L'ANNEE TERRIBLE (E U VI CTOR HU GO POESIE ODES ET BALLADES. LF. S ORIENT ALES. LES FEU1LLES o'AUTOMNE. LES CHANTS DU CREPUSCULE. LES VOIX INTE RIEU RES. LES RAYONS ET LES OMBRES. LES CHATIMENTS. LES CONTEMPLATIONS. LA LEGENDE DES SIECLES. LES CHANSONS DES RUES ET DES BOIS. L'ANNEE TERRIBLE. ROMAN HAN D ISLANDS. BU G-J A R G A L. LE DERNIER JOUR CONDAMNE. CLAUDE CUEUX. CROMWELL. HERN A NI. MARION DELORME. LE ROI S'AMUSE. LUCRECE BORGIA. NOTRE-DAME DE PARIS. LES MISE RABLES. LES TRAVAILLEURS DE M E R. L'HOMME Q.UI RIT. DRAME MARIE TUDOR. ANGELO, TYRAN DE PADOUL. LA ESME RALD A. RUY BLAS. LES BURGRAVES. COMPLEMENT LITTERATURE ET P H I L O S O - PHI E MELEES. >LE RHIN. NAPOLEON LE PETIT. WILLIAM SHAKESPEARE. OEUVRES ORATOIREg: (INSTITUT, CUAHBRE DKS PAIRS, ASSEMBLES CON STJTU ANTE, AS- SEMBLEE LEGISLATIVE, DISCOURS DE L'EXIt.) PARIS. ACTES ET PAROLES. En vente, che^ Michel Levy freres EDITION NOUVELLE CONTENANT L'A L L O C U T I O N A LA FRANCE DE 1872 Un vol. in-i8 : a fr. ; grand in-8 , papier de Hollande, 6 fr. VICTOR HUGO L'ANNEE TERRIBLE QUATRIEME EDITION PARIS MICHEL LEVY FRERES, EDITEURS RUt AUBER, 3, PLACE DE I/OPERA LIBRAIRIE NOUVELLE BOULEVARD DBS ITAUENS, 1$, AU COIN' DE LA RUE DE CRAHMONT 1872 Droits de reproduction et de tiaduction reserves. -pa L'e'tat de siege fait parlie de 1'Annee Terrible , et il regne encore. C'est ce qui fait qu'on rencontrera dans ce volume quelques lignes de points. Cela marquera pour 1'avenir la date do la publication. Par le meme motif, plusieurs des pieces qui composent ce livre, appartenanl notamment aux sections avril f mai, juin et juillel, ont du elre ajourn^es. Elles paraitront plus tard. Le moment ou nous sommes passera. Nous avons la repu- blique, nous aurons la liberty. Paris, avril lb~i. 2122430 PARIS CAPIT.ALE DES PEUPLES V. H. PROLOGUE LES 7,500,000 GUI (Public en mai 1870.) Quant a flatter la foule,, 6 mon esprit, non pas ! Ah ! le peuple est en haul, mais la foule est en has. La foule, c'est I'ebauche a cote" du decombre; G'est le chilTre, ce grain de poussiere du nombre ; G'est le vague profil des ombres dans la nuit; La foule passe, crie, appelle, pleure, fuit; Yersons sur ses douleurs la pitie fraternelle. Mais quand elle se leve, ayant la force en elle, On doit a la grandeur de la foule, au peril, An saint triomphc, au droit, un langage viril; 4 PROLOGUE. Puisqu'elle est la maitresse, il sied qu'on lui rappelle Les lois d'en haut que Tame au fond des cieux epele, Les principes sacres, absolus, rayonnants; On ne baise ses pieds que nus, froids et saignants. Ge n'est point pour ramper qu'on reve aux solitudes. La foule et le songeur ont des rencontres rudes ; G'etait avec un front ou la colere bout Qu'Ezechiel criait aux ossements : Debout! MoTse etait severe en rapportant les tables ; Dante grondait. L'esprit des penseurs redoutables. Grave, orageux, pareil au mysterieux vent Soufflant du ciel profond dans le desert mouvant Ou Thebes s'engloutit comme un vaisseau qui sombre, Ce fauve esprit, charge des balaiements de 1'ombre, A, certes, autre chose a faire que d'aller Caresser, dans la nuit trop lente a s'etoiler, Ge grand monstre de pierre accroupi qui medite, Ayant en lui 1'enigme adorable ou maudite ; L'ouragan n'est pas tendre aux colosses emus ; Ge n'est pas d'encensoirs que le sphinx est camus. ** 1 La verite, voila le grand encens austere Qu'on doit a cette masse ou palpite un mystere, Et qui porte en son sein qu'un ventre appesantit Le droit juste mele de 1'injuste appetit. ^, genre humain! lumiere et iiuit! chaos des ames. La multitude peut jeter d'augustes flammes. PROLOGUE. 5 Mais qu'un vent souffle, on voit descendre tout a coup Du haut de 1'honneur vierge au plus bas de 1'egout La foule, cette grande et fatale orpheline ; Et cette Jeanne d'Arc se change en Messaline. Ah! quand Gracchus se dresse aux rostres fdudroyanls, Quand Ginegyre mord les navires fuyants, Quand avec les Trois-cents, hommes faits ou pupilles, Leonidas s'en va tomber aux Thermopyles, Quand Botzaris surgit, quand Schwitz confedere Brise 1'Autriche avec son dur baton ferre, Quand 1'altier Winkelried, ouvrant ses bras epiques, Meurt dans I'embrassement formidable des piques. Quand Washington combat, quand Bolivar parait, Quand Pelage rugit au fond de sa foret, Quand Manin, reveillant les tombes, galvanise Ce vieux dormeur d'airain, le lion de Venise, Quand le grand paysan chasse a coups de sabot Lautrec de Lombardie et de France Talbot, Quand Garibaldi, rude au vil pretre hypocrite. Montre un heros d'Homere aux monts de Theocrite, Et fait subitement flamboyer a cote De 1'Etna ton cratere, 6 sainte Liberte! Quand la Convention impassible tient tele A trente rois, meles dans la meme tempete, Quand, liguee et terrible et rapportant la nuit. Toute 1'Europe accourt, gronde et s'evanouit, Gomme aux pieds de la digue une vague ecumeuse, Devant les grenadiers pensifs de Sambre-et-Meuse , <; PROLOGUE. C'est le peuple ; salut, 6 peuple souverain ! Mais quand le lazzarone ou le transteverin De quelque Sixte-Quint baise a genoux la crosse, Quand la cohue inepte, insensee et feroce, Etoufie sous ses flots, d'un vent sauvage emus, L'honneur dans Coligny, la raison dans Ramus, Quand un poing monstrueux, de 1'ombre ou 1'horreur flottc, Sort, tenant aux cheveux la tete de Charlotte Pale du coup de hache et rouge du soufflet, C'est la foule ; et ceci me heurte et me deplait ; C'est 1'element aveugle et confus; c'est le nombre; C'est la sombre faiblesse et c'est la force sombre. Et que de cette tourbe il nous vienne demain L'ordre de recevoir un mat Ire de sa main, De souffler sur notre ame et d'entrer dans la honte. Est-ce que vous croyez que nous en tiendrons compte? Certes, nous venerons Sparte, Athenes, Paris, Et tous les grands forums d'oti partent les grands cris; Mais nous placons plus haut la conscience auguste. Un monde, s'il a tort, ne pese pas un jusle ; Tout un ocean tbu bat en vain un grand coeur. multitude, obscure et facile au vainqueur, Dans 1'instinct bestial trop souvent tu te vautres, Et nous te resistons! Nous ne voulons, nous autres Ay ant Danton pour pere et Hampden pour aieul, Pas plus du tyran Tous que du despote Un Soul. PROLOGUE. Voici le peuplc : il meurt, combattant magnifique, Pour le progres ; void la foule : elle en trafique ; Elle mange son droit d'ainesse en ce plat vil Que Rome essuie et lave avec Ainsi-soit-il ! Voici le peuple : il prend la Bastille, il deplace Toute 1'ombre en marchant ; voici la populace : Elle attend au passage Aristide, Jesus, Zenon, Bruno, Colomb, Jeanne, et crache dessus. Voici le peuple avec son epouse, 1'idee ; Voici la populace avec son accordee, La guillotine. Eh bien, je choisis 1'ideal. Voici le peuple : il change avril en Floreal, II se fait Republique, il regne et delibere. Voici la populace : elle accepte Tibere. Je veux la Republique et je chasse Cesar. L'attelage ne peut amnistier le char. Le droit est au-dessus de Tous ; nul vent contraire Ne le renverse ; et Tous ne peuvent rien distraire jNi rien aliener de 1'avenir commun. Le peuple souverain de lui-meme, et chacun Son propre roi ; c'est la le droit. Rien ne 1'entame. Quoi! 1'homme que voila qui passe, aurait mon ame! Honte! il pourrait demain, par un vote hebete, Prendre, prostituer, vendre ma liberte! 8 PROLOGUE. Jamais. La foule un jour peut couvrir le principe; Mais le flot redescend, 1'ecume se dissipe, La vague en s'en allant laisse le droit a nu. Qui done s'est figure que le premier venu Avail droit sur mon droit! qu'il fallait que je prisse Sa bassesse pour joug, pour regie son caprice! Que j'entrasse au cachot s'il entre au cabanon ! Que je fusse force de me faire chainon Parce qu'il plait a tous de se changer en chaine ! Que le pli du roseau devmt la loi du chene ! Ah! le premier venu, bourgeois ou paysan, L'un egoi'ste et 1'autre aveugle, parlons-en! Les revolutions, durables, quoi qu'il fasse, Out pour cet inconnu qui jette a leur surface Tantot de 1'infamie et tantot de 1'honneur, Le dedain qu'a le mur pour le badigeonneur. Voyez-le, ce passant de Carthage ou d'Athenes Ou de Rome, pareil a 1'eau qui des fontaines Tombe aux paves, s'en va dans le ruisseau fatal, Et devient boue apres avoir ete cristal. Cet homme etonne, apres tant de jours beaux et rudes, Par son indifference au fond des turpitudes, Ceux memes qu'ont d'abord eblouis ses vertus ; II est Falstaff apres avoir ete Brutus ; II entre dans 1'orgie en sortant de la gloire; Allez lui demander s'il sait sa propre histoire, PROLOGUE. 4 Ce qu'etait Washington ou ce qu'a fait Barra, Son co3ur mort ne bat plus aux noms qu'il adora. Naguere il restaurait les vieux cultes, les bustes De ses heros tombes, de ses ai'eux robustes, Phocion expire, Lycurgue enseveli, Riego mort, et voyez maintenant quel oubli! II fut pur, et s'en lave ; il fut saint, et 1 'ignore ; II ne s'apercoit pas meme qu'il deshonore Par 1'oeuvre d'aujourd'hui son ouvrage d'hier; II devient lache et vil, lui qu'on a vu si fier ; Et, sans que rien en lui se revolte et proteste , Barbouille une taverne immonde avec le reste De la chaux dont il vient de blanchir un tombeau. Son piedestal souille se change en escabeau ; L'honneur lui semble lourd, rouille, gothique ; il raille Gette armure severe et dit : Vieille ferraille ! Jadis des fiers combats il a joue le jeu; Duperie. II fut grand, et s'en meprise un peu. II est sa propre insulte et sa propre ironie. II est si bien esclave a present qu'il renie , Indigne, son passe, perdu dans la vapeur; Et quant a sa bravoure ancienne, il en a peur. Mais quoi, reproche-t-on a la mer qui s'ecroule L'onde, et ses millions de tetes a la foule? Que sert de chicaner ses erreurs, son chemin, Ses retours en arriere, a ce nuage humain, 10 PROLOGUE. A ce grand tourbillon des vivants, incapable, Helas! d'etre innocent comnie d'etre coupable? A quoi bon? quoique vague, obscur, sans point d'appui, 11 est utile; et tout en fiottant devant lui, II a pour fonction, a Paris comme a Londre, De faire le progres, et d'autres d'en repondre; La Republique anglaise expire, se dissout, Tombe, et laisse Milton derriere elle debout; La foule a disparu, mais le penseur demeure; G'est assez pour que tout germe et que rien ne meure. Dans les chutes du droit rien n'est desespe're. Qu'importe le mechant heureux, fier, venere? Tu fais des lachetes, ciel profond ; tu succombes, Rome ; la liberte va vivre aux catacombes ; Les dieux sont au vainqueur, Caton reste aux vaincus. Kosciusko surgit des os de Galgacus. On interrompt Jean Huss; soit; Luther continue. La lumiere est toujours par quelque bras tenue ; On mourra, s'il le faut, pour prouver qu'on a foi ; Et volontairement, simplement, sans effroi, Des justes sortiront de la foule asservie, Iront droit au sepulcre et quitteront la vie, Ayant plus de degout des hommes que des vers. Oh! ces grands Regulus, de tant d'oubli couverts, Arria, Porcia, ces heros qui sont femmes, Tous ces courages purs, toutes ces fermes ames, Curtius, Adam Lux, Thraseas calme et fort, Ge puissant Gondorcet, ce stoi'que Chamfort, PROLOGUE. II Homme ils out chastement quitte la terre indigno ! Ainsi fuit la colombe, ainsi plane le cygne, Ainsi 1'aigle s'en va du marais des serpents. Leguant 1'exemple a tous, aux mechants, aux rampants, A 1'egoisme, au crime, aux laches cceurs pleins d'ombrc, Ils se sont endormis dans le grand sommeil sombre; 11s ont ferme les yeux ne voulant plus rien voir; Ces martyrs genereux ont sacre le devoir, Puis se sont etendus sur la funebre couche ; Lour mort a la vertu donne un baiser farouche. caresse sublime et sainte du tombeau Au grand, au pur, au bon, a 1 'ideal, au beau! En presence de ceux qui dise'nt : Rien n'est juste ! Devant tout ce qui trouble et nuit, devant Locuste , Devant Pallas, devant Carrier, devant Sanchez, Devant les appetits sur le neant penches, Les sophistes niant, les coaurs faux, les fronts vides, Quelle affirmation que ces grands suicides! Ah! quand tout paratt mort dans le monde vivant, Quand on ne sait s'il faut avancer plus avant, Quand pas un cri du fond des masses ne s'elance, Quand 1'univers n'est plus qu'un doute et qu'un silence, Celui qui dans 1'enceinte ou sont les noirs fosses Ira chercher quelqu'un de ces purs trepasse"s Et qui se collera 1'oreille centre terre, Et qui demandera : Faut-il croire, ombre austere? \i PROLOGUE. Faut-il marcher, heros sous la cendre enfoui ? Entendra ce tombeau dire a voix haute : Oui. Oh! qu'est-ce done qui tombe autour de nous dans I'ombre? Que de flocons de neige! En savez-vous le nombre? Comptez les millions et puis les millions! Nuit noire ! on voit rentrer au gite les lions ; On dirait que la vie eternelle recule ; La neige fait, niveau hideux du crepuscule, On ne sait quel sinistre abaissement des monts ; Nous nous sentons mourir si nous nous endormons ; Gela couvre les champs, cela couvre les villes ; Gela blanchit 1'egout masquant ses bouches viles; La lugubre avalanche emplit le ciel terni ; Sombre epaisseur de glace! Est-ce que c'est tini? On ne distingue plus son chemin ; tout est piege. Soit. Que restera-t-il de toute cette neige, Voile froid de la terre au suaire pareil, Demain, une heure apres le lever du soleil? LANNEE TERRIBLE J'entreprends de center 1'annee epouvantable, Et voila que j'hesite, accoude sur ma table. Faut-il aller plus loin? dois-je continuer? France ! 6 deuil ! voir un astre aux cieux diminuer ! Je sens 1' ascension lugubre de la honte. Morne angoisse! un fleau descend, un autre monte. N'importe. Poursuivons. L'histoire en a besoin. fie siecle est a la barre et je suis son temoin. A OUT 1870 SEDAN Toulon, c'est peu: Sedan, c'est mieux. L'homme tragique, Saisi par le destin qui n'est que la logique, Captif de son forfait, livre les yeux bandes Aux noirs evenements qui le jouaient aux des, Vint s'echouer, reveur, dans 1'opprobre insondable. Le grand regard d'en haut iointain et formidable Qui ne quitte jamais le crime, etait sur lui ; Dieu poussa ce tyran, lave et spectre aujourd'hui. 20 L'ANNEE TERRIBLE. Dans on ne salt quelle ombre oil 1'histoire frissonne, Et qu'il n'avait encore ouverte pour personne; La, comme au fond d'un puits sinistre, il le perdit. Le juge depassa ce qu'on avait predit. II advint que cet homme un jour songea : Je regne. Oui. Mais on me meprise, il faut que Ton me craigne. J'entends etre a mon tour maitre du monde, moi. Terre, je vaux mon oncle, et j'ai droit a 1'effroi. Je n'ai pas d'Austerlitz, soit, mais j'ai mon Brumaire. II a Machiavel tout en ayant Homere, Et les tient attentifs tous deux a ce qu'il fait; Machiavel a moi me suffit. Galifet M'appartient, j'eus Moray, j'ai Rouher et Devienne. Je n'ai pas encor pris Madrid, Lisbonne, Vienne, Naples, Dantzick, Munich, Dresde, je les prendrai. J'humilierai sur mer la croix de Saint-Andre, Et j'aurai cette vieille Albion pour sujette. Un voleur qui n'est pas le roi des rois, vegete. Je serai grand. J'aurai pour valets, moi forban, Masta'i sous sa mitre, Abdul sous son turban, Le czar sous sa peau d'ours et son bonnet de martre ; Puisque j'ai foudroye le boulevart Montmartre, Je puis vaincre la Prusse ; il est aussi malin D'assieger Tortoni que d'assie"ger Berlin ; Quand on a pris la Uanque on peut prendre Mayence. Petersbourg et Stamboul sont deux chiens de fayence ; AOUT. 21 Pie et Galantuomo sont a couteaux tires ; Comme deux boucs livrant bataille dans les pres, L'Angleterre et 1'Irlande a grand bruit se querellent; D'Espagne sur Cuba les coups de fusil grelent; Joseph, pseudo-Cesar, Wilhelm, pietre Attila, S'empoignent aux cheveux ; je mettrai le hoik ; Et moi, 1'homme ecule d'autrefois, 1'ancien pitre, Je serai, par-dessus tous les sceptres, 1'arbitre; Et j'aurai cette gloire, a peu pres sans debats, D'etre le Tout-Puissant et le Tres-Haut d'en bas. De faux Napoleon passer vrai Charlemagne, C'est beau. Que faut-il done pour cela? prier Magne D'avancer quelque argent a Leboeuf, et choisir, Comme Haroun escorte le soir par son vizir, L'heure obscure ou Ton dort, ou la rue est de"serte, Et brusquement tenter 1'aventure ; on peut, certe, Passer le Rhin ay ant passe le Rubicon. Pietri me jettera des fleurs de son balcon. Magnan est mort, Frossard le vaut; Saint- Arnaud manque, J'ai Bazaine. Bismarck me semble un saltimbanque ; Je crois etre aussi bon comedien que lui. Jusqu'ici j'ai dompte le hasard ebloui ; J'en ai fait mon complice, et la fraude est ma femme. J'ai vaincu, quoique lache, et brille, quoique infame. En avant! j'ai Paris, done j'ai le genre humain. Tout me sourit, pourquoi m'arreter en chemin? II ne me reste plus a gagner que le quine. Continuons, la chance e"tant une coquine. 22 L'ANNEE TERRIBLE. L'univers m'appartient, je le veux, il me plait; Ge noir globe e"toile tient sous mon gobelet. J'escamotai la France, escamotons 1'Europe. Decembre est mon manteau, 1'ombre est mon enveloppe ; Les aigles sont partis, je n'ai que les faucons; Mais n'importe! II fait nuit. J'en profite. Attaquons. Or il faisait grand jour. Jour sur Londres, sur Rome, Sur Vienne, et tous ouvraient lesyeux, hormis cet homme; Et Berlin souriait et le guettait sans bruit. Gomme il etait aveugle il crut qu'il faisait nuit. Tous voyaient la lumiere et seul il voyait 1'ombre. Helas! sans calculer le temps, le lieu, le nombre, A tatons, se fiant au vide, sans appui, Ayant pour surete" ses tenebres a lui, Ce suicide prit nos fiers soldats, 1'armee De France devant qui marchait la renommee, Et sans canons, sans pain, sans chefs, sans ge"neraux, II conduisit au fond du gouflre les he"ros. Tranquille, il les mena lui-meme dans le piege. Ou vas-tu? dit la tombe. II r^pondit : que sais-je? AOUT. II Que Pline aille au Vesuve, Empedocle a 1'Etna, G'est que dans le crate-re une aube rayonna, Et ces grands curieux ont raison; qu'un brahmine Se fasse a Benares manger par la vermine, C'est pour le paradis et cela se comprend; Qu'a travers Lipari de laves s'empourprant, Un pecheur de corail vogue en sa coraline, Frele planche que leche et mord la mer feline, Des caps de Corse aux rocs orageux de Gorfou ; Que Socrate soil sage et que Jesus soit fou, L'un etant raisonnable et 1'autre etant sublime; Que le prophete noir crie autour de Solime Jusqu'a ce qu'on le tue a coups de javelots; Que Green se livre aux airs et Lapeyrouse aux flots, Qu'Alexandre aille en Perse ou Trajan chez les Daces, Tous savent ce qu'ils font ; ils veulent : leurs audaces Ont un but; mais jamais les siecles, le passe, L'histoire n'avaient vu ce spectacle insense', Ge vertige, ce reve, un homme qui lui-meme, Descendant d'un sommet triomphal et supreme, Tirant le fil obscur par oil la mort descend, Prend la peine d'ouvrir sa fosse, et, se placant Sous 1'effrayant couteau qu'un mystere environne, Coupe sa tete afin d'afiermir sa couronne ! 24 L'ANNEE TERRIBLE. Ill Quand la comele tombe au puits des nuits, du moiiis A-t-elle en s'eteignant les soleils pour temoins; Satan precipite demeure grandiose; Son ecrasement garde un air d'apotheose ; Et sur un fier destin, farouche vision, La haute catastrophe est un dernier rayon. Bonaparte jadis etait tombe; son crime, Immense, n'avait pas deshonore 1'abime ; Dieu 1'avait rejete", mais sur ce grand rejet Quelque chose de vaste et d'altier surnageait; Le cote de clarte cachait le cote d'ombre; De sorte que la gloire aimait cet homme sombre, Et que la conscience humaine avait un fond De doute sur le mal que les colosses font. II est mauvais qu'on mette un crime dans un temple, Et Dieu vit qu'il fallait recommencer 1'exemple. Lorsqu'un titan larron a gravi les sommets, Tout voleur 1'y veut suivre ; or il faut de^sormais Que Sbrigani ne puisse irhiter Prome"thee; II est temps que la terre apprenne epouvantee AOUT. 25 A quel point le petit peut depasser le grand, Comment un ruisseau vil est pire qu'un torrent, Et de quelles stupeurs la main du sort est pleine, Meme apres Waterloo, meme apres Sainte-Helene ! Dieu veut des astres noirs empecher le lever. Gomme il etait utile et juste d'achever Brumaire et ce Decembre encor couvert de voiles Par une e"claboussure allant jusqu'aux etoiles Et jusqu'aux souvenirs enormes d'autrefois, Comme il faut au plateau jeter le dernier poids, Celui qui pese tout voulut montrer au monde, Apres la grande fin , 1'ecroulement immonde, Pour que le genre humain recut une lecon , Pour qu'il eut le mepris ayant eu le frisson, Pour qu'apres 1'epope'e on eut la parodie, Et pour que nous vissions ce qu'une tragedie Peut contenir d'horreur, de cendre et de neant Quand c'est un nain qui fait la chute d'un geant. Get homme etant le crime, il etait necessaire Que tout le miserable eut toute la misere, Et qu'il eut a jamais le deuil pour piedestal ; II fallait que la fin de cet escroc fatal Par qui le guet-apens jusqu'a 1'empire monte Fut telle que la boue elle-meme en eut honte, Et que Cesar, flaire des chiens avec degout, Donnat, en y tombant, la naus^e a 1'egout. L'ANNEE TERRIBLE. IV Azincourt est riant. Desormais Ramillies, Trafalgar, plaisent presque a nos melancolies; Poitiers n'est plus le deuil, Blenheim n'est plus 1' affront, Crecy n'est plus le champ ou Ton baisse le front , Le noir Rosbach nous fait 1'effet d'une victoire. France, voici le lieu hideux de ton histoire, Sedan. Ce nom funebre, ou tout vient s'eclipser, Crache-le, pour ne plus jamais le prononcer. Plaine ! aflreux rendez-vous! Us y sont, nous y sommes. Deux vivantes forets, faites de tetes d'hommes, De bras, de pieds, de voix, de glaives, de fureur, Marchent 1'une sur 1'autre et se melent. Horreur! Gris ! Est-ce le canon? sont-ce des catapultes? Le sepulcre sur terre a parfois des tumultes, AOUT. 27 Nous appelons cela hauts faits, exploits; tout fuit, Tout s'ecroule, et le ver dresse la tete au bruit. Des condamnations sont par les rois jetees Et sont par 1'homme, helas! sur 1'homme exe"cute"es; Avoir tue son frere est le laurier qu'on a. Apres Pharsale, apres Hastings, apres lena, Tout est chez 1'un triomphe et chez 1'autre decombre. Guerre! le hasard passe sur un char d'ombre Par d'effrayants chevaux invisibles traine. La lutte etait farouche. Un carnage eflrene Donnait aux combattants des prunelles de braise; Le fusil Chassepot bravait le fusil Dreyse; A 1'horizon hurlaient des meduses, grincant Dans un obscur nuage eclabousse de sang, Couleuvrines d'acier, bombardes, mitrailleuses; Les corbeaux se montraient de loin ces travailleuses ; Tout festin est charnier, tout massacre est banquet. La rage emplissait 1'ombre, et se communiquait , Comme si la nature entrait dans la bataille, De 1'homme qui fremit a 1'arbre qui tressaille, Le champ fatal semblait lui-meme forcene. L'un etait repousse, 1'autre etait ramene, La c'e"tait TAllemagne et la c'^tait la France. Tous avaient de mourir la tragique esperance Ou le hideux bonheur de tuer, et pas un Que le sang n'enivrat de son acre parfum, 28 L'ANNEE TERRIBLE. Pas un qui lachat pied, car 1'heure etait supreme. Cette graine qu'un bras epouvantable seme, La mitraille, pleuvait sur le champ t6n6breux; Et les blesses ralaient, et Ton marchait sur eux, Et les canons grondants soufflaient sur la mele'e line fumee immense aux vents echevelee. On sentait le devoir, 1'honneur, le devouement, Et la patrie, au fond de 1'apre acharnement. Soudain, dans cette brume, au milieu du tonnerre, Dans 1'ombre enorme ou rit la mort visionnaire, Dans le chaos des chocs epiques, dans 1'enfer Du cuivre et de 1'airain heurtes centre le fer, Et de ce qui ren verse ecrasant ce qui tombe, Dans le rugissement de la fauve hecatombe, Parmi les durs clairons chantant leur sombre chant, Tandis que nos soldats luttaient, Tiers et tachant D'egaler leurs a'ieux que les peuples venerent, Tout a coup, les drapeaux hagards en frissonnerent , Tandis que, du destin subissant le decret, Tout saignait, combattait, resistait ou mourait, On entendit ce cri monstrueux : Je veux vivre ! Le canon stupeTait se tut , la melee ivre S'interrompit... le mot de 1'abime etait dit. Et 1'aigle noire ouyrant ses grifles attendit. AOUT. 29 VI Alors la Gaule, alors la France, alors la gloire, Alors Brennus, 1'audace, et Glovis, la victoire, Alors le vieux titan celtique aux cheveux longs, Alors le groupe altier des batailles, Chalons, Tolbiac la farouche, Arezzo la cruelle, Bovines, Marignan, Beauge, Mons-en-Puelle, Tours, Ravenne, Agnadel sur son haut palefroi, Fornoue, Ivry, Goutras, Cerisolles, Rocroy, Denain et Fontenoy, toutes ces immortelles Melant 1'eclair du front au flamboiement des ailes , Jemmape, Hohenlinden, Lodi, Wagram, Eylau, Les hommes du dernier carre de Waterloo, Et tous ces chefs de guerre, Heristal , Charlemagne, Charles-M artel, Turenne, effroi de 1'Allemagne, Gonde, Villars, fameux par un si fier succes, Get Achille, Kleber, ce Scipion, Desaix, Napoleon, plus grand que Cesar et Pompee, Par la main d'un bandit rendirent leur epee. SEPTEMBRE GHOIX ENTRE LES DEUX NATIONS A L'ALLEMAGNE 'Aucune nation n'est plus grande que toi ; Jadis, toute la terre etant un lieu d'eflroi, Parmi les peuples forts tu fus le peuple juste. Une tiare d'ombre est sur ton front auguste ; Et pourtant comme 1'Inde, aux aspects fabuleux, Tu brilles ; 6 pays des hommes aux yeux bleus, Glarte hautaine au fond tenebreux de 1'Europe, Une gloire apre, informe, immense, t'enveloppe; 3 34 L'ANNEE TERRIBLE. Ton phare est allumd sur le mont des Geants ; Gomme 1'aigle de mer qui change d'oceans, Tu passas tour a tour d'une grandeur a 1'autre; Huss le sage a suivi Grescentius 1'apotre ; Barberousse chez toi n'empeche pas Schiller; L'empereur, ce sommet, eraint 1'esprit, cet eclair. Non, rien ici-bas, rien ne t'eclipse, Allemagne. Ton Vilikind tient tete a notre Charlemagne, Et Charlemagne meme est un peu ton soldat. II semblait par moments qu'un astre te guidat ; Et les peuples font vue, 6 guerriere feconde, Rebelle au double joug qui pese sur le monde, Dresser, portant 1'aurore entre tes poings de fer, Contre Cesar Hermann, contre Pierre Luther. Longtemps, comme le chene oflrant ses bras au lierre, Du vieux droit des vaincus tu fus la chevaliere ; Comme on mele 1'argent et le plomb dans 1'airain, Tu sus fondre en un peuple unique et souverain Vingt peuplades, le Hun, le Dace, le Sicambre ; Le Rhin te donne 1'or et la Baltique Tambre ; La musique est ton souffle; ame, harmonie, encens, Elle fait alterner dans tes hymnes puissants Le cri de 1'aigle avec le chant de 1'alouette; On croit voir sur tes burgs croulants la silhouette De 1'hydre et du guerrier vaguement apercus Dans la montagne, avec le tonnerre au-dessus; Rien n'est frais et charmant comme tes plaines vertes ; Les breches de la brume aux rayons sont ou vertes, SEPTEMBRE. 35 Le hameau dort, groupe sous 1'aile du manoir, Et la vierge, accoudee aux citernes le soir, Blonde, a la ressemblance adorable des anges. Comme un temple exhausse sur des piliers etranges L'Allemagne est debout sur vingt siecles hideux, Et sa splendeur qui sort de leurs ombres, vient d'cux. Elle a plus de heros que 1'Athos n'a de cimes. La Teutonic, au seuil des nuages sublimes Ou 1'etoile est melee a la foudre, apparatt; Ses piques dans la nuit sont comme une foret ; Au-dessus de sa tete un clairon de victoire S'allonge, et sa legende egale son histoire ; Dans la Thuringe, ou Thor tient sa lance en arret, Ganna, la druidesse echevelee, errait ; Sous les fleuves, dont 1'eau roulait de vagues flammes, Les syrenes chantaient, monstres aux seins de femmes, Et le Hartz que hantait Velleda, le Taunus Oil Spillyre essuyait dans 1'herbe ses pieds nus, Out encor toute 1'apre et divine tristesse Que laisse dans les bois profonds la prophetesse ; ' La nuit, la Foret-Noire est un sinistre eden ; Le clair de lune, aux bords du Neckar, fait soudain Sonores et vivants les arbres pleins de fees. Teutons, vos tombeaux ont des airs de trophies ; Vos ai'eux n'ont seme que de grands ossements; Vos lauriers sont partout; soyez fiers, Allemands. Le seul pied des titans chausse votre sandale. Tatouage eclatant, la gloire feodale 36 L'ANNEE TERRIBLE. Dore vos morions, blasonne vos ecus; Gomme Rome Codes vous avez Galgacus, Vous avez Beethoven comme la Grece Homere; L'Allemagne est puissante et superbe. A LA FRANCE ma mere! II A PRINCE PRINCE ET DEMI L'empereur fait la guerre au roi. Nous nous elisions : > Les guerres sont le seuil des revolutions. Nous pensions : C'est la guerre. Oui, mais la guerre grancle. L'enfer veut un laurier; la mort veut une offrande; Ces deux rois out jure d'eteindre le soleil; Le sang du globe va couler, vaste et vermeil , Et les hommes seront fauches comme des herbes; Et les vainqueurs seront infames , mais superbes. Et nous qui voulons 1'homme en paix, nous qui donnons La terre a la charrue et non pas aux canons, Tristes, mais Tiers pourtant, nous disions : France et Prusse ! Qu'importe ce Batave attaquant ce Borusse ! Laissons faire les rois; ensuite Dieu viendra. Et nous revions le choc de Vishnou contre Indra, Un avatar couve par une apocalypse, Le flamboiement trouant de toutes parts 1'eclipse, 38 L'ANNEE TERRIBLE.' Nous revions les combats enormes de la nuit; Nous revions ces chaos de colere et de bruit Oil 1'ouragan s'attaque a 1'ocean, oil 1'ange, Etreint par le geant, lutte, et fait un melange Du sang celeste avec le sang noir du titan ; Nous revions Apollon centre Leviathan; Nous nous imaginions 1' ombre en pleine demence; Nous heurtions, dans 1'horreur d'une querelle immense. Rosbach contre lena, Rome centre Alaric, Le grand Napoleon et le grand Frederic; Nous croyions voir vers nous, en hate, a tire d'ailes, Les victoires voler comme des hirondelles Et, comme 1'oiseau court a son nid, aller droit A la France, au progres, a la justice, au droit; Nous croyions assister au choc fatal des trones, A la sinistre mort des vieilles Babylones, Au continent broye, tue, ressuscite Dans une eclosion d'aube et de liberte, Et voir peut-etre, apres de monstrueux desastres, Naitre un monde a travers des ecroulements d'astres! Ainsi nous songions. Soit, disions-nous, ce sera Comme Arbelle, Actium, Trasimene et Zara, Affreux , mais grandiose. Un goufire avec sa pente, Et 1'univers tout pres du bord, comme a Lepante, Gomme a Tolbiac, comme a Tyr, comme a Poitiers. La Golere, la Force et la Nuit, noirs portiers, SEPTEiMBRE. 39 Vont ouvrir devant nous la tombe toute grande. II faudra que le Sud ou le Nord y descende; II faudra qu'une race ou 1'autre tombe au fond De 1'abime oil les rois et les dieux se defont. Et pensifs, croyant voir venir vers nous la gloire, Les chocs comme en ont vu les hommes de la Loire, Wagram tonnant, Leipsick magnifique et hideux, Cyrus, Sennacherib, Cesar, Frederic Deux, Nemrod, nous fremissions de ces sombres approches. Tout a coup nous sentons une main dans nos poches. II s'agit de ceci : Nous prendre notre argent. Certe, on se disait bien : Bonaparte indigent Fut un escroc, et doit avoir pour esperance De voler 1'Allemagne ayant vole la France ; II filouta le trone ; il est vil, fourbe et laid ; C'est vrai; mais nous faisions ce reve qu'il allait Rencontrer un vieux roi, fier de sa vieille race, Ayant Dieu pour couronne et 1'honneur pour cuirasse, Et trouver devant lui, comme au temps des Dunois, Un de ces paladins des antiques tournois 40 L'ANNEE TEKRIBLI-. Dont on voit vaguement se modeler I'armure Dans les images pleins d'aurore et de murmure. chute ! illusion 1 changement de decor ! G'est le coup de sifflet et non le son du cor. La nuit. Un hallier fauve oil des sabres fourmillent. Des canons de fusils entre les branches brillent; Gris dans 1'ombre. Surprise, embuscade. Arretez! Tout s'eclaire; et le bois offre de tous cotes Sa claire-voie oil brille une lumiere rouge. Sus ! on casse la tete a tous si quelqu'un bouge. La face centre terre et personne debout ! Et maintenant donnez votre argent donnez tout. Qu'il vous plaise ou non d'etre a genoux dans la boue, Qu'importe ! et Ton vous fouille, et 1'on vous couche en joue. Nous sommes dix contre un, tous arme's jusqu'aux dents. Et si vous re"sistez, vous etes imprudents. Obeissez ! Ges voix semblent sortir d'un antre. Que faire? on tend sa bourse, on se met a plat ventre, Et pendant que, le front par terre, on se soumet, On songe a ces pays que jadis on nommait La Pologne, Francfort, la Hesse, le Hanovre. G'est fait ! relevez-vous ! on se retrouve pauvre En pleine Foret-Noire, et nous reconnaissons, Nous point inities aux fauves trahisons, Nous ignorants dans 1'art de regner, nous profanes, Que Cartouche faisait la guerre a Schinderhannes. Ill DIGNES L'UN DE L'AUTRE Done regardez : Ici le jocrisse du crime ; La, follement servi par tous ceux qu'il opprime, L'ogre du droit divin, devot, correct, moral, No pour etre empereur et rester caporal. Ici c'est le Boheme et la c'est le Sicambre. Le coupe-gorge lutte avec le deux-decembre. Le lievre d'un cote, de 1'autre le chacal. Le ravin d'Ollioule et la maison Bancal Semblent avoir fourni certains rois; les Galabres N'ont rien de plus aflreux que ces traineurs de sabres 42 L'ANNEE TERRIBLE. Pillage, extorsion, c'est leur guerre; un tel art Gharmerait Poulailler, mais troublerait Folard. G'est I'arrestation nocturne d'un carrosse. 0ui, Bonaparte est vil, mais Guillaume est atroce, Et rien n'est imbecile, helas, comme le gant Que ce filou naif jette a ce noir brigand. L'un attaque avec rien; 1'autre accepte 1'approche Et tire brusquement la foudre de sa poche; Ge tonnerre etait doux et trattre, et se cachait. Leur empereur avait le notre pour hochet. II riait : Yiens, petit! Le petit vient, trebuche, Et son piege le fait tomber dans une embuche. Garnage, tas de morts, deuil, horreur, trahison, Tumulte infame autour du sinistre horizon ; Et le penseur, devant ces attentats sans nombre, % Est pris d'on ne sait quel eblouissement sombre. Que de crimes, del juste! Oh ! 1'affreux denoument ! France! un coup de vent dissipe en un moment Gette ombre de cesar et cette ombre d'armee. Guerre ou 1'un est la flamme et 1'autre la fumee. IV ville, tu feras agenouiller 1'histoire. Saigner est ta beaute, mourir est ta victoire. Mais non, tu ne meurs pas. Ton sang coule, mais ceux Qui voyaient Cesar rire en tes bras paresseux S'etonnent : tu fraiichis la flamme expiatoire, Dans I'admiration des peuples, dans la gloire, Tu retrouves, Paris, bien plus que tu ne perds. Ceux qui t'assiegent, ville en deuil,tu les conquiers. La prosperite basse et fausse est la mort lente ; 41 L'ANNEE TERRIBLE. Tu tombais folle et gaie, et tu grandis sanglante. Tu sors, toi qu'endormit 1'empire empoisonneur, Du rapetisscment de ce hideux bonheur. Tu t'eveilles deesse et chasses le satyre. Tu redeviens guerriere en devenant martyre; Et dans I'honneur, le beau, le vrai, les grandes moeurs, Tu renais d'un cote quand de 1'autre tu meurs. A PETITE JEANNE Vous eutes done hier un an, ma bien-aimee. Contente, vous jasez, comme, sous la ramee, AU fond du nid plus tiede ouvrant de vagues yeux , Les oiseaux nouveau-nes gazouillent, tout joyeux De sentir qu'il commence a leur pousser des plumes. Jeanne, ta bouche est rose ; et dans les gros volumes Dont les images font ta joie, et que je dois, Pour te plaire, laisser chiffonner par tes doigts, On trouve de beaux vers, mais pas un qui te vaille Quand tout ton petit corps en me voyant tressaille ; Les plus fameux auteurs n'ont rien ecrit de mieux Que la pensee eclose a demi dans tes yeux, Et que ta reverie obscure, eparse, etrange, Regardant I'homme avec 1'ignorance de 1'ange. 46 L'ANNEE TERRIBLE. Jeanne, Dieu n'est pas loin puisque vous etes la. Ah! vous avez un an, c'est un age cela ! Vous etes par moments grave, quoique ravie; Vous etes a 1'instant celeste de la vie Oti I'homme n'a pas d'ombre, oil dans ses bras ouverts, Quand il tient ses parents, 1'enfant tient 1'univers; Votre jeune ame vit, songe, rit, pleure, espere D'Alice votre mere a Charles votre pere; Tout 1'horizon que peut contenir votre esprit Va d'elle qui vous berce a lui qui vous sourit; Ces deux etres pour vous a cette heure premiere Sont toute la caresse et toute la lumiere ; Eux deux, eux seuls, 6 Jeanne; et c'est juste; et je suis, Et j'existe, humble ai'eul, parce que je vous suis; Et vous venez, et moi je m'en vais ; et j'adore, N'ayant droit qu'a la nuit, votre droit a 1'aurore. Votre blond frere George et vous, vous suffisez A mon ame, et je vois vos jeux, et c'est assez ; Et je ne veux, apres mes epreuves sans nombre, Qu'un tombeau sur lequel se decoupera 1'ombre De vos berceaux dores par le soleil levant. Ah ! nouvelle venue innocente, et revant , Vous avez pris pour naitre une heure singuliere ; Vous etes, Jeanne, avec les terreurs familiere; SEPTEMBRE. 47 Vous souriez devant tout un monde aux abois ; Vous faites votre bruit d'abeille dans les bois, Jeanne, et vous melez votre charmant murmure Au grand Paris faisant sonner sa grande armure. Ah ! quand je vous entends, Jeanne, et quand je vous vois Chanter, et, me parlant avec votre humble voix, Tendre vos douces mains au-dessus de nos tetes, II me semble que 1'ombre ou grondent les tempetes Tremble et s'eloigne avec des rugissements sourds, Et que Dieu fait donner a la ville aux cent tours Desemparee ainsi qu'un navire qui sombre, Aux enormes canons gardant le rempart sombre, A 1'univers qui penche et que Paris defend, Sa benediction par un petit enfant: Paris, 30 septembre 1870. OCTOBRE J'etais le vieux rodeur sauvage de la mer, Une espece de spectre au bord du gouffre amer ; J'avais dans 1'apre hiver, dans le vent, dans le givre, Dans 1'orage, 1'ecume et 1'ombre, ecrit un livre, Dont 1'ouragan, noir souffle aux ordres du banni, Tournait chaque feuillet quand je 1'avais fmi ; Je n'avais rien en moi que 1'honneur imperdable; Je suis venu, j'ai vu la cite* formidable ; Elle avait faim, j'ai mis mon livre sous ga dent; Et j'ai dit a ce peuple altier, farouche, ardent, 52 L'ANNEE TERRIBLE. A ce peuple indigne, sans peur, sans joug, sans regie, J'ai dit a ce Paris, comme le klephte a 1'aigle : Mange mon cceur, ton aile en croitra d'un empan. Quand le Christ expira, quand mourut le grand Pan. Jean et Luc en Jude'e et dans 1'Inde Epicure Entendirent un cri d'inquietude obscure; La terre tressaillit quand 1'Olympe tomba; D'Ophir a Ghanaan et d'Assur a Saba, Comrae un socle en ployant fait ployer la colonne, Tout 1'Orient pencha quand croula Babylone ; La meme horreur sacree est dans 1'homme aujourd'hui, Et 1'edifice sent flechir le point d'appui; Tous tremblent pour Paris qu'etreint une main vile ; On tuerait 1'Univers si Ton tuait la Ville; G'est plus qu'un peuple, c'est le monde que les rois Tachent de clouer, morne et sanglant, sur la croix; Le supplice effrayant du genre humain commence. Done luttons. Plus que Troie et Tyr, plus que Numance, Paris assiege doit 1'exemple. Soyons grands. Afirontons les bandits conduits par les tyrans. Les Huns reviennent comme au temps de Frede'gaire ; Laissons rouler vers nous les machines de guerre ; Faisons front, tenons tete; acceptons, seuls, trahis, Sanglants, le dur travail de sauver ce pays. OCTOBRE. . 