(^ : 4 vcf^H n^;^' if ^.-^r- l^*^ . / v MADEMOISELLE DE MATl'IN I v SPIRITE I V VOYAGE EN ESl'AGNE I v ROMANS ET CONTES I v NOUVELLES 1 V i'.ii;, - l\\<. \'.\. HOl UI>li;U ijt C'^ MIC ilr-; l>,j;l,_'iiiis, i; VOYAGE EN RUSSIE TIIEOPIIILE GAUTIER TOME PREMIE R PARIS OUAllPEXTIER, LlBRAlRE-EDlTELU 2 8, Q U A 1 D E L ' E C L E 18G7 R;'',-ervo de tous droits. ilkLit : ^SaT L'KIVER t EN RUSSIE ^ ESQUISSES DE VOYAGE rn s CO en :^* BERLIN A peine sommes-nous partis et nous voila bien loin (le la France. Nous ne dirons rien des es- })aces inlernu'diaii'es tVanchis au vol de I'Hippo- ^ griil'e nocturne. hi Admetlez que nous sonnnes a Doutz, de 1' autre t^ cote du Rhin, au ])Out du ponl de bateaux, regar- -* (lani se proiiler sur les splendeurs du soir cette silliouette de Cologne ({ue les boites de Jean- Marie Farina out rendue I'ainiliere a tout le nioiide. l,a cloclie du cliemin de i'ev rlieiian 91 2 l'iIIVF.R FN nUSSTE. sumie, on luoiite en waiioii et la vapeur emporie le train au galop. Demaiu, a six. lieures, nous serons a Berlin; liier nous etions encore a Paris, au moment ou les rues silluminent. Cela ne surprend personne que nous en ce merveilleux dix-neuvienie siecle. Le convoi lile a travers de grandes plaines bien cultivees que dore le soleil couchant; bientot la nuit vient, et avec elle le sommeil. Aux stations, assez eloignees les unes des autres, des voix alle- mandes orient des noms allemands que raecent nous deg'uise et nous empeche de trouver sur le livret; des gares magnili(pu's, d'un developpe- nient monumental, s"el)auclieiit dans r(jmbre aux lueurs du gaz et disparaisseiU. Nous avons depasse Hanovre. Minden; le train roule toujours et I'aurore sc leve. A droitc et a gauche s'clcndaient des plaines toui'ljcuses sur lcsi[uelles les va])eurs du matin pi'oduisaient les j)lus singuliers ell'ets de mirage. (1 nous semblait traverser sur une chaussee un lac immense dont Teau \enait mourir en plis trans[)arenls au l)ord du lemblai, Ca et la (pud- <{uc boU([uet d'arbi'cs, cfuehpu' cliauniirre ('mer- geaient commedes iles, et cojnpU'taicnt liliusion ; car e'en etait une, Vug nap|)c de brume bicuatre BERLIN. 3 flottant k quelques pieds de terre et frisee en des- sus par les premiers rayons du soleil, occasion- nait cette fantasmagorie aquatique semblable h la Fata morgana de Sicile. Notre geograpliie de- paysee protestait en vain contre cette mer inte- rieure (lue nulle carte ne signale en Prusse. Nos yeux ne voulaient pas convenir quils se trom- paient, et plus tard, quand le jour plus haul monteeut tari ceseaux. imaginaires, il fallu( la pre- sence d'une barque pour leur faire admettre la realite d'un cours d'eau. Tout a coup, sur la gauche de la route, se mas- serent les arbres d'un grand pare; des Tritons et des Nereides apparurent pataugeant dans un bas- sin; un dome s'arrondit surun cercle de colonnes au-dessus de vastesbatiments : c'etait Postdam. La rapidite du train nous permit cependant de voir un couple matinalement sentimental, qui suivait une allee deserte du jardin. L'amant avait la facilite de comparer sa maitresse h. I'aurore, et sans doute il lui recitait tous les sonnets faits sur la belle matineuse. Bientot apres nous etions a Berlin, et un fiacre local nous descendait a Ihutel de Russie. Un des plus vifs plaisirs du voyageur, c'est cette premiere course k travers une ville inconnue 4 I, iiivi'.ii i;n nrssir. pour lui, qui (l('lruit ou qui iv'alise liiHaginalion qu'il s'ou ('tail faite. Les (linV'renros dc t'ornii's. les parlicularilt's caracl(''risti(iues, los idiotisnies de rarcliilecture saisissentl'a3il vioriic encore de toute habitude et dont jamais la perception n'est plus nette. Notre ideesur Berlin etait tirt'e en grande partie des conies fantastiques d'Hoffinann. Maljire nous, un Berlin etrange et bizarre, peuple de conseil- lers auliques, dbonimes au sable, de Kreisler, d'arcliivistes Lindurst, detudianls Anselnie. s'e- tail bati au fond de notre cervelle dans un brouil- lard de tabac; et nous avions devani nous une ville n'lj^uliere. daspect grandiose, aux rues lar- geS; aux vastes promenades, aux ediliccs pom- peux. de style demi-anglais, demi-allemand. mar- quee au sceau de la modernile la plus r('cente. En {)a-^sant, nous jetions l^eil au fond de ces caves aux marclies si jtolies. si glissanles. si bicn savoniieescju'on y tondif cKrnine dans un trou de formicaleo. pour voir si nous n"y (U'Cou\ lirions pas Hoffmann lui-nirme, ayant ])our sit'-ge un tonneau. les piedscroiscs sur Ic fourneau de sa pipe gigan- tescpie. au milieu dun grihouillis chimc'i'icpie, ain^i que le re])n''^eiil(' la Niguctte de ses Conte> fraduits par Lievc-Vcymar: et. en voritt-. il n'exi>- BERLIX. O tait rien de semblable dans ces boutiques souter- raines que les proprietaires commencaient a ou- vrir. Les cliats, d'apparence benigne, ne roulaient pas des prunelles phosphoriques comme le chat MuiT, et semblaient incapables d'ecrire leurs me- moires ou de dechiffrer avec leurs griffes une par- tition de Richard Wagner. Rien n'est moins fantastique que Berlin, et il a fallu toute la delirante poesie du conteur pour loger des fantonies dans une ville si claire, si droite, si correcte, oii les chauves-souris de I'hal- lucination ne trouveraient pas un angle obscur pour s'accrocher de longle. Ces belles maisons monumentales, qu'on pren- drait volontiers pour des palais, a voir leurs co- lonnes, leurs frontons, leurs architraves, sont ba- ties en briques pour la plupart. car la pierre parait rare k Berlin: mais en briques recouvertes de ci- ment ou de platre badigeonne, de maniure a si- muler la pierre de taille; des joints trompeurs indiquent des assises iictives, et I'illusion serait complete si, par places, lesgeleesde I'liiver, dela- chant le crepi, ne faisaient apparaitre le ton rouge de largilc cuile. La necessitc de peindre entitj- rement les facades pour masquer la nature des materiaux. leur donne Faspect de grands decors 6 l'iiiveh kn russie, d'archilecture vus eii pleiii jour. Les parties sail- laiites, moiilures, corniches, entablements, con- soles, sont en bois, en fonte ou en (61e, a laquelle on a donne la fonne convenable; quand on n'y regarde pas de trop pres, Tellet est satisfaisant. II ne niancjue a toute cette splendeur que la sin- ('('rile. Les palais (jui bordent Regenfs Park, a Lon- dres, oU'rent aussi ces portiques et ces colonnes a noyaux de brique, a cannelures de platre, quune couche de peinture a Ihuile essaye de faire pren- dre pour de la i)ierre ou du marbre. Pourquoi ne pas batir franclienicnt en bri(iue, dont les tons cliauds et la pose ingenieusement contrariee f'our- nissent tant de ressources? Nous avons vu en ce genre, a Berlin nirine, des maisons cliarmantes et ayant pour I'oeil lavantage d'etre vraies. Une Mialiere feinte inspire toujours quel(jue in(|uie- lude. Lhotcl de Uussie est tres-bien situt', et nous al- lons prendre le jxiint de vue ([u'on di'couvre de son [lerron. II donnera une idee assez juste du ca- ractere g<''n('ral de Berlin. Le premier plan est un quai bordant la Sprc'e. Quelques bateaux aux mats t'lances dormeni sur son eau brune. Des barques sur un canal BERLIN. 7 Oil un fleuve, dans I'interieur d'une ville, sont toujours d'un effet charmant. Sur I'autre quai se deploie uiie ligne de mai- sons dont quelques-unes, ancieniies, ont gardo leur cachet; le palais du roi occupe Tangle. Une coupole posant sur tour octogone decoupe au- dessus des toits son contour monumental, les pans coupes donnent de la grace aux rondeurs de la calotte. Un pont traverse la riviere et rappelle le pont Saint-Ange a Rome, par les groupes de marbre blanc qui le decorent. Ces groupes, au nombre de huit, si notre memoire ne nous trompe, se composent chacun de deux figures. Tune allego- rique, ailee, representant la patrie ou la gloire, lautre n'elle representant un jeune homme gui- de a travers plusieurs epreuves au triomplie ou a I'immortalite. Ces groupes, d'un goiit tout a fait classique, dans le style de Bridan ou de Car- tellier, ne manquent pas de merite et presentent des parties de nu bien etudiees; leurs socles sont ornes de medallions ou I'aigle de Prusse s'ajuste heureusement, demi-reel, demi-lieraldiquc; lis torment une decoration un peu trop riche, a notre avis, pour la simplicite du pont, dont le milieu s'ouvre pour livrer passage aux barques. 8 l'iuver UN Russii:. Plus loin, a travers les arhres cl'une promenade ou jai'din public, ajjparait le vieux musee, grand edifice de style grec avec coloiines d'ordre dorique se detachant sur uii fond de peinlures. Aux an- gles du coml>le se proiilent sur le ciel des clievaux de bronze retenus par des ccuyers. En arriere, lorsque I'on prend la vue en (lane. Ton apercoit le fronton triangulaii'e du nouveau musee. Une eglise ralquee sur le pantheon dAgrippa remplit I'espace sur la droite; tout cela fait une perspective assez grandiose et digne d'une ca- pitale. Quand on passe le pent on (U^couvre la facade noire du chateau precede dune terrasse a balus- tres; les sculptures de la pone principale sont dans ce vieux gout rococo allemand exagcn' , touffu, luxuriant, bizarre, (]ui contourne I'or- nenient comme un lambrequin de ])lason, et que nous avions di'-ja admire au palais de Dresde ; cede csjicce de sauvagerie dans la maiiirre a du cliarme et amuse des ycux rassa>i('s de cliefs- d'ceuvre comme les iiolres. II y a la iuNcnlion, caprice, originalitc. et dussioiis-nous passer pour homme de mau\ ais gout , nous jircfcrous cctic exuberance a la froideur du style grec pasticln- BERLIN. 9 avec plus d'erudition que de bonl)eur des monu- ments modernes. De chaque cote de la porte piafTent de grands chevaux dairain dans le gout de ceux de Monte Cavallo, tenus en bride par des ecuyers tout nus. Nous avons visite les appartements du chateau, qui sont beaux et riches, mais n'offrent rien d'in- teressant pour I'artiste ([ue leurs anciens plafonds fouilles, tarabiscotes, pleins d' amours, de chico- rees et de rocailles du gout le plus curieux. II y a dans la salle de concert une tribune des musi- ciens dune sculpture folle, tout argentee et d'un effet charmant. On n'emploie pas assez I'argent pour la decoration, il repose de Tor classique et se prete a d'autres combiiiaisons de couleurs. La cliapelle dont le dome fait saillie sur lelevation du palais, doit plaire aux protesiants. Elle est claire, bien distribuee, confortable. rationnelle- ment decoree; mais sur qui a visite les eglises catholiques d'Espagne, d'ltalie, de France et de Belgi(iue, elle ne saurait produire une grande impression : une chose nous a surpris. c'est d'y voir Melanchthon et Theodore de Beze peints sur fond d"or ; rien de plus naturel cepenihmt. Traversons la place et faisons un tour au mu- s?e. Admirons en passant une immense vasque de 10 l/llIVER EN UrSSlE. porpliyre posoe sur des tk's (1(> mrmc matiere. dc- vaiit Tescalier f[ui coiiduii au porUcjiie pe'mt par diverses mains, sous la direction dii celcbre Pierre de Cornelius. Ces peintures Ibrnient une ]ari;o frisc dont clia- que bout se reploie sur la parol lau'ralc du por- tique. et qui s'interronipt au milieu pour donner acces dans le musee. La parlie yauclie developpe lout un poeme de cosmogonie mylliolo;,fi(pie, traile avec cette i)liilo- sopliie eteette scienre(jue lesAllemandsapportenl a ces sortes de compositions. La partie di'oite. j)U- rement anlhropolo:;i(pic, re[)resente la naissance, le developpement et revolution de riiunianite. Si nous decrivions d'une maniere detailh-e ces deux immenses froscjues. vous seriez assurement cliarme ()(> rinventiun ingenieuse, du savoir pi'o- t'ond, de la critique sagace de Tartiste; cela ferait un morceau digne de la symboli(|ue de Creuzer. Les mysl(!'res des \ ieilles origines y sont }ien('tr('s et la science y dit son dernier mot. Si encore nous Yous les t'aisions voir dans ces jx'llcs gra- vures allemandes. aux traits relcvt'-s d'ombres h'-- geres, d'un burin net cl prt'cis coiiiiik' cvlul d'AI- bert Duier et dune palcur iiarmonicuse h I'o'il. vous admireiie/ I'urdonnance de la conqiosition BERLIN. a equilibree avec tant d'art. les groupes relies hou- reusement les uns aux autres. les episodes inge- uieux, le clioix raisomie des atti'ibu(s, la signi- liance de chaque chose; vous pourriez meme y trouver de la grandeur de style, line tournure magistrale, de beaux jets de draperie, des atti- tudes fieres, des types caracterises, des audaces de muscles a la Micliel-Ange, et une certaine sau- vagerie germanique de haute saveur. Vous seriez frappe de cette habitude des grandes choses, de cette vaste conception, de cette conduite de I'idee qui manquent en general a nos peintres fran^ais, et vous seriez, sur Cornelius, presque de I'avis des Allemands; niais devant I'oeuvre meme I'im- pression est toute diflerente, Nous le savons, la tresque, meme pratiquee par les maitres italiens, si habiles pourtant dans la technique de leur art, n'a pas les seductions de riiuile. Les yeux ont besoin de s'habituer a ces tons brusques et mats pour en demeler les beau- tes. Bien des gens qui ne le disent pas, car rien n'est plus rare que d'avoir le courage de son sen- timent ou de son opinion, trouvent atfreuses les fresques du Vatican et de la Sixline; les grands noms de Michel-Ange et de Raphael leur impo- sent seuls silence, et ils murmurent quelques i2 i.'mvKrt FN itrssiK. vagues foniiulos (lenlliuusiasme pour aller s'e\- tasior sincrremcni . cette fois . devaiit iiuelque Madeleine du Guide ou (juelque Yier^e dc Carlo Dolci. Nous t'aisous done la i)art tn's-lar^e au de- sagrt'iiienl d'aspecl (jueeomporle la IVesque, mais ici rexeeuliou est vrainient par trop rebutautc : si I'esprit est satisfait, Ta-il souilVe. La peinture, art tout plastique. ue peut reudre sou ideal (|ue par des I'oriues el des eouleurs. (le n'e.>l pas assez de penser, il taut t'aire. L'iutentioii la plus belle a besoiu d'etre traduite par uu piuceau habile, el si, dans de graudes uuichiues de cetle sorte, nous adniellons vulouliers la siniplitication de detail, ral)seuce de troiiipe-rreil, uue couleur iieulre. abstraite et pour aiusi dire histori([ue, nous vou- drions ({u"on nous epargnal les tons durs, aigres. criards. les discordances decliirautes. les niala- dresses, les disgraces et les lourdeurs de louche. Quehjue respect (pi'on doive u I'idee, la premiere qualile de la }ieinture. cest d'etre de hi peinture, et vrainient une telle execution niaterielle est un voile entre le s[)cclateur et la cunce[)tion de I'ar- tiste. Le seul reprt'-sentant en France de cet art phi- l()M)plii([ue. ( e.>t (lheiia\ar(l. laiUeur di's carl(in-> deslint's m (K'torer le I'anlhi'on: gii^antexpie Ira- r.EHLTN. i',', vail que la restitution de Teglise au culte a rendu inutile, et auquel on devrait bien trouver une place, car I'etude de ces belles compositions serai t proiitable a nos peintres, qui ont le defaut in- verse des Allemands et ne pechent pas en general par exces didees. Mais Chenavard, en homme prudent, ne qui Ite jamais le fusain pour la brosse. II ecrit ses pensees et ne les peint pas. Toutefois, si un jour on voulait les executer sur les parois d'un edifice ({uelconque, on ne manquerait pas, pour les colorier d'une maniere convenable, de patriciens experts. Nous n'allons pas faire ici linventaire du musee de Berlin, (jui estricheen tableaux et en statues: cela depasserait les bornes d'un article. On y ren- contre, plus ou moins bien representes, tons les grands maitres, honneur des galeries royales. Mais ce (ju'il v a de plus remarquable, c'est la col- lection tres-norabreuse et tres-complete des pein- tres primitifs de tons les pays et de toutes les ecoles, depuis les byzantins jusqu'aux artistes qui ont precede la renaissance ; la vieilie ecole alle- niande, si inconnueen France et si curieuse a tant dt'i^ards. pent etre etudiee la mieux (jue })artoul ailleurs. Une rotonde rent'erme les tapissevies d'apres les 44 l'hiver en russie. dessins de Raphael, dont les cartons sonten An- gletenv, a Hampton (]ouvt. L'escalier du nouveau niusee est (U'cori! par les reinarquables t'res([ues de Kaulbacli, que la i,a'a- vure el I'Exposition universelle ont fait connaitre en France. On se rappelle le carton de la Disper- sion des races, et toul le monde est allc voir, a la vilrine de Goupil, celte poeti([ue Defuite des Huns, oil la lutte coramencee entre les corps se poursuit entre les ames au-dessus du cliami) de balaille convert de cadavres. La Destruction de Jerusalem est bien coniposce (luoique d'une la(;on trop llieatrale. Cela fait tableau comme une lin de cinquieme acte et plus (ju'il ne convient au serieux dela fresque. Hombre est le personnage central du panneau qui resume la civilisation hellcnique ; cette composition nous send)le la jnoins heureuse de toules. Dautres tableaux, inaclieves encore representent les epoques climatcri'. 