«1 ^~^2 5t P ,•5 i • * '^*. ^^^ )r'''fe •%*^ i^l > . ' V Wwtt- HISTOIRE DES GIRONDINS. PAR A. DE LAMARTINE, TOME I, CONTENANT LES VOLUMES I, II, III, IV msor;?^ ^s,. xa^a*- » F. GAILLARDET, EDITEUR, Bureau du Courrier des Etats-Unis, 12 PARK PLACK. 1847. AVIS. L'edition parisienne de I'Histoire des Girondins forme huit volumes in-octavo de 450 pages chacun, dont le piix est de 40 francs. L'edition que nous publions contiendra ces huit vo- lumes divises en deux tomes, et le prix de la souscription, pour i'ouvrage entier, est de trois DOLLARS seuleraent. On souscrit au bureau du Courrier des Elats-Unis, 12 Park Place, et chez tous les agents de ce journal dans les Ameriques. Les abonnes du Courrier des Elats-Unis qui ne desirent point souscrire a YHistoire des Gi- rondins sont pries de vouloir bien renvoyer immediatement au bureau du journal, ou remettre a ses agents, la presente livraison qui leur est envoyee comine specimen. 4 AVERTISSEMENT. •j^^^yv^^C' -^ O^^^^/^" Nous n'avons point fait preceder ce recit par un preambule sur les prccedentes epoques de la Revo- lution, parce que nous nous proposons d'ecrire I'histoire des Constituants. Cette histoire sera ainsi le preambule de celle des Girondins. Nous n'avons pas reproduit avec la ininutieuse servilite d'un annaliste les innombrables details parle- mentaires ou militaires de tous les evenements de ces quarante mois. Deux ou trois fois, nous avons, pour grouper les choses et les hommes par masses, interverti des dates tr^s rapprochees et sans im- portance. Nous avons fecrit apres une scrupuleuse investigation des faits et des caracteres. Nous ne demandons pas foi sur parole. Bien que nous n'ayons pas embarrasse le recit de notes, de citations et de pieces justificatives, il n'y a pas une de nos assertions qui ne soit autorisee soit par des memoires auihentiques, Boit par des memoires inedits, soit par des correspondances autographes que les families des principaux personnages ont bien voulu nous confier, soit par des renseignements oraux et veridiques, recueillis de la bouclie des derniers survivants de cette grande epoque. Si quelques erreurs de fait ou d'appreciation nous ont neanmoins echapp6, nous serons pret k les re- connaitre et k les reparer dans les editions suivantes sur les preuves qu'on voudrait bien nous commu- niquer. >'' le repondrons pas une a une aux negations ou aux contradictions que ce livre pourrait susciter. ' ^-.rait un fastidieux commerce de lettres et de repliques dans lesjournaux. Mais nous prendrons note de toutes ces observations, et nous y repondrons en masse par nos preuves et par nos textes, apres un certain laps de temps. Nous ne cherchons que la verit6, et nous rougirions de faire de I'histoire la calomnie des morts. Quant au titre de ce livre, nous ne I'avons pris qu'jk defaut d'autre mot, pour designer un r^cit. Ce livre n'a pas les pretentions de I'histoire, il ne doit pas en affecter la solennite. C'est une ceuvre inter- mediaire entre I'histoire et les memoires. Les evenements y tiennent moins de place que les hommes et les idees. Les details intimes y abondent. Les details sont la physionomie des caracteres ; c'est par eux qu'ils se gravent dans I'imagination. De grands ecrivains ont deja ecrit les fastes de cette epoque memorable. D'autres les ecriront bien- tot. On nous ferait injustice en nous comparant k eux. lis ont fait ou ils feront I'histoire d'un si^cle ; nous n'avons fait qu'une Etude sur un groupe d'hommes et sur quelques mois de la Revolution. % ^ 4 HISTOIRE DES GIRONDINS. LIVRE PREMIER. I. J'entieprends d'ecrire I'histoire d'un petit nombre d'hommes qui, jetes par la Providence au centre du plus grand drame des temps mo- dernes, resument en eux les idees, les passions, les fautes, les vertus d'une epoque, et dont la vie et la politique formant, pour ainsi dire, le noeud de la Revolution francaise, sont tranchees du nieme coup que les destinees de leur pays. Cette histoire pleine de sang et de larmes est pleine aussi d'enseigoements pour les peu- ples. Jamais peut-etre autant de tragiques eve- nements ne furent presses dans un espace de temps aussi court; jamais non plus cette corre- lation mysterieuse qui existe entre les actes et leurs consequences ne se deroula avec plus de rapidite. Jamais les faiblesses n'engendrereut plus vite les fautes, les fautes les crimes, les crimes le chatiment. Cette justice remunera- toire que Dieu a placee dans uos actes memes corame une conscience plus sainte que la fata- lite des anciens, ne se manifesta jamais avec plus d'evidence ; jamais la loi morale ne se ren- dit a elle-meme un plus eclatant temoignage et ne se vengea plus impitoyablement. En sorte que le simple recit de ces deux annees est le plus lumineux commentaire de toute une grande revolution, et que le sang repandu a flots n'y crie pas seulement terreur et pitie, mais lepon et exemple aux hommes. C'est dans cet esprit que je veux les raconter. L'impartialite de I'histoire n'est pas celle du miroir qui reflete seulement les objets, c'est celle du juge qui voit, qui ecoute, et qui pro- nonce. Des annales ne sont pas de I'histoire : pourqu'eilemerite ce nom, il lui fautune cons- cience; car elle devient plus tard celle du genre humain. Le recit vivifie par I'imagination, re- Ciirondins — It flechi et juge par la sagesse, voila I'histoire telle que les anciens I'entendaient et telle que je voudrais moi-meme, si Dieu daignait guider ma plume, en laisser un fragment a mon pays. II. Mirabeau venait de mourir. L'instinct du peuple le portait a se pressor en foule autour de la maison de son tribun comme pour de- mander encore des inspirations a son cercueil ; mais Mirabeau vivant lui-nieme n'en aurait plus eu a donner. Son genie avait pali devant celui de la Revolution; entraine a un precipice ine- vitable par le char meme qu'il avait lance, il se cramponnait en vain a la tiibune. Les derniers memoires qu'il adressait au roi, et que I'ar- moire de fer nous a livres avec le secret de sa venalite, temoignent de I'aftaissement et du de- couragement de son intelligence. Ses conseils sont versatiles, incoherents, presque puerils. Tantot il arretera la Revolution avec un grain de sable. Tantot il place le salut de la monar- chie dans une proclamation de la couronne et dans une ceremonie royale propre a populari- ser le roi. Tantot il veut acheter les applaudis- sements des tribunes et croit que la nation lui sera vendue avec eux. La petitesse des mcyens de salut contraste avec riinmensite croissante des perils. Le desordre est dans ses idees. On sent qu'il a eu la main forcee par les passions qu'il a soulevees, et que, ne pouvant plus les diriger, il les trnhit, mais sans pouvoir les per- dre. Ce grand agitateur n"est plus qu'un cour- tisan effraye qui se refugie sous le trone, et qui, balbutiant encore les mots terribles de na- tion et de liberte, qui sont dans son role, a dejk contracte dans son ame toute la petitesse et toute la vanit6 des pensees de cour. Le genie HISTOIKE fait pitie quand on le voit aux prises avec Tim- possible. Miiabeau etait le plus fort des hom- mes de son temps; mais le plus grand des hommes se debattant centre un element en fu- reur ne parait plus qu'un insense. La chute n'est majestueuse que quand on tombe ave.c sa vertu. Les poetes disent que les nuages prennent la forme des pays qu'ils ont traverses, et se moulant sur les vallees, sur les plaines, ou sur les montagnes. en gardent Tempreinte et la promenent dans les cieux. C'est I'image de certains hommes dont le genie pour ainsi dire collectif se modele sur leur epoque et incarne en eux toute I'individualite d'une nation. Mi- rabeau etait un de ces hommes. 11 n'inventa pas la Revolution, il la manifesta. Sans lui elle serait restee peut-etre h I'etat d'idee et de ten- dance. II naquit, et elle prit en lui la forme, la passion, le langage qui font dire a la foule en voyant une chose : La voila. II etait ne gentilhomme, d'une famille anti- que, refugiee et etablie en Provence, mais ori- ginaire d'ltalie. La souche etait toscane. Cette famille etait de ceiles que Florence avail reje- tees de son sein dans les orages de sa liberte. et dont le Dante reproche en vers si apres I'exil et la persecution a sa patrie. Le sang de Ma- chiavel et le genie remuant des republiques italiennes se retrouvaient dans tous les individus de cette race. Les proportions de leurs ames sont au-dessus de leur destinee. Vices, pas- sions, vertus, tout y est hors de ligne. Les femmes y sont angeliques ou perverses. les hommes sublimes ou depraves, la langue meme y est accentuee et grandiose com me les carac- teres. II y a dans leurs correspondances les plus familieres la coloration et la vibration des langues heroi'ques de Tltalie. Les ancetres de Mirabeau par lent de leurs affaires domestiques comme Plutarque des querelles de iMarius et de Sylla, de Cesar ou de Pompee. On sent de grands hommes depayses dans de petites cho- ses. Mirabeau respira cetie majeste et cette vi- rilite domestiques des le berceau. J'insiste sur ces details, qui semblent etrangers au recit et qui I'expliquent. La source du genie est sou- vent dans la race, et la famille est quelquefois la prophetie de la destinee. III. L'education de Mirabeau fut rude et froide comme la main de son pere, qu'on appelait Vami des hommes, mais que son esprit inquiet et savanite egoiste rendirent le persecuteur de sa femme et le tyran de ses enfants. Pour toute vertu, on ne lui enseigna que Thonneur. C'est ainsi qu'on appelait alors cette vertu de parade qui n'^tait souvent que I'exterieur de la probiie et I'elegance du vice. Entr6 de bonne heure au service, il ne prit des moeurs militaires que le gout du libertinage et du jeu. La main de son pere I'atteignait partout, non pour le relever, mais pour I'ecraser davantage sous les conse- quences de ses fautes. Sa jeunesse se passe dans les prisons d'Etat, ses passions s'y enve- niment dans la solitude, son genie s'y aiguise contre les fers de ses cachots, son ame y perd la pudeur qui survit rarement a I'infamie de ces chatiments precoces. Retire de prison, pour tenter, de I'aveu de son pere, un manage difficile avec mademoiselle de Marignan, riche heritiere dune des grandes inaisons de Pro- vence, il s'exerce, comme un lutteur, aux ruses et aux audaces de la politique sur ce petit theatre d'Aix. Astuce, seduction, bravoure, il deploie toutes les ressources de sa nature pour reussir : il reussit; mais a peine est-il marie, que de nouvelles persecutions le poursuivent, et que le chateau-fort de Pontarlier s'ouvre pour lui. Un amour que les Letlres a Sophie out rendu immortel, lui en ouvre les portes. II enleve madame de Monnier a sou vieil epoux. Les amants, heureux quelques mois, se refu- gient en Hollande. On les atteint, on les se- pare, on les enferme, I'une au convent, I'autre au donjon de Vincennes. L'amour, qui, comme le feu dans les veines de la terre, se decouvre toujours dans quelque repli de la destinee des grands hommes, allume en un seul et ardent foyer toutes les passions de Mirabeau. Dans la tfengeance, c'est l'amour outrage qu'il satisfait; dans la liberte, c'est l'amour qu'il rejoint et qu'il delivre; dans I'etude, c'est encore l'amour qu'il illustre. Entre obscur dans son cachot, il en sort ecrivain, orateur, homme d'Etat, mais perverti, pret a lout, meme a se vendre pour acheter de la fortune et de la celebrite. Le drame de sa vie est concu dans sa tete ; il ne lui faut plus qu'une scene, et le temps la lui prejjare. Dans I'intervalle du peu d'annees qui b'ecoule pour lui entre sa sortie du donjon de Vincennes et la tribune de I'Assemblee natio- nale. il entasse des travaux polemiques qui au- raient lasse tout autre homme, et qui le tien- nent seulement en haleine. La Banque de Saint-Charles, les Institutions de la Hollande, I'ouvrage sur la Prusse, le pugilat avec Beau- marchais, son style et son role , ces grands |)lai- doyers sur des questions de guerre, de balance europeenne, de finances; ces raordantes invec- tives, ces duels de paroles avec les ministresou les hommes populaires du moment, participent deja du forum remain aux jours de Clodius et de Ciceron. On sent I'homme anti(|ue dans des controverses toutes modernes. On croit entendre les premiers rugissements de ces tu- multes populaires qui vont eclater bientot, et que sa voix est destinee h dominer. Aux pre- mieres elections d'Aix, rejete avec raepris de la noblesse, il se precipite au peuple, bien sur de faire pencher la balance partout oii il jettera le poids de son audace et de son genie. Mar- DES GIRONDINS. seille dispute a Aix le grand plebeien. Ses deux elections, les discouis qu'il y pmnonce, ies adresses qu'il y redige. i'energie qu'il y de- ploie occupent la France entiere. Ses mots retentissants deviennent les proveibes de la Re- volution. En se comparant dans ses phrases sonores aux hommes antiques, il se place lui- meme, dans rimagination da peuple. a la hau- teur des roles qu'il veut rappeler. On s'accou- tume a le confondre avec les noms qu'il cite. II fait un grand bruit pour preparer les esprits aux grandes commotions; il s'annonce fiere- ment a la nation dans cette apostrophe sublime de son Adresse aux Marseillais : i Quand le « dernier des Gracques expira, il jeta de la pous- t siere vers le ciel, et de cette poussiere naquit I Marius! Marius, moins grand pour avoir ex- I termine les Cimbres que pour avoir abattu « dans Rome I'aristocratie de la noblesse, i Des son entree dans I'Assemblee nationale, il la remplit; il y est lui seul le peuple entier. ■ Ses gestes sont des ordres, ses motions sont des coups d'Etat. II se met de niveau avec le trone. La noblesse se sent vaincue par cette force sortie de son sein. Le clerge, qui est peuple, et qui veut remettre la democratic dans I'Eglise, lui prete sa force pour faire ecrouler la double aristocratic de la noblesse et des eve- ques. Tout tombe en quelques mois de ce qui avait ete bati et cimente par les siecles. Mira- beau se reconnait seul au milieu de ces debris. Son role de tribun cesse. Celui de I'homme d'Etat commence. II y est plus grand encore que dans le premier. La ou tout le monde ta- tonne, il touche juste, il marche droit. La re- volution dans sa tete n'est plus une colere, c'est un plan. La philosophic du dix-huitieme sie- cle, moderee par la prudence du politique, de- coule toute formulee de ses levrcs. Son elo- quence, imperative co.i.me la loi, n'est plus que le talent de passionner la raison. Sa parole allume et eclaire tout: presque seul des ce mo- ment, il a le courage de rester seul. II brave I'envie, la haine et les murmures, appuye sur le sentiment de sa superiorite. II congedie avec dedain les passions qui I'ont suivi jusque- 1^. II ne veut plus d'elles le jour ou sa cause n'en a plus besoin ; il ne parle plus aux hommes qu'au nom de son genie. Ce titre lui suffit pour etre obei. L'assenliment que trouve la verite dans les ames est sa puissance. Sa force lui revient par le contre-coup. II s'eleve entre tous les partis el au-dessus d'eux. Tous le de- testent, parce qu'il les domine ; et tous le con- voitent, parce qu'il peut les perdre ou les ser- vir. II ne se donne a aucun, il negocie avec tous ; il pose, impassible sur I'element tumul- tueux de cette assemblee, les bases de la cons- titution refortnee : legislation, finances, diplo- matic, guerre, religion, Economic politique, balance des pouvoirs, il aborde et il tranche toutes les questions, non en utopiste, mais en politique. La solution qu'il apporte esttoujours la moyenne exacte entre I'ideal et la pratique. II met la raison a la portee des moeurs, et les institutions en rapport avec les habitudes. 11 veut un trone pour appuyer la democratic, il veut la liberte dans les chambres, et la volonte de la nation, une et irresistible dans le gouver- nement. Le caractere de son genie, tant de- fini et tant meconnu, est encore moins I'audace que la justesse. II a sous la majeste de I'ex- pression I'infaillibilite du bon sens. Ses vices memes ne peuvent prevaloir sur la nettete et sur la sincerite de son intelligence. Au pied de la tribune, c'est un homme sans pudeur et sans vertu -, a la tribune, c'est un honnete homme. Livre a ses deportements prives, marchande par les puissances etrangeres, vendu a la cour pour satisfaire ses gouts dispendieux, il garde, dans ce trafic lionteux de son caractere, I'in- conuptibilite de son genie. De toutes les forces d iin grand homme sur son siecle, il ne lui man- qua que Phonnetete. Le peuple n'est pas une religion pour lui, c'est un instrument; son Dieu a lui, c'est la gloire; sa foi, c'est la posterite ; sa conscience n'est que dans son esprit : le fana- tisme de son idee est tout humain ; le froid ma- terialisme de son siecle enleve a son ame le mobile, la force et le but des choses imperis- sables. II ineurt en disant : i Enveloppez-moi s de parfums et couronnez-moi de fleurs pour 1 entrer dans le sommeil eternel. t U est de tout temps; il n'imprime a son ceuvre rien d'in- fini. II ne sacre ni son caractere, ni ses actes, ni ses pensees d'un signe immortel. S'il eut cru en Dieu, il serait peut-etre mort martyr, mais il aurait laisse apres lui la religion de la raison et le regne de la democratic. Mirabeau, en un mot, c'est la raison d'un peuple; ce n'est pas encore la foi de I'humanitel IV. De magnifiques apparences jeterent le voile d'un deuil universel sur les sentiments secrets que sa mort inspira aux divers partis. Pendant que les cloches sonnaient les glas funebres, que le canon retentissait de minute en minute, et que, dans une ceremonie qui avait reuni deux cent mille spectateurs, on faisait a un citoyen les funerailles d'un roi; pendant que le Pan- theon, oii on le portait, semblait a peine un monument digne d'une telle cendre, que se pas- sait-il dans le fond des coeurs? Le roi, qui tenait I'eloquence de Mirabeau i sa solde; la reine, avec qui il avait eu des con- ferences nocturnes, le regrettaient peut-^tre corame un dernier instrument de salut : toute- fois, il leur inspirait moins de confiance que de terreur; et I'humiliation du secours demand^ par la couronne a un sujet, devait se sentirsou- lagee devant cette puissance de destruction qui tombait d'elle-metne avant le trone. La cour *: HISTOIRE etait vengee par la niort des affronts qu'il lui avail fait subir. L'aristocratie irrit^e aimait mieux sa chute que ses services. II n'etait pour la noblesse qu'un apostat de son ordre. La der- niere honte pour elle etait d'etre relevee un jour par celui qui I'avait abaissee. L'Asseniblee nationale etait lasse de sa superiorite. Le due d'Orleans sentait qu'un mot de cet homme ^clairerait et foudroierait des ambitions prema- lurees; M. de La Fayette, le heros de la bour- geoisie, devait redouter I'orateur du jjeuple. Enti;e le dictateur de la cite et le dictateur de la tribune, une secrete jalousie devait exister. Mirabeau, qui n'avait jamais attaque M. de La Fayette dans ses discours. avait souvent laisse echapper dans la conversation, sur son rival, de ces mots qui s'impriment d'eux-memes en tombant sur un homme. Mirabeau de moins, M. de La Fayette paraissait plus grand : il en etait de meme de tous les orateurs de I'Assem- blee. Jl n'y avait plus de rival, mais il y avait des envieux. Son eloquence, toute populaire qu'elle fut, etait celle d'un patricien. S Sa fille aussi avait le coeur d'un roi. A son arrivee en P^ ranee, sa beaute avait ebloui le royaume; cette beaute etait dans tout son eclat. Elle etait grande. elancee, souple : une veritable fille du Tyrol. Les deux enfants qu'elle avait donnes au trone, loin de la fletrir, ajoutaieflt a I'impression de sa personne ce caractere de majeste maternelle qui sied bien a la mere d'une nation. Le pressentiment de ses mal- heurs, le souvenir des scenes tragiques de Ver- sailles, les inquietudes de chaque jour palis- saient seulement un peu sa premiere fraicheur. La majeste naturelle de son port n'enlevait rien a la grace de ses mouvements ; son cou, bien detache delepaules, avait ces magnifiques inflexions qui donnent tant d'expression aux at- titudes. On sentait la femme sous la reine, la tendresse du coeur sous la majeste du sort. Ses cheveux blond-cendre etaient longs et soyeux ; son front, haut et un peu bombe, venait se joindre aux tempes par ces courbes fines qui donnent tant de delicatesse et tant de sensibi- lite a ce siege de la pensee ou de Tame chez les femmes; les yeux de ce bleu clair qui rap- pelle le ciel du Nord ou I'eau du Danube, le nez aquilin, les narines bien ouvertes et legere- ment renflees, ou les emotions palpitaient, signe du courage ; une bouche grande, des dents eclatantes, les levres autrichiennes, c'est a dire saillantes et decoupees; le tour du vi- sage ovale, la physionomie mobile, expressive, passionnee ; sur I'ensemble de ces traits, cet eclat qui ne se peut decrire, qui jaillit du re- gard, de I'ombre, des reflets du visage, qui I'en- veloppe d'un rayonnement semblable a la va- peur chaude et coloree oii nagent les objets frappes du soleil : derniere expression de la beaute qui lui donne I'ideal, qui la rend vivante et qui la change en attrait. Avec tous ces charmes, une ame alteree d'attachement, un coeur facile h emouvoir, mais ne demandant qu'a se fixer; un sourire pensif et intelligent 14 HISTOIRE • qui n'avait rien de baual, des intimites, des preferences, parce qu'elie se sentait digne d'a- mities. Voilk Marie-Antoinette comme fem- me. XIII. C'etait assez pour fairs la felicite d'un hotn- me et rornement d'une cour. Pour inspirer un roi indecis et pour faire le salut d'un etat dans des circonstances difficiles, il fiillait plus : il fal- lait le genie du gouvernement; la reine ne I'a- vait pas. Rien n'avait pu la preparer au manie- inent des forces desordonnees qui s'agitaient autour d'elle ; le rualheur ne lui avait pas don- ne le temps de la reflexion. Accueillie avec enivrement par une cour perverse et une na- tion ardente. elle avait du croire a I'eternite de ces sentiments. Elle s'etait endormie dans les dissipations de Trianon. Elle avait entendu les premiers bouillonnements de la tempete sans croire au danger ; elle s'etait fiee a I'amour qu'elle inspirait et qu'elie se sentait dans le coeur. La cour etait devenue exigeante, la na- tion hostile. Instrument des intrigues de la cour sur le coeur du roi, elle avait d'abord fa- v(ft-ise, puis combattu toutes les reformes qui pouvaient prevenir ou ajourner les crises. Sa politique n'etait que de I'engouement ; son systeme n'etait que son abandon alternatif ;i tous f.eux qui lui promettaient le salut du roi. Le comte d'Artois, prince jeune, chevaleresque dans les formes, avait pris de I'empire sur son esprit. II se fiait a la noblesse; il parlait de son epee. II riait de la crise. II dedaignait ce bruit de paroles, il cabalait contre les ministres, il fletrissait les transactions. La reine, enivree d'adulations par cet entourage, poussait le roi a reprendre le lendemain ce qu'il avait concede la veille. Sa main se sentait dans tous les ti- raillements du gouvernement. Ses apparte- ments etaient le foyer d'une conspiration per- petuelie contre le gouvernement; la nation finit par s'en apercevoir et par la hair. Son nom devint pour le peuple le fantome de la contre-r6volution. On est prompt a calomnier ce qu'on craint. On la peignait sous les traits d'une Messaline. Les pam|)hlets les plus infa- mes circulaient; les anecdotes les plus scanda- leuses furent accreditees. On pouvait I'accuser de tendresse ; de depravation, jamais. Belie, jeune et adoree, si spn coeur ne resta pas in- sensible, ses sentiments mysterieux, innocents peut-efre, n'eclaterent jamais en scandales. L'histoire a sa pudeur; nous ne la violerons pas. XIV, Aux journees des 5 et G octobre, la reine s'aperout trop tard de I'inimitie du peuple ; la vengeance dut tenter son coeur. L'emigration commen^a, elle la vit avec faveur. Tous ses ninis etaient a Coblentz. on lui supposait des complicites avec eux, ces complicites etaient reelles. Ties fables d'un comite autrichiea fu- rent semees dans le peuble. On accusa la reine de conjurer la perte de la nation, qui deman- dait a chaque instant sa tete. Le peuple souleve a besoin de haVr quelqu'un, on lui livra la reine. Son nom fut chante dans ses coleres. Une fem- me fut I'ennemie de toute une nation. Sa fierte dedaigna de la detromper. Elle s'enferma dans son ressentiment et dans sa terreur. Emprison- nee dans le palais des Tuileries, elle ne pou- vait mettre la tete a la fenetre sans provoquer I'outrage et entendre I'insulte. Chaque bruit de la ville lui faisait craindre une insurrection. Ses journees etaient mornes, ses nuits agitees; son supplice fut de toutes les heures pendant deux ans: il se multipliait dans son coeur par son amour pour ses deux enfants et par ses in- quietudes sur le roi. Sa cour etait vide, elle ne voyait plus que des autorites ombrageuses, des ministres imposes et M. de La Fayette, devant qui elle etait obligee de composer merae son visage. Ses appartementsrecelaient la delation. Ses serviteurs etaient ses espions. II fallait les tromper pour se concerter avec le peu d'amis qui lui restaient. Des escaliers derob^s, des corridors sombres conduisaient la nuit dans les combles du chateau les conseillers secrets qu'el- ie appelait autour d'elle. Ces conseils ressem- blaieut ^ des conjurations; elle en sortait sans cesse avec des pensees diff'erentes; elle en as- siegeait Tame du roi, dont la conduite contrac- tait ainsi I'incoherence d'une femme aux abois. Mesures de forces, corruption de I'Assem- blee, abandon sincere h la constitution, essais de resistance, attitude de dignite royale, repen- tir, faiblesse, terreur et fuite, tout etait conp u, tente. prepare, arrete, abandonne le meme jour. Les ferames, si sublimes dans le devoueraent. sont rarement capables de I'esprit de suite et d'imperturbabilite necessaire a un plan politi- que. I>eur politique est dans le coeur; leur pas- sion est trop pres de leur raison. De toutes les vertus du trone, elles n'ont que le courage; elles sont souvent des heros, rarement des hom- mesd'Etat. La reine en futunexempie de plus. Elle fit bien du mal au roi ; douee de plus d'es- prit, de plus d'ume, de plus de caractere que lui, sa superiorite ne servit qu'Ji lui inspirer confiance dans de funestes conseils. Elle fut a la fois le charme de ses malheurs et le genie de sa perte; elle le conduisit pas a pas jusqu'a I'echafaud, maiselle y monta avec lui. XV. Le cote droit, dans I'Assemblee nationale, se composait des ennemis naturels du mouvement : la noblesse et le haut clerge. Tous cependant ne I'etaient pasau memedegr^ ni aumeme titre. Les seditions naissent en bas, les revolutions naissent en haut ; les seditions ne sont que lea DES GIRONDINS. 15 coleres du peuple, les revolutions sont les idees d'une epor|ue. Les idees commeDcent dans la tete de la nation. La revolution francaise etait una pensee genereuse de I'aristocratie. Cette pensee etait tombee entre les mains du peuple, qui s'en etait fait une anne contre la noblesse, centre le trone et contre la religion. Philoso- phic dans les sa'ons, elie etait devenue revolte dans les rues. Cependant toutes les grandes raaisons du royaume avaient donne des apotres aux premiers dogtnes de la Revolution ; les etats- generaux, ancien theatre de I'importance et des triomphes de la haute noblesse, avaient tente I'ambition de ses heritiers: ils avaient marche a la tete des reformateurs. L'esprit de corps n'avait pas pu les retenir, quand il avait ete question de se reunir au tiers etat. Les Montmorency, les Noailles, les La Rochefou- cauld, les Clermont-Tonnerre, les Lally-To- lendal, les Virieu, les d'Aiguillon, les Lauzun, les Montesquiou, les Lameth, les Mirabeau, le due d'Orleans, le premier prince du sang, le comte de Provence, frere du roi, roi lui meme depuis sous le nom de Louis XVIII, avtient donne I'impulsion aux innovations les plus har- dies, lis avaient emprunte chacun leur credit de quelques heures a des principes qu'il etait plus facile de poser que de moderer ; la plupart de ces credits avaient disparu. Aussitot que ces theoricieus de la revolution speculative s'etaient apercus que le torrent les emportait. ils avaient essaye de remonter le courant, ou ils etaient sortis de son lit: les uns s'etaient ranges de nouveau autour du trone, lesautres avaient emi- gre apres les journees des .5 et 6 octobre. Quel- ques uns, les plus fermes, restaienta leur place dans I'Assemblee nationale ils combattaient sans espoir, mais glorieusement, pour une cause per- due ; ils s'eftbrcaient de maintenir au moins un pouvoir monarchique, el abandonnaient au peu- ple, sans les lui disputer, les depouilles de la no- blesse et de l'j£glise. De ce nombre etaient Ca- zales. I'abbe Maury, Malhouet et Clermont- Tonnerre. C'etaient les orateurs remarquables de ce parti mourant, Clermont-Tonnerre et Malhouet etaient plu- totdes hommes d'Etat que des orateurs; leur parole sure et refl^chie n'impressionnait que la raison. Ils cherchaient I'equilibie entre la li- berte et la monarchic, el croyaient I'avoirtrou- ve dans le systeme anglais des deux chambres. Les moderes des deux partis ecoutaient avec respect leur voix; comme tons les demi-partis et les demi-talents, ils n'excitaient ni haine ni colere, mais les 6venements ne les ecoutaient pas et marcha'ient en les ecartant vers des re- sultats phis absolus. Maury et Cazales, moins philosophes, etaient les deux athletes du cote droit; leur nature etait differente, leur puis- sance oratoire presque egale. Maury represen- tait le clerge, dont il etait membre; Cazales la noblesse, dont il faisait partie. L'un, c'etait Maury, faconne de bonne heure au.\ luttes de la |)olemique sacree, avait aiguise et poli dans la chaire I'eloquence qu'il devait porter a la tri- bune. Sorti des dcrniers rangs du peuple, il ne tenait a I'ancien regime que par son habit; il defendait la religion et la monarchic, comme deux textes qu'on avait imposes a ses discours. Sa conviction n'etait qu'un role : tout autre role eut aussi bien convenu a sa nature. Mais il sou- tenait avec un admirable courage et un beau ca- ractere celui que sa situation lui faisait. Nourri d'etudes serieuses, doue d'une locution abon- dante, vive et coloree, ses harangues etaient des traites complets sur les matieres qu'il discutait. Seul rival de Mirabeau, il ne lui manquait pour I'egaler qu'une cause plus nationale et plus vraie ; mais le sophisme des abus ne pouvait pas revetir des couleurs plus specieuses que celles dont Maur}' colorait I'ancien regime. L'erudition historique et l'erudition sacree lui fournissaient ses arguments. La hardiesse de son caractere et de son langage lui inspirait de ces mots qui vengent meme d'une defaite. Sa belle figure, sa voix sonore, son geste imperieux, I'insouciance et la gaiete avec lesquelles il bravait les tri- bunes arrachaient souvent les applaudissements meme a ses ennemis. Le peuple, qui sentait sa force invincible, s'ainusait d'une resistance im- puissante. Maury etait pour lui comme ces gladiateurs qu'on aime a voir combattre, bien qu'on sache qu'ils doivent mourir. Une seule chose manquait a I'abbe Maury : I'autorite de la parole. Ni sa naissance, ni sa foi. ni ses moeurs n'inspiraient le respect a ceux qui I'ecoutaient. On sentait I'acteur dans I'homme, I'avocat dans la cause ; I'orateur et la parole n'etaient pas un. Otez a I'abbe Maury I'habit de son ordre, il eut change de cote sans etfort et siege parmi les novateurs. De scmblables orateurs ornent un parti, mais ils ne le sauvent pas. XVL Cazales etait un de ces hommes qui s'igno- rent eux-memes jusqu'a I'heurc oii lescircons- tancesleur revelentun genie, en leur assignant uii devoir. Officier obscur dans les langs de I'ar- mee, le hasard qui le jeta i» la tribune lui decou- vrit qu'il etait orateur. II ne chercha pas quelle cause il defendrait : noble, la noblesse ; royaliste, le roi ; sujet, le trone. Sa situation fit sa doc- trine. U porta dans I'Assemblee le caractere et les vertus de son uniforme. La parole ne fut pour lui qu'une epee de plus; il la voua avec un devouement chevaleresque a la cause de la monarchie. Paresseux, peu instruit, son rapide bon sens supplea I'etude. Sa foi monarchique ne fut point le fanatisme du pass6 : clle admet- tait les modifications admises par le roi lui- mSme, et compatibles avec I'inviolabilite du trone et Taction du pouvoir executif. De Mira- beau a lui il n'y avait pas loin dans le dogme, 16 HISTOIRE mais Tun voulait la liberie en aristocrate, I'autre lavoulait en democrate. L'un s'efait jete au milieu du peuple, I'autre s'attachait aux mar- ches du trone. Le caractere de I'eloquence de Cazales 6tait celui d'une cause desesperee. II protestaitplus qu'il ne discutait. il opposait aux triomphes violents du cote gauche ses defis iro- niques, ses indignations ameres qui subjuguaient un moment I'admiration, mais qui ne rame- naient pas la victoire. La noblesse lui dut de tomber avec gloire et le trone avec majeste, et par lui I'eloquence eut quelque chose de I'he- roisme. Derriere ces deux hommes ii n'y avait rien qu'un parti aigri par I'infortune. decourage par son isolement dans la nation, odieux au peuple, inutile au trone, se repaissant des plus vaines illusions et ne conservant de sa puissance abat- tue que le ressentiment de I'injure et I'insolence qui provoquent de nouvelles humiliations. Les esperances de ce parti se portaient dej;i tout entieres sur I'intervention armee des puissances 6trangeres. Louis XVI n'etait plus a ses yeux qu'un roi prisonnier que I'Europe viendrait de- livrer. Le patriotisme et I'honneur etaientpour eux h Coblentz. Vaincu par le nombre, de- poui'vu des chefs habiles quis aventimmortaliser les retraites, sans force contre I'esprit du temps, et se refusant h transiger, le c6te droit ne pou- vait plus en appeler qu'a la vengeance; sa poli- tique n'etait plus qu'une imprecation. Le cote gauche venait de perdre a la fois son chef et son moderateur, dans Mirabeau ; I'hom- me national n'etait plus. Restaient les hommes de parti, c'etaient Barnave et les deux Lameth. Ces hommes, humilies de I'ascendant de iMira- beau, avaient essaye, longtemps avant sa mort, de balancer la souverainete de son genie par I'exageration de leurs doctrines et de leurs dis- cours. Mirabeau n'etait que I'apotre ; ils avaient voulu etre les factieux du temps. Jaloux de sa personne, ils avaient cru effacer ses talents par la superiorite de leur popularisme. Les me- diocrites croient egaler le genie en depassant la raison. Une scission de trente ;i quarante voix s'etait operee dans le cote gauche. Barnave et les Lameth les inspiraient. Le club des amis de la Constitution, devenu le club des Jacobins, leur repondait au dehors. L'agitation populaire etait soulevee par eux, contenue par Mirabeau, qui ralliait contre eux la gauche, le centre et lesmembresraisonnables ducote droit, llscons- piraient, ils cabalaient, ils fomentaient les di- visions dans I'opinion bien plus qu'ils ne gou- vernaient I'Assemblee. Mirabeau mort leur laissait la place vide. Les Lameth, hommes de cour, Aleves par les bontes de la famille royale, combles des fa- veurs et des pensions du roi, avaient les ecla- tantes defections de Mirabeau sans avoir I'ex- cuse de ses griefs contre la monarchie ; cette defection etait un de leurs titres a la faveur po- pulaire. Hommes habiles, ils portaient dans la cause nationale le manege des cours ou ils avaient ete nourris. Leur amour de la revolu- tion etait pourtantdesinteresseet sincere; -nais leurs talents distingues n'egalaient pas leur am- bition. Ecrases par Mirabeau, ils ameutaient contre lui tous ceux que Tombre de ce grand homme eclipsait avec eux. lis cherchaient un rival a lui opposer, ils ne trouvaient que des en- vieux. Barnave se presenta, ils I'entourerent, ils I'applaudirent, ils I'enivrerent de sa propre importance, lis lui persuaderent un moment que des phrases etaient de ia politique, et qu'un rheteur etait un homme d'Etat. Mirabeau fut assez grand pour ne pas le craindre et assez juste pour ne pas le mepriser. Barnave, jeune avocat du Dauphine, avait de- bute avec eclat dans ces conflits entre le parle- ment et le trone, qui avaient agite sa province et exerce sur de petits theatres I'eloquence des hommes de barreau. Envoye a trente ans aux etats generaux avec Mounier, son patron et son maitre, il avait promptement abandonne Mounier et le parti monarchique pour se si- gnaler dans le parti democratique. Un mot sinistre echappe, non de son coeur, mais de se» levres, pesait com me un remords sur sa cons- cience. 1 Le sang qui coule est-il done si pur ? > s'etait-il eerie au premier meurtre de la Revo- lution. Ce mot I'avait marque au front du signe des factieux. Barnave ne I'etait pas, ou il ne I'etait qu'autant qu'il le fallait pour le succes de ses discours. II n'y avait d'extreme en lui que I'orateur, I'homme ne I'etait pas. il etait encore moins cruel. Studieux, mais sans idees ; disert, mais sans chaleur, c'etnit une intelli- gence moyenne, une ame honnete, une volonte flottante, un coeur droit. Son talent, qu'on af- fectait de comparer k celui de Mirabeau, n'etait que I'art d'enchainer avec habilete des consi- derations vulgaires. L'habitude du tribunal lui donnait, dans I'improvisation, une superiorite apparente qui s'evanouissait ^ la reflexion. Les ennemis de Mirabeau lui avaient fait un pie- destal de leur hsune et I'avaient grandi pour le lui comparer. Quand il fut reduit a sa veritable taille, on reconnut toute la distance qu'il y avait entre I'homme de la nation et I'homme du bar- reau. Barnave eut le malheur d'etre le grand homme d'un parti mediocre, et le heros d'un parti envieux; il meritait un meilleur sort, et plus tnrd il le conquit. XVIL Dans I'ombre encore, et derriere les chefs de I'Assemblee nationale, un homme, presque in- connu, commenpait a se mouvoir, agite d'une pensee inquiete qui semblait lui interdire le si- lence et le repos; il tentaiten toute occasion la parole, et s'attaquait indifferemment f^ tous les orateurs, meme a Mirabeau. Precipit^ de la # DES GIKONDINS, 17 tribune, il y remontait le lendemain ; humilie par les sarcasmes, etouffe par les murmures, desavoue par tous les partis, disparaissant entre les grands athletes qui fixaient Pattention pu- blique, il etait sans cesse vaincu, jamais lasse. On eut dit qu'un genie intitne et prophetique lui revelait d'avance la vanite de tous ces ta- lents, la toute-puissance de la volonte et de la patience, et qu'une voix entendue de lui seui lui disait dans I'ame: Ces'hommes qui te me- prisent t'appartiennent ; tous les detours de cette Revolution qui ne veut pas te voir vien- dront aboutir a toi, car tu t'es place sur sa route comme I'inevitable exces auquel aboutit toute impulsion! Cet homme, c'erait Robes- pierre. II y a des abimes qu'on n'ose pas sonder et des caracteres qu'on ne veut pas approfondir, de peur d'y trouver trop de tenebres et trop d'horreur: mais I'histoire, qui a I'oeil impassi- ble du temps, ne doit pas s'arreter a ces ter- reurs, elle doit comprendre ce qu'elie se charge de raconter. Maximilien Robespierre etait ne a Arras d'une famille pauvre. honaete et respectee; son pere, mort eu Allemagne, etait d'origine anglaise. Cela explique ce qu'il y avait de puri- tain dans cette nature. L'eveque d'Arras avait fait les frais de son education. Le jeune Maxi- milien s'etait distingue, au sortir du college, par une vie studieuse et par des moeurs auste- res. Les lettres et le barreau partageaient son temps. La philosophic de Jean-Jacques Rous- seau avait penetre profondement son intelli- gence; cette philosophic, en tombant dans une volonte active, n'etait pas restee une lettre moite : elle etait devenue en lui un dogme, une foi, un fanatisme. Dans I'ame forte d'un sectaire toute conviction devient secte. Robes- pierre etait le Luther de la politique; il couvait dans I'obscurite la pensee confuse de la renova- tion du monde social et du monde religieux, comme un reve qui obsedait inutilement sa jeu- nesse, quand la Revolution vint lui offrir ce que la destinee ofifre toujours a ceux qui epient sa marche, I'occasion.- il hi saisit. II fut nomme depute du tiers auxetatsgeneraux. Seul peut- %{re de tous ces hommes qui ouvraient h Ver- sailles la premiere scene de ce drame immense, i\ entrevoyait le denoument. Comme I'ame humaine, dont les philosophes ignorent le siege dans le corps humain, la pensee de tout un peuple repose quelquefois dans I'individu le plus ignore d'une vaste foule. II ne faut me- priser personne, car le doigt de la Destinee marque dans I'ame et non sur le front. Robes- pierre n'avait rien, ni dans la naissance, ni dans le genie, ni dans I'exterieur, qui le designat h I'attention des hommes. Aucun eclat n'etait sorti de lui, son pale talent n'avait rayonne que dans le barreau ou dans les academies de sa province ; quelques discours verbeux, remplis d'une philosophic sans muscles et presque pas- torale, quelques poesies I'roides et affectees avaient inutilement affiche son nom dans I'in- signifiance des recueils litteraires du temps; il etait plus qu'inconnu, il etait mediocre et de- daigne. Ses traits n'avaient rien de ce qui fait arreter le regard, quand il flotte sur une grande assemblee; rien n'etait ecriten caracteres phy- siques sur cette puissance tout interieure: il etait le dernier mot de la Revolution, mais per- sonne ne pouvait le dire. Robespierre etait petit de taille, ses membres etaient greles et anguleux, sa marche saccadee, ses attitudes affectees, ses gestes sans harmonie et sans grace; sa voix, un peu aigre, cherchait les inflexions oratoires et ne trouvait que la fa- tigue et la monoionie ; son front etait beau, mais petit, fortement bombe au-dessus des tempes, comme si la masse et le mouvement enibarrasse de ses pensees I'avaient elaigi a force d'efforts ; ses yeux. tres-voiles par les paupieres et tres- aigus aux extremites, s'enfoncaient profonde- ment dans les cavites de leurs orbites; ils lan- paient un eclair bleuatre assez doux, mais va- gue et flottant comme un reflet de I'acier frappe par la lumiere ; son nez, droit et petit, etait for- tement lire par des narines relevees et trop ou- vertes; sa bouche etait grande, ses levres min- ces et contractees desagreablement aux deux coins, son menton court et pointu, son teint d'un jaune lividc, comme celui d'un malade ou d'un homme consume de veilles et de medita- tions. L'expression habituelle de ce visage etait une serenite superficielle sur un fond grave, et un sourire indecis entre le sarcasme et la grace. II y avait de la douceur, mais une douceur si- nistre. Ce qui dominait dans I'ensemble de sa physiononiie, c'etait la prodigieuse et conti- nuelle tension du front, des yeux, de la bouche, de tous les muscles de la face. On voyait en I'observant que tous les traits de sou visage, comme tout le travail de son ame,convergeaient sans distraction sur un seul point, avec une telle puissance qu'il n'y avait aucune deperdition de volonte dans ce caractere, et qu'il seinblait voir d'avance ce qu'il voulait accomplir, comme s'il I'eut eu deja en realite sous les yeux. Tel etait alors I'homme qui devait absorber en lui tous ces hommes, et en faire ses victi- mes apres en avoir fait ses instruments. II n'e- tait d'aucun parti, mais de tous les partis qui servaient tour a tour son ideal de la Revolution. C'etait la sa force, ciir les partis s'arrelaient; lui ne s'arretait pas. II plarait cet ideal comme un but en avant de chaque mouvement revolu- tionnaire, il y marchait avec ceux qui voulaieDt I'atteindrp; puis, quand le but otait depasse, il sft placait plus loin et y marchait encore avec d'autres honmies, en continuant ainsi sans ja- mais reculer. La Revolution, decimee dans sa loute, devait inevitablement se resumer un jour dans une derniere expression, il voulait que ce 18 HISTOIRE % fut lui. II se I'etait incorpoiee tout enliere, principes, peosees, passions, coleres. En se I'incorporant tout entiere, il la forfait de s'in- corporer un jour en lui. Ce jour etait loin. XVIII. Robespierre, qui avait souvent combattu Mi- rabeau avec Duport, les Lameth et Barnave, comnienrait a se separer de ceux-ci depuis qu'ils doininaient I'Assemblee. II formait, avec Pethion et quelques homines obscurs, un petit grouped'opposition radicalementdemocratique, qui encourageait les Jacobins au dehors et qui nienacait Barnave et les Lameth toutes les fois qu'ils etaient tentes de s'arreter. Pethion et Robespierre, dans I'Assemblee, Brissot et DantoQ, au club des Jacobins, formaient le germe du parti nouveau qui allait accelerer le mouvement el le convertir bieotot en convul- sions et en catastrophes. Pethion etait un La Fayette du peuple, la po- pularite etait son but: i! I'atteignit plus vite que Robespierre. Avocat sans talent, mais probe, n'ayant pris de la philosophic que les sophis- mes du Contrat social, jeune, beau, patriote, il etait destine a devenir une de ces idoles com- plaisantes dont le peuple fait ce qu'il veut, ex- cepte unhomme : son credit dans la rueet chez les Jacobins lui donnait une certaine autorite dans I'Assemblee; on I'ecoutait comma un echo significatif des volontesdu dehors. Robes- pierre afiectait de le respecter. XIX. On achevait la constitution, le pouvoir royal n'y subsistait plus que de nom, le roi n'etait que Texecuteur des ordres de la representa- tion nationale, ses ministres n'etaient que des otages responsables entre les mains de I'Assem- blee. On sentait les vices de cette constitution avant de I'avoir achevee. Votee dans la colei-e des partis, elle n'etait pas une constitution, elle etait une vengeance du peuple centre la monar- chic, le troue ne subsistant que pour tenir la place d'un pouvoir unique que I'on instituait par tout et qu'on n'osait pas encore nommer Le peuple, les partis tremblaient, en enlevant le trone, de decouvrir un abime ou la nation serait engloutie ; il etait tacitement convenu de le respecter pour la forme, en depouillant et en outrageant tous les jours I'infortune monarque qu'on y tenait enchain^. Les choses en etaient a ce point ou elles n'ont plus d'autre denou ment qu'une chute. L'armee, sans discipline, n'ajoutait qu'un element de plus a la fermenta- tion populaire; abandonnee de ses officiers, qui emigraient en masse, les soLis-officiers s'en etn- paraient et transportaient la democratic dans ses rangs ; affilies, dans toutes les garnisons, au club des Jacobins, ils y prenaient le mot d'or- dre et faisaient de leur troupe les soldats de I'anarchie et les complices des factieux. Le peuple, a qui on avait jete en proie les droits feodaux de la noblesse et les dimes du clerge, craignait de se voir arracher ce qu'il possedait avec inquietude et voyait partout des complots; il les prevenait par des crimes. Le regime sou- dain de liberte, auquel il n'etait pas prepare, I'agitait sans le fortifier; il montrait tous les vices des affranchis sans avoir encore les vertus de I homme libre. La France entiere n'etait qu'une sedition; I'anarchie gouvernait, et pour qu'elle fut pour ainsi dire gouvernee elle-meme, elle avait cree son gouvernement dans autant de clubs qu'il y avait de grandes municipalites dans le royaume. Le club dominant etait celui des Jacobins ; ce club etait la centralisation de I'anarchie. Aussitot qu'une volonte puissante et passionnee remue une nation, cette volonte commune rap- proche les hommes; I'individualisme cesse et I'association legale ou illegale organise la pas- sion publique. Les societes populaires etaient nees ainsi : aux premieres menaces de la cour contre les etats-generaux, quelques de- putes bretons s'etaient reunis a Versailles et avaient forme une socieie pour eclairer les complots de la cour et assurer les triomphes de la liberte; ses fondateurs etaient Sieyes, Chapelier, Barnave, Lameth. Apres les jour- nees des 5 et G octobre, le club Breton, trans- porte a Paris a la suite de I'Assemblee nationale, y avait pris le nom plus energique de Societe des Amis de la Constitution ; il siegeait dans I'ancien couvent des Jacobins-Saint-Honore, non loin du Manege, ou siegeait I'Assemblee nationale. Les deputes, qui I'avaient fonde, dans le principc, pour eux seuls, en ouvrirent les portes aux journalistes, aux ecrivains revo- lutionnaires, et enfin a tous les citoyens. La presentation par deux des membres de la so- ciete et un scrutin ouvert sur la morality du recipiendaiie etaient les seules conditions d'ad- mission ; le public etait admis aux seances par des censeurs qui inspectaient la carte d'en- tree ; un reglement, un bureau, un president, une correspondance, des secretaires, un ordre du jour, une tribune, des orateurs transportaient dans ces reunions toutes les formes des assem- blees deliberantes; c'etaient les assemblees du peuple, moins I'election et la responsabilite; la passion donnait seule le mandat; au lieu de faire des.lois, elles faisaient I'opinion. Les seances avaient lieu le soir. afin que le peuple ne fut pas empeche d'y assister par les travaux du jour; les actes de I'Assemblee na- tionale. les evenemens du moment, I'examen de questions sociales, plus souvent les accusa- tions contre le roi. les ministres, le cote droit, Etaient les textes de ses discussions. De toutes les i)assions du peuple, celle qu'on y flattait le plus, c'etait la haine; on le rendait ombrageux DES GIRONDINS. 19 pour rasservir. Convaiucu que tout conspirait contre lui, roi. reine, cour, mioistres, autorite, puissances etrangeres, il se jetaitavec desespoir dans les bras de ses defenseurs. Le plus elo- quent a ses yeijx etait celui qui le penetrait de plus de crainte; il avait soif de denonciations. on les lui prodiguait. C'etait ainsi que Barnave. les Lameth, puis Danton, Marat, Brissot. Ca- mille Desmoulins, Pethion, Robespierre avaient conquis leur autorite sur le peuple. Ces noins avaient monte avec sa colere ; ils I'entretenaient, cette colere, pour rester grands. Les seances nocturnes des Jacobins et des Cordeliers etouf- faient souvent I'echo des seances de I'Assem- blee nationale; la minoiite, vaincue au Ma- nege, venait protester, accuser et menacer aux Jacobins. Mirabeau lui-meme, accuse par Lameth a propos de la Joi sur remigration. etait venu. peu de jours avant sa mort, ecouter, en face, les invectives de son denonciateur ; il n'avait pas dedaigne de se justifier. Les clubs etaient la force exterieure, oii les nieneurs de I'As- semblee appuyaient leurs noms pour intimider la representation nationale. La representation nationale n'avait que les lois; le club avait le peuple, la sedition et meme Tarmee. XX. Cette opinion publique, ainsi organisee en association permanente sur tous les points de I'empire, donnait un coup electrique auquel rien ne pouvait resister. Une motion faite a Paris etait repercutee, de club en club, Jus- qu'aux extremites des provinces. Une meme etincelle allumait, a la meme heure, la meme passion, dans des millions d'ames. Toutes les societes correspondaient entre elles et avec la societe-mere. L'impulsion etait communiquee, et le contre-coup ressenti tous les jours. C'etait le gouvernement des factions enlarant de ses reseaux le gouvernement de la loi ; mais la loi etait muette et invisible, la faction eloquente et debout. Qu'on se figure une de ces seances oii les citoyens, agites dejii par Pair orageux de I'e- poque, venaient prendre place, a la nuit tom- bante, dans une de ces nefs recemment con- quises sur un autre culte. Quelques chandelles apportees par les affilies eclairaient imparfaite- ment la sombre enceinte ; des murs nus, des bancs de bois, une tribune a la place de I'autel. Autour de cette tribune quelques orateurs cheris du peuple se pressaient pour obtenir la parole. Une foule de citoyens de toutes les classes, de tous les costumes, riches, pauvres, soldats, ouvriers; des femmes qui apportent la passion, Tenthousiasme. Tattendrissement, les larmes partout ou elles entrent; des enfants qu'elles elevent dans leurs bras, comme pour leur faire aspirer de bonne heure Tame d'un peuple irrite; un morne silence, entrecoupe d'eclats de voix, d'applaudissements ou de huees, selon que I'orateur qui demande a parler est aime ou hai': puis des discours incendiaires remuant jusqu'au fond, avec des mots ma- giques, les passions de cette foule neuve aux impressions de la parole; I'enthousiasme reel chez les nns, simule chez les autres ; les mo- tions ardentes, les dons patriotiques, les cou- ronnements civiques, les bustes des grands re- publicains promenes ; les symboles de la su- perstition et de I'aristocratie brules, les chants demagogiques vociferes, en chanir. au com- mencement et a la fin de chaque seance ; quel peuple, meme dans un temps de calme, eut resiste aux pulsations de cette fievre, dont les acces se renouvelaient periodiquement tous les jours, depuis la fin de 1790, dans toutes les villes du royaume ! C'etait le regime du fana- tisme precedant le regime de la terreur. Telle etait I'organisation du club des Jacobins. XXL Le club des Cordeliers, qui se confondait quelquefois avec celui des Jacobins, le depas- sait encore en turbulence et en demagogie. Marat et Danton y dominaient. Le parti constitutionnel modere avait tente aussi ses reunions. Mais la passion manque aux reunions defensives; I'ofl'ensive seule groupe les factions: elles s'eteignirent d'elles- memes jusqu'a la fondation du club des Feuil- lants. Le peuple dis-ipa, a coups de pierres, les premiers rassemblements de deputes chez M. de Clermont-Tonnerre. Barnave injuria a la tribune ses collegues, et les voua a I'execra- tion publique de la meme voix qui avait suscite et rallie les A^nis de la Constitution. La 11- berte n'etait encore qu'une arme partiale qu'on brisait, sans pudeur, dans les mains de ses ennemis. Que restait-il an roi, presse ainsi enti-e une assemblee qui avait usurpe toutes les fonctions executives, et ces reunions factieuses qui usur- paient tous les droits de representation ? Place sans forces propres entre ces deux puissances rivales, il n'etait la que pour recevoir le contre- coup de leur lutte, et pour etre jete, tous les jours, en sacrifice par I'Assemblee nationale a la popularite ; une seule force maintenait en- core I'ombre du trone et I'ordre exterieur debout, c'etait la garde nationale de Paris. Mais la garde nationale etait une force neutre, qui ne recevait de loi que de I'opinion, et qui, tlottant elle-meme entre les factions et la nio- narchie, pouvait bien maintenir la securite dans la place publique, mais ne pouvait servir d'appui ferme et indopendant ;^ un pouvoir po- litique. Elle etait peuple elle-meme; toute intervention seiieuse contre la volonte du peu- ple lui eut paru un sacrilege. C'etait un corps 20 HISTOIRE de police municipale. ce ne pouvait jamais etre encore rarmee du trone ou de la constitution ; elle etait nee d'elle-ineme, le lendemaiu du 14 juillet, sur les marches de THotel-de-Ville ; elle ne recevait d'ordre que de la municipalite. La municipalite lui avait donne pour chef le marquis de La Fayette; elle ne pouvait pas mieux choisir; le peuple honnete. dirige par son instinct, ne pouvait mettre la main sur un homme qui le representat plus fidelement. XXIl. Le marquis de La Fa\-ette etait patricien, possesseur d'une immense fortune et allie par sa femme, filie du due d'Ayen. aux plus grandes families de cour. Ne a Chavagnac en Auvergne, le 6 septembre 1757, marie a seize ans, un precoce instinct de renommee I'avait pousse, en 1777, hors de sa patrie. C'etait I'epoque de la guerre de I'independance d'Ame- rique ; le nom de Washington retentissait sur les deux continents. Un enfant reva la meme destinee pour lui dans les delices de la cour amollie de Louis XV; cet enfant, c'etait La Fayette. II arma secretement deux navires, les chargea darmes et de munitions pour les insurgents, et arriva ii Boston. Washington I'accueillit comrne il eut accueilli an secours avoue de la France. C'elait la France moins son drapeau. La Fayette et les jeunes officiers qui le suivirent constataient les voeux secrets d'un grand peuple pour I'indepcndance d'un nouveau monde. Le general americain em- ploj'a M. de La Fayette dans cette longue guerre, dont les moindres combats prenaient, en traversant les meis, I'importance de grandes bataiHes. La guerre d'Amerique, plus remar- quable par les resultats que par les campagnes, etait plus propre a former des republicains que des guerriers. M. de La Fayette la fit avec heroisme et devouement. 11 conquit I'amitie de Washington. Un nom francais fut ecrit par lui sur I'acte de naissance d'une na- tion transatlantique. Ce nom revint en France comme un echo de liberte etde gloiie. La po- pularite, qui s'attache h tout ce qui brille, s'en empara au retour de La Fayette dans sa pa- trie ; elle enivra le jeune heros. L'opinion I'adopta, rOpera I'applaudit, les actrices le couronnerent. La reine lui sourit, le roi le fit general. Franklin le fit citoyen, reiothousiasme national en fit son idole. Cet enivrement de la faveur publique decida de sa vie ; La Fayette trouva cette popularite si douce qu'il ne voulut plus consentir h la perdre. Les applaudisse- ments ne sont pas de la gloire. Plus tard il merita celle dont il etait digne. II donnait i\ la democratic son caractere, I'honnetete. Le 14 juillet, M. de La Fayette se trouva '. tout pret pour etre eleve sur le pavois de la bourgeoisie de Paris. Frondeur de la cour. ' revolutionnaire de bonne maison, aristocrate par la naissance, democrate par les principes, rayonnant d'une renommee militaire acquise au loin, il reunissait beaucoup de conditions |)Our ralliera lui une milice civique et devenir, dans les revues au Champ-de-Mars, le chef naturel d'une armee de citoyens. Sa gloire d'Ame- rique rejaillissait a Paris. La distance grandit tout prestige. Le sien etait immense. Ce nom resumait et eclipsait tout. Necker, Mirabeau, le due d'Orleans, ces trois popularites vigou- reuses, palirent. La Fayette fut le nom de la nation pendant trois ans. Arbitre supreme, il portait a I'Assemblee son autorite de com- mandant de la garde nationale; il rapportait a la garde nationale son autorite de membre in- fluent de I'Assemblee. De ces deux titres reu- nis il se faisait une veritable dictature de l'opi- nion. Comme orateur il comptait peu; sa pa- role molle. quoique spirituelle et fine, n'avait rien de ce coup ferme et electrique qui frappe I'esprit, vibre au coeur et communique son contre-coup aux hommes rassembles. Ele- gante comme une parole de salon, et embar- rassee dans les circonlocutions d'une intelli- gence diplomatique, il parlait de liberte dans une langue de cour. Le seul acte parlemen- taire de M. de La Fayette fut la proclamation des droits de Vhomme qu'il fit adopter par I'As- semblee nationale. Ce decalogue de I'homine libre, retrouve dans les foreis d'Amerique, contenait plus de phrases metaphysiques que de vraie politique II s'appliquait aussi mal a une vieille societe, que la uudite du sauvage aux besoins compliques de I'homme civilise. Mais il avait le merite de mettre un moment I'homme a nu, et en lui montrant ce qui etait lui, et ce qui n'etait pas lui, de rechercher, dans le prejuge, I'ideal vrai de ses devoirs et de ses droits. C'etait le cri de revolte de la nature contre foutes les tyrannies. Ce cri de- vait faire ecrouler un vieux monde use de ser- vitude et en faire palpiter un nouveau. L'hon- rieur de La Fayette fut de I'avoir profere. La federation de 1790 fut I'apogee de M. de La Fayette; il eft'ara, ce jourla, le roi et I'Assemblee. La nation armee et pensante etait Ici en personne, et -il la commandait ; il pouvait tout, il ne tenta rien. Le malheur de cet homme etait celui de sa situation. Homme de transition, sa vie passa entre deux idees; s'il en eut eu une seule il efit ete maitre des destinees de son pays. La monarchic ou la republique etaient egalement dans sa main; il n'avait qu'a I'ouvrir tout entiere ; il ne I'ouvrit qu'a moitie, et il n'en sortit qu'une demi- liberte. En passionnant son pays pour la re- publijue il defendait une constitution mo- narchique et un trone. Ses principes et ses actes etaient en apparente contradiction ; il etait droit et il paraissait trahir. Pendant qu'il combattait Ji regret par devoir pour la mo- DES GIRONDINS 21 uarchie, il avait son coeur dans la republique.i lie par une longue paix, emigrait en masae, Protecteur du tione, il en etait en nieme temps reftVoi. II ne faut qu'une cause a une vie. La nionarchie et Ja republique gardent a sa memoire la meme estime et les memes res- sentiments ; il les a seivies et desservies toutes les deux. II est mort sans avoir vu triompber une des deux causes ; mais il est mort vertueux et popuiaire. II eut, outre ses vertus privees, abandonnant le roi ti ses perils, et croyant a une intervention prompte et decisive des puis- sances etrangeres. Le tiers etat, jaloux et en- vieux, demandait violemment sa place et ses droits aux castes privilegiees ; sa justice res- semblait a la haine. L'Assemblee resumait en elle toutes ces faiblesses, tons ces egoismes. tous ces vices: Mirabeau etait venal, Baroave une vertu publique qui lui vaudra le pardon de etait jaloux. Robespierre fanatique, le club des ses fautes et I'immortalite de son nom ; il eut avant tous, plus que tous et apres tous, le sen- timent, la Constance et la moderation de la Revolution. Tel etait I'homme et telle etait I'armee sur lesquels reposaient le pouvoir executif, la se- curite de Paris, le trone constitutionnel et la vie du roi. XXIII. Ainsi se dessinaient, le ler juin 1791. les partis, les hommes et les choses au milieu desquels s'avancait, par une impulsion occulte et continue, I'esprit irresistible d'une grande renovation sociale. Que pouvait-il sortir alors de tels elements, si ce n'est la lutte. Tanarchie, le crime et la mort ! Aucun parti n'avait la raison, aucun esprit n'avait le genie, aucune ame n'avait la veitu. aucun bras n'avait I'eoer- gie de dominer ce chaos et d'en faire sortir la justice, la verite et la force. Les choses ne produisent que ce qui est en elles. Louis XVI etait probe et devoue au bien. mais il n'avait pas compris, des les premieres impulsions de la Revolution, qu'il n'y a qu'un role pour le chef d'un peuple, c'est de se mettre a la tete de I'idee nouvelle, de livrer le combat au passe, et de cumuler ainsi dans sa personne la double puissance de chef de la nation et de chef de parti. Le role de la moderation n'est possible qu'a la condition d'avoir la confiance entiere du parti qu'on veut moderer. Henri IV avait pris ce role, mais c'etait apres la vic- toire: s'il I'eut tente avant Ivry, il aurait perdu non-seulement le royaume de France, mais celui de Navarre. La cour etait venale, egoiste et corrompue; elle ne defendait dans le roi que la source des vanites et des exactions a son profit. Le clerge, avec des vertus chretiennes, n'avait aucune vertu publi,)ue. Etat dans I'Etat, sa vie etait h part de la vie de la nation ; son etablissement ecclesiastique lui semblait independant de I'e- tablissement monarchique. II ne s'etait rallie a la monarchie menacee que du jour oii il avait vu sa fortune compromise; alors il avait fait appel a la foi des pcuples pour preserver ses richesses, mais le peuple ne voyait plus dans les moines que des mendiants, dans les eveques que des exacteurs. La noblesse, amol- .lacobins cruel, la garde nationale egoiste. La Fayette flottant. le gouvernement nul. Per- sonne ne voulait la Revolution que pour soi et a sa mesure ; elle aurait du echouer cent fois sur tous ces ecueils. s'il n'y avait, dans les crises humaines, quelque chose de plus fort que les hommes qui paraissent les diriger: la volonte de I'evenement lui-meme. La Revolution tout entiere n'etait comprise alors par personne, excepte. peut-etre, par Ro- bespierre et par les democrates purs. Le roi n'y voyait qu'une grande reforme, le due d'Orleans qu'une grande faction, Mirabeau que le cote politique. La Fayette que le cote cons- titutionnel, les .Incobins qu'une vengeance, le peuple que I'abaissement des grands, la nation que son patriotisme. Nul n'osait voir encore le but final. Tout etait done aveugle alors, excepte la Revolution elle-meme. La vertu de la Revo- lution etait dans I'idee qui forcait ces hommes a I'accomplir et non dans ceux qui I'accomplis- saient; tous ses instruments ctaient vicies, corrompus ou personnels ; mais I'idee etait pure, incorruptible et divine. Les vices, les coleres, les egojsmes des hommes devaient produire inevitablementdans la crise ces chocs, ces violences, ces perversites et ces crimes, qui sont aux passions humaines ce que les con- sequences sont aux principes. Si chacun des partis ou des hommes meles des lepremierjour a ces grands evenementseus- sent pris leur vertu au lieude leur passion pour regie de leurs actes, tous ces desastres, qui les e( raseret)t, eussent ete sauves a eux et a leur patrie. Si le roi eut ete ferme et intelligent, si le clerge eut ete desinteresse des choses tem- porelles, si I'aristocratie eut ete juste, si le peuple eut ete modere, si Mirabeau eut ete integre, si La Fayette eut ete decide, si Ro- bespierre eut ete liumain, la Revolution se se- rait deroulee, majestueuse et calme comme une pensee divine, sur la France et de la sur I'Europe; elle se serait installee comme une philosophie dans les faits, dans les lois, dans les cultes. II devait en etre autrement. La pensee la plus sainte, la plus juste et la plus pieuse, quand elle passe par I'imparfaite humanite, n'en sort qu'en lambeaux et en sang. Ceux memes qui I'ont confue ne la recoiinaissent 22 H I S T O I R K plus et la (lesavouent. Mais il n'est pas donne au crime lui-meme de degrader la verite; elle survit a tout, nieme a ses victimes. Le sang qui souille les hommes ne tache pas I'idee, et malgre les egoismes qui I'avilissent, les la- chetes qui Tentiavent. les forfaits qui la des- honorent, la Revolution souillee se puiifie, se veconnait. triomphe et tiiomphera. LIVRE DEUXIEME. I. L'Assemblee nationale, fatiguee de deux an- nees d'existence, i-aientissait son mouvement legisiatif : depuis qu'elle n'avait plus a detruire, elle ne savait plus que faire. Les Jacobins lui portaient ombrage, la populaiite lui echappait, la presse la debordait, les clubs I'insulfaient ; instrument use des conquetes du peuple, elle sentait que le peuple alhiit la briser, si elle ne se dissolvait elle-meme. Ses seances etaient froides, elle achevait la constitution comme une tache qui lui etait iniposee, mais dont elle etait decouragee, avant de Tavoir accomplie. Elle ne croyait pas a la duree de ce qu'elle procla- mait imperissable. Ses grandes voix qui avaient remue Ja France si longtemps etaifent eteintes par la mort, ou se taisaient par rindiflference. Maury, Cazales, Clermont-Tonnerre sem- blaient se desinteresser d'un combat ou I'hon- neur etait sauve, oii la victoire etait desormais impossible. De temps en temps seulement, quelques grand eclats de colere entre les partis interrompaient la monotonia habituelle des dis- cussions theoriques. Telle fut la lutte du 10 juin, entre Cazales etRobespierre, sur le licen- ciement des officiers de I'armee : i Que nous proposent les comites, s'ecria Robespierre, de nous fier aux serments, a I'honneur des officiers. pour defendre la constitution qu'ils detestent? De quel honneur veut-on nous parler ? Quel est cet honneur audessus de la vertu et de I'a- mour de son pays? Je me fais gloire de ne pas croire a un pareil honneur. i Cazales, officier lui-meme, se leva indigne : i Je n'entendrai pas impunement ces laches calomnies, >: ditil. A ces mots, de violents murmures s'elevent a gauche; des cris (A I'ordre ! Al'Abbaye! a i'Abbaye I) eclataient dans les rangs des amis de la Revolution, i Eh quoi, repond I'orateuri royaliste, n'est-ce point assez d'avoir contenu I mon indignation en entendant accuser deux | mille citoyens, qui, dans toutes les crises ac- tuelles, ont donne I'exemple de la patience la plus heroique ! J'ai entendu le preopinant, puree quejesuis, je le declare, partisan de la liberte la plus illimitee des opinions; mais il est au-dessus du pouvoir humain de m'empecher de traiter ces diatribes avec le mepris qu'elles meritent. Si vous adoptez le licenciement qu'on vous propose, vous n'avez plus d'armee, nos frontieres sont livrees a I'invasion de I'en- nemi, et I'interieur aux exces et au pillage d'une soldatesque effrenee ! i Ces paroles energiques furent I'oraison funebre de I'an- cienne armee, etle projet du comite fut adopts. La discussion sur I'abolition de la peine de mort offrit a Adnen Duport I'occasion de pro- noncer, en faveur de I'abolition, un de ces dis- cours qui survivent au temps, et qui protes- tent au nom de la raison et de la philoso- phic contre I'aveuglement et I'atrocite des legislations criminelles. 11 demontra avec la plus profonde logique. que la societe, en se re- servant rhomicide, le justifiait jusqu'a un cer- tain point dans le meurtrier, et que le moyen le plus efficace de deshonorer le meurtre et de le prevenir etait d'en montrer elle-meme une sainte horreur. Robespierre, qui devait tout laisser immoler plus tard, demandait qu'on de- sarmdt la societe de la peine de mort. Si les prejuges des juristes n'eussent pas prevalu sur les saines doctrines de la philosophie morale, qui pent dire combien de sang eut ete epargne a la France? Mais ces discussions, renfermees dans I'en- ceinte du Manege, occupaient bien moins I'at- tention publique que les controverses passion- nees de la presse periodique. Le journalisme, CO Forum universel et quotidien des passions du peuple, s'etait ouvert avec la liberte. Tous les esprits ardents s'y etaient precipites, Mirabeau lui-meme avait donne I'exemple en descendant de la tribune. II ecrivait les lettres a ses com- mettants ou le Courrier de Provence. Camille Desmoulins, jeune homme d'un grand talent, mais d'une raison faible, jetait dans ses feuilles I'agitation fievreuse de ses pensees. Brissot, Gorsas, Carra. Prudhomme, Freron. Danfon, Fauchet, Condorcet redigeaient des journaux democratiques ; on commenrait h y demander I'abolition de la royaute, « le plus grand fleau, DES GIRONDIxNS. 23 disaient les Revolutions de Paris, qui ait jamais deshoDore I'espece humaine. j Marat semblait avoir absoibe en lui toutes les haines qui fer- mentent dans une societe en decomposition ; il s'etait fait I'expression permanente de la colere du peuple. En la feigoant, il I'eDtietenait ; il ecrivait avec de la bile et du sang. II s'etait fait cynique pour penetrer plus bas dans les masses. II avail invente la langue des forcenes. Cora- me le premier Brutus il contrefaisait le fou, mais ce n'etait pas pour sauver sa patrie, c'e- tait pour la pousser a tous les vertiges et pour la tyranniser par sa propre demence. Tous ses pamphlets, echos des Jacobins ou des Cor- deliers, soufflaient chaque jour les inquietudes, les souppons, les terreurs au peuple. a Citoyens, disait-il, veillez autour de ce pa- lais, asile inviolable de tous les complots contre la nation; une reine perverse y fanatise un roi imbecile, elle y eleve les louveteaux de la ty- rannic. Des pretres insermentes y beuissent les armes de I'insurrection contre le peuple. lis y preparent la Saint-Barthelemy des pa- triotes. Le genie de I'Autricbe s'y cache dans des comites presides par Antoinette; on y fait signe aux etraugers, on leur fait passer par des convois secrets Tor et les armes de la France, pour que les tyrans, qui rassemblent leurs ar- mees sur vos frontieres, vous trouvent affiimes et desarmes. Les emigres, d'Artois, Conde, y recoivent le mot d'ordre des vengeances pro- chaines du despotisme. Une garde etrangere de stipendies suisses ne suffit pas aux projets liberticides de Capet. Chaque nuit, les bons citoyens, qui rodent autour de ce repaire, y voient entrer furtivement d'anciens nobles qui cachent des armes sous leurs habits. Ces che- valiers du poignard, que sont-ils sinon les as- sassins enroles du peuple? Que fait done La Fayette? est-il dupe ou complice? comment laisse-t-il libres les avenues de ce palais qui ne s'ouvriront que pour la vengeance ou pour la fuite? Qu'attendons-nous pour achever la revo- lution dont nous laissons I'ennemi couronne attendre, au milieu de nous, I'heure de la sur- prendre et de I'aneantir? Ne voyez-vous pas que le numeraire disparait, qu'on discredite les assignats ? Que signifient sur vos frontieres ces rassemblements d'emigres et ces armees qui s'avancent pour vous etoufferdans un cercle de fer? Que font done vos niinistres ? Comment les biensdes emigres ne sont-ils pas confisques? leurs maisons brulees? leurs tetes mises a prix? Dans quelles mains sont les aiines ? Dans les mains des traitres ! Qui tient les clefs de vos places fortes ? Des traitres, des traitres, par- tout des traitres ! et, dans ce palais de la trahi- son, le roi des traitres ! le traitre inviolable et couronne, le roi ! II affecte I'amour de la cons- titution, vous diton ? piege ! II vient a I'As- semblee ? i)iege I c'est pour niieux voiler sa fuite! Veillez! veillez! Un giand coup se prepare, il va eclater ; si vous ne le prevenez pas par un coup plus soudain et plus terrible, e'en est fait du peuple et de la liberie ! » II. Ces declamations n'etaient pas toutes sans fondement. Le roi, honnete etbon, ne conspi- rait pas contre son peuple; la reine ne songeait pas a vendre a la maison d'Autriche la couron- ne de son mari et de son fils. Si la constitution qui s'achevait eut pu donner I'ordre au pays et la securite au trone, aucun sacrifice de pouvoir n'eut coute a Louis XVI. Jamais prince ne trouva mieux, dans son caractere, les conditions de sa moderation ; la resignation passive, qui est le role des souverains constitutionnels, etait sa vertu. II n'aspirait ni a reconquerir ni a se venger. Tout ce qu'il desirail, c'etait que sa sincerite fut appreciee enfin par son peuple, que I'ordre se retablit au dedans, que la paix se maintint au dehors, et que I'Assemblee, reve- nant sur les empietemenls qu'elle avail accom- plis contre le pouvoir executif, revisat la con- stitution, en recounut les vices et restituat a la royaute le pouvoir indispensable pour faire le bien du royaume. La reine elle-meme, bien que d'une ame plus forte et plus absolue, etait vaincue par la ne- cessite et s'associait a>ix intentions du roi; mais le roi, qui n'avait pas deux volontes, avail cependant deux minisleres et deux politiques, une en France avec ses ministres constitution- nels, une au dehors avec ses freres et avec ses agents aupres des puissances. Le baron de Breteuil et M. de Calonne, rivaux d'intrigue, parlaient et trailaient en son nom. Le roi les desavouait, quelquefois sincerement, quelque- fois sans sincerite, dans ses lettres oflicielles aux ambassadeurs : ce n'etait pas hypocrisie, c"etait faiblesse; un roi captif paraissait excu- sable de parier tout haul a ses geoliers et lout bas a ses amis. Ces deux langages, ne concor- dant pas toujours, doniiaient a Louis XVI I'appareoce de la deloyaute et de la trahison. II ne trahissait pas, il hesilait. Ses freres, et principalement le comte d'Ar- tois, faisaient du dehors violence h ses volontes et inlerpretaient arbitrairement son silence. Ce jeune prince allait, de cour en cour, solliciter au nom de son frere la coalition des puissances monarchiques, contre une doctrine qui mena- rait deja tous les trones. Accueilli a Florence par I'einpereur d'Autriche, Leopold, frere de la reine, il en avail obtenu quelques jours apres, a Mantoue, la promesse d'uu contingent de trente-cinq mille hommes. Le roi de Prusse, I'Espagne, le roi de Sardaigne, Naples et la Suisse garantissaienl des forces propoi tionnees. Louis XVI, tantol saisissait cette esperance d'une intervention europeeune comme un moyen d'inlimider I'Assemblee et de la rame- 24 HISTOIRE ner a une conciliation avec lui, tantot il la ve- poussait comme un crime. L'etat de son esprit, a cet cgard, dependait de l'etat duroyaume; son ame suivait le flux et le reflux des evene- ments interieurs. Un bon decret, une reconci- liation cordiale avec I'Assemblee, un applau- dissement du peuple venaient-ils consoler sa tristesse, il se reprenait a I'esperance et ecri- vait a ses agents de dissoudre ies rassemble- ments hostiles de Coblentz. Une emeute nou- velle assiegeaitelle le palais. I'Assemblee avi lissait-elle la dignite royale par quelque abais- sement ou par quelque outrage, il recommen- cait a desesperer de la constitution et a se pre- niuuir contre elle. L'incoherence de ses pen- sees etait plutot le crime de sa situation que ie sien ; mais elle comproniettait a la fois sa cause dedans et dehors. Toute pensee qui n'est pas une se detruit elie-nienie. La pensee du roi, quoique droite au fond, etait trop vacillante pour ne pas varier avec Ies evenemenls; or Ies evenements n'avaient qu'une direction: la des- truction de la monarcliie. III. Cependant, au milieu de ces tergiversations de la volonte royale, il est impossible a I'his- toire de meconuaitre que, des le mois de no- vembre 1790, le roi meditait vaguement le plan d'une evasion de Paris combine avec I'empe- reur. Louis XVI avait obtenu de ce prince la promesse de faire marcher un corps de troupes sur la frontiere de P" ranee, au moment qu'il lui indiquerait; mais le roi avait-il I'intention de sortir du royaume et d'y rentrer a la tete de forces etrangeres, ou simplement de rassem- bler autour de sa personne une partie de sa propre armee dans une place frontiere et de trailer de la avec lAsseinblee? La derniere hypothese est la plus vraisemblable. Louis XVI avait beaucoup lu I'bistoire et surtout I'histoired'Angleterre. Comme tousles malheureux, il cherchait dans Ies infortunes des princes detrones des analogies avec sa pro- pre infortune. Le portrait de Charles ler par Van Dyck etait sans cesse devant ses yeux, dans son cabinet aux Tuileries. son bistoire souvent ouverte sur la table. II avait ete frappe de ces deux circonstances : que Jacques II avait per- du sa couronne pour avoir quitte son royaume, et que Charles ler avait ete decapite pour avoir fait la guerre a son parlement et 'i son peuple. Ces reflexions lui avaient inspire une repugnance instinctive centre I'idee de sortir de France ou de se jeter dans Ies bras de I'ar- m6e. II fallait pour qu'il se decidat a Pun ou a I'autre de ces deux partis extremes, que sa li- berie d'esprit fut completement opprimee par J'imminence des perils presents, et que la ler- reur qui assiegeait jour et nuit le chateau des Tuileries fut entree jusquc dans I'ame du roi et de la reine. Les menaces atroces qui Ies assaillaient des qu'ils se montraient aux feuetres tie leur de- meure, les outrages des journalistes, les vocife- rations des Jacobins, les emeutes et les assassi- nats qui se multipliaient dans la capitale et dans les provinces, les obstacles violents qn'on avait mis a leur depart pour Saint-Cloud, le souvenir enfin des poignards qui avaient perce le lit me- me de la reine aux 5 et 6 octobre, tout faisait de leur vie une transe continuclie. Ilscommen- faient a comprendre que la Revolution insatia- ble s'irritait par les concessions menies qu'ils lui avaient faites ; que I'aveugle fureur des fac- tions, qui ne s'etait pas arretee devant la ma- jeste royale entouree de ses gardes, ne s'arre- terait pas devant I'inviolabilite illusoire decre- lee par une constitution ; et que leur vie, celle de leurs enfants et de ce qui restait de la fa- mille rojale n'avaient plus de surete a trouver que dans la fuite. La fuite fut resolue, souvent elle avait ete debattue avant I'epoque ou le roi s'y decida. Mirabeau lui-meme, achete par la cour, I'avait proposee dans ses mysterieusesentrevues avec la reine. Un de ses plans presentes au roi con- sistait a s'evader de Paiis, a se refugier au mi- lieu d'un camp ou dans une ville frontiere, et a trailer de la avec I'Assemblee intimidee. Mira- beau, reste a Paris et ressaisissant I'esprit pu- blic, aurait amene, disait-il, Ies choses a un ac- commodement et a une restauration volontaire de I'autorite royale. Mirabeau avait emporte ces esperances dans la tombe. Le roi meme, dans sa correspondance secrete, temoigne de sa repugnance a remettre son sort entre les mains du premier et du plus puissant des fac- tieux. Une autre inquietude agitait I'esprit du roi et troublait plus profondement le cteur de la reine ; ils n'ignoraient pas qu'il etait question au dehors, soit a Coblentz. soit dans les conseils de Leopold et du roi de Prusse, de declarer le trone de France vacant de fait par le defaut de liberie du roi, et de nommer regent du royaume un des princes emigres, afin d'appeler a lui avec une apparence de legalite tons ses sujetsfideles, el de (lonner aux troupes etrangeres un droit d'intervention incontesle. Un trone, meme en debris, ne veut pas etre partage. Une jalousie inquiete veillait encore au milieu de tant d'autres terreurs, dans ce palais ou la se- dition avait deja ouvert tant de brcches. c M. le comte d'Arlois sera done un heros, i disait ironiquement la reine, qui avait beaucoup aime ce jeune prince et qui le haissait aujourd'hui. Le roi, de son cote, craignait cette decheance morale dont on le menac/ail, sous |)retexte de delivrer la monarchic. De ses amis ou de ses ennemis, il ne savait lesquels craindre davan- tage. La fuite seule, au milieu d'une armee fi- dele, pouvait le soustraire aux uns et aux au- Ires; mais la fuite elle-meme etait un peril. Si elle reussissait, la guerre civile pouvait en DES GIRONDINS. 25 sortir, et le roi avail horreur du sang verse pour sa cause ; si elle ne reussissait pas. elle lui se- rait imputee ;i crime; et qui pourrait dire oii s'arreterait la fureur de la nation? La de- cheance, la captivite et la mort pouvaient etre la consequence de la moindre indiscretion. II allait suspendre a un fil fragile son trone, sa liberte, sa vie. et les vies mille fois plus clieres, pour lui, de sa femme. de ses deux enfants, et de sa sceur. Ses angoissesfureot longueset tenible?. elles durerent huit mois ; elles n'eurent pour confi- dents que la reine. madaiiie Elizabeth, quel- ques serviteurs fideies dans Tenceinte du palais. et au dehors le marquis de Bouille. IV. Le marquis de Bouille, cousin de M. de La Fayette, etait le caractere le plus oppose a cefui du beros de Paris. Guerrier male et se- vere, attache a la monarchic par principe, au roi par devouement religieux, le respect pour les ordres de ce prince I'avait empeche d'emi- grer ; il etait du petit nombre des officiers-ge- neraux aimes des troupes qui etaient restes a leur poste, au milieu des orages de ces deux annees, et qui, sans prendre parti pour ou cen- tre les innovations, avaient tente de conserver a leur pays la derniere force qui survive a toutes les autres et qui quelquefois les supplee seule : la discipline de I'armee. II avait servi avec beaucoup d'eclat en Amerique, dans nos colo- nies, dans les Indes; I'autorite de son carac- tere et de son nom sur les soldats n'etait pas brisee. La repression heroique de la fameuse insurrection des troupes a Nancy, au mois d'aout precedent, avait retrempe cette autorite dans ses mains; seul de tous les generaux franfais, il avait reconquis le commandement et fait reculer I'insubordination. L'Assemblee, que la sedition mililaire inquietait au milieu de sestriomphes, lui avait vote des remerciements comme au sauveur du royaume. La Fayette, qui ne commandait qu'a des citoyens, redoutait ce rival qui commandait a des bataillons ; il ob- servait et caressait M. de Bouille. II lui propo- sait sans cesse une coalition de baionnettesdont ils seraieot les deux chefs, et dont le concert assurerait a la fois la revolution et la monar- chic. M. de Bouille, qui suspectait le royalisme de La Fayette, lui repondait avec une politesse froide et ironique qui deguisait mal ses soup- cons. Ces deux caracteres etaient incompati- bles : Tun representait le jeune patriotisme, I'autre I'antique honneur. Ils ne pouvaient pas s'unir. Le marquis de Bouille avait sous son cora- raandement les troupes de la Lorraine, de TAl- sace, de la Franche-Comte et de la Cham- pagne; ce commandement s'etendait de la ♦Suisse 5 la Sarabre. II ne comptait pas moins de quatrevingt-dix bataillons et de cent quatre escadrons sous ses ordres. Sur ce nombre. le general ne pouvait avoir confiance que dans vingt bataillons de troupes allemandes et dans quelques regiments de cavalerie : le reste etait revolutionne, et I'esprit des clubs y avait souf- fle I'insubordination et la haine du roi ; les re- giments obeissaient plus aux municipalites qu'aux generaux. V. Des le mois de fevrier 1791, le roi, qui se fiait entierement a M. de Bouille, avait ecrit a ce general qu'il lui ferait faire incessamment des onvertures, de concert avec M. de Mira- beau et par Tintermediaire du comte de La- marck, seigneur etranger, et confident de Mira- beau : i Quoique cs gens-Ia ne soient guere I estimables, disait le roi dans sa lettre, et que I j'aie paye Mirabeau tres-cher, je crois qu'il I pent me rendre service. Ecoutez sans trop I vous livrer. i Le comte de Lamarck arriva en effet a IMetz bientot apres. II paria a M. de Bouille de I'objet de sa misson. II lui avoua que le roi avait donne recemment 600,000 francs k Mirabeau, et qu'il lui payait en outre 50,000 francs par mois. II lui deroula le plan de sa conspiration contre-revolutionnaire, dont le premier acte devait etre une adresse de Paris et des departements pour demander la liberte du roi. Tout reposait, dans ce plan, sur la puis- sance de la parole de Mirabeau. Enivre d'elo- quence, cet orateur achete ignorait que les pa- roles, qui ont tant de force d'agitation, n'en ont aucune d'apaisement. Elles lancent les na- tions, les baionnettes seules lesarretent. M. de Bouille, horn me de guerre, sourit de ces chi- meres d'homme de tribune. Cependant il ne le decouragea pas de ses projets et promit d'y (oncourir. II ecrivit au roi de couvrir d'or la defection de Mirabeau. i scelerat habile, qui I pourrait peut-etre reparer par cupidile le I mal qu'il avait fait par vengf'ance ; » et de se defier de La Fayette, « enthousiaste chime- I rique, ivre de faveur populaire. capable peut- 1 etre d'etre un chef de parti, incapable d'«^tre I le soutien d'une monarchic, t VL Mirabeau mort, le roi en suivit la pensee en la modifiant; il ecrivit en chiftVes, a la fin d'a- vril, au marquis de Bouille, pour lui annoocer qu'il partirait incessamment avec toute sa fa- mille, dans une seule voiture qu'il faisait faire secretement pour cet usage : il lui ordonnait d'etablir une chaine de postes de Chalons a Montmedy, ville frontiere ou il voulait se ren- dre. La route la plus directe de Paris a Mont- medy passait par Reims; mais le roi, qui avait ete sacr6 a Reims, craignait d'y etre reconn«. 126 HISTOIRE II prefera, malgre les observations de M. de Bouille, passer par Vareunes. La route de Varennes avait I'inconvenient de n'avoir pas de relais de postes partout. II fallait y envoyerdes relais sous differents pretextes ; la presence de ces relais pouvait faire naitre des soupcons, dans le peuple de ces petites villes. La pre- sence de detachements sur une route que les troupes ne frequentaient pas habituellement avait le ineme danger. M. de Bouille voulut detourner le roi de cette direction. II lui re- presenta, dans sa reponse, que, si les detache- ments etaient forts, ils inquieteraient les niuni- cipalites et les provoqueraient a la vigilance ; que, s'ils etaient faibles, ils ne pourraient le proteger. II I'engagea aussi a ne pas employer une berline construite expres et remarquable par sa forme, mais a se servir dedeux diligences anglaises, voituresusitees alors et plus legeres ; 11 insista surtout sur la necessite de prendre avec lui un bomme sur, ferme, decide, pour le conseilleret le seconder dans toules les circons- tances iinprevues d'un pareil voyage; il lui designa le marquis d'Agoult, major des gardes- franfaises ; enfin il pria le roi d'engager I'em- pereur h faire operer un mouvement de troupes autrichiennes, menacant en apparence pour nos frontieres du cote de Montmedy, afin que I'm- quietude des populations servit de pretexte et de justification aux mouvements des detache- ments et aux rassemblements de corps de ca- valerie francaise autour de cette ville. Le roi consentit a cette demarche et promit de pren- dre avec lui le marquis d'Agoult ; il refusa tout le reste. Peu de jours avant le depart, il en- voya un million en assignats a M. de Bouille pour servir aux achats secrets de rations et de fourrage et ^ la soldo des troupes devouees qui devaient seconder le projet. Ces dispositions faites, le marquis de Bouille fit partir un offi- cier affide de son etat-major, M. de Guoguelas, pour faire une reconnaissance complete de la route et du pays entre Chalons et Montmedy et en donner au roi un rapport exact et minu- tieux. Get officier vit le roi et rapporta ses or- dres & M. de Bouille. En attendant, M. de Bouille se tenait pret h executer tout ce qui avait ete convenu : il avait eloigne les troupes patriotes et concentre les douze bataillons etrangers dont il etaitsCir. Un train d'artillerie de seize pieces de canon filait sur Montmedy. Le regiment de Royal-Alle- mand entrait a Stenay, un escadron de hussards etait h Dun, un autre escadron a Varennes, deux escadrons de dragons devaient se trouver k Clermont le jour oii le roi y passerait ; ils etaient commandes par le comte Charles de Damas, officier habile et aventureux. M. de Damas avait ordre de porter de la un detache- meut a Sainte-Menehould, et de plus cinquante hussards detaches de Varennes devaient se rendre i Pont-Sommevelle, entre Chalons et Sainte-Menehould, sous pretexte d'assurer le passage d'un tresor qui apportait de Paris la solde des troupes. Ainsi, une fois Chalons tra- verse, la voiture du roi devait trouver, de relais en relais, des escortes de troupes fideles. Le commandant de ces detachements s'approche- rait de la portiere, au moment ou Ton change- rait de chevaux pour recevoir les ordres que le roi jugerait a propos de donner. Si le roi vou- lait poursuivre sa route sans etre reconnu, ces officiers se contenteraient d'assurer contre tout obstacle son passage au relais. et ils se replie- raient lentement derriere lui par la meme route ; si le roi voulait etre escorte, ils feraient monter leurs dragons a cheval et I'escorteraient. Rien ne pouvait etre plus sagement combine, et le secret le plus etroit couvrait ces combi- naisons. Le 27 mai, le roi ecrivit qu'il partirait le 19 du mois suivant, entre minuit et une heure du matin; qu'il sortiraitde Paris dans une voiture bourgeoise ; qu'a Bondy, premiere poste apres Paris, il prendrait sa berline; qu'un de ses gardes du corps, destine a lui servir de cour- rier, I'attendrait a Bondy; que, dans le cas ou le roi n'y serait pas arrive a deux heures, ce serait le signe qu"il aurait ete arrete ; qu'alors ce courrier partirait seul et irait jusqu'a Pont- Sommevelle annoncer a M. de Bouille que le coup etait nianque, et prevenir ce general de pourvoir a sa propre surete et a celle des offi- ciers compromis. VIL Ces derniers ordres recus, M. de Bouille fit partir le due de Choiseul avec ordre de se ren- dre a Paris, d'y attendre les ordres du roi et de preceder son depart de douze heures. M. de Choiseul devait ordonner k ses gens de se trouver a Varennes, le 18, avec ses propres chevaux, qui conduiraient la voiture du roi. L'endroit oii ces chevaux seraient places dans la ville de Varennes devait etre designe au I'oi d'une maniere precise pour que le change- ment de chevaux s'y fit sans hesitation et sans perte de temps. A son retour, M. de Choiseul avait ordre de prendre le commandement des hussards postes a Pont-Sommevelle, d'y atten- dre le roi, de Tescorter avec ses hussards jus- qu'h Sainte-Menehould, et de poster \h ses ca- valiers avec la consigne de ne laisser passer personne sur la route de Paris a Varennes et de Paris a Verdun, pendant les vingt-quatre heures qui suivraient 1 heure du passage du roi. M. de Choiseul refut de la main de M. de Bouille des ordres sign6s du roi lui-meme, qui lui prescrivaient, ainsi qu'aux autres comman- dants des detachements, d'employer la force, au besoin, pour la surete et la conservation de Sa Majeste et de la famille royale, etpour I'ar- racher des mains du peuple, si le peuple venait DES GIRONDINS h s'empaier du roi. Dans le cas ou la voiture aurait eie anetee a Chalons, M. de Choiseul avertirait le general, rasseniblerait tous les de- tacheinents et marcherait pour delivrer le roi ; il rerut six cents louis en or, pour les distribuer aux soldats des detachements et exalter 'ear devouement, a I'instant ou le roi paraitrait et se ferait reconnaitre. M. dc Guoguelas partit en nienre temps pour Paris pour reconnaitre une seconde fois les lieux, en passant par Stenay, Dun, Varenues et Sainte-Menehould, et pour bien inculquer la topographie dans la nieaioire du roi; il de- vait rapporter les dernieres instructions a M. de Bouille, en revenant a Montmedy par une autre route. Le marquis de Bouille partit lui- • raeme de Metz, sous pretexte de faire une tournee d'inspection des places de son gouverne- » ment. II se rapprocha de Montmedy. II etait le 15 ^ Longvvy ; il y recut un mot du roi, qui lui annoncait que le depart etait retarde de vingt-qualre heures, par la necessite d'en ca- cher les preparatifs a une femme de cliambre de la reine, democrate fanatique capable de les denoncer, et dont le service ne finissait que le 19. Sa Majeste ajoutait qu'elle n'emmenerait pas avec elle ie marquis d'Agoult, parce que madame de Tourzel, gouvernante des enfants de France, avait revendique les droits de sa charge et voulait les accompagner. Ce retard necessitait des contre-ordres fu- nestes ; toute la precision des lieux et des temps se trouvait compromise ; les passages de detachements devenaient des sejouis ; les relais prepares pouvnient se retirer; cependant le marquis de Bouille para, autant qu'il etait en lui, a ces inconvenients, envoya des ordres mo- difies aux commandants des detachements, et s'avanra de sa personne le 20 a Stenay, oii il tiouva le regiment de Iloyal-Aliemand, sur le- quel il pouvait compter. Le 21, il reunit les generaux sous ses ordres ; il leur annonta que le roi passerait dans la nuit aux portes de Ste- nay et serait le lendemain matin ci Montmedy ; il chargea le general Klinglin de preparer, sous le canon de cette phice, un camp de douze ba- taillons et de vingt quatre escadrons. Le roi de- vait habiter un chateau derriere le camp; ce chateau servirait de quartier-general. L'atti- tude du roi semblait plus convenable et plus sure au milieu de son armee que dans une place forte. Les generaux ne temoignerent aucune hesitation. M. de Bouille laissa a Stenay le general d'Hoffelizzeavec le regiment deRoyal- Allemand; ce general avait ordre de faire sel- ler, a I'entree de la nuit, les chevaux de ce regiment, de le faire monter a cheval ^ la pointe du jour, et d'envoyer a dix heures du soir un detachement de cinquante cavaliers en- tre Stenay et Duo, pour attendre le roi et I'es- corter jusqu'a Stenay. A la nuit, M. de Choiseul partit lui-meme a cheval de Stenay, avec quelques ofliciers ; il s'avanra jusqu'aux portes de Dun, oii il ne voulut pas entrer, de peur que sa presence n'agitat le peuple. II attendit la, en silence et dans I'ombre, I'arrivee du courrier qui devait preceder, d'une heure, les voitures. Les des- ; tinees d'une monarchie, le trone d'une dynas- tie, les vies de toute une famille royale. roi, reine, princesse. enfants, pesaient sur son ame. Cette nuit durait un siecle pour lui ; elle s'e- coulait cependant sans que le galop d'un che- val sur la route vint annoncer ii ce groupe, I cache sous des arbres, que le roi de France etait sauve ou perdu ! ' VIII. Que se passait-il aux Tuileries pendant ces heures decisives ? Le secret du de|)art projete avait ete religieusement renferme entre le roi, la reine, madame Elisabeth, quelques servi- teurs devoues et le comte de Fersen. gcntil- I homme suedois charge des preparatifs exte- rieurs. Des rumours vagues, semblables aux pressentiments des choses qui courent, avant j les evenements, parmi le peuple, s'etaient. il est I vrai, repandues, depuis quelques jours ; mais ces rumeurs etaieiil plutot I'effet de la disposi- . tion inquiete des esprits que d'aucune revela- tion positive des confidents de la fuite. Ces i bruits cependant, qui venaieut assieger sans cesse M. de La Fayette et son etat-major, I faisaient redoubier de surveillance autour du chateau et jusque dans I'interieur des apparte- ments du roi. Depuis les 5 et G octobre, la ; maison inilitaire avait etc licenciee; les com- pagnies de gardes du corps, dont chaque soldat etait un gentilhomme, et dont I'honneur, la race, le sang, la tradition. I'esprit de corps assuraient I'inebranlable fidelite, n'existaient plus. Cette vigilance respectueuse, qui faisait pour eux un culte de leur service, autour des personnes royales, avait fait place a I'ombrageuse surveillance de la garde uationale, qui epiait le roi bien plus qu'elle ne gardait le monarque. Les gardes suisses, il est vrai, entouraient en- core les Tuileries; mais les Suisses n'occu- paient que les postes exterieurs. L'interieur des Tuileries, les escaliers, les communica- tions entre les appartements etaient surveilles par la garde nationale. M. de La Fayette y venait a toute heure ; ses ofliciers rodaient la nuit a toutes les issues, et des ordres noQ ecrits mais tacites les autorisaient a empecher le roi lui-meme de sortir de son palais apres minuit. A cette surveillance officielle venait s'ad- joindre I'espionnage secret et plus intime de cette nombreuse doiuesticite du palais, ou I'esprit de la Revolution etait veuu encourager I'iofidelite et sanctifier i'ingratitude. La, comme plus baut, la delation s'nppelait vertu 28 HISTOIRE et la trahison patriotisme. Dans Jes inurs de ce palais de ses peres, le roi n'avait de sfir que le cceur de la reine, de sa soeur et de quelques courtisans de son infortune, dont les gestes meme etaient rapportes a M. de La Fayette. Ce general avait expulse violemment et inju- rieusement du chateau des gentilshommes fide- les, qui etaient venus fortifier la garde des ap- partements, le jour de I'emeute de Vincennes. Le roi avait du voir, les larmes aux yeux, ses amis les plus devoues chasses honteusement de sa demeure, et livres par son protecteur officiel aux ris6es et aux outrages de la popu- lace. Lafamille royale ne pouvait done trouver aucune complicite au dedans pour favoriser son evasion. IX. Le comte de Fersen fut le principal confi- dent et presque le seul agent de cette hasar- deuse entreprise. Jeune. beau, devoue, il avait ete admis, dans les jours heureux de IMarie- Antoinette, aux intimites de Trianon. On dit qu'un culte chevaleresque. auquel le respect seul I'empechait de donner le nom d'amour, I'avait des ce temps-l;\ attache a la reine ; ce culte de la beaute etait devenu dans I'ame du Suedois un devouement passionne au malheur. L'instinct de la reine n'egara point cette prin cesse, quand elle chercha, dans sa pensee, a quel zele elle pourrait confier le salut du roi et celui de ses enfants ; elle pensa a M. de Fer- sen : il partit de Stockholm au premier signe, il vit la reine et le roi, il se chargea de faire pre- parer la voiture qui devait attendre a Bondy i'auguste famille. Son titre d'etranger cou- vrait toutes ses demarches; il les combina avec un bonheuregal a son devouement. Trois anciens gardes du corps, MM. de Valory, de Moustier et de Maldan, furent mis par lui dans la confidence, et prepares au role pour lequel la confiance du roi les avait choisis ; ils de- vaient se deguiser en domestiques, monter sur le siege des voitures, et proteger la famille royale contre tous les hasards de la route. Ces trois noms obscurs de gentilshommes de pro- vince ont efface ce jour-lci les noms de cour. En cas d'arrestation du roi ils prevoyaient leur sort; mais pour etre les sauveurs de leur souverain, ils s'offrirent courageusement a etre les victimes du peuple. La reine s'occupait depuis longtemps de I'idee de cette fuite. Des le mois de mars elle avait charge une de ses femmes de faire parve- nir h Bruxelles un trousseau complet pour Madame royale et des habits pour le dauphin; elle avait fait passer de meme son nesessaire de voyage a Tarchiduchesse Christine sa soeur, gouvernante des Pays-Bas, sous pretexte de I • lui faire un present; ses diamants et ses bijoux avaient ete confies a Leonard, son coiffeur, qui partit avant elle, avec le due de Choiseul. Ces legers indices d'une fuite meditee n'a- vaient pas echappe completement a la vigi- lance perfide d'une femme de son service interieur, cette femme avait note des chuchot- tements et des gestes; elle avait remarque des portefeuilles ouverts sur des tables, des parures manquant dans leurs ecrins; elle denonpa ces symptomes a M. de Gouvion, aide-de-camp de M. de La Fayette, avec lequel elle avait des relations iotimes. M. de Gouvion en fit part au maire de Paris et a son general. Mais ces denonciations se renouvelaient si souvent et de tant de cotes, elles avaient ete si souvent de- menties par le fait, qu'on avait fini par y attacher peu d'importance. Ce jour-la cepen- dant les avertissements de cetle femme infidele firent redoubler les mesures de surveillance nocturne autour du chateau. M. de Gouvion retint chez lui au palais, sous differents pre- textes, plusieurs officiers de la garde nationale, il les plara a toutes les portes ; lui-raeme, avec cinq chefs de bataillon, passa une partie de la nuit a la porte de I'ancien appartement du due de Villequier, qui avait ete plus specialement designee a sa vigilance. On lui avait dit, ce qui etait vrai, que la reine communiquait de ses cabinets, par un corridor secret, avec les ap- partements de cet ancien capitaine des gardes, et que le roi, habile, comme on le sait, dans les travaux de serrurerie, s'etait procure de fausses clefs qui en ouvraient les portes. Enfin ces bruits, qui transpiraient de la garde nationale jusque dans les clubs, avaient transforme, cette nuit la, chaque patriote en geolier du roi. On lit avec etonnement, dans le journal de Camille Desmoulins, k cette date du "20 juin 1791, ces mots: i La soiree fut tres-calme a Paris. Je revenais, dit Desmou- lins, a onze heures, du club des Jacobins, avec Danton et d'autres patriotes, nous n'avons vu dans tout le chemin qu'une seule patrouille. Paris me parut cette nuit si abandonne, que je ne pus m'empecher d'en faire la remarque. L'un de nous, Freron, qui avait dans sa poche une lettre dans laquelle on le pre- venait que le roi partirait cette nuit, voulut observer le chateau. 11 vit M. de La Fayette y entrer a onze heures. i — Le meme Camille Desmoulins raconte plus loin les inquietudes instinctives du peuple dims cette nuit fatale. I La nuit. dit-il. oil la famille des Capets prit la fuite, le sieur Busebi, perruquier, rue de Bourbon, s'est transporte chez le sieur Hucher, boulanger et sapeur du bataillon des Theatins, pour lui communique)- ses craintes sur ce qu'il venait d'apprendre des dispositions que le roi faisait pour s'enfuir. lis courent & I'instant re- veiller leurs voisius, et bientot assembles, au nombre d'une trentaine, ils se rendent chez M. DES GIRONDINS, 2'J de La Fayetle et lui annoncent que le roi va partir; ils le somment de prendre immediate- ment des mesures pour s'y opposer. M.de La Fayette se mit a rire et leur recommanda de retourner tranquillement chez eux. Pour n'etre pas arretes en se retirant, ils lui de- mandent le mot d'ordre, il le leur donne. Lorsqu'ils ont le mot d'ordre: ils se portent aux Tuileries, ou ils n'aper^oivent aucun mou- vement. si ce n'est un grand nombre de cochers de fiacre qui boivent autour de ces petites bou- tiques ambulautes qui se trouvent pres du guichet du Carrousel, lis font le tour des cours jusqu'a la porte du Manege, oii se tenait I'Assemblee, et ils n'apercoivent rien de sus- pect; mais a leur retour, ils sont surpris de ne plus trouver un seul fiacie sur la place. lis avaient tous disparu, ce qui leur fit conjecturer que quelques-unes de ces voitures avaient servi aux personnes qui devaient accompagner cette indigne famille. s Oo voit par cette agitation sourde de I'esprit public et par la severite de I'einprisonnement du roi, combien I'evas'on de tant de personnes a la fois etait difficile. Cependant, soit par la complicite de que'ques gardes nationaux affides, qui avaient demande pour ce jour-la lei postcs interieurs, et qui fermerent les yeux aux in- fractions des consignes. soit par I'habilete des mesures prises de loin par le comte de Fersen, soit enfin que la Providence voulut donner une derniere lueur d'espoir et de salut a ceux qu'elle allait si vite accabler de tant d'infor- tunes, toute la prudence des gardiens fut trompee, et la Revolution laissa un moment echapper sa proie. XL Le roi et la reine, comme ;V I'ordinaire, ad- mirent, a leur coucher, les personnes qui avaient I'habitude de leur faire leur cour a cette heure. lis ne congediereot pas leur do- mesticite plus tot que les autres jours. Mais aussilot quiis furent laisses seuls, ils s'habille- rent de nouveau. lis revetirent des costumes de voyage tres simples et conformes au role que chacun des fugitifs devait atfecter. lis se r6unirent avec madame Elisabeth et leurs en- fants dans la chambre de la reine, ils gagne- rent de la, par une communication secrete, I'appartementdu due de Villequier, et sortirent du palais par groupes separes a un certain in- tervalle de temps les uns des autres, pour ne pas attirer I'attention des sentinelles des cours par un rassemblement de tant de personnes h la fois. A la faveur du mouvement de gens k pied ou en voiture qui sortaient a cette heure du chateau, apres le coucher du roi, et que M. de Fersen avait eu soin, sans doute, de multi- plier et d'encombrer ce soir-la, ils parvinrent I sans avoir ele reconnus jusqu'au Carrousel. La reine donnait le bras a un des gardes du corps et menait madame Royale par la main. j En traversant le Carrousel, elle rencontra M. de Lafayette, suivi d'un ou deux officiers de , son etat-major, qui entrait aux Tuileries pour s'assurer par lui-meme que les mesures pro- voquees par les revelations de la journee etaient bien prises. Elle frissonna en reconnaissant I'homme qui representait ii ses yeux I'insurrec- 1 tion et la captivite; mais, en echa|)pant a son I regard, elle crut avoir echappe ;i la nation ] meine, et elle sourit en faisant tout haut un refour sur la deception de cesurveillanttrompe j qui le lendemain ne pourrait plus rendrfe au peuple sescaptifs. Madaine Elisabeth, appuyee aussi sur le bras dun des gardes, suivait a I quelque distance. Le roi avait voulu sortir le i dernier avec le dauphin, age de sept ans. Le j comte de Fersen, deguise en cocher, marchait un peu plus loin devant le roi et lui servait de guide. Le rendez-vous de la famille royale j etait sur le quai des Theatins oii deux voi- tures bourgeoises attendaient les voyageurs. Les femmes de la reine et la marquise de Tourzel les y avaient devances. Dans le trouble d'une fuite si hasardeuse et si compliTuee, la reine et son guide traverserent le Pont- Royal et s'enfoncerent un instant dans la rue du Bac. S'apercevant de son erreur, I'in- quietude la saisit, elle revint precipitammeot sur ses pas. Le roi et son fils, obliges de venir au meme endroit par des rues detournees et par un autre point, tarderent une demi-heure. Ce fut un siecle pour sa femme et pour sa soeur. Eufin ils arrivereiit, ils se precipiterent dans la premiere voiture; le comte de Fersen monta sur le siege, saisit les renes et conduisit lui-meme la famille royale jusqu'a Bondy, pre- mier relais de |)oste entre F'aris et Chalons. La, on trouva tout atteles, par les soins du comte, la berline construite pour le roi et un cabriolet de suite. Les deux femmes de la reine et un des gardes du corps deguises monterent dans le cabriolet; le roi, la reine, le dauphin, madame Royale, madame Elisabeth, la mar- quise de Tourzel, dans la berline. Deux gardes du corps s'assirent I'un devant, I'autre derriere. Le comte de Fersen baisa les mains du roi et de la reine, les confia a la Providence et regagna Paris, d'ou il partit la meme nuit par une autre route pour Bruxelles, afin de rejoindre la fa- mille royale plustard. A la meme heure, Mon- sieur, frere du roi, comte de Provence, partait aussi du Palais du Luxembourg pour Bruxelles, ou il arriva sans etre reconnu. XIL Les voitures du roi roulaient sur la route de Chalons : des relais de huit chevaux etaient J commandes a toutes les postes, un moment d'K- 30 HISTOIRE vance. Cette quantite de chevaux, la grandeur et In forme remarquable de la berline, le nom- bre des voyageurs qui en occupaient I'interieur, les gardes du corps, dont la livree s'accordait raal avec leur noble physionomie et leur attitude inilitaire, cette figure bourbonienne de Louis XV'l assis au fond, dans le coin de la voiture, et qui contrastait avec le role de valet de cham- bre qu'avait emprunte le roi, toutes ces cireons- tances etaient de nature a eveiiler les soupcons sur la route et a compromettre le salut de la fa- mille royale. Mais le passe-pci>t du ministre des affaires etrangeres repondait a tout. Ce passe-port etait ainsi conf u : i De par le roi, niandons de laisser passer madarne la baronne de Korf se rendant a Francfort avec ses deux enfants, une femuie, un valet de chambre et trois domestiques; 1 et piusbas: Le ministre des affaires etrangeres, MonLmori.n. i Ce nom etranger, ce titre de baronne allemande, I'opu- lence proverbiale des banquiers de Francfort, a laquelle le peuple etait accoutume de preter les plus splendides et les plus bizarres equipages, tout avait ete bien calcule par le comte de Fersen pour pallier ce que le cortege royal avait de trop suspect et de trop inusite. En ef- fet, rien n'excita I'emotion publique et rien ne ralentit la course jusqu'a 3Iontmirail, petite ville entre Meaux et Chalons. La, une reparation a faire a la berline suspendit d'une lieure le de- part du roi. Ce retard d'une heure, pendant le- quel la fuite du monarque pouvait etre decou- verte aux Tuileries et des courriers lances sur sa trace, consterna les fugitifs. Cependant la voiture fiit promptement reparee, et les voya- geurs repartirent sans se douter que cette heure perdue coQtait peut-etre la liberie et la vie a quatre personnes sur cinq qui composaient la familie royale. lis etaient pleins de securite etde confiance. L'heureux succes de leur evasion du chateau, leur sortie de Paris, la ponctualite des relais jusquela, la solitude des routes. I'inattention des villes et des villages qu'ils etaient obliges de traverser, tant de dangers deja derriere eux, le salut si pres devant eux, chaque tour de roue les rapprochant de M de Bouille et des troupes fideles postees par lui pour les recevoir, la beaute meme de la saison et du jour si doux a des yeux qui ne se reposaient de|)uis deux ans que sur les foules seditieuses des Tuileries ou sur les forets de baionnettes du peuple arine sous leurs fenetres, tout leur soulageait le cceur, tout leur faisait croire que la Providence se de- clarait enfin pour eux et que les prieres si fer- ventes et si pures de ces enfants presses sur leurs genoux, et de cet ange visible qui les ac- compagnait sous les traits de madarne Elisa- beth, avaient vaincu le malheur obstin6 de leur soil. lis eutrcrent h. Chalons sous ces heureux auspices. C'etait la seule grande ville qu'ils eussent a traverser. II etait trois heures et de- mie de I'apres-midi. Quelques oisifs se grou- paient autour des voitures pendant qu'on chan- geait les chevaux. Le roi se montra un peu im- prudemment a la portiere; il fut reconnu du maitre de poste. Mais ce brave horame sentit qu'il avait la vie de son souverain dans un re- gard ou dans un geste d'etonnement ; il refoula son emotion dans son ame; il detourna I'atten- tion de la foule, aida lui-meme a atteler les che- vaux a la voiture du roi, et pressa les postilions de partir. Le sang de son roi ne tacha pas cet homme, parrai tout ce peuple. La voiture roula hors des portes de Chalons. Le roi, la reine, madarne Elisabeth dirent Ji la fois : 5 Nous sommes sauves! i En effet, apres Chalons, le salut du roi n'appartenait plus au hasard, mais a la prudence et a la force. Le premier relais etait a Pont-Sommevelle. On a vu plus haut qu'en vertu des dispositions de M. de Bouille, M. de Choiseul et M. de Guogue- las, a la lete d'un detachement de cinquante hussards, devaient s'y trouver pour proteger le roi, au besoin, et se replier derriere lui ; ils de- vaient, en outre, aussitot qu'ils apercevraient la voiture du roi, envoyer un hussard avertir le poste de Sainte-Menehould, et de la celui de Clermont, du procha n passage de la familie royale. Le roi se croyait sur de trouver la des amis devoues et armes ; il ne trouva personne. M. de Choiseul, M. de Guoguelas et les cin- quante hussards etaient partis depuis une demi- heure. Le peuple semblait inquiet et agite, il rodait en murmurant autour des voitures; il examinait d'un regard soupponneux les voyageurs. Neanmoins, personne n'osa s'oppo- ser au depart et le roi arriva a sept heures et demie du soir a Sainte-Menehould. Dans cette I saison de I'annee il faisait encore grand jour. Inquiet d'avoir passe deux des relais assignes, I sans y trouver les escortes convenues, le roi, par un mouvement natural, mit la tete a la por- tiere pour chercher dans la foule un regard d'intelligence ou un officier affide qui lui reve- lat le motif de cette absence des delachements. Ce mouvement le perdit. Le fils du maitre de poste, Drouet, reconnut le roi, qu'il n'avait ja- mais vu, a sa ressemblance avec I'efifigie de Louis XVI sur les pieces de monnaie. Neanmoins, comine les voitures etaient deja attelees, les postilions a cheval, et la ville occu- pee par un detachement de dragons qui pou- vait forcer le passage, ce jeune homme n'osa pas entreprendre d'arreter seul les voitures dans cet endroit. XIII. Le commandant du detachement de dragons poste, qui epiait en se promenant sur la place, avait reconnu egalement les voitures royales au signalement qu'on lui en avait remis. II voulut D E S G I R O N D 1 N S . 31 faire monter la troupe a clieval, pour suivre le | un sous-oflficiei- et trois dragons seulement, et roi; mais les gardes nationales de Sainte Me- ' galope vers Varennes a quelque distance du nehould. rapidement instruites par une rumeur roi : trop faible ou trop tardif secours. sourde de la ressemblance des voyageurs avec j La famille royale, enfermee dans la berime les portraits de la famille roya'e. envelopperent [ et voyant que lien ne mettait obstacle a sa la caseine, fermerent la porte des ecuries et ' marche, ignorait ces sinistres incidents. II s'opposerent au depart des dragons. Pendant etait onze heures et demie du soir quand les ce mouvement rapide et instinctif du peuple, le ] voitures arriverent aux premieres maisons de fils du maitre de poste sellait son meilleur che- ; la petite ville de Varennes. Tout dormait ou val et partait a toute biide pour devancer a Va- rennes Tarrivee des voitures, denoncer ses soup- rons a la municipalite de cette ville, et provo- quer les patriotes a I'arrestation du monarque. Pendant que cet homme galopait sur la route de Varennes, le roi, dont il portait la destinee, semblait dormir, tout etait desert et silen- cieux. On serappelle que Varennes n'etait pas sur la ligne de poste de Chalons a Montmedy, le roi ne devait pas y trouver de chevaux. II avait ete convenu entre lui et M. de Bouille que les chevaux de M. de Choiseul se trouve- poursuivait, sans defiance, sa course vers cette ' raient places d'avance en un lieu designe dans meme ville. Drouet etait sAr de devancer le roi, car la route de Sainte-Menehould a Varen- nes decrit un angle considerable et va passer par Cleimont, oii se trouve un relais interme- diaire, tandis que le chemin direct, trace seule- ment pour les pietons et les cavaliers, evite Varennes, et relayeraient les voitui'es pour les conduire a Dun et a Stena}- ou M. de Bouille attendait le roi. On a vu aussi que, d'apres les instructions de M. de Bouille. M. de Choiseul et iM. de Guoguelas qui, avec le detachement de cinquante hussards, devaient attendre le roi Clermont, aboutit directement a Varennes et a Pont Sommevelle et se replier ensuite der- accourcit ainsi de quatre lieues la distance en- ' riere lui, ne I'avaient pas attendu et ne I'avaient tre cette ville et Sainte-Menehould. Drouet [ pas suivi. Au lieu de se trouver en meme done avait des heures Jevaut lui, et la perte I temps que ce prince a Varennes, ces officiers, courait plus vite que le salut. Cependant, par en quittant Pont-Sommevelle,avaient pris avec un etrange enchevetrement du soit, la mort leur detachement un chemin qui evite Sainte- courait aussi derriere Drouet et menacait a son insu les jours de cet homme pendant que lui- meme menacait, a I'insu du roi, les jours de son souverain. Un marechal-des-Iogis des dragons enfer- mes dans la caserne de Sainte-Menehould Menehould el qui allonge de plusieurs lieues la distance entre Pont-Sommevelle et Varennes. Ce changement de route avait pour objet d'evi- ter Sainte-Menehould, ou le passage des hus- sards avait excite Pavant-veille quelque agita- tion. II ea resultait que ni M. de Guoguelas, avait seul trouve moyen de raouter a cheval et ' ni M. de Choiseul, ces deux confidents et ces d'echapper a la surveillance du peuple. Instruit ' deux guides de la fuite, n'etaient a Varennes par son commandant du depart precipite de au moment de I'arrivee du roi. lis n'y arrive- Drouet, et en soupronnant le motif, il s'etait I rent qu'une. heure apres lui. Les voitures s'e- lance a sa poursuite sur la route de Varennes, taient arretees a Tentree de Varennes. sur de I'atteindre et resolu de le tuer. II le ! Le roi, etonne de n'apercevoir ni M. de suivait en effet a vue, mais toujours a distance 1 Choiseul, ni M. de Guoguelas, ni escorte, ni pour ne pas exciter ses soupcons et pour Tap- ' relais, attendait avec anxiete que le bruit des procher insensiblement et le joindre enfin dans ' fouets des postilions fit approcher enfin les un moment favorable et dans un endroit isole ' chevaux qui lui etaient necessaires pour conti- de la route. Diouet, qui s'etait retourne plu- I nuer sa route. Les trois gardes du cor|)s des- sieurs fois pour voir s'il n'etait pas poursuivi, ; cendent et ront de porte en porte s'informer du avait apercu ce cavalier et compr is ce manege ; j lieu ou les chevaux auraient ete places. Per- ne dans le pays et en connaissant tous les sen- I sonne ne peut leur repondre. tiers, il se jette tout a coup hors de la route h j travers champs, et a la faveur d'un bois ou il s'enfonce avec son cheval, il echappe a la vue du marechal-des-logis et poursuit a toute bride sa course sur Varennes. XIV. La petite ville de Varennes est formee de deux quartiers distincts, ville haute et ville Arrive h Clermont, le roi est reconnu par le ' basse, separes par une riviere et un pont : M. comte Charles de Damas qui I'attendait a la ' de Guoguelas avait place le relais dans la ville tete de deux escadrons. Sans mettre obstacle basse, de I'autre cote du pont. La mesure en au depart des voitures, la municipalite de eile-meme etait prudente, puisqu'elle faisait Clermont, en proie a de vagues soupfons par i ti'averser aux voitures le defile du pont le sejour prolonge de ces troupes, ordonne aux ' avec les clievaux lances de Clermont, et qu'en dragons de ne pas marcher. lis obeissent au , cas d'emotion populaire le changement des che- peuple. Le comte de Damas, abandonne de j vaux et le depart etaient plus faciles une fois ses escadrons, trouve moyea de s'evader avec I le pont franchi. Mais il fallait que le roi ea fut 32 H I S T O I R E averti : il ne I'etait pas. Le loi et ia reine, vi- vement agiles, descendent eux-memes de voi- tuie et errenl une demi heme dans les rues de- sertes de hi ville haute, cherchant a decouvrir le relais. lis frappent aux porfes des maisons ou ils voient des lumieres, ils iuterrogent : on ne les compiend pas. lis reviennent enfin de- courages rejoindre les voitures que les postil- ions impatientes menacent de deteler et d'a- bandonner. A force d'instances, d'or et de pro- messes, ils decident ces homines a remonter h cheval et a passer outre. Les voitures repartent. Les voyageurs se rassurent : ils attribuent cet accident ?> un malentendu etse voient en espoir dans quelques minutes au camp de M. de Bouille. La ville haute est traversee sans obs- tacle. Les maisons fermees reposent dans le calme le plus trompeur. Quelques hommes seu- lement veillent, et ces hommes sont caches et silencieux. Entre la ville haute et la ville basse, s'eleve une tour a I'entree du pont qui les separe. Cette tour pose sur une voute massive, sombre et etroite. que les voitures sont obligees de franchir au pas et ou le moindre obstacle pent eutraver le passage. Reste de la feodalite, pie- ge sinistre ou la noblesse prenait jadis les peu- ples, et ou, par un retour etrange, le peuple devait prendre unjour toute une nionarchie. Les voitures sont h peine engagees dans I'obs- curite de cette voute que les chevaux, efifrayes par une charrette renversee el par les obstacles jetes devant leurs pas, s'arretent, et que cinq ou six hommes, sortant de I'ombre, les armes a la main, s'elancent a la tete des chevaux, aux sieges et aux portieres des voitures, et ordon- nent aux voyageurs de descendre et de venir h i ia municipalite faire verifier leurs passeports. i L'homme qui commandait ainsi ^ sonroi, c'e- j tait Drouet. A peine arrive de Sainte-Mene- ! hould, il etait alle arracher a leur premier som- 1 meil quelques jeunes patriotesde ses amis, leur I faire part de ses conjectures et leur souffler j Tinquietude dont il etait devore. Peu surs encore de la realite de leurs souppons ou vou- lant reserver pour eux seuls la gloire d'arreter le roi de France, ils n'avaient pfis averti la mu- nicipalite, eveill6 la ville, ni ameute le peuple. L'apparence d'un complot flattait plus leur pa- triotisme ; ils se sentaient a eux seuis toute la nation. A cette apparition soudaine. a ces cris, a la lueur de ces sabres et de ces baionnettes, les gardes du corps se levent de leurs sieges, por- tent la main sur leurs armes cachees et deman- dentd'un coup d'oeil les ordres du roi. Le roi leur defend d'employer la force pour lui ouvrir un passage. On retourne les chevaux et on ramene les voitures, escortees par Drouet et ses amis, devant la maison d'un epicier nomme ! Sausse, qui etait en meme temps procureur- j syndic de la commune de Varennes. Lk on ! (fait descendre le roi et sa famille pour exami- ner les passeports et constater la realite dea souppons du peuple. Au meme moment les affides de Drouet se repandent en poussant des cris dans toute la ville, frappent aux portes, montent au clocher, sonnent le tocsin. Les habitants, efifrayes, s'eveillent; les gardes na- ] tionaux de la ville et des campagnes voisines I arrivent un ii un a la porte de M. Sausse; d'au- ! tres se portent au quartier du detachement i pour seduire les troupes ou pour les desarmer. En vain le roi commence par nier sa qualite : I ses traits, ceux de la reine le trahissent; il se nomme alors au maire et aux ofificiers munici- paux ; il prend les mains de M. Sausse. n Oui, je suis votre roi, dit-il. et je confie mon sort et celui de ma femme, de ma soeur, de nies en- fants a votre fidelite! Nos vies, le sort de I'empire, la paix du royaume, le salut meme de la constitution sont entre vos mains ! Laissez- moi partir; je ne fuis pas vers I'etranger, je ne sors pas du royaume, je vais au milieu d'une partie de mon armee et dans une ville franpaise recouvrer ma liberte reelle que les factieux ne me laissent pas a Paris et traiter de la avec I'Assemblee, dominee comme moi par la ter- reur de la populace. Je ne vais pas detruire, je vais abriter et garantir la constitution; si vous me retenez, e'en est fait d'elle, de moi, de la France peut-etre ! Je vous conjure comme homme, comme man, comme pere, comme citoyen I Ouvrez-moi la route I dans une heure nous sommes sauves, la France est sauvee avec nous ! Et si vous gardez dans le coeur cette fidelite que vous professez dans vos paroles pour celui qui fut votre maitre, je vous ordonne comme roi. i XV. Ces hommes, attendris, respectueux dans leur violence, hesitent et semblent vaincus ; on voit, a leurs physionomies, a leurs larmes, qu'ils sont combattus entre leur pitie naturelle pour un si soudain renversement du sort et leur cons- cience de patriotes. Le spectacle de leur roi suppliant qui presse leurs mains dans les sien- nes, de cette reine tour a tour majestueuse et agenouill^e, qui s'efforce, ou par le desespoir, ou par la priere, d'arracher le consentement au depart, les bouleverse. Ils cederaient s'ils n'e- coutaient que leur ame ; mais ils commencent a craindre pour eux-memes la responsabilite de leur indulgence. Le peuple leur demandera compte de son roi, la nation de son chef. L'6- goi'sme les endurcit. La femnje de M. Sausse, que son mari consulte souvent du regard, et dans le coeur de laquelle la reine espere trouver plus d'acces, reste elle-meme la plus insensible. Pendant que le roi harangue les ofificiers mu- nicipaux, la princesse epioree, ses enfants sur ses genoux, assise dans la boutique entre deux ballots de marchandises, montre ses enfants i DES GIRONDINS, inadame Sausse : i V'ous etes mere, madame, lui dit la reine ; vous etes femme ! le >=ort d'une femme et d'une mere est entrevos mains ! Son- gez k ce que je dois eprouver pour mes enfants, pour men mari ! D'un mot je vous les devrai ! ]a reine de France vous devra plus que son royaume, plus que la vie ! — Madame, repond sechement la femme de I'epicier avec ce bon sens trivial des cceurs ou le calcnl eteint la ge- nerosite, je voudrais vous etre utile ; vous pen- sez au roi, moi je pense a M. Sausse. Une femme doit penser pour son mari. i Tout espoir est detruit, puisqu'il n'v a plus de pitie dans le cceur meme des femmes. La reine, indignee et furieuse, se retire, avec ma- dame Elisabeth et ses enfants, dans deux petites chambres hautes de la maison de madame Sausse ; elle fond en larmes. Le roi, entoure en bas d'officiers municipaux et de gardes na- tionaux, a renonce aussi a les flechir ; il monte et redescend sans cesse I'escalier de bois de la miserable echoppe ; il va de la reine a sa soeur, de sa soeur a ses enfants. Ce qu'il n'a pu obte- nir de la commiseration, il I'espere du temps et de la force. II ne croit pas que ces hommes qui lui temoignent encore de la sensibilite et une sorte de culte, persistent reellement a le retenir et a attendre les ordres de I'Assemblee. Dans tous les cas, il est convaincu qu'il sera delivre, avant le retour des courriers envoyes a Paris, par les forces de M. de Bouille. dont il se sait entoure a I'insu du peuple ; il s'etoime seule- ment que le secours soit si lent a paraitre. Les heures cependant sonnaient, la nuit s'ecoulait, et le secours n'arrivait pas. XVL L'officier detache qui commandait I'escadron de hussards poste a Varennes par M. de Bouil le n'etait pas dans la confidence entiere du com plot. On lui avait dit seulement qu'un tresor devait passer et qu'il auraita I'escorter. Aucun courrier ne precedait la voiture du roi, aucun cavalier n'etait venu de Sainte Menehould le prevenir de rassembler sa troupe; WM. de Choiseul etde Guoguelas, qui devaient se trou- ver h Varennes avant I'arrivee du roi et com- muniquer a cet officier les derniers ordres se- crets de sa mission, n'y etaient pas. L'officier etait livre a lui meme et a ses propres incerti- tudes. Deux autres officiers, sans troupes, mis par M. de Bouille dans la confidence complete du voyage, avaient ete envoyes par ce general a Varennes; raais ils etaient restes dans la ville basse et dans la meme auberge ou les chevaux de M. de Choiseul, destines aux voitures du roi, Etaient loges ; ils ignoraient ce qui se pas- sait dans I'autre partie de la ville; ils atten daient, conforinement a leurs ordres, I'appari- tion de M. de Guoguelas; ils ne sont reveilles que par le bruit du tocsin. Oiroudiiis — 3. M. de Choiseul et M. de Guoguelas, avec le comte Charles de Damas et ses trois dragons fideles, galopaienl cependant vers Varennes, echappes avec peine de I'insurrection de I'es- cadron de Clermont ; arrives aux portes de la ville, trois quarts d'heure apres I'arrestation du roi, la garde nationile les reconnait, les arrete, fait meltre pied a terre a leur faible detache- ment avant de leur permettre I'entree. Ils de- mandenta parler au roi. On le permet. Le roi leur defend de tenter la violence. II attend, de minute en minute, les forces superieures de M. de Bouille. M. de Guoguelas neanmoins sort de la maison; il voit les hussards meles a la foule qui couvre la place, il veut faire I'e- preuve de leur fidelite c : Hussards I leur crie- t-il imprudemment, etes vous pour la nation ou pour le roi ? — Vive la nation ! repondent les soldats ; nous tenons et nous tiendrons toujours pom- elle. i Le peuple applaudit. Un sergent de la garde nationale prend le commandement lies hussards. Leur commandant s'echappe. II va se reunir, dans la ville basse, aux deux offi- ciers places pres des chevaux de M. de Choi- seul, et tous les trois sortent de la ville et vont prevenir a Dun leur general. On avait tire sur ces deux officiers quand, informes de I'arrestation des voitures, ils avaient tente de se rendre pres du roi. La nuit entiere s'etait accomplie dans ces difterentes vicissitu- des. Deja les gardes nationales des villages voi- sins arrivaient en armes a Varennes ; on y ele- vait des barrieres entre la ville haute et la ville basse, et des courriers expedies par la munici- paliteallaient avertir les municipalites de Metz et de Verdun d'envoyer en toute hate k Va- rennes des troupes, du canon, pour prevenir I'enlevement du roi par les forces de M. de Bouille qui s'approchait. Le roi cependant, la reine, madame Elisa- beth et les enfants reposaient, quelques mo- ments, tout habilles, dans les chambres de la maison de M. Sausse, au murmure menapant des pas et des voix du peuple inquiet qui che- que minute grossissait sous leurs fenetres. Tel etait I'etatdes choses a Varennes a sept heures du matin. La reine ne dormitjias. Toutes ses passions, de femme, de mere, de reine, la co- lere, la terreur, le desespoir, se livrerent un tel assaut dans son ame, que ses cheveux, blonds la veille, furent blancs le lendemaiu. XVII. A Paris, un mystere profond avait convert le depart du roi. M. de La Fayette, qui 6tait ve- nu deux fois aux Tuileries s'assurer, par ses propres yeux, de I'execution severe de ses consignes, en etait sorti la derniere fois, a mi- nuit, bien convaincu que ces murs gardaient fidelement le gage du peuple. Ce n'est qu'a sept heures du matin du 21 juin, que lea per- 34 HISTOIRE sonnes de la domesticite du chateau, entrant chez le roi et chez la reine, trouverent les lits intacts, les appaitements vides, et semerent I'etonnement et la teneur paimi la garde du palais. La famille fugitive avait ainsi dix ou douze heures d'avance surceuxqui tenteraient de la poursuivre ; suppose qu'on devinat la route et qu'on I'atteignit, on ne I'atteindrait que par des courriers. Les gardes du corps qui accompagnaient le roi arreteraient aisement ces courriers eux-memes. Enfin, on ne teute- rait de s'opposer de vive lutte a la fuite que dans les villes ou elle serait protegee deja par les detachements apostes de M. de Bouille. Cependant Paris s'eveillait. La rumeur. sor- tie du chateau, se repandait dans les quartiers adjacents, et de proche en proche, jusquedans les faubourgs. On s'abordait avec ces mots si- nistres: Le roi est parti. On se refusait a le croire. On se portait en foule au chateau pour s'en assurer, on interrogeait les gardes, on in- Tectivait les traitres, on croyait marcher sur un complot pret a eclater. Le nom de M. de La Fayette courait avec des imprecations sur toutes les levres : i Estil stupide? Est-il com- plice? Comment I'evasion de tant de person- nes royales, a travers tant de detours, de gui- chets, de sentinelles, a telle pu s'accomplir sans connivence ? i On forrait les portes pour visiter les appartements. Le peuple en par- courait tous les secrets. Partage entre la stu- peur et I'insulte, il se vengeait sur les objets inanimes, du long respect qu'il avait porte a ces demeures. II passait de la terreur a la ri- see. On decrochait un portrait du roi de la chambre i\ coucher, et on le suspendait, com- me un meuble a vendre, a la porte du chateau. Une fruitiere prenait possession du lit de la reine pour y vendre des cerises, en disant: C'est aujourd'hui le tour de la nation de se mettre a son aise. On voulut coiffer une jeune fille d'un bonnet de la reine ; elle se recria que son front en serait souille, et le foula aux pieds avec indignation et avec mepris. On entra dans le cabinet d'etudes du jeune dauphin : le peuple fut attendri et respecta les livres, les cartes, les insV'uments de travail de I'enfant- roi. Les rues, les places publiques etaient en- corabrees de foule. Les gardes nationales se rassemblaient, les tambours battaient le rappel, le canon d'alarme tonnait, de minute en minu- te. Les hommes a piques et h bonnets de laine, origine du bonnet rouge, reparaissaient et 6clipsaient les uniformes. Santerre, agitateur des faubourgs et brasseur de biere, enrolait a lui seul deux mille piques. La cDlere du peu- ple commenfait h dominer sur sa terreur : elle 6clatait en paroles cyniques et en actes inju- rieux centre la royaute. A la Greve, on muti- lait le buste de Louis XVI, place sous la sinis- tre lanterne qui avait servi d'instrument aux premiers crimes de la Revolution. Quaad done, s'ecriaient les demagogues, le peuple fera- -t-il justice de tous ces rois de bronze et de marbre, monuments honteux de sa servitude et de son idolatrie ? On arrachait aux marchands les images du roi : les uns les brisaient, les au- tres leur plafaient seulement un bandeau sur les yeux en signe de I'aveuglement impute au prince. On effacait, de toutes les enseignes, les mots de roi, reine, Bourbon. Le Palais-Royal perdait son nom, et s'appelait le Palais-d'Or- leans. Les clubs convoques a la hate retentis- saient de motions frenetiques. Celui des Cor- deliers decretait que I'Assemblee nationals avait voue la France k I'esclavage en procla- mant I'heredite de la couronoe. 11 demandait que le nom de roi fut a jamais supprime et que le royaume fut constitue en republique ; Dan- ton lui soufflait son audace et Marat sa de- mence. Les bruits les plus etranges s'accr^di- taient etse detruisaient les uns les autres. Se- lon les uns, le roi avait pris la route de Metz; selon d'autres, la famille royale s'etait sauvee par un egout. Camille Desmoulins excitait la gaiete du peuple, comme la forme la plus in- sultante de son mepris. On afifichait sur les murs des Tuileries des promesses d'une re- compense modique, pour ceux qui ramene- raient les animaux malfaisants ou immondes qui s'en etaient echappes. On faisait en plein vent, dans le jardin, des motions extravagantes. tt Peuple, disaient des orateurs moutes sur des chaises, il serait malheureux que ce roi per- fide nous fut ramene ; qu'en ferions-nous ? II viendrait comme Thersite nous verser ces lar- mes grasses dont nous parle Homere, et nous serious attendris. S'il revient, je fais la motion qu'il soil expose pendant Irois jours a la risee publique. le mouchoir rouge sur latete ; qu'on le conduise ensuite, d'etape en etape, jusqu'a la frontiere, et qu'arrive h\ on le chasse, a coups de pied hors du royaume. i Freron faisait vendre ses feuilles du jour dans les groupes. I II est parti, y lisait-on, ce roi imbecile, ce roi parjure ! Elle est partie, cette reine scelerate, qui reunit la lubricite de Messaline a la soif de sang qui consumait Medicis ! Femme execra- ble ! furie de la France ! c'est toi qui etais I'ame du complot ! b Le peuple, r6p6tant ces paroles, col portait, de rue en rue, ces impre- cations odieuses, qui nourrissaient sa haine et envenimaient sa terreur. XVIIL Ce ne fut qu'a dix heures que le departe- ment et la municipality proclamerent, par trois coups de canon, I'evenement de la nuit h la na- tion. L' Assemblee nationale etait de}^ r^unie ; le pr6sident lui annonre que M. Bailly, maire de Paris, est venu lui apprendre que le roi et sa famille ont et6 enleves des Tuileries, pen- dant la nuit, par les ennemis de la chose pu- DES GIRONDINS 35 blique. L'Assemblee, deja instruite individuel- lement, ecoute cette communication dans un imposant silence. II semble qu'a ce moment solennel la gravite des perils publics lui donne un majestueux sang-froid, et que la sagesse d'une grande nation se retrouve toute entiere dans ses representants. Une seule pensee do- mine les paroles, les resolutions, les actes. Conserver et defendre la constitution, meme le roi absent et la royaute evanouie ; s'empa- rer de la regence momentanee du royaume. mander les ministres, expedier des courriers sur toutes les routes, arreter tout individu sor- tant du royaume, visiter les arsenaux, fabriquer des armes, envoyer les generaux a leurs postes, garnir les frontieres : toutes ces propositions sont decretees a I'inslant. II n'y a ni cote droit, ni cote gauche, ni centre; le cote gauche reunit tout. On annonce qu'un des aides-de- camp envoyes par M. de La Fayette, sur sa propre responsabilite, et avaut les ordres de I'Assemblee, pour arreter le roi, est entre les mains du peuple, qui accuse M. de La Fayette et son efat-major de trahison : on envoie des coramissaires le delivrer. L'aide-de-camp de- livre entre dans la salle, il annonce I'objet de sa mission, I'Assemblee lui donne un second or- dre qui sanctionne celui de M. de La Fayette; il repart. Barnave, qui voit dans Tirritation du peuple contre La Fayette un danger de plus, s'elance a la tribune ; ennemi jusque-la du ge- neral populaire, il le defend genereusement ou habileraent contre les souppons de ce peuple pret a Tabandonner. On dit que depuis quel- ques jours les Lameth et Barnave, en succe- dant a Mirabeau dans I'Assemblee, avaienl senti, comme lui, le besoin d'intelligences secretes avec ce reste de monarchie. On parte de rap- ports secrets entre Barnave et le roi, de depart concerte, de mesures marquees; mais ces ru- meurs, adoptees par La Fayette lui-meme dans ses memoires, n'avaient pas eclate alors ; elles sont encore douteusesaujourd'hui. i L'ob- jet qui doit nous occuper. dit Barnave, est de rattacher la confiance du peuple a qui elle ap- partient. 11 est un homme sur qui les mouve- ments populaires voudraient appelerdes defian- ces que je crois fermement non meritees. Plapons-nous entre elles et le peuple. II nous faut une force centrale, un bras pour agir, quand nous n'avons qu'une tete pour pen- ser. M. de La Fayette, depuis le commence- inent de la Revolution, a montre les vues et la conduite d'un bon citoyen ; il importe qu'il conserve son credit sur la nation. II faut de la (^^ force h Paris, mais il y faut de la tranquillite ; 9^ cette force, c'est vous qui devez la diriger. i 1^^^ Ces paroles de Barnave sont votees comme texte de proclamation. A ce moment on an- nonce que I'orateur du cote droit, M. de Caza- les, est entre les mains du peuple, expose aux plus grands dangers aux Tuileries. Six com- missaires sont nommes pour aller le proteger ; ils le ramenent avec eux. II monte a la tribu- ne, irrite a la fois contre le peuple, auquel il vient d'echapper, contre le roi, qui a abandon- ne ses partisans sans les prevenir. n J'ai failli etre dechire et mis en pieces par le peuple, s'ecrie-t il ; et sans le secours de la garde na- tionale de Paris, qui m'a temoigoe tant d'affec- tion... I A ces mots, qui indiquent dans la pen- see de I'orateur royaliste la pretention d'une popularite personnelle, I'Assemblee se souleve et la gauche eclate en murmures. « Ce n'est pas pour moi que je parle, reprend Cazales. c'est pour I'interet public. Je ferai volontiers le sacrifice de ma faible existence, et ce sacri- fice est fait depuis longtemps ; mais il importe a tout I'empire qu'aucun inouvement tumul- tueux ne trouble vos seances, au motnent de crise ou nous sorames, et j'appuie, en conse- quence, toutes les mesures d'ordre et de force qui viennent d'etre decretees. i Enfin, sur la proposition de plusieurs membres, I'Assemblee decide qu'en I'absence du roi elle attire k elle tous les pouvoirs, que les decrets seront mis im- mediatement a execution par les ministres, sans qu'il soit besoin de sanction ni d'acceptation. La dictature est saisie d'une main ferme et promp- te par I'Assemblee; elle se declare en per- manence. XIX. Pendant qu'elle s'emparait ainsi de tous les pouvoirs, du droit de la prudence et de la ne- cessite, M. de La Fayette se jetait avec une audace calme au milieu du peuple. pour y res- saisir, au peril de sa vie, la confiance qui lui echappait. Le premier instinct du peuple de- vait etre de massacrer le general perfide qui lui avait r^pondu du roi sur sa tete et qui I'a- vait laisse fuir. La Fayette sentit son peril, il le conjura en le bravant. Instruit un des pre- miers de I'evasion par ses officiers, il court aux Tuileries ; il y rencontre le maire de Paris» Bailly, et le president de I'Assemblee, Beau- harnais. Bailly et Beauharnais gemissent des- heures qui vont etre perdues pour la poursuite, avant que I'Assemblee ait pu etre convoquee et que ses decrets soient executoires. s Pen- sez-vous, leur dit La Fayette, que I'arrestation du roi et de sa famille est necessaire au salut public et pent seule garantir de la guerre ci- vile? — Oui sans doute, repondent le maire et le president. — Eh bien, je prends sur moi la responsabilite de cette arrestation, i reprend La Fayette ; et il ecrit k I'instant les ordres a tous les gaides nationaux et citoyens d'arreter le roi. C'etait aussi une dictature, et la plus personnelle des dictatures, qu'un seul homme, se substituant a I'Assemblee et h la nation, pre- nait ainsi sur lui. II attentait, de son autorite privee at du droit de sa prevoyance civique, 'i la liberty et peut-Stre k la vie du chef 16gal de *t 36 HISTOIRE la nation. Get ordre conduisit Louis XVI h Fechafaud, car il ramena au peuple sa victime echappee. « Heureusement pour lui, i ecrit-il dans ses Memoires, apres les atrocites eprou- vees par ces augustes victiraes, « heureusement pour lui, ce ne fut pas a ses ordres, mais a I'ac- eident d'etre reconnu par un maitre de poste et h. de mauvais arrangements, que fut due Jeur arrestation. i Ainsi, le citoyen ordonnait ce que rhomme tremblait de voir accomplir, et plus lard la sensibilite protestait contre le pa- triotisme. En sortant des Tuileries, La Fayette se ren- dit, a cheval, k rHoteide- Ville. La foule inon- dait les quais; sa colere eclatait en invectives contre lui. II raflfronta avec une npparente se- renite. Arrive sur la place de Greve presque seul, il y trouva le due d'Aumont, un de ses chefs de division, entre les mains du peuple, pret a le massacrer. II fendit la foule etonnee de son audace; il delivra le due d'Aumont. II reprit de force I'empire que I'hesitation lui fai- sait perdre avec la vie. i De quoi gemissez- vous? dit-il h la foule. Ghaque citoyen ne gagne-t-il pjis 20 sous de rente h la suppression de la liste civile ? Et si vous appelez la fuite du roi un malheur, de quel nom appelleriez-vous done une contre revolution qui vous priverait de la liberty ! i II ressortit de I'Hotel-de- Vi'.le, sous escorte, et se rendit avec plus de coofiaoce k I'Assemblee. A son entree dans la salle, Ca- mus, aupres de qui il alia s'asseoir, se leva avec indignation : i Point d'uniformeici! s'ecrie-t-il; nous ne devons point voir d'uniforme ni d'armes dans cette enceinte ! i Quelques membres du cote gauche se levent avec Gamus, crient a La Fayette : « Hors de la salle .' i et renvoieot, du geste, le general intimide. D'autres membres, amis de La Fayette, se precipitent autour de lui, et imposeni silence aux vociferations me- oa^antes de Gamus. M. de La Fayette obtient la parole k la barre. II prononce quelques mots habituels sur la liberte et le peuple, et propose ^ I'Assemblee d'enteodre M. de Gouvion, son second, a qui la garde des Tuileries etait con- fine, d Je reponds de cet officier, dit-il, et je prends sur moi la responsabilite. i M. de Gou- vion est entendu. II affirme que les issues du palais ont ete strictement surveillees, et que le roi n'a pu s'evader par aucune porte. M. Bailly, maire de Paris, confirme ces paroles. L'inten- dant de la liste civile, M. de Laporte, vient h la barre presenter le raanifeste laisse par le roi h son peuple. i Comment I'avez-vous refu ? lui dit-on. — Le roi, repond M. de Laporte, I'a- ▼ait laiss6 cachete avec un billet pour moi. — Lisez le billet, lui dit un membre. — Non! non I s'6crie I'Assemblee d'un mouvement una- nime; c'est un billet confidentiel, nous n'avons pas le droit de le lire. » On refuse egalement de decacheter une letlre h la reioe trouvee sur la table de cette princesse. Le caractere genereux de la nation domine encore I'irritation du nno- ment. On lit le manifeste du roi au milieu des rires et des murmures. I Franpais. dit le roi dans cette adresse a son peuple, tant que j'ai espere voir renaitre I'or- dre et le bonheur publics par les mesures con- certees entre moi et I'Assemblee, rien ne m'a coute. Galomnies, insultes, outrages, privation meme de tna liberte, j'ai tout souffert sans me plaindre. Mais aujourd'hui que je vols la royau- te detruite, les proprietes violees, la surete des personnes compromise, I'anarchie complete dans toutes les parties de I'empire, je crois de- voir compte a niPS sujets des motifs de ma con- duite. Au mois de juillet 1789, je n'ai pas craint de me confier aux Parisiens. Aux 5 et 6 octo- bre, bien qu'outrage dans mon palais, et temoin de I'impunite de tous les crimes, je n'ai pas voulu quitter la France dans la crainte d'exciter la guerre civile. Je suis venu m'etablir aux Tuileries. prive des plus simples commodites de la vie. On m'a arrache mes gardes du corps. Plusieurs meme de ces gentilshommes fideles ont ete massacres sous mes yeux. On a souille d'infanies calomnies I'epouse fidele et devouee qui partage mon amour pour le peuple, et qui a pris genereusement sa part de tous les sacri- fices que je lui ai faits : convocation des etats- generaux, double representation accordee au tiers etat, reunion des ordres, sacrifice du 20 juin, j'ai tout fait pour la nation ; tous ces sacrifices ont ete petdus. meconnus, tournes contre moi. On m'a retenu prisonnier dans mon propre palais, on m'a impose des geoliers au lieu de gardes, on m'a rendu responsable d'un gouvernement qu'on a arrache de mes mains. Charge de maintenir la dignite de la France vis-a vis des puissances etrangeres, on m'a ote le droit de faire la paix ou la guerre. Votre constitution est une contradiction perpe- tuelle entre les titres qu'elle me confere et les fonctions qu'elle me refuse. Je ne suis que chef responsable de I'anarchie, et la puissance se- ditieuse des clubs vous arrache a vous-memes le pouvoir que vous m'avez arrache. Francais, est ce la ce que vous attendez de votre regene- ration? Votre amour pour votre roi 6tait compte autrefois au nombre de vos vertus. Get amour s'est change en haine, et ces hommages en insultes. Depuis M. Necker jusqu'au dernier des factieux, tout le monde a 6t6 roi, excepte le roi lui meme. On a menace d'enlever au roi jusqu'a ce vain titre, et d'enfermer la reine dans un convent. Dans les nuits d'octobre, quand on a propose a I'Assemblee d'aller cou- vrir le roi de sa presence, elle a declare qu'il n'etait pas de sa dignite de s'y transporter. On a arrete les tantes du roi quand, pour cause de religion, elles ont voulu se transporter ^ Rome. On a violente jusqu'^ ma conscience. On a commande jusqu'a ma foi religieuse, quand j'ai DES GIROiNDlNS, 37 voulu a'ller h Saint-Cloud, apres ma maladie, pour achever ma convalescence; on a craint que je n'allasse dans cette residence pour pra- tiquer mes actes religieux avec des pretres non assermentes. On a detele mes chevaux, on m'a force de rentrer aux Tuileries. M. de La Fayette lui-meme n'a pu assurer ni I'obeissance a la loi ni le respect du a la liberie du roi. On m'a force d'eloigner jusqu'aux pretres de ma chapelle, et au confident de ma conscience. Dans une telle situation, il ne me reste qu'a en appeler a la justice etci I'amour de mon peuple, a me refugier, hors de I'atteinte des factieux et de I'oppression de I'Assemblee et des clubs, dans une ville de mon royaume. et d'aviser de ]h, en pleine liberte, aux modifications que la constitution demande, a la restauration de notre sainte religion, a I'affermissement du pouvoir royal, et a la consolidation d'une vraie liberte. i L'Assemblee, qui avait plusieurs fois inter- rompu la lecture de ce manifeste par des eclats de rire et par des soulevements d'indignntion, passa, avec dedain, a I'ordre du jour et reput le serment des generaux employes h Paris. De nombreuses deputations de Paris et des de- partements voisins vinrent successivement, a la barre, lui donner I'assurance que I'Assemblee nationale serait consideree comme le centre de ralliement de tous les bons citoyens. Le soir, les clubs des Cordeliers et des Ja- cobins firent afficher des motions de decheance du roi. Le club des Cordeliers declare, dans une de ses affiches, que chacun des citoyens qu'il renferme a jure individuellement de poi- gnarder les tyrans. Marat, un deses meti;bres, public un manifeste incendiaire et le repand dans Paris. ouis XVI lui ayant demande s'il etait pour le systeme des deux chambres ou pour la republique : i Je se- rais pour la republique. repondit Pethion, sije croyais mon pays assez mur pour cette forme de gouvernement. i Le roi, offense, ne repon- dit pas, et ne profera plus une seule parole jus- qu'a Paris. Les commissaires avaient ecrit de Dormans a I'Assemblee pour lui faire connaitre I'itine- raire du roi et la prevenir du jour et du mo- ment de leur arrivee. Les approches de Paris offraient les plus grands dangers, par la masse et la fureur du peuple que le cortege avait a traverser. L'Assemblee redoubla d'energie et de prudence pour assurer rinviolabilite de la personne du roi. Le peuple lui-meme recouvra le sentiment de sa dignite ; devant cette grande satisfaction que la fortune lui livrait. il ne voulut pas deshonorer son propre triomphe. Des mil- liers de placards etaient affiches paitout: Celui qui applaudira le roi sera bdtonnt, celui qui Vinsultera sera pendu. Le roi avait couche a Meaux. Les commissaires demandaient a I'As- semblee de se tenir en permanence, pour paver aux evenements imprevus de I'entree du cor- tege dans Paris. L'Assemblee ne desempara pas. Le heros du jour, le veritable auteur de I'arrestation, Drouet, fils du maitre de poste de Sainte-Menehould, parut devant elle et fut en- tendu: i Je suis, dit-il, un ancien dragon au re- giment de Conde ; mon camarade Guillaume est un ancien dragon de la Reine. Le 21 juin, a sept lieures et demie du soir, deux voitures et onze chevaux relayerent a Sainte-Alcne- hould. Je reconnus la reine et le roi. Je crai- gnis de me tromper. Je resolus de m'assurer de la verite en devanfant les voitures a Varen- nes par un chemin de traverse. J"arrivai k Va- rennes a onze heures. II faisait noir, tout dor- mait. Les voitures arriverent et furent retar- j de^s par une dispute entre les courriers et les postilions, qui refusaient d'aller plus loin. Je I I dis a mon camarade: — Guillaume, es-tu bon patriote ? — N'en doute pas, repondit Guil- laume. — Eh bien I le roi est ici : arretons-le. Nous renversames une voiture chargee de meu- bles sous la voute du pont; nous rassemblames huit hommes de bonne volonte, et, quand la voiture parut, nous demandames les passe-ports. — Nous sommes presses, messieurs ! nous dit la reine. — Nous insistdmes. Nous fimes des- cendre les voyageurs dans la maison du procu- reur de la commune. Alors, de lui-meme, Louis XVI nous dit : '— Voila votre roi I voila i la reine ! voila mes enfants ! Traitez nous avec ', les egards que les Franpais ont toujours eus j pour leurs souverains. — Mais nous le consti- tuames prisonnier. Les gardes nationaux ac- coururent. Les hussards passerent a nous; et, apres avoir fait notre devoir, nous retournames chez nous, au milieu des felicitations de nos concitoyens. Nous venons aujourd'hui deposer [ dans I'Assemblee nationale I'hommage de nos services, i ' Drouet et Guillaume furent couverts d"ap- plaudissements. j L'Assemblee decreta qu'aussitot apres Tar- rivee de Louis XVI aux Tuileries, il lui serait donne une garde qui, sous les ordres de M. de La Fayette, repondrait de sa personne. Ma- louet fut le seul orateur qui osa protester con- j tre cet emprisonnement. c II detruisait a la fois ! I'inviolabilite et la constitution. Le pouvoir le- j gislatif et le pouvoir executif ne sont plus quun. i) Alexandre Lanieth combattit la propo- \ sition de Malouet, et declara que I'Assemblee avait d(i prendre et devait conserver. jusqu'a I I'achevement de la constitution, une dictature donnee par la force des choses ; mais que la monarchic etant la forme necessaire a la centralisation des forces d'un aussi grand peu- j pie, I'Assemblee rentrerait immediatement apres dans la division des pouvoirs et dans les conditions de la monarchic. XXV. En ce moment, le roi captif entrait dans Paris. C'etait le 25 juin, a sept heures du soir. Depuis Meaux jusqu'aux faubourgs, la foule s'epaisissait sans cesse sur la route du roi. Les passions de la ville, de I'Assemblee, de la presse et des clubs bouillonnaient, de jjIus pres et avec plus d'intensite, dans cette population des environs de Paris. Ces passions ^crites sur tous les visages Etaient contenues par leur vio- lence meme. L'indignation et le mepris y do- minaient la colere. L'injure n'y eclatait qu'i voix etouffee. Le peuple etait sinistre et non furieux. Des milliers de regards lan^aient la mort dans les voitures ; aucune voix ne la pro- ferait. Ce sang-froid de la haine n'echappait pas au roi. La journee etait brulante. Un soleil ar- 44 HISTOIRE dent, reverber^ par les paves et les bai'onnettes. i devorait cette berline oii dix personnes etaient | entassees. Des flots de poussiere, souleves par [ les pieds de deux ou trois cent mille specta- j teurs, etaient le seul voiie qui deiobat. de j temps en temps, I'humiiiation du roi et de la ' reine ^ la joie du peuple. La sueur des che- | vaux, I'haleine fievreuse de cette multitude | pressee et passionnee rarefiaient et corrom- i paient Tatmosphere. L'air manquait a la res- piratioD des voyageurs. Le front des deux en- ; fants ruisseiait de sueur. La reine, tremblant , pour eux, baissa precipitamment un store de la voiture, et s'adressant a la foule pour I'atten- I drir : i Voyez, messieurs, dit-elle, dans quel etat sont mes pauvres enfants ! nous etouftbns I — Nous t'etoufferoDS bien autrement, i lui re- ! pondirent a demi-voix ces homme feroces. De temps en temps, des irruptions violentes de la foule for^aient la haie. ecartnient les cbe- vaux, s'avancaient jusqu'aux portieres, mon- i taient sur les marchepieds. Des hommes im- placables, regardant en silence le roi, la reine, ' le dauphin, semblaient prendre la mesure des | derniers crimes et se repaitre de I'abaissement de la royaute. Des charges de gendarmerie re tablissaient momentanemeni I'ordre. Le cor- tege reprenait sa course au milieu du cliquetis des sabres et desclameurs des hommes renver- ses sous les pieds des chevaux. La Fayette, qui i craignait des attentats et des embQches dans les rues de Paris, fit prevenir le general Dumas, { commandant de i'escorte, de ne point tiaverser i la ville II plafa ses troupes, a rangs epais. sur \ le boulevard, depuis la barriere de I'Etoile jus- ' qu'aux Tuileries. La garde nation-ile bordait la haie. Les gardes suisses etaient aussi en bataille, mais leurs drapeaux ne s'abaissaient plus devant leur maitre. Aucun honneur miiitaiie n'etait rendu au chef supreme de I'armee. Les gardes natiooaux, appuyes sur leurs armes, ne sa- luaient pas ; iis regardaient passer le cortege dans I'attitude de la force, de I'indifterence et du mepris. xxvn. Les voitures entrerent dans le jardin des Tuileries par le pont tournant. La Fayette, a cheval a la tete de son etat major, etaitalle au- ; devant du cortege et le precedait. Pendant son absence, une foule immense avait inonde ' le jardin, les terrasses et obstrue la porte du ! chateau. L'escorte fendait avec peine ces flots tumultuenx. On forr-ait tout le monde a garder j son chapeau. M. de Guillermy, membre de I I'Assemblee, resta seul d^couvert, malgre les j menaces et les insultes que cette marque de \ respect atfirait sur lui. Voyant qu'on allait em- ployer la force pour le contraindre a imiter I'in- sulte universelle. il lan^n son chapeau dans la foule assez loin pour qu'on ne put le lui rap- porter. Ce fut la que la reine apercevant M. de La Fayette, et craignant pour les jours des fi- deles gardes du corps, ramenes sur le siege de la voiture et menaces par les gestes dn peuple. lui cria : c Monsieur de La Fayette, sauvez les gardes du corps, s La famille royale descendit de voiture au bas de la terrasse. La Fayette la recut des mains de Barnave et de Pethion. On emporta les en- fants sur les bras des gardes nationaux. Un des membres du cote gauche de I'Assemblee, le vicomte de Noailles, s'approcha avec empresse- mpnt de la reine et lui offrit son bras. La reine indignee rejeta, avec un regard de mepris, la protection d'un ennemi; elie apercut un depu- te de la droite et lui demanda son bras. Tant d'abaissement avait pu la fletrir, mais non la vaincre. La dignite de I'empire se retrouvait tout entiere dans le geste et dans le coeur d'une femme. Les clameurs prolongees de la foule a I'en- tree du roi aux Tuileries annoncent a I'Assem- blee son triomphe. L'agitation inteirompit la seance pendant une demi heure. Un depute, se precipitant dans la salle, rapporta que les trois gardes du corps etaient entre les mains du peuple, qui voulait les mettre en pieces. Vingt commissaires partirenta I'instant pour les sau- ver. I!s rentrerent quelques minutes apres. La sedition s'etait apaisee devant eux. lis avaient vu, dirent-ils, Pethion couvrant de son corps la portiere de la voiture du roi. Barnave entra, monta h la tribune tout convert de la poussiere de la route, c Nous avons rempli no- tre mission, dit-il, a I'honneur de la France et de I'Assemblee. Nous avons preserve la tran- quillite publique et la surete du roi. Le roi nous a dit qu'i! n'avait jamais eu I'intention de passer les limites du royaume (on murmure). Nous avons marche rapidement jusqu'a Meaux pour eviter la poursuite des troupes de M. de Bouille. Les gardes nationales et les troupes ont fait leur devoir. Le roi est aux Tuileries. b Pethion ajouta, pour flatter I'opinion, qu'a la descente de voiture, on avait voulu, il est vrai, s'emparer des gardes du corps, que lui meme avait ete pris au collet et arrache de son poste aupres de la portiere, mais que ce mouvement du peuple etait legal dans son intention, et n'a- vait d'autre objet que d'assurer I'execution de la loi qui ordonnait I'arrestation des complices de la cour. On decreta que des informations seraient faites par le tribunal de I'arrondisse- ment des Tuileries sur la fuite du roi, et que trois commissaires designes par I'Assemblee recevraientles declarations du roi et de Ja reine. I Qu'est-ce que cette exception obsequieuse? s'^cria Robespierre. Vous craignez de degra- der la royaute en livrant le roi et la reine aux tribunaux ordinaires? Un citoyen, une citoyen- ne, im homme quelconque, f* quelque dignite qu'il soit eleve, ne peut jamais ^tre degrade I DES GIRO N DINS. 45 parJaloi. I Buzotappuyacette opinion. Duport la combattit. Le respect Temporta sur I'ou- trage. Les commissaires nomiuesfureiU Tron- chet, Dandre et Duport. XXVIII. Rentre dans ses appartements, Louis XVI mesura, d'un regard, ia profondeur de sa de- cheance. La Fayette se presenta avec les for- Dies de I'attendrissement, du respect, mais avec la realite du commandement. i Votre Majeste, dit-il au roi, connait mon attachement pour elle; mais je ne lui ai pas laisse ignorer que, si elle separait sa cause de celle du peuple, je res- terais du cote du peuple. — C'est vrai, repoadit le roi. Vous suivez vos principes. C'est une affaire de parti... Je vous dirai franchenient que, jusqu'ii ces derniers temps, j'avais cru etre enveloppe par vous dans ud tourbillon fac- tice de gens de votre opinion, pour me faire illusion, mais que ce n'etait pas Topiiiion reelie de la France. J'ai bien reconnu dans ce voyage que je ra'etais trompe, et que c'eiait la voioute generale. — Votre .Majeste a-t-ellp des ordres a me donner? reprit La Fayette. — 11 me sem- ble, reprit le roi en sotiriant, que je suis plus a vos ordres que vous n'etes aux mie:-S. i La reioe laissa percer I'amertume de ses res- sentiments contenus. Elle voulut foicer M. de La Fayette a recevoir les clefs des cassettes qui etaient dans les voitures : il s'y refusa. Elle insista ; et, comme il ne voulait point prendre ces clefs, elle les mit elle-meme sur son cha- peau. I Votre Majeste aura la peine de les re- prendre, dit M. de La F'ayette, car je ne les toucherai pas. — Eh bien ! reprit la reine avec humeur en les reprenant, je trouverai des gens moins delicats que vous ! > Le roi entra dans son cabinet, ecrivit quelques lettres et les remit a un valet de i)ied, qui vint les presenter a I'ins- pection de La Fayette. J^e general parut s'in- digner de ce qu'on lui attribuat une si honteuse inquisition sur les actes du roi. II voulait que cette servitude conservat tous les dehors de la liberie. Le service du chateau se faisait comme a I'ordinaire; mais La Fayette donnait le mot d'ordre sans le recevoir du roi. Les grilles des cours et des jardins etaient fermees. La fa- mille royale soumettait a La Fayette la liste des personnes qu'elle desirait recevoir. Des sentinelles etaient placees dans toutes les sal- les, a toutes les issues, dans les couloirs inter- mediaires entre la chambre du roi et la cham- bre de la reine. Les portes de ces chambres devaient rester ouvertes. Le lit meme de la reine etait surveille du regard. Tout lieu, meme le plus secret, etait suspect. Aucune pudeur de femme n'etait respectee. Gestes. regards, pa- roles entre le roi et la reine, tout etait vu, epie, Bote. lis ne devaient qu'a la connivence quel- ques eotretiens furtifs. Un officier de garde pas- sait vingt-quatre heures de suite, au fond d'un corridor obscur qui regnait derriere I'apparte- ment de la reine. Une lampe I'eclairait seule, comme la voute d'un cachot. Ce poste, redoute des officiers de service, etait brigue par le de- vouement de quelques-uns d'entre eux. lis af- fectaient le zele pour couvrir le respect. Saint- Prix, acteur du Theatre-Franfais. occupait souvent ce poste. II favorisait des entrevues ra- pides entre le roi, sa femme et sa soeur. Le soir, une femme de la reine roulait son lit entre celui de sa maitresse et la potte ou- verte de I'appartement; elle lacouvrait ainsi du regard des sentinelles. Une nuit, le comman- dant de bataillon qui veillait entre les deux por- tes, voyant que cette femme dormait et que la reioe ne dormait pas, osa s'approcher du lit de sa souveraine. pour lui donner a voix basse des avertissements et des conseils sur sa situation. La conversation reveilla la femme endormie. Frappee de stupeur en voyant un horame en uniforme pres du lit royal, elle allait crier, quand la reine lui imposant silence: i Rassu- rez-vous, lui dit-elle; cet homme est un boa Francais trompe sur les intentions du roi et sur les miennes, mais dont les discours annoncent un sincere attachement a ses raaitres. i La Providence se servait aiusi des persecuteurs, pour porter quelque adoucissement aux victi- mes. Le roi, si resigne et si impassible, flechit un moment sous le poids de tant de douleurs et de tant d'humiliations. Concentre dans ses pensees, il resta dix jours entiers sans dire une parole meme a sa famille. Sa derniere lutte avec le malheur semblait avoir epuise ses for- ces. II se sentait vaincu, et voulait, pour ainsi dire, mourir d'avance. La reine, en se jetant a ses pieds et en lui presentant ses eufauts, finit par I'arracher a ce silence : e Gardons, lui dit- elle, toutes nos forces pour livrer ce long com- bat avec la fortune. La perte fftt-elle iuevitable, il ya encore le choix de I'attitude dans laquelle on perit. Perissons en rois, et n'attendons pas sans resistance et sans vengeance qu'on vienne nous etouffer sur le parquet de nos apparte- ments!! La reine avait le coeur d'un heros, Louis XVI avait I'ame d'un sage; mais le g^- nie qui combine la sagesse avec le courage manquait h tous les deux : I'un savait combat- tre, I'autre savait se soumettre, aucuu ne savait regner. XXIX. Telle fut cette fuite. qui, si elle eiit reussi, changeait toutes les phases de la Revolution. Au lieu d'avoir dans le roi captif a Paris un instrument et une victime, la Revolution au- rait eu dans le roi libre un ennemi ou un mo- derateur; au lieu d'etre une anarchie, elle au- rait ete une guerre civile; au lieu d'avoir des massacres, elle auiait eu des victoires ; elle au- i 46 HISTOIRE rait triomphe par les amies et noti par I'^cha- faud. Jamais le sort de plus d'idees ne dependit aussi visiblement d'un liasard ! Ce hasard lui- meme n'eti etait pas un. Drouet fut I'instru- ment de la perte du roi; s'il n'avait pas reconnu ce prince i sa ressemblance avec renipreinte de son visage sur les assigoats, s'il n'avait pas couru a toute bride et devance les voilures h Varennes, en deux heures le roi et sa famille etaient sauves. Drouet, ce fils obscur d'un niai- tre de poste, debout et oisif le soir devar.t la porte d'un village, decide du sort d'une nio- narchie. II ne prend conseil que de lui-meme, il part et il dit : J'arreterai le roi. Mais Drouet n'aurait pas eu cet instinct decisif s'il n'eut, pour ainsi dire, personnifie en lui dans ce mo- ment-1^, toute I'agitation et tous les soupcons du peuple. C'est le fanatisme de la patrie qui le pousse, a son insu, vers Varennes, et qui lui fait sacrifier toute une malheureuse famille de fugitifs a ce qu'il croit le salut de la nation. I! n'avait repu de consigne de personne; il prit I'arrestation et, par suite, la mort sur lui seul. Son d^vouement a son pays fut cruel. Son si- lence et sa compassion auraient entraine moins de calamites. Quant au roi lui-meme, cette fuite etait pour lui, sinon un crioie, du moins une faute. C'e- tait trop tot ou c'6tait trop tard. Trop tard, car le roi avait deja trop sanctionne la Revolution pour se tourner tout i^ coup contre elle sans paraitre trahir son peuple et se dementir lui- meme. Trop tot, car la constitution que faisait I'Assembiee nationale n'etait pas encore ache- vee, le gouvernement n'etait pas convaincu d'im- puissance, et les jours du roi et de sa famille n'etaient pas encore assez evidemment mena- ces, pour que le soin de sasurete, comme hora- me, I'emportat sur ses devoirs comme roi. En cas de succes, Louis XVI ne trouvait que des forces etrangeres pour recouvrer son royaurae; en cas d'arrestation, il ne trouvait plus qu'une prison dans son palais. De quelque cote qu'on I'envisageat, la fuite etait done funeste. C'etait la route de la honte ou la route de I'echafaud. II n'y a qu'une route pour fuir d'un trone quand on n'y veut pas mourir; c'est I'abdicatioD. Revenu de Varennes, le roi devait abdiquer. La Revolution auraitadopte son fils et I'aurait eleve a son image. II n'abdiqua pas. 11 con- sentit a accepter le pardon de son peuple. 