53 Tomber, mais sans avoir tremble, c'est la victoire. Etre la reverie immense de 1'histoire, Faire que tout chercheur du vrai, du grand, du beau, Met le doigt sur sa bouche en voyant un tombeau, G'est aussi bien 1'honneur d'un peuple que d'un homme, Et Caton est trop grand s'il est plus grand que Rome ; Rome doit 1'egaler, Rome doit 1'imiter ; Done Rome doit combattre et Paris doit lutter. Notre labeur finit par etre notre gerbe. Combats, 6 mon Paris ! aie, 6 peuple superbe, Crible de fleches, mais sans tache a ton ecu, L'illustre acharnement de n'etre pas vaincu. II Et voila done les jours tragiques revenus ! On dirait, a voir tant de signes inconnus, Que pour les nations commence une autre hegire- Pale Alighieri, toi, frere de Cynegire, severes temoins, 6 justiciers egaux, Penche"s, Tun sur Florence et 1'autre sur Argos r Vous qui files, esprits sur qui 1'aigle se pose, Ces livres redoutes ou Ton sent quelque chose De ce qui gronde et luit derriere 1'horizon, Vous que le genre humain lit avec un frisson, Songeurs qui pouvez dire en vos tombeaux : nous somracs. Dieux par le tremblement mysterieux des hommes ! Dante, Eschyle, ecoutez et regardez. Ges rois Sous leur large couronne out des fronts trop etroits- S6 L'ANNEE TERRIBLE. Vous les dedaigneriez. Us n'ont pas la stature De ceux que votre vers formidable torture, Ni du chef argien, ni du baron pisan ; Mais ils sont monstrueux pourtant, convenez-en. Des premiers rois venus ils ont 1'aspect vulgaire ; Mais ils viennent avec des legions de guerre. Ils poussent sur Paris les sept peuples saxons. Hideux, casques, dores, tatoues de blasons, II faut que chacun d'eux de meurtre se repaisse ; hacun de ces rois prend pour embleme une espcce De bete fauve et fait luire a son morion La chimere d'un rude et morne alerion, Ou quelque impur dragon agitant sa criniere ; Et le grand chef arbore a sa haute banniere, Teinte des deux reflets du tombeau tour a tour, Un aigle etrange, blanc la nuit et noir le jour. Avec eux, a grand bruit, et sous toutes les formes, Krupps, bombardes, canons, mitrailleuses enormes, Ils trainent sous ce mur qu'ils nomment ennemi Le bronze, ce muet, cet esclave endormi, Qui, tout a coup hurlant lorsqu'on le demusele, Est pris d'on ne sait quel epouvantable zele Et se met a detruire une ville, sans frein, Sans treve, avec la joie horrible de 1'airain, -omme s'il se vengeait, sur ces tours abattues, D'etre employ^ par l'homme a d'infames statues; Et comme s'il disait : Peuple, contemple en moi Le monstre avec lequel tu fais ensuite un roi! OCTOBRE. 57 Tout tremble, et les sept chefs dans la haine s'unissent, Us sont la, menacant Paris. Us le punissent. De quoi? D'etre la France et d'etre 1'univers, De briller au-dessus des gouffres entr'ouverts, D'etre un bras de geant tenant une poignee De rayons, dont 1' Europe est a jamais baignee; Us punissent Paris d'etre la liberte"; Us punissent Paris d'etre cette cite Oil Danton gronde, oil luit Moliere, oil rit Voltaire ; Us punissent Paris d'etre ame de la terre, D'etre ce qui devient de plus en plus vivant, Le grand flambeau profond que n'eteint aucun vent, L'idee en feu percant ce nuage, le nombre, Le croissant du progres clair au fond du ciel sombre ; Us punissent Paris de denoncer 1'erreur, D'etre 1'avertisseur et d'etre 1'eclaireur, De montrer sous leur gloire affreuse un cimetiere, D'abolir 1'echafaud, le trone, la frontiere, La borne, le combat, 1'obstacle, le fosse. Et d'etre 1'avenir quand ils sont le passe. Et ce n'est pas leur faute; ils sont les forces noires. Ils suivent dans la nuit toutes les sombres gloires, Cain, Nemrod, Rhamses, Cyrus, Gengis, Timour. Us combattent le droit, la lumiere, 1'amour. 58 L'ANNEE TERRIBLE. Us voudraient etre grands et ne sont que difFormes. Terre, ils ne veulent pas qu'heureuse, tu I'endormes Dans les bras de la paix sacree, et dans 1'hymen De la clarte divine avec 1'esprit humain. Ils condamnent le frere a devorer le frere, Le peuple a massacrer le peuple, et leur misere G'est d'etre tout-puissants, et que tous leurs instincts Allumes pour 1'enfer, soient pour le ciel eteints. Rois hideux ! On verra, certe, avant que leur ame Renonce a la tuerie, au glaive, au meurtre infame, Aux clairons, au cheval de guerre qui hennit, L'oiseau ne plus savoir le chemin de son nid, Le tigre e"pris du cygne, et Fabeille oublieuse De sa ruche sauvage au creux noir de 1'yeuse. Ill Sept. Le chiffre du mal. Le nombreou Dieu ramene, Gomme en un vil cachot, toute la faute humaine. Sept princes. Wurtemberg et Mecklembourg, Nassau, Saxe, Bade, Baviere et Prusse, affreux reseau. Us dressent dans la nuit leurs tentes sepulcrales. Les cercles de 1'enfer sont la, mornes spirales ; Haine, hiver, guerre, deuil, peste, famine, ennui. Paris a les sept noeuds des tenebres sur lui. Paris devant son mur a sept chefs comme Thebe. Spectacle inou'i! 1'astre assiege par 1'Erebe. La nuit donne 1'assaut a la lumiere. Un cri Sort de 1'astre en detresse, et le neant a ri. La cecite combat le jour ; la morne envie Attaque le cratere auguste de la vie, 60 L'ANNEE TERRIBLE. * Le grand foyer central, 1'astre aux astres uni. Tous les yeux inconnus ouverts dans 1'infmi S'etonnent; qu'est-ce done? Quoi! la clarte se voile! Un long frisson d'horreur court d'etoile en etoile. Sauve ton oeuvre, 6 Dieu, toi qui d'un souffle emeus L'ombre oil Leviathan tord ses bras venimeux ! G'en est fait. La bataille.jnfa.me est commencee. Gomme un phare jadis gardait la porte Scee, Un flamboiement jaillit de 1'astre, avertissant Le ciel que 1'enfer monte et que la nuit descend. Le gouffre est comme un mur enorme de fumee Ou fourmille on ne sait quelle farouche armee ; Nuage monstrueux ou luisent des airains; Et les bruits infernaux et les bruits souterrains Se melent, et, hurlant au fond de la gehenne, Les tonnerres ont 1'air de betes a la chaine. Une maree informe ou grondent les typhous Arrive, croit et roule avec des cris profonds, Et ce chaos s'acharne h tuer cette sphere. Lui frappe avec la flamme, elle avec la lumiere; Et 1'abime a 1'eclair et. 1'astre a le rayon. L'obscurite, flot, brume, ouragan, tourbillon, Tombant sur 1'astre, encor, toujours, encore, encore, Gherche a se verser toute en ce puits de 1'aurore. OCTOBRE. 61 Qui 1'emportera? Crainte, espoir! Fremissements ! La splendide rondeur de 1'astre, par moments, Sous d'affreux gonflements de tenebres s'efface, Et, comme vaguement tremble et flotte une face, De plus en plus sinistre et pale, il disparait. Est-ce que d'une etoile on prononce 1'arret? Qui done le peut? Qui done a droit d'oter au monde Gette lueur sacree et cette ame profonde? L'enfer semble une gueule effroyable qui mord. Et Ton ne voit plus 1'astre. Est-ce done qu'il est mort? Tout a coup un rayon sort par une trouee. Une criniere en feu, par les vents secouee, Apparait... Le voila! G'est lui. Vivant, aimant, II condamne la Nuit a 1'eblouissement, Et, soudain reparu dans sa beaute premiere, La couvre d'une ecume immense de lumiere. Le chaos est-il done vaincu? Non. La noirceur Redouble, et le reflux du gouffre envahisseur 62 L'ANNEE TERRIBLE Revient, et Ton dirait que Dieu se decourage. De nouveau, dans I'horreur, dans la nuit, dans 1'orage, On cherche 1'astre. Ou done est-il? Quel guet-apens! Et rien ne continue, et tout est en suspens; La creation sent qu'elle est t&noin d'un crime ; Et 1'univers regarde avec stupeur 1'abime Qui, sans relache, au fond du firmament vermeil, Jette un vomissement d'ombre sur le soleil. NOVEMBRE DU HAUT DE LA MURAILLE DE PARIS A LA NUIT TOMBANTE L'Occident etait blanc, 1'Orient etait noir; Gomme si quelque bras sorti des ossuaires Dressait un catafalque aux colonnes du soir, Et sur le firmament deploy ait deux suaires. Et la nuit se fermait ainsi qu'une prison. L'oiseau melait sa plainte au frisson de la plante, 5 66 L'ANNEE TERRIBLE. J'allais. Quand je levai mes yeux vers 1'horizon, Le couchant n'etait plus qu'une lame sanglante. Cela faisait penser a quelque grand duel D'un monstre centre un dieu, tous deux de meme taille; Et 1'on eut dit 1'epee cffrayante du del Rouge et tombee a terre apres une bataille. II PARIS DIFFAME A BERLIN Pour la sinistre nuit 1'aurore est un scandale ; Et 1'Athenien semble un affront au Vandale. Paris, en meme temps qu'on t'attaque, on voudrait Donner au guet-apens le faux air d'un arret ; Le cuistre aide le reitre; ils font cette gageure, Deshonorer la ville heroi'que; et 1'injure Pleut, melee a 1'obus, dans le bombardement ; Ici le soudard tue et la ie rheteur ment ; On te denonce au nom des moeurs, au nom du culte ; C'est afin de pouvoir t'egorger qu'on t'insulte, La calomnie ayant pour but 1'assassinat. ville, dont le peuple est grand comme un senat, Combats, tire 1'epee, 6 cite de lumiere Qui fondes 1'atelier, qui defends la chaumiere, 68 L'ANNEE TERRIBLE. Va, laisse, 6 fier chef-lieu des hommes tous egaux, Hurler autour de toi 1'aifreux tas des bigots, Noirs sauveurs de 1'autel et du trone, hypocrites Par qui dans tous les temps les clartes sont proscrites, Qui gardent tous les dieux contre tous les esprits, Et dont nous entendons dans 1'histoire les cris, A Rome, a Thebe, a Delphe, a Memphis, a Mycenes, Pareils aux aboiements lointains des chiens obscenes. Ill A TOUS GES PRINCES Rois teutons, vous avez mal copie vos peres. Us se precipitaient hors de leurs grands repaires, Le glaive au poing, tachant d'avoir ceci pour eux D'etre les plus vaillants et non les plus nombreux. Vous, vous faites la guerre autrement. On se glisse Sans bruit, dans 1'ombre, avec le hasard pour complice 70 L'ANNEE TERRIBLE. x Jusque dans le pays d'a cote, doucement, Un peu comme un larron, presque comme un amant ; Baissant la voix, courbant le front, cachant sa lampe, On se fait invisible au fond des bois, on rampe ; Puis brusquement , criant vivat, hourrah, haro, On tire un million de sabres du fourreau, On se rue, et Ton frappe et d'estoc et de taille Sur le voisin, lequel a, dans cette bataille, Rien pour armee avec zero pour general. Vos a'ieux, que Luther bercait de son choral, N'eussent point accepte de vaincre de la sorte; Car la soif conquerante etait en eux moins forte Que la pudeur guerriere, et tous avaient au coeur Le desir d'etre grand plus que d'etre vainqueur. Vous, princes, vous semez, de Sedan a Versailles, Dans votre route obscure a travers les broussailles, Toutes sortes d'exploits louches et singuliers Dont se fut indignee au temps des chevaliers La magnanimite farouche de 1'epee. Rois, la guerre n'est pas digne de 1'epopee Lorsqu'elle est espionne et traitre, et qu'elle met Une cocarde au vol, a la fraude un plumet! Guillaume est empereur, Bismarck est trabucaire ; Charlemagne a sa droite assoit Robert-Macaire ; On livre aux mameloucks, aux pandours, aux strelitz, Aux reitres, aux hulans, la France d'Austerlitz ; NOVEMBRE. 71 On en fait son butin, sa proie et sa prebende. Oil fut la grande armee on est 1'enorme bande. Ivres, ils vont au gouflre obscur qui les attend. Ainsi Tours, a vau-1'eau sur le glacier flottant, Ne sent pas sous lui fondre et crouler la banquise. Soit, princes. Vautrez-vous sur la France conquise. De 1' Alsace aux abois, de la Lorraine en sang, De Metz qu'on vou^vendit, de Strasbourg fremissant ! Dont vous n'eteindrez pas la tragique aureole, Vous aurez ce qu'on a des femmes qu'on viole, La nudite, le lit, et la haine a jamais. Oui, le corps souille, froid, sinistre desormais, Quand on les prend de force en des etreintes viles, C'est tout ce qu'on obtient des vierges et des vilies. Moissonnez les vivants comme un champ de ble mur, Gernez Paris, jetez la flamme a ce grand mur, Tuez a Chateaudun, tuez a Gravelotte, 72 L'ANNEE TERRIBLE. O rois, desesperez la mere qui sanglote, Poussez 1'effrayant cri de 1'ombre : Exterminons! Secouez vos drapeaux et roulez vos canons ; A ce bruit triomphal il manque quelque chose. La porte de rayons dans les cieux reste close ; Et sur la terre en deuil pas un laurier ne sent La seve lui venir de tous ces flots de sang. La-haut au loin, le groupe altier des Renommees, Immobile, indigne, les ailes referme"es, Tourne le dos, se tait, refuse de rien voir, Et Ton distingue, au fond de ce firmament noir, Le morne abaissement de leurs trompettes sombres. Dire que pas un nom ne sort de ces decombres! O gloire, ces heros comment s'appellent-ils? Quoi ! ces triomphateurs hautains, sanglants, subtils, Quoi! ces envahisseurs que tant de rage anime Ne peuvent meme pas sortir de 1'anonyme, Et ce comble d'affront sur nous s'appesantit Que la victoire est grande et le vainqueur petit! IV BANCROFT Qu'est-ce que cela fait a cette grande France? Son tragique dedain va jusqu'a 1' ignorance. Elle existe, et ne sail ce que dit d'elle un tas D'inconnus, chez les rois ou dans les galetas ; Soyez un va-nu-pieds ou soyez un ministre, Vous n'avez point du mal la majeste sinistre ; Vous bourdonnez en vain sur son eternite. Vous 1'insultez. Qui done avez-vous insulte? Elle n'apercoit pas dans ses deuils ou ses fetes L'espece d'ombre obscure et vague que vous etes ; 74 L'ANNEE TERRIBLE. Tachez d'etre quelqu'un, Tibere, Gengiskan, Soyez 1'homme fleau, soyez 1'homme volcan, On examinera si vous valez la peine Qu'on vous meprise; ayez quelque litre a la haine, Et Ton verra. Sinon, allez-vous-en. Un nain Peut a sa petitesse ajouter son venin Sans cesser d'etre un nain, et qu'importe 1'atome '? Qu'importe I'affront vil qui tombe de cet homme ? Qu'importent les neants qui passent et s'en vont ? Sans faire remuer la tete enorme, au fond Du desert ou Ton voit roder le lynx feroce, Le stercoraire peut prendre avec le colosse Immobile a jamais sous le ciel etoile, Des familiarites d'oiseau vite envole. EN VOYANT PLOTTER SUR LA SEINE DBS CADAVRES PRUSSIENS Oui, vous etes venus et vous voila couches ; Vous voila caresses, portes, baises, penches, Sur le souple oreiller de 1'eau molle et profonde ; Vous voila dans les draps froids et mouilles de 1'onde ; C'est bien vous, fils du Nord, nus sur le flot dormant! Vous fermez vos yeux bleus dans ce doux bercement. Vous aviez dit : Allons chez la prostitute. Babylone, aux baisers du mohde habituee, Est la-bas ; elle abonde en rires, en chansons ; C'est la que nous aurons du plaisir ; 6 Saxons, 76 L'ANNEE TERRIBLE. Germains, vers le sud tournons notre ceil oblique, Vite! en France! Paris, cette ville publique, Qui pour les etrangers se farde et s'embellit, Nous ouvrira ses bras... Et la Seine son lit. VI Precher la guerre apres avoir plaide la paix! Sagesse, dit le sage, eh quoi, tu me trompais! sagesse, ou sont done les paroles clementes? Se peut-il qu'on t'aveugle ou que tu te dementes? Et la fraternite, qu'en fais-tu? te voila Exterminant Gam, foudroyant Attila! Homme, je ne t'ai pas trompe, dit la sagesse. Tout commence en refus et finit en largesse; L'hiver mene au printemps et la haine a 1'amour. On croit travailler contre et Ton travaille pour. 7 8 L'ANNEE TERRIBLE. En se superposant sans mesure et sans nombre, Les verites parfois font un tel amas d'ombre Que I'homme est inquiet devant leur profondeur ; La Providence est noire a force de grandeur ; Ainsi la nuit sinistre et sainte fait ses voiles De tenebres avec des epaisseurs d'etoiles. VII Je ne sais si je vais sembler etrange a ceux Qui pensent que devant le sort trouble et chanceux, Devant Sedan , devant le flamboiement du glaive, II faut bruler un cierge a Sainte-Genevieve, Qu'on serait sur d' avoir le secours le plus vrai En redorant a neuf Notre-Dame d'Auray, Et qu'on arrete court 1'obus, le plomb qui tonne, Et la mitraille , avec une oraison bretonne ; Je paraitrai sauvage et fort mal eleve Aux gens qui dans des coins chuchotent des Ave Pendant que le sang coule a flots de notre veine, Et qui centre un canon braquent une neuvaine ; 80 L'ANNEE TERRIBLE. Mais je dis qu'il est temps d'agir et de songer A la levee en masse, a 1'abime, au danger Qui, lorsqu'autour de nous son cercle se resserre, A ce merite, etant hideux, d'etre sincere, D'etre franchement fauve et sombre, et de t'oflrir, France, une occasion sublime de mourir; J'affirme que le camp monstrueux des barbares, Que les ours de leur cage ayant brise les barres, Approchent, que d'horreur les peuples sont emus, Que nous ne sommes plus au temps des oremus, Que les hordes sont la, que Paris est leur cible, w Et que nous devons tous pousser un cri terrible ! Aux armes, citoyens ! aux fourches, paysans ! Jette la ton psautier pour les agonisants, General , et faisons en hate une trouee ! La Marseillaise n'est pas encore enrouee, Le cheval que montait Kle"ber n'est pas fourbu, Tout le vin de 1'audace immense n'est pas bu, Et Danton nous en laisse assez au fond du verre Pour donner a la Prusse une chasse severe, Et pour e"pouvanter le vieux monde aux abois De la reception que nous faisons aux rois ! Dussions-nous succomber d'ailleurs, la'mort est grande. Quand un trop bon Chretien dans la cite commande, Quand je crois qu'on a peur, quand je vois qu'on attend, Qu'est-ce que vous voulez, je ne suis pas content. Ce chef vers son cure tourne un ceil trop humide ; Je le vois soldat brave et general timide ; NOVEMBRE. 81 Comme le vieil Entelle et le vieux d'Aubigne, J'ai des fremissements, je frissonne indigne ; Nous sommes dans Paris, volcan, fournaise d'ames, Pres de deux millions d'hommes, d'enfants, de femmes, Pas un n'entend ceder, pas une; et nous voulons La colere plus prompte et les discours moins longs; Et je 1'irais dernain dire a 1'hotel de ville Si je ne sentais poindre une guerre civile, patrie accablee, et si je ne craignais D'ajouter cette corde aflreuse a tes poignets, Et de te voir trainee autour du mur en flamme, Dans la fange et le sang, derriere un char infame, . D'abord par tes vainqueurs, ensuite par tes fils ! Ges Tiers Parisiens bravent tous les defis; Us acceptent le froid, la faim, rien ne les dompte, Ne trouvant d'impossible a porter que la honte ; On mange du pain noir n'ayant plus de pain bis; Soit; mais se laisser prendre ainsi que des brebis, Ce n'est pas leur humeur, et tous veulent qu'on sorte, Et nous voulons nous-meme enfoncer notre porte, Et, s'il le faut, le front leve* vers 1'orient, Nous mettre en liberte dans la tombe, en criant : Concorde! en attestant 1'avenir, 1'esperance, L'aurore ; et c'est ainsi qu'agonise la France ! C'est pourquoi je declare en cette extremite Que 1'homme a pour bien faire un coeur illimite, 6 82 L'ANNEE TERRIBLE. Qu'il faut copier Sparte et Rome noire aieule, Et qu'un peuple est borne par sa lachete seule ; J'ecarte le mauvais exemple, ce lepreux; A cette heure il nous faut mieux que les anciens preux Qui souvent s'attardaient trop longtemps aux chapelles? Je dis qu'a ton secours, France, tu nous appelles; Qu'un courage qui chante au lutrin est batard, Qu'il sied de tout risquer, et qu'il est deja tarcl t G'est mon avis, devant les trompettes farouches,. Devant les ouragans gonflant leurs noires bouches, Devant le Nord feroce attaquant le Midi, Que nous avons besoin de quelqu'un de hardi; Et que, lorsqu'il s'agit de chasser les Vandales, De refouler le flot des bandes feodales, De delivrer 1' Europe en delivrant Paris, Et d'en finir avec ceux qui nous out surpris, Avec tant d'epouvante, avec tant de misere, II nous faut une epee et non pas un rosaire. VIII Qu'on ne s'y trompe pas, je n'ai jamais cache Que j'etais sur 1'enigme eternelle penche; Je sais qu'etre a demi plonge dans 1'equilibre De la terre et des cieux, nous fait 1'ame plus libre; Je sais qu'en s'appuyant sur I'mconnu, Ton sent Quelque chose d'immense et de bon qui descend, Et qu'on voit le neant des rois, et qu'on resiste Et qu'on lutte et qu'on marche avec un coeur moins triste ; Je sais qu'il est d'altiers prophetes qu'un danger Tente, et que 1'habitude auguste de songer, De me"diter, d' aimer, de croire, et d'etre en somme A genoux devant Dieu, met debout devant 1'homme; 84 L'ANNEE TERRIBLE. Certes, je suis courbe" sous rinfmi profond. Mais le ciel ne fait pas ce que les hommes font; Ghacun a son devoir et chacun a sa tachc ; Je sais aussi cela. Quand le destin est lache, G'est a nous de lui faire obstacle rudement, Sans aller deranger 1' eclair du firmament, Et j'attends, pour le vaincre, un moins grand phenomene Du tonnerre divin que de la foudre humaine. IX A L'EVEQUE QUI M'APPELLE ATHEE Athee? entendons-nous, pretre, une fois pour toutes. M'espionner, guetter mon ame, etre aux ecoutes, Regarder par le trou de la serrure au fond De mon esprit, chercher jusqu'ou mes doules vont, Questionner 1'enfer, consulter son registre De police, a travers son soupirail sinistre, Pour voir ce que je nie ou bien ce que je croi, 86 L'ANNEE TERRIBLE. Ne prends pas cette peine inutile. Ma foi Est simple, et je la dis. J'aime la clarte Tranche : S'il s'agit d'un bonhomme a longue barbe blanche, D'une espece de pape ou d'empereur, assis Sur un trone qu'on nomme au theatre un chassis, Dans la nue'e, ayant un oiseau sur sa tete, A sa droite un archange, a sa gauche un prophete, Entre ses bras son fils pale et perce de clous, Un et triple, ecoutant des harpes, Dieu jaloux, Dieu vengeur, que Garasse enregistre, qu'annote L'abbe Pluche en Sorbonne et qu'approuve Nonotte; S'il s'agit de ce Dieu que constate Trublet, Dieu foulant aux pieds ceux que Moi'se accablait, Sacrant tous les bandits royaux dans leurs repaires , Punissant les enfants pour la faute des peres, Arretant le soleil a 1'heure ou le soir nait, Au risque de casser le grand ressort tout net, Dieu mauvais geographe et mauvais astronome, Contrefacon immense et petite de I'homme , En cblere, et faisant la moue au genre humain, Comme un Pere Duchene un grand sabre a la main ; Dieu qui volontiers damne et rarement pardonne, Qui sur un passe-droit consulte une madone, Dieu qui dans son ciel bleu se donne le devoir D'imiter nos defauts et le luxe d'avoir NOVEMBRE. 87 Des fleaux, comme on a des chiens, qui trouble 1'ordre, Lache sur nous Nemrod et Cyrus, nous fait mordre Par Cambyse, et nous jette aux jambes Attila, Pretre, oui , je suis athee a ce vieux bon Dieu-la. Mais s'il s'agit de 1'etre absolu qui condense La-haut tout 1'ideal dans toute 1'evidence, Par qui, manifestant 1' unite de la loi, L'univers pent, ainsi que 1'homme, dire : Moi ; De 1'etre dont je sens Tame au fond de mon ame, De 1'etre qui me parle a voix basse, et reclame Sans cesse pour le vrai centre le faux, parmi Les instincts dont le flot nous submerge a demi; S'il s'agit du temoin dont ma pensee obscure A parfois la caresse et parfois la piqure Selon qu'en moi, montant au bien, tombant an mal, Je sens 1'esprit grandir ou croitre 1'animal ; S'il s'agit du prodige immanent qu'on sent vivre Plus que nous ne vivons, et dont notre ame est ivre Toutes les fois qu'elle est sublime, et qu'elle va, Ou s'envola Socrate, ou Jesus arriva, Pour le juste, le vrai, le beau, droit au martyre ; Toutes les fois qu'au gouffre un grand devoir 1'attire, Toutes les fois qu'elle est dans 1'orage alcyon; Toutes les fois qu'elle a 1'auguste ambition D'aller, a travers 1' ombre infame qu'elle abhorre Et de 1'autre cote des nuits, trouver 1'aurore; 88 L'ANNEE TERRIBLE. pretre, s'il s'agit de ce quelqu'un profond Que les religions ne font ni ne defont, Que nous devinons bon et que nous sentons sage, Qui n'a pas de contour, qui n'a pas de visage, Et pas de fils, ayant plus de paternite Et plus d'amour que n'a de lumiere 1'cte; S'il s'agit de ce vaste inconnu que ne nomme, N'explique et ne commente aucun Deuteronome, Qu'aucun Calmet ne peut lire en aucun Esdras, Que 1'enfant dans sa creche et les morts dans leurs draps, Distinguent vaguement d'en has comme une cime, Tres-Haut qui n'est mangeable en aucun pain azime, Qui parce que deux coeurs s'aiment, n'est point fache, Et qui voit la nature ou tu vois le peche; S'il s'agit de ce Tout vertigineux des etres Qui parle par la voix des elements, sans pretres, Sans bibles, point charnel et point officiel , Qui pour livre a 1'abime et pour temple le ciel, Loi, Vie, Ame, invisible a force d'etre enorme, Impalpable a ce point qu'en dehors de la forme Des choses que dissipe un souffle aerien, On 1'apercoit dans tout sans le saisir dans rien; S'il s'agit du supreme Immuable, solstice De la raison, du droit, du bien, de la justice, En equilibre avec 1'infini, maintenant, Autrefois, aujourd'hui, domain, toujours, donnant Aux soleils la dure"e, aux coeurs la patience, Qui, clarte hors de nous, est en nous conscience ; NOVEMBRE. 8$ Si c'est de ce Dieu-la qu'il s'agit, de celui Qui toujours dans 1'aurore et dans la tombe a lui, Etant ce qui commence et ce qui recommence; S'il s'agit du principe eternel, simple, immense, Qui pense puisqu'il est, qui de tout est le lieu, Et que, faute d'un nom plus grand, j'appelle Dieu, Alors tout change, alors nos esprits se retburnent, Le tien vers la nuit, gouflre et cloaque ou sejournent Les rires, les neants, sinistre vision, Et le mien vers le jour, sainte affirmation, Hymne, eblouissement de mon ame enchantee ; Et c'est moi le croyant, pretre, et c'est toi 1'athee. X A L'ENFANT MALADE PENDANT LE SIEGE Si vous continuez d'etre ainsi toute pale Dans notre air etouffant, Si je vous vois entrer dans mon ombre fatale, Moi vieillard, vous enfant; Si je vois de nos jours se confondre la chaine, Moi qui sur mes genoux Vous contemple, et qui veux la mort pour moi prochaine, Et lointaine pour vous; Si vos mains sont toujours diaphanes et freles, Si, dans votre berceau, Tremblante, vous avez 1'air d'attendre des ailes Comme un petit oiseau ; 92 L ANNEE TERRIBLE Si vous ne semblez pas prendre sur notre terre Racine pour longtemps, Si vous laissez errer, Jeanne, en notre mystere Vos doux yeux mecontents ; Si je ne vous vois pas gaie et rose et tres-forte, Si, triste, vous revez, Si vous ne fermez pas derriere vous la porte Par ou vous arrivez; Si je ne vous vois pas comme une belle femme Marcher, vous bien porter, Rire, et si vous semblez etre une petite ame Qui ne veut pas rester, Je croirai qu'en ce monde ou le suaire au lange Parfois peut confiner, Vous venez pour partir, et que vous etes 1'ange Charge de m'emmener. DECEMBRE Ah ! c'est un reve ! non ! nous n'y consentons point. Dresse-toi, la colere au coeur, 1'epee au poing, France ! prends ton baton , prends ta fourche, ramass Les pierres du chemin , debout , levee en masse !. France! qu'est-ce que c'est que cette guerre-la? Nous refusons Mandrin, Dieu nous doit Attila. Toujours, quand il lui plait d'abattre un grand empire, Un noble peuple, en qui le genre humain respire, Rome ou Thebes, le sort respectueux se sert De quelque monstre auguste et fauve du desert. Pourquoi done cet affront? c'est trop. Tut'y resignes, Toi, France? non, jamais. Certes, nous etions dignes 9G L'ANNEE TERRIBLE. D'etre devores, peuple, et nous sommes manges ! G'est trop de s'etre dit : Nous serons egorges Gomme Athene et Memphis, comme Troie et Solime, Grandement, dans 1'eclair d'une lutte sublime ! Et de se sentir mordre, en bas, obscurement, Dans 1'ombre, et d'etre en proie a ce fourmillement, Les pillages, les vols, les pestes, les famines ! D'esperer les lions, et d' avoir les vermines! ' II Vision sombre! un peuple en assassine un autre. Et la meme origine, 6 Saxons, est la notre ! Et nous sommes sortis du meme flanc profond ! La Germanic avec la Gaule se confond Dans cette antique Europe oil s'ebauche 1'histoire. Croitre ensemble, ce fut longtemps notre victoire; Les deux peuples s'aidaient, couple heureux, triomphant, Tendre, et Gain petit aimait Abel enfant. Nous etions le grand peuple egal au peuple Scythe ; Et c'est de vous, Germains, et de nous, que Tacite Disait : Leur ame est fiere. Un dieu fort les soutient Chez eux la femme pleure et 1'homme se souvient. 7 98 L'ANNEE TERRIBLE. Si Rome osait risquer ses aigles dans nos landes, Les Geltes entendaient 1'appel guerrier des Vendes, On battait le preteur, on chassait le consul , Et Teutates venait au secours d'Trmensul ; On se donnait 1'appui glorieux et fidele Tantotd'un coup d'epee et tantot d'un coup d'aile; Le meme autel de pierre, etrange et plein de voix, Faisait agenouiller sur 1'herbe, au fond des bois, Les Teutons de Cologne et les Bretons de Nante ; Et quand la Walkyrie, ailee et frissonnante, Traversait 1'ombre, Hermann chez vous, chez nous Brennus, Voyaient la meme etoile entre ses deux seins nus. Allemands, regardez au-dessus de vos tetes, Dans le grand ciel, tandis qu'acharnes aux conquetes, Vous, Germains, vous venez poignarder les Gaulois, Tandis que vous foulez aux pieds toutes les lois, Plus souilles que grandis par des victoires trattres, Vous verrez vos aTeux saluer nos ancetres. Ill LE MESSAGE DE GRANT Ainsi, peuple aux efforts prodigieux enclin, Ainsi, terre de Penn, de Fulton, de Franklin, Vivante aube d'un monde, 6 grande republique, G'est en ton nom qu'on fait vers 1'ombre un pas oblique ! Trahison! par Berlin vouloir Paris detruit! Au nom de la lumiere encourager la nuit ! Quoi ! de la liberte faire une renegate ! Est-ce done pour cela que vint sur sa fregate Lafayette donnant la main a Rochambeau ? Quand 1'obscurite monte, eteindre le flambeau ! 400 L'ANNEE TERRIBLE. Quoi! dire : Rien n'est vrai que la force. Le glaive, G'est Teblouissement supreme qui se leve. Courbez-vous, le travail de vingt siecles a tort. Le progres, serpent vil , dans la fange se tord ; Et le peuple ideal, c'est le peuple egoiste. Rien de definitif et d'absolu n'existe. Le maitre est tout ; il est justice et verite. Et tout s'evanouit, droit, devoir, liberte, L'avenir qui nous luit, la raison qui nous mene, La sagesse divine et la sagesse humaine, Dogme et livre, et Voltaire aussi bien que Jesus, Puisqu'un reitre allemand met sa botte dessus ! Toi dont le gibet jette au monde qui commence, Comme au monde qui va fmir, une ombre immense, John Brown, toi qui donnas aux peuples la lecon D'un autre Golgotha sur un autre horizon, Spectre, defais le noeud de ton cou, viens, 6 juste, Viens et fouette cet homme avec ta corde auguste! C'est grace a lui qu'un jour 1'histoire en deuil dira : La France secourut 1'Amerique, et tira L'epee, et prodigua tout pour sa delivrance, Et, peuples, 1'Amerique a poignarde la France ! Que le sauvage, fait pour guetter et ramper, Que le huron, orne de couteaux a scalper, DECEMBRE. -101 Gontemplent ce grand chef sanglant, le roi de Prusse, Certes, que le Peau-rouge admire le Borusse, C'est tout simple; il le voit aux brigandages pret, Fauve, atroce, et ce bois comprend cette foret; Mais que 1'homme incarnant le droit devant 1'Europe, L'homme que de rayons Golombie enveloppe, L'homme en qui tout un monde heroi'que est vivant, Que cet homme se jette a plat ventre devant L'affreux sceptre de fer des vieux ages funebres, Qu'il te donne, 6 Paris, le*soufflet des tenebres, Qu'il livre sa patrie auguste a 1'empereur, Qu'il la mele aux tyrans, aux meurtres, a 1'horreur, Qu'en ce triomphe horrible et sombre il la submerge, Que dans ce lit d'opprobre il couche cette vierge , Qu'il montre a 1'univers, sur un immonde char, L'Amerique baisant le talon de Cesar, Oh ! cela fait trembler toutes les grandes tombes ! Cela remue, au fond des pales catacombes, Les os des fiers vainqueurs et des puissants vaincus ! Kosciusko fremissant reveille Spartacus ; Et Madison se dresse et Jefferson se leve ; Jackson met ses deux mains devant ce hideux reve; Deshonneur! crie Adams; et Lincoln etonne Saigne, et c'est aujourd'hui qu'il est assassine. Indigne-toi, grand peuple. nation supreme, Tu sais de quel cceur tendre et filial je t'aime. 402 L'ANNEE TERRIBLE. Amerique, je pleure. Oh! douloureux affront! Elle n'avait encor qu'une aureole au front. Son drapeau sideral eblouissait 1'histoire. Washington, au galop de son cheval de gloire, Avait eclabousse d'etincelles les plis De 1'etendard, temoin des devoirs accomplis, Et, pour que de toute ombre il dissipe les voiles, L'avait superbement ensemence d'etoiles. Cette banniere illustre est obscurcie, helas! Je pleure. .. Ah ! sois maudit, malheureux qui melas Sur le fier pavilion qu'un vent des cieux secoue Aux gouttes de lumiere une tache de boue ! IV AU CANON LE V. H. Ecoute-moi, ton tour viendra d'etre ecoute. canon, 6 tonnerre, 6 guerrier redoute, Dragon plein de colere et d'ombre, dont la bouche Mele aux rugissements une flamme farouche, Pesant colosse auquel s'amalgame 1'eclair, Toi qui disperseras 1'aveugle mort dans 1'air, Je te benis. Tu vas defendre cette ville. canon, sois muet dans la guerre civile, Mais veille du cote de 1'etranger. Hier Tu sortis de la forge epouvantable et fier ; 104 L'ANNEE TERRIBLE. Les femmes te suivaient. Qu'il est beau! disaient-elles. Gar les Gimbres sont la. Leurs victoires sont telles Qu'il en sort de la honte, et Paris fait de loin Signe aux princes qu'il prend les peuples a temoin. La lutte nous attend ; viens, 6 mon fils etrange, Doublons-nous 1'un par 1'autre, etfaisons un echange, Et mets, 6 noir vengeur, combattant souverain, Ton bronze dans mon co3ur, mon ame en ton airain. canon, tu seras bientot sur la muraille. Avec ton caisson plein de boites a mitraille, Sautant sur le pave, traine" par huit chevaux, Au milieu d'une foule eclatant en bravos, Tu t'en iras, parmi les croulantes masures, Prendre ta place altiere aux grandes embrasures Oil Paris indigne se dresse, sabre au poing. La ne t'endors jamais et ne t'apaise point. Et puisque je suis 1'homme essayant sur la terre Toutes les guerisons par 1'indulgence austere, Puisque je suis, parmi les vivants en rumeur, Au forum ou du haut de 1'exil, le semeur De la paix a travers 1'immense guerre humaine, Puisque vers le grand but ou Dieu clement nous mene, J'ai, triste ou souriant, toujours le doigt leve, Puisque j'ai, moi, songeur par les deuils epro'uve. DECEMBRE. 105 L' amour pour evangile et 1'union pour bible, Toi qui portes mon nom, 6 monstre, sois terrible ! Car I 'amour devient haine en presence du mal ; Car I'homme esprit ne peut subir 1'homme animal, Et la France ne peut subir la barbarie ; Car 1'ideal sublime est la grande patrie; Et jamais le devoir ne fut plus evident De faire obstacle au flot sauvage debordant, Et de mettre Paris, 1'Europe qu'il transforme, Les peuples, sous 1'abri d'une defense enorme ; Car si ce roi Teuton n'etait pas chatie", Tout ce que I'homme appelle espoir, progres, pitie, Fraternite, fuirait de la terre sans joie ; Car Cesar est le tigre et le peuple est la proie, Et qui combat la France attaque 1'avenir ; Car il faut elever, lorsqu'on entend hennir Le cheval d'Attila dans 1'ombre formidable, Autour de Fame humaine un mur inabordable, Et Rome, pour sauver 1'univers du neant , Doit etre une deesse, et Paris un geant ! C'est pourquoi des canons que la lyre a fait naitre , Que la strophe azuree enfanta, doivent etre Braques, gueule beanie, au-dessus du fosse; C'est pourquoi le penseur fremissant est force 106 L'ANNEE TERRIBLE. D'employer la lumiere a des choses sinistres; Devant les rois, devant le mal et ses ministres, Devant ce grand besoin du monde, etre sauve, II sait qu'il doit combattre apres avoir rev6 ; II sait qu'il faut 1 utter, frapper, vaincre, dissoudre, Et d'un rayon d'aurore il fait un coup de foudre. PROUESSES BORUSSES La conquete avouant sa soeur 1'escroquerie, G'est un progres. En vain la conscience crie, Par 1'exploitation on complete 1'exploit. A Tor du voisin riche un voisin pauvre a droit. Au dos de la victoire on met une besace ; En attendant qu'on ait la Lorraine et 1'Alsace, On decroche une montre au clou d'un horloger; On veut dans une gloire immense se plonger, Mais briser une glace est une sotte affaire, 11 vaut mieux 1'emporter; a coup sur on prefere 408 L'ANNEE TERRIBLE. L'honneur a tout, mais 1'homme a besoin de tabac, On en vole. A travers Reichshoffen et Forbach, A travers cette guerre ou Ton eut cette chance D'un Napoleon nain livrant la grande France , Dans ces champs oil manquaient Marceau, Hoche et Conde, A travers Metz vendue et Strasbourg bombarde, Parmi les cris, les morts tombes sous les mitrailles, Montrant 1'un sa cervelle et 1'autre ses entrailles, Les drapeaux avancant ou fuyant, les galops Des escadrons pareils aux mers roulant leurs flots , Au milieu de ce vaste et sinistre engrenage, Gonquerant pingre, on pense a son petit menage ; On medite, ajoutant Shylock a Galgacus, De meubler son amante aux depens des vaincus ; On a pour ideal d'offrir une pendule A quelque nymphe blonde au pied du mont Adule ; Bellone e'chevelee et farouche descend Du nuage d'ou sort 1'eclair, d'ou pleut le sang, Et s'emploie a clouer des caisses d'emballage ; On ranconne un pays village par village; On est terrible, mais fripon; on est des loups, Des tigres et des ours qui seraient des filous. On renverse un empire et Ton coupe une bourse. Cesar, droit sur son char, dit : Payez-moi ma course. On massacre un pays, le sang est encor frais ; Puis on arrive avec le total de ses frais; On tarife le meurtre, on cote la famine : Voil& bientot six mois que je vous extermine ; DfiCEMBRE. 