GIFT OF SEELEY W. MUDD and GEORGE I. COCHRAN MEYER ELSASSER DR. JOHN R. HAYNES WILLIAM L. HONNOLD JAMES R. MARTIN MRS. JOSEPH F. SARTORI THE LIBRARY OF THE UNIVERSITY OF CALIFORNIA LOS ANGELES 'LA CIVILISATION JAPONAISE CONFERENCES FAITES A L'ECOLE SPECIALS DES LANGUES ORIENTALES PAR LEON DE ROSNY PARIS ERNEST LEROUX, EDITEUR LIBRAIUE DE LA SOCIETE ASIAT1QUE DE PARIS DE L'ECOLE DES LANGUES ORIENTALES VIVANTES, ETC. 28, RUE BONAPARTE, 28 i883 93386 IE volume fait partie de la serie de publications que j'ai entreprises pour Vusage despersonnes quiveulent etu- dier la langue et la litteraturejaponaise. ^ II se compose de dou\e conferences ' pre- -\ parees conformement au programme des examens de V E 'cole speciale des Langues M Orientales. J'ai essay e d'y reunir, sous M line forme necessairernent tres succincte. >.. J les principals donnees ethnographiques, geographiques et historiques qui sont in- dispensables a quiconque est appele a re- sider au Japon ou a se trouver en contact avec les indigenes de ce pays. i. Ces conferences ont etc, pour la plupart, recueillies par M. Vignon, st^nographe. VI LA CIVILISATION JAPONAISE Outre lesfaits relatifs aux insulaires de I' extreme Orient, j'ai tenu a donner a mes eleves quelques notions relatives a Vhistoire et a la litterature de la Chine, parce que cest de ce pays que le Japon tire sa culture intellectuelle et un nom- bre considerable de mots de sa langue. J'avais eu ^intention de joindre en ap- pendice toute line serie de documents et d'index utiles pour les etudiants. J'ai du renoncer a ce projet pour ne pas depas- ser de beaucoup le nombre de pages re- glementaire des volumes de la Bibliothe- que Or lent ale el^evirienne dans laquelle sont publiees ces conferences. Ces docu- ments et ces index, plus nombreux et plus developpes qu'ils ne devaient Vetre,for- meront un volume special quej'espereetre a meme de mettre bientot sous presse, et qui sera public sous litre de Manuel du Japoniste '. i . Cc Manuel se composera des documents suivants : i. Listc des Dieux du Pantheon Japonais; 3. Liste or- dinale et chronologique des Mikado ou Einpereurs du Japon; 3. Liste ordinale et chronologique des Syau- PREFACE VII Ce nouveau volume sera le complement naturel et indispensable des ouvrages classiques que je fais par ait re depuis quelques annees sous le titre general de Cours pratique de Japonais. La publica- tion de ce recueil se pour suit sans inter- ruption, bien que plus lentement que je ne Vaurais desire; et quelques-uns de ses vo- lumes ont etedeja I'objet de plusieurs edi- tions ', tandis que d'autres n'ont pas en- core ete imprimes pour la premiere jois. Bien que mes instants soient, en ce mo- goun ou Generalissimes Japonais; 4 Liste alphabetique des Mikado ; 5. Liste chronologique des Nengaux ou noms d'annees ; 6. Liste alphabetique des Nengaux ; 7. Chronologic cyciique de 1'Histoire du Japon ; 8. Chronologie des principaux faits de 1'Histoire du Japon ; 9. Petite Biographie des hommes celebres ; 10. Liste des anciennes Provinces du Japon ; n. Liste des Ken ou Departements actuelsde 1'empire Japonais ; 12. Liste des Temples celebres; i3 Liste chronologique des Residences imperiales; 14. Liste des Ports de mer Japo- nais ; i5. Petit Dictionnaire geographique. i. Introduction au Cours pratique de Japonais. Re- sume des principals connaissances necessaires pour 1'd- tude de la langue japonaise. Seconde Edition (Paris, 1872); Guide de la Conversation Japonaise, Troi- sieme edition (Paris, i883). VIII LA CIVILISATION JAPONA1SE ment, consacres a un travail d'erudition japonaise et chinoise ', je me propose de mettre sous presse un nouveau volume de mon Cours pratique aussitot apres avoir fait paraitre la troisieme edition de la premiere partie de ce Cours qui est com- pletement epuisee depuis pres d'une an- nee. Je continuerai de la sorte a faire mes efforts pour rendre de plus en plus facile I'etude de I'idiome dont lensei- gnement m'a ete confie a I'Ecole speciale des Langues Orientales. Nogent-sur-Marne, le 3 mai i883. LEON DE ROSNY. i. Les Livres sacres du Japan. Yamoto bumi. La Genese des Japonais, traduite pour la premiere fois, accompagnee d'un commentaire perpetuel compost en chinois et d'une glose exegdtique en francais. LA CIVILISATION JAPONAISE PLACE DU JAPON LA CLASSIFICATION ETHNOGRAPHIQUE DE L'ASIE ZJ-'Wi L me parait utile, au debut des etudes y!-i@ que nous allons entreprendre, de jeter un coup d'oeil rapide sur les princi- pales divisions ethnographiques que les progres de la science ont permis d'etablir 2 LA CIVILISATION JAPONAISE au sein de ce vaste continent d'Asie, dont les Japonais occupent la zone la plus orientale. Les premiers essais de classement des populations asiatiques sont dus aux orien- talistes. Ces essais ont projete de vives lumieres sur le probleme, mais elles ne 1'ont point resolu, parce que les orienta- listes, au lieu de se pre'occuper de tous les caracteres des races et des nationa- lites, se sont a peu pres exclusivement attaches a un seul de ces caracteres, celui qui resulte de la comparaison des lan- gues. Les orientalistes ont fait, d'ailleurs, ce qui a ete fait a peu pres pour tous ies genres de classification scientifique. En botanique, par exemple, a 1'epoque de Tournefort, on attachait une importance exceprionnelle a la forme de la corolle ; Linne, le grand Linne, ne portait. guere son attention que sur les organes-sexuels des vege'taux La classification ne pouvait etre definitivement acceptee que lors- qu'avec les Jussieu, les families de plan- PLACE DU JAPON tes ont etc fondees sur Tetisemble de leurs caracteres physiologiques. II devait en etre de meme pour la clas- sification des peuples. L'affinite des lan- gues peut certainement nous reveler des liens de parente entre nations ; mais ces affinites sont souvent plus apparentes que reelles. Lcs peuples vaincus ont parfois adopte la langue de leurs vainqueurs, sans que pour cela il y ait eu, entre les uns et les auires, le moindre degre de con- sanguinite, la moindre communaute d'ori- gine. La colonisation a souvent transporte tort loin Tidiome d'une nation maritime, et 1'a fait accepter par des tribus on ne peut plus etrangeres les unes aux autres. Nous parlons en Europe des langues dont le Sanscrit est un des types les plus an- ciens; mais, s'il est etabli qu 1 !! existe une famille de langues aryennes ou indo-eu- ropeennes, personne n'oserait plus soute- nir aujourd'hui qu'il existat une famille ethnographique aryenne et indo-euro- peenne. Au premier coup d'oeil, on recon- nait Pabime qui separe le Scandinave aux 4 LA CIVILISATION JAPONAISE cheveux blonds et au teint rose, de Pln- dien aux cheveux noirs etau teint basane. Personne, non plus, ne voudrait soutenir que les naturels des iles de TOceanie, ou 1'anglais est devenu 1'idiome predomi- nant, aient des litres, quelconques de pa- rente avec les habitants de la fraiche Al- bion. Les caracteres anthropologiques, d'or- dinaire plus persistants que les caracteres linguistiques, sont a eux seuls egalement insuffisants pour etablir une classification ethnographique solide. Le metissage a, dans tous les temps et sous tous les cli- mats, profondement altere les caracteres ethniques. II n'est point possible de re- partir dans deux families differentes les Samoiedes qui habitent le versant oriental de FOuralfit ceux qui vivent sur le versant occidental de cette montagne. Les uns cependant appartiennent, au moins par la couleur de la peau, a la race Jaune, tandis que les autres font partie de la race Blanche. Lorsque I'histoire ne nous fait pas de- PLACE DU JAPON 5 faut, c'est a Phistoire que nous devons emprunter les donnees fondamentales de la classification des peuples. Lorsquel'his- toire manque, alors, mais alors seule- ment, nous devons recourir, pour recons- tituer des origines ethniques sans annales ecrites, a la comparaison anthropologique des types, aux affinites grammaticales et lexicographiques des langues, a la criti- que des traditions et a 1'exegese religieuse, aux formes et a 1'esprit de la litterature, comme aux manifestations de Fart, et de- mander a ces sources diverses d'informa- tion les rudiments du probleme que nous nous donnons la mission de resoudre, ou tout au moins d'eclaircir ou d'elaborer '. Trois grandes divisions nous sont si- gnalees tout d'abord dans le vaste domaine de la civilisation asiatique. La premiere et la moins etendue est occupee par les Semites qui habitent sur- i. Voy., pour le developpement de ces idees sur la clas- sification ethnographique, 1'introduction de mon ouvrage intitule : Les Populations Danubiennes (Paris, 1882, in-4 et Atlas in-folio). O LA CIVILISATION JAPONAISE tout le sud de 1'Asie Mineure, sur les deux rives de TEuphrate et du Tigre, la peninsula d'Arabie, la cote nord-est du golfe Persique et quelques ilots, prove- nant pour la plupart de migrations israe- lites et musulmanes, au coeur et au sud- est de 1'Asie. La seconde division est peuplee par les Hindo Iraniens, dont les linguistes ont forme le rameau oriental de leur grande famille aryenne, famille dans la- quelle ils ont incorpore la plupart des populations de TEurope. Le foyer pri- mitif de ce groupe ne doit pas etre place, comme on le fait trop souvent, dans la peninsule meme de 1'Hindoustan, mais au nord-ouest de cette peninsule. Les Aryens ne sont, dans Tlnde, que des con- querants, superposes sur \esDravidiens autochtones, aujourd'hui refoules vers la pointe sud de la presqu'ilc Cis Gangetique et a Ceylan. La troisieme division, qui comprend une foule de nations diverses, a ete con- sideree par quelques auteurs comme le PLACK DU JAPON 7 domaine d'un pretendu groupe dit des Touraniens. Jadis, on aurait avoue sim- plement son ignorance au sujet de ces nations; et, sur la carte ethnographique de 1'Asie, on se serait borne a une men- tion vague, telle que populations non encore classe'es . Aujourd'hui, on a honte de dire q^on ne connait pas enc ;re le monde tout entier; on aime mieux debi- ter des erreurs que d^avoir la modestie de se taire. Je me propose de m'etendre un peu sur cette pre'tendue famille touranienne ; car c'est, en somme, celle qui doit nous interesser le plus ici, puisque les Ja- ponais devront etre compris dans ce troisieme groupe des populations asiati- ques. Du moment oil il s'agit de designer une idee nouvelle, et, dans 1'espece, une nou- velle circonscription ethnographiq-ie, il est presque toujours necessaire de creer un mot nouveau. Le choix heureux de ce mot n'est pas tellement indifferent pour le progres de la science, qu'il ne vaille la 8 LA CIVILISATION JAPONAISE peine de le chercher avec le plus grand soin. Uemprunt a la Genese des noms de Japhetiques, Semitiques et Chamitiques, pour servir a la classification des races hu- maines, a pousse 1'ethnographie dans des ornieres dont il est bien difficile de la faire sortir. Je craindrais, pour ma part, que la denomination de Touranien, si elle etait definitivement acceptee, entrainat la science des nations dans des erreurs bien autrement funestes encore. D'abord, cette denomination manque non-seulement de precision, mais, par suite du sens que les linguistes lui attribuent aujourd 1 hui, elle signifie deux choses tres differentes. Ton- ran, pour les Perses de 1'antiquite, n'a ja- mais etc la designation d'un peuple parti- culier ; autant vaudrait admettre, comme terme de classification, les noms de Re- fa'im et de Zom^ommin donnes aux popu- lations a demi-sauvages que les Semites rencontrerent a leur arrive'e dans la region biblique ou ils se sont etablis. Pour les linguistes, au contraire, il faut -entendre par Touraniens & peu pres tous les peu- PLACE DU JAPON 9 pies asiatiques qui ne sont ni Aryans, ni Semites. Dans les tableaux qu'on public journellementpour la classification de ces peuples, je vois figurer cote a cote les Fin- nois, les Hongrois et les Turcs, dont les affinite's paraissent certaines, les popula- tions que M. Beau-vois a reunies sous le nom de Nord-Atlaiques,les populations Mongoliques, les Mandchoux, les Co- reens, les Japonais, parfois meme les Chi- nois, les Malays, c'est-a-dire les Ocea- niens et les Dravidiens. Or, comme la parente de ces derniers peuples avec les Nord-Altaiens, possible, je le veux bien, est encore loin d'avoir ete etablie d'une maniere scientifique, le nom de Toura- nien n'est guere plus explicite, suivant moi, que le mot terra incognita, sur nos vieilles cartes geographiques. Et, si Tin- tention des ethnographes etait de faire usage d'une denomination generale pour tous les peuples asiatiques que nos con- naissances ne nous permettent pas encore de classer serieusement , je prefererais de beaucoup le nom d'Anaryens (non IO LA CIIVLISATION JAPONAISE Aryens), que M. Oppert a employe dans ses premiers travaux sur 1'e'criture cunei- forme da second systeme. Les Aryens, sur lesquels repose la constitution de la grande famille linguistique successive- ment appelee indo-germanique, indo-eu- ropeenne et aryenne, forment en effet le seul groupe considerable des peuples de PAsie dont la parente ait ete definitive- ment etablie, sinon au point de vue de 1'anthropologie, au moins en raison des affinites de leurs idiomes respectifs. Le procede par voie d'exclusion ne saurait done, en ce cas, nuire a la clarte de la doctrine, et, provisoirement, je prefere adopter la denomination d'Anaryens, pour les peuples sur lesquels je dois fixer votre attention. Le groupe des peuples anaryens de 1'A- sie, dont Tunite n'a pas encore ete etablie par la science, comprend plusieurs famil- ies, sur lesquelles vous me permettrez de vous dire quelques mots. La FAMILLE OURAL-ALTAIQUE s'etend de- puis la mer Baltique et la region des Car- PLACE DU JAPON I I pathes a 1'ouest, jusqu'aux limites orien- talesde la Siberia a Test. Cette famille se subdivise en quatre rameaux principaux : Le rameau septentrional comprend les Finnois et les Lapons au nord de 1'Eu- rope; les Samoiedes repandus au nord- est de la Russie et au nord-ouest de la Si- be'rie; les Siricenes, au nord et a Touest de la riviere Kama ; les Wo- goules, entre la Kama et les monts Ou- rals, d'une part, et sur la rive gauche de TObi, de Pautre; les Ostiaks, des deux cote's de I'le'nissei. Le rameau occidental se compose des Hongrois repartis dans de nombreux ilots, situes dans la region du Danube et de deux de ses affluents, la Theiss et le Maros. Le rameau meridional comprend les Turcs qui occupent, en Europe, non point la contree connue en geographic sous le nom d'Empire Ottoman , mais seulement quelques ilots dissemine's ca et la dans cette contree; 1'Asie-Mincure, a 12 LA CIVILISATION JAPONAISE 1'exception de la zone maritime occupee surtout par des colonies helleniques ; et une vaste etendue de territoire au nord de la Caspienne et de 1'Aral, prolonge jusqifaux versants occidentaux du Petit- Altai. II faut rattacher a ce rameau, les lakoutes, habitants des deux rives de la Lena et d'une partie de la rive droite de 1'Indighirka, ainsi que de Tembouchure de ce fleuve, ou ils vivent cote a cote avec les Toungouses et les Youkaghirs. Le rameau oriental, enfjn, se compose des Youkaghirs, des Koriaks et des Kam- tchadales. La FAMILLE TARTARS comprend les ra- meaux suivants : Le rameau Kalmouk-Volgaien , com- pose de tribus Euleuts ou Kalmouks, au ncrd-ouest de la mer Caspienne, sur les rives du Volga, s 1 etendant a 1'ouest non loin des rives du Don, et formant plu- sieurs ilots dans la partie sud-ouest de la Russie d'Europe; et le rameau Altalen, comprenant les Kalmouks repandus dans la region du lac Dza'isang; PLACE DU JAPON I 3 Le rameau Bai'kalien, comprenant les Bonricets de la region du lac Baikal; Le rameau Mongolique , compose de plus de deux millions et demi de Tatares- Mongols, habitant le nord de la Chine, depuisle lac Dzaisangetles monts Koue'n- lun a Pouest, jusqu'au territoire occupe par les Mandchoux a Test ; Le rameau Toungouse comprenant les Toungouses, chasseurs et pasteurs, errant surtout dans le bassin de la Lena et sur les rivages de 1'Ocean Glacial, au-dela de la limite des terres boisees, en face de 1'archipel inhabite de la Nouvelle-Siberie, et a rembouchure de la riviere Kolima : les Lamoutes, pecheurs, sur les riva- ges occidentaux de la mer d'Ockostk ; les Mandchoux, sur les bords du fleuve Amour, principalement sur sa rive droite. La FAMILLE DRAVIDIENNE, composee des anciennes populations autochtones de Plnde, aujourd'hui refoulees dans la par- tie meridionale de cette peninsule et dont les langues paraissent avoir des affinites 14 LA CIVILISATION JAPONAISK avec les idiomes tartares, se compose des rameaux suivants : Le rameau septentrional, composant les Telinga ou Telougou, dans la region du Dekhan; Le rameau occidental, forme des In- diens Karnataka, a 1'ouestdes precedents, et des Indiens Toulou, au sud; Le rameau meridional, forme des In- diens Malayalam, sur la cote de Malabar ; Enfin, le rameau oriental, forme du peuple Tamoul, qui occupe la cote de Coromandel et la pointe septentrionale de 1'ile de Ceylan. En dehors de ces families a peu pres definies, nous trouvons encore, dans le vaste groupe des anaryens, plusieurs na- tions d'une importance considerable, dont la situation ethnographique n'a pas etc reconnue jusqu 1 ^ present d'une facon sa- tisfaisante et qui, par ce fait, semblent former autant de families distinctes, sa voir : La FAMILLE SINIQUE, composee des Chi- nois, implantes, environ trente siecles PLACE DU JAPON ID avant notre ere, sur le territoire occupe pri- 'nitivement par les Miaot\e, les Leaf), les Pan-hou-tchoung, les Man, et autres po- pulations autochtones; des Cantonais et Jes Hokkienais, habitants des cotes orien- tales de la Chine, qui parlent un dialecte dans lequel on retrouve de nombreuses traces d'archa'isme ; La FAMILLE TIBETAINE, qui est repandue < J ans le petit Tibet, le Ladakh, le Tibet, le Nepal le Bhotan, dans la partie sud- ouest de la province chinoise du Sse- tchouen, et dans quelques ilots situes dans Hs provinces du Kouang-si, du Kouei- tcheou et au nord-ouest de la province du Kouang- toung ; La FAMILLE ANNAMITK, comprenant les populations du Tong kin et de la Co- ^hinchine. La FAMILLE THAI, compose'e des Siamois. Je vous demande la permission de ne pas m'occuper des Barmans et des Cam- bogiens, dont la situation ethnographique est encore difficile a determiner, et qui, en tout cas, paraissent etrangers au groupe I 6 LA CIVILISATION JAPONAISE de peuples que nous avons, en ce mo- ment, la mission d'etudier ensemble. J^es affinites plus ou moins nombreuses que Ton peut constater entre ces peuples, sont tantot des affinites anthropologiques, tantot des affinites linguistiques. Vous connaissez tous le type chinois, et, pour 1'instant, je ne parle de ce type qu'au point de vue de ses caracteres re- connaissables par le premier venu. Vous connaissez peut-etre un peu moins le type mongol et le type japonais, ou plutot vous devez bien souvent confondre ceux-ci et celui-la. C'est qu 1 !! existe, en effet, entre ces types, des traits de la plus etonnante ressemblance. Si vous avez vu des Sa- moiedes, des Ostiaks, des Tougouses, des Mandchoux,'des Annamites, des Siamois, que sais-je, des indigenes d'a peu pres toute la zone centrale et sud-orientale de TAsie, vous avez du vous trouver porte a la meme confusion. 11 n'est pas necessaire de sortir d'Europe pour rencontrer ces individus aux cheveux noirs, a la face large et aplatie, aux yeux brides, aux PLACK DU JAPON \"J pommettes saillantes, aux levres epais- ses, & la barbe rare, autant de caracteres frappants s'il en fut ; il ne faut pas meme aller jusqu'a Kazan : a Moscou, dans tout le coeur de la Russie, et meme a Peters- bourg, cette ville finno-allemande, vous rencontrez, a chaque instant, le type sui generis dont je viens de vous rappeler les principaux traits. Au premier abord , il y a done une presomption pour croire a 1'existence d'une grande famille, composee de tant de na- tions non pas precisement douees d'un type identique, mais d'un type fortement marque du stigmate de la parente : ' . ' Facies non omnibus una, Nee diversa tamen ; qualem decet esse sororum. Les aftinites linguistiques sont naturel- lement moins faciles a reconnaitre. Les vocabulaires de ces peuples n'offraient, aux yeux des phifologues de la premiere moitie de ce siecle, que de rares homo- geneites, et la tendance etait de croire a I 8 L\ CIVILISATION JAPONAISE un ensemble de families de langues essen- liellement diffe'rentes les unes des autres. II faut dire que ce n'est guere que depuis une vingtaine d'annees, que plusieurs des idiomes les plus importants de ce groupe ont e'te etudies d'une facon approtondie. En outre, les formes archaiques du chi- nois, idiome considerable par son anti- quite et par son developpement, e'taient a peu pres completement igijorees. Les- ca- racteres fondamentaux des mots chinois etaient peut-etre plus difficiles a recon- naitre que ceux des racines des autres lan- gues, par suite de la forme monosyllabi- que et uniconsonnaire de ces mots. On comparait de la sorte gratuitement, avec le vocabulaire de toutes sortes d'idiomes de TAsie Centrale, les monosyllabes des dialectes de Peking et de Nanking, qui sont ceux qui ont subi avec le temps les plus graves alterations. La reconstitution de la langue chinoise antique nous a si- gnale notamment 1'existence ancienne de themes biliteres, c'est-a-dire de racines composees d'une voyelle intercalee entre PLACE DU JAPON 19 deux consonnes, racines analogues aux racines primitives des langues se'mitiques et des langues aryennes '. Ces themes bi- iiteres ont ete d'une valeur sans pareille pour arriver a des rapprochements d 1 une rigueur philologique incontestable : ils ont permis de constater des affinites cer- taines et jusqu'alors inapercues entre les glossaires chinois, japonais, mandchou, mongol, etc. Des affinites certaines, je le repete, ont ete constatees parce moyen ; mais ces affi- nites sont encore insuffisantes pour don- ner lieu a de larges deductions. Des rap- ports de vocabulaires ont meme ete signa- ls entre des rameaux bien autrement eloignes. Le turc et le japonais, par exem- ple, possedent des mots dont la ressem- i. J'ai signale, avec d'assez grands developpements, cette theorie dans un fragment, couronne par I'lnstitut, de mon Histoire de la langue chinoise. En attendant la publica- tion de cet ouvrage encore inedit, voy. les observations que j'ai publiees sur la Reconstitution de la langue chinoise arcnai'que, dans les Transactions of the second Session of the International Congress of Orientalists. London, 1874, p. 1 20. 2O LA CIVILISATION JAPONA1SE blance est certainement de nature a faire reflector les linguistes. Quelques rappro- chements ont ete tentes aussi avec le ma- % gyar, langue soeur du finnois et du turc, et le tibetain, langue apparentee au mon- gol, et dans une proportion non encore determinee, au chinois l . Le coreen pos- sede enfin des desinences de declinaison et de conjugaison semblables a celles du ja- ponais 2 . Mais ce qui est bien autrement impor- tant que ces assimilations sporadiques de mots et de vocables, c'est 1'unite du sys- teme grammatical qui caracterise 1'ensem- ble des langues du groupe sur lequel fap- pelle, en ce moment, votre attention. Cette unite est telle, qu'une phrase turque, par exemple, peut generalement se traduireen 1. Voy.,sur ce sujet, I'ouvrage deM. Ludwig Podhorsz- ky, intitule : Etymologisches Wcerterbuch der magya- rischen Sprache, genetisch aus chinesischen Wurzeln und Staemmen, 1877; in-8'. 2. Voy. mon Aperfii de la langue coreenne, Paris, jmpr. imp6r., 1864, in-8, et dans le Journal asiati- que, 6' serie, t. HI, p. 2876! suiv. PLACK DU JVPON 21 japonais sans qu'un seul mot on pai ticule occupe, dans une de ces deux langues, une place diffe'rente de celle qu'il occupe dans 1'autre. Et remarquez que la gram- maire japonaise se distingue de la gram- maire des langues aryennes et des langues semitiques, par une syntaxe essentielle- mentoriginale. Dans cette langue, comme en mantchou, en tibe'tain et en turc, la construction phraseologique estrigoureu- sement inverse. En japonais, comme en turc, pour dire : a j'ai vu hier le gouver- neur chassant sur les bords du Co'ik avec ses chiens , on construira : hesterno-die Coici littore-suo-in, canibus-sui cum, Alepi prcefectum-suum vidi; en mand- chou, comme en japonais, pour dire ha- bitant de la ville de Nazareth, dans la province de Galilee , on construira : Ga- lilece provincice Nazareth vocatam civi- tatem incolens; en .tibe'tain, comme en japonais, pour dire : As-tu vu ma (bien- aimee) appele'e Yidp'ro? , on construira : mea Yidp'ro sic vocata te a prospecta fuitne? 22 LA CIVILISATION JAPONAISE Dans toutes ces langues, le qualificatif, quelqu'il soit. adjectif ou adverbe, pre- cede le mot qualifie. Pour dire : les hommes de la haute montagne, on cons- truira, alti montis homines. Le regime direct precede le verbe; pour dire : il a vu la pierre dans la montagne, on cons- truira, montis interiore-in lapidem vi~ dit. Les particules de condition sont des postfixes ; en d'autres termes, au lieu et place de nos prepositions, nous trouvons des postpositions. Enfin, pour donner encore un exemple de similitude syntac- tique, je rappellerai la maniere d'expri- mer le comparatif par une simple regie de position, avec le concours de la postposi- tion de Pablatif, jointe a 1'objet aux de- pens duquel est faite la comparaison '. Quelques noms de peuples, compris dans les groupes que j'ai enumeres tout a rheure, sollicitent egalement Inattention. La denomination d'Ougriens, donnee aux i . Yoy. mon Introduction a Vetudc de la langue ja- ponaise. Paris, i856, in-4, p. 29. PLACE DU JAPON 23 peuples de 1'Oural, vient de Postiak ogor haut ; elle pourrait bien etre la meme que celle de Mogol ou Mongol, bien que ce dernier nom soft explique comme si- gnifiant brave et fier '. Le correspon- dant turc de ogor est ioughor et oui- ghor, qui, a son tour, rappelle le nom des Ouigours. D'autre part, le nom de Vo- goules et celui des Ungari ou Hongrois, ont ete rattaches a cette meme racineos- tiake Ogor 2 . Enfin, on nous donne le nom de Moger, nom dont on ignore le sens ', comme la plus ancienne appella- tion des Magyars ou Hongrois :'ce nom renferme les trois consonnes radicales du mot Mogol, car on sait que I 1 / et IV se pcrmutent sans cesse dans les idiomes de TAsie moyenne, idiomes qui ne possedent quelquefois qu'une seule de ces deux arti- culations semi-vovellaires. Ces etvmolo- 1. Klaproth, Tableaux historiques de I'Asie, p. i53. 2. Casircn, Nordiska Resor och forskningar, t. IV, cite par Beauvois, dans la Revue Orientate et Ameri- caine, 1864, t. IX, p. i3y. 3. Beauvois, Lib. cit., p. i3g. 24 LA CIVILISATION JAPONAISK gies, que je vous donne pour ce qu'elles peuvent valoir, ne sont cependant pas plus impossibles que celle qui rapproche le nom Sames des Lapons, de celui des Finnois, dont le pays est appele Suom-i. Des affinites anthropologiques et lin- guistiques dont je viens de vous entrete- nir, que pouvons-nous de'duire? Non point encore une certitude au sujet de 1'origine des Japonais et de leur parente avec les nations dela terre ferme, mais du moins des arguments de nature a consoli- der une hypothese, suivant laquelle les Japonais seraient une emigration du con- tinent asiatique. Si cette hypothese doit etre un jour etablie d'une maniere rigou- reusement scientifique, il est hors de doute que la date de cette migration sera re- portee a une epoque fort ancienne, et sans doute anterieure a la fondation des grands empires historiques de 1'Asie Cen- trale et Orientale. Si, cependant, la criti- que historique admettait pour cette mi- gration le siecle de Tarrivee au Japon de Zin-mou, premier mikado de cet archipel, PLACE DU JAPON 2D c'est-a-dire le vn e siecle avant notre ere, il ne faudrait pas trouver.une objection con- tre cette doctrine dans le silence des histo- riens chinois au sujet de ce grand mouve- ment ethnique. L'avenement de Zin-mou et son etablissement dans le palais de Ka- siva-bara, 660 ans avant notre ere, sont anterieurs d'un siecle a la naissance de Confucius. Or Phistoire rapporte que c'est a ce celebre moraliste que la Chine doit la possession de ses annales primitives, reconstitutes par ses soins a 1'aide des do- cuments conserves dans les archives im- periales des Tcheou. Si 1'on etudie, d'une part, dans quelles conditions difficiles Confucius put realiser cette oeuvre gigan- tesque d'erudition, et, d'autre part, si 1'on tient compte du parti pris par ce phi- losophe de ne livrer a la posterite que ce que 1'histoire ancienne de son -pays pouvait offrir de bons exemples a ses compatriotes pour les moraliser et leur faire accepter ses enseignements, on ne s'etonnera point qu'il ait neglige de re- cueillir les donnees qu^n pouvait avoir, a 26 LA CIVILISATION JAPONAISE son epoque, sur Immigration deZin-mou. Dans 1'hypothese que nous examinons, cette emigration serait venue d'un grand foyer decivilisation anaryenne, carZin mou n'apparait point au Nippon commeun chef de salvages ou de barbares, mais bien comme le prince d'une nation polie et deja avancee en civilisation. Ce foyer, ou le trouver, si ce n'est en Chine ? A moins que nous nous decidions a Taller chercher chez ce peuple anaryen auquelM. Oppertattri- bue Tinvention de 1'ecriture cuneiforme. L'identite a peu pres absolue du sys- teme de 1'ecriture cuneiforme anaryenne et du systeme de 1'ecriture japonaise vien- drait, au besoin, a 1'appui de cette auda- cieuse ihe'orie. Ilest, eneffet, tressingulier de trouver chez deux peuples etrangers Tun a 1'autre une invention aussi compli- quee, aussi originale que le systeme de Tecriture cuneiforme anaryenne et de 1'e- criture japonaise l . Des signes riguratifs, i. Voy , a ce sujet, ma Lttre a M. Oppert, dans la Reruc Orientals et Amiricaine, t. IX, p. 269. PLACE DU JAPON 27 employes tantot avec la valeur de 1'objet qu'ils representent, tantot avec une valeur purement phonetique ; des signes polypho- nes c'est-a-dire susceptibles d'etre lus de piusieurs manieres differentes, suivant le contexte de la phrase ; des mots ecrits par- tie en caracteres ideographiques, partie en caracteres phonetiques ; tant de precedes graphiques employes simultanement et dans les memes conditions chez deux peu- ples, ont a coup sur quelque chose d 1 ^- tonnant, d'enigmatique , qui provoque malgre soi dans 1'esprit 1'hypothese d'une origine commune. Cette hypothese, je vous conseille de ne 1'accueillir qu^vec reserve, comme on doit accueillir une hypothese non encore demontree. Dans Tobscur dedale des origines ethniques, il faut envisager en meme temps toutes les possibilites et se defier de toutes les vrai- semblances Je me resume : les Japonais sont des etrangers dans 1'archipel qu'ils habitent aujourd'hui. Leup provenance du conti- nent asiatique est peu douteuse, mais la 28 LA CIVILISATION JAPONA1SE route de leurs migrations primitives, que divers ordres de faits font entrevoir sur la carte d'Asie, est encore environnee de tenebres et de mysteres. Us ne sont point venus d'Oceanie , comme Font suppose quelquesethnographes, encore moins d 1 A- merique : le sang mongolique coule dans- leurs veines, I'esprit tartare a precede a la formation de leur grammaire, et proba- blement aussi de leur vocabulaire. Leurs aptitudes civilisatrices, le caractere cher- cheur, inquiet de leur genie national, ne permet point de les croire Chinois d'ori- gine, a moins que les effets du metissage aient produit en eux une prodigieuse transformation intellectuelle. II * COUP-D'CEIL SUR LA GEOGRAPHIE DE L'ARCHIPEL JAPONAIS VANT de nous occuper de 1'etude eth- nographique et historique de 1'emj- gration qui s'est etablie au Japon, pres de sept siecles avant notre ere et y a repandu les germes de la civilisation extraordi- naire que nous y rencontrons aujourd'hui, i-l me semble necessaire de Jeter un coup- d^il rapide sur la constitution geographi- que de l : archipel japonais. 3O LA CIVILISATION JAPONAISK S'il etait possible de plonger les regards jusque dans les piofondeurs geologiques de 1'Extreme-Orient, vers ces lointains pays, au-dela desquels toute terre dispa- rait pour laisser le champ libre a un ocean immense, un spectacle imposant viendrait, a coup sur, frapper notre imagination. Du sein d'un vaste foyer souterrain, un fleuve de lave et de feu, sillonnant les arteres du sol, contourne, aux environs de 1'equa- teur, 1'archipel Malay, d'ou il atteint, par les Molusques et les Philippines, la pointe meridionale de Formose qu'il traverse longitudinalement pour gagner ensuite, par 1'archlpel des Lieou-kieou, les trois grandes iles du Japon, et aller, en se bi- furquant au-dela des Kouriles, a la pointe du Kamtchatka, se perdre dans les glaces eternelles des regions polaires. De distance en distance, la force de ce brasier souter- rain, qui entoure comme d'une ceinture de feu les confins orientaux du vieux monde, se manifeste, soil par des souleve- ments telluriques, soit par de nombreux crateres d'ou s'exhale une haleine de GEOGRAPHIE DE L ARCHIPEL JAPONAIS 3 I soufre et de fumee. Ainsi s'explique le sys- teme orographique de ces etranges con- trees, et les phenomenes hydrographiques qui se manifestent non-seulement dans rinterieur des terres, mais encore et sur- tout au sein des eaux tourbillonnantes des mcrs de la Chine et du Japon. (Euvre de longues et terribles commo- tions geologiques, 1'archipel japonais, ce long cordon de plus de 3,85o iles et ilots, qui ne compte pas moms de onze cents lieues d'etendue, depuis Textremite sep- tentrionale de Formose jusqu'au cap Lo- patka, se caracterise par une succession de chaines de montagnes, dont plusieurs pre'sentent encore de nos jours d'enormes crateres en ebullition. Ces-bouches, sans cesse beantes et toujours pretes a vomir des torrents de lave et de cendres, peu- vent etre considerees comme des soupapes de surete sans lesquelles le pays serait ex- pose periodiquement aux plus epouvan- tables revolutions. L'issue que fournissent ces bouches ne suffit cependant pas pour calmer le tem- 32 LA CIVILISATION JAPONAISE perament impetueux de la fournaise sans cesse en travail dans les profondeurs de ces regions. Des tremblements de terre d'une violence extreme viennent. de temps a autres, signaler les crises du fleau em- prisonne dans les entrailles du sol. Un des plus anciens cataclysmes de ce genre dont 1'histoire fasse mention, est le soulevement de la colossale montagne igni- vome nommee le Fu\i-yama ', Fan 286 i. Wa-kan San-sai du-ye, liv. LXVI, f. i3. En une nuit, le sol s'entrouvrit et forma un grand lac, qui recut le nom de Mitu-umi. La terre forma une grande montagne, qui devint le Fu-^i-no yama, dans la province de Suruga. Get evenement n'est pas a 1'abri du doute, car les historiens n'en parlent pas . (Voy. cependant Nip- pon rvau dai iti-rarj,, liv i, f. 3.) Les Japonais qui, depuis des siecles, n'ont cesse de professer pour cette montagne un veritable culte d'admi- ration, lui ont donne difterents noms temoignant tous de ce sentiment. Us 1'ecrivent parfois avec des caracteres qui signifient il n'y en a pas deux pareilles au monde , ou 1'inepuisable , ou 1'immortelle ; ils la designent aussi sous le nom de Ho-rai (chinois : Poung-la'i), qui est celui d'une montagne celebre ou sejournent ies immortels, suivant la mythologie de la Chine, et dont il est question dans la plus vieille geographic du monde, le Chan-hai- king. Le mont Poung-lai, dit cette geographic, est une GEOGRAPHIE DE l/ARCHIPEL JAPONAIS 33 avant notre ere, epoque avec laquelle coincide Tarrivee de la premiere emigra- tion chinoise au Japon rapporte'e dans rhistoire. Cette montagne, situee un peu au sud ouest de la ville de Yedo, sur la frontiere des provinces de Sourouga et de Kai, a la forme d^une pyramide tronquee, dont 1'elevation atteint pres de 4,000 me- tres au-dessus du niveau de la mer. Sous le regne de 1'empereur Kwanmou, la 19" an nee de Fere Yen-reki, une erup- tion du Fuzi-yama dura plus d'un mois l . Pendant le jour, 1'atmosphere etait obscur- cie par la fumee du cratere en combus- tion ; pendant la nuit, 1'eclat de 1'incendie illuminait le ciel. On entendait des deto- nations semblables au tonnerre. Les cen- dres que lancait le volcan , tombaient comme de la pluie. Au bas de la montagne, les rivieres etaient de couleur rouge 2 . montagne habitee par les immortels et situee au milieu de la mer; il n'y a pas de route pour y arriver . 1 . Du 14" jour du 3" mois au 18 du mois suivant. 2 . Xi-lion-go-ki, cite par le Wa-kan San-sai du-ye. liv. vr, f. 14. 34 LA CIVILISATION JAPONAISK En 864, le 5 e mois, une eruption en- core plus e'pouvantable vint re'pandre la terreur dans la contree. Le Fouzi-yama fut en feu pendant dix jours, et son cra- tere lanca a de grandes distances d'enor- mes eclats de roches, dont quelques-uns tomberent dans 1'ocean, a une distance de trenle ri. De nombreuses habitations furent detruites, et une centaine de famil- ies riveraines furent ensevelies dans le de- sastre. Les annales japonaises citent une autre eruption de ce volcan, au xvni* siecle. Du- rant la nuit du 23 e jour du 11 mois de 1'annee 1707, on ressentit successivement deux tremblements de terre, a la suite des- quels le Fouzi-yama s'enflamma. Des tourbillons de fumee, accompagne's de violentes projections de cendres, de terre calcinee et de pierres, se repandirent dans les campagnes avoisinantes a une distance de plus de dix ri. Actuellement le volcan le plus actif du Japon cst le Wun-^en dake ou Monta- gnedes Sources d'eau chaude , situe dans GEOGRAPHIE DE I/ARCHIPEL JAPONAIS 35 la province de Hizen. Sa hauteur est de plus de 1,200 metres. Une de sesplus ter- ribles eruptions a eu lieu en 1792 J . Uile de Yezo n'a pas encore ete explo- ree d'une maniere quelque peu satisfai- sante. On sait cependant que cette ile, tres montagneuse, est essentiellement vol- canique. M. Pemberton Hodgson, consul britannique a fait en 1860, dans cette ile, Fascension d'un volcan qui ne mesurait pasmoins de4,ooopieds d'elevation. L'ar- chipel des Kouriles renferme au moins douze volcans, dont la jonction souter- raine est revelee par ceux qui se rencon- trent au Kamtchatka, et parmi lesquels il en est actuellement quatorzeen pleine ac- tivite. Les Japonais, les habitants des campa- gnes surtout, vivent sous 1'empire de la terreur que leur causent ces volcans qui menacent sans cesse de se rallumer, comme les anciens Mexicains vivaient dans la crainte perpetuelle de voir se renouveler i. Voy . sur ce volcan, mes Etudes Asiatiques, p. 298. 36 LA CIVILISATION JAPONAISE les effroyables inondations diluviennesqui avaient jadis bouleverse leur pays. La le- gende nationale fait voir, dans les profon- deurs des montagnes volcaniques, les di- vinites infernales de leur mythologie. Kasmpfer rapporte que les bonzes japonais ont profile de la credulite populaire pour placer dans toutes les regions sulfureuses et volcaniques des lieux d'expiation desti- nes aux hommes fourbes et mechants. C'est ainsi qu'ils attribuent aux marchands de vin qui ont trompe leurs pratiques, le fond d'une fontaine bourbeuse et insonda- ble; aux mauvais cuisiniers, une sources ecume blanche et epaisse comme de la bouillie; aux gens querelleurs, une autre source chaude oil Ton entend sans discon- tinuer d'effroyables detonations souterrai- nes, etc., etc. '. La constitution essentiellement volcani- que de FExtreme-Orient a cause, a diver- ses epoques, de brusques soulevements de i. Histoirc nalurelle de I' empire du' Japan, trad, de Naude, t. I, p. tf>8. GEOGRAPHIE DE LARCHIPEL JAPONAIS ~ montagnes ou d'iles qui se sont conservees jusqu'a nos jours. En 764 de notre ere, trois iles nouvelles apparurent soudaine- ment au milieu de la mer qui baigne les cotes du district de Kaga-sima, et aujour- d'hui on y trouve une population labo- rieuse qui s'y adonne a Tagriculture et au commerce. Les ecrivains japonais citent egalement une montagne qui s'elanca du sein de la mer de Tan-lo (au sud de la Coree), vers 1'an 100 de noire ere. Au mo- ment ou cette montagne commenca a sur- gir du milieu des flots, des nuages vapo- reux repandirent dans Tespace une pro- fonde obscurite, et la terre fut ebranlee par de violents coups de foudre. L'obscurite ne se dissipa qu'au bout desept jours et de sept nuits. Gette montagne mesurait mille pieds et avait une circonference Je qua- rante ri. Des vapeurs et de la fumee envi- ronnaient sans cesse son sommet, et elle ressemblait a un immense bloc de soufre. Le Japon est un domaine neptunien. Le plus grand ocean du monde, le frere aine de notre Atlantique, baigne ses cotes 833SG 38 LA CIVILISATION JAPONAISE orientales; et, du cote de 1'occident, la mer furibonde des typhons et des tempe- tes mugit avec fracas sur les innombra- bles rochers qui herissent ses bords. D'e- normes glacons, detaches des eaux du Kamtchatka et du detroit de Behring, s'a- vancent vers ses cotes boreales, avant-gar- de des mers polaires; tandis que ses rivages du sud sont battus par les vagues gigan- tesques des mers tropicales. Un courant d'eau chaude, sombre, noire, salee, parsemee de fucus flottants, vient promener sa course vagabonde sur les cotes du Japon et, de la, sur toute 1'e'- tendue du Pacifique, dans la direction du nord-cst. Respectueux sur son passage, 1'ocean retire ses ondes verdatres et le laisse tracer librement sa route semblable a une voie lactee des mers terrestres, pour me servir d'une expression assez ori- ginale de 1'hydrographe Maury. Issu du grand courant equatorial, le Kuro-siwo, c'est-a-dire le Courant Noir , comme 1'appellent les Japonais, com- mence a se manifester a la pointe meri- GEOGRAPHIE DE I/ARCHIPEL JAPONAIS 3g dionale de 1'ile de Formose, d'ou il atteint d'un cote la mer de Chine, tandis que de Tautre il se dirige vers le nord, baignant ainsi toute la cote du Japon jusqu'au de- troit de Tsougar. La rapidite qu'il donne aux navires emportes avec lui vers le nord - est est considerable. D'abord, de 35 a 40 milles par jour, cette vitesse s'accroit par- foisjusqu'aya et 80 milles par vingt-quatre heures, aussitot qu'on atteint la latitude de Yedo. Sa puissante influence sur le cli- mat des iles du Japon s'etend jusqu'aux rivages de laCalifornie et de 1'Oregon. Des varechs flottants, d'une espece assez sem- blable au fucus natans du Gulf-Stream (courantdel'ocean Atlantique), se rencon- trent en quantite sur tout son parcours. Un contre-courant aux eaux froides, et sans doute issu des mers glaciales, vient cotoyer le Kouro-siwo et rendre plus sen- sible la difference de temperature de ses eaux. Partout, en dehors des cotes de Chine, sur le parcours de ce contre-cou- rant froid, les sondages constatent que la mer acquiert une grande augmentation de 4O LA CIVILISATION JAPONAISE profondeur. Le Kouro-siwo jouit habi- tuellement de 20 a 25 degres de chaleur de plus que ce contre-courant. Dans la region da Kamtchatka et des Aleoutien- nes, les differences de temperature entre ces deux courants sont encore plus sensibles. Le climat des iles du Japon est beau- coup plus froid que celui des contrees de 1'Europe occidentale placees sous les me- mes paralleles. L'aprete relative du climat asiatique, compare a celui de 1'Europe, a d'ailleurs etc deja plus d'une fois signalee. Le sud de 1'ile de Yeso, sous la latitude de 'Madrid, endure des hivers tresvifs, du- rant lesquels le thermometre descend jus- qu'a 1 5 degres au-dessous de zero (Reau- mur). Entre le 38 e degre et le 40 degre de latitude Nord, sur le parallele de Lis- bonne, la glace recouvre les lacs et les fleu- ves jusqu 1 ^ une profondeur suffisantepour qu'on puisse les traverser a pied sans dan- ger. Le riz ne croit deja plus dans 1'ile de Tsou-sima (34 12' lat. bor.), et le ble ne parvient que difricilement a sa maturite dans les environs de Matsmaye (41 3o GEOGRAPHIE DE L ARCHIPEL JAPONAIS 41 lat. bor.). Sur la cote sud et sud-est du Japon, Ja temperature est plus douce, grace a la haute chaine de montagnes qui garantit le pays des vents glace's de 1'Asie. On rencontre deja le palmier, le bananier, le myrteet autres vegetaux de la zone tor- ride, entre le 3i e degre' et le 34 degre de latitude nord. Dans certaines localite's, on cultive meme la canne a sucre avec succes, et les rizieres produisent annuellement deux recoltes. II a etc etabli, je crois, d'une maniere incontestable, que les parties du Japon tournees du cote de 1'Asie etaient beau- coup plus froides que celles qui regardent 1'ocean Pacifique. Ainsi le Siro-yama ou Mont-Blanc japonais, situe sous le 36 e de- gre de latitude est deja couvert de neiges perpetuelles a une hauteur de 2,5oo me- tres au-dessus du niveau de la mer, tan- dis que le Fouzi-yama qui s'eieve, comme je I'ai dit tout a 1'heure , a pres de 4,000 metres, est presque toujours degage de neiges pendant les beaux mois de Tan nee . On cherche a expliquer ce phenomene en 42 LA CIVILISATION JAPONAISE disant que la partie occidentale du Nippon se trouve exposee aux vents froids du con- tinent asiatique, tandis que la partie orien- tale, abrite'e par les hautes montagnes de Pinterieur, en est, au contraire, generale- ment garantie. Cette explication ne me parait pas peremptoire, et je crois qu'il faut la chercher dans une foule d'autres actions, parmi lesquelles celle du Kouro-siwo n'est peut-etre pas la moins considerable. La temperature de Yezo est cTordinaire tres froide. Dans le nord de Tile, la neige recouvre souvent le pays en plein mois de mai, et les arbres ne don nent encore aucun feuillage. On endure, 1'hiver, de grandes pluiesaccompagneesde coups de vents tern- petueux, etd : epais brouillardsserepandent sur le sol, ou ils continuent souvent a epais- sir pendant des semaines entieres. En etc meme, il est bien rare queleciel nesoit pas obscurci par quelque brume. Ces brouil- lards sont funestes aux navigateurs qui, au milieu de 1'obscurite qu'ils produisent, vont se perdre sur les innombrables recifs que renferme 1'Ocean dans ces parages. GEOGRAPHIE DE I/ARCHIPEL JAPONAIS ^.3 A Matsmaye, Tune des localites Ics plus meridionales de 1'ile, situeesous la latitude de Toulon, les etangs et les marais gelent pendant 1'hiver. La neige ne disparaitplus pendant la periode comprise entre novem- bre et mai, et il rfest pas rareque le ther- mometre descende a i5 degres au-dessous de zero (Re'aumur). Dans l'ile de Nippon, I'atmosphere est moins variable. Les ete's sont tres chauds, et, certaines annees, ils seraient meme insupportables, si la mer n'apportait une brise qui rafraichit la temperature de 1'air. Par un remarquable contrasre, les hivers, au mois de Janvier et de fevrier, sont tres durs; et, lorsque le sol est convert de neige, la reverberation produit une sen- sation de froid fort aigue, surtout quand le vent souffle du nord et du nord-est. Les pluies sont frequentes au Japon, principalement vers le milieu de 1'cte, a Fepoque dite des mois pluvieux l . Ces pluies, accompagnees de coups de ton- i. En japonais : sat-tuki le cinquieme mois . 