11 jura d'executer une constitution qu'il avait fuie. II fut un roi amnistie. L'Europe ne vit en lui qu'un echappe du trone ramene a son supplice, la nation qu'un traitre et la revolution qu'un jouet. LIVRE TROISIEME. 1. 11 y a pour les peuples comme pour les in- dividus un instinct de conservation qui les aver- tit et qui les arrete, sous I'empire meme des passions les plus temeraires, devant les dangers dans lesquels ils vont se precipiter. lis sem- blent reculer tout ^ coup a I'aspect de I'abime ou ils couraient tout h Iheure. Ces intermit- tences des passions humaines sont courtes et fugitives, mais elles donnent du temps aux evenements, des retours h la sagesse et des oc- casions aux hommes d'Etat. Ce sont les mo- ments qu'ils epient pour saisir I'esprit hesitant et intimide des peuples, pour les faire reagir contre leurs exces, et pour les ramener en ar- riere par le contre-coup meme des passions qui les ont emportes trop loin, Le lendemain du 2.5 juin 1791, la France eut un de ces repentirs qui sauvent les peuples. II ne lui nianqua qu'un homme d'Etat. Jamais I'Assembiee nationale n'avait offert un spectacle aussi imposant et aussi calme que pendant les cinq jours qui avaient suivi le de- part du roi. On eut dit qu'elle sentait le poids de I'empire tout entier peser sur elle et qu'elle affermissait son attitude pour le porter avec dignite. Elle accepta le pouvoir sans vouloir ni ['usurper ni le retenir. i^lle couvrit d'une fiction respectueuse la desertion du roi ; elle appela la fuite enlevement ; elle chercha des coupables autour du trone ; elle ne vit sur le trone que I'inviolabilite. L'homme disparut, pour elle, dans Louis XVI, sous le chef irres- ponsable de I'Etat. Ces trois mois peuvent etre consider(5s comme un interregne, pendant le- quel la raison publique est a elle seule la consti- tution. II n'y a plus de roi, puisqu'il est captif et que sa sanction lui est retiree; il n'y a plus de loi, puisque la constitution n'est pas faite ; il, n'y a plus de ministres, puisque le pouvoir ex6cutif est interdit. et cependant I'empire est D E S G I R O N D I N S 47 debout, agit, s'organise, se defend, se conserve. \ Ce qui est plus prodigieus encore, il se modere. 11 tient en reserve dans un palais le rouage principal de la constitution, la royaute ; et, le jour ou I'cpuvre est accomplie, il le pose a sa place et il dit au roi : Sois libre et regne ! ; II. Une seule chose deshonore ce majestueux interregne de la nation : c'est la captivite nio- mentanee du roi et de sa famille. Mais il faut reconnaitre que la nation avait bien le droit de dire a son chef: Si tu veux rugner sur nous, tu ne sortiras pas du royaume, tu n'iras pas em- porter la royaute de la France partni nos enne- mis. Et quant aux formes de cette captivite dansles Tuileries.il fautreconnaitre encore que TAssemblee nationale ne les avait point pres- crites, qu'elle s'etait meme soulevee d'indigna- tion au mot d'emprisonnement, qu'elle avait commande une residence politique et rien de plus, et que la rudesse et I'odieux des mesures de surveillance tenaient a I'ombrageuse respon- sabilite de la garde nationale bien plus qu'a I'ir- reverence del'Assemblee. La Eayette gardait, dans la personne du roi. la Hynastie, sa propre tete et la constitution. Otage centre la re- publique et contre h royaute a la fois, maire du palais, il intimidait par la presence d'un roi faible et avili les royalistes decourages et les republicains contenus. Louis XVI etait son gage. Barnave et les Lameth avaient, dans I'As- semblee nationale. Tattitude de La Fayette au dehors, lis avaient besoin du roi pour se de- fendre de leurs ennemis. Tant qu'il y avait eu un homme entre le trone et eux (Mirabeau). ils avnient joue a la republiqueet sape ce trone pour en ecraser un rival. Mais, Mirabeau inort et le trone ebranle, ils se sentaient faibles con- tre le mouvement qu'ils avaient imprime. lis soutenaient ce debris de monarchic, pour en etre soutenus a leur tour. Fondateurs des Ja- cobins, ils trembiaient devant leur ouvrage ; ils se refugiaient dans la constitution, qu'ils avaient eux-memes demantelee ; ils pas-saient du lole de demolisseurs au role d'hommes d'Etat. Mais, pour le premier role, il ne faut que de la violence; pour le second, il faut du genie. Barnave n'avait que du talent. II avait plus: il avait de Tame et il etait honnete homme. Les premiers exces de sa parole n'avaient ete en lui que des enivrements de tribune. 11 avait voulu savoir le gotjt des applaudissements du peuple. On les lui avait pro ligues bien au dela de son merite reel. Ce n'etait plus avec Mira- beau qu'il allait avoir a se mesurer desormais, c'etait avec la Revolution dans toute sa force. La jalousie lui enlevait le pieJestal qu'elle lui avait prete. II allait paraitre ce qu'il etait. III. Mais un sentiment plus noble que I'interet de sa securite personnelle poussait Barnave a se ranger au parti de la monarchie. Son ccjeur avait passe avant son ambition du cote de la faiblesse, de la beaute et du malheur. Rieo n'est plus dangereux pour un homme sensible que de connaitre ceux qu'il combat. La haine contre la cause tombe devant I'attrait pour les personnes. On devient partial a son insu. La sensibilitedesarme I'intelligence ; on s'attendrit au lieu de raisonner ; le sentiment d'un homme emu devient bientot sa politique. C'est la ce qui s'etait passe dans I'ame de Barnave pendant le retour de Varennes. L'in- teret qu'il avait concu pour la reine avait con- verti ce jeune republicain a la royaute. Bar- nave n'avait connu jusque la cette princesse qu'a travers un nuage de preventions dont les partis enveloppent ceux qu'ils veulent hair. Le rapprochement soudain faisait toinber cette atmosphere de convention. Jl adorait de pres ce qu'il avait calomnie de loin. Le role meme que la fortune lui donnait dans la destinee de cette femme avait quelque chose d'inattendu et de lomanesqne, capable d'eblouir son orgueil- leuse imaginu'ion et d'attendrir sa generosite. Jeune. obscur, inconnu, il y a peu de mois; aujourd'hui celebre, populaire, puissant, jete au nom d'uiie assemblee souveraine entre le peuple et le roi, il devenait le protecteur de ceux dont il avait ete I'ennemi. Des mains royales et suppliantes touchaient ses mains de plebeien. II opposait la royaute populaire du talent et de I'eloquence a la royaute du sang des Bourbons. II couvrait de son corps la vie de ceux qui avaient ete ses maitres. Son de- vouement ineme etait un triomphe; I'objet de ce devouement »§tait la reine. Cette reine etait jeune, belle, majestueuse, mais humanisee par sa terreur pour son mari et pour ses enfants. Ses yeux en larmes imploraient son salut des yeux de Barnave. II etait le premier orateur de cette assemblee qui tenait le sort de la mo- narchie en suspens. II etait le favori de ce peu- ple qu'il gouvernait d'un geste et dont il ecar- tait la fureur, pendant cette longue route entre le trone et la inort. Cette femme mettait son fils, le jeune dauphin, entre ses genoux. Les doigts de Barnave avaient joue avec les boucles blondes de I'enfant. Le roi, la reine, madame Elisabeth avaient distingue, avec tact, Barnave de I'inflexible et sauvage Peihion. lis I'avaient entretenu de leur situation, lis s'etaient plaints d'avoir ete trompes sur la nature de I'esprit public en France, lis avaient devoile des re- pentirs et des penchants constitutionnels. Ces entretiens, genes, dans la voiture, par la pre- sence des auties commissaires et par les yeux du peuple, avaient ete furtivement et plus ia- timement repris dans les sejours que la famille ♦ #ii^' 48 HISTOIRE royale faisait chaque nuit. Oo etait convenu de correspondances politiques mysterieuses et d'entrevues secretes aux Tuileries. Barnave, parti inflexible, arriva devoue a Paris. La con- ference nocturne de Mirabeau ai'ec la reine dans le pare de Saint-Cloud fut ambitionnee par son rival. Mais Mirabeau se vendit et Bar- nave se donna. Des monceaux d'or acheterent rhomme de genie, un regard seduisit rhomme de coeur. IV. Barnave avail trouve Duport et ies Lameth, ses amis, dans Ies dispositions Ies plus monar- chiques, mais par d'autres motifs que Ies siens. Ce triumvirat s'entendit avec Ies Tuileries. Les Lameth et Duport virent le roi. Barnave, qui n'osa venir au chateau dans les premiers temps, y vint secretement eosuite. Les plus ombra- geuses precautions couvrirent ces entrevues. Le roi et la reine attendaient quelquefois, des heures entieres, le jeune orateur dans une pe- tite piece de I'entresol du palais, la main posee sur la serrure, afin d'ouvrir des qu'on enten- drait ses pas. Quand ces entrevues etaient im- possibles, Barnave ecrivait a la reine. II prc- sumait beaucoup des forces de son parti dans I'Assemblee, parce qu'il mesurait la puissance des opinions aux talents qui les expriment. La reine en doutait. — i Rassurez-vous, madame, ecrivait Barnave ; il est vrai que notre drapeau est dechire, mais on y lit encore le mot consli lution. Ce mot retrouvera sa force et son pres- tige si le roi s'y rallie sinceremeut. Les amis de cette constitution, revenus de leurs erreurs, peuvent encore la relever et la raffermir. Les Jacobins effraient la raison publique; les emi- gres menacent la nationalite. Ne craignez pas les Jacobins ; ne vous confiez pas aux emigres. Jetez-vous dans le parti national qui existe en- core. Henri IV n'est-il pas monte sur le trone d'une nation catholique h la teted'un parti pro- testant ? 3 La reine suivait de bonne foi ces coDseils tardifs, et concertait avec Barnave toutes ses demarches et toutes ses correspon- dances avec I'etranger. Elle ne voulait rien ^ ^ faire et rien dire qui contrariut les plans qu'il 1^^ avait confus, pour la restauration du pouvoir ^V royal, i Un sentiment de legitime orgueil. di- sait la reine en parlant de lui, sentiment que je ne saurais blamer dans un jeune homme de talent n6 dans les rangs obscurs du tiers elat. lui a fait desirer une revolution qui lui aplanit la route de la gloire et de la puissance. Mais son coeur est loyal, et, si jamais la puissance re- vient en nos mains, le pardon de Barnave est d'avance 6crit dans nos coeurs. j Madame Eli- sabeth partageait cet attrait de la reine et du roi pour Barnave. Toujours vaincus, ils avaient fini par croire qu'il n'y avait de vertu pour re- lever la monarchic que dans ceux qui I'avaient j renversee. C'etait la superstition de la fatalite. ! lis etaient tentes d'adorer cette puissance de la Revolution qu'ils n'avaient pu flechir. Les premiers actes de roi se ressentirent trop, poursa dignite, de ces inspirations des Lameth et de Barnave. II remit aux commissaires de j I'Assemblee, charges de I'interroger sur I'eve- nement du 21 juin, une reponse dont la mau- [ varse foi appelait lesourire plus quel'indulgence I de ses ennemis : (t Introduits dans la chambre du roi et seuls J avec lui. dirent les commissaires de I'Assem- i blee, le roi nous a fait la declaration suivante : I Les motifs de mon depart sont les insultes et les outrages qui m'ont ete faits, Iel8 avril, ! quand j'a; voulu me rendre a Saint-Cloud. Ces insultes etant restees impunies, j'ai cru qu'iV I n'y avait ni sQrete ni decence pour moi de res- ter a Paris. Ne le pouvant pas faire publique- ment, j'ai resolu de partir la nuit et sans suite. Jamais mon intention n'a ete de sortir du I royaume. .le n'ai eu aucun concert ni avec les puissances etrangeres ni avec les princes de ma famille emigre.s. Mes logements etaient pre- pares a Montmedy. J'avais choisi cette place, parce qu'elle est fortifiee, et qu'etant pres de la frontiere j'y etais plus a portee de m'opposer h ! toiite espece d'invasion. J'ai reconnu dans ce voyage que I'opinion publique etait decidee en faveur de la constitution. Aussitot que j'ai con- j nu la volonte generale, je n'ai point hesite, comme je n'ai jamais hesite h faire le sacrifice I de ce qui m'est personnel pour le bonheur commun. s I tt Le roi, ajouta la reine dans sa declaration, desirant partir avec ses enfants, je declare que- rien dans la nature n'aurait pu m'empecher de le suivre. Jai assez prouve depuis deux ans, dans de penibles circonstances, que je ne le quitterai jamais, i Non contenfe de cette inquisition sur les mo- tifs et les circonstances de la fuite du roi, I'opi- nion irritee demandait qu'on portat la main de la nation jusque sur la volonte paterselle, et et que I'Assemblee nommat un gouverneur au dauphin. Quatre-vingt douze noms presque tous obscurs sortirent du scrutin ouvert h cet eftet. lis furent accueillis par la risee generale. On ajourna cet outrage au roi et au pere. Le gouverneur, nomme plus tard par Louis XVI, .M. de Fleurieu, n'entra jamais en fonc- tions. Plus tard le gouverneur de I'heritier d'un empire fut le geolier d'une prison de malfai- teurs. Le marquis de Bouille adressa, de Luxem- bourg, une letfre menar-ante h I'Assemblee' pour detourner du roi la colere publique, et prendre sur lui seul I'inspiration et lex^cution- du depart du roi. t S'il tombe un cheveu de la *»## DBS GIRONDINS, 4S tete de Louis XVI, disait-il, il ne restera pas pierre sur pierre h Paris. Je conoais les che- mins, je guiderai les armees etrangeres... i Le rire repondita ces paroles. L'Assemblee etait assez sage pour n'avoir pas besoin des conseiis de M. de Bouille, et assez forte pour mepriser les menaces d'un proscrit. M. de Cazales venait de donner sa demission pour aller combatlre. Les membres les plus prononces du cote droit, parmi lesquels on dis- tinguait Maury, Montlozier, I'abbe de Mon- tesquieu, I'abbe de Pradt, Virieu, etc., au nom- bre de deux cent quatre-vingt-dix, prirent une resolution funeste, qui, en enlevant lout contre- poids au parti extreme de la Revolution, pre- cipitait la chute du trone et perdait le roi sohs pretexte d'un culte sacre pour la royaute. lis resterent dans I'Assemblee ; mais ils s'annule- rent et ne voulureot plus etre consideres que comme une protestation vivante contre la vio lationde la liberie etde I'autorite royale. L'As- semblee refusa d'entendre la lecture de leur protestation, qui etiit elle-meme une violation de leur mandat. lis la publierent et la repandi- rent avec profusion dans tout le royaume. — I Les decrets de I'Assemblee, disaient-ils, ont absorbe le pouvoir royal tout entier. Le sceau de I'Etat est sur le bureau. La sanction du roi est aneantie. On a efface le nom de roi du ser- ment qu'on prete a la loi. Les commissaires vont porter directement les ordres des comites aux armees. Le roi est captif. Une republique provisoire occupe I'interregne. Loin de nous de concourir a de pareils actes. Nous ne consen- tirions pas meme a en etre les temoins s'ii ne nous restait le devoir de veiller a la preserva- tion de la personne du roi. Hors ce seul inte ret, nous nous renfermerons dans le silence le plus absolu. Ce silence sera la seule expression de notre constante opposition a tous vos actes! s Ces paroles etaient I'abdication de tout un parti. Tout parti qui proteste abdique. Cejour fut I'emigralion dans I'Assemblee. Cette fausse fidelite. qui gemit au lieu de combattre, obtint les applaudissements de la noblesse et du clerge. Elle merita le mepris des hommes politiques. Abandonnant dans leur lutte conire les Jaco- bins Barnave et les constitutionnels monar- chiques, elle donna la victoire h Robespierre, et, en assurant la majorite ^ sa proposition de non-reelection 'des membres de I'Assemblee nationale a I'Assemblee legislative, elle amena la Convention. Les royalistes oterent le poids d'une opinion tout eotierede la balance, et elle pencha vers les derniers desordres en empor- tant la tete du roi et leur propre tete. Une grande opinion ne se desarme pas impunement pour son pays. VL Les Jacobins comprirent cette faute et s'en rejouirent. En voyant ces nombreux soutieos de la constitution monarchique s'effacer eux- memes du combat, ils pressentirent ce qu'ils pouvaient oser et ils I'oserent. Leurs seances devenaient d'autant plus significatives que cel- les de I'Assemblee nationale devenaient plus timides. Les mots de decheance et de repu- bliquey eclaterent pour la premiere fois.Retrac- tes d'abord, ils fureot releves ensuite. Profe- res au commencement comme un blaspheme, ils ne tarderent pas a etre profeies comme un dogme. Les partis ne savent pas d'abord eux- memes tout ce qu'ils veulent: c'est le succes qui le leur apprend. Les temeraires lancent en avant des idees perdues : si elles sont re- poussees, les hnbiles les desavouent : si elles sont suivies, les chefs les reprennent. Dans les guerres d'opinion, on fait des reconnaissances comme dans les campagnes des armees. Les Jacobins etaient les avant- postes de la Revolu- tion, ils sondaient les resistances de I'esprit monarchique. Le club des Cordeliers envoya aux Jacobins un projet d'adresse ci I'Assemblee nationale ou I'on demandait hautement la destruction de la royaute. i Nous voi'd libres et sans roi, di- saient les Cordeliers, comme au lendemain de la prise de la Bastille : reste a savoir s'il est avantageux d'en nommer un autre. Nous pen- sons que la nation doit lout faire par elle-me- me ou par des agents amovibles de son choix; nous pensons que plus un emploi est important, plus sa duree doit etre temporaire. Nous pen- sons que la royaute, et surtout la royaute he- redifaire. est incompatible avec la liberte. Nous prevoyons qu'une telle proposition va soulever des nuees de contradicteurs ; mais la declara- tion des droits n'en at-elle pas souleve autant? Le roi a abdique de fait en desertant son poste. Profitons de notre droit et de I'occasion. Jurons que la France est une republique. » Cette adresse, iue au club des Jacobins le 22, y excita d'abord une indignation geneiale. Le 23, Danton monta a la tribune et demanda la decheance et la nomination d'un conseil de regence. i Votre roi, dit-il, est ou imbecile ou criminel. Ce serait un horrible spectacle a pre- senter au monde, si, ayant I'option de declarer un roi criminel ou de le declaier imbecile, vou» ne preferiez pas ce dernier parti. » Le 27, Girej'-Dupre, jeune ecrivain qui attendait la Giioode, provoqua le jugement de Louis XVL t Nous pouvons punir un roi parjure. Nous le devons. a Tel fut le texte de son discours. Brissot posa la question comme I'avait fait Pethion dans la precedente seance : x Le roi parjure peul il clrejugt ? Pourquoi, dit Brissot nous diviser en denominations dangereuses? Nous sommes d'accord. Que veulent ceux qui s'elevent ici contre les republicains? lis detes- tent les democraties tumultueuses d'Athenes et de Rome, ils craignent la division de la France w ♦ 50 HISTOIKE en federations isolees. lis ne veulent que !a constitution representative, et ils ont raison. Que veulent de leur cote ceux qu'on appelle republicains ? Ils craignent, ils redoutent ega- lement les democraties tumultueuses d'Athe- nes et de Rome ; ils redoutent egalement les republiques federees. lis ne veulent que la constitution representative; noussomnies done d'accord. Le chef du pouvoir executif a trahi ses serments ; faut-il le juger? Voila seulement ce qui nous divise. L'inviolabilite ne serait que I'impunite de tous les crimes, I'encouragement a toutes les trahisons; le bon sens veut que la peine suive le delit. Je ne vois, dans un hom- me inviolable gouvernant un peuple, qu'un Dieu et 25 millions de brutes. Si le roi etait entre en France a la tete des armees etran- geres, s'il avait ravage nos plus belles contrees, si, arrete dans sa course, vous I'aviez arrete : qu'en auriez-vous fait ? auriez-vous invoque son inviolabilite poui' I'absoudre ?...0n vous fait peur des puissances etrangeres, ne les craignez pas; I'Europe est impuissante centre un peu- ple qui veut etre libre. i i A I'Assemblee nationale, Muguer fit, au nom ' des comites reunis, le rapport sur la fuite du roi; il conclut a Tinviolabilite de Louis XVI et a I'accusation des complices. Robespierre combattit l'inviolabilite : il enleva a ses paroles la couleur de la colere, et s'efforca de couvrir ses conclusions de I'apparence de la douceur et de rhumanite : i Je n'examiiierai pas, dit-il, si le roi a fui volontairement, de lui-meme, ou si de I'extremite des frontieres un citoyen I'a en- ! leve par la force de ses conseils: je n'examine- rai pas si cette fuite est une conspiration centre la liberte publique : je parlerai du roi comme d'un souverain imaginaire et de l'inviolabilite comme d'un principe. a Apres avoir combattu le principe de rinvioiabilite par les niemes ar- guments dont s'etaient scivis Girey-Dnpre et Brissot, Robespierre concint ainsi: i Les me- suresque I'on vous pro. ose ne peuvent que vous deshonorer; si vous les ado[)tez, je demanderai h me declarer I'avocat de tous les accuses. Je | veux etre le defenseur des trois gardes du - corps, de la gouvernante du dauphin, de mon- ; sieur de Bouille lui-meme. Dans les principes | de vos comites, il n'y a point de delit; mais par- ' tout ou il n'y a pas de delit, il n'y a pas de I complices. Messieurs, si epargnerun coupable ' est une faiblesse, immoler le coupable faible en , epargnant le coupable tout-puissant, c'est une ; lachete. II faut ou prononcer sur tous les cou- ' pables ou prononcer I'absolution generate, i Gregoire soutint aussi le parti de i'accusation. Salles defendit I'avis des comites. \ Barnave pr'it end n la parole pour appuyer I'opinion de Salles: t La nation franr-aise, dit- \ il, vient d'essuyer une violente secousse; mais, si nous devons en croire tous les augures qui ; se manifestent, ce dernier ^venement, comme J tous ceux qui I'ont precede, ne servira qu'a presser le terme, qu'a assurer la solidite de la revolution que nous avons faite. Je ne parlerai pas avec etendue de I'avantage du gouverne- ment monarchique : vous avez montre votre conviction en I'etablissant dans votre pays; je dirai seulement que tout gouvernement, pour etre bon, doit renfermer en lui les conditions de sa stabilite ; car, autrement, au lieu du bon- heur, il ne presenterait que la perspective d'une continuite de changemeots. Quelques hommes, dont je ne veux pas accuser les inten- tions, cherchant des exemples a nous donner, ont vu, en Amerique, un peuple occupant un grand territoire par une population rare, n'e- tant environne d'aucun voisin puissant, ayant pour li miles des forets, ayant pour habitudes les sentiments d'un peuple neuf et qui les eioi- gnent de ces passions factices qui font les re- volutions des gouvernements ; ils ont vu un gouvernement republicain etabli sur ce terri- toire, ils ont conclu de la que ce meme gou- vernement pourrait nous convenir. Ces hom- mes sont les memesqui contestent aujourd'hui le principe de rinvioiabilite du roi. Mais, s'il est vrai que sur notre terre une |)opulation im- mense est repandue, s'il est vrai qu'il s'y trou- ve une multitude d'hommes exclusivement li- vres a ces speculations de I'intelligence qui portent a I'ambition et a I'amour de la gloire, s'il est vrai qu'autour de nous des voisins puis- san's nous obligent a ne faire qu'une seule masse pour leur resister, s'il est vrai que toutes ces circonstances sont fatales et ne dependent pas de nous, il est incontestable que le remede n'en peut exister que dans le gouvernement monarchique. Quand un pays est peuple et etendu, il n'existe, et I'art de la poliiique Pa prouve, que deux moyens de lui donner une existence solide et permanente. Ou bien vous organiserez separement ces partis, vous met- trez dans chaque section de I'empire une por- tion du gouvernement, et vous fixerez ainsi la stabilite aux depens de I'unite, de la force et de tous les avantages qui resultent d'une grande et homogene association; ou bien, si vous laissez subsister I'unite nationale, vous serez obliges de p'acer au centre une puissance immuable, qui, n'etant jamais renouvelee par la loi, presentant sans cesse des obstacles k I'ambition, resiste avec avantage aux secousses, aux rivalites, aux vibrations rapides d'une po- pulation immense, agitee par toutes les pas- sions qu'enfante une vieille societe. Ces maxi- mes decident notre situation. Nous ne pou- vons etre stables que par un gouvernement fe- deratif. que personne jusqu'ici n'a la demence de nous proposer, ou par le gouvernement mo- narchique que vous avez etabli, c'esta-dire en remettant les renes du pouvoir executif dans une famille par droit de succession h^r^ditaire. Vous avez laisse au roi in- DES GIRONDINS, 51 violable la fonction exclusive de nommer les agents de son pouvoir; mais vous avez de- crete la responsabilite de ces agents. Pour etre independant. le roi doit rester inviolable; ne nous ecaitons pas de cette regie; nous n"a- vons cesse de la suivre pour les individus, ob- servons-la pour le monarque. Nos principes, la constitution, la loi declarent qu'il n'est pas de- chu; nous avons done ;i choisir entre notre at- tachement a la constitution et notre ressenti- raent contre un homnne. Or, je demande au- jourd'hui a celui de vous tous qui pourrait avoir conru contre le chef du pouvoir executif toutes les preventions, tous les ressentiments les plus profonds, je lui demande de nous dire s"il est done plus irrite contre le roi qu'attache a la loi de son pays. Je pourrais dire a ceux qui s'exbalent avec une telle fureur contre I'in- dividu qui a peche ; je leur dirais : Vous seriez done a ses pieds si vous etiez contents de lui (applaudissements prolonges) ? Ceux qui veu- lent ainsi s;icrifier la constitution a leurs res- sentiments contre un homme me sembient trop sujets a sacrifier la liberte par enthousias- me pour un homme, et, puisqu'ils airaent la republique, c'est bien aujourd'hui le moment de leur dire: Comment voulez-vous une re- publique dans une nation pareille ? Comment ne ciaignez-vous pas que cette meme mobilite du peuple qui se manifeste aujourd'hui par la haine ne se manifeste un autre jour par Ten- thousiasme envers un grand homme? Enthou- siasrae plus dangereux encore que la haine ; car la nation francaise, vous le savez, sait mieux aimer qu'elle ne sait hair. Je ne crains pas I'atlaque des nations etrangeres ni des emi- gres, je I'ai dit; mais je dis aujourd'hui, avec autant de verite, que je crains la continuation des inquietudes, des agitations qui ne cesseront de nous travailler tant que la revolution ne sera pas totalement et paisiblement terminee. On ne peut nous faire aucun mai du dehors; mais on nous fait un grand mal au dedans, quand on nous inquiete par des pensees funestes. quand des dangers chimeriques crees autour de nous donnent au milieu du peuple quelque consis- tence et quelque credit aux hommes qui s'en servent pour I'agiter continuellement ; on nous fait un grand mal quand on perpetue ce mou- vement revolutionnaire qui a detruit tout ce qui etait a detruire, et qui nous a conduits au point ou il faut enfin nous arreter. Si la Re- volution fait un pas de plus, elle ne peut le faire sans danger. Dans la ligne de la liberte, le premier acte qui pourrait suivre serait I'a- neantissement de la royaute ; dans la ligne de I'egalite. le premier acte qui pourrait suivre serait I'attentat ;i la propriete. On ne fait pas des revolutions avec des maximes metaphysi- ques; il faut une proie reelle a oftVir a la mul- titude qu'on egare. II est done temps de ter- miner la Revolution. Elle doit s'arreter au moment ou la nation est libre et ou tous les Franfais sont egaux. Si elle continue dans les troubles, elle est deshonoree et nous avec elle. Oui, tout le monde doic sentir que I'interet commun est que la Revolution s'arrete. Ceux qui ont perdu doivent s'apercevoir qu'il est im- possible de la faire retrograder. Ceux qui I'ont faite doivent s'apercevoir qu'elle est a son der- nier terme. Les rois eux-memes, si quelque- fois de profondes verites peuvent penetrer jusque dans les conseils des rois, si quelquefois les prejuges qui les entourent peuvent laisser passer jusqu'a eux les vues saines d'une politi- que grande et philosophique, les rois eux-me- mes doivent apercevoir qu'il y a loin pour eux entre I'exemple d'une grande reforme dans le gouvernement et I'exemple de I'abolition de la royaute ; que, si nous nous arretons ici, ils sont encore rois I... mais, quelle que soit leur con- duite, que la faute vienne d'eux et non pas de nous. Regenerateurs de I'empire, suivez inva- riableraent votre ligne ; vous avez ete coura- geux et puissants, soyez aujourd'hui sages et moderes. C'est la que sera le terme de votre gloire. C'est alors que, vous retirant dans vos foyers, vous obtiendrez de la part de tous, si- non des benedictions, du moins le silence de la calomnie... 3 Ce discours, le plus beau de Bar- nave, emporta le decret, et refoula pendant" quelques jours les tentatives de republique etde decheance dans les clubs des Cordeliers et des Jacobins. L'inviolabilite du roi fut consacree en fait comme elle I'etait en principe. M. de Bouille, ses coaccuses et adherents furent en- voyes par-devant la haute cour nationale d'Or- leans. VII. Pendant que ces hommes exclusivement po- litiques, mesurant chacun les pas de la Revolu- tion a la portee de leurs regards, voulaieut I'aneter avec courage ou s'arretaient leurs courtes pensees, la Revolution marchait tou- jours. Sa pensee a elle etait trop grande pour qu'aucune tete de publiciste, d'orateur ou d'homme d'Etat put la contenir. Son souffle etait trop puissant pour qu'aucune poitrine pOt le respirer tout entier. Son but etait trop in- fini pour qu'elle s'amortit sur aucun des buts successifs que I'ainbition de quelques factions ou les theories de quelques hommes d'Etat pou- vaient lui poser. Barnave, les Lameth et La Fayette, comme Mirabeau et comme Necker, essayaient en vain de retourner contre elle la force qu'ils lui avaient empruntee. Elle devait, avant de s'apaiser et de ralentir son impulsion, tromper bien d'autres systemes, essouftler bien d'autres poitrines et depasser bien d'autres buts. Independainment des assemblees nationales qu'elle s'etait donnees comme gouvernement et ou venaient se concentrer principalement les instruments politiques de son mouvement, elle 52 HISTOIRE s'etait cre6 deux leviers plus puissants et plus terribles encore pour remuer et balaj-er ces corps politiques quand ils tenteraient eux- memes de s'etnblir ]h ou elle voulait avancer. Ces deux leviers, c'etaient la presse et les clubs. Les clubs et ia presse etaient aux assemblees legales, ce que I'air libre est a I'air enferme. Tandis que I'air de ces assemblees se viciait et s'epuisait dans I'enceinte du gouvernement etabli, I'air du journalisme et des societes po- pulaires s'impregnait et s'agitait sans cesse d'un principe in^puisable devitalite et de inou- vement. On croyait a la stagnation dedans, mais le courant etait dehors. La presse. dans le demi-siecle qui avait pre- cede la Revolution, avait ete I'echo eleve et serein de la pensee des sages et des reforma- teurs. Depuis que la Revolution avait eclate, elle etait devenue I'echo tumultueux et sou- vent cynique des passions populaires. Elle avait transforme elle-meme les precedes de communication de la pensee ; elle ne faisait plus de livres, elle n'en avait pas le temps; elle se repandait d'abord en brochures, et plus tard en une multitude de feuilles volantes et quoti- diennes qui, disseminees a bas prix parmi le peuple ou aflfichees gratuites sur les murs des places publiques, provoquent la foule t\ les lire et a les discuter. Le tresor de la pensee na- tionale, dont les pieces d'or etaient trop pures ou trop volumineuses pour I'usage du peuple, s'etait, pour ainsi dire, convert! en une multi- tude de monnaies de billon, frappees a I'em- preinte de ses passions du jour et souvent souil- lees des plus vils oxides. Le journalisme, comme un element irresistible de la vie d'un peuple en revolution, s'etait fait sa place a lui- meme sans ecouter la loi qui s'etait efforcee de I'entraver. Mirabeau, qui avait besoin du retentissement de sa parole dans les departements, avait cree ce porte-voix de la Revolution, malgre les arrets du conseil, dans les Lellres a mes com- mellanls et dans le Courrier de Provence. A I'ouverture des 6tats-generaux et k la prise de la Bastille, d'aulresjournaux avaient paru. A chaque insurrection nouvelle repondait une insurrection de nouveaux journaux. Les prin- cipaux organes de I'agitation publique 6taient alors les Revolutions de Paris, redigees par Loustalot, journal hebdomadaire tire a deux cent mille exemplaires. Son esprit se lisait d«ns son 6pigraphe : a Les grands ne nous paraissent grands que parce que nous sommes a genoux, levons-nous ! i Les Di scours de la lanlerne aux Parisiens, transform^s plus tard dans les Revolulions de France el de Brabaiit, 6taient Toeuvre de Camille Desmoulins. Ce jeune 6tudiant. qui s'etait improvise publiciste, sur une chaise du jardin du Palais-Royal, aux premiers mouvements populaires du mois de juillet 1789, avait conserve dans son style, sou- vent admirable, quelque chose de son premier role. C'etait le genie sarcastique de Voltaire descendu du salon sur les treteaux. Nul ne personnifiait mieux en lui la foule que Camille Desmoulins. C'etait la foule avec ses mouve- ments inattendus et tumultueux, sa mobilite, son inconsequence, ses fureurs interrompues par le rire ou soudainement changees en atten- drissement et en pitie pour lesvictimes memes qu'elle immolait. Un homme a la fois si ardent et si leger, si trivial et si inspire, si indecis entre le sang et les larmes, si pret a lapider ce qu'il venait de deifier d ms son enthousiasme, devait avoir sur un peuple en revolution d'au- tanl plus d'empire qu'il lui ressemblait davao- tage. Son role, c'etait sa nature. II n'etait pas seulement le singe du peuple, il etait le peuple lui-meme. Son journal, colporte le soir dans les lieux publics et crie avec des sarcasmes dans les rues, n'a pas ete balnye avec les im- mondices du jour. II est reste et il restera comme une Satire Menippee trempee de sang. C'est le refrain populaire qui menait le peuple aux plus grands mouvements, et qui s'eteignait souvent dans le sifflementdelacorde de la lan- terne ou dans le coup de hache de la guillo- tine. Camille Desmoulins etait I'enfant cruel de la Revolution. Marat en etait la rage; il avait les soubresauts de la brute dans la pensee et ses grincements dans le style. Son journal, VAmi du Peuple, suait le sang a chaque ligne. VIIL Marat etait ne en Suisse. Ecrivain sans ta- lent, savant sans nom, passionne pour la gloire sans avoir repu de la societe ni de la nature les moyens de s'illustrer, il se vengeaifde tout ce qui etait grand, non-seulement sur la societe, mais sur la nature. Le genie ne lui etait pas moins odieux que I'aristocratie. II le poursui- vait comme un ennemi partout ou il voyait s'elever ou briller quelque chose. II aurait voulu niveler la creation. L'egalite etait sa fureur, parce que la superiorite etait son mar- tyre. II aimait la Revolution, parce qu'elle abaissait tout jusqu'a sa portee; il I'aimait jusqu'au sang, parce que le sang lavait I'injure de sa longue obscurite ; il s'etait fait le denon- ciateur en tilre du peuple; il savait que la de- lation est la flatterie de tout ce qui tremble. Le peuple tremblait toujours. Veritable pro- phete de la demagogie inspire par la demence, il donnait ses reves de la nuit pour les conspi- rations du jour. Seide du peuple, il I'interes- sait par le d^vouement ci ses interets. II affec- tait le mystere comme tous les oracles. II vivait dans I'ombre, il ne sortait que la nuit ; il ne communiquait avec les horames qu'a tra- vers des precautions sinistres. Un souterrain etait sa demeure. II s'y refugiait invisible cen- tre le poignard et le poison. Son journal avait DE S GIRONDINS. 53 k pour I'imaginationquelque chose de surnaturel. Marat s'etait enveloppe d'lin veritable fana- tisnie. La confiancequ'oa avait en lui tenait du culte. La fumee du sang qu'il deinandait sans cesse lui avait poite a la tete. II etait le delire de la Revolution, delire vivant lui-memel IX. Brissot, obscur encore, ecrivait ie Patriote francais. Homme politique et aspirant aux grands roles, il n'excitait de passions revolu- tionnaires qu'autant qu'il esperait pouvoir un jour en gouverner. Constitutionnel d'abord, ami de Necker et de Mirabeau, homme a gages avant de devenir homme de doctrines, il ne voyait dans le peuple qu'un souverain plus pres de son regne. La repuhlique etait son soleil levant. II y allait comme a sa fortune, mais il y allait avec prudence en regardant souvent en arriere, pour voir si I'opinion le suivait. Condorcet, aristocrate de naissance, mais aristocrate de genie, s'etait fait democrate par philosophic. Sa passion etait la transformation de la raison humaine. 11 ecrivait la Clironique de Paris. Carra, demagogue obscur, s'etait fait un nom redoute par les Annates patriotiques. Freron, dans VOraleur du peuple. rivalisait avec Marat. Fauchet, dans la Bouche de Fer, elevait la democratic a la hauteur d'une philosophic re- } ligieuse. Enfin, Laclos, officier d'artillerie, au- ' teur d'un roman obscene et confident du due d'Orleans, redigeait le .Journal des .Jacobins et soufflait sur la France entiere I'incendie j d'idees et de paroles dont le foyer etait dans les clubs. Tousces hommes s'efForcaient de pousser le peuple au deia des limites que Barnave posait a I'evenement du 21 juin. lis voulaient que Ton profitat de I'instant ou le trone etait vide pour le faire disparaitre de la constitution. lis couvraient le roi de mepris et d'injures pour qu'on n'osat pas replacer au sommet des insti- tutions un prince qu'on aurait avili. lis deman- daient iuterrogatoire, jugement, decheance, abdication, emprisonnement; ils esperaient degrader a jamais la roj'aute, en degradant le roi. La republique entrevoyait pour la pre- miere fois son heure. Elle tremblait de la laisser echapper. Toutes ces mains a la fois poussaient les esprits vers un mouvement decisif. Les articles provoquaient les mo- tions, les petitions, les emeules. L'autel de la patrie, au Champ-de-Mars, rest^ debout pour une nouvelle federation, etait le lieu qu'on designait d'avance aux assemblees du peuple. C'etait le mont Aventin ou il devait se retirer pour dominer de la un senat timide et corrompu. " Plus de roi, soyons republicaiosl Ecrivait Brissot dans le Patriate. Tel est le cri du Palais-Royal. Cela ne gagne pas assez: on dirait que c'est un blaspheme. Cette repu- gnance pour prendre le nom d'un etat ou Von- est est bien extraordinaire aux yeux du philo- sophe. — Point de roi! point de protecteurl point de regent! Finissons en avec les man- geurs d'hommes de loute espece, repelait la Bouche de Fer. Que les quatre-vingt-trois de- partements se conlederent et dedarent qu'ils ne veulent plus ni tyrans, ni monarques, ni protecteurs ! Leur ombre est aussi fuueste au peuple que I'ombre des Bohonupas est mor- telle a tout ce^qui vit. En nommant un regent, on se battra bientot pour le choix d'un maitre. Battons-nous seulement pour la libeite! r Provoque par ce^ allusions a la regence, qu'on parlait de lui decerner, le due d'Orleans ecrivit aux journaux qu'il etait pret a servir la patrie sur terre et sur mer: mais que, s*il etait question de regence, il renoncait des ce moment et pour toujours aux droits que la constitution lui donnait ^ ce litre, i Apres avoir fait tant de sacrifices a la cause du peu- ple, disait-il, il ne m'est plus permis de sortir de I'etat de simple citoyen. L'ambition serait en moi une inexcusable inconsequence, i De- credite deja dans tous les partis, ce prince, in- capable desormais de servir le trone, etait in- capable aussi de servir la republique. Odieux aux royalistes, efface par les demagogues, suspect aux constitutionnels, il ne lui restait que I'attitude stoique dans laquelle il se refu- giait. 11 avait abdique son rang, il avait ab- dique sa propre faction, il abdiquait la faveur du peuple. II ne lui restait que la vie. Dans le meme moment, Camille Desmou- lins apostrophait La Fayette, la premiere idole de I'insurrection, par ces paroles cyniques : a Liberateur des deux mondes, fleur des janis- saires, phenix des alguazils-majors, Don Qui- chotte du Capet et des deux chambres, cons- tellation du Cheval-Blanc, ma voix est trop faible pour s'elever au-dessus des clameurs de vos trente mille mouchards et d'autant de vos satellites, au dessus du bruit de vos quatre cents tambours et de vos canons charges de raisins. J'avais jusqu'ici medit de votre altesse plus que royale, sur le dire de Barnave, La- meth et Duport. C'est d'apres eux que je vous denonrais aux quatre-vingt-trois departe- ments comme un an)bitieux qui ne vouliez que parader, un esclave de la cour pareil a ces marechaux de la ligue a qui la revotte avait donne le baton, etqui se regardant comme ba- tards voulaient se faire legitimer. Mais voili que tout ^ coup vous vous embrassez et que vous vous proclamez mutuellement peres de la patrie! Vous dites a hi nation: Fiez-vous a nous. Nous sommes des Cincinnatus. des Washington, des Aristide. Auquel croire de ces deux temoignages? — Peuple imbecile! 54 HISTOIRE Les ParisieDs ressemblent a ces Atheniens h qui Demosthene disait : — Seiez-vous toujours comme ces athletes, qui, frappes dans un en- droit, y portent la main, fnippes dans un autre, I'y portent encore, et, toujours occupes des coups qu'ils viennent de recevoir, ne savent ni frapper ni se preserver! — lis commencent a se douter que Louis XVI pourrait bien etre un parjure quand il est a Varennes ! It me semble les voir de meme, grands yeux ouverts, quand ils verront La Fayette ouvrir au despo- tisme et a I'aristocratie les portes de la capi- taie. Puisseje me tromper dans mes conjec- tures : car je m'eloigne de Paris» comme Ca- mille, mon patron, s'eloigna d'une ingrate patrie en lui souhaitant toutes sortes de pros- perites. Je n'ai pas besoin d'avoir ete empe- reur, comme Diocletien, pour savoir que les belles laitues de Salerne, qui valaient mieux que I'erapire d'Orient, vaient bien I'echarpe dont se pare un municipal et les inquietudes avec lesquelles un journaliste jacobin rentre le soir chez lui, craignant toujours de tomber dans une embuscade de coupe-jarrets du general. Pour moi, ce n'est point pour etabiir deux chambres que j'ai pris le premier la cocarde tricolore I » Tel etait le ton general de la presse; tel etait I'inepuisable rire que ce jeune homme semait, comme I'Aristophane d'un peuple irrite. 11 I'accoutumait a bafouer meme la majeste, le maiheur, la beaute. Un jour vint oil il eut besoin, pour lui-meme et pour la jeune et belle femme qu'il adorait, de cetle pitie qu'il avait detruite dans le peuple. 11 n'y trouva que le rire brutal de la multitude, et il mourut, triste pour la premiere fois. Le peuple, dont toute la politique est de sentiment, ne comprenait rien aux pensees des hommes d'Etat de I'Assemblee, qui lui impo- saient ce roi fugitif, par respect pour une royaute abstraite. La moderation de Barnave et des Lameth lui sembia une complicite. Les cris de trahison retentirent dans tous ses ras- semblements. Le d^cretde I'Assemblee fut le signal d'une fermentation croissante qui se revelait, depuis le 13 juillet, par des attroupe- ments, des imprecations ou des menaces. Des masses d'ouvriers sortis des ateliers se repan- dirent sur les places publiques, et demande- rent du pain a la municipalite. La commune, pour les apaiser, leur vota des distributions et des subsides. Bailly, maire de Paris, les ha- rangua et leur ouvrit des travaux extraordi- naires. lis y allerent un moment, et lea deser- terent bien vite a I'attrait du tumulte grossi par les cris de la faim. La foule se portait de rHotel-de-Ville aux Jacobins, des Jacobins h I'Assemblee nationale, demandant la decheance et la republique. Cette foule n'avait d'autre chef que I'inquie- tude qui I'agitait. Un instinct spontane et unanime lui disait que I'Assemblee manquait I'heure des grandes resolutions. Elle voulait la forcer ci la ressaisir. Sa volonte etait d'autant plus puissante qu'elle etait anooyme. Aucun chef ne lui donnait une impulsion visible. Elle marchait d'elle-meme, elle parlait elle- meme, elle ecrivait elle-meme dans la rue, sur la borne, ses petitions menapantes. La pre- miere que le peuple presenta k I'Assemblee, le 14, et qu'il escorta de quatre mille petition- naires, etait signee : Le peuple. Le 14 juillet et le 6 octobre lui avaient appris son nom. L'Assemblee, ferme et impassible, passa sim- plement a I'ordre du jour. En sortant de I'Assemblee, la foule se porta au Champ-de-Mars. Elle signa en plus grand nombre une seconde petition en termes plus imperatifs : i Mandataires d'un peuple libre, detruirez-vous I'ouvrage que nous avons fait ? Remplacerez-vous la liberte par le regne de la tyrannic? S'il en etait ainsi, sachez que le peuple franpais qui a conquis ses droits ne veut plus les perdre. i — En quittant le Champ- de-Mars, le peuple s'ameuta autour des Tuile- ries, de I'Assemblee, du Palais-Royal. De son propre mouvement, il fitfermer les theatres et proclama la suspension des plaisirs publics, jusqu'a ce qu'on lui eut fait justice. Le soir, quatre mille personnes se porterent aux Jaco- bins comme pour reconnaitre, dans les agita- teurs qui s'y rassemblaient, la veritable assern- blee du peuple. La tribune etait occupee par un merabre qui denoncait k la societe un ci- loyen pour avoir tenu un propos injurieux contre Robespierre. L'accuse se justifie; oa le chasse violemment de I'enceinte. En ce moment, Robespierre parait et demande grace pour le citoyen qui I'a insulte. Des applaudis- sements couvrent sa genereuse intercession. L'enthousiasme pour Robespierre est au com- ble. c[ Voutes sacrees des Jacobins, disait une adresse des departements, vous nous repondez de Robespierre et de Danton, ces deux oracles du patriotisme ! s Une petition fut proposee par Laclos. Elle sera envoyee dans les depar- tements, et couverte de dix millions de signa- tures. Un membre combat cette mesure, par amour pour I'ordre et pour la paix. Danton se leve : sEt moi aussi j'aime la pnix, mais ce n'est pas la paix de I'esclavage. Si nous vivons de I'energie, montrons-la. Que ceux qui ne se sentent pas le courage de lever le front devant la tyrannic se dispensent de signer notre peti- tion. Nous n'avons pas besoin d'autre epreuve pour nous connaitre. La voila toute trouvee. s Robespierre paria ensuite. II montra au peu- ple que Barnave et les Lameth jouaient le meme role que Mirabeau. i Us se concertent avec nos ennemis, et nous appellent des fac- DES GIRONDIiNS. 5.5 tieux I I Plus timide que Laclos et Danton, il ne se pronouca pas sur la petition. Homme de calcul plus que de passioo. 11 prevoyait que le mouvement desordonne echoueiait centre la resistance organisee de la bourgeoisie. II se re- servait une retraite dans la legalite, et gardait une mesure avec I'Assemblee. Laclos insista. Le peuple I'emporta. On se separa a minuit, et Ton couvint qu'on signerait le lendemain la pe- tition au Cliamp-de-Mars. Le jour suivant fut perdu pour la sedition en contestations entre les clubs sur les termes de la petition. Les republicains negociaient avec La Fayette, a qui on offrait la presidence d'un gouvernementamericain. Robespierre et Dan- ton, qui detestaient La Fiiyette; Laclos, qui poussait au due d'Orleans, ralentirent de con- cert I'impulsion imprimee par les Cordeliers asservis a Danton. L'Assemblee attentive. Bail- ly debout, La Fayette resolu veillaient de con- cert a la repression de tout mouvement. Le 16, I'Assemblee manda a sa barre la municipalite et les ministres pour lui repondre de Pordre public. File redigea une adresse aux Francais pour les rallier autour de la constitution. Bailly fit publier, le soir, une proclamation contre les agitateurs. Les Jacobins indecis decreterent eux-memes leur soumission aux decrets de I'Assemblee. Au moment du combat, les chefs du mouvement projete s'eclipserent. La nuit se passa en preparatifs railitaires contre les ras- semblements du lendemain. XL Le 17, de grand matin, le peuple sans chefs commenca a se porter au Cham p-de- Mars et a entourer I'autel de la patrie, dresse au milieu de la grande place de la federation. Un hasard bizarre et funeste ouvrit les scenes de meurtre de cette journee. Quand la multitude est sou- levee, tout lui est occasion de crime. Un jeune peintre, qui copiait, avant I'heure du rassemble- ment, les inscriptions palriotiques gravees sur les faces de I'autel, entendit un leger bruit sous ses pieds. Tl s'etonne, il regarde et il voit la pointe d'une vrille avec laquelie des hommes, caches sous les marches de I'autel, perpaient les planches du piedestal. II court au premier poste. Des soldats le suivent. On souleve une des marches et on trouve deux invalides, qui s'etaient introduits pendant la nuit sous I'autel, sans autre dessein, declarent-iis. qu'une puerile et obscene curiosite. Aussitot le bruit se re- pand qu'on a mine I'autel de la patrie pour faire sauter le peuple ; qu'un baril de poudre a ete decouvert a cote des conjures : que les invali- des surpris dans les preparatifs du crime etaient des stipendies connus de I'aristocratie : qu'ils ont avoue leur fatal dessein et les recompenses promises au succes de leur sceleratesse. La foule, trompee et furieuse, entoure le poste du Gros-Caillou. On interroge les deux invalides. Aussitot qu'ils sortent du poste pour etre con- duits a I'Hotel-de-Ville, on se jette sur eux, on les arrache aux soldats qui les conduisent, ils sont egorges, et leurs tetes, placees au bout de piques, sont promenees, par une bande d'enfants feroces, jusqu'aux environs du Palais-Royal. XII. La nouvelle de ces meurtres, confusement repandue et diversement interpretee dans la ville. a I'Assemblee, parmi les gioupes, y ex- cita des sentiments divers selon qu'on y vit un crime du peuple ou un crime de ses ennemis. La verite ne perra que plus tard. L'agitation s'iiccrut de I'indignation des uns, des soupcons des autres. Bailly, averti, envoya au Champ- de-Mars trois commissaires et un bataillon. D'autrescommissairesparcouraientiesquartiers de la capitale, lisant au peuple la proclamation de ses magistrats et I'adresse de I'Assemblee nationale. Le terrain de la Bastille etait occupe par la garde nationale et par les societes patriotiques qui devaient de la se rendre an champ de la fe- deration. Danton, Camille Desmoulins, Fre- fon, Brissot et les principaux meneurs du peu- ple avaient disparu , les uns disent pour concer- ter des mesures insurrectionnelles chez Legen- dre, a la campagne ; les autres, pour echapper a la responsabilite de la journee. Plus tard, cette premiere version fut adoptee par la haine de Robespierre contre Danton, a qui Saint-Just dit dans son acte d'accusation : ; Mirabeau, qui meditait un changement de dynnstie, sentit le prix de ton audace ; il la saisit. Tu t'ecartas des lois. des principes severes. On n'entendit plus parlerdetoi jusqu'aux massacresdu Champ de-Mars. Tu appuyas cette fausse mesure du peuple et la proposition de la loi qui n'avait d'autre objet que de servir de pretexte au de- ploiement du drapeau rouge et a I'essai de la tyrannic ! Les patriotesqui n'etaient pas inities a ce complot avaient combattu ton opinion per- fide. Tu fus nomme avec Brissot redacteur de la petition. Vous echappates a la fureur de La Fayette, qui fit massacrer dix mille patriotes. Brissot resta tranquillement dans Paris, et toi. tu fus couler d'heureux jours a Arcis-sur-Aube. Confoit-on le calme de ta retraite a Arcis-sur- Aube. toi I'un des auleursde la petition, tandis que les signataires etaient charges de fers ou egorges? V^ous etiez done. Brissot et toi, des objets de reconnaissance pour la tyrannie, puis- que vous n'etiez pas pour elle des objets de haine ? i Camille Desmoulins justifie aussi I'absence de Danton, la sienne et celle de Freron, en racon- tant que Danton avait fui la proscription et I'as- sassinat dans la maison de son beau-pere a Fon- tenay, la nuit pr^cedente. et qu'il y etait cerne 56 HISTOIR E par une bande d'espions de La Fayette ; que Freron, en passant sur le Pont-Neuf, avail ete assailli, foule aux pieds, blesse par quatorze bandits soldes, et que Camille lui-meme, de- signe au poignard, n'avait ete manque que par une erreur de signalement. L'histoire n'a pas cru aux pretendus assassinats de La F'ayette ; Camille, invisible le jour, reparut le soir aux Jacobins. XIII. Cependant la foule commen^ait il beaucoup de noms d'enfants, a I'incertitude de la main guidee par une main etrangere. Pauvres enfants qui confessaienl la foi de leurs parents sans la com- prendre, el qui signaient les passions du peuple avanl de pouvoir balbutier la langue des hom- mes fairs! XIV. Le corps municipal avail ete informe a deux heures des meurtres commis au Champ-de- Mars et des insuites faites a la garde nationale envoyee pour dissiper le rassemblement. M. de La Fayette lui-meme, qui guidait ces premiers detachements, avail ete atteint par quelques pierres lancees du sein de la foule. On repan- dait meme qu'un homme, en habit de garde na- tional, avail tire sur lui un coup de pistolet; que eel homme, arrete par I'escorte du general et amenen ses pieds, avail ete genereusement par- donne et relache par lui : ce bruit populaire je- ta un interet heroVque sur M. de La Eayetle el anima d'une nouvelle ardeur la garde na- tionale qui lui etait devouee. A ce recil, Bailiy n'hesita pas a proclamer la loi martiale et a de- ployer le drapeau rouge, derniere raisou contre la sec iiion. De leur cote, les seditieux, alarmes par I'aspect du drapeau rouge flottant aux fene- tres de I'Hotel-de- Ville, avaient envoye douze d'entre eux en deputation vers la municipalite. Ces commissaires parviennent a la salle d'au- dience, a travers une foret de bai'onnettes. lis demandent qu'on delivre el qu'on leur rende Irois citoyens arretes. On ne les ecoute pas. f^e parti de combattre etait pris. Le maire et le corps municipal descendent, en proferant des mots menafants, les degres de I'llotel-de- Villf. Cette place etait couverte de gardes na- tionaux etde bourgeoisie. A I'aspecl de Baillj, precede du drapeau rouge, un cri d'enthousias- me part de tous les rangs. Les gardes natio- DES GIRONDINS 57 naux elevent spoDtanemeDt leurs armes et font | resonner les crosses de leurs fusils sur les paves, j La force publique. electrisee par I'indignation ! contre les clubs, etait dans un de ces freaiisse- ment nerveux qui saisissent les corps comme \ les individus. L'esprit public etait tendu. Le i coup pouvait partir de lui-meme. | La Fayette, Bailly. le corps municipal se i Diirent en marche, precedes du drapeau rouge et suivis de dix mille hoinmes de gardes na- i tionales ; les batailions soldes des grenadiers de i celte armee de citoyens formaient lavant- | garde. Un peuple immense suivait. par un en- trainement naturel, ce courant de baionnettes I qui descendait lentement par les quais et par I les rues du Gros-Caillou vers le Champ-de- ' Mars. Pendant cette marche, I'autre peuple. j reuni depuis le matin autoiir de I'autel de la j patrie, continuait a signer paisiblement la peti- | tion. II croyait a un developpement de forces, [ mais il ne croyait pas a la violence. Son atti- 1 tude calme et legale et la longue impunite des seditions, depuis deux ans, lui laissaient croire a une impuniie eternelle. II ne considerait le drapeau rouge que comme une loi de plus a j mepriser. I Arrive aux glacis exterieurs du Champ-de- [ Mars, La Fayette divisa son armee en trois colonnes : la premiere de ces colonnes de- boucha par I'avenue de rEcole-3Iilitaire, la seconde et la troisieme colonnes par les deux ouvertures successives qui coupent les glacis de distance en distance, en allant de I'Ecole- Milit.iire a la Seine. Bailly, La Fayette, le corps municipal, le drapeau rouge etaient en tete de la colonne du milieu. Le pas de charge, ! battu par quatre cents tambours, et le roule- | ment des pieces de canon sur les paves annon- i faient de loin I'armee nationale. Ces bruits eteignirent un moment le sourd murmure et les cris epars des cinquante mille hommes, femmes ou enfants qui occupaient le centre du Champ-de-Mars ou qui se pressaient sur les glacis. Au moment oii Bailly debouchait entre les glacis, les hommes du peuple, qui les cou- vraient et qui dominaient de la le cortege du maire, les baionnettes et les canons, eclaterent en cris forcenes et en gestes menajants contre la garde nationale : i A bas le drapeau rouge! Honte ;i Bailly! Mort k La Fayette! i Le peuple du Champ-de-Mars repondit k ces cris par des imprecations unanimes. Des mottes de terre detrempees par la pluie du jour, seule arme de cette foule, volerent sur la garde na- tionale et atteignirent le cheval de M. de La Fayette, le drapeau rouge et Bailly lui-meme. Quelques coups de pistolet furent, dit-on, tires de loin sur eux. Rien n'est moins prouve. Ce peuple ne songeait point a combattre, il ne voulait qu'intimider. Bailly fitfaire les somma- tions legales. On y repondit par des huees. Avec la dignite impassible de sa magistrature et avec la douleur grave de son caractere, Bailly donna I'ordre de dissiper le peuple par la force. La Fayette fit d'abord tirer en I'air; mais le peuple, encourage par la vaine de- monstration de ces decharges qui ne blessaient personne, se reformant de nouveau devant la garde nationale, une decharge mortelle eclata sur toute la ligne, tua. blcssa, renversa cinq ou six cents hommes. les republicains c'irent dix mille. Au meme moment les colonnes s'ebran- lerent, la c ivalerie chargea, les canonniers se preparerent a faire feu. Le sillon de la mi- traille dans cette foule compacte anrait mis en pieces des masses d'hommes. La Fayette, ne pouvant contenir de la voix ses canonniers irri- tes, poussa son cheval a la gueule du canon, et par ce mouvement heroi'que preserva des rail- liers de victimes. En un clin d'ceil, le Champ de-Mars fut evacue. II n'y resta que les cadavres des femmes, des enfants renverses ou fuyant de- vant les charges de la cavalerie, et quelques hommes, plus intrepides, sur les marches de I'autel de la patrie, qui, au milieu du feu le plus terrible et sous les bouches du canon, recueillaient et se partageaient, pour les sau- ver, les cahiers des petitions comme des feuilles sacrees, temoignage de la volonte ou gages sanglants de la vengeance future du peuple. lis ne se retirerent qu'en les empor- •tant. Les colonnes de la garde nationale, et la cavalerie surtout, poursuivirent les fuyards jusque dans les champs voisins de I'EcoIe- Militaire ; ils firent quelques centaines de nri- sonniers. Du cote de la garde nationale, per- sonne ne perif, accepter un role dans unecomediederevolutionnaireseflfray^s. Leurs esperances n'etaient pas dans quelque amelio- ration au mal : elles etaient dans le pire. L«8 excesdu desordre puniraient le d^sordre meme. LES GIRO N DINS 61 Le roi etait aux Tuileries, niais la royaute n"y etait pas : elle etait a Coblentz, elle etait sur tou8 les trones de 1' Europe. Les monarchies etaient solidaires : eiles sauraient bien restau rer la monarcbie franpaise sans le concert de ceux qui I'avaient renversee. i Ainsi raisonnaient les membres du cote droit. Les passions et les ressentiments fermaient Toreille aux conseils de la moderation et de la sagesse, et la monarcbie n'etait pas poussee moins systematiquement a sa catastrophe par la main de ses amis que par celle de ses enne- mis. Le plan avorta. Pendant que le roi captif entretenait de dou- bles intelligences avec ses freres emigres pour interroger I'energie des puissances, et avec Barnave pour tenter la conquete de I'Assem- blee, I'Assemblee perdait elle-meme son em- pire ; et Pesprit de la Revolution, sonant de son enceinte, ou il n'avait plus rien a esper«'r, allaitanimer les clubs, les municipal iteset soul" flait sur les elections. L'Assemblee avait com- mis la faute de declarer ses membres non reeli- gibles a la prochaine legislature. Cet acte de renoncement a soi-raeme, qui ressemblait a Theroisme du desinteressement, etait en realite le sacrifice de la patrie ; c'etait I'ostracisme des superiorites et le triomphe assure a la mediocrite. Une nation, quelque riche qu'elle soit en genie et en vertu, ne pos- sede pas un nombre illimite de grands citoyens. La nature est avare de superiorites. Les con- ditions sociales necessaires pour former un homme public se rencontrent difficilement. Intelligence, lumieres, vertus, caractere, inde- pendance, loisir. fortune, consideration acquise et devouement, tout cela est rarement reuni sur une seule tete. On ne decapite pas impune- ment toute une societe. Les nations sont com- me leur sol : apres avoir enleve la terre vege- tale, on trouve le tuf, et il est sterile. L'As- semblee co: stituante avait oublie cette verite, ou plutot son abdication avait ressemble a une vengeance. Le parti royaliste avait vote la non- reeligibilite pour que la Revolution, echappant aux mains de Barnave, tombat sous 1 es exces des demagogues. Le parti republicain I'avait votee pour aneantir les constitutionnels. Les constitutionnels la voterent en chatiment a I'ingratitude du peuple et comme pour se faire regretter par le spectacle de I'indignite de leurs successeurs. Ce fut un vote de passions diver- ses, toutes raauvaises, et qui ne pouvait pro- duire que la perte de tous les partis. Le roi seul ne voulait pas cette mesure. II sentait le repentir dans I'Assemblee nationale ; il s'en- tendait avec ses principaux chefs ; il avait la clefde beaucoup de consciences. Une nation nouvelle, inconnue, impatiente, allaitse trouver devant lui dans une autre assemblee. Les bruits de la presse, des clubs, de la place pu- blique lui annoD9aieDt trop k quels hommes le peuple agite donnerait sa confiance. II prefe- rait les ennemis connu", fatigues, en partie ac- quis. ^ des ennemis nouveaux et ardents, qui voudraient surpasser en exigence ceux qu'ils allaient remplacer. Or il ne leur restait a ren- verser que son tione, et il ne lui restait a con- ceder que sa vie. XX. Les principaux noms debattus dans les feuil- les publiques etaient. a Paris, ceux de Condor- cet, de Brissot, de Danton ; dans les departe- mcKts, ceuxde V^ergoiaud, de Guadet, d'Isnard, de Louvet, de Gensonne, qui depuis furent les Girondins, et ceux de Thuriot, Merlin, Carnot, Couthon, Danton, Saint-Just, qui, plus tard unis a Robespierre, furent tour a tour ses ins- truments ou ses victitnes. Condorcet etait un philosophe aussi intre- pide dans ses actes que hardi dans ses specu- lations. Sa politique etait une consequence de sa philosophic. II croyait a la divinite de la raison et a la toute-puissance de I'intelligence humaine servie par la liberte. Ce ciel, sejour de toutes les perfections ideales, ou Phomme relegue ses plus beaux reves, Condorcet le pla- fait sur la teire. Sa science etait sa vertu, I'esprit humain etait son dieu. L'esprit feconde par la science et multiplie par le t^mps lui semblait devoir triompher de toutes les resis- tances de la matiere, decouvrir toutes les puis- sances creatrices de la nature et renouveler la face de la creation. De ce ^ysteme, il avait fait une politique dont le premier dogme etait d'adorer I'avenir et de detester le passe. II avait le fanatisme froid de la logique et la co- lere reflechie de la conviction. Eleve de Vol- taire, de d'Alewibert et d'Helvetius, il etait, com me Bailly.de cette generation intermediaire par qui la philosophic entrait dans la Revo- lution. Plus ambitieux que Bailly, il n'en avait pas le calme impassible. Aristocrate de nais- sance, il avait passe comme Mirabeau dans le camp du peuple. Hai de la cour, il la hHissait de la haine des transfuges. II s'etaitfait peuple pour fiiire du peuple I'armee de la philosophic. 11 ne voulait de la republique qu'autant qu'il en fallait pour renverser les prejuges. Une fois les idees victorieuses, il en aurait volontiers confie le regne :\ la monarchic constitution- nelle. C'etait un homme de combat plutot qu'un homme d'anarchie. Lesaristocrates em- portent toujours avec eux, dans le parti popu- laire, le sentiment de I'ordre et du commande- ment. lis veulent regulariser le desordre et diriger meme les tempetes. Les vrais anarchis- tes sont ceux qui sont impatients d'avoir tou- jours obei, et qui se sentent incapables de com- mander. Condorcet redigeait depuis 1789 la Chronique de Paris, journal de doctrines consti- tutioanelles, maisou Ton sentait les palpitations 62 HIS TO I RE de la colere sous la main polie et froide du philosophe. Si Condorcet eiit ete doue de la chaleur et de la couleur du langage, il pouvait etre le Mirabeau d'une autre assemblee. 11 en avail la foi et la Constance, il n'en avail pas I'ac- cent sonore qui fait retentir voire ame dans Tame d'autrui. Leclub des electeurs de Paris, qui se reunissait a la Sainte-Chapelle, poitail CoDdorcet a la deputation. Le meme club por- tait Danton. XXI. Danton. que la Revolution avail trouve avocal obscur au Chatelet, avail giandi avec elle. II avail deJT celte celebrite que la foule donne aisement a celui qu'elle voit partout el qu'elle entend toujours. C'etail un de ces hommesqui seuihlenl naitre du bouillonnement des revolu- tions, et qui flottent sur le tumulte jusqu'a ce qu'il les engloutisse. Tout en lui etait athle- tique, rude et vuigaire comme les masses. II devait leur plaire parce qu'il leur ressemblait. Son eloquence iiiiitait I'explosion des foules. Sa voix sonore tenait du rugissement de I'e- meute. Ses phrases courtes el decisives avaient la concision martiale du commandement. Son geste irresistible imprimait I'impulsion aux ras- semblements. L'ambition alors etait toute sa politique. Sans principes arretes, il n'aimait de la democratic que son trouble. Elle lui avail fail son element. II s'y plongeail, et y cherchait moins encore I'empire que cetle volupte sen- suelle que I'homme trouve dans le mouvement accelere (jui I'emporte. II s'enivrail du vertige revolutionnaire conime on s'enivre du vin. II avail la superiorite du calme dans la confusion qu'il creait pour la dominer. Conservant le sang-froid dans la fougue et la gaiete dans I'em- portemenl, ses mots deridaienl les clubs au milieu de leur fureur. 11 amusait le peuple et il le passionnait a la fois. Satisfait de ce double ascendant, il se dispensait de le respecter; il ne lui parlait ni de principes ni de vertu, mais de force. Tout etait moyen pour lui. C'etait I'homme d'Etat des circonstances, jouant avec le mouvement sans autre but que ce jeu terri- ble, sans autre enjeu que sa vie et sans autre responsabilite que le hasard. Un tel homme devait elre profondement in- diflfereut au despolisme ou a la liberie. Son mepris du peuple devait meme I'incliner plutot du eote de la tyrannic. Quand on ne voit rien de divin dans les hommes, le meilleur parti a en tirer, c'est de les asservir. On ne sert bien que ce qu'on respecle. II n'elaitavec le peuple que parce qu'il etait du peuple, et que le peuple semblait devoir triompher. II I'aurait trahi comme il le servait, sans scrupule. La cour connaissait le tarif de ses convictions. II la rae- na9ait pour qu'elle eiit interel a I'acheter : aes motions les plus revolutionnaires n'etaient que I'enchere de sa conscience. II avail la main dans toutes les intrigues; sa probite n'intimi- dait aucune oftVe de corruption. On I'achetait tons les jours, el le lendemain il etait encore h revendre. Mirabeau, La Fayette, Montmorin, M. de Laporte, intendant de la liste civile, le due d'Orleans, le roi avaient le secret de ses venalites. L'argent de toutes ces sources im- pures avail coule dans sa fortune sans s'y arre- ter. Tout autre eiit ete honteux devanl des hommes et des partis qui avaient le secret de sa faiblesse : lui seul ne I'etait pas; il les re- gardait en face sans rougir. II etait le centre de tous ces hommes qui ne cherchent dans les evenements que la grandeur. Mais les aulres n'avaienl que la bassesse du vice, les vices de Danton etaient heroVques. Son intelligence touchait au genie. II avail I'eclair du moment. L'incredulite, qui etait I'infirmite de son ame, etait a ses yeux la force de son ambition ; il la cultivait en lui comme Telement de sa gran- deur future. II avail en pilie tout ce qui res- pectait quelque chose. Un tel homme devait avoir un immense ascendant sur les instincts des masses. II les agilait, il les faisait bouillon- ner a la surface, pret a s'embarquer sur toule mer, fiit-elle de sang. XXII. Brissot de Warville etait un autre de ceg candidals a la deputation de Paris. Comme cet homme fut la souche du parti des Giron- dins, le premier apotre et le premier martyr de la republique, il faul le connaitre. Brissot etait fils d'un patissier de Chartres. II avail fail ses eludes dans cetle ville avec Pe- thion, son compatriote. Aventurier de littera- lure, il avail commence par derober ce nom de Wiarvilte qui cachail le sien. Ne pas rougir du nom de son pere, c'est la noblesse du plebeien. Brissot ne I'avait pas. II commencait par prendre furtivemenl un de ses litres h celte arislocratie des races centre laquelle il allait soulever I'egalite. Semblable h Rousseau en tout, excepte en genie, il chercha fortune un peu pai'tout, et descendit plus bas que lui dans la misere et dans I'intrigue avant de remonter a la celebrite. Les caracteres se detrempent else salissent par cetle lutte avec les difficultes de I'existence dans la lie des grandes villes cor- rompues. Rousseau avail promeue son indi- gence el ses reves au sein de la nature, dont le spectacle apaise et purifie tout- II en etait sorti un philosophe. Brissot avail traine sa misere et sa vanile au milieu de Paris et de Londres, el dans ces sentines d'infamie ou pul- lulent les aventuriers et les pamphletaires. II en etait sorti ud intrigant. Cependant, meme au milieu de ces vices qui avaient rendu sa probite douteuse et son nom suspect, il nourrissait au fond de son ame trois DES GIRONDINS 63 vertus capables de le lelever, un amour cons- tant pour une jeune feinme qu'il avait epousee malgre sa famille, le gout du travail et un cou- rage contre les diflficultes de la vie qu'il eut plus tard a deployer contre la mort. Sa philo- sopbie etait celle de Rousseau. 11 croyait en Dieu. ]l avait foi a la liberie, a la verite, a la vertu. ]l avait dans I'ame ce devouement sans reserve a I'humanite qui est la charite des philosophes. II detestait la societe ou il ne trouvait pas sa place. Mais ce qu'il hai'ssait de I'etat social, c'etait surtout ses prejuges et ses mensonges. II aurait voulu le refaire, moins pour lui que pour la societe elle-meme. II consentait a etre ecrase sous ses ruines, pourvu que ces ruines eussent fait place au plan ideal de la raison. Brissot etait un de ces talents mercenaires qui ecrivent pour qui les paie. II avait ecrit sur tous les sujets, pour tous les nii- nistres, pour Turgot surtout. Lois criminelles, theories economiques, diplomatie, litterature, philosophie, libelles meme, sa plume se pretait a tous les usages. Cherchant I'appui de tous les hommes puissants ou celebres, il avait en- cense depuis Voltaire et Franklin jusqu'a Ma- rat. Connu de madame de Genlis, il lui avait du quelques relations avec le due d'Orleans. Envoye a Londres par le n)inistre, pour une de ces missions qu'on n'avoue pas, il s'y etait lie avec le redacteurdu Courrier de V Europe, journal francais imprime en Anglelerre, etdont la hardiesse inquietait la cour des Tuileries. II se mit aux gages de Swinton, proprietaire de cette feuille, et la redigea dans un sens fa- vorable aux vues de Vergennes. II connutchez Swinton quelques libellistes, dont I'un etait Morande. Ces ecrivains, rejetes de la societe, deviennent souventdes scelerats de plume. lis vivent a la fois des scandales du vice et des sa- Jaires de I'espionnage. Leur contact souilla Brissot. II fut ou parut quelquefois leur com- plice. Des tacbes bonteuses resterent sur sa vie, et furent cruellement ravivees par ses ennemis quand il eut besoin de faire appel h I'estime publique. Rentre en France aux premiers symptomes de la Revolution, il en avait epie les phases successives avec I'ambition d'un horame im- patient et avec Tindecision d'un homme qui flaire le vent. II s'etait trompe plusieurs fois. II s'etait compromis par son devouement trop presse ;\ certains hommes qui avaient paru un moment resumer en eux la puissance, a La Fayette surtout. Redacteur du Patriate fran- cais, il avait quelquefois aventure les idees re- volutionnaires, et flatte I'avenir en allant plus vite que le pas meme des factions. II avait me- rite d'etre desavoue par Robespierre. 1 Tandis que je me contentais, moi, disait de lui Robespierre, de defendre les principes de la liberte, sans entamer aucune autre question ^trangere, que faisiez-vous, Brissot, et vous. Condorcet ? Connus jusque-la par votre grande moderation et par vos relations avec La Fayette, longtemps sectateurs du club aristocratique de 60. vous fites tout a coup retentir le mot de republique. Vous repandez un journal intitule le Republicain! Alors les esprits fermentent. Le seul mot de republique jette la division parmi les patriotes, et donne h nos ennemis le pretexte qu'ils cberchaient de publier qu'il existe en France un parti qui conspire contre la monarchic et la constitution. A ce titre, on nous persecute, on egorge les citoyens paisibles sur I'autel de la patrie! A ce nom, nous som- mes travestis en factieux, et la Revolution re- cule peut etre d'un demi-siecle. Ce fut dans ce meme temps que Brissot vint aux Jacobins, ou il n'avait jamais paru, proposer la republi- que, dont les regies de la plus simple prudence nous avaient defendu de parler a I'Assemblee nationale. Par quelle fatalite Brissot se retrouve- t-il la? Je veux bien ne pas voir de ruse dans sa conduite, je veux bien n'y voir qu'impru- dehce et qu'ineptie. Mais aujourd'hui que ses liaisons avec La Fayette et Narbonne ne sont plus un mystere, aujourd'hui qu'il ne dissimule plus des p.ans d'innovations dangereuses, qu'il sache que la nation romprait a I'instant toutes les ti'ames ourdies pendant tant d'annees par de petits intrigants, i Ainsi s'exprimait Robespierre, jaloux d'a- vance et cependant juste, sur !a candidature de Brissot. La Revolution le repoussait, la contre- revolulion ne le deshouorait pas moins. Les anciens amis de Brissot a Londres, 3Iorande surtout, revenu a Paris avec I'impunite des temps de trouble, devoilaient dans V Argus et dans des affiches aux Parisiens les intrigues cachees et les scandales de la vie litteraire de leur ancien associe. lis citaient des lettres au- thentiques ou Brissot avait menti avec impu- deur sur son nom, sur la condition de sa fa- mille, sur la fortune de son pere, pour capter la confiance de Swinton, se donner du credit et faire des dupes en Angleterre. Les preuves etaient convaincantes. Une somme conside- rable avait ete extorquee a un nomme Des- forges, sous pretexte de fonder un lycee a Londres, et cette somme avait ete depensee par Brissot a son usage personnel. C'etait peu. Brissot, en quittant I'Angleterre, avait depose entre les mains de ce meme Desforges quatre- vingts lettres qui etablissaient trop evidemment sa participation a Tinfame commerce de libelles pratique par ses amis. II fut demontre que Brissot avait conniv6 h I'envoi en France et i la propagation des odieux pamphlets de Mo- rande. Les journaux bostiles a sa candidature s'eniparerent de ces scandales et les secouerent devaut I'opinion. II fut accuse, en outre, d'a- voir puise dans la caisse du district des Filles- Saint-Thomas, dont il 6tait president, une sorame oubliee longtemps dans sa propre bourse. 64 HISTOIRE Sa justification fut embaiiassee et obscure. Elle suffit neanmoins au club de la rue de la Michodiere pour declarer son innocence et son integrite. Quelques journaux, preoccupes seulement du cote politique de sa vie, prirent sa defense et se bornerent a gemir sur la calomnie. Ma- nuel, son ami, qui redigeait un journal cynique, lui ecrivit pour le consoler, c Ces ordures de Ih calomnie, repandues au moment du scrutin. lui dit-il, finissent toujours par laisser une teinte sale sur celui sur qui on ies verse. Mais c'est faire triompher Ies ennetnis du peuple que de repousser celui qui Ies combat sans crainte. On me donne des voix, a moi, nialgre mon radotage et mon gout pour la bouteiile. Laissez le Pere Duchesne et nommez Brissot. II vaut mieux que moi. j Marat, dans VAmi du Peuple, parla de Brissot en termes ambigus. I Brissot, ecrit I'ami du peuple, n'a jamais ete, k mes yeux, un patriote bien franc. Soit ambi- tion, soit bassesse, il a trahi jusqu'ici Ies devoirs d'un bon citoyen. Pourquoi abandonne-t-il si tard ce general tartufe ? Pauvre Brissot, te voila victirae de la perfidie d'un valet de cour, d'un lache hypocrite! Pourquoi as tu prete la patte a La Fayette ? Que veux-tu, tu eprou- ves le sort de tous Ies hommes h caractere in- decis. Tu as deplu a tout le monde. Tu ne perceras jamais. S'il te reste quelque senti- ment de dignite, hate-toi d'effacer ton nom de la liste des candidats a la prochaine legislature, i Ainsi apparaissait pour la premiere fois sur la scene, au milieu des huees des deux partis, cet homme qui s'efforcait en vain d'echapper au mepris amasse sur son nom par Ies fautes de sa jeunesse, pour entrer dans I'austerite de son role politique, homme mixte. moitie d'intrigue, moitie de vertu. Brissot, destine a servir de centre de ralliement au parti de la Gironde, portait d'avance dans son caractere tout ce qu'il y eut, plus tard, dans Ies destinees de son parti, de I'intrigue et du patriotisme, du factieux et du martyr. Les autres candidats marques de Paris etaient Pastoret, homme du Midi, prudent et habile comme un homme du Nord, se mena- geant entre les partis, donnant assez de gages a la Revolution pour etre accepte par elle, assez de devouement a la cour pour garder sa confiance secrete, porte fa et 1^ par la faveur alternative des deux opinions, comme un homme qui cherchait la fortune de son talent dans la Revolution, mais ne la cherchait jamais hers du juste et de I'honnete; Lacepede, Cerutti, Heraut de Sechelles, Gouvion, aide de-carap de La Fayette. Les elections de departement occuperent peu I'attention. L'AssemhIee na- tionale avait epuise le pays de caracteres et de talents. L'ostracisme qu'elle s'etait impose abandonnait la France aux talents secondaires. On se passionnait peu pour des hommes incoa- nus. La consideration publique s'attachait da- vantage aux noms qui allaient disparaitre. Un pays n'a pas deux renommees : celle de la France s'en allait avec les membres de I'as- semblee dissoute, une autre France allait LIVRE QUATRIEME. L Cepeudant un mouveraent d'opiniou nouvelle comraenpait ci se faire presseniir du cote du Midi. Bordeaux fermentait. Le departement de la Gironde venait de nommer ci la fois tout un parti politique dans Ies douze citoyens qui composaient sa deputation. Ce departement, eloigne du centre, allait prendre d'un seul coup I'empire de I'opinion et de I'eloquence. Les noms jusque-Ik obscurs de Ducos, de Gua- det, de Lafond- Ladebai, de Grangeneuve, de Gensonne, de Vergniaud, allaient grandir avec les orages et avec les malheurs de leur patrie. lis etaient destines h imprimer h la Revolution ind^cise un mouvement devant lequel elle he- sitait encore et a la precipiter dans la republi- que. Pourquoi cette impulsion devait-elle ve- nir du departement de la Gironde et non de j Paris ? On ne pent que conjecturer en pareille matiere. Cependant I'esprit republicain devait peut-etre 6clater plutota Bordeaux qu'a Paris, oii la presence et Paction d'unecour enervaient depuis des siecles I'independance des carac- teres et I'austerit^ des principes qui sont les I bases du sentiment civique. Les 6tats de Lan- } guedoc et les habitudes qui resultent de I'ad- ministration d'une province gouvernee par elle-meme, devaient predisposer les moeurs de la Gironde a un gouvernement electif et fede- ratif. j Bordeaux ^tait un pays parlementaire. Les DES GIRONDINS 65 parlements avjiieat nourn pnitout I'esprit de resistance et ciee souveot Tesprit de faction contre la royuute. Bordeaux etait une ville de commerce. Le commerce, qui a besoin de la liberte par interet, finit par en contracter le sentiment. Bordeaux etait la ville coloniale, la grande echelle de TAmerique en France. Les rapports constants de sa marine marchande avec les Americains avaient impoite dans la Gironde IVnuiousiasme des institutions libres. , Enfin Bordeaux etait une terre mieux et plu- tot exposee aux rayons de la philosophie que le centre de la France. La philosophie y avail germe d'elle-meme avant de germer a Paris. Bordeaux etait le pa^^s de Montaigne et de Montesquieu, ces deux grands republicains de la pensee francaise. L'un avail librement sonde les dogmes religieux, I'autre les institutions; politiques. Le president Dupaty y avail fomen- te, depuis, I'enlhousiasme de la philosophie ^ nouveile. Bordeaux, de plus, etait une terre a ' moitie romaine ou les traditions de la liberte et du Forum Tomain s'etaient perpetuees dans le barreau. Un certain souffle de I'antiquite y ani- mail les ames ety enflait les paroles. Bordeaux etait republicain par eloquence encore plus que par opinion. II y avail un peu de I'emphase la- tine jusque dans son patriotisme. La republi- que devail naitre dans le berceau de Montaigne et de Montesquieu. ► II. i Ce moment des elections fut le signal d'une i lutle plus acharnee de la presse periodique. Les journaux ne sufifisaient pas. On fit crier les opinions dans les rues par des colporteurs, j el on inventa les jonrnaux-ajfihes placardes contre les murs de I'ariset groupant le peuple au coin des rues devant ces tribunes de carre- four. Des oraleurs nomades, inspires ou soldes ; par les difierents partis, s'y tenaient en perma- , nence et commentaient tout haul ces ecrits j passionnes. houslaloL dans les Revolutions de Paris, journal fonde par Prudhomrne et conti- j nue tour a tour par Chaumelle et Fahrc-d'E- : glantine ; Marat dans le Publiciste et dans i VAmi du Peuple, Brissot dans le Patriate f ran- \ cais. Gorsas dans le Courtier de Versailles, ' Condorcet dans la Chroniquc de Paris, Cerutli dans la Feuille villageoise, Camille Desmoulins dans les Discours de la lanterne et dans les Re- volutions de Brabant, Freron dans VOrateur du peuple, Hebert et Manuel dans le Pere Duches- ne, Carra dans \es Annates patriotiques, Fleydcl dans V Observateur, Laclos dans le Journal des Jacobins, Faucliel dans la Bouche defer, Royon dans VAmi du roi, Champcenets, Rivarol dans les Actes des ap6tres, Suleau et Andre Chenier dans plusieurs feuilles royalistes ou moderees, agitaient en lout sens et se disputaient I'esprit du peuple. C'etait la tribune antique transpor- Oirondina — 3> tee au domicile de chaque citoyen el appro- priant son langage a toutes les classes, meme aux plus illettrees. La colere, le soupfon, la haine, I'envie, le fanatisme, la credulite, I'in- jure, la soif du sang, les paniques soudaines, la demence et la raison, la revolte et la fidelite, I'eloquence et la sottise avaient chacun leur organe dans ce concert de toutes les passions civiles. La ville s'enivrait tons les soirs de ces passions fermentees. Tout travail etait ajourne. Sou seul travail, c'etait le trone a surveiller, les complots reels ou imaginaires de I'aristocratie a prevenir, la patrie \.\ sauver. Les vociferations des colporteurs de ces feuilles publiques, les chants patriotiques des Jacobins sortant des clubs, les rassemblemenls tumultueux,les con- vocHtions aux ceremonies patriotiques, les ter- reurs factices sur les subsistances tenaient les masses de la ville et des faubourgs dans une continuelle tension. La pensee publique ne laissait dormir personne. L'indifferecce eut senible trahison. 11 fallait feindre la fureur pour etre a la hauteur de I'esprit public. Cha- que circonstance accroissail les pulsations de cette fievre. La presse la soufflail dans toutes les veines de la nation. Son langage lenait de- ja du delire. La langue s'avilissait jusqu'au cy- nisme. Elle empruntait a la populace meme ses proverbes, sa trivialite, ses obscenites, ses rudesses et jusqu'a ses jureraents, dont elle en- trecoupe ses paroles comme pour assener avec plus de force les coups de I'injure dans I'oreille de ceux qu'elle hail. Danton. Hebert et Marat furent les premiers qui prirent ce ton, ces ges- tes et ces jurements de la plebe pour la Hatter par I'imitalion de ses vices. Robespierre ne descendil jamais jusques \h, II ne s'emparail pas du peuple par ses vlis instincts, mais par sa rai- son. Le fanatisme qu'il lui inspirail dans ses discours avail au moins ladecence des grandes pensees. II le dominait par le respect et dedai- gnail de le capler par la familiarite. Plus il descendail dans la confiance des masses, plus 11 afteclait dans ses paroles I'elevalion philoso- phique et le ton austere de Thomme d'Etat. On senlail dans ses provocations les plus radi- cales que, s'il voulait renouveler I'ordre social, il ne voulait pas en corrompre les elements, et qu'a ses yeux emanciper le peuple ce n'etait pas le degrader. III. C'est a cette meme epoque que I'Assemblee nationale ordonua la translation des restes de I Voltaire au Pantheon. C'etait la philosophie qui se vengeait des anathemes dont on avail poursuivi la cendre du grand novateur. Le corps de Voltaire, mort ii Paris en 1778, avail ete transporte, la nuit et furtivemenl, par son neveu, dans I'eglise de I'abbaye de Sellieres en Champagne. Quand la nalion vendit cette ab- 66 HIS TO IRE baye, les villes de Troyes et de Roniilly se dis- puterent la gloire de posseder et d'honorer les restes de rhomme du siecle. La ville de Paris, ou il avail rendu le dernier soupir, revendiqua son droit de capitale et adressa a I'Assemblee nationale une petition pour demander que le corps de Voltaire lui f(it rendu et fut depose au Pantheon, cette cathedrale de la philoso- phic. L'Assemblee accueillit avec transport i'idee de cet hommage qui faisait remonter la liberte a sa source. « Le peupie lui doit son af- franchissement, dit Regnault de Saint-Jean- d'Angely. En lui donnant la lumiere, il lui a donne I'empire. On n'enchaine les nations que dans les tenebres. Quaud la raison vient eclai- rer la honte de leurs fers, elles rougissent de les porter et elles les brisent. i Le lljuillet, ledepartementetlamunicipalite allerent en ceremonie a la barriere deCharen- ton recevoir le corps de Voltaire. On le deposa sur I'emplacement de la Bastille, comme le conquerant sous son trophee. On eleva le cer- cueil de I'exile aux regards de la foule. On lui forma un piedestal avec des pierres arrachees aux fondements de cette forteresse des ancien- nes tyrannies. Voltaire mort triomphait ainsi des pierres qui I'avaient emprisonne vivant. On lisait sur une de ces pierres la reparation que le siecle faisait aux ideas : i Recois en ce lieu, ou Venchaina le despolisme, les honneurs que le de- cerne ta patrie. » IV. Le jour suivant, par un soleil eclatant, qui vint dissiper les nuages d'une nuit pluvieuse, un peupie innombrable vint faire cortege au char qui portait Voltaire au Pantheon. Ce char etaittraine par douze chevaux blancs, al- leles sur quatre de front; les renes de ces che vaux, aux crinieres tressees d'or et de fleurs, etaient tenues par des hommes vetus du cos- tume antique, comme dans les medailles des triomphateurs. Ce char portait un lit funebre sur lequel on voyait, ^tendue et couronn^e, I'image du philosophe. L'Assemblee nationale, le de|)artement, la municipalite, les corps cons- titues, la magistrature et I'arm^e entouraient, precedaient ou suivaiont le sarcophage. Les boulevards, les rues, les places publiques, les fenetres, les toits des maisons, les branches memes des arbres ruisselaient de peupie. Les murmures sourds de I'intolerance vaincue ne pouvaient comprimer cet enthousiasme. Tous les regards se portaient sur ce char. La pensee nouvelle sentait que c'etait sa victoire qui pas- sait et que la philosophic restait raaitresse du champ de bataille. L'ordre de cette pompe etait majestueux, et, malgre I'appareil profane et theatral, on lisait sur les physionomies le recueillement de I'idee et la joie int6rieure d'un triomphe intellectuel. De nombreux detachements de cavalerie ou- vraient la marche. lis semblaient mettre de- sormais les armes memes au service de I'intel- ligence. Les tambours venaient ensuite, voiles de crepes et battant des charges funebres, aux- quelles se melaient les salves d'artillerie des canons qui roulaient derriere eux. Les eleves des colleges de Paris, les societes patriotiques, les bataillons de la garde national, les ouvriers employes a la demolition de la Bastille, portant, les uns, une presse ambulanle, qui frappait en marchant des hommages a la memoire de Vol- taire; les autres, les chaines. les carcans, les verrous et les boulets trouves dans les cachots ou dans les arsenaux des prisons d'Etat ; d'au- tres enfin, les bustes de Voltaire, de Rousseau, de Mirabeau, se pressaient entre I'armee et le peupie. Sur un brancard, on voyait etale le proces-verbal des elections de 89, cette hegire de I'insurrection. Sur un autre pavois, les ci- toyens du faubourg Saint- Antoine montraient un plan en relief de la Bastille, le drapeau du donjon et une jeune fille vetue en amazone, qui avait combattu avec eux au siege de cette place forte. Des piques, surmontees du bonnet phrygien de la liberte, se dressaient ca et la au-dessus destetes de cette multitude. On lisait sur un ecriteau porte au bout d'une de ces piques: i De cefer naquil la liberie. » Tous les acteurs et toutes les actrices des theatres de Paris suivaient la statue de celui qui les avait inspires pendant soixante ans. Les litres de ses principaux ouvrages etaient graves sur les faces d'une pyramide qui repre- sentait son immortalite. Sa statue d'or, couron- nee de laurier, etait portee par des citoyens re- vetus des costum«;s des peuples et des ages dont il avait peint les moeurs. Une cassette, egalement d'or, renferinait les soixante-dix vo- lumes de ses ceuvres. Les membres des corps savants etdes principales academies duroyaume environnaienf cette arche de la philosophic. De nombreux orchestres, les uns ambulants, les autres distribues sur la route du cortege, saluaient de symphonies eclatantes le passage du char et remplissaient Pair de I'enthousiasme harmonieux de cette multitude. Ce cortege faisait des stations a la porte des principaux theatres; on chantait des hymnes i\ la gloire de son genie, et on se remettait en marche. Arrive ainsi sur le quai qui portait le nom de ', Voltaire, le char s'arrela devant la maison de I M. de Villette, ou Voltaire etait mort, ou Ton I avait garde son coeur. Des arbres verts, des ; guirlandes de feuillage et des couronnes de roses decoraient la facade de cette maison. On ly lisait cette inscription celebre : i Sow esprit I esl parloul et son creur est ici. i De jeunes filles j vetues de blanc et le front couronn^ de fleurs ' couvraient les gradins d'un amphitheatre elev6 ' devant la maison. Madame de Villette, dont 1 Voltaire avait et6 le second pere, dans tout DES GIRONDINS 67 I'eclat de la beaute et dans tout I'attendrisse- ment de ses larmes, s'avanca au milieu d'eiles et deposa la plus belle de ses couronnes, la cou- ronne filiale. sur le front du grand hoinme. Des strophes du poete Chenier, un des hom- mes qui nourrissaient le plus et qui conserva jusqu'a sa mort le culte de Voltaire, eclaterent a ce moment, revetues des sons religieux de la musique. Madame de Villette et les jeunes filles de I'amphitheatre descendirent dans la rue, semee de fleurs, et marcherent devant le char. Le Theatre-Franpais, qui etait alors dans le faubourg Saint Germain, avait fait de son peristyle un arc de triomphe. Sur chacune des colonnes etait incruste un medaillon renfer- mant, en lettres de bronze dore, le titie des principaux drames du poete. On lisait sur le piedestal de sa statue, erigee devant la porte du theatre : i ILjlt Irene a qualre-vingL irois ans, a dix-sepi ans il fit CEdipe ! i L'immense procession qui escortait cette gloire posthume n'arriva au Pantheon qu'a dix heures du soir. Le jour n'avait pas ete assez long pour ce triomphe. Le cercueil de Voltaire fut depose au Pantheon entre Descartes et Mi- rabeau. C'etait la place predestinee a ce genie intermediaire entre la philosophic et la poli- tique, entre la pensee et Taction. Cette apotheose de la philosophic raoderne au milieu des grands evenements qui agitaient Tesprit public, montrait assez que la Revolu- tion se compreoait elle-meme, et qu'elle vou- lait etre inauguration des deux grands prin- cipes representes par ce cercueil : I'intelligence et la liberte ! C'etait I'intelligence qui entrait en triomphatrice, sur les ruines des prejuges de naissance, dans la vide de Louis XIV. C'e- tait la philosophic qui prenait possession de la ville et du temple de Sainte-Genevieve. Les cercueils de deux cultes et de deux ages allaient se combattre jusque dans les tombeaux. La philosophie, timide jusque la, revelait sa der- niere pensee : faire changer de grands hommes a la veneration du siecle. Voltaire, ce genie sceptique de la France moderne, resumait admirablement en lui la double passion de ce peuple dans un pareil mo- ment : la passion de detruire et le besoin d'in- nover, la haine des prejuges et I'amour de la lumiere. II devait etre le drapeau de la destruc- tion. Ce genie, non pas le plus haut, mais le plus vaste de la France, n'a encore ete juge que par ses fanatiques ou par ses ennemis. L'impiete deifiait jusqu'i ses vices; la supers- tition anath^matisait jusqu'a ses vertus ; enfin le despotisme, quand il ressaisit la France, sentit qu'il fallait detroner Voltaire de I'esprit national, pour y reiostaller la tyrannic. Napo- leon paya, pendant quinze ans, des ecrivains et des journaux charges de degrader, de salir et de oier le genie de Voltaire. II haissait ce nom, j comme la force halt I'intelligence. Tant que la I memoire de V^oltaire n'etait pas eteinte, il ne i se sentait pas en securite. La tyrannic a be- soin des prejuges, comme le mensonge a besoin des tenebres. L'Eglise restauree ne pouvait pas non plus laisser briiler cette gloire; elle avait le droit de hair Voltaire, mais non de le nier. Si Ton juge les hommes par ce qu'ils ont fait, Voltaire est incontestableinent le plus puissant des ecrivains de 1 'Europe moderne. Nul n'a produit. par la seule force du genie et par la seule perseverance de la volonte, une si grande commotion dans les esprits. Sa plume a souleve tout un vieux monde, et ebranle, plus que I'em- pire de Charlemagne, I'empire europeend'une theocratic. Son genie n'etait pas la force, c'e- tait la lumiere. Dieu ne I'avait pas destine a embraser les objets, mais a les eclairer. Partout ou il entrait, il portait le jour. La raison, qui n'est que lumiere, devait en faire d'abord son poete, son apotre apres, son idole enfia. VI. Voltaire etait ne plebeien dans une rue obs- cure du vieux Paris. Pendant que Louis XIV et Bossuet regnaient, dans les pompes du pou- voir absolu et du catholicisme, a Versailles, I'enfant du peuple, le Moise de I'incredulite, grandissait inconou tout pres d'eux. Les se- crets de la destinee semblent ainsi se jouer des hommes. On ne les soupconne qu'apres qu'ils ont eclate. Le trone et I'autel avaient atteint leur apogee en France. Le due d'Orleans, re- gent, gouvernaitun interregne. C'etait un vice a la place d'un autre : la faiblesse au lieu de I'orgueil. Ce vice etait doux et facile. La cor- ruption se vengeait de I'austerite monacale des dernieres annees, sous Letellier et madame de Maintenon. Voltaire, precoce par I'audace comme par le talent, commenpait a jouer avec ces armes de la pensee dont il devait faire plus tard un si terrible usage. Le regent, qui ne se doutait pas du danger, le laissait faire, et ne re- primait que pour la forme quelques temerites d'esprit excessives, dont il riait en les punissant. L'incredulite de cette epoque naissait dans la debauche, au lieu de naitre dans I'examen. L'in- dependance de pensee etait un libertinage des moeurs plus qu'une conclusion d'esprit. II y avait du vice dans I'irreligion. Voltaire s'en ressentit toujours. Sa mission comments par le lire et par la souillure des choses saintes, qui ne doivent etre touch^es qu'avec respect, raeme quand on les brise. De la la legerete, I'ironie, trop souvent le cynisme dans le coeur et sur les levres de I'apotre de la raison. Son voyage en Angleterre donna de I'assurance et de la gravity i son incredulite. II n'avait connu 68 H I S T O I R E en France que deslibertins d'esprit, il connut Ji Londres des philosophes. II se passionna pour la raison eiernelle, comme on se passionne pour une nouveaute; il eut I'enthousiasme rle la decouverte. Dans une nature aussi active que la nature francaise, cet enthousiasme et cette haine ne resterent pas speculatifs comme dans une inlelligence du JS'ord. A peine per- suade, il voulut persuader a son tour. Sa vie entiere devint une action multiple tendue vers un seul but : Pabolition de la theocratic, et I'e- tablissement de la tolerance et de la liberie dans les cultes. II y travailla avec tous les dons que Dieu avait faits h son genie; il y travailla meme avec le mensouge, la ruse, le denigre- ment, le cynisme et IMmmoralite d'esprit; il y employa toutes les armes. nieme celles que le respect de Dieu et des hommes interdit aux sages; il mit sa vertu, son honneur, sa gloire a ce renversement. Son apostolat de la raison eut trop souvent les formes d'une profanation de la pi^te. Au lieu d'eclairer le temple, il le ravagea. Du jour ou il eut resolu cette guerre contre le christianisme, il chercha des allies contre lui. Sa liaison avec le roi de Prusse, Frederic II, n'eut pas d'autre cause. II lui fallait des trones pour s'appuyer contre le sacerdoce. Frederic, qui partageait sa philosophic, et qui la poussait plus loin, jusqu'.^ I'atheisme et jusqu'au mepris des hommes, fut le Denys de ce moderne Pla- ton. Louis XV, qui avait interet ^ se tenir dans des rapports de bienveillance avec la Prusse, n'osa pas s6vir contre un homme que ce roi avouait pour ami. Voltaire redoubia d'au- dace ti I'abri de ce sceptre. II mit les trones h part, et sembla les cointeresser h son entreprise en affectant de les emanciper de la domination de Rome. II livra aux rois la liberte civile des peuples, pourvu qu'ils I'aidassent Ji conquerir la liberte des consciences. 11 afl'ecta meme et il eut peut-eire le culte de la puissance absolue des rois. II poussa le respect covers eux jus- qu'^ I'adoration de leurs faiblesses; il excusa les vices infamcs du grand Frederic; il age- nouilla la philosophic devant les maitresses de Louis XV. Semblable ci la courtisane de The- bes, qui batit une des pyramides d'Egypte du fruit de ses debauches, Voltaire nerougit d'au- cnne prostitution de son genie, pourvu que le salaire de ses complaisances lui servit a acheter des eonemis au Christ. II en enrola par milliers dans toute I'Europe et surtout en France. Les rois se souvenaient encore du moyen age et des trones outrages par les papes. lis ne voyaient pas sans ombrage et sans haine secrete ce cler- ge aussi puissant qu'eux sur les peuples, qui, sous le titre de cardinaux. d'aumoniers, d'eve- ques ou de confesseurs, epiait ou dictait ses croyances jus'iue dans les cours. Le parle- ment, ce clerge civil, corps redoutable aux souverains eux-memes, detestait le corps du clerge tout en prot^geant la foi de ses arrets. La noblesse gueirierc, corrompue, igooiante, penchait tout entiere vers Piucredulite qui la delivrait d'une morale. Enfin, la bourgeoisie lettree ou savante preludaita I'emancipation du tiers etat par I'insurrection de la pens6e. Tels etaient les elements de la revolution religieuse. Voltaire s'en empara, a I'heure juste, avec ce coup d'oeil de la passion, qui voit plus clair que le genie luimeme. A un siecle enfant, leger et irreflechi, il ne presenta pas la raison sous !a forme austere d'une philosophic, niais sous la forme d'une liberte facile des idees et d'une ironie moqueuse. II n'aurait pas reussi a faire penser son temps, il reussissait a le faire sou- rire. II n'attaqua jamais en face, ni a visage de- couvert, pour ne pas mettre les lois contre lui et pour eviter le bficher de Servet. Esope mo- derne, il attaqua sous des noms supposes la ty- rannic qu'il voulait detruire. II cacba sa haine dans le drame, dans la poesie legere, dans le roniau, dans I'histoire et jusque dans les face- ties. Son genie fut une perpetuelle allusion comprise de tout son siecle, mais insaisissable a ses ennemis. II frappait en cachant la main. Mais ce combat d'un homme contre un sacer- doce, d'un individu contre une institution, d'une vie contre dix-huit siecles, ne fut pourtant pas sans courage. VIL II y a une incalculable puissance de convic- tion et de devoueineut a I'idee, dans cette au- dace d'un seul contre tous. Braver h la fois, sans autre parti que sa raison individuelle, sans autre appui que sa conscience, le respect hu- main, cette lachete de I'esprit deguisee en res- pect de I'erreur; affronter les hainesde laterre et les anathemes du ciel, c'est Pheroisme de I'ecrivain. Voltaire ne fut pas martyrise dans ses membres. mais il consentit a I'etre dans son oom. II le devoua, et pendant sa vie et apres sa niort; il condamna sa propre cendre h etre je- tee aux vents et h n'avoir pas meme I'asile d'une tombe. II se resigna a de longs exils en echange de la liberte de combattie. II se sequestra vo- lontairement des hommes pour que leur pres- sion ne genat pas en lui sa pensee. A quatre- vingts ans, infirme et se sentant mourir, il fit plusieurs fois ses preparatifs, a la hite, pour aller combattre encore et expirer loin du toit de sa vieillesse. La verve intarissable de son esprit ne se glwfa pas un seul moment. II porta la gaiet6 jusqu'au genie, et, sous cette plaisante- rie de toute sa vie, on sent une puissance se- rieuse de perseverance et de conviction. Ce fut le caractere de ce grand homme. La serenite lumineuse de sa pensee a trop cache la profon- deur du dessein. Sous la plaisanterie et sous le rire on n'a pas assez reconnu la constance. II souffrait en riant et voulait souffrir, dans I'ab- sence de sa patrie, dans ses amities perdues, D E S G I R O N D 1 N S 09 dans sa gloire niee, dans son nom fletri, dans sa mennoiie maudite. II accepta tout en vue du triomphe de I'independance de la raison hu- maine. Le devouement ne cliange point de va- leur en changeant de cause; ce fut In sa vertu devant la posteiite. II ne fut pas la veiite, mais il fut son precurseur, et maicha devant elle. Une chose lui manqua : ce fut laniour d'un Dieu. II le voyait par I'espiit, il haissait les fantomes que les ages de tenebres avaient pris pour lui et adoraient h sa place. II dechirait avec colere les nunges qui etnpechaient I'idee divine de rayonner pure sur les hoinmes, mais son culte etait plutotde la haine contre I'erreur que de la foi dans la divinite. Le sentiment re- ligieux, ce resume sublime de la peosee hu- maine, cette raison qui s'allume par I'enthou- siasme pour monter a Dieu comme une flamme, et pour se reunir a lui dans I'unite de la crea- tion avec le createur, du rayon avec le foyer, Voltaire ne le nourrissait i)as dans son ame. De Irt les resultats de sa philosophic. Elle ne crea ni morale, ni culte, ni charite ; elle ne fit que decomposer et detruire. Negation froide, corrosive et railleuse, elle agissait a la fa^on du poison, elle glacait. elle tuait ; elle ne vivifiait pas. Aussi ne produisit-elle pas, meme contre ces erreurs, qui n'etaient que I'alliage humain d'une pensee divine, tout I'effet qu'elle devait produire. Elle fit des scepliques au lieu de faire des croyants. La reaction theocratique fut prompte et generale. II en devait etre ainsi. L'impiete vide I'ame de ses erreurs sacrees, noais elle ne remplit pns le coeur de I'homme. Jamais l'impiete seule ne ruinera un culte hu- main. II faut une foi pour remplacer une foi. 11 n'est pas donne a I'irreligion de detruire une religion sur la terre. II n'y a qu'une religion plus lumineuse qui puisse veritablement triom- pher d'une religion alteree d'ombre en la rem- plapant. La terre ne peut pas rester sans autel, et Dieu seul est assez fort contre Dieu. VIII. Ce fut le 5 aout 1791, premier annlversaire de cette nuit fameuse du 4 aout 1790, pendant laquelle s'ecroula la feodalite, que rAssemblce nationale commenpa la revision de la constitu- tion. C'etait uu acte imposant et solennel que ce coup d'oeil d'ensemble jete par des legisla- teurs, au terme de leur carriere, sur les ruines qu'ils venaient de semer dans leur route, et sur les fondatioiis qu'ils venaient de jeter. Mais combien differente etait leur disposition d'es- prit en ce moment, de celle oii ils etaient en coramenfant ce grand ouvrage ! ils I'avaient en- trepris avec I'enthousiasme de I'ideal. ils le revoyaient avec les mecomptes et la tristesse de la r^alit6. L'Assembl6e nationale s'etait oaverte aux acclamations d'un peuple unanime dans ses esperances, elle allait se fermer au bruit des recriminations de tous les partis. Le roi etait captif, les princes emigres, le clerge en schisme, la noblesse en fuite, le peuple en sedition. Necker s'etait evanoui dans sa popu- larite. Mirabcau etait mort, Maury etait muet; Cazales, Lally, Mounier avaient deserfe leur oeuvre.' Deux ans avaient emporte plusd'hom- mes et plus de choses qu'une generation n'en emporte en temps oidinaire. Les grandes voix de 89, inspirecs dc philosophic et d'esperances, ne retentissaient plus sous ces voOtes. Les premiers rangs etnient tombes. Les hommes de second ordre allaient combattre a leur place. Intimides. decourages. repentants, ils n'avaieut ni le genie de scrvir I'impulsion du peuple ni la puissance de lui resister. Barnave avait re- trouve sa verfu dans sa sensibilite ; mais la ver- tu qui vient tard est comme rintelligence qui vient apres coup, elle ne sert qu'n nous faire mesurer la profondeur de nos fautes. En revo- lution, on ne se repent pas, on expire. Barnave, qui aurait pu sauver la monarchic s'il s'etait joint a Mirabcau, allait commencer son expia- tion. Robespierre etait a Barnave ce que Bar- nave avait ete pour JMirabean. Mais Robes- pierre, plus puissant que Barnave. au lieu d'agir au gre d'une passion mobile comme la jalousie, agissait sous Tinipulsion d'une idee fixe et d'une implacable theorie. Barnave n'avait eu qu'une faction derriere lui. Robespierre avait derriere lui tout un peuple. IX. Des les premieres seances, Barnave essaya de raffermir autour de la constitution I'opinion ebranlee par Robespierre et ses amis. II le fit avec des menagements qui attestaient dej;i la faiblesse de sa situation sous le courage de ses paroles, t On attaque le travail de votre coniite de constitution, dit-il. II n'existe contre notre ouvrage que deux natures d'opposition : ceux qui, jusqu'a present, se sont montres constam- ment les ennemis de la revolution ; les enne- mis de I'egalite qui detestent notre ccuvre parce qu'elle est la condamnation de leur aristocratic. Uuc autre classe, cepcndant, se montre hostile h la constitution. Je la divise en deux especes tres-distinctes. L'une est celle des hommes qui, dans I'opinion intime de leur conscience, donnent la preference h un autre gouvernement qu'ils deguisent plus ou moins dans leur Ian- gage, et cherchent ii cnlever a notre constitu- tion monarchique toutes les forces qui pour- raient retarder I'avenemcnt dc la republique. Je declare que, ceux-lh, je ne les attaque point. Quiconque a une opinion politique pure a le droit de I'enoncer. Mais nous avons une autre classe d'ennemis. Ce sont les ennemis de tout gouvernement. Celle-li^, si elle se montre op- posante, ce n'est pas parce qu'elle prefere la republique k la monarchic, la democratie ii I'a- 70 HISTOIRE ristocratie, c'est parce que tout ce qui fixe la machine politique, tout ce qui est I'ordre. tout ce qui met a sa place I'homme probe et I'liomme improbe, rhomme honnete et le calomniateur, lui est coDtraire et odieux (des applaudisse- meuts prolonges eclatent dans la majorite de la gauche). Voila, Messieurs, poursuit Bar- nave, voila quels sont ceux qui ont combattu le plus notre travail. lis ont r.herche de nouvelies ressources de revolution, parce que la revolu- tion fixee par nous leur echappait. Ce sont ces hommes qui, en changeant le nom des choses, en mettant des sentiments en apparence patrio- • tiques, h la place des sentiments de I'honneur, de la probite, de la purete, en s'assej-ant meme aux places les plusaugustes avec un masque de vertu, ont cru qu'ils en imposeraient a I'opinion publique et se sont coalises avec quelques ecri- vains... (les applaudissements redoublent et tous les yeux se fixent sur Robespierre et Brissot). Si nous voulons que notre constitution s'exe- cute, si vous voulez que la nation, apres vous avoir du I'esperauce de la liberte, car ce n'est encore que I'esperance (murmures de mecon- tentement), vous doive la realite, la prosperite, le bonheur, la paix, attachons-nous ^ la simpli- fier, en donnant au gouvernement, je veux dire a tous les pouvoirs etablis par cette constitu- tion, le degre de force d'action, d'ensemble, qui lui est necessaire pour niouvoir la machine sociale et pour conserver a la nation la liberte que vous lui avez donnee... Si le salut de la pa- trie vous est cher, prenez garde a ce que vous allez faire. Bannissons surtout d'injustes de- fiances qui ne peuvent etre utiles qu'h nos en- nemis, quand ils pourront croire que cette As- semblee nationale, que cette constante majo- rite, h la fois hardie et sage, qui leur a tant impose depuis le depart du roi, est prete a s'e- vanouir devant les divisions artistement fomen- tees par des soupfons perfides... (on applaudit encore). Vous verriez renaitre, n'en doutez pas, les desordres, les dechirements dont vous etes lasses et dont le terme de la revolution doit etre aussi le terme ; vous verriez renaitre h I'exte- rieur des esperances, des projets, des tentatives que nous bravons hautemeot, parce que nous sentons nos forces et que nous sommes unis, parce que nous savons que tant que nous som- mes unis on ne les entreprendra pas, et que si I'extravagance osaitle tenter ce sera toujours a sa honte ; mais des tentatives qui s'effectueraient et sur le succes desquelles on pourrait compter avec quelque vraisemblance, une fois que divi- ses entre nous, ne sachant a qui nous devons croire, nous nous supposons des projets divers quand nous n'avons que les memes projets, des sentiments contraires quand chacun de nous a dans son coeur le temoignage de la purete de son collegue, quand deux ans de travaux entre- pris ensemble, quand des preuves consecutives de courage, quand des sacrifices que rien ne pent payer, si ce n'est la satisfaction de soi- meme... 2 Ici la voix de Barnave expire dans les applaudissements de la majorite, et I'As- semblee, electrisee, semble un instant unanime dans son sentiment monarchique. X. Dans la seance du 25 aoiit, I'Assemblee dis- cuta I'article de la constitution portant que les membres de la famille royale ne pourraient exercer les droits de citoyens. Leduc d'Orleans monta a la tribune pour protester contre cet ar- ticle, et declara, au milieu des applaudissements et des murmures, que, s'il etait adopte, il lui restait le droit d'opter entre le titre de citoyen fianfais et son droit eventuel au trone, et que, dans ce cas, il renonf ait au trone. Siilery. I'ami et le confident de ce prince, prit la parole apres lui et combattit avec une habile eloquence les conclusions ducoraite. Ce discours, plein d'al- lusions transparentes a la situation du due d'Orleans, fut le seul acte d'ambition directe ^^ tente par le parti d'Orleans. Siilery commenpa j^H par repondre en face aux paroles de Barnave. ^^ ct Qu'il me soit permis, dit-il, de gemir sur le deplorable abus que quelques orateurs ont fait de leur talent. Quel etrange langage ! On cher- che a vous faire entendre qu'il y a ici des fac- tieux, des anarchistes, des ennemis de I'ordre comme si I'ordre ne pouvait exister qu'en satis- faisant I'ambition de quelques individus !... On vous propose d'accorder a tous les individus de la famille royale le titre de prince, et de les priver des droits (le citoyens? Quelle inconse- quence et quelle ingratitude! Vous declarez le titre de citoyen franpais le plus beau des titres, et vous proposez de I'echanger contre le titre de prince que vous avez supprime comme con- traire ;^ I'egalite! Les parents du roi qui sont restes en Fiance n'ont-ils pas constamment montre le patriotisme le plus pur? Quels ser- vices n'ont ils pas rendus a la cRUse publique par leur exemple et par leurs sacrifices ! N'ont- ils pas d'eux-memes abjure leurs titres pour un seul, pour celui de citoyen ? et vous proposez de les en depouiller ! Quand vous avez sup- prime le titre de prince, qu'est-il arrive ? Les princes fugitifs ont fait une ligue contre la pa- trie ; les autres se sont ranges avec nous. Si on retablit aujourd'hui le titre de prince, on accorde aux ennemis de la patrie tout ce qu'ils ambitionnent. on enleve aux parents du roi patriotes tout ce qu'ils estiment!... Je vois le triomphe et la recompense du cote des princes conspirateurs, je vois la punition de tous les sacrifices du c6t6 des princes populaires. Oa pretend qu'il est dangereux d'admettre dans le Corps legislatif des membres de la famille royale. On etablit done, dans cette hypothese, qu'h I'avenir tous les individus de la famille royale seront a perpetuite des courtisans ven- DES GIRONDINS 71 •dus, ou des fiictieux I Cependant, n'est-il pas possible de sujiposer qu'il s'en trouve aussi de patriotes ? Vous coiidamnez les parents du loi a hair la constitution et ^ conspirer centre une fornae de gouvernement qui ne leur laisse le choix qu'entre le role de courtisaus ou le lole de conspirateurs.... Voyez, au contraire," ce qu'il est possible d'en attendre, si I'ainour de la patrie les enflamme. Jefez vos regards sur un des rejetons de cette raceque I'onvous propose d'exiler; h peine sorti de I'enfance, il a deja eu le bonheur de sauver la vie a trois citoyens, au peril de la sienna. La ville de Vendome lui a decerne une couronne civique. Malheureux en- fant ! sera-ce la derniere que ta race obtien- dra?... I Les applaudissements dont ce discours fut constamment interrompu. et qui suivirent I'ora- teur long-temps apres qu'il eut cesse de parler. prouverent que la pensee d'uue dynastie revo- lutionnaire tentait deja quelques ames, et que, s'il n'existait pas une faction d'Orleans, il ne lui nianquait, du moins, qu'un chef. Robes- pierre, qui ne detestait pas moins une faction dynastique que la monarchic elle-ineme, vit avec terreur ce symptome d'un pouvoir nou- veau qui apparaissait dans I'eloignement. c Je remarque, repondit-il, qu'on s'occupe trop des individus et pas assez de I'in^eret national. Il n'est pas vrai qu'on veuille degrader les parents du roi. On ne veut pas les mettre au-dessous des autres citoyens; on veut les separer du peuple par une marque honorifique. Aquoibon leur chercher des litres? Les parents du roi seront simplement les parents du roi. L'eclat du trone n'est pas dans ces vaniteuses denomi- nations. On ne peut pas impunement declarer qu'il existe en France une famille quelconque au-dessus des autres; elle serait ii elle seule la noblesse. Cette famille resterait au milieu de nous comme la racine indestructible de cette noblesse que nous avons detruite: elle serait le germed'une aristocratic nouvelle. y> De violents murmures accueillirent ces protestations de Robespierre. II fut oblige de s'interrompre et de s'excuser. i Je vols, dit-il en finissant, qu'il ne nous est plus permis de professer ici, sans etre calomnie, les opinions que nos adversaires ont soutenues les premiers dans cette assem- blee. 3 XL Mais tout le noeud de la situation etait dans la question de savoir si la constitution une fois achevee, la nation se reconnaitrait dans la cons- titution nieme le droit de la reviser et de la changer. Ce fut dans cette occasion que Ma- louel, quoique abandonne son parti, tenta seul, et sans esperance, la restauration de I'autorite royale. Ce discours, digne du genie de Mira- beau, etait I'acte d'accusation le plus terrible centre les exces du peuple et contre les 6gare- ments de I'Assemblee. La moderation y tem- perait la force ; on sentait I'homme de bien sous I'orateur, et dans le legislateur I'homme d'Etat. Quelque chose de I'ame sereine et sto'ique de Caton respire dans ses paroles ; mais I'elo- quence politique est plus dans le peuple qui ecoute que dans I'homme qui parle. La voix n'est rien sans le retentissement qui la multiplie. JMalouet, deserte des siens, abandonne par liar- nave, qui I'ecoutait en gemissant, ne parlait plus que pour sa conscience ; il ne combattait plus pour la victoire. mais pour son principe. Voici ce discours : I On vpus propose de determiner I'epoque et les conditions de I'exercice d'un nouveau pou- voir constituant; on vous propose de subir vingt-cinq ans de desordre et d'anarchie avant d'avoir le droit d'y remedier. Remarquez d'a- bord dans quelles circonstances on vous pro- |)ose d'imposer silence aux reclamations de la naiion sur ses nouvelles lois; c'est lorsque vous ii'avez encore entendu que I'opinion de ceux dont ces nouvelles lois favorisent les instincts et les passions; lorsque toutes les passions con- traires sont subjuguees par la terreur ou par la force ; c'est lorsque la France ne s'est encore expliquee que par I'organe de ses clubs!... Quand il a ete question de suspendre I'exercice de I'autorite royale elle-meme, que vous a t-on dit a cette tribune? On vous adit: Nous au- rions du commencer la renolulion par Id ; mais nous ne connaissions pas noire force. Ainsi, il ne s'agit pour vos successeurs que de raesurer leurs forces pour tenter de nouvelles entreprises.. Tel est, en effet, le danger de faire marcher de front une revolution violente et une constitution libre. L'une ne s'opere que dans le tumulte des passions et des armes, lautre ne peut s'eta- blir que par des transactions amiables enlre les interets anciens et les interets nouveaux (on rit, on murmure, on crie : Nous y voila I). On ne compte pas les voix, on ne discute pas les opinions pour faire une revolution. Une rt§ vo- lution est une tempete durant laquelle il faut serrer ses voiles ou etre submerge. Mais, apres la tempete, ceux qui en ont ete battus. comme ceux qui n'en ont pas souft'ert, jouissent en com- mun de la serenite du ciel. Tout redevient calme et pur sous I'horizon. Ainsi, apres une revolution, il faut que la constitution, si elle est bonne, rallie tons les citoyens. II ne faut pas qu'il y ait un seul homme dans le royaume qui puisse courir des dangers pour sa vie en s'ex- pliquant franchement sur la constitution. Sans cette securite, il n'y a point de voeu certain, point de jugement, point de liberte; il n'y aura qu'un pouvoir predominant, une tyrannic, po- pulaire ou autre, jusqu'u ce que vous ayez se- pare la constitution des mouvements de la re- volution! Voyez tous ces principes de justice, de morale et de liberte que vous avez poses, ac- cueillis avec des oris de joie et des serments re- H I S T O I R E doubles, mais violes aiissitot avec une audace et des fureuis inouVes... C'est au monieut oii Ja |)lus sainie, oii la plus libre des constitutions se pioclame, que les attentats les plus horribles com re la liberte, contre la propriete, que dis-je ? centre I'humanite et la conscience, se multi- plieut et se perpetuenti Comment ce contraste ne vous eti'raie-t-il pas? Je vais vous le dire. Trompes vous-memes sur le niecanismj d'une societe politique, vous en avez cherche la re- generation sans penser a sa dissolution; vous avez considere com me un obstacle a vos vues le mecontentement des uns, et comme inoyen I'exaltation des autres. En ne voulant que ren- Terser des obstacles, vous avez renverse des principes et appris au peuple a tout braver. Vous avez pris les passions du peuple pour auxiliaires. C'est elever un edifice en sapant les fondements. Je vous le repete done, il n'y a de constitution libre et durable, hors le des- polisnie, que celle qui termine une revolution, et qu'on propose, qu'on accepte, qu'on execute par des formes calmes, libres et totalement dis- semblables des formes de la revolution. Tout ce que I'on fait, tout ce que I'on veut avec pas- sion, avant d'etre arrive a ce point de repos, soit que I'on commande au peuple ou qu'on lui obeisse, soit qu'on veuille le flatter, le tromper ou le scrvir, n'est que I'oeuvre du delire... Je demande done que la constitution soit librement et paisiblement acceptee par la majorite de la nation et par le roi (violents niurmures). Je sais qu'on appelle vceu national tout ce que nous connaissons de projets d'adresse, d'adhe- sion, de serments. d'agitations, de menaces et de violences (explosion de colere)... Oui, il faut clore la revolution en commenrant par anecnlir loutcs les dispositions qui la violent: vos comites des recberches, les lois sur les eriiigiauts, les persecutions des pretres, les em- prisonnements aibitraires, les procedures cri- minelles contre les accuses sans preuves, le fanatisme et la domination des clubs; — mais ce n'est pas encore assez... la licence a fait tant de ravage... la lie de la nation bouillonne si violemment(expIosionsd"indignationgenerale).. Serions-Dousdonc la premiere nation du monde, qui prctendrions n'avoir pas de lie?... L'insu- bordination efTrayante des troupes, les troubles religieux, le mecontentement des colonies qui retentit deja si lugubrement dans nos ports, si la revolution ne s'arrete et ne fait place a la constitution, si I'ordre ne se retablit a la fois partout, I'Etat ebranle, s'agitera longtemps dans les convulsions de I'anarchie. Souvenez- vous de I'histoire des Grecs, ou une premiere revolution non terminee en enfanta tant d'au- tres pendant une periode d'un demi siecle ! Souvenez-vous de I'Europe qui surveille votre faiblesse et vos agitations, et qui vous respec- tera si vous savez etre libres dans I'ordre, mais qui profitera de vos desordres contre vous, si I vous ne savez que vous aflaiblir et re|)ouvanter ' de votre anarchic !... > Malouet demanda, qu'en ] consequence, la constitution fut soumise au , jugement du peuple et a la libre acceptation du roi. ! XII. [ Ces magnifiques paroles ue retentirent que I comme un remords dans le sein de I'Assemblee. On les entendit avec impatience et I'on se bata j de les oublier. M. de La Fayette combattit en I peu de mots la proposition de M. Dandre qui reiiiettait a trente ans la revision de la constitu- j tion. L'Assemblee n'adopta ni I'avis de Dan- 1 dre ni celui de La Fayette. Elle se contenta d'inviter la nation a ne faire usage que dans I vingt-cinq ans de son droit de modifier la coos- titution. I Nous voila done arrives a la fin de notre longue et penible carriere, dit Robes- pierre. II ne nous reste qu'a lui donner la sta- bilite et la dnree. Que nous parle-t on de la subordonner ;i I'acceptation du roi? Le sort de la constitution est independant du vceu de Louis XVI. Je ne doute pas qu'il ne I'accepte avec transport. Un empire pour patrimoine, toutes les attributions du pouvoir executif, quarante millions pour ses plaisirs personnels; voila ce que nous lui offVons! N'attendons pas, pour le lui oflTrir, qu'il soit eloigne de la capitale et en- toure de funestes conseils. Oflfrons-le-lui dans Paris. Disons lui: VoilJi le trone le plus puis- sant de I'univers. Voulez-vous I'accepter? Ces rassemblements suspects, ce plan de degarnir vos frontieres, les menaces de vos ennemis exte- rieurs, les manoeuvres de vos ennemis du de- dans, tout cela vous avertit de presser I'etablis- sement d'un ordre de choses qui rassure et for- tifie les citoyens. Si on delibere quand il faut jurer, si on peut attaquer encore notre consti- tution, apres I'avoir attaquee deux fois, que nous reste-t-il a faire? Reprendre ou nos ar- mes ou nos fers... Nous avons ete envoyes, ajouta-t-il en regardant le cote ou siegeaient les Barnave et les Lameth, pour constituer la I nation, et non pour elever la fortune de quel- j ques individus, pour favoriser la coalition des , intrigants avec la cour et pour leur assurer le prix de leur complaisance ou de leur trahison. > xin. L'acte constitutionnel fut presente au roi le I 3 septembre 1791. Thouret rendit compte en I ces termes a I'Assemblee nationale de cette so- I lennelle entrevue entre la volonte vaincue d'un monarque et la volonte victorieuse de son peu- ple: d A neuf heures du soir notre deputation est sortie de cette salie. Elle s'est rendue au ch&teau avec une escorte d'honneur composee de nombreux detachements de garde nationale et de gendarmerie. Elle a marche toujours au bruit des appiaudissements du peuple. Elle a DES GIRO N DINS 73 ete lecue dans la salle du cooseil, ou le roi s'e- tait reoJLi. accompagne de ses ministres el. d'un assez grai) I nombre de ses serviteurs. J'ai dit au roi: Sire, les representants de la nation viennent presenter a Votre Majeste I'acle cons titutionnel. i|ui consacre les droits iin|)re.scrip- tibles (III peuple fian^-ais. qui rend au trnne sa vraie dignite, et qui regenere le gouvernement de Teinpire. Le roi a recu I'acte constitution nol et a repondu ainsi: je repois la constitu- tion que lue presente TAssemblee nationale ; je lui ferai part de ma resolution dans le plus court delai qu'exige I'exanien d'un objet si im- portant. Je ine suis decide ;i rester a Paris. Je donnerai les ordres au commandant de la garde nationale parisienne pour le service de ma garde. Le roi a montre constammenl un visage satisfait. Par ce (jue nous avons vu et entendu, tout nous presage que Tachevement de la constitution sera aussi le terme de la re- volution. :; L'Assemblee et les tribunes applau- dirent m plusieurs reprises. C'etait un de ces jours d'esperance publique oii les factions rea- trent duns I'ombre pour laisser briller la sere- nite des bons citoyens. La Fayette leva les consignes injurieuses qui f'aisaient des Tuileries une prison pour la famille royale. Le roi cessa d'etre Potage de la nation pour en redevenir le chef apparent. II donna queiques jours a I'examen apparent qu'il etait cense faire de la constitution. Le 13, il adressa a I'Asseniblee, par le ministre de la jus- tice, un message concerte avec Barnave, dans lequel il s'exprimait ainsi : a J'ai examine I'acte constitntionnel, je I'accepte et je le ferai execu- ter. Je dois faire connaitre les motifs de ma resolution. Des le commencement de mon re- gne. j'ai desire la reforme des abus, et dans tous mesactesj'ai pris pour regie lopinion pu- blique. J'ai concu le projet d'assurer le bonlieur du peuple surdes bases permauentes, et d'assu- jettir a des regies invariables ma propre auto- rite! Ces intentions n'ont jamais varie en moi. J'ai favorise retaiilissement des essais de votre ouvrage avant nieme qu'il fut aclieve. Je le faisais de bonne foi, et, si les desordres qui ont accompagne pres(|ue toutes les epoques de la Revolution venaient souvent aflliger mon coeur, j'esperais que la loi reprendrait de la force, et qu'en approchant du terme de vos travaux clia- que jour lui rendrait ce respect sans iequel le peuple ne pent avoir de liberie ni le roi de bon- heur. J'ai persiste iongtemps dans cette espe- rance, et ma resolution n"a change qu'au mo- ment ou je n'ai plus pu esperer. Qu'ori se sou- vienne du moment oil j'ai quitle Paris; le de- sordre etait a son coinbie, la licence des ecrits, I'audace des partis ne respectaient plus rien. Alors, je I'avoue. si vous m'eussiez presente la constitution, je n'aurais pas cru devoir I'accep- ter. I Tout a change. Vous ave/, mauifeste le desir de retublir I'ordre. vous avez revise plu- sieurs articles; ie vueu du peuple n'est [I'us douteux pour moi: j'accepte done la constitu- tion sous de meilleurs auspices; je renonce meme librement au concours que j'avais re- clame dans ce travail, et je declare que, quand j'y renonce, nul autre (pie moi n'aurait le droit de le reveudiquer. Sans doute j'aperpois encore queiques perfectionnements desirables a la cons- titution, mais je consens a ce que I'experience en soit juge. Lorsque j'aurai fait agir avec loyaute les moyens de gouvernement qui me soot remis. aucun reproche ne pourra m'etre adresse, et la nation s'expliquera par les moyens que la constitution lui a reserves (applaudisse- ments). Que ceux qui seraient retenus par la crainte des persecutions et des troubles hors de leur patrie puissent y rentrer avec s(irete. Pour eteindre les haines, conseutons a un mutuel oubli du passe (les tribunes et la gauche renou- vellent leursacclamations). Que les accusations et les poursuites, qui n'ont pour cause que les evenements de la Revolution, soieut eieintes dans une reconciliation generale. Je ne parle pas de ceux qui n'ont ete determines que par leur attacheinent pour moi. Pourriez-vous y voir des coupables? Quant a ceux qui, par des exces ou je pourrais apercevoir des injures per- sonnelles, ont attire sur eux la poursuite des lois, je |)rouve a leur egard q\ie je suis le roi de tous les Francais. Je veux jurer la constitution dans le lieu meme ou elle a ete faite, et je me rendrai demain. a midi, a I'Assemblee na- tionale. 3 L'Assemblee aJopta a I'uuanimite, sur la proposition de La Fayette, I'amnistie generale demandee par le roi. Une nombreuse deputa- tion alia lui porter ce decret. La reine etait , presente. i Voila ma femme et mesenfants, dit ie roi a la deputation; ils partagent mes senti- ments, s La reine, qui avait besoin de se re- concilier avec I'opiuiou publique, s'avanpa et dit : a Voici mes enfanls, nous accourons tous, et nous partageons tous les sentiments du roi. » Ces paroles rapportees a I'Assemblee prepare- rent les cnurs au pardon que la royaute venait implorer. Le lendeniain, le roi parut h I'As- semblee. Tl ne portait d'autre ddcorntioo que la croix de Saint-Louis, par deference a un decret recent qui supprimait les autres ordres de chevalerie. II se placa .a cote du president. L'Asseniblee etait debout. i Je viens, dit le roi, consacrer ici solenneljement I'acceptation que j'ai donnee a I'acte constitntionnel. Je jure d'etre fidole a la nation eta la loi, et d'employer tout le pouvoir qui m'est delegue a maintenir la constitution ct a faire executer les decret'*. Puisse cette grande ct memoratic epoque etre celle du retablisseinent dt; la paix et devenir le gagedu bonheur du peuple et de la prosperity de I'empire I t Les applaudissementsunanimes de la salle et des tribunes, passionnes pour la 74 H I S T O I R E liberie, mais affectueux pour le roi, temoigne- rent que la nation entrait avec ivresse dans la conquete de sa constitution. « De longs abus, repondit le president, qui avaient longtemps triomphe des bonnes intentions des meiileurs rois, opprimaient la France. L'Asseniblee na- tiooale a retabli les bases de la prosperite pu- blique. Ce qu'elle a voulu, la nation leveut; Votre Majeste ne voudra plus en vain le bon- heur des Franpais. L'Assemblee nationale n'a plus rien a desirer, le jour ou vous consommez dans son sein la constitution, en I'acceptant. L'attachement des Franoais vous decerne la couronne ; ce qui vous I'assure, c'est le besoin qu'une aussi grande nation aura toujours du pouvoir hereditaire. Qu'elle sera sublime dans rhistoire, sire, cette regeneration qui donne a la France des citoyens, aux Franoais une pa- trie, au roi un nouveau titre de grandeur et de gloire, et une nouvelle source de bonheur! s XIV. Le roi se retira, accompagne jusqu'aux Tuileries par I'Assemblee entiere ; ce cortege fendait avec peine un peuple immense qui pous- sait vers le ciel des acclamations de joie. Une musique militaire et des salves repetees d'ar- tillerie apprenaient a la France que la nation et le roi, le trone et la liberte s'etaient reconci- lies dans la constitution, et qu'apres trois ans de luttes, d'agitations Pt d'ebranlements. le ^m jour de la concorde s'etait leve. Ces acclama- ^ ^tionsdu peuple. a Paris, se propageaient dans tout I'empire. La France eut quelques jours de delire. L'esperance, qui attendrit le ccBur des hommes, la ramena a ses anciens sentiments pour son roi. Ce prince et sa famille etaient sans cesse rappeles aux fenetres de leur palais, pour y recevoir les applaudissements de la foule. On voulait leur faire sentir combien I'a- mour du peuple est doux. La proclamation de la constitution, le 18, eut le caractere d'une fete religieuse. Le Champ-de-Mars se couvrit des bataillons de la garde nationale; Bailly, maire de Paris, la mu- nicipalite, le departement. les fonctionnaires publics, le peuple entier s'y rendirent. Cent et un coups de canon saluerent la lecture de I'acte constitutionnel, faite a la nation du hautde Tau- tel de la patrie. Un seul cri de Vive la natinn! profere par trois cent mille voix, fut I'accepfa tion du peuple. Les citoyens s'embrassaient conome les membres d'une seule famille. Des aerostats, charges d'inscriptions patriotiqucs. s'eleverent, le soir, des Champs-Elysees, com- me pour porter jusque dans les airs le temoi- gnage de livresse d'un peuple regenere. Ceux qui les montaient lanraient d'en haut sur le peuple les feuilles du livre de lu constitution. La nuit fut splendide d'illuminations. Des guirlandes de feu, courant d"arbre en arbre. tracaient, depuis la porte de I'Etoile jusqu'aux Tuileries, une avenue etincelante oil se pressait la population de Paris. De distance en distance, des orchestres de musiciens faisaient retentir en accords eclafants la gloire et lajoiepubli- ques. M. de La Fayette s'y promena a cheval a la tete de son etat-major. Sa presence sem- blait placer les serments du peuple et du roi sous la garde des citoyens armes. Le roi, la reine et leurs enfants y parurent en voiture a onze heures ciu soir. La foule immense qui les enveloppa comme dans un embrassement po- pulaire, les cris de Vive le roi! vive la reine r vive le dauphin I les chapeaux lances en Pair, les gestes denthousiasme et de respect leur firent un triomphe de cette meme route ou ils avaient passe, deux mois avant, au milieu des outrages de lu multitude etdu fremissement de la fureur publique. La nation semblait vouloir racheter ces jours sinistres, et montrer au roi combien I'apaisement du peuple etait facile et combien lui serait doux le regne de la liberte ! L'acceptation nationale des lois de I'Assemblee constituante fut la contre-epreuve de son ou- vrage. Elle n'eut pas la legalite, mais elle eut veritablemeiit la valeur d'une acceptation indi- viduelle par les assemblees primaires. Elle montra que le voeu de I'esprit public etait satis- fait. La nation vota d'acclamation ce que la sa- gesse de son assemblee avait vote de reflexion. Rien ne manquait au sentiment public que la securite. On eut dit qu'il voulait s'etourdir lui- mome par le delire de son bonheur, et qu'il rachetait, par I'exces meme des manifestations de sa joie, ce qui lui manquait en solidite et en duree. Le roi pai ticipait, de bonne foi, a ce mouve- ment general des esprits. Place entre les sou- venirs de tout ce qu'il avait souffert depuis trois ans, et les orages qu'il entrevoyait dans I'avenir, il tachait de se faire illusion a lui-meme et de se persuader son bonheur. II se disait que peut- etre il avait meconnu I'opinion publique, et que, s'etant letnis enfin tout entier a la merci de son peuple, ce peuple respecterait en lui sa propre puissance et sa propre volonte ; il ju- rait, dans son cceur honnete et bon. la fidelite a la constitution et I'amour a cette nation qui I'aimait. La reine elle-meme reutra nu palais avec des pensees plus nationales. Elle dit au roi; a Ce nest plus le meme peuple; i et preoant son fils dans ses bras, elle le montra a la fouIe» qui ondoyait sur la terrasse du chateau, et sembia se couvrir ainsi, aux yeux du peuple, de cette innocence de Page et de cet int^ret de la maternite. Le roi donna, quelques jours apres, une fete RU peuple de Paris et distribua d'abondantes aumones aux indigents. II voulut que le mal- heureux meme eut son jour de joie a I'ouver- ture de cette ere de felicite que sa reconcilia- DES GIRONDINS. 75 tioD avec son peuple promeltait ii son regne. Le Te Deum fut chante daus la catliedrale de Paris, comme un jour de vicfoire. pour benir le berceau de la constitution franraise. Eufin, le 30 septenibre, le roi vint en personne faire la cloture de I'Assemblee constituaute. Avant son arrivee dans la salle, BaiLly, au nom de la mu nicipalite, Paslorel, au nom du departement, feliciterent I'Assemblee de I'aclievement de son oeuvre : i Legislateurs. dit Bailly, vous avez ete armes du plus grand pomoir dont les hommes puissent etre revetus. Domain, vous ne serez plus rien. Ce n'est done ni Tinteret. ni la flatterie qui vous loueut: ce sont vos oeu- vres. Nous vous annonrons les benedictions de la posterite, qui commence aujomdiiui pour vous! I :: La iiberte, dit Paslorel. avait fui au dela des mers, ou s'etait refugiee dans les mon- tagnes : vous avez releve son trone jibiittu. Le despotisme avait efface toutes les pngesdu livre de la nature, vous avez retabli le decalogue des hommes libresl ^ XV Le roi, entoure de ses ministrfs, entra a trois heures dans I'Assemblee. De longs cris de Vive le roi! lui interdirent un moment la pa- role: I Messieurs, dit Louis XVI. apres I'a- cheveraent de la constitution, vous avez deter- mine pour aujourd'hui la fin de vos Iravaux. II eilt ete a desirer, peut-etre. que votre session se prolongeat encore quelque temps, pour que vous pussiez vous-memes essajer votre ou- vrage. Mais vous avez voulu, sans doute, mar- quer par la la difference qui doit exister entre les functions d'un corps constituant et les legis- lateurs ordinaires. J'emploierai lout ce que vous m'avez confie de force n assurer a la constitution le respect et I'obeissance qui lui sont dus. Pour vous. Messieurs, qui. dans une longue et penible carriere, avez niontre un zele infatigable dans vos travaux. il vous reste un dernier devoir a remplir lorsque vous serez disperses sur la surface de I'empire : c'est d'e- clairer vos concifoyens sur I'esprit des lois que vous avez faites; depurer et de reunir les opi- nions par I'exemple que vous donnerez de I'a- mour de I'ordre et de la soumission aux lois. Soyez, en retournant dans vos foyers, les in- terpretes de mes sentiments aupres de vos con- citoyens. Dites-leur bien que le roi sera tou- I jours leur premier et leur plus fidele ami; qu'il a besoin d'etre aime d'eux, qu'il ne pent etre t heureux qu'avec eux et par eux. i j Le president repondit au roi : - L'assemblee j nationale. parvenue au terme de sa carriere, jouit en ce moment du premier fruit de ses tra- vaux. Convaincue que le gouvercement qui convient le mieux a la France est celui qui concilie les prerogatives respectables du trone avec les droits inalienables du peuple, elle a donne a I'Etat une constitution qui garantit egalement la royaute et la liberie. Nos succes- seurs, charges du redoutable depot du salut de I'empire, ne meconnaitront ni leurs droits ni les limites constitutionnelles. Et vous, sire, vous avez presque tout fait : en acceptant la constitution vous avez fini la Revolution. Le roi sortit au bruit des acclamations. On eut dit que I'Assemblee nationale etait pressee de deposer la responsabilite des evenenients qu'elle ne se sentait plus la force de maitriser. I L'Assemblee nationale constituaute declare, dit Target son president, que sa mission est finie et qu'elle termine en ce moment ses sean- ces, i Le peuple qui se pressait en foule autour du Manege, et qui voyait avec peine la Revolution abdiquer entre les mains du roi, insulla, a me- sure qu'il les reconnaissait, les membres du cote droit, et meme Barnave ; ils recueillirent, des le premier jour, I'ingratituJe qu'ils avaient si souvent fomentee. Ils se separerent. Quand Robespierre et Pethion sortirent, le peuple les couronnade feuilles de chene et de- tela les chevaux de leurs voitures pour les ra- mener en triomphe. La puissance de ces deux hommes attestait deja la faiblesse de la constitu- tion et presageait sa chute. Un roi amoistie rentrait impuissant dans son palais. Des legis- lateurs timides abdiquaient dans le trouble. Deux tribuns trioinphants etaient souleves par le peuple. Tout I'avenir etait la. L'Assemblee constituante, commencee comme une insurrec- tion de principes, finissait comme une sedition. Etait-ce le tort de ces principes, etaitce la faute de I'Assemblee constituante? Nous Texamine- rons a la fin du dernier livre de ce volume, en jetant un regard d'ensemble sur les actes de I'Assemblee constituante. Nous renvoyons \h ce jugement pour ne pas couper le recit. LiVRE CINQUiEME, I. I se faisant une egale resistance, se pretaient uo egal appui par la pression de tous les Etats. Pendant que la France respirait entre deux ' L'Allcmagne etait une confederation pr^si- convulsioDs, et que la Revolution indecise ne | dee par I'Autriche. Les empereurs n'etaient savait si elle s'arreterait dans la constitution j que les chefs de cette antique feoJalite de rois, qu'elle avait conquise, ou si elle s'en servirait ■ de dues et d'electeurs. La maison d'Autriche comme d'une arme pour conquerir la republi- I etait pins puissante par elle-meine et par ses que, I'Europe cominenrait a s'emouvoir et ;i possessions personnelles que par la dignite im- conjurer. Egoiste et irnprevoyante, elle n'a- i periale. Les deux couronnes de Hongrie et de vait vu dans les premiers symptomes de la Boheme, le Tyrol, I'ltalie et les Pays-Bas lui France qu'une sorte de drame philosophique, donnaient un ascendant que le genie de Riche- joue a Paris sur la scene des notables, des ' lieu avait bien pu entiaver. mais qu'il n'avait pu etHts generaux et de I'Assemblee constituante, ! detruire. Puissance de resistance, et non d'im- entre le genie populaire, represente par Mira- j pulsion, I'Autriche avait ce qu'il faut pour du- beau, et le genie vaincu des aristocraties. per- rer plus que pour agir. Sa force est dans son sonnifie dans Louis XVI et dans le clerge. Ce I assiette et dans son immobilite. Elle est un grand spectacle n'avait ete pour les souverains bloc au milieu de I'Allemagne. Sa puissance et pour leurs ministres qu'une continuation de { est dans son poids : elle est le pivot de la ba- la lutte, a laquelle ils avaient assiste avec tant j lance europeenne. Mais la diete federative ra- lentissait et enervait ses desseins par les tirail- lemen's d'influence que toute federation en- traine. Deux Etats nouveaux, inapercus jus- qu'ii Louis XIV", venaient de surgir tout a coup, a I'abri de la longue rivalite de la d'interet et tant de faveur secrete, entre Vo\ taire et Jean-Jacques Rousseau, d'un cote, et le vieux raonde aristocratique et religieux, de I'autre. La Revolution pour eux o'etait que la philosophic du dix-huitierne siecle, desceodue des salons dans la place publique, et passee des 1 maison de Bourbon et de la maison d'Au triche. L'l n dans le nord de I'Allemagne : la Prusse; I'autre dans I'Orient : la Russie. La politique de I'Angleterre avait rechauffe ces deux germes, pour creer sur le continent des elements de combinaisons politiques qui per- missent ci ses interets d'y prendre pied. in. II n'y avait pas encore un siecle qu'un em- pereur d'Autriche avait accorde le titre de roi a un margrave de Priisse, souverain subalterne de deux millions d'hommes, et deja la Prusse sement: c'etait ce qu'il lui fallait pour grandir. balancait, en Allemagne, I'autorite de la mai- L'etincelle, n'etant pas etouffee a sa premiere son d'Autriche. Le genie machiavelique du lueur, devait tout allumer et tout consumer. | grand Frederic etait devenu le genie de la L'etat politique el moral de I'Europe etait Prusse. Sa monarchie, composee de lambeaux eminemment favorable :\ la contagion des idees derobes par la victoire, avait besoin de la guer- nouvelles. Le temps, les choses et les hommes re pour s'agrandir encore, de I'agitation et de I'intrigue pour se legitimer. La Prusse etait un ferment de dissolution au milieu du corps livres dans les discours. Get ebranlement du monde moral et ces secousses entendues de loin, a Paris, presages de je ne sais quel incon- nu dans les destinees europeennes, les sedui- saient plus qu'ils ne les inquietaient. lis ne s'apercevaient pas encore que les institutions sont des idees, et que ces idees vaincues en France entrainaient avec elles, dans leur chu- te, les trones et les nationalites. Quand I'esprit de Dieu veut une chose, tout le monde semble la vouloir ou y courir a son iosu. L'Europe donnait, aux premiers actes de la Revolution franfaise, du temps, de I'attention, du retentis- etaient h la merci de la France. II. Une lougue paix avait amolli les umes et germanique. A peine nee, elle avait abdique I'esprit allemand. en se liguant avec I'Angle- terre et avec la Russie. L'Angleterre, soigneu- fait tomber ces liaines de races, qui s'opposent se d'entretenir ces divisions, avait fait de la a la communication des sentiments et au ni- ' Prusse son levier en Allemagne. La Russie, veau des idees entre les peuples. L'Europe, } qui piemeditait sa double ambition contre I'A- depuis le trail e df. IFe.'i//i/ifl/ie. etait une veri- 1 sie, d'un cote, nontre I'Europe de I'autre, en table lepublique de puissances parfaitement ponderecs, ou I'equilibre general resultait du contre-poids que chacune faisait ^ I'autre. Un coup dfEil demontrait I'unite et la solidite de cclte charpente de I'Europe, dont les membres, avait fait son avant-garde en Occident. Elle la tenait comme un camp avance jusqu'aux bords du Rhin. C'etait la pointe de I'epee russe sur le coeur meme de la France. Puissance militaire avaot tout, son gouver- DLS GIRONDINS 77 oement n'etait qu'une discipline, son peuple n'etait qu'une armee. Quant aux i la religion. Le catholicisme, si apre en Espagne, si sombre dans le Nord, si austere et si litteral en Franre, si populaire n Rome, a Florence etait devenu, sous les Medicis et sous les philosophes grecs, une espece de theorie platonique et lumineuse dont les dogmes n'e- taient que de sacres symboles, et dont les pom- pes n'etaient que des voluptes de Tame et des sens- Les eglises de Florence etaient les mu- sees du Christ bien plus que ses sanctuaires. Des colonies de fous les arts et de tous les metiers de laGrece avaient emigre a Florence, lors de Tentree de Mahomet II n Constantino- ple : ils y avaient prospere. Une nouvelle Athenes, i)euplee, coinme rancieone, de tem- ples, de portiques et de statues, eclatait aux bords de I'Aruo. Leopold, le prince philosophe, y attendait, dans Telude du gouvernement des hommes et dans la pratique des theories de I'economie politique nouvelle, le moment de monter sur le trone imperial de la maison d'Autriche. Sa destinee ne devait pas I'y laisser longtemps. C'etait le Germanicus de I'Allemagne. La pbilosophie ne devait que le monlrerau raonde apres I'avoir prete quelques annees a I'ltalie. Le Pieinont, dont les frontieres penetraient jusqu'au cceur de la France par les vallees des Alpes, et touohaient de I'autre cote aux murs de Genes et aux possessions autrichiennes sur ie P6, etait gouverne par la maison de Savoie, la plus ancienne des races royales de I'Europe. Cette monarchic toute militaire avait son camp retraoche. plutot que sa capitale, a Turin. Les plaines qu'elle occupait en Italie avaient ete de tout temps et devaieut etre toujours le champ de bataille de TAutriche et de la France. Ses positions etaient les clets de i'ltalie. Cette population, accoutumee a la guerre, devait etre sans cesse armee, pour se defendre elle-meme ou pour s'unir comme auxiliaire a celle des deux puissances dont la rivalite assu- rait seule son independance. Son esprit mili- taire etait sa force ; sa iaibiesse etait d'avoir la moitie de ses possessions en Jtalie, I'autre moitie en France. La Savoie tout entiere est franc;aise par la langue, par la race, par les mceurs. A toutes les giandes secousses du monde, la Sa- voie devait se detacher de T Italie et tomber d'elle-meme de notre cote. Les Alpes sont une frontiere trop necessaire aux deux peuples pour appartenir a un seul. Si leur versant meridio- nal est a ritalie, leur versant septentrional est ;"! la France. Les neiges. le soleil et les eaux ont decrit ce partage d'S Alpes entre les deux peuples. La politique ne provaut ni longtemps ni impunement coiitre la nature. La maison de Savoie n'est j)as asse/, puissante pour garder la neutralite des valle-^s des .