n'est done pas pour en faire son ideal. Ce qui refute non moins evidemment M. Ravaisson, ce sont les conse- quences memes qu'il tire de son hypothese : « Si le terme extreme de la « felicite est de ne souffrir et de n'apprehender aucune douleur, qui ne « voitque ce qu'il y a de plus desirable pour l'homme, e'est de mourir « etque ce qui eut mieux valu encore, eut ete den'exister jamais(i 1 3)? a — Nous retrouverons le vers du poete auquel M. Ravaisson fait allusion blame precisement par Epicure. — « Le plaisir, dit ailleurs M. Ravais- « son, n'est rien que la fin de la douleur, et toute douleur prend fin, <( ne fiit-ce que par la mort (Disc. s. les St., Mem. de l'Ac. des inscr. , « aout, i85o). » — Croire qu'Epicure ou n'a pas vu ces consequences ou les a acceptees i e'est lui preter soit une naivete singuliere, soit une absurdite manifeste. Voici, d'ailleurs, un texte formel d'Epicure : « La « mort nous est indifferente, car tout bien et tout mal reside dans « l'action de sentir, et la mort est la privation de sens : jJLT ( 6kv 76pb? « Yjjj.ai; eTva'. xbv GavaTOV, Itcsi :rav aY a ^° v xa ' 1 >tax,cv ev atcfWjaei, « 0T£pY]ct? S'iffttv ah^-qizto; b Gavaxoc. (Diog. L., X, 124.) » Com- ment soutenir encore, apres cela, qu'Epicure faisait consister dans l'insensibilite et la negation, dans la cxeprjatc, Tachevement, la per- fection, la cu^Xrjpcoa'.? du bien? Ni l'insensibilite ni la mort ne sont des biens pour Epicure,et il repond ici nettement a ceux qui lui pretent cette doctrine. (1) Diog. L., II, 89; Clem. Alex. Strom., II, 417. (2) Dolor, id quo offendimur. De fin., loc. cit. LE DESIR 57 xivVjcei), la part de l'activite est deja plus importante ; c'est elle qui se meut vers l'objet desire et cherche a en prendre possession. Mais supprimez cet objet meme, tenez-vous-en au sujet sentant; est-ce que le plaisir sera par la supprime? Si le plaisir est essentiellement deli- vrance des obstacles et independance, s'il nous vient surtout de nous-memes, il ne pourra que gagner a ce qu'on supprime tout objet ; l'etre n'a qu'a se replier sur soi, et c'est de soi, c'est de sa propre conscience qu'il tirera le plaisir a la fois le plus independant et le plus profond : « Lorsque nous sommes affranchis de la dou- ce leur, nous jouissons de la delivrance meme et de « l'exemption de toute gene (,) . » Yivre ainsi en liberte, en repos et en harmonie avec soi-meme, et se sentir interieurement vivre, tel est le plaisir supreme, dont les autres ne sont que des formes changeantes, et qui. a jamais le meme, peut subsister sans eux et au-dessus d'eux. (i) « Quum privamur dolore, ipsa liberatione et vacuitate omnis mo- lestiae gaudemus... Gaudere nosmet omittendis doloribus, etiam si voluptas ea, quae sensum moveat, nulla successerit. » De finibus, I, 37; II, 56. LIVRE II LES PLAISIRS DE L'AME GHAPITRE PREMIER LA SERENITE INTELLECTUELLE ET MORALE. LA SCIENCE OPPOSEE PAR EPICURE A l'IDEE DE MIRACLE I. — Le plaisir de l'ame saperieur a celui du corps, comme embrassant a la fois le present par la jouissauce, le passe par le souvenir de la jouissance, l'avenir par 1'anticipation de la jouissauce — Transformation nouvelle ap- portee dans le systeme d'Epicure par l'introduction de l'idee de duree. II. — Obstacles au plaisir de Tame : trouble produit par Tignorance du monde esterieur et la superstition qui en derive. — De la superstition a 1'epoque d'Epicure. — Que le paganisme n'etait pas lareligion riante et benigne qu'on se represente d'habitude. Epicure « liberateur » des hommes euchaines par la religion. — Analogie avec la lutte des utilitaires modernes contre la re- ligion de leur epoque. — La « physiologie » epicurienue, ou recherche des causes naturelles des phenomenes. — La logique epicurienne, qui place dans l'experience sensible le criterium du vrai. — La science victorieuse des dieux. Nous avons deja yu, sous l'influence de Fidee de duree, se transformer la doctrine d'Epicure ; la meme idee \a lui fournir un moyen ternie pour passer du plaisir des sens au plaisir de l'esprit, sans pour cela eta- blir entre l'esprit et les sens une difference irreduc- tible. I. — Jusqu'a present, nous n'avons considere la vie que comme une succession de plaisirs et de douleurs distincts les uns des autres ; il semble qu'a un moment donne il peut y avoir simplement ou un plaisir ou une douleur, et que chacune de ces sensations, au moment LA SERENlTE INTELLECTUELLE ET MORALE 59 oil elle existe, exclut la sensation conlraire : par exern- ple, on ne jouit pas du plaisir d'etre rassasie en meme temps qu'on souffre de la faim. Le plaisir, ainsi exclu par la douleur, ne peut pas encore embrasser la vie tout entiere, comnie le voudrait Epicure ; pour que le plaisir put rernplir notre vie, il faudrait chasser tota- lement la douleur, ou du moins lui dormer toujours comnie associee la jouissance, les faire coexister toutes deux, et rendre les plus vives souffrauces supportables en ymeiant du plaisir, Tant qu'on ne s'en tient qu'au corps, au « plaisir de la chair » proprement difc, il est sans doute impossible qu'une douleur puisse jamais coexister avec le plaisir contraire. Pourquoi ? parce que le corps ne vit que dans le present et n'a qu'une existence actuelle : il soutfre ou il jouit, et voila tout. Mais a cette vie renfermee dans 1'instant present, ouvrons le passe et l'avenir. Tout change aussitot, car, en meuie temps que je souffre, je me rappelle le plaisir contraire a cette souflrance, et en outre je l'espere : voila un sentiment d'une nouvelle nature qui s'introduit en nous ; c'est pour ainsi dire, le ■plaisir du plaisir. Ge plaisir, ne des autres, n'est plus comme eux dependant des circonstances exterieures : pourvu que j'aie joui une fois, pourvu que j'aie une fois apercu le plaisir au fond de mon etre, c'est assez ; il passera, mais son image immortelle, iixee a ja- mais dans ma pensee, longtemps apres qu'il a disparu, m'apparaitra seduisante encore; son souvenir vivant excitera en moi un vivant espoir; et la reunion de ce souvenir et de cet espoir, de ce passe et de cet avenir, pourra faire mon bonheur. Se souvenir et esperer, voila deux idees nouvelles introduites dans la doctrine utili- iaire. Jusqu'a present, nous pouvions confondre le plaisir du corps et celui de 1'ame ; desormais, ce sera impos- sible : le plaisirde 1'ame, c'est celui qui jouit a la fois du passe et de l'avenir, et qui, coexistant avec les plus vio- lentes douleurs du corps, peut les annuler. Ainsi se distinguent la chair et l'esprit : l'une ne souffre ou ne jouit que pour 1'instant present (8ta -co Tuapbv [/6vov); l'au- tre souffre ou jouit et pour le present et pour le passe et pour l'avenir (xai O'.a -b %api/$6v xai to irapbv y,al to jjlsX- Xov (*■)). Aussi, de meme que la douleur de l'esprit est (i) Diog. L., X., 1 37. 60 EPICURE bien plus cruelle que celle de la chair, la jouissance de la chair est bien moins douce que celle de l'esprit. Ici encore le disaccord s'accentue entre Arislippe et Epi- cure (,) . D'ailleurs le plaisir de l'esprit, pour Epicure comme pour les sensualistes en general, n'est pas un plaisir completement a part ; ce n'est autre chose que le plaisir de la chair plus ou moins modifie par Tidee de present et d'avenir; c'est a lafois un souvenir (jj-v^jiyj) et une an- ticipation (-pw-ro-aOeia) W ; c'est aussi, si Ton veut, une association d'idees ; c'est, en tout cas, quelque chose qui depasse le plaisir sensible proprement dit, c'est une demi-possession de l'avenir. Ces premisses posees, un changement logique se pro- duit encore dans la doctrine d'Epicure, mouvante comme son objet. Puisque le plaisir de lame est superieur a celui du corps, et qu'il en est de meme pour la douleur de l'ame, ce sont ces plaisirs et ces douleurs que nous devrons poursuivre desormais. Ce ne sera plus seule- ment l'utilite du corps, mais l'interet de Tame, que nous devrons consulter; la veritable fin est toujours l'dirovta, l'a-apa^'.'a, Ybyhia] mais c'est a l'ame qu'il fau- dra rapporter ces mots : l'ataraxie de l'ame est bien superieure a la non-souffrance du corps, car elle s'ac- croit et se nourrit a la fois de son present, de son passe et de son avenir. L'esprit qui n'etait d'abord qu'un moyen pour le corps reprend son role de fin veritable, et cela grace a une idee qui fait le fond de l'esprit hu- main, l'idee d'infini. Les peines ou les plaisirs de l'es- prit ont quelque chose d' « infini et d'eternel » ; la duree s'ouvredevant eux : aussi quel « grand accroissement » (permagna accessio; ils apportent aux peines ou aux plaisirs du corps ^ I Que devient la sensation presente en face de l'imagination et de la pensee, qui ont l'infini pour domaine? Le souverain bien, c'est le bonheur de l'ame. Seulement, de meme que mille obstacles s'opposaient au bonheur dans la sphere sensible ou nous nousetions d'abord places, n'en verrons-nous pas surgir de nou- (i) Athen, XII, 63, p. 544. — Diog. L., II, 89; i3y. — C\c. De fin., loc. cit. Gassendi, Animadv., p. 1200. (2) Clem. Alex., Strom., II, 417. (3) De fin., I., xvn, 55. LA serenite intellectuelle et morale 61 veaux dans la sphere intellectuelle oti nous entrons? Nousavons essaye d'eviter le trouble dans les fonctions du corps ; essayons a present, avec Epicure, de repousser le trouble plus redoutable encore qui amene dans Tame la peine. Ici, l'epicurisme va se montrer a nous sous un aspect entierement original. II. La premiere cause de trouble pour l'esprit, c'est l'ignorance du monde exterieur. — Comment se produisent et dans quel ordre se lient les phenomenes qui s'accomplissent autour de nous? Telle est la ques- tion que de tout temps s'est posee l'homme. Or, if y a deux responses a cette question. L'une soumet tous les phenomenes, et par consequent l'etre sensible lui- meme, a une ou a plusieurs divinites puissantes et ca- pricieuses : lavolonte de ces dieux, impossible a prevoir et impossible a eviter, est maitresse de toutes choses, et assigne a chaque etre la serie de biens et de maux qui doit constituer son bonheur ou son malheur ; c'est la l'hypothese commune aux diverses religions. L'autre hypothese, au lieu de soumettre les evenements a des puissances arbitraires, les enveloppe dans des lois im- muables : tout s'enchaine; autour de nous, en nous, une inexorable necessity a laquelle rien ne peut echapper, dans laquelle tout pourrait se prevoir d'avance, oil la place de chaque chose et de chaque etre est si fatalement flxee qu'il ne peut ni en sortir lui-meme ni s'y faire remplacer par autrui. Gette hypothese est cells du Destin, de la Necessite, du determinisme universel, hy- pothese si vivante chez les anciens theologiens, si vivante aussi chez Platon, chez les Stoiciens, chez Spinoza, Leibniz, Kant, enfin, de nos jours, chez pres- que tous les savants et chez bon nombre de metaphy- sieiens. CommenQons avec Epicure par examiner la premiere hypothese, celle qui fait le fond des croyances reli- gieuses, et nous comprendrons la lutte d'Epicure contre la religion de son temps, qui aura plus tard son ana- logue dans la lutte des utilitaires et des positivistes modernes contre la religion de leur siecle. Tout jeune encore, Epicure allait avec sa mere, qui faisait le metier de magicienne, lire des formules lus- trales dans les maisons pauvres. Initie ainsi aux prati- ques de la superstition, il en concut sans doute un 02 Epicure degout plus profond et ilyvit un plus grand obstacle au bonheur de la vie (,) . G'est a tort qu'on se represente toujours les religions antiques sous des couleurs riantes : elles conservaiem encore, a i'epoque d'Epicure, leur cote terrible. A l'ori- gine la pensee huniaine, ignorant les causes lointaines des phenomenes, place ces causes dans les phenomenes memes; elle doue chaque objet qui se presente, heu- reux ou funeste, de volonte bonne ou mauvaise; rhomme projette autour de lui, dans la plante, dans l'animal, dans la nature entiere, la puissance intelli- gente qu'il sent en lui. Seulement, apres qu'il s'est ainsi entoure, enveloppe d'autres lui-meme, apres qu'il s'est ainsi repandu au dehors, revenant ensuite sur soi par la reflexion, il ne se retrouveplus : sa liberte a disparu, le cercle de volontes bonnes ou mechantes qu'il a trace autour de la sienne se resserre sur lui et l'enferme ; il se sent esclave. La religion que rhomme a lui-meme- creee le met done a la merci de maltres tout-puissants et capricieux, d'autant plus terribles qu'il ne peut les voir, d'autant plus invincibles qu'il ne s'attend point a leurs coups. Que faire maintenant contre ces fantomes dont sa religion a peuple le monde? Eux seuls peuvent donner ou oter a l'homme le bonheur; il n'est rien, ils sont lout; il ne lui resfce plus qu'a se soumettre, a s'incliner, a essayer d'emouvoir par son humihte et ses prieres des dieux inconnus, peut-etre inflexibles. Si encore la volonte de ces dieux n'etait l'objet de nulle conjecture, s'il n'etait aucun moyen de la prevoir, on jouirait vis a vis d'eux de la demi-liberte que donne 1'ignorance : lorsque j'ai la perspective d'etre chatio quoi que je fasse, il en resulte que je fais ce que je veux ; je puis done conserver mon independance et mor_ « ataraxie ». Mais il n'en est pas ainsi. Si nous ne pou- vons prevoir absolument la conduite des dieux a notre egard, nous pouvons du moins la conjecturer et y con- tribuer pour une certaine part : nous pouvons la conjec- turer par la divination et par la science des augures, qui nous enseigne le rapport de certains phenomenes avec la volonte des dieux; nous pouvons meme la mo- difier dans une certaine mesure par les offrandes et les sacrifices, qui etablissent un rapport entre nos ac- (i) Diog. L., X, 4. Voir Bayle, art. Epicure. LA SCIENCE OPPOSEE AU MIRACLE 63 tions et la volonte des dieux. Ainsi, toute la science du bonheur devient la science dss signes qui annoncent ou des actes qui conjurent la volonte des dieux. Or, rien de plus variable que ces signes : tous les ob- jets exterieurs ont leur langage, souvent contradicfcoire; ils nous parlent, ils menacent, et les presages redou- tables se multiplient autour de nous : la vie devient une apprehension perpetuelle (1) . Meme apres avoir comble de dons les autels et leurs pretres, rneme apres avoir accompli toutes les lustrations et toutes les expiations necessaires pour se faire pardonner des dieux un ins- tant de plaisir, l'liomme n'est point tranquille : au mo- ment ou enfin il pense tenir dans ses mains et avoir fixe pres de lui le bonheur, il peut le voir soudain, sur l'aile d'un oiseau qui passe a sa gauche, s'envoler et disparaitre Nul lieu de la terre, nul instant de la vie ou Ton puisse se soustraire au caprice despotique des dieux. La mort meme, que les philosophies consideraient com- me une delivrance, marque aux yeux des religions an- tiques le commencement d'un plus entier esclavage. La crainte des enfers est loin d'etre une idee moderne ; elle pouvait meme avoir dans l'antiquite un caractere plus effrayant parce qu'elle avait un caractere plus indeter- mine : on pensait bien qu'il y avait des reprouves, mais personne ne croyait positivement qu'il y eut des elus, et n'osait se compter meme tout bas parmi eux ; on en venait, comme nous le verrons plus tard, a craindre la vie future plus que la mort t2) . Ainsi l'esperance hu- maine n'avait point d'issue, ni dans le present, ni dans l'avenir. Les exigences des dieux etaient sans bornes ; les rites qui reglaient la vie et enveloppaient tous les actes, formaient une sorte de code tyrannique en contraste avec la liberte sociale et politique d'alors. L'etiquette que nos anciennes monarchies imposerent a ceux qui frequentaient la cour et vivaient en presence des rois, cette etiquette trop fameuse qui reglait le nombre des pas en avant ou en arriere, qui donnait la mesure des reverences pour chaque dignitaire et indi- quait le point precis ou il fallait baiser la robe de la reine, n'etait rien au prix de l'etiquette d'un autre genre (i) Stob., Serm. 98. — Plut., De la Superstition. (2) Voir Lucrece, I, 108 ; Ciceron, Tusculanes, \, 5 ; Plutarque, De la Superstition, 3o. 64 EPICURE que les religions antiques exigeaient de tous les hommes vivant et mourant en presence des dieux. Le moindre manquement pouvait a jamais irriter une divinite ; si, comme on le pretend, un regard de Louis XIV tua Racine, on imagine ce que pouvait devenir un devot croyant la colere des dieux suspendue sur lui M. II faudrait connaitre toutes les pensees qui assaillent aujourd'hui encore une ame superstitieuse, pour se fi- gurer ce que pouvait etre la vie des superstitieux d'au- trefois, alors que la superstition etait garantie et encou- rage'e par la religion meme, faisait partie des croyances d'Etat, et que Cicero n lui-meme briguait le titre d'augure. Au dernier degre de la superstition, on finissait par craindre tellement les dieux, que les devots enviaient les athees et que, selon Plutarque, on en venait a se faire athee par peur w : la crainte, apres avoir cree la religion, la detruisait. Plutarque, a vrai dire, distingue, comme Giceron, entre cette religion superstitieuse et la vraie religion, mais la distinction n'etait pas facile, en supposant meme qu'elle fut possible, et les philosophes seuls, ou ceux qui se piquaient de l'etre, pouvaient la faire. Le reste des hommes etait plus ou moins en proie a cet « ulcere de la conscience », comme Plutarque appelle la supers- tion, a cette « fievre », a « ce feu qui devore Fame », a cette « abjection servile (3) . » En verite, il n'est pas de maitres plus tyranniques que ceux qu'on se donne a soi-meme, et ce n'etait pas alors chose si douce que d'etre le serviteur des dieux. Ajoutons a tout cela que les dieux, dispensateurs du bonheur des hommes, craignaient toujours de leur en donner trop; toutes les religions primitives attribuent aux dieux le sentiment de la jalousie. Aussi Socrate, avec la subtilite grecque, demontre facilement que c'est parfois un malheur d'etre heureux. Vous vous croyez heureux; — insense! vous criera Solon, avec toute la (i) Voir Plut., ibid. (2) Plut., De la Superst , a la tin. — V. M. Martha, Le poeme de Ln- crece. (3) a Superstitio, dit aussi Ciceron, qua qui est imbutus, quietus esse nunquam potest. » Defin., I, 60. La superstition etant essentiel- lement un trouble, une inquietude de Tame, devait paraitre plus ef- frayante encore aux Epicuriens,qui recherchaient avant tout le calme, 1' « ataraxie ». LA SCIENCE OPPOSEE AU MIRACLE 65 sagesse antique ; vous ne pouvez savoir qu'en mou- rant, vous ne pouvez savoir qu'au moment oil vous ne l'etes plus, si vous avez ete heureux. Non-seulement chaque homme en particulier etait ainsi, d'apres la conception paienne, l'esclave du ha- sard divinise; mais les hommes, meme en s'unissant, en se groupant, en s'aidant les uns les autres, ne parve- naient pas a se donner une plus grande liberie ; on eut dit plutot que tant de superstitions particulieres, en s'accumulant, accroissaient la servitude commune. Les armees, les cites, les nations, — autant de grands corps lies, suivant l'expression de Lucrece, « des noeuds etroits de la religion. » Epicure sentit plus qu'aucun autre philosophe de l'antiquite, si Ton en excepfce son disciple Lucrece, la gene de tant de liens. -Deja les Cyrenaiques, avec Theo- dore et Evhemere W), s'etaient attaques aux dieux du paganisme; mais ils n'avaient guere employe d'autre arme que la logique; or, la logique seule, surtout lors- qu'elle semble revetir les formes de l'impiete, ne suffit point pour renverser les croyances les mieux enracinees dans l'homme. Epicure fut plus qu'un logicien : il sut parler au coeur, et eveiller chez ses disciples, pour combattre la tendance a la superstition, une autre ten- dance encore plus vivace chez l'homme, la tendance a la liberte. II ne voulait pas seulement depersuader, il voulait delivrer ; il s'etait donne a lui-meme la tache de liberateur W; bien plus, c'elait, comme nous le verrons plus tard, avec une sorte de piete qu'il renversa la piete aveuglede la foule. Ne disait-il pas : « L'impie n'est point « celui qui abolit les dieux du vulgaire, mais celui qui « applique aux dieux les opinions du vulgaire < 3) . » Maintenant, comment Epicure s'y prend-il pour ac- complir cette delivrance de l'humanite et pour rendre la paix aux ames « oppressees par la religion » ? — La (i) Diog. L. II, 86, 97. Plut., de Is et Os., 23. Ciceron, de Nat. D. I, I, 2 3. (2) Pour tous ses disciples ou ses fideles, pour Lucrece comme pour Torquatus ou Velleius, comme pour le sceptique Lucien lui- meme, Epicure est le « liberateur ». — « Philosophiae servire, libertas est. » Epic. ap. Sen., Epist. 8. (3) Diog. L., x, 123. XaeSriq 3'o'j^ tou; twv /jtoaawv Oeou? avat- pwv, GO[ji£v) ; car nous connaitrons les causes et des « meteores et de tous les autres evenements imprevus « et perpetuels, qui au reste des hommes apportent la « derniere epouvante &h » On pourrait retrouver chez les moralistes utilitaires et chez la plupart despenseurs contemporains, par exemple M. Spencer, cette idee de la science comme affranchis- sement de rhumanite. Epicure a apercu le premier Top- position de l'esprit scientiflque et de l'esprit religieux ; il a eu le merite de pressentir leur lutte, qui devait plus tard devenir si ardente. Voici done de nouveau, dans le systeme epicurien, la part de l'intelligence considerablement augmentee ; par le mot de science, Epicure n'entendra plus simplement une science de mesure (au;^£xpr]at<;) , une sagesse de con- duite (eppoVqets) ; ce terme s'est etendu pour lui. Toutes les sciences physiques et naturelles deviennent bonnes a connaitre, non-seulement lorsqu'elles offrent un aviin- (i) Defin., I, 63. (2) Ibid. « Rerum natura cognita levamur superstitione... non con- turbamur ignoratione rerum, e qua ipsa horribiles exsistunt saepe formidines. » (3) Diog. L. X, 82. LA SCIENCE OPPOSEE AU MIRACLE 67 tage immediat et evident, mais en tant qu'elles donnent an sage l'ataraxie et une solide assurance (. L'er- reur nait seulement quand nous interpretons nos sensa- tions, quand nous y ajoutons nos conjectures propres (opinatus... addimus) ( 3) ; Lucrece fait toute une enu- meration des erreurs qu'on commet frequemment quand on depasse par l'opinion les donnees precises des sens ; mais, tant que nous nous renfermons dans le domaine des sens, nous sommes surs de tenir la verite absolue. En somme, le vrai se sent comme le bien, le vrai n'est qu'une des faces du bien ; le bien, e'est la sensation en tant qu'elle nous affecte d'une maniere agreable ou dou- loureuse (tox6o?); le vrai, e'est la sensation en tant qu'elle nous affecte purement et simplement (aiaOtjais) ; e'est la sensation abstraite en quelque sorte de son caractere attrayant ou repulsif. Ainsi, en meme temps qu'il se voit debarrasse par la Pbysique delacrainte du surnaturel, l'epicurien se verra par la Logique delivre de Fbesitation que donne le sen- timent de l'erreur, le doute. II faut se rappeler qu'au temps d'Epicure les sceptiques etaient puissants et in- quietaient, tourmentaient la pensee antique. Aussi fallait- il se mettre en surete contre le doute non moins que contre la foi : la logique d'Epicure atteint ce but t*). peut devancer et comme percevoir d'avance (ftpoXa'jJavsiv) la sensa- tion. Ainsi se trouve lie le passe au present et a l'avenir : la 7up6Xy]cpav, tyjv avto voo'j[j.svr ( v dq axs'.pov, xal [xi'av tyjv -/.a-ro), av y.at [xuptaxt? r.pbq tou<; Kooaq tgW Ixavw to Trap' -<][jmv cpspo;x£Vov eicWob? u:rcp /.s^aX^g Y)[j.(i)v t6tcou<; a^ty.VYjTat, : q k%\ tyjv /.ecpaXYjv tcov u7roy.aru) to roxp yjjawv y.aTw , » Voila les faits d'experience intime invoques par Epi- cure, et qui nous obligent a reconnaitre en lui, de la ma- niere la plus inattendue, un predecesseur de Maine de Biran. Maintenant, de ces faits observables, par une induc- tion fondee sur le principe de causalite, Epicure va passer a la consideration de l'univers. II n'y a rien sans cause, et quelque chose ne peut pas venir de rien, voila le principe. Done le pouvoir qui est en nous doit avoir sa cause et se retrouver dans les germes des choses, dans les « semences de vie » ou atomes ; done il ne faut plus se representer les atomes coinme inertes et morts, mais comme portant en eux la puissance de se mouvoir. « C ' est pourquoi dans les germes des choses il fautavouer « quHl existe egalement, outre le choc et outre la pesanteur, « une autre cause de mouvement, de laquellenous est ve- « nuea nous-memes cette puissance qui nous est innee : « car de rien nous voyons que rien nepeut sortir ( 2 ). » II existe done en definitive d'apres Epicure (et le te- moignage de Giceron conflrme ici celui de Lucrece), trois causes de mouvement de plus en plus profondes el intimes : le choc, qui est a la fois exterieur et fatal ; la pesanteur, qui est interieure mais parait encore fa- tale, et enfin la volonte, qui est tout a la fois interieure et libre, libera voluntas &\ Cette volonte se manifeste par le pouvoir de faire decliner le mouvement, de lui faire quitter la ligne droite ou la fatalite le poussait ; e'est en un mot le pouvoir de s'incliner soi-meme au mou- (i)Jbid., II, v. 263. « Nonne vides etiam, patefactis tempore puncto Carceribus, non posse tamen prorumpere equorum Vim cupidam tam desubito, quam mens avet ipsa 1 Omnis eaim totum per corpus material Copia conquiri debet, ooncita per artus Omnes, ut studium mentis connixa sequatur. » (2) Lucr., 284. Quare in seminibus quoque idem fateare necesse est Esse aliam, przeter plagas et pondera, causam Motibus, unde hsec est nobis innata potestas : De nibilo quoniam fieri nil posse videmus. (3) Ibid., II, 2 56. 78 epicure vement, pouvoir qui, dans les germes eternels des cho- ses, sera la declinaison spontanee, echappant a toute pre- determination de temps ou de lieu. « La pesanteur em- « peche deja que tout ne se fasse par choc comme par « une force externe : mais, que l'ame elle-meme n'ait « point en soi une necessite intestine, dans toutes les « actions a accomplir, et que, vaincue, elle ne soit pas « contrainte de tout subir et de rester passive, voila « ce qu'empcche I' imperceptible declinaison des principes « de toutes choses, dont on ne peutpar le calcul determi- ne nerlelieu ni determiner le temps (1) . » Revenons maintenant de la psychologie a la cosmo- logie. A l'origine ideale des choses, nous le savons, l'atome descendait dans le vide en vertu de sa pesan- teur; non loin de lui d'autres atomes descendaient, ega- lement solitaires, et si la necessite seule avait continue d'imprimer aux atomes ce mouvement eternellement le meme, le monde n'aurait pu naitre : la necessite serait infeconde. Mais puisque nous connaissons maintenant par experience « une autre cause de mouvement que le choc et le poids, » puisque « e'est des germes des choses que nous vient la libre puissance innee en nous, » le principe de cette puissance doit se retrouver a l'origine dans l'atome meme. L'atome pourra done tirer de soi le mouvement qui le rapprochera des autres atomes; il pourra, s'arrachant spontanement a la necessite qui l'entrainait, s'arracher par la a la solitude etcommencer la creation de l'univers. Tant que la necessite etait mai- tresse de toutes choses, il n'existait, a vrai dire, qu'un chaos d'atomes emportes dans le vide; le premier (i) Ibid., II, 290: Pondus enim prohibet ne plagis omnia fiant, Externa quasi vi : sed ne mens ipsa necessum Intestinum habeat cunctis in rebus ageadis, Et devicta quasi cogatur ferre patique, Id facit exiguum clinamen principiorum Xec ratione loci certa, nee tempore certo. Ciceron, entierement d'accord avec Lucrece, dit egalement : « Epi- « cure pense que, par la declinaison de Tatome, la necessite du destin a est evitee : une Iroisieme sorte de mouvement nait done, en dehors du a poids et du choc, lorsque Tatome decline d'un tres-petit intervalle : « Epicurus declinatione atomi vitari fati necessitatem putat : itaque a tertius quidam motus oritur extra pondus et plagam quum decli- >< nat atomus intervallo minimo, id appellat iXayj.CTSv. » De fato. X. CONTINGENCE ET LIBERTE 79 mouvement parti de Fetre meme marque l'origine du cosmos. De la ligne rigide qu'il decrivait a travers l'es- pace et qui etait comme la representation de la neces- sity, l'atome devie spontanement, « sponte sua, » sans intervention d'aucune autre force, sans l'intersection d'aucune autre ligne : deviation legere, insensible, infi- niment petite W ; qu'importe la quantite, pourvu que cette quantite soit obtenue, et que ceite ligne nouvelle a peine dessinee marque l'apparition d'une puissance in- herente a l'etre meme, d'une « nouvelle cause de mou- vement dans l'univers », l'apparition de la vie ? Se mouvoir soi-meme, c'est vivre. Cette ligne qui ira se compliquant peu a peu et formera au sein du vide une premiere esquisse des figures geometriques, une pre- miere harmonie, c'est le raccourci de toutes les harmo- nies de l'univers. En agrandissant leurs courbes « dans la profondeur du vide », des atomes finissent par se rencontrer, se toucher. « Palpitant » alors sous le choc, ils bondissent et rebondissent jusqu'a ce qu'ils se soient enlaces Tun l'autre (2) . Ayant ainsi vaincu l'espace qui les separait (to Sicpi^ov IxacT-r;; aTOfxov), ils font obstacle a la chute des nouveaux atomes ; ceux-ci sont arretes au passage (greya- ^6jx£vat xapa twv luXextwtwv), et viennent grossir chaque corps deja forme, qui se trouve etre ainsi le noyau d'un monde. Le vide se peuple de formes etranges, et tous ces mondes naissent, dont l'harmonie reguliere, une fois produite, nous fait croire faussement a la fatalite primitive. Des lors il n'est plus besoin, pour rendre raison de l'univers, de recourir a un deus ex machind, a une cause superieureet surnaturelle, qui deviendrait pour l'homme une puissance tyrannique ; le monde peut se passer des dieux, il peut se passer d'une intelligence ordonna- trice, consequemment necessitate. L'espace est infini, les atomes sont en nombre infini, le temps s'ouvre a l'infini devant eux : avec ces trois infinis qu'y a-t-il (i) Lucr., II, 243-. nee plus quam minimum. Plutarch., De an. procr., 6 : ay.ap££. Ciceron, De fin., 19 : perpaulum, quo nihil posset fieri minus. De Fat., ix : sAa^iCTOV. (2) *Etci tyjv 7:cpt~Aoy.rjv v.v/Xi\).vm. Diog. Laert., X. 43. De fin., I, vi, 19 : ita effici complexiones et copulationes et adhaesiones ato- morum inter se. 80 EPICURE d'impossible, et comment la force spontanee existant en chaque atome n'aurait-elle pas suffi a organiser le monde fini qui est devant nos yeux? Les Epicuriens ne reculent point devant l'idee d'infini W, comme plusieurs partisans modernes de la contingence universelle, qui confondent dans la meme aversion les notions & infini et de necessaire. Pour Epicure, l'infini est au contraire la garantie de la liberte dans l'homme et de la sponta- neity dans les choses. C'est l'infinite meme des combi- naisons dans l'espace et le temps infinis qui rend inu- tile l'hypothese d'une intelligence divine, d'un plan preconcu et fatalement suivi, d'un monde des Idees preexistant au monde reel et le necessitant; l'initiative des atomes peut remplacer l'initiative d'un createur; leur volonte spontanee, qui deviendra liberte chez l'bomme, peut se substituer a la volonte refleckie d'un demiurge ou d'une providence. Le premier resultat remarquable de cette conception d'Epicure, c'est qu'elle agrandit le monde. Si le monde avait ete cree par une volonte divine, cette volonte in- sondable aurait pu ne tirer du neant que ce qu'elle eut voulu, ne donner naissance qu'a la terre elue par elle et entouree par elle d'une ceinture d'etoiles et de soleils. Mais si le monde est en quelque sorte le produit de l'in- fini, il doit etre infini lui-meme (2) . Ensupprimant l'idee (i) Excepte en ce qui coneerne la divisibility des corps a Tinnni ; mais c'est la pour eux une question surtout physique, une question de fait. Selon Epicure, les atomes, fussent-ils divisibles mathemati- quement, sont en fait indivisibles, insecables, parce qu'ils sont abso- lument solides {individua propter soliditatcm). Cf. Lucrece, I, 486 : Sed quse sunt rerum primordia, nulla potest vis Stringere ; nam solido vincunt ea corpore demum. Cette soliditeabsolue des atomes vient, on le sait, de ce qu'ils ne par- ticipent point au vide universel et infini : aT;;j.;; xj.i~.zyzz y.vrJj . Tandis que tous les autres corps sont formes de vides et de pleins, composes et consequemment dissolubles, l'atome, absolument plein, ne laisse penetrer en lui nulle force qui puisse le dissoudre : cette solidite fait son eternite ; 'AyivvYjTa, aiC'.a, obOxpTa, qute 6paua6r)Vai ouva^eva c/'j-.i z'.x-Xz.-y.ov ix twv [j.sp&v AaceTv cut' ak\z'.bi^f^ai (Stob., Eclog. Phys., p. 3o6, Heer.). (2) Plutarch., De plac. phil., 2, 1 : Ir^.zv.p'.-.z; v.x\ 'ElCOWUpO? v. at c tou-wv [xaOtj-CY)? Mr,-p; scope; xt.v.zzjz v.zzy.zj: iv x& azstpo) ytaxa r.xwt ~tp'.z~.xz'.v.. . Cicer., De Jinibus, I, vi, 21 : infinitio ipsa, quam a7C£tp{av vocant. CONTINGENCE ET LIBERTE 81 du dieu createur, Epicure et Democrite aboutissent logi- quement a la conception moderne du monde, ou nous ont amenes si tard les decouvertes astronomiques. Si notre terre est l'ceuvre des atomes, pourquoi « tous ces autres atonies places en dehors d'elle resteraient-ils oisifs (1) ? » La nature est aussi feconde qu'elle est grande. Parlout dans l'espace la vie eclate. « Dire qu'il n'y a qu'un seul monde dans l'infini, s'ecriait Metrodore, c'est comme si Ton disait qu'un vaste champ est fait pour produire un epi < 2) . » Au lieu d'un seul monde, il y en a done, comme des atomes, a 1'infini. « Je les vois se former au sein du vide, » dit Lucrece avec enthou- siasme. Ces mondes, ces orbes, terrarum orbes, ont leurs habitants; ce sont de grands corps qui se deve- loppent comme notre corps, puis meurent comme lui pour faire place a d'autres; tous les jours il nait et il meurt des moDdes dans l'espace infini; c'est une per- petuelle evolution suivied'une perpetuelle dissolution ( 3 >. Car Epicure ne tenait pas moins a l'idee de la dissolution des mondes qu'a celle de leur formation spontanee, et Lucrece revient a plusieurs reprises sur ce sujet. Un monde qui resterait perpetuellement le meme auraitun caractere de divinitd; on serait porte a l'adorer : les an- ciens adoraient les astres ; il redeviendrait pour nous un objet de terreur superstitieuse et une nouvelle sorte de destin. Par cette perseverance a repousser du monde toute forme du divin, Epicure se rencontre naturelle- ment avec les savants contemporains, qui considerent la marche des choses comme produite independamment d'un dieu ordonnateur. Aussi les savants modernes re- trouveront-ils chez les Epicuriens le germe de leurs idees : Lucrece avait parte avant Lamarck de ces taton- nements successifs [tentando, experiundo) par lesquels les elements cherchent a se combiner et flnissent par trouver en effet une combinaison stable. II avait parle avant Darwin de l'existence d'especes maintenant dis- parues, parce qu'elles n'avaient pas su deployer assez « de force », de « ruse » ou « d'agilite » pour vaincre (i) Lucr., II, io55 : Nil agere ilia foris tot corpora material. (2) Plutarch., Deplac. phil., I, 5. (3) Cicer., Defin., I, vi, 11 : innumerabiles mundi. qui et oriantur et intereant quotidie. —Lucr., Ill, 17 et ss.; II, 1075. 82 Epicure leurs adversaires, pour se reproduire et traverser les sie- cles. II avait parle avant M. Spencer du developpement des mondes semblable a celui des individus, et aboutis- sant comme celui-ci a la vieillesse et a la mort. Enfin c'est chez Lucrece qu'on trouve pour la premiere fois exprimee clairement et developpee scientifiquement l'idee d'un progres par lequel l'humanite s'avance pas a pas vers lemieux, pedetenfimprogreditur. Une seconde consequence de la theorie epicurienne, c'est que l'homme, forme comme le monde par le rap- prochement spontane des principes de vie, tient du monde tout ce qu'il possede, est fait a son image et n'a rien enlui-meme de supra-naturel. Que sommes-nous, sinon une reunion d'atomes, mais d'atomes plus sub- tils, plus capables encore de « decliner », et plus cons- cients de l'elan intime par lequel ils se meuvent ? Notre liberte elle-meme, loin d'etre superieure a la nature, n'a son origine qu'en elle et n'est que l'achevement de son essentielle spontaneite. On ne saurait expliquer autre- ment, selon Epicure, le pouvoir que nous pretendons tous posseder de choisir entre deux directions con- traires, de nous porter librement la oil notre volonte nous conduit, quo ducit quemque voluntas, de nous ar- racher en quelque sorte au poids des habitudes ou des tendances acquises. « Si toujours tout mouvement nou- « veau nait d'un precedent dans un ordre necessaire, si les « germes des choses, en declinant, ne produisent pas un (( principe de mouvement qui brise les liens de la neces- « site et empeche la cause de suivre la cause a Tinfini, « d'oii surgit chez les etres vivants sur la tcrre, d'oii « surgit, dis-je, cette libre puissance arrachee au des- « tin w ? Par elle nous marchons oil nous conduit notre (i) Lucr., II, 252 : Denique, si semper motus connectitur ounnis Et vetere exoritur semper novus ordine certo, Nee declinando faciunt primordia motus Principium quoddam, quod fati fcedera rvinipat, Ex infinito ne causam causa sequatur : Libera per terras unde hsec animantibus exstat, Unde est hiec, inquam, fatis avolsa potestas, Per quam progredimur quo ducit quemque voluntas ? DecliDamus item motus, nee tempore certo, Nee regione loci certa, sed uti ipsa tulit mens. Nam, dubio procul, his rebus sua cuique voluntas Principium dat; et hinc motus per membra rigantur. CONTINGENCE ET LIBERTE 83 (( volonte. Nous declinons, nous aussi, nos mouvements « sans qu'on puisse d'avance determiner le temps ni « l'endroit de l'espace, mais comme l'a voulu notre es- « prit meme. Car jSans aucun doute c'est la volonte de « chacun qui est le principe de ces actions, et c'est de « la que les mouvements se repandent a travers les « membres. » On voit quelle unite regne dans la conception d' Epi- cure : non-seulemont le monde se suffit a lui-meme, mais il suffit a expliquer l'homme et la liberte que l'homme croit sentir en lui. La nature et l'homme sont tellement solidaires, qu'on ne peut trouver chez Fun quelque chose d'absolument nouveau qui manquerait a Fautre : voulons-nous qu'on reconnaisse ennous-memes un principe de spontaneite et de liberte, ne le retirons pas entierement des choses. On ne peut pas faire sa part a la necessite et dire : elle regne tout autour de nous, mais elle ne regne pas sur nous. « Epicure avoue, dit « Ciceron, qu'il n'eut pu poser de bornes a la fatalite s'il « ne sefut refugie dans l'hypothese deladeclinaison (1) . » « C'est, dit-il encore, par le mouvement spontane de de- « clinaison qu'Epicure croit possible d'eviter la neces- « site du destin. II mit en avant cette hypothese parce « qu'il craignit que, si toujours l'atome etait emporte « par la pesanteur naturelle et necessaire, nous n'eus- « sions rien de libre; car l'ame serai t mue de la meme (( maniere, de sorte qu'elle serait contrainte par le mou- « vement des atomes. Democrite, lui, Finventeur des « atomes, avait mieux aime accepter que toutes choses « se fissent par necessite, que d'oter aux atomes leurs « mouvements naturels (2) . » Democrite et Epicure sont (i) De fato, 20. « Qui aliter obsistere fato fatetur se non potuisse. nisi ad has commentitias declinationes confugisset. » (2) Ibid., 10. « Epicurus declinatione atomi vitari fati necessitatem putat... Hanc Epicurus rationem induxit ob earn rem, quod veritus est ne, si semper atomus gravitate ferretur naturali ac necessaria, nihil liberum nobis esset, quum ita moveretur animus, ut atomorum motu cogeretur. Hinc Democritus auctor atomorum accipere maluit, neces- sitate omnia fieri, quam a corporibus individuis naturales motus avel- lere. » — De nat. deor., I, 2 5. « Epicurus, quum videret, si atomi fer- rentur in locum inferiorem suopte pondere, nihil fore in nostra potes- tate, quod esset earum motus certus et necessarius, invenit quo modo necessitatem effugeret... Ait atomum, quum pondere et gravitate di- recto deorsus feratur, declinare paullulum. » 84 EPICURE d'ailleurs aussi logiques Tun que Tautre ; le premier, ad- mettant partout dans le monde la necessity la placa aussi chez l'homme ; le second, admettant la liberte chez rhomme, se vit force d'introduire aussi dans le monde un element de contingence. Le veritable disac- cord entre Democrite et Epicure roule done bien sur cette question : sommes-nous libres ou non, et plus generalenient : — y a-t-il en toutes choses spontaneite ou fatalite absolue? — G'est a cette alternative que se ramene celle de la declinaison spontanee ou du mouve- ment necessaire ; e'est ce probleme moral qu'Epicure a transports a l'origine des choses et dont il a fait le pro- bleme meme de la creation. Ni Epicure ni Lucrece ne se dissimulaient combien ils choqueraient l'opinion en lui proposant l'idee d'une declinaison spontanee. « Quelle est, demande Ciceron, cette cause nouvelle dans la nature, pour laquellel'atome decline (1) ? » Supposer que, sans determination physi- que ou mathematique, sans force fatale venue du de- hors ou placee au-dedans, les atomes devient et decli- nent d'une maniere qui echappe au calcul (ratio), cela est incomprehensible ; et tant qu'il s'agit d'atomes, de lignes droites et de lignes eourbes, notions purement geometriques, tout l'avantage semble rester aux « phy- siciens » ; mais il n'en est plus ainsi selon Epicure lors- que, rentrant en nous-memes, nous reclamons pour nous cette liberte que nous refusons aux autres etres. Si on admet Yarbitre en nous, pourquoi le restreindre a nous? si, la oil il n'y a plus de motif assez fort pour nous determiner fatalement a telle action, on suppose encore une volonte assez puissante pour s'y porter d'elle- meme, et si on ne veut pas voir la de contradiction, on ne devra pas en voir davantage dans le mouvement sans cause exterieure et apparente des vivants atomes. Com- ment le grand monde qui nous entoure ne serait-il qu'un vaste et inflexible mecanisme, si on pretend que notre petit monde est une source de vive volonte et de mou- vement ? Par cette habile position du probleme, Epicure espere enlever a sa solution ce qu'elle paraissait d'abord avoir de contradictoire et d'absurde : Tabsurdite, s'il y en a une, est transported dans la conception du libre-arbitre. (i) Ciceron, De fato, 20. CONTINGENCE ET LIBERTE 85 Etant donnees d'une part l'apparente necessite de tous les phenomenes, d'autre part l'apparente liberte du vou- loir et du mouvoir, il est impossible d'eviter le conflit entre ces deux puissances contraires ; il faut accepter l'une et rejeter l'autre; or, a en croire Epicure et Lucrece, le choix n'est pas douteux, puisque l'une, nous la sen- tons, et que l'autre, nous la conjecturons. Places dans cette alternative, les contemporains d'Epi- cure essayerent pourtant de s'y soustraire. On trouve dans le De fato de Ciceron un passage interessant a ce sujet. Selon Ciceron, Carneade disait que les Epicuriens auraient pu defendre leur these contre le determinisme stoicien sans avoir recours a la declinaison. « Gar, puis- « qu'ils enseignaient qu'il peut exister un certain mou- lt vement volontaire de Fame, il eut ete mieux de de- « fendre ce point que d'introduire la declinaison, dont « ils ne peuvent precisement trouver de cause ; en de- « fendant ce principe, ils pourraient facilement resister « a Ghrysippe. » Carneade blame ici les Epicuriens d'a- voir transports le probleme de la liberte dans l'univers, au lieu de le restreindre a l'homme : ils pouvaient, selon lui, soutenir que l'homme est libre sans placer pour cela la liberte de mouvement dans l'atome : ils eussent dii dire que l'atome et l'homme se meuvent tous deux en vertu de leur nature propre, sans cause exterieure et antecedente, et substituer ainsi la nature a la necessite ou a la liberte. « Accorder qu'il n'y a point de mon- « vement sans cause, ce ne serait pas accorder que « tout se fait par des causes antecedentes, car notre « volonte n'a pas de causes exterieures et antecedentes. <( Nous usons done du langage vulgaire en disant que <( nous voulons une chose ou ne la voulons pas sans « cause, car par ceS mots nous entendons : sans une « cause exterieure et antecedente, non sans une cause « quelconque. De meme que, quand nous disons qu'un . Le miracle, au contraire, est en opposition directe et for- melle avec la nature : c'est un arret violent dans la mar- che des choses. Pour susciter tout d'un coup une co- mete ou un meteore, par exemple, il faudrait deranger tout un ensemble de phenomenes, faire converger vers un but particulier, absolument contraire a celui de la na- ture, tout un ensemble de mouvements. Le pouvoir des dieux serait done eminemment ennemi de la nature, et c'est pour cela qu'Epicure et Lucrece le combattent avec acharnement. La spontaneite, au contraire, precede, suit et complete la nature, l'empeche d'etre un pur mecanis- me incapable du mieux; c'est pour cela qu'Epicure la maintient : il espere ainsi, a tort ou a raison, contre-ba- lancer la necessite sans deranger neanmoins l'ordre des choses. III. — De meme qu'Epicure a combattu le determi- nisme physique, il pretend egalement detruire le deter- (i) On connait la doctrine analogue de Descartes et la theorie oppo- see de Leibniz. CONTINGENCE ET LIBERTE 93 minisme logique. Ennemi des lois necessaires de l'intel- ligence comme des lois necessaires de la matiere, il s'efforce de renverser cet axiome que, de deux proposi- tions contradictoires, l'une est necessairement vraie et l'autre fausse : pour cela, il s'appuie de nouveau sur le sentiment intime de notre libre arbitre. De deux propo- sitions contradictoires au sujet d'un evenement futur, ni l'une ni l'autre prise en particulier n'est vraie : car, s'il y en avait une de vraie, si Ton pouvait par exemple prevoir a coup sur une des decisions du libre arbitre, ce libre arbitre meme serait supprime W. Les divers eve- nements ne sont done pas, comme le voulaient les Stoi- ciens, des consequences et pour ainsi dire des aspects divers de la verite eternelle ; il n'y a de vrai que ce qui est arrive. Par exemple il riest pas vrai actuellement qu'Epicure vivra demain; mais cela peut devenir vrai < 2) . La contingence est au fond de tout, et la verite meme en decoule. La science de la divination, la prescience, qui tente- rait de lier l'avenir, est aussi rejetee : l'avenir appartient a la puissance spontanee ; l'avenir, e'est ce qui sortira de redetermination persistant jusque dans la determi- nation presente. La science des devins ne peut done se soutenir : ^avxixr] avuuapxTo; ( 3) . On ne peut tirer de pro- nostics ni du vol des oiseaux ni de tous ces phenomenes qu'observaient patiemment les augures antiques. Com- ment se mettre dans l'esprit, dit Epicure, que le depart des animaux d'un certain lieusoit regie par une divinile qui s'applique ensuite a remplir ces pronostics ? 