44 LA. CIVILISATION JAPONAISE nerre, durent quelquetois toute Pannee. On dit qu'on leur doit en grande partie la fertilite du pays, dont la terre, d'ailleurs pauvre, ne produirait que d'assez maigres vegetaux, si elle n'etait sans cesse ranimee par des arrosements naturels. Toujours est-il que ces abondantes onde'es contri- buent a entretenir une humidite tres sen- sible qui penetre ceux qui sortent et se repand partout dans 1'interieur deshabi- 1 tations. C'est ce qui a fait dire a un poete- roi, au mikado Ten-dzi : Dans la saison d'automne, on fait la moisson dans les champs ; La natte qui couvre ma cabane est a claire voie, Mes vetements sont humectes par la rosee '. Dans le Seto-uti, ou Mer interieure, le Hyaku-nin is-syu, piece i, et dans mon Antlioloffieja- ponaise, p. 3i). GEOGRAPHIE DE I/ARCHIPEL JAPONAIS 43 thermometre varie, en etc, de 26 a 35 de- gres centigrades ; en hiver, la temperature est rarement inferieure a 5 degres au-des- sous de zero '. Le climat de Nagasaki est tres variable. Les etes sont extremement chauds et la temperature, pendant cette saison, n'est guere moins elevee qu'a Batavia. Les hi- vers, au contraire, sont souvent rigou- reux; la neige reste longtemps sur le sol, surtout dans la campagne, et la glace elle- meme y est fort epaisse. La superficie territoriale du Japon a etc evalueea 400,000 kilometres carres, ce qui correspond a peu pres aux trois quarts de la France. Mais, comme cet archipel est tres long (plus de 800 lieues), il en resulte que le developpement de ses cotes est considerable et peut etre evalue a envi- ron dix fois celui des notres 2 . La forme longitudinale du Japon, et la 1. Banani, Instructions nautiques, Mer de Chine 3" partie, p. 2. 2. Bousquet, le Japan de nos jours, t. I, p. 6. 3- 46 LA CIVILISATION JAPONAISE chaine de montagnes qui le traverse du sud au nord, fait que ce pays presente dans toute son etendue deux versants a peu pres partout egalement orientes, Pun ai'ouest, 1'autre a Test. Le versant orien- tal, c'est-a-dire celui qui fait face au Paci- fique, semble a bien des e'gards avoir etc privile'gie. Le berceau de la civilisation a ete etabli sur ce versant oriental au vn e siecle avant notre ere ; les deux capitales, Miyako et Yedo, les cites les plus opulentes, Oho- saka, Kama-kura, Mito, Sira-kawa, Ni- hon-matu, Sen-dai, etc., y ont ete fon- de'es; le T6-kai-dau, la Voie de la mer de FEst , cette grande route strategique cre'ee par Ta'i-kau Sama, pour asstirer sa suprematie sur les princes feodaux de 1'empire, et qui est devenue Partere prin- cipale de la vie politique, industrielle et commerciale des Japonais, a ete egale- ment construite sur le flanc oriental du Nippon. Les mines d'or et d'argent les plus riches] du pays paraissent aussi si- tuees du meme cote, a Texception cepen- GEOGRAPHIE DE l/ARCHIPEL JAPONAIS 47 dant des mines de Tazima dont 1'impor- tance serait, dit-on, considerable, si elles etaient convenablement exploiters. Avant de terminer ce rapide expose, vous me permettrez d'ajouter quelques details descriptifs relativement a la geo- graphie des iles du Japon. Ces details vous seront utiles pour vous familiariser avec des denominations topographiques, que nous retrouverons sans cesse dans le cours de nos etudes. L'archipel japonais se compose de trois grandes iles et d'un nombre considerable de petites iles etd'ilots que j'ai evalue tout a 1'heure, d'apres les statistiques les plus re'centes, a 3,85o. La principale des trois grandes iles, ap- pelee Nippon Soleil Levant , a donne son nom a 1'archipel tout entier. C'est de ce nom, prononce en Chine Jih-pcen, que vient la designation europeenne de Japon. D'autres noms sont employes dans la lit- terature, et surtout en poesie, pour desi- gner cette grande ile et en meme temps le Japon en general. Parmi ces noms, je 48 LA CIVILISATION JAPONAISE me bornerai a vous mentionner les sui- vants : Hi no moto, synonyme, en dia- lecte indigene, du nom chinois d'origine Nippon; Yamato le Pied des Monta- gnes , nom d'une des provinces oil s'etait etablie la cour des mikados ; Ya-sima les Huit lies l ; Ya-koku la Vallee du Soleil , nom empruntea une ancienne legende chi noise; Fu-sau koku le Pays des Muriers , autre nom legehdaire chinois, dans lequel quelques savants ont cru voir une ancienne appellation de 1'A- merique, etc. 2 . Les deux autres grandes iles se nom- 1. Voy. Syo-gen-$i-kau, edit, lith., p. 223, c. 4. 2. A ces noms, il faut ajouter les suivants t Toyo-asi- vara-ti-i-wo - aki-no - mitu - ho-no-kumi , Ura-yasu-no kuni, Hoso-hoko-ti-taru-no kuni, Sin>a-gami-ho-no-ma- no kuni, Tama-gaki -utitu kuni, designations apparte- nant a la periode mythologique des Genies celestes ; Toyo-Akitu-su, nom donne par le premier mikado Zin-mu au Japon, parce que ce pays lui avail semble avoir la forme d'une espece de sauterelle ; Ya-ba-tai, alteration du nom de Yamato, empruntee aux Annales des Han pos- terieurs (Heou-Han chou} ; Ziti-iki le pays du So- leil ; Zit-io, le lever du soleil ; Siki-sima les iles disseminees ; Asivara-no kuni. GEOGRAPHIE DE L ARCHIPEL JAPONAIS 49 ment : Si-koku les Quatre Provinces , et Kiu-siu les Neuf Arrondissements . Cette derniere ile n'est separee du Nippon que par un detroit d'une demi-lieue de largeur. Les fleuves qui baignent le Japon ont tous un cours peu etendu, resultant de la configuration meme de ce pays. Quelques uns, cependant, comme la Tamise en Angleterre, s'ils n'ont point de longueur, sont larges et profonds a leur embou- chure. La capitale est traverse'e par VOho- gawa, ou grand fleuve , qui separe la ville proprement dite de ses faubourgs, et sur lequel on a construit cinq ponts, dont plusieurs presentent une architecture re- marq uable. L,'0ho-basi, ou grand-pont , mesure environ 820 metres. Le Yodo- gawa, qui coule a Ohosaka, est egalement traverse par plusieurs beaux ponts cons- truits en bois de cedre. Parmi les lacs du Japon, il en est un qui, par son etendue et les facilites de communications qu'il assure aux popula- tions riveraines, me'rite une mention par- 5O LA CIVILISATION JAPONAISE ticuliere. C'est le Biwa-ko, ou lac de la Guitare , situe dans Pancienne pro- vince d'Omz. Suivant une legende accre- ditee dans le pays, cette petite mer inte- rieure aurait ete formee en une nuit, a la suite d'un grand tremblement de terre qui produisit un affaissement du sol et creusa le lit qu'elle occupe aujourd'hui, en meme temps que s'elevait la gigantesque monta- gne sacree du Fouzi. Isoles pendant de longs siecles du reste du monde, les Japonais se sont vus dans la necessite de donner un grand developpe- ment a 1'agriculture et a 1'industrie, afin de s'assurer dans leur archipel les moyens d'existence qu'ils ne pouvaient tirer d'ail- leurs. Get archipel n'est pas, comme cer- taines contrees favorisees de 1'Asie Meri- dionale, d'une grande fertilite naturelle. L'activite intelligente, le travail opiniatre de ses habitants, ont su en faire une des regions les plus productives de 1'Asie. 11 faut dire que, grace a sa configuration geographique, le Japon jouit, a ses diver- ses latitudes, des climats les plus varies. GEOGRAPHIE DE L'ARCHIPEL JAPONAIS 5 I Tandis que, dans le nord, on y trouve les fourrures et les essences de la Norvege; dans le midi, le sol produit les ve'getaux les plus precieux de la flore tropicale. Aux iles Loutchou ', on cultive avec succes la canne a sucre, le bananier, le cocotier, Poranger, 1'ananas; le coton, 1'indigo, Je camphre y sont d'une qualite superieure. Dans la zone moyenne, ou s'est de've- loppee surtout la civilisation japonaise, le alimat tempere est propre a la culture du riz qui constitue la base essentielle de la nourriture de la plupart des peuples de race Jaune, et a celle du bambou qui leur rend les services les plus varies pour la vie domestique 2 . L'arbre a vernis fournit a 1'industrie indigene la laque incompara- ble du Japon, et une espece de Broussone- tia dont les fibres forment la matiere pre- 1 . Ces iles sont souvent appelees, dans les geographies, de leur nom chinois Lieou-kieou ; les Japonais les nom- ment Riou-kiou. La forme locale est Loutchou. 2. Voy. sur les usages si varies du Bambou au Japon, la curieuse notice de M. le D' Mene, dans les Memoir es de la Societe des etudes japonaises, t. Ill, p. 6 et suiv. 52 LA CIVILISATION JAPONA1SE miere (Tun papier d'une solidite remarqua- ble. Le the croit a peu pres sans culture dans plusieurs provinces. Dans la region du nord enfin, le murier vient apporter un nouvel element de richesse a la popu- lation des campagnes, en lui assurant les moyens de s'adonner sur une large echelle a 1'education des vers a soie l . La peche, tres active sur toute la vaste zone cotiere de 1'archipel japonais, ap- porte a son tour un precieux contingent pour la nourriture de la nation, qui a etc pendant longtemps essentiellement icthyo- phage. Les profondeurs du sol sont, au Japon, d'une remarquable richesse : mais ce n'est que dans ces derniers temps que les mi- nes ont commence a etre exploiters d'une facon serieuse et lucrative. L'or se ren- contre dans le Satsouma, le Tazima, le i. On peut consulter, sur ce sujet, mon Traite de ('edu- cation des vers a soie au Japon, traduit du jap nais et pu- blie par ordre du ministre de 1'Agriculture, a 1'Imprimerie nationale. Get ouvrage a eld traduit en italien, par M. F Franceschini, et public a Milan (un vol in-8). GEOGRAPHIE DE I/ARCHIPEL JAPONAIS 53 Ka'i, le Bou-zen et le Boun-go, le Sado et 1'Aki; 1'argent, dans plusieurs de ces me" mes provinces et aussi dans 1'Ise, le Hida, 1'Ivasiro, 1'Iwaki, le Moutsou, Tlvami et le Bizen . Le cuivre, le fer et le plomb pa- raissent egalement assez communs. Enfin, on trouve de riches houilleres d'autant plus dignes d'attention, que le charbon de terre devient de jour en jour un produit plus indispensable aux progres de 1'indus- Irie moderne. Avant 1'etablissement des Europeens au Japon, on ne demandait aux mines de houille que ce qui etait necessaire aux besoins des forgerons et de quelques autres corps de metiers moins importants. Le developpement de la navigation a vapeur dans les mers de 1'extreme Asie a donne a ce produit du sol une valeur dont on ne se doutait guere, au Nippon, il y a seulement cinquante ans, et 1'exploitation des terrains houil- lers a ete organisee de toutes parts. En 1877, on evaluait la production annuelle du charbon au Japon a environ 400 mille tonnes anglaises, representant une valeur 54 LA CIVrLISATION JAPONAISE d'a peu pres 6 millions de francs. Ces chif- fres, il faut le dire, sont tout a fait insigni- fiants, en comparaison de ce qu'ils pour- ront etre, le jour ou une legislation meil- leure viendra encourager, au lieu de la gener, Pexploitation des carrieres par 1'in- dustrie privee '. Les districts carboniferes de 1'ile de Yezo, a eux seuls, pourraient devenir pour le Japon une source de ri- chesse en quelque sorte inepuisable. Je n'ai fait qu'effleurer, a mon vif re- gret, une foule de sujets sur lesquels je voudrais pouvoir m'arreter davantage. Ces courtes observations suffiront cependant, je 1'espere, pour vous donner une idee ge- nerale de la constitution physique du pays dont nous nous proposons d'etudier en- semble la langue, les origines ethniques, 1'histoire et la civilisation. i . Geerts, Les produits de la nature japonaise et chi- noise, p. 209. III LES ORIGINES HISTORIQUES LA MONARCHIE JAPONAISE IBS historians indigenes font remonter la fondation de la monarchic japo- naise au vn e siecle avant notre ere ' ; et, a partir de cette epoque, ils nous presentent une suite non interrompue de regnes et d'evenements rapportes chronologique- i. Le premier mikado ou empereur du Japon, Zin-mu, commenca a regner en 667 avant notre ere. 56 LA CIVILISATION JAPONAISE ment. Ce n'est pas la une antiquite fort reculee; mais cette antiquite est respec- table, si Ton songe que le Japon n'a pas cesse cfexister depuis lors comme na- tion autonome, et qu'en somme, on trou- verait sans doute difficilement. dans 1'his- toire, un autre exemple d'un empire qui ait vecu plus de 2,5oo ans, sans avoir ja- mais subi le joug d'une puissance etran- gere. L/Egypte et la Chine sont les etats qui ont le plus dure dans 1'histoire; mais ces etats ont maintes fois perdu leur in- dependance : 1'Egypte, de nos jours, ap- partient a des conquerants turcs ; la Chine, a des conquerants mandchoux. Le Japon n'a jamais cesse d'appartenir aux Japonais. Les Japonais sont peut-etre, dans les an- nales du monde, le seul peuple qui n'ait eu qu'une seule dynastie de princes', i. L'empereur de Chine Tai-isoung; de la dynastie des Soung, ayant appris, en 1'an g x ..|, que les souverains japo- nais ne formaient qu'une seule lignee de descendants, ne put s'empecher de pousier un soupir et de s'ecrier : Cela n'est-il pas la veritable voie de l'antiquitO? (Voy. mes Textes chinois anciens, traduits en fran9ais, p 89.) LES ORIGINES HISTORIQUES 5 7 le seul peuple qui n'ait jamais etc vaincu. Uauthenticite des annaies japonaises anterieures au m e siecle apres notre ere a etc contestee. On a fait observer que 1'e- criture n'existait pas au Japon avant le mikado O-^in (270 a 3 12 de J.-C.), et que, par consequent, 1'histoire n'avait pu etre ecrite que posterieurement au regne de ce prince ; on a emis des doutes sur les empereurs mentionnes avant les premieres relations historiques du Japon avec la Chine, par ce fait que les noms de ces em- pereurs etant tous des noms chinois avaient ete necessairement inventes apres coup: on a dit que le plus ancien livrehistoriquedu Nippon, le Kiu-\i ki Memorial des cho- ses anciennes , compose sous le regne de Sui-kau (595-628 apres notre ere), avait ete perdu dans 1'incendie d'un palais oil il etait conserve, et que la plus vieillehis- toire qui soit parvenue jusqu'a nous, datee de 1'an 712, avait ete ecrite sous la dictee d'une femme octogenaire, a laquelle le mikado Tem-bu Pavait transmise verbale- ment ; on a signale, enrin, dans le recit des 58 I.A CIVILISATION JAPONAISE regnes contestes, d'es invraisemblances de nature a les rendre suspects a plus d'un egard. J'examinerai rapidement la valeur de ces divers genres d'objections soulevees centre la veracite des annales japonaises primitives. II est generalement admis par les japo- nistes que 1'ecriture chinoise etait ignoree au Japon avant leregne d'O-^in, filset suc- cesseur de la celebre imperatrice Zin-gu, conquerante de la Coree et surnommee la Semiramis de rExtreme-Orient. L'intro- duction de cette ecriture, chez les Japonais, est attribuee a un certain lettre coreen, de TEtat de Paiktse, nomme Wa-ni, qui ap- porta quelques ouvrages chinois a la cour du mikado, en 1'an 285, et y fut nomme precepteur des princes du sang '. Un savant russe a trouve, dans le fait meme de cette nomination de Wa-ni comme instituteur des fils du mikado, une raison pour croire i. Mitukuri, Sin-sen Nen-liyau, ami. 285 ; Dai Ni-fion si, liv. in, p. 1 3. Voy. aussi mes Archives paleographi- ques, t. I, p. 234. LES ORIGINES HISTOR1QUES 5g que la langue chinoise n'avait rien cfin- solite pour les Japonais de cette epoque '. II est, en tout cas. tres probable que les relations du Nippon avec la Coree, ante- rieurs an regne d'Ozin, avaient deja fait connaitre la civilisation chinoise aux in- sulaires de 1'Asie orientale; les historiens indigenes nous fournissent, d'ailleurs, des renseignements qui ne sont pas absolu- ment depourvus de valeur pour consoli- der cette opinion. L/'expedition que Tsin- chi Hoang-ti, de la dynastie de Tsin, le celebre persecuteur des lettres et le cons- tructeur de la Grande-Muraille, envoya au Japon pour y chercher le breuvage de l'immo: talite, appartient surtout a la my- thologie. Cette expedition est cependant mentionnee dans quelques historiens ja- ponais. Le medecin Siu-fouh (en jap.Zyo- fuku] qui la dirigeait, n'ayant pu reussir, disent-ils, a realiser les esperances du des- pote chinois, jugea prudent de ne plus re- tourner dans son pays : il se tixa au Nip- i. Russko-Iaponskii Slovar, p. 2. 6O LA CIVILISATION JAPONAISK pon, et y mourut pres du mont Fouzi ; apres sa mort , les indigenes batirent a Kuma-no, dans la province de Ki-i, un temple en son honneur, sans doute en me- moire des services qu'il avait rendus aux insulaires en leur faisant connaitre les scien- ces et les lettres de la Chine. Si cette ex- pedition doit etre releguee dans le domaine de la fable, il n'en est pas de meme de I'am- bassade envoyee au mikado Sui-^in, par le roi d'Amana, Tun des etats qui compo- saient la confederation coreenne. Cette am- bassade arriva au Japon dans 1'automne, au septieme mois del'annee 33 avant notre ere, apportant avec elle des presents pour la cour '. Voila done les Japonais en rela- tion avec la Coree, plus de trois siecles avant 1'arrivee de Wa-ni auquel on attri- bue, comme je 1'ai dit tout a 1'heure, 1'in- troduction de Tecriture chinoise au Japon. Et comment croire que le Japon soit reste j usque-la dans 1'ignorance des progres rea- lises par les Chinois, quand nous voyons i. Dai Ni-hon si, liv. n, p. 6. LKS ORIGINES HISTORIQUES 6 1 le mikado Sui-nin, successeur de celui qui avait recu la mission du royaume d'A- mana, envoyer a son tour une ambassade, non point en Coree, mais bien en Chine, a 1'empereur Koucng-wou Hoang-ti, Tan 56 de J.-C.'. De ces quelques faits, il resulte au moins la possibilite que les Japonais aient eu connaissance de 1'ecriture chinoiseavant le ni e siecle de notre ere. Mais, en supposant meme qu'ils aient ignore completement cette ecriture jusqu'a Tarrivee dans leurs iles du celebre Wa-ni, il parait certain qu'ils faisaient prealablement usage d'une ecri- ture coreenne, d'origine indienne, peu dif- ferente de celle qu'on pratique encore au- jourd'huien Coree 2 . Et il resteen plusaux 1. II est fait mention de cette ambassade dans les Heou- Han chou, ou annaies officielles chinoises de la dynastic des Han posterieurs, a la date de la deuxieme annee tchoung-youen, dans 1'histoire de 1'empereur Kouang-n>ou. Cf. Dai Ni-hon si, liv. n, p. 10. 2. Voy., sur cette ecriture, les renseignements que j'ai donnes dans les Memoires du Congres international des Orientalistes, Session inaugurale de Paris, 1873, t. I, p. 22 i. 4 62 LA CIVILISATION JAPONA1SE japonistes a elucider la question d'une ecriture indigene nationale encore plus an- cienne, mentionnee par quelques savants, et sur laquelle on n'a recueilli, jusqu'a pre- sent, quedetrop vagues indices pour qu'il soit possible de s'en occuper aujour- d'hui. Enfin, s'il etait etabli malgre tout, que les Japonais ont ignore Tart d'ecrire avant les conquetes de rimperatrice Zin - gou, il n'en resulterait pas pour cela que 1'histoire ancienne du Japon n'ait pu etre transmise de generation en generation par la tradition orale, comme cela s'est opere chez une foule de nations differentes. L'histoire primitive d'un peuple ne se ren- contre parfois que dans des poemes, dans des epopees ou des chants populaires. Nous verrons, dans un instant, qu'il en a etc ainsi de Thistoire primitive (hon-ki) des Japonais. Le fait que les noms sous lesquels les premiers empereurs du Japon sont connus dans Thistoire sont des noms chinois, n'est pas une objection concluante : ce fait a in- LES ORIGINES HISTORIQUES 63 duit en erreur Klaproth et d'autres orien- talistes qui ignoraient que ces noms hono- rifiques et posthumes ont ete donnes a ces princes par Omi mi-June, arriere-petit-fils de 1'empereur Odomo, mort en 787 apres J.-C., alors que les idees chinoises avaient penetre de routes parts la civilisation japo- naise. Les premiers mikados sont d'ail- leurs mentionnes egalement, dans les an- nales indigenes, par leurs veritables noms, qui etaient des noms purement japonais. C'est ainsi que le premier empereur, Zin- mu, avait pour petit nom Sa-no, et pour designation honorifique Yamato no Ivare Hiko no mikoto ; sa femme s'appelait A- hira-tu hime ; ses compagnons d'armes, ses ministres portaient aussi des noms pure- ment japonais. II en a ete de meme, de tous les princes qui lui ont succede, dans la periode contestee des annales du Nip- pon. Quant a la destruction des anciennes archives historiques du Japon , lors des troubles de Mori-ya, il y a la un fait re- connu par les auteurs indigenes les plus 64 LA CIVILISATION JAPONAISE autorises. Ces auteurs nous apprennent que le Ni-hon Syo-ki, qui renferme Phis- toire des mikados depuis les dynasties my- thologiques jusqu'au regne deDi-to, avait etc transmis verbalement par 1'empereur Tem-bu, a une jeune fille de la cour, nommee Are, de Hiyeda, et que cette femme, a 1'agede quatre-vingtsans environ , en dicta le contenu au prince Toneri Sin- wau et a d'autres chefs de lettres, qui le redigerent en caracteres indigenes. Ne trouvons-nous pas un fait analogue dans I'histoire de la Chine, oil nous voyons que le Chou-king ou Livre sacredesanna- les, detruit par ordre de Tsin-chi-hoang- ti, fut reconstitue a 1'aide des souvenirs d'un vieillard appele Fou-seng? Et ce- pendant aucun savant, que je sache, n'a cherche a contester la parfaite authenticite du Chou-king, appris par coeur dans son enfance par Fou-seng, comme le Ni-hon syo-ki 1'avait ete par Are, de Hiyeda. En somme, les annales primitives des Japonais, sans etre a Tabri de toute suspi- cion, ne meritent guere moins de con- LKS OIUG1NES HISTORIQUES 65 fiance que les annales primitives de la plupart des autres peuples. Le mythe, la fiction, les recits mcrveilleux et fantasti- ques se retrouvent au debut de toutes les histoires. On peut meme dire, en faveur du Japon, qu'il a su separer mieux qu'une toule de peuples, la partie legendaire de la partie historique des temps primor- diaux de son existence nationale : avant Zin-mu, les recits extraordinaires de la vie des Genies celestes et terrestres , mais apres ce premier mikado des fails qui, s'ils ne sont pas toujours vrais, sont du moins presque toujours vraisembla- bles. II faut admettre, cependant, une reserve sur cette declaration : on a fait observer que es annales du Japon nous presentent, durant une periode de plus de mille ans fde 660 avant J.-G. a 399 de notre ere), une serie desouverains regnant de soixante aquatre-vingtsansenmoyenne, et ne quit- tant parfois le trdne pour descendre dans la tombe qu'apres avoir compte cent qua- rante et meime cent cinquante ans parmi 4* 66 LA CIVILISATION JAPONA1SE les vivants . M. le marquis d'Hervey de Saint-Denys, auteur decetteremarque, ex- plique la duree anormale de Pexistence at- tribuee aux anciens empereurs du Japon, par la necessite ou se sont trouves les pre- miers compilateurs, de combler un espace de 1060 ans, dans lequel ils ne pouvaient decouvrir le nom de plus de dix-sept sou- verains. Les chroniqueschinoises, suivant ce savant, permettent d'ajouter quelques princes & la liste que nous ont conservee les ecrivains indigenes. II serait peut-etre bien severe de contester Pauthenticite des vieilles annales japonaises, par ce fait de la duree exageree de certains regnes y ren- fermes ; et Ton pourrait retourner la criti- que, en faveur de la sincerite des historio- graphies du Nippon, en disant qu'ils ont prefere laisser cette invraisemblance, plu- tot que d'inventer des noms d'empereurs pour mieux remplir les vides de la pe- riode archa'ique qu'ils s'etaient donne la i. D'Hervey de Saint-Denys, Memoire sur I'histoire ancienne du Japon, p. 7. LES ORIGINES HISTORIQUES 67 mission de reconstituer. Le desir de don- ner a leur mikado une longevite qu'attei- gnent, par rare exception settlement, quel- ques autres hommes, ne parait pas les avoir guides en cette occasion. Le hon-ki n'est pas exempt de merveilleux, mais la terrdance qu'ont tous les peuples a email- ler de legendes la vie de leurs premiers ancetres, est certainement plus moderee au Japon qu'en maint autre pays : il est juste de lui en tenir compte. Les sources de Thistoire du Japon ne sont pas encore connues, et, pour Pinstant, nous devons les chercher dans trois ou- vrages : le Kiu-^i ki ou Memorial des vieux evenements , le Ko-^i ki ou Me- morial des choses de 1'antiquite , et le Ni-hon syo-ki ou Histoire ecrite du Ja- pon . Aucun de ces livres ne jouit de plus de r,5oo ans d'anciennete. Le texte original du Ku-\i ki a etc perdu, dit-on ', en Tan 645, dans 1'incendie du i. Voy. 1'interessante notice de M. Addison van Name, dans les Memoires duCongres international des Orien- talistes, Session de Paris, 1873, t. I, p. 221. 68 LA CIVILISATION JAPONAISE palais de Sogano Yemisi. C'etait une histoire ecrite par le prince Syau-toku tai- si et par Sogano Mumako, sous le regne de rimperatrice Soui-kau, qui regnait de 5g5 a 628 de notreere. L'ouvruge en dix volumes, qui existe aujourd'hui sous ce titre, est d'une authenticite douteuse ', mais il est des lettres qui pensent qu'on pent en tirer parti, parce que son auteur a du profiler de documents qui n'ont pas etc retrouves apres lui. Le Ko-\i ki, compose en 7 1 2 par Futo- no Yasu-maro, d'apres les donnees de Are, de Hiyeda, dont il a etc question tout a 1'heure, est ecrit en caracteres chi- nois, employes tantot avec leur valeur ideographique, tantot avec la valeur pho netique qu'on leur affecte dans le sylla- baire dit Man-yo-kana. Enfin le Ni-hon syo-ki, de meme pro- venance que leKo-^i ki, n : est autre chose i. Ko va noti no hito no ituvari atume taru mono ni site, sara-ni Kano Syau-toku no mi ko no mikoto no crabi tamaisi, makoto uo fumi ni va ara\u (Ko-^i ki, Preliminaires, p. 20 v). LKS ORIGINES HISTORIQUES 69 que ce dernier ouvrage revu, un peu mieux coordonne et enrichi de quelques developpements. Le prince Toneri Sin- wau, fils de Tem-bu, offrit le Ni-hon syo- ki a 1'impe'ratrice Gen-syau, le 5 e mois de Tannee 720. Dans ces ouvrages, les mika- dos ne sont point designes sous le nom honorifique chinois qu'on leur altribue communement, mais bien sous leur nom purement japonais. Le premier empereur, par example, au lieu d'etre appele Zin- mou, est designe sous le nom de Kami Fa- mato Iva-are hiko-no Sumera Mikoto ; 1'impe'ratrice Di-to, sous celui de Taka- Ama-no Hara-Hiro-no Hime. II n'entre pas dans mon dessein de vous mentionner ce que les Japonais nous racontent de leurs dynasties celestes et terrestres, qui pre'cederent les souverains humains (nin-wau) dans le gouverne- ment du monde, c'est-a-dire de leur pays. Je me bornerai a vous rappeler en quel- ques mots les ide'es communement repan- dues parmi les sectairesde la religion sin- tauiste, au sujet de la creation du monde, yO LA. CIVILISATION JAPONAISE en attendant que nous possedions la tra- duction des monuments primitifs de 1'his- toire du Japon auxquels j^ai fait allusion tout a 1'heure. Les ecrivains populaires ont imagine plusieurs systemes de cosmogonie qui ont obtenu plus ou moins de faveur parmi leurs compatriotes. La plupart d'entreeux s'accordent pour considerer le Nippon comme le berceau du genre humain. Voici, a cet egard, comment s'exprime un auteur indigene : 0i Le Japon est le pays le plus eleve du monde : il en resuke naturellement que de la sont sortis tous les hommes qui a ont peuple la terre. En Chine, il y a eu un grand deluge, ainsi que les livres nous 1'apprennent. Dans POccident, au dire des savants de cette region, il y a eu egalement un grand deluge. Au Japon seulcment, il n'y a pas eu de deluge, parce que le Japon est beaucoup plus eleve que la Chine et 1'Occident. C'est done -taru-no Mikoto. lequel eut pour epouse Kasiko- nc-no Mikoto. 7 I\a-nagi-no Mikoto, lequel eut pour femmel^a-nami- 110 Mikoto. 2. D'autrcs auteurs disenl qu'ils etaient seulement males. LES ORIGINES HISTORIQUES j5 maniere des hommes. La conception n'eut lieu que par une sorte de contemplation de chaque couple et par des moyens sur- naturels que la degradation des hommes ne leur permet plus de comprendre. Le cinquieme genie regna par la vertu du metal et conserva son epouse immaculee, comme aussi son successeur. Le sixieme genie regna par la vertu de la terre, le dernier des cinq elements dont ses ance- tres avaient symbolise 1'existence. Enfin le septieme genie mit un terme a la dynas- tie des genies celestes en s'abandonnant aux jouissances materielles de notre monde. Un certain jour, apres avoir con- temple d^n regard lascif les formes char- mantes de son epouse, il suivit 1'exemple d^n oiseau qu'il avait vu un instant au- paravant s'accoupler avec sa femelle. II la connutalors a la maniere terrestre; et, des ce moment, elle enfanta suivant la loi gene- rale de Fhumanite. Les successeurs de ces deux genies cesserent ainsi d'appartenir a la race excellente de leurs aieux et furent 1'originede la dynastic des genies terrestres. 76 LA CIVILISATION JAPONAISE Le septieme des genies celestes dont nous venons de parler s^appelait Izanagi, et son epouse I\anami. De tout temps, Tun et 1'autre ont etc 1'objet d'un culte particulier de la part des Japonais qui les considerent, en quelque sorte, comme leur premier pere et leur premiere mere. Sui- vant Kaempfer, les Japonais, qui embras- serent le christianisme aux xvi e et xvn e sie- cles, les appelaient leur Adam et Eve. La tradition rapporte que ces deux genies passerent leur vie dans la province d'Ise, au sud de Tile de Nippon, et qu'ils engen- drerent beaucoup d'enfants de 1'un et de 1'autre sexe, d^ne nature tres inferieure a celle des auteurs de leurs jours, mais cependant bien superieure a celle des hommes qui ont vecu depuis lors. La mythologie japonaise nous montre, en effet, Izanagi et Izanami donnant le jour, par des precedes de toutes sortes et par de singulieres metamorphoses ', a la plupart i. Izanagi et Izanami ayant vomi, par metamorphose na- quit le dieu Kana-yama-hiko, ou le Gdnie des Monta- ^nes d'or ; ayant urine, par metamorphose naquit la LES ORIGINES HISTORIQUBS 77 des dieux qui personnirient, dans le pan- theon indigene, les differentes puissances de la. nature. Mais, de toutes ces divinites, celle qui tient la plus large place dans le culte populaire appele Kami-no miti, celle qui est devenue la Grande Deesse de la re- ligion nationale du Japon, ce fut Oho- hiru me-nomikoto, communementappelee Ama-terasu oho-kami ou Ten-syau dai- %in. Cette deesse, a cause de son etonnante beaute, tut appele'e par ses pere et mere a regner au plus haut des Cieux, d'ou elle eclairerait le monde par sa splendeur. Elle est identified avec le Soleil,commesasoeur cadette, Tuki-no yumi-no mikoto, avec la Lune. Quatre autres genies terrestres, places apres Ten-syau dai'-zin, completent la dy- nastie des genies terrestres, a laquelle de- vait succeder celle des mikado ou souve- rains des hommes '. deesse Midu-ha-no me- ayant fail des excrements, par me- tamorphose naquit la deesse Hani-yama. bime (Voy. Ni- hon Syo-ki, liv. i, p. 1 1). i . Une notice sur les deux dynasties des genies celestes et 78 LA CIVILISATION JAPONAISE Jetons maintenant un coup d'ceil rapide sur ce que les historiens nous apprennent relativement aux periodes semi-histori- ques anterieures a O-^in, XVI e mikado, avec lequel nous faisons commencer 1'his- toire proprement dite de 1'archipel du Nippon. Les Japonais, dans le but de donner une origine divine a leurs souverains, ont fait descendre le premier mikado, Zin- mou, de la deesse du Soleil, Ama-terasu- oho-kami ', c'est-a-dire le Grand Genie qui brille au firmament. La mere de ce prince, Tama-yori hime , etait fille du terrestres du Japon a e"te inseree par Klaproth en tete de la traduction du Nippon-wau dai iti-ran redigee par Titsingh avec 1'aiie des interpretes Japonais du comptoir hollandais de De-slma. Cette notice renferme malheureusement de nombreuses inexactitudes. On trouvera un tableau complet de la mythologie antique des Japonais dans la traduction que j'ai eutreprise du Ni-hon Syo-ki, 1'une des sources les plus anciennes et les plus authentiques de 1'histoire primi- tive du Nippon. Le premier volume de cette traduction sera livrc procliainement a i'impression et paraitra a la li- brairie d'Ernest Leroux dans le recueil des publications de 1'Ecole speciale des Langues orientales. i. Ou en dialecte sinico-japonais Ten-syau da'i-\in. LES ORIGINES HISTORIQUES 79 Riu \in Je Genie Dragon , ou dieu de la Mer; elle lui donna le jour en Pan 712 avant notre ere, quinze ans avant la mort d'Ezechias, roi de Juda, et soixante-cinq ans avant la prise de Babylone, par Nabu- chodonosor, roi de Ninive. Dans le systeme adopte par les Japo- nais, Zinmou, tout en etant le premier mikado, n'est pas, a proprement parler, le fondateur de la monarchic japonaise. Le Ni-hon Syo-ki ' et, apres lui tous les historiens qui Pont copie, rapporte que ce personnage fut proclame prince heredi- taire lors de sa quinzieme annee, er, par consequent, futur heritier d'un trone de'ja fonde en 697 avant notre ere, c'est-a-dire trente ans avant la conquete de 1'ile de Kiousiou, la plus meridionale des trois grandes iles de 1'archipel, et sa premiere etape. De l'il-6 de Kiousiou, Zinmou se ren- dit avec des vaisseaux dans la province d'Aki, situee au nord du Swvo-nada ou i. Livr. ;u, p. i ; Au-tyau si-ryaku, liv. i, p. i. 8O LA CIVILISATION JAPONAISE mer interieure; puis, au troisieme mois dans Pautomne de 666 J , dans les pays voisins de Kibi, ou se trouvent aujour- d'hui les provinces de Bingo, de Bitsiou et de Bizen. II sejourna trois annees dans ce pays pour remettre sa flotte en etat et reunir des provisions de guerre. En 663, il arriva dans la region ou s'eleve actuel- lement la ville d'Ohosaka, region qui fut appelee, a cause de la forte maree qu'il rencontra sur ses cotes, Nami-haya on- kuni le pays des vagues rapides , et, par la suite, Nani-ha ou Nani-va ~. Peu apres, il se irouva, a Kusaye-no saka, en pre- sence d'un puissant prince ai'no, nomme, en japonais, Naga-sune hiko 3 , qui lui fit subir plusieurs echecs et mit ses trou- 1. Ni-hon Syo-ki, liv. in, p. 3. 2. Ni-hon Syo-ki, loc. cit. 3. Ce nom pourrait se traduire par le geant a la grande moelle ; mais un commentaire du Koku-si ryaku (liv. i, p. 6) nous apprend que Naga-sune est un nom de ville, dont on a fait la designation d'un chef aino. Hiko est le litre des princes a 1'epoque Kourilienne de 1'histoire du Nippon : il signifie litteralement fils du Soleil , de meine que himc, donne aux princesses, siguifie fille du Soleil. LES ORIGINES HISTORIQUES 8 I pes en deroute. Dans un des combats, le frere aine de 1'empereur, Itu-se-no mikoto, fut atteint d'une fleche et mourut l . Zin- mou reprit, en consequence, la mer, oil le mauvais temps mit sa flotte en peril : Helas! s'ecria un de ses freres, j'ai parmi mes a'ieux les Genies du Ciel ; ma mere est Deesse de 1'Ocean. Comment se fait- il qu'apres avoir ete malheureux sur terre, je sois encore malheureux sur mer? Puis il tira son epee et se jeta dans les ondes ; son troisieme frere suivit son exemple , de sorte que Zinmou se trouva seul avec son fils pour continuer sa memorable expedition 2 . L'histoire des relations de .1'empereur Zinmou et de Nagasoune me parait avoir ete alteree a dessein et d'une facon assez transparente pour eveiller 1'attention de la critique. Les Japonais, conquerants des iles occupees primitivement par les Yezo ou Mau-^in peuples velus , compri- rent tout d'abord 1'utilite, pour leur poli- i. Ni-hon Syo-ki, liv. in, p. i>. 2 Koku-si ryaku. 82 LA CIVILISATION JAPONAISE rique envahissante, de faire croire a I'o- rigine commune de leur prince et des principaux chefs a'ino. Le meilleur moyen pour arriver a ces resultats, etait d'em- prunter aux autochtones leur mythologie nationale, et de greffer la genealogie de Zinmou sur un des principaux rameaux de leur grande famille de Kami ou de Ge- nies. Je ne veux pas dire pour ce!a que le pantheon sintaui'ste, dont nous trouvons les principales representations dans le Ko \i ki, estun pantheon purement aino : bien loin de la, je crois apercevoir, dans ces dieux originaires du Japon, des crea- tions d'origine multiple, et notamment des creations du genie asiatique continen- tal. La question est trop etendue, trop complexe, pour etre examinee en ce mo- ment. J'essaierai seulement d'appeler vo- tre attention sur le precede adoj3te par Zinmou pour effacer les consequences fu- nestes qu'aurait pu avoir, sur 1'esprit des indigenes, son caracterede conquerant etranger, de nouveau venu, dans 1'archi- pel de 1'Asie orientale. LES ORIGINES HISTOR1QUES 83 Nagasoune etait un des chefs ai'no avec lequelZinmou comprit, toutd'abord, qu'il avait beaucoup a compter. Sa premiere attaque centre ce puissant hi-ko lui avait prouve que les autochtones ne se laisse- raient pas assujetir aussi aisement qu'il Tavait espere de prime abord. Zinmou, je 1'ai dit, perdit plusieurs batailles engagees avec Nagasoune. Nagasoune, disent les historiens japo- nais, avait, anterieurement a 1'arrivee de Zinmou dans le Yamato, proclame prince des tribus indigenes, Mumasimate, fils de sa soeur cadette et d'un certain Nigi- hayabi '. Or, ce Nigi-hayabi etait lui- meme fils d' Osiho-mimi , le second des grands dieux terrestres (ti-^in) \ de telle sorte que Zinmou, qui se pretendait issu de son cote de Ugaya-fuki awasesu, le quatrieme de ces grands dieux, se trouvait apparente avec le principal chef de ses en- i. Ni-hon Syo-ki, liv. in, p. i5. Le Wau-tyau si- ryaku dit que ce fut Nigi-hayabi lui-meme que Nagasoune proclama roi ; les principaux chefs de clans etaient Ye- ngasi, Oto-ugasi, Yaso-takeru. Yesiki, Otosiki, tc. 84 LA. CIVILISATION JAPONAISE nemis. Seulement, il s'agissait pour lui de faire accepter a son adversaire ce systeme genealogique. Voici comment il s'y prit, d'apres la legende : Nagasoune avait envoye un emissaire a Zinmou pour lui faire voir un carquois provenant des genies celestes, et qui ap- partenait a son beau-frere, Nigi-hayabi. L'empereur, de son cote, montra un car- quois qu'il possedait ; et comme, en les rapprochant, ils se trouverent identiques, il devint evident pour tous que Zinmou et Nigi-hayabi descendaient 1'un et 1'autre des anciens dieux du pays. Ce dernier, convaincu de cette parente qu'il n'avait pas soupc,onnee, voulut faire sa soumis- sion au mikado. Nagasoune tenta de s'y opposer : sa resistance lui couta la vie '. Zinmou avait, de la sorte, aplani par la ruse les obstacles que ses troupes etaient impuissantes a renverser. Fort de 1'alliance du prince aino Nigi-hayabi, il lui fut de- i. K>ku-si ryaku, liv. i, p. 6 ; Wau-tyau siryaku, liv. i, p. 2. LF.S ORIGINKS HISTORIQUES 85 sormais facile de vaincre et d'aneantir 1'un apres 1'autre tous les chefs des tribus qu'il rencontra sur sa route. Ces petits chefs, il n'avait plus desormais de necessite de les attacher a sa fortune; au lieu de voir en eux des descendants des anciens dieux du pays, il ne les considera plus, vce victis ! que comme des bandits. L'histoire, qui nous les represente comme vivant dans des tanieres, a 1'etat sauvage, les appelle des araignees de terre (tuti-gumo). Maitre de la situation, apres sept annees consacrees a des preparatifs militaires et a des combats, en 1'an 660 avant notre ere, Zinmou fit construire, dans la province de Yamato, le palais de Kasiva-bara, oil il fut proclame mikado. II organisa ensuite son gouvernement ; et, apres soixante-treize ans de regne, mourut a 1'age de cent vingt- sept ans, en 585 avant notre ere. L'annee suivante, il fut inhume sur une colline au nord-est du mont Ounebi '. De nos jours i. Ni-hon Syo-ki, iiv. in, p. 20; Koku-si ryaku, liv. i, p. 8. 