\lpes et des routes de ritalie. Elle pent grandir en Italie, elle ne peut que se briser coutre la France. La cour de Turin etait alliee doublement h la maison de France par les manages du comte d'Artois et du comte de Provence, freres de Louis XVI, avec deux princesses de .Savoie. Cette cour etait soumise, plus qu'aucune autre de Tltalie, a I'iofluence du clerge. Elle haissait, par ins- tinct, toutes les [evolutions, parce que toutes les revolutions menacent son existence. Par esprit religieux, par esprit de famille et par esprit politique, elle devait etre le premier foyer de conspiration contre la Revolution fran^aise. IX. II y en avait un autre dans le Nord; c'etait la Suede, i^lais Ri, ce n'etait ni un asservisse- ment superstitieux au catholicisme, ni un inte- ret de famille, ni meme un interet de nationa- lite, qui nourrissaient Phostilited'un roi contre la Revolution, c'elait un sentiment plus noble, c'etait la gloiredesinteressee de combattrepour la cause des rois, etsurtout pour la cause d'une reine dont la beaute et les maliieurs avaient se- duit et attendri le coeur de Gustavelll. C'eiait la derniere lueur de cet esprit de chevalerie qui devait vengeance aux femmes, secours aux vic- times. appui au bon droit. Eteint dans le Midi, il brillait pour la derniere fois dans le Nord et dans le cceur d'un roi. Gustave III avait dans sa politique quelque chose du genie aventureux de Charles XII. La Suede des Wasa est le pays des heros. L'heroisme. quaod il est disproportionne au genie etaux forces, ressemble a la demence. II y avait a la fois de Theroisme et de la folic dans les projets de Gustave contre la France. Mais cette folic etait noble comme sa cause et grande comme son courage. Gustave avait ete accoutume par sa fortune aux entreprises har- dies et desesperees. Le succes lui avait appris a ne rien trouver impossible. Deux fois il avait affVonte seul le colosse de I'empire russe ; et si la Prusse, I'Autriche et la Turquie I'avaient seconde. la Russie eut trouve un rempart dans le Nord. La premiere fois, abandonne de ses troupes, emprisonnedans satente par sesgene- raux revokes, il s'etait echappe de leurs mains, il etait alle seul, de sa personne, faire un appel ;i ses braves Dalecarliens. Son eloquence et sa magnaninite avaient fait sortirde terre une nou- velle armee; il avait puni les traitres, rallie les laches, acheve la guerre, et etait revenu triom- pher a Stockholm, porte sur les bras de sou peuple enthousiasme. La seconde fois, voyant son pays dechire par I'anarchique predomi- nance de la noblesse, il avait resolu, du food de son palais, le renversement de la constitution. Uni d'esprit avec la bourgeoisie et le peuple, il avait entraine. I'epee a la main, les troupes, emprisonne le senat dans sa salle, detr6n6 la noblesse, et conquis les prerogatives qui man- quaient k la royaute pour defendre et pour gouverner la patrie. En trois jours, et sans 80 HISTOIRE qu'une goutte de sang eut etc versee, la Suede etait devenue une monarchie, sous son epee. La confiance de Gustavedans sa propreaudace s'en 6tait accrue. Le sentiment monarchique 8'6tait foitifie en lui de toute la liaine qu'il por- tait aux privileges des ordres qu'il avail renver- ses. La cause des rois etait la sienne partout. II avail embrasse avec passion celle de Louis XVI. La paix, qu'il avail conclue avec la Russie, lui permettaii de porter ses regards el ses forces vers la France. Son genie niilitaire revait une expedition triomphante aux bords de la Seine : c'etait \h qu'il voulail conquerir la gloire. 11 avail vu Paris dans sa jeunesse. Sous le nom de comte de Haga, il y avail recu rhospitalite de Versailles. Marie-Antoinette, alors dans I'eclal de sa jeunesse el de sa beaute, lui apparaissail maintenanl humiliee el cap- tive, enlre les mains d'un peuple impitoyable. Delivrer cette femme, relever ce trone, se faire ci la fois craiodre el benir de cette capitale lui semblail une de ces aventures que chei- chaienl jadis les chevaliers couronnes. Ses finances seules s'opposaient encore a I'execu- tion de ce hardi dessein. II negocinit un em- prunt de la cour d'Espagne, il attirait a lui les Fran^ais emigres reuommes par leurs lalenls militaires, il demandail des plans au marquis de Bouille, il sollicitail les cours de Vienne, de Sainl-P^tersbourg el de Berlin de s'unir a lui pour cette croisade de rois. II ne demandail i^ I Angleterre que la neutralile. La Russie I'en- courageait. Catherine elle-meme se sentail hn- inilide de I'humiliation de la royaute en France. La Russie negociail, I'Autriche tem- porisait, L'Espague tremblait, I'Angleterre observail. Chaque nouvelle secousse de la re- volution h Paris trouvail I'Europe indecise, toujours en arriere de conseils el de resolu- tions; el I'Europe monarchique, hesifante el divisee, ne savail ni ce qu'elle devait craindre ni ce qu'elle pouvail oser. Telle etait, quanl h la politique, la situation des cabinets a I'egard de la France. Mais, quant aux idees, les dispositions des peuples etaienl ditferentes. Au mouvemenl de I'inteHigence el de la phi- losophic a Paris repondait le mouvemenl do conlre-coup du reste de I'Europe el surtout de I'Amerique. L'Espagne, sous M. d'Aramhr, s^eclairait des premieres lueurs du bon sens general : Ifs jesuites y avaienl disparu. I .'in quisition y laissail eleindre ses bQchers. La noblesse espagnole rougissait de I'oclocratie sacree de ses moines. Voltaire avail des cor- respondants a Cadix el ^ Madrid. La contre- bande de nos pens^es etait favorisee par ceux raemea qui etaienl charges de la pr^venir. Nos livres passaient i travers les neiges des Pyrenees. Le fanatisme, traque par la lu- miere dans son dernier repaire, sentail I'Es- pagne lui 6chapper. L'exces m^me d'une ty- rannic longtemps souflferte y preparail les ames ardentes aux exces de la liberte. En Italic el a Rome meme, le sombre ca- tholicisme du moyen age s'eclairail des reflets du temps. II jouail meme avec les armes dan- gereuses que la philosophic allait tourner cen- tre lui. 11 semblait se considerer comme une institution aliniblie qui devait se faire pardon- ner sa duree par ses complaisances envers le siecle. Benoit XIV, Lambertini, recevait de Voltaire la dedicace de Mahomet. Les cardi- naux Passi'.j/ifi el Quirini etaienl en correspon- dance avec Ferney. Rome prechail dans ses bulles la tolerance pour les dissidents el I'o- beissance aux princes. Le pape desavouail et reformail les (ompagoies de Jesus. II cares- sail I'esprit du siecle. Clement XIV, Ganga- nelli. seculiirisait peu apres les jesuites, con- fisquait leurs biens el enfermait leur superieur Ricci au chateau Sainl-Aoge, cette bastille de la papautc. Severe seulement pour les zela- teui-s exageres de la foi, il enchantait le monde Chretien par la douceur evangelique et par la grace et le sel de son esprit : mais la plaisante- rie est la premiere profanation des dogmes. La foule d'etrangers et d'Anglais que son accueil attirait en Italic et retenait a Rome y faisail penelrer, avec I'or el 1« science, le scepticisme el I'indifierence qui detruisenl les croyances avanl de saper les institutions. Naples, sous une cour corrompue, laissail le fanalisme a la populace. Florence, sous un [)rince philosophe, etait une colonic experi- mentale des doctrines modernes. Le poete Alfieri, ce Tyrtee de la liberte italienne, y faisail representer ses drames revolutioonaires, et semait de la ses maximes contre la double tyrannic des papes el des rois sur tous les theatres de I'ltalie. Milan, sous le drapeau autrichien, avail dans ses murs une republique de poetes el de pbi- losophes. Bcrcaria y ecrivait plus hardiment que MontP.*quieu; son livre des delits el des peines etait I'acte d'accusalion de toules les lois de son pays. Parini, Monti, Cesarotli, Pinr/emonic, Ugo-Foscolo, poetes souriants, stMieux ou heroiques, y mordaient les ridicules de leurs fyrans, les lachetes de leurs compa- triotes, ou y chantaient. dans des odes pa- triotiques. les vertus de Itius a'lVux et la pro- chaine delivrance de leur patrie. Turin seul, attache a la maison de Savoic, se taisnit et proscrivait Alfieri. En Angleterre, la pensee, libre depuis long- teu)ps, avail produit des moeurs fortes. L'aris- tocraties'ysentailassez puissante pour netre ja- mais persecutrice. Les cultes y etaienl aussi in- dependanls que les consciences. La religion do- minante n'y etait qu'une institution politique, qui, en engageantle citoyen, laissail lecroyant h son libre arbitre. Le gouvernement lui meme (^tait populaire; seulement le peuple ne s'y DES GIRONDINS. SI composait que des premiers de ses citoyens. La chambre des communes y ressemblait plus ^ un senat de nobles qu'a un forum demo- cratique; mais ce parlement etait une enceinte sonore et ouverte, ou se discutaient tout haut, en face du trone comme en face de la nation et de I'Europe, les questions les plus hardies du gouvernement. La royautt^, honoree dans la forme, releguee au fond dans I'impuissance, ne faisait que presider d'en haut a ces debats et regulariser la victoire : elle n'etait qu'une sorte de consulat perpetuel de ce senat britan- nique. La voix des grands orateurs, qui se dis- putaient le maniement des affaires de la nation, retentissait de la dans toute I'Europe. La li- berie prend son niveau dans le monde social, comme les fleuves dans le lit commun de rOcean Un seul peuple n'est pas impune- mentlibie, un seul peuple n'est pas impune- ment asservi; tout se compare et s'egalise 5 )a fin. X. L'Angleterre avait ete inteliectuellement le modele des nations et I'envie de I'univers pen- sant. La nature et ses institutions lui avaieot donne des hommes dignes de ses lois. Lord Chatham, tantot & la tete de I'opposition, tantot a la tete du gouvernement, avait agrandi I'en- ceinte du parlement jusqu'aux proportions de son caractere et de sa parole. Jamais la liberie male d'un citoyen devant un trone, jamais I'au- torite legale d'un chef de gouvernement devant un peuple n'avaient fait entendre une telle voix aux citoyens assembles. C'etait rhomme pu- blic, dans toute la grandeur du mot, I'ame d'une nation personnifiee dans un seul, I'inspi- ration de la foule dans un coeur de patricien. Son genie oratoire avait quelque' chose de ma- gnanime comme Taction ; c'etait Theroi'sme de la parole. Le contre-coup des discours de lord Chatham s'etait fait sentir j usque sur le conti- nent. Les scenes orngeuses des elections de Westminster remuaient au fond du peuple le sentiment redoutable de lui-meme, et ce gout de turbulence qui sommeille dans toute multi- tude et qu'elle prend si souvent pour le symp- tome de la vraie liberie. Ces mots de conlre- poids au pouvoir royal, de responsubilite des ministres, de lois consenlies, de pouvoir du peuple, expliquesdans le present par une cons- titution, expliques djins le passe par I'accusa- tion de Strafford, par le tombeau de Sidney, sur I'echafaud d'un roi, avaient resonne comme des souvenirs antiques et comme des nouveau- tes pleines d'ineonnu. Le drame anglais avait pour spectateur le monde. Les grands acteurs du moment elaient Pitt, le rnoderateur de ces orages, I'intrepide organe du trone, de I'ordre et des lois de son pays ; Fox, le tribun precurseur de la Revolu- tion franfaise, qui en propageait les doctrines en les rattachant aux revolutions de I'Angle- terre, pour les rendre sacrees au respect des Anglais; Burke, I'orafeur philosophe, dont chaque discours ^tait un traite, le Ciceron alors de I'opposition britannique, qui devait bientol se retourner centre les exces de la Re- volution franpaise, et maudire la religion nou- velle a !a premiere victime que le peuple aurait immolee; Sheridan enfin, debaurhe eloquent, plaisant au peuple par sa legerete et par ses vices, seduisant son pays au lieu de le soule- ver. La chaleur des debats sur la guerre d'Amerique et sur la guerre des Indes donnait un interet plus saisissaut aux orages du parle- ment anglais. L'independance del'Amerique, conquise par un peuple a peine ne ; les maximes republi- caines sur lesquelles ce nouveau continent fon- dait son gouvernement ; le prestige qui s'at- tachait a ces nouveaux noms que le lointain grandissait bien plus que leurs victoires, Wash- ington. Franklin, La Fayette, ces heros de rimagination publique ; ces reves de simplicile antique, de mceurs primitives, de liberie a la fois heroique et pastorale, que la vogue et I'il- lusion du moment transportaient de I'autre cote de I'Atlanlique, tout contribuait a fasciner I'esprit du continent et a nourrir la pensee des peuples de mepris pour leurs pi'opres institu- tions el de fanatisme pour une renovation so- ciale. La Hollande etait I'alelier des novateurs: c'est la qu'a I'abri d'une complete tolerance de dogmes religieux, d'une liberie i)resque repu- blicaine el d'une contrebandeautorisee, toutce qui ne pouvait pas se dire a Paris, en Italie, eu Espagne, en Allemagne, allait se faire impri- mer. Depuis Descartes, la philosophie inde- pendante avait choisi la Hollande pour asile. Bayle y avait popularise le scepticisme; c'etait la terre sacree de I'insurrection contre tons les abus de pouvoir: elle elait devenue plus re- cemment le siege de la conspiration contre les rois. Tout ce qui avait une pensee suspecte a emettre, un trait a lancer, un nom a cacher, allait emprunler les presses de la Hollande. Voltaire, .Jean-Jacques Rousseau. Diderot, Helvetius, Mirabeau lui-meme etaient alles naturaliser leurs ecrils dans ce pays de la pu- blicite. Le masque de I'anonyme. que ces ecri- vains prenaient a Amsterdam, ne trompait per- sonne, mais il couvrait leur sfirete. Tons les crimes de la pensee y etaient inviolables ; c'etait h la fois I'asile et Tarserial des idees nouvelles. Un commerce actif et immense de librairie y sji^culait sur le renversement des religions et des trones. La consommalioo pro- digieuse des livres d^fendus que ce commerce repandait dans le monde prouvait assez ralt6- ration croissante des anciennes croyances dans I'esprit des peuples. 82 HISTOIRE XI. En Allemngne, ce pays cie la temporisalion et de la patience, les espiits si lents en appa- rence participaient, avec line aideur serieuse et concentree, au mouvement general de I'esprit europeen. La pensee libre y prenait les formes d'une conspiration univeiselle. Elle s'envelop- pait du mystere. L'Allemiigne savante et for- maliste aimait a douner a son insurrection meme les apparences de !a science et de la tia- dition. Les initiations egyptiennes, les evoca- tions mystiques du moyen age etaient imitees par les adeptes des nouvelles idees. On pensait comme on conspire. La philosophie y mar- chait voilee de symboles. On ne lui dechirait ses bandeaux que dans des societes dont les profanes etaient exclus. Les prestiges de I'ima- gination, si puissanls sur la nature ideale et reveuse d'Allemagne, servaient d'amorce aux verites nouvelles. Le grand Frederic avait fait de sa cour le centre de Tincredulite religieuse. Al'abri de sa puissance toute miiitaire, le mepris du chris- tiaeisme et le mepris des institutions mo- narchiques s'etaient librement propages. Les forces morales n'etaient rien pour ce prince materialiste. Les ba'ionneltes etaient, a ses yeux, tout I e droit des princes; Pinsurrection tout le droit des peuples ; les victoires ou les defaites tout ie droit public. Sa fortune, tou- jours heureuse, avait ete complice de son im- moraliie. II avait re^u la recompense de cha- cun de ses vices parce que ses vices etaient grands. En mourant, il avait iaisse son genie pervers a Berlin. C'elait la ville corruptrice de I'AIIemagne. Des milifaires nourris a Te- cole de Frederic, des acadeiMies modelees sur le genie de Voltaire, des colonies de juifs en- richis par la guerre et de Franpais refugies, peuplaient Berlin et en foimaient I'esprit pu- blic. Get esprit public, leger. sceptique, insolent et railleur, intimidait le resre de I'AIIemagne. L'affaiblissement de Tespiit allemand date de Frederic II. II fut le corrupteur de I'empire. II conquit I'AIIemagne a I'esprit fran^'ais ; il fut un heros de decadence. Berlin le continuait apres sa mort. Les grands hommes laissent toujours leur impul- sion a leur pays. Le regne de Frederic avait eu du moins un resultat heureux. La tole- rance religieuse etait nee, en Alletnagne, da mepris meme ou Frederic avait tenu les reli- gions. A I'ombre de cette tolerance, I'esprit philosophique avait organise des associations occultes a I'image de la franc-mafonnerie. Les princes allemands se faisaient initier. On croyait faire acte d'esprit superieur en pene- trant dans ces ombres qui, an fond, ne renfer- maient rien que quelques principes generaux d'humanite et de vertu, sansapj)lication imme- diate aux institutions civiles. Frederic, dans sa jeunesse, y avait ete initie lui meme, a Brunswick, par le major Bielfeld. L'empereur Joseph II, ce souverain novateur plus hardi que son temps, avait voulu aussi subir ces epreuves a Vienne sous la direction du baron de Born, chef des francs-masons d'Autriche. Ces societes, qui n'avaient aucune portee poli- tique en Angleterre, parce que la liberte y conspirait tout haut duns le parlement et dans la presse, avaient un autre sens sur le conti- nent. C'etaient les conciliabules occultes de la pensee independante ; la pensee s'echappant des livres passait a Taction. Entre les inities et les institutions etablies, la guerre etait sourde, mais plus mortelle. Les moteurs caches de ces societes avaient evidemment pour but de creer un gouverne- ment de I'opinion du genre humain en opposi- tion avec les gouvernements de prejuges. lis voulaient reformer la societe religieuse. poli- tique et civile, en commenr^ant par I'esprit des classes eclairees. Ces loges etaient les cata- combes d'un culte nouveau. La secte des illu- mines, fondee et dirigee par IVeishaupt, se propageait en Allemagne, en concurrence avec \es francs ma forts et les rose croix. Les ihcoso- plies creaient, de leur cote, les symboles de perfeciionnement surnaturel, et enrolaient toutes les ames tendies et toutes les imagina- tions ardentes autour de dogmes pleins d'a- mour et d'infini. Les theosophes, les sicederi' borgiens, disciples du sublime mais obscur Sivedenborg, ce saint Martin de I'AIIemagne, pretendaient achever I'Evangile et transformer I'humanite en supprimant la mort et les sens. Tous ces dogmes se confondaient daus un egal mepris pour les institutions existantes, dans une meme aspiration au renouvellement de I'esprit et des choses. Tous etaient democra- tiques dans leur derniere conclusion, car tous etaient ir spires par I'amour des hommes, sans distinction de classes. Les affiliations se multiplierent a I'infini. Le prestige, comme il arrive toujours quand le zele brule, s'ajouta frauduleusement a la ve- rite, comme si I'erreur ou le mensonge etaient I'alliage inevitable des verites et des vertus meme de I'esprit humain. On evoqua les siecles, on fit apparaitre les ombres, on enten- dit parler les niorts. Les visions furent le der- nier secref, les apparitions, le dernier miracle de ces sectaires. lis hallucinerent I'imagina- tion complaisante des princes par des transi- tions rapides de la terreur a I'enthousiasme. La science fantasmagorique, peu connue alors, servit d'auxiliaire a ces seductions. A la mort de Frederic II. son successeur se soumit k ces epreuves et fut subjugu^ par ces prestiges. Les rois conspiraient contre les trones. Les princes de Gotha donnerent asile a Weishaupt. Aoguste de Saxe, le prince Ferdinand de Brunswick, le prince de Neuvied, le coadju- DES GIRONDINS. 83 teur meme des principautes ecclesiastiques des bords du Rhin, ceux de Maj-ence, de Worms, de Constance, sp signalerent i)ar leur ardeur pour les doctrines inysterieuses de la franc- maconnerie ou de rilluminisme. Cagliostro etonnait Strasbourg Le cardinal de Rohan se ruinait et s'avilissait a sa voix. Comme a la chute des grands empires, comme au berceau des grandes choses, des signes apparaissaient partout. Le plus infaillible etait I'ebranlement general des imaginations. Quand une foi s'e- croule, tout I'homme tremble. Les grands genies de rAlIemagne et de I'lta- lie chantaient deja I'ere nouvelle dans leurs vers aux enfants de la Germanie. Goethe, le poete sceptique, Schiller, le poete republicain. Klopstock, le poete sacre. enivraient de leurs strophes les universit^s et les theatres; chaque secousse des evenements de Paris avait son contre-coup et son echo sonore, multiplie par ces ecrivains sur toutes les rives du Rhin. La poesie est le souvenir et le pressentiment des choses; ce qu'elle celebre n'est pas encore mort, ce qu'elle chante existe dejh. La poesie chantait partout alors les esperances confuses rnais passionnees des peuples. C'etaitun augure certain. L'enthousiasme etait \h, puisque sa voix s'y faisait entendre. La science, la poesie, Phistoire, la philosophic, le theatre, le mysti- cisme, les arts, le genie europeen sous toutes les formes avait passe du cote de la Revolution. On ne pouvait pas citer un homme de gloire dans I'Europe entiere qui restat au parti du passe. Le passe etait vaincu, puisque I'esprit humain s'eo retirait. Ou va I'esprit, la va la vie. Les mediocrites restaient seules sous I'a- bri des vieilles institutions. II y avait un n)irage general a I'horizon de I'avenir. et soit que les petits y vissent leur salut. soit que les grands y vissent un abime, tout se precipitait aux nou- veautes. XIL Telle elait la disposition des esprits en Eu- rope quand les princes freres de Louis XVI et les gentilshommes emigres se repandirent en Savoie, en Suisse, en Italic et en Allemagne, pour aller demander secours et vengeance aux puissances et aux aristocraties contre la Revo- lution. Jamais, depuis les grandes migrations des peuples antiques fuyant les invasions ro- maines, on n'avait vu un mouvement de terreur et de perturbation pareil jeter hors du territoire tout le clerge et loute I'aristocratie d'une na- tion. II se fit un vide immense en France : d'abord sur les marches memes du trone, puis dans la cour, dans les chateaux, dans les digni- tes ecclesiastiques, et enfin dans les rangs de I'armee. Les officiers, tous nobles, emigr^rent en masse ; la marine suivit un peu plus tard I'exemple de I'armee de terre. mais elle quitta aussi le drapeau. Ce n'est pas que le clerge, la ! noblesse, les ofificiers de terre et de mer, fussent I plus sequestres que les autres classes du inou- ' vement d'idees revolutionnaires qui avait sou- I leve la nation en 178!) ; au contraire, le mouve- I ment avait commence par eux. La philosophic ! avait d'abord eclaire la cime de la nation. La I pensee du siecle etait surtout dans les classes elevees; mais ces classes, qui voulaient une re- forme, ne voulaient pas une desorganisation. Quand elles avaient vu I'agitation morale des idees se transformer en insurrection du peupie, elles avaient tremble. Les renes du gouverne- ment violemment arrachees au roi par Mira- beau et La Fayette au Jeu de pnuine. les at- tentats des .5 et 6 octobre, les privileges suppri- mes sans compensation, les titres abolis, I'aris- tocratie livree a I'execration, au pillage, aux incendies et meme aux meurtres dans les pro- vinces, la religion depossedee et contrainte de se nationaliser par un serment constitutionnel, enfin la fuite du roi, son emprisunnement dans son palais, les menaces de mort que la presse patriotique ou que la tribune des societes po- pulaires vomissaient contre les aristocraties, les emeutes triomphnntes dans les villes, la defec- tion des gardes-fraijcaises a Paris, la revolte des Suisses de Chateauvieux a Nancy, les exces des soldats insurges et impunis a Caen, a Brest, partout, avaient change en horreur et en haine la faveur de la noblesse pour le mouvement des idees. Elle voyait que le premier acte du peu- pie etait de degrader les superiorites. L'esprit de caste poussait les nobles a emigrer, I'esprit de corps y poussait les officiers, I'esprit de cour faisait une honte de rester sur un sol souille de tant d'outrages h la royaute. Les femmes, qui faisaient alors I'opinion en France, et dont I'i- magination mobile et tcndre passait prompte- ment du cote des victimes. etaient toutes du parti du trone et de I'aristocratie. Elles mepri- saient ceux qui n'allaient pas leur chercher des vengeurs a I'etranger. Les jeunes gens par- taient h leur voix, ceux qui ne partaient pas n'osaient se montrer. On leur envoyait des quenouilles, sj'mbole de lachete! Mais ce n'etait pas seulement la honte qui chassait les officiers et les nobles dans les rangs des emigres, c'etait aussi I'apparence d'un de- voir. La derniere vertu qui fut restee h la no- blesse franraise, c'etait une fidelite religieuse au trone. Son honneur, sa seconde et presque sa seule religion, etait de mourir pour le roi. L'attentat a la royaute lui paraissait un attentat contre Dieu meme. La chevalerie, ce code des moeurs aristocratiques, avait propage et con- serve ce noble prejuge en Europe. Le roi. pour la noblesse, c'etait la patrie. Ce senti- ment, un moment eclips6 par les hontes de la r^gence, par les scandales de Louis XV, par les maximes plus males de la philosophic de Rousseau, se retrouvait tout entier dans le ccvur des gentilshommes au spectacle de I'avilisse- 84 H I S T O I R E ment et des perils du roi et de la reine. L'As- semblee natiouale n'etait a leurs yeux qu'une bande de sujets revokes qui tenait son sou- verain captif. Les actes ies plus libres du roi leur etaient suspects. Sous les paroles cons- titutionnelles, ils croyaient entendre d'autres paroles toutes coutraires. Les ministres de Louis XVI n'etaient que ses geolieis. De se- cretes intelligences existaient entre ces gentils- hommes et le roi. Des conciliabules intimes se tenaient dans les appartements ecartes des Tui- leries. Le roi, tantot encourageait, tantot de- fendait I'emigration a ses amis. Ses ordres va- riaient avec les jours et les circonstauces : tan- tot constitutionnels et patriotiques. quand il es- perait, de bonne foi, pouvoir etablir et moderer la constitution au dedans; tantot desesperes et coupables, quand le salut de la reine et de ses enfants ne lui paraissait plus pouvoir venir que de I'etranger. Pendant qu'il ecrivait par la main de son ministre des affaires etrangeres, a ses freres emigres et au prince de Conde, des lettres officielles pour les rappeler h lui et leur representer le devoir de tout citojen envers sa patrie, le baron de Breteuil, son ministre con- fidentiel aupres des puissances, transmettait au roi de Prusse des lettres ou respiniit la pensee secrete du roi. La lettre suivante au roi de Prusse, datee du 3 decembre 1790, retrouvee dans les archives de la chancellerie de Beilin, ne laisse aucun doute sur cette double diploma- tie du malheureux inonarque. Louis XVI ecrivait : e Monsieur mon frere, i J'ai appris, par M. de Moustiei-, I'interet que Voire Majeste avait temoigne, non-seule- ment pour ma personne, mais pour le bien de mon royaume. Les dispositions de Votre Ma- jeste h m'en donner des temoignages dans tous les cas oii cet interet peut etre utile pour le bien de mon peuple ont excite vivement ma sensibilite. Je le reclame avec confiance dans ce moment-ci. ou, malgre I'acceptation que j'ai faite de la nouvelle constitution, les fuctieux montrent ouvertemeut le projet de detruire le reste de la monarchic. Je viens de m'adresser a I'empereur, a I'imperatrice de Russie, aux rois d'Espagne et de Suede, et je leur presente ridee d'un congres des principales puissances de I'Europe, appuye d'une force annee, comme la meilleure mesure pour arreter ici les fac- tieux, donner le moyen d'etablir un ordre de choses plus desirable, et empecher que le mal qui nous travaille puisse gagner les autres Etats de I'Europe. J'espere que Votre Majeste ap- prouvera mes idees, et qxi'dle me gardera le se crcL le plus absolu sur la demarche quejefais aupres d'elle. Elle sentira iiisement que les cir- constancesouje me trouve m'obligent h la plus grande circonspection. C'est ce qui fait qu'il n'y a que le baron de Breteuil qui soit instruit de mon secret. Votre Majeste peut lui fair* passer ce qu'elle voudra. » XIII. Cette lettre rapprochee de la lettre de Louis XVI a M. de Bouille pour lui annoncer que I'empereur Leopold, son beau-frere, allait faire marcher un corps de troupes sur Lougwy, afin de motiver un rassemblement de troupes franfaises sur cette frontiere, et de favoriser ainsi sa fuite de Paris, sont des preuves irrecu- sables des intelligences contre revolutionnaires qui existaient entre le roi et les puissances etrangeres, non raoins qu'enfre le roi et les chefs de I'emigration. Les me moires de I'emi- gration sont pleins de ces indices. La nature meme les atteste. La cause des rois. des aris- tocraties et des institutions ecclesiastiques etait solidaire. L'empereur Leopold etait frere de la reine de France, les dangers du roi etaieut les dangers de tous les princes, I'exemple du triompbe d'un peuple etait contagieux pour tous les peuples. Les emigres etaient les amis de la monarchic et les defenseurs du roi. On ne se serait pas parle qu'on se serait entendu par les memes pensees, par les memes interets. Mais, de plus, on s'entendait par des commu- nications concertees. Les soupcons du peuple n'etaient point tous des chimeres ; ils etaient le juste presseutiment des complots de ses en- neiiis. La conjuration de la cour avec toutes les cours, des aristocraties du dehors avec toutes les aristocraties du dedans, des emigres avec leurs parents, du roi avec ses freres, n'avait pas besoin d'etre ecrite. Louis XVI lui-meme, le plus sincerement revolutionnaire de tous les hommes qui ont occupe un trone, u'avait pas une pensee perverse de trahison envers la Re- volution, ni de trahison envers son |)euple, en implorant le secoursou des demonstiations ar- mees des puissances. Cette pensee d'un appel aux forces etrangeres ou meme aux forces de I'emigration n'etait pas le fond de son anie. II craignait I'intervention des ennemis de la France, il desapprouvait I'emigration. il n'etait pas sans ombrage contre ses propres freres in- triguant au dehors quelquefois en son nom, mais souvent contre son gre. II lui repugnait de passer aux yeux de I'Europe pour un prince en tutelle, dont les freres ambitieux prenaient les droits en prenant sa cause, et stipulaient les interets sans son intervention. On parlait tout haut de regence a Coblentz, on la decer- nait au comte de Provence, frere puine de Louis XVl. Cette regence, devolue a un prince du .*tang par I'emigration pendant que le roi luttait ^ Paris, humiliait profondement Louis XVI et la reine. Cette usurpation des droits de leur souverainete, bien qu'elle se re- D E S G I R O N D I X S 85 vetit des pretextes du devouenient et de la ten- dresse, leur paraissait plus amerc, peut-etre, que les outrages de I'Assemblee et du peuple. On craint plus ce qui est plus pres de soi. L'e- migration triomphante ne leur protnettail qu'un trone dispute par le regent qui I'aurait releve. Cette reconnaissance leur paraissait une honte. lis ne savaient s'ils devaient plus craindre qu'esperer des emigres. La reine, dans ses conversations les plus in- times, parlait d'eux avec plus d'amertuine que de confiance. Le roi gemissait tout haut de la desobeissance de ses freres et deconseillait la fuite h tous ceux de ses serviteurs qui le con- sultaient. Mais ces conseils etaient flottants comme les circonstances. Comme tous les homrnes places entre I'esperance et la crainte, il flechissait ou se relevait sous les evenements. Le fait eiait coupable, I'intention n'etait pas criminelle. Ce n'etait pas le roi qui conspirail, c'etait rhomnie, le mari. le pere qui cherchait dans I'appui de I'etranger le salut de sa femine et de ses enfants. II ne devenait coupable que quand il etait desespere. Les negociations entre-croisees se brisaient et se renouaient sans cesse. Ce qui etait arrete hier etait desavoue demain. Les negociateurs secrets de ces trames, munis de pouvoirs revoques, s'en servaient encore, malgre le roi, pour continuer en son nom des demarches desavouees. Les contre-ordres n'etaient pas obeis. Le prince de Conde, le comte de Provence et le comte d'Artois avaient chacun leur diplomatic et leur cour. lis abusaient du nom du roi pour faire pr^valoir leur credit et leur politique. De la tant de difficultes, pour les historiens de cette epoque, a discerner la main du roi, dans toutes ces trames ourdies en son nom, et a se pro- noncer entre sa complete innocence et ses trahisons. II ne trahit point son pays, il ne vendit point son peuple, mais il ne tint pas ses serments ^l la constitution et a la patrie. Hon- nete homme mais roi persecute, il crut que des serments arraches par la violence et eludes par la peur n'etaient pas des parjures. On manquait tous les jours a ceux qu'on lui avait pretes; il pensa, sans doute, que les exces du peuple le relevaient de sa parole. Eleve dans le prejuge de sa souverainete personnelle, il chercha de bonne foi, au milieu de ces partis qui se disputaient I'empire, ou etait la nation, et, ne la voyant nulle part, il se crut permis de la voir en lui. Son crime, s'il en est dans ces actes, fut moins le crime de son time que le crime de sa naissance, de sa situation et de ses lualheurs. XIV. Le baron de Breteuil, ancien ministre et an- cien ambassadeur. homme inaccessible aux concessions, conseiller de force et de rigueur, etait sorti de France au commencement de 1790, charge des pleins pouvoirs secrets du roi aupres de toutos les puissances. 11 etait a lui seul, au dehors, le ministere entier de Louis XVI. 11 etait, de plus, le ministre ab- solu, car, une fois investi de la confiance et du mandat illimite du roi, qui ne pouvait le revo- quer sans trahir I'existence de sa diplomatic oeculte, il etait inaitre d'en abuser et d'inter- preter les intentions de Louis XVI au gre de ses propres vues. Le baron de Breteuil ea abusa, dit-on, non par ambition personnelle, mais par exces de zele pour le salut et pour la dignite de son maitre. Ses negociations aupres de Catherine, de Gustave, de Frederic et de Leopold furent une incitation constante a une croisade contre la Revolution en France. Le comte de Provence (depuis Louis XVIII) et le comte d'Artois (depuis Charles X), apres difterentes excursions dans les cours du Midi et du Nord, s'etaieiit reunis a Coblentz. Louis Venceslas, electeur de Treves, oncle de ces princes par leur mere, leur fit un accueil plus cordial que politique. Cobleutz devint le Paris de I'Allemagne. le centre de la conspiration contre-revolutionnaire, le quartier-general de la noblesse fran^aise rassemblee autour de ses chefs naturels, les deux freres du roi prison- nier. Pendant qu'ils y tenaient leur cour er- rante et qu'ils y nouaient les premiers fils de la coalition de Pilnilz, le prince de Conde, plus militaire de coeur et de lace, y formait le cadre de I'armee des princes. Cette armee avait huit ou dix mille officiers et point de soldats. C'etait la tete de Tarmee separee du tronc. Noms historiques, devouenient antique, ardeur de jeu- nesse, heroique bravoure, fidelite, confiance dans ses droits, certitude de vaincre, rien ne manquait a cette armee de Coblentz, si ce n'est I'intelligence de son pays et de son temps. Si la noblesse fran^aise emigree eut employe k servir, en regularisant la Revolution, la moitie des eflbrts et des vertus qu'elle deployait pour la combattre, la Revolution, en changeant les lois, n'aurait point change la monarchic. Mais il ne faut jamais demander aux institutions de comprendre ce qui les transforme. Le roi, les nobles et les pretres ne pouvaient comprendre une revolution qui detruisait la noblesse, le clerge et le trone. II fallait lutter ; et le sol leur manquant en France, ils prirent pied \ I'etranger. XV. Pendant que rarniee des princes grossissait a Coblentz, la diplomatie contre-revolutioD- naire touchait au premier grand resultat qu'elle put obtenir dans I'etat actuel de I'Europe. Les conferences de Pilnitz s'ouvrirent. Le comte de Provence venait d'envoyer de Coblentz au roi de Prusse le bnron Roll, pour lui demander. 86 HISTOIRE au nom de Louis XVI et du retablissement de I'ordre en Fiance, le concours de ses forces. Le roi de Prusse, avant de se decider, voulut interroger sur I'etat de la France un homme que ses talents militairss et son attachement d^voue a la monarchic avaient signale a la con- fiance des cours etrangeres, le marquis de Bouille. 11 lui assigns pour rendez vous le chateau de Pilnitz, et le pria d'apporter un plan d'operations des armees etrangeres sur les differentes frontieres de France. Le 24 aout, Frederic-Guillaume, accompagne de son fils, de ses principaux generaux et de ses ministres intimes, arrivaau chateau de Pilnitz. residence d'ete de la cour de la Saxe. L'empereur I'y avait precede. L'archiduc Francois, depuis empereur Fran- cois IL le marechal de Lascy, le baron de Spielman et une cour nombreuse entouraient l'empereur. Les deux souverains, rivaux en Allemagne, semblerent oublier un moment leur rivalite pour ne s'occuper que du salut de tous les trones. Cette fraternite de la grande famille des monarques prevalut sur tout autre sentiment. lis traiterent en freres plus qu'en souverains. L'electeur de Saxe. leur hole, con- sacra cette conference par des fetes splendides. Au milieu d'un banquet, on annonfa I'arrivee inattendue du comte d'Artois a Dresde. Le roi de Prusse sollicita de l'empereur pour le prince francais la permission de paraitre. L'em- pereur I'accorda; mais, avant d'admettre le comte d'Artois aux conferences officielles, les deux monarques eurent un entretien secret. Deux de leurs plus intimes confidents y assis- terent seuls. L'empereur penchait pour la paix; I'inerrie du corps germanique pesait sur ses resolutions; il sentait la difficulte d'impri- mer a cette federation vassale de I'empire I'u- nite et I'energie necessaires pour attaquer la France dans la primeur de sa revolution. Les generaux. le marechal de Lascy lui-meme, hesitaient devant des frontieres reputees inex- pugnables. L'empereur craignait pour les Pays-Bas et pour I'ltalie. Les maximes fran- caises avaient passe le Rhin, et pouvaient faire explosion dans les Etats allemands au moment oii on demanderait aux princes et aux peuples de se lever contre la France. La diete des peuples pouvait I'emporter sur la diete des sou- verains. Des mesures mixtes et dilntoires au- raient le meme eftet d'intimidation sur le genie revolutionnaire, sans offrir les raemes dangers pour I'Allemagne ; n'etait-il pas plus sage de former une ligue generale de toutes les puis- sances de I'Europe, d'entourer la France d'un cercle de baionnettes, et de sommer le parti triomphantde rendre la liberie au roi, la dignite au trone et la securite au continent? « Si la nation franfaise s'y refuse, ajouta l'empereur, eh bien ! nous la menacerons dans un manifeste d'une invasion generale, et, si cela devient ne- cessaire, nous I'ecraserons sous la masse irre- sistible de toutes les forces de I'Europe reu- nies. 1 Tels etaienl les conseils de ce genie temporisateur de I'empire, qui attend toujours la necessite, qui ne la devance jamais, et qui veut tout assurer sans rien risquer. XVL Le roi de Prusse, plus impatient et plus me- nace, avoua a l'empereur qu'il ne croyait pas ci I'effet de ces menaces, i La prudence, dit-il a l'empereur, est une arme insuffisante contre I'audace. La defensive est une position timide devant la Revolution. II faut I'attaquer dans son berceau. Donner du temps hux principes franpais, c'est leur donner de la force. Parle- menter avec I'insurrection des peuples, c'est montrer qu'on la ciaint et qu'on est dispose a pactiser avec elle. II faut surprendre la France en flagrant delit d'anarchie, et ne lancer le ma- nifeste europeeu qu'apres que les armees au- ront franchi les frontieres et que les armes deja triomphantes auront donne de I'autorite aux paroles, a L'empereur parut ebranle : il insista nean- moins sur les dangers qu'une brusque invasion ferait courir a Louis XVI: il montra des let- tres de ce prince; il confia que le marquis de Noailles et M. de Montmorin, I'un ambassa- deur de France a Vienne, I'autre ministre des affaires etrangeres a Paris, tous deux devoues au roi, faisaient esperer a la cour de Vienne le prompt retablissement de I'ordre et des modi- fications monarchiques a la constitution en France. II demanda de suspendre toute deci- sion jusqu'au mois de septembre, en preparant neanmoins jusque-la tous les moyens militaires des deux puissances. La scene changea le lendemain a I'arrivee du comte d'Artois. Ce jeune prince avait recu de la nature tout I'exterieur d'un chevalier. II parlait a des souverains au nom des trones ; il parlait a l'empereur au nom d'une soeur de- tronee et outragee par ses sujets. L'emigration tout entiere, avec ses malheurs, sa noblesse, sa valeur et ses illusions, semblait perionnifiee en lui. Le marquis de Bouille, M. de Calonne, le genie de la guerre et le genie de I'intrigue, I'avaient suivi ^ ces conferences. II obtint plu- sieurs audiences des deux souverains. II parla avec force et avec respect contre le systeme de temporisation de l'empereur. II fit violence a la lenteur germanique. L'empereur et le roi de Prusse autoriserent le baron de Spielman pour I'Autriche, ie baron de Bicliofswerder pour la Prusse, et M. de Calonne pour la France, ;"! se reunir le soir meme et a concerter un projet de declaration qui serait presente h la signature des monarques. Le baron de Spielman, sous I'inspiration di- recte de l'empereur, fut le redacteur de celte LES GIRONDINS 67 piece. M. de Calonne, au nom du comte d'Ar- tois, combattit en vain des reserves qui decon- certaient Timpatience des emigres. Le lende- main, au retour d'un course ci Dresde, les deux souverains, le comte d'Artois, M. de Calonne, le marechal de Lascy et les deux negociateurs se rendirent dans I'appartement de I'empereur. On lut, on discuta la declaration ; on en pesa tous les termes; on en modifia quelques ex- pressions ; et. sur la proposition de M. de Ca- lonne et sur les insistances du comte d'Artois, Tempereur et le roi de Prusse consentirent a I'insertion de la derniere phrase, oii la guerre se montrait suspendue sur la Revolution. Voici cette piece qui fut la date d'une guerre de vingt-deux ans: I L'empereur et le roi de Prusse, ayant en- tendu les desirs et les representations de Mon- sieur et de monsieur le comte d'Artois, decla- rent conjointementqu'ils regardent la situation ou setrouve maintenant le roide France comme un objet d'un interet co.i.mun a tous les souve- rains del'Europe. lis esperent que cet interet ne peut manquer d'etre reconnu par les puis- sances dont !e concours est reclame, et qu'en consequence elles ne refuseront pas d'employer conjointement avec l'empereur et le roi de Prusse les raoyens les plus efficaces, propor- tionnes a leurs forces, pour mettre le roi de France en etat d'affermir, dans la plus parfaite liberte, les bases d'un gouvernement monar- chique egalement convenable aux droits des souverains et au bien-etre des Franpais. Alors, et dans ce cas, Leurs dites Maiestes sont deci- dees a agir promptement et d'un mutuel accord avec les forces necessaires pour atteindre le but propose et commun. En attendant, elles donneront a leurs troupes les ordres convena- bles pour qu'elles soient pretes a se mettre en activite. i On voit que cette declaration, a la fois mena- fante et timide, etait trop pour la paix, trop peu pour la guerre. De telles paroles attisaient la Revolution sans I'etouffer. On y sentait h la fois I'impatience de I'emigration, la resolution du roi de Prusse, I'hesitation des puissances, la temporisation de Tempereur. C'etait une con- cession a la force, k la faiblesse, a la guerre et ci la paix. L'etat de I'Europe s'y trahissait tout entier. C'etait la declaration de I'iiicerti- tude et I'anarchie de ses conseils. XVII. Apres cet acte imprudent et insuffisant a la fois, les deux souverains se separerent. Leo- pold alia se faire couronner ;i Prague. Le roi de Prusse retourna a Berlin et mit son armee sur le pied de guerre. Les emigres, triom- pbants de I'engagement qu'ils avaient obtenu, grossirent leurs rassemblements. [^es cours de I'Europe, h I'exception de 1' Angleterre, envoye- rent des adhesions equivoques aux cours de Berlin et de Vienne. Le bruit de la declaration de Pilnitz vint eclater et mourir ii Paris, au sein des fetes donnees pour I'acceptation de la constitution. Cependant Leopold, depuis les conferences de Pilnitz, etait plus empresse que jamais de trouver des pretextes a la paix. Le prince de Kaunitz, son ministre, craignait touteslesse- cousses violentes qui pouvaient deranger le vieux mecanisme diplomatique dont il connais- sait les rouages. Louis XVI lui envoya secre- tement le comte de Fersen pour lui developper les motifs de son acceptation de la constitution, et pour le supplier de ne pas irriter, par I'ap- pareil des armes, les dispositions de la Revolu- tion qui semblait s'assoupir dans son triomphe. Les princes emigres, au contraire, faisaient retentir dans toutes les cours les paroles don- nees a leur cause, dans la declaration de Pil- nitz. lis ecrivirent a Louis XVI une lettre publique dans laquelle ils protestaient centre le serment du roi a la constitution, arrache, di- saient ils, a sa faiblesse et h sa captivite. Le roi de Prusse, en recevanl la circulaire du cabinet franpais, ou I'acceptation de la constitution etait notifiee, s'ecria : « Je vols la paix de I'Europe assuree! j Les cours de Vienne et de Berlin feignirent de croire que tout etait fiui en France par ces concessions mutuelles du roi et de I'As- semblee. Elles se resignerent a y voir le trooe de Louis XVI abaisse, pourvu que la Revolu- tion consentita se laisser dominer par le trone. La Russie, la Suede, I'Espagne et la Sar- daigne ne s'apaiserent pas si aisement. Cathe- rine II et Gustave III, I'une par I'orgueilleux sentiment de sa puissance, I'autre par un gene- reux devouement a la cause des rois, se concer- taient pour envoyer 40,000 Russes et Sucdois au secours de la monarchic. Ce corps d'armee. solde par un subside de 15 millions de I'Espagne, et commande par Gustave en personne, devait debarquer sur les cotes c'e France et marcher sur Paris, tandis que les forces de I'empire fran- chiraient le Rhin. Ces plans hardis des deux cours du Nord de- plaisaient a Leopold et au roi de Prusse. Ils reprocbaient fi Catherine de ne pas lenir ses promesses en faisant la paix avec les Turcs. L'empereur pouvait-il porter ses troupes sur le Rhin pendant que les combats des Russes et des Ottomans continuaient sur le Danube et menar-aient les derriores de son empire? Ca- therine et Gustave n'en continuaient pas moins leur protection avouee a I'emigration. Ces deux souverains accreditercnt des ministres plenipotentiaires aupres des princes franpais a Coblentz. C'etait declarer la decheance de Louis XVI et meme la decheance de la France; c'etait reconnaitre que le gouverne- ment du royaume n'etait plus a Paris, mais a Coblentz. lis contracterent, de plus, un traite 88 HISTOIRE (3'allianc^ iftensive et defensive, entre la Suede et la Russia, dans rinteiet commun du reta- blisseiiient de la monaichie. Louis XVI, desirant alors aiors de bonne foi le desaimemenr, emoya ?i Coblentz le baron de Vioinenil et le chevalier de Coigny, pour or- donner a ses freres et an prince de Conde la dispersion et le desarmement des emigres. On recut ses ordres comnie ceux d'un captif ; on y desobeit sans lui repondre. La Prusse et I'empire montrerent plus de deference aux in- tentions du roi^ Ces deux cours disperserent les rassemblements de I'annee des princes, et firent punir dans leurs Etats les insultes faites a la cocarde trieolore. Mais au moment meme ou I'empereur donnait ainsi des gages de son desir de maintenir la paix, la guerre allait I'en- trainer malgre lui. Ce que la sagesse liumaine refuse quelquefois aux gnindes causes, elle se voit contrainte de I'accorder aux pius petites. Telle fut la situation de Leopold. II avait re- fuse la guerre aux grands interets de !a monar- cbie et aux giands sentiiii«:iits de famille qui la lui demandaient, il allait I'accorder aux inte- rets insignifiants de quelques princes de I'em- pire, possessionnes en Alsace et en Lorraine, et dont la nouvelle coii'ititution franfaise violait les droits personnels. II avait refuse secours a sa soeur, il allait I'accorder a quelques vassaux. L'influence de la diute et ses devoirs comma chef de I'empire Tentraincrent N des demar- ches oii sa resolution personnelle n'avait pu le porter. Par sa lettre du .3 decembre 1791, il annonoa au cabinet des Tuileries la resolu- tion formelle de sa part i ds porter secours aux princes possessionnes en France, s'ils n'obte- naient pas leur reintegration cntiere dans tons les droits qui leur apparteinicnt par traites. 2 XVIll. Cette lettre menacante. communiquee se- cretement a Paris, avant s(i;i envoi officiel, par I'ambassadeur de France ;i Vienne, fut recue avec effroi par le roi, avec joie par quelques- uns de ses ministres et par le parti politique de I'Assemblee. La guei re tianche tout, lis I'ac- cueillaient comma una solution aux difficultes dont ils se sentaient ecrases Quand il n'y a plus d'espoir dans I'ordre regulier des evene- ments, il y en a dans I'inconnu. La guerre pa- raissait a ces esprits aventureux una diversion necessaire a la fermenlalion universelle, une carriere h la Revolution, un moyen pour la roi de ressaisirle pouvoir en s'emparant delarmee. Ils esperaient changer lefanatisme de laliberte en fanatisme de gloire, et tromper I'esprit du siecle en I'enivrant par des conquetes, au lieu de le satisfaire par des institutiona. Les deputes girondins etaient de ce parti, Brissot les inspirait. Flattes de ce litre d'hom mes d'Etat, qu'ils prenaient dejh par vanit^ et qu'on leur jetait par ironie, ils voulaient justifier leur pretention par un coup d'audacequi chan- geat la scene et qui deconcertata la fois le roi, le peuple et I'Europe. I!s avaient etudi6 Ma- chiavel, et regardaient le dedain du juste com- me une preuve de genie. Peu leur importait le sang du peuple, pourvu qu'il cimentat leur ambition. Le parti jacobin, a I'exception de Robes- pierre, demandait aussi la guerre a grands cris; son fanatisme lui faisait illusion sur safaiblesse. La guerre, pour ces homines, etait un apos- tolat arme, qui allait propager lour philosophie sociale par tout Punivers. Le premier coup de canon tire au nom des droits del'homma devait ebranler tons les trones. Enfin, un troisieme parti esperait dans la guerre : c'etait le parti des constilutionnels moderes. II se flattait de rendre quelque energie au pouvoir executif, par la necessite de concentrer I'autorite mili- taire dans les mains du roi, au moment ou la nationalite serait menacee. Toute guerre ex- treme doime la dictature au parti qui la fait, lis esperaient pour le roi et pour eux cette dic- ! tature de la necessite. XIX. Una femme jeune, mais deja inlluente, pre- tait a ce dernier parti le prestige desa jeunesse, de son genie et de sa passion : c'etait madame de Stael. Fille da Necker, elle avait respire la politique en naissant. Le salon de ?a mere avait ete le cenacle de la philos >phie du dix- huitieme siecle. Voltaire, Rousseau, Buffon, d'Alembert, Diderot, Raynal, Bernardin de Saint- Pierre, Condorcet avaient joue avec cette enfant et attise ses premieres pensees. Son berceau etait celui de la Revolution. La popu- larite de son pera avait carasse ses levres etiui avait laisse une soif de gloire qui ne s'eteignit plus. Elle la cherchait jusque dans les orages populaires, :i travers la calomnie et la mort. Son genie etait grand, son ame etait pure, son cujur passionne. Ilomme par I'energie, femme par latendresse. pour que son ideal d'ambition fut satisfait, il fallait que la deslinee associat pour elle, dans un meme role, la gloire at Tu- mour. La nature, I'educalion et la fortune lui ren- daient possible ce triple reved'une femme, d'ua philosophe et d'un heros. Nee dans una re- publique, elevee dans une cour, fille de minis- trc, femme d*amb;issadeur, tenant au peuple par I'origine, aux hommes de lettres t)ar le ta- lent, ii I'aristocratie par la rang, les trois ele- ments de la Revolution se melaierjt ouse com- battaient en elle. Son genie etait comme le chceur antique, ou toutes les grands voix du drame se confondaient dans un orageux accord. Pensaur par I'inspiration, iribun par I'elo- quence, femme par I'attrait, sa beaut6, invisible DLS GI RON DINS 89 a la foulc, avail besoio de I'iuteiligencepouretre comprise et de I'admiration pour etie seutie. C'e n'etait pas la beaule des traits et des formes, c'etait I'inspiration visible et la passion inanifes- tee. Attitude, geste. son de voix, regard, tout obeissait a son ame pour lui composer son eclat. Ses yeux noirs, avec des teintes de feu sur la prunelle, laissaient jaillir a travers de longs cils autant de tendresse que de fierte. On suivait son regard souvent perdu duns I'espace, comme si Ton eul du y rencontrer avecelle I'inspiration qu'elle y poursuivait. Ce regard, ouvert et profond comme son ame, avait autant de sere- nite qu'il avfiit d'cclairs. Onsentaitque lalueur de son genie n'etait que la reverberation d'.:n foyer de tendresse au cceur. Aussi y avait il un secret amour dans toute admiration qu'elle ex- citait, et, elle-meme. dans I'admiration, n'esti- mait que I'amour. L'amour, pour elle, n'etait que de I'admiration allumee. Les evenements murissent vite. Les idees et les choses s'etaient pressees dans sa vie; elle n'avait point eu d'enfance. A vingt-deux ans, elle avait la maturite de la pensee avec la grace et la seve des jeunes annees. Elle ecrivait comme Rousseau, elle pailait comme Mirabeau. Capable de conceptions hardies et de desseins suivis, elle pouvait contenir a la fois dans son sein une grande pensee et un grand sentiment. Comme les femmes de Rome, qui agitaient la republique du mouvementde leur cceur, ou qui donnaient et retiraient I'empire avec leuramour, elle voulait que sa passion se confondit avec sa politique, et que I'elevation de son genie servit a elever celui qu'elle aimait. Son sexe lui iu- terdisait cette action directe, que la place pu- blique, la tribune ou I'armee u'accnrdent qu'aux liommes dans les gouveruements de publicite. Elle devait rester invisible dans les evenements qu'elle. dirigeait. Etre la destinee voilee d'un grand homme, agir par sa main, grandir dans son sort, briller sous son nom, c'etait la seule ambition qui lui fut permise ; ambition tendre et devouee qui seduit la feinme comme elle suffit au genie desinteresse. Elle ne pouvait etre d'un homme politique que sa conscience et son inspiration; elle cherchait cet homme, son illusion lui fit croire qu'elle I'avait trouve. XX. II y avait alors ;\ Paris un jeune officier ge- neral d'une race illustre, d'une beaute sedui- sante, d'un esprit gracieux, flexible, etinceknt. Bien qu'il portat le nom d'une des families les plus accreditees i^i la cour, un nuage planait sur sa naissance, un sang tout royal coulait dans ses veines; ses traits rappelaient ceux de Louis XV. La tendresse de Mesdames. tantes de Louis XVI, pour cet enfant eleve sous leurs yeux, attache a leurs personnes, et porte par leur faveur aux plus hauls eraplois de la cour et de I'armee. accreditait de sourdes ru- meurs. Ce jeune homme etait le comte Louis de Narbonne. Sorti de ce berceaii, nourri dans cette cour, courtisan de naissance, gate par ces mains feminines. celebre seulement par sa figure, parses legeretes et par ses saillies, on ne pouvait attendre d'un tel homme la foi ar- dente qui precipite au sein des revolutions, et I'energie stoique qui fait qu'on les accomplit et qu'on les diiige. M n'avait qu'une demi-foi dans la liberte. II ne voyait dans le peuple qu'un souverain pins exigeant et plus capri- c.eux que les autres, envers lequel il fallait de- ployer plusdhabilete pour le seduire etplus de politique pourle manier. II se sentait la flexibi- lite necessaire a ce role: il osa le tenter. De- pourvu de grande conviction, mais non d'ambi- tion et de courage, la circonsfance n'elail a ses yeux qu'un drame comme la Fronde, ou les plus habi'es acteurs pouvaient grandir leurs es- perances aux proportions des fails et diriger le denoument. II ignorait qu'en revolution il n'y a qu'un acteur serieux : la passion. II n'eo avait pas. II balbutia les mots de la langue re- volutionnaire; il prit le costume du temps, il n'en prit pas I'ame. Le contrastede cette nature et de ce role, ce favori des cours se jelant dans la foule pour ser- vir la nation, cell" elegance aristocratique masquee en pntriotisme de tribune plurent un moment ^ I'opinion. On applaudit a cette trans- formation comme a une difficulte vaincue. Lc peuple etait flatte d'avoir des grands seigneurs avec lui. C'etait un temoignage de sa puis- sance. 11 se sentait roi en se voyaot des courti- sans. II pardonnait a leur rang en faveur de leui' complaisance. Madame de Stael fut s^duite, autant do copur que d'esprit, par M. de Narbonne. Sa male et tendre imagination preta au jeune mi- litaire tout ce qu'elle lui desirait. Ce n'etait qu'un homme brillant, actif et brave. Elle en fit un politique et un heros. Elle le grandit de tous ses reves pour qu'il fut i^i la hauteur de son ideal. Elle lui enrola des proneurs, elle I'en- toura d'un prestige; elle lui crea une renom- mee, elle lui traca un rol**. Elle en fit le type vivant de sa politique. Dedaigner la cour, se- duire le peuple, commander I'armee, intimider I'Europe, entrainer I'Assemblee par son elo- quence, servir la liberie, sauver la nation, etde- venir, par sa seule popularite. I'arbitre du frone et du peuple, les reconcilier dans une constitu- tion Ji lafoisliberale et monarchique, telle etait la perspective qu'elle ouvrait a elle meme eta M. de Narbonne. Elle alluma son ambition a ses pensees. II se crut capable de ces destinees, puisqu'elle les revait pour lui. Le drame de la Revolution se concentra dans ces deux intelligeDces, et leur M HISTOIRE conjuration fut quelque temps toute la politi- que de I'Europe. MaJame de StacI, M. de Narbonne et le parti constitutionnel voulaient la guerre; niais ils voulaient une guerre partielle et non una guerre desesperee, qui, en remuant la nationa- lite jusque duns ses fondements, emporterait le trone et jetterait la France dans la republique. lis parvinrent, par leur inliuence, a renouveler tout le personnel de la diplomalie exclusive- ment devoue aux emigres ou au roi. lis rem plirent les cours etrangeres de leurs affides. W. de INlarbois ful envoye aupres de la diete de Ratisbonne, M. Barthelemy en Suisse, M. Une sourde agitation qui courait dej;\ dans les rangs de I'Assemblee, eclate ;> ces dernieres paroles. a Je demande, s'ecrie un depute, qu'on ne se serve plus de ce titre de Majesfe. — Je deman- de, ajoute un autre, qu'on repudie ce titre de Sire, qui est un abrcviation de seigneur, et qui reconnait une souverainetc dans celui h qui oa le donne. — Je demande, dit le depute Bequet, que nous ne soyons pas comme des automates, assis ou debout quand il plaira au roi de se te- nir debout ou de s'asseoir. j Coulhon eleva la voix pour la premiere fois, et sa premiere pa- role fut une menace ;\ la royaute. i II n'y a plusd'autre majeste ici que celle de la loi et du peuple, dit-il ; ne laissons au roi d'auire D E S G 1 R O N D 1 N S , '.y.i litre que eel ui dc roi des Franfais! Faites re- tirercefiiuteuilscandaleiix, ce siege doie qn'on lui a appoite la deniieie fois qu'il a paru dans cette salle : qu'il s'honore de s'asseoir sur le simple fauteuil du president d'uii grand peo- ple ; que le ceremonial entre lui et nous soit celui de I'egalite; soyons debout et decouverts quand il sera decouvort et debout, restons cou- verts et assis quand il s';iSseoira et secouvrira. ;> — 4 Le peuple, repril Chabot, vous a envoyos ici pour faire respecter sa dignite. SouftVirez vous que le roi vous disc : i Je viciidrai a tiois heures ? i Conime si vous ne pouviez pas le- ver la seance sans I'attendre! s On decreta que chacun pourrait s'asseoir et se couvrir devant le roi. k Get article, observa Ganan de Coi/lon, pouriait etablir uuc sorte de confusion dans I'Assemblee. Cette facuite lais- see k tous donneraitaux uns I'occasion de mon- trer de la fierte, aux autres de I'idolatrie. — Tant mieux. s'ecria une voix ; s'il y a des flal- teurs, il faut les connaitie. t On decreta aussi qu'il n'y aurait au bureau que deux fauteuils pareils places sur la raeme ligne: un pour le president, un pour le roi ; enfin qu'on ne don- nerait plus au roi d'autre titre que celui de roi des Franfais. III. Ces decrets humilierent le roi, consterne- rent les constitutionnels, agiterent le peuple. On avait espere le retablissement de I'harmonie eutre les pouvoirs, elle se brisait au debut. La constitution trebuchait au premier pas. Cette decheance de ses titres paraissait un plus grand abaissenient de la royaute, que la decheance de sou pouvoir absolu. N avons-nous done gar- de un roi que pour le livrer aux outrages et a la risee des reprcsenlants du peuple ? Une na- tion qui ne si- respette pas dans son chef here ditaire, se respectera-t elle jamais dans ses representants elus? Est ce par des outrages semblables que la liberte se fera accepter du trone ? Est-ce en semant des ressentiments pareils dans le coeur du roi qu'on lui fera che- rir la constitution et qu'on s'assurera son loyal concours au mainlien des droits du peuple el au salut de la nation ? Si le pouvoir executif est une realite necessaire, il faut le respecter dans le roi: si ce n'est qu'une ombre, il faut encore I'honorer. Le conseil des ministres s'assembla. Le roi declara avec amertume qu'il n'etait point condamne par la constitution a aller livrer, dans sa personne, la majeste royale aux outrages de I'Assemblee, et qu'il ferait ouvrir le corps le- gislatif par les ministres. Ce bruit repandu dans Paris amena une re- action soudaine en faveur du roi. L'Assem- bl6e, encore hesitante, en ressentit le contre- coup. La popularite qu'elle avait cherchee lui manquait sous la main. Elle flecbit. > Qu'est- il resulte du decret d'hier ? dit le depute Vos gien a I'ouverture de la seance du 6 octobre. Une nouvelle esperance des ennemis du bien public, I'agitation du peuple. la baisse du cre- dit, I'inquietude generale. Rendons au repre- sentant hereditaire du peuple ce qui lui appar- tient dans nos respects. Ne lui laissons pas croire qu'il sera le jouet de chaque legislation qui s'ouvrira. II est temps de jeter I'ancre de la constitution. = Vergniaud. Poratenr encore inconnu de la Giionde, revela, des les premiers mots, ce ca- ractere a la fois audacieux et indecis qui fut le typ; de sa po'itique. Sa parole flotta comme son time. U paria pour un parti etconclut pour I'autre. t On scrait d'accord, dit il, que si le decret est de police interieure, il est executa- ble sur-le champ: or il est evident, pour moi, que le decret est de police interieure, car il n'y a pas la de relatio.n d'autorite entre le corps legisliitif et le roi. I! ne s'agit que de simples egards que Ton reclame en faveur de la dignite royale. Je ne sais pourquoi on parait desirer le retablissement de ces titres de sire et de Majeste qui nous rappellent lafeodalite. Le roi doit s'honorer du nom de roi des Franrais. Je demande si le roi vous a demande un de- cret pour regler le ceremonial de sa maison quand il refoit vos deputations! Cependant, pour dire franchement mon avis, je pense que si le roi, par egard pour I'Assemblee, se tient debout et decouvert. I'Assemblee, par egard pour le roi, doit se tenir decouverte et debout. b Herault de Sechelles demandaque le decret fut rapporte. Champion, depute du Jura, re- proclia a ses collegues d'cmployer leurs pre- mieres seances a de si pueiils debats. i Je ne crains pas I'idolatrie du peuple pour un fauteuil d'or, mais ce que je crains c'est une lufte en- tre les deux |)ouvoirs. Vous ne voulez pas des mots fiire et Miijcale ; vous ne voulez pas meme qu'il soit donne au roi des applaudissements, comme s'il etait possible d'interdire au peuple les maniffstations de sa reconnaissance quand le roi les aura meritees! Ne nous deshonorons pas, Messieurs, par une ingratitude coupable envers I'Assemblee nationale, qui a conserve au roi ces signes de respect. Les fondateurs de la liberte n'ont pas ete des esclaves! Avant de fixer les prerogatives de la royaute, ils ont etabli les droits du peuple. C'est la nation qui est honoree dans la personne de son represen- tant hereditaire. C'est elle qui, apres avoir cree la royaute, I'a revetue d'un 6clat qui re- monte a sa source etrojaillit sur elle. i Le preident de la deputation envoyde au roi, Ducastel, parla dans le meme sens. Mais s'etant servi, par inadvertance, du mot de sou- verain en designant le roi, et ayant ajoute que le |)ouvoir legislatif residait dans I'Assemblee et dans le roi, ce blaspheme et cette heresie involontaires exciterent un terrible orage dans 94 HISTOIRE la salle. Tout mot malsonnant paraissait une intention contre-revoiutionnaire. On etait si pies du despotisme qu'on ciaignait d'y glisser a chaque pas. Le peuple etait un affranchi d'hiei que le moiodie son de chaines I'aisait tressaillii". Cependant le decret blessant pour la majeste royale fut rapporte. Celte retrac- tation fut accueillie avec transport par les royaiistes et par la garde nationale. Les cons- titutionnels y virent I'augure d'une barmonie renaissante entre les pouvoirs de I'Etat. Le roi y vit un triomphe d'une tidelite maleteinte, mais que toute tentative d'outrage contre sa personne ravivait dans les cceurs. lis se trompaient tous. ce n'etait qu'un mouvement de generosite succedant a un niou- vement de rudesse: I'hesitation du peuple qui n'ose briser du premier coup ce qu'il a long- temps adore. Cependant les royaiistes abusaient, dans leurs journaux, de ce retour a la moderation : I La Revolution est lache, s'ecriaient-ils; c'est qu'elle se sent faibie. Ce sentiment de sa fai blesse est une defaite anticipee. Voyez com- bien, en deux jours, elle se donne a elle-meme de honteux dementis ! Toute autorite qui mol- lit est perdue, a moins qu'elle n'ait Part de masquer sa retraite, de reculer a pas leuts et insensibles et de faire oublier ses lois plutot que de les retracter. L'obeissance n'a que deux ressoris : le respect et la crainte. Tous deux sont brises h la fois par une retrograda- tion brusque et violente comme celle de I'As- semblee. Peut-on respecter ou craindre un pouvoir qui plie sous I'efl'roi de sa propre audace? L'Assemblee a abdique en n'achevant pas tout ce qu'elle a ose. Toute revolution qui n'avance pas recule, et le roi est vainqueur sans avoir combattu. i De son cote le parti revolutionnaire, ras- semble le soir aux Jacobins, depiorait sa de- faite, accusait tout le monde et recriminait. I Voyez, disaient les orateurs, quel travail sou- terrain s'est fait dans une nuit ! quelle victoire de la corruption et de la peur ! Les menibres de I'ancienne Assemblee, meles dans la salle aux nouveaux deputes, ont ete vus soufflant h I'oreille de leurs successeurs toutes les condes- cendaoces qui les ont deshonords. Repandus, le soir, apres la seance, dans les groupes du Palais-Royal, ils ont seme I'alarme, parle d'un second depart du roi, pronostique le trouble et I'aDarcbie et fait craindre a ce peuple de Paris, qui prefere sa fortune privee h la liberte pu- blique, la disparition de la confiance, la rarete du numeraire, la baisse des fonds publics. Cette race venale r^siste-t-elle jamais a de t.els arguments? s L'ame de Paris respirait tout entiere le len- demain dans I'attitude et dans le discours de I'Assemblee. lA Touverlure de la seance, je me pla^ai, dit un Jacobin, parmi les deputes qui s'entretenaient des moj'ens d'obtenir la re- vocation. Je leur dis que le decret ayant ete rendu la veille presque a I'unanimite, il parais- sait impossible de compter sur un retour si subit et si scandaleux d'opinion. — Nous sommes surs de la majorite, repondirent-ils. Je quittai alors la place et j'allai en prendre une autre. J'y entendis les memes propos. Je me refugiai alors dans cette partie de la salle qui fut si longtemps lesanctuaire du patriotisme. Memes discours, meme apostasie. La nuit avait tout achete. La preuve que ce travail de corruption s'etait accompli avant la delibera- tion, c'est que tous les orateurs qui ont pris la parole contre les decrets avaient ii la main leurs discours ecrits I D'ou vient cette surprise des patriotes ? C'est que les membres purs de la legislature ne se connaissent pas entre eux. C'est qu'ils ne se sont pas encore rencontres ni comptes ici. Vous leur avez, il est vrai, ouvert vos portes, ils sont entres ici pour exa- miner votre contenance et sonder vos forces, mais ils ne sont pas encore affilies et ils n'ont pas puise encore dans votre frequentation et dans vos discours cette confiance et ce patrio- tisme qui sont la seconde ame du citoyen! i Le peuple qui aspirait au repos apres tant de journees d'agitation, qui manquaitde travail, d'argent et de pain, intimide de plus en plus par les approches d'un hiver sinistre, vit avec in- difference la tentative et la retractation de I'Assemblee. 11 laissa impunement outrager les deputes qui avaient soutenu les decrets. Goupilleau, Couthon, Basire, Chabot furent menaces au sein de I'Assembiee meme par des officiers de la garde nationale. Prenez garde a vous ! leur disaient ces soldats du peu- ple gagnes au trone. Nous ne voulons pas que la Revolution fasse un pas de plus. Nous vous connaissons, nousaurons lesyeux sur vous; nous vous ferons hacher par nos baionnettes! Ces deputes, secondes par Barrere. vinrent denon- cer ces outrages au club des Jacobins ; mais rien ne s'emut hors de la salle et ils o'empor- terent que de steriles indignations. III. Le roi, rassure par ces dispositions de I'esprit public, se rendit le 7 a I'Assemblee. Sa presence fut le signal d'unanimes applau- dissements. Les uns applaudissaient en lui le roi ; les autres. dans le roi, applaudissaient la constitution. Elle inspirait alors un fanatisrae reel h cette masse inerte qui ne juge des choses que par les mots et qui croit imperis- sable tout ce que la loi proclaine sacr6. On ne se contenta pas de crier: Vive le roi ! on cria aussi : Vive Sa Majeste! Les acclamations d'une partie du peuple se vengeaient des of- fenses de I'autre partie et faisaient ainsi revivre ces litres qu'un decret avait tent6 d'effacer. DES GIRO N DINS 95 On applaudit jusqu'a la reinstallation du fau- teuil royal a cote de ceiui du president. II semblait aux royalistes que ce fauteuil fut un trone oii la nation rasseyait la monarcliie. Le roi parla deboutet decouvert. Son discours fut rassurant pour les esprits. touchaot pour les coeurs. Sil n'avait pas I'accent de I'enthou- siasnie, il avait I'accent de la bonne foi. c Pour que nos travaux, dit-il, produisent le bien qu'on doit en attendre, il faut qu'entre le cor|)S legis- latif et le roi il regne une constanle harmonie et une confiance inalterable. Les ennemis de notre repos ne chercheront que trop a nous desunir; mais que I'amour de la patrie nous rallie et que I'interet public nous rende inse- parables ! Ainsi, la puissance publique se de- ploiera sans obstacle; Tadministration ne sera pas tourmentee par de vaines terreurs ; les proprietes et la croyance de chacun seront egalement protegees. II ne restera plus a per- sonne de pretexte pour vivre eloigne d'un pays oil les lois seront en vigueur et oii tous les droits seront respectes. 2 Cette allusion aux emigres et cet appel indirect aux freres du roi firent courir dans tous les rangs un fremisse- nient de joie et d'esperance. Le president Pastoret. constitutionnel nio- dere, hoinme agreable a la fois au roi et au peuple. parce qn'avec les doctrines du pouvoir il avait rhabilete du diplomate et le langagede la constitution, repondit: tt Sire, votre presence au milieu de nous est un nouveau serment que vous pretez a la patrie. Les droits du peuple etaient oublies et tous les pouvoirs confondus. Une constitution est nee, et avec elle la liberte franraise : vous devez la cherircomme citoj'en, comme roi vous devez la maintenir et la defen- dre. Loin d'ebianler votre jjuissance, el'e I'a alfermie. Elle vous adonne des amis dans tous ceux qu'on appelait autrefois vos sujets. Vous avez besoin d'etre aime des Frannais! disiez- vous il y a quelques jours dans ce temple de la patri;. Et nous aussi nous avons besoin d'etre aimes de vous. La constitution vous a fait le premier monarque du monde, votre amour pour elle placera Votre Majeste au rang des rois les plus cheris. Forts de notre union, nous en seutirons bientot I'influence salutaire. Epu- rer la legislation, ranimer le credit public, comprimer I'anarchie, tel est notre devoir, tels sont nos voeux, tels sont les votres, sire : les benedictions des Frannais en seront le prix. i Cette journee rouvrit le coeur du roi et de la reine a I'esperance; ils crurent avoir retrouve un peuple. La Revolution crut avoir retrouve son roi. Les souvenirs de Varennes parurent ensevelis. La popularite eut un de ces souffles d'un jour qui purifientle ciel un moment et qui trompent ceux 1& memes qui ont tant appris h s'en defier. La famille royale voulut du moins en jouir et en faire jouir surtout le Dauphin et Madame : ces deux enfants ne connaissaient du peuple que sa colere; ils n'avaient apercu la nation qu'a travers les ba'ionnettes du 6 octo- bre, sous les hailions de I'emeute ou dans la poussiere du retour de Varennes. Le roi vou- j lait qu'ils la vissent dans son calme et dans son amour, car il eievait son fils pour aimer ce j peuple et non pour venger ses offenses. Dans son supplice de tous les jours, ce qui le faisait j le plus souffrir, c'etait moins ses propres humi- j liations que I'ingratitude et les torts du peuple. I Etre meconnu de la nation lui paraissait plus J dur que d'etre persecute par elle.Un moment de justice de la part de lopinion lui faisait oublier deux ans d'outrages. II alia le soir au Theatre- Italien avec la reiue. madame Elisabeth et ses enfants. Les esperances du jour, ses paroles du matin, ses traits empreints de confiance et de bonte, la beaute des deux princesses, la grace naive des enfants produisirent sur les spectateurs une de ces impressions ou la pitie se raele au respect, et ou I'enthousiasme amol- lit le coeur jusqu'a I'attendrissement. La salle ret^ntit d'applaudissements a plu- sieurs reprises, quelquefois de sanglots ; tous les regards tournes vers la loge royale sem- blaient vouloir porter au roi et aux princesses les muettes reparations de tant d'insultes. La foule ne resiste jamais a la vue des enfants: il y a des meres dans toufes les foules. Le Dau- phin, enfant charniant, assis sur les genoux de la reine et absorbe par le jeu des acteurs, re- petait naivement leurs gestes a sa mere, comme pour lui faire comprendre la piece. Ce calme insouciant de I'innocence entre deux orages, ces jeux d'enfant au pied d'un trone si pres de devenir un echafaud, ces epanouissements du coeur de la reine si longtemps ferme a toute joie et a toute securite, tout cela faisait monter des larmes a toutes les paupieres : le roi lui- meme en versa. II y a des moments en revo- lution ou la foule la plus irritee devient douce et misericordieuse; c'est quand elle laisse par- ler en elle la nature et non la politique, et qu'au lieu de se sentir peuple elle se sent homme ! Paris eut alors un de ces moments : il dura peu. IV. L'Assemblee etait pressee de ressaisir la passion publique, qu'un attendrissement pas- sager lui enlevait. Elle rougissait deja de sa moderation d'un jour et cherchait :i semer de nouveaux ombrages entre le trone et la nation. Un parti nombreux dans son sein voulait pous- ser les choses a leurs consequences ettendre la situation jusqu'a ce qu'elle se rompit. Ce jjarti avait besoin pour cela d'agitation, le calme ne convenait pas a ses desseins. II avait des ambi- tions eievees comme ses talents, aidentes comme sa jeunesse, im|)atientes comme sa soif de situation. L'Assemblee coustituante. com- HISTOIRE posec d'hommes murs, assis dwiis I'Etat, classes duns la hierarchic sociale, n'avait eu que Tam- bilion dos idees de la liberfe et de la gloire ; PAssemblee nouvelle avait celle dii bruit, de la fortune et du pouvoir. Formee d'hommes obscurs, pauvres et inconnus, elle aspirait a conquerir tout ce qui lui manquait. Ce dernier parti, dont Brissot etait le pu- bliciste, Pethion la popularite, Vergniaud le genie, le parti des Girondins le corps, entrait en scene avec I'audaceet I'unite d'une conjura- tion. C'etait la bourgeoisie trioinphante, en- vieuse, remuante, eloquente, I'aristocratie du talent, voulant conquerir et exploiter h elle seule la liberte, le pouvoir et le peuple. L'As- semblee se composait par jmrtions inegales de trois elements: les constitutionnels, parti de la liberte aristocratique et de la monarchic mo deree; les (Jirondins, parti du mouvement con- tinue jusqu';i ce que la Revolution lombatdans leurs mains; les Jacobins, parti du peuple et de la philosophie en action: le premier, tran- saction et transition ; le second, audace et in- trigue; le troisieme, fanatisme et devouement. De ces deux derniers partis, le plus hostile au roi n'etait pas le parti jacobin. L'uristocratie et le clerge detruits, ce parti ne repugnait i)as au trone; il avait a un haut degre I'instinct de I'unite du pouvoir: ce n'est pas lui qui de- inanda le premier la guerre et qui prononca le premier le mot de republique; mais il pro- nonca le premier et souvent le mot de dicta- ture ; le mot de lepublique appartient a Brissot et aux Girondins. Si les Girondins, a leur ave- nement a PAssemblee, s'etaient joints au parti constitutionnel pour sauver la constitution en la moderant, et la Revolution en ne poussant pas a la guerre, ils auraieut sauve leur parti et domine le trone. L'honnetete, qui inanquait a leur chef, manqua a leur conduite ; I'intrigue les entraina. lis se firent les agitateurs d'une Assemblee dont ils pouvaient etre les hommes d'Etat. lis n'avaient pas la foi a la republique, ils en simulerent la conviction. En revolution, les roles sinceres sont les seuls roles habiles. II est beau de mourir victime de sa foi, il est triste de mourir dupe de son ambition. Trois causes de trouble agitaient les esprits au moment ou I'Assemblee prenait les affaires : le clerge, I'emigration, la guerre imminente. L'Assemblee constituante avait fait une grande faute en s'arretant a une demi-mesure dans la r^forme du clerge, en France. Mira- beau lui-meme avait failli dans cette question. La Revolution n'etait, au fond, que I'insurrec- tion legitime de la liberte politique centre le despotisme, et de la liberte religieuse contre la dominationjegale du catholicisme, devenu ins- titution po itique. La constitution avait eman- cipe le citoyen ; il fallait emanciper le fidele, et arracher les consciences a I'Etat pour les rendre a elles memes, a la raison individuelle et a Dieu. C'est ce que voulait la philosophie, qui n'est que i'expression rationnelle du genie. Les philosophes de I'Assemblee constituante reculerent dev;mt les diflficultes de cette ceuvre. Au lieu d'une emancipation, ils firent une tran- saction avec la puissance du clerge, les in- fluences redoutees de la cour de Rome, et les habitudes inveterees du peuple. lis se conten- terent de relacher le lien qui enchainait I'Etat a I'Eglise : leur devoir etait de le rompre. Le tione etait enchaine a Tautel, ils voulurent en- chainer I'autel au trone. Ce n'etait que depla- cer la tyrannie ; faire opprimer la conscience par la loi, au lieu de faire opprimer la loi par la conscience. La constitution civile du clerge fut I'expres- sion de cette fausse situation reciproque. Le clerge fut depouille de ces dotations, en biens inalienables, qui decimaient la propriete et la population en France. On lui enleva ses bene- fices, ses abbayes et ses dimes, feodalite de 1 autel. II recut en echange une dotation en traitements preleves sur I'impor. Comme con- dition de ce pacte, qui laissait au clerge fonc- tionnaire une existence, une influence et un personnel puissant de ministres du culte sala- ries par I'Etat, on lui denianda de preter serment a la constitution. Cette constitution renfermait des articles qui attentaient h la su- prematie spirituelle et aux privileges admiois- tratifs de la cour de Rome : le catholicisme s'inquieta, protesta. Les consciences furent froissees. La Revolution, jusque-la exclusive- ment politique, devint schisme aux yeux d'une partie du clerge et des fideles. Parmi les eveques et parmi les pretres, les uns preterent le serment civil, qui leur garantissait leur exis- tence; les autres le refuserent, ou, apres I'avoir prete, le retracterent. De 1^ trouble dans les esprits, agitation dans les consciences, division dans les temples. La plupart des paroisses eurent deux ministres : I'un, pretre constitu- tionnel, salarie et protege par le gouverne- ment; I'autre, refractaire, refusant le serment, prive du traitement, chasse de I'eglise, et ele- vant autel contre autel, dans quelque chapelle clandestine ou en plein champ. Ces deux mi- nistres du meme culte s'excommuniaient I'un I'autre : I'un au nom de la constitution, I'autre au nom du pape et de I'Eglise. La population se partageait entre eux, selon I'esprit plus ou moins revolutionnaire de la province. Dans les villes et dans les pays avances, le culte consti- tutionnel s'exercait presque sans partage. Dans les campagnes et dans les departements arrie- res, le pretre non assermente devenait un tri- ^ bun sacre, qui, du pied de I'autel ou du haut ^ de la chaire, agitait le peuple et lui soufllait, V avec I'horreur du sacerdoce constitutionnel et DES GIRONDINS. 97 scbismatique. la haine du gouvernemeot qui le protegeait. Ce n'etait encore ni la persecution, ni la guerre civile, mais c'etaient leurs preludes certains. Le roi avail signe avec repugnance, et comme contraint, la constitution civile du cler- ge; mais il I'avait fait uniquement comme roi, et ea reservant sa liberte et la foi de sa cons- cience. II etait Chretien et catholique dans toute la simplicite de I'Evangile, et dans toute I'humilite de I'obeissance a I'Eglise. Les re- proches qu'il avait refus de Rome, pour avoir ratifie par sa faiblesse le schisme en France, dechiraient sa conscience et agitaient son es- prit. II n'avait pas cesse de negocier officielle- nient ou secretement avec le pape. pour obte- nir du chef de I'Eglise ou une indulgente concession aux necessites de la religion en France, ou de prudentes temporisations. II ne pouvait qu'a ce prix retrouver la paix de son ame. Rome inexorable ne lui avait concede que sa pitie. Des bullesfulminantes circulaient, par la main des pretres non assermentes. sur la tete des populations, et ne s'arretaient qu'au pied du trone. Le roi tremblait de les voir eclater, un jour, sur sa propre tete. D'un autre cote, il seutait que la nation, dont il etait le chef legal, ne lui pardonnerait pas de la sacrifier ^ ses scrupules religieux. Place ainsi entre les menaces du ciel et les menaces de son peuple, il ajournait de tous ses efforts les condamnations de Rome ou les re- solutions de I'Assemblee. L'Assemblee consti- tuante avait compris cette anxiete de la cons- cience du roi et les dangers de la persecution. Elle avait donne du temps au roi et de la lon- ganimite aux consciences ; elle n'avait pas mis la main dans la foi du simple fidele. Chacun etait libre de prier avec le pretre de son choix. Le roi avait use le premier de cette liberte, et il n'avait point ouvert la chapelle des Tuileries au culte constitutionnel. Le choix de son con- fesseur indiquait assez le choix de sa conscience. L'homme protestait en lui contre les necessi- tes politiques que subissait le roi. Les Giron- dins voulaient le contraindre a se prononcer. S'il leur cedait. il perdait de sa dignite ; s'il leur resistait, il perdait les derniers restes de sa popularite. Le contraindre h se decider etait un benefice pour les Girondins. La passion publique servait leurs desseins. Les troubles religieux commencerent a prendre un caractere politique. Dans I'ancienne Bre- tagne, les pretres assermentes devinrent I'objet de I'horreur du peuple. Leurs prieres pas- serent pour dea maledictions. On fuyait leur contact. Les pretres refractaires retenaient tout leur troupeau. On voyait des attroupe- ments de plusieurs milliers d'ames suivre, le dimanche, leur ancien pasteur, et aller cher- cher, dans des chapelies situees h deux ou trois lieues des habitations, ou dans des erini- Criroudiu* — ^ tages recules, des sanctuaires qui ne fussent pas souilles par les ceremonies du culte consti- tutionnel. A Caen, le sang avait cou'e dans la CHthedrale m6me ou le pretre refractaire dis- putait I'autel au pretre assermente. Les memes desordres menapaient de se propager dans tout le royaume. Partout deux pasteurs et un trou- peau divise. Les haines, qui allaient deja jus- quaux insultes, devaient bientot aller jusqu'au sang. La moitie du peuple, inquiete dans sa foi, revenait ^ I'aristocratie par amour pour sou culte. L'Assemblee pouvait s'aliener ainsi V6- lement populaire, qui I'avait f-iit triompher de la royaute. II fallait pourvoir a ce peril inat- tendu. II n'y avait que deux moyens d'eteindre cet incendie dans son foyer : ou une liberte des consciences fortement maintenue par le pouvoir executif, ou la persecution contre les ministres de I'ancien culte. L'Assemblee indecise flottait entre ces deux partis. Sur un rapport de Gal- lois et de Gensonne, envoyes comme commis- saires civils dans les departements de I'Ouest pour y etudier les causes de I'agitation et I'es- prit du peuple, la discussion s'ouvrit. Fauckel, pretre assermente, predicateur celebre, depuis eveque constitutionnel du Calvados, prit le pre- mier la parole. C'etait un de ces hommes qui, sous rhabit ecclesiastique, cachaient le coeur d'un philosophe. Novateurspar I'esprit, pretres par etat, sentant la contradiction profonde entre leur opinion et leur caractere, une religion na- tionale, un christianisme revolutionnaire, etait le seul moyen qui leur restait pour concilier leur interet et leur politique. Leur foi, tout academique, n'etait qu'une bienseance reli- gieuse. lis voulaient transformer insensible- ment le catholicisme en code de morale, oii le dogme ne fut plus qu'un symbole contenant pour le peuple de saintes verites, et qui, de- pouille de plus en plus des fictions sacrees, fit passer insensiblement I'esprit humain h ua deisme symbolique, dont le temple ne serait plus que la chaire, et dont le Christ ne serait plus que le Platon divinise. Fauchet avait I'es- prit hardi d'un sectaire, et I'intrepidite d'un homme de resolution. VI. cc On nous accuse de vouloir persecuter. On nous calomnie. Point de persecution. Le fa- natisme en est avide, la vraie religion la re- pousse, la philosophic en a horreur. Gardons- nous d'emprisonner les refractaires, de les exiler, meme de les deplacer. Qu'ils pensent, d'sent, ecrivent tout ce qu'ils voudront contre nous. Nous opposerons nos pensees ii leurs pensees, nos verites a leurs erreurs, notre cha- rite i» leur haine. Le temps fera le reste. Mais, en attendant son inPaillible triompbe, il faut trouver ua moyea efficace et prompt pour les 98 HISTOIRE empecber de soulever les espiits faibles et de souffler la contre-revolution. Une contre-re- volution! Ce n'est pas la une religion, mes- sieurs ! Le fanatisme n'est pas compatible avec la liberie. Voyez plutot les ministres. lis vou- draient nager dans le sang des patriotes. Ce sent la leurs expressions. En comparaison de ces pretres, les athees sont des anges. (On ap- plaudit.) Cependant, je le repete, tolerons-les, maia ne les payons pas. Ne les payons pas pour dechirer la patrie. C'est a cette seule tnesure qu'il faut nous borner. Supprimez toute pension sur le tresor national aux pretres non assermentes. II ne leur est rien du qu'a titre de service a I'Eglise. Quel service ren- dent-ils? lis invoquent la ruine de nos lois. lis suivent, disentils, leur conscience! Faut-il solder des consciences qui les poussent aux der- niers crimes contre la nation ? La nation les supporte; n'est-ce pas assez? lis invoquent I'article de la constitution qui dit : cc Les traite- 3 ments des ministres du culte catholique font « partie de la dette nationale. d Sont-ils minis- tres du culte catholique? Est-ce que I'Etat reconnait d'autre catholicisme que le sien? S'ils veulent en pratiquer un autre, libre a eux ct a leurs sectateurs ! La nation permet tons les cultes, mais elle n'en paie qu'un. Et quelle fortune pour la nation de se liberer de 30 mil- lions de rente qu'elle paie follement a ses plus implacables ennemis! (Bravos.) Pourquoi ces phalanges de pretres qui ont abjure leur minis- tere, ces legions de chanoines et de moines, ces cohortes d'abbes, prieurs, beneficiers de toute espece, qui n'etaient remarquables autrefois que par leur affeterie. leur inutilite. leurs in- trigues, leur vie licencieuse ; qui ne le sont au- jourd'hui que par une fureur active, par leurs complots, par leur haine infatigable contre la Revolution? Pourquoi paieiions-nous cette armee de servitude sur les fonds de la nation? Que font-ils? lis prechent I'emigration, ils exportent le numeraire, ils fomentent les con- jurations du dedans et du dehors contre nous. Allez. disent-ils aux nobles, combinez vos atta- ques avec I'etranger; que tout nage dans le sang, pourvu que nous recouvrious nos privi- leges ! Voil^ leur Eglise ! Si I'enfer avait une armee sur la lerre, c'est ainsi qu'elle parlerait. Qui osera dire qu'il faut la soudoyer?... i Torne, eveque constitutionnel de Bourges, repondit a I'abbe Fauchet comme Fenelon aurait repondu i Bossuet. II demontra que dans la bouche de son adversaire la tolerance avait son fanatisme et sa cruaut6 : i On vous propose des remedes violents a des maux que la colere ne peut qu'envenimer, c'est uoe con- damnation h la faim qu'on vous demande con- tre nos confreres non assermentes. De simples erreurs religieuses doivent resler etrangeres au legislateur. Les prfetres ne sont pas coupables. Us sont egares. Quand I'ceil de la loi tombe sur ces erreurs de la conscience, elle les enve- nime ; le meilleur moyen de les guerir. c'est de ne pas les voir. Punir par le supplice de la faim de simples et innocentes erreurs, ce serait un opprobre en legislation, une horreur en morale ; le legislateur laisse a Dieu le soin de venger sa gloire s'il la croit violee par un culte indecent. Voudriez-vous, au nom de la tole- rance, recreer une inquisition qui n'aurait pas meme comme I'autre I'excuse du fanatisme ? Quoi ! Messieurs, vous transformerez en pros- cripteurs arbitraires les fondateurs de la li- berie ? Vous jugerez, vous exiierez, vous em- prisonnerez en masse des hommes parmi lesquels, s'il y a quelques coupables, il y a encore plus d'innocenls! Les crimes ne sont plus individuels, et I'on sera coupable par cate- goric ! mais fussent-ils tous et tous egalement coupables, auriez-vous la cruaute de frapper a la fois cette multitude de tetes quand, en pareil cas, les despotes les plus cruels se contentent dedecimer? Qu'avez-vous done a faire ? Une seule chose : etre consequents et fonder par la tolerance la liberie pratique, la coexistence paisibledes cultes differents. Pourquoi nos con- freres ne jouiraient ils pasdelafaculted'adorer, a cote de nous, le meme Dieu, pendant que dans nos villes. ou nous leur refuserions le droit de celebrer nos saints mysteres, nous permettrions aux paiens d'adorer leurs idoles,auxmahometans d'invoquer leur prophete, au rabbin d'offrir ses holocaustes? Jusqu'ou. me direz-vous. ira cette elrange tolerance ? et jusqu'ou, vous dirai-je a mon tour, porterez vous I'arbitraire et la per- secution ? Quand la loi aura regie les rappoi'ts des actes civils, la naissance, le mariage, les ^^epultures, avec les actes religieux par lesquels le cbrelien les consacre, quand la loi permet- tra sur les deux autels le meme sacrifice, par quelle inconsequence n'y laisserait-elle pas couler la vertu des memes sacrements? Ces temples, dira-t-on encore, seront les conc'ilia- bules des factieux ! Oui, s'ils sont clandeslins comme les persecuteurs voudraient les faire; mais, si ces temples sont ouverts et libres, I'oeil de la loi y penetrera comme partout ; ce ne sera plus la foi, ce sera le crime qu'elle y sur- veillera et qu'elle y atteindra ; et que craignez- vous ? Le temps est pour vous : cette classe des non-assermentes s'eteindra sans se I'enou- veler; un culte salarie par des individus et non par I'Etat tend a s'affaiblir constamment ; les factions du moins qu'anime au commencement la divinite des croyances s'adoucissent et se concilient dans la liberie. Voyez TAllemagne! Voyez la Virginia, oii des cultes opposes s'em- pruntent muluellement les memes sanctuaires, et ou les secies di/ferentes fraternisent dans le meme patriotisme ! Voila ^ quoi il faut tendre ; c'est de ces principes qu'il faut graduellement inonder le peuple. La lumiere doit etre le grand precurseur de la loi. Laissons au despo- # DES GIRONDINS. 99 tisme de preparer par I'iguorance ses esclaves k ses commandements. i VIL Ducos, jeune et genereux Girondin, chez qui I'eDtbousiasme de I'honnete I'enipoitait sur les tendances de son parti, demandii I'impres- sion de ce discours. Sa voix se perdit au mi- lieu des applaudissements et des murinuies, temoignage de I'indecision et de la partialite des esprits. Fauchet repliqua a la seance sui- vante et demontra la connexite des troubles civils et des querelles religieuses. c Les pre- tres, dit-il, sent une tyrannie dejjossedee et qui tient encore dans les consciences les fils mal rompus de sa puissance. C'est une faction irritee et non desarn^ee! C'est la plus dange- reuse des factions. 3 Gensonne parla en homme d'Etat et con- seilla la tolerance envers les pretres conscien- cieux, la repression severe, mais legale envers les pretres perturbateurs. Pendant cette dis- cussion, les courriers arrives des departements apportaient chaque jour la nouvelle de nou- veaux desordres. Partout les pretres const itu- tionnels etaient insultes, chasses, massacres au pied des autels ; les eglises des campagnes, fermees par ordre de I'Assemblee nationale, etaient enfoncees a coups de hache ; lesj|)ietres refractaires y rentraient, portes par le fana- tisme du peuple. Trois viiles etaient assiegees, et sur le point d'etre incendiees par les habi- tants des campagnes. La guerre civile mena- fante semblait preluder a la contre-revolution. n Voila, s'ecria Isnard, ou vous conduisent la tolerance et I'impunite qu'on vous preche ! i Isnard, depute de la Provence, etait le fils d'un parfumeur de Grasse. Sou pere I'avait eleve pour les lettres et non pour le com- merce: il avait fait dans I'antiquite grecque et romaine I'etude de la politique. II avait dans I'ame I'ideal d'un Gracque, il en avait le cou- rage dans le cceur et I'accent dans la voix; tres-jeune encore, son eloquence avait les bouillonnements de son sang ; sa parole n'etait que le feu de sa passion, colore par une imagi- nation du midi ; son langage se precipitait comme les pulsations rapides de I'impatience. C'etait I'elan revolutionnaire pcrsonuifie. L'Assemblee le suivait haletante, et arrivait avec lui h la fureur avant d'arriver a la convic- tion. Ses discours etaient des odes magni- fiques, qui elevaient la discussion jusqu'au ly- risme et I'enthousias-ne jusqu'a la convulsion ; ses gestes tenaient du trepied plus que de la tribune : il 6tait le Danton de la Gironde, dont Vergniaud devait etre le Mirabeau. VIII. C'etait la premiere fois qu'il se levait dans I'Assemblee: « Oui, dit-il, voila ou vous con- duit I'impunite ; elle est toujours la source des grands crimes, et aujourd'hui elle est la seule cause de la desorganisation sociale ou nous sommes plonges. Les systemes de tolerance qu'on vous a proposes seraient bons pour des temps de calme ; mais doit-ontolerer ceux qui ne veulent tolerer ni la constitution ni les lois ? Sera-ce quand le sang franrais aura teint les flots de la mer que vous sentirez enfin les dangers de I'indulgence ? II est temps que tout se soumette h la volonte de la nation; que tiares, diademes et encensoirs cedent enfin au sceptre des lois. Les fails qui viennent de vous etre exposes ne sont que le prelude de ce qui va se passer dans le reste du royaume. Con- siderez les circonstances de ces troubles et vous verrez qu'ils sont I'elfet d'un systeme de- sorganisateur contemporain de la constitution : ce systeme est ne la (il montre du geste le cote droit). II est sanctionne ;i la cour de Rome. Ce n'est pas un veritable fanatisme que nous avons a demasquer, ce n'est que I'hy- pocrisie I Les pretres sont des perturbateurs privilegies qui doivent etre punis de peines plus severes que les simples particuliers. La religion est un instrument tout-puissant. Le pretre, dit Montesquieu, prend I'homme au berceau et raccompagne jusqu'a la tombe, est- il etonnant qu'il ait lant d'empire sur I'esprit du peuple, et qu'il faille faire des lois pour que, sous pretexte de religion, il ne trouble pas la paix publique ? Or, quelle peut etre cette loi ? Je soutiens qu'il n'y en a qu'une d'effi- cace : c'est I'exil hors du royaume (les tri- bunes couvrent ces mots de longs applaudisse- ments.) Ne voyez-vous pas qu'il faut separer le pretre factieux du peuple qu'il egare, et renvoyer ces pestiferes dans les lazarets de ritalie et de Rome! Cette mesure, me dit on, est trop severe. Quoi ! vous etes done aveu- gles et sourds a tout ce qui se passe ! Ignorez- vous qu'un pretre peut faire plus de mal que tous vos ennemis ! On repond : 11 ne faut pas persecuter. Je replique que punir n'est pas persecuter. Je reponds encore a ceux qui re- petent ce que j'ai entendu dire ici a I'abbe Maury, que rien n'est plus dangereux que de faire des martyrs : ce danger n'existeque quand vous avez a frapper des fanatiques de bonne foi ou des hommes vraiment saints qui pensent que I'echafaud est le marchepied du ciel. Ici ce n'est pas le cas; car s'il existe des pretres qui, de bonne foi, reprouvent la constitution, ceux-la ne troublent pas I'ordre public. Ceux qui le troublent sont des hommes qui ne pleu- rent sur la religion que pour recouvrer leurs privileges perdus ; ce sont ceux la qu'il faut punir sans pitie, et certes ne craignez pas d'augmenter parla la force des emigrants: car ODsait que le pretre est lache, aussi lache qu'il est vindicatif ; qu'il ne connaitd'autre arme que m 100 HISTOIRE celle de la superstition, et qu'accoutume a combattre dans I'arene mysterieuse de la con- fession, il est nul sur tout autre champ de ba- tailie. Les foudres de Rome s'eteindront sur le bouclier de la liberte. Les ennemis de votre regeneration ne se lasseront pas ; non, ils ne Be lasseront pas de crimes tant que vous leur en laisserez les moyens. II faut que vous les vainquiez ou que vous soyez vaincus par eux : quiconque ne voit pas cela est aveugle. Ou- vrez I'histoire, vous verrez les Anglais soutenir pendant cinquante ans une guerre desastreuse pour defendre leur revolution. Vous verrez en Hollande des flots de sang couler dans la guerre contre Philippe d'Espagne. Quand, de nos jours, les Philadelphiens ont voulu etre libres, n'avez-vous pas vu aussitot la guerre dans les deux mondes? Vous avez ete temoins des malheurs recents du Brabant. Et vous croyez que votre revolution qui a enleve au despotisme son sceptre, ^ I'aristocratie ses pri- vileges, ^ la noblesse son orgueil, au clerge son fanatisme, une revolution qui a tari tant de sources d'or sous la main du preire, dechire tant de frocs, abattu tant de theories, qu'une telle revolution, dis-je, vous pardonnera? Non, non ! II faut un denoument a cette revolution ! Je dis que, sans le provoquer, il faut marcher vers ce denoument avec intrepidite. Plus vous tarderez, plus votre triomphe sera difficile et arrose de sang (de violents murmures s'elevent dans une partie de la salle). I Mais ne voyez-vous pas, reprend Isnard, que tous les contrerevolutionnaires setiennent et ne vous laissent d'autre parti que celui de les vaincre ! II vaut mieux avoir ^ les combat- tre pendant que les citoyens sont encore en haleine et qu'ils se souviennent des dangers qu'jls ont courus. que de laisser le patriotisme se refroidirl N'est-il pas vrai que nous ne sommes deja plus ce que nous etions dans la premiere annee de la liberte (une partie de la salle applaudit, I'autre se souleve)! Alors, si le fanatisme eut leve la tefe, la loi I'aurait abat tu ! Votre politique doit etre de forcer la vic- toire h se prononcer. Poussez ^ bout vos enne- mis, vous les ramenerez pas la crainte ou vous les soumettrez par le glaive. Dans les grandes circonstances, la prudence est une faiblesse. C'est surtout k regard des revokes qu'il faut etre trenchant. II faut les ecraser des qu'ils se levent. Si on les laisse se rassembler et se faire des partisans, alors ils se repandent dans I'empire comme un torrent que rien ne peut plus arreter. C'est ainsi qu'agit le despotisme, et voili comment un seul individu retient sous son joug tout un peuple. Si Louis XVI eut employ^ ces grands moyens pendant que la Revolution n'etait encore 6close que dans les pensees, nous ne serions pasici I Cette rigueur est un crime dans un despote, elle est une vertu dans une nation. Les legislateurs qui reculent devant ces moyens extremes sont laches et coupables; car, quand il s'agit d'at- tentat a la liberte politique, pardonner le crime c'est le partager (on applaudit de nouveau). tt Une pareille rigueur fera peut-etre couler le sang ? Je le sais! Mais, si vous ne I'em- ployez pas, n'en coulera-t-il pas bien plus encore? La guerre civile n'est-elle pas un plus grand desastre ? Coupez le membre gan- grene pour sauver le corps. L'indulgence est un piege ou I'on vous pousse. Vous vous trou- verez abandonnes par la nation pour n'avoir pas ose la soutenir ni su la defendre. Vos en- nemis ne vous haVront pas moins ; vos amis perdront confiance en vous. La loi, c'est mon dieu ; je n'en ai pas d'autre. Le bien public, voila mon culte ! Vous avez dej^ frappe les emigrants; encore un decret contre les pre- tres perturbateurs et vous aurez conquis dix millions de bras! Mon decret est en deux mots : Assujettissez tout Franpais, pretre ou non, au serment civique, et decidez que tout homme qui ne le signera pas sera prive de tout traitement et de toute pension. En saine poli- tique, on peut ordonner de sortir du royaume a celui qui ne signe pas le contrat social. Qu'est-il besoin de preuves contre le pretre? S'il y a plainte seulement contre lui de la part des citoyens avec lesquels il demeure, qu'il soit a I'instant chasse ! Quant a ceux contre lesquels le Code penal prononcerait des peines plus severes que I'exil, il n'y a qu'une mesure h leur appliquer : la mort ! i IX. Ce discours, qui poussait le patriotisme jus- qu'a I'impiete et qui faisait du salut public je ne sais quel dieu implacable h qui il fallait sacrifier meme Tinnocent, excita un frene- tique enthousiasme dans les rangs du parti girondin, une severe indignation dans les rangs du parti modere. i Demander I'impression d'un pareil discours, dit Lecoz, 6veque consti- tutionnel, c'est demander I'impression d'un code d'atheisme. II est impossible qu'une so- ciete existe si elle n'a pas une morale immua- ble derivant de I'idee d'un dieu. s Les rires et les murmures accueillirent cette religieuse protestation. Le decret contre les pretres, pr6- sente par Francois de Neufchdteau et adopte par le comit6 de legislation, fut enfin porte en ces termes : s Tout eccl6siastique non assermente est tenu de se presenter dans la huitaine par- devant sa municipalite et d'y preter le serment civique. « Ceux qui s'y refuseront ne pourront 66- sormais toucher aucun traitement ou pension sur le tresor public. ( II sera compose tous les ans une masse des pensions dont ces ecclesiastiques auront et^ DES GIRONDINS. 101 # prives. Cette somme sera repartie entre les quatre-vingt trois departements pour etre em- ployee en travaux de chaiite et en secours aux indigents invalides. 1 Ces pretres seront, en outre, par le seul fait du refus de serment, reputes suspects de revolte et particulierement surveiiles. f On pourra, en consequence, les eloigner de leur domicile et leur en assigner un autre. t S'ils se refusent h ce changement impose de domicile, ils seront emprisonnes. t Les eglises employees au culte salarie par I'Etat ne pourront servir a aucun autre culte. Les citoyens pourront louer les autres eglises ou chapelles et y faire pratiquer leur culte. Mais cette faculte est interdite aux pretres non assermentes et suspects de revolte. s X. Ce decret, qui creait plus de fanatisme qu'il n'en etouffait, et qui distribuait la liberte des cultes non comme un droit, mais comme une faveur, porta la tristesse dans le coeur des fide- les, la revolte dans la Vendee, la persecution partout. Suspendu comme une arme terrible sur l;i conscience du roi, il fut envoye a son ac- ceptation. Les Girondins se rejouirent de tenir ainsi Iq malheureux prince entre leur loi et sa foi : schismatique s'il acceptait le decret, traitre a la nation s'il le refusait. Triomphants de cette victoire, ils marcherent a une autre. Apres avoir force la main du monarque a frapper sur la religion de sa conscience, ils voulurent le forcer a frapper sur la noblesse et sur ses propres freres. lis souleverent la ques- tion des emigres. Le roi et les ministres les avaient prevenus. Aussitot apres I'acceptation de la constitution, Louis XVIavait formelle- ment renonce h toute conjuration interieure ou exterieure pour recouvrer sa puissance. La toute-puissance de I'opinion I'avait convaincu de la vanite de tons les plane qu'on lui presen- tait pour la vaincre. Le calme momentane des esprits apres tant de secousses, I'accueil dont il avait ete I'objet h I'Assemblee, au Champ-de- Mars, au theatre; la liberte et les honneurs qu'on lui avait rendus dans son i-alais Tavaient persuade que, si la constitution avait des fana- tiques, la royaute n'avnit pas d'implacables en- nemis dans son royaume. II croyait la consti- tution executable dans beaucoup de ses dispo- sitions, impraticable dans quelques autres. Le gouvernement qu'on lui imposait lui semblait une experience, pour ainsi dire, philosophique, que la nation voulait faire avec son roi. II n'ou- bliait qu'une chose: c'est que les experiences des peuples sont des catastrophes. Un roi qui accepte des conditions de gouvernement impos- sibles accepted'avance son renversement. L'ab- dicatiou reflechie et volontaire est plus royale que cette abdication journaliere a subir par la degradation du pouvoir. Un roi y sauve, sinon sa vie. du moios sa dignite. II est plus seant k la majeste royale de descendre que d'etre pre- cipitee. Du moment qu'on n'y est plus roi, le trone est la derniere place du royaume. Quoi qu'il en soit, le roi temoigna franche- ment a ses ministres I'intention d'executer loyalement la constitution et de s'associer sans aucune reserve ni arriere pensee aux volontes et aux destinees de la nation. La reine elle- meme, par un de ces retours imprevus et fugi- tifs du cceur des femmes, se jeta, avec la con- fiance du desespoir. dans le parti de la constitu- tion, c Allons, dit-elle a M. Bertrand de Molle- ville, ministre et confident du roi, du courage ! j'espere qu'avec de la patience, de la fermet^ et de la suite, tout n'est pas encore perdu. » Le ministre de la marine, Bertrand de Molle- ville, ecrivit, par les ordres du roi, aux com- mandants des ports une lettre signee par le roi. j E Je suis informe, disait le roi dans cette circu- I laire, que les emigrations se multiplient dans j le corps de la marine ; comment se peut-il que j des officiers d'un corps dont la gloire me fut toujours si chere et qui m'ont donue, dans tous j les temps, des preuves de leur attachement, I s'egarent au point de perdre de vue ce qu'ils doivent a la patrie, a moi, a eux-memes ! Ce parti extreme eut paru moins etonnant, il y a quelque temps, quand I'anarchie etait au com- ble et qu'on n'en apercevait pas le terme ; mais aujourd'hui que la nation veut le retour a I'or- dre et la soumission aux lois, est-il possible que de genereux et fideles marins songent a se se- parer de leur roi ? Dites leur qu'ils restent ou la patrie les appelle. L'execution exacte de la constitution est aujourd'hui le moyen le plus sur d'apprecier ses avantages et de connaitre ce qui pent manquer n sa perfection. C'est vo- tre roi qui vous demande de rester a voire poste, comme il reste au sien. Vous auriez regarde comme un crime de resister ci ses ordres, vous ne vous refuserez pas a ses prieres. i II ecrivit aux officiers generaux et aux com- % mandants des troupes de terre : c En accep- tant la constitution, j'ai promis de la maintenir au dedans et de la defendre contre les ennemis du dehors ; cet acte solennel doit bannir toute incertitude. La loi et le roi sont d^sormais confondus. L'ennemi de la loi devient celui du roi. Je ne puis regarder comme sincerement devoues u ma personne ceux qui abandonnent leur patrie dans le moment ou elle a le plus be- soin de leurs services. Ceux-li seuls me sont attaches qui suivent mon exemple et qui se ^ confederent avec moi pour operer le salut pu- blic, et qui restent inseparables de la destin^e de I'empire ! j Enfiu, il ordonna au ministre des aflfaires etrangeres, de Lessart, de publier la procla- mation suivante adress^e aux Fran^ais €mv ¥ 102 HISTOIRE gres. !t Le roi, y disait-il, informe qu'un grand notnbre de Francais emigres se retirent sur les terres etrangeies, ne peut voir, sans en etre affecte, une emigration si considerable. Bien que la loi permette a tous les citoyens la libre sortie du royaume, le roi doit les eclairer sur leurs devoirs et sur les regrets qu'ils se prepa- rent. S'ils croient me donner par la une preuve de leur affection, qu'ils se detrompent. Mes vrais amis sont ceux qui se reunissent a moi pour faire executer les lois, retablir I'ordre et la paix dans le royaume. Quand j'ai accepte la constitution, j'ai voulu faire cesser les dis- cordes civiles ; je devais croire que tous les Franfais seconderaient mes desseins. Cepen- dant c'est h ce moment meme que les emigra- tions se multiplient, quelques-uns s'eioignent a cause des desordres qui ont menace leurs pro- prietes et leur vie. Ne doit-on rien pardonner aux circonstances? N'ai-je pas eu, moi-meme, mes chagrins? Et, quand je les oublie, quel- qu'un peut-il se souvenir de ses perils ? Com- ment I'ordre se foadera-t-il, si les interesses a I'ordre I'abandonnent en s'abandonnant eux- memes ? Revenez dans le sein de votre patrie, venez donner aux lois I'appui des bons citoyens. Pensez aux chagrins que votre obstination don- nerait au coeur du roi. lis seraient pour lui les plus penibles de tous. i L'Assemblee ne se trompa pas h ces mani- festations. Elle y vit un dessein secret d'eluder des mesures plus severes. Elle voulait y con- traindre le roi, disons plus, la nation, et le salut ^■^public le voulait avec elle. XL Mirabeau avait traite la question de I'emi- gration a I'Assemblee constituante, plutot en philosophe qu'en homme d'Etat. II avait con- teste au legislateur le droit de faire des lois centre I'emigration. II se trompait. Toutes les fois qu'une theorie est en contradiction avec le salut d'une societe, c'est que cette theorie est fausse ; car la societe est la v^rite supreme. Sans doute, dans les temps ordinaires, I'hom- me n'est point em prison ne par la nature et ne doit point I'etre par la loi dans les frontieres de son pays ; et, sous ce rapport, les lois centre I'emigration ne doivent etre que des lois excep- tionnelles. Mais ces lois sont-elles iojustes parce qu'elles sont exceptionneiles? Evidem- ment non. Le peril public a ses lois propres fi(t aussi necessaires et aussi justes que les lois des temps de securite. L'etat de guerre n'est point l'etat de paix. Vous fermez vos frontieres aux Strangers en temps de guerre, vouspouvez les ferraer a vos citoyens. On met legitime- ment une ville en 6tat de siege en cas de sedi- tion ; on peut mettre la nation en etat de siege en cas de danger ext6rieur complique de con- juration int^rieure. Par quel absurde abus de la liberte un Etat serait-il contraint de tolerer sur le territoire etranger des rassemblements de citoyens amies contre I'Etat meme, qu'il ne toiererait pas dans le pays ? Et, si ces rassem- blements sont coupablesau dehors, pourquoi se- rait-il interdit a I'Etat de fermer les chemins qui conduisent les emigres a ces rassemble- ments ? Une nation se defend de ses ennemis etrangers par les arines, de ses ennemis inte- rieurs par les lois. Agir autrement, ce serait consacrer hors de la patrie I'inviolabilite des conjurations que Ton punirait au dedans ; ce serait proclamer la legitimite de la guerre ci- vile, pourvu qu'elje se compliquat de la guerre etrangere et qu'elle couvrit la sedition par la trahison. De semblables maximes ruinent la nationalite de tout un peuple, pour proteger un abus de liberte de quelques citoyens. L'As- semblee constituante eut le tort de lessanction- ner. Si elle eut proclame, des le principe, des lois repressives de I'emigration, en temps de troubles, de revolution el de guerre imminente, elle eut proclame une verite nationale et pre- venu un des grands dangers et une des princi- pales causes des exces de la Revolution. La question aujourd'hui n'aliait plus se trailer avec des raisons, mais avec des passions. L'impru- dence de I'Assemblee constituante avait laisse cette arrae dangereuse enlre les mains des par- tis, ils allaient la tourner contre le roi. XII. Brissot, I'inspirateur de la Gironde, Thomme d'Etat dogmalique d'un parti qui avait besoin d idees et de chef, monta a la tribune au milieu des applaudissements anticipes qui signalaient son importance dans la nouvelle assemblee. II demanda la guerre corame la plus etificace des lois. e Si Ton veut parvenir sincereinent a arreter I'emigration, dit-il, il faut surtoul punir les grands coupables qui etablissent, dans les pays etrangers, un foyer de contre-revolution ; il faut dislinguer trois classes d'emigrants: les freres du roi, indignes de lui apparlenir ; les fonctionnaires publics desertant leurs posies et debauchant les citoyens ; enfin les simples ci- toyens entraines par I'imitalion, par la faiblesse ou par la peur. Vous devez haine et punitioa aux deux premiers, pitie et indulgence aux au- tres. Comment les citoyens vous craindraient-ils quand I'impuoite de leurs chefs leur assure la leur ? Avez-vous done deux poids et deux me- sures? Que peuvent penser les emigrants quand ils voient un prince, apres avoir prodigue 40 millions en dix ans, recevoir encore de I'As- semblee nationale des millions pour payer son faste et ses dettes ? Divisez les int^rets des r^volt^s en effrayant les grands coupables. On n'a cesse d'amuser les patriotes par de vains palliatifs contre l'6rai- DES GIRONDINS, 103^ ptesv gration; les partisans de la cour se sont joues I princes ; ils ne sont pas dignes d'etre compteg ainsi de la credulite du peuple, et voiis avez vu | au nombre de vos ennemis serieux. Je crois Mirabeau, tournant ces lois en derision, vous done que la France doit elever ses esperances dire qu'un roi ne se ferait pas luimeme I'accu- et son attitude. Sans doute, vous avez declar6 sateur de sa famille. Trois annees d'insucces, { k I'Europe que vous n'entreprendrez plus de une vie errante et malheureuse, leurs intrigues I conquetes, mais vous avez le droit de lui dire: dejouees, leurs conspirations avortees: toutes ces defaites n'ont pas corrige les emigres ; ils ont le coeur corrompu de naissance. V^oulez- vous arreter cette revolte, c'est au dela du Rhin qu'il fautfrapper, ce n'estpas en France : c'est par de pareilles mesures que les Anglais em- pecherent Jacques II de traverser Petablisse- ment de leur liberte. Ils ne s'amuserent pas a faire de petites lois contre les emigrations, mais Choisissez entre quelques rebelles et une na- tion. I XIII. Ce discours, bien que contradictoire dans plusieurs de ses parties, denotait chez Brissot 1 intention de prendre trois roles dans un seul et de capter a la fois les trois parties de I'Assem- blee. Dans ses principes philosophiques, il af- ils ordonnerent aux princes eti angers de chas- I fectait le langage de moderateur, et repetait ser les princes anglais de leurs Etats (on ap- les axiomes de Mirabeau contre les lois rela- plaudit). On avait senti d'abord ici la necessite tives a I'expatriation. Dans son attaque aux de cette mesure. Les ministres vous parlerent \ princes, il decouvrait le roi et le designait aux de considerations d'Etat, de raisons de fiimille; souppons du peuple. Enfin, dans sa denoncia- ces considerations, ces faiblesses etaient un tion de la diplomatic des ministres, il poussait i crime contre la liberte : le roi d'un peuple libre une guerre extreme, et montrait par \k I'ener- n'a pas de famille. Encore une fois ne vous en gie d'un patriote et la prevision d'un homme prenez qu'aux chefs ; qu'on ne dise plus : Ces ! d'Etat ; car, en cas de guerre, il ne se dissimu- niecontents sont done bien forts, ces 25 millions I lait pas les ombrages de la nation contre la d'hommes sont done bien faibles puisqu'ils les menagent. I C'est aux puissances etrangeres surtout qu'il faut adresser vos prescriptions et vos me- naces. II est temps de niontrer a 1 Europe ce que vous etes, et de lui demander compte des outrages que vous en avez recus. Je dis qu'il faut forcer les puissances a nous i'e|)ondre. De cour, et il savait que le premier acte de la guerre serait de declarer le roi traitre a la patrie. Ce discours placa Brissot a la tete des cons- pirateurs de I'Assemblee. II apportait h la Gi- ronde jeune et inexperimentee sa reputation d'ecrivain, de publiciste, d'homme rompu de- puis dix ans au manege des factions. L'audace deux choses I'une, ou elles rendront hommage | de cette politique flattait leur impatience, et ^ notre constitution, ou elles se declareront con- Tausterite du langage leur faisait croire a la treelle. Dans le premier cas, celles qui favorisent profondeur des desseins. actuellement les emigrants seront forcees de Condorcet, ami de Brissot, devore comma les expulser ; dans le second cas, vous n'avez , lui d'une ambition sans scrupules, lui succeda pas a balancer, il faudra attaquer vous-memes ] a la tribune et ne fit que commenter le pre- les puissances qui oseront vous menacer. D;ins mier discours. II conclut, comme Brissot, a le dernier siecle, quand le Portugal et I'Es- pagne preterent asile a Jacques II, i'Angle- terre attaqua Tun et I'autre. Ne craignez rien, I'image de la liberte, comme la tete de Me- duse, eftVaiera les armees de nos ennemis ; ils craignent d'etre abaudonnes par leurs soldats, voilh pourquoi ils preferent le parti de I'expec- tative et d'une mediation armee. La constitu- tion anglaise et une liberte aristocratique se- ront les bases des reformes qu'ilsvous propose- ront, mais vous seriez indignes de toute liberte si vous acceptiez la votre des mains de vos en- nemis. Le peuple anglais aime votre revolu- ti'on ; I'empereur craint la force de vos armes : quant a cette imperatrice de Russie, dont I'a- version contre la constitution fraufaise est con- nue, et qui ressemble par quelque cote ^Eli- sabeth, elle ne doit pas attendre plus de succes qu'Elisabeth n'en a eu contre la llollande. A peine subjugue-t-on des esclavesJi quinze cents lieues, on ne souraet pas des hommes libres k cette distance. Je dedaigne de parler des autres sommer les puissances de se prononcer pour ou contre la constitution, et demanda le re- nouvellement du corps diplomatique. Le concert etait visible dans ces discours. On sentait qu'un parti tout forme prenait pos- session de la tribune et allait alfecter la domi- nation d'Assemblee. Brissot en etait le cons- pirateur, Condorcet le philosophe, Vergniaud I'orateur. Vergniaud monta a la tribune, en- toure du prestige de sa merveilleuse eloquence, dont le bruit I'avait devance de loin. Les re- gards de I'Assemblee, la faveur des tribunes, le silence sur tons les bancs annonfaient assez, en lui, un de ces grands acteurs du drame des re- volutions qui ne paraissent sur la scene que pour s'enivrerde popularite, pour etre applau- dis et pour mourir. XIV. Vergniaud, n6 ;\ Limoges et avocat ci Bor- deaux, n'avait alors que treote-troia aas. Le L04 ^niouvement I'avait saisi et emporte tout jeune. Ses traits majesiueiix et calmes annonpaient le sentiment de sa puissance. Aucune tension ne les contractait. La facilite, cette grace du ge- nie, assouplissait tout en lui, talent, caractere, attitude. Une certaine nonchalance annoncait qu'il s'oubliait aisement lui-meme, sur de se retrouver avec loute sa force au moment oii il aurait besoin de se recueillir. Son front etait serein, son regard assure, sa bouche grave et uo peu triste ; les pensees severes de Tanti- quite se fondaient dans sa pbysionomie avec les sourires et I'insouciance de la premiere jeunesse. On I'aimait familierementau pied de la tribune. On s'etonnait de I'admirer et de le respecter des qu'il y mootait. Son premier re- gard, son premier motmettait une distance im- meose entre I'homme et I'orateur. C'etait un iastrument d'enthousiasme, qui ne prenait sa valeur et sa place que dans Tinspiration. Cette isspiration, servie par une voix grave et par une elocution intarissable, s'etait nourrie des plus purs souvenirs de la tribune antique. Sa phrase avait les images et I'harmonie des plus beaux vers. S'il n'avait pas ete I'orateur d'une democratic, il en eut ete le philosophe et le poete. Son genie tout populaire lui defendait de descendre au langage du peuple, meme en le flattant. II n'avait que des passions nobles oomme son langage. II adorait la Revolution comme une philosophic sublime qui devait en- noblir la nation tout entiere sans faire d'autres ▼ictimes que les prejnges et les tyrannies. II aTait des doctrines et point de baines, soif de gloire et point d'ambition. Le pouvoir me- me lui semblait quelque chose de trop reel, de tsrop vulgaire pour y pretendre. II le dedai- gnait pour lui-meme, et ne le briguait que pour ses idees. La gloire et la posterite etaient les deux seuls buts de sa pensee. II ne montait iJ tribune que pour les voir de plus haut ; plus tard il ne vit qu'elles du haut de I'echafaud, et il s'elanpa dans I'avenir, jeune, beau, immortel dans la memoire de la France, avec tout son enthousiasme et quelques taches dejk lavees ^ dans son genereux sang. Tel etait I'homme que la nature avait donne aux Giroudins pour i chef. II ne daigna pas I'etre, bien qu'il eut Tame et les vues d'un homme d'Etat; trop in- I souciant pour un chef de parti, trop grand pour I 6tre le second de personne, il fut Vergniaud. I Plus glorieux qu'utile a ses amis, il ne voulut I pas les conduire ; il les immortalisa. I Nous peindrons avec plus de details cette grande figure au moment ou son talent le pla- cera plus dans la lumiere : i Est-il des circons- tances, dit-il, dans lesquelles les droits naturels , de I'homme puissent permettre a une nation de prendre une mesure quelconque contre les i Emigrations ? » Vergniaud se prononce contre { ces pretendus droits naturels, et reconnait, au- deasus de toua les droits de I'individu, le droit H IS T O I R E de la societe, qui les resume tous. et qui les do- mine comme le tout domioe la partie. II res- treint la liberie politique au droit du citoyen de tout faire, pourvu qu'il ne nuise pas a la patrie; mais il I'arrete la. L'homme, sans doute, peut materiellement user de ce droit d'abdiquer la patrie ou il est ne, et a laquelle il se doit comma le membre se doit au corps, mais ceite abdica- tion est une trahison. Elle rompt le pacte entre la nation et lui. La nation ne doit plus protection ni a sa propriete ni a sa personne. Apres avoir, d'apres ces principes. renverse la puerile distinction entre I'emigre fonctionnaire et les simples emigres, il demontre qu'une so- ciete tombe en decadence si elle se refuse ^ elle-meme le droit de retenir ceux qui la de- sertent dans ses iierils. En lui donnant I'uni- vers pour patrie, elle lui ote celle qui I'a vu naitre ; mais que sera-ce si I'emigre, cessant d'etre un lache fugitif, devient un ennemi, et si les rassemblements de ses pareils entourent la nation d'une ceinture de conspirateurs ? Quoi ! I'attaque sera-t-elle licite aux emigres, la de- fense interdite aux bons citoyens ? XV. I Mais la France, poursuit-il, est-elle dans ce cas? a-t-elle quelque chose ci craindre de ces hommes qui vont implorer les haines des cours etrangeres contre nous ? Non, sans doute ; bientot on verra ces superbes mendiants qui vont recevoir les roubles de Catherine et les millions de la Hollande expierdans la misere et dans la honte les crimes de leur orgueil. D'ail- leurs, les rois etrangers hesitent ^ nous affron- ter; ils savent qu'il n'y a pas de Pyrenees pour I'esprit philosophique qui nous a souffle la liberte; ils fremissent d'envoyer leurs sol- dats toucher du pied une terre brulante de ce feu sacre ; ils tremblent qu'un jour de bataille les hommes libres de tous les climats ne se re- connaissent et ne fassent de deux armees pretes a combattre un peuple de freres reuni contre ses tyrans. Mais si, enfin, il fallait se mesurer, nous nous souviendrions qu'un millier de Grecs combattant pour la liberie triompherent d'un million de Perses! I On nous dit : Les emigres n'ont aucua mauvais dessein contre leur patrie : ce n'est qu'un simple voyage. Oii sont les preuves 16- gales des faits que Ton avance contre eiix? Quand vous les produirez, il sera Vemps de pu- nir les coupables... O vous qui tenez ce lan- gage ! que n'etiez-vous dans le senat de Rome lorsque Ciceron denonc-a Catilina, vous lui au- riezdemande aussi la preuve legale! J'imagine qu'il eut ete confondu. Pendant qu'il eut cher- ch6 ses preuves, Rome eut ete saccagee, et Catilina et vous vous auriez regn6 sur des mines. Des preuves legales ? Et avez-vous compte le sang qu'elles vous couteront ? Non, DES GIRONDINS losgF non, prevenons nos ennemis, prenons des me- sures rigoureuses; debarrassons la nation de ce bourdonnement contiDuel d'insectes avides de son sang qui i'inquietent et qui la fatiguent. Mais quelles doivent elre ces mesuies? D"a- bord frapper ies propiietes des absents. Cette mesure est petite, s'ecrie t on. Qu'impoite sa grandeur ou sa petitesse! c'est de sa justice qu'il s'agit. Quant aux oflficiers deseiteurs, leur sort est ecrit dans le Code penal : c'est la mort et I'infamie ! Les princes fran^ais sont plus coupables encore. L& sommation de rentrer dans leur patrie. qu'on vous propose de leur adresser, ne suffit ni a votre honneur ni a votre securite. Leurs attentats sontaveres; il faut qu'ils tremblent devant vous ou que vous trem- bliez devanl eux, il faut opterl On parie de la douleur profonde doot sera penetre le coeur du roi. Brutus immola des enfants criminels a sa patrie! Le coeur de Louis XVI ne sera pas mis a une si rude epreuve. Si ces princes, noauvais freres et inauvais citoyeus, refusent \ de I'entendre, qu'il s'adresseau coeur des Fran- j pais; il y trouveia de quoi se dedommager de ses pertes. s (On applaudit.) i Pastoret. qui paria apres Vergniaud, cita le mot de Montesquieu : IL esl un temps ouilfaut < Jeter un voile sur la Liberie, comme on cache les statues des dievx. Veiller toujours et ne crain- dre jamais doit etre la conduite d'un peuple libre. II proposa des mesures repressives, mais moderees et progressives, contre les abseats. XVL i \ Isnard declara que les mesures proposees jusque-la satisfaisaient a la prudence, inais non a la justice et h la vengeance qu'une nation ou- i tragee se devait a elle-meme. XII. Le sang d'Oge bouillonnait sourdement dans le coeur de tous les mulatres. Ils jurerent de le venger. Les noirs etaient une armee toute prete pour le massacre. Le signal leur fut don- ne par les hommes de couleur. En une seule nuif, soixarite mille esclaves, armes de torches et des outils de leur travail, incendierenttoutes les habitations de leurs maitres dans un rayon de six lieues autour du Cap. Les blancs sont egorges. Femmes, enfants, vieillards, rien n'e- chappe a la fureur longtemps comprimee des I noirs. C'est I'aneantissement d'une race par une autre. Les tetes sanglantes des blancs, portees au bout de roseaux, de Cannes a sucre, sont le drapeau qui mene ces hordes non au I combat, mais au carnage. Les outrages de taat de siecles, commis par les blancs sur les noirs, sont venges en une nuit. Une emulation de cruaute semble faire rivaliser les deux couleurs. Les negres imitent les supplices si longteras exerces contre eux ; ils en inventent de nou- veaux. Si quelques esclaves genereux etfideles se placent entre leurs anciens maitres et la mort, on les immole ensemble. La reconnais- sance et la pitie sont des vertus que la guerre civile ne reconnait plus. La couleur est un ar- ret de mort sans acception de personne. La guerre est entre les races et non plus entre les hommes. II faut que I'une perisse pour que I'autre vive I Puisque la justice n'a pu se faire entendre entre elles, il n'y a que la mort pour les accorder. Toute grace de la vie faite a UQ blanc est une trahison qui coutera la vie k ua noir. Les negres n'ont plus de coeur. Ce ne sont plus des hommes, ce n'est plusun peuple, c'est un element destructeur qui passe sur la terre en effafant tout. En quelques heures huit cents habitations, sucreries. cafeieries, representant un capital immense, sont aneanties. Lesmoulins, les ma- gasins, les ustensiles, la plante meme, qui leur rappelle leur servitude et leur travail force, sont jetes aux flammes. La plaiue entiere n'est plus couverte, aussi loin que le regard peut s'eten- dre, que de la fumee et de la cendre de I'incen- die. Les cadavres des blancs. groupes en hi- deux trophees de troncs, de tetes, de membres d'hommes, de femmes et d'infants assassines, marquent seuls la place des riches demeuresoil ils regnaieut la veille. C'etait la revanche de I'esclavage. Toute tyrannic a d'horribles revers. Les blancs avertis a temps de I'insurrection par la genereuse indiscretion des noirs, ou pro- teges dans leur fuite par les forets et par la nuit. s'etaient refugi^s dans la ville du Cap. D'autres, enfouis avec leurs femmes et leurs enfants dans des cavernes, y furent nourris au peril de leur vie par leurs esclaves fidelesi L'arm6e des noirs grossit sous les murs du Cap- lis s'y disciplinerent a I'abri d'un camp fortifid- 142 HISTOIRE Des fusils et des canons leur arriverent par les soins d'auxiliaires invisibles. Les uns accu- saient les Anglais, d'autres les Espagnols ; d'au- tres, enfin, les amis des noirs, de cette compli- cite avec I'insurrection. Mais les Espagnols 6taient en paix avec la France. La revolte des noirs ne les nienapait pas moins que nous. Les Anglais poss6daient eux-memes trois fois plus d'esclaves que la France. Le principe de I'in- surrection, exalte par le triomphe et se propa- geant chez eux, aurait ruine leurs etablisse- ments et compromis la vie meme de leurs co- lons. Ces soupcons etaient absurdes. II n'y avail de coupable que la liberie meme, qu'on n'opprime pas impunemenl dans une partie de I'espece humaine. Elle avail des complices dans le coeur meme des Franpais. La mollesse des resolutions de I'Assemblee h la reception de ces nouvelles le prouva. M. Bertrand de MoUeville, minislre de la marine, ordonna h I'instant le depart de 1,000 hommes de renforlpour Saint-Domingue. Brissot attaqua ces mesures repressives dans un discours ou il ne craignit pas de rejeter I'o- dieux du crime sur les victimes et d'accuser le gouvernement de complicile avec I'aristocratie des colons. — i Par quelle fatalite ces nouvelles coincident-elles avec un moment ou les emigra- tions redoublent? oii les rebelles rassembles sur nos frontieres nous annoncenl une pro- chaine explosion ? ou enfin les colonies nous menacent par une deputation illegale de se soustraire ci la domination de la metropole 1 Ne serait-ce ioi qu'une ramification d'un grand plan combine par la trahison? i La repu- gnance des amis des noirs, nombreux dans I'Assemblee, a prendre des mesures energiques en faveur des colons, I'indifterence du parli re- volutionnaire pour les colonies, I'eloigneraenl du lieu de la scene qui aflfaiblit la pitie, el enfin le mouvement interieur, qui emportait les es- prits el les choses, effacerent bien vile ces im- pressions et laisserent se former et grandir a Saint-Domingue le genie de Tindependance des noirs, qui se montrait de loin dans la per- sonne d'un pauvre et vieux esclave : Toussaint- Louverture. XilL Les desordres interieurs se multipliaient sur tous les points de I'empire. La liberie reli- gieuse, qui etail le voeu de I'Assemblee consti- tuante el la grande conquete de la Revolution, ne pouvait s'etablir sans cette lutte en face d'un culte depossede et d'un schisme naissant qui se disputaienl les populations. Lc parti conlre-re- volutionnaire s'alliait partout avec le clerge. lis avaient les memes ennemis. ils conspiraienl contre la meme cause. Depuis que les prelres non assermentes avaient pris le role de vic- times, I'int^ret d'une partie du peuple, surtout dans les campagnes, s'attachait a eux. La per- secution est si odieuse a I'esprit public, que son apparence meme seduit les coeurs genereux. L'esprit humain a un penchant a croire que la justice est du cote des proscrils. Les pretres n'etaient pas encore persecutes; mais des qu'ils ne regnaienl plus, ils se croyaienl liumilies. L'irritation sourde enlretenue par le clerge a ete plus funeste a la Revolution que les cons- pirations de I'aristocralie emigree. La cons- cience est le point le plus sensible de I'homme. Une superstition atteinte ou une foi inquietee dans l'esprit d'un peuple est la plus implacable des conspirations. C'est avec la main de Dieu, invisible dans la main dupretre, que I'arislocra- tie souleva la Vendee. De frequents et san- glants symptomes trahissaientdeja dans I'Ouest el dans la Normandie ce foyer couvert de la guerre religieuse. Le plus terrible de ces symptomes eclata a Caen. L'abbe Fauchet etail eveque conslilu- tionnel du Calvados. La celebrite meme de son nom, le patriotisme exalte de ses opinions, I'eclat de sa renommee revolutionnaire, sa pa- role enfin el ses ecrits, semes avec profusion dans son diocese, etaient une cause d'agitation plus intense dans le Calvados qu'ailleurs. Fauchet, que la conformite d'opinions, I'hon- nelete de ses passions renovalrices el les illu- sions memes de son imagination devaient plus lard associer aux actes el a I'echafaud des Gi- rondins, etail ne h Domes, dans I'ancienne province du Nivernais. II embrassa Petal eccle- siastique, enlra dans la communaute libre des pretres de Saint-Roch & Paris, el fut quelque temps precepteur des enfanls du marquis de Choiseul, frere du fameux due de Choiseul, ce dernier des ministres de I'ecole de Richelieu el de Mazarin. Un talent remarquable pour la parole le fit paraitre avec eclat dans la chaire sacree. II ful nomme predicaleur du roi, abb6 de Monlfort, grand-vicaire de Bourges. II mar- chait rapidemenl aux premieres dignites de I'Eglise. Mais son ame avail respire son siecle. Ce n'elait point un deslrucleur, c'^lait un r6- formateur de I'Eglise dans le sein de laquelle il etail ne. Son livre intitule De VEglise na- lionale atteste en lui aulant de respect pour le fond de la foi chretienne que d'audace pour en transformer la discipline. Cette foi philoso- phique, assez semblable a ce plalonisme chr€- fien qui regnail en Italic sous les Medicis et jusque dans le palais des papes sous Leon X, transpirait dans ses discours sacres. Le clerg€ s'alarma de ces eclairs du siecle brillanl dansle sancluaire. L'abbe Fauchet fut inlerditet ray6 de la lisle des predicaleure du roi. Mais deja la Revolution allaillui ouvrir d'au- tres tribunes. Elle eclatait. II s'y precipila comme I'imagination se pr^cipite dans I'esp^- rance. II conibattit pour elle des le premier jour, avec toules les armes. II remua le peuple DES G IRON DINS. 143 dans les assemblees primaires et dans les sec- tions: il poussade la voixetdu geste les masses insurgees sous le canon de la Bastille. On le vit, le sabre a la main, guider et devancer les assaillants. II marcha trois fois, sous le feu du canon, a la tele de la deputation qui venait sommer le gouverneur d'epargner le sang des citoyeiis et de rendre les amies. II ne souilla son zele revolutionnaire d'aucun sang ui d'au- cun crime. II enflammait Tame du peuple pour la liberte : mais )a. liberte, pour lui, c'etait la veitu. La nature I'avait doue pour ce double role. 11 y avait. dans ses traits, du grand-pretre et du heros. Son exterieur prevenait et ravis- sait la foule. Sa taille etait elevee et souple, son buste superbe, sa figure ovale, ses yeux noirs ; ses cheveux d'un brun fonce relevaient la paleur de son front. Son attitude iinposante quoique modeste attirait, des le premier regard, la faveur el le respect. Sa voix claire. emue et sonore, son geste raajestueux, ses expressions un peu mystiques coramandaient le recueille- ment autant que I'admiration de son auditoire. Egalement propre a la tribune populaire ou a la chaire sacree, les assemblees electorales ou les cathedrales etaient trop etroites pour le peuple, qui afiluait pour Pentendre. On se figu- rait. en le voyant. un saint Bernard revolution- naire prechant la charite politique ou la croi- sade de la raison. Ses mcEurs n'etaient ni severes, ni hypo- crites. II avouait lui-meme qu'il aimait une femme d'une affection legitime et pure, ma- dame Carron, qui le suivait partout, meme dans les eglises et dans les clubs, a On m'a ca- lomnie pour cette femme, dit-il ailleurs, je ra'y suis attache davantage, et j'ai ete pur. Vous avez vu cette femme plus belle encore que sa physionomie, et qui, depuis dix ansquejela connais, me semble toujours plus digne d'etre aimee. Elle donnerait sa vie pour moi, je don- nerais ma vie pour elle ; mais je ne lui sacrifie- rais pas raon devoir. Malgre les libellesatroces desaristocrates, j'irai, tous les jours, aux heures des repas, gouter les charmes de la plus pure amitie aupres d'elle. Elle vient m'entendre precher I Oui, sans doute. personne ne sait mieux qu'elle avec quelle foi sincere je crois aux verites que je professe. Elle vient aux as- sembleesde I'Hotel-de- Ville ! Oui, sans doute ; c'est qu'elle est convaincue que le patriotisme est une seconde religion, qu'aucune hypocrisie n'approche de mon ame et que ma vie est veri- tablement tout entiere a Dieu, a la patrie, a I'amitie !... i — « Et vous osez vous pr4tendre chaste, lui repondaient par I'orgnne de I'abbe de Valmeron les pretres fideles et indignes. Quelle derision I Chaste au moment ou vous avouez les pen- chants les plus deregles, oii vous arrachez une femme au lit de son epoux, i"^ ses devoirs de mere, quand vous trainez cette insensee en- I chainee h vos pas pour la montrer avec osten- tation I Quel est votre cortege, monsieur ! Une troupe de bandits et de femmes perdues. Digne pasteur de rette vile populace, elle celebre vo- tre visite pastorale par les seules fetes capables 1 de vous rejouir; votre passage est marque par tous les exces du brigandage et de la debau- che. I Ces abjurgations sanglantes retentirent dans les departements et enflammerent les es- prits. Les pretres assermentes et les pritrea non assermentes se disputaient les autels. Une Ifttre du ministere de I'interieur venait d'auto- riser les pretres non assermentes a celebrer le ' saint sacrifice dans les Eglises qu'ils avaient au- trefois desservies. Obeissants a la loi, les pre- I tres constitutionuels leurouvraient leschapellea et leur fournissaient les ornements necessaires au culte; mais la foule fidele aux anciens pas- teurs injuriait et menafait les nouveaux. Des rixes sanglantes avaient lieu entre les deux cul- i tes sur le seuil de la maison de Dieu. Le ven- I dredi 4 novembre, I'ancien cure de la paroisse de Saint-Jean a Caen se presenta pour y dire , la messe. L'egMse etait pleine de catholiquea. [ Ce concours irrita les constitutionnels; il exalta les autres. Le Te Deum en actions de graces I fut demande et chantepar les partisans de I'an- I cien cure. Celui-ci, encourage par ce succes, annonpa aux fideles qu'il reviendrait le lende- main, a la meme heure, c61ebrer le sacrifice. Patience, ajoutat-il, soyons prudents, et tout ira bien I La municipalite instruite de ces circonstan- ces fit prier le cure de s'abstenir d'aller le len- demain celebrer la messe qu'il avait annoncee. II se conforma a cette invitation. Mais la foule, ignorant ce changeraent, reraplissait deja I'e- glise. On demandait a grands cris le pretre et le Te Deum promis. Les gentiishommes des environs, I'aristocratie de Caen, les clients et les domestiques nombreux de ces families puis- santes dans le pays, avaient des armes sous leura habits. J Is insulterent des grenadiers. Un offi- cier de la garde nationale voulut les repriman- der. I Vous venez chercher ce que vous trou- verez, lui repondirent les aristocrates ; nous sommes les plus forts et nous vous chasserons de I'eglise. a A ces mots, des jeunes gens s'e- lancent sur la garde nationale pour ladesarmer. Le combat s'engage. les baionnettes brillent, les coups de pistolet retentissent sous la voute de la cathedrale. on se charge a coups de sabre. Des compagnies de chasseurs et de grenadiers entrent dans I'eglise, la font evacuer, et pour- suivent pas :i pas les rassemblements, qui tirent encore df^s coups de feu dans la rue. Quelcjues morts et quelques blesses sont le triste result;tt de cette journ6e. Le calme parait retabli. On arrete quatre vingt-deux personnes. On trouve sur I'une d'entre elles un pretendu plan de con- tre-revolution dont le signal devait eclater le lundi suivant. On envoie ces pieces ^ Paris. 144 HISTOIRE On interdit. aux pretres non constitutionnels la celebration de leurs saints mysteres dans les ^glises de Caen, jusqu'^ la decision de TAssem- blee nationale. L'Assemblee nationale entend avec indignation le recitde ces troubles suscites par les ennemis de la constitution et par les fauteurs du fanatisme et de I'aristocratie. i Le seul parti que nous ayons a prendre, dit Cam- boD, c'est de convoquer la haute cour nationale et d'y envoyer les coupables. i On reniet a se proDoncer sur cette proposition au moment ou on aura repu toutes les pieces relatives aux troubles de Caen. Gensonne denonce des troubles de meme nature dans la Vendee ; les montagnes du Midi, laLozere, I'Herault, I'Ardeche. malcomprimes par la dispersion recente du camp de Jales, ce premier acte de la contre-revolution armee, s'a- gitaient sous la double impulsion de leurs pre- tres et de leurs gentilshommes. Les plaines, siilonnees de fleuves. de routes, de viiles, et fa- cilement soumises b. la force centrale, subis- saient, sans resistance, les contre- coups de Paris. Les montagnes conservent plus long- temps leurs mceurs et resistent a la conquete des idees nouvelles comme a la conquete des armes etrangeres; il semble que I'aspert de ces remparts naturels donne a leurs habitants une confiance dans leur force et une image mate- rielle de I'immobilite des choses, qui lesempe- che de se laisser emporter si facilement aux courants mobiles des changements. Les montagnards de ces contrees avaient pour leurs nobles ce devouement volontaire et traditionnel que iesArabesont pour leur cheiks et que les Ecossais ont pour leurs chePs de clans. Ce respect et cet attachement faisaient partie de I'honneur national dans ces pays a- grestes. La religion plus fervente dans le Midi, etait, aux yeux de ces populations, une liberte sacree a laquelle la Revolution attentait au nom d'une liberte politique. lis preferaient la liberte de leur conscience ^ la liberte du citoyen. A tous ces titres. les nouvelles institutions etaient odieuses : les pretres fi deles nourris- saient cette haine et la sanctifiaient dans le coeur des paysans ; les nobles y entretenaient un royalisme que la pitie pour les malheurs du Toi et de la familie royale attendrissait au recit quotidien de nouveaux outrages. Mende, petite ville cachee au fond de vallees profondes, ^ egale distance des plaines du Midi et des plaines du Lyonnais, etait le foyer de I'esprit contre-revolutionnaire. La bourgeoisie et la noblesse, confondues en une seule caste par la modicite des fortunes, par !a familiarite des mceurs et par des unions frequentes entre les families, n'y nourrissaient pas Tune contre I'autre ces envies et ces haines intestines qui favorisaient ailleurs la Revolution, II n'y avait ni orgueil dans les uns, ni jalousie dans les au- tres; c'etait, comme en Espagne, un seul peu- ple ou la noblesse n'est, pour ainsi dire, qu'un droit d'ainesse dans le meme sang. Ces popu- lations avaient, il est vrai, depose les armes apres I'insurrrection de I'annee precedente au camp de Jales. Mais les coeurs etaient loin d'e- tre desarmes. Ces provinces epiaient d'un ceil atfentif I'heure favorable pour se lever ea masse contre Paris : les insultes faites a la di- gnite du roi et les violences faites a la religion par I'Assemblee legislative portaient ces dispo- sitions jusqu'au fanatisme. Elles eclaterent une seconde fois, comme involontairement, h I'oc- casion d'un mouvement de troupes qui ^traver- saient leurs vallees. La cocarde tricolore, signe d'infideiite au roi et ^ Dieu, avait entierement disparu depuis quelques mois dans la ville de Mende; on y arborait avec affectation la cocarde blanche comme un souvenir et une esperance de I'ordre de choses auquel on etait secrete- ment devoue. Le directoire du departement, compos6 d'hommes etrangers au pays, voulut faire res- pecter le signe de la constitution et demanda des troupes de ligne. La municipalite s'opposa par un arrete ci cette demande du directoire; eile fit un appel insurrectionnel aux municipa- lites voisines et une sorte de federation avec elles pour resister ensemble ^ tout envoi de troupes dans ces contrees. Cependant les troupes envoyees de Lyon h la requete du di- rectoire s'approchaient. A leur approche, la municipalite dissout I'ancienne garde nationale, composee de quelques partisans en petit nom- bre de la liberte, et elle forme une nouvelle garde nationale, dont les officiers sont choisis par elle parmi les gentilshommes et les roya- listes exaltes des environs. Arm6e de cette • force, la municipalite se fait deiivrer par le di- rectoire du departement les armes et les muni- tions. Telles etaient les dispositions de la ville de Mende quand les troupes entrerent dans la ville. La garde nationale sous les armes r^pon- dit au cri de : Vive la nation ! que poussaient les troupes, par le cri : de Vive le roi ! Elle se porta a la suite des soldats sur la principale place de la ville, et 1^ elle preta, en face des defenseurs de la constitution, le serment de n'obeir qu'au roi et de ne reconnaitre que lui seul. A la suite de cet acte audacieux, des gar- des nationaux detaches par groupes parcourent la ville, bravant, insultant les soldats; les sabres sont tires, le sang coule. Les troupes poursui- vies se rassemblent et prennent les armes. La municipalite, maifresse du directoire, qu'elle tient en otage, I'oblige i envoyer aux troupes I'ordre de rentrer dans leurs quartiers. Le commandant de la troupe de ligne obeit. Cette victoire enhardit la garde nationale : dans la nuit elle force le directoire a envoyer aux troupes I'ordre de sortir de la ville et d'evacuer le departement. La garde nationale, rangee en DES GIRONDINS. 