409 G'est tant. Je ne saurais vous egorger a moins. Et Ton etonne au fond des cieux ces fiers temoins , Les aieux, les he>os, pales dans les images, Par des hauts fails auxquels s'attachent des peages ; On s'inquiete peu de ces fantomes-la ; Avec cinq milliards on rentre au Walhalla. Pirates, d'une banque on a fait 1'abordage. On copie en rapine, en fraude, en brigandage, Les Bedouins a 1'oeil louche et les Baskirs camards; Et Schinderhannes met le faux nez du dieu Mars. On a pour chefs des rois escarpes, et ces princes Ont des ministres comme un larron a des pinces ; On foule sous ses pieds le scrupule aux abois ; En somme, on devalise un peuple au coin d'un bois. On detrousse, on depouille, on grinche, on rafle, on pille. Peut-etre est-il plus beau d' avoir pris la Bastille. VI LES FORTS Us sont les chiens de garde enormes de Paris. Gomme nous pouvons etre a chaque instant surpris, Gomme une horde est la, comme 1'embuche vile Parfois rampe jusqu'a 1'enceinte de la ville, Us sont dix-neuf epars sur les monts, qui, le soir, Inquiets, menacants, guettent 1'espace noir, Et, s'entr'avertissant des que la nuit commence, Tendent leur cou de bronze autour du mur immense. Us restent eveilles quand nous nous endormons, Et font tousser la foudre en leurs rauques poumons. m L'ANNfiE TERRIBLE. Les collines parfois, brusquement etoilees, Jettent dans la nuit sombre un eclair aux vallees ; Le crepuscule lourd s'abat sur nous, masquant Dans son silence un piege et dans sa paix un camp ; Mais en vain Tennerm serpente et nous enlace ; Us tiennent en respect toute une populace De canons monstrueux, rodant & 1'horizon. Paris bivouac, Paris tombeau, Paris prison, Debout dans 1'univers devenu solitude, Fait sentinelle, et, pris enfm de lassitude, S'assoupit ; tout se tait, hommes, femmes, enfants, Les sanglots, les eclats de rire triomphants, Les pas, les chars, le quai, le carrefour, la greve, Les mille toits d'ou sort le murmure du reve, L'espoir qui dit je crois, la faim qui dit je meurs ; Tout fait silence ; 6 foule ! indistinctes rumeurs ! Sommeil de tout un monde! 6 songes insondables! On dort, onoublie... Eux, ils sont la, formidables. Tout a coup on se dresse en sursaut ; haletant, Morne, on prete 1'oreille, on se penche. . . on entend Comme le hurlement profond d'une montagne. Toute la ville ecoute et toute la campagne Se reveille ; et voila qu'au premier grondement Repond un second cri, sourd, farouche, inclement, Et dans 1'obscurite d'autres fracas s'ecroulent, Et d'echos en echos cent voix terribles roulent. D&CK3IBHE. 443 . Ce sont eux. G'est qu'au fond des espaces confus, Us ont vu se grouper de sinistres affuts, C'est qu'ils ont des canons surpris la silhouette ; G'est que, dans quelque bois d'oii s'enfuit la chouette, Us viennent d'entrevoir, la-bas, au bord d'un champ, Le fourmillement noir des bataillons marchant; G'est que dans les halliers des yeux traitres flamboient. Comme c'est beau ces forts qui dans cette ombre aboient! YII \ LA FRANCE Personne pour toi. Tous sont d'accord. Celui-ci, Nomme Gladstone, dit a tes bourreaux : merci! Get autre, nomme Grant, te conspue, et cet autre, Nomme Bancroft, t'outrage; ici c'est un apotre, La c'est un soldat, la c'est un juge, un tribun, Un pretre, 1'un du Nord, 1'autre du Sud ; pas un Que ton sang, a grands flots verse", ne satisfasse ; Pas un qui sur ta croix ne te crache a la face. Helas! qu'as-tu done fait aux nations? Tu vins Vers celles qui pleuraient, avec ces mots divins : Joie et Paix ! Tu criais : Esperance ! Allegresse ! Sois puissante, Amerique, et toi sois libre, 6 Grece ! L'ltalie e"tait grande ; elle doit 1'etre encor. Je le veux! Tu donnas a celle-ci ton or, A celle-la ton sang, ci toutes la lumiere. 446 L'ANNEE TERRIBLE. Tu defendis le droit des hommcs, coutumiere De tous les devourments et de tous les devoirs. Gomme le boeuf revient repu des abreuvoirs, Les hommes sont rentres pas a pas a 1'etable, Rassasie"s de toi, grande soeur redoutable, De toi qui prote"geas, de toi qui combattis. Ah! se montrer ingrats, c'est se prouver petits. N'importe! pas un d'eux ne te connait. Leur foule T'a huee, a cette heure oil ta grandeur s'ecroule, Riant de chaque coup de marteau qui tombait Sur toi, nue et sanglante et clouee au gibel. Leur pi tie plaint tes fils que la fortune amere Gondamne a la rougeur de t'avouer pour mere. Tu ne peux pas mourir, c'est le regret qu'on a. Tu penches dans la nuit ton front qui rayonna; L'aigle de 1'ombre est Ik qui te mange le foie; G'est a qui reniera la vaincue ; et la joie Des rois pillards, pareils aux bandits des Adrets, Gharme 1'Europe et plait au monde... Ah! je voudrak Je voudrais n'etre pas Francais pour pouvoir dire Que je te choisis, France, et que, dans ton martyre, Je te proclame, toi que ronge le vautour, Ma patrie et ma gloire et mon unique amour ! vin NOS MORTS 11s gisent dans le champ terrible et solitaire. Leur sang fait une mare affreuse sur la terre ; Les vautours monstrueux fouillent leur ventre ouvert ; Leurs corps farouches, froids, e"pajs sur le pre vert, Effroyables, tordus, noirs, ont toutes les formes Que le tonnerre donne aux foudroyes enormes ; Leur crane est a la pierre aveugle ressemblant; La neige les modele avec son linceul blanc ; On dirait que leur main lugubre, apre et crispee, Tache encor de chasser quelqu'un a coups d'epee ; Us n'ont pas de parole, ils n'ont pas de regard; Sur 1'immobilite de leur sommeil hagard Les nuits passent ; ils ont plus de chocs et de plaies Que les supplicies promenes sur des claies; 118 L'ANNEE TERRIBLE. Sous eux rampent le ver, la larve et la fourmi; Us s'enfoncent deja dans la terre a demi Gomme dans 1'eau profonde un navire qui sombre; Leurs pales os, couverts de pourriture et d'ombre, Sont comme ceux auxquels Ezechiel parlait ; On voit partout sur eux 1'affreux coup du boulet, La balafre du sabre et le trou de la lance; Le vaste vent glace souffle sur ce silence ; Us sont nus et sanglants sous le ciel pluvieux. morts pour mon pays, je suis votre envieux. IX A QUI LA VICTOIRE DEFINITIVE? \ Sachez-le, puisqu'il faut. Teutons, qu'on vous 1'apprenne, Non, vous ne prendrez pas 1'Alsace et la Lorraine, Et c'est nous qui prendrons PAllemagne. Ecoutez : Franchir notre frontiere, entrer dans nos cites, Voir chez nous les esprits marcher, lire nos livres, Respirer 1'air profond dont nos penseurs sont ivres, G'est rendre a son insu son e"pee au progres ; G'est boire a notre coupe, accepter nos regrets, Nos deuils, nos maux feconds, nos vceux, nos esperances G'est pleurer nos pleurs; c'est envier nos souffrances; G'est vouloir ce grand vent, la revolution; G'est comprendre, 6 Germains! ce que sait Falcyon, 420 L'ANNEE TERRIBLE. Que 1'orage farouche est pour 1'onde une fete, Et que nous ailons droit au but dans la tempete, En lui laissant briser nos mats et nos agres. Les rois donnent aux champs les peuples pour engrais. Et ce meurtre s'appelle ensuite la victoire; Us jettent Austerlitz ou Rosbach a 1'histoire, Et disent : c'est fini. Laissons le temps passer. Ge qui vient de fmir, 6 rois, va commencer. Oui, les peuples sont morts, mais le peuple va naitre. A travers les rois 1'aube invincible penetre; L'aube c'est la Justice et c'est la Liberte. Le conquerant se sent conquis. Dompteur dompte. II s'etonne ; en son co3ur plein d'une vague honte, Une construction mysterieuse monte ; Belluaire imbecile entre" chez un esprit, II est la bete. II voit 1'ideal qui sourit, II tremble, et n'ayant pu le tuer, il 1' adore. Le glacier fond devant le rayon qui le dore. Un jour, comme en chantant Linus lui remuait Sa montagne, Titan, roi du granit muet, Cria : ne bouge pas, roche glacee et lourde ! La roche re"pondit : crois-tu que je sois sourde? Ainsi la masse ecoute et songe; ainsi s'emeut, Quand mai des rameaux noirs vient desserrer le noeud, Quand la se"ve entre et court dans les branches nouvelles, L'arbre qu'emplissait 1'ombre et qu'empliront les ailes. DECEMBRE. m L'homme a d'informes blocs dans 1'esprit, prejuges, Vice, erreur, dogmes faux d'ego'isme ronges; Mais que devant lui passe une voix, un exemple, Toutes ces pierres vont faire en son ame un temple. Homme ! Thebe eternelle en proie aux Amphions ! Ah! delivrez-vous done, nous vous en defions, Allemands, de Pascal, de Danton, de Voltaire! Teutons, delivrez-vous de I'effrayant mystere Du progres qui se fait sa part a tout moment, De la creation maitresse obscurement, Du vrai demuselant 1' ignorance sauvage, Et du jour qui reduit toute ame en esclavage ! Esclavage superbe! obeissance au droit Par qui 1'erreur s'ecroule et la raison s'accroit! Delivrez-vous des monts qui vous offrent leur cime ! Delivrez-vous de 1'aile inconnue et sublime Que vous ne voyez pas et que vous avez tous ! Delivrez-vous du vent que nous soufflons sur vous ! Delivrez-vous du monde ignore qui commence, Du devoir, du printemps et de 1'espace immense ! Delivrez-vous de 1'eau, de la terre, de 1'air, Et de notre Gorneille et de votre Schiller, De vos poumons voulant respirer, des prunelles Qui vous montrent la-haut les clartes eternelles, De la ve"rite, vraie a toute heure, en tout lieu, D'aujourd'huijdedemain... De"livrez-vous de Dieu! \M L'ANNEE TERRIBLE. Ah ! vous etes en France, Allemands ! prenez garde. Ah ! barbaric ! ah ! foule imprudente et hagarde, Vous accourez avec des glaives! ah! vos camp?, Tels que 1' ardent limon voini par les volcans, Roulent jusqu'a Paris hors de votre cratere ! Ah ! vous venez chez nous nous prendre un peu de terre ! Eh bien, nous vous prendrons tout votre coeur! Demain, Demain, le but francais e"tant le but humain, Vous y courrez. Oui, vous, grande nation noire, Vous irez a 1'emeute, a la lutte, a la gloire, A 1'epreuve, aux grands chocs, aux sublimes malheurs, Aux revolutions, comme 1'abeille aux fleurs! Helas ! vous tuez ceux par qui vous devez vivre ! Qu'importe la fanfare enflant ses voix de cuivre, Ges guerres, ces fracas furieux, ces blocus ! Vous semblez nos vainqueurs, vous etes nos vaincus. Comme 1'ocean filtre au fond des madrepores, Notre pensee en vous entre par tous les pores ; Demain vous maudirez ce que nous detestons ; Et vous ne pourrez pas vous en aller, Teutons, Sans avoir fait ici provision de haine Centre Pierre et Cesar, contre 1' ombre et la chaine, Car nos regards de deuil, de colere et d'efiroi, Passent par-dessus vous, peuple, et frappent le roi! Vous qui futes longtemps la pauvre tourbe aveugle Gdmissant au hasard comme le taureau beugle, DtiCEMBRE. m Vous puiserez chez nous 1'altiere volonte D'exister, et d' avoir au front une clarte ; Et le ferme dessein n'aura rien de vulgaire Que vous emporterez dans votre sac de guerre ; Ge sera 1'apre ardeur de faire comme nous, Et d'etre tous egaux et d'etre libres tous ; Allemands, ce sera 1'intention formelle De foudroyer ce tas de trones pele-mele, De tendre aux nations la main, et de n'avoir Pour maitre que le droit, pour chef que le devoir; Afin que 1'univers sache, s'il le demande, Que 1'Allemagne est forte et que la France est grande; Que le Germain candide est enfin triomphant, Et qu'il est 1'homme peuple et non le peuple enfant ! Vos hordes aux yeux bleus se mettront a nous suivre Avec la joie etrange et superbe de vivre, Et le contentement profond de n'avoir plus D'enclumes pour forger des glaives superflus. Le plus poignant motif que sur terre on rencontre D'etre pour la raison, c'est d'avoir ete centre; On sert le droit avec d'autant plus de vertu Qu'on a le repentir de 1'avoir combattu. L'Allemagne, de tant de meurtres inondee, Sera la prisonniere auguste de 1'idee ; Gar on est d'autant plus captif qu'on fut vainqueur ; Elle ne pourra pas rendre a la nuit son coeur ; 124 L'ANNEE TERRIBLE. L'Allemand ne pourra s'evader de son ame Dont nous aurons change la lumiere et la flammc. Et se reconnaitra Francais, en fremissant De baiser nos pieds, lui qui buvait notre sang ! Non, vous ne prendrez pas la Lorraine et 1'Alsace, Et je vous le redis, Allemands, quo! qu'on fasse, C'est vous qui serez pris par la France. Comment? Comme le fer est pris dans 1'ombre par 1'aimant; Comme la vaste nuit est prise par 1'aurore ; Comme avec ses rochers, ou dort 1'echo sonore, Ses cavernes, ses trous de betes, ses halliers, Et son horreur sacree et ses loups familiers, Et toute sa feuillee informe qui chancelle, Le bois lugubre est pris par la claire etincelle. Quand nos eclairs auront traverse vos massifs ; Quand vous aurez subi, puis savoure, pensifs, Cet air de France ou Fame est d'aulant plus a 1'aise Qu'elle y sent vaguement Hotter la Marseillaise ; Quand vous aurez assez donne vos biens, vos droits, Votre honneur, vos enfants, a devorer aux rois; Quand vous verrez Cesar envahir vos provinces ; Quand vous aurez pese de deux facons vos princes, Quand vous vous serez dit : ces maitres des humains Sont lourds a notre epaule et legers dans nos mains ; Quand, tout ceci passe, vous verrez les entailles Qu' auront faites sur nous et sur vous les batailles ; DECEMBRE. 4*5 Quand ces charbons ardents dont en France les plis Des drapeaux, des linceuls, des ames, sont remplis, Auront ensemence vos profondeurs funebres, Quand ils auront creuse lentement vos tenebres, Quand ils auront en vous couve" le temps voulu, Un jour, soudain, devant 1'afTreux sceptre absolu, Devant les rois, devant les antiques Sodomes, Devant le mal, devant le joug, vous, foret d'hommes, Vous aurez la colere enorme qui prend feu ; Vous vous ouvrirez, gouffre, a 1'ouragan de Dieu; Gloire au Nord ! ce sera 1'aurore boreal e Des peuples, eclairant une Europe ideale ! Vous crierez : Quoi ! des rois ! quoi done ! un empereur ! Quel eblouissement, 1'Allemagne en fureur! Va, peuple! vision! combustion sinistre De tout le noir passe, pretre, autel, roi, ministre, Dans un brasier de foi, de vie et de raison, Faisant une lueur immense a 1'horizon ! Freres, vous nous rendrez notre flamme agrandie Nous sommes le flambeau, vous serez 1'incendie. JANVIER 1871 l er JANVIER Enfants, on vous dira plus tard que le grand-pere Vous adorait; qu'il fit de son mieux sur la terre, Qu'il eut fort peu de joie et beaucoup d'envieux, Qu'au temps ou vous etiez petits il etait vieux, Qu'il n'avait pas de mots bourrus ni d'airs moroses, Et qu'il vous a quittes dans la saison des roses; Qu'il est mort, que c'etait un bonhomme clement ; Que, dans 1'hiver fameux du grand bombardement, 130 L'ANNEE TERRIBLE. II traversait Paris tragique et plein d'epees, Pour vous porter des tas de jouets, des poupees,, Et des pantins faisant mille gestes bouflbns; Et vous serez pensifs sous les arbres profonds. II LETTRE A UNE FEMME (PAR BALLON HOME, 10 JANVIER) Paris terrible et gai combat. Bonjour, madame. On est un peuple, on est un monde, on est une ame. Chacun se donne a tous et nul ne songe a soi. Nous sommes sans soleil, sans appui, sans eflroi. Tout ira bien pourvu que jamais on ne dorme. Schmitz fait des bulletins plats sur la guerre enorme; G'est Eschyle traduit par le pere Brumoy. J'ai pay6 quinze francs quatre o&ufs frais, non pour moi ? Mais pour monjetit George etjnajetitejjanne. Nous mangeons du cheval, du rat, de Tours, de 1'aiie. Paris est si bien pris, cerne, mure, noue, Garde, que notre ventre est 1'arche de Noe ; Dans nos flancs toute bete, honnete ou mal famee, 132 L'ANNEE TERRIBLE. Pe"netre, et chien et chat, le mammon, le pygme"e, Tout entre, et la souris rencontre 1'elephant. Plus d'arbres; on les coupe, on les scie, on les fend; Paris sur ses chenets met les Champs-Elysees. On a 1'onglee aux doigts et le givre aux croisees. Plus de feu pour secher le linge des lavoirs, Et 1'on ne change plus de chemise. Les soirs Un grand murmure sombre abonde au coin des rues, G'est la foule; tantot ce sont des voix bourrues, Tantot des chants, parfois de belliqueux appels. La Seine lentement traine des archipels De glacons hesitants, lourds, oil la canonniere Court, laissant derriere elle une ecumante orniere. On vit de rien, on vit de tout, on est content. Sur nos tables sans nappe, ou la faim nous attend, Une pomme de terre arrachee a sa crypte Est reine, et les oignons sont dieux comme en Egypte. Nous manquons de charbon, mais notre pain est noir. Plus de gaz; Paris dort sous un large eteignoir; A six heures du soir, tenebres. Des tempetes De bombes font un bruit monstrueux sur nos tetes. D'un bel eclat d'obus j'ai fait mon encrier. Paris assassine ne daigne pas crier. Les bourgeois sont de garde autour de la muraille ; Ges peres, ces maris, ces freres qu'on mitraille, Goiffes de leurs ke"pis, roules dans leurs cabans, Guettent, ayant pour lit la planche de leurs banes. Soit. Moltke nous canonne et Bismarck nous aflame . JANVIER. 133 Paris est un he"ros, Paris est une femme ; II sait etre vaillant et charmant; ses yeux vont, Souriants et pensifs, dans le grand ciel profond, Du pigeon qui revient au ballon qui s'envole. C'est beau : le formidable est sorti du frivole. Moi, je suis la, joyeux de ne voir rien plier. Je dis a tous d'aimer, de lutter, d'oublier, De n'avoir d'ennemi que Tennemi ; je crie : Je ne sais plus mon nom, je m'appelle Patrie ! Quant aux femmes, soyez tres-fiere, en ce moment Oil tout penche, elles sont sublimes simplement. Ce qui fit la beaute des Romaines antiques*, C'etaient leurs humbles toits, leurs vertus domestiques, Leurs ctoigts que 1'apre laine avait faits noirs et durs, Leurs courts sommeils, leur calme, Annibal pres des murs Et leurs maris debout sur la porte Golline. Ges temps sont revenus. La geante feline, La Prusse tient Paris, et, tigresse, elle mord Ce grand coeur palpitant du monde a moitie mort. Eh bien, dans ce Paris, sous I'elreinte inhumaine, L'homme n'est que Francais, et la femme est Romaine. . Elles acceptent tout, les femmes de Paris, Leur atre eteint, leurs pieds par Je verglas meurtris, Prae.-tabat castas hurailis fortuna Latinas, Casulae , somnique breves, et vellere tusco Vexatse durseque manus, et proximus urbis Annibal, et stantes Gollina in turre mariti. JUVENAL. 134 L'ANNEE TERRIBLE. Au seuil noir des bouchers les attentes nocturnes, La neige et 1'ouragan vidant leurs froides urnes, La famine, I'horreur, le combat, sans rien voir Que la grande patrie et que le grand devoir; Et Juvenal au fond de 1'ombre est content d'elles. Le bombardement fait gronder nos citadelles. Des 1'aube, le tambour parle au clairon lointain; La diane reveille, au vent frais du matin, La grande ville pale et dans 1'ombre apparue; Une vague fanfare erre de rue en rue. On fraternise, on reve un succes ; nous offrons Nos coeurs a I'esp^rance, a la foudre nos fronts. La ville par la gloire et le malheur elue Voit arriver les jours terribles et salue. Eh bien, on aura froid! eh bien, on aurafaim! Qu'est cela? C'est la nuit. Et que sera la fin? L'aurore. Nous souffrons, mais avec certitude. La Prusse est le cachot et Paris est Latude. Courage ! on refera 1'effort des jours anciens. Paris avant un mois chassera les Prussiens. Ensuite nous comptons, mes deux fils et moi, vivre Aux champs, aupres de vous, qui voulez bien nous suivre. ( Madame, et nous irons en mars vous en prier ( Si nous ne sommes pas tue"s en fe\rier. V_ ' Ill BETISE DE LA GUERRE Ouvrierc sans yeux, Penelope imbecile, Berceuse du chaos oil le ne"ant oscille, Guerre, 6 guerre occupee au choc des escadrons. Toute pleine du bruit furieux des clairons, buveuse de sang, qui, farouche, fletrie, Hideuse, entraines 1'homme en cette ivrognerie. Nuee oil le destin se deforme, oil Dieu fuit, Oil flotte une clarte plus noire que la nuit, 136 L'ANNEE TERRIBLE. Folle immense, de vent et de foudres arme'e, A quoi sers-tu, ge"ante, a quoi sers-tu, fumee, Si tes e"croulements reconstruisent le mal, Si pour le bestial tu chasses 1'animal, Si tu ne sais, dans 1'ombre ou ton hasard se vautre, Defaire un empereur que pour en faire un autre ? IV Non, non, non ! Quoi ! ce roi de Prusse suffirait ! Quoi ! Paris, ce lieu saint, cette cite foret, Gette habitation e"norme des idees Vers qui par des lueurs les ames sont guidees, Ce tumulte enseignant la science aux savants, Ce grand lever d'aurore au milieu des vivants, Paris, sa volonte", sa loi, son phe"nomene, Sa consigne donnee a 1'avant-garde humaine, 438 L'ANNEE TERRIBLE. Son Louvre qu'a puni sa Greve, son beffroi D'oii sort tant d'esperance et d'ou sort tant d'effroi, Ses toits, ses murs, ses tours, son etrange equilibre De Notre-Dame esclave et du Pantheon libre ; Quoi ! cet infmi, quoi ! ce goufire, cet amas, Ge navire ideal aux invisibles mats, Paris, et sa.moisson qu'il fauche et qu'il emonde, Sa croissance melee a la grandeur du monde, Ses revolutions, son exemple, et le bruit Du prodige qu'au fond de sa forge il construit, Quoi ! ce qu'il fonde, invente, ebauche, essaie, etcree, Quoi! 1'avenir couve sous son aile sacree, Tout s'evanouirait dans un coup de canon! Quoi ! ton reve, 6 Paris, serait un reve ! non . Paris est du progres toute la reussite. Qu'importe que le nord roule son noir Gocyte, Et qu'un flot de passants le submerge aujourd'lmi, Les siecles sont pour lui si I'heure est contre lui. II ne perira pas. Quand la tempete gronde, Mes amis, je me sens une foi plus profonde ; Je sens dans 1'ouragan le devoir rayonner, JANVIER. 139 Et I'affirmation du vrai s'enraciner. Car le peril croissant n'est pou'r 1'ame autre chose Qn'une raison de croitre en courage, et la cause S'embellit, et le droit s'affermit, en soufirant, Et Ton semble plus juste alors qu'on est plus grand. II m'est fort malaise, quant a moi, de comprendre Qu'un lutteur puisse avoir un motif de se rendre ; Je n'ai jamais connu 1'art de desesperer; II faut pour reculer, pour trembler, pour pleurer, Pour etre lache, et faire avec 1'honneur divorce. Se donner une peine au-dessus de ma force. SOMMATION Laissez-la done aller cette France immortelle! Ne la conduisez pas ! Et quel besoin a-t-elle De vous, soldat vaillant, mais enclin a charger Les saints du ciel du soin d'ecarter le danger? Pour Paris dont on voit flamboyer la couronne A travers le nuage impur qui 1'environne, *42 L'ANNfiE TERRIBLK. Pour ce monde en peril, pour ce peuple en courroux, Vous etes trop pieux, trop patient, trop doux ; Et ce sont des vertus dont nous n'avons que faire. Vous croyez-vous de force a remorquer la sphere Qui, superbe, impossible a garder en prison, Sort de 1'ombre au-dessus du sinistre horizon ? Laissez la France, enorme etoile echevelee, Des ouragans hideux dissiper la melee, Et combattre, et, splendeur irritee, astre epars, Geante, tenir tete aux rois de toutes parts, Vider son carquois d'or sur tous ces Schinderhannes, Secouer sa criniere ardente, et dans leurs cranes, Dans leurs casques d'airain, dans leurs fronts, dans leurs yeu, Dans leurs coeurs, enfoncer ses rayons furieux ! Vous ne comprenez pas cette haine sacree. L'heure est sombre; il s'agit de sauver 1'empyree Qu'une nuee immonde et triste vient ternir, De degager le bleu lointain de 1'avenir, Et de faire une guerre implacable a 1'abime; Vous voyez en tremblant Paris etre sublime ; Et vous craignez, esprit myope et limite, Gette demagogic immense de clarte. Ah ! laissez cette France, espece d'incendie Dont la flammeindomptable est par les vents grandie, JANVIER. U3 Rugir, cribler d'eclairs la brume qui s'enfuit, Et faire repentir les princes de la nuit D'etre venus Jeter sur le volcan solaire Leur fange, et d'avoir mis la lumiere en colere! L'aube, pour ces rois vils, diflbrmes, teints de sang, Devient epouvantable en s'epanouissant ; Laissez s'epanouir la-haut cette deesse ! Ne genez pas, vous fait pour qu'on vous mene enlaisse, La grande nation qui ne veut pas de frein. Laissez la Marseillaise ivre de son refrain Se ruer eperdue a travers les batailles. La lumiere est un glaive ; elle fait des entailles Dans le nuage ainsi qu'un belier dans la tour; Laissez done s'accomplir la revanche du jour ! Vous 1'entravez au lieu de 1'aider. Dans 1'outrage, Un grand peuple doit etre admirable avec rage. Quand 1'obscurite fauve et perfide a couvert La plaine, et fait un champ sepulcral du pre vert, Du bois un ennemi, du fleuve un precipice, Quand elle a protege de sa noirceur propice Toutes les trahisons des renards et des loups, Quand tous les etres bas, visqueux, abjects, jaloux, L'affreux lynx, le chacal boiteux, 1'hyene obscene, L'aspic lache, ont pu, grace a la brume malsaine, Sortir, roder, glisser, ramper, boire du sang, Le matin vient ainsi qu'un vengeur, et Ton sent De 1'indignation dans le jour qui se leve. Quand Guillaume, ce spectre, et la Prusse, ce reve, 4M L'ANNEE TERRIBLE. Quand la meute des rois voraces, quand 1'essaim De tous les noirs oiseaux qu'anime un vil dessein Et que 1'instinct feroce aux carnages attire, Quand la guerre, a la fois larron, hydre et satyre, Quand les fleaux, que 1'ombre inexorable suit, Envahissent Fazur des peuples, font la nuit, Ne vous en melez pas, vous soldat cher au pretre; Laissez la France au seuil des gouffres apparaitre, Se dresser, empourprer les cimes, resplendir, Et, dardant en tous sens, du zenith au nadir, Son e"blouissement qui sauve et qui devore, Terrible, delivrer le ciel a coups d'aurore ! VI UNE BOMBE AUX FEUILLANTINES Qu'es-tu? quoi, tu descends dela-haut, miserable i Quoi! toi, le plomb, le feu, la mort, 1'inexorable, Reptile de la guerre au sillon tortueux, Quoi! toi, 1'assassinat cynique et monstrueux Que les princes du fond des nuits jettent aux homines, Toi, crime, toi, ruine et deuil, toi qui te nommes Haine, efTroi, guet-apens, carnage, horreur, courroux, C'est a travers 1'azur que tu t'abats sur nous ! Chute aflreuse de fer, e"closion infame, Fleur de bronze eclatee en petales de flamme, 10 J46 L'ANNEE TERRIBLE. vile foudre humaine, 6 toi par qui sont grands- Les bandits, et par qui sont divins les tyrans, Servants des forfaits royaux, prostituee, Par quel prodige as-tu jailli de la mice? Quelle usurpation sinistre de 1'eclair ! . Comment viens-tu du ciel, toi qui sors de 1'enfer! L'homme que tout a Theure effleura ta morsure, S'etait assis pensif au coin d'une masure. Ses yeux cherchaient dans 1'ombre un reve qui brilla \. II songeait; il avait, tout petit, joue Ik; Le passe devant lui, plein de voix enfantines, Apparaissait ; c'est la qu'etaient les Feuillantines; Ton tonnerre idiot foudroie un paradis. Oh! que c'etait charmant! comme on riait jadis ! Vieillir, c'est regarder une clarte decrue. Un jardin verdissait ou passe cette rue. L'obus acheve, helas, ce qu'a fait le pave. Ici les passereaux pillaient le seneve, Et les petits oiseaux se cherchaient des querelles; Les lueurs de ce bois etaient surnaturelles; Que d'arbres! quel air pur dans les rameauxtremblants! On fut la tete blonde, on a des cheveux blancs; On fut une esperance et Ton est un fantome. Oh ! comme on etait jeune a 1'ombre du vieux dome ! Maintenant on est vieux comme lui. Le voila. Ce passant reve. Ici son ame s'envola JANVIER. U7 Chantante, etc'estici qu'a ses vagues prunelles Apparurent des fleurs qui semblaient eternelles. Ici la vie etait de la lumiere; ici Marchait, sousle feuillage en avril epaissi, Sa mere qu'il tenait par un pan de sa robe. Souvenirs ! comme tout brusquement se derobe ! L'aube ouvrant sa corolle a ses regards a lui Dans ce ciel ou flamboie en ce moment sur lui L'epanouissement effroyable des bombes. 1'ineffable aurore ou volaient des colombes ! Get homme, que voici lugubre, etait joyeux. Mille eblouissements emerveillaient ses yeux. Printemps ! en ce jardin abondaient les pervenches, ' Les roses, et des tas de paquerettes blanches Qui toutes semblaient rire au soleil se chauffant, Et lui-meme etait fleur, puisqu'il etait enfant. VII LE PIGEON Sur terre un gouflre d'ombre enorme ou rien ne luit, Gomme si Ton avait verse la de la nuit, Et qui semble un lac noir; dans le ciel un point sombre. Lac etrange. Des flots, non, mais des toils sans nombre; Des ponts comme a Memphis, des tours comme aSion; Des tetes, des regards, des voix; 6 vision! Cette stagnation de tenebres murmure, Et ce lac est vivant, une enceinte le mure, Et sur lui de 1'abime on croit voir I'affreux sceau. Le lac sombre est la ville, et le point noir 1'oiseau; J50 L'ANNEE TERRIBLE. Le vague alerion vole au peuple fantome ; Et Tun vient au secours de 1'autre. G'est 1'atome Qui vient dans 1' ombre en aide au colosse. L'oiseau Ignore, et, doux lutteur, a travers ce reseau De nuee et de vent qui flotte dans 1'espace, II vole, il a son but, il veut, il cherche, il passe, Reconnaissant d'en haut fleuves, arbres, buissons, Par-dessus la rondeur des blemes horizons. II songe a sa femelle, a sa douce couvee, Au nid, a sa maison, pas encor retrouvee, Au roucoulement tendre, au mois de mai charmant ; II vole ; et cependant, au fond du firmament, II traine a son insu toute notre ombre humaine; Et tandis que 1'instinct vers son toil le ramene Et que sa petite ame est toute a ses amours, Sous sa plume humble et frele il a les noirs tambours, Les clairons, la mitraille eclatant par voices, La France et 1'Allemagne eperdument melees, La bataille, 1'assaut, les vaincus, les vainqueurs, Et le chuchotement mysterieux des coaurs, Et le vaste avenir qui, fatal, enveloppe Dans le sort de Paris le destin de 1'Europe. Oh ! qu'est-ce que c'est done que i'lnconnu qui fait JANVIER. 151 Croitre un germe malgre le roc qui 1'etouffait ; Qui, tenant, maniant, melant les vents, les ondes, Les tonnerres, la mer ou se perdent les sondes, Pour faire ce qui vit prenant ce qui n'est plus, Maitre des infmis, a tous les superflus, Et qui, puisqu'il permet la faute, la misere, Le mal, semble parfois manquer du necessaire; Qui pour une hirondelle edifie un donjon, Qui pour creer un lys, ou gonfler un bourgeon, Ou pousser une feuille a travers les ecorces, Prodigue 1'ocean mysterieux des forces; Qui n'a 1'air de savoir que faire de 1'amas Des neiges, et de 1'urne obscure des frimas Toujours prete a noyer les cieux ; qui parfois semble Laissant dependre tout d'un point d'appui qui tremble, D'un roseau, d'un hasard, d'un souffle aerien, S'epuiser en efforts prodigieux pour rien - r Qui se sert d'un titan moins bien que d'un pygmee; Qui depense en colere inutile, en fumee, Tous ces geants, Vesuve, Etna, Chimborazo, Et fait porter un monde a 1'aile d'un oiseau! VIII LA SORTIE L'aube froide blemit, vaguement apparue. Une troupe defile en ordre dans la rue ; Je la suis, eritrame par ce grand bruit vivant \ Que font les pas humains quand ils vont en avant. Ge sont des citoyens partant pour la bataille. Purs soldats! Dans les rangs, plus petit par la taille. Mais egal par le coeur, 1'enfant avec fierte Tient par la main son pere, et la femme a cote <o4 L'ANNEE TERRIBLE. Marche avec le fusil du mari sur 1'epaule. G'est la tradition des femmes de la Gaule D'aider 1'homme a porter 1'armure, et d'etre la, Soit qu'on nargue Cesar, soit qu'on brave Attila. Que va-t-il se passer? L' enfant rit, et la femme Ne pleure pas. Paris subit la guerre infame; Et les Parisiens sont d'accord sur ceci Que par la honte seule un peuple est obscurci, Que les ai'eux seront contents, quoi qu'il arrive, Et que Paris mourra pour que la France vive. Nous garderons 1'honneur ; le reste, nous 1'ofirons. Et Ton marche. Les yeux sont indignes, les fronts Sont pales; on y lit : Foi, Courage, Famine. Et la troupe a travers les carrefours chemine, Tete haute, elevant son drapeau, saint haillon ; La famille est toujours melee au bataillon ; On ne se quittera que la-bas aux barrieres. Ces hommes attendris et ces femmes guerrieres Chantent; du genre humain Paris defend les droits. Une ambulance passe, et Ton songe a ces rois Dont le caprice fait ruisseler des rivieres De sang sur le pave derriere les rivieres. L'heure de la sortie approche; les tambours Battent la marche en foule au fond des vieux faubourgs; Tous se hatent; malheur a toi qui nous assieges! 11s ne redoutent pas les pieges, car les pieges Que trouvent les vaillants en allant devant eux Font le vaincu superbe et le vainqueur honteux. JANVIER. 155 Us arrivent aux murs, ils rejoignent 1'armee. Tout a coup le vent chasse un flocon de fumee ; Halte! G'est le premier coup de canon. Allons! Un long fremissement court dans les bataillons, Le moment est venu, les portes sont ouvertes, Sonnez, clairons ! Voici la-bas les plaines vertes, Les bois ou rampe au loin 1'invisible ennemi, Et le traitre horizon, immobile, endormi, Tranquille, et plein pourtant de foudres et de flammes. On entend des voix dire : Adieu ! Nos fusils, femmes! Et les femmes, le front serein, le coeur brise, Leur rendent leur fusil apres I' avoir baise. IX DANS LE CIRQUE Le lion du midi voit venir Tours polaire. L'ours court droit au lion, grince, et, plein de colcre, L'attaque, plus grondant que 1'autan nubien. Et le lion lui dit : Imbecile ! c'est bien. Nous sommes dans le cirque, et tu me fais la guerre. Pourquoi ? Vois-tu la-bas cet homme au front vulgaire? G'est un nomme Neron, empereur des Remains. Tu combats pour lui. Saigne, il rit, il bat des mains. Nous ne nous genions pas dans la grande nature, Frere, et le ciel sur nous fait la meme ouverture, <58 L'ANNEE TERRIBLE. Et tu ne vois pas moins d'astres que je n'en vois. Que nous veut done ce maitre assis sur un pavois? 11 est content; et nous, nous mourons par son ordre; Et c'est a lui de rire et c'est a nous de mordre. II nous fait massacrer 1'un par 1'autre; et, pendant, Frere, que mon coup d'ongle attend ton coup de dent, 11 est la sur son trone et nous regarde faire. Nos tourments sontses jeux; il est d'une autre sphere. Frere, quand nous versons a ruisseaux notre sang, II appelle cela de la pourpre. Innocent, Niais, viens m'attaquer. Soit, Mes griffes sont pretes-, Mais je pense et je dis que nous sommes des betes De nous entretuer avec tant de fureur, Et que nous ferions mieux de manger 1'empereur. APRES LES VIGTOIRES DE BAPAUME DE DIJON ET DE VILLERSEXEL Cote des hommes. Soil. G'est le meilleur cote; Je le veux bien. Pourtant naguere j'ai note, Pour les mettre a profit, les choses fort honnetes Que le lion disait a 1'ours ; cote des betes C'est a peu pres ceci : L'ours ! il est peu moral De venir, dans 1'espoir de passer caporal, M'attaquer, moi qui suis ton frere ayant des ongles. L'ours ! tu vis dans la neige et je vis dans les jongles; <60 L'ANNEE TERRIBLE. Tu viens du nord, je suis du midi. Ge Neron N'est rien qu'un nom hideux souffle dans un clairon. II a pris un morceau de T Europe quelconque ; Cent heraults, appliquant leurs bouches a leur conque, Precedent ce tueur qui vainquit par hasard ; Cesar fut crocodile et Neron est lezard ; L'un est le grand, et 1'autre est le petit. Mon frere, Meprisons ces gens-la. Nous baltre! pourquoi faire? J'affirme qu'il serait beaucoup plus a propos D'aller droit a Neron, et, malgre ses troupeaux De garde ethiopienne et de garde sicambre, D'en empoigner chacun tranquillement un membre. Deshabiller Neron de sa peau de Cesar Me plairait; envoyer ma ruade a son char Me tente; il sied parfois qu'une g rifle efficace Fouille une majeste jusque dans la carcasse. Et nous verrions peut-etre en vidant ce vainqueur, Toi, qu'il est sans cervelle, et moi, qu'il est sans coeur. Mordre son maitre est doux ; je pense que nos gueules, Si la mode en venait, ne resteraient pas seules. Tout ce tas d'animaux battus, rampant, grondant, Paierait les coups de fouet avec des coups de dent. Ce serait beau. La terr'e est pour nous assez ample ; Aimons-nous. Mon avis, puisqu'il s'agit d'exemple. Est d'en donner un bon et non pas un mauvais. Quant a ce tyran-ci, j'ai faim, et j'y revais. Est~il Ce"sar? est-il Ne>on? que nous imports ! Quelque tache qu'il ait, quelque laurier qu'il porte, JANVIER. 461 Frere, il'n'eveille en moi que le meme appetit, Je le de"vore grand, je le mange petit. L'ours n'ayant pas compris ces paroles d'un sage, Le grand lion clement lui grifla le visage Et 1'eborgna ; s^ bien que Tours, devant temoins, Eut la honte de plus avec un rail de moins. it XI ENTRE DEUX BOMBARDEMENTS Des votre premier cri, Jeanne, vous excitiez Nos admirations autant que nos pities ; Vous naissiez ; vous aviez cette toute-puissance, La grace ; vous etiez la creche qu'on encense, L'humble marmot divin qui n'a point encor d'yeux, Et qu'une etoile vient chercher du haut des cieux ; Puis vous eutes six jours, vous eutes six semaines, Puis six mois, lueur frele en nos ombres humaines. Jeanne, vous avancez en age cependant ; Vous avez des cheveux, vous avez une dent, Et vous voila deja presque un grand personnage. En vous a peine un peu du nouveau-ne surnage ; 164 L'ANNEE TERRIBLE. Vous voulez etre a terre; il vous faut le peril, La marche, et le maillot vous semble pue"ril ; Votre frerc plus vieux chante la Marseillaise ; II a deux ans ; et vous, vous grimpez sur ma chaise, Ou, fiere, vous rampez derriere un paravent; Vous voulez un jouet savant, meme vivant ; Avec un jeune chat vous etes en menage ; La croissance vous tient dans son souple engrenage Et remplace 1'enfant qui vagit par 1'enfant Qui jase, et Thumble cri par le cri triomphant; L'ange qui mange rit de 1'ange a la mamelle; Vous vous transfigurez sans cesse, et le temps mele A la Jeanne d'hier la Jeanne d'aujourd'hui. A chaque pas qu'il fait, 1'enfant derriere lui Laisse plusieurs petits fant6mes de lui-meme. On se souvient de tous, on les pleure, on les aime, Et ce seraient des morts s'il n'etait vivant, lui. Dejct plus d'une etoile en ce doux astre a lui. II semble qu'en cet etre enchante, pour nous plaire, Chaque age tour a tour donne son exemplaire ; G'est un soleil levant que ce petit destin ! Car le sort est masque de rayons le matin ; Et les blancheurs de 1'aube , aimable et chaste fete , Viennent 1'une apres I'autre entourer cette tete Et lui faire on ne sait quel pur couronnement. On dirait que la vie, avec un soin charmant, JANVIER. 