86 LA CIVILISATION JAPONAISE encore, on va faire un pelerinage au torn- beau du fondateur de la monarchic japo- naise. IV L E S SUCCESSEURS DE ZINMOU JUSQU'A L'EPOQUE DE LA GUERRE DE COREE 1 A periode de 1'histoire du Japon dont nous allons nous occuper aujour- i, est comprise entre les annees 585 avant et 3i3 apres notreere. Cette periode, quel'onpeutconsiderer,enpartiedumoins, comme semi-historique, s'etend de la sorte depuis le second mikado jusqu'a Pepoque ou la civilisation du continent asiatique, 88 LA CIVILISATION JAPONAISE a la suite de la guerre de Coree, commence a se re'pandre dans les iles de 1'Extreme- Orient. C'est un espaced'environ 900 ans, durant lequel le Japon se developpe en dehors de toute influence e'trangere, a 1'ex- ception de celle que represente Zinmou et ses compagnons d^rmes sur le sol en- vahi des tribus aino. Pendant ce millenaire, quatorze mikados et une imperatrice occupent, a peu pres sans interruption, le trone etabli pOiir la premiere fois, en 660 avant notre ere, dans le palais de Kasiva-bara, Plusieurs d'entre eux n'ont guere laisse, dans les annales de leur pays, d'autre souvenir que celui de leur nom l et du lieu de leur re- sidence. A la mort de Zinmou, nous trouvons i . J'ai dit, dans une conference precedente, que les noms sous lesquels on nous a fait connaitre jusqu'a present les 41 premiers mikados etaient des noms posthumes. Ces noms posthumes, si Pon en croit Rai-san-yo (Ni-lion Sei-ki, liv v, p. 8;, leur auraient etc donnes par Omi-mifoune, arriere-petit-fils de Pempereur Odomo, en Pan 784 de notre ere. II est singulier que, jusqu'a present, on n'ait pas en- core publie la liste des noms que portaient originairement LES SUCCESSEURS DE ZINMOU 89 quelques annees d'interregne. Zinmou avail laisse trols fils, de deux lits diffe- rents. Le troisieme, Kam Nu-na-kan>a Mimi-no Sumera-mikoto, parvint a se ces 41 souverains, et que nous fournit le Ni-hon Syo-ki. La voici, d'apres ces vieilles annales : 1. Kam Yamato Iva are hiko (Zin-mou). 660 a 585 2. Kam Nu-na Kawa mimi (Sui-se'i) 58i a 549 3. Si/ci-tu hiko Tama-te-mi (An-nei) 448 a 5u 4. Oho-yamato-hiko Yuki-tomo(l-to]\). . 5io a 476 5. Mi-mat u-hiko Kaye-sine (Kau-syau).. 4?5 a 3g3 6. Yamato tarasi hiko Kuni osi hito (Kau-an), 392 a 291 7. Yamato neko hito Futo-ni(K.a.u-rei)... 290 a 2i5 8. Yamato neko hito Kuni-kuru(Ka\i-gen). 2i3 a i58 9. Waka Yamato-neko-hiko futo hi-bi (Kai-kwa) 157 a 98 10. Mi maki iri hiko I-ni-ye (Siou-zi) 37 30 11. Iku-me-iri hiko I-sa-ti (Soui-nin! 29-1-70 12. Oho tarasi hiko O-siro-wake (Kci-kmi). -\- 71 a i3o 1 3. Waka-tarasi-hiko (Sei-mou) i3i a 191 14. Tarasi-naka-tu hiko (Tyou-ai) 192 a 200 15. Iki-naga- tarasi bime (Zin-gou).... 201 a 269 1 6. Honda Au-zin) 270 a 3i2 1 7. Oho-sasagi (Nin-tok) 3i3 399 18. I-sa-ho-ivake (Ri-tiou) : 400406 1 9 . Mitu-ha-rvake ( Han-syau) 406 411 20. O-asa-tn ma-hoku koSukune (In-ghyau) 412 453 21. Ana-ho (An-kau) 454456 22. Oho bas-se waka-take (lou-ryak) 157 477 gO LA CIVILISATION JAPONAISK faire reconnaitre mikado, avec 1'appui de son frere, ne de la meme mere que lui. Ce 23. Sira-ka-take-hiro-kuni-osi waka ya- mato neiio fSei-nei) 480 484 24. O-he ou Kv.-m.e-no waka-go (Ken- s6) 485 487 25. O-he ou Oho-si, ou Oho-su (Nin- ghen) 488 498 26. O has se-waka-sagasi (Bou-rets) 499 5o6 27. O-ho-to (Kei-tai) .' 507 53i 28. Hiro-kuni-osi-tahe-kana-bi (Au-kan). 534 535 29. Take-o-hiro-huni-osi-tate(Sen-\i.vfa.). 536 53g 30. Ama-huni-osi-haraki-hiro-niva (Kin- mei) 540 571 31. Nu-naha Kura-futo-tama-sihi (Bin- tats) 572585 32. Tatibana-no toyo-hi-no (Y6-mei) 586 58? 33. Bas-se he (Syou-zyoun) 588592 34. Toyo-mi-ke Kasi ki-ya bime (Soui-ko). 5g3 628 35. Oki-naga-tarasi hi-hiro-nuka (Syo- mei) 629 641 36. Ama-toyo-tahara-ikasi-bi-tarasi bime (Kwan-kyok) 642 644 37. Ama-yorodu-toyo-bi (Kau-tok) 645 654 '38. Ama-toyo-takara ikabi-tarasi bime (Sai-me'i) 655 664 3g. Ama-mihoto-hirakasu-ivake (Ten-di).. 662 672 40. Ama-no nuna-bara oki-no ma-bito (Tem-bou) 672 - -686 41. Taka ama-no hara-hiro-no bime (Dzi-to) 687696 LES SUCCESSEURS DE ZINMOU 9 I dernier tua le rival de celui qui devait rigurer dans 1'histoire sous le nom de Sui-sei Ten-wau. Eleve au rang supreme en 1'annee 58 r avant notre ere, il mourut en 549. Son frere, mort en 578, fut inhume, comme Tavait ete son pere, sur le Unebi-yama , dans la partie nord ', qui fut, de la sorte, la plus ancienne se- pulture imperiale du Japon 2 . Nous voyons ensuite quatre mikados se succeder de pere en fils, sans la mention, dans leur regne, d'aucun incident digne d'etre rapporte, entre les annees 548 et 291 avant notre ere. Sous le regne du VI l e mikado, Neko Hiko Futo-ni ( 260 a 21 5), quelqueshis- toriens placent un evenement que )''ai eu deja Foccasion de citer, et qui, s'ii etait 1. Ni-hon Syo-hi, liv. iv, p. 4. 2. L'erudition japonaise s'est occupee, dans ces derniers temps, de la recherche des tombeaux de souverains ante- rieurs a Zinmou. De curieux travaux ont deja ete publics a ce sujet, mais nous manquons jusqu'a present des moyens de controler les assertions des savants du Nippon qui cher- chent a faire remonter les origines historiques de leur pays au-dela du vn c siecle avant notre ere. 92 LA CIVILISATION JAPONAISE admis comme autheniique, aurait une importance de premier ordre pour This- toire des origines de la civilisation japo- naise. Je veux parler de la mission en- voyee au Japon par Pempereur Ts>in-chi Hoang-ti, auquel on avait persuade qu'il existait, dans ce pays, un breuvage don- nant 1'immortalite. La vingt-huitieme an- nee du regne de ce prince (219 avant notre ere), un homme du pays de Tsi, nomme Siu-fouh, adressa un memoire a TEmpereur, ou ii disait que, dans I'o- cean Oriental, il y avait trois monta- gnes divines, appelees Poung-lai, Fang- tchang, et Ing-tcheou ; que ces trois mon- tagnes divines etaient situees dans la mer Pouh-hai, et que les habitants de ces iles possedaient un remede pour ne pas mourir. II demandait enfin a Chi-hoang d'y etre envoye, pour y chercher ce remede. L'em- pereur approuva la demande, et envoya Siu-fouh a la recherche du pays des Im- mortels, en compagnie d'un millier de jeunes gens, garcons et filles. Les vais- seaux qui emporterent cette mission se LES SUCCESSEURS DE ZINMOU g3 perdirent en mer, a 1'exception d'un seul, qiii vint apporter en Chine la nouvelle du desastre '. Get evenement est mentionne dans quel- ques historiens japonais 2 ; mais, comme il ne figure point dans le Ni-hon Syo-ki, il y a lieu de croire qu'il a ete emprunte aux sources chinoises par des historiens japo- nais de date relativement recente. D'apres Syoun-sai Rin-zyo 3 , sous le mikado Kau-rei, a 1'epoque ou regnait en Chine 1'empereur Chi-hoang, de la dynastic des Tsin, il y cut un homme appele Shi-fouh, qui exprima Pidee d'aller chercher au mont Poung-lai un medicament pour evi- ter la mort. II se rendit en consequence au Japon. On pretend qu'il s'arreta au mont Fu-^i Yama. II existe un temple ( yasiro ) construit en son honneur a 1. Sse-ma Tsien, Sse-ki (Pen-ki), liv. vi, p. 17; Kang- hien yih tchi-loh, liv. viu, p. 5 ; Kohu-si ryaku, liv. i, p. 12. 2. Nippon rvau-dai iti-ran, liv. i, p. 3 ; Koku-si ryaku, loc. citat. 3. Nippon wau-dai iti-ran, loc. cit. 94 LA CIVILISATION JAPONA1SE Kuma-no, dans la province de Ki-i l . J'ai tenu a recourir aux sources origi- nales pour connaitre Ja provenance de cette legende. Je Tai trouvee dans les Me- moires de Sse-ma Tsien , le plus cele- bre des historiens du Celeste - Empire ; . mais, au Japon, je ne 1'ai rencontree que dans des ecrits en general peu estimes. Nous ne nous y arreterons pas davan- tage. Ce q^on nous apprend des deux mi- kados suivants, le huitieme et le neu- vieme. est a peu pres insignifiant. Us re- gnerent de 214 a 98 avant notre ere, et vecurent Je premier 117 ans, le second 1 1 5 ans. Ces cas de longevite extraordi- naire se rencontrent sous plusieurs regnes de la periode semi-historique des annales du Japon. 11s provoquent sur 1'authenti- cite de ces regnes des doutes que nous aurons 1'occasion d'examiner plus tard. i. Le nom de Siu-fouh est ecrit dans le Nippon wau- dai iti-ran avec le caractere fouli bonheur , au lieu de fouh genouiliere ; mais cette orthographe se ren- contre egalement dans quelques auteurs chinois. LES SUCCESSEURS DE Z1NMOU p Le dixieme mikado, Mi-maki-iri-biko Imi-ye ( 97 a 3o), commence a occu- per une certaine place dans Thistoire. Sous son regne, en 1'annee 88 avant no- tre ere, fut etablie, pour la premiere fois, la charge de syau-gun ou de lieutenant- general qui devait etre, par la suite, preponderante dans 1'empire, et ne laisser au mikado qu'une autorite purement con- ventionnelle et nominale. A cette e'poque, les tribus autochtones relevaient la tete de toutes parts ; le mi- kado se vit oblige d'etablir, dans son em- pire, quatre grands commandements mi- litaires, a la tete de chacun desquels il placa in syau-gun. Ce serait cependant une erreur de confondre le caractere de la fonction desyaugoun, a cette epoque, avec celui qui devait s'attacher a ce titre envi- ron mille ans plus tard. Dans les anciens temps, et jusqu'au vn e siecle de notre ere, il n'y a pas eu de caste militaire propre- ment dite : Tempereur, en cas de guerre, e'tait toujours de droit seul commandant en chef de ^expedition, et jamais cette 96 LA CIVILISATION JAPONAlSE charge importante n'etait confiee a un de ses sujets l . C'est egalement sous le regne de ce meme mikado qu'arriva au Japon , la premiere ambassade etrangere dont Phis- toire nous ait conserve le souvenir. Je veux parler de 1'ambassade du pays de Mimana, que j'ai eu 1'occasion de men- tionner dans une conference precedente. Le Ni-hon Syo-ki nous dit que cette am- bassade apporta un tribut au Japon, en automne, au 7 mois de la 65 e annee du regne de Mi-maki iri-biko Imiye (an 33 avant notre ere), et ajoute que le pays de Mimana est eloigne de plus de 2000 ri du pays de Tukusi (cote nord-ouest de Tile Kiou siou), et situe au sud-ouest du pays de Siraki 2 , 1'un des etats qui exis- 1. On pourrait peut-etre faire quelques reserves sur cette opinion que Ton trouve developp^e de la facon la plus interessante dans le travail de M. Ogura Ycmon, intitule La Maison de Ta'ira (Memoires de la Societe des Etudes Japonaises, t. I, p. 2 et sv.). 2. Siraki est un des noms du pays plus connu sous ce- lui de Sinra, et appele par les Chinois Sin-lo. LES SUCCESSEURS DE ZINMOU 97 talent alors dans la peninsule Coreenne l . L'ambassadeur nomme Sonakasiti de- meura aupres du prince hereditaire 2 . Le pays dt; Mimana est egalement designe sous le nom d'Amana \ Sous le regne du onzieme mikado , Ikume Iri hiko I sati (de 29 avant notre ere a 70 apres notre ere), le Ni-hon Syo-ki cite une nouvelle ambassade de Core'e, qui vinr. apporter des presents a la cour du Japon . Je m'attache a vous citer les' missions emvoyees du continent asiatique a la cour des mikado, parce que ces mis- sions ont du contribuer puissamment a eveiller la curiosite des Japonais, et a implanter dans leur pays les premieres racines de la civilisation chinoise. Sonakasiti, ambassadeur de Mimana, qui etait venu a la cour sous le regne precedent et qui avait etc attache a la personne du prince hereditaire, exprima i. Ni-h;>.i SYO-ki, liv. v, p. 12 ; Han-tyau si-ryaku, liv. i, p. 6. 2 Ni-hon Sei-ki, liv. i, p. 10. j. Koku-si rrakit, liv. i, p. i-" 1 - 98 LA CIVILISATION JAPONAISE le desir de retourner dans son pays. Le mikado acceda a sa demande, lui fit des presents, et lui remit cent pieces de soie rouge pour son souverain. Pendant le voyage, I'ambassade de Mimana fut arre- tee par des hommes du Sinra, qui la de- valiserent. On attribue a ce fait 1'origine de la haine qui exista, par la suite, entre lesdeux e'tats '. Ces riches presents, sans doute, eveille rent la convoitise du Sinra. Nousvoyons, en effet, un fils du roi de ce pays, nomme Ama-no Hi-hoko, se rendre auJapon, la 27" annee avant notre ere, au printemps, letroisieme mois, et demanderau mikado la faveur d'etre admis parmi ses sujets. Ce prince debarqua dans la province de Harima, et s'arreta dans la ville de Si- sava-no mura. Le mikado lui envoya de- mander qui il etait, et quel etait son pays. Ama-no Hi-hoko repondit qu'il etait fils du maitre du royaume de Sinra, et i. Ni-lion Syo-ki, liv. vi, p. 2; Ni-hon Sei-ki, liv. i, p 12. LES SUCCESSEURS DE ZINMOU 99 qu'ayant appris que le Japon etait gou- verne par un sage empereur, il etait venu s'y instruire et se mettre au nombre de ses sujets; qu'enfin il apportait en pre- sent des objets de son pays pour les offrir au mikado. Celui-ci acceda a la demande du prince coreen qui, apres avoir visile plusieurs localites du Nippon, se rendit par la riviere U-dino kava dans la pro- vince d' Ail-mi, et habita quelque temps a A-na-no mura. II quitta ensuite cette ville et passa dans la province de Waka- sa ; puis il se rendit a 1'ouest dans celle de Tati-ma , ou il fixa sa residence. La, il epousa une femme du pays, qui lui donna une progeniture '. Les indigenes ont eleve un temple pour honorer sa me- moir e 2 . Je suis entre dans ces details pour mon- trer que les historiens japonais les plus anciens et les plus autorises ont conserve avec soin le souvenir de ces premieres 1. Ni-hon Syo-ki, commentaire, liv. vi, pp. 3-4 2. Au-tyau si-ryaku, liv. i, p. 6. IOO LA CIVILISATION JAPONAISE relations de leur pays avec la Coree, re- lations auxquelles le Japon doit, sans doute, a une epoqueires reculee, la con- naissance, au moins rudimentaire,,. des arts et de la civilisation asiatique. En dehors des relations engagees avec la Coree, les annales du Japon nous rap- portent, sous le regne d'Ikoume Iri-hiko I-sati, quelques autres evenements inte- ressants. Une epouse du mikado, sur les instances de son frere aine, consent a assassiner ce prince pendant son sommeil ; mais, au moment de commettre le crime, elle laisse tomber sur le front de son epoux une larme qui le reveille, et 1'ins- truit du projet concu pour attenter a ses jours. L'imperatrice obtient son pardon; mais, desesperee devoir cause le malheur de son frere, elle se rend dans un retran- chement que celui ci s'etait construit avec des sacs de riz. Un envoye du mikado y met le feu, et le frere et la soeur perissent ensemble dans la fournaise l . II y a, dans^_ i. Koku-si ryaku, liv. i, p. 17. LES SUCCESSEURS DE ZINMOU IOI ce recit, un molif de tragedie orientale; mais nous rfavons rien de plus a en ti- rer. L'art de lutter, si estime au Japon, commenca a se repandre dans ce pays sous le meme regne. On y voit aussi 1'e- rection d'un temple consacre a la grande deesse solaire Ten-syau dai-^in, dans la province d'Ise, et une fille du mikado, Yamato-bime, devenir pretresse de ce tem- ple, evenement qui fut 1'origine des fonc- tions religieuses de Nai-ku, confiees a des femmes, et qui ont continue a subsister jusqu'a notre epoque. Enfin, la quatre-vingt-sixieme annee du regne d'Ikoume Iri-hiko I-sati (an by de notre ere), le Japon envoya, pour la pre- miere fois, une ambassade dans un pays etranger. Cette ambassade, qui apporta des presents a la cour de Chine, est men- lionnee dans les historiens chinois ', mais on ne la trouve citee que dans un petit .nombre d'historiens japonais, qui n'en i . A la seconde annce Kien-wou tchoung-youen. 6' IO2 LA CIVILISATION JAPONAISE ont garde la memoire que grace aux anna- les de la Chine '. Le douzieme mikado, Oho tarasi-hiho O siro-wake, regna de 71 a iSoapres notre ere. Au fur et a mesureque nous ap- prochons du siecle de la guerre de Coree, les annales japonaises deviennentplus pre- cises, plus explicites, plus substantielles : on sent que Ton quitte peu a peu le do- maine de Phistoire mythique et legen- daire, pour entrer dans celui de 1'histoire positive. Durant ce regne, nous- voyons rapportees les luttes qui devaient aboutir a 1'expulsion definitive du Nippon des chefs A'ino, lesquels perdaient, d'annee en annee, du territoire et se refugiaient dans les regions du nord. La premiere grande campagne, dont on nous donne le recit, fut engagee centre les O-so qui se trou- vaient, encore a cette epoque, en grand nombre dans le pays de Tukusi (ile de Kiousiou). On ne sait pas bien a i. A'i-tyau si-ryaku, liv. i, p. 8; Nippon wau-dai iti- ran, liv. i, p. 6. LES SUCCESSEURS DE ZINMOU Io3 quoi s'en tenir au sujet de ces Oso, et de nouvelles recherches seront necessaires pour connaitre exactement ce qu'ils etaient. Cependant leur organisation politique, leur maniere de combattre, et peut-etre davantage leur nom, nous portent a croire qu'ils appartenaient a la race indigene des Kouriliens. O-so signifie les descendants des ours . Or, Ton sait que Tours tient une place considerable dans la religion des A'ino, que cet animal est de leur part un objet de veneration, et que leurs chefs, tout au moins, pretendent tirer leur ori- gine des ours sacres. Une seconde revolte des O-so, sous le meme regne, fut dominee par les forces militaires du mikado, et surtout par la ruse d'un de ses fils, Yamato Take, dont le nom est reste celebre dans les fastes militaires du Japon. Enfin les Atuma Yebisu ou Sauvagesde TEst et, cette fois, il n'y a plus a dou- ter qu'il s'agisse des Aino se revolterent a leur tour. Yamato Take, charge par le mikado de marcher centre eux, les battit 104 LA CIVILISATION JAPONAISE et les obligea a chercher un refuge dans Pile de Yezo, oil ils vivent encore de nos jours sur les cotes et dans la region mon- tagneuse de Tinterieur. Pendant le cours de son expedition mi- litaire, Yamato Take avail ete assailli en mer par une violente tempete. Une de ses femmes de second rang, nommee Tati- bana, persuade'e que cette tempete s'etait elevee par suite de la colere de Riu-^in, le Genie de 1'Ocean, s'offrit en holocauste a ce dieu, et se noya. La tempete s'apaisa aus- sitot. Quelque temps apres, le prince Ya- mato Take se trouva sur une hauteur d'oii Ton pouvait contempler a Test de vastes regions ; se rappelant alors le de'voument de Tatsibana, il s'ecria : A-ga tumaf 6 mon epouse ! Depuis cette epoque, les provinces orientales du Japon ont con- serve le nom de A-luma. A la mort de Yamato Take ', Tempe- reur plaqa les renes du gouvernement i. Ce prince mourut a Ise, au retour de la guerre qu'il avail dirigee centre les Atuma-yebisu, en 1 1 3 de noire ere (Mitukuri, Sin-sen Nen-hyau, p. 16). LES SUCCESSEURS DE ZINMOU 1 O5 entre les mains de Take-no uti siikune, celebre personnage qui fut ministre sous six mikados. Les annales du Japon lui at- tribuent une existence d 1 une longueur fabuleuse : il aurait vecu suivant les uns 3 1 7 ans, et suivant d'autres 33o ans. Oho-tarasi-hiko-o-siro-wake etablit, a la fin de son regne, sa residence dans la province d'Au-mi. Apres avoir occupe le trone pendant soixante annees, il mourut age de 106 ans, laissant une soixantaine de tils, auxquels ildistribua des territoires fe'odaux dans toute 1'etendue de son em- pire. Les descendants de ces princes exis- tent encore de nos jours en grand nom- bre au Japon. On ne sail a peu pres rien du regne du treizieme mikado, Waka-tarasi (i3i a 19 1 de notre ere), si ce n'est qu'il n'y cut point de guerre a cette epoque, et que le peuple vecut heureux et content. Le successeur de ce prince, Tarasi- naka, quatorzieme mikado (192 a 200 de notre ere), etait fils du celebre Yamato- Take, dont je vous ai entretenus tout a 106 LA CIVILISATION JAPONAISE Pheure. II fit une guerre aux O-so, du- rant laquelle il mourut de maladie d'a- pres les uns, d'une blessure occasionnee par une Heche d^pres d'autres l . Son regne ne dura que neuf ans : il fut inhume dans la province de Yeti^en. Nous voici arrives au grand evenement qui clot la periode semi-historique des annales du Japon. Je veux parler de la conquete d'un des royaumes qui compo- saient a cette epoque la Coree, par cette femme extraordinaire que les orientalis- tes out surnommee la Semiramis de i Ex- treme -Orient. L'imperatrice Iki-naga-tarasi, plus con- nue sous son nom posthume de Zin-gu kwau-gu, etait arriere- petite -fille de Pern- pereur Waka- Yamato-neko-hiko-futo- hibi-no sumera-mikoto, et fille d'lki- naga-sukune : elle avait eteeleveeau rang de kisaki ou imperatrice, la seconde an- nee du regne de Tarasi-naka. Son intel- ligence n'avait d'egale que sa beaute, et, i. Ni-hon Syo-ki, liv. vin, p. 6. f.ES SUCCESSEURS DE ZINMOU \OJ pour comble de merite, elle excellait dans 1'art de la sorcellerie. Comme elle se trouvait enceinte a la moi t de Tarasi-naka, son epoux, elle re- solut, d 1 accord avec le ministre Take-no- outi-Soukoune, de cacher au peuple la mort de 1'empereur, arm de ne pas mettre le desordre dans le pays et de pouvoir mener a bonne fin plusieurs campagnes qu'elle avail projetees. Elle convoqua en consequence son armee, battit les O-so, et se debarrassa de quelques autres rebel- les qui fomentaiem des troubles dans Tempire. Se confiant ensuite a un pres- sentiment, elle resolut d'aller attaquer, au-dela des mers, le pays de Sin-ra, en Coree; elle ne voulut cependant point partir sans consulter le sort. Comme elle se trouvait sur le bord de la riviere de Matura, dans la province de Hizen, elle jeta dans 1'eau un hamecon suspendu a une ligne, et dit : Si ce que j'ai projete doit reussir, 1'amorce attachee a moa ha- mecon sera saisie par un poisson. Elle souleva aussitot sa ligne, a laquelle etait I08 LA CIVILISATION JAPONAISE suspendu un eperlan. L/imperatrice s'e- cria : Voila une chose merveilleuse ! A la suite de cet evenement, on appela Me- dura merveilleuse , la localite qui fut plus tard designee par corruption sous le nom de Matura '. La legende rapporte qu'on n'a pas cesse jusqu'a present de trouver des eperlans dans cette riviere, mais que les femmes seules reussissent g les y pecher 2 . Avant de partir pour la Coree, 1'impe- ratrice voulut se soumettre a une autre epreuve, afin de bien connaitrela volonte des Dieux. Elle se baigna la chevelure dans 1'eau de mer, et tout a coup ses che- veux sediviserent en deux parties et for- merent un toupet (motodori) sur le haut de sa tete. Ayant de la sorte 1'apparence d'un homme, elle reunit son conseil de guerre, fit les preparatifs pour Texpedition qu'elle avait projetee, mit une pierre sur ses reins pour retarder son accouche- i. Ni-hon Syo-ki, liv. ix. p. 3. i. Nippon wan-dai iti-ran, liv. i. p. 11. LES SUCCESSRURS DE ZINMOU I OQ ment, et prit le commandement de son armee. line divinite protectrice de I'O- cean, Fumi-yosi, plaga la flotte iaipe- riale sous sa protection, et marcha a 1'a- vant-garde des vaisseaux. La flotte de Timperatrice venait a peine de quitter le port de Wa-ni, qufune vio- lente tempete s'eleva sur 1'ocean. De gros poissons parurent alors a la surface de Teau et soutinrent les vaisseaux japonais. L'armee arriva de la sorte, saine et sauve, en Coree. Le roi de Sin-ra, Hasamukin, saisi de terreur, s'ecria : J'ai entendu dire qu'il y avait a 1'Orient un royaume des Genies appele Nip-pon, gouverne par un sage prince du titi e de Sumera-mikoto. Ce sont evidemment les troupes divines de ce royaume; comment serait il possi- ble d'y resister ? II arbora done un drapeau blanc en guise de pavilion parle- mentaire, et se constitua volontairement prisonnier de 1'imperatrice qui lui ac- corda la vie et se fit livrer ses tresors, i. Ni-hon Syo-ki, liv. ix, p. 6. I IO LA CIVILISATION JAPONAISE ainsi que des otages. II prit en outre Ten- gagement de payer un tribut annuel a la cour du Mikado. Les rois de Korai et de Haku-sai, ayant appris ce qui se passait, envoyerent des espions pour savoir a quoi s^n tenir sur les forces de 1'armee japo- naise. Convaincus que la lutte serait ine- gale et sans succes possible pour eux, ils se rendirent au camp de l'impe'ratrice, se prosternerent la tete contre terre, et im- plorerent la faveur de la paix, prenant l'engagement de se reconnaitre pour tou- jours les tributaires du Japon. La triar- chie des San-kan fut, de la sorte, soumise tout entiere a 1'autorite des mikados '. Iki-aaga-tarasi etablit ensuite un cam- pement en Coree, au commandement du- quel elle placa un personnage appele Oho Ya-da Sukune ; puis elle s'en retourna au Japon, emportant avec elle, outre les objets precieux dont elle s'etait emparee, des livres et des cartes geographiques. Arrivee dans le pays de Tsoukousi, con- i. Dai Ni-hon si, liv. in, p. 8. LES SUCCESSEURS Dli ZINMOU I I I fonnement a ses voeux, elle accoucha d'un fils, qui fut plus tard Pempereur Hon-da. Elle se rendit ensuite a Toyora, pour accomplir les funerailles de Tarasi-naka, son epoux decede avant la guerre. Un des fils de Tarasi-naka, ne d'une autre mere que Iki-naga tarasi, sous pre- texte qu'il e'tait 1'aine, voulut revendiquer ses droits au trone de son pere. II leva, pour appuyer cette revendication, une armee qui attaqua les troupes de Fimpera- trice. Take-no outsi Soukoune, ministre de cette princesse, parvint a Paide d'un stratageme a surprendre a 1'improviste le prince revoke, qui ne put sauvegarder sa liberte que par la fuite. De desespoir, il se noya. Iki-naga-tarasi envoya deux fois des ambassadeurs a la cour des Wei, qui re- gnaient, a cette epoque, en Chine. On trouve, en effet, dans le recueil des His- toriens de la Chine, la mention de plu- sieurs ambassades d'une reine du Japon appelee Pi-mi-hou , qui parait etre la meme que 1'imperatrice epouse de Tarasi- 112 LA CIVILISATION JAPONAISE naka. Les auteurs chinois disent, il est vrai, que, devenue adulte, elle ne voulut pas se marier ; mais ils ajoutent qu'elle s'etait vouee au culte des demons et des esprits ' >-, particularite qui contribue a rendre 1'identification tres vraisemblable. II y a, d'ailleurs, une question de synchro- nisme qui eclaircit sensiblement le pro- bleme. Une de ces ambassades est fixee a la se- conde annee de 1'ere King-tsou (238 apres J.-C.). Une autre ambassade est men- tionnee a la quatrieme annee de 1'ere Tching-tchi (243 apres J.-C.). La plupart des historiens japonais sont muets au sujet de ces ambassades; et ceux qui les mentionnent se sont probablement renseignes a des sources chinoises. Le Nippomvau-dai iti-ran, dont une traduction tres imparfaite , redigee par Titsingh avec le concours des interpretes japonais du comptoir de De-sima, a etc i. D'Hervey de Saint-Denys, Ethnographie des peu- cles strangers a la Chine, t. I, p. 56. LES SUCCESSEURS DE ZINMOU Il3 publiee par Klaproth, parle d'une ambas- sade de 1'empereur des Wei qui aurait etc envoyee a la cour du Japon '. Le meme ouvrage dit que Sun-kiuen, souverain chinois de la dynastie de Ou, cut 1'idee d'attaquer le Japon ; mais, bien qu 1 il ait fait passer la mer a plusieurs myriades de soldats, il n ? obtint aucun resultat, une maladie pestilentielle ayant decime son armee pendant la traversee. Iki-naga-tarasi, suivant les historiens japonais, aurait regne 69 ans et vecu un siecle. Les historiens chinois, au lieu d'at- tribuer un si long regne a cette princesse, font figurer plusieurs souverains pendant cette periode : un roi, qu'on ne nomme point et auquel le peuple refusa de se sou- i. La traduction de Titsing, revue par Klaproth, porte : Deux fois I'imp^ratrice envoya des ambassades avec des presents a Pempereur de la Chine de la dynastie des Wei, et elle recut souvent des arnbassadeurs et des pre- sents de ce monarque . Le texte japonais signifie simple- ment : II vint egalement a la Cour un ambassadeur du royaume des We'i ; de part et d'autre, on s'offrit des pre- sents CGi-no hum yori mo, si-sya rai-tyau sit ; tagai- ni okuri-mono arij. I 14 LA CIVILISATION JAPONAISE mettre; puis une fille de I'imperatrice, ap- pelee I-yu, qui monta sur le trone a Tage de treize ans. Le successeur de 1'imperatrice Iki-naga- tarasi fut 1'empereur Hon-da, fils de cette princesse et du mikado Tarasi-naka. Si le regne precedent tient encore a la mytholo- gie par le merveilleux dont les historians indigenes se sont plu a Pentourer, le nou- veau regne appartient definitivement a 1'histoire. C'est a partir de cette epoque que 1'usage de 1'ecriture s'est repandu au Japon, et que les lettres de ce pays ont commence a cultiver la litterature chi- noise. Le Ni-hon Syo-ki rapporte qu'en au- tomne de la quinzieme annee du regne de Hon-da (284 de notre ere), le roi de Paiktse envoya un personnage appele A-ti-kiou A-to-ki offrir au mikado deux beaux chevaux de son pays. Ce person- nage savait lire le chinois, de sorte que le mikado le nomma precepteur (fumi- yomi-hito maitre de lecture ) de son fils, le prince hereditaire Waka-iratu- LES SUCCESSEURS DE ZINMOU 1 I 5 ko. A-ti-ki, ayant designe un let 're du royaume de Haku-sai, nomine Wa-ni, comme le plus capable pour remplir cette mission, Honda envoya chercher Wa-ni en Coree. Celui-ci arriva au Japon Tan- nee suivante (285 de notre ere), et fut aussitot appele aux fonctions de precep- teur du prince imperial. Wani appartenait a la famille de Fem- pereur Kaotsou, de la dynastie des Han, dont un des membres etait venu s^tablir en Coree, dans le royaume de Paiktse. Mande a la cour du mikado, il apporta au Japon le Lun-yu ou Discussions phi- losophiques de 1'Ecole de Confucius, le Tsien-t\e-wen ou Livre des Mille Caracteres, et quelques autres ouvrages chinois, dont nous ne possedons malheu- reusement pas la nomenclature. Toutefois, les relations de la Coree avec le Japon, dont elle reconnaissait la suze- rainete l depuis les conquetesdelki-naga- i. V'oy. la Carte de I' empire japonais au siecle de Iki- naga-tarasi, a la fin de cettc Conference, p. 118. Il6 LA CIVILISATION JAPONAISE tarasi, deviennent tres suivies sous le regne de Honda; et nous voyons des gens de la triarchie des Sankan employes par le mikado a de grands travaux publics, no- tamment a creuser un lac qui fut nomme San-Kan-no ike le lac desTrois Kan '. Le prince Waka Iratsouko, eleve de Wani, acquit bientot la connaissance de 1'ecriture chinoise. On rapporte, en effet, qu'en 297 le roi de Korai, ayant ecrit au mikado une lettre dans laquelle il se van- tait que son pays avait apporte 1'instruc- tion au Japon, ce prince lut lui-meme la lettre, et, apres avoir temoigne a 1'ambas- sadeur qui 1'apportait son mecontente- ment pour rimpolitesse de sa teneur, la dechira en morceaux 2 . A partir de cette epoque, avec la litte- rature de la Chine, nous voyons la civili- sation chinoise, d'annee en annee, de plus en plus penetrer de part en part la civili- sation japonaise. La langue ecrite du Ce- 1. Ni-hon Syo-ki, liv. x. p. 3. 2. Ni-hon Syo-ki, liv. x, p. 11. LES SUCCKSSEURS DE ZINMOU I \J leste-Empire devient la langue savante du Nippon , les livres composes dans cette langue, les livres classiques sur la culture desquels sera basee desormais toute ins- truction soignee, toute education liberale. Nous avons done a examiner a present, au moins dans ses traits les plus caracte. ristiques, cette vieille et a tant d'e'gards etonnante civilisation du Celeste- Empire, dont la connaissance etait naguere encore considered comme indispensable a tout Japonais qui pretendait au litre de lettre ou meme simplementd'homme bien eleve. Depuis la recente invasion des idees euro- peennes au Japon, les indigenes negligent plus que par le passe les etudes chinoises auxquelles ils s'adonnaient naguere des leur entree a 1'ecole et jusqu'a la fin de leurs classes. On aurait tort de croire cependant que ces etudes soient absolument dedai- gnees, abandonnees par les insulaires de FExtreme-Orient. Quiconque possede une solide erudition sinologique est assure de leur estime, de leur courtoisie; et, en bien des circonstances, il n'y a pas pour 1'Eu- 7' MO L\ ClViLISvriON JAPONA1SE ropeen de meilleur moyen d'acquerir la contiance de ces intelligents orientaux, d'arriver a etre admis sans detour dans leur intimite, que celui qui consiste a leur montrer qu'on connait a fond la litlera- ture antique du pays d'ou ils ont tire ja- dis leur ecriture, leurs sciences, leur reli- gion et une grande partie de leurs idees morales et philosophiques. INFLUENCE DE LA CHINE SUR LA CIVILISATION DU JAPON LA CHINE AVANT CONFUCIUS I us premieres relations suiviesdesChi- nois avec les Japonais, au m e siecle de notre ere, furent pour ces derniers le signal d'une ere nouvelle de transforma- tion sociale. La Chine apportaitau Japon une ecriture d'une savante complexite J , bien taite pour frapper 1'imagination d'un i. Certains dictionnaires chinois fournissent 1'explication I2O LA CIVILISATION JAPONA1SE peuple encore enfant, et, avec cette ecri- ture, une histoire deja vieille a cette epo- que de plusieurs milliers d'annees d'an- tiquite, une philosophic raffinee et des connaissances scientifiques et industrielles relativement tres avancees. Les insulaires de 1'extreme Orient, au naturel inquiet et essentiellement curieux, virent, dans cette civilisation du continent, un grand modele a suivre et a imiter, quelque chose qui etait pour eux une veritable revelation. De meme que les Japonais de nos jours se sont empresses de s'initier a toutes les decouvertes du genie europeen, depuis 1'ouverture des ports de leur empire au commerce de 1'Occident (1852), de meme les Japonais des premiers siecles de notre ere se jeterent avec avidite sur tout ce qui de plus de 100.000 signes differents; le dictionnaire im- perial intitule Kang-hi Ts$e-tiencomprend 4.2,718 caracte- res disposes sous 2 14 clefs. La connaissance de 8,000 de ces caracteres suffit gen^ralement pour lire les productions litteraires de la Chine ancienne et moderne. Voy., sur ce sujet, le travail de M. F. Maurel, dans les Memoires de I'Athenes oriental, 1871, t. I, p. i.j.3. INFLUENCE DE LA CHINE 121 pouvait leur faire connaitre les progres accomplis alors sur la terre ferme du continent asiatique. La Chine a toujours vecu dans le passe : elle n'a jamais reve d'avenir qui puisse egaler, et encore moins surpasser, les perfections des premiers ages. C'est en etalant les fastes de son antiquite reculee, qu'elle devait d'abord fasciner 1'imagina- tion des insulaires du Nippon. Cette anti- quite, que les Japonais instruits se sont fait un devoir d'etudier durant la periode de leur education classique, nous allons essayer de 1'envisager dans ses traits les plus saillants et les plus caracteristiques. On a beaucoup discute sur 1'origine de la nation chinoise : la plupart des orien- talistes inclinent a Fide'e de placer son berceau au nord ou a Pouest du continent asiatique M. d'Hervey de Saint-Denys est porte a lui attribuer une origine ame- ricaine l . Ja ne discuterai point ici ces r. Dans les Actesde la Societe d' Ethnographic, t. VI, 1869, p. 171 et suiv 122 LA CIVILISATION JAPONAISE diverses theories ; je me bornerai a dire qu'il resulte de mes travaux que le plus ancien domaine de la civilisation chinoise doit etre place en dehors des limites ac- tuelles de la Chine proprement dite, a Touest, dans la direction du Koukou- noor, probablement sur les versants orien- taux du mont Kouen-lun. Quelques savants n'admettent point, sans de grandes reserves, les recits ante- rieurs a la dynastic des Tcheou (1134- 256 avant notre ere), et encore n'accueil- lent-ils pas sans difficulte ce qu'on nous apprend des regnes de cette dynastic avant Confucius. Je crois les scrupules de ces savants fort exagere's. II est evident que plus on recul loin dans 1'antiquite, plus il faut s^attendre a trouver 1'histoire melee a la mythologie. Nous possedons neanmoins trop de sources certaines de Thistoire antique de la Chine pour pou- voir releguer dans le domaine de la fable ce que nous savons, non-seulement des premiers temps de 1'epoque des Tcheou, mais meme une foule d'indices histori- INFLUENCE DE LA CHINE 123 ques remontant a la dynastic des Chang, a celle des Hia, et, dans une certaine mesure, au-dela de cette dynastic. L'au- thenticite de cette histoire n'est que me- diocrement etablie, il est vrai, par les monuments de 1'art proprement dit. Les edifices de pierre sont de toute rarete ', les inscriptions insutfisantes, les bronzes pour la plupart sans legendes sur les- quelles puisse s'exercer la critique avec quelque chance de succes. En revanche, 1'institution antique de la charge d'histo- riographe officiel de rempire, les condi- tions remarquables d'independance dans lesquelles etaient places les lettres charges de cette haute fonction publique, nous fournissent des garanties de verite qu'on i. L'un des plus ai/ciens monuments de 1'amiquite chi- noise est inscription gravee sur un rocher du mont Heng-chan, par ordre de Yu-le-Grand (xxin c siecle avant notre ere), en commemoration de 1'ecoulement des eaux du deluge. Sur cette inscription, ecrite en caracteres dits Ko-teou, et reproduite dans 1 'Encyclopedic japonaise Wa-kan San-sat du-ye (liv. xv, p. 3o), on peut consul- ter : Hager, Monument de Yu (Paris, 1802, in-fol.) ; Klaproth, Inschrift des Yu (Berlin, 1811, in-4). 124 LA CIVILISATION JAPONAI'E rencontrerait difficilement ailleurs. La creation des historiographes officials et du Tribunal de 1'Histoire est attribute par les Chinois au regne de Hoang-ti (2687 avant notre ere). Choisis parmi les savants les plus renommes de Tempire, ils ecrivaient jour par jour les evenements qui se pas- saient sous leurs yeux; pour les garantir du danger quMls pouvaient encourir en racontant les faits qui n'etaient pas de nature a plaire a 1'empereur et aux grands, les institutions leur accordaient le privi- lege de 1'inamovibilite. Les Chinois, comme tous les peuples qui ont occupe une large place dans 1'his- toire, ont cherche a reporter aussi loin que possible dans Tantiquite les vestiges primitifs de leur existence sociale. Confu- cius, auquel on doit la reconstitution de leurs plus vieilles annales, etait un esprit sobre, d'une imagination etroite, peu en- clin aux recits merveilleux. II chercha sans doute a trouver dans le passe une base sur laquelle il put appuyer sa doc- trine ; mais, cette base trouve'e, il n'eut ni INFLUENCE DE LA CHINE 125 le gout, ni le besoin de faire remonter a des temps plus recules les fastes du peu- ple dont il s'etait donne la mission de reformer les moeurs et de regler Texis- tence. Eh bien ! Confucius a non-seule- ment admis comme historique le regne de Hoang-ti, qui vivait au xxvii 6 siecle avant notre ere, pres de 600 ans avant la naissance d 1 Abraham, mais meme les re- gnes de princes anterieurs a Hoang-ti, tels que Chin-noung et Fouh-hi, qu'il designe sous le nom de Pao-hi '. Le regne de ce i . J'ai donne, dans les Actes de la Societe d'Ethno- graphie (i863, t III, p. 139 et suiv.), le resume de mes recherches sur les origines de la nation chinoise. J'ajou- tcrai ici quelques reuseignements qui me paraissent utiles pour Petude de cette question . Les Memoires historiques (Sse-ki), primitivement composes par Sse-ma Tan, et qui furent coordonnes et publics, apres sa mort, par le fils de cet historien, le celebre Sse-ma Tsien, commencent avec Hoang-ti 1'Empereur Jaune , dont le regne remonte a 1'annee 2698 de notre ere L'authenticit6 de ce regne est admise par tous les critiques chinois ; celui de Fouh-hi, qu'on reporte sept cent soixante-dix ans plus haul dans la nuit des temps, est lui-meme loin d'etre considere comme fabuleux, et les auteurs les plus scrupuleux nous le don- nent tout au plus comme un regne semi-historique. Les anciennes annales intitulees Kou-chi, composees par Sou- 126 LA CIVILISATION JAPONAISE dernier empereur est place par les histo- riens indigenes au xxxv e siecle avant notre ere, c'est-a-dire longtemps avant Tepoque probable de la fondation des empires d'Egypte, de Babylonie et d'Assyrie, et pres de deux siecles avant la date attribuee au deluge biblique. De quelque cote que nous tournions nos regards, lorsque nous voulons penetrer les tchih, de la dynastic des Soung, font, de la sorte, re- monter les annales de la Chine a ce meme Fouh-hi. Les recits qui appartiennent precisement a la legende, et dans lesquels il n'est peut-etre cependant pas impossible de decouvrir quelques traces d'ethnogenie dignes d'etre 6tu- diees, sont reputdes 1'oeuvre de Tao-sse. L'ouvrage de Lo-pi, intituld Lou-sse, est un de ceux qui font reculer davantage les legendes relatives aux origines de son pays; mais cet ouvrage, malgre sa grande popularite, est gene- ralement peu estime des lettres qui ne prennent pas au serieux sa chronologic fantaisiste des premiers ages. Le classement des souverains mythologiques sous le nom de Souverains Celestes primitifs (Tsou tien-hoang). de Souverains Terrestres primitifs .> (Tsou ti-hoang\ et de Souverains Humains primitifs Tsou jin-hoang). parait avoir 6te adopte par les Japonais qui ont imagine egalement, a 1'origine de leur empire, des dynasties fabu- leuses rattachees aux trois grandes puissances constituti- ves de 1'univers (San-tsa'i), savoir : le Ciel, la Terre et THomme. INFLUENCE DE L.V CHINE 127 tenebres deces premiers lempsde 1'histoire, nous nous trouvons en presence de fables et de legendes. S'il fallait renoncer aux an- nales de tous les temps oil la verite s'est as- sociee a la fiction. Fhisroire de notre globe serait bien moderne. 11 appartient a la cri- tique, fondee sur les principes de Tethno- graphie, de demeler ce qui, de ces vieux ages, doit etre acquis aux annales de Thu- manite et ce qui doit etre relegue dans le domaine du mensonge et de la fantaisie. Le controle de 1'erudition ne saurait etre exerce d'une facon trop severe; mais ce controle ne doit point avoir pour effet de repousser sans ample discussion les faits dont 1'authenticite ne parait pas absolu- ment demontree. L'esprit humain, on 1'a dit souvent. invente peu ; ses pretendues inventions ne sont souvent que des echos, des reminiscences des temps passes. Une foule de legendes decelent des faits reels, dont la trace merite d'etre recherche'e. Qu'importe, au fond, qu'Homere soit un personnage mythique : son nom signirie 1'auteur ou les auteurs de Ylliade et de 128 LA CIVILISATION JAPONAISE YOdyssee. II peut se faire que beaucoup de noms chinois des premiers ages n'aient pas ete portes par ceux auxquels on les attribue. Ge qui est utile de savoir, dans 1'espece, c'est avant tout queile a ete re- volution de I'humanite, 1'evolution des peuples. Les legendes archaiques de la Chine nous apprennent ce que la tradi- tion locale a conserve des epoques primi- tives de ce vaste empire. II est interessant de le connaitre. De ces legendes, la plus considerable, celle qui nous raconte la condition du peuple chinois avant la fondation de la monarchic ', a ete vulgarisee par les Tao- i . Le grand ouvrage historique intitule Kang-kien I-tchi loh a cru devoir accueillir les legendes relatives aux temps anterieurs an regne de 1'empereur Hoang-ti. II les publie dans ses deux premieres sections : I. San-hoang ki < Annales des Trois Souverains , comprenant Pan-kou chi ou Pan-kou, dont le nom a ete rapproche' de celui du Manou indien, fils de Brahma et pere de 1'espece humaine. Pan-kou, dans la legende chinoise, est egalement le premier ancetre des hommes, le souverain du monde a 1'epoque du Chaos primordial (Hoen-tun) avec lequel il est parfois identifie ; Tien- hoang chi les Souverains Celestes ; Ti-hoang chi INFLUENCE DE LA CHINE 1 29 sse, pretendus sectateurs de la philosophic de Lao-tse, dont 1'influence t'ut prepon- derante en Chine a Pepoque de la ne- faste, mais a coup sur memorable dynastic des Tsin (m e siecle avant notre ere). Nous v trouvons Thistoire de deux chefs de j tribus Yeoiirtchao et Soui-jin \ qui re- les Souverains Terrestres ; Jin-hoang chi les Souverains Humains ; Yeou-tchao chi le chef Yeou-tchao ; el Soui-jin chi le chef Soui-jin . II. _ Qu-ti ki Annales des Cinq Empereurs , com- prenant Fouh-hi ; Chin-noung ; Hoang-ti ; Chao-hao ; Tchouen-hioh : Ti-kouh ; Yao, et Chun. Le grand Yu ( Ta Yu) est place en dehors de cette sec- tion et en tete de la dynastie des Hia, dont il est considere comme le fondateur i. Le Kang-kien I-tchi loh nous fournit de curieuses no- tices sur ces deux personnages qui sont representes comme les chefs de la premiere emigration chinoise, a une epoque oil elle etait encore plongee dans les langes de la barbarie la plus primitive. Les Chinois, avant Yeou-tchao, formaient une population de troglodytes : ils habitaient des cavernes et vivaient dans les lieux sauvages en compagnie des animaux. Ils n'avaient aucun sentiment de convoitise; par la suite, ils devinrent astucieux, et les animaux commen- cerent a etre leurs ennemis. Yeou-tchao enseigna aux hom- ines a se construire des tannieres avec du bois et a y habiter pour liviter leurs attaques. On ne connaissait pas I3O LA CIVILISATION JAPONAISE presentent la periode durant laquelle les Chinois, non encore civilises, vivaient a 1'etat de tribus nomades et a peu pres sauvages, dans les regions montagneuses de 1'Asie Centrale. Avec 1'empereur Fouh-hi \ sur 1'exis- tence duquel les lettres indigenes, dit le Pere Amyot, n'emettent aucun doute, commence la periode ou les Chinois se encore Fagriculture, et on mangeait les fruits des plantes et des arbres. On ne possedait pas 1'art de se servir du feu ; on buvait le sang des animaux et on en mangeait la chair avec le poil. Le successeur de Yeou-tchao, Soui-jin, parvint a obte- nir du feu en percant du bois. Les hommes, sous Yeou- tchao, avaient appris a se construire des tannieres, mais ils ne savaient pas encore faire cuirs leurs aliments. Soui-jin le leur enseigna ; il observa en outre les astres et etudia les cinq elements. II enseigna au peuple a cuire les mets [avec le feu produit par la friction du-bois], et le peuple fut satisfait ; aussi lui decerna-t-on le nom de Soui, qui signifie tirer du feu du bois . 