LIBRARY Caliiomla IRVINE FRENCH PEOSE Places and Peoples EDITED AND ANNOTATED BY JXJ3L.es T^TJQUTKTSrs, T>li.r>. rrOFESSOR of modern languages in YALE UNIVERSITY BOSTON, U.S.A. GINN & COMPANY, PUBLISHERS 1897 /- CopTKionx, 1885, By CAJ^L schoenhof. Copyright, 189"), By JULES LUQUIENS. AIX BIGHTS RESEBYEE CONTENTS. PAGE I. Les Ours de Berne ....... 1 II. Scenes de l'Enfance de V. Hugo (an abstract) . 25 III. Promenades aux Environs de Naples ... 65 IV. Pagodes Souterraines ...... 95 V. Le Chateau de Versailles ...... 109 VI. Alger, la Ville Blanche . . . , ; 129 VII. La Vie en Italie au Temps de la Renaissance . 151 Notes . . , o . o . . . . 177 LES OUES DE BERNE. Par ALEXANDRE DUMAS, p6re. Un caquctagc prodnit par plusicurs ceiataines de voix nous reveilla le lendemain avec le jour. Nous mimes le nez a la fenetre, le marchc se tenait devant I'hotel. La mauvaise humeur que nous avait causee ce reveil mati- nal se dissipa bien vite a I'aspect du tableau pittoresque de 5 cette-place publique encombree de paysans et de paysannes en costumes nationaux. Une des choses qui m'avaient le plus desappointe, en Suisse, etait I'envahissement de nos modes non-seulement dans les hautes classes de la socicte, les premieres toujours a aban- lo donner les moeurs de leurs ancetres, mais encore parmi le peu- ple, conscrvateur plus religieux des traditions paternelles. Je rae trouvai certes bien dedommage de ma longue attente par le hasard qui reunissait sous mes yeux, et dans toute leur coqiielterie, les plus jolies paysannes des cantons voisins de 15 Berne. C'ctait la Vaudoise aux cheveux courts, abritant ses joues roses sous son large chapeau de paille pointu ; la femme de Fribourg, qui tourne trois fois autour de sa tete nue les nattes de ses cheveiix dont elle forme sa seule coiffure ; la Va- laisane, qui vient par le mont Gemmi, avec son chignon de marquise et sou petit chapeau borde de velours noir, d'ou pend jusque siir son epaule un large ruban brode d'or ; eufin, au 5 milieu d'elles est la plus gracieuse de toutes, la Bernoise elle- meme, avec sa petite calotte de paille jaune, chargee de fleurs comme une corbeille, posee coquettement sur le cote de la tete, et d'ou s'echappent par derriere deux longues tresses de cheveux blond a • gor. noeud de velours noir au cou, sa chemise aux larges lo manches plissees et son corsage brode d'argent. Berne si grave, Berne si triste, Berne la vieille ville semblait, elle aussi, avoir mis ce jour-la son habit et ses bijoux de fete ; elle avait seme ses femmes dans les rues comme une coquette des fleurs naturelles sur une robe de bal. Ses arcades sombres )5 et voutees, qui avancent sur le rez-de-chaussee de ses maisons, etaient animees par cette foule qui passait leste et joyeuse, se detachant par les tons vifs de ses vetements sur la demi-teinte de ses pierres grises ; puis, de place en place, rendant plus sen- sible encore la legerete des ombres bariolees qui se croisaient 20 en tons sens, des groupes de jeunes gens avec leurs grosses tetes blondes, leurs petites casquettes de cuir, lem-s cheveux longjs, leurs cols rabattus, leurs redingotes bleues plissees sur la hanche ; veritables etudiants d'Allemagne, qu'on croij'ait a vingt pas des universites de Leipsick ou d'lena, causant immo- 25 biles ou se promenant gravement deux par deux, la pipe d'e- cume de mer a la bouche, et le sac a tabac, orue de la croix federale, pendu a la ceinture. Nous criames bravo de nos fenetres, en battant des mains comme nous I'aurions fait au lever de la toile d'un theatre sur un tableau admirablement mia 30 en scene ; puis, allumant nos cigares, en preuve de fraternite, nous allames droit a deux de ces jeunes gens pour leur deman- der le chemin de la cathedrale. Au lieu de nous I'indiquer de la main, comme I'aurait fait un Parisieu affaire, I'un des deux nous repondit en fran^ais largement accentue de tudesque : " Par ici ;" et, faisant dou- 5 bier le pas a son camarade, il se mit a marcher devant nous. Au bout de cinquante pas, nous nous arretames devant une de ces vieilles horloges compliquees, a Torneraent desquelles un mecanicien du quinzieme siecle consacrait quelquefois toute sa vie. . . Notre guide sourit. — Voulez-vous attendre? nous 10 dit-il, huit heures vont sonner. En effet, au meme instant, le coq qui surmontait ce petit clocher battit des ailes et chanta trois fois avec sa voix auto- niatique. A cet appel, les quatre evangelistes sortirent, cha- cun a sou tour, de leur niche, et vinrent frapper chacun un 15 quart dheure sur une cloche avec le marteau qu'ils tenaient a la main ; puis, pendant que I'heure tintait, et en meme temps que le premier coup se faisait entendre, uue petite porte, placee au-dessous du cadran, s'ouvrit, et une procession etrange com- men^a a defiler, tournant en demi-cercle autour de la base du 20 monument, et rentra par une porte parallele qui se ferma, en meme temps que la derniere heure sonnait, sur le dernier per- sonnage qui terminait le cortege. Nous avions deja remarque Tespece de veneration que les Bernois professent pour les ours ; en entrant la veille au soir 25 par la porte de Fribourg, nous avions vu se decouper dans Fombre les statues colossales de deux de ces animaux, placees comme le sont a I'entree des Tuileries les chevaux domptes par des esclaves. Pendant les cinquante pas que nous avions faits pour arriver a I'horloge, nous avions laisse a notre gauche une 30 foutaine surmoutee d'uu ours, portaut une banniere a la main, couvcrt d'uue armure de chevalier, et ayant a ses pieds un our- sin vetu en page, marchant sur ses pattes de derriere et man- geant une grappe de raisin a I'aide de ses pattes de devaut. Nous 5 ctions passes sur la place des Greniers, et nous avions remar- que, sur le fronton sculpte du monument, deux ours soutenant les armes de la ville, comme deux licornes un blason feodal ; dc plus, I'un d'eux versait avee une corne d'abondance les trcsors du commerce a un groupe de jeunes filles qui s'empres- 10 saieut de les recueillir, tandis que I'autre tendait gracieusement, et en signe d'alliance, la patte a un guerrier vetu en Romain du temps de Louis XV. Cette fois, nous venions de voir sortir d'une horloge une procession d'ours, les uus jouant de la clari- nette, les autres du violon, celui-ci de la basse, celui-la de la 15 cornemuse ; puis, a leur suite, d'autres ours portant Tepee au cote, la carabine sur Tepaule, marchant gravement, banniere deployee et caporaux en serre-file. II y avait, on I'avouera, de quoi eveiller notre gaite ; aussi etions-nous dans la joie de notre amc. Nos Bernois, habitues a ce spectacle, riaient de nous 20 voir rire, et, loin de s'en formaliser, paraissaient enchantes de notre bonne humeur. Enfin, dans un moment de repit, nous leur demandames a quoi tenait cette reproduction continuelle d'animaux qui, par leur espece et par leur forme, n'avaientpas jusque-la passe pour des modeles de grace ou de politesse, et 25 si la ville avait quelque motif particulier de les affectionner autrement que pour leur peau et pour leur chair. lis nous repondirent que les ours ctaient les patrons de la ville. Je me rappelai alors qu'il y avait effectivement uu saint 30 Ours sur le caleiidrier Suisse ; mais je I'avais toujours counu pour appartcnir par sa forme a I'espece des bipedes, quoique par son nom il pariit se rapprocher de celle des quadrupedes : d'ailleurs, il etait patron de Soleure et non de Berne. J'en lis poliment Tobservation a nos guides. lis nous repondirent que c'ctait par le peu d'habitude qu'ils 5 avaient de la langue fran9aise, qu'ils nous avaieut repondu que les ours etaient les patrons de la ville ; qu'ils n'en etaieut que les parrains ; mais que, quant a ce dernier titre, ils y avaient un droit incontestable, puisque c'etaient eux qui avaient donne leur nom a Berne. En efFet, hocr, qui en allemand se prononce 10 bcrr, veut dire ours. La plaisanterie, comme on le voit, devc- nait de plus en plus compliquee. Celui des deux qui parlait le mieux fran^ais, voyant que nous en desirions I'explication, nous ofFrit de nous la donner en nous conduisaut a I'eglise. On devine qu'a I'affut comme je I'etais de traditions et de legendes, 15 j'acceptai avec reconnaissance. Voici ce que nous raconta notre cicerone : La cite de Berne fut fondee en 1191, par Berthold V, due de Zoeringen. A peine fut-elle achevee, ceinte de murailles ct fermee de portes, qu'il s'occupa de chercher un nom pour la 20 ville qu"'il venait de batir, avec la meme sollicitude qu'une mere en cherche un pour I'enfant qu'elle vient de mettre au moude. Malheureusement, il parait que I'imagination n'etait pas la partie brillaute de I'esprit du noble seigneur, car, ne pouvant venir a bout de trouver ce qu'il cherchait, il rassembla 25 dans un grand diner toute la noblesse des environs. Le diner dura trois jours, au bout desquels rieu de positif n'etait encore arrete pour le bapteme de I'enfant, lorsqu'un des convives pro- posa, pour en finir, de faire le lendemain une grande cliasse dans les moiitagnes euvironuantes, et de douner a la ville le 30 nom du premier auimal que Ton tuerait. Cette proposition fut re9ue par acclamation. Le lendemain, on se mit en route au point du jour. Au bout d'une heure de chasse, de grands cris de victoire se firent en- 6 tendre ; les chasseurs coururent vers I'endroit d'ou ils partaient : un archer du due venait d'abattre un cerf. Berthold parut tres-desappointe que I'adresse de Tun de ses gens se fut exercue sur un animal de cette espece. II declara, en consequence, qu'il ne donnerait pas a sa bonne et forte ville 10 de guerre le nom d'une bete qui etait le symbole de la timidite. Le coup de I'archer fut done declare uon avenu, et Ton se remit en chasse. Vers le soir, les chasseurs rencontrerent un ours. C'etait la une bete dont le nom ne pouvait compromettre ni 15 I'honneur d'un homme ni celui d'une ville. Le malheureux animal fut tue sans misericorde, et donna a la capitale naissante le bapteme avec son sang. Pendant ce temps, nous avions traverse un passage, puis une grande place, et nous nous trouvions enfin en face de la cathe- 20 drale. C'est un batiment gothique, d'un style assez remar- quable, quoique contraire aux regies architecturales du temps, puisqu'il n'offre, malgre sa qualite d'eglise metropolitaine, qu'un clocher et pas de tour ; encore le clocher est-il tronque a la hauteur de cent quatre-vingt-onze pieds, ce qui lui donne 25 I'aspect d'un vaste pain de >ucre dont on auraitenleve lapartie superieure. L'edifice fut commence en 1421, sur les plans de Mathias Heins, qui avaient obtenu la preference sur ceux de son competiteur, dont on ignore le nom. Ce dernier dissimula le ressentiment qu'il eprouvait de cette humiliation ; et, comme 30 le batiment etait deja parvenu a une certaine hauteur, il de- maiida un jour li Mathias la permission dc I'accompaguer sur la plate-forme. Mathias, sans defiance, lui accorda cette de- mande avec uue f'acilite qui faisait plus d'hoimeur a son amour-propre qu'a sa prudence, passa le premier, et commen^a a lui montrer dans tous leurs details les travaux que son rival 5 avait eu un instant Tespoir de diriger. Celui-ci se repandit en eloges pompeux sur le talent de son confrere, qui, jaloux de lui prouver qu'il les meritait, I'invita a le suivre dans les autres parties du monument, et lui montra le chemin le plus court en s'aventurant, a soixante pieds du sol, sur une planche portant, ]o par ses deux extremites, sur deux murs en retour et formant un angle. Au meme instant on entendit un grand cri : le mal- heureux architecte avait ete precipite. Nul ne fut temoin du malheur de Mathias, si ce n'est son rival. Celui-ci raconta que le poids du corps avait fait tour- 15 ner la planche, rnal d'aplomb sur deux murs qui n'etaient pas de niveau, et qu'il avait eu la douleur de voir tomber Mathias sans pouvoir lui porter secours. Huit jours apres, il obtint la survivance du defuut, auquel il fit clever, a la place meme de sa chute, une magnifique statue, ce qui lui acquit dans toute 20 la ville de Berne une grande reputation de modestie. Nous entrames dans I'eglise, qui n'offre a I'interieur, comme tous les temples protestants, rien de remarquable ; deux tom- beaux seulement s'elevent de chaque cote du choeur : I'un est celui du due de Zoeringen, fondatcur de la ville ; I'autre, celui 25 de Frederic Steiger, qui etait avoyer de Berne lorsque les Fran^ais s'en emparerent en 1798. En sortant de la cathedrale. nous allames visiter la prome- nade intcrieure : on la nomme, je crois, la Terrasse. Elle est elevee de cent huit pieds au-dessus de la ville basse ; une mu- 30 raillc (le cette hauteur, coupee a pic coirtmc iiii rempart, main- tient les terres et les preserve d'lm eboulement. C'est de cette terrasse que Ton decouvre une dcs plus belles vues du monde. Au pied s'etendent, comme un tapis bariole, 5 les toits des maisons au milieu desquelles serpeute I'Aar, riviere capricieuse et rapide, dont les eaux bleues prennent leur source dans les glaces du Finster Aarhorn, et qui enceint de tous cotes Berne, ce vaste chateau fort dont les montagnes environ- nantes sont les ouvrages avances. Au second plan s'eleve le 10 Giirthcn, colline de trois ou quatre mille pieds de haut, et qui sert de passage a la vue pour arriver a la grande chaine de glaciers qui fcrme I'horizon comme un mur do diaraants, espece de ceinture rosplendissante, au dela de laquelle il semble que doit exister le monde des Mille et une Nuits ; echarpe aux 16 mille couleurs qui, le matin, sous les rayons du soleil, prend toutes les nuances de I'arc-en-ciel, depuis le bleu fonce jusqu'au rose tendre ; palais fantastique qui, le soir, lorsque la ville et la plaine sont deja plongees dans la nuit, reste illumine quel- que temps encore par les dernieres lueurs du jour expirant len- 20 tcment au sommet. Cette magnifique plate-forme, toute plantee de beaux arbres, est la promenade interieurc de la ville. Deux cafes, places aux deux angles de la terrasse, fournissent des glaces excellen- tes aux promeneurs : entre ces deux cafes, et au milieu du 25 parapet de la terrasse, une inscription allemande, gravee sur une pierre, constate un evencment presque miraculeux. Un cheval fougueux, qui emportait un jeuno etudiant, se precipita, avec son caviller, du haut de la plate-forme ; le cheval se tua sur le pave, mais le jcunc homme en fut quitte pour quelques 30 contusions. La bete et I'homine avaient fait un saut perpen* diculairede cent huit pieds. Voici la traduction littcrale de cette inscription : ' ' Cette pierre fut erigec en rhonueui- de la toute-puissance de Dieu, et pour en trausmettre le souvenir a la posterite. — D'ici, le sieur Theobald Veinzoepfli, le 25 mai 1654, sauta en 5 bas avee son cheval. Apres cet accident, il desservit trente ans I'eglise en qualite de pasteur, et mourut tres-vieux et en odeur de saintete, le 25 uovembre 1694. '* Une pauvre femme, condamnee aux galeres, seduite par cet antecedent, tenta depuis le meme saut pour echapper aux sol- ^q dats qui la poursuivaient ; mais, moins heureuse que Vein- zoepfli, elle se brisa sur le pave. Apres avoir jete un dernier coup d'ceil sur cette vue magni- fique, nous nous aclieminames vers la porte d'en bas, afin de faire le tour de Berne par I'Altenberg, jolie colline chargee de 15 vignes qui s'eleve de I'autre cote de TAar, uu peu au-dessus du niveau de la ville. Cbemin faisant, on nous montra une petite auberge gotliique qui a pour enseigne une botte. Voici a quelle tradition se rattaciie cette enseigne, que Ton pent s'e- tonner a juste titre de trouver a la porte d'un marchand de vin. 20 Henri IV avait euvoye, en 1602, Bassompierre a Berne en qualite d'ambassadeur pres des treize cantons, pour renouveler avec eux Talliance deja juree en 1582 entre Henri III et la federation. Bassompierre, par la franchise de son caractere et la loyaute de ses relations, reussit a aplanir les difficultes de 25 cette negociation, et a faire des Suisses des allies et des amis fideles de la France. Au moment de son depart, et comme il venait de monter a cheval a la porte de Tauberge, il vit s'a- vancer de sou cote les treize deputes des treize cantons, tenant chacun un enorme wider come a la main, et venant lui offrir le 30 10 coup de I'etrier. Arrives pres de lui, ils I'entourereDt, leverent ensemble les treize coupes, qui contenaient chaeune la valeur d'une bouteille, et, portant unanimement un toast a, la France, ils avalerent la liqueur d'un seul trait. Bas>ompierre, etourdi 5 d'une telle politesse, ne vit qu'un moyen de la leur rendre. 11 appela son domestique, lui fit mettre pied a terre, lui ordonna de tirer sa botte, la prit par I'eperon, fit vider treize bouteilles de vin dans ce vase improvise ; puis, la levant a son tour, pour rendre le toast qu'il venait de recevoir : '' Aux treize cantons ! " 10 dit-il ; et il avala les treize bouteilles. Les Suisses trouverent que la France etait diguement re- presentee. Cent pas plus loin, nous etions a la porte d'en-bas. Nous traversames I'Aar sur un assez beau pont de pierre ; puis, une 15 course d'une demi-heure nous conduisit au sommet de I'Alten- berg. La, on retrouve la meme vue a peu pres que celle qu'on a de la terrasse de la cathedrale, excepte que, de ce second belvedere, la ville de Berne forme le premier plan du tableau. 20 Nous abaudonnames bientot cette promenade, toute magni- fique qu'elle etait. Comme aucun arbre n'y temperait I'ardeur des rayons du soleil, la chaleur y etait etouflfante ; de I'autre cote de I'Aar, au contraire, nous apercevions un bois maguifique dont les allees etaient couvertes de promeneurs. Nous crai- 25 gnimes un instant d'etre reduits a retourner sur nos pas pour retrouver le pont que nous avions deja traverse ; mais nous aper^umes au-dessous de nous un bac a I'aide duquel s'operait le passage, au grand benefice du batelier, car nous fumes obliges d'attendre un ([uart d'heure notre tour d'inscription. Ce bate- 30 lier est un vieux serviteur de la republique, a qui la ville a 11 donne pour recompense de ses services le privilege exclusif du transport des passagers qui veulent traverser I'Aar. Ce trans- port s'opere moyennant une retribution de deux sous, a la- queiie ccbappent les membres de deux classes de la societe qui n'ont cependant, dans I'exercice de leurs fonctions, aucun rap- 5 port probable, les sages-femmes et les soldats. Comme j'avais fait quelques questions a mon passeur^ il se crut en devoir, a son tour, en me reconnaissant pour Fran9ais, de m'en adresser une : il me demanda si j'etais pour Tancien ou pour le nouveau roi. Ma reponse fut aussi categorique que sa demande : — 10 Ni pour Tun ni pour I'autre. Les Suisses sont en general tres questionneurs et tres indis- crets dans leurs questions ; mais ils y mettent une bonhomie qui en fait disparaitre I'impertinence ; puis, lorsque vous leur avez dit vos affaires, ils vous racontent a leur tour les leurs ^5 avec ces details intimes que Ton reserve ordinairement pour les amis dc la raaison. A table d'hote, et au bout d'un quart d'heure, on connait son voisin comme si Ton avait vecu vingt ans avec lui. Du reste, vous etes parfaitement libre de repon- dre ou de ne pas repondre a ces questions, qui sont ordinaire- 20 ment celles que vous font les registres des maitres d'auberge : — Votre nom, votre profession, d'ou venez-vous, ou allez- vous? — et qui remplacent avantageusement Texhibition du passe-port, en indiquant aux amis qui vous suivent ou que vous suivez I'epoque a laquelle on est passe et la route qu'on a prise. 26 Comme il nous etait absolument egal d'aller d'un cote ou d'un autre, pourvu que nous vissions quelque chose de nouveau, nous suivimes la foule ; elle se rendait a la promenade de I'Engi, qui est la plus frequentee des environs de la ville. Un grand rasscmblcmeuL etalt forme devant la porte d'Aarberg ; 30 12 nons en demandames la cause ; on nous repondit laconique- ment : Lea ours. Nous parvinmes en effet jusqu'a un parapet autour duquel etaient appuyees, comme sur une galerie de spectacle, deux ou trois cents personnes occupees a regarder les 6 gentillesses de quatre ours monstrueux, separes par couples et habitant deux grandes et magnifiques fosses tenues avec la plus grande proprete et dallees comme des salles a manger. L'amusement des spectateiirs consistait, comme a Paris, a Jeter des pommes, des poires et des gateaux aux habitants de 10 ces deux fosses ; seulement, leur plaisir se corapliquait d'une combinaison que j'indiquerai a M. le directeur du Jardin des Plantes, et que je Tinvite a naturaliser pour la plus grande joie des amateurs. La premiere poire que je vis jeter aux Martins bernois fut If) avalee par Tun d'eux sans aucune opposition extcrieure ; mais il n'en fut pas de meme de la seconde. Au moment ou, alleche par ce premier succes, il se levait nonchalamment pour aller chercher son dessert a I'endroit oil il etait tombe, un autre convive, dont je ne pus reconnaitre la forme, tant son action 20 fut agile, sortit d'un trou pratique dans le miir, s'empara de la poire, au nez de Tours stupefait, et rentra dans son terrier, aux grands applaudissements de la multitude, Une minute apres, la tete fine d'un renard montra ses yeux vifs et son museau noir et pointu a Torifice de sa retraite, attendant I'occasion de 26 faire une nouvelle curee aux depens du maitre du chateau dont il avait I'air d'habiter un pavilion. Cette vue me donna I'envie de renouveler I'cxperience, et j'achetai des gateaux comme I'appat le plus propre a reveiller I'appetit individuel des deux antagonistes. Le renard, qui 30 devina sans doute mon intention en me voyant appeler la mar- 13 chande, fixa pes yeux sur moi et ne me perdit plua de vue. Lorsque j'eus fait provision de vivres et que je les eus emraa- gasines dans ma main gauche, je pris une tartelette de la main droite et la montrai au renard ; le sournois fit un petit mouve- ment de tete comme pour me dire : " Sois tranquille. je com- 5 prends parfaitement ; " puis il passa sa langue sur ses levres, avec I'assurance d'un gaillard qui est assez certain de son affaire pour se pourlecher d'avance. Je comptais cependant lui donner une occupation plus difficile que la premiere. L*ours, de son cote, avait vu mes preparatifs avec une certaine mani- 10 festation d'intelligence, et se balan9ait gracieusement assis sur Sun derriere, les yeux fixes, la gueule ouverte et les pattes teadues vers moi. Pendant ce temps, le renard, rampant comme un chat, et.ait sorti tout a fait de son terrier, et je m'apercjius que c'etait une cause accidentelle plutot encore que 15 la velocite de sa course qui m'avait empeche de reconnaitre a quelle espece il appartenait, lors de sa premiere apparition : la malheureuse bete n'avait pas de queue. Je jetai le gateau ; I'ours le suivit des yeux, se laissa re- tomber sur ses quatre pattes pour venir le chercher ; mais, au 20 premier pas qu'il fit, le renard s'elan(j-a par-dessus son dos d'un bond dont il avait pris la mesure si juste, qu'il tomba le nez sur la tartelette ; puis, faisant un grand detour, il decrivit une courbe pour rentrer a son terrier. L'ours, furieux, appliquant a I'instant a sa vengeance ce qu'il savait de geometric, prit la 25 ligne droite avec une vivacite dont je I'aurais cru incapable ; le renard et lui arriverent presque en meme temps au trou ; mais le renard avait I'avance, et les dents de l'ours claquerent en se rejoignant a I'entree du terrier, au moment meme ou le 14 larron vcnait d'y disparaitre. Je compris alors poiirf]uoi le pauvre diable n'avait plus de queue. Je renouvelai plusieurs fois cette experience, a la grande satisfiiction des curieux et du renard, qui, sur quatre gateaux, ^ en attrapait toujours deux. Les ours qui habitent la seconde fosse sont beaucoup plus jeunes et plus petits. J'en demandai la cause, et j'appris qu'ils etaient les successeurs des autres, et qu'a leur mort ils de- vaient heriter de leur place et de leur fortune. Ceci exige une 10 explication. Nous avons dit comment, apres sa fondation par le due de Zoeringen, Berne avait re^u son nom, et la part que le genre animal avait prise a son bapteme. Depuis ce temps, les ours deviurent les amies de la ville, et Ton resolut non-seulement 15 de placer leur effigie dans le blason, sur les fontaines, dans les horloges et sur les monuments, mais encore de s'en procurer de vivants, qui seraient nourris et loges aux frais des habitants. Ce n'etait pas chose difficile : on n'avait qu'a etendre la main vers la montagne et a choisir. Deux jeunes oursins furent pris 20 et amenes ii Berne, ou bientot ils devinrent, par leur grace et leur gentillesse, un objet d'idolatrie pour les bourgeois de la ville. Sur ces entrefaites, une vieille fille fort riche, et qui, vers les dornieres annees de sa vie, avait manifeste pour ces aima- 25 bles animaux une affection toute particuliere, mourut, ne laissant d'autres heritiers que des parents assez cloignes. Sol testament fut ouvert avec les formalites d'usage, en presence de tons les interesses. Elle laissait soixante mille livres de rente aux ours, et mille ecus une fois donnes a I'hopital de Berne, 30 pour J fonder un lit en faveur des membres de sa famille. Leg 15 ayaats-droit attaquerent le testament, sous pretexte de capta- tion ; un avocat d'office fut nomme aux defendeurs, et, comme c'etait un homme d'un grand talent, rinnocence des malheu- reux quadrupedes, que Ton voulait spolier de leur heritage, fut publiquement reconnue, le testament declare bon et valable, et 5 les legataires furent autorises a entrer immediatement en jouis- sance. La chose etait facile ; la fortune de la donatrice consistait en argent comptant. Les douze cent mille francs de capital qui la composaient furent verses au tresor de Berne, que le gou- 10 vernement declara responsable de ce depot, avec charge d'en compter les interets aux fondes de pouvoir des heritiers, consi- deres comme mineurs. On devine qu'un grand chanp^ement s'opera dans le train de maison de ces derniers. Leurs tuteurs eurent une voiture et un hotel, ils donnerent en leur nom des 15 diners parfaitement servis et des bals du meilleur gout. Quant a eux personnellement, leur gardien prit le titre de valet de chambre, et ne les battit phis qu'avec un jonc a pomme d'or. Malheureusement, rien n'est stable dans les choses humaines ! Quelques generations d'ours avaient joui a peine de ce bien- 20 etre inconnu jusqu'alors a leur espece, quand la revolution fran^aise eclata. L'histoire de nos heros ne se trouve pas liee d'une maniere assez intime a cette grande catastrophe pour que nous remontions ici a toutes ses causes, ou que nous la suivions dans tons ses resultats ; nous ne nous occuperons que des evene- 25 ments dans lesquels ils ont joue un role. La Suisse etait trop pres de la France pour ne pas eprouver quelque atteinte du grand tremblement de terre dont le volcan revolutionnaire secouait le monde ; elle voulut resister cepen- dant a cette lave militaire qui sillonna I'Europe. Le canton de 3C 16 Vaud se declara iudcpeuduDt ; Beriie rassembla se8 troupes ; victorieuse d'abord daus la rencontre de Neueneck, cUe fut vaincue dans les combats de Straubrunn ct de Grauholz, et les vainqueurs, commandes par les geueraux Brune et Scliaun- 5 bourg, fireut leur entree dans la capitale. Trois jours apres, le tresor beruois fit sa sortie. Onze mulcts charges d'or prirent la route de Paris ; deux d'ei tre eux portaient la fortune des malheureux ours, qui, tout moderes qu'ils etaient daus leurs opinions, se trouvaient compris 10 sur la liste des aristocrates et traites en consequence. II leur restait bien I'hotel de leurs fondes de pouvoirs, que les Fran- yais u'avaient pu emporter ; mais ceux-ci justifiaient du titre de propriete, de sorte que ce dernier debris de leur splendeur passee fut eutraine dans le uaufrage de leur fortune. 16 Un grand exemple de philosophic fut alors donne aux hommes par ces nobles animaux ; ils se montrerent aussi dignes dans le malheur qu'ils s'ctaient montres humbles dans la prosperite, et ils traverserent, respectes de tons les partis, les cinq annees de revolution qui agiterent la Suisse depuis 1798 jusqu'en 20 1803. Cependant la Suisse avait abaisse ses montagnes sous la main de Bonaparte, comme I'Ocean ses vagues a la voix de Dieu. Le premier consul la recompensa en proclamant I'acte de me- diation, et les dix-neuf cantons respirerent, abrites sous Taile 25 que la France etendait sur eux. A peine Berne fut-elle tranquille, qu'elle s'empressa de leparer les pertes faites par ses citoyens. Alors ce fut a qui solliciterait un emploi du gouvernement, rcclamerait une in- demnite au tresor, demanderait une recompense a la nation. 30 (/cux-lii seuls qui avaient le plus de droit pour tout obteuir de- 17 daignerent toute demarche, et attendirent, dans le silence dii bon droit, que la republique pensat a eux. La republique justifia sa devise sublime : Uii pour tons, tons pour un. Une souscription fut ouverte en faveur des ours ; elle produisit soixante mille francs. Avec cette somme, si 5 modique en comparaison de celle qu'ils avaient possedee, le conseil de la ville acheta un lot de terre qui rapportait deux mille livres de rente. Les malheureuses betes, aores avoir et6 millionnaires, n'etaient plus qu'eligibles. Encore cette petite fortune se trouva-t-elle bientot reduite 10 de moitie par un nouvel accident, mais qui etait, cette fois, en dehors de toute commotion politique. La fosse qu'habitaient les ours etait autrefois enfermee dans la ville et touchait aux murs de la prison. Une nuit, un detenu condamne a mort, etant parvenu a se procurer un poin9on de fer, se mit a percer 15 un trou dans la muraille ; apres deux ou trois heures de travail, il crut entendre que, du cote oppose du mur, on travaillait aussi a quelque chose de pareil ; cela lui donna un nouveau courage. II pensa qu'un malheureux prisonnier comme lui habitait le cachot contigu, et il espera que, une fois reiini a lui, leur fuite 20 commune deviendrait plus facile, le travail etant partage. Get espoir ne faisait que croitre a raesure que la besogne avan9ait ; le travailleur cache operait avec une energie qui paraissait lui faire negliger toute precaution ; les pierres detachues par lui roulaient bruyamment ; son souffle se faisait entendre avec 25 force. Le condamne n'en sentit que mieux la necessite de re- doubler d'efForts, puisque I'imprudence de son compagnon pou- vait, d'un moment a I'autre, trahir leur evasion. Heureuse- ment, il restait peu de chose a faire pour que le mur tilt mis a jour. Une grosse pierre seulement resistait encore a toutes sea 30 18 attaqnes, lorsqu'il la sentit s'ebranler ; cinq minutes apres, elle roula du cote oppose. La fraicheur de I'air exterieur penetra jusqii'a lui ; il vit que ce secours inespere qu'il avait re(;u venait du dehors, et, ne voulant pas perdre de temps, il se mit B en devoir de passer par I'etroite ouverture qui lui etait offerte d'une maniere si inattendiie. A moitie chemin, il rencontra un des ours qui faisait, de son cote, tous ses efforts pour pene- trer dans le cachot. II avait entendu le bruit que faisait le detenu a I'interieur de la prison, et, par I'instinct de destruc- 10 tion naturel aux animaux, il s'etait mis a le seconder de son mieux. Le condamne se trouvait entre deux chances : etre pendu ou devore ; la premiere etait sure, la seconde etait probable ; il choisit la seconde, qui lui rcussit. L'ours, intimide par la puis- 15 sance qu'exerce toujours I'homme, meme sur I'animal le plus feroce, le laissa fuir sans lui faire de mal. Le lendemain, le geolier, en entrant dans la prison, trouva une etrange substitution de personne ; l'ours etait couche sur la paille du prisonnier. 