11 n'y a pas meme d'animal qui voudrait s'assujettir a ce sot destin ; a plus forte raison n'y a-t-il pas de dieux pour l'etablir W. — Ce n'est point seulement une croyance superstitieuse qu'Epicure combat ici en rejetant la divi- nation, e'est encore et toujours l'idee de fatalite. Jus- qu'alors toute l'antiquite, sans en excepter les philoso- (i) Ciceron, Defato, g. Ciceron repond a Epicure par un argument analogue a la premotion de saint Thomas et de Bossuet : les theolo- giens n'ont rien ajoute au traite de Ciceron. (2) Ciceron, De nat. deor., ib, 70 ; Defato, 16, 3y ; Acad., II, 3o, 97. — M. Zeller approuve ici Epicure dans une certaine mesure (Die Philos. der Griech.j. (3)Diog. Laert., X, i35. (4) Ibid. (Lettre d'Epicure a Pythocles, a la fin.) 94 EPICURE phes, croyantplus ou moins au destin, avait cru plus ou moins a la prescience et a la divination. Les Sto'iciens surtout l'admettaient formellement ; dans leur pensee, toutes choses se liant, se tenant et conspirant ensemble, il devait etre possible pour l'ame inspiree d'apercevoir dans les choses presentes les choses futures, de lire l'avenir dans le moindre evenement, dans le plus insi- gnifiant en apparence. Mais si on ote a la fois clu monde le necessaire et le divin, la divination, cette croyance sur laquelle reposait en partie la vie antique, disparait du meme coup. On connatt le passage du De naturd deorum ou l'epicurien Velleius raille les Sto'iciens de leur triple foi a la providence, la fatalite et la divi- nation : « S'il y a dans le monde un dieu qui le gou- « verne, qui preside au cours des astres et aux saisons, « qui conserve l'ordre et les changements reguliers des « choses, qui ait l'oeil sur la terre et sur les mers, qui « protege la vie et les interests des hommes, de quelles « tristes et penibles affaires le voila embarrasse ! Gomme « les poetes tragiques, lorsque vous ne pouvez denouer « votre piece, vous avez recours a un dieu... Ainsi vous « nous mettez sur la tete un maitre eternel, dont nous « devrions jour et nuit avoir peur. Gar comment ne pas « craindre un dieu qui prevoit tout, qui pense a tout, « qui remarque tout, qui croit que tout le regarde, dieu « curieux et affaire. De la d'abord votre necessite fa- « tale, que vous appelez el\).... » Apres avoir tente de detruire le determinisme physi- que et logique, Epicure ne s'arrete pas dans cette voie, il s'attaque a ce qu'on pourrait appeler le determinisme moral, je veux dire cette doctrine qui nie la responsa- bilite et considere comme menteurs l'eloge ou le blame. (i) Cicer., De nat. deor., I, 20. CONTINGENCE ET LIBERTE 95 L'idee de responsabilite, de valeur propre et person- nels sans consideration de peine ou de recompense ex- terieures, est en general etrangere aux systemes utili- taires ; mais Epicure, estimant que la liberte est la plus grande cles utilites et la posant comme la condition de- finitive du bonheur, ne pouvait pas ne pas poser avec elle son corollaire naturel, si peu en harmonie, ce sem- ble, avec l'idee premiere de son systeme. « La necessite, « ecrit-il a Menecee, la necessite, dont quelques-uns font <( la maitresse de toutes choses, se ramene en partie au « hasard, en partie a notre pouvoir personnel. » Au ha- sard se ramenent les evenements exterieurs, qui ne sont point primitivement soumis a une loi necessaire, mais a des causes spontanees dont nous ne pouvons prevoir les effets ; a notre pouvoir personnel se ramenent nos evenements interieurs, qui ne sont soumis non plus a aucune loi necessaire, mais ont la liberte pour cause. « En effet, continue Epicure, d'une part la necessite est « irresponsable, d'autre part le hasard est instable; mais « la liberte est sans maitre, et le blame, ainsi que « son contraire (la louange), l'accompagne naturelle- « ment (*). » Ainsi, puisque nous sommes sans maitre, puisque nous sommes independants de tout ce qui n'est pas nous, le blame ou la louange ne peuvent pas remonter au-dessus de nous, s'adresser ou a la necessite ou au hasard; ils s'arretent au moi. Par cette attribution d'une valeur intrinseque a la liberte, Epicure semble faire un effort pour depasser son propre systeme moral. S'il ar- rache, comme dit Lucrece, la liberte au destin, ce n'est plus seulement, comme Lucrece l'ajoute, pour qu'elle s'avance independante oil l'appelle le plaisir ; c'est aussi pour que, dans cette independance meme, elle trouve ce premier et ce dernier des plaisirs, — qui ne peut meme plus s'appeler proprement un plaisir : — le senti- ment de la valeur personnelle, de l'eloge, de la dignite. Avec ce bien, on ne tient plus seulement, selon Epi- cure, quelque chose d'irresponsable (ava-paj dtouiie68uvQv), ni d'instable comme le hasard (tux*) acraTov) ; c'est un bien immortel qui, en se joignant aux autres biens, les (i) Diog. Laert., 1 33 (ed. Didot). Aia to tyjv [Tsv dcvi-pwjV avuTceu- Ouvov stvai, tyjv 8s t6"^v aoraxov, to cs ^ap' 'qxoiq dcSetncorov, & xai to [/.s^tctov xat to svavTiov 7iapa/,oXou0eTv tcs^uxs. 96 Epicure rend immortels comme lui. Aussi, apres avoir oppose cetle liberte meritante du sage au destin et au hasard, Epicure ajoute : « Ainsi tu vivras comme un dieu entre « les hommes ; car en quoi ressemble-t-il a un etre mor- « tel, l'liomme qui vit au sein de biens immortels^? » IV. — Les textes qui precedent peuvent enfin nous faire comprendre le vrai sens, trop meconnu, qu'Epi- cure attachait au mot de hasard; pourquoi il tenait tant a sauver a la fois, selon les expressions de Plutarque, le hasard dans la -nature,, la liberte dans l'homme, et les consequences morales qu'il tirait de sa theorie du cli- namen. D'abord le hasard n'est pas pour Epicure l'absence de cause ; car, nous le savons, rien ne se fait sans cause, rien ne vient de rien : c'est sur ce principe meme qu'Epicure s'appuie pour induire de notre volonte a la nature. Le hasard n'est pas non plus a ses yeux, comme on l'a dit souvent, la liberte meme ; car Epicure pose toujours les deux termes de hasard et de liberte paral- lelement, sans confondre Tun avec l'autre (a ^v <«w x&xrji;, a Se Tiap' ^\xaq W). Le hasard, en effet, est exterieur, la li- berte est interieure. Le hasard est une maniere dont les choses nous apparaissent dans leur relation avec nous : c'est l'imprevu, l'indeterminable, qui se produit dans un temps et dans un lieu non certains. Mais cet imprevu est le resultat d'une cause qui se cache derriere le ha- sard : « In seminibus esse aliam, praeter plagas et pon- « dera, causam Motibus, unde haec est nobis innata po- tt testas ( 3 >. » Cette cause, qui est le fond de la realite, est en definitive, comme nous l'avons vu, la spontaneite du mouvement, inherente aux atomes. Le hasard n'est que la forme sous laquelle cette spontaneite se revele (i) Diog. Laert., 1 35 . (2) Voir des textes de Stobee et de Sextus Empiricus qui confirment notre interpretation et montrent bien qu'Epicure ne confond pas la liberte de choix (izpoixipe^iq) , qui est le propre de l'homme, avec le hasard (x6)(Y]), qui n'existe qu'au dehors de nous : « ETOXOUpo? (TcposotapOpoT ictXq ahicuq xyjv) y.ax' avorf/.rjv, xaxa Tcpoaipeaiv, xaxa luyrp. » Stobee, Ecl.phys., edit. Heeren, I, 206. « Ta u.sv twv Y l V°~ jjivcov /.ax' dvaY*/.Y)v ytvsxai, xa oe xaxaxu^v, xa oe x.axa xpoa(psaiv. Sext. Emp., p. 345. V. Plutarch., De pi. phil., I, 20. Galen., c. 10. (3) Lucr., loc. cit. CONTINGENCE ET LIBERTE 97 a nous. Quant a nous, ce qui nous constitue, c'est le pouvoir sur nous-memes et la liberte du vouloir et du mouvoir : -co e^. Ainsi s'explique entierement ce passage de Plutarque, que nous pouvons maintenant mieux comprendre : « Epicure donne a l'atome la de- ft clinaison... aEn que le hasard soit produit et que la « liberte ne soit pas detruite : — axo|/.ov xapsYxXTvai (spon- « taneite de declinaison)... oizuq tu/yj toxpsiox£X6y] (hasard « exterieur qui en est la forme) xat xb if fyjuv ^ &%6Xri xai « (liberte interieure qui en est le sentiment)*'). » La xu^r, et le xb e ; en d'autres termes elle donne au sage des instruments plus ou moins bons; mais cet « ouvrier de bonheur », par l'habilete de sa main suppleant a l'imperfection de ses instruments de hasard, se sert egalement bien des uns et des autres. II saisit, a mesure qu'ils se presentent a lui, tous les instants de la duree et toutes les sensations qu'ils amenent avec eux. Ges sen- sations que le temps apporte, le temps ne peut plus les remporter, car le sage, s'en emparant parle souvenir, les garde a jamais sous ses yeux. La memoire, selon Epi- cure, est une ceuvre de volonte : on peut toujoursne pas oublier. Pour le sage qui sait se souvenir, le present est sans peine, l'avenir sans apprehension, le passe sans regret : bien plus, envers ce passe dont sa memoire lui apporte toutes les jouissances, dont sa volonte et le temps lui retranchent toutes les douleurs, il n'eprouve pas seulement un sentiment negatif et passif, mais un veritable sentiment de gratitude, de reconnaissance Que le hasard envoie done au sage les choses les plus redoutables, la souffrance, la maladie, la torture ; qu'on le supplicie, qu'on le jette meme « dans le taureau briilant de Phalaris » : il restera libre, independant, sans trouble, appelant la fortune meme a son secours, lui empruntant le souvenir des biens qu'elle a donnes et « l'anticipation » de ceux qu'elle donnera pour effacer la sensation des maux qu'elle donne ; l'epicurien, en se renfermant ainsi en lui-meme, en cherchant ce qu'il y (i) Ibid., 1 35. (2) Ta? ap/a? -rwv [jleyixawv avaOtov r t y.ay.wv. Ibid., i35. (3) V. la lettre a Menecee, init. On a propose '/ctpa. au lieu de yipi$ '• e'est la une substitution bien prosalque; e'est aussi un contre-sens, puisque Epicure classe la y^pd parmi les plaisirs inferieurs du mou- vement, qu'il rejette. — 1 Grata recordatio, » dit Torquatus dans le De finibus. CONTINGENCE ET LIBERTE 99 a de meilleur dans sa vie passee, y trouvera une force de resistance non moins grande que le stoicien contre les obstacles de la vie presente : il sera heureux C1) . « Ha- te sard », s'ecriait Metrodore, « je suis inaccessible a tes « attaques; j'ai ferme toutes les issues par ou tu pou- « vais venir jusqu'a moi ! » L'ame du sage est done libre, sereine, satisfaite et de soi et des choses. En pre- sence de la douleur il lui suffira toujours, pour l'eviter, de ce clinamen qui se retrouve a des degres divers dans la sagesse reflechie de l'homme comme dans la sponta- neite aveugle des choses : il lui suffira d'un simple mou- vement en arriere ou eh avant, d'un libre recul vers le passe ou d'un libre elan vers Favenir; il declinera loin de la douleur, il lui echappera comme l'atome au destin, etil se retirera a l'ecart, dans uncalme plus inalterable et dans une plus douce imperturbability. Ainsi le sage, etant libre, est « sans maitre » (aoecxo-zoq) ; il vit par cela meme « au sein des biens immortels » (lv aOavaxot? aya- Oot?); la declinaison spontanee est devenue vertu et bonneur^ 2 ). V. — Dans la conception epicurienne delaliberte, telle qu'elle ressort de ce chapitre, le point qui nous parait le plus saillant et le plus original, e'est la solidarite etroite etablieentre Fhomme etlemonde. D'habitude les parti- sans du libre arbitre sont loin de concevoir l'homme et le monde sur le meme type : la liberte leur semble plutot une puissance superieure a la nature et divine qu'une puis- (i) Diog. Laert., X, 118. Cic, Tusc, V. 26. Plul., Non posse suavi- ter vivere sec. Epic, 3. (2) Tandis que nous nous effbrcions d'esquisser, d'apres les textes connus jusqu'ici, la theorie epicurienne de la volonte, M. Gomperz, le savant professeur de l'Universite de Vienne, l'auteur de' nombreu- ses recherches sur les manuscrits d'Herculanum, decouvrait a Naples un fragment inedit du IIspi ^uaswc; d'Epicure qui traite de la meme theorie. Ce fragment curieux, dont M. Gomperz a bien voulu nous promettre de nous communiquer les epreuves, et dont il a eu l'ex- treme obligeance de nous envoyer quelques echantillons, ne peut assurement innrmer en rien les textes si formels que nous avons ana- lyses ; mais il peut les completer. Aussi est-ce une bien precieuse trouvaille. Toutefois le fragment en question ne concerne pas, croyons-nous, le point capital et vraiment original de la theorie epi- curienne, les rapports de la volonte humaine avec la declinaison atomique. 100 EPICURE sance empruntee a la nature et qui se retrouve en ses ele- ments. De nos jours encore nous sommes portes a croire que la question de la liberte est une question exclusive- ment humaine, qu'elle nous regardeseuls, que nous pou- vons nous retrancher dans notre for interieur poury dis- cuter a loisir si nous sommes libres ou si nous ne le som- mes pas. Nous nous imaginons aisement que l'univers entier peut etre soumis a la fatalite sans que notre liberte, si elle existe, en recoive d'atteinte. Mais alors, demande Epicure, cette liberte, d'ou viendrait-elle? « unde est haec, fails avolsa, potestas ? » comment pourrait-elle naitre et subsister dans un monde absolument domine par des lois necessaires? serious-nous done des etrangers dans ce monde ? serions-nous tombes du ciel, comme Vulcain ? Si cela etait, ilfaudraitsupposer l'existence d'un Jupiter, d'un dieu, d'un mattre ; nous reviendrions alors a l'es- clavage dont Epicure veut nous faire sortir. Non, toutes les causes sont naturelles, et puisque « rien ne vient de rien, » notre liberte vient de la nature rneme. II est cu- rieux de voir Lucrece invoquer ainsi en faveur de la de- clinaison spontanee le fameux axiome ex nihilo nihil, qu'on a precisement tant de fois oppose a cette hypo- these. Selon lui, ce qui est dans reflet se trouve deja dans les causes : si done nous avons des mouvements spontanes, e'est que, dans tout mouvement, il peut y avoir quelque spontaneite ; si nous sommes vraiment li- bres de nous porter volontairement vers mille direc- tions, il faut que toutes les parties de notre etre, qui nous ont formes en s'assemblant, possedent un pouvoir analogue, plus ou moins etendu, plus ou moins cons- cient, mais reel. Epicure arrive ainsi a nier l'inertie abso- lue de la matiere, ou plutot de ses elements primitifs. G'estune sorte de dynamisme qu'il ajoute au mecanisme pur et simple de Democrite. Les adversaires d'Epicure ont essaye, comme nous l'avons vu, de sortir du dilemme qu'il leur posait : — ou la spontaneite dans les choses, ou la necessite dans Fame ; — mais il est douteux qu'ils aient reussi. De nos jours le meme dilemme se pose encore a nous. Au fond la nature n'est pas un tout absolument hete- rogene; nous portons en nous quelque chose de l'ani- mal, l'animal quelque chose du vegetal, le vegetal quelque chose du regne qui le precede; et tous ces etres, a leur tour, doivent avoir en eux quelque chose CONTINGENCE ET LIBERTE 101 de 1'homnLe : « Tout est dans tout, » disait la parole antique. Qu'il y ait un seul etre, une seule molecule, un seul atome dans l'univers ou la spontaneite ne soit pas, la liberte ne pourra sans doute plus etre en nous : tous les etres sont solidaires. Inversement si la liberte humaine existe, elle ne peut etre absolument etrangere a la nature, elle doit deja s'y faire pressentir et graduel- lement sortir de son sein. Les tenebres elles-memes ont en elles quelque faible rayon de jour : si la nuit etait absolument opaque, elle serait eternelle. En un mot, veut-on que rhomme soit libre, il faut qu'autour de lui tout possede aussi le germe de la liberte, que tout y tende, et que partout la spontaneite d'Epicure s'allie, pour organiser l'univers, au choc fatal de Democrite (t) . (i) Le chapitre qu'on vient de lire a deja paru en juillet 1876 dans la Revue philosophique. Voici l'appreciation que M. Renouvier voulut bien faire de notre travail dans sa Critique philosophique : « C'est une « etude digne d'attention, avec bonne analyse et textes bien expli- « ques a l'appui, sur une des questions les plus interessantes de la « philosophic, et une des plus negligees, on pourrait dire injustement « meprisees. L'auteur nous rend fort bien compte de la maniere dont « Epicure entendait le libre arbitre et le hasard, et dennissait le « rapport de Pun avec l'autre, en les considerant non dans rhomme <( seul ou essentiellement en lui, mais dans l'atome. L'idee tant ridi- '( culisee de la declinaison atomique est mise dans le meilleur jour. « Nous regrettons seulement que M. Guyau n'ait pas suffisamment « distingue, au moins dans le langage, entre une spontaneite, qui se « concilie sans peine avec la determination naturelle (determination <( forcee selon chaque nature donnee en laquelle elle se produit), et * une liberte pure, ambigue dans son acte, indeterminee a 1'egard de « ses effets tant qu'ils ne sont point passes a l'acte. La conclusion de < l'auteur se ressent peut-etre un peu de cette confusion des termes « — quoiqu'il ait nettement arrete le sens du libre arbitre et du « hasard dans l'ecole epicurienne, par opposition a celui de la liberte « deterministe des stoiciens. — Sinon elle est bien hardie ! » A vrai dire, c'est la conclusion la plus hardie que nous avons en- tendu exprimer. Etant pose ce principe, qui nous semble capital, la solidarite de tous les etres et l'unite de l'univers, nous croyons qu'on n'en peut tirer que deux consequences : ou le determinisme enve- loppant l'homme et le monde, ou Yindeterminisme se retrouvant au fond de tout. Si on se borne a admettre dans les elements des choses une spontaneite entendue a la facon de Leibniz, et ne faisant qu'un avec la necessite meme, il sera desormais impossible de ne pas placer dans l'homme une necessite identique. II faut done choisir. L'homme differe assurement beaucoup des autres etres de la nature; mais ce n'est pas une simple difference qui existe entre la liberte" et la neces- 102 EPICURE Resterait a savoir si cette spontaneite universelle, cet element de variabilite introduit dans l'univers, peut s'ac- corder avec les theories de la science moderne sur l'e- quivalence des forces et les lois mecaniques de revolu- tion. G'est une question que nous n'avons pas a exami- ner. Nous avons voulu simplement chercher ici le vrai sens et montrer l'importance historique d'une des prin- cipals theories d'Epicure. site, e'est une opposition, une contradiction. On ne peut pas sauter de Tune a l'autre ; si done on place dans l'homme une liberte « inde- terminee a 1'egard de ses effets, » il faut se resoudre a faire de cette liberte le fond des choses, la source meme de l'etre. Or, une telle liberte n'est plusseulement spontaneite, elle est indetermination, con- tingence ; elle est insondable, et cette insondabilite la constitue essen- tiellement. 'Ce sera done l'indetermine, le contingent et, pour un spectateur du dehors, le hasard qu'il faudra placer a l'origine et au fond des choses. Deja la liberte humaine, que beaucoup de philo- sophes admettent, echappe evidemment a la raison ; car si on pouvait entierement rendre raison d'un acte repute libre, il se ramenerait a la predominance de tel ou tel motif et rentrerait ainsi dans le domaine du determinisme : expliquer une chose, e'est la determiner ; la liberte est done essentiellement une puissance non rationnelle. Si on n'hesite pas a placer, par une contradiction au moins apparente, une puissance de ce genre dans un etre raisonnable, nous ne voyons pas pourquoi on hesiterait a la placer dans des etres non raisonnables. II faut pousser jusqu'au bout sa pensee. Male- branche a dit, Kant et Schopenhauer ont repete que la liberte etait un mystere : pourquoi l'homme aurait-il le privilege du mystere, et, en supposant que ce mystere existe, pourquoi ne pas le placer au cceur meme de l'etre? Epicure nous semble done avoir raison, du moment ou il voulait briser la « chaine des causes, » de ne pas avoir attendu l'apparition de l'homme dans le monde, et d'avoir fait prove- nir le monde meme de cette apparente exception a 1'ordre du monde. Au point de vue logique, sa doctrine nous parait parfaitement justi- fiable ; elle est plus consequente que celle de beaucoup de nos mo- dernes. Est-elle pour cela la verite ? Vindeterminisme represente-t-il plus exactement pour nous le fond des choses que le determinisme : e'est une tout autre question. Nous ne voulons pas tenter ici de resou- dre le probleme, "nous avons voulu seulement l'elargir. Si on nous reproche, en poussant ainsi les choses a l'extreme, d'aboutir a l'ab- surde, nous repondrons que l'absurde est sans doute contenu dans le principe dont on part, et qu'il vaut mieux s'en rendre compte : nous •preferons les philosophes qui veulent etre tout-a-fait absurdes a ceux qui ne veulent l'etre qu'a moitie ; ceux-la ont au moins le merite de la logique. Hypothese pour hypothese, nous aimons cent fois mieux le clinamen epicurien que le libre arbitre vulgaire, reserve a l'homme. GHAPITRE III LA TRANQUILLITE EN FACE DE LA MORT. THEORIE EPICURIENNE DE LA MORT, ET SES RAPPORTS AVEC LES THEORIES GONTEMPORAINES I. — Des idees antiques sur la mort au temps d'Epicure. Conception de la mort par analogie avec le sommeil. Croyance qu'il existe une conscience va- gue chez le mort comme chez 1'homme endormi. Le tombeau coniju comme une espece de demeure et d'habitation. Que les enfers des anciens ne sont autre chose que le tombeau agrandi. Horreur qu'inspiraient aux anciens ces idees sur la mort. Comparaison avec nos idees modernes sur ce sujet. II. — Que la crainte de la mort, suivant Epicure, n'est pas rationnelle, et qu'elle est simplement l'effet de l'imagination. Que la mort en elle-meme n'est point un mal. Le temps qui s'ecoulera apres notre vie doit-il nous effrayer plus que ne nous effraie celui qui s'est ecoule avant notre naissance * Rapprochement de ces doctrines d'Epicure avec celles de Schopenhauer, de Strauss, de Buchner, de Bentham, de Bain, etc. — Comment Epicure se trouve logiquement amene a une tres-curieuse theorie : le bonheur est ind6- pendant de la duree, et l'immortalite meme n'augmenterait pas notre bon- heur. Analogie de cette theorie avec celle de Feuerbach. III. — La mort, si elle n'est pas a craindre, est elle a desirer 1 Hegesias pre- decesseur des pessimistes modernes. Opposition d'Epicure avec Hegesias. La mort, si elle n'est pas un mal, n'est pas non plus un bien. Des cas dans lesquels le sage peut par exception recourir au suicide. — La mort d'Epicure et sa derniere lettre. IV. — Originalite de la doctrine d'Epicure. Qu'un certain nombre des objections qu'on lui a adressees ne l'atteignent pas. Qu'au point de vue de la doctrine du plaisir, la theorie d'Epicure sur la mort est plus consequente qu'on ne l'a cru. Pourquoi l'epicurien peut dans une certaine mesure envisager la mort sans crainte. A quelle condition seulement l'immortalite serait possible. — Qu'il y a deux manieres differentes de craindre la mort, et qu'Epicure a eu tort de ne pas les distinguer. L'idee dominante de la philosophie d'Epicure, telle que nous la connaissons deja, c'est Tidee d'affranchisse- ment, deliberation intellectuelle et morale; maisi'honi- me, une fois delivre des dieux de la fable ou du destin de 104 EPICURE Democrite, se trouve encore en presence d'une neces- site derniere, la plus inevitable de toutes, celle de la mort. Affranchir rhomme de la crainte de la mort, tel sera done en fin de compte l'objet supreme de la doc- trine d'Epicure. « II n'y a rien de redoutable dans la vie, dit ce dernier, pour celui qui sait qu'il n'y a rien de redoutable dans la prrivation de la vie (1) . » La theorie d'Epicure sur la mort est peut-etre l'ef- fort le plus remarquable qui ait ete tente pour delivrer l'esprit humain de toute crainte de la mort, et cela abstraction faite de la croyance a l'immortalite. Lorsque, trois siecles apres Epicure, le christianisme apparut et affirma avec tant de force la survivance et la resurrec- tion, les theories epicuriennes sur la mort tomberent dans l'abandon. De nos jours oiile christianisme a beau- coup perdu de sa force, oil Ton ne se contente plus a l'egard de 1'immortalite des affirmations gratuites d'une religion, oil la conception epicurienne de l'univers re- parait dans les sciences et semble jusqu'a nouvel ordre la plus voisine de la verite, il est interessant d'etudier l'attitude que la morale du bonheur avait prise avec Epi- cure en face de la mort, d'examiner si les critiques dont ce philosophe a ete l'objet sont toutes serieuses, et quel est le point precis oil sa theorie se montre insuffisante. Chemin faisant, nous aurons a relever plus d'une analo- gic entre les doctrines d'Epicure et celles de Schope- nhauer, de Strauss, de Feuerbach et d'autres penseurs contemporains. I. — Pour comprendre en son vrai sens la theorie epicurienne, il faut d'abord se depouiller desidees que le christianisme a plus ou moins inculquees a tous au sujet de la mort. Dans la crainte de la mort l'imagina- tion entre pour une part egale a celle de la raison ; suivant Epicure meme, l'imagination est tout; or l'ima- gination des anciens etait fort surexcitee a l'endroit de la mort, et autrement que celle des modernes. D'apres les images des poetes et les traditions reli- gieuses, on peut conjecturer que les premiers peuples se sont represente la mort par une induction tiree du sommeil. Or le sommeil le plus profond n'est jamais de- (1) Diog. L., x, 125 : Ou6lv ^dp icxtv ev tw £tjv oeivov, xw xaTei- DES IDEES ANTIQUES SUR LA MORT 105 pourvu de tout sentiment. Les anciens se figurerent done la mort comme accompagnee d'une vague sensi- bilite, et e'est bien la ce qui en faisait pour eux l'objet d'une epouvante toute particuliere. Suivant les paroles de Lucrece exposant la doctrine epicurienne, « l'hom- « me ne peut s'arracher tout entier a la vie, il ne peut « se depouiller de lui-meme, se separer de ce corps « etendu a terre ; il s'imagine que cela, e'est encore « lui, et debout a cote de son cadavre, il l'anime et le « souille encore de sa sensibilite (1) . De la cette crainte, dont parle encore Lucrece, d'etre devore par les vau- tours ou les betes feroces, d'etre ballotte par les flots, ou simplement de se sentir oppresse sous la pierre froide du tombeau (2) . De la les rites si precis observes dans Tensevelissement et dont l'oubli pouvait entrainer le malheur eternel du mort ; de la ce soin de preparer pres du tombeau, dans la culina, la nourriture qui devait apaiser sa faim : si on negligeait de la lui apporter, (i) Lucr., Ill, 890. (2) Lucr. ibid. — Cette formule, usitee dans les funerailles de la Grece et de Rome : « Que la terre lui soit legere, » n'avait sans doute rien de metaphorique a l'origine ; elle exprimait un sentiment repandu chez un grand nombre de peuples et qu'on retrouve dans toute sa naivete chez les tribus sauvages. Les Guaranis, par exemple, veillent a ce que la terre ne pese pas trop lourdement sur le mort; les Indiens du Perou deterraient leurs peres que les Espagnols avaient enterres dans les eglises, en disant qu'ils souffraient d'etre ainsi foules sous les dalles. Chez les Tupis, dans une intention toute contraire et peu gracieuse a l'endroit du mort, on lie fortement les membres des cada- vres pour les empecher de sortir du tombeau et d'aller tourmenter les vivants. Les negresses de Matiamba jettent dans l'eau le corps de leurs maris defunts arm de noyer leur ame et de leur epargner sans doute toute velleite de jalousie. Les Abyssiniens abandonnent les criminels aux betes feroces, pour les aneantir a la fois dans cette vie et dans Fautre. Les Chinois attachent une telle importance a etre ensevelis dans la terre natale et a pouvoir s'y reveiller un jour, que, s'ils con- sentent a emigrer en Californie, e'est a la condition expresse qu'on ramenera leurs cadavres au Celeste Empire. M. Spencer, dans ses Principles of sociology, cite l'lnca Atahuallpa qui, condamne a mort, consentit a se faire chretien, afin d'etre pendu au lieu d'etre briile, car s'il avait ete brule, e'en etait fait de sa resurrection. De nos jours encore, en 1874, l'eveque de Lincoln — raisonnant, comme le remar- que M. Spencer, de la meme maniere que le guerrier indien, — precha contre la cremation, qui tend selon lui a ebranler la foi de l'humanite dans la resurrection. 106 Epicure il sortait de la tombe, et on l'entendait gemir la nuit (,) . La nieme idee d'une conscience vague apres la mort de- vait, en se developpant, donner naissance a la concep- tion de l'immortalite. Si la mort n'est qu'une sorte de sommeil, de lethargie, pourquoi ne serait-elle pas sui- vie elle-meme d'un reveil plus ou moins complet et comme d'une vie nouvelle? Mais il ne faut pas croire que, pour la plupart des peuples primitifs, cette vie hypothetique fut quelque chose de bien desirable et surtout de preferable a la vie presente. Loin de la. D'a- bord on la place difficilement dans un milieu different de celui du tombeau. Les vivants ont peine a supposer que les morts s'arrachent de ce lieu oil ils les ont mis de leurs propres mains, oil ils les ont vus pour la der- niere fois, oil ils ont enseveli avec eux leurs armes, leurs vetements, leurs chevaux, leurs femmes parfois, oil ils apportent encore du lait et du miel pour leur nour- riture. Aussi, dans la plupart des religions, la demeure des morts c'est la terre. On ne l'a peut-etre pas assez remarque, les enfers ne sont autre chose que le tombeau agrandi ; les morts peuvent s'y mouvoir, tandis que dans le tombeau ils etaient immobiles : c'est presque la la seule difference W. Ajoutons que, la mort etant concue comme un sejour eternel dans la nuit souterraine, l'imagination popu- laire ne tarda pas a se donner carriere et a peupler cette ombre des plus effrayants fantomes. Alors comme de nos jours il y avait sans doute des incredules qui (i) Voir Fustel de Coulanges, la Cite antique, p. 18. — Maintenant encore, dans certaines contrees de l'Allemagne, le soir de la Toussaint, on se couche de bonne heure en laissant sur la table le diner servi pour la nourriture des pauvres ames. (2) Qu'on se rappelle a ce sujet la descente d'Ulysse aux enfers dans l'Odyssee. Les enfers sont un lieu sombre, froid, bas ; les morts y regrettent la lumiere du soleil, et pensent avec tristesse a ceux qui vivent au-dessus de leur tete, joyeux, en la contemplant. Ce ne sont pas seulement les coupables et les laches qui se voient ainsi eternelle- ment condamnes a la nuit et a la souffrance; les hommes « bons et braves » ont un sort semblable; peu ou point de distinction entre eux. La conception des Champs-Elysees est posterieure et relative- ment recente. Sur tous les hommes Timagination des peuples primi- tifs etend uniformement Tombre du tombeau; meme si les morts re- montent quelquefois a la surface de la terre et hantent le sejour des vivants, c'est la nuit, dans une obscurite semblable a celle des enfers. DES IDEES ANTIQUES SUR LA MORT 107 riaient du Oocyte, de l'Acheron, de Cerbere et de Tan- tale ; mais la foule craignait toujours ces chimeres. Dans les temples, dans les maisons, des peintures repre- sentaient les supplices infernaux, et on les regardait avec crainte (1) . « La superstition, dit Plutarque, fait sa peur plus longue que sa vie, et attache a la mort une imagination de maux immortels ; lorsqu'elle acheve toutes ses peines et ses travaux, elle se persuade qu'elle en doit commencer d'autres qui jamais ne s'acheve- ront (2) . » Plutarque ajoute que, pour son compte, il ai- merait mieux etre epicurien que superstitieux. De nos jours meme, ou les craintes religieuses ont tant perdu de leur force, on sait a quel degre peut aller chez nom- bre de gens la terreur des peines infernales. Dans cer- tains pays, comme l'Amerique, ou la foi religieuse est bien plus robuste qu'en Europe et surtout en France, cette terreur a produit souvent sur des assemblies en- tieres des accidents nerveux et provoque des attaques d'epilepsie. Cependant, depuis le christianisme, les croyants n'eprouvent au sujet des peines eternelles qu'une crainte combattue et allegee par l'espoir d'eter- nelles recompenses. lis sa vent quele ciel est ouvert aux elus, et ils esperent se trouverunjour parmi eux. Dans les religions antiques, au contraire, l'esperance du ciel n'existait pas; seuls, quelques heros comme Hercule ou Bacchus avaient merite de prendre place la-haut parmi les dieux; tous les autres hommes, pele-mele, ensevelis sous la terre, y demeuraient a jamais loin du jour, et si parmi eux il y en avait de plus chaties, de plus malheu- reux les uns que les autres, il n'y en avait vraiment point de fortunes. Aussi, suivant l'expression de Giceron exposant le systeme epicurien, l'idee de la mortpesa sur le monde antique comme le rocher fabuleux sur Tantale. Ge fut unevraie revolution queproduisit le christianisme en transportant des enfers dans le ciel la demeure des elus. II fraya ainsi une voie nouvelle a l'imagination humaine ; soulevant la pierre du tombeau jusqu'alors fermee sur les morts, il ouvrit leurs yeux a un jour plus eclatant que celui meme dont nous jouissons pendant notre vie. On avait era jusqu'alors que mourir, e'etait toujours descendre sous la terre et dans la nuit ; on (i) Plaute, Capti/s, V, 4, i. (2) Plut., De la superstition, 4. 108 Epicure crut desormais que c'etait, au moins pour les elus, monter dans la lurniere. Une vie bienheureuse apparut apres la vie cHci-bas, et l'existence terrestre, qui avait semble jusqu'alors le supreme bonheur au prix de l'epouvante qu'inspirait l'existence aux enfers, deyint tout-a-coup ineprisable. A l'epoque d' Epicure, rien n'annonce encore cette re- volution. La mort est un objet universel de crainte; ou plutot, chose remarquable, on craint moins la mort que la vie future, telle que la religion la represente. A la tongue, une association d'idees tres.tenace s'est faite entre la vie future, l'horreur du tombeau, la nuit sou- terraine et les fantomes dont l'imagination est toujours portee a peupler la nuit. On ne peut s'imaginer que la mort soit la paix, le repos, non l'inquietude et le tour- ment : on ne peut croire a un aneantissement complet. L'epicurien qui, lui, pouvait se supposer « mort tout entier » etait un objet de secrete envie pour le supers- titieux qui croyait aux enfers (1) . De nos jours, aux yeux des croyants, la mort est, suivant le calcul de Pascal, un coup de des ou Ton peut tout perdre, mais oil Ton peut aussi tout gagner ; — pour les anciens, on n'y pouvait (i) Plut., de la Superst., 3i. — Les philosophes pensaient consoler ceux qui avaient perdu quelque proche en leur apprenant qu'il n'est pasde vie future, et que par consequent le mort pleure par eux jouis- sait d'un eternel repos. (V. M. Martha, Le poeme de Lucrece). A Ro- me, au temps de Seneque, un jeune homme meurt dans un age encore tendre, alors que, par la purete de ses moeurs, il avait merite d'en- trer encore enfant dans un college de pretres. Seneque ecrit a Marcia sa mere, et voici les consolations qu'il lui donne : « Penses-y bien, ce- « lui que tu as perdu n'est afrlige de nuls maux; ces croyances qui « rendent a nos yeux les enfers terribles, ce sont des fables; nulles « t£nebres ne menacent les morts, point de prison, point de fleuves « brulants de feu, point de fleuve d'oubli, ni de tribunaux ni d'accu- « ses, et dans cette liberte si large nuls tyrans nouveaux. Les poetes « ont imagine ces choses en se jouant, et nous ont agites de vaines « terreurs... Une grande et eternelle paix l'a recu. » (Sen., Consol. ad Marc., 19, V.) Qu'on substitue par la pensee a Seneque un de nos philosophes contemporains, et a Marcia la mere pieuse de quelque jeune pretre de nos jours, ces paroles deviendraient vraiment etran- ges. C'est generalement a ses pretres et a ses fideles les plus convain- cus qu'une religion promet apres la mort les destinees les plus hau- tes; mais la religion paienne, on le voit, promettait si peu de chose aux siens, qu'en comparaison l'aneantissement compbt pouvait pa- raitre preferable. theorie epicurienne de la mort 109 que perdre. La vie future etait a leurs yeux une me- nace, et ne pouvait etre une promesse. La doctrine d'Epicure se ressentira de cette conception antique; elle prendra tout d'abord pour but d'apaiser cette crainte encore primitive de la mort. II. — La crainte de la mort a une telle puissance aux yeux de Lucrece que, selon lui, elle serait chez l'homme le principe de toutes les passions mauvaises* 1 '. G'est a cette crainte qu'il ramene, par une analyse curieuse, l'ambition, l'envie, l'avarice, la bassesse : tous ces vices proviennent, selon lui, de l'importance exageree que nous attachons a la vie et aux choses de la vie. II est certain que la peur de la mort est essentiellement cor- ruptrice : nous aurions tous une vie presque parfaite si nous ne craignions jamais de la perdre. Maintenant, pourquoi redoutons-nous la mort et a tout prix cherchons-nous a l'eviter? S'il faut en croire Epicure, c'est tout simplement par une crainte naive; nous supposons toujours, suivant la croyance vulgaire, qu'il reste quelque chose de nous dans la mort, et c'est le sort de ce quelque chose qui nous inquiete, met en eveil notre imagination, suscite a nos yeux des fanto- mes. De nos jours meme,;le fin psychologue anglais. M. Bain, n'est pas tres-eloigne d'Epicure et croit comme lui que, dans la mort, c'est surtout l'inconnu et la nuit du tombeau qui nous font peur. « La crainte de la mort, « dit M. Bain dans son analyse des emotions, est la ma- « nifestation culminante de la terreur superstitieuse. Ge « qu'il y a de commun dans toutes les emotions pro- « duites par la crainte de la mort, c'est la peur de l'ave- « nir inconnu dans lequel l'etre est introduit. L'obscu- « rite de l'ombre de la mort est essentiellement propre « a frapper de terreur. Ge sont les plus profondes tene- « bres de minuit (the deepest midnight gloom) que l'ima- k gination humaine puisse se figurer(" 2 >. » Si au con- traire, selon Epicure, nous reagissions contre ces idees superstitieuses, si nous nous persuadions bien que la mort n'est rien de reel et pour ainsi dire de vivant, qu'elle est au contraire pour nous la dissolution de toute vie, l'aneantissement complet, quelle raison au- (i) Lucr., Ill, 3i, (2) M. Bain, The emotions and the will, p. 62. 110 EPICURE rions-nous de la craindre ? II n'y a rien de redoutable dans tout ce qui n'est rien par soi-meme. La destruc- tion^ c'est simplement le repos. Les Cyrena'iques, clans leur theorie du plaisir, faisaient du repos le moyen- terme entre la volupte et la peine; Epicure, emplissant de jouissance et de bonheur les instants memes d'inac- tion apparente dont est semee la vie, n'admet plus qu'un moyen-terme entre le plaisir et la peine, un etat absolu- ment indifferent : c'est le supreme repos, celui de la mort. a La mort n'est rien a notre egard, dit Epicure dans « ses Maximes ; car ce qui est une fois dissous est inca- « pable de sentir, et ce qui ne sent point n'est rien « pour nous* 1 '. » Puis, developpant cette idee dans la lettre a Menecee : « Accoutume-toi, ecrit-il, a penser qae « la mort n'est rien pour nous : car tout bien et tout « mal reside dans le pouvoir de sentir ; mais la mort est « la privation de ce pouvoir. Aussi cette connaissance « droite, que la mort n'est rien pour nous, fait que le « caractere mortel de la vie n'empeche pas la jouis- « sance; et cela, non en placant devant nous la pers- . C'est le miroir oil la na- « ture nous montre les temps futurs qui seront apres « notre mort. Rien d'effrayant t'y apparait-il? rien de « triste? N'est-ce pas une tranquillite plus grande que « tout sommeil ? » — De nos jours cet argument des Epicuriens a ete reproduit par Schopenhauer. Comme (i) Diog. Laert., 125. Ouxs ouv npeq icbq ^wvxai; eoTl'v, outs izpbq tdbq T£T£A£UTr ( y.6xa? • (2) Diog. L., x, ibid. "0 TOxpbv cu/, Ivo^A£t, ^poaoox(i)p.£vov y.£vw^ AUTC£t. (3) Lucr., Ill, g85. 112 Epicure Epicure, Schopenhauer attache eh effet une grande im- portance a la question de la mort, « car la mort est pro- « prement le genie inspirateur, le Musagete de la philo- « sophie ; » or, suivant lui, si notre crainte du neant etait raisonnee, nous devrions nous inquieter autant du neant qui a precede notre existence que de celui qui doit la suivre. Et pourtant il n'en est rien. J'ai horreur d'un infini a parte post qui serait sans moi ; mais je ne trouve rien d'effrayant dans un infini a parte ante qui a ete sans moi (1 ). La crainte de la mort est done plutot, pour Schopenhauer comme pour Epicure, une chose d'imagination que de raison, et le philosophe doit s'en delivrer. Ainsi l'au-dela et l'en-decji de la vie se ferment ega- lement pour nos craintes et nos desirs. II faut detourner nos yeux de ce nouvel infini qui semblait se presenter a nous, l'infini du temps ; l'idee de duree sans limites, au moinsquand nous voulons l'appliquer a notre vie, n'est qu'une vaine et creuse opinion, comme celle de Neces- site, comme celle de Caprice divin : Saturne ne doit pas plus nous inquieter que Jupiter ou le Destin. Epicure, soutenant que 1'immortalite est impossible, en conclut, un peu vite, qu'elle n'est pas desirable (2) . Sur ce point sa theorie offre encore la plus grande analogie avec la doctrine moderne de Strauss selon laquelle 1'immortalite serait plutot a craindre qu'a desirer. Strauss se sert en partie des termes memes d'Epicure. « Quiconque ne s'enfle pas d'orgueil, dit-il, sait bien « apprecier l'humble mesure de ses facultes, est recon- « naissant du temps qui lui est donne pour les develop- cc per, mais ne manifeste aucune pretention a un accrois- « sement de ce delai au-dela de cette vie terrestre ; et (i) Die Welt als M T ille, t. II, ch. 41 ; t. I, 1. iv. L'argument de Lu- crece et de Schopenhauer est d'ailleurs sophistique; car le neant in- fini ne nous effraie qu'en tant qu'il doit suspendre notre existence et arreter l'elan de notre volonte. Or, autre chose est le neant precedant notre naissance et aboutissant a notre existence; autre chose est Texistence aboutissant au neant. Le neant passe ne porte aucun tort a notre existence actuelle; le neant a venir peut la supprimer d'un moment a l'autre. On se console aisement de n'avoir pas toujours possede un bien, on se console plus difficilement d'etre condamne a le perdre. (2) ... Ou/. a-rce'.pov xpoa-tOstsx "/p^ vov ; aXXa tov ty^; aOxvaata; ayzko\j.ivr t t:60ov. Diog. L., x, 124. THEORIE EPICURIENNE DE LA MORT 113 « leternite en perspective lui donnerait le frisson W. » Meme opinion dans Biichner : a en croire ce dernier, l'humanite a personnifie dans la legende d'Ahasverus la crainte instinctive qu'elle eprouve a l'idee d'une vie immortelle (2) . Selon Epicure, tout desir qui n'a pas sa confirmation dans la nature meme, doit etre supprime. Le desir de l'immortalite (5 xf^ aOavaciiaq 7i66o?) doit done disparaitre en nous comme tant d'autres, comme ceux des richesses, des honneurs : e'est de ce desir surtout qu'il faut dire qu'il « tombe dans l'indefini » } dq arceipov kwdmei. Le sage n'envie pas plus le pretendu bonheur de l'immortalite qu'il n'envie les couronnes donnees aux poetes, les sta- tues elevees aux conquerants. « II n'est point comme « suspendu aux choses futures, mais il les attend* 3 ). » II ne s'inquiete point du nombre de jours que lui garde l'avenir indetermine. « II faut so rappeler, dit Epicure, « que le temps a venir n'est ni notre ni tout-a-fait non « notre, afin que nous ne l'attendions point a coup sur « comme devant etre, et que nous n'en desesperions « point comme ne devant absolument pas etre (4) . » Pour justifier au point de vue meme de l'epicurisme le desir de l'immortalite et la crainte de la mort, on pour- rait repondre : Le bien etant le plaisir, si le plaisir est raccourci et interrompu par la mort, le bien est dimi- nue ; la mort, tout en n'etant pas un mal au sens absolu du mot, est un moindre bien ; elle est done un legi- time objet d'aversion pour l'etre qui tend au plus grand bien; l'immortalite, au contraire, si on la concevait com- me la perpetuite de la jouissance, serait un legitime objet de desir. G'est sans doute pour repondre a quelque argument de ce genre qu'Epicure imagina une de ses theories les plus originales et les plus paradoxales. A Ten croire, non-seulement nous pouvons etre heu- reux independamment de l'avenir, independamment de l'immortalite, mais l'immortalite n'augmenterait pas (1) Strauss, L'ancienne et la nouvelle foi (trad, franc.), p. n6. (2)Bentham avait egalement exprime des idees analogues dans son livre de la Religion naturelle (trad. Cazelles, p. 8). (3) De fin., I, xix, 62 : « Neque pendet ex futuris, sed exspectat ilia. » (4) Diog. Laert., x, 129. To [AeX).ov, o ; jts rjijixcpov ouxe zavxw; ou^ 8 114 EPICURE notre bonheur : c'est un tout complet, qui se suffit a lui- meme: « Epicure nie quo la duree puisse aj outer quel- « que chose au bonheur de la vie, et qu'une volupte <( soit moindre, percue dans un court espace de temps, « que si elle etait eternelle... Lui qui place le souve- « rain bien dans le plaisir, il nie que le plaisir puisse « etre plus grand dans un temps infini que dans un « temps limite et modique (1) . » Ge qui importe, dans la jouissance, ce n'est passa duree, c'est son intensite; la jouissance la plus veritable et la vie la plus parfaite, racv-cXr, 6t'ov, le sont par elles-memes et abstraction faite du temps. « Le temps, qu'il soit sans bornes ou borne, « contient un plaisir egal, si on sait mesurer par la « raison les bornes de ce plaisir < 2 ) . » II y a ainsi dans la jouissance une sorte de plenitude et de surabondance interieure, qui la rend independante du temps comme de tout le reste : le vrai plaisir porte son infinite au- dedans de lui. Qu'importe que la vie du sage soit bornee? Prise en elle-meme, elle est aussi heureuse que la vie divine, la vie eternelle, et Epicure peut « dis- puter de bonheur avec Jupiter meme (3) . » Gette doctrine d'Epicure, qui eleve le bonheur au- dessus du temps, et le condense en quelque sorte dans une duree limitee sans lui enlever rien de sa valeur inestimable, a ete reprise de nos jours par un philoso- phe allemand qui niait comme Epicure l'immortalite personnelle : nous voulons parler de Feuerbach. II est interessant de comparer les arguments par lesquels Epicure et Feuerbach cherchent tous deux a demon- trer que l'immortalite est inutile. « Ghaque instant, « ecrit le philosophe allemand, est une existence pleine « et entiere, d'une importance infinie, satisfaite en soi, G'est la meme idee, traduite dans un langage metaphysique, qu'Epicure vient d'exprimer en disant : « Le temps, qu'il (i) De finibus, II, xxvn, 87, 88 : « At enim negat Epicurus ne diu- turnitatem quidem temporis ad beate vivendum aliquid afferre, nee minorem voluptatem percipi in brevitate temporis, quam si ilia sit sempiterna... Quum enim summum bonum in voluptate ponat, negat infinito tempore aetatis voluptatem fieri majoren quam finito atque modico. » Voir ibid., 1. I, xix, 63. (2) '0 ccTCStpo? xp6vo<; ictiqv lyei tyjv t^Sovyjv xat 6 weicepacrjJtivos, sav tic, auT^? xa wepaxa */.ata[jt£TpYj(jTr] tw ~k&yu;\).