145 bataille sur la place de M ende. voit d'heure en heure ses rangs se grossir des detachements des municipalites voisines, qui descendeot des montagncs, armes de fusils de chasse, de faux, de socs de charrue. Les troupes vont etre I massacrees si elles ne profiteut des ombres de !a nuit pour se retirer. Elles sortent de la ville aux cris de victoire des royalistes. La jouiuee suivante ne fut qu'une suite de fetes par les- quelles les royalistes de la ville et ceux des : campagnes celehrerent le triomphe commun et , fraierniserent ensemble. On insulta a tous les ! signes de la Revolution, on bafoua la constitu- tion, on saccagea lasalle des Jacobins, on bru- lales maisonsdesprincipaux membresde ceclub ^ odieux, on en emprisonna quelques-uns; mais la vengeance se borna h I'outrage. Le peuple, modere par ses gentilshommes et par ses cures, epargna le sang de ses ennemis. XIV. Pendant que la liberte humiliee etait mena- cee par le fanatisme dans le Midi, elle assassi- nait dans le Nord. Brest etait un des foyers les plus bouillonnants du jacobinisme. Le voisi- nage de la Vendee, qui faisait craindre a cette ville la centre revolution toujours menapante, la presence de la flotte commandee encore par des officiers qu'on soupfonnait d'aristocratie, une population flottante d'etrangers, d'aventu- riers, de matelots, accessible par sa masse et par ses vices a toutes les corruptions et a tous les crimes, rendaient cette ville plus agitee et plus inquiete qu'aucun autre port du royaume. Les clubs ne cessaient pas d'y provoquer les marins a I'insurrection contre leurs officiers. Les revolutionnaires se defiaient de la marine, corps plus independent que I'armee des mouve- ments du peuple. La cour pouvait la deplacer a son gre et tourner ses canons contre la cons- titution. L'esprit de discipline, I'esprit aristo- cratique et I'esprit colonial etaient tous egale- ment contraires aux principes nouveaux. C'e- tait done vers la desorgaoisation de la flotte que se tournaient depuis quelque temps tous les efforts des Jacobins. La nomination de M. de Lajaille au commandement dun des vaisseaux destines h porter des secours h Saint-Domingue fit 6clater ces soupfons semes dans le peuple de Brest contre la fidelite des officiers de ma- rine. M. de Lajaille fut designe par la voix des clubs comme un traitre a la nation qui allait porter la contre-revolution aux colonies. As- sailli au moment ou il allait s'embarquer, par un attroupement de trois miile personnes, il fut couvert de blessures, traine sanglant sur le pave des rues et ne dut la vie qu'au devoue- ment heroique d'un homme du peuple. qui le couvrit de son corps, Tarrachn a ses assassins et para de sa poitrine et de ses bras les coups qu'on portait Ji cet officier, jusqu'au moment ou un detachement de la garde civique vint les delivrer I'un et I'autre. M. de Lajaille fut trai- ne en prison pour satisfaire a la fureur du peu- ple. £n vain le roi donna ordre u la iiiunicipa- lite de Brest de delivrer cet officier innocent et necessairea son poste, en vain le ministre de la justice demanda la punition de cet assassinat commis un plein jour, k la face d'une ville en- tiere, en vain decerna-t-on un sabre et une me- daille d'or au genereux citoyen, nomme Lan- vergent, sauveur de Lajaille; la crainte d'une insurrection plus terrible assurait I'impunite aux coupables et retenait I'innocent en prison. A la veille d'une guerre imminente. les offi- ciers de la marine, assaillis par I'insurrection ci bord des vaisseaux et par I'assassinat dans les ports, avaient autant a redouter leurs equipages que I'ennemi. XV. Les memes discordes etaient fomentees dans toutes les garnisons entre les soldats el les offi- ciers. L'insubordination des soldats etait, aux yeux des clubs, la vertu de I'armee. Le peuple se rangeait partout du cote de la troupe indis- ciplinee. Les officiers etaient sans cesse me- naces par les conspirations dans les regiments. Les villes de guerre etaient le theatre conti- nuel d'emeutes militaires, qui finissaient par I'impunite du soldat et par I'emprisonnement ou par I'emigration forcee des officiers. L'As- semblee, juge supreme et partial, donnait tou- jours raison a findiscipline. Ne pouvant re- frener le peuple, elle le flattait dans ses exces. Perpignan en fut un nouvel exemple. Dans la nuit du 6 decembre, les officiers du regiment de Cambresis, en garnison dans cette ville, allerent en corps chez M. de Chollet, ge- neral commandant la division, et le presserent de se retirer dans la citadelle. Les officiers se portent aux casernes et somment leurs troupes de se rendre a la citadelle avec eux. Les sol- dats r^pondent qu'ils n'obeiront qu'a la voix de M. Desbordes, lieutenant-colonel dont le patrio- tisme leur inspire confiance. M. Desbordes ar- rive, lit aux soldats I'ordre du general. Mais le son de sa voix, I'expression de sa physiono- mie, son regard protestent contre I'ordre que la loi de la discipline I'oblige a communiquer. Les soldats comprennent ce langage muet. lis s'ecrient qu'ils ne quitteront pas leur quartier, parce qu'ils y sont consignes par la municipa- lite. La garde nationale se mek a eux et par- court la ville en patrouilles. Les officiers s'en- ferment dans la citadelle. Des coups de fusil partent des remparts. Le lieutenant-colonel patriote Desbordes, la garde nationale, la gen- darmerie, les regiments moment a la citadelle et s'en emparent. Les officiers du regiment de Cambresis sont emprisonnes par leurs soldats. L'un d'eux s'^chappe et se tue de desespoiren 146 HISTOIRE touchant a la frontiere d'Espagne. LMnfortune general Chollet, victime d'une double violence, celle des officiers et celle des soldats, est de- crete d'accusation avec cinquante officiers ou habitants de Perpignan. Ce sent cinquante victimes traduites a la haute eour nationale d'Orleans et predestinees au massacre de Ver- sailles. XVI. Le sang coulait partout. Les clubs embau- chaient les regiments. Les motions patrioti- ques, les denonciations contre les generaux, les insinuations perfides contre la fidelite des offi- ciers etaient les ordres du jour que le peuple des villes donnait a I'armee. La terreur etait dans I'arae de Tofficier, la defiance dans le cceur du soldat. Le plan premedite des Giron- dins et des Jacobins reunis etait de detruire ainsi ce corps attache au roi, d'enlever le com- mandement de cette force a la noblesse, de subs- tituer les plebeians aux nobles a la tete des troupes et de donner ainsi I'armee a la nation. En attendant, ils la donnaient a la sedition et k I'anarchie. Mais ces deux partis, ne trouvant pas encore la desorganisation assez rapide, voulurent resumer en un seul acte la corrup- tion systematique de I'armee, la ruine de toute discipline et le triomphe legal de I'insurrec- tioD. On a vu quelle part le regiment Suisse de Chateauvieux avait eue a la fameuse insurrec- tion de Nancy dans les derniers jours de I'As- semblee constituante. Une arniee commandee par M. de Bouille avait ete necessaire pour re- primer la revolte armee de plusieurs regiments, qui menacait la France d'une tyrannic de la soldatesque. M. de Bouille, a la tete d'un corps de troupes sorti de Metz et des bataillons de la garde nationale, avait cerne Nancy, et, apres un combat acharne aux portes et dans les rues de cette ville, il avait fait niettre bas les armes aux seditieux. Ce retablissement vigoureux de I'ordre, applaudi alors de tous les partis, avait couvert de gloire le general, et les soldats de honte. La Suisse, par ses capitulations avec la France, conservaitsa justice federale sur les re- giments de sa nation. Ce pays essentiellement railitaire avait fait juger militnirement le regi- ment Chateauvieux. Vingt-quatre des soldats Jes plus coupables avaient ete condamnes h mort et executes en expiation du sang verse par eux et de la fidelite violee. Les autres avaient ete decimes. Quarante et un d'entre eux subissaientleur peine aux galeresde Brest. L'amnistie promulguee par le roi pour les crimes commis pendant les troubles civils, au moment de I'acceptation de la constitution, ne pouvait etre appliquee de droit a ces soldats Strangers. Le droit de grace n'appartient qu'^ celui qui a le droit de punir. Funis en vertu d'uo jugement rendu par la juridiction helveti- que, ni le roi, ni I'Assemblee ne pouvaient in- firmer ce jugement et en annuler les effete. Le roi, it la priere de I'Assemblee constituante, avait en vain negocie aupres de la confedera- tion Suisse pour obtenir la grace de ses sol- dats. Ces negociations infructueuses servaient de texte d'accusation aux Jacobins et a I'Assemblee nationale contre M. de Montmorin. En vain, il se justifia en alleguant I'impossibilite d'obtenir une telle amnistie de la Suisse au moment ou ce pays, agite lui-meme par contre-coup, s'oc- cupait a retablir la subordination par des lois draconiennes. i Nous serons done les geoliers obliges de ce peuple feroce, s'ecriaient Guadet et Collot-d'Herbois! la France s'avilira dooc jusqu'a punir dans ses propres ports les heros memes qui oot fait triompher le peuple de I'a- ristocratie des officiers, et donne leur sang au peuple au lieu de le rendre au despotismel » Pastoret, membre important du parti modere et qui passait pour concerter ses actes avec le roi, appuya Guadet pour populariser le prince par un acte agreable au peuple, et la delivrance des soldats de Chateauvieux fut votee par I'As- semblee. Le roi ayant fait attendre quelque temps sa sanction, pour ne point blesser les Cantons par cette usurpation violente de leurs droits sur leurs nationaux, les Jacobins retenti- rent de nouvelles imprecations contre la cour et contre les ministres. a Le moment est venu ou il faut qu'un homme perisse pour le salutde tous, s'ecria Manuel, et cet homme doit etre un ministre! lis me paraissent tous si coupa<- bles, que je crois fermement que I'Assemblee nationale serait innocente en les faisant tirer au sort pour envoyer I'un d'eux a I'echafaud. i ■-- Tous, tous ! vocifererent les tribunes. Mais k ce moment meme, Collot-d'Herbois monta a la tribune et annonpa, au bruit des ac- clamations, que la sanction au decret de la delivrance avait ete signee la veille et qu'avant peu de jours il presenterait a ses freres ces victimes de la discipline. Et effet, les soldats de Chateauvieux sortis des galeres de Brest s'avanpaieot vers Paris. Leur marche etait un triomphe. Paris, par les soins des Jacobins, leur en pr^parait un plus eclatant. En vain les Feuillants et les coDsti" tutionnels protestaient-ils avec energie, par ia bouche d'Andre Chenier, le Tyrtee de la mo- deration et du bon sens, de Dupont de Nemours et du poete Roucher, contre I'insolente ovation des assassins du genereux Desilles; Cullot- d'Herbois, Robespierre, les Jacobins, les Cor- deliers, la commune meme de Paris poursui- vaient I'idee de ce triomphe, qui devait retora- ber, selon eux, en opprobre sur la cour et sur La Fayette. La molle interposition de Pethion, qui paraissait vouloir moderer le scandale, ne faisuit que I'encourager. C'etait Thomme le plus propre k entrainer le peuple aux deroiers DES GIRONDINS 147 exces. Sa vertu de parade servait de manteau k toutes les violences et decorait d'une appa- rence de legalite hypocrite les attentats qu'il n'osait punir. Si on avait personnifie Panarcbie pour la placer a la commune de Paris, on n'au- rait pu mieux rencontrer que Pethion. Ses re- primandes paternelles au peuple etaient des promesses d'impunite. La force arrivait tou- jours trop tard punir. L'excuse etait toujours prete pour la sedition, I'amnistie pour le crime. Le peuple sentait dans son magistrat son com- plice et son esclave. II I'aimait a force de le mepriser. XVII. « On attribue a un enthousiasme general, ecrivail Chenier, la fete quon prepare a ces soldats. D'abord, j'avoue que je n'apercois pas I'enthousiasme. Je vois un petit nombre d'hom- mes s'agiter. Tout le leste est conslerne ou in- different. On dit que I'honneur national est in- teresse ;\ cette reparation, j'ai peine h la com- prendre; car, enfin, ou les gardes nationaux de Metz, qui ontapaise la sedition de Nancy, sont des ennemis publics, ou les soldats de Chateau- vieux sont des assassins. Pas de milieu. Or, en quoi I'honneur de Paris est-il interesse a feter les meurtriers de nos freres ? D'autres profonds politiques disent : Cette fete humiliera ceux qui ont voulu donner des fers a la nation... Quoi I pour humilier selon eux un mauvais gouverne- ment, il faut inventer des extravagances capa- bles de detruire toute espece de gouvernement ! recompenser la rebellion centre les loisl cou- ronner des satellites etrangers pour avoir fusille dans une emeute des citoyens francais I On dit que duns toutes les places ou passera cette pompe, les statues seront voilees! Ah! on fera bien, si cette odieuse orgie a lieu, de voiler la ville ; mais ce ne sera pas les images des des- potes qu'il faudra couvrir d'un crepe funebre, ce sera le visage des hommes de bien I C'est a toute la jeunesse du royaume, a toutes les gar- des nationales du royaume de prendre le deuil le jour ou I'assassinat de leurs freres devient parmi nous un titre de gloire pour des soldats s^ditieux et etrangers I C'est a I'armee qu'il faut voiler les yeux pour qu'elle ne voie pas ?uel prix obtiennent I'indiscipline et la revolte I ''est ?i I'Assemblee nationale, c'est au roi, c'est ^ tous les administrateurs, c'est h la patrie en- tiere de s'envelopper la tete pour n'etre pas les complaisants ou les silencieux temoins d'un outrage fait a toutes les autorites et h la patrie tout entiere ! C'est le livre de la loi qu'il faut couvrir, lorsque ceux qui en ont dechire et en- sanglante les pages -i coups de fusil refoivent les honneurs civiques ! Citoyens de Paris, hom- mes honnetes mais faibles, il n'est pas un de vous qui, interrogeant son ame et son bon sens, ne sente combien la patrie, combien lui-meme, I son fils, son frere sont insultes par ces outrages I faits aux lois, a ceux qui les executentet a ceux 1 qui meurent pour elles. Comment done ne I rougissez-vous pas qu'une poign^e d'hommes turbulents, qui semblent nombreux parce qu'ils sont unis et qu'ils crient, vous fassent faire leur I volonte en vous disant que c'est la votre, et en amusant votre puerile curiosite par d'indigoes spectacles! Dans une ville qui se respecterait, une pareille fete trouverait partout les rues et les places publiques abandonnees, les maisons ' fermees, les fenetres desertes, le mepris et la fulte des passants feraient du moins connaitre a I'histoire quelle part les hommes de bien au- raieot prise h cette scandaleuse bacchanale. » XVIII. Collot-d'Herbois insulta dans sareponse An- dre Chenier et Roucher. Roucher repondit par une lettre pleine de sarcasrae, dans laquelle il rappelait h. Collot-d'Herbois ses chutes sur la scene et ses mesaventures d'histrion. i Ce per- sonnage du Roman comique, disait-il, qui des treteaux de Polichinelle a saute sur la tribune des Jacobins, s'est elance vers moi comme pour me frapper de la rame que les Suisses lui ont apportee des galeres! i Les affiches pour ou contre la fete couvraient les murs du Palais-Royal et etaient tour a tour dechirees par des groupes de jeunes gens ou de Jacobins. Dupont de Nemours, I'ami et le inaitre de Mirabeau, sortit de son calme philosophique pour adresser, sur le meme sujet, a Pethion une lettre oii la conscience de I'honnete hom- me bravait heroiquement la popularite du tri- bun. c Quand le peril est grand, c'est le devoir des hoimetes gens de le signaler aux magistrats, surtout quand ce sont les magistrats eux-me- mes qui le suscitent. Vous avez manque ;\ la verite en disant que ces soldats avaient ete uti- les a la Revolution au 14 juillet, et qu'ils avaient refuse de combattre le peuple de Paris, II est faux que ces Suissesaient refuse de com- battre le peuple de Paris. II est vrai qu'ils ont assassine les gardes nationales de Nancy. Vous avez I'audace d'appeler patriotes des hommes qui ont I'insolence de commander au Corps le- gislatif d'envoyer une deputation a la fete in- ventee pour ces rebelles ; ce sont ces honmies que vous prenez pour amis, c'est avec eux que vous allez diner secretement a la Rapee, tene- ment que le general de la garde nationale est o- blig^ de galoper deux heures dans Paris, pour prendre vos ordres, sans pouvoir vous decou- vrir. Vous cachez en vain votre embarras sous vos phrases trainantes. Vous masquez en vain cette fete a des assassins sous les apparences d'une fete h la liberte. Ces subterfuges oesont plus de saison. Le moment presse : vous ne tromperez ni les sections, ni I'armee, ni lea 148 HISTOIRE quatre-vingttrois departements. Ceuxqui vous meneot comme un enfant entendent livrer Pa- ris a dix mille piques, auxquelles on doit ouvrir Ja barre de i'Assemblee nationale le jour merae ou la garde nationale sera desarmee. Les homines qui doivent les porter arrivent tous les jours. Douze ou quinze cents bandits entrent par 24 heures dans Paris. lis mendient en at- tendant ie pillage. Ce sont les corbeaux que le carnage attire. Je n'ai pas tout dit : a cette hi- deuse armee les generaux sont prepares. Les amis de Jourdan, impatients de voir que I'am- nistie ne le delivrait pasassez vite, ont force sa prison ^ Avignon. Dej^ on I'a recu en triomphe dans quelques viiles du Midi, comme les Suis- ses de Chateauvieux. II arrive a Paris demain. II sera dimanche a la fete avec ses compagnons, avec les deux Mainvieiile, avec Pegtavin, avec tous ces sc6lerat8 de sang-froid qui ont tue dans une nuit soixante-huit personnes sans de- fense et viole les femmesavant de les ^gorger! Catilina ! Cethegus! marchez! Les soldats de Sylla sont dans la ville, et le consul lui-meme entreprend de desarmer les Remains ! La me- sure est comble ; elle verse! i Pethion se justifia miserablement dans une lettre ; sa faihlesse et sa connivence s'y reve- lent sous la multiplicite des excuses. Dans le meme moment, Robespierre, montant a la iri- bune des Jacobins, s'ecria : Vous ne remontez pas ^ la cause des obstacles qu'on eleve k I'ex- pansion des sentiments du peuple. Contre qui croyez-vous avoir a lutfer ? Contre I'aristocra- tie ? Non. Contre la cour ? Non. C'est contre Tin general destine depuis longtemps par la cour a de grands desseins contre le peuple. Ce n'est pas la garde nationale qui voit avec inquietude ces preparatifs, c'est le genie de La Fayette qui conspire dans I'etat-major; c'est le genie de La Fayette qui conspire dans la direction du departement ; c'est le genie de La Fayette qui egare dans la capitale tantde bons citoyens qui seraient avec nous sans lui ! La J'ayette est le plus dangereux des ennemis de la liberte, parce qu'il est masque de patriotisme ; c'est lui qui, apres avoir fait tout le mal dontil etait capable dans I'Assemblee constituante, a feint de se retirer dans ses terres, puis est venu bri- guer la place de maire de Paris, non pour I'ob- tenir, inais pour la refuser, afin d'aftecter le de- sinteressement. C'est lui qui a ete nomme au commandement des armees francaises pour les retourner contre la Revolution. Les gardes na- tionales de Metz etaient innocentes comme celles de Paris; elles ne peuveut etre que pa- triotes: c'est La Fayette qui, par I'interme- diaire de Bouiile, son parent et son complice, les a trompees. Et comment pourrions-nous inscrire sur les drapeaux de cette fete : Bouiile seul est coupable 7 Qui done voulut 6touffer I'attentat de Nancy et le couvrir d'un voile im- penetrable ? Qui demande des couronnes pour les assassins des soldats de Chateauvieux? La Fayette. Qui m'a empeche moi-meme de par- ler? La Fayette. Qui sont ceux qui me Ian- cent des regards foudroyants? La Fayette et ses complices, i ( Applaudissements universels.) XIX. A I'Assemblee nationale, les preparatifs de cette fete donnerent lieu a un drame plus saisissant. A I'ouverture de la seance, on de- mande que les quarante soldats de Chateau- vieux soient admis a presenter leurs hommages au Corps legislatif. M. de Jaucourts'y oppose. I Si ces soldats, dit-il, ne se presentent que pour exprimer leur reconnaissance, je consens qu'ils soient inti'oduits a la barre ; mais je de- mande qu'apres avoir ete entendus, ils ne soient point admis h la seance, i Des murmures uni- versels interrompent I'orateur. Des cris a. has ! a has ! partent des tribunes, n Une am- nistie n'est ni un triomphe, ni une couronne ci- vique, poursuit-il. Vous ne pouvez pas deshouo- rer les manes de Desilles, ni de ces genereux citoyens qui sont morts en defendant les lois contre eux ! Vous ne pouvez pas dechirer par ce triomphe le cceur de ceux qui, parmi vous, ont pris part a I'expedition de Nancy. Permet- tez a un militaire qui fut, avec son regiment, commande pour cette expedition, de vous re- presenter I'effet que votre decision ferait sur i'armee (les nmrmures redoublent). L'arm6e ne verra dans votre conduite que I'encourage- ment a I'insurrection. Ces honneurs feront croire aux soldats que vousregardez ces amnis- ties, non comme des hommes trop punis, mais comme des victimes innocentes. i Le tumulte force M. de Jaucourt a descendre. Mais un des membres, dans un etat visible d'emotion et de douleur, le remplace a la tri- bune. C'est M.de Gouvion, jeune officier d'un nom eelebre et deja grave dans les premieres pages de nos guerres. Le deuii de ses habits et le deuil plus profond de ses traits inspirent un interet involontaire aux tribunes et changent le tumulte en attention. Sa voix hesite et se voile ; on y sent I'indignation grondant sous I'attendrissement : a Messieurs, dit-il, j'avais un frere. bon pa- triote, qui, par I'estime de ses concitoyens, avait ete successivement commandant de la garde nationale et membre du departement. Toujours pret ^ se sacrifier pour la Revolution et pour la loi, c'est au nom de la Revolution et de la loi qu'il a ete requis de marcher a Nancy avec les braves gardes nationales. L^, il est tombe perce de cinq coups de baionnette sous la main de ceux que... Je demande si je suis condamne ^ voir tranquillement ici les assassins de mon frere ? — Eh bien ! sortez ! r crie une voix implacable. Les tribunes applaudissent ^ ce mot plus cruel et plus froidque le poignard. DES GIRONDINS J 49 On crie a has I a has ! L'indignation soutient [ M. de Gouvion contre sod niepris interieur. j c Quel est le lache qui se cache pour outi-ager i la douleur d'un fiere ? dit-il en cherchant des yeux I'ioterrupteur. — Je me nomme: c'est moi, » lui repond, en se levant, le depute Choudieu. Les tribunes couvient de batte- ments de mains I'insulte de Choudieu. On di- rait que cette foule n'a plus de coeur, et que la passion triomphe en elle, raeme de la nature. Mais M. de Gouvion etait appuye sur un sen- timent plus fort que la fureur d'un peuple, sur un genereux desespoir. II continua : i J'ai ap- plaudi comme homme ^ la clemence de I'As- semblee nationale quand elle a rompu les fers de ces malheureux soldats, qui etaient peut- etreegares.i On I'interrompt encore. II re- prend avec une energie contenue : « Les de- crets de I'Assembiee constituante, les ordres du roi, la voix de leurs chefs, les cris de la patrie ont ete impuissants sur eux. Sans pro- vocation de la part de la garde nationale des deux depaitements, ils ont fait feu sur les Franfais. Mon frere est tombe. tombe victime volontaire de son obeissance a vos decrets ! Non, ce ne sera jamais tranquillement que je verrai fletrir la memoire de ces gardes na- tionaux par des honneursaccordesaux hommes qui les ont immoles. i Couthon, jeune Jaco- bin, assis con loin de Kobespierre, dans les yeux de qui il semble puiser ses stoiques inspi- rations, se leve et combat Gouvion sans I'insul- ter. 1 Quel est I'esclave des prejuges qui oserait deshonorer des hommes que la loi a declares innocents? Qui ne ferait taire sa douleur per- sonnelle devant les interets et le triom|)he de la liberie ! i Mais la voix de Gouvion a remue au fond des coeurs une corde de justice et d'emotion naturelle qui paipite encore sous I'insensibilite des opinions. Deux fois I'Assem- biee, sommee par le president de voter pour ou contre I'admission aux honneurs de la seance, se leve en nombre egal pour on contre cette proposition. Les secretaires, juges de ces decisions, hesitent ci prononcer. lis pronon- cent enfin, apres deux epreuves, que la majo- rite est pour I'admission des Suisses ; mais la minorite proteste : I'arret est casse. On de mande I'appel nominal. L'appel nominal pro- nonce encore ^ une faible majorite que les soldats vont etre admis aux honneurs de la seance. lis entrent par une porte aux applau- dissements de delire des tribunes. L'infortune Gouvion sort au meme instant par la porte op- posee, la rongeur sur le front, la mort dans ses pensees. 11 jure qu'il ne rentrera jamais dans une assembl^e ou Ton force un frere ;\ voir et a feliciter les assassins de son frere. li va de ce pas demanderau ministre de la guerre son envoi h I'armee du Nord pour y mourir, el il y meurt. XX. Cependant on introduit les soldats. Collot- d'Herbois les preseote a I'admiration des tri- bunes. Les gardes nationaux de Versailles, qui leur ont fait cortege jusqu'a I'Assembiee, defilent dans la salle au bruit des tambours et aux cris de : Vive la nation I Des groupes de citoyens et de femmes de Paris, faisant flotter sur leurs tetes desdrnpeaux tricolores et bran- dissant des piques, les suivent; puis, les mem- bres des societes populaires de Paris presen- tent au president les drapeaux d'honneur donnes aux Suisses par les departements que ces triomphateurs viennent de traverser. Lea hommes du 14 juillet, par I'organe de Gon- chon, agitateur du faubourg Saint-Antoine, annoncent que ce faubourg fait fabriquer dix miile piques pour defendre la liberte et la patrie. Cette ovation legale, offerte par les Gi- rondins et par les Jacobins a des soldats indis- ciplines, autorisait le peuple de Paris a leur decerner le triomphe du scandale. Ce n'etait plus le peuple de la liberte, c'e- tait le peuple de i'anarchie ; la journee du 15 avril en rassemblait tous les symboles. La revoke armee contre les lois pour exemple ; des soldats mutines pour triomphateurs ; une galere colossale, instrument de supplice et de honte, couronnee de fleurs pour emblerae ; des femmes perdues et des filles recrutees dans les lieux de debauche, portant et baisant les debris des chaines de ces galeriens; qua- rante trophees etaiant les quarante noms de ces Suisses ; des couronnes civiques sur les noms de ces meurtriers des citoyens; lesbustes de Voltaire, de Rousseau, de Franklin, de Sidney, des plus grands philosophes et des plus vertueux pMriotes, meles avec les bustes ignobles de ces seditieux, et profanes par ce contact ; ces soldats eux-memes, etonnes sinon honteux de leur gloire, marchant au milieu d'un groupe de gardes francaises revokes, au- tre glorification de I'abandon des drapeaux et de I'indiscipline : la marche fermee par un char imitant encore par sa forme la proue d'une galere, sur ce char la statue de la Li- berte armee d'avance de la massue de septem- bre et coiffee du bonnet rouge, symbole em- prunte a la Phryjiie par les uns, aux bagnes par les autres ; le livre de la constitution porte processionnellement dans cette fete, comme pour y assister aux hommagesdecernes h ceux qui s'etaient amies contre les lois; des bandes de citoyens et de citoyennes, les piques des faubourgs. I'absence des baionnettes civiques ; des vociferations niena^antes, la musique des theatres, des hymnes demagogiques, des sta- tions derisoires a la Bastille, a I'Hotel-de- Ville, au Champ-de-Mars, h I'autel de la pa- trie ; des rondes immeuses et desordonnees, dans6es, ^ plusieurs reprises, par ces chaiaes 150 HISTOIRE d'homraes et de femmes autour de lagalercj triomphale et aux refrains cyniques de Pair de la Carmagnole ; des etnbrassements plus obs- cenes que patriotiques entre ces femmes et ces' soldats se precipitant dans les bras les uns des, autres, et, pour comble d'avilissement des lois, I Pethion, le maire de Paris, les magistrats du peuple, assistant en corps a cette fete et sanc- tionnaot cette insulte triomphale aux lois par leur faiblesse ou par leur complicite : telle fut cette fete, humiliante copie du 14 juillet, paro- die hoDteuse d'une insurrection qui parodiait une revolution I La France rougit, les bons citoyens furent consternes, la garde nationale commenpa k craindre les piques, la ville k craindre les faubourgs, et I'armee y re^ut le signal de la plus complete desorganisation. L'indignation des constitutionnels eclata en strophes ironiques dans un hymne d'Andre Chenier, ou ce jeune poete vengeait les lois et se marquait lui-raeme pour I'echafaud : Salut, divin triomphe ! Entre dans nos murailles ! Rends-uous cea soldats illustr^s Par le sang de Dfeaille et par les funirailles De nos citoyens massacres! LIVRE ONZIEME. Le contre-coup de ces triomphes de I'indis- cipline et du meurtre se fit ressentir partout dans I'insubordination des troupes, dans la de- sobeissance des gardes nationales et dans le soulevement des populations. Pendant qu'on fetait k Paris les Suisses de Chateauvieux, la populace de Marseille exigeait violemment I'ex- pulsion du regiment Suisse d.' Ernst, en garni- son a Aix, sous pretexte qu'il y favorisait I'a- ristocratie et qu'il y mena^ait la securite de la Provence. Sur le refus de ce regiment de quitter la ville, les Marseillais marchaient sur Aix, comme les Parisiens avaient marche sur Versailles aux journees d'octobre. lis entrai- naient dans leur violence la garde nationale destinee a la reprimer ; ils cernaient avec du canon le regiment d'£ms/, lui faisaient deposer les armes et le chassaient honteusement de- vant la sedition. La garde nationale, force es- sentiellement revolutionnaire, parce qu'elle participe comme peuple aux opinions, aux sen- timents et aux passions qu'elle doit contenir comme garde civique, suivait partout, par fai- blesse'ou par entrainement, les mobiles impres- sions de la foule. Comment des hommes sor- tant des clubs oii ils venaient d'approuver, d'ap- plaudir et souvent de souffler la sedition dans des discours patriotiques. pouvaient-ils, chan- geant de coeur et de role a la porte des socie tes populaires, prendre les armes contre les seditieux ? Aussi restaient-ils spectateurs quand ils n'etaient pas complices des insur- rections. La rarete des denrees coloniales, la cherte des grains, les rigueurs d'un hiver sinis- tre, tout contribuait a inqui^ter le peuple ; les agitateurs tournaient tous ces malheurs du temps en accusations et en haines contre la royaute. IL Le gouvernement impuissant et desarme etait rendu responsable des severites de la na- ture. Des emissaires occultes, des bandes ar- mees parcouraient les villes et les bourgs ou se tenaient les marches, y semaient les bruits alarmants, y provoquaient le peuple a laxer lea grains et les farines, y designaient les mar- chands de ble sous le nom d'accapareurs : I'ac- cusation perfide d'accaparetnent etait un arret de mort. La crainte d'etre accuse d'affamer le peuple arretait toute speculation de commerce et contribuait bien plus qu'une penurie reeiJe k la disette sur les marches. II n'y a rien de si rare qu'une denree qui se cache. Les magasins de ble etaient des crimes aux yeux des con- sommateurs de pain. Le maire d'Etampes, Simoneau, homme integre et magistrat intre- pide, fut une victime sacrifice au soupcon du peuple. Etarapes etait un des grands marches d'approvisionnement de Paris. II importait plus qu'ailleurs d'y conserver la liberte du commerce et I'aflfluence des farines. Un at- troupement, compose d'hommes et de femmes des villages voisins rassembles au son du tocsin, marche sur la ville un jour de marche, prec6- de de tambours, arme de fusils et de four- ches, pour taxer les grains, les en lever de force aux proprietaires. se les partager et extermi- ner, disaient-ils, les accapareurs, parmi lesquels des voix sinistres melaient tout bas le nom de Simoneau. La garde nationale s'eflfapait. Cent hommes du 18e regiment de cavalerie, en d6- tachement a Etampes, etaient toute la force DES GTRONDINS 151 publique a la disposition du maiie. L'officier repondit de ces soldats comme de lui-meme. Apres de longs pourparlers avec les seditieux. pour les ramener a la raison et la loi, Simo- neau rentra a la maison commune, fit deployer le drapeau rouge, proclama la loi martiale et marcha de nouveau centre les revokes, entou- r6 du corps municipal et au centre de la force arm^e, Arrivee sur la place d'Etampes, la foule enveloppe et coupe le detachement. Les cavaliers laissent le maire a decouvert : pas un sabre n'est tire pour sa defense. En vain il les somme au nom de la loi et au nom des armes qu'ils portent de preter secours au magistrat contre ses assassins ; en vain il saisit la bride d'un des cavaliers les plus rapprocbes de lui en criant : A moi, mes amis ! Atteint de coups de fourche et de coups de fusil, dans ce geste meme de I'appel a la force, il tombe en tenant encore dans la main les renes du la- che cavalier qu'il implore ; celui-ci, pour se degager, abat d'un revers de son sabre le bras du maire deja expire, et en laisse le corps aux insultes du peuple. Les scelerats restes mai- tres du cadavre s'acharnent sur ses restes pal- pitants; ils deliberent s'ils lui couperont la tete. Les chefs font defiler leur troupe en pas- sant sur le corps du maire et en trempant leurs pieds dans son sang. Puis ils sortent tambour battant de la ville et vont s'enivrer toute la nuit dans les faubourgs : la taxe des grains, motif apparent de la sedition, fut negligee dans I'i- vresse du triomphe. II n'y eut point de pillage, 8oit que le sang fit oublier la faira au peuple, soil que la faim elle-meme ne fut que le pre- texte des assassinats. in. Au moment ou tout s'ecroulait ainsi autour du trone, un homme, celebre par I'immense part qu'on lui attribuait dans la ruine publique, chercha h se rapprocherdu roi : c'etait Louis- Philippe-Joseph, due d'Orleans, premier prin- ce du sang. Je m'arrete pour cet homme, de- vant lequel I'histoire s'est arretee jusqu'ici sans pouvoir discerner la vraie place qu'on doit lui donner dans ces evenements. Enigme pour lui-meme, il est reste enigme pour I'aveoir. Le vrai motde cette enigme, fut-il ambition ou patriotisme, faiblesse ou conjuration ? c'est aux faits de prononcer. L'opinion publique a ses prejuges. F rappee de I'immensite de loeuvre qui s'accomplit, 6tourdie, pour ainsi dire, par la rapidite du mouvement qui entraine les choses, elle ne peut croire qu'un ensemble de causes naturelles, combinees par la Providence avec Tavenement de certaines idees dans I'esprit humain, etai- dees par la coincidence des temps, puisse pro duire ;\ elle seule ces grandes commotions. Elle y cherche le surnaturel, le raerveilleux, la fatalite. Elle se plait a imaginer des causes la- tentes agissant dans le mystere, et faisant mou- voir de la, en cachant la main, les homraes et les evenements. Elle prend, en un mot, toute revolution pour une conjuration ; et, s'il se rencontre a I'origine, au noeud on au denoii- ment de ces crises un homme principal a I'inte- ret duquel ces evenements puissent se rappor- ter, elle Ten suppose I'auteur, elle lui attribue dans ces revolutions toute Taction et toute la place de I'idee qui les accomplit, et, heureux ou malheureux, innocent ou coupable, elle lui donne a lui seul toute la gloire ou tout le tort du temps. Elle divinise son nom ou elle sup- plicie sa memoire. Tel fut, depuis cinquante ans, le sort du due d'Orleans. IV. C'est une tradition historique dans les peu- I pies, depuis la plus haute antiquite, que le tro- I ne use les races royales, et que, pendant que les branches regnantes s'enervent par la possession de I'empire, les branches cadettes se fortifient et grandissent en nourrissant I'ambition de s'e- lever plus haut, et en respirant plus pres du peuple un air moins corrompu que I'air des cours. Ainsi, pendant que la primogeniture donne le pouvoir aux aines, les peuples donnent aux seconds la popularite. Ce phenoraene d'une famille plus belle et plus populaire que la famille regnante, crois- sant aupres du trone et affectant avec le trone sur I'esprit de la nation une dangereuse rivali- te, se retrouvait depuis Louis XIV dans la maison d'Orleans. .Si cette situation equivoque donnait aux princes de cette famille quelques vertus, elle leur donnait aussi des vices corres- pondants. Plus intelligents et plus ambitieux que les fils du roi, ils etaient aussi plus re- mnants. La contrainte m^me dans laquelle la politique de la maison regnante les tenait con- damnait leur pensee ou leur courage h rioac- tion et les for9ait d'user, dans les desordres ou dans la mollesse, les facultes naturelles et I'im- mense fortune dont on ne leur laissait pas d'autre emploi. Trop grands pour des citoyens, trop dangereux a la tete des armees ou dans les affaires, ils n'avaient leur place ni dans le peu- ple, ni dans la cour ; ils la prenaient dans l'opi- nion. Le regent, homme superieur. degrade par la longue subalternit^ de son role, avait ete le plus 6clatant exemple de ces vertus et de ces vices du sang d'Orleans. Depuis le regent, ces princes, doues comme lui de ciiurage et d"es- prit naturel, avaient tente la gloire des gran- des actions dans leur premiere jeunesse. lie avaient ete replonges avant I'age dans I'obscu- rite, dans les plaisirs uu dans la devotion par la jalousie de la maison regnante. Au premier eclat qui s'etait attach^ ^ leur nom, on I'avait .Ir 152 HISTOIRE voile. Coupables de leur merite, leur uom les i sollicitait h la gloire ; et des qu'ils se montraient j faits pour Ici meriter, on la leur defendait. Ces i princes devaient se transmettre avec leurs tra- | ditioDS de fatnille rimpatience d'uti change- | ment dans le gouvernement, qui leur permit d'etre homines. Louis-Philippe-Joseph, due d'Orleans, etait n6 a I'epoque precise oii son rang, sa fortune et son caractere devaient le jeter dans un cou- rant d'idees nouvelles que ses passions de fa- mille I'appelaient a favoriser, et dans lequel une fois entraine il lui serait impossible de s'arreter ailleurs que sur le trone ou sur I'echafaud. II ; avait vingt ans quand les premiers symptomes de cette revolution eclaterent. Ce prince etait beau comme ceux de sa ra- | ce. Une taille elancee, une attitude ferme, un visage souriant, un regard lumineux, des mem- bres assouplis par tous les exercices du corps, I'amour et le maniement du cheval, ce piedes- tal des princes : une familiarite sans bassesse, une elocution facile, des elans de courage, une liberalite prodigue enveis les arts, ces vices memes qui ne sont que le luxede I'age, tout le signalait a I'engouement populaire. II en jouis- sait avec ivresse. Ces enivrements precoces at- teignirent peut-etre son boa sens naturel. L'a- mour du peuple lui parut une vengeance du mepris ou la cour le laissait. II bravait inte- I'ieurement le roi de Versailles en se sentant le roi de Paris. II avait epouse une princesse d'une race aus- si adoree du peuple, fille unique du due de Penthievre. Belle, aimable, vertueuse, elleap- ^ portait en dot h son mari, avec I'immense for- \ tuns du ducde Penthievre, la clientele de con- sideration, de faveur populaire et de respect public qui s'attachait a sa maison. Le premier acte politique du due d'Orleans fut une resis- ' tance bardie aux volontes de la cour a I'epoque | del'exil des parlements. Exile lui-meme dans son chateau de Fillers Collertts, I'inteiet du ' peuple I'y suivit. Les applaudissements de la ! France lui rendirent douce la disgrace de la cour. II crut comprendre le role d'un grand | citoyen dans un pays libre; il y aspira. II ou- blia trop aisement, dans riitmosphere d'adula- tion qui I'entourait, qu'on n'est pas grand ci- toyen seulement pour complaire au peuple, : mais pour le defendre, pour le servir et sou- vent pour lui resister. Rentre ii Paris, il voulut joindre le prestige de la gloire des armes aux couronnes civiques dont on d^corait deja son nom. II sollicita de la cour la digrfte de grand-amiral de France, dont la survivance lui appartenait apres le due de Penthievre, son beau-pere. Elle lui fut re- i fuB^e. II s'embarqua comme volontnire a bord i de la flotte commandee par le comte d'Orvilliers, et se trouva au combat d'Ouessant le 27 juillet 1778. Les suites de ce combat, ou la victoire resta sans resultat par une fausse manoeuvre^ furent imputees ^ la faiblesse du due d'Orleans, qui aurait arrete la poursuite de lennemi. Ces bruits deshonorants, inventes et semes par la haine de la cour, aigrirent les ressentiments du jeune prince, mais ne purent voiler I'eclat de sa valeui. II en prodigua les preuves jusqu'ci des caprices de courage iudignes de son rang. II s'elanpa, a Saint-Cloud, dans le premier bal- lon qui emporta des navigateurs aeriens dans I'espace. La calomnie le poursuivit jusque-la : on repandit le bruit qu'il avait creve le ballon, d'un coup d'epee, pour forcer ses compagnons a redescendre. II s'etablit entre la cour et lui une lutte incessante d'audace d'un cote, de de- nigrement de I'autre. Le roi le traitait nean- moins avec I'indulgence de la vertu pour les legeretes de la jeuuesse. Le comte d'Artois le prenait pour compagnon assidu de ses plaisirs. La reine, qui aimait le comte d'Artois, crai- gnait pour son beau-frere la contagion des de- sordres et des amours du due d'Orleans. Elle haissait a la fois dans ce jeune prince le favori du peuple de Paris et le corrupteur du comte d'Artois. Elle fit acheter au roi le chateau presque royal de Saint- Cloud, sejour prefere du due d'Orleans. D'infames insinuations contre ses moeurs transpiraient sans cesse des demi confidences des courtisans. On I'accusa d'avoir fait empoisonner par des courtisanes le sang du prince de Lamballe, son beau-frere, et de I'avoir enerve de debauches, pour heriter seul de I'immense apanage de la maison dc Penthievre. Ce crime n'etait que le crime de la haine qui I'inventait. Persecute ainsi par I'animositie de la cour, le due d'Orleans fut refoule de plus en plus dans I'isolement. Dans de frequents voyages en Angleterre, il se lia d'amitie avec le prince de Galles, heritier du trone, prenant pour amis tous les ennemis de son pere, jouant h la sedi- tion, deshonore de dettes, pare de scandales, prolongeant au dela de la jeunesse ces passions de princes, les chevaux, la table, le jeu, les femmes ; souriant aux menees et aux discours tribunitiens de Fox, de Sheridan, de Burke, et preludant a I'exercice du pouvoir royal par toutes les audaces d'un fils insoumis et d'un citoyen factieux. Le due d'Orleans puisa ainsi le gout de la liberte dans la vie de Londres. II en rapporta en France les habitudes d'insolence contre la cour, I'appetit des agitations populaires, ie me- pris pour son propre rang, la familiarite avec la foule, la vie bourgeoise dans le palais, et cette simplicity des habits qui, en enlevant a la noblesse fran^;aise son uniforme et en rappro- chant tous les rangs, detruisait dejt^ entre les citoyens les inegalites du costume. Livre alors exclusivement au soin de r^parer sa fortune oberee, le due d'Orleans construisit le Palais- Royal. II cbangea les nobles et spa- D ES GIRONDINS. 153 cieux jardins de son palais en un marche de luxe, coDsacre le jour au trafic, la nuit auxjeux, b. la debauche ; veritable sentine de vices batie au centre de la capitale ; ceuvre de cupidite que les antiques mceurs ne pardonnerent pas h ce prince, et qui, adoptee peu h peu comme le Forum de I'oisivete du peuple de Paris, devait devenir bientot le berceau de la Revolution. Cette revolution s'avanpait. Le prince I'atten- dait dans I'oisivete, comme si la liberte du monde n'eut ete qu'une favorite de plus. Cependant sa haine connue contre la cour avail naturellement attire dans sa familiarite tous ceux qui voulaient un renversement. lie Palais-Royal fut le centre elegant d'une cons- piration, a portes ouvertes, pour la reforme du gouvernement. La philosophic du siecle s'y rencontrait avec la politique et la litterature. C'etait le palais de I'opinion. Buffon y venait assidument passer les dernieres soirees de sa vie; Rousseau y recevait de loin le seul culte que sa fiere susceptibilite permit h des princes ; Franklin et les republicains d'Amerique, Gib- bon et les orateurs de I'opposition anglaise, Grimm et les philosophes allemands, Diderot, Sieyes, Sillery, Laclos. Suard. Florian, Raynal, La Harpe et tous les penseurs ou les ecrivains qui pressentaient le nouvel esprit s'y rencon- traient avec les artistes et les savants celebres. Voltaire lui-meme, proscrit de Versailles par le respect humain d'une cour qui adorait son genie, y vint a son dernier voyage. Le prince lui presenta ses enfants, dont I'un regne au- jourdhui sur la France. Le philnsophe mou- rant les benissait, comme ceux de Franklin, au nom de la raison et de 1 1 liberte. Ce n'est pas que ce prince eut par lui-meme le sentiment des lettres et le culte de la pensee : il avail trop cultive ses sens pour etre sensible aux delices de I'intelligence ; mais le sentiment r^volutionnaire lui conseillait instinctivement de rallier toutes les forces qui pouvaient un jour servir la liberte. Promptemenl lasse de la beaule el de la vertu de la duchesse d'Orleans, il avail conpu pour une femme belle, spirituelle, insinuante, un sentiment qui n'enchainail pas les caprices de son cceur. mais qui dominail ses inconstances el qui gouvernail sou esprit. Cette femme, seduisante alors, c6lebre depuis, etait la comlesse de Sillery-Genlis, fille du marquis Ducrel de Saint-Aubin, gentilhomme du Cha- rolais, sans fortune. Sa mere, jeune el belle en- core elle-meme, I'avait amenee h Paris, dans la maison de M. de la Popeliniere, financier c^lebre, donl elle avail captive la vieillesse. Elle elevail sa fille pour la destinee douteuse de ces femmes h qui la nature a prodigue la beaule et I'esprit, el a qui la society a refuse le necessaire ; aventuiieres de la socilte, quel- quefois elevees, quelquefois avilies par elle. Les maitres les plus celebres formaient cette enfant a tous les arts de I'esprit et de la main ; sa mere la formait a lambition. La condition subalterne de cette mere chez son opulent pro- tec'iCur formait sa fille a la souplesse et a I'adu- lation des illustres domesticites. A seize ans,sa beaule precoce el sou talent musical la faisaient deja rechercher dans les salons ; sa mere I'y produisait dans une publicite equivoque entre le theatre et le monde. Artiste pour les uns, elle etait fille bien nee pour les autres ; elle sedui- sail tous les yeux, les vieillards memes oubliai- enlleurage. M.deBuflFon I'appelait c ma fille ;» sa parente avec madame de Montesson, veuve du feu due d'Orleans, la rapprochait de la maison du jeune prince. Le comte de Sillery-Gealis en devint amoureux et re|)ousa, malgre la re- sistance de sa famille. Ami et confident du due d'Orleans, le comte de Sillery obtint pour sa femme une place k la cour de madame la duchesse d'Orleans. Le temps el son esprit firent le reste. Le dui. s'attacha a elle avec la double force de son admiration pour sa beaule el de son admiration pour la superiorile de son in- telligence ; elle affermit un des empires par I'autre. Les plaintes de la duchesse outragee ne firent que changer le penchant du due en obstination. Ilfutdomine; il voulut s'honorer de son sentiment, il le proclama en cherchanl seulement a le colorer du pretexte de I'^duca- tion de ses enfants. La comlesse de Genlis poursuivait a la fois I'ambition des eouis, la gloire des lettres : elle ecrivaii avec elegance ces ouvrages legers qui amusent I'oisivete des femmes en egarant leur cceur sur des amours imaginaires. Les romans, qui sont pour l"Oc- cident ce que I'opium est pour les Orientaux, les reves eveilles du jour, etaient devenus le besoin el I'evenement des salons. Madame de Genlis en composait avec grace, et elle les revetait d'une certaine hypocrisie d'austerite qui donnail de la deeence a I'amour ; elle af- feetait de plus une universalite de sciences qui faisait disparaitre son sexe sous les pretentions de son esprit, et qui rappelait dans sa personne ces femmes de I'ltalie professant la philosophic un voile sur le visage. Le due d'Orleans. novaleur en tout, crut avoir trouve dans une femme le mentor de ses fils. II la nomma gouverneur de ses enfants. La duchesse irritee protesta contre ce scandale; la course moqua, le public fulebloui. L'opinion qui cede i» celui qui la brave murmura, puis se tut; I'avenir donna raison au pere: les eleves de cette femme ne furent pas des princes, mais des hommes. Elle attiraitau Palais-Royal tous les dictateurs de l'opinion. Le premier club de France se tenait ainsi dans les appartements memes du premier priace du sang. La littera- 154 HISTOIRE ture voilait au dehors ces conciliabules, comme la folie du premier Brutus voilait sa vengeance. Le due n'etait peut-etre pas un conspirateur, rnais il y eut des lors un parti d'Orleans. Sieyes, I'oracle mysterieux de la Revolution, qui semblait la porter dans son front pensif et la couver dans son silence ; le due de Lauzun, passant des coniidences de Trianon aux conci- liabules du Palais-Royal ; Laclos, jeune officier d'artillerie, auteur d'un roman obscene, capable au besoin d'elever I'intrigue romanesque jusqu'a la conjuration politique; Sillery, aigri centre sa caste, irreconciliable avec la cour, ambitieux, mecontent, n'attendant plus rien que de I'in- connu ; d'autres hommes, enfin, plus obscurs mais non moins actifs, et servant d'echelons invisibles pour descendre des salons d'un prince dans les profondeurs du peuple ; les uns la tete, les autres les bras de I'arabition du due, se donnaient rendez-vous dans ces conseils. On ne 36 marquait sans doute pas le but, mais on se plafait sur la pente et Ton se laissait aller a sa fortune. La fortune, c'etait une revolution. Le merveilleux, ce prestige des masses, qui est h I'imagination ce que le calcul est a la raison, ne manqU'iit pas meme au parti d'Orleans. Des propheties, ces pressentiments populaires de la destinee ; des prodiges doraestiques admis par la credulite inieressee des nombreux clients de cette maison, annonfaient le trone prochain h un de ses princes. Ces bruits couraient dans le peuple ou d'eux-memes, ou par I'habile insinua- tion des partisans de la maison d'Orleans. A la convocation des etats-generaux, le due n'avait pas hesite h se prononcer pour les re- formes les plus populaires; les instructions qu'il fit rediger pour les electeurs de ses domaines furent I'oeuvre de I'abbe Sieyes. Le prince lui- meme brigua le titre et le mandat de citoyen. Elu depute de la noblesse de Paris a Crespy et k Villers-Cotterets, il choisit Crespy parce que les cahiers de ce bailliage etaient les plus patriotiques. A la procession des etats-gene- raux, il laissa vide sa place parmi les princes et marcha au milieu des deputes. Cette abdication de sa dignite pres du trone, pour se parer de sa dignite de citoyen, lui vaiut les applaudissements de la nation. La faveur publique pour lui etait telle que, s'il eut ete un due de Guise, et que Louis XVI eut ete un Henri III, les etats-generaux au- raient fini comme ceux de Blois, par un assas- sinat ou par uue usurpation. Reuni au tiers etat pour conquerir I'egalite et I'amitie de la nation sur la noblesse, il fit le serment du Jeu de paume. II se rangea derriere Mirabeau pour desobeir au roi. Nomme president par TAssemblee nationale, il refusa cet honneur, pour le laisser h un citoyen. Le jour ou la des- titution de M. Necker trahit les projets hos- tiles de la cour et ou le peuple de Paris nomma d'acclamatioa ses chefs et sea defenseurs, le nom du due d'Orleans sortit le premier; la France prit, dans le jardin de son palais, les couleurs de sa livree pour cocarde. A la voix de Camille Desmoulins, qui jeta le cri d'a- larme dans le Palais-Royal, les attroupements se formerent, Legendre et Freron les guide- rent; ils arborerent le buste du due d'Orleans avec celui de Necker, les couvrirent d'un crepe noir, et les promenerent, tete nue, au milieu des citoyens silencieux. Le sang coula; le ca- davre d'un des citoyens qui portaient les bus- tes, tue par la troupe, servit d'etendard au peuple. Le due d'Orleans fut ainsi mele, par son palais, par son nom, par son image, au premier combat et au premier meurtre de la iiberte. C'en fut assez pour que sa main partlt mouvoir partout les fils des evenements. Soit defaut d'audace, soit defaut d'ambition, il ne prit jamais I'attitude du role que I'opinion lui assignait. II ne parut pas alors pousser les choses au dela de la conquete d'une constitu- tion pour son pays, et du role d'un grand pa- triote pour lui-meme. II respecta ou il m6- prisa le trone. L'un ou I'autre de ces senti- ments le grandit aux yeux de I'histoire. Tout le monde etait de son parti, excepte lui-meme. Les hommes impartiaux en firent honneur^ sa moderation, les revolutionnaires en firent honte k son caractere. Mirabeau, qui cherchait un pretendant pour personnifier la revolte, avait eu des ectrevues secretes avec le due d'Orleans; il avait tdte son ambition pour ju- ger si elle irait jusqu'au trone. II s'etait retire mecontent : il avait trahi sa deception par des mots injurieux. Mirabeau avait besoin d'un conspirateur, il n'avait trouve qu'un patriote. Ce qu'il meprisait dans le due d'Orleans, ce n'etait pas la meditation d'un crime, c'6tait le refus d'etre son complice. II n'attendait pas tant de scrupules. II s'en vengea en appelant ce desinteressement du trone la lachete d'un ambitieux. La Fayette haissait d'instinct dans le due d'Orleans un rival d'influence. II accusait le prince de fomenter des troubles qu'il se sentait impuissant a reprimer. On pretendait avoir vu le due d'Orleans ainsi que Mirabeau mel^s aux groupes d'hommes et de femmes et leur montrant du geste le chateau. Mirabeau se defendit par le sourire du mepris. Le due d'Orleans demontra plus s^rieusement son in- nocence. Un assassinat en tuant le roi ou la reine laissait vivre la monarchic, les lois du royaume et les princes h6ritiers du trone. II ne pouvaity monter que sur cinq cadavres pla- ces par la nature entre son ambition et lui. Ces echelons du crime ne I'auraient conduit qu'a I'execration de la nation et auraient hisse meme les assassins. De plus, il demontrait par de nombreux et irrecusables t^moignages qu'il n'etait alle h Versailles ni le 4 ni le 5 oc- tobre. Parti de Versailles le 3, apr^s la seance D E S G 1 R O N D I xN S , 155 de I'Assemblee natioDale, il etait revenu a Pa- ris. II avait passe la journee du 4 dans son pa- lais et dans ses jardins de Mousseaux. Le 5 il etait reparti pour Mousseaux. Son cabriolet ayant casse sur le boulevard, il avait continue sa course a pied par les Champs-Elysees. II avait passe la journee a Passy avec ses enfants et madame de Genlis. II avait soupe a Mous- seaux avec son intimite et couche encore a Pa- ris. Ce n'etait que le 6 au matin, quinstruit des evenements de la veille, il etait parti pour Versailles, et que sa voiture avait ete arretee au pont de Sevres par le cortege qui portait les tetes coupees des gardes du roi. Si ce n'etait pas la conduite d'un prince du sang qui vole au secours de son roi et qui se place au pied du trone, entre le souverain menace et le peuple, ce n'etait pas non plus celle d'un usurpateur audacieux qui tente la revoke par occasion et qui presente au moins au peuple un crime tout fait. La conduite de ce prince ne fut qu'une ex- pectative, soit qu'il ne voulut recevoir la cou- ronne que de la fatalite des evenements et sans tendre la main vers sa fortune, soit qu'il eut plus d'indifterence que d'ambition pour le rang supreme, soit enfin qu'il ne voulut pas mettre sa royaute comme une halte sur la route de la liberte, qu'il aspirat sincerement a la republi- que, et que le titre de premier citoyen d'une nation libre lui parut plus grand que le titre de roi. VII. Neanmoins, peu de temps apres les journees des o et 6 octobre. La Fayette voulut rompre la liaison du due d'Orleans et de Alirabeau. II resolut d'eloigner, a tout prix, ce prince de la scene, et de le forcer, par une contrainte mo- rale ou par la ten-eur d'un proces pour crime d'Etat, a s'exiler a Londres. Jl fit entrer le roi et la reine dans ce plan, en les alarmant sur les complots du prince et en lei>r montrant en lui un competiteur au trone. La Fayette disait un jour h la reine que ce prince etait le seul homme sur qui le soupfon p6t tomber. i Mon- sieur, lui repondit la reine en le regardant avec une affectation d'incredulite, est-il done necessaire d'etre prince pour pretendre h la couronne? — Du moins, madame, repliqua le general, je ne connais que le due d'Orleans qui en voulut. s La Fayette pr^sumait trop de Tambition du prince. VIII. Mirabeau, decourage des hesitations et des scrupules du due d'Orleans, et le trouvant au- dessous ou au-dessus du crime, le rejeta comme on complice d'ambition mepris6, et chercha a se rapprocher de La Fayette. Celui-ci, qui a'avait que la force armee, mais qui sentait [ dans Mirabeau toute la force morale, sourit k i I'idee de ce duumvirat qui leur assurait I'em- pire. II y eut des entrevues secretes a Paris eta Passy entre ces deux rivaux. La Fayette, I repoussant toute idee d'usurpation au profit d'un prince, declara a Mirabeau qu'il fallait re- noncer a tout complot crirainel contre la reine, si Ton voulait s'entendre avec lui. — i Eh bien ! general, repondit Mirabeau, puisque vous le voulez, qu'elle vive ! Une reine humiliee pent etre utile ; mais une reine egorgee n'est bonne qu'a faire composer une mauvaise tragedie I » Cette saillie atroce, qui prenait le sang d'une femme en plaisanterie, fut connue plus tard de la reine, qui la pardonna a Mirabeau, et j n'empecha pas ses liaisons avec le grand I orateur. Mais le mot dut rester sur le coeur ' de cetle princesse. comme un indice sanglant de ce qu'elle pouvait craindre. La Fayette, sur de I'assentiment du roi et j de la reine, appuye sur I'indignation de la garde nationale, qui commencait a se lasser des factieux, osa prendre tout bas envers ce prince le ton d'un dictateur, et prononcer con- tre lui un exil arbitraire sous les apparences d'une mission librement acceptee. II fit prier le due d'Orleans de lui donner un rendez-vous , chez la marquise de Coigny, femme noble et spirituel'e, attachee a La Fayette; et dans le salon de laquelle le due d'Orleans se rencon- trait quelquefois avec lui. A la suite d'une con- versation que les murs seuls entendirent, mais dont les resultats peuvent donno- le sens, et que Mirabeau, de qui elle fut connue, appelait tres-imperieuse d'un cole, /.res-resignee de Vau- I Ire, il fut convenu que le due d'Orleans parti- I rait immediatement pour Londres. Les amis de ce prince le firent changer de I resolution dans la nuit. II en informa La ! Fayette par un billet. La Fayette lui indiqua un second rendez-vous, le somma de tenir sa parole, lui enjoignit de partir dans les vingt- quatre heures, et le conduisit chez le roi. Li^, le prince accepla la mission Active, et promit de ne rien negliger pour dejouer en Angleterre les complots des artisans des troubles du royaume. i Vous y etes plus interesse que personne, lui dit La Fayette en presence du roi, car personne n'y est plus compromis que vous. I Mirabeau, instruit de cette oppression de La Fayette et de la cour sur I'esprit du due d'Orleans, offrit au due ses services, le tenta par les dernieres seductions du rang supreme. Le plan de son discours du lendemain h I'As- semblee etait dej;\ confu. II denoncerait comme une conspiration du despotisme ce coup d'Etat contre un seul citoyen, dans lequel la liberte de )tous les citoyens etait atteinte, i cette violation de I'inviolabilite des representants de la nation dans I'exil transparent d'un prince du sang; il montrerait La Fayette se servant de la main royale pour frapper ses rivaux'de popularite, et 156 HIS TO IRE pour couviir sa dictature insolente i3e la sane tion venerable du chef de la nation et du chef de la famille. i Mirabeau ne doutait pas du sou- levement de rAssemblee contre une si odieuse tentative, et promit aux amis du due d'Orleans UD de ces retours d'opinion qui elevent un homme plus haut que le rang d'ou il est tombe. Ces paroles, soutenues des supplications de Laclos, de Sillery, de Lauzun, ebranlerent une seconde fois la resolution du prince. 11 vit de la honte danscet exil voiontaire, oiiil n'avait vu d'abord que de la magnanimite. A la pointe du jour, il ecrivit qu'il ne partirait pas. La Fayette le fait appeler chez le ministre des affaires etrangeres. La, le prince, vaincu de nouveau, ecrit h rAssemblee une lettre qui detruit d'avance tout I'effet de la denonciation de Mirabeau. iMes ennemis pretendent, dit le due h La Fayette, que vous vous vantez d'avoir contre moi des preuves de complicite dans les attentats du 5 octobre? — Ce sont plutot mes ennemis qui le disent, lui repondit La Fayette; si j'avais des preuves contre vous, je vous aurais dej^ fait arreter. Je n'en ai pas, mais j'en cherche. J Le duo d'Orleans partit. Neuf mois s'etaient ecoules depuis son retour. L'Assem- blee constituante avait laisse sans autre tutelle que I'anarchie la constitution qu'elle venait de voter. Le desordre etait dans le royaume ; les premiers actes de l'Assemblt§e legislative an- nonpaient I'hesitation d'un peuple qui fait une halte sur une pente, mais qui la descendra jus- qu'au fond. IX. Les Girondins, depassant du premier pas le parti des Barnave et des Lameth, indiquaient la volonte de pousser la France sans prepara- tion dans la republique. Le due d'Orleans, que son long sejour en Angleterre avait laisse re- flechir, loin de I'entrainement des evenements etdes factions, sentitson sang de Bourbon par- ler en lui. II ne cessa pas d'etre patriote; mais il comprit que le salut de la patrie, au moment d'une guerre imminente, n'etait pas dans I'a- neantissement du pouvoir executif. Sans doute aussi la pitie pour le roi et pour la reine se re- veilla dans un coeur ou la haine n'avait pas etouffe toute generosity. II se sentit trop venge par les journees du 6 octobre, par I'humiliation du roi devanl I'Assemblee, par les insultes quo- tidiennes de la populace sous les fenetres de Marie-Antoinette, et par les nuits sinistres de cette famille dont le palais n'etait plus qu'une prison; peut-etre aussi craignait-ii pour lui- meme I'ingratitude des revolutions. II etait parti pour I'Angleterre par con- trainte; il y etait reste par une apprehension reelle que son nom servit de pretexte a des agitations dans Paris. Laclos etait venu de temps en temps Ji Londres pour tenter de nou- veau I'anabitioa de I'exile, et lui faire honte d'une condescendance h La Fayette, que la France prenait pour lachete. L'orgueil du prince s'etait souleve k cette idee, il menapait de repartir; les representations de M. de La Luzerne, ministre de France h Londres, celles de M. de Boinville, aide-de camp de La Fayette, et enfin sa propre prevoyance avaient prevalu sur les iocitations de Laclos. On ea trouve la preuve dans ce billet de M. de La Luzerne, trouve dans I'armoire de fer parmi les secrets papiers du roi. i J'atteste, dit M. de La Luzerne, que j'ai presente ;i M. le due d'Orleans M. de Boinville, aide-de-camp de M. de La Fayette ; que M. de Boinville a de- clare au due d'Orleans qu'on etait tres-inquiet des troubles que pourraient exciter, en ce mo- ment dans Paris, des malintentionnes qui ne manqueraient pas de se servir de son nom pour troubler la capitale, et peut-etre le royaume, et qu'on le conjurait, par ce motif, de retarder I'epoque de son retour. M. le due d'Orleans, ne voulant en aucune maniere donner lieu ou pretexte a ce que la tranquillite fut troublee, a consenti a differer son depart, i X. II partit enfin et fit d'inutiles demarches k son retour pour etre employe dans la marine. C'est dans ces dispositions flottantes d'esprit que M. Bertrand de Molleville lui adressa, de la part du roi, sa nomination au grade d'amiral. Le due d'Orleans alia remercier le ministre. II ajouta : " Qu'il etait heureux de la grace que le roi lui accordait, parce qu'elle lui four- nirait I'occasion de faire connaitre a ce prince ses sentiinents odieusement calomnies. Je suis bien malheureux, poursuivit-il ; on s'est servi de mon noin pour des horreurs qu'on m'a im- putees, on m'en a cru coupable parce que j'ai dedaigne de me justifier. On jugera bientot si ma conduite dementira mes paroles. 2 L'air de franchise et de loyaute, le ton signi- ficatif avec lequel le due d'Orleans prononpa ces mots, frapperent le ministre violemment prevenu contre son innocence. II demanda au prince s'il consentirait a tenir directement au roi un langage quiconsolerait son coeur et dont il craignait d'affaiblir I'energie en le transmet- tant. Le due accueillit avec empressement I'id^e de voir le roi, si le roi daignait le rece- voir. II manifesta I'intention de se rendre, le lendemain, au chateau. Le roi, prevenu par son ministre, attendit le prince et s'enferma longtemps seul avec lui. Un ecrit confidentiel de la main du prince lui meme, et redige d'abord pour justifier sa raemoire aux yeux de ses enfants et de ses amis, futintroduit dans les mysteres de cet en- tretien. « Les democrates outres, dit le due d'Orleans, ont pense que je voulais faire de la France une republique ; les arabitieux out era DES GIRONDINS. 167 que je voulais, a force de popularite, forcer le roi a remettie radministration du royaume entre mes mains; enfin les patriotes vertueux ont eu sur moi I'illusion meme de leur vertu : ils ont pense que je m'imtnolais tout entier a la chose publique. Les uns m'ont fait pire, les autres ineilleur que je ne suis. J'ai suivi ma nature, voila tout. Elle me portait. avant tout, vers la liberte. Je crus en voir I'image dans les parlements. qui du moins en avaient le ton et les formes. J'embrassai ce fantome de re- presentation. Trois fois je me sacrifiai pour ces parlements. Les deux premieres fois, ce fut une conviction de ma part ; la troisieme, ce fut pour ne pas me d^mentir moi-meme. J'a- vais 6te en Angleterre, j'y avals vu la vraie li- berte ; je ne doutai pas aux etats-generaux que la France ne voulut la conquerir. A peine eus- je entrevu que la France aurait des citoyens, que je voulus etre un de ces citoyens moi- meme. Je fis legerement tons les sacrifices de rang et de privileges qui me separaicnt de la nation, lis ne me couterent rien. J'aspirai h etre depute ; je le fus: je passai du cote du tiers etat, non par faction, mais par justice. 11 etait, selon moi, impossible, des ce moment, d'empecher la revolution de s'accomplir. Quelques personnes autour du roi penserent autrement. On rassembla des troupes ; elles entourereut I'Assemblee nationale. Paris se crut menace et se souleva ; les gardes-fran- paises vivant au milieu du peuple suivirent le courant du peuple. On repandit que mon or avait achete ce regiment. Je dirai franche- ment mon opinion. Si les gardes-franfaises s'etaient conduits autrement, c'est alors que j'aurais cru qu'on les avait achetes ; car leur hostilite au peuple de Paris eut ete contre na- ture. On porta mon buste avec relui de M. Necker au 14 juillei ! Pourquoi ? Parce que ce ministre des esperances publiques etait adore de la nation, et que mon nom se trouvait sur les listes des deputes ci I'Assemblee qui devaient, disait-on, etre arretes avec ce mi- nistre par les troupes appelees autour de Ver- sailles. Au milieu de ces evenements si favo- rables a un factieux, que fis-je pour en profiter ? Je me derobai sans affectation aux regards du peuple, je ne le flattai point sur ses exces, je me retirai h ma maison de Mousseaux, j'y passai la nuit; le lendemain, je me rendis sans suite Ji I'Asseinblee nationale ci Versailles. Au moment plus heureux ou le roi se decida a se jeter dans les bras de cette assembl6e, je me refusai h faire partie de la deputation de ceux de ses membres qui allaient annoncer cette Douvelle h la capitate. Je craignis que quelques- uns de ces hommages, que la capitale devait au roi seul, ne fussent detournes vers moi. M§me conduite de ma part aux journ^es d'oc- tobre. Je m'absente pour ne pas ajouter un element de plus u la fermentatioa du peuple. ! Je ne reparais qu'avec le calme. Rencontre h Sevres par les bandes peu nombreuses d'assas- sins qui ra|)portaient les tetes coupees des : gardes du roi, ces liommes se precipitent a la i tete de mes chevaux. et Tun d'eux tire ua coup de fusil sur mon postilion. C'est moi, pretendu chef de ces hommes, qui manque , d'etre leur victime ! Je ne dois mon salut qu'h un poste de la garde nationale qui me donne une escorte jusqu'h Versailles, ou je me rends j chez le roi en reprimant les dernieres cla- meurs du peuple dans la cour des Ministres. Je concours au decret qui declare I'Assemblee I inseparable de la personne du roi. C'est alors que M. de La Fayette me demande un rendez- vous et me temoigne, de la part du roi, son desir de me voir m'eloigner de Paris, pour en- lever tout pretexte aux agitations populaires. Sur desormais du triomphe de la revolution accomplie, et ne redoutant pour elle que les troubles dont on pourrait vouloir entraver sa marche, j'obeis sans hesitation, ne demandant a mon depart d'autre condition que la permis- sion de I'Assemblee nationale. Elle I'accorda, je partis. Le peuple de Boulogne, remue par une intrigue qui pent se ratt;tcher a moi, mais k laquelle je me suis montre etranger, puisque je n'y cedai pas, voulut me retenir de force et s'opposa a mon embarquement. Je fus atten- dri, je I'avoue ; mais je ne cedai pas a cette violence de la faveur du peuple et je le rame- nai moi-meme au devoir. On abusa de ce voyage et de mon absence pour m'imputer, sans refutation de ma part, les plus odieux attentats. J'avais voulu forcer le roi a fuir avec le dauphin de Versailles ; mais Versailles n'est pas la France. Le roi eut retrouve son armee et la nation hors de cette ville, et mon ambi- tion auiait eu pour unique effet la guerre ci- vile et la dictature militaire donnee au roi. iMais le comte de Provence restait. II ^tait I'heriiier naturel du trone abandonne. II etait populaire, il avait passe avec moi du cote des communes ; j'aurais done travaille pour lui ! Mais le comte d'Artois etait en surete h I'e- tranger; mais ses enfants etaient avec lui k I'abri de mes pretendus meurtres ! Ils etaient plus pres du trone que moi ! Quelle serie de folies, d'absurdites ou de crimes perdus ! Le peuple franfais n'a change, par la Revolution, ni de sentiments ni de caractere. J'aime ;\ croire que le comte d'Artois, que j'ai aim© moi-meme, en fera I'epreuve ; j'aime h croire que se rapprochant d'un roi qu'il cherit et dont il est tendrement aime, d'un peuple a I'amour duquel ses brillantes qualites lui donnent tant de droits, il reviendra, apres nos troubles apai'- s6s, jouir de cette partie de son heritage, I'amour que la nation la plus sensible et la ploa aimante a voue aux enfants d' Henri IV. » 158 HISTOIRE XI. Ces raisoDS, entrecoupees sans doute de quelques repentirs, fortifiees de ces larmes d'attendrissement, de ces attitudes et de ces gestes plus persuasifs que la parole, qui don- nent tant de pathetique et tant d'emotion h de si solennelles explications, convainquirent sinon I'esprit, du moius le coeur du roi. 11 excusa, il pardonna et il espera. i Je crois conime vous, dit-il encore tout attendri a son rainistre, que ]e due d'Orleans revient de bonne foi, et qu'il fera tout ce qui dependra de lui pour reparer le mal qu'il a fait et auquel il est possible qu'il n'ait pas autant de part que nous I'avons cru. i Le prince etait sorti de I'appartement du roi. reconcilie avec lui-meme et resolu de re- tirer plus que jamais son nom uux factieux. II avait peu de peine a sacrifier son ambition, car il en etait depourvu ; et quant ci sa popularite, elle le quittait d'elle-meme pour se donner plus bas que lui. 11 n'avait done de surete et d'honneur que dans la constitution et au pied du trone. Son coeur I'y portait comme son devoir. L'homme, dans Louis XVI, le tou- chait encore plus que le roi. L'adulation et les ressentiments de cour perdirent tout. Le dimanche qui suivit cette reconciliation, le due d'Orleans se presenta pour rendre ses hommages au roi et a la reine. C'etait le jour et I'heure des grandes receptions. La foule des courtisans remplissait les cours, les escaliers, les appartements des Tuileries; quelques-uns esperant encore des retours de fortune, d'au- tres venus des provinces et attires autour de leur malheureux maitre par I'attrait de I'infor- tune et de la fidelite. A 1 apparition inattendue du due d'Orleans, dont la reconciliation avec le roi n'avait pas encore transpire, I'etonnement et rhorreur assombrirent tous les visages. Un murmure d'indignation courut avec son nom dans les chuchottements ironiques. La foule s'ouvritets'ecarta, comme en repugnance d'un contact odieux, sur son passage. 11 chercha en vain un front accueillant ou respectueux dans tous ces fronts. En approchant de la chambre du roi, des groupes de courtisans et de gardes lui barrerent avec affectation les portes en lui tournant le dos et en serrant les coudes ; rebute de ce cote, il entra dans les appartements de la reine. Le couvert etait mis pour le diner de la famille royale. — Prenez garde aux plats ! crie- rent des voix outrageantes, comme si on e6t vu entrer un empoisonneur public. Le prince in- digne rougit, palit, crut reconnaitre la haine de la reine et un mot d'ordre donne par le roi dans ces insultes. II regagna I'escalier pour sortir du palais. De nouvelles huees, de nouveaux ou- trages I'y poursuivirent. Du haut de la rampe qu'il descendait, on crachasurses habits et jus- que sur sa tete. Des poignards I'auraient bless6 moins cruellemeut que cea assassinats du me- pris. II etait rentre apaise, il sortit implacable. II sentit qu'il n'avait de refuge contre la cour que les derniers rangs de la democratic. II s'y precipita resolument pour y trouver la surete ou la vengeance. Informes bientot de ces insultes, le roi et la reine, qui ne les avaient pas commandees, ne firent rien pour les reparer. lis se sentirent se- cretement flattes, peut-etre, de la colere de leursfamiliers, de I'avilissementde leurennemi. La reine avait la faveur legere et la haine im- prudente. La bonte ne manquait pas au roi, mais la grace. Un mot d'Henri IV aurait puni ces insulteurs et ramene le prince ^ ses pieds: il ne sut pas ledire ; le ressentiment couva dans le silence, et la destinee s'accomplit. XII. Le due d'Orleans franchit, ce jour-l&, les Girondins. auxquels il ne tenait que par Pe- thion et par Brissot ; il passa aux Jacobins. II ouvrit son palais ^ Danton a Barere, et ne se rencontra plus que dans les partis extremes, qu'il suivit sans hesiter ni reculer un seul jour, en silence, partout, jusqu'a la republique, jus- qu'au regicide, jusqu'a la mort. XIII. Cependant, les alarmes qu'inspiraient a la nation les armements de I'empereur, et la de- fiance que les Girondins semaient dans tous leurs discours centre la cour et les ministres agitaient de plus en plus la capitale. A chaque nouvelle communication de M. de Lessart, rai- nistre des affaires etrangeres, les cris de guerre et de trahison sortaient du parti de la Gironde. Fauchet denonca le ministre. Brissot s'ecria : e Le masque tombe! notre ennemi est connu : c'est I'empereur! Les princes possessionnes en Alsace, dont il feint de prendre la cause, ne sont que les pretextes de sa haine ; les emigres eux-memes ne sont que ses instruments. Me- prisons ces emigres. C'est a la haute cour na- tionale seule de nous faire justice de ces princes mendiants! Les electeurs de I'empire ne sont pas dignes non plus de votre colere. La peur les fait d'avance se prosterner a vos pieds. Un peuple libre n'ecrase pas ses ennemis h ge- noux. Frappez a la tete ! la tete, c'est I'empe- reur! I II communiqua son eraportement a I'Assem- h\6e. Mais Brissot, politique habile, conseiller piofond de son parti, n'etait pas une de ces voix sonores qui elevent I'accent d'une opinion jus- qu'c> la proportion d'une voix du peuple. Ver- gniaud seul avait ce don d'une fime ou se resu- me en passion et ou resonne en eloquence tout un parti. II s'elevait par la meditation de I'his- toire jusqu'aux scenes analogues de son temps, dans les temps antiques, et il donaait ii ses pa> DES GIRONDINS. 159 roles la hauteur et la soleoaite de tous ies temps. t Notre revolution, dit-il dans la rneme seance, a jete I'alarme sur tous Ies trones. Elle a donne Pexemple de la destruction du despo- tisme qui Ies soutient. Les rois haissent notre constitution parce qu'elle rend les homines libres et qu'ils veulent regner sur des esclaves. Cette haine s'est manifestee, de la part de I'em- pereur, i)ar toutes les mesures qu'il a prises pour nou" inquieter ou pour fortifier nos enne- mis, et pour encourager les Fran^ais rebeiles aux lois de leur patrie. Cette haine, il ne faut pas croire qu'elle cesse d'exister; mais il faut qu'elle cesse d'agirl Le genie veille sur nos frontieres defendues par nos troupes de ligne, par nos gardes nationales, moins encore que par I'enthousiasme de la liberte. La liberte ! depuis sa naissance, elle est I'objet d'une guerre cachee, honteuse, qu'on lui fait dans son ber- ceau meme. Quelle est done cette guerre? Trois armees de reptiles et d'insectes venimeux se meuvent et rarapent dans votre propre sein. L'une est composee de libellistes a gages et de calomniateurssoudoyes; ils s'efforcent d'armer lee deux pouvoirs Tun contre I'autre, en leur inspirant de mutuelles defiances. L'autre ar- mee, aussi dangereuse sans doute, est celle des pretres seditieux, qui sentent que leur Dieu s'en va. que leur puissance s'ecroule avec leur prestige, et qui, pour retenir leur empire, ap- pellent la vengeance que la religion defend, et prescrivent comme des vertus tous les crimes ! La troisieme est celle de ces financiers avides, de ces agioteurs, qui ne peuvent s'enrichir que de notre ruine ; pour leurs speculations egoistes, la prosperite nationale serait leur mort, notre mort serait leur vie! lis sont semblables a ces animaux carnassiers qui attendent Tissue des combats pour devorer les cadavres restes sur les champs de bataille. (On applaudit.) I Ils savent que vos preparatifs de defense sont ruineux, ils comptent sur le discredit de votre tresor, sur la rarete du numeraire. Ils comptent sur la lassitude de ces citoyens qui ont abandonne femmes, enfants, pour voler aux frontieres, et qui les abandonneront, pendant que des millions, artificieusement semes a I'inte- rieur, susciteront des insurrections ou le peu- ple, arme par le delire, detruira lui-meme ses droits en croyant les defendre. Alors, I'empe- reur fera avancer une armee formidable pour vous donner des fers. Voila la guerre qu'on V0U8 fait, voil^ celle qu'on tous veut faire. (On applaudit longtemps.) I Le peuple a jure de maintenir la constitu- tion parce qu'il sent en elle son honneur et sa liberte; mais si vous le laissez dans un etat d'immobilite inquiete, qui use ses forces dans I'attente, etqui epuise toutes nos ressources, le jour de cet epuisement ne sera-t-il pas le der- nier de la constitution ? L'etat ou Ton nous tient est un veritable etat d'aneantissement qui peut nous conduire a I'opprobre ou a la mort. (Vifs applaudissements.) Aux amies done, ci- toyens ! aux amies, hommes libres ! defendez votre liberte, assurez I'espoir de celle du genre humain, ou bien vous ne meritez pas meme la pitie dans vos malheurs! (Les applaudissements recommeucent.) L Nous n'avons d'autres allies que la justice eternelle, dont nous defendons les droits. Nous est-il interdit cependant d'en chercher d'autres et d'interesiser les puissances qui seraient me- nacees avec nous par la rupture de I'equilibre de I'Europe? Non, sans doute; declarez k I'empereur que des ce moment les traites sont rompusi (Bravos prolonges.) L'empereur les a rompus lui-meme. S'il hesite encore a vous attaquer, c'est qu'il n'est par pret ! Mais il est demasque. Felicitez-vous! I'Europe a les yeux fixes sur vous; apprenez-lui enfin ce que c'est que I'Assemblee nationale de France ! Si vous vous montrez avec la dignite qui convient aux representants d'un grand peuple, vous aurez ses applaudissements, son estime, son appui. Si vous montrez de la faiblesse, si vous man- quez I'occasion que la Providence vous donne de vous afFranchir dune situation qui vous en- trave, redoutez I'avilissement que vous prepare la haine de I'Europe, celle de la France, celle de votre siecle et de la posterite. (On applaudit.) I Mais faites plus : exigez que vos couleurs soient respectees au dela du Rhin ; exigez que I'on disperse vos emigres. Je pourrais deman- der qu'on les rende a leur patrie qu'ils outia- gent, pour les punir. Mais non ! S'ils ont ete avides de noti-e sang, ne nous montrons point avides duleurl leur crime est d'avoir voulu detruire leur patrie ; eh bien I qu'errants et vagabonds sur le globe, leur punition soit de ne trouver de patrie nulle part (on applaudit) ! Si l'empereur tarde de repondre a vos somma- tions, que tout delai soit considere comme un refus ; que tout refus d'expliquer, de sa part, soit considere comme un declaration de guer- re I Attaquez pendent que I'heure est pour vous. Si, dans la guerre de Saxe, Frederic e(it temporise, le roi de Prusse serait en ce momen( le marquis de Brandebourg. II a attaque, et la Prusse dispute aujourd'hui li I'Autriche la ba- lance de I'Allemagne qui a echappe a vos mains ! t Jusqu'ici vous n'avez suivi que des demi- determinations, et I'on peut appliquer il vos mesures le lanfiage que tenait, en pareille cir- constance, Demosthene aux Atheniens : — Vous vous conduisez a I'egard des Macudo- niens, leur disait-il, comme ces barbares qui combattent dans nos jeux, h I'egard de leurad- versaires; quand on les frappe au bras, ils por- tent la main au bras ; quand on les frappe a la tete, ils portent la main ;i la tete ; ils ne son- gent ci se defendre que lorsqu'il sont bles- IGO H ISTOIRE 8^8 aans jamais penser a parer d'avance les coups qu'on leur prepare. Philippe artne, vous annez aussi ; desarme-t il, vous posez les armes. S'il atfaque un de vos allies, aussitot vous envoyez une armee nombreuse au secours de cet allie ; s'il attaque une de vos villes, aussit6t vous envoyez une armee nom- breuse ci ia defense de cetteville. Desarme-l-il encore, vous desarmez de nouveau, sans vous occuper des moyens de prevenir son ambition et de vous mettre h I'abri de ses attaques. Ainsi vous etes aux ordres de votre ennemi, et c'est lui qui commande votre armee. — c Et moi aussi, je vous dirai des emigrants : Enlendez-vous dire qu'ils sont a Coblentz, des citoyens sans nombre volent pour les combattr*. Sont-ils rassembles sur les bords du Rhin, vous garnissez son cours de deux corps d'arm6e. Des puissances voisines leur accordent elles un asile, vous vous proposez d'aller les attaquer. Entendez-vous dire, au contraire, qu'ils s'en- foncent dans le nord de I'Allemagne. vous posez les armes. Vous font-ils une nouvelle offense, votre indignation eclate. Vousfait-on de belles promesses, vous desarmez encore. Ainsi ce sont les emigres et les cabinets qui les soutiennent qui sont vos chefs et qui disposent de vous, de vos conseils, de vos tresors et de vos armees (on appiaudit) ! C'est a vous devoir si ce role humiliant est digne dun grand peuple. c Une pensee echappe en ce moment k mon coeur et je terminerai par elle. II me semble que les manes des generations passees viennent se presser dans ce temple pour vous conjurer, au nom de tons les maux que I'esclavage leur a fait eprouver, d'en preserver les generations futures dont les destinees sont enlre nos mains! Exaucez cette priere I soyez a I'avenir une au- tre providence! Associez vous a la justice eter- nelle qui protege les peuples ! En meritant le litre de bienfaiteurs de votre patrie, vous meri- terez aussi celui de bienfaiteurs du genre hu- main. i Les applaudissements prolongerent long- temps dans la salle le retentissement de I'emo- tion que ce discours avait porte dans tous les coeurs. C'est que Vergniaud, a I'exemple des orateurs antiques, au lieu de refroidir son elo quence dans les combinaisons de la politique, qui ne parle qu'k I'esprit, la trempait au feu d'une ame pathetique. Lepeuple ne comprend que ce qu'il sent. Les seuls orateurs pour lui sont ceux qui I'emeuvent. L'emotion est la conviction des masses. Vergniaud I'avait en lui et la communiquait a la foule. La conscience de travailler pour le bonheur du genre humain, la perspective de la reconnaissance des siecles donnaient un noble orgueil a la France et une sorte de saintete k la liberie. C'est un des ca- racteres de cet orateur, qu'il elevait presque toujours la Revolution a la hauteur d'un apos- tolat, qu'il 6tendait son palriotisme k la propor- tion de rhumanite tout entiere, et qu'il ne pas- sionnait et n'entrainail le peuple que par ses vertus. De semblables paroles produisaient dans lout I'empire des contre-coups auxquels le roi et son ministere ne pouvaient resister. XIV. D'ailleura, on I'a vu, Vergniaud et ses amis avaient des intelligences dans le conseil. M. de Narbonne et les Girondins se rencontraient et se concertaient chez madame de Stael, dont le salon, tout retentissant des motions martiales, s'appelait alors le camp de la Revolution. L'abbe Fauchet, le denonciateur de M. de Les- sart, y puisait son ardeur pour le renversement de ce m nistre. M. de Lessart, en amortissant autant qu'il le pouvait les menaces de la courde Vienne et les coleres de I'Assemblee, s'effor- fait de donner du temps a de meilleurs conseils. Son attachement loyal a Louis XVI et sa pre- voyance sensee et reflechie lui faisaient voir dans la guerre non la restauration, mais I'e- branlement violent du trone. Dans ce choc de r Europe etde la France, le roidevait etrele pre- mier ecrase. Homme de bien, lattachement de M. de Lessart a sou maitre lui servnit de g^nie. Obstacle aux trois partis qui vouiaient la guerre, il fallait ecarter ci tout prix ce minis- tre de I'oreille du roi. II pouvait se couvrir, soil en se retirant, soitencedant a I'impatience de I'Assemblee. II ne le voulut pas. Instruit de la terrible responsabilite qui pesait sur sa tete, sachant que cette responsabilite c'etait la mort, il brava tout pour donner au roi quelques jours de negociution de plus. Ces jours 6taient comptes. LIVRE DOUZIEME I. Leopold, ce prince pacifique et pbilosophe, revolutionnaire s'il n'eut pas ete empereur, avait tout teate pour ajourner le choc des deux priocipes. 11 ne demandait a la France que des concessions acceptables pour refouler I'elan de la Prusse, de I'Allemagne et de la Russie. Le prince de Kaunitz, son ministre, ne cessait d'ecrire a iM. de Lessart dans ce sens; les com- munications confidentielles que le roi recevait de son ambassadeur a Vienne, le marquis de Noaiiles, respiraient le meme esprit d'apaise- ment. Leopold voulait seulement que I'ordre retabli en France et la constitution pratiquee avec vigueur par le pouvoir executif donnas- sent des garanties aux puissances monarchi- ques. Mais les dernieres seances de I'Assem- blee, les armements de M. de Narbonne, les accusations de Brissot, le discours enflamme de Vergn'aud, les applaudissements dont il avait ete couvert commencerent a lasser sa pa- tience, et la guerre longtemps contenue s'e- chappa malgre lui de son coeur. c Les Fran^ais veulent la guerre, dit-il un jour a son cercle, lis I'auront; iis verront que Leopold le j)acifi- que sait etre guerrier, quand I'interet de ses peuples le lui commande. b Les conseils de cabinet se raultiplierent h Vienne en presence de I'empereur. La Russie venait de signer la paix avec I'empire ottoman; elle etait libre de se retourner du cote de la France. La Suede soufflait la colere des prin- ces. La Prusse cedait aux conseils de Leopold. L'Angleterre observait, raais n'entravait rien; la lutte du continent devait accroitre son im- portance. Les armements furent decides, et, ]e 7 fevrier 1792, le traite definitif d'alliance et de concert fut signe & Berlin entre I'Autriche et la Prusse. i Aujourd'hui, ecrivait Leopold h Fr6deric-Guillaume, c'est la France qui menace, qui arme, qui provoque. L'Europe doit armer. i Le parti de la guerre en Allemagne triom- phait. « Vous etes bien heureux, disait au mar- quis de Bouille I'eiecteur de Mayence, que les Franpais soient les agresseurs. Sans cela, nous n'aurions jamais eu la guerre! i La guerre etait decidee dans les conseils, et Leopold es- GirondiuD — C perait encore. Dans une note ofificielle que le prince de Kaunitz remit au marquis de Noaiiles pour la communiquer au roi, ce prince tendit encore une main a la conciliation. M. de Les- sart repondit confidentiellement ^ ces dernieres ouvertures dans une depeche qu'il eut la loyaute de communiquer au comite diploma- tique de I'Assembl^e, compose de Girondins. Dans cette piece, le ministre palliait les repro- ches adresses a I'Assemblee par I'empereur. II semblait excuser la France plus que la justi- fier. II confessait quelques troubles dans le royaume, quelques exces dans les clubs et dans la licence de la presse ; il attribuait ces desor- dres a la fermentation produite par les rassem- blements d'emigres, et h I'inexperience d'un peuple qui essaie sa constitution et qui se blesse en la maniant. d L'indifference et le mepris, disait-il, sont les armes avec lesquelles il convient de combat- tre ce fleau. L'Europe pourrait-elle s'abaisser jusqu'a s'en prendre a la nation franpaise parce qu'elle recele dans son sein quelques declama- teurs et quelques folliculnires, et voudrait-elle leur faire I'honneur de leur repondre k coups de canon ? i Dans une depeche du prince de Kaunitz adressee a tous les cabinets etrangers, on lisait cette phrase : « Les derniers evenements nous donnent des esperances; il parait que la majo- rite de la nation franjaise, frappee elle-meme des maux qu'elle preparait, revient a des pria- cipes plus moderes, et tend a rendre au trdue la dignite et I'autorite, qui sont I'essence du gouvernement monarchique. j L'Asserablee garda le silence du soupfon. Ce soupfon s'e- veilla pendant la lecture de ces notes et contre- notes diplomatiques echangees entre le cabinet des Tuileries et le cabinet de Vienne. Mais k peine M. de Lessart fut-il descendu de la tri- bune et la seance fut-elle levee, que les chu- chottemeuts de la defiance se changerent ea une clameur sourde et unanime d'indignation. II. Les Jacobins eclaterent en menaces contra le ministre et la cour perfides, qui, r^unis en un comite de tiahiaon, qu'on appelait le comite 162 H I S T O I R E autricJiien, concertaient dans I'ombre des Tui- leries des plans contre-ievolutionnaiies, fai- saientsigne, du pied meme du tione, aux enne- mis de la nation, communiquaient secietement avec la cour de Vienne, et lui dictaient le Ian- gage qu'il fallait tenir a la France pour I'inti- mider. Les Memoires de Hardenberg, ministre de Prusse, publies depuis, demontrent que ces accusations n'etaint pas toutes des reves de demagogues, et que, dans des vues de paix au motns, les deux cours s'efforfaient de combiner {eat langage. La mise en accusation de M. de Lessart fut resolue. Brissot, le chef du comite diplomatique et I'homme de la guerre, se cbar- gea de prouver ses pretendus crimes. Le parti constitutionnel abandonna M. de Lessart sans defense a la baine des Jacobins. Ce parti n'avait pas de soupfons ; mais il avait nne vengeance a exercer contre M. de Lessart. Le roi venait de congedier subitement M. de Narbonne, rival de ce ministre dans le conseil. M. de Narbonne, se sentant menace, s'etait fait ecrire une lettre ostensible par M. de La Fayette. Dans cette lettre, M. de La Fayette conjurait, au nom de I'armee, M. de Narbonne de Tester a son poste tant que les perils de la patrie I'y rendraient necessaire. Cette de- marche, dont M. de Narbonne etait complice, parut au roi une oppression insolente, exercee sur la libeite personnelle el sur la constitution. La popularite de M. de Narbonne baissait a mesure que celle des Girondins devenait plus audacieuse. L'Assemblee commen^ait a chan- ger ses applaudissements en murmures quand ii paraissait a la tribune ; on Ten avait fait hon- teosement descendre quelques jours avant, pour avoir blesse la susceptibilite plebei'enne, en fai- sant ua appel aux membres /esp/us fZis^mgwes de I'Assemblee. L'aristocratie de son rang per- pait il t ravers son uniforme. Le peuple voulait des hommes rudes comme lui dans le conseil. £ntre le roi offense et les Girondins defiants, M. de Narbonne tomba. Le roi le destitua ; il alia servir dans I'armee qu'il avait organisee. Ses amis ne cacherent pas leur ressentiment. Madame de Stael perdit en lui son ideal et son aoibitioD dans un seul homme ; mais elle ne perdit pas I'esperance de reconquerir pour M. de Narbonne la confiance du roi et un grand r61e politique. Elle avait voulu en faire un Mi- rabeau, elle reva d'en faire un Monk. De ce jour-l^ elle conrui Tide* d'aruacher le roi aux Girondins et aux Jacobins, de le faire enlever par M. de Narbonne et par les constitutionnels pour le placer au milieu de I'armee et pour le ramener par la force, ecraser les partis ex- tremes et fonder son gouvernement ideal : une liberty aristocratique. Femme de g6nie, son g6aie avait les prejuges de sa naissance ; ple- bei'enne de cour, entre le trone et le peuple il lui fallait des patriciens. Le premier coup poct4 ^ M. de Lessart partit de la main d'un homme qui frequentait le salon de madame de Stael. in. Mais un coup plus inattendu et plus terrible eclata sur M. de Lessart, le jour meme ou il se livrait ainsi a ses ennemis. On apprit h Paris la mort inopinee de I'empereur Leopold. Avec la vie de ce prince s'eteignaient les dernieres lueurs de la paix : il emportait avec lui sa sa- gesse. Qui salt quelle politique allait sortir de son cercueil? L'agitation des esprits jeta la terreur dans I'opinion : cette terreur se chan- gea en haine contre I'infortune ministre de Louis XVL II n'avait su, disait-on, ni profiler des dispositions pacifiquesde Leopold, pendant que ce prince vivait, ni prevenir les desseins hostiles de ceux qui lui succedaient dans la di- rection de I'Allemagne. Tout lui etait accusa- tion, meme la fatalite et la mort. Au moment de cette mort, I'empire etait pret aux hostilites. De Bale a I'Escaut, deux cent mille hommes allaient jse trouver en ligne. Le due de Brunswick, ce heros en esperance de la coalition, etait a Berlin, donnant ses der- niers conseils au roi de Prusse et recevant ses derniers ordres. Bischoffwerder, general et confident du roi de Prusse, arrivait a Vienne pour concerter avec I'empereur le point et I'heure des hostilites. A son arrivee, le prince de Kaunitz eperdu lui apprit la maladie sou- daine de I'empereur. Le 27, Leopold etait en parfaite sante et donnait audience ei I'envoje turc ; le 28, il est a I'agonie. Ses entrailles se gonflent,desvomissements convulsifs dechirent son estomac et sa j)oitrine. Les medecins, he- sitant sur la nature des symptomes, se trou- blent; ils ordonnent des saignees : ellesparais- sent apaiser, mais elles enervent la force vitale d'un prince use de luxure. II s'endort un mo- ment, les medecins et les ministress'eloignent; il se reveille dans de nouvelles convulsions et expire sous les yeux d'un seul valet de cham- bre, nomme Brunelli, dans les bras de I'impe- ratrice, qui vient d'accourir. La nouvelle de la mort de I'empereur, d'au- taut plus sinistre qu'elle etait moins attendue, se repandit en un instant dans laville; elle surprenait I'empire dans une crise. Les ter- reurs sur la destinee de I'Allemagne se joi- gnaient a la pitie sur le sort de I'imperatrice et de ses enfants : le palais etait dans te confusion et dans le desespoir ; les ministres sentaJent le pouvo'ir tout a coup ^vanoui dans leurs mains; les grands de la cour, n'attendant pas qu'on eut attele leur carrosse, accouraient k pied au pa- lais dans le desordre de I'etonuement et de la douleur; les sanglots retentissaient dans les vestibules et sur les escaliers qui menaient aux appartements de I'imperatrice. A ce moment cette princesse, sans avoir eu le temps de reve- tir ses habits de deuil, apparut tout eu larmes, DES GIRONDINS. 163 entouree de ees nombreux enfants et les cod- duisant par la main devant le nouveau roi d?s Romains, fils aine de Leopold, elle s'age- Douilla et implora sa protection pources orphe- lins. Franfois ler, confondantses sanglotsavec ceux de sa mere et de sea iVeres, dont Tun n'a- vait pas plus de quatre ans, releva Timpera- trice, embrassa les enfants et leur promit d'etre pour eux un autre pere. IV. Cependant cette catastrophe semblait inex- plicable aux honimes de I'art, les poiitiques y soupconnaient un mystere et le peuple parlait de poison ; ces bruits d'empoisonnement n'ont ete ni confirmes ni dementis par le temps. L'opinion la plus probable est que le prince, acharne au plaisir, avait fait, pour exciter en lui la nature, un usage immodere de drogues qu"il composait lui-meme, et que sa passion pour les femmes lui rendait necessaires quand ses forces physiques ne repondaient pas a Tin- satiable ardeur de son imagination. Laguisius, son medecin ordinaire, qui avait assiste a I'au- topsie du cadavre, affirmait le poison. Qui I'au- rait donoe ? Les Jacobins et les emigres se renvoyaient le crime : ceux-la I'auraient com- mis pour se debarrasser du chef arm6 de I'em- pire, et pour jeter ainsi I'anarchie dans la fede- ration de rAllemagne dont I'empereur etait le lien ; ceux-ci auraient frappe dans Leopold le prince pbilosophe qui pactisait avec la France et qui retardait la guerre. On parlait d'une femme remarquee par Leopold au dernier bal masque de la cour. Cette inconnue. a la faveur de son deguisement, lui aurait presente des bonbons empoisonnes sans qu'on put retrouver la main qui lui avait oft'ert la mort. D'autres accusaient la belle J'lorentine donna Livia, sa maitresse, instrument, selon eux, du fanatisme de quelques pretres. Ces anecdotes sont les chimeres de letonnement et de la douleur; les peuples ne veulent rien voirde naturel dans les eveuements qui ont une si immense portee 8ur leur desiinee. 3Iais les crimes collectifs sontrares; les opinions desirent des crimes, elles ne les commettent pas. Nul n'accepte pour tous I'execration d'un forfait(|ui ne profite qu'a son parti. Le crime est personnel comme I'ambition ou comme la vengeance; il n'y avait ni ambition ni veig'-ance autour de Leopold, il n'y avait que quelques jalousies de femmes. Ses attachemeots memes etaient trop multi- plies 9t trop fugitifs pour allumer dans Tame de ses maitresses une de ces passions qui s'ar- ment du poison ou du poignard. II aimait a la fois donna Livia, qu'il avait amenee avec. lui de Toscane, et qui etait connue de I'Europe sous le nom de la belle Italienne ; la Prokache, jeuoe Polonaise ; la charmante comtesse de WalkensteiD, d'autres encore d'un rang inf©- 1 rieur. La comtesse de Walkenstein etait de- I puis quelque terns sa maitresse declaree ; il I venait de lui donner un million en obligations ! de la banque de Vienne ; il I'avait >neme pre- sentee a I'imperatrice, qui lui pardonnait ses faiblesses, pourvu qu'il n'accordat pas sa con- fiance politique, que jusque-la il lui avait r^ser- vee. II poussait la passion des femmes jusqu'i un veritable delire ; il faudrait remonter jus- qu'aux epoques les plus honteuses de I'empire romain pour trouver dans la cour des empe- reurs des scandales comparables a ceux de sa vie. Son cabinet ressemblait a un lieu infame, c'etait un musee obscene. On y trouva apres sa mort une collection d'etoftes precieuses, de bagues, d'eventails, de bijoux et meme jusqu'a cent livres de fard superfin, destine a reparer le desordre des toilettes des femmes qu'il y amenait. Les traces de ses debauches firent rougir I'imperatrice lorsqu'elle en fit I'inven- taire en presence du nouvel empereur. i Moa fils, lui dit-elle, vous avez devant vous la triste preuve des desordres de votre pere et de mes longues afflictions; ne vous souvenez que de mon pardon et de ses vertus. Iraitez ses gran- des qualites, mais gardezvous de tomber dans ses vices, pour ne pas faire rougir a votre tour ceux qui auront a scruter dans votre vie. » Le prince dans Leopold etait superieur k I'homme. II avait essaye le gouvernement phi- losophique en Toscane ; cet heureux pays be- nit encore sa memoire. Son genie n'etait pas a la proportion d'un plus vaste empire. La lutte que lui proposait la Revolution francaise le forcait a saisir la direction de I'Allemagne ; il la saisit avec mollesse. II opposa les tempori- sations de Id diplomatie a I'incendie des idees nouvelles; il fut le Fabius des rois. Donner du temps a la Revolution, c'etait lui assurer la victoire. On ne pouvait la vaincre que par sur- prise, et I'etourt'er que dans son premier foyer. Elle avait le genie des peuples pour negocia- teur et pour complice ; elle avait pour armee sa popularite croissante, Ses idees lui recru- taient les princes, les peuples, les cabinets; Leopold aurait voulu lui faire sa part, mais la part des revolutions c'est la conquete de tout ce qui s'oppose a leurs principes. Les principes de Leopold pouvaient se coucilier avec la Re- volution. Sa puissance, comme arbitre de I'Al- lemagne, ne pouvait se concilier avec la puis- sance conquerante de la France. Son role etait double, sa situation etait fifusse. II mourut k propos poursagloire ; il pnralysait l*Allemagne, il amortissait i'elandc la France. En disparais- sant entre les deux, il laiss^ait les deux principes s'entre-choquer et la destinee s'accomplir. V. L'opinion, deja agit^e par la mort de Leo- pold, refut ua autre contre-ooup par la nou- 164 HISTOIRE velle de la rnort tragique du roi de Suede ; il fut assassine la nuit du 16 au 17 mars 1792 dans un bal masque. La mort sfemblait atteindre, coup sur coup, tous les ennemis de la France, Les Jacobins voyaient sa main dans toutes ces catastrophes ; ils s'en vaotaient meme par I'or- gane de leurs plus effrenes demagogues, mais ils proclamaient plus de crimes qu'ils n'en com- mettaient : ils n'avaient que leurs voeux dans tous ces assassinats. Gustave, ce heros de la contre-revolution, ce chevalier de Taristocratie, ne perit que sous les coups de sa noblesse. Pret a partir pour I'expedition qu'il meditait contre la France, il avait assemble sa diete pour assurer la tranquil- lite du royaume pendant son absence. Sa vi- gueur avait comprime les mecontents ; cepen- dant on lui annonfait comme a Cesar que les ides de mars seraient un epoque critique pour sa destinee. Mille indices revelaient une trame ; le bruit de son prochain assassinat etait repan- du dans toute I'Allemagne avant que le coup cut ete frappe. Ces rumeurs sont le pressenti- ment des crimes qu'on medite ; il echappe tou- jours quelque eclair de I'ame des conspiiateurs : c'est k cette lueur qu'on aper^oit I'evenement avant qu'il soit accompli. Le roi de Suede, averti par ses nombreux amis, qui le suppliaient de se tenir sur ses gar- des, repondit comme Cesar que le coup une fois repu etait moins douloureux que la crainte perpetuelle de le recevoir, et qu'il ne pourrait plus boire meme un verre d'eau s'il pretait I'oreille a tous ces avertissements ; il bravait la mort et se prodiguait h son peuple. Les conjures avaient fnit plusieurs tentatives inutiles pendant la duree de la diete : le hasard avait sauve le roi. Depuis son retour a Stock- holm, ce prince allait souvent passer la journee seul a son chateau de Haga, a une lieue de la capitale. Trois des conjures s'etaient appro- ches du chateau a cinq heures du soir, pendant une soiree sombre d'hiver, armesde carabines; ils avaient epie le roi, prets a faire feu sur lui. L'appartement qu'il occupait etait au rez-de- chaussee ; les flambeaux allumes dans la biblio- theque marquaient leur victime h leurs coups. Gustave, revenant de la chasse, se deshabilla, s'assit dans sa biblioteque et s'eodormit dans son fauteuil a quelques pas de ses assassins. Soit qu'un bruit de pas leur donnat lalarme, soit que le contraste solennel du sommeil de ce prince sans defiance, avec la mort qui le mena- cait attendrit leurs ames, ils reculerent cette fois encore, et ne revelerent cette circonstance que dans leur interrogatoire, apres I'assassinat. Le roi reconnut la verite et la precision des circonstances. lis 6taient prets k renoncer a leur projet, decourages par une sorte d'inter- vention divine et par la lassitude de porter si loDgtemps ea vaia leur complot, quaod une oc- casion fatal e vint les tenter avec plus de force et les decider au meurtre du roi. VI. On donnait un bal masque a I'Opera, le roi devait s'y trouver ; ils resolurent de profiter du mystere du deguisement et du desordre d'une fete pour y frapper sans montrer la main. Ua peu avant le bal, le roi soupnit avec un petit nombre de favoris. On lui remit une iettre, il I'ouvrit et la lut en plaisantant, puis il la jeta sur la table. L'auteur anonyme de cette Iettre lui disait qu'il n'etait ni I'ami de sa personneni I'approbateur de sa politique, mais qu'en enne- mi loyal il croyait devoir Tavertir de la mort qui le menafait. II lui conseillait de ne point aller au bal ; ou, s'il croyait devoir s'y rendre, il I'engageait a se defier de la foule qui se pres- serait autour de lui, parce que cet attroupe- ment autour de sa personne devait etre le pre- lude et le signal du coup qui lui serait porte. Pour accrediter aupres du roi I'avertissement qu'il lui donnait, il lui rappeluit dans ses nioin- dres circonstances son costume, ses gestes, son attitude, son sommeil dans son appartement de Haga pendant la soiree ou il avait cru se reposer sans temoin. De tels signes de r jconnaissance de- vaient frapper et intimider I'esprit de ce prince ; son ame iotrepide lui fit braver non I'avertisse- ment, mais la mort : il se leva et alia au bal. VII. A peine avait-il parcouru la salle, qu'il fut en- toure, comme on le lui avait predit, par un groupe de personnes masquees, et separe com- me par un mouvement machinal de la foule des officiers qui I'accompagnaient. A ce moment une main invisible luitira par derriei'e un coup de pistolet charge a mitraille. Le coup I'at- teignit dans le flanc gauche au-dessus de la haoche ; Gustave flechit dans les bras du comte d'Armsfield. son favori. Le bruit de I'arme, la fumee de la poudre, les cris : aufeul qui s'e- leverent de partout, la confusion qui suivit la chute du roi, I'empressement reel ou simule de personnes qui se precipitaient pour le relever favorisaient la dispersion des assassins ; le pis- tolet etait tombe a terre. Gustave ne perdit pas un moment sa presence d'esprit, il ordonna qu'on fermat les portes de la salle et qu'on fit demasquer tout le monde. Transports par ses gardes dans son appartement attenant a I'Ope- ra, il y refut les premiers soins des medecins; il admit en sa presence quelques-uns des minis- tres etrangers, il leur parla avec la serenite il'une ame ferme. La douleur meme ne lui inspira pas un sentiment de vengeance ; gene- reux j usque dans la mort, il demanda avec in- quietude si rassaasin avait ete arrete. On lui DES GIRONDINS' 165 repondit qu'il etait encore inconnu. « Ah ! Dieu veuille, dit-il,qu'on ue le decouvre pas! 3 Pendant (ju'on donnait au roi les premiers soins et qu'on le transportnit dans son palais, les gardes postes aux portes du bal faisaient de- masquer les assistants, les interrogeaient, pre- □aient leurs noms, visitaient leurs habits. Rien de suspect ne fut decouvert. Quatre des principaux conjures, hommes de la premiere noblesse de Stockholm, avaient reussi as'evader de la salle dans la premiere confusion produite par le coup de pistolet et avant qu'on eut songe h fermer les portes. Des neuf confidents ou complices du crime, huitetaientdeja sortis sans avoir eveille aucun soup^-on ; il n'en restait plus qu'un dans la salle, aftectant une lenteur et un calme garants de son innocence. II sortit le dernier de la salle ; il leva son masque devant I'officier de police, et lui dit en le regardant avec assurance : i Quant a moi, monsieur, j'espere que vous ne me soup^onnez pas. » Get homme etait I'assassin. On le laissa passer; le crime n'avait d'autres indices que le crime lui-meme, un pistolet et un couteau aiguise en poignard, trouves sous les masques et sous les tleurs sur le plancber de I'Opera. L'arme seule revela la main. Un ar- murier de Stockholm reconnut le pistolet et declara I'avoir vendu peu de temps avant a un gentilhomme suedois, ancien officier des gar- des, Ankastroem. On trouva Ankastroem chez lui, ne songeant ni a se disculper ni a fuir. II reconnut l'arme et le crime. Un jugement in- juste. selon lui, et a I'occasion duquel cepen- dant le roi lui avait fait grace de la vie, I'ennui de I'existence dont il voulait illustrer et utiliser la fin au profit de sa patrie, I'espoir, s'il reussis- sait, d'une recompense nationale digne de I'at- tentat lui avaient, disait-il, inspire ce projet. II en revendiquait pour lui seul la gloire ou I'op- probre. II niait tout complotet tous complices. Sous le fanatique il masquait le conjure. Cer6Ie flechit au boutde quelques jours sous la verite et sous le remords. II deroula le com- plot, il nomma les coupables, il confessa le prix du crime. C'etait une somme d'argent qu'on avait pesee rixdale par rixdale contre le sang de Gustave. Ce plan, confu depuis six mois, avait ete dejoue trois fois, par le hasard ou par la destinee: a la diete de Jessen, a Stockholm et a Haga. Le roi tne, tous les favor's de sun ccEur, tous les instruments de son gouverne ment devaient etre imraoles ;i la vengeance du senat et h la restauration de I'aristocratie. On devait promener leurs tetes, au bout de piques, dans les rues de la capitale ;\ I'imitation des supplices populaires de Paris. Le due de Su- dermanie, frere du roi, devait etre sacrifie. Le jeune roi, livre aux conjures. leur servirait d'instrument passif pour retablir I'ancienne constitution et pour legitimer leur forfait. Les principaux complices appartenaient aux pre- mieres families de la Suede ; la honte de leur puissance perdue avait avili leur ambition jus- qu'au crime. C'etait le comte de Ribbing, Je comte de Horn, le baron d'Erensward el enfia le colonel Lilienhorn. Lilienhorn, comman- dant des gardes, tire de la misere et de I'obscu- rite par la faveur du roi, eleve au premier grade de I'armee et aux premieres intimites du palais, avoua son ingratitude et son crime: seduit, confessa-t-il, par I'ambition de comraao- der, pendant le trouble, les gardes nalionalos de Stockholm. Le role de La Fayette a Paris lui avait paru I'ideal du citoyen et du soldat. II n'avait pu resister a I'eblouissement de cette perspective. A demi engage dansle coniplot, il avait essaye de le rendre impossible tout en le meditant. C'etait lui qui avait ecrit au roi la lettre anonyme ou on avertissait ce prince de I'attentat manque a Haga et de celui qui le menarait dans cette fete; d'une main il pous- sait I'assassin, de I'autre il retenait la victime. Comme s'il eut ainsi prepare lui-meme une excuse h ses remords apres le forfait consom- me. Le jour fatal il avait passe la soiree dans les appartements du roi, il lui avait vu lire la lettre, il I'avait suivi au bal ; enigme du crime, assas- sin misericordieux, I'ame ainsi partagee eotr& la soif et I'horreur du sang de son bienfaiteur» VIII. Gustave mourut lentement, il voyait la mort s'approcher ou s'eloigner tour a tour avec la meme indilference ou avec la meme resigna- tion ; il recut sa cour, il s'entretint avec ses amis, il se reconcilia meme avec les adversaires de son gouvernement, qui ne cachaient point leur opposition, mais qui ne poussaient pas leur ressentiment aristocratique jusqu'a I'assassinat. la liberte. II les conjura de s'attacher cet homme, qui les grandirait en grandissant par eux. A peine eurent-ils vu Dumouriez, qu'ils fu- rent convaincus. Son esprit etait electrique. II fiappait avant qu'on eut le temps de le discu- ter. Les Girondins le presenterent a de Grave^ de Grave an roi. Le roi lui proposa le minis- tere provisoire des aflaires etrangeres en at- tendant que M. de Lessart, envoye a la haute cour, eiit demontre son innocence a ses juges et pflt reprendre la place qu'il lui reservait dans son conseil. Dumouriez refusa ce role de ministre intermediaire qui relfacait et I'af- faiblissait devant tous les partis en le rendant suspect a tous. Le roi ceda et Dumouriez fut nomme. IL L'histoire doit s'arreter un moment devant cet homme, qui, sans avoir pris le nom de dic- fateur, resuma pendant deux ans en lui seul la France expirante et exerfa sur son pays la plus incontestee des dictatures : la dictature de son genie. Dumouriez est du nombre de ces hommes qu'on ne depeint passeulement en le» nommant, mais dont les antecedents expliquent la nature ; qui ont dans le passe le secret d* leur avenir, qui ont, comme Mirabeau, leur existence repandue dans deux epoques, qaV 170 HISTOIRE ont leurs racines dans deux sols et qu'ou ne connait qu'en les detaillant. Dumouriez, fils d'un commissaire des guer- res, etait ne a Cambrai en 1739 ; quoique sa famille habitat le n'>rd de la France, son sang etait meridional. Sa famille, originaire d'Aix en Provence, se retrouvait tout entiere dans la chaleur et dans la sensibillte de sa nature ; on y sentait le ciel qui avail feconde le genie de 3Iirabeau. Son pere, militaire et lettre, I'eleva a la fois pour les lettres et pour la guerre. Un de ses oncles, employe au ministere des af- faires etrangeres, le faponna de bonne heure a Ja diplomatie. Esprit puissant et souple a la fois, il se pretait egalement a tout; aussi pro- pre a Taction qu'a la pensee, il passait de Tune a I'autre avec complaisance selon les phases de sadestinee. On sentait en lui la flexibilite du genie grec dans les temps mobiles de la demo- cratie d'Athenes. Ses etudes fortes tournerent de bonne heure son esprit vers I'histoire, ce poeme deshommes d'action. Plutarque lenour- rissait de sa male substance. II se moulait sur les figures antiques dessioees a nu par cet his- torien, I'ideal de sa proprevie; seuiement tons les roles de ses divers grands hommes lui al- laient egalement. 11 les prenait tour a tour et les realisait dans ses reves, aussi propre a re- produire en lui le voluptueux que le sage, le factieux que le patriote, Aristippe queThemis- tocle, Scipion que Coriolaa. II associait h ses etudes les exercices de la vie militaire, se fa- fonnait le corps aux fatigues en meme temps que I'ame aux grandes pensees ; egalement ha- bile a manier I'epee et intrepide a dompter le cheval. Deniosthene s'etait fait par la patience un organe sonoreavec unelangue qui begayait. Dumouriez, avec un temperament faibleet ma- ladif dans son enfance, se faisait un corps pour la guerre. L'activite ambitieuse de son ame avail besoin de se preparer son instrument. III. Rebelle k la volonte de son pere, qui le des- tinail aux bureaux de la guerre, la plume lui repugnail, il oblint une sous-lieutenance de ca- vaierie. II fit. comme aide-de-camp du m»re- chal d'Armentieres. la campagne du Hanovre; dans la relraite, il saisit un drapeau des mains d'un fuyard, rallie deux cents cavaliers autour de lui, sauve une batterie de cinq piec«s de ca- non, couvre le passage de I'armee. Resle pres- que seul a I'arriere-garde, il se failun rempart du cadavre de son cheval et blesse trois hussards cnnemis. Crible de balles el de coups de sabre, la cuisse engagee sous le corps de son cheval, deux doigts de la main droite coupes, le front dechire, les yeux brules d'un coup de feu. il combat encore et ne se rend prisonnier qu'au ibaroD de Beker, qui le sauve et le fait porter au camp des Anglais. Sa jeunesse et sa seve le retablissent au bout de deux mois. Destine a se former h la victoire par I'exemple des defaites et de I'imperitie de nos generaux, il rejoint le marechal de Sou- bise et le marechal de Broglie et il assiste aux deroutes que les Franpais doivent a leur en- vieuse rivalite. A la paix il va rejoindre son regiment en garnison h Saint-L6. En passant a Pont-Au- demer, il s'arrete chez une soeur de son pere. Un amour passionne pour une des filles de soa oncle I'y retient. Cet amour, partage par sa cousine et favorise par sa tante, est combattu par son pere. La jeune fille desesperee se re- fugie dans un couvent. Dumouriez jure de I'en arracher ; il s'eloigne ; le chagrin le saisit en route, il achete de I'opium a Dieppe, s'en- ferme dans sa chambre, ecrit un adieu a soa amante, un reproche a son pere et s'empoi- sonne; la nature le sauve, le repentir le prend, il va se jeter au genouxde son pere et se recon- cilie avec lui. A vingt-quatre ans, apres sept campagnes, il ne rapportait, de la guerre, que vingt-deux blessures, une decoration, le grade de capitai- ne, une pension de six cents livres, des dettes contractees au service et I'amour sans espoir qui rongeait son ame. Son ambition aiguillon- nee par son amour lui fail chercher dans la politique celle fortune que la guerre lui refuse encore. II y avail alors a Paris un de ces hommes enigmatiques qui tiennent a la fois de I'intri- gaut et de I'homme d'Etat; subalternes el ano- nymes, ils jouenl sous le nom d'autrui des ro- les caches mais importants dans les affaires. Hommes de police autant que de politique, les gouvernements qui les emploient et qui les meprisenl payent leurs services non enfonctions mais en subsides. Manoeuvres de la politique, on les salarie au jour le jour ; on les lance, oa les compromet, on les desavoue, quelquefois meme on les em prison ne : ils souffrenl tout, meme la captivite el le deshonneur, pour de I'argent. Ces hommes sont des choses h ven- dre auxquelles leur talent et leurutilite metlent le prix : tels furent Linguel, Brissot, Mirabeau lui-meme dans sa jeunesse, tel etait alors ua certain Favier. Ce Favier, employe tour k tour par M. le due de Choiseul el par M. d'Argenson k redi- ger des memoiresdiplomatiques, etait consom- me dans la connaissance de 1' Europe. II etait; I'espion vigilant de tous les cabinets, il en sn- vail les arriere-pensees, il en devinait les intri- gues, il les dejouait par des contre-mines dont le ministre des affaires etrangeres qui I'em- ployail ne connaissait pas toujours le secret. Louis XV, roi de petites pensees et de petits moyens, ne dedaignait pas de mettre Favier dans la confidence des trames qu'il ourdissait coutre Bcspropres ministres. Favier 6tait I'ioe- DES GIRO N DINS. 171 termediaire de la correspondance politique que ce prince entretenait avec le comte de Broglie, a I'insu et centre les vues de son cabinet. Una telle confidence soupronnee plus que connue des ministres, un talent d'ecrivain distingue, des connaissances vastes en droit public, en his- toire et en diplomatic, donnaient h Favier un credit sur I'administration et une influence sur les affaires tres superieurs a son role obscur et u sa consideration discreditee ; il etait en quel- que sorte le ministre des hautes intrigues de son temps. IV. Dumouriez, voyant les grandes voies de la fortune fermees devant lui, resoiut de s'y jeter par les voies obliques; il s'attacha a Favier. Favier s'attacha a lui, et c'est dans ce commer- ce de ses premieres annees que Dumouriez contracta ce caractere d'aventure et de teme- rite qui donna toute sa vie a son heroisme et h sa politique quelque chose d'habile comme I'in- trigue et d'inconsidere comme le coup de main. Favier I'initia aux secrets des cours et engagea Louis XV et le due de Choiseul a em- ployer les talents de Dumouriez dans la diplo- matie et dans la guerre a la fois. C'etait le moment oii le grand patriote corse Paoli s'efforpait d'arracher son pays a la ty- rannie de la republique de Genes, et d'assurer a ce peuple une independance dont il oftVait tour ;i tour le patronage a I'Angleterre et ^ la France. Arrive a Genes, Dumouriez entre- prend de dejouer a la fois la republique, I'An- gleterre et Paoli, il se lie avec des aventuriers corses, conspire contre Paoli, fait une descente dans rile, qu'il appelle a I'independance, et reussil a demi. II se jette dans une felouque pour venir apporter au due de Choiseul des renseignements sur la nouvelle situation de la Corse, et implorer le secours de la France. Retarde par une tempete, ballotte plusieurs se- maines sur les cotes d'Afrique, il arrive trop tard a Marseille, le traite de la France avec Genes etait signe ; il descend a Paris chez son ami Favier. Favier lui confie qu'il est charge de rediger un memoire pour demontrer au roi et aux mi- nistres la necessite de soutenir la republique de Genes contre les independants corses ; que ce memoire lui a ete demande secretement par I'ambassadeur de Genes et une femme de chambre de la duchesse de Grammont, soeur favorite du due de Choiseul, interessee ainsi que les freres de la Vubarnj dans les fournitu- res de I'armee ; que cinq cents louis sont pour lui le prix de ce memoire et du sang des Cor- ses ; il oflre une part de I'intrigue et des bene- fices a Dumouiiez. Celui ci feint d'accepter, vole chez le due de Choiseul, lui revele la ma- noeuvre, en est bien accueilli. croit avoir con- vaincu le ministre, et se prepare a repartir pour porter aux Corses les subsides et les armes at- tendus. Le lendemain il trouve le ministre change. Chasse de son audience avec des pa- roles outrageantes, Dumouriez se retire et pas- se en Espagne secretement. Secouru par Fa- vier, qui se contentait de I'avoir joue et qui avait pitie de sa candeur ; assiste par le due de Choiseul, il conspire avec le ministre espagnol et I'ambassadeur de France la conquete du Portugal, dont il est charge d'etudier militai- rement la topographie et les moyens de defen- se. Le marquis de Pombal, premier ministre de Portugal, confoit des soupoons sur la mis- sion de Dumouriez, et I'oblige a quitter Lisbon- ne. Le jeune diplomate revient a Madrid, ap- prend que sa cousine, captee par les pretres. I'abandonne et va prononcer ses vcbux. II s'at- tache a une autre maitresse, jeune Francaise, fille d'un architecte etabli a Madrid, etendort quelques annees son activite dans les delices d'un amour partage. Un ordre duducde Choi- seul le rappelle a Paris, il hesite; son amante elle-meme le decide a la sacrifier a sa fortune, comme si elle eut entendu de si loin le pressen- timent de sa gloire. II ai'rive a Paris; il est nomme marechal-generaldes-logis de I'armee franraise en Corse : il s'y distingue comme partout. A la tete d'un detachement de voloa- taires, il s'empare du chateau de Corte, dernier asile et demeure personnelle de Paoli. II prend pour sa part du butia la bibliotheque de cet in- fortune patriote. Le choix de ces livres et les notes dont ils etaient converts de la main de Paoli, revelaient un de ces caracteres qui cher- chent leur analogue dans les grandes figures de I'antiquite. Dumouriez etait digne de cette depouille. puisqu'il I'appreciait au-dessus de. I'or. Le Grand Frederic appelait Paoli le pre- mier capitaine de I'Europe. Voltaire le nom- mait le vainqueur et le legislateur de sa pa- trie. Les Franrais rougissaient de le vaincre, la fortune de I'abandonner. S'il n'affranchit pas sa patrie, il merita d'immortaliser sa lutte. Trop grand citoyen pour un si petit peuple, il ne laissa pas une gloire a la proportion de sa pa- trie, mais a la proportion de ses vertus. La Corse est restee au rang des provinces conqui- ses, mais Paoli est reste au rang des grands hommes. V. De retour ci Paris, Dumouriez y passa un aa dans la societe des hommes de lettres et des j femmes de plaisir qui donnaient a la societe de ! ce temps I'esprit et le ton d'une orgie decente. i Lie d'un attachement de ca^ur avec une ao- j cienne compagne de madame Dubarry, il con- , naissait cette courtisane parvenue, que le li- ' bertinage avait elevee jusqu'au tr6ne. Mais i devoue au due de Choiseul, ennemi de cette laa^ 172 HISTOIRE tnaitresse de roi, et conservant ce supplement a la vertu, chez les Fianpais, qu'on appelle honneur, il ne prostitua pas son unirorme dans sacour; il loucit de voir le vieux monarque, aux revues de Fontainebleau, marcher a pied, ]a tete decouverte devatit son armee, n cote du carrosse od cette femnie etalait sa beaute et son empire. Madame Dubarry s'offensa de I'oubli du jeune officier, elle devina le mepris sous I'absence. Dumouriez fut envoye en Po- logne, au meme litre qu'il avait ete envoye en Portugal. Cette mission, a la fois diplomatique et militaire, etait une secrete pensee du roi conseille par son confident, le comte de Broglie, et par Favier, I'inspirateur du comte. C'etait le moment ou la Pologne menacee et & demi occupee par les Russes, rongee par la Prusse, abandonnee par rAutriche, essayait quelques mouvements incoherents pour re- nouer ses tronpons epars, et disputerdu moins par larabeaux sa nationalite a ses oppresseurs; dernier soupir de la liberte qui remuait encore le cadavre d'un peuple. Le roi, qui craignait de heurter I'imperatrice de Russie Catherine, de donnev des pretextes d'hostilite a Frederic et des ombrages h la cour de Vienne, voulait cependant tendre a la Pologne expirante la main de la France, mais en cachant cette main et en se reservant de la couper meme, s'il etait necessaire. Dumouriez fut I'interme- diaire choisi poour ce role, ministre secret de la France aupres des confederes polonais, general au besoin, mais general aventurier et devavoue, pour rallier et diriger leurs eftbrts. Le due de Choiseul, indigne de I'abaisse- ment de la France, preparait sourdement la guerre contre la Prusse et I'Anglelerre. Cette diversion puissante en Pologne etait neces- saire a son plan de campagne, il donna ses ins- tructions confidentielles ^ Dumouriez; mais renverse du ministere par les intrigues de ma- dame Dubarry et de M. d'Argenson. le due de Choiseul fut tout k coup exile de Versailles avant que Dumouriez fut arrive en Pologne. La politique de la France, changeant avec le ministre, deroutait d'avance les plans de Du- mouriez ; il les suivit cependant avec une ar- deur et une suite dignes d'un meilleur succes. II trouva le peuple polonais avili par la misere, I'esclavage et I'habitude du joug etranger ; il trouva les aristocrates polonais corrompus par le luxe, endormis dans les voluptes, usant en intrigues et en paroles la chaleur de leur pa- ti'iotisme dans les conferences et dans les con- federations d'jE/^mfs. Une femme d'une beaute c61ebre, d'un rang eleve, d'un genie oriental, la comtesse de Mnizeck, fomentait, nouait ou denouait ces parties diverses au gre de son ambition ou de "es amours. Quelques orateurs patriotes y faisaient retemir vainement lesder- niers accents de I'independance. Quelques princes et quelques gentilshommes y formaient des rassemblements sans concert entre eux, qui combattaient en partisans plus qu'en ci- toyens et qui se paraient d'une gloire person- nelle sans influence pour le salut de la patrie. Dumouriez se servit de I'ascendant de la com- tesse, s'efforca d'unir ces efforts isoles, forma une infanterie, crea une artillerie, s'empara de deux forteresses, menaca partout les Russes dissemines en corps epars sur les vastes plaines de la Pologne, aguerrit, disciplina ce patriotisme insubordonne des insurges, et com- battit avec succes Souwarow, ce general russe qui devait plus tard menacer de si pres la re- publique. Mais le roi de Pologne Stanislas, creature couronnee de Catherine, voit le danger d'une insurrection nationale, qui, en chassant les Russes, emporterait son trone. II la paralyse en proposnnt aux federes d'adherer luimeme a la confederation. Un d'eux, Bohucz. le der- nier grand orateur de la liberte polonaise, ren- voie au roi, dans un discours sublime, son per- fide secours, et entraine I'unanimite des con- federes dans le dernier parti qui reste aux opprimes; I'insurrection. Elle eclate. Du- mouriez en est I'ame, il vole d'un camp k I'autre, il donne de I'unite au plan d'attaque. Cracovie cernee est prete a tomber dans ses mains. Les Russes regagnent la frontiere en desordre. Mais I'anarchie, ce fatal genie de la Pologne, dissout promptement I'union des chefs ; ils se livrent les uns les autres aux efforts reunis des Russes. Tons veulent avoir I'honneur exclusif de sauver la patrie, ils ai- ment mieux la perdre que de devoir son salut a un rival. Sapieha, le principal chef, est mas- sacre par ses nobles. Pulauwski et Mick- senski blesses sont livres aux Russes. Zarem- ba trahit sa patrie. Oginski, le dernier de ces grands patriotes, souleve la Lithuanie au mo- ment meme ou la Petite-Pologne depose les armes. Abandonne et fugitif, il s'echappe a Dantzig et erre pendant trente ans en Europe et en Amerique, emportant seul sa patrie dans son ca3ur. La belle comtesse de Mnizeck lan- guit et succombe de douleur avec la Pologne. Dumouriez pleure cette heroine, adoree d'un pays ou les femmes, dit-il, sont plus hommes que les hommes. II brise son epee, desespere a jamais de cette aristocratie sans peuple, et lui lance en partant le nom de nation asiatique de VEurojye. VL II revient 5 Paris. Le roi et M. d'Argenson, pour sauver les apparences avec la Russie et avec la Prusse, le font jeter a la Bastille ainsi que Favier; il y passe un an k maudire I'ingra- titude des cours et la faiblesse des rois, et re- trouve son energie naturelle dans la retraite et dans I'etude. Le roi change sa prison en un DES GIRO N DINS 173 exil dans la citadelle de Caen ; la Dumouriez retrouve dans un couvent la cousine qu'il avail aimee. Libre et lasse de la vie monastique, elie s'attendrit en revoyant son ancien amant. II I'epouse. II est nomme commandant de Cherbourg. Son genie actif s'exerce contre les elements, comme il s'etait exerce contre les hommes. II conroit le plan de ce port mi- litaire, qui devait emprisonner une mer ora- geuse dans un bassin de granit et donner a la marine fran^aise une halte sur la Manche. 11 passe ainsi quinze ans de sa vie dans un inte- rieur domestique trouble par I'humeur et par ]a devotion chagrine de sa femme, dans des etudes militaires assidyes mais sans applica- tion, et dans les dissipations de la societe phi- Josophique et voluptueuse de son temps. La Revolution qui s'approche le trouve in- different a ses principes, prepare a ses vicissi- tudes. La justesse de son esprit lui a fait d"un coup d'ceil mesurer la portee des evenements. II comprend vite qu'une revolution dans les idses doit emporter les institutions, a moins que ces institutions ne se moulent sur les idees nouvelles; il se donne sans enthousiasme a la constitution, il desire le maintien du trone, il ne croit pas a la republique, il pressent un changement de dynastie, on I'aocuse meme de le mediter. L'emigration, en decimant les hauts grades de I'armee, lui fait place; il est nomme general par anciennete. II se tient dans une mesure ferme et habile, a egale dis- tance du trone et du peuple, du contre-revolu tionnaire et du factieux, pret a passer avec I'opinion a la cour ou k la nation selon I'evene- ment. II s'approche tour a tour, comme pour tater leur force naissante de Mirabeau et de Montmorin, du due d'Orleans et des Jacobins, de La Fayette et des Girondins. Dans ses divers commandements, pendant ces jours de crises, il maintient la discipline par sa popula- rite, il transige avec le peuple insurge, et se met a la tete des mouvements pour les conte- nir. Le peuple le croit tout a sa cause, le sol- dat I'adore; il deteste I'anarchie, mais il flatte les demagogues. II applique avec bonheur a sa fortune populaire ces maneges habiles, dont Favier lui a appris I'art. II voit dans la Revo- lution une heroVque intrigue. II manoeuvre son patriotisme comme il aurait manoeuvre ses ba- taillons sur un champ de bataille. II voit venir la guerre avec ivresse, il salt d'avance le me- tier des heros. II pressent que la Revolution, desertee par la noblesse et attaquee par 1' Eu- rope entiere, aura besoin d'un general tout forme pour diriger les efforts desordonnes des masses qu'elle souleve. II lui prepare ce chef. La longue subalternite de son genie le fatigue. A cinquante-six ans il a le feu de ses premieres annees avec le sang-froid de I'age ; son oracle, c'est I'ardeur de parvenir: I'elan de son ame vers la gloire est d'autant plus rapide qu'il a plus de temps perdu derriere lui. Son corps, fortifie par les climats et par les voyages, se prete comme un instrument passif n son acli- vite ; tout etait jeuae en lui, excepte la date de sa vie. Ses annees etaient depensees, non sa force. II avait la jeunesse de Cesar, I'impa- tience de sa fortune et la certitude de I'attein- dre : vivre, pour les grands hommes, c'est grandir ; il n'avait pas vecu, car il n'avait pas assez grandi. VII. Dumouriez etait de cette stature moyenne du soldat francais qui porte gracieusemeal I'uniforme, legerement le sac, vivement le sabre ou le fusil ; a la fois leste et solide, soa corps avait I'aplomb de ces statues de guerriers qui reposent sur leurs muscles tendus, mais qui semblent pretes a marcher. Son attitude etait confiante et fiere ; tons ses mouvements etaient prompts comme son esprit. Il sautait a cheval sans peser sur I'etrier, et en roulant la criniere dans sa main gauche. II en descendait d'un bond et maniait aussi vivement la baioa- nette du simple soldat que Tepee du general. Sa tete, un peu relevee en arriere, etait biea detachee de ses epaules ; elle tournait sur soa cou avec facilite et noblesse, comme celle des hommes legers. Ces fiers mouvements de tete le grandissaient sous son panache tricolore. Son front etait eleve, bien modele, serre des tempes, tendu des muscles par la pensee et par la resolution. Ses angles saillants et biea detaches annonr-aient la sensibiiite de I'ame sous les delicatesses de rintelligence et les finesses du tact ; ses yeux etaient noirs, larges, noyes de feu ; ses longs cils, qui commenfaient a blanchir, en relevaient I'eclat, quelquefois tres doux ; son nez et I'ovale de sa figure etaient de ce type aquilin qui revele les races anoblies par la guerre et par I'empire ; sa bouche, entr'ouverteet gracieuse, etait presque toujours souriante, aucuue tension des levres ne trahissait I'effort de ce caractere souple et de cet esprit dispos qui jouait avec les diffi- cultes et tournait les obstacles ; son nientoa, releve et prononce, portait son visage comme sur un socle ferme et carre ; I'expression habi- tuelle de sa figure etait une gaiete sereine et communicative. On sentait que nul poids d'affaires n'etait lourd pour lui et qu'il conser- vait toujours assez de liberie d'esprit pour plaisanter avec la bonne on avec la mauvaise fortune. II traitait la politique, la guerre et le gouvernement gaiement. Le son de sa voix etait vibrant, sonore, male : on I'entendait par- dessus le bruit du tambour et le froissement des baionnettes. Son eloquence etait directe, sjjirituelle, inattendue, elle fra|)pait et eblouis- s lit comme I'eclair; ses mots rayonnaient dans le conseil, dans les confidences et dans i'lnti- 174 H I S T O I R E mite : cette eloquence s'attendrissait et s'insi- nuait comme celle d'une ferame. II etait per- suasif, car son ame, mobile et sensible, avait toujours dans raccent la verite de I'impression du moment. Fassionne pour les femmes et tres-accessibie h I'amour, leur commerce avait communique h son ame quelque chose de la plus belle vertu de ce sexe : la pitie. II ne sa- vait pas resister aux larmes; celles de la reine en auraient fait un seide du trone ; il n'y avait pas de fortune ou d'opinion qu'il n'eut sacrifie k un raouvement de generosite : sa grandeur d'arae n'etait pas du calcul, c'etait avant tout du sentiment. Quant aux principes politiques, il n'en avait pas ; la Revolution pour lui n'e- tait qu'un beau drame propre a fournir une grande scene a ses facultes et un role a son genie. Grand homme au service des evene- ments. si la Revolution ne I'eut p«s choisi pour son general et pour son sauveur, il eut ete tout aussi bien le general et le sauveur de la coali- tion. Dumouriez n'etait pas ie heros d'un principe, c'etait le heros de I'occasion. VIII. Les noureaux ministres se reunirent chez madame Roland, I'ame du ministere girondin ; Duranton, Lacoste, Cahier-Gerville y repurent passivement I'impulsion des hommes dont ils n'etaient que les prete-noms dans le conseil. Dumouriez affecta comme eux. les premiers jours, une pleine condescendance aux interets et aux volontes de ce parti. Ce parti, person- nifi6 chez Roland dans une ferame jeune. belle, eloquente, devait avoir pour le general un attrait de plus. II espera le dominer en do- minant le coeur de cette femme. II deploya pour elle tout ce que son caractere avait de soaplesse, sa nature de graces, son genie de 86ductions. Mais madame Roland avait contre les seductions de I'homme de guerre un pre- servatifque Dumouriez n'etait pas accoutume h rencontrer dans les femmes qu'il avait ai- m6es: une vertu austere et une conviction forte. II n'y avait qu'un moyen de capter I'admiration de madame Roland, c'etait de la surpasser en devouement patriotique. Ces deux caracteres ne pouvaient se rencontrer sans se faii'e contraste, ni se comprendre sans se me- priser. Pour Dumouriez madame Roland ne fut bientot qu'une fanatique reveche, pour ma- dame Roland Dumouriez ne fut qu'un homme 16ger et presomptueux ; elle lui trouvait dans le regard, dans le sourire et dans le ton une audace de succes envers son sexe qui trahis- sait, selon elle, les mceurs libres des femmes au milieu desquelles il avait vecu et qui offensait son austerite. II y avait plus du courtisan que du patriote dans Dumouriez. Cette aristocratic franfaise des manieres deplaisait a Thumble fille du graveur ; elle lui rappelait peut-etre sa condition inferieure et les humiliations de son enfance a Versailles. Son ideal n'etait pas le miliiaire, c'etait le citoyen ; une ame republi- caine etait la seule seduction qui put conque- rir son amour. De plus, elle s'aperfut, des le premier coup d'oeil, que cet homme etait trop grand pour passer longtempssous le niveau de son parti; elle soupponna son genie sous ses complaisances, et son ambition sous sa bon- homie, d Prends garde a cet homme, dit-elle a son mari apres la premiere entrevue, il pour- rait bien cacher un maitre sous un collegue, et chasser du conseil ceux qui Ty ont intro- duit. I IX. Roland, trop heureux d'etre au pouvoir, n'entrevoyait pas de si loin la disgrace ; il ras- surait sa femme et se fiait de plus en plus a la feinte admiration de Dumouriez pour lui. 11 se croyait I'homme d'Etat du conseil. Sa vanite satisfaite le rendait credule aux avances de Du- mouriez et I'attendrissait meme pour le roi. A son entree au ministere, Ptoland avait aftecte dans son costume I'aprete de ses principes. et dans ses manieres la rudesse de son republica- nisme. II s'etait presente aux Tuileries en ha- bit noir, en chapeau rond, en Soulier? ferres et taches de poussiere; il voulait montrer en lui rhomme du peuple entrant au palais dans le simple habit du citoyen et afiVontant I'homme du trone. Cette insolence muette devait, selon lui, flatter la nation et humilier le roi; les cour- tisans s'en etaient indignes, le roi en avait gemi, Dumouriez en avait ri. — i Ah I tout est perdu, en effet, messieurs! avait-il dit aux courtisans; puisqu'il n'y a plus d'etiquette. il n'y a plus de monarchic ! i Cette plaisanterie avait emport6 a la fois toute la colere de la cour et tout I'effet de la pretention lacedemonienne de" Roland. Le roi ne s'apercevait plus de I'inconvenance et traitait Roland avec cette cordialite qui lui ouvrait les cceurs. Les nouveaux ministres s'e- tonnaient de se sentir confiants et emus en pre- sence du monarque. Entres ombrageux et re- publicains h la stance du conseil, ils en sortaient presque royalistes. ff Le roi n'est pas connu, disait Roland a sa femme; prince faible, c'est le meilleur des hommes; ce ne sont pas les bonnes intentions qui lui manquent, ce sont les bons conseils : il n'aime pas I'aristocratie et il a des entraillesi pour le peuple ; il est ne peut-etre pour servir de transaction enlre la republique et la monar- chic. En lui rendant la constitution douce, nous la lui ferons aimer : sa popularite, qu'il recon- querra par son abandon a nos conseils, nous rendra a nous-memes le gouvernement facile. Sa nature est si bonne que le trone n'a pu le corrompre. II est aussi loin d'etre I'imbecile abruti qu'on expose a la risee du peuple, que rhomme sensible et accompli que ses courtisans DES GIRO N DINS. 175 veulent faiie adorer ea lui ; son esprit, sans etre superieur, est etendu et reflechi; dans un etat obscur, son merite aurait suflfi a sa desti- nee ; il a des connaissances diverses et profon- des, il connait les affaires par les details, il traite avec les horamesavec cette habilete sim- ple mais persuasive que doune aux rois la ne- cessite precoce de gouverner leurs impressions. Sa memoire prodigieuse lui rappelle toujours a propcs les choses, les noms, les visages ; il aime le travail et lit tout; il n'est jamais un moment oisif. Pere tendre, modele des epoux, cceur chaste, il a eloigne tous les scandales qui salissaient la cour de ses predecesseurs ; il n'ai- me que la reiue, et sa coodescendance, quel- quefois funeste pour sa politique, n'est du moins que la faiblesse d'une vertu. S'il fut ne deux siecles plus tot, son regne eut ete compte au nombre des annees heureuses de la moaar- chie. Les circonstances paraissent avoir agi sur son esprit. La revolution I'a convaincu de sa necessite, il faut le convaincre de sa possibi- lite. Entre nos mains, le roi peut la servir mieux qu'aucun autre citoyen du royaume ; en eclaiiant ce prince, nous pouvons etre fideles a la fois a ses vrais interets et a ceux de la na- tion : il faut que le roi etla revolution ne fassent qu'un en nous. 3 X. Ainsi parlait Roland dans le premier eblouis- sement du pouvoir. Sa femme I'ecoutait, le sourire de rinciedulite sur les levres; son le- gard plus ferme avait mesure du premier coup d'oeil une carriere plus vaste et un but plus de- cisif que cette transaction timide et transitoire entre une royaute degradee et une revolution incomplete. II lui en aurait trop coute de re- noncer a I'ideal de son ame ardente : tous ses vceux tendaient a la republique; tous ses actes, toutes ses paroles, tous ses soupirs devaient a son insu y pousser son mari et ses amis. z Defie-toi de la perfidie de tous etsurtout de ta propre vertu, repondait-elle au faible et or- gueilleux Roland ; tu vis dans ce monde des cours oii tout n'est qu'apparence, etoti les sur- faces les plus polies cachent les combinaisons les plus sinistres. Tu n'es q»'un bourgeois hon- nete egare parrai ces courtisans, une vertu en peril au milieu de tous ces vices; ils parlent uotre langue et nous ne savons pas la leur : comment ne nous tromperaient-ils pas ? Louis XVI, d'une race abatardie, sans elevation dans I'esprit, sans 6nergie dans la volonte, s'est laisse garrotter dans sa jeunesse par des pre- juges religieux qui ont rapetisse son ame ; en- traine par une reine etourdie qui joint a I'in- solence autrichienne I'ivresse de la beaute et du rang supreme, et qui fait de sa cour secrete et corrompue le sanctuaire de ses volupies et le culte de ses vices, ce prince, aveugle d'un cote , par les pretres et de I'autre par I'amour, tient au hasard les renes flottantes d'un empire qui lui ecbappe ; la France, epuisee d'hommes, ne lui suscite ni dans Maurepas, ni dans Necker, ni dans Calonne, un ministre capable de le di- riger ; I'aristocratie est sterilisee, elle ne pro- duit plus que des scandales : il faut que le gou- vernement se retrempe dans une couche plus saine et plus profonde de la nation ; le temps de la democratic est venu ; pourquoi le retar- der ? Vous etes ses homraes, ses caracteres, seslumieres; la revolution est derriere vous> elle vous salue, elle vous pousse, et vous la li- vreriez, confiante et abusee au premier sourire d'un roi parce qu'il a la bonhomie d'un homme du peuple ! Non, Louis XVI, ademi detrone par la nation, ne peut aimer la constitution qui i'enchaine ; il peut feindre de caresser ses fers, mais chacune de ses pensees aspire au moment de les secouer. Sa seule ressource aujourd'hui est de protester de son attachement h la Revo- lution et d'endormir les ministres que la Revo- lution charge de surveiller de pres ses trames; mais cette feinte est la derniere et la plus dan- gereuse des conspirations du trone. La cons- titution est la decheance de Louis XVI, et les ministres patriotes sont ses surveillants ; il n'y a pas de grandeur abattue qui aime sa dechean- ce, il n'y a pas d'homme qui aime son humilia- tion : crois a la nature humaine, Roland, elle seule ne trompe jamais, et defie-toi des cours; ta vertu est trop haute pour voir les pieges que les courtisans sementsous tes pas. r XL Un tel langage ebranlait Roland. Brissot, Condorcet, Vergniaud, Gensonne, Guadet, Buzot surtout, ami et confident plus intime de madame Roland, fortifiaient dans les reunions du soir la defiance du ministre. II s'armait daos leurs entretiens de nouveaux ombrages; il en- trait au conseil avec un sourcil plus fronce et un stoicisme plus implacable; le roi le desar- mait par sa franchise, Dumouriez le decoura- geait par sa gaite, le pouvoir I'amollissait par son prestige. II atermoyait avec, les deux gran- des dillficultes du moment, la double sanctioD ^ obtenir du roi pour les decrets qui repugnaient le plus a son cceur et a sa conscience, le decret centre les emigres et le decret contre les pr6- tres non assermentes ; enfin il atermoyait avec la guerre. Pendant cette tergiversation de Roland et de ses collegues, Dumouriez s'emparait du roi et de la faveur publique, tant le secret de sa con- duite etait dans le mot qu'il avait dit peu de temps avant a M. de Montmorin dans une con- ference secrete avec ce ministre : « Si j'6tus roi de France, je dejouerais tous les partis en me plafant a la tete de la revolution. » Ce mot contenait la seule politique qui put 176 HISTOIRE sauver Louis XVI. Dans un temps de revolu- tion, tout roi qui n'est pas revolutioanaire est inevitablement ecrase entre les deux partis; un roi neutre ne regne plus, un roi pardonne abais- se le trone, un roi vaincu par son peuple n"a pour refuge que I'exil ou I'echafaud. Dumou- riez sentait qu'il fallait avant tout convaincre le roi de son attachement intime a sa personne, le mettre dans la confidence et pour ainsi dire dans la complicite du role patriotique qu'il se proposait de jouer ; se faire I'intermediaire se- cret entre les volontes du monarque et les exi- gences du conseil, et dominer ainsi le roi par son influence sur les Girondins, les Girondins par son influence sur le roi; ce role de favori du malheur et de protecteur d'une reine perse- cutee piaisait a son ambition comme a son coeur. Militaire, dipiomate, gentilhomme, il y avait dans son ame un tout autre sentiment pour la royaute degradee, que le sentiment de jalousie satisfaite qui eclatait dans I'ame des Girondirfs. Cette nuance, revelee dans I'at- titude, dans le langage, dans le geste, ne pouvait pas echapper longtemps a I'observa- tion de Louis XVI. Les rois ont le tact double, I'infortune le rend plus delicat ; les malheureux sentent la pitie dans un regard : c'est le seul hommage qu'il leur soit permis de recevoir; ils en sont d'autant plus jaloux. Dans un entretien secret, le roi et Dumouriez se revelerent I'un a I'autre. xn. Les apparences turbulentes de Dumouriez dans ses commandements de Normandie, I'ami t\6 de Gensonne, la faveur des Jacobins pour lui avaient prevenu Louis XVI contre son nouveau ministre. Le ministre, de son cote, s'attendait ci trouver dans le roi un esprit re- belle k la constitution, un coeur aigri par les outrages du peuple, un esprit borne par la routine, un caractere violent, un exterieur brusque, une parole imperieuse et biessante pour ceux qui I'approchaient. C'etait le por- trait travesti de cet infortune prince. Pour le faire hair de la nation, il fallait le d6figurer. Dumouriez trouva en lui, ce jour-1^ et durant les trois mois de son ministere, un esprit juste, UD coeur ouvert a tous les sentiments bienveil- lants, une politesse affectueuse, unelonganimite et une patience qui defiaient les calamites de sa situation. Seulement une timidite extreme, resultat de la longue retraite ou Louis XV a- vait sequestre la jeunesse de ce prince, com- primait les elans de son coeur, et donnait a son langage et a ses rapports avec les hommes une secheresse et un embarras qui lui enlevaient la grfice de sf s qualites. D'un courage reflechi et impassible, il paria souvent ^ Dumouriez de SB mort comrae d'un evenement probable et fatal, dont la perspective n'alterait point sa se- retiite et ne I'empecherait pas d'accomplir jus- qu'au terme son devoir de pere et de roi. a Sire,i lui dit Dumouriez en I'abordant avec cet attendrissement cbevaleresque que la com- passion ajoute au respect, et avec cette physio- nomie ou le coeur parle plus que le langage lui-meme, c vous etes revenu des preventions qu'on vous avait donnees contre moi. Vous m'avez fait ordonner par M. de Laporte d'ac- cepter le poste que j'avais refuse. — Oui, dit le roi. — Eh bien ! je viens me devouer tout en- tier a votre service, ^ votre salut. Mais le role de ministre n'est plus le meme qu'autrefois. Sans cesser d'etre le serviteur du roi, je suis I'homme de la nation. Je vous parlerai toujours le langage de la liberte et de la constitution. SouttVez que, pour mieux vous servir, je me renferme en public et au conseil dans ce que mon role a de constitutionnel, et que j'evite tous les rapports qui sembleraient reveler I'attachement personnel que j'ai pour vous. Je romprai a cetegard loutes les etiquettes ; je ne vous ferai point ma cour; au conseil, je contra- rierai vos gouts ; je nommerai pour representer la France a I'etranger des hommes devoues a la nation. Quand votre repugnance a mon choix sera invincible et motivee, j'obeirai ; si cette repugnance vajusqu'a compromettre le salut de la patrie et le votre, je vous supplierai de me permettre de me retirer et de me nommer un successeur. Pensez aux dangers terribles qui assiegent votre trone. II faut le raffermir sur la confiance de la nation dans la sincerite de votre attachement h la Revolution. C'est une conquete qu'il depend de vous de faire. J'ai prepare quatre depeches dans ce sens aux ambassadeurs. J'y parle un langage inusite dans les rapports des cours entre elles, le lan- gage d'une nation offensee et resolue. Je les lirai ce matin devant vous au conseil. Si vous approuvez mon travail, je continuerai a parler ainsi et j'agirai dans le sens de mes paroles ;^ sinon, mes equipages sont prets, et, ne pouvant vous servir dans vos conseils, j'irai on mes gouts et mes etudes de trente ans m'appellent, servir ma patrie dans les armees.s Le roi, etonne, et attendri, lui dit : « J'aime votre franchise, je saisque vous m'etes attach^, j'attends tout de vos services. On m'avaitdonne bien des impressions contre vous, ce moment les efface. Allez et faites selon votre coeur et selon les interets de la nation, qui sont les miens.i Dumouriez se retira, mais il savait que la reine, adoree de son mari, tenait la politique du roi dans la passion et dans la mobilite de son ame. II desirait et redoutait h la fois une en- trevue avec cette princesse. Un mot d'elle pou- vait accomplir ou dejouer I'entreprise hardie qu'il osait former de r^concilier le roi avec la nation. D E S G I R O N D 1 N S 177 XIII. La reine fit appeler le general dans ses ap- partements les plus recules : Dumouriez la trouva seule, les joues animees par I'emotion d'une lutte interieure et se promenant vivement dans la chambre comine quelqu'un a qui I'agi- tation de ses pensees commande le mouvemeut du corps. Dumouriez alia se placer en silence au coin de la cheminee, dans I'attitude du res- pect et de la douleur, que la presence d'une princesse si auguste. si belle et si miserable lui inspira. Elle vint a lui d'un air majestueux et irrite. t Monsieur,! lui dit-elle avec cet accent qui revele a la fois le ressentiment de I'infortune et le mepris du sort, e vous etes tout puissant en ce moment, mais c'est par la faveur du peu- ple, qui brise bien vite sesidoles.D Elle n'atten- dit pas la reponse et continua : n Votre exis- tence depend de votre conduite. On dit que vous avez beaucoup de talents. Vous devez juger que ni le roi ni moi ne pouvons souflVir toutes ces nouveautes de la constitution. Je vous le declare franchement. Ainsi prenez votre parti. — Madame, repondit Dumouriez confondu, jesuis atterre de la dangereuse con- fidence que vient de me faire Votre Majeste ; je ne la trahirai pas ; mais je suis entre le roi etla nation, et j'appartiensa ma patrie. Laissez- moi, continua avec une insistance respectueu- se Dumouriez, vous representer que le salut du roi, le votre, celui de vos enfants, le reta- blissement meme de I'autorite royale sont at- taches a la constitution. Vous etes entoures d'ennemis qui vous sacrifient a leurs propres interets. La constitution seule peut, en s'affer- missant, vous couvrir et faire le bonheur et la gloire du roi. — Cela ne durera pas, prenez garde a vous Ij repliqua la reine avec un regard de colere et de menace. Dumouriez crut voir dans ce regard et entendre dans ce mot une al- lusion Jl des dangers personnels et une insinua- tion h la peur. i J'ai plus de cinquante ans, madame,! reprit-il a voix basse et avec un ac- cent ou la fermete du soldat s'unissait a I'atten- drissement de I'homme, ij'ai traverse bien des perils dans ma vie ; en acceptant le ministere, j'ai bien compris que ma responsabilite n'etait pas le plus grand de mes dangers. — Ah ! s'e- cria la reine avec un geste d'horreur, il ne me manquait plus que cette calomnie et cet op- probre ; vous semblez croire que je suis capa- ble de vous faire assassiner! a Des larmes d'in- dignation lui couperent la voix. Dumouriez, aussi emu que la reine, rejeta loin de lui cette odieuse interpretation donnee h sa reponse. «Dieu me preserve, madame, de vous faire une si cruelle injure ! votre ame est grande et noble, et rheroisme que vous avez montre dans tant de circonstances m'a pour jamais attache a Tous.i Elle fut calmee en un moment, et ap- puya sa main sur le bras de Dumouriez en signe de reconciliation. Le ministre profita de ce retour de serenite et de confiance pour donner a Marie-Antoinette les conseils dont I'emotion de ses traits et de sa voix attestait assez la sincerite. « Croyez-moi, madame, je n'ai aucun interet a vous tromper, j'abborre autant que vous I'anarchie et ses crimes ; mais j'ai de Texperience, je vis au milieu des partis, je suis mele aux opinions, je touche au peuple, je suis mieux place que Votre Majeste pour juger la portee et la direction des eveuements. Ceci n'est pas un mouvement populaire comme vous semblez le croire, c'est I'insurrection presque unanime d'une grande nation centre un ordrede choses invetere et en decadence. De grandes factions attisent I'in- cendie, il y a dans toutes des scelerats et des fous. Je ne vois, moi, dans la Revolution, que le roi et la nation. Cequi tend a les separer les perd tous les deux. Je veux les reunir. C'est a vous de m'aider. Si je suis un obstacle a vos desseins et si vous y persistez. dites-le-moi, a I'instant je me retire et je vais dans la retraite gemir sur le sort de ma patrie et sur le votre. d La reine fut attendrie et convaincue. La fran- chise de Dumouriez lui plut et I'entraina. Ce cffiur de soldat lui repondait des paroles de I'homme d'Etat. Ferme, brave, heroique, elle aimait mieux cette epee dans le conseil du roi que ces politiques et ces orateurs a langue doree, mais pliant a tous les vents de I'opinion ou de la sedition. Une confidence intime s'eta- blit entre la reine et le general. La reine fut fidele quelque temps h ses pro- messes. Les outrages repetes du peuple la re- jeterent malgre elle dans la colere et dans la conspiration, i Voyez Id disait-elle un jour au roi devant Dumouriez, en montrant de la main la cime des arbres des Tuileries ; i prisonniere dans ce palais, je n'ose me mettre & ma fenetre du cote du jardin. La foule, qui stationne et qui epie jusqu'a mes larmes, me hue quand j'y parais. Hier, pour respirer, je me suis mon- tree a la fenetre du cote de la cour, un canon- nier de garde m'a apostrophee d'une injure in- fame... Que j'aurais de plaisir, a-t-il ajoute, k voir ta tete au bout de ma baionnette !... Dans cet affreux jardin on voit, d'un cote, un homme monte sur une chaise et vociferant les injures les plus odieuses contre nous en menafant du geste les habitants du palais : de I'autre cote, un mililaire ou un pretre que la foule ameutee traine au bassin en les accablant de coups et d'outrages. Pendant ce temps-la, et h deux pas de ces scenes sinistres, d'autresjouentau ballon et se promenent tranquillement dans les allees. Quel sejour ! quelle vie! quel peuple!* Du- mouriez ne pouvait que gemir avec la famille royale et conseiller la patience. iMais la patience des victimes est plutot lasse que la cruaut6 des bourreaux. Pouvait-on de bonne foi demander 178 HISTOIRE f qu'une princesse courageuse, fiere, nourrie de Vadoration de sa cour et du monde, aimat dans la Revolution I'instrument de ses humiliations et de sessupplices, et vit dans ce peuple indif- ferent ou cruel une nation digne de Tempire et de la liberie I XIV. Ses mesures prises avec la cour, Dumouriez ; n'hesita pas a franchir tout I'espace quiseparait le roi du parti extreme et a jeter le gouverne- ruent en plein patriotisme. II fit les avances aux Jacobins et se presenta hardiment a leur seance du lendemain. La salle etait pleine, Dumou- riez frappe les tribunes d'etonnement et de si- lence par son apparition. Sa figure martiale et rimpetuosite de sa demarche lui gagnent d'avance la faveur de I'Assemblee. Nul nesoup- ponne que tant d'audace cache tantde ruse. On ne voit en lui qu'un ministre qui se donne au peuple, et les coeurs s'ouvrent pour le recevoir. C'etait le moment oii le bonnet rouge, sym- bole des opinions les plus extremes, espece de livree du peuple portee par ses demagogues et ses flatteurs, venait d'etre adopte par la presque unanimite des Jacobins. Ce signe, comme beaucoup de signes semblables que les revolu- tions prennent de la main du hasard, etait un mystere pour ceux memes qui le portaient. Oa I'avait vu arbore pour la premiere fois le jour du triomphe des soldats de Chateauvieux. Les uns disaient qu'il etait la coiffure des gale- riens, infame jadis, glorieuse depuis qu'elle avait couvert le front de ces martyrs de I'insur- . rection ; on ajoulait que le peuple avait voulu •* purifier de toute infamie cette coiffure en la portant avec eux. Les autres y voyaient le bonnet phrygien, symbole d'affranchissement pour les esclaves. Le bonnet rouge, des le premier jour, avait ete un sujet de dispute et de division parmi les Jacobins. Les exaltes s'en couvraient, les mo- deres et les penseurss'abstenaient encore. Du- mouriez n'hesite pas, il monte k la tribune, il place sur ses cheveux ce signe du patriotisme, ii prend I'uniforme du parti le plus prononce. Cette eloquence muette mais significative fait eclater I'enthousiasme dans tous les rangs. « Freres et amis, dit Dumouriez, tous les mo- ments de ma vie vont etre consacres k faire la volonte du peuple et ^ justifier le choix du roi constitutionnel. Je porterai dans les negociations toutes les forces d'un peuple libre.et ces negocia- tions produiront sous peu une paix solide ou une guerre decisive (on applaudit). Si nous avons cette guerre, je briserai ma plume politi- que et je prendrai mon rang dans I'armee pour triompher oh mourir libre avec mes freres ! Un grand fardeau pese sur moi ! Freres, aidez- moi k le porter. J'ai besoin deconseils. Faites- les moi passer par vos journaux. Dites-moi la verite, les verites les plusdures! Maisrepous- sez la calomnie et ne rebutez pas un citoyen que vous connaissez sincere et intrepide et qui se devoue a la cause de la Revolution et de la nation !s Le president repondit au ministre que la so- ciete se faisait gloire de le compter parmi ses freres. Ces mots souleverent un murmure. Ce murmure fut etouffe par les acclamations qui suivirent Dumouriez a sa place. On demanda I'impression des deux discours. Legendre s'y opposa sous pretexte d'economie: il fut hue par les tribunes, i Pourquoi ces honneurs inu- sites et cette reponsc du president au ministre ? dit Collot-d"Herbois. S'il vient ici comme mi- nistre, il n'y a rien a lui repondre. S'A vient comme affilie et comme frere, il ne fait que son devoir, il se met au niveau de nos opinions. II n'y a qu'une reponse a faire : qu'il agisse comme il a parle ! s Dumouriez leve la main et fait le geste des paroles de Collot-d'Her- bois. Robespierre se leve, sourit severement a Du- mouriez et parle ainsi : a Je ne suis point de ceux qui croient qu'il est absolument impossi- ble qu'un ministre soit patriote, et meme j'ac- cepte avec plaisir les presages que monsieur Dumouriez nous donne. Quand il aura verifie ces presages, quand il aura dissipe les ennemis armes contre nous par ses predecesseurs et par les conjures qui dirigent encore aujourd'hui le gouvernement malgre I'expulsion de quel- ques ministres, alors, seulement alors, je serai dispose a lui decerner les eloges dont il sera digne, et meme alors je ne penserai point que tout bon citoyen de cette societe ne soit pas egal. Le peuple seul est grand, seul respecta- ble a mes yeux ! les hochets de la puissance ministerielle s'evanouissent devant lui. C'est par respect pour le pe-iple, pour le ministre iui-meme, que je demande que Ton ne signale pas son entree ici par des hommagesqui alteste- raient la decheance de i'esprit public. II nous demande des conseils aux ministres. Je pro- mets pour ma part de lui en donner qui seront utiles k eux et a la chose publique. Aussi long- temps que monsieur Dumouriez, par des preu- ves eclatantes de patriotisme et surtout par des services reels rendus ci la patrie, prouvera qu'il est le frere des bons citoyens et le d^fenseur du peuple, il n'aura ici que des soutiens. Je ne redoute pour cette societe la presence d'aucua ministre, mais je declare qu'ik I'instant oii un ministre y aurait plus d'ascendant qu'un citoyen je demanderais son ostracisme. II n'en sera ja- mais ainsi! i Robespierre descend. Dumouriez sejette dans ses bras. L'Assemblee se leve, les tribunes scel- lent de leurs applaudissements les embrasse- ments fraternels. On y voit I'augurede I'unioa du pouvoir etdu peuple. Le president Doppec lit, le bonnet rouge sur la tete, une lettre de Pe- ^^ DES G IRON DINS 179 thioD alasocietesur lanouvelle coiflfure adoptee par les patriofes. Pethion s'y prononce contre ce signe superflu de civisme. t Ce signe, dit-il, nu lieu d'accroitre votre popularite, effarouche les esprits et sert de pretexte n des calomnies con- tra vous. Le moment est grave, les demonstra- tions du patriotisme doivent etre graves comme le temps. Cesontles ennemis de la Revolution qui la poussent h ces frivolites pour avoir le droit de I'accuser ensuite de legerete et d'in- consequence. lis donnent ainsi au patriotisme les apparences d'une faction. Ces signes divi- sent ceux qu'il faut rallier. Quelle que soit la vogue qui les conseille aujourd"hui, ils ne seront jamais universeilement adoptes. Tel homme passionne pour le bien public sera tres indiffe- rent a un bonnet rouge. Sous cette forme, la liberte ne sera ni plus belle ni plus majestueuse, mais les signes memes dont vous la parez ser- viront de i)retexte aux divisions entre ses en- fants. Une guerre civile commenrant par le sarcasme et finissant par du sang verse pent s'engager pour une manifestation ridicule. Je livre ces idees a vos reflexions, i XV. Pendant la lecture de cette lettre, le presi- dent, homme timore, et qui pressentait dans les conseils de Pethion la volonte de Robespierre, avait subrepticement fait disparaitre de son front le signe repudie. Les membres de la societe imitaient un a un son exemple. Robespierre, qui seul n'avait jamais adopte ce hochet de la mode et avec lequel la lettre de Pethion avait ete concertee, monte a la tribune et dit: A ces mots, Camille Desmoulins, ennemi de Brissot, cache dans la salle, se penche vers To- reille de son voisin, et lui dit tout haut, avec un rire ironique : i Que d'art dans ce coquin ! Ci- ceron et Demosthenes n'ont pas d'insinuations plus eloquentes. 