20 Le geolier s'enfuit sans prendre le temps de refermer la porte ; l'ours le suivit gravement, et, trouvant toutes les issues ouvertes, arriva jusqu'a la rue, et s'achemina tranquillement vers la place du marche aux herbes. On devine I'effet que produisit sur la foule marchande I'aspcct de ce nouvel amateur. 25 En un instant, la place se trouva vide, et bientot I'arrivant put choisir, parmi les fruits et les legumes etales, ceux qui etaient le plus a sa convenance. II ne s'en fit pas faute, et, au lieu d'employer son temps a regagner la montagne, ou personne ne I'aurait probablement empechc d'arriver, il se mit a faire f§te 30 de son mieiix aux poires et aux pommes, fruits pour lesquels. 19 comme chacun sait, cet animal a la plus grande predilection. Sa gourmandise le perdit. Deux raarechaux, dont la boutique donnait sur la place, aviserent un moyen de recooduire le fugitif a sa fosse. lis firent chauffer presque rouges deux grandes tenailles, et, s'ap- 5 prochant de chaque cote du maraudeur, au moment ou il etait le plus absorbe par I'attention qu'il portait a son repas, ils le pincerent vigoureusement chacun par una oreille. L'ours sentit du premier abord qu'il etait pris ; aussi, ne tenta-t-il aucune resistance, et suivit-il humblement ses con- 10 ducteurs, sans protester autrement que par quelques cris plain- tifs contra I'illegalite des moyens qu'on avait employes pour operer son arrestation. Cependant, comme on pensa qu'un pareil accident pourrait sa renouveler, et ne finirait peut-etre pas une seconde fois d'une 15 maniere aussi pacifique, le conseil de Berna decreta qu'on trans- porterait las ours hors da la villa, et qu'on leur batirait daux fosses dans les remparts. Ca sont ces deux fosses qu'ils habitent aujourd'hui, et dont la construction est venue reduira de moitie leur capital, car 20 ella couta trante milla francs ; at, pour se procurer cetta somme, il fallut qu'ils laissassent prendre una inscription de premiere hypotheque sur leur propriete. Aussitot qua j'eus consigne tons ces details sur mon album, nous nous remimes en route pour achever nos courses a I'entour 25 de Berne. Une magnifique allee d'arbres s'offrait a nous ; nous la suivimes comme le faisait tout le monde. Au bout d'une heure de marche, nous passames I'aau sur un bateau, et nous nous trouvames au Reichenbach, entre une joyeuse et bruyante guinguatte Suisse et le vieux et morna chateau de Rodolphe 30 d'Erlac ; I'liuc dous otfrait ud bon dejeuuer, I'autre ur grand souvenir ; la fuim prit le pas sur la poesie : nous entrames a la guinguette. Le chateau de Reiclienbach eut ensuitc notre visite. Une 5 tradition moitie historique, moitie poetique, comme toutes lea traditions suisses, s'y rattache. C'est la que le vieux Rodolplie d'Erlac se reposait de ses travaux guerriers, et passait les der- niers jours d'une vie si utile a sa patrie et si honoree de ses concitoyens. Un jour, son geudre Rudeuz vint le voir, comme 10 il avait I'habitude de le fairc ; une discussion s'engage entre le vieillard et le jeune liomme sur la dot que le premier devait payer au second. Rudenz s'emporte, saisit a la cheminee I'epee du valuqueiir de Laupen, frappe le vieillard qui expire sur le coup, et se sauve. Mais les deux cliiens de Rodolphe, qui 15 ctaient a I'attaclie de cliaque cote de la porte, brisent leur cbaine, poursuiveut le fugitif dans la montagne, et reviennent deux lieures apres couverts de sang ; on ne revit jamais Rudenz. Le jeune liomnie qui nous racouta cette anecdote revenait a 20 Berne ; il nous proposa de faire route avec lui ; nous accep- tames. Chemin faisant, nous lui dimes ce que nous avions dcja vu, et nous nous informaraes pres de lui s'ilne nous restait pas quelque chose ii voir. II se trouva que nous avions deja explore a pen pres toute la partie pittoresque de la ville ; cepeu- 25 dant, il nous proposa de faire un petit circuit et de rentrer a Berne par la tour de Goliath. La tour de Goliath est ainsi nommee, parce qu'elle sert de niche a une Rtatue colossale de saint Christophe. Comme cette denomination ne doit pas paraitre au lecteur ;;o boaucoup plus consctjuente qu'elle ne me parut am()i-mcme,je 21 vais lui expliqner incontinent quelle analogic exista entre 1« guerrier philisiin et le pacifique Israelite. Vers la fin du quinzieme siecle, un riche et religieux sei- gneur fit don a la cath^drale de Berne d'une somme' conside- rable qui devait etre employee a Tachat de vases sacres. Cette 5 disposition testamentaire s'executa religieusement, et un magni- fique saint-sacrement fut achete et renferm6 dans le tabernacle. Possesseurs de cette nouvelle richesse, les desservants de Teglise penserent aussitot aux raoyens de la mettre a I'abri de tout ac- cident. On ne pouvait placer une garde huraaine dans le sane- 10 tuaire ; on cliercha parmi la milice celeste quel etait le saint qui donnait le plus de garantie de vigilance et de devouement. Saint Christophe, qui avait porte Notre-Seigneur sur ses epaules, et dont la taille gigantesque constatait la force, obtint, apres une legere discussion, la preference sur saint Michel, que 15 Ton regardait comme trop jeune pour avoir la prudence neces- saire a Temploi dont on voulait I'honorer. On chargea le plus habile sculpteur de Berne de modeler la statue, que Ton devait placer pres de I'autel pour epouvanter les voleurs, comme on place un mannequin dans un champ de chenevis pour effrayer 20 les oiseaux. Sous ce rapport, lorsque I'oeuvre fut achevee, elle dut certainement reunir tous les suffrages, et saint Christophe lui-meme, si Dieu lui accorda la jouissance de voir du ciel le portrait qu*ou avait fait de lui sur la terre, dut etre fort emerveille du caractere guerroyant qu'avait pris, sous le 2^ ciseau createur de I'artiste, sa tranquille et pacifique per- Bonne. En effet, I'image sainte etait haute de vingt-deux pieds, portcant a la main une hallebarde, au cote une ep6e, et etait 22 peinte, de la tcte aux pieds, en rouge et en bleu, ce qui lui donnait une apparence tout a fait formidable. Ce fut done avec toutes ces chances de remplir fidelement sa mission, ct apres avoir entendu un long discours sur I'honneur 5 qui lui etait accorde, et sur les devoirs que cet honneur lui imposait, que le saint fut installe en grande pompe derriere le maitre-autel, qu'il depassait de toute la longueur du torse. Deux mois apres, le saint-sacrement etait vole. On device quelle rumeur cet accident causa dans la paroisse, 10 et la deconsideration qui en rejaillit tout naturellement sur le pauvre saint. Les plus exasperes disaient qu'il s'etait laisse corrompre ; les plus moderes, qu'il s'etait laisse intimider ; un troisieme parti, plus fanatique que les deux autres, deblaterait aussi contre lui sans menagement aucun ; c'etait le parti des 15 michelistes, qui, en minorite lors de la discussion, avait con- serve ?a rancune religieuse avec toute la fidelite d'une haine politique. Bref, a peine si une ou deux voix oserent prendre la defense du gardien fidele. II fut done ignominieusement exile du sanctuaire qu'il avait si mal defendu ; et, comme on 20 etait en guerre avec les Fribourgeois, on le chargea de proteger la tour de Lombach qui s'elevait bors de la ville, en avant de la porte de Fribourg. On lui tailla dans cette porte la niche qu'il habite encore de nos jours, on I'y pla^a comme un soldat dans une guerite, avec I'injonction d'etre plus vigilant cette fois 25 qu'il ne I'avait ete la premiere. Huit jours apres, la tour de Lombach etait prise. Cette conduite inouie changea la deconsideration en mepris ; le malheureux saint fut des lors regarde par les hommes les plus raisonnables non-seulement comme un lache, mais encore 30 comme un traitre, et debaptis6 d'un commun accord. On le 23 depouilla du nom respecte qu'il avait compromis, pour le flctrir d'un nom abominable ; on I'appela Goliath. En face de lui, et dans I'attitude de la menace, est une jolie petite statue de David tenant une fronde a la main. II. SCENES DE L'ENEANCE DE VICTOR HUGO EN ESPAGNE. Victor Hugo lui-meme a (lit, parlant de sa jeunesse, que . .Tout eufant encor, des vieillarda recueillis L'ecoutaient, racontant d'une bouche ravie Ses jours si peu nombreux et d6j^ si remplis. . . ct ce n'est pas tout a fait une vanterie de poete, s'il faut en 5 croire les recits que nous allons emprunter a I'histoire de sa vie racontee par celle qui en fut non-seulement le temoin, mais !a compagne, Madame Adele Hugo. Cette biographie, car e'en est une, bien qu'elle s'arrete fort en de^a de la mort du poete, cette biographie done, ecrite sous le toit, sous les yeux lo meme de celui qui en est le heros, n'est pas impartiale ; a certaines touches un peu libres, a certaines scenes trop risqu6es pour etre venues d'elles-memes au bout de la plume d'une femme, on pourrait meme soup^onner que Victor Hugo a par- fois pris place au bureau et continue la page inachevee. H faut 15 done se garder d'y chercher un portrait desinteresse de I'ecri- vain et de I'homme fait. Les pages consacrees a son enfance, 26 en revanche, desarment la critique ; de quelque main qu'elles proviennent, elles sont charmantes de verve et de naturel, et nous font aisement comprendre le respect attendri avec lequel Victor Hugo s'est toujoiirs reporte vers son passe le plus loin- 6 tain. Ce n'est pas qu'il y ait rien d'inoui dans le role qu'y joue le futur poete ; tout homme illustre qu'on soit appele a devenir on n'en commence pas moins par se rouler sur le plancher ; il regne, au contraire, dans ces chapitres, une retenue de bon gout qui eu rehausse le merite ; si les details en sont fort minu- 10 tieux, on n'y eleve pas au rang de prodige le moindre symptome de I'eveil de I'esprit, et il est pen de meres d'enfants demeures tres obscurs,qui sans fouiller profondement dans leur memoire n'en pussent tirer des traits d'une precocite tout aussi frappante. On y lit sans doute que ' lorsqu'on voulut apprendre a lire a 15 Victor, il se trouva qu'il le savait ; il avait appris tout seul, rien qu'a regarder les lettres,' et I'impression generale est celle d'un caractere prematurement refleclii, mais rien au dela ; au fait, il se derobe a notre attention, absorbe qu'il est dans les scenes tumultueuses de la vie de famille ; car ils etaient trois 20 gar9ons, Abel, I'aine, soldat plus tard comme son pere ; Eugene, le second, un enfant robuste, ' de ceux dont on dit : n'ayons pas d'inquietude, il nous enterrera tons, et dont la mort survenue au sortir de I'adolescence devait etre la premiere a rompre cette bonne camaraderie de freres ; Victor lui-meme, enfin, 25 ({ue nul pronostic do sa carriere a venir n'obligeait encore a prendre des poses ou a delaisser les bruyants ebats de ses aines. Tout cela demeurait avec la mere, excellent type de Fran^aise, tendre dans ses soins autant que decidee dans ses convic- tions ; tout cela nicbait, plutot, dans cette maison de I'impasse 30 des Feuillantines si sou vent decrite en vers et en prose, ou la 27 famille s'etait posee au retour d'une de ses lointaines expe- ditions ; maison comme il y en avait pen, comme il n'y en a plus a Paris ; ancien convent, clos par ses murs aux bruits du dehors, ombrage d'une allee de marronniers, entoure d'un jardin ou il y avait de tout, des fleurs, des fruits, des 5 ronces ; une vraie foret vierge d'enfants, avec ses coins et ses recoins ou s'amenageaient les surprises, oii, s'il le fallait, se repetaient les leQons. Ce n'est pourtant pas dans cette demeure agreste que s'elaboraient les scenes qui, au dire de V. Hugo, emerveillaient 'les vieillards recueillis.' Attaches lO par leur mere au foyer domestique les enfants etaient, d'au- tre part, entraines par leur pere dans le remous des grands evenements politiques qui remuaient I'Europe. Cette martiale figure du pere, 'vieux soldat,' vaut la peine qu'on s'y arrete, d'autant plus que le biographe a mis un 15 soin de predilection a nous la retracer. Non point qu'il existat des rapports bien intimes entre le general Hugo et son plus jeune fils ; ses longues absences, sa gravite con- tractee dans I'habitude du commandement et melangee d'un peu de rudesse militaire, tout cela n'invitait guere a I'aban- 20 don, et lui, de son cote, doit avoir envisage avec quelque surprise cet oiseau chanteur couve dans son nid de soldat. Detache plus tard de I'influence toute royaliste de sa mere et jete en plein courant d'idees liberales, V. Hugo comprit mieux son pere et semble avoir votiIu racheter par mainte 25 louange filiale I'indifference de sa jeunesse. Joseph-Leopold-Sigisbert Hugo, d'une famille de Lorraine, s'etait engage comme cadet en 1788, a I'age de quatorze ans. La Eevolution survenant, la promotion fut rapide ; au sortir de la guerre de Vendee, il etait aide-major et s'etait deja acquis 30 28 un renom d'homme de conseil aiitant que d'homme d'epee ; il s'en etait meme acquis un autre, moius avantageux dans ces temps de boucheries forcees, il passait pour humain ; ayant horreur du sang verse apres la bataille, il osa parfois demander 5 qu'on epargnat les femmes et les enfants, les prisonuiers meme. Cette moderation eut pu lui nuire ; il y gagna au contraire la main de sa femme, jeuue fiUe de Nantes, royaliste convaincue, qui fit grace aux opinions republicaines du jeune officier en faveur de sa reputation d'humanite. La Vendee soumise, 10 I'aide-major trouva de I'emploi dans I'armee du Rhin alors commandee par le general Moreau, puis fut envoye en garnison a Besan9on ou un troisieme fils lui naquit qui fut porte sur les registres de la mairie sous le nora devenu celebre de Victor- Marie Hugo. Le poete a resume lui-meme cet evenement en 15 vers vigoureux et terses : Ce si^cle avait deux ans : Rome remplafait Sparle ; Deja Napoleon perpait sous Bonaparte, Et du premier consul, trop g6ne par le droit, Le front de I'empereur brisait le masque etroit. 20 Alors dans Besanpon, vieille ville espagnole, Jet6 comme la graine au gre de I'air qui vole, Naquit d'un sang breton et lorrain a la fois, Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ; Si debile, qu'il fut, ainsi qu'une chim^re, 25 Abandonn6 de tons except^ de sa m^re. . . . Cet enfant que la vie eflapait de son livre, Et qui n'avait pas ra^me un lendemain a vivre, C'est moi . . . Ce qui, en langage moins poetique, veut dire qu'il etait 30 ne le 26 Fevrier 1802, alors que Bonaparte, impatienl 29 des limites que son titre legal de Premier Consul imposait encore a son ambition, se prcparait a Techanger eontre celui d'empereur, qii'il ne tiendrait que de son epee, et a transformer la Sparte fran^aise en Rome imperiale. L'epithete d'espagnole, accouplee a la ville de sa naissance, n'est la que pour la rime ; 5 ear Besan^on, ville toute fran^aise, ne se souvient guere d'avoir compte un jour entre les dependanees politiques de I'Espagne dont, du reste, tout la separe. Ce chetif enfant qui ne dut de vivre qu'aux soins Qui I'ont fait deux fois fils de sa m^re obstinee, 10 arrivait dans un moment ou la fortune du major Hugo semblait soufTrir un echec ; sa promotion se faisait attendre et ce n'etait pas un simple retard : la fameuse querelle entre Napoleon et Mo- reau etait survenue et le Premier Consul faisait peser sa rancune sur tout ce qui avait servi sous son infortune rival. Leopold 15 Hugo, compris dans cette mesquine vengeance, allait quitter I'ar- mee lorsque Josepli Bonaparte, qui counaissait son merite, ob- tint de son irascible frere qu'il lui cedat ce soldat dont lui. Na- poleon, ne voulait pas. Joseph avait besoin d'hommes de ce calibre. L'empereur venait precisement de lui donner la 20 couronne de Naples, sans plus de fa9ons, comme un maraudeur )asse a son complice un fruit derobe au verger du voisin. Or ses nouveaux sujets lui donnaient, comme on dit, du fil a retordre ' L'occupation violente avait fait lever dans les mon- tagnes des bandes d'hommes intrepides, moitie patriotes, moitie 25 brigands. Le principal chef de ces bandes etait Michel Pezza, surnomme Fra Diavolo, pour son habilete diabolique a echapper aux poursuites. Voleur de grands chemins et defenseur du sol natal, melangeant le droit et I'assassinat, Fra Diavolo personni- fiait ce type qui se retrouve dans tons les pays en proie a 30 30 I'etranger, le bandit legitime en lutte avec la conquete." H s'agissait de s'en emparer et c'est a cela que Joseph employa le major Hugo. Cette chasse au brigand fut pleine de peri- peties inattendues, ' sa montagne lui etait mieux connue qu'a 5 863 chasseurs ; il avait ses passages a lui ; on le voyait, on le touchait, on le tenait, soudain plus personne. Un joiir entre autres, pris entre un regiment de cavalerie legere et la colonne qui le traquait, il n'avait plus d'esperance. L'avant-garde du regiment rencontra une vingtaine de gardes nationaux tres 10 triomphants qui trainaient et insultaient un homme a mine humiliee et dont les mains etaient attachees derriere le dos. On leur demanda qui etait cet homme ; ils repondirent bruyamment que c'etait Fra Diavolo qu'ils avaient fait prisonnier et qu'ils conduisaient a Naples. La cavalerie voulut le leur prendre 15 pour le conduire elle-meme, mais les gardes nationaux defen- dirent energiquement leur prise, disant qu'il y avait une prime et qu'ils ne remettraient I'homme que contre les six mille ducats. La cavalerie trouva cela juste et les laissa passer. lis traverserent le regiment, injuriant et frappant leur bandit. 20 Quand ils furent hors de I'arriere-garde, ils entrerent dans une traverse qui conduisait a la cote. Soudain les derniers ranga de I'arriere-garde re^urent dans le dos une decharge de fusils, lis se retournerent et virent les gardes nationaux s'enfuir en riant avec leur prisonnier qui n'avait plus les mains liees. 25 L*arrestation etait une ruse de Fra Diavolo.* Les six mille ducats acheverent pourtant ce que la poursuite n'avait pu mener a bonne fin ; blesse, trahi et conduit a Salerne, le famcux bandit fut execute, non pas comme rebelle mais comme assassin. 30 ' Les derniers brigands tues ou disperses, la colonne revint. 31 Le roi ne fut pas ingrat envers le commandant de I'expedition : il le nomma colonel de Royal-Corse et gouverneur d'Avellino. Le premier soin du gouverneur fut d'ecrire a sa femme de venir le rejoindre. II y avait plus de deux ans qu'il etait separe d'elle et de ses enfants. Maintenant que Tltalie etait pacifiee, il allait 5 pouvoir etre mari et pere.' Victor Hugo, qui n'avait encore que cinq ans, passa done tout au long de I'ltalie ; il la vit, du reste, comme il avait deja vu la Corse et Tile d'Elbe, au travers de cette reveuse torpeur de Tenfance, qui engloutit les impressions et ne les rend que trouquees ou confondues. Ici et la seulement 10 une scene se fixait avec tenacite dans sa memoire ; il s'est tou- jours souvenu des cadavres de bandits, pendus aux arbres le long des routes pour effrayer les autres, et de sa premiere vision de Naples qui, dans sa mer, "leur fit TefFet d'avoir une robe blanche frangee de bleu." 13 Par malheur pour les enfauts eblouis de cette succession de scenes nouvelles et d'heures ensoleillees que I'etude n'assom- brissait pas, a peine fureut-ils arrives a Naples qu'un soudain revirement de la politique imperiale les en fit repartir. Napo- leon venait d'obtenir, par ruse ou par violence, c'est tout un, 20 I'abdication du roi d'Espagne en sa faveur, et d'offrir a son frere Joseph le royaume ainsi escamote. Une offre de I'em- pereur equivalait a un ordre et, d'ailleurs, I'appetit vient en mangeant ; la couronne de I'Espagne et des Indes paraissait a Joseph bien autrement precieuse que celle de son minuscule 25 royaume de Naples. Les Espagnols, de leur cote, n'entendaient pas de cette oreille ; en fait de roi ils ne tenaient guere a I'an- cien, assez pauvre sire, mais se refusaient obstinement a I'honneur que Napoleon voulait bien leur faire de leur en foumir un autre de sa propre fa9on. Us se souleverent, 30 32 proclamerent Ferdinand, fils du monarque depossede, roi en place de son pere, et firent de la souverainete de Joseph ime ingrate cliimere. Les Anglais s'en melerent, Joseph diit evacuer Madrid et il ne fallut rien moins que I'arrivee de Na- 5 polSon li la tete d'une armee pour reconquerir la capitale de ce rojiume qui ne voulait pas I'etre. On juge bien que Joseph n'avait pas laisse le colonel Hugo a Naples et que de rudes corvees lui echurent en partage. II eut, comme dans les Abruzzes, a faire la cliasse au bandit, a forcer j usque dans 10 leur uireces fiers montagnard castillans qui gardaient les defiles, s'abattaient sur les convois, massacraient les postes detaches et, ne pouvant faire la guerre en soldats, en rase campagne, la faisaient en brigands. A force de vigueur et, ajoutons-le, d'humanite, ayant reussi a retablir quelque ordre dans la 15 province d'Avila, le colonel fut appele a reduire celle de Guadalaxara, plus turbulente encore ; il est vrai qu'on pro- portionnait les honneurs aux fatigues : coup sur coup general, majordome du palais, commandeur des ordres royaux, comte et grand d'Espagne, il ne pouvait se plaindre du roi. Par contre, 20 Joseph le requit de faire venir sa famille a Madrid ; il s'agissait de faire comprendre aux plus sceptiques que les Fran^ais sntendaient bien garder leur conquete puisqu'ils en mettaieut leurs femmes et leurs enfants. Le general Hugo n'hesita pas et profitant du depart pour Paris de son jeune frere Louis, 25 lui aussi officier au service de Joseph, il le chargea de communi(iuer a Madame Hugo le desir du roi et le sien, mais ici, arrives au debut de ce voyage en Espagne qui devait laisser do si V ives impressions au souvenir du poete, nous allons donner la parole a Madame Adele Hugo. so ' Done, un matin d'automne, les enfants, qui dcjeunaient dans 33 ce moment-la, virent entrer, vivement et joyeusement, avec des broderjes sur tout I'habit et un grand sabre brillant qui hii trainait aux jambes, un homme grand et elegant de taille, qui ressemblait a leur pere et qui venait du pays du soleil. Ce sabre brillant, la male bienveillance du visage, le prestige qui envi- 5 ronnait alors tout ce qui etait militaire, leur fit de cet oncle une vision eblouissante. Victor Hugo, racoutant cette entree de son oncle dans la salle Ti manger, disait : — II nous fit Teffet de I'archange saint Michel dans un rayon.' ' Le lendemain, Eugene et Victor trouverent sur la table de K) leur chambre des livres neufs. Leur mere dit : — Voici un dictionnaire espagnol et une grammaire. Vous allez vous y mettre des aujourd'hui. II faut que vous sachiez I'espagnol dans trois mois. Es le parlaient apres six semaines et n'hesitaient plus que sur la prononciation.' 15 'Au commencement de 1811, on s'occupa serieusement du depart. Abel fut retire du lycee et les malles descendirent du grenier. La maison etait dans un beau desordre ; les enfants etaient sans cesse a ouvrir les tiroirs et les armoires et a mettre tout sens dessus dessous pour voir s'ils n'oubliaient rien, et ils 20 rapportaient a chaque instant des coins poudreux du grenier un tas d'objets indispensables, parfaitement inutiles.' ' Dans les premiers jours du printemps, madame Hugo fut prevenue qu'un convoi allait partir et qu'elle devait le prendre a Bayonne.' Toute la famille se mit en route dans une dili- 2^^ gence, enorme vehicule bourre jusqu'a en crever des clioses " indispensables" contre lesquelles madame Hugo avait en vain d^fendu ses malles. 'En arrivant a Bayonne, elle apprit que Tescorte qu'elle y attendait le lendemain, ne passerait que dans un moi8. II n'aurait eervi a rien de se plaindre, elle se mit 30 34 aussitot a chercher une mai8on ; elle en trouva ime qui avait de I'espace et de la vue, et la loua pour un mois.' ' Elle n'y etait pas depuis vingt-quatre heures que quelqu'ua se preseuta chez elle, et qu'elle vit entrer, couvert de breloqiies 5 et saluant jusqu'a terre, un melange du charlatan et du solliei- teur. C'etait tout simplement un directeur de theatre qui venait la prier de prendre une loge pour le temps de son sejour. Ne sachant comment refuser et ne sachant aussi comment elle occuperait un mois dans une ville ou elle ne connaissait per- 10 Sonne, madame Hugo consentit a prendre la loge pour un mois. ' La plus grande joie ne fut pas celle du directeur, ce fut celle des enfants. Un mois de spectacle ! tous les jours sans en manquer un ! lis ne voyaient pas la fin de leur bonheur. On ne leur avait pas, jusque la, prodigue le theatre. Leur mere 15 y allait tres peu et ils n'y allaient jamais sans elle ; cela n'arrivait guere plus d'une fois par an. Le soir meme, il y avait representation. Le diner eut tort. lis etaient au theatre que le lustre n'etait pas encore allume. Bientot I'orchestre exeeuta une ouverture qui leur parut ravissante et la toile de- 20 couvrit la scene. On jouait un melodrame : les Ridnes de Bahylone. C'etait tres beau. II y avait un bon Genie magnifi- quement costume en troubadour dont les apparitions etaient esperees avec anxiete ; mais son pourpoint abricot et la plume interminable de sa toque n'etaient rien a cote de la scene de la 25 trappe. La victime du tyran, pour eviter la mort, se refugiait' naturellemeot dans un souterrain ; elle y serait morte de faim et d'ennui, si le bon Genie n'etait venu de temps en temps lui apporter ;\ manger et causer un peu. Une fois qu'ils s'ou- bliaient dans les charmes d'une longue conversation, le Genie 30 apercevait le tyran qui venait a pas sourds vers la trappe \ 35 soulevee ; alors le troubadour, sautant rapidement sur la trappe, renfon9ait son protege d'un prodigieux coup sur la tete, et le tyran demeurait stupide devant Tescamotage de sa victime.* ' Heureusement que, le lendemain, on donnait la meme piece. Cette fois, les trois freres ne perdirent pas un mot du 5 dialogue et revinrent sachant les cinq actes par coeur. Le troisieme jour encore les Ruines de Bahylone; c'etait inutile ; ils en avaient une connaissance suffisante, et ils auraient autant aime autre chose. Us ecouterent cependant avec respect, et applaudirent a la scene de la trappe. Le quatrieme jour, 10 I'affiche n'ayant pas change, ils remarquerent que Tamoureuse parlait du nez. Le cinquieme, ils avouerent que la piece avait des longueurs ; le sixieme, ils manquerent la scene de la trappe parce qu'ils s'etaient endormis avant la fin du premier acte ; le septieme, ils obtinrent de leur mere de ue plus aller au 15 theatre.' ' Le mois approchait de sa fin et le convoi allait arriver, II fallut songer a repartir. Ce fut un nouveau demenagement a operer et une nouvelle lutte a souteuir contre une cargaison d'objets dont les trois freres s'etaient enrichis a Bayonne. La 20 diligence qui avait apporte madame Hugo a Bayonne fut remplacee par un immense carrosse rococo comme il n'y en avait deja plus que dans les gravures, ou tinrent a I'aise, avec les bagages, des provisions de toutes sortes, une caisse de vin, une enorme boite de fer battu a double couvercle pleine de 25 viandes cuites, et un lit de fer avec son matelas, car madame Hugo se defiait des lits espagnols.' ' Le general avait envoye au devant de sa femme et de ses enfants un de ses aides-de-camp, M. du Saillant. Celui-ci, ancien noble, avait un exces de courtoisie et une politesse 30 3() mauieree qui contrastaient avec la brutalite de I'emjire ; mais ce qui frappa les cnfants plus que sou amabilite, ce fut sa redingote, (jue la poussiere du chemin avait tellement poudree a blaoc que, lorsqu'il desccodit de cheval, ils crurent qu'il 5 avait neige. Et ensuite ses epaulettes : sa redingote, sous laquelle il avait son uniforme, les lui rebroussait sur sa poitrine, et ellcs y resterent quand il ota son pardessus pour montcr chez leur mere. lis virent bientot que tous les officiers les avaient ainsi ; leur houppelande les rejetaient en avant, elles 10 en prenaieut le pli et les epaulettes n'etaient jamais sur leurs epaules.' ' Madame Hugo n'etait pas seule a profiter du convoi. L'Espagne etait alors dans un tel etat d'efFervescence que per- sonne ne se hasardait a y voyager seul. Le nord surtout par 15 ou on y entrait de France, etait possede par les guerillas, qui n'avaient pas dans la Biscaye la moderation que le general Hugo en avait obtenue dans la vieille Castille. On citait des atrocites commiscs par les bandes de Mina et du Pastor, des actes de sauvagerie qui n'exceptaient ni le sexe ni I'age ; les 20 insurges ne se contentaient pas de tuer les femmes et les en- fants, ils les torturaient ; ils les brulaient vifs. La peur et la haine devaient sans doute grossir la verite, mais le fait est que la hitte etait feroee, et des deux parts/ *0n cou9oit que ceux qui avaient a voyager en Espagne 25 s'empressassent de saisir les occasions d'y aller en nombre. Quand le tresor arriva a Irun, il fut assailli par une nuee de voitures ; Victor en compta plus de trois cents. Mais a force d'etre nombreux, on I'etait trop, I'escorte du tresor qui avait deja et avant tout le tresor a garder, ne suffisait pas a une si ;ju graude file. Ou fut d'autant plus impitoyable que, le mois 37 precedent, un coDvoi avait ete pill6 et massacre a Salinas. Ce massacre attribue precisement au trop long developpenient de la ligne, avait fait une impression qui n'etait pas pres de s'effacer. Le convoi refusa done de se surcharger et renvoya les deux tiers des voitures.' G * L'escorte etait formee de quinze cents fantassins, de cinq cents chevaux et de quatre canons. Deux canons etaient a Tavant-garde, et les deux autres derriere le tresor. C'etait, parmi les voyageurs, a qui serait le plus pres possible du tresor, afin d'etre protege avec lui et d'avoir pour compagnous de route ces deux braves canons toujours prets a ouvrir leur grande 10 bouche pour defendre leurs voisins. Chacun voulait etre avant les autres ; Tordre de la marche commen poussaient des cris dechirants ; quelques-uns se jetaient devant la lave, a plat ventre, comme pour s'en laisser couvrir, mais par sa chaleur insupportable, avant de les atteindre, le feu les relevait, les rejetait plus loin et consommait leur ruine en leur refusant la mort. 15 Mais un peu plus haut, dans la meme eruption, j'ai vu quel- que chose de plus beau que cette inondation incendiaire. J'en ai deja parle ailleurs, mais je suis force de me repeter pour etre aussi complet que possible. Si done quelque lecteur retrou- ve, par hasard, cette description egaree dans ses souvenirs, il ne 2<^ m'en voudra pas. Nous sommes au-dessus de San Sebastiano sur la pente occi- dentale du Vesuve. Un guide nous ofFre de nous couduire un ou deux milles plus loin, cent pieds plus haut; nous avons vu le fleuve et le torrent, il nous promet une cataracte. 