&. Diog. L., 45. (3) Stob., Florileg., jam. cit. THEORIE EPICURIENNE DE LA MORT 115 soit sans bornes ou borne, contient un plaisir egal. » Lu- erece, lui aussi, s'ecriait : « Si les plaisirs, verses en ton ame comme en un vase sans fond, ne se sont pas ecou- les et perdus en vain, pourquoi, comme un convive ras- sasie de la vie, ne sors-tu pasi 1 ' ? » Feuerbach reprend cette image de Lucrece : « A chaque instant, dit-il, tu vides jusqu'au fond le calice de rimmortalite, qui, com- me la coupe d'Oberon, se remplit de lui-meme inces- samment. » La doctrine de Feuerbach repose sur une conception particuliere du temps et de l'eternite. L'eternite ne con- sisterait pas dans une extension infinie de la duree, mais dans une intensite infinie de la vie ; elle se trou- verait alors concentree en quelque sorte dans chaque instant de l'existence. « L'eternite, dit-il, est force, energie, action et victoire. » Au lieu de ces theories metaphysiques inspirees de Hegel, Epicure invoque un exemple pratique. « De meme, dit-il, que le sage ne « choisit pas la nourriture la plus abondante, mais la « plus suave; ainsi il ne recueille point une vie tres « longue, mais tres suave (2) . » Feuerbach se sert d'un autre exemple, plus esthetique. « Les tons musicaux, « dit-il, quoique dans le temps, sont cependant par leur « signification en dehors et au-dessus de lui. La sonate « qu'ils composent est aussi de courte duree ; on ne la « joue pas eternellement ; mais n'est-elle que lougue ou « courte? Que dirais-tu, je te le demande, de celui qui, « pendant qu'on la joue, n'ecouterait pas, mais compte- « rait, prendrait sa duree pour base de son jugement, et, « quand les autres auditeurs chercheraient a exprimer « leur admiration par des paroles precises, ne trouverait « pour la caracteriser que ces mots : Elle a dure un quart « d'heure ? Sans doute le nom de fou te paraitrait encore « trop faible pour un tel homme. Comment faut-il done « nommer ceux qui croient juger la vie en disant qu'elle (i) Lucr., iii, 93o, et ss. Nam si grata fuit vita anteacta priorque, Et non omnia, pertusum congesta quasi in vas. Commoda perfluxere atque ingrata interiere, Cur non, ut plenus vitse conviva recedis, jEquo animoque capis securam, stulte, quietem ? (2) Diog. Laert., x, 126. Ouxo) YM Xp(5v0V OU TOV {JLYJ7.WT0V, aXXo. v^cicTOv xapTci^xau 116 EPICURE a esl passagere et limitee? » Ets'appuyant sur cettecom- paraison de la vie avec une sonate qu'il depend de nous de rendre sublime, tandis que la mort est l'eternel si- lence, Feuerbach attaque conime Epicure les religions et les philosophies de son temps, qui veulent faire de la vie un neant, et rendre le neant plus desirable que la vie : « Ce avec quoi Ton ne dit rien, Ton ne pense rien, « Ton ne determine rien, est-ce autre chose que rien? « Comment faut-il les nommer, ceux qui font du rien « quelque chose, et qui, en retour, reduisent a rien la « realite de la vie? lis se donnent le nom de Chretiens, « d'honomes pieux, de rationalistes, de philosophes me- « me ; toi nomme-les fous, insenses, et affirme encore a « ton dernier souffle la realite et la verite de cette vie. » Gette affirmation supreme, c'est celle qu'Epicure, comme nous le verrons, profera en mourant. III. — Si nous ue devons pas craindre la mort, il ne s'ensuit pas, selon Epicure, que nous devions la desirer. II ne faudrait pas pousser trop loin sa doctrine, et croire qu'il aboutisse a precher le degout de la vie et le renonce- ment a l'existence. Loin de la; nous savons que la mort supprime la faculte de sentir ; que les sens sont la con- dition du plaisir, et que le plaisir est la seule fin des etres; une chose qui n'est pas un plaisir ne peut done etre en elle-meme une fin. Aussi, dit Seneque, Epi- cure ne reprend-il pas moins ceux qui aspirent a mourir que ceux qui redoutent de mourir (*>. « Le sage, dit Epi- « cure lui-meme, ne craint point de ne pas vivre, et la « vie ne lui est pas non plus a charge ( 2) . » Sur ce point Epicure se trouve en opposition avec un philosophe fameux de son epoque, Hegesias, dont les doctrines rappellent celles de nos modernes pessimistes. Hegesias, disciple indirect d'Aristippe, partait pourtant de principes analogues a ceux d'Epicure lui-meme, a savoir que le plaisir est le seul bien( 3) ; mais, suivant lui, ce bien se rencontre rarement en sa plenitude ; le plus souvent, l'esperance entraine avec elle la deception, (i) Sen., Epist., 24, 22. « Objurgat Epicurus, non minus eos qui mortem concupiscunt, quam eos qui timent. » (2) Diog. Laert., x, 126, 127. : JT£ z'Avr.x'. 73 ;j.y] Qifi ' z : j~i yap TJTW T.p05 ! .T:X-X'. T3 ^TjV. (3) Diog. Laert., II, vm, 93. . THEORIE EPICURIENNE DE LA MORT 117 la jouissance produit la satiete et le degout ; dans la vie, la somme des peines est superieure a celle des plaisirs, et nulle part le bonheur n'existe ni n'est realisable : avu7cap-/,-co<; -f] e55ai[/.ovia W. Ghercher le bonheur, ou seu- lement le plaisir, c'est done chose vaine et contradic- toire, puisqu'en realite on trouvera toujours un surplus de peines ; ce a quoi il faut tendre, c'est seulement a evi- ter la peine ; or, pour moins sentir la peine, il n'est qu'un moyen : se rendre indifferent aux plaisirs rnemes et a ce qui les produit ( 2) , emousser la sensibilite, anean- tir le desir. L'indifference, le renoncement, voila done le seul palliatif de la \ T ie. Et la vie, menie ainsi amendee, n'est pas plus desirable que la mort; ceux qui en sont fatigues peuvent done s'en gUerir ; la vie vaut la mort, et la mort vaut la vie : -q £wy] y.ai 6 Gava-o? w.pzxcq. De la le nom de Pisithanate ou conseiller de mort, donne a Hegesias. De nonibreux auditeursaccoururent aupres de lui; sa doctrine se repandit rapidement, et a sa voix des disciples convaincus se donnerent la mort. Le roi Ptole- mee s'en emut, et craignant que ce degout de 5 la vie ne devint contagieux, fit fermer l'ecole d'Hegesias et exila le maitre. La doctrine d'Hegesias fait songer aux systemes con- temporains de Schopenhauer et de ses disciples. Gette doctrine se trouve a l'egard de l'ecole epicurienne dans la meme situation que ceux-ci vis-a-vis de l'ecole utili- taire anglaise. II est done curieux de voir a deux epo- ques si differentes de l'histoire deux ecoles affirmer a la fois, l'une, que la vie a pour but le plaisir et que ce but peut etre atteint, l'autre, que le plaisir, tout en consti- tuant apres tout la fin la plus positive de la vie, se trouve hors de notre atteinte, et que le plus sage est de prati- quer une sorte de renoncement ascetique. Hegesias et Schopenhauer ont d'ailleurs ce point commun qu'ils ont dii s'inspirer tons deux des idees indiennes. Scho- penhauer se disait lui-meme le boudhiste moderne. Quant a Hegesias, il vecut a cette epoque oil FAsie et l'Europe venaient d'etre mises en relation par la con- quete d' Alexandre : les gynmosophistes avaient etonne l'armee grecque ; Calanus s'etait brule volontairement devant les soldals assembles, comme Hercule, ce dieu (i) lb., 94. (2) ib., 96. 118 EPICURE des Grecs, et en mourant il avait prononce cles paroles prophetiques. Sans doute, au contact du genie grec, les vieilles croyances de l'Orient prirent une force nouvelle, et une sorte de fermentation commenca dans les esprits, qui devait se faire sentirj usque dans les ecoles philoso- phiques. La doctrine d'Hegesias fut peut-etre une sorte de synthese, probablement inconsciente, des ideesbou- dhistes et des idees cyrenaiques. Ouoi qu'il en soit, c'est avec une grande energie qu'Epicure proteste contre une telle doctrine. On croi- rait Bentham ou quelqu'un de ses disciples repondant a nos pessimistes modernes. « Quelle folie, s'ecrie-t-il, de « courir a la mort par degout de la vie quand c'est « votre genre de vie qui vous force a envier la mort M ! » Et ailleurs : « Quoi de plus ridicule que d'invoquer la « mort quand c'est la crainte de la mort qui empoisonne « votre vie (2) ! » Enfin il ecrit a Menecee : « Le pire « (de nos adversaries) est celui qui repete les vers du « poete : — Le premier bien serait de ne pas naitre ; « le, second, de passer au plus vite les portes des En- ( fers. — S'il est persuade de ce qu'il dit, comment ne « sort-il pas de la vie? Gar cela lui est toujours possible « s'il s'y est resolu fermement apres reflexion. Mais s'il « parle par raillerie, il fait le plaisant dans des choses « qui ne souffrent pas la plaisanterie (3) . » On trouvera cet argument ad hominem peu concluant ; il n'est pour- tant pas tres-facile d'y repondre. Ajoutons qu'une meil- leure critique des doctrines pessimistes peut se'tirer du fond meme du systeme epicurien : selon Epicure, la vie, toutes les fois qu'elle ne rencontre pas au dehors d'obstacles et de trouble, est par elle-meme jouissance : le plaisir est ainsi concu conime formant le fond meme et la trame de l'existence ; la peine n'est plus qu'une suspension momentanee de cet etat de bien-etre, une agitation passagere : puis tout rentre dans le repos ; la (i) Epic. ap. Sense, Epist. ad Lucil., xxiv. (2) Ibid. Lucrece developpe cette pensee de son maitre : Et ssspe usque adeo, mortis formidine, vitse Percipit humanos odium lucisque videndse, Ut sibi consciscant moerenti pectore lethum, Obliti fontem curarum hunc esse timorem. (3) Diog. Laert., ibid. Et C£ [j.u)/.o')[j.£Vo;, ■ [Jtaxaio? iv TOt? oux eTO- THEORIE EPICURIENNE DE LA MORT 119 vie est une source profonde d'oii jaillit perpetuellement le plaisir : vivre, c'est au fond etre heureux, et ces deux choses n'en font plus qu'une pour l'epicurien. Que si un malheur imprevu nous arrive, une iniirmite incurable, quelque chose enfin ou notre volonte se sente impuissante ; si, par une tres-rare exception, la nature nous envoie un surplus certain des peines sur les plaisirs, alors il existe toujours pour nous un moyen de ne pas etre malheureux : c'est le moment d'ernployer le remede heroique vante par Hegesias, et de savoir mourir. . Mourir est quelquefois utile, Non pas sans doute que la mort soit jamais un Lien en soi ; mais nous savons qu'elle n'est pas un mal, et nous savons d'autre part que la vie, dans certaines circonstances, devient un mal : il est done evident que, eritre cette alternative du malheur et du neant, le neant est prefe- rable. C'est ainsi que parfois nous recherchons la souf- france meme en vue du plaisir qu'elle produira : la souffrance, quoique mauvaise par elle-meme, se trans- forme alors en un bien relatif. A plus forte raison la mort, qui n'est point mauvaise en elle-meme, peut-elle clevenir un bien lorsqu'elle supprime une somme de maux superieure a celle des biens : « C'est un mal de « vivre dans le deniiment ; mais, de vivre dans le « deniiment il n'est nulle necessite W . » — « Si les « douleurs sont tolerables, supportons-les ; sinon, Fame « egale, de cette vie qui ne nous plait plus, ainsi que « d'un theatre, retirons-nous (2) ! » Cette retraite ne doit pas etre precipitee, mais raisonnee et reflechie : le sage sait peser le pour et le contre. Epicure, d'ailleurs, a prevu par avance les diverses infirmites qui peuvent fondre sur lui, et lui a trace sa conduite dans chaque cas. Si par exemple le philosophe devient aveugle, il continuera neanmoins de vivre sans regrets : c'est que sans doute la privation de la vue n'implique pas une souffrance positive, et le plaisir peut nous arriver encore par tous les autres sens ; puis le sage n'a-t-il pas toujours, suivant la parole de Lucrece, la lumiere iDterieure de sa pensee ? Cette pensee, a jamais sereine, (i) Epic. ap. Senec, Epist. 12, 10. « Malum est in necessitate vivere; sed in necessitate vivere, necessitas nulla est. » (2) Cic, De fin., I, i5, 49. « Si tolerabiles sint dolores, feramus; sin minus, aequo animo e vita, quum ea non placeat, tanquam e theatro, exeamus. » 120 EPICURE ' sait garder sa tranquillite en face de la mort, et peut s'en servir, mais seulement avec reflexion et fermete, comme d'un moyen pour le honheur. L'epicurien, comme le Chretien, mais dans un bien autre but, a la mort devant ses yeux, s'y prepare, va au-devant d'elle par la pensee. « Lequel vaut mieux, dit Epicure, que la « mort vienne vers nous, ou nous vers elle ? » Et Sene- que, commentant ces paroles, ajoute : « Penser a la « mort, c'est penser a la liberie... line seule chaine « nous retient, c'est Tarnour de la vie. Sans la briser « entierement, il faut l'affaiblir de telle sorte qu'au « besoin elle ne soit plus un obstacle, une barriere qui « nous empeche de faire a l'instant ce qu'il nous faut « faire tot ou tard W . » Epicure donna a la fois, on le sait, le precepte et l'exemple de 1' « ataraxie » en face de la mort : dans sa douloureuse maladie (il avait la pierre) il montra un courage que les Sto'iciens eux-memes s'exhortaient a imiter. Marc-Aurele ecrit dans ses Pensees, se parlant a lui-meme : « Imite Epicure. Epicure dit : Quand j'etais « malade, je ne m'entretenais avec personne des souf- « frances de mon corps; jamais, dit-il, je n'en parlais a « ceux qui venaient me visiter. Toujours je discutais sur c< mon objet habituel, la nature des choses ; je cher- « chais a voir comment la pensee, bien qu'en commu- « nication avec ces sortes de mouvements qui affectent « le corps, peut etre exempte de trouble, en se mainte- « nant dans la jouissance du bien qui lui est propre. « Je ne donnais pas, dit-il encore, une occasion aux « autres de s'enorgueillir par l'idee de l'importance de « leurs secours. Ma vie, meme alors, etait heureuse et « tranquille. Imite done Epicure (2) . » La derniere lettre d'Epicure nous a ete conservee ; la voici : « Epicure a Hermarchus, salut. Lorsque je t'ecri- « vais ceci, je passais un jour heureux, qui est en meme « temps mon dernier jour; de telles souffrances s'at- « tachaient a moi, que rien n'eut pu aj outer a leur in- « tensite ; mais en face de toutes ces douleurs du corps « j'avais dispose et mis en ligne (avTiTOxpE-carcs-co) la joie de « l'esprit qui provenait du souvenir de mes inventions. « Toi, pour donner une nouvelle marque de Tattache- (i) Epic. ap. Senec, ibid. , (2) Marc-Aurele, trad. Pierron, 80. THEORIE EPICURIENNE DE LA MORT 121 « ment que des ta jeunesse tu as eu pour moi et pour « la philosophie, aie soin des enfants de Metrodore (1) . » — On sait que Metrodore, cet inseparable ami d'Epicure, etait mort avant lui : la derniere pensee d'Epicure fut done pour l'amitie. On le voit, Epicure voulut etre heureux jusqu'au bout : il possedait l'obstination du bonheur, comme d'autres celle de la vertu ou de la science. Gette obstination a aussi sa noblesse ; il y a quelque chose d'assez grand dans cette perseverance a triompher de la peine, .dans cet appel supreme au passe pour compenser la douleur presente, dans cette affirmation desesperee du bon- heur de la vie en presence de la mort. II n'est pas toujours facile de se persuader a soi-meme qu'on est heureux ; il faut pour cela une force de volonte incon- testable ; et comme se persuader qu'on est heureux, e'est Fetre en grande partie, Epicure a done pu realiser pour lui-meme cette utopie du bonheur qu'il revait pour le sage. II est mort en souriant, comme Socrate, avec cette difference que ce dernier nourrissait la belle espe- rance de 1'imuiortalite et, detournant les yeux de la vie, ne voyait dans la mort qu'une guerison. Epicure, lui, mourut le visage tourne vers cette existence meme qu'il quittait, condensant dans son souvenir sa vie tout en- tiere pour l'opposer a la mort qui approchait ; en sa pensee vint se peindre comme une derniere image de son passe pret a disparaitre ; il la contempla « avec gratitude », sans regret, sans esperance ; puis tout s'e- vanouit a la fois, present, passe, avenir, — et il reposa dans l'eternel aneantissement. IV. — Nous n'apprecierons pas longuement la doc- trine qu'Epicure enseigne a la fois en action et en pa- roles ; nous voulons seulement en quelques mots resu- mer ce qui en fait a nos yeux la valeur historique et l'originalite. II est facile de ne pas craindre la mort quand on croit a une immortalite bienheureuse. Sous ce rapport le courage des premiers Chretiens, par exemple, n'a rien d'etonnant; toute religion a ses martyrs, et pour l'erreur on a malheureusement verse autant de sang que pour la verite : le mepris de la mort inspire par une re- (1) Diog. Laert., x, 122. — V. Defin. xxx, 96. 122 EPICURE ligion est sans doute tres propre a faire mesurer le de- gre de foi que cette religion a su exciter chez ses adeptes, mais non le degre de verite qu'eile possede. Au contraire, maintenir l'independance et le courage de l'homnie en face de la mort, telle qu'elle nous appa- rait une fois toute superstition ecartee, c'etait la une en- treprise vrainient originate, et dans laquelle Epicure n'a pas entierement echoue. « Le soleil ni la rnort ne se « peuvent regarder en face », disait La Rochefoucauld. Epicnre a regarde la mort en face, sans epouvante et sans esperance ; il a essaye de rnontrer qu'elle pouvait borner la vie sans la troubler. La theorie d'Epicure sur la mort n'a pas toujours ete comprise, et un certain nombre des objections qu'on lui a adressees ne l'atteigaent pas. « La mort en elle- « nieme n'est pas rnalheu reuse, a dit Lactance combat - « taut Epicure, c'est l'acces de la mort qui est mal- « beureux W. » Et Bayle, dans ses articles d'ailleurs si fins sur Epicure et sur Lucrece, fait cette remarque i « Les Epicuriens ne peuvent pas nier que la mort n'ar- « rive pendant que 1'homme est doue encore de senti- « timent. C'est done une chose qui concerne rhomme, « et de ce que les parties separees ne sentent plus, ils « ont eu tort d'inferer que Taccident qui les separe est « insensible t' 2 '. » Dans ces objections, on semble plus ou moins confondre la mort meme, l'etat de celui qui ne vit plus, avec ce qiie le langage populaire appelle a un mauvais quart-d'heure. )> II faut bien distinguer ces deux idees. Pour beaucoup la mort n'est qu'une simple operation douloureuse, devant laquelle on recule avec la meme crainte que devant une operation chirur- gicale quelconque. Dans ce cas, dire qu'on craint la mort, c'est se tromper; ce n'est pas la mort qu'on craint, c'est la douleur. On manque simplement de cou- rage ; or, nulle philosophic, pas plus la doctrine epicu- rienne qu'une autre, ne peut donner toute faite la vertu pratique du courage. La souffranee qui accompagne ge- neralement la mort est un fait qu'Epicure n'a pas voulu nier plus que personne, et ce fait rentre dans sa philo- sophic comme tous les autres. La derniere douleur est susceptible, suivant lui, des memes soulagements que (i) Lact., Inst it. divin., Ill, 17. (2) Bayle, art. Lucrece. THEORIE EPICURIENNE DE LA. MORT 123 les autres; elle exige seulement, comme elles,.un cle- ploiement de courage. Une fois cette douleur subie, une nouvelle periode s'ouvrira pour nous : l'in sensibilite complete, l'aneantissement qui, selon Epicure, n'est plus a craindre ni pour l'homme courageux ni pour le pusillanime ni pour tout etre sentant quel qu'il soit. Au point de vue de la sensibilite, la mort n'est pas un mal, puisqu'elle est l'extinction de la sensibilite meme ; au point de vue de Intelligence, elle n'est pas non plus un mal, puisqu'elle est dans la logique de la nature. L'existence, selon Epicure, est un tout qu'il faut ac- cepter tel qu'il est, dans sa perfection relative; c'est une oeuvre d'art, une sorte de poeme qu'on n'embellit pas en l'allongeant. « Le sage, dit Epicure, ne compose pas « de poemes, il les vit ' !) . » Les diverses parties de la vie sont en harmonie l'une avec l'autre et se supposent mutuellement : la jeunesse tend vers lage mur, cet age a son tour vers la vieillesse ; la vieillesse se penche vers la mort ; on ne peut pas redresser en quelque sorte la vie inclinant tout entiere vers son terme : mieux vaut done mourir avec grace afin de mourir avec plaisir. II faut que les etres, suivant lapensee de Lucrece, se pas- sent la vie les uns aux autres, et que ce flambeau coure de main en main pour qu'il brille de tout son eclat; il faut que le sang ne s'arrete pas, mais circule eternelle- ment dans les veines de la grande Nature. L'epicurien, ne pouvant faire autrement, se resignera done a la mort, dont il comprend la necessite; il s'y resignera comme onse resigne a tous les actes que vous impose la nature : sa mort aura la tranquillite de ce qui est inevi- table. Au point de vue de la doctrine du plaisir pure et sim- ple, la theorie d'Epicure est done assez consequente. L'epicurien peut envisager paisiblement la mort, parce qu'il ne met pas la vie au service d'un ideal superieur ; parce que la vie ne peut lui donner en somme qu'une quantite bornee de plaisirs, qu'on peut la vider comme une coupe, qu'on s'en fatigue tout en en jouissant, qu'on s'en degoute enfin quand on en a^ epuise jusqu'au bout toutes les sensations. Pour ceux'qui recherchent uniquement dans la vie le plaisir et l'interet, la mort ne saurait constituer un mal aussi grand que pour ceux qui (i) notYj^xTa svepysTv, oux av Trctfjaat. 124 EPICURE poursuivent uue ceuvre desinteressee. Chez toutes les nations primitives, oil l'homme pense peu et ne songe guere qu'a jouir, oil le plaisir est le bien supreme, oil boire et manger sont les choses les plus douces, on craint peu ou point la mort, on s'y offre gaiement, sans souci. La vie apparait comme un jeu plus ou moins diver- tissant, sans rien de serieux, de grave, rien qui s'impose a l'esprit et vous arrete, rien de respectable et de sacre. De meme Tenfance est l'age oil Ton attache dans la vie le plus d'iniportance au plaisir et a la peine, oil le desinteressement n'est pas a longue portee, oil il est dif- ficile de se devouer longtemps, oil il faut avant tout se nourrir, se mouvoir, vivre enfrn : 1' enfant est par na- ture assez epicurien. Eh bien, les enfants apprehendent comme d'autres et plus que d'autres le « mauvais quart- d'heure; » maispour ceux que cette souffrance momen- tanee n'effraie pas trop, la mort en elle-meme n'offre rien de tres redoutable. G'est peut-etre ce qui explique la frequence relative des suicides chez les enfants, quoi- que les motifs en soient necessairement bien plus res- treints que chez les homines ; — frequence dont se sont etonnes les statisticiens et les moralistes. La vie, dans la plupart des cas, a une tout autre im- portance pour l'homme fait. A tort ou a raison, il cher- che toujours dans la vie autre chose que le plaisir pre- sent ou meme a venir. II est peud'epicuriens assez convaincus. Tout homme, si humble qu'il soil, se propose dans la vie un but; et ce but est lui-meme plus ou moins humble, mais il est suffisant pour susciter en lui une energie courageuse qui le porte au-dessus des obstacles de l'existence. C'est cette meme energie virile, cette meme volonte de vain- cre, qui recule devant la mort, comme devant le seul obstacle invincible. Ghaque vie humaine s'attache d'or- dinaire a une oeuvre, qu'elle cherche a accomplir, a parfaire, et c'est pour cette oeuvre qu'elle redoute sur- tout la mort. Celui-la vit et travaille pour sa famille, celui-cipour une idee. Les gens qui travaillent pour une idee sont plus frequents qu'on ne pense; on en trouve partout, dans toutes les classes ; ce qui est rare, c'est que l'idee soit juste. Neanmoins cette idee, quelle qu'elle soit, explique toute l'existence de celui qui l'a concue. Ajoutons que notre vie meme est une sorte d'ceuvre superieure, qu'on veut faire complete et belle. LA MORT ET L'lMMORTALITE 125 Nos efforts passes eux-rnemes nous engagent ; nous ne voulons pas qu'ils soient vains : l'homme n'est pas comme l'enfant, qui n'a devant lui que l'avenir, et qui peut en faire bon marche; il a tout un passe avec lequel il lui faut compter, et qui le pousse en avant. Pour expliquer la crainte de la rnort, Pascal disait : « On meurt seul. » Ce n'est pas absolument exact : il n'y a que lepicurien bien convaincu qui puisse mourir seul ; chaque homme porte generalement avec soi tout un long souvenir d'affections, tout un monde de pensees impersonnelles, de desirs genereux, qu'il ne peut se re- soudre a abandonner; c'est la ce qui fait sa force dans la vie, sa tristesse en face de la mort. Si on etait clans une complete solitude morale, on mourrait fort gaiement, comme nos ancetres lesGaulois. Plus on est courageuxet fort, moins on craint lasouffrance qui accompagne la mort, et cependant on peut redouter la mort menie, qui ne vous atteint pas seul, mais aneantit la volonte aspirant au mieux, 1'ceuvre commencee. La grandeur de « Part » nous fait alors songer davantage, comme le vieil Hippo- crate, a la brievete de la vie. Quand cette vie est concue comme un effort perseverant, une lutte pour la realisa- tion du bien et du beau, cette lutte n'a pas de sens si elle n'a le triomphe pour but ; or la mort vient ernpe- cher brusquement ce triomphe. Rien de plus navrant que de mourir dans une defaite, ou seulement quand Tissue du combat est incertaine; au contraire les soldats meurent gaiement quand ils voient la victoire gagnee : ils se disent que du moins ils n'ont pas perdu leur vie en la donnant. Quant a ceux pour qui l'existence n'est qu'un jeu, un divertissement, ils peuvent sans contradiction ne pas s'affliger de la voir finir. On ne peut pas eternellement se diver tir. Si on ne prend la vie qu'a la surface, on s'en fatigue ; si on la prend dans ce qu'elle a de profond, on s'y attache. L'epicurien, lui, ne s'y attache pas de cette maniere. Par une loi naturelle, tout plaisir prolonge est suivi de degout. Lucrece fait dire par la Nature a l'homme qui s'afflige de mourir : « Crois-tu que j'inventerai « pour toi quelque nouveau plaisir? il n'en est rien ; « toutes choses sont toujours les mernes (1 >. » Cette mo- (i) Lucr., Ill, 944 et ss. 126 EPICURE notonie finale de l'existence est une nouvelle raison qui justifie l'indifference de l'epicurien en face de la mort. D'une maniere generate on pourrait dire que, dans la nature, tout etre dont la vie n'a pas d'autre but que la jouissance est necessairement destine a mourir; tout etre qui a soi pour unique centre de sa pensee et de sa volonte, est destine a voir ce centre se deplacer un jour, — et alors sa pensee et sa volonte memes n'auront plus de sens et seront aneanties. Qui n'existe que pour soi, ne peut exister toujours, ou la nature serait arretee dans son evolution. Le desinteressement, en supposant qu'il soit possible lui-meme, pourrait seul rendre possible l'immortalite. Si au contraire l'lionime n'a d'autre fin que son plaisir propre, selon la pensee d'Epicure, it est voue par le fait meme al'aneantissernent, et il ne peut que s'y resigner comme a une consequence et a une condition de sa vie presente. Gette vie rneme, comme dit Lucrece, est une sorte de mort continue ; on se voit mourir a chaque ins- tant, en voyanta chaque instant mourir un plaisir, une jouissance. Le sommeil qui interrompt forcement la se- rie des plaisirs, est egalement un diminutif de la mort. La mort fait ainsi partie integrante de la vie, telle qu'elle est concue par les Epicuriens; c'est une chose habitueile, qui n'a vraiment rien d'effrayant que ce qu'on y met. Pour l'intelligence elle est rationnelle et presque utile; pour la sensibilite, elle n'est rien. En resume, il y a deux craintes de la mort tres diffe- rentes qu'Epicure n'a pas distinguees : une crainte puerile et lache oil l'imagination a le principal role, une crainte intellectuelle et virile oil la raison a la part prin- cipale, et qui est plutot l'horreur desinteressee de la mort qu'une crainte veritable. Epicure a montre la va- nite de la premiere, non de la seconde. A coup sur il ne faut pas retourner aux religions antiques renversees par 1'epicurisme, et on doit resolument bannir de l'idee de la mort tout ce que l'imagination des premiers peu- ples lui communiquait de redoutable. Les enfers sont une conception derivee de cette vie; comme le remar 1 que Lucrece, c'est ici-bas qu'il y a des Tantale et des Sisyphe l'>. Ne nous forgeon's done pas de chimeres, et ne (i) Lucr., Ill, io58. LA MORT ET L'lMMORTALITE 127 peuplons pas l'avenir des maux du present. Craindre d'etre puni par une puissance exterieure est pueril ; de- mander une recompense mercenaire est peu digne ; mais d' autre part on peut demander a ne pas perir, on peut souhaiter, sans y compter absolument, une existence qui soit en progres sur celle-ci ; on peut penser que la mort est un pas en avant, non un brusque arret dans le developpement de l'etre ; on peut enfin esperer ne pas y perdre, comme en un naufrage, toutes les ri- chesses interieures qu'on a amassees, mais traverser la mort en emportant glorieusement le monde de pensees et de vouloirs genereux qu'on a cree en soi. Ici la voie aux hypotheses et aux utopies metaphysiques est ou- verte. Au point de vue meme de l'epicurisme, l'espe- ranee est une consolation qu'il ne faut pas s'enlever a soi-meme. Si Epicure eut vecu de nos jours, oil la con- ception de l'immortalite tend a devenir de plus en plus riante et celeste, peut-etre ne l'eut-il pas attaquee aussi ouvertement et se fut-il incline devant elle comme il se prosternait dans les temples des dieux. Gette croyance est une source de bonheur qui n'est pas a dedaigner. Quant aux hommes qui ne partagent pas toutes les idees epicuriennes, ils seront toujours portes, malgre les raisonnements d'Epicure, a placer au-dela de la mort quelque arriere-pensee d'espoir. Ceux qui sont de- sinteresses ou qui croient l'etre ont plus de raison de se confier en la justice de la nature; le moi qui s'est assez elargi aurait droit de ne pas perir. LIVRE III LES VERTUS PRIVEES ET PUBLIQUES GHAPITRE PREMIER LE COURAGE ET LA. TEMPERANCE. — L AMOUR ET L AMITIE. GENESE DE L ? AMITIE. — LA CONDUITE DU SAGE DANS LA SOCIETE HUMAINE. Que les vertus sont simplement, selon Epicure, des moy-ens pratiques pour rea- liser l'ideal humain, a savoir le bonheur dans la serenite et la liberte. I. — Vertus privees. — Le courage ramene a laprevoyance et a la resignation. — La temperance. — Que cette vertu est le fond raeme de la morale epi- curienne et de toute morale utilitaire. II. — Veitus sociales. — Theorie epicurienne de V amour. — Sa conformite avec les idees antiques. — Ses analogies avec les doctrines du sto'icisme et du christianisme. — L'amitie. — Son utilite pratique, suivant Epicure. — Plaisir nouveau qui nait de l'amitie ineme, plaisir d'aimer. — Genese de l'amitie, suivant Epicure : comment nous pouvons en venir a aimer nos amis comme nous-m£mes. — Rapprochement entre une page de Ciceron et une page de Bentham. — Role predominant qu'acquiert l'amitie dans le systeme epicurien. — Pourquoi la vertu epicurienne est essentiellement sociable. — Insuffisance finale de la theorie d'Epicure sur l'amitie. — Com- ment elle se transforme chez ses successeurs, par une evolution qui a ete generalement mal comprise. — 1" L'amitie fondee sur un pacte mutuel. — -2« L'amitie fondee sur l'habitude. — Genese nouvelle de l'amitie, qui rappelle en sa simplicite primitive les analyses complexes de Stuart-Mill et de Bain III. — Conduite de l'epicurien en face des hommes libres et des esclaves. — L'amenite epicurienne. — Dedain des honneurs, abstention politique. — Dedain des richesses allie au souci a'une certaine aisance. — L'as d'Epicure. — Le sage doit-il mendier? Nous avons analyse dans son ensemble la concep- tion epicurienne du bonheur; nous avons suivi le mouvement qui eleve peu a peu Epicure, parti des plaisirs du ventre, jusqu'a la serenite de l'esprit, jus- qu'a la liberte consciente de soi et s'afflrmant meme COURAGE ET TEMPERANCE 129 en face de la mort. Apres avoir ainsi reconstitue l'ideal epicurien, il nous reste a chercher par quels moyens 1'homme peut dans la pratique realiser partiellenient cet ideal ; quels que soient ces moyens, s'ils sont efflca- ces, ils seront legitimes : etre heureux, nous le savons, c'est par cela meme etre vertueux. La vertu epicurienne, qui n'est ainsi qu'effet et moyen par rapport au bon- heur, se confondra-t-elle cependant avec la vertu vulgaire qu'on a l'habitude de considerer comme etant par elle-meme une fin? L'interet et le devoir coincide- ront-ils dans la conduite? Tel est le probleme nouveau qui se pose. Nous abordons la partie pratique de la doctrine epicurienne, qui n'est pas moins interessante que la partie theorique. Epicure, pour soutenir jusqu'au bout son systeme, devra recourir a une theorie cu- rieuse et toute moderne de la societe humaine. I. — Occupons-nous d'abord des vertus privees, qui sont dans une certaine mesure le principe de toutes les autres. La principale vertu qu'admit l'antiquite, vertu a laquelle elle ramenait les autres, c'est le courage. Or le courage s'accorde avec la doctrine epicurienne, et meme en un certain sens il la constitue ; car qu'est-ce que le courage sinon l'absence de trouble en face des evenements de la vie? et qu'est-ce que l'absence de trouble, l'ataraxie, si ce n'est le fondement meme du bonheur et le but poursuivi par toute la doctrine epicurienne? Nul ne se montrera plus courageux que le sage parce que nul ne verra moins de sujets d'effroi : il n'y aura point en lui de crainte, puisque, si on en croit Epicure, il n'y aura point pour lui de danger. Que redouterait-il ? la mort ? II ne pense pas qu'elle soit un mal. La souffrance? II peut la rendre vaine. D'ailleurs, il ne prendra point en face d'elle la pose theatrale d'un stoicien ; il pourra sans honte, dans la torture, jeter des cris et des plaintes (1) ; il n'en faudra pas conclure qu'il craint. Les homines ne troubleront pas plus son calme que les foudres de Jupiter, ou les clous de la destinee : s'ils l'envient, s'ils le meprisent, il dominera par sa raison fko-^ic^ Tcep'-YivscOai) leur haine, leur envie, leur mepris meme' 2 '. (i) Diog. L., X. 118. (2) Diog. L., X. 117. 130 Epicure Ce courage qui consiste, non pas a affronter les pe- rils, mais a se retirer d'eux, cet art de se mettre a l'abri des evenements, est commun a toutes les doctrines uti- litaires ; c'est encore plus pour elles de la prevoyance et de la resignation que du courage; pour Epicure, c'est encore plus de la confiance que de la prevoyance. Aussi ce courage raisonne et pour ainsi dire savant n'est pas un fruit du hasard et ne vient pas tout fait de la nature : il est produit, dit Epicure, par la connaissance raisonnee de la vraie utilite, Xoycc^a) tgj m^fiponoq ( ,} . Le sage sera-t-il temperant ? — Ici la question est plus delicate; car si les maux que dedaigne le courage ne sont pas de veritables maux, les biens auxquels doit s'arracher la temperance sont aux yeux de tout utilitaire des biens tres-reels. Pourtant, ici encore, on peut dire que la temperance est une vertu essentielle au systeme epicurien : car la fin d'Epicure c'est le bonheur, non le plaisir; or, pour obtenir le bonheur, il faut rejeter les plaisirs qui, se contredisant eux-memes et faisant se contredire la raison de celui qui les poursuivrait, appel- lent a leur suite la douleur : dans toute doctrine qui n'est pas proprement celle du plaisir, mais de l'utilite, la temperance, le calcul temperant (vrjcpwv X&papiq) est vertu fondamentale (2) . Au dessus de ces deux vertus est placee la sagesse pratique, qui les produit et les modere. Cette sagesse ne fait qu'un avec la raison et la philosophie. II. — Sil'interetetla vertu s'accordent facilement dans le domaine prive, en sera-t-il de meme dans le domaine social ? Considerons d'abord les vertus purement affectives. Le plus grand mal est le trouble, et quelle passion est plus capable que l'amour d'apporter le trouble dans l'ame? Le sage evitera done l'amour comme un mal irreparable. Epicure et Lucrece distinguent ici deux choses, la passion proprement dite et le besoin physi- que : le besoin, qui est « naturel et necessaire, » doit etre satisfait ; quant a la passion de l'amour chantee par les poetes, elle n'a rien de naturel ni de rationnel : elle se ramene a une illusion psychologique. Au fond (i) Diog. L., X, 120. (2)Diog.L., X, 1 32. L' AMOUR ET L'AMITIE 131 1'amour n'est autre chose, suivant Lucrece, qu'une ten- dance a douer l'objet ainie de toutes les perfections, a le diviniser, ce qui est absurde ; Famour est une sorte de culte inconscient, de religion, de superstition, qui' doit disparaitre comme toutes les autres. Quant au mariage, il apporte avec lui mille soucis : pour eviter les tracas du menage, le sage, en general, ne se mariera point et n'aura pas d'enfants. D'ailleurs, dit Epicure, cette regie souffre exception W. La theorie epicurienne de 1'amour est tres conforme aux idees antiques. G'est a tort que les Stoiciens repro- chaient a Epicure de vouloir aneantir la societe en de- fendant au sage d'avoir des enfants. D'abord cette de- fense n'a rien d'absolu, comme on vient de le voir ; puis elle s'adresse a l'epicurien accompli, au sage, type plus ideal que reel : en fait, grand nombre d'epicuriens se marierent; Metrodore eut des enfants qu'Epicure recom- mande en mourant aux soins d'Hermarchus. En outre les Stoiciens eux-memes, chose curieuse, conseillaient a leur sage d'eviter le mariage. Epictete, qui attaque si vigoureusement Epicure, ne parle guere autrement que lui : « Regarde, dit-il : si le Gynique est marie, il lui faut faire certaines choses pour son beau-pere, s'acquitter de certains devoirs envers les autres parents de sa femme, et envers sa femme elle-meme. Le voila desormais ab- sorbe par le soin de sesmalades et par l'argent a gagner. A laisser tout le reste de cote, il lui faut au moins un vase pour faire chauffer de l'eau a son enfant, et un bas- sin pour Fy laver; il lui faut pour sa femme en couches de la laine, de l'huile, un lit, un gobelet; voici deja son bagage qui s'augmente! Et je ne parle pas des autres oc- cupations, qui le distraient de son role. Que devient ainsi ce monarque, dont le temps est consacre a veiller sur l'humanite (2) ? » On le voit, la philosophie, comme les dieux antiques, etait jalouse, et voulait qu'on fut tout en- tier a elle. Avec le christianisme ces preventions contre le mariage etla vie a deux s'accrurent, loin de diminuer : on sait le grand travail qui se fit alors dans le monde antique, le mouvement qui entraina par milliers vers la (i) Hieron., Adv. Jovin., \, 191 : « Epicurus raro dicit sapienti ineunda conjugia. » Diog. L., X (Ed. Didot). Lucr., 118, 119, 120, 14a, IV. — C'est aussi l'opinion de Democrite. (2) Epict., Entretiens, trad. Courdaveaux, p. 36o. 132 EPICURE solitude les times les plus fortes et les mieux trempees. Oq croyait, en s'isolant, etre pluspres de Dieu; 1'extase remplaca 1'amour. Gertes le christianisme porta plus de tort au mariage que ne le fit jamais l'epicurisme. Les Peres de l'Eglise s'etonnent de se rencontrer sur ce point avec Epicure; le grand saint Jerome, dans son de- sert, le medite, le propose comme exemple aux Chre- tiens, et en son style inetaphorique s'ecrie que « ses « OBuvres sont remplies d'herbes, de fruits et d'absti- « nences ( 1} . » Chretiens et epicuriens avaient egale- ment peur de 1'amour; mais les causes de cette crainte etaient differentes : les uns redoutaient d'y risquer leur bonheur, les autres d'y oublier leur Dieu. Quant au resultat pratique, il est le meme dans les deux doc- trines. Si le coeur du sage doit ainsi bannir 1'amour, en sera- t-il de meme de l'amitie? Le sage se renfermera-t-il entie- rement en lui-meme, se suffira-t-il? Ainsi que, abrite derriere sa sagesse, il peut dedaigner la haine et la colere de ses semblables, dedaignera-t-il leur bien- veillance et leur amitie ? Nullement : l'amitie est une chose trop utile pour qu'on la neglige. L'amitie est com- me « un champ qu'on ensemence » et dont on recoltera la moisson. « De tous les biens que la sagesse prepare « en vue du bonheur de la vie, le plus grand de beau- € coup, c'est l'acquisition de l'amitie (2) . » Trouver un ami, c'est trouver une protection a travers toutes les vicissitudes de la vie : on sait que les Epicuriens se se- couraient les uns les autres dans les malheurs pu- blics ( 3) . Un ami, c'est un soutien, c'est quelqu'un qui combat avec vous dans la lutte contre la fortune et sur qui vous pouvez toujours compter. L'amitie, augmen- tant ainsi l'assurance, augmente l'ataraxie et le bon- heur. Jusqu'ici l'interet et l'amitie semblent s'accorder assez bien. Cependant de nombreuses difficultes se pre- sented : dans l'amitie, en effet, on ne se borne pas a recevoir, il faut soi-meme donner; Famitie vit depeines (i)Ibid., I, 191 ; II, 8. (2) ~Qv Yj <;op<.G[)Avoiq ac^aXetav I21 - (5) ToaouTOt to iCkrfioc, wq \jx$' av rc6Xe. » La fidelite dans l'a- mitie est l'une des principales qualites reconnues aux Epicuriens par Ciceron et Seneque. Ils vivaient dans une espece de solidarite mutuelle, analogue a celle des premiers Chretiens; ils se secouraient les uns les autres dans les malheurs publics; non-seulement ils ce- lebraient ensemble tous les ans l'anniversaire de la naissance d'Epicure, mais chaque mois ils se reunis- saient dans des repas communs (5) . Nulle autre secte de l'antiquite ne presenta pendant des siecles une telle en- tente, une telle cohesion intellectuelle et morale. On le voit, on ne peut reprocher a Epicure et aux Epicuriens de n'avoir pas tenu a assez haut prix l'amitie. Ils Font meme plus vantee et plus pratiquee que leurs adversaires les Stoiciens. Lorsqu'on prend simplement pour but de conduite le bonheur, on sent mieux son (i) Plut., deVAmit.fr., 33. (2) Plut., Dew., 45. (3) V.Maxim., I., 8, 17. (4) De fin, I, XX, 65 : « At vero Epicurus una in domo, et ea qui- dem angusta, quam magnos quantaque amoris conspiratione con- sentientes tenuit amicorum greges! quod fit etiamnuncab Epicureis. » — Cette amitie n'excluait pas la franchise, si Ton en croit Philodeme. (Volum. herculan., fr. i5, 72, 73, lisp! xappjataq.) (5) Cic, De fin., II, xxxi, 101 ; V, 1; Pline, Hist, nat., xxxv, 2. 