17 A son entree s'oleve cette statue equestre de Frederic le (irand, dont le modele reduit iiguraii ti I'Exposition universelle. Comnie les Chanips-Elysees de Paris, la prome- nade aboutit a un arc de triomplieque surmonte un charattele d'un quadrige de bronze. Quandon a depasse Tare de triomphe, Ton debouche dans un pare qui rcpondrait assez a notre bois de Boulogne. Sur la lisiere de ce pare ombrage de grands arbres qui ont I'intensite de verdure des vegeta- tions du Xord, et rafraichi par les meandres d'une riviere, s'ouvrent des jardins enconibi'es de tleurs, au fond des(iuels on apercoit des maisons de })lai- sance et des liabitations d'ete. Ce ne sont ni des chalets, ni des cottages, ni des villas, mais des maisons ponq)eiennes avec leur porti([ue tetrastyle et leurs panneaux de rouge anti(iue. Le gout grec est en grand lionneur a Berlin. En revanche, on semble y mepriser fort le style renaissance si a la mode a Paris, car nous n'avons vu aucune construction de ce genre. La nuit venait, et apres avoir visitc' a la hale un janhn zoologi(iue dont les animaux elaient cou- ches, a i'exception dune douzaine daras et de kakatocs qui piaillaient sur leurs perchoirs en se 18 l'uiveu ExN itrssii:. (landinanl et eii redressant leur (uvte, Jioiis rc- vhimesa I'liotel pour bonder notre mallo el nous rendre au cheniin de I'er de llamhourj;. qui jiartait a dix lieures : ce<|ui nous cmixVlia. coiiiuk! nous en avions le i)rojel. daller a lOpera cnlendic les Deux Joitrnees de Clierubini. el voir dansei' la Scvillana par niademoisc^lle Louise Taplioni. Quoi ! un seul jour a Berlin ! Vm voyaj^e, il n"y a(jue deux nianieres, ri'preuve instantanee ou la loni;ue^ etude. Le temps nous fait det'aut. Dai- gnez done vouseonlenter de cetlesiniple el rapide impression. II HAMBOURG Decrire ini irajet de luiit en clieiuiii tie ler est line chose difficile; on va comme une Heche qui traverserait un nuaije en sifllant ; il n'y a pas de maniere de voyager plus abstraite. L'on tVanchit des provinces, des royaumes sans en avoir la con- science. De temps en lenips, a travers le carreau du wagon, apparaissait la comete ([ui semblait se precii)iter vers la terre la (rte en has et la che- velure rebroussee ; une soudaine lueur de gaz eblouissait nos yeux ensables des poudres d'or du sonniieil. un reilet de lune bleu donnait des as- pects t'(''eri([ues a des paysages sans doute assez pauvres le jour. Consciencieusenient, nous ne pouvons rien dire de i)lus, el cela ne vous amu- serait guere si nous transcrivions d'apres le livret le noni des local ites devant lesquelles passait le 20 i/iiivi:ii i:n hi>mi:. train (iiii nous enipoi'tait de Berlin a llanil)Oui'y. II est sept lieures dn matin, et nous voila arrive dans cette l)onne vilie hansi'-atiiiue de llandouri;' : la ville nest [)as encore rveillc'e. on du nioins sc Irotte les yeux en etirant les bras. En attendant (ju'on nous piv[)are a dejeuner, nous nous laneons au liasard. selon notre liabitude. sans i;uide ni cicerone, au pourchas de I'inconnu. L'hotel de I'Europe oti nous sonmies descendu est situe sur le quai de I'Alster, un bassin ^rand au moins comme le lac d'Eniihien. et. coinnie lui. peuplc de cyi^nes t'amiliers. Sur trois faces, le l)assin de I'Alsiei' est borde dbotels et de niaisons maiinili(pies. dans le i.'oui moderne. Un barrage planle (rarl)res. et que do- mine la silliouette dun inoulin dt'-puisenient. forme la qualrieme face: au dela s'etend une vaste laf.iune. Du (|uai le ])lus fr('(pient('. un caft'. ])eint en vert et bali sur julotis. s"avance dan> lean coninie ce cafe de la Coi'ued or a (lon>tantiiio[)le. oil nous avons funit' lant de (:liii)uurk> en regardant nmIci' les oiseaux de niei'. A 1 aspect de ce (piai. de cc l)a-^sin. de ces niai- sons, nous ('prouvoiis une >('ii>;tti (pio vous oonnaisso/. ol (pi'adoi'onl los pliilisiins i\v (ous pays. Mais ce n"osl pas l;i co (pio cliorclio I'artisio. Sans doute cot liotol a dii coutor choi'. il rt'uniL IIAMDOURG. 23 tout le luxe et le confortable possibles. On sent que le mollusque d'un pareil coquillage est un millionnaire ; mais permettez-nous d'aimer mieux la vieille maison aux etages qui surplombent, au toit de tuiles desordonnees, aux petits details ca- racteristiques revelant I'existence des generations anterieures. II faut, pour etre interessante. qu'une \ille ait Fair d'avoir vecu, et que Fhomnie, en quelque sorte, lui ait donne une ame. Ce qui rend si froides et si ennuyeuses ces rues magnitiques baties d'hier, c'est qu'elles ne sent pas encore impregnees de vitalite bumaine. Quittant le quartier neuf, nous nous enfon(;'ames peu a peu dans le dedale des vieilles rues, et nous eumes bientot devant nous un Hambourg pitto- res(iue, caracteristique, une vraie ville ancienne avec son cacbet moyen age a cbarmer Bonington, Isabey et William Wyld. Nous marchions au petit pas, nous arretant a cba([ue angle de rue jiour ne perdre aucun detail, et })romenade nous a rareraent plus amuse. Les maisons a pignons denticul(^s ou roules en volute faisaient saillir des etages en surplomb composes d'une rangee de fenetres ou })lut6t d'une seule t'enetre a panneaux de verre, separes par des montants sculptes. Au pied de cliaque maison 24 LiiivEH EN nrssiK. se creusaieiil des cavc^. dcs sous-sols, (jiie le per- ron do la porte ciijamhait coinnie uii pcjiit-lcvis. Lc bois, la bri(ju(', le roloiubage. la pierre. I'ar- doise, iiK'lauyes de I'aeou a satist'aire les col(ji'istes, recouvraieut le i)eu d'espace que les croisees lais- saieut libre sur les facades. Tout cela etait coiU'e de loits en tuiles vouiies ou violeties. en planches goudronnees. niouvementes de lucarnes et dune pente I'apide. Ces loits aiiius font bien sur les cieh du Nord: la pluie y ruisselle. la neij^e y i,disse; ils s'liarnionisent avec lecliniat. el il ne faut pas les balayer IJiiver. Cetait un sainedi. Ilandjourg faisail sa toilelle. Des servantes haul perchees netloyaienl les vilres. et les cha>sis des fenelres qui >'ouvrenl en dehors faisaient saillie de ehaque cole des rues; une le- gere vapeur doree de soleil erubruinait chaude- ment la perspective, el la lumiere lraver^ait les carreaux se [iresenlant de lace sur les niaisons de profil. Vous iinagiueiie/ dillicile/nent les Ions ri- ches, precieux, elraui^es (pie prenaienl ces vcrres places les uns derrici'e le> an Ires sous le rayon darde obliquenient du bout de la rue. (les feiicli'es (riutcrieurs niy>lt'Tieu\. a vitiv> vcrlc.-. el bouil- lonnees, oil lU'Uibrandl ainie a loger ses alclii- aiisU's. n"en olVreul pas de plus rliauds. de plus HAMliUL'UG. 2a transparents, de plus spleudides sous leur ylaci; de bitume. Quand les fenetres sont fermees, cet elfet bizarre disparait naturellement; mais il reste toujours les enseignes et les ecriteaux qui forceiit rattention du passant par leurs symboles ou leurs lettres de- tachees du mur et euvaliissant la voie })ublique. Une voirie severe iuterdirait sans doute ces pro- jections hors de Talignement; mais toutes ces saillies rompent les lignes, amusent I'oiil et va- rient les prospects par des an^^des inatlendus. Tantot c'est un panonceau en verres de couleur oil le soleil enchasse des rubis, des topazes et des emeraudes, et qui annonce une bouti(iue d'opti- cien ou de confiseur; tantot, suspendu a un grand parafe de sermrerie, un lion tenant dans une grifle un conipas et dans I'autre un maillet, em- bleme de quelque gilde de tonneliers; d'autres fois, ce sont les palettes de cuivre d'un barbier, reluisantes a t'aire paraitre vert-de-grise le fameux armet de Membrin, des planchettes oti sont peints des huitres. des ecrevisses, des liarengs, des soles et aulres fruits de mer designant une poissonnerie, et ainsi de suite. Quelques maisons ont des portes ornementees avec colonnes rusliques, Itossages verniicules. 26 L'niYER EN RI'SSIE. IVoiUons a erhaucrure, cariatides joufflues. petits anges, pelits amours, grosses diicurees et grandes rocailles, le tout eiiglue i)ai' un badigeon lenou- velc sans doute tous les aiis. Les marchauds de labac ne se eomptent pas a Hambourg. De trois pas en trois pas, vous aper- cevez un negre nu jusqu'a la ceintuie el cullivant la precieuse teuille, ou un Grand Seigneur costume en turc de carnaval, ([ui fume une pipe colossale. Des caisses de cigares torment les moiit's dorne- raentation de la devanture, avec leurs vignettes et leurs inscriptions plus ou moins fallacieuses, dis- posees dans une cerlaine symetrie. II doit rester bien peu de labac a la llavane, sil taut ajouter foi a ces etalages si riches en provenances ce- lebres. Comnie nous I'avons dit, il etail de ])onne lieure. Les servanles, agenouiliees sur les marches des perrons ou debout sur le rebord des fenctres, procedaientau grand nettoyagedu sauiedi. Malgre lair assez vit', elles ctalaienl des bras r(jbusies nus jus(iu'u i'cpaule, bales, rougis et i'ouettcs de ce vermilion ([uietonnesouvent ciiez Uubeiis ol sex.- pli(iue [>ar les inorsuresdc la bi>e joiule a Taction de i'eau sur ces chairs blondes; de jeunes lilleltes de la i)elile bourgeoisie, coillccs en cbeveu.N. de- HAMBOIRG. 27 colletees et les bras decouverts, sortaient pour aller aux provisions ; nous tremblions dans notre paletot de les voir si legerement vetues. Chose bi- zarre, les fenimes duNord ocliancrent leiirs robes, vont les ])ras et la tete nus, tandis que les femmes du Midi se couvrent de vestes, de haicks, de pe- lisses et do vt'tements chauds. Pour mettre notre joie au comble, le costume^ que le voyageur est oblige d' aller clierclier si loin aujourd'lmi sans le trouver toujours, se produisit nai'veraent a nos yeux dans les rues de Hambourg en la personne de laitieres ayant quel([ue rapport avec les porteuses d'eau lyroliennes de Yenise. Leur costume consiste en une jupe bridant sur les handles et plissee a ires-petits plis niaintenus par des fds transversaux, de nuniiere a no s'evaser qu'au-dessous des reins, et en une veste de drap vert noil" ou bleu, boutonnee aux poignefs. Tantot la jupe est rayee en long, tantot clle porle en tra- versune large bande de draj) ou de velours; des bas bleus que le jupon assez court laisse paraitre, des galoches a semelles de bois compK'(ent ce vetement qui ne manque pas de caractere; mais la coili'ure, surtout, est singulicre : sur les clic- veux, que rasscmblea la nucjue un noeud de ruban pareil a un grand papillon noir. pose un chapeau 28 L'lllVEK EN liUSSli:. (le paille en tbrmo dassictie creuse ronversee, et decoupe an ioiid deraaiiii're a periiiettro d'v placer en equiiihre une craclie ou un furdraa quel- coiKpie. La plupart de cos laiiieros sent jcunes, et leur eo.stiinie les tail ]araitre pi'es([ue toutes jolies. Elles portent leur lait d'une fa^on assez orii;inale. Une sorte de joug ('cliancrt' a la jjlace du col. evidt' en dessous. pour emboiter les epaules com me un moule, et peint en roui^e vit', suspend deux seaux de meme couleur et se faisant contre-poids de chaque cote de la porteuse. (pii niarclie aleiie e( droite entre son double iardeau. II nv a pas de medleure orlliopedie qui; celle maniere de trans- porter les cho.-^es pesanles; c(!s laitieres out une aisance, une surete et un aj>lomb arlmirahles. En continuant notre route au liasiu'd. nous ar- rivanies a la i)ai'!ie maritime de la x'lUe. on dcs canaux remplacenl les rues. La ?nar('e ctait basse encore, et les bar(pies i;isaient t'chout'es sur la vase, inonti'anl leurs co(pu:'s et prenaiil di'S atti- tudes pencliees a ri'jnuir u\\ peinti'e d inpiarelles. Bient(')l le tlot UKjula et lout >e mil en niou\enient. Nous indiquons Jlandxiuiu au\ arii>ies (pii marchent sur les tracer de (lanalelto. de (iuardi el de Joyant: ils y tiouxeninl a chaque pa< des HAMBOURG. 29 motifs aussi pittoresques et plus neuts (jue ceux qu'ils vont chercher a Yenise. Cette foret de mats couleur saumon, avec leurs mille cordages et leurs voiles taimees qui sechent au soleil, ces poupes goudronnees a bordage vert- pomine, ces vergues, ces anteniies ei3orgnant les feiietres, ces grues recouvertes dun toit de plan- ches, contourne comme celui d'une pagode, ces poulies prenant les fardeaux sur les barques pour les deposer dans les maisons, ces ponts qui s'ou- vrent pour donner passage aux navires, ces toufles d'arbres, ces pignons (jue surmontent qk et la des tleclies ou des domes d'eglise, tout cela baigne de t'umee. traverse de rayons, pi([UL' de paillettes, bleute de t'uites vaporeuses. repousse par des pre- miers plans vigoureux. produit des eftets pleins de ragout et d'une nouveaute piquante. Vn clo- clier reconvert de lames en cuivre selan^ant de ce tbuillis d'agres et de maisons nous rappelait, par sa bizarre teinte verie, la tour de Galata a Constantinojjle. Notons au liasard quel([ues particularites : les charreties, composees d'une planche et de deux ridelle> evasees, sont conduites a la DaumonI <|uaii(l elles sont atlelees de deux clievaux. be conducteur botte monle une de se.> btte^ au lieu 3, 30 L'lIIVKh EN RUSSIE. (le marcher ii cote d elle. coniine cliez nous. Quand la cliarrette n'a ((u"un cheval. le coiiducteur mene deboul a ramericaine; I'l'lroitesse des rues, la ne- cessite d'atlendre que les pouts ouverts pour le passage des bateaux soieui remis eu place, occa- sionneut de iiombreux. euconibreuients, auxquels le fle^nie des bipedes et des quadrupcdes ote tout danger. Les f'aeteurs de la posto. vOtus de houp- pelaiides rouges de ibrrne antique, prc'occupent letranger par lour aspect excenli'iquc. II est si rare de v(jir du rouge dans notre civilisation nio- derne, aniie des teintes neutres, et (jui semblo avoir ])Our ideal de rendre impossible le metier de peinlrel Dans le inarclu' que nous (raversames, predo- minaient les legumes verls et les tVuits verts. Commo on la dit, les pommescuiles sontlesseuls fruits murs des pays t'l'oids. En revanche, les tleurs abondaient; il y en avait [)lein (\es l)rouettes, plein des corbeiUes, tres-tVaiehes, ires-eelalantes, Ires-parl'iunt'es. I'arnii les pay>aiis qui vendaieut ces diverses dcnrees, nous en remartiuames (|uel- ques-uns en vesie ronde et en culotte courte. lis viennent, ain-^i (juc les lailieres. d'une de> iles de I EU)e oil se conservent les vieilles ((ulumes et d(jnt les habitants ne se niarient (|u'enlre eux. iiamboihg. 31 Pres de ce marche, nous vimes un omnibus couleur de chair, destine a faire le trajet de Ham- bourg a Altona et reclproquement. Sa construc- tion difiere de celle de nos omnibus. Le devant est une sorte de coupe garni d'un mantelet vitre qui se rabat, preservant les voyageurs du vent et de la pluie, sans leur oter la vue du parcours ; le corps de la voiture, perce de fenetres, est occupe par deux banquettes laterales, et, a la partie pos- terieure, un prolongement des cotes et de Fimpe- riale abrite le conducteur et permet de monter ou de descendre a couvert. Yoila de belles obser- vations, allez-vous dire. Apprenez-nous plutot a conibien de tonneaux. se monte le mouvemenl du port, en quelle annee Hambourg fut tbntle, coni- bien d'ames il renferme. Nous n"en savons abso- lument rien. et le premier guide du voyageur vous I'apprendra; mais, sans nous, vous ignoreriez a jamais qu'il existe dans cettc b(jnne ville hansea- ticjue des omnibus couleur de chair. Puisque nous en sommes aux singularitc's de Hambourg, n'oublions pas de noter qu'on voit sui" certaines boutiques I'inscription suivante ; Mogasin de galmtterle, Grand assorliment de deli- cofesses. Ehquoi! nous disions-nous tout intrigue''. la galanterie est a Hambourg une marchandise. 32 l'hiveh i;n hussil. la delicalessc se vend sur le comptoir! Est-ce au poids ou au metre, en boites on en bouteilles:' II I'aut avoir vrainient Tesprit })ien mercantile pour debitor de pareils articles. Un examen i)lus approfondi nous lit voir que les bouti([ues de ga- lanterie etaient tout bonnement des magasins de nouveautes el de brimboi'ions a garnir les rtai^M'-res, et les bouti(jues de deliratesses. des magasins de comestibles. Tout en parcourant les rues, une id('e nous pre- occupail. Rabelais parle souvent des boutari;ues et du b(euftlime de Hambourj^. (pi'il l(jue ce.s HAMBOURG. 33 cosmopolites. Les ports de mer ont cela debon qu'on ne s'y etoiine de rien ; cest le sejour que devraient choisir les excentriques, si les excen- triquesn'aimaient pas k etre remarques. A mesure que I'heure avaiicait, la foule deve- nait plus nombreuse, et les femmes y etaient en majorite. Elles semblent jouir a Hambourg d'uiie grande liberte. De tres-jeunes lilies vont el vien- iieiit seules sans qu'on y prenne garde, et, chose remarquable. les enfants se rendentd'eux-memes a Fecole, leur petit panier sous le bras et leur ar- doise a la main : cliez nous, livres a leur propre arbitre, ils iraient jouer au bouchon, a la marelle ou aux barres. Les chiens sont muscles a Hambourg toute la semaine. excepte le dimanche, ou ils peuvent mordre a gueule que veux-lu. Ils payent Timput et semblent estimes : mais les chats ont I'air triste et incompris. Reconnaissant en nous un ami, ils nous jetaient des regards pleinsde melancolie, et nous disaient dans leur langage felin, dont une longue habitude nous a donne la clef: Ces phi- listins, occupes de gagner de I'argent, nous me- prisent. et pourtant nous avons des j)runelles jaunes comme des louis. lis nous croieut. eii im- beciles qu'ils son I. bons seuleinent a jjrendre des 34 L'liivKii KN nusf;iE. rats, nous les sages, nous los reveurs, nous les indepcntlants, qui filons notro rouei myst('rioux en dormant sur la nianche du })roph(.'le. Passe, nous le permcuons, ta main sur noire dos plein d'etincelles elec(ri([ues, e( dis a Charles Baude- laire qu'il deplore nos douleiirs dans un l)eau sonnet. Ill SGHLESWIG La ville d'Altona oil se rend cet omnibus cou- leur de chair que nous avons decrit, commence par une immense rue a largescontre-allees bordees de petits theatres et de spectacles forains, qui rap- pelle assez le boulevard du Temple a Paris, sou- venir bizarre sur la frontiere des Etats d'Hamlet, prince do Danemark ! II est vrai qu'IIamlet aimail les comt'diens et leur donnait des conseils comma un feuilletoniste. Au bout du faubourg d'Altona s'eleve la gare du chemin de fer qui conduit a Schleswig oil nous avions ailaire. Allaire a Schleswig ! Qui ((u'y a-t-il la d'eionnant ? Nous avions promis, si jamais nous passions par le Danemark, do rendre visile a une belle chatelaine de iios amies, et nous devious 30 l'iIIVER KN lUSSIE. Irouver a Srhle^wiii los rciisciunemont^ iit'ee>- saires pour arriver a L"*, (|ui n'en est eloigns que de quclques houres do poste. Nous voila done moiile en wagon un peu au hasard, ayanl eu beaucoup de peine a t'aire coni- prendre au distribuleur de billet'^ I'eiuh'oit on nous nous proposions daller, car ici ralleniand sc coniplifjue du danois. Ileureusenient nos com- pagnon,> de r(jute, jeunes gens fori disiingues, vinrent a noire secours avec unl'raueais tudes(|ue assez semblal)le a cekii dont Balzae se sert dans la Comedie liumaine pour t'aire j)arler Schiuucke et le baron de Nucingen. mais i\m n'en r('sonna pas moins a nos oreilles comnie une musi(|ue deli- cieuse. lis voulurent bien nous servir de drog- mans. Quand on est en pays etranger. reduit a I'etat de sourd-niuet, on ne pent s'empOcher de maudire cehn ([ui eut I'idee d'elevcr la tour de Babel et aniena par son orgueil la contusion des langues. Serieusenient. aujourd'liui f)l 38 l'iiiyer en rus'^ie. Houdin ou de Macaluso, le presiidigitateur sici- lien. Nous viines un instant son dis(|ue noir lour- noyer comme un astre desorbite ; au bout de ([uel(|ues secondes, ce n'etail plus ((u'un point dans I'espace, et nous restanies dccoiire, I'aisant une mine assez piteuse. Un jeune homnie, placo en face de nous, se niit doucenient a rire, puis, reprenant son serieux, il ouvi'it son sac de nuit et en lira une petite cas- quette d'ctudiant, qu'il nous tendit, en nous priant de I'accepter. Ce n'otait pas le moment de f'aire des tacons, nous ne pouvions arrt'ter le train i)Oui" nous procurer une autre coiffure, et d'ailleurs le paysage ne paraissait pas emaillc de chapoliers. Aprt'S avoir remercie de notre mieux I'obligeant voyageur. nous i)Osames sur notre crane, en ayant bien soin, cette fois , d' assurer la men- tonniere , lelroite casrjuette , (jui nous donna I'air d'une maisun moussuc d'Heidelberg ou d'lrna de trentieme annee pour le moins. Get incident pathctico-boulfon fut le seul qui signala notre trajet et nous lit bien augurer de 1 liospitalile du pays. A Schleswig, le railway, (ju'oii doit rontinuer, (le[)asse un peu la station, et s'arrele au milieu d'un champ, comme la dcrniae ligne dune leltre SCHLESWIG. 