25 Nous allumons deux torches et nous partons. Nous escaladons d'abord, deux jeunes femmes et moi, un sentier presque per- pendiculaire dans les broussailles. II faut se retenir aux tiges pour avancer et les ecarter pour se frayer un passage. Au haut du sentier s'ouvre une ravine ; sans la torche, secouee a temps, 30 nous y tombions tous. Nous courons a travers champs, sans V5 pitie pour les haricots du pays. Nous longeons le fleuve de lave dans un chemin etroit pour un, comme dit Nadaud, mais non large pour deux, au bord du gouffre. Un faux pas nous eut fait rouler dans le feu. Nous traversons des defiles, des che- mins creuses, bosseles, tordus, rocailleux, par une nuit noire, 5 pendant une heure. Nous sommes trois, a la merci de deux eclaireurs qui nous ont deja ran^onnes et qui sont precedes de plasieurs coquins hideusement pittoresques. Eh bien ! nos deux jeunes femmes marchent bravement, sans hesitation, avec une ardeur presque fievreuse. Elles ne sont point anglaises cepen- 10 dant, elles n'iraient point a pied dans les rues de Naples. Elles craignent les araignees et la jettature, elles regardent sous Icur lit avant de se coucher. Mais I'ivresse du feu les emporte. Enfin nous arrivons au bord d'un fosse. Je demande au plus jeune de nos guides ce que c'est, il me repond : " C*est la 15 fosse de Farellone." L'autre le reprend et I'appelle imbecile. " C'est la fosse de Pharaon, lui dit-il, etse tournant vers moi, il ajoiite : " De Pharaon, Excellence, I'empereur romain ! " Nous sommes sur un plateau ; a nos pieds, a gauche, court la riviere de lave, rouge comme un brasier ardent : elle bouil- 20 lonne. Sur l'autre rive, une grande masse noire cache un foyer d'ou la fumee sort en tourbillons : on dirait des flammes qui pou^roient. Devant nous, au dela du fosse, la catarac- te. Comment decrire cela maintenant ? Vous avez vu s'ebouler les maisons qui obstruaient les abords du Louvre ? 25 Vous avez vu rouler I'avalanche du haut des Alpes ? Vous avez vu le Rhin se precipiter a Lauffen dans un gouffre ecumant ? Eh bien ! resumez en un tableau toutes ces images, rcunissez, confondez devant vous la cascade, I'avalanche, Teboulement et faites-en un immense incendie. Le flanc du Vesuve, rouge 30 T) (lu haut en bas, dans la nuit, est un seul eclaii*. Des quartiera de rocs embrases bondissent, eclatent et ere vent. En face de nous, des vagues amoncelees, vomies par le cratere invisible se dressent a chaque instant et, d'une hauteur de cent pieds, 5 retombent dans la fosse, entrainant, balayant tout. Un buisson est emporte par le torrent ; son feu palit dans les flots de lave. La-liaut, d'autres arbres s'allument, d'enormes chataigniers, a ce qu'on nous dit : ils dessinent leurs squelettes enflammes en Incurs blanches. Toutes les nuances du feu diaprent cette nuit 10 d'horreur. Des grenats s'egrenent dans la fosse, des rubis etincel- lent dans le torrent, des charbons ardents roulent sur le flanc du raont, des draperies de pourpre flottent sur d'autres cimes, des eclairs permanents embrasent les tenebres, des trainees de sang ruissellent a nos pieds. Un mamelon qui surplombe la-haut, 15 envahi peu a peu par la houle, redresse un instant sa base vers le ciel et retombe broye ; nous reculons tons d'epouvante et d'admiration. Cette fois, ce n'est plus un torrent deborde, c'est la montagne en feu qui croule. Encore une reminiscence et j'arrive a la derniere eruption. 20 En 1855 et en 1858, nous avons de beaux tableaux, mais non le spectacle effrayant des catastrophes precedentes. Le feu, je vous I'ai dit, ne jaillissait pas du grand cone en colonne rouge montant jusqu'a six mille pieds dans Fair et crachant des pierres, des fusees, des quartiers de roches avec un bruit de 25 tempete et de bombardement. Je n'ai vu eel a de pres qu'en 1850. Je me trouvai alors a I'ermitage avec une bande d'Alle- mands, dont un Polonais, qui gofitait fort le lacryma Christi de Termite. 11 annon9a qu'il irait en boire une bouteille dans 30 la gueule du volcan, et nous pria de lui preparer le cliemin. 77 Nous cntrames dans la vallee, et iioii contents d'avoir vii 1« nouveau goufFre qui s'etait forme entre les deux moutagnes, nous voulumes aller attendre le Polonais au bord du grand cratere, qui flambait et tonnait au-dessus de nous. Notre guide s'y opposa, nous le trouvames ridicule. Ce n'etait pas du con- 5 rage, c'etait, je vous I'ai dit, I'ivresse du feu. Un gendarme nous barra le chemin avec sa baionnette, mais barrez done un chemin qui a un mille de largeur. D'ailleurs son fusil ne nous effrayait point : il ne pouvait raisonnablement nous tuer pour nous sauver la vie. " Mais ily adu danger, fit le guide. — Dis 10 que tu veux une piastre de plus, tu I'auras, grand lache ! '* Et nous voila partis. Au bout de fpelques pas, nous rencontrons un brancard, c'est un Anglais, qu'on ramene. II a voulu tenter Tassaut et une pierre Itii a cass-e le bras. " Qu'est-ce que je vousdisais?" 15 reprend le guide. Nous lui donnons raison, mais cette raison ne lui suffit pas. II reclame sa piastre. Pour tout concilier, nous allons nous asseoir au milieu du cone, sur la cendre, entre les deux crateres ; nous pouvons lever nos yeux vers I'un ou les plonger dans I'autre, a notre choix. 20 A deux pas de nous, un ruisseau de lave descend dans le goufFre, et ce goufFre, ouvert depuis la veille, est une vraie mer qui se perd a I'horizon dans des nuages de fumee : une mer liquide qui tourbillonne et mugit, brisant contre des ecueils amonceles ses vagues de flammes, entre-choquant ses flots qui jaillissent brises 25 dans I'air et qui retombent, ecume de feu, sur de hauts rochers qu'ils allument. — Et en menie temps sur nos tetes, le grand cratere vomit du feu, du soufre, des flocons de lave, des boulets rouges, des bombes qui pesent trois quintaux. — Je vous ai montre un incendie qui marche, une montagne qui croule ; '-id 78 figurez-vous maintenant le volcan qui eclate et saute, mine par un assiegeant souterrain ; figurez-vous un combat de titans, rembrasement de Sodome, ou plutotSodome foudroyant le ciel Le Vesuve entier s'ebranle, un tremblement de terra secouc la 5 croute de cendre sur laquelle nous sommes assis, nous enten- dons sous nos pieds le marteau du cyclope et autour de nous quelque chose comme un rugissement de houle, un roulement entrecoupe d'cclats, un grondement de tonnerre qui a dure huit jours ! 10 Cependant le Polonais, malgre guides et gendarmes, avait escalade le cone avec sa bouteille de lacryma Christi. II avait devance toute sa troupe et gravi des escarpements, qui auraient fait peur a un muletier de Schwytz. H atteignit ainsi le som- met du volcan ; alors il se retourna pour nargiier les prudents 15 qui le suivaient en se tenant sur leurs gardes. II brandit sa bouteille et tomba comme foudroye. line bombe lui avait broye la jambe. Ce mot de bombe quej'emploie souvent ici n'est pas une figure, c'est le mot consacre a Naples ; la bombe est une pierre euorme, dure et lourde comme le granit. Un flocon de 20 lave est tombe un jour sur mon chapeau et n'a guere fait que de le bruler au bord. Mais une bombe vous ecrase. Le Polonais etait coucbe sur les cendres du cratere, et une grele de pierres ardentes pleuvait autour de lui. Un de ses amis, qui I'avait vu tomber, se hata de le rejoindre. IH'attei- 25 gnit et a travers le feu, le transporta derriere un rocher de lave ; puis il se couclia sur lui pour I'abriter, et tacha de bander la plaie. Le reste de la troupe s'ctait sauve jusqu*a I'ermitage et jusqu'a Resine pour chercher du secours. Mais I'ermitage etait a une lieue de la, Resine a deux lieues. Les 30 deux amis resterent seuls, sur la pointe du volcan, dans la nuit, 79 sous le feu, sous les bombes. Tous les vetemeiits qu'ils avaient sur eux ne suffirent point pour sauver le moribond, qui ex- pirait, extenue par le sang perdu. Son ami ne le quitta point cependant ; il voulut disputer ce corps sans vie au cratere qui I'avait tuc. Seul, epuise lui-meme, il ne pouvait descendre ce 5 fardeau sanglant dans la vallee, sur des pentes roides et des eponges de fer. II resta couche sur le mort pendant plusieurs h cures. Je n'invente rien, le fait s'est passe comme je le dis, a cent pieds au-dessus de ma tete ; il m'a ete raconte le lendemain par 10 tous les guides et par un Allemand de la bande. Or cet Alle- mand, I'un de ceux qui etaient alles cherclier des secours, n'a pu mentir pour se faire honneur. Durant cette nuit solitaire, autour de cet homme de bien, abri vivant d'un mort, le Vesuve a vomi de quoi bombarder une 15 ville. Patient et immobile, I'heroique ami n'en est pas moins reste la, ne pouvant crier, car sa voix etait etouffee par le ton- nerre et afFrontant mille morts pour sauver un cadavre, avec une obstination de devouement qui n'etait certes pas livresse du feu. Quand on pent citer de pareils traits, on n'en con- 20 clut certes pas que I'liomme soit un Dieu, mais on se console un pen de n'etre qu'un homme. ])e pareils accidents sont rares heureusement, et ils chatient ordinairement des imprudences. Dans I'eruption du mois der- nier, on n'a compte qu'une victime, un pauvre guide, qui s'etait 05 trop approche des bouches a feu. En 1858, un Anglais se precipite dans la fosse de Pharaon ; mais ce fut peut-etre un suicide. On compte ce genre de malheurs qui n*arrivent guere aux hommes fiauteleux. Les eruptions n'eclatent que rarement tout a coup ; dies s'annoncent par des menaces qui laissent aux locataires et 30 80 aux voisins du Vesuve le temps de prendre leurs precautions. Les puits se dessechent et le sol tremble aux environs de la montagne. H est vrai que ces pronostics ne sont pas infailli- bles, et que le cratere ouvre quelquefois le feu sans tirer d'abord 5 un coup de canon d'avertissement ; mais il ne bombarde guere que &on cone. Quant a la riviere de lave, elle a du chemin a faire avant d'atteindre les terres cultivees et les maisons ; elle marclie d'ailleurs si lentement, qu'elle ne prend personne a I'improviste. Ainsi les eruptions, par elles-memes, sont plus ruineuses que meurtrieres, et le paysan qui dort au pied de la 10 montagne serait bien beureux s'il craignait pour sa vigne aussi peu que pour sa peau. Par malheur ces beaux spectacles, que je vous ai decrits fort incompletement, sont souvent aceompagncs de tremblements de terre. Les secousses ebranlent toutes les pentes du Vesuve 15 jusqu'a la mer, et detruisent quel([uefois d'un seul coup des villes florissantes, dont elles balayent au loin les populations. II nous reste a voir le plus recent de ces terribles desastres. Nous allons done, si vous le voulez bien, degringoler du cone que je vous ai fait si peniblement gravir. II faut une heure 20 au moins pour y monter, dix minutes au plus pour en descen- dre. On n'a qu'a se laisser dcvaler sur la pente sablonneuse el a bien tenir son corps en arriere, de peur que le poids de la tele ne vous fasse culbuter dangereusement. A chaque pas vous glissez de vingt pieds si vous le voulez, sur cette cendre qui 5>5 s'eboule avec vous et sans vcus porter, vous entraine. Vous surnagez ainsi sur un Niagara de poussiere, rarement debout, presque toujours assis ou couche sur le dos, quand vous ne rou- lez pas de cote comme les paillasses de la foire. Je ne vous 30 conseille pas d'avoir sur vous des objets et des muscles fragiles, 81 car on rencontre beaucoup de pierres cachees dans ce sable ou VOU3 cascadez si bravement ; plus d'un, je vous en avertis, y a lajsse un membre ou deux qui lui out manque toute sa vie. Enfin, sans accidents, je I'espere, nous arrivons au pied du cone. Nous commen^ons par oter et par vider nos bottes, ou 3 toute une collection de mineralogie s'est insinuee frauduleuse- ment ; puis nous remontons sur nos chevaux, bonnes vieilles betes qui feraient mauvaise figure au bois de Boulogne, mais qui marchent hardiment sur les scories et se frayent, sans tre- bucber, a travers les rochers, des sentiers ou vous n'iriez pas ^^ sur vos deux pieds. Au bout d'une heure, vous etes a Resine, et de Resine a Torre del Greco dans un temps de galop. C'etait il y a quelques mois, la ville la plus propre, la mieux peuplee de la province de Naples ; elle fabriquait des coraux, dont elle fournissait I'univers. Vingt mille ames environ y l^> vivaient tranquillement au pied du terrible voisin qui avait deja detruit plusieurs fois leur commune. Sans remonter a plus d'un siecle en arriere, le 21 avril 1737, " un courant de lave, dit le president de Brosses, qui ecrivit le fait deux ans apres, vint aboutir a Torre del Greco, heurta la muraille du convent 20 des carmes qu'il eut bientot renversee, entra dans la sacristie et dans le refectoire, ou il ne fit qu'un fort leger repas de tout ce qui s'y trouva ; de la, il traversa le grand chemin et vint s'arreter sur le bord de la mer a six heures du soir." Un demi siecle apres, en 1794, I'eruption fut terrible. La 25 riviere de lave, large de quinze cents pieds, haute de quatorze, courut trois milles et demi, puis s'avan^a six cents pieds dans la mer. L*ambassadeur anglais. Sir William Hamilton, monta dans une barque, le troisieme jour de I'eruption, pour voir cette muraille ardente ; a trois cents pieds a la ronde, la lave faisait 3(1 S2 fumer et bouillonner I'eau, qui raontait k ime hauteur etrauge, sur un point surtout, ou se rencontraient deux courants. Jus- quTi deux milles de la, les poissons perirent, meme les fruits de mer ( on nomme ainsi les coquillages) . William Hamilton 5 dut regagner la rive en toute hate, car sa barque prenait I'eau de tons cotes. Le goudron avait fondu dans la mer bouil- lante. La cendre que vomit le cratere, en cette annee malheureuse, flit si epai^se, qu'une seule branche d'un figuier en porta trente- 10 et-une onces, et la branche n'en pesait que cinq. Je ne vous ai rien dit encore de ces eruptions de cendres. Elles accompa- gnent souvent les autres, et sont quelquefois plus terribles ; ce fut la cendre du volcan qui couvrit Pompei. Je vous en repar- lerai sans doute im jour, si nous allons ensemble visiter cette 15 ville morte. Je me contente pour aujourd'hui de vous rappeler que la poussiere du Vesuve fut plus d'une fois poussee par le vent jusqu'a Rome et meme jusqu'en Egypte, si Dion Cassius n'est pas un affi-eux raenteur. — En tout cas, I'eruption du mois dernier, a convert toutes les campagnes environn antes et sable 20 Naples d'une poudre noire et rousse qui, melee a I'eau de pluie, crottait nos chapeaux d'une boue tombant du ciel. Cela dit, retournons en 1794. La lave de cette annee des- cendit sur Resine, puis se detourna si vite et si brusquement sur Torre del Greco, que la population eut a peine le temps de 25 se sauver. Quinze retardataires, faibles et vieux, perirent. Un moine sauva la vie a sept vieilles nonnes qui ne voulaient pas quitter leur convent. L'une d'elles, agee de quatre-vingt-dix ans, se chaufFait les mains a la lave, qui courait sous sa fene- tre, et trouvait cela charmant. II fallut presque les CDimener 30 de force : elles demandaient des dispenses du pape, et crai- 83 gnaient moins le Vesuve que I'enfer. On leur dit d'apporter ce qu'elles avaient de precieux, elles laisserent leur argent et prirent avec elles des sucreries. On vit des choses curieuses dans ce desastre : un filou s'insi- nue dans une maison enveloppee par la lave pour voler un 5 cochon. C'est Sir William Hamilton qui raconte la scene. Poursuivi par le proprietaire de la bete noire, le voleur alia se cacher derriere I'ambassadeur d'Angleterre, et tourna long- temps autour de lui, le cochon dans ses bras, pour echapper a I'homme vole, qui tournait egalement de I'autre cote de Sir 10 William. Jamais diplomate, je crois, ne s'etait trouve dans une situation pareille. Apres I'eruption, les Torresi (habitants de la Torre) re- batirent tout tranquillement leur ville au-dessus de la lave. Les anciennes maisons engloiities devinrent les caves des nou- 15 velles ; on elargit les fenetres superieures, on en fit des portes, et au bout de quelques mois, on n'y pensait plus. Les Torresi vecurent encore soixante-sept ans, sans la moindre peur, sur ce plateau de scories. Mais tout a coup, le 8 decembre dernier, une forte secousse 20 de trerablement de terre les reveilla brusquement de cette secu- rite. Et aussitot, avec d'epouvantables detonations, a un millc au-dessus de la ville, quatre ou cinq bouches s'ouvrirent brus- quement, lan^ant des pierres et des bombes, vomissant des cendres et des flammes, et dardant 9a et la des eclairs bleus. 25 Vous pouvez vous figurer I'epouvante. Aussitot la population, effaree, eperdue, quitta la ville en se sauvant vers Resine et jusqu'a Naples. La grande route fut peuplee de families dis- persees qui hurlaient et se roulaient sur la terre avec ces ex- plosions et des convulsions de douleur qui eclatent toujours au 30 84 premier moment dans ce pays. Les enfants cliercliaient leurs mores, les femmcs s'an-acliaient les cheveux, appelant a grands cris les hommes de la maison, les vieillards oublies gemissaient a Tarrierc garde ; les voitures, deja cliargees d'objets precieux, 5 roulaient au galop dans cette foule ; les trains de chemin dc fer ne suffisaient point pour emmener les fuyards. Pendant plu- sieurs jours, ce fut un immense demenagement. Je n'ai pas besoin d'insister sur la description ; representez-vous ce fait : vingt mille ames en deroute. 10 Cependant la premiere secousse n'avait fait qu'ebranler la ville ; il y en eut d'autres qui I'aclieverent. Quelques savants nient les secousses ou dii moins leur effet desastreux ; ils attri- buent ce gi*and mallieur a un exliaussement du sol et a une sorte de dislocation souterraine. Les laves qui scrvaient de base a la 1^ ville se sont disjointes, ouvrant partout les crevasses et ecar- telant les maisons. J'ignore ce qu'il en est, j'ai vu seulement un tableau d'une tristesse poignante. J'ai parcouru des rues mornes, que j'avais vues autrefois, pleines de vie, de travail et de gaiete. Les paves disjoints ouvraient entre eiix de larges 20 fentes ; sur la grande place une sorte de pnits s'etait creuse tout a coup, au fond duquel apparaissaient des blocs de lave, et meme, Ti ce qu'on ra'a dit (mais je n'ai pu le voir) le pave de I'ancienne ville. Les maisons etaient presque toutes lezardees, ouvertes 9a et la du hauten bas, les balcons arraches des murs, 25 et suspendus sur la rue, les plancliers effondres dans les caves, peut-etre dans les maisons anciennes, qui s'ouvraient comme de larges fosses dont on ne sondait pas le fond. Ailleurs, les facades memes avaient croule, laissant voir les murs interieurs oil des tableaux oublies pendaient encore, je reconnus une copie 30 de la Venus du Titien. Sur beaucoup de balcons, je vis des S5 plantes abandonnees dans leurs pots qu'on n'osait aller prendre ; elles fleurissaient dans ces ruines et ne demandaient qu'un peu de soleil. L*entree de certaines rues etait prohibee, de nouvel- Ics maisons s'affaissaient cliaque jour et auraient pu tuer les passants. Et au milieu de tout cela, le desert, le silence, pas 5 un vestige de la vie d'autrefois, pas une batisse habitee, pas une boutique ouverte, un abandon cruel et fatal, quelques curieux, quelques pretres, des pauvres qui marcliaient triste- nient, une vieille femme qui pleurait son beau pays, et un mar- cliand de pommes qui vendait pliilosophiquement des fruits sur la 10 place. C'est le seul habitant que j'aie retrouve a son poste. II n'avait point quitte le taudis ou il dormait : " Tu n'as pas peur? lui demandai-je. — Ah, bah ! je suis ne ici, j'y peux bien mourir." Voila ce qui m'a frappe le plus; la solitude et le silence. 15 Les curieux et les savants ont admire d'autres phenomenes dont on a beaucoup parle, particuliereraent I'apparition de mofettes (emanations de gaz) sur presque tout le littoral entre Torre del Greco et Resine. Une de ces mofettes s'est manifestee dans une petite eglise de ce dernier village et a re- 20 pandu une odeur si forte que les fideles n'out pu s'y tenir a genoux. Plus pres de Torre, des chiens, des chats, des pores, on dit meme une vache, ont ete asphyxies par ces exhalaisons malsaines. Maintenant encore, il se repand dans toute laville detruite une puanteur insupportable ; les voyageurs qui viennent 25 de Castellamare ou de Vietri et qui ne s'arretent qu'une minute ou deux a la station pestiferee, en sont incommodes si fort qu'on hate le depart du train. Pauvre ville tuee ! C'est comme 1ft puanteur de son cadavre. Les savants admiraient encore les particularites des pierres 3(( 86 younes par cette eruption. Us causaient entre eux fer et plomb, soufre et muriate ; ils notaient les di verses especes de chaux dont les artisans de Naples font des tabatieres, desbroches, des pendants d'oreilles ou des presse-papiers ; I'idocrase qui se taille 5 de mille manieres, la sodalithe, la mainonite, qu'on a poetique- ment nommee jacinthe de Somma, lasarcolithe, qui travaillee, forme un rubis rose de chair, la breislatate, la humboldtilithe, et toutes les lithes possibles, precedees d'un nom de savant. Avec tous les materiauxqu'il jette pour ruiner les laboureurs, le 10 Vesuve enrichit dii moins les dictionnaires de mineralogie. D'autres s'etonnaient et s'affligeaient du deluge de cendres. Et en effet, elles sortaient en tourbillons. non-seulement des nou- velles bouches, mais encore du nouveau cratere. Je vous ai dit qu'elles venaient jusqu'a Naples, mais elles couvraient surtout 15 lescampagnes et la mer d'un epais nuage noir. Lecheraiu de fer se ralentissait en traversant ce brouillard palpable ; un vapeur qui venait de Palerme fut oblige de s'arreter a la hauteur de Capri ; le pilote ne pouvait plus gouverner. — On craiguait que ces vapeurs ne fissent du mal aux terres ; mais les savants ont 20 predit qu'elles ne bruleraient que les cimes tendres et les fleurs. lis assurent qu'apres I'eruption de 1794, les vignes don- nerent tant de raisin qu'on ne sut ou le mettre, et Ton ne prit les vendanges qu'a moitie, faute de recipients. Ce pheno- mene, plus d'une fois observe, rassure les vignerons pauvres. 25 D'ailleurs toutes les pentes du A^esuve sont d'une richesse in- croyable. Plus on se rapprochc du cone, plus les fruits et les raisins sont exquis. A Somma surtout, exposees au nord, les figues gardent leur vigueur jusqu'au mois de novembre. D'autres allaient examiner la petite riviere de lave qui, apres 30 etre descendue droit sur la ville, s'etait arretee a sept cents 87 palmes des maisons. Un des deux bras de cette riviere marchait vers la villa du cardinal Riario Sforza mais elle ne I'atteignit point ; encore un miracle. Nous en apprendrons bien d'autres tout a riieure. Ces ruisseaux ne ressemblaient en rien aux torrents que j'ai decrits ; ils n'avaient pas, comme ceux de 5 1822, quinze pieds de haut et un mille de large. Rien ne rap- pelait du reste les conflagrations de 1858, de 1855, de 1850 encore moins celles de 1834 et de 1822. Le cratere superieur (eteint ou du moins tranquilledepuislongtemps) vomissait bien des cendres qui ressemblaient, la nuit, a, la fumee d'un incen- 10 die, mais ce n'etait point ces enormes panaches, ces colonnes hautes de trois mille metres, et s'evasant au sommet en pins- parasols, ces spectacles merveilleux que les vieux de la Torre avaient vus dans leur jeunesse. Que devaient done etre les eruptions des autres siecles ; celle de 1631, par exemple, qui, 15 au dire de I'abbe Braccini, fit trois mille morts, d'autres disent dix mille. Le volcan s'etait tu depuis longtemps, le cratere etait comble, des arbres poussaient sur le cone. Au fond du goufFre, dont la circonference etait de cinq milles, et d'ou jail- lissaient trois sources d'eau chaude, paissaient tranquillement 20 les bestiaux de la montagne : representez-vous le desastre, quand ces paturages eclaterent, souleves et lances au ciel par un embrasement sou terrain ! Et que dire de Teruption de 79, celle qui engloutit a la fois Strabies, Pompei, Herculanum et d'autres villages dont on a 25 oublie les noms, et qui nous est decrite si tragiquement dans une lettre de Pline ! Avant cette catastrophe, on ignorait que le Vesuve fut un volcan, ou du moins on n'en parlait que comme d'une vieille tradition ou d'un conte de nourrice. Du temps d'Auguste, le sommet, beaucoup moins eleve qu'il ne Test 30 88 maintenant, etait convert de vignes et traverse par ime cavenie. Quatre-vingt-quatre gladiateurs de Spartacus y penetrerent im jour pour echapper au preteur Claudius, qui les tenait bloques sur la montagne. Us passerent ainsi sous I'armee romaine, et 5 ressortant par rextremite de la caverne, ils mirent le preteur en fuite et sauverent leur maitre Spartacus. Quelques annees apres, eclata I'eruption de Pline. Ce fut un cataclysme epouvantable qui brula tout, couvrit des villes en- core ensevelies, asphyxia des populations, dont on retrouve ^^ encore les ossements et les cadavres pulverises. 11 enveloppa jusqu'a Misene le golfe et le pays entier dans une obscurite si- nistre. Ce n'etait pas seulement un jet de lave, une pluie de cendres ; c'etaient des tourbillons de tenebres d'oi^i pleuvaient de I'eau bouillante et du feu. 1-") Je vous demande pardon de rappeler ces souvenirs deja si vieux ; il est impossible de ne point penser aux mines passees au milieu de mines rccentes. Ce terrible et implacable enne- mi des environs de Naples a raille fac^ons de tuer les gens et de detruire les villes ; Torre del Greco en est un exemple frappant. 20 Depuis 1731, elle a ete frappee sept on liuit fois par le feu : en fouillant profondement sous le sol, on y trouve des debris de villas romaines ; plus haut, plusieurs couches de mines super- posees. Les laves qui les ont faites et couvertes tremblent sans cesse aux secousses et aux eruptions duvolcan. Cette fois, 25 sur la marine, le sol s'est exhausse d'un metre douze centime- tres et ce n'est pas le phenomene le moins etrange a observer. La mer s'est retiree d'autant, comme a Pouzzoles. Cet exhaus- sement du sol a commence le desastre ; on craint maintenant un affaissement qui I'achevera. Aussi est-il dcfendu aux habi- 30 tants de relever leurs maisons abattues. 89 Les curieux admiraient encore le bouillonnement de la mer, meme a deux cents palmes du rivage. Sur deux ou trois points, et dans la meme direction, I'eau gargouillait a la surfa- ce comme gonflee par un souffle ou chauffee par un feu souter- raiu. On remarquait enfin Tabondance extraordinaire d'une 5 source dont le volume d'eau decuple changeait en torrent une petite rue. Toutes ces curiosites me gataient le spectacle ; elles attiraient trop de monde. J'aimais mieux la grand'place cre- vassee, depeuplee, descendant vers la mer entre deux files de maisons en ruines, et cette vieille femme qui marchait seule, 10 tout en larmes, en criant a plusieurs reprises : " O mon beau pays ! " Et cependant, j'ai du sourire, en cet endroit desole, aux pa- roles de mon guide. II me montrait I'eglise intacte et me racontait les causes de I'eruption. Le pauvreliomme en parlait 15 avec plus d'assurance que n'ont fait les savants de I'observa- toire. II avait la foi que la science nous ote — pour nous la rendre apres, grace a Dieu ! H me dit que le dimanche de la catastrophe, pendant le pre- che, des jeunes gens entrerent dans I'eglise avec une echarpe 20 tricolore et qu'ils voulurent en decorer la madone. Le cure s'ecria que c'etait une profanation : " Mettez-moi I'echarpe, dit-il, si vous voulez, mais ne toucliez pas a la Sainte Vierge. — '^EUe est de bois, repondirent les sacrileges. — " Elle est de bourre et vous tuera." 25 Les jeunes gens ne voulurent point ecoutcr le pretre, qui dut les laisser faire pour n'etre point massacre. Je parle toujours d' apres mon guide. Aussitot eclate le tremblement de terre, et la foule eperdue sortit de I'eglise avec le cure, qui murmu- rait : " Je vous I'avais bien dit ! " 30 90 J'ai appris depuis, qu'il u'y avait pas ua seul mot vrai dans toute cette histoire. Je ne sais commeut elle s'est repandue, je saia que le cure lui-meme I'a dementie, mais les gens de Torre del Greco la croient tous : " fitais-tu dans Teglise, demandai-je 5 a Tun d'eux? — " Sans aucun doute. — " As-tu vu le fait? — " Je n'ai rien vu du tout. — " Comment done le sais-tu? — " Farce qu'on me I'a raconte. 10 — '• Qui te I'a raconte ? — '• Nicole. — " Nicole etait-elle dans I'eglise? — " Elle y etait avec moi, a ma gauche. — " Alors elle a vu la chose? 15 — " Pas plus que moi, demandez-lui ! — " Mais si I'histoire etait vraie, il y a des gens, qui rauraient vue ! — " Mais si elle etait fausse, Torre del Greco serait tou- jour s debout ! " 20 Je n'ajoute rien, ces traits-la disent assez par eux-memes. La superstition se faufile partout dans ce pays, Les eruptions en donnent mille exemples. A chaque catastrophe, il y a tou- jours un redoublement de piete, a moins que le desespoir ne gagne la foule. Alors elle devient enragee ; elle se livre a 25 tous les exces. En 1707 par exemple les Napolitains se cru- rent tous morts, et ils firent des orgies epouvantables. II fallut leur envoyer des missionnaires pour les rassurer. C'est le seul cas pareil qui me soit connu dans I'histoire de Naples ; 91 mais il est plein d'enseignements et vaut la peine d'etre medite. Dansles malheurs ordinaires, je lerepete, on s'adresse a tons les saints, et quand Teruption cesse, on I'attribue toujours a quelque protection surnaturelle. Yous savez peut-etre, ne vous 5 I'ai-je pas ecrit ? que jusqu'a present la ville de Naples a etc sauvee du volcan par Saint-Janvier. La statue du martyr etait un soir, la tete baissee et les bras pendants, a I'entree de la ville. On la trouva le lendemain matin la tete tournee et la main tendue vers le Vesuve, comme pour dire a la lave, qui 10 venait vers Naples : *' Tu n'iras pas plus loin." La lave s*etait effectivement arretee. Depuis cette vieille histoire, la statue du saint a toujours garde la meme attitude. Pendant I'eruption de 1779, I'ambas- sadeur fran9ais, M. Clermont d'Amboise, se sauva de Portici 15 et vint a Naples au grand galop. Sur le pont de la Madeleine, sa voiture s'engagea dans une foule epaisse et tumultueuse. Le peuple voulut forcer le diplomate a se mettre a genoux devant Saint- Janvier. Par malheur, M. Clermont d'Amboise ne comprenait pas un mot a ces vociferations en dialecte. Son 20 ignorance aurait pu lui couter cher, si les Fran^ais n'avaient pas I'art exquis de se tirer d'embarras. II jeta des piastres au pied de la statue ; le peuple detoume se jeta sur cette proie, et ne reclama point d'autre satisfaction. Et ne croyez pas que ce patronage de I'illustre martyr ne soit 25 qu'une superstition populaire. Le gouvernement y croyait du temps des Bourbons. J'ai vu transporter, durant les eruptions, les reliques du Saint au fort Saint-Elme, illumine pour la cir- constance. On a neglige cette precaution au mois de decembre 02 dernier: voila pourquoi, selon quelques-uns, Torre del Greco a taut soutfert. Mais selon d'autres, Saint-Janvier ne protege que Naples. Aussi les gens des vi'lages voisins montrent-ils pen de venera- 5 tion pour lui. lis ont plus volontiers recours a Saint- An toine^ qui est le patron du feu. Saint-Antoine fut cependant sans pouvoir en 1850. Les gens d'Ottajano particulierement mena- ces alors, s'adresserent a Pie IK, qui etait a Gaete. Le saint- pere repondit qu'il ne faisait pas de miracles et qu'il ne pouvait 10 offrir que des prieres. Mais on ne croit pas aux prieres dans ce singiilier pays ; on ne croit qu'aux miracles. Les gens d'Ottajano se tournerent done vers les mariniers de Torre Anunziata. Ces peclieurs de corail ont une madoneaeux qu'ils out trouvee au fond de la mer. Plusieurs bateliers des cotes 15 voisines avaient essaye d'enlever ce tresor, mais aucun n'y avait pu parvenir. Dans les mains de Castellamare ou de Na- ples, I'image miraculeuse pesait des quintaux, meme sans cadre. Mais dans celles des peclieurs de corail, c'est une plume, moins encore, un tissu d'air. lis prirent la madone et la placerent 20 dans leur eglise. Les gens d'Ottajano vinrent done prier ceux de Torre Anun- ziata de leur preter I'image veneree. Prenez-la, dirent ceux-ci, mais les autres n'en purent rien faire. lis auraient souleve plus facilement I'eglise entiere pour la transporter dans leur pays. II 25 fallut que les peclieurs de corail allassent eux-memes au feu avec leur madone. Us la placerent devant la lave, fjui s'ar- reta sur-le-champ. Telle est I'histoire qu'on m'a racontee. Malheureusement, les kommes de Torre Anunziata n'ont pas eu I'idee d'apporter 30 leur madone a leurs voisins de Torre del Greco. 