138 EPICURE insufflsance personnelle, on a plus besoin de s'ap- puyer sur autrui, que si on prend pour but la vertu. La vertu, elle, ne perd rien a etre solitaire. De la chez le Stoicien plus de grandeur, mais aussi plus de rudesse et d'asperite; l'Epicurien au contraire est essentiellement sociable et supplee a la veritable force d'ame par l'ame- nite et la douceur. Seulement, ce qui ote beaucoup de prix a cette tendresse un peu en dehors, c'est de penser qu'elle a pour principe la recherche du bonheur per- sonnel. A mesure que l'epicurisme se developpa, on sentit mieux cette contradiction entre le caractere eleve de l'amitie et l'origine assez basse que lui attribuait Epi- cure. Les Epicuriens romains, continuant le mouve- ment qui emportait la pensee de leur maitre vers un ideal trop beau pour n'etre pas poursuivi et trop haut pour etre entierement ramene aux preoccupations de l'interet, penserent qu'il y avait comme au sommet des choses, dans la partie la plus elevee de l'amitie, desin- teressement complet, amour d'autrui pour autrui, et non plus seulement pour soi. Giceron indique a plusieurs reprises cette espece de scission qui se produisit dans le camp epicurien. Et il fallait que la theorie de l'amitie fiit considered par les Epicuriens comme bien impor- tante, pour qu'ils se decidassent a modifier aussi grave- ment sur ce point la doctrine du maitre (1 >. Mais comment concilier avec le principe de l'interet l'amitie concue comme vraiment desinteressee. C'etait la une tache difficile. Les Epicuriens recoururent alors a uneidee quele maitre lui-meme avait exprimee et sur la- quelle nous le verrons fonder sa theorie de la justice : — l'idee d'un pacte mutuel, d'un contrat plus ou moins tacite qui reglerait les rapports des hommes entre eux. Appliquant cette conception a l'amitie, les Epicuriens y crurent voir une sorte de pacte conclu precisement con- tre 1'egoisme. « Quelques-uns des notres soutiennent (i) Cic. De fin., I. XX, 66. « Tribus ergo modis video a nostns esse de amicitia disputatum. Alii, quum eas voluptates, quae ad ami- cos pertinerent, negarent esse perse ipsas tam expetendas, quam nos- tras expeteremus, quo loco videtur quibusdam stabilitas amicitiae vacillare, tuentur tamen eum locum seque facile, ut mihi videtur, ex- pediunt. Sunt autem quidam Epicurei timidiores paulo contra vestra convicia, sed tamen satis acuti, qui verentur ne, si amicitiam prop- ter nostram voluptatem expetendam putemus, tota amicitia quasi claudicare videatur. » THEORIE DES EPICURIENS ROMAINS SUR l'aMITIE 139 « qu'ilexiste une sorte depactedes sages, qui les oblige « a n'aimer pas moins leurs amis qu'eux-memes : que « ce soit possible, nous le comprenons ; souvenl meme « nous en voyons des exemples, et evidemment rien « n'est plus propre qu'une telle union a rendre la vie « heureuse. » « Certains epicuriens, dit encore Ciceron, « pretendent que les sages prennent entre eux un enga- « gement, celui d'avoir pour leurs amis les memes sen- « timents qu'ils ont pour eux-memes (1 ). » Voici done une nouvelle theorie de l'amitie que Gice- ron distingue avec soin de celle d'Epicure W. Gette theorie ne porte pas atteinte aux principes de l'epicu- risme : les bommes sont toujours considered comme mus par Finteret personnel ; seulement les plus eclaires d'entre eux, les « sages », comprenant la beaute supe- rieure de l'amitie, s'engagent a la realiserdans leur con- duite les uns a l'egard des autres, s'interdisent d'avance tout retour vers soi, et au milieu de la nature grossiere- ment egoiste se jurent affection et devouement. — Que ne jurent-ils aussi, dit Ciceron, « d'aimer pour elles- « memes et sans salaire la justice, la moderation et « toutes les vertus ? » — Les Epicuriens pourraient re- pondre qu'un tel engagement est au-dessus de leur pouvoir; car ils ne peuvent changer dans son fond la nature humaine : ils peuvent seulement, dans la prati- que, n'en pas tenir compte ; leur volonte peut contredire la nature sans la faire taire. Quoi qu'il en soit, le princi- pal defaut de ce pacte amical imagine par les Epicuriens, e'est qu'il n'a vraiment pas de caractere obligatoire ; si on demande quelle est sa raison d'etre, il n'en peut avoir d'autre que la recherche du bonheur : il n'aura done pas non plus d'autre raison de duree. L'interet qui l'a forme, pourra le rompre d'un moment a l'autre (3 >. (i) Defin., I, xx, 70 : « Sunt autem qui dicant foedus esse quod- dam sapientium, ut, ne minus quidem amicos quam seipsos diligant. Quod et fieri posse intelligimus, et saepe quidem enim videmus, et perspicuum est nihil ad jucunde vivendum reperiri posse, quod con- junctione tali sit aptius. » II, xxvi, 83. « Posuisti etiam dicere alios foedus quoddam inter se facere sapientes, ut, quemadmodum sint in se ipsos animati, eodem modo sint erga amicos : id et fieri posse et saepe esse factum et ad voluptates percipiendas maxime pertinere. » (2) Cf. II, xxvi, 82. « Attulisti aliud humanius horum recentiorum, nunquam dictum ab ipso illo (sc. Epicuro). » (3) V. Defin., II, xxvi. 140 Epicure Les Epicuriens se virent done contraints de chercher une troisienie solution du probleme,un troisieme moyen de lier sans retour l'ami a son ami. La volonte de cha- cun, qu'ils invoquaient tout a l'heure, n'est pas une ga- rantie assez sure ; car, malgre tous les pactes du monde, elle peut toujours se dedire; il faudrait trouver quelque chose de moins variable que la volonte, quelque lien plus tenace, et les Epicuriens penserent le trouver dans l'habitude. Voici ce qu'imaginerent ces hommes assez subtlls (satis acuti), dit Giceron, et nous allons voir com- bien leur theorie se rapproche de celle de nos « asso- ciationnistes modernes. » « Sans doute les premieres « entrevues, les premiers rapprochements et le desir k de lier amitie ont leur raison dans le plaisir person- « nel ; mais lorsque le progres de l'habitude a fini par « produire l'intimite, alorsl'amour s'epanouit, a ce point « qu'on cherit ses amis uniquement pour eux-memes, « sans retirer aucun profit de l'amitie. En effet si nous « avons coutume de nous attacher aux lieux, aux tem- « pies, aux villes, aux gymnases, a notre champ, a nos « chiens, a nos chevaux, a nos jeux, par V habitude de « Vexercice ou de la chasse, combien plus facilement et « plus justement cet effet pourra-t-il se produire en la « societe habituelle des hommes (1) ? » Dans ce passage (i) De fin., I, xx, 69 : « Primos congressus, copulationesque, et con- « suetudinum instituendarum voluntates fieri propter voluptatem ; « quum autem usus progrediens familiaritatem effecerit, turn amo- k rem efflorescere tantum, ut, etiamsi nulla sit utilitas ex amicitia, « tamen ipsi amici propter seipsos amentur. Etenim si loca, si fana, « si urbes, si gymnasia, si campum, si canes, si equos, si ludicra, « exercendi aut venandi consuetudine, adamare solemus, quanto id « in hominum consuetudine facilius fieri potuerit et justius ? » Ce passage est tres-conteste" et d'autant plus interessant a retablir qu'il renferme Texposition d'une theorie philosophique, et que la moindre alteration du texte, sans modifier profondement la pensee, la defigure cependant. Baiter lit d'apres Back [adCic. leg., 463) : equos ludicra exercendi aut venandi consuetudine: lecon contraire aux manuscrits, qui donnent tous si avant ludicra. Boeckel lit consuetudines et inter- cale si avant exercendi : lecon egalement contraire aux manuscrits ; de plus, la phrase ainsi ecrite n'offre pas un sens plausible : elle revient a ceci : — Si nous aimons (pour elles-memes) les habitudes de Texercice et de la chasse, nous pouvons bien aimer nos amis pour eux-memes; — peut-on done dire que nous aimons Texercice pour lui-meme, et non pour le bien-etre physique qui en resulte? La seule lecon conforme aux manuscrits est celle de Madvig, qui THEORIE DES EPICURIENS ROMA.INS SUR L'AMITIE 141 generalement mal compris, les Epicuriens restent tideles a l'esprit de leur maitre; ils ne se contredisent nulle- ment comme on l'a cru ; ils invoquent seulement un fait d'observation : a savoir qu'un objet ou un etre aimes d'abord pour autre chose, finissent par etre aimes pour eux seuls, et de moyens qu'ils etaient, deviennent a nos yeux des fins. Ge fait d'observation, l'Ecole anglaise con- temporaine le relevera egalement; elle Texpliquera par l'association des idees, et elle en fera la base de sa theo- rie de la moralite : la vertu, selon MM. Stuart-Mill et Bain, devient chere a riiomme habituellement vertueux par le meme phenoniene qui fait que l'avare s'atta- che a son or. Certes il ne faudrait pas chercher chez les Epicuriens grecs ou romains des « geneses » aiissi raffi- nees ; toutefois, dans sa simplicity primitive, la theorie epicurienne repose absolument sur les memes faits que la theorie anglaise dont nous parlons, etelle expliqae ces faitsapeu pres de la meme maniere, par Fhabitude. Sui- vant les Epicuriens, demander pourquoi on s'attache a son ami revient simplement a demander pourquoi on s'at- tacheasonchien,a son cheval,et dans les deux casla re- ponse doit etre absolument la meme.Ce qui rend les etres chers les uns aux autres, c'est l'habitude de vivre et d'agir en commun ; par ce fait meme il se produit entre eux une accoutumance mutuelle (consuetudo), une sorte d'adaptation ; rapprochez deux etres quelconques par un meme interet, eta lalongue, quels que soient ces etres et pourvu qu'il n'y ait pas entre eux de repugnance ins- tinctive, le rapprochement meme finira par produire Funion. En chassant avec le chien on finira par l'aimer; lit : « Si equos, si ludicra exercendi aid venandi consuetudine ada- mare solemus ; » mais ilne faudrait pas traduire ludicra exercendi par les plaisirs de Vexercice. II nous parait qu'on peut obtenir une ver- sion beaucoup plus satisfaisante a la foisau point de vue grammatical et philosophique, en placant entre deux virgules exercendi aut ve- nandi consuetudine, et en comprenant la phrase de cette maniere: « Si nous avons coutume de nous attacher aux lieux, aux temples, aux villes, aux gymnases, a un champ, aux chiens, aux chevaux, a cer- tains jeux, par Thabitude de Texercice ou de la chasse (dans ces lieux, dans ces villes, etc., ou avec ces chiens, etc.), combien plus facilement et plus justement cet effet (a savoir Tattachement par suite de l'habi- tude) pourra-t-il se produire dans la societe habituelle des hom- ines i » — Le ch. xxvi du livre II confirme notre interpretation : « Quum autem usus accessisset, turn ipsum (amicum) amari per se. » , 142 EPICURE en vivant avec son ami, on finira par s'attacher a sa per- sonne meme ; d'autant plus vivement qu'il s'agit ici d'un homme au lieu d'un chien, et qu'un homme est plus ca- pable de repondre a TaSection que vous lui temoignez. On peut reprocher a cette troisieme theorie d'etre encore incomplete, de considerer l'amitie comme trop passive, d'y faire la part trop grande au mecanisme de l'interet et de l'habitude, de ne pas distinguer entre les choses et les personnes, entre les hommes et les che- vaux ou les chiens. Quoi qu'il en soit, cette theorie constitue un progres sur celle d'Epicure lui-meme ; elle marque un effort remarquable dans le but d'expliquer empiriquement V « amour d'autrui pour autrui » ; enfin elle temoigne du travail qui se faisait deja dans la pensee antique sur eertaines grandes questions. La con- clusion des Epicuriens est la suivante : « Non seulement « on n'empeche pas l'amitie en placant le souverain « bien dans le plaisir ; mais, sans cela, on ne pour- « rait en aucune facon etablir d'amitie entre les hom- « mes W . » Suivant l'epicurisme, en effet, nous savons que le plaisir et la peine sont les seuls moteurs des hommes : eux seuls peuvent done les faire se chercher et se rencontrer. III. — Comme Epicure recommande l'amitie d'un indi- vidu avec un autre, il ne pouvait pas ne pas recomman- der soit par ses preceptes, soit par ses actions, l'amitie de tous les hommes entre eux. Diogene nous parle de sa piete envers ses parents, de sa bienfaisance envers ses freres, de sa mansuetude a l'egard de ses escla- ves (2) . Ces derniers, toutefois, il veut qu'on les chatie a l'occasion (xoXAjsiv), tout en en ayant pitie'(eXeq8Eiv) et en pardonnant a ceux qui font preuve de bonne volonte (wY7v6jj.kjv -ivt l^eiv twv oiccuSaiwv) (3 ^ . On sait que Mus fut a la fois l'esclave et le disciple d'Epicure. Envers les hommes en general, sa bonte, d'apres Diogene, etait incroyable {&WR&pSKtiz. Aussi le sage ai- mera-L-il la vie des champs plutot que celle des villes ; il evitera les fetes publiques, les foules. « Le moment de rentrer en soi-meme, ecrit Epicure, e'est quand on est force de se meler a la foule (6 >. » II s'ensuit que le sage ne se melera point des affaires de la republique; il vivra ignore, se recueillant en lui-meme, s'abstenant : XaOs fii&aaq. On sait avec quelle vivacite Ciceron combat cette doctrine de l'abstention politique qui etait d'ail- leurs commune aux Epicuriens, aux Platoniciens et meme a la majorite des Stoiciens. Mais le trouble de la cite et le calme du sage epicurien ne peuvent aller en- semble : la vraie cite du sage, e'est son bonheur. Epi- cure qui, dans sa theorie de l'amitie, avait vante l'oubli plus ou moins provisoire de soi, n'a pas voulu com- prendre ni admettre le desinteressement politique (7 >. (i) Diog. L., x, 9, 10. (2) Sen., Epist. xxix. (3) Ibid. (4) Diog. Laert., X, 120. (5) Epic. ap. Diog., Max. 7 et 8. (6) Epic. ap. Senec, Epist. xxv. (7) Diog. Laert., 140, 119. Voir Philodeme (Volumina Herculan.), IIspl pY)Topix.TJ<;, col. 14 : OuSe xp^RT*' ■f)Y°^' £ ^ a T *) v rcoXtrari]V 2uva[J.tv a'j~Y]V */,aO' auxrjv. — Par une exception qui rappelle trop Aristippe, Epicure permet au sage de courtiser le monarque, de « flat- ter pour corriger » (sTri^apicsaOai TWl km tio owp6w]J.aTt) . lb., 121. 144 Epicure Apres les honneurs, les richesses. Le sage, nous le savons, n'a besoin que de pain et d'eau pour etre heureux; « il meprise les plaisirs du luxe, non sans « doute pour eux-memes, mais pour les peines qui les ac- « compagnent t 1 ). » « Souvent l'acquisition des richesses, « dit Epicure, est un changement de miseres et n'en est « pas le ternie. Voulez-vous enrichir Pythocles? ecrit-il « encore, n'ajoutez point a ses richesses, otez a ses de- « sirs W. » « G'est une grande fortune que la pauvrete « reglee sur les lois de la nature (3) . » On sait qu'Epicure et ses disciples donnerent l'exernple de cette pauvrete savante. « Leur vie, dit Diogene de Laerte, etait d'une « simplicity et d'une sobriete excessives; un cotyle de « petit vin leur suffisait; et quant a l'eau, ils se conten- « taient de la premiere venue. » Dans une lettre a un ami, Epicure lui dit : « Envoie-moi du fromage de Cy- « there, afin que je puisse faire grande chere, quand je « levoudrai^. » Une autre fois, ecrivanta Polyene, il se vante de ne pas depenser un as pour sa nourriture,tan- dis qu'a Metrodore, moins avance que lui, l'as entier est necessaire( 5J . — Gependant il serait bien etrange que, merne a son debut, l'utilitarisme, cette sorte d'economie morale qui fait de la vie une bourse et du bonheur une richesse, n'eut attache aucune importance au gain mate- riel, alors qu'il en attachait tant au gain moral. Aussi Epicure, tout en soutenant que le sage peut se passer des richesses, lui conseille-t-il de ne pas toujours les dedaigner, de songer a sa fortune, d'amasser pour la vieillesse (6) : ne saura-t-il pas d'autant mieux jouir des richesses qu'il sait mieux s'en passer C7 )? Done le sage tirera profit de sa sagesse, epargnera, menera a bien ses affaires (8) . II ne doit pas mendier, comme fai- (i) Stob., Serin., xvn, 3o. (2) Sen., Epist., xxi. (3) Sen., ibid. QCkosocisi B'eGTi ^ACUTOU [J.ix.p6v, dit egalement l'epi- curien Philodeme. (De vit., ix, col. 12.) (4) Diog. Laert., x, 10, 1 1. (5) Senec, Epist., xv. (6) Diog. L., x, 119, 120, 121 : Ktyjsew; Tzpcvor^i^Oat xou toj \ii~k- (7) Epic. ap. Senec, ibid. (8) XpY)[;.aTisea6ai aXX' aizb [x6vr t c, cooixc a-opyj^av-a. Ibid. — Phi- lodem., De vit., ix, col. 12; 27, 40. CONDUITE DU SAGE DANS LA SOCIETE HUMAINE 145 saient les Gyniques : il se suffira a lui-meme (1 >. Au reste, il faut convenir que cette conception de la vie bienheureuse est plus moderne et semblait avoir encore plus de veritable dignite que la sagesse en haillons d'An- tisthene. Ainsi, jusqu'a present, l'Epicurien vivra comme tous les autres bommes, et ne manquera guere plus qu'eux a ses devoirs sociaux. II peut a la rigueur avoir une femme, des enfants ; il aura des amis ; il sera bienfai- sant envers ses esclaves, bienveillant envers tous; a la rigueur, et malgre le danger que courra son ataraxie, il pourra ne pas rester completement etranger aux affaires des autres hommes, aux honneurs, aux richesses, al'es- time publique : son rnoi vivra autant que possible en barmonie et en sympathie avec les autres moi. Sauf le devouement profond, entier, le sacrifice de soi sans ar- riere-pensee, — qui en fait sont rares, — l'interet expli- que et peut reproduire la plupart des actes exterieurs dans ce qu'on pourrait appeler la vie affective : c'est qu'au fond il y a entre les bommes une communaute de fins (auvxdXsia), une communaute d'interets qui les fait confondre leurs efforts vers un meme but et les force a se preter une aide mutuelle. Mais quand par exception les interets, au lieu de s'unir, se combattent, qui jugera entre eux, qui pre- viendra ou terminera le conflit? La justice? II y aurait alors un principe d'action superieur a l'interet. Nous le savons, c'est impossible, suivant Epicure. II nous reste done a analyser avec ce dernier l'idee de justice, celle qui de toutes les idees morales se ramene peut-etre le plus difficilement a l'interet pur et simple. La theorie epicurienne de la justice, fondee sur le contrat social, n'est pas moins interessante a etudier que celle de l'amitie; elle nous offrira une grande analogie avec les theories modernes de Hobbes et de Rousseau. (i) Ibid., 120. GHAPITRE II LA JUSTICE ET LE CONTRAT SOCIAL La justice naturelle ramenee a la loi civile par les sophistes, par les scepti- ques et par Democrite. — Etat de la question a l'epoque d'Epicure. — Points qui restaient a elucider. — Que la societe humaine, selon Epicure, a pour fin Tinteret ; qu'elle s'est formee par le consentement mutuel de chacun de ses membres. — Premiere conception du pacte on contrat social, clairement exprimee par Epicure. — Que la justice a pour principe le contrat et n'existe qu'entre les contractants. — En quoi l'injustice est un mal. — Que la justice peut varier en une certaine mesure, suivant les lieux et les temps. — Rap- prochement entre les paroles d'Epicure et une page de M. Bain. — L'ideal social epicurien. Avant Epicure, les sophistes s'etaient deja attaques a l'idee de justice. On sait avec quelle vigueur Platon fait parler Callicles dans le Gorgias contre la pretendue loi naturelle superieure et anterieure aux lois humaines. La vraie loi naturelle, c'est la loi du plus fort ; le crite- rium d'apres lequel dans la nature on juge les actions, c'est la force. Dans la cite, cette force a passe aux mains de la loi ; mais si on obeit aux prescriptions du legis- lateur, c'est encore la force qu'on respecte et devant la- quelle on s'incline, non la justice. Pyrrhon et les scep- tiques, succedant aux sophistes, defendirent la meme cause : dans la nature il n'y a rien, disait Pyrrhon, de beau et de laid, de juste et d'injuste; si la justice etait naturelle, d'oii viendrait la diversite des lois? les Pyr- rhoniens avaient recueilli soigneusement la plupart des contradictions observees entre les moeurs et les croyan- ces des divers peuples, et ils en faisaient un de leurs arguments favoris contre la loi morale naturelle. De- mocrite enfin, dont les livres exercerent tant d'in- fluence sur Epicure, niait egalement la justice natu- relle. Ainsi, en resume, voici oil en etait restee la ques- tion au temps d'Epicure : 1° il n'y a pas de loi naturelle, LA JUSTICE ET LE CONTRAT SOCIAL 147 2° les lois civiles ont ete etablies par la force et sont de- venues respectables sous l'influence de l'habitude. Toutefois, dans cette substitution sceptique de la loi ci- vile au droit naturel, deux elements de haute impor- tance manquaient encore : D'abord, toute force a unbut, une fin hors d'elle-meme ; quelle fin poursuit done cette force sociale d'ou est ne le droit? Les sophistes insis- taient peu sur la fin poursuivie et ne voyaient guere que le moyen employe, e'est-a-dire la force. En outre, ce moyen meme ne peut pas suffire a expliquer entiere- ment la formation de la societe ; tant que la force n'est pas acceptee par ceux qui la subissent comme par ceux qui s'en servent, elle a peu de chance de duree : me- me au point de vue mecanique, pour qu'une force pro- duise un effet durable, il faut qu'elle soit intense, et elle ne conservera son intensite qu'a la condition de ren- contrer peu d'obstacle sur son passage ; or, quel obs- tacle la force sociale doit-elle eviter avecleplus desoin, pour conserver ainsi son intensite et acquerir de la du- ree ? n'est-ce pas la rebellion secrete des ames auxquel- les elle s'impose ? Pour completer la theorie sceptique de la justice sociale et l'elever a une hauteur qui puisse embarrasser ses adversaires, il faut done specifier, en premier lieu : quelle est la fin vers laquelle se dirige la force sociale, e'est le pourquoi de la societe ; en se- cond lieu : comment les forces individuelles se sont organisees et groupees autour de la force sociale, de ma- niere a opposer a son exercice le moins d'obstacles pos- sible. — Ce furent Epicure dans l'antiquite et Hobbes dans les temps modernes, qui resolurent les premiers la question dans le sens utilitaire, en invoquant com- me fin de la societe l'interet de chacun de ses mem- bres, et comme moyen d'organisation le consentement mutuel, l'acceptation commune des charges en vue de la jouissance commune des profits, en un mot le pacte social. « Le droit naturel, dit formellement Epicure, n'est au- « tre chose qu'un pacte d'utilite, dont Fobjet est que nous « ne nous lesions point reciproquement et que nous ne « soyons point leses U\ » On voit combien est antique la conception de la societe comme une sorte de contrat (i) Diog. Laert., x, i5o.— To t% cpucsw? Sixawv laxc cujjlSoaov tou 148 fePICURE d'assurances dont le but unique serait la garantie reci- proque,non pas des droits, mais des interets de chacun. Epicure, ne se conteutant plus ici d'un simple apergu sur la conduite du sage utilitaire envers ses semblables, essaie de penetrer la nature meme et la fin de la so- ciete, et de faire reposer la vie sociale comme la vie in- dividuelle sur l'unique base de l'interet. « La justice « n'est point quelque chose qui ait une valeur par soi; « elle n'existe que dans les contrats mutuels, et s'eta- « blit partout ou il y a engagement reciproque de ne « pas leser et de ne pas etre lese (1) . » Aussi, point de societe, point de droit ; « A l'egard des etres qui ne « peuvent faire de contrats dans le but de ne pas se « leser mutuellement et de ne pas etre leses, il n'y a « rien ni de juste ni d'injuste. De meme, pour les peu- « pies qui n'ont pu ou n'ont pas voulu faire ces con- « trats (3) . » D'ailleurs,qu'on ne croie pas que chacun, en consen* tant au pacte social, ait eu autrui pour objet; chacun n'a songe qu'a soi, a sa protection personnelle, a son in- teret bien entendu : « Les lois sont etablies pour les sa- « ges, non afin qu'ils ne commettent pas d'injustices, « mais afin qu'ils n'en subissent pas (3) . » — Seulement, par une merveilleuse reciprocity, il s'est trouve que cha- cun, en se protegeant ainsi contre autrui, a protege au- trui contre soi ; les peines qui menacent ceux qui vou- draient me depouiller ne se retourneraient-elles pas egalement menacantes contre moi, si je voulais moi- rneme depouiller d'autres contractants ? En le faisant, je n'agirais point mal sans doute, si j'agissais selon mon interest ; mais a cote du profit obtenu so trouve la peine encourue : dans cette peine reside le mal, dans cette sanction l'obligation morale. « L'injustice n'est point « un mal par elle-meme, mais par la crainte ; car on (i) Diog. Laert., ibid. — Oux ^v Tl xaQ' eauib BittaicsuvY), aXV Iv ■zaXq \xsx' aXXifj'Xwv aucTpo^aTq, xaO' 'cz-q/J.y.o'jq By)~ot' ael t6t:ou? guvOyjv.y] ziq UTiep Toy [j.y] fikdiztzw [rrjBs (5Xa-T£(j6at . (2) "Oca xwv ^(ouv [ay) YJBuvaxo cuvOYjxa? TTO'.eTaOat tag u^ep to3 jj.yj (JXirct£iv aXXyjXa pjSs ^XauTscOat, nfoq TauxacuOev struv ouBe Bi'tfaccv out' aSixov. 'Qsauxax; 8e xai to>v eOvwv caa [xyj yjSuvaio ?j [/.*»} e6o6Xsto Tag cuvOy)y.ai; 7:oisTa6ai. Diog. L., x, i5o. (3) 01 v6'[xoi /apiv tcov co^wv xeTvrat, ou/ tva (xyj aBawstv, aW tva [j.yj aBty.wvTat. Epic. ap. Stob. . Serm., xliii, i3g. LA JUSTICE ET LE CONTRAT SOCIAL 149 « n'est pas siir qu'elle echappe a ceux qui sont preposes « pour chatier ces sortes d'attentats (1) . » Ainsi, sans les gardiens de la justice et de la paix publique, point de paix ni de justice. Mais, dira-t-on, pour que la crainte des lois retint le coupable, il faudrait qu'il fut sur d'etre decouvert et puni; ne peut-il pas esperer de ne pas Tetre, de dejouer tous les soupQons, d'echapper a toutes les recherches ? — Sans doute, repondra Epicure, il est possible qu'il se derobea son chatiment; mais ce n'est jamais reel, sinon apres sa mort. Celui qui saurait l'avenir pourrait com- mettre des injustices, parce que seul il saurait si ces in- justices echapperont a la justice humaine; et non seule- ment il le pourrait, mais il le devrait, si ces injustices lui procuraient une vie heureuse. Par malheur, comme personne ne sait l'avenir, dans le doute, dit Epicure, abstiens-toi : « Celui qui a viole secretement en quel- « que chose le contrat reciproque conclu par les horn- et mes, ne peut avoir la confiance qu'il echappera au « chatiment, meme s'il y echappe une infinite de fois « dans le present; car il n'est pas certain « qu'il en « sera ainsi jusqu'a la fin w. » Toute sa vie le coupa- ble est done dans l'incertitude, l'attente, le trouble. « Le « juste est eloigne de tout trouble ; l'injuste est rempli « du trouble le plus grand ^. » Mais le trouble, n'est-ce pas le pire des maux ? Le sage se gardera done de l'injus- tice, comme il se garde par exemple de l'intemperance ; car les choses qui sont des biens en elles-memes peu- vent devenir de grands maux par leurs consequences. 11 est impossible, comme on voit, de prendre sur ce point en defaut la logique d'Epicure : l'interet est l'uni- que regie pour les individus et pour les nations < 4) . (i) 'H aSixi'a ou *a0' eauxYjv Y.a.y.6v, aXk' lv xa> *axa xrjv uTCO^t'av 966a), £t [/.•») ~k-j)GZi xouc, U7i£p xtov xoiouxiov ecpsaxvj/ixai; y.o\aaxdq. Diog. L., x, i5i. (2) Oux. eaxi xbv Aa6pa xt rcoiouvxa 5>v auvdGevxo xpo? . En resume, dans sa theorie des vertus individuelles et sociales, surtout dans la theorie de l'amitie et de la jus- (i) Diog. L., x, 154. (2) Voir notre Morale anglaise contemporaine, II e partie. LA JUSTICE ET LE CONTRAT SOCIAL 153 tice, Epicure s'est efforce de prouver cette these qui fait le fond de toutes les doctrines utilitaires : a savoir l'iden- tite de l'interet avec ce qu'on appelle vertu et devoir. Sans etre des fins en elles-memes, les vertus sont, selon lui, des moyens infaillibles en vue de la fin supreme ; de telle sorte que, si le sage hesite parfois et se demande oil est son veritable interet, il peut toujours marcher sans crainte dans la direction de la vertu : celle-ci va droit au bonheur, « elle y court. » Epicure formule ainsi son systeme de conduite, tel qu'il resulte des ana- lyses precedentes : « La seule vertu est inseparable du « plaisir, mais toutes les autres choses (par exemple les « richesses, les honneurs) s'en separent, car elles sont « mortelles... On ne peut vivre heureusement si on ne « vit d'une maniere prudente et sage et juste; ni vivre « d'une maniere prudente et sage et juste, si on ne vit « heureusement m. » En d'autres termes, la sagesse et la justice sont une garantie de bonheur; le bonheur est une preuve de justice et de sagesse. (i) 'Ax&piorov t^s YjSovr^ tyjv apsiYjv {jl6vt ( v, xa B'aAAa^wpi^sOat, oiov Ppoxa. . . Oux ecxtv rfieitiq £r,v aveu toO . » Mais, dira-t-on, comment fut decouvert l'art du feu ? Peut-etre est-ce la foudre qui la premiere embrasa des forets, peut-etre est-ce simple- ment le frottement des branches agitees par le vent W. Quoi qu'il en soit, une fois le feu decouvert, une fois les premieres cabanes construites, la famille prend naissance. L'homme et la femme, qui jusqu'alors s'e- taient unis au hasard, dans les bois, se rassemblent au- tour du foyer, sous un toit commun. Ici s'ouvre une nouvelle periode de l'histoire humaine, nettement mar- quee par Lucrece : d'une part les corps s'amollissent sous l'influence de cette existence en quelque sorte plus confortable ; d'autre part les ames farouches des parents s'attendrissent aux caresses de leurs enfants( 4) . D'apres cette observation tres-juste de Lucrece, l'enfant aurait joue un role important dans la civilisation, et, reagissant sur 1'homme, l'aurait modele plus ou moins a son image comme il se modelait a la sienne. La famille constitute, nous touchons a la naissance de la societe, qui n'est autre chose qu'une association des (i) Ibid., 955 : Nee commune bonum poterant spectare, nee ullis Moribus inter se scibant, nee legibus uti. Quod cuique obtulerat prgedse fortuna, ferebat, Sponte sua sibi quisque valere et vivere doctus. (2) Ibid., no5. Inque dies magis hi victum vitamque priorem Commutare novis monstrabant rebus, et igni, Ingenio qui praestabant, et corde vigebant. (3) Ibid., 1090. (4) Ibid., 10 10. 162 Epicure families. Mais, pour subsisted la societe suppose l'exis- tence d'une certaine justice entre les individus qui la composent. Comment cette justice pourra-t-elle s'eta- blir entre des hommes que Lucrece et Epicure nous ont dits etre mus uniquement par l'interet personnel et ne reconnaitre d'autre regie que la force ? Pour resoudre cette difficulty, Lucrece invoque avec Epicure l'idee de contrat : il place a l'origine de toute societe un pacte plus ou moins large, consenti par les divers individus : tant que ce pacte n'existe pas, il n'y a pas plus de so- ciete ni de justice entre les hommes qu'entre les ani- maux : c'est ce pacte qui, realisant un nouveau progres dans l'humanite et dans le monde, cree la justice. « En « ce temps, dit Lucrece, ceux dont les habitations se « touchaient commencerent a former entre eux des « liaisons, convinrent de s'abstenir de l'injustice et de « la violence, de proteger reciproquement les femmes « et les enfants, signiflant des lors meme par leurs ges- « tes et leurs sons inarticules qu'il est juste d'avoir « pitie de tous les faibles W. » On le voit, suivant Lu- crece, l'entente primitive qui est l'origine de la justice sociale n'eut pas besoin pour s'etablir du langage arti- cule : les hommes s'entendirent d'abord par signes, comme les animaux ; c'est encore ainsi que les voya- (i) V, 1019: Tunc et amicitiara coeperunt jungere, habentes Finitima inter se, nee lsedere, nee violare ; Et pueros comraendarunt , muliebreque saeclum, Vocibus, et gestu, cum balbe significarent lmbecillorum esse sequum misererier omnium. Vocibus au pluriel ne peut designer dans ce passage que les sons inarticules : la formation du langage est decrite plus tard par Lu- crece, et Lucrece suit l'ordre historique dans son exposition. La conception du pacte social n'a pas ete assez remarquee chez Epicure et surtout chez Lucrece; cependant elle a une importance capitale dans l'epicurisme, importance qui ressort des textes de Dio- gene de Laerte (x, i5o). Lucrece, si fidele dans les moindres details a la doctrine du maitre, ne pouvait manquer de reproduire cette idee. Jungere amicitiam... nee Icedere nee violare est evidemment la tra- duction latine de cuvOrjy.aq ^otstcOai Ta? b-sp tcj [xy) SXiiaew aXkr,- "kouq \>x t Ze 6Xa~Tsa0at. Plus tard, et a plusieurs reprises, Lucrece em- ploiera dans le meme sens fcedus ou fcedera pour traduire GU|x6oXov toO cupicpepOVTO?. — On ne sait pas assez que l'idee de contrat dont Hobbes et Rousseau tireront un si grand parti, est une reminiscence plus ou moins inconsciente de Tepicurisme. LE PROGRES DANS l'hUMANITE 163 geurs font comprendre aux tribus sauvages leurs in- tentions pacifiques. Ainsi Lucrece et Epicure evitent l'utopie de Hobbes et de ses successeurs, qui paraissent supposer un contrat en bonne et due forme conclu par les premiers hornmes. Le pacte fait, tous ne durent pas en tenir compte, et ca et la la Concorde fut rompue plus d'une fois ; mais, dit Lucrece, «le plus grand nombre des hommes et les « meilleurs observerent fidelement le pacte. » La preuve la plus frappante que la justice, une fois etablie, a eu pour elle le nombre et la force, c'est, suivant Lucrece, {'existence meme du genre humain : « Sans cela, dit- « il, l'humanite eut ete entitlement detruite et la race « n'eutpujusqu'a nos jours propager ses generations W. » Ainsi, par une application de la grande loi de selection naturelle qu'il avait deja formulee, Lucrece nous montre dans la justice et dans Fobservation du contrat social une condition memed'existence pour les peuples : notre vie actuelle marque en quelque sorte le triomphe de la justice dans le passe, et pour que nos descendants vi- vent il faudra qu'elle triomphe aussi dans le present et dans l'avenir. Si l'association des hommes entre eux a pu preceder l'existence du langage articule, elle ne devait cepen- dant pas tarder a l'amener par un progres tout naturel. Selon Lucrece comme selon Epicure, le langage fut sim- plement a l'origine remission de certains sons en har- monie avec les sensations et les idees de chaque hom- me (2) . Meme chez les animaux nous voyons telle ou telle emotion, tel ou tel sentiment s'exprimer par des sons particuliers, tres distincts les uns des autres, dont la gamme forme deja une sorte de langage rudimen- taire. « Si done les differentes sensations des animaux « leur fontproferer des sons di£ferents,tout muets qu'ils « sont, combien n'est-il pas plus naturel que l'hommeait « pu designer les divers objets par des sons particu- « liers (3 ). » Ainsi, chez tous les etres, toute sensation (i)V, 1023: Non tamen omnimodis poterat concordia gigni ; Sed bona magnaque pars servabant fcedera casti : Aut genus humanum jam turn foret oinne'peremptum, ~Sec potuisset adhuc perducere saecla propago. (2) Ibid., 1027. Cf. Diog. Laert., X, 7 5. (3) Lucr., 1075. 164 EPICURE tend a se traduire au dehors par un signe qui la repre- sente : chez rhomme, qui est mieux doue, ces signes seront necessairement plus parfaits et se perfectionne- ront sans cesse. L'enfant, remarque Lucrece, prelude au langage quand il montre du doigt les objets qui le frappent, et cherche ainsi a faire partager aux autres ses emotions. Dureste, le langage exprimant a l'origine des idees et des sentiments purement individuels, qui va- riaient suivant les lieux et les individus, il varia-lui aussi de la meme maniere. G'est plus tard seulement que des conventions intervinrent entre les hommes d'une meme nation pour donner a tel ou tel mot un sens uniforme et determine. Peu a peu un terme qui a l'o- rigine n'avait exprime qu'une emotion ou une pensee tout individuelle en est venu ainsi a exprimer les pen- sees et les emotions de tout un peuple. Quant aux mots exprimant des choses non sensibles, ils ont ete intro- duits plus tard encore par des hommes d'une intelli- gence plus haute; ils n'ont rien de primitif W. Le probleme de la formation du langage est Tune des principales difficultes qu'aient a resoudre les adversaires de la creation divine et du miracle. La solution qu'en donna Epicure et que repeta Lucrece merite d'etre re- marquee : elle pourrait s'incorporer facilement aux grandes theories modernes de Darwin et de Spencer ; elle continue encore une fois cette hypothese, developpee pour la premiere fois par les Epicuriens, d'un progres lent et continu dans l'humanite . Nous avons vu que, selon Lucrece, « les premiers « instruments des hommes furent les mains, les on- ce gles, les dents, puis les pierres et les branches d'ar- « bre, ensuite la flamme et le feu ( 2 >. » Remarquons comme cette gradation est exacte et scientifique. Ce fut hien plus tard qu'ils decouvrirent les metaux et qu'ils apprirent a les faconner. Le premier metal dont ils se servirent fut le cuivre : « L' usage du cuivre, dit Lu- ce crece, preceda celui du fer parce qu'il etait plus aise a « travailler et plus commun. » On sait comment la science moderne a confirme cette hypothese. Apres une nouvelle periode de temps, les hommes en vinrent acon- naitre le fer, et ce metal plus dur se substitua peu a peu au cuivre. (i) Diog. Laert., X, 76. (2) Ibid., 1280. LE PROGRES DANS L'HUMANITE 165 Avec la connaissance des metaux et surtout du fer commence I'industrie humaine. « On nouait les vete- « ments, dit Lucrece, avant d'en faire des tissus ; l'art « du tisserand suivit la decouverte du fer : c'etait avec « le fer seul qu'on pouvait se procurer des instruments « aussi delicats que la marche, le fuseau, la navette, la « lame ( J) . » Et Lucrece observe que ce furent sans doute les hommes, non les femmes, qui decouvrirent ces instruments et s'en servirent les premiers, « car ils sont beaucoup plus industrieux et l'emportent de beau- coup dans les arts ( 2 ). » Ensuite ils abandonnerent aux femmes ces travaux qui n'exigeaient pas grande force pour se reporter vers des labeurs plus rudes. Lange, dans son Histoire du mater ialisme, trouve cette pensee d'une remarquable finesse, et il ajoute : « Aujourd'hui « que le travail des femmes s'introduit pas a pas, quel- « quefois brusquement, dans les carrieres ouvertes et « longtemps exploiters par les hommes seuls, cette « pensee nous semble bien plus naturelle qu'elle ne « pouvait le paraitre aax epoques d'Epicure et de « Lucrece, oil ne se procluisaient pas encore de sem- « blables revolutions dans des branches entieres d'in- « dustrie (3 \ » A vrai dire, l'hypothese de Lucrece est plus contestable que ne le croit Lange : car l'inferiorite de la femme sur 1'homme dans les travaux industriels, surtout dans ceux qui exigent l'adresse, n'est pas plus demontree de nos jours que dans Tantiquite. En meme temps que l'art du tissage, 1'homme appre- nait par une suite de « tatonnements » Tart de cultiver la terre, de planter, de greffer. Peu a peu les fruits sau- vages ou les glands, les simples couches de feuilles, les vetements de peaux de bete, tomberent dans le mepris. « Gependant, dit Lucrece, je ne doute pas que l'inven- « teur de ce vetement grossier n'ait ete autrefois l'objet « de la jalousie generate, que les autres hommes ne « l'aient fait perir en trahison et n'aient partage entre ■ « eux sa depouille sanglante sans en jouir eux-memes. . . « Mais une nouvelle decouverte fait tort aux anciennes « et change entierement nos gouts. » Aux arts purement industriels vinrent s'ajouter les (i) Lucr., 1348. (2) Ibid., 1 332. (3) Hist, du mat., trad, franc., t. I, p. 146. 166 Epicure beaux-arts; ils commencerent par D'etre qii'im simple divertissement, une expansion joyeuse qui suivait les repas, surtout dans la belle saison ; plus tard, ils de- vaient devenir Tune des branches les plus importan- tes de l'activite humaine. On sait comment Lucrece explique la naissance de la musique par l'imitation du chant des oiseaux ; la poesie meme, suivant lui, cette musique des mots, se rapporte a la meme origine. « Ainsi, dit-il, le temps amene au jour peu a peu toutes c les decouvertes, et la raison humaine les met en « pleine lumiere (1) . » Enfin l'homme, se civilisant de plus en plus, ap- prit a batir des villes et des forteresses ; la terre se di- visa entre ses habitants; la mer meme se couvrit de voiles. Les nations se lierent par des pactes analogues a ceux qui avaient lie autrefois les individus. Les poetes, par leurs chants, transmirent les evenements a la posterite. Puis l'ecriture fut inventee, qui servit a fixer la memoire des hommes. Quant aux temps pri- mitife qui avaient precede cette epoque de civilisation relative, on en perdit peu a peu toute trace; et c'est par le raisonnement seul qu on peut reconstruire l'histoire de ces ages oublies. La conclusion de Lucrece, apres cette esquisse de l'histoire humaine, est vraiment magistrate ; il degage l'idee de progres des faits qu'il vient d'exposer, et c'est sur raffirmation du progres qu'il termine le livrev^. « La navigation, l'agriculture, l'architecture, la juris- a prudence, Tart de forger les armes, de construire les « chemins, de tisser les etoffes, toutes les autres inven- « tions de ce genre; les arts meines qui font l'agre- « ment de la vie, comme la poesie, la peinture, la « sculpture, sont nes du besoin en meme temps que (i) Lucr., loc. cit. Lucrece repete par trois fois cette pensee. (2) Lucr., V, 1455. Navigia, atque agri culturas, moenia, leges, Arma, vias, vestes, et csetera de genere horum Prjemia, delicias quoque vitie funditus omnes, Carmina, picturas, et dsedala signa polire, Usus et impigrse siraul experientia mentis Paulatim docuit pedetentim progredientes. Sic unura quidquid paulatim protrahit aetas In medium, ratioque in luminis eruit oras. >"amque alid ex alio clarescere corde videmus Artibus,. ad suramum donee venere cacumen. LE PROGRES DANS i/HUMANITE 167 « de l'experience et de l'activite de l'esprit : c'est le be- « soin et l'experience qui les ont graduellement en- « seignes aux hommes progressant pas a pas. Ainsi le « temps amene peua peu au jour toutes les decouver- « tes, et la raison les met en pleine lumiere. Nous « voyons les genies briller Tun apres l'autre dans les « arts, jusqu'a ce que ceux-ci soient parvenus a leur « plus haut point. » On voit que la loi du progres a ete nettement expri- mee par Lucrece, et non seulement il l'a exprimee l'un des premiers, mais il l'a en quelque sorte prouvee par la science meme, en la deduisant de l'histoire du genre humain. Remarquons toutefois que cette doctrine du progres intellectuel et moral de l'homme, chez Lucrece comme chez son maitre, coexiste sans contradiction avec une autre doctrine qui se deduisait rationnellement des principes memes de l'epicurisme : celle de la dis- solution finale du monde et de son deperissement gra- duel. Notre terre, suivant les Epicuriens, est un vaste organisme, sujet comme tout organisme a la vieillesse et a la mort ; elle a produit autrefois des plantes et des elres bien plus vigoureux qu'a present; les premiers hommes eux-memes avaient une taille et des muscles beaucoup plus developpes que les notres. Mais cette de- generescence musculaire n'est nullement en opposition avec le progres de l'intelligence. Que notre terre vieillie perde de sa chaleur et de sa fecondite, que notre orga- nisme s'affine et semble s'appauvrir, les savants moder- nes l'admettent avec Lucrece ; s'ensuit-il pour eux que notre intelligence ne se soit pas enrichie et ne puisse s'enrichir de plus en plus ? Quant a la dissolution finale, a la mine du monde chantee pour la premiere fois par Lucrece, elle seule pourrait sans doute suspendre brus- quement dans sa marche le progres humain ; mais elle est encore trop lointaine et trop incertaine, pour qu'il faille s'en preoccuper outre mesure. Autre chose est de savoir si le progres, comme le soutiendra avec audace Gondorcet, est absolument indefini et illimite; autre chose de savoir s'il existe : or l'epicurisme a affirme son existence, et, autant qu'on pouvait le faire a son epo- que, il l'a demontree. Les idees exprimees dans le v e livre du De naturd re- rum etaient evidemment bien neuves au temps de Lu- crece, si Ton en juge par l'impression qu'elles produi- 168 Epicure sirent sur ses contemporains. En efiet, nous trouvons dans Virgileet dans Horace un double resume de celi- vre. Virgile s'attache de preference a la cosmogonie epicurienne. Quant a Horace, plus moraliste, comme le remarqne M. Martha, il se reserve la partie humaine* 1 '. « Lorsque sur la terre nouvelle encore ramperent les « animaux humains, troupeau hideux et muet, ils se dis- « puterent d'abord leurs glands et leurs repaires avec « les ongles, les poings, puis avec des batons, et de « progres en progres avec toutes les armes que leur « forgea le besoin. Gela dura jusqu'au temps oil ils de- cc couvrirent le langage pour exprimer leurs sensations « et designer les objets. Mors cessa la guerre (de chaque « homme contre chaque homme) ; on batit des villes « qu'on entoura de remparts, on etablit des lois pour « empecher le,vol, le brigandage et l'adultere... (Test la « crainte de l'injustice qui a fait imaginer le droit ; il « faut en convenir quand on remonte aux origines et « qu'on deroule les fastes du monde. » On retrouve en- core une fois dans ces vers d'Horace la doctrine du pro- gres associee a celle d'un droit conventionnel et d'une justice fondee sur un pacte d'utilite : les idees morales sont, comme tout le reste, une invention, une decou- verte; la justice est nee a tel moment de l'histoire hu- maine, comme les arts et les sciences; elle est nee du besoin et de l'intelligence, ces deux grands facteurs du progres. Un peu plus tard, Seneque, ce stoVcien nourri des idees epicuriennes, se placera de nouveau au point de vue oil s'etait place Lucrece dans la conclusion du v e li- vre ; il rappellera ce temps ou les hommes encore gros- siers et novices erraient comme a tatons autour de la ve- rite ; ou tout etait nouveau pour eux. Cependant, sous des efforts repetes, les memes choses devinrent plus fa- ciles et plus connues. Et Seneque ajoute, en s'elevant par une induction naturelle du passe a l'avenir : « Un « temps viendra ou ce qui est cache aujourd'hui se re- « velera aux generations futures... L'avenir saura ce que « nous ignorons, et s'etonnera que nous ayons ignore « ce qu'il sait... II est des mysteres qui ne soulevent pas « en un jour tous leurs voiles. Eleusis garde des revela- « lions pour les fideles qui viennent l'interroger. La na- (i) V. M. Martha, Lepoeme de Lucrece, p. 299. LE PROGRES DANS l'hUMANITE 169 « ture nelivre pas a la fois tous ses secrets. La verite ne « vientpas s'offrir et se prodiguer a tous les regards ; elle « se cache et s'enferme au plus profond du sanctuaire : « notre siecle en decouvreun aspect; les siecles qui sui- « vront contempleront les autres W. » Le triomphe du christianisme devait etouffer pour un temps l'idee de progres. Ce fut sous l'inspiration de Seneque qu'elle reparut en plein Moyen-Age chez Roger Bacon. On peut la retrouver aussi dans Pic de la Mi- randole, dans Montaigne, le lecteur assidu de Seneque et le maitre de Pascal . Mais c'est surtout dans Francois Bacon, Descartes et Pascal, que cette idee eclate par op- position a celle d'autorite; c'est dans Turgot et Condor- cet qu'elle s'affirme avec reflexion et se developpe en toutes ses consequences. De nos jours enfin elle s'est fondue dans la doctrine de revolution, avec laquelle elle se trouvait deja confinement melee chez les Epicuriens. III. — On le voit, c'est bien dans Fantiquite que l'idee de progres a pris naissance; c'est meme de Fantiquite et principalement des systemes naturalistes qu'elle nous est venue. On se demandera qu'est-ce qui a entrave le developpement de cette idee chez les penseurs anciens. II y a de cela plusieurs raisons. La premiere, c'est qu'a vrai dire la demonstration peremptoire du progres man- quait encore aux anciens. L'humanite n'etait pas alors assez avancee dans sa route, pour pouvoir se retourner en arriere, et embrasser en son ensemble le chemin par- couru. Ge qui manquait aux temps anciens, c'etait une histoire positive, distincte de la legende qui amplifie les personnages et les eleve au-dessus de nous. Lucrece a done rendu un grand service a l'idee de progres, en es- sayant pour la premiere fois d'opposer a la legende une sorte d'esquisse historique construite par une serie de de- ductions. De ce moment oil un peu de lumiere se trouva comme projetee sur les ages passes, date une premiere constatation du progres. Plus tard, a mesure que l'histoire se fera et que des siecles d'histoire succederont aux longs siecles de legende, cette idee se developpera et penetrera plus avant dans les esprits. Cependant, au Moyen-Age, elle devait rencontrer un nouvel obstacle dans la no- tion d'autorite qui fait le fond de toute religion. Mais (i) Senec, Quest, nat. vn. 170 Epicure les idees morales et les conceptions intellectuelles, lors- qu'elles sont invincibles, ne peuvent que grandir dans leur lutte avec d'autres idees ; elles ont meme besoin pour acquerir toute leur force de rencontrer de la resis- tance. Ge fut par reaction contre l'autorite et la revela- tion que l'idee de progres apparut de nouveau plus claire au xm e et au xvn e siecle. Le principe religieux avec lequel elle avait toujours ete plus ou moins en op- position des son origine et qui tendait a la detruire, la forca au contraire a se rajeunir et a s'affirnier dans sa plenitude. Ajoutons enfin une derniere cause qui retarda le de- veloppement de l'idee de progres. Ge n'est pas le tout de constater le progres, il faut en comprendre la valeur morale. Si on laisse de cote le point de vue moral pour se placer uniquement au point de vue scientifique, le progres n'apparaitra que comme variation, multiplica- tion d'effets : il diversifie les coutumes et les lois, il augmente a l'infini les connaissances sur la nature, il produit et perfectionne les arts. On peut l'admettre sous cette forme, comme certains pessimistes contem- porains, sans croire qu'il constitue une amelioration veritable et profonde. G'est sous cette forme que les an- ciens, et particulierement les Epicuriens,etaient portes a l'admettre. Les Epicuriens, ces utilitaires, cherchaient a supputer l'utilite sensible que les hommes ont retiree du progres intellectuel. Or, au point de vue de la sensi- bilite, le progres produit deux effets : d'une part, la mul- tiplication des besoms, d'autre part, la diversification, le raffinement des plaisirs. Mais la multiplication des be- soins n'est pas une bonne chose selon Lucrece, comme selon Epicure. Si Ton n'a besoin que d'une peau de bete pour se garantir du froid, on est plus parfait, on est moins expose aux mecomptes et aux peines de toutes sortes, que si on a besoin de vetements plus luxueux. D'autre part, le raffinement des plaisirs n'est pas non plus une bonne chose, suivant l'epicurisme, cette doc- trine austere. Varier le plaisir, disait Epicure, ce n'est pas Taugmenter. La civilisation, en rendant la sensibi- lite plus exquise, la rend plus accessible aux souffrances de toute sorte, qui glissaient sur l'homme primitif. A ce point de vue, Lucrece semble b lamer les progres de l'industrie et meme des arts, comme le faisaient les vieux Romains, comme le font toutes les religions. Lu- LE PROGRES DANS l'hUMANITE 171 crece, de uieme que Rousseau, montre quelque faible pour les hommes des premiers temps. II admire leurs jouissances faciles, — vives quoique grossieres. II a des rancunes contre notre civilisation. L'ascetisme est l'en- nemi du progres, et il y a de l'ascetisme dans la philoso- phic epicurienne, si molle en apparence, comme dans le stoicisme, comme dans la plupart des philosophies anti- ques ou des religions. L'epicurisme etait un systeme trop ferme pour pouvoir comprendre dans toute sa largeur l'idee de progres. Nous avons vu qu'il a contribue a la susciter; il appartenait a des doctrines plus modernes de developper cette idee encore imparfaite et de com- muniquer a l'humanite une plus pleine conscience du travail interieur qui sans cesse s'accomplit en elle. CHAPITRE IV LA PIETE EPICURIENNE. — LUTTE CONTRE LA DIVINITE CONCUE GOMME CAUSE EFFIGIENTE. I. — Que le raonde n'a ni cause premiere, ni cause finale. L'argument tire de l'existence du mal ; employe avec une grande force par les Epicuriens. II. — Comment, de l'absence de toute cause agissant sur le monde, on ne peut pas conclure l'atheisme, suivant Epicure. Fait universel dont il faut tenir compte : la croyance a des dieux immortels et bienheureux. Que cette croyance doit avoir elle-meme son fondement dans quelque fait d'experience. De nos representations des dieux. — Qu'il y a dans ces representations une part de verite, et qu'il faut seulement la purifier des elements etrangers qui s'y sont associes. — Que l'idee d'une divinite creatrice ou ordonnatrice du monde, n'est pas primitive; qu'elle est derivee et inexacte. — Tentative d'Epicure pour revenir a la notion primitive. — Que les dieux sont bienheureux, conse- quemment inactifs, car Taction suppose l'effort et la peine; qu'ils sont invi- sibles pour nos yeux ; qu'ils sont en nombre iniini, etc. Logique de la doctrine d'Epicure, qui deduit jusqu'au bout les . Independam- ment de toute idee, de tout systeme philosophique, nous sentons, nous eprouvons qu'il y a des dieux ; et non seulement la nature suscite en nous cette croyance tenace, mais elle y joint une sorte de representation des dieux sous tel ou tel caractere particulier. C'est par exemple une idee regue chez tous les peuples, que non- seulement les dieux sont, mais qu'ils sont immortels et heureux( 3 >. L'existence, la beatitude et l'immortalite, voila les attributs les plus importants et les plus incon- testables sous lesquels nous concevons universellement les dieux. Si maintenant on cherche a penetrer plus profonde- ment dans cette idee que l'humanite se fait des dieux, si on en demande Forigine et l'explication, voici, sui- vant Epicure, le fait sensible qui a du lui donner nais- sance. Pendant la veille ou pendant le sommeil il se presente frequemment a nous des fantomes plus ou moins indistincts, quelquefois d'une vivante nettete ; ces fantomes marchent, ils nous parlent, puis s'evanouis- sent soudain, et leur aspect reste grave en nous. Chez les anciens, ou la religion revetait des formes plus (i) De Nat. deor., I, 16, 43. — Diog.