39 brusquement interrompue; cela fait un singulier effet, Un omnibus nous prit avec nos malles, et dans I'idee qu'il nous conduirait fatalement quelque part, nous nous laissftmes emballer de confiance. L'omnibus intelligent nous d^posa devant le meil- leur hotel de la ville, et 1^, comme disent les journaux de circumnavigation, nous primes langue avec les naiurels. Parmi eux se trouvait un gargon qui parlait frangais d'une facon suffi- samment transparente pour que nous pussions entrevoir son id^e, et qui, chose plus rare, com- prenait meme quelquefois ceque nous lui disions. Notre nom ecrit sur le registre des voyageurs fut un trait de lumiere! On avait prevenu I'hotesse de notre arrivee, et Ton devait venir nous prendre des que I'avis de notre apparition serait donne; mais comme il etait tard, nous attendimes au len- deniain. L'on nous servit h souper un chaud-froid de perdreaux, sans sucre candi ni confiture, et nous couchames sur le canape, n'esperant pas dormir entre les deux Mredons qui composent les lits allemands et danois. Le messager qu'on avait envoye la veille ne revint qu'assez tard dans la journee, la course de Schleswig a L"* etant de neuf lieues, ce qui fait 40 l'iIIVEU en UUSSII'. dix-huil en romptaiiL le relour. 11 rappintail des nouvellos assez coiitradictoires : la iiiaitrosse du chraeau etait a Kiehl ou a Eckeridlfrde, on bicn a Hambourg, si ce n'est en Angletcrre. II est Iristc de faire une visite en Danemark el de laisser une carte cornee en disant : Je ne repasserai pas. Un triple avis tt'legraplii([ue fiit expedie aux trois endroits, et, en attendant la reponse, nous parcourunies Schleswig, qui a une physionomie toute particuliere. La ville so deploie en longueur de chaque cote d'une grande rue oii les autres ruelles viennent s'attacher comme les meuues aretes a I'arete dorsale d'un poisson. La se trou- vent les belles maisons niodernes: C(jninie tou- jours, elles n'onl pas le moindre caractere, niais les logis uiodestes ])ortent un cachet tout local ; ils se couq)osent (Tun rez-de-chaussee Ires-bas, sept ou huit pieds de liaut environ, sur lequel s'abat un grand toit de tuiles rouges cannelees. Des fenetres en largeur occupent toute la devan- ture: derriere ces t'enrtres, s't'panouissent dans des pots de porcelaine. de I'aicnce. ou de terre vernie, toutes sortes de tleurs : geraniums, ver- veines. fuchsias, plantes grasses, et cela sans au- cune exception. La plus |)aiivre inai>oii est ileuiic comme les autres. A I'abri de cette e.>|)t;'ce de ja- SCHLESWIG. 41 lousie parturaee, les femmes se tiennent travail- lant a quelque tricot ou a quelque couture et regardant du coin de I'oeil dans I'espion reflecteur les rares passants dont les bottes resonnent sur le pave. La culture des tleurs est une des passions du Nord; aux pays ou elles viennent naturellement on n'en fait aucun cas. L'eglise de Schleswig nous reservait une sur- prise. Les eglises protestantes sont en general peu interessantes au point de vue de I'art, a moins que le culte reforme ne soit installe dans un sanc- tuaire catholique detourne de sa destination pri- mitive. On n'y rencontre ordinairement que des nefs badigeonnees, des murailles blanchies a la chaux. sans aucune peinture, sans aucun bas-re- lief, et des files de^bancs de chene bien luisants et bien polis. C'est propre, confortable, mais ce n'est pas beau. L'eglise de Schleswig renferme un chef-d'oeuvre dun grand artiste inconnu, un tryptique-retable en bois sculpte representant dans une serie de bas-reliefs, separes par de fines architectures, les diverses scenes du drame de la Passion. Get artiste, digne d'etre place parmi les Michel Columb. les Pierre Vischer, les Monlanez, les Cor- nejo Duque, les Berruguete, les Verbruggen et 4. 42 i/iiivER EN nrssiE. autres maitres du ciseau, sappelle Bruggemann un nom qui nest pas souvent prononce et qui moriterail de I'olre. A ee propos, avoz-vous re- inarqu(^ combien les sculpteurs a talent egal et souvent superieur etaient moins connus (|ue les peintres*/ Leurs oeuvres pesantes, liees a des mo- numents, ne se deplacent pas, ne sontpas robjet d'un commerce, et leur beaute st'vere, denuec des seductions de la couleur. n'attire pas lattention de la foule. Autour de I'eglise regnent des cliapelles sepul- crales dune assez grande t'anlaisie luneiaire et dun bel ell'et decoratil'. Une salle voutee contient les tombeaux des anciens dues de Schleswig, lames massives, blasonnees d'armoiries, historiees d'inscriptions qui ne manquent pas de caractere. Dans les environs de Schleswig s'etendent d'as- sez vastes etangs salins communiquant avec la mer. Nous arpenlions la chaussee, remarquant les jeux de lumiere et les moires gaufrees par le vent sur ces eaux de couleur grise : (|uelloud en miniature, orne de sa cascade en escalier avec dauphins et autres monstres acjuaticjues ne soulllanl aucun li([uide. SCULESWIG. 43 Quelle sinecure que celle de Triton dans un bas- sin genre Louis XIV! Nous n'en demanderions pas d'autre. Ennuyd d'attendre les reponses qui tardaient, et ayant ^puis(5 les divertissements de Schlesvvig, nous times atteler une chaise de poste et nous voici en route pour L***. Nous roulames longtemps, apercevant k droite et a gauche des nappes d'eau ou lagunes assez considerables, sur un chemin borde de sorbiers dont les bales rouge-vif rejouissaient I'ooil par des tons entlammes qu'avivaient les rayons du soleil a son declin. Rien n'etait joli comme cetle allee d'arbres a ombelles carminees ; on aurait dit une avenue de corail conduisant au chateau de madrepores dune Ondine. Des bouleaux, des Irenes, des pins succederent aux sorbiers, et nous atteignimes la maison de poste oil Ton ne relaya pas, mais oil Ton donna I'avoine aux chevaux, tandis que nous-mt^me nous prenions une chope de biere en fumant un cigare dans une chambre a plafond bas, a fenetres trans- versales, oii des servantes se tenaient debout de- vant des postilions tirant des bouflees de leur pipe en porcelaine, avec des attitudes et des reflets de lumiere a inspirer Ostade ou Meissonier. Pendant lout cela le crdpuscule ctail venu, puis 44 L'iIIYER en lU'SSIE. la nuit, si Ton peut aj)i)cler imit uu clair de lune splendide; la route, plus longue que nous ne I'avions pense d'abord, s'allongeail, en outre, de notre impatience d'arriver, et les clievaux conti- nuaient leur petit trot pacifique amicalement ca- resses sur la croupe par un postilion plein de fle^ane. A chaque groupe de maisons, dont les luniieres brillaient coninie des yeux a travers les decliique- tures des t'euilla^^es, nous nous pencliions pour voir si nous approcliions du but, car nous possedions sur une carte de visite, gravee en taille-douce, la vignette du chateau ou nous etions invite depuis longteinj)s a passer quelques jours; mais le termc du voyage reculait, et le postilion, qui ne sem- blait plus tres-sur de sa route, ecliangeait deux ou trois mots avec les paysans (|u'il rencontrait ou que le bruit des roues attirait sur leur porte. Le cliemin, du reste, etait magnili([ue, tantot ondjragr de grands arijres ayant encore toutes leurs feuilles, tantot cotoye de liaies vives, ([ue la lune criblail de ses mille llcclies d'argent, el dont les ond)res dessinaient sur le sable les dt'-coupures les plus bizarres. Quand les t'euillages, en s'ecar- tant, laissaient voir le ciel, on apercevait la co- mete de Donati. tlamboyante, echevelt'e. em- broudlant les etoiles dans les crins d'or de sa SCllLESWIG. 45 (lucuc. Nous I'avions vue a Paris, qiiehjues jours auparavant, si faible, si vague, si douteuse ! En uiie semaine, elle avait grandi de facon a cffrayer uneepoque plus superstitieuse que la iiotre. Dans cetie lueur vague et bleuecoupee d'ombres protbndes oil les clievaux n'entraient qu'cn fris- sonnant, tout prenait des aspects etranges et fan- tastiques. La route suivant les ondulations du terrain, montait ei descendait; les liaies ou les arbres nous derobaient la vue de I'horizon, et nous ('tions tout a fait desoriente. Un moment nous crumes etre au bout de notre course. Une habi- tation de belle apparence, argentee d'un rayon, se detachait sur un fond de verdure sombre, et envoyait son reflet tremblotant dans une piece d'eau; cela repondait assez au signalement de L***, mais le postilion passa outre. Bientot la voiture s'engagea dans une alleed'ar- bre's seculaires qui sentaitson avenue de chateau. Sur la gauche, des eaux miroitaient, des batiments considerables s'ebauchaient a travers les l)ran- chages, mais nous ne pouvions rien discerner en- core. Tout a coup la chaise de poste tourna, et les roues resonnerent sur un pont travcrsant un large fosse. Au bout do cepont s'ouvraitdans une sorte de bastion une arcade basse, a laquclle ne man 46 l'iiiyer en hussie. quait que la herse; la porte francliie, nous nous trouYclmes dans une cour circulaire comnie I'inte- rieur d'un donjon, et une seconde voiite enf^loutit la voiture sous son ombre. Tout cela, entrevu aux lueurs de la lune et baigne d'ombres, avait un air leodal et moyen age, une pliysionomie de t'orteresse qui nousin(|uielait un peu. Le postilion, parhasard,s"etait-il tronipo et nous avait-il mene au manoir d'Harald-Har- t'agarou de Biorn aux yeux etincelants'? La chose tournait a la legende et au fantasti((ue. Enfin nous debouchames dans une immense place ([ue fermaient dun cole de grands bitiments, dccrivant un liemicycle allongt', dont la nuil no permetiait pasde demtMer la destination, mais([ui prenaient dans lobscurite un aspect assez formi- dable. La corde de cet arc, (jui semblait figurer le creux d'une t'orlilicalion ronde au dehors, ihait formee par le manoir lui-mrme, dont la masse imposanto, entierement isolee, surgissait d'une sorte de lagune avec son toil ;i pans coupes, et sa haute facade (pie la lune gla(;ait de sa lumicre bleuatre, faisanl briller va el. la (|uel(|ue vilrc comme une ('cailie de poisson. Quoiqu'il ne ful j^as tard encure, loul paraissaii SCIILESWIG. 47 endormi dans le chateau. On eiit dit un de ees palais des contes de fees, sous le poids dun en- chanteraent, oil arrive le prince charge de rompre le charme. Le postilion arreta ses chevaux devant un pont qui avail dii etre autrefois un pont-levis, et alors des lumieres apparurent aux. fenetres ; la porte s'entr'ouvrit, des domestiques s'approcherent de la chaise de poste, dirent quelques mots en allemand, et prirent nos malles en nous regardant avec une surprise melangee de quel(|ue defiance. II nous etait impossible de leur adresser aucune question, et nous ignorions si veritablement nous elions a L***. Le pont traversait un second fosse rempli d'une eau egratignee de quelques touches d'argent et aboutissant a un porti([ue flanque de deux co- lonnes de granit qui donnait acces sous un grand vestibule dalle de marbre noir et blauc, et revetu d'une boiserie de chene dont les pilastres avaient des chapiteaux dores. Des massacres de cerfs etaient suspendus aux murailles, etdeux petits canons de cuivre poll pointaient leurs gueules contre nous. Ceci nous parutassez peu hospitaller des canons dans un vestibule au dix-neuvieme siecle! On nous conduisit a un salon meuble avec toutes les recherches de I'elegance moderne. 48 l'mIYER en RL'SSII'. Parmi les tableaux (|ui rornaient se trouvait uii portrait, (jeuvred'un j)eintre celt'bre, represeutant la maitresse de la maison en costume oriental, et que nous reconnumes aussitot. Nous ne nous etions pas trompe. Une jeunc institutrice, descendue pour nous recevoir, nous parlait des lani^ues inconnues et semblait assez alarmee de notre invasion noc- turne. Nous lui montranies le portrait en pro- nonQant le nom du niodele, et nous lui donnanies la carte a vignette. Toute deliance alors disparut, et une charinante petite lille d'une dizaine d'an- nees, qui s'ctait tenue jus([u'alors a I'ecart, nous considerant avec cet ceil noir et profond de I'en- fance, s'avanca et dit : Moi, je comprends le iran^ais. Nous etions sauve. La maitresse du lieu, absente pour deux jours, devail revenir le lendemain et avait donne les ordres en conse- quence. L'on nous servit a souper etl'on nous conduisit a notre cliambre par un escalier monumental oi^i une maison de Paiiseiit tenu a laisc. La scrvante pla?a sur la table deux llambeaux orncs de ces bougies allemandes longues comnie des cierges et se retira. Cette chambre. i'aisant panic (run appartement de trois on (piatre i)ieces. avail lair asscz lantas- SCIILESWIG. ' 41) tique : sur la cheminee, ties amours ilium inc's de reflets rougeatres et ressemblant a des diablotins se chauffaient a un brasier avee la pretention de figurer allegoriquement I'hiver ; par les fenetres, malgre les bougies, la lune envoyait des lueurs blafardes qui s'allongeaient bizarrement sur le plancher. Mu par un sentiment pareil acelui qui t'aiterrer les heroines d' Anne Radclifte, unelampe a la main, dans les couloirs des chateaux a revenants, nous poussames, avant de nous coucher, une reconnais- sance autour de I'endroit ou nous nous trouvions. Au fond de I'appartement une espece de petit salon, orne d'une glace, meuble d'un canape et de fauteuils, n'ott'rait aucun recoin propre k loger des fantomes. Les gravures a la maniere noire de I'Esmeralda et de la chevre rassuraient par leur modernite. La piece precedant notre chambre etait plus inquietante. De vieilles toiles rembrunies en gar- nissaient les murs. Elles representaient des mo- losses formidables tenus en laisse par des negres et portant leurs noms ecrits a cute d'eux, comme les portraits de chien de Godefroy Jadin. Toutes ces betes, a la vacillante clartede la bougie, sem- blaienl agiter leur queue en croissant, ouvrir et riO l'iiiyer en russie. refermer leur gueule aux crocs d'ivoire dans un aboi muet, et teiidre avec force sur leur collier pour s'elancer sur nous. Les neyres roulaient leurs yeux blancs, et un des chiens, nonime Uaghul, nous regardait d'un air torve. Les trois chambres ctaient enveloppees par un corridor se repliant sur lui-meme, et dont un des murs formant galerie disparaissait sous des por- traits d'ancetres et de personnages historiques. G'etaient des lionim'^s a mine farouche, en per- ru(iue in-folio, avec des cuirasses d'acier etoilces de clous dor et traversees de larges ordres, la main appuyee sur des batons de commandeur comme la statue de pierre dans Don Juan, ayaut tons leur casque pose a cote d'eux, sur un coussin; de liautes et puissantes dames, en costumes de diHerents regnes, faisant des coquctteries d'outre- tombe et des graces passces dc mode du fond de leur cadre. II y avait des douairieres imposantes et recliignces, de jeunes femmes poudrees, en grand liabit de cour, avec corset a echelle et vastes paniers, etalant d'amples jupes de damas rose ou saurnon broclie d'argent, et indi([uant d'unemain ncgligente des couronnesde pierreries sur des consoles a tapis de velours. (les nobles personnages, pajis, decolores par le scjileswKt. 