93 Jeunes femmes qui lisez cette page, songez que les belles pierres ciselees, les riches colliers en boules roses ou rouges qui vous parent si bien, furent travailles dans la pauvre ville abat- tue. Songez que ceux qui les ont faits ont perdu leur maison et leur gagnepain et que la moindre obole sera bienvenue dans leurs maison s, si tard et si loin qu'elle vienne. lis vous rendent un peu plus jolies, rendez-les un peu moins malheureux ! IV. PAGODES SOUTERRAINES. Pab PIERRE LOTI. En ce moment je revois une grande lagune morne, qui est la-bas, en Annam. Je me souviens d'y avoir navigue tout un jour dans une jonque mandarine. II faisait une chaleur lourde et un temps sombre. — Les rives basses etaient couvertes d'herbages d'une teinte f raiche 6 d'avril ; tout au bord de ces eaux mortes, elles deroulaient lentement leurs bandes de velours vert, ou paissaient des buffles. Lee-Loo disait : " II faut boire , encore boire , tchoun- tchouny^ — et il versait I'alcool de riz dans nos toutes 10 petites tasses de porcelaine peinte. Au fond de cette jonque tapissee de nattes, nous etions couches a plat, la tete posee sur ces especes de tambours tres durs qui sont les oreillers chinois. Une toiture courbe, trop basse, s'allongeait par-dessus 15 nous en dos de poisson, avec une charpente comme des vertebres, nous donnant le sentiment d'etre emprisonnes dans le ventre d'une bete. 96 Par des petits trous ronds nous voyions defiler le pays triste. — Oil pouvions-iious bieii aller ? . . . Depuis plu- sieurs heures, nous nous etions coules en rampant sous cette carapace de rotin, aj'ant I'attente et la curiosite de quelque 5 chose d' extraordinaire que Lee-Loo nous menait voir . . . Longue route ; longue sieste ; long sommeil. Le cliant de nos rameuses de temps en temps s'elevait comme une plainte chinoise, tres douce, sur des notes trop hautes. " II faut boire, encore boire, tcliountclioun.^^ Ou i^ouvions- 10 nous bien aller, Lee-Loo habille de vert et orange ; Shang- Tee, de bleu celeste ; moi, de blanc ? Engourdis d'immobilite, comme trois momies dans une meme gaine, nous nous tenions aplatis sous notre abri de voyage. Eux avaient pris bien garde, en s'etendant, de ne 15 pas se couclier sur leur longue queue soyeuse, qu'ils avaient roulee sur leur poitrine. — Ce toit, cet alcool, et cette clialeur pesaient sur nos tetes. Par les petits trous on voyait toujours passer ce velours vert et ces buffles. — Eiiormes betes, vautrees dans les 20 herbages et la vase, tournures d'hippopotames, tournures antediluviennes, allongeant pour nous flairer des tetes stupides et feroces. On sentait I'odeur acre des jonques, oil les mariniers jaunes ont coutume de faire leur cuisine de coquillages ; on 25 sentait les bambous mouilles et les rizieres en fleurs. Et puis Lee-Loo avait son parfum d'elegant, qui etait un melange de muse et de poivre . . . Et maintenant ces souvenirs redeviennent tres nets, ramenes par je ne sais quoi. — Je retrouve tout, jusqu'aux moindres details de ce 30 voyage, de cet interieur de jonque, . . jusqu'aux enlacements 97 compliques de notre couvercle cle rotin, jusqu'aux rosaces de sole brochees sur la robe de Lee-Loo . . . . . . Et puis aussi ces filets et ces lignes, accrochees aiix roseaux de la membrure, ce couteau a ouvrir les poissons, et ce fetiche protecteur de la peche. — C'est de Fai'-Fo que 5 nous sommes partis ce matin, et cette chose extraordinaire que nous allons visiter est la pagode de la Montagne-de- Marbre, que Lee-Loo dit tres belle a voir. Lee-Loo lui-meme, tout son personnage physique, se re presente a moi brusquement, avec sa maigreur de squelette 10 sous ses robes flottantes taillees a la magot, son crane rase et sa longue queue nouee d'un ruban. Une figure plate, exsangue, avec un certain charme cependant a cause de sa jeunesse, de son air distingue et tres fin. Des sourcils ayant une tendance naturelle a se rejoindre, mais separes 15 et amincis au rasoir, formant au-dessus des yeux vifs deux lignes aussi nettes que des traits a la plume. Nos rameuses sont quatre jeunes filles. Elles se tiennent debout, tantot cambrees, tantot jetees en avant sur leurs grands avirons. Toujours couches, nous les voyons au-dessus 20 de nous, par les trous de notre sarcophage ; elles aussi se penchent de temps en temps pour nous regarder ; leurs sourires ont une bestialite douce et decouvrent, comme une surprise, leurs dents passees au vernis noir. Autour de nous, il y a toujours les infinis de velours vert 25 ou la lagune se traine en long serpent, et, en haut, I'obscu- rite sinistre de ce ciel oil rien ne bouge. Nous avancons cependant, aides par une espece de courant que rien ne trahit a la surface tranquille, par une espece de vitesse latente qui est dans ces eaux lourdes. 30 98 La Montagne-de-Marbre se rapproche toujours ; a chaque tournant de la lagune, elle est plus pres; au milieu de la plaine unie, elle semble un grand ecueil au milieu d'une mer ; elle decoupe sur le ciel des dentelures exagerees, iu- 5 vraisemblables ; elle est verticale, surplombante ; on dirait une pagode gigantesque dans la platitude d'un desert. Nous abordons a la rive basse, dans la vase, dans les herbages. II faut passer au milieu des buffles, qui se sont tons attroupes, immobiles ; tons les cous sont tendus, en 10 arret ; tous les naseaux ruisselants sont dilates, flairant • I'Europeen qui arrive. J'ai peur de tous ces gros yeux qui me regardent, de toutes ces comes. — Lee-Loo dit : "N'avance pas! " — Eux, les Asiatiques, qui n'ont rien a craindre, vont appeler des 15 laboureurs qui travaillaient dans les rizieres. Tous gens d'Asie, aimes des buffles, ils font la haie, et je passe. Apres les herbages, des sables arides, une desolation toute plate, des aloes bleus, un air de Sahara. La Montagne-de-Marbre se rapproche ; de loin elle etait 20 d'un violet d'eveque, a present elle est d'un gris sombre ; etrangement dechiquetee, contournee a la chinoise, avec toutes sortes de verdures extraordinaires qui s'accrochent, s'enchevetrent et retombent. — Autour, rien que les sables desoles. — Pourtant on sent que I'on approche de quelque 25 lieu saint : qk et la commencent a paraitre des tombes, anciennes, bizarres, — marquant des places ou ont pourri des mandarins, des bonzes. — Puis des aiguilles- naturelles, de marbre gris, sortent par places du sable uni, comme des fleches d'eglise. — Et la Montagne-de-Marbre elle-meme, 30 qui est la tout pres de nous, surplombant nos tetes, n'est 99 qu'un assemblage insense de fleches disloquees, penchees, desagregees : ce qui surprend c'est leur hardiesse et leur hauteur, et comment elles tiennent, et comment il y pousse tant d'admirables plantes fleuries. . . . C'est tout plein de monde la-haut ! Du monde qui 5 accourt, qui se perche sur les pointes, qui ecarte les branches pour regarder qui arrive. — De vilaines figures, . . de longues queues . . . Ah ! des singes, des families de grands singes, d'orangs au poil fauve. Un coup de fusil en Pair, plus personne ; tons caches, disparus. 10 La Montagne-de-Marbre est verticale partout. — Lee-Loo, ou est cette grande pagode ? Lee-Loo sourit : ^'Tu vas voir!" Je ne vois que la montagne sauvage, les aiguilles de marbre, et la verdure suspendue. Lee-Loo, vert et orange, dit qu'il faut y monter, et passe 15 devant. En effet, il y a un grand escalier de marbre, taille dans la roche vive ; les decombres et le sable en cachaient I'entree. — Nous montons, et on dirait des jardins en- chantes. — Et je commence a comprendre que c'est la montagne elle-meme qui est la pagode, la plus merveilleuse 20 des pagodes d'Annam. Dans toutes les crevasses, dans tons les trous du marbre, il y a des fougeres fines, des palmiers rares, des pandanus, des plantes freles et exquises de serre. Et des fleurs ! — des orchidees blanches, des amaryllis rouges et orangees, et puis des profusions, d'epais 25 tapis de ces pervenches-du-Cap qui sont d'un rose suave avec le coeur rouge de pecher. Toujours des marches et des marches ; I'escalier de marbre, borde de rampes et de balustres, monte au milieu du jardin feerique. — Et tout cela tient, on ne salt comment, 30 100 suspeiidu au-clessiis dii vide. — On a de temps en temps, au-dessous de soi, des ecliappees de vertige, ou bien on voit de grandes Heches de marbre, toutes pencliees siir la plaine, tout de travel's, separees des autres comme pretes a tomber. 5 Quelquefois on passe sous des portiques tres anciens, d'une forme chinoise d'autrefois ; les monstres qui perchent dessus ont pris la teinte grise du roclier. Les pervenches-du-Cap font sur les marches une jonchee, une trainee rose. A mi-cote, une grande pagode apparait; les lianes et les 10 pierres nous I'avaient cachee. Elle est au fond d'une cour silencieuse, dans une espece de petite vallee sinistre. Les pervenches roses ont aussi envahi les dalles de cette cour. — La pagode est toute herissee de cornes, de griffes, de choses horribles, de formes vagues et effrayantes. — Des siecles 15 ont passe dessus. — Elle a un air de sepulcre, de demeure enchantee, batie la par des genies. Et je demande a Lee-Loo, vert et orange : " C'est la cette pagode que nous sommes venus voir?" Lee-Loo sourit : ''Non, plus haut. Mais regarde au dedans, par ce trou." 20 Au dedans, le sanctuaire est encore peuple de ses idoles ; elles sont assises au fond, dans I'obscurite, toutes couvertes d'or, etincelantes. Lee-Loo dit : "II faut d'abord aller chez le grand-bonze; sa maison est ici, a cote." II parait qu'elle est habitee, 25 cette montagne, par des bonzes solitaires. C'est une sur- prise ; je croyais les grands singes seuls. Dans une autre toute petite vallee qui s'ouvre a cote, mysterieuse, il y a en effet la maison de ce chef bonze. — Elle est tres vieille, elle a un air liindou avec ses lourdes 30 colonnes de bois rouge. Dans la cour dallee de marbre, 101 des paons font la roue, etalent leur queue magnifique ; deux chats blaiics dorment etendus. II sort et vient au devant de nous, le vieux bonze, vetu de blanc, la cagoule blanche sur sa tete jaune ; ascete d'Asie amaigri dans les contemplations etranges. Des enfants 5 bonzes le suivent, aussi vetus de blanc. Des chiens accourent, tout herisses, pour nous mordre. Les paons s'enlevent, d'un vol lourd, sur les toits. Elle est funebre, cette cour dallee ou se passe cette scene: Les aretes de niarbre I'entourent, la surplombent de par- 10 tout ; elle est profonde comme un puits ; elle semble une entree des pays de la mort. Dans la maison des bonzes il fait sombre ; les lourdes solives esquissent vaguement des formes de larves, des tournures de monstres. Tout est ronge de vieillesse et de poussiere ; — mais les idoles pre- 15 cieuses, revetues de fin or, resplendissent au fond, tenant leurs yeux baisses, avec des sourires mystiques. Une grande fresque pale, pale, un bouddha mural, offre une ressemblance qui impressionne : I'image geante est assise, avec une aureole de saint byzantin, montrant d'un doigt le 20 ciel, ay ant un sourire doux, deja connu ailleurs, rappelant d'une maniere frappante un autre Dieu, . . . le Jesus des Chretiens. Sous les idoles d'or il y a, dans la poussiere, des gongs, des clocbes au son d'argent pour appeler les Esprits ; des instruments de musique et des instruments de 25 torture. Les bonzes sont des moines mendiants, gardiens de choses precieuses, et vivant, miserables, des aumones du passant. Assis devant leurs idoles splendides, ils mangent des racines et du riz dans des ecuelles de terre. Nous montons plus haut, par le cliemiu de marbre. — 11 au 102 y a de temps en temps des echappees sur I'immense plaine triste, qui s'eloigne en profondeur sous nos pieds, le pays des sables arides ou des herbages verts, que paissent les troupeaux de buffles. — Au loin, du cote de I'ouest, on voit, 5 jusqu'a Hue, les montagnes de I'Annam, a demi perdues dans les nuages. — Du cote de Test, c'est la mer, dont le grand bruit sourd monte jusqu'a nous dans le silence, — cette mer de Chine eternellement brisante ; sous ce ciel obscur, elle est la-bas comme une nappe d'argent qui 10 tremble . . . Un portique apparait devant nous sous lequel le chemin va passer ; il est conqu dans un style de reve, il a des cornes et des griffes ; il est comme la forme tangible d'un mystere. Tant de siecles ont passe dessus qu'il est devenu pareil a la 15 montagne; toutes les autres pointes grises qui se dressent partout sont du meme marbre et du meme age, — la porte des regions etranges qui ne veulent pas etre penetrees . . . — Lee-Loo, est-ce enfin la porte de la pagode que nous sommes venus voir ? 20 Lee-Loo sourit : — *'Oui, — c'est la montagne qui est la pagode. La montagne est aux Esprits, la montagne est enchantee. II faut boire, encore boire, tchoiintchounP Et il remplit encore d'alcool de riz nos deux petites tasses peintes que porte un domestique jaune. 25 II y a deux chemins qui s'ouvrent devant nous apres ce portique franchi. L'un descend, I'autre monte ; tons deux disparaissent a des tournants mysterieux dans les roches grises. Tous deux tailles dans le marbre vif, tons deux surplombes, encaisses ; — et envahis par les plantes rares 30 et magnifiques ; tous deux nuances des memes tons de 103 grisailles, ayant sur leurs marches les memes pervenches roses. Lee-Loo, vert et orange, semble hesiter, et puis il prend, a main droite, le chemin qui descend. Alors nous entrons dans le pays des enchantements 5 souterrains. . . . En effet, c'est la montagne qui est la pagode. — Tout un peuple d'idoles terribles habite les cavernes ; les entrail- les de la montagne sont hantees ; des charmes dorment dans les retraites profondes. Toutes les incarnations bouddliistes, 10 — et d'autres plus anciennes dont les bonzes ne savent plus les sens. — Les dieux, de taille humaine, se tiennent debout, tout brillants d'or, les yeux farouches et enormes ; ou bien sommeillent accroupis, les yeux a demi clos avec des sourires d'eternite. II y en a qui sont seuls, — in- 15 attendus, surprenants dans quelque angle sombre. D'autres, en nombreuse compagnie, siegent en rond sous des dais de marbre, dans Pobscurite verte des cavernes ; — inquietants de physionomie et d'attitude, — il semblent tenir des con- seils. Tons, coiffes de la meme cagoule de soie rouge. Les 20 uns I'ont mise tout bas sur leurs yeux pour se cacher et ne montrent que leur sourire ; il faut la soulever pour les voir. Les dorures, les couleurs chinoises de leurs costumes ont garde une aorte de fraicheur encore eclatante ; pourtant ils 25 sont tres anciens, la soie de leurs cagoules est mangee aux vers. lis sont des momies etonnamment conservees. Les parois de leurs temples sont les roches de marbre restees primitives, festonnees en stalactites, ravinees au hasard par tons les suintements de la montagne. 30 104 Et puis en bas, tout a, fait en bas, dans les cavernes dVn dessous, se tiennent d'autre dieux qui n'ont })lus de couleur, dont on ne sait plus les noms, qui ont des stalactites dans la barbe et des masques de salpetre. lis sont aussi vieux 5 que le monde, ceux-ci ; ils vivaient quand notre Occident etait encore la foret vierge et froide du grand-ours et du grand-renne. Autour d'eux, les inscriptions ne sont plus chinoises; elles ont ete tracees de la main des premiers hommes avant toutes les eres connues ; leurs bas-reliefs 10 semblent anterieurs a I'epoque te'nebreuse d'Angcor ; — dieux antediluviens, entoures de choses incompreliensibles. — Les bonzes les venerent toujours et leur caverne sent I'encens. Le grand mj^stere solennel de cette montagne est d'avoir 15 ete, depuis qu'il y a sur la terre des etres qui pensent, con- sacree aux dieux, emplie d'adorations. — Qui etaient ceux qui ont fait ces idoles d'en bas ? Etaient-ils seulement bien pareils a nous ? — Vivaient-ils plus que nous dans les tenebres, ces premiers hommes autour desquels le monde 20 etait jeune ? — Ou bien plutot, ne voyaient-ils pas Dieu plus clair, de moins loin que nous avec nos 3'eux eteints ? . . . Alors, emanes tout fraichement de lui, ils avaient peut-etre une raison de clioisir ce lieu pour I'adorer . . . Et ils savaient peut-etre ce qu'ils faisaient en lui donnant ces bras multi- 25 pies, ces formes sensuelles et comme gonflees de tons les sues de la vie, ces visages qui nous confondent, — a lui, I'incomprehensible qui, dix mille ans avant de creer dans la pale lumiere douce notre Occident chretien, venait d'en- fanter les germes etonnants de I'Asie et I'avait faite ce 30 qu'elle a ete : exuberante, lascive, colossale, monstrueuse. 105 Sortis cles sonterrains, (^iiaiid nous soiiimes remontes au portique d'en liaut, je dis a Lee-Loo : — Elle est tres belle, ta grande pagode. Lee-Loo sourit : — La grande pagode ? . . . tu ne I'as pas vue ! 5 Et cette fois, il prend a main gauclie le cliemin qui monte. Toujours les marches de marbre, les tapis de pervenclies roses, les amaryllis, les palmes qui retombent, les grandes fougeres rares. II s'encaisse davantage, ce cliemin, et ces 10 tapis roses deviennent plus paries, ces plantes plus freles dans la fraiclieur plus profonde. Sur ces fleclies de marbre qui nous surplombent, les orangs au poll fauve apparaissent perches partout, nous suivant des yeux, tons curieux, agites, avec des singeries 15 de vieillards. Un autre portique devant nous, d'un style inconnu, nous arrete. II ne ressemble plus au premier, son etrangete est diiferente. II est plus simple, celui-ci, et on ne sait pas definir ce que cette etrangete a de jamais vu; elle est comme 20 la quintessence et le dernier mot de tout. — On sent que c'est une porte de Vau-dela, et que cet au-dela est le neant au calme eternel. — Des enroulements vagues, des formes qui s'enlacent dans une sorte d'etreinte mystique, sans commencer ni finir, eternite sans souffrance ni bonheur, 25 eternite bouddhiste, aneantissement seulement, et paix dans I'absolu rien ... Nous passons ce portique, et les parois, de plus en plus rapprochees, se ferment tout a fait sur nos tetes. Les orangs out disparu tous ensemble, tres vite, comme sachant 30 106 oil nous allons maintenant, et s'yrendant aussi, par iin chemin connu d'eux, pour arriver avant nous. Nos pas resonnent sur les dalles de marbre avec cette sonorite qui est particuliere aiix souterraius. — Nous marchons sous 5 line voute basse qui entre au coeur de la montagne, dans I'obscurite noire. La nuit, — et puis une clarte etrange nous vient, qui n'est plus celle du jour : une lueur verte, verte comme un feu de Bengale vert. 10 — La pagode ! dit Lee-Loo. Une porte irreguliere, frangee de stalactites, s'ouvre devant nous, donnant a mi-hauteur d'edifice dans le grand sanctuaire. C'est le coeur meme de la montagne, une caverne haute et profonde aux parois de marbre vert. Les 15 bas-fonds sont noyes dans une espece de penombre trans- parente qui ressemble a de I'eau marine, et d'en haut, d'une trouee par oii les grands singes nous regardent, tombe un eblouissement de lumiere d'une teinte inexplicable : on dirait qii'on entre dans une immense emeraude que traver- 20 serait un rayon de la lune . . . Et les pagodes, les dieux, les monstres, qui sont la, dans cette buee souterraine, dans ce mysterieux resplendissement vert d'apotheose, ont des couleurs eclatantes de choses surnaturelles. Nous descendons lentement les marches d'un escalier 25 que gardent quatre dieux horribles assis sur des betes de cauchemar. En face de nous, la base un peu perdue dans I'ombre, deux petits temples tout barioles de bleu celeste et de rose s'elevent comme des demeures enchantees des Genies de la terre. — Dans une dechirure des roches, une divinite 30 colossale, coiffee d'une mitre d'or, est assise et sourit. Et 107 au-dessus des temples et des idoles, enfermant tout, la voute de marbre est tendue comme un gigantesque et ecrasant velum aux mille plis verts. Ces dieux de I'escalier nous regardent en louchant avec leurs gros yeux faux et feroces ; ils rient jusqu'aux oreilles, 5 de leur rire d'epouvantail. Pour nous laisser passer, ils ont un air de se plaquer aux parois, de retenir ces betes, leurs montures, qui nous font des grimaces de tigre. — Et au faite du grand dome, au bord de la trouee d'ou tombent les rayons verts, les orangs sont tons assis, jambes et queues 10 pendantes, parmi les guirlandes de lianes, observant, eux aussi, si nous allons entrer. Nous descendons en hesitant, avec une lenteur involon- taire, pris de je ne sais quelle horreur religieuse, inconnue et indicible. 15 Aux dernieres marches de marbre, il commence a faire un froid souterrain ; en parlant, nous eveillons des sonorites qui defigurent nos voix. . . . Le fond de la caverne, d'un sable tres fin, est convert de fientes de chauves-souris repandant une bizarre odeur 20 musquee, et crible d'empreintes de singes qui ont formes de petites mains humaines. Ca et la sont poses de vieux vases de marbre, ou des autels pour les sacrifices boud- dhistes. II y a comme de tres longs, de tres gigantesques serpents 25 bruns qui se laisseraient pendre du haut de la voute jusque par terre, ou bien des cables enormes, d'un luisant de bronze, qu'on aurait tendus dans toute la hauteur de cette nef . . . Ce sont des racines de lianes, millenaires peut-etre, depas- sant toute proportion connue. — Et les orangs, qui s'enhar- 30 108 dissent, font mine de vouloir descendre le long de ces choses, pour nous voir de plus pres, familiers qu'ils sont du sanctuaire. Voici maintenant un groupe de quatre bonzes en robe 5 violette, qui etaient venus par derriere sur nos pas, et qui apparaissent aux plus hautes marches de I'escalier, dans la trouee par ou nous sommes entres. D'abord ils s'arretent la, au debouche du couloir souterrain, dans la penombre couleur d'eau marine, — tout petits entre les ^dieux et les 10 monstres. Et puis, pour venir a nous, ils descendent d'un pas rytlime, inondes pen a peu de reflets j^lus verts. Cela semble une scene ultra-terrestre, une entree rituelle d'Esprits dans les demeures des cieux bouddhistes. . . . — II faut boire, encore boire, tchoxintchoun. — Et cet 15 alcool cliinois, que Lee-Loo disait tres necessaire pour les visites cliez les Dieux, tres favorable aux communications avec les Esprits, a la fin nous endort. Apres cette chaleur du jour, cette fatigue de la j on que, etendus maintenant sur ce sable d'en bas, nous avons des 20 sensations d'engourdissement dans de Peau, de repos dans du froid; les choses s'obscurcissent, nous ne voyons plus qu'une indecise transparence verte ; des dieux bleus et roses il nous reste le souvenir seulement, avec I'impression d'etre regardes toujours par leurs gros yeux fixes ; — et puis, a 25 mesure que nous devenons plus immobiles, la notion confuse d'un va-et-vient commence sans bruit autour de nous par des personnages pas tout a fait humains ; — descentes silen- cieuses, glissements de silhouettes le long de cordes tendues : — les grande singes (pd arrivent. . . . 30 Ensuite le sommeil, absolu et sans rOves. . . . LE CHATEAU DE VEKSAILLES. Par EDMOND SCHERER. II y a beaucoup de villes plus anciennement historiques que Versailles, il n'y en a guere qui soient plus historiques. C'etait, hier, la troisieme Eepublique qui s'y fondait ; c'etait, il y a cent ans, la Revolution frangaise qui y de- ployait ses premieres audaces ; c'etait, il y a deux siecles, 6 cette chose brillante et funeste, la monarchic absolue de Louis XIV. II faut aj outer que Phistoire de Versailles se concentre dans celle du chateau. La ville n'a jamais ete qu'une dependance de ce palais oil une representation republicaine prenait naguere la place des rois, et ou un 10 musee eleve "a toutes les gloires de la France" attire en- core les curieux et les etrangers. Un promeneur pourrait encore aujourd'hui aller de Ver- sailles jusqu'a Clamart en marchant toujours dans les bois ; mais ces bois s'etendaient jadis en une seule masse 15 forestiere tout autour de Versailles jusqu'a Marly et Saint- Germain. Quant a Versailles meme, c'etait un pauvre village autour d'un chateau feodal, lequel occupait une 110 partie de la cour actiielle du palais. Nos rois, grands giboyeurs, aimaient a chasser dans un pays si boise. Louis XIII, qui y trouvait, si pres de Paris, un aliment a son unique passion, finit par faire construire a Versailles, 6 non pas un sim23le pavilion de chasse, comme on le dit ordinairement, mais un veritable chateau, avec un pare constitue par I'achat de nombreux lots de terre, et qui avait a peu pres la meme etendue que celui d'aujourd'hui. Versailles fut completement abandonne pendant la 10 regence d'Anne d'Autriche, mais le jeune Louis XIV y etant venu chasser y prit gout. II y multiplie les sejours ; il y donne, en Tlionneur de mademoiselle de la Valliere, des fetes x^oiii* lesquelles Moliere ecrit V Imi^vomi^tu, la Princesse cV Elide, et represente pour la premiere fois trois 15 actes du Tartuffe. Tout cela mene aux agrandissements et embellissements. On achete des terres qu'on ajoute au pare ; on cree les bassins ornes de figures, les jeux d'eau. Enfin, en 1669, Louis se decide a transformer le cha- teau. Les travaux furent pousses avec une ardeur extraor- 20 dinaire. Le roi y demeurait deja, et par consequent le gros des travaux etait deja acheve qu'il y avait encore, c'est Dangeau qui I'inscrit dans son Journal, 36,000 ouvriers travaillant a Versailles on dans les environs. La depense d'une semaine, toujours d'apres Dangeau, etait de 250,000 25 livres. La depense totale, longtemps exageree, parait aujourd'hui, d'apres des recherches precises, avoir ete de 116 millions de livres environ, ce qui ferait a peu pres 500 millions de francs de nos jours. L'entretien du cha- teau et de ses dependances coutait 500,000 livres par an. 30 II est vrai qu'il faudrait pouvoir aj outer a ces sommes le Ill prix du travail represente par les corvees des pay sans qui furent employes par milliers et pendant de longues annees a Versailles, Trianon et Marly. Les maladies decimaient ceS foules attacliees a des travanx pousses en toute saison et executes dans des terrains marecageux. " Le roi," ecrit 5 madame de Sevigne en 1678, "veut aller samedi a Ver- sailles, mais il semble que Dieu ne le veuille pas, par Pimpossibilite que les batiments soient en etat de le rece- voir, et par la mortalite prodigieuse des ouvriers, dont on emporte toutes les nuits, comme de I'Hotel-Dieu, des 10 charrettes pleines de morts." Louis, en visitant les travaux, y prenait lui-meme constamment des acces de fievre. L'aqueduc de Maintenon, destine a amener les eaux de I'Eure sur le plateau de Versailles, si depourvu a cet egard, a ete pour beaucoup dans les depenses d'argent et 15 d'liommes que couta la conception de Louis XIV. C'en fut la partie la plus extravagante, et Ton sait qu'il fallut y renoncer ; l'aqueduc ne fut pas aclieve et subsiste encore aujourd'liui a I'etat de mine. Le succes repondit-il du moins a taut d'efforts et de 20 depenses ? On sait ce qu'en pensait Saint-Simon, un juge prevenu, il est vrai, un esprit extreme, avec lequel il faut toujours faire la part de I'exageration, mais dont on pent verifier en partie les appreciations, et qui avait I'avantage d'avoir vu et pratique le palais de Louis XIV. Versailles 25 est pour lui "le plus triste et le plus ingrat de tons les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, sans terre, parce que tout y est sable mouvant on marecage, sans air, par conse- quent, qui n'y pent etre bon.'' On reconnait deja I'injustice, car, si Versailles est sans 30 112 vue et sans eau, il est entoure de bois de toutes parts et I'air y est remarquablement salubre. Mais laissoiis con- tinuer I'atrabilaire clironiqueur : " Le roi se plut a tyrauniser la nature, a la donipter a 5 force d'art et de tresors. II y batit tout I'un apres Fautre, sans dessein general : le beau et le vilain furent cousus ensemble, le vaste et I'etrangl^. Son appartement et celui de la reine y ont les dernieres incommodites, avec les vues de cabinets et de tout ce qui est derriere, les plus obscures, 10 les plus enfermees, les plus puantes. Les jardins dont les magnificences etonnent, mais dont le plus leger usage rebute, sont d'aussi mauvais gout ... La violence qui y a ete faite partout a la nature repousse et degoute malgre soi. L'abondance des eaux forcees et ramassees de toutes 15 parts les rend vertes, epaisses, bourbeuses ; elles repandent une liuniidite malsaine et sensible, une odeur qui I'est encore plus. Leurs effets, qu'il faut pourtant beaucoup menager, sont incomparables, mais de ce tout il resulte qu'on admire et qu'on fuit. Du cote de la cour, I'etrangle 20 suffoque, et ces vastes ailes s'enfuient sans tenir a rien. Du cote des jardins, on jouit de la beaute du tout ensemble, mais on croit voir un palais qui a ete bnlle, ou le dernier etage et les toits manquent encore. La cliapelle qui I'ecrase, parce que Mansard voulait engager le roi a elever 25 le tout d'un etage, a de partout la representation d'un immense catafalque. On ne finirait i)oint sur les defauts monstrueux d'un palais si immense et si immensement clier, avec ses accompagnements qui le sont encore davan- tage : orangerie, potager, clienil, grandes et petites ecuries 30 pareilles, communs prodigieux, enfin une ville entiere. 113 Encore ce Versailles de Louis XIV, ce chef-d'oeuvre si ruineux et de si mauvais goiit, et ou les changements des bassins et des bosquets ont enterre tant d'or qui ne peut paraitre, n'a-t-il pu etre acbeve. Parmi tant de salons entasses Pun sur I'autre, il n'y a ni salle de comedie, ni 5 salle a banquets, ni de bal : et derriere et devant il reste beaucoup a faire." Les critiques de Saint-Simon ont beau avoir quelque chose de passionne, I'impression est a peu pres la meme aujourd'hui que celle de I'ecrivain. Le chateau et les 10 jardins frappent par I'immensite de I'eifort plus que par la beaute du resultat obtenu. C'est un caprice du despo- tisme, un reve du pouvoir absolu, mais cela manque de caractere. L'edifice est sans style, un dernier produit de la Renaissance degeneree et se survivant a elle-meme. Le 15 developpement de cette immense faqade ennuie I'esprit et fatigue la vue. II est vrai que la monotonie en etait un peu rompue autrefois par les trophees et les vases qui couronnaient la balustrade de I'attique et qui ont ete detruits sous I'Empire, lors de la restauration des fa(^ades. 20 On rapporte aussi que Louis XIV avait I'intention de couronner l'edifice '^ de grands et beaux combles," et que les guerres qui survinrent empecherent I'execution de ce projet. Simples expedients, dans tons les cas, et qui sont deja un aveu du vice capital de la construction. 