^Laert., x, 123. (2) De Nat. deor., ibid. (3) Diog. Laert., X, i23; Cic, De Nat. deor., I, 17, 45; 19, 5i; Lucr., II, 6465 V. i65. theorie des dieux 175 sensibles que de nos jours et plus accessibles a l'imagi- nation, ces visions fantastiques devaient etre bien plus frequentes encore. Les anciens vivaient au milieu de leurs dieux ; partout des statues, des images rappelaient leur forme et les rendaient presents aux yeux comme a l'esprit ; rien d'etonnant a ce que, dans la solitude ou dans le sommeil, toutes ces formes embellies par la sculpture ne vinssent hanter l'imagination des hom- ines. De nos jours, la pretendue vision de Dieu suppose deux choses : il faut que l'esprit malade, par un double effort, prete a la divinite une forme sensible, puis fasse apparaitre cette forme devant les yeux. Dans l'an- tiquite, le premier de ces deux travaux intellectuels etait accompli d'avance : chaque dieu avait sa forme, et son idee etait associee a son image. Le moindre effort pou- vait done suflfire pour rappeler a la fois l'idee et l'image, et cette espece d'hallucination ainsi comprise etait moins exceptionnelle, moins anormale que de nos jours. Ajoutons, pour bien faire comprendre la theorie d'Epicure, que les phenomenes d'hallucination etaient inexpliques dans l'antiquite ; on ne pouvait guere dis- tinguer alors entre l'hallucination et la sensation vraie. Le fond meme de la canonique epicurienne etait la confusion de ces deux choses et la croyance que toute sensation est vraie. Par la, sans doute, Epicure ne vou- lait pas dire que nous ne nous trompons jamais; seule- ment il soutenait que nos sens ne se trompent jamais. Tout ce qu'ils nous revelent existe. L'erreur ne vient que de ce que Intelligence ajoute a la sensation en vou- lant 1'interpreter. La sensation brute est toujours vraie : il y a toujours au dehors, dans la realite, quelque chose qui l'explique et la produit. Done, quand des images se presentent a nous sous une forme persistante, quelle que soit leur etrangete, il faut admettre que ces fanto- mes ne sont pas de purs fantomes, que clerriere ces vi- sions il y a des realites. Puisque les dieux nous appa- raissent, ils sont; mais leur corps n'est point grossier comme le notre, et puisque nous nous les representons interieurement comme beaux, bienheureuxet immortels, ils doivent l'etre, ils le sont en effet. Ainsi, sur un fait meme, sur une sensation se fonde la theorie epicurienne des dieux. Maintenant comment accorder l'existence de la divi- 17G EPICURE nite avec l'existence du mal dans le monde ? car il sem- ble que nous allons aboutir a cette contradiction : d'une part i'intelligence humaine affirnie l'existence de la di- vinite, d'autre part elle est reduite a avouer que l'exis- tence d'une divinite ordonnatrice ou creatrice est in- compatible avec celle de notre monde imparfait. Pour resoudre cette difficulty, il faut simplement, suivant Epicure, s'efforcer de purifier en nous la notion naturelle de la divinite ; il faut la separer des elements etrangers qui s'y sont associes a la longue l 1J . L'idee primitive des dieux est vraie ; mais dans cette idee n'est nullement comprise celle d'un dieu createur. G'est faute de pouvoir, avec une science encore insuffisante, penetrer les causes des phenomenes naturels {ahiokrf&i^i que les hommes ont imagine de faire intervenir les dieux dans le tumulte du monde. Les grands evene- ments de la nature, comme la foudre et les tempetes, ont paru divins aux hommes parce qu'ils etaient epou- vantables (2) . De meme, ne pouvant expliquer le cours regulier des astres par des iois naturelles, les hommes ont trouve plus court de l'expliquer par la volonte di- vine. Leur dieu est devenu, comme chez les poetes tra- giques, un « deus ex machind W » ; ils se sont figure le monde fabrique a la maniere des objets dont l'homme se sert, a coups de marteaux, « avec des soufflets et des enclumes (4) » ; mais en verite le monde est une machine plus delicate, et c'est rabaisser les dieux que d'en faire ainsi des ouvriers. Loin que l'idee de creation soit inseparable de l'idee de divinite, elle ne peut vraiment, selon Epicure, s'allier avec elle. La divinite a comme premier attribut le su- preme bonheur ; or, le supreme bonheur suppose l'ab- sence de toute preoccupation, de tout souci, de tout effort. Mais creer un monde, le creer imparfait, avoir sans cesse a le surveiller, a le retoucher, c'est la une lourde tache, incompatible avec la souveraine felicite. Les dieux ne se meleront done point des affaires de ce monde, et il faudra sur ce point corriger l'idee que le vulgaire se fait de la divinite. Les dieux d'Epicure vi- vront entierement detaches des choses, n'ayant point de (i) Epic. ap. Diog. Laert., Lettre a Menecee, init. (2) Lucr., v, 1217; vi, 35. (3) De nat. deor., loc. cit. (4) Ibid. THEORIE DES DIEUX 177 peine et n'en faisant a personne, ne punissant ni ne recompensant personne, sans colere comme sans affec- tion, « car ces sortes de sentiments ne viennent que de faiblesse •** ». Que si on cherche a approfondir la nature de ces dieux eternellement heureux et tranquilles, Epicure nous repondra qu'ils ne peuvent avoir une nature aussi grossiere que la notre ; et cependant ils ont une sorte de corps (car, hors le vide et les atomes, il n'existe rien) ; mais les atomes qui les composent sont d'une subtilite dont rien n'approche ici-bas < 2 >. Aussi les dieux sont-ils invisibles pour nos yeux : c'est interieurement, au fond de nous-memes, que nous apercevons par une sorte de vision profondeles images qui se sont detachees d'eux. Ces corps subtils seraient bientot dissous si on les placait dans notre univers au milieu des atomes qui s'entre- choquent, ils doivent done vivre en dehors ; ils planent au sein du vide, dans les intervalles qui separent les mondes (3) . Ils sont en nombre infini ( 4 ), comme les mondes eux-memes; la nature feconde a seme sans compter dans l'espace les dieux et les spheres. Ces dieux ont la forme humaine, car elle est la plus belle et la plus parfaite W. Les Epicuriens soutiennent meme qu'ils doivent prendre de la nourriture, car nul corps ne pourrait subsister s'il ne reparait ses pertes ^. En- fin ils leur assignent des sexes (7) . (i) De nat. deor., loc cit. (2) Cic, ibid.; Divin., II, 17; Luc, V, 148; Metrodor., Hep! acaOvj- ToW, col. 7 (Plut.). — On a rapproche avec raison sur ce point la doc- trine d'Epicure des idees confuses des premiers Chretiens, qui ad- mettaient un corps de Dieu. Si nos sens etaient assez fins, nous verrions ce corps, dit Tertullien. (De an., 22.) (3) Ta [JLSTay.c^a, xa [/.STaiju y.6a[J.o)v otac-Y)[j.a-a. Ciceron traduit intermundia (De Jin., II, xxm). (4) De nat. deor., I, xix, 5o. (5) ^EieCxoupos avOpwTCcostSst? jxev xobq Osou?, Xcyw ok Tcavra;; 6e. Enfin, pour que cette memoire ne leur fit jamais defaut, ils portaient sans cesse avec eux, gravee sur des coupes, sur des anneaux meme, afin qu'elle se gravat mieux dans leur ame, l'image de leur maitre. Jamais, si Ton en croit Diogene de Laerte, son ecole ne fut de- laissee ; tandis que toutes les autres s'etaient tues sous (i) Lucr., V, 6. (2) Diog. L., X, x8; Cic, De fin., II, 3i; Senec, Ep., %i. — Gf. Gassendi, Devit. etmor. Epic, II. 188 EPICURE le coup des malheurs publics et que les diverses sectes avaient ete dispersees, seule florissaitl'ecole epicurienne, oil se succedait une foule pressee de disciples. L'accord des Epicuriens entre eux, dit un aucien, etait semblable a celui qui doit regner dans une republique bien orga- nised (1 >. G'est qu'il n'y avait pas seulement chez eux du respect pour ce qu'ils croyaient etre la verite decou- verte, mais de renthousiasme pour le bien decouvert, pourle bonheur apporte aux hommes, pour la tranquil- lite apportee aux ames. lis regardaient meme la doc- trine d'Epicure comme une sorte de dogme divin, qu'ils se transmettaient fidelement sans oser rien y changer de leur propre initiative. II serait difficile de trouver chez aucun philosophe de l'antiquite une foi plus ardente que celle de Lucrece aux principes de son maitre : il a quelque chose des prophetes sacres, il parait emu du sort des hommes et veut adoucir leur misere, il veut since- rement leur enseigner les vrais moyens d'etre heureux ; il semble que ce soit avec une sorte de charite qu'il revele aux hommes la doctrine de 1'ego'isme bien entendu . Apres avoir ete la philosophie la plus populaire de l'antiquite, le role de l'epicurisme ne finit pas avec l'an- tiquite meme. II nous reste a suivre sa trace au Moyen- Age, et surtout chez les penseurs modernes qui l'ont reconstitue etlui ont donne une vitalite nouvelle. b (i) Numen. ap. Euseb., Prcepar. evang., libr. XIV, c. v, p. 727. LIYRE IV LES SUGCESSEURS MODERNES D'EPICURE CHAPITRE PREMIER EPOQUE DE TRANSITION ENTRE L'EPICURISME ANCIEN ET L'EPICURISME MODERNE. GASSENDI ET HOBRES I. — Que l'epicurisme etait la seule de toutes les philosophies antiques qui fit essentiellement incredule. — Comment Epicure se trouvait en quelque sorte designe comme le patron de 1'incredulite. — Les Epicuriens au Moyen-Age et a la Renaissance. — Gassendi opposant Epicure a Aristote et voulant en faire le chef de la revolution intellectuelle, morale et religieuse qui com- mengait. — Influence de Gassendi. — Le « libertinage » au XVIIe siecle. — Pascal reproduisant l'antithese de l'epicurisme et du stoicisme, qu'il essaie en vain de concilier dans le christianisme. — Pourquoi l'incredulite, deja si repandue au XVIIe siecle, etait encore a demi impuissante ; ce qui fit sa vraie puissance au siecle suivant. II. — Hobbes. lo L'homme d'apres Hobbes. — La paix, condition de tous les biens; la force, condition de la paix. — Mecanisme et fatalisme, — Identi- fication du bien avec l'objet du desir. — Relativite de tout bien. — Le bien et le beau ramen&s a Futile. — Les sentiments moraux reduits a des transformations diverses des sentiments ego'istes. — Definition du bien supreme. — 2° L'homme dans ses rapports avec autrui. — L'homme n'est pas un etre naturellement sociable. — Droit naturel de tous sur toutes choses. — Guerre de tous contre tous. — II n'y a pas de justice avant l'existence du contrat. — Lot naturelle, fondee sur le calcul de l'interet bien entendu et op- posee au droit naturel, qui est fonde sur le desir aveugle. — Prescriptions de la loi naturelle : en premier lieu faire des contrats, ou echanges de droits, en vue de la paix ; en second lieu maintenir ces contrats. — Qu'il faut une force pour soutenir la morale naturelle. — Le nombre et Vaccord des contractants ; leur union et leur personnification. — Etablissement d'un gouvernement. — 190 LES SUCCESSEURS MODERNES D'EPICURE 3o La citi de Hobbes. — Point faible du syst£me de Hobbes. — Le gouver- nement le plus fort est-il le gouvernement despotique? — Moyen terme entre Vanarchie et Vempire : la liberte. — R61e de Hobbes dans l'histoire des doctrines epicuriennes et utilitaires. I. — L'epicurisme fut le dernier des systemes de philo- sophie qui survecurent quelque temps encore au chris- tianisme. II prolongea son existence quatre cents ans apres Jesus-Christ. A cette epoque, definitivement etouffe, il sembla disparaitre entierement. Cependant, malgre ce triomphe du christianisme, il resta toujours quelque trace de l'esprit epicurien, qui se confondait en somme avec l'esprit d'incredulite. L'epicurisme etait la seule de toutes les sectes anti- ques qui fut essentiellement incredule, qui niat tout mi- racle, et ne fit aucune part aux sentiments religieux et mystiques dans l'explication des choses. Au contraire, le fond du systeme stoicien, par exemple, etait une reli- giosity vague, un pantheisme qui aboutissait a admettre dans le monde une incessante action divine, une perpe- tuelle providence ou, pour mieux dire, un perpetuel et eternel miracle; le Stoicien, croyant a la fatalite et a la predestination, croyait aux oracles, les consultait, les redoutait, nourrissait, en somme, une bonne partie des superstitions du vulgaire. De meme pour les Platoniciens. Le platonisme, qui avait repris une vie nouvelle dans l'ecole d'Alexandrie, s'y trouvait allie a des doctrines de theurgie et de magie; il etait tout-a-fait incapable de resister a une religion appuyee sur des miracles, alors qu'il cherchait a en produire pour son propre compte. Seul, l'epicurisme etait absolument ennemi de toute religion quelle qu'elle fut; car toute religion repose plus ou moins sur l'idee de creation, de providence, de mi- racle, de solidarite entre le monde et Dieu. Ge n'est done pas sans raison que le nom d'epicurien devint rapide- ment synonyme d'incredule et d'irreligieux. Quelques siecles apres Jesus-Christ, nous voyons dej& les peres de l'Eglise envelopper dans les memes refuta- tions et les memes maledictions les Epicuriens et toute espece de libres-penseurs. De meme le Talmud designe sous le nom d'Epicuriens les Sadduceens et les libres- penseurs en general. Aux yeux des Juifs comme des Chretiens, tout incredule se trouvait ainsi facilement range sous le parti d'Epicure, et e'est Epicure qui, parmi les philosophes antiques, apparaissait comme le veritable LES EPICURIENS ITALIENS 191 adversaire du Christ ou de la Bible. Aussi, au commen- cement du douzieme siecle, lorsque un courant d'incre- dulite commenca a se produire en Europe et surtout en Italie, lorsque des societes secretes se formerent pour la destruction du christianisme W, les plus logiques parmi ces partisans d'un esprit nouveau n'hesiterent pas a in- voquer le nom d'Epicure. A Florence, en 1115, un parti d'Epicuriens se forma, assez fort pour devenir le sujet de troubles sanglants ( 2 ). L'heresie des Epicuriens, remar- que Benvenuto d'Imola, etait, entre toutes, celle qui comptait les plus nombreux partisans < 3 ). « Farinata, dit « encore Benvenuto,, etait chef des Gibelins et croyait, « comme Epicure, que le paradis ne doit etre cherche « qu'en ce monde. Cavalcante avait pour principe : Unus « est interitus hominum et jumentorum. » Dante place tous ces Epicuriens avec « des milliers d'autres » dans un cercle special de son enfer, en des tombeaux de feu W. Et cependant l'ami du Dante, le poete Guido Cavalcanti, passait lui-meme pour athee et epicurien. Ainsi le nom d'Epicure se trouvait mele aux dissen- sions du Moyen-Age. On le trouve meme cite avec quelque eloge dans l'orthodoxe Jean de Salisbury (5 >. Mais c'est surtout avec la Renaissance, avec l'esprit d'examen et de liberty que les idees epicuriennes re- prennent toute leur force. Erasme s'efforce en vain de concilier le christianisme et 1'epicurisme en montrant que le chretien est le meilleur disciple d'Epicure (6) . Les Epicuriens, d'instinct .ou de raisonnement, sentent bien qu'ils sont pour le christianisme l'ennemi ; ils se ca- chent, ils se deguisent. Montaigne, cet auteur a double ou triple fond, comme l'appelait Sainte-Beuve, est Pyr- rhonien par un cote seulement ; il est Epicurien par l'autre, et appelle la foi a son aide pour recouvrir le tout; mais en somme, ce qui se degage de son livre, ce qui en est la « moelle » meme, dirait Rabelais, c'est 1'epicurisme. Certes, nous ne parlons pas de la cosmolo- gie epicurienne et de l'atomistique ; Montaigne se raille (i) Ozanam, Dante, p. 47, 345, 2 e edition. (2) Ozanam, p. 48. (3) E chussi poteano dire pluy de centomillia migliara. Voir M. Re- nan, Averroes, p. 285. (4) Inf., IX et X. (5) Polycraticus, L. 7, ch. i5. (6) Erasme, Colloquia, p. 543. 192 LES SUCCESSEURS MODERNES D'EPICURE fort des atomes, il ne veut pas entendre parler de toutes ces reveries ; mais quand il s'agit du principe meme de la morale epicurienne, son langage change : « Toutes « les opinions du monde en sont la, dit-il, que le plai- « sir est notre but Quoi qu'ils disent, en la vertu « meme, le dernier but de notre visee, c'est la volupte. « 11 me plait de battre leurs oreilles de ce mot qui leur « est si fort a contre-cceur (1 >. » Ce n'est pas sans raison que Pascal opposera Montaigne a Epictete, comme on avaii oppose jadis Epicure a Zenon. Sans doute Montai- gne n'a pas de systeme bien defini, ou, s'il en a, il ne s'echappe que rarement a le formuler, mais il le fera formuler par ses lecteurs, — ce qui revient toujours au meme (2 >. Quelques annees apres la mort de Montaigne, l'epi- curisme eut son martyr dans Vanini. Vaninr, en effet, eut la langue coupee et fut brule a Toulouse bien plus pour ses idees morales et religieuses, oil il s'est inspire d'Epicure et de Lucrece, que pour ses idees metaphysi- ques empruntees au peripatetisme. Enfin, vers la meme epoque, l'erudition d'un Gas- sendi devait reconstruire completement et sans alliage la doctrine epicurienne. Gassendi, verse dans l'histoire et dans la philologie, chercha quelle etait la docrine anti- que qu'il pouvait opposer avec le plus de force a celle d'A- ristote,, seule maitresse encore dans les ecoles, et la doc- trine d'Epicure lui sembla la plus conforme a son pro- pre esprit en meme temps qua l'esprit moderne. Aussi des 1624, c'est-a-direcinq ans apres la mort de Vanini, il ecrivit un important ouvrage intitule : Exercitationes paradoxic^ adversus Aristoteleos, dans lequel il exposait deja la morale d'Epicure. « D'un seul mot, etait-il « dit dans la preface, l'auteur fait comprendre l'opi- « nion d'Epicure sur le plaisir : il nous montre en effet « comment le bien supreme se trouve dans la vo- (i) Essais, I, ig. (2) Un des contemporains de Montaigne, Cardan, professait une sorte d'epicurisme retourne : sa doctrine conduisait a Tascetisme par un raffinement de volupte; il soutenait en effet que, le plaisir nais- sant par contraste avec la douleur, on doit rechercher le plus possible peines et souffrances, afin d'obtenir dans leur cessation une plus grande somme de plaisirs. II avait, pretendait-il, toujours conlorme sa vie a ce precepte, et il s'en etait fort bien trouve. De subtilit., 1. XIII ; Dc vit. propr. GASSENDI 193 « lupte et comment le merite des vertus et des ac- « tions humaines se mesure d'apres ce principe. » Les Exercitaliones paradoxic^ etaient tel lenient audacieuses que Gassendi, apres les avoir imprimees et distributes a ses amis, se decida sur le.urs conseils a en bruler cinq livres. Cet ouvrage, meme ainsi tronque, ne resta pas sans influence. Assez longtemps avant le Discours de la Methode, Gassendi avait done deja ose attaquer en face la vieille autorite d'Aristote, et cela au nom d'idees inspirees par l'epicurisme et contraires sur beaucoup de points a celles que Descartes emettra plus tard. On sait comment Gassendi consacra encore d'impor- tants ouvrages, d'une part a la rehabilitation de la doc- trine epicurienne, d'autre part a une habile controverse avec Descartes, oil il se montre a la fois le disciple d' Epicure et le predecesseur de Hobbes et de Locke. En somme la plus grande partie de sa vie fut employee a relever Epicure et a l'opposer tout ensemble aux sco- lastiques et aux cartesiens. II avait une admiration toute particuliere, un veritable culte pour Epicure et on re- trouve chez ce moderne le meme respect a l'egard du maitre qu'on constatait chez les Epicuriens antiques. II avait entre ses mains deux effigies d'Epicure : l'une lui avait ete envoyee par son ami Naude ; l'autre, faite d'a- pres un camee, lui avait ete donnee par Henri Dupuy, philologue de Louvain. Gassendi cite lui-meme l'ins- cription laudative dont Dupuy l'avait accompagnee : << Con temple, mon ami, l'ame du grand homme qui « respire encore dans ces traits. G'est Epicure, avec a son regard et son visage. Gontemple cette image qui « merite d'attirer tous les regards ( 1 ). » Quoique Gassendi se trouvat etre un peu plus jeune que Hobbes, il fut cependant comme son maitre ; car le developpement de son esprit avait ete plus rapide. II ne lut pas non plus sans influence sur Descartes lui-meme. Enfm, il crea une veritable ecole, opposee a l'ecole car- tesienne et qui divisait la Sorbonne en deux camps. En reconstituant ainsi l'epicurisme pour en faire la base d'un nouveau systeme, Gassendi avait bien devine les tendances de son siecle. II ne faut pas oublier que le xviii 6 siecle est en germe dans le xvn c . On considere (i) De vit. et mor. Epic, preface. 13 194 LES SUCCESSEURS MODERNES D'ePICURE trop souvent ces deux epoques de l'histoire a part Tune de l'autre, sans bien voir les liens qui les rattachent. Des le xvii e siecle la foi s'ebranle, 1'incredulite commence a percer de toutes parts; on peut en juger par Pascal, qui a pose plus nettement qu'aucun autre le dilemme entre l'epicurisme et la foi. La societe ou a vecu Pascal pen- dant plusieurs annees etait « libertine », et par ce mot, au xvn e siecle, on n'entendait pas le libertinage des mceurs, mais l'independance de la pensee. « II entendit « faire des discours aux libertins », dit M me Perier. On commencait a se poser des problemes, a en chercher la solution. Plus tard, Pascal -malade, converti, fanatique, etait visite par des gens qui venaient lui demander con- seil sur des questions religieuses ou morales; c'est alors qu'il donnait des coups de coude sur sa ceinture de fer ; ces epines qui dechiraient sa chair n'etaient que l'image de celles qui, suivant l'expression de M. de Saci, « de- « chiraient son ame. » Et ce mal interieur dont soufi'rait un Pascal, tout son siecle le ressentait d'une maniere plus ou moins vive. Toute cette epoque oscille entre l'epicurisme rajeuni et le christianisme vieillissant. On se rappelle le fameux epicurien Des Barreaux et la societe epicurienne qu'il presidait, dont Ghapelle et Theophile Viau faisaient par- tie. G'etait vers Epicure que penchait generalement la jeunesse. En ce mouvement qui agitait les esprits, une idee fit defaut, une idee que le xviii* siecle devait mettre en lumiere et chercher, tant bien que mal, a concilier avec les principes de Tepicurisme. A la foi qui s'en al- lait on n'opposait rien encore ; or, l'incredulite trop complete est impuissante ; si l'incredulite l'emporta au xvm e siecle, c'est qu'ii la foi religieuse elle opposait un autre genre de foi, a l'amour du Christ un autre genre d'amour, a la divinite l'humanite. Le xviii 6 siecle tout entier eut foi dans l'humanite, et les utilitaires eux- memes se consacrerent k ce culte desinteresse et actif. C'est dans cette conception nouvelle qu'ils trouveront une force capable de remuer a fond les esprits ; malgre Pascal, l'epicurisme, s'alliant en une certaine mesure au stoicisme, achevera la revolution intellectuelle et morale qui commence. II. — A la meme epoque oil l'epicurisme se relevait en France, il etait reconstitue en Angleterre sous une HOBBES 195 forme originale par Hobbes, l'ami et presque le disciple de Gassendi. Le systeme de Hobbes, quoique bien connu, merite une rapide analyse. line des tendances caracteristiques de la doctrine epi- curienne, c'est la tendance a la paix. Pour jouir, en effet, il faut d'abord posseder ; pour posseder, il faut ac- querir et conserver; or, on ne peut guere acquerir, et encore moins conserver,, que dans l'etat de paix et dans la securite. Aussi nous avons vu Epicure et nous ver- rons Hobbes parler sans cesse de la paix comme du plus grand des biens, parce qu'il est la premiere condition de tous les autres. Seulement il y a sur ce point, entre Epicure et Hobbes, un grave desaccord, qui se traduira par une di- vergence plus grave encore dans le developpement d'a- bord parallele des deux systemes. Epicure en tend avant tout par la paix la serenite de Tame, et il ramene cette paix interieure a l'independance absolue, a la liberte completement indifferente ; cette securite dans la liberte etant au fond toute spirituelle, il ne faut pour l'obtenir que des moyens spirituels aussi : il suffit de se detacher lies choses par la volonte indifferente et de se retirer en soi. — Hobbes, au contraire, prend le mot depaix dans un sens tout materiel et tout exterieur : etre en paix, c'est simplement, a ses yeux, n'avoir rien a craindre des autres hommes, c'est acquerir sans rivaux, c'est con- server sans envieux : tout le bonheur est la. Or, les moyens de cette paix materielle devront etre materiels aussi : a quoi servirait la liberte interieure dont parlait Epicure pour etablir l'equilibre entre des forces physi- ques ennemies ? II faut que cette pretendue liberte de- vienne elle-meme une force, se revetisse de chair, entre dans le domaine des luttes physiques; elle ne peut plus acquerir la paix qu'en la conquerant les armes a la main. Le seul moyen, d'abord pour terminer cette guerre a son profit, puis pour empecher qu'elle ne re- commence, la seule arme et la seule garantie de celui qui veut obtenir le bien-etre, ce sera la puissance mate- rielle. La puissance, comme moyen de la paix; la paix, comme moyen de la jouissance : voila la morale de Hob- bes tout entiere. Hobbes admet une necessite aussi de- terminee que la liberte d'Epicure est indeterminee. En nous et autour de nous, il place un mecanisme dont le regulier fonctionnement assure seul notre securite, et 196 LES SUCCESSEURS MODERNES d'ePICURE oil 1'intensite de notre jouissance peut se calculer exac- tement d'apres l'intensite de notre force. Etre inde- pendant, c'est etre heureux, disait Epicure. Etre fort, c'est etre heureux, dit Hobbes. Qu'on le remarque, dans le systerae de Hobbes, tout est arrange sur le meme plan, aussi bien riiomme que la cite; il se plait dans la vue d'un niecanisme brut, de la force fonctionnant et pliant tout a soi ; il a besoin de placer un maitre partout : dans l'Etat c'est le souverain ; dans riiomme c'est l'appetit. Ne faut-il pas qu'on puisse ramener tous les phenomenes a une meme cause et les expliquerpar une meme raison : la force de la nature, qui est elie-meme la force de la logique ? Le fatalisme etant admis, du meme coup est sup- prime tout bien absolu, tout mal absolu, toute fin vrai- ment finale. Hobbes a apercu cette consequence avec la plus parfaite nettete. Le bien, c'est ce que nous desi- rons ; le mal, c'est ce que nous fuyons ; tout ce qui est bon l'est seulement par rapport a quelqu'un et a quel- que chose : il n'y a rien de bon absolument. Une chose est bonne en tant que desiree, et, en tant que possedee, agreable ; voila l'unique difference du bien et de l'agrea- ble. Ajoutons que la beaute est simplement la reunion de signes exterieurs promettant quelque bien. Enfin l'uti- lite se decouvre lorsque, au lieu de considerer une chose en elle-meme, on considere toute la chaine des biens ou des maux qu'elle entraine avec elle. Les choses ne sont pas isolees dans la nature, dit Hobbes en developpant les idees epicuriennes, elles forment le plus souvent des se- ries dont les termes s'impliquent reciproquement. Un bien n'est jamais seul, mais il est suivi de biens qui en augmentent la valeur ou de maux qui l'annulent. La consideration de Futile doit done dominer celle du bien, du beau et de l'agreable ; Futile enveloppe et comprend tout. Le souverain bien, la felicite ou fin derniere peut-elle etre atteinte dans la vie, comme le croyaient Epicure ou Zenon ? Nullement ; car, si on pouvait atteindre la tin derniere, on ne manquerait plus de rien; on ne desirerait plus rien ; done nul bien n'existerait plus pour nous; nous ne sentirions plus, nous ne vivrions plus. D'oii cette remarquable consequence, que le plus grand des biens, c'est de « s'avancer en ne rencontrant « que peu d 'obstacles vers des fins toujours ulterieu- HOBBES 197 « res W; » et que « lajouissance memede la chose desiree « est, au moment ou nous jouissons, un desir, c'est-a- « dire un mouvement de Fame qui jouit a travers les « parties de la chose dont elle jouit. Gar la vie est un « mouvement perpetuel, qui, iorsqu'il ne peut s'avancer « selon la ligne droite, se change en un mouvement cir- « culaire. » — G'est la une analyse bien fine de la jouis- sance, mais aussi bien desesperante si on place en elle la fin desirable : car cette fin ne sera desirable que preci- sement parce qu'elle ne peut etre possedee. Epicure eut rejete cette definition d'un plaisir qu'il eut appele infe- rieur et meprisable. Pour lui, on se le rappelle, le vrai plaisir etait dans le repos ; Hobbes revient a la doctrine des Cyrenaiques : le plaisir est dans le mouvement, il est le mouvement meme. D'une maniere generale, agir est un bien, se mouvoir est un bien; le fait d'avancer vers une. fin, de progresser est egalement un bien : car la vie tout entiere est mouvement, action, deploiement de force et progres. Toutes les peines et les plaisirs, tous les desirs, en un mot toutes les « affections » de Fame ont leur origine dans la conscience d'une puissance in- terieure et solitaire, dont Fexpansion sans obstacles ou la limitation suffit a produire Finfinie variete des sen- timents. Reste a considerer non plus Yhomme en general, mais lhomme dans ses relations avec ses semblables, c'est-a- dire le ciloyen. Mettons en presence plusieurs de ces mecanismes que Hobbes a construits avec la sensation et qu'il met en mouvement par Finteret ; quels rapports generaux vont s'etablir entre eux? L'homme, pour Hobbes, n'est pas autre chose qu'une sorte de machine a sentir ; c'est une force qui se prend elle-meme et elle seule pour fin, qui, dans quelque direction qu'elle semble se lancer, revient toujours apres des detours plus ou moins longs a ce meme point : « moi. » Qu'a cote de cet homme, on en place un ou plusieurs semblables a lui, cela suffira- t-il a produire la moindre deviation dans la direction suivie, le moindre changement dans la fin poursuivie ? Nullement ; l'homme ne cessera pas plus, en societe avec (i) Bonorum maximum ad fines semper ulteriores minime impe- dita progressio. De Horn., XI, i5. 198 LES SUCCESSEURS MODERNES D'EPICURE d'autres, de desirer son avantage propre, que la pierre ne cesse, si on la joint a d'autres pierres et qu'on la pre- cipite dans l'espace, de tomber en droite ligne. Qu'od ne parle done pas a Hobbes de la nature sociable de Tboni- me : l'homme est par nature egoiste; aussi la defini- tion d'Aristote : C&ov r Sh<-<:/&i, est-elle fausse ; l'homme n'est point ne apte a la societe. Deja Epicure et Metro- dore avaient reagi contre la definition aristotelique, en nous montrant dans les hommes a l'etat sauvage « des animaux prets a se devorer les uns les autres. » Si l'hom- me, ajoute Hobbes, aimait naturellement l'homme, il Taimerait en tant qu'homme, et abstraction faite de Pa- vantage ou de l'honneur qu'il peut en recevoir ; il ai- merait done egalement tous les hommes; ce qui n'est pas. Nous ne recherchons pas naturellement la societe, mais les avantages qui peuvent en resulter pour nous ; ce que nous aimons dans un compagnon, e'est en premier lieu son utilite, en second lieu sa personne. Si on pouvait aimer l'homme abstraction faite de l'interet, comment expliquer l'envie et la medisance? De quoi s'oc- cupent toutes les societes et qu'allons-nous y chercher, sinon le plaisir d'entendre medire du prochain, d'abais- ser autrui et de nous elever nous-memes a ses depens? Non, l'homme n'est pas ne sociable ; sa nature le pousse a la domination et non a l'egalite que la societe comporte. II ne s'ensuit pas que l'homme n'ait point le desir de la societe, il ne s'ensuit meme pas que des reunions fortuites soient impossibles ; mais il y a une difference entre le desir et la capacite, entre des reunions fortuites et des societes civiles (1 >. Puisque la societe, d'ou resulte l'etat depaix, n'est pas naturelle; puisqu'il n'y a rien dans l'homme, excepte son interet, qui tende a le rapprocher de l'homme, il est evi- dent que l'etat naturel par excellence, l'etat primitif, e'est la guerre. Point de milieu entre la societe ou la guerre, entre l'harmonie ou la lutte. En effet, tous les mecanis- mes humains ne tendent qu'a un meme but, la jouis- sance ; il y en aura done plusieurs parmi eux qui desire- ront a la fois un meme objet de jouissance; or, si par hypothese ils ne peuvent jouir a la fois de cet objet ni le diviser, voila la guerre engagee, voila la force en oeuvre, et e'est la force la plus forte qui l'emportera (2) . (i) Decive, Lib., Prcef., C. I, i et annot. (2) De cive, Lib., I, 6. Cf. Lucrece, 1. V. loc. cit. HOBBES 199 Qu'on ne blame pas cette victoire de la force ; car en vertu de quoi la blamerait-on? N'est-ce pas necessaire- ment et fatalement que chacun est emporte par le desir ou la repulsion? Or, ce qui est necessaire est raison- nable, et ce qui est raisonnable est juste ; c'estun droit. Ge mot de droit signifie la liberte ou puissance que cha- cun possede d'user de ses facultes selon la droiteraison, c'est-a-dire de poursuivre sa fin naturelle. Cette fin na- turelle est la conservation de sa vie et de sa personne. Mais le droit a la fin donne le droit aux moyens neces- saires pour cette fin. Voici done quelle sera la formule derniere du droit naturel : chacun a le droit "d'employer tous les moyens et d'accomplir toutes les actions neces- saires a sa conservation. Or, il n'est pas de chose qui ne puisse sembler a quelqu'un necessaire a sa conser- vation : il n'est done point de chose sur laquelle il n'ait droit ; ainsi, d'apres le droit naturel, tout est a tous ( 1} ; la seule mesure de ce droit, e'est l'utilite de chacun; la seule sanction, la force; la consequence, la guerre. Guerre de tous contre tous, voila tout ensemble le fait premier et le premier droit de la nature (2) . Qu'on n'objecte pas a Hobbes qu'il accuse la nature humaine : dans ce choc des forces produit par le choc des interets, il n'y a point de peche, il n'y a point (Tin- justice, puisque les lois n'existent pas encore. La jus- tice et l'injustice n'appartiennent point a Thomme en tant qu'homme, mais en tant que citoyen. Dans la na- ture, la force et la ruse sont des vertus. Ne trouve- t-on pas tout naturel de prendre en voyage des compa- gnons et des armes, de fermer sa maison par crainte des voleurs? Les chiens mordent ceux qu'ils ne con- naissent point et la nuit ils aboient contre tout le, monde : ainsi doivent se conduire les hommes dans l'etat de nature. La guerre, n'est-ce pas la loi des peu- ples sauvages; n'est-ce pas, meme chez nous, la loi des princes et des peuples, entre lesquels l'etat de nature sub- siste encore ? Quand, au milieu de la discorde, de la defiance, de la faiblesse universelles, un homme se- couant et brisant toutes les entraves s'eleve soudain sur la tete des autres, peu importe les moyens qu'il a employes, fut-ce Gain et Abel fut-il sa victime, devant ce . Mais le moraliste ne se laissera point tromper par ce serrement de mains hypocrite, il verra dans le nombre et Vaccord des contractants (multorum concordia) la seule cause de la paix. Pourtant l'accord ne suffit pas a constituer une paix durable. L'accord de tous, en effet, depend de la vo- lonte de chacun, et la volonte que Hobbes place dans l'homme, c'est-a-dire la predominance du desir le plus intense, ou du mouvement le plus intense, est essen- tiellement variable ; il faut done quelque chose de plus constant, et pour cela de plus necessaire, consequem- ment encore de plus fort. II faut que toutesles volontes, non-seulement s'accordent entre elles sur certains points, posent certaines regies generates, mais encore qu'elles donnent un corps a ces regies, qu'elles les fassent vi- vantes et puissantes, qu'elles preposent a leur garde une force physique, une personne. Dans l'accord una- nime, les volontes diverses peuvent etre considerees comme une seule volonte : mais cette unite est une abs- traction que le moindre changement chez les divers vouloirs qui la constituent suffit a faire disparaitre ; au contraire, si on realise cette abstraction dans une per- sonne, si on lui donne un representant et un protec- teur, elle subsistera quoi qu'il arrive, prete a faire ren- trer dans l'ordre et a ramener vers sa vivante unite qui- conque voudrait s'y soustraire. Cette personnification de la volonte de tous soit dans un homme, soit dans une assemblee, e'est ce que Hobbes appelle Y union et qu'il distingue soigneusement de Vaccord w. Ici est le point delicat de la doctrine de Hobbes : jus- (i) De cive, Imp. V, 3. (2) De cive, Imp. V, 6, 7. 202 LES SUCCESSEURS MODERNES d'ePICURE qu'alors, etant posees les premisses du systeme, a sa- voir l'homme concu comme animal non sociable el sans liberte, Hobbes en a tire les conclusions rigoureu- ses, et il n'etait guere possible de prendre sa logique en defaut. Mais, a partir de ce moment, ce ne sera plus seulement le pbilosopbe impartial et consciencieux ; ce sera le defenseur de la monarchie absolue, l'ami et le maitre de Gbarles II. Aussi la deduction va-t-elle ces- ser d'etre exacte : la logique du partisan ne vaut plus celle du penseur. De meme que toute la partie politique des ecrits de Hobbes aura moins de valeur scientifique et renfer- mera moins de verite, elle aura aussi moins de va- leur historique et moins d'influence sur la formation des systemes posterieurs Le despotisme dont Hob- bes s'est fait l'avocat a ete renverse par Guillaume d'O- range et refute par Locke ; a partir de ce moment, il est entierement cbasse des systemes utilitaires et epicu- riens : Helvetius est liberal ; d'Holbach, Diderot le sont ; Saint-Lambert lui-meme, ainsi que Yolney ; l'ecole uti- litaire anglaise, sur laquelle la doctrine de Hobbes a exerce une influence enorme, mais qui a su habilement compenser Hobbes par Locke, l'abandonne entierement a partir de Tendroit oil nous sommes arrives, et suit les principes de son adversaire, qui d'ailleurs, sur bien des points, n'est que son disciple consequent. On peut accorder a Hobbes que la volonte de tous, surtout au sortir de l'etat de guerre oil il nous replace, a besoin de se personnifier en quelques-uns, de se fixer, de gunifiar pour ainsi dire. Mais il est possible de pro- duire cette union de deux manieres, soit en deleguant a une assemblee, pour un temps limite, un pouvoir limite ; soit en alienant au profit d'une assemblee ou d'un seul homme, pour un temps illimite, un pouvoir sans limites. Hobbes, comme nous allons le voir, n'exami- nant que la seconde hypothese, triomphe trop aisement des partisans de la liberte. Entre un bomme souverain ou une assemblee souveraine d'une part, et une as- semblee mandataire de l'autre, il y a quelque diffe- rence. Hobbes divise le grand traite sur le Citoyen en deux parties principales (1) , oil il nous montre succes- (i) La troisieme partie, Religio, 6tait evidemment accessoire aux ) r eux de Hobbes, incredule comme la plupart des epicuriens. HOBBES 203 sivement 1'homme a l'etat de guerre, de division, d'a- narchie : c'est cet etat qu'il designe da nom plus ou moins exact de Liberie ; puis, a l'etat de guerre succede la paix sous le despotisme absolu : c'est la l'ideal de Hobbes, c'est la l'etat qu'il oppose a l'anarchie primitive et qu'il appelle V Empire ; pour lui, l'histoire entiere de l'humanite se resume dans ces deux mots : anarchie, empire ; Tun marque le point de depart, l'autre la fin. — Mais, entre ces deux etats extremes, Hobbes ne semble rneme pas penser qu'il puisse en exister un autre ; pour- tant, entre le despotisme et l'anarchie n'y a-il pas place precisement pour cette liberte dont il ne comprend pas le sens ? Nous ne faisons pas ici la critique du systeme utilitaire de Hobbes, nous voulons simplement rernar- quer un oubli, une faute de raisonnement qu'il a com- mise et qui compromettra a la fois, aux yeux du logi- cien, la verite, aux yeux de l'historien, le succes de sa doctrine politique. Quoi qu'il en soit, entrons avec lui dans l'examen de l'Empire, cet unique moyen de la paix universelle, qu'eut bien difflcilement accepte Epi- cure, l'ennemi de toute force irresistible, de tout fatum. Pour passer, dit Hobbes, du simple accord a Y union proprement dite, il faut que toutes les volontes se sou- mettent ensemble a la volonte (Yun seul. Cette aliena- tion de tous en faveur d'un seul ne sera autre chose qu'un nouveau contrat, destine a assurer le maintien du premier, et dont voici la formule : « Je transmets mon « droit a ce souverain, pourvu que tu lui transmettes le « tien W- 4 » Du reste, ce souverain tout-puissant n'est pas necessairement un seul individu ; ce peut etre aussi une collection, une aristocratie, une assemblee demo- cratique, pourvu que ce soit un corps, une unite, et que son pouvoir soit sans limites; mais les preferences de Hobbes pour la monarchie pure sont bien marquees W ; il veut tout ou rien, le despotisme ou l'anarchie, un fais- ceau indissoluble ou une lutte de toutes les forces ; il est l'ennemi des temperaments, de ces « trois pouvoirs « etonnes du noeud qui les rassemble, » de ces gouver- nements ou la division, en attendant qu'elle fasse eclater la guerre future, produit l'impuissance actuelle ; la force, voila le dernier mot de sa politique, comme de sa mo- (i) De cive, Imp., VI, 20. Leviath., De civ., c. xvn. (2) De cive, Imp., X; Leviath., Dc civ. XIX. 204 LES SUCCESSEURS MODERNES d'ePICURE rale et de sa psychologie. Lorsque tous auront ainsi sou- mis leurs volontes et transmis leurs droits a un seul, celui-ci en acquerra de si grandes forces, « que, par « la terreur qu'elles inspireront, il pourra conformer « les volontes de chacun k l'unite et a la paix i 1 ). » Par ce contrat et cette alienation de tous les droits, la cite est formee (2 ), la cite, cette chose merveilleuse, cette harmonie artificielle de forces naturellement discor- dantes, cet admirable monstre dont les parties si diver- ses, pretes a s'echapper et a se disperser en tous sens, ne demeurent unies que par le seul attrait de l'interet et par le seul lien de la puissance. Quand Hobbes a cons- truit cet etre etrange avec toutes les ressources de son genie, s'etonnant de sa propre ceuvre, il l'admire et lui cherche un nom symbolique. Apres avoir ainsi cree, fait grandir, eleve a la supreme puissance ce souverain roi, cette personne civile en qui il fait respirer, vivre et mar- cher l'Etat, que lui reste-t-il a faire, si ce n'est & le deifier et a l'adorer? Cet etre merveilleux est plus divin qu'hu- main : il est le dieu mortel, Leviathan. Ainsi nos ancetres entouraient d'une horreur religieuse ces blocs gigantes- ques qu'ils avaient dresses de leurs propres mains et qui, branlant sans tomber jamais, menacaient eteraellement les adorateurs agenouilles a leurs pieds. Le dieu de Hobbes, comme celui des premiers peuples, est le dieu de la force; c'est surtout pour cela, peut-etre, qu'il est un dieu mortel. En somme, la partie politique du systeme de Hobbes, que nous n'exposerons pas ici dans tous ses details, ne manque ni de vigueur ni de logique : des qu'on admet un souverain quelconque, et non plus seulement un mandataire, toutes les consequences auxquelles aboutit Hobbes doivent etre acceptees d'avance. Sa politique peche done surtout par le principe dont elle est deduite, et elle perira avec lui. Ce que les successeurs de Hob- bes garderont en le transformant, c'est le vaste systeme sensualiste et naturaliste dont Hobbes a ete le renova- teur dans les temps modernes, comme Epicure et De- (i) De cive, Imp., V, 8. (i) De cive, Imp., V, 9 : Civitas est persona una, cujus voluntas, ex pactis plurium hominum, pro voluntate habenda est ipsorum om- nium; ut singulorum viribus et facultatibus uti possit, ad pacem et defensionem communem. HOBBES 205 inocrite en avaient ete les createurs dans l'anti quite. Hobbes, en effet, a exerce une influence enorme sur le developpement des idees epicuriennes, soit en France, soit en Angleterre. Nous retrouverons presque tous ses principes dans Helvetius et dans son traducteur D'Hol- bach. Enfin plusieurs de ses idees ont passe chez ses adversaires memes, et on peut le dire, il n'a pas ete moins utile a la cause qu'il combat tait qu'a celle qu'il ser- vait. C'est lui, en effet, qui a le premier essaye de traiter la morale et la politique comme des sciences deducti- ves, de les enchainer avec loute la rigueur de la logi- que; jusqu'alors on avait surtout, en politique, cher- che a observer ; lui, il a voulu demontrer. II s'indigne contre ceux qui pretendent qu'on ne peut traiter phi- losophiquement des principes de l'Etat. — Si ces prin- cipes, dit-on, pouvaient etre demontres, ils le seraient deja. — Mais, repond Hobbes, n'y a-t-il pas eu une epoque oil les hommes ne savaient pas batir? ils l'ont appris; on apprendra de meme a construire, avec le seul secours du raisonnement, cet edifice politique qui semble aujourd'hui" l'oeuvre du basard. La politique et Tetbique sont des sciences, et peuvent se demontrer a priori M. Maintenant si, ne voyant dans Hobbes que le conti- nuateur d'Epicure, nous nous demandons ce que l'epi- curisme a gagne entre ses mains, nous trouvons son systeme plus profond, mais moins large. Nous sommes loin aussi de ce que 1'epicurisme offrait d'attrayant : l'idee qu'Epicure se faisait de Tinteret etait vaste et syn- tbetique, et le role qu'y jouait la force physique restait completement efface. Hobbes, lui, ne saisit dans Tinte- ret que le cote le plus mecanique, et approfondissant Tetroite idee qu'il s'en fait, il aboutit a placer le plus grand interet dans la force. Aussi Hobbes s'est-il fait Tapotre de la force, comme d'autres se sont fait les apotres de la douceur et de la bienveillance. Son systeme est surtout remarquable par la rigueur scientiflque. II est enchaine, en general, avec une force logique aussi irresistible que la force materielle qui en- chaine sa cite et son citoyen; mais aussi, jamais le moindre elan de sensibilite, jamais le moindre precepte (i) Leviath., De civit, xxx. — Cf. De Horn., X, 5. 