465 Essaie a ce je*sus toutes les aureoles, Se preparant ainsi par les caresses molles, Les roses, les baisers, le rire frais et prompt, A lui mettre plus tard les epines aa front. XII Mais, encore une fois, qui done a ce pauvre homme A livre ce Paris qui contient Sparte et Rome ? Ou done a-t-on ete chercher ce guide-la? Qui done a nos destins terribles le mela? Ainsi, lorsqu'il s'agit de s'evader du gouffre, De sortir du chaos qui menace et qui souflre, De dissiper la nuit , de monter au-dessus Des nuages profonds dans 1'abime apercus, Et de verser 1'aurore aux vagues infmies, Nous ne nous fions plus a ces quatre genies, Audace, Humanite, Volonte, Liberte, Qui trainent dans les cieux le char de la clarte, Et que tu fais bondir sous ta main familiere, France; on prend pour meneur et pour auxiliaire On ne sait quel pauvre etre obscurement conduit , Lent et fidele, ayant derriere lui la nuit, Dont le supreme instinct serait d'etre immobile, 463 L'ANNEE TERRIBLE. Et qui , tatant Vespace et tendant sa sebile, Sans tactique, sans but, sans cole-re, sans art, Attend de I'inconnu I'aumone d'un hasard! C'est le moment de mettre en fuite 1'ombre noire Et d'ouvrir cette porte altiere, la victoire ; On ne se croirait pas guide, garde, -ni sur De pouvoir s'enfoncer fierement dans 1'azur, Et d'echapper aux chocs, aux fureurs, aux huees, Aux coups de fronde, aux vents, a travers les nuees, Et d'eviter 1'ecueil, la chute, le re"cif, Si cet humble petit marcheur, morne et poussif, Jleveur comme la taupe, utile comme 1'ane, Ne completait 1'enorme attelage qui plane ! QVLOI ! dans 1'heure oil la France est en peril , ayant Pour tirer hors des flots le quadrige effrayant, Les quatre esprits geants qui brisent tous les voiles, Monstres dont la criniere est melee aux etoiles Et que suit, essouffle, 1'essaim des aquilons, . Nous disons : Ge n'est pas assez ! et nous voulons Un renfort, et, voyant le precipice immense, Voyant 1'ombre qu'il faut franchir, notre demence, Devant le noir nadir et le zenith vermeil , Ajoute un chien d'aveugle aux chevaux du soleil ! XIII CAPITULATION Ainsi les nations les plus grandes chavirent ! C'est a 1'avortement que tes travaux servirent, peuple ! et tu dis : Quoi ! pour cela nous restions Debout toute la nuit sur les hauls bastions! C'est pour cela qu'on fut brave, altier, invincible, Et que, la Prusse etant la fleche, on fut la cible; C'est pour cela qu'on fut heros, qu'on fut martyr; C'est pour cela qu'on a combattu plus que Tyr, Plus que Sagonte, plus que Byzance et Corinthe ; C'est pour cela qu'on a cinq mois subi 1'etreinte De ces Teutons furtifs, noirs, ayant dans les yeux La sinistre stupeur des bois mysterieux ! C'est pour cela qu'on a lutte, creuse des mines, Rompu des ponts, brave" la peste et les famines, 470 L'ANNEE TERRIBLE. Fait des fosses, plante des pieux, bati des forts, France, et qu'on a rempli de la gerbe des morts Le tombeau, cette grange obscure des batailles! G'est pour cela qu'on a ve"cu sous les mitrailles! Cieux profonds ! apres tant d'epreuves, apres tant D'efforts du grand Paris, sanglant, broye, content, Apres, 1'auguste espoir, apres 1'immense attente De la cite superbe a vaincre haletante, Qui semblait, se ruant sur les canons d'airain, Ronger son mur ainsi que le cheval son frein ; Quand la vertu croissait dans les douleurs accrues, Quand les petits enfants, bombardes dans les rues, Ramassaient en riant obus et biscayens, Quand pas un n'a faibli parmi les citoyens, Quand on etait la, prets a sortir, trois cent mille, Ce tas de gens de guerre a rendu cette ville ! Avec ton devoument, ta fureur, ta fierte, Et ton courage, ils ont fait de la lachete, peuple, et ce sera le frisson de 1'histoire De voir a tant de honte aboutir tant de gloire ! Paris, 27 Janvier. FEVRIER AVANT LA CONCLUSION DU TRAITE Si nous tcrminions cette guerre Comme la Prusse le voudrait, La France serai t comme un verre Stir la table d'un cabaret ; On le vide, puis on le brise. Notre fier pays disparait. deuil ! il est ce qu'on meprise, Lui qui fut ce qu'on admirait. L'ANNEE TERRIBLE. Noir lendemain! 1'effroi pour regie. Toute lie est hue a son tour; Et le vautour vient apres 1'aigle, Et 1'orfraie apres le vautour; Deux provinces ecartelees; Strasbourg en croix, Metz au cachot ; Sedan, deserteur des melees, Marquant la France d'un fer chaud; Partout, dans toute ame captive, Le gout abject d'un vil bonheur Remplace 1'orgueil ; on cultive La croissance du deshonneur ; Notre antique splendeur fletrie; L'opprobre sur nos grands combats; L'etonnement de la patrie Point accoutumee aux fronts bas ; L'ennemi dans nos citadelles, Sur nos tours 1'ombre d'Attila, De sorte que les hirondelles Disent : la France n'est plus la! FfiVRIER. 175 La bouche pleine de Bazaine, La renommee au vol brise Sal it de sa bave malsaine Son vieux clairon vertdegrise; Si Ton se bat, c'est centre un frere ; On ne sait plus ton nom, Bayard! On est un assassin pour faire Oublier qu'on fut un fuyard; Une apre nuit sur les fronts monte ; Nulle ame n'ose s'envoler; Le ciel constate notre honte Par le refus de s'etoiler; Froid sombre! on voit, a plis funebres, Entre les peuples se fermer Une profondeur de tenebres Telle qu'on ne peut plus s'aimer ; Entre France et Prusse on s'abhorre; Tout ce troupeau d'hommes nous halt; Et notre eclipse est leur aurore, Et notre tombe est leur souhait ; 176 L'ANNEE TERRIBLE. Naufrage ! Adieu les grandes laches ! Tout est trompe ; tout est trompeur ; On dit de nos drapeaux : Ges laches ! Et de nos canons : Us ont peur! Plus de fierte; plus d'esperance; Sur 1'histoire un suaire epais... Dieu, ne fais pas tomber la France Dans I'abime de cette paix! Bordeaux, 14 fevrier. II AUX REVEURS DE MONARGHIE Je suis en republique, et pour roi j'ai moi-meme. Sachez qu'on ne met point aux voix ce droit supreme; Ecoulez bien, messieurs, et tenez pour certain Qu'on n'escamote pas la France un beau matin. Nous, enfants de Paris, cousins des Grecs d'Athenes, Nous raillons et frappons. Nous avons dans les veines Non du sang de fellahs ni du sang d'esclavons, Mais un bon sang gaulois et francais. Nous avons Pour peres les grognards et les Francs pour ancetres Retenez bien ceci que nous sommes les maitres. La Liberte jamais en vain ne nous parla. Souvenez-vous aussi que nos mains que voila, Ayant brise des rois, peuvent briser des cuistres. 178 L'ANNEE TERRIBLE. Bien. Faites-vous prefets, ambassadeurs, ministres, Et dites-vous les uns aux autres grand merci. faquins, gorgez-vous. N'ayez d'aulre souci, Dans ces royaux logis dont vous faites vos antres, Que d'aplatir vos coeurs et d'arrondir vos ventres; Emplissez-vous d'orgueil, de vanite, d'argent, Bien. Allez. Nous aurons un mepris indulgent, Nous nous detournerons et vous laisserons faire; L'homme ne peut hater 1'heure que Dieu diflere. Soit. Mais n'attentez pas au droit du peuple entier. Le droit au fond des coeurs, libre, indomptable, altier, Vit, guette lous vos pas, vous juge, vous defie, Et vous attend. J'affirme et je vous certifie Que vous seriez hardis d'y toucher seulement Rien que pour essayer et pour voir un moment! Rois, larrons! vous avez des poches assez grandes Pour y mettre tout 1'or du pays, les offrandes Des pauvres, le budget, tous nos millions, mais Pour y mettre nos droits et notre honneur, jamais ! Jamais vous n'y mettrez la grande Republique. D'un cote" tout un peuple; et de 1'autre une clique! Qu'est votre droit divin devant le droit humain? Nous votons aujourd'hui, nous voterons demain. Le souverain, c'est nous; nous voulons, tous ensemble, Regner comme il nous plait, choisir qui bon nous semble, FfcVRIER. 179 Nommer qui nous convient dans noire bulletin. Gare a qui met la g rifle aux boites du scrutin ! Gare a ceux d'enlre vous qui fausseraient le vote! Nous leur ferions danser une telle gavotte, Avec des violons si bien faits tout expres, Qu'ils en seraienl encor pales dix ans apres! Ill ET COURONNEMENTS Cet homme est laid, cet homme est vieux, cet homme est bete. Qu'est-ce que vous mettez sur cette pauvre tete ? Une couronne? Non, deux couronnes. Non, trois. Gelle des empereurs avec celle des rois, Le laurier de Cesar, la croix de Charlemagne, Et puis un peu de France et beaucoup d'Allemagne. Sous cet amas jadis Charles Quint vacilla. La paix du monde tient a ce que tout cela Sur ce vieux front tremblant demeure en equilibre. Ce bonhomme vraiment serait plus heureux libre, Et sans lui nous serions plus a notre aise aussi. S'il a mal digere, le ciel est obscurci ; 42 L'ANNEE TERRIBLE. Son moindre borborygme est une apre secousse ; On chancelle s'il crache, on s'ecroule s'il tousse ; Son ignorance fait sur la terre un brouillard. Pourquoi ne pas laisser tranquille ce vieillard? S'il n'avait ni soldats, ni dues, ni connetables, Nous le recevrions volontiers a nos tables ; Nos verres, sous le pampre, au soleil, en plein vent, Ghoqueraient le tien, sire, et tu serais vivant. Non, Ton t'empaille idole, et Ton te petrifie Sous un lourd casque a pointe, et, comme on se defie Du roi d'en haul jaloux des rois d'en bas, on met, Sire, un paratonnerre en cuivre a ton sommet; Et ton peuple est si fier qu'il t' adore ; on t'affuble D'un manteau comme on passe au pape une chasuble, Et te voila tyran, et nous t'avons sur nous, Le gout de l'homme etant de se mettre a genoux. Tu portes desormais 1'Etna comme Encelade, Et comme Atlas le monde. maitre, sois malade, Infirme, catarrheux, vieux tant que tu voudras, Claque des dents avec la fievre entre deux draps, Qu'importe ! 1'univers n'en est pas moins ta chose. L' Europe est un effet dont tu seras la cause. Rayonne. A ta cheville aucun heros ne va. Bossuet jettera sous tes pieds Jehovah ; Tu seras proclame Tres-Haut en pleine chaire. Un roi, fut-il un nain, fut-il un pauvre here, Hydropique, goitreux, perclus, tortu, fourbu, Moins ferme sur ses pieds qu'un reitre ayant trop bu, FfcVRIER. 183 Eut-il morve et farcin, rachis, goutte et gravelle, Fut-il maigre d'esprit et petit de cervelle, N'eut-il pas beaucoup plus de caboche qu'un rat, Fut-il, sous la splendeur du cordon d'apparat, Dans 1'ombre enguirlande d'un engin herniaire, Reste auguste et puissant jusqu'a I'heure derniere Et jusqu'au soubresaut de son hoquet final ; Tous, 1'homme de 1'autel, I'homme du tribunal, Prosternent devant lui leur grave platitude; II a 1'eflarement de la decrepitude, G'est toujours Cesar; meme en ruine et mourant, La majeste s'obstine et le couvre, il est grand; Et la pourpre est sur lui, sainte, splendide, austere, Quand du sceptre et du trone il passe aux vers de terre; Agonisant, il regne ; on le voit s'assoupir, On craint presque un tonnerre en son dernier soupir, La foule aux reins courbes le place en un tel temple Qu'elle tremble, et d'en bas 1'admire et le contemple Quand miserable il enfre au sepulcre beant, Et le croit encor dieu qu'il est deja neant. IV A CEUX QUI REPARLENT DE FRATERNITE Quand nous serons vainqueurs, nous verrons. Montrons-leur Jusque-la, le dedain qui sied a la douleur. L'oeil aprement baisse convient a la defaite. Libre, on etait apotre, esclave, on est prophetc; Nous sommes garrottes! Plus de nations sceurs! Et je predis 1'abime a nos envahisseurs. C'est la fierte de ceux qu'on a mis a la chaine De n'avoir deeormais d'autre abri quo la haine. 486 L'ANNEE TERRIBLE. Aimer les Allemands? Gela viendra, le jour Oil par droit de victoire on aura droit d'amour. La declaration de paix n'est jamais franche De ceux qui, terrasses, n'ont pas pris leur revanche; Attendons notre tour de barrer le chemin. Mettons-les sous nos pieds, puis tendons-leur la main, Je ne puis que saigner tant que la France pleure. Ne me parlez done pas de Concorde a cette heure ; line fraternite begayee a demi Et trop tot, fait hausser 1'epaule a 1'ennemi ; Et 1'offre de donner aux rancunes relache Qui demain sera digne, aujourd'hui serait lache. LOI DE FORMATION DU PROGRES Une derniere guerre! helas, il la faut ! oui. Quoi! le deuil triomphant, le meurtre epanoui, Sont les conditions de nos progres! Mystere! Quel est done ce travail etrange de la terre? Quelle est done cette loi du developpement De 1'homme par 1'enfer, la peine et le tourment ? Pour quelque but final dont notre humble prunelle N'apercoit meme pas la lueur eternelle, 188 L'ANNEE TERRIBLE. L'etre des profondeurs a-t-il done decrete Dans les azurs sans fond de la sublimite, Que 1'homme ne doit point faire un pas qui n'enseigno De quel pied il chancelle et de quel flanc il saigne, Que la douleur est 1'or dont se paie ici-bas Le bonheur achete par tant d'apres combats ; Que toute Rome doit commencer par un antre ; Que tout enfantement doit dechirer le ventre ; Qu'en ce monde 1'idee aussi bien que la chair Doit saigner, et, touchee en naissant par le fer, Doit avoir, pour le deuil comme pour 1'esperance, Son mystedeux sceau de vie et de souflrance Dans cette cicatrice auguste, le nombril ; Que 1'oeuf de Tavenir, pour eclore en avril, Doit etre depose dans une chose morte ; Qu'il faut que le bien naisse et que 1'epi mur sorte De cette plaie en fleur qu'on nomine le sillon ; Que le cri jaillit mieux en mordant le baillon ; Que 1'homme doit atleindre a des Edens supremes Dont la porte deja, dans 1'ombre des problemes, Apparait radieuse a ses yeux enflammes, Mais que les deux battants en resteront fermes, Malgre le saint, le Christ, le prophete et 1'apotre, Si Satan n'ouvre 1'un, si Gam n'ouvre 1'autre? contradictions terribles ! d'un cote On voit la loi de paix, de vie et de bonte F&VRIER. 189 Par-dessus 1'infini dans les prodiges luire; Et de I'autre on ecoute une voix triste dire : Penseurs, reformateurs, porte-flambeaux, esprils, Lutteurs, vous atteindrez 1'ideal ! a quel prix? Au prix du sang, des fers, du deuil, des hecatombes. La route du progres, c'est le chemin des tombes. Voyez : le genre humain, a cette heure opprime Par les forces sans yeux dont ce globe est forme, Doit vaincre la matiere, et,, c'est Ik le probleme, L'enchainer, pour se mettre en liberte lui-meme. L'homme pread la nature enorme corps a corps ; Mais comme elle resiste! elle abat les plus forts. Derriere 1'inconnu la nuit se barricade ; Le monde entier n'estplus qu'une vaste embuscade; Tout est piege; le sphinx, avant d'etre dompte, Empreint son ongle au flanc de l'homme epouvante. Par moments il sourit et fait des o fires traitres ; Les savants, les songeurs, ceux- qui sont les seuls pretres, Cedent a ces appels funebres et moqueurs; L'enigme invite, embrasse et brise ses vainqueurs; J.es elements, du moms ce qu'ainsi I'erreur nomme, Ont des attractions redoutables sur 1'homme ; La terre au flanc profond tente Empedocle, et 1'eau Tente Jason, Diaz, Gama, Marco Polo, Et Colomb que dirige au fond des flots sonores Le doigt du cavalier sinistre des Acores ; <90 L'ANNEE TERRIBLE. Le feu tente Fulton, 1'airtente Montgolfier; L'homme fait pour tout vaincre ose tout defier. Maintenant regardez les cadavres. La somme De tous les combattants que le progres consomme, Etonne le sepulcre et fait rever la mort. Combien d'infortun6s noye"s dans leur effort Pour atteindre a des bords nouveaux et fecondables ! Les decouvertes sont des filles formidables Qui dans leur lit tragique etoufient leurs amants. loi ! tous les tombeaux contiennent des aimants ; Les grands cceurs ont 1'amour lugubrc du martyre, Et le rayonnement du precipice attire. Ceux-ci sacrifiant, ceux-la sacrifies. Cette croissance humaine ou vous vous confiez Sur nos difformites se developpe et monte. Destin terrifiant ! tout sert, meme la honte ; La prostitution a sa fecondile ; Le crime a son emploi dans la fatalite ; l^tant corruption, un germe y peut eclore. Ceci qu'on aime nait de ceci qu'on deplore. Ce qu'on voit clairement, c'est qu'on souffre. Pourquoi? On entre dans le mieux avec des cris d'effroi ; On sort presque a regret du pire oil Ton sjourne. Le genre humain gravit un escalier qui tourne FfiVRIER. 491 Et plonge dans la nuit pour rentrer dans le jour ; On perd le bien de vue et le mal tour a tour ; Le meurtre est bon ; la mort sauve ; la loi morale Se courbe et disparait dans 1'obscure spirale. A de certains moments, a Tyr comme a Sion, Ce qu'on prend pour le crime est la punition; Punition utile et feconde, ou surnage On ne sait quelle vie eclose du carnage. Les dalles de 1'histoire, avec leurs alTreux tas De trahisons, de vols, d'ordures, d'attentats, Avec leur effroyable encombrement de boue Ou de tous les Gesars on voit passer la roue, Avec leurs Tigellins, avec leurs Borgias, Ne seraient que 1'etable infame d'Augias, La latrine et 1'egout du sort, sans le lavage De sang que par instants Dieu fait surce pavage. G'est dans le sang que Rome et Venise ont fleuri. Du sang ! et Ton entend dans 1'histoire ce cri : Une aile sort du ver et 1'un engendre 1'autre. L'age qui plane est fils du siecle qui se vautre. Le monde reverdit dans le deuil, dans 1'horreur; Champ sombre dont Nemrod est le dur laboureur! Toute fleur est d'abord fumier, et la nature Commence par manger sa propre pourriture ; La raigon n'a raison qu'apres avoir eu tort ; i9i L'AN.NEE TEKKIBLE. Pour avancer d'un pas le genre humain se tord; Ghaque evolution qu'il fait, dans la tourmente Semble une apocalypse oil quelqu'un se lamente. Ouvrage lumineux, tenebreux ouvrier. Sitot que le char marchc il se met a crier. L'esclavage est un pas sur l'anthropophagie ; La guillotine, aflreuse et de meurtres rougie, Est un pas sur le croc, le pal et le bucher ; La guerre est un berger tout autant qu'un boucher ; Cyrus crie : en avant ! tous les grands chefs d'armees, Trouanl le genre humain de routes enflammees, Ont une tache d'aube au front, noirs eclaireurs; Us refoulent la nuit, les brouillards, les erreurs, L' ombre, et le conquerant est le missionnaire Terrible du rayon que contient le tonnerre. Sesostris vivifie en tuant, Gengiskan Est la lave feconde et sombre du volcan. Alexandre ensemence, Attila fertilise. Ge monde, que 1'effort douloureux civilise. Gette creation oil 1'aube pleure et luit, Oil rien n'eclot qu'apres avoir etc detruit, Ou les accouplements resultent des divorces, Oil Dieu semble englouti sous le chaos des forces, FfiVRlEH. + Ou le bourgeon jaillit du noeud qui 1'etouffait, G'est du mal qui travaille ct du bien qui se fait. Mais quelle ombre ! quels flots de fumee et d'ecume ! Quelles illusions d'optique en cette brume! Est-ce un liberateur, ce tigre qui bondit? Ce chef, est-ce un heros ou bien est-c'e un bandit ? Devinez. Qui le sait ? dans ces profondeurs faites De crime et de vertu, de meurtres et de fetes, Trompe par ce qu'on voit et par ce qu'on entend. Comment retrouver 1'astre en tant d'horreur flottant ? De la vient qu'autrefois tout semblait vain et trouble; Tout semblait de la nuit qui monte et qui redouble ; Le vaste ecroulement des faits tumultueux, Les combats, les assauts trattres et tortueux, Les Carthages, les Tyrs, les Byzances, les Romes. Les catastrophes, chute epouvantable d'hommes. Avaient 1'air d'un tourment sterile; et, se suivant Comme la grele suit les coleres du vent, Et comme la chaleur succede a la froidure, Semblaient ne degager qu'une loi : Rien ne dure. Les nations, courbant la tete, n'avaient plus D'autre philosophic en ces flux et reflux Que la rapidite des chars passant sur elles ; 13 194 L'ANNEE TE1UUBLE. Nul ne voyait le but de ces values querelles ; Et Flaccus s'ecriait ; Puisque tout fuit, aimons, Vivons, et regardons tomber I'ombre des monts ; Riez, chantez, cueillez des grappes dans les treilles Pour les pendre, 6 Lyde, derriere vos oreilles; Ce peu de chose est tout. Par Bacchus, sur le poids Des he'ros, des grandeurs, de la gloire et des rois. Je questionnerai Garon, le passeur d' ombres ! Depuis on a compris. Les foules et les nombres Ont perdu leur aspect de chaos par degres, Laissant vaguement voir quelques points eclaires. Quo! ! la guerre, le choc alternatif et rude Des batailles tombant sur 1'apre multitude, Sur le bloc triste et brut des fauves nations, Quoi ! ces fremissements et ces commotions Que donne au droit qui nait, au peuple qui se leve, La rencontre sonore et feroce du glaive, Ge vaste tourbillon d'etincelles qui sort Des combats, des heros s'entreheurtant, du sort, Ge tumulte insense des camps et des tueries, Quoi! le pietinement de ces cavaleries, Les escadrons couvrant d'eclairs les regiments, Quoi ! ces coups de canon battant ces murs fumants. FfcVRIGH. 195 Ces coups d'epieux, ces coups d'estocs, ces coups de piques, Le retentissemeut des cuirasses epiques, Ces victoires broyant les hommes, cet enfer, Quoi ! les sabres sonnant sur les casques de fer, L'epouvante, les cris des mourants qu'on egorge... G'est le bruit des marteaux du progres dans la forge. Helas ! En meme temps, 1'infini, qui connait L'endroit ou chaque cause aboutit, et qui n'est Qu'une incommensurable et haute conscience, Faite d'immensite, de paix, de patience, Laisse, sachant le but, choisissant le moyen, Souvent, helas! le mal se faire avec du bien; Telle est la profondeur de 1'ordre; obscur, supreme, Tranquille, et s'affirmant par ses dementis meme. G'est ainsi qu'un bandit de Marc Aurele est ne ; C'est ainsi que, hideux, devant l'homme etonne, Le ciel y consentant, avec le Christ auguste, Avec la loi d'un saint, avec la mort d'un juste, Avec ces mots si doux : Nourris quiconque a faim. Aime autrui comme toi. Ne fais pas au prochain Ce que tu ne veux pas qu'a toi-meme on te fasse. Avec cette morale ou tout est vie et grace, Avec ces dogmes pris au plus serein des cieux, Loyola construisit son piege monstrueux ; Sombre araigne*e a qui Dieu, pour tisser sa toile, 496 L'ANNEE TERRIBLE. Donnait des fils d'aurore et des rayons d'etoile. Et meme, en regardant plus haul, quel est celui Qui s'ecrira : Je suis 1'astre, et j'ai toujours lui; Je n'ai jamais failli, jamais peche; j'ignore Les coups du tentateur a ma vitre sonore ; Je suis sans faute. Est-il un juste audacieux Qui s'ose affirmer pur devant 1'azur des cieux? L'homme a beau faire, il faut qu'il cede a sa nature; Une femme 1'emeut, denouant sa ceinture, II boit, il mange, il dort, il a froid, il a chaud; Parfois la plus grande ame et le coeur le plus haut Succombe aux appetits d'en bas ; et 1'esprit quete Les satisfactions immondes de la bete, Regarde a la fenetre obscene, et va, les soirs, Roder de honte en honte au seuil des bouges noirs. Oui, c'est la porte abjecte, et cependant j'y passe, Dit Gaton a voix haute et Jean-Jacque a voix basse. La Syrienne chante a Virgile Evohe ; Socrate aime Aspasie, Horace suit Chloe ; Tout homme est le sujet de la chair miserable; Le corps est condamne, le sang est incurable; Pas un sage n'a pu se dire, en verite, Gueri de la nature et de I'humanite. Mai, bien, tel est le triste et difforme melange. FfcVRIER. *97 Le bien est un linceul en meme temps qu'un lange; Si le mal est sepulcre, il est aussi berceau; Us naissent 1'un de 1'autre, et la vie est leur sceau. Les philosophes pleins de crainte ou d'esperance, Songent et n'ont entre eux pas d'autre difference, En revelant 1'Eden, et meme en le prouvant, Que le voir en arriere ou le voir en avant. Les sages du passe disent : - - I'homme recule ; II sort de la lumiere, il entre au crepuscule, L'homme est parti de tout pour naufrager dans rien. Us disent : bien el mal. Nous disons : mal et bien. Mal et bien, est-ce la le mot? le chiffre unique? Le dogme? est-ce d'Isis la derniere tunrque? Mal et bien, est-ce latoute la loi? La loi! Qui la connait? Quelqu'un parmi nous, hors de soi Comme en soi, sous 1'amas de faits, d'epoques, d'ages, A-t-il perce ce gouflre et fait ces grands sondages? Quelqu'un demele-t-il le germe originel? Quelqu'un voit-il le point extreme du tunnel? Quelqu'un voit-il la base et voit-il la toiture ? Avons-nous seulement penetre la nature? Qu'est-ce que la lumiere et qu'est-ce que 1'aimant? Qu'est le cerveau? de quoi se fait le mouvement? D'ou vient que la chaleur manque aux rayons de lune? nuit, qu'est-ce qu'une ame? un astre en est-il une? Le parfum est-il 1'ame errante du pistil? 198 L'ANNEE TERRIBLE. Une fleur soufire-t-elle? un rocher pense-t-il? Qu'est-ce que 1'Onde? Etnas, Cotopaxis, Vesuves, D'oii vient le flamboiement de vos enormes cuves? Oil done est la poulie et la corde et le seau Qui pendent dans ton puits, 6 noir Chimborazo? Vivants! distinguons-nous une chose d'un etre? Qu'est-ce que mourir? dis, mortel ! qu'est-ce que naitre? Vous demandez d'un fait : est-ce toute la loi? Voyons, qui que tu sois, toi qui paries, dis-moi, Qu'es-tu? Tu veux sonder 1'abime? es-tu de force A scruter le travail des seves sous 1'ecorce; A guetter, dans la nuit des filons souterrains, L'hymen de 1'eau terrestre avec les flots marins Et la formation des metaux; a poursuivre Dans leurs antres le plomb, le mercure et le cuivre, Si bien que tu pourrais dire : Voici comment L'or se fait dans la terre et 1'aube au firmament! Le peux-tu? parle. Non. Eh bien, sois econome D'axiomes sur Dieu, de sentences sur 1'homme, Et ne prononce pas d'arrets dans 1'infini. Et qui done ici-bas, qui, maudit ou beni, Peut de quoi que ce soil, force, ame, esprit, matiere, Dire : Ce que j'ai la, c'est la loi tout entiere ; Ceci, c'est Dieu, complet, avec tous ses rayons ; Mettez-le-moi bien vite en vos collections, Et tirez le verrou de peur qu'il ne s'echappe. Savant dans son usine ou pretre sous sa chape, Qui done nous montrera le sort des deux cotes? FfcVRIER. 199 Qui se promenera dans les eternites, Comme dans les jardins de Versailles Lenotre ? Qui done mesurera 1'ombre d'un bout a 1'autre, Et la vie et la tombe, espaces inou'is Oil le monceau des jours meurt sous 1'amas des nuits, Oil de vagues eclairs dans les tenebres glissent, Oil les extremites des lois s'evanouissent ! Que cette obscure loi du progres dans le deuil, Du succes dans la chute et du port dans 1'ecueil, Soit vraie ou fausse, absurde et folle, ou demontree; Que, dragon, de 1'Eden elle garde 1'enlree, Ou ne soit qu'un mirage informe, le certain G'est que, devant 1'enigme et devant le destin, Les plus fermes parfois s'etonnent et flechissent. A peine dans la nuit quelques cimes blanchissent. Que la brume a deja repris d'autres sommets; De grands monts, qui semblaient lumineux a jamais, Qu'on croyait delivres de 1'abime, s'y dressent, Mais noirs, et, lentement effaces, disparaissent. Toutes les verites se montrent un moment, Puis se voilent; le verbe avorte en begaiement; Le jour, si c'est du jour que cette clarte sombre, N'a 1'air de se lever que pour regarder 1'ombre ; On ne voit plus 10 phare ; on ne sait que penser ; Vient-on de recnler, ou vient-on d'avancer? Oh ! dans 1'ascension humaine, que la marche 200 L'ANNEE TERRIBLE. \ Est lente, et comme on sent la pesanteur de 1'arche ! Comme ceux qui de tous portent les interets Ont 1'epaule meurtrie aux angles du progres ! Comme tout se defait et retombe a mesure ! Pas de principe acquis ; pas de conquete sure ; A rinstant ou Ton croit 1'edifice acheve, II s'ecroule, ecrasant celui qui 1'a reve; Le plus grand siecle peut avoir son heure immonde ; Parfois sur tous les points du globe un fleau gronde, Et 1'homme semble pris d'un acces de fureur. L'Europeen, ce frere aine, joute d'horreur Avec le cara'ibe, avec le malabare ; L' Anglais civilise passe 1'Indou barbare ; pugilat hideux de Londre et de Delhy! Le but humain s'eclipse en un infame oubli, 11 est nuit du Danube au Nil, du Gange a 1'Ebre. Fete au Nord ; c'est la mort du Midi qu'on celebre. Europe, dit Berlin, ris, la France n'est plus! genre humain, malgre tant d'ages revolus, Ta vieille loi de haine est toujours la plus forte; L'Evangile est toujours la grande clarte morte, Le jdiir fuit, la paix saigne et 1' amour est proscrit, Et Ton n'a pas encor decloue Jesus-Christ. MARS N'importe, ayons foi ! Tout s'agite, Comme au fond d'un songe effrayant. Tout marine et court, et 1'homme quitte L'ancien rivage apre et fuyant. On va de la nuit a 1'aurore, Du noir sepulcre au nid sonore, Et des hydres aux alcyons. T.es temeraircs sont les sages. Us son dent ces profonds passages Qu'on nomme Revolutions. Prophetes maigrls par les jeunes, poetes au Pier clairon, 2<H L'ANNEE TERRIBLE. Tous, les anciens comme lesjeunes Isai'e autant que Byron, Vous indiquez le but supreme Au genre humain, loujours le meme Et toujours nouveau sous le ciel ; Yous jetez dans le vent qui vole La meme eternelle parole Au meme passant eternel. Votre voix tragique el superbe Plonge en has et remonte en haut ; Yous demandez a Dieu le verbe Et vous donnez au sphinx le mot. Tout 1'itineraire de I'liomme, Quittant Sion, depassant Rome, Au pretre qui chancelle ou fuit Semble une descente d'abime; On entend votre bruit sublime, Avertissement dans la nuit. Yous tintez le glas pour le traitre Et pour le brave le tocsin ; On voit paraitre et disparaitre Vos hymnes, orageux essaim ; Yos vers sibyllins* vont et viennent; Dans son dur voyage ils soutiennent MA KS. 205 Le peuple, immense pelerin; Vos chants, vos songes, vos pensees, Semblent des urnes renversees D'ou tombent des rhythmes d'airain. Bientot le jour sur son quadrige De 1'ombre ouvrira les rideaux ; Vers 1'aurore tout se dirige, Meme ceux qui tournent le dos ; L'un y marche et I'autre y recule; L'avenir dans ce crepuscule Dresse sa tour etrange a voir, Tour obscure, mais etoilee; Vos strophes a toute volee Sonnent dans ce grand clocher noir. 11 LA LUTTE Helas ! c'est 1'ignoraiice en colere. 11 faut plaindre Geux que le grand rayon du vrai ne peut atteindre. D'ailleurs, qu'importe, ami ! 1'honneur est avec nous. Oui, plains ces insulteurs acceptant a genoux L' horrible paix qui prend la France en sa tenaille. Que leur ingratitude imbecile s'en aille Devant 1'histoire, avec ton dedain et le mien. Us traiteraient Jesus comme un bohe*mien; Saint Paul leur semblerait un hideux democrate ; Us diraient : Quel affreux jongleur que ce Socrate! 208 L'ANNEE TERRIBLE. Leur uuil myope a peur de 1'aube. Us sont ainsi. Est-ce leur faute? Non. A Naple, a Rome, ici, Toujours, partout, il est tout simple que des etres Te jalousent soldats et te maudissent pretres, Etant, les uns vaincus, les autres demasques. Les glacons que j'ai vus cet hiver, de nos quais, Pele-mele passer, nous jetant un froid sombre, Mais fuyant et fondant rapidement dans 1' ombre, N'etaient pas plus haineux et n'etaient pas plus vains. Toi qui jadis, pareil aux combattants divins, Venais seul, sans armee et delivrais des villes, Laisse hurler sur toi le flot des clameurs viles. Qu'est-ce que cela fait? Viens, dormons-nous la main. Et moi le vieux Francais, toi 1'antique Remain, Sortons. G'est un lieu triste ou Ton est mal a 1'aise. Et regagnons chacun notre haute falaise Oil si Ton est hue, du moins c'est par la mer; Allons chercher 1'insulte auguste de 1'eclair La fureur jamais basse et la grande amertume, Le vrai gouffre, et quittons la bave pour 1'ecume. Ill LE DEUIL Gharle! Charle! 6 mon fils! quoi done! tu m'asquitte. Ah ! tout fuit! rien ne dure ! Tu t'es evanoui dans la grande clarte Qui pour nous est obscure. Charles, mon couchant voit perir ton orient. Comme nous nous aimames! L'homme, helas! cree, et reve, et lie en souriant Son ame a d'autres ames; II dit : G'est eternel ! et poursuit son chemin ; II se met a descendre, ii 210 L'ANNEE TERRIBLE. Vit, souffre, et tout a coup dans le creux de sa main N'a plus que de la cendre. Hier j'etais proscrit. Vingt ans, des mers captif, J'errai, 1'ame meurtrie ; Le sort nous frappe, et seul il connait le motif. Dieu m'ota la patrie. Aujourd'hui je n'ai plus de tout ce que j'avais Qu'un fils et qu'une fille ; Me voila presque seul dans cette ombre oil je vais ; Dieu m'ote la famille. Oh ! demeurez, vous deux qui me restez ! nos nids Tombent, mais votre mere Vous benit dans la mort sombre, et je vous benis, Moi, dans la vie amere. Oui, pour modele ayant le martyr de Sion, J'acheverai ma lutte, MARS. Et je continuerai la rude ascension Qui ressemble a la chute. Suivre la ve"rite me suffit ; sans rien voir Que le grand but sublime, Je marche, en deuil, mais fier; derriere le devoir Je vais droit a 1'abime. IV L'ENTERREMENT Le tambour bat aux champs et le drapeau s'incline. De la Bastille au pied de la morne colline Oil les siecles passes pres du siecle vivant Dorment sous les cypres peu troubles par le vent, Le peuple a 1'arme au bras; le peuple est triste; il pense; Et ses grands bataillons font la haie en silence. Le fils mort et le pere aspirant au tombeau Passent, 1'un hier encor vaillant, robuste et beau , 2U L'ANNEE TERRIBLE. L'autre vieux et cachant les pleurs de son visage ; Et chaque legion les salue au passage. O peuple ! 6 majeste de 1'immense douceur ! Paris, cite soleil, vous que 1'envahisseur N'a pu vaincre, et qu'il a de tant de sang rougie, Vous qu'un jour on verra, dans la royale orgie, Surgir, 1'eclair au front, comme le commandeur, O ville, vous avez ce comble de grandeur De faire attention & la douleur d'un homme. Trouver dans Sparte une ame et voir un cceur dans Rome , Rien n'est plus admirable; et Paris a dompte L'univers par la force oil Ton sent la bonte. Ce peuple est un heros et ce peuple est un juste. II fait bien plus que vaincre; il aime. ville auguste, Ce jour-la tout tremblait, les revolutions f Grondaient, et dans leur brume, a travers des rayons, Tu voyais devant toi se rouvrir 1'ombre affreuse Qui par moments devant les grands peuplesse creuse; Et 1' homme qui suivait le cercueil de son ills T'admirait, toi qui, prete a tous les fiers deTis, Infortune'e, as fait 1'humanite prospere; 'Sombre, il se sentait fils en meme temps que pere, Pere en pensant a lui, fils en pensant a toi. MARS. 215 Que ce jeune lutteur illustre et plein de foi, Disparu dans le lieu profond qui nous reclame, peuple, ait a jamais pres de lui ta grande ame ! Tu la lui donnas, peuple, en ce supreme adieu. Que dans la liberte superbe du ciel bleu, Tl assiste, a present qu'il tient 1'arme inconnue, Aux luttes du devoir et qu'il les continue. Le droit n'est pas le droit seulement ici-bas; Les morts sont des vivants meles a nos combats, Ayant tantot le bien, tantot le mal pour cibles ; Parfois on sent passer leurs fleches invisibles. Nous les croyons absents, ils sont presents ; on sort De la terre, des jours, des pleurs, mais non du sort ; C'est un prolongement sublime que la tombe. On y monte etonne d'avoir cru qu'on y tombe. Gomme dans plus d'azur 1'hirondelle emigrant, On entre plus heureux dans un devoir plus grand; On voit 1'utile avec le juste parallele; Et Ton a de moins 1'ombre et Ton a de plus 1'aile. mon fils beni, sers la France, du milieu De ce gouffre d'amour que nous appelons Dieu; Ge n'est pas pour dormir qu'on meu'rt, non, c'estpour faire De plus haut ce que fait en bas notre humble sphere; C'est pour le faire mieux, c'est pour le faire bien. Nous n'avons que le but, le ciel a le moyen. 216 L'ANNEE TERRIBLE. La mort est un passage ou pour grandir tout change ; Qui fut sur terre athlete est dans 1'abime archange ; Sur terre on est borne, sur terre on est banni ; Mais la-haut nous croissons sans gener 1'infmi ; L'ame y peut deployer sa subite envergure; G'est en perdant son corps qu'on reprend sa figure. Va done, mon fils! va done, esprit! deviens flambeau. Rayonne. Entre en planant dans l'immense tombeau! Sers la France. Gar Dieu met en elle un mystere, Gar tu sais maintenant ce qu'ignore la terre, Gar la verite brille ou 1'eternite luit, Gar tu vois la lumiere et nous voyons la nuit. Paris, 18 mars. Coup sur coup. Deuil sur deuil. Ah ! 1'epreuve redouble. Soit. Get homme pensif 1'acceptera sans trouble. Certe, il est bon qu'ainsi soient traites quelques-uns. Quand d'apres combattants, mages, soldats, tribuns, Apotres, ont donne leur vie aux choses justes, Us demeurent debout dans leurs douleurs robustes. Tu le sais, Guernesey, tu le sais, Caprera. Sa conscience est fixe et rien n'y bougera. Gar, quel que soit le vent qui souffle sur leur flamme, Les principes profonds ne tremblent pas dans Tame; 213 L'ANNEE TERRIBLE. Car c'est dans I'mfini que leur feu calme luit; Gar 1'ouragan sinistre acharne sur la nuit Peut secouer la-haut 1'ombre et ses sombres toiles, Sans faire dans leurs plis remuer les etoiles. AVRIL LES PRECURSEURS Sur 1'etre et sur la creature, Dans tous les temps 1'homme incline A toujours dit a la nature : gouflre ! pourquoi suis-je ne? Parfois croyants, parfois athees, Nous ajoutons aux Promethees Les Euclides et les Keplers; Nos doutes, nuages funebres, Montent au ciel pleins de tenebres, Et redescendent pleins d'eclairs. fronts OLI flambent les idees ! Au bord du gouffre, au fond des cieux, 222 L'ANNEE TERRIBLE. Que de figures accoudees! Que de regards mysterieux! les prunelles etoilees Des Miltons et des Galilees ! Sombres Dantes au front bruni, Vos talons sont dignes des astres! Vos esprits, 6 noirs Zoroastres, Sont les chevaux de 1'infmi. Oser monter, oser descendre, Tout est la. Chercher, oser voir ! Gar Jason s'appelle enlreprendre Et Gama s'appelle vouloir. Quand le chercheur hesite encore, L'oeil sur la nuit, 1'ceil sur 1'aurore, Reculant devant le secret, Tremblant devant 1'hieroglyphe, La volonte, brusque hippogrifle, Dans son crepuscule apparait ! G'est sur ce coursier formidable, Quand le Genie humain voulut, Qu'il aborda 1'inabordable, Seul avec sa torche et son luth. AVR1L. 223 Lorsqu'il partit, ame elancee, L'astre Amour, le soleil Pensee, Rayonnaient dans 1'azur beant Ou la nuit tend ses sombres toiles, Et Dieu donna ces deux etoiles Pour eperons a ce geant. Les grands cceurs en qui Dieu se cree Ont, tandis qu'autour d'eux tout fuit, La curiosite sacree Du precipice et de la nuit. Toute decouverte est un gouffre. Mourir, qu'importe! on plonge, on souffre; Vivre inutile, c'est trop long. De 1'insense nait le sublime; Et derriere lui dans Tabime Empedocle attire Golomb. Mers qu'on sonde! cieux qu'on revele! Ghacun de ces chercheurs de Dieu Prend un infini sur son aile, Fulton le vert, Herschell le bleu ; Magellan part, Fourier s'envole; La foule ironique et frivole 224 L'ANNEE TERRIBLE. Ignore ce qu'ils ont reve, Les voit sombrer dans 1'etendue, Et dit : G'est une ame perdue. Foule ! c'est un monde trouve ! II LA MERE QUI DEFEND SON PETIT Au milieu des forets, asiles des chouettes, Oil chuchotent tout bas les feuilles inquietes, Dans les halliers, que semble emplir un noir dessein, Pour le doux nouveau-ne' qui frissonne a son sein, Pour le tragique enfant qu'elle emporte effaree, Des qu'elle voit la nuit croitre, sombre maree, Des que les loups obscurs poussent leurs longs abois, Oh ! le sauvage amour de la femme des bois ! Tel est Paris. La ville oil 1'Europe se mele, Avec le droit, la gloire et 1'art, triple mamelle, Allaite cet enfant celeste, 1'Avenir. On entend les chevaux de 1'aurore hennir 15 226 L'ANNEE TERRIBLE. Autour de ce berceau sublime. Elle, la mere De la realite qui commence en chimere, La nourrice du songe auguste des penseurs, La ville dont Athene et Rome sont les soeurs, Dans le prin temps qui rit, sous le ciel qui rougeoie, Elle est 1'amour, elle est la vie, elle est la joie. L'air est pur, le jour luit, le firmament est bleu. Elle berce en chantant le puissant petit dieu. Quelle fete! elle montre aux hommes, fiere, gaie, Ce reve qui sera le monde et qui begaie, Ge tremblant embryon du nouveau genre humain, Ce geant, nain encor, qiii s'appelle Demain, Et pour qui le sillon des temps futurs se creuse; Sur son front calme et tendre et sur sa bouche heureuse Et dans son oeil serein qui ne croit pas au mal. Elle a ce radieux sourire, 1'ideal. On sent qu'elle est la ville ou 1'esperance habite; Elle aime, elle benit; mais si, noirceur subite, L'eclipse vient, et donne aux peuples le frisson, Si quelque vague monstre erre sur 1'horizon, Si tout ce qui serpente, ecume, rampe et louche, Vient menacer 1'enfant divin, elle est farouche, Alors elle se dresse, alors elle a des cris Terribles, et devient le furieux Paris; Elle gronde et rugit, sinistrement vivante, Et celle qui charmait 1'univers, 1'epouvante. Ill Temps afireux ! ma pense'e est, dans ce morne espace Ou 1'irnprevu surgit, oil I'inattendu passe, line plaine livree a tous les pas errants. Les fails 1'un apres 1'autre arrivent, noirs et grands. J'ecris ce livre, jour par jour, sous la dictee De 1'heure qui se dresse et fuit epouvante'e ; Les semaines de 1'An Terrible sont autant D'hydres que 1'enfer cree et que le gouflre attend ; L'evenement s'en va, roulant des yeux de flamme, Apres avoir pose sa grifle sur mon ame, Laissant a mon vers triste, apre, meurtri, froisse, Cette trace qu'on voit quand un monstre a passe. 