3 Des cris de colere partent des rangs des amis de Brissot et demandent I'expulsion de Camille Desmoulins. Un cen- seur de la salle qualifie de propos infames Tex- clamation du pamphletaire et retablit le silence. Brissot continue : i La denonciation est I'arme du peuple : je ne m'en plains pas. Savez-vous quels sont ses plus cruels ennemis ? Ce sont ceux qui prostituent la denonciation. Des de- nonciatious, oui ! mais des preuves ! Couvrez du plus profond mepris celui qui denonce et qui ne prouve pas. Depuis quelque temps on parle de protecteur et de protectorat ; savez- vous pourquoi ? c'est pour accoutumer les es- prits au nom de tribunal et de tribun. lis ne voient pas que jamais le tribunal n'existera. Qui oserait detroner le roi constitutionnel ? Qui oserait se mettre la couronne sur la tete? Qui peut s'imaginer que la race de Brutus est eteinte ? Et quand il n'y anrait plus de Brutus, ou est I'homme qui ait dix fois le talent de Cromwell ? Croyez-vous que Cromwell lui- meme eut reussi dans une revolution comme la notre ? II avait pour lui deux avenues faciles de I'usurpation qui n'existent pas aujourd'hui : I'ignorance et le fanatisme. Vous qui croyez voir un Cromwell dans un La Fayette, vous ne connaissez ni La Fayette ni votre siecle. Cromwell avait du caractere. La Fayette n'ea a pas. On ne devient pas protecteur sans au- dace et sans caractere ; et quand il aurait I'ua et I'autre, cette societe renferme une foule d'amis de la liberie qui periraient plutot que de le soutenir. J'en fais le premier le serment, ou I'egalite regnera en France, ou je mourrai en combattant les protecteurs el les tribuns!... Les tribuns, voila les vrais ennemis du peuple. lis le flattent pour I'enchainer; ils sement les soup^ons sur la vertu, qui ne veut pas s'avilir. Rappelez-vous ce qu'etaient Aristide et Pho- cion : ils n'assiegeaient pas toujours la tribune. » Brissot, en lancant ce trait, se tourne vers Robespierre, a qui il adressait I'injure indirecte. Robespierre palit et releve brusquement la tete. I lis n'assiegeaient pas toujours la tri- bune, repete Brissot, ils etaient a leurs postes, au camp ou dans les tribunaux. » (Un rire iro- nique parcourt les rangs des Girondins, qui ac- cusaient Robespierre d'abandonner son poste dans le danger.) i lis ne dedaignaient aucun emploi, quelque modeste qu'il fut, quand il etait impose par le peuple; ils parlaient peu d'eux-memes, ils ne flattaient pas les d6mago- gues, ils ne denoofaient jamais sans preuves! Les calomniateurs n'epargnerent pas Phocion. II fut victime d'uo adulateur du peuple I... Ah! ceci me rappelle Thorrible calomnie voraie sur 184 HISTOIRE Condorcet! Qui etes-vous pour calomnier ce grand homme? Qu'avez-vous fait? Ou sont vos travaux, vos ecrits? Pouvez-vous citer, comme lui. taut d'assauts livres pendant trente ans, avec Voltaire et d'Alembert, au trone, a la superstition, aux prejuges, a I'aristocratie? Ou en seriez-vous, ou serait cette tribune, sans ces grands hommes? Ce sont vos maitres, et vous insuitez ceux qui ont donne la voix au peuple!... Vous dechirez Condorcet, quand sa vie n'est qu'une suite de sacrifices ! Pbilosophe, il s'est fait politique; academicien, il s'est fait journaliste; courtisan, il s'est fait peuple ; no- ble, il s'est fait jacobin !... Prenez-y garde, vous suivez les impulsions cachees de la cour... Ah! je n'imiterai pas mes adversaires, je ne repeterai pas ces bruits qui repandent qu'ils sont payes par la liste civile, i (Le bruit cou- rait que Robespierre etait gagne pour s'oppo- ser a la guerre.) (t Je ne dirai rien d'un comite secret qu'ils frequentent et ou on concerte les moyens d'influencer cette societe. Mais je dirai qu'ils tiennent la meme marche que les fauteurs de guerre civile; je dirai que, sans le vouloir, ils font plus de mal aux patriotes que la cour. Et dans quel moment jettent ils la divi- sion parmi nous! dans le moment oii nous avons la guerre etrangere, et oii la guerre in- testine nous menace... Meltons une treve ^ ces debats, et reprenons I'ordre du jour en ecar- tant, par le mepris, d'odieuses et funestes de- nonciatioas. s XX. A ces mots, Robespierre et Guadet, egale- met provoques, se disputent la tribune, i II y a quarante-huit heures que le besoin de me justi- fier pese sur mon coeur, dit Guadet, il y a seu- lement quelques minutes que ce besoin pese sur Tame de Robespierre, a moi la parole, i On la lui donne. II se disculpe en peu de mots. « Soyez surtout en garde, i dit-il en finissant et en designantdu geste Robespierre, s contre ces orateurs empiriques qui ont sans cesse a la bouche les mots de liberie, de tyrannie, de con- juration, qui melent toujours leur propre eloge aux flagorneries qu'ils adressent au peuple; faites justice de ces hommes ! — A I'ordre ! s'e- crie Freron, I'ami de Robespierre, i I'ordre rinjure etle sarcasme ! i Les tribunes eclatent en applaudissemenls et en huees. La salle elle-meme se divise en deux camps, s^pares par un large intervalle. Les apostrophes se croisent, les gestes se combattent, on eleve et on agite les chapeaux au bout des cannes. tOn m'a bien appele scelerat ! reprend Guadet, et je ne pourrai pas denoncer un homme qui met sane cesse son orgueil avant la chose publique! uu homme qui, parlant sans cesse de patriotis- me, abandonne le poste ou il etait appele ! Oui, je vous denonce un homme qui, soit ambition, soit malheur, est devenu I'idole du peuple ! i Le tumulte est au comble et couvre la voix de Guadet. Robespierre reclame lui-meme le silence pour son ennemi. t£Ehbien!i poursuit Gua- det efiVaye ou attendri par la feinte generosite de Robespierre, « je vous denonce un homme qui, par amour pour la liberie de sa patrie, devrait peutetre s'imposer a lui-meme la loi de I'oslracisme : car c'est servir le peuple que de se derober h son idolatrie ! » Ces pa- roles sont etouffees sous des eclats de rire affecles. Robespierre monte avec un calme etu- die les marches de la tribune. Son front impas- sible rayonne involontairement, aux sourires et auxapplaudissemenls des Jacobins. eCediscours remplit tous mes voeux, dit-il en regardant Brissot et ses amis, il renferme h lui seul tou- tes les inculpations qu'accumulent contre moi les ennemis dont je suis enloure. En repon- dant a M. Guadet, je leur aurai repondu a tous. On m'invite a I'ostracisme, il y aurait sans doute quelque exces de vanile a moi de m'y condamner; car c'est la punition des grands hommes, et il n'appartient qu'a M. Brissot de les classer. On me reproche d'assieger sans cesse la tribune. Ah! que la liberie soit assu- ree, que I'egalile soit affermie, que les intri- gants disparaissenl, et vous me verrez aussi empresse de fuir cette tribune, et meme cette enceinte, que vous m'y voyez mainlenant assi- du. Alors, en effet, le plus cher de mes voeux serait rempli. Heureux de la felicile publique, je passerai des jours paisibles dans les delices d'une douce et obscure inlimite. i Ces mots sont interrompus par le murmure d'une emotion fanalique. Robespierre se borne a ce peu de paroles, et ajourne sa reponse a la seance suivante. Danton s'assied au fauteuil et preside la lutte entre ses ennemis et son rival. Robespierre commence par elever sa propre cause a la hauteur d'une cause nationale. II se defend d'avoir provoque le premier ses adver- saires. II cite les accusations intentees et les injures vomies contre lui par le parti de Brissot. I Chef de parti, agitateur du peuple, agent se- cret du comite autrichien, dit-il, voila les noms qu'on me jette. et les accusations auxquelles on veut que je fasse reponse! Je ne ferai point celle de Scipion ou de La Fayette, qui, accu- ses h la tribune du crime de lese-nation, ne re- pondirent que par le silence. Je repondrai par ma vie. I Eleve de Jean-Jacques Rousseau, ses doc- trines m'ont inspire son ame pour le peuple. Le spectacle des grandes assemblees aux pre- miers jours de notre revolution me remplit d'esperances. Bienlot je compris la difference qu'il y a entre ces assemblees etroites, compo- sees d'ambilieux ou d'egoistes, et !a nation elle- meme. Ma voix y fut etouffee, maisj'aimai mieux exciter les murmures des ennemis de la DES GIRONDINS 185 verite que d'obtenir de honteux applaudisse- ments. Je portais mes regards au dela de Ten ceinte, et mon but etait de me faire eateodre de la nation et de I'humanite. C'est pour cela que j'ai fatigue la tribune. Mais j'ai fait plus, j'ai donne Biissot et Condorcet a la France. Ces grands philosophes ont sans doute ridicu- lise et combattu les pretres ; mais ils n'en ont pas moins courtise les rois et les grands, dont ils ont tire un assez bon parti. (On rit.) Vous n'oubliez pas avec quel acharnement ils ont persecute le genie de la liberte dans la per- sonne de Jean-Jacques, le seul philosophe qui ait merite. selon moi, ces honneurs publics prodigues depuis quelque temps par I'intrigue a tant de charlatans politiques et a de si mepri- sables heros. Brissot devrait du moins m'en savoir gre. Oii etait-il pendant que je defendais cette societe des Jacobins contre TAssembiee constituante elle-meme? Sans ce que j'ai fait a cette epoque, vous ne m'auriez point outrage dans cette tribune, car elle n'existerait pas. Moi le corrupteur, I'agitateur, le tribun du peuple ! Je ne suis rien de tout cela. Je suis peuple nioi-meme. Vous me reprochez d'avoir quitte ma place d'accusateur public ! Je I'ai fait quand j'ai vu que cette place ne me donnerait d'autre droit que celui d'accuser des citoyens pour des delits civiJs, et m'oterait le droit d'ac- cuser les ennemis politiques. Et c'est pour ce- la que le peuple m'aime. Et vous voulez que je raecondamne a I'ostracisme pour me soustraire a sa confiance ! L'exil ! De quel front osez-vous me le proposer ! Et ou voulez-vous que je me retire! Quel est le peuple ou je serai recu ! Quel est le tyran qui me donnera asile ! Ah ! ' on pent abandonner sa patrie heureuse, libre et I triomphante; mais sa patrie menacee, dechi- \ ree, opprimee, on ne la fuit pas, on la sauve ou Ton meurt pour elle I Le ciel qui me donna ' , une ame passionnee pour la liberte, et qui me ! fit naitre sous la domination des tyrans ; le ciel qui plafa ma vie au milieu du regne des fac- tions et des crimes, m'appelle peut-etre a tra- cer de mon sang la route du bonheur et de la liberte des hommes. Exigez-vous de moi un autre sacrifice? Celui de ma renommee, je vous la livre : je ne voulais de reputation que ; pour le bien de mes semblables ; si, pour la conserver, il faut trahir, par un lache silence, la cause de la verite et la cause du peuple, pre- nez-la, souillez-la, je ne la defends plus. I Maintenant que je me suis defendu, je pourrais vous attaquer. Je ne le ferai pas ; je vous oft're la paix. J'oublie vos injures, je de- vore vos outrages, mais a une condition, c'est que vous combattrez avec moi les partis qui dechirent notre pays, et le plus dangereux de tous, celui de La Fayette; de ce pretendu he- ros des deux mondes, qui, apres avoir assiste a la revolution du nouveau monde. ne s'est appli- que jusqu'ici qu'a arreter les progres de la li- berte dans I'ancien. Vous, Brissot, n'etes-vous pas convenu avec moi que ce chef etait le bour- reau et I'assassin du peuple, que le massacre I du Champ-de-Mars avait fait retrograder de j vingt ans la Revolution! Cet homme est-il j moins redoutable parce qu'il est aujourd'hui k la tete de I'armee ? Non. Hatez-vous done ! Faites raouvoir horizontalement le glaive des lois pour frapper toutes les tetes des grands conspirateurs. Les nouvelles qui nous arrivent de son armee sont sinistres. Deja il seme la division entre les gardes nationales et la troupe de ligne. Deja le sang des citoyens a coul6 a iMetz. Deja on emprisonne les meilleurs pa- triotes a Strasbourg. Je vous le dis, vous etes accuses de tous ces maux; effacez ces soup- f ons en vous unissant a nous, et reconcilioas- nous, mais dans le salut de la patrie ! » LI V R E QU ATO R Z I E M E . I. La nuit etait avancee au moment ou Robes- pierre terminait son eloquent discours au milieu du recueillement des Jacobins. Les Jacobins et les Girondins, plus exasperes que jamais, se se- parent. lis hesitaient devant ce grand decbire- ment, qui, en affaiblissant le parti des patriotes, pouvait livrer I'armee a La Fayette, et I'As- semblee aux Feuillants. Pethion, ami a la fois de Robespierre et de Brissot, clier aux Jaco- bins, lie avec madame Roland, tenait la balance de sa popularite en equilibre, de peur d'avoir a en perdre la moitie en se prononpant entre les deux factions. II essaya le lendemain d'operer une reconciliation generale. c Des deux cotes, dit-il en fremissant, je vois mesamis. i II y eut une treve apparente ; mais Guadet et Brissot firent imprimer leurs discours avec des additions injurieuses contre Robespierre. lis saperent sourdement sa reputation par de nouvelles ca- lomoies. Un nouvel orage eclata le SOavril. On proposait d'interdire les denonciations sans preuves. i Reflechissez a ce qu'on vous propose, dit Robespierre. La majorite ici est a une faction qui veut par ce moyen nous calom- nier librement et etoufter nos accusations par le silence. Si vous decretez qu'il me sera inter- mit de me defendre conti-e les libellistes conju- res contre moi, je quitte cette enceinte et je ni'ensevelis dans la retraite. — Robespierre, nous t'y suivrons I i s'ecrient des voix de femmes dans les tribunes, a On a profite du discours de Petbion, continue-t-il, pour repan- dre d'odieux libelles contre moi. Petbion lui- meme en est indigne. Son coeur s'est repandu dans le mien. II gemit des outrages dont on m'abreuve. Lisez le journal de Brissot, vous y verrez qu'on m'invite a ne pas apostropber tou- jours le peuple dans mes discours. Oui, il faut s'interdire de prononcer le nom du peuple sous peine de passer pour un factieux, pour un tri- bun. On me compare aux Gracques. On a rai- son de me comparer a eux. Ce qu'il y aura de commun entre nous, peut-etre, ce sera leur fin tragique. C'est peu : on me rend responsable d'un ecrit de Marat qui me designe pourtribun en precbant sang et carnage ; ai-je professe jamais ces principes, suis-je coupablede I'extra- vagance d'un ecrivain exalte tel que Maiat ! i A ces mots, Lasource, ami de Brissot, de- mande la parole : on la lui refuse. Merlin de- mande si la paix juree bier ne doit engager qu'un des deux partis et autoriser I'autre a se- mer les calomnies contre Robespierre? L'As- semblee en tuniulte impose silence aux ora- teurs. Legendre accuse la partialite du bureau. Robespierre quitte la tribune, s'approcbe du president et lui adresse avec des gestes de me- nace des paroles couvertes par le bruit de la salle et par les injures ecbangees entre les tri- bunes. 2 Pourquoi cet acbarnement des intrigants contre Robespierre ? s'ecrieun de ses partisans quand le calme est retabli. Parce qu'il est le seul homme capable de s'elever contre leur parti, s'ils reussissent a le former. Oui, il faut dans les revolutions de ces bommesqui, faisant abnegation d'eux-memes, se livrent en victimes volontaires aux factieux. Le peuple doit les sou- tenir. Vous les avez trouves, ces bommes. Ce sont Robespierre et Pethion. Les abandonne- rez-vous a leurs ennemis ? — Non ! non ! s s'e- crient des milliers de voix, et un arrete pro- pose par le president declare que Brissot a calomnie Robespierre. II. Les journaux prirent parti selon leur couleur dans ces guerres intestines des patriotes. c Ro- bespierre I disent les Revolutions de Paris, comment se fait-il que ce meme bomme que le peuple portait en Iriomphe a sa maison au sor- tir de I'Assemblee constituante soit devenu au- jourd'hui un probleme ? Vous vous etes cru longtemps la seule colonne de la liberte fran- raise. Votre nom etait comme I'arcbe sainte. On ne pouvait y toucber sans etes frappe de mort. Vous voulez etre Tbomme du peuple. Vous n'avez ni I'exterieur de I'orateur ni le ge- nie qui dispose des volontes des bommes. Vous avez anime les clubs de votre parole. L'encens qu'on y brfile en votre bonneur vous a enivre. Le dieu du patriotisme est devenu un bomme. L'apogee de votre gloire fut au 17 juillet 1791. De ce jour votre astre a decline. Robespierre, les patriotes n'aiment pas que vous vous don- niez en spectacle. Quand le peuple se presse autoui' de la tribune ou vous montez, ce n'est DES GIRONDINS. 187 pas pour entendre votre propre eloge, c'est pour vous entendre eclairer I'opinion publique. Vous etes incorruptible, oui ; mais ii y a en- core de meilleurs citoyens que vous : ce sont ceux qui le sont autant que vous et qui ne s'en vantent pas. Que n'avez-vous la simpMcite qui s'ignore elle-meme, et cette bonhomie dever- tus antiques que vous rappelez quelquefois en vous ; > On vous accuse, Robespierre, d'avoir assiste a une conference secrete qui s'est tenue il n'y a pas longtemps chez la princesse de Lamballe en presence de la reine Marie-Antoinette. On ne dit pas les clauses du niarche passe entre vous et ces deux ferames, qui vous auraient coriompu. Depuis ce jour on s'est aperou de quelques changemeuts dans vos moeurs domes- tiques. et vous avez eu I'argent necessaire pour fonder un journal. Aurait-on eu des souppons aussi injurieux cootre vous en juillet 1791 ? Nous ne croyons rien de ces infamies ; nous ne vous croyons pas complice de Marat, qui vous offre la dictature. Nous ne vous accusons pas d'imiter Cesar se faisant presenter le diademe par Antoine ! Non : mais prenez-y garde ! par- lez de vous-meme avec moinsde complaisance I Nous avons dans le temps averti aussi La Fayette et Mirabeau, et indique la roche Tar- peienne pour les citoyens qui se croient plus glands que la patrie. i III. a Les miserables ! repondit Marat, qui alors se couvrait encore du patronage de Robespierre, jls jettent leur ombre sur les plus pures vertus I Son genie les olfusque. lis le punissent de ses sacrifices. Ses gouts I'appeiaient dans la re- traile. II n'est reste dans le tuinulte des Jaco- bins que par devouement a son pays. Mais les homines mediocres ne s"accoutument point aux eloges d"autrui, et la foule aime a changer de heros. E La faction des La Fayette, des Guadet, des Brissotl'enveloppe. lis r>ippellentchefde parti! Robespierre chef de parti ! Us montrent sa main dans le tresor honteux de la liste civile. lis lui font un crime de la confiance du peuple, com- me si un simple citoyen sans fortune et sans puissance avait d'autre moyen de conquerir I'a- mour du peuple que ses vertus! Comme si un homrae qui n"a que sa voix isolec au milieu d'une societe d'intrigants, d"h3'pocrite3 et de fourbes, pouvait jamais devenir a craindre! Mais ce censeur incorruptible les inquiete. lis disent qu'il s'est entendu avec nioi pour se faire oftVir la dictature. Ceci me regarde. Je de- clare done que Robespierre est si loin de dis- poser de ma plume que je n'ai jamais eu avec lui la raoindre relation. Je I'ai vu une seule fois, et cet unique emretien m'a convaincu qu'il n'e- t«it pas I'hocQine que je cherche pour le pou- I voir supreme et energique reclame par la R€- ! volution. I Le premier mot qu'il ra'adressa fut le re- proche de tremper ma plume dans le sang des ennemis de la liberte, de parler toujours de I corde, de glaive, de poigoard, mots cruels que i desavouait sans doute mon coeur et qui discre- i ditaient mes principes. Je le detrompai. Ap i prenez, lui repondis-je, que mon credit sur le peuple ne tient pas a mes idees, mais a mon au- I dace, mais aux elans impetueux de mon ame, mais a mes cris de rage, de desespoir et de fu- reur contre les scelerats qui embariassent i'ac- tion de la Revolution. Je sais la colere, la juste I colere du peuple, et voila pourquoi il m'ecoute et il croit en moi. Ces cris d'alarme et de fu- reur que vous prenez pour des paroles en Pair, sont la plus naive et la plus sincere expressioa des passions qui devorent mon ame. Oui, si j'avais eu dans ma main les bras du peuple apres le decret contre la garnison de Nancy, j"aurais decime les deputes qui I'avaieut rendu; apres I'instruction sur les evenements des 5 et G octobre, j'aurais fait perir dans un bucher tous les juges; apres le massacre du Champ- de-Mars, si javais eu deux mille hommes ani- mes des meines ressentiments qui soulevaient mon sein. je serais alle a leur tete poignarder La Fayette au milieu de ses bataillons de bri- gands, bruler le roi dans son palais et egorger nos atroces representants sur leurs sieges I... Robespierre m"ecoutait avec ertVoi. II palit et garda longtems le silence. Je in'eloignai. J'a- vais vu un homme imegre; je n'avais pas ren- contre un bomme d'Etat. 3 Ainsi le scelerat avait fait horreur au faoatique: Robespierre avait fait pitie a Marat. IV. Ces premieres luties entre les Jacobins et la Gironde donnaient a Ihabile Dumouriez ua I double point d'appui pour sa politique. L'ini- mitie de Roland, de Claviere et de Servan ne I'inquietait plus dans le conseil. II balanpait leur influence par son alliance avec leurs enne- mis. Mais les Jacobins vouiaient des gages, il ; les leur offrait dans la guerre. Danton, aussi violent mais plus politique que Marat, ne ces- , sait de repeter que la Revolution et les despo- tes etaient irrecoociliables, et que la France u'avait de salut k esperer que de son audace et de son desespoir. La guerre, selon Danton, etait le bapteme ou le martyre par lequel devait passer la liberte comme une religion nouvelle. I II fallait retremper la France dans le feu pour Iqu'ellese purifiat des souillures et des hontes de son passe. Dumouriez, d'accord en cela avec La Fayette et les Feuillants, voulait aussi la guerre; mais c'etait comme un soldat, pour y conquerir la gloire et pour en foudroyer ensuite les factions. 188 HISTOIRE Depuis le premier jour de son ministere, il ne- gociait de maniere a obtenir de I'Antriche une reponse decisive. II avait renouvele presque tous les membres du corps diplomatique, il les avait remplaces par des hommes energiques. Ses depeches avaient un accent martial et mi- litaire qui ressemblait a la voix d'un peuple ar- in6. II sommait les princes du Rhin, I'empe- reur, le roi de Prusse, le roi de Sardaigne, I'Es- pagoe de reconnaitre ou de combattre le roi constitutionnel de la France. Mais pendant que ces envoyes officiels demandaient a ces cours des reponses promptes et categoriques, les agents secrets de Dumouriez s'insinuaient dans les cabinets des princes et s'efforcaient de detacher quelques Etats de la coalition qui se forniait. lis ieur montraient les avantages de la neutralite pour Ieur agrandissement; ils Ieur promettaieut apres la victoire le patronage de la France. N'osant pas esperer des allies, le ministre menageait au moins a la France des complicites secretes; il corrompait par I'am- bition les Etats qu'il ne pouvait entrainer par la terreur, il amortissait la coalition, esperant plus lard la brisei*. Le prince sur I'esprit duquel il agissait le plus puissamment etait precisement ce due de Brunswick, que I'empereur et le roi de Prusse destinaient de concert au commaodement des arraees combinees contre nous. Ce prince etait dans Ieur espoir I'Agamemnon de 1 Alle- magne. Charles-Frederic-Ferdinand de Brunswick- Wolfenbuttel, nourii dans les combats, dans les lettres et dans les plaisirs, avait respire dans les camps du grand Frederic le genie de la guerre, I'esprit de la philosophic franraise et le machinvelisme de son maitre. II avait fait avec ce roi philosophe et soldat toutes les c;impagnes de la guerre de Sept-Ans. A la paix il vojagea en France et en Italie. Accueilli partout com- me le herosde TAliemagne etcomme I'heritier du genie de Frederic, il avait epouse une soeur du roi d'Angleterre Georges III. Sa ca- pitale, oij brillaient ses maitresses et ou disser- taient les philosophes, reunissait I'epicureisme des cours a I'austerite des camps. II regnail selon les preceptes des sages ; il vivait selon les exemples des Sybarites. Mais son ame de sol- dat, qui se livrait trop facilement ci la beaule. ne s'eteignait pas dans I'amour; il ne donnait que" son coeur aux femmes, il reservait sa tete a sa gloire, a la guerre et au gouvernemcnt de ses Etats. Mirabeau, jeune alors, s'etait arrete h sa cour en allant a Berlin recueillir les der- nieres lueurs du genie du grand Frederic. Le due de Brunswick avait accueilli et apprecie Mirabeau. Ces deux hommes places h des rangs si divers se ressemblaient par leurs qua- lites et par leurs defauts. C'etaient deux es- prits revolutionnaires ; mais par la difference des situations et des parries, I'un etait destine a faire une revolution et I'autre ^ la combattre. Quoi qu'il en soit, Mirabeau fut seduit par le souverain qu'il avait mission de seduire. a La figure de ce prince, ecrit il dans sa Correspon- dance secrete, annonce la profondeur et la fi- nesse. II parle avec elegance et precision ; il est prodigieusement instruit, laborieux, perspi- cace ; il a des correspondances immenses. il ne les doit qu'a son merite ; il est econome meme pour ses passions. Sa maitresse, mademoiselle de Hartfeld, est la femme la plus raisonnable de sacour. Veritable Alcibiade, il aime le plai- sir, mais il ne le prend jamais sur son travail. Est-il a son role de general prussien ? personne n'est aussi matinal, aussi actif, aussi minutieu- sement exact que lui. Sous une apparence calme, qui vient de la possession exercee de lui- meme, son imagination brillante et sa verve ambitieuse I'emportent souvent ; mais la cir- conspection qu'il s'impose et le soin reflechi de sa gloire le retiennent et le ramenent a des he- sitations qui sont peut-etre son seul defaut. » Mirabeau predit des cette epoque au due de Brunswick la supreme influence dans les af- I faires de I'Allemagne apres la mort du roi de I Prusse, que I'Allemagne appelait le grand roi. ! Le due avait alors cinquante ans. II se de- i fendait dans ses conversations avec Mirabeau ; d'aimer la guerre, n Jeux de hasard que les ba- tailles, disait-il au voyageur franpais. Je n'y ai : pas ete malheureux jusqu'ici. Qui sait si au- j jourd'hui, quoique plus habile, je serais aussi I bien servi par la fortune ? i Un an apres cette I parole, il faisait I'invasion triomphante de la I Hollande a la tete des troupes de I'Angleterre. j Quelques annees plus tard, I'Allemagne le de- ; signait pour son generalissime. I Mais la guerre a la France, qui souriait a son ambition de soldat, repugnait a son ame de I philosophe. II sentait qu'il combattrait mal les I idees dont il avait ete nourri. Mirabeau avait j dit de lui ce mot profond, qui prophetisait ses mollesses et les defaites de la coalition guidee , par ce prince: i Cet homme est d'une trempe rare, mais il est trop sage pour etre redoutable aux sages, j Ce mot explique I'offre de la couronne de France faite au due de Brunswick par Custine nu nom du parti monarchique de I'Assemblee. La franc- maconnerie, cette religion souter- raine dans laquelle etaient entres presque tous les princes regnants de TAllemagne. couvrait de ses mysteres de secretes intelligences entre la |)hilosophie franraise et les souverains des bords du Rhin. Freres en conjuration reli- gieuse, ils ne pouvaient pas etre des ennemis bien sinceres en politique. Le due de Bruns- wick etait au fond du coeur plus citoyen que prince, plus Francais qu'AHemand. L'offre DES GIRONDINS. 189 d'un trone a Paris avail chatouille son coeur. On combat mal un peupie dont espere etre le roi, et une cause que I'on veut vaincre mais que I'on ne veut pas perdre : telle etait la situation d'esprit du due de Brunswick. Consulte par le roi de Prusse, il conseillait a ce monarque de tourner ses forces du cote de la Poiogne et d'y ronquerir des provinces au lieu de conquerir des principes en France. VI. Le plan de Dumouriez etait de separer, au- tant que possible, la Prusse de I'Autriche pour ^ n'avoir affaire qu'a un ennemi h la fois. L'u- ^ niou de ces deux puissances, rivales naturelles et jalouses, lui paraissait tellement contre na- ture, qu'il se flattait de rempecher ou de la rompre. La haine instinctive du despotisme contre la liberte trompa toutes ses previsions. La Russie, par I'ascendant de Catherine, forfa la Prusse et I'Autriche afaire cause commune contre la Revolution. A Vienne, le jeune em- pereur, Franpois ler, se preparait a combattre beaucoup plus qu'a negocier. Le prince de Kaunitz, son principal ministre, repondait aux notes de Dumouriez dacfs un langage qui por- tait le defia I'Assemblee nationale. Dumouriez communiqua ces pieces a I'As- semblee. II prevint les eclats de sa juste co- lere, en eclatant lui-meme en indignation et en patriotisme. Le contre-coup de ces scenes a Paris revint se faire sentir jusque dans le cabi- net de i'empereur a Vienne. Francois ler, pale et tremblant de colere, gourmanda la lenteur de son ministre. II allait tous les jours assister, aupres du lit du prince de Kaunitz, aux con- ferences entre ce vieillard et les envoyes prus- sienset russes, charges, par leur souverain, de fomenter la guerre. Le roi de Prusse deman- dait a avoir seul la direction de la campagne. II proposait I'invasion subitedu territoire fran- pais comme le moyen le plus piopre a 6cono- miser le sang, en frappant la Revolution d'e- tonnemeut et en faisant eclater en France la contre-revolution dont les emigres le flattaient. Une entrevue, pour concerter les mesures de I'Autriche et de la Prusse, fut assignee a Leip- sick entre le due de Brunswick et le general des troupes de I'empereur, prince de Hohen- lohe. Des conferences pour la forme conti- nuaient cependant encore a Vienne entre INI. do Noailles, ambassadeur de France, et le comte Philippe de Cobentzel, vicechancelierde cour. Ces conferences, ou luttaient pour se conci- lier deux principes inconciliables, la liberte des peuples et la souverainete absolue des monar- ques, n'amenerent que des reproches mutuels. Un dernier mot de M. Cobentzel rompit les negociations. Ce mot en eclatant ii Paris y fit eclater la guerre. Dumouriez la proposa au coDseil et entraina le roi, comme par la main de la fatalite, a venir lui-meme la proposer a son peupie. i Le peupie, lui dit-il, croira a votre atlachement, le jour oii il vous verra embrasser sa cause et combattre les rois pour la de- fendre. j Le roi, entoure de tous les ministres, parut inopinement a I'Assemblee le 20 avril. a Tissue du conseil. Un redoutable silence se fit dans la salle. On pressentait que le mot decisif allait etre prooonce. II le fut. Apres la lecture d"un rapport complet, sur les negociations avec la maison d'Autriche, par Dumouriez, le roi ajou- ta d'une voix concentree mais ferme : t Vous venez d'entendre le rapport qui a ete fait a mon conseil. Les conclusions en ont ete una- nimement adoptees. Moi-meme j'ai adopte la resolution. J'ai epuise tous les moyens de maintenir la paix. Maintenant je viens, aux termes de la constitution, vous proposer for- mellement la guerre contre le roi de Hongrie et de Bohenie. » Le roi sortit, apres ces paroles, au milieu des cris et des gestes d'enthousiasme qui ecla- terentdans la salle et dans les tribunes. Le peupie s'y associa sur son passage ; la France se sentait sure d'elle-meme en attaquant la premiere I'Europe conjuree contre elle. 11 semblait aux bons citoyens que tous les trou- bles interieurs allaient cesser devant cette grande action exterieure d'un peupie qui defend ses frontieres ; que le proces de la liberte al- lait se juger en quelques heures sur les champs de bataille ; et que la constitution n'avait be- soin que d'une victoire pour que la nation fiit desormais libre au dedans et triomphante au dehors. Le roi lui-meme rentra dans son pa- lais, soulage du poids cruel de ses irresolutions. La guerre contre ses allies et contre ses freres avait coute bien des angoisses a son coeur. Ce sacrifice de ses sentiments fait a la constitution lui semblait meriter la reconnaissance de I'As- semblee ; en s'identifiant ainsi a la cause de la patrie, il se flattait de retrouver au moins la justice et I'amourde son peupie. L'Assemblee se separa sans deliberer, et donna quelques heures, moins a la reflexion qu'a I'enthousiasme. vn. A la seance du soir, Pastoret un des princi- paux Feuillants, appuya le premier le parti de la guerre, i On nous reproche de vouloir voter I'effusion du sang humain dans un acces d'en- thousiasme. Mais est-ce done d'aujourd'hui que nous sommes provoques ? La maison d'Au- triche a violedepuis quatre cents ans les traitea faits avec la France. Voila nos motifs! N'he- sitons plus. La victoire sera fidele ^ la li- berte I J Becket, royaliste constitutionnel, orateur re- flechi et courageux, osa seul parler contre la declaration de la guerre. « Dana un pays li- 190 HISTOIRE bre, dit-il, on ne fait la guerre que pour defen- dre la constitution ou la nation. Notre consti- tution est d'hier, il lui faut du calme pour s'en- raciner. Un etat de crise comme la guerre s'oppose aux mouvements reguliers du corps politique. Si vos armees combattent au dehors, qui contiendra les factions au dedans ? On vous flatte de n'avoir que I'Autriche a combattre, on vous promet la neutralite du reste du Nord : n'y comptez pas. L'Angleterre elle-meme ne pent rester neutre ; si les necessites de la guerre vous portent k revolutionner la Belgique ou a envahir la Hollande, eUe se reunira a la Prusse pour soutenir le parti du stathouder contre vous. Sans doute, I'Angleterre aime la liberie qui s'etablit chez vous. mais sa vie est dans son commerce : elle ne peut vous I'aban- donner dans les Pays-Bas. Altendez qu'on vous attaque, et I'esprit des peuples combattra alors pour vous. La justice d'une cause vaut des armees. Mais si on peut vous peindre aux yeux des nations comme un peuple inquiet et conquerant, qui ne peut vivre que dans le trou- ble et dans la guerre, les nations s'eloignpront de vous avec effroi. D'ailleurs, la guerre n'est- elle pas I'espoir des ennemis de la Revolution ? Pourquoi les rejouir en la leur oftVant? Les emigres, meprisables maintenant, deviendront dangereux le jour ou ils s'appuieront sur les armees ennemies. » Sense et profond, ce discours, interrompu cent fois par les rires ironiques et par les in- jures de I'Assemblee, s'acheva au milieu des huees des tribunes. II faut de I'heroisme dans la conviction pour combattre la guerre dans une chambre francaise. Bazire seul, ami de Robespierre, osa demander comme Becquet, ami du roi, quelques jours de reflexion avant de voter des flots de sang humain. i Si vous vous decidez pour la guerre, faites-la du moins de maniere qu'elle ne soit point enveloppee de trahison ! i dit-il. Quelques applaudissements indiquerent que I'allusion republicaine de Ba- zire etait comprise, et qu'il lallait avant tout ecarter un roi et des generaux suspects, a Non, non, repond Maiihe, ne perdez pas une heure pour decreter la liberie du monde entier ! — Eteignez les torches de vos discordes dans le feu des canons et des baionnettes! ajoute Du- bayet. — Que le rapport soit fait seance te- nante, demande Brissot. — Declarez la guerre aux rois et la paix aux nations ! s s'ecrie Mer- lin. La guerre est votee. Condorcet, averti d'avance par les Girondins du conseil, lit a la tribune un projet de mani- festation aux nations. En voici I'esprit : i Cha- que nation a le droit de se donner des lois et de les changer a son gre. La nation franfaise de- vait croire que des verites si simples seraient consenties par tons les princes. Son esperance a ete trompee. Une ligue s'est formee contre SOD independaace ; jacaais I'oi'gueil des trones n"a insulte avec plus d'audace a la majeste des nations. Les motifs allegues par les despotes contre la France ne soot qu'un outrage k sa li- berte. Get insultant orgueil, loin de Pintimi- der, ne peut qu'exciter son courage. II faut du temps pour discipliner les esclaves du despo- tisme, tout homme est soldat quand il combat la tyrannic, s Vlll. Mais le principal orateur de la Giroode s'e- lance le dernier a la tribune : i Vous devez k la nation, dit Vergniaud, de prendre tons les moyens pour assurer le succes de la grande et terrible determination par laquelle vousavezsi- gnale cette memorable journee. Rappelez-vous le jour de cette federation generale ou tous les Franpais devouerent leur vie a la defense de la liberie et a celle de la constitution ; rappelez- vous le serment que vous-memes vous avez pre- te, le 14 Janvier, de vous ensevelir sous les ruines de ce temple plutot que de consentir a la moindre capitulation, ni qu'il fut fait une seule modification a la constitution. Quel est le coeur glace qui ne palpite pas dans ces moments su- premes, Tame froide qui ne s'eleve pas, j'ose le dire, jusqu'au ciel, avec les acclamations de lajoie universelle ; I'homme apathique qui ne sent pas son etre s'agrandir et ses forces s'ele- ver par un noble enthousiasme au-dessus des forces de I'humauite ? Eh bien ! donnez encore a la France, a I'Europe le spectacle imposant de ces fetes nationales ! Ranimez cette energie devant laquelle tombent les bastilles! Faites retentir dans toutes les parties de I'empire ces mots sublimes : Vivre libre ou mourir ! la cons- titution lout entiere, sans modifications, ou la inorl! Que ces cris se fassent entendre jus- qu'aupres des trones coalises contre vous; qu'ilsleur apprennent qu'on a compte en vain sur nos divisions interieures, qu'alors que la patrie est en danger nous ne sommes plus ani- mes que d'une seule passion : celle de la sau- ver ou de mourir pour elle; qu'enfin, si la for- tune trahissait dans les combats une cause aussi juste que la notre, nos ennemis pourraient biea insulter a nos cadavres, mais que jamais iis n'auraient un seul Francais dans leurs fers. » IX. Ces paroles lyriques de Vergniaud reten- tirent a Berlin et a Vieone. i On vient de nous declarer la guerre, i dit le prince de Kaunitz ci I'ambassadeur de Russie. prince de Galitzin, au cercle de I'empereur, t c'est comme si on vous I'avait declaree a vous-meme. i Le comman- dement general des forces prussiennes et au- trichiennes fut donne au due de Brunswick. Les deux princes ne firent en cela que ratifier le choix de I'Allemagne ; c'etait I'opinion qui DES GIRO N DINS 191 I'avait nomme. L'AlIemagne se meut lente- ment; les federations sont impropres aux guerres soudaines. La campagne s'ouviit du cote des Francais avant que la Prusse et TAu- triche eussent prepare leurs annements. Dumouriez avait compte sur cette lourdeur et sur cet engourdissenient des deux monar- chies allemandes. Son plan habile consistait a couper la coalition en deux, eta (aire uue brus- que invasion en Belgique avant que la Prusse put se trouver sur le terrain. Si Dumouriez eut ete a la fois I'inventeur et I'executeur de son plan, e'en etait fait de la Belgique et de la Holiande ; mais La Fayette, charge d'eftectuer I'invasion a la tete de 40,000 hommes, n'avait ni les temerites ni la fougue de cet homme de guerre. General d'opinion plutot que general d"armee, il etait accoutume a commander a des bourgeois sur la place publique plutot qu'a des soldats en campagne. Brave de sa personne, aime des troupes, mais plus citoyen que mili- taire, il avait fait la guerre d'Amerique avec des poignees d'hommes libres, et non avec des masses indisciplinees. Ne pas compromettrc ses soldats, defendre avec intrepidite des fron- tieres, mourir genereusement a des Thermo- pyles, haranguer heroiquement des gardes na- tionales, passionner ses troupes pour ou contre des opinions, telle etait la nature de La Fayette. Les hardiesses de la grande guerre, qui risque beaucoup pour tout sauver, et qui decouvre un moment une frontiere pour aller frapperun empire au coeur, ne convenaient pas a ses habitudes, encore moins a sa situation. En devenant general. La Fayette etait reste chef de parti ; en faisant face a I'etranger, il regardait toujours vers I'interieur. II lui fallait de la gloite sans doute pour nourrir son in- fluence et pour reconquerir ce role d'arbitre de la Revolution qui commenrait a lui echapper; iTiais. avant tout, il fallait qu'il He se compromit pas. Une defaite I'aurait perdu. II le savait. Qui ne risque pas de defaite n'obtiendra jamais de victoire. C'etait le general de la temporisa- tion. Or, perdre le temps de la Revolution, c'etait perdre toute sa force. La force des masses indisciplinees est dans leur impetuosite; qui les ralentit les perd. Dumouriez, impetueux comme I'irruption, etait penetre par instinct de cette verite. II E'efforca. d.ites les conferences qui precederent la nomination des generaux, de la faire passer dans Tame de La Fayette. 11 le placait a la tete du principal corps d'armee qui devait pe- netrer en Belgique, comme le general le plus propre ^ fomenter les insurrections populaires el ci changer dans les provinces beiges la guerre en revolution. Soulever la Belgique en faveur de la liberte franfaise, rendre son independance solidaire de la notre, c'etait I'arracher a I'Au- triche et la tourner contre nos ennemis. Les Beiges, dans le plan de Dumouriez, de- vaient nous conquerir la Belgique ; les ferments de I'insurrection etaient mal etouftes dans ces provinces. Le pas des premiers soldats franrais devait les remuer et les ranimer. X. La Belgique, longtemps dominee par TEs- pagne, en a coatracte le catholicisme supersti- tieux etjaloux. La nation appartient aux pre- tres; les privileges du clerge lui semblent les privileges du peuple. Joseph II, philosophe avant I'heure, mais philosophe arme , avait voulu emanciper ce peuple du despotisme du sacerdoce. La Belgiuue s'etait insurgee en 1790 contre la liberte qu'on lui apportait, et avait pris parti pour ses oppresseurs. Le fana- tisme des pretres et le fanatisme des privileges municipaux, reunis en un seul sentiment de resistance k Joseph II, avaient souleve ces pro- vinces. Les revokes avaient pris Gand et Bruxellcs, et proclame la decheance de la mai- son d'Autriche de la souverainete des Pays- Bas. A peine triomphante, la revolution beige s'etait divisee : le parti sacerdotal et aristocra- tique demandait une constitution oligarchique ; le parti populaire demandait une democratie calquee sur la Revolution franfaise. Van-der- NoGt, tribun eloquent et cruel, etait I'ame du premier parti. Van-der-Mersh, soldat inti'e- pide, etait le chef du parti du peuple. La guerre civile eclata au milieu de la guerre de I'independance. Van- der - Mersh, prisonnier des aristocrates et des pretres, fut plonge dans les cachois. Leopold, successeur de Joseph II, profita de ces decViirements pour reconquerir la Belgique. Lassee de la liberte avant d'en avoir joui, elle se soumit sans resistance. Van- der-Noot s'exila en Holiande. Van der-Mersh, delivre par les Autrichiens, rec-ut un genereux pardon et redevint un citoyen obscur. L'inde- pendance fut comprimee par de fortes garni- sons autrichiennes ; elle ne pouvait mauquer de se reveiller au contact des armees fran- paises. La Fayette parut comprendre et approuver ce plan. II fut conv^pu que le marechal de Rochambeau aurait le commandement en chef de I'armee qui menacerait la Belgique; que La Fayette aurait sous ses ordres un corps consi- derable qui ferait I'invasion, et qu'aussitot I'in- vasion faite. La Fayette commanderait S'Cul dans les Pays-Bas. Rochambeau, vieilli et use par I'inaction. n'aurait ainsi que les honnenrs du rang; La Fayette aurait toute Taction de la campagne et toute la propagande armee de la Revolution, c Ce role lui convient, disait le vieux marechal; je n'entends rien a la guerre de villas, s Faire marcher La Fayette sur ^'a- mur mal defendu, s'en emparer ; marcher de la sur Bruxelles et sur Liege, ces deux capi- tales des Pays-Bas et ces deux foyers de Tin- 192 HISTOIRE dependance beige ; lancer en inerae temps le general Biron avec dix mille homines, sur Mons. contra le general autrichien Beaulieu. qui n'y avait que deux ou trois mille hommes; detacher de la garnison de Lille un autre corps de trois mille soldats qui occuperait Tournay, et qui, apres avoir mis garnison dans la cila- delle, irait grossir le corps de Biron ; faire sor- tir de Dunkerque douze cents hommes, qui surprendraient Furnes; s'avancer ensuite en convergeant au ccEur des provinces beiges avec ces quarante mille hommes reunis sous la di- rection de La Fayette ; attaquer part out a la fois, en dix jours, un ennemi mal prepare; in- surger les populations derriere soi ; renforcer ensuiie jusqu'a quatre vingt mille soldats cette armee d'attaque, et y joindre les bataillons beiges, leves au nom de leur independance, pour combattre I'armee de I'empereur a mesure qu'elle arriverait d'Allemagne, tel etait le plan hardi de la campagne concue par Dumouriez. Rien n'y manquait, de toutes les conditions de succes, qu'un homme pour I'executer. Du- mouriez disposa les troupes et les comraande- ments conformement a ce plan. XL L'elan de la France repondait a I'elan de son genie. De I'autre cote du Rhin, les pr6paratifs se faisaient avec energie et ensemble. L'empe- reur et le roi de Prusse se reunirent a Franc- fort. Le due de Brunswick s'y trouva avec eux. L'imperatrice de Russie adhera a I'a- gression des puissances contre la nation fran- caise, et fit marcher ses troupes contre la Po- logne pour y etoufter les germes des memes principes qu'on allait combattre a Paris. L'Al- lemagne entiere ceda, malgre elle, a I'impul- sion des trois cabinets, et s'ebranla, par masses, vers le Rhin. L'empereur preluda a la guerre des trones contre les peuples par son couronne- ment a Francfort. Le quartier-general du due de Brunswick s'organisa a Coblentz. c'etait la capitale de I'^migration. Le generalissime de la confederation y cut «ne premiere entrevue avec le comte de Provence et le corate d'Ar- tois, les deux freres de Louis XVL II leur promit, avant peu, de leur rendre leur patrie et leur rang, lis I'appelaient d'avance le heros du Rhin et le bras droit des rois. Tout prenait un aspect militaire. Les deux princes de Prusse, cantonnes dans un village voisin de Coblentz, n'avaient qu'une chambre et couchaient sur la terre. Le roi de Prusse 6tait accueilli sur toutes les rives du Rhin au bruit des salves de canon de son artillerie. Dans toutes les villes qu'il traversait, les Emigres, les populations et ses troupes le proclamaient d'a- vance le sauveur de I'Allemagne. Son nom, -Scrit dans des illuminations ea lettres de feu^ etait couronne de cette devise adulatrice : Vital Villelmus, Francos deleal, jura regis res- titual! Vive Guillaume, Vextermivaleur des Francais, le restaurateur de la royaule I XII, Coblentz. ville situee au confluent de la Mo- selle et du Rhin, dans les Etats de I'electeur de Treves, etait devenue la capitale de I'emigratioa francaise. Un rassemblement croissant de vingt- deux mille genlilshommes s'y pressaientautour des sept princes de la maison de Bourbon emi- gres. Ces princes 6taient le comte de Pro- vence et le comte d'Artois, freres du roi; les deux fils du comte d'Artois, le due de Berri et le due d'Angouleme; le prince de Conde, cou- sin du roi ; le due de Bourbon, son fils, et le due d'Enghien, son petit-fils. Toute lajeune noblesse militaire du royaume, a I'excepiioa des partisans dela constitution, avait quitte ses garnisons ou ses chateaux pour venir s'enroler dans cette croisade des I'ois contre la Revolu- tion franpaise. Ce mouvement, qui parait impie aujourd'hui puisqu'il armait des citoyens contre leur patrie, et qu'il implorait des armes etrangeres pour combattre la France, n'avait pas alors, aux yeux de la noblesse franpaise. ce caractere par- ricide que le patriotisme mieux eclaire de ces derniers temps lui attribue. Coupable devant la raison, il s'expliquait du moins devant le sentiment. L'infidelite a la patrie s'appelait fidelite au roi. La desertion s'appelait hon- neur. La foi au trone etait la religion de la no- blesse franpaise. Lasouverainete du peuple lui paraissait un dogme insolent contre lequel il (allait tirer I'epee sous peine d'en partager le crime. Cette noblesse avait patiemment sup- ports les abaissements et les depouillements personnels de titres et de fortune que I'Assera- blee constituante lui avait imposes par la des- tructi(»n des derniers vestiges de la feodalite, ou plutot elle avait genereusement fait elle- meme ces sacrifices a la patrie dans la nuit du 6 aout. Mais les outrages au roi lui avaient paru plus intolerables que ses propres outrages. Le delivrer de sa captivite, I'arracher a ses perils, sauver la reine et ses enfants, retablir la royau- te dans sa plenitude, ou mourir en corabattant pour cette sainte cause, lui paraissait le devoir de sa situation et de son sang. L'honneur d'ua cote, la patrie de I'autre; elle n'avait pas hesi- t6 : elle avait suivi l'honneur. II se sanctifiait encore k ses yeux par le mot magique de de- vouement. En effet, il y avait un devouement reel a ces jeunes gens et a ces vieillards d'a- bandonner leur grade dans I'armee. leurs biens, leur patrie, leurs families, et d'aller se jeter sur la terre etrangere autour du drapeau blanc, pour y faire le metier de simple soldat et pour I DES GIRONDINS. 193 y affronter I'exil eternel, la spoliation pronon- cee contre eux par les lois de leur paj's, les fa- tigues des camps ou la mort sur les champs de bataille. Si le devouement des patriotes a la Revolution etait sublime comme resperancc, le devouement de la noblesse emigree etait ge- nereux comrae le desespoir. Dans les guerres civiles, il faut juger chacun des partis avec ses propres idees. Les guerres civiles sont presque toujours rexpression de deux devoirs eu oppo- sition Tun contre I'autre. Le devoir des pa- triot's, c'etait la patrie. Le devoir des emigres, c'etait le trone. L'un des deux partis se trom- pait de devoir, mais tous les deux croyaient i'accomplir. XIIL L'emigration se composait de deux partis bien distincts : les politiques et les combattants. Les politiques, qui se pressaient autour du comte de Provence et du comle d'Artois. se repandaient en imprecations sans perils contre les verites de la philosophie et contre les prin- cipes de la democratie ; ils ecrivaient des livres et des journaux ou la Revolution franjaise etait representee aux yeux des souverains etrangers comme une conspiration infernale de quelques scelerats contre les rois et contre Dieu lui- meme ; ils formaient les conseils d'un gouver- nement imaginaire ; ils briguaient des missions ; ils revaient des plans; ils nouaient des intri- gues; ils couraient dans toutes lescours;ils ameutaient les souverains et leurs ministres contre la France; ils se disputaient la faveur des princes francais ; ils devoraient leurs sub- sides: ils transportaient sur la terre de I'exil les ambitions, les rivalites, les cupidites des cours. Les militaires n'y avaient transporte que la bravoure, I'insouciance. la legerete et la grace de leur nation et de leur metier. Coblentz etait le camp de I'illusion et du devouement. Cette poignee de braves se croyait une nation et se preparait, en s'exercant aux manoeuvres et aux campements de la guerre, a reconquerir en quelques marches toute une monarchic. Les emigres de tous les pays et de tous les temps ont presente ce spectacle. L'emigration a son inirage comme le desert. On croit avoir em- porte la patrie a la semelle de ses souliers, comme disait Danton ; on n'emporte que son ombre, on n'accumule que sa colere, on «e re- trouve que sa pitie. XIV. Parmi les premiers emigres, trois factions correspondaient k ces partis divers dans l'emi- gration elle-meme. Le comte de Provence, depuis Louis X VIIT, etait un prince philosophe, politique, diplomate, incline d'esprit aux innovations, ennemi de la Cfiroudius — t • noblesse, du sacerdoce, favorable a la democra- tie, et qui aurait pardonne ii la Revolution, si la Revolution elle-meme avail voulu pardonner a la royaute. Ses infirmites precoces lui inter- disant les amies, il s'armait de politique, il cul- tivait son esprit, il etudiait I'histoire, il ecrivait bien, il pressentait la chute prochaine, il redou- tait la mort probable de Louis X VI ; il croyait aux vicissitudes des revolutions et se preparait de loin a devenir le pacificateur de son pays et le conciliateur du trone et de la liberte. Son cceur peu viril avait des defauts et des qualites de femme. II avait besoin d'amitie, il se doo- nait a des favoris ; il les choisissait a la grace plutot qu'au merite. II ne voj'ait les choses et les hommes qu'a travers les livres ou a travers le coeur de ses courtisans. Prince un peu the- atral, il posait comme une statue du droit et du malheur devant I'Europe. II etudiait ses attitudes, il parlait academiqueraent de ses ad- versites, il se drapait en victime et en sage. L'armee ne I'aimait pas. XV. Le comte d'Artois, plus jeune que lui, gate par la nature, par la cour et par les femmes, avait pris le role de heros. II representait a Coblentz I'antique honneur, le devouement chevaleresque, le caractere francais. II etait adore de la noblesse de cour, dont il personni- fiait la grace, I'elegance et I'orgueil. Son coeur etait bon, son esprit facile, mais peu etendu et peu eclaire. Philosophe par engouement et par legerete avant la Revolution, superstitieux depuis par entrainement et par faiblesse, il de- fiait de loin la Revolution, de son epee. II semblait plus propre a I'irriter qu'a la vaincre ; il annoncait des cette epoque ces temerites sans portee et ces provoc'ttions sans force qui devaient un jour lui couter le trone. Mais sa beaute, sa grace, sa cordialite couvraient ses imperfections d'intelligence ; il semblait destine a ne jamais mourir. Vieux d'annees, il devait regner et mourir eternellement jeune. C'etait le prince de cette jeunesse : il eut ete Fran- cois ler h une autre epoque ; a la sienne il fut Charles X. Le prince de Conde 6tait militaire de sang, de gout et de metier. II meprisait ces deux cours transplantees sur les bords du Rhin; sa cour k lui etait son camp. Son fils, le due de Bourbon, faisait ses premieres armes sous ses ordres. Son petit-fils, le due d'Enghien, Sge de dix-sept ans, lui servait deja d'aide-de- camp. Ce jeune prince etait la grace male de ce camp des emigres; sa bravoure, son elan, sa generosite promettaient un heios de plus a cette race heroique des Conde : digne de vain- cre pour une cause nioins condunnee, ou digne de mourir en plein jour sur un champ de bataille, et non comme il mourut, quelques 194 H I S T O I R E annees plus tard, au fond du fosse de Vio- cennes, a la lueur d'une lanterne, sans autre ami que son chien, et sous les balles d'un pe- loton commande de nuit, comme pour uq as- sassinat. XVI. Cependant Louis XVI tremblait lui-meme dans son palais du contre-coup de cette guerre qu'il avail proclamee et qui grondait sur nos frontieres. Jl ne se dissimulait point qu'il etait moins le chef que I'otage de la France; que sa tete et celle de sa fenime et de ses enfants re- pondralent ^ la nation de ses revers et de ses perils. Le danger voit partout la trahison. Les journaux et les clubs denoncaient plus que jamais I'existence du comile auinchien, dont la reine etait I'ame. Ce bruit etait accredite dans le peuple; il ne coutait a cette princesse que sa popularite pendant la paix, il pouvait lui couter la vie pendant la guerre. Ainsi accusee de trahir la paix, cette malheureuse famille etait maintenant accusee de trahir la guerre. Aux fausses situations tout devient peril. Le roi envisageait tous ces perils a la fois et cou- rait au plus prochain. II envoya un agent secret au roi de Prusse et a I'empereur pour obienir de ces deux sou- verains qu'ils suspendissent, dans I'interet de son salut, les hostilites, et qu'ils fissent prece- der rinvasion par un manifeste de conciliation qui permit a la France de reculer sans honte et qui mit les jours de la famille royale sous la responsabilite de la nation. Cet agent secret etait Mallet-Dupan, jeune publiciste genevois etabli en France et mele au mouvement con- tre-revolutionnaire. Mallet-Dupan aimait la monarchic par principe et le roi par devoue- ment personnel. Jl partit de Fans sous pre- texte de retourner a Geneve, sa patrie. II se rendit de la en Allemagne aupres du marechal de Castries, confident de Louis XVI a I'etran- ger, et un des chefs des emigres. Accredite par le due de Castries, il se presenta a Coblentz ■au due de Brunswick, h Francfort aux minis- tres de I'empereur et du roi de Prusse. On re- fusa de preter confiance a ses communications, a moins qu'il ne montrat une lettre du roi lui- meme. Le roi lui fit parvenir ces trois lignes ecrites de sa main sur une bande de papier de deux pouces de large ; « La personne qui pre- sentera ce hilhti connati mes intentions ; on pent croire tout ce quelle dira en mon nam. 2 Ce signe royal de reconnaissance ouvrit a Mallet-Dupan les cabinets de la coalition. Des conferences s'ouvrirent entre le nego- ciateur francais, le comte de Cobentzel, le comte d'Haugwitz et le general Hcyman, ple- nipotentiaires de I'empereur et du roi de Prusse. Ces ministres, apres avoir verifie le titre de la •mission de Mallet-Dupan. se firent communi- j quer ses instructions. Elles portaient que « le roi joignait ses prieres a ses exhortations pour ' conjurer les emigres de ne point faire perdre a \ la guerre prochaine son caractere de puissance a puissance, en y prenant part au nom du reta- blissement de la monarchic. Toute autre con- duite pioduirait une guerre civile, mettrait ea danger les jours du roi et de la reine, renverse- rait le trone, ferait egorger les royalistes. 3 Le roi ajoutait n qu'il conjurait les souverains ar- mes pour sa cause de bien separer dans leur manifeste la faction des Jacobins de la nation, et la liberie des peuples de I'anarchie qui les dechire ; de declarer formellement et energi- quement a TAssemblee, aux corps administi'a- tifs, aux municipalites, qu'ils repondraient sur leurstetes de tous !es attentats qui seraientcom- mis contre la personne sacree du roi. de la reine, de leurs enfants, et enfin d'annoncer a la nation que la guerre ne serait suivie d'aucun demem- brement, qu'on ne traiterait de la paix qu'avec le roi, etqu'en consequence TAssemblee devait se hater de lui rendre la plus cntiere liberte pour negocier au nom de son peuple avec les puissances. 1 Mallet-Dupan developpa le sens de ces ins- tructions avec la superiorite de vues et Tener- gie d'attachement au roi dont il etait capable. II peignit en couleurs tragiques Tinterieur du palais des Tuileries et les terreurs dont la fa- mille royale etait assiegee. Les negociateurs furent emus jusqu'a I'attendrissement. lis pro- mirent de communiquer ces impressions a leur souverain, et donnerent ^ Mallet-Dupan I'assu- rance que les intentions du roi seraient la regie et la mesure des paroles que le manifeste de la coalition adresserait ^ la nation franraise. Cependant ils ne lui dissimulerent pas leur etonnement de ce que le langage des princes franfais emigres ^ Coblentz etait si oppos€ aux vues du roi a Paris, a lis temoignent ou- vertement, disent-ils, I'intention de reconquerir le royaume pour la contre-revolution. de se rendte independants, de detroner leur frere et de proclamer une regence. » Le confident de Louis XVI repartit pour Geneve apres cette entrevue. L'empereur, le roi de Prusse. les principaux princes de la confederation, les mi- nistres, les generaux, le due de Brunswick se reudirent a IMayence. Mayence, oii les fetes etaient interrompues par les conseils, fut pen- dant quelquiis jours le quartier-general des tr6ues. On y prit, sous I'inspiration des emi- gres, des resolutions extremes. On se decida a combaltre, corps ^ corps, une revolution qui grandissait de tous les menagements qu'on gar- dait pour elle. Les supplications de Louis XVI, les avertissements de Mallet-Dupan furent ou- blies. Le plan de campagne fut regie. DES GIRO N DINS. 195 XVII. L'empereijr aurait la direction supreme de Ja guene en Belgiqiie : le due de Saxe-Tesclien y commanderait son armee. Quinze niilie homrnes de ses troupes couvliraient la droite des Prussiens et fera ent leur jonction avec eux vers Longwy. Vingt mille honimes de I'empereur, commandes par le prince de Ho- henlohe, se porteraient entre le Rliin et la Mo- selle, couvriraient la gauche des Prussiens. et opereraient sur Landau, Sarrelouis, Thionville. Un troisieme corps, sous les ordres du prince Esterhazy, et renforce de cinq mille emigres conduits par le prince de Conde, menacerait les frontieres, depuis la Suisse jusqu'a Pbilips- bourg. Le roi de Sardaigne aurait son armee d'observation sur le Var et sur I'lsere. Ces dispositions faites. on resolut de repondre a la terreur par la terreur, et de publier au nom du generalissime, du due de Brunswick, un mani- feste qui ne laissat a la Revolution francaise d'autre alternative que la soumission ou la jnort. . M. de Calonne I'inspira. Le marquis de Li- mon, ancien intendant des finances du due d'Or- leans, d'abovd revolutionnaire ardent comme son maitre, puis emigre et royaliste implaca- ble, ecrivit le manifeste et le soumit a I'empe- reur. L'empereur le fit approuver du roi de Prusse. Le roi de Prusse I'imposa au due de Brunswick. Le due murmura et demanda la facuite d'adoucir quelques termes. Les souve- rains le lui permirent. Le marquis de Limon, appuye par le parti des princes francais, reta- blit le texte. Le due de Brunswick s'indigna et dechira le manifeste. sans oser toutefois le desavouer. La proclamation parut avec toutes ses insultes et toutes ses menaces a la nation francaise. L'empereur et le roi de Prusse, iiistruits des secretes faiblesses du due de Bruns- wick pour la France, et de roliVe de la cou- ronne que les factieux lui avaient faite, firent subir la responsabilite de cette proclamation a ee prince comme une vengeance ou comme un desaveu. Get imperieux defi des rois a la li- berte mena^ait de mort tons les gardes natio- naux qui seraient pris les armes a la main de- fendant leur independance et leur patrie, et, dans le cas ou le moindre outrage serait com- rais par les factieux contre la majeste royale, il annonrait : qu"on raserait Paris de !a surface du sol. s LIVRE QUINZIEME I. Pendant que i'imminence d'une guerre a mort agitait le peuple et mena^ait le roi, la dis- corde continuait a regner dans le conseil des ministres. Le ministre de la guerre Servan etait accuse par Dumouriez d'obeir, avec une servilite qui resserablail a I'amour plus qu'a la complaisance, aux influences de madame Ro- land, et de faire echouer tout le plan d'invasion en Belgique. Les amis de madame Roland, de leur cote, menacaient Dumouriez de lui faire demander compte par I'Assemblee des six mil- lions de depeuses secretes dont ils suspectaient I'emploi. Deja meme Guadet et Vergniaud avaient prepare des discours et un projet de deeret pour demander le compte public de ces sommes. Dumouriez, qui s'etait achete des amis et des complices, avee eet or, parmi les Jacobins et les Feuillants, se revolta contre le soupron, se refusa. au nom de son honneur outrage, a tout rendement de compte, et olTrit lesolument sa demission. A cette nouvelle, un grand nombre de merabres de I'Assemblee, de Feuillants, de Jacobins, Pethion lui-meme, se rendent chez le ministre outrage, et le eonju- rent de garder son poste. II y consent a condi- tion qu'on laissera la disposition de ces fonds k sa seule conscience. Les Girondins intimides , eux-memes par sa retraite, et sentant qu'uQ I homme de ce caractere etait indispensable k ': leur faiblesse, renoncerent a leur deeret et lui I voterent la confiance publique. Le peuple j I'applaudit en sortant de I'Assemblee. Ces ap- plaudissements retentissaient douloureusement \ dans le conciliabule de madame Roland. La p^pularite de Dumouriez la rendait jalouse. j Ce n'etait pas a ses yeux la popularite da la vertu. Elle la voulait tout entiere pour son I mari et pour son parti. Roland et ses collegues I girondins, Servan, Claviere, redoublaient d'ef- forts, de violences sur I'esprit du roi, et de de- noneiatious pour la conquerir. Flatter I'As- ! semblee, courtiser le i)euplc, irriter les Jaco- ! bins contre la cour, obseder le roi par la I demande imperieusede sacrifices qu'i Is savaient I lui etre impossibles, le denoucer sourdemeut ! u I'opinion comme la cause de tout mal, comme 196 HISTOIKE Tobstacle a tout bien, le contraindre enfiii, a force d'insolences et d'outrages, a les cliasser pour I'accuser ensuite de trahir en eux la Re- volution, telle etait leur tactique, resultant de leur faiblesse plus encore que de leur ambi- tion. Get esprit de denigrement du roi dont ils etaient les ministres etait le fond de la conjura- tion de madame Roland. Chez Roland, ce n'etait qu'une humeur cliagrine: cliez ses col- legues, c'etait une rival ite de patriotisme avec Robespierre. Chez madame Roland c'etait la passion de la republique qui s'impatientait d'un reste de trone. et qui souriait avec com- plaisance aux factions |)retes a renverser la monarchie. Quand les factions n'avaient plus d'armes. madame Roland et ses amis s'empres- saient de leur en preter. II. On en vit un fatal exemple dans une de- marche du ministre de la guerre Servan. Ce ministre, domine par madame Roland, pro- posa a I'Assemblee nationale, sans I'autorisa- tion du roi et sans I'aveu du conseil, de ras- sembler un camp de vingt mille hommes autour de Paris. Cette armee, composee de federes choisis parmi les hommes les plus exaltes des provinces, devait etre, dans le plan des Girondins, une sorte d'armee centrale de ropinion, devouee a I'Assemblee, contre-balan- cant la garde du roi, comprimant la garde na- tionale, et rappelant cette armee du parlement aux ordres de Cromwell, qui avait mene Charles ler a I'echafaud. L'Assemblee, a I'exception du parti consti- tutionnel, saisit cette idee comme la haine saisit I'arme qui lui est offerte. Le roi sentit le coup. Dumouriez comprit la perfidie. II ne put contenir sa colere contre Servan dans le conseil. Ses reproches furent ceux d'un loyal defenseur de son roi. Les reponses de Servan furent evasives, mais provoquantes. Les deux ministres mirent la main sur leur epee, et, sans la presence du roi et I'intervention de leurs collegues, le sang aurait coule dans le conseil. Le roi voulait refuser sa sanction au decret des vingt mille hommes. 1 11 est trop tard, dit Dumouriez ; votre refus trahirait des craintes trop fondees, mais qu'il faut se garder de montrer k vos ennemis. Sanctionnez le decret, je me chargerai de neutraliser le danger de ce rassembleinent. i Le roi demanda du temps pour reflechir. Les Girondins sommerent le lendemain le roi de sanctiooner le decret sur les pretres non assermenles. lis rencontrerent la conscience religieuse de Louis XVI. Appuye tui sa fi.i, ce prince f^eclnra qu'il monriait plulot que dp signer la persecution de sun eglise. JDuiuuu- riez insista autant que les Girondins pour obte- nir cette sanction. Le roi fut inflexible. En vain Dumouriez lui representa qu'en se refu- sant a des mesures legales contre le clerge nou assermente, il exposait les pretres au massa- cre et se rendait ainsi responsable dn sang qui seraii repandu. En vain il lui representa que ce refus de sanction depopulariserait le mi- nistere et lui enleverait ainsi toute esperance de sauver la monarchie. En vain il s'adressa a la reine et la conjura, par ses sentiments de mere, de s'unir aux ministres pour flechir le roi. La reine elle-meme fut longtemps ira- puissante. Le roi enfin parut hesiter ; il as- signa a Dumouriez un rendez-vous secret pour le soir. Dans cet entretien, il ordonna a Du- mouriez de lui presenter trois ministres pour remplacer Roland, Claviere et Servan. Du- mouriez etait pret : il proposa Vergennes pour les finances, Nail lac pour les affaires etrange- res, Mourgues pour I'interieur. Quant a lui, il se reserva la guerre, miuistere dictntorial au moment ou la France devenait une armee. Roland, Claviere et Servan, profondement iriites d'un renvoi qu'ils avaient provoque plus qu'ils ne I'avaient prevu, coururent porter leurs plaintes et leurs accusations dans I'As- semblee. Ils y furent recus comme des mar- tyrs de leur patriotisme. lis avaient rempli les tribunes de leurs partisans. III. Roland, Claviere et Servan assistaient a la seance, sous pretexte d'y reodre compte des motifs de leur renvoi. Roland lut a I'Assem- blee la fameuse lettre confidentielle dictee par sa femme et qu'il avait lue au roi dans son ca- binet. 11 aft'ecta de croire que le renvoi des ministres etait la punition de son courage. Les conseils qu'il donnait au roi dans cette lettre se touruerent ainsi en accusation contre ce mal- heureux prince. Jamais Louis XVI n'avait repu des factieux un coup plus terrible que le coup qui lui elait porte par son ministre. Les passions troublent la conscience du peuple. II y a des jours ou la perfidie passe pour de I'he- roi'sme. Les Girondins firent de Roland un heros. On ordonna I'impression de sa letire et son envoi aux quatre-vingt-trois departe- ments. Roland sortit couvert d'applaudissements. Dumouiiez enija au milieu des huees. II eut a la tribune le sang-froid du champ de bataille. II commenpa par annoncer a I'Assemblee la mort du general Gouvion. « II est heureux, dit-il avec tristesse, d'etre mort en combattant contre I'ennerai et de ne pas etre temoin des discordes que nous ileihirent. Jenvie sa mort. i On spniiiit (liiii.< >(tii accent hi serenife 6ner- tiiijuf il line lime f'dile. ie.»olue h iultei jus()u'a la uiort contre iec> fuciiuus. li lut eubuite uu ^ DES GIRONDINS. 197 memoire sur le mini-tere de la guerre. Son exorde etait agressif centre les Jacobins et re- clamait le respect du aux ministres du pouvoir executif. s Entendezvous le Cromwell.' s"e- cria Guadet d'une voix tonnante. II se croit deja si sfir de Tempire qu'il ose nous infliger ses conseils. — Et pourquoi pas ? i dit fiere- ment Dumouriez en se retournant vers la Montague. Son assurance imposa a I'Assem- blee; son attitude militaire le fit respecter du peuple. Les deputes feuitlants sortirent avec lui et I'accompagnerent aux Tuileries. Le roi Jui annonca qu'il consentirait a donner sa sanc- tion au decret des vingt mille hoinmes. Quant au decret sur les pretres, il repeta aux nii- nisties que son parti etait pris ; il les clwirgea de porter au president de I'Assemblee une let- tre de sa main qui contenait les motifs de son vtlo. Les ministres s'iuclinerent et se separe- rent consternes. \Y. En rentrant chez lui, Dumouriez apprit qu'il y avait des rassemblements au faubourg Saint-Antoine. Tl en avertit le roi. Ce prince crut qu'on voulait PeftVayer. II perdit sa con- fiance dans Dumouriez. Celuici otTrit sa de- mission ; elle fut acceptee. Le portefeuille du ministere des affaires etrangeres fut confie a Chambonas ; celui de la guerre a Lajard, mili- taire du parti de La Fayette, celui de I'infe- rieur a M. de Monciel, constitutionnel feuil- lant et ami du roi. C'etait le 17 juin ; les .Jaco- bins, le peuple, guides par les Girondins, agitaient deja la capitale ; tout annoncait une prochaine insurrection. Ces ministres, sans force armee, sans popularite et sans parti, acceptaient ainsi la responsabilite des perils accumules par leurs predecesseurs. Le roi vit Hne derniere fois Dumouriez. Les adieux du monarque et de son ministre fureut tou- chants. s Vous allez done a I'armee? dit le roi. — Oui, sire, re|)ondit Dumouriez. Je quitterais avec delices cette aflVeuse ville si je n'avais le sentiment des dangers de Votre Majeste. Ecoutez-moi, sire, je ne suis plus destine ^ vous revoir. .J'ai cinquante trois ans et de I'experience. On abuse votre conscience sur le decret des pretres. On vous conduit a la guer- re civile. Vous etes sans force, vous succom- berez, et rhis'.oire, tout en vous plaigoant, vous accusera des malheurs de votre i)euple. i Le roi etait nssis pres de la table ou il venait de signer les comptes du general. Dumouriez etait debout a cote de lui, les mains jointes. Le roi prit ses mains dans les siennes, et lui dit d'un son de voix emu mais resign^ : i Dieu m'est temoin que je ne pense qu'au bonheur de la France. — Je n'en doute pas, reprit Du- mouriez attendri. Vous devez compte c» Dieu non-seulement de la purete mais aussi de I'usage eclaire de vos intentions. Vous croyez sauver la religion, vous la detruisez. Les pre- tres seront massacres. Votre couronne vous sera eolevee ; peut-etre meme, vous, la reine, vos enfants.... » II n'acheva pas ; il colla sa bouche sur la main du roi, qui de son cote versait des larmes. i Je m'attends a la mort, reprit le roi avec tristesse, et je la pardonne d'avance a mes ennemis. Je vous sais gre de votre sensibilite. Vous m'avez bien servi ; je vous estime. Adieu. Soyez plus heureux que moi. s En disant ces mots, Louis XVI alia s'enfoncer dans I'em- brasure d'une fenetre au fond de la chambre pour cacher le trouble de sa physionomie. Dumouriez ne le revit plus. II s'enferma quel- ques jours dans la refraite au fond d'un quar- tier eloigne de Paris. Regardant I'armee comme le sful asile ou un citoyen put encore servir sa patrie, il partit pour Douai, quartier- general de Luckner. Les ministres girondins resterent un mo- ment atterres entre Phumiliation de leur chute et la joie de leur prochaine vengeance. « Me voila chasse, dit Roland a sa femme en rentrant chez lui. Je n'ai qu'un regret, c'est que nos lenteurs nous aient empeches de prendre Tini- tiative. i Madame Roland se retira dans ua modeste appartement, sans rien perdre de soa influence et sans regretter le pouvoir, puis- qu"elle emportait dans sa retiaite son genie, son patriotisme et ses amis. La conjuration ne fit que changer de place avec elle ; du ministere de I'interieur elle passa tout entiere dans le petit cenacle qu'elle reunissait et qu'elle inspi- rait de sa passion. Ce cercle s'agrandissaittous les jours. L'at- traction de cette femme se confondait dans le ccEur de ses amis avec I'attraction de la liberie, lis adoraient en elle la republique future. L'a- raour que ces jeunea hommes ne s'avouaient pas pour elle faisait i\ leur iusu partie de leur |)o!itique. Les idees ne devienneot actives et puissantes que quand le sentiment les vivifie. Elle etait le sentiment de son parti. Ce parti se recruta en ce temps-la d'un homme etranger a la Gironde, mais que sa jeunesse, sa rare beaute et sod 6nergie de- vaient jeter naturellement dans cette faction de I'illusion et de I'nmour gouvernee par une femme. Ce jeune homme etait Barbaroux. Barbaroux n'avait alors que vingt-six ans. 11 etait ne a Marseille d'une de ces families de navigateurs qui conservent dans les mo'urs et dans les traits quelque chose de la hardiesse de leur vie et de I'agitation de leur element. L'elegance de sa stature, la grace i'leale de son visugi' rappplfiient U- lurnic accot^ .j qu'adorail I'antiquite dans les statues de I'Aa- 198 HISTOIRE tinotis. Le sang de cette Grece asiatique doDt Marseille est une colonie se revelait par la purete du profil dans le jeune Phoceen. Aussi richement doue des dons de I'iutelli- gence que des dons du corps, Barbaroux s'exerpa de bonne heure dans la parole, ce luxe des hommes du Midi. On le fit avocat; il plaida avec ttilent quelques causes publiques. Mais la puissance et la sincerite de son anie repugnaient a cette eloquence souvent merce- naire qui simule la passion. II lui fallait de ces causes nationales oii Ton donne avec sa parole son ame et son sang. La revolution avec la- quelle il el ait ne les lui oflfVait. II attendait avec impatience I'occasion et I'heure de la servir. Son adolescence le retenait encore eloigne de la scene oii il brulait de s'elancer. II en passait les jours pres du village d"011ioules, dans une petite propriete de sa famiile, cacbee sous les chenes-lieges qui tachent seuls d'un peu d'ombre les pentes calciuees de cette val- lee. II y soignait les petites cultures que I'ari- dite du sol et I'ardeur de ce soleil disputent aux rochers. Dans ses loisirs il etudiait les sciences naturelles ; il entretenait des corres- pondances avec deux Suisses, dont les sys- temes de physique occupaient alors le monde savant: M. de Saussure et Marat. Mais la science ne suffisait pas a cette ame : elle de- bordait de sentiment. Barbaroux I'epanchait dans des poesies elegiaques brulautes com me le midi, vagues comme I'horizon de celte mer qu'il avait sous les yeux. On y sent cette me- lancolie meridionale dont la langueur tieut plus de la volupte que de la faiblesse, et qui res- semble aux chants de I'homme assis au soleil avant ou apres Taction. Mirabeau avait ainsi ouvert sa vie. Les geuies les plus energiques commencent souvent par la tristesse. comme s'ils avaient dans le germe de leur vie les pres- sentiments de leur apre destinee. On dirait, en lisant les vers de ce jeune honime, qu'a tra- vers ses premieres larmes il entrevoyait ses fautes, son expiation et son echafaud. VI. Apres I'election de Mirabeau et les agita- tions qui suivirent, Barbaroux fut nomme secretaire de la niunicipalite de Marseille. Aux troubles d' Aries, il prit les armes et marcha a la tete des jeunes Marseillais centre les dominateurs du Comtat. Sa figure mar- tiale, son geste, son elan, sa voix le faisaient chef partout; il entrainait. Depute a Paris pour rendre compte des evenements du Midi k I'Assemblee nationale, les Girondins, Ver- gniaud, Guadet, qui voulaient jeter I'amnistie sur les crimes d'Avignon, envelopperent ce jeune homme pour se I'attacher. Barbaroux, fougueux comme son age, ne justiliait pas les bourreaux d'Avignon, mais il detestait les vic- times : c'etait I'homme qu'il fallait aux Giron- dins. Frappes de son eloquence et de son enthousiasme. ils le pr^senterent ^ madame Roland. Nulle femme n'etait plus faite pour seduire, nul homme n'etait plus propre a etre seduit. Madame Roland, dans toute la frai- cheur de ses annees, dans tout I'eclat de sa beaute et aussi dans toute I'emotion de sensi- bilite que la purete de sa vie ne pouvait etouf- fer dans son coeur vide, parle de Baibaroux avec un accent attendri. i J'avais lu, dit-elle, dans le cabinet de mon niari, des lettres de Bar- baroux pleines d'une raison et d'une sagesse piematurees. Quand je le vis, je fus etonnee de sa jeunesse. II s'attacha a mon mari. Nous le vimes davantage apres notre sortie du mi- nistere. Ce fut alors que, raisonnant du mau- vais etatdes choses et de la crainte du triomphe du despotisme dans le nord de la France, nous formions le projet d'une republique dans le Midi. Ce seia notre pis-aller, me disait en souriant Barbaroux ; mais les Marseillais ar- rives ici nous dispenseront d'y recourir. » VII. Roland logeait alors dans une maison sombre de la rue Saint- Jacques, presque sous les toits : c'etait la retraite d'un philosophe ; sa femme I'eclairait. Presente a toutes les conversations de Roland, elle assistait aux conferences de soa mari etdu jeune Marseillais. Barbaroux racon- te ainsi la scene dans laquelle naquit entre eux !a premiere idee de la republique. « Cette femme etonuante etait la, dit-il ; Roland me demanda ce que je pensais des moyens de sau- ver la France. Je lui ouvris mon cceur. Mes confidences appelerent les siennes. La liberte est perdue, dit-il, si Ton ne dejoue au plus tot les complots de la cour. La Fayette medite la trahisou au nord. L'armee du centre est sys- tematiquement desorganisee. Dans six semai- nes les Autrichiens seront a Paris. N'avons- nous done travaille a la plus belle des revolu- tions, pendant tant d'annees, que pour la voir renverser en un seul jour! Si la liberte meurt en France, eile est 5 jamais perdue pour le reste du monde. Toutes les esperances de la philosophic sont def'ues. Les prejuges et la ty- rannic s'empareront de nouveau de la terre. Prevenonsce malheur, et si le Nord estasservi, portons Hvec nous la liberte dans le Midi, et fondons-y quelque part une colonie d'hommes libres ! Sa femme pleurait en I'ecoutant. Je pleurals moi-meme en la regardant. Oh! com- bien les epanchements de la confiance soula- gent «t fortifient les ames attristees ! Je fis le tableau rapide des ressources et desesperances de la liberte dans le Midi. Une joie douce se repandit snr le front de Roland ; il me serra la main, et nous traf ames sur une carte geogra- DES GIRO N DINS, 199 phique de la France les limites de cet empire de la liberfe : elles s'etendaient du Doubs, de VA'in et du Rhone jusqu'a la Dordogne, et des montagnes inaccessibles de I'Auvergne jusqu'a la Durance et jusqu';"! la mer. J'ecrivis sous la dictee de Roland pour demander a 3Iarseille un bataiilon et deux piecrs de canon. Ces bases convenues, je quittai Roland, penetre de res- pect pour lui et pour sa femtne. Je les ai revus depuis, pendant leur second ministei'e, aussi simples que dans leur humble retraite. Roland est de tous les modernes I'homme qui me sem- ble le plus se rapprocher de Caton ; mais il faut le dire aussi, c'est a sa femme qu'il a du son courage et ses talents, b C'est ajnsi que la pensee d'une republique federative naquit dans la premiere enirevue de Barbaroux et de madame Roland. Ce qu'ils revaient comme une mesure desesperee de la liberie, on leur reprocha plus tard de I'avoir trame comme un complot. Ce premier soupir de patriotisme de deux jeunes ames qui se ren- contraient et qui se devinaient, fut leur attrait et leur crime. VIII. De ce jour les Girondins, degages de toute obligation avec le roi et avec les ministres. conspirerent secretement chez madame Ro- land, publiquement a la tribune, la suppression de la monarchie. lis semblaient envier aux Ja- cobins I'honneur de porter au trone les coups les plus mortels. Robespierre ne parlait en- core qu'au nom de la constitution, il se renfer- mait dans la loi, il ne devanfait pas le peuple. Les Girondins parlaient deja au nom de la re- publique, et montraient de I'ceil et du geste le coup d'Etat republicain dont chaque jour les rapprochait davantage. Les conciliabules chez Roland se multipliaient et s'elargissaienl. Des hommes nouveaux s'affiliaient : Roland, Bris- sot, Vergniaud, Guadet, Gensonne, Condorcet, Pethion, Lanthenas, qui h I'heure du danger les trahit ; Valaze, Pache, qui persecuta et decima ses amis ; Grangeneuve, Louvet, qui cachait un grand courage sous la legerete des moeurs et la gaite de I'esprit; Chamford, fami- lier des grands, esprit lucide, cceur haineux, decourage du peuple avant de I'avoir servi ; Carra, journaliste populaire. enthousiaste de la republique, possede du deiire de la liberte ; Chenier, poete de la revolution, destine a lui survivre et gardant son culte jusqu'a la mort sous latyrannie de I'empire; Dusaulx, portant sous ses cheveux blancs la jeunesse de I'emhou- siasme pour la philosophic, Nestor de tous ces jeunes hommes, les moderant par sa parole ; xMercier, prenant tout en plaisanterie, meme le cachot et la mort. IX. Mais de ces hommes que la passion de la re- volution reunissait autour d"elle, celui que ma dame Roland preferait h tous, c'etait Buzot. Plus attache a cette jeune femme qu'a son parti. Buzot etait pour elle unami, les autres n'etaient que des instruments ou des complices : elle avail promptement juge Barbaroux. Ce juge- ment meme. empreint d'une cartaine amertu- me, etait comme un repentir de la faveur se- crete que I'exterieur dece jeune homme lui avait d'abord inspiree. Elle s'accuse de le trou- ver si beau, et semble premunir son coeur con- tre I'entrainement de ses regards. ? Barbaroux est leger, dit-elle; les adorations que des fem- mes sans moeurs lui prodiguent nuisent au serieux de ses sentiments. Quand je vois ces beaux jeunes hommes trop enivres de I'impres- sion qu'ils produisent, comme Barbaroux et Herault de Sechelles, je ne puis m'empecher de penser qu'ils s'adorent trop eux-memes pour adorer assez la patrie. s Si on peut soulever le voile du coeur de cette femme vertueuse. qui ne le soulevait pas elle- meme, de peur d"y decouvrir un sentiment contraire a ses devoirs, on reste convaincu que son penchant instinctif avait ete un instant pour Barbaroux, mais que sa tendresse refle- chie etait pour Buzot. II n'est donne ni au de- voir, ni a la liberte, de remplir tout entiere Ta- me d'une femme belle et passionnee comme elle. Le devoir glace le coeur, la politique le trompe, la vertu le retient, I'amour le remplit. Madame Roland aimait Buzot. Buzot adorait en elle son inspiratrice et son idole. Peut etre ne s'avouerent-ils jamais par des paroles I'un a I'autre un sentiment qui leur eut ete moins sacre le jour ou il serait devenu coupable. Mais ce qu'ils se cachaient a eux-memes, ils font comme involontairement revele a leur mort. II y a dans les derniers jours et dans les der- nieres heures de cet homme et de cette femme, des soupirs, des gestes et des paroles qui lais- sent echapper devant la mort le secret contenu dans la vie ; mais le secret ainsi trahi garde son mystere h leur sentiment. La posterite a le droit de I'entrevoir, elle n'a pas le droit de I'accuser. Roland, vieillard estimable mais morose, avait les exigences de la faibiesse, sans en avoir la re- connaissance et la grace envers sa compagne. Elle lui restait fidele jiar respect d'elle-meme plus que par attrait pour lui. Ils aimaient la meme cause, la liberte. Mais le fai^tisme de Roland etait froid comme I'ergueil, celui de sa femme enflamme comme I'nmour. Elle s'im- molait tous les jours a la gloire de son mari, i peine s'apercevait-il du sacrifice. On lit dans son ccpur qu'elle porte ce joug avec fierte, mais qne ce joug lui pese. Kile peint Buzot avec complaisance et comme I'ideal d'une f61icit6 interieure. j Sensible, ardent, melancolique, dit- elle, contemplateur passionne de la nature, il parait fait pour gouter et pour douner le boo- 200 HJSTOIRE heur. Cet homme oublieiait I'univeis dans les douceurs des veitus privees. Capable d'elans sublimes et de constantes affections, Je vulgaire, qui aime a rabaisser ce qu'il ne peut egaler, I'ac- cuse de reverie. D'une figure douce, d'une taille elegante, il fait regner dans son costume ce Boin, cette proprete, cette decence qui annon- cent le respect de soi-meineet desautres. Pen- dant que la lie de la nation porte les flatteurs et les corrupteurs du peuple aux afi'aires, pendant que les egorgeurs jurent, boivent et se vetis- sent de haillons pour fraterniser avec la popu- lace, Buzot professe la morale de Socrate et conserve la politesse de Scipion. Aussi on rase sa maison et on le bannit comme Arislide. Je m'elonne qu'ils n'aient pas decrete qu'on ou- blierait sonnom ! a L'homme doutelleparlait en ces termes du fond de son cachot, la veille de sa mort, exile, errant, cache dans les grottes de Saint-Emilion, tomba comme frappe de la fou- dre, et resla plusieurs jours en demence, en ap- prenant la niort de madame Roland. Danton, dont le nom commenpait a s'elever au-dessus de la foule ou il avait acquis une no- toriete jusque-la un peu triviale, rechercha a la meme epoque I'intimite de madame Roland. On se demandait quel etait le secret de I'ascen- dant croissant de cet homme? d'oii il sortait? ce qu'il etait? ou il marchait? On remontaila son origine, a sa premiere apparition sur la scene du peuple, a ses premieres liaisons avec les personnages celebres du temps. On cher- chait dans des mysteres la cause de sa prodi- gieuse popularite. Elle etait surtout dans sa nature. X. Danton n'etait pas seulement un de ces aven- turiers de la demagogic qui surgisseut. comme MazanicUo ou comme Hebert, des bouillon- nements des masses. II sortait des rangs iuter- niediaires et du cceur meme de la nation. Sa famille, pure, probe, proprietaire et industrielle, ancienne de nom, honorable de moeurs, etait etablie a Arcis-sur-Aube et possedait un do- maine rural auxenvir»nsde cette petite ville.Elle etait du nombrede cesfamiUes modestes mais considerees qui ont pour base le sol, pour oc- cupation principale la culture, mais qui don- nenta leurs fils I'education morale et litteraire la plus complete, et qui les preparcnt ainsi aux professions liberales de la societe., Le pere de Danton etait mort jeune. Sa mere s'etait re- mariee a un fabricant d'Arcis-sur-Aube, qui possedait et qui dirigeait une petite filature. On voit encore pres de la riviere, en dehors de la ville, dans un site gracieux, la maison moitie citadine moitie lustique et lejardin au bord de I'Aube oii s'ecoula I'enfauce de Danton. Sou beau pere, M. Ricondin, soigna son Education comme il eut soigne celle de son pro- pre fils. L'enfant etait ouvert, communicatif on I'aimait malgre sa laideur et sa turbulence. Car sa laideur raj'onnait d'intelligence, et sa fougue s'apaisait et se repentait a la moindre caresse de sa mere. 11 fit ses etudes a Troyes, capitale de la Champagne. Rebelle a la disci- pline, paresseux au travail, aime de ses raaitres et dc ses condisciples. sa rapide comprehension I'egalait en un clm-d'ceil aux plus assidus. Son instinct le dispensaitde reflexion. 11 n'apprenait rien, ii devinaittout. Sescnmaiacies I'appelaient Catilina. II acoptait ce nom et Jouait quelque- fois avec tux aux seditions et aux tumultes, qu'il suscitaitou qu'il calmait parses harangues, comme s'il eut repete a I'ecole les roles de sa vie. XL Monsieur et madame Ricondin, deja avances en age, lui remirent, apres sow education, la modique foitune de son pere. II vint acliever ses etudes de droit a Paris et acheta une place d'avocat au parlement. II I'exerca peu et sans eclat. II meprisait la chicane. Son ame et sa parole avaient les proponions des grandes causes du peuple et du trone. L'Assemblee constituante commenf;ait a les agiter. Danton, attentif et passionne, etait impatient de s'y me- ler. II recherchait les hommes eclatants dont la parole ebranlait la France. II s'attacha a Mi- rabeau. II se lia avec Camille Desmoulins, Ma- rat, Robespierre, Pethion, Brune depuis raare- chal, Fabie d'figlantine, le due d'Orleans, La- clos, Lar.roix et tous les agitateurs illuslres ou subalternes qui remuaient alors Paris. II pas- sait ses jours dans les tribunes a I'Assemblee, dans les promenades, dans les cafes ; ses nuits dans les clubs. Quelques mots heureux, quel- ques harangues breves, quelques eclats de fou- dre mysterieux et surtout sa chevelure serabla- ble a une criuiere, son geste gigantesque, sa voix tonnante le firent reniarquer. Mais sous les qualites purement physiques de I'oraleur, des hommes d'elite remarquerent un profond bon sens et une connaissance instinctive du coeur humain. Sous I'agitateur ils pressentirent l'homme d'Etat. Danton, en etfet, lisait Phis- toire, etudiait les orateurs antiques, s'exerpit a la veritable eloquence, celle qui eclaire en passionnant, et premeditait un role bien au-des- sus de son role actuel. 11 ne demandait au mouvement que de le soulever assez pour qu'il put le dominer ensuite. II epousa mademoiselle Charpentier, fille d'un limonadier du quai de I'Ecole. Cette jeune femme prit de I'empire sur lui par sa tendresse et le ramena insensiblement des desordres de su jeunesse h des habitudes domestiques plus r^- gulieres. Elle eteignit la fougue de ses pas- sions, mais sans pouvoir eteindre celle qui sur- vivait a loutes les autres, I'ambition d'une grande destinee. Danton, retire daas un petit DES GIRO N DINS. 201 appartement de la cour du Commerce, aupres de rappartement de son beau-pere, vecut dans une studieuse mediocrite, ne recevant qu'un petit nombre d'amis, admirateuis de son talent et attaches a sa fortune. Les plus assidus etaient Camille Desmoulins, Pethion et Brune. De ces cnnciliabules partaient les signaux'des grandes seditions. Les subsides secrets de la cour y vinrent tenter !a cupidite du chef de la jeunesse revolntionnaire. II ne les repoussa pas et s'en servit tout a la fois pour exciter et pour moderer les agitations de I'opinion. II eut de ce premier manage deux fils, que sa mort laissa orphelins au berceau et qui re- ciieillirent son modique heritage a Arcis-sur- Aube. Ces deux fils de Danton, effrayes du bruit de leur nom, fivent encore, retires sur un domaine de famiile, qu'ils cultivent de leurs propres mains, lis ont replie a eux, dans une honnete et laborieuS'' obscurite, toute la renom- mee de leur pere. Comme le fils de Crom- well, ils ont aime d'autant plus I'ombre et le silence de la vie que leur nom avail eu un trop sinistre eclat et un trop orageux reteotisse ment dans le monde. lis sont restes dans le celibat pour qu'il s'eteignit avec eux. En ce moment Dauton, a qui ses instincts ambitieux revelaient le procbain retour de for- tune des Girondins, cherchait a attacher sa fortune a ce parti naissant et a leur donner rimpression de sa valeur et de son impor- tance. Madame Roland le flattait mais avec crainte et repugnance, comme la femme flatte le lion. XII. Pendant que les Girondins echauftaient a Paris la colere du peuple contre le roi, les hostilites commenpaient en Belgique par des revers qu'on imputait aux trahisons de la cour. Ces revers furent produits par tiois causes : I'hesitation des generaux, qui ne surent pas donner a leurs troupes I'elan qui emporte les masses et qui intimide les resistances; la de- sorganisat'on des armees que I'emigration avait privees de leurs anciens officiers et qui n'avaient pas encore confiance dans les nou- veaux; enfin I'indiscipline, element des revo- lutions, que les clubs et le jacobinisme fomen- taient dans les corps. Une armee, qui discute est comme une main qui voudrait penser. La Fayette, au lieu de marcher des le pre- mier moment sur Namur, conformement au plan de Dumouriez, perdit un temps precieux ^ se rassembler et h s'organiser a Givet et au camp de Ransenne. Au lifu de donner aux autres generaux en ligne avec lui I'exemple et le signal de I'invasion et de la victoire en occu- pant Namur, il tatonna le pays avec dix mille hommes, laissant le reste de ses forces can- tonne en France, et il se replia a la premiere ' annonce des ecbecs subis pnr les detache- ments de Biron et de Theobald Dillon. Ces echecs furent honteux pour nos troupes, mais partiels et passagers. C'etait Tetonnement d'une armee desaccoutumee de la guerre, qui s'eflfrayait d'entrer en lice avpc toute I'Europe, mais qui, comme un soldat de premiere cam- pagne, ne tarda pas a s'aguerrir. Le due de Lanzun commandait sous La Fayette, on I'appelait le general Biron. C'etait un homme de cour, passe sincerement au parti du peuple. Jeune, beau, chevaleresque, dou6 de cette gaiete intrepide qui joue avec la mort, il portait I'honneur arisiocratique dans les rangs repubiicains. Aime des sokiats, adore des fem- mes, familier dans les camf)S, roue dans les cours, il etait de cette ecole des vices eclatants dont le marechal de Richelieu avait ete le type en France. On disait que la reine elle meme I'avait aime sans avoir pu fixer son inconstance. Ami du due d'Orleans. compagnon de ses de- bauches, il n'avait neanmoins jamais conspire avec lui. Toute perfidie lui etait odieuse, toute bassesse de coeur Tindignait. II adoptait la re- volution comme un noble idee dont il voulait bien etre le soldat, jamais le complice. II ne trahit pas le roi, il conserva toujours un culte de pitie et d'attendrissement pour la reine. Pas- sionne pour la philosophic et pour la liberte, au lieu de les fomenter dans les factions, il les defendait dans la guerre. II changea le devoue- ment pour les rois en devouement a la patrie. Cette noble cause et les tristesses tragiques de la Revolution donnerent a son caractere une trempe plus mule, et le firent combattre et mourir avec la conscience d'un heros. II etait campe avec dix mille hommes k Quievrain. Il marcha au general autrichien Beaulieu, qui occupait les hauteurs de Mons ! avec une tres-faible armee. Deux regiments de i dragons qui formaient I'avant-garde de Biron, en apercevant les troupes de Beaulieu. sont sai- sis d'une panique soudaine. Les soldats crient I a la trahison. Leurs officiers s'eflbrcent en vain j de les rafferinir: ils tournent bride, sement le desordre et la peur dans les colonnes. L'armee \ entiere se debande et suit machinalement ce courant de lafuite. Biron et ses aides-de-camp I se precipitent au milieu des troupes pour les arreter et les raillier. On leur passe sur le corps, on leur tire des coups de fusil. Le camp de Quievrain, la caisse militaire, les equipages de Biron lui-meme sont pilles par les fuyards. Pendant que cette deroute sans combat hu- miliait le premier pas de Taniiee francaise h Quievrain, desassassinats ensanglantaient notre drapeau a Lille. Le general Dillon 6tait sorti ^de Lille avec trois mille hommes pour marcher sur Tournay. A peu de distance de cette ville, I'ennemi se montre en plaine au nombre de neuf cents hommes. A son seul aspect, la ca- valerie francaise jette le cri de trahison, passe 202 HI5T0IRE sur le corps de I'infanterie et fuit jusqu'^ Lille sans etre poursuivie, abandonnant soo aitille- rie, ses chariots, ses bagages. Dillon, entraine | lui-meme par ses escadrons jusque dans Lille, est massacre, en arrivant, par ses propres sol- dats. Son colonel de genie Bertliois tombe a cote de son general, sous les baionnettes des laches qui I'ont abandonne. Les cadavres de ces deux victimes de la peur sont pendus sur la place d'armes et livres eneuite par les seditieux aux insultes de la populace de Lille, qui traiue leurs corps mutiles dans les rues. Ainsi com- mencerent par la honte et le crime ces guerres de la Revolution, qui devaient enfanter pendant vingt ans tant d'heroisme et tant de vertu mili- taire. L'anarchie avait penetre dans les camps, I'honneur n'y etait plus ; le patriotisme n'y etait pas encore. L'ordre et I'honneur sont les deux uecessites de I'armee. Dans l'anarchie, il y a encore une nation. Sans discipline, il n'y a plus d'arraee. XIIL A ces nouvelles Paris fut consterne. I'As- semblee se troubla. les Girondins tremblerent, les Jacobins se repandirent en imprecations centre les traitres. Les cours etrangeres et les emigres ne douterent plus de triompher en quelques marches d'une revolution qui avait peur de son ombre. La Fayette, sans avoir ete entame, se replia prudemment sur Givet. Ro- chambeau envoya sa demission de commandant de Tarmee du Nord. Le marechal LucUnerfut nomme a sa place. La Fayette mecontent con- serva le commandement de i'armee du centre. Luckner avait plus de soixante-dix ans, mais il conservait le feu et I'activite de I'homme de guerre, le genie seul lui raanquait pour etre un grand general. On lui avait fait une reputation de complaisance qui alors ecrasaittout. C'est un grand avantage pour un general d'etre etranger au pays qu'il sert. II n'a point de jaloux ; on lui pardonne sa superiorite, on lui en suppose une quand il n'en a pas, pour en ecraser ses rivaux. Telle etait la situation du vieux Luck- ner. 11 etait Allemand, eleve du grand Frede- ric, il avait fait avec eclat la guerre de Sept- Ans, comme commandant d'nvant-garde, au moment ou Frederic changeait la guerre et creait la tactique. Le due de Choiseul avait voulu dero- ber k la Prusse un general de cette grande ecole, pour enseigner Part moderne des com- bats aux generaux franpais. II avait arrache Luckner a sa patrie, a force de seductions, de fortune et d'honneurs. L'Assemblee nationale, par respect pour la memoire du roi philosophe, avait conserve a Luckner la pension de soixante iriille francs qu'on lui faisait avant la Revolu- tion. Luckner, indifferent aux constitutions, 8'6tait cru revolutionnaire par reconnaissance. Presque seul parmi les anciens officiers-gen6- raux, il n'avait point emigre. Eutoure d'un briliant etat-major de jeunes officiers du parti de La Fayette, Charles Lameth, du Jarri, Ma- thieu de Montmorency, il croyait avoir les opi- nions qu'on lui donnait. Le roi le caressait, I'Assemblee le flattait, I'armee le respectait. La nation voyait en lui le genie mysterieux de la vieille guerre venant donner des lecons de victoire au patriotisme inexperimente de la Re- volution, et cachant des ressources inriniessous la rudesse de soo front et sous I'obscur germa- nisme de son langage. On lui adressaitde par- tout des hommages, comme au Dieu inconnu. II ne meritait ni cette adoration ni les outrages dont il fut plus tard abreuve. C'etait un brave et brutal soldat, aussi depayse dans les cours que dans les clubs. II servit quelques jours d'idole, puis de jouet aux Jacobins, qui le. jete- reot enfin a I'echafaud, sans qu'il put nieme compreodre ni sa popularite ni son crime XIV. Berthier, devenu depuis la main droite de Napoleon, etait alors chef d'etat-major de Luckner. Le vieux general avait saisi avec Tinslinct de ia guerre le plan hardi de Dumou- riez. II etait entre, a la tete de vingt-deux mille hommes, sur le territoire autrichien k Courtray et a Menin. Biron, Valence, ses deux. lieutenants, le conjuraient d'y rester. Dumou- riez lui faisait par lettres les memes instances. En arrivant a Lille, Dumouriez apprit que Luckner avait subitemeut retrograde sur Va- lenciennes, apres avoir brule les faubourgs de Courtray, donnant ainsi sur toutes nos fron- tieres le signal de I'hesitation et de la retraite. Les populations beiges, comprimees dans leur elan par les desastres ou par les timidites de la France, perdaient I'espoir et s'assouplis- saient au joug autrichien. Tout se resserrait et s'alarmait sur nos frontieres. Le general IMon- tesquiou rassemblait avec peine I'armee du Midi. Le roi de Sardaigne groupait des forces consi- derables sur le Var. L'avant-garde de La Fayette, postee & Gliswel, a une lieue de Mau- beuge, etait battue par le due de Saxe-Teschea a la tete de douze mille hommes. La grande^ invasion du due de Brunswick en Champagne se preparait. L'emigration enlevait les officiers, la desertion decimait nos soldats. Les clubs semaient la mefiance contre les commandants de nos places fortes. Les Girondins poussaient a I'emeute, les Ja- cobins anarchisaient I'armee, les volontaires ne se levaient pas, le ministere etait nul, le comite autrichien des Tuileries correspondait avec les puissances, non pour trahirla nation, mais pour sauver les jours du roi et de sa famille. Gou- vernement suspect, Assemblee hostile, clubs seditieux. garde nationale intimidee et privee de son chef, journalisme incendiaire, conspi- DES GIRO N DINS. 203 rations sourdes, municipalite factieuse. maire conspirateur, peuple ombrageux et aflame, Ro- bespierre et Brissot, Vergniaud et Danton, Girondios et Jacobins en presence, ayant la meme proie a se disputer, la monarchie, et lut- tant de demagogic pour s'arracber hi faveur du peuple, tel etait i'etat de la France au dedans et au dehors au moment oii la guerre exte- rieure venait presser de toutes parts la France et la faire eclater en exploits et en crimes. Les Girondins et les Jacobins, un moment unis, sus- pendaient leur animosite, comme pour renver- ser a I'envi la faible constitution qui les sepa- rait. La bourgeoisie, persounifiee dans les Feuillants, dans la garde nationale et dans La Fayette, restait seule attachee a la constitution. La Gironde faisait contre le roi, du haut de la tribune, I'appel au peuple qu'elle devait plus tard faire vainement en faveur du roi contre les Jacobins. Pour dominer !a ville, Brissot, Ro- land, Pethion soulevaient les faubourgs, ces capitales de miseres et de seditions. Toutes les fois qu'on remue jusque dansses dernieres pro- fondeurs un peuple qui a longtemps croupi dans I'esclavagf et dans I'ignorance, il en sort des monstres et des heros, des prodiges de crime et des prodiges de vertu. C'est ce qu'on allait voir apparaitre sous la main conjuree des Gi- rondins et des demagogues. LIVRE SEIZIEIVIE. I. A mesure que le pouvoir, arraclie des mains dui'oi par I'Assemblee, s'evanouissait. il passait dans la commune de Paris, f^a municipalite, premier element de formation des nations qui se fondent, est au'ssi le dernier asile de Tauto- rite quand les nations se decomposent. Avant de tomber dans la plebe, le pouvoir s'arrete un moment dans le conseil des magistrats de la cite. L'H6tel-de-Ville etait devenu les Tuile- ries du peuple. Apres La Fayette et Bailly, Pethion y regnait : cet homme etait le roi de Paris. La populace, qui a I'instinct des situa- tions, I'appelait le roi Pethion. II avait achete sa popuiarite, d'abord par ses vertus privees, que le peuple confond presque toujours avec les vertus publiques, puis par des discours demo- cratiques ^ I'Assembiee constituante. L'equili- bre habile qu'il maintenait aux Jacobins entre les Girondins et Robespierre, Tavait rendu respectable et important. Ami de Roland, de Pvobespierre, de Danton, de Brissot a la fois, suspect de liaisons trop intimes avec madame de Genlis et le parti du due d'Orleans, il se couvrit toujours neanmoins d'un manteau de ' devouement legal a I'ordre et d'une superstition ' constitutionnelle. II avait ainsi tons les titres apparents a Testime des hommes honnetes et j aux menagements des factions: mais le plus I grand de tons etait sa mediocrite. La raedio- crite, il faut I'avouer, est presque toujours le j sceaudeces idolesdu peuple: soit que lafoule, ! mediocre elle-meme, n'ait de gout que pour ce qui lui ressemble : soit que les contemporains jaloux ne puissent jamais s'elever jusqu'a la justice envers les grands caracteres et les gran- des vertus; soit que la Providence, qui distri- bue les dons et les facultes avec mesure, ne permette pas qu'un seul homme reunisse en soi, chez un peuple libre, ces trois forces irresisti- bles : la vertu, le genie et la popuiarite; soit plutot que la faveur constante de la multitude soit une chose de telle nature que son prix d6- passe sa valeur aux yeux des hommes vraiment vertueux, et qu'il faille trop s'abaisser pour la recueillir et trop faiblir pour la conserver. Pe- thion n'etait le roi du peuple qn'ci la condition d'etre le complaisant de ses exces. Ses fonc- tions de maire de Paris, dans un temps de trou- ble, le plar-aient sans cesse entre le roi, I'As- sembiee et I'emeute. II aftVontait le roi, il flattait I'Assembiee, il moderait le crime. In- violable comme la capitate qu'il personnifiait dans sou titre de premier magistral de la com- mune, sa dictature invisible n'avait d'autre titre que son inviolabilite ; il en usait avec une res- pectueuse audace envers le roi, il I'inclinait de- vant I'Assembiee, il la prosternnit devant leaf seditieux. A ses reproches oOiciels i\ I'emeute, il joignait toujours une excuse au crime, ua sourire aux coupables, un encouiagement aux citoyens egares. Le peuple I'aimait comme I'anarchie aime la faiblesse ; il savait qu'il pou- vait tout faire avec cet homme. Comme maire, il avait la loi a la main ; comme homme. il avait I'indulgencesur les levres et la connivence dans le coeur : c'etait le magistral qu'il fallait au 204 H 1ST O I R E W temps des coups d'Etatdes faubourgs. Pethion les laisserait preparer sans les voir et les lega- liserait quand ils seraient accomplis. II. Ses liaisons d'enfance avec Brissot I'avaient rapproche de madame Roland. Le ministere de Roland, de Claviere et de Servnn lui obeis- sait plus qu'au roi lui-meme; il etait de leurs conciliabules; il regnait sous leur nom ; leur chute ne le renversait pas, mais elle lui arra- chait le pouvoir executif. Les Girondins expul- ses n'avaient pas besoin de souffler leur soif de vengeance dans I'ame de Pethion. Ne pouvant plus conspirer legalement contre le roi avec ses ministres, il lui restait a conspirer avec les fiic- tions contre les Tuileries. La garde uationale, le peuple, les Jacobins, les cordeliers, les fau- bourgs, la ville etaient dans ses mains. II pou- vait donner la sedition a la Gironde pour aider ce parli h reconquerir le ministere; il la lui donna avec tous ses hasards, avec tous les crimes que la sedition pouvait renfermer dans son sein. Parmi ces hasards etait I'assassinatdu roi et de sa famille. Get evenement et-iit accepte d'a- vance par ceux qui provoquaient I'attroupe- ment des masses et leur invasion dans le palais du roi. Girondins, orleanistes, republicains, anarchistes, aucun de ces partis peut-etre ne revait ce crime, tous le consideraient comme une eventualite de leur fortune. Pethion, qui ne le voulait pas sans doute, le risqua du moins. Si son intention fut innocente, sa temerite fut ua meurtre. Quelle distance y avail il entre le fer de vingt mille piques et le coeur de Louis XVI ? Pethion ne livra pas la vie du roi, de la reine et de leurs enfants, mais il les joua. La garde constitutionnelle du roi venait d'etre licenciee avec outrage par les Girondins. Le due de Brissac, qui la commandait, etait envoye k la haute cour d Orleans pour des complots imaginaires ; son seul compiot etait son hon- neur. Ilavaitjure de mourir en soldat fidele pour defendre son maitre et son ami. II pou- vait s'evader. Le roi lui conseillait de fuir. il ne le voulut pas. : i Si je fuis, repondit il aux instances du roi, on croira que je suis eoupable, on dira que vous etiez complice : ma fuite vous accusera. J'aime mieux mourir. i lipartitpour la cour nationale d'Orleans : il ne fut pas juge, il fut assassine h Versailles le 6 septembre. Sa tete, enroulee de ses cheveux blancs, fut plan- tee au bout d'une des piques de la grille du palais. Derision atroce de cette fidelite cheva- leresque qui gardait, apres la mort, la porte de la demeure de ses rois ! in. Les premieres insurrections de la Revolution Etaient des mouvements spontaaea du peuple. D'un cote le roi, la cour et la noblesse ; de I'autre la nation. Ces deux partis en presence s'entre-choquaient par la seule impulsion des idees, des interets contraires. Un mot, un ges- te, un hasard, un rassemblement de troupes, un jour de disette, un orateur vehement ha- ranguant la foule au Palais-Royal, suffisaient pour entrainer les masses a I'emeute ou pour les faire. marcher a Versailles. L'esprit de la sedition se confondait avec l'esprit de la Revo- lution. Tout le monde etait factieux, tout le monde etait soldat, tout le monde etait chef. C'etaitia passion publique qui donnait le signal. C'etait le hasard qui commandait. Depuis que la Revolution etait faite et que la constitution, reciproquement juree, imposait aux partis un ordre legal, il en etait autrement. Les soulevements du peuple n'etaient plus des agitations, mais des plans. Les factions or- ganisees avaient parmi les citoyens leur parti, leurs clubs, leurs rassemblements, leur armee, leur motd'ordre. L'anarchie s'etait elle-meme disciplinee, Son desordre n'efait qu'exterieur. Une ame cachee I'animait et la dirigeait a son insu. De meme qu'une armee a des chefs qu'- elle reconnait a leur intelligence et a leur au- dace, les quartiers et les sections de Paris avaient leurs meneurs auxquels ils obeissaient. Des popularites secondaires, deja inveterees dans la ville et dans les faubourgs, s'etaient fondees derriere les grandes popularites natio- nales de Mirabeau, de La Fayette, de Bailly. Le peuple avait foi dans tel nom, avait confiance dans tel bras, avait faveur pour tel visage. Quand ceshommesse montraient,parlaient,marchaient, la multitude marchait avec eux sans savoir meme oii le courant de la foule I'entrainait. II suffisaitaux chefs d'indiquer un rassemblement, de faire courir une terreur panique, de souffler une colere soudaine, d'indiquer un but quelcon- que, pour que des masses aveugles se trouvas- sent pretes h Taction; au lieu designe. IV. C'etait le plus souvent sur I'emplacement de la Basiille, Jiwnt Avcnlin du peuple, camp na- tional, ou la place et les pierres lui rappelaient sa servitude et sa force. De tous ces hommes qui gouvernaient les agitateurs des faubourgs, le pUis redoutable etait Danton. Camille Des- moulins, aussi temeraire pour concevoir, etait moins hardi pour executer. La nature, qui avait donne n ce jeune homme I'inquietude des meneurs de foule, lui en avait refuse I'exterieur et la voix. Le peuple ne comprend rien aux forces intellectuelies. Une haute stature et une voix sonore sontdeux conditions indispensables pour les favoris de la multitude. Camille Des- moulins e'ait petit, maigre, sans eclat dans la voix. II glapissait derriere Danton. Danton seul avait les rugissemeucs de la foule. DES GIRONDINS 205 Pethion avail au plus haut degre Testime des anarchistes ; mais sa legalite officielle le dis- pensait de fomenter ouvertement le desordre. II lui suffisait de le desirer. On ne pouvait rien sans lui. 11 donnait sa complicite. Apres eux venait Santene, commandant du bataillon du faubourg Saint-Antoine. Santerre, fils d'un brasseur flamand, brasseur lui-meme dans le faubourg, un de ces hommes que le peuple comprend parce qu'ils sont peuple, etqu'il res- pecte parce qu'ils sont riches, aristociates de quartier se faisant pardonner leur fortune par leur familiarite. Connu des ouvriers, dont il employait un grand nombre dans sa brasserie ; connu de la foule, qui frequentait le dimanche ses etablissements de biere et de vin, Santerre etait en outre prodigue de secours et de vivres pour les malheureux. II avait distribue dans un moment de disette pour 300 mille francs de pain. II achetait sa popularite par sa bien- faisance. II Tavait conquise par son courage a la prise de la Bastille; il la prodiguait par sa presence dans toutes les emotions de la place publique. 11 etait de la race de cesbrasseurs de Belgique qui enivraient le peuple de Gand pour Tinsuiger. Le boucher Legendre, qui etait a Danton ce que Danton etait a iMirabeau: un degre des- cendant dans Tabime de la sedition; Legendre, d'abord matelot pendant dixanssur un vaisseau, avait les moeurs rudes et feroces de ses deux professions. Le front intrepide, les bras san- glants, la parole meurtriere et cependant le cceur bon ; mele depuis 89 a tons les mouvements insurrectionnels, les flots de cette agitation I'a- vaient eleve jusqu'a une certaine autorite. II avait fonde sous Danton le club des Cordeliers, ce club des coups de iriain, comme les Jacobins etaient le club des theories radicales. II le re- inuait par son eloquence. Inculte et sauvage, il se comparait lui-meme au paysan du Danube. Toujours pret a frapper autant qu'a parler, le geste de Legendre ecrasait avant sa parole. II etait la massue de Danton. Huguenin, un de ces hommes qui roulent de profession en profession sur la pente des temps de trouble, sans pouvoir s'arreter nulle part, a- vocat expulse de sun corps, ensuite soldat, com- mis aux barrieres, mal partout, aspirant au pou- voir pour retrouver la fortune, les mains sus- pectes de pillage ; Alexandre, commandant du bataillon des Gobelins, heros de faubourg, ami de Legendre ; Marat, conspiration vivante, sorti la nuit de son souterrain, veritable martyr de la demagogie, altere de bruit, poussant la haine de la societe jusqu'au delire, s"en faisant gloire, et jouant volontairement ce role de fou du peuple comme d'autres avaient joue dans les cours le role de fou du roi ; Dubois-Crance, militaire instruit et brave ; Brune, sabre au service des conspirations ; M omoro, imprimeur, ivre de philosophic; Dubuisson, homme de lettres obscur que les sifflets du theatre avaient rejete dans I'intrigue ; Fabre d'Eglantine, poete comique, ambitieux d'une autre tribune; Chabot, capucin aigri dans le cloitre, ardent a se venger de la superstition qui I'y avait enfer- me ; Lareynie, pretre-soldat ; Gonrhon, Du- quesnois. amis de Kobespierre ; Carra, jour- naliste girondin ; un Ilalien nomme Rotondo ; Henriot, Sillery, Louvet, Laclos, Barbaroux enfin, I'emissaire de Roland et de Brissot. Tels furent les principaux instigateurs de Temeute du 20 juin. Tous ces hommes se reunirent dans une maison isolee de Charenton, pour deliberer, dans le silence et dans le secret de la nuit, sur le pretexte, le plan, I'heure de I'insurrection. Les passions etaient diverses, I'impatience etait la meme. Ceux ci voulaient effraj'er, ceux-la voulaient frapper, tous voulaient agir. Une fois le peuple lance, il s'arreterait ou voudrait la destinee. Pas de scrupules dans une reunion pre.*idee par Danton. Les discours etaient; superflus la oii il n'y avait qu'une seule ame. Des propos suffisaient. On s'entendait du re- gard. Les mains serrees par les mains, des re- gards d'intelligence. desgestessignificatifs, sont toute I'eloquence des hommes d'action. Ea deux mots Danton indiqua le but, Santerre les moyens, Marat I'atroce energie, Camille Des- moulins la gaiete cynique du mouvenient pro- jete, tous la resolution d'y pousser le peuple. La carte revolution naire de Paris fut depliee sur la table. Le doigt de Danton y traoa les sources, les atHuents, le cours, le point de jonc- tion des rassemblements. La place de la Bastille, iinmense carrefour sur lequel debouchaient comme autant de fleuves les nombreuses rues du faubourg Saint- Antoine, qui se joint par le quartier de 1' Arse- nal et par un pont au faubourg Saint-Marceau, peuple de 200 mille ouvriers, et qui, par le boulevard ouvert devant I'ancienne forteresse, a une marChe libre et large sur le centie de la ville et sur les Tuileries, fut le rendez-vous as- signe aux rassemblements, et le |)oint de depart des colonnes. Elles devaient etre divisees ea trois corps. Une petition a presenter a I'As- semblee et au roi contre le vclo au decret sur les pretres et au camp de 20 mille hommes, devait etre I'objet avoue du mouvement ; le rappel des ministres patriotes Roland, Servan, Claviere, le mot d'ordre ; la terreur du peuple semee dans Paris et portee jusquedans le cha- teau des Tuileries, I'eHet de la journee. Paris s'attendait ii cette visite des faubourgs. Ua diner de cinq cents couverts avait eu lieu la veille aux Champs- Elysees. Le chef des federes de Marseille, les agita- teurs des quarliers du centre y avaieot frater- 206 HISTOIRE nise avec les Girondins. L'acteur Dugazon y avait chante des couplets nienafants contre le chateau. De sa fenetre aux Tuileries, le roi avait entendu les applaudissementset les chants sinistresqui moutaienljusqu'ason palais. Quant a I'ordre de la marche, aux emblemes grotes- ques, aux armes etranges, aux costumes hideux, aux drapeaux sanglants, aux propos forcenes qui devaient signaler I'apparitioude cette armee des faubourgs dans les rues de la capitale, les conjures ne prescrivirent rien. Le desordre et I'horreur faisaient partie du programme. lis s'en rapporterent a I'inspiration desordonnee de la foule, et h cette rivalite de cyuisme qui s'etablit de soi-merae dans de telles agglome- rations d'hommes. Dantou le savait et ii y comptait. VI. Bien que la presence de Panis et de Sergent, deux uiembres de la municipalite, donnat au plan la sanction tacite de Pethion, les meneurs se chargerent de recruter en silence la sedition par petits groupes pendant la nuit, et de faire passer les premiers rassemblements duquartier Saint-Marceau et du Jardin-des-Plantes, sur la rive de I'Arsenal, au nioyen d'un bac qui desservait seul alors la communication des deux faubourgs. Lareynie souleverait le faubourg Saint-Jacques, et le marche de la place Mau- bert, que les femmes du peuple viennent tous les jours frequenter pour leur menage. Vendre et acheter, c'est ia vie du bas peuple. L'argent et la faim sont ses deux passions. II est tumul- tueux surtout sur ces places, oii ces deux pas- sions le condensent. Nulle part la sedition ne I'enleve aussi vite et par plus grandes masses. Le teintarier Malard, le cordonnier Isambert, le tanneur Gibon, artisans riches et accredites, feraient vomir aux rues sombres et fetides du faubourg Saint-Marceau leur population indi- gente et limide, qui se montre rarement a la luraiere des grands quaitiers. Alexandre, le tribuQ militaire de ce marche de Paris, dont il commandait un bataillon, se tiendrait a la tete de son bataillon sur la place avant le jour, pour concentrer d'abord les rassemblements et pour leur imprimer ensuite la direction et le mouve- ment vers les quais et vers les Tuileries. Varlet, Gonchon, Ronsin, Siret, lieutenants de Santerre, exerces a cette tactique des mouvements, de- puis les premieres agitations de 89. etaient charges des memes manoeuvres dans le faubourg Saint-Antoine. Les rues de ce quartier, pleiues d'ateliers, de fabriques, de maisons de vin et de biere, veritables '^•asernes de ii.isere. de travail et de sedition, qui se prolongent de la Bastille ^ la Roquette et a Charenton. contenaient a «lles seules une armee d'iovasion contre Paris. VII. Cette armee connaissait depuis quatre ana ses chefs, lis se portaient a I'ouverture des principaux carrefours a I'heure ou les ouvriers sortent des ateliers ; ils prenaient une chaise et une table dans le cabaret le plus renomme: debout sur ces tribunes avinees, ils appelaient quelques passants par leurs noms, lesgroupaient autour d'eux ; ceux-ci arretaient les autres, la rue s'obstruait, le rassemblement se grossissait de tous ces hommes, de toutes ces femmes, de tous ces enfants qui courent au bruit. L'orateur perorait cette foule. Le vin ou la biere circu- lait gratuitement autour de la table. La cessa- tion du travail, la rarete du numeraire, la. cherte du pain, les manoeuvres des aristocrates pour affamer Paris, les trahisons du roi, les orgies de la reine, la necessite pour la nation de prevenir les complots d'une cour autrichien- ne, etaient les textes habituels de ces haran- gues. Une fois I'agitation communiquee jus- qu'a la- fievre, le cri marckons ! se faisait en- tendre, et le rassemblement s'ebranlaita la fois dans toutes ces rues. Quelques heures apres, les masses d'ouvriers des quartiers Popincourt, des Quinze-Vingts, de la Greve, du port au Ble, du marche Saint-Jean debouchaient de la rue du faubourg-Saint- Antoine et couvraientia place de la Bastille. La le bouillonnement de tous ces affluents d'emeute suspendait un mo- ment ce courant d'hommes. Bientotl'impulsioa reprenait sa force, les colonnes se divisaient ins- tinctivement pour s'engoutiVer dans les grandes embouchures de Paris. Les unes s'avancaient par le boulevard, les autres filaientpar les quais jusqu'au Pont-Neuf. y rencontraient les ras- semblements de la place Maubeit et fondaient ensemble, en se grossissant, sur le Palais-Royal et sur le jardin des Tuileries. Telle fut la mancEuvre commandee pour la nuit du 19 juin aux agitateurs des divers quar- tiers. lis se separerent avec ce mot d'ordre qui laissait au mouvement du lendemain tout le vague de I'esperance, et qui, sans commander le dernier crime, autorisait les derniers exces : (t En finir avec le chdieau.t VIII. Telle fut la reunion de Charenton, tels e- taient les hommes invisibles qui allaient im- primer le mouvement a un million de citoyens. Laclos et Sillery, qui allaient chercher pour le due d'Orlenns, leur maitre, un trone dans les faubourgs, y semerent-ils I'a/gent de I'embau- chage ? On I'a dit, on I'a cru: on ne I'a jamais prouve. Leur presence dans ce conciliabule est un indice. II est permis ci Thistoire de soup- conner sans evidence, jamais d'accuser sans preuve. L'assassinat du roi, le lendemain, don- aait la couronne au due d'Orleans. Louis XVI DES GIRO N DINS. 207 pouvait etre assassine. ne fut-ce que par le fer d'un homme ivre. II ne le fut pas. C'est la seule justification de la faction d'Orleans. Quel^juesuns de ces homines etaient pervers comme Marat et Hebeit ; d'auties, comme Baibaroux, Silleiy, Laclos, Carra, etaient des factieux impatients ; d'autres enfin, comme Santeire. n'etaient que des citoyens fanatises pour la liberte. Les conspirateurs en se con- certant activaient et disciplinaient la ville. Des passions individuelles, perverses, mettaient le feu a la grande et vertueuse passion du peuple pour le triomphe de la democratic. C'est ainsi que, dans un incendie, souvent les matieres les plus infectes allument le bQcher. Le combusti- ble est immonde, la Hamme est pure. La flam- ine de la Revolution, c'etait la liberte ; les fac- tieux pouvaient la ternir, ils ne pouvaient pas la souiller. Pendant que les conspirateurs de Cbarenton se distribuaientles roles et recrutaient leurs for- ces, le roi tremblait pour sa femme et pour ses enfants dans les Tuileries. i Qui salt, disait-il a yi. de 3Ialesberbes avec un meiancolique sourire, si je verrai coucher le soleil de de- main ? 2 Pethion, en donnantd'un mot Timpulsionde Ja resistance a la municipal ite et a la garde na- tionaie sous ses ordres, pouvait tout comprimer et tout dissoudre. Le directoire du departe- ment, preside par Tinfortune due de La Ro- chefoucauld massacre depuis, sommait ener- giquement Pethion de faire son devoir. Pe- thion atermoyait, souriait, repondait de tout, justifiait la legalite des rassemblenients proje- tes et les petitions portees en masse a I'Assem- biee. Vergniaud a la tribune repoussait les alarmes des constitutionnels comme des calom- nies adressees a Tinnocence du peuple. Con- dorcet riait des inquietudes manifestees par les ministres et des demandes de forces qu'ils a- dressaient a I'Assemblee. « N'est-il pas plai- sant, disaitil a ses collegues, de voir le pouvoir executif demander des moyens d'action aux le- gislateurs I Qu'il se sauve lui-meme, c'est son son metier, i Ainsi la derision s'unissait aux complots contre Tinfortune monarque. Les le- gislateurs railiaient le pouvoir dusarme par leurs propres mains et applaudissaient aux fac- tieux. IX. C'est sous ces auspices que s'ouvrit la jour- nee du 20 juin. Un second conciliabule, plus se- cret et moius nombieux, avait reuni chez San- terre, la nuit du 19 au 20, les hommes d'exe- cution. lis ne s'etaient separes qu'a minuit. Chacun d'eux s'etait rendu a son poste, avait reveille ses hommes les plus affides et les avait distribues par petits groupes, pour recueillir et pour masser les ouvriers a mesure qu'ils sorti- raient de leurs demeures. Santerre avait re- I pondu de rimmobilite de la garde Qationale. I Soj-ez tranquilles, dit-il aux conjures, Pe- j tbion sera lii. 3 Pethion, en effet, avait ordonne la veiile aux bataillons de la garde nationale de se trouver sous les armes, non pour s'opposer a la marche I des colonnes du peuple, mais pour fraterniser ; avec les petitionnaires et pour faire cortege h la sedition. Cette mesure equivoque sauvait h la fois la responsabilite de Pethion devant le ( directoire du departement, et sa complicite de- ) vant le peuple attroupe. II disait aux uns, je veiile ; il disait aux autres, je marche avec vouSi. Au point du jour ces bataillons etaient ras- 1 sembles, les armes en faisceaux. sur toutes les grandes places. Santerre haranguait le sien : sur les mines de la Bastille. Autour de lui I affluait, d'heure en heure. un peuple immense, I agile, impatient, pret a fondre sur la ville au I signal qui lui serait donne. Des uniformes s'y I inelaient aux haillons de I'indigeuce. Des de- tachements d'invalides, de gendarmes, des gar- i des nationaux, des volontaires y recevaieni les^ ordres de Santerre et les repetaient a la foule. i Une discipline instinctive presidait audesordre. [ L'aspect k la fois populaire et militaire de ce camp du peuple dounait au rassemblement le caractere d'une expedition plutol que celui d'une emeute. Cette foule reconnaissait ses chefs, mancEuvrait a leurs commandements, suivait ses drapeaux, obeissait a leur voix, sus- pendait meme son impatience pour attendre le» renforts et pour douner aux pelotons isoles I'apparence et I'ensemble de raouvements si- multanes. Santerre a cheval. entoure d'un etat-major d'bommes des faubourgs, donnait ses ordres, fraternisait avec les citoyens, tendait la main aux insurges. recommandait le silence, la dignite au peuple et formait lentement ses colonnes de marche. X. A onze heures le peuple se mit en mouve- ment vers le quartier des Tuileries. On eva- lua a vingt mille le nombre des hommes qui partirent de la place de la Bastille. Ils etaient divises en trois corps: le premier, compose de bataillons des faubourgs, armes de baVonnettcs et de sabi'es, obeissait a Santerre ; le second, forme d'bommes du peuple, sans armes ou ar- mes de piques et de batons, marchait sous les ordres du demagogue Saint-Huruge; latroisic' me horde, pele-tnele confus d'hommes en hail- lons, de femmes et d'enfants. suivait en desor- dre une jeune et belle femm'/!, vetue en homme, un sabre ;i la main, un fusil sur re|)aule et as- sise sur un canon traine par des ouvriers aux bras nws. C'etait Theroigne de M6ricourt. On connaissait Santerre, c'etait le roi des faubourgs. Saint-Huruge etait depuis 89 le grand agitateur du Palais-Royal. 308 HISTOIRE Le marquis de Saint-Huruge, ne a Macon, d'une f^mille noble et riche. etait un de ces hommes de tumulte qui seniblent personnifier en enx les masses. Doue d'une haute stature, d'une figure martiale, sa voix tonnait par-des- sus le mugissement de la multitude. II avait ses agitations, ses fureurs, ses repentirs, quel- quefois aussi ses lachetes. Son ame n'etait pas cruelle, mais sa tete n'etait pas saine. Trop aristocrate pour etre envieux, tiop riche pour etre spoliateur, trop leger d'esprit pour etre fanatique de piincipes, la Revolution I'entrai- uait comme le courant entraine le regard, par le vertige. II y avait de la demence dans sa vie ; il aimait la revolution en mouvement, parce qu'elle ressemblait a la demence. Jeune encore il avait prostitue son nom, sa fortune, son hon- neur au jeu, aux femmes, a la debauche. II avait, au Palais-Royal et dans les quarfiers du desoidre, la celebrite du scaodale. Tout le monde le connaissait. Sa familie I'avait fait en- fermer ^ la Bastille. Le 14 juillet I'avait deli- vre. II avait jure vengeance, il tenait son ser- ment. Complice volontaireet infatigable de tou- tes les factions, il s'etait offert sans salaire au due d'Orleans, ^ Mirabeau, a Danton, a Camille Desmoulins, aux Girondins, a Robespierre : toujours du parti qui voulait alier le plus loin, toujours de I'emeute qui promettait le plus de mines. Eveille avant le jour, present dans tous les clubs, rodant dans la nuit, il accourait au moindre bruit pour le grossir, au moindre at- troupement pour I'entrainer. II s'enflammait de la passion commune avant de la compren- dre ; sa voix, son geste, I'egaremeut de ses traits multipliaient cette passion autour de lui. II vociferait le trouble, il semait la fievre, il electrisait les masses indecises, il faisait le cou- rant et on le suivait : il etait a lui seul une se- dition, XI. Apres Saint-Huruge marchait Theroigne de Mericourt. Theroigne ou Lambertine de M6ricourt, qui commandait le troisieme corps de I'armee des faubourgs, etait connue du peu- ple sous le nom de la belle Liegeoise. La Re- volution fran^aise I'avait attiree a Paris, com- i me le tourbillon attire les choses mobiles. | C'etait la Jeanne (VArc impure de la place pu- I blique. L'amour outrage I'avait jetee dans le | desordre: le vice, dont elle rougissait, lui don- ' nait la soif de la vengeance. En frappant les aristocrates, elle croyait rehabiliter son hon- j neur : elle lavait sa honte dans du sang. Nee au village de Mericourt, dans les envi- ! rons de Liege, d'une familie de riches cultiva- \ teurs, elle avait repu I'education des classes e- levees. A dix-sept ans, son eclatante beaute avait attire I'attention d'un jeune seigneur des bords du Rhin dont le chateau etait voisin de la demeuredeja jeune fille. Aimee.^seduite, abaa- donnee, elle s'etait echappee de la maison pa- ternelle et s'etait refugiee en Angleterre. Apres quelques mois de sejour h Londres, elle passa en France. Recommandee a Mirabeau, elle connut par lui Sieyes. Joseph Chenier, Danton, Ronsin, Brissot, Camille Desmoulins. Romme, republicain mystique, alluma en elle le feu de Pilluminisme allemand. Lajeunesse, l'amour. la vengeance, le contact avec ce foj'er d'une revolution avaient echauffe sa tete. Elle vecut dans I'ivresse des passions, des idees et des plaisirs. D'abord attachee aux grands no- vateurs de 89, elle avait glisse de leurs bras dans les bras riches et voluptueux qui payaient cherement ses charmes. Courtisane de I'opu- lence, elle devint la prostituee volontaire du peuple. Comme les grandes prostituees d'E- gypte ou de Rome, elle prodigua a la liberie I'or qu'elle enlevait au vice. Des les premiers soulevements, elle descen- dit dans la rue. Elle consacra sa beaute a ser- vir d'enseigne a la multitude. Vetue en ama- zone d'une etoffe couleur de sang, un panache tlottant sur son chapeau, le sabre au cote, deux pitolets a la ceinture, elle vola aux insurrec- tions. Au premier rang, elle avait force les Invalides pour en enlever les canons. La pre- miere a I'assaut, elle etait montee sur la tour de la Bastille. Les vainqueurs lui avaient de- cerne un sabre d'honneur sur la breche. Aux journees d'octobre, elle avait guide a Versailles les femmes de Paris. A cheval a cote du fe- roce Jourdan, qu'on appelait V Homme a la ton- gue barbe, elle avait ramene le roi a Paris ; elle avait suivi, sans palir, les tetes coupees des gardes du corps servant detrophees au bout des piques. Sa parole, quoique empreinte d'un ac- cent etranger, avait I'eloquence du tumulte. Elle elevait la voix dans les orages des clubs, et gourmandait la salle du haut des galeries. Quelquefois elle haranguait aux Cordeliers. Camille Desmoulins parle de I'enthousiasme qu'une de ces improvisations y excita. ang impur abreuve nos sillons ! Strophe des enfants. Nous putrerons dans la carridre Quaud uos nines n'v serout plus ; .\ous y trouvf rous leur poussiere, Et la trace de leurs vertus ! Rieu niiiiusialiiux de leursurvivre Que de partager leur cercueil. Nous aurousle sublime orgueil De les venger ou de les suivre !... Aux anues, citoyens ! formez vos bataillous ! Warchous ! quiin saug iuipur abreuve uos sillons ! XXVIII. Ces paroles etaient chantees sur des notes tour a tour graves et aigucs, qui semblaieiit gronder dans la poitrine avec les fremissements sourds de la colere nationale, et eusuite avec la joie de la victoire. Elles avaient quelque chose de solennel comme la mort, mais de serein comme I'immortelle confiance du patriotisme. On edt dit un echo retroiive des Thermopyles. C'etait rheroi'sme chante. On y entendait le pas cadence de niilliers d'homines marchant ensemble a la defense des frontieres sur le sol retentissant de la patrie, la voix plaintive des femmes, les vagissements des enfants, les hennissements des chevaux, le sif- flemeat des flammes de I'incendie devorant les palais et les chaumieres; puis les coups sourds de la vengeance frappant et refrappant avec la hache et immolant les ennemisdu peupie et les profanateurs du sol. Les notes de cet air ruis- selaient comme le drapeau trempe de sang en- core chaud sur un champ de batailie. II faisait freniir; mais le freniissemcnt qui courait avec ses vibrations sur le cceur etait intrepide. II donnait I'elan, il doublait les forces, il voilait ia mort. C'etait I'eau defeu de la Revolution, elle distillait dans les sens et dans Tame du peupie I'ivresse du combat. Tous les peuples entendent a de certains moments jaillir ainsi leur ume nationale dans des accents que personne n'a ecrits et que tout le monde chante. Tous les sens veulent porter leur tribut au patriotisme et s'encourager mu- tuellemeut. Le pied marche, le geste anime, la voix enivre Torcille, I'oreille reinue le ccrur. L'homme tout entier se ti-.oute comme un ins- trument d'enthousiasme. L'art dovient saint, la danse heroique. la musique martiale, la poe- sie popuiaire. L'hymne qui s'elance a ce mo- ment de toutes les bouches ne perit plus. On ne la profane pas dans les occasions vulgaires. Semblable a ces drapeaux sacres suspendus aux voutes des temples et qu'on n'en sort qu'a cer- tains jours, on garde le chant national comme une arme extreme pour les grandes necessltes de la patrie. Le notre re9ut des circonstances 220 HISTOIRE ou il jaillit un caractere particulier qui le rend k la fois plus solennel et plus sinistre : la victoire et la mort semblent entrelacesdans ses refrains. II fut le chant du patriotisme, mais il fut aussi I'imprecation de la fureur. II conduisit nos sol- dats a la frontiere, mais il accompagna nos vic- times a Pecbalaud. Le meme fer defend le ccEur du pays dans la main du soldat et egorge les victimes dans la main du bourreau. XXIX. La Marseillaise conserve un retentissement de chant de gloire etde cri de mort; glorieuse comme I'un. funebre comme I'autre, elle ras- sure la patrie et fait palir les cit'iyens. Voici son origine. II y avait alors un jeune officier d'artillerie en garnison a Strasbourg. Son nom etaitRou- get de Lisle. II etait ne a Lous-le-Saunier, dans ce Jura, pays de reverie et d'energie, comme le sont toujours les montagnes. Ce jeune homme aimait la guerre comme soldat, la Revolution comme penseur; il charmait par les vers et par la musique les lentes impatien- ces de la garnison. Recherche pour son double talent de musicien et de poete, il frequentait familierement la maison de Dieirick, patriote alsacien, maire de Strasbourg; la femme et les jeunes filles de DietricU partageaient Tenthou- siasme du patriotisme et de la Revolution qui palpitait surtout aux frontieres, comme les crispations du corps menace sont plus sensibles aux extremites. Ellesaimaient le jeune officier, elles inspiraient son coeur, sa poesie, sa musi- que. Elles executaient les premieres ses pen- sees a peine ecloses, confidentes des balbutie- ments de son genie. C'etait dans I'hiver de 1792. La disette re- gnait a Strasbourg. La maison de Dietriclc etait pauvre, sa table frugale, mais hospitaliere pour Rouget de Lisle. Le jeune officier s'y asseyait le soir et le matin comme un fils ou un frere de la famille. Un jour qu'il n'y avait eu que du pain de munition et quelques tranches de jam- bon fume sur la table, Dietrick regarda de Lisle avec une serenite triste et lui dit : i La- bondance manque a nos festins ; mais qu'im- porte, si I'enthousiasme ne manque pas a nos fetes civiques et le courage aux cceurs de nos soldats I J'ai encore une derniere bouteille de vin dans mon cellier. Qu'on I'apporte, dit-il a une de ses filles, et buvons-la a la liberte et a la patrie ! Strasbourg doit avoir bientot une ce- remonie patriotique, il faut que de Lisle puise dans ces dernieres gouttes ufl de ces hymnes qui portent dans I'ame du peuple I'ivresse d"ou il ajailli. i Les jeunes filles applaudirent, ap- porterent le vin, remplirent le vorre de leur vieux pere et du jeune ciffici^r jusqu'a ce que la iiriueui fut P|inisee. II eiMii niiniiit. I. a nnit eiait froi It". (),• Lisle emit rpvcur: son c(J'ur 6tait emu, sa tete echauflee. Le froid le saisit, il rentra chancelant dans sa chambre solitaire, chercha lentement linspiration tantot dans les inspirations de son ame de citoyen, tantot sur le clavier de son instrument d'artiste, compo- sant tantot I'air avnnt les paroles, tantot les pa- roles avant lair, etles associant tellement dans sa pensee qu'il ne pouvait savoir lui-meme le- quel de la note ou du vers etait ne le premier, et qu'il etait impossible de separer la poesie de la musique et le sentiment de I'expression. II chantait tout et n'ecrivait rien. XXX. Accable de cette inspiration sublime, il s'en- dormit la tete sur son instrument et ne se re- veilla qu'au jour. Les chants de la nuit lui re- monterent avec peine dans la memoire, comme les impressions d'un reve. II les ecrivit, les Dota et courut chez Dietrick. II le trouva dans son jardin, bechant de ses propres mains des laitues d'hiver. La femme et les filles du vieux patriote n'etaient pas encore levees. Dietrick les eveilla, il appela quelques amis, tous pas- sionees comme lui pour la musique etcapables d'execuler la composition de Lisle. La fille ainee de Dietrick accompagnait. Rouget chan- ta. A la premiere strophe les visages palirent, a la seconde les larmes coulerent, aux dernie- res ledelire de I'enthousiasme eclata. La fem- me de Dietrick, ses filles, le pere, le jeune officier se jeterent en pleuranldans les bras les uns des autres. L'hymne de la patrie etait trouvel helas, il devait etre aussi l'hymne de la terreur. L'infortune Dietrick marcha peu de mois apres a I'echafaud, aux sons de ces notes nees a son foyer, du coeur de son ami et de la voix de ses tilles. Le nouveau chant, execute quelques jours apres a Strasbourg, vola de ville en ville sur tous les orchestres populaires. Marseille Ta- dopta pour etre chante au commencement eta la fin des seances de ses clubs. Les Marseillais le repandirent en France en le chantant sur leur route. De la lui vint le nom de Marsdl- laisc. La vieille mere de de Lisle, royaliste et religieuse, epouvantee du retentissement de la voix de son fils, lui ecrivit : i Qu'est-ce done que cet hymne revolutionnaire que chante une horde de brigands qui traverse la France etau- quel on melevotre nom? d De Lisle lui meme, proscrit en qualite de royaliste, I'entendit, ea I'rissonnant, retentir comme un menace de mort a ses oreilles en fuyant dans les sentiers des Hautes-Alpes. i Comment appeile-t-on cet hymne ? demanda-t-il a son guide. — Mar- seillaise, lui repondit le paysan. i C'est ainsi qu'il apprit le nom de son |)ropre ouvrage. II etait poursuivi par I'enthousiasme qu'il avait seme derriere lui. II echa[)pa5 peine a la mort. L'urrue sft retourne conire la main qui I'a for- gee. La llevolurion eu demence ue reconnais- saiL plus sa propre voix. LIVRE DIX-SEPTIEME. La cour tremblait a Tapproclie des Marseil- lais : elle n'avait pour se defendre que le fan- tome de la constitution dans I'Asseniblee et que i'epee de La Fayette sur les frontieres. Les orateurs constitutionnels Vaublanc, Ramond, Becquet luttaient d'eloquence mais non d'in- fluence avec les orateurs de la Gironde ; ils de- fendaient lettre a lettre le code impuissant que la nation venait de jurer; ils montraient dans cette crise le plus beau et le plus meriloire des courages, le courage sans espoir. La Fayette, de son cote, defiait avec sa genereuse intrepi- dite les Jacobins' dans les proclamations qu'il adressait a son armee et dans les lettres qu'il ecrivait a I'Assemblee; mais quand un peuple est sous les armes, il ecoute mai les longues phrases : un mot et un geste, voila I'elofjuence du general. La Fayette prenait le ton d'un dic- tateur sans en avoir la force. Ce lole n'est ac- f.epte qu'apres des victoires. Aussi ses denon- ciations courageuses contre la faction des Jaco- bins n'exciterent que de rares applaudissemenis dans r Asserablee et les sourires des Girondins ; elles furent seulement un avertissement pour ces partis : ils sentirent qu'il fallait se hater pour devancer La Fayelte. L'insurrection fut resolue ; Girondins. Jacobins, Cordeliers s'en- tendirent pour la rendre, sinon decisive, au nioins significative et terrible contre la cour. IL A peine les bandes de Santerre et de Danton etaient elles rentrees dans leurs faubourgs, que deja I'indignation generale soulevait I'opinion du centre de Paris. La garde nationale, si pu- sillanime la veille, la bourgeoisie, si inditi'erente, I'Assetnblee elle-meme. si passive ou si com- plice avant I'evenement, n'avaient qu'un cri contre les attentats du peuple, contre la dupli- cite de Pethion, contre les offenses impunies a la majeste, a la liberty, a la personne du souve- rain constitutionnel. Toute la journee du '21, les cours, le jardin, les vestibules des Tuileries furent remplis d'une population emue et cons- ternee, qui, par son attitude et par ses paroles, semblait vouloir venger la royaute des outrages dont ou venait de I'abreuver. On se montrait avec horreur, aux guichets, aux grilles, aux fe- netres du chateau, les stigmates de l'insurrec- tion. On se demandait oii s'arreferait une de- mocratie qui traitait ainsi les pouvoirs consti- fnes. On se racontait les larmes de la reine, les frayeurs des enfants. le devouement surnaturel de madame Elisabeth, la dignite intrepide de Louis XVL Ce prince n'avait jamais manifeste et ne manifesta jamais depuis plus de magna- nimite. L'exces de I'insulte avait decouvert en lui rheroi'sme de la resignation. Jusque-Ia on avait doute de son courage. Ce courage se trouva grand. Mais sa fermete etait modeste et, pour ainsi dire, timide comme son caractere. 11 fallait que des circonstances extremes la re- levassent malgre lui. Ce prince, pendant cinq heures de supplice, avait vu sans palirles piques et les sabres de quarante mille federes passer a quelques doigts de sa poitrine. II avait deploye dans cette lente revue de la sedition plus d'e- nergie et couru plus de perils qu'il n'en faut a un general pour gagner dix batailles. Le peu- ple de Paris le sentait. Pour la premiere fois il passait de lestime et de la compassion jus- qu'a I'admiration pour le roi. De toutes parts des voix s'elevaient demandant a le venger. III. Plus de vingt mille citoyens se porterent spontanement chez des ofificiers publics, poury signer une petition qui demandait justice de ces crimes. L"administration du departement de- cida qu'il y avait lieu de poursuivre les auteurs des desordres. L'Asseniblce decreta qu'a I'a- venir les rassemblements armes, sous pretexte de petition, seraient disperses j)ar la force. Les Jacobins et les Girondins reunis tremble- rent, se turent, ou se bornerent ;i se rejouir, dans le secret de leurs conciliabules, de I'avilis- sement du trone. La sensibilite s'eteignit dans le coeur meme des femmes. L'esprit de parti rendit une fois cruel un ccrur d'epouse et de mere devant le supplice d'une mere et d'une epouse outragee. a Que j'aurais voulu voir sa longue humilitation et combien son orgueil a du souffrir ! i s'ecria madaiue Roland en par- lant de Marie-Antoinette. Ce mot 6tait uu 222 HISTOIRE crime de la politique contre la nature. Madame Roliind le pleura plus tard ; elle ea comprit la cruauTe le jour oii des femmes feroces firent leur joie de son martyre et battirent des mains devant la charrette qui la conduisait a I'echa- faud. Pethion publia une justification de sa con- duite. Cette justification I'accusa davantage. Quand il parut le 21 aux Tuileries accompagne de quelques officiers niunicipaux, il fut accable de mepris, de reproches et de menaces. Le bataillon des Filles- Saint-Thomas, compose dhommes devoues a la constitution, chargea ses armes sous les yeux de Pethion. La voix unanime des citoyensaccusait le mairede Paris d'avoir eu la volonte du crime sans en avoir montre la franchise. Sergent, qui accompa- gnait Pethion, fut renverse par un garde na- tional indigne et foule aux pieds dans la cour des Tuileries. Le directoire de Paris suspendit le maire. On fit des preparatifs de defense au- tour du chateau contre un nouveau rassemble- nient, qu'on annoncait pour lesoir. On parla de proclamer la loi martiale, de deployer le dra- peau rouge. L'Assemblee s'emut de ces bruits dans la seance du soir. Guadet s"ecria qu'on voulait renouveler contre le peuple la sanglante journee du Champ-de-Mais. Pethion reparut le soir aux Tuileries et se presenta devant le roi pour lui rendre compte de I'etat de Paris. Lareine lui lancaun regard de mepris. i Eh bien, monsieur, lui dit le roi, le calme est-il retabli dans la capitale? — Sire, repondit Pethion, le peuple vous a fait des re- presentations, il est tranquille et satisfait. — Avouez, monsieur, que la journee d'hiera ete un grand scandale et que la municipalite u'apas fait tout ce qu'elle devait faire! — Sire, la mu- nicipalite a fait son devoir. L'opinion publique la jugera. — Dites la nation entiere. — Elle ne craint pas le jugement de la nation. — Dans quelle situation est en ce moment Paris? — Sire, tout est calme. — Cela n'est pas vrai. — Sire ! ... — Taisez-vous ! — Le magistral du peuple n'a pas h se taire, quand il fait son devoir et qu'il dit la verite. — C'est bon, retirez-vous ! — Sire, la municipalite connait ses devoirs ; elle n'attend pas pour les remplir qu'on les lui rappelle. s Quand Pethion fut sorti, la reine. alarmee des consequences de ce dialogue si apre d'un cote, si provoquant de I'autre, dit a R(r,derer : t Ne trouvez-vons pas que roi a ete biea vif ? ne craignez-vous pas que cela ne lui nuise dans I'esprit public? — Madiime, repondit Roede- rer, personne ne s'etonnera que le roi impose silence a un homme qui parle sans I'ecouter. s Le roi ecrivit le 22 a I'Assemblee pour se plain- dre des exces dont sa demeure avait ete le theatre et pour remettre sa cause dans ses mains. II publia une proclauiaiion au peujilt francais. II y peignait les violences de la multi- tude, les armes portees dans son palais, les por- tes enfoncees a coup* de hache, les canons bia- ques contre sa famille. n J'ignore ou ils vou- dront s'arreter, 2 disait-il, en finissant, avec une resignation calculee ; i si ceux qui veulent renverser la monarchic ont besoin d'un crime de plus, ils peuvent le commettre! i Le roi et la reine passerent en revue les gardes nationa- les de Paris aux acclamations de Vive le roi ! et de Vive la nation I Des departements in- dignes envoj-erent des adresses d'adhesion au ti'one ; d'autres departements, d'adhesion aux Girondins. Tout presageait une lutte plus de- cisive. Le roi n'avait point cede. L'emeute avait trompe I'espoir de ceux qui voulaieut frapper et de ceux qui voulaient seuleraent in- timider. La journee du 20 juin etait trop pour une menace, trop peu pour un attentat. IV. Get attentat avait surtout indigne I'armee. Le roi est son chef. Les outrages faits au roi lui semblent toujours faits a elle-meme. Quand I'autorite souveraine est violee. chaque officier tremble pour la sienne. D'ailleurs I'honneur francais fut toujours la secondeame de I'armee. Les recits du 20 juin, qui arrivaient de Paris et qui circulaient dans les camps, montraient aux troupes une reine belle et malheureuse, une sceur devouee. des enfants na'ifs, devenus pen- dant plusieurs heures le jouet d'une populace cruelle. Les iarmes de ces enfants et de ces femmes tombaient sur le coeur des soldats ; iis briilaient de les venger et demandaient a mar- cher sur Paris. La Fayette, campe alws sous le canon de Maubeuge, favorisa ces manifestations dans son armee. L'attentat impuni du 20 juin, en lui annoncant le triomphe des Jacobins et des Gi- rondins, lui annonca en meme terns le complet aneantissement de son influence. II reva gene- reusement quelques jours le role de Monk. Soutenir le roi qu'il avait abaisse lui parut une tentative digne a la fois de sa situation de chef de parti et de sa loyaute de soldat. Sur d'en- trainer le faible Luckner, dont le corps d'arniee etait a .^Ie^in et a Courtray, La Fayette lui envoie Bureau de Puzy pour I'informer de sa resolution de se rendre a Paris, et de chercher il entrainer la garde nationale et I'Assemblee pour ecraser les Jacobins et la Gironde, et pour raffermir la constitution. Luckner refut cette communication avec eflfroi. mais il n'opposa pas son autorite de general en chef aux intentions de La Fayette. Militaire sans tact, il ne com- prit pas qu"en donnant un assentiment tacite a la demande de son lieutenant, il devenait le com- plice de La Fayette. « Les sans-culottes, dit-il I Bureau de Puzy, cou|)eront la tete a La '■"Myelte. Qu'il y prenne garde, c'est son ai- faire. j D E S G I R O N D I N S . 223 La Fayette, paiti de son camp avec un seul officier de confiance, aniva inopinement a Pa- ris, descendit chez son ami, M. de La Roche- foucauld, et se lendit le lendemain h la bnrre de TAssemblee. La Rochefoucauld, pendant la nuit. avait averti les constitutionnels, les prin- cipaux chefs de la garde nationale, et prepare des manifestations dans les tribunes. L'entree de La Fayette dans TAssemblee fut saluee par quelques salves d'applaudissements. Les mur- mures d'etonnement et d'indignation des Gi- rondins leur repoudirent. Le genera], accou- tume aux tumultes de la place pub]ique,opposa un front calme a i'attitude de ses ennemis. Place par la temerite de sa demarche entre Ja haute cour nationale d'Orleans et le triomphe, cette heure etait la crise de son pouvoir et de sa vie. Homme plus intrepide de cn?ur que prompt aux coups de main, il ne paiit pas. t Messieurs, dit-il, je dois d'abord vous donner I'assurance que mon armee ne court aucun danger par ma presence ici. On ra'a reproche d'avoir ecrit ma lettre du 16 juin du milieu de de mon camp ; il etait de mon devoir de pro- tester contre <;ette imputation de timidite, de sortir de cet honorable rempart que I'affection des troupes formait autour de moi, et de me presenter seul. Un motif plus puissant m'appe- lait. Les violences du 20 juin ont souleve Tin- dignation et les alarmes de tous les bons ci- toyens et surtout de I'armee. Dans la mienne les officiers, sous-officiers et soldats ne font qu'un. J'ai rep u de tous les corps des adresses pleines de devouement a la constitution, de haine contre les factieux. Je me suis charge d'exprimer seul les sentiments de tous, C'est comme citoyen que je vous parle. II est temps de garantir la constitution, d'assurer la liberte de i"Assemblee nationale, celle du roi, sa digni- te. .le supplie I'Assemblee d'ordonner que les exces du 20 juin seront poursuivis comme des crimes de lese-nation, de prendre des mesures efiicaces pour faire respecter toiites les autori- tes constituees et particulierement la votre et celle du roi, et de donner a Tarmee I'assurance que la constitution ne recevra aucune atteinte a I'interieur, pendant que les braves Francais prodigueut leur sang pour la defense des fron- tieres. i V. Ces paroles, ecoutees avec le fremissement concentres de la colere par les Giroudins, furent appiaudies de la majorite de I'Assemblee. Der- riere La Fayette, Brissot et Robespierre voyaient la garde nationale et Tarmee. Sa po- pularite, qui n'etait plus qu'une ombre, le pro- tegeait encore ; d'ailleurs, quand les Jacobins «t les Girondins, un moment consternes, virent que ce n'etait la qu'un coup d"£tat commina- toire, et qu'il n'y avait ni baionnettes ni me- sures derriere cette manifestation desarmee, , ils commencerent n sa rassurer. lis laisserent le general sans soldats traverser triomphale- ment la salle etaller s'asseoir au banc des plus humbles petitionnaires. lis taterent meme sou ascendant sur I'Assemblee pour voir si elle etait solide. a Au moment ou j'ai vu M. de La Faj'ette, dit ironiquement Guadet, une idee bien consolante s'est olferte a mon esprit : Ainsi, me suis-je dit. nous n'avons plus d'enne- mis exterieurs, ainsi les Autrichiens sont vain- c'jsl L'illusion n'a pas dure longtemps : no? ennemis sont toujours les memes, nos dangers exterieurs n'ont pas change, et cependant M. de La Fayette est a Paris I il se constitue I'organe des honnetes gens et de I'armee I Ces honnetes gens, qui sont-ils ? Cette armee, com- ment a-t-elle pu deliberer ? Mais d'abord qu'il nous montre son conge ! i Les applaudisseinens revinrent a la Gironde. Ramond veut repondre a Guadet : il fait un eloge emphatique de La Fayette, c ce fils aine de la liberte frannaise, cet homme qui a sficrifie a la Revolution sa noblesse, sa fortune, sa vie ! — Faites-vous done son oraison funebre ? 3 ' crie Saladin h Ramond. Le jeune Ducos de- clare que la liberte des deliberations est oppri- mee par la presence d'un general d'armee. Isnard, Morveau, Ducos, Guadet se groupent sur les marches de la tribune. Le mot de sce- lerat se fait entend4'e, Vergniaud dit que M. de La Fayette a quitte son poste devant I'en- nemi, que c'est a lui et non a un marechalde- camp que la nation a confie le commandement d'une armee, qu'il faut savoir seulement s'il I'a quittee sans conge ? Guadet insiste sur sa pro- position. Gensonne demande I'appel nominal. L'appel nominal donne une faible majorite aux amis de La Faj-ette. Sa lettre est renvoyee a la commission des Douze. Voila toute la victoire obtenue par la demar- , che de ce general. Une intention genereuse. un acte de courage individuel, de saines paroles, un vote et rien apres. De meme que les Giron- I dins au 20 juin. La Fayette osa trop ou trop peu. Menacer sans frapper en politique, c'est donner le secret de sa faiblesse a ceux qui peu- vent croire encore a votre force. Si La Fayette euttente de faire de sa presence^ Paris un ^ coup d'Etat et nun un coup parlementaire ; j s'il se flit assure d'un regiment, de quelques bataillons de garde nationale soldes; s"il eut 1 marche sur les Jacobins, ferme leurs clubs en ! se rendant a I'Assemblee aux applaudisscments des citoyens ; s'il eCit fait preparer jjar ses amis une motion qui lui donnat ladictature militaire i de Paris, la responsabilitc de la constitution. la : garde de I'Assemblee etdu roi, il pouvait ecra- ' ser les factieux, il ne fit que les irriter. VL L'Assemblee delib^rait encore. II etait deji **• 224 HISTOIRE sorti, n'emportant pour conquete que quelques sourires et quelques battements de mains. 