25 Si le chateau de Versailles fut, materiellement parlant, une creation du despotisme, combien cela n'est-il pas plus vrai encore de la forme de gouvernement dont cet edifice devint I'expression et, I'on peut dire, I'instrument. Ce fut le 6 mai 1682 que Louis XIV fixa sa residence a Versailles, 30 114 et que le chateau devint le siege de TEtat. Cette date m'a toujours paru I'une des plus niemorables de I'liistoire de France. La noblesse jusque-la vivait la plupart du temps cliez elle, dans ses terres ou dans ses gouvernements. On 5 faisait sa cour au prince, mais en conservant une grande liberte. Le roi, dans tons les cas, ne logeait pas neces- sairement ceux qui venaient lui rendre leurs devoirs. Ses palais ne s'y seraient pas pretes. II en fut autrement a Versailles, on la ville ne se construisit et ne s'agr audit que 10 pen a peu. Si Louis XIV voulait y avoir une cour, il fallait qu'il la logeat dans son propre palais ; or il en voulait une, et nombreuse et constante. II entendait que toute la noblesse y figurat. II n'admettait pas qu'un homme auquel sa naissance donnait le droit d'approcher le 15 roi, preferat rester cliez lui. ''C'etait un demerite aux uns, et a tout ce qu'il y avait de distingue, de ne faire pas de la cour son sejour ordinaire, aux autres d'y venir rare- ment, et une disgrace sure pour qui n'y venait jamais." Le roi devint done, a Versailles, I'liote convenu de la 20 noblesse du pays. De la, les logements infinis qu'il fallut menager dans le chateau, les ailes qu'il fallut y a j outer. De la aussi les charges, les survivances, les pensions et les presents dont il fallait faire vivre ces gens astreints aux depenses d'une cour, ces quemandeurs toujours presents et 25 dont la main etait toujours tendue. Ainsi, soit instinct despotique, soit developpement fatal des institutions, soit aussi consequence du caprice d'un prince qui se plaisait aux batisses, le gouvernement de la France changea peu a peu de nature. La noblesse, dont 30 les dernieres resistances avaient ete brisees avec la Fronde, 115 devint purement et simplement line cour. En qiiittant definitivenient la province, elle aclieva de se separer dii reste de la nation ; en vivant dans la dependance du souverain, elle abdiqua tout sentiment de fonction politique comine de dignite personnelle. Versailles marque la transforma- 5 tion de la royaute franqaise en une monarcliie orientale. Comment etaient loges tons ces courtisans auxquels Louis XIV offrait ou imposait I'hospitalite ? Mais, d'abord, comment etait loge le roi lui-meme ? Horriblement mal. On ne connaissait pas le confort a cette epoque. L'archi- 10 tecture, qui prenait les Anciens et I'ltalie pour modeles, donnait tout a I'exterieur, a la magnificence. On entassait les salons, les galeries, les grands escaliers ; on mettait les pieces au bout les unes des autres, sans distribution ni degagements. Le roi ne pouvait se rendre chez la reine 15 qii'en passant par I'CEil-de-Boeuf, une antichambre pu- blique toujours remplie de monde, ou en faisant un grand detour dans I'interieur. Veut-on savoir comment etait logee madams de Maintenon, I'epouse morganatique ? " La cliambre avait un appendice situe entre la salle des Gardes 20 et son antichambre. C'est la que se trouvaient un petit cabinet de chaise percee et une etroite alcove sans jour et sans air, oil etait place son lit." A Versailles, comme par- tout alors, les cheminees etaient enormes et chauffaient mal. La pauvre madame de Maintenon en savait quel- 25 que chose, avec ses rhumatismes. Elle se tenait dans un fauteuil qui ressemblait a une guerite, avec des oreillers et un toit pour la preserver des courants d'air. " II fait si f roid ici," ecrit la Palatine en 1695, " qu'a la table du roi, le vin ainsi que I'eau gelaient dans les verres." 30 IIG Si tel etait le logement des maitres du chateau, on peut penser a quoi etaient reduits les etraugers, je veiix dire les courtisans, ceux d'entre eux du inoins que leurs fonc- tions ii'obligeaient pas de loger dans le voisinage immediat 5 de la personne royale. On a deja vu quel en etait le nombre. Le chateau seul contenait cinq mille personnes, les dependances tout autant. C'etait toute une ville. Aussi I'entassement etait-il effroyable. Les attiques, qui forment aujourd'hui la galerie des portraits, etaient di vises 10 et subdivises en une multitude de cellules qui servaient d'appartements aux plus hauts et puissants personnages. J'en trouve un exemple, qui appartient au siecle suivant. C'etait vers 1768 ; Manon Phlipon, depuis madame Eoland, avait a pen pres quatorze ans, lorsque sa mere la mena a 15 Versailles voir la cour. Une femme de la dauphine, qui les connaissait et qui n'etait pas de quartier, leur preta son apparteraent. " II etait sous les combles," raconte madame Eoland, " dans un meme corridor que celui de I'archeveque de Paris, et tellement rapproche qu'il fallait que ce prelat 20 s'observat pour que nous ne I'entendissions pas parler ; la meme precaution nous etait necessaire. Deux chambres mediocrement meublees, dans la hauteur de I'une desquelles on avait amenage de quoi coucher un valet, dont I'abord. etait detestable par I'obscurite du corridor et I'odeur des 25 lieux d'aisance, telle etait I'habitation dont un due et pair de France s'honorait d'avoir la pareille pour etre plus a portee de ramper chaque matin au lever des Majestes." Le chateau n'etait pas seulement une ville par le chiffre, mais aussi par la nature de sa population, par le nombre 30 de domestiques, de fournisseurs, de gens de tout etage 117 qu'entrainait la presence de tant de maitres. II y avait des boutiques j usque sur les repos des grands escaliers, dans les galeries, dans un vestibule meme qui leur etait abandonne et qu'on appelait le Salon des Marchands. On y vendait des articles de toilette et de parfumerie, de la 5 papeterie, des livres. II y avait meme des mendiants dans le palais. Le nombre en devint si grand que Louis XIV, dit Dangeau, ^' repandit cinquante Suisses dans le chateau pour prendre les gens qui gueusaient et les faire conduire a riiopital.'^ En revanche, et hors cet acte de rigueur, 10 nulle police. Le premier venu allait partout librement. Deux curieux s'etant egares une fois dans les escaliers et les corridors arriverent jusqu'a la porte du cabinet du roi, ou Sa Majeste travaillait avec I'un de ses ministres. lis frapperent et ce fut le roi lui-meme, qui, etant venu leur 15 ouvrir, se trouva en face de ces inconnus. On ne s'eton- nera pas, dans de pareilles conditions, que les vols fussent frequents, et jusque dans les appartements du roi. Le vrai Versailles, avons-nous dit, est celui de Louis XIV; ajoutons : et de madame de Maintenon. Louis XIV, 20 en efffet, vint habiter le chateau au mois de mai 1682, mais la reine mourait des I'annee suivante, le 30 juillet 1683, et le roi s'empressait d'epouser la veuve de Scarron, moins d'un an apres, au mois de juin 1684, autant qu'il est possible de fixer la date de cette union clandestine, con- 25 tractee au milieu de la nuit en presence de quatre ou cinq personnes, jamais declaree et dont il ne fut dresse aucun acte. II serait aussi in juste, pour tracer le portrait de Louis XIV, de le prendre a cette fin attristee et morose de son 30 118 regne, eiitre la revocation de Tedit de Nantes et la guerre de la succession d'Espagne, que de le prendre trente ans plus tot, beau, jeune, amoureux, conquerant, entoure de toutes les gloires du siecle. II faut le considerer dans 5 Tensemble de ses qualites et de ses defauts, de ses gran- deurs et de ses revers, tel, par exemple, que I'a peint Rulliiere dans un morceau pen connu, mais d'un jugement ferine et d'une grande et simple maniere. ^' Louis XIV etait doux et fier. II etait attache a sa 10 gloire, a I'honneur de sa nation, a I'eclat de son regne. Son ame naturellement tendre etait encore un pen amollie par la societe des femmes et par le soin de leur plaire. Son esprit n'etait pas d'une grande etendue, mais ce qu'il en avait etait juste et eleve. Sa probite etait res2:>ectee : 15 c'etait un des plus lionnetes liommes de son royaume; mais Fobstacle T'irritait, son ressentiment et sa colere se renforcaient par le temps. Son education avait ete negli- gee, on avait longtemps pris a tache de Teloigner de toute instruction. Quelques semences de piete etaient les seules 20 que la reine sa mere eut fait germer en lui, et les grandes qualites qu'il developpa aussitot que les renes de I'Etat furent remises dans ses mains, cet amour de la gloire et, plus encore, cet amour de I'ordre, ce soin perpetuel de sa dignite, ce travail frequent et regulier avec cliacun de ses 25 ministres, ce soin de la discipline qui produisit toutes les merveilles de son regne, son accueil prevenant pour tons les genres de merite, tout cela fut son propre ouvrage. Des hommes verses dans I'etude des caracteres ont dit que ses principes n'etaient point assures, que ce n'etait point 30 par des maximes suivies qu'il gouvernait, mais par les im- 119 pressions que lui donnaient ceux dont il etait entoiire. II le faut avouer, mais en ajoutant que ses sentiments etaient toujours nobles et droits, que les impressions qu'on s'effor- Qait de lui donner devaient etre proportionnees a la trempe de ce grand caractere. Ainsi Louvois lui avait inspire 5 I'amour des conquetes, Colbert I'amour de la prosperite publique ; Montespan le seduisit par tons les agrements de I'esprit et du gout, par ceux de la magnificence, par le choix dans les plaisirs, par une plaisanterie fine et mor- dante, mais juste et sure, et qui n'attaquait jamais que les 10 vrais ridicules ; Maintenon le fixa par I'idee noble et toucliante de ne plus donner a ses sujets que I'exemple des bonnes moeurs et des vertus domestiques. On put le tromper et I'egarer, mais aucun gout ne I'avilit, aucune favorite ne le deprava, et, comme les liommes se conduisent 15 bien plus par leurs sentiments et leur caractere que par des maximes et des raisonnements, Louis XIV, malgre les f antes de son regne, gouverna toujours avec grandeur, avec des intentions droites, et restera toujours grand aux yeux de la posterite." 20 II nous faut maintenant un portrait de niadame de Maintenon, pour pendant ; ce j)ortrait, nous ne I'emprun- terons ni a la Palatine qui fait de la favorite '' un mediant diable," ni a Saint-Simon qui I'appelle " vieille sultane " et ne pent la nomiiier sans evoquer toutes les galanteries 25 apocryphes que lui attribuait la medisance des anti- cliambres. On est revenu de ces calomnies depuis la publication plus complete des lettres de ^' cette grande et serieuse aventuriere," comme I'appelle Doudan. On a meme ete trop loin dans I'autre sens et pen s'en faut que 30 120 Paventuriere ne soit devenue une sainte. Mais la mesure n'est-elle pas admirablement tenue dans la page suivante de ce meme Doiidan que je viens de nommer, et n'est-ce pas la precisemeiit le portrait que nous clierchions ? On 5 n'est pas plus malin avec le desir de rester impartial, on n'a jamais mieux concilie le besoin d'etre equitable avec celui de marquer pourtant I'antipathie secrete : "J'ai lu quelques volumes de la correspondance de madame de Maintenon et la vie de cette excellente dame 10 par la Beaumelle, et j'aime assez cette nature arrangee, compassee, comptant tons ses pas et gardant toutefois un certain laisser aller gracieux dans le langage et dans les manieres. Elle avait trouve si pen d'aide et de bien- veillance dans les autres a son entree dans la vie, qu'elle 15 s'est promis de s'occuper uniquement et le plus honnete- ment possible de madame de Maintenon. Elle a fait son chemin doucement, sans bruit, avec une infatigable dou- ceur et une invincible perseverance. Elle a feint d'abord toute sorte de bons sentiments qu'elle a fini par eprouver. 20 A I'envers de ce qu'on croit d'elle communement, je suis sur qu'elle valait mieux a soixante ans qu'a trente. Le monde, en ne vonlant pas prendre interet a elle, I'avait forcee a se prendre exclusivement sous sa protection. Des qu'elle a eu fait sa petite fortune royale, elle a vu que cela 25 meme n'en valait pas la peine et elle est entree fort sincere- ment dans la voie du detachement. Pour se detacher, il est necessaire d'avoir eu sa part dans ce monde. Elle a commence par se la faire a elle seule puisqu'on ne I'y aidait pas, et puis elle a vu qu'elle avait fait une oeuvre 30 qui trompe, et, comme un bon esprit qu'elle etait, elle a 121 cherche sa part ailleurs, d'un air im peu triste et sombre, comme une personne fatiguee qui a beaucoup et inutile- men t travaille." Ce dernier trait est tout simplement admirable ; c'est la touche de genie qui accuse la physionomie et fixe la ressem- 5 blance. Divinite oblige. Pas d'Olympe sans dtiquette. Tout etait magnifique a la cour de Louis XIV et de son ano- nyme epouse, tout y etait noble, mais tout y etait horrible- ment monotone. Le roi avait de Pordre, des habitudes ; 10 chaque journee etait reglee comme un papier de musique. La chambre ou il couchait et ou il est mort est du petit nombre de celles qui ont 6t6 respectees dans les remanie- ments du chateau, et encore I'ameublement en est-il recent ; le lit meme a et6 fait avec des fragments de tapisserie 15 venant d' ailleurs ; mais le balustre de bois dord qui fait ruelle et la decoration sont anciens. C'est dans cette chambre qu'avaient lieu les levers et les couchers, c'est la que le prince donnait audience aux ambassadeurs, »ecevait les serments des grands officiers de sa maison, et dinait au 20 petit convert. A cdt6 de la chambre a coucher dtait son cabinet, et, au dela de cette piece, le cabinet des perruques, ainsi nommd parce que toutes les perruques du monarque y etaient rangees dans une grande armoire. Louis en changeait plusieurs fois dans la journee ; il en mettait une 25 plus courte en se levant, puis une autre pour aller a la messe ; d'autres encore apres diner, en revenant de la chasse, de la promenade. Le garqon commis aux perru- ques avait deux cents ecus sur la cassette. Quant au cabinet du roi, c'etait la piece la plus importante du 30 122 chateau, et en quelque sorte le centre de la monarchic. Toutes les grandes resolutions du regne y furent prises. Le roi y tenait conseil et y travaillait avec ses ministres. On sait avec quelle conscience il s'acquittait de ces devoirs. 5 Le conseil avait toujours lieu, meme en villegiature, a Marly ou a Fontainebleau, meme quand le monarque etait au lit avec la goutte. Le vendredi etait jour saint ; Louis XIV le consacrait a I'arclieveque de Paris et au Pere de la Chaise. II ne se tenait pas d'ailleurs pour quitte de sa 10 tache apres le labeur de la matinee, mais il travaillait encore le soir chez madame de Mainteuon avec Fun ou Fautre de ses ministres. Louvois enrageait d'avoir a parler des affaires les plus secretes, les plus personnelles, devant cette femme qui etait la, au coin de la cheminee, 15 ne disant pas un mot, mais ecoutant tout et se reservant d' inter venir plus tard dans le tete-a-tete. Ce fut un des motifs qui aigrirent le ministre et amenerent entre lui et son maitre cette tension de rapports qui lui serait certaine- ment devenue fatale, s'il ne fut mort a point nomme pour 20 echapper a la disgrace. On a de la peine aujourd'hui a se faire une idee des raffinements de I'etiquette qui, du soir au matin, reglait tons les mouvements de la cour. Saint-Simon, Dangeau, ne nous en ont laisse ignorer aucune particularite. On 25 remplirait des pages du ceremonial observe pour le lever, le coucher, les repas. Sa Majeste ne se faisait raser que de deux jours Pun. Apres la barbe, un simple bouillon pour dejeuner. "Apres le dejeuner, Sa Majeste ote sa robe de chambre, et le maitre de la garde-robe lui tire la cami- 30 sole de nuit par la manche droite, et le premier valet de 123 garde-robe par la manche gauche ; puis il remet cette cami- sole entre les mains d'un des officiers de la garde-robe. Le roi, avant que de quitter sa chemise de nuit, ote les reliques qu'il porte sur lui jour et nuit et les donne au premier valet de chambre qui les porte dans le cabinet du roi, ou il 5 les met dans un petit sac ou bourse qui est sur la table avec la montre de Sa Majeste, et qui garde cette bourse aux reliques et cette montre jusqu'a ce que le roi rentre en son cabinet. Cependant un valet de garde-robe apporte la chemise, qu'il a chauffee s'il en est besoin, et prete a don- 10 ner, couverte d'un taffetas blanc. Puis, pour donner la chemise a Sa Majeste, si monseigneur le dauphin se trouve en ce moment au lever, le grand chambellan ou le premier gentilhomme de la chambre, le grand-maitre de la garde- robe ou autre officier superieur reqoit cette chemise du 15 valet de garde-robe et la presente a monseigneur le dauphin pour la donner a Sa Majeste, et en I'absence de monsei- gneur le dauphin a. monseigneur le due de Bourgogne, a monseigneur le due de Berry ou a monseigneur le due d'Orleans. Les autres princes du sang ou legitimes la 20 prennent des mains du valet de garde-robe a qui ils donnent a tenir leur chapeau, leurs gants et leur canne. Au moment que le roi a sa chemise blanche sur ses epaules, et a moitie vetu, le valet de garde-robe qui I'a apportee prend sur les genoux du roi, ou revolt des mains de Sa Majeste la chemise 25 que le roi quitte. Pendant que Sa Majeste ote sa chemise de nuit et met sa chemise de jour, aux cotes de son fauteuil il y a deux valets pour le cacher. Or, sitot que sa chemise lui a ete donnee, le premier valet de chambre en tient la manche droite, et le premier valet de garde-robe en tient 30 124 la manche gauche. Apres, le roi se leve de son siege et le maitre de la garde-robe lui aide a relever son haut-de- chausses." Autant de ceremonie pour les repas. Le roi dinait 5 toujours au petit convert, c'est-a-dire, comme nous I'avons vu, dans sa chambre a coucher. La table mise, " les prin- cipaux courtisans entraient, puis tout ce qui etait connu." Le dauphin et ses fils, si par hasard ils etaient presents, restaient debout sans que le roi leur proposat seulement de 10 s'asseoir. Monsieur, le frere du roi, s'y trouvait plus souvent. <' II donnait la serviette, dit Saint-Simon, et demeu- rait debout. Un pen apres, le roi, voyant qu'il ne s'en allait point, lui demandait s'il ne voulait point s'asseoir ; il faisait la reverence, et le roi ordonnait qu'on lui apportat 15 un siege. On mettait un tabouret derriere lui. Quelques moments apres, le roi lui disait : ' Mon frere, asseyez-vous done' II faisait la reverence et s'asseyait jusqu'a la fin du diner qu'il presentait la serviette." Un dernier trait et qui montre bien qu'on n'exagere pas 20 en parlant de divinite et de culte. . Quand les dames, et meme les princesses du sang, passaient dans la chambre du roi, elles faisaient une grande reverence au lit de Sa Majeste. On en faisait autant pour la Nef. La nef etait une piece d'orfevrerie, en forme de vaisseau, qui contenait 25 des objets employes au service de la table du roi : la saliere, les grands couteaux a decouper, les serviettes enfer- mees dans des sachets de senteur. Toutes les personnes qui passaient devant la nef du roi, meme les princesses, lui devaient le salut comme au lit. 30 Les plaisirs, a Versailles, etaient regies comme tout le 125 reste. S'ils variaient avec les saisons, chaque saison ramenait perpetuellement ses divertissements consacres. II y avait bien les voyages de Compiegne et de Fontai- nebleau en automne, mais les principaux amusements y etaient les memes qu'a Versailles : les promenades, les 5 chasses, la comedie, la danse, le jeu. On se promenait a pied, a cheval, en gondole sur le canal. On allait a Tria- non ou a la Menagerie, ou I'on trouvait une collation. A Versailles, en hiver, trois fois par semaine, il y avait appai'tement. On appelait ainsi des soirees donnees a toute 10 la cour dans les grands appartements du chateau. II y regnait beaucoup de liberte. Les uns jouaient, d'autres dansaient, d'autres se promenaient dans les salles en causant. Le roi lui-menie se melait aux groupes, allait d'une table de jeu a I'autre. II y avait un buffet, comme 15 nous dirions aujourd'hui, des liqueurs et du chocolat. Tout cela entrainait de grosses depenses et finit par fatiguer le roi. Des la fin de 1691, il cesse d'y aller, et se fait sup- plier par le dauphin. En 1693, on retranche le chocolat et les liqueurs, par economic. En general, dans toute cette 20 fin de regne, on sent la gene croissante. '' L'annee 1700, raconte Saint-Simon, commenqa par une reforme : le roi declara qu'il ne ferait plus la depense des changements que les courtisans feraient dans leurs logements. II en avait coiite plus de 600,000 livres depuis Fontainebleau. Cela 25 fut plus commode, parce qu'avec les gens du batiment, on faisait ce qu'on voulait chez soi sans en demander la per- mission au roi ; mais, d'autre part, tout fut aux depens de chacun." Le jeu etait le principal plaisir de Versailles. On jouait 30 126 aux echecs, an billard, aux des, mais surtout aux cartes. Dangeau, qui savait tous les jeiix, y fit sa fortune. " Je voyais jouer Dangeau, ecrit madame de Sevigne, et j 'admi- rals combien nous sommes sots an jeu aupres de lui ! II 5 ne songe qu'a son affaire, et gagne on les autres perdent ; il ne neglige rien, il profite de tout ; il n'est point distrait ; en un mot, sa bonne conduite defie la fortune. Aussi les cent mille francs ^ti dix jours, les cent mille ecus en un mois, tout cela se met sur le livre de sa recette." Le 10 lansquenet etait en faveur. "Aussitot qu'on est reuni, ecrit la Palatine, on ne fait rien que jouer au lansquenet ; c'est le jeu qui est le plus en vogue. Ou joue des sommes effrayantes, et les joueurs sont comme des insenses. L'un hurle ; I'autre frappe si fort la table du poing que toute la 15 salle en retentit ; le troisieme blaspheme d'une fa^on qui fait dresser les cheveux sur la tete : tous paraissent hors d'eux-memes et sont eff ray ants a voir." Les pertes etaient quelquefois enormes. Dangeau parle de 10,000 pistoles perdues, ce qu'on pent e valuer a 500,000 francs de 20 nos jours. II y avait des querelles, des provocations, des suicides meme. La Palatine rapporte que quatre officiers s'etaient tues de desespoir. Le cargme mettait fin aux divertissements. II etait tres strictement pratique a Versailles. Les fetes faisaient alors 25 place aux pratiques de piete et aux sermons. La fin tout entiere du regne ne ressemble que trop a un careme venant apres un carnaval. On dirait le deuil de la monarchic qui descend, en effet, reellement dans la tombe avec Louis XIV. Quelle vieillesse que celle du pauvre 30 grand roi ! Une guerre ruineuse et desastreuse ; le due de 127 Bourgogne et sa charmante femme mourant, en 1712, a six jours de distance I'un de I'autre ; trois ans apres, Louis disparaissant lui-meme et laissant le trone a un arriere- petit-fils, un enfant de cinq ans ; madame de Maintenon, qui a quatre-vingts ans, retiree a Saint-Cyr, accablee d'in- 5 firmites. '' Si vous me voyiez, ecrit-elle a la princesse des Ursins, vous conviendriez que je fais bien de me cacher. Je ne vois presque plus, j'entends encore plus mal ; on ne m'entend plus parce que la prononciation s'en est allee avec les dents ; la memoire commence a s'^garer ; je ne 10 me souviens plus des noms propres ; je confonds tons les temps, et nos mallieurs, joints a mon age, me font pleurer comme toutes les vieilles que vous avez vues." Elle sur- vecut quatre ans a son royal epoux. Avec Louis XV commence la decadence de Versailles. 15 Le chateau ne va plus aux moeurs nouvelles, au besoin de confort qui s'est introduit en France. En vain cherche- t-on a rendre le palais plus habitable, en vain en detruit- on une partie, et jusqu'au magnifique escalier des ambassa- deurs, pour I'accommoder au gout du jour, Louis XV ne 20 s'y sent pas a I'aise. Versailles reste la residence officielle ; le roi I'occupe pour certaines solennites, il y donne recep- tion aux ambassadeurs, mais il le quitte des qu'il pent. Le role de Versailles avait pris fin avec I'etablissement politique dont il avait ete I'oeuvre et le symbole. Berceau 25 de la Kevolution, il s'y fit, apres tant de bruit, un immense silence. Le chateau fut livre a des institutions d'utilite publique ; le pare neglige devint une solitude. Mais c^est justement dans cette paix de I'abandon qu'il devint aussi la consolation d'une ame malade. Eefugie dans une petite 30 128 maison de la rue Satory, Andre Chenier, marque pour Techafaud, se plaisait a errer dans les longues allees. Qui ne connait les vers immortels : O Versailles, 6 bois, 6 portiques . . . 6 A votre aspect, dans ma pens^e, Comme sur I'herbe aride une douce ros6e, Coule un peu de calme et d'oubli. Calme et oubli, — celui qui les cherche les trouve encore a Versailles, malgre son musee et les etrangers qu'il attire, 10 malgre ses grandes eaux et les Parisiens qu'elles emerveil- lent. VI. ALGEE, LA VILLE BLANCHE. Par EUGiCNE FROMENTIN. II y a deux villes dans Alger : la ville franqaise, ou, pour raieux dire, europeenne, qui occupe les bas quartiers et se prolonge aujourd'hui sans interruption jusqu'au faubourg de I'Agha ; la ville arabe, qui n'a pas depasse la limite des murailles turques, et se presse comme autrefois autour de 6 la Kasbah, ou les zouaves ont remplace les janissaires. La France a pris de la vieille enceinte tout ce qui lui convenait, tout ce qui touchait a la marine ou commandait les portes, tout ce qui etait k peu pres horizontal, facile a degager, d'un acces commode ; elle a pris I'ancien palais des 10 pachas, dont elle a fait la maison de ses gouverneurs; elle a detruit les bagnes, repare les forts, transforme le mole, agrandi le port ; elle a cree une petite rue de Rivoli avec les rues Bab-Azoun et Bab-el-Oued, et I'a peuplee comme elle a pu de contrefaqons parisiennes ; elle a fait un choix 15 dans les mosquees, laissant les unes au Coran, donnant les autres a I'Evangile. Tout ce qui etait administration civile et religieuse, la magistrature et le haut clerge, elle Fa 130 maintenu sous ses yenx et dans sa main; garantissant a chacun la liberie de sa foi religieuse et morale, elle a voulu que les tribunaux et les cultes fussent mitoyens, et, pour mieux exprimer par un petit fait I'idee qui preside a sa po- 5 litique, elle a permis a ses pretres catholiques de porter la longue barbe virile des ulemas et des rabbins. Elle a coupe en deux, mais par necessite seulement, les escaliers qui font communiquer la basse ville avec la liaute ; elle a conserve les bazars au milieu des nouvelles rues marchandes, afin de 10 meler les industries par le contact, et pour que I'exemple du travail en commun servit a tons. Des places out ete creees, comme autant de centres de fusion pour les deux races : la porte Bab-Azoun, ou I'on suspendait a cote de leurs tetes les corps decapites, a ete detruite ; les remparts 15 sont tombes ; le marche au savon, ou se donnaient rendez- vous tons les mendiants de la ville, est devenu la place du theatre ; ce theatre existe, et, pour le construire, nos inge- nieurs ont transforme en terrasse Tenorme rampe qui for- mait le glacis escarpe du rempart turc. Les anciennes 20 limites une fois franchies, I'oeuvre s'est continuee du cote de I'est, la mer lui faisant obstacle a I'ouest et au nord. De vastes faubourgs relient Alger au Jardin cVessai. Enfin la porte Neuve (Bab-el-Djeddid), celle-la mome par laquelle I'armee de 1830 est entree, reportee quelques cents metres 25 plus loin, se nomme aujourd'hui j)orte (VIsly, et la statue du marechal agronome est placee la comme un embleme defini- tif de victoire et de possession. Voila pour la ville fran^aise. L'autre, on I'oublie ; ne pouvant supprimer le peuple qui I'habite, nous lui laissons 30 tout juste de quoi se loger, c'est-a-dire le belvedere eleve 131 des anciens pirates. II y diminue de liii-meme, se serrant encore instinctivement centre son palladium inutile, et regardant avec un regret inconsolable la mer qui n'est plus a lui. Entre ces deux villes si distinctes, il n'y a d'autres bar- 5 rieres, apres tant d'annees, que ce qui subsiste entre les races de defiance et d'antipatliies ; cela suffit pour les sepa- rer. Elles se touclient, elles se tiennent dans le plus etroit voisinage, sans pour cela se confondre ni correspondre au- trement que par ce qu' elles ont de pire, la boue de leurs 10 ruisseaux et leurs vices. En bas, le peuple algerien est chez nous ; en liaut, nous pouvons croire encore, a I'lieure qu'il est, que nous sommes encore cliez les Algeriens. Ici, on parle toutes les langues de I'Europe ; la, on ne parle que la langue insociable de I'Orient. De I'une a I'autre, et 15 comme a moitie cliemin des deux villes, circule un idiome international et barbare, appele de ce noni de sahii-, qui lui- meme est figuratif et veut dire " comprendre." Se com- I)rend-on ? se comprendra-t-on jamais ? Je ne le crois pas. II y a des attractions impossibles en morale comme en chi- 20 mie, et toute la politique des siecles ne changera pas en loi d'amour la loi des inimities humaines. La paix est faite en apparence, mais a quel prix ? Durera-t-elle ? et que produira-t-elle ? Grande question qui se debat en Algerie comme ailleurs, partout ou I'Occident partage un pouce de 25 territoire avec I'Orient, ou le Nord se trouve, par des com- petitions fortuites, face a face avec son eternel ennemi le Midi. Nous n'empecherons pas les fils ennemis de Jocaste de se bair, de se combattre et de s'entretuer. lis se sont battus dans le ventre de leur mere, et la flamme de leur 30 132 bucher se partagera par une antipathie qui survivra jusque dans leur cendre. Au fond, les Arabes, — nos voisins du moins, ceux que nous appelons les notres, demandent peu de chose; par 5 malheur, ce peu de chose, nous ne saurions le leur accorder. lis demandent I'integrite et la tranquillite de leur dernier asile, ou qu'il soit, et si petit qu'il soit, dans les villes comme dans les campagnes, menie a la condition d'en payer le loyer, comme ils ont fait depuis trois siecles, et tant bien 10 que mal, entre les mains des Turcs, qui ne nous valaient pas comme proprietaires. lis voudraient n'etre pas genes, coudoyes, surveilles, vivre a leur guise, se conduire a leur f antaisie, f aire en tout ce que f aisaient leurs peres, posseder sans qu'on cadastre leurs terres, batir sans qu'on aligne 15 leurs rues, voyager sans qu'on observe leurs demarches, naitre sans qu'on les enregistre, grandir sans qu'on les vac- cine, et mourir sans formalites. Comme indemnite de ce que la civilisation leur a pris, ils revendiquent le droit d'etre nus, d'etre indigents, de mendier aux portes, de coucher a 20 la belle etoile, de deserter les marches, de laisser les champs en friche, de mepriser le sol dont on les a depossedes, et de fuir une terre qui ne les a pas proteges. Ceux qui posse- dent cachent et thesaurisent ; ceux qui n'ont plus rien se refugient dans leur misere, et de tous les droits qu'ils ont 25 perdus, celui qui leur tient le plus au coeur peut-etre, c'est le droit de se resigner