20C LES SUCCESSEURS MODERNES D'EPICURE . » — Mais, peut- on dire, de meme que certains fleuves, longtemps apres avoir quitte le rivage, coulent encore au milieu de l'O- cean et changent au loin la couleur de ses eaux, peut- etre ces vertus se retrouveront-elles parfois et se mon- treront-elles plus ou moins effacees et ternies au sein meme de l'interet dont on veut les envelopper : les ter- nir, les effacer de plus en plus, en poursuivre et en detruire les moindres traces, en un mot les faire a ja- mais disparaitre dans ce que La Rochefoucauld a lui- meme appele « l'abime de l'interet, » — voila le but au- quel tendra tout entier le livre des Maximes. Si toute action a pour principe l'interet, sont men- teuses et doubles celles qui ne semblent venir que d'une intention vertueuse et desinteressee : celles-la, le pen- seur aura pour tache de les interpreter dans leur vrai sens et d'en devoiler l'hypocrisie : « Nos actions sont « comme des bouts-rimes que chacun fait rapporter a « ce qu'il lui plait '*)-. » Passons en revue les diverses actions, et sous l'appa- rence de la vertu, distinguons la realite de l'egoisme. Vous tous qui croyez, en accomplissant une bonne ac- tion, faire suivant l'expression des Grecs une bonne et belle chose, une oeuvre parfaite en son genre, une sorte de poeme acheve et durable, vous n'avez fait qu'un bout-rime, et a cette rime que vous avez seule fournie, chacun peut attacher les vers qu'il lui plaira, remplir comme il l'entendra, de beau ou de laid, de desinteres- sement ou d'interet, de devoir ou d'ego'isme, le vide que vous n'avez pu combler ; votre action a mille sens, sui- vant la face par ou on la regarde ; ou plutot, dans le fond, elle n'en a qu'un, et ne peut jamais signifier qu'une chose, ne peut jamais repeter qu'un mot : interet. Qu'est-ce, par exemple, que le courage? « A une (1) Max. 206, 54, 55, 12, 1, 182, 171. (2) Max. 104. LA ROCHEFOUCAULD 211 « grande vanitepres, les heros sont faits comme les au- « treshommes. » « La vanite, la honte et surtout le tem- « perament font souvent la valeur des hommes et la « vertu des femmes. » Du courage militaire, passons au courage purement moral, a la force d'ame : encore et toujours l'interet. « La magnanimite est le bon sens cc de l'orgueil...; elle meprise tout pour avoir tout; « ...elle rend l'homme maitre de lui-meme pour le ren- « ■ dre maitre de toutes choses. » « La generosite n'est « qu'une ambition deguisee... un industrieux emploi « du desinteressement pour aller plutot a un plus « grand inte'ret. » « La philosophie triomphe des maux « passes et des maux a venir; mais les maux presents « triomphent d'elle. » « Nous croyons souvent avoir « de la constance dans les malheurs, lorsque nous n'a- « vons que de l'abattement; et nous les souffrons sans « oser les regarder, comme les poltrons se laissent « tuer de peur de se defendre (1 >. » Si l'interet est la seule fin, le seul bie,n est le bien sen- sible, la mort, terme de tous biens sensibles, sera done le plus grand des maux pour La Rochefoucauld com- me pour Hobbes, qui different en cela d'Epicure. Devant la mort expirera le courage le plus assure. « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixe- « ment. » « Ceux qu'on condamne au supplice affec- « tent quelquefois une constance et un mepris qui n'est « en effet que la crainte de l'envisager ; cette constance « et ce mepris ne sont a leur esprit que ce que le ban- « deau est a leurs yeux. » « Les plus habiles et les plus « braves sont ceux qui prennent de plus honnetes pre- « textes pour s'empecher de considerer la mort; mais « tout homme qui la sait voir telle qu'elle est, trouve « que e'est une chose epouvantable (2) . » La temperance comme le courage, et a plus forte raison, est de l'interet transforme. « La sobriete est « l'amour de la sante, ou l'impuissance de manger « beaucoup. » « On voudrait bien manger davantage, « mais on craint de se faire du mal. » Apres la tem- perance proprement dite vient la moderation de l'ame, le mepris des richesses, des honneurs. « La mode- « ration est la langueur et la paresse de Tame, com- (i) Max. 24, 225, 218, 220. (2) Max. 26, 21, 528. 212 LES SUCCESSEURS MODERNES D'EPICURE « me 1'ambition en est l'activite et l'ardeur. » « La mo- « deration n'a garde de combattre et de soumettre l'am- « bition , puisqu'elles ne peuvent se trouver ensem- « ble...; l'une est la bassesse de 1'ame, comme l'autre « en est l'elevation. » « La moderation des personnes « heureuses est le calme de leur humeur, adoucie par « la possession du bien...; c'est une crainte de Fen- ce vie et du mepris qui suivent ceux qui s'enivrent « de leur bonheur ; c'est une ostentation de la force de « notre esprit. » « Le dedain des richesses etait, dans « les philosophes, un desir cache de venger leur me- te rite de l'injustice de la fortune ; c' etait un secret pour « se garantir de l'avilissement de la pauvrete ; e'etait « un chemin detourne pour aller a la consideration, « qu'ils ne pouvaient avoir par les richesses. » Quant a 1'ambition, que semblent ignorer certains hommes, elle ne leur est peut-etre etrangere que parce quelle leur est impossible. La haine pour les favoris, en par- ticulier, n'est autre chose que l'amour de la faveur. La moderation dans la fortune, comme la moderation dans le boire et le manger, n'est done qu'un effet de l'interet bien entendu, de la vanite surtout W. De cette sorte de temperance dans les biens sensi- bles, passons a ce qu'on pourrait appeler la temperance morale, la modestie, l'humilite. La Rochefoucauld, en pre- sence de ces vertus si « chretiennes, » si opposees en ap- parence a tout interet, semble eprouver un sentiment de respect religieux ; ne savons-nous pas en effet que l'interet supreme, c'est l'interet de la vanite? Si done il est une seule vertu qu'on puisse reellement appeler desin- teressee, ce sera celle qui contredit le plus ouverte- ment l'orgueil, ce sera l'humilite; elle seule pourra enfin arreter l'amour-propre ou ego'isme qui penetre au plus profond de Tame; elle seule resistera, inexpli- cable, a tous les efforts du psychologue utilitaire : « L'humilite, » dit La Rochefoucauld, comme pour se rassurer lui-meme, « est la veritable preuve des vertus « chretiennes : sans elle nous conservons tous nos de- « fauts, et ils sont seulement couverts par l'orgueil, qui « les cache aux autres et souvent a nous-memes W . « Pourtant l'humilite, qui semble si loin de l'orgueil, (i) Max. 293, 3io, 17, 36o, 54, 55. (2) Max. 365. LA ROCHEFOUCAULD 213 n'y toucherait-elle point dans le fond? ces deux senti- ments ne s'appelleraient-ils pas l'un l'autre? la vertu supreme n'est peut-etre qu'une supreme transformation du premier des interets. La Rochefoucauld, en effet, lorsqu'il analyse plus profondement l'huinilite, voit en- core, presque rnalgre lui, reculer et fuir l'ombre de vertu qu'il croyait avoir saisie. La pensee sur l'humi- lite, qu'il a ecourtee a dessein dans la seconde edition des Maximes, est l'une des plus remarquables du livre : « L'humilite n'est souvent qu'une feinte soumission « dont on se sert pour soumettre tout le monde. G'est « un artifice de l'orgueil, qui s'abaisse devant les hom- cc mes pour s'elever sur eux. G'est un deguisement et « son premier stratageme ; mais quoique ses change- « ments soient presque infinis, et qu'il soit admirable « sous toutes sortes de figures, il faut avouer nean- « moins qu'il n'est jamais si rare ni si extraordinaire « que lorsqu'il se cache sous la forme et sous l'habit « de l'humilite : car alors on le voit les yeux baisses, « dans une contenance modeste et reposee ; toutes ses « paroles sont douces et respectueuses, pleines d'es- « time pour les autres, et de dedain pour lui-meme. « G'est l'orgueil qui joue tous ces personnages que Ton « prend pour l'humilite O. » La modestie proprement dite, sentiment derive de l'humilite morale, est plus maltraitee encore : « Le « refus de lalouange est un desir d'etre loue deuxfois. » . » Puisque nous n'aimons personne veritablement, les malheurs arrives a ceux que nous paraissons aimer nous laisseront assez froids : « Nous avons tous assez de « force pour supporter le malheur des autres. » « Nous « nous consolons aisement des disgraces de nos amis « lorsqu'eiles servent a signaler notre tendresse pour « eux. » Bien plus, « dans l'adversite de nos meil- « leurs amis, nous trouvons souvent quelque chose « qui ne nous deplait pas. » — Si, au lieu qu'un mal- heur passager frappe des etres aimes, la mort nous les arrache, notre affliction sera- t-elle veritable? Non ; comme l'orgueil s'humilie, comme l'interet se devoue, ainsi l'egoisme sait pleurer et contrefaire le desespoir de l'amour : « II y a, dans les afflictions, diverses sor- « tes d'hypocrisie. Dans l'une, sous pretexte de pleurer <( la perte d'une personne qui nous est chere, nous « nous pleurons nous-memes, nous pleurons la dimi- « nution de notre bien, de notre plaisir, de notre con- « sideration. Ainsi les morts ont l'honneur des larmes « qui ne coulent que pour les vivants. Je dis que c'est « une espece d'hypocrisie, parce que, dans ces sortes (( d'afflictions, on se trompe soi-meme. Une autre hy- « pocrisie qui n'est pas si innocente, parce qu'elle im- (( pose a tout le monde, c'est l'affliction de certaines « personnes qui aspirent a la gloire d'une belle et im- « mortelle douleur. II y a encore une autre espece de « larmes qui n'ont que de petites sources, qui coulent « et se tarissent facilement : on pleure pour avoir la « reputation d'etre tendre ; on pleure pour etre plaint; « on pleure pour etre pleure; enfin on pleure pour « eviter la honte de ne pleurer pas < 2 >. » De meme que, sous l'amitie et l'amour, nous avons retrouve la vanite et l'interet, ainsi devrons-nous les re- trouver dans Tinimitie et la haine; le principe de l'ini- (i) Max. 175. (2) Max. 235, 232, 2 33. 218 LES SUCCESSEURS MODERNES D'EPICURE mitie, en effet, c'est l'envie, et l'envie n'est-elle pas la vanite blessee ? « Le mal que nous faisons ne nous at- « tire pas tant de persecutions et de naines que nos bon- « nes qualites. » Une des principales occasions de l'en- vie, et par la une des plus fr^quentes causes de la haine, c'est la surabondance des bienfaits. — Les bienfaits ne sont agreables, avait ecrit Tacite, qu'aussi longtemps qu'il nous est possible de les rendre. — Trop de bien- faits irritent, dit Pascal : nous voulons avoir de quoi surpayer la dette. — « II n'est pas si dangereux, dit « aussi La Rochefoucauld, de faire du mal a la plupart « des hommes que de leur faire trop de bien. » « Les « hommes ne sont pas seulement sujets a perdre le « souvenir des bienfaits et des injures; ils haissent « meme ceux qui les ont obliges, et cessent de hair ceux « qui leur ont fait des outrages. » — Gomme l'envie, c'est-a-dire au fond Torgueil, suffit a fomenter les ini- mities, de meme la paresse, cette « remore qui ar- « rete les plus grands vaisseaux, » suffit a lesapaiser: on se bait pour l'interet de sa vanite, on se reconcilie pour l'interet de son repos. « La reconciliation avec nos « ennemis n'est qu'un desir de rendre notre condition « meilleure, une lassitude de la guerre, et une crainte « de quelque mauvais evenement (1) . » Si La Rochefoucauld a distingue dans l'individu les ressorts les plus secrets de la conduite, du moins ne s'est-il guere occupe de la societe et des ressorts au moyen desquels le legislateur peut y mettre l'ordre et y distribuer le mouvement; c'est un psychologue dans ses Pensees, c'est un politique dans ses Memoires; ce n'est pas un philosophe politique comme Hobbes. Tou- tefois, il est permis decroire qu'il eut applique volontiers au corps social ce qu'il disait des corps militaires : « La « victoire est produite par une infinite d'actions, qui, « au lieu de l'avoir pour but, regardent seulement les « interets particuliers de ceux qui les font, puisque tous « ceux qui composent une armee, allant a leur propre « gloire et a leur elevation, produisent un bien si grand « et si general. » En outre, on retrouve en germe dans La Rochefoucauld une idee qui jouera plus tardungrand role dans les syste- mes sociaux d'Helvetius et d'Owen, celle de l'heureuse (i) Max. 29, 238, 14, 82. LA ROCHEFOUCAULD 219 influence exercee sur l'homme par le desir de la louange. En effet, sans la louange plus ou moins conventionnelle accordee a la vertu, que serait la vertu seule ? Si la louange, quand elle degenere en flatterie, devient fu- neste, a un autre point de vue elle est l'utilite supreme, la condition premiere des vertus. « La louange qu'on « nous donne, dit La Rochefoucauld, sert au moins a « nous fixer dans la pratique des vertus; » ne realise- t-elle pas, en effet, cette merveille de mettre la vanite, c'est-a-dire la passion fixe et dominante de l'homme, au service de la vertu? Sans elle, emportes d'interets en interets, nous prendrions ou rejetterions la vertu, comme un instrument utile ou genant tour a tour, sui- vant les besoins du moment ; mais « le desir de meriter « les louanges qu'on nous donne fortifie notre vertu ; « et celles qu'on donne a l'esprit, a la valeur, a la « beaute contribuent a les augmenter W . » Puisque l'interet est partout, dans la societe aussi bien que dans l'individu, comment expliquer enfin ce sentiment tres-complexe qui suit l'accomplissement des actions contraires a la vertu, ce sentiment sans cesse donne pour preuve de notre moralite essentielle : le re- pentir ? La Rochefoucauld n'a pas de peine a ramener d'abord a l'interet ce qu'on pourrait appeler le repentir exterieur, l'aveu des fautes : « Nous avouons nos de- v fauts pour reparer par notre sincerite le tort qu'ils nous « font dans l'esprit des autres. » Quant au repentir in- terieur, « ce n'est pas tant un regret du mal que nous « avons fait, qu'une crainte de celui qui nous en peut « arriver w. » En resume, La Rochefoucauld a une doctrine tres- arretee et tres-raisonnee sur le caractere interesse de toutes les actions humaines ; il s'accorde avec Epicure, il devance Helvetius et La Mettrie, il va aussi loin que Hobbes. II est curieux que ces deux penseurs, en em- ployant deux methodes tres-differentes, arrivent au me- me point : Hobbes emploie surtout la deduction et le raisonnement, La Rochefoucauld emploie surtout l'in- duction et l'observation ; et tous deux, suivani la meme voie, mais en sens inverse, reussissent egalement a la parcourir dans son entier. De meme que Hobbes, de son (i) Prem. pens., 43, 44. (2) Max. 189, 184. 220 LES SUCCESSEURS MODERNES d'ePICURE systeme physiologique et psychologique, deduit son uti- litarisme, voyons comment La Piochefoucauld, de l'uti- litarisme pose comme principe, va tirer les consequences physiologiques et psychologiques. Si nos actions ne sont produites que par l'interet, elles ne sont produites que par le desir du plaisir, c'est- a-dire par la passion, c'est-a-dire encore par une affection venue du dehors et independante de notre volonte. II est peu de pensees sur lesquelles La Rochefoucauld aime plus a revenir que sur le determinisme de nos actes. Nous sommes esclaves de nos passions; il ne nous reste qu'a nous laisser faire, a nous laisser con- duire, a nous laisser entrainer : la volonte n'est rien, la fortune tout : « La nature fait le merite, la fortune « le met en oeuvre. » « Quoique les hommes se flat- « tent de leurs grandes actions , elles ne sont pas « souvent les effets d'un grand dessein, mais du ha- « sard. » « Toutes nos qualites sont incertaines et dou- « teuses, en bien comme en mal ; et elles sont presque . » Puisque nous sommes a la merci des desirs et des passions, les passions se contredisant entre elles, nous nous contredisons nous-memes : « Rien ne doit tant « diminuer la satisfaction que nous avons de nous- « memes, que de voir que nous desapprouvons dans un « temps ce que nous approuvions dans un autre < 4 '. » Et maintenant, s'il n'y a rien en nous que des pas- sions, a quoi se ramenent en definitive les passions, a quoi sommes-nous ramenes nous-memes? Aux sensa- tions et les sensations au corps. « Toutes les passions « ne sont autre chose que les divers degres de la chaleur « et de la froideur du sang &K » « La force et lafaiblesse « de 1' esprit sont mat nominees; elles ne sont en effet « que la bonne et la mauvaise disposition des organes « du corps (6) . » Ainsi, comme Hobbes avait trouve Tutilitarisme au fond du sensualisme epicurien, La Rochefoucauld re- trouve le sensualisme au fond de l'utilitarisme. On ne dira pas, avec la plupart des critiques, que sa doctrine (i) Max. 10. Prem. pens., i3. (2) Max. 197. (3) Max. 196. (4) Max. 5i. (5) Prem. pens., 2. (6) Max. 44. LA ROCHEFOUCAULD 223 est inconsciente, implicite, flottante; rien de plus net et, il faut bien le reconnaitre, de plus profond. Les epi- curiens et les utilitaires, surtout les plus modernes, se sont souvent laisse prendre aux mots generaux et va- gues. Plaisir, bien-etre, bonheur, autant de mobiles qu'ils donnent pour but a notre conduite, sans nous dire au juste ce que c'est; est-ce seulement mon plaisir, ou le votre ; mon bien-etre, ou le votre; mon bonheur, ou le votre? La Rochefoucauld, lui, ne laisse rien dans le vague; sa tache, dans l'histoire de l'epicurisme, aura ete, pour airisi dire, de particular iser tous les termes, de separer nettement les interets les uns des autres ; de dessiner tous les contours de l'egoisme ; de decou- vrir, comme il le dit lui-meme, les terres inconnues du pays de l'amour-propre. D'avance il s'efforce d'oter a ces mots de sympathie et de bienveillance, qui se retrou- veront plus tard dans l'ecole anglaise, tout ce qu'ils ont d'attrayant, en leur otant ce qu'ils ont d'ambigu. Personne n'a, mieux que La Rochefoucauld, sonde la doctrine de l'interet; il en a vu, pour ainsi dire, lefond. Quelle est done, en resume, la derniere unite a la- quelle se ramenent ces passions qui semblent agiter l'homme d'une maniere si diverse et si contradictoire, et qui pourtant ont toutes la meme origine et la meme fin ? II y a d'abord, nous l'avons vu, une passion gene- rale qui domine et embrasse presque toutes les autres, c'est la vanite, c'est l'orgueil. Nous savons l'importance que La Rochefoucauld y attache : « Les passions les plus « violentes, dit-il, nous laissent quelquefois du relache, « mais la vanite nous agite toujours. » « L'orgueil est « egal chez tous les hommes, et il rCy a de difference « qu'aux moyens (vertus ou vices) et a la maniere (hon- « netete ou crime) de le mettre au jour (1 ). » II est dif- < ficile de trouver une affirmation plus explicite. Maintenant, l'orgueil lui-meme, avec toutes les pas- sions qu'il renferme, rentre et se resume dans une pas- sion plus gene'rale encore : l'amour-propre. L'amour- propre, voila le centre autour duquel s'accomplissent tous les mouvements de l'ame que nous avons decrits : bien plus, il est l'ame meme, il est la vie ; de la vient que nous tombons dans l'inertie et perdons pour ainsi dire connaissance, ou que soudain nous revenons a (i) Max. 443, 35, 45o. 224 LES SUCCESSEURS MODERNES D'EPICURE nous, « selon que notre propre interet s'approche de nous ou s'eu retire (1) . » « L'amour-propre est Tamour « de soi-meme, et de toutes choses pour soi... II ne « s'arrete dans les sujets etrangers que comme les abeil- « les sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est pro- « pre... Ses souplesses ne se peuvent representer; ses « transformations passent celles des metamorphes, et « ses raffmements ceux de la chimie. On ne peut son- « der la profondeur ni percer les tenebres de ses abi- « mes. La, il est souvent invisible a lui-meme. Mais « cette obscurite" epaisse qui le cache n'empeche pas « qu'il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui ; en « quoi il est semblable a nos yeux... » A force de sonder dans le coeur de rhomme et d'y retrouver partout 1'eternel interet, La Rochefoucauld est saisi d'une sorte de vertige et comme d'effroi : le psy- chologue, souvent si froid et si indifferent, s'emeut. « Yoila », s'ecrie-t-il « voila la peinture de l'amour de « soi, dont toute la vie n'est qu'une grande et longue « agitation. La mer en est une image sensible, et l'a- « mour-propre trouve dans le flux et le reflux de ses a vagues une fidele expression de la succession turbu- « lente de ses pensees et de ses eternels mouvements. » On a beaucoup contredit les maximes de La Roche- foucauld, on a nie i'exactitude de sa psychologie, on a blame sa partialite ; en ce moment, oil nous nous con- tentons d'exposer sa doctrine dans ses rapports avec le developpement de l'epicurisme, nous n'avons point a porter sur elle et sur son auteur un jugement special. Remarquons seulement que, selon La Rochefoucauld, l'interet n'est pas toujours conscient et reflechi ; il est souvent invisible a lui-meme, il se confond avec notre nature meme et nous dirige a notre insu. Ainsi com- prise, sa doctrine est plus profonde qu'on ne l'entend d'habitude, et elle ne differe guere de celle des psycho- logues anglais contemporains. Ce qui donne, dans le developpement de repicurisrne, un caractere sui generis a la doctrine et a la personnalite de La Rochefoucauld, c'est que ce penseur ne s'est pas contente du principe de l'interet; au lieu de trouver, comme Helvetius, une consolation dans la pensee que toutes les actions humaines se rattachent a un innocent (i) Lettre a la marq. de Sable. LA ROCHEFOUCAULD 225 ego'isme ; au lieu d'y trouver, comme Benthani, une « lumiere », il n'y voit qu'un sujet de desespoir et de misanthropie ; il s'afflige de sa decouverte. Ne pouvant depasser son systeme par l'intelligence, il le depasse du moins par le cceur, en le deplorant. Seneque disait que la doctrine d'Epicure etait triste et austere : triste et austere devient aussi celle de La Rochefoucauld. II se sent morose devant cette « comedie humaine » ou l'a- mour de soi et l'orgueil, qui se confond avec, « jouent « seuls tous les personnages. » «Dans toutesles profes- « sions et dans tous les arts, ajoute-t-il, cliacun se fait « une mine et un exterieur qu'il met en la place de la « seule chose dont il veut avoir le merite, de sorte que « tout le monde n'est compose que de mines ; et c'est « inutilement que nous travaillons a y trouver rien de « reel M. » A vrai dire, sous toutes ces mines, il y atoujours une realite, c'est l'interet et l'orgueil ; mais La Rochefoucauld voudrait y trouver autre chose, et cette chose, toute la finesse de son esprit ne peut pas la decouvrir; aussi son caractere, naturellement melancolique, s'en aigrit. « J'aurais, ce me semble, » dit-il dans le portrait qu'il fait de lui-meme, « une melancolie assez supportable si « je n'en avais point d'autre que celle qui me vient de « mon temperament ; mais il m'en vient tant d'ailleurs, « et ce qui m'en vient me remplit de telle sorte l'ima- « gination, que la plupart du temps, ou je reve sans mot « dire, ou je n'ai presque point d'attache a ce que je « dis. » La Rochefoucauld a ete, dans son siecle, beaucoup admire, beaucoup commente, assez peu compris. C'est un siecle plus tard que devait paraitre le livre qui est com- me la continuation et l'application sociale des Maximes, le livre Del* esprit. Si cetouvrage eut un succes enorme, s'il fonda d'une maniere assez durable en France la doctrine de l'utilitarisme, c'est que la lecture univer- selle de La Rochefoucauld avait prepare tout le monde (i) Prem. Pens., 92. Voici sur cette maxime un passage d'une lettre de M me de Schomberg. «... Que dites-vous aussi, de ce que « chacun se fait un exterieur et une mine qu'il met en la place de ce « qu'il veut paraitre, au lieu de ce qu'il est ? II y a longtemps que je « l'ai pense, et que j'ai dit que tout le monde etait en mascarade, et « mieux deguise que Ton ne l'est a celle du Louvre. » — La Roche- foucauld le prenait sur un ton moins plaisant. 15 226 LES SUCCESSEURS MODERNES d'ePICURE a la lecture d'Helvetius. Pour se faire une idee de l'in- fluence que La Rochefoucauld a exercee, tant sur le developpement des idees epicuriennes et utilitaires que sur leur succes, il faut se rappeler les paroles de Voltaire : « Ses Memoires sont lus, et Ton sait par cceur ses Pen- sees. » Helvetius reconnait en lui son predecesseur, et par la meme son maitre : voici comment, a propos de la confusion commise par certaines personnes entre le mot amour-propre et le mot vanite, il apprecie les Pen- sees : « Lorsque lecelebre M. La Rochefoucauld dit que « l'amour-propre est le principe de toutes nos actions, « combien l'ignorance de la signification de ce mot « amour-propre ne souleva-t-elle pas de gen? contre cet « illustre auteur!... II etait cependant facile daperce- « voir que l'amour-propre, ou l'amour de soi, n'etait « autre chose qu'un sentiment grave en nous par la « nature, que ce sentiment se transformait dans chaque « homme en vice ou en vertu.... La connaissance de ces « idees aurait preserve M. de La Rochefoucauld du re- « proche tant repete, qu'il voyait l'humanite trop en « noir; il I'a connue telle qu'elle est. » II ne l'a pas seulement connue, — ou "cm connaitre : il l'a fait con- naitre a tout le xvm e siecle, et sa doctrine, passant dans Helvetius, d'Holbach, Saint-Lambert, Volney, sor- tira avec eux de France : elle ira porter son influence jusque chez Bentham et ses nombreux disciples. GHAPITRE III SPINOZA. — CONCILIATION DE l'ePICURISME ET DU STOICISME Spinoza, metaphysicien de l'utilitarisme. — I. Relativite de la perfection et de l'imperfection ; relativity du bien et du mal. Le bien, c'est l'utile; l'utile, ce qui produit la joie en satisfaisant le desir ; le desir est la tendance de l'etre a perse verer dans l'etre. La vertu, c'est de pouvoir perseverer dans l'etre; le bonheur, c'est d'y reussir. Identiie de la vertu et du bonhenr. II. — Morale individuelle. — La vertu pour l'individu est de se procurer le plus grand bonheur en satisfaisant le mieux possible sa nature. — Mais la na- ture, l'essence de l'homme, c'est la raison. — Comprendre, est done la vertu par excellence. — Synthese tentee par Spinoza de l'epicurisme, du stoicisme, du mysticisme et du naturalisme dans l'idee de la raison comprenant l'eter- nelle necessite, qui est la Nature ou Dieu, et trouvant dans cette connais- sance le parfait bonheur. III. — Morale sociale. — Geometrie des moeurs. — L'amour, la haine, la sym- pathie et l'emulation reduits a des theoremes. — Importance du theoreme ou Spinoza demontre qu'on aime davantage l'etre qu'on croit libre. — Opposition des passions humaines ; pour etouffer cette opposition, la crainte ; pour la ra- mener a l'unite, la raison. — Epicure et Zenon, l'interet personnel et l'inte- ret general reconcilies dans l'interet de la raison. IV. — Politique. ■ — Liberalisme utilitaire. — La necessite de penser identique a la liberte de penser. — Que le gouvernement doit avoir a la fois la puis- sance physique et la puissance de la raison ; que la puissance physique la plus forte, c'est la democratic, et la puissance rationnelle la plus grande, la raison generale. — Conciliation, dans Spinoza, de la morale utilitaire et de la morale rationaliste. Le vaste systeme de Spinoza, ou ceux d'Epicure et de Hobbes sont absorbes, contient d'avance les theories fondamentales de l'ecole utilitaire francaise et anglaise ; mais en meme temps il s'efforce de les depasser en ra- menant la morale du bonheur a la morale de l'intelli- gence et en placant le supreme plaisir dans le supreme savoir. Spinoza a exerce une influence directe sur d'Hol- bach, une influence plus ou moins indirecte sur tous les autres penseurs dont nous nous occuperons plus tard, comme Helvetius. I. — Negation absolue de tout ce que nous entendons par moralite proprement dite, et reduction de toutes 228 LES SUCCESSEURS MODERNES d'ePICURE choses, y compris la volonte, aux lois necessaires de la nature, qui sont les lois necessaires de l'intelligence : voila en quelques mots le spinozisme. II n'y a d'absolu que la necessite eternelle qui fait exister ce qui existe. Tout le reste est relatif. L'absolu, c'est ce qui est; et quand nous parlons de ce qui pourrait ou devrait etre, nous portons alors de simples jugements sur la perfec- tion et rimperfection, sur le bien et le mal; et par une illusion etrange, nous prenons ces jugements pour ce qu'il y a de plus absolu, quand il n'y a rien de plus rela- tif. Qu'est-ce en effet que la perfection ou l'imperfection, dont les Platoniciens voulaient faire des types absolus de notre intelligence? Ce sont de simples relations des choses a notre pensee. « Celui qui, apres avoir resolu « de faire un certain ouvrage, est parvenu a Taccomplir, « a le parfaire, dira que son ouvrage est parfait ; et qui- te conque connait ou croit connaitre l'intention de l'au- « teur et l'objet qu'il se proposait, dira exactement com- « melui (1) . » Vous voyez une maison inachevee; si l'ouvrier voulait l'achever et n'y est pas parvenu, la maison est imparfaite; s'il ne voulait la mener que jus- qu'au point oil elle est, elle est parfaite ; toute perfection est done relative a la pensee de celui qui agit. D'apres cela, avons-nous le droit de dire que les oeuvres de la nature sont parfaites ou imparfaites, comme si la na- ture avait des idees et des intentions, com,me si elle se guidait sur les types ideaux que Platon imagine ? « Gette « pensee du vulgaire, que la nature est quelquefois en « defaut, qu'elle manque son ouvrage et produit des « choses imparfaites, je la mets au nombre des chi- o meres. La perfection et l'imperfection ne sont veri- « tablement que des facons de penser, des notions que « nous sommes accoutumes a nous faire en comparant « les uns aux autres les individus d'une merne espece « et d'un meme genre. » Gomme la perfection et l'imperfection sont relatives a notre pensee, le bien et le mal sont relatifs a nos de- sirs, ainsi qu'Epicure et Hobbes Font montre. « Une « seule et meme chose, en effet, peut en meme temps « etre bonne ou mauvaise ou meme indifferente. La a musique, par exemple, est bonne pour un melancoli- (i) Ethique, IV. Preambule. spinoza 229 « que. Pourun sourd elle n'est ni bonne ni mauvaise... « Le bien et lemal ne marquent rien de positif dans les « cboses considerees en elles-memes. » Ainsi, quand nous disons qu'une chose est impar- faite, nous la comparons avec ce qu'elle pourrait etre se- lon nous ; mais le possible n'est qu'une facon de pen- ser; car en fait tout est necessaire. De meme quand nous disons qu'une chose est mauvaise, nous la compa- rons avec ce qu'elle devrait etre selon nous, c'est-a-dire tout simplement avec ce que nous desirerions qu'elle fut ; nous faisons de nos desirs comme de nos pensees la mesure des choses, et nous creons la chimere d'un or- dre moral absolu qui depasserait l'ordre relatif de la physique et de la logique. Non, c'est la morale qui est relative, et la nature qui est absolue. Tel est, dans toute sa rigueur, le principe metaphysique, plus ou moins ca- che, de tous les systemes epicuriens et utilitaires : Spi- noza le met en evidence avec une logique inflexible. Puisqu'il n'y a pas de bien absolu, qu'est-ce que le bien relatif? — Spinoza repond comme Hobbes et Epi- cure : cc J'entendrai par bien ce que nous savons certai- « nement nous etre utile < 1> . » L'utile, a son tour, c'est ce qui produit de la joie, et la joie est causee par la satis- faction du desir : c'est encore la definition epicurienne. Seulement Spinoza y ajoute un complement metaphysi- que : Le desir est la tendance de l'etre a perseverer dans son etre. Ce desir est le fond de l'amour de soi, tel que Hobbes et La Rochefoucauld Font decrit. « Personne « ne s'efforce de conserver son etre a cause d'une autre « chose que soi-meme ( 2 >. » Lebien, pour un etre, c'est de reussir dans cette ten- dance a se conserver et a satisfaire sa nature ; le bien est done le succes, qui lui-meme se reduit a la puissance ; et c'est cette puissance que nous appelons vertu : « Vertu « et puissance, a mes yeux, c'est tout un W. » Mais celui-la peut satisfaire le desir fondamental de conservation, qui sait les meilleurs moyens de le satis- faire ; pouvoir, pour un etre raisonnable comme l'homme, c'est savoir. La vraie puissance est done dans la raison, sans laquelle nous ne pourrions calculer avec certitude (i) Ethique,\V, Defln., i. (2) IV, Propos., xxv. (3) IV, Defin., vn. 230 LES SUCCESSEUR3 MODERNES d'ePICURE l'utilite. De la resulte ce theoreme : « Agir absolument « par vertu, ce n'est autre chose que suivre la raison « dans nos actions, dans notre vie, dans la conserva- « tion de notre etre (trois choses qui n'en font qu'une), a et tout cela d'apres la regie de VinlerH propre de cha- « cun (*>. » G'est le theoreme fondamental du systeme utilitaire. « L'essence de la vertu, c'est cet eflort meme « que 1'homme fait pour conserver son etre ; et le bon- « heur consiste a pouvoir le conserver en effet. » Ce pouvoir se confond d'ailleurs avec la vertu meme, dont l'effort n'etait que le fondement et dont le succes est l'achevement. Aussi y a-t-il identite entre le bonheur et la vertu. « La beatitude n'est pas le prix de la vertu, « c'est la vertu elle-meme. » Pouvoir reellement se con- server, c'est reussir a se conserver; agir ainsi, c'est jouir, et jouir c'est etre heureux; mais, d'autre part, agir ainsi, c'est etre vertueux; la vertu n'est done que le bonheur meme, comme tous les epicuriens et utilitai- res le soutiennent l'un apres l'autre. II. — L'homme peut etre considere comme individu ou comme membre d'une societe : de la deux points de vue relatifs dans cette science toute relative qu'on ap- pelle la morale ou science de la vertu et du bonheur. Si l'individu est considere seul, abstraction faite de la societe, la vertu consiste pour lui a se procurer le plus grand bonheur possible. Pour cela, il doit satisfaire le mieux possible sa vraie nature. Or, sa vraie nature, c'est la raison, puisque la raison est l'essence de l'homme. L'acte propre de la raison, c'est de compren- dre, et comprendre, c'est apercevoir la necessite des choses. Cette necessite, c'est la Nature, ou, si i'on veut, c'est Dieu. Par la Spinoza ramene la morale du bonheur a la morale de l'intelligence, l'epicurisme au stoicisme. « Nous ne tendons, par la raison, a rien autre chose . » De cet interet derivent la societe et le pacte social, ainsi que le pouvoir souverain institue pour proteger ce pacte par la force. Gar « aucun pacte « n'a de valeur qu'en raison de son utilite ; si l'utilite « disparait, le pacte s'evanouit avec elle et perd toute « autorite. II y a done de la folie a pretendre enchainer « a tout jamais quelqu'un a sa parole, a moins qu'on ne « fasse en sorte que la rupture du pacte entraine pour « le violateur de ses serments plus de dommage que de « profit (3) . » Ce sont les principes d'Epicure et de Hobbes. (i) Ethique, III, Prop. xlix. (a) IV, Prop, xxxv, v, Scholie du Corollaire, 2. (?) Traite Theol. pol. xvi. spinoza 235 Le premier moyen de maintenir la societe, c'est done la puissance physique, avec la crainte qu'elle inspire; tant que les hommes sont esclaves des passions, la force est le seul moyen de les gouverner. Mais la raison joint sa logique a la puissance physique de la force pour maintenir le contrat social, et pour condamner toute perfidie. « On me demandera peut-etre si un homme « qui peut se delivrer, par une perfidie, d'un peril qui « menace presentement sa vie, ne trouve point le droit « d'etre perfide dans celui de conserver son etre ? Je « reponds que, si la raison conseillait dans ce cas la « perfidie, elle la conseillerait a tous les hommes; » — c'est le criterium deKant; — « d'ou il resulte que la « raison conseillerait a tous les hommes de ne convenir « que par perfidie d'unir leurs forces et de vivre sous « le droit commun, e'est-a-dire de ne pas avoir de droit « commun, ce qui est absurde (,) . » En d'autres termes, si la perfidie peut etre un effet de la passion, et un effet necessaire ou fatal, elle n'est pas logique au point de vue de la raison, qui a rapproche les hommes par le besoin de former une societe. Si la passion divise les hommes, la raison les unit. En effet, l'objet de la raison est de comprendre la ve- rite; or, la verite est la meme pour tous, ettous peuvent en meme temps la connaitre. Le vrai bien de chacun, nous l'avons vu, c'est sa raison, et il se trouve que ce bien veritable de chacun est aussi le bien veritable de tous les autres. Nous voila doac en possession du prin- cipe qui va produire entre les hommes la Concorde et la paix. La conciliation des interests a lieu dans l'interet commun de la raison. « L'homme agit absolument se- « Ion les lois de la nature quand il vit suivant la raison ; « et a cette condition seulement la nature de chaque « homme s'accorde toujours necessairement avec celle « d'un autre homme. » Aussi plus chaque homme cher- che ce qui lui est utile, plus il est utile par cela meme aux autres hommes. « Plus, en effet, chaque homme « cherche ce qui lui est utile et s'efforce de se conserver, « plus il a de vertu, ou ce qui est la meme chose, plus « il a de puissance pour agir selon les lois de la nature, « e'est-a-dire suivant les lois de sa raison. Or, les hommes « ont la plus grande conformite de nature quand ils vi- (i) Th., IV, Prop. 62, Scholie. 236 LES SUCCESSEURS MODERNES d'ePICURE « vent selon la raison. Done les hommes sont d'autant « plus utiles les uns aux autres que chacun cherche « davantage ce qui lui est utile. » Voila encore Epicure et Zenon reconciles : vivre conformement a la nature ou vivre conformement a la raison, e'est vivre confor- mement a son interet particulier et conformement a l'interet de tous : e'est etre heureux et vertueux. De la nous passons a cet autre theoreme que Socrate eut admis ainsi qu'Aristote : « Le bien supreme de ceux qui « pratiquent la vertu leur est commun a tous, et ainsi « tous peuvent egalement en jouir W. » Ge bien, en effet, est la connaissance de la verite eternelle ou de Dieu, et nous revenons ainsi a Fabsorption finale de tous en Dieu qui est le souverain bien des mystiques : « Le bien que « desire pour lui-meme tout homme qui pratique la « vertu, il le desirera egalement pour les autres hom- « mes, et avec d'autant plus de force qu'il aura une « plus grande connaissance de Dieu. » « L'amour de « Dieu ne pent etre souille par aucun sentiment d'envie « ni de jalousie; et il est entretenu en nous avec d'au- (( tant plus de force que nous nous representons un « plus grand nombre d'hommes comme unis avec Dieu « de ce meme lien d'amour (*>. » Mais cet amour, au fond, n'a rien de libre ; e'est une necessite de la raison ; e'est encore un interet. Seulement cet interet, etant rationnel, est universel. II y a done ici coincidence entre l'interet et le desinteressement, entre l'amour de soi et l'amour d'autrui. G'est que le Dieu de Spinoza, en definitive, e'est nous-memes, dans notre substance eter- nelle ; et cette substance etant commune a tous les autres, aimer Dieu, s'aimer soi-meme et aimer tous les autres, e'est un seul et meme amour. La morale de Futility particuliere s'efforce ainsi de s'identifier avec la morale universelle. IV. — Meme mouvement d'idees dans la politique de Spinoza, comparee a celle de Hobbes. Hobbes voulait une abdication absolue de l'individu au profit du souve- rain ; mais, en fait, cette abdication est impossible. II y a, en effet, unpouvoir, et consequemment un droit, que nous ne pouvons abdiquer : le pouvoir de penser. Pour- (i) Prop, xxxvi. (2) V, Prop., 20. spinoza 237 quoi? C'est que ce pouvoir exprime la necessite meme de notre nature, c'est-a-dire de notre raison. Nous ne pouvons pas nous depouiller de cette raison, qui va etre le refuge de la liberte dans la politique de Spinoza. Elle demeure dans rhomme comme une puissance et un droit inalienable : elle est la necessite de penser, iden- tique a la liberte de penser. Le veritable objet de la politique, c'est d'organiser le pouvoir le plus fort possi- ble physiquement pour ernpecher la passion de diviser les homines, et en meme temps c'est de rendre cette force physique de plus en plus inutile en y substituant la puissance de la raison. Or, la puissance physique la plus forte, ce n'est pas celle d'un monarque absolu, comme l'a cru Hobbes, c'est Ja force generale de la na- tion tout entiere ou de la democratie. D'autre part, la puissance rationnelle la plus grande, c'est la raison ge- nerale; plus cette raison est developpee dans les indivi- dus, plus les individus sont unis entre eux. De la, chez Spinoza, une politique relativement liberale qui aboutit a placer le plus grand interet dans la plus grande li- berte possible de la pensee, c'est-a-dire dans la plus grande necessite possible de la raison, ou dans la plus grande union possible de tous les interets par l'interet universel de la raison. Cette revolution liberale dans la doctrine utilitaire sera desormais un fait accompli : Hob- bes restera seul partisan du despotisme. Ainsi s'est produite dans le grand systeme du ratio- naliste Spinoza la conciliation de la morale epicurienne ou utilitaire et de la morale. Le seul element qui semble faire defaut au spinozisme, c'est l'idee d'un reel progres de la nature ou d'une « evolution », idee sur laquelle insisteront les metaphysiciens allemands, surtout Hegel, et les moralistes anglais, surtout Spencer. A la nieta- physique de revolution universelle se joindra la morale de revolution universelle, mais au fond les principes se- ront toujours les memes : un bien relatif substitue au bien absolu et se reduisant en derniere analyse a la connaissance progressive d'une utilite progressive elle- meme, par laquelle l'interet de chacun s'identifie de plus en plus avec l'interet universel. GHAPITRE IV HELVETIUS Appreciation d'Helvetius par Bentham. — La notion d'ideal et de progres intro- duite dans la morale et la politique utilitaires. I. — La morale comjue comme une science experimentale; la physique des mceurs succedant a la geomitria des mceurs. — Premier principe : necessite univer selle. — L'univers moral arrache a l'inertie par le desir et l'interet. — Que l'homme, aproprement parler,est incapable d'aimer,demeriter oude demeriter. — La bienfaisance et le devouement fondes sur l'absence reelle de bienveil- lance et sur l'egoisme mutuel. II. — Que l'interet, seul moteur des actions humaines, en doit etre le seul apprecia- teur. — Analyse de la probite ou justice pour un individu, pour un groupe d'indi- vidus,pour l'Etat. — Plusieurs inconsequences d'Helvetius; sont-ellesessentiel- les a la doctrine epicurienne'? — La justice pour les siecles et les peuples divers. — Explication, par la variation des interets, de la variation des mceurs. — Lutte des interets, opposition des trois probitis et des trois justices. III. — Le legislateur charge de ramener l'ordre au milieu de la lutte des interets. — Harmonie des interets, condition de la vertu. — Qu'il faut necessiter les hommes a la vertu, — 1° par la sanction penale, — 2» par la sanction de l'opinion, — 3° par l'education. — Le legislateur produisant a son gre la vertu, le genie et l'hero'i'sme. — Le legislateur veillant sur les mceurs. — Ce qu'Helv6tius entend par les bonnes mceurs. — Nouvelles inconsequences d'Hel- vetius; sont-elles propres au systeme utilitaire \ — Doctrine du salut public. — Religion d'Etat : l'interet divinise. IV. — Identification, fondamentale chez Helvetius, entre la morale et la legislation, ou ethocratie. — Critique ingenieuse de la methode de codification. — Que les codes devraient former un systeme bien lie et rattache a un seul principe. — Le moraliste et le legislateur unissant leurs efforts et transformant la nature humaine par Helvetius. V. — Y a-t-il encore probite et justice, la ou il n'y a plus de lois? Qu'il n'existera de justice par rapport a l'humanite que lorsque des lois et des sanctions inter- nationales regleront les relations des peuples — La philanthropise universelle rejetee. Helvetius. predecesseur immediat de Bentham. — Progres qu'il a fait accomplir a la morale epicurienne. L'influence de La Rochefoucauld, combinee avec celle de Locke, de Hobbes et de Spinoza, suscita en quelque sorte Helvetius, et inspira ses deux grands ouvrages De I' esprit et De l'homme. On sait quelle vogue extra- ordinaire obtint le premier de ces livres, non-seulement en France, mais en Angleterre, en Allemagne et dans toiitel'Europe. Voici comment Bentham, le grand utilitaire anglais, HELVfcTIUS 239 appreciait Helvetius, l'utilitaire francais : « Le livre « De I 1 esprit, dit Bentham, fut une importante acquisi- « tion pour la science de la morale et de la legislation ; « mais il serait bien difficile de donner dans quelques « pages une idee exacte de tout ce que cet ouvrage a « fait, etdetout ce qu'ila laisse a faire. En effet, tantot « vous le voyez briller comme le soleil dans sa splen- « deur, versant des Hots de lumiere et de verite sur tout « le domaine de la pensee et de Taction; puis tout-a- « coup la lumiere est voilee... Ce sont des eclairs d'elo- « quence qui illuminent pour un instant d'une clarte « trop vive, et que l'ceil ebloui echangerait volontiers « contre la lumiere reguliere et paisible d'une lampe « ordinaire (1) . » Negligeant a dessein certains cotes des livres d'Hel- vetius qui donneraient a la critique une trop facile prise W, cherchons a comprendre cet auteur dans son (i) Deontologie, I, 353. — La lampe ordinaire represente assez bien le style et parfois la pensee de Bentham; mais c'est beaucoup dire que de parler des eclairs d'Helvetius et de sesjlots de lumiere. (2) Une idee fixe semble avoir fatigue Helvetius pendant toute sa vie : il voulait se faire un nom, acquerir la reputation, Ja gloire, et, si c'etait possible, l'immortalite. II chercha d'abord, parait- il, a briller dans l'escrime et la danse ; ses panegyristes disent meme qu'il dansa, masque, a l'opera et y fut tres-applaudi. De danseur, il devint poete; mais « la poesie etait passee demode » (Colle, Journ. hist.); aussi la laissa-t-il bientot de cote. II songea un instant aux mathematiques ; enfin il se decida pour la philosophic, « qui donnait seule alors », disait-il, « la grande celebrite. » Pour recueillir les ma- teriaux de son ouvrage, il faisait « la chasse aux idees, » interrogeant chacun, parlant peu lui-meme, mais ecoutant beaucoup. « II suait, dit Morellet, pour faire un chapitre, et il y en a tel morceau qu'ila recompose vingt fois. » — Sur la fin de sa vie, decourage de la phi- losophic, mais toujours poursuivi par le desirde la gloire, il revinta la poesie. « II ne manqua a Helvetius que le genie, ce demon qui « tourmente; on ne peut ecrire pour rimmortalite quand on n'en est « pas possede, » (Grimm, Corresp. lift., janv. 1772). Le gout d'Hel- vetius pour la philosophic etait lui-meme un gout utilitaire. A 1'epoque oil Helvetius commenca a ecrire, Montesquieu venait de publier son Esprit des lois ; obtenir une place, sinon au-dessus, du moins a cote de ce grand homme, telle fut l'ambition d'Helvetius. II voulut recommencer VEsprit des lois et le depasser, en lui donnant une portee plus generale ; au lieu de considerer l'esprit des lois, il en- treprit de considerer l'esprit proprement dit. Cherchant la generalite dans le vague plutot que dans l'ampleur de la pensee, il se contenta de ce sujet et de ce titre : De l'esprit. — « Titre louche, » disait Vol- 240 LES SUCCESSEURS MODERNES d'ePICURE rneilleur sens, k entrer dans sa pensee, a le traiter enfin avec plus de bienveillance qu'il n'avait coutume de trai- ter ses adversaires, ces « egoistes », comme il les ap- pelle. Helvetius ne serait-il pas, par rapport au develop- pement de l'epicurisrne, le representant d'une idee im- portante et nouvelle ? Deja Hobbes avait regarde le legislateur comme fixant a son gre le bien et le mal, et assignant a chaque action, sans reserve et sans resistance, le caractere juste ou injuste qu'il juge a propos de lui donner. Mais, pensant que le legislateur etait un etre superieur aux legiferes, qu'on ne pouvait lui demander de comptes ni lui donner de conseils, il avait laisse l'arbitraire maitre absolu de la loi, attribuantpresquea toute loi une egale valeur et une egale utilite, pourvu qu'elle fut l'oeuvre d'une volonte egalement despotique et irresponsable. Helvetius, au contraire, enfreint l'ordre que Hobbes donnait a tout sujet fidele de ne rien desirer de mieux que les lois de son Etat; il croit au perfectionnement possible de ces lois; il reste l'enfant de son siecle, il aspire, lui aussi, a un progres des institutions sociales, et la regie de ce progres n'est pas pour lui le bon plaisir du souverain, mais l'interet general des sujets. Introduisant ainsi dans la morale et la legislation l'idee de progres, trop negligee par Spinoza lui-meme, il place au terme de ce progres un ideal social que le legislateur et le moraliste doivent travailler a realiser. La legislation n'est plus seuiement un caprice, c'-est une « science », et cette science s'iden- tifie avec la morale; elle lui donne la force sociale et en recoit la legitimite, qui n'est autre chose que la recon- naissance de son utilite. Le legislateur, dit Hobbes, est taire, et il ajoutait : « CEuvre sans methode, beaucoup de choses com - « munes ou superficielles, et le neuf faux ou problematique...; mais, « des morceaux excellents. » C'est en effet une ceuvre singulierement composee que ce livre De I'esprit : la partie la plus importante, celle qui a fait, du moins chez les lecteurs serieux, tout le succes du livre, est la partie morale, ou se trouve exposee la doctrine utilitaire ; — et cette partie, precise- ment, est un hors-d'ceuvre dans un ouvrage de psychologie ; de telle sorte que la principale valeur du livre De I'esprit vient en somme d'une faute de composition. Sans une digression superflue, cet ou- vrage aurait a peine le necessaire ; ce ne serait guere qu'un tissu de banalites paradoxals, ou la philosophie devient parfois un simple pretexte aux contes, aux anecdotes, aux « balayures des salons. » helvetius 241 tout-puissant, done tout ce qu'il decrete est bon; le legislateur, dit Helvetius, est tout-puissant; mais cette toute-puissance n'est qu'un moyen ayant pour but le plus grand interet. Pour Hobbes, la fin, le bien supreme, devenait, apres plusieurs transformations, l'interet du souverain; pour Helvetius le but a poursuivre, e'est l'interet de tous, identifie avec celui de chacun par la loi, et a l'aide de deux moyens : punir et instruire. — G'est la une idee importance, qui fera desormais partie integrante de tous les systemes utilitaires. Assistons au developpement de cette idee dans le livre De Vesprit et dans celui De ihomme. I. — Gomme Hobbes, Helvetius commence par nous annoncer qu'il a entrepris de traiter scientifiquement la morale ; il espere meme arriver a lui donner une exac- titude aussi scrupuleuse qu a la geometric Ici, rationa- listes ou utilitaires ne peuvent guere que l'approuver. Seulement, tandis que Hobbes et surtout Spinoza enten- daient etablir la morale, comme la geometric, par la de- duction, Helvetius veut l'elever sur cette « pyramide des faits » dont parlait Bacon, et « faire une morale comme une physique experimentale », en la ramenant a un principe unique, la sensation. G'est chez Helvetius que se trouve pour la premiere fois en France, sinon dans les mots, du moins dans le fait, l'opposition plus tard accusee par les utilitaires anglais entre la morale inductive et la morale intuitive (1) . Helvetius va done s'efforcer de construire ce que Kant appellera une « phy- sique des mceurs », sans aucun element metaphysique ni meme moral : substitution de la physique a la morale, tel est son but. Le premier postulat sur lequel s'appuient les sciences physiques et mathematiques, e'est l'hypothese de la ne- cessite universelle, condition de la regularity des pheno- menes. Tel est aussi, en quelque sorte, le postulat de- mande par toute morale experimentale : « Nos pensees « et nos volontes sont des suites necessaires des im- « pressions que nous avons regues... Un traite philoso- « phique de la liberte morale ne serait qu'un traite des « effets sans cause w . » (i) De I'espr., pref.; De I'homme, II, 19. (2) De I'espr., I, 4. 