51 temps, prenaient une apparence spectrale alar- mante ; certains tonsavaient resiste aux aniiees plus que d'autres, et cette decomposition inegale pro- duisait les efTets les plus bizarres : une jeune comtesse, tres-gracieuse du reste, avait garde dans sa paleur exsangue des levres du carmin le plus vif et des prunelles bleues d'un azur inal- tere; cette bouche et ces yeux vivants faisaient avec sa blanche.ur de morte un contraste fantas- magorique peu rassurant. Quelqu'im semblait vous regarder k travers cette toile comme a travers un masque. Les portraits, aussi nombreux que ceux montrcs par Ruy Gomez de Silva au roi Charles-Quint dans Hernam, se prolongeaient jus([u"u I'angle du corridor. Parvenu la, non sans avoir eprouve ce leger frisson que cause meme aux plus braves dans un lieu sombre, inconnu et silencieux, I'image de ceux qui ont vecu jadis^ et donl la forme ainsi representee est depuis longtenips tombee en pous- siere, nous liesitames en voyant le couloir secon- tiimer indefiniment plein de mystere et d'ombre. La lueur de notre bougie n'en atteignait pas le fond et projetait sur le mur notre silhouette gri- ma^anle qui uousaccompagnait comme un servi- 52 l'iuver i:n iu'SSIl:. teur noir parodiant rios gestes avec une bouffon- nerie luguln'C. Ne voulant pas otre laclie vis-a-vis de iious- mi'ine, nous coiitinuames notre route. Arrive a peu jtrt's au milieu du corridor, a un endroit ou une saillie de la muraille paraissait indiquer le passage d'un corps de clieminee, un soupirail grille attira notre attention. En approchant notre lumiere de louverture, nous disl,inguimes un es- calier tournant qui plongeait aux profoiuleurs de I'editice, et continuait son ascension, allant Dieu sail oil. La teinte du platre autour de la grille de- notait que I'ouverture avail ete prati(|UL'e bien apres la construction de I'escalier, a la decouverte du secret sans doute. Decidement le cliateau de L"* etait macliine com me un decor d'Angelo, tyron de Padouc , et la nuit on devait y entendre des pas dans les murs. Le corridor se terminait par uneporte soigneu- .sement fermt'-o. i)lus recenle (|ue le reste de la batisse, el si nous avions su la li'gende al(ac.li('e a la chambre condannit'e ainsi, nous aurions. certes, tail de mauvais rtHcs. lleureusoment nous liguo- rions; mais. cepeudant. ce ne I'ut pas sans un It'ger sentiment de plaisir (|ue nous vime>, le matin, la SCULESWIG. 53 pure lumitii'e du jour filtrer a travers les vitres et les stores. Les faiUasmagories nocturnes disparues, le ma- noir feodal se montrait tout simplement sous la forme d'un vieux chateau modernise. C'etait le spectre de I'ancienne demeure revenant au clair de lune que nous avions entrevu la veille, et I'effet ressenti n'avait pas ete tout a fait une illusion. Dans cette plantation de forteresses, la vie pacifique de notre temps avaitpris sesquartiers sans en detruire les lignes principales, et a travers I'ombre I'erreur etait permise. Les liauts batiments en liemicycle, dignes d'une residence princiere, avant de servir d'ecuries et de communs, avaient dil etre des casemates ; I'entree, avec ses deux voiites basses, son pont-levis change en pont et son large fosse, semblait etre capable encore de resister a un assaut. Au-dessus de la premiere porte, un bas-relief emousse par le temps laissait de- viner un Christ en croix accompagne des saintes fenimes, et protegeant deux lignes de blasons en pierre incrustes dans I'epaisse muraille de briques. Le chateau, entoure d'eau de toutes parts, ele- vait sur unefondation de granit bleuatre ses parois vermeilles couronnees d'un toit de tuiles violettes 5. 54 l'hiveh en RrssiF. et percees de fein'tres d'une propoiiiou lieureuse. A la facade opposee, dans I'axe du vestibule, un second pout enjanibait le premier fosse, el un peu plus loin, (juand on avail tia verse le terre- plein, un autre i)ont faisait francliir le deuxienie canal, replie comnie une ceinlure auiour de Ilia- bilation. Au dela, c'elait le jardin. De grands arbres d'une vieillesse vigoureuse, gardant encore toules leurs feuilles malgre lautomne, et groupes avec art, forrnaient comme les coulisses de ce decor magnilique, L'ne vaste pelouse, verle coninie un gazon anglais, ecliancree par des massifs de gera- niums, de fuchsias, de dahlias, de verveines, de chrysanthemes, de roses du liengale et auii'es lleurs tardives, s'etendait. veloutcc u Ireil, jus(iu';i une charmille oil s'ouvrait une longue allee <. tille'uls aboutissant a un saut de loup et fur ant percee sur de gras patuiages tachett'-s de best un . l'ne boule de metal bi'uni, posee sur uhl co- lonne troiKpn'-e, riVumait cette perspective en lui donnant un ton de |aillon vert, ('/est uiu; mode allemande donl il iie taut i)as accuser le gout de la chatelaine, l'ne pareille boule est |)lacee dans la cour du chateau d Heidelberg. Surladroite, un pavilion ni>ti(pie. tout lestonne SCULESWIG. 55 de clematites et d'aristolochos, vous offrait ses canapes etsesfauteuils faitsde branches noueuses ou curieusement difformes, et une suite de serres soulevaient leurs paniieaux \ilres aux. tiedes rayons du midi. Ces serres, de ditferentes tempe- ratures, communi([uaient entre elles. Dans Tune, des Grangers, des limons, des cedrats, tout charges de fruits a divers degres de maturile, avaient I'air de se croire sur leur terre natale et de ne pas re- gretter, comme la iVileuse Mignon, a le pays oil les citrons raurissent; dans I'autre, des planles grasses herissaient lours epines, des bananiers etalaient leurs larges feuilles soyeuses, des orchi- dees balancaient leurs treles guirlandes debordant de culs-de-lampe en argile rose. Une troisienie renfermait des camellias arborescents qui taisaient luire leur feuillage metalli(iue etoile de boutons; une autre piece etait reservce aux fleurs rares ou delicates, etagees au soleil sur des planches en gradins; des cages peintes, dorees, ornees de verroterie, pendaient des plafonds, peuplees d'oi- seaux qui, trompes par la chaleur, chantaient et gazouillaient comme au printemps. Une derniere salle, decoree de treillages feints, servait de gym- nase auxjeunesenfants du chateau. Devant les serres, un petit rocher faclice, tapisse 56 l'iIIVER en IlL'SSIE. tie plaiites parietaires, simiilait uiie espoce de I'ontaine dont la vasque etait i'ormoc par la valve d'un monstrueux coqiiillage. Quelle tailledevalt avoir le mollusque habitant priinitit' de cette conque, capable de porter Aphrodite sur I'azur des mers ! Plus loin, des peches assez venneilles arrondis- saient leurs joues veloutees sur leurs branches en espalier, et des chasselas, dont les ceps seulement etaient exposes a I'air libre, achevaient de miirir derriure des vitrines appliquees a la muraille. Un bois de sapin etendait sa verdure sombre sur le tlanc du jardin, auquel se reliait une pas- serelle legere traversant une rigole protbnde a moitie remplie deau. Nous nous y engageanies a tout hasard. On sait que les branches interieures des sapins se dessechent a mesure que I'arbre So developpe et pousse vers le ciel sa fleche de ver- dure. Timi le has de la f'oret resseniblait a une preparation au bitunie d'un j)aysage oiirartiste, in- terronqju dans son travail, n'auraiteu le temps (pie de mettre (piehjues touches vertes. Lcsoleil, dans cette ombre rousse et chaude. jetait par place des poignees de ducats qui rebondissaienl de branche en branche et s'eparpillaient sur la terre l)rune, denuee, conime dans les bois de sapins. de touie SCULESWIG. 57 mousse et de toute herbe. Une odeur suave, aro- matique, se degageait des arbres remues par une faible brise, et la tbret rendait un vague murmure, semblable au soupir d'uiie poitrine humaine. L'allee nous conduisit a la lisiere du bois, qu'un fosse separait de la plaine, ou erraient des vaches et des chevaux en liberie. Nous revinmes sur nos pas et nous rentraraes au chateau. Quelque temps apres, la petite tiile qui parlait fran^ais accourut nous dire que sa mere etait arriveej nouscontames a la belle chatelaine notre invasion nocturne dans son manoir en lui expri- mant le regret de n'avoir pas eu un nain pour sonner de I'olifant au pied de son donjon ; elle nous demanda si nous avions bien dormi, malgre le voisinage fantastique de notre chambre, et si le fantume de la dame morte de faim nous etait apparu en reve ou en realite. Tout chateau a sa legende, nous dit-elle, sur- tout s'il est ancien. Yous avez sans doute remarque cet escalier mysterieux qu'on prendrait pour un corps de cheminc'e, il conduit a une cliambre qu'on ne peut apercevoir du dehors et descend jusqu'aux caves. Dans cette chambre, un seigneur de L*** tenait cachee aux yeux de tous, et surtout de sa lemme, une maitresse charmante et devouee 58 l'iiivek en lUJssii;. qui avail accepto cetle reclusion absolue pour vivre sous le meme toit que celui quelle aimait. Ciiaque soir, leseij'Meurde L*** se t'aisait preparer un eii-cas de iiuit (ju'il allait prendre lui-meme aux cuisines souterralnes et qu il montait a la captive. In jour, entraine dehors par quekjue expedition, il y perdit la vie, et la prisonniere, nc recevantplus sonrepas, niourut de faim. Long- lemps apres, des travaux de reparation et de re- maniement ayant demasquc la porte secrete, on trouva au bas de I'escalier un mignon squelette de femme accroupi dans une pose desesperee parmi des lanibeaux de riches (5tolfes, et Ion par- vint a la retraite soinptueuseinent meubk^e, de- venue pour la mallieureuse une tour de la faini plus sinistre ([uc la prison d Tgolin, qui avait au moins ses quatre (lis h manger. Quelquet'ois son ombre se promene la nuit par les couloirs, et si elle rencontre un inconnu, elle semble imploror de la nourriture avec des gestes tanu'li([ues. Je vous i'erai donner ce sr)ir une chambre moins lu- gubre. Guidr par la chatelaine, nous visitames les appartemenls de leception, decon's au goi'it du dernier siccle; dans la salle a manger, de vieilles aruenleries niassives. des services en vieux Saxe SCHLESWIG. 39 bi'illaient derrirre les vilres de dressoirs curieuse- meut sculptes. Le salon immense, a cinq feneties de front, montrait sur sa boiserie or et blanc des portraits royaux, etde son plafond descendaientdes lustres en cristal de roche a bras transparents et a feuillesdecoupees. Acote, un salon pluspetit, tendu dedamasvert, n'otfraitdeparticulier al'oeil qu'un portrait de seigneur cuirasse, a echarpe volti- geante, ayant en sautoir les ordres de I'Elephant et de Dannebrog, et souriant avec une grace qui sentait son Versailles. Par une inadvei'tance du peintre, il tournait le dos a son pendant, une jeune dame poudree, en grand habit de cour de tafielas vert-pomme glace d'argent , ce qui semblait le contrarier fort, car il tournait a demi la tete sur I'epaule. Cette jeune dame eut etc tres-jolie sans un nez d'une courbure trop aristocratique des- cendant sur sa bouche comme un perroquet qui veut manger une cerise. Ses yeux doux et tristes semblaient deplorer ce nez caricaturalemenl bour- bonien qui gatait une figure charmante, quelque effort que I'artiste eut fait pour I'attenuer. Comme nous regardions attentivement cette pliysionomie singuliere, a la fois agreable et ridi- cule malgre son grand air, la dame de la maison nous dit : II y a aussi une legende sur ce ta- 60 l'iiiveu en russie. bleau ; mais rassurez-vous. elle n'a rien de terri- ble. Si Ton eternue en passant dovant la comtesse au long nez, elle vous repond par un signe de t(*te ou un Dieu vous benisse ! comme les portraits des clianibi'esd'auberge dans les pieces feeri(}ues. Ayez soin d'eviter les coryzas, et la peinture ne donnera pas signe de vie. Les chanibres ii couclier contenaient de grands lits de tapisserie ou de damas, la tete appuyee contre le mur. de facon b. former une ruelle de chaque cote. Selon la vieille mode, la tenture de Tune d'elles consistait en grandes peintures i la detrempe executees sur toile dans le cadre des pauneaux, et representant des bergerades ou I'ar- tiste germani([ue avait essaye d'imiter la galan- terie de Bouclier, pretention qui produisait des aflieteries gaudies et des colorations bizarres. Youlez-vous cette cliambre? nous dit-on. Elle est d'un rococo tres-rassurant contre les terreurs nocturnes. Nous retusiimes. Nous naimons jjas a voir autour de nous, dans le silence et la soli- tude. au\ t'aibles claries dune lampe ou dune bougie, ces iigures (jui semblent vouloir se deta- cher de la inuraille et vous demander I'aine (jue le peintre a t)ul)lie de leiir donner. X(jtre choix s'arrela sur une jolie cliainitiv (endue de perse. SCOLESWIG. 61 au petit lit moderne, situee ii Tangle du chateau et percee de deux hautes fenetres, qui n'avait der- riere elle aucuii couloir tenebreux, aucun escalier eii spirale, et doiit les murs, frappes avec la main, ne sonnaient pas le vide. Le seul inconvenient qu'elle eut, c'est que pour s'y rendre il fallait passer devant la dame au nez de perroquet, et, nous I'avouons sans honte, les portraits trop polis ne sont pas de notre gout; mais nous n'etions pas enrliume, et la jeune comtesse pouvait rester tran- quille dans son cadre armorie. Ce qu'il y avail de plus curieux dans ce manoir. c'etait une salle du seizieme siecle conservee in- tacte, et qui nous tit regretter que les possesseurs du chateau eussent cru devoir, vers le commen- cement du siecle dernier, renouveler au gout de Versailles la decoration de leurs appartements. On ne saurait s'imaginer combien ce style a regne despotiquement pendant une periode assez longue et ce quil a fait detruire de belles choses. Cette salle etait lambrissee d'une boiserie de chene a petits panneaux, formant des cadres d'egale grandeur, et rehaussee de quelques legeres arabesques dun or eteint en harmonie avec le ton du bois. Chaque cadre contenait une peinture omblematique a 1 liuile. acconqjagnee dune devise 6 02 l'iiiver en russie. en gvec, en latin, en espafinol,en italien, en alle- mand ou en francais, assort ie au sujel i-cprcsenle. II y en avail de morales, de galantes, de clieva- lerescjues, de cliretiennes, de pliilosophiques, d'orgueilleuses, de rcsi;;iiees, de i)lainlives, de spirituelles, dobscures. Les concetti y fuisaient concurrence aux agudezzas. Les calenibours s'y piquaient aux pointes; le latin, refrognc dans sa concision enigmaticjue, y prenait des airs de sphinx et regardait de travers le grec i)lus liinpide. Le jilatonisme a la Petranjue, les subtilites amou- reuses a la Scalion dcYirhluneau, enibrouillaient de leurs explications des attributs com[)li(|iU'S et peu intelligibles. Historiee ainsi de la plinthe a la coriHche, cette salle cut t'ourni de devises les bla- sons d'un carrousel, les jarrelieres de Tenibleque, les navajas d'Albacete. les cachets dune bouti(|uc de graveur, les papillotes dune contiserie, les flutes a I'oignon de Saint-tiloud ; niais ])armi beaucoup de tadaises. de i)uerilit('S et d'alandti- (|uages, etincelait soudain (juelque i)hrase iiau- taine. dun sens inattendu et i)rotbn(l. digne d rti-e inscrite sur le chaton dune rde ; de lourdes rliaiTCtles eniportaient dans leurs cantons respcctifs les soldais en seniesti'e ou licencies. (Ju<)i({ue empilc's el juclies assez incom- modt'uient. ils scniblaient ivresde joieet [)eul-eli'e bien aussi de biere. An chateau, les jours passaient diversili('s pai'la promenade, la peciie, la leclure. la conversation, le cif-are, et les nuits n"ctai('nt liantees (Faucun fantome dt'sai^reable : le femine morte de fiiim ne \int pas nous demander a manger: la jjrincrtise ou nez (/e pcrroquct n'eut pas Toccasion de nous dire (( Dieu vous jx'iiisse. Une I'ois seidemeiit, une pluie d'oraye chass('e par nn \eiii terrible tuuetta les \ it res de nos i'eiietres a\ec des hriiils sinisli'es comme des batlemenis d ailes de liiboii. Les chas- sis ti'endihiieiit. les boiseries reiidaieiit des ciaiiiie- ments ('trances, les i'u->eau\ ^e IroissaieiU bi'uvam- SCIILESWIG. 71 meiii, les eaux clapotaieiil au bas de la muraille. l)e (.eiiips en lemps la ral'ale doiinait des coups de licnou dans la porte connne (piel(iu'un qui cut voulu entrer et qui n'aurait pas eu la clef. Mais personne n'entva; et pen a peu les soupirs, les murmures, les gemissements, (ous les bruits inex- plicables de la nuit et de la tempcte s'eteignirent dans un decrescendo ([ue Beethoven n'eut pas niieux gradue. II faisait un temps radieux le lendemain, et le ciel balaye brillait plus vif. Nous aurions bien voulu rester encore; mais s'il est prouve que tons les cbemins menent a Rome, il est moins siir qu'ils conduisent a Saint-Petersbourg, et nous avions un peu oublie le but de notre voyage dans les de- lices du chateau enchante; la caleche nous con- duisit a Kiel, oil nous devious retrouver le chemin de t'er de Hambourg, et de la nous rendie a Lu- beck pour nous embarcjuer sur le pa(|uebot la IV LUBECK II fallait gagner Kiel pour retrouver le chemiii de fer. Nous fimes le trajet en caleche sans autre accident qu'une halte k nii-chemin dans la niai- son de poste pour laisser soutiler les clievaux. En prenant dans la salle de I'liotel un zabayon a la biere, nous vimes grave sur la vitre. avec une pointe de dianiant, ce noni espagnol, Saturiiina Gomez, qui lit aussilot jouer des castagnettes a notre iniagiiialion. Sans doute lat'cnimequi lavait ecrit devait t'tre jeune et belle, et la-dessus notre cervelle se niit a balir un petit roman oil se mt'lait le souvenir des Jispagno/s en Dmunnark, de Meri- niee. A Kiel, la pluie se mil a l(jnd)er line d'abord, eiisuile par ton'enls, ce Allemandes. out un goiit enfantin l)Oiir les sucreries. Ces boutiques sent tres-th'- queiilees. On y va cnxpier des bonbons, boire des sirops, prendre dv<' i^laces comme chez nous au cafe. A ciuKpie pas on volt briller en lettres d'or sui' une enseigne ci' lunt conditurei : nous lu' cr(jy. LcnECK. 