et I'independance de leur pauvrete. Je me souviens, un soir, pendant un sejour que je fis a Blidah, d'avoir rencontre, pres de la porte d' Alger, un Arabe qui faisait ses dispositions pour passer la nuit. II 30 etait vieux, fort miserable, mal convert de haillons qui le 133 cachaient a peine, harasse comme s'il eut fait une longue etape ; il rodait aiitour du rempart, evitant d'etre vu par les sentinelles, et cherchant parmi les cailloux de la route un petit coin pour s'y coucher. Des qu'il m'aperqut, il se leva et me demanda comme une aumone la permission de 5 rester la. — Tu ferais mieux d'entrer dans la ville, lui dis-je, et d'aller loger au Fondouk. — II me regarda sans me re- pondre, prit son baton, qu'il avait deja depose par terre, renoua sa sacoche autour de ses reins, et s'eloigna dans un silence farouche. Je le rappelai, mais en vain ; il refusait 10 une hospitalite offerte dans nos murs, et ma pitie le faisait fuir. Ce que ces proscrits volontaires detestent en nous, car ils nous detestent, ce n'est done pas notre administration, plus equitable que celle des Turcs, notre justice moins venale, 15 notre religion tolerante envers la leur; ce n'est pas notre industrie, dont ils pourraient profiter, notre commerce, qui leur offre des nioyens d'echange ; ce n'est pas non plus I'au- torite, car ils ont la longue habitude de la soumission, la force ne leur a jamais deplu, et, comme les enfants, ils ac- 20 cepteraient I'obeissance, sauf a desobeir souvent. Ce qu'ils detestent, c'est notre voisinage, c'est-a-dire nous-memes ; ce sont nos allures, nos coutumes, notre caractere, notre genie. lis redoutent jusqu'a nos bienfaits. Ne pouvant nous ex- terminer, ils nous subissent ; ne pouvant nous fuir, ils nous 25 evitent. Leur principe, leur maxime, leur methode est de se taire, de disparaitre le plus possible et de se faire oublier. On a done oublie la haute ville, et j'y reviens apres ce long detour. En devenant inutile, elle echappe aux projets 30 134 qu'on aurait eus de la rendre fran^aise, et la voila sauvee des demolisseurs et des arcliitectes. Le vieux Alger n'est pas detruit ; a considerer les clioses au point de vue pitto- resque, ce qu'on avait de mieux a faire, c'etait de respecter 5 ce dernier monument de I'architecture et de I'existence arabes, le seul peut-etre, avec Constantine, qui subsiste en Algerie, non pas intact, mais reconnaissable. C'est Pancienne porte de Bab-el-Djeddid qui marque a X^eu pres d'une fa^on visible le point de separation des deux 10 villes. II y a precisement a cet endroit une petite place solitaire, sorte de terrain neutre ou les gamins franqais fra- ternisent avec les enfants maures, ou des juifs, les plus conciliants de tons les liommes en matiere de nationalite, vendent de la ferraille et de vieux clous. Ici aboutissent 15 les rues de la Kasbah et celles qui descendent vers le port ; ici expirent les coutumes, les industries, les bruits, jusqu'aux odeurs des deux mondes. A droite, les rues plongeantes menent en Europe. — Tu te rappelles ces quartiers pauvres, bruyants et mesquins, 20 mal babites, mal fames, avec des volets verts, des enseignes ridicules et des modes inconnues ; ces rues suspectes, peu- plees de maisons suspectes, de matelots qui rodent, d'indus- triels sans industries, d' agents de police en observation ; ces bruits cosmopolites, et quels bruits ! emigrants qui pe- 25 rorent dans des patois violents, juifs qui se querellent, femmes qui jurent, frui tiers espagnols qui chantent des chansons obscenes en s'accompagnant sur la guitare de Blanca. En resume, on retrouve ici les habitudes triviales, les moeurs batardes, la parodie de nos petites bourgades de 30 province avec la depravation des grandes villes, la misere 135 mal portee, I'indigence a I'etat de vice, le vice a I'etat de laideur. A I'opposite de cette colonie sans nom, on voit s'ouvrir discretement les quartiers recueillis du vieux Alger, et monter des rues bizarres comme autant d'escaliers myste- 5 rieux qui conduiraient au silence. La transition est si ra- pide, le cliangement de lieu est si complet, que tout d'abord on apei'Qoit du peuple arabe les meilleurs cotes, les plus beaux, ceux qui font precisement contraste avec le triste echantillon de notre etat social. Ce peuple a pour lui un 10 privilege unique, et qui malgre tout le grandit ; c'est qu'il echappe au ridicule. II est pauvre sans etre indigent, il est sordide sans trivialite. Sa malproprete touche au gran- diose ; ses mendiants sont devenus epiques : il y a toujours en lui du Lazare et du Job. II est grave, il est violent ; 15 jamais il n'est ni bete, ni grossier. Toujours pittoresque dans le bon sens du mot, artiste sans en donner la preuve autrement que par sa tenue, naturellement, et par je ne sais quel instinct superieur, il releve jusqu'a ses defauts et prete a ses petitesses Fenergie des difformites. Ses pas- 20 sions, qui sont a peu pres les notres, ont un tour plus grand qui les rend presque interessantes, meme quand elles sont coupables. II est effrene dans ses moeurs, mais il n'a pas de cabaret, ce qui purge au moins ses debauches de I'odeur du vin. 11' sait se taire, autre qualite rare que nous 25 n'avons pas ; il pent par la se passer d'esprit. La parole est d^argent, le silence est cVor, c'est une de ses maximes. II a la dignite naturelle du corps, le serieux du langage, la solennite du salut, le courage absolu dans sa devotion : il est sauvage, inculte, ignorant ; mais en revanche il touche 30 136 aux deux extremes de I'esprit humain, Fenfance et le genie, par une faculte sans pareille, I'amour du merveil- leux. Enfin ses dons exterieurs font de lui un type ac- compli de la beaute liumaine, et pour des yeux exigeants 5 c'est bien quelque chose. Tons ces attributs, il les garde ; toutes ces qualites, il les conserve sans en rien perdre, avec une force de re- sistance ou d'inertie qui de toutes les forces est la plus invincible. On en pent juger ici, ou son obstination n'a 10 pas faibli plus qu'ailleurs, quoiqu'il eiit toutes les raisons possibles d'etre police malgre lui-meme, d'etre use i^ar les contacts et de s'effacer. II a tout retenu comme an pre- mier jour, ses usages, ses superstitions, son costume, et la mise en scene a pen pres complete de cette existence opi- 15 niatre dans la religion du passe. On pourra le deposseder entierement, I'expulser de son dernier refuge, sans obtenir de lui quoi que ce soit qui ressemble a I'abandon de lui- meme. On I'aneantira plutot que de le faire abdiquer; je le repete, il disparaitra avant de se meler a nous. 20 En attendant, cerne de toutes parts, serre de pres, j'allais dire etrangle, par une colonic envahissante, par des ca- sernes et des corps de garde dont il n'a d'ailleurs qu'un vague souci, mais eloigne volontairement du cours reel des choses, et rebelle a tout progres, indifferent merae aux 25 destinees qu'on lui prepare, aussi libre neanmoins que pent I'etre un peuple exproprie, sans commerce, presque sans industrie, il subsiste en vertu de son immobilite meme et dans un etat voisin de la mine, sans qu'on puisse imaginer s'il desespere ou s'il attend. Quel que soit le sentiment 30 vrai qui se cache sous la profonde impassibilite de ces 137 quelques milliers d'hommes isoles, desormais parmi nous, desarmes, et qui n'existent j)lus que par tolerance, il leur reste encore un moyen de defense insaisissable : ils sont patients, et la patience arabe est une arme de trempe ex- traordinaire dont le secret leur appartient, comme celui de 5 leur acier. lis sont done la, tels qu'on les a vus de tout temps, dans leurs rues sombres, fuyant le soleil, tenant plus que jamais leurs maisons closes, negligeant le trafic, economisant leurs besoins, s'environnant de solitude par precaution contre la foule, se premunissant par le silence 10 contre les envahissements d'un fleau aussi grand pour eux que tons les autres, les importuns. Leur ville, dont la construction meme est le plus signifi- catif des emblemes, leur ville blanche les abrite, a peu pres comme le burnouss national les habille, d'une enveloppe 15 uniforme et grossiere. Des rues en forme de defiles, obs- cures et frequemment voutees ; des maisons sans fenetres, des portes basses; des echoppes de la plus pauvre ap- parence ; des marchandises empilees pele-mele, comme si le marchand avait peur de les montrer ; des industries pres- 20 que sans outils, certains petits commerces risibles, quelque- fois des ricliesses au fond d'un chausson ; pas de jardins, pas de verdure, a peine un pied mourant de vigne ou de figuier qui croupit dans les decombres des carrefours ; des mosquees qu'on ne voit pas, des bains on I'on va mysteri- 25 eusement, une seule masse compacte et confuse de magon- nerie, batie comme un sepulcre, ou la vie se derobe, ou la gaiete craindrait de se faire entendre : telle est I'etrange cite ou vit, ou s'eteint plutot, un peuple qui ne fut jamais aussi grand qu'on I'a cru, mais qui fut riche, actif, entre- 30 138 prenant. J'ai parle de sepiilcre, et j'ai dit vrai. L'Arabe croit vivre dans sa ville blanche ; il s'y enterre, enseveli dans une inaction qui I'epuise, accable de ce silence menie qui le charme, enveloppe de reticences et mourant de 5 langueur. Tu sais a quoi se reduit ce qu'on aperqoit de sa vie publique, ce que j'appelle par analogic son industrie on son commerce ; la statistique est ici des plus simples : des brodeurs sur etoffes, des cordonniers, des marchands de 10 cliaux, des bijoutiers du dernier ordre, des grainetiers ven- dant a la fois des epices et du tabac ; des fruitiers appro- visionnes, suivant la saison, d'oranges on de pasteques, de bananes on d'artichauts ; quelques laiteries, des barbiers surtout, des boulangeries banales et des cafes. Cette 15 enumeration, qui n'est pas complete, donne au moins la mesnre assez exacte des besoins ; elle definit mieux que toutes les redites les causes materielles de cette tranquil- lite sans exemple oii ce peuple se complait, et c'est la seule chose qui m'importe en ce recit. 20 Quant a la vie privee, elle est, comme dans tout 1' Orient, protegee par des murs impenetrables. II en est des mai- sons particulieres comme des bontiqnes ; meme apparence discrete et meme incurie a I'exterieur. Les portes ne s'ouvrent jamais qu'a demi, et retombent d'elles-memes par 25 leur propre poids. Tout est ombrageux dans ces cons- tructions singulieres admirablement complices des cacho- teries du maitre ; les fenetres ont des barreaux, et toute sorte de precautions sont prises aussi bien contre les in- discretions du dehors que contre les curiosites du dedans. 30 Derriere ces clotures taciturnes, ces portes massives comme 139 des portes de citadelles, ces giiichets barricades avec du fer, il y a des choses qu'on ignore, il y a les deux grands mysteres de ce pays-ci, la fortune mobiliere et les femmes. De I'une et des autres, on ne connait presque rien. L'argent circule a peine, les femmes sortent peu. L'argent ne se 5 montre guere que pour passer d'une main arabe dans une main arabe, pour se convertir en petite consommation ou en bijoux. Les femmes ne sortent que voilees, et leur rendez-vous le plus habituel est un lieu d'asile inviolable : ce sont les bains. Des rideaux de mousseline legere qui se 10 soulevent au vent de la rue, des fleurs soignees dans un pot de faience de forme bizarre, voila a peu pres tout ce qu'on aperqoit de ces gynecees, qui nous font rever. On entend sortir de ces retraites des bruits qui ne sont plus des bruits, ou des chucbotements qu'on prendrait pour des 15 soupirs. Tantot c'est une voix qui parle a travers une ouverture cacliee, ou qui descend de la terrasse et qui semble voltiger au-dessus de la rue comme la voix d'un oiseau invisible; tantot la plainte d'un enfant qui se la- mente dans une langue deja singuliere, et dont le balbu- 20 tiement mele de pleurs n'a plus de signification pour une oreille etrangere. Ou bien c'est un son d'instrunient, le bruit mat des darhoukas, qui marque avec lenteur la mesure d'un chant qu'on n'entend pas, et dont la note unique et scandee comme une rime sourde semble accom- 25 pagner la melodic d'un reve. La captivite se console ainsi, en revant d'une liberte qu'elle n'a jamais eue et qu'elle ne pent comprendre. II y a un proverbe arabe qui dit : Quand la femme a vu Vhote, elle ne veut plus de son mart. Les Arabes ont un 30 140 livre de la sagesse a leur usage, et toiite la politique con- jugale est reglee sur ce precepte. II est done bien convenu que, delicieuse ou non pour ceux qui I'habitent, luxu- euse ou pauvre, une maison d'Arabe est une prison a 5 forte serrure, et fermee comme un coffre-fort. Le maitre avare en a la clef ; il y renferme ensemble tons ses secrets, et nul ne sait, nul ne peut dire ce qu'il possede, ni combien, ni quel en est le prix. Beaucoup plus tolerants que les Arabes, les Juifs et les 10 negres permettent a leurs femmes de sortir sans voiles. Les Juives sont belles ; a I'inverse des Mauresques, on les voit partout, aux fontaines, sur le seuil des portes, devant les boutiques, ou reunies autour des boulangeries banales a I'heure ou les galettes sont tirees du four. Elles s'en vont 15 alors, soit avec leur cruche remplie, soit avec leur planche au pain, trainant leurs pieds nus dans des sandales sans quartiers, leur long corps serre dans des fourreaux de sole de couleur sombre, et portant toutes, comme des veuves, un bandeau noir sur leurs cheveux nattes. Elles marchent 20 le visage au vent, et ces femmes en robe collante, aux joues decouvertes, aux beaux yeux fixes, accoutumees aux har- diesses du regard, semblent toutes singulieres dans ce monde universellement voile. Grandes et bien faites, elles ont le port languissant, les traits reguliers, peut-etre un 25 pen fades, les bras gros et rouges, assez propres d'ailleurs, raais avec des talons sales ; il faut bien que leurs admira- teurs, qui sont nombreux, pardonnent quelque chose a cette infirmite des Juifs du bas peuple : heureux encore quand leur malproprete n'apparait qu'au talon, comme I'humanite 30 d'Achille. De petites filles mal tenues, dans des accoutre- 141 ments plus somptueux que choisis, accompagnent ces ma- trones aux corps minces, qu'on prendrait pour leurs soeurs ainees. La peau rose de ces enfants ne blemit pas a Paction de la chaleur, comme celle des petits Maures ; leurs joues s'empourprent aisement, et, comme une foret de 5 cheveux roux accompagne ordinairement le teint de ces visages ou le sang lleurit, ces tetes enluminees et coiffees d'une sorte de broussaille ardente sont d'un effet qu'on imagine malaisement, surtout quand le soleil les enflamme. Quant aux negresses, ce sont, comme les negres, des etres 10 a part. Elles arpentent les rues lestement, d'un pas viril, ne bronchant jamais sous leur charge et marchant avec Paplomb propre aux gens dont Failure est aisee, le geste libre et le coeur a I'abri des tristesses. Elles ont beaucoup de gorge, le buste long, les reins enormes : la nature les a 15 destinees a leurs doubles fonctions de nourrices et de betes de somme. — Anesse le jour, femme la nuit, — dit un pro- verbe local, qui s'applique aux negresses aussi justement qu'a la femme arabe. Leur maintien, compose d'un dan- dinement difficile a decrire, met encore en relief la robuste 20 opulence de leurs formes, et leurs haiks quadrilles de blanc flottent, comme un voile nuptial, autour de ces grands corps immodestes. La ville arabe nous offre done a peu pres les m^urs, les habitudes exterieures ou domestiques d'autrefois ; c'est a 25 peu pres I'Alger des Turcs, reduit seulement, appauvri et n'ayant plus que le simulacre d'un etat social. Quand on entre d'emblee dans cette ville, quand on y penetre, comme je le fais habituellement par une breche ouverte a mi-c6te et sans passer par les quartiers francs, quand on oublie 30 142 riiistoire au milieu de la bizarrerie du present et les mines pour ne considerer que ce qui survit, on pent encore se procurer des illusions de quelques heures, et ces illusions me suffisent. X*existat-il plus qu'un Arabe. on pourrait, 5 d'apres I'individu, retrouver le caractere physique et moral du peuple ; ne restat-il qu'une rue de cette ville, originale meme en Orient, on pourrait, a la rigueur, reconstituer I'Alger d'Omar et du dey Hussein. L'Alger politique est plus difficile a recomposer ; c'est un fantome turc qui s'est 10 evanoui avec les Turcs. et dont Texistence, trop reelle pour- tant, semblait improbable meme de leur vivant. J'ai fait aujourd'hui ma visite ordinaire et presque quo- tidienne au vieux Alger. En pareil cas, je ne m'occupe ni d'histoire ni d'archeologie. J"v vais tres naivement, comme 15 au spectacle ; pen m'importe que la piece soit vieillie, pourvu qu'elle rn'interesse encore et me paraisse nouvelle. D'ailleurs je ne suis pas difficile en fait de nouveautes. Ce que je n'ai pas vu par moi-nieme est pour moi Tinconnu, et si j"en parle innocemment, comme on parlerait d'une de- 20 couverte. c'est que. a tort on a raison, j'estime qu'en fait d'art il n'y a pas de redites a craindre. Tout est vieux et tout est nouveau ; les choses changent avec le point de vue : il n'y a de definitif et d'absolu que les lois du beau. Heureusement pour nous. Tart n'epuise rien : il transforme 25 tout ce qu'il touclie, il ajoute aux choses plus encore qu'il ne leur enleve ; il renouvellerait. plutot que de Tepuiser, la source intarissable des idees. Le jour ou parait une oeuvre d'art, fut-elle accomplie, chacun peut dire, avec I'ambition de poursuivre la sienne et la certitude de ne repeter 30 personne, que cette oeuvre est a refaire, ce qui est tres 143 encourageant pour I'esprit hiimain. II en est cle nos pro- blemes d'art comme de toutes choses : combieii de verites aussi agees que le monde, et qui, si Dieu ne nous aide, seront encore a definir dans mille ans ! Voici done la promenade que j'ai faite aujourd'hui : 5 d'abord je suis parti de ma maison, que tu connais a peine, et j'ai suivi une route, que tu connais mal, en voiturin, selon les usages du pays, car on aurait tort de se refuser un moyen de transport, moins commode, il est vrai, que la promenade a pied, mais de beaucoup plus expeditif et plus 10 gai, surtout quand on voyage en compagnie. Le voiturin d' Alger est une voiture a claire-voie, faite expres pour le Midi, qui vous evente avec des rideaux toujours agites. Ces carrioles, aujourd'liui tres nombreuses, surtout dans la banlieue que j'habite, sont aussi pen suspendues que possi- 15 ble, vont liorriblement vite, et, chose incroyable, ne versent jamais. Ce sont de petits omnibus au coffre large assis sur des roues gr^les, menes par de petites rosses barbes a tons crins, efflanquees, haletantes, ayant la maigreur, la coupe aigue et la vive allure des liirondelles. On les appelle des 20 corricolos. Jamais nom ne fut plus exact, car elles vont toujours au galop, courant sur un lit de poussiere, volant comme un char mythologique au milieu d'un nuage, avec un bruit aerien tout particulier de grelots, de claquements de vitre et de coups de fouet. On dirait que chaque voiture 25 porte un message. Que le cocher soit Provencal, Espagnol ou Maure, la vitesse est la m§me ; la seule chose qui varie, ce sont les procedes pour I'obtenir. Le Provencal aiguil- lonne son attelage avec des blasphemes, I'Espagnol le harcele a coup de lanieres, le Maure Pepouvante avec un 30 144 cri du gosier effrayant. Lucrative ou non, cette Industrie pleine de verve a pour effet le plus certain de mettre egale- ment tons les voituriers de bonne liumeur. C'etait Slimen en personne qui me conduisait dans son 5 voiturin peint en jaune clair, et appele la Gazelle. Slimen est un jeune Maure qui se civilise. II parle franqais, regarde effrontement les etrangeres et s'arrete aux cabarets pour y boire du vin. II etait frais rase, dispos, joyeux, tout habille des couleurs de I'aurore, culotte blanche, vests 10 gris-perle, ecliarpe rose, et portait, comme une femme au bal, une fleur de grenadier piquee pres de I'oreille. Menant son equipage d'une main, de Pautre il fumait une cigarette, et cliaque fois quil ouvrait la bouche pour exciter ses betes, des bouffees odorantes lui sortaient des 15 levres. J'avais pour voisin de droite un vieux Maure a figure courtoise, qui rentrait honnetement de son jardin avec une recolte d'oignons et d'oranges meles confusement dans un cabas de paille. En face de moi, un negre maqon, eclabousse de chaux vive, se dandinait au cahot des roues, 20 souriant a des idees joyeuses qui lui remontaient a tout propos dans I'esprit. Au fond, trois Mauresques de mine evaporee babillaient sous leurs masques blancs ; elles sen- taient le muse et la patisserie, et leurs haiks s'echappaient par les fenetres comme de legers pavilions. 25 Ainsi attele, ainsi conduit, ainsi accompagne, par un beau temps, par un beau soleil, I'air matinal entrant a pleines portieres, egaye moi-meme et comme enivre par la sensation de la vitesse, emporte dans un tourbillon mele de lumiere, de poudre ardente et de bruit, j'aurais pu me croire 30 entraine vers la ville la i)lus vivante et la plus joyeuse de 145 la terre. La route est sans ombre, et tout ce qui ravoisine est poudre a blanc. Les deux berges sont garnies d'aloes qui n'ont plus ni forme animee ni couleur, et d'oliviers plus pales que des saules ; I'extremite se perd dans une per- spective noyee de blancheurs et de brume. Partout ou 5 quelque chose remue sur cette longue trainee de poussiere, rendue plus subtile encore apres six mois de secheresse, on voit s'elever des nuages, et quand le moindre vent passe sur la campagne, la tete alourdie des vieux arbres semble se dis- soudre en fumee. Quelquefois on cotoie la mer ; plus loin, 10 c'est le faubourg de I'Aglia, borde de restaurants, de buvet- tes et d'auberges, qui forment depuis le champ de manoeuvre jusqu'a Alger, et comme pour scandaliser la ville sobre ou I'on buvait de I'eau, une sorte d'avenue sacrilege consacree surtout a la vendange ; puis des terrains vagues ou bivoua- 15 quent tout le jour des bataillons d'aniers avec leurs anes, venus les uns et les autres des tribus, et non pas des plus riches ; enfin un endroit desole, consume de soleil, calcine meme en plein hiver, pareil, pour la couleur et pour le desordre, a un vaste foyer dont il ne resterait plus que les 20 cendres. Au fond se cache une petite fontaine en maqon- nerie blanche, tandis que pres de la route, accroupies, quelque temps qu'il fasse, sur un tertre nu, des negresses marchandes de galettes attendent, rangees en ligne et dans une tenue sinistre, la chance impossible d'un anier qui 25 voudrait manger. A droite, le vieux fort turc, qui sert aujourd'hui de penitencier militaire, s'eleve au milieu d'un fourre d'aloes pareil a des faisceaux de sabres brises, et tourne du cote de la mer ses embrasures armees. La mer, qui de distance en distance continue d'apparaitre, est splen- 30 146 dide, d'un azur donx, moire de larges raies couleur de nacre. Des chevaux s'y baignent, la queue au vent, la tete haute, les crins abondants et peignes comme des clieveux de femme. lis entrent dans I'eau jusqu'au ventre, et se 5 cabrent sous leurs palefreniers. A 1' horizon, des voiles maltaises decoupent leur triangle blanc, pareil aux ailes relevees en ciseaux d'un goeland qui peche. Un peu plus loin commence un second faubourg, ou, pour mieux dire, 1' Alger moderne, grande rue droite, avec 10 des maisons a six etages, quelque chose comme un tronQon de rue des Batignolles. Un palmier subsiste en cet endroit, tu le connais ; il est toujours la, le pied mure dans un bloc de platre qui le deshonore et ne I'empechera pas de mourir. Son large eventail ne reverdit plus, les noires 15 fumees tourbillonnent autour de sa tete sterile, la pluie froide des durs hivers crispe son feuillage herisse ; il res- semble au peuple qui I'a plante ; comme lui, il est morne, mais il dure ; peut-etre lui survivra-t-il. Le mouvement augmente et fait pressentir une ville. Voici le bureau 50 arabe, ancienne maison turque, toute blanche, tres pittores- que, autour de laquelle il y a toujours un va-et-vient de cavaliers, de messagers avec leur gibeciere en sautoir, de chaouchs armes de Cannes, de spahis en livree rouge. En face, c'est une boucherie, avec de maigres animaux parques 25 le long du mur et lies par les cornes a des anneaux. La porte est ouverte et permet d'entendre des cris d'agonie. Des egorgeurs a mine farouche, le couteau dans les dents, saisissent des moutons pantelants, et les emportent avec des gestes de Medee. Ce sont des Mzabites, car le desert 30 fournit a la fois les meilleurs moutons et les meilleurs 147 bouchers. lis sont tres iioirs sans etre negres, et leur peau foncee se teignant en violet dans ces rouges ablutions de I'abattoir, on les dirait barbouilles de lie plutot que de sang. La route ici, presque impossible a decrire, s'encombre a 5 ce point qu'on aurait de la peine meme a noter les choses qui passent. Ce sont des promeneurs a pied, des gens a cheval, des chariots militaires charges de fourrage, des fourgons charges de munitions marchant sous escorte, des mendiants couvrant les trottoirs : une foule paisible, ce 10 sont les Arabes ; une foule turbulente, ce sont les Eu- ropeens ; par-ci, par-la, des chameaux que ce tumulte effraye et qui regimbent, des processions de femmes allant a la mer, et des legions d'enfants de toute race dont le plaisir, ici comme ailleurs, est de circuler dans les cohues. 15 Au beau milieu de ce carrefour, et sans se desunir, defilent a chaque minute des troupeaux de petits anes qu'on em- ploie a charrier du sable, les uns rentrant en ville avec leurs paniers pleins, les autres revenant les paniers vides et courant a la sabliere. Les conducteurs, Biskris pour la 20 plupart, portent la calotte de feutre, la jaquette flottante et le tablier de cuir ou le sarreau des portefaix. C'est une race bonne a connaitre, car on la retrouve partout avec des habitudes qui lui sont propres. Ces aniers ont aussi leur cri, un cri du gosier, bizarre, aigu, imite des betes 25 fauves, et combine pour accelerer par la frayeur le pas docile et regulier de leur convoi. Quand les anes sont charges, ils suivent a pied, prcnant le trot quand ceux-ci trottent, mais au retour ils enfourchent leurs betes, et se font impitoyablement porter par ces petites montures de la 30 148 grosseur d'un grand mouton. Assis tout a fait sur la croupe, leur baton pique dans une ecorcliure de la peau, plaie qu'ils enveniment sans cesse pour la rendre plus sensible, tres fiers et tres droits, comme s'ils maniaient des 5 chevaux de prix, et serrant entre leurs jambes trop longues rechine endolorie du baudet, ils n'ont qu'a poser leur talon, qui touche a terre, ou a le relever, pour se trouver alterna- tivement a pied ou montes. Ils se delassent ainsi en ecrasant sous leur taille le petit animal courageux, et au 10 moindre cri, au moindre signal, toute la bande s'elance a la fois en droite ligne, les oreilles en arriere, avec ce bruit sec et precipite d'un troupeau de moutons qui fuit. L'entree d' Alger, ce qui s'appelle encore Bab-Azoun en souvenir de la porte rasee depuis longtemps, se montre 16 enfin tres confusement a travers un nuage de poussiere enflamme par le soleil direct du matin. Arrive la, on n'a plus qu'a mettre pied a terre, qu'a regler le prix de sa place, qui est de cinq sous, monnaie de France, et qu'a monter jusqu'a I'ancienne Bab-el-Djeddid. On a fait, en quelques 20 minutes, un long voyage, car aussitot apres on se trouve a deux cents lieues d'Europe. II etaix dix heures a peu j^res, quand, ce matin, j'attei- gnis le but de mes promenades liabituelles. Le soleil montait, I'ombre insensiblement se retirait au fond des 25 rues, et I'obscurite qui s'amassait sous les voiites, la pro- fondeur assombrie des boutiques, le pave noir qui reposait encore, en attendant midi, dans des douceurs nocturnes, faisaient eclater la lumiere a tous les endroits que le soleil frappait, tandis qu'au-dessus des couloirs et colle, pour 30 ainsi dire, a I'angle eblouissant des terrasses, le ciel s'eten- 149 dait comme un rideau d'un violet fonce, sans tache et presque sans transparence. L'heure etait delicieuse. Les ouvriers travaillaient comme les Maures travaillent, paisi- blement assis devant leurs et^blis. Les Mzabites en gan- doura rayee sommeillaient a I'abri de leurs voiles ; ceux 5 qui n'avaient rien a faire, et le nombre en est toujours tres grand, fumaient au seuil des cafes. On entendait des bruits charmants, des voix d'enfants qui psalmodiaient dans les ecoles publiques, des rossignols captifs qui chan- taient comme par une matinee de mai, des fontaines qui 10 ruisselaient dans des vases aux parois sonores. Je chemi- nais lentement dans ce dedale, allant d'une impasse a I'autre et m'arretant de preference a certains lieux oil regne un silence encore plus inquietant qu'ailleurs. — Pardonne- moi une fois pour toutes ce mot de silence, qui revient dans 15 ces lettres beaucoup plus souvent que je ne voudrais. II n'y a malheureusement qu'un seul mot dans notre langue pour exprimer a tons les degres imaginables le fait tres complexe et tout a fait local de la douceur, de la faiblesse et de Pabsence totale des bruits. 20 Entre onze heures et midi, c'est-a-dire a l'heure oii je suis a pen pres certain d'y trouver mes amis reunis, je parle ici de mes amis algeriens, j 'arrivals au carrefour de Si- Mohammed-el-Scherilf. C'est un lieu que je t'ai fait con- naitre a ton dernier voyage, et c'est la, mon ami, que je 25 veux encore te conduire. VII. LA VIE EN ITALIE AU TEMPS DE LA RENAISSANCE. Par H. TAINE. Le premier trait qu'on remarque alors en Italie, c'est le manque d'une paix ancienne et stable, d'une justice exacte, et d'une police surveillante comme celle a laquelle nous sommes habitues chez nous. Nous avons quelque peine a nous representer cet exces d'anxietes, de desordres et de 5 violences. Nous sommes depuis trop longtemps dans I'etat contraire. Nous avons tant de gendarmes et de sergents de ville, que nous sommes enclins a les trouver plus incommo- des qu'utiles. Chez nous, lorsque quinze personnes se ras- semblent dans la rue pour voir un chien qui s'est casse la 10 patte, un homme a moustache arrive et leur dit : "Mes- sieurs, les rassemblements sont defendus, dispersez-vous." Cela nous parait excessif ; nous maugreons et nous oublions de remarquer que ces memes hommes a moustache donnent au plus riche et au plus faible I'assurance de se promener 15 seul et sans amies a minuit dans les rues desertes. Sup- primons-les par la pensee, et figurons-nous un monde dans 152 lequel la police soit impuissante ou indifferente. On trouve de semblables pays dans I'Australie, en Amerique, par exemple dans ces placers oil les chercheurs d'or accoiirent en foule et vivent au hasard sans former encore un Etat orga- 5 nise. La, si I'on craint ou si I'on reqoit un coup ou une insulte, a I'instant on decharge son revolver sur le concur- rent ou sur I'adversaire. Celui-ci riposte, et parfois les voisins s'en melent. A cliaque instant il faut defendre son bien ou sa vie, et le danger est la, brutal, subit, qui presse 10 rhomme de tons les cotes. Tel etait a peu pres vers 1500 I'etat des cboses en Italic; on n'y connaissait rien de semblable a ce grand gouverne- ment qui, perfectionne chez nous depuis quatre cents ans, regarde comme son devoir le plus elementaire de conserver 15 a cliacun, non-seulement son bien et sa vie, mais encore son repos et sa securite. Les princes de I'ltalie etaient de petits tyrans qui d'ordinairc avaient usurpe le pouvoir par des assassinats, des empoisonnements, ou du moins par des vio- lences et des traliisons. Naturellement, leur seule preoccu- 20 pation etait de conserver ce pouvoir. Quant a la securite des citoyens, ils n'y pourvoyaient guere. Les particuliers devaient se defendre eux-memes, et, en outre, se faire jus- tice eux-memes ; lorsqu'on avait quelque debiteur trop re- calcitrant, lorsqu'on rencontrait un insolent dans la rue, 25 lorsqu'on considerait un homme comme dangereux ou hos- tile, on trouvait tres naturel de se debarrasser de lui au plus tot. Les exemples abondent, et vous n'avez qu'a parcourir les memoires du temps pour voir combien cette habitude des 30 violences privies et de I'appel a soi-meme etait enracinee. 