11 se rendit cbez le roi. La famille royale y etaitre- unie : le roi et la reine le recurent avec la re- connaissance de son devouement, inais avec le 1 sentiment de linutilite de son courage, lis crai- | gnirent meme en secret que la temerite sans } force de cet acte n'excitat centre la cour un ' nouveau soulevement. La Fayette dans cette circonstance compromit plus que sa vie, sa po- i pularite, pour le roi; mais la reine. des cette epoque, cherchait son salut plus bas, elle avail trouve dans les factieux subalternes d'autres Mirabeau prets a se vendre. L'or de la liste I civile coulait dans les clubs et dans les fau- bourgs. Danton dirigeait d'une main les jeunes gens et le club des Cordeliers, de I'autre les trames secretes de la cour. 11 faisait assez peur a I'une pour qu'elle achetat sa connivence, il lacliait assez la bride aux autres pour qu'ils se confiassent a sa demagogie; il les trahissait tous les deux et se complaisait dans cette dou- ble puissance qu'il devait a sa double immora- lite. De \k ce propos terrible de Danton, cor- respondant a cette alternative de sa situation: c Je sauverai le roi ou je le tuerai. » La reine fit avertir Danton, dans la nuit, que La Fayette se proposait de passer le lende- main, a cote du roi, une revue des bataillons de la garde rationale commaodes par Acloque, de les haranguer et de les provoquer a une action contre la Gironde et les clubs. Pethion, infor- me par Danton, contremanda avant le jour la revue projetee. La Fayette passa la nuit dans son hotel sous la garde d'un detachement honoraire de gardes nationaux. II repartit tris- tement le lendemain pour retourner a son ar- mee. Cependant il ne se decouragea pas deson dessein d'intimider les Jacobins et de raffermir le tronecoostilutionnel. Ce qu'il n'avait pu faire par sa presence h Paris, il essaya de le faire par correspondance. II adressa en repartant une lettre pleine de salutaires conseils et de courageuses lerons a I'Assemblee. II y mena- cait energiquement les factieux. Ces coups d'Etat, consistant en lettres deposees sur une tribune, echouerent comme ils devaient e- chouer. C'est la main sur son epee qu'un ge- neral peut faire compter avec lui les factions. On n'obtient d'elle que ce qu'on leur arrache. Vergniaud, Brissot, Gensonne, Guadet ecou- terent la lecture de cette correspondance dic- tatoriale avec le sourire du dedain. VII. Ce voyage de La Fayette a Paris fut la seule tentative de dictature qu'il afficha dans sa vie. Le motif etait genereux, le peril grand, les moyens nuls. Decejour La Fayette, apres avoir succombe daus une demarche ouverte, eut recoura a d'auires plans. Sauver le roi, le faire evader de ce palais ou il I'avait garde deux ans, devint Tunique pensee de ce general. Ce plan etait conforme a toute la vie de La Fayette : maintenir I'equilibre entre le peuple et le roi de maniere a les soutenir Tun par I'autre, et a elever la liberie entre les partis. Mirabeau avail pressenti de loin cette politique de son rival, i Defiez-vous de La Fayette, » avait-il dit a la reine dans ses dernieres con- ferences avec cette princesse : i si jamais il commande I'armee, il voudra garder le roi dans sa tente. i La F.iyette lui-meme ne deguisait pas cette ambition de protectorat sous Louis XVI. Au moment meme ou il paraissait se devouerau salut du roi, il ecrivait a son con- fident Lacolombe : « En fait de liberie, je ne me fie ni au roi ni a personne; et s'il voulait trancher du souverain, je me battrais contre lui comme en 89, autrementon peut parler. r II fit proposer au roi deux plans ditferents pour enleverce prince et sa famille de Paris et les placer au milieu de son armee. Le piemier plan devait etre execute le jour anniversaire de la federation, le 14 juillet. La Fayette serait venu de nouveau a Paris avec Luckner. Les generaux auraient entoure le roi de quelques troupes afifidees. La Fayette aurait harangue les bataillons de la garde nationale reunis au Champ de-Mars, et rendu au roi la liberie ea I'escortant hors de Paris. Le second plan con- sistait h faire faire aux troupes de La Fayette iinemarchede guerre qui les conduirait jusqu'a vingt lieues de Compiegne. La Fayette por- terait de la a Compiegne deux regiments de cavalerie dontil se croyait sur. Arrive lui-meme a Paris la veille, il accompagnerait le roi k I'Assemblee. Le roi declarerait que, confor- mement a la constitution, qui lui permetlail de resider a une distance de vingt lieues de la capitale, il se rendait a Compiegne ; quelques detachemenls de cavalerie prepares par le ge- neral el posies autour de la salle escorteraient le roi et assureraient son depart. Arrive a Compiegne, le roi s'y trouverait en surele au milieu des regiments de La Fayette ; il ferait de la des representations a I'Assemblee et re- nouvellerait, libre el sans contrainte, ses ser- ments a la constitution. Cette preuve de la sin- cerite du roi suffirait, selon La Fayette, pour lui ramener tous les esprits et pour rasseoir le trone et la constitution. Louis XVI rentrerait dans Paris aux acclamations du peuple. Ces reves de restauration, fondes sur de tels de- tours d'opinion, etaient hnnorables mais chi- meriques. Mirabeau, Barnave, La Fayette se ressemblaient tous dans leurs plans de restau- ration monarchique. Tout-puissanls dans I'a- gression, faibles dans la defense : pour demo- lir ilsont le peuple, pour reconstruire ils n'ont que leur courage et leur vertu. DES GIRO N DINS. 225 VIII. Ces plans, ud moinent discut^s, furent tour a tour rejetes par le roi. Place au centre du danger, il sentait rimpraticabilite du remede. II ne se fiait pas a ces repentirs d'ambition, qui ne lui presentaient pour le salut que ces memes mains auxquelles il devait sa perte. Passer dans le camp de La Fayette, ce n'etait que changer de servitude, i Nous savons bien, disaient les amis de Louis XVI, que La Fayette sauvera le roi, mais il ne sauvera pas la monarchic, i La reine, dont la fierte egalait le courage, trouva que la derniere des humiliations etait d'implorer la vie de la commiseration de celui qui avait tant abaisse son orgueil. De tous les hommes du temps, celui qu'elle abhorrait le plus, c'etait La Fayette, car il avait ete pour elie la premiere figure de la Revolution. Les autres la menacaient sans doute. La Fayette I'humiliait. File aimait mieux les perils que I'abaissement : elle refusa tout. D'ailleurs ses relations secretes avee Danton la rassuraient. La moderation du peuple au 20 juin, malgre les insultes de quelques Ibrcenes, I'avait rassu- ree sur les jours du roi. Elle croyait tenir, par les mains de mysterieux agents, les fils de la conduite des grands de.i agogues. On la trom- pait sur plusieurs d'entre eux. De la ces bruits de corruption qui couraient alors sur Robes- pierre, sur Santerre, sur Marat lui-meme. Elle venait de faire remettre a Danton cent cin- quante mille francs, pour confirmer par des lar- gesses I'ascendant de cet orateur sur le peuple des faubourgs. Madame Elisabeth elle-meme comptait fermement sur Danton. Elle sou- riait avee complaisance a cette image de la force populaire qu'elle croyait achetee a son frere. c Nous ne craignons rien, dit-elle en se- cret a la marquise de Raigecourt, sa confidente, Danton est avee nous, i La reine repondait a un aide-de-camp de La Fayette, qui la conju- rait de se refugier dans le camp des troupes : I Nous sommes bien reconnaissants des des- seins de votre general; mais ce qu'il y a de mieux pour nous, c'est d'etre renfermes trois mois dans une tour, i Le secret de I'abandon des Tuileries sans resistance, le 10 aout, et de la translation de la famille royale dans la tour du Temple, est dans ce mot de madame Elisabeth. Danton connais- sait la pensee de la reine, et la reine comptait sur Danton pour cet emprisonnement tempo- raire du roi. Protecteur pour protecteur, a La Fayette elle preferait Danton. IX. Les Girondins eux -memes eurent ^ cette epoque de myst^rieuses intelligences avee la cour. Mais si le patriotisme et I'ambition des hommes de ce parti se pretereat a ces relations. GirondiuM— S. aucune venalite ne les corrompit. Guadet, le plus redoute de ces orateurs par la cour. recut des propositions et les repoussa avee indigna- tion. Le sentiment desinteresse de I'antique veitu republicaine elevait le coeur de ces jeunes hommes au-dessus de ces viles tentations. On pouvait les seduire par la gloire, par la com- passion, jamais par Tor. Guadet a vingt ans etait deja orateur politi- que. Son opposition mordante lui avait fait re- fuser longtemps le litre d'avocat au parlement de Bordeaux. Plus tard, sa parole I'y rendit celebre. Sa celebrite le designa au parti po- pulaire. L'election I'arracha a la vie privee et a I'amour d'une jeune femme qu'il venait d'e- pouser. Le mouvement politique I'entraina a la tribune nationale. 31oins splendide que celle de Vergniaud, sa parole frappait des coups egalement terribles. Aussi honnete, mais plus apre, on I'admirait moins, on le craignait plus. Le roi, qui connaissait I'ascendant de Guadet, desira se I'attacher par la confiance, cette se- duction des coeurs genereux. Les Girondins tlottaient encore eutre la monarchie constitu- tionnelle et la republique. Devoues a la demo- cratie, ils etaient prets a la servir sous la forme qui leur assurerait le plus vite sa direction. Guadet consentit a une entrevue secrete aux Tuileries. La nuit couvrit sa demarche : une porte et un escalier derobes le conduisirent dans un appartement ou le roi et Marie-Antoi- nette I'attendaient seuls. La simplicite et la bonhomie de Louis XVI triomphaient au pre- mier abord des preventions politiques des hom- mes droits qui I'approchaient. J I accueillit Guadet comme on accueille une derniere espe- rance. Jl lui peignit I'horrpur de sa situation comme roi, et surtout comme epoux et comme pere. La reine versa des larmes devant le de- pute. L'entretien se prolongea longtemps dans la nuit. Des conseils furent demandes, donnes, non suivis peut-etre. La bonne foi etait des deux cotes dans les coeurs, la Constance et la fermete de resolution n'y etaient pas. Quand Guadet voulut se retirer, la reine lui denianda s'il ne desirait pas voir le Dauphin ; et prenaot elie-meme un flambeau sur la cheminee, elle le conduisit dans un cabinet ou le jeune prince etait couche. L'enfant dormait. Les charmes desa figure, son sommeil tranquille dans ce pa- lais trouble ; cette jeune mere, reine de France, se couvrant, pour ainsi dire, de I'innocence de son fils pour exciter la commiseration d'un en- nemi de la royaute, attendrirent Guadet. II ecarta de la main les chrveux qui couvraient le visage du Dauphin, et I'embrassa sur le front sans le reveiller. i Elevez-le pour la liberty, madame, elle est la condition de sa vie, > dit (iuadet a la reine, et il deroba quelques larmes sous ses paupieres. Ainsi la nature prevaut toujours, dans le 226 HfSTOIRE coeur de rhomme, sur I'esprit de parti. Etrange i spectacle donne a rhistoire par la destinee, dans cetle chambre ou dort ud enfant, et qu'e- claire de sa propre main une reine ! Get horn- { me qui baise en pleurant le front de ce jeune ■ roi est un de ceux qui, neuf mois plus tard, lui enleveront la couronne et cederont la vie de son pere au people. Quel abime que le sort! quelle nuit que I'avenir! quelle derision de la fortune que ce baiser de Guadet ! li sortit de la aussi emu que s'il efit prevu ce piege sinistra sous ses pas. L'homme sensible en lui avait peur de rhomme politique. Ainsi est fait l'homme. Qu'il prenne garde a sa vie I LIVRE DIX-HUITIEME. I. A peine La Fayette etait-il de retour h son camp, qu'il ecrivit une troisieme lettre a I'As- semblee : lettre aussi vaine et aussi impuissante que ses demarches, on en entendit la lecture avec indifference, i Je m'etonne, dit Isnard, que I'Assemblee n'ait pas deja envoye de sa barre a Orleans ce soldat factieux ! i Aux Jacobins, la lutte entre Robespierre et les Girondins parut un moment amortie. lis ne rivalisaient plus que dinsultes h la cour et de menaces contre La Fayette. L'explosion du 20 juin n'avait pas eteint ce foyer de haine. L'inaction des armees, les perils croissants sur DOS frontieres, I'attitude equivoque de La Fayette, la retraite de Luckner que Ton croyait son complice, le rapprochement des troupes de Paris, fomentaient la colere et les alarmes des patriotes. Robespierre continuait a se tenir ci i'ecart des mouvements, ne se compromettait avec aucun des partis violents, et s'absorbait dans les considerations generales de la chose publique. Observer, eclairer et denoncer tous ses perils au peuple etait le seul role qu'il affec- tat. Sa popularite etait grande, mais froide et raisonnee comme ce role. Les murmures des impatients interrompaient souvent ses longues harangues a !a tribune des Jacobins. II devorait dans une impassible atti- tude de cruelles humiliations. Son instinct, sur de la mobilite de I'opinion, semblait reveler d'avance a Robespierre que, dans ce conflit de mouvements contraires et desordonnes, I'em- pire resterait au plus immuable et au plus |)a- tient. Danton fit aux Cordeliers et aux Jaco- bins des motions terribles, et sembla chercher sa force dans le scandale meme de ses violences contre la cour. II masquait ainsi ses intelligen- ces avec le chateau, i Je prends, s'ecria-til, je prends I'engagement de porter la terreur dans une cour perverse I Elle ne deploie tant d'au- dace que parce que nous avons ete trop timides. La maison d'Autriche a toujours fait le mal- heur de la France. Demandez une loi qui force le roi a repudier sa femme et a la ren- voyer a Vienne avec tous les egards, les mena- gements et la surete qui lui sont dus! a C'etait sauver la reine par la haine meme qu'on lui portait. Brissot, si longtemps ami de La Fayette, le livra enfin a la colere des Jacobins, a Get hom- me a leve le masque, dit-il ; egare par une aveugle ambition, il s'erige en protecteur. Gette audace le perdra. Que dis-jel elle I'a dej^ per- du. Quand Gromwell crut pouvoir parler en maitre au parlement d'Angleterre, il etait en- toure d'une armee de fanatiques et il avait remporte des victoires. Oii sont les lauriers de La Fayette? oii sont ses sei'des? Nous cha- tierons son insolence et je prouverai sa trahi- son. Je prouverai qu'il veut etablir une espece d'aristocratie constitutionnelle ; qu'il s'est con- ceite avec Luckner; qu'il a perdu h petitionner a Paris le temps de vaincre aux frontieres. Ne craignons rien que de nos divisions. Quant a moi, ajouta-t-il en se tournant vers Robespierre, je declare que j'oublie tout ce qui s'est passe! — Et moi, repondit Robespierre un moment flechi, j'ai senti que I'oubli et I'uuion etaient aussi dans mon cceur, au plaisir que m'a fait ce matin le discours de Guadet a I'Assemblee et au plaisir que j'eprouve en ce moment en en- tendant Brissot. Uuissons-nous pour accuser La Fayetie. s II. Des petitions energiques des differentes sec- tions de Paris repondirent a la pensee de Ro- bespierre, de Danton, de Brissot, et demande- rent un exemple terrible contre La Fayette et une loi sur le danger de la patrie. La Fayette, en menarant de son epee la Revolution, n'avait fait que la reveiller avec plus de fureur. « Fran- pez un grand coup, s'ecriaient les pc'tition- DES GI RON DINS. 227 naires patriotes, licenciez I'etat-major de la garde nationale, cette feodalite municipale ou Tesprit de trahison de La Fayette vit encore et cononipt le patriotismel i Le peuple s'altroiipa de nouveau dans les jar- dins publics. Un rasspinblement se porta de- vant la maison de La Fayette, et brula un arbre de la libeite que les officiers avaient plante de- vant sa porte pour honorer leur general. On eraignait n chaque instant une nouvelle invasion des faubourgs. Pethion adressa aux citoyens des proclamations ambigues dans lesquelles les insinuations centre la cour se melaient aux re- commandations paternelles du magistral. Le roi sanctionna la suspension de Pethion de ses fonctions de maire de Paris. Les factieux s'in- dignerent qu'on leur enlevat leur complice. La popularite de Pethion devint de la nige. Le cri de : Pethion ou la mart! repondit a sa desti- tution. Les gardes nationaux et les sans-cu- Jottes se battirent au Palais-Royal. Les fede- res des departements arrivaient par detache ments et renforraient ceux de Paiis. Les adresses des departements et des villes, appor- tees par les deputations de ces federes, respi- raient la colere nationale. i Roi des Franpais, lis et relis la lettre de Roland ! Nous venons puuir tous les traities! J I faut que la France soit a Paris pour en chasser tous les ennemis du peuple ! Le rendez-vous est sous les mors de ton paiais. Marchons-yl s disaient les fede- res de Brest. Le ministre de I'interieur demanda a I'As- semblee des lois contre ces reunions seditieuses. L'Assemblee lui repondit en sanctionnant ce rassemblement tumultueux dans Paris, et en decretant que les gardes nationaux et les fede- res qui s'y rendraient y seraient loges chez les citoyens. Le roi, intimide, sanctionna ce de- cret. Un camp sous Soissons fut resolu. Les routes se couvraient d'hommes en marche vers Paris. Luckner evacua sans combat la Belgique. Les cris de trabison retentirent dans tout I'empire. Le prince de Hesse, revo- lutionnaire expatrie au service de France, pro- posa a I'Assemblee d'aller defendre Strasbourg contre les Autrichiens, et de faire porter de- vant lui son cercueil sur les remparts, pour se rappeler son devoir et pour ne se laisser d'autre perspective que son trepas. Sieyes demanda qu'on elevat sur les quatre-vjngt-trois departe- ments I'etendard du peril de la patrie. i Mort a I'Assemblee. mort a la Revolution, mort a la liberie, si la guillotine d'Orleans ne fait pas jus- tice de La Fayette I i tel etait le cri unanime aux Jacobins. in. L'Assemblee repondit ?i ces cris de mort par des Amotions convulsives. Enfin, une de ces graodes voix qui r^sument le cri de tout un peuple, et qui donnent a la passion publique I'eclat et le retentissement du genie, Ver- gniaud, dans la seance du 3 juillet, prit la pa- role et, s'elevant pour la premiere fois au som- met de son eloquence, demanda, comme Sieyes son inspirateur et son ami, qu'on proclamat le danger de la patrie. Jusque-la V^ergniaud n'avait ete que disert ; ce jour-la il fut la voix de la patrie. II ne cessa plus de I'etre jusqu'au jour ou Ton etouffa sa voix dans son sang. C'etait un de ces homraes qui n'ont pas besoin de grandir lentement dans une assemblee. lis paraissent grands, ils pa- raissent seulu, le jour oii les evenements leur donnent leur role. II y avait peu de mois que Vergniaud etait arrive i Paris. Obscur, incon- nu, modeste, sans pressentiment de lui-meme, il s'etait loge avec trois de ses collegues du Midi, dans une pauvre chambre de la rue des JeCineurs, puis dans un pavilion ecarte du fau- bourg qu'entouraient les jardins de Tivoli. Les lettres qu'il ecrivait a sa famille sont pleines des plus humbles details de ce menage domestique. il a peine ci vivre. II surveille avec une stride economic ses moindres depenses. Queiques louis sollicites par lui de sa sceur lui paraissent une somme suffisante pour le soutenir long- temps. II ecrit qu'on lui fasse parvenir un peu de linge par la voie la moins chere. II ne songe pas a la fortune, pas meme a la gloire. Tl vient au poste ou le devoir I'envoie. 11 s'eflfraie dans sa naivete patriotique de la mission que Bor- deaux lui impose. L'ne probite antique eclate dans les epanchements confidentieis de cette correspondance avec les siens. Sa famille a des interets a faire valoir aupres des ministres. II se refuse a solliciter pour elle, dans la crainte que la demande d'une justice ne paraisse dans sa bouche commander sne faveur. m Je suis enchaine a cet egard par la delicatesse, je me suis fait a moi-meme ce decret, i dit-il a son beau frere, M. Alluaud de Limoges, un second pere pour lui. Tous ces entretiens intimes entre Vergniaud, sa sceur et son beau frere, respirent la simpli- cite, la lendresse d'ame, le foyei'. Les ra- cines de I'homme public trempent dans un sol pur de moeurs privees. Aucune trace d'es- prit de faction, de fanatisme republicain, de haine contre le roi, ne se revele dans l'intimit6 des sentiments de Vergniaud. II parle de la reine avec attendrissement, de Louis XV] avec pitie. s'etaient constitues en seance permanente. Danton, lorafeur des Cordeliers et I'homme d'Etat du peuple, avait fait ouvrir la salle aux Marseillais. i Aux armes! leur avait-il dit. Vous entendez le tocsin, cette voix du peuple. 11 vous appelle au secours de vos freres de Paris. Vous etes accounis des extremites de I'empire pour defendre la tete de la nation menacee dans hi capitale par les conspirations du despotisme ! Que ce tocsin sonne la der- niere heure des rois et la premiere heure de la vengeance et de la liberte du peuple! Aux armes, et fa ira ! i A peine Danton avait-il profere ces rapides paroles que Pair du C(7 ira ebranla les voutes des Cordeliers. Carra, Fabre d'Eglantine, Re- becqui, Barbaroux, Fournier I'AmericaiD avaient passe la nuit a ranger les Marseillais sous les armes et a grouper autour de leurs bataillons les federes de Brest. Un grand nombre de federes isoles des departements s'etaient joints a cette tete de colonne, et avaient forme un veritable campement revo- lutionnaire dans les cours et dans les batiments des Cordeliers. Les canonniers brestois et marseillais s'etaient couches, la meche allu- mee, aupres de leurs pieces. Danton s'etait retire incertain encore des succes de la nuit. Pendant qu'on le croyait occupe a nouer dans de mysterieux conciliabules les dernieres trames de la conjuration, il etait rentre dans I'interieur de sa maison, et s'elait couch^ tout habille pour dormir un instant pendant que sa femme veillait et pleurait h cote de son lit. Apres avoir conpu le plan et imprime I'impul- sion, il avait abandonne Taction aux hoinmes des coups de main et le sort de sa pensee h la lachete ou ii I'energie du peuple. Ce n'etait DES GIRONDINS. 263 point timidite, c'etait une theorie profonde | les convulsions des peuples conime dans les des revolutions. Danton avait la philosophic i batailles, des hasards auxquels un homme ne destempetes; il savait qu'une fois formees il peut rien que s'asseoir et s'endormir en les est impossible de les diriger et qu'il y a. dans I attendant. LIVRE VINGT-DEUXIEME I. A peine' Santerre eut-il concerfe les der- nieres mesures a I'Hotel-de viile avec les nou- veauxcominissaires des sections, qu'il se mit en marche par le quai. en envoyant assigner aux Marseillais le Pont-Neuf pour point de jonction des deux colonnes. Ces deux colonnes se con- fondirent en desordre au roulement du tam- bour et aux chants du Ca ira sur la place du Louvre et inonderent, ?ans obstacle, le Car- rousel. Un horn me monte sur un petit cheval noir precedait les colonnes. Arrive aux gui- chets du Carrousel, il s'empara du commande- ment par le seul droit de Tuniforme et par I'au- torite de Danton. Cette foule lui obeit par ce besoin de direction et d'unite qui subordonne les masses au moment du d;inger. 11 fit defiler sa troupe en bnn ordre, la rangea en bataille sur le Carrousel, plafa les canons au centre, etendit ses deux ailes de maniere a cerner et a dominer les bataillons incertains qui sem- blaient attendre la fortune pour se piononcer. Ces dispositions prises avec le coup d'oeil et le sang-froid d'un general consomme, il poussa son cheval au petit pas vers la porte de la cour Royale, accompagne d'un groupe de federes de Brest et de Marseillais, frappa de la poignee de son sabre sur la porte et demanda, avec le ton du commandement, qu'on ouvrit au peuple. Cet honmie etait Westermann, jeune Prus- sien expatrie. II etail entre au service de France peu d'annees avant la Revolution ; le vidj laisse dans I'armee par I'emigration I'avait eleve au grade d'officier. Intelligent, aventureux, intre- pide, son instinct avait flaire la guerre civile et les fortunes miiitaires que les revolutions rece- lent dans leur sein pour les soldats heureux- Aux approches du lOaofit, il etait venu a Paris epier une occasion de grandir ou de mourir. II s'etait donne a la cause du peuple. Danton I'avait aperc'U, juge, enrole. II lui avait livre cette foule apres I'avoir soulevee. .Santerre, quoique commandant-general, avait senti la superiorite du jeune Allemand et lui avait laisse le commandement de cette avant-garde et les hasards de- cette expedition. Westermann, voyant que les Suisses et les grenadiers nationaux refusaient d'ouvrir les portes, fit avancer cinq pieces de canon et rae- nafa de les enfoncer. Ces portes en bois, tom- bant de vetuste, ne pouvaient resister a la pre- miere decharge. A Tapproche de Westermann, les officiers municipaux Borie et Leroux, Roe- derer et les autres membres du departeraent, temoins de I'hesitation des troupes et frappes de I'imminence du danger, remonterent preci- pitarament au chateau. lis traversent les salles qui precedent la chambre du roi. La conster- nation de leurs visages parlait assez. Le roi etait assis devant une table placee h I'entree de son cabinet. II avait les mains appuyees sur ses genoux, dans I'attitude d'un homme qui attend et qui ecoute. La reine, les yeux rouges et les joues animees par I'angoisse, etait assise avec sa soeur et les ministres entre la fenetre et la table du roi; la princesse de Lamballe, ma- dame de Tourzel et les enfants, pres de la reine. (t Sire, dit Rcederer, le departement desire parler ;^ Votre Majeste sans autres temoins que sa famille. i Le roi fit un geste ; tout le monde se retira, excepte les ministres. — i Sire, pour- suivit le magistrat, vous n'avez pas cinq mi- nutes a perdre; ni le nombre, ni les dispositions des hommes reunis ici pour vous defendre, ne peuvent garantir vos jours et ceux de votre fa- mille. Les canonniers vienr.ent de decharger leurs pieces. La defection est partout, dans le jardin, dans les cours; le Carrousel est occup6 par les Marseillwis. II n'y a plus de surete pour vous que dans le sein de I'Assembl^e. C'est I'opinion du de|)artement, seul corps constitue qui ait en ce moment la responsabi- lite de votre vie et de la constitution. — Mais, dit le roi, je n'ai pas vu beaucoup de monde au Carrousel. — Sire, repliqua Rocderer, il y a dou/.e pieces de canon, et I'armee innombrable tics faubourgs s'avance sur les pas des Marseil- lais. s M. Gerdret, administrateur du departe- 264 HISTOIRE ment, connu de la leine, dont il etait le fournis- seur, ayant appuye de quelques mots I'avis de Roederer : i Taisez-vous, monsieur Gerdret, lui dit la reine. il ne vous appartient pas d'elever ici la voix ; iaissez parler le procureur syndic, i Puis, se touinant vers Roederer : i Mais, mon- sieur, lui dit elle fierement, nousavonsdes for- ces? — Madame, tout Paris marche, » repli- qua Roederer, et, reprenant aussitot sur un ton plus affirmatif son dialogue avec le roi : c Sire, le temps presse; ce n'est plus une priere, ce n'est plus un conseil que nous vous adressons, il ne nous reste qu'une ressource : nous vous demandons la permission de vous faire violence et de vous entrainer a TAssemblee. i Le roi releva la tete, regarda fixement Roe- derer pendant quelques secondes. pour lire dans ses yeux si ses insistances recelaient le sa- lut ou le piege ; puis se tournant vers la reine et I'interrogeaDt d'un regard rapide : k Mar- choDs! I dit-il, et il se leva. A ce mot, madame Elisabeth se levant et avancant la tete par-des- sus I'epaule du roi : i Monsieur Roederer, s'e- cria-t-elle, au moins repondez-vous de la vie du roi? — Oui, madame, autant que de la mienne, i repondit en termes douteux Roederer. II recommandaauroide nese faire accompagner de personne de sa cour et de n'avoir pour cor- tege que le departement et une double haie de grenadiers nationaux. Les ministres reclame- rent pour eux le droit de ne pas se separer du chef du pouvoir executif. La reine implora la meme faveur pour la princesse de Lamballe et pour madame de Tourzel, la gouvernanle de ses enfants. Le departement y consentit, Roe- derer s'avanfant alors sur la porta du cabinet du roi et elevant la voix : i Le roi et sa famiile se rendent a I'Assemblee, seuls, sans autre cor- tege que le departement et les ministres, ou- vrez-leur passage, » cria-t-il a la foule des spectateurs. n. La nouvelle du depart du roi se repandit, en un instant, dans tout le palais. L'heure supreme de la monarchic n'aurait pas sonne plus fou- droyante et plus sinistre a I'oreille de ses de- fenseurs. Le respect seul contint I'indignation et la douleur dans Tame des gardes suisses et des gentilshommes dont on refusait le bras et le sang. Des larmes de honte roulaientdans leurs yeux. Quelquesuns arracherent de Icur poi- trine la croix de Saint-Louis et briserent leurs 6p<5es sous leurs pieds. Pendant que M. de Lachesnaye faisait avan- cer I'escorte du roi pour former la haie autour de sa personne, le roi s'arreta quelques minutes dans son cabinet, parcourut lentement le cer- cle forme par les personnes de son intimite et leur auDonjia sa resolution. La reine, assise et immobile, cachait son visage dans le sein de la princesse de Lamballe. La garde arriva. Le cortege defila en silence h travers une foule de visages consternes. Les yeux n'osaient rencon- trer les yeax. En traversant la salle appelee VCEil-c/e-Bceuf, le roi prit sans rien dire le chapeau du garde national qui marchait a sa droite, et mit sur la tete de ce grenadier son chapeau orne d'un plumet blanc. Le garde national etonne ota respectueusement de soa front le chapeau du roi, le pla^a sous son bras et marcha tete nue. Nul n"a su la pensee du roi en faisant cet echange. Se souvenait-il du bonnet rouge qui, pose sur sa tete, avail flatte le peuple au 20 juin, et voulait-il se populariser devant la garde nationale en se revetant d'une partie de I'uniforme de I'armee civique? Nul n'osa I'interrogersur ce geste; mais on ne peut I'attribuer a la peur dans un prince si impas- sible devant I'outrage et si serein devant la mort. Au moment de quitter le peristyle et de faire le dernier pas hors du seuil de son palais, le roi s'adressant au procureur-syndic qui mar- chait devant lui : i Mais que vont devenir, dit- il, nos amis qui sont restes 15-haut? d Roederer rassura le prince sur leur sort en disant au roi que rien ne s'opposait a la sortie de ceux qui etaient sans armes et sans uniforme, assertion involontairement trompeuse que I'heure et la mort allaient dementir. Enfin, sur les degres memes qui descendent du vestibule au jardin, Louis XVI eut encore comme un dernier avertisseinent de sa destinee et un dernier re- mords de son abdication volontaire. II se re- tourna du cote des cours, jeta un regard par- dessus les tetes de ceux qui le suivaieiit, sus- pendit sa marche, et dit aux membres du de- partement: a Mais il n'y a pourtant pas grande foule au Carrousel ? i On lui repeta les asser- tions de Roederer. II parut les ecouter sans y croire et fit enfin le dernier pas hors du seuil, comme un homme fatigue de contredire et qui cede plutot a la lassitude et a la fatalite qu'a la conviction. III. Le roi traversa le jardin sans obstacles entre deux haics de baionnettes qui marchaient du meme pas que lui. Le departement et des of- ficiers municipaux marchaient en tete. La reine, madame Elisabeth et les enfants fer- mnient la marche. Le vaste espace du jardin qui s'etend d'une terrasse a I'autre, etait de- sert; I'heure matinale et les consignes de trou- pes ne laissaient apercevoir personne, meme sur la terrasse des Feuillants ordinairement li- vree au peuple. Les parterres, les fleurs, les statues, les gazons brillaient de Teclat d'une aube d'ete. Un soleil brulant se reverbeiait sur le sable. Le ciel etait pur, I'air sans mouve- ment. Cette fuite ressemblait & la promenade DES GIRONDINS. 265 de Louis XIV a travers ces jardms. Rien n'en troublait le silence que le pas mesure des con- lonnes et le chant des oiseaux dans les bran- ches. La nature semblait ne rien savoir de ce qui se passait dans le cocur des hommes ce jour-I^1. Elle faisait briller ce deuil coinine eile aurait souri a une fete. Seulement les precoces chaleurs de cette annee avaient jauni deja les marronniers des Tuileries. Quand le cortege entra sous les arbre.<«, les pieds s'enfonfaienl dans les anias de feuilles tombees pendant la nuit et que les jardiniers venaient de rassembler en tas pour les balayer pendant le jour. Le roi s'en aperciit, soit par insouciance attectee d'es- prit, soit par une triste allusion fi son sort. It Voil:i bien des feuilles, dit-il, elles tombent de bonne heure cette annee. 3 Manuel avait ecrit quelques jours avant dans un journal que la royaute n'irait que jusqu'a la chute des feuil- les. Le prince royal, qui marchait a cote de tnadanie de Tourzel, s'amusait a amonceler ces feuilles mortesavec ses pieds et a les rouler sur le passage de sa soeur. Eufance qui jouait sur le chemin de la niort! Le president du departement se detacha en cet endroit du cortege pour aller prevenir I'As- semblee de I'arrivee du roi et des motifs de sa retraite. La lenteur de la marche donna le temps a une deputation de I'Assemblee de ve- nir dans le jardin avant que le cortege eut acheve de le traverser, i Sire, dit Torateur de la deputation, I'Assemblee, empressee de con- courir a votre surete, vous offre a vous et a vo- ire famille asile dans son sein. 2 Les represen- tants se melerent au cortege et entourerent le roi. La marche des colonncs a travers le jardin apercue du cafe Hottot, des fenetres du Ma- nege', I'approche du roi repandue dans les groupes qui assiegeaient I'Assemblee avaient tout a coup atnonceie la foule sur le point de la terrasse des Feuillants qu'il fallait traverser pour passer du jardin dans I'enf.einte de I'As- semblee. Arrive au pied de Tescalierqui monte de la grande allee sur cette terrasse, une masse compacte d'honmies et de femmes criant et gesticulant avec rage refuserent passage a la famille royale. — n Non, non, non, ils ne vien- dront pas tromper une fois de plus la nation ! il faut que cela finisse! ils sont cause de tous DOS malheurs I h bas le Veto I a has I'Autri- chienne ! la decheance ou la mort ! u Les atti- tudes injurieuses, les gestes mena^ants accom- pagnaient ces paroles, Un homme colossal, en habit de sapeur, nomme Rocher, chef ordi- naire des tuniultes dans la cour du Manege, se sign-ilait dans cette foule par la violence de ses vociferations et par la frenesie de ses insultes Derriere lui des figures moins egarees mais plus sinistres echauffaient encore la fureur du rassemblement. Ro' her tenait ;^ la main une longue perche qu'il dardait d'en haut sur le cor- tege royal et avec laquelle il s'efTorfait ou de repousser ou d'atteindre le roi. On harangua cette foule. Les deputes attesterent qu'un de- cret de I'Assemblee appelait le roi et sa famille dans son sein. La resistance flechit. Rocher se laissa desarmer de sa pique par le procureur- syndic, qui jeta I'arme dans le jardio. L'escor- te, autorisee par un second decret h penetrer sur le sol du pouvoir legislatif, forma une double haie sur la terrasse. Le roi parvintainsi jusqu'a I'entree du passage qui conduisait de la terrasse a I'Assemblee. Quelques hommes de la garde du corps le- gislatif le repurent la et marcherent h cote do lui. — I Sire, lui dit un de ces hommes a I'ac- cent meridional, n'ayez pas peur, le penple est bon ! mais il ne veut pas qu'on le trahisse plus longtemps. Soyez un bon citoyen, sire, et chassez de votre palais vos pretres et votre femme ! s Le roi repondit sans colere a cet homme. La foule engorgeait le couloir etroit et sombre. Un mouvement tumultueux et ir- resistible separa un moment la reine et ses en- fants du roi, qui les precedait. La mere trem- blait pour son fils. Ce meme sapeur qui venait de se repandre en invectives et en menaces de mort contre la reine, adouci tout a coup par ces acgoisses de femme, prend lenfant, qu'elle menait par la main ; il I'eleve dans ses bras au- dessus de la foule. le porte devant elle, lui fait jour avec ses coudes, entre dans la salle sur les pas du roi et depose, aux applaudissements de la tribune, le prince royal sur le bureau de I'Assemblee. IV. Le roi, sa famille, les deux ministres se diri- gcrent vers les sieges destines aux ministres, et y prirent place h cote du president. Vergniaud presidait. Le roi dit: i Je suis venu ici pour eviter un grand crime. J'ai pense que je ne pouvais etre plus en surete qu'au milieu de vous. — Vous pouvez compter, sire, repondit Ver- gniaud, sur la fermete de I'Assemblee nationale ; ses membres ont jur6 de mourir en soutenant les droits du peuple et les autorites consli- tuees. 2 Le roi s'assit. L'Assemblee etait peu nombreuse, un silence de stiijieur regnait dans la salle; les physionomies etaient mornes ; les regards, respectueux et attendris, se portaient involontairement sur le roi, sur la reine, sur madame Elisabeth, sur la jeune princesse.d^jk dans tout I'eclat de son adolescence ; sur cet enfant que la reine tenait par la main et dont elle essuyait le front. La haine s'amortissait devant ce sentiment des vicissitudes soudaines qui venaient d'arracher ce roi, ce pore, ces eo- fants, ces femmes h leur demeure sans savoir s'ils y rentreraient jamais I Jamais le sort ne donna plus de douleurs secretes en spectacle. Cetaient les angoisses du coeur humain k nu. 266 H 1ST O I R E Le roi les voilait d'impassibilit^. la reine de dignite, madame Elisabeth de piete, la jeune fille de larmes, le Dauphin d'insouciance. Le public n'apercevait rien d'indigoe du rang, du sexe, de I'age, du moment. La fortune sem- blait avoir trouve des ames egales a ses coups. V. La deliberation commenfa. Un membre se leva et fit observer que la constitution interdi- sait de deliberer devant le roi. i C'est juste, i dit en inclinant le front Louis XVI. Pour obeir ci ce scrupule ironique de la cons- titution au moment ou la constitution n'exis- tait plus, on decreta que le roi et sa famille se- raient places dans une tribune de journalistes, qu'on appelait la tribune du logograplie. Cette loge de dix pieds carres, derriere le president, etait de niveau avec les rangs eleves de I'Assemblee. Elle n'etait separee de la salle que par une grille en fer scellee dans le niur. On y conduisit le roi. Les jeunes secretaires qui notaient les discours pour reproduire litte- ralement les seances, se rangerentun peu pour preter place a la famille de Louis XVI. Le roi s'assit sur le devant de la loge; la reine, dans un angle, pour voiler son visage par I'ombre d'un enfoncement; madame Elisabeth, les en- fants, leur gouvernante, sur une banquette de paille adossee au mur nu ; dans le fond de la loge, les deux ministres, quelques officiers de la inaison du roi, le due de Choiseul, Carl, com- mandant de la gendarmerie a cheval, M. de Sainte-Croix, M. Dubouchage, le prince de Poix. MM. de Viomenil, de Montmorin,d'Her- Tilly, de Briges, courtisans de la derniere heure, se tinrent debout pres de la porte. Un poste de grenadiers de la garde de I'Assemblee avec quelques officiers superieurs de I'escorte du roi remplissait le couloir et interceptait Pair. La chaleur etait etouffante. La sueur ruisse- lait du front de Louis XVI et des enfants. L'Assemblee et les tribunes, qui s'encom- braient de minute en minute, exhalaient I'ha- leine d'une fournaise dans cette etroite embou- chure. L'agitation de la salle, les motions des orateurs, les petitions des sectionnnires, le bruit des conversations entre les deputes y montaient du dedans. Les tumultes du peuple qui pressait les murs, les assauts donnes aux portes pour forcer les consignes, les vocifera- tions des rassemblements, les cris des sicaires qui commenfaient k egorger dans la cour du Manege, les supplications des victimes, les coups qui assenaient la mort, les corps qui tombaient, tous ces bruits y penetraient du de- j hors. A peine le roi etait-il dans cet asile, qu'un I redoublement de clameur exterieure fit crain- | dre que les portes ne cedassent et que le peuple i ne vint immoler le roi sans retraite dang ce ' cachot. Vergniaud donna I'ordre d'arracher la grille de fer qui separait la loge de la salle, pour que Louis XVI put se refugier au milieu des deputes si une invasion du peu|)le avail lieu par les couloirs. A defaut d'ouvriers et d'outils, quelques deputes les plus rapproches du roi, ainsi que MM. de Choiseul. le prince de Poix, les ministres, le roi lui-meme, accoutume a se servir de son bras pour ses rudes travaux de serrurerie, reunirent leurs efforts et arrache- rcnt le grillage de ses scellements. Grace a cette precaution, il restait encore un dernier rempart au roi contre le fer du peuple. Mais aussi la majeste royale etait 5 decouvert devant les ennemis qu'elle avait dans la salle. Les dia- logues dont elle etait I'objet parvenaient sans obstacle a ses oreilles. Le roi et la reine voyaient et entendaient tout. Spectateurs et victimes a la fois, ils assisterent de la pendant quatorze heures a leur propre degradation. Dans la loge meme du logographe un hom- me jeune a'ois, signale depuis par ses services, M. David, consul-general et depute, notait respectueusement pour I'histoire I'attitude, la physionomie, les gestes, les larmes, la couleur, la respiration et jusqu'aux palpitations involon- taires des muscles du visage que les emotions de ces longues heures imprimaient aux traits de la famille royale. Le roi etait calme, serein, desinteresse de I'evenement comme s'il eutassiste a un drame dont un autre eut ete I'acteur. Sa forte nature lui fnisait sentir les appetits du corps et le besoia pressant de nourriture, meme sous les emotions de son ame. Rien ne suspendait sa puissante vie. L'agitation meme de son esprit aiguillonnait ses sens. II eut faim a I'heure accoutumee de son premier repas. On lui ap- porta du pain, du vin, des viandes fro i des ; il mangea, il but. il depeca sa volaille avec autant de calme qu'il I'eut fait a un rendez-vous de chasse apres une longue course h cheval dans les bois de Versailles. L'homme physique prevalait en lui sur l'homme sensible- La reine, qui savait que les calomnies popu- laires traduisaient les forts besoins de nourri- ture du roi, en grossiere sensualite et meme en ivrognerie, souffrait interieurement de le voir manger dans un pareil moment. Elle re- fusa tout, le reste de la famille I'imita. Elle ne parlait pas ; ses levres etaient serrees, ses yeux ardents, sets, ses joues enflammees de la rou- geur de la colere et de I'humiliation ; sa con- tenance triste, abattue mais toujours ferme ; ses bras affaisses, reposant sur ses genoux comme s'ils eussent ete lies: le visage, I'ex- pression, Tattitude d'un heros d^sarme qui ne pent plus combattre, mais qui se revolte en- core contre la fortune. Madame Elisabeth, debout derriere son frere et le couvant des yeux, ressemblait au genie surhumain de cette maison. Elle ne par- DES GIRONDINS. 267 ticipait aux scenes qui I'environnaient que par | Tame du roi, de la reine et des enfants. La douleur n'etait sur son visage qu'un contre- t coup qu'elle ne sentait que dans les autres. I Elie levait souvent les yeux au plafond. On la voyait prier ioterieurement. Madame Royale avait de grosses larmes que la chnleur sechait sur ses joues. Le jeune Dauphin regardait dans la salie et demandait a son pere les noms des deputes. Louis XVI les lui designait sans qu'on put apercevoir dans ^ ses traits ou reconnaitre au son de sa voix s'il nommait un ami ou un ennemi. II adressait quelquefois la parole a ceux qui passaient de- vant sa loge en se rendant a leur banc. Les uns s'inclinaient avec I'expression d'un dou- loureux respect; les autres detournaient ia tete et alVectaient de ne pas le voir. Aucun ne Tinsulta. La catastrophe apaisait I'irritation ; la generosite ajournait I'outrage. Un seul fut dur : ce fut le peintre David. Le roi I'ayant reconnu dans le nombre de ceux qui se pres- saient, pour le contempler, dans le couloir a la porte du logographe. lui demanda s'il aurait bisntot fini son portrait ? — ? Je ne ferai desor- mais le portrait d'un tyran, repondit David, que quand sa tete posera devant moi sur un echafaud. » Le roi baissa les yeux et devora I'insulte. David se trompait d'heure. Un roi detrone n'est plus qu'un homme ; ua mot cou- rageux devant la tyra^nie devient lache devant I'adversite. VI. Pendant que la salie se remplissait et restait dans cette attente agitee mais inactive qui pre- cede les grandes resolutions, le peuple, qu'au- cune force armee ne contenait du cote de la rue Saint-Honore, avait fait irruption dans la cour des Feuiilants jusqu'au seuil meme de I'Assemblee. II demandait a grands cris qu'on lui livrat vingt-deux prisonniers royalistes. ar- retes pendant la nuit, aux Champs-Elysees, par la garde nationale. Ces prisonniers etaient accuses d'avoir fait partie de patrouilles secretes, repandues dans les ditferents quartiers par ia cour pour exami- ner les dispositions du peuple et pour diriger les coups des satellites du chateau. Les uni- formes de ces prisonniers, leurs armes, les cartes d'entree aux Tuiieries saisies sur eux, prouvaient en efFet que c'etaient des gardes na- tionaux, des volontaires devoues au roi, envoyes aux environs du chateau pour eciairer ia de- fense. A mesure (]u'on les avait arretes, on les avait jetes dans le poste de la garde nationale 61eve dans la cour des Feuiilants. A huit heures, on y amena un jeune hoinme de trente ans en costume de garde national. Sa figure fiere, irritee, I'elegance martiale de son costume, I'eclat de ses armes et le noni de Suleau. odieux au peuple, nom que quelques bommes murmuraient en le voyant passer, avaient attire les regards sur lui. C'etait en effet Suleau, un de ces jeunes 6cri- vains royalistes qui, comme Andre Chenier, Roucher, INIallet-Dupan, Serizy et plusieurs autres. avaient embrasse le dogme de la mo- narchic au moment ou il semblait repudie par tout le monde, et qui, seduits par le danger meme de leur role, prenaient la generosite de leur caractere pour une conviction de leur esprit. La liberte de la presse etait I'arme d6- fensive qu'ils avaient recue des mains de la constitution et dont ils se servaient avec cou- rage contre les exces de la liberte. Mais les revolutions ne veulent d'arme que dans la maia de leurs amis. Suleau avait harcele les partis popu'aires, tantot par des pamphlets sanglants contre le due d'Orleans, tantot par des sar- casmes spirituels contre les Jacobins ; il avait raille cette toute-puissance du peuple, qui n'a pas de longues rancunes, mais qui n'a pas noa plus de pitie dans ses vengeances. La populace haissait Suleau comme toute tyrannic hait son Tacite. Le jeune ^crivaia montra en vain un ordre des commissaires mu- nicipaux qui I'appelait au chateau. On le jeta avec les autres dans le corps-de-garde. Son nom avait grossi et envenime I'attroupement. j On demandait sa tete. Un commissaire, monte sur un treteau, harangue la foule et veut sus- I pendre le crime en promettant justice. The- I roigne de Mericourt, en habit d'amazone et le j sabre nu a la main, precipite le commissaire ! du haut de la tribune et I'y remplace. Elle allume par ses paroles la soif du sang dans le peuple, qui i'appiaudit: elle fait noramer par acclamation des commissaires, qui montent j avec ellp au comite de la section pour arracher j les victimes a la lenteur des lois. Le president dc la section. Bonjour, premier commis de la ; marine, ambitieux du ministere, defend h la \ garde nationale de resister aux volontes du j peuple. Deux cents homines armes obeissent j a cet ordre et livrent les prisonniers. Onze j d'entre eux s'evadent par une fenetre de der- : riere. Les onze autres sont bioques dans le ! poste. On vient les appeler un a un pour les immoler dans la cour. Quelques gardes natio- naux, plus humains ou moins laches, veulent, malgre I'ordre de Bonjour, les disputer aux assassins. — i Non, non, dit Suleau, laissez-moi aller au devant des meurtriers! Je vols bien qu'aujourdhui le peuple veut du sang. Peut- etre une seule victime lui suffira-t elle ! Je ous! On le retint payerai pour tons 1 1 II allait se precipiter par la fenetre. VII. L'abbe Bougon fut saisi avant lui. C'etait un auteur dramatique. Homme h lataille colossale 268 HISTOIRE et aux bras de fer, I'abbe BougoD lutta avec r^neigie du desespoir centre les egorgeurs. II en entraina plusieurs dans sa chute. Accable par le nombre, il fut mis en pieces. M. de Solminiac, ancien garde du roi, perit le second, puis deux autres. Ceux qui atten- daient leur sort dans le corps de-garde enten- daient les cris et les luttes de leurs compa- gnons. Ilsnfjouraientdixfois. On appelaSuleau. On I'avait depouille au poste de son bonnet de grenadier, de son sabre et de sa giberne. Ses bras etaient libres. Une femme I'indiquant a Theroigne de Mericourt, qui ne le connaissait pas de visage, mais qui lehaissaitde renommee et qui brulait de tirer vengeance des risees auxquelles elle avait ete iivree par sa plume, Theroigne le saisit par le collet et I'entraine. Suleau se degage. II arrache un sabre des mains d'un egorgeur, il s'ouvre un passage vers la rue, il va s'echapper. On court, on le saisit par derriere, on ie renverse, on le desarme, on lui plonge la pointe de vingt sabres dans le corps; il expire sous les pieds de Theroigne. On lui coupe la tete, on la promene dans la rue Saint Honore. Le soir un serviteur de Suleau racheta a prix d'or cette tete des mains d'un des meurtriers, qui en avait fait un trophee. Le fidele domes- tique rechercha le cadavre et rendit ces restes defigures a la jeune epouse de Suleau, mariee seulement depuis deux mois, fille du peintre Hall, celebre par sa beaute, et qui portait dans son sein le fruit de cette union. Pendant la lutte de Suleau avec ses assas- sins, deux des victimes soustraites a I'attention du peuple parvinrent encore a s'evader. Une seule restait, c'etait le jeune du Vigier, garde du corps du roi. La nature semblait avoir ac- compli en lui le tj'pe de la forme huiimine. Sa beaute, admiree des statuaires, etait devenue un surnom; elle arretait la foule, dans les lieux publics. Aussi brave que beau, aussi adroit que fort, il employa pour defendre sa vie tout ce que I'elevation de la tailie, la souplesse des muscles, I'aplomb du corps ou la vigueur des bras pouvaient preter de prodige au lutteur antique. Seul et desarme contre soixante. cer- ii6, abattu, releve tour a tour, il sema son sang sur toutes les dalles, il lassa plusieurs fois les meurtriers, il fit durer sa defense desesperee plus d'un quart d'heure, Deux fois sauve. deux fois ressaisi, il ne tomba que de lassitude et ne perit que sous le nombre. Sa tete fut le tro- phee d'un combat On i'admirait encore au bout de la pique ou ses sicaires I'avaient arbo- ree. Tel fut le premier sang de lajournee: il ne fit qu'alterer le peuple. VIII. Le depart du roi avait laiss6 le chateau dans I'incertitude et dans le trouble. Une treve tacite semblait s'etre etablie d'elle meme entre les defenseurs et les assaillants. Le champ de ba- taille etait transporte des Tuileries a I'Assem- blee. C'etait In que la monarchic allait se rele- ver ou s'ecrouler. La conquete ou la defense d'un palais vide ne devait couter qu'un sang inutile. Les avant-postes des deux partis le comprenaient. Cependant, d'un cote I'impul- sion donnee de si loin h une masse immense de peuple ne pouvait guere revenir sur elle meme a la seule annonce de la retraite du roi a I'As- semblee; et de I'autre les forces militaires que le roi avait laissees sans les licencier dans les Tuileries, ne pouvaient, h moins d'ordres con- traires, livrer la demeure royale et rendre les armes h I'insurrection. Un commandement clair et precis du roi pouvait prevenir ce choc en autorisant une capitulation. Mais ce prince, en abandonnant les Tuileries, n'avait pas abdi- que tout espoir d'y rentrer: e Nous reviendrons bientot, avait dit la reine a ses femmes qui Tat- tendaietit dans ses appartements. La famille royale ne voyait dans les evenemens de la nuit que les preparatifs d'un second 20 juin. Elle ne s'etait rendue a I'Assemblee que pour som- mer par sa demarche le corps legislatif de la defendre, pour se decharger de la responsabi- lite du combat, et pour passer loin des perils extremes des heures d'anxiete. Le marechal de Mailly, a qui le commandement des forces du chateau etait confie par le roi, avait orJre d'empecher par la force la violation du domicile royal. Deux esperances vagues restaientdonc encore au fond des pensees du roi et de la reine pen- dant ces premieres perplexifes de la journee. La premiere, c'etait que la majorite de I'As- semblee, touchee de I'abaissement de la royaute, et fiere de lui donner asile, aurait assez de ge- nerosite et assez d'empire sur le peuple pour ramener le roi dans son palais et pour venger en lui le pouvoir executif. La seconde, c'est que le peuple et les Marseillais, enga^eant le combat aux portes du chateau, seraient fou- dro^'cs par les Suisses et par les ba'aillons de la garde nationale, et que cette vicfoire gagnee aux Tuileries degagerait le roi de I'Assemblee. Si telle n'eut pas ete I'esperance du roi et de ses conseillers, etait il croyable que ce prince eut laisse ecouler lant de longues heures, depuis sept heures jusqu'a dix heures de la matinee, sans envoyer Ji ses defenseurs, par un des rai- nistres ou par un des nombreux oflficiers gene- raux qui I't-ntouraient, I'ordre de capituler et de se replier en assurant seulement la surete de tant de vies compromises par son silence? II attendait done un evenement quelconque, soit au dedans, soit au dehors* Son seul tort etait de ne pas le diriger. Meme apres avoir missa femme. sa soeur, ses enfants sous la pro- tection de I'Assemblee, il pouvait regagner le palais avec son escorte, rallier ses defenseurs et DES GIRONDINS 269 recevoir I'assaut. Vainqueur, il ressaisissait le prestige de la victoire; vaincu, il netombait pas plus bas dans I'infortuDe et il tombait en roi. IX. Le chateau, depourvu d'uoe paitie de ses forces militaires et de toute sa force morale par I'absence du roi et de son escorte, ressernblait plus en ce moment a un lieu public peuple d'une foule confuse qu'a un quartier-general. Nul ny donnait d'ordres, nul n'en recevait; tout flottait au hasard. Parmi les Suisses et les gentilshomines, les uns parlaient d'aller rejoindre le roi a I'Assemblee et de mourir en le defendant malgre lui ; les autres, de former une colonne d'attaque, de balnyer le Carrousel d'enlever la famille royale et de la conduire, a I'abri de deux ou trois mille baionnettps, a Ram bouillet et de la k Tarmee de La Fayette. Ce dernier parli ofTrait des chances de salut. Mais tout le monde etait capable de proposer, per- sonne de resoudre. Lheure devorait ces vains conseils. Les forces diminuaient. Deux cents Suisses, avec INI. Bachmann et I'etat-major, et trois cents gardes nationaux des plus I'esolus avaient suivi le roi h I'Assemblee et resiaient a ses ordres aux portes du Manege. II ne restait done dans I'interieur des Tuileries que sept cents Suisses, deux cents gentilshommes mal amies et une centaine de gardes natiunaux, en tout environ mille combattants dissemines dans une multitude de postes; dans le jardin etdans les cours quelques bataillons debandes et des canons |)rets a se tourner contre le palais. Mais I'intrepide attitude des Suisses et les murailles seules de ce palais, qu'on avait si souvent de- peint comme le foyer des conspirations et I'ar- senal du despotisme. imprimaient au peuple une terreur qui en ralentissait I'investissement. X. A neuf heures dix minutes, les portes de la cour royale furent enfoncees sans que la garde nationale fit aucune demonstration pour les de- fendre. Quelques groupes du peu|)le penetie- rent dans la cour, mais sans approcher du cha- teau. On s'observait, on echangeait de loin des paroles qui n'avaient rien de la menace; on semblait altendre d'un commun accord ce que I'Assemblee deciderait du roi. Les colon- nes du faubourg Saint-Antoine n'etaient pas en- core au Carrousel. Aussitot qu'ellcs commen- cerent Ji deboucher du quai sur cette place, AVestermann oidonna aux Marseillais de le suivre. II eiitra le premier, ;^ cheval, le pistolet a la main dans la cour. II forma sa troupe len- tement et militairement en face du chiiteau. Les canonniers, passant aussitot h Wester- mann, retirerent les six pieces de canon (|ui ^taient de chaque c6t6 de la cour et les bra- querent contre la portcdu palais. Le peuple re- pondit a cette manoeuvre par des acclamations de joie. On embrassait les canonniers : on criait : c A bas les Suisses ! II laut que les Suis- ses rendent les armes au peuple ! i Mais lus Suisses, impassibles aux portes et aux fenetres du chateau, entendaient ces cris, voyaient ces gestes sans donner aucun signe d'emotion. Ladiscipline et I'honneur semblaient petrifier ces soldats. Les sentinelles en faction sous la voute du peristyle passaient et repas- saient a pas mesures, comme si elles eussent nionte leur garde dans les cours desertes et si- lencieuses de Versailles. Chaque fois que cette promenade alternative du soldat en faction ra- menait les factionnaires du cote des cours et en vue du peuple, la foule intimidee se repliait sui' les Marseillais; elle revenait ensuite vers le chateau quand les Suisses disparaissaient sous le vestibule. Cependant cette multitude s'aguer- rissait peu a pen et se rapprochait toujours davantage. Une cinquantaine d'hommes des faubourgs et de federes finirent par s'avancer jusqu'au pied du grand escalier. Les Suisses replierent leur poste sur le palier et sur les inarches sepaieesdu peristyle par une barriere en bois. 1 Is laisserent seulement un factionnaire en dehors de cette barriere. Le factionnaire avait ordre de ne pas faire feu quelle que fut I'insulte. Sa patience devait tout subir. Le sang ne devait pas couler d'un hasard. Cette longaniinite des Suisses encouragea les assail- lants. [>e combat commenra par un jeu : le rire preluda a la mort. Deshommes du peuple, armes de longues hallebardes h lames recour- bees. s'approcherent du factionnaire, raccro- cherent parson uniforme ou parson ceinturon avec le crochet de leur pique, et, I'attirant de force a eux aux bruyants eclats de joie de la foule, le desarmerent et le firent prisonnier. Cinq fois les Suisses renouvelerent leur sea- tinelle. Cinq fois le peuple s'en empara ainsi. Lesbruy;mtes acclamations des vainqueurset la vue de ces cinq Suisses desarmescncourageant la foule qui hesitait jusque-l;i au milieu de la cour, elle se jJiecipita en masse avec de grands cris sous la voute; li\ quelques hommesferoces arrachant les Suisses des mains des premiers assai Hants, assommerent ces soldats desarmes a coups de massue en presence de leurs cama- rades. Un premier coup de feu partit au uieme moment de la cour ou d'une fenetre, les uns disent du fusil d'un Suisse, les autres du pisto- let d'un iVlarseillais. Ce coup de feu fut le signal de I'engagement. XI. A cette explosion le capitainc Turler, et M. de Castelberg, qui commandaient le poste, rangent leurs soldats en bataille derriere la barriere, les uns sur marches de I'escalier, les 270 HISTOIRE autres sur le perron de la chapelle qui domine ces marches, le reste sur la double rampe de I'escalier a deux branches qui part du perron de la chapelle pour monter a la salle des Gar- des ; position formidable, qui permet h cinq feux de se croiser et de foudroyer le vestibule. Le peuple refoule par le peuple ne peut I'eva- cuer. La premiere dechnrge des Suisses cou- vre de morts et de blesses les dalles du peris- tyle. La balle d'un soldat choisit et frappe un homme d'une taille gigantesque et d'une gros- seur enorme qui venait d'assommer a lui seul quatre des factionnaires desarmes. L'assassin tombe sur le corps de ses victimes. La foule epouvantee fuit en desordre jusqu'au Carrou- sel. Quelques coups de fusils partis des fene- tres atteignent le peuple jusque sur la place. Le canon du Carrousel repond a cette dechar- ge, mais ses boulets mal diriges vont frapper les toils. La cour Royale se vide et reste jou- chee de fusils, de piques, de bonnets de grena- diers. Les fuyards se glissent et rampent le long des muraiHes a I'abri des guerites des sentinelles a cheval. Quelques-uns se couchent a terre et contrefont les morts. Les canonniers abandonnent leurs pieces et sont entraines eux- luemes dans la panique generale. A cet aspect, les Suisses descendenten mas- se du grand escalier et se divisent en deux co- lonnes : I'une commandee par iM. de Salis, sort par la porte du jardin pour aller s'einparer de trois pieces de canon qui etaient ^ la porte du Manege et lesramener au chateau; I'autre, au nombre de cent viogt hommes et de quel- ques gardes nation;iux, sous les ordres du ca- pitaine Turler, debouche par la cour Royale en marchant sur les cadavres de leurs cama- rades egorges. La seule apparition des soldats balaie la cour. lis s'emparent des trois pieces de canon abandonnees, ils les ramenent sous la voute du vestibule; mais ils n'ont ni munitions, ni meches pour s'en servir. Le capitaine Turler. voyant la cour evacuee, penetre lui-meme dans le Carrousel par la porte Royale, s'y forme en bataillon carre et fait un feu roulant des trois fronts de sa troupe sur les trois parties de la place. Le peuple, les federes, les Marseillais se replient sur les quais, sur les rues et imprimcnt un mouvement de reflux et de terreur qui se communique jusqu'k I'Hotel de-Ville et jusqu'aux boule- vards. Pendant que ces deux colonnes parcou- raient le Carrousel, quatre-vingts Suisses, une centaine de gentilshommcs volontairesettrente gardes nationaux, se formant s|)ontanement en colonne dans une autre aile du chateau, des- cendaicnt par I'escalier du pavilion de Flore et volaient au secours de leurs camarades. En traversant la cour des Princes pour se rendre au bruit de la fusillade dans la cour Royale, une decharge de canons a mitraille partie de la porte des Princes en renverse uo grand nombre et foudroie les murs et les fenetres des appartements de la reine. Reduite a cent cia- quante combattants, cette colonne se detourne, marche au pas de course sur les canons, les reprend, entreau Carrousel, eteint le feu des Marseillais et revient dans les Tuileries par la porle Royale. Les deux corps ramenent les canons, et, rapportant leurs blesses sous le ves- tibule, ils rentrent au chateau. XIL Les Suisses ecartent les cadavres qui joa- chaient le pave du peristyle pour faire place a leurs blesses. Jls les couchent sur des chaises et sur des banquettes. Les marches et les co- lonnes ruissellent de sang. De son cote, M. de Salis ramenait par le jardin les deux pieces de canon qu'il etait alle reprendre a la porte du Manege. Ses soldats, foudroyes en allant et en revenant par le feu croise des bataillons de garde nationale, qui occupaient la terrasse du bord de I'eau et celle des Feuillants, avaient laisse trente hommes sur cent, morts ou mou- rants dans le trajet. Ils n'avaient pas riposte par un seul coup de fusil a cette fusillade inat- tendue de la garde nationale. La discipline avait vaincu en eux I'instinct de leur propre conservation. Leur consigne etait de mourir pour le roi, et ils mouraient sans tirer sur un uuiforme franr-ais. Si, au moment de cette evacuation soudaine des Tuileries et du Carrousel par I'effet de la sortie des Suisses, ces soldats etrangers eus- sent ete secondes par quelques corps de cava- lerie, I'insurrection, refoulee et coupee de tou- tes parts. liviait le champde bataille aux defen- seurs du roi. Les neuf cents hommes de gen- darmerie postesdepuis la veille dans la cour du Louvre, sur la place du Palais Royal, aux Champs-Elysees et a I'entree du Pont-Royal du cote de la rue du Bac, etaient plus que suf- fisants pour jeter le desordre dans ces masses confuses et desarinees du peuple. Mais ce corps, sur lequel on comptait le plus au cha- teau, s'abandonna lui-meme, et faiblit sous la main de ses commandants. Deja, depuis I'ar- riveedes .Marseillais au Carrousel, les cinq cents gendarmes de la Cour du Louvre donnaient tous les signes de I'insubordination. lis repon- daient aux incitations des bandes armees qui passaient sur les quais, en elevant leurs cha- peaux en I'air et en criant : V^ive la nation ! Au premier coup de canon qui retentit dans le Carrousel, ils remonterent precipitamment a cheval et se crurent panjues dans cette enceinte pour la boucherie. Le marechal de Mailly leur cnvoya I'ordre de sortir en escadrons par la poite de la Colonnade, de couper I'armee de Santerre par une charge sur le quai, de se di- viser ensuite en deux corps dont Tun refoule- rait le peuple vers le faubourg Saiat-Antoiae DES GIRONDINS. 271 et I'autre vers les Champs-Elysees. hh un autre escadron de gendarmerie, en bataille sur la place Louis XV, avec du canon, chargerait ces masses et les jetterait dans le fleuve. M. de Rulhieres, qui commandait cette gendarmerie, ayant rassemble ses officiers pour leur commu- niquer cetordre, ils repondirent tous que leurs soidats les abandonneraient et que pour con- server une apparence d'empire sur eux et pre- venir une defection eclatante il fallait les eloi- gner du champ de bataille et les porter sur un autre point, t Laches que vous etes! s'ecria un de ces ofificiers indigne en s'adressant h ses cavaliers, si vous ne voulez que courir, allez aux Champs Elysees. il y a de la place, j Au moment de ce floftement des esprits, la foule des fuyards, qui s'echappait du Carrousel sous le feu des Suisses faisait irruption dans la cour du Louvre, sejetait dans les rangs, entre les jambes des chevaux, en criant : i On mnssacre DOS freres ! : A ces cris, la gendarmerie se de- banda, prit par pelotons la porte qui conduit a la rue du Coq et se sauva au galop par toutes les rues voisines du Palais-Royal. XIIL Les Suisses etaient vainqueurs, les cours vides, les canons repris, le silence regnait au- tour des Tuileries. Les Suisses rechargerent leurs armes et reformerent leurs rangs a la voix de leurs ofificiers. Les gentilshommes en- tourant le marechal de Mailly le conjuraient de former une colonne d'attaque de toutes les forces disponibles qui restaient au chateau, de se porter au Manege avec du canon, d'y rallier les cinq cents hommes de I'escorte du roi en- coie en bataille sur la terrasse des Feuillants, d'appeler les deux cents Suisses laisses a la ca- serne de Cnurbevoie. et de sortir de Paris avec la famille royale enfermee dans cette colonne de feu. Les serviteurs du roi. les femmes de la reine, la princesse de Lamballe, se pressant a toutes les fenetres du chateau, avaient I'ame et les regards fixes sur la porte du Manege, croyant a cliaque instant voir le cortege royal en sortir pour venir achever et uliliser la vic- toire des Suisses. Vain espoir! cette victoire sans resultat n'etait qu'un de ces courts inter- valles que les catastrophes inevitables laissent aux victimes, non pour triompher, mais pour respirer. XIV. Les coups de canon des Mirseillais et les decharges des Suisses. en venant ebranler ino- pinement les vofites du Manege, avaient eu des contre-coups bien dilTerents dans le cceur des hommes dont la destinee. les idees, le trone, la vie se decidaient a quelques p^s de cette en- ceinte dans ce combat invisible. Le roi, la reine, madame Elisabeth, le petit nombre d'a- mis devoues enfermes avec eux dans la loge du logographe, pouvaientils s'empecher de faire dans le mystere de leur ame des voeux involon- taires pour le triomphe de leurs defenseurs et de repondre par les palpitations de I'esperance il chacune de ces decharges d'un combat dont la victoire les sauvait et les couronnait de nou- veau ? Cependant ils voilaient sous la doulou- reuse consternation de leur physionomie ce qui pouvait se cacher de joie secrete dans leur cceur; ils s'observaient devant leurs ennemis; ils s'observaient devant Dieu lui-meme, qui leur aurait reproche de se rejouir du sang ver- se. Leurs traits etaient muets, leurs cceurs fermes, leurs pensees suspendues au bruit ex- terieur. Ils ecoutaient, pules et en silence, eclater leur destinee dans ces coups. Les coups de canon redoublent; le bruit de la mousqueterie senible se rapprocher et gros- sir ; les vitraux tintent comme si le vent des boulets les faisait fremir en passant sur la salle ; les tribunes sagitent et poussent des cris d'ef- froi et d'hoireur. Une expression generale de colere et de solennelle intrepidite se repand sur les figures des deputes; ils pretent I'oreille au bruit et regardent avec indignation le roi. Vergniaud, triste, muet et calme comme le patriotisme, se couvre en signe de deuil. A ce geste, qui traduit la pensee publique dans un signe, les deputes se levent sous une impres- sion electrique, et, sans tumulte, sans vains discours, ils proferent d'une seule voix le cri de : Vive la Nation ! Le roi se leve a son tour et annonce a I'Assemblee qu'il vient d'envoyer aux Suisses I'ordre de cesser le feu et de ren- irer dans leurs casernes. M. d'Hervilly sort pour aller porter cet ordre au chateau. Les deputes se rasseoient et attendent quelques minutes en silence I'efilet de I'ordre du roi. Tout h coup des decharges de mousqueterie plus rapprochees eclatent sur la salle. Ce sont les feux de bataillon des gardes nationaux de la • terrasse des P^euillants qui tirent sur la colonne de M. de Salis. Des voix s'ecrient dans les tribunes que les Suisses vainqueurs sont aux portes et viennent egorger la representation nationale. On entend des pas precipites, des cliquetis d'armes dans les couloirs. Quelques hommes armes s'efforcent de p6n6trer dans la salle. D'intrepides deputes se jettent au-devant d'eux et les repoussent. L'Assemblee croit que les Suisses vainqueurs viennent I'immoler h leur vengeance. L'enthousiasme de la Iibert6 I'enivre d'une joie funebre. Pas un seul mou- vement de terreur n'aviljt la nation qui va mou- rir en elle. " C'est le moment de tomber dignes du peuple au poste ou il nous a envoy6s, j dit Vergniaud. A ces mots, tous les d^put^s re- preunent leur place sur leurs b;mcs. t Jurons tous, h ce moment supreme, de vivre ou de mourir libres I s 272 H I S T O I R E L'Assemblee tout entiere se leve; tous les bras soDt tendus, routes les levres s'ouvrent pour jurer. Les tribunes, soulevees par ce mouvement d'heroisme, se levent avec TAs- semblee : a Et nous au<5si, nous jurons de mou- rir avec vous ! i s'ecrient-elles. Les citoyens qui se pressent a la bane, les journalistes dans Jeurs tribunes, les secretaires du logographe eux-memes, a cote du roi. debout, tendent une main en signe de serment, elevent de I'autre leur chapeau en Pair, et s'associent, par un ir- resistible elan, k cette sublime acceptation de la mort pour la cause de la liberie. Ce n'etait point un de ces serments de parade ou des corps politiques bravent le peril absent et jet- tent le defi a la faiblesse. La mort tonnait sur leurs tetes, frappait a leurs portes. Nul n'avait le secret du combat. Le coeur des citoyens volait au-devant du fer. La mort les cut fiappes dans I'orgueil et dans la joie de leur serment. Les officiers suisses se retiierent. Les decharges s'eloignerent en s'affaiblissant. Les deputes, les tribunes, les spectateurs resterent quelques minutes debout, les bras tendus, les regards de defi tournes vers la porte. l^e peril etait passe qu'ils gardaient encore leur attitude. Le feu de I'enthousiasme semblait les avoir foudroyes ! L'histoire le redira toutes les fois qu'elle vou- dra faire respecter le berceau de la liberte et grandir I'image des nations. XV. Les Suisses qui avaient occasionne ce mou- vement etaient des officiers de I'escorte du roi, cherchant un refuge dans I'enceinte, pour evi- ter le feu des bataillons de la terrasse des Feuil- lants. On les fit entrer dans la cour du Manege, et on les desarma par ordre du roi. Pendant cette scene, M. d'Hervilly parve- nait au chateau a travers les balles, au moment ou la colonne de M. de Salis y rentrait avec les • canons, c Messieurs, s leur cria-t-il du haut de la terrasse du jardin d'aussi loin que sa voix put etre entendue, tt le roi vous ordonne de vous rendre tous a fAssemblee vationale. 7> II ajouta de lui-meme, et dans une derniere pensee de prevoyance pour le roi : i Avec vos canons ! i A cet ordre, le capitaine 2^urler rassemble en- viron deux cents de ses soldats, fait rouler un canon du vestibule dans le jardin, essaie en vain de le charger, et se met en marche vers I'As- semblee, sans que les autres postes de I'exte- rieur, prevenus a temps de cette retraite, eus- sent le temps de le suivre. Cette colontie, cri- blee en route par les balles de la garde natio- nale. arrive en desordre et mutilee a la poite du Manege; elle est introduite dans les murs de I'Assemblee et met bas les amies. Les Marseillais, informes de la retraite d'une partie des Suisses, et temoins de la defection de la gendarmerie, raarchent une seconde fois en avant; les masses des faubourgs Saint- Marceau et Saint-Antoine inondent les cours. Wester- mann et Santerre, le sabre a la main, leur mon- trent le grand escalier et les poussent a I'assaut au chant du Ca ira...; la vue de leurs cama- rades morts, couches dans le Carrousel, les enivre de vengeance : les Suisses ne sont plus ' pour eux que des assassins soldes. lis se jurent ] entre eux de laver cps paves, ce palais dans le ; sang de ces etrangers; ils s'engouffrent comme un torrent de baionnettes et de piques sous les ; larges voutes du peristyle. D'autres colonnes, j tournant le chateau, penetrent dans le jardin ! par la porte du Pont-Royal et du Manege, et I s'accumulent au pied des murs. Six pieces de canon, ramenees de I'Hotel de-Ville et placeea I aux angles de la rue Saint-Nicaise, de la rue I des Orties et de la rue de I'Echelle, lancent les I boulets et la mitraille sur le chateau. Les fai- bles detachements epars dans les appartements ' se rallient. sans ordre et sans unite, au poste le plus rapproche d'eux. Quatre-vingts hom- mes se groupent au pied du grand escalier; de la ils font d'abord deux feux de file qui renver- sent dans le vestibule quatre cents Marseillais. Les cadavres de ces combattants servent de marchepied aux autres pour escalader la posi- tion. Les Suisses se replient lentement de marche en marche, laissant un rang des leurs sur chaque degre. Leur feu diminue avec leur nombre, mais tous tirent jusqu'a la mort. Le dernier coup de fusil ne s'eteignit qu'avec la derniere vie. Quatre-vingts cadavres jonchaient I'escalier. De ce moment le combat ne fut plus qu'un massacre. Les Marseillais, les Bretons, les federes, le peuple inondent les appartpments. Les Suisses isoles qu'ils rencontrent sont im- moles partout; quelques-uns essaient de se de- fendre. et ne font qu'ajouter ?i la rage de leurs bourreaux et aux horreurs de leur supplice. La plupart jettent leurs armes aux pieds du peu- ple, se mettent a genoux, tendent la tete au coup ou demandent la vie ; on les saisit par les jambes et par les bras, et on les lance tout vi- vants par les fenetres. Un peloton de dix sept d'entre eux s'eiaif refugie dans la sacristie de la chapelle. Ils y sont decouvects. En vain I'etat de leurs armes, qu'ils montrent au peu- ple, atteste qu'ils n'ont pas fait feu dans la jour- nee. On les desarme, on les deshabille et on les egorge aux cris de : Vive la nation ! Pas un n'echappa. XVL Ceux qui se trouvaient, au moment de I'at- taque, dans le pavilion de Flore et dans les ap- partements de la reine, se reunirent aux deux cents genfilshommes et a quelques gardes na- tionauxsous le commandementdu marechal de Mailly. lis formerent h eux tous une masse DES GIRONDINS. 273 d'environ cinq cents combatlants, et tenterent d'obeir a Pordre du roi en evacuant le chateau militairement, et en se rendant aupres de sa peisonne a I'Assemblee. L'i fourgon attele de chevaux noirs, et recouvert d'un drapeau tricolore pour linceul, emmena le corps de Beaurepaiie, dont les soldats ne vou- lurent pas laisser le cadavre prisonnier. L'As- semblee legislative vota des honneurs funebres h Beaurepaire. Son coeur fut piece au Pan- theon. Le jeune Marceau, dont I'eloquente indignation avait proteste contra la capitulation, partagea les temoignages de Tadmiration pu-^ DES GIRONDINS 296 Clique. II avail perdu, en sortant de Verdun, ses amies, ses chevaux, ses equipages, i Que voulez-vous que la nation vous rende ? i lui demanda un representant du peuple en mission hi i'armee de Dumouriez. « Mon sabre, » re- poudit laconiquement Marceau. XIV. Les nouvelles de la fuite de La Fayette, de I'entree de i'armee coaiisee sur le territ"ire, de la prise de Longwy et de la capitulation de Verdun eclatereot dans Pans comme des coups de foudre. La consternation se repandit sur tous les vi'^ages. Les ei rangers h six marches de la capitale, la trahison dans I'armee, la la- chete dans les villes, I'eirroi dans les campagnes, lajoie secrete dans le coeur des complices de I'emigration, un gouvernement renverse, une assemblee dissoute, une catastrophe dans un interregne, une guerre etrangere dans une guerre civile; jamais la France n'avait touche de plus pres h ces jours sinistres qui presagent la decomposition des nations. Tout etait mort en elle, excepte la volonte de vivre. L'enthou- siasme de la patrie et de la liberie survivait. Abandonnee de lous, la patrie ne s'abandonnait pas elle-meme. II ne lui fallait que deux choses pour se sauver : du temps et une diclalure. Du temps? L'heroisme de Dumouriez le lui donna. La diclature ? Danton la prit sous le nom de la commune de Paris. Tout I'inter- valle qui s'ecoula entre le 10 aout et le 20 sep- tembre ne ful que le gouvernement de Danton. Dominant a la commune, dont il servait, fo- mentait et dirigeait les volonles, il rapportait au conseil des minisires I'omnipotence qu'il puisait a ril6tel-de-Ville. II y parlait en Ma- rius, qui ne voulait que des instruments dans ses collegues. Le philosophe Roland, le finan- cier Claviere, le geomelre Monge, le diplomale Lebrun, le mililaire Servan n'avaient ni le genie, ni I'emotion, ni la perversite des crises oii ieur ambition les avail jetes. Danton etait le seul hoinme d'Elal du pouvoir executif. II en etait aussi la seule parole. Aucun de ces hommes de plume vieiilis dans les chancelleries ou dans les bureaux ne savait parler la langue accenluee des passions. Danton I'avait apprise dans la longue pratique des seditions et des tu- multes. Lc peuple connaissail sa voix. II sou- levait ou apaisait la rue d'un geste. II allerrail I'Assemblee. II y parlait moins en ministre qu'en mediateur lout- puissant qui protege et qui gourmaude. Ses conseils etaienl des ordres. Appuye sur sa popuiante, il venait rendre, en termes foudroyants. obscurs et brefs, ses pie biscites i^ la barre. II se h&tait de rentrer dans le mystere de ses coneiliabules et dans les in- trigues de ses agents, ou dans les comites se- crets de la commune. L'6tonnement impose par «asuperiorite se revelait; la justessedesoa es- prit, I'energie de son patriotisme, la vigueur de ses conseils, les volcans de son ame avaient mis les partis dans sa de|)endance. II tenait tout les fils el les faisHit jouer tanlot en monlrant tanlot en cachanl la main. II ne daignait pas deguiser pour Roland. II meltait I'oeil et la main dans i'adminisiration de tons ses colegues. II diri- geait la guerre, les finances, I'inlerieur, les ne- gociations sourdes avec I'etranger. Roland murmurait lout bas el se plaignait en rentrant, a sa femme, de I'insolence et de I'universalile d'attributions qu'affectd't Danton. Humilie de la supremalie de son collegue, epouvanie de ses instincts, Roland sentait que le 10 aout 6- chappait des mains de son parti, et qu'en se donnanl un auxiliaire dans la personne de Dan- ton les Girondins s'etaient donne un maitre. Roland pliait pourlant, esperant se relever sous la prochaine assemblee. II se renfermait en attendant dans les details puremenl admi- nistratifs du ministere de I'interieur, et se con- solait dans les confidences de Biissot, de Gua- det et de Vergniaud. XV. Danton cependant ne negligeait rieo pour ajouter la puissance de la seduction h celle de Tintimidation sur Roland. Il s'allachait ii plaire a sa femme, dont il connaissait I'ascendant sur son raari. Madame Roland voyait, avec cetle repugnance delicate et instinctive de son sexe, la presence de Danlon dans le pouvoir execu- tif. Ce Iribun sans grace, sans nioeurs et sans principes, etait, selon elle, une concession hu- miliante des Girondins a la peur. i Quelle hoHte, disail-elle a ses confidents, que le con- seil soitsouille par ce Danton dont la renom- mee est si mauvaise! — Que voulez-vous, lui repondait Brissot, il faul prendre la force ou elle est. — II est plus aise, repliquaitelle, de ne pas investir du pouvoir de pareil hommes que de les empecher d'en abuser, i Elle revait un conseil des ministres compost derepublicains fermes, moderes, incorruptibles, tels qu'elie les avail lus dans Plutarque. Elle voyait a la place de ce genie et de cette vertu antiques I'obsequiosite probe mais timide de Monge, qui craignail h chuque regard de Dan- ton d'etre denonce par lui aux suspicions de la commune ; I'indift'erence de Servan pour lout ce qui sortait de la competence du ministere de la guerre ; la mediocrite de Lebrun ; la turbu- lence el I'immoralite de Danlon. Elle recevait cependant presque lous les jours chez elle le jeune ministre, dans les co.nmencements de son ministere, lantot un peu avunt I'heure du conseil, que Danton devan^ait pour avoir le temps de s'entretenir avec elle, lantot dans les diners intimes ou elle reunissail un petit nora- bre de convives, |)our parler des alfiiires pu- bliques. Dantou amenait avec lui Catnille Des- 296 HIST OI RE moHlins et Fabre d'Eglantine. La conversation de Danton respirait le patiiotisme, le devoue- ment, I'ardent desir de la Concorde avec ses collegues. Ses paroles, le son de sa voix, I'ac- cent de sincerite et, pour ainsi dire, de serenite de son enthousia^Jine, faisaient ua moment illu- sion a madame Roland ; elle etait tentee d'ac- cuser la renommee de calomnie et de croire a cet homme les vertus sauvages de la liberte. Maisquand elle regardait sa figure, elle se repro- chait son indulgence. Elle ne pouvait appliquer I'idee d'un homme de bien sur ce visage, i Je n'ai jamais rien vu, disait-elle, qui caracterisat si completement I'emportement des passions brutales et I'audace la plus effrenee, a demi voiles sous une affectation de franchise, de jo- vialite et de bonhomie. INlon imagination, qui aime a donner un role aux personnnges. me re- presentait sans cesse Danton un poignard a la main, excitant de la voix et du geste une troupe d'assassins plus timides ou moins feroces que ]ui ; ou bien, content de ses forfaits, indiquant, par le geste de Sardanapale, les ciniques vo- luptes dans lesquelles son ame se reposait du crime, i A peine eleve au pouvoir sur la catastrophe du 10 aout, Danton, depouillant son role d'agi- tateur, se montrait ^ la hauteur de la crise. II s'attachait par des liberalites toutes les ambi- tions subalternes affamees d'or et de credit, qu'il avait coudoyees longtemps dans les clubs. II se faisait un parti de toutes les soifs de for- tune. Venal lui-meme, il connaissait la puis sance de la venalite. II s'en procurait sans pu- deur les moyens. II organisait la corruption parmi ses compatriotes. Non content des cent mille francs de fonds secrets affectes, le lende- maindu lOaoftt, achaque ministereil s'attribua, sans rendi'e de compte, le quart des deux mil- lions de depenses secretes que I'Assemblee al- loua au pouvoir executif pour agir sur les ca- binets Ptrangers et pour travailler I'esprit pu- blic. II forpa meme Lebrun et Servan a lui re- mettre une partie des fonds attribues a leurs ministeres. II envoya aux armees des commis- saires, soldes a I'aide de ces fonds, et choisis parmi les hommes de la commune les plus veu dus h ses interets. IjC Tresor public payait les proconsuls de Danton. XVI. La rivalite de pouvoirs qui avait commence, la nuit du 9 au 10 aout, entre I'Assemblee mourante et la commune, se poursuivait et se caracterisait plus insolemment d'heure en heu- re. L'Assetnblee, seul pouvoir legal et seul debris reste debout de la constitution, cher- cbait a ramener le peuple, apres la crise, au sentiment de la legalite ct au respect constitu- tionnel pour I'autorite des r^presentants de la nation. Elle voulait gouverner par des lois. Le conseil general de la commune, produit d'une insurrection et d'une usurpation, voulait per- petuer en elle le droit de I'insurrection, attirer a soi tout le pouvoir executif, et se servir seu- lement de la representation nationale pour re- diger en decrets les injonctions absolues de la capitale. Chaque seance attestait cette lutte. Des commissaires apportaient a I'Assemblee un vcEU de la commune. Quelques voix ener- giques resistaient a I'empietement de pou- voirs. D'autres voix, intimidees ou complices, demontraient I'urgence du decret propose. Tout finissait par un acte d'obsequiosite ser- vile a la volonte de la commune, ou par une de ces mesures equivoques qui cachent un as- servissenient reel sous une apparence de tran- saction. Les Girondins fiemissaient mais obeis- saient. De peur de paraitre vaincus, ils se fai- saient complices. La commune demanda ainsi imperieusement la creation d'une cour martiale qui jugerait sommairement les ennemis du peuple, et les complices de la cour. Biissot et ses amis trem- blerent de remettre, entre les mains du peuple, un pareil instrument de tyrannic, lis resisterent quelques jours a ce voeu. Ils redigerent une proclamation pour rappeler les esprits aux principes de justice, d'humanite, d'impartialite, garanties de la vie des citoyens dans les tribu- naux. Choudieu et Thuriot, quoique Jacobins, s'opposerent avec ^nergie a la creation de ce tribunal de vengeance, i J'adore la Revolution, s ecria Thuriot; mais je declare que si la Re- volution ne pouvait triompher que par un cri- me, je la laisserais perir plutot que de me souiller pour la sauver. j> Thuriot avait par sa conscience la revelation du vrai salut des revo- lutions. Le crime est la politique des a^'sassins. Le vrai genie est toujours innocent parce qu'il est la supreme intelligence. La commune insista et menaca. i Ciioyens ! dit un orateur h la barre de I'Assemb'ee, le peuple est las de D'etre pas venge. Craignez qu'il ne se fasse justice lui-meme! Je vous annonce que ce soir, a niinuit, le tocsin son- nera, la generale battra! Nous voulons qu'il soit nomme un citoyen de chaque section pour former un tribunal criminel, et que ce tribunal siege au chateau des Tuileries, afio que la vengeance eclate la ou le crime a ete trame ! Je demande que Louis XVI et Marie- Antoinette, si avides du sang du peuple, soieat rassasies en voyant couler le sang de leurs io- fumes satellites !... Si, avant trois heures, les jures que nous demandons, ajouta un autre orateur, ne sont pas en etat d'agir, de grands malheurs retomberont sur vos tetes ! i Herault de Sechelles, au nom de la commission ex- traordinaire, repondit peu d'instants apres, h cette sommation. par la lecture d'un decret qui instituait un tribunal charge de juger les cri- mes du 10 aout. Robespierre fut nomme pr6- DES GIRONDINS. 297 sident de ce tribunal. II se recusa. soit horreur du sang, soit dedain d'une magistrature qui ne ^•epondait pas assez a la hauteur de ses pres- seDtimeDts. XVII. La garde nationale, odieuse aux uns, sus- pecte aux autres, fut reorganisee populaire- ment : eVe prit le nom de sed'tons armeex. On adjoignit a chaque compagnie des sections ar- mees un nombre illimite d'ouvriers et de pro- letaires munis de piques; garde pretorienne de la comtnune, soidee par elie et toute daus sa raain, chargee de surveiiler les citoyeos des sections. Non satisfaite de la criiation du tribunal cri- minei, la commune demanda, a la seauc du 25 aout, que les prisonniers d'Orleans fussent transportes a Paris, ct pour y subir le supplice du a ieurs forfaits. I Des federes de Brest, en armes, accompagnaient ce jour-la les commis- saires de la commune. L'un d'eux menafa I'Assemblee de la vengeance du peuple, si le sang des prisonniers ne leur etait pas sacrifie. Lacroix. ami de Robespierre et de Danton, Jacobin fanatique mais depute intrepide, pre- sidait I'Assemblee: tt La France entiere, re- pondit-il avec indignation aux commissaires de la commune, a les yeux fixes sur I'Assemblee nationale. Nous serons dignes d'elle. Les me- naces ne produiront sur nous d'autre effet que de nous lesigner ^ mourir a notre poste. II ne nous appartient pas de changer la constitution. Adressez vos demandes i\ la Convention na- I tionale, elle seule pourra changer I'organisa- [ tion de la haute cour martiale dOrleans. Nous avons fait notre devoir. Si notre mort est une derniere jireuve necessaire pour vous persua- der, le peuple, dont vous nous menace/-, peut disposer de notre vie. Les deputes qui n'ont pas craint la mort quand les satellites du des- potisme mennr-aient le peuple, qui ont partage avec lui tous les dangers qu'il a courus, sau- ront mourir a leur poste. Allez le dire el ceux qui vous ont envoyes! a Cette resistance gene- reuse de Lacroix, ami et confident de Danton, fait supposer que ce ministre resistait encoie lui meme aux imaginations de Marat et de son parti, qui le poussaient aux crimes de septem- bre. Ainsi. apres quatnrze jours d'un triomphe remportc en commun sur le trone, I'Assemblee en etait reduite a porter ^ la commune et au peuple le defi de I'nssassinat. Elle reiidit le iendemuin le decret de deportation de tous les pretres qui avaient refuse ou retracte le ser- ment ^ la constitution civile du clerge. XVIIL La prise de Longwy suspendit un moment la lutte entre I'Assemblee et la commune, et la remplaca par une rivalite de sacrifices au dan- ger de la patrie. Jacobins, Girondins, Corde- liers voterent a I'envi les levees extraordinaires de troupes, les armes, les equipements, les ca- nons reclames par les circoustances. Un cri d'indignation s'eleva contre le commandant de Longwy. Vergniaud proposa le decret de peine de mort contre tout citoyen d'une ville assie- gee qui parlerait de se rendre. Luckner fut remplace a I'armee de Metz par Kellermana. Kellermann, passionne pour les armes et pour la liberie, avait conquis ses grades dans la guerre de Sept-Ans. Jeune, il avait pris en Allemagne I'experience des vieux capitaines et les lecons de Frederic. La Revolution I'avait trouve colonel et I'avait i)romu au rang de ge- neral. Attache a Luckner, il avait conquis I'af- fection des troupes de ce corps d'armee. L'he- sitation de Luckner a faire preter le serment a la nation I'avait rendu suspect. On le destilua. II refusa le commandement de I'armee de Luckner, son ancien chef et son ami, si on ne rendait pas au vieux marechal le grade de ge- neralissinie. L'Assemblee. touchee de la gene- rosite de Kellermann et convaincue de linno- cence et de I'imbecilite de Luckner. lui reudit en effet son grade et I'envoya a Chalons jouir d'un titre purement honorifique, et organiser les batailions de volontairesqui marchaient de tous les departements a I'armee. Pendant que Danton donnait au gouverne- ment la vigueur de ses coups d'^ main, Robes- pierre, moins maitre que lui du conseil de la commune et souleve moins haut par un evene- ment auquel il n'avait pas participe, recom- menca a elever la voix apres la bataille, comme pour en expliquer le sens et la portoe au peu- ple. I La nation franraise en etait arrivee, ecrivit il, au point de catamite publique oii les nations, coinme les individus, n'ont plus qu'un devoir, celui de pourvoir a leur propre existence. Elie s'est levee coinme en 89, mais avec plus d'ordre et de majeste encore qu'en 89; elle a exerce avec plus de sang-froid sa souverainete pour assurer son salut et son bonheur. En 69, une partie de I'aristocralie I'aidiiit; en 92, elle n'a eu pour se sauver qu'elle-meme. i Faisant ensuite le lecit de la journt'e, il resuma ainsi son opinion sur les consequences du 10 aout. tc L'Assemblee a suspendu le roi, mais ici elle n'a pas assez ose ; ce n'etail pas la suspension, mais la decheance de la royaute qu'elle devait prononcer. Elle devait trancher cette question, dont la solution nous prepare des didicultes et des lenteurs. Au lieu de cela, elle nous a parle de nommrr un ixouvcrnoir au prince roijal. Franrais I songez au sang quiacoule! Rap- pelez-vous les prodiges de raison et de courage qui vous ont mis au-dessus de tous les peuple* de la terre; rappelezvous ces |)riiicipes immor- tels que vous avez eu I'audace et la gloire de faire retentir les premiers autour des troues 298 HISTOIRE pour suscifer le genre humain de ses tenebres et de sa servitude! Quel rnpport y at il entre ce role sublime el le choix d'un gouverneur pour elever le fi's d'un tyran ! I Mais la voila en mnrche, la plus belle revo- lution qui ait honore Thumanite! la seule qui ait eu un objet digne de I'homme, celui de fon- der des societes politiques sur les principes di- vins de I'egalite, de la justice et de la raison ! quelle autre cause pouvait inspirer a ce peuple ce courage sublime et patient, et enfanter des prodiges d'heroTsme egaux a tout ce que I'his- toire nous raconte de I'antiquile ! Deja la se- cousse qui a renveise un trone a ebranle tous lestrones! Franpais, soyez debout et veiilez; il faut que les rois ou les Franpais succombent! Secouez done les derniersanneaux de la cliaine de la royaute. Vous devez a I'univers et a vous-memes de vous donner la meilleure des constitutions possible. N'appelez a la Conven- tion que des hommes purs des intrigues et des lachetes, qui sont les vertus des cours ! Vous etes en guerre desormais avec tous vos oppres- seurs. Vous ne trouverez la paix que dans la victoire et dans le chatiment! i C'etait I'appel aux elections qui s'approchaient. XIX. Quant a Pethion, objet du culte platonique des commissaires de la nouvelle commune, qui I'appelaient le Pere dc la patrie, il ne parut que de temps en temps a la barre de I'Assem- blee, pour justifier, d'une voix complaisante, les usurpations de ce corps insurrectionei. Le sou- rire de beatitude qui reposait toujours sur ses levres deguisait mal les amertumes dont on I'abreuvait a la mairie. 11 etait I'otage du peu- ple ci THotel-de-Vilie. Le vrai maire mainte- nant, c'etait Danton. Danton, sans cesse pre- sent aux deliberations de ce corps municipal en permanence, negligeait I'Assemblee jjour la commune. II concertait avec elle toutes les mesures du gouvernement; il etait son pouvoir executif. Pour donner au conseil de la com- mune la direction, runit('\ le secret necessaires ^ une reunion d'hommes d'action. et pour faire prevaloir, en seance generate, les resolutions prises entre lui et ses affides, il avait, de con- cert avec Marat, divise le conseil municipal en comit^s distincts. Ces comites deliberaient et agissaient isolement. Ilsfurent le type de ceux qui concenterent plus tard le gouvernement dans la Convention. Le comite souverain etait celui de surveillance generale. Compos6 d'un petit nombre d'hommes successivement choisis et epures par Marat et par Danton, il faisait plier tous les autres comites. II s'attribuait tous les pouvoirs; il devanfait tous les decrets de I'Assemblee: il citait ^ sa barre les citoyens, il les faisait arreter, il remplissait les prisons; il exerpait la police generate de I'empire, il dis- ciplinait et perpetu:iit en lui I'insurrection; il etait la conjuration en permanence, modele de I'institution de tyrannic qu'exerpa depuis le comite de salut public. Danton, s'appuyant h. la fois sur son pouvoir legal de ministre de la justice au conseil executif, et sur son pouvoir populaire dans le comite de surveillance de la commune, donnait a ses ordres, comme minis- tre, la force de I'insurrection et a I'insurrec- tion la force de la loi. C'etait le consulat de Calilina. Rien ne pouvait lui resister. Si cet horn me revait un crime, ce crime devenait un acte du gouvernement. S"il n'en meditait pas un, il souffrait du moins qu'on le preparat, dans I'ombre, autour de lui. II renouvelait a desseia les membres du comite pour que le moment de I'execution ne trouvat pas, dans la conscience d'un seul de ces hommes, plus de scrupule et plus d'hesitation que dans la sienne. II laissait, des le 29 aout, eclater quelques symptomes significatifs de sa pensee devant I'Assemblee nationale. XX. C'etait a la seance de nuit. L'Assemblee, ebranlee par le contre coup des nouvelles de la frontiere, cherchait a prendre mesures sur me- sures, pour egaler le devoucment aux dangers. Les motions succedaient aux motions. Ver- gniaud. (juadet, Biissot. Gensonne, Lasource, Chambon, Ducos frappaient du pied la tribune pour en faire sortirdes defenseurs de la patrie. On votait des hommes, des chevaux, des armes, des requisitions. Danton entre dans la salle, a la tete de ses collegues, et monte a la tribune avec I'attitude d'un homme qui porte une solu- tion dans sa tete. Le silence de I'attente s'eta- blit il son aspect. s Le pouvoir executif, dit-il, me charge d'en- tretenir I'Assem'jlee nationale des mesures qu'il a prises pour le salut de I'empire. Je mo- tiverai ces mesures en ministre du peuple, en ministre revolutionnaire. L'ennemi menace le royaume, mais l'ennemi n'a pas pris Longwy. On rxagerenos revers. Cependantnos dangers sont grands. II faut que I'Assemblee se montre digne de la nation. C'est par une convulsion que nous avons renverse le despotisme, ce n'est que par une grande convulsion nationale que nous ferons retrogader les despofes! Jusqu'ici nous n'avons fait que la guerre simulee de La Fayette, il faut faire une guerre plus terrible. II est temps de pousser le peuple a se precipi- ter en masse sur ses enneiuis! On ajusqu'Ji ce moment ferme les portes de la capitiile, et Ton abienfait: il etait important de se saisir des traitres ; mais, y en eijt-il trente mille a arreter, il faut qu'ils soient arretes demain, et que de- main, a Paris, on communique avec la France entiere ! Nous demandons que vous nous auto- risiez Ji faire des visites domiciliaires. Que di« D E S (t 1 R O N D I N S . 399 rait la France, si Paris, dans la stupeur, atten- dait immobile I'arrivee des ennemis? Le peu- ple franfais a voulu etre libre, il le sera, s Le ministre se tait. L'Assemblee s'etonne; le de- cret passe. Danton sort et court au conseil ge- neral de la commune, prepare h I'obeissance par ses confidents. II demande au conseil de « decreter seance tenante les mesures neces- saires au coup d'Etat national dont le pouvoir executif assume la responsabilite : au rappel des tambours, qui battra dans la journee du lendemain, tous les citoyens seront tenus dc reutrer dans leurs maisons. La circulation des voitures sera suspendue a deux heures. Les sections, les tribunaux, les clubs seront invites a n'avoir point de seances, de peur de distraire I'attention publique des necessites du moment. Le soir, les maisons seront illuminees. Des commissaires choisis par les sections, et ac- com[)agnes de la force publique, penetreront, au nom de la loi, dans tous les domiciles des citoyens. Chaque citoyeu declarera et remettra ses armes. S'il est suspect, on fera des recher- ches; s'il a menti. il sera arrete. Tout particu- lier qui sera trouve dans un autre domicile que le sien sera declare suspect et incarcere. Les maisons vides ou qu'on n'ouvrira pas seront scellees. Le commandant general Santerre requerra les sections armees. II formera un second cordon de gardes autour de I'enceinte de Paris pour arreter tout ce qui tenterait de fuir. Les jardins, les bois, les promenades des environs seront fouilles. Des bateaux aimes intercepteront aux deux extremites de Paris le cours de la riviere, afin de former toutes les voies de la fuite aux ennemis de la nation. » Ces mesures decietees, Danton se retire au comite de surveillance de la commune et donne ses derniers ordres a ses complices. Le comite renouvele etait preside par Marat. Marat n'e- tait commissaire d'aucuue section, mais le con- seil general lui avait accorde la faveur excep- tionnelle d'assister aux seances par droit de patriotisme, et lui avait vote une tribune d'hon- neur dans son enceinte pour y rendre compte au peuple des deliberations. Les autres mem- bres etaient Panis, beau-frere de Santerre ; Le- peintre, Sergent, presidents de section ; Du- pleine, Lenfant, Lefort, Jourdeuil, Desfor- gues, Guermeur, Leclerc et Dufort, hommes dignes d'etre les collegues de Marat et les exe- cuteurs de Damon. Mchee, secretaire-grctfier; Manuel, procureur de la commune ; iJiilaut- Varennes, son substitut; Collot d'Herbois, Fa- bre d'Eglantine, Taliien, secretaire du con- seil general; Iluguenin, president; Hebert, et quelques autres parmi les chefs de la commune, soit qu'ils aient approuve, combattu ou tolere la resolution, la connurent. Des actes et des pieces irrecusables attestent que pour cette convulsion populaire, predite et acceptee sinon provoquee par Danton, tout fut prem^dite et prepare d'avance, executeurs, victimes, et jus- qu'aux tombeaux. Le mystere a couvert les deliberations de ce conciliabule. On sait seulement que Danton, faisant un geste horizontal, dit d'une voix apre et saccadee : 1 1I faut faire peur aux royalistes. i Plustard il temoigna lui-meme contre lui, dans ce mot fameux jete a la Convention en reponse aux Girondins qui I'accusaient du 2 septembre: I J'ai regarde mon crime en face, et je Tai com mis. i XXL I Avant minuit, Maillard, le chef des hordes du 6 octobre, fut averti de rassembler sa milice de sicaires pour une prochaine expedition dont I'heure et les victimes lui seraient designees plus tard. On lui promit, pour ses hommes, une haute solde de tant par meurtre. On le chargea de retenir les tombereaux necessaires pour charrier les cadavres. Enfin, deux agents du comite de surveillance se presenterent, le 28 aout, a six heures du matin, chez le fossoyeur de la paroisse de St- Jacques-du-Haut-Pas; ils lui enjoiguirent de prendre sa beche etde les suivre. Arrives sur I emplacement des carrieres qui s'etendent en dehors de la barriere Saint-Jacques et dont quelques unes avaient servi de catacombes a. I'epoque du deplacement recent des cimetieres de Paris, les deux inconnus deplierent une carte et s'orienterent sur ce champ de mort. Ils reconnurent, h des signes traces sur le sol et rappeles sur la carte, I'emplacement de ces souterrains refermes. lis marquerent eux- memes, d'un revers de beche, la ligne circulaire d'une enceinte de six pieds de diametre, oii le fossoyeur devait faire creuser pour retrouver I'ouverture du puits qui descendait dans ces abimes. lis lui remirent la somme necessaire au salaire de ses ouvriers. Ils lui recomman- derent de veiller a ce que I'ouvrage ffit acheve le quatrieme jour, et se retirerent en imposant le silence. Le silence ne couvrit qu'imparfaitement ces funestes ajjprets. L^n bruit sourd, circulant dans les prisons, donna aux victimes le pressen- timent du coup. Les geolicrs et les porte-clefs refurent et transmirent des avertissementa obscurs. Danton, cruel en masse, capable de pitie en detail, cedant aux sollicitations de I'amitie et aux propres mouvements de son cnnur, fit rela- cher, la veille. quelques prisonniers au sort desquels on I'interessa. Ordoniiant le crime par ferocite de systeme et non par ferocite de nature, il semblait heureux dc se derober a lui- meme des victimes. M. de Marguerie, oftlcier superieur de la garde constitutionnelle du roi ; I'abb^ Lhomond, grammairien celebre ; quel- ques pauvres prctres des 6coles chretiennes, 300 HISTOIRE qui avaient donne leurs soins a I'education de Danton, lui durent la vie. Marat, sur I'ordre du ministre, fit elargir ces prisonniers. II en mit lui-meme un certain nombre a I'abii du coup qu'on allait frapper. Le coeurde Thomme n'est jamais si inflexible que son e«prit. L'ami tie de Manuel sauva Beaumarchais, I'auteurde la comedie de Figaro, ce prologue d'une revo- lution conimencee par le rire et finissant par la hache. Manuel alia lui-raeme a la prison des Carmes placer une sentinel le h la porle des quatre anciens religieux de cette luaison a qui Ton avait accorde d'y finir leurs jours. Ces vieillards survecurent seuls. J Is n'etaient point connus de Manuel; mais leur sang etait inutile, il fut epargne. Ij'abbe Berardier, principal du college Louis- le Grand, sous lequel Robespierre et Camille Desmoulins avaient etudie, reput un sauf-con- duit, d'une main inconnue, le jour du massacre. Ces preparatifs, ces avertissements, ces excep- tions prouvent une premeditation. Camille, dans la confidence de toutes les palpitations de la pensee de Danton, ne pouvait ignorer le plan d'egorgement organise. II etait impossible aussi que Santerre, commandant en chef des gardes nationales, et dont I'inaetion etait neces- saire pendant trois jours a la perpetration de tant de meurtres, n'eut pas une insinuation de Danton. Santerre instruit, Pethion ne pouvait pas tout ignorer: le commandant de la force civique relevait du maire de Paris. Les demi- raots, les confidences equivoques, les signes d'intelligence, entre des conjures qui siegent. qui delibeient, qui agissent presqu'h decouvert en face les uns des autres, dans un conseil de centquatre-vingtnie.i.bres, nepouvaientechap- per h Pethion. XXII. Les rapports de la police municipale, appor- tes d'heure en heure a la mairie, ne se taisaient pas sur les choses, les hommes, les armes qu'on disposait pour I'evenement. Comment ce qui etait connu aux prisons fut-il reste inconnu h I'Hotel de-Ville? L'acte accompli, tout le monde s'est lave du sang. Apres I'avoir rejete long-temps sur un mouvemenl soudain et ine- sistible de la colere du peuple, on a voulu cir- conscrire le crime dans le plus petit nombre possible d'executeurs. L'histoire n'a pas de ces complaisances. La pensee en appartient a Ma- rat, ['acceptation et la responsabiiite a Danton, I'execution au conseil de surveillance, la com- plicite a plusieurs, la lache tolerance fi presque tons. Les plus courageux, sentant leur im- puissance a empecher I'assassinat, feignirent de I'ignorer pour n'avoir ni a I'approuver ni h le prevenir. lis s'ecarterent, ils gemirent. ils 86 tureiit. Pour la garde nationale, pour I'As- semblee, pour le cou-:eil general de la com- mune, ce fut un crime de reticence. On de- tourna les yeux pendant qu'il se commettait. On ne I'execra tout haut qu'apres. Dans I'ame de Marat ce fut ardeur pour le sang, remede supreme d'une soci6te qu'il voulait tuer pour la ressusciter selon ses reves ; dans I'esprit de Danton ce fut un coup d'Etat de la politique. Danton raisonoait son crime avant de I'ordon- ner. II lui etait aussi facile de I'empecher que de le permettre. II s'en deguisa h lui-meme I'atrocite. t Nous n'assassineronspas, dit ildans sa derniere conference avec le conseil de sur- veillance, nous jugerons; aucun innocent ne perira. I Danton voulut trois choses: la pre- miere, secouer le peuple et le compromettre tellement dans la cause de la Revolution, qu'il ne put plus reculer et qu'il se precipitat aux frontieres, tout souille du sang des royaiistes, sans autre esperance que la victoire ou la mort ; la seconde, porter la terreur dans I'ame des royaiistes, des aristocrates et des pretres ; enfin, la troisieme, intimider les Girondins, qui com- mencaient a murmurer de la tyrannic de la commune, et montrer a ces ames faibles que s'ils ne se faisaient pas les instruments du peuple, ils en pourraient bien etre les victiraes. Mais Danton fut pousse au meurtre par une cause plus personnelle et moins theorique: son caractere. II avait la reputation de I'energie, il en eut I'orgueil. II voulut le deployer dans une mesure qui etonnat ses amis et ses enne- mis. II prit le crime pour du genie. II meprisa ceux qui s'arretaient devant quelque chose, meme devant I'assassinat en masse. II s'admira dans son dedain de remords. II consentitn etre le phenomene de I'emportement revolution- naire. II y eut de la vanite dans son forfait. II crut que son acte, en se purifiant par I'inten- tion etpar lelointain, perdrait deson caractere; que son nom grandirait quand il serait en pers- pective, et qu'il serait le colosse de la Revolu- tion. II se Irompait. Plus les crimes politiques s'eloignent des passions qui les font commettre, plus ils baissent et palissent aux regards de la posterite. L'histoire est la conscience du genre humain. Le cri de cette conscience sera la condamnation de Danton. On a dit qu'il sau- va la patrie et la Revolution par ces meurtres, et que nos victoires sonf leur excuse. On se trompe comme il sest trompe. Un peu|)le qu'on aurait besoin d'enivrer de sang pour le pousser a defendre sa patrie serait un peuple de scele- nits et non un pcnple de heros. L'heroisme est le contraire de I'assassinat. Quant a la Re- volution, son prestige etait dans sa justice et dans sa moralite. Ce massacre allait la souiller aux yeux de rEuro|)e. L'F.urope pousserait, il est vrai, un cri d'horreur; mais I'horreur n'est pas du respect. On ne sert pas les causes que Ton deslionore. LIVRE VINGT-CINQUIEME. I. A peine Danton etait-il sorti du comite secret de la commune, que la ville, avertie par le rap- pel des tambours, s'arreta tout a coup, comme une ville morte dont une catastrophe soudaine aurait disperse tous lea habitants. Bien que le soleil serein de I'ete eclairat les cimes des arbres des Tuileries, du Luxembourg, des Champs-Elysees. des Boulevards, ces prome- nades, les places, les lues etaient entierement desertes. Le sourd roulement des voitures, qui est le bruit de la vie et comme le niurmure de ces courants d"hommes, avait cesse. On n'en- tendait que le bruit des pottes et des fenetres que les habitants refermaient precipitamment sur eux comine a I'approche d'un ennemi pu- blic. Des bandes d'hommes armes de piques, des patrouilles de federes, des detachements de Marseillais et de Brcstois sillonnaient, a pas lents, les difterents quartiers. Santerre, a la tete d'un etat-major compose de quarantehuit aides de-camp fournis par les sections, visilait, a cheval, les postes. Les barrieres etaient fer- mees et gardees par les Marseillais. En dehors des barrieres les sections formaient une seconde enceinte de sentinelles. Toute communication etait interceptee entre la campagne et Paris; la ville tout entiere au secret etait comme un prisonnier dont on tient les membres pendant qu'on le fouille et qu'on I'enchaine. L'eau du fleuve etait aussi captive que le sol. Des flottilles de bateaux remplis d'hommes armes naviguaient sans cesse au mi- lieu de la Seine, interceplant toute communi- cation entre les deux rives. Les parapet** des quais. les arches des ponts, les toils des bateaux de bains ou de blanchissage sur la riviere, etaient herisses de factionnaires. De temps en temps un coup de fusil, parti d'un de ces points eleves, atteignait des fugitifs clierchant asile jusque dans I'embouchure des egouts. Plusieurs ouvriers des ports furcnt ainsi tues en soitant de leurs bateaux ou en voulant y rentrer. L'heure une fois sonnee, tout pas dans la ville etait un crime. Des escouades de piques arretaient tous ceux qu'un hasard, une impru- dence, une necessife de la vie avaient attardes. Pendant que les rues etaient aiusi evacuees, ' I'interieur des inaisons etait dans I'attente et dans la terreur. Nui ne savait s'il serait inoo- 1 cent ou criminel aux yeux des visiteurs, et s'il n'alhit pas etrearrache a son foyer, h. sa femme a ses enfants. Une arme non declaree etait motif d'accusa- tion ; declaree, elle etait temoignage de suspi- cion. Un signe quelconque de royalisme, ua uniforme de la garde du roi, un cachet, un boulon d'habit aux armes royales, un portrait, une correspondance avec un ami ou avec un parent emigre, Thospitalite pretee a un etran- ger dont le sejour dans la maison ne s'expliquait pas, tout pouvait etre un titre de mort. La de- nonciation d'un ennemi, dun voisin, d'un do- mestique faisait palir. Chacun cherchait ^ in- venter pour soi, pour ses hotes, pour les objets que Ton voulait derober h la recherche, des tenebres, des retraites, des asiles, des cachettes qui troiipassent I'ceil des visiteurs. On descen- dait dans les caves, on monfait sur les toits, on rampait dans les conduits des cheminees, on excavait les murs. on y pratiquait des niches recouvertes par des armoires ou des tableaux, on dedoublait les plauchers, on s'y glissait entre les solives et les parquets, on enviait le sort des reptiles. Aux coups de marteau des commissaires k la porte de la maison, la respiration etait sus- pendue. Ces commissaires montaient, esrortes d'hommes des sections le sabre nu a la main, et la plupart ouvriers connaissant tontes les pratiques par lesquelles on pent rendre com- plices d'un recelement les murs, les meu- bles, le bois, les lits, les matelas, la pierre. Des serruriers, munis de leurs outils, ouvraient les serrures, enfoncaient les portes. sondaient les planchers, dejouaient toutes les ruses de la lendresse, de rhospitalite,de la peur. Cinq mille suspects furent enleves de leurs maisons ou de leurs asiles dans le court espace d'une nuii. On en decouvrit jusque dans les lits des malades dans les hopifaux oil ils etaient alles partager la couche des mourants et des morts. La hainc des sicaires de Danton Cut plus ingeriii use que la peur. On arreta jus- qu'aux trois freres Sanson, bourreaux de Paris, coupables d'avoir prete machinalement leur guiliutinc aux vengeances de la royaute. Peu de royalistes echapperent. Paris fut vide de tous ceux (|ui n'avaicnt pas pu fuir ses murs depuis le 10 aout. 302 H I S T O I R E II. Le lendemain, aujour, le depot de la mairie, les sections, les anciennes prisons de Paris et les couvents. convertis en prisons, regorgeaient de captifs. On les interrogea sommairement. On en lelacha la moitie, victimes de I'erreur, de la precipitation, de la nuit, et reclames par leurs sections. Le reste fut distribue au hasard dans les prisons de VAhbaye Saint- Germain, de la Conciergerie, du Clidtclcf. de la Force, du Luxtmhourg, et dans les anciens monasteres des Bemardins, de Saint-Firmin, des Cannes. Bictlre et la Salpetriere, ces deux grandes sen- tines de Paris, serrerent leurs rangs pour les recevoir. Les trois jours qui suivirent cette nuitfurent employes par les commissaires des sections a faire le triage des prisonniers. Le bruit du sort qu'on leur preparait etait seme de loin. On deliberait dejii leur mort. La section Poisson- niere les condamna en masse a I'egorgement. La section des Thermes demanda qu'on les executat sans autre jugement que le danger que leur existence faisait courir a la patrie. i II faut purger les prisons et ne pas laisser de traitres derriere nous en partant pour les fron- tieres! i tel etait le cri que Marat et Danton faisaient circuler dans les masses. Le peuple a besoin qu'on lui redige sa colere et qu'on le familiarise avec son propre crime. HI. Telle etait I'attitude de Danton, la veiile de ces crimes. Quant au role de Robespierre dans ces jour- nees, il fut le role qu'il affecta dans toutes les crises: dans la question de la guerre, au 20 juin, au 10 aout. II n'agit pas, il blama; mais il laissa I'evenemeut a lui-meme, et, une fois accompli, il I'accepta comme un pas de la Re- volution, sur lequel il n'y avait plus a revenir. II ne voulut pas laisser a dautres le pas de la popularite sur lui; il se lava les mains de ce sang et il le laissa repandre. Mais son credit, inferieur a celui de Danton et de Marat au con- seil de la commune, ne lui donnait pas alors la force de rien empecher. II etait comme Pe- thion, dans I'ombre. Ces hommes, ainsi que les Girondios, voyaient transpirer les projets de Marat et de Danton ; mais, impuissants a les prevenir, ils aftcctaient de les ignorer. Un fait recemment revele a I'histoire par un confident de Robespierre et de Saint-Just, survivant de ces temps sinistres, prouve la justesse de ces conjectures sur la part de Robespierre dans I'execution desjournees de septembre. IV. En ce temps-la, Robespierre et le jeune Saint-Just, I'un deja celebre, I'autre encore obscur, vivaient dans cette intimite familiere qui unit souvent le maitre et le disciple. Saint- Just, deja mele au mouvement du temps, sui- vait et devanrait de I'oeil les crises de la Revo- lution, avec la froide impassibilite d'une logique qui rend le coeur sec comme un sysleme et cruel comme une abstraction. La politique etait. a ses yeux, un combat a mort, et les vain- cus etaient des victimes. Le 2 septembre, a onze heuresdu soir. Robespierre et Saint-Just sortirent ensemble des Jacobins, harasses des fatigues de corps et d'esprit d'une journee pas- see tout entiere dans le tumulte des delibera- tions et grosse d'une si terrible nuit. Saint-Just logeait dans une petite chambre d'hotel garni de la rue Sainte-Anne. non loin de la maisoo du menuisier Duplay habitee par Robespierre. En causant des evenements du jour et des menaces du lendemain, les deux amis arriverent a la poite de la maison de Saint- Just. Robespierre, absorbe par ses pensees, monta, pour continuer I'entretien, jusque dans la chambre du jeune homme. Saint-Just jeta ses vetements sur une chaise et se disposa pour le sommeil. — tt Que fais-tu done ? lui dit Ro- bespierre. — Je me couclie, repondit Saint- Just. — Quoi ! tu peux songer a dormir dans une pareille nuit! reprit Robespierre, n'en- tends-tu pas le tocsin ! Ne sais-tu pas que cette nuit sera peutetre la derniere pour des mil- liers de nos semblables, qui sont des hommes au moment ou tu t'endors, et qui seront des cadavres a I'heure oii tu te reveilleras ? — Belas ! repondit Saint-Just, je sais qu'on egor- gera peut-etre cette nuit, je le deplore, je voii- drais etre assez puissant pour nioderer les con- vulsions d'une societe qui se debat entre la liberte et la mort; mais que suisje ? et puis, apres tout, ceux qu'on immolera cette nuit ne sont pas les amis de nos idees ! Adieu, u Et il s'endormit. Le lendemain, au jioint du jour, Saint-Just en s'eveillant vit Rooespierre qui se promenait a pas interrompus dans la chambre, et qui, de temps en temps, collait son front contre les vitres de la fenetre, regardant le jour dans le ciel et ecoutant les bruits dans la rne. Saint- Just, etonne de revoir son ami de si grand matin 5 la meme place. '. I'AbbMye dans la cour. Ce poste avait ordre de laisser entrer. mais de ne pas laisser ressortir. On efltdit qu'il etait place la pour pro- teger I'assassinat. CJn seul de ces deputes osa franchir cette voiite. e Es-tu las de vivre ! » lui dirent les egorgeurs. On conduisit ce depute a Maillard. M lillard lui fit remettre les deux prisonniers qu'il demandait. Le depute traversa de nouveau la cour avec ces detenus. Des tor- ches eclairaient des piles de cndavres et des lacs de sang. Les egorgeurs. assis sur ces restes. <;omme des moissonneurs sur des gerbes, se re- posaient, fumaient, mangeaient, buvaient tran- quillement. t Veux-tu voir un coeur d'aristo- crate ? lui dirent ces bouchers d'hommes, tiens ! regardel » En disant ces mots. Tun d'eux fend le tronc d'un cadavre encore chaud, arrache le coeur. en exprime le sang dans un verre, et le boit aux yeux de Bisson; puis, lui presentant le verre, il le force d'y tremper ses levres, et n'ouvre passage aux prisonniers qu'a ce prix. Les assassins eux-memes laisserent plusieurs fois leur sanglant ouvrage, et se laverent les pieds et les mains pour aller remettre a leurs families les personnes acquittees par le tribunal. Ces hommes refuserent toutsalaire. i La na- tion nous paie pour tuer, disaient-ils, mais non pour sauver. i Apres avoir remis un pere a sa fiile, un fils a sa mere, ils essuyaient leurs larmes d'attendrissement pour aller recommen- cer a egorger. Jamais massacre n'eut plus I'ap- parence d'une tache commandee. L'assassi- nat, pendant ces jours, etait devenu un metier de plus dans Paris. XV. Pendant que les tombereaux commandespar les agents du comite de surveillance charriaient les cadavres et le sang de I'Abbaye, trente egorgeurs epiaient depuis le matin les portes des Carmes de la rue de Vaugirard, attendant le signal. La prison des Carmes etait I'ancien couvent, immense edifice perce de cloitres, flanque d'une eglise, entoure de cours, de jar- dins, de terrains vagues. On I'avait converti en prison pour les pretres condamnes a la depor- tation. La gendarmerie, la garde nationale y avaient des postes. On avait, a dessein, affaibli ces postes le matin. Les assassins, qui for- cerent les portes vers six heures du soir, les refermerent sur eux. Ceux qui commencerent le massacre n'avaient rien du peuple, ni dans le costume, ni dans le langage, ni dans les armes. C'etaient des hommes jeunes, bieo ve- tus, armes de pistolets et de fusils de chasse. Cerat, jeune seide de Marat et de Danton, marchait h leur tete. On reconnaissait dans sa troupe quelques-uns des visages exaltes qu'on voyait habituellement aux tribunes du club des Cordeliers. Pretoriens de ces agitateurs qu'on appelait, par allusion au couvent oii se tenaient les seances, « les freres rouges de Danton, t ils portaieht le bonnet rouge, une cravate, un gilet, une ceinture rouges, symbole significatif jiour accoutumer les yeux et la pen^ee a la couleur du sang. Les directeurs du massacre crai- gnirent que I'ascendant des pretres sur le bas peuple ne fit reculer les egorgeurs devant des assassinats sacrileges, lis recruferent. dans les ecoles, dans les \\f\i\ de debauche et dans les clubs, des executeurs volontaires an dessus de CCS scrupules, et que la haiu'' de la superstition poussat d'eux-memes a Tassassinat des pretres. 310 HISTOIRE Des coups de fusil tires daus les cloitres et dans les jardins sur quelques vieillards qui s'y promenaient furent le signal du massacre. De cloitre en cloitre. de cellule en cellule, d'aibre en arbie, les fugitifs tombaient blesses ou morts sous les balles. On faisait rouler sur les esc.a- liers, on jetait par les fenetres. les cadavres de ceux qui avaient succombe a la decharjje. Des hordes bideuses d'horames en haillons, de femmes. d'enfants, attires de ces quartiers de misere par le bruit de la fusillade, se pres- saient aux portes. On les ouvrait de temps en temps, pour laisser sortir des tombereaux atte- les de chevaux magnifiques, pris dans les ecu- ries du roi. Ces chariots fendaient lentement la foule, laissant derriere eux une longue trace de sang. Sur ces ])iles ambulantes de cadavres, des femmes, des enfants assis, trepignant de joie. riaient et montraient aux passants des lambeaux de chair humaine. Le sang rejaillis- sait sur leurs habits, sur leurs visages, sur leur pain. Ces bouches livides, hurlant la Marseil- laise, deshonoraient le chant de I'heroisme en I'associant h Tassassinat. Le peuple have qui suivait les roues repetait ea choeur les refrains, et dansait autour de ces chars comme autour des depouilles triomphales du clerge et de I'aristocratie vaincus. Le petit nombre des as- sassins, le grand nombre des victimes, I'im- mensite du batiment, I'etendue du jardin, les murs. les arbres, les charmilies qui derobaient aux balles les pretres courant fa et la pour fuir la mort, ralentirent I'execution. La nuit tom- bante allait les proteger de son ombre. Les executeurs formerent une enceinte, comme dans une chasse aux betes fauves, autour du jardin. En se rapprochant pas a pas des bati- ments, ils forcerent a coups de plat de sabre tous les eoclesiastiques a se rabattre dans I'e- glise. lis les y renfermerent. Pendant que cetle battue s'operait au dehors, une recherche generale dans la maison refoula de meme dans I'eglise les pretres echappes aux premieres decharges. Les assassins rapporterent sur leurs propres bras les pretres blesses qui ne pouvaient marcher. Une fois parquees dans cette enceinte, les victimes, appelees une k une, furent entrain^es par une petite portc qui ou- vrait sur le jardin, et immolees sur I'escalier. L'archeveque d'Arles, Dulau, le plus age et le plus venere de ces martyrs, les edifiait de son attitude, et les encourageait de ses paroles. L'eveque de Beauvais et I'eveque de Saintes. deux freres de la maison de La Rochefoucauld, plus unis par le cceur que par le sang, s'em- brassaient et se rejouissaient de raourir en- semble. Tous priaient, presses dans le chcEur, autour de I'autel. Ceux qui etaient appeles pour mourir recevaient de leurs freres le baiser de paix et les prieres des agonisants. L'archeve- que d'Arles fut appele un des premiers. — « C'est done toi, lui dit ua Marseillais, qui as fait coulftr le sang des patriotes d'Arles? Moi, repondit l'archeveque, je n'ai fait de mal a qui que ce soit dans ma vie! s A ces ir.ots. l'archeveque recoit un coup de sabre au visage. II reste impassible et debout. II en recoit un second qui couvre ses yeux d'un voile de satjg. Au troisieme, il tombe, en se soutenant sur la main gauche, sans proferer un gemissement. Le Marseillais le perce de sa pique, dont le bois se brise par la force du coup. II monte sur le corps de l'archeveque, lui an-ache sa croix, et la montre comme un trophee a ses compagnons. L'eveque de Beauvais embrasse I'autel jus- qu'au dernier moment, puis il marche vers la porte avec autant de calme et de majeste que dans les saintes ceremonies. Les jeunes pre- tres le suivirent jusqu'au seuil, oii il les benit. Le confesseur du roi, Hebert, superieur des Eudistes, consolateur de Louis XVI dans la nuit du 10 aoCit, fut immole ensuite. Chaque minute decimait les racgs dans le choeur. II n'y avait plus que quelques pretres assis ou agenouilles sur les degres de I'autel. Bientot il n'y en eut plus qu'un seul. L'eveque de Saintes, qui avail* eu la cuisse cassee dans le jardin, etait couche sur un ma- telas dans une chapelle de la neP. Les gen- darmes du poste entouraient sa couche et le cachaient aux yeux. Mieux armes et plus nom- breux que les executeurs, ils auraient pu de- fendre leur depot. Ils assisterent I'arme au bras au meurtre. lis livrerent l'eveque de Saintes comme les autres. — i Je ne refuse pas d'aller mourir avec mon frere, repondit I'eveijue quand on vint I'appeler; maisj'ai la cuisse cassee, je ne puis me soutenir ; aidez-moi a marcher, et j'irai avec joie au supplice. > Deux de ses meurtriers le soutinrent en passant leurs bras autour de son corps. II tomba en les remer- ciant. C'etait le dernier. II etait huit heures. Le massacre avait dure quatre heures. XV. Les tombereaux emporterent cent quatre- vingt-dix cadavres. Les raassacreurs se disper- serent et coururent aux autres prisons. Le sang altere et n'assouvit pas. II coulait dejn dans les neuf prisons de Paris. La prison de la Force renfermait, apres I'Ab- baye, les prisonniers les plus signales h I'exter- mination du peuple. On y avait jete les hommes et les femmes de la cour arretes le 10 aout. A I'heure ou Mailla?d instituait son tribunal k I'Abbaye. deux membres du conseil de la com- mune. Hubert et Lhuilier, s'erigeaient d'eux- momes en juges souverains dans le guichet de la Force. L;i, les memes signes de premedi- tation dans I'attentat. la meme invasion d'une horde de soixante executeurs, la meme disci- pline dans I'assassinat, les memes formes d'in- DES GIRONDINS. 311 terrogatoire et de jugement, les memes soins ! pour eponger le sang, les memes tombereaux pour empiler les corps, les memes mutilations des cadavres, les memes jeux avec les tetes cou- pees, la meine indifference brutale des hour- i reaux, mangeant, buvant, dansant, pietinant sur | les membres des victimes; les memes torches, i eclairant la nuit les memes saturnales et se re- verberant dans un lac de sang; enfin la meme ! impassibilite de la force publique, assistant et j consentant aux egorgements. Cent soixante tetes roulerent, en deux jours, sous le sabre et sous les pieds des meurtriers. Heberl et Lbuilier en sauveient dix. parmi lesquelles plusieurs femmes de la reine. Quel prix paya leur salut? On ne le vit pas compter dans la main des juges. Mais le glaive, qui s'a- battit sans pitie sur les plus obscures et les plus pauvres, epargna les plus illustres et les plus riches. On marchanda le sang goutte ^ goutte. On fit payer la pitie. Une seule de ces victimes, rachetee dans J'intention des juges, ne put echapper au sup- plice. Hebert et Lhuilier voulaient la sauver. Ud cri la perdit. Elle tomba entre le tribunal et la rue. C'etait la princesse de Lamballe. Cette jeune veuve du fils du due de Penthievre etait une princesse de Savoie-Caiignan. Sa beaute et les charmes de son ame lui avaient attir6 I'attachement passionne de Marie- An- toinette. La chaste afl'ection de la princesse de Lamballe n'avait repondu aux odieux soup- cons du peuple que par un hero'ique devoue- mentaux infortunes de son amie. Plus la reine tombait, plus la princesse s'attachait a sa chute. Elle mettait sa volupte dans le partage des re- vers. Pethion lui avait accorde de suivre sa royale amie au Temple. La commune, plus implacable, I'avait envoye prendre dans les bras de la reine et I'avait jetee a la Force. Le beau- pere de madame de Lamballe, le due de Pen- thievre, I'adorait comma sa propre fille. XVL Le due de Penthievre vivait retire au chd- teau de Bizy. en Normandie. L'amour du peuple y protegeait sa vieillesse. II savait la captivite de sa belle-fille et les dangers qui me- nafaient les prisons. II veillait de loin sur ses jours. Un negociateur secret de sa mai.=oii, muni d'une somme de cent mille ecus, s'etait rendu, par I'ordre du prince, a Paris, et avait achete d'un des principaux agents de la com- mune le salut de la princesse de Lamballe. D'autres agents ioferieurs, domestiques ou fa- miliers de la maison de Penthievre, avaient ete repandus dans Paris, charges par le due de lier amitie avec les hommes dangereux qui ro- daient autour des prisons, de s'insinuer dans leurs confidences, d'epier le crime et de le pr6- venir en tentant la cupidite des assassins. Toutes ces mesures, dont le centre etait I'botel de Toulouse, palais du due. avaient reussi. A la commune, parmi les juges, parmi les execu- teurs, des yeux veillaient sur la princesse. Elle parut une des dernieres devant le tribu- nal. Elle avait ete epargnee le jour et la nuit du 2 septembre, comme pour donner au peuple le temps de s'assouvir avant de lui derober cette proie. Enfermee seule avec madame de Na- varre, une de ses femmes, dans une ohambre haute de la prison, elle entendait de la. depuis quarante hcures, le tumulte du peuple, les coups des assommeurs, les gemissements des mourants. Des voix qui pronon^aient son nom montaient jusqu'a ses oreilles. Malade, cou- chee sur son lit, passant des convulsions de la terreur a I'aneantissement du sommeil, reveil- lee en sursaut par des songes non moins affreux que les contre-coups du meurtre sous sa fe- netre, elle s'evanouissait a chaque instant. A quatre heures, deux gardes nationaux entrerent dans la chambre de la princesse et lui ordon- nerent. avec une rudesse feinte, de se lever et de les suivre a I'Abbaye. Ne pouvant qu'a peine se soulever sur son seant et se soutenir sur le coude, elle supplia ses bienfaiteurs de la laisser oii elle etait, aimant autant, disait-elle, mourir la qu'ailleurs. Un de ces hommes se pencha vers son lit, et lui dit a Toreille qu'il fallaiC obeir et que son salut en dependait. Elle pria les hommes qui elaient dans sa chambre de se retirer, s'habilla promptement et descendit I'es- calier soutenue par le garde national qui sem- blait s'interesser a son salut. Hebert et Lhuilier Tattendaient. A I'aspect de ces figures sinistres, de cet appareil de crime, de ces bourreaux aux bras teints de sang en- tr'ouvrant la porta de la cour ou I'on entendait tomber les victimes, la jeune femme perdit I'u- sage de ses sens, glissa dans les bras de sa femme de chambre et revint lentement a la vie. Apres un bref interrogatoire : Le due rcferma la fenetre et s'eftbrpa de rassurer sa favorite. (t Pauvre femme, dit-il en parlant de la prin- cesse, si elle m'avait cru, sa tete ne serait pas la ! J Puis il s'assit et resta sileocieux et morne jusqu'a la fin du repas. Ses ennemis I'accuserent d'avoir designe cette tete au fer des assassins et d'avoir exige qu'on la lui pre- sentat pour assouvir sa vengeance et pour tranquilliser sa cupidite. II voyait une enne- mie dans I'amie de la reine, et il heritait, par la mort de madame de Lamballe, du douaire que les biens du due de Penthievre devaient h la veuve de son beau frere. Ces imputations (omberent devant la verite. La vie de cette femme etait indifferente a son ambition, sa mort n'ajoutait rien a sa fortune. Au mo- ment de I'assassinat, le due et la duchesse d'Orleans etaient separes de biens juridique- ment. Le douaire de madame de [>amballe ne grevait les biens futurs de la duchesse d'Or- leans que d'une faible rente de trente mille francs par an. Ce prix du sang etait audes- sous d'un assassinat et ne revenait pas meme k I'assassin. On rejetait sur le due d'Orleans tous les crimes auxquels on etait embarrasse d'assigner une cause : tristecondamnation d'une mauvaise renommee. On surprit souvent sa main dans les egarements du peuple, on crut la surprendre dans ce sang : elle n'y etait pas. XIX. Quand la nuit fut venue, un inconnu, qui suivait pieusement de halte en halte le cortege, acheta des assassins a pi'ix d'or la tete de la princesse encore ornee de sa longue chevelure. II la purifia du sang et de la boue qui souil- laient ses traits, scella la tete dans uncoffrede plomb et la remit aux serviteurs du due de Penthievre pour que cette partie de son beau corps reput au moins la sejjullure dans le tombeau de sa famille. Le due de Penthievre attendait dans I'angoisse les nouvelles que la rumeur publique apportait jusqu';\ son chateau de Bizy. A la reception de ces cheres de- pouilles, sa fille, epouse du due d'Oileans, et ses serviteurs essayerent en vain de composer leur visage pour derober au vieillard la con- naissance de cet attentat. Le prince lut son malhenrdans leurs yeux. II leva les mains au ciel: d Grand Dieu, s'ecria-t-il, i"i quoi servent la jeunesse, la beaute, toutes les tcndresses de la femme, puisqu'elles n'ont pu trouver grace DES GIRONDINS. 313 devant le peuple? Qu'est-ce done que le peu- \ pie ? I line se releva plus de son lit de larmes. Le service funebre fut ceiebre danssa chambre tendue de noir. i Je crois toujours I'entendre, disait-il dans ses derniers entretiens avec sa | fille. Je crois toujours la voir assise pres de la fenetre, dans ce petit cabinet. Vous souvenez- vous, ma fille, avec quelle assiduite elle y travaillait du matin au soir a des ouvrages de son sexe pour les pauvres? J'ai passe bien des annees avec elle; je n'ai jamais surpris une penseedans son ame qui ne fut pour la reine, pour moi ou pour les ma'lieureux ; et voila | I'ange qu'ils ont mis en pieces ! Ah ! je sens que cette idee creuse mon tombeau ! a 11 y i descendit sans s'etre un moment console. : XX. ! Le Chatelet. la Conciergerie. ou I'on enfer- mait les prevenus de delits ou de crimes civils et ou, dans I'insuffisance des prisons, on avait enferme des Suisses et des royalistes, furent visiles le lendemain par les exterminateurs de I'Abbaye et de la Force. La commune avait pris soin d'en extraire deux cents detenus pour dettes ou pour d'insignifiants delits. Elle n'avait laisse exposes au massacre que des vic- times coupables a sesyeux et devoueesd'avance aux hasards de ces journees. lie massacre y commenfa dans 'a matinee du 3 septembre. — Le tribunal insti tue pour juger les crimes du 10 aout tenait ses seances dans le palais. a quel- ques pas du lieu de I'execution. Les massa- creurs impatients n'attendaient pas sa justice trop lente. La mort devanpa les jugements, et la pique jngea en masse. Quatre-vingts cada- vres joncherent, en peu de minutes, la cour du palais. Pendant ce temps le tribunal jugeait encore. Le major Bachmann, qui avait rem- pla ce M. d'AftVy dans le commandement gene- ral des Suisses au TO aout, est appele devant les juges. Les assassins le rencontrent dans I'esca- lier qui conduit de la prison au pretoire. lisle respectent en sa qualitede victime de la loi. — Condamne a mort en cinq minutes. Bachmann monte dans la charrette qui doit le conduire au supplice. Debout, le front haut, I'ccil serein, la bouche fiere, martialement drape dans son manteau rouge d'uniforme com me un soldat qui se dispose au bivouac, il conserve en face de la mort ladignite du commandement. II jette un regard de dedain sur la foulc sanguinaire, qui s'agite sous les roues en demandant sa tete. La charrette traverse lentement la cour oil le peuple immole ses compatriotes et ses amis. — Bachmann ne s'attendrit que sur eux. Ceux des soldats qui attendent encore leur tour de i mourir s'inclinent respectueusement sur le pas- I sage de leur chef et scmbient reconnaitre leur I commandant jusque dans la mort. Le bour- reau qui le saisit est sa sauvegarde contre les J assassins, lis ne lui font grace qu'a la condition de I'echafaud. C'est son champ de bataille du jour. 11 y monte avec orgueil et y meurt en soldat. Deux cent vingt cadavresau Grand-Chatelet, deux cent quatre-vingt-neuf a la conciergerie furent depeces par les Iravnilleuis. Les as- sassins, trop peu nombreux pour tant d'ouvrage, delivrerent les detenus pour vol, a la condition de se joindre a eux. Ces hommes, rachetant leur vie par le crime, immolaient ainsi leurscom- pagnons de captivite, dont ils venaient de ser- rer la main. Plus de la moitie des prisonniers perit sous les coups de I'autre. Un jeune ar- murier de la rue Sainte-Avoye, detenu pour une cause legere et remarquabiepar sa stature et sa force, refut ainsi la liberte h la charge de preter ses bras aux assommeurs. L'amour instinctif de la vie la lui fit accepter^ ce prix. II porta en hesitant quelques coups mal assures. Mais, bientot revenant a lui, a la vue du sang, et re- jetant avec horreur I'instrument du meurtre qu'on avait mis dans sa main : i Non, non, s'ecrie t-il, p'utot victime quebourreau I j'aime mieux recevoir la mort de la main de seleiats comme vous que de la donner a des innocents desarmes. Frappez moi Ii II tombe et lave volontairement de sou sang le sang qu'il vient de repandre. D'Epiemesnil, reconnu et favorise par un garde national de Bordeaux, fut le seul detenu quiechappaau massacre du Chatelet. 11 s'evada, I un sabre teint de sang a la main, sous le cos- jtume d'un egorgeur. La nuit, le desordre, I'ivresse firent confondre le fugitif avec ses as- sassins. II enfonca jusqu'aux cheviiles dans la boue rouge de cette boucherie. Arrive a la j fontaine AJaubuee, il passa plus d'une heure a laver sa chaussure et ses habits pour ne pas I glacer d'effroi les botes auxquels i! allait de- I mander asile. Dans cette prison on anticipa le supplice de plusieurs accuses ou coudamnes n mort pour crimes civils. De ce nombre fut I'abbe Bardi, prevenu d'assassinatsur son propre frere. Hom- me d'une taille surnaturelle et d'une sauvage energie, il lutta pendant une demi heure contre ses bourreaux et en etoulfa deux sous ses genous. Une jeune fille d'une admirable beaute, con- nue sous le nom de la Belle Bonqueliere, ac- cusee d'avoir blesse, dans uu acces de jalousie, un sous oflicier des gardes-franr lises, son amant, devait etre jugee sous peu de jours. — Les assassins, parmi lesquels se trouvaient des vengeurs de sa victime et des instigate urs animes par sa rivale, devancercnt Tofiice du bourreau. Theroigne do Mericourt preta son genie ;i ce supplice. Atlachee nue a un poteau, les jaml)e3 ecarlees, les pieds clones au sol. on brflla avec des torches de paille enlhiminee le corps de la victime. On lui coupa les seins k 314 HISTOIRE coups de sabres ; on fit rougir des fers de pi- ques, qu'oa lui eofonpa dans les cbaiis. Em- palee eofin sur ces fers rouges, ses cris traver- saient la Seine et allaient frapper d'horreur les habitants de la rive opposee. Une cioquan- taine de femines delivrees de la Conciergerie par les tueurs preterent leurs mains a ces sup- plices et surpasserent les homnies en ferocite. Les cinq cent soixante-quinze cadavres du Chateiet et de la Conciergerie furent empiles en niontagnes sur le Pont-au-Change. Lanuit, des troupes d'enfants, apprivoises depuis trois jours au massacre, et doot les corps morts etaient le jouet, aliumerent des lampions au bord de ces monceaux de cadavres, et danse- rent la Carmagnole. La Marseillaise, chantee en cbceur par des voix plus males, retentissait aux memes heures aux abords et aux portes de toutes les prisons. Des reverberes, des lam- pions, des torches de resine melaient leurs clartes blafardes aux lueurs de la lune qui eclairait ces piles de corps, ces troncs haches, ces tetes coupees, ces flaques de sang. Pen- dant cette meme nuit, Henriot, escroc et es- pion sous les rois, assassin et bourreau sous le peuple, a la tete d'une bande de vingt a trente hommes, dirigpait et executait le massacre de quatre vingtdouze pretres, au seminaire de Saint-Firmin. Les satellites d'Henriot, pour- suivant les pretres dans les corridors et dans les cellules, les lanfaient tout vivants par les fenetressur une herse de piques, de broches et de baionnettes qui les perraient dans leur chute. Des femmes, a qui les egorgeurs laissaieot cette joie, les achevaient a coups de buche, et les trainaient dans les ruisseaux. II en fut de meme au cloitre des Bernardins. Mais dejfi les victin)es manquaient dans Paris a la soif de sang allumee par ces quatre-vingt- douze heures de massacre. Les prisons etaient vides. Henriot et les executeurs de ces meur- tres, au nombre de plus de deux cents, ren- forces par les scelerats qu'ils avaient recrutes dans les prisons, se porterent a Bicetre avec sept pieces de canon que la commune leur laissa impunement emmener. Bicetre, vaste egout ou s'ecoulait toute la boue du royaume pour purifier la population des fous, des mendiants ou des criininels incor- rigibles, contenait trois miile cinq cents dete- nus. Leur sang n'avait point de couleur politi- que ; mais, pur ou impur, c'etait du sang de plus. Les egorgeurs forcerent Jes poites de Bicetre, enfoncerent les cachots a coups de canon, arracherent les detenus et en firent une boucherie qui dura cinq jours et cinq nuits. L'eau, le fer et le feu servireiit h exterminer ses habitants. Les uns fuient inondes ou noyes duns les souterrains ou ils avaient cherch^ un refuge, les autres haches a coups de sabre, le reste mitraille dans les cours. Coupables ou .iaooceats, malades ou sains, vagabonds ou ia- digents, tout, jusqu'aux insenses a qui cette maison servait d'hospice, fut immole sans dis- tinction. L'econome, les aumoniers, les coa- cierges, les scribes de I'administration furent compris dans le massacre general. En vain la commune envoya des commissaires, en vain Pethion lui-meme vint haranguer les assas- sins, lis suspendirent a peine leur ouvrage pour ecouter les admonitions du maire. A des paroles sans force, le peuple ne prele qu'un respect sans obeissance. Les Egorgeurs ne s'arreterent que devant le vide. Le lendemain, la meme bande, d'enviroo deux cent cinquante hommes armes de fusils, de piques, de haches, de massues, fait irruption dans I'hopital de la Salpetriere, hospice et prison a la fois. La Sal- petriere ne renfermait que des femmes per- dues ; lieu de correction pour les vieilles, de guerison pour les jeunes, d'asile pour celles qui touchaieot encore a I'enfance. Apres avoir massacre trente-cinq femmes des plus agees, ils forcent les dortoirs des autres, les obligent a assouvir leur brutalite, egorgent celles qui resistent et emmenent en triomphe avec eux des jeunes filles de dix a douze ans, proie im- monde de la debauche raraassee dans le sang. XXL Pendant que ces proscriptions consternaient Paris, I'Assemblee envoyait en vain des com- missaires pour haranguer le peuple aux portes des prisons. Les egorgeurs ne suspendaient meme pas leur travail pour preter I'oreiile i ces discours ofFiciels. Les mots de justice et d'humanite ne resonnent pas dans le coeur de brutes ivres de vin et de sang. En vain le minis- tre de I'interieur, Roland, gemissant re son impuissance, ecrivit-il a Santerre de deployer la force pour proleger la surete des prisons ; Santerre ne parut que le troisieme jour pour demander au conseil general de la commune I'autorisation de reprimer les scelerats devenus dangereux a ceux-la memes qui les avaient laches sur leurs ennemis. Les tueurs venaient insolemment sommer la municipalite de leur payer leurs meurtres. Tallien et ses collegues n'oserent leur refuser le prix de ces journees de travail, et porterent sur les registres de la commune de Paris ces salaires a peine deguises sous des titres et sous des pretextes trans- parents. Santerre et ses detachements, arrives apres coup, eurent peine a refouler, dans leurs repaires, ces hordes allecheesde carnage. Ces hommes, nourris de crimes pendant sept jours, gorges de vin dans lequel on melait de la poudre a canon, enivres par la vapeur du sang, s'etaient exalles jusqu'a un etat de demence physique qui les rendait incapables de repos. La fievre de Texfermination les avait saisis. lis n'etaient plus bons qu'a tuer. Des que remploi leur manqua, beaucoup d'eatre eux DES GIRONDINS. 315 tournerent leur fureur centre eux-inemes. Quelques-uns, rentres chez eux, se repandi- rent en imprecations centre Pingratitude de la commune, qui ne leur avait fait aliouer que qunrante sous par jour. Ce n'etait pas un sou par victime pour ces assassinats au rabais. D'autres. tourmentes de remords, ne virent plus devant leurs yeux que les visages livides, les membres saignants, les entrailles fumantes de ceux qu'ils avaient egorges. lis tomberent dans des acces de folie ou dans une langueur sinistre, qui les conduisit en peu de jours au tombeau. D'autres enfin, signales h i'effroi de leurs voisins et odieux a leurs proches. s'eloi- gnerent de leur quartier, s'engngerent dans des batnillons de volootaires, ou, insatiables de crime, s'enrolerent dans les bandes d'assassins qui allerent continu^r a Orleans, a Lyon, h Meaux, a Reims, ii Versailles les proscriptions de Paris. De ce nombre furent Chariot, Gri- zon, Hamin, le tisserand Rodi, Henriot. le garcon boucher Allaigre, et un negre, nomme Delorme, amene a Paris par Fournier I'Ame- ricain. Ce noir, infatigableau nieurtre, egorgea ^ lui seul plus de deux cents prisonniers pen- dant les trois jours et les trois nuits du massa- cre, sans prendre d'autre relache que les courtes orgies ou il allait retremper ses forces dans le vin. Sa chemise rabattue sur sa ceinture lais- sant voir son tronc nu, ses traits hideux, sa peau noire rougie de taches de sang, les eclats de rire sauvage qui ouvraient sa bouche et montraient ses dents a chaque coup qu'il as- senait, faisaient de cet homme le symbole du meurtre et le vengeur de sa race. C'etait un sang qui en epuisait un autre, le crime exter- minateur jjunissant I'Europeen de ses attentats sur I'Afrique. Ce noir, qu'on retrouve une tete coupee a la main dans toutes les convulsions populaires de la Revolution, fut, deux ans plus tard, arrete aux journees de prairial, portant au bout d'une pique la tete du depute Feraud, et perit enfin du supplice qu'il avait tant de fois prodigue. Aussitot que ces complices de septembre, refugies aux armees dans les batail- lons de volontaires, y furent signales a leurs camarades. les bataillons les vomirent avec de- gout. Les soldats ne pouvaient pas vivre a cote des assassins. Le drapeau du patriotisme de- vait etre purdu sang des citoyens. L'hero'isme et le crime ne voulaient pas etre confondus. XXIL Telles furent les journees de spptembre. Les fosses de Clamart, les catacombes de la bar- riere Saint Jacques connurent seules le nom- bre des victimes. Les uns en compterent dix mille, les autres le reduisirent h deux ou trois mille. Mais le crime n'est pas dans le nombre, il est dans I'acte de ces assassinats. Une theorie barbare a voulu les justifier. Les theories qui . I revoltent la conscience ne sont que les para- I doxes de I'esprit mis au service des aberrations j du cceur. On veut se grandir en s'elevant, dans i de soi-disant calcwis d'homme d'Etat, au-dessus des scrupules de la morale et des attendrisse- ments de I'ame. On se croit ainsi au-dessus de 1 homme. On se trompe, on est moins qu'un I homme. Tout ce qui retrnnche ;\ I'homme ! quelque chose de sa sensibilite lui retranche une partie de sa veritable grandeur. Tout ce qui nie sa veritable conscience lui enleve une partie de sa luiiiiere. La luniiere de I'homme est dans son esprit, mais elle est surtout dans sa conscience. Les systemes tromi ent. Le sentiment seul est infiiillible comme la nature. Contester la criminnlite des journees de sep- tembre, c'est s'inscrire en faux contre le senti- ment du genre humain. C'est nier la nature, qui n'est que la morale dans I'instinct. II n'y a rien, dans I'homme, de plus grand que I'hu- manite. II n'est pas plus permis a un eouvcrne- ment qu'a un individu d'assassiner. La masse des victimes ne change pas le caractere du nieurtre. Si une goutte de sang souille la maia d'un meurtrier, des flots de sang n'innocentent pas les Danton ! La grandeur du forfeit ne le transforme pas en vertu. Des pj'ramides de cadavres elevent plus haut, il est vrai, mais c'est plus haut dans I'execration des hommes. xxin. Sans doute il ne faut pas compter les vies que coute une cause juste et sainte, et les peo- ples marchent dans le sang et ne se souillent pas en marchant a la conquete de leurs droits, a la justice et a la liberte du monde. Mais c'est dans le sang des champs de bafaille et non dans celui des vaincus froidement etsystemati- quement massacres. Les revolutions comme les gouvernements ont deux moyens legitimes de s'accomplir et de sedefendre: juger selon la loi et combatti e. Quand elles egorgent, elles font horreur u leurs amis et donnent raison a leurs ennemis. La pitie du monde s'ecarte des causes ensanglantees. Une revolution qui res- terait inflexiblement pure conquerrait I'univers a ses idees. Ceux qui donnent les exemples de septembre comme des conseils et qui presen- tent des egorgements comme des elements de patriotisme perdent d'avance la cause des peu|)les en la iaisant abhorrer ; avec de telles doctrines il n'y a plus que tenebres, precipices et chutes. La Saint-Barthelemy a plus aliaibli le catholicisme que n'eut fail le sang d'un mil- lion de catholiques. Les journees de septem- bre furent la Saint Barthelemy de la liberty. Machiavel les cut conseillees, F^nelon les eut maudites. II y a plus de politique duns une vertu de Fenelon que duns toutes les maximes de Machiavel. Les plus grands hommes d'f^tat des revolutions se font quelquefois leurs mar- tyrs, jamais leurs bourrcaux. LIVRE V I N GT-S I X I E M E. La France frissonnait d'horreur et d'effroi. Le conseil de la commune de Paris s'envelop- pait de son crime; il osa rediger une adresse aux departements pour leur recommander les massacres de septembre comme un exemp'ie a imiter. Avouer le crime c'est plus que le com- mettre. C'est s'associer de sang-froid a sa res- ponsabilite sans avoir I'excuse de la passion qui I'explique. L'exemple de I'impunite des egorge- menfs de Paris ne parlait que trop haul aux provinces. Get encouragement tacite fut en tendu. Le due de La Rochefoucauld, le plus populaire des aristocrates apres La Fayette, ami et bienlhiteur de Condorcet, a qui il avait fait don de cent mille francs pour son manage, etait devenu odieux ;i la multitude. President du departement de Paris, il avait, au 20 juin, demande la destitution de Pethion. Ce fut son arret. Retire depuis le 10 aout aux bains de Forges avec la duchesse d'Anville, sa mere, et avec sa jeune femme, il y recut un mandat d'arret de la commune porte par un de ses pro- consuls de I'Hotel-de-Ville. Le commissaire, effraye lui-meme de sa mission, conseilla au due de ne pas se fier a son innocence et de s'en- fuir en Angleterre. La Rochefoucauld refusa. II se mit en route pour Paris avec sa mere, sa femme et le commissaire de la commune. Un bataillon de garde nationaledu Finistere, grossi d'un detacheinent des assassins de Paris. I'atten- dait a Gisors. lis dcmanderent sa tete. Le maire et la garde nationale de Gisors se de- vouerent en vain pour le proteger. Pendant que la voiture qui contenait les femmes prenait les devants, une haie de municipaux et de gardes nationaux escorta le prisonnier hors de la ville par des rues detournees. Vaine pru- dence ! Au sortir des portes, un embarras de voitures obstruant la route, la haie se rompit. Un assassin, ramassant un pave, le lanpa a la tete du due et I'etendit mort sous les pas de ce peuple auquel il avait consacre sa vie. On ne rapporta que son cadavre a sa mere et a sa femme, qui le croyaient sauve. Ce meurtre d'un des premiers apotres de la liberte et de la philosophic retentit comme un sacrilege dans toute TEurope. Aucun crime ne depopularisa plus la Revolution. Elie serablait parricide en immolant ce pere du peuple. Le grand ora- teur Burke et ses amis, dans le parlement an- glais, rougirent de fraterniser avec les meur- triers de La Rochefoucauld et changerent leurs apotheoses eu imprecations. n. A Orleans, la garde nationale, desarmee par le maire, laissa impunement violer les prisons, saccager les maisons des principaux negociants, tnassacrer huit ou dix personnes et enfin brCiler a petit feu, dans un brasier allume sur la place publique, deux commis d'une raffinerie qui avaient tente de soustraire au pillage la maisoa de leur patron. A Lyon, la nouvelle des jour- nees de Paris excita une feroce eiuulation dans le peuple. Deux mille hommes, femmes ouen- fants, ecumes parmi les immondices de cette grande reunion d'ouvriers nomades, se porterent malgre la resistance du maire Vitet et du com- mandant de la ville, Imbert Colomez, au cha- teau-fort de Pierre- Encisc. lis forcerent les portes et massacrerent vingt-et-un officiers du regiment de Royal-Pologne qui y etaient en- fermes. lis se portent de la aux prisons civiles, egorgent sans choix tous ceux qui s'y trouvent et clouent aux arbres de la promenade de Belle- cour les membres mutiles de leurs victimes. Ronsin, commandant d'un des bafailions de Paris compose des vainqueurs du 10 aout et de quelques assassins de septembre, traverse Meaux en se rendant a la frontiere. A son arrivee, il gourmande le maire de n'avoir pas encore suivi l'exemple de la commune de Paris. Le sabre a la main, il parcourt les rues de la ville, recrute quelques scelerats dans les lieux suspects, les lance sur la prison et les encourage ^ I'oeuvre du geste et de la voix. — « Mes hommes sont des brigands, repondait Ronsin i ceux qui lui reprochaient les forfeits de sa troupe, mai» est ce done d'honnetes gens qu'etaient compo- sees les legions qui executaient les proscrip- tions de Marius? i A Reims, un autre bataillon recrute dans les sentines de Paris passait pour se rendre aux frontieres sous le commanden)ent du general Duhoux. Un agitateur nomme Armonville se presente devant ce bataillon au moment ou le general passait la revue. En vain le coraman- DES GIRONDINS. 317 dant veut retenir ses soldats. Armonville les harangue, en debauche line cinquantaine, les entraine h la societe populaire, leur distribue des armes. marque les maisons, designe les victimes et les encourage ;> flapper. Deux ad- ministrateurs sont massacres sur les marches de l'H6tel-de-VilIe. On joue aux boules avec leurs tetes. On jette dans un bGcher allume sur le parvis de la cathedrale tous les pretres Irouves dans la ville. Pendant deux jours les assassins attisent ce bucher et y jettenl pour I'alimenter de nouvelles victimes. lis Ibrcent le neveu d'un de ces pretres d'apporter, de sa propre main, le bois pour consumer le corps de son oncle. lis coupent les jambes et les bras de M. de Montrosier, homme etranger a la ville et inno- cent de toute opinion politique. On le porte ainsi mutile pour expirer a la porte de sa mai son sous les yeux de son pere et de sa femme. Ces scelerats jouent avec I'agonie, avec la conscience, avec les remords de ceux qu'iis immolent. Un des pretres entoure par les flammes, vaincu par la douleur demande ci preter serment a la nation. On le retire du feu. Le procureur de la commune, Couplet, com- plice de ces jeux, arrive et refoit le serment. I A present que tu as fait un mensonge de plus, disent les bourreaux au supplicie, va bruler avec les autres. s lis rejettent le pretre dans le bftcher. Ces incendiaires d'homnres finissent par se bruler entre eux. Un ouvrier tisseur, nomme Laurent, dresse la liste de ceux qu'on destine au supplice. II y inscrit un marchand, son voisin, dont le crime etait d'avoir refuse de donner ses marchandises a credit a Laurent. Le marchand, agent secret d'Armonville, est informe du piege qu'on lui dresse. II va se plaindre a son patron. Armonville efface le nom du marchand et inscrit son denonciateur a sa place. Au moment ou Laurent designe son ennemi pour le bucher, on le saisit lui-meme et on le lance dans les flammes aux eclats de rire de ses complices. Son sang impur eteignit le bucher. La terreur fut si servile a Reims et le nom d'Armonville intimida tellement la cons- cience publique, que la ville nomma, quelques jours apres, ce proscripteur pour son represen- tant ;i la Convention. III. Le doigt des exterminateurs ne pouvait ou- blier les prisons de la haute cour nationale d'Or- leans. Soixante-deux accuses du crime de lese- nation les peuplaient. Les plus presents a la memoire du peuple etaient le vieux due de Brissac, commandant de la garde du roi, et M. de Lessart, ministre proscrit par les Girondins. Des eveques, des magistrats, des generaux de- nonces par leur departement ou par leurs troupes, des journalistes du parti de la cour, enfin ces vingt-sept officiers du regiment de Cambresis accuses d'avoir voulu surprendre la citadelle de Perpignan pour la livreraux Espa- gnols, languissaient depuis plus d'un an dans ces prisons. La legerete des accusations, {'absence de preuves, I'eloignement des temoins suspen- daient ou amortissaient les jugements. La pre- vention, qui juge sans |)reuves et qui condamne ce qu'eile halt, s'impatientait de ces lenteurs. La commune. Marat, Danton, qui voulaienten finir, trouverent ces victimes toutes parquees pour I'assassinat. L'assemblee, honteuse des egorgements du 2 se|)tembre executes sous ses yeux et dont elle porterait la responsabilite, voulait soustraire soixante-deux detenus a la justice sommaire de la commune. Mais les ma- ratistes repandirent dans le peuple que les j)ri- sons d'Orleans, transformees en sejour de de- lices et en foyer de conspiration par I'or du due de Brissac, ouvriraient leurs portes au signal donne par les emigres, et deroheraient a la nation sa vengeance. On paria d'un prochain enlevement. Sur ce seul bruit, deux cents Marseillais et un detachement de federes et d'egorgeurs cominande par le Polonais Lazouski partent pour Orleans, sur un ordre secret des meneurs de la commune. Arrives a Loogjumeau, ils ecrivent a i'Assemmblee qu'iis sont en route pour ramener a Paris les prisonniers. L'As- semblee inquiete, a la voix de Vergniaud et de Brissot. lend un decret qui defend a ces fede- res de disposer arbitrairement des prevenus ou des coupables promis a la seuie vengeance des lois. Lazouslii et ses satellites feignent d'obeir au decret. Ils repondent qu'iis vont a Orleans pour garder les prisonniers qu'on veut enlever. Vergniaud et ses amis, qui comprennent ce langage, feignent de se contenterdecette demi- obeissauce. Mais ils font rendre, seance tenaote, un second decret qui charge lesministres d'en- voyer a Orleans dix-huit cents hommes pour preveuir toute tentative d'eiilevement. Lecom- mandement de ces dix-huit cents hommes fut confie a Fournier I'Americain. Arrive aveccet- te force h Longjumeau. Fournit-r lailie les deux cents Marseillais et arrive a Orleans. Leonard Bourdon I'avait divance. Envoy6 par la commune de Paris avec une mission sus- pecte, Leonard Bourdon, citoyen d'Orleans, iiiais ami de Muiat, sous pretextc de prevenir une lutte entre le detachement parisien et la municipalite d'Orleans, ..cutralisa la garde na- tionale de cette ville. La garde nationale, forte de six mille hommes etdevouee aux lois, s'etait portee aux prisons avec du canon pour en de- fendre les portes. On negocia. II fut convenu que les prisonniers seraient respectes et remis par la garde nationale i\ I'escorte pour etre con- duits It Paris. 