11 fit connaitre les quatre saisons et la maniere de se conformer a la volonte du ciel. A cette epoque, on ne possedait pas d'ecri- ture. Soui-jin etablit, pour la premiere fois, le systeme des cordelettcs nouees. II eut quatre mimstres, nommes Ming-yeou, Pi-yuh, Tching-poh et Yun-kieou. i. Fouh-hi (3468 ans avant notre ere). INKLUKNCE DK LA CHINK l3l constituent en nation proprement dite, re- connaissent un chef pour toutes leurs tri- bus et etablissent au milieu d'eux une sorte de gouvernement politique et reli- gieux. A ce prince, la tradition attribue Tinvention d'une ecriture rudimentaire, composee de trois lignes entieres ou bri- sees, qui, suivant leurs combinaisons, ser- vaient a rappeler un certain nombre d'i- dees simples, adaptees aux besoins de 1'administration publique. Les signes de cette ecriture sont designes sous le nom de koua ou trigrammes; ils rerriplacerent une ecriture tormee a Taide de cordelettes nouees, analogues aux qquipou des an- ciens P^ruviens. . Fouhhi est represente avec des excroissances sur le front, em- blemes du genie, qu'on remarque egale- ment sur 1'image traditionnelle de Moi'se. On le designe comme le premier legisla- leur de son pays; il ordonna que les hom- mes et les femmes portassent un costume different, et institua les ceremonies du manage. II passe aussi pour 1'inventeur du cycle de soixante ans, encore en usage I 32 LA CIVILISATION JAPONAISE de nos jours en Chine, en Cochinchine, en Coree et au Japon, ainsi que du calen- drier; il enseigna a ses sujets plusieurs arts inconnus jusqifalors, la musique, la peche, etc. A la mort de Fouh hi, Ching-noung ', dont le nom signirie le laboureur di- vin , fut appele a lui succeder. II inventa la charrue et 1'art de cultiver les champs. II organisa les premiers marches, enseigna les principes de Fart de la guerre et s'ap- pliqua a Petude de la medecine, fondee sur la connaissance des proprietes des plantes. Les historiens chinois placent quelque fois plusieurs regnes entre ceux de Chin- noung ct de Hoang ti ; mais ils s'accor- dent assez mal sur ce qu'ils rapportent sur ces regnes. Avec Hoang ti seulement, leur recit acquiert une apparence de verite qui ne permet guere de le releguer en de- hors du domaine de 1'histoire positive. La soixante et unieme annee du regne de ce i . Chin-noung (vers 32 1 8 avant notre ere). INFLUENCE DE LA CHINE I 33 prince (2634 ans avant notre ere), com- mence le premier des cycles sexagenaires qui se sont succede depuis lors sans in- terruption jusqu'a nos jours. Nous nous trouvons desormais dans le domaine de la chronologie rigoureuse ; car cette chronologie est fondee sur une computation des anne'es et des siecles qui ne parait pas avoir etc modifiee, en Chine, depuis les temps les plus recules. L'annee chinoise la plus ancienne etait de 365 jours et un quart, juste comme 1'annee ju- lienne ; quant aux siecles chinois, ils se composent de soixante annees, formees par la combinaison de deux petits cycles primordiaux, 1'un de dix, 1'autre de douze elements, qui, juxtaposes, ne peuvent ja- mais produire deux fois une notation semblable pendant toute la duree de la periode '. Hoang ti personnifie done le point de i . Voy , sur le systeme du cycle chinois de 60 ans et sur son application dans la supputation des temps chez les Japonais, mon recueil de Themes faciles et gradiies pour I'etude de la langue japonaise, p. 74. I 34 LA CIVILISATION JAPONAISK depart historique des annales de la Chine. Quant aux evenements dont le recit est rappoi te a son epoque, il est evident qu'il ne faut les admettre qifavec reserve. On nous le represente comme auteur d'une foule d'inventions, attributes deja, pour la plu- part, aux souverains semi-historiques qu'on cite comme ayant etc ses predecesseurs. Enfin c'est a lui qu'est decerne pour la premiere fois le titre de ti empereur , qui fut substitue a celui de wang auto- crate , donne aux princes qui avaient gouverne jusque-la sur la Chine '. Ce ti- tre, employe parallelement avec celui de chang-ti le haut empereur , par lequel i. Dans les ouvrages chinois que j'ai eus a ma disposi- tion, on fait usa^e, pour les souverains anterieurs a Hoangti et pour Hoangti lui-meme, du titre de hoang, qui, dans 1'ancienne ecriture, etait tracee sous une forme oil 1'on trouve les elements ideographiques ts\e, soi-meme et wang gouvernant , c'est-a-dire au- tocrate . Pauthier nous dit que ces premiers princes por- taient simplement le titre de wang' regulus . J'ignore ou le regrette sinologue a trouve ce renseignement, et s'il n'a pas confondu les signes hoang' et wang en cette cir- constance. INFLUENCE DE LA CHINE I 35 on de'signait deja sous son regne 1'Etre su- preme, e'tablissait, entre le Ciel et le mai- tre de la Terre, une correlation de nature a rendre sacrees, aux yeux du peuple, les prerogatives de sa haute magistrature. Apres Hoangti, on place quatre souve- rains : Chao-hao fit exe'cuter de grands travaux publics, composa une musique nouvelle et regla le costume que devaient porter les mandarins des differentes clas- ses; Tchouen-hioh organisa le service des mines, des eaux et des forets, reforma le calendrier et placa le commencement de 1'annee a la premiere lune du printemps ; il decreta enfin que Fempereur seul offri- rait desormais le grand sacrifice au Chang- ti ; Ti-ko ' reforma les moeurs de son peuple et introduisit la coutume de la po- lygamie; Ti-tchi 2 , le dernier de cette pe- 1 . Ti-kouli, pere du celebre empereur Yao, regna 70 ans et mourut vers 1'an 2366 avant notre ere. 2. Ti-tchi (2366 a 2357), dit le Kang-kien yili-tchi- loh, regna dix ans comme un mannequin et fut depose. Un grand nombre d'historiens chinois ont juge a propos de supprimer son nom de la liste des souverains ; c'est I 36 LA. CIVILISATION JAPONAISE riode, se livra a la debauche et a routes sortes de desordres. Les anciens de 1'em- pire le deposerent et eleverent a sa place son frere Yao ', avec lequel commence 1'histoire enregistree dans le livre canoni- que des Chinois appele Chou-king. Yao et ses deux successeurs au trone, Chun et Yu 2 . sont consideres par les Chinois comme les modeles eternels de toutes les vertus qui doivent entourer la majeste d'un souverain. Aussi leur a-t on decerne le litre de san-hoang les trois augus- tes . Yao attachait un grand prix a 1'etude de 1'astronomie : il voulut que la vie du peuple fut reglee sur les revolutions des corps celestes. 11 considerait la supreme puissance comme une lourde charge, que ainsi qu'il ne figure point dans 1'histoire des Cinq Einpe- reurs (Ou-ti pen-ki) placee en tete des Memoires histori- ques (Sse-ki) du grand historiographe Sse-ma Tsien, oil 1'on voit paraitre Yao immediatement apres Ti-kouh (Livre i). t . Yao ou Tao-tang. 2. Yu, ou Ta Yu le Grand Yu INFLUENCE DE LA CHINE 1 3j nul ne devrait envier, mais a laquelle, non plus, personne rfavait droit de se soustraire. Preoccupe de trouver tin suc- cesseur, il repoussa la proposition que lui faisaient ses ministres de designer son fils pour occuper le trone apres lui, et finit par arreter son choix sur un pauvre la- boureur nomme Chun, qui, ne dans une famille obscure et entoure de parents sans talent ni sagesse, sut vivre en paix en pra- tiquant les devoirs de la piete filiale, eten- due, comme le font les Chinois, a tous les rapports qui existent entre les differents membres de la societe : 1'empereur, les parents et les amis. Chun (2285 ans avant notre ere) hesita longtemps a accepter le trone que Yao ve- nait de lui offrir ; il ne se trouvait pas a la hauteur de la charge que 1'empereur avail resolu de lui confier. Sur les instances rei- terees de Yao, il se decida enfin a prendre en main les renes du gouvernement. Comme son predecesseur, il s'attacha a 1'etude des revolutions celestes et au per- tectionnement du calendrier; il etablit un 1 38 LA CIVILISATION JAPONAISE systeme de poids et mesures uniforme pour tout 1'empire et institua un code de justice criminelle , moins dur pour les coupables que les lois qui etaient en usage avant sa promulgation. Quelques auteurs pretendent meme que les punitions cor- porelles ne furent mises en pratique que sous la dynastic des Hia, et que les chati- ments infliges sous le gouvernement de Chun ne consistaient qu'en ceremonies in- famantes. Pendant son regne, Chun avait eu a se preoccuper du debordement du fleuve Jaune et des inondations diluvien- nes qui avaient rendu inhabitables de grandes etendues du territoire chinois. Un jeune homme pauvre, nomme Yu, qui passait pour descendre de Fempereur Hoangti, etait devenu 1'ingenieur de 1'em- pire et avait dirige de grands travaux de canalisation pour faciliter I'ecoulement deseaux. La sagesse dont ce jeune homme avait fait preuve en maintes circonstan- ces, engagea Chun a le designer pour son successeur. Yu fit ses efforts pour decider Tempereur a lui preferer un sage du nom INFLUENCE DE LA. CHINE I g de Kao-yao '. Cedant enfin a la volonte du prince, il fut installe dans la Salle des Ancetres et proclame empereur en 22o5 avant notre ere. Avec lui commence la premiere dynastic chinoise dite des Hia, qui gouverna la Chine pendant plus de 420 ans (2205-1783 avant notre ere). La seconde dynastic fut celle des Chang, la- quelle dura 649 ans (1783-1 184 avant no- tre ere). La troisieme dynastie enfin, celle des Tcheou, qui vit paraitre les deux plus celebres philosophes de la Chine, Lao-ts\e et Confucius, dura 878 ans (n34~256 avant notre ere). C'est aux livres canoniques appeles King, coordonnes par Confucius et publics par ses soins, que nous devons la connais- sance d'a peu pres tout ce que nous savons des ages anterieurs a Tapparition de ce grand moraliste. Les King nous revelent, dans la haute antiquite chinoise, 1'exis- tence d'une sorte de religion monotheiste, dont le culte principal aurait etc celui d'un i. 2200 avant notre ere. I4O LA CIVILISATION JAPONAISE Etre superieur aux hommes, personnifi- cation du Ciel, adore sous le nom du Chang-ti. le Supreme souverain . Quel- ques orientalistes ont vu, dans ce nom ti, une analogie linguistique avec la racine qui sert a designer la divinite chez les peu- pies dryens, et meme dans quelques au- tres rameaux de 1'espece humaine. Nous n'avons pas a examiner ici s'il est possible de croire serieusement a la parentedu mot chinois ti et des mots 0e6? en grec, deus, divus en latin, dieu en franc.ais, teotl en azteque, etc. De nombreuses et savantes disputes ont ete engagees sur le caractere monotheiste de la religion des Chinois preconfuceens. Je ne saurais en rendre compte sans entrer dans une foule de details qui m'entraineraient trop long- temps en dehors du cadre de cette confe- rence '. Je me bornerai a ajouter que ce monotheisme, tel au moins qu'il resulte i. Parmi les travaux publics sur cette question, je cite- rai seulement les suivants : le P. Pre'mare, duiis la Revue orientale et americaine, t. Ill, p. 100, et t. IV, p. 248 INFLUENCE DE LA CHINE 141 des livres publics par Confucius, se pre- scnte a nous de la facon la plus vague, et que le Chang-ti, le pretendu dieu unique des King, sans cesse confondu avec le Ciel impersonnel, ne saurait etre en aucune fa- con assimile au Jehovah du canon bibli- que. Certains passages des livres sacrJs des Chinois sont cependant de nature a rehausser 1'ide'e que nous avons pu con- cevoir de leur doctrine relative a Pexis- tence d'un etre superieur, directeur libre des choses de 1'univers, et a quelque chose qui ressemble fort a notre notion de rim- mortalitede Tame. Mais ces passages n'ont pas encore e'te suffisamment etudies, et vous comprendrez que, lorsqu'il s'agit de questions de doctrine aussi dedicates, il se- rait imprudent de prononcer un jugement avant d'avoir soumis les textes a toutes les investigations de la critique. Le Ciel W.-H. Mcdhurst, An inquiry into the proper mode of rendering the word God, in translating the Sacred Scriptures into the Chinese language (Shanghae, 1848). 142 LA CIVILISATION JAPONAISE lumineux, dit le Livre sacre des Poesies, a des decrets qui s'accomplissent '. Et, ailleurs, le meme livre s'exprime ainsi : Le Ciel observe ce qui se passe ici-bas; il a des decrets tout prepares *. Les pas- sages de ce genre ont etc longuement dis- cutes par les auteurs chinois; mais leurs commentaires en affaiblissent plutot qu'ils n'en etendent la portee. Je ne saurais m'y arreter. L'idee de rimmortaiite de Tame, et peut-etre meme celle de la resurrection de la chair ou de la renaissance du corps dans Tempyree, semblent resulter egale- ment de quelques passages fort anciens des King-. On lit notamment dans le Li- vre des Vers : Wenwang reside en haut : oh ! qu'il est lumineux au Ciel 3 , et un peu p'us loin, dans la meme piece : Wenwang est aux cote's du Supreme Souvcrain 4 . D'ailleurs, le culte des an- 1. Clii-kmg-, section Snung, partie t, ode 6 2. Chi-king, section Ta-ya. partie u, ode 4 3. Chi-king, section Ta-ya, partie i, ode i. 4. Chi-king, loc. cit. INFLUENCE DE LA CHINE 1^ cetrcs, qui tient une place si considerable dans les institutions chinoises, presuppose une sorte de croyance dans la perpJtuite de 1'individu, et il ne parait pas se reduire a une simple veneration du souvenir. Ce culte, largement celebre dans le Chi-king, oil Ton trouve une serie d'hymnes en 1'hon- neur des parents defunts ', remonte aux temps les plus recule's de la monarchic; car les commentateurs du Koueh-foung voient, dans une des odes de cette sec- tion % Teloge de ceux qui ont conserve la coutume de porter trois ans le deuil de leurs parents, coutume deja tombee en desuetude a cette epoque. Ce qui pourrait contribuer a rehausser 1'idee que nous pouvons nous faire des croyances metaphysiques de la Chine an- tique, c'est la persistance avec laquelle ses anciens codes s'attachent a distinguer le formalisme des sacrifices de ['esprit qui doit les inspirer. A cet egard, le Memorial 1. Voy. notainmeiu section Siao-ya, parties v et vi. 2. Section Koueh-foung', partic xui, ode 2. 144 LA CIVILISATION JAPONAISE des Rites est aussi clair, aussi explicite que possible : Dans les ceremonies, nous dit le quatrieme livre canonique, ce a quoi on attache le plus d'importance, c'est le sens (z) qu'elles renferment. Si Ton supprime le sens, il ne reste que les details exterieurs, qui sont 1'affaire des servants des sacrifices ; mais le sens est difficile a comprendre 1 . Aux epoques primordiales de Phistoire de Chine, noustrouvons dejales sacrifices en grand honneur, et celui que Ton offrait au Ciel, accompli par 1'empereur en per- sonne. Ces sacrifices, comme 1'a fort bien remarque Pauthier 2 , differaient profon- dement de ceux que nous voyons prati- quer dans les autres cultes : c'etaient des temoignages de reconnaissance et de res- pect, et non des actes expiatoires pour ob- tenir des faveurs exceptionnelles ou des i. Li-ki, chap, x; et Calleri, dans les Memorie dclla R. Accademia delle S-:ien$e di Torino, z'-serie, t. XV, p. 66, et le tcxte chinois, p. 33. Voyez egalement Li- ki, chap, xix (Libr. cit., p. 117). 2 Chine, p. 44. INFLUENCE DE LA CHINE ^ changements aux lois regulieres de la na- ture. Quel que soit, en somme, le cara:tere precis de la religion primitive de la Chine, nous pouvons constater qu'elle s'est tra- duite, du moins dans la pratique, par une organisation patriarcale de la societe et de la famille. L/expression fondamentale de la morale religieuse des Chinois et leur religion n'a guere ete autre chose qu'une morale religieuse est incontes- tablement le hiao, mot que les orientalis- tes traduisent d'ordinaire par piete fi- liale , mais dont le sens est beaucoup plus large, plus etendu que celui des mots par lesquels nous le rendons en francais. Le hiao resume les devoirs sociaux entre Pempereur et ses sujets, entre les divers rameaux de la famille, entre les differents membres de la societe. Ces devoirs ont pour point de depart ou pour fin Pauto- rite paternelle, autorite absolue et indis- cutable, qu'elle s'attache a la personne du prince, pere du peuple, ou qu'elle s'ap- plique a celle du chef de famille, pere et 146 LA CIVILISATION J\PONAISE tuteur ne dc tous les individus qui la composent. De meme que la majeste de 1'empcreur est inviolable et ne saurait etre appelee a un tribunal quelconque par ses sujets qui sont ses enfants, de meme le pere de famille n'est justiciable d'aucune autorite judiciaire, lorsqu'il est accuse par ses fils. Au contraire, le parricide, les mau- vais traitements, les injures qu'on fait su- bir a son pere, sont punis par les peines les plus effroyables : lefils criminel envers 1'auteur de ses jours est taille en pieces et brule; sa demeure est rasee '. La loi, malgre la constitution despo- tique de la Chine, est plus exigeante encore pour 1'accomplissement des devoirs envers 'les parents qu'envers 1'empereur lui-meme. Tout fils soumis a ses pere et mere doit cacher leurs fautes et s'abstenir de les blesser par des reprimandes ou des observations inopportunes. Tout sujet soumis a son prince ne doit ni craindre i. Voyez, pour plus de details, mon introduction a \'En- seignement des Verites, du philosophe japonais Kaubau Dai-si (texte et tradnction), p. xi. INFLUENCE DE LA CHINE 147 de 1'offenser par les remontrances que suggere le bien public, ni cacher les fautes qu'il lui voit commettre 1 . Maitre absolu de ses enfants, le chef de famille est egalement maitre absolu de son epouse. Ce serait cependant une exa- geration regrettable de dire que la femme, dans Pantiquite chinoise, ait etc esclave. La femme intelligente y est, au contraire, 1'objet d'une grande estime : les liens du manage y sont sacres, inviolables. Le Livre canonique des Chants populaires, a part un tres petit nombre de pieces dont la tournure est un peu lascive, res- pire un parfum de vertu conjugale qui s'accorde mal avec ce qifon a dit de la polygamie des anciens Chinois. 11 est certain que la pluralite des femmes etait permise des les temps des premieres dynas- ties, mais il est aussi positif que la fide- lite, le bonheur des epoux monogames, la perpetuite des liens contracted pour une duree qui depasse meme la vie terrestre, i. Li-ki, chap, in, et Calleri, dans les Mem. delta R. Acad. delle Science di Torino, t. XV, p. 9. 148 LA CIVILISATION JAPONAISE etaient hautement vantes en Chine, bien des siecles avant Confucius. L'union des epoux, dit le Livre sacre des Rites, une fois accomplie, jusqu'a lamort il n'estplusper- mis d'y rien changer '. Un vieux chant sacre du royaume du Tching 2 exprime les sentiments d'un homme qui se montre heureux de vivre avec sa seule epouse et indifferent aux charmes des beautes qui rivalisent autour de lui par le luxe de leur eclatante toilette '. Un autre chant nous represente une femme separee de son mari pour le service du roi, ne revant plus qu'au moment d'etre reunie a lui dans la tombe *. Les Chinois attachent un si grand prix & la perpetuite des liens du manage qu'ils font un objet de veneration des veuves qui ne consentent point a se remarier. La 1. Li-ki, ch. x, et Calleri, dans les Mem. della Acad. delle Science di Torino, t. XV, p. 66. 2. Territoire actuel de Si-ngan fou, dans la province de Chen-si. 3. Voyez Chi-king, section Koueh-foung, partie vii, piece 7. 4. Ibid., partie x (chants des Tang), piece 1 1 . INFLUENCE DE LA CHINE 149 coutume de decerner a ces femmes des honneurs publics existe en Chine depuis des temps bien ante'rieurs a Confucius. Leurs vertus sont celebrees dans les hym- nes sacrees ' ; on erige, au nom de 1'em- pereur, des tablettes de marbre blanc pour perpetuer leur souvenir. Je dois avouer que, du cote de rhomme, la conservation de la fidelite conjugale et la perpetuite de ses liens n'ont pas pre'occupe au meme degre les philosophes chinois. L'infe'rio- rite de condition de la femme n'est evi- demment pas contestable dans la morale ecrite ; elle Test beaucoup moins encore dans la vie quotidienne. Les femmes, dit le P. Lacharme, s'occupaient a coudre les vetements. Le troisieme mois apres la celebration de leurs noces, elles se ren- daient a la salle consacree a la memoire des ancetres de leur mari, et, apres cette visite seulement, elles prenaient la direc- tion de leur menage 2 . 1 . Voyez notamment le Chi-hing, section Koueh-foung, partie iv (chant de Young), piece i. 2. Liber carminum, edit. J. Mohl, p. 234. l5o LA CIVILISATION JAPONAISE Le respect professe par la morale chi- noise pour le pere de famille devait entrainer necessairement, comme con- sequence, le culte des aieux. Ce culte, profondement enracine dans le cceur des Chinois, est peut-etre restitution qui a le mieux resiste a routes les vicissitudes des siecles de demoralisation et de deca- dence. II est encore pratique avec le plus grand zele, non-seulement au Celeste-Em- pire, mais encore dans les pays voisins, qui ont subi 1'influence civilisatrice de la Chine. Les souverains se sont d'ailleurs attaches de tout temps a donner, a cet egard, un exemple edifiant a leurs sujets, et ils ont toujours professe le plus profond respect pour les hommes avances en age. Dans le festin en 1'honneur des vieillards, qui se donnait au Grand-College, dit le Livre sacre des Rites, 1'empereur retrous- sait ses manches etdecoupaitlesviandes; il prenait les assaisonnements et il en offrait ; il prenait la coupe et donnait a boire ' . i. Li-hi, chap, xvi, et Calleri, dans les Memorie della INFLUENCE DE LA CHINE l5l Je ne puis m'etendre davanta^e sur le sujet si interessant que je n'ai fait qu'effleurer ici. II ne me reste plus que quelques instants; je les emploierai a ex- pliquer comment, dans une . monarchic despotique comme 1'a toujours etc la Chine, les preceptes de la morale antique ont su attenuer la rigueur de 1'autocratie souveraine, assurer d'importantes prero- gatives aux hommes de science, et donner, en somme, aux lettres de Tempire une certaine liberte pour la critique des actes du Fils du Ciel et de son gouvernement. Si Ton etudie la philosophic de Confu- cius, sans tenir compte du milieu ou elle s'est produite et de 1'application pratique qu'elle devait avoir dans ce milieu, on est d'abord porte a n'y voir qu'un tissu de lieux communs, et rien de ce qui rehausse les grandes doctrines de la Grece et de Tlnde. Confucius n'a jamais etc meta- physician, reveur, ni poete : il n'avait en Reale Accademia delle Science di Torino, 2'serie, t. XV, p. 107. I 52 LA CIVILISATION JAPONAISE vue que des resultats immediats, et, parmi ces resultats, il n'en trouvait pas qui lui parussent plus necessaires que d'assurer !a concorde entre le prince et ses sujets. II fallait moderer 1'exercice de 1'omnipo- tence imperiale, habituer lepeuplea souf- frir le joug, et lui donner, sinon la pos- session de ses droits civiques, du moins le bonheur de la famille, le bonheur domes - tique. A ce point de vue, on peut dire qu'il a grandement reussi, qu'il a accom- pli une oeuvre aussi digne d'eloges que digne de memoire. En lisant les chroni- ques des saints empereurs Yao, Chun et Yu, on serait tente de croire que la vertu la plus parfaite etait la seule loi qui guidat les princes dans la Chine antique. Mais nous ne pouvons douter que cette vertu imperiale, si vantee par les histo- riens chinois, appartienne bien plus a la legende qu'a la froide realite. D'ailleurs, a cote de ces souverains exemplaires, les annales indigenes nous citent des empe- reurs qui ont abuse de la lacon la plus cruelle, la plus devergondee , de tous INFLUENCE DE LA CHINE I 53 les privileges de la supreme autocratic ; et, a 1'epoque ou parut le celebre philo- sophe de Low, cette epoque-la ne sau- rait etre.contestee comme historique, la Chine etait en pleine demoralisation, en pleine disorganisation sociale. Le grand art de Confucius fut de faire accueillir par les maitres de 1'etat 1'idee que la vertu etait une qualite enviable pour un souverain ; qu'un souverain etait bien au- trement grand quand il savait mettre un frein a 1'exercice de sa toute-puissance, que lorsqu'il montrait au monde la sa- tisfaction effrenee de sa volonte et de ses caprices. II ressuscita, s'il n'inventa point completement, le spectacle d^un empire gouverne par des princes jaloux du bien- etre de leur peuple. II montra la souve- rainete comme une lourde charge im- posee par le ciel, que le plus noble devouement permettait seul d'accepter. II sut faire accepter les Rites comme la base sur laquelle devait reposer Tedifice de la monarchic, et sans lequel cet edi- fice etait inevitablement condamne & s'e- I 54 LA. CIVILISATION JAPONA1SE crouler a courte echeance. Voltaire a dit de lui : [)e la seule raison salutaire interprete, Sans eblouir le monde, eclairant les esprits, II ne parla qu'en sage, et jamais en prophete ; Cependant on le crut, et raeme en son pays. On le crut en effet, et vingt-cinq siecles apres lui n'ont cesse de le croire et de le respecter. Les souverains n'ont pas tou- jours suivi ses enseignements ; mais, quand ils s'en sont eloignes, 1'exercice de leur autorite est bientot devenu impraticable ; ils n'ont pas ete brises par la force bru- tale : ils se sont aneantis par la force d'une morale puissante et traditionnelle. Le respect social, autre forme de ce que Confucius appelait le hiao a piete filiale , est devenu, grace a ce grand moraliste, le fondement de la civilisation chinoise. Le respect, c'est vis-a-vis de la raison, c'est vis-a-vis des interpretes de la raison, qu'il doit se manifester. Les rites chinois ont voulu que tout citoyen, depuis 1'empereur jusqu'au dernier des plebeiens, s'inclinat INFLUENCE DE LA CHINE I 55 devant le sage, devant I'instituteur de la philosophic et de la science. Le prince qui fait ses etudes, dit le Li-ki, eprouve de la difriculte a respecter son precepteur (parce qu'il est habitue a traiter tout le monde comme ses sujets). Cependant le respect pour son maitre n'est qu'un hom- mage a la vertu ; et, en rendant hommage a la vertu, on fait que le peuple apprend a avoir de la consideration pour les etudes. Aussi y a-t-il deux circonstances ou un souverain ne traite pas ses sujets comme des sujeis : la premiere, lorsque quelqu'un represente la personne d'un aieul defunt ; la seconde, lorsqu'une personne remplit les fonctions de precepteur '. Les hommes de science, c'est-a dire les hommes qui ont approfondi la philoso- phic et la morale antique, jouissent de la sorte, en Chine, des plus pre'cieuses prero- gatives. Dans un pays essentiellement egalitaire, ou il n'existe aucune noblesse i . Li-ki, chap, xv, et Called, dans les Memorie delta Reale Accademia delle Science di Torino. 2 e seric, t. XV, P 79- I 56 LA CIVILISATION JAPONAISK feodale, oil les lettres sont les nobles ', les grades universitaires servent seuls a cons- tituer une caste superieure et privilegiee. Le modeste litre de bachelier suftit pour modifier la situation d 1 un inculpe cite a la barre d'un tribunal, vis-a-vis du magistrat appele a le juger. Les prerogatives des lettres se manifes- tent surtout dans plusieurs grandes insti- tutions dont je ne puis dire que quelques mots en ce moment. Les fonctions d'his- toriographe officiel de 1'empire, qui fu- rent en quelque sorte des fonctions he- reditaires, depuis la dynastie des Tsin jusqu'a celle des Soung 2 , donnerent aux lettres qui en furent successivement in- vestis le droit d'ecrire avec une certaine liberte de critique les annales des princes 1. II y aurait bien quelques restrictions a faire, notam- ment en ce qui concerne les membres de la famille impe- riale, les descendants de la famille de Confucius, etc. II me parait inutile de m'y arreter ici 2. Le fondateur de cette dynastie, Tai-tsou (960 de no- tre ere), abolit la charge de grand historiographe et consti- tua, dans le sein de I'Academie des Han-lin, un tribunal charge de composer I'histoire officielle de I'empire. INFLUENCE DE LA CHINE l3j qui re'gnaient a leur epoque. J'ai resume dans une autre enceinte ' les principaux traits de 1'histoire de cette institution, qui donne aux annales de la Chine un carac- tere de veracite et d'independance difficile a trouver ailleurs. J'ai cite 1'histoire de cet historiographe qui, invite par 1'empe- reur a se taire au sujet d'un des actes de son regne, se borna a repondre a 1'auto- crate que, non seulement il lui etait im- possible de passer sous silence ce qu'il de- sirait cacher a la posterite, mais que son devoir lui imposait encore de rapporter 1'injonction de 1'empereur d 'avoir a se taire en cette circonstance. II ne suffisait pas cependant qu'il y cut un fonctionnaire charge de faire connaitre aux ages futurs les vertus et les defauts du prince, il fallait encore qu'un magis- tral place pres de la personne de 1'empe- reur fut charge de lui adresser des re- i. Dans mes Conferences sur PEthnographie de la race Jaune, faites au College de France pendant les annses 1869 et 1870. J'espere publier un jour ces conferences, qui ont ete recueillies par la stenographic. I 58 LA CIVILISATION JAPONAISE presentations, lorsqu'il jugerait que le souverain s'etait ecarte de la droite ligne. Ainsi fut creee la haute dignite de Cen- seur Imperial. Le censeur avait le droit d'accuser publiquement Pempereur de manquer a ses devoirs; et, lorsque celui- ci abandonnait la sainte doctrine des sa- ges rois dePantiquite, il avait sans cesse presente a la memoire, pour la lui repe- ter, cette parole du Livre sacre des Poe- sies : Empereur, ne sois point la home de tes a'ieux l ! II est bien evident que, dans la longue duree de cette institution, plus d'un censeur se n't le plat courtisan du maitre ; mais il est juste de dire aussi que plus d'un n'hesita pas a accomplir son devoir au peril de sa vie. Un cen- seur, persuade du sort qui Tattendait, un jour qu'il avait a raire a 1'empereur des representations contrairement a sa vo- lonte, fit conduire son cercueil a Ja porte du palais ou il allait s'acquitter de sa i. Chi-king, section Ta-ya, partie in, piece 10, in fine. INFLUENCE DE LA CHINE l5g charge 1 . Un autre, torture, ecrivit avec son sang ce qu'il n'avait plus la force d'exprimer a haute voix. La tyrannic ephe- mere a pu les condamner parfois au der- i. On rapporte que le fondateur de la dynastic des Ming, scandalise de ce que Mencius avait qualiiic de bandit le prince qui n'a point de respect pour les representations de ses ministres, ordonna que ce philosophe fut degrade et que sa tablette commemorative fut enlevee du pantheon des lettres. Ildefendit, en outre, que qui que ce soil se permit de lui faire des representations au sujet de cette decision souveraine. Un lettre nomme Tsien-tang se decida cependant a con- trevenir a 1'ordre expres de 1'empereur, ct a s'exposer a la mort pour la memoire du grand moraliste de Tsou. II re- digea done une requete, et, dans 1'intention de la remetlre a son prince, il se rendit au palais imperial, precede de son cercueil. Des qu'il cut declare le motif de sa visile, un garde lui decocha une fleche pour le chatier de son insolence. L'em- pereur, a'uquel on remit neanmoins la requele, la lut atten- tivement, ordonna que la blessure du courageux lettre fut soignee au palais meme, et decida que Mencius serait rein- tegnS dans les litres qu'il lui avait enleves. Plus d'un souverain chinois s'est fait gloire de faciliter aux censeurs le soin de lui adresser des remontrances. On cite un empereur qui parfumait les requetes, de ses minis- tres et se lavait les mains avant de les toucher, pretendant qu'il etait bon de se preparer a recevoir des verites qui ne sont pas toujours agreables a entendre ; et. s'adressant a un l6 . L'ernploi de 1'ecorce d'arbre date de Tsai-lun, de KoueT- yang, qui vivait sous le regne de l'empereur Hoti, de la dynastie des Han :8g a io5 de n. e.). Au Japon, 1'introduction du papier a ecrire date du re- gne du mikado Sui-ko (693 a 628), auquel une ambassadc I gO LA CIVILISATION JAPONA1SE doctrine de Confucius fut de nouveau 1'ob- jet d'un enseignement public. Quatre sie- cles et demi plus tard les premiers livres de la doctrine du grand moraliste de Lou etaient apportes pour la premiere fois au Japon, ou une fete fut institute en son honneur par ordre du mikado, 1'an 701 de notre ere. avail etc envoyee du royaume de Kao-li (en Coree) avec des presents. Mais ce papier manquait de solidite etetait cons- tamment piqud par les insectes. Le prince hereditaireima- gina alors de se servir du mflrier noir (Broussonetia), qui continua depuis lors a servir de matiere premiere pour la . fabrication du papier japonais. VII LA LITTERATURE CHINOISE AU JAPON litterature chinoise est essentielle- ment la litterature classiquedu Ja- pon.Depuisl'ouverturedes ports du Nippon au commerce etranger, depuis la derniere revolution qui a retabli 1'autorite effective des mikados, on peut bien constater un certain abaissement des etudes chinoises dans les iles de T Extreme-Orient : la 1Q2 LA CIVILISATION JAPONAISE preoccupation presque generate des indi- genes de s'assimiler les idees occidentales et de connaitre nos langues et nos sciences a certainement contribue a faire negliger dans les ecoles 1'etude longue et penible des monuments litteraires du Celeste-Em- pire; on peut meme constater un certain dedain que professe le jeune Japon pour tout ce qui peut rattacher sa civilisa- tion a la patrie de Confucius II n'en de- meure pas moins vrai qu'il n'y a pas de bonne education chez les Japonais sans de solides connaissances en chinois, et qu'un indigene qui serait ignorant du style des livres canoniques et des historiens de la Chine, eut-il une forte teinture de scien- ces europeennes, n'en serait pas moins un homme mal instruit et incapable d'occu- per une place quelque peu eminente dans les destinees de son pays. Pai souvent rencontre des Japonais qui, sans ignorer completement la langue ecrite des Chinois, ne pouvaient comprendre que difficilement les chefs-d'oeuvre de leur an- tique litterature. Eh bien! il est tellement LA LITTERATURE CHINOISE ig3 vrai que 1'intelligence de ces chefs-d'ceu- vre est essentielle a quiconque, dans 1'Ex- treme-Orient, pretend jouir des privileges d'une education soignee, que j'ai toujours constate une sorte d'embarras chez ces in- sulaires quand ils se trouvaient en pre- sence d'Europeens plus familiarises qu'eux- memes avec les livres qui ont etc, pendant bien des siecles, la base de toute education liberate dans leur empire. Pai connu ega- lement des lettres japonais profondement verses dans la culture des lettres ideogra- phiques, et il rrfa suffi de lire en leur pre- sence quelques anciens texteschinois pour etablir avec eux des liens d'une amitie pro- fonde et durable. La citation a propos d'une phrase des King ou des Sse-chou, 1'interpretation exacte d'une locution rare et difficile, suffit parfois pour vous assurer leur estime et leur sympathie. Et, croyez- le bien, 1'estime et la sympathie conquises de la sorte est toute differente de celle qu'on acquiert en se posant vis-a-vis d'eux en professeurs de sciences ou d'idees euro- peennes. 194 LA CIVILISATION JAPONAISK Dans le premier cas, vous vous etes a demi naturalise japonais : vous leur avez montre que vous ne professez pas de de- dain pour ce qu'avaient, pendant des sie- cles, cultive leurs peres, que vous ne con- damnez pas en tout leurs vieilles traditions et leur histoire, que vous pouvez admirer avec eux des beautes a peu pres complete- ment inconnues ou incomprises des or- gueilleux Occidentaux, vous associer aux nobles emotions de leur intelligence, vivre de leur vie a eux et non point exclusive- ment d'une vie etrangere a la leur. Pour vous, ils sont capables de cette amide so- lide que saint Franqois-Xavier considerait comme une des precieuses qualites de Tes- prit japonais. Dans le second cas, au contraire, si, ignorant ou dedaigneux de leur litterature classique chinoise, vous venez etaler a leurs yeux les merveilles de la civilisation europeenne, de cette civilisation qui s'est imposee par la force a la leur, curieux par nature, ils s'attacheront momentanement a vous pour s'initier a routes les merveilles LA LITTERATURE CHINOISE ig5 de nos sciences et de nos arts ; ils se feront volontiers vos eleves pour chercher a s'as- similer vos connaissances et a se donner aussi vite que possible Tapparence de les avoir acquises; mais, des qu'ils croiront posseder ces connaissances et ils le croi- ront bientot, car ils apprennent vite et se contentent aisement de notions superfi- cielles, vous leur deviendrez au fond aussi antipathiques que possible; ils reste- ront peut-etre courtois vis-a-vis de vous; mais, soyez-en surs, ils n'auront aucune estime pour votre savoir, aucune amitie pour votre personne, aucune reconnais- sance pour vos lemons. Sans vous en dou- ter, et tout en re'pondant a leurs incessan- tes questions, vous aurez blesse leur sentiment national, vous serez devenus a jamais des etrangers pour eux. Je pense done qu'il est necessaire, pour vous qui etes appeles a vous trouver en contact de tous les instants avec les Japo- nais, de ne pas etre ignorants, comme je viens de vous le dire, de ce qui constitue, a leurs yeux, la base de Tinstruction supe- 196 LA CIVILISATION JAPONAISE rieure. Dans ce but, je jetterai un coup d'oeil rapide sur les monuments de cette litterature classique de la Chine que je re- grette, faute de temps, de ne pouvoir vous faire connaitre d'un fagon suffisamment etendue et approfondie. La litterature chinoise est tout a la fois une des plus vastes et Tune des plus an- ciennes litteratures du monde. La science a laquelle on a donne le nom de sinologie s'est efforcee, depuis plus de deux siecles, de nous faire connaitre ses principaux mo- numents. Sa tache si laborieuse, si meri- toire, est cependant loin d'etre accomplie. Et quand on songe que les livres sacres de la Chine n'ont pas encore etc tous tra- duits l ; que nous ne possedons, pour ainsi dire, aucune version europeenne des grands historiens de cet empire; que, a Texception du livre de Laotsze *, tous les ouvrages des philosophies chinois nous sont inconnus; 1. Nous ne possedons notamment qu'une traduction d'un abreg du Li-ki, le quatrieme des livres sacres. 2. Le Tao-teh King ou Livre de la Voie et de la Vertu. LA LITTERATURE CHINOISE 197 que nous n'avons public presque rien, dans nos langues, des grands recueils d'erudi- tion, d'archeologie, de mythologie, de geo- graphic et de science de cette etonnante civilisation, on peut, sans craindre d'etre dementi, affirmer qu'il reste aux futurs adeptes de la sinologie aaccomplir plus de travaux de premier ordre que n'en ont pro- duit, depuis le siecle de Louis XlV.tous les orientalistesquiontrenduleurnomcelebre par leur connaissance solide de la langue chinoise et par 1'usage intelligent qu'ils ont fait de leur erudition. Pour remonter a Tepoque de la redac- tion originaire des premiers monuments de la litterature chinoise, nous devons nous reporter a plus de quarante siecles en arriere. David, Moi'se, Jacob, Abraham lui-meme n'etaient encore apparu qu'aux yeux illumines des seuls prophetes. De longtemps il ne devait pas etre question de Rome, d'Athenes, de Persepolis, ni de Jerusalem ; et, dans ces siecles extreme- ment recules, une vegetation sauvage et vierge recouvrait encore d'immenses fo- 198 LA CIVILISATION JAPONAISE rets impraticables le sol ou devait s'ele- ver, par la suite, les grandes metropoles de la civilisation occidentale. Les livres qui doivent etre places chro- nologiquement en tete de la bibliographic chinoise peuvent done etre attribues sans hesitation aux periodes les plus reculees que nous puissions apprecier dans 1'his- toire de la litterature sur notre globe. Et, comme la langue dans laquelle ces livres ont etc ecrits a survecu, de meme que le peuple qui 1'a parlee, a toutesles revolu- tions des temps, il en resuite que la Chine, seule sur la terre, nous a conserve une tradition ecrite non interrompue, depuis les premiers ages du monde jusqu'au sie- cle ou nous vivons aujourd'hui. Ce phenomene remarquable, ici-bas ou tout perit, suffirait, a lui seul, pour expli- quer 1'interet qu'on n'a cesse de porter, dans 1'Europe savante, aux travaux des sinologues qui nous revelent sans cesse des pages inconnues de la grande et impo- sante litterature chinoise. Les plus anciens monuments de la lit- LA LITTERATURE CHINOISK 199 terature chinoise antique, ou tout au moins ceux que les Chinois ontPhabitude de placer en tete de leurs classements bi- bliographiques, portent le nom de King. Us sont, pour le Celeste-Empire, les li- vres sacres ou canoniques par excellence. Profondement reveres et sans cesse 1'ob- jet d'un veritable culte, les King ont servi presque exclusivement de point de depart et de moule aux idees philosophiques, po- litiques ou religieuses qui se sont repan- dues, en Chine, depuis Confucius jusqu'a nos jours. L'esprit qui leur est propre a tellement penetre dans le creur de la lit- terature chinoise, il en est devenu a un tel point 1'ame et la vie que, sans les con- naitre, il est a peu pres impossible de comprendre les livres indigenes et surtout d'apprecier leur valeur et leurs tendances. Aussi les King sont-ils etudies et com- mentes par chaque generation, et la con- naissance approfondie deleur contenu est- elle consideree comme indispensable a quiconque aspire a une position litteraire dans le Hoyaume du Milieu. 