228 L'ANNfiE TERRIBLE. Ceux qui regarderaient mon esprit dans cette ombre, Le trouveraient couvert des empreintes sans nombre De tous ces jours d'horreur, de colere et d'ennui, Comme si des lions avaient march6 sur lui. IV :;,; : ' -' f UN CRI Quand fmira ceci ? Quoi ! ne sentent-ils pas Que ce grand pays croule a chacun de leurs pas ! Chatier qui? Paris? Paris veut etre libre. Ici le monde, et la Paris; c'est 1'equilibre. Et Paris est 1'abime oil couve 1'avenir. Pas plus que 1'Ocean on ne peut le punir, Gar dans sa profondeur et sous sa transparence On voit 1'immense Europe ayant pour cceur la France. Combattants! combattants! qu'est-ce que vous voulez? Vous etes comme un feu qui devore les b!es, 230 L'ANNEE TERRIBLE. Et vous tuez 1'honneur, la raison, 1'esperance! Quoi! d'un cote la France et de 1'autre la France! ArrStez ! c'est le deuil qui sort de vos succes. Ghaque coup de canon de Francais a Francais Jette, car 1'attentat a sa source remonte, Devant lui lejtre"pas, derriere lui la honte. Verser, meler, apres septembre et fevrier, Le sang du paysan, le sang de 1'ouvrier, Sans plus s'en soucier que de 1'eau des fontaines! Les Latins contre Rome et les Grecs contre Athenes ! Qui done a decree ce sombre egorgement? Si quelque pretre dit que Dieu le veut, il ment ! Mais quel vent souffle done? Quoi? pas d'instants lucides! Se retrouver heros pour etre fratricides ! Horreur ! Mais voyez done, dans le ciel, sur vos fronts, Plotter 1'abaissement, 1'opprobre, les affronts! Mais voyez done la-haut ce drapeau d'ossuaire, Noir comme le linceul, blanc comme le suaire! Pour votre propre chute ayez done un coup d'reil : G'est le drapeau de Prusse et le drapeau du deuil ! Ge haillon insolent, il vous a sous sa garde. Vous ne le voyez pas; lui, sombre, il vous regarde; II est comme 1'Egypte au-dessus des Hebreux, Lourd, sinistre, et sa gloire est d'etre tenebreux. II est chez vous. II regne. Ah! la guerre civile, AVRIL. 231 Triste apres Austerlitz, apres Sedan est vile ! A venture hideuse ! ils se sont decides A jouer la patrie et 1'avenir aux de*s! Insenses! n'est-il pas de choses plus instantes Que d'epaissir autour de ce rempart vos tentes? Recommencer la guerre ayant encore au flanc, O Paris, 6 lion blesse, 1'epieu sanglant! Quoi !. se faire une plaie avant de guerir 1'autre! Mais ce pays meurtri de vos coups, c'est le votre ! Gette mere qui saigne est votre mere! Et puis, Les miseres, la femme et 1'enfant sans appuis, Le travailleur sans pain, tout 1'amas des problemes Est la terrible, et vous, acharnes sur vous-memes, Vous venez, toi rheteur, toi soldat, toi tribun, Les envenimer tous sans en re"soudre aucun ! Vous recreusez le gouffre au lieu d'y mettre un phare! Des deux cote's la meme execrable fanfare, Le meme cri : Mort ! Guerre ! A qui? reponds, Gai'n ! Qu'est-ce que ces soldats une epe"e a la main, Courbes devant la Prusse, altiers contre la France? Gardez done votre sang pour votre delivrance ! Quoi! pas de remords! quoi! le desespoir complet! Mais qui done sont-ils ceux a qui la honte plait? cieux profonds ! opprobre aux hommes, quels qu'ils soient, 232 L'ANNfiE TERRIBLE. Qui sur ce pavois d'ombre et de meurtre s'asseoient, Qui du malheur public se font un piedestal, Qui soufflent, acharne"s a ce duel fatal, Sur le peuple indign6, sur le reitre servile, Et sur les deux tisons de la guerre civile ; Qui remettent la ville eternelle en prison, Rebatissent le mur de haine a 1'horizon, Me~ditent on ne sait quelle victoire infame, Les droits brises, la France assassinant son ame, Paris mort, 1'astre eteint, et qui n'ont pas fremi Devant 1'eclat de rire affreux de 1'ennemi! PAS DE REPRESAILLES Je ne fais point flechir les mots auxquels je crois ; Raison, progres, honneur, loyaute", devoirs, droits. On ne va point au vrai par une route oblique. Sois juste ; c'est ainsi qu'on sert la republique ; Le devoir envers elle est l'equit pour tous; Pas de colere; et nul n'est juste s'il n'est doux. La Revolution est une souveraine ; Le peuple est un lutteur prodigieux qui traine Le passe" vers le gouflre et 1'y pousse du pied ; Soit. Mais je ne connais, dans 1 'ombre qui me sied, 234 L'ANNEE TERRIBLE. Pas d'autre majeste" que toi, ma conscience. J'ai la foi. Ma candeur sort de 1'experience. Geux que j'ai terrasses, je ne les brise pas. Mon cercle c'est mon droit, leur droit est mon compas ; Qu'entre mes ennemis et moi tout s'equilibre; Si je les vois lies, je ne me sens pas libre ; A demander pardon j'userais mes genoux Si je versais sur eux ce qu'ils jetaient sur nous. Jamais je ne dirai : Citoyens, le principe Qui se dresse pour nous centre nous se dissipe ; Honorons la droiture en la conge"diant; La probite" s'accouple avec 1'expedient. Je n'irai point cueillir, tant je craindrais les suites, Ma logique a la levre impure des jesuites ; Jamais je ne dirai : Voilons la verite" ! Jamais je ne dirai : Ge traitre a merite, Parce qu'il fut pervers, que, moi, je sois inique; Je succede a sa lepre; il me la communique; Et je fais, devenant le meme homme que lui, De son forfait d'hier ma vertu d'aujourd'hui. II e"tait mon tyran, il sera ma victime. Le talion n'est pas un reflux legitime. Ce que j'etais hier, je veux 1'etre demain. Je ne pourrais pas prendre un crime dans ma main En me disant : Ge crime etait leur projectile ; Je le trouvais infame et je le trouve utile ; Je m'en sers, et je frappe, ayant e"te frappe". Non, 1'espoir de me voir petit sera trompe. AVRIL. 235 Quoi ! je serais sophiste ayant ete prophete ! Mon triomphe ne peut renier ma defaite ; J'entends rester le meme, ayant beaucoup vecu, Et qu'en moi le vainqueur soit fidele au vaincu. Non, je n'ai pas besoin, Dieu, que tu m'avertisses ; Pas plus que deux soleils je ne vois deux justices ; Nos ennemis tombes sont la; leur liberte Et la notre, 6 vainqueurs, c'est la meme clarte. En eteignant leurs droits nous eteignons nos astres . Je veux, si je ne puis apres tant de desastres Faire de bien, du moins ne pas faire de mal. La chimere est aux rois, le peuple a 1'ideal. Quoi ! bannir celui-ci, jeter 1'autre aux bastilles ! Jamais ! Quoi ! declarer que les prisons, les grilles, Les barreaux, les geoliers et 1'exil tenebreux, Ayant ete mauvais pour nous, sont bons pour eux ! Non, je n'oterai, moi, la patrie a personne ; Un reste d'ouragan dans mes cheveux frissonne, On comprendra qu'ancien banni, je ne veux pas Faire en dehors du juste et de 1'honnete un pas ; J'ai paye de vingt ans d'exil ce droit austere D'opposer aux fureurs un refus solitaire Et de fermer mon ame aux aveugles courroux; Si je vois les cachots sinistres, les verroux, 236 L'ANNEE TERRIBLE. Les chaines menacer mon ennemi, je 1'aime, Et je donne un asile a mon proscripteur meme ; Ge qui fait qu'il est bon d'avoir etc" proscrit. Je sauverais Judas si j'4tais Je~sus-Christ. Je ne prendrai jamais ma part d'une vengeance. Trop de punition pousse a trop d'indulgence, Et je m'attendrirais sur Gain tortured Non, je n'opprime pas! jamais je ne tuerai ! Jamais, 6 Liberte, devant ce que je brise, On ne te verra faire un signe de surprise. Peuple, pour te servir, en ce siecle fatal , Je veux bien renoncer a tout, au sol natal, A ma maison d'enfance, a mon nid, a mes tombes, A ce bleu ciel de France ou volent des colombes, A Paris, champ sublime ou j'e"tais moissonneur, A la patrie, au toit paternel, au bonheur; Mais j'entends rester pur, sans tache et sans puissance. Je n'abdiquerai pas mon droit a 1'innocence. VI Le penseur est lugubre au fonddes solitudes. Ce n'estplus 1'esprit calmeaux graves attitudes; Les e'clairs indignes dans sa prunelle ont lui ; II n'est plus libre, il a dela colere en lui; II est le prisonnier sinistre de la haine. Lui, ce frere apaisant 1'homme dans sa gehenne, Lui, dont la vie en flots d'amour se repandit, Lui le consolateur, le voila qui maudit ! Lui qui croyait n'avoir jamais d'autre souffrance Que tout le genre humain, il soufTre dans la France ; 238 L'ANNEE TERRIBLE. II reconnatt qu'ilest sur terre un coin sacre, La patrie, et cher, meme au cceur demesure", Et que I'ame du sage est quelquefois amere, Et qu'il redevient fils s'il voit saigner sa mere. Certe, il ne sera pas toujours desespere. Un jour dans son regard reviendront par degre Les augustes rayons de 1'aube apres 1'cclipse; On verra, certe, apres 1'infame apocalypse, Reparaitre sur lui lentement les blancheurs Que Dieu fait dans la nuit poindre au front des chercheurs, Et que de loin envoie a 1'homme, au gouflre, au bagne, Le grand astre cache derriere la montagne. Oui, la paix renal tra. Les peuples s'aimeront. En attendant, il gronde et medite. L* affront Est une majestd de plus pour ce g6nie. II a des flamboiements de fureur infmie ; Fauve, il menace. Arriere, union, joie, amour! On doit la paix au cygne et la guerre au vautour. Est-ce qu'on ne voit pas qu'il pleure sa patrie? II jette aux vents sa strophe irrite"e et meurtrie : Par moments il regarde au loin, 1'oeil plein d' ennui ; On dirait qu'il fait fuir des monstres devant lui AVRIL. 239 Avec une secousse enorme de criniere ; II semble un spectre errant qui n'a plus de taniere; Son pied heurte inquiet le sol traitre et peu sur. Deuil! la nuit sans etoile et le ciel sans azur; L'Europe aux fers; au lieu de la France une morte; La lumiere est vaincue et leneant 1'emporte; L'avenir se dedit, la gloire se dement ; Plus d'honneur, plus de foi, plus rien; 1'abaissement, L'oubli, 1'opprobre, un flot de lachete qui monte. II sent 1'apre aiguillon de toute cette honte ; L' allure du blesse redoutable lui sied. Ge lion boite ayant cetle epine a son pied. VII Oh ! qui que vous soyez, qui voulez etre maitres, Je vous plains. Vils, mechants, feroces, laches, traitres, Vous perirez par ceux que vous croyez tenir. Le present est 1'enclume ou se fait 1'avenir. L'araignee est plus tard prise en ses propres toiles. Aux noirs eve"nements si vous otiez leurs voiles, Vous reconnaitriez, tremblants, nus, mis en croix, Dans ces bourreaux masques vos fautes d'autrefois ; Derriere lui le meurtre, ivresse, succes, gloire, Laisse un vomissement qu'un jour il faudra boire ; En etouffant en vous 1'horreur, I'inimitie, La rage, c'est de vous que vous auriez pitie ; Les depenses de sang innocent sont des dettes ; 16 2V2 L'ANNEE TERRIBLE. La trace de 1 'effort violent que vous faites Pour etre a jamais rois et dieux solidement, Vous la retrouverez dans votre ecroulement; Votre fureur revient sur vous, et vous chatie; La foudre qui sur vous tombe, est de vous sortie; Si -bien que le sort donne a la meme action Deux noms, crime d'abord, plus tard punition. VIII Pendant que la mer gronde et que les vagues roulent, Et que sur 1'horizon les tumultes s'ecroulent, Ce veilleur, le poe'te, est monte sur sa tour. Ce qu'il veut, c'est qu'enfin la concorde ait son tour. Jadis, dans les temps noirs comme ceux ou nous sommes, Le poete pensif ne se melait aux hommes Que pour les de"sarmer et leur verser son coeur; 11 aimait le vaincu sans hair le vainqueur; II suppliait rarme"e, il suppliait la ville; Aux vivants aveugles par la guerre civile II montrait la clarte du vrai, du grand, du beau, 244 L'ANNEE TERRIBLE. Etant plus qu'eux tourne du cote du tombeau ; Et cet homme, au milieu d'un monde inexorable, Etait le messager de la paix venerable. II criait : N'a-t-on point assez soufiert, helas! Ne serons-nous pas bons a force d'etre las? C'eHait la fonction de cette voix qui passe De demander a tous, pour tous, Paix! Pitie! Grace! Les devoirs sont encor les memes aujourd'hui. Le poete, humble jonc, a son ceeur pour appui. II veut que 1'homme vive, il veut que 1'homme cre"e. Le ciel, cette demeure inconnue et sacree, Prouve par sa beaute 1'eternelle douceur; La poesie au front lumineux est la soeur De la clemence, etant la soeur de Fharmome ; Elle affirme le vrai que la colere nie, Et le vrai c'est 1'espoir, le vrai c'est la bonte ; Le grand rayon de 1'art c'est la fraternite. A quoi bon aggraver notre sort par la haine? Oh ! si 1'homme pouvait ecouter la gehenne, Si 1'on savait la langue obscure des enfers, De cetle profondeur pleine du bruit des fers, De ce chaos hurlant d'affreuses destinees, De tous ces pauvres eoeurs, de ces bouches damnees, De ces pleurs, de ces maux sans fin, de ces courroux, On entendrait sortir ce chant sombre : Aimons-nous ! L'ouragan, 1'ocean, la tempete, Fabime, AVRIL. 245 Et le peuple, out pour loi 1'apaisement sublime; Et, quand 1'heure est venue enfm de s'epouser, Le gouffre eperdu donne a la terre un baiser ! Gar rien n'est forcene, terrible, eflVene, libre, Gonvulsif, eflare, fou, que pour 1'equilibre; Gar il faut que tout cede aux branches du compas ; Car 1'indignation des flots ne dure pas ; L'ecume est furieuse et n'est pas eternelle ; Le plus fauve aquilon demande a ployer 1'aile; Toute nuit mene a 1'aube, et le soleil est sur; Tout orage finit par ce pardon, 1'azur. MAI LES DEUX TROPHEES Peuple, ce siecle a vu tes travaux surhumains. II t'a vu repetrir 1'Europe dans tes mains. Tu montras le neant du sceptre et des couronnes Par ta facon de faire et defaire des trones; A chacun de tes pas tout croissait d'un degre ; Tu marchais ; tu faisais sur le globe effare Un ensemencement formidable d'idees; Tes legions etaient les vagues debordees Du progres s'elevant de sommets en sommets ; La Revolution te guidait; tu semais 250 L'ANNEE TERRIBLE. Danton en Allemagne et Voltaire en Espagne; Ta gloire, 6 peuple, avaitTaurore pour compagnc, Et le jour se levait partout ou tu passais; Gomme on a dit les Grecs on disait les Francais ; Tu delruisais le mal, 1'enfer, 1'erreur, le vice, Ici le moyen age et la le saint-office ; Superbe, tu luttais contre tout ce qui nuit; Ta clarte grandissante engloutissak la nuit ; Toute la terre etait a tes rayons melee ; Tandis que tu montais dans ta voie etoilee, Les hommes t'admiraient, meme dans tes revers ; Parfois tu t'envolais planant; et 1'univers, Vingt ans, du Tage a 1'Elbe et du Nil a 1'Adige, Fut la face eblouie, et tu fus le prodige ; Et tout disparaissait, Histoire, souviens-t'en, Meme le chef geant, sous le peuple titan. De la deux monuments eleves a ta gloire, Le pilier de puissance et 1'arche de victoire, Qui tous deux sont toi-meme, 6 peuple souverain, L'un etant de granit et 1'autre etant d'airain. Penser qu'on fut vainqueur autrefois est utile. Oh! ces deux monuments, que craint I'Europe hostile, Gomme on va les garder, et comme nuit et jour On va veiller sur eux avec un sombre amour ! MAI. 251 Ah! c'est presque un vengeur qu'un temoin d'un autre age! Nous les attesterons tous deux, nous qu'on outrage; Nous puiserons en eux 1'ardeur de chatier. Sur ce hautain metal et sur ce marbre altier, Oh ! comme on cherchera d'un oeil melancolique Tous ces fiers veterans, fils de la Republique! Car 1'heure de la chute est 1'heure de 1'orgueil ; Gar la defaite augmente, aux yeux du peuple en deuil, Le resplendissement farouche des trophees; Les ames de leur feu se sentent rechauflees; La vision des grands est salubre aux petits. Nous eterniserons ces monuments, batis Par les morts dont survit I'ceuvre extraordinaire; Ces morts puissants jadis passaient dans le tonnerre, Et de leur marche encore on entend les eclats ; Et les pales vivants d'a present sont, helas ! Moins qu'eux dans la lumiere et plus qu'eux dans la tombc. Ecoutez, c'est la pioche! ecoutez, c'est la bombe! Qui done fait bombarder? qui done fait demolir? Vous ! Le penseur fremit, pareil au vieux roi Lear Qui parle a la tempete et lui fait des reproches. 252 L'ANNEE TERRIBLE. Quels signes effrayants! d'affreux jours sont-ils proches? Est-ce que 1'avenir peut etre assassine? Est-ce qu'un siecle meurt quand 1'autre n'est pas ne? Vertige ! de qui done Paris est-il la proie? Un pouvoir le mutile, un autre le foudroie. Ainsi deux ouragans luttent au Sahara. G'est a qui frappera, c'est a qui detruira. Peuple, ces deux chaos ont tort; je blame ensemble Le firmament qui tonne et la terre qui tremble. Soit. De ces deux pouvoirs, dont la colere croit, L'un a pour lui la loi, 1'autre a pour lui le droit; Versatile a la paroisse et Paris la commune; Mais sur eux, au-dessus de tous, la France est une; Et d'ailleurs, quand il faut Tun sur 1'autre pleurer, Est-ce bien le moment de s'entre-devorer, Et 1'heure pour la lutte est-elle bien choisie? fratricide ! Ici toute la frenesie Des canons, des mortiers, des mitrailles; et la Le vandalisme; ici Charybde, et la Scylla. Peuple, ils sont deux. Broyant tes splendeurs etouffees, Ghacun ote a ta gloire un de tes deux trophees ; Nous vivons dans des temps sinistres et nouveaux, Et de ces deux pouvoirs etrangement rivaux MAI. 253 Par qui le marteau frappe et 1'obus tourbillonne, L'un prend 1'Arc de Triomphe et 1'autre la Colonne! Mais c'est la France! Quoi, Francais, nous renversons Ce qui reste debout sur les noirs horizons! La grande France est la ! Qu'importe Bonaparte ! Est-ce qu'on voit un roi quand on regarde Sparte? Otez Napoleon, le peuple reparait. Abattez 1'arbre, mais respectez la foret. Tousces grands combattants, tournant surces spirales, Peuplant les champs, les tours, les barques amirales, Franchissant murs et ponts, fosses, fleuves, marais, C'est la France montant a 1'assaut du progres. Justice! otez de la Cesar, mettez-y Rome. Qu'on voie a cette cime un peuple et non un homme ; Condensez en statue au sommet du pilier Cette foule en qui vit ce Paris chevalier, Vengeur des droits, vainqueur du mensonge feroce ! Que le fourmillement aboutisse au colosse ! Faites cette statue en un si pur metal Qu'on n'y sente plus rien d'obscur ni de fatal ; Incarnez-y la foule, incarnez-y 1'elite ; 251 L'ANNEE TERRIBLE. Et que ce geant Peuple, et que ce grand stylitc Du lointain ideal eclaire le chemin, Et qu'il ait au front 1'astre et Tepee a la main ! Respect a nos soldats, rien n'egalait leurs tailles; La Revolution gronde en leurs cent bataiiles ; La Marseillaise, effroi du vieux monde obscurci, S'est faitepierre la, s'est faite bronze ici; De ces deux monuments sort un cri : Delivrance ! Quoi ! de nos propres mains nous achevons la France ! Quoi! c'est nous qui faisons cela! nous nous jetons Sur ce double trophee envie des Teutons, Torche et massueaux poings, tous a la fois, en foule ! C'est sous nos propres coups que notre gloire croule ! Nous la brisons, d'en haut, d'en bas, de pres, de loin, Toujours, partout, avec la Prusse pour te"moin ! Us sont la, ceux ci qui fut livree et vendue Ton invincible e'pe'e, 6 patrie eperdue ! MAI. 255 Us sont Ik ceux par qui tomba 1'homme de Ham ! C'est devant Reichshoffen qu'on efface Wagram ! Marengo rature, c'est Waterloo qui reste. La page altiere meurt sous la page funeste; Ce qui souille survit a ce qui rayonna ; Et pour garder Forbach on supprime lena ! Mac-Mahon fait de loin pleuvoir une rafale De feu, de fer, de plomb, sur 1'arche triomphale, Honte ! un drapeau tudesque etend sur nous ses plis, Et regarde Sedan souffleter Austerlitz ! Ou sont les Gharentons, France ? ou sont les Bicetres? Est-ce qu'ils ne vont pas se lever, les ancetres, Ces dompteurs de Brunswick, de Gobourg, de Bouille, Terribles, secouant leur vieux sabre rouille, Gherchant au ciel la grande aurore evanouie ! Est-ce que ce n'est pas une chose inou'ie Qu'il soient violemment de 1'histoire chasses, Eux qui se prodiguaient sans jamais dire : Assez! Eux qui tinrent le pape et les rois, 1'ombre noire Et le passe, captifs et cernes dans leur gloire, Eux qui de 1'ancien monde avaient fait le blocus, Eux les peres vainqueurs, par nous les fils vaincus ! Helas ! Ce dernier coup apres tant de miseres, Et la paix incurable ou saignent deux ulceres, 256 L'ANNEE TERRIBLE. Et tous ces vains combats, Avron, Bourget, 1'Hay ! Apres Strasbourg brulee, apres Paris trahi ! La France n'est done pas encore assez tuee? Si la Prusse, a 1'orgueil sauvage habituee, Voyant ses noirs drapeaux enfles par 1'aquilon, Si la Prusse, tenant Paris sous son talon, Nous cut crie : Je veux que vos gloires s'enfuient. Francais, vous avez la deux restes qui m'ennuient, Ge pilastre d'airain, cet arc de pierre; il faut M'en delivrer ; ici, dressez un echafaud, La, braquez des canons; ce soin sera le votre. Vous demolirez Tun, vous mitraillerez 1'autre. Je 1'ordonne. fureur ! comme on eut dit : Souffrons ! Luttons ! c'est trop ! ceci passe tous les affronts ! Plutot mourir cent fois ! nos morts seront nos fetes ! Comme on eut dit : Jamais ! Jamais ! Et vous le faites ! II Les siecles sont au peuple ; eux, ils ont le moment, Us en usent. lutte etrange ! Acharnement! Ghacun a grand bruit coupe une branche de 1'arbre. La, des eclats d'airain, la, des eclats de marbre; La colonne romaine ainsi que 1'arc francais Tombent. Que dirait-on de toi si tu faisais Envoler ton lion de Saint-Marc, 6 Venise! L'histoire est balafree et la gloire agonise. Quoi qu'on puisse penser de la France d'hier, De cette rude armee et de ce peuple fier, Et de ce que ce siecle a son troisieme lustre Avaitreve, tente, voulu, c'etait illustre. Pourquoi 1'effacement ? qu'a-t-on cree d'ailleurs 17 258 L'ANNEE TERRIBLE. Pour les desherites et pour les travailleurs? A-t-on ferme le bagne ? A-t-on ouvert 1'ecole ? On detruit Marengo, Lodi, Wagram, Arcole; A-t-on du moins fonde le droit universe! ? Lepauvre a-t-il le toil, le feu, le pain, le sel? A-t-on mis 1' atelier, a-t-on mis la chaumiere Sous une immense loi de vie et de lumiere ? A-t-on deshonore la guerre en renoncant A 1'effusion folle et sinistre du sang? A-t-on refait le code a 1'image du juste ? A-t-on bati 1'autel de la clemence auguste? A-t-on edifie le temple oil la clarte" Se condense en raison et devient liberte ? A-t-on dote 1'enfant et delivre la femme? A-t-on plante dans 1'homme, au plus profond de Tame, L'arbre du vrai, croissant de 1'erreur qui decroit? Of!re-t-on au progres, toujours trop a 1'etroit, Quelque elargissement d'horizon et de route? Non; des mines; rien. Soit. Quant a moi, je doute Qu'on soit quitte pour dire au peuple murmurant : Ge qu'on fait est petit, mais ce qu'on brise est grand. Ill PARIS INGENDIE Mais oil done ira-t-on dans 1'horreur? el jusqu'ou? Une voix basse dil : Pourquoi pas ? et Moscou ? Ah ! ce meurtre effrayant est un meurtre imbecile ! Supprimer 1' Agora, le Forum, le Poecile, 260 L'ANNEE TERRIBLE. La cite qui resume Athenes, Rome et Tyr, Faire de tout un peuple un immense martyr, Changer le jour en nuit, changer 1'Europe en Chine, Parce qu'il fut un ours appele Rostopschine ! II faut bruler Paris, puisqu'on brula Moscou ! Parce que la Russie adora son licou, Parce qu'elle voulut, broyant sa ville en cendre, Chasser Napoleon pour garder Alexandre, Parce que cela plut au czar en son divan, Parce que, Trail fixe sur la croix d'or d'Yvan, Un barbare a sauve son pays par un crime, II faut jeter la France etoilee a 1'abime ! Mais vous, par qui les droits du peuple sont trahis, Vous commettez le crime et perdez le pays ! Ce Rostopschine est grand de la grandeur sauvagc ; La stature qui peut rester a 1'esclavage, II 1'a toute, et cet homme, une torche a la main, Rentre dans sa patrie et sort du genre humain ; C'est le vieux Scythe noir, c'est 1'antique Gepide ; II est feroce, il est sublime, il est stupide ; On sait ce qu'il a fait, on ne sait s'il comprit ; II serait un heros s'il etait un esprit. Les siecles sur leur cimeont quatre sombres flammes; L'une ou brille altier, vil, roi des gloires infames, Le meurtrier d'Ephese embouchant son clairon, L'autre oil se dresse Omar, 1'autre ou chante Neron; Rostopschine est comme eux flamboyant dans 1'histoire; De ces quatre lueurs la sienne est la moins noire. MAI. 264 Mais vous, qui venez-vous copier ? Vous pencher Sur Paris ! allumer un cinquieme bucher ! Quoi! Ton verrait Paris comme la neige fondre! Quoi ! vous vous meprenez a ce point de confondre La ville qui nuisait et la ville qui sert ! Moscou fut la Babel sinistre du desert, L'antre ou la raison boite, oil la verite louche, Citadel le du moine et du boyard, farouche Au point que nul progres ne put habiter la, Nid d'eperviers d'oii Pierre, un vautour, s'envola. Moscou c'etait 1'Asie et Paris c'est 1' Europe. Quoi ! du meme linceul inepte on enveloppe Et dans la meme tombe on veut faire tenir Moscou, le passe triste, et Paris, 1'avenir ! Moscou de moins, qu'importe?6tezParis,quelleombre La boussole est perdue et le navire sombre ; Le progres stupefait ne sait plus son chemin. Si vous crevez cet osil enorme au genre humain, Ce cyclope est aveugle, et, hors des faits possibles, II marche en tatonnant avec des cris terribles ; Du cote de la pente il va dans 1'inconnu. 262 L'ANNEE TERRIBLE. Sans Paris, 1'avenir naitra reptile et nu. Paris donne un manteau de lumiere aux idees. Les erreurs, s'il les a seulement regardees, Tremblent subitement et s'ecroulent, ayant En elles le rayon de cet oeil foudroyant. Gomme au-dessous du temple on retrouve la crypte, Et comme sous la Grece on relrouve 1'Egypte, Et sous 1'Egypte 1'Inde, et sous 1'Inde la nuit, Sous Paris, par les temps et les races construit, On retrouve, en creusant, toute la vieille histoire. L'homme a gagne Paris ainsi qu'une victoire. Le lui prendre a present, c'est lui rendre son bat, C'est frustrer son labeur, c'est voler son combat. A quoi bon avoir tant lutte si tout s'effondre ! Thebe, Ellorah, Memphis, Carthage, aujourd'hui Londre. Tous les peuples, qu'unit un venerable hymen, De la raison humaine et du devoir humain Ont cree 1'alphabet, et Paris fait le livre. Paris regne. Paris, en existant, de"livre. Par cela seul qu'il est, le monde est rassure. Un vaisseau comme un sceptre etendant son beaupre Est son embleme; il fait la grande traversed, M A I. 263 II part de 1'ignorance et monte a la pensee. 11 sail 1'itineraire ; il voit le but; il va Plus loin qu'on ne voulut, plus haut qu'on ne reva, Mais toujours il arrive ; il cherche, il cree, il fonde, Et ce que Paris trouve est trouve pour le monde. Une evolution du globe tout entier Veut Paris pour pivot et le prend pour chantier, Et n'est universelle enfin qu'etant francaise; Londre a Charles premier, Paris a Louis seize; Londre a tue le roi, Paris la royaute; Ici le coup de hache a 1'homme est limite, La c'est la monarchic enorme et decrepite, G'est le passe, la nuit, 1'enfer, qu'il decapite. Un mot que dit Paris est un ambassadeur; Paris seme des lois dans toute profondeur. Sans cesse, a travers 1'ombre et la brume malsaine, 11 sort de cette forge, il sort de cette cene Une flamme qui parle; il remplit le ciel bleu De 1'eternel depart de ses langues de feu. On voit a chaque instant une troupe de reves Sublimes, qui, portant des flambeaux ou des glaives, S'echappe de Paris et va dans 1'univers ; Dante vient a Paris faire son premier vers ; La Montesquieu construit les lois, Pascal les regies; G'est de Paris que prend son vol 1'essaim des aigles. Paris veut que tout monte au supreme degre ; 264 LANNEE TERRIBLE. II dresse 1'ideal sur le demesure ; A 1'appui du progres, a 1'appui des idees, II donne des raisons hautes de cent coudees ; Pour cime et pour refuge il a la majeste Des principes remplis d'une altiere clarte ; Le fier sommet du vrai, voila son acropole ; 11 extrait Mirabeau du siecle de Walpole; Ge Paris qui pour tous fit toujours ce qu'il put Est parfois Sybaris et jamais Lilliput, Gar la mechancete nait oil la hauteur cesse ; Avec la petitesse on fait de la bassesse, Et Paris n'est jamais petit ; il est geant Jusque dans sa poussiere et jusqu'en son neant ; Le fond de ses fureurs est bon ; jamais la haine Ne trouble sa colere auguste et ne la gene ; Le coeur s'attendrit mieux lorsque 1'esprit comprend, Et Ton n'est le meilleur qu'en etant le plus grand. De la la dignite de Paris, sa logique Souffrant pour l'homme avec une douceur tragique, Et la fraternite qui gronde en son courroux. Les tyrans dans leurs camps, les hiboux dans leurs trous, Le craignent; carvoulant la paix, il veut 1'aurore. A la tendance humaine, obscure et vague encore, II creuse un lit, il fixe un but, il donne un sens ; Du juste et de Tinjuste il commit les versants; Et du cote" de 1'aube il 1'aide a se repandre. Certains problemes sont des fruits d'or pleins de cendre, Le fond de 1'un est Tout, le fond de 1'autre est Rien ; 'MAI. 265 On peut trouver le mal en cherchant trop le bien; Paris le salt ; Paris choisit ce qui doit vivre. Le droit parfois devient un vin dont on s'enivre ; Ayant tout eveille Paris peut tout calmer; Sa graride loi Gombattre a pour principe Aimer ; Paris admet 1'agape et non la saturnale, Et c'est lui qui, soudain, de 1'enigme infernale Souffle le mot celeste au sphinx deconcerte. Ou le sphinx dit : Chaos, Paris dit : Liberte! Lieu d'eclosion ! centre eclatant et sonore Oil tous les avenirs trouvent toute 1'aurore ! rendez-vous sacre de tous les lendemains ! Point d'intersection des vastes pas humains! Paris, ville, esprit, voix! tu paries, tu rediges, Tu decretes, tu veux ! chez toi tous les prodiges Viennent se rencontrer comme en leur carrefour. Du paria de 1'Inde au negre du Darfour, Tout sent un tremblement si ton pave remue. Paris, 1'esprit humain dans ton nid fait sa mue; Langue nouvelle, droits nouveaux, nouvelles lois, Etre francais apres avoir ete gaulois, II te doit tous ces grands changements de plumages. Non, qui que vous soyez, non, quels que soient vos mages, Vos docteurs, vos guerriers, vos chefs, quelle que soit 266 L'ANNfiE TERRIBLE. Votre splendeur qu'au fond dc 1' ombre on apercoit, cites, fussiez-vous de phares constellees, Quels que soient vos palais, vos tours, vos propylees, Yos clartes, vos rumeurs, votre fourmillement, Le genre humain gravite autour de cet aimant, Paris, 1'abolisseur des vieilles moeurs serviles, Et vous ne pourrez pas le remplacer, 6 villes, Et, lui mort, consoler 1'univers orphelin, Non, non, pas meme toi, Londres, ni toi. Berlin, Ni toi Vienne, ni toi Madrid, ni toi Byzance, Si vous n'avez ainsi que lui cette puissance, La joie, et cette force Strange, la bonte ; Si, comme ce Paris charmant et redoute, Vous n'avez cet eclair, 1'amour, et si vous n'etes Ocean aux ruisseaux et soleil aux planetes. Car le genre humain veut que sa ville ait au front L'aureole et dans Trail le rire vif et prompt, Qu'elle soit grande, gaie, hero'ique et jalouse, Et reste sa maitresse en etant son epouse. Et dire que cette osuvre auguste, que mille ans Et mille ans ont batie, industrieux et lents, Que la cite heros, que la ville prophete, Dire, 6 cieux eternels ! que la merveille faite Par vingt siecles pensifs, patients et profonds, MAI. 267 Qui creerent la flamme oil nous nous rechaufibns Et mirent cette ville au centre de la sphere, Une heure folle aurait suffi pour la defaire! Sombre annee. Epopee en Irois livres hideux. Les hommes n'ont Hen vu de tel au-dessus d'eux. Attila. Puis Gai'n. JMaintenant Erostrate. O torche miserable, abjecte, aveugle, ingrate ! Quoi! disperser la ville unique a tous les vents! Ce Paris qui remplit de son coaur les vivants, Et fait planer qui rampe et penser qui vegete! Jeter au feu Paris comme le patre y jette, En le poussant du pied, un rameau de sapin! Quoi ! tout sacrifier ! quoi ! le grenier du pain ! Quoi ! la Bibliotheque, arche ou 1'aube se leve, Insondable A B G de 1'ideal, oil reve Accoude, le progres, ce lecteur eternel, Porte eclatante ouverte au bout du noir tunnel, Grange oil 1'esprit de 1'homme a mis sa gerbe immense! Pour qui travaillez-vous? oil va votre demence? 268 L'ANNEE TERRIBLE. Deux faces ici-bas se regardent, le jour Et la nuit, 1'apre Haine et le puissant Amour, Deux principes, le bien et le mal, se soufllettent, Et deux villes, qui sont deux mysteres, refletent Ce choc de deux eclairs devant nos yeux emus, Et Rome est Arimane et Paris est Ormus. Rome est le maitre-autel ou les vieux dogmes fument; Au sommet de Paris a flots de pourpre ecument En pleine eruption toutes les verite's, La justice, jetant des rayons irrites, La liberte, le droit, ces grandes clartes vierges. En face de la Rome ou vacillent les cierges, Des revolutions Paris est le volcan. Ici l'H6tel-de-Yille et la le Vatican. G'est au profit de 1'un qu'on supprimerait 1'autre. Rome hait la raison dont Paris est 1'apotre. malheureux! voyez ou Ton vous entraina. Devant le lampion vous eteignez 1'Etna! II ne resterait plus que cette lueur vile. Le Vatican prospere ou meurt l'H6tel-de-Ville. Deuil! folie! immoler 1'ame au suaire noir, La parole au baillon, I'e'toile a 1'eteignoir, La verite" qui sauve au mensonge qui frappe, Et le Paris du peuple a la Rome du pape ! MAI. 269 Le genre humain peut-il etre de"capite? Vous imaginez-vous cette haute cite Qui fut des nations la parole, 1'oule, La vision, la vie et 1'ame, evanouie! Vous representez-vous les peuples la cherchant? On ne voit plus sa lampe, on n'entend plus son chant. C'etait notre theatre et notre sanctuaire ; Elle elait sur le globe ainsi qu'un statuaire Sculptant 1'homme futur a grands coups de maillet ; L'univers esperait quand elle travaillait; Elle etait 1'eternelle, elle etait rimmortelle ; Qu'est-il done arrive d'horrible? ou done est-elle ? Vous les figurez-vous s'arretant tout a coup? Quel est ce pan de mur dans les ronces debout? Le Pantheon; ce bronze epars, c'est la Golonne; Ce marais oil 1'essaim des corbeaux tourbillonne, C'est la Bastille ; un coin farouche ou tout se tait, Ou Hen ne luit, c'est la que Notre-Dame etait; La limace et le ver souillent de leurs morsures Les pierres, ossements augustes des masures; Pas un toit n'est reste de toutes ces maisons Qui du progres humain refletaient les saisons; 270 L'ANNEE TERRIBLE. Pas une de ces tours, silhouettes superbes ; Plus de ponts, plus de quais; des etangs sous des herbcs, Un fleuve extravase dans 1'ombre, devenu Informe, et s'en allant dans un bois inconnu ; Le vague bruit de Teau que le vent triste emporte. Et voyez-vous 1'effet que ferait cette morte! Mais qui done a jete ce tison? Quelle main, Osant avec lejour tuer le lendemain, A tente ce forfait, ce reve, ce mystere D'abolir la ville astre, ame de notre terre, Centre en qui respirait tout ce qu'on etoulTait? Non, ce n'est pas toi, people, et tu ne 1'as pas fait. Non, vous les egares, vous n'etes pas coupables! Le veneneux essaim des causes impalpables, Les vieux faits devenus invisibles vous out Trouble Tame, et leur aile a battu votre front ; Vous vous etes sentis enivres d'ombre obscure; Le taon vous poursuivait de son acre piqure, Une rouge lueur flottait devant vos yeux, Et vous avez ete le taureau furieux. J'accuse la Misere, et je traine a la barre MAI. 271 Get aveugle, ce sourd, ce bandit, ce barbare, Le Passe; je denonce, 6 royaute, chaos, Tes vieilles lois d'ou sont sortis les vieux fleaux ! Elles pesent sur nous, dans le siecle oil nous sommes, Du poids de 1'ignorance eflrayante des hommes ; Elles nous changent tous en freres ennemis; Elles seules ont fait le mal ; elles ont mis La torche inepte aux mains, des _souflrants implacables ; Elles forgent les noauds d'airain, les aflreux cables, Les dogmes, les erreurs, dont on veut tout lier, Rapetissent 1'ecole et ferment 1'atelier; Leur palais a ce gui miserable, 1'echoppe; Elles font le jour louche et le regard myope; Courbent les volontes sous le joug etouflant ; Vendent a la chaumiere un peu d'air, a 1'enfant L'alphabet du mensonge, a tous la clarte fausse; Greusent mal le sillon et creusent bien la fosse ; Ne savent ce que c'est qu'enseigner, qu'apaiser ; Ont de 1'or pour payer a Judas son baiser, N'en ont point pour payer a Golomb son voyage; N'ont point, depuis les temps de Cyrus, d'Astyage, De Gecrops, de Moi'se et de Deucalion, Fait un pas hors du lache et sanglant talion ; Livrent le faible aux forts, refusent 1'ame aux femmes, Sont imbeciles, sont feroces, sont infames ! Je denonce les faux pontifes, Jes faux dieux, Geux qui n'ont pas d'amours et ceux qui n'ont pas d'yeux! Non, je n'accuse rien du present, ni personne ; 272 L'ANNEE TERRIBLE Non, le cri que je pousse et le glas que je sonne, G'est contre le passe, fantome encor debout Dans les lois, dans les moeurs, dans les haines, dans tout. J'accuse, 6 nos aieux, car 1'heure est solennelle, Votre societe, la vieille criminelle! La scelerate a fait tout ce que nous voyons ; C'est elle qui sur 1'ame et sur tous les rayons Et sur tous les essors posa ses mains immondes, Elle qui 1'un par 1'autre eclipsa les deux mondes, La raison par la foi, la foi par la raison ; Elle qui mit au haut des lois une prison ; Elle qui, fourvoyant les hommes, meme en France, Grea la cecite qu'on appelle ignorance, Leur ferma la science, et, maratre pour eux, Laissant noirs les esprits, fit les coeurs tenebreux ! Je 1'accuse, et je veux qu'elle soit condamnee. Elle vient d'enfanter cette eflroyable annee. Elle egare parfois jusqu'a d'affreux souhaits Toi-meme, 6 peuple immense et puissant qui la hais ! Le boeuf meurtri se dresse et frappe a coups de come. Elle a cree la foule inconsciente et morne, Elle a tout opprime, tout froisse, tout pile, Tout blesse ; la rancune est un glaive oublie, Mais qu'on retrouve; helas! la haine est une dette. Cette societe" que les vieux temps ont faite, Depuis deux mille ans regne, usurpe notre bien, Notre droit, et prend tout meme a ceux qui n'ont rien ; Elle fait devorer le peuple aux parasites ; MAI. 2'3 La guerre et I'echafaud, voila ses reussites; Elle n'a rien laisse que 1'instinct animal Au sauvage embusque" dans la foret du mal ; Elle repond de tout ce que peut faire I'homme; La bete fauve sort de la bete de somme, L'esclave sous le fouet se revolte, et, battu, Fuit dans 1'ombre, et demande a 1'enfer : Me veux-tu? Etonnez-vous apres, 6 semeurs de tempetes, Que ce souflre-douleur soit votre trouble-fetes, Et qu'il vous donne tort a tous sur tous les points ; Qu'il soit hagard, fatal, sombre, et que ses deux poings Reviennent tout a coup, sur notre tragedie Secouer, 1'un le meurtre, et 1'autre 1'incendie! J'accuse le passe", vous dis-je ! il a tout fait. Quand il abrutissait le peuple, il triomphait. II a Dieu pour fantome et Satan pour ministre. Helas! il a cree 1'indigence sinistre Qui saigne et qui se venge au hasard, sans savoir, Et qui devient la haine, etant le desespoir! Qui que vous soyez, vous que je sers et que j'aime, Souffrants que dans le mal la main du crime seme, Et que j'ai toujours plaints, avertis, defendus, vous les accables, 6 vous les eperdus, Nos freres, repoussez celui qui vous exploite ! Suivez 1'esprit qui plane et non 1'esprit qui boite ; Montez vers 1'avenir, montez vers les clartes ; 18 274 L'ANNEE TERRIBLE. Mais ne vous laissez plus entrainer ! resistez ! Resistez, quel que soil le nom dont il se nomme, A quiconque vous donne un conseil centre 1'homme; Resistez aux douleurs, resistez a la faim. Si vous saviez combien on fut pres de la fin ! Oh ! 