318 HJSTOIRE IV. Sept chariots, contenant chacun huit prison- niers charges de chaines, se mirent. en route le 4 septembre a six heures du matin. Fournier marchait en tete du convoi. Un collier de croix de Saint-Louis, de croix de Cincinnatus et au- tres decorations militaires enlevees aux prison- niers, pendait sur le poitrail de son cheval. L'Assembiee, informee des evenements d'Orleans, decreta, par I'organe de Vergniaud, que la colonne n'entrerait, pas dans Paris. Les commissaires envoyes a Etampes pour arreter la marche de Fournier furent intiniides par Leonard Bourdon. On foula aux pieds le de- cret et on marcha sur Versailles. Cependant les bourreaux du 2 septembre attendaient le cortege a Arpajon. Ces hommes se joignirent a I'escorte et arriverent en meme temps que le convoi aux portes de Versailles, Lachaud. in- formedu danger, prittoutes les mesures que lui commandaient la prudence et I'humanite. Fournier et Lazouski, avec deux mille hommes et du canon, avaient une force suffisante pour prevenir un attentat. Mais tout semblait dis- pose par eux pour livrer leur depot au lieu de le defendre. Les canons et la cavalerie de I'es- corte precedaient a une distance considerable les voitures. Une faible haiedecinq hommes de file marchait a droite et a gauche de la route. Le maire de Versailles, accompagne de quel- ques conseillers municipaux et de quelques of- ficiers de la garde nationale, imposait seul par sa presence et par ses paroles aux assassins. Bien que ce fut un dimanche, a I'heure ou le peuple se repand pour se livrer a I'oisivete de ce jour, les rues de la ville etaient desertes La bande d'egorgeurs qui epiait cette proie ne comptait pas plus de quarante ou cinquante hommes. lis laisserent les chariots arriver jus- qu'a la grille du jardin qui conduit a la Mena- gerie. C'etait la qu'on avait prepare la halte pour cette nuit. Aussitot que P'ournier, les ca- nons et la cavalerie de Tescorte eurent passe la grille, on la referma sur eux. Fournier, soit surprise reelle, soit simulation de violence, fut renverse de son cheval par des hommes du peu- ple et se debattit faiblement pour faire rouvrir la grille, qui le separait du gros de sa troupe et de son depot. Lazouski, avec I'arriere garde, ne fitaucune demonstration pour se rapprocher du cortege. Les assassins, maitres des voitures, se jeterent sur les prisonniers enchaines qu'on ne leur disputait plus. En vain le maire La- chaud s'elanfa-t-il entre eux et leur proie; en vain, montant lui-meme sur le premier chariot et 6cartant des deux mains les sabres et les pi- ques couvrit-il de son sorps les deux premiers. Renverse sur leurs cadavres, inonde de leur sang, les assassins I'emporterent evanoui d'emo- tion dans une maison voisine et acheverent sans resistance, pendant plusd'une heure, cette bou- cherie de sang-froid, qu'une ville entiere terri- fiee et deux mille hommes armes leur laissse- rent achever en plein jour. L'intrepide l^achaud, seul, revenu de son evanouissement, et s'arrachant aux bras qui voulaient le retenir, s'echappede la maison ou il a ete transporte, revient aux voitures, tombe aux genoux des assassins, s'attache a leurs bras ensanglanles, leur reproche de deshonorer la Revolution et la ville ou elle a triomphe du des- potisme. leur oflVe sa propre vie pour racheter la vie de la dcrniere de leurs victimes. On I'ad- mire et on I'ecarte. A peine sept ou huit pri- sonniers, se precipitant des chariots dans la confusion du carnage, proteges par la pitie des spectateurs, parviennent-ils a s'echapper et a se refugier dans les maisons voisines. Tout le reste succombe. Quarante-sept cadavres. les mains et les pieds encore enchaines, jonchent la rue et attestent la barbarie et la lachete des egorgeurs. Un monceau de troncs et de mera- bres mis en pieces s'eleve au milieu du carre- four des Quatre-Bornes. Les tetes coupees et promenees par les meurtriers sont plantees sur les piques des grilles du palais de Versailles. On y reconnaissait la tete du due de Brissac k ses cheveux blancs taches de sang et enroules autour de la grille de la porte de ses maitres. Deux des assassins, Foliot, marguillier de Meu- don, et Hurtevent, garde du bois de Verrieres, portaient, de cafes en cafes, I'un, le coeur sai- gnant arrache de la poitrine du due de Brissac, I'autre, un lambeau de chair obscene coupe du cadavre du ministre de Lessart. Unejeunefem- me, enceinte de quelques mois, aux yeuxde la- quelle ils etalerent cette chair humaine, tomba a la renverse a cet aspect, se brisa la tete et mou- rut d'horreur sur le coup. Des enfants depe- faient les membres dans la rueelles jetaientaux chiens effrayes. Une fern me porta par les che- veux une de ces tetes h I'Assemblee des elec- teurs et la posa sur le bureau du president. Tout ce qui n'applaudissait pas se taisait. Le silence etait du courage. Jl y avait plus d'une heureque les massacres etaient accomplis etles morts abandonnesdans leur sang, quand des spectateurs. qui contem- plaient de loin ces restes, virent un leger mouve- ment agiter les cadavres. Des bras ensanglantes se leverent, puis une tete chauve se fit jour, puis le tronc nu d'un vieillard se dressa au sora- met de ce monceau de cadavres. C'etait un des prisonniers qui se reveillaitde I'evanouissement d'une mort incomplete, ou qui, pris pour mort par les assassins, s'etait derobe sous les cada- vres aux coups qui devaient I'achever, II cher- chait h se degnger de ce tas de corps mutil6s ou il etait enfonce jusqua la ceinture, et ii epiait d'un regard furtif de quel cote il se trai- nerait pour trouver asile. Dej:^ les t6moins muets de ce retour inespere h la vie lui faisaient des signes d'intelligence et de pitie. II etait DES GIRO i\ DINS 319 sauve ; mais un des assassins, revenant par ha- sard sur ses pas, apercut levieillard, et s'appro- chant de liii le sabre leve : £d disant ces mots il lui fend la teie d'un coup de sabre, et le recouche sur cette litiere de morts. De la les tueurs se porterent aux deux pri- sons de Versailles, et, malgre les efforts deses- peres de Lachaud, egorgereut dix prison- Diers ; le reste dut son salut I'i I'iiitrepidite, a r^loquence et aux ruses pieuses de ce gene- reux magistral; il n'avait pas cesse, depuis deux jours, d'avertir le pouvoir executif des dangers qui menafaient la vie des prisonniers de Versailles et de reclarner des forces de Paris. Alquier, president du tribunal de Ver- sailles, se transporta deux fuis cbez Danton, luinistre de la justice, pour le sommer, h ce titre, de pourvoir a la siirete des prisons. La premiere fois, Danton eluda; la seconde, ill s'irrita d'une insistance qui agitait le remords ' ou limpuissance de son coeur. Regardant Al- j quier d'un regard significatif et qui voulait \ €tre entendu sans paroles : a Monsieur Alquier, lui dit il d'une voix rude et impatienle, ces liommes-Ik sont bien coupables I bien coupa- bles ! Retournez a vos fonctions et ne vous melez pas de cette affaire. Si j'avais pu vous repondre autrement, ne comprenez-vous pas que je I'aurais deja fait ! > Alquier se retira consterne. II avait compris. Ces paroles echappees h I'impatience de Danton sont le coinmentaire de celles qu'il proferait le 2 septembre a I'Assemblee : c La patrie est sauvee ; le tocsin qu'on va sonner n'est point un signal d'alarme: c'est la charge sur les ennemis de la patrie I Pour les vaincre, pous les atterer, que faut-il ? De I'audace, en- core de I'audace, toujours de I'audace ! i II acheva de relever le sens qu'elles avaient dans sa pensee le soir meme des massacres de Ver- sailles. Les assassins de Brissac et de Lessart se rendirent a Paris, a la nuit tombante, et se presserent sous les fenetres du ministere de la justice, demandant des armes pour voler aux frontieres. Danton s<^ leva de table et parut au balcon. t Ce n'est pas le ministre de la justice, c'est le ministre de la Revolution qui vous re- mercie ! i leur dit-il. Jamais proscripteur n'a- voua plus audacieusement ses satellites. Dan- ton violait les lois qu'il etait charge de defen- dre, il acceptait le sang qu'il etait charge de venger ; ministre de la mort et non de la li- berte- Septembre fut le crime de quelques hommes et non le crime de la liberte. LIVRE V I N GT- S E PTI E M E Pendant que I'interregne de la royaute a la republique livrait ainsi Paris aux satellites de Danton, la France, toutes ses frontieres ou- vertes, n'avait plus pour salut que la petite foret de I'Argonne et le genie de Dumouriez. Nous avons laisse, le 2 septembre, ce gene- ral enferme avec seize mille hommes dans le camp de Grandpre et occupant, avec de fai- bles detachements, les defiles intermediaires entre Sedan et Sainte-Menehould, par oii le due de Brunswick pouvait tenter de rompre su li- gne et de tourner sa position. Profitant. heure par heure, des lenteurs de son ennemi, il faisait sonner le tocsin dans tons les villages qui cou- vrent les deux revers de la foret d'Argonne. s'efforfait d'exciter. dans les habitants, I'en- thousiasmede la patrie, faisait rompre les ponts et les chemins par lesquels les Prussiens de- vaieat I'aborder, et abattre les arbres pour pa- lissader les moindres passages. Mais la prise de Longwy et de Verdun, les intelligences des gentilshommes du pays avec les corps d'emi- gres, la haine de la Revolution et la masse dis- proportionnee de I'armee coalisee decoura- geaient la resistance. Dumouriez, abandonue a lui-memeparles habitants, ne pouvait compter que sur ses regiments. Les bataillons de volon- taires qui arrivaient lenteinent de Paris et des departements, et qui se reunissaient 5 Chalons, n'apportaient aveceux que linexperience, I'in- discipline et la paniquc. Dumouriez craignait plus qu'il ne desirait de pareils auxiliaires. Son seul espoir etait dans sa jonction avec I'arm^e que Kellermann, successeur de Luckner, lui amenait de M'tz. Si cette jonction pouvait s'o- perer deiriere la foret de I'Argonne avant que {"S troupes du due de Brunswick eussent force ce rempart naturel, Kellermann et Dumouriez, confondant leurs troupes, pouvaient opposer uae masse de quaruate-ciaq mille combattuats 320 HISTOIRE aux quatre-vings-dix mille Prussiens et jouer, avec quelque espoir, le sort de la France dans une batailie. Kellermann. digne de comprendre et de se- conder cette grande pensee, servait sans jalou- sie le dessein de Dumouriez, satisfait de sa part de gloire, pourvu que la patrie fut sauvee. II marchait obliqueinent de Metz a Textremite de TArgonne, avertissant Dumouriez de tous les pas qu'il faisait vers lui. Mais I'intelligence 6uperieure qui eclairait ces deux generaux restait invisible pour la masse des officiers et des troupes; au camp meme de Dumouriez on ne voyait dans cette immobilite qu'une obs- tination fatale a tenter I'impossible, on y pre- sageait I'emprisonnement certain de sonarmee entre les vastes corps dont le due de Bruns- wick allait I'envelopper et I'etoufter. Les vivres etaient rares et mauvais. Le general lui meme mangeait le pain noir de, munition. Des herbes et point de viande, de la biere et point de vin. Les maladies, suite de I'epuisement. travail- laient les troupes. Les murmures sourds aigris- saient les esprits. Les ministres, les deputes, Luckner lui- meme, influences par les corres- pondances du camp, ne cessaient d'ecrire & Dumouriez d'abandonner sa position compro- mise et de se retirer a Chalons. Ses amis I'avertissaient qu'une plus longue perseverance de sa part entrainerait sa destitution, et peut- etre un decret d'accusation contre lui. IL Ses propres lieutenants forcerent un matin I'enlree de sa tente, et, lui communiquant les impressions de I'armee, lui representerent la necessite de la retraite. Dumouriez, appuye sur lui seul, reput ces observations avec un front severe: i Quand je vous rassemblerai en conseil de guerre, jecouterai vos avis, leur dit- il; mais en ce moment je ne consulte que moi-meme; seul charge de la conduite de la guerre, je reponds de tout. Retournez a vos postes, et ne pensez qu'a bien seconder les des- seins de votre general, s L'assurance du chef inspira coiifiance aux lieutenants. Le genie a ses mysteres, qu'on respecte meme en les ignorant. De legeres escarmouchestoujours heuveuses €Dlre I'avant-garde des Prussiens, qui s'avan- ^ait enfin vers la foret et les avant- postes de Dumouriez, rendirent la patience aux troupes : le coup de fusil et les pas de charge sont la musique des camps. Miaczinski, Stengel et Miranda repousserent partout les Prussiens. On connait Miaczinski et Stengel, Lommes du choix de Dumouriez. Miranda lui avait ete envoye recemment par Pelhion. Le general voulut eprouver Miranda des le pre- mier jour : il en fut content. Miranda, qui prit depuis une si giande part dans les succes et dans les revers de Dumou- riez, etait un de ces aventuriers qui n'ont que les camps pour patrie et qui portent leur bras et leurs talents a la cause qui leur semble la plus digne de leur sang. Miranda avait adopte celle des revolutions par tout I'univers. Ne au Perou, noble, riche, influent dans I'Amerique espagnole, il avait tente jeune encore d'aff'ran- chir sa patrie du joug de I'Espagne. Refugie en Europe avec une partie de ses richesses, il avait voyage de nations en nations, s'instruisant dans les langues. dans la legislation, dans Part de la guerre, et cherchant partout des ennemis a I'Espagne et des auxiliaires a la liberte. La Revolution fran^aise lui avait paru le champ de batailie de ses idees. II s'y etait precipite.— Lie avec les Girondins. jusque-la les plus avan- ces des democrates, il avait obteau d'eux, par Pethion et par Servan, le grade de general dans nos armees. II brulaitde s'y faire un nom dans la guerre de notre independance, pour que ce nom, retentissant en Amerique. lui preparat dans sa patrie la popularite, la gloire et le role d'un La Fayette. Miranda, des le premier jour de son arrivee au camp, montra cette valeur d'aventurier qui naturalise I'etranger dans une armee. Un autre etranger, le jeune Macdooald, issu d'une race militaire d'Ecosse, transplantee en Fiance depuis la revolution de son pays, etait aide-de-camp de Dumouriez. II apprenait au campde Grandpre, sous son chef, comment on sauve une patrie. II apprit plus taid. sous Napoleon, comment on I'illustre; marechal de France a la fin de sa vie, heros k son premier pas. III. Dumouriez amortissait, dans cette position, le choc de cent mille hommes que le roi de Prusse et le due de Brunswick massaient aux pieds de I'Argonne. II usait le temps, ce pre- cieux element du succes dans les guerres d'in- vasion. Tranquille sur son front defendu par cinq lieues de boisetde ravins infranchissables ; tranquille sur sa droite couverte par les corps de Dillon et bientot fortifiee par les vingt mille hommes de Kellermann ; tranquille sur sa gauche garantie de toute surprise par les deta- chemenls qu'il avait places aux quatre defiles de I'Argonne, par le corps de Miaczinski qui le flanquait a Sedan, et par I'armee du camp de Maulde que son ami le jeune et vaillant Beur- nonville lui amenait a marches forcees; ua hasard compromit tout. Accable de fatigues de corps et d'esprit, il avait oublie d'aller reconnaitre de ses propres yeux, et tout pres de lui, le defile de la Croixr au-Bois, qu'on lui avait depeint comme impra- ticable i^ des troupes, etsurtout h de la cavalerie et a de I'artillerie. II I'avait fait occuper cepen- dant par un regiment de dragons, deux batail- loD3 de voloDtaires et deux pieces de canon, D E S G I R O N D I N S 321 commandes par un colonel. Mais par suite d'un ! depiacement de corps qui rappelait au camp ; de Grandpre le regiment de dragons et les ' deux bataillons de la Croix-au-Bois, avant que i le batailliin des Ardennes, qui devait les rem- j placer, fut arrive a son poste. le defile fut un I moment ouvert a I'ennemi. Les nombreux es- , pions volontaires que les emigres avaient dans | les viliag'S de I'Argounese haterent d'indiquer cette faute au general autricliien Clairfayt. Clairfayt Innpa a I'instant buit mille homines, sous le commandemeut du jeune prince de Ligne. a la Croixau-Bois, et s'en empara. ; Quelques heures apres, Dumouriez informe rle ^ ce revers, donne au geneial Chazot deux bri- gades, six escadrons de ses meilieures troupes, quatre piecss de canon, outre les canons des bataillons, et lui ordonne d'attaquer a la baion- nette et de reprendre a tout prix le defile, i D'heure en heure, le general impatient envoie a Chazot des aides de-camp pour presser sa marche et pour lui rapporter des nouvelles. , V^ingt-quatre heures se passant dans ce doute. , Enfin, le 14, Dumouriez entend le canon sur sa gauche. II jnge au bruit qui s'eloigne que i les imperiaux reculent et que Chazots'enfonce ' dans la foret. Le soir un billet de Chazot lui j annonce qu'il a force les retranchements des j Autrichiens, defendus avec une valeur deses- ; peree par I'ennemi ; que huit cents morts jon- ' chent le defile et que le prince de Ligne lui- meme a paye de sa vie sa conquete d'un j jour. I Mais a peine ce billet etait-il lu au camp de Grandpre et Dumouriez s'etait-il endormi sur \ sa securite. que Clairfayt, brCilant de venger la | la mort du prince de Ligne et de donner un assaut decisif a cerempartde I'armee fran^aise, lance toutes ses colonnes dans le defile, s'em- pare des hauteurs, foudroie la colonne de Cha- zot de front et sur ses deux flancs, enleve ses canons, force Chazot a deboucher de la foret dans la plaine, le coupe de sa communication avec le camp de Gi-andpre, et le rejette fuyant et en deroute sur V^ouziers. Au meme instant le corps des emigres attaque le general Du- bouquet au defile du Chene-Populeux. Fran- rais contre Franpais, la valeur est egale. Les uns combattent pour sauver une patrie, les au- tres pour la reconquerir. Dubouquet succombe, evacue le passage et se retire sur Chalons. Ces deux desastres frappent a la fois Dumou- riez. Chazot et Dubouquet semblent lui tracer la route. Le cri de son armee tout entiere lui indique Chalons pour refuge. Clairfiiyt, avec vingt cinq mille hommes, allait lui couper sa communication avec Chalon-s. Leduc de Bruns- wick, avec quatre-vingt mille Prussiens, I'en- fermait de trois cotes dans le camp de Grand- pre. Ses detachements egares et sans retour possible reduisaient I'armee de Grandpre :N quinze mille combattants. Mourirde faim dans ces retranchements, mettre bas les amies, ou se faire tuer inutilement sur une position deji tournee, telles ^taient les trois alternatives qui se presentaient seu'es a I'espritdu general. La route de Chalons, encore ouverte derriere lui, allait etre muree par deux marches de Clair- fayt. II n'a qu'un jour pour s'y precipiter et pour atteindre cetfe ville. La necessite scmble lui tracer son plan de campagne. Mais ce plan est une retraite. Une retraite devant un enne- mi vainqueiir dans deux combats partiels, c'est iiicliner la fortune de la France devant I'etran- ger. L'audace de Damon a passe dans I'ame et dans la tactique de Dumouiiez. II conooit en une heure un plan plus temeraire que celui de TArgonne. II ferme I'oreille aux couseils timi- des de I'art. II n'ecoute que I'enthousiasme, cet art sans regies du genie. II s'enferme avec ses aides-de-camp et ses chefs de corps. II dicte a chacun les ordres qui doivent changer la direc- tion des generaux et des corps d'armee, et les coordonner a sa nouvelle resolution : A Kellermann I'ordre de continuer sa mar- che et de se diriger sur Sainte-Menehould, pe- tite ville a I'extremitede la foret de I'Argonne, dans les dernieres ondulations de terrain entre les Ardennes et la Champagne ; A Beurnonville I'ordre de partir de Rhetel, de cotoyer la riviere d'Aisne, en evitant de se rapprocher de I'Argonne pour preserver ses flancs d'une attaque de Clairfayt; A Dillon I'ordre de defendre jusqu'a la raort les deux defiles de I'Argonne qui tiennent en- core les Prussiens a distance sur la droite de Grandpre, et de lancer des troupes legeres au dela de la foret en tournant son extremite par Passavant, afin d'etonner de ce cote la marche du due de Brunswick, et d'etre plus tot ea communication avec I'avant-garde de Keller- mann : A Chazot I'ordre de revenir h Autry; Au general Sparre, commandant a Chalons, I'ordre de former un camp en avant de Cha- lons avec tons les bataillons armes qui lui arri- veraient de I'interieur. reserve que Dumouriez se preparait en cas de revers dans une batailie. Ces ordres partis, il manie ses propres trou- pes pour la manoeuvre qu'il veut executer lui- meme dans la nuit. 11 dirige sur les hauteurs qui couvrent la gauche de Grandpre du cote de la Croix-au-Bois, oil Clairfayt I'inquiete, six bataillons, six escadrons, six pieces de canon en observation contre une attaque inopinee des Autrichiens. II fait, h la tombee de la nuit, d6- filer silencieusement son pare d'artillerie par les deux ponts qui traversent I'Aisne, et le dirige sur les hauteurs d'Autry. Aucun mouvement apparent dans son corps d'armee ou dans ses avant-postes ne revele h I'ennemi I'intentioa d'uue retraite de I'armee franpaise. Le prince de Hohenlohe fait demander une entrevue a Dumouriez dans la soiree pour ju- 322 HISTOIRE ger de I'etat de cette armee : Dumouriez I'ac- corde. II se fait remplacer dans cette confe rence par le general Duval, dont Tage avance, les cheveux blancs, la haute taille, i'attitude mai'tiale et majestueuse imposent au general autrichien. Duval affecte la contenance de la securite. II annonce au prince que Beurnon- ville arrive le lendemain avec dix-huit mille hommes, et que Kellerniann arrive ^ la tete de trente mille combaltants. Decourage dans ses tentatives de negociations par I'attitude de Du- val, le general autrichien se retire convaincu que Dumouriez attendra le combat dans son camp. IV. A minuit Dumouriez sort a clieval du cha- teau de Grandpre, quil habitait, et monte a son camp, au milieu des plus epaisses tenebres. Le camp dormait. II defend aux tambours de battre, aux trompettes de sonner. II fait passer de bouche en bouche et a demi-voix I'ordre de detendre les tentes et de prendre les armes. L'obscurite et la confusion ralentissent la for- mation des col&nnes. Mais avant la premiere lueur du jour I'armee est en marche; les trou- pes passent en deux files les ponts de Senuc et de Grandchamp et se rangent en bataille sur les hauteurs d'Autry. Desormais couvert par I'Aisne, Dumouriez regarde si lennemi le suit. Mais le mystere qui a enveloppe son mouve- ment a deconce te le due de Brunswick et Clairfaj't. L'armee coupe les ponts derriere elle,se remeten marche etcampea Dammartin, k quatre lieues de Grand|)re. Deux fois reveil- le dans la nuit par des paniques soudaines se- mees par la trahison ou par la peur, il remonte deux fois a cheval, court au bruit, se montre h ses troupes, les gourmande, les rassure, retablit rordre,.fait allumer de grands feux a la lueur desquels les so'dats se reconnaissent et se ral- lient, et rend a tous les cceurs la confiance et I'inlrepidite de son ame. Le lendemain il fait disperser par le general Duval un nuage de hussards prussiens. Ces hussards avaient as- sailli et mis en deroute pendant la nuit le corps du general Chazot, qui se croj'ait attaque par toute l'armee prussienne. Les fuyards, s'e- chappant dans toutes les directions, etaient alles semer jusqu'^ Reims, a Chalons, a et a Vitry le bruit d'une deroute complete de l'armee francaise. Le general ayant fait ra mener par sa cavalerie quelquesuns de ces se- meurs de panique. les depouilla de leur habit d'uniforme, leur fit couper les cheveux et les sourcils et les renvoya du camp, en les declarant indignes de combattre pour la patrie. Apres cette execution, qui punissait la lachete par le inepris et qui rappelait les lecons de Cesar b sea legions, Dumouriez reprit sa marche et en- tra le 17 dans son camp de Sainte-Menehouid. V. Le camp de Sainte-Menehouid, dont le g^nie de Dumouriez fit I'ecueil des coalises, semble avoir eie dessine par la nature pour servir de citadelle a une poignee de soldats patriotes contre une armee innombrable et victorieuse. C'estun plateau eleve, d'environ une lieue car- ree. precede, du cote qui fait face h I'ennemi, d'une vallee creuse, etroite et profonde, sem- blable au fosse d'un rempart; protege sur ses deux flancs, d'un cote par le lit de I'Aisne, de I'autre par des etangs et des marais infranchis- sables h I'artillerie. Le derriere de ce camp est assure par des branches marecageuses de la ri- viere d'Auve. Au delh de ces eaux bourbeuses et de ces fondrieres s'eleve un terrain solide et etroit qui peut servir d'assiette a un second camp. Le general reservait ce second camp a Kellermann. Du bois, de I'eau, des fourrages, des farines, des viandes salees, de I'eau-de-vie, des munitions amenees en abondance par les deux routes de Reims et de Chalons, pendant qu'elles restaient libres, donnaient securite au general, gaite aux soldais. Dumouriez avait etudie cette position pendant les loisirs du camp de Grandpre. II s'y etablit avec cette infaillibilite de coup d'oeil d'un homme qui con- nait le terrain et qui s'empare sans hesitation du succes. Un bataillon fut jete dans le cha- teau escarpe de Saint-Thomas, qui terminait et couvrait sa droite; trois bntaillons et un re- giment de cavalerie a Vienne-le-Chateau ; des batteries etablies sur le front du camp qui en- filaient le vallon ; son avant garde se posta sur les hauteurs qui dominent, au dela du vallon, le petit ruisseau de laTourbe; quelques postes perdus sur la route de Chaluns, pour ri.aintenir le plus longtemps possible sa communication avec cette ville, son arsenal et sa place de re- crutement. Ces dispositions faites, et le quar- tier-gen^ral installe a Sainte Menehould, au centre de l'armee, Dumouriez, inquict des bruits de sa pretendue deroute, semes par les fuyards de Grandpre jusqu'a Paris, songe a ecrire a I'Assemblee : « J'ai ete oblige, ecritil au president, d'abandonner le camp de Grand- pre. La retraite etait accomplie, lorsqu'une terreur panique s'est repandue dans l'armee. Dix mille hommes ont fui devant quinze cents hussards prussiens. Tout est repare. Je r6- ponds de tout, i Pendant que le general prenait ainsi posses- sion du dernier chamj) de bataille qui restait fi la France, et y disposait d'avance la place ou Kellermann et Beurnonville devaieut s'y rallier h son noyau de troupes pour vaincre ou tomber avec lui, la fortune trompait encore une fois sa prudence et semblait se complaire h di^jouer son g^nie. A la nouvelle de la retraite de Grandprg, Kellerman, croyant Dumouriez bat- tu, et craignant de tomber, en se rapprochaot DES GIRONDINS. 323 de I'extremite de I'Argonne, dans les mosses prussiennes qu'il sii|)|)osait nu del^ de ce defile, avait retrograde de deux inarches jusqu'ti Vi- try. Les courriers de Duniouriez le rappelaient heme par heiire. II avanrnit de nouveau, mais avec la lenteur d'nn liomtne f|ui craint un piege ri chaque pas. Kellermann n'avait pas le secret de Ifi fortune de Dumouriez. II liesitait en obeissant. D'un autre cote. Tami et le confident de Duinouriez, BournonvdIe, qui s'avancait de Rhetel sur Giandpre avec I'armee auxiiiaire du campde Maulde, avail rencontre les fuyards du corps de Chazot. Deconcerie par leurs re- cits d'une deroute complete de son genera', Beurnonville s'etait porte avec quelques cava- liers sur une coiline d'ou i'on apercevait I'Ar- gonne et les mamelons nus qui s'etendent de Grandpre rl Sainte-iMenehould. C'etait dans la niatiiiee du 17, :\ I'heure ou I'armee de Dumouriez filait de Daminarlin a Sainte-Menehould. A I'aspect de cettecolonne de troupes qui serpentait dans la plaine et dont la distance et la brume empecliaient de distin- guer les uniformes et les drapeaux, Beurnonville ne douta pas que ce ne fut I'armee prussienne marchant a la poursuite des Franfais. II chan- gea de route, doubia le pas. marcha sur Chalons pour s'y rallier a son general. Informe a Cha- lons de son erreur par un aide de-camp, Beur- nonville ne donna que douze heures de repos a ses troupes harassees, et arriva le 19 avec les dix mille hommes aguerris qu'il ramenait de si loin au champ de bataille. Dumouriez crut ressaisir la victoire en revoyant ces braves sol- dats qu'il appelait ses ent'ants et qui J'appe- laient leur pere. II se porta a cheval a la ren- contre de Beurnonville. Du plus loin que la colonne aperrut le general, officiers, sous-offi- ciers, soldats, oubliiint leurs fatigues et agitant leurs chapeaux au bout de leurs sabres et de leurs bai'onnettes, saluerent dune immense ac- clamation leur premier chef. Dumouriez les passa en revue. II connaissait tous les offi- cieis par leurs noms. tous les soldats par leurs visages. Ces bataillons et ces escadrons qu'il avait patiemment formes, disciplines, apprivoi- ses au feu |)endant les lentes temporisations de Luckner h I'armee du Nord, defilerent devant lui, converts de la poussicre de leur longue marche, les chevaux amaigris, les uniformes dechires, les souliers uses, mais les armes completes et polies comme un jour dc parade. Quand les officiers d'elat-major eurent assi- gne ;'i chaque corps sa position, et que les armes furent en faisceaux devant le front des tentes, ces soldats, plus presses de revoir leur general que de manger la soupe, cntourerent tumul- tueusement Dumouriez, les uns flattant de la main I'epaule de son cheval. les aiitivs bnisant sa botte, ceux ci lui prenant familicrement la main et la serrant comme celle d un ami re- trouve, ceux- la lui demandant s'il les nienerait ! bient6t au combat, tous faisant eclater dans ■ leurs yeux et sur leurs physionomies cet atta- chement familier qu'un chef aimede ses soldats change, quand il le veut, en heroi'sme. Du- i mouriez, qui connaissait le cceui" du soldat, i vieux soldat Ini-meme, fomentait, au lieu de la i reprimer, du regard, du sourire, dft la main, cette familiarite militaire qui n'otc rien au res- '' ppct et qui ajoute au devouement des troupes. II les remeicia, les encouragea et leur jeta a I proposquelques breves etsoldatesquesreparties, j qui. transmises de bouche en bouche et de I groupe en groupe, circulerent comme le mot j d'ordre de la gaitedans le camp et allerent re- jjouir le bivouac des bataillons. Les soldats du I camp de Grandpre, teinoins des marques d'at- ! tachement que les soldats du camp de Maulde 1 donnaient a leur general, sentirent s'accroitre en eux une conRance que Dumouriez com- meni-ait seulement h con(]uerir. L'exterieur, la I cordialite militaire. I'attitude, le geste, la parole j de cet homme de guerre prenaient sur les I troupes un lel empire, que les deux camps, jaloux des preferences de leur chef, rivaliserent en peu de jours a qui meriterait mieux d'etre j appele ses enfants. II avait besoin d'enthou- • siasme et il I'allumait a son regard. II avait du coeur pour ses soldats, ses soldats avaient de la tendresse pour lui. II ne les maniait pas com- me des machines, mais comme des hommes. VL Dumouriez n'avait pas degage encore son cheval, quand Westermann et Thouvenot, ses deux officiers de confiance dans son etat-major, vinrent lui annoncer que I'armee prussienne en masse avait depasse la pointe de I'Argonne et se deployait sur les collines de la Lune, de I'au- tre cote de la Tourbc, en face de lui. Au meme instant, le jeune Macdonald, son aide-de-camp, envoye I'avant-veilie sur la route de Vitry, ac- courut au galop et lui apporta I'heureuse nou- velle de I'approche de Kellermann si longtemps attendu. KeHerniann, h la tote de vingt mille hommes de I'armee de Metz et de quelques milliers de volontaires de la Lorraine, n'etait plus qu'i\ deux heures de distance. Ainei, la fortune de la Revolution et le genie de Du- mouriez, se secondant I'un I'autre, amenaient h heure fi>e et au point marque, des deux ex- tremites de la Fiance et du loud de rAllema- gne, les forces qui devaicnt assaillir IVmpirc et les forces qui devuient le defendre. Le com- pas et I'aiguille n'auraient pas mieux regie le lieu et la minute de la jonction que ne I'avaient fait le genie prevoyant et I'infaligable patience de Dumouriez. C'etait le rendez-vous de qua- tre armees sous le doigt d'un homme. Au meme instant, Dumouiifz. rappclanl u lui ses detachements isoles, se pippara a la lutte par la concentration de toutes ses forces ei)aises. 324 H 1ST O I R E Le general Dubou(|uet, qu'il avait laiss6 au defile de rAigonoe appele le Chene-Populeux, et que la tiouee de Clairfayt & la Croix au- Bois avait coupe de I'armee principale, s'etait retire avec s«;s trois mille hommes a Chalons. Ce general, en arrivaiit a Chalons, ou il croyait, comrne Beurnonville, irouver Dumouriez. n'a vait trouve dans la ville que dix bataillons de federes et de volontaires arrives de Paris. Ces bataillons, h la nouvelle de la retraite de I'ar- niee, s'ameuterent cont.re leurs chefs, coupe- rent la tete a quelquesuns de leurs officiers, entrainerent les autres, pillerent les magasins de I'armee, arracherent les marques de leurs grades aux commandants des troujjes de ligne, assassinerent le colonel du regiment de Vexin, qui voulait defendre ses epaulettes, et enfin se debanderent et reprirent en hordes confuses le chemin de Paris, proclamant partout la trahi- son de Dumouriez et demandant sa tete Ces bataillons etaient ceux qui avaient ensanglante dans leur marche les villes de Meaux, de Sois- sons, de Reims. Dumouriez redoutait pour Parmee le con- tact et la contagion de pareilles bandes. Elles semaient la sedition paitout oCi elles avaient ete recrutees. Les vrais soldats les meprisaient. Heros de carrefours, trainards d'armee, ar- dents h I'emeute, laches au combat. Dubouque refut I'ordre d'en laisser ecouler la lie et d'en retirer seulement ce petit nombre dhommes jeunes et braves qu'un veritable enlhousiasme patriotique avait portes a s'enroler. II devait les reunir en reserve sous Chalons, les organiser, les armer, les aguerrir et les tenir sous sa main hors du camp de Dumouriez. Le general Stengel, apres avoir ravage le pays entre I'Argonne et Sainte-Menebould pour affamer les Prussiens. se replia au dela de la Tourbe et se posta avec I'avant-garde sur les monticules de Lyron, en face des collines de la Lune. ou le due de Brunswick s'etait etabli. Le camp de Dampierre, separe de ce- lui de Dumouriez par les branches et les mare- cages de I'Auve, fut designe a Kellermann. Mais, soit que ce general se trompat sur I'em- placement du camp qu'on lui avait trace, soit qu'il voulut marquer son independance dans le concours meme qu'il apportait a son collegue, Kellermann depassa le camp de Dampierre et posta son armee entiere, tentes, equipages, ar tillerie, sur les hauteurs de Valmy, en av;int du camp de Dampierre, it la gnuche. de celui de Sainte-Menehould. La ligne de campement de Kellermann, plus rapprochee de I'ennemi par iBon extremite gauche, touchait par son extre- mite droite h la ligne de Dumouriez et formait Binsi avec I'armee principale un angle rentrant dans lequel I'ennemi ne pouvait lancer ses co- lonnes d'attaque sans etre foudroye & la fois et sur les deux flancs par rarlillerie des deux corps francais. Dumouriez, s'apercevant k I'ins- tant que Kellermann, trop engage et trop isole sur le plateau de Valmy, pouvait etre tourue par les masses prussiennes, envoya le general Chiizot, a la tete de huit bataillons et huit esca- drons, pour se poster derriere la hauteur de Gizaucourt et se meltre aux oidres de Keller- mann. 11 ordonna au general Stengel et a Beurnonville de se developper avec vingtsix bataillons sur la droite de Valmy, ou son coup d'oeil lui montrait d'avance le point d'attaque du due de Brunswick. L'isolement de Kellermann se irouva ainsi corrige, et Valmy lie par la droite et par la gauche a I'armee principale. Le plan de Dumouriez, legerement et heu- reuseinent modifie par la temerite de son col- ^ legue, etait accompli. Ce plan se revelait du premier regard a I'intelligence de I'homme de guerre et de I'homme politique. Le defi etait porte par quaiantecinq mille hommes aux cent dix mille combattants de la coalition. VIL L'armee francaise avait son flanc droit et sa retraite couverts par I'Argonne inabordable a I'ennemi et qui se defendait par ses ravins et ses forets. Le centre, lierisse de batteries et d'obstacles naturels, etait inexpugnable. L'aile gauche, detachee en potence, s'avan^ait seule comme pour provoquer le combat; mais, solide- ment appuyee par la masse de I'armee, tous les corps pouvaient circuler aufour d'elle a I'abri de I'Auve et des mamelons de Lyron, comme dans des chemins couverts. L'armee faisait face a la Champagne. Elle avait encore derriere elle la route libre sur Chalons et sur la Lorraine. Vivres, renforts, munitions lui etaient assures dans un pays riche en grains et en fourrages. Dans cette position, si habile- ment et si patiemment premeditee, Dumou- riez repondait aux deux hypotheses de la cam- pagne des coalises et bravait le genie decon- certe ou use du due de Brunswick. (t Ou les Prussiens, se disait-il, voudront combattre, ou ils voudront marcher sur Paris. S'ils veulent combattre, ils trouveront I'armee francaise dans un camp retranche pour champ de bataille. Obliges pour attaquer le centre de passer I'Auve, la Tourbe et la Bionne sous le feu de mes redoutes, ils preteront le flanc h Kellermann, qui ecrasera leurs colonnes d'at- taque entre ses bataillons descendus de Valmy et les batteries de mon corps d'armee. S'ils veulent negliger l'armee franfaise, la couper de Paris en marchant sur Chalons, l'armee, changeant de front, les suivra en se grossissant sur le chemin de Paris. Les renforts de l'ar- mee du Rhin et de l'armee du Nord, qui sont en marche, les bataillons de volontaires epars, que je rallierai en avanfant h travers les pro- vinces soulevees, porleront le nombre des com- battants a soixantc ou soixante-dix mille hom- DES GIRONDINS. 3-25 mes. Les Prussiens, coupes de leur base d'o- ^ peration, obliges de lavager, pour vivre, I'aride Champagne, maichant u tnivers un pays en- neini et sur une teire pleine d'embCicbes. n'a- vanceront qu'en hesitaot et s'alfaibliront a cha- que pas. Chaque pas me donnern de nouvelles forces. Je les afteindrai sous Paris. Une ar- niee d'invasion placee entre une capitale de six cent mille ames qui ferine ses portes, et une armee nationale qui lui ferme leretour, est une armee aneantie. La France sera sauvee au cceur de la France, au lieu d'etre sauvee au.x frontieres, mais elle sera sauvee. i VIII. Ainsi raisonnait Dumouriez. quand les pre- miers coups du canon prussien, retentissant au pied des hauteurs de Valmy, vinrent lui annon- cer que le due de Brunswick avait senti le dan- ger de s'avancer en laissant derriere lui une i armee fianfaise, et (|u'il attaquait Kellermann. Ce n'etait pas le due de Brunswick, cepen- dant, qui avait commande I'attaque, c'elait le jeune roi de Prusse. Impatient de gloire, lasse | des temporisations de son generalissime, hon- | teux de I'hesitation de son drapeau devant une ' poignee de patriotes franpais, provoque par les instances des emigres, qui lui montraient Paris com me le tombeau de la Revolution, et I'ar- mee de Dumouriez comme une bande de sol- dats factieux dont les tatonnements du due de Brunswick faisaient seuls toute la valeur, le roi avait force la main au due. L'armee prus- sienne, que le geneialissime voulait deployer lentement de Reims a I'Argonne. parallelement a l'armee franpaise, re^iut ordre de se porter en masse sur les positions de Kellermann. Elle marcha le 19 a Somme-Tourbe et passa la nuit sous les armes. Le bruit s'etait repandu au quartier-general du roi de Prusse que les Fran- fais meditaient leur retraite sur Chiilons et que les mouvemens qu'on apercevait dans leur ligne n'avaient dautre but que de masquer ceite marche retrograde. Le roi s'indigna d'un plan de campagne qui les laissait toujours echapper. II crut surprendre Dumouriez dans la fausse attitude d'une armee qui leve son camp Le due de Brunswick, dont lautorite militaire commencaita souftVir du peu de succes de ses precedentes manoeuvres, employa en vain de general Kceler it moderer lardcur du roi. L'attaque fut resolue. Le 20, ;i six heures du matin, le due marcha a la tele de I'avant-garde prussienne sur Som- me-Bionne dans I'inlention de deborder Keller- mann et de lui couper sa retraite par la grande route de Chalons. Un broui'lard epais d'au- tomne flottait sur la plaine. dans les gorges hu- mides ou coulent les trois rivieres, dans les ra- vins creux qui separaie .t les deux armees. et ne laissait que les sommires des maraelons et les cretes des collines eclater de lumiere au-des- -iusde cet ocean de brume. Ce brouillard, qui ne permettait aux regards qu'un horizon de quel- ques pas, masquait entierement I'un n I'autre les mouvements des deux armees. Un choc inattendu de la cavalerie des deux avant-gardes revela seul, dans ces tenebres. la marche des Prussiens aux Franrais. Apres une melee ra- pide et quelques coups de canon, I'avant garde franoaise se replia sur Valmy et informa Kel- lermann de I'approchede I'ennemi. Le due de Brunswick continua son mouvement, atteignit la grande route de Chalons, la depa.ssa et de- ploya sucessivement l'armee entiere en deph et au dela de cette route. A dix heures, le brouil- lard, s'etant soudainement dissipe, laissa voir aux deux generaux leur situation reciproque. IX. L'armee de Kellermann etait accumulee en masse sur le plateau et en arriere du moulin de Valmy. Cette position aventuree s'avanrait comme un cap au milieu des ligncs de baion- nettes prussiennes. Le general Chazot n'etait pas encore arrive avec ses vint-six bataillons, pour flanquer la gauche de Kellermann. Le general Leveneur, qui devait flanquer sa droite et la reber a l'armee Dumouriez, s'avancait avec hesitation et a pas lents, craignant dat- tirer sur son faible corps tout le poids des masses prussiennes qu'il apercevait en bataille devant lui. Le general Valence, commandant la cava- lerie de Kellermann, se deployait sur une seule ligne avec un regiment de carabitiiers, quel- ques escadrons de dragons et quatre bataillons de grenadiers, entre Gizaucourt et Valmy, masquant ainsi tout Tintervalle que Kellermano ne pouvait couvrir et ou ce general etait attendu. Les lignes de Kellermann se formaient au cen- tre sur les hauteurs. Sa nombreuse artillerie herissait de ses pieces les abords du moulin de Valmy, centre et clef de sa position. Presque enveloppe par les lignes demi-circulaires et tou- jours grossissantes de lennemi, embarrasse sur cette elevation tro|) etroite de ses vingt-deux mille hommes, de ses chevaux. de ses equipa- ges et de ses canons. Kellermann ne pouvait developper les bras de son armee. Le choc qui s'avancait ressemblait plus a I'assaut d'une breche defendue par une masse dassieges qu'au champ de bataille prepare pour les Evo- lutions de deux armees. Du haul de ce plateau, Kellermann voyait sortir successivement de la brume blanche du matin et briller au soleil la nombreuse cavalerie prussienne. Elle filait par escadrons en tour- nant le monticule de Gizaucourt et menafait de I'envelopper comme dans un filet s'il venait a efre force dans sa position. Des bataillons d'infanterie contournaient Egalement le plateau de Valmy. Vers midi le due de Brunswick 326 HI5T0IRE ayant forme route son armee fsur deux lignes et confu le plan de sa journee, on vit se c'e- tacher du centre et s'avancer vers les pentes de Giznucourt et de la Fjune une avant-garde compos^e d'infanterie, de cavalerie et de irois batteries. Le doc de Brunswick, a cheval, en- toure d'un groupe d'officiers, dirigeait lui- meme ce mouvernent. L'armee reforma sa ligne. De nouvelles troupes comblerent le vide que ce corps detache laissait dans le centre. A I'aide de lunettes d'approche on distinguait Je roi lui nieme, en uniforme de general, monte sur un cheval de bataille et reformant en arriere deux fortes colonnes d'attaque, qu'il animait du geste et de I'epee. Tel etait I'horizon de tentes, de baionnettes, de chevaux, de canons, d'etat-major, qui se de- roulait au loin sur les mamelons blanchatres et dans les ravins creux de la Champagne, le 20 septembre au milieu du jour. A la meme heure, la Convention, entrant en seance, allait deliberer sur la monarchic ou sur la repu- blique. Au dedans, au dehors, la France et la liberte se jouaient avec le sort. L'aspect exterieur des deux armees sem- blait declarer d'avance Tissue de la campagne contre nous. Du cote des Prussiens, cent dix mille cnmbattants de toutes armes; une tac- tique, heritage du grand Frederic, vivant en- core dans ses lieutenants; une discipline qui changeait les bataillons en machines de guerre, et qui, aneantissant toute volonte mdividuelle dans le soldat, I'assouplissait a la |)ensee et a la voix de ses officiers ; uup infanterie que sa liai- son avec elle-meme rendait solide et impene- trable comme des murailles de fer ; une cava- lerie mootee sur les magnifiques chevaux de la Frise et du Mecklembourg, dont la docilite sous la main, I'ardeur moderee et le sang- froid intrepide ne s'eflarouchent ni du bruit, ni •du feu de I'arlillerie, ni des eclairs de I'arrae blanche; des officiers formes des I'enfance an metier des combats, nes pour ainsi dire dans I'uniforme, connaissant leurs troupes, en etant connus, et exerfant sur leurs soldats le double ascendant de la noblesse et du commande- ment; pour auxiliaires les regiments d'elite de I'arraee autrichienne recemment accourus des bords du Danube, ou lis venaient de s'aguerrir contre les Turc; une noblesse ftiinrai.^e f-mi gree,portantavec elletous les grands nomsde la monarchic, dont chaque soldat combattait pour sa propre cause et avait son injure a venger, son roi a sauver, sa patrie a recouvrer au bout de sa bai'onnette ou h la pninte de son sabre ; dt-s generaux prussiens, tous eleves d'un roi miliiaire, ayant a maintenir la superiorite de leur reiiniii en Europe; un generalissime que i TAlleniagne proclamait son Agametunon et ' j que le genie de Frederic couvrait d'un pres- [ tige d'invincibilite ; enfin un roi jeune, brave, adore de son people, cher a ses troupes, ven- I geur de la cause de tous les rois, accompagne ides representants de toutes les cours sur le |chan)p de bataille, et suppleant a I'mexpe- ' rience de la guerre par une intrepidite per- 'sonnelle qui oubliait son rang pour ne se sou- , venir que de son honneur; voila l'armee prus- I sienne. XL Dans le camp francais, une inferiorite nume- rique de un contre trois ; des regiments reduits a tiois ou quatre cents hommes par I'effet des lois de 1790, qui avaient supprime les engage- ments a prix d'argent ; ces regiments prives de leurs meilleurs officiers par I'emigration, qui en avail entraice plus de la moilie sur la terre ennemie, et par la creation .^oudaine de cent bataillons de volontaires. a la tete des- quels on avait place les officiers instructeurs ; ces bataillons et ces regiments sans esprit de corps, se regardant avec jalousie ou avec me- pris ; deux esprits dans la meme armee, Pesprit de discip'ine dans les vieux cadres, I'esprit d'insubordination dans les nouveaux bataillons, les officiers anciens suspects a leurs soldats^ les soldats redoutes de leurs officiers; la cava- lerie, mal montee et mal equipee ; I'infanterie instruite et solide dans les regiments, novice et faible dans les bataillons ; la solde arrieree et pay^e en assignats deprecies; les armes insuf- fisantes ; les uniformes divers, uses, dechires, souvent en lambeaux; beaucoup de soldats manquant de chaussure, et remplacant les se- melles de leurs souliers par des poignees de foin liees autour des jambes avec des cordes ; ces corps arrivani de difterentes armees et de provinces diverses, inconnus lesunsaux autres, sachant a peine le nom des generaux sous lesquels on les avait embrigades ; ces gene- raux ou jeunes et temeraires, passes sans transition de I'obeissance au commandement, ou vieux et roufiniers, ne pouvant plier leurs habitudes methodiques aux hardiessesdes guer- res desesperees; enfin, ^ la tete de cette arm^e incoherente, un general en chef de cinquante- trois ans, nouveau dans la guerre, dont lout le monde avait le droit de douter, en defiance h ses troupes, en rivalite avec son principal lieu- tenant, en lutte avec son propre gouvernement, dont le plan audacieux et |)atient n'etait com- pris par personne, et qui n'avait encore ni un service dans son passe, ni le nom d'une vic- toire sur son epee, pour se faire pardonner le commandement: voiln les Franniis ;\ Valmy. Mais I'enthousiasme de la patrie et de la Revo- lution batfait dans le coeur de cette armee, et le genie de la guerre inspirait I'ame de Du- mouriez. D E S G I K O N DIN S 327 XII. Inquiet sur la position de Keilennann, Du- mouriez, a cheval des le point du jour, visiiait sa ligne, echelonnait ses corps entre Sainte- Meneliould et Gizaucourt, et galopait vers Vaiiny pour mieux juger par lui nienie des intentions du due de Brunswick et du point ou les Prussiens concentreraient leur effort. II y trouva Kellerniacn donnant ses derniers ordres aux geoeraux qui a sa gauche et a sa droite aliaient avoir la responsabilite de la journee. L'un efait le general Valence, I'autre etait le due de Chartres. Valence, attache a la maison d'Orleans, avait epouse la fille de madatne de Genlis. Depute de la noblesse aux etats-generaux, il avait servi de ses opinions la cause de la li- b^rte. Depuis la guerre, il la servait de son sang. D'abord co'onel de dragons, jeune, actif, gracieux commeun aristocrate, patriole comme un citoyen, brave eomme un soldat, il inaniait la cavalerie avec audace, et avait eon'.mande ravant-garde de Luckner a Courtrai. Son coup d'ceil militaire, ses etudes, I'aplomb de son esprit le rendaient capable de cotiiniander en chef un corps d'armee. On pouvait lui con- fier le salut d'une position. Le due de Chartres etail le fils aine du due d'Orleans. Ne dans le berceau meme de la liberte. nourri de patriotisme par son pere. il n'avait pas eu a faire son choix entre les opi- nions. Son education avait fait ce choix pour lui. II avait respire la revolution, mais il ne I'avait pas respiree au Palais-Koyal, foyer des desordres doniestiques et des plans politiques de son pere. Son adolescence s'etait ecoulee studieuse et pure dans les retraites de Belle- Chasse et de Passy, oii madaine de Genlis gouvernait I'educatioo des princes de la maison d'Orleans. Jamais femme ne confondit si bien en elle I'infrigue et la vertu, et n'associa une situation plus susp'Cte a des preceptes plus austeres. Odieuse a la mere, favorite du pere, mentor des enfants, ci la fois democrate et amie d'un prince, ses eleves sortirent de ses Icfons petris de la double argile du prince et du citoyen. Elle fafonna leur ame sur la sienne. Elle leur donna beaucoup de lumieres, beaucoup de principes, beaucoup de calcul. Elle glissa de plus dans leur nature cette adresse avec les hommes et cette soiiplesse avec les evenements qui laissent reconnaitre a jamais I'empreinte de la main d'une femme habile sur les caracteres qu'elle a touches. Le due de Chartres n'eut point de jeunesse. L'education supprimait cet age dans les eleves de madamc de Genlis. La reflexion, I'etude, la premeditation de toutes les pensees et de tons les actes y remplacaient la nature par I'etude et I'instinct par la volonte. Elle faisait des hommes, raais des hommes factices. A dix-sept ans, le jeune prince avait 'a maturite des longues annees. Colonel en 1791, il avait dej?i merite deus couronnes civiques de la ville de Vendome, oii il etait en garnison, pour avoir sauve. au peril de ses jours, la vie a deux pretres dans une emeute. et a un citoyen dans le fleuve. Assidu aux seances de I'Assemblee constiiuante. affilie par son pere aux Jacobins, il assistait dans ies tribunes aux onduiations des assemblees ])opu!aires. II semblait em- porte lui-meme jmr les passions qu'il etudiait; mais il dominait ses emportemeots apparents. Toujours assez dans le flot du jour pour etre national, et assez en dehors pour ne |)as souil- ler son avenir. Sa famille etait la meilleure partie de son patriotisme. II en avait le culte et meme le devouement. A la nouvelle de la suppression du droit d'ainesse, il s'etait jete dans les bras de ses freres : i lieureuse loi, avait-il dit, qui permet a des freres de s'aimer sans jalousie. Elle ne fait que m'ordooner ce que mon coeur avait declare d'avance. V'ous le saviez tous, la nature avait fait entre nous cette loi ! » La guf;rre I'avait entraine heureusement dans les camps, ou tout le sang de la Revolu- tion etait pur. Son pere avait demande qu'il servit sous le general Biron, son ami. II s'etait signale par sa fermete dans les premiers ta- tonnements militaires de la demi-campagne de Luckner en Be'gique. A vingt-trois ans, nomme general de brigade, ^ titre d'anciea- nete, dans une armee ou les anciens colonels avaient presque tous emigre, il avait suivi Luckner a Metz. Appele par Servan au com- mandementde Strasbourg : t Je suis trop jeune, repondit-il, pour m'enfermer dans une place. Je demande a rester dans I'armee active. » Kellermann, successeur de Luckner, avait pressenti sa valeur et lui avait confie une bri- gade de douze bataillons d'infaoterie et de douze escadrons de cavalerie. XIII. Le due de Chartres s'etait fait accepter des anciens soldats comme prince, des nouveaux comme patriote, de tous comme camarade. Son intrepidite etait raisonnee. Elle ne I'em- portait pas, il la guidait. Elle lui laissait la lu- niiere du coup d ceil et le sang froid du com- mandement. II allait au feu sans pressor et sans ralenlir le pas. Son ardeur n'etait pas de Teian, mais de la vo'onte. Elle etait reflechie comme un calcul, et grave comme un devoir. Sa laille etait elevee, sa stature solide, sa teuue severe. L'elevation du front, le bleu de I'oeil, I'ovale du visage, I'epaisseur n)HJestueuse mais unpeu lourdede son menton rappelaientenluile Bourbon et faisaient souvenir du trone. Le cou souvent incline, I'attitude modcste du corps, la bouche un peu pendanfe aux deux extremit^s, le coup d'ceil adroit, le sourire caressant, le 328 HISTOIRE geste gracieux, la parole facile rappelaient le fils d'un complaisant de la multitude, et fai- saient souvenir du peuple. Sa familiarite, mar- tiale avec rofificier, soldatesque avec les soldats, patriotiqne avec les citoyens, lui faisait pardon- ner son rang. Mais, sous I'exterieur d'un sol- dat du peuple, on apercevait au fond de son regard une arriere-pensee de prince du sang. II se livrait a tous les accidents dune revolu- tion avec cet abandon complet mais habile d'un esprit consomme. On eut dit qu'il savait d'avauce que les evenements brisent ceux qui leur resistent, mais que les revolutions, comme les vagues, rapportent souvent les hommes ou elles les ont pris. Bien faire ce que la circons tance indiquait, en se fiant du reste a I'avenir et a son sang, etait toute sa politique. Machiavel ne I'eftt pas mieux conseille que sa nature. Son etoile ne I'eclairait jamais qu';i quelques pas devant lui. Tl ne lui demandait ni plus de lumiere, ni plus d'eclat. Son ambition se bor- nait a savoir attcndre. Sa piovidence etait le temps; ne pour disparaitre dans les grandes convulsions de son pays, pour survivre aux crises, pour dejouer les partis deja fatigues, pour sat'sfaire et pour amortir les revolutions. A. traverssa bravoure, son enlhousiasme exalte pour la patrie, ou craigtiait d'entrevnir en pers- pective un trone releve sur les debris et par les mains d'une republique. Ce pressentiment qui precede les hautes destinees et les grands noms, semblait reveler de loin a I'armee que de tous les hommes qui s'agitaient alors dans la Revolution, celui-la pouvait etre un jour le plus utile ou le plus fatal a la liberie. Dumouriez, qui avait eatrevu le jeune due de Chartres a I'armee de Luckner. I'observa at- tentivement dans cette occasion, fut fiappe de son sang-froid et de sa lucidite dans Taction, entrevit vaguement une force dans cette jeu- nesse, et resolutde se I'attacher. XIV. Les Prussiens couronnaient les cretes des hauteurs de la Lune et commenfaient a en descendre en ordre de bataille. Les vieux sol- dats du grand Frederic, lents et mesures dans leurs mouvements, ne montraient aucune im- petuosite et ne donnaient rien au hasard. Leurs bataillons marchaient d'une seule piece et se profilaient en lignes geometriques et Ji angles droits comme des bastions. lis sem blaient hesiter a aborder de pres un ennemi qu'ils depassaient trois fois en nombre et en tactique, mais dont ils redoutaient la temerite ou le desespoir. De leur cote, les Fran<;ais ne contemplaient pas sans un certain ebranlement d'imagination cette armee immense, jusqup-la invincible, avancant silencieusement sa premiere ligne en colonnes, et deployant ses deux ailes pour fou- droyer leur centre et leur couper toute retraite, soit sur Chalons, soit sur Dumouriez. Les soldats restaient immobiles sur leurs positions, craignant de degarnir par un faux mouvement k champ de bataille etroit ou ils pouvaient se defendre, mais ou ils n'osaient manoeuvrer. Descendus h mi-cote de la colline de la Lune, les Prussiens s'arreterent. Leurs compagnies de sapeurs aplanirent le terrain en larges plates- bandes, et lartillerie, debouchant a travers les bataillons qui s'ouvrirent, porta au galop sur le front des colonnes cinquante-huit boucbes a feu divisees en quatre batteries, trois de canons et une d'obusiers. Une autre batterie de meme force, qui prenait en flanc les lignes franpaises, restait encore cachee sous un flocon de brouil- lard, sur la droite des Prussiens, et ne tarda pas a dechirer de la commotion de ses salves la brume qui les enveloppait. Le feu commenna a la fois de front et de flanc. A ce feu, I'artillerie de Kellermann s'ebranle et s'etablit en avant de I'infanterie. Plus de vingt Tiiille boulets, echanges pendant deux heures par cent vingt pieces de canon, labou- rent le sol des deux collines opposees, comme si les deux artilleries eussent voulu faire breche aux deux montagnes. L'epaisse fumee de la poudre, la poussiere elevee par le choc des boulets qui emiettaient la terre. rampant sur le flanc des deux coteaux et rabattues par le vent dans la gorge, empechaient les artilleurs de vi- ser juste et trompaient souvent les coups. On se combattait du fond de deux nuages, et Ton tirait au bruit plus qu'a la vue. Les Prussiens, plus decouverts que les Franfais, tombaient en plus grand nombre autour des pieces. Leur feu se raientissait. Kellermann, qui epiait le moindre symptome d'ebraulement de I'ennemi. croit reconnaitre quelque confusion dans ses mouvements. II s'elance a cheval <^ la tete d"une colonne pour s'emparer de ces pieces. Une nouvelle batterie, masquee par nn pli du terrain, eclate sur le front de sa colonne. Son cheval, le poitrail ouvert par un eclat d'obus, se renverse sur lui et expire sur son cavalier. Le lieutenant-colonel Lormier, son aide de- camp, est frappe a mort. La tete de la colonne, foudroyee de trois cotes a la fois,tombe, hesite, recule en desordre. Kellermann, degage et emporte par ses soldats, revient chercher un autre cheval. Les Prussiens, qui ont vu la chute d'un geneial et la retraite de sa troupe, redou- blent leur feu. Une pluie d'obus mieux dirig^s ecrase le pare d'artillerie des Francais. Deux caissons eclatent au milieu des rangs. Les pro- jectiles, les essieux, les membres des chevaux, lances en tous sens, emportent des files entieres de nos soldats. Les conducteurs de chariots, en s'ecartant au galop du foyer de I'explosion, avec leurs caissons, jettent la confusion et com- muniquent leur instinct de fuite aux bataillons DES GIRONDINS. 329 de la premiere ligne. L'artillerie, privee ainsi de ses munitions, ralentit et eteint son feu. Le due de Chartres, qui supporte lui-meme, depuis pres de trois heures, I'arme au bras, la grele de boulets et de mitraille de l'artillerie prussienne. au poste decisif du moulin de Val- my. s'aperfoit du danger de son general. II court a toute bride a la seconde ligne, entraine )a reserve d'artillerie h cheval, la porte au galop 8ur le plateau du moulin, couvre le desordre du centre, rallie les caissons, les ramene aux ca- nonniers, nourrit le feu, etonne et suspend I'e- lan de I'ennemi. Le due de Brunswick ne veut pas donner aux Fran^-ais le temps de se raftVitnir. II forme trois colonnes d'attaque, soutenues par deux ailes de cavalerie. Ces colonnes s'avancent mal- gre le feu des batteries franfaises, et vont en- gloutir sous leur masse le moulin de Valmy, ou le due de Chartres les attend sans s'ebranler. Kellermann, qui vient de retablir sa ligne, forme son armee en colonnes par bataillons, descend de son cheval, en jette la bride a une ordon- nance, fait conduire I'animal derriere les rangs, indiquant aux soldats, par cet acte desespere, qu'il ne se reserve que la victoire ou la mort. L'armee le comprend. « Camarades! » s'ecrie Kellermann d'une voix palpitante d'enthou- siasme et dont il prolonge les syllabes pour qu'elles frappent plus loin I'oreille de ses sol- dats, !t voici le moment de la victoire. Laissons avancer I'ennemi sans tirer un seul coup et chargeons a la baionnette ! » En disant ces mots, il eleve et agite son chapeau, orne du panache tricolore, sur la pointe de son epee. iques de constitution. Les Girondins le cultivaient comme leur homme d'Etat. Sieyes, esprit h longue vue, tout en detestant Robes- pierre, Marat, Danton, aurait voulu qu'avant d'attaquer la commune, les Girondins eussent detache Danton et fait un pacte avec Dumou- riez qui leur assurat une autre force que la tri- bune contre les bandes insurrectioniielles de I'Hotel-de-Ville. (tNejouez pas la republique, leur dit-il. dans une batail lede rue avant d'avoir le canon de votre cote. » Vergniaud convint de la justesse de ce mot ; mais I'impatience de la jeunesse, la honte de reculer, les excitations eioquentes de madame Roland I'emporterent sur de froids calculs. XVIL Les Jacobins cependant se repeuplaient de- puis deux jours. Marat et Robespierre y re- pa rurent. DES GIRONDINS. 355 La Convention commenfa ses travaux. Elle entendit d'abord avec faveur un rapport ener- gique de Roland, qui proclamait les vrais prin- ciples de I'ordre et de i'egalite, etqui denmndait u I'Assemblee dassurersa propre dignite conire les mouvements populaires, par une force armee consacree a la securite de la representation na- tionale. Le moment etait opportun pour atta- quer la commune et fletrir ses exces. Dans la seance du 24 septembre, Kersaint. gentilhomme breton, officier de marine intrepide. ecrivain politique eloquent, reformateur devoue a la re- generation sociale, lie des ie premier jour avec les Girondins par un meme amour pour la li- berie, par une meme horreur du crime, de- manda tout a coup, a propos d'un desordreaux ChampsElysees, qu'on nommat des commis- saires pour venger la violation di s premiers droits de i'homme, la liberie, la propriete, la viedescitoyens. all est temps, s'ecria Kersaint, d'elever les echafauds pour les assassins et pour ceux qui provoqueut a I'assassinat. i Puis se tournant du cote de Robespierre, de iMarat, de Danton, et paraissant diriger contre eux une allusion sanglante : i II y a peut-etre, poursuivit- il d'une voix tonnaute, il y a peut-etre quelque courage a s'elever ici contre les assassins !... i L'AssembIpe fremit et applaudit. Tallien demanda que cette proposition fut ajournee. — i Ajourner la repression du crime, dit Vergniaud. c'est proclnmer I'impunite des assassinats. i Fabre d' Eglantine, Sergent, Col- lot-d'Herbois. se sentantdesignes, s'opposerent a la motion de Kersaint. llsjust'fierent les ci toyens de Paris. — i Les citoyens de Paris, s'e cria Lanjuinais, ilssont dans lastupeur. A mon arrivee ici j'ai fremi! i Des murmures s'eleve rent. Buzot, confident di' Roland, prepare a la parole par la communication qu'il avait rerue du rapport, profita de I'emotion innalteiidue pro- duite par le discours de Kersaint pour monter a la tribune et pour engager le combat en elar- gissant le terrain. XVIIl. cAu milieu de I'agitation violente que la pro position de Kersaint a fait tiaitre, dit Buzot, j'ai besoin de garder le sang-froid qui convienta un homme libre. II ne suffit pas de se dire re- publicain et de subir sous ce nom de nouveaux tyrans! Etranger aux partis, je suis arrive ici avec la confiance que je pourrais y garder I'in- dependance de mon ame. 11 est bon que je sache ce que je dois attendre ou craindre. Som- mesnous en surete? Existe-t il des lois contre ceux qui provoquent au meurtre? Croit-on que nous n'ayons pas apporte une ame republicaine mais incapable de flechir sous les menaces, sous les vioiencps des hommes dont je ne con- nais ni le but ni les desseins? Un vous demande une force publique ; c'est aussi la demande que vous adresse le ministre de I'interieur, ce Ro- land qui, malgre les calomnies dont on I'ac- cable. est a vos yeux un des plus homnies de bien de la France (on applaudit). Je demande, moi aussi, une force publique a laquelle con- courent tous nos departements. II faut une loi contre ces hommes infaines qui assassinent parce qu'ils n'ont pas le coiiragede combattre.... Croit-on nous rendre esclaves de certains de- putes de Paris ?...i Ce soulevement de I'ame de Buzot ebrania la Convention. Des acclamations parties de tous Irs bancs des deputes des departements appuyerent ses paroles. Les deputes de Paris et leurs adherents se turent cousternes, et la proposition fut votee. Le soir, les douze de- putes de Paris se porterent en mass*" a la se- ance des Jacobins pour exhaler leur colere et pour concerter leur vengeance, c II faut, s'ecria Chabot, que les Jacobins, non de Paris seule- ment, mais de tout V tin\nre, J'orcenl la Conven- tion a donner a la France le gouvernement de son choix. La Convention retrograde. Les in- trigants s'en emparent- Les endormeurs de la secte de Brissot et de Roland veulent etablir ua gouvernement federatif pour regner sur nous par leurs departements. i A ces mots Pethion parait, il monte au fau- teuil. Brissot ecrit qu'il demande a s'expliquer fraternellement. Fabre D'Eglantioe attaque Buzot et denonce son discours du matin com- me une combinaisoo preparee chf z Roland pour prevenir I'esprit dela Convention contre Paris. Pethion defend Buzot, i non pas seulement a titre d'ami, dit il, mais comme un des citoyens les plus devoues a la liberie eta la republique.D Billaud-Varennes, Chabot, Camille Desmou- linsappellentBrissot un scelerat. Grangeneuve et Barbaroux menacent la deputation de Paris de I'arrivee de nouveaux iMarseillais. La se- ance est levee au milieu du plus inexprimable tumulte. La guerre est declaree. XIX. Le combat s'engage le lendemain h la stance de la Convntion. Merlin se leve. dOnparlede regler I'ordre du jour; le seul ordre du jour c'est de faire cesser les defiances qui nous divi- sent et qui perdraient la chose publique. Oa parle de tyrans et de dictateurs: je demande qu'on les nomme et qu'on me designe ainsi ceux que je dois poiguarder. Jesotnme La- source, qui m'a dit hier qu'il existaitici un parti dictatorial, de nous le designer, i Lasource, ami de Vergniaud et presque aussi eloquent, se leve indigne decelte interpellation perfide. «ll est bien etonnant, dit-il, qu'en m'ia- terpellaot le citoyen Merlin me calomnie. Je n'ai point parle de dictafeur, maisdedictature. J'ai dit que certains hommes ici me paraissaiout tendre par I'intrigue a ladomiuatiun. C'est une 356 H I S T O I R E conversation particuliere que le citoyen Merlin revele. Mais loin de me plaindre de cette in- discretion, je m'en applaudis. Ce que j'ai diten confidence, je le dirai i\ la tribune et j'y soula- gerai mon cceur. Hier au soir, aux Jacobins, j'entendis denoncer les deux tiers de la Con- vention comme conspirant contre le people et contre la liberte. En sortant, des citoyens se grouperent autour de moi ; le citoyen Merlin se joignit a eux. Je leurs peignis. avec une cha- leur dont je ne sais pas me defendre quand il s'agit de ma patrie, mon inquietude et n^ dou- leur. On criait contre le projet de loi qui de- mande la punition des provocateurs a I'assassi- nat. J'ai dit et je dis encore que cette loi ne peut effrayer ceux qui meditent des crimes et qui les rejettent ensuite sur le peuple, dont ils sedisentles seulsamis! On criait contre la pro- position de donner une garde a la Convention. J'ai dit et je dis encore que la Convention na- tionale ne peutoter a tous les departements de la republique le droit de veiller au depot com- mun et ^ la liberte de leurs representants. Ce n'est pas le peuple que jecrains, c'est lui qui nousasauves; et, puisqu'il faut enfin parler de soi-meme, ce sont les citoyens de Paris qui m'ont sauve, la, sur la terrasse des Feuillants; ce sont eux qui detournerent de moi la mort dontj'etais menace; qui eloignerent demon sein trente coups de sabre ! Non, ce n'est point le citoyen que je crains, c'est le brigand, c'est I'assassin qui poignarde. S'en etonne-ton ? — J'interpelle a mon tour Merlin. N'estil pas vrai qu'il m'a averti en confidence, un de ces jours, au comite de surveillance, que je de- vais etre assassine sur le seuil de ma porte, en rentrant chez moi, ainsi que plusieurs de mes collegues? Oui, je crains le despotisme de Paris', je crains la domination des intrigants qui I'oppriment sur la Convention nationale; je ne veux pas que Paris devienne pour I'empire franpais ce que fut Rome pour I'empire romain. Je hais ces hommes qui, lejourmeme ou se commettaient les massacres, ont ose decerner des mandats d'arrestation contre buit deputes. Ils veulent parvenir par Tanarchie a cette do mination dont ils ont soif. Je ne designe per- sonne. Je suis de I'oeil le plan des conjures, je souleve le rideau ; quand les hommes que je signale m'auront fourni assez de traits de lumiere pour les bien voir et pour les montrer ^ la France, je viendrai les demasquer a cette tribune, dusse-je en descendant tombersous leurs coups! Jeserai venge. La puissance nationale, qui a foudroye Louis XVI, foudroiera tous ces hommes avides de domination et de sang. » Un immense applaudissement couvrit ces pa- roles. L'energie de Lasource semblait avoir rendu la respiration k I'Assemblee. Rebecqui nomraa Robespierre. « Voil6, s'ecria-t il, le parti, voila I'homme que je vous denonce. a Danton, qui se sentait encore assez d'appui sur les deux cotes de la Convention pour se tenir en equilibre ets'interposer comme un ter- rible raediateur, demanda la parole. (t C'est un beau jour pour la nation, dit il, c'est un beau jour pour la republique. que celui qui amene entre nous une explication fraternelle. S'il y a des coupables. s'il existe un homme pervers qui veuille dominer despotiquement les representants du peuple, sa tete tombera aussi- tot qu'il sera demasque. Cette imputation ne doit pas etre une imputation vague et indeter- minee. Celui qui la fait doit la signer. Je la ferai, moi, dut-elle faire tomber la tete de mon meilleur ami. Je ne defends pas en masse la deputation de Paris, je ne reponds pour per- sonne (il indique d'un regard dedaigneux le banc de Marat.) Je ne vous parlerai que de moi. Je suis pret a vous retracer le tableau de ma vie publique. Depuis trois ans, j'ai fait ce que j'ai cru devoir faire pour la liberte. Pen- dant la duree de mon ministere, j'ai employe toute la vigueur de mon caractere et toute I'ac- tivite d'un citoyen embrase de I'amour de son pays. S'il y a quelqu'un qui puisse m'accuser a cet egard, qu'il se leve et qu'il parle ! 11 exis- te, il est vrai, dans la deputation de Paris un homme dont les opinions exagerent et discre- ditent le parti republicain, c'est Marat! Assez ettroplongtemps on m'a accuse d'etre I'auteur des ecrits de cet homme. J'invoque le temoi- gnage du citoyen qui vous preside. Pethiona dans ses mains la lettre menafante qui me fut adressee par Marat. II a ete temoin d'une al- tercation entre Marat et moi a la mairie. Mais j'attribue ces exagerations aux vexations que ce citoyen a subies. Je crois que les souterrains, dans lesquels il a ete enferme ont ulcere son ame!... Faut-il, pour quelques individus exa- geres, accuser une deputation toute entiere? Quant a moi, je n'appartiens pas a Paris ; je suis ne dans un departement vers lequel se tournent toujours mes regards avec un senti- ment de plaisir. Mais aucun de nous n'appar- tient a tel ou tel departement. Nous apparte- nons h la France entiere. Portons une loiqui prononce la peine de mort contre quiconque se declarerait en faveur de la dictature ou du trium- virat. On pretend qu'il estparmi nous d'au- tres hommes qui veulent morceler la France. Faisons disparaitre ces idees absurdes en pro- nonrant la peine de mort contre ces hommes. La France doit etre invincible. Les citoyens de Marseille doivent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Votons I'unite de representa- ' tion et de gouvernement. Ce ne sera pas sans fremir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie. Alors je vous le jure, nos en- nemis sont morts! i Danton desccndit do la tribune au bruit des applaudissements. Le.>- assemblers, toujours in- decises par leur nature, adoptent avec enthou- DES GIRONDINS. 357 siasme les propositioDS dilatoires, qui les sou- lagent de la necessite de se piononcer. Mais Buzot, impatient de rapporter une vic- toire a madame Roland, ne se contenta pas pour son parti de ce deni de jugement, de ces lois de mort h deux iranchants et de ces ser ments equivoques d'unite et d'indivisibilite de la repubiique. — j Et qui est-ce qui rous a dit, citoyen Danton, que quelqu'un songeat a rom- pre nette unite? repondit-ii. N'ai-je pas de inande qu'elle fut consacree et garantie par une garde composee d'hoinmes envoyes par tous les departements ? On nous parle de ser- ments? Je n'y crois plus, aux serinents. Les La Fayette, les Lameth en avaient fait un; ils J'ont viole! On nous parle de decret ? CJn sim- ple decret ne suffit pas pour assurer I'indivisi bilite de la repubiique. II faut que cette unite existe par le fait. II faut qu'une force armee envoyee par les quatre-vingt-trois departements environne la Convention. Mais toutes ces idees ont besoin d'etre coordonnees. J'en demande le renvoi a la commission des six. j L'obstination de Buzot ranima Taudace dcs jeunes Girondins un moment deconcertes par la voix de Danton. Vergniaud, Guadet, Pe- thion se taisaient et semblaient montrer dans leur physionomie et dans leur attitude une re- pugnance a pousser le combat plus loin. Ro- bespierre, appele par son nom, monta avec len- teur et solennite les marches de la tribune. Tous les regards se porterent sur lui. La haine prematuree des Gitondins lui avait fait, pour un orateur populaire, le plus beau des roles: celui de I'innocence qui se defend et de la force qui se modere. XX. « Citoyens, dit-il, en montant a cette tribune pour repondre a I'accusation portee contre moi, ce n'est point ma projjre cause queje viens defendre, niais la cause publique. Quand je me justifierai, vous ne croirez point queje m'occupe de moi-meme, mais de la patrie. Citoyen, poursuivit-il en apostrophant Rebec- qui, citoyen, qui avez eu le courage de m'ac- cuser de vouloir asservir mon pays, a la face des representants du peuple, dans ce meme lieu oii j'ai defendu ses droits, je vous remercie! Je reconnais dans cet acte le civisuie qui caracte- rise la cite celebre (Marseille) qui vous a de- pute. Je TOUS remercie! cartons nous gagne- rons a cette accusation. Onm'adesigne comme le chef d'un parti qu'on signale a I'animadver- sion de la France comme aspirant a la tyrannic. II est des bommes qui succomberaient sous le poids d'une pareille accusation. Je ne crains pas ce malheur. Graces soient rendues a tout ce que j'ai fait pour la liberte : c'est moi qui ai combattu toutes les factions pendant trois ans dans I'Assemblee constituante; c'est moi (jiji pi combattu la cour, dedaigne ses presents, me- prise les caresses du parti plus seduisant qui, plus tard, s'etait eleve pour opprimer la liber- te 1 » Des voix nombreuses. fatiguees de ce vague panegyrique de lui-meme, interrompirent Ro- bespierre en le sommant de rentrer dans la question. Tallien reclama I'attention pour le depute de Paris. Robespierre, qui ne trouvait plus la faveur et !e respect dont il jouissait aux Jacobins, s'embarrassa un moment dans ses paroles^l implora le silence de la generosit6 de ses accusateurs. II rappela de nouveau ses services a la Revolution. I Mais c'est la, ajouta-t il, que commencereut mes crimes ; car un homme qui lutta si long- temps contre tous les partis avec un courage acre et inflexible sans se menager aucun j)arti a lui-meme, celui-la devait etre en butte h la haine et aux persecutions de tous les ambitieux et de tous les intrigants. Quand ils veulent commencer un sysleme d'oppression, leur pre- miere pensee doit etre d'ecarter cet homme. Sans doute d'autres citoyens ont defendu mieux que moi les droits du peuple, mais je suis celui qui a pu s'honorer de plus d'ennemis et de plus de persecutions. — Robespierre! lui c.ria-t-on de toutes parts, dis-nous simplement si tu as aspire a la dictature ou au triumvirat! i Robes- pierre s'iodigne des limites etroites qu'on pres- ent a sa defense. La Convention murmure et X6- moigne sa lassitude par son inattention. — I Abrege, abrege! cria-ton de tous les bancs i Robespierre. — Je n'abregerai pas, reprend Robespierre. Je vous rappelle <^ votre dignite. J'invoque la justice de la inajorite de la Con- vention contre certains membres qui sont mes ennemis... — II y a ici unite de patriolisme et ce n'est point par haine qu'on t'interrompt, » lui repond Cambon. Ducos demande que, dans I'interet meme des accusateurs, I'accuse soit entendu avec attention. XXI. Robespierre reprend au milieu des rires et des sarcasmes: i Que ceux qui me repondent par des eclats de rire et par des murmures se forment en tribunal et prononcent ma condam- nation, ce sera le jour le plus glorieux de ma vie! Ah! si j'avais ete homme a m'attacher i un de ces partis, si j'avais transige avec ma conscience, je ne subirais ni ces insultes, ni ces persecutions! Paris est I'arene ou j'ai soutenu ces combats contre mes ennemis et contre les ennemis du peuple; ce n'est done pas 5 Paris qu'on pent denaturer ma conduite, car la elle a le peuple pour temoin. II n'en est pas de menae dans les departements. Deputes des departe- ments, je vous en conjure au nom de la chose publique, detrompez-vous et ecoutez-moi avec iippartialit^ ! Si la calomnie sans reponse est 358 HI5T0IRE la plus redoutable des preventions contre un citoyen, elle est aussi la plus nuisible a la pa- trie! On m'a accuse d'avoir eu des conferences avec la reine, avec la Lamballe; on m'a rendu responsable des phrases irreflechies d'un pa- triote exagere (Marat), qui demandait que la nation se confiat h des ho.nmes dont, pendant trois ans, elle avait eprouve I'incorruptibilite! Depuis I'ouverture de la Convention et meme avant, on renouvelle ces accusations. On veut perdre dans I'opinion publique les citoyens qui ont jure d'immoler tous les partis. On nous soupfonne d'aspirer a la dictature;ftt nous, nous soupc-onnons la pensee de faire de la re- publique francaise un amas de republiques fede- ratives qui seraient sans cesse la proie des fu- reurs civiles ou de nos ennemis. Allons au fond de ces soupfons. Qu'on ne se contente pas de calomnier, qu'on accuse et que Ton signe ces accusations contre moi ! * XXII. L'impatient Barbaroux se leve avec I'empor- tementdelajeunesse : i Barbaroux, de Marseil- le, se presente, dit-il en regardant Robespierre en face, pour signer la denonciation... Nous etions a Paris. Nous venions de renverser le trone avec les Marseillais. On nous recherchait dans tous les partis, comme les arbitres de la puissance. On nous conduisitchez Robespierre. Lh, on nous designa cet homme comme le ci- toyen le plus vertueux, seul digne de gouver- ner la republique. Nous repondimes que les Marseillais ne baisseraient jamais le front de- vant un diclateur (on applaudit). Voil^ ce que je signerai et ce que je defie Robespierre de dementir. Et Ton ose vous dire que le projet de dictature n'existe pas! Et une commune desorganisatrice ose lancer des mandats d'ar- ret contre un ministre, contre Roland, qui ap- partient h la republique tout entiere ! Et cette commune se coalise par correspondances et par commissaires avec toutes les autres com- munes de la republique ! Et Ton ne veut pas que les citoyens de tous les departemens se reunissent pour pioteger I'independance de la representation nationale! Citoyens! ils se reu- niront, ils vous feront un rempart de leur« corps! Marseille a prevenu vosdecrets: elle est en mouvement. Sesenfants marcbent! S'ils devaient etre vaincus, si nous devious etre blo- qu6s ici par nos ennemis, declarez d'avance que nos suppleants se rassembleront dans une ville designee : et nous, mourons ici ! Quand a I'ac- cusation que j'ai portee contre Robespierre, je declare que j'aimais Robespierre, que je I'es- timais. Qu'il reconnaisse sa faute, et je reiire mon accusation ! Mais qu'il ne parle pas de ca- lomnie! S'il a servi la liberte par ses ecrits, nous I'avons defendue de nos bras! Citoyens! quand le moment du peril sera venu, alors vous nous jugerez ! Nous verrons si les faiseurs de placards sauront mourir avec nous! i Cette allusion meprisante h Robespierre et a Marat fut couverte d'applaudissements. Cambon, de Montpellier. ame droite et fou- gueuse, qui se jetait avec toute I'energie de ses convictions du cote ou lui apparaissait la jus- tice, soutint Barbaroux. II signala les scanda- les d'usurpation de pouvoir que s'etait permis la commune de Paris, i On veut nous donner le regime municipe de Rome! s'ecria-t-il. Je le dis, les deputes du Midi veulent I'unite re- publicaine! i Ce cridu patrintisme fut repete, comme le mot d'ordre de la nation, par toutes les parties de la salle. a L'unite, nous la vou- lons tous! tous! tous ! i Panis, I'ami de Robespierre, voulut repliquer fi Barbaroux. 11 raconta que ses entrevues avec les chefs des Marseillais n'avaient eu d'autre but que de tramer le siege des Tuileries. i Pre- sident, dit-il ii Pethion, vous etiez alors a la mairie. Vous vous souvenez que je m'ecriai, quelques jours avant le 10 aolit : II faut purger le chateau des conjures qui le remplissent; nous n'avons de salut que dans une sainte insur- rection. Vous ne voulutes pas me croire. Vous me repondites que le parti aristocrate 6tait abiittu et qu'il n'y avait rien ^ craindre. .Te me separai de vous. Nous formames un comite secret. Un jeune Marseillais brulant de patrio- tisme vint nous demander des cartouches. Nous ne pouvions lui en donner sans votre signature. Nous n'osions vous la demander parce que vous etiez trop confiant. II se mit le pistolet sous la gorge et cria : Je me lue si vous ne me donnez pas les rnnyens de defendre ma palrie. Ce jeune homme nous arracha des larmes. Nous signa- mes. Quant h Barbaroux, je fais serment que je ne lui ai jamais parte de dictature ! Quels sont sestemoins? Moi, reprend Rebecqui. — Vous etes I'ami de Barbaroux : je vous recuse. Quant aux operations du comit6, je suis pret k les justifier. — Par quel motif, lui demande Brissot indigne, avez vous lance un mandat d'arret contre un depute ? N'etait-ce pas |)our le faire immoler avec lesprisonniersde I'Abbaye? Nous vous avons sauves, et vous nous calom- niez ! reprend Panis. On ne se reporte pas asses aux circonstances terribles oii nous nous trou- vions. Nous etions entoures de citoyens irrites des trahisons de la cour. On nous criait: Voici un aristocratt qui se sauve. II faut I'arreter, ou vous etes vous-memes des traitres. Par exem- ple, beaucoup de bons citoyens vinrent nous dire que Brissot partait pour Londres avec des preuves ecrites de ses machinations. Je ne cro} ais pas moi-meme a cette inculpation ; mais elle ma ete aflfirmee par d'excellents citoyens, rcconnus pourtels par Brissot lui meme. J'en- voyiii rliez lui des commissaires charges de lui demander fraternellenient communication de ses DES GIRO N DINS. 359 papiers. Oui, nous avons illegalement sauve la patrie ! > XXIIl. Marat demande a son tour a etre entendu. Au nam, a I'aspect, h la voix de Marat, uo mur- rnure de degout s'eleve et des cris : a has de la tribune ferment quelque temps iabouche a V Ami du penple. Lacroix reclame le silence, meme pour Marat. La curiosite plutot que la justice I'obtient de i'Assemblee. I J'ai dans cette Assemblee un grand nom- bre d'ennemis personnels, dit Marat en debutant. (Tous, tousi s'ecrie la Convention presijue en- tiere en se levant de ses bancs). J'ai dans cette Assemblee un grand nombre d'ennemis, re- prend Marat ; je les rappelle a la pudeur. Qu'ils n'accablent pas de huees et de menaces un homme qui s'est devoue pour la palrie et pour leur propre salut! Qu'ils m'ecoutent un instant en silence. Je n'abuserai pas de leur patience. Je rends grace a la main cachee qui a jete parmi nous un vain fantome pour intimi- der les ames faibles, pour diviser les citoyens, pour depopulariser la deputation de Paris et pour I'accuser d'aspirer au tribunat. Cette in- culpation ne peut avoir Rucune vraisembiance qu'en s'appliquaot a moi. Eh bien ! je declare que mes collegues, notamment Robespierre et I)anton,ont constamment improuve Tidee d'un tribunat, d'un triumvirat, d'une dictature. c Si quelqu'un est coupable d'avoir jete dans le public cette idee, c'est moi! J'appelle sur moi la vengeance de la nation ; mais. avant de faire tomber sur matete I'opprobreou le glaive, ecoutez-moi. I Au milieu des machinations, des trahisons dont la patrie etait sans ces>e environ nee, h la vue des complots ntroces d'une cour perfide, a la vue des menees secretes des traitres enfer- nies dans le sein meme de I'Assemblee legisla- tive, me f'erez-vous un crime d'avoir propose le seul moyen que je crusse propre a nous re- tenir au bord de I'abime toujours ouvert ? Lors- que les autorites constituees ne servaient plus qu'a enchainer la liberte, qu'a i)roteger les com- plots, qu'a egorger les patriotes avec I'arme de la loi, me ferez vous un crime d'avoir provoque sur la tete des traitres la Lache vengeresse du peuple? Non ; si vous me I'imputiez a crime, le peuple vous dementirait. Car, obeissaot a ma voix, il a senti que le moyen que je propo- sals etait le seul qui put sauver la patrie; et, devenu dictateur lui meme, il a su se debarras- ser seul des traitres. J'ai fremi moi-meme des inouvements impetueux et desordonnes du peuple lors'iue je les vis se prolonger, et, pour que ces mouvements ne fussent pas eternelle- ment vains et aveugles, j'ai demande que le peu- ple nommat un bon citoyen, sage, juste et ferme, connu par son ardent amour de la li- berty, pour diriger ses actes et les faire servir au salut public! Si le peuple avait pu sentir la justesse de cette mesure et I'adopter le leode- main de la prise de la Bastille, il aurait abattu a ma voix cinq cents tetes de machinateurs : tout aujourd'hui serait trauquille ; les traitres auraient fremi : la liberte et la justice seraient etablies dans I'empire J'ai done p'usieurs fois propose de donner une autoriie momentaoee h un homme sage et fort, sous la denomination de tribun du peuple. de dictateur: le nom n'y fait rien. Mais la preuve que je voulais I'en- chainerA la patrie, c'est que je proposals qu'oa lui mit xm boulet aux pieds et qu'il n'eiit d'au- torite que pour abaltre des tetes criminelles ! Telle est mon opinion. Je n'en rougis pas; j'y ai mis mon nom. Si vous n'etes pas encore h la hauteur de ra'eotendre, tant pis pour vous ! Les troubles ne sont pas finis. DejJi cent mille pa- triotes ont ete egorges parce qu'on n'a pas en- tendu ma voix ; cent mille autres seront egor- ges encore. Si le peuple faiblit, I'anarchie n'au- ra point de fin. M'accuse-t-on de vues ambi- tieuses? Voyez-moi et jugez-moi. i 11 montra de I'index le mouchoir sale qui enveloppait sa tete malade. et secoua les basques debraillees de sa veste sur sa poitrine nue. t Si j'avais voulu, poursuivit-il, mettre un prix h mon silence; si j'avais voulu quelque place, j'aurais pu etre I'objet des faveurs de la conr. Eh bien! quelle a ete ma vie? Je me suis enferme volontairement dans des cachots souterrains, je me suis condamne a la misere, a tous les dangers! Le glaive de vingt mille assassins etait suspendu sur moi, et je prechais la verite la tete sur le billot!... J Je ne vous demande, en ce moment, que d'ouvrir les yeux. Ne voyez-vous pas un corn- plot pour Jeter la discorde parmi nous, et dis- traire I'Assemblee des grands objets qui doivent I'occuper? Que ceux qui ont fait revivre au- jourd'hui le fantome de la dictature se reunis- sent a moi, et qu'ils marchent, avec les vrais patriotes, aux grandes mesures, seules capables d'assurer le bonheur du peuple, pour lequei je sacrifierais tous les jours de ma vie ! i XXfV. Un silence de stupeur suivit ce discours. Marat, superieur, ce jour- la, eu audace, a Danton et surtout a Robespierre, avait domine ses deux rivaux, et 6tonn6 la Convention. Seul contre tous, 11 avait osc parler en tribun qui se devoue aux |)oignards d'une assemblee de pa- triciens, sur que le peuple est a la porte pour le defendre ou pour le venger. Ses paroles distil- laient le sang du 2 septembre. II demandait un bourreau national jjour toute institution. Le crime, dans sabouche, avait une telle graudeur, la fureur, dans son ame, ressemblait tellement au sang-fioid d'un liomme d'Etat, qu'il €tait daugereux et lache de laisser uqg assemblee k 360 HISTOIRE son debut, flottante entre I'horreuret I'admira- tion, et qu'il fallait lui anacher une protesta- tion unanime contre ce theoricien du meurtre. Le peuple aurait cru ou qu'on ci-aignait ou qu'on admirait Marat. Vergniaud recueillit son horreur et gravit, la tete inclinee, lea marches de la tribune. XXV. I S'il est un 'malheur pour un representant du peuple, dit-il d'une voix affaissee, gLest sans doute celui d'etre oblige de remplacer; a cette tribune, un homme charge de decrets de prise de corps qu'il n'a pas purges! — Je m'en fais gloire I s'ecria Marat. — Sont-ce les decrets du despotisme ? dit Chabot. — Sont-ce les de- crets dont il a ete honore pour avoir terrasse La Fayette? i dit Tallien. Vergniaud reprit froidement : »; C'est le malheur d'etre oblige de remplacer, a cette tribune, un homme contre lequel il a ete rendu un decret d'nccusalion, et qui a eleve sa tete audacieuse au-dessus des lois! un homme, enfin, tout degouttant de ca- lomnie, de fiel et de sang !... i Des murmures s'^levent contre les expressions de Vergniaud. Ducos s'ecrie : i Si Ton a fait I'effort d'enten- dre Marat, je demande qu'on entende Ver- gniaud. 1 Les tribunes trepignent et vociferent pour Marat. Le president est oblige de rappe- ier les spectateurs au respect de la representa- tion. Vergniaud lit la circulaire de la commune aux departements pour provoquer a I'imitation des massacres des prisons. II rappelle que la commune, par I'organe de Robespierre, a de- nonce un complot trame. selon lui, par Ducos, Vergniaud, Brissot, Guadet, Lasource, Con- dorcet, et dont le but etait de livrer la France au due de Brunswick. « Robespierre, reprend- il, sur lequel. jusque-la, je n'avais prononce que des paroles d'estime... — Cela est faux, s'eorie Sergent. — Com me je parle sans amertume, poursuit Vergniaud, je me felicite d'une dene- gation qui me prouvera que Robespierre aussi a pu etre calomnie. Mais il est certain que, dans cet ecrit, on appelle les poignards sur I'Assemblee. Que dirai je de I'invitation for- melle qu'on y fait au meurtre et a I'assassi- DBt?... Le bon citoyen jefte un voile sur ces desordres partieJs. II cherche a faire disparaitre autant qu'il est en lui les taches qui pourraient ternir I'histoire d'une si memorable Revolu- tion. Mais que des hommes charges par leurs fonctions de parLr au peuple de ses devoirs et de faire respecter la loi, prechent le meurtre et en fassent I'apologie, c'est 1^ un degr6 de per- versite qui ne pent se concevoir que dans un temps ou toute morale serait bannie de la terre! i Boileau. ami des Girondins, succede h Ver- gniaud, et lit h la Convention des phrases du journal de Marat, qui provoquent au massacre des deputes : t O peuple. n'attends plus rieo de cette Assemblee ! Cinquante ans d'anarchie t'attendent, et tii n'en sortiras que par un dic- tateur, vrai patriote et homme d'Etat. i Des cris de fureur eclatent contre Marat. Des voix demandent qu'il soit conduit a I'Abbaye. Marat aftVonte avec intrepidite cet orage. i On invo- que contre moi des decrets. dit-il; le peuple les a aneantis en m'envoyant ici. Les condam- nations qu'on allegue contre moi, je m'en fais gloire, j'en suis fier. Je les avais meritees en demasquant les traitres et les conspirateurs. J'ai vecu dix-huit mois sous le glaive de La Fayette. Si les souterrains ou je vivais ne m'a- vaient derobe ^ sa fureur, il m'aurait aneanti, et le plus zele defenseur du peuple n'existe- rait plus! Les lignes que Ton vient de lire contre moi ont ete ecrites il y a dix jours, quand je m'indignais de voir elire a la Conven- tion cette faction de la Gironde qui veut me proscrire aujourdhui ! i II lit lui-meme une page de son journal du matin, ou il parle avec plus de moderation et de decence : i Vous le voyez, ajoute til ; a quoi tient la vie des pa- triotesles plus eprouves? Si, par la negligence de mon imprimeur, ma justification n'avait pas paru ce matin dans ces pages, vous m'auriez voue au glaive des tyrans! Cette fureur est- elle d'gne dhommes libres?... Mais je ne crains rien sous le soleil ! i A ces mots, tirant de sa poitrine un pistolet, il applique la bouche du canon sur son front : i Je declare, dit-il en prolongeant ce geste, que si le decret d'accusa- tion eut ete lance contre moi, je me brulais la cervelle au pied de cette tribune... s Puis, at- tendrissant sa voix, et comme affaisse sous I'ingratitude de ses eonemis : i Voila done le fruit de trois annees de cachot et d'angoisses essuyees pour sauver ma patrie ! Voila le fruit de mes veilles, de mes travaux, de ma misere, de mes souftVances, de mes proscriptions!... Eh bien ! je resterai parmi vous pour braver vos fureurs ! i A ces mots, une foule de deputes, parmi les- quels on distingue Cambon, Goupilleau, Re- becqui, Barbaroux, s'approchent de la tribune avec des gestes mena^ants : i A la guillotine ! k la guillotine! i lui orient de toutes parts des voix furieuses. Marat croise les bras sur sa poitrine, et regarde d'un ceil impassible la salle qui bouillonne h ses pieds. On voit, a I'impas- sibilite de son exaltation, qu'il se complait dans ce role de martyr du peuple, et que la tribune est le piedestal ou il veut etre contemple comme la victime de la Revolution. On Pen arrache a force de clameurs. Moitie pitie, moitie lassitude, I'Assemblee oublie Ma- rat, vote I'indivisibilite de la republique, et se separe. Le lendemain, Marat triompha dans ses feuilles de la faiblesse de ses ennemis : i J'a- bandonne le lecteur, ecrivit-il, h ses reflexions sur la sceleratesse de la faction Guadet-Brissot. DES GIRONDINS, 361 Je plains quclques-uns de leurs acolytes, et je leur pardonne : iis sonl egares. Quant aux chefs, Condorcet, Brissot, Lasource. Ver- gniaud, je les crois incapables de repentir, et je les poursuivrai jusqu'a la mort : ils ont jure que je perirais le 25 de ce mois par le glaive de la tyrannic ou par le poignard des brigands. Que les amis de la patrie soient avertis I Si je tombe sous les coups des assassins, ils savent h qui doivent remonter le crime et la vengeance 1 1 Les tribunes de la Convention, remplies de ce que les sections avaient de plus violent, soute- naient Marat du regard et du geste. Un ami de Brissot a3'ant voulu sortir de la salle avant la fin de la seance, I'officier de garde Pen empe- cha. a Gardez-vous de vous montrer i\ la foule, lui dit-il; elle est pour Marat. .)e viens de la traverser. Elle fermente. Si le decret d'accu- sation est parte contre I'ami du peuple, il y aura des tetes abatlues ce soir. j XXVI. Telle fut la premiere demonstration des Gi- rondins. Mai preparee, et mal soutenue par les principaux orateurs, bornee dans son plan, indecise et avortee dans son resultat, elle ne constata pas leur empire. Robespierre en sor- tit plus populaire, Danton plus important, Ma- rat plus impuni. En rejetant tout I'odieux de I'anarchie sur Marat, les Girondins avaient es- says de deshonorer I'anarchie ; mais ils avaient grandi Marat. Get homme se vantait de leur haine et s'illustrait de leurs coups. II devenait I'idole du peuple en se presentant a lui comme son martyr. La pitie s'ajoutait a sa popularite. Le role de cet homme appelle un regard. Marat n'avait point de patrie. Ne au village de Baudry, pres de Neufchatel, de parents obscurs, dans cette Suisse cosmopolite dont les enfants vont chercher fortune par le monde, il avait quitte de bonne heure, et pour jamais, ses montagnes. 11 avait erre jusqu'a I'age de quaraute ans en Angleterre, en Ecosse, en France. Pousse et repousse par cette vague inquietude qui est le premier genie des ambi- tieux, instituteur, savant, medecin, philosophe, politique, il avait remue toutes les idees, toutes les professions ou I'on pent trouver la fortune ou la gloire. II n'y avail trouve que I'indigence et le bruit. Voltaire n'avait pas dedaigne de persiftler sa philosophic. Le celebre professeur Char'es avait pulverise sa physique. Marat, irrite, avait repondu par I'inlure a la critique. II avait eu un duel avec Charles. La legislation criminelle avail a; pele plus tard ses reflexions. Cet apotre du meurtre en masse avait conclu a I'abolition de la peine de mort. Sans talent dans I'expression de ses idees, sans convenance dans ses rapports avec les hommes, la societe ne s'etait pas ouverte pour lui. Son orgueil blesse et blessant fermait les coeurs que sa si- tuation, ses travaux, son nrierite auraient inte- resses. Poursuivi par le besoin, il avait ete quelque temps reduit h vendre lui-meme, dans les rues de Paris, un specifiqiie de sa composi- tion. Ces habitudes de charlatan avaient tri- vialise son langage, debraille son costume, avjli ses mceurs; il avait appris h connaitre, a flatter, a emouvoir la populace. Cependant, sa fibre aigrie et souffrante lui avait fait aimer et plaindre ce peuple souftVant el meprise comii.e lui. II avait conlracte avec les masses la parente de la misere et de I'oppres- sion. En se vengeant lui-meme, il avait jure de les venger. II voulait retourner la societe comme on retourne une terre avec la charrue, mettant a I'ombre ce qui est au soleil, et au so- leil ce qui est 5 I'ombre. II ne revait pas une revolution, mais un redressement general de toutes les situations el de tous les principes fausses par le desordre social, et retablis vio- lemment et a tout prix sur le plan de la nature. Philosophic, ressentiment, equite, vengeance, amour du peuple, haine des hommes, ambition et devouement, assassinat et martyre. Tout se confondait dans son systeme. C'etait I'ulopie du bouleversement, eclairee d'en haut par la lumiere de la philanthropic, d'en bas par la lueur de I'incendie social. XXVII. Ce systeme couvait depuis des annees dans son ame. La Revolution vint lui donner de I'air. Marat etait alors parvenu ci I'emploi in- fime et humiliant, pour son genie, de medecin des ecuries du comte d'Artois. Emporte des les premiers jours de 89 par le mouvement po- pulaire, il s'y jeta pour I'accelerer. II vendit jusqu'a son lit pour payer I'imprimeur de ses premieres feuilles. II changea trois fois le litre de son journal, jamais I'esprit. C'etait le rugis- sement du peuple redige chaque nuiten lettres de sang, et demandant chaque matin la tele des traitres el des conspirateurs. Cette voix paraissait venir du fond de la so- ciete en ebullition. Nul ne connaissait celui qui la proferait. Marat etait un etre ideal pour le peuple. Un mystere planait sur son existen- ce. On a vu que niadame Roland elle meme en doutait, et demandait a Danton s'il existait en efi'etun homme appele Marat? Ce mystere, ces souterrains, ces cachots d'oii s'^chappaient ces feuilles, ajoutaient un prestige aux ecrils, au nom,a la viede Marat. Le peuple s'attendrissait sur les dangers, les fuites, les asiles tenebreux, les soutfiances, les haillons de celui qui parais- sait soullVir tout cela pour sa cause. Marat ne sortait dune retraile que pour entrer dans une autre. Poursuivi, en 17'J0, par La Fayette, Danton le couvrit de sa protection, et le cacha chess mademoiselle Fleury, actrice du Theatre- Frunfais. Soupconne dans cet asile, il se refu- 362 HISTOIRE gia h Versailles, cliez Bassal, cure de la pa- roisse Saint-Louis, et, plus tard, son collegue ^ la Convention. Cesfreres de la religion nou- velle se visitaient et se secouraient les uns les autres. Decrete de nouveau d'accusation par les Girondins Lasource et Guadet pendant I'Assemblee legislative, le boucher Legendre ]e recueiliit dans sa cave. Les souterrains du couvent des Cordeliers I'abriterent ensuite, lui et ses presses, jusqu'au 10 aout. Jl en sortit, porte en triomphe, pour entrer. sous le patro nage de Danton, a la commune, et y combiner les massacres de septembre. Etranger, jusque- la a tous les partis, mais redoute de tous, les Jacobins, sur la demande de Chabot et de Tas- chereau, le recommanderent aux electeurs de Paris. La terreur de son nora soUicitait pour lui. II fut elu. II vivait alors, dans un petit appartement d'une rue voisine des Cordeliers, avec unefemme qui s'etait attachee a ses malheurs. Cette femme, encore jeune, portait, dans sa paleur et dans la maigreur de ses tr.iits, les traces des miseres qu'eile souffrait avec lui et pour lui. C'etait la femme de son imprimeur, que Marat avait seduite et enlevee a son mari. Vouee pour lui h une vie errante et tenebreuse, elle souffrait I'ignominie de ce nom. Maitresse, complice, servante de Marat, elle avait accepte toutes les servitudes pour soufifrir ou pour mourir avec lui. Marat ne communiquait avec la vie exte rieure que par cette femme et par le prote de I'imprimerie de son journal. Prive de sommeil et d'air, ne renouvelant jamais son ame par I'entretien avec ses semblables, travaillant dix- huit heures par jour, ses pensees, allumees par la tension d'esprit et par la solitude, etaieut de- venues une veritable obsession. On efit dit. dans les temps antiques, qu'il etait possede de I'es- prit d'extermination. Sa logique violente et atroce aboutissait toujours au meurtre. Tous ses principes demnndaient du sang. Sa societe ne pouvait se fonder que sur les cadavres et sur les ruines de tout ce qui existait. II poursuivait son ideal ^ travers le carnage, et pour lui le seul crime etait de s'arreler devant un crime. Cependant son coeur n'etait pas toujours as sez endurci pour ne pas flechir sous sa theorie. II avait des eclairs de vertu et des surprises d'attendrissement. Denx traits, longtemps in connus a I'histoire, attestent que I'homme se retrouvait quelquefois en lui sous I'insense. Pendant les massacres des prisons qu'il avait inspires et diriges, un des sauveurs de Cazotte, apres avoir reconduit le pere et la fille :i leur demeure, vint avec crainte raconter h Marat cette faiblesse. Marat pleura en ecoutant ce r6cit. a Tu as bien fait, dit il a I'assassin eton- n6. Le pere meritait la vie h cause d'une telle fille. Mais quant a ces Suisses que vous avez epargnes, vous avez eu tort, il fallait les im- moler jusqu'au dernier! > Le ressentiment contre sa premiere patrie, oii il avait subi la misere et I'obscurite, ne pouvait s'eteindre que dans le sang de ses compatriotes. xvm. Quelques jours avant ces massacres, une jeune fille, d'une beaute et d'une innocence sans tache, apprit par la rumeur des prisons que les detenus devaient etre egorges. Soa pere, employe aux Tuileries avant le 10 aout, etait enferme a I'Abbaye. Elle n'avait plus de mere. Sa tendresse desesperee la poussait de porte en porte pour obtenir la vie de son pere. Aucune ne s'ouvrait. Manuel, Danton, Panis avaient refuse de la voir. Chaque heure lui pa- raissait sonner le tocsin de I'egorgement. Elle se devoua comme .Judith, non pour sa ville, mais pour sauver son pere. Elle fit dans soa ame I'holocauste de sa vertu. Le nom de fami du peuple s'offrtt a son esprit. Elle decouvrit une femme qui connaissait Marat. Eile chargea cette femme d'une lettre pour lui. Cette lettre, dans laquelle elle offraitde se donoer ^ lui pour prix des jours de son pere, fut remise a L'ami du jJeuple. La messagere lui depeignit la jeu- nesse, les charmes, la purete de celle qui lui ecrivait. Marat ouvrit la lettre avec un sourire equivoque. « Dites a cette enfant de se trouver ce soir, seule, sur la terrasse du bord de I'eau. L'homme qui labordera sans lui parler et qui lui prendra le bras sera Marat; qu'eile le suive en silence, i La jeune fille obeit. Marat parut. Il entraina I'inconnue, muette et tremblante, ^ I'extremite des Champs-Elysees, entra chez un traiteur, demanda une salle a part et cora- manda un leger repas. Pendant qu'on le pre- parait, Marat s'approcha, prit la main de la jeune fille, qui n'osait lever les yeux. j Enfia elle tomba i\ ses pieds en fondant en larmes. I Je vous fais peur, lui dit Marat d'une voix emue, je vous fais horreur, et vous consentez a vous livrer h moi? — J'accepte tout ce qui sau- vera mon pere, balbutia la victime. — Eh bien, relevez-vous, lui dit Marat en la rassurant. ce sacrifice me suffit. J'ai voulu voir jusqu'oii irait la vertu filiale. Je serais un lache si j'abusais de tant de devouement. Je ne veux pas souiller ce que j'admire. Demain votre pere vous sera rendu, s 11 reprit le bras de la jeune fille et la reconduisit jusqu'a la porte de sa maison. XXIX. L'ext^rieur de Marat revelait son ame. Pe- tit, maigre, osseux, son corps paraissait incen- die par un foyer interieur. Des taches de bile et de sang marquaient sa peau. Ses yeux, quoi- que proeminents et pleins d'insolence, parais- saient souffrir de I'eblouissement du grand jour. Sa bouche, largement fendue, comme pour lancer I'injure, avait le pli habituel du deduin.. DES GIRONDINS. 363 11 connaissait la mauvaise opinion qu'on avait de lui, et sembiait la braver. II portait la tete baute et un peu penchee a gauche comme dans le defi. L'ensemble de sa figure, vue de loin et eclairee d'en haut, avait de I'edat et de la force, mais du desordre. Tous les trails divergeaient, comme la pensee. C'etait le contraire de la fi- gure de Robespierre, coovergente et concentree comme un systeme : I'une, meditation cons- tante; I'autre, explosion continue. A I'inverse de Robespierre qui afiectait la proprete et I'e- legance, Marat afTectait la trivialite et la salete du costume. Des souliers sans boucles, des se- melles de clous, un pautalon d'etoffe grossiere et tache de boue, la veste courte des artisans, la chemise ouverte sur la poitrine, laissnnt h nu les muscles du cou; les mains epaisses, le poing ferme;les cheveux gras, sans cesse laboures par ses doigts : il voulait que sa personne fut I'enseigne vivante de son systeme social. XXX. Tel etait I'homme que les Girondins avaient habilement choisi pour fletrir, en lui, la faction de la commune qui leur etait opposee. Atta- que par eux, abandonne par Danton, renie par Robespierre, Marat venait de leur echapjier par la seule energie de son attitude et par la franchise de son langage. lis sentirent qu'il fal- lait reprendre le combat, achever la victoire ou courber la tete devant le triumvirat. C'etait le moment pour la Convention de nommer de nouveaux ministrcs ou de maintenir le minis- tere du 10 aofit. Roland, Danton, Servan of- fraient leur demission, a moins qu'une invita- tion f'lrmelie et explicite de la nouvelle Assem- blee ne retrempat leur force en legitimant leur autorite- La discussion s'ouvrit sur ce point. Buzot, organe de Roland, demanda que la Convention dechargeat Servan, ministre de la guerre, de ses fonctions, que la inaladie I'empechait de remplir. a .Je prierais Danton de roster ii son poste, s'il n'avait pas declare trois fois qu'il voulait se retirer. Nous avons le droit de I'in- viter, nous n'avons pas le droit de le contrain- dre. Quant a Roland, c'est une etrange poli- tique que de ne vouloir pas rendre justice, je ne dirai pas aux grands hommes, mais aux hommes verlueux qui ont merite la confiance. On nous dit : Les hommes vertueux et ca- pables ne vous manquent pas. Etranger h ce pays de vertus et d'intrigues, j'lnterroge mes collegues et je leur demande : Ou sont-ils? Malgre les murmures, les calomnies. les n)e- naces. je suis fier de le dire, Roiand est mon ami; je le connais homme de bien, tous les de- partements le connaissent comme moi. Si Ro- land reste, c'est un sacrifice qu'il fait a la chose publique; car il renonce ainsi a I'honneur de singer comme depute parml vous. S'il ne reste pas, il perd I'estime des hommes de bien. La nation ne connait pas vos haines; elle dit aux hommes de bien : Continuez de me servir, et vous aurez toujours mon estime. — Je de- mande. dit Philippeaux. qu'on etende I'invita- tion a Danton. — Je declare, repond Danton, que je me lefuse h une invitation, parce que je crois qu'une invitation n'est pas de la dignite de la Convention. — Et moi, repiend Barrere, je m'oppose a toute demarche de la Conven- tion pour retenir les ministres. Elle serait con- traire a la majeste et a la liberte du peuple. Rappelez-vous le mot de Mirabeau : u Ne inet- tez jamais en balance un homme et la patrie. i Je rends hommage aux vertus et au patriotisme de Roland- Mais on n'est pas longtemps libre dans un pjiys oa Ton eleve par des flatteries un citoyen au-dessus des autres. — Pour moi, ajoute Cambon, je ne vols qu'en tremblant ap- plaudir un homme. i Danton se leva de nou- veau, impatient d'une discussion qui. a elle seule. etait un hommage au nom de Roland. t Personne, dit-il avec une feinte deference, ne rend plus de justice que moi a Roland. Mais si vous lui faites une invitation, faites-la done aussi a sa femme ; car tout le monde sait que Roland n'etait pas seul dans son departement. I Moi j'etais seul dans le mien, i Des eclats d'un . rire m-ilveillant contre madame Roland ecla- 1 tent a ces mots sur les bancs des Jacobins ; les murmures de la majorite les etouffent et repro- : chent a Danton I'inconvenance de son allusion : il s'irrite de ces murmures. i Puisqu'on nie I force a dire tout haut ma pensee, je rappelle- j rai, moi, qu'il y cut un moment ou la confiance fut tellemcnt detrnite. qu'il n'y avait plus de ministres et que Roland lui-meme eut I'idee de sortir de Paris. — J'ai connaissance de ce fait, repond Louvet; c'est quand on tapissait les rues de placards degoutants, de la plus atroce calomnie. (Voix non)breuses : C'etait Marat!) Elfraye pour la chose publique, ef- fraye pour Roland lui-meme, j'allai lui parler de ses perils, i Si la viorl me menace, me dit-il, je dois Caltendre, ce sera le derniei forfail de la faction, i Roland pouvait done avoir perdu quel- que confiance, mais il avait conserve tout son courage. » Valasce soutient Louvet et defend Roland, t On vous a cite Aristide. Si les Ath6- niens frappereut d'ostracisme cet homme justQ, ils expierent leur injustice en le rappelant. Si Rome exila Cainille, Camille fut venge par son retour dans sa patrie. Les noms de Roland et de Servan sont sacres pour moi. (On applaudit ^ ceite explosion dc I'anntie.) — Qu'importe h la patrie. reprend Lasource. que Roland ait une femme intelligente qui lui inspire ses reso- lutions, ou qu'il les puise en lui iiieme ! (On a|)plaudit.) Ce petit moj'en n'est pas digne des talents de Danton. (Nouveaux et plus nom- brcux applaudissements.) Je ne dirai pas, avec Danton, que c'est la femme de Roland qui gou- 3G4 HISTOIRE verne, ce serait accuser Roland lui-meme d'ineptie. Quant au defaut d'energie, je dirai que Roland a repondu avec courage aux affi ches sc^leiates ou Ton cherchait a fletiir la vertu d'un homme integre. A-t-il cesse de pie- cher lordre et les lois ? A t-il cesse de demas- quer les agifateurs? (On applaudit.) Doit-on neanmoins I'invitei* a rester au ministere ? Non I Malheur aux nations reconnaissantes ! Je le dis avec Tacite : La reconnaissance a fait !e mal- heur des nations, parce que c'est elle qui a fait les rois! » (Nouveaux applaudissements.) Cette habile intervention d'un ami de Roland eluda la question sans la resoudre, et laissa aux Girondins les honneurs de la magnanimite. Le lendemain, Roland ecrivit a la Convention une de ces lettres lues en seance pubiique, et qui lui donnaient indirectement la parole dans la Convention et I'influence du talent de sa femme dans I'opinion. Ces lettres aux autorites cons- tituees, aux departements, a la Convention, etaient les discours de madame Roland. Elle rivalisait ainsi avec Vergniaud, elle luttait cen- tre Robespierre, elle ecrasait Marat. On sentait le genie, on ignorait le sexe. Elle combattait masquee dans la melee des partis, a La Con- vention, disait Roland dans sa lettre. a montre sa sagesse en ne voulant pas accorder a un homme I'iraportance que semblerait donner a son nom I'invitation solennelle de rester au mi- nistere. Mais sa deliberation m'honore et elle a prononce assez clairement son voeu. Ce voeu me suffit. II m'ouvre la carriere. Je m'y lance avec courage. Je reste au ministere. J'y reste parce qu'il y a des dangers a courir. Je les brave et je n'en crains aucun des qu'il s'agit de sauver ma patrie... Je me devoue jusqu'a la mort. Je sais quelles tempetes se forment : des hommes ardents, peut-etre egares, prennent leurs passions pour des vertus, et, croyant que la liberte ne peut bien etre servie que par eux, sement la defiance conire toutes les autorites qu'ils n'ont pas creees, parlent de trahison, provoquent les seditions, aiguisent les poignards et meditent les proscriptions. lis se font un droit de leur audace, un rempart de la terreur qu'ils essaient d'inspirer; ils traineraient ii la dissolution un empire assez malheureux pour n'avoir pas des citoyens capables de les demas quer et de les arreter. Combien serait cou- pable I'homme superieur, par sa force ou ses talents, a cetie horde insensee, qui voudrait la faire servir ii ses desseins ambitieux! qui tan- tot, avec I'apparence d'une indulgence magna- nime, excuserait ses lorts. tantot attenuerait ses exces!... Telle a ete la marche des usur- pateurs depuis Sylla jusqu'a Rienzi... On vous a denonce des |)rojets de dictature, de trium- virat : ils ont existe !... On m'a accuse de man- quer de courage ; je deraanderai ou fut le cou- rage, dans lea jours lugubres qui suivirent le 2 septembre, dans ceux qui denonraieut ou dans ceux qui protegfaient les assassins? » Ces allusions directes a la commune de Pa- ris, a Danton, a Robespierre, etaient une decla- ration de guerre oii I'irritation de la femme ou- tragee I'emportait sur le sang-froid du poli- tique. Elle repoussa ainsi Danton indecis dans les rangs des ennemis des Girondins. Danton devint irreconciliable. On essaya de I'ebranler encore, et de le ramener au parti qui avait le plus d'analogie avec sa nature d'homme d'E'tat. II s'y preta pour un moment. L'anarchie pro- longee lui repugnait. II feignait pour Robes- pieire plus de deference qu'il n'en avait. II avouait tout haut son degout pour Marat. II es- timait Roland, il avait admire sa femme. L'e- loquence de Vergniaud I'enthousiasmait. Son ame etait trop forte pour connaitre I'envie. Son coeur gardait mal la haine. Son alliance avec les Girondins etait facile et aurait arme les theories de Vergniaud de la force d'execu- tion qui manquait a cet orateur platonique. La Gironde n'avait que des tetes, Danton eut ete sa main. II inclinait vers ces hommes. 11 ai- mait la Revolution comme un alfranchi qui ne veut pas retomber dans la servitude. XXXL Dumouriez revait aussi cette reconciliation de Danton et des Girondins. Elle donnait a la France un gouvernement dont il eut ete I'epee. 11 reunit a sa table Danton et les priiicipaux chefs de la Giionde. On parla d'imposer silence aux ressentiments, de ne plus remuer le sang de septembre, d'oii ne sortaient que des exha- laisons mortelles a la republique ; de releguer Robespierre et Marat dans I'impuissante idola- trie des factions, d'appeler une force departe- mentale imposante a Paris, d'intiniider les Jaco- bins, et de plier la commune au joug de la loi. A Paris, les comites de la Convention, domines par les amis de Roland et de Danton ; aux frontieres, Dumouriez assurant I'armee a la Convention, et eblouissant I'opinion de I'eclat de nouvelles victoires, devaient sauver la nation au dehors, et consolider le gouvernement au dedans. Ce plan, developpe par Dumouriez et adopte par la majorite des convives, seduisit tous les esprits. Pethion y adherait ; Sieyes, Condorcet, Gen-sonne, Brissot en reconnais- saient la necessite. Vergniaud, plus politique et plus homme d'Etat que I'indolence de son caractere ne le laissait soupfonner. consenfait a mettre un sceau sur ses levres. et a sacrifier I'indignation de son ume aux necessites de la patrie. Plusieurs fois, dans le coura d3 la soi- ree, I'alliance parut cimentee. Mnis Buzot, Guiidet. Barbaroux. Ducos, Fonfrcde, Rebecqui, dont le r^pub'icanisme avait toute la purete d'une idee sans tache, ne se liaient qu'avec une repugnance visible h des ' concessions qui leur faisaient tacitement accep- D E S G I R O N D I X S . 365 ter la solidarite des assassins de septembre. — c Tout, excepte I'impunite aux egorgeurs et a leurs complices ! i s'ecria Guadet en se retirant. Danton, inite mais dominant sa colere par son sang-froid, alia a lui et essaya de le ramener a des vues plus conciliantes. c Notre division, lui dit-il en lui prenant la main, c'est le dechirement de la republique. Les factions nous devoreront les uns apres les autres, si nous ne les etoulfons pas des le pre- mier moment. Nous mourrons tous. vous les premiers! — Ce n'est pas en pardonnanl au crime qu'on obtient le pardon des scelerats. re- poodit sechcment Guadet. Une republique pure ou la mort : c'est le combat que nous al Ions livrer. i Danton laissa retomber tristemenl la main de Guadet. « Guadet, lui dit-il d'une voix prophetique, vous ne savez point faire a la palrie le sacrifice de vos ressentiments. Vous ne savez pas pardonner. Vous serez victime de votre obstination. A lions chacuu oii le flot de la Revolution nous pousse. Nous pouvions la dominer unis ; desunis, elle nous dominera ! Adieu ! i La conference fut rompue ; Danton fut refoule vers Robespierre, et la direction de la Convention remise au hasard. Neanmoins Danton, qui prevoyait I'anarchie et qui redoutait Robespierre, fit seul avec Du- mouriez une alliance offensive et defensive contre leurs ennemis communs. Un coup d'oeil avait suffi au heros de Valmy pour juger les Girondins. i Ce sont des Romains depayses, dit-il a Westermann son confident. La repu- blique comme ils I'entendent n'est que le ro- man d'une femme d'esprit. lis vont s'enivrer de belles paroles pendant que le peuple s'eni- vrera de sang I 11 n'y a ici qu'un homme, c'est Danton. u A dater de ce jour, Dumouriez et Danton concerterent secretenient toutes leurs pensees. Ces deux hommes, desormais unis, eurent cependant encore une derniere eotrevue avec les Girondins chez madame Roland. On eut dit que Tinstinct de leur avenir les avertis- sait des dangers de leur rupture, et cherchait encore a les rapprocber. Madame Roland cou- vrit de seductions et d'enivrements I'abime qui separait les deux partis. Vergniaud tendit sa main genereuse et pure h la main de Danton repentant. Louvet immola Robespierre et Marat, sous ses sarcasmes, au rire amer de ses amis et au mepris de son rival. Dumouriez ra- conta sa guerre et proniit la Belgique au prin- temps h la republique, si la republique voulait seulement vivre jusque-la. Lescoeurs parurent s'ouvrir. L'enthousiasme de la palrie transpor- ta un moment les esprits dans une region in- accessible aux divisions des factions. Mais cha- que fois qu'on retombait sur le terrain de la realite et sur la question du jour, on y retrou- vait le sang de septembre. Denton I'expiait par son embarras. Les Girondins I'accusaient par leur horreur. On evita d'y toucher. On se se- para en se regrettaut, mais on se separa sans retour. LIVRE TRENTE ET U N I E M E . L C'etait le moment ou Dumouriez savourait le triomphe h Paris, et ou tous les partis se disputaient I'honneur d'entrainer avec eux le sauveur de la Republique. Dumouriez, avec la grace martiale de son exterieur, de son esprit, se pretait a tous et ne se donnait a aucun. 11 laissait esperer ci chacun des chefs de faction que son epee peserait de leur cote. II les inte- ressa ainsi h sa gloire, et s'assura, par leur as- cendant dans les conseils, les hommes. les ar- mes, les munitions, les subsides, la confiance dont il avait besoin pour preparer ses conque- tes. L'habilete diplomatique qu'il avait acquise en traitant jadis avec les factions des confede- res, en Pologne, lui rendit facile le maniement des factions revolutionnaires a Paris. Son ge- i nie jouait avec les intrigues, et le filde son am- } bition mele a toutes, sans se perdre dans au- cune, lui donnait une chance dans la trame de tous les partis. Marat seul le poursuivait de ses menaces et de ses accusations anticipees. Son instinct lui r^velait dans Dumouriez un traitre avant la trahisoD. Dumouriez, de son cote, meprisait Marat. Mais celui-ci bravait la faveur publique qui en- tourait Dumouriez et s'attachait, comme les insulteurs gages de Rome, aux pas du triom- phateur. Le general avait fait desarmer et pu- nir un bataillon republicain qui avait massacre des emigres prisoimiers de guerre h Khetel. Un certain Palloy, architecte, etait lieutenant- colonel de ce bataillon. Pnlloy avait trempe dans les exces de ses soldats. Destitue par Beurnonville, le lieutenant et I'ami de Dumou- riez, Palloy etait revenu se plaindre h Paris. C'etait un homme qui jetait son uom daua 366 HISTOIRE tout, pour le faire retentir. li avait fait une In- dustrie de Penthousinsme, en demolissant la Bastille et en vendant les pierres de cette forte- resse aux patriotes comme des reliques et des depouillesdu despotisme. II etaitami de Marat. Marat prit sa cause en main. II fit nommer par les Jacobins une commission d'eoquete compo- see de Benfabolle. vociferateur de clubs, de Montaut, arislocrate de sang, qui rachetait sa naissance par son exaltation demagogique, et de lui-meme, pour examiner cette afli'aire, gour- mander Dumouriez et venger Palloy. Le general ayant refuse de les recevoir, Marat et ses deux collegues harcelerent Du- mouriez jusqu'au milieu d'une fete triomphale que madame Simon Candeille, I'amie de Vergniaud et des Girondins, donnait au vain- queur de Valmy. Marat, interrompant brusque- ment la fete au moment oii la musique, le fes- tin, la danse enivraient tous les convies, au nombre desquels etait Danton, s'approcha de Dumouriez et I'interpella du ton d'un juge qui interroge un accuse sur I'exces de pouvoir qu'on lui reprocbait envers des patriotes e- prouves. Dumouriez dedaigna de repondre; mais abaissant un regard decuiiosite meprisan- te sur la personne etsur le costume de Marat : «t All ! c'est vous, lui dit-il avec un accent et un sourirepleind'insolence m\Vitii\re,c^eslvous qu'on appelle Marat, je n'ai rien a vovs dire, i Et il lui tourna le dos. INIarat se retira plein de rage & travers les ricanements et les chuchotements de ses ennemis. Le lendemain il s'en vengait dans le journal de la republique qu'il redigeait alors. I N'est il pas humiliant pour des legislateurs, ecrivait-il, d'alier chercher chez des courti- sanes le generalissime de la republique, et de le trouver l;i entoure d'aides-de-camp dignes de lui : I'un, ce Westermann, capable de tous les forfails, pourvu qu'on les lui paie; I'autre, ce Saint-Georges, spadassin en titre du due d'Orleans ! j Louvet et Gorsas lui repondireut sur le meme ton dans les journsiux girondins, la Senlinelle et le Conrrier des Deparlemenls : a Comme il est demontre que la nation te re- garde comme un reptile venimeux et comme un maniaque sanguinaire, lui dit ironiquement Gorsas, continue d'ameuter le peuple contre la Convention ! Continue de dire qu'il faut que les deputes soient lapides et les lois faites a coups de pierre! Continue a demander que les tribunes soient rapprochees de I'euceinte, afin que ton peuple ait les represenlants sous sa main ! Quand les deputes, a I'exception de dix ou douze de tes seides, seront immoles, ton peuple se portera chez les ministresque tu n'as pas choisis ! chez ce Roland surtout, qui aose te refuser les foods de la republique pour payer et distribuei tes poisons ! chez tous les journa listes. chez tous les moderes qui n'ont pas ap- plaud! aux massacres des 2 et 3 septembre ! Paris sera ainsi balaye par tout ce qu'il y a d'impur ! Quelle joie pour toi, 6 Marat, de voir ruisseler le sang dans les rues ! quel deli- cieux spectacle que de les voir jonchees de ca- davres, de membres epars, d'entrailles encore palpitantes ! Et quelle jouissance pour ton ame de te baigner dans le sang chaud de tes enne- mis. et de rougir les pages de tes feuilles du recit de ces glorieuses expeditions ! Des poi- gnards ! des poignards ! mon ami Marat ! Mais des torches ! des torches aussi ! II me semble que tu as trop neglige ce dernier moyen de crime. II faut que le sang soit mele aux cen- dres! Lefeu dejoie du carnage, c'est Vincendie! C'etait I'avis de Mazaniello, ce doit etre le tien ! i IL Pendant que les ecrivains girondins, subven- tionnes par Roland et inspires par sa femme, trainaient ainsi le nom de Marat dans le ridi- cule sanglant de ses propres theories, les sol- dats de Dumouriez en garnison a Paris, et sur- tout la cavalerie, prenaient parti pour leur ge- neral et insultaient le feroce demagogue par- tout ou ils le trouvaient. On le pendit en effi- gie au Palais-royal. Une bande de Marseillais et de dragons, casernes a I'Ecole-Militaire, defilerent ensemble dans la rue des Cordeliers et s'arreterent sous les fenetres de Vavii du peuple, demandant sa tete et celles des deputes de Paris, et mena^ant de mettre le feu a sa maison. Marat, tremblant, se refugia de nou- veau dans son souterrain. Un jour qu'il s'etait hasarde a sortir, escorte de quelques hommes du peuple, afficheurs de ses placards, il fut rencontre par Westermann sur le Pont-Neuf. Westermann. homme de main legere, indigne des outrages que Marat lui prodiguait tous les jours dans ses feuilles, saisit I'ami du peuple par le bras et labourases epaules a coups de plat de sabi-e. Le peuple, que I'uniforme eblouit et que I'audace intimide, laissa lachement martyriser son tribun. L'ac- tion de Westermann encouragea les sarcasmes de Louvet. i Peuple, i ecrivit le lendemain ce jeune journaliste dans le cabinet de Roland, « peuple, je vais te faire un apologue bizarre, mais qui te fera toucher au doigt la demence de ton ami Marat. Je suppose qu'un poil de ma barbe eut la faculte de parler et qu"il me dit : Coupe ton bras droit, parce qu'il a defendu ta vif>. Coupe ton bras gauche, parce qu'il a porte le pain a ta bouche. Coupe ta tete, parce qu'clle a dirige tes membres. Coupe tes jam- bes, parce qu'elles out porte ton corps! Dis- moi :'i present, peuple souverain, si je n'aurais pas mieux fait de garder mes bras, mes jambes, et ma tote, et de ne couper que ce poil de bar- be qui me donnait de si absurdes conseiis? Marat est le brin de barbe de la republique ! II dit: Tuez les generaux qui chasseut les enae- DES GI RON DINS. 367 mis ! Tuez la Convention qui dirige I'empire ! Tuez les ministres qui font marcher le gouver- uement! Tuez tout excepte moi ! Le misera bie sait qu'il ne peut devenir grand qu'en les- tant seul ! i Maiat, de son cote, accusa, non sans vrai- sennblance, les Girondins de fomenter des troubles dans Paris, pour trouver dans ces troubles inemes I'occasiou d'une reaction con- tre la commune. Un detachement d'emigres prisonniers de guerre traversa en effet Paris en plein jour, precede d'un trompette sonnant la marche et escorte seulement de quelques sol- dats, comme pour provoquer I'emotion et la vengeance des faubourgs. Pius de vingt niiHe hommes de troupes de ligne ou de federes des departements furent rassembles sous difierents pretextes dans Paris, ou au camp sous Paris. Les enrolements patriotiques continuerent dans la ville et purgerent la capitale de plus de dix mille proletaires, licencies de la sedition, qui partaient pour la frontiere. La commune rendit compte non du sang verse, mais des pri- sonniers et des depouilies qu'elle avait accu- mules dans ses pi'isons et dans ses depots de- puis le 10 aout. Independamment des victimes de cette journee, et des huit ou dix mille de- tenus que les assassins de septembre avaient immoles dans les prisons, quinze cents nou- veaux prisonniers pour crime de contre-revo- lution avaient ete ecroues dans les diflerentes geoles de Paris. Sur ce nombre, la commune seule en avait decrele d'arrestation arbitraire pres de quatre cents. Les prisons des departe- ments ne suflfisaieiit plus aux incarcerations. Toutes les villes convertissaient d'anciens mo- nasteres en maisons de force. La municipalite de Paris se recomposa, et les elections pour nommer un maire altesterent I'immense majorite du parti de I'ordre dans les sections, quand elles n'etaient i)as intimidees par les agitateurs qui les dominaient. Pethion, representant du parti modere et ami de Ro- land, obtint quatorze mille votes. Antonelle, Billaud-Varennes, Marat, Robespierre, candi- dats des Jacobins, n'obtinrent qu'un nombre imperceptible de suffrages. Mais Pethion de- clara dans une lettre a ses concitoyens qu'ap- pele a la Convention nationale, il croyait de- voir obeir h la nation et qu'il ne voulait pas cu- muler deux fonctions incom|)atibles. Brissot, expulse des Jacobins, attaqua la so- ciete-merede Paris dans une adresse h tous les Jacobins de France. Son epigraphe, emprun- tee a Salluste, rappelait les temps les plus de- sesperes de Rome, i Qui sont ceux qui vculent asservir la rcpuhlique 1 Des hommes dc sang el de rapines! Ce qui est union cnLre les hons ci- toyens, est faction entre les perveis. d — t L'in- trigue, disait Brissot, m"a fait rayer de la listc des Jacobins de Paris. Je viens les demasquer. Je dirai ce qu'ils sont et ce qu"ils meditent. ] Kile tombera, cette superstition pour la soci^te- I mere dont quelques scelerafs disposent pour ] s'emparer de la France. Voulez-vous connaitre [ ces desorganisateurs ? Lisez Marat, ecoutez I Robespierre, Collot d'Herbois, Chabot a la tri- bune des Jacobins; voyez les placards qui sa- lissent les murs de Paris ; fouillez les registres j de proscription du comite de surveillance de la I commune; remuez les cadavres du 2 septem- bre; rappelez-vous les predications des apotres ! de I'assassinat dans les departements! Et I'oa i m"accuse parce que je crois a ce parti ! Accu- j sez done la convention, qui les juge; la France ' entiere, qui les execre; I'Europe, qui gemit : de voir souiller par eux plus la sainte des revo- [ lutions! lis m'appellent factieux? J'appartien» j a celte faction qui voulait la republique et qui 1 ne fut longtemps composee que de Pethion, de j Buzot et de moi ! Voila la faction de Brissot, la faction de la Gironde, la faction nationale de ! ceux qui veulent I'ordre et la surete des per- jsonnes!... Vous ne connaissez pas ceux que vous calomniez d'ap|)artenir h une faction. Guadet a I'ame trop fiere ; Vergniaud porte trop haut cette insouciance du genie qui se fie a ses forces et qui marche seul ! Ducos est trop spirituel et trop probe ! Gensonne pense trop profondement par lui nieme pour sou- mettre sa pensee a un chef! lis m'accusent d'avoir calomnie le 2 septembre ! Dites plutot que le 2 septembre a calomnie la revolution j du 10 aout, avec laquelle vous voudriez le con- fondre. L'un le plus beau jour, I'autre le plus execrable de nos fastt-s! Mais la veiite luira sur ce jour !... Tous les satellites de Sylla ne moururent pas dans leur lit! Et ou etaient ils, au 10 aout, nos calomniateurs ? Marat implo- rait Barbaroux pour qu'il le conduisit a Mar- seille. Robespierre voulail ecarter de sa maison le comite d'insurrection qui s'y tenait chez Antoine, dans la crainte d'etre accuse de com- plicite avec les conspirateurs de la republique! Les autres, ils se cachaient. a I'abri des balles, pendant que cette timide faction de la Gironde triomphait pour eux. Ces Merlin, ces Chabot, ou etaient-ils alors? Ce Collot, qui appelait les rois des soleils resplendissants de gloire, oii etaitil? Jl ne leur a manque que du courage pour monter au tribunat, le 2 septembre, sur les cadavres de Roland, de Guadet, de Ver- gniaud et sur le mien ! lis m'accusent de fe- deralisme ! Kcoutez : dans le temps ou Ro- bespierre, qui n'etait pas republicaiu, se defen- dait dans son discours du 14 juillet 17 91 des soupfons de republicanisme, j avouais, moi, la republique, la )epublique unitaire. et je raillais le reve insense qui voudiait faire en France quatre- vingt-trois republiques coufeddrees. Achever de vaincre, abattre les tnines. instruire les peuples :\ conqucrir et a maintenir leur liberte. voila notre cruvre. L'Europe a les yeux ouverts sur la Convention. La journ<5e 568 HISTOIRE du 2 septempre impunie a repousse 1' Europe de DOS principes. Qu'il se leve, qu'il paraisse aux yeux de la France, le scelerat qui peut dire : J'ai ordonne ces massacres ; j'ai execute de ma main vingt, trente de ces victimes; qu'il se leve ; et si la terre ne s'entr'ouvre pas pour ensevelir ce monstre, si la France le recom- pensait au lieu de I'ecraser, il faudrait fuir au bout de I'univers et conjurer le ciel d'aneantir jusqu'au souvenir de notre Revolution !... Je me trompe ; il faudrait se transporter h Mar- seille. Marseille a efface I'liorreur du 2 septem- bre. Cinquante-trois individus, arretes la par le peuple, ont ete juges par le tribunal popu- laire. lis ont ete absous. Le peuple n'a pas assassine. II a execute lui-meme la sentence, ouvert les prisons, embrasse les malheureux qui y gemissaient, et les a reconduits dans leurs maisons. Voila les vrais republicains !... Les calomniateurs garderont-ils maintenant le si- lence ? s in. Brissot, emporte jusqu'au 10 aout par la lo- gique de ses principes republicains, montrait depuis la conquete de la republique une force de resistance aux factions, egale a la force d'impulsion qu'il avait communiqu6e jusque-la k I'opinion des hommes libres. L'ambition dont on I'avait accuse pendant deux ans s'eva nouil aux yeux des personnes impartiales. Son proselytisme n'etait pas celui dun ambitieux; c'^tait celui d'un apotre. 11 n'affectait ni I'in- fluence ni I'empire. II se devouait a moderer et a regulariser la victoire. Philosophe autant que politique, il ne croyait pas a la liberte, sans I'honnetete. II voulait donner la morale et la justice pour base k la republique. Etranger au pouvoir, les mains puresde tout sang, detoutes depouilles, aussi pauvre apres trois annees de revolution que le jour oii il avait commence a combattre pour cette cause, il vivait depuis cinq ans dans une appartement au quatrieme ^tage, presque sans meubles, au milieu de ses livres et des berceaux de ses enfants. Tout at- testait dans cet asile la mediocrite, presque I'indigence. Apres les orages de la journee et les fatigues du travail que lui donnait son jour- nal, Brissot allait h pied retrouver le soir sa femme et ses jeunes enfants abrites dans une chaumiere de Saint-Cloud. II les nourrissait de son travail comme un ouvrier de la pens6e. Depourvu de cette eloquence exterieure qui s'allume au feu des discussions et qui jaillit en gestes et en accents, il laissait la tribune h Ver- gniaud. II s'etait cree a lui-meme une tribune dans son journal. La, il luttait tous les matins avec Camille, Robespierre et Marat. Ses arti- cles 6taient des discours. II s'y devouait volon- tairement lui meme a lahaine et aux poignards des Jacobins. Le sacrifice de sa vie etait fait. II s'immolait Ji la purete de !a republique. 11 meritait I'injure du nom d'homme d'Elaf que lui jetaient ses ennemis. Homme d'Etat, en effet, par la profondeur de la pensee, par la science de I'histoire, par I'etendue du plan, I'energie de la volonte; s'il avait eu la parole de Vergniaud ou I'ep^e de Dumouriez, il pou- vait donner un gouvernement a la republique le lendeinain de son avenement. Mais la nature I'avait cree pour remuer des idees plutot que des hommes. Sa taille petite et grele, sa figure meditative et concentree, la paleur et I'ascetisme de ses traits, la gravite melancolique de sa physionomie I'empechaient de repandre au dehors I'ame antique qui bru- lait au dedans. 11 avait dans la Convention plus d'influence que d'action. li inspirair, il n'agi- tait pas. II avait besoin de la solitude et du si- lence pour s'echauffer. Sa pensee etait comme ces feux de lampe qui ne brillent que dans I'in- terieur des murs, et que les grands souffles de Pair libre font vaciller et eteignent. Mais il re- trouvait toute son intrepidite dans le recueille- ment ou Vergniaud et Gensonne venaient cha- quejour s'eclairer .t son genie. IV. Telle etait I'irritation Qntre les partis et les hommes, quand Brissot. Vergniaud, Condorcet et leurs amis deciderent Roland a apporter ^' la Convention son rapport sur la situation de Paris. Le combat y etait fianchement offert aux factions. II fut lu <'i la seance du 29 oc- tobre. Ce rapport, favorablement ecoute par la majorite, intimida Marat, Robespierre, Dan- ton, lui-meme, et rendit la confiance aux Gi- rondins. Les federes des departementsse pre- senterent le lendemain a la barre, et demande- rent que I'Assemblee reprimat les agitateurs dn Paris et fit prevaloir le gouvernement na- tional sur I'usurpation de quelques scelerats. lis se repandirent ensuite dans les lieux publics en demandant a grands cris les tetes de Marat, de Robespierre et de Danton. Legendre de- nonfa ces attentats des amis de la Gironde dans la seance du 3 novembre. Bentabolle raconta que, la veille, six cents dragons, passant le sa- bre a la main sur le boulevard, avaient menace les citoyens et crie : Point de proces au roi, mars la itle de. Robespierre ! Aux Jacobins, Bazire denonfa le parti Bris- sot comme uniquement occupe de s'assurer la domination. Robespierre le jeune denonfa Ro- land pour avoir fait imprimer aux frnis de I'E- tat I'accusation de Louvet contre son frere, et pour I'avoir fait distribuer aux departements. — I Citoyens, dit Saint-Just, je ne sais quel coup se prepare. Tout fermente dans Paris. C'est au moment ou il s'agit de juger le roi et de perdre Robespierre qu'on appelle tant de troupes ;i Paris. L'influence des ministres es$ si grande. que des qu'ils paraissent 5 la Con- DES GIRONDINS 36& vention on corvertit leurs desirs en lois. On i propose des decrets d'accusation contra les re- pr^sentants du peuple. Barbaroux propose de \ juger le peuple souverain. Quel gouvernement 1 que celui qui veut planter I'arbre de la liberie ' sur les echafauds ! Denonrons h la nation tous ' ces traitres ! j i V. Robespierre cependant,depuisquelques jours, ne paraissait plus ni a la Convention ni aux Ja- \ cobins. Humilie de la superiorite de Marat et : de Uanton dans la premiere lutte qu'il avait eu i a soutenir avec eux contre les Girondins. il at- i tendait, dans le recueillement, le moment de se } relever dans I'estime du peuple et dans I'admi- I ration des tribunes. Une chute oratoire lui etait plus douloureuse qu'une chute du pou- voir. Ses ennemis n'avaient pas tarde a lui fournir I'occasion de se replacer dans la lumie- re oii il aimait a se presenter au peuple. a Je demande la parole pour accuser Robes- pierre, s'ecria inopinement le temeraire Lou- vet. — Et moi aussi je me presente de nou- veau pour I'accuser, I dit Barbaroux. On voyait ^ leur impatience que leur accusation etait pre- te et qu'ils epiaient I'occasion. i Ecoutez mes accusateurs,! repondit froidement Robespierre. Louvet et Barbaroux se disputaient deja la tri- bune, quand Danton s'elanfa pour s'interposer une derniere fois. — i II est temps que nous connaissions, dit Danton, il est temps que nous sachions de qui nous sommes les coHegues ; il est temps que nos collegues sachent ce qu'ils doivent penser de nous. Des germes de defian- ce mutuelle existent dans I'Assembl^e. II faut qu'elle cesse ! S'il y a un coupable parmi nous, il faut que vous en fassiez justice I .le declare a la Convention, h la nation entiere, que je n'aime point I'individu Marat. J'ai fait I'expe- rience de son temperament. Non-seulement il est acerbe et volcanique, mais il est insociable. Apres un tel avis, qu'il me soit permis de dire que moi aussi je suis sans parti et sans faction. Si quelqu'un pent me prouver que j'appartiens h une faction, qu'il me confonde ;'\ I'instant! Si, au contraire, il est vrai que ma pensee est a moi, que je suis fortement decide a mourir plutot que de devenir la cause d'un dechire- rement de la republique, qu'on m'accorde d'e- noncer ma pensee tout entiere sur notre situa- tion actuelle. I Sans doute, il est beau qu'un sentiment d'humanite fasse gemir le ministre de I'inte- rieur sur les malheurs inseparables d'unegran- de revolution. Mais jamais un trone fut-il fracasse sans que ses eclats blessassent quel- ques citoyens? Jamais revolution complete fut- elle operee sans que cette vaste demolition de I'ordre de choses existant ait ete funeste h quelqu'un? Faut il done imputer a la ville de Paris des d^sastres qui, je ne le nie pas, furent peut-etre I'eftet des vengeances particulieres, mais qui furent bien plus probablement la suite de cette commotion generale, de cette fievre nationale dont les miracles 6tonneront la pos- terite. Le ministre Roland a cede a un res- sentiment que je respecte, sans doute; mais son amour passionne pour I'ordre et les lois lui a fait voir sous la couleur de faction et de com- plotd'Etat ce qui n'est que la reunion de pe- tites et miserabies intrigues dont le but depas- se les moyens. Penetrez-vous de cette verity, qu'il ne pent exister de faction dans une repu- blique. Etou sont done ces hommes qu'on pre- sente comme des conjures, comme des preten- dants a la dictature et au triumvirat? Qu'on les nomme! Je declare que tous ceux qui par- lent de la faction Robespierre sont a mes yeux ou des hommes prevenus ou de mauvais ci- toyens I 1 VL Les premiers mots de Danlon avaient ete accueillis avec une faveur que la franchise de son attitude et la male energie de sa parole inspiraient involontairement autour de lui. En desavouant Marat, il jetait un gage de reconci- liation aux Girondins. Ses dernieres paroles expirerent au milieu des murmures. II couvrait Robespierre, qu'on voulait frapper. Buzot de- manda dedaigneusement que Robespierre s'a- dressat aux tribunaux s'il se frouvait calomni6 par Roland. Robespierre I'interrompit et se precipita h la tribune, a Je demande, s'ecria Rebecqui, qu'un individu n'exerce pas ici le despotisme de la parole qu'il exerce ail leurs I 3 Robespierre insista en vain. Un jeune homme de vingt-huit a vingt-neuf ans, de petite stature, aux formes feminines, aux traits delicats, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, au teint pale, au front pensif, h I'expression melancolique, mais ou la tristesse, au lieu de ressembler a I'abattement, rappelait le recueillement qui precede les fortes resolutions, parul a !a tri- bune. 11 pressait un rouleau de papier dans sa main gauche. Sa main droite, appuyee sur le marbre, semblait prete au combat. Son regard assure se proinenait sur les bancs de la Monta- gne. II attendait le silence. Ce jeuue hommc etait Louvet. VII. Louvet etnit de ces hommes dont toute la destinee politique ne se compose que d'un jour; mais ce jour leur conquiert la posterile, car il attache a leur nom le souvenir d'un su- b'ime taU-nt et d'un sublime courage. L'ora- teur ot le heros se confondent quelquefois dans un seul acte et dans un seul moment. Louvet etait ne h Paris d'une de ces families de bour- 370 HISTOIRE geoisie placees aux liinites de I'aristocratie et du peupic, aimant I'ordre comme les fortunes etablies, detestant les superiorites sociales com- me 06 qui monte deteste ce qui est au-dessus. Dedaignantle trafic de son peie, lejeune hom- rae avail clierche le niveau de son esprit dans les lettres. J I avait ecrit un livre alors c61ebre, Faublas, manuel du libertinage elegant. Ce livre, caique sur la societe corrompue du temps, etait I'ideal renverse d'une societe qui rit d'el- le-meme et qui ne s'admire plus que dans ses vices. Ce scandale 6tait devenu une renommee pour Louvet. Son esprit avait pris part a cette ceuvre. Son coeur avait garde le germe de la vertu, en nourrissant un fi dele et brCilant amour. Presque adolescent il avait aime et avait ete aimeavec une egale passion. Ce penchant mu- tuel de deux coeurs avait ete contrarie par les deux families. La femme qu'il cherissait avait et6 donnee a un autre. Les deux amants avaient cesse de se voir, non de s'adorer. Lodoiska, c'etait le nom quMl lui doniiait, ayant recouvre sa liberie, s'etait reunie a son amant. Elle avait pour les lettres. pour la liber- ie, pour la gloire, le m§me enthousiasme que Louvet. Elle I'assistait dans ses etudes. lis n'avaient qu'une ame et qu'un genie a deux. L'amour n'etait pas seulement pour eux une felicite ; il etait une inspiration. lis vivaient caches duns une petite relraitesur la lisiere des grandes forets royales qui entourent Paris. Lodoiska, c'etait madame Roland plus tendre et plus heureuse. L'imagination lenait moins de place dans sa vie que le sentiment. Ce qu'el- le adorait dans la Revolution, c'etait avant tout la fortune et la celebrite de Louvet. Son amour etait pour tout dans ses opinions. Jls s'enivraient, dans les livres. de philosophie et de republicanisme avant que I'heure sonnatde s'en occuper en action. Aussitot qne la presse fut libre et que la salle des Amis de la constitu- tion fut ouverte, Louvet quittant le joursa re- traite, ou il retournait tous les soirs. se mela au mouvement des partis. 11 changea la plume licencieuse qui avait ecrit les Avenlures de Fauhlas conlre la plume du publiciste et contre la tribune des Jacobins. Mirabeau, licencieux comme lui. aima et encouragea ce jeune hom- me. Robespierre, qui ne comprenait pas la li- berie sans les moeurs. vit avec peine cet ecri- vain de boudoir parler de vertu apres avoir po- pularise le vice. II voulait qu'on chassat de la republique loute cette jeunesse plus infectee que parfumee de litterature et d'alheisme. Des le temps de I'Assemblee constituante, le depute d'Arras avait provoque I'expulsion de Louvet des Jacobins. Sous I'Assemblee legislative, Louvet s'etait range du parti de Brissot contre Robespierre. Lanthenas, I'ami et le commensal de madame Roland, I'avait introduit dans l'intimit6 de cette femme. sO Roland I Rolant' ! s'ecria-t- il plus lard, que de vertus ils ont assassin^es en toi ! que de vertus, de charmes, de genie ils ont immoles dans ta femme plus grand homme que toi ! -a Ces mots de Louvet temoignent de I'impression que madame Ro'and fit sur lui. Madame Roland ne depeinl pas avec moins de grace le penchant qui I'entraina vers Louvet. I Louvet, dit-elle, pourrait bien quelquefois, comme Philopoemen. payer le tribut de son ex- terieur. Petit, frele, la vue courte, I'habit ne- glige, il ne parait rien au vulgaire, qui ne re- marque pas au premier abord la noblesse de son front, le feu qui s'allume dans ses yeux, et i'impressionnabilite de ses traits 5 I'expressioa d'une grande verite ou d'un beau sentiment. 11 est impossible de reunir plus d'intelligence et plus de simplicite et d'abandon. Courageux comme le lion, doux comme I'enfant, il peut faire trembler Catilina a la tribune, lenir le bu- rin de I'histoire, ou repandre la tendresse de son ame sur la vie d'une femme aimee. » Une amitie ferme et virile attacha bientot ces ames I'une a I'autre. Louvet decouvrit a madame Roland le mystere de son amour et lui fit connait Danton : pre- parer la sainte insurrection contre la tyrannic et la trahison de la cour et de La Fayette. Mais les Jacobins alors, c'6tait la France re- volutionnaire I Et vous, qui m'accusez, vous etiez avec La Fayette ! Les Jacobins ne sui- vaient pas vos conseils, et vous voudriez faire servir la Convention nationale a venger les dis- graces de votre amour-propre. La Fayette aussi demandait des decrets contre les Jaco- bins. Voulez-vous, comme lui, diviser le peu- ple en deux peuples, I'un adul6, ('autre in- sulte et intimide, les honnetes gens et les sans- culottes ou la canaille ? — Mais j'ai accepte le 374 HISTOIJRE litre d'ofificier municipal ? — Je repondrai d'a- bord que j'ai abdique. des le niois de Janvier 1791, la place lucrative et nullement peril- leuse d'accusateur public. — J'entrai dans la salle en maitre? C'est-a-dire qu'en entrant j'allai faire verifier ines pouvoirs au bureau. d Je ne fus nomme que le 10 aout. Je suis loin de pretendre a ravir I'honneur du combat et de la victoire a ceux qui siegeaient ci la com- mune avant moi dans cette nuit terrible, qui armerent les citoyens, dirigerent Ics mouve- ments, deconcerterent la trahison, arreferent Mandat, porteurdes ordres perfidesde la cour! ]1 y avait des intrigants dans le conseil general, dit-on ; qui le sait mieux que moi ? lis sont au nombre de mes ennemis. On reproche k ce corps des arrestations arhitraires? Quand le consul de Rome eut etouffe la conspiration de Catilina, Clodius I'accusa d'avoir viole les lois. J'ai vu ici de tels citoyens qui ne sont pas des Clodius. mais qui, quelque temps avant la journee du 10 ao6t, avaient eu la prudence de se refugier liors de Paris et qui denoncent, depuis qu'elle a triomphe pour eux, la com- mune de Paris. — Des actes illegaux ? Est-ce done le code criminel k la main qu'on sauve la patrie ! Que ne nous reprochez-vous aussi d'avoir brise les plumes mercenaires dont le metier etait de propager I'imposture et d'ou- trager la liberie ? Que ne nous reprochez- vous aussi d'avoir consigne les conspirateurs hors de Paris, d'avoir desarme nos ennemis ? Tout cela etait illegal, sans doute. Oui, illegal comme la chute de la Bastille, illegal com me la chute du trone, illegal comme la liberie! I Citoyens, voulez-vous une revolution sans revolution ? Quel est cet esprit de persecution qui veut reviser, pour ainsi dire, celle qui a brise nos fers ? Et qui peut done, apres coup, raarquer le point precis ou devaient se briser les flots de I'insurrection populaire? Quel peuple, a ce prix, pourrait jamais secouer le desporisme ? Les hommes du 10 aout ne pour- raient ils pas dire a leurs aceusateurs : Si vous nous desavouez, desavouez done aussi la vic- toire! Reprenez votre joug, vos lois, votre trone antique. Restituez-nous, avec le sang que nous avons verse, le prix de nos sacrifices et de nos combats !... I Quant aux journees des 2 et 3 septemhre, ceux qui ont dit que j'avais eu la moindre part ci ces evenements sont des hommes ou bien credules ou bien pervers I J'abandonne leur ame au remords, si le remords peut supposer une ame ! A cette epoque, j'avais cesse de sieger ^ la commune et j'etais renferme chez moi!... I Robespierre exp'ique ici, sans justi- fier ces horreurs, la connexite du 10 aout et du 2 septeinbre, et Timpossibiiite ou etait la com- mune de prevenir les consequences de {'agita- tion g6nerale. « On assure qu'un innocent a |>6ri ! un seul ! c'est trop sans doute 1 Citoyens, pleurez cette meprise cruelle ! Nous I'avons pleuree deja longtemps. C'etait un bon ci- toyen, c'etait I'un de nos amis ! Pleurez meme les victimes coupables reservees k la vengeance des lois et qui sont torabees sous les coups de la justice populaire. Mais que votre douleur ait un terme comme toutes les choses humaines! Gardons quelques larmes pour des calamites plus touchantes! Pleurez cent mille patriotes immoles par la tyrannie! pleurez nos citoyens expirants sous leurs toits embrases! et les fils des citoyens massacres au berceau ou dans les bras de leurs meres! N'avez-vous pas aussi des freres, des enfants, des epouses a venger ? La famille des legisla- teurs f;-anfais, c'est la patrie, c'est le genre humain tout entier, moins les tyrans et leurs complices !... La sensibilite qui gemit presque exclusivement sur les ennemis de la libeite ! m'est suspecte. Cessez d'agiter sous mes yeux j larobesanglante dutyran,ou je croiraique vous j voulez nous remettre dans les fers. Calomnia- i teurs eternels ! voulez-vous done venger le idespotisme? Voulez-vous fletrir le bei-ceau de la republique ?... I Ensevelissons, dit en finissant Robespierre, ces meprisables mancpuvres dans un eternel oubli. Pour moi, je ne prendrai aucune con- clusion qui me soit personnelle. Je renonce k la juste vengeance que j'aurais le droit de poursuivre contre mes calomniateurs. Je ne veux pour vengeance que le retour de la paix et de la liberte. Citoyens ! parcourez d'un pas ferme et rapide votre superbe carriere, et puis.«e-je, aux depens de ma vie et de ma reputation meme, concourir avec vous a )a gloire et au bonheur de notre commune pa- trie xin. A peine Robespierre avait-il fini de parler, que Louvet et Barbaroux, impatients des ap- plaudissemsnts dont I'Assemblee et les specta- teurs couvraient I'orateur et le discours, s'e- lancerent ci la tribune pour repliquer; mais I'impression du discours etait deja votee par la Convention. L'inanite des accusations, la moderation des conclusions de Robespierre, le besoin d'eteindre, s'i! etait possible, un feu qui menacait d'incendier I'opinion publique, tout pressait la Convention de terminer \v debat. Aux yeux de Vergniaud, de Pethion de Bris- sot, de Condorcet, de Gensonne. de Guadet, les plus sages dentre les Girondins, leur en- nemi en sortail dejn trop grand ; ils repu- gnaient a le grandir davantage. Marat vit sa propre victoire dans la victoire de Robespierre, malgre les desaveux adoucis dont ses opinions avaient eie I'objet Daaton triompha interieurement de voir justifier la dictature de la commune, et voiler les crimes de septembre sous le drapeau du salut public. DES GIRONDINS. 375 Robespierre avait couvert Danton. Le parti jndecis de ifi Convention, au milieu duquel siegeait Banere, craignit d'avoir a se pro- noncer, et se rejouit d'humilier ies Girondins, sans avoir a innocenter leurs ennemis. Le silence convenait h tons, excepte aux accu- sateurs. XIV. Mais Barburoux. indigne du refus obstine de la parole qu'on oppose a ses supplications et a celies de Louvet, quitte son siege dans I'en- ceinte et descend a la barre, afin d'avoir, comme citoyen, la parole qu'on lui refuse comme de- pute. « Vous m'entendrez, s'ecrie-t-il en frap- pant de ses deux poings sur la barre, comme pour faire violence a la Convention, vous m'en- tendrez! Si vous ne m'entendez pas, je serai done repute calomniateur ? Eh bien! je grave- rai ma denonciation sur le marbre ! i Les murmures, Ies sarcasmes, Ies rires des tribunes couvrent la voix de Barbaroux. On I'accuse d'avilir le caractere de re[)resentant du peuple, en s'en depouillant pour accuser indi- viduellement uo ennemi. Barrere, un de ces hommes qui observent long-temps la fortune afin de ne pas se prononcer au hasard, et qui ne se prononcent jamais assez pour etre en- traines dans la chute du parti meme qu'ils ont adopte, se leva du milieu de la Plaine pour de- mander la parole. Jeune, elegant de formes, d'une stature elevee, d'un geste libre, d'une parole fluide, on voyait dans sa physionomie ce melange de reserve et d'audace qui caract6rise les Sejans : tout I'exterieur de I'inspiration cou- vraut tout le calcul de I'egoisme. Ces hommes sont les limiers des grands ambitieux: mais avant de se donner a eux, ils veulent faire sen- tir leur importance afin qu'on les estime un plus haut prix. Tel etait Barrere : caractere de haute comedie jete, par une m6prise de la destinee, dans la tragedie. XV. Barrere, ne a Tarbes d'une famille respec- table, avocat a Toulouse, lettre a Paris, deco- rant son nom plebeien du nom de Vieuzac, avait apporte du fond de sa province ce nom. ces formes, ce langage qui ouvraient les salons et qui etaient alors une sorte de candidature naturelle a toutes les fortunes. Madame de Genlis I'avait accueilli et iutroduit dans la fami- liarite du due d'Orleans. Ce prince, pour I'at- tacher a sa maison, lui avait confie la tutelle d'une jeune Anglaise d'une extreme beaute, i qui passait pour sa fille naturelle. Madame de | Genlis donnait a cette pupille des soins de j mere. Elle se nommait Pamela. Barrere etait i gracieux, eloquent. Sa philosophie sentimen- i tele ressemblait h une parudie de Bernardin de , Saint-Pierre. La teinte pastorale des mou- ' f tagnes oii il etait ne se reflechissait sur ses ecrits. Les salons, les theatres, les academies alfectaieot alors cette mollesse ; c'etait comme la langusur de I'agonie de cette societe mou- rante. Elle croyait se rajeunir en se puerili- sant; mais c'etait la puerility de la vieillesse. { Barrere, Robespierre, Couthon. Marat, Saint- I Just, toutes ces ames si apres, avaient com- ; mence par etre fades. Bailly, Mirabeau. le due d'Orleans avaient ete les patrons de Barrere pour In faire nom- mer k I'Assemblee nationale. II y avait rempli avec assiduite et talent un role plus litteraire ! que politique ; il avait seme ses nombreux rap- ports de maximes philosophiques ; il avait en- suite redige le Point du jour et demande un des premiers la republique, quand il avait vu le trone chanceler. Dans la journee du 10 aoCit, envoye avec Gregoire au devant du roi dans le jardin des Tuileries, il avait porte avec sollici- tude dans ses bras le jeune Dauphin. Nomme a la Convention, ses opinions republicaines, ses etudes, ses liaisons, son origine meridionale, son talent plus fleuri que populaire semblaient devoir I'attacher aux Girondins. II penchait, en eft'et, de leur cote pendant les premiers jours; il croyait a leur genie, il admirait leur eloquence, il sentait la dignite de leur esprit, il goutait la moderation de leur systeme. Mais il avait vu la force du peuple au 10 aout et au 2 spptembre. le regard du lion I'avait fascine. II avait peur de Marat, Danton I'etonnait, il se de- fiaitde Robespierre. L'etoile de cestrois hom- mes pouvait avoir des retours. II ne voulait pas se devouer en victime h leur vengeance, s'ils venaient a triompher. II s'etait place, h egale distance des deux partis, au centre qu'on appelait la Plaine : me- diateur ou auxiliaire tour i^ tour selon les hom- mes, selon le jour, selon la majorite. Cette Plaine, composee d'hommes prudenis ou m6- diocres, qui se taisaieut par prudence ou par mediocrite, avait besoin d'un orateur. Barrere s'offrit. II se levait pour la premiere lois, et I'on retrouvait dans son attitude, dans son acte et dans ses paroles, toute I'hesitation equivoque des ames qui empruntaient sa voix : « Citoyens, dit Barrere, en voyant descendre ct la barre Barbaroux, un eduire ou abattre Danfon, reprimer la commune, concentrcr vingt mille homines, choisis dans les departeiuents, pour entourer la Convention et foudroyer le penple; risquer une journee contre les faubourgs ; s'em- parer de I'llotelde- Ville, cette bastille du des- potisme populaire; concentrer le pouvoir dans un directoire republicain, lancer Dumouriez en Belgique, Custine en Allemagne; faire trem- bler tous les trnncs, toutes les t heocraties, toutes les Hristocraties du continent sur leur existence ; negocier secretement avec la Prusse et avec I'.