2OO LA CIVILISATION JAPONAISE Le recueil des King tel que nous le possedons aujourd'hui, se compose de cinq ouvrages distincts qui portent les ti- tres suivants : 1 le Yih-king,ou Livre des Transformations ; 2 le Chou-king ou Livre par excellence ; 3 le Chi-king ou Livre des Vers et Chants populaires; 4 le Li-ki ou Memorial des Rites; 5 le Tchun- tsieou ou le Printemps et TAutomne. II existait un sixieme king intitule Yohking ou Livre de la Musique ; il a par malheur etc a peu pres completement perdu. Les trois premiers King surtout, sont composes de fragments d'anciens ouvra- ges, recueillis, expurges et coordonnees six siecles avant notre ere, dans la forme ou nous les possedons aujourd'hui. Con- fucius qui en fut 1'editeur, doit etre con- sidere comme une des causes principales de la perte des antiques ecrits dans les- quels il a puise. C'est, du reste, ce qu'ont toujours fait les abreviateurs. Justin a fait perdre les ecrits de Trogue-Pompee, Flo- rus une partie de ceux de Tite-Live. Aussi Bacon appelait-ii les abreviateurs, non LA LITTERATURE CHINOTSE 2OI sans quelque raison, les vers rongeurs de la litterature. La question de 1'authenticite des King a etc souvent discutee : il ne nous parait pas, cependant, qu'elle ait etc complete- ment elucidee. On a bien etabli d'une maniere incontestable 1'authenticite des compilations que Confucius a transmises a la posterite, sous le titre de King, mais on n^a pas encore de'gage des textes pri- mitifs les interpolations nombreuses que le celebre moraliste a introduites dans les antiques ouvrages qu'il avait recueillis. Un travail d'exe'gese et de critique, dont la portee serait considerable pour les etu- des religieuses et historiques, est reserve a la philologie moderne, qui trouvera plus qu'a glaner dans le champ fecond, mais encore tres obscur, de 1'archeologie chi- noise. Pour le moment, bornons-nous a ajou- ter quelques mots sur le mode de trans- mission, a travers les siecles, des livres que Confucius a livres au monde comme le resume et 1'essence de tout ce que renfer- 2O2 LA CIVILISATION JAPONAISE maient de notions moralisatrices les an- ciens ouvrages qui existaient encore de son temps et dont il putprendre connaissance tant dans les fameuses archives des Tcheou que dans les bibliotheques particulieres des villes qu'il cut occasion de visiter. Les historiens chinois racontent que Confucius, sentant sa fin prochaine, reu- nit ses disciples et leur ordonna de dresser un autel. Quand 1'autel fut dresse, il y de- posa avec respect les manuscrits des King; puis, s'etant prosterne du cote de la constellation de la Grande-Ourse (Peh- teou], il remercia le ciel, par une longue adoration de lui avoir accorde la faveur de reconstituer ces monuments sacres de la grandeur antique de la Chine. II fit en- suite quelques nouvelles corrections a ses manuscrits et les livra a ses disciples, apres leur avoir recommande solennelle- ment d'en propager les copies et d'en re- pandre les saintes doctrines. Depuis lors, les King, devenus les codes de la philosophic nationale et en quelque sorte TEvangile de tous ceux qui, en LA LITTERATURR CHINO1SE 2O3 Chine, ambitionnent un rang dans les let- tres, furent enseignes et expliques de rou- tes parts ; et le nombre des exemplaires se multipliade jour en jour, jusqu'a Tavene- ment de la courte mais terrible dynastic des Tsin ! Les neuf royaumes qui partageaient alors la Chine venaient d'etre reunis sous le sceptre du fils putatif du roi de Tsin. Ce jeune prince, apres avoir retabli en sa personne la dignite impe'riale, s'etait ar- roge le titre pompeux de Tsin-chi Hoang- ti TAuguste Empereur de la nouvelle race , et avait resolu, comme je vous 1'ai dit dans une conference precedents, de faire di- paraitre toute trace du passe, afin quMl ne restat plus en Chine d'autre sou- venir que celui de sa race. Avec de telles dispositions, il etait naturel que ce jeune prince voulut faire disparaitre tous les mo- numents qui pouvaient rappeler les grands jours du passe et la gloire des dynasties dechues. Un edit incendiaire ne tarda pas a signaler les debuts de ses orgueilleux desseins. Une foule de livres, ceux-la sur- 2O4 LA CIVILISATION JAPONAISE tout qui traitaient 1'histoire et dont le contenu pouvait rappeler les faits des temps anterieurs a 1'avenement des Tsin au trone imperial, furent impitoyablement livres aux flammes, et des ordres severes emanerent de la Cour centre tous ceux qui en conserveraient ou en cacheraient des copies. Le Chou-king, principalement , fut 1'objet des plus rigoureuses recherches des agents destructeurs nommes par Tsinchi Hoangti et par son ministre Li-sse. Tous les exemplaires qu'on put decouvrir furent brules ; et peu s^en fallut alors que cet ou- vrage ne fut completement aneanti. Je vous ai raconte grace a quelles circons- tances une partie du Chou - king put echapper a 1'incendie des livres. L'intelligence des King presente, non- seulement pour les Europeens, mais pour les Chinois eux-memes, de serieuses diffi- cultes. Ce n'est le plus souvent que grace aux commentaires composes d'age en age que Ton est parvenu a saisir tolerable- ment le sens de ces antiques e'crits. Le Li- LA LITTERATURE CHINOISE 2O5 vre des Chants populaires, par example, aurait besoin, pour etre bien compris dans toutes ses parties, de la composition d'une grammaire et d'un vocabulaire particu- lier, car la phraseologie de ce beau livre est souvent rebelle aux regies ordinaires de Fancienne syntaxe chinoise. Les principes tout a la fois delicats et rigoureux de la linguistique moderne, ap- pliques a 1'interpretation des King, eclair- ciront , sans aucun doute , une foule de passages qui restent obscurs pourles com- mentateurs chinois tout aussi bien que pour nous. Le premier des Cinq Livres sacres ou canoni ]ues de la Chine antique est inti- tule Yih-king ou a Livre des Transfor- mations . II passe assez communement pour Je plus ancien monument de la litte- rature chinoise. Toujours est-il que Con- fucius lui vouait un culte particulier et s'attachait sans cesse a en interpreter ou a en approfondir le sens. Jusqu 1 ^ present, il faut le reconnaitre, ce livre obscur n'a presente pour nous qu'un assez mediocre 2O6 LA. CIVILISATION JAPONAISE interet. La raison en est, sans doute, que nous ne le comprenons plus, et cela pour une bonne raison, c'est que les Chinois eux-memes, quoi qu'ils puissent dire, ne le comprennent guere davantage. Je passerai done tres rapidement sur ce qui louche au Yih-king , me bornant a mentionner le sujet principal sur lequel il repose. Dans la haute antiquite , c'est a-dire 34 siecles environ avant notre ere , un personnage aux trois quarts fabuleux et peut-etre un quart historique, Fouh-hi, traca huit trigrammes ou koua, composes de diverses combinaisons de trois lignes, tantot entieresou continues, tantdt brisees ou interrompues. Ces sortes de signes li- neaires, suspendus sur les places publiques oil se rassemblait le peuple, etaient desti- nes a lui enseigner les principes generaux de la morale et a lui faire connaitre les volontes du Ciel et du Prince. Par la suite, ces koua ont servi de base a tout un systeme de philosophic cabalisti- que fort apprecie en Chine, mais qui est LA LITTERATURE CHINO1SE 2O/ devenu, avec le temps, fort complexe et souvent vague et embrouille. Cest vrai- semblablement le caractere obscur et dif- fus de cette philosophic qui a engage les sorciers chinois a pretendre qu'ils trou- vaient dans les formules du Yih-king les bases fondamentales de leurs sciences oc- cultes et divinatoires. Quelle que soit 1'opinion peu favorable que nous puissions avoir de ce livre, il se- rait temeraire, dans Petal infime ou en sont nos connaissances a son egard, de pretendre qu'il n'est qu'un tissu d'extra- vagances, bonnes tout au plus a exercer la loquacite des magiciens chinois et des di- seurs de bonne aventure. Confucius reve- rait ce livre au supreme degre, et c'etait a sa conservation qu'il attachait le plus de prix. Longtemps apres la mort de ce grand moraliste, la philosophie chinoise classique a repose sur les aphorismes du Yih-king et sur les developpements que leur ont donnes ses commentateurs. La dualite primordiale est le point de depart de 1'ouvrage et le principe d'apres lequel 2O8 LA CIVILISATION JAPONA1SE il a etc compose; les deux elements cons- titutifs de cette dualite sont designes abs- tractivefnent par les noms de Yin et de Yang ; traduits en objets concrets, ils de- viennent indistinctement le principe fe- melle et le principe male, la terre et le ciel, 1'eau et le feu, I'obscurite et la lumiere, etc.; par le contact ou par 1'union, ils se completent, se fecondent, se vivifient; et ainsi se generent tous les etres de la crea- tion. Une foisgeneres, tous ces etres s'ana- lysent et s'expliquent par les caracteres specifiques ou par les proprietes inheren- tes a chacun des deux grands principes Yin et Yang. Telle est, sommairement, la base sur la- quelle repose le Livre sacre des Transfor- mations. Dans Petat actuel de la science sinolo- gique, ainsi que je le disais tout a 1'heure, tout jugement sur le systeme general et 1'esprit du Yih king me paraitrait prema- ture l : je m'abstiendrai done d'en faire i .Le F7i-fc/Mg-aetetraduiten latin sous cetitre : < Y-king, LA LITERATURE CHINOISE 1'objet d'une appreciation quelconque. II me suffira, pour completer ce que j'ai dit du premier des cinq King, de rappeler que le sens des koua de Fouh-hi e'tait depuis longtemps perdu lorsque le sage Wen- wang chercha a le retrouver; que les ex- plications de Wen-wang et de son fils Tcheou-koung etaient elles memes a peu pres inintelligibles lorsque Confucius en- treprit de les elaborer ; que 1'ordre des koua de Fouh-hi et des interpretations de Wen-wang et de Tcheou-koung a ete plusieurs fois interverti ; qu'enfin 1'authen- ticite de la partie du Yih-king attribute a Confucius a ete elle-meme 1'objet de dou- tes de la part de quelques savants. Le Yih-king, toutefois, ne courut pas les memes dangers que la plupart des ecrits antiquissimus Sinarum liber quern ex latina interpretatione P. Regis aliorumque ex Soc. Jesu P. P. edidit Julius Mohl (Stuttgartiae, 1834, deux vol. in- 12). Au moment od m'arrivent les epreuves de cette conference, je re9ois une nouvelle traduction du Yih-king due a 1'emtnent sinologue anglais, M. James Legge. Elle forme le tome XVI des Sa- cred books of the East, publics sous la direction de M. Max Miiller (London, 1882, un vol. in-8). 21 O LA CIVILISATION JAPONA1SE sacres ou historiques de la Chine primi- tive . L'empereur Tsinchi Hoangti , en publiant son decret de prohibition et de destruction des anciens livres, avait fait une reserve en faveur de ceux qui traitaient de medecine, d'agriculture ou de divina- tion. Le Yih-king, ayant ete compris au nombre de ces derniers, ne fut pas con- damne aux flammes. Le second livre sacre est designe sous le nous le nom de Chou-king ! , expression qui, dans le sens de Livre par excel- i. II existe plusieurs traductions du Chou-king. La plus ancienne porte le litre de : Le Chou-king; un des livres sa- cres des Chinois, qui renferme lesfondemens de leur an- cienne histoire, traduit et enrichi de notes par le P. Gau- bil ; revu, corrig^ et accompagne de nouvelles notes et de planches par de Guignes. Paris. 1770, in-4. Depuis cette epoque, une nouvelle traduction de cet ouvrage a paru en anglais : Ancient China. The Shoo-king, or the historical classic, being the most authentic record of the Annals of the Chinese empire : illustrated by later com- mentators; translated by Medhurst. Shanghae, i 846, in 8". Enfin M. James Legge nous en a donne une savante tra- duction, accompagnee du texte original et de nombreux commenr.iires, dans sa belle collection des Chinese Classics (Hong-kong, i865, in-8). LA LITTERATURE CHINO1SE 2 I I lence , repond parfaitement a notre mot Bible . Par une curieuse coincidence, le Chouking des anciens Chinois, comme la Bible des Hebreux, est un recueil de documents tout a la Ibis religieux et histo- riques, qui est devenu, avec le temps, une sorte de canon politique du Celeste-Em- pire. De nos jours encore, il est considere comme le plus beau, le plus parfait de tous les monuments de la Chine antique. Le Chou-king commence au regne de Yao (2357 ans avant notre ere) et arrive, non sans de frequentes interruptions, jus- qu'au regne deSiang-wang (624 av. J.-C.). II a ete redige ou plutot compile par Con- fucius sur les documents qu'il put recueil- lir dans la grande bibliotheque des Tcheou et dans les differentes localites qu'il eut occasion de visiter. Parmi ces documents, ceux qui entrerent dans la composition des chapitres consacres aux regnes de Yao et Chun (de 2857 a 2203 avant notre ere) passent, en Chine, pour contemporains de ces deux empereurs. Lors de la destruction des livres, sous le 212 LA CIVILISATION JAPONAISE regne de Tsinchi Hoangti, le Chou-king, ainsi que je vous 1'ai deja dit, fut men- tionne tout particulierement dans le rap- port du ministre d'Etat Li-sse pour etre aneanti. Mais, malgre les efforts des man- darins pour executer ces ordres incendiai- res, malgre les supplices et meme la peine de mort qui devait etre prononcee centre ceux qui en conserveraient ou en cache- raient des exemplaires, ce beau livre resista a tous les orages politiques et nous trans- mit ainsi les annales les plusauthentiques des premieres dynasties chinoises. Lors de la restauration des lettres, sous le regne de 1'empereur Wenti, le souve- rain lettre (an 179 avant notre ere), on apprit a la cour qu'un vieiilard nomme Fou-cheng possedait le Chouking par coeur et que, malgre son grand age, il lui etait encore possible de le transmettre de vive voix : une deputation de lettres lui fut aussitot envoyee, mais elle ne put obtenir de lui que vingt-huit chapitres, c'est-a-dire trente de moins que n'en contient le Chou- king tel que nous le connaissons. Encore LA LITTERATURE CHINOISE 2 I 3 ces lettres eurent-ils grand'peine a bien saisir les paroles de Foucheng dont 1'ac- cent leur etait etranger et a trouver les ca- racteres correspondant aux mots qu'il leur prononcait. On en etait re'duit au texte du vieillard Foucheng, lorsqu'on retrouva par hasard, en demolissant une maison appartenant & la famille de Confucius, un exemplaire du Chou-king, qui avail etc cache dans 1'in- terieur d'une muraille. Malheureusement le manuscrit ainsi decouvert etait ecrit en anciens caracteres (en signes ko-teou}, qu'on ne comprenait plus a cette epoque, et les tablettes de bambou, sur lesquelles etaient traces ces caracteres, se trouvaient considerablement endommagees par le temps et par les insectes. Cependant Koung Ngan-koueh, descendant de Con- fucius au treizieme degre, fut charge d'etu- dier ce manuscrit, afin d'en tirer t jut ce qui serait de nature a completer la redac- tion fournie par le vieillard Foucheng. En confrontant avec soin les chapitres obtenus oralement avec les chapitres cor- 214 LA CIVILISATION JAPONAISE respondants du manuscrit nouvellement decouvert, Koung Ngankoueh parvint a etablir le textedecinquante-huit chapitres duChouking; mais il prefera abandonner les autres a la destruction que de les pu- blier comme il les possedait, c'est-a-dire dans un etat defectueux et conjectural. II entreprit toutefois, pour remedier autant que possible a ce defaut, de rediger un commentaire eiendu du Chouking, dans lequel il insera la plupart des fails dont il avail acquis la connaissance dans les par- ties qu'il n ''avail pu resiituer d'une maniere salisfaisanie. . Ce commentaire a etc lui meme perdu ; rnais le grand historiographe Sse-ma Tsien, entre les mains duquel il se trouva, en a fail de nombreux exirails pour la re- daciion de ses Me'moires hisloriques (Sse- ki] qui, eux du moins, sont parvenus de siecle en siecle jusqu 1 ^ nous. Le siyie du Chou king est la conique et inegal; parfois, il approche du sublime. Les discours que renferme ce beau livre soni exprimes avec une noble et energique LA LITERATURE CHINOISE 21 5 simplicite. Les paroles que prononcent, par exemple, les saints empereurs Yao, Chun et Yu, dans les premiers chapitres de 1'ouvrage, captivent notre admiration et notre respect pour ces trois grands mo- narques que la Chine cite avec orgueil, de siecle en stecle, comme le modele des ver- tus necessaires aux rois. Certaines expres- sions, au milieu d'un recit sans art et sans appret, saisissent Pesprit et le rechauffent. On est tente d'y voir des eclairs de genie. Severe en ce qui louche les princes et les grands, ferme mais moins exigeante a 1'egard des peuples, la morale du Chou- king, qui, du reste, ne transige avec per- sonne, fournit a la Chine non seulement les principes de sa religion, mais ceux de son droit national : elle constitue les veri- tables assises de la societe chinoise. On voit, dans ce beau livre, le Chang- ti ou Souverain supreme (Dieu) inspirer la conduite des princes sages, ou bien ap- pesantir sa main sur les princes pervertis pour frapper leurs oeuvres d'insucces ou de malediction ; les saints rois tenir leur 2l6 LA CIVILISATION JAPONAISE mandat du Ciel et s'appliquer a procurer aux peuples de quoi satisfaire a leurs be- soins materiels, les rendre vertueux et les preserver de ce qui peut leur nuire ; les peuples s'adonner aux sciences, aux arts utiles, surtout a 1'agriculture, et repous- ser le luxe comme une source incessante de malheurs et d'avilissement ; respecter J'autorite du prince considere comme pere et mere de ses sujets ; apprecier, glorifier la vertu, honorer les vieillards, resserrer a 1'interieur les liens de la fa- mille ; cultiver les usages d'une politesse rigoureuse et raffinee. Le troisieme livre sacre des anciens Chinois est intitule Chi-king Livre des Vers '. C'est une collection de poesies de tous les genres, recueillie par Confu- cius, 484 ans avant notre ere, dans les ar- chives de la fameuse Bibliotheque impe- riale des Tcheou. i . Le Chi-king a 6te traduit en latin par le P. La- charme et en anglais par M. James Legge. Jln'enexiste qirune traduction partielle en francais, rcdigee par Pau- thier, d'apres la version de Lacharme. LA LITTERATURE CHTNOISE 2iJ Primitivement composee de trois mille pieces, cetre collection fut reduite a trois cent onze par le moraliste de Lou, soit parce que beaucoup de ces pieces bles- saient ses prudes oreilles, soit parce qu'el- les ne concordaient pas avec les principes de ses doctrines. Parmi ces poesies, quelques-unes re- montent jusqu'au xii e siecle avant 1'ere chretienne. Leur style est des plus varie. L'authenticite des unes et des autres est incontestable. Confucius, a qui 1'histoire attribue 1'honneur de nous avoir transmis les Cinq Livres sacres de la Chine antique, Confu- cius, dis-je, a peut-etre conserve au seul Chi-king sa forme et sa structure primiti- ves. II avait pour cela une excellente raison. II lui etait bien facile, a ce philoso- phe doue d'une vertu austere, mais lourd et sans inspiration, de remanier comme il 1'a fait des livres historiques ou moraux tels que le Chou-king ou le Yih-king, et de les faconner dans le moule etroit de son esprit terre a terre. Mais il ne pouvait i3 2l8 LA CIVILISATION JAPONAISE en etre de meme a regard du Livre des Poesies. Comment, en effet, serait-il par- venu a substituer les lieux communs de sa philosophic pratique aux tournures pleines de verve, de grace et de naivete des pieces eminemmentcaracteristiques du Chi-king? Lecelebremoraliste du royaume de Lou le comprit heureusement : un tel recueil ne souffrait point, ne tolerait point de retouches. II fallut done passer sur quelques expressions un peu legeres ; et, grace a leur forme inimitable, a leurs ri- mes et a leur mesure, les pieces de la plus ancienne anthologie du monde sont par- venues vierges et immaculees jusqu'a nous. Nous avons lieu de nous en fe'liciter, car le Livre des Vers est assurement le plus beau monument de Tantique littera- ture chinoise, et celui qui presente pour nous, a une foule de points de vue, 1'in- teret le plus reel et le plus incontestable. Le Chi-king, c'est la Chine primitive tout entiere qui nous est depeinte par le pinceau de ses premiers poetes. Et par LA LITTER ATURE CHINOISE 2IQ quels poetes ! par des poetes sans fard, sans appret; par des poetes vrais, since- res, incapables de tout deguisement ; par des poetes pleins de vie et d'inspiration ; bref, par le peuple chinois lui-meme, qui s'y est manifeste tout entier dans les chants qui 1'ont berce a Tepoque infini- ment reculee de sa naissance a la vie sociale et a la civilisation. Le Chi-king comprend quatre parties : La premiere, intitulee Koueh -foung Moeurs des Royaumes , renferme les chants populaires que les anciens empe- reurs avaient fait recueillir arm de juger de 1'esprit du peuple de leurs differentes pro- vinces, de ses sentiments pour le prince, et de la moralite de la vie publique et privee. La seconde et la troisieme portent les litres de Ta-ya Grande Excellence , et de Siao-ya n Petite Excellence . Ce sont deux collections d'odes, de cantiques, d'e- legies, d'epithalames, de chansons et de satires. Enfin, la quatrieme, intitulee Soung 22O' LA CIVILISATION JAPONAISE Louanges , contient les hymnes chan- tees dans les sacrifices en 1'honneur des ancetres. Le quatrieme des livres sacres est par- venu jusqu'a nous sous le titre de Li-ki, que Ton traduit communement par Me- morial des Rites '. C 1 est une compila- tion de documents empruntes pour la plu- part a un antique rituel intitule /-/, dont on attribue la redaction primitive au sage Tcheou-kong, que j'ai deja eu 1'oc- casion de vous citer tout a 1'heure. Ce dernier livre renferme, dit-on, la meme substance qu'un antique rituel decouvert a cote du Chou-king, lors de la restaura- tion des lettres, dans une vieille muraille d'une maison qui avait ete habitee par Confucius. A cote de ces deux ouvrages, on place d'ordinaire le Tcheou-li, ou Rituel de la i. II n'existe jusqu'a present qu'une traduction d'un abrege du Li-ki. Elle a ctti redigee en francais par Fabbe Gallery et inseree dans les Memorie della R. Accademia dellc Science di Torino, 2' scrie, t. XV. LA L1TTERATURK CHINOISE 221 dynastic des Tcheou \ oeuvre dont on fait egalement honneur a Tcheoukong. On y trouve 1'expose des devoirs des fonc- tionnaires publics sous cette memorable dynastic. Les regies qu'il renferme etaient adoptees dans la plupart des e'tats qui se partageaient la Chine a cette epoque, ex- cepte cependant dans le pays de Tsin. L'a- version du despote Tsinchi Hoangti pour ce livre fut telle, qu'il ordonna speciale- mentla recherche et la destruction de tou- tes les copies qu'on pourrait decouvrir. Plusieurs d'entre elles echapperent nean- moinsa cette rigoureuse prohibition et fu- rent presentees plus tard a 1'empereur Wouti (u e siecle avant notre ere). Enfin, on de'signe assez generalement comme cinquieme livre sacre ou canoni- que de la Chine antique, le Tchun-tsieou, le Printemps et 1'Automne 2 , ouvrage compose par Confucius, et renfermant 1. Traduit en francais par Edouard Biot (Paris, i85i, deux vol. in-8). 2. Traduit en anglais par M. James Legge. dans sa col- lection des Chinese Classics, vol. V 222 LA CIVILISATION JAPONA1SE 1'histoire du royaume de Lou, son pays natal, de 722 a 484 avant notre ere. Un developpement de cet ouvrage a ete com- pose par Tso Kieou-ming, disciple du grand moraliste, sous le litre de Tso- tchouen, ou Narration de Tso . On doit a ce meme auteur la composition des Koueh-Yu, ou Paroles sur les Royau- mes ', annales pour lesquelles les lettres chinois professent aussi une estime toute particuliere. i. Get ouvrage n'a pas encore etc traduit dans une lan- gue europeenne. VIII LE BOUDDHISME ET SA PROPAGATION DANS L'EXTREME ORIENT JENDANT pres de trois cents ans, du in e au vi e siecle, la civilisation japo- naise n'eutguere a subir d'autre influence etrangere que celle de la morale de Con- fucius et de son ecole. Cette influence fut essentiellement economique, sociale et politique. C'etait au Bouddhisme qu'etait reserve d'operer au Japon une grande re- 224 LA CIVILISATION JAPONA1SE voluiion intellectuelle, religieuse et phi- losophique. Le Bouddhisme est, de toutes les reli- gions du globe, celle qui compte le plus d'adeptes : on ne serait meme pas loin de la verite en disant qu'elle en compte, a elle seule, presque autant qu'ensemble les autresgrandes religions reunies. Toujours est-il qu'elle est professee par quatre cents a cinq cents millions de sectateurs plus ou moins fideles, plus ou moins croyants, en Mongolie, en Mandchourie, au Tibet, au Ladak, au Cachemyre, a Ceylan, a Java, en Birmanie, au Pegou, ail Siam, au Lao, dans TAnnam, en Coree, aux iles Loutchou et au Japon. D'origine in- dienne, elle a etc supplantee par 1'Isla- misme dans la region qui fut son berceau. Mais, si la foi de Mahomet a triomphe de Tlnde bouddhiste, elle n'a puy reussir que par la terreur du sabre ; le Bouddhisme, lui, n'a augmente le nombre de ses parti- sans que par la seule arme dont il ait jamais fait usage : la persuasion. Cette persuasion s'est operee dans les conditions LE BOUDDHISME 225 les plus etonnantes, et Thistoire ne nous montre nulle part une doctrine se propa- ger avec moins de promesses et aussi peu d'artifice. Ses missionnaires n^vaient a offrir aux peuples qu'ils venaient conver- tir que des mortifications en ce monde, et, dans 1'autre, point de resurrection, partant point de jouissances, point de pa- radis. Us demandaient beaucoup de sa- crifices dans la vie presente, et promet- taient peu ou rien apres la mort. Le nombre de leurs proselytes fut immense : ils trouverent partout des disciples de- voues, enthousiastes, pour les aider a con- tinuer leur oeuvre de conversion et de propagande. Le Bouddha vecut au vi e siecle avant notre ere. II subsiste encore quelques in- certitudes sur Tepoque precise de sa mort, mais la date de son existence ne saurait etre eloignee de celle que nous venons de mentionner. II fut ainsi le contemporain de Laotsze en Chine, et s'eteignit, dit-on, en 543 avant notre ere, alors que Confu- cius etait age de huit ans. Pappelle tout 226 LA CIVILISATION MPONAISE particulierement votre attention sur ce synchronisme qui repose, en somme, sur des dates a peu pres certaines. Bouddha n'est point un nom propre ; c'est un mot qui designe le plus haut degre de la Sagesse, la Sagesse transcen- dante. Le personnage auquel on 1'appli- que communement, le bouddha Cdkya- Mouni, se nommait Siddhdrta et etait fils d'un roi de Kapilavastou *, ville situee dans le nord de 1'Inde, sur la rive gauche du Gange. A rage de vingt-neuf ans, il quitta la cour de son pere, pour vivre de la vie des mendiants, et etudia la doctrine des Brahmanes. Persuade de Pinsuffi- sance de cette doctrine, il se retira dans les environs du village d'Ourouvilva, bad sur les bords de la riviere appelee aujour- d'hui Phalgou. La, pendant des annees consecutives, dans la plus austere des re- traites, il se condamna a toutes sortes de mortifications. Apres avoir dompte ses sens et subi de nombreuses extases, il i. Suivant une legende inseree dans la Vinaya. LE BOUDDHISME 22J acquit, pendant 1'une d'elles, la conviction qu'il etait enfin arrive a la connaissance absolue de la route par laquelle rhomme peut assurer a sa personnalite la deli- vrance eternelle. II se decida, en con- sequence, a quitter sa retraite, et alia precher, pendant quarante-cinq ans, sa doctrine a Benares, a Rddjagriha, dans le Magadha, eta Crdvasti, dans le Kosala (Oude). A sa mort, ses disciples se reuni- rent en concile, sous les auspices du roi Adjatac,atrou, et chargerent trois d'entre eux de composer les livres sacres qui de- vaient servir desormais de loi e'crite pour le culte. Kdcyapa, president du concile, fut charge de YAbhidharma ou Metaphysi- que; Ananda, cousin germain de Cakya- Mouni, des Soutras ou predications du Bouddha ; Oupdli, de la Vinaya, c'est-a- dire de tout ce qui concernela Discipline. Ces trois parties du canon bouddhique formerent la Tripitaka ou Triple Cor- beille. Deux autres conciles poste- rieurs acheverent de donner aux livres sacres du Bouddhisme la forme dans 228 LA CIVILISATION JAPONAISE laquelle ils ont etc transmis jusqu'a nous. On a beaucoup dispute sur 1'esprit de la doctrine de Gakya-Mouni, et sur le sens du nirvana, fin supreme de cette doctrine, tout aussi philosophique que re- ligieuse. Le disaccord, qui se manifeste dans les appreciations qui ont etc faitesau sujet de ce nirvana, vient, ce me semble, de ce qu'on n'a pas suffisamment tenu compte des modifications qui se sont pro- duites, suivant le temps et suivant les lieux, dans 1'interpretation des preceptes fondamentaux attribues au Bouddha. Suivant ces preceptes, d'accord en cela avec la religion brahmanique, THomme a etc , de toute eternite , condamne a des transmigrations successives, durant les- quelles il est soumis a toutes les souffran- ces ; et la mort, au lieu d'etre un terme a ses maux, n'est que le signal d'une pe- riode nouvelle d'afflictions et de douleurs. Les moyens que les Brahmanes indi- quaient pour echapper a cette persecution incessante de Pindividu parurent insuffi- sants, inefncacesa Cakya : il leur en subs- LE BOUDDHISME 22Q titua cTautres qu'il declara infaillibles. Pour echapper au malheur de la me- tempsycose, il faut d'abord reconnaitre quatre verites, et regler sa vie en conse- quence de ces verites : i la douleur est la destine'e inevitable de 1'individu ; 2 les causes de la douleur sont Pactivite, les desirs, les passions et les fautes qui en sont la resultante; 3 ces quatre causes de la douleur peuvent cesser par 1'entree de Tindividu dans le nirvana; 4 c'est en sui- vant les preceptes du Bouddhisme qu'on atteint a la sagesse transcendante, et qu'on finit par aboutir au nirvana. Les preceptes du Bouddhisme nous or- donnent d'eviter dix defauts, savoir : i le meurtre des etres vivants ; 2 le vol ; 3 le viol; 4 le mensonge; 5 Tivresse; 6 le gout pour les danses et les represen- tations theatrales; 8 la coquetterie; 9 la mollesse (avoir un coucher doux et somp- tueux); ro 1'amour de Tor et des objets precieux. La nomenclature de ces dix defauts varie suivant les ecoles ; elle a etc sensiblement modifiee par le Boud- dhisme japonais. 23O LA CIVILISATION JAPONAISE Les six vertus a acquerir sont : i la generosite dans laumdne; 2 la purete; 3 la patience; 4 le courage; 5 la con- templation; 6 la science. II ne rentre pas dans le cadre de cette conference de vous exposer d'une facon approfondie le systeme general de la doc- trine de Cakya Mouni. Je ne m'occupe ici du Bouddhisme que parce qifil a ete adopte par les Japonais, qui font 1'objet de nos etudes. Et comme cette religion, differente, au Tibet et en Mongolie, de ce qu'elle etait originairement dans PInde, s'est modifiee en Indo-Chine, en Chine, en Coree, et peut-etre plus encore au Ja- pon, je serais entraine dans de trop longs developpements si j'essayais de vous expo- ser ses principes dans tous les pays oil elle est parvenue as'enraciner. Jem'occu- perai done, a peu pres exclusivemen t, de son existence dans les iles de PExtreme-Orient. Le Bouddhisme fut introduit en Chine en 1'an 65 de notre ere ', sous le regne de i . Et non eu 1'an 64, comme le disent les Memoires con- cernant les Chinois, t. V, p. 5 1 . LE BOUDDHISME 23 I Tempereur Ming-ti, de la dynastic des Han. Ce prince envoya, cette annee, des ambassadeurs dans 1'Inde, pour y cher- cher la doctrine bouddhique. Trois siecles plus tard, en 872, des mis- sionnaires chinois la repandirent en Co- ree, dans le royaume de Kao-li, et dans celui de Paik-tse, en 884. Cest de ce der- nier pays qu'elle fut transported au Japon, oil elle parut, dit-on, pour la premiere fois, au milieu du vi siecle de notre ere. Le dixieme mois de la treizieme annee du regne d'Ama-kuni-osi-hiraki-niwa (Kinmei), le roi de Paiktse, nomme Sei- mei wau le Roi resplendissant de sain- tete , ou simplement Sei-wau le saint Roi , envoya, en hommage, au mikado, une statue de cuivre de Cakya-Mouni, des drapeaux, des dais de soie et les li- vres sacres du Bouddhisme '. L'empe- reur, en recevant ces presents religieux et apres avoir entendu Penvoye du roi de Paiktse exposer les merites de la doctrine i. Ni-hon Syo-ki, liv. lux, p. 25. 232 LA CIVILISATION JAPONAISK de Cakya , que le sage Tcheoukoung et Confucius lui-meme n'avaient pas eu le bonheur de connaitre, eprouva une vive satisfaction, sauta de joie et s'ecria que, jusqu'alors, depuis Tantiquite, nul n'a- vait obtenu ' la faveur de posseder la Loi merveilleuse. So-ka-no Iname-no Su- kune, ministre du mikado, insista pour que le Bouddhisme fut reconnu comme religion de FEtat, se fondant sur ce que, tous les pays occidentaux Tayant accepte, il ne convenait pas que le Japon fut seul a le repousser. O-kosi, du mono-no be (1'un des corps constitues de Tarmee nationale), fut d'un avis contraire. II fit observer a Tempereur que le Japon, avec ses cent quatre-vingts dieux, avail des adorations a accomplir le printemps et Pete, 1'automneet 1'hiver, et soutint que, si Ton se decidait a adorer i. Allusion a une expression du style bouddhique que 1'on rencontre dans les Dharmas, et notamment dans la iraduction chinoise du Lotus de la Bonne Loi. Voy. mes Textes chinois anciens et modernes traduits en fran- cais, p. 53. LE BOUDDHISME 233 des dieux etrangers, il etait fort a crain- dre que les dieux du pays n'en eprouvas- sent de la colere '. Le mikado , intimide par les paroles d'Okosi, fit don de la statue de Bouddha a son ministre Iname. Celui-ci la trans- porta dans son habitation , qu 1 !! trans- forma en temple (tera] pour la recevoir. Sur ces entrefaites, une grande mala- die pestilentielle se declara dans 1'empire. Okosi attribua la cause du fleau a Tarrivee au Japon de la statue de Cakya, laquelle avail provoque le mecontentement des di- vinites locales. Le mikado se rendit a ses representations : la statue fut jetee dans le Horiye de la riviere d'Ohosaka , et le temple qui lui avail etc consacre fut livre aux flammes 2 . Get evenemenl, funesie aux premieres lentatives de predication du Bouddhisme au Japon, n'empecha cependant pas cette doctrine de faire rapidement des progres 1 . Ni-hon Syo-ki, livr. xix, p. 26. 2. Ni-kon Syo-ki, liv. xix, p. 27. 284 LA CIVILISATION JAPONAISE dans Tarchipel. En depit des persecutions, le nombre de ses sectateurs devint de jour en jour plus considerable; et, bien qu'a 1'occasion d'une nouvelle epidemic on ait encore une fois renverse les statues de Ca- kya et brule ses temples, sous le regne de Nu-naka-kura-futo-tamasiki (Bmdatsou), plusieurs grands de 1'empire, un neveu de Fempereur, nomme Mwnaya-do-no Wau- si, et le premier ministre Muma-ko, en- tre autres, se montrerent tres ardents sectateurs du nouveau culte. Ce dernier tomba malade de desespoir, en voyant les persecutions dont etait 1'objet la religion qu'il avait embrassee. II supplia le mi- kado de lui permettre d'adorer Cakya, sans 1'intervention duquel il ne pour- rait jamais retablir sa sante. L'empe- reur daigna ecouter sa supplique, et lui dit : Je te permets, a toi seul, de prati- quer la religion bouddhique 3 . Muma- 3. Nandi hitori bup-pauwo okonahe to ynrusi tama'u (Nippon wait dai iti-ran liv. i, p. 27). Hoffmann n'est pas absolument exact quand il dit : Urn diese Zeit wurde der Buddhacultus auf Japan begriindet Archiv \ur Be- LE BOUDDHISME 235 ko fut rempli de joie : il avait obtenu 1'inoui (WZ-^O-M) '. On considere cet evenement comme 1'origine de la restau- ration du Bouddhisme au Japon. Sous le regne suivant, la seconde annee, le mikado etant tombe malade, on lui conseilla d'autoriser la pratique du Boud- dhisme dans son empire. Gette permission fut accordee, en depit des resistances de Fancien regent Mori-ya. A la mort de Tempereur , qui survint peu de temps apres, Mumako offrit le trone a un de ses fils, Mumaya-do-no Wau-si, que je vous ai cite tout a 1'heure pour son de- vouement a la religion bouddhique: Ce prince, profondement penetre des princi- pes de Cakya, n'accepta pas le trone, mais il profita de son influence pour donner de grandes facilites a la propagande des bonzes. II est reste tres populaire au Ja- pon, sous son nom posthume de Syau- schreibung von Japan, part, v, p. 4) Le Bouddhisme ne fut definitivement etabli au Japon que sous le regne de Yo-mei (586-587 de notre ere). i. Voy. p. 23z, note i . 236 LA CIVILISATION JAPONAISE toku-tai-si le prince imperial a la sainte vertu . On lui doit Tedification de neuf pagodes '. En outre , on cite le temple qu'il fit batir dans la province de Setsou, sous le nom de Si-ten-wau-si le temple des quatre Mahdrddja . Syautoku-ta'isi, devenu regent, sous le regne de 1'imperatrice Toyo-mi-ke kasiki- ya bime (Souiko), continua a protegerle Bouddhisme et a en expliquer les livres sacres. Fidele aux enseignements de Ca- kya, il s'abstint toute sa vie de tuer aucun etre vivant; et, dans les repas qu'il don- nait aux hauts fonctionnaires de 1'empire, il ne leur offrait que des legumes pour nourriture. II mourut en 621 de notre ere 2 . Sous les regnessuivants, le Bouddhisme 1. Hoffmann, dans les Archiv ^ur Beschreibung von Japan, de Siebold, part, v, p. 5. 2. Et non la 28* annee de Souiko (620), comme le rap- porte Kaempfer. Suivant quelques auteurs, il ve'cut qua- rante-neuf ans. (Nippon wau-dai iti-ran, liv. i, p. 3o) ; suivant d'autres, trente ans seulement (Mitukuri, Sin-sen nen-hyau, ann. 62 i). LE BOUDDHISME se propagea de plus en plus au Japon, et devint bientot la religion officielle de 1'Empire. A ce sujet, je dois appeler votre attention sur une erreur tres commune- ment repandue. On re'pete sans cessequ'il existe trois religions au Japon : i la Ka- mi-no miti ou Sin-tan, religion des Ge- nies; 2 la Hotoke-no miti ou But-tau, religion du Bouddha ; 3 la Syu-tau, re- ligion de Confucius ou des Lettres. Rien n'est plus inexact. La sin-tan est unesorte de culte des heros antiques de la nation, n'excluant, en aucune facon, la pratique de la But-tau ou Bouddhisme, qui est, en rea- lite, la seule doctrine religieuse des Japo- nais. Quant a la pretendue religion des Lettres, ce n'est, tout au plus, qu'une philosophic morale, culiivee dans les eco- les, alors que les jeunes gens s'initient a la langue et a la litterature chinoises, et par quelques savants qui, au sortir de leurs classes, ont persevere dans 1'etude des mo- numents ecrits du Celeste-Empire. II est done bien entendu qu'un Japo- nais peut pratiquer le culte, d'ailleurs 238 LA CIVILISATION JAPONA1SE bien simple, bien rudimentaire, de la Kami-no miti, sans, pour cela, cesser d'etre un bouddhiste fervent et devot. D'ailleurs le Bouddhisme s 1 est partout associe, plus ou moins, aux croyances et aux prejuges des pays ou il est venu s'implanter. Le melange des idees est tel, au Japon, qu'on serait parfois tente de trouver la contra- diction meme de I'idee fondamentale du Bouddhisme dans la doctrine des sectes qui n'en pretendent pas moins suivre les enseignements du bouddha Cakya-Mouni. Cela est tellement vrai que le nirvana, fin supreme de Pindividu, qui s'accom- plit, pour la majeure partie des ecoles bouddhiques, dans le Grand-Tout, ou viennent s'aneantir les individualites, comme les gouttes d'eau viennent se per- dre dans POcean, represente, au contraire, pour quelques sectes du Japon, Tetat de beatitude de 1'ame dans le sein de la di- vinite, apres 1'extinction de la vie terres- tre. Une des deux ecoles des Svabhavikas, lesquelles comptent parmi les plus an- ciennes du Bouddhisme, admet egale- LE BOUDDHJSME ment que les ames qui ont atteint le nir- vritti (delivrance finale) y conservent le sentiment de leur autonomie et ont cons- cience da repos dont elles jouissent eter- nellement -. Ualliance du Bouddhisme avec le Sin- tau'isme ou culte national des heros japo- nais, etait d'ailleurs une ne'cessite pour faire accepter la doctrine deCakya-Mouni aux fiers insulaires du Nippon. Un des plus celebres docteurs de la foi indienne, qui vivait au ix e siecle, Kau-bau Dai-si, 1'avait fort bien compris. II annonca done au peuple que les deux doctrines n'en formaient en realite qu'une seule, et que 1'ame du Bouddha avait transmigre dans le corps de la grande Deesse solaire, Ten- syau Dai-^in. De la sorte, il etait loisi- ble a tout fidele d'adorer en meme temps le Bouddha et les Kamis ou Ge'nies tute- laires de la nation. II y a d'ailleurs, dans les habitudes re- i . Eugene Burnouf, Introduction a I'histoire du Bud- dhisms indien, p. 44 < . 240 LA CIVILISATION JAPONA1SE gieuses des Japonais, la plus grande li- berte, jointe souvent aussi a la plus pro- fonde indifference. Chacun adore lesdieux qui lui conviennent, quand et comme il Pentend. La population des campagnes surtout ne se preoccupe guere de Porigine des idoles presentees a sa veneration : pourvu qu'elleait, dans ses temples, quel- ques statues auxquelles elle puisse adres- ser des prieres et demander des faveurs, elle n'a garde de s'enquerir de la source et de la raison d'etre du culte auquel elle s'adonne moins par gout que par habi- tude inveteree. L'etude du Bouddhisme japonais doit done etre envisagee sous deux aspects absolument distincts : le Bouddhisme philosophique, cultive par un petit nom- bre de bonzes instruits et expose dans des ouvrages indigenes d'exegese, de polemi- que et de speculation, et le Bouddhisme vulgaire, pratique par interet social ou individuel, par tradition ou par routine, dans les dirferentes classes de la population du pays. LE BOUDDHISME 241 Le Bouddhisme philosophique japo- nais passe pour avoir atteint un haul de- gre d'elevation intellectuelle ', mais il r^est pas possible encore a la science de 1'apprecier, car les orientalistes n^nt point aborde Petude des monuments litteraires qui pourront nous le faire connaitre un jour. Tout ce que je puis dire, d'apres quelques entretiens que j'ai eus avec des moines eclaires du Nippon, c'est qu'il re- gne unegrande independance d'ideesdans cette doctrine, qu ? elle tend a s'etablir sur des bases scientifiques, qu ? elle admet tous les changements que les progres de Tex- perience et de Tobservation pourront mo- tiver, et que, sauf quelques affinitesplutot philosophiques que dogmatiques avec la foi de Cakya-Mouni, elle ne tient guere a i. Le c616bre voyageur Ph.-Fr. von Siebold a soutenu, d'apres ses entretiens avec des savants japonais qu'il avait eu pour Sieves en medecine, que, dans les classes eclai- rees, le Bouddhisme repose au Nippon sur tout un systeme de doctrines profondes et abstraites, que 1'Orient n'a jamais su depasser. (Voy., pour plus de details a ce sujct, mes Etudes asiatiques, p. 323.) 