1'applaudissement des spectres est terrible ! Peuple, sur ta cite, comme aux temps de la Bible, Quand 1'incendie aux crins de flamme se leva, Quand, ainsi que Ninive en proie a Jehovah, Lutece agonisa, maison de la lumiere ; Quand le Louvre prit feu comme un toit de chaumiere, Avec mil huit cent trente, avec quatre-vingt-neuf ! Quand la Seine coula rouge sous le pont Neuf ; Quand le Palais, e"cole ou la justice epelle, Soudain se detachant de la Sainte-Chapelle, Tomba comme un haillon qu'une femme decoud; Quand la destruction empourpra tout a coup Le haul temple ou Voltaire et Jean-Jacques dormirent, Et tout ce vaste amas que les peuples admirent, Domes, arcs triomphaux, cirques, frontons, pavois, D'oii partent des clartes et d'oii sortent des voix, Quand on crut un moment voir la cite de gloire D'espe"rance et d'azur changee en ville noire, Et Paris en fumee aflreuse dissipe ; Go flamboiement lugubre, ainsi que dans Tempe MAI. 275 Avril vient doucement agiter les colombes, Reveilla dans 1'horreur sepulcrale les tombes ; Et I 1 horizon s'emplit de fantomes criant : trepasses, venez voir mourir 1'Orienl ! Les meduses riaient avec leurs dents funebres ; Le ciel eut peur, la joie infame des tenebres Eclata, 1'ombre vint insulter le flambeau ; Torquemada sortit du gouflre et dit : C'est beau. Cisneros dit : Voila le grand bucher de 1'Homme ! Sanchez grinca : L'abime est fait. Regarde, 6 Rome ! Tout ce qu'on nomme droit, principes absolus, Republique, raison et liberte, n'est plus ! Tous les bourreaux, depuis Neron jusqu'a Zoi'le, Contents, vinrent jeter un tison dans la ville, Et Borgia donna sa benediction. Czars, sultans, Escobar, Rufin, Trimalcion, Tous les conservateurs de 1'antique souflrance, Admirerent, disant : c'est fmi. Plus de France ! Ce qui s'acheve ainsi ne recommence point. A Danton interdit Brunswick montra le poing ; On entendit mugir le veau d'or dans 1'etable ; Dans cette heure ou le ciel devint epouvantable, Le groupe monstrueux de tous les hommes noirs, Sombre, et pour esperance ayant nos desespoirs, Voyant sur toi, Paris, la mort ouvrir son aile, Eut I'eblouissement de la nuit eternelle. IV Est-il jour? Est-il nuit? horreur crepusculaire ! Toute 1'ombre est livree a 1'immense colere. Coups de foudre, bruits sourds. Pales, nous ecoutons. Le supplice imbecile et noir frappe a tatons. Rien de divin ne luit. Rien d'humain ne surnage. Le hasard formidable erre dans le carnage, Et mitraille un troupeau de vaincus, sans savoir S'ils croyaient faire un crime ou remplir un devoir. L'ombre engloutit Babel jusqu'aux plus hauts Stages. Des bandits ont tue soixante-quatre otages, On replique en tuant six mille prisonniers. On pleure les premiers, on raille les derniers. Le vent qui souffle a presque e"teint cette veilleuse, La conscience. nuit ! brume ! heure perilleuse ! 278 L'ANNfiE TERRIBLE. Les exterminateurs semblent doux, leur fureur Plait, et celui qui dit : Pardonnez! fait horreur. Ici 1'armee et la le peuple; c'est la France Qui saigne ; et 1'ignorance 6gorge 1'ignorance. Le droit tombe. Excepte Gai'n, rien n'est debout. Une sorte de crime epars flotte sur tout. L'innocent parait noir tant cette ombre le couvre. L'un a brule le Louvre. Hein? Qu'est-ce que le Louvre? II ne le savait pas. L'autre, horribles exploits, Fusille devant lui, stupide. Ou sont les lois ? Les tenebres avec leurs sombres sosurs, les flammes, Ont pris Paris, ont pris les coeurs, ont pris les ames. Je tue et ne vois pas. Je meurs et ne sais rien. Tous meles, 1'enfant blond, 1'afTreux galerien, Peres, fils, jeunes, vieux, le demon avec 1'ange, L'homme de la pensee et 1'homme de la fange, Dans on ne sait quel gouffre expirent a la fois. t)ans 1'eflrayant brasier sait-on de quelles voix Se compose le cri du bceuf d'airain qui beugle? La mort sourde, 6 terreur, fauche la foule aveugle. UNE NU1T A BRUXELLES Aux petits incidents il faut s'habituer. Hier on est venu chez moi pour me tuer. Mon tort dans ce pays c'est de croire aux asiles. On ne sait quel ramas de pauvres imbeciles S'est rue" tout a coup la nuit sur ma maison. Les arbres de la place en eurent le frisson, Mais pas un habitant ne bougea. L'escalade Put longue, ardente, horrible, et Jeanne e"tait malade. Je conviens que j'avais pour elle un peu d'effroi. Mes deux petits enfants, quatre femmes et moi, C'e'tait la garnison de cette forteresse. Rien ne vint secourir la maison en detresse. 280 L'ANNfcE TFRRIBLE. La police fut sourde ayant affaire ailleurs. Un dur caillou tranchant effleura Jeanne en pleurs Attaque de chauffeurs en pleine Foret-Noire. Us criaient : Une echelle ! une poutre ! victoire ! Fracas ou se perdaient nos appels sans echo. Deux hommes apportaient du quartier Pacheco Une poutre enlevee a quelque e"chafaudage. Le jour naissant genait la bande. L'abordage Cessait, puis reprenait. Us hurlaient haletants. La poutre par bonheur n'arriva pas a temps. Assassin ! C'etait moi. Nous voulons que tu meures ! Brigand! Bandit ! Ceci dura deux bonnes heures. George avait calm6 Jeanne en lui prenant la main. Noir tumulte. Les voix n'avaient plus rien d'humain; Pensif, je rassurais les femmes en prieres, Et ma fenetre eHait troupe a coups de pierres. II manquait la des cris de vive 1'empereur! La porte resista battue avec fureur. Cinquante hommes arme"s montrerent ce courage. Et mon nom revenait dans des clameurs de rage : A la lanterne ! a mort ! qu'il meure ! il nous le faut ! Par moments, meditant quelque nouvel assaut, Tout ce tas furieux semblait reprendre haleine; Court repit ; un silence obscur et plein de haine Se faisait au milieu de ce sombre viol; Et j'ejitendais au loin chanter un rossignol. Bruxelles, 29 mai. VI KXPULSE DE BELGIQUE II est enjoint au sieur Hugo de par le rpi De quitter le royaume. El je m'en vais. Pourquoi ? Pourquoi? mais c'est tout simple, amis. Je suis un homme Qui, lorsque Ton dit : Tue ! hesite a dire : Assomme ! Quand la foule entrainee, helas ! suit le torrent, Je me permets d' avoir un avis different ; Le talion me fache, et mon humeur bizarre Prefere 1'ange au tigre et John Brown a Pizarre; Je blame sans pudeur les massacres en grand ; Je ne bois pas de sang ; 1'ordre, a 1'etat flagrant, Exterminant, hurlant, bavant, tachant de mordre, Me semble, amoi songeur, fort semblable au desordre; 2& L'ANNEE TERRIBLE. J'assiste sans plaisir a ce hideux tournoi : ****** centre ******, ****** centre ***** Je hais qu'on joute a qui sera le plus feroce ; Qu'un gueux aille pieds nus ou qu'il roule carrosse , Qu'il soit prince ou goujat, j'ai le tres-mechant gout De tout Jeter, goujat et prince, au meme e"gout ; Mon mepris est egal pour la sceleratesse Qu'on tutoie et pour celle a qui Ton difc altesse , Je crois, s'il faut choisir, que je prefere encor Le crime teint de boue au crime brode d'or ; J'excuse 1'ignorant; je ne crains pas de dire Que la misere explique un acces de delire, Qu'il ne faut pas pousser les gens au de"sespoir, Que, si des dictateurs font un forfait bien noir, L'homme du peuple en est juste aussi responsable Que peut 1'etre d'un coup de vent le grain de sable ; Le sable, arrache, pris et pousse par le vent, Entre dans le simoun affreux, semble vivant, Brule et tue, et devient 1'atome de 1'abime; II fait la catastrophe et le vent fait le crime ; Le vent c'est le despote. En ces obscurs combats, S'il faut frapper, frappez en haut, et non en bas. Si Rigault fufc chacal on a tort d'etre hyene. Quoi ! jeter un faubourg de Paris a Cayenne ! Quoi ! tous ces egares, en faire des forcats ! Non ! je hais 1'Ile-aux-Pins et j'exccre Mazas. Johannard est cruel et Serisier infame. Soit. Mais comprenez-vous quelle nuit a dans 1'ame MAI. 283 Le travailleur sans pain 1'ete, sans feu 1'hiver, Qui voit son nouveau-ne palir, nu comme un ver, Qui lutte et souffre avec la faim pour recompense, Qui ne sail rien, sinon qu'on 1'opprime, et qui pense Que de"truire un palais, c'est detruire un tyran? Que de douleurs ! combien de chomages par an ! Songez-y, ne peut-il perdre enfin patience ? Le croirait-on? j'e"coute en moi la conscience ! Quand j'entends crier : mort ! frappez ! sabrez ! je vais Jusqu'a trotiver qu'un meurtre au hasard est mauvais ; Je m'e"tonne qu'on puisse, a 1'epoque oil nous sommes, Dans Paris, aller prendre une dizaine d'hommes, Dire : Us sont a peu pres du quartier qui brula, Mitrailler a la hate en masse tout cela, Et les jeter vivants ou morts dans la chaux vive; Je recule devant une fosse plaintive; Us sont la, je le sais, 1'un sur 1'autre engloutis, Le male et la femelle, helas, et les petits ! Coupables, ignorants, innocents, pele-mele ; Autour du noir charnier mon ame bat de I'aile. Si des rales d'enfants m'appellent dans ce trou, Je voudrais de la mort tirer le froid verrou ; J'ai par des voix sortant de terre Tame emue ; Je n'aime pas sentir sous mes pieds cju'on remue, Et je ne me suis pas encore habitue A marcher sur les cris d'un homme mal tu 284 L'ANNEE TERRIBLE. G'est pourquoi, moi vaincu, moi proscrit imbecile, J'offre aux vaincus 1'abri. j'offre aux proscrits 1'asile, Je 1'offre a tous. A tous ! Je suis etrange au point De voir tomber les gens sans leur montrer le poing ; Je suis de ce parti dangereux qui fait grace ; Et demain j'ouvrirai ma porte, car tout passe , A ceux qui sont vainqueurs quand ils seront vaincus ; Je suis pour Giceron et je suis pour Gracchus; II suffit pour me faire indulgent, doux et sombre, Que je voie une main suppliante dans 1'ombre; Faible, a ceux qui sont forts j'ose Jeter le gant. Je crie : Ayez pitie ! Done je suis un brigand. Dehors ce monstre ! il est chez nous ! II a 1'audace De se croire chez lui ! d'habiter cette place, Ge quartier, ce logis, de payer les impots, Et de penser qu'il peut y dormir en repos ! Mais s'il reste, 1'Etat court des perils, en somme. 11 faut bien vite mettre a la porte cet homme ! Je suis un scelerat. G'est une trahison, Quand tout le monde est fou, d'invoquer la raison. Je suis un malfaiteur. Faut-il qu'on vous le prouve ? Comment ! si je voyais dans les dents de la louve Un agneau, je voudrais Ten arracher ! Comment ! Je crois au droit d'asile, au peuple, au Dieu clement ! .MAI. 285 Le clerge s'epouvante et le senat frissonne. Horreur ! quoi ! j'ai pour loi de n'egorger personne ! Quoi ! cet homme n'est pas aux vengeances fougueux ! II n'a point de colere et de haine, ce gueux ! Oui, 1'accusation, je le confesse, est vraie. Je voudrais dans le ble ne sarcler que 1'ivraie; Je prefere a la foudre un rayon dans le ciel ; Pour moi la plaie est mal guerie avec du fiel, Et la fraternite c'est la grande justice. G'est k qui detruira ; j'aime mieux qu'on batisse. Pour moi la charite vaut toutes les vertus ; Geux que puissants on blesse, on les panse abattus; La pitie dans 1'abime oil Ton souffre m'entraine, Et j'ai cette servante adorable pour reine ; Je tache de comprendre afm de pardonner ; Je veux qu'on examine avant d'exterminer; Un feu de peloton pour resoudre un probleme Me deplait. Fusilier un petit garcon bleme, A quoi bon? Je voudrais qu'a 1'ecole on 1'admit, Helas ! et qu'il vecut ! La-dessus on fremit. Ges opinions-la jamais ne se tolerent ! Et pour comble d'effroi, les animaux parlerent*. Un monsieur Ribeaucourt m'appelle individu. Autre preuve. Une nuit, vers mon toit eperdu, * DELILLE, Georgiques : Pecudesque locutae. 286 L'ANNfcE TERRlBLli. Une horde, poussant des hurlements infames, Accourt, et deux enfants tout petits, quatre femmes, Sous les pierres, les cris de rnort, 1'horreur, 1'effroi, Se reveillent... Qui done est le bandit? G'estmoi. Gertes ! Le jour d'apres, devant mon seuil Sparse, Une foule en gants blancs vient rire de la farce, En criant: G'est trop peu ! Qu'on rase la maison ! Qu'on y mette le feu ! Gette foule a raison. II faut tuer celui qui ne veut pas qu'on tue; G'est juste. Le bon ordre exige une battue Gontre cet assassin plus noir qu'il n'en a 1'air; Et puisqu'on veut bruler ma maison, il est clair Que j'ai brule le Louvre; et je suis 1'etincelle Qui devore Paris en restant a Bruxelle. Honneur a ********** et gloire a ******* \ On me lapide et 1'on m'exile. G'est bien fait. beaute de 1'aurore ! 6 majeste de 1'astre ! Gibelin centre Guelfe, Yorck contre Lancastre, Gapulet, IVlontaigu, qu'importe ! que me font Leurs cris, puisque voila le firmament profond ! Ame, on a de la place aux voutes eternelles. Le sol manque a nos pieds, non 1'azur a nos ailes. Le despote est partout sur terre, atroce et laid, MAI. 287 JMaitre par unprofil et par 1'autre valet; Mais 1'aube est pure, 1'air est bon, Tabime est libre; L'immense equite sort de 1'immense equilibre ; Evadons-nous la-haut ! et vivons ! Le songeur Se plonge, 6 del sublime, en ta chaste rougeur ; Dans ta pudeur sacre"e, Ombre, il se refugie. Dieu crea le banquet dont I'homme a fait 1'orgie. Le penseur hait la fete aflreuse des tyrans. 11 voit Dieu calme au fond des gouffres transparents, Et, saignant, pale, apres les epreuves sans nombre, Se sent le bienvenu dans la profondeur sombre. II va. Sa conscience est la, rien ne dement Gette boussole ayant 1'ideal pour aimant ; Plus de frontiere, plus d' obstacle, plus de borne ; II plane. En vain sur lui la Fatalite morne Tend son filet sinistre oil dans les hideux fils Se croisent les douleurs, les haines, les exils, II ne se plaint pas. Fier devant la tourbe immonde, II rit puisque le ciel s'offre a qui perd le monde, Puisqu'il a pour abri cette hospitalite ; Et puisqu'il peut, 6 joie ! 6 gouffre ! 6 liberte" ! Domptant le sort, bravant le mal, percant les voiles, Par les hommes chasse, s'enfuir dans les etoiles ! JUIN Un jour je vis le sang couler de toutes parts ; Un immense massacre e"tait dans 1'ombre epars ; Et Ton tuait. Pourquoi ? Pour tuer. misere ! Voyant cela, je crus qu'il etait necessaire Que quelqu'un e"levat la voix, et je parlai. Je dis que Montrevel et Baville et Harlay N'etaient point de ce siecle, et qu'en des jours de trouble Par la noirceur de tous 1'obscurite' redouble ; J'affirmai qu'il est bon d'examiner un peu Avant de dire En joue et de commander Feu ! Car epargner les fous, meme les te"me"raires, A ceux qu'on a vaincus montrer qu'on est leurs freres , 292 L'ANNEE TERRJBLE. Est juste et sage ; il faut s'entendre, il faut s'unir ; Je rappelai qu'un Dieu nous voit, que 1'avenir, Sombre lorsqu'on se halt, s'eclaire quand on s'aime, Et que le malheur croit pour celui qui le seme ; Je declarai qu'on peut tout calmer par degres ; Que des assassinats ne sont point repares Par. Et, pensif, je me mis en travers du carnage. Triste, n'approuvant pas la grandeur du linceul, Estimant que la peine est au coupable seul, Pensant qu'il ne faut point, helas I jeter le crime De quelques-uns sur tous, et punir par 1'abime Paris, un peuple, un monde, au hasard chatie, Je dis : faites justice, oui, mais ayez pitie ! Alors je fus 1'objet de la haine publique. L'eglise m'a lance 1'anatheme biblique, Les rois 1'expulsion, les passants des cailloux ; Quiconque a de la boue en a jete ; les loups, Les chiens, ont aboye derriere moi ; la foule M'a hue presque autant qu'un tyran qui s'ecroule ; On m'a montre" le poing dans la rue ; et j'ai du Voir plus d'un vieil ami m'e"viter eperdu. Les tueurs souriants et les viveurs feroces, Ceux qui d'un tombereau font suivre leurs carrosses. JUIN. 293 Les danseurs d'autrefois, egorgeurs d'a present, Geux qui boivent du vin de Champagne et du sang, Ceux qui sont elegants tout en etant farouches, Les Haynau, les Tavanne, ayant d'etranges mouches, Noires, que le charnier connait, sur leur baton, Les improvisateurs des feux de peloton, Le juge Lynch, le roi Bomba, Mingrat le pretre, M'ont crie : Meurtrier ! et Judas m'a dit : Traitre ! Quoi ! rester fraternel, c'est etre chimerique ! Rever 1'Europe libre autant que 1'Amerique, Reclamer 1'equite, 1'examen, la raison, G'est faire du nuage et du vent sa maison ! Voir un triomphe vaste et dur, ne pas s'y joindre, Empecher qu'il soit pire et tacher qu'il soit moindre, Quoi ! ne point accabler les malheureux, offrir L'homme a 1'homme, et 1'asile a ceux qui vont mourir, Ne pas prendre le faible et 1'aveugle pour cible, Pardonner, c'est vouloir habiter 1'impossible ! Dire qu'on doit la loi juste, le droit commun Meme aux brigands, meme aux bandits, c'est en etre uii ! N'importe ! il fautlutter. L'heure sombre est venue. 296 L'ANNfiE TERRIBLE. Quant a ton age, eh bien, sois vieux, et continue, Veteran. Tu seras renie* de nouveau. Les plus elements auront pitie de ton cerveau. Tu seras le maudit qu'on raille ou qu'on foudroie Tu seras insulte, hue", traque, la proie Des calomniateurs au crime toujours pre"ts, Tu seras lapide, proscrit. Eh bien, apres ? Par une serenade on fete ma clemence. A mort ! est le refrain de la douce romance. Les journaux prelres font un vacarme effrayant. Get homme ose defendre un ennemi fuyant ! Quelle audace ! il nous croit honnetes ! il nous brave ! Les maitres ont la rage et les valets la bave. Meute de sacristains, meute de hobereaux. L'encensoir furieux me casse mes carreaux ; De tous les goupillons, de toutes les prieres, L'eau benite sur moi tombe en grele de pierres ; On m'exorcise tant qu'on m'assassine un peu. Bref je suis expulse par la grace de Dieu. Va-t'en ! tous les paves pleuvent, et tous les styles. 298 L'ANNEE TERRIBLE. Je suis presque ebloui de tant de projectiles. Au-dessus de mon nom on sonne le tocsin. Brigand ! incendiaire ! assassin ! assassin ! Et nous restons, apres cette bataille insigne, Eux, blancs comme uncorbeaUajno^ nqir comme le cygne. IV Je n'ai pas de palais episcopal en ville, Je n'ai pas de prebende et de liste civile, Nul temple n'oflre un trone a mon humilite, Nul suisse en colonel ne brille a mon cote, Je ne me montre pas aux gros yeux des ganaches Sous un dais, a ses coins ayant quatre panaches; La France, meme au fond de 1'abime, est pour moi Le grand peuple en travail d'ou sort la grande loi ; Je hais qu'on la baillonne ou qu'on la fleurdelyse ; Je ne demande pas aux passants dans 1'eglise Tantpour voir le bon Dieu s'il est peint par Van-Dyck ; Je n'ai ni marguillier, ni bedeau, ni syndic, Ni custode, ni clerc, ni diacre, ni vicaire ; 300 L'ANNEE TEHU1BLE. Je ne garde aucun saint dans aucun reliquaire ; Je n'ai pas de miracle en bouteille sous cle" ; Mon vetement n'est pas de diamants boucle ; Je ne suis pas paye quand je fais ma priere ; Je suis fort mal en cour ; aucune douairiere Ne m'admire quetant des sous dans un plat rond, La chape d'or au cou, la mitre d'or au front ; Je ne fais point baiser ma main aux bonnes femmes; Je venere le ciel, mais sans le vendre aux ames; On ne m'appelle pas monseigneur; je me plais Dans les champs, et mes bas ne sont pas violets; Les fautes que je fais sont des fautes sinceres ; L'hypocrisie et moi sommes deux adversaires ; Je crois ce que je dis, je fais ce que je crois ; Je mets pres de Socrate aux fers J6sus en croix ; Lorsqu'un homme est traque comme une bete fauve, Fut-il mon ennemi, si je peux, je le sauve; Je meprise Bazile et dedaigne Scapin; Je donne a 1'enfant pauvre un morceau de mon pain ; J'ai lutte pour le vrai, pour le bon, pour I'honnete, Et j'ai subi vingt ans 1'exil dans la tempete; Je recommencerai demain, si Dieu le veut; Ma conscience dit: Marche! rien ne m'emeut, J'obeis, et je vais, malgre les vents contraires, Et je fais mon devoir; et c'est pourquoi, mes freres, Au dire du journal de I'e'veque de Gand, Si je n'etais un fou, je serais un brigand. EN QUITTANT BRUXELLES Ah ! ce n'est pas aise, suivre la voie etroite, Donner tort a la foule et rester 1'ame droite, Proteger 1'eternelle equite qu'on meurtrit. Quand le proscrit 1'essaie, on redonne au proscrit Toute la quantite d'exil dont on dispose. Pourtant n'exile point qui veut. G'est une chose Inexprimable, afFreuse et sainte que 1'exil. Chercher son toit dans 1'ombre et dire : Oil done est-il? 302 L'ANNEE TERRIBLE. Songer, vieux, dans les deuils et les melancolies, Aux fleurs qu'avec des mains d'enfant on a cueillies, A tel noir coin de rue autrefois plein d'attrait A cause d'un regard furtif qu'on rencontrait; Se rappeler les temps, les anciennes aurores, Etdans les champs plus verts les oiseauxplussonores; Ne plus trouver au ciel la couleur qu'il avait ; Penser aux morts ; helas ! ne plus voir leur chevet, Helas ! ne pouvoir plus leur parler dans la tombe ; C'est la 1'exil. L'exil, c'est la goutte qui tombe, Et perce lentement et lachement punit Un coeur que le devoir avait fait de granit ; C'est la peirie infligee a 1'innocent, au juste, Et dont ce condamne, sous Tarquin, sous Augusle, Sous Bonaparte, rois et cesars teints de sang, Meurt, parce qu'il est juste et qu'il est innocent. Un exil, c'est un lieu d'ombre et de nostalgic; On ne sait quelle brume en silence elargie, Que tout, un chant qui passe, un bois sombre, un recif, Un souffle, un bruit, fait croitre autour d'un front pensif. Oh ! la patrie existe ! Elle seule est terrible. Elle seule nous tient par un fil invisible ; Elle seule apparait charmante & qui la perd ; Elle seule en fuyant fait le monde desert; Elle seule a ses champs, helas ! restes les notres, JU1N. 303 A ses arbres qui n'ont point la forme des autres, A sa rive, a son ciel, ramene tous nos pas. L'etranger peut bannir, mais il n'exile pas. VI A MADAME PAUL MEURIGE Ge que j'ai fait est bien. J'en suis puni. G'est juste. Vous qui, dans 1'affreux siege et dans 1'epreuve auguste, Futes vaillante, calme et charmante, bravant Gette guerre hideuse et ce noir coup de vent, Belle ame que le ciel fit sceur d'une ame haute, Femme du penseur fier et doux, dont j'etais 1'hote,. Vous qui saviez donner appui, porter secours, Aider, lutter, souflrir, et sourire toujours, Vous voyez ce qui m'est arrive. Peu de chose. Vous m'avez vu rentrer dans une apotheose, Vous me voyez chasse par 1'execration. En moins d'un an. C'est court. Rome, Athene et Sion 20 30G L'ANNEE TERRIBLE. Faisaient ainsi. Paris a les memes droits qu'elles. D'autres villes peut-etre ont moins de nerfs. Lesquelles? II n'en est pas. Prenons le destin comme il est. Epargner Montaigu, c'est blesser Gapulet. Or Gapulet etant le plus fort, en abuse. Je suis un malfaiteur et je suis une buse. Soit. On m'insulte, moi qu'hier on acclamait. C'est pour me jeter bas qu'on m'a mis au somme Ce genre detriomphe, est-ce pas? vaut bien 1'autre. J'en atteste, madame, un co3ur comme le votre, Et vous tous, dont 1'esprit n'est jamais obscurci, Vieux proscrits, n'est-ce pas que je vous plais ainsi? J'ai defendu le peuple et combattu le pretre. N'est-ce pas que 1'abime est beau, qu'il est bon d'etre Maudit avec Barbes, avec Garibaldi, 1 Et que vous m'aimez mieux lapide qu'applaudi ? VII Je n'ai point de colere et cela vous etonne. Votre tonnerre tousse et vous croyez qu'il tonne; Grondants, vous essoufflez sur moi votre aquilon ; Votre petit eclair me pique le talon; Je n'ai pas 1'air de voir la peine qu'il se donne ; Vous sentez quelque chose en moi qui vous pardonne, Gela vous froisse. Au fait, on est trop chatie De vouloir faire mal et de faire pitie. Quoi ! s'unir contre un homme, en tenter 1'escalade, Et n'avoir meme pas 1'honneur d'une ruade ! Ne pas recevoir meme un soufflet ! c'est blessant. Le present parfois tombe et jamais ne descend ; II laisse autour de lui grincer la haine infame ; 308 L'ANNEE TERRIBLE. Ge n'est par pour cela qu'il derange son ame Done soyez furieux. Serai-je irrite? Non. Je doute que j'en vienne a savoir votre nom. Les vieux bannis pensifs sont une race inculte; Avant de nous facher parce qu'on nous insulte, G'est notre usage a nous qui sommes exigeanls De regarder un peu la stature des gens. VIII AQUI LA FAUTE? Tu viens d'incendier la Bibliotheque? Oui. J'ai mis le feu la. Mais c'est un crime inoui Grime commis par toi centre toi-meme, infame ! Mais tu viens de tuer le rayon de ton ame ! C'est ton propre flambeau que tu viens de souffler! Ce que ta rage impie et folle ose bruler, C'est ton bien, ton tresor, ta dot, ton heritage! Le livre, hostile au maitre, est a ton avantage. 310 L'ANNEE TERRIBLE. Le livre a toujours pris fait et cause pour toi. Une bibliotheque est un acte de foi Des generations tenebreuses encore Qui rendent dans la nuit temoignage a 1'aurore. Quoi ! dans ce venerable amas des verite's, Dans ces chefs-d'oeuvre pleinsde foudre etdeclartes, Dans ce tombeau des temps devenu repertoire, Dans les siecles, dans 1'homme antique, dansThistoire, Dans le passe, lecon qu'epelle 1'avenir, Dans ce qui commenca pour ne jamais finir, Dans les poetes! quoi, dans ce gouffre des bibles. Dans le divin monceau des Eschyles terribles, Des Homeres, des Jobs, debout sur 1'horizon, Dans Moliere, Voltaire et Kant, dans la raison, Tu jettes, miserable, une torche enflammee ! De tout 1' esprit humain tu fais de la fumee ! As-tu done oublie que ton liberateur, G'est le livre? le livre est la sur la hauteur; II luit ; parce qu'il brille et qu'il les illumine, II detruit 1'echafaud, la guerre, la famine; II parle ; plus d'esclave et plus de paria. Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria. Lis cesprophetes, Dante, ou Shakspeare, ou Gorneille ; L'ame immense qu'ils ont en eux, en toi s'e"veille ; Ebloui, tu te sens le meme homme qu'eux tous ; Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ; Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croitre; Us t'enseignent ainsi que 1'aube e"claire un cloitre; JUIN 31* A mesure qu'il plonge en ton coeur plus avant, Leur chaud rayon t'apaise et te fait plus vivant; Ton ame interrogee est prete a leur repondre ; Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre x Gomme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs, Le mal, les prejuges, les rois, les empereurs! Car la science en 1'homme arrive la premiere. Puis vient la liberte. Toute cette lumiere, G'est a toi, comprends done, et c'est toi qui 1'eteins! Les buts reves par toi sont par le livre atteints. Le livre en ta pensee entre, il defait en elle Les liens que 1'erreur a la verite mele, Gar toute conscience est un noeud gordien. II est ton medecin, ton guide, ton gardien. Ta haine, il la guerit; ta demence, il te 1'ote. Voilk ce que tu perds, helas, et par ta fautel Le livre est ta richesse a toi! c'est le savoir. Le droit, la verite", la vertu, le devoir, Le progres, la raison dissipant tout delire. Et tu detruis eel a, toi ! Je ne sais pas lire. IX La prisonniere passe, elle est blessee. Elle a On ne sait quel aveu sur le front. La voila ! On 1'insulte ! Elle a Pair des betes a la chaine. On la voit a travers un nuage de haine. Qu'a-t-elle fait? Gherchez dans 1' ombre etdans les cris, Cherchez dans la fumee afireuse de Paris. Personne ne le sait. Le sait-elle elle-meme ? Ce qui pour 1'homme est crime est pour 1'esprit probleme. La faim, quelque conseil tenebreux, un bandit 314 L'ANNEE TERRIBLE. Si monstrueux qu'on 1'aime et qu'on fait ce qu'il dit, G'est assez pour qu'un etre obscur se denature. Ge noir plan incline qu'on nomme 1'aventure, La pente des instincts fauves, le fatal vent Du malheur en courroux profond se depravant, Gette sombre foret que la guerre civile Toujours revele au fond de toute grande ville, Dire : D'autres ont tout, et moi qu'est-ce que j'ai ? Songer, etre en haillons, et n'avoir pas mange, Tout le mal sort de la. Pas de pain sur la table ; II ne faut rien de plus pour etre epouvantable. Elle passe au milieu des foules sans pitie. Quand on a triomphe, quand on a chatie, Qu'a-t-on devant les yeux ? la victoire aveuglante. Tout Versaille est en fete. Elle se tait sanglante. Le passant rit, 1'essaim des enfants la poursuit De tous les cris que peut Jeter 1'aube a la nuit. L'amer silence ecume aux deux coins de sa bouche; Rien ne fait tressaillir sa surdite farouche ; Elle a 1'air de trouver le soleil ennuyeux ; Une sorte d'effroi feroce est dans ses yeux -, Des femmes cependant, hors des vertes allees, Douces tetes, des fleurs du printemps e"toilees, Charmantes, laissant pendre au bras de quelque amant Leur main exquise et blanche ou brille un diamant, Accourent. Oh ! 1'infame ! on la tient ! quelle joie ! Et du manche sculpte d'une ombrelle de soie, Frais et riants bourreaux du noir monstre inclement, JUIN. 315 Elles fouillent sa plaie avec rage et gaiment. Je plains la miserable ; elles, je les reprouve. Les chiennes font horreur venant mordre la louve. Une femme m'a dit ceci : J'ai pris la fuite. Ma fille que j" avals au sein, toute petite., Griait, et j'avais peur qu'on n'entendit sa voix. Figurez-vous, c'etait un enfant de deux mois ; Elle n' avail pas plus de" force qu'une mouche. Mes baisers essayaient de lui fermer la bouche, Elle criait toujours ; helas, elle ralait. Elle voulait teter, je n'avais plus de lait. Toute une nuit s'etait de la sorte ecoulee. Je me cachais derriere une porte d'allee, Je pleurais, je voyais les chassepots briller. On cherchait mon mari qu'on voulait fusilier. Tout a coup, le matin, sous cette horrible porte, 318 L'ANNEE TERRIBLE. L' enfant ne cria plus. Monsieur, elle etait morte. Je la touchai; monsieur, elle etait froide. Alors, Cela m'etait egal qu'on me tuat; dehors, Au hasard, j'emportai ma fille, j'etais folle, J'ai couru, des passants m'adressaient la parole, Mais je me suis enfuie, et, je ne sais plus ou, J'ai creuse de mes mains dans la campagne un trou, Au pied d'un arbre, au coin d'un enclos solitaire; Et j'ai couche mon ange endormi dans la terre ; L' enfant qu'on allaita, c'est dur de 1'enterrer. Et le pere etait la qui se mit a pleurer. XI Sur une barricade, au rtiilieu des paves Souilles d'un sang coupable et d'un sang pur laves, Un enfant de douze ans est pris avec des homines, Es-tudeceux-la, toi? L'enfant dit: Nous ensommes. G'est bon, dit Tofficier, on va te fusilier. Attends ton tour. L'enfant voit des eclairs briller, Et tous ses compagnons tomber sous lamuraille. 11 dit a I'officier : Permettez-vous que j'aille Rapporter cette montre a ma mere chez nous? Tu veux t'enfuir? Je vais revenir. Ges voyous Ont peur ! ou loges-tu ? La, pres de la fontaine. Et je vais revenir, monsieur le capitaine. Va-t'en, drole ! L'enfant s'en va. Piege grossier ! 320 L'ANNEE TERRIBLE. El les soldats riaient avec leur officier, Et les mourants melaient a ce rire leur rale ; Mais le rire cessa, car soudain 1 'enfant pale Brusquement reparu, fier comme Viala, Vint s'adosser au mur et leur dit : Me voila. La mort stupide eut honte et 1'officier fit grace. Enfant, je ne sais point, dans 1'ouragan qui passe Et confond tout, le bien, le mal, heros, bandits, Ge qui dans ce combat te poussait, mais je dis Que ton ame ignorante est une ame sublime. Bon et brave, tu fais, dans le fond de l'abime, Deux pas, 1'un vers ta mere et 1'autre vers la mort; L'enfant a la candeur et 1'homme a le remord, Et tu ne reponds point de ce qu'on te fit faire ; Mais 1'enfant estsuperbe et vaiflant qui prefere A la fuite, a la vie, a 1'aube, aux jeux permis, Au printemps, le mur sombre ou sont morts ses amis. La gloire au front te baise, 6 toi si jeune encore ! Doux ami, dans la Grece antique, Stesichore T'eut charge de defendre une porte d'Argos ; Cinegyre t'eut dit : Nous sommes deux egaux ! Et tu serais admis au rang des purs ephebes Par Tyrtee a Messene et par Eschyle a Thebes. On graverait ton nom sur des disques d'airain ; JUIN 321 Et tu serais de ceux qui, sous le ciel serein, S'ils passent pres du puits ombrage par le saule, Font que la jeune fille ayant sur son epaule L'urne ou s'abreuveront les buffles haletants, Pensive, se retourne et regarde longtemps. XII LES FUSILLES Guerre qui veut Tacite et qui repousse Homere ! La victoire s'acheve en massacre sommaire. Geux qui sont satisfaits sont furieux ; j'entends Dire : II faut en finir avec les mecontents. Alceste est aujourd'hui fusille par Philinte. Faites. Partout la mort. Eh bien, pas une plainte. ble que le destin fauche avant qu'il soil mur! peuple! , On les amene au pied de 1'aflreux mur. 324 L'ANNEE TERRIBLE. C'est bien. Us ont ete battus du vent contraire. L'homme dit au soldat qui 1'ajuste : Adieu, frere. La femme dit : Mon homme est tue. C'est assez. Je ne sais s'il cut tort ou raison, mais je sais Que nous avons traine le malheur cote a cote; II fut mon compagnon de chaine; si Ton m'ote Get homme, je n'ai plus besoin de vivre. Ainsi Puisqu'il est mort, il faut que je meure. Merci. Et dans les carrefours les cadavres s'entassent. Dans un noir peloton vingt jeunes filles passent; Elles chantent; leur grace et leur calme innocent Inquietent la foule eflaree; un passant Tremble. Ou done allez-vous? dit-il a la plus belle. Parlez. Je crois qu'on va nous fusilier, dit-elle. Un bruit lugubre emplit la caserne Lobau ; C'est le tonnerre ouvrant et fermant le tombeau. La des tas d'hommes sont mitrailles ; nul ne pleure ; II semble que leur mort a peine les effleure, Qu'ils ont hate de fuir un monde apre, incomplet, Triste, et que cette mise en liberte leur plait. Nul ne bronche. On adosse a la meme muraille Le petit-fils avec 1'aieul, et l'ai'eul raille, Et 1'enfant blond et frais s'ecrie en riant : Feu! Ce rire, ce dedain tragique, est un aveu. JUIN. 325 Gouflre de glace ! enigme oil se perd le prophete ! Done ils ne tiennent pas a la vie ; elle est faite De facon qu'il leur est egal de s'en aller; G'est en plein mois de mai; tout veut vivre et meler Son instinct ou son ame a la douceur des choses; Ges filles-la devraient aller cueillir des roses ; L'enfant devrait jouer dans un rayon vermeil ; L'hiver de ce vieillard devrait fondre au soleil; Ges ames devraient etre ainsi que des corbeilles S'emplissant de parfums, de murmures d'abeilles, De chants d'oiseaux, de fleurs, d'extase, de printempsE Tous devraient etre d'aube et d' amour palpitants. Eh bien, dans ce beau mois de lumiere et d'ivresse, terreur! c'est la mort qui brusquement se dresse, La grande aveugle, 1'ombre implacable et sans yeux;. Oh ! comme ils vont trembler et crier sous les cieux,. Sangloter, appeler a leur aide la ville, La nation qui hait 1'Eumenide civile, Toute la France, nous, nous tous qui detestons Le meurtre pele-mele et la guerre a tatons ! Comme ils vont, 1'ceil en pleurs, bras tordus, mains crispees^ Supplier les canons, les fusils, les epees, Se cramponner aux murs, s'attacher aux passants, Et fuir, et refuser la tombe, fremissants ; Et hurler : On nous tue ! au secours! grace! grace I Non. Ils sont etrangers a tout ce qui se passe; Ils regardent la mort qui vient les emmener. Soit. Ils ne lui font pas 1'honneur de s'etonner. 