^ngleterre. sauver Louis XVI et sa lan)ille, les garder en otage jusqu'a la paix et les con- dumner ensuite a un ostracisme eternel : tels- 380 HISTOIRE etaient les plans pour lesquels Sieyes flattait et enflammait les Girondins. Deiriere ces plans republicains, et dans I'om- bre de ses dernieres pensees ou de ses reticen- ces, se cachait peut-etre un trone constitution- nel et I'avenement d'une dynastie revolution naire. Maisiletait loin de les laisser entrevoir anx Girondins. Sieyes, qui avail ete Tame de I'Assemblee constituante, dont Mirabeau etait la parole, esperait reprendre son ascendant sur les opinions et sur les affaires, par I'organe de Vergniaud. t! Ce Sieyes est la taupe de la Revolution, disait avec aigi eur Robespierre. L'abbe Sieyes ne se montre pas, mais il ne cesse d'agir dans les souterrains de I'Assemblee. II dirige et brouille tout. II souleve les terres et il disparait. II cree les factions, les met en mouvement, les pousse les unes contre les autres, et se tient a I'ecart pour en profiter ensuite, si les circons- tances le servent. i Condorcet, Brissot, Vergniaud n'avaient point de prejuges contre la monarchie, et le degoutdes convulsions populaires commencait a reporter leur esprit vers la concentration de I'autorite publique. Mais le nom seul de la royaute etait une injure ;iux oreilies des hommes du 10 aofit, et la haine fanatique des rois etait presque toute la politique des jeunes deputes de la Gironde. La republique ou la mort etait pour eux le cri de la necessite. XXIII. Fonfrede, fils d'un negociant de Bordeaux, negociant lui-meme, n'avait que vingt-sept ans. II avait passe sa jeunesse en Hollande ; il y avail respire la vieille tradition republicaine de ces Provinces Unies, ou la richesse et la liberte sont nees Tune de I'autre. Rentre en France, Fonfrede venait d'epouser une jeune femme, scEur de Ducos, qui servait de lien a ces deux freres. lis vivaient, aimaient et pensaient en- semble. Riches el etablisa Paris, ils donnaient rhospitalite a Vergniaud. Leur enthousiasme revolutionnaire les emportail bien plus loin que lui. Vergniaud permeltait;N son republicanisme les larmes sur le sort des rois et des emigres. Fonfrede el Ducos avaient I'exaltation de jeunes Jacobins. Les autres Girondins, Pethion, Buzot. Lou- vet, Salles, Lasource, Rebecqui, Lanthenas, Lanjuinais, Valaze, Durand de Maillane, Fe- raud, Valady. l'abbe Fauchet, Kervelegan, Gorsas se reunissaient plus habituellement chez madame Roland. Moins ardents que Fonfrede, Ducos et Grangeneuve, moins prudents que Vergniaud, ils reglaienl leurs actes sur I'int^- rel de leur parti plus que sur I'emotion de leur ame. Triomi)lier (Its Jacobins en leur dis putant ;\ tout prix la popularite, enlevei a Dan- ton et Ji Robespierre les prdtextes dont ils s'ai- maient pour accuser les moderes de royalisme, noyer Marat dans le sang de septembre, sans cesse remue pour soulever I'indignation de la Convention, creer et garder dans leurs mains une force armee et un pouvoir executif, intro- duire leurs amis en masse dans les comites, et lier la majorite a leurs interets par des fils que la main de Roland ferail mouvoir ; lei etait tout leur plan. Les interets de la patrie etaient sans doute pour beaucoup dans leurs pensees, mais ils confondaient aisement I'ambition de leur parti avec I'interet de la republique. C'est le danger des reunions de ce genre, republi- caines ou parlementaires, de changer dans I'dme des meilleurs citoyens le patriotisme en faction, et de retrecir I'empireaux proportions d'une opinion. Une partie de la puissance de Robespierre tenait, au contraire, a ce qu'il com- muniquait sans cesse avec la multitude par la salle des Jacobins, tandis que les Girondins s'enfermaientdans leur propre atmosphere. Le seul avantage des reunions chez Roland etait de donner de la discipline au parti girondin, d'imprimer un menie esprit a leurs journaux, et de diriger, d'une main invisible, les suffrages de la Convention sur les noms de leurs amis pour les comites. Par cette tactique, ils gou- vernaient les comites par les Jacobins ; mais Robespierre gouvernait I'esprit public. On sen- tail, des deux cotes, que la victoire resterait au parti le plus populaire. C'etail done la popula- rite qu'il fallail se disputer. Les deux partis la cherchaient partout. XXIV. Les Jacobins, en ce moment, croyaient la trouver au Temple. Celui des deux partis, selon eux, qui declarerait par ses actes la haine la plus irreconciliable a la royaute, et qui servirait le mieux le ressentiment el la vengeance de la nation enluijetant la tete du roi, acquerrailun litre tel a la confiance et donnerait un tel gage a la republique, que la nation et la republique se livreraient h lui. Le prix de la tete de Louis XVI, c'elait la dictature. L'ambition ne mar- chande pas. La peur marchande moins encore. Or celui des deux partis qui refuserait de don- ner ce gage a la republique, trahiraii par ce seul fait son penchant ou sa superstition pour la royaute. Cette hesitation serait reputee complicite. Avouer la pitie pour un roi, c'elait se declarer ho-tile a la republique. La patrie ne voulait ni ennemis ni amis douteux. Lui refuser sa vengeance, c'etait s'y devouer. Ainsi lariva- lite des deux partis se posait sur une tete. L'empire devait rester au plus implacable. Ces deux partis al'aient lutter devanl la republique h qui lui sacrifierail le plus vite et le plus com- plctemenl sa plus grande victime; sinistre con- jonction de circonslances, ou I'ideal humain est pour ainsi dire deplace, el ou la terreur et le DES GIRO N DINS 381 ressentimentrenversenttellement I'amedu peo- ple, qu'au lieu de placer sa force et sa gloire dans la generosite, la passion publique voit sa grandeur dans sa colere et sa surete dans I'lm- molatioD. XXV. Robespierre n'avaitaucune haine personnelle centre le roi. II avait meme bien espere des .vertus de ce prince a I'aurore d'un avenement au trone qui promettait un regne h la philoso- phie. Dantou anrait aime n sauver Louis XVI. Les rnpports 'nysterieux de cet homine avec la reine, avec inadame Elisabeth; les promesses qu'il leur avait faites de veiller sur leurs jours du milieu de leurs ennemis; la pitie pour ce prince, dont le seul crime etait d'etre ne a una epoque de revolution, trop denue de genie pour la comprendre. trop clement pour la coni- battre, trop faible pour la diriger ; I'attendris- sement pour ces enfants, qui trouvaient en naissant un crime dans leur nom et une prison dans leur berceau ; le secret orgueil de sauver une famille couronnee; la pensee politique de garder ces grands otages et de faire de leur vie et de leur liberie un objet de negociation avec les puissances ; tout porlait Danton a !a mode- ration. II ne s'en cachait pas avec ses familiers. — « Les nations se sauvent mais ne se vengent pas, 1 disait-il un jour a un groupe de Corde- liers qui lui reprochaient de ne pas insister sur le proces de Louis XVI; KJe suis un revolu- tionnaire; je ne suis pas une bete feroce. Je n'aime pas le sang des rois vaincus. Adressez- vous a Marat. 3 Marat lui-meme etait indiffe- rent au jugemeut de Louis XVI. II nedeman- dait le jugement du roi dans les feuilles que pour Jeter un defi de plusaux Girondins et pour se montrer plus politique que Robespierre et plus iinpitoyable que Danton. Ce defi jete, il devenait impossible aux Giron- dins d'eluder la question. Proposer I'amnistie pure et simple de Louis XVI a la Convention, c'^tait se presenter aux yeux du peuple irrite comme des traitres qui ne pardonnaient au tyran que pour bientot lui restituer la tyrannic. Leur parti se divisait en deux opinions sur cette question. Vergniaud, Roland, Lanjuinais, Bris- sot, Sieyes, Condorcet, Pethion, Faucliet sen- taient une repugnance invincible a elever I'e- chafaud d"un roi au seuil de la republique. — Ij'equite, la justice, les formes du jugement, la magnanimite, la generosite protestaient dans leur cceur. lis ne se dissimulaient pas, en bom- mes dcja experimentes sur les exigences des revolutions, que cette concession du sang de Louis XVI ne ferait qu'entrainer la necessite d'autres concessions, et qu'une republique nee dans le combat du 10 aout, inauguree dans le sang de septembre et sanctionnee de sang-froid par un supplice, ne promettait que la terreur au dedans et n'imprimerait que la repulsion au dehors, lis penchaient a contestei' a la nation le droit de jugcr le roi, tout en lui reconnaissant le droit de le vaincre et de I'emprisonner. A leurs yeux. il y avait dans Louis XVI un vaincu mais point d'accuse, dans le peuple un vainqueur mais point de juge, dans le supplice une vengeance mais point de necessite. XXVI. L'autre opinion, tout en partageant I'horreur du sang et en confessant I'inutiUte de ce meur- tre apres le combat, regardait Louis XVI comme un criminel de lese-nation que la nation avait le droit de frapper en vengeance du peu- ple et en exemple aux rois. Fonfrede, Ducos, Valaze et quelques esprits rigides que I'exem- ple des tyrans antiques immoles pour cimenter la liberie des peuplcs fascinait, et que le spec- tacle des vicissitudes humaines et I'attendris- sement sur les victimes n'avaient point tncore flechis, opinaient dans ne sens: c Louis XVI va laisser sa tete sur I'echafaud, ecrivait vers ce temps Fonfrede a ses freres de Bordeaux. — Cet evenement simple en lui-meme, envisage par chacun de nous sous differents aspects, est aussi diversement attendu de chacun. Un reste de superstition mele a je ne sais quelle inquie- tude sur I'avenir le fait redouter de quelques ames timorees; mais le grand nombre le de- : sire, et la liberte, I'egalite le commandent au- tant que la Justice universelle. Le sacrifice est grand. Condamner un homme a mort ! \ Mon cocur se revoke, il gemit; mais le devoir parle, je fais taire mon coeur. La peine est juste, tres-juste; je n'en veux point d'autre garant que la securitede ma conscience. Quel- ques membres de I'Assemblee croient qu'il serait utile de surseoir jusqu'a la paix. C'est une demi-mesure. Elle ne vaut rien. Nous nous perdons si nous nous epouvantons de notre courage. C'est au moment ou les potentats de I'Europe se liguent contre nous que nous leur offrirons le spectacle d'un roi supplicie I s I Nous ne voulons pas diriger la Revolution de peur que la Revolution nous emporte, njou- taient les Girondins de ce parti. Pour diriger une revolution, il faut rester 5 la tete de la pas- sion qui la pousse. Cette passion, c'est la pas- sion de la liberte. La liberte veut se venger et se defendre. Le peuple ne sera sftr d etre libre que quand il aura passe sur le cadavre d'un roi. La victime est coupable. il n'y a point de crime a I'immoler. Les Jacobins, les Corde- liers, la commune, le parti patriote de la Con- vention, les clubs, les journaux, les petition* des departemens nous imjiosent de jiiger I'enne- mi de la nation. Si nous resistons ;i cette voix 1 du peuple, il nous desavouera; il se jettera tout , entier a Robespierre, h Danton, a Marat. Notre I pitie sera notre crime. L'echafaud du roi sera 382 HISTOIRE le tione de leur faction. Nous perirons sans sauver la tete de Louis XVI. Nous laisserons I'empire a des sceierats. Notre fatal scrupule aura perdu la Revolution. Gardons notre sen- sibilite pour nos femmes et pour nos enfants, dans notre vie privee. N'apportons aux affaires publiques que I'inflexibiiite des hommes d'Etat. On sauve quelquefois les empires avec une goutte de sang, jamais avec des larmes. j XXVII. Ces hesitations se prolongerent long-temps entre les deux factions de la Gironde. Elies menacaient d'en rompre I'unite. Sieyes les concilia. Esprit sans haine et sans amour, il n'apportait que sa raison dans les affaires. II repugnait autant que Vergniaud a ce jugement d'un roi que la victoire avait juge. II ne re- connaissaita la Convention ni le droit ni I'im- partialite necessaires a un jugement. II ne voyait dans I'immolation de Louis XVI qu'un de ces actes de colere nationale qui font plus tai'd rougir les peuples de sang-froid et qui jettent une tache de sang sur le berceau de leur liberte. Sieyes esperait que la reflexion et la justice lameneraient pendant la duree d'un long proces le sentiment public a I'opinion de I'osiracisme, seul jugement et seul supplice des pouvoirs tombes. Mais Sieyes, qui avait le sang-froid de I'intelligence, n'avait pas I'intre- pidite de I'ame. La politique et la timidite i'empechaient de prendre des partis absolus, 11 se reservait toujours la possibilite de pactiser avec la peur et de subir la necessite des cir- constances. Ses opinions etaient des avis plus que des resolutions. II conseilla done aux Gi- rondins, ses amis, d'ajourner la difificulte par un atermoiement qui laisserait a chacuo sa liberte d'opinion sur le jugement du roi, et qui renverrait au peuple le jugement definitif et en dernier ressort. Ainsi les Girondins conserve- raient le credit necessaire a leur influence dans la Convention; ils parleraient et voteraient indi- viduellement chacun selon I'exaltation de son patriotisme ou la magnanimite de sa modera- tion, sans que I'opinion d'aucun des membres du parti put caracteriser I'opinion du parti lui- meme. Les opinions dans le jugement seraient individuelles, mais une fois le jugement rendu tous s'accorderaient a demander que ce juge- ment fut revise souverainement par le peuple. Ils dechargeraient ainsi leur lesponsabilite . C'est ce qu'on appela Vappd au peuple. Sous la reserve de cette mesure , qui apaisait la conscience des uns, qui abritait la popularite des autres et qui concedait aux circonstances non la tete mais le jugement du roi, le proces fut resolu. Le proces accorde sous I'empire d'un ressentiment national que trois mois n'a- vaicnt pu calmer, et sous la menace des armees 6trangeres, qui poussait le peuple aux coups desesperes, il etait facile de prevoir qu'aucun parti ne pourrait sauver la victime. XXVIII. Ainsi ni Robespierre, ni Danton, ni Marat, ni les Girondins n'avaient soif du sang de Louis XVI et ne croyaient a I'utilite politique de soa supplice. Isole, chacun de ces hommes et chacun de ces partis aurait sauve le roi. Mais, face a face et luttant de patriotisme et de repu- blicanisme entre eux, ces partis et ces hommes acceptaient le defi qu'ils se jetaient mutuelle- ment. Tous auraient prefere que le defi nefut pas porte; mais, une fois porte, celui qui aurait recule etait perdu et laissait non seulement sa popularite mais sa vie dans les mains de I'autre. lis aliaient se frapper ou se defendre a travers le corps du roi. Ce n'etait aucuue faction, ce n'etait aucune opinion, ce n'etait aucun homme qui itnmolait le roi, c'etait I'aotagonisme de toutes ces opinions et de toutes ces factions. Son proces devenait le champ de bataille des partis. Sa tete n'etait pas la depouille mais le signe apparent et cruel du patriotisme. Nul ne voulait laisser ce signe a ses adversaires. Dans cette lutte, le roi devait tomber sous les mains de tous. Ce parti adopte, les Girondins et Roland surtout voulurent se huter d'enlever ce texte de trouble et de division dans la republique. Maitres du comite de legislation, ils fireot charger d'abord Valaze, puis Mailhe, de faire le rapport h la Convention sur les crimes, puis sur le jugement du roi. lis voulaient enlever a Robespierre Tinitiative de I'accusalion, et im- primer un caractere judiciaire au proces du roi, pour que la lenteur et la solennite des formes donnassent du temps au sang froid, a la justice et au retour d'opinion en faveur delaciemence. Valaze fit ce premier rapport, long catalogue des crimes de Louis XVI. Danton se leva apres la lecture de ce rapport et demanda I'impres- sion et I'etude approfondie de toutes les pieces et de toutes les opinions qui se rapporteraient a cette grande cause. L'intention cachee d'elu- der la discussion par des delais d'instruction etait visible dans les paroles de Danton. s Dans une pareille matiere. disait-il, il ne faut pas epargner les frais d'impression. Toute opinion qui paraitrait murie, quand elle ne contiendrait qu'une bonne idee, doit etre publiee. La dis- sertation du rapporteur sur I'inviolabilite n'est pas complete. Jlyaura beaucoup d'idees ^ y ajouter. II sera facile de prouver que les peuples aussi sont inviolables, qu'il n'y a pas de contrat sans reciprocite, et qu'il est evident que si le ci-devant roi a voulu violer, trahir, perdre la nation fran^aise, il est dans la justice 6ter- nelle qu'il soit condamne. » Pethion et Barbaroux firent egalement des motions temporisatiices, tout en couvrant. 383 D E S G 1 R O N D I N S comme Danton, leur secrete bumanite d'im- precatioDs contre les trahisons du roi. XXIX. L'impatience reelle ou feinte du jugement de Louis XVI agitait egalement les sections, le journalisme, les Jacobius et les Cordeliers. Des orateurs nomades se dressaient des tribunes portatives au milieu des jardins publics, etalte- raient la multitude de vengeance et de sang. Le peuple, interrompant ses travaux avant la fin du jour, ondoyait, a la voix de ces meneurs et a I'inspiration de ces afifiches, de la porte de la Convention ^ la porte des Jacobins et des Cordeliers, prenant de plus en plus parti pour Robespierre, et demandant a grands cris le- preuve des traitres dans le jugement du roi. La commune soufflait ces agitations, et donnait pour mot d'ordre aux sections les trahisons de Roland et de la Gironde. L'insurrection en permanence etait suspendue sur la Convention. Tantot la rumeur publique accusait les Gi- rondins d'affamer Paris en refusant d'etablir un maximum du prix des subsistances au profit du peuple, tantot de desorganiser les armees et d'amortir I'elan patriotique de la nation sur la Savoie, sur le comte de Nice, sur la Belgique et sur I'Aliemagne; tartot enfin de pactiser avec les royalistes, et d'epnrgner dans la per- sonne du roi la victime du peuple et I'holo- causte de la patrie. Marat jetait tous les jours, sur ces feiments de haine, I'etincelle de sa parole. Ses feuilles eclataient cbaque matin comme ces cris d'insurrection qui sortent par intervalles d'une foule ameutee. C'etait I'echo grossissant et multiplie de la fureur de la na- tion. Danton, tout en se tenant sur la reserve, en silence, et un peu a I'ecart des deux partis, conservait un certain ascendant aux Cordeliers et des intelligences cimentees par une terrible complicite avec les chefs de la commune. Ro- bespierre, glorieux d'etre a lui seul une fac- tion, se tenait immobile dans ses principes et dans son desinteressement ; n'aspirant ^ rien en apparence, il attendait que tout vint a lui. Chaque jour, en eflfet, depuis I'accusation pre- niaturee de Louvet. quelques membres indecis de la Convention se detachaient du parti de Roland et de Brissot et venaient se rallier a riiomme des principes, ceux-ci par peur, ceux- Ib par estime, le plus grand nombre par cette puissance d'attraction qu'excrcent, indepen- damment de leur caractere ou de leur ta- lent personnel, les hommes qui compren- nent le mieux les dogmes d'une revolution ; qui s'y attachent avec le plus de foi, et qui les professent avec le plus de perseverance et d'intrepidite, a travers toutes les circonstanccs, toutes les fortunes et tous les partis. Ainsi, d'un cote Marat, Danton, Robespierre, les Jacobins, les Cordeliers, la commune, le peu- ple de Paris; de I'autre Roland, Petbion, Brissot, Vergniaud, les deputes girondins, les federes des departements, les Marseillais de Barbaroux et la bourgeoisie de Paris, se for- maient en deux factions qui allaient se dechi- rer, en se disputant la republique. Tel etait I'aspect de la Convention. XXX. Mais ce n'etait pas seulement rambitiou de gouverner la republique qui creait ces deux grandes factions. Ces divisions avaient leur cause dans la difference de dogmes revolu- tionnaires professes par chacun des deux par- tis, et dans la politique diverse que cette diver- site de dogmes inspirait a leurs cbefs. Les Girondins n'etaient que des democrates de circonstance. Robespierre et les Montagnards etaient des democrates de principes. Les pre- miers n'aspiraient, comme I'Assemblee consti- tuante et iNlirabeau, qu'^ renverser les vieilles aristocraties de I'Eglise, de la noblesse et de la cour, pour les remplacer par les aristocraties plus modernes de I'intelligence, des lettres et de la fortune. Le bouleversement social pro- voque par les Girondins s'arretait aux pre- mieres couches de la societe. Un trone, une eglise et une noblesse une fois supprimes au sommet de I'Etat, ils voulaient gardt'r tout le resle. Leur genie et leur orgueil satisfaits, ils pretendaient arreter la Revolution, poser la borne de la democratie derriere eux, et laisser subsister en bas toutes les inegalites et toutes les injustices, au-dessus desquelles ils se se- raient eleves seuls par le mouvement qu'ils auraient imprime. lis ne cachaient pas leur predilection pour la forme du gouvernement anglais ou pour des institutions senatoriales qui constitueraient, si- non la royaute d'un homme, du moins la su- prematie d'une classe. Les plus avances de ces hommes d'fitat revelaient des tendances ame- ricaines et federatives, qui, en divisant la re- publique en groupes distincts et independants. pcrmettraient aux influences et aux families provinciales de devenir des oligarchies de d6- partement. Sans descendre jusqu'a la turbulente dema- gogiede Marat, la politique de Robespierre em- brassait, dans ses plans d'emancipation etd'orga- nisation, le peuple tout entier. Tous les iiom- ines citoyens, tous les citoyens souveiains, et exercant selon des formes delerminees par la constitution, leur part egale de souverainet6 ; la justice et I'egalite parfaites, fondees sur les droits de la nature, et distribuant, a parts equi- tables, entre toutes les conditions et tous les itidividus, les benefices et les charges de I'as- sociation commune ; les fruits hereditaires du tnivail conserves dans la propriety, base de la famille, mais la loi des successions et I'equite ■384 HISTOIRE de I'Etat frappaut sans cesse le riche de char- ges plus lourdes, soulageant sans cesse le pau- vre de secours plus abundants, et tendanl sans cesse ainsi h niveler les fortunes h I'exemple des droits et des castes niveles ; une religion civique renfermant dans son symbole, expri- mant dans son culte simple les dogmes ration- nels, les formules morales et les aspirations pieuses qui font croire, esperer et agir I'hu- manite ; en trois mots, un peuple, un magis- tral, un dieu; la loi divine, autant que possible, exprimee et pratiquee dans la loi sociale : voil^l I'ideal de la politique de Robespieire. C'etait. comme nous I'avons dit, la politique de Jean-Jacques Rousseau. En remontant plus haut, on en retrouve le germe dans le cliris- tianisme. Ideal divin mille fois trahi par I'im- perfection des instruments et des institutions qui tenterent de le realiser, mille fois noye dans le sang des martyrs du perfectionnement social, mais qui traverse neanmoins toutes les deceptions, toutes les tyrannies, toutes les epoques, tous les reves, et que I'humanite. re- volt sans cesse briller devant elle, sinon com- me un port, du moins comme un but ! Une telle politique devait fasciner le peuple. Cette doctrine avait des complices dans toutes les injustices, dans toutes les inegatites, dans tous les souffiances des classes desheritees de la fortune et du pouvoir, el dans toutes les as- pirations g^nereusesdeshommes. Cette double complicite de tout ce qui soufFre du present et de tout ce qui aspire a I'avenir, etait la force de Robespierre. Le peuple ne voyait dans les Girondins que des ambitieux, il voyait dans Robespierre un liberateur. XXXI. Mais les membres de la commune et des Cordeliers avaient un autre motif de hair et de renverser les Girondins. Maitres de Paris de- puis le 10 aout, ils ne voulaient pas ceder I'em- pire a la Convention. L'instinct de la Revolu- tion leur disait qu'il faliait imprimer une dicta- ture a la France, tendre tous ses ressorts a la fois et communiquer aux departements, mem- bres eloign^s et refroidis de la republique, cette chaleur et cette fievre qui se concentre toujours, en certains moments, dans la tete des nations. Paris seul, centre et foyer des idees revolutionnaires depuis un demi-siecle, avait assez d'ardeur, de passion, de faiiatisme et d'au- torite sur le reste de la republique pour se faire imiter ou obeir, et pour exercer sur les deputes incertains ou epars des departements une pression de volonte, de terreuret quelque- fois d'insurrection qui ferait d'eux, malgre eux, les instruments de I'energie desesperee des principes. Les Cordeliers, la commune et Dan- ton, d'accord en cela avec eux, meprisaient dans les Girondins cette moderation d'esprit et ces scrupules de legalite, propres, selon eux, a tout enerver dans un moment ou tout devait etre tendu et violent comme les circonstances. lis haissaient surtout, dans ces hommes de de- partement, cet esprit d'isolement et ce tiraille- ment du centre aux extremites qui tendaient a mettre chaque departement au niveau de Paris, et a ne pas laisser a la capitate plus de droits et plus d'action qu'au dernier chef-lieu du nord ou du midi. c Qne nous importent vos lois et vos theories, disait brutalement Danton a Gen- sonne, quand la seule loi est de triompher, quand la seule theorie pour la nation est la theorie de vivre? Sauvons-nous d'abord, nous disserterons apres. La France en ce moment n'est ni a Lille, ni h Marseille, ni a Lyon, ni a Bordeaux ; elle est tout entiere oii Ton pense, ou Ton agit, ou Ton combat pour elle ! II n'y a plus de departements, plus d'interets separes, plus de geographic ; il n'y a qu'un peuple. il ne doit y avoir qu'une republique ! Est-ce a Lyon qu'on a pris la Bastille ? Est-ce a Mar- seille qu'on a fait le 20 juin? Est-ce a Bor- deaux qu'on a fait le 10 aout? Partout ou on a h la sauver, 1^ est la France, la est la nation, une, entiere, indivisible. Que parlez-vous de tyrannie de Paris ? C'est la tyrannic de la tete sur les membres, c'est-a-dire c'est la tyrannie de la vie sur la mort. Allez! vous etes des hommes de demembrement! vous nous accu- sez d'asservir les departements, nous vous ac- cusons de decapiter la republique ! Lesquels de nous sont les plus coupables? Vous voulez morceler la liberie pour qu'elle soit faible et vulnerable dans tous les membres ; nous vou- lons declarer la liberie indivisible comme la nation pour qu'elle soit inattaquable dans sa tete. Lesquels de nous sont des hommes d'fitat? I Evidemraent c'etait Danton. LIVRE TRENTE-DEUXIEME I. Pendant que la republique, dechiree en nais- sant par les factions au dedans, menacee au dehors par la coalition des trones, poussait ses bataillons sur toutes ses frontieres, s'agitait dans ses spasmes a Paris et, ne sachant sur qui tourner sa fureur, demandait a grands cris une tete comme pour la devouer an genie irrite du peuple. le roi et sa famiile, enfermes au Tem- ple, entendaient confusetnent, du fond de leur prison, le bruit sourd de ces convulsions. De jour en jour elles s'approchaient davantage et les mena^aient de plus pres. II. 11 y a toujours, dans ces grands chocs d'idees et d'evenennents qui produisent les revolutions, quelques etres expiatoires, quelques families, quelques ames en (|ui se personnifie le mallieur commun, et dans qui, par un deplorable privi- lege d'infortune, les haines des deux causes acharnees, les coups qu'elles se portent, les terreurs ou les fureurs qu'elles se renvoient, les factions qui les dechirent, les calamites, le sang, les larmes de tout un empire, viennent, pour ainsi dire, se concenfrer, eclater, se de- chirer, pleurer, saigner, soufiViret mourir dans un seal ccjeur! C'est le point ou les revolu- tions les plus necessaires et les plus saintes se resolvent en angoisses, en tortures et en sup- plices dans les victimes qui personnifient les institutions immolees. C'est \h aussi que I'opi- nion se tait, que la theorie cesse d'etre impla- cable, et que I'histoire elle meme, oubliant un moment sa partialite pour la cause des peuples, n'a plus d'autre cause, d'autre gloire et d'autre devoir que la pitie. Car I'histoire aussi, cet interprete du cceur humain, a des larmes ; mais ses larmes lattendrissent et ne I'aveuglent pas. III. Nous avons laisse Louis XVI au seuil du Temple, ou Pethion I'avait conduit, sans que le roi p6t savoir encore s"il y entrait comme suspendu du trone ou comme prisonnier. Cette incertitude dura quelques jours. Le Temple etait une antique et sombre for- teresse batie par I'ordre monastique des Tem- piiers, dans le temps oii les iheocraties sacer- dotales et militaires, unissant la revoke centre les princes a la tyrannic contre les peuples, se construisaient des chateanx-forts pour monas- teres et marchaient h la domination par la double force de la croix et de I'epee. Depuis leur chute, leur demeure fortifiee etait restee debout, comme un debris d'un au- tre temps neglige par le temps nouveau. Le chateau du Temple etait situe pres du fau- bourg Saint-Antoine, non loin de la Bastille ; il enfermait, avec ses batiments, son palais, ses tours, ses jardins, un vaste espace de solitude et de silence au centre d'un quartier fourmil- lant de peuple. Les batiments se composaient du i^rieure ou palais de I'ordre, dont les appar- tements servaient d'hotellerie passagere au comte d'Artois, quand ce prince venait de Ver- sailles h Paris. Ce palais delubre renfermait des appartements garnis de quelques meubles antiques, de lits et de linge pour la suite du prince. Un concierge et sa famiile en etaient les seuls botes. Un jardin I'entourait, inculte et vide comme le palais. A quelques pas de cette demeure s'elevait le donjon ou chateau autrefois fortifie du Temple. Sa masse abrupte et noire se dressait d'un seul jet du sol vers le ciel ; deux tours carrees, I'une plus grande, I'autre plus petite, accolees I'une a I'autre com- me un faiscenu de murs, porlant cliacune a leurs flancs d'autrcs tourelles suspendues et se couronnant autrefois de creneaux a leur ex- tremite, formaient le groupe principal de cette construction. Quelques batiments bas et plus modernes s'y adossaient et ne servaient, ee dis- paraissant sous leur ombre, qu'u en relever la hauteur. Ce donjon et cette tour etaient cons- truits en larges pierres taill6es de Paris, dont les excoriations et les cicatrices niarbraient les murailles de laches jaundtreg et lividea sur le 386 HIS TO I RE fond noil- qu'impriment la pluie et la fumee aux iTionuments du noid de la France. La giande tour, presque aussi elevee que les tours d'une cathedrale, n'avait pas moins de soixante pieds de la base au faite. Elle renfer- mait entre ses quatre murs un espace de trente pieds carres. Un enorme pilier en mafODnerie occupait le centre de la tour et montait jusqu'a la fleche de I'edifice. Ce pilier, s'elargissant et se ratnifiant a chaque etage, allait appuyer ses arceaux sur les murs exterieurs et forinait quatre voutes successives qui portaient quatre salies d'armes. Chacune de ces salles commu- niquait a des reduits plus etroits niches dans les tourelies. Les murs de I'edifice avaient neuf pieds d'epaisseur. Les embrasures des rares fenetres qui i'eclairaient, tres-iarges a Touver- ture dans la saile, s'enfonraieDt en se retrecis- sant jusqu'h la croisee de pierre et ne laissaient qu'un air rare et une lumiere lointaine pene- trer dans I'interieur. Des barreaux de fer as- sombrissaient encore ces appartements. Deux portes, doubiees I'une en bois de chene tres- epais et garnie de clous ^ large tete de diamant, I'autre en lames de fer fortifiees de barres du meme metal, separaient chaque salle de I'es- calier par lequei on y montait. Get escalier tournant se dressait en spirale jusqu'a la plate-forme de I'edifice. Sept guichets successifs ou sept portes so- lides, fermees a la cle et au verrou, etaient eta- ges. de palier en palier, depuis la base jusqu'a la terrasse. A chacun de ces guichets veillaient une sentinelle et un porte-clefs. Une galerie ex- terieure regnait au sommet de ce donjon. On y faisait dix pas sur chaque face. Le moindre souffle d'air y grondait comme une tempete. Les bruits de Paris y montaient en s'afiFaiblis- sant. De la, la vue se portait libriment. par- dessus les toils has du quartier Saint-Antoine ou de la rue du Temple, sur le dome du Pan- theon, sur les tours de la cathedrale, sur les toits des pavilions des Tuiieries ou sur les vertes collines d'Issy ou de Choisyle-Roi, descendant avec leurs villages, leurs pares et leurs prairies vers le cours de la Seine. La petite tour etait adossee h la grande. Elle portait aussi deux tourelies a chacun de ses flancs. Elle etait ^galement carree et divisee en quatre etages. Aucune communication in- terieure n'existait entre ces deux edifices con- tigus. Chacun avait son escalier separe. Une plate-forme en pl^in ciel regnait au lieu de toil sur la petite tour comme sur le donjon. Le premier etage renfermait une antichambre, une salle h manger et une bibliotheque de vicux li- vres rassembles par les anciens prieurs du Temple, ou servant de depot aux rebuts des bibliotheques du comte d'Artois. Le deuxieme, le troisieme et le quatrieme Stages ofTraient h VoiW la meme disposition de pieces, la meme nudile de murs et le meme delabrement de mobilier. Le vent y sifflait, la pluie y tombait a travers les vitres brisees, les hirondelles y volaient en liberie. Ni lits, ni tables, ni fau- teuils, ni tentures. Un ou deux grabats pour les aides du concierge, quelques chaises de- pail lees et quelque vaisselle de terre dans une cuisine abandonnee formaient lout I'ameubie- ment. Deux portes basses et cinlrees, dont les moulures de pierre de taille imilaient un fais- ceau de colonnes surmontees de I'ecusson brise du Temple, donnaient entree au vestibule de ces deux tours. De larges allees pavees circulaient autour du monument. Ces allees etaient separees par des barrieres en planches. Le jardin etait souille d'une vegetation touffue de mauvaises herbes, sali de las de pierres et de gravois, de- bris de demolitions. Une muraille haute et sombre comme le mur d'un cloitre attristait cette enceinte en la renfermant de toutes parts. Celte muraille ne s'ouvrait qu'a I'extremil^ d'une large avenue sans arbres sur la Vieille- Rue-du-Temple. Tels etaient I'aspect exte- rieur et la disposition interieure de cette de- meure, ou les botes des Tuiieries, de Versailles et de Fontainebleau arrivaient h la tombee de la nuit. Ces salles desertes n'attendaient plus d'hotes depuis que les Templiers les avaient quittees pour aller au bucher de Jacques Molay. Ces tours pyramidales, vides, froides et muetles pendant tant de siecles, ressemblaient moins a une demeure qu'aux chambres d'une pyramide, dans le sepulcre d'un Pharaon de I'Occident. IV. A son arrivee au Temple, le roi fut rerais par Pethion a la suiveillance des municipaux et a la garde de Santerre. Le procureur-syndic de la municipalite, Manuel, homme susceptible d'attendrissement comme d'exaltation revolu- tionnaire, accompagna le loi. On voyait h son nttiiude que la pitie I'avait deji^ saisi, et que son respect interieur pour la grandeur dechue luttait en lui contre I'austerite officielle de son langage. Son front baisse, sa rougeur trahis- saient la honte secrete qu'il epi'ouvait d'ecrouer ce roi, cette reine, ces enfants, cette princesse, dans une demeure si diflerente du paiais qu'ils venaient de quitter. Une cerlaine hesitation donnait de I'incertitude au role de Santerre, de Manuel et des municipaux charges d'installer la famille royale au Temple. Cette installation ressemblait k une execution. Les magistrals du peuple etaient aussi troubles que les captifs- Les canonniers d^s sections, qui avaient servi d'escorte k la voiture du roi el en qui les sou- venirs du 10 aoul, I'ivresse du triomphe, les cris el les gesles du peuple sur la route avaient elouflTe tout respect, vouiaient enfcrmer le roi dans la petite tour et le reste de la famille dans le paiais. Pethion rappela ces hommes a I'hu- D E S G I R O N D 1 N S . 337 manite. La famille royale fut deposee tout en- tiere dans le cliateau. Les concierges I'y re- curent silencieux et uiornes, et firent, avec un zele hatif, toutes les dispositions pour un long sejuur. Le roi ne doutait pas que ce ne fut la resi- dence que In nation lui assignait jusqu'au de- nounient de sa destinee. II n'y entiait pas sans cette sorte de joie interieuie qui fait trouver a I'liomme, ballotte par le mouvement et fatigue d'incertitude, un bonheur dans rimmobilile sur I'ecueil meme ou il s'est brise. S'il ne croyait pas a la surete, il croyait du nioins a la paix dans ce sejour. II se hata den prendre posses sion et d'y cooformer par la pensee les habi- tudes de sa vie. II mesura de I'oeil les jardins pour les promenades de ses enfants et pour i'exercice quotidien dont sa forte nature et ses goijts de chasseur lui imposaient a. lui meme le besoin. II se fit ouvrir les appartements. exa- mina le linge les meubles, choisit les pieces, marqua la chambre de la reine, la sienne, celle des enfants, celle de sa soeur, de la princesse de Lamballe et des personnes que leur ten- dresse ou leur fidelite attachaient a ses pas jusque dans cet asile. On servit le repas du soir a la famille royale. Le roi soupa avec une apparence visible de de- tente d'esprit et de serenite. Manuel et les muuicipaux assisterent debout au souper. Le jeune Dauphin s'etant endormi sur les genoux de sa mere, le roi ordonna de I'emporter. On se disposait a coucher I'enfant, quand un ordre de la commune, provoque, non par Manuel ct Pethion, mais par une denonciation des canon- niers de gaide, arriva a Manuel et troubia cette premiere joie de la captivite : c'etait I'ordre d'evacuer immediatement le palais et de ren- fermer, des la premiere nuit, la famille royale daus la petite tour du Temple. Le roi senlit ce coup avec plus de douLur peut-etre qu'il n'en avail senti a sa sortie des Tuileries. On s'at- tache souvent a un debris de sa destinee avec plus de force qu'a sa d stinee tout entiere. Tous les preparatifs d'etablissement furent in- terronipus. Des canonniers et des municipaux tnmsportert nt n la hate quelqufs matelas et quelque linge dans les salles inhabitees de lu tour. Des corps-de-garde s'y etablirent. Le roi, la reine, les princesses, les enfants, reunis dans le salon du chateau et rassemblant autour d'eux les objefs necessaires a cliacun, atten- dirent plusieurs heures en silence que leur prison fut prete a les recevoir. A une heure apres minuit, Manuel vint les inviter ;"> s'y rendre. La nuit etait profonde. Des municipaux portaient des lanternes de- vant le cortege; des cacoaniers, le sabre nu, formaient la haie. Ces faibles lumieres n'eclai- raient que quelques pas devant eux et laissaient tout le reste dans I'obscurite ; seulement, des lampions allumes aux fenetres et aux cordons (le la forferesse liu Tem|)!e faisaient entrevoir ses hauies fleches et la masse noire des tours vers lesquelles on se dirigeait silencieusement. L'editice, ainsi eclaire, presentait des |)rofil3 gigantesqucs et fantasticjues incontius ;iu roi et a ses scrviteurs. Un valet de chambre du ro aj-ant demande a voix basse a un ofiicier muni- cipal si c'etait la qu'on conduisait son maitre : — « Ton maitre. lui repondit le municipal, etait accoutume aux lambris dores; eh bien ! il va voir comment ou loge les assassins du peuple. » VL On entra dans la tour par la porte ^troite et oI>lique de la tourelle qui renfermait I'escalier en limafon. A chaque etage, on deposa une partie de la famille royale et des serviteurs dans le logement qui leur etait affecfe : madame Elisabeth, dans une cuisine pourvue d'un seul grabat, au rez-de-chaussee ; les hommes de service, au premier etage; la reine et ses en- fiints, au second; le roi, au troisieme. Un lit de chene sans rideaux et quelques sieges etaient les seuls meubles de cette piece. Les mui's etaient nus; quelques gravures obscenes, restes de I'ameublement d'un valet de pied du comte d'Artois, etaient suspendues a des clous contre la muraille. Le roi, en entrant, parcourut de I'osil. sans aucun signe de repugnance ou de faiblesse, ce logement; il regarda les gravures, les detacha de sa propre main, et les retournant contre la muraille : i Je ne veux pas, dit-il, lais- ser de |)areils objets sous les yeux de ma fille. b La chambre de la reine et des enfants ofTrail la meme sordidite. Le roi se concha et s'entiormit. Deux de ?es serviteurs, MM. Hue et Chamilly, passerent la nuit sur des chaises aupres de son lit; la prin- cesse de Lamballe, au pied du lit de la reine; les autres femmes attachees au service de la fa- mille royale, dans la cuisine, sur des matelas etendus autour du grabat oii couchait la jeune sucur du roi. Des gardiens et des municipaux surveillaient a vue ces chambres. La nuit s'ccoula. cluz la reine et chez les princesses, en chuchottements, en larmes con- tenues et en presages sinistres echang^s k voix basse sur le sort qu'un tel avilissemcnt de leur rang et de leur sexe annonfait aux captivea. Les enfants seuls dormirent d'un sommeil pai- sible et jjrolonge, comme sous les lambris de Versailles. Le lendemain et les jours suivants, la reine et les princesses enrent la liberie de se voir dans Tappartement du roi, et de se trans- porter sans obstacle, d'un etage ;^ I'autre, dans I'interieur de la tour. Us en visiterent toutes les pieces ; ils y disposerent defiuitiveraent le 368 HISTOIRE logement de chacune des personnes de la fa- mille, amies ou domestiques. lis y resserrerent leur vie, ils y piierent leurs habitudes comme un prisonnier enchaine s'arrange dans ses fers pour en moins sentir le poids. On apporta quel- ques meubles, on tendit quelques tapisseries sur I'humide nudite des murailles; on dressa quelques lits. Ceux de la reine et du roi fuient empruntes au mobilier use du palais du Tern pie : c'etaient les lits des ecuyers du comte d'Artois. Un seul, celui du roi, avait des rideaux de damas vert erailles et dechires, comme ii convenait a un si iniberable reduit. Apres le premier dejeuner, servi encore avec un certain luxe dans la salle n manger du pre- mier etage, le roi passa dans la toureile k cote, feuilleta avec interet les vieux livres latins en- tasses dans cette partie de la tour par les archi- vistes de I'ordre des Tempi iers, volumes endor- misdepuissi longtemps sous la poussiere. II y trouva Horace, ce poete de la volupte insou- ciante, oublie 1^ comme une ironie de ces grandeurs detruites, de ces jeunesses enseve- lies, de ces beautes decouronnees. II y decou- vrit Ciceron, cette grande ame ou la philoso- phie sereine domine les vicissitudes de la politi- que, et ou la vertu et I'adversite, luttant dans un genie digne de les contenir, sont donnees en spectacle et en lecons aux ames qui ont a s'exercer avec la fortune. Enfin il y deterra quelques livres religieux, que sa piete, ravivee par le malheur, lui fit recevoir comme un don du ciel ; de vieux breviaires contenant dans leurs versets de psaumes, distribues pour cha- quejour, tous les geraissements de la terre; une Imitation du Christ, ce vase de douleur du Chretien, oii toutes les larmes se changent, par la resignation, en apaisement du coeur et en joies anticipees d'immortaiite. Le roi em- porta precieusement ces livres dans son cabinet de travail, enfoncement pris sur la toureile a cote de sa chambre. II voulait s'en nourrir lui-me- me et s'en servir h exercer la memoire et I'in- telligence de son fils dans I'etude de la langue latine. VII. Les princesses se reunirent dans I'apparle- ment de la reine, au second etage, au-dessous de la chambre du roi. La reine fit dresser son lit et celui de son fils dans la salie qui occupait le centre de la tour; madame Elizabeth, sa niece, la princesse de Lamballe s'etablirent dans une piece plus petite et plus obscure, qui servait, le jour, de passage aux municipaux, aux gardiens, aux hommes de service de tout cet etage, pour se rendre dans les autres pieces consacr^es aux plus vils usages. Les cuisines du rez-de-chaus- see resterent vides ainsi que le quatrieme etage de la tour. Une autre cuisine, plac^e au troi- sieme etage et contiogue k la chambre du roi, reput les lits de ses deux serviteurs, MM. Hue et Chamilly. Une promenade d'une heure dans le jardin, sous une sombre allee de marronniers antiques, fut permise a la famille avant le diner : ce re- pas fut servi a deux heures. Santerre et deux de ses aides-de-camp y assisterent sans inso- lence et sans respect. Les heures qui separent le milieu du jour de la nuit furent occupees par des entretiens, des lectures, des lepons don- nees a son fils par le roi, par les jeux et la priere des enfants, les tendres epanchements de famille entre les captifs. A neuf heures, on apporta le souper dans la chambre du roi, pour que le bruit de ce dernier repas ne troublat pas le sommeil des enfants, deja endormis dans I'etage de la reine. Apres le souper et les adieux echanges par de tendres serrements de main entre le roi, la reine et sa sceur, les prin- cesses redescendirent; et le roi, entrant dans son cabinet de lecture, s'y renferma pour re- flechir, lire et prier jusqu'a minuit. VIII. Ainsi s'ecoula cette premiere journee de la captivite. La presence et les consolations de la princesse de Lamballe; I'assiduite, le devoue- ment de la duchesse de Tourzel et de sa fiile Pauline; Paft'eciion de serviteurs eprouves, volontairement enfermes avec leurs maitres et heureux de leurs sacrifices; le culte pieux de madame Elisabeth pour son frere; la nou- veaute du malheur, les diversions, les tristes sourires que donnerent plusieurs fois aux pri- sonniers les arrangements de leurs chambreset le renversement de leurs habitudes dans ce morne sejour ; la lassitude des tumultes passes, le sentiment d'une plus grande sCirete pour leur vie dans cette forteresse, le voeu de la reine c^ Danton ainsi providentiellement accompli: i II faut nous enfermer trois mois dans une tour; i I'approche certaine des etrangers, I'ignorance des triomphes de Dumourie/, le sentiment de tant d'attachement, de tant de compassion, de tant de vceux qui les suivaient du fond de la nation dans ces cachots ; I'espoir vague mais confiant d'un changement possible dans les dis- positions du peuple, repandirentquelquecharme sur leurs heures et quelijue adoucissement sur leur tristesse. Tant que I'infortune a des te- moins qui la contemplent, des confidences qui I'ecoutent, des amities qui la parlagent, elle pent avoir meme ses joies. Cette famille, ces amies, ces serviteurs, resserres ensemble par ces murs, se donnaient reciproquement cette consolation. IX. Le jour suivant, les prisonniersallerent, pnr distraction k leur gene actuelle, visiter les salles plus Tastes de la grande tour du Temple, oil DES GIRONDINS. 389 Santerre leur avait annonce qu'on leur piepa- rait leur habitation definitive. Manuel, Santene et une forte escorie de municipaux les accom- pagneient dans cette visite h leur future prison, et de la dans les jardins. En traversant lea rangs des municipaux et les groupes des gardes nationaux presses sur leur passage, le roi et la reine entendirent des niurmures mena^ants contre la presence de la princesse de Lamballe, de madame de Tourzel et des femmes de ser- vice qu'on leur laissait comme une ombre de la loyaute « qu'on ne pouvait tolerer apres les crimes de la cour, et qui semblaient un outrage au peuple en conservant une apparence de su- perstition a la souverainete. 3 Ces propos, rapportes a la commune, firent prendre une arrete qui ordonnait le renvoi de toutes ces personnes. L'humanite de Manuel suspendit quelques jours Texecution de ce se- vice. Manuel esperait faire revoquer un ordre qui allait dechirer si cruellement tant de coeurs. Mais dans la nuit du 19 au 20 aout, pendant le premier sommeil des prisonniers, un bruit inu- site reveilla en sursaut la famille royale. Des municipaux entrerent dans la chambre du roi et de la reine, et leur lurent un arrete plus iin- peratif qui ordonnait I'expulsion immediate de tous les individus etrangers a la famille royale, sans en excepter les femmes de service et les deux serviteurs attaches a leur personne. Cet ordre, promulgue a une pareille heureavecdes termes et des gestes qui en ledoublaient la cruaute, frappa tous les detenus de stupeur et de consternation. Hue et Chamilly, se preci- pitant a demi vetus dans la chambre de leur maitre, se tenaient mutuellement les mains, debout devant le lit du roi. lis exprimaient par ce geste muet leur horreur de se separer. — t Prenez garde, leur dit un ofificier municipal, la guillotine est permanente et frappe de mort les serviteurs des rois. » Madame de Tourzel, gouvernante du Dau- phin, apporta I'enfant assoupi sur le lit de la reine cploree. Mademoiselle Pauline de Tour- zel etait serree dans les bras de la jeune prin- cesse royale, h laquelle Page et I'amitie I'atta- chaient comme a une sceur. Madame de Na- varre, dame d'honneur de madame Elisabeth, les trois femmes de service de la reine, des princesses, des enfants, mesdames Saint-Brice, Thibault, Bazire fondaient en larmesaux pieds de leur maitresse. Marie-Antoinette et la prin- cesse de Lamballe, enhtcees dans les bras I'une de I'autre, sanglotaieut de douleur. La violence seule put les separer. Les municipaux entrai- nerent madame de Lamballe evanouie sur I'es- calier, hors de ces murs oii elle laissait sa reine et son amie. Le roi ne put se rendormir. Ma- dame Elisabeth et la jeune princesse royale passerent le reste de la nuit h pleurer dans la chambre de la reine. De ce jour seulement Marie-Antoinette se sentit captive. On venait de lui enlever I'amitie. X. Pour remplacer ces femmes, ces serviteurs, [ ces amis, besoin des cours comme des habi- , tudes, les commissaires de la commune instal- lerent dans la tour un liomme et une femme I norames Tison. lis etaient charges seuls du I service des prisonniers. Ce Tison, vieilliird mo- ' rose, etait un ancien commis aux barrieres de j Paris, homme accoutume parson etat au soup- i ron, a I'inquisition et a la rudesse envers les ' personnes. La brutalite etait devenne son ca- I ractere. Cette rudesse changeait tous ses ser- vices en injures. I La femme de Tison, plus jeune et moins in- 1 sensible, flottait entre son attendrissement sur \ les malheurs de la reine et la crainte que cet attendrissement ne ffit impute a crime h son mari. Elle passait sans cesse du devouement a la trahison, et des larmes versees aux genoux ; de la reine aux delations contre sa maitresse. Son copur etait bon; mais cette reine de France a sa merci exaltait et troublait ses idees. Cette lutte de la sensibilite et de la terreur dans un esprit faible finirent par egarer la raison de cette femme : c'est cette demence qui fit im- puter h Marie-Antoinette des crimes contre nature qui u'etaient que les delires de cette malheureuse. Un cordonnier nomme Simon, commissaire de la commune pour inspecter les travaux et les depenses, etait le seul des municipaux qui ne f(it jamais releve deson service au Temple. Tous ces serviteurs, ces geoliers, ces porte- clefs prenaient les ordres de cet homme. Ou- vrier rougissant du travail et ambitieux d'un role, memedu plus abject, Simon briguait ce- lui de geolier et I'exerpait enbourreau. II avait pour aide un ancien sellierdu nom de Rocher. XL Rocher etait un de ces hommes pour qui I'infortune est un jouet et qui aiment a aboyer aux victimes comme des chiens aux haillons. On I'avait choisi k la masse de la stature, a I'apparence sinistre, h la ferocit6 des traits. C'etait I'homme qui avait force la chambre du roile20juin et leve la main sur lui pour le frapper. Hideux de visage, insolent de regard, grossier de geste, ordurier de propos, un bon- net de poll, une longue barbe, une voix rauque et souterraine, I'odeur du tabac et du vin qui s'exhalait de ses habits, le nuage de la pipe qui I'enveloppait sans cesse, faisaient de lui I'appa- rition visible du cachot. II trainait un grand sabre sur les dalles et sur les marches des es- caiiers. Une ceinture de cuir tenait suspendu iN ses flancs un enorme trousseau de clefs. Le 390 HISTOIRE bruit de ces clefs, qu'il faisait resonner it des- sein ; le fracas des venous, qu'il tirait et refer- mait tout le jour, lui plaisaient cnninie h d'au- tres le bruit des armes. 11 semblait que ce cli- quetis. qui faisait retentir son importance, fai- sait retentir aussi kur captivite plus rudement aux oreilles des prisonniers. Quand la faniiile royale sorfait pour sa promenade au milieu du jour, Rocher, feignaut de choisir parmi son trousseau de clefs et d'essayer vainement les serrures, faisait attendre longtemps le roi et les princesses debout derriere lui. A peine la porte du premier guichet etait elle ouverte qu'il descendait preripifamment I'escalier en frois- sant du coude le roi et la reine, et qu'il allaitse placer en factionnaire a la derniere porte. La, debout, obstruant Tissue, examinant les figures, il lanrait, de sa pipe, des nuages de fumee au visage de la reine, de madame Elisabeth et de la princesse royale, regardant a chaque bouftee si {'intention de son insulte etait comprise et si les temoins de sa bassesse Ten recompen- saient par ses sourires d'intelligence. Ses outrages applaudis I'encourageaient a les renouveler tous les jours. Les gardes na- tionaux de service avaient soin de se rassembler chaque fois, a la sortie du roi, pour jouir de ce supplice de la dignile royale livree aux outra- ges d'un porte-clefs. Ceux que revoltait cette lachete renfermaient dans leur cceur une indi- gnation qui eut paru un crime a leiirs camara- des. Les plus cruels ou les plus curieux se faisaient apporter des chaises du corps-de-gar- de. Tls s'asseyaient, le chapeau sur la tete, quand le roi passait, retrecissant avec affectation le passage pour que le monarque dechu con- templat de plus pres leur irreverence et sa de- gradation. Des eclats de rire, des chuchotte- tnents, des epithetes grossieres ou obscenes couraient dans les rangs sur le passage du roi et des princesses. Ceux qui n'osaient pas pro- noncer ces injures les ecrivaient avec la pointe des baionnettes sur les murs du vestibule et des escaliers. On y lisaii h chaque marche des al- lusions outrageantes a la grosseur du roi, aux pretendus desordres de la reine, des menaces de mort aux enfants, louveteaux a eUangler avant Vdge ou Us devoreraienl le peuple ! Pendant la promenade, les canonniers, quit- tant leurs pieces et les ouvriers leurs truelles, se rassemblaient le plus pres possible des pri- sonniers et dansaient des rondes aux refrains revolutionnaires et aux couplets des chansons les plus obscenes, que rinnocence des enfauts ne compreuait pas. XIL Cette heure de cofLiuiunication avec le ciel et la nature, que la pitie des lois les plus seve- res accorde nux plus grands criminels. etait ainei transfurmee en heure d'humiliatioo et de 1 tortures pour les captifs. Le roi et la reine { auraient pu s'y soustraire en resfant enfermes I dans leur prison interieure, mais leurs enfants ' auraient dep^ri dans cette reclusion et dans cette inirnobilite. 11 fallait a leur age de la respiration et du mouvement. Leurs parents achetaient volontairement au prix de ces ou- trages le peu d'air. dc soleil et d'exercice ne- cessaircs h ces jeunes vies. Santerre et les six oflficiers municipaux de service au Temple precedaient dans ces pro- menades la famille roj'ale et la surveillaient de pres pendant la sortie. Les nombreuses senti- nelles devant lesquellesil fallait passer faisaient le salut militaire au commandant de la force armee de Paris, et portaient les armes ^ux municipaux. Elles renversaient leurs armes et portaient la crosse du fusil en I'air, en sigue de mepris, a I'approclie du roi. Les pas de la famille royale etaient comptes et bornes dans le jardin a une moitie de la longueur d'une allee de marronniers. Les de- molitions, les constructions, les ouvriers obs- truaient I'autre moitie. Ce court et etroit espace parcouru lentement par le roi, sa femme et sa scEur, servait aux courses et aux jeux de la jeune princesse royale et de soQ frere. Le roi feignait de participer a ces jeux pour les encourager. II jouait au palet et au ballon avec le Dauphin. II posait le but, le prix aux courses. Pendant ces jeux, la reine et sa soeur s'entretenaient h voix basse ou s'efforfaient de distraire les enfants des chants scandaleux qui les poursuivaient jusque sou* I'ombre de ces arbres. Un jour, pendant ces promenades, la rein*, causantavec Clery de I'inutilite des efforts que la cour avait tentes pour amollir ou corrompre les republicains et surtout Pethion, Danton et Lacroix, lui conPa, pour quil en i-endit te- moignage un jour, un acte de devouement dont son coeur paraissait profomlement emu. Dans une de ces crises desesperees oQ Louis XV r, epuise de ressources, cherchait son der- niar espoir de salut dans I'attachement desin- teresse et dans la bourse de quelques amis, le commandeur d'Estourmel, descendant d'un de ces croises qui avaient monte les premiers ii I'assaut de Jerusalem, etait procureur general de I'ordre de Malte a Paris. II a|)pnt le denu- ment du roi, il realisa en quelques heures une somme de cinq cent mille francs et la fit porter a Louis XVI. Le roi accepta cette somme, I'emjiloya k solder quelques jours de plus les intermediaries qui lui repondaient du peuple, et fut trompe par eux. Cette dette de recon- nai-sance pesait sur le coeur du roi et de la reine dans la prison du Temple; ils se repro- chaient souvent d'avoir accepte tant de sacri- fices inuiiles, et d'entrainer dans leur catas- trophe la fortune des amis de leur maison. DES GIRONDINS. 391 Quelquefois aussi, et surtout dans les pre- miers temps, les princesses avaient dans ces promenades de douces intelligences avec le dehors. La vigi'ance des bnurreaux ne pouvait intercepter les regards. Du liaut des etages superieurs des maisons qui bordaient I'enclos du Temple, les yeux plongeaient sur le jardio. Ces maisons, habitees par de pauvres families. n'oflVaient aucun pretexte de suspicion ni de violence a la commune. Ce peuple de petits trafics. d'ouvriers, de femmes revendeuses. ne pouvait etre accuse de complicite avec la ty- lannie, ni de trames centre I'egalite. On n'a- yait pas ose faire interdire I'ouvertnre de ces fenetres. Aussitot que I'heure de la prome- nade du roi fut connue dans Paris, la curiosite, la pitie et la fidelite les remplirent de nom- breux spectateurs, dont on ne pouvait de si loin reconnaitre les visages, mais dont I'atti- tude et les gestes revelaient la tendre cu- riosite et la compassion. La famille royale elevait des regards furtifs vers ces amis incon- Dus. La reine, pour correspondre sileocieuse- nient aux desirs de ces visiteurs, ecartait avec intention le voile de son visage, s'arretait pour entretenir le roi sous le regard des plus em- presses, ou dirigeait les pas et les jeux du jeune Dauphin, comme par hasard, du cote oii la charmante figure de Tenfant pouvait etre le mieux aperrue. Alors quelques fronts s'incli- naient. quelques mains faisaient, en se rappro- chant I'une de I'autre, le geste muet de I'ap- plaudissement. Quelques fleurs tombaient, comme par hasard, des petits jardins suspen- dus aux toits du pauvre; quelques ecriteaux en caracteres majuscules se deroulaient a une ou deux mansardes et laissaient lire un mot ten- dre, un presage heureux, une esperance, un respect. Des gestes contenus mais plus intelligibles repondaient d'en bas. Une ou deux fois le roi et les princesses crurent avoir recoiinu parmi ces visages les traits d'amis devoues, d'anciens ministres, de femmes de haut rang attachees h la cour, et dont I'existence etait devenue incer- taine pour eux. Cette int'-lligence mysterieuse, etablie ainsi entre la prison et la partie fidele de la nation, etait si douce aux captifs qu'eMe Icur fit braver, pour enjouirtous les jours, la pluie, le froid, le soleil et les insultes plus into- ierables des canonniers de garde. Le fil de leur existence proscrite leur semblait ainsi se re- nouer avec I'ame de leurs anciens sujets. lis se sentaient en communication avec quelques coeurs, et I'air exterieur, impregne d'attache ment pour eux, leur apportait du moins du dehors cette pitie qu'on leur refusait au de- dans, lis montaient sur la plate forme, ils se presentaient souvent aux fenetres de la tour, lis formaient des intimites a distance, des ami- ties anonymes. La reine et sa soeur se disaient entre elles : c Telle maison nous est devouee, tel etage est a nous. Telle chambre est roya- liste, telle fenetre est araie. i XIIL Mais si quelque joie leur venait du dehors, la tristesse et la terreur leur arrivaient par le retentissement des bruits de la ville. Ils avaient entendu jusquau pied de la tour les hurlements des assassins de septembre voulant forcer les consignes, couper la tefe de la reine ou tout au moins etaler a ses pieds le corps tronque et mutile de la princesse de Lam- balle. Le 21 si^ptembre, ^ quatre heures du soir, le roi etant endormi apies son diner, a cote des princesses, qui se taisaieot pour ne pas inter- rompre son sommeil, un officier municipal, nomme Lubin, viot, accompagne d'une escorte de gendarmerie a cheval et d'un flot tumul- tueux de peuple, faire au pied de la tour la proclamation de I'abolition de la royaute et de 1 etablissement de la republique. Les prin- cesses ne voulurent pas eveiller le roi. Elles lui raconterent la proclamation apres son t6- veil. I Mon royaume, dit-il a la reine avec ua triste sourire, a passe comme un songe, mais ce n'etait pas un songe heureux ! Dieu me I'avait impose, mon peuple m'en decharge ; que la France soit heureuse, je ne me plain- drai pas. i Le soir du nieme jour, Manuel elant venu visiter les prisonniers : t Vous sa- vez, dit-il au roi, que les principes democra- tiques triomphent, que le peuple a aboli la royaute et qu'il a adopte le gouvernement re- publicain ? — Je lai entendu dire, repliqua le roi avec une sereine indifference, et j"ai fait des vopux pour que la republique soit favorable au peuple. Je ne me suis jamais mis entre son bonheur et lui. i Le roi, en ce moment, portait encore son epee, ce sceptre du gentilhomme en France; et les insignes des ordres de chevalerie, dont il efait le chef, etaient encore attaches k son habit, i Vous saurez aussi, reprit Manuel, que la nation a supprime ces hochets. Un aurait du vous dire d'en depouiller les marques. Rentre dans la classe des autres citoyens, vous devez etre traite comme eux. Au reste de- mandez a la nation ce qui vous est necessaire, la nation vous I'accordera. — Je vous remercie, dit le roi, je n'ai besoin de rieu ; s et il reprit tranquillement sa lecture. XIV. Manuel et les commissaircs, pour eviter toute peine inutile et toute degradation vio- lente de la dignity personnelle du roi, se reti- rerent en luisnnt signe ;i son valel de chambre de les suivre. Ils chargerent ce fidele serviteur d'enlever les insignes de I'babit du roi, quand 392 HISTOIRE il I'aurait deshabille pour la nuit, et d'en- voyer a la Convention ces depouilles de la royaute et ces biasons de la noblesse. Le roi en donna de lui meme I'ordre a Clery. Seule- ment il se lefusa a se separer de ces insignes, qu'il avait recus au berceau avec la vie et qui lui semblaient tenir plus a sa personne que le trone meme. 11 les fit renfermer dans un cof- fret, et les garda, soil comme un souvenir, soit comma une esperance. Le fougueux Hebert, si fameux depuissous le nom de Pere Duchesne, alors membre de la commune, avait demande a etre de service ce jour-la, pour jouir de cette rare derision du sort et pour conlempler, dans les traits du roi, le supplice moral de la royaute degradee. Hebert scrutait de I'ceil. avec un sourire cruel, la physionomie du roi. Le caime de I'liomme dans les traits du souve- rain decliu dejoua la curiosite d"Hebert. Le roi ne voulut pas donner h. ses ennemis la joie de saisir une emotion sur son visage. II affecta de lire tranquiliement Thistoire de la deca- dence de I'empire romain dans Montesquieu, pendant que sa propre histoire s'accomplissait et qu'on lui lisait sa catastrophe; plus atteniif aux revers d'autrui qu'?i ses propres revers. Le roi fut grand d'indifference ; la reine, su- blime de fieite. Pleurer sa grandeur lui parut plus humiliant que d'en descendre. Cette de- cheance de son caractere I'aurait plus avilie que la decheance de son rang. Aucune fai- blesse d'ame ne rejouit les spectateurs de cette execution. Les trompettes ayant sonne dans les cours, apres {'installation de la repu- biique, le roi parut un moment h. la fenetre comme pour voir Tapparence du nouveau gou- vernement. La multitude I'apercut. Les im- precations, les sarcasmes, les injures s'eleve- rent comme un dernier adieu a la monarchic du sein de cette foule. Les gendarmes agitant leurs sabres aux cris de Vive la repubiique! firent le signe imperieux au roi de se retirer. Louis XVI ferma la fenetre. Apres tant de siecles de monarchic, ainsi se separerent ie peuple et le roi. XV. La Convention avait assigne une somme de cinq cent mille francs pour les depenses rela- tives ^ I'etablissement et a I'entretien de la fa- mille royale dans sa prison. La commune, par I'intermediaire de commissions successives, avait employe la plus grande partie de ce sub- side alimentaiie ^ des constructions de surete et de resserrement de captivity. Ce qui devait servir h consoler I'existence des prisonniers, servit a aggraver leurs fers et a salarier leurs geoliers. Le roi n'avait & sa disposition aucune somme pour vetirjla reine, sa soeur, ses enfants, pour recompenser les services qu'il avait Ji de- mander au dehors, ou pour procurer ci sa fa- mine, dans les meubles, dans les occupations de la prison, ces adoucissements que la fortune privee des detenus laisse p^netrerj usque dans les cachots des criminels. Sortis inopinement des Tuileries sans autres vetements que ceux qu'ils portaient sur leurs corps dans la matinee du 10 aout, leurs garde-robes, leurs habille- ments, leurs cassettes ayant ete pilles pendant le combat ; transportes de la au Temple sans autre linge que le linge envoye au Manege par I'ambassadrice d'Angleterre ou prete a la fa- mille royale par quelques serviteurs, les pri- sonniers, a I'entree d'un rigoureux hiver, pre- sentaient I'apparence d'un veritable denument. La reine et madame Elisabeth passaient leurs journees comme de pauvres ouvrieres a rac- commoder le linge du roi et des enfants et ^ lapiecer leurs robes d'ete. Au moment ou les negociateurs prussiens avaient exige de Dumouriez, pour colorer leur retraite, un rapport secret sur le Temple, et des adoucissements respectueux propres a de- guiser I'emprisonnement aux yeux de I'Eu- rope, Manuel et Pethion, a la priere de Wester- mann, se rendirent au Temple, et accomplirent, avec egards. les piescriptions de Dumouriez. Ni I'un ni I'autre de ces magistrats superieurs de !a commune ne partageaient le honteux be- soin de vengeance et desevicesdes municipaux contre celui qui avait ete leur roi. L'elevation des idees donne de la dignite aux ressentimeots, de la decence h la haioe. Manuel et Pethion, hommes de peosees republicaines, voyaient dans Louis XVI un principe h proscrire, mais un homme a epargner ; dans la reine, dans les princesses, dans le dauphin, des femmes, des enfants, victimes d'une vicissitude des choses humaines, que le peuple devait plaindre et sou- tenir plutot que broyer dans leur chute. lis eurent avec le roi un entretien secret, dans le- quel, tout en confessant la repubiique, ils ne desavouerent ni I'interet pour ses malheurs, ni I'espoirde voir ses jours preserves par I'apaise- ment des craintes publiques, apres la victoire et la paix. Louis XVI et la reine elle-meme, frappes par la terreur de septembre, parurent comprendre que leur vie etait plus dans la main du peuple que dans I'armee des rois coalises, ils joignirent leurs vceux a ceux des republi- cains humains et moderes pour une prompte evacuation du territoire. Le roi demanda que Pethion lui fit delivier une somme en nume- raire pour ses besoins personnels et pour ceux de sa famille. Pethion lui envoya cent louis, aumone du republicain au souverain tombe dans I'indigence. On dressa une liste de tous les objets necessaires a la famille royale en linge, meubles, vetements, chauffage, aliments, livres, et il fut largement pourvu, aux frais de la commune ct par I'entremise de ses commis- saires, a toutes ces depenses, dans une propor- tion convenable, non aux besoius d'une famille, DES GIRONDINS ^jpt 393 mais a la generosite de la nation, et aux res- pects (Jus h la grandeur dechue. La republique exerfa, dans ce nioment-1^, avec luxe son os- tracisme. XVI. Mais Pethion et Manuel n'etaient plus que les magistrats officiels de la commune. lis adoucissaient ses ordres en les executant, ils ne les inspiraient pas. L'esprit de represailles. de vengeance, de soup;;on et de basse persecu- tion des demagogues illettres, prevalait dans les commissions. Chaque jour, des delateurs nouveaux venaient se populariser dans le con- seil de IHotel-de-Ville, par des denonciations centre les prisonniers du Temple. Le conseil general choisissait les commissaires delegues par lui a la surveillance de Louis XVI, panni les plus prevenus et les plus acharnes. Les hommes de quelque generosite d'ame decli- naient ces fonctions odieuses. Elles devaient echoir aux ccBurs abjects et aux mains impi- toyables. Ces geoliers encherissaient les uns sur les autres par les mesures de rigueur et de vexation necessaires, selon eux, pour prevenir I'evasion des captifs et leurs correspondances avec I'etranger. Bien que ces mesures repu- gnassent souvent au bon sens et a I'humanite du conseil general, nul n'osait les contester, de peur d'etre accuse de mollesse ou de compli- cite avec les royalistes. Ainsi, ce qui repugnait individuellement a chacun etait vote partous. Quand la terreur plane sur une epoque, elle ne pese pas moins sur le corps qui I'inspire que sur la nation qui la subit. L'administration et le regime interieurs du Temple etaient ainsi devolus a un petit nombre d'hommes, I'ecume du conseil de la commune; presque tous artisans sans education, sans ma- gnanimite, sans pudeur, jouissant avec orgueil de cet arbitraire que la fortune leurdonnait sur un roi descendu au dessous d'eux, et croyant avoir sauve la patrie chaque fois qu'ils avaient arrache une larme. xvn. Vers la fin de septembre, au moment oii le roi allait sortir de la chambre de la reine, apres le souper, pour Temonter dans son appartement, six officiers municipaux entrerent avec appareil dans la lour. Ils lurent au roi un arrete de la commune qui ordonnait sa translation dans la grande tour, et sa separation complete du reste de sa famille. La reine, madame Elisabeth, la princesse royale, le jeune Dau|)hin, enlar-ant le roi dans leurs bias et couvrant ses mains de baisers et de larmes, essayerent en vain de (le- chir les munic.paux et d'obtenir cette derniere consolation des infoitunes : souflTrir ensemb'e. Les municipaux, Simon, Kocher luimeme. quoique attendris, n'oserent modifier Tinflexi- bilite de I'ordre. On fouilla. avec la plus stricte inquisition, les meubles, les lits. les I'etements des prisonniers; on les depouilla de tous les moyens de correspondance au dehors : papier, encre. plumes, crayons; faisant cesser ainsi les lefons que le prince royal commenpait a rece- voir de ses parents, et condamnant I'heritier d"un trone h I'ignorance de I'art d'ecrire, dont rougissent les derniers enfants du peuple. Le roi, arrache aux embrassements et aux cris de sa famille, fut conduit dans I'apparte- ment, a peine acheve, qu'on lui avait destine dans la grande tour. Les ouvriers y travaillaient encore. Un lit et une chaise au milieu des de- blais, des gravois, des planches et des briques, en formaient tout I'ameublement. Le roi se jeta tout habille sur ce lit. II passa les heures h compter les pas des sentinelles qu'on relevait k sa porte, et a essuyer les premieres larmes que la prison eut encore arrachees a sa fermete. Clery, son valet de chambre. passa la nuit sur la chaise, dans I'embrasure de la fenetre, atten- dant avec impatience lejour. pour savoir s'il lui serait permis d'aller donner aux princesses les soins dont elles avaient I'habitude. C'etait lui qui peignait le Dau|)hin et qui bourlait les longs cheveux de la reine et de madame Elisabeth depuis la captivite. Ayant demande h sortir pour ce service : — I Vous n'aurez plus de communication avec les prisonnieres, lui repondit brutalement le com- missaire de la commune Veron. Votre maitre ne doit pas meme revoir ses enfants I i Le roi ayant adresse quelques observations touchantes aux commissaires sur une barbaric qui outrageait la nature, qui suppliciait cinq coeurs pour en punir un seul. et qui donnait ^ des etres vivants la torture d'une separation plus cruelle que la mort, les commissaires ne dai- gnerent pas lui repondre. lis se detournerent de lui comme des hommes sans oreilles, impor- tunes des murmures supjiliauts. XVIIL Un morceau de pain insuffisant pour la nour- riture de deux personnes, et une carafe d'eau, ou I'on avait exprime le jus d'un citron, furent, ce jour-liV tout le dejeuner apporle au roi. Ce piince s'avaiica vers son serviteur, rompit le pain, et lui en presenta la moitie. — s lis ont oublie que noussommes encore deux, lui dit le roi, mais je ne I'oublie pas ; prene/. ceci, j'ai assez du reste. i Clery refusait ; le roi insists. Le serviteur prit enfin la moitie du pain de son maitre. Ses larmes arrosaitnit les morceaux qu'il portait i^ sa boiiche. Le roi vit ces {)leurs et ne put retenir les siens. lis mangerent ainsi en pleurant et en se regardant, sans rien dire, le pain des liirines Pt dr Togalite. Le roi supplia de nouveau un municipal de lui donner des nouvelles de sa femme et de ses 394 HI5T0IRE enfants, et de lui procurer quelques livres pour I'arracher aux lassitudes d'esprii de son isole- ment. Louis XVI indiqua quelques volumes d'histoire et de philosophie religieuse. Ce mu- nicipal, plus bumain que les autres, consulta ses collegues et les entraina pour remplir cette raissioD chez la reine. Cette princesse avait passe la nuit a se lamenter dans sa chambre entre les bras de sa belle soeur et de sa fille. La paleur de ses levres, les sillons de ses pleurs, sa chevelure eparse, ou I'on voyait des veines blanches de cheveux morts, comma des dechi- rures de sa jeunesse ; la fixiie de ses yeux sees, Tobstination avec laquelle elle avail refuse de toucher aux aliments de son dejeuner, jurant de se laisser mourir de faim si Ton persistait h la separer dn roi, emurent et intimiderent les municipaux. La responsabilite de la vie de leurs prisonniers pesait sur eux. La commune elle-meme leur demanderait compte d'une vic- time enlevee, par une mort volontaire, au ju- gement et a I'echafaud du peuple. La nature aussi parlait dans leur coeur cette langue des ]armes qui se fait obeir des plus endurcis. Les princesses, a genoux devant ces hommes, les coDJuraient de permettre qu'elles fussent reu- nies au roi, au moins pendant quelques instants du jour, et aux heures des repas. Des gestes, des cris de I'ame, desgouttes tombant des yeux sur le plancher pretaient leur toute- puissance a ces suppliantes a plate forme, au-dessus du roi, avait ett§ disposee pour servir de preau. Mais de peur que les profiieneurs ne fussent aperc^'us des mnisuns de la ville ou que 396 HJSTOIRE leurs yeux ne fussent egayes par I'horizon de Paris, on avait fait etablir de hautes cloisons de planches pour mesurer meme le ciel aux regards des prisonniers. XXI. Tel eiait le logement definitif de la famille royale. Elie jouit neanmoins de s'y voir iDs'al- lee a cause du rapprochement de tous ses membres dans les memes murs. Cette courte joie fut changee en larmes, le soir de ce jour, par un arrete de la commune, qui ordonnait d'enlever le Dauphin h sa mere et de le loger avec le roi. Le coeur de la reine eclata en vain en supplications et en douleur. La commune ne voulut pas i que le fils fut nourri plus long- temps par la mere de la haine de la Revolu- tion. » On remit I'enfant a son pere en atten- dant qu'on le remit a Simon. La reine et les princesses conserverent neanmoins la liberte de voir le Dauphin tous les jours chez le roi, aux heures des repas et a la promenade, en presen- ce oes commissaires- Leur vie sembla s'adoucir et leur douleur s'asseoir, comme pour respirer dans ce logement. Les captifs y prirent des habitudes regulieres, qui rappelaient le cloitre des rois emprisonoes de la premiere race. Le pere de famille survivait seul au roi dans Louis XVL Les princesses oub'iaient qu'el- les avaient ete reine, soeur ou fiile de rois, pour se souvenir seulement qu'elles etaient femme, soeur ou fille, d'un mari, d'un frere, d'un pere captif. Leurs cosurs se renfermaient tout en- tiers dans ces devoirs, dans ces tristesses, dans ces joies de la famille. Cette dynastie n'etait plus qu'un menage de prisonniers. Le roi se levait avec le jour et priait long- temps a genoux au pied de son lit. Apres sa priere, il s'approchait de la fenetre ou de la re- verberation de son foyer ; il lisait avec recueil- lement les psaumes dans le Breviaire, recueil de prieres et de cantiques indiques pour cha- quejour de I'annee auK fideles par In liturgie catholique. II suppleait ainsi a I'habitude qu'a- vaient les rois d'assister tous les matins au sa- crifice de I'autel dans leur palais. La commune lui avait refuse la presence d'un pretre et les ceremonies de sa foi. Pieux, mais sans supers tition et sans faiblesse. Louis X VI seievait a Dieu sans I'intermediaire d'un autre homme, et se plaisait seulement ^ se servjr pour ses |)rieres des mots et des formes consacres par la reli- gion de sa race et de son trone. La reine et sa soeur se livraient aux memes pratiques. On les surprenait souvent les mains jointes, leurs li- vres de devotion mouilles de larmes, priant au- pres de leur lit : I'une, comme precipitee de sa hauteur, a genoux par le coup de son deses- poir ; I'autre, comme prosternee naturellement au pied du Dieu iloiit elle reconnaissait et bai- sait la main partout. Apres ses prieres, le roi lisait, dans sa tourelle, tantot des ouvrages la- tins, tantot Montesquieu, tantot Buffon, tantot des recits de voyages autour du monde. Ces pages semblaient absorber completement son esprit, soit que ce fut pour lui un moyen d'e- chapper a I'importune attention des commis- saires toujours presents, soit qu'il cherchat en effet, dans la nature, dans la politique, dans les mopurs des peuples et dans leur histoire, des diversions a ses peines, des instructions pour son rang, ou des analogies avec sa situation. A neuf heures, sa famille descendait aupres de lui pour le dejeuner. Le roi embrassait sa femme, sa soeur, ses enfants sur le front. Apres le de- jeuner, les princesses, denuees de femmes de toilette, faisaient peigner leurs cheveux, dans la chambre du roi. par Clery. Pendant ce temps, le roi donnait a son fils les premieres le- (;ons de grammaire, d'histoire, de geogrnphie, de latinite, evitant avec soin, dans ces lepons, tout ce qui pouvait rappeler h I'enfant qu'il etait ne dans un rang au-dessus des autres ci- toyens, et ne lui donnant que des coonaissauces applicabies a la destinee du dernier de ses su- jets. On eut dit que ce pere se hataitde pr)fi- ter de I'eloignement des cours pour elever son fils, non en prince, mais en homnie, et pour lui faire une ame adaptee a toutes les fortunes. XXII L'enfant, precoce comme les fruits d'un ar- bre blesse, semblait devancer de i'intelligence et de I'ame les enseignements de la pensee et les delicatesses du sentiment. Sa memoire re- tenait tout, sa sensibilite lui faisait tout com- prendre. Les secousses que tant d'evenements sinistres avaient donnees h son imagination et a son cceur, ces larmes constamment surprises dans les yeux de sa mere et de sa sceur plus agee que lui, ces scenes tragiques dont il avait ete temoin dans les bras de sa gouvernante, ces fuites de Versailles et des Tuileries, cette exposition de trois jours, au milieu des armes, des menaces, des cadavres, dans la tribune de I'Assemblee legislative, cette prison, ces geo- liers, ces degradations de son pere, cette reclu- sion de tous les instants avec les etres dont il voyait les peines sans les com|)rendre toutes, cette obligation de surveiller ses gestes, ses lar- mes meme, devant les ennemis qui les epiaient, I'avaient initie comme par i.':siinct a la situation de ses parents et a la sienne. Ses jeux memes etaient graves, ses sourires tristes. llsaisissait avec rapidite les moments d'inattention des geoliers pour echanger a voix basse quelques signes, quelques mots d'inteMigence avec sa mere ou avec sa tante. II etait le complice adroit de toutes ces ruses pieuses que lesvicli- mes inventent pour echapper 6 I'oeil et aux d6- nonciations de leurs surveillants. II tremblait d'aggraver leurs peines. II jouissait du moiadre DES GIRONDINS. 397 eclaircissement de leur front. II evitait, avec un tact plus developpe que ses annees, de leur rappeler dans la conversation les circonstances douloureuses de leur vie ou les temps heureux de leur grandeur, comme s'il eut devine ce que Ja memoire des jours heureux jette d'atnertu- me dans les disgraces. Un jour nyant paru reconnaifre un des com- raissaires de la commune dans la chanibre de son pere, ce commissaire s'approcha et lui de- manda s'il se souvenait de I'avoir vu et dans quelle circonstance. L'enfant fit un signe de tete affirmatif. mais refusa obstinement de re- pondre. Sa soeur, i'ayant pris a part dans un coin de I'appartement, lui demanda pourquoi ii refusait de dire dans quelle circonstance il avait vu ce commissaire ? i Cest au voyage de Va- rennes, lui repondit a I'oreille le Dauphin. Je n'ai pas voulu le dire tout haut de peur de le rappeler a la reine et de faire pleurer nos pa- rents. I Lorsqu'il reconnaissaitdans I'antichambre de son pere un commissaire plus respectueux en- vers les prisonniers et moins odieux a la reine que ses coliegues, il se hatait de courir au-de- vant de sa mere, quand elle descendait chez le roi, et de lui annoncer, en battant des mains, cetfe bonne journee. La vue de cet enfant at- tendrissait presque toutes ces haines. La royaute, sous la figure d'un enfant innocent et I prisonnier, n'avait pour ennemisque des brutes. Les commissaires les plus prevenus, les canon- niers de garde, les geoliers, le feroce Rocher lui-meme jouaient avec le Dauphin. Simon seul lui parlait avec rudesse et le regardait d'un ceil defiant et sinistre, comme un tyran cache dans un enfant. Les traits du visage de ce jeune prince rappelaient en les confondant la grace un peu erteminee de Louis XV, son aieul, et la fierte autrichienne de iNlarie-Tberese. Les yeux bleu de mer, le nez d'aigle, les narines re- levees, la bouche fendue, les levres bombees, le front large du haut, etroit vers les tempes ; les cheveux blonds, separes en deux ondes au sommet de la tete et jouant en boucles sur ses deux epaules et jusque sur ses bras, retra^aient sa mere avant les annees de larmes. Toute la beaute de sa double race semblait refleurir dans ce dernier rejeton. xxin. A midi ou venait chercher la famille royale pour qu'elle respirat I'air du jardin. Quel que fut le froid, le soleil ou la pluie, les prisonniers descendaient. lis ;iccomplissaient cette prome nade, sous les regards et sous les outrages, comme un des plus rigoureux devoirs de leur captivite. L'exercice violent dans ces cours, les jeux de l'enfant avec sa soeur dans I'interieur de I'appartement, la vie reguliere et sobre, les eludes familieres et douces entre les genoux de son pere, les tendres soios de ces trois femmes lui conservaient I'ardeur de vie et la fraicheur de teint de I'enfance. L'air de la prison le ca- ressait jusque-la autant que Pair des forets de Saint-Cloud. Les regards de la reine et du roi se rencontraient et se consolaient sur cette tete, ou la rigueur des hommes n'empcchait pas la nature de croitre et de s'embellirtous les jours. La princesse royale touchait deja a I'age oii la jeune fille sent qu'elle devient femme, et re- cueille en soi memeson rayonnement. Pensive comme son pere, fiere comme sa mere, pieuse comme sa tante, elle retrapait dans son ame ces trois ames au milieu desquelles elle avait grandi. Sa beaute, svelte et pale comme les apparitions fantastiques de la Germanie, tenait plus de I'i- deal que de la matiere. Toujours attachee au bras et comme enfouie au sein de sa mere ou de sa tante, elle semblait intimidee de la vie. Ses cheveux blonds, encore pendants sur ses e- paules commeceux d'une enfant, I'enveloppaient presque tout entiere. Elle regardait du fond de ce voile d'un regard craintif, ou baissait les yeux. Elle imprimait une admiration muette aux plus endurcis. Les porte-clefs et les senti- nelles se rangeaient sur son passage. Ilseprou- vaient une sorte de tressaillement religieux quand ils etaient effleures dans les corridors ou dans les escaliers par sa robe ou par ses che- veux. Sa tante achevait sou education et lui apprenait la piete, la patience, le pardon. Mais le sentiment de sun rang inne dans son ame, les humiliations de son pere et les supplices de sa mere se gravaient |)rofondement en cicatri- ces toujours saignantes dans son coeur, et s'y recueillaient, sinon en ressentiments, du moins en eternelle tristesse. XXIV. A deux heures, la famille rentrait pour diner. Les joies intimes et lesepanchements familiers, dont ces repas sont le signal dans la maison du pauvre, lui etaient refuses. Le roi lui meme ne pouvait se livrer impunement h I'appetit de sa forte nature. Des yeux comptaient ses mor- ceaux ; des ricanements les lui reprochaient. La robuste sante de I'homme etait une honte de plus pour le roi. La reine et les princesses mangeaient peu et lentement pour laisser au roi le pretexte de satisfaire sa faim et de pro- longer le diner. A pros ce repas la famille se reunissait. Le loi jouait avec la reine a ces jeux de cartes inventes jadis en France poui amiiser I'oisivete dun roi prisonnier. Le plus souvent ils jouaient au jeu reveur et conlernplaiif deg echecs ; jeu dont les pieces piincipiiU's, par leurs noms de roi. ou de reine, et les inancruvres sur le damier qui ont pour but de faire le roi prisonnier, etaient pleines d'allusions, significa- tiveset souvent sinistres, a leur propre captivi- te. Ils cherchaient moins daus ces jeux une 598 H 1 S T 1 R E diversion machinale a leuis peines qu'une oc- casion de s'entretenir a mots couverts sans e- veiller I'inquiet espionnnge de leurs gardiens. Vers quafre heures. le roi s'endormait quelques moments dans son ftiuteuil. Las jeunes enfants cessaient, au signs de ieur mere, leurs jeux bruyants. Les princesses reprenaient leurs tra- vaux d'aiguiiie. Lepius profond silence regnait dans la cliambre pendant ce snnimeil du roi. On n'entendait que le leger froissement des etofles travaillees par !a reine et sa soeur, la respiration du roi et le pas regulier des senti- nelles a la porte de Pappartement et au pied de la tour. On eQt dit que les perseculeurs et la prison elle-meme tout entiere se taisaient pour ne pas enlever au roi prisonnier la seule heure qui rendit la liberte a ses pensees et I'ilJusion des reves a son ame. A six heures le roi re- prenait ses lefons a son fiis, et s'amusait avec lui jusqu'au souper. La reine alors deshabillait elle-meme I'enfant, lui faisait reciter ses prieres et le portait dans son lit. Quand il etait couche, elle se penchait, comme pour I'embnisser une derniere fois, et lui soufflait a roreille une courte priere, que I'enfant repetnit tout has pour que les commis- saires ne pussent I'entendre. Cette priere, composee par la reine, a ete retenue et revelee par sa fille : i Dieu tout- puissant qui m'avez cree et rachete, je vous aime ! Conservez les jours de mon pere et de ma famille ! Protegez-nous contre nos enne- mis ! Donnez ^ ma mere, a ma tante, a ma 6oeur, les forces dont ellesont besoiu pour sup- porter leurs peines! » XXV. Cette simple priere des levres d'un enfant demandant la vie pour son pere et la patience pour sa mere etait uo crime dont il fallait se cacher. L'enfant endormi, la reine faisait une lecture Ji haute voix pour I'instruction de sa fille et pour le delassement du roi et des princesses. C'etait ordinairement dans un livre d'histoire qui re- portait la pensee sur les grandes catastrophes des peuples et des souverains. Lorsque de trop frequentes allusions h Ieur propre situation ve- Daient h se presenter dans le cours du recit, la voix de la reine se voilait ou se trempait de larmes interieures, et les prisonniers echan- geaient entre eux un regard, comme si le livre, d'intelligenceavec eux, Ieur eut revele lacrainte ou I'esperance cachees dans le coeur de tous. Le roi, a la fin de lajournee, remontait un ins- tant dans la chambre de sa femme, liii prenait la man en la regardant tendrement, et lui disait adieu. II embrassait ensuite .«!a soeur et sa fille, et redescendait s'enfermer dans la tourelle h cote de sa chambre, ou il iisait, meditait et priait jusqu'a minuit. Le ciel seul avait le secret de ces heures noc- turnes consacrees par ce prince a ce recueille- ment dans la solitude deson propre coeur. Peut- etre reflechissaitil aux actes de son regne, aux fautes de sa pi)litique, a ses alternatives de con- fiance excessive dans son peupleou de defiance malhabile contre la Revolution ? Peut etre cherchait-il ;N conjecturer le sort de la France et I'avenir de sa race apres la crise du moment, a laquelle ilse flattait peu de survivre lui-meme ? Peut-etre se repentait il de ses luttes inegales pour et conirela liberte, et se reprochait-il de u'avoir pas fait heroiquement son choix, des le premier jour, entre I'ancien et le nouveau re- gime, et de ne s'etre pas declare le chef du peuple nouveau ? Car ce |)rince, au fond, avait peche plutot faute de compreudre que faute d'aimer la Revolution. Peut etre se reservait-il ces heures secretes pour epancher librement, devant les murs seuls, ces larmes sur sa femme, sur son fils, sur sa soeur, sur sa fille et sur lui- meme, qu'il derobait le jour a Ieur sensibilite et a la joie de ses surveillants ? Quand il sortait de ce cabinet pour se coucher, son visage etait serein, quelquefois souriant ; mais son front plisse, ses yeux contusionnes, la trace de ses doigts imprimee sur ses joues annon^aient a son valet de chambre qu'il avait longtemps ap- puye sa tete entre ses mains, et que des pen- sees graves s'etaient entretenues dans son esprit. XXVL Avant de s'endormir, le roi attendaittoujours que le municipal du lendemain, qu'on relevait h minuit, fut arrive, pour savoir le nom de ce nouveau surveillant et pour connaitre par ce nom ce que la journee suivante presageait de douceur ou de rudesse ;^ sa famille. II s'endor- mait ensuite d'un sommeil paisible, car lepoids des jours d'infortune ne lasse pas moins I'homme que la fatigue des jours heureux. Depuis que ce prince etait captif, les defauts de sa jeunesse avaient peu ^ peu disparu. La bonhomie un peu rude de son caractere s'etait changee en sensibilite et en grace pour ceux qui I'entou- raient. Il semblait vouloir racheter, ^ force de patience pour lui meme et de tendre interet pour les autres, le tort de Ieur faire partager ses uialheurs. On ne reconnaissait plus ses brus- queries de roi. Tous ses petits defauts de ca- ractere s'etaient effaces devant la grandeur de sa patience. La solennite tragique de son a- baissement donnait a sa personne la dignite que le trone lui avait refusee. La chute I'avait at- tendri. la prison I'avait ennobli, I'approche de la mort le consacrait. II pressait dans cet etroit espace, dans ce cercle de famille, et dans ce peu de jours qui lui restaient, tout ce que la na- ture, I'amour et la religion avaient mis dans son ame de teiidresse, de courag-' et de vertus. Ses enfants I'adoraient, sa soeur I'admirait. La reine DES GIRONDINS 399 s'etonnait des tresois de douceur et de force qu'elle lui decouvrait dans le copur. Elle deplo- rait que tant de vertus eussent brille si tard^ et seulement dans I'obscuiite d'une prison. Elle se leprochait amerenient. et elle I'avouait a sa scEur, d'avoir laisse tiop distraire son ume aux jours de la prosperiie. et de n'avoir pas assez senti aiors le prix de I'amour du roi. Ses gpoliers eux-memes ne reconnaissaient pas, ea i'approchant, I'honime sensuel et vul- gaire que le prejuge public leur avait depeint. En voyant un si bon pere, un epoux si tendre, un frere si compatissant, ils commenpaient a ne plus croire qu'un homme pareil eut pu conte- nir un tyran. Quelques-uns menie seniblaient I'aimer ien le persecutant et le martyriser avec respect. Sa bonhomie apprivoisait les hnmmes les plus rudes, instruments passifs de sa capti- vite. Un jour un factionnaire des faubourgs, vetu en paysan, etait en sentineile dans I'aoticham- bre de ce prince. Le valet de chambre Clery s'apeicut que cet homme le contemplait d'un ceil de'iespect et de compassion. Clery s'avance vers lui. Le factionnaire s'incline, presente les amies et balbutie d'une voix trembiante et com- me h regrpt: i Vous ne pouvez pas sortir. — Vous me prenez done pour le roi? repond Clery. — Quoi, repond I'homme du peuple, vous n'etes pas le roi? — Non sans doute, vous ne I'avez done jamais vu ? — Helas ! non, et je voudrais bien le voir ailleurs qu'ici. — Parlez has! Je vais entrer dans sa chambre. je lais- serai la porte entr'ouverte et vous verrez le roi. II est assis i)res de la fenetre un livre h la main, i Clery ayant averti la reine de la bien- veillante curiosite de la sentineile, la reine en parla au roi. Ce prince interrompit sa lecture et se promena complaisamment plusieurs fois d'une chambre a une autre, en affectant de pas- ser pres du fnctionnaire et en lui adressant un signe muet d'intelligence. eOh! monsieur, djt cet homme a Clery quand le roi se fut retire, que le roi est bon! Comme il aime ses enfants! Non, je ne croirai jamais qu'il nous ait fait tant de mal ! a Une autre fois un jeune homme place en sentineile a I'extremite de I'allee des Marron- niers, exprimait, par la bienveillance peinte dans sa physionomie et par ses lainies, la douleur que lui inspirait la captivite de la famille de ses rois. Madame Elisabeth s'approchade ce jeune homme pour echanger quelques mots lurtifs avec cet ami inconnu de son frere. II fit s"gne h la princesse qu'un papier etait sous les de- combres qui jorichaient cette partie de I'allee. Clery se pencha pour ramasser ce papier, en feignant de chercher des briques plates pour servir de palets au Dauphin. Les canonniers s'aperfurenl du geste de ce factionnaire. Ses yeux huraides I'accusaient. On le conduisit ^ I'Abbaye et de la au tribunal revolutionnaire, qui lui fit payer celte larme de son sang. xxvn. Toute la famille ayant et6 malade et alitee tour a tour par suite de I'humidite des murset des premiers froids de I'hiver, la commune au- torisa, apres de longues formalites. I'introduc- lion dans la prison du premier medecin du roi, M. Lemonuier. Ses soins retablirent prouipte- ment la reine, madame Elisabeth et les enfants. La maladie du roi se prolongea davantage et inspira meme des alarmes h ses gardiens. La reine et sa fille ne quittaient pas le chevet du roi, et retournaient elles-memes son lit. Clery veillait dans la chambre de son maitre toutes les nuits. Quand la fievre eut cesse, Clery lui- meme tomba dangereusemcnt malade et ne put se lever pour servir le roi convalescent et pour habillerle Dai phin. Le roi, remplissant pourla premiere fois les devoirs d'une mere, levait, ha- billait et peigoait son fils. L'enfant, passant toute la journee dans la chainbre obscure et glacee de Clery, lui donnait a boire et lui ren- dait tous les soins que son age et sa faiblesse permettent 5 un enfant de rendre a un malade. Le roi lui-meme, se relevant dans la nuit et epiant le sommeil du commissaire qui veillait dans son antichambre, allait, pieds nus et ea chemise, porter un verre de tisane a son servi- teur. a Mon pauvre Clery, lui disait-il, que je voudrais veiller a mon tour aupres de voire lit! Mais vous voyez combien nous sommes obser- ves. Prenez courage et conscrvez-vous pour vos amis, car vous n'avez plus de maitres! p Le serviteur atteudri pleurait sur les mains du roi. XXVIIL La commune ayant ordonne des resserre- ments plus etroits de captivite dans I'enceinte meme de la tour, on fit moiiter un tailleur de pierres. L'ouvrier creusa des trous dans I'em- brasure de la porte de I'anticliambre du roi pour y faire jouer des verrous. A I'heure de midi, cet homme etant descendu pour prendre son repas, le Daujihin se mit a jouer avec les outils deposes sur le seuil de la porte. Le roi survenant pril des nuiins de l'enfant le marteau et le ciseau du tailleur de pierres, et, se souve- nant de son ancienne habilete dans les ouvrages (le serrurerie et de ses gouts d'artisan. il mon- tra a son fils comment il fallait tenir ces outils et creusa lui meme la pierre entamee. L'ou- vrier etant remonte et voyant le roi faire son ouvrago avec le serieux d'un homme du metier, ne |)ut regarder sans se sentir emu ce renverse- ment de la fortune. » Quand vous sortirez de cette tour, i di-t-il au roi avec un instinct de compassion qui donnait I'esperance pour une certitude, t vous pourrez dire que vous avez 400 HISTOIKE travaille vous-meme h votre prison. — H6Ias ! raon ami, i repondit le roi eo lui remettant le marteau et le ciseau, < quand et comment en soriirai-je ? i Et, reprenant son fils par la main, il rentra dans sa chambre et s'y promena long- temps en silence. XXIX. Insensible aux privations qui ne tombaient que sur lui-meme, la comparaison de la splen- deur passee ou il avait vu sa femme et sa scpur, avec leur denuinent present, revenait souvent a son esprit et lui echappait quelquefois du coeur. Les anniversaires de ses jours heureux, de son couronnement, de son mariage, de la naissance de sa fille et de son fils, de la fete de son nom. etaient pour lui des jours marques par plus de tristesse, souvent aussi par plus d'oulrages : le jour de saint Louis, les federes et les canon- niers de garde vinrent avec une ironie cruelle danser des rondes et chanter Pair du Ca ira sous ses fenetres. Le roi rappelait melancoli- quement a la reine ces jours de leur union et de leur felicite, et lui demandait de pardonner a son sort qui les avait changes, pour elle, en jours de deuil. ^ Ah ! madanie, j lui disait-il un soir en voj'ant la reine balayer elie-meme le pave de la chambre de son fils malade, i quel metier pour une reine de France! Et si on le voyait a Vienne! Ah! qui eut dit qu'en vous unissant Ji mon sort je vous faisais descendre si bas? — Et coraptez-vous pour rien, lui dit Ma- rie-Antoinette, la gloire d'etre la femme du meilleur et du plus persecute des hommes? De tels malheurs ne sontils pas les plus ma- jestueuses de toutes les grandeurs? i Une autre fois il vit madame Elisabeth, qui raccommodait la robe de la reine et a qui on avait enleve jusqu'a ses ciseaux, obligee de cou- per avec ses dents le fil de son aiguille, c Ah! ma soeur, lui dit-il, quel contraste! vous ne manquiez de rien dans votre jolie maison de JVIontreuil ! i 11 faisait allusion a une delicieuse residence qu'il s'etait plu h embellir pour sa soeur de toutes les elegances de la vie vustique au temps sa prosp^iife. Ce furent ses seuls re- tours sur le passe! II I'evitait comme un choc de Tame qui pouvait arracher un cri involon- taire ci sa fermete. XXX. L'uniformite de cette vie commencait h. la changer en habitude et en tranquillite d'esprit. La presence quotidienne des etres aimes. la tendresse mutuelle plus sentie depuis que I'eii- quette des cours ne sinterposait plus entre les sentiments de la nature, la regularite des me- mes actes aux memesheures, les passages d'un apparlement dans I'autre, les lemons des enf>ints, leurs jeux, les sorties dans le jnrdin souvent consolees par des regards compris, les repas en commun. les conversations, les lectures, ce si- lence profond dans les murs autour des prison- niers. pendant que tant de bruit se faisait loin d'eux autour de leurs noms; quelques visages de commissaires attendris, quelques intelligen- c<^s furtives avec le dehors, quelques complots obscurs d'evasion grossis par I'esperance, ce mirage des cachots, accoutumaient insensible- ment les detenus a leur adversite, et leur fai- saient meme decouvrir le cote consolant du malheur, quand ua redoublement de rigueurs dans leur emprisonnement et de rudesse dans leurs geoliers vint agiter de nouveau leur vie interieure et leur faire conjecturer de sinis- tres evenements. La surveillance devint odieuse et outrageante pour la pudeur meme des princesses. On rom- pait le pain des prisonniers pour y decouvrir des billets caches. On coupait les fruits, on fendait jusqu'aux noyaux de peches de peur qu'une ruse adroite n'y eut glisse des corres- pondances. Apres chaque repas, on retirait les couteaux et les fourchettes necessaires pour decouper les aliments. On mesurait la lon- guer des aiguilles des femmes sous pretexte qu'elles pouvaient se transformer en armes de suicide. On voulut suivre la reine chez madame Elisabeth, ou elle allait tons les jours, a midi, pour depouiller sa robe du matin. La reine, obsedee par ce regard injurieux, renonpa in changer de vetement pendant le jour. Le linge etaitdeplie piece a piece. On fouiila le roi. On lui enleva jusqu'aux petits ustensiles de toilette en or a I'aide desquels il roulait ses cheveux et soignait ses dents. II fut oblige de laisser croi- tre sa barbe. Les polls rudes et retournes cen- tre la chair echauflferent douloureusement sa peau et le forcerent de se laver plusieurs fois par jour le visage dans de I'eau fraiche. Tison et sa femme espionnaient et rapportaient sans cesse aux commissaires les moindres chucho- tements, les gestes, les regards. Ou laissait en- trer dans la cour du Temple des vociferateurs qui demandaient ci grands cris la tete de la reine et du roi. Rocher chantait la Carma- gnole aux oreilles du roi et enseignait au Dauphin des couplets crapuleux contre sa mere et contre lui-meme. L'enfant repetait innocemment ces couplets, qui faisaient monter la rougeur au front de sa tante. Get homme, un moment adouci, avait repris sa nature et puisait une nouvelle insolence dans le vin ; I'i- vrognerie duns laquelle il s'assoupissait tons les soirs recommencait tons les matins. Les prin- cesses, obligees de traverser sa chambre pour passer dans celle du roi ou pour en sortir, trou- vaient cet homme toujours couche, h I'heure du souper, souvent meme au milieu du jour. II vomissait contre elles des imprecations, et les forpait d'attendre. les yeux baisses, qu'il eut jet6 sur son corps ses vetements. Les ouvriers DES GIRONDINS. 401 qui travaillaient a I'exterieur de la tour se re- pandaienten men-ices contre le roi. lis biandis- saient leurs oiitils au-dessus de sa tete. Un d'eux leva sa hache sur le cou de la leine et lui auiait abattu la tete si I'arme n'eut et6 detour- nee. Ud municipal eveilla un soir le Dauphin en le tirant avec rudesse par le bras, pour s'assu- rer, disait-il. de la presence de I'enfant. La reine se precipila entre cet homme et son fils et perdit sa patience. Elie foudroya le commis saire de son regard. Pour la premiere fois la reine humiliee disparut, la mere se montra. Une deputation de la Convention vint visiter le Temple. Chabot, Dubois Crance, Drouet, Duprat en faisaient partie. A I'aspect de Drouet, ce maitre de poste de Sainte-Menehouid, qui, en reconnaissant le roi et en le faisant arreter a Varennes, avait ete la cause premiere de tou-< leurs malheurs, la reine, madame Elisabeth et les enfants palirent et crurent voir ce mauvais genie qui avait apparu a Brutus la veilie de Pharsale. Chabot et Drouet s'assirent irrespec- lueusement devant les femmes debout. lis in- terrogerent la reine, qui dedaigna de leur re- pondre. lis demanderent au roi s'il avait des re- clamations a faire. i Je ne me plains de rien, repondil le roi; je demande seulement qu'on fasse parvenir a ma femme et a mes enfanis le linge et les vetements dont vous voyez qu'ils ont besoin. i Les robes des princesses tombaient en lambeaux. La reine etaif obligee, pour que le roi ne fut pas vetu de haillons, de rapiecer son ha bit pendant son sommeil. Toutes ces rigueurs et lous ces denuments avaient ete la conse- quence des ordres de jour en jour plus severes de la commune. Tison et sa femme denonce- rent la famille royale a la Convention. lis aflir- merent que les prisonniers entretcnaient une correspondance avec le dehors; qu'ils avaient des chuchotements suspects avec certains com- missaires; que madame Elisabeth, un soir, au souper, avait laisse tomber un crayon de son mouchoir ; qu'on avait trouve chez la reine des pains h cacheter et une plume. Lesrecherches recommencerent. On fouilla dans les oreillers et dans les raatelas. Le Dauphin fut impitoyable- ment enleve, tout endormi de sa couchette, pour qu'on la visitat jusque sous son corps. La reine prit I'enfant et le rcchauH'a, pendant ce temps-la, tout nu et tout grelottant de froid dans ses bras. XXXL Cependant, plus la haine et la persecution sevissaient autour des captifs, plus I'emotion de leur chute et les saisissement de leur situa- tion inspiraient d'interet a quelques ames, et de temerite a quelques devouements. La vue journaliere des soulfrances, de la dignity, et peut-etre aussi de la touchante beaute de la reine, avait fait des traitres dans la commune elle-in6me. Si les grands crimes lentent quel- quefois des ames ardentes, les grands devoue- ments tenteot aussi des coeurs genereux. La compassion a son fanatisme. Arracher h sa pri- son, a ses persecuteurs, ;^ I'echafaud, la famille des rois, et la rendre, par une ruse beroique, k la liberie, au bonheur. au trone peut-etre, etait une tentative qui devait seduire par la grandeur meme des difficultes et des perils, et trouver des imaginations capables de la rever et de I'oser. Elle en trouva. II y avait en ce temps-l;\. parTii les membres de la commune, unjeune homme noinme Tou- lan; ce jeune homme etait ne a Toulouse dans une condition suballerne. Passionne pour ces etudes litteraires qui ennoblissent le ca3ur, il etait venu s'etablir k Paris. Le commerce de la librairie, qu'il y exer^ait, satisfaisait h la fois ses gouts et ses besoins. Les volumes, sans cesse feuilletes pour son trafic, avaient com- munique h son imagination la passion de la li- berte et ces emanations romanesques qui sor- tent des livres et qui enivrent I'esprit. II s'elait jete dans la revolution comme dans un reve en action. Son ardeur et son eloquence lavaient popularise dans sa section ; un des premiers h I'assaut des Tuileries le I aout, il avait ete un des premiers aussi au conseil de la commune. Signale a ses collegues par sa haine fougueuse contre la tyrannic, il avait ete choisi a ce signe |)our commissaireau Temple. Entre avec I'hor- reur du tyran et de sa famille, il en etait sorti des le premier jour avec une adoration passion- nee pour lesvictimes. La vue de Marie-Antoi- nette surtout, cette majeste relevee par sa de- gradation, cette physionomie ou la langueur d'une captive temperait la fierte d'une reine, cette tristesse jetee tout a coup conmie un voile sur des traits ou respirait encore tant de gra- ces, cette dernicre lueur de la jeunesse qui al- lait s'eteindre dans I'humidite des cachets, cette tete cliarmanie sur laquelle la hache etait sus- pendue de si pres, et qui lui semblait seduire un de ses collegues du conseil de la commune, nomme Lepitre, et h I'entrainer, par la grandeur du projet et par la splendeur de la recompense, dans un complot d'evasion de la famille royale. La reine vit les deux coramissaires de ser vice ensemble dans la prison tomber a ses ge- noux et lui offrir, dans Tombre de son cachot, un devouement que le lieu, le peril, la mort presente elevaient au-dessus de tous les devoue- ments prodigues a sa prosperite. Elle I'accepta et I'encouragea; elle remit de sa propre main ^ Toulan une meche de ses cheveux avee cette devise en langue italienne : i Celui qui craint de mourir ne sait pas assez aimer, i C'etait la let- tre de credit donnee par elle a Toulan aupres de ses amis du dehors. Elle y joignit bientot apres un billet de sa main pour le chevalier de Jarjais, son correspondant secret et le chef in visible du complot. — i Vous pouvez prendre confiance, lui disait-elle, dans I'homme qui vous parlera de ma part, ses sentiments me sont con- nus: depuis cinq mois 11 n'a pas varie. i Un certain nombre de royalistes surs, ca- ches dans Paris et repandus dans les batail- lons de la garde nationale, fut initie vaguement h ce plan d'evasion. II consistait ci corrompre a prix d'or quelques-uns des commiss-aires de la commune charges de la surveillince de la pri- son ; a dresser une liste des royalistes les plus devoues parmi les bataillons de garde nationale de chaque section ; a prendre des mesures pour que ces horames, indiques comme par le ha- sard, se trouvassent, au jour marque, composer la majorite dans le detachement de garde a la tour du Temple ; a faire desarmer par des cons- pirateurs deguises le reste du detachement pendant la nuit ; a delivrer la famille royale et a la conduire, par des relais prepares, jusqu'^ Dieppe, ou une barque de pecheur I'attendrait et le porterait en Angleterre avec ses princi- paux liberateurs. Toulan, intrepide et infatigable dans son zele, muni de sommes considerables qu'ua signe du roi avait mises a sa disposition dans Pa- ris, mfirissait son plan dans le mystere, trans- mettait a la reine la trame de ses partisans, re- portait au dehors les intentions du roi, sondait avec reserve les principaux chefs de parti k la Convention et dans la commune, essayait de deviner partout des complicites secretes, meme ( hez Marat, chez Robespierre et chez Danton ; lentait la generosite des uns, la cupidite des autres, et, dejour en jour plus heureux dans ses entreprises et plus certain du succes, comp- tait dej^ plusieurs des gardiens de la tour et cinq membres de la commune parmi les complices de ses perilleux desseins. De ce cote un rnyon penetrait done dans I'ombre de la prison etentretenait dans I'ame des captifs, sinon I'esperance, du moins le reve de la li- berte. LIVRE TRENTE-TROISIEME. I. Cependant les Jacobins etaient presses d'ar- racher aux Girondins, a la face du peuple. leur secret sur la vie ou la mort du roi. Impatients de s'armer contre eux du souppon de roya- lisme, il leur fallait la discussion immediate sur ce grand texte pour ranger leurs ennemis parmi les faibles ou parmi les traitres. lis con- naissaient la repugnance de Vergniaud h cette immolation de sang-froid a la vengeance plus qu'au salut de la republique. lis suspectaient les intentions de Brissot, de Sieyes, de Pethion, de Condorcet, de Guadet, de Gensonne. lis brulaient de voir eclater au grand jour ces re- pugnances et ces scrupules pour en faire uq signe de reprobation contre les amis de Ro- land. Le proces du roi allait separer les faibles des forts; le peuple demandait ce jugement comme une satisfaction, les partis comme ua dernier combat, les ambitieux comme le gage du gouvernement de la republique entre leurs mains. n. pethion demanda le premier, a la Conven- tion, que la question d'inviolabilite du roi fut posee, et qu'on deliberat avant tout sur ce pre- DES GIRONDINS 403 liminaire indispensable h tout jngenif nt : » Le roi peut-il etre juge ? i Morisson pretendit que I'inviolaoilite declaree par la constitution de 1791 couvrait la peisoiine du souverain contre tout autre jugement que le jugement de la vic- toire, et que toute violence de sang-froid contre sa vie serait un crime. ^ Si le 10 aout, diiil, j'avais trouve Louis XVI le poignard a la main, couvert du sang de mes freres ; si j'aviiis vu bien cliiirement, ce jour-kV que c'etait lui qui avait donne I'ordre d'egorger le-* citoyens, j'aurais ete le fiapper moi meme. Mais plu- sieurs tiiois se sont ecoules depuis ce jour. II est entre nos mains, il est sansarmes, sans de- fense, et nous sommes FrancaisI Cette situa- tion est la loi des lois. b III. Saint Just se leva a ces mots. Saint-Just etait des lors com me la pensee de Robespierre que Robespierre faisait marclier a quelques pas en avant de lui. Ce jeune homme muet comme un oracle et sentencieux comme un axiome, semblait avoir depouille toute sensibi- Jite humaine pour personnifier en lui la froide intelligence et I'imiiitoyabie impulsion de la Revolution. II n'avait ni reganJs, ni oreilles, ni coeur pour tout ce qui lui paraissait faire obsta- cle a I'etablissement de la republique univer- selle. Rois, trone, sang, femmes, enfants, peu- ple, tout ce qui se rencontrait entre ce but et lui disparaissait ou devait disparailre. Sa pas- sion avait, pour ainsi dire, petrifie ses entrail- les. Sa logique avait contracte I'impassibilite d'une geometric et la brutalite d'une force materielle. C'etait lui qui, dans des conversa- tions intimes et longfemps prolongees dans la nuit sous letoit de Du|)lay, avait le plus com- battu ce qu'il appelait les faiblesses d'ame de Robespierre et sa repugnance a verser le sang du roi. Immobile h la tribune, froid comme une idee, ses longs cheveux blonds tombant des deux cotes sur son cou, sur ses epaules, le calme de la conviction absolue repandu sur ses traits presque feminins, compare au Saint Jean J a Messie du pevple par ses ad- mirateurs, la Convention le contemplait avec cette fascination inquicte qu'exercent certains etres places aux limites indecises de la demence et du genie. Attache aux pas de Robespierre seul, Saint-Just se communiquait peu aux au tres. II sortaitde sa place a la Convention pour jipparaitre comme un precurseur des opinions de son maitre. Son discours fini, il y rentrait silencieux et impa'pable, non comme un hom- me, mais comme une voix. IV. I On vous dit, murmura froidement Saint Just, que le roi doit etre juge en citoyen; et 1 moi j'entreprends de vous prouver qu'il doit j etre juge en ennemi. Nous navons pas a le juger; nous avons a le combattre. La plus furiesie des lenteurs que nos enuemis nous re- commandent, serait celle qui nous ferait tem- poriser avec le roi. Un jour, des ])euples. uussi eloignes de nos prejuges que nous le sommes des prejuges des Vandales, s'eton- neront qu'un peuple ait delibere pour savoir s"il avait le droit de juger ses tyrans. On s"e- tonnera qu'au dix-huitieme siecle on ait ete moins avance que du temps de Cesar. Le ty- ran fut immoie en plein seuat sans autre for- malite que vingt deux coups de poignard. sans autre loi que la liberie de Rome ; et aujour- d'hui on fait avec respect le proces d'un hom- me, assassm du peuple, pris la main dans le sang, la main dans le crime! Ceux qui atta- chent quelque importance au juste chatiment d'un roi ne feront jamais une republique. Par- mi nous la mollesse des caracteres est un grand obstacle a la liberte. Les uns semblent craindre dans cette occasion de porter un jour la peine de leur courage. Les autres n'ont point renonce finalement a la monarchic. Ceux-ci craignent un exemple de vertu qui se- rait un lien de responsabilite commune et d'unite de la republique. Citoyens I si le peuple romain, apres six cents ans de vertus et de haine des rois, si I'Angleterre, apres Cromwell mort, virent renaitre les rois malgre leur energie, que ne doivent pas craindre parmi nous les bons citoyens en voyant la hache trembler dans nos mains, et un |)euple, des le premier jour de sa liberte. respecter le souve- nir de ses fers ! On parle d'inviolabilite mu- tuclle. de citoyen a citoyen ; mais de peuple k roi il n'y a plus de rapport naturel. Le roi etait en dehors du contrat social qui unissait entre eux les citoyens. II ne peut etre couvert par ce contrat, auquel seul il faisait one tyran- nique exception. t Et Ton invoque les lois en faveur de celui qui les a toutes detruites ! Quelle procedure, quelle information voulez vous faire de ses crimes qui sont partout ecrits avec le sang du peuple? Ne passa-t-il point avant le combat les troupes en revue? Ne |)rit-il pas la fuiieau lieu de les empecher de tirer sur la nation ? .Mais a quoi bon chercher des crimes ? 11 est telle ame genereuse qui dira dans un autre temps que le proces doit etre fait a un roi, non pour les crimes de son gouverneiDent, mais pour le seul crime d'avoir ef6 roi ! Car la ro^'aute est un crime pour lequel I'usurpateur est justiciable devant tout citoyen I Tous les hommes ont rei'U (le la nature la mission secrete dcxtermi- ner la domination. On ne peut regnei- innocem- ment : tout roi est un rebelle. Kt quelle justice pourrait lui faire le tribunal nuquel vous remet- trif/. son jugement I aurait-il la faculte de lui restituer la palrie et de citer devant lui. pour 404 H 1ST O I R E lui faire reparation, la volonte generale? Ci- toyens, le tribunal qui doit juger Louis est un conseil politique. Cest le droit des nations qui juge les rois. N'oubliez pas que I'esprit dans lequel vous jugerez votre maitre sera I'esprit dans lequel vous etablirez votre republique. La theorie de votre jugement sera celle de vos magistratures. La mesure de voire piiilosophie dans ce jugement sera aussi la mesure de votre Jiberte dans votre constitution. A quoi bon me- me un appel au peuple ! Le droit des hommes contre les rois est personnel. Le peuple tout entier ne saurait contraindre un seul citoyen k pardonner a son tyran. Mais hatez vous ! car il n'est pas de citoyen qui n'ait sur lui le droit qu'avait Brutus sur Cesar! le droit d'Ankas- troem sur Guslave ! Louis est un autre Cati- lina. Le meurtrier jurerait comme le consul de Rome qu'il a sauve la patrie en I'immolant. Vous avez vu ses desseins perfides, vous avez compte son armee; le traitre n'etait pas le roi des Franpais, mais le roi de quelques conjures. 11 faisait des levees de troupes ; il avail des ministres particuliers ; il avait proscrit secrete- ment tous les gens de bien et de courage ; il est le meurtrier de Nancy, deCourtrai, duChamp- de Mars, des Tuileries. Quel ennemi etranger nous a fait plus de mal ! Et Ton cherche k re- muer la pitie ! On achetera bientol des larmes comme aux enterrements de Rome ! Prenez garde a vos coeurs ! Peuple ! si le roi est jamais absous, souviens-toi que nous ne sommes plus dignes de ta confiance, et ne vois en nous que des traitres ! i La Montagne s'appropria ces paroles par I'en- thousiasme avec laquelle elle les applaudit. On eijt dit qu'une main hardie venaitde dechirer le nuage des lois ecrites, et de faire apparaitre la juridiction du glaive sur le front de tous les rois. Fauchet, bravant le delire de I'Assemblee, prononpa, mais sans pouvoir les faire entendre, de courageuses paroles sur I'inutilite de la mortet sur la vertu politique de la magnanimite. I Non, conservons, dit-il, cet homme criminel qui fut roi, Qu'il reste un spectacle vivant de I'absurdite et de I'avilissement de la royaute. — Nous dirons aux nations : Voyez-vous cet es- pece d'homme anthropophage qui se faisait un jeu de nous, de vous? C'etait un roi. Aucune loi interieure n'avait prevu son crime Ila depasse les bornes des attentats prevus dans notre code penal. La nation se venge en lui infligeant un supplice plus terrible que la mort : elle I'ex- pose ;i perpetuer a I'univers, en le plapant sur un echafaud dignominie. i Gregoire, dans une des seances suivantes, attaqua la theorie de I'inviolabilite des rois. — «Cette fiction ne survit pas a la fiction cons- titutionelle qui la cree. i 11 demanda non la mort, maiii le jugement avec toutes ses codsS- quences, fut-ce la mort; et il prejugea I'arret par ces paroles terribles : i Est-il un parent, un ami, de nos freres immoles sur nos frontieres, qui n'ait le droit de trainer son cadavre aux pieds de Louis XVI et de lui dire : — Voil^ ton ouvrage! — Et cet homme ne serait pas jus- ticiable du peuple? « Je reprouve la peine de mort, conlinua Gre- goire, et j'espere que ce reste de barbaric dispa- raitra de nos lois. II suffit a la societe que le coupable ne puisse plus nuire. Vous le con- damnerez, sans doute, a I'existence, afin que le remords et I'horreur de ses forfaits le pour- suivent dans le silence de sa captivite. Mais le repentir est-il fait pour les rois ? L'histoire qui burinera ses crimes pourra le peindre d'un seul trait. Aux Tuileries, le 10 aout, des milliers dhommes etaient egorges, le bruit du canon annonpait un carnage effroyable ; et ici, dans cette salle, il mangeait !.... Ses trahisons ont erifin amene notre delivrance. L'impulsion est donnee au monde. La lassitude des peuples est a son comble. Tous s'elancent vers la liberte. Le volcan va faire explosion et operer la resur- rection politique du globe. Qu'arriverait-il si, au moment ou les peuples vont briser leurs fers, vous proclamiez I'impunite de Louis XVI ? — L'Europe douterait de votre intrepidite et les despotes reprendraient confiance dans cette maxime de notre servitude, qu'ils tiennent leur couronne de Dieu et de leur epee ! s De nombreuses adresses des departements et des villes furent lues dans les seances suivantes, demandant toutes la lete de I'assassin du peu- ple. Le premier besoin de la nation ne semblait pas tant de se defendre que de se venger. VI. Un etranger siegeait parmi les membres de la Convention nationale. C'etait le philosophe Thomas Payne. Ne en Angleterre, apotre de I'iudependance americaine, ami de Franklin, auteur du Bon Sens, des Droits de V Homme et de I'Aiie de raison, trois pages de I'evangile nouveau, dans lesquelles il avait rappel6 les institutions politiques et les croyances religieu- ses a la justice et a la lumiere primitives, son nom avait une grande autorite parmi les nova- teuis des deux mondes. Sa reputation lui avait servi de naturalisation en France. La nation qui pensait, qui combattait alors non pour elle seule, mais pour I'univers tout entier, recon- naissait pour compatriotes tous les zelateurs de la raison etde la liberie. Le patriotisme de la France, comme celui des religions, n'etait ni dans la communaule de langue, ni dans la com- munaule des frontieres, mais dans la commu- naule des idees. Payne, lie avec madame Roland, avec Condorcet et Brissot, avait ete elu par la villede Calais. Les Girondins le consultaient et I'avaieat introduit au comit6 de legislation. — DES GIRONDINS. 405 Robespierre lui-meme affectait pour le radica- lisme cosmopolite de Paj-ne le respect d'un neo- phyte pour des idees qui viennent de loin. Payne avait ete comble d'epards par le roi pendant le temps ou il avait ete envoye a Paris pour implorer lesecoursde la France en ftiveur de I'Amerique. Louis XVI avait fait don de six millions a la jeune republique. C'etait entre les mains de Franklin et de Payne que ce don du roi avait ete depose. Les souvenirs des bienTaits passes devaient done fermer la bouche dece philosophe. Ses antecedents le recusaient si sa reconnaissance ne I'enchainait pas. [I n'eut ni la memoiie ni la convenance de sa situation. Ne pouvant s'enoncer en francais a la tribune, il ecrivit et fit lire a la Convention une lettre ig..obIedans les termes, crnelle dans I'intention; longue injure jetee jusqu'au food du cacliot a I'homme dont il avait jadis sollicite la gene- reuse assistance eta qui il devait le salut de sa propre patrie. — i Considere comme individu, cet horame n'est pas digne de I'attentioo de la republique ; mais comme complice de la cons- piration contre les peuples vous devez le juger, disait Payne. A Tegard de I'iuviolabilite, il ne faut faire aucune mention de ce motif. Ne voyez plus dans Louis XVI qu'un hommed'un esprit borne, mal eleve comme tous sespareils, sujet, dit-on, a de fiequents exces d'iviognerie, et que I'Assemblee constituante retablit im- prudemment sur untrone pour lequel il o'etait pas fait. 3 vn. C'est en ces termes que la voix de I'Ame- rique, affranchie par Louis XVLvenait retentir dans la prison de Louis XVI ! Un Americain, uucitoyen, un sagedemandait, sinon la tete, du moins I'ignominie du roi qui avait couvert de baioimettes franfaises le berceau de la liberte de son pays. L'ingratitude s'exprimait en outrages. La philosophic se degradait au-des sous du despotisme, dans le langage de Payne. Madame Koland et ses amis applaudirent a la rudesse republicaine de cet acte et de ces ex- pressions, l^a Convention ordonna a I'unanimite I'impression de cette lettre. Le sentiment pu- blic s'indigna tout bas. II appartenait a tout le monde de hair Louis XVI, plutot qu'a I'apotre de I'Amerique eta I'ami de Franklin. VIII. Le due d'Orleans, qu'Hebert avait baptise la veille a la commune du nom de PliUi])pe-Eaa- lite, et qui avait accepte ce nom pour depouiller jusqu'aux syllables qui rappelaient la race de Bourbon, monta h la Itibune apres la lecture de la lettre de Thomas Payne. — i Citoyens. dit il, ma fille agee de quinze ans. a passe en Angle terre au mois d'octobre 1791, avec lacitoyenne de Genlis-Sillery, son institutrice, et deux jeunes personnes elevees avec elle depuis <:oa enfiince, dont I'une est la citoyeone Henriette Sercey, orphelioe, et {"autre la citoyenne Pa- mela Seymour, natural isee Franraise depuis plusieurs annees. La citoyenne Sillery a fait I'education de tous nies enfants, et la maniere dont ilssecomportentprouve qu'elle les a formes de bonne heure aux idees r^publicaines. Un des motifs de ce voyage de ma fille a ete de la sous- traire a I'influence des principes d'une femme (sa mere), tres-estimable sans doute. mais dont les opinions sur les affaires presentes n'ont pas ete toujours conformes aux miennes. Lorsque des raisons si puissantes retenaieiit ma fille en Angleterre, mes fils etaient aux armees. Je n'ai cesse d'etre avec eux au milieu de vous, et je puis dire que moi, que mes enfants nesommes i pas les citoyens qui auraient couru le moins de dangers si la cause de la liberte n'avait pas triomphel II est impossible, il est absurde d'en- visager le voyage de ma fille comme une emi- gration. Mais le plus leger doute suffit pour tourmenter un pere. Je vous prie done, citoyens, de calmer mes inquietudes. .Si, par impossible, et je ne puis le croire, vous frappiez de la rigueur de la loi ma fille, quelque cruel que fut ce de- cret pour moi, les sentiments de la nature n'e- toufl^eraient pas les devoirs du citoyen, et en I'eloignant de la putne pour obeir a la loi je prouverai de nouveau tout le prix que j'attache a ce titre de ciloyen que je prefere a tout ! > L'Assemblee renvoya dedaigneusement la demande dii due d'Orleans au comite de legis- lation. La Convention, qui n'avait plus besoia de complices, commenfait & s'inquieter de compter un Bourbon dans son sein. Trop voi- sin du trone pour qu'elle put s'en servir sans danger, trop fidele a la Revolution pour qu'elle osat I'accuser, elle le couvrait d'une toleiatjce qui ressemblait a I'oubli. Elle voulait I'effacer ; il voulait s'effacer lui-meme. .Mais son nom trop eclatant le denonrait XVIII. Cependant le peuple, agite par la crainte de la disette et de I'invasion, simpatientait des lenteurs de I'Assemblee, se jiressait en foule h ses portes ct declarait que le ble ne paraitrait sur les marches et la victoire sur les frontieres qu'apres que la mort de Louis XVI aurait expie ses forfaits et enlcve resi)erance aux accapareurs et aux conspirateurs. Des rassem- blements tumultueu.x se porierf^nt aux abords du Teniple et menacerent de forcer la prison pour en arracher les prisonniers. Ces agita- tions servireut de prctexte au parti de Robes- pierre pour demander I'arret sans jugement et la mort immediate. La Convention nomma vingt et un membres pour rediger les questions a adresser h Louis XVIetsonacte d'accusalion. Kile decidn en outre que le roi serait traduit il sa barre pour entendre la lecture de cette accusation; qu'il aurait deux jours pour y r(5pondre, et que le 412 HISTOIRE lendemain du jour ou il aurait comparu et re- pondu, on prononcerait sur son sort par I'appel nominal de tous les membres presents. Marat, s'elanrant a la tribune apres la lec- ture de ce decret, denon^a Roland et ses amis comme affamant systematiquement le peuple pour le pousser aux exces ; puis, se tournant inopiuement centre Robespierre et Saint- Just: I On cherche, dit il, a jeter les patriotes de cette Assemblee dans des mesures incon- siderees en demandant que nous votions par acclamation la mort du tyran. £h bien ! moi, je vous rappelle au plus grand calme. C'est avec sagesse qu'il faut prononcer. b (L'Assem- blee s'etonne, les deputes se regardent et semblent douter de ce qu'ils ont entendu.) — Marat, elevant plus haut la voix, reprend avec gravite: s Oui, ne preparons pas aux ennemis de la liberte le pretexle des calomnies atroces qu'ils feraient pleuvoir sur nous, si nous nous abandonnions, & Tegard de Louis XVI, au seul sentiment de notre force et de notre colere. Pour connaitre les traitres, — car il y en a dans cette Assemblee — (plusieurs voix : Nommez les traitres,) pour connaitre les trai- tres avec certitude, je vous propose un moyen infaillible, c'est que le vote de tous les deputes sur le sort du tyran soit publie! a Les applau- dissements des tribunes poursuivent Marat jusque sur sod banc. XIX. Chabot, apres Marat, sur la denonciation d'un nomme Achille Viard, aventurier qui cherchait I'importance dans des relations equi- voques avec tous les partis, accusa les Giron- dins et specialement madame Roland de s'en- tendre avec Narbonne, Malouet et d'autres constitutionnels refugies a Londres, pour sau- ver le roi et pour intimider la Convention par un rassemblement de dix mille republicains moderes qui ne voulaient pas la mort du tyran. Cette conspiration imaginaire, revee par Cha- bot, Bazire, Merlin et quelques autres mem- bres exaltes du comite de surveillance de la Convention, occasionna une scene d'invectives entre les deux partis, dans laquelle les paroles, les gestes, les regards avilirent la dignite des representants de la republique au niveau du plus abject tumulte. De ce jour la langue changea comme les moeurs. Elle prit la rudesse et la trivialite, cette corruption du peuple, au lieu de la mol- lesse et de raflfectation, cette corruption des cours. La colere des deux partis ramassa, pour s'outrager mutuellement, les termes igno- bles employes par la populace. Le pugilat avait remplace I'epee. L'echafaud prochain se pressentait dans les menaces des orateurs. Le sang de septembre deteignait sur les dis- cussions, f Ce sont des imbeciles, des fripons, des infames ! » s'ecria Marat en montrant du doigt Grangeneuve et ses amis. — i Je te de- mande avant, loi, replique Grangeneuve, de dire quelle preuve tu as de mon infamie ! s Les tribunes prennent le parti de Marat et se le- vent en couvrant les Girondins d'imprecations. I Faites regarder dans le c6te droit, dit Mon- taut, si Ramond ou Cazales n'y sont point encore. — Je m'engage a prouver, repart Lou- vet, que Catilina est dans le votre. — Les hommes purs ne craignent pas la lumiere, reprit Marat. — lis ne se cachent pas dans les souterrains, i lui cria Boileau. On decida que deux commissaires accompagneraient Marat dans sa demeure pour s'assurer qu'il n'alte- rera |)as les pieces, bases de sa denonciation. On designe pour cette mission Tallien, ami de Marat, et Buzot, son ennemi. t Je ne crois pas, dit Buzot avec un geste et un accent de mepris, que la Convention ait le droit de m'ordonner d'aller chez Marat. 2 XX. Au milieu de ces tumultes et de ces outra- ges mutuels, madame Roland, appelee par la Convention pour etre confrontee avec son ac- cusateur Viard, parait h la barre. L'aspect d'une femme jeune, belle, chef de parti, reunissant en elle les seductions de la nature au prestige du genie, a la fois rougis- sante et fiere du role que son importance dans la republique lui decerne, inspire le silence, la decence et I'admiration a I'Assemblee. Ma- dame Roland s'explique avec la simplicite et la rnodestie d'une accusee sure de son inno- cence, et qui dedaigne de confondre son accu- sateur autrement que par I'eclat de la verite. Sa voix emue et sonore tremble au milieu du silence attentif et favorable de I'Assemblee. Cette voix de femme, qui pour la premiere fois succede aux clameurs rauques des hommes irrites, et qui semble apporter une note nou- velle aux accents de la tribune, ajoute un charme de plus a I'eloquence gracieuse de ses expressions. Viard, convaincu d'impudence, se tait. Les applaudissements absolvent et ven- gent madame Roland. Elle sort au milieu des marques de respect et d'enthousiasme de la Convention. Tous les membres se levent et s'inclinent sur son passage. Elle emporte dans son ame, elle montre involontairement dans son attitude la joie secrete d'avoir paru au mi- lieu du senat de sa patrie, d'avoir fixe un mo- ment les ycux de la France, venge ses amis et confondu ses ennemis. c Vois ce triomphe.'i disait Marat a Camille Desmoulins assis pres de lui dans la salle ; i ces tribunes qui restent froides, ce peuple qui se tuit sont plus sages que nous. 1 Robespierre lui-meme meprisa la ridicule conspiration revee par Chabot, et sou- DES GIRONDINS 413 rit pour la derniere fois a la beaute et a Tinno- cence de Madame Roland. XXI. Les Girondins, a jeur tour, voulurent faire ■ une diversion au proces du roi et jeter un defi aux Jacobins en proposant I'expulsion du terri toire de tous les menibres de la maison de Bourbon, et notamment du due d'Orlenns. Buzot se chargea de proposer cet ostracisme : 5 Citoyens, d't il, le trone est renverse, le ty- ran ne sera bientot plus, mais le despotisme vit encore. Comme ces Romains qui, apres avoir chasse Tarquin, jurerent de ne jamais souffrir de rois dans leur ville, vous devez ;^ la surete de la repubiique le bannissement de la famille de Louis XVI. Si quelque exception pouvnit etre faite, ce ne serait pas sans doute en faveur de la bianche d'Orleans. Des le commencement de la revolution, d'Orleans fixa les regards du peuple. Son biiste, pro- mene dans Paris le jour meme de i'insurrec tion, presentait une nouvelle idole. Bientot il fut accuse de projets d'usurpation, et, s'il est vrai qu'il ne les ait pas concus, il parait du moins qu'ils existaient et qu'on les couvrit de son nom. Une fortune immense, des relations intimes avec les grands d'Angleterre, le nom de Bourbon pour les puissances etrangeres, le nom d'Egalite pour les Franrais, des en- fants dont le jeune et bouillant courage pent etre aisement seduit par I'ambition : e'en est trop pour que Philippe puisse exister en France sans alarmer la liberie. S'il I'aime, s'il I'a servie, qu'il acbeve son sacrifice et nous de- livre de la presence d'un descendant des cap- tifs. Je demande que Philippe, et ses fils, et sa femme, et sa fille ail lent porter ailleurs que dans la repubiique le malheur d'etre nes pres du trone, den avoir connu les maximes et ref u les exemples, et de porter un nom qui peut servir de ralliement a des factieux, et dont I'oreille d'un homme libre ne doit plus etre blessee. i Cette proposition, appuyee par Louvet, com- battue par Chabot. reprise par Lanjuinais, sus- pecte a Robespierre, agita quelques jours la Convention et les Jacobins, et fut ajournee, en ce qui concernait le due d'Orleans, apres le proces du roi. Le but des Girondins en faisant cette proposition etait double : ils voulaient, d'un cote, s'accrediter dans le parti violent en flattant la passion du jjeuple et meme son in- gratitude, par un ostracisme plus severe et plus complet que I'ostracisme du roi seul; ils vou- laient, de I'autre, jeter sur Robespierre, sur Danton et sur Marat le soup^-on d'une conni- vence secrete avec la royaute future du due d'Orleans. Si ces demagogues dependent le due d'Orleans, se disaient-iis, ils passeront pour ses complices ; s'ils rubandonnent, nous aurons I dans la Convention son vote, sa personne, sa fortune et sa faction de moins contre nous. Pe- Ithion, Roland et Vergniaud paraissent avoir eu j encore une autre pensee : celle d'intimider les I Jacobins sur le sort du due d'Orleans. et de faire de son exil un ohjet de negociation avec Robespierre, pour obtenir en echange la con- I cession de I'appel au peuple et de la vie du roi. XIL Mais ces diversions impuissantes egaraient, sans la suspendre, la passion publique, qui re- venait toujours au Temple. Pendant que les commissaires nommes par la Convention ac- I complissaient aupres du roi la mission dont le decret les avait charges. Robert Lindet, depute de I'Eure. une de ces mains qui redigent avec impassibilite et sang froid ce que les passions inspirent aux corps politiques, lut un second acte d'accusrition. Le proces etant decide, on se disputait deja sur la mesure de Vnppel au peuple. Les Girondins persistaient a demander I cette revision du jugement apres le proces. lis efaient soutenus dans cette opinion par tous I ceux des membres de la Convention qui. sans {appartenir a I'un des deux partis en presence, voulaient refuser a la vengeance cruelle de la repubiique un sang qu'ils ne se croyaient pas le droit de repandre, et dont la repubiique n'a- vait pas soif. Leurs discours, accueillis, peu- dant quils les prononraient, par les sarcasmes et les gestes menarants des tribunes, se per- daient dans la clameur generate, mais devaient trouver plus tard un echo honorable pour leur nom dans la conscience refroidie du peuple lui- meme. Attendre est toute la vengeance de la verite. xxin. Buzot. en votant la mort pour peine des crimes de Louis XVI, reserva aussi I'appel au peuple. I Vous etes places entre deux perils, je le sais, d'til h ses collegues : si vous refusez I'appel au peuple, vous aurez un mouvement des departements contre I'execution de votre jugement: si vous acconiez I'appel au peuple, vous aurez un mouvement a Paris, et des assas- sins tentcront d'egorger sans vous la victime. Mais parce que des scelerats peuvent assassiner Louis XVI, ce n'est pas une raison pour nous de nous charger du fardeau de leur crime. Quant aux outrages qui nous atleindraient nous- memes dans ce cas, dusse-je eire lu premiere victime des assassins, je n'en aurai pas moins le courage de dire la verite. et j'aurai du moins en mourant la consolante esperance que ma mort sera vengt^e. llommes justes! donnez votre opinion en conscience sur Louis, et rem- plissez ainsi vos devoirs ! » Robespierre, dans un second discours, accusn les Girondins de vouloir perpetuer le danger 414 HISTOIRE de la patiie enperpetunnt un proces qu'ils vou- laient faiie juger paiquarante huit mille tribu- naux. Puis, laissant !a question elle-meme pour saisir corps i corps ses ennemis et tourner contre eux I'induigence qu'ils montraient pour le tyran : aCitoyens! s eiiia-t-il en finissant, il vous a dit une grande verite, celui qui vous disait bier que vous niarchiez a la dissolution de I'Assemblee par la calomnie. Vous en faut- il d'autres preuves que cette discussion ! N'est- il pas evident que c'est moins a l.onis XVI qu'on fait le proces qu'aux plus chauds defen- seurs de la liberie ! Est-ce contre la tyrannic de Louis XVI qu'on s'eleve ? Non, c'est la preteodue tyrannic d'un petit nombre de pa- triotes opprimes. Sont-ce les complots de I'a- ristocratie qu'on signale ? Non, c'est la soi-di- sant dictature de je ne sais quels deputes du peuple qui sont la tout prets h affecter la ty- rannic. On veut conscrver le tyran pour I'op- poser a des patriotes sans pouvoir. Les perfi- des ! ils disposent de toute la puissance publique, de tous les tresors de I'Etat, et ils nous ac- cusent de despotisme! II n'est pas un hameau dans la republi(|ue ou ils ne nous aient diffames! lis epuisent le tresor public pour repandre leurs calomnies ! lis violent le secret des lettres pour arret er toutes les correspondances pa- triotiques! Et ils crient a la calomnie! Oui, sans doute, citoyens, il existe un projet d'avilir, et peut-etre de dissoudre la Convention h I'oc- casion de ce proces. II existe, ce projet, non dans le peuple, non dans ceux qui, comme nous, ont toiit sacrifie a la liberie, mais dans une vingtaine d'intrigants qui font mouvoir tous ces ressorts. qui gardent le silence, qui s'abstiennent d'enoncer leur opinion sur le dernier roi, mais dont la sourde et pcrnicieusc activite produit tous les troubles qui nous agi- tent. Mais consolons-nous ! la vertu fut toujours en minorite sur la terre... s (La Montagne se leve avec entliousiasme, et les battements de mains des tribunes intcrrompent longtemps Robespierre.) — u La vertu fut toujours en mi- norite sur la terre... Et sans cela la terre serait- elle peuplee de tyrans et d'esclaves! Hampden et Sidney etaient de la minorite, car ils ex- pirerent sur un echafaud. Les Cesar, les Clo- dius etaient de la majorite. Mais Socrate etait de la minorite, car il but la cigue. Caton etait de la minorite, car il dechira ses entrailles! Je connais beaucoup d'hoinmes ici qui serviraient la liberie a la facon de Hampden et de Sidney, s (On applaudit dans les tribunes ) — a Peuple. reprend Robespierre, epargne-nous au moins cette espece de disgrace, garde tes applaudisse- ments pour le jour oii nous aurons fait une loi utile a rhuinanife ! INe vois-tu pas qu'en nous applaudissant tu donnes a nos ennemis des pre- textes de calomnie contre la cause sacree que Bous defendoos ? Ah I fuis plutot le spectacle de nos debats! Reste dans tes ateliers. Loin de tes yeux nous n'en combattrons pas moins pour toi ! Et quand le dernier de tes defenseurs aura peri, alors venge-les si tu veux, et cbarge- toi de faire triompher toi-meme ta cause!... Citoyens, qui que vous soj'ez, veillez autour du Temple ! Arretez, s'il est necessaire. la mal- veillance perfide ! Confondez les complots de vos ennemis! Fatal depot! reprit-il avec un geste desespere. n'etaitce pas assez que le des- potisme cut pese si longtemps sur cette terre! Faut il que sa garde meme soit pour nous une autre calamite I s Robespierre se tut en laissant dans les esprits le dernier trait qu'il avait lance, et I'impatience de terminer par la mort prompte une situation qui pesait sur la republique. XXIV. Vergniaud, dont le silence avait ete trop clairement accuse par Robespierre, Vergniaud flo'tait entre la crainte de rendre les dissensions irreconciliables et I'horreur qu'il eprouvaita im- moler de sangfroid un roi qu'il avait abattu ; cet orateur ne livrait rien a Temotioo, rien k Tambition, rien a lapeur. II avait en lui cette puissance de genie qui s'eleve jusqu'Ji Timpar- tialite ; il voyait tout du point de vue de la pos- terite. II ceda enfin a la prierc de ses amis, a I'urgence du supplice prochain, au cri de sa sensibilite, et demanda la parole. L'attention publique lui preparait les esprits. Les tribunes, quoique vendues a Robespierre, eprouvaieot du moins une sorte de sensualite involontaire a la voix de son rival. Paris palpitaitde I'impatience d'enteodre Vergniaud, Tant que Vergniaud n'avait pas parle, on sentait que les graodes choses n'avaient pas ete dites. Apres avoir demontre que le pouvoir de la Convention n'etait qu'une delegation du pou- voir du peuple ; que si la ratification tacite de la nation sanctionnait les actes secondaires de gouvernement et d'adminislration, il n'en etait pas de meme des grands actes constitutionncls pour lesquels le peuple reservait I'exercice di- rect de sa souverainete : apres avoir prouve que la condamnalion du chef de I'ancien gouverne- ment, etait un de. ces actes essentiels de sou- verainete que la nation ne pouvait aliener; enfin, apres avoir fait ressortir I'inanite des objections que Ton opposait aux Assemblees primaires, auxquelles serait defere I'appel au peuple; I'orateur girondin se letourna avec toute la puissance de sa dialectique et de sa passion con- tre Robespierre. (t L'intrigue, vousdit-on, sauvera le roi, car la vertu est toujours en minorite sur la terre. Mais Calilina fut une minorite dans le senatromain; et si cette minorite insolente avait prevalu, e'en etait fait de Rome, du senat et de la liberie. Mais dans I'Assemblee constiluante Cazales et Maury furent aussi une miHorite; et si cette D E S G I R O X D I N S , 415 minorite, moitie aristocratiqiie, inoitie sacerdo- tale, eut reussi h etoiifTer la majorite, e'en etHit fait de la Revolution et vous ramperiez encore aux pieds de ce loi qui n'a plus de sa grandeur passee que ie remords d'en avoir abuse. Mnis les rois sont en minorite sur la terre, et pour enchainer ies peuples ils disent, comme vous, que la venu est en minorite. Ainsi, dans la pensee de ceux qui emettent cette opinion, il n'y a dans la republique de vraiment purs, de vraiment vertueux, de vraiment d^voues au peuple qu'eux-memes et peut-etre une centaine de leurs amis qu'ils auront la generosite d'as- socier a leur gloire. Ainsi, pour qu'ils puissent fonder un gouvernement digne des principes qu'ils professent, il faudrait bannir du territoire francais toutes ces families dont la corruption est si profonde. changer la France en un vaste desert, et, pour sa plus prompte regeneration et sa plus grande gloire, la livrer a leurs su- blimes conceptions! On asenti combien il serait facile de dissiper tous ces fantomes dont on veut nouseffrayer. Pour attenuer d'avance la force des reponses que Ton prevoyait, on a eu recours au plus vil, au plus lache des moyens: la ca- lomnie. On nous assimile aux Lameth, aux La Fayette, k tous ces courtisans du trone que nous avons tant aide ;i renverser. On nous ac- cuse ; certes, je n'en suis pas etonne ; il est des hommes dontchaque souffle est une imposture, comme il est de la nature du serpent de o'exis- ter que pour distiller son venin ; on nous accuse, en nous denonce. comme on faisait Ie 2 sep- tembre, au far des assassins ; mais nous savons que Tiberius Gracchus perit par les mains d'un peuple egar^ qu'il avait constamment defendu. Son sort n'a rien qui nous epouvante, tout notre sang est au peuple! En Ie versant pour lui, nous n'aurons qu'un regret: c'est de n'en avoir pas davantage a lui oflfrn-. s On nous accuse de vouloir allumer la guerre civile dans les departements. ou du moins de provoquer des troubles dans Paris, en soutenant une opinion qui deplait a certains amis de la liberte. Mais pourquoi une opinion exciterait- elle des troubles dans Paris ? Parce que ces amisde la liberte menacentde mort les citoyens qui ont Ie malheur de ne pas raisonner comme eux. Serait-ce ainsi qu'on voudrait nous prouver que la Convention nationale est libre? II yaura des troubles dims Paris et c'est vous qui les an- noncez. J'admire la sagacite d'une pareille prophetic! Ne vous semble-t-il pas, en elVet, tres difficile, citoyens, de predire I'incendie d'une maison alors qu'on y porte soi meme la torche qui doit I'embraser ? I Oui, ils veulent la guerre civile, les hom- mes qui font un principe de I'assassinat, et qui en meme temps designent comme amis de la tyrannie les victimes que leur haine veut im- moler. lis veulent la guerre civile, les hommes qui appellent les poignards contre les represen- tants de la nation et I'insurrection contre les lois. Ils veulent la guerre civile, les hommes qui de- mandent la dissolution du gouvernement, I'aneHntissement de la Convention: ceux qui proclament traitre tout homme qui n'est pas a la hauteur du brigandage et de I'assassinHt. Je vous entends, vous voulez regner. \'^otre ambi- tion etait plus modeste dans la journee du Champ de Mars. Vous redigiez alors, vous (aisiez signer une ])etition qui avait pour objet de consulterle peuple sur Ie sort du roi i-amene de Varennes. II ne vous en cofttait rien alors pour reconnaitre la souverainete du peuple. Serait ce qu'elle favorisait vos vues secretes et qu'aujourd'hui elle les contrarie ? N'existet-il pour vous d'autre souverainete que celle de vos passions? Insenses! avez-vous pu vous flatter que la P^ ranee avait brise Ie sceptre des rois pour courber la tete sous un joug aussi avilissant ?... I Je sais que dans les revolutions on est reduit h voiler la statue de la loi qui protege la tyran- nie qu'il faut voiler. Quand vous voilerez celle qui consacre la souverainete du peuple, vous commencerez une r^voluion au profit de ses tyrans. Ilfallaitdu courage au 10 aout pour attaquer Louis dans sa toute-puissance! en faut- il tant pour envoyer au supplice Louis vaincu etdesarme? Un soldat cimbre enlre dans la prison de Mariuspour I'egorger ; eftVaye a I'as- pect de sa victime, il s'enfuit sans oser la frap- per. Si ce soldat eut ete membre d'un senat, pensez vous qu'il eut hesite k voter la mort du tyran ? Quel courage trouvez vous a faira un acte dont un lache serait capable (immense applaudissement ) ? iJ'aime trop la gloire de mon pays pour proposer a la Convention de se laisser inlkiencer dans une occasion si solennelle par la considera- tion de ce que feront ou ne feront pas les puis- sances etrangeres. Cependant, a force d'enten- dre dire que nous agissions dans ce jugement comme pouvoir politique, j'ai pense qu'il ne serait contraire ni ?i votreilignite, ni ;^ la raison, de parler un instant politique. Soit que Louis vive, soit qu'il meure, il est possible que I'An- gleterreet I'Espagne se declarent nos ennemis; mais si la condamnation de Louis XVI n'est pas la cause de cette declaration de guerre, il est certain du moins que sa mort en sera Ie pre- texte. Vous vaincrez ces nouveaux ennemis, je Ie crois; Ie courage de nos soldats et la justice dp notre cause m'eii sont garants. Mais (|UL'lle reconn;iissancc vous devra la patrie jjour avoir fait couler des flots de sang de plus sur Ie con- tinent et sur les mcrs, et pour avoir exerce en son nom un acte de vengeance devenu la cause de tant de calamit^s ? Oserezvous lui vanter vos victoires. car j'6loigne la pens6e des d^sas- tres et des revers ; mais dans Ie cours des evene- mcnts, m6me les plus prospcres, elle sera C'puisee par ses succes. Craignez qu'au milieu de ses tiiomplies la France ne resssemble k ces 416 HISTOIRE DES GIRONDINS monuments fameux qui dans I'Egypte ont vain- cu le temps. L'enanger qui passe s'etODDS de leur grandeur; s'il veut y penetrer, qu'y trou- vera-t il ? Des cendres inanimees et le silence des tombeaux. Citoyeas, celui d'entre nous-qui cederait a des craintes personnelles serait un ]ache;mais les craintes pour la patrie hono- rent le coeur. Je vous ai expose une partie des miennes; j'en ai d'autres encore; je vais vous les dire. nLorsque Cromwell voulut preparer la dis- solution du parti a I'aide duquel il avait renver- s6 le trone et fait monter Charles ler sur I'e- chafaud, il fit au parlement, qu'ilvouiaitruiner, # des propositions insidieuses qu'il savait bien de- voir revolter la nation, mais qu'il eut soin de faire appuyer par des applaudissements sou- doyes et par de grandes clameurs. Le parle- ment ceda ; bientot la fermentation devint ge- nerale,et Cromwell brisasanseffortl'instrument doot il s'etait servi pour arriver a la supreme .puissance. d N'entendez-vous pas tous les jours, dans cette enceinte et dehors, des hommes crier avec fureur: — Si le pain est cher, la cause en est au Temple; si le numeraire est rarcvsi nos armees sont mal approvisionnees, la cause en est au Temple ; si nous avons a souffrir chaque jour du spectacle du desordre et de la misere publique. la cause en est au Temple! — Ceux qui tiennent ce langage savent bien cependant que la cherte du pain, le defaut de circulaiion des subsistances, la disparition de I'argent, la dilapidation dans les ressources de nos armees. la nudite du peuple et de nos soiSats tiennent a d'autres causes. Quels sont done leurs projets? Qui me garantira que ces memes hommes ne crieront pas.apres la mort de Loui--, avec une violence plus grande encore : Si le pain est cher, si le numeraire est rare, si nos armees sont mal approvisionnees, si les catamites de la guerre se sont accrues par la declaration de guerre de TAngleterre et de I'Espagne, la cause en est dans la Convention, qui aprovoque ces mesures par la condamnalion precipiteede Louis XVI? Qui me garantira que, dans cette nouvelle tem- pete ou Ton vena ressortir de leurs repaires les tueurs du 2 septembre, on ne vous presen- tera pas, tout convert de sang et comme un liberateur, ce defenseur, ce chef que Ton dit etre devenu si necessaire? Un chef! ah! si telle etait leur audace, ils ne paraitrait que pour etre a I'instant perce de mille coups. — Mais ci quelles horreurs ne serait pas livre Pa- ris? Paris dont la posterite admirera le courage heroique contre les rois et ne concevra jamais I'ignomineux asservissement a une poignee de brigands, rebut de I'espece humaine, qui s'a- gitent dans son sein et le dechirenl en tout sens par les raouvements convulsifs de leur ambition et de leur fureur! Qui pourrait habi- ter une cite ou regnerait la desolation et la mort! Et vous, citoyens industrieux, dont le travail fait toute la richesse et pour qui les moyens de travail seraient detruifs, quedevien- driez-vous? quellesserontvosressources? quelle mains porteraient des secours a vos families desesperees ? Iriez vous trouver ces faux amis, ces perfides flatteurs qui vous auraient pre- cipites dans I'abime ? Ah! fuyez-les plutot, redoutez leur reponse ; je vais vous I'apprendre : — Allez dans les carrieres disputer a la terre quelques lambeaux sanglants des victimes que nous avons egorgees. Ou, voulez-vous du sang ? Prenez, en voici. Du sang et des cadavres, nous n'avons pas d'autre nouriiture a vous of- frir... — 'Vous fremissez, citoyens; oh! ma patrie ! j'en demande acte, a mon tour, pour te sauver de cette crise deplorable ! » I Mais, non! ils ue luiront jamais sur dous, ces jours de deuil. Ils sont laches, ces assas- sins. Ils sont laches, nos petits Marius. Ils savent que, s'ils osaient tenter une execution de leurs complots contre la surete de la Conven- tion, Paris sortirait enfin de sa to|;peur ; que tous les departeraents se reuniraient ci Paris pour leur faire expier les forfaits dont ils n'ont deja que trop souille la plus memorable des revolutions. Ils le savent, et leur Iachet6 sauvera la republique de leur rage. Je suis sur, du moins, que la liberte n'est pas en leur puis- sance ; que, souillee de sang, mais victorieuse, elle trouverait un empire et des defenseurs in- vincibles dans les departements. Mais la ruine de Paris, la division en gouvernements fede- ratifs qui en serait le resultat, tous ces desor- dres, plus probables que lesguerres civiles dont on nous a menaces, ne meritent ils pas d'etre mis dans la balance ou vous pesez la vie de Louis? En tout cas,je declare, quel que puisse etre le decret rendu par la Convention, que je regarderai comme traitre a la patrie celui qui ne s'y soumettra pas. Que si en effet I'opinioa de consulter le peuple I'emporte et que des se- ditieux, s'elevant contre ce triomphe de la sou- verainete nationale, se mettent en etat de re- bellion, voil^ votre poste ; voila le camp ou vous attendrez sans palir vos ennemis. i Ce discours parut un moment avoir arrache ci la Convention la vie de Louis XVI. P^auchet, Condorcet, Pethion, Brissot se- parerent avec la meme generosite I'homme du roi, la venge;mce de la victoire, et firent en- tendre tour ci tour des accents dignes de la liberte. Mais, le lendemain de ces harangues, la liberte n'ecoutait plus rien que ses terreurs et ses ressentiments. Les plus sublimes dis- cours ne retentissaient que dans les conscien- ces de quelques hommes calmes. La foule etoulTait la raison. Revenons au Temple. FIN DU PREMIER TOME. 79 -oil /■I THE LIBRARY UNIVERSITY OF CALIFORNIA Santa Barbara THIS BOOK IS DUE ON THE LAST DATE STAMPED BELOW. Series 9482 4 UCSOi/Tuco. -- AA 000 172 535'"" i ^