153 "Le 20 septembre, il y eut, dit Stefano d'Infessura, un grand tumulte dans la ville de Rome, et tons les mar- cliands fermerent leurs boutiques. Ceux qui etaient dans leurs champs ou dans leurs vignes rentrerent en toute hate, et tons, tant citoyens qu'etrangers, prirent les armes, 5 parce qu'on affirmait comme chose certaine que le pape Innocent VIII etait mort." Le lien si faible de la societe se rompait, on rentrait dans I'etat sauvage ; chacun profitait du moment pour se debarrasser de ses ennemis. Notez qu'en temps ordinaire 10 les voies de fait, pour etre un peu moins multipliees, n'en etaient pas moins sanguinaires. Les guerres privees de la famille des Colonna et de la famille des Orsini s'etendaient autour de Eome; ces seigneurs avaient des hommes d'ar- mes, et convoquaient leurs paysans ; chaque bande sacca- 15 geait les terres de I'ennemi; quand on faisait une treve, elle etait vite rompue, et chaque chef, bouclant son giacco, envoyait dire au pape que son adversaire etait I'agresseur. "Dans la ville meme, il se faisait beaucoup de meurtres le jour et la nuit, et il se passait a peine un jour que 20 quelqu'un ne fut tue Le troisi^me jour de septem- bre, un certain Salvador assaillit son ennemi, le seigneur Beneaccaduto, avec qui pourtant il etait en paix sous une caution de 500 ducats." Cela signifie qu'ils avaient depose tons les deux 500 du- 25 cats, qui devaient etre perdus par le premier qui violerait la treve. C'etait chose habituelle que de garantir ainsi la foi juree ; il n'y avait pas d'autre moyen de preserver un peu la paix publique. On trouve dans le livre de depenses de Cellini la note suivante, ecrite de sa main : " Je note 30 154 qu'aujourd'hui, 26 octobre 1556, moi, Benvenuto Cellini, je suis sorti de prison et j'ai fait avec mon ennemi une treve d'un an. Chacun de nous a fourni une caution de 300 ecus." Mais une garantie d'argent est faible contre la 5 violence dii temperament et la ferocite des moeurs. C'est pourquoi Salvador n'avait pu se tenir d'attaquer Beneacca- duto. " II le frappa de deux coups d'^pee et le blessa mor- tellement, en sorte qu'il mourut." Ici les magistrats, trop braves, interviennent et le peuple 10 s'en mele, a pen pres comme aujourd'hui a San Francisco, lorsqu'on pratique la loi de Lynch. A San Francisco, quand les assassinats deviennent trop nonabreux, les negociants, les personnes respectables, les hommes importants de la ville, accompagnes de tons les gens de bonne volonte, vont 15 prendre les coupables en prison, et les pendent seance tenante. Pareillement ''le quatrieme jour, le pape envoya son vice-camerier avec les conservateurs et tout le peuple pour detruire la maison de Salvador. lis la detruisirent et, le meme quatrieme jour de septembre, Jerome, frere dudit 20 Salvador, fut pendu," probablement parce qu'on n'avait pas mis la main sur Salvador lui-meme. Dans ces executions tumultueuses et populaires, chacun repond pour les siens. Vous etes habitues aujourd'hui a voir dans les artistes des gens du monde,citoyens tranquilles, et fort capables de bien 25 porter le soir I'habit noir et la cravate blanche. Dans les memoires de Cellini vous trouvez un orfevre nomme Piloto, "vaillant homme," raais qui est chef de brigands. Ailleurs, ce sont les el^ves de Raphael qui prennent la resolution de tuer le Rosso, parce que le Rosso, fort m^chante langue, 30 avait dit du mal de Raphael ; et le Rosso prend le parti 155 prudent de quitter Rome ; apres de telles menaces, un voyage etait urgent. La moindre raison suffit alors pour tuer un homme. Cellini raconte encore que Vasari avait coutume de porter les ongles tr^s longs, et qu'un jour, cou- chant avec son apprenti Manno, " il lui ^corcha une jambe 5 avec ses mains, croyant se gratter lui-meme, sur quoi Manno voulait absolument tuer Vasari.'' Le motif etait leger. Mais a ce moment I'homme est si fougueux, si habitue aux coups, que le sang lui monte tout de suite aux yeux et qu'il fonce en avant. Un taureau frappe d'abord de ses cornes ; 10 il frappe d'abord de son poignard. Aussi les spectacles que I'on a journellement k Rome ou dans les environs sont-ils atroces. Les chatiments semblent ceux d'une monarchic d'Orient. Comptez, si vous pouvez, les meurtres de ce beau et spirituel Cesar Borgia, fils du 15 pape et due de Valentinois, dont vous verrez le portrait a Rome dans la galerie Borghese. C'est un homme de gout, grand politique, amateur de fetes et de fine conversation ; sa taille fine est serrde dans un pourpoint de velours noir ; ses mains sont parfaites, il a le regard calme d'un grand 20 seigneur. Mais il sait se faire respecter, et de ses propres mains, a I'epee, au poignard, il fait ses affaires. "Le second dimanche, dit Burchard, camerier du pape, un homme masque, dans le Borgo, dit des paroles offensantes contre le due de Valentinois. Le due, I'ayant appris, le fit 25 saisir ; on lui coupa la main et la partie anterieure de la langue, qui fut attachee au petit doigt de la main coupee," sans doute pour faire un exemple. Une autre fois, comme les chauffeurs de 1799, "les gens du meme due suspendirent par les bras deux vieillards et huit vieilles femmes, apres 30 156 avoir allume du feu sous leur pieds pour leur faire avouer ou etait I'argeut cache, et ceux-ci, ne le sachant pas ou ne voulant pas le dire, moururent dans ladite torture." Un autre jour, le due fait amener dans la cour du palais 5 des condamnes ^^ gladiandi,'^^ et lui-meuie, revetu des plus beaux habits, devant une assistance nombreuse et choisie, il les perce a coup de fieches. " II tua aussi sous le man- teau du pape, Perotto, qui etait favori du pape, en telle faQon que le sang sauta a la face du pape." On s'egorgeait 10 beaucoup dans cette famille. II avait deja fait assaillir a coups d'epee son beau-frere, et le pape faisait garder le blesse ; mais le due dit : '' Ce qui ne s'est pas fait a diner se fera a souper. Et un jour, le 17 aoiit, il entra dans sa chambre comme le jeune homme se levait deja, fit sortir sa 15 femme et sa soeur ; puis ayant appele trois assassins, il fit etrangler ledit jeune homme." Outre cela, il tua son propre frere, le due de Gandia, et fit jeter le corps dans le Tibre. Apres diverses recherches, on decouvrit un pecheur qui etait sur la rive au moment de I'attentat. Et comme on lui 20 demandait pourquoi il n'avait rien dit au gouverneur de la ville : "II repondit qu'il n'avait pas cru que ce fut la peine, car en sa vie il avait vu jeter, en differentes nuits, plus de cent corps au meme endroit, sans que personne en eut jamais pris souci." 25 Sans doute les Borgia, cette famille privilegiee, sem- blent avoir eu un gout et un talent particuliers pour I'empoisonnement et I'assassinat ; mais vous trouverez, dans les petits Etats italiens, quantite de personnages, princes et princesses, qui sont dignes d'avoir ete leurs contempo- .30 rains. 157 A Milan, le due Galeazzo est assassine par trois jeimes gens qui avaient I'habitude de lire Plutarque ; I'un d'eux fut tue dans Paction et son cadavre livre aux pourceaux ; les autres avant d'etre ecarteles declarerent qu'ils avaient fait le coup parce que " non-seulement le due debauehait 5 les femmes, mais encore publiait leur deshonneur ; et parce que, non-seulement il tuait les hommes, mais encore les faisait mourir dans des supplices recherclies." A Kome, le pape Leon X nianqua d'etre tue par ses cardinaux; son chirurgien, paye par eux, devait I'empoisonner en pansant 10 sa fistule; le cardinal Petrucci, principal instigateur, fut mis a mort. Si maintenant on considere la maison des Ma- latesta a Rimini, ou la maison d'Este a Ferrare, on y trouve des habitudes pareilles d'assassinat et d'empoisonnement hereditaires. Si enfin vous regardez une cite qui parait un 15 peu mieux reglee, Florence, dont le chef, un Medicis, est un homme intelligent, liberal, honnete, vous y trouverez des coups de main aussi sauvages que ceux dont vous venez d'ecouter le recit. Par exemple, les Pazzi, irrites de voir toute la puissance aux mains des Medicis, se conjurerent 20 avee I'areheveque de Pise pour assassiner les deux Medicis, Julien et Laurent ; le j^ape Sixte IV etait complice. lis choisirent le moment de la messe dans I'eglise de Santa- E-eparata, et le signal fut I'elevation de I'hostie. Un des conjures, Bandini, poignarda Julien de Medicis ; puis Fran- 25 cesco dei Pazzi s'acharna sur le cadavre, si furieusement qu'il se blessa lui-meme a la cuisse ; il tua ensuite un ami de la maison de Medicis. Laurent fut blesse, mais il etait brave ; il eut le temps de tirer son epee, de rouler son man- teau autour de son bras et de s'en faire un bouclier ; tons 30 158 ses amis se r^iinirent autour de lui et le protegerent de leurs epees on de leurs corps, si bien qu'il put faire retraite dans la sacristie. Cependant les autres conjures, I'arche- veque en tete, au nombre de trente, avaient surpris I'hotel 5 de ville pour prendre possession du si^ge du gouvernement. Mais le gouverneur, a son entree en charge, avait eu soin de faire disposer les portes de telle fagon qu'etant refer- mees, elles ne pouvaient se rouvrir en dedans. Les conju- res furent pris comme dans une souriciere. Le peuple 10 s'armait de tons cotes et accourait. On saisit I'archeveque, on le pendit dans ses habits pontificaux, a cote de Francesco dei Pazzi, le premier instigateur de la conjuration ; dans sa rage, le prelat, mourant et tout pendu qu'il etait, s'accrocha au corps de son complice et lui mordit la chair a belles 15 dents. " Environ vingt personnes de la famille des Pazzi furent en meme temps taillees en pieces, ainsi que vingt au- tres de la maison de I'archeveque, et Ton pendit soixante personnes aux fenetres du palais.'' Un peintre, Andrea da Castagno, autre assassin qui avait tu^ son ami pour lui 20 voler I'invention de la peinture a I'huile, fut charge de peindre cette grande pendaison, d'oii lui vint plus tard le nom d^ Andrea des pendus. Mais ce qui met une difference ^norme entre I'ltalie du XV® siecle et I'Europe du moyen age, c'est que les Italiens 25 etaient alors tres cultives. Par un contraste extraor- dinaire, tandis que les f actons sont de venues elegantes et les gouts delicats, les caracteres et les coeurs sont restes f^roces. Ces gens sont lettres, connaisseurs, beaux diseurs, polls, hommes du monde, en meme temps hom- 30 mes d'armes, assassins et meurtriers. lis font des actions 159 de sauvages et des raisonnements de gens civilises ; ce sont des loups intelligents. Maintenant, supposez qu'un loup raisonne sur son espece; il est probable qu'il fera le code du meurtre. C'est ce qui arriva en Italic ; les philo- sophes ^rig^rent en theorie les pratiques dont ils etaient 5 temoins, et finirent par croire ou dire que, pour subsister ou reussir dans ce monde, il faut agir en scelerat. Le plus profond de ces th^oriciens fut Machiavel, grand homme, honnete homme mgme, patriote, g^nie sup^rieur qui ecrivit un livre, le Prince, pour justifier ou du moins pour autori- 10 ser la trahison et I'assassinat. Ou plutot il n'autorise ni ne justifie ; il a depass^ I'indignation et laisse de cote la cons- cience ; il analyse, il explique, en savant, en connaisseur d'hommes; il fournit des documents et les commente; il envoie aux magistrats de Florence des memoires instructifs 15 et positifs, ecrits d'un style tranquille comme le recit d'une belle operation chirurgicale. II ecrit un livre moitid vrai et moitie imaginaire, a I'exemple du Cyrus de X^nophon, la Vie de Castruccio Castracani, qu'il presente aux Italiens comme le modele du 20 prince accompli. Ce Castruccio Castracani, enfant trouve, deux cents ans auparavant, s'^tait fait souverain de Lucques et de Pise, et ^tait devenu assez puissant pour mena- cer Florence. II avait fait "beaucoup d'actions qui, par leur vertu et leur bonheur, peuvent etre de tr^s 25 grands exemples," et ^'laiss^ de soi une heureuse me- moire, ses amis Pay ant regrettd plus qu'on ne fit jamais pour aucun prince en aucun temps." Voici une des belles actions de ce heros si aime et digne d'une admiration eternelle : 30 160 La famille ties Poggio s'etaiit revoltee a Lucques contre lui, Stefaiio Poggio, " homme de grand age et pacifique," arreta les mutins et leur promit sou interventiou. '' lis posent alors les armes aussi imprudemment qu'ils les 5 avaient prises." Castruccio revient. " Stefano, croyant que Castruccio lui devait avoir obligation, I'alla trouver et ne le pria pas pour son propre compte, jugeant qu'il n'en avait pas besoin, mais pour les autres de sa maison, le jjriant de pardonner beaucoup a la jeunesse, beaucoup a I'antique 10 amitie et aux obligations que lui, Castruccio, avait a leur maison. A quoi Castruccio repondit de bonne grace et lui dit d'avoir bonne esperance, temoignant qu'il avait plus de joie a trouver le tuniulte arrete qu'il n' avait eu de ressenti- ment a le savoir souleve. II encouragea Stefano a les faire 15 venir tons, lui disant qu'il rendait graces a Dieu d'avoir occasion de montrer sa clemence et sa gendrosite. lis vin- rent done tons sur la foi de Stefano et de Castruccio, et ils furent tons ensemble, avec Stefano, faits prisonniers et mis a mort." 20 L'autre lieros de Macliiavel est ce Cesar Borgia, le plus grand assassin et le plus parfait traitre du siecle, homme accompli en son genre, qui considera toujours la paix commes les Hurons et les Iroquois consideraient la guerre, c'est-a-dire comme un etat dans lequel la dissimulation, la 25 feinte, la perfidie, le guet-apens, sont un droit, un devoir et un exploit. II les pratiquait sur tout le monde, meme sur sa famille, meme sur ses fideles. Un jour, voulant faire taire les bruits de cruaute qui couraient sur son compte, il fit prendre son gouverneur de Komagne, Remiro oO d'Orco, qui lui avait rendu de grands services, et a qui il 161 devait la tranquillite de tout le pays. Et le lendemain, les citoyens virent avec contentement et avec terreur Eemiro d'Orco sur la place publique, en deux morceaux, avec un couteau sanglant a cote de lui. Le due fit dire qu'il I'avait puni de ses s^veritds trop grandes, et se fit une reputation 5 de bon seigneur, protecteur du peuple et justicier. Aussi Machiavel conclut de la maniere que voici : " Chacun sait combien il est louable a un prince de gar- der sa parole et de vivre avec integrite, non avec astuce. Neanmoins on voit par experience dans notre temps que 10 ceux-la parmi les princes ont fait de grandes choses qui out pen tenu compte de leur foi et ont su par astuce faire tour- ner les cervelles des hommes et a la fin ont detruit ceux qui se fondaient sur leur loyaute . . . Un seigneur prudent ne pent ou ne doit garder sa parole quand cela lui est nui- 15 sible et que les motifs qui lu. faisaient promettre ont dis- paru. Du reste, jamais un prince n'a manque de raisons legitimes pour colorer son manque de parole. Mais il est necessaire de les bien colorer et d'etre grand fourbe et dis- simulateur . , . Et les hommes sont si simples et obeissent 20 si fort a la necessite presente, que celui qui trompe trouve tou jours quelqu'un qui se laisse tromper." II est clair que de pareilles moeurs et de pareilles maxi- mes ont de grandes consequences sur les caracteres. D'a- bord ce manque absolu de justice et de police, cette licence 25 des attentats et des assassinats, cette obligation de se ven- ger sans pitie et d'etre craint pour subsister, cet appel incessant a la force trempe les ames ; I'homme prend I'habi- tude des resolutions extremes et soudaines ; il est tenu de savoir tuer ou faire tuer a I'instant. 30 162 De plus, comme il vit dans un danger continu et extreme, il est rempli de grandes anxietes et de passions tragiques ; il ne s 'amuse pas a demeler finement les nuances de ses sentiments ; il n'est pas curieusement et tranquillement 5 critique. Les Amotions qui le remplissent sont grandes et simples. Ce n'est point un detail de sa consideration ou une portion de sa fortune qui est en jeu; c'est toute savie, et celle des siens. Du plus liaut il pent tomber au plus bas, etj comme Eemiro, Poggio, se reveiller sous le couteau 10 ou le lacet d'un executeur. La vie est orageuse et la volonte tendue. Les ames sont plus fortes et ont tout leur jeu. Je voudrais rassembler tons ces traits, et vous montrer non plus une abstraction, mais un personnage agissant. II en est un dont nous avons les memoires, ecrits de sa main, 15 d'un style fort simple, d'autant plus instructifs, et qui mieux qu'aucun livre mettront sous vos yeux les faqons de sentir, de penser et de vivre des contemporains. Benvenuto Cel- lini pent etre considere comme un abrege en haut relief des passions violentes, des vies liasardeuses, des genies sponta- 20 nes et puissants, des riches et dangereuses facultes qui ont fait la Renaissance en Italic, et qui, en ravageant la societe, ont produit les arts. Ce qui frappe d'abord en lui, c'est la puissance du ressort interieur, le caractere energique et courageux, la vigoureuse 25 initiative, I'habitude des resolutions soudaines et des partis extremes, la grande capacite d'agir et de souffrir, bref la force indomptable du temperament intact. Tel etait le superbe animal, tout militant et tout resistant, que les rudes mccurs du moyen age avaient nourri, et que I'ancien- 30 nete de la paix et de la police ont amolli chez nous. II 163 avait seize ans et son frere Giovanni en avait quatorze. Un jour, Giovanni, ay ant ^te insulte par un autre jeune homme, le provoqua en duel. lis se rendirent a la porte de la ville, et se battirent k I'epee. Giovanni desarma son en- nemi, le blessa et continuait, lorsque les parents du blesse 5 arriverent et le charg^rent a coups d'epee et a couj^ts de pierres, si bien que le pauvre enfant fut bless^ et tomba. Cellini survint, ramassa I'epee, et fondit sur les assaillants, evitant les pierres comme il pouvait, et ne quittant pas son frere d'une semelle ; il allait se faire tuer, lorsque quelques 10 soldats qui passaient, pleins d' admiration pour son courage, se mirent de la partie et aiderent a sa delivrance. Alors il prit son fr^re sur ses epaules et le transporta a la maison paternelle. — Vous trouveriez de lui cent traits d'energie semblables. S'il n'a pas ete tue vingt fois, c'est miracle ; 15 il a toujours I'dpee, ou I'arquebuse, ou le poignard a la main, dans les rues, sur les routes, contre des ennemis per- . sonnels, des soldats debandes, des brigands, des rivaux de toute sorte ; il se defend et le plus souvent il attaque. Le plus ^tonnant de ces traits, c'est son evasion du chateau 20 Saint- Ange; on I'y avait enferme apr^s un meurtre. II descendit de cette liauteur enorme au moyen de cordes qu'il avait faites avec les draps de son lit, rencontra une senti- nelle que son air de resolution terrible effraya et qui feignit de ne I'avoir point vu, franchit au moyen d'une poutre la 25 seconde enceinte, attacha sa derniere corde et se laissa glisser. Mais cette corde etait trop courte ; il tomba et se cassa la jambe au-dessous du genou ; alors il se banda la jambe, et se traina, perdant son sang, jusqu'a la porte de la ville ; elle etait fermee, il se glissa dessous apres avoir 30 164 creiise la terre avec son poignard ; cles chiens I'assaillirent, il en eventra un, et, rencontrant mi portefaix, il se fit por- ter chez un anibassadeur qui etait son ami. II se croyait sauve et avait la parole du pape ; mais tout d'un coup il 5 fut repris et mis dans un cacliot infect, oil la lumiere n'ar- rivait que deux lieures par jour. Le bourreau vint et, tou- clie de pitie, I'epargna ce jour-la. Des lors, on se contenta de le retenir captif ; I'eau suintait, sa paille pourrissait, ses blessures ne se fermaient point. II passa ainsi plusieurs 10 mois ; la force de sa constitution resista a tout. Un corps et une ame ainsi batis semblent de porphyre et de granit, tandis que les notres sont de craie et de platras. Mais la ricliesse du naturel est aiissi grande en lui que la force de la structure. Rien de j)lus flexible et de plus 15 abondant que ces ames neuves et saines. II trouvait exemple dans sa famille. Son pere etait architecte, bon dessinateur, musicien passionne, joiiant de la viole et chan- tant seul pour son plaisir ; il fabriquait des orgiies de bois excellentes, des clavecins, des violes, des luths, des harpes ; 20 il travaillait bien I'ivoire, il etait tres habile dans la construction des machines, joiiait de la flute parmi les fifres de la seigneurie, savait un pen de latin et faisait des vers. Les hommes de ce temps sont universels. Sans compter Leonard de Vinci, Pic de la Mirandole, Laurent de Medicis, 25 Leo Batista Alberti et les genies superieurs, on voit des gens d'affaires et de negoce, des moines, des artisans, s'ele- ver alors, par leurs gouts et leurs habitudes, an niveau des occupations et des plaisirs qui semblent aujourd'hui I'apa- nage i)ropre des liommes les i)lus cultives et des naturels 30 les plus delicats. Cellini etait de ce nombre. 11 etait 165 devenu excellent joueiir de flute et de cornet malgre hii, ayant horreur de ces exercices et ne s'y livrant que pour contenter son pere. Outre cela, de tr^s bonne lieure, il fut excellent dessinateur, orfevre, nielleur, emailleur, statuaire et fondeur. En menie temps, il se trouva ingenieur et armurier, constructeur de machines, de fortifications, char- geant, maniant et pointant les pieces mieux que les hom- mes du metier. Au siege de Eome par le connetable de Bourbon, il fit, avec ses bombardes, de grands ravages dans Farmee assiegeante. Excellent tireur d'arquebuse, il tua 10 de sa main le connetable ; il fabriquait lui-meme ses amies et sa poudre, et atteignait a balle un oiseau a deux cents pas. Son genie etait si inventif, qu'en tout art et en toute Industrie il decouvrait des procedes particuliers dont il fai- sait secret et qni excitaient "I'admiration de tout le monde." 15 C^est I'age de la grande invention; tout y est spontane, rien ne s'y fait de routine, et les esprits sont si feconds qu'ils ne peuvent toucher une chose sans la feconder. Une pareille structure morale et physique aboutit natu- rellement a la vive imagination que tout a I'heure je vous 20 decrivais. L'homme ainsi fait n'aperqoit pas les objets par fragments et au moyen de mots comme nous le faisons, mais par blocs et au moyen d'images. Ses idees ne sont pas desarticulees, classees, fixees en formules abstraites comme les notres ; elles jaillissent entieres, colorees et 25 vivantes. Nous raisonnons et il voit. C'est pourquoi il est souvent visionnaire. Ces tetes si pleines, peuplees d'i- mages pittoresques, sont toujours en ebullition et en tem- pete. Benvenuto a des croyances d'enfant, il est supersti- tieux comme un homme du peuple. Un certain Pierino, 30 166 qui le vilipendait, lui et sa famille, s'ecria dans ud trans- port de colere: " Si ce que je dis la n^est pas vrai, que ma maison tombe sur moi! " Quel que temps apr^s, en effet, sa maison s'^croula, et il eut une jambe cass^e. Benvenuto ne 5 manque pas de considerer cet ev^nement comme une oeuvre de la Providence, qui a voulu punir le mensonge de Pierino. En prison, sa tete fermente ; s'il ne succombe pas a ses bles- sures et a I'infection de I'air, c'est qu'il s'est tourn^ du cote de Dieu. II a de longues conversations avec son ange 10 gardien ; il souliaite revoir le soleil, soit en songe, soit effectivement, et il se trouve un jour transports en face d'un soleil magnifique, d'ou sort le Christ et ensuite la Vierge, qui lui font des signes de misSricorde, et il voit le ciel avec toute la cour de Dieu. Ce sont la des imagina- 15 tions frequentes en Italic. Apr^s une vie debauchee et violente, souvent meme au plus fort de ses vices, Phomme se metamorphose tout d'un coup. Hercule d'Este, au sortir d'une orgie, allait chanter Poffice avec sa troupe de musi- ciens franqais ; il faisait crever un ceil ou couper la main a 20 deux cent quatre-vingts prisonniers avant de les vendre, et le jeudi saint allait laver les pieds aux pauvres. Pareille- ment, le pape Alexandre, en apprenant I'assassinat de son fils, se frappait la poitrine et confessait ses crimes devant les cardinaux assembles. L'imagination, au lieu de tra- 25 vailler du cote du plaisir, travaille du cote de la crainte, et, par un mecanisme semblable, leur esprit se frappe d'images religieuses aussi vives que les images sensuelles dont ils etaient assaillis. De cette fougue et de cette fievre de I'intelligence, de ce 30 fremissement interieur par lequel les images absorbantes 167 et aveuglantes secouent toute Fame et toute la machine corporelle, nait un genre d'action propre aux hommes de ce temps. C'est Paction impetueuse, irresistible, qui va droit et subitement a ce qu'il y a de plus extreme, c'est- a-dire au combat, an meurtre et au sang. II y a cent 5 exemples, dans la vie de Benvenuto, de ces orages et de ces coups de foudre. II s'^tait pris de dispute avec deux orf^vres rivaux, qui commencerent a le decrier : " Mais comme je ne sais pas de quelle couleur est la peur, je m'inquidtais peu de leur menaces. . . . Pendant que je 10 parlais, un de leur cousins, nomme Gherardo Guasconti, a leur instigation peut-etre, saisit le moment ou passait pr^s de nous un ane chargd de briques, et il le poussa sur moi avec tant de force qu'il me fit beaucoup de mal. Je me retournai a I'instant ; et voyant qu'il riait, je lui lanqai 15 un si rude coup de poing sur la tempo, qu'il perdit connais- sance et tomba comme mort. ' Voila,' criai-je a ses cousins, ' comme on traite les laches gredins de votre espece ! ' — Puis, comme ils faisaient mine de vouloir se jeter sur moi, car ils ^taient nombreux, la colere m'emporta, je tirai un 20 petit couteau et je leur dis : ' Si I'un de vous sort de la boutique, qu'un autre coure chercher un confesseur ; car le medecin n'aura que faire ici.' — Ces paroles leur cause- rent une telle ^pouvante, qu'aucun d'eux n'osa bouger pour secourir le cousin." 25 Toujours, chez lui, le geste et le coup suivent a I'instant la pensee, comme I'explosion suit I'etincelle. Le tumulte interieur trop fort exclut la reflexion, la crainte, le senti- ment du juste, toute cette intervention de calculs et de raisonnements qui, dans une tete civilisee ou dans un tem- 30 168 perament flegmatique, mettent un intervalle et comme une bourre mollasse entre la premiere colere et la resolution finale. Dans une auberge, I'liote inquiet, et qui avait sans doute raison de I'etre, voulut etre paye avant de lui fournir 5 les choses necessaires : '^ Je ne pus fermer I'oeil un seul instant, dit-il, je passai la nuit a chercher un moyen de me venger. Je pensai d'abord a mettre le feu a la maison, puis a egorger les bons chevaux que I'liotelier avait mis dans son ecurie. Tout cela me semblait facile a executer, 10 mais je ne voyais pas qu'il fut aussi aise de nous sauver, moi et mon camarade." II se contente de haclier et de dechirer quatre lits avec un couteau. — Un autre jour, comme il etait a Florence en train de fondre son Persee, la fievre lui vint ; I'exces de la clialeur et la longueur des 15 veilles qu'il avait passees en surveillant la fonte I'avaient tellement epuise qu'on le croyait a I'agonie. Un domes- tique accourt et crie que la fonte ne reussit pas. "Je poussai un si terrible cri qu'on I'aurait entendu du septieme ciel. Je me jetai a bas du lit, je pris mes habits et com- 20 menqai a me vetir en distribuant une grele de coups de pied ct de coups de poing a mes servantes, a mes garQons et a tons ceux qui venaient pour m'aider." — Une autre fois il etait malade et le medecin avait defendu de lui donner a boire ; la servante, par pitie, lui donna de I'eau. " On me 25 raconta plus tard qu'a cette nouvelle mon pauvre Felice faillit tomber a la ren verse. II prit ensuite un baton et se mit a rosser vertement la servante en s'ecriant : 'Ah ! traitresse, tu I'as tue ! ' " II y a une infinite de traits sem- blables. Benvenuto blesse ou tue son eleve Luigi, la 30 courtisane Penthesilea, son ennemi Pompeio, des aubergis- 169 tes, des seigneurs, des brigands, en France, en Italic, partout. Prenons une de ces histoires, et considerons avec soin les petites circonstances du recit, qui peignent les sentiments. On apprend que Bertino Aldobrandi, eleve du frere de 5 Benvenuto, vient d'etre tue. On rapporte le pauvre jeune homme a la maison de Cellini : I'operation qu'on lui fait ne reussit pas ; les chirurgiens etaient ignorants a cette epoque, et il meurt de sa blessure. La-dessus la rage prend Cellini, les idees tour- 10 billonnent dans sa tete : "Mon seul delassement etait de lorgner, comme une mat- tresse, I'arquebusier qui avait tue mon frere. . . . M'etant aperqu que la passion de le voir si souvent m'otait le som- meil et I'appetit et me menait dans un mauvais cliemin, je 15 me disposal a sortir de ce tournient, sans tenir compte de ce qu'une pareille entreprise avait de pen louable. " Je m'approcliai adroitenient de lui avec un grand poignard semblable a un couteau de cliasse. J'esperais du revers lui abattre la tete, mais il se retourna si vivement 20 que mon arme I'atteignit seulement a I'epaule gauche et lui fractura I'os. II se leva, laissa tomber son epee, et, trouble par la douleur, se mit a courir. Je le poursuivis, le rejoignis en quatre pas, et levai mon poignard au-dessus de sa tete qu'il inclinait tres bas, de sorte que mon arme 25 s'engagea entre I'os du cou et la nuque, si profondement que, malgre tons mes efforts, je ne pus la retirer." La-dessus, on se plaint de lui au pape ; mais il a soin de faire quelques belles pieces d'orfevrerie avant d'aller au palais. " Quand je parus devant le pape, il me lanca un 30 170 regard menaQant qui me fit trembler ; mais des qu'il eut vu mon ouvrage, sa figure commenQa a se rasserener." Une autre fois, et apres un autre meurtre bien moins excusable, le pape repond aux amis de I'homme tud par Cellini : 6 " Apprenez que des hommes uniques dans leur art comme Cellini ne doivent pas etre soumis aux lois, et lui moins que tout autre, car je sais combien il a raison." Cela vous montre a quel point 1' habitude du meurtre est enracinee alors en Italic. Le souverain de I'Etat, le vicaire de Dieu, 10 trouve naturel qu'on se fasse justice soi-meme, et couvre le meurtrier de son indifference ou de son indulgence, de sa partiality ou de son pardon. De cet dtat des moeurs et des esprits naissent plusieurs consequences pour la peinture. D'abord les hommes de ce 15 temps sont obliges de s'interesser a une chose que nous ne connaissons plus, parce que nous ne la voyons plus, et que nous n'y faisons plus attention, a savoir le corps, les muscles et les differentes attitudes que pr^sente la personne humaine en mouvement. Car alors un homme, si grand qu'il soit, 20 est tenu d'etre un homme d'armes, de savoir manier I'epee et le poignard pour sa defense ; partant, sans y songer, il imprime dans sa m^moire toutes les formes et toutes les attitudes du corps agissant ou combattant. Le comte Balthazar de Castiglione, en faisant la description de la 25 soci^te polie, enum^re les exercices dans lesquels un homme bien ^lev^ doit etre expert. Vous allez voir que les gen- tilshommes de ces temps ont I'^ducation, et partant les idees, non-seulement d'un maitre d'armes, mais encore d'un toreador, d'un gymnaste, d'un ecuyer et d'un paladin : 30 " Je veux que notre homme de cour soit un parf ait cava- 171 lier a toutes selles, et, comme c'est un merite particulier des Italiens de bien gouverner le cheval a la bride, de manoeuvrer par principes surtout les chevaux difficiles, de courir des lances, de j outer, qu'il soit en cela un des meil- leurs parmi les Italiens. 