14 242 LA CIVILISATION JAPONAISE maintenir comme canoniques un grand nombre cPaphorismes du celebre renova- teur indien '. Le Bouddhisme vulgaire des Japonais, comme le Bouddhisme vulgaire de la Chine et de la plupart des contrees qui ont adopte cette doctrine, est une religion fondee sur les croyances les plus grossie- res et sur un enorme amas de supersti- tions inventees pour assouvir le besoin de merveilleux d'une population naive et ignorante. Le culte essentiellement for- maliste dont les bonzes se font les instru- ments interesses, mais presque toujours inintelligents, se traduit par des ceremo- nies de devotion en 1'honneur des innom- brables idoles offertes a Tadoration de la masse inculte qui frequente les pagodes et les lieux de pelerinage. La foule aime le spectacle : les bonzes ont imagine un i. Voy., sur L- Bouddhisme japonais et sur 1'c'cole en voie de formation du Neo-Bouddhisme, les Memoires du Congres international des Orientalistes, session de Pa- ris, i8y3, t. I, p. 142, et mon article dans la Revue scien- tifique, 2 serie, t. VIII, p 1068. LE BOUDDHISME 243 rituel de nature a donner ample satisfac- tion a ce besoin de mise en scene, si avan- tageux pour maintenir la domination d^n clerge avide et abruti. La plupart des exercices religieux sont accompagnes par le son des cloches ou des gongs, que les bonzes frappent a coups de marteau repetes en cadence. Dans certaines sectes, les pretresserevetentde costumes brillants, tandis que, dans d'autres , ils affectent de se couvrir d'habits crasseux et de hail- Ions. Les uns prescrivent le bapteme, la confession, et font des sermons en forme de conferences; d'autres s'abstiennent de ces pratiques, et font consister la liturgie en des chants langoureux et monotones qui amenent doucement les fideles a une sorte d'abaissement intellectuel et meme d'hebetement contemplatif. De toutes parts, 1'idee fondamentale de la doctrine est releguee sur un plan lointain, ou elle n'est plus perceptible pourlacourtevuedes croyants, et la pensee religieuse est noyee dans d'etroites formules et dans les apho- rismes le plus souvent inintelligibles d in- 244 LA CIVILISATION JAPONAISE signifiantes litanies. Et cela a un tel point que la lecture des livres sacre's a haute voix et dans une langue de convention, notamment celle du Beo-hau Ren-ge Kyau (le Lotus de la Bonne Loi), dont on de- bite des fragments dans les pagodes, comme on lit des versets de 1'Evangile dans les eglises et les temples chretiens, ne fournit aucun sens a 1'oreille de ceux qui 1'e'coutent, ni meme a Tesprit des bonzes qui sont charges de les fredon- ner '. Nous ne possedons jusqu'a present que des renseignements vagues et tres insuffi- sants sur le caractere particulier de cha- cune des grandes sectes bouddhiques qui se sont successivement constitutes au Ja- pon. Une appreciation quelconque de leurs doctrines serait done a tous e'gards prematuree. Je me bornerai, en conse- quence, a vous citer trois d'entre elles qui sont souvent mentionnees dans les au- teurs indigenes, et a vous donner, sur la Voy., a ce sujet, mes Textes chinois anciens, p. 67. LE BOUDDHISME 245 premiere, quelques indications basees sur la traduction recente d'un livre du a son celebre instituteur dans les iles de 1'ex- treme Orient. Les regies de la secte dite Sin-gon, fon- dee par le bouddhisattwa Loung-meng, natif de 1'Inde meridionale (800 ans apres la mort de Cakya-Mouni), furent intro- duites au Japon par K6-bau Dai-si. Ce personnage, 1'un des plus populaires du Nippon, naquit la cinquieme annee de la periode Hau-ki (774 de notre ere), et montra, des son enfance, des qualites in- tellectuelles qui lui firent donner le nom de Sin-to le jeune homme divin . Apres avoir fait une etude approfondie des King ou Livres sacres de la Chine et des histo- riens chinois, il entra au couvent et sV donna a la culture des canons bouddhi- ques. On lui confera d'abord le titre de K6-kai 1'Ocean du Vide , et, quelques annees apres, celui de Ku-bau Dai-si le Grand Maitre qui repand la Loi , sous lequel il est connu dans 1'histoire. A 1'age de trente ans, il s'embarqua pour la Chine, 246 LA CIVILISATION JAPONA1SE oti il demeura trois ans pour se perfec- tionner dans la connaissance de la doc- trine de Cakya, sous la direction d'un moine nomme Hoei-ko. De retour dans son pays, il s'appliqua a vulgariser les enseignements qu'il avait recueillis du- rant son sejour sur le continent. On lui attribue, en outre, I 1 inventiondel'ecriture encore en usage de nos jours, sous le nom de hira-kana. II mourut en 835, a rage desoixante-deuxans, et, depuislors, de nombreux temples ont etc edifies pour celebrer sa memoire. Parmi les ouvrages de Kobau Dai'si, Fun des plus repandus au Japon est le Zitu-go kyau ou TEnseignement des Verites . Ce traite, dont j -1 ai publie le texte avec une traduction frangaise et un commentaire ', a etc pendant longtemps explique dans toutes les ecoles, ou, le plus souvent, les eleves en apprenaient les maximes par coeur. C'est a peine si on i. Zitu-go kyau, D6-\i kyau, I'Enscigncment des Ve- rites el I' Enseignement de la Jeunesse, traduits du japo- naispar Leon de Rosny. Paris, 1878, in-8'. LE BOUDDHISME 247 y reconnait des traces de la doctrine de Cakya-Mouni, et il faut y voir plutot un recueil d'instructions morales qu'un livre religieux proprement dit. On y trouve cependant Pexpression des idees de Tau- teur, au sujet de Tame qui periclite au fur et a mesure que le corps s'affaiblit par la vieillesse . 11 y est egalement question du nirvana (en Japonais : ne-hari). Suivant Kobau, cet etat supreme de Fetre eman- cipe consiste dans Tabsence absolue de desirs, alors que Thomme, se confiant a la nature, se plait dans un milieu de quie- tude. II parait d'ailleurs evident que 1'Ecole dite Sin-gon ne croyait pas a rimmortalite de Fame. Un recueil de maximes populaires, imprime d'habitude a la suite du livre de Kobau, leDo-^' kyau, dit expressement : Quand 1'homme est mort, il reste sa renommee ; quand le tigre est mort, il reste sa peau '. Ne nous batons pas cependant, je ne saurais trop le repeter, de prononcer un i. Voy. ma traduction du D6-\i kyau p. 53 v. 77-7*). 248 LA CIVILISATION JAPONAISE jugement au sujet de la metaphysique des sectes bouddhiques du Japon, et attendons pour cela que nous possedions les livres qui representent reellement leur philoso- phic doctrinale. Toute appreciation, fon- dee sur les seules donnees recueillies par les voyageurs, est necessairement incer- taine, insuffisante et depourvue du verita- ble caractere scientifique ] . L/observance dite Ten-tai, creee en Chine par un moine connu sous le litre de Tien-tai ta-sse 2 , fut apportee au Japon par un certain Sa't-to et devint, lors de la fondation de la fameuse pagode Yen- ryaku si (en 824), la doctrine d'une des sectes importantes du pays. La secte de Ik-kau-\yu, fondee par le 1. Les personnes qui voudraient cependant connaitre les indications recueillies par les voyageurs sur les idees des bouddhistes japonais pourront lire, entre beaucoup d'autres ouvrages, Fraissinet, Le Japon, t. II, p. 209 ; Humbert, Le Japon illustre, t. I, p. 245 ; Bousquet, Le Japon de nos jours, t. II, p. 79. 2. Voy., sur cette secte d'origine chinoise, la savante bro- chure de M. J. Edkins, intitulee : Notice ofdii-kai and the Tian-tai School of Buddhism. Shanghae, in-8". LE BOUDDHISME 249 bonze Sin-ran, qui vivait de 1 1 7 1 a 1 262, fut pendant longtemps, et meme jusqu'a notre epoque, une des plus considerables du Nippon. Profondement devoues a la personne des Syaugouns, ses pretres jouis- saient d'honneurs et de privileges excep- tionnels. Ils n'etaient point d'ailleurs as- treints aux rigueurs imposees aux autres associations monastiques : le mariage leur etait permis, ils avaient la liberte de man- ger de la viande et ne se rasaient point la tete. Constitutes, dans une certaine me- sure, en ordre militaire, a Tinstar des Templiers, la cour de Yedo comptait sur leur assistance, en cas de guerres intesti- nes. Pour temoigner de leur devouement envers cette cour, lorsqu'un nouveau Syaugoun venait a prendre en mains les renes de TEtat, ils avaient Phabitude de lui offrir 1'assurance de leur ridelite sur un document ecrit, qu'ils arrosaient p.eala- blement de leur sang. ^organisation de cette secte fut, en ou- tre, une consequence du systeme general de la politique soupconneuse des Syau- 2DO LA CIVILISATION JAPONAISE gouns, qui ne pouvaient laisser vivre, sans la soumettre a une surveillance policiere, une caste aussi nombreuse et aussi puis- sante que celle du clerge bouddhique. Des mesures avaient d'ailleurs ele deja prises, depuis bien des siecles, pour assurer au gouvernement la haute main sur les mo- nasteres. A Poccasion d^n assassinat corn- mis par un bonze, en 625 de notre ere, rimperatrice Toyo-mi-ke Kasiki-ya bime (Souiko) avait cree des fonctionnaires ap- peles So-syau regisseurs des bonzes , dont la mission etait de veiller a la disci- pline des pretres et probablement aussi de donner au gouvernement connaissance de leurs agissements '. Peu a peu le personnel des monasteres se vit, de toutes parts, hierarchise, enregi- mente, et une foule de dignites et de litres i. Je m'abstiens de parlerdes sectes de Hosyau, de Gou- sya et des trois grandes ecoles qui furent constitutes, plus tard, sous les noms de Yodo, Mon-tau et Syau-retu, les renseignements que j'ai rencontres a leur sujet ne me pa- raissant pas avoir la precision neccssaire pour etre repro- duits dans celte conference. LE BOUDDHISME 25 I officials furent imagines, dans le but de le placer directement sous la dependance de 1'administration seculiere. Cette interven- tion incessante de Tautorite laique dans 1'organisation et les affaires des couvents, d'une part, 1'absence de toute communi- cation entre le Nippon et le continent asiatique, d'autre part, eurent pour effet rapide d'alte'rer, jusque dans ses principes fondamentaux, le bouddhisme japonais, auquel il ne resta bientot, de la grande doctrine indienne, plus guere autre chose que le nom. J'ignore ce qu'il peut y avoir de vrai dans ce qu'on a dit au sujet d'une philosophic bouddhique. a laquelle cer- tains bonzes auraient su donner unc re- marquable elevation. Mais il est hors de doute que, tel qu'il est pratique de nos jours par la masse des insulaires de 1'Asie orientale, il n'est plus rien qu'un tissu des plus extravagantes idolatries. Et, si j'en juge par quelques moines eclaires avec lesquels je me suis trouve, il y a plusieurs annees, en rapports quotidiens, le petit nombre de Japonais qui se preoccupe en- 252 LA CIVILISATION JAPONA1SE core aujourd'hui de la pensee premiere et de la theorie du bouddhisme s'y interesse bien plutdt par gout des choses de 1'erudi- tion proprement dite que dans un but de speculation ou de propagande religieuse et philosophique. IX APERCU GENERAL L'HISTOIRE DES JAPONAIS DEPUIS L'ETAULISSEMENT DU BOUDDHISME JUSQU'A L'ARRIVEE DES PORTUGAIS 'E Japon, durant la longue periode dont fessaierai de vous donner un apergu rapide, est reste a peu pres com- pletement isole du reste du monde ; et cfest a peine si nous aurons 1'occasion de i5 264 LA CIVILISATION JAPONAISE rattacher une fois son histoire a celle de la Chine, en parlant de la grande expedi- tion organisee par le celebre empereur Koubilai-khan, dans le vain espoir d'eta- blir sa puissance jusque dans les iles de 1' extreme Orient. Le fait le plus impor- tant que nous devrons, en consequence, faire ressortir sera la constitution de la puissance des Syau-gun qui devaient un jour ne plus laisser aux mikado, les veri- tables empereurs, autre chose qu'une au- torite purementconventionnelle et nomi- nale; jusqu 1 ^ ce qu'enfin la revolution operee, par suite de Tetablissement des Europeens au Japon, vienne a son tour detruire la formidable organisation poli- tique des autocrates de Yedo, et rendre aux successeurs de Zinmou la puissance supreme dont leurs generalissimes les avaient depouilles pendant plusieurs sie- cles. Durant les premiers regnes de la pe- riode qui nous occupe, le Japon jouit d'une paix profonde et les mikados pas- sent leur existence a se divertir dans leurs HISTOIRE DES JAPONAIS 255 palais, a reunir autour d'eux des assem- blees de poetes, a se faire expliquer les chefs-d'oeuvre de la litterature chinoise, et a faire des pelerinages. L'empereur Zyun-tva ordonne, en 83 1, la composi- tion d'un recueil des ouvrages japonais les plus elegamment ecrits. Son successeur Nin-myau, en 835, va presider une fete en Thonneur de la floraison des chrysan- themes, et regoit les vers que les poetes les plus celebres du pays viennent lui offrir a cette occasion. Son fils, Bun-toku, se rend, en 85 1, a un de ses palais pour admirer les cerisiers en fleurs et composer des poesies. Sei-wa, encore enfant, ac- corde, en 85g, des promotions a plusieurs divinites du pays ; 1'une d'elles obtient le premier rang de la premiere classe. Uhistoire de la plupart des mikados de celte periode anterieure a la domination des syaugouns, rapporte une foule d'eve- nements de ce genre. La plupart de ces princes se preoccupaient deja fort peu des affaires du gouvernement et se livraient sans relache a tous les amusements que 256 LA CIVILISATION JAPONAISE leur haute situation leur permettait de se procurer. On cite cependant quelques ac- tes de tyrannic qui contrastent tristement avec les plaisirs innocents des empereurs que nous venons de citer. Yait-%ei, par exemple, renouvela les horreurs qui signa- lerent le regne du tyran Bourets; les chro- niques rapportent, en effet, que, pour se divertir, ce mikado, alors qu'il n'avait pas encore dix-sept ans, faisait monter des hommes sur des arbres pour les abattre a coups de fleches ou d'autres projectiles. En 1'an 899, 1'ex-mikado fut consacre pretre de la religion bouddhique. Ce fut la premiere fois qu'eut lieu un pareil evenement. Les souverains ainsi devenus pretres, sont appeles Hau-wau empe- reur de la Loi . Arrive a 1'epoque de 1'empereur Zu- \yaku , le Japon est le theatre d'une grande revoke qui jette la terreur dans tout 1'empire. A la fin de 1'annee g3g, un personnage appele Masa-kado leve 1'e- tendard de la revolte, se rend maitre de quelques provinces et s'arroge plusieurs HISTOIRE DES JAPONAIS 25y des prerogatives de la dignite imperiale. En meme temps , un certain Sumi- tomo, a. la tete d'une nombreuse troupe de bandits et de pirates , s'empare de diverses autres parties de Pempire, ou il etablit sa domination. Cette fois le mi- kado parvint a dominer Pinsurrection, et Masakado, blesse par une fleclie sur le champ de bataille, cut la tete tranchee par un des princes envoyes & sa rencon- tre avec une armee de seize mille hom- mes pour le reduire. Soumitomo et son fils subirent le meme sort, peu de temps apres. La tranquillite ne fut pas retablie pour longtemps dans le Nippon, et nous voyons bientot la caste militaire devenir toute puissante etaneantir a peu pres complete- ment 1'autorite souveraine des mikados. Plusieurs princes feodaux avaient acquis, pendant les guerres intestines de cette epoque, une influence considerable dans les affaires de Petat. Les maisons de Taira, de Minamoto et de Fudiwara ne tarde- ront pas a ensanglanter le pays dans les 258 LA CIVILISATION JAPONAISE luttesqiTelles vont engager pour s^ssurer la suprematie dans 1'empire. Originairement, la constitution de la monarchie japonaise etait en general fort simple et de nature a prevenir toute ten- tative de disorganisation sociale. L'auto- rite militaire n'etait pas separee del'auto- rite civile : tout le monde, sans distinction de caste, etait soldat, et 1'empereur rem- plissait seul les fonctions de general en chef de la nation armee. En cas de guerre, le mikado prenait en personne le com- mandement des troupes, ou confiait a son heritier presomptif cette charge qui ne pouvait etre placee entre les mains d^ucun autre de ses sujets. Au vn e siecle, cette constitution fut modifiee, et on chercha a imiter celle qui avait prevalu en Chine, sous la dynastic des Tang. On constitua deux classes essentiellement distinctes de fonctionnaires publics et a peu pres com- pletement independantes Tunede 1'autre : la classe des fonctionnaires civils et la classe des fonctionnaires militaires. De 938 a 1087, les deux puissantes mai- H1STOIRE DKS JAPONAIS sons de Tai'ra et de Minamoto etablirent des camps permanents dans les provinces de 1'Est; les soldats, ainsi separes de 1'e- lement civil de la population, ne tarde- rent pas a se persuader qu'il lui etait completement etranger, et insensiblement ils considererent leur chef comme leur ve- ritable souverain. Les mikados, dans leur indolence, trouvaient fort commode, en cas de revoke intestine, de confier a ces maisons le soin de chatier les rebelles; mais ils s'apercurent trop tard que ceux- la qu'ils avaient crees leurs defenseurs, etaient appeles, dans un temps peu loin- tain, a les reduire eux-memes a une somp- tueuse mais non moins reelle servitude '. Lorsqu'une de ces deux maisons ac- complissait un acte qui portait ombrage a la cour, le mikado chargeait Tautre de la chatier. Ce systeme politique, ou les empereurs croyaient voir une garautie de i. Voy., pour plus de details, la traduction du Ni-hon Gn>ai-si,ds M. Ogura Yemon, dans les Memoires de la Societe des Etudes Japonaises, t. II, p. i et suiv. 26O LA CIVILISATION JAPONAISE conservation pour leur autorite souve- raine, ne devait point aboutir aux resul- tats qu'ils avaient esperes. Les Taira et les Minamoto ne tarderent pas a lutter entre eux pour leur propre compte, et il en resulta les plus effroyables desordres dans tout 1'empire. Apres de longues guerres enire ces deux maisons rivales, un jeune enfant, nomme Yori-tomo, dernier re- presentant de la famille des Minamoto, tomba prisonnier entre les mains des Taira. L'intervention d^ne femme lui sauva la vie, mais il fut banni dans la province d'Idzou. Bien qu'il n'eut alors que quatorze ans, il songea. secretem'ent a venger 1'honneur de sa maison; et bien- tot, avec 1'aided'un courtisan dont il avait epouse la fille, il parvint a s'echapper des mains de ses ennemis, et a constituer, loin du domaine de leur action, une puissante armee de mecontents, a la tete desquels il put exterminer les troupes des Taira, reduire a Timpuissance les derniers debris de ses partisans, et creer a Kamakoura la capitale de ses etats et le centre de son H1STOIRE DES JAPONAIS 26 I autorile militaire dans le nord du Japon l . C'est avec ce personnage, designe dans les historiens indigenes sous le litre de Mina-mo-tono Yori-tomo, que commence, pour le Japon, cette dynastie de princes qui regnerenl pendant plusieurs siecles et jusqu'en 1868, sous le litre de syau-gun generalissime , tilre que les Europeens onl iransforme, a notre epoque, en celui de tai-kun grand prince 2 . On fait remon- ler, il esl vrai, Pinslitution des fonciions de syaugoun a l'origine meme de la mo- narchic japonaise, et on rapporte que, sous Zinmou (vn e siecle avant notre ere), un personnage appele Miti-no Omi-no Mikoto fut eleve au syaugounal par 1'em- pereur qui le placa, en consequence, a la lete de 1'armee, pour combattre les barba- res de FEst. 1. Yoritomo mourut en 1199, a 1'age de cinquante- trois ans; il avail gouverne 1'empire pendant vingt annees consecutives. 2. Voy., sur ces princes, ma Chronologic japonaise, re- produite a la suite de mes Themes faciles et gradues pour I'etude de la langue Japonaise, p. 05. 262 LA CIVILISATION JAPONAISE Ce serait toutefois une grave erreur de confondre le titre et les fonctions de syau- goun confies a cette epoque et plus tard, a divers commandants en chef de 1'armee, avec la dignite en quelque sorte souve- raine que s'arrogea, au xn e siecle, le cele- bre Yoritomo. A partir de cette epoque, et jusqu'a la date encore toute recente de la restauration des mikados, le syaugoun, que beaucoup d'auteurs ont appele le second empereur du Japon , etait en re'alite le veritable possesseur de rautorite dans les iles de Textreme Orient. II etait quelque chose de plus que les maires du palais de nos rois merovingiens, car il avait reuni toutes les renes du gouverne- ment dans sa residence personnelle, lais- sant le mikado jouir de tous les plaisirs de 1'oisivete, mais a peu pres absolument impuissant, dans un palais situe a grande distance de cette residence. II serait cependant inexact de conside- rer, comme on 1'a fait maintes fois, le syaugoun comme le veritable empereur du Japon. La puissance des traditions, le HISTO1RE DES JAPONAIS 263 caractere sacra que la religion indigene donnait aux mikados ', consideres comme les descendants directs et legitimes des anciens dieux du pays, les restes encore i . L'empereur ou mikado est designe par une foule de litres ditftirents : suberaki (Cf. sumera-mikoto}, ten-si f Fils du Ciel , ten-wau autocrate du Giel , ktvau-tei autocrate empereur , lyau-wau saint-autocrate , si- son ie respectacle supreme , siu-^yau le haul mai- tre , sei-^yau le haul saint , sei-tyau la sainte cour , etc. Le titre du suberaki, suivant les Japonais, date de 1'origine de leur monarchic, celui de tei ou mikado a ete emprunte a la Chine ou il remonte au personnage semi- fabuleux appele Fouh-hi ; celui de kwau-tei, egalemeut d'origine chinoise, date de Tsin-chi Hoang-ti, le fameux autocrate de la dynastic de Tsin, dont j'ai eu deja 1'occa- sion de parler ; celui de ten-si vient de I'empereur de Chine Chin-noung ; celui de \yau-wau a ete employe pour la premiere fois en s'adressant a I'empereur Kouang-wou, de la dynastic des Han (i tr siecle de notre ere v . Une autre appellation du souverain, hei-ka, c'est-a-dire celui qui a ses ministres aux pieds de son trone , est due a Li-sse, ministre de I'empereur de Chine, Tsinchi Hoangti. Kin- rin-^yau-wau le saint autocrate de la roue d'or signifie aussi 11 I'empereur . Les mikados anterieurs au mikado actuel n'apparais- saient dans les grandes audiences que cache's dcrriere un store, la partis inferieure de leur robe etant seule visible pour les grands seigneurs admis a penetrer dans le sanc- tuaire imperial. L'empereur qui a abdique s'appelle Sen-to la caverne 24 LA CIVILISATION JAPONAISE imposants de la vieille ocganisation feo- dale de 1'empire, tout s'opposait a ce que les Generalissimes s'arrogeassent le litre et certaines prerogatives de la dignite impe- riale. Les syaugouns les plus puissants eprouverent eux-memes le besoin d'obte- nir une sorte d'investiture que les pre- miers allerent recevoir a Myako, residence des mikados, et que les autres se firent donner solennellement, au nom de ces memes mikados, dans leur residence effec- tive l . Bien plus, ils crurent devoir deman- des immortels ou dai-\yau ten-tvau le tres liaut auto- crate celeste . II ne se presente egalement que cache der- riere un store. Ce second litre a ete confere pour la premiere fois, en Pan jo3, par 1'empereur Monmou a I'im- peratrice Dzito qui Pavait precede sur le trone. L'impcratrice est designee sous le nom de kisaki ou ki-sai-no-mya le palais de I'epouse de 1'autocrate *, ou kwau-ko-gfi, nom einprunte a 1'epoque de Tsinchi Hoang- ti, ou tfyoku-tau ia salle de jade , seo-i 1'cnclos poi- vr6 , etc. i. C'ctait le mikado qui envoyait au syaugoun la coiflure ou couronne, ainsi que tons les vetements insignes de sa dignite. Le go-tai-rau, les ministrcs, tous les daimyaux, ies ambassadeurs (notamment ceux qui furent envoyes en 1862 d..ns plusieurs contrees de PEurope 1 , les docteurs eux-memes recoivent leurs titres du mikado. On reconnais- HISTOIRE DES JAPONAIS 265 der au souverain legitime les litres et rangs nobiliaires qu'ils reconnaissaient a lui seul le droit de conferer, et ces litres, ils n'oserent souvent les reclamer que de la fa^on la plus humble et la plus mo- deste. Tai'kau-sama est le seul qui ait etc promu, comme je vous le dirai tout a Pheure, jusqu'au quatrieme rang; en 1862, le syaugoun regnant ne possedait que le huitieme rang, et le president du Go-rau diu ou chef du cabinel, n'e'tait arrive qu'au quinzieme. Meme sous Tempire de Tautorite syau- gounale, la hierarchic de la cour impe- riale de Myako fut conservee a peu pres completement dans son inte'grite, et il e'tait admis que, dans le cas d'evenement d'une importance exceptionnelle, c'e'tait par un Grand Conseil preside par le mi- kado et compose des principaux dignitai- res de Te'tat que des resolutions executoires salt a ce dernier le droit de creer de nouveaux daimyaux, mais le syaugoun s'etait arrogc le privilege de doter seul, et suivant son caprice, de domaines territoriaux ceux qui auraient etc 1'objet de la faveur imperiale. 266 LA CIVILISATION JAPONAISE pouvaient seulement etre prises l . Bien plus, dans ce Grand Conseil, le syaugoun ne pouvait occuper qu'une place plus ou moins inferieure, determinee par le rang auquel il avail etc promu a Pavance. Apres le mikado, la seconde place etait reservee a ses fils ou filles majeurs, c'est-a- dire ages au moins de quinze ans revo- lus 2 ; la troisieme aux enfants mineurs du souverain, la quatrieme aux ses-syau 3 , 1. Lorsque le commodore Perry vint demander, au nom des Etats-Unis d'Amerique, a conclure un traiteavec le Ja- pon (i852-54), le syaugouri lye-sada ne crut pas pouvoir se dispenser de consulter le mikado. Celui-ci se borna a lui repondre : Impossible . Le syaugoun passa outre. 2. L'he'ritier presomptif du mikado est appele tai-si grand fils , to-ku palais du printemps , sei-ku pa- lais vert , seo-yau le petit soleil , ryau-ro le pavil- ion du dragon , etc. Le premier empereur du Japon, Zinmou, fut eleve au litre de tai-si, dit 1'histoire. L^s cri- tiques en concluent que 1'empire japonais etait deja cons- titue ante'rieurement, et ils lui donnent pour predecesseur Fuki-awase^u, dont il etait le quatrieme fils. Les princes imperiaux ou sin-wan sont egalement nom- mes diku-yen le jardin des bambous , ren-ti * Petang des nenuphars >, tei-yau la feuille impcriale , ten-ti la branche celeste . etc., etc. Beaucoup d'entre eux entrent en religion et s'appellent des lors Hau-sin-wau 3. On designs sous le nom de Ku-gyau, les trois pre- HISTOIRE DES JAPONAIS 267 regents ou descendants des anciens empe- reurs. Les petits-fils du mikado recevaient en naissant le treizieme rang et arrivaient, en grandissant, a etre promus jusqu'au second. II fut entendu que si la dynastic directe des successeurs de Zinmou venait a s'eteindre, un des tiu-na-gon ', eleve au deuxieme rang de sin-au, pourrait etre ap- pele a la succession. Enfin, au bout de la salle, relegues en quelque sorte comme d'in- fimes serviteurs, etaient admis les koku-si 2 , miers rangs de fonctionnaires de la cour, savoir : les Ses- syau, les Kwan-baku et les San-ku. Dans le Tcheou-li ou Rituel des Tcheou, on cite trois ku et six gyau. Les fonctionnaires des trois premieres classes etaient appeles gek-kei seigneurs de la lune >, ceux de la quatrieme et de la cinquieme classe un-kaku holes des nuages . 1. Aussi dcsignes sous le nom chinois d'origine krvau- mon la Porte Jaune . 2. Avant la revolution de 1868, les trois principaux d'en- tre eux, appelsis go san-ke, etaient les princes de Owari, de Kisiou et de Mito. Leur puissance venait surtout de leurs liens de parente avec le syaugoun. Le prince de Sa- tsouma etait ligalement considers; comme un des plus puis- sants koku-si du Japon ; il pretendait a une certaine in- dependance, en sa qualite de suzerain des iles Loutcliou. Dans les derniers temps, on lui avail inspire la pensee de se fairo reconnaitre comme roi de cet archipel, et il fut ad- 268 LA CIVILISATION JAPONAISE c'est-a-dire les dix-huit grands dai-myau ou princes feodaux ' dont on fait re- monter 1'origine au regne de Se'imou (i3i a 191 de notre ere). Les autres dai'myaux n'e'taient pas admis au Grand Conseil, parce qu'ils etaient considered comme pla- ces dans la dependance directe du syau- goun. Les mikados, qui se succederent a Te- poque de la fondation du syaugounat avaient tous etc eleves a la dignite impe- riale alors qu'ils etaient encore en has mis sous ce litre a participer a ('Exposition Universellede Paris, en 1867. Les autres dai'myaux qui jouaient le plus grand role dans les evenements du Japon, etaient ceux de Hizen, de Ohono, de Uwazima, de Tosa, de Awa, de TsiUouzen et de Wakatsou ; c'etaient egalement les prin- ces qui s'Otaient le plus inities aux idees et a la civilisation de I'Europe et de PAmihique L'existence de Koku-si date du regne de Kwaugok (Voy. le Syo-gen-^i-kau). i. L'aine des fils des dai'myaux etajt appele a lui succe- der ; ses autres fils pouvaient devenir a leur tour dai'- myaux, si Fun des dai'myaux regulierement litre venait a niourir sans laisser d'heritier. Si 1'aine ou heritier pre- somplif mourait, le second fils le remplacait et ainsi de suite. En cas de demence ou d'insanite, le droit de 1'ainc passait cgalement a son frere cadet. HISTOIRE DES JAPONAIS 269 age, de sorte que 1'autorite souveraine passait tour a tour dans les mains de tous les courtisans qui cherchaient a profiler de la situation pour donner libre cours a leurs menees ego'istes et ambitieuses. Roku-deo, proclame empereur a deux ans (i 1 66), fut depose deux ans apres (i 167) par son grand-pere Sirakava II; Taka- kura monta sur le trone a 1'age de huit ans (1169); son successeur An-toku, a 1'age de trois ans (1181); les empereurs suivants, Toba II (i 184) et Tuti-mikado ( 1 1 99), Tun et Tautre, a 1'age de qualre ans. Les descendants de Yoritomo ne se montrerent pas a la hauteur de la mission que leur avait leguee le chef de la dynas- tie syaugounale; bientot les fonctions de regent, devenues en quelque sorte he- reditaires dans la famille des H6-deo, qui etaient maitres d'elire ou de deposer les syaugouns, vint placer ces derniers dans une condition de dependance occulte, analogue a celle qui avait etc faile aux representants nominaux de 1'autorite im- periale. LA CIVILISATION JAPONAISK C'est durant cette periode qu'eut lieu la premiere tentative des Mongols de placer le Japon sous leur suzerainete. Leur souverain, le fameux Koubilai- khan, envoya dans ce but plusieurs am- bassades au Nippon, avec des lettres par lesquelles il reclamait le tribut; mais, comme ces lettres etaient concues dans des termes hautains et insolents, il ne leur fut pas fait de reponse. Pour donner une sanction a ses menaces, il envoya, en 1 274, sur neuf cents vaisseaux, une ar- mee de 33,ooo hommes, dont 25,ooo Mon- gols et 8,000 Coreens. Cette armee de- barqua a Pile d'Iki, oil cut lieu un grand combat naval, dans lequel 1'un des deux generaux qui la commandaient fut tue d'un coup de fleche. Les Mongols songe- rent alors a se retirer, mais leur flotte fut en partie detruite par un de ces typhons si frequents dans les mers de I'extreme Orient. Le general des Coreens fut noye, et treize mille hommes environ purent seuls regagner la Chine. L'annee suivante (1275) Koubilai en- HISTOIRE DES JAPONAIS 2J I voya une nouvelle ambassade a Kama- koura, avec la mission de reclamer de nouveau le tribut. Le regent Toki-mune, pour toute reponse, fit trancher la tete au chef de la mission et Texposa aux regards du peuple. Quelques annees apres (1281), Tempereur des Mongols ou Youen leva une nouvelle armee de 180.000 hommes qui atteignit le Japon en vingt-quatre jours. Cette armee possedait des catapul- tes et autres engins inusites jusqu'alors, que le celebre voyageur Marco Polo ve- nait de faire connaitre aux Tartares, a la cour desquels il avait ete accueilli. Get armement nouveau et le nombre consi- derable des soldats qui avaient ete reunis pour cette circonstance, eussent proba- blement triomphe du courage dont les Japonais lirent preuve en presence de cette invasion, si la mer des typhous ne leur avait encore une fois prete le secours du vent et des flots. ^expedition tout entiere fut submergee, a 1'exception de 3,ooo combattants qui, fails prisonniers par les insulaires, furent immediatement 272 LA CIVILISATION JAPONAISE mis a mort, et de trois individus auxquels on fit grace, pour qu'ils pussent aller porter en Chine la nouvelle du desastre. En 1 3 84, Dai-go II, eleve pour la se- conde fois sur le trone, s'efforc,a de res- saisir la puissance imperiale qui s^etait e'cbappee des mains de ses predecesseurs. Pour etre agreable a son epouse, il com- mit Timprudence d'accorder des litres et des fonctions nouvelles a Taka-udi. Ce- lui-ci en profita pour s'assurer 1'appui de Tarmee et ne tarda pas a se proclamer lui-meme grand syaugoun. -Deux ans plus tard, il elevait au trone de Myako un nouvel empereur du nom de Kwan- myau, tandis que Dai-go II, qui e'tait parvenu a s'echapper secretement, allait s'etablir a Yosino. L'empire japonais se trouva ainsi morcelle en deux cours : celle du nord ou hoku-tyau et celle du sud ou nan-tyau. De la sorte, deux mi- kados regnerent simultanement sur cet empire pendant une periode de cinquante- six ans (de i336 a 1392). La reconcilia- tion des deux empereurs ne profita qu'a HISTOIHE DES JAPONA1S 273 un certain Asi-kaga qui reussit, au mi- lieu de la confusion generale ou se trou- vait le pays, a s'assurer pour lui-meme la puissance hereditaire du syaugounat, la- quelle demeura dans sa famille jus- qu'en \5?3. Cette nouvelle periode nous presente le tableau des guerres intestines les plus effroyables, auxquelles semblent vouloir participer de la facon la plus confuse et la plus capricieuse, tous les daimyaux ou princes feudataires de 1'empire. Pendant ces guerres de tous les instants, non-seu- lement la majeste imperiale n'est plus respectee, mais les syaugouns, eux aussi, ne parviennent souvent point a main- tenir leur autorite. D'un bout a 1'au- tre de Parchipel, le sang coule pour la satisfaction de petits interets personnels : ce ne sont qu^ntrigues, vengeances, four- beries; le desordre, partout, est porte a ses dernieres limites. Cest egalement durant cette periode que les Portugais aborderent pour la pre- miere fois au Japon (i55i), oil ils intro- 274 LA CIVILISATION JAPONAISE duisent la predication du Christianisme. Un daimyau nomme Nobu-naga appa- rait au milieu du xvi e siecle; et, apres s'e- tre menage de puissantes alliances, s'en- gage au service des Asikaga, avec lesquels il rinit par se mettre ouvertement en voie de rebellion (i5y3). La meme annee, il marche a la tete d'une armee centre les troupes du syaugoun Yositoki. Celui-ci, ne se trouvant pas en etat de resister, se constitue prisonnier; et, apres avoir re- nonce au syaugounat, sefait raser la tete. Ses principaux partisans sont mis a mort par ordredu vainqueur. Sur ces entrefaites, un homme de Basse extraction, que le hasard a fait bet-tau (palefrenieij de Nobounaga, parvient a gagner la confiance de son maitre qui finit par 1'elever au rang de general de ses trou- pes. Get homme, appele Hide-yosi, mais qui est plus ge'neralement connu sous son nom posthume de Tai-kau sama, n'hesita pas, apres la mort de Nobounaga, a sup- planter lesfils de son bienfaiteur, et, apres les avoir reJuits a Pimpuissance et Tun HISTOIRE DES JAPONAIS 2j d'eux a s'ouvrir le ventre, a prendre en mains les renes du pouvoir. Devenu tout puissant dans Tempire, il fut eleve par le mikado a la dignite de Kwan-baku, di- gnite qui ne fut jamais accordee a un au- tre syaugoun, et qui jusqu'alors avail etc exclusivement conferee a la famille prin- ciere des Fudivara. II recut en meme temps de 1'empereur le nom de Toyo- tomi. Hideyosi, sentant sa fin prochaine, et voulant assurer sa succession a son fils Hide-yori, fianga cet enfant en has age avec la petite fille de lyeyasou, 1'un des princes les plus puissants de rempire, et lui fit signer de son sang la promesse qu'aussitot que Hideyori aurait atteint sa treizieme annee, il le ferait reconnaitre syaugoun par le mikado. Mais bientot lyeyasou, qui aspirait a Pautorite souve- raine, trouva un pre'texte pour se brouiller avec le fils de Taikau. II assiegea le jeune prince dans son chateau d'Ohosaka et le fit perir dans Tincendie quMl y alluma. Devenu, par ce meurtre, maitre de Tau- 276 LA CIVILISATION JAPONA1SE torite souveraine, Ijre-yasu, egalement connu sous le nom posthume de Gon-gen- sama, et qui appartenait a la noble fa- mille de Toku-gawa, fut le fondateur de la quatrieme et derniere dynastie des syaugouns, laquelle gouverna le Japon pendant deux cent soixante-cinq ans, de- puis le commencement du xvn e siecle jus- qu'a nos jours (i6o3-i868). Ce prince, d'une haute intelligence politique, fit su- bir une transformation complete au Ja- pon, dont il devint le maitre absolu, tout en laissant aux mikados le titre et 1'appa- reil de la majeste souveraine. Yedo, qui n'etait avant lui qu'un petit village, de- vint sa residence ; et, avec le concours de trois cent mille ouvriers, il y construisit le siro ou cite imperiale, les vastes fosses qui 1'entourent et les canaux qui donnent a la capitale Taspect d^ne ville hollan- daise. lyeyasou promulgua non-seule- ment un Code de lois nouvelles, mais il regla j usque dans leurs moindres details la maniere de vivre des differentes castes composant la societe japonaise. HISTOIRE DES JAPONAIS 277 Afin d'assurer sa personne et ses succes- seurs centre toute tentative du mikado & ressaisir Tautorite effective, lyeyasou ne se contenta pas d'enfermer le successeur de 1'empereur Zinmou dans son palais de Miyako, avec une nombreuse garde, dont la presence avait pour but avoue de lui rendre les honneurs dus a son rang supreme, mais qui, en realite, avait pour mission d'assurer sa captivite ; il etablit encore, dans cette capitale du sud, un gou- verneur charge de veiller sur tous ses ac- tes et de prevenir au besoin, par la force, toute tentative d'emancipation. En meme temps, un des proches parents du mikado fut appele a Yedo, pour y remplir les fonctions de grand-pretre et fournir, le cas echeant, au syaugoun un successeur immediat au mikado qui parviendrait a lever 1'etendard de la revolte. Quant aux princes feodaux qui se par- tageaient Tempire, il leur etait severement interdit d'engager aucune espece de rela- tions avec la cour du mikado ; il leur etait meme defendu de traverser cette ville et 278 LA CIVILISATION JAPONATSE d'y sejourner. Us ne pouvaient non plus se visiter les uns les autres, ni etre repre- sentes par des agents a leurs cours res- pectives. Chaque annee, ils devaient venir faire une visite a Pautocrate de Yedo; mais les epoques de ces visiles etaient de- terminees de facon a ce qu'ils ne pussent jamais se rencontrer avec les princes dont les etats etaient limitrophes des leurs. En- fin, durant leur absence de la capitale du Nord, ils etaient obliges d'y laisser de- meurer leur famille en guise dotages. lyeyasou est inscrit dans les annales du Japon, comme n'ayant regne que trois ans (i6o3-i6o5) avec le titre de Grand Syaugoun; mais, en realite, sa domina- tion sur Pempire date de peu de temps apres la mort de Ta'ikau. En i6o5, Hide-tada, son fils, et, en 1623, Iye-mitu,son petit-fils, lui succede- rent. L'un et 1'autre se firent un devoir de continuer avec un zele energique et intel- ligent, la politique de Thabile fondateur de leur dynastie. (Test durant le regne de ce dernier qu'eut lieu, a Sima-bara (i638), HISTOIRIi DES JAPONA1S 279 ['extermination des Chretiens, dont 87,000 furent impitoyablement massacres, etl'ex- pulsion de tous les etrangers, a 1'excep- tion des Hollandais qui, en lecompense du concours qu'ils avaient donne au syaugoun pour detruire le christianisme dans ses e'tats, jouirent du privilege exclu- sif de commercer avec le Japon. Les Hol- landais n'obtinrent cependant pas la fa- culte de parcourir le pays, et ils furent en quelque sorte emprisonnes dans le petit ilot de De-sima, sur la baie de Nagasaki, que 1'autocrate de Yedo fit construire pour leur residence. L'histoire raconte que cet ilot presente 1'aspect d'un even- tail, le syaugoun, consulte sur la forme qu'il fallait donner a sa construction, s'e- tant contente pour toute reponse de mon- trer 1'objet qu'il tenait en ee moment a la main. L'exclusion des autres Europeens ne souffrit point d'autre exception ; et lorsque 1'Espagne envoya peu apres une ambassade a Nagasaki, le chef de la mission et les soixante personnages qui 1'accompagnaient furent decapites 280 LA CIVILISATION JAPONA1SK et exposes sur la place publique (1640). Sous le regne de ces deux princes et de leurs successeurs, le systeme de police et d'espionnage organise par Hideyosi, ac- quit encore de nouveaux developpements. C 1 est ce qui a fait dire que le Japon e'tait divise en deux parties, dont Tune etait chargee de surveiller Tautre. Toujours est-il que jusqu'a la revolution de 1868, aucun fonctionnaire public ne pouvait circuler sans se faire accompagner par son o me-tuke celui qui a Foeil , ou par son ombre , pour me servir de 1'expression employee par les Europeens pour designer lesespions officiels des offi- ciers japonais. En 1862, lors de 1'arrivee en Europe de la premiere ambassade du syaugoun, non-seulement toutes les clas- ses d'attaches de la mission, y compris les domestiques, avaient sans cesse un ome- tsouke en leur compagnie, mais les deux ambassadeurs avaient egalement le leur, qui participait a leur rang et sans lequel ces derniers n'auraient pas ose accomplir un acte quelconque. HISTOIRK DES JAPONA1S 28 I Les princes qui prirent, par la suite, la succession de lyeyasou, ne se montrerent generalement pas a la hauteur de la charge qu'ils avaient recue en heritage, et leur puissance ne tarda pas a pericliter. Lors- que les Americains tenterent, en i852, pour la premiere fois d'une maniere se- rieuse, d'ouvrir les ports du Japon au commerce etranger, le syaugoun regnant alors, lye-yosi n'avait deja plus entre les mains qu'une faible partie de 1'autorite supreme qui e'tait passee insensiblement entre les mains de son Conseil. Nous ver- rons plus tard comment il se trouva im- puissant a resister a Tinvasion etrangere, et comment lui et ses successeurs rendi- rent possible la grande revolution de 1868 qui restitua la souverainete effective aux mikados, successeurs legitimes derempe- reur Zinmou. 16 ^s^iK3ftj^aK^ X L A LITTERATURE DES JAPONAIS 'ARTd'ecriturene fut guere en usage au Japon avant le milieu du ni e sie- cle de notre ere. On a cependant pretendu que des inscriptions antiques, en carac- teres differents de ceux de la Chine, avaient ete decouvertes, et que ces inscriptions etaient une preuve que les Japonais con-- naissaient 1'ecriture ante'iieurernent a leurs premieres relations historiques avec les 284 LA CIVILISATION JAPONAISE Chinois l . Mon illustre et tres regret- table ami, le docteur de Siebold, m'an- nongait meme la prochaine publication de monuments de ce genre, lorsque la mort est venue 1'enlever aux sciences et aux lettres japonaises qu'il avail cul- tivees toute sa vie avec tant de zele et de devoument. Plusieurs fois, depuis lors, j'ai recu Passurance que ces inscriptions enigmatiques existaient reellement ; mais, malgre mes efforts, il ne m'a pas etc pos- sible de m'en procurer des specimens d'une authenticite satisfaisante. En revanche, j'ai eu connaissance de plusieurs ouvrages indigenes traitantd'une ecriture qui aurait ete pratiquee au Japon avant Texpedition de 1'irnperatrice Iki- naga-tarasi contre la Core'e (200 ans avant notre ere). Les caracteres de cette ecriture, appeles sin-\i signes divins , ne dif- ferent que fort peu de ceux qu'emploient de nos jours les habitants de la Coree. i. Voyez mes Archives paleographiqu.es dc I Orient et de iAmerique, t. I, p. 233. LA LITTERATURE JAPONAISE 285 Les savants japonais disputent sur la ques- tion de savoir si ces caracteres ont etc in- ventes dans le'Tchao-sien ou dans le Nip- pon. Leur origine continentale parait incontestable; mais 1'amour-propre des insulaires de 1'extreme Orient ne trouve pas son compte dans une pareille theo- rie et il fait tous ses efforts pour la ren- verser. Quoi qu'il en soil, cette ecriture n'a probablement jamais ete bien repandueau Japon ; sans cela, les intelligents habitants de cet archipel n'auraient sans doute point adapte a leur langue les signes si nombreux, si compliques de Pecriture ideographique de la Chine, et ils eussent probablement prefere le systeme analyti- que si commode de 1'ecriture coreenne au systeme a tant d'egards defectueux et in- sufrisant des kana syllabiques. Je ne con- nais pas d'autre exemple d'un penplc qui, ayant fait usage d'une ecriture alphabeti- que, Tail abandonnee pour lui substituer une ecriture figurative. L'abandon de 1'al- phabet coreen cut ete d'autant moins rai- 286 LA CIVILISATION JAPONAISE sonnable que ses lettres se distinguent par une remarquable simplicite, un trace facile, une lecture rapide et toujours exempte dMncertitudes '. II faut dire, il est vrai, que la simplicite rTa guere etc du gout des Japonais, dont la calligraphic admet plus de caprices et d'excentricites qu'on n'en pourrait trouver d'exemples, en pareil cas, chez aucun autre peuple connu z . 1 . On peut consulter sur ('alphabet coreen, mon Apercu de la langue Coreenne extrait du Journal asiatiquede 1864, et mon Vocabulaire Chinois-Coreen-Aino, explique en francais et precede d'une Introduction sur lesecritures de la Chine, de la Coree et de Yezo, dans la Revue orientale et americaine, premiere serie, t. VI, p. 261. 