75 ('omme le bateau de Lubeck ue partail que le lendemain, nous allames souper chez Wilkens. le I'estaurateur dont nous avons deja dit quelques mots. Ce Collot bambourgeois babite un sous-sol ives-bas de plafond et divise en cabinets ornes avec plus de luxe que de gout. Des buitres, une soupe a la tortue, un fdet aux truffes et une ])0u- teille de vin de ('bampagne de la veuve (^li([uot, l'ra[)pt'e. coniposaient le menu tres-shnple de notre repas. La nnmtre, suivant la coulume de Ham- l)OUi"g.. t'tait encombree de comestibles i)lus ou moins rares, primeurs et pofitmeurs. ce qui n'exis- fait pas encore et ce (pii n"existait plus depuis loiigtemps pour le vulgaire. On nous lit voir a la cuisine, dansde grandes cuves. de grosses tortues de mer qui levaient au-dessus de I'eau leur tete ecaillce, et resseinblaient a des serpents pris entre deux plats. Leurs petits yeux cornt's regardaient avec inquietude la lumirreiju'on approcbait d'eux. et leurs pattes. semblables a des rames au tlanc d'une galere desempai't-e. nageaient vagucment au bord de leurs carapaces comnie pour une fuite impossible. Nous esperons que ce ne sont pas toujours les mrmes qu'on d('montre au curicux et ([ue le personnel de I'exbibition est cbange quel- quetbis. 7tj i.HiNth i:.\ iuMi:. Le lendetiiaiii nous all;\ines (k'jeiiiier cliez uii restaurant anglais, dans un pavilion viliV' d'oii Ton apei'coit une vue splendidenient panora- miijue. Le ileuve se (lei(julail niajeslueusenient a tra- vel's une f'oriH do navires aux matures elancees, de tout gabai'it et de tout tonnage. Des pyroscaphes remorqueurs battaient leau. trainant a leur suite les batiinents a voiles (jue le vent n'eut pu eon- duire au large. I)"autre<. libres de leui's niouve- nients, manceuvraient a havers les obstacles avee cetle pri'cision qui I'ait resseniltler le bateau a vapeur a un etre intelligent doue dune volonte propre et servi par des organes ayant conscienee d'eux-memes. De ee point eleve. lElbe s'etale largement coninie tout grand tleuve approchant de la mer. Ses eaux, sures darriver. ne se pres- saient plus et coulaient d"une facon insensible, placides conime les eaux dun lac; I'autre rive, assez basse, apparaissait verdoyante, piqut'c de maisonnettes roses. est(jmj)t'e a denii par lo i'umees des tuyaux. I'n I'ayon de solcil travcrsail la plaine de sa barrc dor : c'ctait grand, lumineux et superbc. f.,e soir. le clicniin dr I'cr nou> enipdrtait a Lu- beck a travrrs dc^ < ulluio nia^niliiiut^- c( LUBr<;cK. 77 maisons d'ete baigiiant leur pied dans uiie eau brune sur laquelle se penchaient des saules. La Yenise hambourgeoise a son canal de la Brenta, dont les villas, pour n'elre pas baties par Sam- michele ou Palladio, n'en font pas moins une ligure agreable sur leur fond de fraiches verdures. A la descente du cheniin de fer, un omnibus special nous prit et nous conduisit avec nos ba- gages a I'hotel Dutfckes. Entrevue dans I'ombre aux vagues lueurs des lanternes, la ville nous parut pittoresque, et le matin, en ouvrant la fe- netre de notre cbambre, nous comprimes tout de suite que nous ne nous etions pas trompe. La maison ([ui nous faisait face avait une pliysionomie tout a fait allemande. Extremement haute, un pi- gnon denticule la terminait a la vieille mode. Ellene comptait pas moins de sept etages, mais les fe- netres diminuaient de nombre a partir du pignon. La derniere assise ne contenait qu'une lucarne. A chaque etage, des croisillons de fer sepanouissant en bouquets de serrurerie maintenaienl la batisse et servaient a la fois de soutien et d'ornement : tres-bon principe d'architecture qu'on oublie Imp aujourd'hui. Ce n'est pas en dissimulanl. mais. au contraire. en accentuant les membres de la construction quon arrive au caractere. 78 i/iiivicn EN iiLSsii:. Ce((e maison n'etait pas la seulo de re penre. conitne nous pumes nous en convalncre au bout de <(uel(pies ])as tails dans la rue. La Lubeck acluelle est encore, du nioins pour I'ceil, la Luberk du nioyen age, la vieille ville ehet'-lieu de la llgue liansdatique : la vie moderne se jouedans I'ancien decor; on n'a pas trop derange les coulisses ni repeint maladroitement la toile de fond. Quel j)laisir de se proniener ainsi au milieu des formes du passe et de contempler intactes les demeures ({u'liabitaient les generations disparues ! Saus doute I'homme vivant a le droit dese modeler une coquille selon es babiludes. ses gouts et ses moRurs : mais um^ ville neuve est i)ien inoins in- teressante qu'une vieille ville. Ouand nous el ions enfant, on nous donnait parfois pour eirennes une de ces boites de .\u- lemberg renfermant une ville allemande en mi- niature. Nous rangions de cent famous dilft'rentes les ])etites maisonnettes de bois sculpte el peiut aulour de If'-glise a cloclier pointu. a murailles roses oil le joint des briques ('tail marcpie par de lines raies blanches. Nous plan! ions les deux dou- zaines darbi'cs iVist's el ])eiiiliirlui'('s. el nous ad- inirioiisfjuel aii" (h-licicuscineiil ('traiige ft cliiin('- riquement joyeux prenaieni sui' le tapis ces mai- LL15HCK. 79 sons vert-pom me. roses, lilas, venire de biche. avec leurs fenetres a petils carreaux, leurs pignons en escalier ou a volutes et leurs toils aigus bril- lantes d'un vernis rouge : noire idee etait que de semblables villes n'existaient pas dans la realite, et que les bonnes fees en fabriquaient pour les petits gargons bien sages : les merveilleux gros- sissements de I'enfance faisaient bientot prendre a la mignonne villo coloriee des developpements considerables, et nousnouspromenionsa I ravers les rues alignees, avec la meme precaution que Gul- liver dans Lilliput. Lubeck nous rendait ccite sensation puerile, oubliee depuis longtemps. 11 nous semblait marcher dans uneville de t'anlaisie liree d'une gigantesque boite de joujoux. Nous raeritions bien, apres tout, ce dedomma- gement pour les architectures de l)on gout que nous avons ete force de voir dans notre vie de voyageur ! Au sortir de Ihotel, une sculpture encastree dans une muraille arreta nos veux en quete de curiosites. La sculpture est assez rare aux pays ou la bri(pie abonde : celle-ci representait des especes de nereides ou de sirenes assez frustes, niais d'un caractere ornemental et chimerique ([ui nous lit plaisir. Elles accompagnaient de grauds blasons 80 i/iiiyi:k e.n hismi.. dans le ^'oiit alleiiuind : an excellent Uk-iik" de decoration (juand on salt I'eniployer. et le nioyen age le savait ! I'n cloitre. ou du moinsune galeiie, debris d'nn ancien monastere, se presenta a nous. Ce por- ti(|ue regne le long d'une place an fond de laquelle seleve la Marienkirclie. eglise du quatorzienie siecle. en briques. En continuant son cliemin. Ion se trouve bienlot sur un marclie oil vous attend un de ces spectacles qui recompensent le voyageur de bien des ennuis : un monument dun aspect nouveau. imprevu. original, le vieil hotel de ville oil se trouvait jadis la salle de la Hanse, se dresse subitemcnt devant vous. II occupo en c(|uerre deux pans de la |lac<\ Figure/, en avanl de la Marienkirclie, donl les Heches et le toil de cuivre oxydes la depassent, une haute facade de briques. noircie par le temps, herissee de trois clochetons a toils pointus et verdegrises, evidee de deux grandes roses a jour sans nervures interieurc^, et blasonnee d'ecussons inscrits dans les trMles de ses ogives, aigles de sable a deux tetes sur champ d'or. ecus partis de ?^ueules etd'argcnt rang('s |)ar alteinance et de la plus Here tournurt* hcialdique. A cetl^ f;icad(' s a||ilique un |)ala/./,iii(i de h LLBEllK. 81 renaissance, en pierre, d'un gout lout dittereut ei dont le ton blanc-grisatre se detaclie a merveille du fond rouge-sombre des vieilles briques. Ce palais, avec ses trois pignons a volutes, ses co- lonnes ioniques cannelees, ses cariatides ou plutot ses Atlas (car ce sont des hommes), ses fenetres a plein cintre, ses niches arrondies en coquille, sa galerie percee de bales a frontons triangulaires, ses arcades ornees de figures, son soubassement taille en pointe dediamant, produit la dissonance arcliitecturale la plus inattendue et la plus charmante. On rencontre dans le Nord tres-peu d'edilices de ce style et de cette epoque. Le mouvement de la refornie ne s'accommodait guere de ce retour aux idees paiennes et aux formes classiques modiliees par une fantaisie gra- cieuse. Dans la facade, en equerre, le vieux style alle- mand reprend ses droits; des arcades en briques retombant sur de courtes colonnes de granit sup- portent une galerie a fenetres ogi vales. Une rangee de blasons inclines de droite a gauche font ressortir leur emaux et leurs couleurs sur la leinte noiratre du mur. On ne saurait imaginer combien cette ornementation si simple a de carac- lere et de richesse. 82 i.'iiivkh en nrssii;. Cefte jialoi'ie mene a un corj>s de lof^is que le caprice d'uii docorateur, cliercliaiit ])our uii opt'ra uiie toile de fond nioyeii Age. n'iiiventerait \k\<, plus singulier e( plus pit(ores([ue. ('iuq tourelles coilTees de (oits en ''!eignoir d('passent de leurs pointes aigues la ligne de couronnemeii( de la facade que feneslrenl de liaules cioisees en ogive, inallieureusemenl einpa(('es et bouciic'es a denii pour la plupart. sans doute (raj)r('s les hesoin< (If lemanienienls inlci'ieurs. Hull giands disqncs a tond dor i'epr('senlant des soleils I'adit's. dc^^ aigles a deux t(}les. et le blason argeni et gueulcs, arnioiries de Lubeck. s'('[)anouissenl inagnifi(iue- jiienl sur cette ai'chiteclure bi/arre. Au bas. des arcades a piliers ti'apus ouM'eni leurs gncules sombres. au fonddesquellesscintillent vagueuient les moiitres de (piebpies boutique dOrfcvrerie. En se retoui'iiaul vers la ])lace. on apercoit au- dessus des maisons les llrclies vertcs d'une autre cglise. et au-dessus des tries des niai'cliandes dt'- bitaiit leurs ])oissr)ns et leurs b'guines. la sil- liouette d'un petit ('difice h piliei's de bri(pu's. (pii a du. en son temps, vtw un pilorl. II donne la dcr- nirre tcMiche a la pliysionoiuie ImuIc golliique de la place, ([ue lU' df'ranire aucune niaison moderne. L'idec ingenieuse nous \int (pie ce splendide LUBECK. 83 hotel de ville devait avoir une autre fa(?ade, et, eu effet, en passant sous une voute nous nous trouvames dans une grande rue, et la les admi- rations recommencerent. Cinq clochetons, a demi engages dans la rau- raille et separes par de longues fenetres ogivales obstruees en partie, repetaient, en la variant, la facade que nous venous de decrire. Des rosaces de briques y montraient leurs curieux dessins, pro- cedant par points carres comme des modeles de tapisserie. Au pied du sombre edifice, une jolie logettede la renaissance, batie apres coup, servait d'entree a un escalier exterieur, s'elevant le long du mur en ligne diagonale jusqua une sorte de mirudor ou cabinet surplombant, dun gout deli- cieux. De mignonnes statues de la Foi et de la Justice, galamment drapees et jouant avec leurs attributs, decoraient le portique. L'escalier, porte sur des arcades dont I'ouver- ture s'agrandissait a proportion quil montait, avait pour ornement des cariatides et des masca- rons. Le mirador, place au-dessous de la porte ogivale conduisant au Markt, etait couronne d'un fronton a ecliancrure et a volutes, oil une figure de Themis tenait dune main les balances et de I'autre le glaive, sans oublier de t'aive coquette- 84 l'ii[vi;k en hisnii:. inent boutl'er sa drapeiie. In orclie bi/arie tbrme de pilastres a cannelures, la^onnt's en Hermes el soutenantdes bustes, separait les fenelresde cette cage aerienne. Des consoles a mascarons chinie- riques completaient cette ornementation elegante sur laquelle le Temps avait passe son pouce. juste a point pour donner au\ sculptures ce flou que rien n'imite. L'edifice se prolongeait plus simi)le darcliitec- ture et cordonne d'une frise en pierre representant des mas({ues. des ligurines et des t'euillages. mais ronges, noircis et encrasses a n"v plus discerner grand'chose. Sous un porclie soutenu par des co- lonnettes gothiques de granit bleuatre, a c6le de la porte. nous remarquames deux bancs dont le-; accotoirs e\terieursetaient formes de deux epaisses lames en bronze, representant, lune un enq>ereur avec couronne, globe et main de justice: I'autre un sauvage poilu comme une bt'-te t'auve. armc d'une massue et dun ecu au blason de Luheck. le lout dun travail tres-ancien. La Marienkirclie, ([ui se trouve. comme nous ravens deja dit, derriere I'liolel dcN ille. vaut ([uon la visile. Ses deux clochers out (piaire cent liuit pieds de liaut; un clochelon tres-ouvrage scleve sur la Crete du toil, au point d'interseclion du T.l.BF.rK. 85 transept. Les clochers de Lubeck ottrent cette par- ticularite d'etre tous hors d'aplomb et d'iiicliner a droite ou a gauche d'une maniere sensible, sans cependant inquieter I'ceil comme la tour des Asi- nelli a Bologne, et la tour penchee de Pise. Quand on s'eloigne un peu de la ville, ces clocliers, ivres et chancelants, avec leurs bonnets pointus qui semblentsaluerl'horizon^decoupentune silhouette etrange et rejouissante. En entrant dans I'eglise, la premiere chose cu- rieuse qu'on rencontre est une copie ancienne du Todtentanz ou Danse des morts du cimetiere de Bale. Nous n'avons pas besoin de le decrire en detail. Le moyen age a brode d'innorabrables variantes sur ce theme macabre. Les principaux sent rassembles dans cette peinture lugubre cou- vrant toutes les murailles d'une chai)elle. Depuis le pape et I'empereur juscjua I'enfant au berceau, chaque etre humain entre en danse k son tour avec r inevitable epouvantail. Mais la Mort n'est pas iiguree par un squelette blanc, poli, nettoye, che- ville de cuivre aux. articulations, comme un sque- lette de cabinet anatomique, cela serait trop joli pour la vieille Mob; elle apparait a I'elat de ca- davre, en decomposition plus ou moins avancee; des restes de cheveux herissenl son crane, une 8 86 l'iiiver en russie. terre noiratre reiiiplit ses yeu\ demi-vicles, la peau (le sa poitrine peiid coinine uno serviette eii lo- ques; son ventre plat se coUe hideusenient aux vertebres de lepine dorsale, et ses nerfs, ndb a nu, flottent autour des tibias comme des cordes cassees autour dun manclie de viulon; aucun des affreux secrets derobes a rintimile de la lonibe nest passe sous silence. Les Grecs respectaient les pudeurs de la Mort, et ne la representaient que sous la i'ornie dun bel adolescent endornii; niais le inoyen -d^e, moins dciicat, lui arracliail son linceul et I'exposait nue, avee ses horreurs et ses niistres, dans T intention pieuse dedilier les vivants. Sur cette peinture murale, la Mort a si pen secouc I'liuinus noir ile la fosse, qu'un oeil inattentif pourrait souvent la prendre pour un ne^re ctique. Des tombeaux. ircs-richeset Ires-ornes, avec sta- tues, all(''j,'ories, attribuls, blasons, lon^ues ej)i- lapbes apj)li(|uces aux nuu's. suspendues aux massifs de piUeis. forinant cliapelle scpulciale, comme dans I'eylise Dei Frari a Veuisc, f(jMt de la Marienkircbe un intcrieur dij^uo de I'eler Ncef, le peinlre ordinaire des catbedrales. La Marienkircbe rcntcrnie deux toiles d Over- beck, lu l)e. iusmi:. lif'uriiie sc letounie uvec uiie saccade el disparail par une autre porte. La cathedrale, (juon appelle aussi le Dom, est assez I'emarquable a I'interieur. Au milieu de la net", remplissant toute une arcade, un christ co- lossal, de style ^othique, est cloue sur une croix decoupee a jour et ornee d'arabes({ues ; le pied de la croix repose sur une poutre transversale allant d'un pilier a I'autre, et chargee de saintes femmes et de pieux personnages dans des attitudes d'ado- ration et de douleur; de chaque cote, Adam et Eve arrangent le plus deceminent possible lour costume de paradis terrestre: sous la croix sepa- nouit un pendentif ou clef de voute tres-tleuri et tres-toutl'u. servant de point d"apj)ui a un ange aux longues ailes. Cette construction suspendue et, malgre son volume, legere a I'reil, est en bois travaille avec beaucoup dart et de goiii. Xous ne saurions mieux la dt'tinir qu'en lappelant une lierse de sculptures abaisst'e a demi devant le cluvur. C'est le premier exemple (jue nous voy(jns dune disposition pa- reille. Uerriere s'l'lt've le jubr avec ses Irois arcades, sa galerie de statuettes, son horloge mecanifiuc oil riieui'c est somii't' par un s(pu'lette et un ange LUBEGR. 