16 242 LES SUCCESSEURS MODERNES d'ePICURE A l'absence de liberte interieure correspond en nous, comme dans tout le monde materiel, l'inertie : « La pa- ct resse est naturelle a rhonime, il gravite sans cesse « vers le repos, comme le corps vers un centre (0. » Pour arracher a l'inertie les corps, il faut un choc, un mouvement venu du dehors; le choc qui nous reveillera de notre repos, c'est la sensation, et le mouvement qui nous emportera, c'est l'interet, c'est la poursuite « de « tout ce qui peut nous procurer des plaisirs ou nous « soustraire a des peines ®. » « Si l'univers physique « est soumis aux lois du mouvement, l'univers moral « ne Test pas moins a celles de l'interet ,3 l » On ne peut invoquer, pour expliquer Taction, d'autre mobile que l'interet ; je ne puis vouloir le bien absolu- ment et d'une volonte desinteressee; je ne le veux que relativement a moi. Pour le demontrer, Helvetius em- ploie un argument original : il raisonne par analogie de l'amour du mal pour le mal, qui est impossible, a l'amour du bien. « II est aussi impossible a l'homme d'aimer le « bien pour le bien que d'aimer le mal pour le mal. » « Le sentiment de l'amour de soi, continue-t-il, est « la seule base sur laquelle on puisse jeter les fonde- o ments d'une morale utile (4) . » « Les hommes ne sont « point mechants, mais soumis a leurs interets. Les cris « des moralistes ne changeront certainement pas ce res- « sort de l'univers moral (5) . » Helvetius aurait pu ajou- ter que, si les hommes ne sont pas mechants, ils ne sont pas bons non plus, et il a bien apercu cette consequence. La oil regne la fatalite de la passion, il ne peut y avoir ni ruerite, ni culpabilite ; or, la non-culpabilite appelle Tindulgence. Helvetius insiste beaucoup sur cette con- sequence pratique du fatalisme utilitaire, deja deduite par Spinoza du fatalisme pantheiste ; il recommande la douceur et la patience envers tous, meme envers les mechants; il fait appel aux sentiments de charite et de pitie, entendus a sa maniere, pour defendre son sys- teme. Helvetius a clairement apercu cette conclusion du systeme epicurien : impuissance reelle de l'homme a (i) De I'espr., Ill, 5; Del'hom., IV, 24. (2) De I'espr., II, 1, note. (3) DeVespr., II, 2; De I'hom., recap. (4) De I'espr., II, 5; Ibid., note. II, 24. (5) De I'espr., II, 5 ; Ibid, note. II, 24. HELV&TIUS 243 aimer autrui ; mais Helvetius n'en croit pas moins pos- sible, dans la societe egoiste, la bienfaisance mutuelle. II y a plus : il fonde cette bienfaisance precisement sur ce qui semblait devoir la detruire, la conviction de Pe- goiisnie universel. Ici se montre une des plus impor- tantes consequences de la morale egoiste : Pespoir d'eta- blir la bienfaisance dans les actions sans la bienveil- lance dans les volontes, et la mutualite des services exterieurs sans la reconnaissance interieure. Par cette raison meme que tous sont egoistes et inte- resses, dit Helvetius, chacun doit etre porte a l'indul- gence, a la misericorde, a la bienfaisance. D'abord, sup- pression de la colere : « II faut prendre les hommes « comme ils sont : s'irriter contre les effets de leur « amour-propre, c'est se plaindre des giboulees du « printemps. » En second lieu, suppression du mepris : « Sans mepriser le vicieux, il faut le plaindre, se felici- « ter d'un naturel beureux, remercier le ciel de ne nous « avoir donne aucun de ces gouts et de ces passions qui « nous eussent forces de chercher notre bonbeur dans « l'infortune d'autrui. Gar enfin on obeit toujoursa son in- « teret. » Enfin, par cela meme qu'on supprime l'amour, on supprime aussi la baine : Helvetius, sans se deman- der s'il gagne Pequivalent de ce qu'il perd, se felicite de ce resultat. « Les hommes sont done ce quHls doivent « etre ; toute haine contre eux est injuste ; un sot porte « dessottises comme un sauvageon des fruits amers... « L'indulgence sera toujours l'effet de la lumiere, lors- « que les passions n'en intercepteront pas Faction ( l ). » II semble done, selon cet ideal de la societe utilitaire, qu'il nous suffirait de bien comprendre que nous ne nous aimons point les uns les autres, pour agir imme- diatement les uns envers les autres tout comme si nous nous aimions. Ainsi se revele Fune des plus curieuses conceptions de la pensee bumaine : fonder la destruction des baines entre les bommes sur la destruction de l'a- mour. Au lieu de dire aux bommes : Pour que la guerre cesse entre vous, aimez-vous les uns les autres, les utilitaires disent : Pour, que la guerre cesse entre vous, (i) De I'espr., I, 4; II, 2; II, X. — On sait que la Sorbonne con- damna ces paroles : « Comme un sauvageon des fruits amers. » — « Ah ! sauvageons de l'ecole, s'ecrie Voltaire, vous persecutez un « homme parce qu'il ne vous hait pas. » 244 LES SUCCESSEURS MODERNES D'EPICURE persuadez-vous que vous ne vous aimez point les uns les autres. Gette indulgence et cette bienfaisance sans amour, Helvetius s'effor§ait de les pratiquer lui-meme : on se rappelle les nombreuses anecdotes sur son egalite d'ame envers ses amis, sur sa generosite, sur sa douceur a 1'egard de ses vassaux. Mais dans ces vertus qui ve- naient plutot d'un systeme que du cceur, il y avait plus de reserve que d'effusion, plus de patience que de bienfaisance veritable ; et qu'est-ce, au fond, que [cette patience? Si le fataliste utilitaire souffre patiemment les injures et la colere des autres hommes, n'est-ce point parce qu'il se sent superieur a eux au moins sur un point : tandis que les autres se laissent entrainer a leur insu par la passion, lui, il sait que la passion Fentraine et comment elle l'entraine; il assiste a ce phenomene comme aux « giboulees du printemps, » avec la meme indifference scientifique, avec la meme superiorite d'in- telligence. Dans le fond, cette patience n'est autre chose que le sentiment d'une superiorite, et La Rochefoucauld eiit eu raison de la ramener a l'ego'isme. Ne fait-on pas plus d'honneur a quelqu'un en se fachant s'il se lache, en s'indignant contre sa colere, contre ses pas- sions, contre ses fautes, qu'en lui opposant la froideur soutenue de la raison? cette froideur, c'est du dedain intellectuel, sinon du mepris moral. Aussi les bonnes qualites d'Helvetius mettant en pratique son systeme n'eurent-elles parfois guere de succes aupres de ses vas- saux et de ses amis. D'apres Diderot, les voisins d'Hel- vetius a la campagne l'avaient en aversion malgre sa bienfaisance ; les paysans cassaient les fenetres de son chateau, coupaient ses arbres et abattaient ses murs. On raconte d'autre part qu'un jour, Helvetius se plai- gnant a d'Holbach qu'il avait conserve peu d'intimite avec ses anciens amis : « Vous en avez oblige plu- « sieurs, lui repondit d'Holbach, et moi qui n'ai rien « fait pour aucun des miens, je vis constamment avec « eux depuis vingtans. » C'est que la bienfaisance dans les actions n'est rien sans la bienveillance dans le coeur. Helvetius, aux heureuses consequences de 1'ego'isme que nous venons d'enumerer, ajoute encore le devoue- ment meme. C'est selon lui une bienfaisance qui a une source plus profonde, mais non moins fatale ; elle ne HELVETIUS 245 provient plus seulement d'une conviction raisonnee : on est charitable, quand on est bienfaisant non-seule- ment par raison, niais par nature ; il y a des gens qui naissent ou deviennent naturellement propres au de- vouement : « L'homme humain est celuipour qui la vue « du malheur d'autrui est une vue insupportable, et qui, « pour s'arracher a ce spectacle, est pour ainsi dire force « de secourir le malheureux. Pour l'hoinme inhumain, « au contraire, le spectacle de la misere d'autrui est « un spectacle agreable : c'est pour prolonger ses plai- « sirs qu'il refuse tout secours aux malheureux. Or, « ces deux hommes si differents tendent cependant tous «< deux a leurs plaisirs, et sont mus far le meme res- « sort. » Helvetius conclut, en se servant presque des termes de La Rochefoucauld, « que c'est uniquement a « la maniere differente dont l'interet personnel se mo- k difie, que Ton doit ses vices et ses vertus fv» » Toutefois, Helvetius se pose a lui-meme cette ob- jection : « Si Ton fait tout pour soi, Ton ne doit done « pas de reconnaissance a ses bienfaiteurs ? » Mais il echappe a cette difficulte par une reponse specieuse. « Du moins, dit-il, le bienfaiteur n'est pas en droit d'en « exiger ; autrement, ce serait un contrat et non un « don qu'il aurait fait. » Mais ce n'est pas la repondre,il ne s'agit pas de savoir si le bienfaiteur doit exiger de la reconnaissance et accorder le bienfait en vue du retour ; car alors son action interessee n'aurait en effet plus droit a ce retour meme. La vraie question est la suivante : Ne doit-on pas de la reconnaissance a celui qui ne l'a pas cherchee et precisement parce qu'il ne l'a pas cher- chee ? — La vraie pensee d'Helvetius, c'est que la recon- naissance est au fond une illusion d'optique : l'ideal, ce serait de la supprimer; mais, dans l'etat actuel de la so- ciete, la reconnaissance est utile, et c'est l'interet des mal- heureux qui l'erige en loi jusqu'aujour ou elle seradeve- nue inutile. « C'est en faveur des malheureux, dit Hel- « vetius, et pour multiplier le nombre des bienfaiteurs, « que le public impose avec raison aux obliges le devoir « de la reconnaissance (2) . » Avec ce raisonnement, Hel- vetius nepouvait sans doutetrouverabsolumentmauvais que son ami Palissot, au moment ou il lui devait en- core de l'argent, fit une comedie contre lui. (i) De 1'espr., II, 2, note. (2) De Vespr., II, 2, note. 246 LES SUCCESSEURS MODERNES d'ePICURE Voila done une seconde consequence sociale de la mo- rale egoiste : les hommes se rendront service mutuel- lement sans avoir de reconnaissance mutuelle. Toute celte theorie a pour premier principe la propo- sition originale qu'Helvetius a exprimee : « II est aussi « impossible d'aimer le bien pour le bien que d'ai- « mer le mal pour le mal. » Analogie singuliere, et ce- pendant consequente W). II. — Si l'interet estle moteur de toutes les actions hu- maines, en sera-t-il aussi l'appreciateur; de meme qu'il les excite, les jugera-t-il ; de meme qu'il est la source du mouvement dans le monde moral, en sera-t-il la fin, et par consequent la regie ? Depuis Epicure, on avait cesse de concevoir l'interet comme une regie qui serait imperative, sinon absolu- ment, dumoins relativement. Hobbes, il est vrai, avait admis une hi naturelle, une serie de prescriptions toutes logiques ayant en vue l'interet bien entendu ; mais aus- sitot qu'il avait fait entrer l'individu dans l'Etat, il sem- blait croire que toute loi d'interet fut desormais abro- gee ou du moins englobee par la loi civile. D'autre part La Rochefoucauld, dans ses profondes analyses, s'etait efforce de montrer que la poursuite de l'interet est un fait, mais il n'avait pas songe a soutenir que ce fut une regie ou un devoir; il observait les hommes, et ne leur prescrivait rien. Enfin la morale de Spinoza, utilitaire par un cote, etait rationnelle par un autre, et s'elevait au-dessus de l'utilite pratique et terre a terre. II n'y avait done pas eu, depuis Epicure, de morale purement et entierement utilitaire. La morale exposee par Hobbes au debut de son systeme etait a l'usage des peuples sau- vages, non encore unis sous un maitre par des con- trats mutuels, et cette»morale ne nous importait guere, a nous qui avons la 1$ civile, expression de la puis- sance souveraine; la morale utilitaire dont Helvetius va poser les fondements sera a l'usage de tous les peuples civilises. Helvetius procede methodiquement a l'analyse de la (i) L'id£al d'une societS sans haine et sans amour, sans estime et sans mepris, sans bienveillance et sans malveillance, sans reconnais- sance et sans ingratitude, sans colere et sans pitie, avait ete trace deja par Spinoza. (Voir le chapitre precedent.) HELVETIUS 247 vertu, qu'il designe par le mot de probite pris dans un sens tres-general. II considere d'abord la probite par rapport a un individu, puis a un groupe d'individus, puis au public ou a l'Etat, puis aux siecles et aux peu- ples divers, et enfin au monde entier. II y a la un effort dont il faut lui savoir gre pour appliquer a la morale la methode rigoureuse des sciences mathematiques. Voici le criterium de la probite par rapport a un par- ticulier : « Ghacun n'appelle (et ne doit appeler) pro- « bite" (c'est-a-dire justice), dans autrui, que l'habitude « des actions qui lui sont utiles. » Pour verifier experimentalement cette regie d'action, prenons des exemples : « Presque tous les hommes, « uniquement attentifs a leurs interets, n'ont jamais « porte leurs regards sur l'interet general. Concentres, « pour ainsi dire, dans leur bien-etre, ces hommes ne « donnent le nom d'honnetes qu'aux actions qui leur « sont personnellement utiles. Un juge absout un cou- « pable, un ministre eleve aux honneurs un sujet indi- Kgne; Tun et l'autre sont toujours justes au dire de « leurs proteges : mais que le juge punisse, que le mi- « nistre refuse, ils seront toujours injustes aux yeux du « criminel et du disgracie W. » Aussi la probite par rapport a un particulier varie sans cesse suivant les individus. Le ti^re sera pour l'insecte de l'herbe le plus aimable des animaux; le mouton, au contraire, en sera le plus feroce, lui qui, en avalant l'herbe, avale les parasites de l'herbe. « L'interet est, « sur la terre, le puissant enchanteur qui change aux « yeux de toutes les creatures la forme de tous les ob- « jets ^ 2) . » Neanmoins, il y a quelques exceptions a cette regie generale : pour quelques-uns l'interet personnel, crite- rium de la probite, ne se trouve pas en opposition avec l'interet public. « II est des hommes auxquels un heu- « reux naturel, un desir vif de la gloire et de Yestime, (i) De Vespr., II, 2. — « On sait bien, » observe La Harpe avec bon sens, « on sait bien que dans l'antichambre d'un ministre dissipa- « teur tous ceux qu'il enrichit aux depens des peuples chanteront ses « louanges; mais d'abord ces louanges seront-elles bien sinceres? Je a vais plus loin. Est-il bien rare que ceux meme qui profitent des « profusions et des injustices d'un homme en place soient les premiers < a le condamner, non pas en public, mais dans l'inttme confiance ? » (2) De Vespr., II, 2. 248 LES SUCCESSEURS MODERNES D'EPICURE « inspirent pour la justice et la vertu le meme amour (( que les hommes ont communement pour les gran- « deurs et les richesses. Les actions personnellement utiles « aces hommes vertueux sont les actions justes, confor- « mes a l'interet general , ou qui du moins ne lui sont « pas contraires. » — On a voulu voir dans ces paroles une contradiction avec ce qui precede W; nullement, la doctrine d'Helvetius sur l'interet est trop positive et trop decidee pour permettre aucune contradiction de ce genre. Les hommes dont il s'agit ici ont un heureux naturel, ils ont en outre ce desir de la gloire qui posseda Helvetius lui-meme : quoi d'etonnant a ce que, entrai- nes par deux forces a la fois, la nature et le desir, ils ac- complissent certains actes qui se trouvent d'accord avec l'interet general? Helvetius a meme soin de dire que ces actes n'ont nullement l'interet general pour fin, qu'ils ne lui sont pas meme con formes a proprement par- ler, mais simplement qu'ils ne lui sont pas contraires. Par la, c'est encore a leur utilite personnelle que de tels hommes obeissent, et leur amour pour la vertu est de l'amour pour eux-memes. Le parallelisme de l'interet particulier et de l'interet general, chez les hommes de cette espece, est un simple parallelisme physique des mouvements. Ces apparentes exceptions a la regie de FegoVsme ne font que la confirmer. Aussi Helvetius pourrait-il, si Ton ne considerait que le developpement logique de sa pensee, « se croire en droit de conclure « que l'interet personnel est l'unique et universel ap- « preciateur du merite des actions des hommes (2) . » « Nous sommes dans la necessite de n'estimer que nous « dans les autres (3 l » Voila pour la morale privee, qui a beaucoup d'analo- gie avec le droit naturel de Hobbes : pris a part, chacun ne peut poursuivre et ne doit raisonnablement pour- suivre que son plus grand interet, soit que cet interet se trouve en contradiction, soit qu'il se trouve en con- formite avec celui des autres. Gonsiderons maintenant, au lieu d'un individu, une petite collection d'individus qui ont mis en commun leurs interets. « Sous ce point « de vue, la probite n'est encore que l'habitude plus ou (i) Voir Damiron, Mem. sur le XVI11' siecle, I, 4i3. (2) De I'espr., II, 2. (3) De I'espr., II, 4. HELVETIUS 249 « moins grande des actions particulierement utiles a « cette petite societe. » D'ailleurs, certaines societes qui subsistent dans la grande semblent souvent, comme certains individus, se depouiller de leur propre in- teret en faveur de l'interet public; mais par la ces societes « ne font que satisfaire la passion qu'un or- gueil eclaire leur donne pour la vertu^).» La Roche- foucauld n'eut pas parle autrement. Du reste, l'opposition absolue d'un particulier ou d'une societe particuliere avec la societe generale est physiquement impossible, a cause des rapports neces- saires qui existent entre chaque chose et son milieu. « L'interet de chaque citoyen, dit Helvetius, est tou- « jours par quelque lien attache a l'interet public; sem- « blable aux astres, qui, d'apres le systeme des anciens « philosophes, sont mus par deux mouvements princi- « paux, dont le premier plus lent leur est commun a « tout l'univers et le second plus rapide leur est parti- « culier, chaque societe est aussi mue par deux diffe- « rentes especes d'interet. Le premier, plus faible, lui est « commun avec la societe generale, c'est-a-dire avec la « nation, et le second, plus puissant, lui est absolument « particulier < 2 ). » Laprobite ou la justice par rapport a un individu, puis a une petite collection d'individus, n'est pas ce qu'on entend d'ordinaire par le mot de probite ou dejustice, et Helvetius a soin de nous en avertir. La vraie probite est celle qui concerne la grande collection, grossie de toutes les collections plus petites et de tous les individus iso- les, c'est-a-dire l'Etat: le criterium de cette probite plus etendue, la probite nationale, n'en sera pas moins le meme que celui des autres sortes de probite : « Un « homme est juste lorsque toutes ses actions tendent au « bien public... Le public ne donne le nom d'honnetes, « de grandes ou d'heroiques, qu'aux actions qui lui sont « utiles. » Gurtius et Sapho, par exemple, se sont tous deux precipites dans un goufFre : Gurtius s'y jette pour sauver Rome, Sapho par un desespoir d'amour; Faction de l'un est extr6mement utile, Taction de l'autre est inu- tile : done Sapho est une folle et Curtius est un heros. « Le public ne donnera jamais le nom de fous a ceux (i) De Vespr., II, 7. (2) De Vespr. , II, 8. 250 LES SUCCESSEURS MODERNES D'EPICURE « qui le sont a son profit W, » Au fond, selon Helve- tius, ceux-la ne sont ni plus ni moins fous que les autres. Pour celui qui se place au point de vue de la doctrine epicurienne, Helvetius a jusqu'ici parfaitement raison : etant donnes les principes dont il part, sa logique n'est point en defaut. Mais l'amour du paradoxe va a l'instant l'entrainer trop loin : « Le public, ajoute-t-il, ne propor- « tionne point son estime pour telle ou telle action sur le « degre de force, de courage ou de generosite necessaire « pour l'executer, mais sur l'importance meme de cette « action et l'avantage qu'il en retire. » G'est la une induc- tion entierement sophistique et dont les Epicuriens eux- memes n'auraient pas de peine a demontrer le vice (2) . Negligeons done cette inconsequence particuliere. (i) De Vespr., IL 6; II, n. (2) Empruntons a Helvetius un exemple qu'il nous fournit lui- meme. Un general ignorant (quelque Soubise sans doute) gagne trois batailles sur un general encore plus ignorant que lui : le public, s'il sait que ces victoires sont l'oeuvre de 1'ignorance et du hasard, les admirera-t-il autant que celles d'un autre general plus habile? Evi- demment non. Helvetius semble considerer les actions a part etcomme detachees de la puissance qui les execute ; mais personne ne les con- sidere ainsi : pour qu'un homme soit digne d'admiration et d'appro- bation, il ne faut pas seulement qu'il ait bien agi par hasard, car alors, a vrai dire, son action ne se rapporte pas a lui, mais au con- cours des circonstances. Ce concours, qui 1'a amenee et qui peut ne plus avoir lieu, a seul ete" vraiment utile. Pour que le general lui- meme soit utile, il faut en outre qu'il ait agi avec capacite; il faut qu'on trouve en lui, et non pas hors de lui, la cause qui a produit Taction presente et qui pourra plus tard reproduire des actions du meme genre. Par la, en effet, on aura non seulement une utilite pre- sente, mais une utilite* a venir. Le general qui a gagne par hasard trois batailles a ete utile a un moment donne; il n'est pourtant pas veritablement et en tout temps utile : bien plus, toutes les batailles qu'il pourrait gagner encore par hasard ne lui donneraient pas cette utilite. Quand un general maladroit serait vainqueur presque toute sa vie et quand un general extremement habile serait presque toute sa vie vaincu, le second serait toujours personnellement plus utile et, par consequent, plus estimable que le premier ; en effet, du moment oil le sort cesserait de lui etre par trop contraire, il aurait la victoire; et son rival, du moment que le sort cesserait de gagner la bataille a sa place, serait defait. L'un est done, pour la defense de la patrie, comme une arme solide qu'aucun coup ne peut briser ou ployer ; Tautre ressemble au dard de l'abeille qui ne peut blesser qu'une fois. L'un est d'une utilite durable, l'autre d'une utilite fortuite et conse- quemment passagere. helvetius 251 Nous avons considere la probite par rapport a la na- tion; maintenant, par rapport aux siecles et aux pays divers, il n'y a pas a proprement parler de probite generale et eternelle, quoiqu'il y en ait une, particuliere et temporelle, pour chacune des nations prise a part. Gette probite ayant pour regie l'interet, et l'interet va- riant, elle variera elle-meme. Par la est expliquee cette diversite ou cette contradiction des moeurs et des cou- tumes invoquee par Montaigne et les sceptiques, et qu'E- picure avait deja su tourner au profit du systeme utili- taire. Ii y a di verses formes de probite et de justice, parce qu'il y a diverses sortes d'interet. Mais il y a un point que nous avons du jusqu'a pre- sent laisser de cote, et qu'il est pourtant indispensable d'examiner. Toutes ces probites, toutes ces justices qui se suivent et s'echelonnent, — probite a l'egard des par- ticuliers, probite a l'egard des petites societes, probite a l'egard des nations, — garderont-elles toujours cet or- dre logique dans lequel qous les avons placees, et, puisqu'elles se contredisent theoriquement, ne se con- trediront-elles jamais pratiquement, n'entreront-elles jamais en lutte? Je ne suis pas seulement un etre col- Ainsi, dans tout agent, il y a, outre Taction, une puissance physi- que ou intellectuelle ; et c'est d'apres cette puissance, veritable ou supposee, que le public juge et doit juger les actions. Bien plus, il y a aussi, meme au point de vue utilitaire et deterministe, une certaine puissance morale qu'on ne doit point negliger dans le jugement des actions. Pourquoi, par exemple, pour apprecier certains actes, s'ef- force-t-on de connaitre V intention qui les a dictes? Rien de plus sim- ple : celui qui agit avec bonne intention, a plus de capacite intime que celui qui agit de la meme maniere d'apres une intention interes- s£e: il a plus de chances de reproduire son action, il est plus utile. Uintention est done, en quelque sorte, la mesure de la capacite la plus intime, qu'on pourra appeler, si Ton veut, la capacite morale ; et a ce titre l'intention ne doit point etre negligee, meme par Hel- vetius et les fatalistes : on peut dire de meme que la difficulte et la rareti d'une action sont la mesure de la capacite physique ou in- tellectuelle de 1'agent. Or, il est evident que plus un etre est capable, plus il est utile. Helvetius avait done parfaitement tort de dire que le public ne proportionne point son estime « a la force, au courage, a la a generosite; » en le disant, il etait dans le faux, meme au point de vue de son propre systeme. On a parfois essaye de refuter 1'utilitarisme epicurien en refutant ces consequences paradoxales et illogiques qu'Helvetius en tire ; mais, nous venons de le voir, la vraie doctrine epicurienne est plus difficile a prendre en defaut. 252 LES SUCCESSEURS MODERNES d'ePICURE lectif et social ; si j'appartiens a certaines societes, si j'appartiens a l'Etat, je m'appartiens avant tout a moi- meme, et comme tel je ne dois obeir qu'a mon interet, je suis arme du droit naturel de Hobbes. J'ai devant moi trois probites, trois justices, trois morales, c'est-a-dire en definitive trois interets; comment agir? de ces inte- rets, la morale meme me prescrit de choisir le mien, dusse-je etre appele coupable et injuste ; la morale me prescrit en quelque sorte l'immoralite. Voila done la contradiction a laquelle semble re- duite la physique des mceurs, en ce point du systeme oil nous sommes parvenus. G'est l'etat de guerre dont parlait Hobbes. Mais Helvetius nous fournit un moyen d'en sortir, et un moyen qui est lui-meme tout physi- que. Pour eela, il faut une force qui rapproche et fasse coincider, a l'aide d'une action exterieure, l'interet de chacun avec celui de tous: ce sera la legislation. A cette force de contrainte materielle, que Hobbes avait deja employee, mais qu'il avait concue comme ar- bitrage, Helvetius assigne un but : l'utilite, le bonheur. La morale, c'est-a-dire la physique des moeurs, ne sera pas creee de toutes pieces par la loi civile, par la physi- que des lois ; elle sera seulement sauvee par elle. Ici commence a se montrer l'idee la plus importante du systeme d'Helvetius. III. — Nous avons vu, au debut du systeme, le monde moral a l'etat d'immobilisation, d'inertie et presque de mort. Les passions sont venues y apporter l'agitation de la vie, et toutes les parties de ce monde, a la chaleur du desir, se sentant animees, se sont mises en mouve- ment comme les spheres de l'univers visible. Mais ce mouvement qui emporte les esprits est double ou triple, il se contrarie lui-meme, et ces esprits, comme les astres de la « voiite celeste des anciens (1) , » sont tires' dans plusieurs sens a la fois, tantdt du cote des interets collec- tifs, tantdt du cote des interets personnels : l'harmonie tend a se detruire, la discorde va eclater ; oil trouver une puissance intelligente et regulatrice, comme celle qui semble avoir ordonne le monde physique? Quel sera le demiurge vers lequel Fhumanite doit lever les yeux et tendre les bras ? (i) Helvetius, De Vespr., II, 8. HELVfiTIUS 253 Pour etablir l'ordre, il faut etablir la necessite ; or, nous savons qu'il n'est pas de plus sure necessite que l'interet. Le legislateur tachera done de placer l'interet du cote de tous les devoirs sociaux : « Tout Fart du le- « gislateur consiste a forcer les hommes, par le senti- « ment de V amour d'euoc-memes, d'etre toujours justes « les uns envers les autres... Ce n'est point de la me- et chancete des hommes qu'il faut se plaindre, mais de « l'ignorance des legislateurs, qui on t toujours mis l'in- « teret particulier en opposition avec l'interet general... « Les hommes, sensibles pour eux seuls, indifferents « pour les autres, ne sont nes ni bons ni mechants, « mais prets a etre l'un ou l'autre, selon qu'un interet « commun les reunit oules divise... G'est par la medi- « tation de ces idees preliminaires qu'on apprend pour- « quoi les passions, dont l'arbre defendu n'est qu'une « ingenieuse image, portent egalement sur leur tige les « fruits du bien et dumal; qu'on apercoit le mecanisme « qu'elles emploient a la production de nos vices et de « nos vertus ; et qu'enfin un legislateur decouvre « le moyen de necessiter les hommes a la probite", en « forcant les passions a ne porter que des fruits de vertu « et de sagesse (1) . » Ge moyen precieux de necessiter les hommes, e'est d'abord et avant tout la sanction : « Toute l'etude des « moralistes consiste a determiner l'usage qu'on doit « faire des recompenses et des punitions, et les secours « qu'on en peut tirer pour Her l'interet personnel a « l'interet general. Gette union est le chef-d'oeuvre que « doit se proposer la morale. Si les citoyens ne pou- « vaient faire leur bonheur particulier sans faire le « bien public, il n'y aurait alors de vicieux que les fous ; « tous les hommes seraient necessites a la vertu, et la « felicite des nations serait un bienfait de la morale W. » La sanction fait partie integrante de la loi : « En effet, « si e'est dans le plus grand nombre que reside essen- ce tiellement la force, et dans la pratique des actions « utiles au plus grand nombre que consiste la justice, il « est evident que la justice est, par sa nature, toujours « armee du pouvoir necessaire pour reprimer le vice et « necessiter les hommes a la vertu $h » On voit la ri- (i) De Vespr., II, i3; II, 5, note. (2) De Vespr., II, 22. (3) De Vespr., II, 24. 254 LES SUCCESSEURS MODERNE& D'EPICURE gueur du raisonnement : qu'on accorde a Helvetius qu'une force physique, une puissance fatale quelcon- que puisse produire cette force morale, qui constituerait l'homme vertueux, il vous demontrera que la ioi peut le faire, parce qu'elle est la plus forte des forces. Lorsque les lois ne sont pas executees, c'est la preuve de l'ignorance du legislateur; s'il avait su disposer le mecanisme social de telle sorte qu'a la violation re- pondit toujours la sanction, toute violation cesserait ; sile chatiment etait toujours inevitable, la loi serait tou- jours observee, et les hommes, lies parlours interests, se- raient lies par la plus immuable necessite en meme temps qu'ils jouiraient ensemble du plus inalterable bonbeur. II y a deux sortes de sanctions, Tune qui commande au nom de l'interet du corps, l'autre au nom de l'interet de Tame, l'une qui agit par la crainte de la douleur, l'autre par la crainte de la honte . « La recompense, la « punition, la gloire et l'infamie, soumises aux volontes « du legislateur, sont quatre especes de divinites avec « lesquelles il peut toujours operer le bien public (1) . » Par la seconde espece de sanction, celle de l'opinion, le legislateur agit directement sur les mceurs ; plus di- rectement encore agira-t-il par l'education. Nul mieux qu'Helvetius n'a compris 1'importance et la toute-puis- sance de l'education. Deja Platon avait prete a Gallicles ces paroles expressives : « C'estnous-memes qui faisons « la loi ; faconnant les meilleurs et les plus forts d'entre « nous, les prenant tout jeunes, les charmant et les fas- « cinant comme des lionceaux, nous les asservissons. » Dans cet asservissement de l'interet de chacun a l'interet de tous, Helvetius voit le bonheur de l'Etat. II faut non-seulement identifier en fait par la sanction l'interet personnel et l'interet public, mais encore persuader a tous par l'education qu'ils s'identifient : « Semblable « au sculpteur, qui d'un tronc d'arbre fait un dieu ou « un banc, le legislateur forme a son gre des gens ver- « tueux ; » bien plus, il forme « des heros et des ge- « nies w. » D'ou vient, en effet, l'exaltation de vertu qu'on ap- pelle hero'isme et l'elevation d'esprit qu'on appelle ge- (i) De Vespr., II, 22. (2) Ibid., II, 22. helv£tius 255 nie ? Nous le savons, 1'homme est exclusivement le pro- duit des impressions qu'il recoit : rien en nous que des impressions et la faculte de les percevoir. Gette faculte n'a pas de raison pour n'etre pas egale chez tous : nous naissons done tous egaux, et les inegalites ne viennent que des impressions plus ou moins fortes eprouvees par chacun de nous, du milieu ou nous nous trouvons pla- ces, surtout de l'education qu'on nous donne. Ainsi nous dependons entierement des objets exterieurs, ces maitres muets, et surtout des maitres humains qui nous entourent. Nous sommes tous egaux par nature et ine- gaux par hasard ; nous sommes le jouet de causes in- connues : « Le genie est commun (Helvetius aurait pu « dire, d'apres sa theorie : universe!), mais les circons- « tances propres a le developper sont rares. » Aupres du genie, ajoute-t-il « le hasard remplit l'office de ces « vents qui, disperses aux quatre coins du monde, s'y « chargent de matieres inflammables qui composent les « meteores. Ces matieres, poussees vaguement dans les « airs, n'y produisent aucun effet, jusqu'au moment ou, « portees les unes contre les autres, elles se choquent « en un point ; alors l'eclair s'allume et brille, et l'hori- « zon est eclaire (1 ). » Puisque le hasard fait le genie en meme temps que l'heroisme, le legislateur ne doit avoir qu'un but : con- naitre les moyens que le hasard emploie et s'en empa- rer; surprendre autantque possible les causes cachees qui agissent sur nous et nous transforment, pour les mettre en oeuvre apres les avoir decouvertes. En un mot le legislateur, qui est lui-meme comme tous les autres hommes le produit du hasard, doit diminuer chez tous les autres la part de ce hasard et le remplacer chez tous par la necessite (2 > ; il forcera les hommes au genie, comme il les force a la vertu. — L'education est ainsi etroitement liee a la legislation, et l'art de gouverner les hommes se confond aveccelui de les former. On ne peut guere accomplir de grands changements dans l'educa- tion publique sans en avoir accompli auparavant dans (i) De Vespr., III. — De Vhom., I, 8, note; ib;. III, 3. — Diderot re- plique a la comparaison d'Helvetius par une autre comparaison. « Le « hasard, dit-il, ne fait pas plus le genie que la pioche du manoeu- « vre qui fouille les mines de Golconde, le diamant qu'elle en ex- « trait. » (2) De Vhom., 1, 8. 256 LES SUCCESSEURS MODERNES D'EPICURE la constitution de TEtat < ! ); mais lorsqu'on aura ameliore les lois, lorsqu'on aura fondu tous les interets par la sanction, alors commencera le grand role de l'educateur; il ne craindra point de faire connaitre a tous le mobile qui les pousse a leur insu, l'interet, car en meme temps il leur montrera que cet interet ne differe plus de l'interet public et de la justice : « On pourrait composer un cate- « chisme de probite, dont les maximes simples, vraies, « et a la portee de tous les esprits, apprendraient au « peuple que la vertu, invariable dans l'objet qu'elle se « propose (le bonheur public), ne Test point dans les « moyens propres a remplir cet objet; qu'on doit re- « garder les actions commeindifferentes enelles-memes ; « sentir que c'est au besoin de l'Etat a determiner celles « qui sont dignes d'estime ou de mepris... Ges princi- « pes une fois recus, avec quelle facilite le legislateur « eteindrait-il la superstition, supprimerait-il les abus, « reformerait-il les coutumes barbares (2 > ! » Helvetius ne craint point la lumiere; loin de la, il l'appelle; il ne voit aucun inconvenient a ce qu'on revele a toutes les machines humaines le ressort qui les meut, et il ajoute, non sans une certaine verite : « Heureuse la nation ou « du moins les citoyens ne se permettraient que des « crimes d'interet ! Combien l'ignorance les multiplie- « t-elle ! L'ignorance, cachant a chaque nation ses « veritables interets, empeche Taction et la reunion de « ses forces, et met par ce moyen le coupable a l'abri « du glaive. » Aussi, avant tout, faut-il detruire les pre- juges, et montrer.ou est l'unique salut, a savoir dans 1'identifi.cation de la morale et de la legislation. Toutefois, dans cette guerre aux prejuges, il faut agir avec prudence. « II faut envoyer, comme les co- « lombes de l'arche, quelques verites a la decouverte, « pour voir si le deluge des prejuges ne couvre point « encore la face du monde, si les erreurs commencent « a s'ecouler, et si Ton apercoit ca et la pointer dans « l'univers quelques iles ou la vertu et la verite puis- « sent prendre terre pour se communiquer aux hom- « mes. » En voilant le sentiment de l'amour de soi, on n'em- pecherait point les homines d'y obeir ; on ne leur serait (i) De Vespr., IV, 17; Del'hom., X, 10, n. (2) De Vespr., I, 17. HELVilTIUS 257 ■done point utile ; on leur serait de plus nuisible, car e'est a la connaissance vague du principe de l'amour de soi que les societes doivent la plupart de leurs avan- tages, e'est elle qui a fait mnfusement apercevoir aux legislateurs la necessite de la sanction et « la necessite « de fonder sur la base de l'interet personnel les prin- « cipes de la probite ( J >. » Au lieu de voiler l'amour de soi, mieux vaut done le mettre au grand jour : seulement, au lieu de l'abandonner en quelque sorte a lui-meme, on le dirigera, on le fondra dans l'amour de la gloire, on l'excitera par l'une des sanctions les plus efficaces, celle de l'opinion < 2 >. Helvetius, sans doute par sa propre ex- perience, accorde une importance extreme au desir de la reputation : e'est la le point intime ou, au centre meme de Fame, se rejoignent sans nulle soudure arti- ficielle les interets opposes de l'individu et de la col- lection. Instruire, punir et recompense^ tels sont en resume les grands moyens dont se servira le legislateur pour realiser la justice dans l'humanite. Par l'instruction, il tournera les ames vers la fin desirable ; par la crainte des peines et le desir des recompenses, il les detour- nera des fins inferieures. Tout sera entre ses mains ; il sculptera la societe au gre de sa pensee, par les decrets imprescriptibles de sa toute-puissance. Le legislateur ne reglera pas seulement les rapports exterieurs des hommes entre eux; il ne les necessitera pas seulement a la justice, a la probite; sa mission ne se borne pas la : il les necessitera a la vertu, dans toute l'etendue de ce mot ; il veillera aux moeurs, aux cou- tumes, aux opinions : « On ne peut se flatter de faire « aucun changement dans les idees d'un peuple, qu'a- « pres en avoir fait dans sa legislation ; e'est par la re- ft forme des lois qu'il faut commencer la reforme des « moeurs. » Mais pour apprecier les bonnes moeurs, les bonnes coutumes et les opinions justes, il se servira naturellement du criterium de l'interet : par exemple, pourquoi blamerait-on le libertinage? Les « femmes galantes », au lieu de distribuer l'argent dans des au- mones aveugles, au lieu de perpetuer la mendicite et la paresse, arrachent une foule d'ouvriers a l'indigence ; (i) De I'espr., II, 24. (2) De Vespr., Ill, 3o; De Vhom., Ill, 4; iv, 22. 17 258 LES SUCCESSEURS MODERNES D'EPICURE sans elles, qui irait « chez le rubanier, le marchand « d'etoffes ou de modes ? » Elles font de leurs richesses « un usage beaucoup plus avantageux ». qae les autres femmes ; etant utiles, elles sont louables. Le legislateur, en permettant et en encourageant le libertinage, contri- buera done aux veritables bonnes mrjeurs et a l'utilite du plus grand nombre (1) . Du meme coup, il supprimera la faussete des femmes. II pourra encore, par un excel- lent moyen, faire disparaitre le vice de l'adultere : qu'il efface la loi qui le defend, rende les femmes communes, et declare tous les enfants enfants de l'Etat. Par la, en outre, il conjurera un danger social : « il empechera la « subdivision du peuple en une infinite de families ou « de petites societes, dontles interets, toujours opposes « a l'interet public, eteindraient a la fin dans les ames « toute espece d amour pour la patrie (2) . » On voit ce qu'Helvetius appelle la « reforme des mo3urs, » accom- plie au nom de l'utilite. Seulement, remarquons-le, dans l'appreciation de cette utilite meme, Helvetius a commis de tres-graves erreurs. Yoici pourtant une consequence plus logique que les precedentes du principe d'utilite applique imprudemment a la legislation : e'est cette doctrine du salut public, enon- cee et exposee dans Helvetius, et qui bientot apres lui, passant trop rapidement de la theorie a la pratique, (i) On a repete encore, a propos de ces consequences qu'Helvetius croyait pouvoir deduire de son systeme, qu'elles prouvaient la faussete du systeme. Par malheur, ainsi que nous Tavons deja vu, ces consequences sont souvent tres-illogiques au point de vue meme de l'epicurisme. Ici, par exemple, le libertinage n'estpas utile, meme par le cote ou Tenvisage Helvetius : ses paroles, en effet, renferment un sophisme refute par Bastiat et qui tombe sous Targument bien connu de la vitre cassee. Jacques Bonhomme a casse" une vitre ; il la fait remettre moyennant j5 c. par un vitrier, et s'imagine, comme on dit, avoir fait marcher 1'industrie; — Tindustrie des vitriers, sans doute; l'industrie en general, nullement ; — en effet, Jacques Bon- homme n'eut pas laisse inutiles ses y5 c. ; il les eut places dans le commerce : au lieu de faire travailler un vitrier, il eut fait par exem- ple travailler un charpentier ou un macon ; il y auraitdonc, si la vi- tre n'eut pas ete cassee, une somme de travail et de bien egale dans la societe, et une vitre de plus. La depense d'une vitre s'appelle en economie politique improductive, et e'est dans le genre des depen- ses improductives que rentre, au point de vue economique, toute de- pense ayant pour objet le libertinage. (2) De Vespr. II, 14, i5, 5. helv£tius 259 fera tant de victimes. L'interet public etant la fin, tout interet particulier qui, dans une circonstance donnee, si rare qu'elle soit, setrouvedirectement oppose a cette fin supreme, devra etre sacrifie; il sera meme bon et louable de le sacrifier, car, en vue de la fin supreme, tous les moyens deviennent bons et louables. « L'utilite « publique, dit Helvetius, est le principe de toutes les ver- « tus humaines et le fondement de toutes les legisla- te tions. Elle doit forcer les peuples a se soumettre a ses « lois ; e'est enfin a ce principe qu'il faut sacrifier tous « ses sentiments, jusqu'au sentiment meme de Yhuma- « nite. » G'est pourtant ce sentiment qu'Helvetius ap- pelle ailleurs « la seule vertu vraiment sublime (1) ; » il est vrai qu'il distingue deux sortes d'huinanite, l'hu- manite privee et l'humanite publique ; or, « l'humanite « publique est quelquefois impitoyable envers les parti- « culiers. » Lorsqu'un vaisseau est surpris par la fa- mine, on tire au sort une victime, et on « l'egorge « sans remords » pour s'en nourrir : « le vaisseau est « l'embleme de chaque nation ; tout devient legitime « et meme vertueux pour le salut public. » En face de cette phrase, Rousseau, le grand representant au xvin e siecle de la doctrine des droits imprescriptibles, ecrivait ces paroles : « Le salut public n'est rien, si tous les « particuliers ne sont en surete. » De meme qu'il y a une vertu d'Etat, une justice d'E- tat, il y aura aussi une religion d'Etat, qui n'entretien- dra point de mysteres, ne tourmentera point par de vai- nes craintes, mais divinisera l'interet public, et impri- mera un caractere sacre et respectable a la morale utili- taire : cette religion sublime embrassera un jour le monde ( 2 >. Le dieu d'Helvetius fait songer aux dieux ega- lement inoffensifs d'Epicure. IV. — Ensomme,nousavons trouve dans la legislation la vraie science, dans le legislateur la vraie puissance, dans la loi positive le vrai devoir : nous n'avons plus a craindre que les interets et les passions, apres avoir ap- porte la vie dans le monde moral, y apportent le desor- dre, le trouble et la mort. Le legislateur est la, pr£t a faire rentrer dans le mecanisme social tout rouage qui se (i) De I'hom., I, 14. (2) De I'hom., I, 10, i3 14. 