2. Voy., sur I'ecriture antique des Japonais, les Mem. du Congres international des Orientalistes (premiere session, Paris, 1873, p. 229), et mes Questions d'Archeo- logie japonaise. (dans les Comptes rendus de 1'Academie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. IX, 1882, p. 170 et sv ). C'est aux difficultes de tout genre que presents 1'ecriture japonaise qu'il faut attribuer surtout 1'ignorance ou sont restes pendant longtemps les orientalistes au sujet de la langue etde la litterature du Nippon. Tous les anciens missionnairesquionttraite de la grammaire japonaise se sont abstenus d'expliquer le systeme de ses alphabets, et, pour expliquer cc silence, 1 un d'eux, le P. Oyangeren, n'a pas LA LlTnERATURE JAl'ONAISE 287 Ce n'est, en realite, qu'apres Pintroduc- tion de quelques-uns des monuments litteraires de la Chine dans les ihs de 1'extreme Orient que les Japonais ont commence a posseder de veritables livres. Plusieursde ces livres renferment des pro- ductions de 1'esprit indigene, qui remon- tent parfois a une epoque de beaucoup an- terieure a la connaissance de 1'ecriture dans le Nippon Certaines poesies, des chants relatifs aux fastes de Tantique dai-ri, conserves par la tradition orale, sont certainement de plusieurs siecles an- terieurs au temps ou les Japonais com- mencerent a employer 1'ecriture ideogra- phique des Chinois. Nous possedons ueja, sur quelques-unes de ces vieilles produc- tions poetiques, des donnees qui nousper- metlent de fixer leur age et qui en font, de la sorte, des documents philologiques hesite a 6crire que ces alphabets etaient une nceu.re du demon imaginue pour augmenter les peines des ministres du saint Evangile, (Voy., mon Discours prononce a iouverlure du Cows de Japonais, Paris, i863, p. 8.) 288 LA CIVILISATION JAPONA1SE d 1 une valeur inappreciable pour Tetude de Pancien idiome de Yamato. II n'entre point dans ma pensee de vous presenter ici un tableau, fut-il tres suc- cinct, de la riche litterature du Nippon. Meme en me bornant a de simples cita- tions bibliographiques, je serais entraine fort au-dela des limites que doit avoir cette conference. Je me propose done de jeter seulement un coup d'oeil rapide sur les divers genres de monuments qui cons- tituent cette lilterature; et, tout en nVat- tachant a vous signaler quelques-unes des oeuvres exceptionnelles que vous devez connaitreau moins de nom, de vous men- tionncr les ouvrages dont les orientalistes nous ont deja donne des traductions com- pletes ou partielles. En tete de leurs Jivres, et comme docu- ments originaux de leur histoire litte- raire, les Japonais placent un petit nom- bre d'ouvrages dontl'authenticitea etc eta- blie d'une maniere incontestable. Parmi ces ouvrages, ils citent tout d'abord une sorte d'anthologie intitule'e Man-yo siu, LA LITTERATURE JAPONAISE 289 et une narration legendaire et historique connue sous le nom de Ko \i ki. Le Man-yo sz'w, litteralement : Col- lection des Dix-mille Feuilles ', est un recueil de toutes sortes de poesies anti- ques, dont on attribue la reunion a un sa-dai-\in, ou grand officier de la droite, appele Tati-bana Moro-ye, lequel vivait sous le regne de I'imperatrice Kan-ken (749-759 de notre ere). Ce lettre mourut avant devoir complete son oeuvre, qui ne fut achevee que sous le LI e mikado, Hei-^ei (806-809), auquel elle fut pre- sentee. Ainsi s'explique la presence, dans le Man-yo siii, de beaucoup de pieces composees apres la mort de Moro-ye*. 1. Le litre de cet ouvrage a etc interprete de plusieurs manieres differentes par les commentateurs indigenes. Suivant 1'un, le mot yeo feuille y serait synonyme de yo (i age et de dai regne ; et comme man, vulg. dix mille , signifie un nombre immense, indefini , il faudrait traduire la c Collection de tous les sitcles . Je prefere cependant 1'interpretation des auteurs qui iden- tifient ici yo avec ka poesie , et je crois devoir tra- duire le Recueil des innombrables poesies . 2. D'apres le Gun-syo iti-ran, liv. iv, p. i. Je re- '7 LA CIVILISATION JAPONAISE L'opinion la plus accredited est que la coordination de cette anthologie est due a un person nage nomme Yaka-moti ', lui meme auteur de plusieurs des poesies qui y ont ete inserees. Le Man-yo siu est e'crit exclusivementk en caracteres chinois ; mais ces caracteres y perdent le plus souvent la signification qui lenr est propre, pour ne plus devenir que de simples lettres d'un syllabaire des- tine a reproduire les sons de la langue de Yamato. Ce syllabaire, ayant servi tout d'abord a e'crire les poesies de 1'antique re- cueil qui nous occupe, a recu, par ce fait, le nom de Man-yo kana caracteres des Dix mille Feuilles ou des Poesies . Parmi les pieces reunies dans le Man- yo siu, il en est un grand nombre qui grette de n'avoir pu me procurer que quelques fragments de ce tres interessant ouvrage, dans lequel j'aurais trouve, sans doute, de precieuses indications bibliogra- ph ques sur le sujet qui m'occupe en ce moment. . Oho-tomo-no Sukune Yaka-moti Voy. les rai- so is qui lui out fait attribuer la composition du Man-yo sh , dans la preface de 1'edition Ryak-kai, preface que j'a traduite dans mon Anthologie Japonaise, p. 6. LA L1TTERATURE JAPONA1SK 2Q I n'offrent de 1'interet qu'en raison des faits historiques auxquels elles font allusion. Quelques-unes, au contraire, se distin- guent par une tournure gracieuse et par une fraicheur d'expression qui les rendent aimables, meme pour les Europeans les moins inities aux rouages si originaux de la civilisation de Textreme Orient. II en est enfin un certain nombre qui sont fort obscures et a peu pres inintelligibles pour les lettres du pays. Jusqu'a present, il n'existe aucune version complete du Man-yo siu dans une langue etrangere : quelques pieces ont ete traduites en alle- mand ' ; j'en ai public d'autres en francais, avec le texte original et un commen- taire 2 . i. Pfizmaier, Ueber einige Eigenschaften der japani- schen Volkspoesie, et dans les Sit-{ungsberichte der Aka- demK der Wissenschaften. Wien, t. VIII, 1862, p. 377. 2 Rosny, Anthologie Japondise. 1'aris, 1871, part. i. Cinq pieces du Man-yo siu ont etc, en outre, publiees en francais par M. Imamura Warau, avec le texte origi- nal, dans les Memoires du Congres international des Orientalistes, premiere session, Pans, 1873, t. I, p. 2 7 3. 292 LA CIVILISATION JAPONAISE Le Ko -{i ki, ou Annales des choses de 1'antiquite, peut etre considere comme le plus ancien livre d'histoire japonaise qui soit parvenu jusqu'a nous. Compose, ainsi que j'ai eu Toccasion dele dire, en 7 12, par Yasu-maro, d'apres les souvenirs d'une vieille dame de la cour qui 1'avait appris dans sa jeunesse de la bouche du mikado Tembu, \\ est ecrit, comme le Man-yo siu, en caracteres chinois employes tantot avec leur signification ideograph ique, tan- tot avec une valeur purementphonetique. L'ouvrage commence par un expose de la cosmogonie et par une histoire genealogi- que des kami ou dieux primitifs d'ou est descendue la dynastic imperiale desmika- dos. Le recit des regnes d"e cette dynastie commence avec Kam Yamato Iva-are- hiko, fondateur de la monarchic (660 ans avant notreere), et setermine avecl'impe- ratrice Toyo-mi-ke Kasiki-ya-bime (5(^3 a 628 apres notre ere). La forme un peu confuse du Ko \i ki engagea Yasumaro a en entreprendre la revision, avec le concours de deux colla- LA L1TTERATURK JAPONAISE 2g borateurs. L'ouvrage , retondu et com- plete par leurs soins, devint le Ni- hon Syo-ki, ou Annales ecrites du Nippon , dont 1'authenticite est incon- testable, et que Ton doit placer a la tete de tous les ouvrages historiques des Ja- ponais '. Les deux premiers tomes sont consacres aux dynasties divines (Ka- mi-no yo) les vingt-huit derniers a This- toire des mikados, depuis Kam Yamato_ Iva are hiko-no sumera mikoto (660 ans avant norre ere) jusqu'a Pimperatrice Taka ama-no hara-hiro-no bime-no su- mera mikoto (687 696 de notre ere). II comprend, de la sorte. sept regnes de plus que n'en renferme le Ko \i ki. Au point de vue du systeme graphique, i . Je mettrai prochaineinent sous presse la traduction de cet ouvrage, avec un parallele du Ko -{i ki, dans le re- cueil des Publications de I'Ecote speciale des langues orientates (Ernest Leroux, cditeur, a Paris). En attendant, un specimen des travaux d'exegese et de critique entrepris sur le Ko \i ki paraitra a la meme librairie dans un vo- lume intitule : Recueil de Memoires publics par les pro- fesseurs de I'Ecole speciale des Langues Orientates. 294 LA CIVILISATION JAPONAISE le Ni-hon Syo-ki, tout en se rapprochant du Ko \i ki, est cependant plus conforme au style chinois; on y rencontre frequem- ment les marques de transpositions de si- gnes que les Japonais ont 1'habitude d'em- ployer lorsqu'ils ecrivent suivant les lois de la syntaxe chinoise. On serait neantnoins dans 1'erreur, si Ton croyait que des textes de ce genre peuvent etre compris sans une connaissance approfondie des deux lan- gues; le livre d^illeurs doit etre lu de facon a fournir une succession de phrases purement japonaises. Le meilleur ordre de classification qu'on puisse choisir pour la bibliographic japo- naise me parait devoir etre, a peu de chose pres, celui qui a ete adopte par Landresse pour la bibliographie chinoise. Get ordre est emprunte, en partie du moins, au grand Catalogue de la Bibliotheque im- peiiale de Peking, intitule Kin-ting Sse- kou-tsuen-chou soung-mouh : je m'y con- formerai dans les indications que je vais vous fournir. I.A LITTERATURK JAPONAFSE 2Q.5 LlVRES SACRES ET RELIGIEUX. Lcs Ou- king ou Livres canoniques de la Chine, les Sse-chou ou Livres de philosophic morale et politique de Confucius et de son Ecole, ont ete Pobjet de nombreuses editions japonaises, accompagnees pour la plupart de commentaires. Les unes se composent du texte original chinois, au- quel on a joint seulement les signes de transposition phraseologique" destines a faciliter leur traduction et les desinences grammaticales qui permettent, au premier coup d'oeil, de determiner la categoric des mots; les autres presentent le texte ac- compagne d^ne traduction complete et juxta-lineaire } . Pendant longtemps les sinologues ont fait valoir Timportance qu'avaient, pour Petude de ces livres, les traductions qui existent en langue mandchoue ; et c'est en vue du secours qu'ils y pouvaient louver i . Le plus court des Sse-chou. ou Quatre livres de Con- fucius et de son Ecole, a ete public en chinois, avec une version japonaise interlineaire, par Hoffmann, sous ce litre : De Groote Studie. Leiden, 1864, in 8. 296 LA CIVILISATION JAPONAISE qu'ils se sont livres a Tetude de la langue, d'ailleurs depourvue de litterature origi- nale, des derniers conquerants de la Chine. Aujourd'hui que la connaissance du ja- ponais commence a se repandre parmi les orientalistes, on ne peut plus tarder a demander a cette langue Taide philolo- giquc qu'on tirait naguere de la con- naissance du mandchou : les traductions japonaises des ouvrages chinois sont en general plus commodes que les traduc- tions tartares ; et, grace au systeme des transpositions syntactiques, elles offrent presque toujours un mot a mot interli- neaire de nature a faire comprendre plus vite le sens des signes ideographiques que les versions relativement libres qu'on rencontre dans les editions man- dchoues. La plupart des anciens livres classiques que les Chinois placent d'ordinaire a la suite des King et .des Sse-chou ont ete egalement reimprimes et traduits par les Japonais. On possede de la sorte, dans la langue du Nippon, le H iao-king ou Livre LA LITTERATURE JAPONAISE 297 sacre de la Piete filiale l ; le Siao-hioh ou la Petite Etude, dont il a etc fait divers genres d'imitations ; le Tsien-ts^e-wen ou Livre des Mille mots', etc. II existe beaucoup d'ecrits japonais sur leur religion nationale, appelee sin-tau culte des Genies . Tous prennent pour point de depart les donnees mythologi- ques consignees dans 1'antique Ko fi ki, dont je vous ai entretenus tout a 1'heure. Nous ne connaissons encore que fort peu la litterature bouddhique du Japon 3 . 1. Je compte publier une traduction de ce livre, ac- compagnee de nonibreux extraits des commentaires chinois et japonais que j'ai eu d'ailleurs plusieurs fois 1'occasion d'expliquer a mes eleves de 1'Ecole speciale des Langues Orientales. 2. Get ouvrage a etc traduit d'apres la version japonaise par Hoffmann, et public sous ce litre: Tsinote ed appendicc, da Carlo Valenziani. Roma, i8y3 ; ZurGeschichte Japans indent Zeitraume Bun-jet, von Dr. Aug. Pfizmaier. Wien, 1874; Die Geschichte der Mongolen-Angriffe auf Japan, von Dr. Aug. Pfizmaier. Wien, 1874; Les p roduits de la nature chinoise et japonaise, par A.-J.-C. Geerts. Yokohama, 1878; Le 19 326 LA CIVILISATION JAPONAISK a abreger ce que favais a dire. Le peu que j'ai rapporte suffira peut etre pour faire comprendre combien il serait interessant de donner aujourd'hui un apergu deve loppe de la litterature si riche et si variee des insulaires de 1'extreme Orient. curiositd di Jocohama. Testo giapponese trascritto e tra- dotto a i A. Severini. Firenze, 1878; La ribellione di Masacado e di Sumitomo, branodi storia giapponese, tra- dotto da Lodovico Nocentini. Firenze, 1878; // Take- tori monogatari, ossia la Fiaba del nonno Tagliabambu. Testo di lingua giapponese del nono secolo, Iradotto, an- notate e pubblicato per la prima volta in Europa, da A. Se- verini. Firenze, 1881 ; Jasogami e Camicoto,da Ant. Severini. Firenze, 1 882 . XI LES SCIENCES & L'INDUSTRIE AU NIPPON Parrivee des premiers navi- gateurs portugais l , les sciences n'etaient guere plus avancees chez les Japonais que chez les Chinois. L'esprit observateur des insulaires de 1'extreme Orient leur avait bien enseigne un certain nombre de fails inconnus a leurs voisins i. Vers le milieu du xvr siecle. 328 LA CIVILISATION JAPONAISE du continent asiatique; mais aux unset aux autres, il avait toujours manque la veritable methode scientifique, sans la- quelle il etait impossible de franchir le cercle etroit oil s'etaient emprisonnes, de- puis des siecles, tons les savants du conti- nent asiatique. Les peres de la Compagnie de Jesus, etablis au Japon des la seconde moitie du xvi e siecle, commencerent a y enseigner les premiers elements des sciences euro- peennes. II ne parait pas, cependant, qu'ils aient deploye beaucoup d'activite dans leur enseignement, car, a 1'arrivee des Hollandais a Hirato (1609), les indi- genes etaient encore dans une ignorance a peu pres absolue des progres realises parmi nous. On doit, il est vrai, a ces missionnaires de 1'Evangile la fondation mprmere aponase et europeenne dans leur college d'Ama-kusa ; mais cette imprimerie n'a produit, aurant que je sa- che, que des ouvrages de la plus mediocre utilite. En fait de mathematiques, les Japonais LES SCIENCES ET INDUSTRIE AU NIPPON ne connaissaient guere rien de plus que les Chinois, c'est-a-dire quelques idees elementaires de geometric, d'algebre et de trigonometric spherique, empruntees d'ail- leurs aux Arabes et aux Persans '. Plu- sieurs lettres du Nippon m'ont affirme cependant qu'ils possedaient , des cette epoque, des connaissances approfondies en geometric et en algebre; mais, bien que cette affirmation ne soit peut-etre pas ab- solument denuee de fondement, ils n'ont pu me fournir aucune preuve satisfai- sante de leurs affirmations. Les mathe- matiques en tout cas etaient restees dans Fenfance ; 1'astronomie n'avait guere pu avancer davantage. En fait de sciences naturelles, les Ja- ponais n'avaient point depasse le mode descriptif de Tantique Pen-tsao chinois; leurs classifications, comme leurs notices descriptives, ne reposaient que sur les I. Voy., sur les mathematiques des Japonais, Particle de M. le capitaine Levallois, dans les Memoires du Con- gres international des Orientalistes, premiere session, Paris, 1873, t. I, p. 289. 33O LA CIVILISATION JAPONAISE particularites exterieures les plus appa- rentes ; ce qui revient a dire qifils ne savaient que fort peu de choses en fait d'anatomie, et moins encore en fait de physiologic animale et vegetale, ou en fait d'analyse chimique. De longues et patientes observations, le hasard plus souvent sans doute, leur avaient bien fait connaitre quelques pro- prietes des plantes et des corps inorgani- ques. Mais ce qu'ils avaient appris de la sorte. ils le savaient mal, ou du moins d'une facon trop peu scientifique, pour qu'il leur fut possible d'en tirer un parti satisfaisant. La medecine qu'ils pratiquaient au temps de Kaempfer (1690), en etait en- core, au dire du celebre voyageur, a 1'etat le plus rudimentaire. Peu de medica- ments, la n^tait pas le plus mauvais cote de leur doctrine medicale, des bains et 1'emploi de deux remedes externes, le moxa et Pacupuncture : a cela se redui- sait toute leur pathologic. Dans cer- tains cas particuliers, 1'acupuncture et le LES SCIENCES ET I/JNDUSTRIE AU NIPPON 33 I moxa' ont realise, dit-on, des cures re- marquables ; mais il ne faut guere douter que, bien souvent, il n'y avait la qu'un moyen d'achever rapidement le malade. Les Hollandais contribuerent tout d'a- bord a introduire au Japon les sciences medicales europeennes, et on leur doit la fondation a Nagasaki d'une premiere Ecole de Medecine. Cette ecole, disait un journal de Pepoque 2 , compte trente-deux eleves qui doivent tous posseder la langue neerlandaise, et qui etudient avec ardeur, sous la direction d'un premier officier de sante imperial nomme Matsoumoto Ryau- zin. De la sorte, les principes de la thera- peutique occidentale ont commence a se repandre parmi les insulaires. La vaccine ne trouva bientot plus d'opposition du 1. Le moxa des Japonais est compose avec la bourre des feuilles de 1'armoise (Artemisia vulgar is). Roulc en forme de pyramide, on le place sur la partie malade et on y met le feu, de maniere a le consumer entierement et a permettre aux humeurs de decouler de la plaie qu'il a pro- duite. 2. Le Nederlansche Tijdschrift voor Geneeskunde, 1859-60. 332 LA CIVILISATION JAPONAISE cote du peuple et les inoculations se sont accomplies par milliers. A Sango, ville principale du pays de Tosen, un hopital pour cent cinquante malades, a ete cons- truit d'apres les plans du docteur Pompe. Un obstacle serieux au progres de la medecine au Japon tenait aux idees reli- gieuses des insulaires qui s'opposaient a 1'ouverture des corps inanimes. Les eleves de 1'ecole de Nagasaki, ayant compris combien 1'impossibilite de se livrer a des dissections retardait leurs etudes , ont amene le gouverneur de la ville a enfrein- dre en leur faveur les coutumes du pays, et a leur livrer le corps d'un criminel mis a mort pour proceder a son autopsie. Vingt et un jeunes gens assisterent a cette scene, ainsi que vingt-quatre medecins japonais qui purent se convaincre de la haute importance de ces operations. Depuis la derniere revolution, la me- decine a fait au Japon les plus remarqua- bles progres, et aujourd'hui, non seule- ment Penseignement medical y est donne par des professeurs savants et experimentes, LES SCIENCES ET I/INDUSTRIE AU NIPPON 333 mais il existe meme des journaux speciaux qui relatent toutes les observations faites dans les hopitaux et dans les laboratoires. S'il est vrai qi^au Japon les sciences n'aient jamais atteint une zone quelque peu e'levee de developpement avant 1'in- troduction des livres et de Tenseignement europeens, on ne saurait en dire autant des arts industriels, qui, pour la plupart, n'ont fait que decroitre, depuis 1'ouver- ture des marches japonais aux negociants de PEurope et de 1'Amerique. Certaines branches de 1'industrie avaient realise, depuis longtemps-, les plus remarquables progres au Japon. II n'est pas sans utilite d'en dire quelques mots. La porcelaine a ete de tout temps un des plus fameux produits de Findustrie japonaise. Cette composition ceramique que Brogniart definit une poterie dure, compacte, impermeable, dont la cassure, quoique un peu grenue, presente aussi, mais faiblement, le luisant du verre, et qui est essentiellement translucide, quel- que faible que soit cette translucidite, a 19- 334 LA CIVILISATION JAPONAISE etc, comme Ton salt, importee des con- trees de 1'extreme Orient en Europe, ou on n'est parvenu a obtenir un article si- milaire qu'en 1709. Jusqu'a cette epoque, les produits cera- miques de la Chine et du Japon ont eu le privilege de 1'emporter sur les plus belles poteries emaillees de'PItalie et de Nevers. La fortune des porcelaines venues d'O- rient depassa longtemps tout ce qu ? on pouvait imaginer, et la poesie et les le- gendes merveilleuses vinrent leur preter leur concours. Inventee en Chine, sous la dynastic des Han (202 ans avant notre ere), la porce- laine commenca a etre fabriquee dans le pays de Sin-ping. Transported bientot en Coree, elle passa de ce royaume dans Par- chipel Japonais, ou elle ne cessa plus d 1 ^- tre cultivee jusqu'a nos jours. On rap- porte, en effel , qu'un prince de Sinra amena dans Tile de Nippon une corpora- tion de potiers qui s'y etablit, et dota le pays du nouveau produit ceramique des Chinois. LES SCIENCES ET I/tNDUSTRIE AU NIPPON 335 Ce ne fut, toutefois, que vers 1'annee 1211 qu'un fabricant japonais nomme Katosiro Uyemon, apporta de Chine les secrets de 1'art qu'il cultivait avec un sue- ces exceptionnel, et enrichit sa patrie de porcelaines qui furent, des 1'origine, tres estimees. Depuis cette epoque, les progres de la fabrication de la porcelaine ne se ralenti- rent plus; et, au commencement de notre siecle, les produits de la province de Hi- zen surpassaient en perfection, aux yeux des amateurs, les plus beaux produits de Kin-teh-tchin et des autres manufactures chinoises. Ce que nous savons de cet art en Chine et au Japon suffit, en effet, pour nous de'montrer que les precedes employes, dans ce dernier pays, sont les plus inge- nieux et les plus perfection ne's. Cettc opi- nion a d'ailleurs ete soutenue par M. Al- phonse Salvetat, chimiste, dont 1'autorite en fait de ceramique est ge'neralement reconnue. et qui, par les nombreuses ope- rations qu'il a dirige'es ii la manufacture 336 LA CIVILISATION JAPONAISE de Sevres, a du acquerir une grande ex- perience. Or voici ce que dit M. Salvetat : II peut paraitre surprenant que les Chi- nois, si ingenieux dans mille autre cir- constances, aient laisse passer inaperc.u tout le parti qu'on peut tirer de la poro- site du degourdi de la porcelaine. Cette porosite offre, comme on sait, le moyen de recouvrir de sa glagure, egalement et promptement , c^st-a-dire economique- ment, toute poterie a pate absorbante, quel que soit le fini de la forme, quelle que soit la nature de la.glacure. On a d'autant plus lieu d'etre surpris de Pigno- rance dans laquelle ils demeurent, que les fabricants japonais pratiquent la mise en couverte economique et rapide au moyen de rimmersion. La porcelaine est surtout fabriquee avec perfection dans 1'ile de Kiousiou, notamment dans la province de Hizen, ainsi que nous I'avons dit. Les princi- pales manufactures sont situees, dans l'arrondissement de Matsoura, pres du beau hameau de Ouresino, ou la ma- LES SCIENCES ET L 1 INDUSTRIE AU NIPPON 33 7 tiere premiere se rencontre en abondance. Le laque est e'galement un produit des plus remarquables de 1'industrie japonaise. On sait que cette composition, extraite de la seve du rhus vernicifera, sert a endur- cir les objets de bois ou de metal, et a leur donner un brillant qui s'allie de la facon la plus avantageuse avec Tor, 1'ar- gent et la nacre. L'emploi de cette. subs- tance dans Pebe'nisterie et la tabletterie, parait dater, au Japon, d'une epoque des plus reculees. On cite des boites de laque, conserve'es de nos jours a Nara, dans la province de Yamato, et qui remonteraient au m e siecle de notre ere; et la celebre poetesse Mura-saki Siki-bu (v e siecle), dans ses ouvrages, nous parle de laques incrustees de nacre qui etaient en grande faveur a son epoque. II taut citer aussi la laque aventurine avec laquelle on fabrique des objets sau- poudres d'or d'une grace et d'une delica_ tesse remarquables. La fabrication des tissus de soie est fort ancienne au Japon : quelques donnees 338 LA CIVILISATION JAPONAISK historiquestendraientmeme a faire croire qu'elle y etait deja pratiquee anterieure- ment a notre ere. Toujours est-il que nous trouvons la mention de ces precieux tissus des une haute antiquite. Le sol du Nippon est d'ailleurs tres favorable a la culture des muriers, et nulle part 1'educa- tion des vers a soie n'y a mieux resiste aux maladies qui, a notre epoque surtout, menacent d'aneantir cette grande branche de Tindustrie dans une foule de contrees oil, naguere encore, elle etait florissante. Le travail des soies a ete I'objet de pro- gres considerables au Japon, avant 1'eta- blissement des Europeens sur ses cotes 1 . i . Les Japonais fabriquent des tissus de soie d'une foule de genres. On appelle nisiki un tissu qui etait originaire- ment obtenu par le melange de soies de cinq couleurs dif- terentes. Les vieilles annales intitulees Ni-lion gi rappor- tent que la 3y e annue du regne d'Au-fin (3o6 de n e.), 1'empereur envoya des ambassadeurs dans le roj-aume de Ou, en Chine, pour chercher des tisseuses ; il vint quatre sortes d'ouvrieres appelees Ye-bime, Oto-bime, Kurea- dori et Aya-dori. Telle fut 1'origine de ''introduction du tis- sage de la soie au Japon. On fait usage de fiu d'or pour la fabrication des nisiki, sur lesquels on represente des LES SCIENCES ET L'lNDUSTRlE AU NIPPON 3f?>C) Deux a trois mille balks de trente a trente- cinq kilogrammes envoyees a Londres, il fieurs et des animaux fantastiques. Les soieries appelees ay a se distinguent par leur finesse et leur legerete' ; on en fait egalement venir une variete speciale de la Chine; les tobi-\aya ouaya a fleurs sont plusepaissesetsont tireesde Canton etde la Coree. Le rin-su ou damas de sole, d'une qualite superieure, avec ou sans ornements, est un produit japonais ; on en fait venir neanmoins du Tongkin. Le sa- tin appele syusu est d'une beaute incomparable ; on en teint de toutes couleurs ; on en fait venir de Canton, de Nanking et du Fouhkien. La gaze d'or (Tcin-syaJ est d'inven- tion chinoise. (Voy., pour plus de details, les appendices de mon Traite de I' education des vers a soie au JaponJ. En dehors des soieries, les Japonais fabriquent une foule de tissus avec diverses sortes de matieres v^getales ou animales. L'indienne dite sarasa, que les indigenes al- laient jadis acheter au Siam et qui, pour ce motif, s'appelle aussi Siamuro-^ome, est devenue 1'objet d'une grande in- dustrie au Nippon ; le kwa-kwan-fu, tisse avec de longs poils de rat, est une etoffe sur laquelle on raconte des anecdotes fantastiques ; le ba-seo-nuno est une toile formee avec les fibres du bananier et qui vient des iles Loutchou ; elle est belle, solide et recoil tres bien la tein- ture; la mousseline sarasi est un produit de Nara, dans la province de Yamato, ou Von trouve la meilleure qualite; elle est d'ordinaire d'une extreme blancheur ; Vabuya de Noto est egalement blanche et formee de fils de chanvre ; les colonnades proprement dites se nomment monten, et le colon non tisse wata (ouate) ; la bourre de soie s'appelle aussi wata (ma-wataj. 34O LA CIVILISATION JAPONAISE y a vingc ans, a titre d'echantillons, ont surprisles filateurs anglais, non moinspar la modicite de leur prix que par leur ad- mirable beaute. La plupart de ces soies e'galaient, ou meme surpassaient en fi- nesse, en force, et en parfaite regularite tout ce que la France et 1'Italie ont pro- duit de plus excellent en ce genre l . On possede des echantillons d'anciens tissus japonais dont la qualite et 1'orne- mentation artistique sont dignes des plus grands eloges. On fabriquait egalement au Nippon, des le commencement de ce sie- cle, des velours d'une qualite remarqua- ble; mais on dit que les precedes de ce genre de fabrication avaient ete communi- ques aux indigenes par les Hollandais eta- blis dans leur pays. L'art de I'horlogerie ne parait avoir ete introduit au Japon d'une facon reguliere qu'a une epoque assez recente. Ancien- nement les insulaires employaient la clep- sydre pour mesurer le temps. II faisaient i. Courrier de Lyon, fiivrier 1860 LES SCIENCES ET L'lNDUSTRIE AU NIPPON 4 1 aussi usage de petits batonnets a encens, dont la combustion lente et reguliere in- diquait les divisions du jour. On voit figurer, il est vrai, dans la grande Ency- clopedic japonaise ', dont la publication primitive remonte au commencement du xviii 8 siecle, une horloge a sonnerie designee sous le nom de to-kei 2 ; mais ce produit est de provenance hollandaise. Aucun peuple n'a pousse plus loin que les Japonais la perfection de 1'art de la menuiserie. Soit que cet art s'applique a la construction des bailments, soit qu'il se manifeste dans la iabrication de petits objets de tabletterie, il se traduit par des produits d'une delicatesse incomparable. Les simples caisses d'emballage sont as- semblees avec un soin dont on ne trouve point d'exemple dans les autres pays. Les menuisiers japonais ne font pas usage de clous, mais de petites chevilles de bois d'une i. Wa-kan San-sai du-ye, liv. xv, p. 4. 2 tn chinois : tse-ming-tchoung cloche sonriant d'elle- meme . 342 LA CIVILISATION JAPONAISE proprete et d'une justesse etonnantes. Parmi les essences dont ils se servent, il faut citer le camphrier : les caisses faites avec cet arbre ont 1'avantage de preserver les objets qifelles renferment des attaques des insectes. L 1 industrie desjouets d'enfant, si deve- loppee au Japon, produit une foule d'ob- jets d'amusement qui font honneur a I'i- magination des indigenes. Un certain nombre de ces objets ont ete imites en Europe et ont fait la fortune de ceux qui les ont repandus parmi nous. Je mentionnerai egalement en passant ces charmants petits objets d'ivoire qui sont I'ornement des vitrines de nos col- lectionneurset sur lesquels on voit parfois incrustes de la fac.on la plus gracieuse des insectes aux mille couleurs. Si je n'etais expose a prolonger outre mesure cette conference, il faudrait en- core vous parler du bambou que les Ja- ponais utilisent d'une foule de facons differentes au point de vue ornemental, alimentaire, industriel et medical. Un sa- LES SCIENCES ET I/INDL'STRIE AH NIPPON 343 vant botaniste francais qui a compose une monographie du bambou au Japon ', dit avec raison que ce vegetal est, pour les in- sulaires de 1'extreme Orient, le plus grand de leurs tresors. L'imprimerie, cultivee au Japon depuis plus de sept siecles, y a ete Pobjet de nom- breux perfectionnements. A une epoque tres reculee, mais dont nous n'avons pu parvenir encore a decouvrir la date pre- cise, les moines japonais faisaient usage de planches de pierre dans lesquelles ils gravaient en creux les textes de leurs li- vres sacres, afin d'en obtenir des copies multiples au moyen d'une encre appliquee sur les parties non creusees. Les epreuves, qui resultaient de ce mode d'impression, donnaient des lettres blanches sur un fond noir. Suivant un autre procede, on remplis- sait les parties creuses d'une composition resineuse, et on encrait les caracteres ainsi i. M. le docteur Mene, d-ans les Memoircs de la. Societe des Etudes Japonaises, t. Ill, p. 11. 344 LA CIVILISATION JAPONAtSE formes a Taide d'un tampon. II resterait a savoir comment ils s'y prenaient pour ne pas noircir la pierre entiere, car 1'igno- rance en chimie des anciens Japonais ne permet pas de supposer qu'ils aient alors connu la ressource de 1'eau acidulee em- ployee par nos lithographes. Les planches de bois dont 1'usage etait universellement repandu dans le Nippon, n'y furent employees vraisemblablement qifa une epoque plus recente. On se sert pour les graver des memes precedes qu'a Canton. Le systeme de Tecriture japo- naise, infiniment plus complique qu^u- cun autre systeme connu, semblait re- pousser toute tentative de reproduction des textes en types mobiles. Les ouvrages les plus ordinaires, comme les plus precieux, si Ton en excepte les livres de haute litterature ecrits avec le concours de caracteres chinois droits, sont reproduits dans une ecriture telle- ment cursive qu'il est rare de rencontrer, dans deux auteurs differents, le meme si- gne trace d'une maniere absolument sem- LES SCIENCES ET L' INDUSTRIE AU NIPPON ^5 blable. Si Ton ajoute a cela que les lettres japonaises sont susceptibles de ligatures, comme par example les lettres arabes dans 1'ecriture persane appelee tahliq, on com- prendra combien il est difficile de reduire a des elements typographiques les groupes complexes et constamment enchevetres qui pullulent dans les impressions xylo- graphiques. Ces difficultes n'ont pas rebate les Ja- ponais ; et, des le xvn e siecle, ils avaient fait quelques remarquables essais de re- production de textes cursifs en caracteres mobiles. L'impression en couleur avait fait de notables progres chez les Ja- ponais, qui se sont montres, dans cet art, infiniment superieurs aux autres popula- tions asiatiques. Le nombre des nuances qu'ils ont employees au rouleau, et sur- tout la multiplicite des teintes, tout a la fois pures et variees a Pinfiiii, de'passent la plupart des essais tentes jusqu'ici en Europe. Le relief qu'ils ont su donner, avec une remarquable originalite, a quel- ques-uns de leurs dessins, et 1'emploi des 846 LA CIVILISATION JAPONAISE metaux a Paspect les plus divers, sont en- core dignes de la sollicitude de nos impri- meurs europeens. La fabrication de Pencre, dite encre de Chine, est connue au Japon depuis plus de huit cents ans. On sail que, pendant longtemps, on a vainement essaye d'imi- ter cette encre en Europe. Suivant 1'En- cyclopedie japonaise, on se servait primi- tivement pour sa composition d'une sorte de terre noire; ce qui explique pourquoi, dans 1'ecriture ideographique usitee dans le pays, on a choisi, pour designer Pen- cre, un caractere ou les signes noir et terre se trouvent combines. Plus tard on fit usage du noir de fumee, et on y ajouta des aromes. L'editeur japonais de Touvrage que je viens de citer ajoute : Tant anciennement qu'aujourd'hui, Pencre provient de la capitale du Sud. Geux qui la fabriquent avec le plus de succes, emploient du noir de fumee pre- pare a 1'huile de lin pour la premiere qualite; ils y ajoutent du camphre et du LES SCIENCES ET L'lNDUSTRlE AU NIPPON muse. La qualite inferieure se prepare avec du noir de fumee de sapin. L'encre dite" de la Grande-Paix est fabriquee principalement a Ohosaka avec du noir de sapin; elle peut etre employee pour 1'impression. Le papier japonais merite egalement 1'attention des fabricants europeens, tant par la finesse de son grain, tres favorable pour certaines impressions, notamment pour les epreuves de gravures en taille- douce, que par sa prodigieuse solidite. Cette derniere qualite Fa rendu propre a la fabrication de cordage d^une force de resistance peu commune. II a ete em- ploye, au Japon, pour une foule d'usages, notamment pour la confection de vete- ments d'hommes, de robes de dames, de parapluies et de parasols, de tentes de voyage, etc., etc. La bijouterie, sans constituer une bran- che de commerce bien considerable, n'est pas saus importance dans les grandes vil- les du Nippon. La taille des pierres dures ne parait pas avoir ete connue des insu- 348 LA CIVILISATION JAPONAISE laires avant Tarrivee des Europeens; et, de nos jours encore, c'est a peine si elle est repandue dans le pays. On trouve ce- pendant, dans les livres indigenes, la men- tion de gemmes employees comme orne- ments a des epoques fort reculees ; mais on n'a pas encore etudie suffisamment 1'histoire de 1'ancienne bijouterie japo- naise, pour pouvoir en parler avec quel- que autorite. Les objets d'or et d^rgent ouvres ne sont pas rares. Quelques-uns sont mer- veilleusement ornes. Les insulaires em- ploient aussi avec avantage une composi- tion de divers metaux qu'ils nomment syaku-do, qui est susceptible de rece- voir un beau poli et produit Teffet d'un email. Les perles fines ' sont fort recherchees des dames. Elles forment un des orne- ments les plus apprecies de leurs epingles ^ cheveux ou de leurs boucles d'oreilles. Cest principalement sur les cotes d'Owari, i. Kai-no lama gemmes d'huitres . LES SCIENCES ET I/INDUSTRIE AU NIPPON 849 d'Ise et de Satsouma, qu'on peche Thui- tre qui renferme les perles fines. Dans le commerce, on en distingue deux especes principales : les perles dites gemmes d 'ar- gent ', et les perles dites gemmes d'or '. Ces dernieres surtout sont tres prisees des amateurs, tant pour la purete de leur eau que pour Teclat de leurs reflets, d'un jaune legerement rose. Enrin, il faut citer parmi les produits secondaires de 1'industrie japonaise les mi- roirs 3 , les eventails 4 , les chapeaux de bam- 1. Gin-tama. 2. Kin-tama. 3. Voy., sur les iniroirs chinois et japonais : Julien et Champion, Industries anciennes et modernes de V empire chinois, 1869, pp. 63 et 234; et la Revue scientifique, 2 s<*rie, 1880, t. XV11I, p. n 4 3. 4. Jap. a'ugi. On rapporte que I'impeYatrice Zin-gu, a 1'epoque de la guerre des Japonais contre le pays des San- kan (Coree), vit des chauves-souris (jap. hen-puku) qui lui donnerent Tidee de faire faire des eventails. D^puis cette epoque, on a fabrique des eventails de toutes sortes dont 1'usage est nipandu dans les differentes classes de la po- pulation indigene, aussi bien parmi les hommes que parmi les t'emmes. On cite notamment les eventails peints appe- les akome ; les eventails qui res,semblent a une fleur a deini tipanouie et dont se servent les bonzes et les mede- 35O LA CIVILISATION JAPONA1SE bou 5 , les parapluies et les parasols, etc. Les Japonais sont parvenus d'eux-me- mes a de remarquables resultats, en ce qui louche la font e des metaux. Aucun peuple ne les a surpasses dans la trempe de Tacier, et leurs lames les plus parfaites cins; les dventails des danseuses d'assez grandes dimen- sions; les eventails en bois de pin (hi a'ugi) en faweur cliez les fonctionnaires publics ; les ecrans, de forme circulaire, nommcs utiva, qui etaient les seuls eventails usitiis en Chine jusqu'a la dynastic des Ming. Le nom de uti-va leur vient de ce qu'ils sont assez forts et solides pour servir a battre (utu) les vetemcnts ou a ^eraser les insectes ; on en fabrique avec du cuir ou des planchettes laquees, sup- portees par un manche de bambou ; va designe une sorte particuliere d'ecran, dont on fait usage a la cour. 5. Les chapeaux de bambou (Jap. take-no ko-kasa) s'em- ploient, comme chez nous les chapeaux de paiile, pour se garantir des rayons du soleil. On atente, nonsans quelques succes, de les faire accepter dans les modes europeennes. En Chine, ces chapeaux se fabriquent avec des joncs. Les parasoles ou parapluies sont dits parasols de Chine kara-kasa). On en fait remonter Finvention a 1'epoque de Yu-le-Grand (xxm e siiicle avant notre ere); mais les v6- ritables parapluies ne datent quedu regne de Youen-ti,de la dynastie des Wei (260 de notre ere). On fabrique des parasoles de soie et surtout de papier huile et impenetrable a la pluie ; les principales manufactures se trouvent dans la province de Setu. LES SCIENCES KT L^INDUSTRIE AU NIPPON 35 I 1'emportent sur les plus fameux produits de Solignen et de 1'ancien Damas. Tout le monde connait les anciens bronzes japonais, si recherches, aujour- d'hui surtout, pour la decoration de nos appartements. On sait aussi qu'ils avaient invente des precedes de patine que Ton est a peine arrive a imiter en Europe d'une fagon tout a fait satisfaisante. Les Japonais se sont egalement distin- gues dans 1'art de fabriquer les emaux, dont ils se servent soit pour revetir des surfaces, soit pour imiter des pierres pre- cieuses. Le plus souvent I'email est em- ploye sous la forme a laquelle on a donne le nom d'email cloisonne. Les plus an- ciens emaux ne sont guere employes que pour servir de contour aux ornementa- tions; il sont dessines dans le gout chi- nois. Puis viennent les emaux a fonds bleus clair ou verts, avec des dessins plus savamment combines representant des fleurs, des oiseaux ou des quadrupedes. La matiere employee durant la periode suivante est defectueuse, d\ine grande po 352 LA CIVILISATION JAPONAISE rosite, et les tons sont mats et sans net- tete. L'art de Temailleur est en decadence au commencement de notre siecle. Enfin, une epoque de renaissance coincide avec 1'ouverture des ports du Japon au com- merce etranger. Au lieu de petits objets, tels que des grains de chapelets, des bou- tons, des gardes d'epees, on fabrique de larges plats, des vases de grande dimen- sion, des objets detoutes sortes. Le fond est le plussouvent vert fonce. La qualite de la matiere est superieure, mais le dessin est devenu moins original, moins artistique. Dans les temps modernes, les Japonais se sont adonnes a 1'application des emaux cloisonnes sur porcelaine et sur poterie. Les cloisonnes sur cuivre sortent princi- palement de trois manufactures situees aux environs de Nagoya, dans la province d'Owari; les cloisonnes sur porcelaine se font surtout a Ohosaka et a Kyauto. Une fabrique a ete etablie, dans ces dernieres annees, a Yokohama et une autre a T6- kyau; cette derniere a ete detruite dans un incendie. LES SCIENCES KT I/INDUSTRIE AU NIPPON 353 Tel est, en resume, le tableau succinct des sciences et de 1'industrie japonaises avant 1'arrivee des Europeens. Une revolution scientifique et indus- trielle ne devait cependant plus tarder longtemps a se manifester au Japon. Les relations des Hollandais avec les indige- nes du Nippon etaient devenues plus in- times par suite du privilege commercial accorde exclusivement a la compagnie Ba- tave. Le gouvernement de Yedo concut la pensee de cre'er un college d'interpretes, ou les Japonais pourraient etudier la Ian' gue des Barbares a Cheveux Rouges. Le projet fut realise en peu de temps de la facon la plus satisfaisante. Des lors, les principaux ouvrages scien- tifiques qu^n fit venir des Pays-Bas au Japon, furent traduits, commentes et pu- blics. C'est ainsi que parut, entre autres, une edition sinico-japonaise des Anato- mische Tabellen du medecin silesien Adam Kulm, public avec la reproduction des planches de Tedition originale. par le 354 LA CIVILISATION JAPONAISE fils d'un interprete du gouvernement, le docteur Sugita Gen-paku. Ce livre, dont on possede quelques rares exemplaires en Europe, est d'une impression admirable et 1'un des monuments les plus curieux des premieres tentalives des Japonais pour s'initier a la connaissance de nos sciences et de nos arts. Par la suite, le gouvernement de Yedo demanda a la factorerie hollandaise de Desima d'acquerir pour son compte di- vers instruments de mathematiques et de chirurgie, ainsi que quelques livres de nature a faire connaitre plus en detail les progres de la civilisation moderne. Dans toutes les classes de la population, on vit alors se produire un grand mou- vement motive par un ardent desir d'ap- prendre et de savoir. Les personnages des classes les plus elevees voulurent etre les premiers a etre inities aux grandes decou- vertes de la science occidentale. Quel- ques-uns d'entre eux devinrent, pour le milieu ou ils vivaient, de veritables sa- vants. LES SCIENCES ET ^INDUSTRIE AU NIPPON 355 Le Prince de Satsouma, 1'un des plus puissants vassaux de Tempire, s^donna avec ardeur a 1'etude de nos sciences exac- tes. Se trouvant un jour en presence d'of- riciers de la marine neerlandaise, il leur demanda ce qu'ils pourraient lui appren- dre de nouveau au sujet de Papplication de la photographic aux observations baro- me'triques. Cette question deconcerta nos marins qui ne surent que repondre ; car ils avaientoublie, ou peut-etre meme igno- raient, qu'a Pobservatoire de Greenwich, on faisait usage d^ppareils photographi- ques. pour constater d'une maniere plus rigoureuse les variations du barometre, du thermometre et de 1'hygrometre. Ce ne fut toutefois qu'apres la conclu- sion du traite avec les Etats-Unis d'Ame- rique (i853), traite auquel nous devons 1'ouverture definitive des ports du Nip- pon, que les Japonais entrerent de plain- pied dans les voies de la civilisation eu- ropeenne. Parmi les presents offerts au taiikoun par le president de 1'Union, se trouvaient 