5 "Pour les tournois, les pas d'armes, les courses entre barrieres, qu'il soit un des bons parmi les meilleurs Eran- Qais. . . . Pour jouer aux batons, courir le taureau, lancer des dards et des lances, qu'il soit excellent parmi les Espagnols. ... II convient encore qu'il saclie sauter et 10 courir. Un autre exercice noble est le jeu de paume, et je n'estime pas a moindre merite de savoir faire la voltige a cheval." Ce ne sont pas la de simples preceptes relegues dans la conversation ou dans les livres ; on les pratiquait ; les 15 moeurs des plus grands personnages y etaient conformes. Julien de Medicis, qui fut assassin^ par les Pazzi, est loue par son biographe non-seulement pour son talent de poete et son tact de connaisseur, mais encore pour son habilete a manier le cheval, a lutter et a jeter la lance. Cesar Borgia, 20 ce grand assassin et ce grand politique, avait les mains aussi vigoureuses que I'intelligence et la volonte. Son portrait montre un elegant, et son histoire un diplomate ; mais sa biographic intime montre aussi un matamore, comme on en voit dans cette Espagne d'ou sa famille 25 venait. " II a vingt-sept ans, dit un contemporain, il est tres beau de corps, et le pape son pere a grand'peur de lui. II a tud six taureaux sauvages en combattant a cheval avec la pique, et a I'un de ces taureaux il a fendu la tete d'un seul coup.'' 30 172 Considerez des hommes ainsi eleves ayant I'experience et le gout de tous les exercices du corps ; ils sont tout pre- pares pour comprendre la representation du corps, c'est-a- dire la peinture et la sculpture; un torse cambre, une 5 cuisse ployee, un bras qui se leve, la saillie d'un tendon, tous les gestes et toutes les formes du corps bumain eveil- lent en eux des images interieures et prealables. Ils peuvent s'interesser aux membres, et se trouvent connais- seurs par instinct, sans s'en douter. 10 D'autre part, le manque de justice et de police, la vie militante, la presence continuelle de I'extreme danger rem- plissent I'ame de passions energiques, simples et grandes. Elle est done disposee a gouter dans les attitudes et dans les figures, I'energie, la simplicite, et la grandeur ; car le 15 gout a pour source la sympatbie, et pour qu'un objet expressif nous agree, il faut que son expression soit conforme a notre etat moral. En dernier lieu et pour les memes raisons, la sensibilite est plus vive ; car elle est refoulee en dedans par I'bcffri- 20 ble pression de toutes les menaces qui entourent la vie humaine. Plus un bomme a pati, craint ou peine, plus il est content de s'epanouir. Plus son ame a ete obsedee d'anxietes violentes ou de meditations sombres, plus il eprouve de plaisir devant la beaute barmonieuse et noble. 25 Plus il s'est tendu ou bride pour faire effort ou dissimuler, plus il jouit quand il pent s'ouvrir ou se detendre. Une calme et florissante madone dans son alcove, un vaillant corps de jeune bomme sur son dressoir, occupent ses yeux plus delicieusement au sortir de preoccupations tragiques 30 et de songes funebres. La conversation aisee, abandonnee, 178 multiple, incessamment renouvelee et variee n'est pas la pour I'epancher ; dans le silence ou il se renferme, il cause interieurement avec les couleurs et les formes ; et le serieux ordinaire de sa vie, la multitude de ses dangers, et la diffi- culte de ses epanchements ne font qu'aviver et affiner les 5 impressions qu'il reqoit des arts. Tachons de rassembler ces divers traits de caractere, et considerons d'un cote un homme de notre temps, riclie et bien eleve, de I'autre un grand seigneur de Fan 1500, tons les deux choisis dans la classe ou vous cherchez des juges. 10 Notre contemporain se leve a huit lieures du matin, endosse sa robe de chambre, prend son chocolat, va dans sa biblio- theque, remue quelques cartons de paperasses s'il est homme d'affaires, ou feuillette quelques livres nouveaux s'il est homme du monde ; apres quoi, I'esprit rassis, sans 15 inquietude, ayant fait quelques tours sur un tapis moelleux et dejeune dans un joli appartement chauffe de caloriferes, il va se promener sur le boulevard, fume son cigare, entre au cercle pour lire les journaux, cause litterature, cotes de bourse, politique ou chemins de fer. Quand il rentre chez 20 lui, fut-ce a pied et a une heure du matin, il sait tres bien que le boulevard est garni de sergents de ville, et que nul accident ne lui arrivera. II a I'ame tranquille et se couche en pensant que demain il recommencera. Voila la vie aujourd'hui. Get homme, qu'a-t-il vu en fait de corps ? 25 II est alle aux bains froids, il a contemple ce marecage grotesque dans lequel barbotent toutes les difformites humaines ; peut-etre, s'il est curieux, il a trois ou quatre fois dans sa vie regarde des athletes de foire ; et ce qu'il a vu de plus net en fait de nu, ce sont les maillots de I'Opera. 30 174 En fait de grandes passions, a quelles epreuves a-t-il ete soumis ? peut-etre a des piques de vanite on a des inquie- tudes d'argent ; il a fait une mauvaise speculation de Bourse, il n'a pas obtenu une place qu'il esperait ; ses amis 5 ont dit dans le monde qu'il manque d'esprit ; sa femme depense trop, son fils fait des sottises. Mais les grandes passions qui mettent en jeu sa vie et la vie des siens, qui peuvent le precipiter dans un cachot, le conduire a la torture et au supplice, il ne les connait pas. II est trop 10 tranquille, trop protege, trop disperse en petites sensations fines et agreables ; sauf la chance si rare d'un duel accom- pagne de ceremonies et de politesses, il ignore I'etat interieur d'un homme qui va tuer ou etre tue. Considerez au contraire un de ces grands seigneurs dont je vous parlais 15 tout a I'heure, Alfonse d'Este, Cesar Borgia, Laurent de Medicis, leurs gentilshommes, tons ceux qui sont a la tete des affaires. Pour un noble ou un cavalier de la Eenais- sance, le premier soin, c'est de se mettre nu le matin, avec son maitre d'armes, un poignard dans une main, une epee 20 de I'autre ; on le voit ainsi represente dans les estampes. A quoi occupera-t-il sa vie, et quel est son principal plaisir ? Ce sont les cavalcades, les mascarades, les entrees de villes, les pompes mythologiques, les tournois, les receptions de souverains, oii il figure a cheval magnifiquement vetu, 26 etalant ses dentelles, son justaucorps de velours, ses brode- ries d'or, fier de sa belle prestance et de la vigoureuse attitude par laquelle, avec ses compagnons, il releve la dignite de son prince. Quand il sort dans la journee, il a le plus souvent sous son pourpoint une cotte de mailles 30 complete ; il faut bien qu'il se mette a I'abri des coups de 175 poignard et des coups d'epee qui peuvent I'atteindre au coin d'une rue. Me me dans son palais, il n'est pas tranquille ; les ^normes encoignures de pierre, les fenetres grillees d'epais barreaux, la solidite militaire de toute la structure, indiquent qu'une maison comme une cuirasse doit defendre 6 son maitre contre les coups de main. Un pareil homme, lorsqu'il est bien verrouille chez lui et qu'il se trouve en face d'une belle figure de courtisane ou de vierge, devant un Hercule, un Pere eternel grandement drape ou vigou- reusement muscld, est plus capable qu'un moderne de 10 comprendre leur beaute et leur perfection corporelle. II sentira, sans education d' atelier, par une sympathie involon- taire, les nudites heroiques et les musculatures terribles de Michel- Ange, la sante, la placidite, le regard simple d'une madone de Raphael, la vitality hardie et naturelle d'un 15 bronze de Donatello, I'attitude contournee, etrangement seduisante, d'une figure de Vinci, la superbe volupte ani- • male, le mouvement impetueux, la force et la joie athletique des personnages de Giorgione et du Titien. NOTES. I. THE BEARS OF BERNE. Alexandre Dumas (1803-70), the most productive novelist and playwright of this age. African blood ran in his veins, and the animal spirits of his race seemed to have passed into his literary work. He was unequalled as a quick, sprightly, enter- taining narrator, but frequent touches of coarseness and vulgarity, as well as the want of finish resulting from incessant production, will tell against the lasting fame of his works. Our piece is extracted from his Impressions de Voyage en Suisse. He must not be confounded with his son, Alexandre Dumas Jils, now living and, owing to distinction acquired as a w^'iter for the stage, a member of the French Academy. P. 1, L. 1. nous, this plural pronoun is used here by emphasis for je. L. 16. Berne, the German-speaking capital of the Swiss canton of the same name, and also of the Swiss Confedera- tion. Twenty-four cantons or states are united in this Confederation ])y a bond not unlike that between the United States of N. America. Some of the proper names below are those of cantons or inhabitants of cantons in the neighbor- hood of Berne : la Vaudoise, i.e. the w^oman from Vaud, a French-speaking canton, bordering on the N. banks of Lake Geneva ; Frihourg, betw^een Vaud and Berne, a mixed canton, i.e. where French and German are both spoken ; la Valaisane, woman from Valais, a canton in the Rhone valley. p. 2, L- 2. le mont Gemmi, a mount of the Bernese Alps, over which a pass leads into the Rhone valley. L. 14. Les arcades, covered ways along the streets, under the second stories of continuous houses, a feature of Berne. 178 L. 17. se detachant, 'standing out'; demi-teinte, mezzotinto, ' dull color.' L. 25. ecume de mer, < meerschaum.' L. 26. la croix federale, a white cross on a red ground, arms of the Swiss confederation. L. 29. mis en scene, ' arranged ' on the stage. P. 3, L- 5. tudesque, from Italian tedesco, * German,' used here colloquially with that sense. L. 26. porte de Fribourg, i.e. the gate in the western walls of Berne which opened on the road to Fribourg ; se decouper, 'to be sharply outlined.' L. 28. les chevaux, etc., two groups of statuary, before the Palace of the Tuileries in Paris ; destroyed during the Commune. P. 4, L. 7. licornes, 'unicorns,' fabulous animals used in heraldry as supporters. L. 15. a leur suite, ' at their heels.' L. 17. en serre-Jile, closing the files or ' bringing up the rear,' de quoi, ' enough to.' L. 22. a quoi tenait, ' what was the reason of.' L. 30. Saint Ours, Saint Ursus in the Catholic calendar. P. 5, L- 3. Soleure, the name of another Swiss canton and of its capital. L. 15. a Vaffut, ' on the watch for.' L. 19. Zoeringen, the dukes of this name, once heads of an important state in south-western Germany. P. 6, L- 11. non avenu, legal term, 'null and void.' L. 23. est-il, inversion after encore, ' the steeple is,' etc. P. 7, L- 6. se re'pandit en, etc., ' launched out into,' etc. L. 11. en retour, etc., ' at right angles.' L. 16. mal d'aplomb, ' ill-poised.' L. 26. avoyer, the chief magistrate of the canton of Berne, in former times ; in 1798 the French, called by the French- speaking subjects of Berne (now the canton of Vaud) to come and help them shake off the yoke of the aristocratic Bernese government, entered Switzerland, defeated the troops of Berne and set their subjects free. In 1803, Napoleon, then First Consul, established harmony on the basis of the 179 permanent independence of the French-speaking populations, and took the title of ' Mediator of the Swiss cantons.' P. 9, L. 20. a juste litre, 'justly.' L. 21. Henri IV (1553-1610), the founder of the Bourbon dynasty. Bassompierre (1579-1 046), baron and marshal of France, famous for his wit and adventures at the court of several French kings. L. 30. widercome, from the German for ' come again ' ; here a large drinking cup used to drink the health of parting guests. P. 10, L. 1. le coup de Vetrier, ' parting bumper.' L. 2. porter un toast, ' to propose a toast.' L. 29. tour d' inscription, 'turn' (in the order of application). P. 11, L- 7. en devoir, 'in duty bound.' L. 11. ancien, nouveau, etc., this was written two years after the revolution of 1830 ; the new king was Louis Philippe d'OrMans whom the people had put on the throne in the place of Charles X, the former king. P. 12, L- 11- Jardin des Plantes, zoological and botanical garden in Paris. Martin, familiar name given to bears, ' Bruin.' L. 26. un pavilion, a garden- or park-house. P. 14, L. 23. vieille Jille, ' old maid.' L. 29. une fois donnes, ' given once for all.' P. 15, L- 1. les ayants-droit, law term, ' heirs-at-law.' L. 1. sous pretexte, etc., ' on the plea of undue influence.' L. 2. d' office, ' appointed by the court.' L. 8. argent comptant, ' ready money.' L. 12. fondes de pouvoir, attorneys or 'guardians'; gardien below means simply ' keeper.' L. 18. jonc a pomme d'or, * a gold-headed switch.' P. 16, L- 12. justijiaient du litre, etc., legal expression, 'proved property.' L. 27. ce fut a qui, etc., ' it was a struggle as to who.' P. 17, L. 9. eligihles ; until the revolution of 1848, eligibility to national representation in France depended on the payment by a citizen of a certain amount of taxes on property. L. 29. mis a jour, 'perforated.' P. 18, L- 5. se mettre en devoir, 'to proceed.' L. 10. de son mieux, ' the best he could.' 180 L. 23. marche mix herbes, * vegetable market.' L. 27. s'e?i /aire faute, ' to deny one's self.' P. 19, L- 9- flu premier ahord, ' from the first.' L. 22. prendre tine inscription de, etc., ' to register,' etc. P. 20, L- 7. Rodolphe d'Erlac, Rudolf von Erlach, the victorious leader of the Bernese in a battle fought at Laupen (1339) against the rival city of Fribourg and the nobles of neighbor- ing parts. L. 21. Chemin faisant, ' on our way.' L. 22. s' informer pres de, ' to inquire of.' L. 28. Saint Christophe, Saint Christopher, whom legends represent of a gigantic size. L. 30. consequente, ' logical.' P. 21, L- 7. Saint Sacrement, i.e. the chalice used in the celebra- tion of the holy sacrament. P. 22, L- 7. le maitre-autel, 'the grand altar.' L. 14. Sans menagetnent auciin, for sa7is aiicun mena(jement, this inversion often occurs after sans. L. 15. michclistes, i.e. those who had voted for a statue of Saint Michel. L. 20. les Fribounjeois, i.e. the people of Fribourg. II. SCENES OF V. HUGO'S CHILDHOOD, ACCORDING TO A WITNESS OF IIIS LIP^E. Madame Adele Hugo, the poet's wife, began in 1858 a biography of her husband under the title V. Hugo raconte par un temoin de sa vie, of which two volumes had been published when her death occurred (1868) in Guernsey, where she shared the exile of the republican poet, during the rule of Napoleon III. If written by her, this work was evidently inspired by Hugo's own reminiscences, especially our pages relating the impressions left upon his vivid imagination by the belligerent Spain of 1811. All passages enclosed in simple quotation marks ' ' are taken bodily from the 181 1st volume; the rest was inserted to elucidate sundry points more briefly than could have been done by direct quotation. P. 25, L. 1. V. Hugo (1802-1885), notwithstanding many short- comings, one of the great minds of tliis age. Foremost, though then barely out of his teens, in the literary revolution of Romanticism (1820-30), he set the example of self-reliant originality, and protesting against the servile imitation of previous great French writers, vindicated his right to choose his own standard of literary perfection. The native vigor and brilliancy of his verse, the richness and picturesqueness of his language, though each carried to a fault, set his works apart, and have done much to mould cotemporary literature. The true admirer of Hugo, to find him at his best, will turn neither to his novels, ofteii marred by an admixture of doubtful social doctrines, nor to his too intensely wrought dramas, but to his poems, especially the Contemplations and la Legende ties Siecles, both composed or published during the earlier part of his exile. L. 2. Tout enfant encor, 'a mere child as yet'; recueillis, ' attentive. ' L. 5. s'il faut en croire, ' if we are to believe.' L. 9. fort en de<,:a, 'long before.' L. 12. a certaines scenes, etc., 'judging from certain scenes too coarse,' etc. L. 17. rhomme fait, the man in his maturity. P. 26, L- 1. en revanche, 'on the other hand.' L. 4. a' est reporte, ' looked back.' L. 5. rien d'inou'i, ' anything exceptional.' L. 6. tout homme, etc., 'however illustrious a man,' etc. L. 11. il est pen de meres, 'there are few mothers.' L. 15. il se trouva, ' it was found.' L. 16. rien (pi' a, ' only by.' L. 18. au fait, etc., ' indeed, he is hidden from our attention, absorbed as he is,' etc. L. 20. Eugene, like his brother Victor, he embraced the literary profession ; lost his mind in 1822 and died shortly afterward. 182 L. 22. survenue au sortir, 'occurring at the close.' L. 26. prendre de poses, ' to strike attitudes.' L. 27. Tout cela, ' all this band.' L. 29. impasse, ' court/ a street without an outlet ; Feuillan- tities, name of the order of nuns which occupied the house before the Revolution. This building was pulled down in 1813 to permit a farther opening of the street. 27, L- 1- s'e'tait posee, 'had alighted.' L. 6. vierge, 'primeval'; ou s'amenageaient, etc., 'where sur- prises were planned.' L. 11. d' autre part, ' on the other side.' L. 15. mis un soin, etc., ' taken affectionate care.' L. 23. en plein courant, ' in the very midst of the current.' L. 27. Leopold Hugo, d. in 1828, at Paris. He was himself an esteemed writer on military matters. Lorraine, a province (formerly a distinct duchy) of S. W. Germany ; from 1766 to 1871 (the close of the Franco-Prussian war), it was a part of France. L. 30. la Vendee, a country in western France and S. of Little Britanny; the peasantry of this and neighboring parts, exasperated by the king's death (1793) and the persecutions against the Church, rose in arms and waged against the republican armies a war marked on both sides by much cruelty, but were finally crushed in 1791. aide-major, captain-adjutant. 28, L- 6. eut pu, etc., ' might have worked to his disadvantage.' L. 7. Nantes, port near the mouth of the Loire, in southern Britanny, one of the centers of the Vendean rebellion. L. 8. faire grace, ' to forgive.' L. 11. Moreau, b. in 1763 ; a distinguished general under the republic. Overcoming the Austrians at Hohenlinden (Germany) in the same year (1800) that Bonaparte defeated them at Marengo (Italy), he was regarded by the latter as a possible rival, disgraced, accused of conspiring and forced to leave France (1801) for the U. S. of America. Here he resided for several years at Morrisville (Pa.); later he was unfortunately induced to return to Europe and to serve as a military adviser in the Russian armies, then at war with 183 France, and while so engaged he was killed by a French ball in the battle of Dresden (1813). L. 12. Besanfon, a city of eastern France, in the French- speaking province of Franclie-Comte, one of the paternal estates of the emperor Charles V of Germany and, after him, a dependency of Spain, until conquered by Louis XIV in 1668. porte, ' entered.' L. 16. Rome, taken here as a type of all despotic, military powers, while Sparta is the type of republics ruled by law. L. 17. Napoleon, etc., the dynastic name assumed with the imperial power by Napoleon Bonaparte ; this and the following means that the despotic views of Napoleon began to appear under a pretense of executing the laws as simple First Consul. L. 18. troj) gene par le droit, ' too much hampered by the law * (which as Consul he was bound to respect). L. 21. au gre de, ' a sport of.' L. 22. hreton, etc., 'both Breton and Lorrain'; his mother being a native of Britanny and his father of Lorraine. L. 24. ainsi quune chimere, ' as a non-existing thing.' 29, L- 3. ne tiendrait que de, ' would owe solely to.' L. 9. qui ne dut, etc., ' who owed his surviving solely,' etc. L. 17. Joseph Bonaparte, elder brother of Napoleon, by whom he was made king of Naples (1806), on the conquest of that country, and of Spain in 1808. A man of moderate abilities, he could neither reduce nor conciliate his subjects averse to foreign rule ; driven from Spain (1813), then forced to leave France by his brother's downfall (1815), he settled in America, at Philadelphia, and Bordentown (N. J.); in 1832 he returned to Europe, where he died (1844). L. 18. dont lui, etc., ' whom he, N., did not care for.' L. 21. sans plus de fa^ons, ' without any more ado.' L. 23. du jil a retordre, thread to twist, colloquial, ' a hard nut to crack.' L. 27. Fra-Diavolo, lit. Friar or Bro' Devil. 30, L- 2. il s'agissait, ' the point was.' L. 5. a lui, ' of his own.' L. 21. traverse, < short cut.' L. 27. metier a bonne Jin, ' to bring to completion.' 184 L. 28. Snlerne, Salerno, in tho bay of Tarento, S.E. of Naples. P. 31, L- 2. Royal-Corse, Royal-Corsica, a regiment of that name; Avellino, a fortress in the vicinity of Naples. L. 7. tout au long, ' through the entire length.' L. 10. ne les rend, ' only returns them.' L. 17. ensoleillees, < sunny.' L. 21. roi d'Espagne, Charles IV, of the Bourbon family, involved in a quarrel with his son (Ferdinand VII, king from 1808-33). Under a plea of reconciling them, Napoleon inveigled them to Bayonne, a French city near .the boundary line, and there, holding them in captivity, obtained from them a renunciation of the crown of Spain, which he offered to his brother Joseph. The Spaniards, however, did not acquiesce in these acts. L. 24. des Indes, W. Indies ; including not only Cul)a, but also Mexico and S. America, then dependencies of Spain. L. 26. n'entendaient, etc., ' turned a deaf ear.' L. 27. en fait de roi, ' as for a king.' It. 2Q. pauvre sire, colloquially, 'a worthless man'; sire otherwise is used in addressing sovereigns. L. 30. de sa propi-e fafon, < of his own make.' P. 32, L- 6. On juge hien, ' you may well imagine.' L. 8. echurent, etc., ' fell to his lot.' L. 9. Ahruzzes, Abruzzi, a mountainous region about Naples. L. 12. en rase campagne, ' in the open field.' L. 15. Avila, a mountainous province W. of INIadrid; Guada- laxara, a similar province N. E. of the capital. L. 17. coup sur coup, ' successively.' L. 18. majordome, from Italian maggiordomo, ' master of the household.' L. 19. grand, 'grandee,' one of the highest nol)ility, of Spain. li. 22. entendaient hien, 'clearly meant'; en mettaient, 'asso- ciated in it.' P. 33, L- 13. d£s aujourd'hui, 'this very day.' L. 17. lyce'e, ' lyceum,' one of the French colleges founded by Napoleon after a plan of military discipline. L. 20. sens dcssus de.^sous, ' topsy-turvy.' L. 26. jusqu'a en crever, 'to the point of bursting.' 185 P. 34, L. 14. prodiyue, etc., ' iiiuch indulged theiii in theater- going.' L. 17. eut tori, ' was slighted.' L. 23. abrlcot, ' peach-colored.' L. 30. a pas soiirds, ' with stealthy strides.' P. 35, L- 3. I'escamotafje, 'the mysterious disappearance.' L. 11. U amour euse, ' heroine.' L. 12. avait des longueurs, ' dragged at times.' L. 22. rococo, adj. ap^ilied to the fashions of Louis XVI's time; comme, etc., ' such as even then only existed in pictures.' L. 23. tenir a False, ' to find room easily.' L. 25. fer hattu, ' wrought iron.' P. 36, L. 10. le pli, 'that bent.' L. 16. Biscaye, Biscay, the region of the Pyi-enees, inhabited by a sturdy people with a language of their own, the Basque. L. 18. Mina et le Pastor, two famous leaders of guerrillas. L. 23. des deux parts, ' on both sides.' L. 26. Irun, a Spanish town, first stage on the road to Madrid. L. 27. a force, etc., by dint of being, 'by growing,' etc. P. 37, L- 7. c'etait a qui, 'it was a struggle as to who,' etc. L. 18. mayoral, Spanish for the conductor of a coach. L. 19. la grandesse, grandeeship or 'exalted rank.' L. 22. cahallero, Spanish for ' gentlemen.' L. 24. p)rit les devants, 'forged ahead.' P. 38, L- 15- Fontarahle, the bay of Fontarabia, in the innermost angle of the bay of Biscay. L. 16. Ernanl, V. Hugo gave the name of this little town to the hero of his first performed, and best known, tragedy. Hern an i. L. 22. paysannes, adj., ' rustic' L. 30. broidlla, 'disgusted.' P. 39, L- 5. a lul, 'of his own.' L. 10. hols plein, ' solid wood.' L. 16. Gargantua, the giant whose fabulous doings were made into a burlesque novel by the French writer Rabelais. L. 22. on serait, etc., ' people would be practically alone even though they were ten thousand.' L. 28. anna, ' cocked.' 186 P. 40, L- 2. je ne sais quelles, ' some ... I have forgotten which.' L. 8. Torquemada or Torrequemada, in Spanish, ' burnt tower,' a name which the French justified by burning the town. Ii. 12. failli, lit. failed, i.e. ' came very near.' L. 14. Videe noire, ' the nightmare.' L. 15. Longchamps, sl part of the bois de Boulogne. II se mela, < there was mixed.' L. 22. billes, < marbles ' (in the children's game). P. 41, L- 3. c'est qu', 'it was because.' L. 16. bonnets a poll, bearskin caps. P. 42, L- 2. c'e'tait Jini, etc., ' it would have been all over but for,' etc. L. 6. il y en eut qui, ' some of them.' L. 15. accommoder, • to dress.' L. 20. Louis XV, in the style of Louis XV's time. L. 25. ecorchait, < murdered.' L. 27. quelconque, 'such as it was.' P. 43, L- 4. transsudent, 'permeate.' L. 6. elles le lui devinrent, etc., ' they became far more so to her.' L. 7. Vieille-Castille ; the original nucleus of the kingdom of Spain was the central plateau here spoken of and was itself divided into northern part or Old Castile, and the southern part WTested from the Moors after the former, and, for that reason, called ' New ' Castile. L. 8. au 2ms, ' at a slow pace.' L. 18. n'en pouvait j)lus, ' was tired out.' L. 26. allait peu a, ' suited little.' P. 44, L- 2. bastille, fortified tower or prison. L. 6. retombee, ' stroke of the knocker.' L. 26. alcade or alcaid, an Arabic word inherited from the Moors, ' mayor.' L. 27. voituree, ' carriagefull,' 'party.' P. 46, L- 16. ne se dementit pas, ' was not departed from.' P. 46, L. 11- trainaient le pas, ' limped along on foot.' L. 24. voila comme, ' this is the way.' L. 28. est-il heureux, colloquial, ' is he not lucky ? ' L. 30. touffue, ' leafy,' profuse like leaves on a tree. P. 47, L- 7. bonlwmme, ' little fellow.' 187 L. 13. le gohe-moncJie, etc., <■ the fly-catcher was the figure moved by a spring,' etc. L. 16. la preface de Cromtvell ; 'Cromwell,' the first, though never performed, tragedy of V. Hugo. In the preface to it, Hugo gave expression to the belief that tragic drama ought, as life itself, to contain an admixture of the comic element ; for the admirers of French classic tragedy, this assertion was, at the time, little short of blasphemous. L. 21, On s'etait si peu attendu a, 'they had so little expected.' L. 26. Us eurent beau fouiller, ' they vainly searched.' P. 48, L. 1. leur affaire, 'the very thing.' L. 6. n'en voulut pas, ' refused it.' L. 10. Segovie, Segovia, an ancient city of Old Castile, 45 m. N. W. of Madrid. Alcazar (El Casr) is the name the Moors gave to the fortified palaces of their governors ; one such is found in nearly every city formerly in their power. L. 11. sculj)tees, etc., 'adorned with carvings and provided with loopholes and turrets.' L. 25. le chateau d'Amhoise, a castle near Tours, on the Loire, noted for its architectural beauty ; once a property of the French kings. P. 49, L. 2. en avoir assez, ' to be worn out.' L. 20. pour comble, ' to crown all.' L. 24. gagner une ptlace, ' to advance one place.' L. 28. avail beau, v. n. to p. 47, 26. P. 50, L- 24. VEscurial or Escorial, an immense edifice (31 m. N. W. of Madrid), embracing within its wall not only the tombs of Spain's kings, but a palace, convent, church, etc.; it was built by Philip II, in performance of a vow made to Saint Lawrence in the critical battle of St. Quentin, fought with the French in 1557. L. 25. Charles Quint, Charles, King of Spain, as Charles I (1516), afterward elected Emperor of Germany as Charles V (1519) ; he resigned the Spanish crown in 1555, and retired to the convent of St. Just, where he died in 1558, To him is due the selection of Madrid for the court residence, which had been formerly and successively at Burgos, Valladolid and Toledo. His chosen emblem, ' a lion,' is found in many places. 188 p. 51, L. 1. de son cote, 'his own way.' L. 2. ne se le Jit, etc., 'did not wait for a second command '; hride ahattue, ' at full si^eed.' L. 5. coup de main, ' armed surprise.' L. 9. s'egayerent, 'were made more cheerful still.' L. 12. metlait pied a terre, ' alighted.' L. 28. Raphael, the Italian master ; Jules Romain (Giulio Romano) was one of his pupils. P. 52, L- 4- ce u'etaient que, ' one only saw.' L. 7. f aire face, 'to stand opposite.' L. 12. double jour, ' twofold light.' L. 20. en plein Madrid, ' in the heart of Madrid.' L. 29. Westphaliens, trooi:)S raised in AVestphalia, now a Rhenish province of Prussia, but then part of a kingdom of that name in S. W. Germany, under Jerome, youngest brother of Napoleon. P. 53, L- 15. il ne s'cn fallait, etc., ' it was a matter of a few months.' L. 23. vint au devant, ' came to meet.' P. 54, L. 1. seminario, Spanish for 'seminary'; somhrero, below, for a ' hat,' wide-brimmed, Spanish fashion. L. 4. le bee en corbin, colloquial, 'with a hooked nose.' L. 20. avaient le ca^ur bien gros, ' had lieavy hearts.' P. 55, L- 11- souffre-douleur, 'drudge.' L. 19. Triboulet, a deformed court-jester in Hugo's drama, le Roi s'amuse; Quasimodo, a misshaped dwarf in his novel Notre-Dame de Paris. p. 56, L- 1- bourgeois, 'a well-to-do city man.' L. 4. de Viris, a book of easy Latin reading, containing biographies of men of ancient times, l^y Cornelius Nepos ; Quintus-Curtius, Yirgil and Tacitus, mentioned next, are more difficult Latin authors. L. 11. le solfege, ' solfa,' i.e. study of musical scales. L. 17. olla-podrida, the favorite stew or ' hotch-potch ' of the Spanish. L. 21. Fabondance classirpir, the beverage of French boarding- schools, water mixed with a little wine. L. 22. faisait la siesle, ' took the afternoon nap.' 189 L. 24. »e faire a, 'to become accustomed.' P. 57, L- 9- en pr