89 portant la croix. Les fonts baptismaux oiil la figure d'un petit edifice tres-ouvrage, a colonnes corinthieiines, doiit les interstices laissent voir un groupe de Jacob luttant avec I'ange. Le couvercle est forme par le dome du monument, que souleve un cordon pendu a la voute. Nous ne parlerons pas des tombeaux, des chapelles funebres, des orgues; mais nous dirons quelques mots de deux vieilles peintures a fresque ou a detrempe accom- pagnees d'une longue inscription en vers latins pentametres, ou Ton voit le cerf miraculeux lache par Charlemagne, avec un collier portant la date de sa mise en liberte, et pris quatre ou cinq cents ansplus tard par un chasseur a la place meme oil s'eleve aujourd'hui I'eglise. La porte Holstenthor, a deux pas du debarca- dere, est un des plus curieux et des plus pitto- resques specimens de I'architecture allemande au moyen age. Deux enormes tours en briques que relie un corps de logis dans lequel s'ouvre une voute en anse de panier, voila le motif grossiere- ment dessine. Mais Ton imaginerait difficilement I'eflfet que produisent le haut comble du batiment. les toits en cornet des tours, la fantaisie des lu- carnes et des fenetres, les tons rouge-sombre ou vjolalre de la bri(]ue effritee. C'est toute uno 90 i.'iiiVKii KN nrssiK. gamine iioiivelle pom- Ics pciiiti^'s d'aicliiiectiu'e ou (le ruiiios (jue nous envoyons a Lubock par le prochain convoi. Xous leur I'econiniandons aussi. tout pivs (le rHolstentlioi'. a cotr du pont, sur la rive gauche de la Trave, cinri ou six vieilles niai- sons cranioisies. epaulees les unes centre les autres conime pour se soutenir, faisant ventre, liors d'aplomb, trouees de six ou sept etages de fene- tres. a pignon denticule, et laissant trainer dans I'eau leur reflet vermeil coniine le tablier rouge (pie lave une servante. Quel tableau Van den Hcy- den cut fait avec eelal l']n suivant le (piai. (|ue lougo un railway oil roulent les wairous de inarcliandise-. on jouit des aspects It's plus anui>ants ct les plus varies. Sur I'autre ri\e de la Tra\e s"ebau(lienl. {)ariui de> niaisonuettes ef des toulVes d'arbre<. des navires. des bai'(pies a diflV'reids ('(ats d'avancenieiit. Tan- tot ("('st une cju'cas^^e avec des cotes de bois. seni- blable au sipielt'tte dun cacbalot ('clioui': tant('it line coque reviMuc de ses planches. |)rrs de la- qiudle t'unie le cliaudron dn call'at lais-ant t'cliap- per de blonds nuaiies. Partout I'riziic un joyeux t'ournulleinent d'aclivil*' liuniaine. Le> < liarjX'ii- tiers cogiu'iit et cloiu^nl. les portelaix pou^st'Ul les barri(|ui'-<. le^ malelots laubertent Ics pout^ LU15ECK. 91 (les Mtiments, ou bien liissent a demi les voiles pour les secher au soleil. Uii bateau qui arrive vient se ranger pres du quai, deplagant la llotlille entr'ouverte un moment pour lui livrer passage. Les pyroscapbes cliauflfent ou laclient leur vapeur, et quand on se retourne vers la ville. au-dessus des agres de navires, on apergoit les rlocliers des eglises gracieusement pencbes comuie des mats de clippers. La Neva, qui devait nous mener a Saiiit-Peters- bourg, cliargeait iran([uillemenl ses caisses et ses ballots, et ne paraissait nullement prete a partir le jour indi(|ue. En etiet, elle ne devait se mettre en marclie que le surlendemain, retard qui nous eut contrarie dans une ville moins cbarmanie et dont nous protitames pour ailer voir Don Juan^ cliante en allemand par une troupe allemande. Le tlieatre de la ville est tout neut' et tres-joli; les croisees de la facade ont pour portanls des muses arrangees en cariatides. Nous t tunes moins ton- tent de la nianiere dont le clief-d'tpuvre de Mozart etait execute dans sa patrie. Les cbanteurs ('taient mediocres, et ils se permettaient d'etranges li- cences, par exenq)le, celle de rem])la('er en beau- coup d'endroits le recitatif par un dialogue vif et animt', sans doute parce que la musique luiisait a 92 i.'iiivf:r en rlssie, I'actioii. Leporello se livrait a des (^liaryes du plus mauvais gout et deployait sous le nez dElviie eploree uiie interminable bande de papier ou etaient colles les portraits en silhouette des niille et trois victimes de son maitre, et ces portraits etaient tons semblables et representaient une fenime coiffee a la girafe, mode de 1828! Ne voila- t-il pas une belle imagination! V TRAVERSEE La Neva se niit en inavclie a I'lieure dilu. mode- rant son allure pour suivre les sinuosites de la Trave, dont les bords sont peuples de jolies inai- sons de canipagne, villegiatures des riches habi- tants de Lubeck. En approchant de la mer, le ileuve selargit, les rives s'abaissent, des bouees marquent le chenal a suivre. Nous aimons beau- coup ces paysages horizontaux : ils sont plus pit- toresques qu'on ne pense. Un arbre, une maison, un clocher, une voile de banjue y prennent une importance extreme, et sut^isent avec le fond va- gue et fuyant pour un motif de tableau. Sur une ligne etroite, entre le bleu pale du ciel et le gris nacre de I'eau. se dessina la silhouette d'une ville ou d'un gros bourg, Travemi'inde pro- bablemenl. puis les hords secartt-renl iV' plus eii 9'i l'ihykr i;n" iu'ssie. plus, s'aiiiincireiit et (lispariireiit. Eii lace do nous, I'eau [H'ouait dcs teintos jslus vertes ; les oudula- tioiis. I'aibU's d'al)Oi'(l, se f^onllaient peu a peu el se changeaient on values: (lueUjuos moutons sc- couaiont leur laine d'ecunie a la crote dos flots. L'horizon t'tait I'crnie par rette barre d'un bleu dui' qui est conime le parat'e de r(Jct''an. Nous etions en mer. Lespeinires dc marine send)lent se [)reoc('uper de faire fmnspa/rmf, et lors(prils y reussissent, ec inoi leur esl appli(pu'' eoinnie epithrle elotiieusc. J^a mer, cependani, se distingue par un aspect lourd. ('pais. solide en (piebpie stu'te. et |articu- liorenicnt opacpie. II n'est pas j)Ossible a un o^'il attentit'de conlondre son eau dense et forte avec uneeau douce. Sans doute. quandun rayon prend une vague en travel's, il |)eul y avoir transparence ])artielle, mais le ton grncral est toujours mat: la [)uissance locale est telle que les pai'ties de (Mel voisines en i)araissent decolorees. Au serieux des teintes, a leur iiifeii'^itt''. on devine un eltMiient foi'uiidable. d'uneenergie iri'esistible. d'une masse [U'odigieuse. Ouand (n entre en mer. il se |)r TliAVERSf;K. 10 i aiiiniait ses cotes, el, avant davoii' recour? a la lunette marine, nous primes d'abord, sur le fond violatre du rivage, les voiles orientees au soleil levant pour des facades de maisons; mais, vue plus nettement. lile etait deserte et ne contenait quune vigie elevee sur une pente. La mer setait un peu apaisee, et au diner, des profondeurs de leur cabines, sortirent. eomme des spectres de leurs tombeaux, des ligures in- connues, des passagers dont on ignorait I'exis- tence. Pales, fameliques, chancelants, ils se trai- naient du cote de la table : mais tous ne dinerent pas pour cela : la soupe etait encore trop ora- geuse. le i"oti trop tempetueux. Apres les pre- mieres cuillerees, la plupart se leverent et se dirigerent en cliancelant vers I'escalier de lecou- tille. La troisieme nuit s'etendit sur les eaux ; c'etait la derniere a passer, car le lendemain, a onze heures, si rien ne contrariait la marclie du navire. Ton devait etre en vue de Cronstadt. Nous res- tames tard sur la (lunette a regarder Tobscurite picjuee cu et la de paillettes rouges par les feux des phares, et. devore d'une curiosite fievreuse. Apres deux ou trois heures de sommeil, nous Hions remonle en haul, devancant le reveil de 9. 102 !.'iii\i:n EN iiiii.. 1 aurore, paiesseuse an lit ce jour-la, du iiioiiis a noire ^iv. (jui na connu re malaise do I'lieure (|ui preni'de I'aube? Elle est Imniide. glaciale et tVissoniiante. Les robustes t''prouveiit line anxiete vague, les malades se seiitoni deiaillir. toute t'alip:uo devieni j)lus lourde; les t'anfomes des tent'bies. les ter- reurs nocturnes semblent, en s'enfuyant. vous etllourer de leurs iroides ailes de cliauve-souris. Yr)us peiisez a ceux (lui ne soul plus, a ceux qui sont absents: vous taites des relours nielanro- . lif[ues sur vous-nienie. vous regretic/ le foyer d(''sert<'' volontaii'einent : mais. au premier rayon, tout est oublie. Til bateau a vapeui'. trainant aprrslui sou Uui;,'- panaclie de t'unit'e rabaltu. ])assa sur notre droite: il allail vers lOccidiMit el venail de ('.roii>tadl. Le ;?olt'e se ivlrt'cissail de plus en plus : des e('tes au ras de I'eau se moniraieut iani(~)t iiucs. lauiot plaquees de sombres verdures: dfs lours dt* vigie emergeaieul : des barques, des naxircN allaieul ol venaient. suivant un cheual nianpK' pai'do iiouees Mil des perches. La incr. ml)ill^ pidtMiidc. a\ail chanjit' de couleur au \oi>inaiie de la Irrrc el des mouellt^s: les prcniirres ajierviavs accoiupli>saieul leurs i;racieuses <'vi)lurK)Us, traversi':e. 103 A la longue-vue, on disceniaU en face do soi deux taches roses ponctuees de noir, une paillelte d'or, unepailleUeverte, quelques fils (enuscomme des fils d'araignee. quelques spirales de fumee blanche montant dans Fair innBobile et d'une purete parfaite : c'etait Cronstadt. A Paris, pendant la guerre, nous avions vu beaucoup de plans plus ou molns cliinieri([ues de (U'onstadt, avec les i'eux croises des canons figures {)ar des lignes multiples, semblables aux rayons d'une etoile. et nous avions fait de grands eftbrts d'imagination pour nous representer I'aspect reel de la ville sans pouvoir y parvenir. Les plans les plus detailles ne donnent pas la moindre idee de la silhouette .veritable. Les aubes des roues brassant une eau tran([uille et presipie dormante nous faisaient avancer raj)i- dement. et dt-ja nous distinguions avec nettete un fort arrondi a ([uatre etages d'enibrasures sur la gauche, et sur la droite un bastion carre comman- dant la passe. Des batteries rasantes apparaissaient a fieur d'eau. La paillette jaune se changeait en un dome d'or dun eclat et d'une transparence magiques. Toute la luiniere se concentrait sur le point saillant et les parlies om])rees prenaient des tons d'ambre dune finesse inouie ; la paillette 104 i.'iiiVKii i:n hi SSI i:. verte etail uiie coupole peiiile de (x'tte coiileiu' qu'on eut prise pour du ciiivre oxyde. In dome d'or, une coupole verte : la Russie. a premiere vue. se montrait a nous sous des teintes raracte- ristiques. Sur un bastion selevait un de ees grands mats a signaux (jui font si l)ien dans les marines, et derriere un mole de granit se massaient les vais- seaux. de guerre pares pour Ihivernage. De nom- breux navires aux couleurs de toutes les nations encombraient le port et t'ormaient. avec leurs mats et leurs cordages, comme une I'ortH de pins a demi ebranchee. Une machine a matei-. avec ses ])0utres et ses poulies, se dressait a Tangle du c|uai que rccou- vraient des piles de bois e(juarri, et un pen en ar- riere on apercevait les mais(jns de la ville badi- geonnees de teintes diverses. ([ueUiues-unes avec des toits verts, mais sur une ligne horizontale trt-s- basse, (}ue dcpassaient seuls les domes des eglisfs accompagnes de leurs petites coupoles. (les villes si fortes donnent le moins de pri^e [)Ossihlea lo'll et au canon; 1<' sublime du genre seiail (ju'on ne les vit pas du tout : on y arrivera. D'un batiment a fronton grec. (hniancou police. << detacliei'cnt (le-> barques lai>ant force de rame* THAVEHSEE. iOo vers noti'C bateau a vapeur. qui avail jete I'aucre en rade. Cela nous rappelait les visites de la sante dans les mers du Levant, ou des gaillards beau- coup plus pestiferes que nous, respirant du vi- naigre des quatre voleurs, venaient prendre nos papiersa I'aidedelongues pincettes. Tout lenionde etait sur le pont, et dans un canot qui semblail attendre que, les formalites accomplies, quel(}ue voyageur descendit a Cronstadt. nous apercumes ie premier mougik. C'etait uu lioninie de vingl- huit ou trente ans, aux longs cheveux separes par une raie mediane, a la barbe blonde legerement frisee comme celle que les peintres donnent a Jesus-Christ, aux membres bien decouples, et qui maniait aisement son double aviron. II portalt une chemise rose serree a la ceinture et dont les pans, rejetes hors du pantalon, formaient une sorte de tuni({ue ou ja(juette assez gracieuse. Le pantalon, d'etoffe bleue. ample, abondant en plis, entrait dans la botte; la coifture consistait en une toque ou petit chapeau plat etrangle au milieu, evase par en haut et garni d'un rebord circulaire. Get t'cliantillon unique nous avait deja certifie la ve- rite des dessins d'Yvon. Apport('S par leurs canots. les employes de la police et de la douane. vetus de tongues redin- 106 l'iiiyeii kn hussik. gotes, coilles de la casquelte russe, la pliipart (le- cores ou medailles, moiitereiit sur le pout etrem- plirent leur office avec beauroup do ])oli(esse. On nous lit desceiidre dans le salon de la ca- bine pour nous rendre nos passe-ports deposes au dt^part entre les mains du capitaine. II v avait la des Anglais, des Allemands, des Fran(,'ais, des Crecs, desltaliensetd'autres nationsencore; a notre grande surprise, rot'ficier d-e police, un lout jeuiie homme cependant, changeait de langue a cliaque interlocuteur et repoiulait anglais a lAnglais, alle- inand k rAllemaiidet ainsi de suite, sans se troiiiper jamais de nationalite. ('onmie le cardinal An- gelo Mai, il paraissait savoir tons les idionies pos- sibles. Quandnotre tourvint. il nous rendil noire passe-port eii nous disant avec le [)lus pur accent pai'isien : II y a longtemps que vous etes attendu a Saint-Pelersbourg. En ell'et . nous avions pris lecliemin des ('coiiers. et mis un ukjis a une route qu'on pourrait I'aire en une scniaine. Au jjasse- port etait joint un jjajucr irilingne indiipiani les tbrmalites a remplir en airivant a la ville des tzars, l>e l>aleau a va|)eiir se r'uiit en niarclic ci. de- bout sur la prone, nous eonsidi'i'ions dun ceil avifle le spectacle exlraordiiiairt- (|ui se (h'ployait TRAYERSEE. iOl a nos regards. Nous elions entre dans le bras de mer ou la Neva s'epanclie. L'aspect etait plutot celui dun lac que d'un golt'e. Comrae nous te- nions le milieu du clienal, les rives, de chaque cote, se discernaient a peine. Les eaux, largement etalees, semblaient plus liautes que les terres, minces comme un trait de pinceau sur une acjua- relle a teintes plates. II faisait un temps magni- fique. Une lumiere etincelante mais froide tom- bail du ciel clair; c'etait un azur boreal, polaire pour ainsi dire, avec des nuances de lait,d'opale, d'acier, dont notre ciel a nous ne donne aucune idee; une clarte pure, blanche, siderale, ne pa- raissant pas venir du soleil. et telle qu'on en ima- gine lorsque le reve nous transporte dans une autre planete. Sous cette voute lactee. I'inmiense nappe du golfe se teignait de couleurs indescriptibles, dans lesquelles les tons ordinaires de I'eau n'entraient pour rien. Tan tot c'etaient des blancs de naci'e comme on en voit sur les valves de certains co- ([uillages, tanlot des gris de perle dune in- croyable linessc: plus loin, des bleus mats ou stries comme les lames de Damas, ou bien encore des rotlets irises, pareils a ceuK de la pellicule qui recouvre Vt'taiu en fusioji; a une zone d'un poll 108 l.'llIVRH KN" p.rssiF.. (le ylace succedalt uiie large baiule gaut'ive en moire antique; mais tout cela dun leger, dun ilou, dun vague, dun limpide. dun clair a n'etre rendu par aucune palette, ui aucun vocabulaire. Le ton le plus IVais du j)inceau liumain eut fait comnie une tache de boue sur cette transparence ideale, et les mots (|ue nous einployons pour reu- dre cette lueur merveilleuse nous produisent Tet- t'et dt; })ates dencre tombani d'une plume (\m crache sur le plus beau velin azure. Si une banjue passait pres de nous ave(' ses tons reels, ses mats couleur de saumon et ses de- tails netlement accuses, elle ressemblail, au mi- lieu de ce bleu elyseen, a un ballon llottanl dans I'air ; on ne saurait rien rever de plus t'eeri(pie ([ue cet inlini lumineux ! Au fond emergeait ientement, entre 1 eau lai- leuse et le ciel nacre, ceinte de sa couronne mii- rale creiielee de tuurelles, la silhouette magnili(|ue de Sainl-Petersbourg dont les ions d'amrthyste se- paraient j)ar une ligne de demarcation ces deux immen.>ites pales. Lor scinlillait en paillettes et en aiguilles sur ce diademe. h; plus riciie. le plus beau ([u'ait jamais poi'te le front d une \ille Bieutot Saint-Isaac dessiua (.'ulre ses (}ualre clo- ciietons sa coupDie don'c coiiune une liiu'e : I'Ami- TRAVERSEE. -109 raule darda sa fleclie etincelanle, Feglisc dc Saint- Micliei-Ai'chaiige arrondil ses domes a renilemcnt raoscovite, celle des Gardes a cheval aiguisa ses pyraiuidions aux aretes oriiees de crosses, el une I'oule de clocliers })lus loiiitains tireiit chatoyer leur eclair mctallique. Rien n'etait plus splendide (|ue cetle ville d'or surceL horizon d'argeut, ou le soir avail les blan- clieurs de I'aiibe. ^0 VI SAINT-PETERSBOURG La Neva est iiu beau ileuve. large a pen p)'es commc la Tami.^e au pont de Loiidres : son cours n'est })as loii^ : elle vieiit du lae Ladoga, lout voisiii, (ju'elle di'verse dans le goH'e de Fiidaude. Qucl(iue.s tours de roue nous anienrreut le long d'un (juai de granit prtjs duquel ('tail rangt'e une flottille de petits ]ateau\ a vapeur. de gorlelles. de S(diooners el de ltar([ut's. De Tauti'e ( ou'' du lleuve. c'est-a-dire sur la droilc en reinonlanlle cours, s'c'levaient les toils d iminenx's hangars recouvrant de> cales de const i'liclion; siir la gaiicln', de grands jiali- nient> a t'a(,'ade> de palai>, ([uon nou> dil rtie le corps des ndnes el i't'cole descadels do la uuu'ine, dcvclopitaient leurs lignes inoiiumontales. Co n'e-l [)as une mince affaire que delran^border SAINT-rfiTERSBOURG. HI les bagages, malles, valises, cartons a chapeaux, colis de toutes sortes qui encombrentle pont d'uii bateau k vapeur au moment ou Ton debarque, et de reconnaitre son bien parmi tout cet amoncel- lement. Une nuee de moujiks eurent bien tot en- leve tout cela pour le porter au bureau de visite sur le quai, suivis cliacun par le i)roprietaire inquiet. La plupart de oes moujiks avaient la chemise rose par-dessus le pan talon , en forme de jaquette, les gregues larges et les bottes a mi-jambe ; d'autres, quoi(]ue la temperature fut insolitement douce, etaient affubk's deja de la touloupe ou tunique en peau de mouton. La touloupe se met la laine en dedans, et quand elle est neuve, la peau tannee est d'une couleur saumon pule assez agreable a I'ccil ; quelques picjures y simulcnt des ornements, el le toutne manque pas de caractcre; mais le moujik est tidcle a sa touloupe comme TAralie a son burnous; une fois endossee, il ne la quitte plus : c'est sa tente et son lit; il I'liabite nuit et jour, dort avec elle dans tons les coins, sur tons les bancs, sur tous les poeles. Aussi, bicniot le vetement se graisse. se miroite, se glace et prend ces tons de bitume ({uaffectionnent les peinlres espagnols dans leurs tableaux pica- M2 l'hiveh i:n iu-.>sik. rest[ues : mais. coiitraireinciil sliik inodMes de Ribera el ile !\Iurillo, le jnoujik est propre sous ce laml)eau crasseux, car il va au\ etuves uiie t'uis par seiiiaine. C.es lujinmes a l<)iii;s clievcux et a laryes bai'bes. vrlus de peaux de Ix'tes. sur ce ([uai nia^iiili(iae d'oii lOii apei'Qoit de tou> cut(''s des duiiies el des ilt'ches d'or, pivoccupeiil. })ar le cuiilra>te. l'iinai;inaliou de l\'lraiii;er. Xe vuus represeniez cepeudaiil rieii de farouche ou d'alar- luaut ; ces moujiks out la physiououiie douce, iutelligenie. el leurs mauicres i)olies t'eraieutlioule a la brutalile de nos porlefaix. La visile de noire malle sc lil sans autre inci- dent (|ue la (Iccouverte trcs-i'acile des J^orr'nt^ panvreii. de IJalzac. el des Ailef, d'lcnrc de ('iiai'le-^ dc I'ernai'd. {)0>es sur notre linue. et (pi"<)i! nous prit en nous disant de les rt'dainer au l)ureau de censure oil Ion nous les rendrait sans doule. Le.