356 LA CIVILISATION JAPONAISE un telegraphe electrique et un petit che- min de fer, comprenant, outre la locomo- tive, le tender et ses accessoires, les rails et tout le materiel necessaire pour etablir une ligne modele. II n'en fallut pas davantage pour exci- ter la curiosite enthousiastedes indigenes, et pour leur donner 1'ardent desir de con- naitre les autres inventions d'un pays qui lui apportait en present des objets aussi etonnants et aussi inattendus. Le mouvement etait donne. Les mem- bres des ambassades envoyees par le syau- goun en Europe et en Amerique, revinrent dans leur pays, la tete exaltee par toutes les merveilles qu'on avail etalees a leurs regards. Us raconterent de point en point ce qu^ls avaient vu, et en firent Tobjet de publications populaires qui eurent pour la plupart un brillant succes d'actualite. Le Japon n s eut des lors qu'une pen- see : celle d'imiter PEurope et de cesser d'etre Japonais, ou tout au moins asia- tique. On demanda des officiers instruc- LES SCIENCES ET I/INDUSTRIE AU NIPPON 5/ teurs pour 1'armee, des ingenieurs, des mecaniciens, des medecins, des profes- seurs, des artisans de chaque specialite; et, a leur arrivee, on se mil en devoir de tout bouleverser, de tout renverser, de raser 1'edifice du passe, pour arriver plus vite a la reconstruction d'un edifice nou- veau. La pensee bien arretee du gouvernement japonais etait de se donner tout d'abord les allures exterieures de la civilisation europe'enne. Le mikado, dont le pere ne donnait audience aux grands de sa cour qu'a demi cache par un store derriere lequel il se tenait accroupi, a remplace le vetement ample et trainant de ses aieux, par le costume etrique d'un general euro- peen. Sous ce costume, il n'hesite plus a se montrer aux etrangers et a ses sujets vetus du frac noir et coiffes du chapeau en tuyau de poele. Les fonctionnaires de tout rang obtien- nent des costumes analogues a ceux que portent leurs pareils dans les monarchies de TOccident. La forme des edifices pu- 358 LA CIVILISATION JAPONAISE blics, 1'ameublement des habitations, tout, en un mot, se transforme de jour en jour a 1'avenant. A peine les Japonais eurent-ils regu le telegraphe modele que le president des Etats-Unis avait envoye en present au syaugoun, qu'une premiere ligne fut eta- blie et mit en communication reguliere le palais d'ete de ce prince et sa residence a Yedo, sur une etendue d'environ six milles l . Des lignes plus importantes ne tarde- rent pas a etre organisees ; et, de nos jours, le rescau telegraphique du Nippon tend a se developper avec une remarquable rapi- dite. Une ligne principale met deja en communication Nagasaki et Yedo d'une part, et de 1'autre Yedo avec le nord du Japon, dont elle franchit les limites ter- restres pour gagner, par un cable sous- marin, Hako-dade, et atteindre de la jus- qu'a Satuporo, la nouvelle capitale de 1'ile de Yezo. En meme temps, des traites i. Morning Chronicle, du 4 fevrier i85S. LES SCIENCES ET INDUSTRIE AU NIPPON conclus avec de grandes compagnies eu- ropeennes ont mis Yokohama en rapport direct avec 1'Europe par deux voies dif- ferentes, celle de la Siberie et celle de 1'Inde. Les Europeens avaient des chemins de fer : il fallait que les Japonais en eussent aussi. Au mois de juin 1872, un premier troncon, reliant Yedo a Yokohama, fut ouvert au public. Ce troncon avail coute un prix exorbitant, mais pen importe : on ne pouvait plus dire qu'il n'y avait pas de lignes ferrees au Japon. L'amour-propre national venait d'obtenir une premiere sa- tisfaction. Un autre troncon fut etabli en- tre Kobe et Ohosaka. Les travaux qui doi- vent reunir cette derniere ville a Kyauto sont pousses avec unegrande activite. Des lignes plus considerables sont a Tetude; de sorte que d'ici peu d'annees, si cela continue, les Japonais auront des chemins de fer dans toutes les directions. II ne leur manquera que des routes ! De nombreux batiments a vapeur, la plupart de petites dimensions, tendent a 36O LA CIVILISATION JAPONAISE remplacer, chaque jour, les jonques au moyen desquelles se fait encore le cabo- tage sur toute 1'etendue des cotes de Fem- pire. La reorganisation militaire du Japon, entreprise sous la direction d'une mission d'officiers frangais, a etc effectuee en quel- ques annees de la facon la plus remar- quablc. Pourvue d'armes excellentes et fabriquees suivant les derniers perfection- neraents de Tart , Parmee japonaise se trouve aujourd'hui dans des conditions incontestables de superiorite sur toutes les armees asiatiques; et il n^ a pas a douter que, meme en presence des trou- pes europeennes, elle ne presentat a ses ennemis une tres serieuse resistance. Reste a savoir seulement, si les generaux, peut- etre un peu trop improvises a la hate, se- raient en etat de la diriger et de la sou- tenir dans des circonstances difficiles. D 1 ailleurs , elle attend avec une impa- tience facile a comprendre, mais difficile a moderer, Poccasion de donner des preu- ves de sa valeur et de sa discipline. LES SCIENCES ET ^INDUSTRIE AU NIPPON 36 I La marine a etc, de son cote, Fobjet de toutes les ambitions du gouvernement ja- ponais; malheureusement, les ressources financieres de 1'empire, oberees par une foule de depenses necessaires ou inutiles, mais qui etaient la consequence fatale de la voie de reforme generale ou le pays s'e- tait engage, n'ont pas permis de former une flotte de guerre serieuse, aussi vite que la cour du mikado 1'avait espere. Elle se compose de seize batiments, dont un na- vire cuirasse de provenance americaine. L'excellente creation de 1'arsenal ma- ritime de Yokosuka, par un Franc.ais, M. Verny, commence en 1867, contribue puissamment a la conservation et an de- veloppement du materiel naval des Japo- nais. Tel est le tableau trop abrege, sans doute, des principales ameliorations ma- terielles realisees durant ces dernieres an- nees, dans la pensee d'elever le Japon au niveau de la civilisation europeenne. Ces ameliorations peuvent etre jugees tres in- suffisantes; mais elles sont d'un bon au- 362 LA CIVILISATION JAPONAISE gure pour 1'avenir, si on les continue avec un esprit de suite et surtout d'une fac,on plus re'flechie et plus economique. C 1 est beaucoup assure'ment que de mettre un pays en etat de resister a 1'invasion e'tran- gere, et de faire respecter son indepen- dance. C'est fort peu, si la consequence de ces retormes n'est pas d^grandir les ressources de la nation par une aug- mentation de production, d'ouvrir de nouveaux debouches aux fruits de son tra- vail, et d^meliorerlesortdu peuple en lui facilitant le tra vail etl'economie, et surtout en ne lui creant pas de nouveaux be- soins. L'avenir du Japon depend aujourd 1 hui des mesures plus ou moins heureuses qui seront prises pour y developper 1'instruc- tion publique et y repandre la connais- sance des sciences europeennes. Quelques utiles resultats ont ete dej^i obtenus. De tous cotes des ecoles publiques oni ete ouvertes , et quelques grands etablisse- ments d'enseignement superieur ont ete fon des avec le concours de professeurs LES SCIENCES ET I/INDUSTRIE AU NIPPON 363 anglais, francais, allemands ou americains. Une Ecole de Medecine, etablie primi- tivement a Nagasaki, a etc transferee a Yedo. Le nombre des professeurs japonais, qu'on a hatede nommer aussitot que pos- sible a la place de professeurs etrangers, y est deja superieur a celui des Allemands, auxquels ont ete primitivement confides les principals chaires. Une Ecole de Droit est dirigee par deux professeurs francais, et une espece de Fa- culte des Sciences a ete confiee a des pro- fesseurs anglais. Enfin, il faut mentionner une Ecole des Mines dirigee par des mai- tres allemands. De la sorte, la jeune generation japo- naise ne connait plus, en fait de sciences, que les sciences europeennes; et avec 1'in- telligence dont elle a deja donne des preu- ves si e'clatantes, il n'y a pas a douter qu'elle ne dote bientot 1'empire du Soleil Levant d'une petite pleiade de savants se- rieux et autorises. Par contre, les arts et 1'industrie, au lieu de progresser, semblent entrer dans 364 LA CIVILISATION JAPONAISE une voie tres regrettable de laisser-aller et de decadence. Les produits japonais sont, de jour en jour, de qualite plus inferieure; et c'est a grand'peine s^ls arrivent a se maintenir sur les marches, en presence de la con- currence etrangere. Depuis Fouverture des ports du Japon aux etrangers, le com- merce des laques a pris un grand develop- pement; il est meme devenu un des arti- cles d'exportation les plus importants du pays. Seulement, Pavantage qu'ont trouve les fabricants indigenes a produire beau- coup et a bon marche, a nui considera- blement au merite artistique de Jeurs ou- vrages. Les laques anciennes Femportent en valeur, dans une enorme proportion, sur les laques modernes qui sont, a pre- miere vue, d'un aspect agreable, il est vrai, mais qui ne remplissent aucune des conditions de solidite et de bon gout si estimees dans celles qu'on fabriquait au siecle dernier. II fallut 1'intervention ac- tive du gouvernement de Yedo pour arra- cher cette grande branche d'industrie a LES SCIENCES ET I/INDUSTRIE AU NIPPON 365 une decadence complete et definitive. Grace a ses encouragements, les ouvriers les plus habiles du Nippon se mirent a fabriquer de nouveau de beaux laques qui, grace a Intervention de precedes perfectionnes, a 1'usage de couleurs qu'on n'avait pu encore employer, 1'emportent meme parfois sur les meilleurs produits de 1'ancien temps '. La meme decadence s'est manifested danspresque toutes les autres branches de 1'industrie indigene. 11 faut esperer que des mesures egalement opportunes evite- ront des desastres qui seraient, un jour ou 1'autre, la consequence de cet abaissement general des produits manufacturiers du Japon. Un seul art, la Typographic, a fait en quelques annees les plus etonnants pro- gres ; et, comme on a dit que cet art pro- duisait la lumiere, on peut voir, dans le developpement considerable qu'il a pris au i. On a pu en juger en visitant en 1878, a Paris, le dt- partement Japonais de 1'Exposition universelle. 366 LA CIVILISATION JAPONAISE Japon, un heureux pronostic pour Tave- nir de ce pays. Plusieurs imprimeries, se servant de types mobiles fondus suivant le systeme europeen , ont ete organisees, et elles ont donne les resultats les plus satisfaisants. Mais ce qui est bien autre- ment remarquable, c'estde voir comment on a pu arriver a disposer ces imprime- ries de fagon a permettre la production reguliere de journaux quotidiens d'assez grandes dimensions. Les Japonais ont re- nonce, pour 1'impression deces journaux, a 1'emploi du plus grand nombre de leurs caracteres cursifs; mais ils n'ont pu se debarrasserdel'immensequantitedesignes ideographiques chinois, sans lesquels leurs articles seraient presque toujours incom- prehensibles. Et comme on ne saurait ad- mettre, pour le journalisme, un systeme d'impression qui, comme la xylographie ou la lithographic, rend les remaniements, les changements, les corrections memes a peu pres impraticables, surtout lors- qu'il s'agit d'aller vite et de terminer le travail a heure fixe, ils ont du mettre LES SCIENCES ET I/INDUSTRIE AU NIPPON 867 en usage les precedes habituels de Tart typographique. Pour quiconque connait un peu les exigences de cet art, les re'sul- tats qu'ils obtiennent pour 1'impression de leurs journaux quotidiens sont dignes des plus grands eloges et montrent ce qu'on peut attendre d'un peuple si habile a lever les difficultes qui peuvent nuire a I'accomplissement de ses destinees. La presse a deja rendu au Japon de ve- ritables services ; et, quoique nee d'hier, elle possede deja une histoire digne de prendre une place honorable dans les an- nales contemporaines de la civilisation ja- ponaise. XII LA REVOLUTION MODERNE AU JAPON [A revolution qui s'opere au Japon depuis quelques annees, revolution dont le point de depart a etc 1'aneantisse- ment du pouvoir des syaugoun ou lieu- tenants -imperiaux et la restauration de Tautorite supreme entre les mains des mi- kado ou empereurs legitimes, comptera certainement parmi les evenements les plus etonnants et les plus considerables SjO LA CIVILISATION JAPONAISE de 1'histoire contemporaine des nations asiatiques. Le succes de cette revolution, comme je Tai dit dans une conference pre- cedente, a eu pour cause, d'une part, la fai- blesse des derniers autocrates de Yedo, et, de Fautre, les transformations qu'a du su- bir le pays, par suite de 1'ouverture des ports au commerce etranger et de 1'im- mixtion des Europeens dans les affaires politiques des iles de 1'extreme Orient. II me parait done utile de rappeler en peu de mots les premieres tentatives des Occidentaux a 1'effet d^tablir des rela- tions avec les Japonais. Le Japon a ete decouvert par les Por- tugais. Ce pays avait ete mentionne, des le xin e siecle, il est vrai, sous le nom de Zi- pangu l , par le celebre voyageur venitien Marco Polo; il ne parait pas toutefois i . Zipangu sst une notation a peine corrompue des mots chinois Jih-pen-koueh le royaume du Japon . Ra- chid-Eddin, qui ^crivait en 129^, dcsigne ce meme pays sous le nom de Djemenkou, et Aboulfcda sous celui de Djemkout. LA REVOLUTION MODERNE AU JAPON 871 qu'aucun Europeen y ait aborde avant le milieu du xvi c siecle. Le Sin-sen nen-hyau de Mitsoukouri mehtionne 1'arrivee des premiers Portugais une annee plus tot; mais le savant chronologiste ne nous dit pas sur quelle autorite il se fonde pour etablir cette allegation. L'Apercu des annales des mikados de Syounsa'i Rindjo mentionne la premiere arrivee des Portugais, sous le nom de Barbaras du Sud, au Japon en Tan nee 1 55 1 '. Chasses par la tempete, des navi- gateurs de cette nation furent pousses sur Tile de Tane-ga sima. Us portaient avec eux des armes a feu, dont les Japonais n'avaient pas encore fait usage. C'est en souvenir de ce fait que les pistolets sont encore aujourd'hui designes sous le nom vulgairede Tane-ga-sima. Anterieurement a cette epoque, les historiens du Japon rapportent 1'arrivee de Nan-ban dans le pays de Satsouma en 1'an 1020, et une mission de ces memes peuples qui ap- i. Nippon-wau dai iti-ran, livr. vn, p. 46. 372 LA CIVILISATION JAPONAISE porta un tribut en 1'an 1409. Seulement, on n'a pas encore elucide la question de savoir a quels etrangers ces historiens font allusion ; et, jusqu'a ce que le pro- bleme ait ete resolu, il n'est pas possible de faire remonter les premieres reconnais- sances des iles de I'extreme Orient par les Europeens a une epoque anterieure au voyage de Fernand Mendez Pinto qui fut jete sur les cotes du Japon en 1'an nee i543. Des que les Portugais connurent 1'exis- tence du Japon, ils se haterent d'y en- voyer de nouveaux navires et des pretres pour evangeliser le pays. Saint Frangois Xavier et plusieurs autres jesuites y abor- derent le 1 5 aout I549 1 . La propagande i. Sairit Francois Xavier gagna le Japon a bord de la jonque d'un corsaire chinois. II etait accompagne d'un Ja- ponais converti au christianisme et baptise sous le nom de Paolo de Santa-Fe. Le hasard le fit aborder a Kago-sima qui etait justement le lieu de naissance de ce Paolo. II y fut accueilli avec enthousiasme, et le dai'myau regnant de Satsouma lui permit de faire des predications dans toute 1'ctendne de son domaine. Sur 1'instigation des bonzes, cette permission finitcependant par etrenivoque'e. etle prince LA REVOLUTION MODRRNE AU JAPON 3j3 religieuse acquit bientot un grand deve- loppement dans tout 1'archipel; et, apres s'etre etablis dans les principautes de Sa- tsouma et de Boungo, les missionnaires catholiques se repandirent dans la grande ile de Nippon, a Myako, residence de Tempereur, et jusque dans les provinces les plus septentrionales du pays. De 1616 a 1620, ils traverserent le detroit de San- gar et penetrerent dans 1'ile de Yezo. Apres les Portugais, vinrent les Hol- landais qui se preoccuperent beaucoup moins d'evangeliser le Japon que d'y ou- annonca qu'il etait deTendu a ses sujets, sous peine de mort, de se livrer aux pratiques du christianisme. Frangois Xavier dut chercher dans d'autres parties du Japon les moyens de poursuivre son ceuvre d'evangelisation. 11 n'est peut-etre pas inutile de faire observer que, dans les re- cits des missions chretiennes au Japon, non-seulement les grands princes feudataires, mais meme les plus petits da'i- myaux, sont qualifies de 1'epithete de roi. Et c'est par une erreur de ce genre qu'on parle souvent de Pambassade en- voyee au pape Gregoire XIII par 1'empereur du Japon . Cette ambassade, a laquelle on fit une reception pom- peuse en Europe, representait des princes feodaux de 1'ile de Kiousiou, et nullement le mikado ou son syau- goun. 374 L ' V CIVILISATION JAPONAISE vrir de nouveaux debouches a leur com- merce maritime. Seuls, parmi tous les Europeens, ils surent gagner la confiance du gouvernement syaugounal et conser- ver le monopole du commerce, alors que tous les autres Europeens, sans exception, durent se soumettre au decret qui leur in- terdisait de la facon la plus severe Ten- tree des ports du Nippon. Les Anglais essayerent cependant de participer aux privileges commerciaux qui avaient ete accordes aux Hollandais. Un pilote de leur nation, William Adams, aborda dans cet espoir a Ohosaka, en 1600. Le syaugoun le rec,ut avec bienveil- lance et Pemploya a la construction de navires sur le modele europeen ; mais, Iprsqu'il exprima le desir de retourner dans son pays, il fut in forme que le gou- vernement ne consentait pas a lui donner cette permission. Adams se resigna done a demeurer au Japon, ou il epousa une femme indigene, avec laquelle il vecut dans le petit port de Yokosuka, ou son tombeau a ete dernierement retrouve. Les LA REVOLUTION MODERNE AU JAPON 3y5 services qiTil avail rendus dans sa nouvelle patrie lui valurent 1'honneur de voir son nom donne a une des rues de Yedo. Auto- rise par le syaugoun a inviter ses compa- triotes a venir etablir des comptoirs dans ses etats, il ecrivit en Angleterre, et une mission ne tarda pas a arriver sous le pa- vilion de Sa Majeste Britannique. Cette mission apprit bientot qu'elle ne pouvait pas compter sur les esperances qu'on lui avail fait concevoir; le gouvernement syaugounal se refusa brusquement a tout traite d'amitie avec 1' Angleterre, parce que son souverain avait e'pouse une princesse de Portugal, pays que les Japonais con- sideraient comme Peternel ennemi du leur. La mission anglaise recut, en con- sequence, 1'ordre de se retirer dans un delai de vingt jours. Plusieurs nouvelles tentativcs furent faites depuis lors pour ouvrir les portes du Japon au commerce britannique, mais ces tentatives resterent toutes egalement infructueuses. Les Russes voulurent a leur tour pe- netrer sur le territoire soumis a Tauto- 3/6 LA CIVILISATION JAPONA1SE rite des syaugouns , et ils envoyerent dans ce but plusieurs expeditions dont la plus celebre, celle de Golownine a Yezo, n'eut d'autre resultat que de faire garder son chef dans une longue et penible cap- tivite (de 181 1 a 1814). 11 etait reserve aux Etats-Unis d'A- merique d'obtenir du syaugoun Fabroga- tion des lois rigoureuses qui defendaient Tacces des cotes de 1'archipel Japonais a la marine de tous les peuples du monde, a 1'exception des Hollandais et des Chi- nois auxquels avait ete maintenu le pri- vilege du commerce exterieur, a la condi- tion, il faut le dire, de se soumettre a tout un systeme de vexations intolerables. A la suite d'une motion adoptee par le senat de Washington, il fut decide qu'une expe- dition, sous les ordres du commodore Perry, se rendrait au Japon, pour y con- clure un traite d'amitie et de commerce. L'expedition quitta Norfolk le 24 novem- brei852et vintjeterl'ancre aNafa, princi- pal port des iles Loutchou, le 26 mai i853. Le 7 juillet de la meme annee, le commo- LA REVOLUTION MODERNE AU JAPON 377 dore Perry faisait son entree dans la baie de Yedo, ou il notifiait au gouvernement du syaugoun 1'intention formelle du gouver- nement americain d'engager des relations de commerce avec son pays. N'ayant pu obtenir une satisfaction immediate, il an- nonca qu 1 !! reviendrait, 1'annee suivante, demander une reponse a sa demande. A peine 1'amiral americain eut-il quitte les eaux du Japon que tout le pays se pre- para a la resistance, en meme temps que des ordres etaient envoyes dans les cou- vents pour prier les Dieux de sauver 1'em- pire de 1'invasion des Barbares. Les clo- ches des monasteres furent transformers en canons, on arma tout ce qu'on possedait de bateaux et de jonques, etPon construi- sit de tous cotes des fortifications. Quand tous ces preparatifs belliqueux furent ter- mines, on jugea la resistance impossible, et Ton resolut de chercher, par une poli- tique de ruse et d^termoiement, a eloi- gner au moins de quelque temps les malheurs qui menagaient de fondre sur 1'empire. 3/8 LA CIVILISATION JAPONAISE Les Americains partageaient a cette epoque une erreur generale, que les ja- ponistes eussent tres probablement dissi- pee, si on avail daigne les consulter : ils croyaient que le syaugoun de Ye'do e'tait le veritable empereur du Japon, et que le mikado de Myako n'etait qu'une espece de pape, un souverain exclusivement spiri- tuel et religieux. Le president des Etats- Unis avail done ecrit une letlre a 1'Empe- reur du Japon , que son ambassadeur alia porler na'ivement au syaugoun : celui-ci, ne sachant commenl se lirer de 1'impasse ou il se trouvait engage, se de'cida a se lais ser passer pour empereur aux yeux des etrangers, et aconclure a ce litre lestraites de commerce et d'amitie qu'on venait ar- racher a son gouvernement. La ruse au- dacieuse que les Japonais employerent en cette circonstance, et la naivete ignorante doni rirent preuve les agenls poliiiques europe'ens, furent la cause de cetie longue periode de malenlendus, d'ajournements de toutes sortes, d'embarras et de malaise reciproque qui commenc.a a la conclusion LA REVOLUTION MODERNE AU JAPON 3 79 du premier traite americain avec le syau- goun (i853), et qui ne devait se clore qifavec la revolution qui detruisit defi- nitivement la fonction longtemps omni- potente de lieutenant de 1'empereur au Japon(i868). La politique usurpatrice dont je viens de vous dire quelques mots, avait etc adop- tee par /-, seigneur de Ka-mon l , qui remplissait, a cette epoque, les fonctions de regent pendant la minorite du jeune syaugoun lye-sada. Ce regent, homme d^ailleurs d'une grande intelligence et d'une remarquable energie, avait bien pu triompher de la sorte des difficultes qui lui venaient du cote des Europeans ; mais il ne lui avait pas etc aussi facile de faire accepter sa maniere d'agir par les dai- myaux qui n'ignoraient pas la veritable condition de dependance du syaugoun vis- a-vis de la personne supreme du mikado. Une revoke, suscite'e par les grands de 1'empire, ne tarda pas a eclater contre ces i. l-i Ka-mon-no Kami. 38O LA CIVILISATION JAPONAISE audacieux agissements. L'emprisonne- ment des meneurs, 1'execution capitale de plusieurs d'entre eux, ne devaient point empecher le torrent revolutionnaire de poursuivre dans le pays sa course vaga- bonde. Le prince de Mito qui, des 1840, avail essaye de soulever le pays au nom de 1'empereur legitime, se mit a la tete des insurges ; et, conformement a ses ordres, le regent fut attaque en mars 1860 par une bande de samurai qui s'emparerent de sa personne, lui trancherent la tete et la promenerent ensuite triomphalement dans la capitale. Le syaugoun, qui s'etait vu dans la ne- cessite d'abandonner la plupart des garan- ties que s'etaient arrogees ses predecesseurs vis-a-vis des princes feodaux, et qui avail du renoncer notamment a Tobligation pour eux de resider un certain lemps a sa capitale et d'y laisser des otages en leur absence, voyail son autorite decliner en meme temps que celle des da'imyaux acque- rait plus de force et d'independance. L'as- sassinat du regent laissait, en outre, le LA REVOLUTION MODERNE AU JAPON 38 1 jeune syaugoun abandonne a toutes les in- trigues de sa cour et presque sans moyen de communication avec les princes feodaux, qui, pour discrediter definitivement le gouvernement de Yedo, se plaisaient a commettre vis-a-vis des etrangers des actes hostiles, souvent meme des assassinats, dont le syaugoun supportait la responsa- bilite, sans avoir les moyens de les empe- cher. Lorsque les renes du gouvernement de Yedo furent remises au quinzieme el der- nier syaugoun Nobu-Yosi, plus connu des Europeens sous son petit nom de Hitotu-basi, il etait bien evident que la dynastie fondee par lyeyasou ne devait plus compter desormais que sur une tres courte existence. Nobouyosi etait d'ail- leurs un vieillard manquant de 1'energie necessaire pour diriger les forces impo- santes dont disposait encore le gouver- nement de Yedo, et pour en tirer tout le parti possible. Les daimyaux, convaincus que le mo- ment etait plus favorable que jamais pour 382 LA CIVILISATION JAPONA1SE attaquer le syaugounat dans ses derniers retranchements, offrirent leur concours au mikado , a des conditions diverses. Forts de 1'appui que leur donnait le pa- vilion imperial qu'avaient arbore leurs armees, ils n'hesiterent plus a sommer le Nobouyosi de resigner ses fonctions. Un moment on vit prevaloir, dans le Conseil supreme de Yedo, la politique de la resis- tance ; et deja des mesures avaient ete pri- ses pour mettr.e en mouvement 1'armee syaugounale, lorsque Nobouyosi fit con- naitre a la cour de Yedo sa resolution de- finitive de se soumettre a la volonte du mikado. Cette resolution fut consignee dans un acte de demission officielle, date du 9 novembre 1867. Les grands da'i- myaux, reunis en assemblee nationale, de- creterent peu apres la suppression defini- tive des fonctions desyaugoun,et reconnut rent pour seul et unique souverain du Japon, le jeune Mitu-hito qui venait re- cemment de succe'der a son pere, le mikado Kau myau. La soumission subite et inattendue du LA REVOLUTION MODERNE AU JAPON 383 syaugoun Nobouyosi n'avait pas ete sans irriter profondement ses partisans; et les daimyaux du Nord, qui ne voyaient pas sans regret la preponderance dont allaient evidemment beneficier les principautes du Sud, resolurent de soulever pour leur pro- pre compte 1'etendard de la resistance. Les mecontentsreunirent, enconsequence, tou- tes les forces militaires qu'ils purent ral- lier ; et, pour arriver a contrebalancer le prestige que les daimyaux du Sud em- pruntaient a la personne du jeune mikado Moutsouhito, ils choisirent un oncle de ce meme prince nomme Uye-no-no Miya et resolurent de le proclamer mikado du Nord. Tous les efforts des partisans des Tokou- gava ne devaient cependant pas aboutir a des resultats quelque peu durables ; et bien- tot, tant par la force des armes que par d'ha- biles negociations engagees avec les ka-rau ou ministres des daimyaux, 1'autorite su- preme du mikado fut reconnue dans toute Tetendue du Nippon. Le dernier rempart des opposants fut renverse par la prise de 384 LA CIVILISATION JAPONAISE Hakodade, dans Tile de Yezo, le 25 juin 1869. Le nouveau gouvernement mikadonal avail bien reussi & aneantir le syaugounat et a faire accepter le principe de son au- torite supreme d'un bout a 1'autre de 1'ar- chipel. On ne pouvait cependant pas dire encore qu'il etait assis sur des bases soli- des. Les grands daimyaux avaient obtenu des promesses en echange de leur partici- pation active a la guerre engagee centre la dynastic des Tokougawa; au milieu du desordre general, une foule de petits sei- gneurs avaient rompu les liens qui les at- tachaient aux Koku-si ou grands princes feodaux, et ne cherchaient qu'une occa- sion pour s'enrichir aux depens du pre- mier venu, ou pour conquerir une cer- tainesommed'independance; la revolution s'etait developpee aux cris de mort aux etrangers , et les etrangers, tout en ayant conserve pendant cette periode une atti- tude calme et desinteressee, du moins en apparence, se tenaient sur leurs gardes, appuyes par les rlottes que leurs represen- LA REVOLUTION MODERNE AU JAPON 385 tants avaient mandees dans les eaux du Japon; certaines idees de liberalisme mo- derne, enfin, echauffaient Jes tetes des officiers indigenes qui, pendant leur se- jour en Europe, s'etaient inities a toutes les revendications de la reforme sociale et religieuse. Le premier soin de la Porte Imperiale ' fut de resoudre immediatement la ques- tion des etrangers. Loin de decreter leur expulsion du pays et d'abroger les traites conclus avec le syaugoun, le cabinet s'em- pressa de reconnaitre les representants des puissances occidentales, de leur notifier que le siege du gouvernement etait desor- mais etabli a Kyau-to (Miyako), et qu'ils etaient invites a venir avec leur suite pre- senter leurs leltres de creance a la personne 3. Le mot mi-ka-do, par lequel on designe 1'Empereur, signifie litteralement La Grand'porte Imperiale . C'est la unc des nombreuses analogies que 1'on peut constater entre les Japonais et les Turcs (Sublime-Porte), dont 1'i- diome noiamment appartient au meme systeme gramma- tical. Aujourd'hui, le titre de mikado est a peu pres completement abandonne; il a etc remplace par 1'ancien titre de Ten-au 1'Auguste du Ciel . 386 LA CIVILISATION JAPONAISE meme du souverain. En meme temps des ambassades extraordinaires etaient en- voyees en Europe et en Amerique, et des agents diplomatiques residents etaient ac- credites aupres de ceux qui avaient conclu des traites d'amitie avec le Japon. Cette attitude du nouveau gouverne- ment n'etait evidemment pas de nature a donner une satisfaction generale dans Par- chipel, ou la haine des etrangers est encore loin d'avoir ete tout a fait deracinee. Mais le prestige du successeur d'Ama-terasu Oho-kami etait trop considerable pour que quelqu'un osat se revolter centre ses ar- rets. D'ailleurs, les rapports des Euro- peens avec les Japonais avaient eveille dans 1'esprit de ces derniers une vive cu- riosite de savoir, et le desir ardent de re- generer leur pays par 1'introduction de toutes les sciences et de tous les progres realises en Occident. Tandis que les Chi- nois out peine a comprendre que les Bar- bares des quatre frontieres aient pu at- teindre et surtout depasser la civilisation du Royaume du Milieu , les Japonais, LA REVOLUTION MODERNE AU JAPON 887 au contraire, ont fait de suite bon marche de leur civilisation, en grande partie cal- quee sur celle de la Chine, et ils ont re- solu de tout transformer parmi eux. Non- seulement ils se sont hates dHmiler nos institutions europeennes, de transformer leur armee et leur marine a 1'instar des notres, de se donner quelques premiers troncons de telegraphies et de chemins de fer, d^rganiser des postes, de creer un nouveau systeme monetaire et de recons- tituer leurs finances sur le mode des puis- sances occidentales; ils ont voulu encore, et presque avant tout, perdre Papparence exterieured'Asiatiques: ils ont adopte pour leur souverain, pour les fonctionnaires publics, et meme pour les classes supe- rieures de la societe, notre maniere de vivre et jusqu'a notre costume. Quant a la religion, dont la reforme cut ete, dans toute autre region du monde oriental, la plus grosse difficulte a resoudre, il semble qu'elleait ete, pour les Japonais, lemoin- dre embarras qu'ils aient rencontre pour raccomplissement de leur ceuvre de trans- 388 LA CIVILISATION JAPONAISE formation sociale. Le Bouddhisme, en excluant, ou pent s'en faut (car on doit tenir compte de ses diverses ecoles), toute croyance a une divinite supreme et per- sonnelle, ainsi qifa une existence d'outre- tombe, preparait d'ailleurs les Japonais & accepter toutes les formes du scepticisme moderne et meme a se desinteresser dans la solution qui pourrait etre donnee au probleme religieux. L'ardeur qu'ils avaient mise, deux siecles auparavant, a poursui- vre le christianisme de leurs persecutions et de leur colere, se trouvait de la sorte considerablement affaiblie. Us devaient, sans trop de resistance, laisser s 1 etablir dans leurs villes les missionnaires de Pe- vangile, et y construire des eglises et des seminaires. Quant aux innombrables ido- les bouddhiques, le plus souvent, ils ne devaient plus s'en preoccuper; ou plutot, sachant que toutes ces representations fantastiques, ou Tart ancien avait marque son genie bizarre et sui generis sur la ce- ramique, sur le bois, surTivoire ou sur le bronze, avaient acquis une grande valeur LA REVOLUTION MODEKNE AU JAPON 38g mercantile pour les collectionneurs euro- peens, ils n^esiterent pas a se debarrasser de ces idoles desormais inutiles, et a dis- perser les divinites auxquelles ils rendaient naguere encore des sacrifices et des hom- mages, sous le rnarteau de simples com- missaires priseurs. Je ne veux pas dire pour cela que les Japonais intelligents, que quelques bonzes eclaires, que le gouvernement mikadonal lui-meme se soient absolument desinteres- ses de la question religieuse. Loin de la; j'ai eu Foccasion de rendre compte ail- leurs l d'une mission envoyee il y a quel- ques annees en Europe, a 1'effet d'etudier ce que la transformation actuelle du Japon exigeait qu'on fit le plus tot possible pour donner un aliment au besoin de croyance des classes populaires de Fempire. Cette mission, et je pourrais dire en un mot tous les Japonais que j'ai vus se preoccuper de la religion de leur pays, etait, au i . Comment on cree une religion, dans la Revue scien- tifique du 7 mai 1875. 3gO LA CIVILISATION JAPONAISE fond, assez indifferente sur la foi qu'il con- venait de faire adopter a ses compatrio- tes : ce qui la preoccupait, cfest que cette religion put s'allier avec le mouvement des idees modernes et ne se trouvat pas, des a present, en contradiction avec les conquetes de la science europeenne. Peu apres son avenement au trone, Mutsouhito, age alors de dix-sept ans, reu- nit une espece de Conseil d'Etat compose des principaux seigneurs qui avaient con- tribue a restaurer le pouvoir effectif qu'a- vaient exerce ses a'ieux, avant la domina- tion des syaugouns. D'accord avec cette assemblee, il arreta les bases d'une cons- titution, ou furent proclames quelques principes qui temoignent certainement de progres que nul n'etait guere en droit d'esperer d'une nation asiatique, et qui n'avaient e'te realises nulle part ailleurs en Orient. Sans reconnaitre precise'ment 1'aboli- tion des castes et Tegalite de tous les ci- toyens devant la loi, cette constitution admettait la possibilite d'appeler a toutes LA REVOLUTION MODERNE AU JAPON 3gi les fonctions publiques les hommes de valeur qui se feraient remarquer dans les differentes classes de la societe. Elle de- clarait, en outre, abolies toutes les cou- tumes cruelles et barbares qui avaient ete en usage dans les siecles passes. Apres avoir promulgue ces rudiments de constitution, le mikado annonc,a qu'il avait etabli une ere nouvelle dont le nom exprimait Pidee sur laquelle serait fonde son gouvernement. Cette ere fut appelee mei-di le gouvernement eclaire . Comme consequence immediate du nouvel ordre de choses, la Porte Impe- riale dut se preoccuper de rendre aussi impuissante que possible 1'aristocratie feo- dale qui gouvernait encore, avec presque toutes les prerogatives de la so'uverainete, les principautes et les innombrables clans entre lesquels etait partage 1'archipel Ja- ponais. Vouloir se defaire brusquement des anciens Koku-si, et notamment des plus puissants d'entre eux auxquels le mi- kado devait sa restauration effective au trone, fut juge chose prematuree, sinon 3g2 LA CIVILISATION JAPONAISE absolument impossible. Loin de la, ces memes Kok-si furent appeles aux plus hautes fonctions du nouvel edifice politi- que, ou leur presence, qu'on n'avait pu eviter, devait necessairement contribuer rendre plus lente et plus laborieuse Foeuvre projetee de reorganisation polili- que et sociale. Par un coup d'audace pe- rilleux, mais qui fut couronne de succes, le mikado decreta la suppression des etats feodaux et la division de tout Tempire en ken ou departements , a la tete desquels les daimyaux ne seraient plus que des prefets non hereditaires, salaries par le gouvernement et tous egalement revoca- bles. Les princes feodaux accepterent sans resistance la situation nouvelle qui leur etait faite. Les Japonais ont, de tout temps, montre de remarquables aptitudes a s'assimiler les idees etrangeres. Depuis Tarrivee des Americains dans leurs iles, en i853, ils se sont preoccupes avec une ardeur infatiga- ble de rechercher les moyens propres a donner a leur pays les apparences civili- LA REVOLUTION MODERNE AU JAPON 3^3 satrices des contrees de 1'Occident. La re- volution de 1868 etait une occasion favo- rable pour introduire dans leur pays les institutions politiques et sociales dont ils avaient acquis une idee plus ou moins su- perficielle dans leurs voyages en Europe, dansleurs relations avec les etrangers eta- blis au milieu d'eux , ou dans les livres anglais, franc.ais et allemands traitant de la matiere et dont ils avaient deja fait des traductions completes ou analytiques. Leur premiere pensee fut, en conse- quence, de creer au Japon le regime par- lementaire, et de constituer un parlement compose d'une Chambre de Seigneurs et d'une Chambre des Communes. Lacham- bre des seigneurs n'etait pas absolument impossible a organiser, bien qu'il y cut a craindre qu'elle ne servit qu 1 ^ faciliter Pentente des grands feudataires deposse- des pour preparer le pays a une revolution nouvelle. Et, d'ailleurs, il y avail lieu de supposer que, dans une pareille assem- blee, Tinegalite d'importance et d'autorite des differents daimyaux, ne permettrait LA CIVILISATION JAPONATSE pas ch resoudre les questions par des votes danslesquelson seborneraita additionner les suffrages. Le prince de Satsouma, par example, n'hesita pas, dans une de ces as- semblees d^ssais oil la majorite ne lui etait pas favorable, a se retirer, montrant par la qu'au lieu de s'attacher a compter les voix des seigneurs, il fallait bien plu- tot se preoccuper d'en calculer le poids. Le senat projete n'etait done pas etabli dans des conditions serieuses d'existence et de duree. Mais la difficulte etait bien autre , quand on voulutconvoquer une Chambre des Communes. Oil trouver les commu- nes? ou trouver des citoyens capables de comprendre ce que devait etre un college electoral? On proposadefaireenseignerpu- bliquement par des conferenciers officials, les premiers elements du droit public, et de decider que les Japonais qui auraient frequente ces conferences pendant un certain temps, acquerraient le titre de citoyen et la capacite electorale. Cette proposition originale dont on eut peut- LA REVOLUTION MODERNE AU JAPON 3g5 etre pu tirer d'utiles resultats, si elle avait etc adoptee et mise en pratique avec per- severance, ne pouvait en tous cas donner des resultats immediats. Elle fut bientot abandonnee, ainsi que toutes sortes d'au- tres systemes ayant pour but de trouver les raoyens d'introduire unechambre basse dans le parlement projete. Le senat ou Gen-rau-in ', fonde par de'cret du 17 avril 1875, ne devait passur- vivre a la retraite du prince de Satsouma que j'ai mentionnee tout a 1'heure. Une sorte de Conseil Superieur, dans lequel furent appeles queJques Europeens en qualite de conseillers-adjoints, lui suc- ceda, et prepara les lois que le cabinet acceptait ensuite ou repoussait a son gre. Le meme decret instituait une autre chambre, appelee Fu-ken kai-gi 2 , que les journaux se sont hates de considerer comme etant une Chambre des Commu- nes. Cette assemblee n'est autre que la 1 . Gen-rau-in, sorte de Conseil des Anciens. 2 . Fu-hen kn>ai-gi, sorte de Conseil des Prefectures. LA CIVILISATION JAPONA1SE reunion des prefers ou chef de Ken, appe- les chaque anne'e, durant une session de cinquante jours, a examiner certaines af- faires relatives aux interets particuliers des departements places sous leur juridic- tion administrative. En somme, les intentions qui ont pro- voque le decret d'avril 1875 n'ont pu etre realisees, et le Parlement japonais est en- core une creation reservee a un avenir plus ou moins eloigne. La Porte Impe- riale s'est trouvee, de la sorte, dans la necessite de revenir a peu de choses pres au gouvernement personnel et absolu qui avait regi le Japon avant lagrande re- volution de 1868. Faute de pouvoir trou- ver des citoyens dans les classes populaires d'un pays maintenu plus de deux mille ans dans un perpetuel esclavage, sous Pautorite absolue de la noblesse et de la classe militaire, le mikado ne put appeler tout d'abord autour de lui que d'anciens servheurs devoues, ignorants, sans auto- rite et sans prestige, ou des daimyaux mediocrement eclaire's et, en tous cas, LA REVOLUTION MODERNE AU JAPON 897 jaloux de recouvrer le pouvoir que la revolution etait venue brusquement leur arracher des mains. Le tiers-etat, le seul element social sur lequel puissent etre appuyees les institutions nouvelles, est a peine en voie de formation chez les Japo- nais; il est cependant certain qu'il ne tardera pas a acquerir une large part d'in- fluence dans les resolutions du gouverne- ment mikadonal. Le jeune empereur parait tres favorable a re'mancipation de cette classe moyenne de la population japonaise, emancipation qui sera sans doute faciliteepar la loi nou- velle qui appelle tons les indigenes, desor- mais sans distinction de caste ou d'origine, a servir sous les drapeaux. Les conseillers de la couronne, a cette occasion, firent ob- server au mikado que, si 1'emancipation du peuple devait avoir pour resultat le plus prochain, d'ebranler et meme d'ane'antir un jour les dernieres forces sur lesquelles s^ppuient les anciens feudataires du Nip- pon, elle aurait tres probablement ensuite pour effet, de discuter jusqu'au droit du 23 LA CIVILISATION JAPONAISE souverain lui-meme. Ges representations nc firent point changer la resolution qifon attribue a Tinitiative de Pempereur Mou- tsouhito lui-meme, et la rumeur publique prete au jeune prince cette noble reponse : Dusse-je subir un jour le sort de Char- les I er d'Angleterre et de Louis XVI de France, je persevererai dans la voie que j'ai ouverte pour Emancipation et pour le bonheur de mes sujets. Quoiqu'il en soit de ce recit, et de I'o- rigine des idees liberales qui ont signale a plusieurs reprises les actes du gouverne- ment japonais, il est certain que le Japon a realise, en quelques annees, des re'for- mes dignes de lui donner une place dans le grand concert politique des nations de race Blanche, et un rang distingue a la tete de tous les empires asiatiques. TABLE DBS MATIERES Pages. I. Place du Japon dans la classification ethnographique de 1'Asie I II. Coup d'oeil sur la geographic de 1'ar- chipel Japonais 29 III. Les origines historiques de la mo- narchic japonaise 53 IV. Les successeurs de Zinmou, jusqu'a la guerre de Coree 87 V. Influence de la Chine sur la civilisa- tion du Japon. La Chine avant Confu cius 1 1 g VI. Les grandes epoques de 1'histoirede Chine, depuis le siecle de Confucius jus- qu'a la restauration [des lettres sous les Han 1 63 VII. La litterature chinoise au Japon. ... 191 . VIII. Le Bouddhistne et sa propagation dans 1'extreme Orient. . 223 40O TABLE DES MAT1ERES IX. Apercu general de 1'histoire des Ja- ponais, depuis 1'etablissement du Boud- dhisme jusqu'a 1'arrivee des Portugais. . . 253 X. La litterature des Japonais 283 XI. Les sciences et 1'industrie au Nip- pon 327 XII. La revolution moderne au Japon.. 36g Le Puy. Imprimerie de Marchessou (lls. UNIVERSITY OF CALIFORNIA LIBRARY Los Angeles This book is DUE on the last date stamped below. cries 444 A 000 584 996 3