200 LES SUCCESSEURS MODERNES d'EPICURE derangerait et derangerait 1'harnionie de l'ensemble : il n'a pourtant sous la main que deux armes, mais deux armes irresistibles, la sanction, l'education. Sa toute- puissance vient de ce qu'il a identifie la loi et la morale dans ce que d'Holbach appellera Yethocratie. La loi sans la morale, c'est-a-dire sans les regies d'uti- lite, n'est rien : tout ce qu'une loi peut renfermer de bon, elle le doit a une vue confuse de l'utilite. D'autre part la morale sans la loi, c'est-a-dire l'ensemble abstrait des re- gies d'utilite, n'est rien : tout vice est attache a la legisla- tion, et vouloir detruire ce vice sans changer la loi, c'est « pretendre a 1' impossible. » Un apophtegme ne fait point un heros ; les declamations ne changent rien aux faits : Helvetius croit qu'une theorie morale est absolument impuissante a passer dans la pratique sans le secours de la loi, c'est-a-dire sans la honte ou la crainte. Unissez done la loi a la morale et la morale a la loi : en d'autres termes , que les regies de la morale (c'est-a-dire de l'utilite) president aux prescriptions de la loi, et que les prescriptions de la loi com- mandent et realisent les regies de la morale. Sui- vant qu'on separe ou qu'on unit ces deux sciences fai- tes pour s'entr'aider et se soutenir, morale et legisla- tion, on produit le malheur ou le bonheur des peuples. Dans le temps present, au contraire, les legislateurs ont le tort grave et la dangereuse habitude d' accepter les coutumes telles quelles, sans songer a les organiser, a les faire dependre d'une fin ultime : « Les lois, » dit Helvetius, — et ses paroles peuvent etre sur ce point approuvees egalement par les partisans du droit et par ceux de l'utilite, — « les lois, incoherentes entre elles, « semblent etre l'ouvrage du pur hasard : c'est que, « guides par des vues et des interets differents, ceux « qui les font s'embarrassent peu du rapport de ces lois « entre elles. II en est de la formation de ce corps en- « tier comme de la formation de certaines iles : des « paysans veulent vider leur champ des bois, des pier- « res, des herbes et des limons inutiles; ils les jettent (i dans un fleuve, et je vois ces materiaux, charries par « les courants, s'amoncelerautour de quelques roseaux, « s'y consolider et former enfin une terre ferme. » A cet empirisme il faut substituer une methode : com- ment les lois pourraient-elles produire chez les hommes la necessite de la vertu, si elles n'etaient pas elles-me- HELVETIUS 261 mes Fceuvre d'une logique necessaire, si elles n'etaient pas liees entre elles par des rapports constants et inva- riables, si, pour ainsi dire, elles ne se repondaient pas les unes aux autres ? « G'est a Funiformite des vues du « legislateur, a la dependance des lois entre elles que « tient leur excellence. Mais, pour etablir cette depen- « dance, il faut pouvoir les rapporter toutes a un prin- « cipe simple {i K » Ici encore, Helvetius semble devan- cer et annoncer ces legislateurs systematiques qui de- vaient faire, quelques annees plus tard, la Declaration des droits de l'homme: c'est bien la la vraie legislation, dont toutes les parties se rapportent les unes aux autres et dependent les unes des autres, parce qu'elles se rap- portent toutes a une meme fin et dependent toutes d'un meme principe. Mais, au lieu d'appeler ce principe de la legislation, qui est aussi sa fin, le droit, Helvetius Pappelle Vutilite. « Ge principe simple, c'est celui de « Putilite du public, c'est-a-dire du plus grand nombre « d'hommessoumisalamemeforme degouvernement. » Et il ajoute, avec la con fiance de tout son siecle dans les idees nouvelles : « Ge principe, personne n'en connait « toute Fetendue ni la fecondite; il renferme toute la « morale et la legislation; mais beaucoup de gens le « repetent sans Fentendre, et les legislateurs n'en ont a encore qu'une idee superficielle ( 2 ) . » Gomme le legislateur doit s'appliquer aux recherches morales, ainsi le moraliste doit s'efforcer de faire passer ses theories dans la loi : qu'ils s'appuient Funsur Fautre, et que leurs efforts se conf ondent comme se confondent leurs objets ! « Les vices d'un peuple sont toujours ca- « ches au fond de sa legislation : c'est la qu'il faut fouiller « pour arracher la racine productrice de ces vices. Qui « n'est doue ni des lumieres ni du courage necessaires « pour Fentreprendre, n'est, en ce genre, de presque « aucune utilite a Funivers... Pour se rendre utiles a « Funivers, les philosophes doivent considerer les ob- « jets du point de vue d'ou le legislateur les contemple. « Sans etre armes du meme pouvoir, ils doivent etre « animes du meme esprit. G'est au moraliste d'indiquer « les lois dont le legislateur assure Fexecution par l'ap- « position du sceau de sa puissance. » Pour aider a Faccomplissement de ce grand oeuvre, — (i) De Vespr., II, 17. (2) De Vespr., II, 17. 262 LES SUCCESSEURS MODERNES d'ePICURE le bonheur des Etats par la transformation des lois, — il ne faut pas seulement un grand esprit, il faut « une grande ame. » Helvetius, qui ne semble guere com- prendre 1'amour des individus, s'eleve a une plus haute intelligence de la philanthropic nationale : il semble que son idee de 1'amour s'epure a mesure que l'objet de cet amour grandit. II reproche a certains moralistes que « leur esprit, qui peu a peu se resserre dans le cer- « cle de leur interet, n'a bientot plus la force necessaire « pour s'elever jusqu'aux grandes idees... Pour saisir, « dans la science de la morale, les verites reellement « utiles aux hommes, il faut etre echauffe de la passion « du bien general, et malheureusement, en morale com- « me en religion, il est beaucoup d'hypocrites W. » Pa- roles belles et vraies, meme dans la bouche d'Helvetius. Ailleurs, il declare « qu'il aime les hommes, qu'il desire « leur bonheur, sans hair et mepriser aucun d'eux en « particulier (-K » On pourrait lui repondre que, s'il est consequent avec son systeme, il n'aime point les hom- mes eux-memes, mais simplement les louanges et la gloire qu'il pense recevoir d'eux ; dans ce cas, en pre- tendant le contraire, n'est-il pas lui-meme un peu cou- pable du peche d'hypocrisie ? Quoi qu'il en soit, on ne peut nier que, dans toute cette derniere partie de la doctrine d'Helvetius, dans cette recherche du bonheur par 1'identirication de la le- gislation et de la morale, il n'y ait une certaine chaleur de cceur en meme temps qu'une originalite evidente. Helvetius, negligeant les cotes dangereux de son sys- teme pour ne mettre en lumiere que les cotes attrayants et philanthropiques, se laisse aller lui-meme a l'en- thousiasme : « Qui doute que les moralistes, » s'ils sa- vaient que la science de la morale n'est autre chose que la science meme de la legislation, « ne pussent « alors porter cette science a ce haut degre de perfection « que les bons esprits ne peuvent maintenant qu'entre- « voir, et peut-etre auquel ils n'imaginent pas qu'elle « puisse jamais atteindre (3) . » Quels obstacles, en effet, seraient capables de s'oppo- ser a la volonte du legislateur et d'empecher le progres indefini des lois ? Nul fait ne peut lui resister, puisque (i) De I'espr., II, i5. (2) De I'espr., pref. (3) De Vespr., II, 17. HELVETIUS 263 c'est sur les faits memes qu'il fonde les lois. II pourra calculer l'effet de l'education et de la sanction sur les hommes comme on calcule l'effet de la pesanteur sur les corps, et sa physique des mceurs obtiendra des resultats aussi certains que la physique des phenomenes mate- riels. Le meme ordre regnera dans le monde moral que dans le monde physique : ces etres humains qui, lorsque le legislateur les a regus de la nature, etaient accables par 1'inertie ou divises par les passions, dans un repos absolu ou dans une guerre irremediable, il les refait en quelque sorte, il les cree une seconde fois, il complete et trans- forme la nature par l'habitude : il est plus fort que la nature, il est, a la longue, « plus fort que les dieux (1) . » Le systeme moral d'Helvetius ne manque, comme on voit, ni de grandeur ni de beaute; il reaferme meme, evidemment, une part de verite. Gette tendance a traiter scientifiquement et methodiquement la morale et la le- gislation se retrouvera, comme nous l'avons deja remar- que, chez les theoriciens de la Revolution francaise : seulement l'objet de cette methode et le but de cette science changeront, et, pour les auteurs de la Declara- tion des droits de l'homme, l'utilite fera place a la jus- tice. — Pas completement neanmoins : tandis que, dans la theorie, la Gonstituante et la .Convention ne semble- ront considerer que les droits imprescriptibles de l'homme et n'avoir les yeux que sur cet ideal, trop sou- vent, dans la pratique, elles invoqueront des principes tout contraires, elles parleront d'utilite sociale, d'interet public, de salut public : idees genereuses en apparence, derriere lesquelles on a mis parfois a couvert de tristes actes. Alors Helvetius, s'il avait vecu quelques anneesde plus, eut appris ce que peuvent faire ces legislateurs humains — qu'il comparait a des dieux, — lorsqu'ils agis- sent au nom de l'utilite et da salut publics ; il eut vu ses principes inspirer presque tout ce qu'il y eut de mauvais dans la Revolution francaise ; il eut vu se developper dans les faits toutes les consequences que sa pensee n'avait pas apercues. De meme que le sentiment du droit a preside a tous les grands actes de la Revolution, de meme les idees d'utilite et de salut publics ont seules fait verser le sang qui a ete verse et sont seules responsables des crimes commis. On a appele Saint-Just un faux platonicien; on (i) De I'espr., Ill, i5. De I'hom., VII, 14, note. 264 LES SUCCESSEURS MODERNES d'ePICURE pourrait avec raison l'appeler un faux utilitaire, un faux disciple d'Epicure, de Hobbes et d'Helvetius. V. — II nous reste encore a deduire du systeme d'Hel- vetius une consequence curieuse, tres-importante dans le developpement des doctrines epicuriennes et utilitaires. Nous n'avons considere jusqu'a present que la nation, l'Etat ; a ce point de vue, le principe des actions et des lois est, d'apres Helvetius, l'utilite du plus grand nombre d'hommes soumis & la meme forme de qouvemement. Sortons a present des bornes de l'Etat; et essayons d'embrasser l'utilite universelle et eternelle, l'utilite non pas seulement de tels hommes ou de telles collections, mais de tous les hommes presents et a venir. Y a-t-il done une morale universelle, une justice et une probite uni- verselles, une serie de regies auxquelles nous devons en tous lieux conformer notre conduite? Tout d'abord, definissons la nouvelle espece de probite dont il s'agit : « S'il existait une probite par rapport a « l'univers, cette probite ne serait que l'habitude des « actions utiles a toutes les nations. » Or, cetle probite est-elle pratiquement possible? Non, repond Helvetius, car « il n'est point d'action qui puisse (( immediatement influer sur le bonheur ou le malheur « de tous les peuples. L'action la plus genereuse, par le « bienfait de l'exemple, ne produit pas dans le monde « moral un effet plus sensible que la pierre jetee dans « l'ocean n'en produit sur les mers, dont elle eleve « necessairement le niveau. » A vrai dire, Helvetius exagere beaucoup l'impuissance pratique de la justice et de la charite; une grande action, une idee genereuse, n'est pas une simple pierre qu'on perd en la jetant : e'est comme un monde nouveau, que nul ocean de la nature ne pourrait contenir, et qui suffit parfois pour elever en un moment le niveau de l'ocean humain plus qu'il ne se frit eleve en un siecle. Si Helvetius, au sujet de la probite pratique, e'est-a-dire de la puissance effective des actions justes, semble avoir tort, il n'en est plus de meme au sujet de ce qu'il appelle la probite d' 'intention. Puisque, par hypothese, nous obeissons partout et toujours a noire interet, nous ne pouvons evidemment cbercher l'interet de l'universalite des hommes, aussi longtemps que, par une serie de prescriptions et de sanctions legales, cet interet n'aura HELV&TIUS 265 pas ete fondu dans le notre propre. Un utilitaire se transformera assez aisenient en bon patriote : les sanc- tions penales, les sanctions de l'opinion, l'habitude et l'education, ont uni par un lien indissoluble ses inte- rests a ceux de ses concitoyens, — mais nullement a ceux du genre humain. De deux choses l'une : ou la morale n'est pas la meme chose que la legislation, en est inde- pendante, lui est superieure ; ou, au contraire, elle rentre dans la legislation et ne fait qu'un avec elle : dans le premier cas, Helvetius doit abandonner tout son systeme, sous peine d'etre accuse d'une visible inconsequence; dans le second cas, il faut qu'il renonce a etendre au-dela des bornes de l'Etat la probite d'intention. Helvetius choisit ce dernier parti. « A 1'egard de la probite d'inten- o tion, qui se reduirait au desir constant et habituel du « bonheur des hommes, et par consequent au vceu « simple et vague de la felicite universelle, cette espece « de probite n'est encore qu'une chimere platonicienne. » En effet, l'amour de la patrie, « si desirable, si vertueux « et si estimable dans un citoyen, » est absolument exclu- sif de l'amour universel. « II faudrait, pour donner l'etre « a cette espece de probite, que les nations, par des lois « et des conventions reciproques, s'unissent entre elles, « comme les families qui composent un Etat; que l'inte- « ret particulier des nations fut soumis a un interet plus « general ; et qu'enfin l'amour de la patrie, en s'eteignant « dans les coeurs, y allumat le feu de l'amour universel. » Comme cette supposition ne se realisera pas d'ici long- temps, Helvetius conclut « qu'il ne peut y avoir de pro- « bite pratique, ni meme de probite d'intention, par « rapport a l'univers W. » On ne peut nier que la doctrine d'Helvetius est ici parfaitement logique et peut-etre irrefutable, si on ne fait appel qu'aux principes d'utilite. M. Darwin, en suivant une voie toute differente, est arrive de nos jours a des consequences analogues a celles qu'admet Helve- tius w. Les nations sont les unes vis a vis des autres comme de grands individus; tant que les individus ne sont pas domines et unis par des lois, il n'y a pas de justice parmi eux; pourquoi y en aurait-il davantage parmi les nations? Ne savons-nous pas que la legalite (i) De Vespr., II, 2 5. (2) Voir notre Morale anglaise contemporaine, 1" partie. 266 LES SUCCESSEURS MODERNES d'ePICURE fait seule la legitimite? Qu'on trouve done des lois regis- sant d'une maniere precise les rapports iaternationaux, et pretes a punir immediatement quiconque les enfrein- dra. Helvetius tend avec tout le xvm e siecle a une phi- lanthropic universelle; mais, ne pouvant la faire sortir de son systenie moral, il se decide a y renoncer, et se contente de la philanthropic nationale : il aime mieux etre moins philanthrope et plus consequent. On ne retrouve pas chez tous les utilitaires, par exemple chez Dalembert ou d'Holbach, la meme resignation. Helvetius, dans la preface du livre De I'.esprit, demande cette grace au lecteur « de l'entendre avant de le con- « damner et de suivre Tenchainement qui lie ensemble « toutes ses idees. » C'est cet enchainement, en effet, que nous nous sommes efforce de suivre et de repro- duce : si nous nous sommes apercu qu'il manquait a cette chaine des raisonnements quelque anneau inter- mediate, nous l'avons remarque en passant; mais, en general, le systeme moral d'Helvetius est bien lie et ne merite pas le dedain dont il a si souvent ete l'objet. En resume, le principal progres qu'Helvetius fit ac- complir a la doctrine utilitaire, ce fut de l'arracher a la speculation, de poser l'interet comme une fin pratique pour les actes et surtout pour les lois qui fixent les actes. 11 fut, sur ce point, le predecesseur direct de Bentham. G'est ce dont celui-ci convient lui-meme. « Helvetius, « dit-il, appliqua le premier (Bentham oublie Epicure) « le principe de l'utilite a un usage pratique, a la direc- « tion de la conduite dans les choses de la vie. Lorsque le livre De Vesprit parut, M rae du Defiant trouva au sujet de son auteur ce mot souvent repete depuis : « II a dit le secret de tout le monde. » S'il l'avait dit, il ne l'aurait dit du moins qu'apres La Rochefoucauld ; mais ne pourrait-on corriger ainsi le mot de M me du Defiant : Ghacun a deux secrets ; le premier, e'est que toutes ses actions sont interessees par quelque cote ; le second, e'est que toutes, par un autre cote, tendent plus ou moins au desinteressement; Helvetius, apres La Ro- chefoucauld, n'a dit que le premier de ces secrets; il n'a point penetre le second, qui a aussi son importance, car e'est peut-etre le secret de l'avenir. CHAPITRE V l'eSPRIT EPICURIEN EN FRANCE AU XVIII 6 SIECLE I. — La Mettrie, predecesseur d'Helvetius. — L'Anti-Seneque. — Critique du de- sinteressement ; critique du remords. — Y a-t-il une loi morale pour les ani- maux? — Que le bonheur peut s'accorder avec l'injustice. II. — Mouvement qui porte le systeme epicurien vers les idees humanitaires. — Dalembert. — D'Holbach. La vertu, sa propre recompense. — Saint Lambert. III. — Politique utilitaire. — D'Holbach, Dalembert. — La liberte, l'egalite et la fraternite utilitaires. IV. — L'utilitarisme humanitaire ramene de nouveau par Volney a l'ego'isme. — Que la morale epicurienne en France, au debut et a la fin de son develop- pement, se montre de la plus rigoureuse logique. V. — Pourquoi l'esprit fran^ais, au xvui e siecle, fut en general utilitaire et embrassa avec ardeur les idees epicuriennes. I. — Helvetius est en France, au xvm e siecle, leplus ce- lebre representant des doctrines epicuriennes, celui dont les idees repandues dans toute l'Europe avec rapidite (1) ont eu le plus d'influence; ce n'est pourtant point le seul : autour de lui il faut ranger une veritable pleiade d'ecrivains. Gette foule de penseurs utilitaires qui, chez les Anglais, s'est succedee avec de rares interruptions depuis Hobbes jusqu'a Stuart-Mill et Bain, semble en France etre apparue simultanement a une seule epoque de notre histoire. Gbez Helvetius, la doctrine de l'interet frappe par son caractere de rigueur et de logique. Point de confusion entre l'interet personnel et l'interet social : je ne puis et ne dois agir conformement a l'utilite sociale que si Futi- lity sociale s'est rendue elle-meme conforme a mon uti- lite propre. Gette doctrine logiquement deduite, nous la trouvons plus accentuee encore chez La Mettrie, cet Epi- curien convaincu, qui prit plaisir a recommencer l'anti- que lutte contre le stoicisme et dent YAnti-Seneque (i) Le livre De l'esprit a eu plus de cinquante editions tant en France qu'a Tetranger. 268 LES SUCCESSEURS MODERNES d'ePICURE preceda de dix ans le livre De F esprit. « La verite et la vertu », dit La Mettrie, sont des « etres qui ne valent « qu'autant qu'ils servent a celui qui les possede... Mais « faute de telle ou telle vertu, de telle ou telle verite, les « societes et les sciences en souffriront ? Soit, mais si je ne « les prive pas de ces a vantages, moi j'en souffrirai. Or, « est-ce pour autrui ou pour moi que la raison m'or- « donne d'etre heureux (1) ? » G'est le commentaire de la parole de Fontenelle : « Si j'avais la main pleine de ve- « rites, je me garderais de l'ouvrir. » La Mettrie est sur ce point plus net et plus franc qu'Helvetius. D'ailleurs, il ne nie pas plus que ce dernier les instincts eleves qui portent l'homme vers une conduite en apparence desin- teressee; mais, suivant lui, les hommes sont diverse- ment faits, et ils doivent se conformer a leur nature. « Si la nature t'a fait pourceau, vautre-toi dans la fange, « comme les pourceaux; car tu es incapable de jouir « d'un bonheur plus releve. » La moralite comme l'intelligence dependent de l'etat du cerveau et du reste de l'organisme. « Un rien, une « petite fibre, une chose quelconque, qui ne peut etre « decouverte par l'anatomie la plus subtile, aurait fait « deux idiots d'Erasme et de Fontenelle. » De meme, qu'eut-il fallu pour changer en pusillanimite le courage de Gaius Julius, de Seneque ou de Petrone ? Une ob- struction de la rate, du foie ou de la veine porte. Toute conduite d'accord avec la nature propre d'un individu est rationnelle; or ce qui est rationnel est juste et bon. En s'appuyant surce principe, La Mettrie entreprend la critique du remords. Le remords est une absurdite, puis- qu'il succede a< Taction au lieu de la preceder et de l'em- pecher; de deux choses Tune : ou Taction a des conse- quences facheuses, alors le remords est inutile et ne fait qu'ajouter une nouvelle peine a d'autres ; ou Taction a d'heureuses consequences, alors le remords n'a plus de raison et doit etre banni. Au reste remords, obligation morale, croyance a une pretendue loi morale, autant de phenomenes qui rentrent dans le domaine scientifique et qui ne sont pas exclusivement restreintsa Thumanite. La voix « celeste » de la conscience n'est qu'une voix d'origine toute terrestre et brutale, qui sait parfois se faire entendre chez l'animal. La Mettrie devance ici avec (i) Disc. s. le bonheur, p. 218. LA METTRIE 269 une remarquable perspicacite les doctrines modernes de Darwin, appuyees sur l'hypothese de la selection natu- relle : il est tel passage de Y Homme -machine et de YHomme-plante qui ne seraient pas indignes d'etre rap- proches de ceux du grand naturaliste. L'honinie, d'apres La Mettrie, ne possede aucun caractere specifique qui etablisse entre lui et l'animal une distinction tranchee : 1'homme et l'animal ne poursuivent-ils pas tous deux le meme but, la jouissance? Si on pouvait en venir a faire parler un singe, nous ne saurions bientot plus comment nous distinguer de lui. La pretendue loi morale existe dans les animaux comme dans 1'homme. Le chien con- nait le remords; ne se repent-il pas d'avoir mordu son maitre? Le lion meme se montre reconnaissant envers son bienfaiteur. Voici la conclusion a laquelle aboutit La Mettrie, con- clusion qui ne laisse pas que d'etre curieuse et carac- teristique. « Si tu parviens a etouffer le remords, je le « soutiens, parricide, incestueux, etc., tu seras heu- « reux cependant; mais, si tu veux vivre, prends-y « garde, la politique n'est pas si commode que ma phi- « losophie ; la justice est sa fille, les gibets et les bour- « reaux sont a ses ordres ; crains-les plus que ta cons- « cience et les dieux (*). » — G'est bien la la conse- quence logique de l'epicurisme : des lors que pour les Epicuriens la sanction constitue l'obligation morale, en- levez le remords, cette sanction interieure, les lois, cette sanction exterieure, et l'obligation disparaitra. Neanmoins Epicure et Philodeme soutenaient_, comme nous Favons dit, qu'il y a dans la pure justice et dans la vertu, independamment meme de leurs consequences, quelque chose d'harmonieux et de beau qui les rend preferables pour le sage : La Mettrie ne s'est pas eleve jusqu'a cette conception. II. — On le voit, dans La Mettrie et Helvetius, l'epicu- risme ne recule devant rien, excepte devant Finconse- quence; il est etroit et ferme, mais logique a outrance. Tous deux pensent sans ambiguite etparlent sansmenage- ments, ne secachent rien a eux-memes et ne taisentrien aux autres. La premiere forme de la doctrine utilitaire est ainsi d'une parfaite nettete. L'influence de La Rochefou- (i) Discs, le bonh., p. 2o5. 270 LES SUCCESSEURS MODERNES D'EPICURE cauld domine encore tout entiere la doctrine qu'il a en partie suscitee. Mais cette influence ne va pas tarder a s'effacer. Nous avons vu l'embarras des Epicuriens an- tiques en presence de l'amitie et du devouement; ils ne veulent pas y renoncer et tachent d'elever leur systeme jusqu'a ces hautes vertus. Une evolution du meme genre va se produire dans l'epicurisme moderne. Peu apres la publication du livre De Vesprit, Dalem- bert, qui se rattache lui aussi a l'ecole utilitaire, fait la part la plus importante au sentiment de l'humanite. D'apres lui, la vertu de l'homme consiste dans l'elargis- sement le plus grand possible de ses affections. Si les objets de nos affections sont particuliers, les affections memes seront exclusives, elles seront contraires a la vertu. Aussi faut-il leur donner un objet si large et si general qu'il embrasse tous les autres sans en exclure aucun ; on doit, comme disait un philosophe, preferer sa famille a soi-meme, sa patrie a sa famille, le genre humain a sa patrie : l'amour universel de l'humanite, voila, pour ainsi dire, « Fesprit de la vertu (1) . » Le xvni e siecle, lasse de la religion et decourage de la metaphysique, avait en effet reporte toute sa foi vers l'humanite : tout systeme, pour reussir, devait done refleter par quelque cote ce grand sentiment ; la doctrine utilitaire, elle aussi, par une de ces admirables metamor- phoses dont parle La Rochefoucauld, devait se transfor- (i) Elem. dephilos., Ill, i. — Dalembert n'en est pas moins fran- chement utilitaire. On croirait, en lisant Pexplication suivante du desinteressement, lire une page d'un utilitaire anglais contemporain, de Bentham ou de Stuart-Mill : « Si on appelle bien-etre ce qui est au-deld du besoin absolu, il « s'ensuit que sacrifier son bien-etre au besoin d'autrui est le grand « principe de toutes les vertus sociales, et le remede a toutes les pas- « sions. Mais ce sacrifice est-il dans la nature, et en quoi consiste-t-il ? « Sans doute, aucune loi naturelle ou politique ne peut nous obliger « a aimer les autres plus que nous; cet heroisme, si un sentiment « absurde peut etre appele ainsi, ne saurait etre dans le coeur hu- « main. Mais l'amour eclaire de notre propre bonheur nous montre « comme des biens preferables a tous les autres la paix avec nous- « mimes et I'attachement de nos semblables ; et le moyen le plus sur de « nous procurer cette paix et cet attachement est de disputer aux au- « tres le moins possible la jouissance de ces biens de convention, si « chers a l'avidite des hommes; ainsi l'amour eclaire de nous-meme < est le principe de tous les sacrifices. » Considered a ce point de vue, la morale devient une espece de t tarif. » d'holbach 271 mer en doctrine humanitaire. Helvetius s'etait arrete devant la justice et la charite universelle comme devant un ideal auquel il lui etait impossible d'atteindre en prenant pour point d'appui l'interet; par ce cote seule- ment il avait resiste au courant qui l'emportait avec tout son siecle vers les idees d'humanite et de philan- thropie. Mais ce courant, plus fort que lui, entraina son systeme. On peut suivre cette transformation chez d'Holbach, dont les declamations sur la vertu sont deja bien loin de l'indifference affectee d'Helvetius. D'une part, d'apres d'Holbach, nous n'obeissons jamais qu'a l'interet, c'esl- a-dire a la « gravitation de soi sur soi, » et ce que nous appelons Pobligation morale n'est que la necessite d'etre utile a soi-meme par soi ou par autrui (*). D'autre part, la vertu est essentiellement sympathique; empruntant les termes de Leibniz, il la definit « l'art de se rendre heureux « de la felicite des autres. » Dans la vertu, qui n'est autre chose que la sympathie, d'Holbach s'efforce de trouver le moyen terme entre les interets de l'individu et ceux de la collection, moyen terme qu'Helvetius avait cherche seulement dans la sanction legale. II fait plus encore ; non seulement a ses yeux la vertu est sympa- thie, mais elle est, jusqu'a un certain point, indepen- dante de l'objet meme avec lequel on sympathise ; non seulement, par l'acte vertueux, nous unissons notre bonheur a celui des autres, mais il semble que, dans cet acte meme, nous trouvions une satisfaction sui generis et propre a nous. D'un cote nous profitons du bonheur de nos semblables, nous jouissons de leur estime, de leur affection ; d'un autre cote, nous nous creons a nous- memes un bonheur, nous meritons nous-memes notre (i) Syst. de la not., I, 10, p. i83. Syst. soc, p. 71. — D'Holbach est un des premiers qui aient pretendu fonder la morale sur la phy- siologic ou, comme il dit, sur la medecine. « Si l'on consultait TeX- « perience au lieu du prejuge, la medecine fournirait a la morale la a clefducceur humain... Aides de l'exp^rience, si nous connaissions « les elements qui font la base du temperament d'un homme, ou du « plus grand nombre des individus dont un peuple est compose, nous « saurions ce qui leur convient, les lois qui leur sont necessaires, les « institutions qui leur sont utiles... La morale et la politique pour- « raient retirer du materialisme des avantages que le dogme de la < spiritualite ne leur fournira jamais et auxquels il les empeche < meme de songer. » 272 LES SUCCESSEURS MODERNES d'ePICURE propre estime. Nous aimons Yhumanite, ce sentiment sublime, a la fois en nous et dans les autres, parce que l'humanite est aimable par elle-meme. « La vertu est sa « propre recompense.... Quand l'univers entier serait « injuste pour l'homme de bien, il lui reste l'avantage « de s'aimer, de s'estimer lui-meme, de rentrer avec « plaisir dans le fond de son coeur l*». » Rien de plus curieux que ce passage de l'epicurisme au stoicisme. Nous avons vu deja, sur beaucoup de points, Epicure se rapprocher de Zenon; mais l'epicurisme antique, plus consequent peut-etre que l'epicurisme moderne, n'avait jamais tente un rapprochement aussi complet, une evolution aussi surprenante. Spinoza lui- meme, chez qui les systemes d'Epicure et de Zenon sont pres de se reconcilier, faisait de restime de soi comme du remords, du merite comme du demerite, une illusion interieure. Saint-Lambert, l'auteur du Catechisme universel, par- tant des memes principes que Dalembert et d'Holbach, aboutit lui aussi a l'amour de l'humanite. «La nature « vous defend de rendre a votre patrie des services que « vouscroyez funestes au genre humain... PrenezThabi- « tude de faire et de dire ce qui peut unir les hommes « entre eux... Servez l'homme dans celui dontvous ne « pouvez aimer la personne. » III. — De meme que l'epicurisme, en France, se faisait humanitaire, il ne pouvait pas ne pas se faire liberal et renovateur. Helvetius, sur la politique, se tient en- core dans le vague ; il parle contre le despotisme, mais il n'y prescrit point de remedes. D'Holbach, l'un des traducteurs de Hobbes dont il admet les principes, de- duit de ces principes des consequences bien differentes. Sa theorie du gouvernement, inspiree par Locke et par Spinoza, est diametralement opposee a celle de Hobbes (2 ^. (i) Syst. de la not., I. i5, p. 342. Dansla NouvelleHeloise, Rousseau dit de d'Holbach, qu'il represente sous le personnage de Wolmar : « II « fait le bien sans espoir de recompense ; il est plus vertueux, plus t desinteresse que nous. » (2) Le gouvernement, suivant d'Holbach, est la somme des forces sociales deposees entre les mains de ceux qu'on juge les plus propres a conduire les hommes au bonheur {Syst. soc, II, p. 6). Mais ceux-ci ne peuvent recevoir leur autorite que d'un contrat, et non pas seulement d'un contrat qui lie, comme le voulait Hobbes, D HOLBACH 273 L'epicurisme en France devait d'ailleurs s'elever sans peine a la conception de la liberie et de Yegalite" politi- coes : l'interet semble ici s'accorder assez bien avec ce qu'on entend d'habitude par le droit. Mais la doctrine utilitaire parvint plus haut encore : tantot par une in- consciente contradiction, tantot en faisant appel aux sen- timents de sympathie, de bienveillance, de philanthro- pic, de sociabilite naturelle, elle a pu, sinon embrasser completement le grand et pur sentiment de la fraternite universelle, du moins s'en approcher d'assez pres. Aussi les utilitaires se joignirent-ils aux moralistes a priori pour approuver et admirer la devise de la Revolution franoaise : liberte, egalite, fraternite. Helvetius lui- meme eut donne sans doute son assentiment a cette de- vise; seulement, comme il n'accordait pas une aussi grande importance que ses successeurs aux sentiments sympathiques, il eut sans doute fait observer qu'on ne les gouvernes entre eux, mais qui lie les gouvernants aux gouvernes : « II n'y a de souverain legitime que de l'aveu de sa nation. » (Syst. soc, II, p. 11). L'origine du gouvernement est done la volonte du peuple ; maintenant, quelle sera sa forme? Pour resoudre cette ques- tion, il faut se demander quel est son but. Le but du gouvernement, nous le savons, e'est le bonheur; or, la condition immediate du bonheur, e'est la liberte, qui n'est que le pouvoir de mettre en oeu- vre les moyens necessaires a ce bonheur ; la forme la meilleure du gouvernement sera done celle qui le rapprochera le plusde son but, et qui par consequent donnera a la societe gouvernee la plus grande somme possible de liberte [Syst. soc, II, 35). Plus on est libre, plus on peut ; plus on peut, plus on a de moyens de bonheur; plus on a de ces moyens, plus on s'en sert et plus on est heureux. Quelle sera done la forme de gouvernement qui donnera le plus de liberte a tous? C'est le gouvernement par representants [Syst. soc, II, 5o). « Un gouvernement, quel qu'il soit, est fait pour la nation, non la « nation pour le gouvernement ; et une nation est en droit de revo- « quer, d'annuler, d'etendre, de restreindre, d'expliquer les pouvoirs « qu'elle a donnes. » (Syst. soc, II, 55.) Puisque le gouvernement doit garantir a tous la liberte. il doit aussi garantir Pegalite civile : car toute superiorite des uns cree l'in- firiorite des autres, et toute inferiorite est un manque de liberte. L'egalite civile est ainsi la condition de la liberte ; or, nous venons de voir que la liberte est la condition du bonheur : le gouvernement doit done garantir egalement a tous les gouvernes la libre possession d'eux-memes et de leurs biens, e'est-a-dire de tous les moyens du bonheur. — D'Holbach, a vrai dire, n'est pas arrive a cette conclu- sion ; mais Dalembert y arrive aisement dans ses Elements de phi- losophic 13 274 LES SUCCESSEURS MODERNES D'EPICURE peut etre frere de tous les hommes en tant qu'hommes, mais seulement en proportion des avantages qu'on re- coit d'eux; il eut done declare qne la fraternite univer- sale etait une chose excellente, mais jusqu'anouvel or- dre impossible a realiser pratiquement. IV. — Au moment oil la doctrine utilitaire, chez Dalem- bert, d'llolbach, Saint-Lambert, en venait par une devia- tion naturelle a oublier ses propres principes, elle se trouve soudain., dans Volney, ramenee a son point de de- part. La Loi naturelle est le resume le plus complet et le plus logique de Tepicurisme : tout le travail du xvm e sie- cle sur la morale s'y trouve condense ; e'est un des essais les plus remarquables qui aient ete faits pour fonder, comme disait Helvetius, une veritable « physique des mceurs. » La Loi naturelle, ou principes physiques de la morale, de'duits de V organisation de I liomme et de Cuni- vers, — tel est le titre caracteristique que Volney donne a son ouvrage, et qui rappelle le systeme de Spinoza en faisant pressentir celui de M. Herbert Spencer. Conservation de l'etre, telle est, d'apres Volney, la formule de la loi naturelle. G'est la menie loi qui fait couler l'eau en bas et qui commande a l'houime certains actes. Nulle distinction entre le bien physi- que et le bien moral; le bien moral, e'est le bien phy- sique continue et conserve. II y a cinq vertus indivi- duelles, e'est-a-dire cinq moyens principaux en vue de la conservation de l'etre : la science, la temperance, le courage, l'activite, enfin la proprete qui n'est pas la moms importante cle ces vertus W. Volney semble avoir oublie les exercices gymnastiques ; les Gyrenaiques n'avaient pas commis cet oubli, eux qui placaient la force du corps parmi les vertus. Apres les vertus individuel- les viennent celles de la famille, puis les vertus sociales : elles s'appuient toutes egalement sur des principes phy- siques. Comment, par exemple, l'amour du prochain est-il un precepte ? « Par raison d'egalite et de recipro- deduire le devoir sans qu'il soit besoin de faire appel au plaisir. Qu'un deterministe soit utilitaire, cela se comprend ; mais qu'un partisan du libre arbitre qui croit sentiren lui un je ne sais quoi d'absolu, une cause vi- vantet agissant par elle-meme, possedant une valeur et une dignite intrinseques, aille la soumettre a une regie d'action exterieure, la tourner vers une fln etrangere et en faire un instrument de plaisir, c'est la au fond une contradiction a laquelle ont eu raison de se sous- traire les Epicuriens modernes. Sur ce point, le systeme epicurien a acquis de nos jours une force et une homo- geneite nouvelles. Epicure se plaignait de ce que l'idee du determinisme universel pese a Fame humaine, car l'hom- me souffre de sacrifier a la nature sa pleine et entiere independance ; il oubliait que la morale, pas plus qu'au- cune autre science, ne peut entrer dans cette question de preferences individuelles. Toute science cherche non •a pas ce qui plait a Fintelligence ou a la sensibilite, mais ce qui est. Elle poursuit non le bonheur absolu, cette utopie de Fepicurisme antique, mais le bonheur re- latif, compatible avec la realite, et elle ne recule devant aucune verite, quelqde dure qu'elle puisse etre. 286 CONCLUSION G'est aussi pour la meme raison que Fepicurisme mo- derne a generalement renonce aux consolations que la theorie epicurienne de la mort pretendait nous apporter. Generalement les utilitaires modernes, en hommes pra- tiques, s'occupent plus de la vie que de la mort. Suivant eux, la morale a pour but de regler notre conduite pen- dant la vie, elle n'a pas pour but de modifier nos idees au sujet de la mort : ceci regarde plutot la metaphysi- que ou les religions. Dans les theories sociales, les rapports sont beaucoup plus grands entre Tepicurisme ancien et l'epicurisme moderne. Tout d'abord, nous retrouvons chez Hobbes et plus tard au xvin e siecle cette ingenieuse theorie d'Epicure qui fonde la societe sur un contrat. Les Epicu- riens, se figurant toujours les hommes coiume ego'istes au fond, consequemment ennemis, ont ete portes de tout temps a chercher un moyen artificiel de les rappro- cher ou de les unir. L'idee de contrat se presentait aus- sitot a l'esprit comme le lien le plus capable d'enchainer les hommes les uns aux autres. Mais Epicure avait concu ce contrat comme une sorte de primitive entente entre les hommes, plutot spontanee que reflechie. Dans sa theorie, les animaux humains se rapprochent les uns des autres et, meme avant de savoir parler, conviennent par signes de vivre en paix et en amitie. Telle n'est plus la conception du contrat social chez Hobbes et chez ses successeurs. L'entente primitive des hommes semble devenir pour eux un contrat en bonne forme, passe devant temoins, avec des clauses parfaitement definies et precises. Une telle imagination, moitie scolastique et moitie romanesque, perd tout caractere historique. Au contraire le ^caractere original de la sociologie epicu- A rienne, telle qu'elle se trouve exposee dans Lucrece, est qu'elle pretend reposer sur des faits et se deduire de l'histoire; c'est aussi sur Thistoire que s'appuient de nos jours les continuateurs plus fideles de la tradition epicurienne. Pour eux, lessocietes humaines nesont pas nees tout d'un coup, par un acte soudain des volontes in- dividuelles : elles se sont construites lentement, par une accumulation d'habitudes, de coutumes, par i'accommo- dation graduelle des individus les uns aux autres : les idees de justice, de droit, de charite et de philanthropic, loin d'avoir produit la societe, decoulent de la societe meme; loin de l'expliquer, elles s'expliquent par elle. •l'ePICURISME C0NTEMP0RA1N 287 Par cela meme que la morale sociale epicurienne estessentiellement historique, elle presuppose l'idee d'e- volution, de progres. G'est dans Lucrece que nous avons retrouve l'idee du progres humain exprimee presque pour la premiere fois.JHelvetius reproduit la meme idee en l'appliquant specialement au droit et a la legislation ; c'est cette idee qui se retrouve chez d'Holbach et la plu- part des penseurs, epicuriens ou non, du dix-huitieme siecle. L'idee de progres est le fond meme du libera- lisme, et c'est pour cela qu'elle devait etre affirmee avec tant d energie au dix-huitieme siecle, a la veille de la grande revendication des liberies. Dans le mouvement qui emportait alors les esprits, nous avons vu quelle part enorme revient aux representants de Tepicurisme. En politique et en morale sociale les epicuriens du xviii 6 siecle raisonnent beaucoup mieux qu'en morale pure. Helvetius est franchement liberal, d'Holbach sur- tout est radical et attaque meme avec virulence la royaute et ses inconvenients inevitables. Dans la religion, l£s Epicuriens ne sont pas moins novateurs; il est meme curieux de voir, dans toutel'his- toire de la doctrine epicurienne, ses representants en hostilite directe ou indirecte avec la religion recue. Le systeme de Hobbes est essentiellement irreligieux ; n'e- tait la volonte du prince qui vient la maintenir fort a propos, la religion courrait grands risques. Hobbes atta- que les miracles, et d'autre part il ne dohne a la reli- gion d'autre « semence naturelle » (semen naturale) que lacrainte, l'ignorance et, en un seul mot, « un penchant « inne chez l'homme vers les conclusions natives W. » Le venerable Gassendi lui-meme, qui ne s'est jamais departi d'un grand respect pour la religion dont il etait pretre, ne disait-il pas en parlant de son maitre Epi- cure : « Si Epicure assista a quelques ceremonies reli- « gieuses de son pays tout en les desapprouvant au fond « du co3ur, sa conduite fut jusqu'a un certain point ex- « cusable. II y assistait, en effet, parce que le droit civil « et l'ordre public exigeaient cela de lui : il les desap- « prouvait, parce que rien ne force l'ame du sage de i« penser a la facon du vulgaire... Le role de la philoso- a phie etait alors de penser comme le petit nombre, de « parler et d'agir avec la multitude < 2 '. » On ne peut (i) Leviathan, c. 6,45; c. XII, etc. (2) De vita et moribus Epicuri, IV, 4. 288 CONCLUSION s'empecher de croire qu'en ecrivant ces lignes Gas- sendi faisait quelque retour sur lui-rneme et pensait a son siecle non moins qu'a celui d'Epicure. Quant aux Epicuriens du XVIIP siecle, ils levent tout a fait le voile. La Mettrie, Helvetius et d'Holbach attaquent ouverleinent la religion. Dans quatorze longs chapitres du Systeme de la nature, d'Holbach, avec une audace que Lien peu de philosophes avaient eue jusqu'alors, s'efforee de renverser l'idee de Dieu sous toutes ses formes. C'est en grande partie sur l'epicu- risme que le xvm e siecle appuie son incredulite. Com- me on le voit, les disciples sont alles plus loin que le rnaitre, trop loin peut-etre, car ils n'ont pas vu que, le sentiment religieux existant en fait, il fallait compter avec lui, qu'il representait une tendance, legitime ou non, de la nature humaine et que la philosophie devait ckercher a le satisfaire dans une certaine mesure. En resume, les doctrines epicuriennes ont exerce une influence incontestable sur le developpement de la pen- see humaine. Dans les sciences naturelles, le systeme cosmologique de Democrite et d'Epicure semble trioni- pher de nos jours . Dans les sciences morales et sociales, les doctrines derivees de 1'epicurisme sont egalement plus puissantes qu'elles ne l'ont jamais ete. En ce mo- ment nienie l'ecoie anglaise est en train de relever, en face du stoicisme restaure par Kant, un epicurisme re- nouvele par les donnees de la science moderne. Que de vieilles idees et de prejuges enracines dont 1'epicurisme a contribue a debarrasser le domaine moral ! De meme, nous l'avons vu, dans le domaine religieux Epicure a travaille plus qu'aucun autre philosophe de l'antiquite a affranchir la pensee humaine de la croyance au mer- veilleux, au miraculeux et au providentiel. Bien avant la venue du christianisme, il s'etait deja attaque a la re- ligion paienne et l'avait reduite a l'impuissance. C'est encore de nos jours l'esprit du vieil Epicure qui, com- bine avec des doctrines nouvelles, travaille et mine le christianisme. Parmi les libres penseurs d'aujourd'hui, combien meritent ce nom d' « Epicuriens » sous lequel les Peres de l'Eglise et les Juifs englobaient deja les li- bres penseurs d'autrefois ! TABLE DES MATIERES Avant-propos. — De la metbode dans l'exposition des systemes 5 Introduction. — L'epicurisme dans l'antiquite et les temps modernes 12 EPICURE LIVRE PREMIER LES PLAISIRS DE LA CHAIR Chapitre premier. — Le plaisir, fin de la vie et principe de toute morale 20 Chapitre II. — Le plaisir fondamental : celui dn ventre 31 Chapitre III. — Regie du plaisir : l'utilite. — Le bonbeur, souverain bien 36 Chapitre IV. — Le desir. — But dernier du desir : le repos, la jouissance de soi 45 LIVRE SECOND LES PLAISIRS DE L'AME Chapitre premier, — La serenite intellectuelle et morale. — La science opposee par Epicure a l'idee de miracle 58 290 TABLE DES MATIERES Chapitre II. — La liberte. — La contingence dans la nature, condition de la liberte humaine 71 Chapitre III. — La tranquillite en face de la mort. — Theorie epicurienne de la mort, et ses rapports avec les theories contemporaines 103 LIVRE TROISIEME LES VERTUS PRIVEES ET PUBLIQUES Chapitre premier. — Le courage et la temperance. — L'amour et l'amitie. — Genese de l'amitie. — La con- duite du sage dans la societe humaine 128 Chapitre II. — La justice et le contrat social 146 Chapitre III. — Le progres dans l'humanite 154 Chapitre IV. — La piete epicurienne. — Lutte contre la divinite concue comme cause efficiente 172 Conclusion. — L'epicurisme et ses analogies avec le positivisme moderne. — Son succes dans l'antiquite. . . 182 LIVRE QUATRIEME LES SUCCESSEURS MODERNES D'EPICURE Chapitre premier. — Epoque de transition entre l'epicurisme ancien et l'epicurisme moderne. — Gassendi et Hobbes 189 Chapitre II. — La Rochefoucauld. — La psychologie de l'epicurisme 207 Chapitre III. — Spinoza. — Conciliation de l'epi- curisme et du stoicisme 227 Chapitre IV. — Helvetius 238 Chapitre V. — L'esprit epicurien en France au dix- huitieme siecle 267 Conclusion generale. — L'epicurisme contemporain 279 Nice. — Typographic et Stereotypic V. -Eugene Gauthiek et O, descente de la Caserne, 1. UC SOUTHERN REGIONAL LIBRARY ( FACILITY AA 000 803 409 2 ^ <* < -v r> *" T^fWV,