^ t'ornudiUis reinplies. nous ''tions libre de nous r('paiidre par la ville. Une nudtilude de drojkys et dc [)ctilc-^ cliarredes a transjxiitei' les bauages allendaienl dcvant le buivau dc vi-iic sursdene pa> inaiKpierde pratiijues. .\oii> savions bien en tVancais Ic noin de rcndrnii od Ion iii:)n- avail reconiinaiidt' ^\v dcsceiidrc. niais il lallait le Iraduire en rus>o au coclicr. Un de ces domes- SAINT- PETEUSliUURG. H3 tiques de place qui iie parlent plus aucuii idiome. et iiuissent par se composer uue sorte de langue tranque assez seniblable au jargon ({u'emploient les Turcs postiches dans la ceremonie du Bour- geois gentilhomme, vit notj'e embarras, comprit a pen pies que nous voulions aller hotel de Russie, cliez M. Klee. empila nos paquets sur un ros- pousky, y grimpa pres de nous, et nous voila en route. Le rospou^ky est un chariot bas de la con- struction la plus primitive : deux rondins a peine degrossis poses sur <|uatre petiies roues, ce n'est pas i)lus compli(iue que cela ! Quand on vient de ([uitter les solitudes majes- tueuses de la mer, le tourbillon de I'activite hu- maine et le tumulte d'une grande capitale vous causent une sorte deblouissement : Ton passe em- })0rt<- comme dans un reve a travers des objets inconniis. voulant tout voir et ne voyant rien : 11 Yous semble (|ue les vagues vous balancent en- core, surlout ([uand un vehicule aussi peu sus- pendu qu'un rospousl^y vous fait tanguer et rouler sur un pave inegal, et produit en terre fernie I'illusion du mal de mer: mais, ({uoifiue (luremeni cahote. nous ne perdions pas un toui) d'u'il, et nous dt'voriuns du regard les aspects nouveaux ([ui se iiresentaient a nous. 10. HA l' 11 IV En EN lllJSSIB. Nous arrivames bieiitcjl u un pout que .nous Slimes plus laid etre le pont de I'Ainioneiatioii, ou, plus familiercineiit le pout isicolas ; Ton y aboulit })ar deux voles mobiles, qui se (l('{)laceiit pour le passage dcs baieaux et se rejoigueiil en- suite, de sorte (jue le pont ligure sur le lleuve un V aux brandies t'courtecs; au poini de ren- contre de ces bran(;lies se dresse une petite clia- pelle d'uiie extreme richesse, dont nous ne piimes qu"eiitrevoir en passant les niosai'quos et les dorures. Au bout du pont, dont les piles soiit de iiranit et les arches de fer, la voiture lourna et renioiita le (|uai Anglais tout borde de i)alais a Irontoiis el a eolonnes, ou d'liotels particuliers noii nioins splendides.^ peints de eouleurs yaies, avec des balcons et des marcpiises avaneant sur le Iroituir. La plujiart des maisons de Saint-Pi'tersbourg, comme cedes de Londres et de I^erlin, sont en briipies (pie Ton recouvre de cr('i)isiiuaiic('s diver- sciiieiil, de maiiicre a detacher le> lii;iu's dc 1 ar- chitecture et i\ })roduire un bcl etVel dcioralil'. En les longeaiit. nous adinirions. dcrrirre les vitrcs des teiirtres Ijasscs, dcs baiianicrs et dcs plantes (ropicales t'[)aiionis dans ccs ticdes a))par- lements [)areils a dcs serres. SAIM-PETERSBOCRG. 115 Le quai Anglais debouche sur Tangle d'uue grande place oil le Pierre le Grand de Falconnet fait cabrer son cheval, le bras etendu vers la Neva, au sommet de la roclie (|ui lui sert de socle. Nous le reconntimes lout de suite, d'apres Ics descriptions de Diderot et les dessins que nous en avions vus. Au fond de la place se dessinait a grands traits la gigantesque silhouette de Saint- Isaac avec son dome d'or, sa tiare de coloniies, ses quatre cloclietons et son fronton octostylc. A I'entrce d'uno rue, en retour du (juai Anglais, sur des colonnes de porpliyre, des Yictoires ailees en bronze tenaientdespalmes. Toutcela, confusement entrevu dans la rapidite de la course et I'etonne- ment de la nouveaute, formait un ensemble ma- gnilique et babylonien. En continuant a suivre la meme direclion, nous apparut bientot I'immense palais de TAmiraute. D'une tour carree en forme de temple et ornee de colonnettcs, posee sur son cond)lc, sY'lan^ait cette mince Heche d'or ayant un vaisseau pour girouetlc, (jn'on aperc^oit de si loin et (jui preoc- cupait nos regards dans le golfc de Finlande ; les alk'es d"arbres qui s"etendent autour de I'edi- tice n'avaient pas encore perdu leur feuillage, quoique I'autonnie fut deja avance (10 ocLobre). IIG i.'iiivKi', i:n lii'ssiE. Plus l(jiii, au centre d'nue (leriiiere place, jail- lissait (I'liii socle d'airaiii la coloniie Alexandrine, prodiiiieux monolitlie de graiiit rose siumontt- d'uii aniic portant une croix. Nous ne t'iiiies (|ue rentrevoir. car la vol lure touriia et s'engaiiea dans la Perspective de Nevsky. qui est a Saint- Petersbourg ce (ju'est la rue de Hivoli a Paris. Regent's Street a Londres. la calle d'Alcala a Madrid, la rue de Tolede k Nai)les. Tarterc priii- cipale de la ville. I'endroit le plus tr(''(|uenl' et le j)lus vivant. Ce qui nous Irappa surtoul. ("('tail riinniciisf mouvenieni de voitures uiiParisien cei)eiidau! ne s'etonne guere en ce genre (pii avail lieu dans cette large voie. et .^urtout lextrrnie vi- te^se des clievaux. Les drojkys sont. connne on sait. des especes de petits phaetons has el Ire^- legers. qui ne cuntieinient (pie deux })ersonues au ])lns; ils vont connne le venl. contluils par de- cocliers aussi liai'dis (pi'habiles. Ils ra-aient iioire rospousky avec une ra{)idit('' (riiirondelles. se croisaieiit. se coupaient. pa>^aieiu du pa\e de bois au pave de granil sans jamais se lonelier; des einbarras en apparence inexli'icables se di'- nouaieiit connne iar eiu'lianleiiient, el cliacun. a tbnd de train, lilail de ^t)\] C(jte el li'oinail la sai>'t-i'i':tei!p BOur.G. 117 place de ses roue-^ la oil uiie livouetle ii'aurait pu passer. La Perspective de Nevsky est a la fois la rue marchaiule et la belle rue de Saint-Petersbourg: les boutiques s'y louent aussi clier que sur le bou- levard des Italiens : c'est un melaugc de magasius. de ])alais. d'eglises tout a fait original: sur les eu- seignes brillent en traits d'or les beaux caracteres de Talpliabet russe qui a retenu quelques leilres grecques. et donl les formes lapidaires se pretent a Tin^cription. Tout cela nous passait devant lesyeuxcomme un rrve, car le rospousky allait fort vite, et avant de nous en elre rendu bien compte nous eiions devant le perron de I'butel de Hussie, dont le maiire tanca vertement le domesiique de })lace qui avait installe noire seigneurie sur un si mise- rable vehicule. L'hotel de Puissie, situe au coin de la place Michel, pres de la Perspective de Nevsky, n'est guere moins grand que I'liotel du Louvre a Paris : ses corridors sont plus longs que bien des rues, et Ton pent s'y fatiguer. Le bas est occupe par de vasles salons oii Ton dine et (jue decorenl des planlcs de serrc. Dans la premiere salle, sur unc espcce de bar-room, du caviar, des harengs. des 118 l'hiver en uussie. sandwiclis de pain blanc et de pain bis, du fro- niage de pliisieurs soiles, des llacons do biUcr, de kunimel, d'eau-de-vie, servent, selon la n)odc riissc, a ouvrir I'appetit aux consomraatcurs. Les hors-d'ceuvre ici se mangcnt avant le ic- pas, el nous avons tro}) voyaiic pour tiouver ceL usage bizarre. Cha([ue pays a ses habitudes: n'apporle-t-on pas, en Suede, le pot age au (lessen ? A I'entree de cette salle, etait un porte-mauteau entoure d'une eloison, oil cliacuu suspendait s()n paletot, son eaclie-nez, son plaid, el (h'posaii ses galoches. II ne taisait cependant pas IVoid, el le tliernionietre luanjuait, a I'air libre, sej)l ou liuil degrrs de chaleur. Ces ])r('cautious niinutieuses, })ar une temperature si douce, nous etonnaient, el nous regardions au dehors si la neige ne ])lau- ehissail i)as drja les toils, niais la tai])le hieur rosee du couchant les colorait seule. Cei)endaiil les doubles fenc'tres elaient posres partoul: (rrnornieschan tiers deboiseiieoinbra lent les cours, (>l Ton s'aj)pr(Hait a recevoir I'liivei' de la bonne t'a(;'On. Notre ehambre avail aussi cette i'erineture herui('ii(|ue; eutre un chassis et I'autre etait repandu dii sable dans hujuel s'ini- plantaieiit de pctits cornets remj^lis de sel, des- SAINT-PETEIISBOURG. 119 tin6s a absorber rhumidite et a prevenir les ra- mages de vif-argent dont, sans cette precaution, la gelee entame les vitres ; des bouches de clialeur en cuivre, pareilles a des gueules de boites aux lettres, se tenaient pretes a souffler leurs trombes d'air cliaud, mais Ihiver etait en retard ; et la double fenetre servait a maintenir dans I'appar- tement une tiedeur agreable. L'ameublement n'avait de caraclcristique ([u"un de ces immenses canapes recouverts de cuir capitonne qu'on ren- contre partout en Russie, et qui, avec leurs nombreux coussins, sont plus commodes que les lits, fort mauvais, du reste, pour la i)lupart. Apres le diner nous sortimes sans guide, selon notre habitude, et nous liant a notre instinct d'orientation pour retrouver notre gite. Vn cadran dhorloger a un angle, une tour de vigie a un autre devaient nous servir de point de repere. Cette premiere sortie au basard a travers une ville inconnue et longtemps revee est une des plus vives jouissances du voyageur et le i)aye avec usure des fatigues de la route. Est-ce un ratfine- ment de dire que la nuit par ses ombres melees de lueurs, son mystere et ses grandissements fan- tasliques, ajoute beaucoup a cette volupte? Loeil entrevoit, limagination aclieve. La realile ne se 120 l'iiiver en russie. destine pas encore en liiiues irop diiixs, ci Ics aspects s'ebaucheni en lavi^es masses. c()iiiine lui tableau (pie le peintre se propuse de Ihiir [)1lis tai'd. Nous voila done suivant le trottoir u petite pas el descendant la Perspective dans le sens de I'Anii- vaute. Tantot nous regardions les })assan!>. lantut les bouti(iues vivcnient eclairees, ou iious plon- gions de I'teil dans les sous-sols, (jui nous ra[tpe- laient les caves de IJerlin et les tunnels de Ilani- bourg. A clia(iue pas, nous i'encontri(jns derriere d'elegantes vitrines des t'talai^es de lVuit> ;irli>te- ment tjroupes : des ananas, des raisins de l*or- tu},'al, des citrons, des i^renades. {\v^ p(jire-. des ponimes, des i)runes, des pasie(pie.>. Le gout des fruits est aussi gi'nci'al en Hus>ie (pie le gout des Itonbons en Allemagne: ils content tort clier, ce (jui le.> I'ait recliercher encore davantaue. Sur le trottoir, des nionjiks (tilraii'iit au\ p'a>-ants des ponunes verles acides ;i I'dMl. (pii ti'ouvaieiil [tour- taut des adielerirs. 11 y en avait dans tons les coins. C-ette i)reii!i(''i'e reeoiinaissance [(f.ussue. nous [enframes a I'lu^lel. Si les eiii'anls oiil lie^oin d^Mre berct'> pour sCudoi'un'i'. les 'loiiiuies pr('-t(''rent le somnu'il iinniolule; e! la niei' iiendani li'oi-^ nu.ils SAINT-rETERSBOURG. 121 nous avail assez secoue clans notre barcelonnette a vapeurpour nous faire desirerun lit plus stable; mais a travers nos reves I'ondulation ties vagues se faisait encore sentir. Nous avons eprouve plu- sieurs fois cet effet bizarre. Le sacro-saint plan- cher des vaclies, tant apprecie de Panuriic. nest pas un remede aussi prompt cju'on le pense aux ant^oisses (jue cause le sol mouvant de la })laine liquide. Le lendemain nous sortimes de l)onne lieure pour revoir au jour le tableau devine la veille aux vagues lueurs du crepuscule et de la nuit. Comme laPer.^liCclive de Xevsky resume en ({ueltjue sorte Saint -Petersbourg. vous nous permettrez d'en donner une desciiption un peu longue et detaillee qui vous t'era enlrer Kjul de suite dans I'inlimite de la ville. Pardonnez-nous d'avance quelques remarques pueriles et minutieuses en aj)])arence. Ce sont ces petites ciioses negligees comme trop humbles et d'uiie observation trop facile (jui con- stituent la difference d'un endroit a un autre, et vous avertissent que vous n'etes pas dans la rue Yivienne ou a Piccadilly. C"est de la [)lace de FAmiraute que part la Pers- pective de Xevsky pour se prolonger dans un lointain immense jus(iu'au couveni de Saint- 122 l'iiiver en russie. Alexandre-Nevsky, oil elle aboutit apres une le- gere flexion. La voie est large comme loules celles de Saint-PiUersbourg, le milieu de la cbaussee a regu uii cailloutis assez raboleux dont les deux declivites en se rencontrant forment le lit dju ruisseau. De cbaque cote, une zone de parage en bois accompagne la bande des petits fragments de granit; de larges dalles revt'tent le trotloir. La fleclie de rAmiraute, qui ressemble au mat d'un navire dor plante dans le toit dun temj)le grec, forme au bout de la Perspective un point de vue lieureusement menage. Au moindre rayon de soleil une paillette de lumiere y brille et amuse I'oeil du plus loin qu"on I'apercoive. Deux autres rues voisines jouissent aussi de cet avantage et laissent voir, par une adroite combinaison de lignes, la meme aiguille dorec ; mais pour le mo- ment nous allons tourner le dos a I'Amiraute el remonter la Perspective jusqu'au })0nt d'Anits- cbkov. cest-u-dire dans sa })artie la i)lus vi^allte et la plus ircMjuentce. Les maisons (jui la bordcut sont bautes et vastes. avec des apjiarences de pa- laisou (Tbotels. Ouelques-unes. les jilus ancieunes. rappellent I'ancien style irancaisun peu italiaiii-'C'. et presentenl un nu'lange de Mansart et de Bernin assez majestueux; pilar^trescorintliiens, cornicbes, SAINT-PETERSBOURG. 123 fenetres a frontons, consoles, ceils-de-bceuf a vo- lutes, portes a mascarons, rez-de-cliaussee a re- fends et a bossage se dotachant d'ordinaire d'un fond de crepi rose. D'autres offrent les fantaisies du style Louis XV, rocailles, chicorees, serviettes, pots a feu, tandis que le gout grec de I'empire aligne plus loin ses colonnes et ses frontons trian- gulaires recliampis de blanc sur un fond jaune. Les maisons tout a fait modernes sont dans le genre anglo-allemand et semblent avoir pris pour type ces magnitiques liotels des villes de bains dont les lithographies seduisent les voyageurs. Get ensemble, dont il ne faudrait pas eiudier les details de trop pres, car I'emploi de la pierre donne seul de la valeur a Texecution des orne- ments en conservant Tempreinte directe de I'ar- tiste. cet ensemble, disons-nous, forme un coup d"a3il admirable pour lequel le nom de Perspective que portc la rue, ainsi ({ue beaucoup d'autres de Saint-Petersbourg, nous parait merveilleusement juste et signiticatif. Tout est combine pour I'op- tique, et la ville, creee d"un seul coup par uiic volonte (jui ne connaissait pas d'obstacle, est sortie complete du marecage qu'elle recouvre, comme une decoration de theatre au sifflet du macliiniste. i24 l'iIIVER en lil'SSIE. Si la Perspective de Xevsky est l)el]e. hatoiis- iious de (lire qu'elle prolite de sa l>eaul<'. Fashio- nable et marchaiule, elle fait altenier les palais et les maiiasins : uulle part, si ce ii'est a Berne, len- seignenedeploie un lei luxe. (Vest ace point (pi'il I'aut pres(|ue I'adinetti'e conime un ordre darchi- tecture nioderne a ajouler aux cinq ordres de Vi- i^nole. Les lettres d'or tracenl leurs i)leins et leurs delies sur des clianips dazur, sur des painieaux noirs ou roui^es, se decoupenl en estanipaiies ('vi- des, s'appli([uent aux glaces des devanlures. se repetent a clia(|ue porle, prolitent des aniiles de rue, s'arrondissent autour des cintres. s't'tendeiit le lonf^- des rorniclies, prolitent de la saillie des padie/.das inunvpiises), descendent dans les esca- liers des sous-sols, et clierchenl tons les moycns de forcer iVeil du passant. Mais peut-rtre ne sa- vez-vous pas le russe. et la forme de ces carac- Icres ne sii;nilie-t-elle rien de plus jiourvous qu'un dessin d'ornement ou de broderie? A'oici a vu[v. la traduction francaise ou alleniande. Vous ii'aAez pas encore conqois'? L'ensciiine coinplai>anle mui-- l)ar(ioiine de ne connaiire aucune de ces Irois lani-ucs. elle su])])0se iiirnie le cas oil vou> seriez conipletenient illeltie, el elle I'epresenle au natu- rel les (jlijets (pii se dt'biieiit dans le niaiiasin SAINT-l'ETERSBOURG. 