326 L'ANNEE TERRIBLE. Us avaient des longtemps ce spectre en leur pensee. Leur fosse dans leur coeur e"tait toute creusee. Viens, mort! Etre avec nous, cela les etouflait. Us partent. Qu'est-ce done que nous leur avions fait? revelation ! Qu'est-ce done que nous sommes Pour qu'ils laissent ainsi derriere eux tous les homines, Sans un cri, sans daigner pleurer, sans un regret? Nous pleurons, nous. Leur coeur au supplice etait pret. Que leur font nos pities tardives? Oh! quelle ombre! Que fumes-nous pour eux avant cette heure sombre? Avons-nous protege ces femmes? Avons-nous Pris ces enfants tremblants et nus sur nos genoux? L'un sait-il travailler et 1'autre sait-il lire? L'ignorance fmit par etre le delire : Les avons-nous instruits, aimes, guides enfin, Et n'ont-ils pas eu froid? etn'ont-ils pas eu faim? C'est pour cela qu'ils Je le declare au nom de ces ames meurtries, Moi, 1'homme exempt des deuils de parade et d'emprunt, Qu'un enfant mort e"meut plus qu'un palais defunt. C'est pour cela qu'ils sont les mourants formidables, Qu'ils ne se plaignent pas, qu'ils restent insondables, Souriants, menacants, indiflerents, altiers, Et qu'ils se laissent presque egorger volontiers. Meditons. Ges damnes, qu'aujourd'hui Ton foudroie, JUIN. 327 N'ont pas de desespoir n'ayant pas eu de joie. Le sort de tous se lie a leur sort. II le faut. Freres, bonheur en bas, sinon malheur en haul! Helas, faisons aimer la vie aux miserables. Sinon, pas d'equilibre. Ordre vrai, lois durables, Fortes mceurs, paix charmante et virile pourtant, Tout/ vous trouverez tout dans le pauvre content. La nuit est une enigme ayant pour mot 1'etoile. Gherchons. Le fond du cosur des souffrants se devoile. Le sphinx, reste masque, montre sa nudite. Tenebreux d'un cote, clair de 1'autre cote, Le noir probleme entr'ouvre a demi la fenetre Par ou le flamboiement de 1'abime penetre. Songeons, puisque sur eux le suaire est jete, Et comprenons. Je dis que la societe N'est point a 1'aise ayant sur elle ces fantomes; Que leur rire est terrible entre tous les symptomes, Et qu'il faut trembler, tant qu'on n'aura pu guerir Gette facilite sinistre de mourir. XIII A CEUX QU'ON FOULE AUX PIEDS Oh ! je suis avec vous ! j'ai cette sombre joie. Geux qu'on accable, ceux qu'on frappe et qu'on foudroie M'attirent; je me sens leur frere; je defends Terrasses ceux que j'ai combattus triomphants; Je veux, car ce qui fait la nuit sur tous m'eclaire, Oublier leur injure, oublier leur colere, Et de quels noms de haine ils m'appelaient entre eux. Je n'ai plus d'ennemis qu'and ils sont malheureux. Mais surtout c'est le peuple, attendant son salaire, Le peuple, qui parfois devient impopulaire, G'est lui, famille triste, hommes, femmes, enfants, Droit, avenir, travaux, douleurs, que je defends; 330 L'ANNEE TERRIBLE. Je defends 1'egare, le faible, et cette foule Qui, n'ayant jamais eu de point d'appui, s'ecroule Et tombe folle au fond des noirs evenements ; Etant les ignorants, ils sont les inclements; Helas ! combien de temps faudra-t-il vous redire A vous tous, que c'etait a vous de les conduire, Qu'il fallait leur donner leur part de la cite, Que votre aveuglement produit leur cecite; D'une tutelle avare on recueille les suites, Et le mal qu'ils vous font, c'est vous qui le leur fites. Vous ne les avez pas guides, pris par la main, Et renseignes sur 1' ombre et sur le vrai chemin ; Vous les ave laisses en proie au labyrinthe. Ils sont votre epouvante et vous etes leur crainte ; G'est qu'ils n'ont pas senti votre fraternite. Ils errent; 1'instinct bon se nourrit de clarte; Ils n'ont rien dont leur ame obscure se repaisse ; Ils cherchent des lueurs dans la nuit, plus epaisse Et plus morne la-haut que les branches des bois ; Pas un phare. A tatons, en detresse, aux abois, Comment peut-il penser celui qui ne peutvivre? En tournant dans un cercle horrible, on devient ivre; La misere, apre roue, etourdit Ixion. Et c'est pourquoi j'ai pris la resolution De demander pour tous le pain et la lumiere. Ce n'est pas le canon du noir vendemiaire, JOIN. 33< Ni les boulets de juin, ni les bombes de mai, Qui font la haine eteinte et 1'ulcere ferine. Moi, pour aider le peuple a resoudre un problems, Je me penche vers lui. Commencement : je 1'aime. Le reste vient apres. Oui, je suis avec vous, J'ai 1'obstination farouche d'etre doux, vaincus, et je dis : Non, pas de represailles ! mon vieux coeur pensif, jamais tu ne tressailles Mieux que sur 1'homme en pleurs, et toujours tu vibras Pour des meres ay ant leurs enfants dans les bras. Quand je pense qu'on a tue des femmes grosses, Qu'on a vu le matin des mains sortir des fosses, pitie ! quand je pense & ceux qui vont partir ! Ne disons pas : Je fus proscrit, je fus martyr. Ne parlons pas de nous devant ces deuils terribles ; De toutes les douleurs ils traversent les cribles ; Us sont vannes au vent qui les emporte, et vont Dans on ne sait quelle ombre au fond du ciel profond. Oil? qui le sait? leurs bras vers nous en vain se dressent. Oh! ces pontons sur qui j'ai pleure reparaissent, Avec leurs entreponts oil Ton expire, ayant Sur soi 1'enormite du navire fuyanf ! On ne peut se lever debout; le plancher tremble; On mange avec les doigts au baquet tous ensemble, On boit 1'un apres 1'autre au bidon, on a chaud, On a froid, 1'ouragan tourmente le cachot. 332 L'ANNEE TERRIBLE. L'eau gronde, et Ton ne voit, parmi ces bruits funebres, Qu'un canon allongeant son cou dans les tenebres. Je retombe en ce deuil qui jadis m'etouffait. Personne n'est mechant, et que de mal on fait ! Combien d'etres humains frissonnent a cette heure, Sur la mer qui sanglote et sous le ciel qui pleure, Devant 1'escarpement hideux de 1'inconnu ! Etre jete la, triste, inquiet, tremblant, nu, Chiflre quelconque au fond d'une foule livide, Dans la brume, 1'orage et les flots, dans le vide, Pele-mele et tout seul, sans espoir, sans secours, Ayant au coeur le fil brise de ses amours! Dire : Oil suis-je? On s'en va. Tout palit, tout se creuse, Tout meurt. Qu'est-ce que c'est que cette fuite affreuse? La terre disparait, le monde disparait. Toute 1'immensite devient une foret. Je suis de la nuee et de la cendre. On passe. Personne ne va plus penser a moi. L'espace ! Le gouffre ! Ou sont-ils ceux pres de qui je dormais ! Se sentir oublie dans la nuit pour jamais ! Devenir pour soi-meme une espece de songe ! Oh ! combien d'innocents, sous quelque vil mensonge Et sous le ch aliment feroce, stupefaits ! Quoi ! disent-ils, ce ciel ou je me rechauiTais, Je ne le verrai plus ! on me prend la patrie! Rendez-moi mon foyer, mon champ, mon Industrie, JUIN. 333 Ma femme, mes enfants ! rendez-moi la clarte! Qu'ai-je done fait pour etre ainsi precipite Dans la tempete infame et dans 1'ecume amere, Et pour n'avoir plus droit a la France ma mere ! Quoi! lorsqu'il s'agirait de sonder, 6 vainqueurs, L'obscur puits social beant au fond des coeurs, D'etudier Je mal, de trouver le remede, De chercher quelque part le levier d'Archimede, Lorsqu'il faudrait forger la cle des temps nouveaux ; Apres tant de combats, apres tant de travaux, Et tant de fiers essais et tant d'efforts celebres, Quoi! pour solution, faire dans les tenebres, Nous, guides et docteurs, nous les freres aines, Naufrager un chaos d'hommes infortunes! Decreter qu'on mettra dehors, qui? le mystere! Que desormais 1'enigme a 1'ordre de se taire, Et que le sphinx fera penitence a genoux ! Quels vieillards sommes-nous ! quels enfants sommes-nous ! Quel reve, hommes d'Etat! quel songe, 6 philosophes! Quoi ! pour que les griefs, pour que les catastrophes, Les problemes, 1'angoisse et les convulsions S'en aillent, suffit-il que nous les expulsions? Rentrer chez soi, crier : Francais, je suis ministre Et tout est bien! tandis qu'a 1'horizon sinistre, Sous des nuages lourds, hagards, couleur de sang, Charge de spectres, noir, dans les flots decroissant, 334 L'ANNEE TERRIBLE. Avec 1'enfer pour aube et la mort pour pilote, On ne sait quel radeau de la Meduse flotte ! Quoi ! les destins sont clos, disparus, accomplis, Avec ce que la vague emporte dans ses plis ! Ouvrir a deux battants la porte de 1'abime, Y pousser au hasard 1'innocence et le crime, Tout, le mal et le bien, confusement puni, Referrner 1'ocean et dire : c'est fmi! Etre des hommes froids qui jamais ne s'emoussent, Qui n'attendrissent point leur justice, et qui poussent L'impartialite jusqu'a tout chatier ! Pour le guerir, couper le membre tout entier! Quoi ! pour expedient prendre la mer profonde ! Au lieu d'etre ceux-la par qui 1'ordre se fonde, Jeter au gouffre en tas les fails, les questions, Les deuils que nous pleurions et que nous attestions, La verite, 1'erreur, les hommes temeraires, Les femmes qui suivaient leurs maris ou leurs freres, L'enfant qui remua fol lenient le pave, Et faire signe aux vents, et croire tout sauve Parce que sur nos maux, nos pleurs, nos inclemences, On a fait travailler ces balayeurs immenses! Eh bien, que voulez-vous que je vous dise, moi! Vous avez tort. J'entends les cris, je vois 1'elTroi, L'horreur, le sang, la mer, les fosses, les mitrailles, Je blame. Est-ce ma faute enfm? j'ai des entrailles. JOIN. 335 Eternel Dieu! c'est done au mal que nous allons? Ah! pourquoi dechainer de si durs aquilons Sur tant d'aveuglements et sur tant d'indigences? Je fremis. Sans compter que toutes ces vengeances, C'est 1'avenir qu'on rend d'avance furieux ! Travailler pour le pire en faisant pour le mieux, Finir tout de facon qu'un jour tout recommence, Nous appelons sagesse, helas ! cette demence. Flux, reflux. La souffrance et la haine sont sceurs. Les opprimes refont plus tard des oppresseurs. Oh ! dusse-je, coupable aussi moi d'innocence, Reprendre 1'habitude austere de 1'absence, Dut se refermer Tap re et morne isolement, Dussent les cieux, que 1'aube a blanchis un moment, Redevenir sur moi dans 1'ombre inexorables, Que du moins un ami vous reste, 6 miserables ! Que du moins il vous reste une voix ! que du moins Vous nous ayez, la nuit et moi, pour vos temoins! Le droit meurt, 1'espoir tombe, et laprudence est folle. II ne sera pas dit que pas une parole N'a, devant cette eclipse aflreuse, proteste. Je suis le compagnon de la calamite. Je veux etre, je prends cette part, la meilleure, 336 L'ANNEE TERRIBLE. Celui qui n'a jamais fait le mal, etqui pleure; L'homme des accables et des abandonnes. Volontairement j'entre en votre enfer, damnes. Vos chefs vous egaraient, je 1'ai dit a 1'histoire; Certes, je n'aurais pas ete de la victoire, Mais je suis de la chute ; et je viens, grave et seul , Non vers votre drapeau, mais vers votre linceul. Je m'ouvre votre tombe. Et maintenant, huees, Toi calomnie et toi haine, prostituees, sarcasmes payes, mensonges gratuits, Qu'a Voltaire ont lances Nonotte et Maupertuis, Poings montres qui jadis chassiez Rousseau de Bienne, Cris plus noirs que les vents de 1' ombre libyenne, Plus vils que le fouet sombre aux lanieres de cuir, Qui forciez le cercueil de Moliere a s'enfuir, Ironie idiote, anathemes farouches, reste de salive encor blanchatre aux bouches Qui cracherent au front du pale Jesus- Christ, Pierre eternellement jetee a tout proscrit, Acharnez-vous ! Soyez les bien venus, outrages. C'est pour vous obtenir, injures, fureurs, rages, Que nous, les combattants du peuple, nous souffrons, La gloire la plus haute etant faite d' affronts. XIV A VIANDEN II songe. II s'est assis reveur sous un erable. Entend-il murmurer la foret venerable? Regarde-t-il les fleurs? regarde-t-il les cieux ? II songe. La nature au front mysterieux Fait tout ce qu'elle peut pour apaiser les hommes ; Du coteau plein de vigne au verger plein de pommes Les mouches viennent, vont, reviennent; les oiseaux Jettent leur petite ombre errante sur les eaux ; Le moulin prend la source et 1'arrete au passage ; L'etang est un miroir oil le frais paysage 22 338 L'ANNEE TERRIBLE. Se renverse et se change en vague vision ; Tout dans la profondeur fait une fonction ; Pas d'atome qui n'ait sa tache; tout s'agite; Le grain dans le sillon, la bete dans son gile, Ont un but; la matiere obeit a 1'aimant; L'immense herbe infinie est un fourmillement ; Partout le mouvement sans relache et sans treve, Dans ce qui pousse, croit, monte, descend, se leve, Dans le nid, dans le chien harcelant les troupeaux, Dans 1'astre; et la surface est le vaste repos ; En dessous tout s'ellorce, en dessus tout sommeille; On dirait que 1'obscure immensite vermeille Qui balance la mer pour bercer 1'alcyon, Et que nous appelons Vie et Creation, Gharmante, fait semblant de dormir, et caresse L'universel travail avec de la paresse. Quel eblouissement pour 1'oeil contemplateur ! De partout, du vallon, du pre, de la hauteur, Du bois qui s'epaissit et du ciel qui rougeoie, Sort cette ombre, la paix, et ce rayon, lajoie. Et maintenant, tandis qu'a travers les ravins, Une petite fille avec des yeux divins Et de lestes pieds nus dignes de Praxitele, Ghasse a coups de sarment sa chevre devant elle, Voici ce qui remue en Tame du banni : He"las ! tout n'est pas dit et tout n'est pas fini JL'IN. 339 Parce qu'on a creuse dans la rue une fosse, Parce qu'un chef designe un mur ou Ton adosse De pauvres gens devant les feux de pelotons, Parce qu'on execute au hasard, a tatons, Sans choix, sous la mitraille et sous la fusillade, Peres, meres, le fou, le brigand, le malade, Et qu'on fait consumer en hate par la chaux Des corps d'hommes sanglants et d'enfants encor chauds ! XV Toujours le meme fait se re"pete ; il le faut. Le tr6ne abject s'adosse a I'illustre echafaud ; L'aigle semble inutile et ridicule aux grues ; On traine Goligny par les pieds dans les rues; Dante est fou ; Rome met a la porte Caton ; Et Rohan bat Voltaire a grands coups de baton. Soyez celui qui lutte, aime, console, pense, Pardonne, et qui pour tous souffre, et pour recompense Ayez la haine, 1'onde amere, le reflux, L'ombre, et ne demandez aux hommes rien de plus. Toutes ces choses-la sont les ve"rite"s waies Depuis que la lumiere indigne les orfraies, Depuis Socrate, Eschyle, Epictete et Ze"non, 342 L'ANNEE TERRIBLE. Depuis qu'au Oui des cieux la terre repond Non, Depuis que Sparte en deuil fait rire les Sodomes, Depuis, voila bientot deux mille ans, que les hommes Ont vu, sur un gibet et sur un pie"destal, Deux couronnes parattre au meme instant fatal ; Ghacune represente un cote de notre ame ; L'une est de laurier d'or, 1'autre d'epine infame; El les sont sur deux fronts dont rien ne les ota. L'une brille a Gapree et Tautre au Golgotha. XVI Je ne veux condamner personne, 6 sombre histoire. Le vainqueur est toujours traine par sa victoire Au dela de son but et de sa volonte; Guerre civile ! 6 deuil ! le vainqueur emporte Perd pied dans son triomphe et sombre en cette eau noire Qu'on appelle succes n'osant 1'appeler gloire. G'est pourquoi tous, martyrs et bourreajix, je les plains. He"las ! malheur a ceux qui font des orphelins ! Malheur ! malheur ! malheur a ceux qui font des veuves! 31alheur quand le carnage affreux rougit les fleuves, Et quand, souillant leur lit d'un flot torrentiel, Le sang de 1'homme coule ou coule 1'eau du ciel ! 344 L'ANNEE TERRIBLE. Devant un homme mort un double effroi me navre. J'ai pitie" du tueur autant que du cadavre. Le morttient le vivant dans sa rigide main. Le meurtrier prendra n'importe quel chemin, II peut chasser ce mort, et le chasser encore, L'enfouir dans la nuit, le noyer dans 1'aurore, Le jeter a la mer, le perdre, et, plein d' ennui, Mettre une epaisseur d'ombre entre son crime et lui ; Toujours il reverra ce spectre insubmersible. De 1'arc tendu la-haut nous sommes tous la cible ; Sa fleche tour a tour nous vise ; le vainqueur L'a dans 1'esprit avant de 1'avoir dans le coeur ; II craint l'eve"nement dont il est le ministre ; II sent dans le lointain sourdre une heure sinistre ; II sent que lui non plus, meme en hatant le pas, A sa propre victoire il n'e"chappera pas. Un jour, a son tour, pris par le pie"ge des choses, Tremblant du re"sultat dont il construit les causes, II fuira, demandant un asile, un appui, Un abri. Non! diront ses amis d'aujourd'hui, Non ! Va-t'-en ! G'est pourquoi je tiens ma porte ouverte. JUIN. 345 Le penseur en songeant fait une decouverte Personne n'est coupable. Un si noir denoument Laisse au fond de son gouffre entrevoir 1'element. Le futur siecle gronde et s'enfle en d'apres cuves Gomme la lave ecume aux bouches des vesuves. Qui done dans ce chaos travaillait? Je ne sai. Des foudres ont rugi, des aigles out passe ; Tout ce que nous voyons s'est fait entre les serres if Des fleaux inconnus, hideux et necessaires ; Us se sont rues comme une troupe d'oiseaux ; Le sang profond du coaur, la moelle des os, Tout 1'homme a tressailli dans 1'homme, a la venue Du sombre essaim des faits nouveaux fendant la nue ; Et dans 1'inattendu s'abattant sur nos fronts Nous avons reconnu le mal dont nous souffrons ; Alors les appetits des foules redoutables Se sont mis a mugir au fond de leurs etables, Et nous avons senti que l'appe"tit enfm A tort s'il .est Ten vie et droit s'il est la faim. La lumiere un moment s'est toute e"vanouie. 346 L'ANNEE TERRIBLE. Qu'est-ce que c'etait done que cette heure inouie? La des chocs furieux, la des venins subtils. Pourquoi ces vents ont-ils souffle ?d'ou viennent-ils ? Pourquoi ces bees de flamme ecrasant ces couvees? Pourquoi ces profondeurs brusquement soulevees? On a fait des forfaits dont on est innocent. Les revolutions parfois versent le sang, Et, quand leur volonte de vaincre se dechaine, Leur formidable amour ressemble a de la haine. Maintenons, maintenons les principes sacres; Mais quand par 1'aquilon les coeurs sont egare"s, Quand ils soufflent sur nous comme sur de la cendre, Au fond du noir probleme il faut savoir descendre; L'homme subit, le gouffre agit; les ouragans Sont les seuls scelerats et sont les seuls brigands. Envoyez la tempete et la trombe a Cayenne ! Non, notre ame n'est pas tout a coup une hyene, Non, nous ne sommes pas brusquement des bandits; Non, je n'accuse point l'homme faible, et je dis Que la fureur du vent fatal qui nous emmene Peut t'arracher ton ancre, 6 conscience humaine ! L'homme qu'hier la mer sauvage secouait, Repond-il de ce flot dont il fut le jouet? Peut-il etre a la fois le vautour et la proie? Bien qu'ayant confiance en ce qui nous foudroie, Bien que pour 1'inconnu je me sente clement, Je le dis, 1'accuse pour moi, c'est 1'ele'ment. L' element, dur moteur que rien ne de"concerte. JUIN. 347 31ais faut-il done trembler devant 1'avenir? Certe, II faut songer. Trembler, non pas. Sachez ceci : Ce rideau du destin par 1'enigme epaissi, Get ocean diflbrme ou flotte 1'ame humaine, La vaste obscurite de tout le phenomene, Ge monde en mal d'enfant ebauchant le chaos, Ges ideals ayant des profils de fleaux, Ces emeutes manquant toujours la delivrance, Toute cette epouvante, oui, c'est de 1'esperance. Le matin glacial consterne 1'horizon; Parfois le jour commence avec un tel frisson Que le soleil levant semble une attaque obscure. La brariche offre la fleur au prix de la piqure. Par un sentier d'angoisse aux bleus sommets j'irai. La vie ouvrant de force un ventre dechire, A pour commencement une auguste soufirance. L'onde de 1'inconnu n'a qu'une transparence Livide, ou la clarte ne vient que par degres ; Ge qu'elle montre flotte en plis demesures. La dilatation de la forme et du nombre Etonne, et c'est hideux d'apercevoir dans 1'ombre 348 L'ANNEE TERRIBLE. Aujourd'hui ce qui doit n'etre vu que demain. Demain semble infernal tant il est surhumain. Ce qui n'est pas encor germe en d'obscurs repaires ; Demain qui charmera les fils, fait peur aux peres , L'azur est sous la nuit dont nous nous effrayons, Et cet ceuf tenebreux est rempli de rayons. Gette larve lugubre aura plus tard des ailes. Spectre visible au fond des ombres eternelles, Demain dans Aujourd'hui semble un embryon noir, Rampant en attendant qu'il plane, etrange a voir, Informe, aveugle, affreux ; plus tard 1'aube le change. L'avenir est un monstre avant d'etre un archanse. XVII 11 y avait dans les esprits une ve'ri- table exag^ration de la valeur, des facult^s, de 1'importance de la garde nationale... Mon Dieu, vous avez vu le kpi de M. Victor Hugo qui symtoli- sait cette situation. (LK GENERAL TROCHU A I'AssembMe nationale, 14 juin 1871.) Participe passe du verbe Tropchoir, homme De toutes les vertus sans nombre dont la somme Est zero, soldat brave, honnete, pieux, nul, Bon canon, mais ayant un peu trop de recul, Preux et chre"tien, tenant cette double promesse, Capable de fervir ton pays et la messe, Vois, je te rends justice; eh bien, que me veux-tu? Tu fais sur moi, d'un style obtus, quoique pointu, Un retour oiTensif qu'eut me"rite la Prusse. Dans ce siege allemand et dans cet hiver russe, 350 L'ANNEE TERRIBLE. Je n'etais, j'en conviens, qu'un vieillard desarme', Heureux d'etre en Paris avectous enferme, Profitant quelquefois d'une nuit de mitraille Et d'ombre, pour monter sur la grande muraille, Pouvant dire Present, mais non pas Combattant, Bon a rien ; je n'ai pas capitule pourtant. Tes lauriers dans ta main se changent en orties. Quoi done, c'est centre moi que tu fais des sorties! Nous t'en trouvions avare en ce siege mauvais. Eh bien, nous avions tort; tu me les reservais. Toi qui n'as point franchi la Marne et sa presqu'ile, Tu m'attaques. Pourquoi? je te laissais tranquiile. D'ou vient que ma coiffure en drap bleu te deplatt ? Qu'est-ce que mon kepi fait a ton chapelet? Quoi ! tu n'es pas content ! cinq longs mois nous subimes Le froid, la faim, 1'approche obscure des abimes, Sans te gener, unis, confiants, fremissants ! Si tu te crois un grand general, j'y consens; Mais quand il faut courir au gouflre, aller au large, Pousser toute une armee au feu, sonner la charge, J'aime mieux un petit tambour comme Barra. Songe a Garibaldi qui vint de Gaprera, Songe a Kleber au Caire, a Manin dans Venise, Et calme-toi. Paris formidable agonise Parce que tu manquas, non de co3ur, mais de foi. JUIN. 3o< L'amere histoire un jour dira ceci de toi : La France, grace a lui, ne battit que d'une aile. Dans ces grands jours, pendant 1'angoisse solennelle, Ge fier pays, saignant, blesse, jamais dechu, Marcha par Gambetta, mais boita par Trochu. XVIII LES INNOCENTS Mais les enfants sont la. Le murmure qui sort De ces ames en fleur est-il compris du sort? L'enfant va devant lui gaiment ; mais la priere, Quand il rit, parle-t-elle a quelqu'un en arriere? Le frais chuchotement du doux etre enfantin Attendrit-il 1'oreille obscure du destin? Oh! que d'ombre! Tous deux chantent, fragiles tetes Ou flotte la lueur d'on ne sait quelles fetes, Et que dore un reflet d'un paradis loinlain ! Les enfants ont des coeurs faits comme le matin ; Us ont une innocence etonne'e et joyeuse ; Et pas plus que 1'oiseau gazouillant sous 1'yeuse, Pas plus que 1'astre e"clos sur les noirs horizons, 23 354 L'ANNEE TERRIBLE. Us ne sont inquiets de ce que nous faisons, Ayant pour toute affaire et pourtoute aventure L'epanouissement de la grande nature ; Us ne demandent rien a Dieu que son soleil; Us sont contents pourvu qu'un beau rayon vermeil Chauffe les petits doigts de leur main diaphane; Et que le ciel soit bleu, cela suftit a Jeanne. J UILLET LES DEUX VOIX LA VOIX SAGE Toute la politique est un expedient. Que-fais-tu? Quoi! tu vas, niant, r^pudiant, Blamant toute action en dehors des principes. Prends garde. En efforts vains et nuls tu te dissipes. G'est moi qui guide 1'homme errant dans la foret. J'ai pour nom la Raison, pour pre"nom 1'Interet, 358 L'ANNEE TERRIBLE. Et je suis la Sagesse. Ami, je parle, e"coute. Caton qui m'a brave"e a su ce qu'il en coute. poete, chercheur du mieux, tu perds le bien II t'echappe. Tu fais echouer Tout sur Rien. Laisse done succomber les choses qui succombentl Ta pente est de toujours aller vers ceux qui tombent, Ce qui fait que jamais tu ne seras vainqueur. N'a pas assez d'esprit qui montre trop de cceur. La verite trop vraie est presque le mensonge. En cherchant 1'ideal, on rencontre le songe, Si Ton plonge au dela de 1'exacte epaisseur; Et Ton devient reveur pour etre trop penseur. Le sage ne veut pas etre injuste, mais, ferme, Craint d'etre aussi trop juste, et cherche un moyen tenne Premier ecueil, le faux; deuxieme ecueil, le vrai. Le droit brut, pris en bloc, n'est que le minerai ; La loi, c'est 1'or. Du droit il faut savoir 1'extraire. Quelquefois on a 1'air de faire le contraire De ce qu'on devrait faire, et c'est la le grand art. Tu n'arrives jamais, et moi j 'arrive tard; Mieux vaut arriver tard que pas du tout. En somme, Tu fais de 1'homme un dieu, de dieu je fais un homme ; Voila la difference entre nous. Reflechis. Tu braves le chaos, moi je crains le gachis. Es-tu sur de finir par tirer de ton gouffre Autre chose qu'un etre imbecile qui souffre? Grois-tu refaire a neuf 1'homme et tripler ses sens? Prends-moi done tels qu'ils sont les vivants, ces passants ! JUILLET. 359 Foin du declamateur qui s'essouffle et qui beuglei Trop de lumiere autant que trop de nuit, aveugle. On n'ouvre qu'a demi le volet, s'il le faut. On n'aime pas la guerre et Ton hait 1'echafaud En theorie ; eh bien, on s'en sert en pratique. Mon cher, il faut au temple adosser la boutique ; Je sais qu'on a chasse les vendeurs du saint lieu, Mais le tort de Jesus est d'etre un peu trop dieu. II me faudrait de fiers garants pour que je crusse Qu'il eut paye les cinq milliards a la Prusse. Le sage se modere en tout. Galme en mon coin, Je blame I'infmi, mon cher, qui va trop loin; Sur la creation, beaucoup trop large sphere, Les bons esprits ont bien des critiques a faire ; L'exces est le defaut de ce monde, entre nous; Le soleil est superbe et le printemps est doux, L'un a trop de rayons et 1'autre a trop de roses ; G'est 1'inconvenient de ces sortes de choses, Et Dieu n'est pas exempt d'exageration. L'imiter, c'est tomber dans la perfection, Grand danger ; tout va mieux sur un patron moins ample, Et Dieu ne donne pas toujours le bon exemple. A quoi sert d'etre a pic? Jesus passe le but En n'examinant point 1'olfre de Belzebuth ; Je ne dis pas qu'il dut accepter ; mais c'est bete Que Dieu soil impoli quand le diable est honnete. II eut mieux valu dire : On verra, mon ami. Le sage ne fait pas le fier. Une fourmi 360 L'ANNEE TERRIBLE. Travaille plus avec sa routine ordinaire Et son bon sens, qu'avec son vacarme un tonnerre. L'homme est 1'homme ; il n'est pas mechant, il n' est pas bon. Blanc comme neige, point ; noir comme le charbon, Non. Blanc et noir, mele, tigre", douteux, sceptique. Tout homme mediocre est homme politique. Gherchons, non la grandeur, mais la proportion. Agir comme Aristide et comme Phocion, Etre heroi'que, epique et beau, mauvaise affaire. Le sage au Parthenon en ruine prefere La hutte confortable et chaude du castor. Je frequente Rothschild et fuis Adamastor. Le titan d'aujourd'hui c'est le millionnaire. L'homme d'Etat ne veut rien d'excessif; venere Le vote universel, mais travail le au scrutin ; II supprime 1'esclave et garde le pantin ; 'II conserve le fil tout en brisant la chatne. Les hommes sont petits, leur conscience est name; L'homme d'Etat leur prend mesure avant d'oser ; II s'ote une vertu qui peut les depasser; II les etonne, mais sans foudre et sans vertiges ; A leur dimension il leur fait des prodiges. Ami, le mediocre est un tres-bon endroit, Ni beau, ni laid, ni haul, ni bas, ni chaud, ni froid ; Moi, la raison, j'y fais mon lit, j'y mets ma table, Et j'y vis, le sublime e"tant inhabitable. Qui done prend pour logis la cime du Mont-Blanc ? Le sage est mediocre et souple, ou fait semblant. JUILLET. 361 Vois, tu t'es fait jeter des pierres a Bruxelles. Les journaux a sonnette agitent leurs crecelles ; La gazette des fonds secrets de 1'empereur Dit des choses sur toi qu'on lit avec horreur, Que tu comptes les mots d'un telegramme, et meme Qu'on boit de mauvais vin chez toi, qu'on fait careme A ta table, et que B. n'ira plus diner la ; Et cetera. Tu t'es attire tout cela. .Monsieur Veuillot t'appelle avec esprit citrouille ; A compter tes forfaits la memoire s'embrouille : Ivrognerie et vol, kepi sans numero, Avarice. Tu vis sous clameur de haro. G'est ta faute. Pourquoi n'es-tu pas raisonnable ? Renonce a tenir tete au mal. Sois convenable. Tenir tete au mal, certe, est bon ; mais etre seul Est mauvais. Tu n'es pas barbon, vieillard, aieul. Pour avancer alors que ton siecle recule ; Combattre en cheveux blancs et seul, est ridicule; Un vaillant qui devient prudent grandit encor; Nestor jeune est Ajax, Ajax vieux est Nestor ; Sois de ton age ; enseigne aux peuples la sagesse. La Verite trop nue est une sauvagesse ; Rudoyer le succes est 1'acte d'un butor ; Tout vainqueur a raison, tout ce qui brille est or ; Aquilon est le dieu, Girouette est le culte. Bonaparte est tombe, c'est pourquoi je 1'insulte. Est-ce ma faute, a moi, si le sort se dement ? Je ne sors pas de Ik ; reussissez. Comment ! 362 L'ANNEE TERRIBLE. Aujourd'hui, Ton est tous, d'une facon oblique, D'accord ; e'est a cela que sert la Republique ; On sauve, en supprimant quiconque est ennemi, A grands coups de canon, et de compte a demi, L'ordre et la monarchic encor presque inedite ; refuses d'entrer dans cette commandite ! C'est absurde. On s'indigne, on a raison. D'ailleurs Jeunes, vieux, grands, petits, les pires, les meilleurs, Ont tous la meme loi, se rendre a 1'evidence. Toujours un peu de droit dans le fait se condense ; Le mal contient un peu de bien, qu'il faut chercher. Si Torquemada regne, on se chaufle au bucher. La politique est 1'art de faire avec la fange, Le fiel, 1'abaissement qu'en modestie on change, La bassesse des grands, 1'insolence des nains, Les fautes, les erreurs, les crimes, les venins, Le o'ui, le non, le blanc, le noir, Geneve et Rome, Un breuvage que puisse avaler 1'honnete homme. Les principes n'ont pa? grand'chose a faire la. Us rayonnent ; c'est bien ; Morus les contempla ; Saluons-les ; tout astre a droit a ce peage; Et couvrons-les parfois de quelque bon nuage. Us sont la-haut, pourquoi s'en servir ici-bas ? Laissons-les dans leur sphere; et nous, pour nos debats Oil se depense en vain tant de force avorte"e, Prenons une clarte mieux a notre portee: L'expMent. Turgot a tort; vive Terray! Je cherche le reel, toi tu cherches le vrai. JUILLET. 363 On vit par le reel, par le vrai Ton se brise; Le re"el craint le vrai. Reconnais ta meprise. Le devoir, c'est 1'emploi des faits. Tu I'as mal lu. Au lieu du relatif, tu choisis 1'absolu. Un homme qui, voulant y voir clair pour descendre Dans la cave, ou fouiller dans quelque tas de cendre, Ou pour trouver, la nuit, dans les bois, son chemin, Enfoncerait au fond du ciel sombre sa main, Et prendrait une etoile en guise de chandelle, C'est toi. LA VOIX HAUTE N'e'coute pas. Reste une ame fidele. Un coaur, pas plus qu'un ciel, ne peut etre obscurci. Je suis la conscience, une viwge ; et ceci G'est la raison d'Etat, une fille publique. Elle embrouille le vrai par le fau^qu'elle explique. Elle est la sceur batarde et louche du bon sens. J'admets que la clarte basse ait des partisans ; Qu'on la trouve excellente et qu'elle soit utile Pour eviter un choc, parer un projectile, Marcher a peu pres droit dans les carrefours noirs , Et pour s'orienter dans les petits devoirs; Les publicains en font leur lampe en leurs echoppes ; 364 L'ANNEE TERRIBLE. Elle a pour elle, et c'est tout simple, les myopes, Les habiles, les fins, les prudents, les discrets, Geux qui ne peuvent voir les choses que de pres. Geux qui d'une araignee examinent les toiles; Mais il faut bien quelqu'un qui soit pour les etoiles ! 11 faut quelqu'un qui soit pour la fraternite", La clemence, 1'honneur, le droit, la liberte", Et pour la verite, resplendissement sombre ! Les constellations sont sublimes dans 1' ombre, Elles reluisent, fleurs de 1'eternel et6; Mais elles ont besoin, dans leur serenite, Que 1'univers guide" leur rende temoignage, Et que, renouvele sur terre d'age en age, Un homme, rassurant ses freres condamnes, Grie a travers la nuit : Astres, vous rayonnez ! Gar rien ne serait plus effrayant que le crime, La vertu, le rayon, 1'ombre, egaux dans 1'abime; Kien n'accuserait Dieu plus que de la clart^ Perdue, eparse au fond des cieux sans volonte; Et rien ne prouverait la-haut plus de demence Que 1'inutilite de,la lumiere immense. G'est pourquoi la justice est bonne, et 1'astre est bon. Dans vingt pays affreux, Soudan, Darfour, Gabon, L'homme fut pris, lie", traine, vendu de force, .lusqu'au lever d'un astre appele" Wilberforce. Etre juste, au hasard, dut-on etre martyr, Et laisser hors de soi la justice sortir, G'est le rayonnement veritable de 1'homme. JUILLEL, . - 363 En quelque lieu qu'un acte inique se consomme, Quel que soil le moment oil le mal se construit, II faut qu'une voix parle, 11 faut que dans la nuit On voie une lueur tout a coup apparaitre. Au ciel ce dieu, le Vrai, sur la terre ce pretre, Le Juste. Ce sont la les deux besoins. II faut Contredire le vent et resister au flot. L'equite monte et plane et n'a pas d'autre regie. Qui done prend pour logis le haut du mont Blanc? 1'aigle. II FLUX ET REFLUX 1! tombe. Est-ce fini? Non, cela recommence On se passe de peuple a peuple la demence; Ge que la France fit, le Teuton le refait. Sur 1'enclume, oil Forbach naguere triomphait, L'Allemagne, ouvrier geant dont 1'esprit flotte, Forge un tyran avec les troncons d'un despote. Est-ce done qu'on ne peut sortir de 1'empereur? Cesar traitre est chasse par Cesar en fureur j Je tiens peu, si 1'un vient, a ce que 1'autre parte, Si 1'on gagne Guillaume en perdant Bonaparte, 368 L'ANNfiE TER1UBLE. Et si, prenant son vol a 1'heure ou 1'autre fuit, L'oiseau de proie arrive apres 1'oiseau de nuit. Deuil! lionte! Est-ce fini? Non, cela recommence, La tempete reprend avec plus d'inclemence; Et les evenements deviennent monstrueux. Lequel des deux serpents est le plus tortueux? Lequel des deux dragons fait la plus fauve entree Et lequel est Thyeste? et lequel est Atree? L'invasion s'en va, le fratricide suit. La victoire devant la conscience fuit Et se cache, de peur que le ciel ne la voie. L'enigme qu'il faudrait sender, on la foudroie; Mais que voulez-vous done, sages pareils aux fous, Que 1'avenir devienne et qu'il fasse de vous Si vous ne lui montrez que haine, et si vous n'etes Bons qu'a le recevoir a coups de baionnettes ? L'utopie est livree au juge martial. La faim, la pauvrete, 1'obscur loup social Mordant avec le pain la main qui le presente, L'ignorance feroce, idiote, innocente, Les miserables noirs, sinistrement moqueurs, Et la nuit des esprits d'ou nait la nuit des cceurs, Tout ett la devant nou?, douleurs, families blemes; Et nous avons recours, centre tous ces problemes, Au sombre apaisement que sait faire la mort. Mais ces hommes qu'on tue ont tue; c'est le sort Qui leur rend coup pour coup, et, sanglants, les supprime. Est-ce qu'on reme'die au crime par le crime? JUILLET. 369 Est-ce que 1'assassin doit etre assassine ? Vers 1'auguste Ideal, d'aurore illuming, Vers le bonheur, la vie en fleurs, 1'eden candide, Nous voulons qu'on nous mene, el nous prenons pour guide Meduse, glaive au poing, 1'ceil en feu, le sein nu! Helas, le cimetiere est un puits inconnu ; Ce qu'on y jette tombe en des cavites sombres ; Ge sont des ossements qu'on ajoute aux decombres ; Morne ensemencement d'ou la mort renaitra. Des questions ou nul encor ne penetra Pressent de tous cotes notre iugubre sphere ; Et je ne pense pas qu'on se tire d'affaire Par 1'elargissement tragique du tombeau. Le pauvre a le haillon, le riche a le lambeau, Rien d'entier pour personne; et sur tous 1'ombre infame. L'amour dans aucun cceur, 1'azur dans aucune ame; Helas! partout frisson, colere, enfer, cachot; Mais c'est si tenebreux que cela vient d'en haut. L'esprit, sous ce nuage ou tout semble se taire, Sent 1'incubation enorme d'un mystere. Le fatal travail noir blanchira par degre. Ge que nous rencontrons, c'est 1'obstacle ignor4. Les recifs montrent 1'un apres 1'autre leurs tetes, 24 370 L'ANNEE TERRIBLE. Gar les eve'nements out leur cap des Tempetes. Derriere est la clarte. Ces flux et ces reflux, Ges recommencements, ces combats, sont voulus. Au-dessus de la haine immense, quelqu'un aime. Ayons foi. Ge n'est pas sans quelque but supreme Que sans cesse, en ce gouffre ou revent les sondeurs, Un prodigieux vent soufllant des profondeurs, A travers 1'apre nuit, pousse, emporte et ramene Sur tout 1'ecueil divin toute la mer humaine. Ill L'AVENIR Polynice, Eteocle, Abel, Cam! 6 freres! Vieille querelle humaine ! echafauds ! lois agraires ! Batailles ! 6 drapeaux, 6 linceuls ! noirs lambeaux ! Ouverture native et sombre des tombeaux ! Dieu puissant! quand la mort sera-t-elle tue"e? sainte paix ! La guerre est la prostitute ; Elle est la concubine infame du hasard. 372 L'ANNEE TERRIBLE. Attila sans genie et Tamerlan sans art ^ Sont ses amants ; elle a pour eux des preferences ; Elle traine au charnier toutes nos esperances, Egorge nos printemps, foule aux pieds nos souhaits, Et comme elle est la haine, 6 ciel bleu, je la hais ! J'espere en toi, marcheur qui viens dans les tenebres, Avenir ! Nos travaux sont d'etranges algebres; Le labyrinthe vague et triste oil nous rodons Est plein d'effrois subits, de pieges, d'abandons; Mais toujours dans la main le fil obscur nous reste. Malgre le noir duel d'Atree et de Thyeste, Malgre Leviathan combattant Behemoth, J'aime et je crois. L'enigme enfm dira son mot. L'ombre n'est pas sur 1'homme a jamais acharnee. Non! Non! 1'humanite n'a point pour destinee D'etre assise immobile au seuil froid des tombeaux, Comme Jerome, morne et bleme, dans Ombos, Ou comme dans Argos la douloureuse Electre. Un jour, moi qui ne crams 1'approche d'aucun spectre, J'allai voir le lion de Waterloo. Je vins Jusqu'a la sombre plaine a travers les ravins ; C'e"tait 1'heure ou le jour chasse le cr^puscule ; J'arrivai; je marchai droit au noir monticule. JUILLET. 373 Indigne, j'y montai; car la gloire du sang, Du glaive et de la mort me laisse fremissant. Le lion se dressait sur la plaine muette; Je regardais d'en bas sa haute silhouette ; Son immobilite defiait 1'infini ; On sentait que ce fauve, au fond des cieux banni, Relegue dans 1'azur, fier de sa solitude, Portait un souvenir aiTreux sans lassitude; Farouche, il etait la, ce temoin de 1 'affront. Je montais, et son ombre augmentait sur mon front. Et tout en gravissant vers 1'apre plate-forme, Je disais : II attend que la terre s'endorme; Mais il est implacable; et, la nuit, par moment Ge bronze doit jeter un sourd rugissement ; Et les homines, fuyant ce champ visionnaire, Doutent si c'est le monstre ou si c'est le tonnerre. J'arrivai jusqu'a lui, pas a pas m'approchant... J'attendais une foudre et j'entendis un chant. Une humble voix sortait de cette bouche e"norme. Dans cette espece d'antre effroyable et difforme Un rouge-gorge e"tait venu faire son nid ; Le doux passant aile que le printemps benit, Sans peur de la machoire aflreusement leve"e, Entre ces dents d'airain avait mis sa couve"e ; 374 L'ANNEE TERRIBLE. Et 1'oiseau gazouillait dans le lion pensif. Le mont tragique etait debout comme un rcif Dans la plaine jadis de tant de sang vermeille ; Et comme je songeais, pale et pretant 1'oreille, Je sentis un esprit profond me visiter, Et, peuples, je compris que j'entendais chanter L'espoir dans ce qui fut le de'sespoir naguere, Et la paix dans la gueule horrible de la guerre. [V LES CRUCIFIES La foule tient pour vrai ce qu'invente la haine. Sur tout grand homme un ver, le mensonge, se traine. Tout front ceint de rayons est d'epines mordu ; A la levre d'un dieu le fiel atroce est du ; Tout astre a pour manteau les te"nebres infames. Ecoutez. Phidias e"tait marchand de femmes, Socrate avait un vice auquel son nom resta, Horace ami des boucs faisait fremir Vesta, Gaton jetait un negre esclave a la lamproie, MicheKAnge, amoureux de 1'or, homme de proie, 376 L'ANNEE TERRIBLE Vivait sous le baton des papes, lui Romain, Et leur tendait le dos en leur tendant la main ; Dans 1'ceil de Dante errant la cupidite" brille ; Moliere e~tait un peu le mari de sa fille ; Voltaire etait avare et Diderot venal ; Devant le genre humain, orageux tribunal, Pas un homme qu'on n'ait puni de son genie; Pas un qu'on n'ait cloue sur une calomnie ; Pas un, des temps anciens comme de maintenant, Qui sur le Golgotha de la gloire saignant, Une aureole au front, ne pende a la croix vile ; Et les uns ont Ga'iphe et les autres Zo'ile. FALKENFELS Falkenfels, qu'on distingue au loin dans la bruine, Est le burg demoli d'un vieux comte en ruine. Je voulus voir le burg et 1'homme. Je montai La montagne, a travers le bois, un jour d'ete". On rencontre a mi-cote, en un ravin tombee, Une vieille chapelle ou court le scarabee ; Nul cure n'y venant prier, elle croula; Gar tous sont appauvris dans ce dur pays-la, He"las, c'est en haillons qu'on danse k la kermesse. Et personne n'a plus de quoi payer la messe. 378 L'ANNEE TERRIBLE, Or, pas d' argent, voila ce que le pretre craint; Une niche indigente efiarouche le saint, II deserte ; au moment d'entrer, le dieu renacle Sur le seuil dedore" du pauvre tabernacle; G'est pourquoi la chapelle est morte. Je laissai Ce cadavre d'eglise au fond du noir fosse, Et je continuai ma route vers la cime. J'arrivai. Je parvins au burg fauve et sublime. Meme en plein jour, une ombre effrayante est dessus. Sur la breche qui sert de porte, j'apercus Au pied des larges tours qu'un haut blason surmonte, Un grand vieux paysan pensif, c'etait le comte. Cet homme etait assis, au bruit que fit mon pas, Grave, il tourna la tete et ne se leva pas. II avait pres de lui son fils, un enfant rose. Saluer un vaincu, c'est deja quelque chose, Je saluai ce cornte aboli. Je lui dis : Vous voila pauvre, vous qui futes grand jadis. Comte, je viens a vous d'une facon civile. Donnez-moi votre fils pour qu'il vienne a la ville. Redevenir sauvage est bon pour le vieillard Et mauvais pour 1'enfant ; 1'aube craint le brouillard ; La rose meurt dans 1'ombrc oil se plait la chouettc. Certe, avoir sur le front 1'altiere silhouette De ces tours qu'aujourd'hui garde la ronce en fleur, G'est beau ; mais habiter dans son siecle est rneilleur. JUILLET. 379 Votre fils s'eteindrait dans ces brumes, vous dis-je. Le monstre est dans nos temps a cote du prodige ; Mais le prodige est sur de vaincre. Donnez-nous, sombre ai'eul, 1'enfant charmant, farouche et doux, Pour qu'il aille a Paris comme on allait a Rome, Pour que, ne pouvant plus etre comte, il soit homme, Et pour qu'a son beau nom il ajoute un beau sort II faut laisser entrer les autres quand on sort; L'aigle laisse envoler 1'aiglon; et que 1'arbusfe Ne soit pas etoufie par le chene, c'est juste. Le sinistre vieillard sourit superbement, Et me dit : La ruine aime 1'isolement. Si je fus grand jadis, il me sied de m'en taire. Les gens sont curieux devoir un homme aterre. Vous m'avez vu, c'est bien. Pas de mots superflus. Je ne connais personne et je n'existe plus. Allez-vous-en. Mais quoi! dis-je, cette jeune aile N'estpas faite, 6 vieillard, pour la nuit eternelle. L'enfant sans avenir laisse au pere un remord. II repondit : J' en tends dire, moi qui suis mort, De vous autres vivants, des choses miserables ; 380 L'ANNEE TERRIBLE. Que chez vous le triomphe est aux inexorables, Que les hommes en sont encore au talion, Qu'ils trouvent le renard plus grand que le lion, Que leur verite louche et que leur raison boite, Et qu'on fusille a gauche et qu'on miiraille a droite, Et qu'au milieu du sang, de 1'horreur et des cris,- G'est un forfait d'offrir un asile aux proscrits. Est-ce vrai? je le crains. Est-ce faux? je 1'espere. Mais laissez-moi, je suis honnete en mon repaire. Mon fils boira la meme eau pure que je bois. Vous m'offrez la cite, je prefere les bois; Gar je trouve, voyant les hommes que vous etes, Plus de co3ur aux rochers, moins de betise aux betes. VI LES INSULTEURS \ Pourvu que son branchage, au-dessus du marais, \ Verdisse, et soit le dome enorme des forets, 1 Qu'importe au chene 1'eau hideuse ou ses pieds trempent ! Les insectes affreux de la poussiere rampent Sous le bloc immobile aux broussailles mele ; Mais au geant de marbre, auguste et mutile, Au sphinx de granit, rose et sinistre, qu'importe Ge que de lui, sous lui, peut penser le cloporte ! Dans la nuit oil fremit le palmier convulsif, Le colosse, Jes mains sur ses genoux, pensif, 382 L'ANNEE TERRIBLE. Calme, attend le moment de parler a 1'aurore ; Si la limace have a sa base, il 1'ignore ; Ce dieu n'a jamais su qu'un crapaud remuait; Pendant qu'un ver sur lui glisse, il garde, muet, Son mystere effrayant de sonorite sombre ; Et le fourmillement des millepieds sans nombre N'ote pas a Memnon, subitement vermeil, La formidable voix qui repond au soleil. VII LE PROCES A LA REVOLUTION Lorsque vous traduisez, juges, a votre barre, La Revolution, qui fut dure et barbare Et fe"roce a ce point de chasser les hiboux ; Qui, sans respect, fakirs, derviches, marabouts, Molesta tous les gens d'eglise, et mit en fuite, Rien qu'en les regardant, le pretre et le jesuite, La col ere vous prend. Oui, c'est vrai, desormais L'homme-roi, l'homme-dieu, fantomes des sommets, 384 L'ANNEE TERRIBLE. S'effacent, revenants guerriers, goules papales; Un vent mysierieux souffle sur ces fronts pales ; Et vous, le tribunal, vous etes indignes. Quel deuil ! les noirs buissons de larmes sontbaignes; Les fetes de la nuit vorace sont finies ; Le monde tenebreux rale ; que d'agonies ! II fait jour, c'est affreux! et la chauve-souris Est aveugle, et la fouine erre en poussant des cris; Le ver perd sa splendeur ; helas, le renard pleure ; Les betes qui le soir allaient chasser a 1'heure Oil le petit oiseau s'endort, sont aux abois ; La desolation des loups remplit les bois ; Les spectres opprimes ne savent plus que faire ; Si cela continue, et si cette lumiere Persiste a consterner 1'orfraie et le corbeau, Le vampire mourra de faim dans le tombeau ; Le rayon sans pitie prend 1'ombre et la devore... juges, vous jugez les crimes de 1'aurore. VIII A HENRI V J'etais adolescent quand vous etiez enfant; J'ai sur votre berceau fragile et triomphant . Chantemon chant d'aurore ; et le \ent de Pabime Depuis nous a jetes chacun sur une cime, Gar le malheur, lieu sombre ou le sort nous admet, Etant battu de coups de foudre, est un sommet. Le gouflre est entre nous comme entre les deux poles. Vous avez le manteau de roi sur les epaules Et dans la main le sceptre, eblouissant jadis ; Moi j'ai des cheveux blancs au front, et je vous dis : 25 386 l.'ANNEE TERRIBLE. G'est bien. L'homme est viril et fort qui se decide A changer sa fin triste en un fier suicide; Qui sait tout abdiquer, hormis son vieil honneur; Qui cherche 1'ombre ainsi qu'Hamlet dans Elseneur, Et qui, se sentant grand surtout comme fantome, Ne vend pas son drapeau meme au prix d'un royaunie. Le lys ne peut cesser d'etre blanc. II est bon, Certes, de demeurer Capet, etant Bourbon ; Vous avez raison d'etre honnete homme. L'histoire Est une region de chute et de victoire Ou plus d'un vient ramper, oil plus d'un vient sombrer. Mieux vaut en bien sortir, prince, qu'y mal entrer. IX LES PAMPHLETAIRES D'EGLISE 11s nous apportent Dieu dans une diatribe. Us sont le pretre, ils sonl le reitre, ils sont le scribe. Regardez ecumer leur prose de bedeau. Chacun d'eux mele un cri d'orfraie a son credo, Souligne avec 1'estoc sa priere, et ponctue Ses oremus avec une balle qui tue. Voyez, leur chair est faible et leur esprit est prompt. Ils jettent au hasard et devant eux 1 'affront Comme le goupillon jette de 1'eau benite. La faux sombre a leur gre ne va pas assez vite; On les entend crier au bourreau : Faineant ! La mort leur semble avoir besoin d'un suppleant. 388 L'ANNEE TERRIBLE. Ne pourrait-on trouver quelqu'un qui ressuscite Besme et fasse sortir Laffemas du Cocyte ? Ou done est Trestaillon, instrumentum regni? Ou sont les bons Chretiens qui hachaient Coligny? Puisque decidement quatre-vingt-neuf abuse, Rendez-nous le roi Charle avec son arquebuse, Et Montrevel, le fauve et rude compagnon. Ou sont les portefaix utiles d'Avignon Qui trainaient Brune mort le long du quai du Rhone? Ou sont ces grands bouchers de 1'autel et du trone, Dont le front au soleil des Gevennes suait, Que conduisait Baville et qu'aimait Bossuet? Certe, on fait ce qu'on peut avec les mitrailleuses, Mais le bourgeois incline aux douceurs perilleuses, II en arrive presque a blamer Galifet, Le sang fmit par faire aux cretins de reflet, Et I'attendrissement a gagne ce bipede. Quel besoin on aurait d'un president d'Oppede ! Comme un Laubardemont serait le bienvenu! L'arc-en-ciel de la paix, c'est un grand sabre nu. Sans le glaive, apres tout le meilleur somnifere, Nulle societe ne se tire d'aflaire, Et c'est un dogme auquel on doit s'habituer Que, lorsqu'on sauve, il faut commencer par tuer. Done on est ecrivain comme on est trabucaire ! On se fait lieutenant de 1'empereur, vicaire JUILLET. 389 f)u pape, et le fonde de pouvoirs de la mort! On est celui qui ment, dechire, aboie et mord ! Us viennent, louches, vils, devots, frapper a terre Rochefort, 1'archer fier, le puissant sagittaire Dont la fleche est au flanc de 1'empire abattu. Tu deterres Flourens, chacal ! qu'en feras-tu ? Us outragent les pleurs, les veuvages, les tombes, Blanchissent les corbeaux, noircissent les colombes, Lapident un berceau que protege un linceul, Blessent Dieu dans le people et 1'enfant dans 1'aieul, Les peres dans les fils, les hommes dans les femmes, Et pensent qu'ils sont forts parce qu'ils sont infames ! Nous les voyons s'ebattre au-dessus de Paris Comme un troupeau d'oiseaux jetant au vent des cris, Ou comme ce bon vieux telegraphe de Chappe Faisant un geste obscur dont le sens nous echappe ; Mais nous apercevons distinctement leur but. L'opprobre que la France et que 1' Europe but, Us veulent, meurtriers, nous le faire reboire. Rome infaillible emploie a cela son ciboire. Le sanglant droit divin, 1'effrayant bon plaisir, Le vice pour sultan, le crime pour visir, Eux ayant le festin, le pauvre ayant les miettes, 390 L'ANNEE TERRIBLE. L'espoir mort, la rentree aflreuse aux oubliettes, Voila leur reve. II faut pour vaincre jeter bas Ge Christ, le peuple, et mettre au pavois Barabbas , Tl faut faire de tous et de tout table rase, II faut, si quelque front se dresse, qu'on 1'ecrase, II faut que le premier devienne le dernier, II faut jeter Voltaire et Jean-Jacque au panier! Si Caton souffle un mot, qu'a la barre on le cite, Et qu'on traine devant monsieur Gaveau, Tacite ! II s'agit du passe qu'on veut galvaniser ; II faut tant diffamer, insulter, denoncer, Mentir, calomnier, baver, hurler et mordre, Que le bon gout renaisse a cote du bon ordre ! Et quel rire! 6 ciel noir! railler la France en deuil! Us lui font de la honte avec son vieil orgueil. Us 1'accusent d'avoir mis en liberte 1'homme, D'avoir fait Sparte avec les debris de Sodome, D'avoir au front du peuple essuye la sueur, D'etre le grand orage et la grande lueur, D'etre sur 1'horizon la haute silhouette, De s'etre reveillee au cri de 1'alouette Et d'avoir re'parti la tache aux travailleurs ;' De dire a qui voit Dieu dans Rome : II est ailleurs; JU1LLET. 391 De confronter le dogme avec la conscience ; D'avoir on ne salt quelle auguste impatience ; D'epier la blancheur que sur nos horizons Doivent faire en s'ouvrant les portes des prisons ; De nous avoir crie : Marchez ! quand nous agimes Centre tous les vieux jougs et tous les vieux regimes, Et de tenir la-haut la balance, et d'avoir Dans un plateau le droit, dans 1'autre le devoir. Us lui reprochent, quoi ! la fin des servitudes, La chute du mur noir troue par les Latudes, Le fanal allume dans 1'ombre ou nous passions, Le lever successif des constellations, Tous ces astres parus au ciel 1'un pres 1'autre, Moliere, ce moqueur pensif comme un apotre, Pascal et Diderot, Danton et Mirabeau ; Ses fautes sont le Vrai, le Bien, le Grand, le Beau ; Son crime, c'est cette ceuvre etoilee et profonde, La Revolution, par qui renait le monde, Gette creation deuxieme qui refait L'homme apres Christ, apres Gecrops, apres Japhet. La-dessus ces gredins font le proces en regie A la patrie, a 1'ange immense aux ailes d'aigle; Elle est vaincue, elle est sanglante ; on crie : A bas Sa gloire ! a bas ses vceux, ses travaux, ses combats ! La coupable de tous les desastres, c'est elle ! Et ces pieds tenebreux marchent sur rimmortelle ; Elle est perverse, absurde et folle! et chacun d'eux Sur ce malheur sacre crache un rire hideux. 392 L'ANNfiE TERRIBLE. Or sachez-le, vous to us, toi vil boutTon, toi cuistre, Mai parler de sa mere est un effort sinistre, G'est un crime essaye qui fait fremir le del, monstres, c'est payer son lait avec du fiel, G'est gangrener sa plaie, envenimer ses fievres, Et c'est le parricide, enfin, du bout des levres! Mais quand done ceux qui font le mal seront-ils las? Une minute peut blesser un siecle, helas ! Je plains ces hommes d'etre attendus par 1'histoire. Comme elle fremira la grande muse noire, Et comme elle sera stupefaite de voir Qu'on cloue au pilori ceux qui font leur devoir, Que le peuple est toujours pature, proie et cible, Que la tuerie en masse est encore possible, Et qu'en ce siecle, apres Locke et Voltaire, out pu Reparaitre, dans 1'air tout a coup corrompu, Les Freron, les Sanchez, les Montluc, les Tavannes, Plus nombreux que les fleurs dans 1'herbe des savanes! Peuple, tu resteras geant malgre ces nains. France, un jour sur le Rhin et sur les Apennins, Ayant sous le sourcil 1'eclair de Promethee, Tu te redresseras, grande ressuscitee ! JUILLET. 393 Tu surgiras; ton front jettera les frayeurs, L'epouvante et 1'aurore a tes noirs fossoyeurs ; Tu crieras : Liberte ! Paix ! Clemence ! Esperance ! Eschyle dans Athene et Dante dans Florence S'accouderont au bord du tombeau, reveilles, Et te regardant, fiers, joyeux, les yeux mouilles, Croiront voir 1'un la Grece et 1'autre 1'Italie. Tu diras : Me voici ! j'apaise et je delie ! Tous les hommes sont 1'Homme! un seul peuple! unseul Dieul Ah ! par toute la terre, 6 patrie, en tout lieu, Des mains se dresseront vers toi ; nulle couleuvre, Nulle hydre, nul demon ne peut empecher 1'oeuvre; Nous n'avons pas encor fmi d'etre Francais; Le monde attend la suite et veut d'autres essais ; Nous entendrons encor des ruptures de chaines, Et nous verrons encor frissonner les grands chenes ! Charles, je te sens pres de moi. Doux martyr, Sous terre ou 1'homme tombe, Je te cherche, et je vois 1'aube pale sortir Des fentes de ta tombe. Les morts, dans le berceau, si voisin du cercueil, Charmants, se represented ; Et pendant qu'a genoux je pleure, sur mon seuil Deux petits enfants chantent. 396 L'ANNEE TERRIBLE. Georges, Jeanne, chantez! Georges, Jeanne, ignorez! Refletez votre pere, Assombris par son ombre indistincte, et dore"s Par sa vague lumiere. Helas ! que saurait-on si Ton ne savait point Que la mort est vivante ! Un paradis, ou 1'ange a 1'etoile se joint, Kit dans cette epouvante. Ce paradis sur terre apparait dans 1'enfant. Orphelins, Dieu vous reste. Dieu, centre le nuage ou je souffre, defend Votre lueur celeste. Soyez joyeux pendant que je suis accable. A chacun son partage. J'ai ve"cu presque un siecle, enfants; l'hommeest troub!6 Par de 1'ombre a cet age. Est-on sur d'avoir fait, ne fut-ce qu'k demi, Le bien qu'on pouvait faire? A-t-on dompte" la haine, et de son ennemi A-t-on e"te" le frere^ JUILLET. 397 Meme celui qui fit de son mieux a mal fait. Le remords suit nos fetes. Je sais que, si mon coeur quelquefois triomphait, Ce fut dans mes defaites. En me voyant vaincu je me sentais grandi. La douleur nous r assure. Gar a faire saigner je ne suis pas hardi; J'aime mieux ma blessure. Et, loi triste ! grandir, c'est voir grandir ses maux. Mon faite est une cible. Plus j'ai de branches, plus j'ai de vastes rameaux, Plus j'ai d'ombre terrible. De la mon deuil tandis que vous etes charmants. Vous etes 1'ouverture De Fame en fleur melee aux eblouissements De 1'immense nature. George est 1'arbuste eclos dans mon lugubre champ; Jeanne dans sa corolle Cache un esprit tremblant a nos bruits et tachant De prendre la parole. 398 L'ANNEE TERRIBLE. Laissez en vous, enfants qu'altendent les malheurs, Humbles plantes vermeilles, Begayer vos instincts, murmure dans les fleurs, Bourdonnement d'abeilles. Un jour vous appreridrez que tout s'eclipse, helas! Et que la foudre gronde Des qu'on veut soulager le peuple, immense Atlas, Sombre porteur du monde. Vous saurez que, le sort etant sous le hasard, L'homme, ignorant auguste, Doit vivre de facon qu'a son reve plus tard La verite s'ajuste. Moi-meme un jour, apres la mort, je connaitrai Mon destin que j'ignore, Et je me pencherai sur vous, tout penetre De mystere et d'aurore. Je saurai le secret de 1'exil, du linceul Jete sur votre enfance, Et pourquoi la justice et la douceur d'un seul Semble a tous une offense. JUILLET. 399 Je comprendrai pourquoi, tandis que vous chantiez, Dans mes branches funebres, Moi qui pour tous les maux veux toutes les pities, J'avais tant de tenebres. Je saurai pourquoi 1 'ombre implacable est sur moi, Pourquoi tant d'he'catombes, Pourquoi 1'hiver sans fin m'enveloppe, pourquoi Je m'accrois sur des tombes; Pourquoi tant de combats, de larmes, de regrets, Et tant de tristes choses; Et pourquoi Dieu voulut que je fusse un cypres Quand vous etiez des roses. XI De tout ceci, du gouflre obscur, du fatal sort, Des haines, des fureurs, des tombes, ce qui sort, G'est de la clarte", peuple, et de la certitude. Progres! Fraternite ! Foil que la solitude L'affirme, et que la foule y consente a grands cris; Que le hameau joyeux le dise au grand Paris, Et que le Louvre e"mu le dise a la chaumiere ! La derniere heure est claire autant que la premiere Fut sombre; et Ton entend distinctement au fond 20 402 L'ANNEE TERRIBLE. Du ciel noir la rumeur qne les naissances font. On distingue en cetle ombre un bruissement d'ailes. Et moi, dans ces feuillets farouches et fideles, Dans ces pages de deuil, de bataille et d'effroi, Si la clameur d'angoisse eclata malgre moi, Si j'ai laisse tomber le mot de la souffrance, Une negation quelconque d'esperance, J 'efface ce sanglot obscur qui se perdit; Ce mot, je le rature et je ne 1'ai pas dit. Moi, le navigateur serein qui ne redoute Aucun choc dans lesflots profonds, j'aurais un doute! J'admettrais qu'une main hideuse put tenir Le verrou du passe ferme sur 1'avenir! Quoi ! le crime prendrait au collet la justice, L'ombre etoufferait 1'astre allant vers le solstice, Les rois a coups de fouet chasseraient devant eux La conscience aveugle et le progres boiteux; L'esprithumain, le droit, 1'honneur, Je"sus, Voltaire, La vertu, la raison, n'auraient plus qu'a se taire, La ve"rite~ mettrait sur ses levres son doigt, Ce siecle s'en irait sans payer ce qu'il doit, Le monde pencherait comme un vaisseau qui sombre, On verrait lentement se consommer dans 1'ombre, A jamais, on ne sait sous quelles e"paisseurs, JUILLET. 403 L'evanouissement sinistre des penseurs! Non, et tu resteras, 6 France, la premiere! Et comment pourrait-on egorger la lumiere? Le soleil ne pourrait, ronge par un vautour, S'il repandait son sang, repandre que du jour; Quoi ! blesser le soleil! tout 1'enfer, s'il 1'essaie, Fera sortir des flots d'aurore de sa plaie. Ainsi, France, du coup de lance a ton cote Les rois tremblants verront jaillir la liberte. II Est-ce un ecroulement? non. G'est une genese. Que t'importe, 6 Paris, ville de la fournaise, Puits de flamme, un brouillard qui passe, et dans ton flanc Sur ton gonflement sombre un vent de plus soufflant? Que t'importe un combat de plus dans 1'ftpre joute? Que t'importe un soufflet de forge qui s'ajoute A tous les aquilons tourmentant ton brasier? fier volcan, qui done peut te rassasier D'explosions, de bruits, d'orage, de tonnerre, De secousses faisant trembler toute la terre, De metaux a mler, d'ames a mettre au feu ! 404 L'ANNEE TERRIBLE. Est-ce que tu t' Steins sous 1'haleine de Dieu? Non. Ton feu se rallume et ta houle profonde Bouillonne, 6 fusion formidable d'un monde. Paris, comme a la mer Dieu seul te dit : Assez. Ta rude fonction, vous deux la connaissez. Souvent 1'homme, penche sur ton foyer sonore, Prend pour reflet d'enfer une rougeur d'aurore. Tu sais ce que tu dois construire ou transformer. Qui t'irrite ne peut que te faire ecumer. Toute pierre jetee au gouflre ou tu ruisselles T'arrache un crachement enorme d'etincelles. Les rois viennent frapper sur toi. Gomme le fer Battu des marteaux jette aux cyclopes 1'eclair, Tu reponds a leurs coups en les couvrant d'e"toiles. destin ! dechirure admirable des toiles Que tisse l'araigne"e et des pieges que tend La noirceur sepulcrale au matin eclatant! Ah ! le piege est abject, la toile est miserable, Et rien n'arretera 1'avenir venerable. Ill Ville, ton sort est beau ! ta passion te met, JUILLKT. 403 Ville, au milieu du genre humain, sur un sommet. Personne ne pourra t'approcher sans entendre Sortir de ton supplice .auguste une voix tendre, Car tu souffres pour tous et tu saignes pour tous. Les peuples devant toi feront cercle a genoux. Le nimbe de 1'Etna ne craignait pas Eole, Et nul vent n'eteindra ta farouche aureole ; Car ta lumiere il lustre et terrible, brulant Tout ce qui n'est pas vie, honneur, travail, talent, Devoir, droit, guerison, baume, parfum, dictame, Est pour 1'avenir pourpre et pour le passe flamme; Car dans ta clarte, triste et pure, braise et fleur, L'immense amour se mele a 1 'immense douleur. Grace a toi, 1'homme croit, le progres nait viable. ville, que ton sort tragique est enviable ! Ah! ta mort laisserait 1'univers orphelin. Un astre est dans ta plaie ; et Carthage ou Berlin Acheterait au prix de toutes ses rapines Et de tous ses bonheurs ta couronne d'epines. Jamais enclume autant que toi n'etincela. Ville, tu fonderas 1'Europe. Ah! d'ici la Que de tourments ! Paris, ce que ta gloire attire, La dette qu'on te vient payer, c'est le martyre. Accepte. Va, c'est grand. Sois le peuple he"ros. Laisse apres les tyrans arriver les bourreaux, Apres le mal subis le pire, et reste calme. Ton epee en ta main devient lentement palme. Fais cequ'ont fait les Grecs, les Remains, les Hebreux. 406 L'ANNEE TERRIBLE. Emplis de ta splendeur le moule te"ne"breux. Les peuples t'auront vue, 6 cite magnanime, Apres avoir e"te" la lueur de 1'abime, Apres avoir lutte com me c'est le devoir, Apres avoir ete cratere, apres avoir Fait bouillonner, forum, cirque, creuset, Vesuve,. Toute la liberte du monde dans ta cuve, Apres avoir chasse" la Prusse, affreux geant, Te dressant tout a coup hors du gouffre beant,. En bronze, d&te" d'eternite vetue, Flamboyer lave, et puis te refroidir statue I IV Les homines du passe se figurent qu'ils sont. Us s'imaginent vivre, et le travail qu'ils font, Le glissement visqueux de leurs replis sans nombre, Leur alle"e et venue a plat ventre dans 1'ombre, N'est qu'un fourmillement de vers de terre heureux. Le couvercle muet du sepulcre est sur eux. Mais, Paris, rien de toi n'est mort, ville sacree* Ton agonie enfante et ta deTaite cree. Rien ne t'est refus^; ce que tu veux sera. Le jour ou tu naquis, 1'impossible expira. JUILLET. 407 Je 1'aflirme et 1'affirme, et ma voix sans relache Le redit au parjure, au fourbe, au traitre, au lache, Grande blessee, 6 reine, 6 deesse, tu vis. Geux qui de tes douleurs devraient etre assouvis, T'insultent; mais tu vis, Paris! dans ton artere, D'oii le sang de tout 1'homme et de toute la terre Goule sans s'arreter, helas, mais sans fmir, On sent battre le pouls profond de 1'avenir. On sent dans ton sein, mere en travail, ville e"mue, Ge foetus, 1'univers inconnu, qui remue. Qu'importe les rieurs sinistres ! Tout est bien. Sans doute c'est lugubre ; on cherche, on ne voit rien, 11 fait nuit, 1'horizon semble etre une cloture. On craint pour toi, cite de 1'Europe future. Quelle ruine, helas! quel aspect de cercueil ! Et quelle ressemblance avec 1'eternel deuil ! Le plus ferme frissonne; on pleure, on tremble, on doute; Mais si, penche sur toi, du dehors on ecoute, En cette ombre mure'e ou ne luit mil flambeau, En cette obscurite de gouffre et de tombeau, On entend vaguement le chant d'une ame immense. C'est quelque chose d'apre et de grand qui commence. G'est le siecle nouveau qui de la brume sort. Tous nos pas ici-bas sont nocturnes, d'accord. Hommes du passe, certe, il est vrai que la vie, Malgre notre labeur et malgre notre envie, 408 L'ANNEE TERRIBLE. Est terrestre et ne peut etre divine avant Que 1'homme aille au grand ciel trouver le grand vivant. La mort sera toujours la haute delivrance. Le ciel a le bonheur, la terre a 1'esperance, Rien de plus ; mais 1'espoir croissant, mais les regrets S'effacant, mais notre oeil s'ouvrant, c'est le progres. Tel atome est un astre ; il luit. Nous voyons poindre Le bien-etre plus grand dans la misere moindre ; Et vous, vous savourez la morne obscurite. Vous aimez la noirceur jusqu'a la cecite ; Et votre reve affreux serait d'aveugler Tame. Le suaire est pour nous pique de trous de flamme ; Qu'importe le zenith sombre si nous voyons Des constellations se lever, des rayons Resplendir, des soleils faire un echange auguste, La le vrai, la le beau, la le grand, la le juste, Partout la vie avec mille aureoles d'or! Vous, vous contemplez 1'ombre, et 1'ombre, et 1'ombre encor, Soit. C'est bien.Vous voyez, pris sous de triples voiles, Les tenebres, et nous, nous voyons les e~toiles. Nous cherchons ce qui sert. Vouscherchez cequi nuit. Chacun a sa facon de regarder la nuit. Terre et cieux ! si le mal regnait, si tout n'etait Qu'un dur labeur, suivi d'un infame protet, Si le passe devait revenir, si 1'eau noire, Vomie, e"tait rendue a 1'homme pour la boire, Si la nuit pouvait faire un affront a 1'azur, Si rien n'etait fidele et si rien n'etait sur, Dieu devrait se cacher de honte, la nature Ne serait qu'une lache et lugubre imposture, Les constellations resplendiraient en vain ! Que 1'empyree abrite un scelerat divin, Que derriere le voile etoile de 1'abime 410 L'ANNEE TERRIBLE. 11 se cache quelqu'un qui premedite un crime, Que 1'homme donnant tout, ses jours, ses pleurs, son sang. Soit I'auguste jouet d'un lache Tout-Puissant, Que 1'avenir soil fait de mechancete noire, C'est ce que pour ma part je refuse de croire. Non, ce ne serait pas la peine que les vents Remuassent le flot orageux des vivants, Que le matin sortit des mers, semant des-pluies De diamants aux fleurs vaguement e"blouies, Et que 1'oiseau chantat, et que le monde fut, Si le destin n'etait qu'un chasseur a I'affut, Si tout 1'effort de l'homme enfantait la chimere, Si 1'ombre etait sa fille et la cendre sa mere, S'il ramait nuit et jour, voulant, saignant, errant, Pour une epouvantable arrivee au neant! Non, je ne consens pas a cette banqueroute. Zero somme de tout ! Rien au bout de la route i Non, rinfini n'est point capable de cela. Quoi, pour berceau Gharybde et pour tombeau Scylla! Non, Paris, grand lutteur, France, grande vedette, En faisant ton devoir, tu fais a Dieu sa dette. Debout! combats! Je sais que Dieu semble incertain Vu par la claire-voie affreuse du destin. Ce Dieu, je le redis, a souvent dans les ages Subi le hochement de tete des vieux sages, JU1LLET. 411 Je sais que 1'Inconnu ne repond a 1'appel Ni du calcul morose et lourd, ni du scalpel ; Soil. Mais j'ai foi. La foi, c'est la lumiere haute. Ma conscience en moi, c'est Dieu que j'ai pour note. Je puis, par un faux cercle, avec un faux compas, Le mettre hors du ciel ; mais hors de moi, non pas. II est mon gouvernail dans 1'ecume ou je vogue. Si j'ecoute mon coaur. j'entends un dialogue. Nous sommes deux au fond de mon esprit, lui, moi. II est mon seul espoir et mon unique effroi. Si par hasard je rve une faute que j'aime, Un profond grondement s'eleve dans moi-meme; Je dis : Qui done est la? 1'on me parle? Pourquoi? Et mon ame en tremblant me dit : G' est Dieu. Tais-toi. Quoi ! nier le progres terrestre auquel adhere Le vasle mouvement du monde solidaire? Non, non ! s'il arrivait que ce Dieu me trompat, Et qu'il mil 1'esperance en moi comme un appat Pour m'attirer au piege, etme prendre, humble atome, Entre le present, songe, et 1'avenir, fantome ; S'il n'avait d'autre but qu'une derision ; 412 L'ANNEE TERRIBLE. Moi 1'oeil sincere et lui la fausse vision, S'il me leurrait de quelque execrable mirage ; S'il offrait la boussole et donnait le naufrage; Si par ma conscience il faussait ma raison; Moi qui ne suis qu'un peu d'ombre sur 1'horizon. Moi, neant, je serais son accusateur sombre; Je prendrais a temoin les firmaments sans nombre, J'aurais tout 1'infini centre ce Dieu, je croi Que les gouffres prendraient fait et cause pour moi ; Gontre ce malfaiteur j'attesterais les astres; Je lui rejetterais nos maux et nos desastres; J'aurais tout 1'Ocean pour m'en laver les mains; II ferait mes erreurs, ayant fait mes chemins; Je serais 1'innocent, il serait le coupable. Get etre inaccessible, invisible, impalpable, J'irais, je le verrais, et je le saisirais Dans les cieux, comme on prend un loup dans les forets, Et terrible, indigne, calme, extraordinaire, Je le d&ioncerais a son propre tonnerre ! Oh ! si le mal devait demeurer seul debout, Si le mensonge immense etait le fond de tout, Tout se revolterait! Oh! ce n'est plus un temple Qu'aurait sous les yeux 1'homme en ce ciel qu'il contemple, Dans la creation pleine d'un vil secret, Ge n'est plus un pilier de gloire qu'on verrait ; Ge serait un poteau de bagne et de misere. JUILLET. 413 A ce poteau serait adosse le faussaire, A qui tout jetterait 1'opprobre, et que d'en bas Insulteraient nos deuils, nos haillons, no& grabats, Notre faim, notre soif, nos vices et nos crimes ; Vers lui se tourneraient nos bourreaux ses victimes, Et la guerre et la haine, et les yeux du savoir Greves , et le moignon sanglant du desespoir ; Des champs, des bois, des monts, des fleurs empoisonne'es, Du chaos furieux et fou des destinees, De tout ce qui parait, disparait, reparait, Une accusation lugubre sortirait; Le reel suinterait par d'aflreuses felures; Les cometes viendraient tordre leurs chevelures; L'air dirait : II me livre aux souffles pluvieux! Le ver dirait a 1'astre : II est ton envieux, Et, pour t'humilier, il nous fait tous deux luire! L'ecueil dirait : C'est lui qui m'ordonne de nuire! Lamer dirait : Mon fiel, c'est lui. J'en fais 1'aveu! Et 1'univers serait le pilori de Dieu ! Ah! la realite, c'est un paiement sublime. Je suis le creancier tranquille de Tabtme; 4U L'ANNEE TERRIBLE. Mon oeil ouvert d'avance attend les grands reveils, Non, je ne doute pas du gouffre des soleils! Moi croire vide 1'ombre ou je vois 1'astre eclore! Quoi, le grand azur noir, quoi, le puits de 1'aurore Serait sans loyaute, promettrait sans tenir ! Non, d'ou sort le matin sortira Favenir. La nature s'engage envers la destinre ; L'aube est une parole eternelle donnee. Les tenebres la-haut eclipsent les rayons; C'est dans lanuit qu'errants etpensifs, nous croyons; Le ciel est trouble, obscur, mysterieux; qu'importe! Rien de juste ne frappe en vain a cette porte. La plainte est un vain cri, le mal est un mot creux ; J'ai rempli mon devoir, c'est bien, jesouflre heureux. Car toute la justice est en moi, grain de sable. Quand on fait ce qu'on peut on rend Dieu responsable ; Et je vais devant moi, sachant que rien ne ment, Sur de 1'honnetete du profond firmament ! Et je crie : Esperez! a quiconque aime et pense; Et j'affirme que 1'Etre inconnu qui depense Sans compter, les splendeurs, les fleurs, les univers, Et, comme s'il vidait des sacs toujours ouverts, Les astres, les saisons, les vents, et qui prodigue Aux monts percant la nue, aux mers rongeant la digue. Sans relache, 1'azur, 1'eclair, le jour, le ciel; Que celui qui repand un flot torrentiel De lumiere, de vie et d'amour dans 1'espace, J'affirme que celui qui ne rneurt ni ne passe, JUILLET. 415 Qui fit le monde, un livre ou le pretre a mal lu, Qui donne la beaute pour forme a I'absolu, Reel malgre le doute et vrai malgre" la fable, L'e"ternel, 1'infini, Dieu, n'est pas insolvable! EPILOGUE DANS L'OMBRE LE VIEUX MONDE flot, c'est bien. Descends maintenant. II le faut. Jamais ton flux encor n'etait monte si haut. Mais pourquoi done es-tu si sombre et si farouche? Pourquoi ton gouflre a-t-il un cri commeunebouche? Pourquoi cette pluie apre, et cette ombre, et ces bruits. Et ce vent noir soufflant dans le clairon des nuits? Ta vague monte avec la rumeur d'un prodige ! C'est icita limite. Arrele-toi, te dis-je. Les vieilles lois, les vieux obstacles, les vieux freins. Ignorance, misere et neant, souterrains Oil meurt le fol espoir, bagnes profonds de Tame, L'ancienne autorite de 1'homme sur la femme, Le grand banquet, mure pour les deshe"rites, 420 EPILOGUE. Les superstitions et les fatalites, N'y louche pas, va-t'en; ce sont les choses saintes. Redescends, et tais-toi ! j'ai construit ces enceintes Autour du genre humain et j'ai bati ces tours. Mais tu rugis toujours! mais tu montes toujours! Tout s'en va pele-mele k ton choc frenetique. Voici le vieux missel, voici le code antique. L'echafaud dans un pli de ta vague a passe". Ne touche pas au roi! ciel! il est renverse. Et ces hommes sacres! je les vois disparaitre. Arrete ! c'est le juge. Arrete ! c'est le pretre. Dieu t'a dit : Ne va pas plus loin, 6 flotamer! Mais quoi! tu m'engloutis! au secours, Dieu! lamer De"sobe"it ! la mer envahit mon refuge ! LE PLOT Tu me crois la mare"e et je suis le de"luge. TABLE TABLE Pages. AVERTISSEMENT I DEDICACK in PROLOGUE. LES 7,500,000 oui .................. 3 AOUT (1870). SEDAN SEPTEMBRE. I. CHOIX ENTRE LES DEUX NATIONS ......... 33 II. A PRINCE, PRINCE ET DEMT ............ 37 III. DIGNES L'UN DE L'AUTRE .............. 41 IV. PARIS HLOQUE ... ............... 43 V. A PETITE JEANNE ................. 45 OCTOBRE. I. J'etais le vieux rodeur sauvage de la mer ...... 5< II. Et voila done les jours tragiques revenus ! ...... 55 III. Sept. Le chiffre du mal ............... 59 424 TABLE. NOVEMBRE. Pages . I. DU HAUT DE LA MURAILLE DE PARIS, A LA NUIT TOM- BANTE 65 II. PARIS DIFFAME A BERLIN 67 III. A TOUS CES PRINCES 69 IV. BANCROFT 73 V. EN VOYANT PLOTTER SUR LA SEINE DBS CADAVRES PRUSSIENS 75 VI. Pr^cher la guerre apres avoir plaide la paix! .... 77 VII. Je ne sais si je vais sembler etrange 79 VIII. Qu'on ne s'y trompe pas, je n'ai jatnais cache. ... 83 IX. A L'EVEQUE QUI M'APPELLE ATHEE 85 X. A L'ENFANT MALADE PENDANT LE SIEGE 91 DCEMBRE. I. Ah ! c'est un r&ve ! non ! nous n'y consentons point . 95 II. Vision sombre 1 un peuple en assassine un autre. . . 97 III. LE MESSAGE DE GRANT 99 IV. Au CANON LE V. H. . ? 403 V. PROUESSES BORUSSES 107 VI. LES FORTS/ 111 VII. A LA FRANCE 415 VIII. Nos MORTS 117 IX. A QUI LA VICTOIRE DEFINITIVE? 119 JANVIER (1871). I. 1 er JANVIER ... 129 II. LETTRE A UNE FEMML. 131 HI. BETISE DE LA GUERRE 135 IV. Non, non, non! Quoi ! ce roi de Prusse suffirait! . . 137 V. SOMMATION. 141 TABLli. 423 Pages. VI. UNE BOMBE AUX FEUILLANTINES 145 VII. LE PIGEON 149 VIII. LA SORTIE 153 IX. DANS LE CIRQUE 157 X. APRES LES VICTOIRES DE BAPAUME, DE DIJON ET DE VlLLERSEXEL 159 XI. ENTRE DEUX BOMBARDEMENTS 163 XII. Mais, encore une fois, qui done a ce pauvre homme. . 167 XIII. CAPITULATION. 169 FtfVRIER. I. AVANT LA CONCLUSION DU TRAITE 173 II. AUX REVEURS DE MONARCHIE 177 III. PHILOSOPHIE DBS SACRES ET COURONNEMENTS. ... 181 IV. A CEUX QUI REPARLENT DE FRATERNITE 185 V. LOI DE FORMATION DU PROGRES 187 MARS. I. N'importe, ayons foil Tout s'agite 203 II. LA LUTTE 207 III. LE DEUIL 209 IV. L'ENTERREMENT 213 V. Coup sur coup. Deuil sur deuil 217 AVRIL. I. LES PRECURSEURS 221 II. LA MERE QUI DEFEND SON PETIT 225 III. Temps affreux! ma pensee 227 IV. UN CRI 229 426 TABLE. Pages. V. PAS DE REPRESAILLES 233 VI. Le penseur est lugubre au fond des solitudes. . . . 237 VII. Oh! qui t[ue vous soyez, qui voulez etre maitres. . . 241 VIII. Pendant que la mer gronde. . . . 243 MAI. I. LES DEUX TROPHEES 249 II. Les siecles sont au peuple 257 III. PARIS INCENDIE 259 IV. Esl-il jour? Est-il nuit? 277 V. UNE NUIT A BRUXELLES 279 VI. EXPULSE DE BELGIQUE 281 JUIN. I. Un jour je vis le sang couler de loutes parts. ... 291 II. Quoi! rester fraternel, c'est etre chimerique! . . . 295 III. Par une serenade on fete ma clemence 297 IV. Je n'ai pas de palais episcopal en ville 299 V. EN QUITTANT BRUXELLES 301 VI. A MADAME PAUL MEURICE 305 VII. Je n'ai point de colere et cela vous etonne 307 VIII. A QUI LA FAUTE? 309 IX. La prisonniere passe, elle est blessee 313 X. Une femme m'a dit ceci : J'ai pris la fuite.. . . 317 XI. Sur une barricade, au milieu des paves 319 XII. LES FUSILLES 323 XIII. A CEUX QU'ON FOULE AUX PIKDS 329 XIV. A VlANDEN 337 XV. Toujours le meme fait se r6pete; il le faut 341 XVI. Je ne veux condamner personne 343 XVII. Participe passe du verbe Tropchoir 349 XVIII. LES INNOCENTS. . 353' TABLE. 427 JUILLET. Pages. I. LES DEUX voix 357 H. FLUX ET REFLUX 367 III. L'AVENIB 37f IV. LES CRUCIFIES 375 V. FALKENFELS 377 VI. LES INSULTEURS 381 VII. LB PROCES A LA REVOLUTION 383 VIII. A HENRI V 385 IX. LES PAMPHLETAIRKS o'EGLISE 387 X. Charles, je te sens pres de moi 395 XI. De tout ceci, du gouffre obscur 401 XII. Terre et cieux! si le mal resnait. . 40 EPILOGUE. DANS L'OMBRE . . . 4! ' PARIS. 1. CLAYS, IUPKIMSUK, 7, RUB 8 A I N T- B 8 N IT. |432J ^JJ- * J ' tj I University of California SOUTHERN REGIONAL LIBRARY FACILITY 405 Hilgard Avenue, Los Angeles, CA 90024-1388 Return this material to the library from which it was borrowed. ID-IM. urn Form Li 3 1158 00889 7380 A 000978411