125 (ju'clle aiinonce. Des grappes d'or sculptees ou peintes indiquent le marchand de viii; plus loin ce sont des jambons glacos, des saucissoiis, des langues de boeuf , des boites de caviar designaiit line boutiijue de comestibles; des bottes. des bro- de(iuins, des galoclies naivement iigures disent aux pieds qui ne savent pas lire : Enlrez ici ,, et vous serez cliausses : des gants en sautoir parlent un idionie intelligible a tous. II y a aussi des nian- (elels et des robes de femme surmontes d'un clia- peau ou d'un bonnet auquel I'artiste n'a pas juge necessaire d'adjoindre de figure; des pianos vous invilent a essayer leurs claviers peints. Tout cela est amusant pour le flaneur et a son caracture. La premiere chose qui attire I'attention du Pa- risicn en entrant dans la Pers])eclive de Nevsky, c'est Ic nom du marchand d'estampes Da'ziaro dont il a sans doute remarque I'enseigne russe sur le boulevard Italien ; en remontant vers la droite il s'arretera au magasin de Beggrov, le Desforges de Saint-Petersbourg, qui vend des couleurs et a tou- jours a sa viirine quelque a(iuarelle ou peinture exposee. De nombreux canaux sillonnent la ville l)atie sur douze dots comme une Yenise septentrionale. Trois de ces canaux coupenl transversalement 126 LiilVEU EN RUSSIE. sans rinlerrompve la Perspective de Nevsky : le canal de la Moika, celui de Catherine, el plus loin le canal de la LigaAva et de la Fontanka. La Moika est t'ranchie par le ])ont de Police dont la cour- bure assez saillante repete trop exactement Tar- che el ralcnlit un moment Failure rapide des drojkvs. Le p(jnt de Kasan el le pont d'Anii>cli- kov traversent les deu\ autres canaux. Quand un passe sur ces pouts avaut la saisou des glaces, le regard s'entbnce avec plai^ir dans la trouce quouvrent a travers les maiscjus ces eaux res- serrees par des quais de granil et sillonnees de barques. , Lessing, I'auleur de XotJion le Sage, cut aimc la ' Perspective Nevsky, car ses iiu'cs de tcjU'-i'aiice religieuse y soul mises en prati(jue de la facou la i plus liberale: il u'esl guere de comnmuion qui n'ail son t'glise ou son temple sur cette large rue et n'y exerce son culte en toule liberie. A gauche, dans leseirs oil nous marchons. vuici Icglise hollandaise. le temple lutlicricn de Saint- Pierre. Trglise cat]ioli(jue de Sainle-Catlu'iine, une cgli>e arnjiiiicjuie, sans coinptci', dans les rues adjacenlcs. la chapelle linnoise et des tem- ples d'autres sectes ret'oi'iut'es ; a (lrky. J]ssay<)n-> de les crotpier ncjus-nirme. n'ayant {)as, coninic les dessinateurs (rarehitecture. la ress(juree d'ein- pruntcr un crayon plus alerte (|ue le ni')li'e a ('crire au bas de la plaiiclie : Figures de Duruy ou de Hayot. fl"esi (If line lieure a ii'ois lieures(pu' 1 alllucnce est la ])lu'- L'landc: ouire les j)assanl> (jui \iiit a leur> allaircs ci inarchcnt dun pa< rapide. il y a les proiucncui's doiil le srul bul e-^i de \oii'. d'i'lre \us ft (If laire un peu d'exfrcicf : leur-^ c(up('> ou lfur> (bojky^ Ic^ atlendfiii a un p(iiit CMiiNciui ou nR'Uie le-- suivcnl parallrlfinent >ur la cliau-^- SAiNT-ri':TEi;si;ouHG. 129 see, ail cas oil la fantaisie de remonter eii voiture les prendrait. Vous distinguez d'abord les officiers de la garde, en capote grise, dont une patte sur Tepaule mar- que le grade; ils s'avancent la poilrine pres([iie toujours etoilee de decorations et coilfes dii ca^^- que oil de lacasquette ; eiisuile viemient les tclii- iiovniks (fonctionnaires) en longues redingotes plissees dans le dos et t'roncees par deiiiere a la ceinture : ils portent; an lieu decliapeau, une cas- (juette de couleur sombre, avec cocarde; les jeunes gens, qui ne sont ni militaires ni employes, ont des paletots garnis de fourrures dun prix. doiil s"etonnent les etrangers et devant le({uel reeule- raient nos elegants. Ces italetols de drap ties-tin sont doubles de martre ou de muse et ont des col- lets de castor coutant de cent a trois cents roubles, selon (jue la peau est plus tburnie. plus inoel- leuse, plus tbncee de couleur et (ju'elle a conserve de polls blancs depassant le niveau de la four- rure. Vn paletot de mille roubles n"a rien d'exorbitant, il y en a (pii valent davantage: c'est l;i un luxe russe inconnu cliez nous : a Saint-Pe- tersboui'gonjjourraii faire an proverbe : Dis-moi qui tu hantes. jete dirai cpii tu es. cetle variante septentrionale: Dis-moi comment tu te fourres, 430 L'lllVER EN HUSStE. je te (lirai ce (|iie tu vaux. On esl considcre d'aprt's sa [)elisse. Eh quoi ! allez-vous penser en lisant cette des- cription, deja des pelleteries, au commencement d'octobre, par un temps dune douceur exception- nelle, que des hommes du Xord devraient trouver printannier! Oui, les Russes ne sont pas ce qu'un vain peuple pense. On s'i marine qu'a- ijfuerris par leur climat, ils se n'jouissent connne des ours blancs dans la neige et la glace; rien nest plus faux : ils sont au contraire tres-frileiix et prennent, pour se preserver de la inoindre in- temperie, des precautions (jue negligent les etran- gers a leur premier voyage, ([uittc a les adopter plus tard...., quand ils out ele malades. Si vous voyez passer ^juelqu'un de legeremenl vclu. a son mas((ue olivatre. a sa prolixite de bai'be et de i'a- voris iioirs, vous reconnaitrez un Ilalien. un nit'- ridi(jnal dont le sang ne sesl pas encore relVoidi. Prenez voire ])aletot ouale. chaussez i\c> ga!o- clies, entourez-vous le col dun cache-iiez. nous disail-on. Mais le tliermometremaniue cin(| ou six degn'-s au-dessus de zt'ro. C'est ('gal. il y a ici coinnie a Madrid un pelil \enl qui n't'-teindrait pas une bougit' ci qui >oullle un li(inuie. .Nous avions mis a Madrid uu nianteau jarhuii dcgres SAINT-PETERSBOURG. 131 de chaleur, nous n'avions aucun motif de iie pas endosser un paletot d'hiver en automne, a Saint- Petersbourg. II faut toujours s'en rapporter a la sagesse des nations. Le paletot double de pelleterie legere est done de demi-saison ; a la pre- miere tombee de la neige, on s'aifuble de la pe- lisse, pour ne la quitter qu'au mois de mai. Si les Yenitiennes ne vont qu'en gondole, les femmes de Saint-Potersbourg ne vont qu'en voi- ture; a peine descendent-elles pour faire quelques pas sur la Perspective. Elles ont des cliapeaux et des modes de Paris. Le bleu semble etre leur cou- leur favorite; il va bien a leur teint blanc et a leurs cheveux blonds. De Felegance de leur taille on n'en pent juger, dans la rue du moins, car d"amples pelisses de satin noir ou quelquefois d'etoffe ecossaise a larges carreaux les enveloppent du talon a la nu({ue. La co(iuetterie cede ici aux considerations de climat, et les plus jolis pieds s'enfoncent sans regret dans de larges chaussures : les Andalouses prefereraient mourir; mais , a Saint-Petersbourg. cette phrase recevoir un froid repond a tout. Ces pelisses sont garnies de marlre zil)eline, de renard bleu de Siberie et au- tres fourrures, dont nous ne pouvons, nous au- tres Occidentaux, soupconner les prix extrava- 132 L IIIVER EN RUSSIE. gaiits : le luxe sui' ce [xniw est inou'i': et si la rit;uour du ciel ne pcrmct aux lenimcs qu'uu sac intbi'mc. soyez lran(|iiille. ce sac coiitera autaiit que les plus spleiulides loileltes. Au boul (I'uiie ciiKpiaiitaiiie de pas. lo belles indolentes renionteiit dans leuvs coupc'S ou leurs caleches, von I {'aire des visiles ou I'eiitreiit cliez elles. Ce que nous disons la se rai)poi'te aux {'eninies de la societe. c'esi-a-dire aux fenimes nobles; les autres, tiissent-elles aussi riches, oni de^ alluics plus humbles, mrine a Ijeaute egale : la (pialilc prime tout. Voici des Alleinandes, I'emnu's de nt'- gociants, recoiniaissal)lc> a leurlype i;or;iiani(pu', a leur air de douceur rt'veii>e, a leurs Ni'icmenls ju'oires. mais d'c'toU'es phis sinq)les; ellc> (jiil des talmas, des bas(punes ou (h's manteaux de drap a loniis poils. Voila des Fi'anf/aises en toilettes ta- paj^cuses, en pardessus de velours, en cliapeau couvrant lout le sommel de la tete, ipu lout pen- ser a Mabilic et an\ l'(ilies-X(juvelies, sur ce trot- loir de la i*er>pe(tive .\e\>ky. A la rii;ueur. ju>q!ra pn'x'ul vous pourrie/. vous croire rue Vivienne ou au boulexard : nn pen de patience, vuus alicz v(ir des ty[)es nisses. Hei^ardez cet liMinme en calelan lleu bouloiim' SAINT-rKTERSBuURG. d 33 sur le coin de la poilriiie comme une robe clii- noise, fronce aux liaiiclies de pi is symetriques, et d'une proprete exquise, c'est uii artelchtchik ou domestique de marchand ; une casquette a disque plat et a visiere plaquee sur le front complete son costume; il a les clieveux et la barbe separes comme Jesus-Clirist ; sa pliysionomie est lionnete et intelligente. (3n lui conlie les recouvrements, les demandes et les commissions (|ui exigent de la probite. An moment on vous vous lamentiez sur I'ab- sence de piltores({ue, passe a cote de vous une nourrice en ancien habit national ; elle est coiifee du povoinik, espece de tO([ue en forme de dia- deme, de velours rouge ou bleu , agremente de broderies d'or. Le povoinik est ouvert ou ferme; ouvert, il designe une jeune lille; ferme, une femme; celui des nourrices a un fond, et leurs clieveux sortent de dessous cetle toque distribues en deux nattes qui pendent sur le dos. Vierges, elles reunissaient leur clievelure en une seule tresse. La robe de damas ouate, avec une (aille sous les bras et une jupe tres-courte, ressemble a une tunique et laisse voir une seconde jupe d'une etoffe inoins riclie. La tunicpie est rouge oubleue comme le povoinik; un large galon d"or la jjorde. '12 134 l'hiyer en russie. Ce costume, fonciorement russe, a du style et de la noblesse, porte par une belle femme Le i^Tand habit de gala, dans les fetes de cour, est tailk' sur ce patron, et rulsselant d'or, constelle de dia- mants, il ne contribue pas pen a leur splendeui". En Espagne, c'est aussi une elegance d'avoir une nourrice sur place portant le costume de pa- siefja; et nous admirions ces belles paysannes au Prado ou calle d'Alcala, avec leurs vestes de ve- lours noir et leurs jupes ecarlates a l^audes d'or. On dirait (jue la civilisation, sentant le cachet na- tional s'efl'accr, vent en imprinier le souvenir a ses enfants, en fai^ant venir du fond (1(,' la cam- pagne une femme au costume antique, qui est commel'image de la mere patrie. A ])ropos de nourrice. on pent parler d'eufants: la transition est toute naturelle. Les Ix'brs russcs sont fort gentils dans leur petit cafetan bleu et sous leur chai)eau aplati en mmhrero co.lo?ih (jue decore le bout crilli' d'une i)]umc de paMii. II y a loujours sur le tro(toir([uel(iue> (hDniickv ou portiers. occupes h. l)alayer en etr. ou a eide- ver la glace en hiver. lis se tiennent bien rare- ment dans leurs loges. si loges ils ont dans le sens que nous d'jimons a ce mot, Acillent toute la nuit. ne connaissent {>as le cordon et vienncnt ou^'rir SAIN'T-rETERSBOURG. 135 11 personne au premier appel. Car ils adnietteiit, chose etrange ! qu'un portier est fait pour ouvrir la porte a trois heures du matin comme a trois lieures de Taprcs-midi. lis dorment ca et la et ne se deshabillent jamais. lis ont la chemise bleue par-dessus le pantalon, des gregues demi-larges et les grosses bottes, costume qu'ils echangent aux premiers froids con tre la peau de mouton retour- nee. De temps en temps un gamin drape a mi-corps d'un tablier en forme de pagne, retenu a la taille par une ficelle, sort d'un atelier d'artisan et tra- verse rapidement la rue pour entrer un ])eu plus loin dans une maison ou une bouti([ue, c'est un malchtchik ou apprenli que son maitre envoie en comnnssion. Le tableau ne serait pas complet si nous n'y dessinions quelques douzaines de moujiks en tou- loupe miroilee de crasse et de graisse, qui ven- dent des pommes ou des gateaux, portent des provisions dans des karzines (corbeilles en co- peaux de sapin tresses) , raccommodent avec la hache le pave de bois, ou, reunis par groupes de qualre ou six, s"avanccnta pas comptes, un piano, une table ou un canape sur la tete. On ne voit guere de femmes moujikes, soit 136 l'iiiveu en nrssii:. (ju'elles rcsleiil h la ('aiii})aii;iie sur les tcrres des maitres, suit (lu'elles s'occupeiiL a la maisoii do. travaux doinesliiiucs. Celles (lu'on lUMicoiilre de loiu en loin ii'oiit ri(Mi de caracli'iisiiiiuc. Vu mouclioir iioue sous le ineiiton leur coiivie el Iciu- eiicadre la It-le: uu paletot ouate d't'loiTe coiii- inuiie, de coideur neulre et de proprete doii'icusc. leur descend jusqu'a iiii-janibe et nionlre une jui)e d'indienne avec de gro.> bas de i'eutre et des i^a- loclies de bois. Klles soul pen jolies, mais eil's out Fail' (I'iste et doux ; aucun eclair d'envie nallunie leurs yeuN. })ales a la vue d'uiie belle dame bien paree, et la coquetlerie senible leur rive incon- nuc. Elles accejiteiit leur inlciioriio. ce (pic pas une Ceniine ne i'ail chez nous tpiebpic bas plac.'c (ju'elle s(jit. Du reste, on est tVapi)e du pelii ii()nd)re |)ro- poi'tionnel de t'emmes dans les rues de Saint-Pc- tersbourii. (^onime en Orient, les boninu's seuls seiublejil avoir le privilei;e de sorlir. C'e->t le con- Iraire en Alleniaune, oil la populalion Icniinine est loujours dcliors. Nous u'aNons encore peiipic de liuuriiie^ (jue le Irolloii' ; la cliaus^ce ne prcx'ule pa-> nn spt'dacle nioins aninx' el moins \i\anl. II y c(jule uii lor- lenl per[)ctuel de voilurci laiicee>a loud de Irain. S A I N T - i> l': T K USB L' H G . 137 et, traverser la Perspective nest pas line opera- tion moins perilleuse (|ue tie couper le boulevard entre la rue Drouol et la rue Richelieu. On mar- clie pen a Saint-Petersbourg et Ton prend un drojky pour une course de ([uelques pas. La voiturc est consideree ici non connne un objet de luxe, mais comme un ol)jet de premiere necessite. Do petits marchands, des employes pen retribues se retranclienl bien des clioses, et se genent pour avoir careta. drojky ou traineau. Aller a pied im- plique une sorte de deshonneur. Un Kusse sans voiture est comme un Arabe sans clieval. On pour- rait douter de sa noblesse, le prendre })0ur un mechtclianine, pour un serf. Le drojky est la voiture nationale par excel- lence, elle n'ad'analogue dans aucun pays ctnn'- ritc une description particuliere. Fax voici preci- Si'ment un qui attend, range pres du trottoir, son maitreen visite dans ([uelque maison, et qui seni- ble poser tout expres pour nous. C'est un drojky I'asliiouable, a})parlenant a un jeuiie seigneur cu- rieux de ses e([uipages. Le (U'ojky est une toiiie petite voiture decouverte, tres-basse el a (|uatre roues; celles de derriere ne soul pas plus grandes L oblige de passer son bras autour de .>on voi^in ou de sa voi^iJle. De cliaque eote, deux paracroltes de euir verni s'arrondissent au-dessus des roues et. par leur reunion sur le ilanc de la voiture, (jui n"a pas de portit'res , forment un marclie])ied descen- dant a ([uel(|ues [)0U('es du ^ol. Sous le siege du cocher se Irouve le col de cygne; il n'y a pas de boites a patentes aux roues, p loujl garni en man x pi in capi tonne ou en drap de leiute sumlire. Un tapis (!e l'er>e ou uue m0([uetle s'thend >ous les pieds. II n'y a jias de lanternes an drojkv, et il lile la nuit sans avoir SALNT-rETERSBOURG. 139 deux etuiles au front. C'est au passant a prendre garde et au coclier a crier : Gare ! Rien nestplusjoli, plus miynon, plus leger que ce frele equipage ([u'on emporterait sous son bras. II semble sor tirade cbez le cai'rossier de la reine Mab. Allele a cette coquille de noix avec laquelle il sauterait une barriere, pialfe sur place, impatient et nerveux, un maL!niri({ue cbeval ([ui a peut-etre coLUe six mille roubles, mi cbeval de la celebre race Orlov, sous robe gris de fer lune, aux perfor- mances arrondies, a la riclie criniere, a la queue argentee ot comme poudrce de micas brillants. II pietine ets"encapuclionne, gralte le pave de bou- gie , mainlenu a grand'peine par un coclier ro- buste. II est nu entre ses brancards, et aucun en- cbevetrement de barnais n'empecbe d'admirersa beaute. Quelques tils legers, cordonnets de cuir, larges tout au plus d'un ceutijnelre et rattacbes entre eux par de petits ornemcnts argentes ou do- res, jouent sur lui sans le gt-ner, sans le couvrir, sans rien derober de la perfection de ses formes. Les montants de la tetiere sont papelonnes de petites ecailles metalliques, et Ton n'y pla<[ue pas ces lourdes ceilleres, volets noirs qui aveuglent ce que le cbeval a de plus beau, sa pruuelle dilatee 140 L'liivEa EN lussii:. et i)]eiiie de ilamnie. Deux clialiietK's (raiiiciit ^c croiscnt avec grace sur le chaiilVeiii : le lilct est garni (Ic cuir. de peuniue le troid du ter n'oU'eiise la delicatesse des barres, car uii simple lilet sullii a diriger la iiulde bete. Le collier, trrs-leger el Ires- souple. est la seule partie du barnais (|ui rattache le clieval a la voiture, car I'attelage riisse ii'a pa-- de traits. Au collier s'adapteut directemeiit les brancards, iioues par des courroies enr(3ul('e> ei tourneesplusieurs fois sur elles-incmes. mais sans boucles ni anneaux, ui aucune agrafe en in^'lal. Au {)oinl dejonction du collier el des brancards soiit fixces. au nioyen des incnies coui'roie>, les cordes dun arc en bois llexible (pu sc courbe au- dessus du gari'ol du cbeval. comine une an-e de panier dont on voudrail rappruclier les boui-. Get arc, noninie douga, un pen pencln' en arrirre. serl a niainlenir Fecarlenient du collier e! de- lira> du l)rancard. de nianiere a ce (pt'il-. iie ltle>- sent ])as I'aninial. et a suspendre a un crdcliel. iioninit'' douga, les lanieres deinencnifni . Ce ire>t pas au train du drojky (pie s'allaclient les jjrancards, mais bien a re-sieu des preinirre^ roues, (pu d('[)asse le moyeu et lia\ei'>e la mince l)ii''ce de hois mainlenue par wac chnclle e\t('- rieure. Pour plus de solidil('. un Hail plact' en SATryT-PKTILnSDOUr.G. 1 4 i dehors va se relier au systeme de courroies du collier. Ce mode d'attelage fail loarner avec ai- sance le train de devaiit, la traction operant sur les bouts de I'essieu comnie sur un levier. Yoila une description bien minutieuse sans doule, mais les descriptions vagues ne peignent rien, et peut-etre que les sportsmen de Paris ou de Londres ne seront pas faclies de savoir com- ment est fait et aitele le drojky d'un sportsman de Saint-Petersbourg. Bon! nous n'avons pas parle du cocher ; c'est pourtant un personnage caracterislique et })Iein- de couleur locale qu'un cocher russe ! Coifle d'un chapeau bas de forme dont le ballon s'etranglg auiour de la tete, et dont les bords retrousscs en ailes de chaque cote se busquent sur le front et sur la nuque ; vetu d'un long cafetan bleu ou vert, ferme sous le bras gauche par cin(j agrafes ou cinq boutons d'argent. qui se plisse autour des han- ches el se serre a la taille par une ceinturc circas- sienne tramee d'or, montrantson col musculeux cercle par sa cravate, etalant sa large barbe sur sa poitrine, les bras tendus et tenant une rene de chaque main, il a, il faut I'avouer, une mine triomphante et superl)e, il est bien le cocher de son atlelage! Plus il est gros, plus il se payecber; 142 l'iiiver en russie. entre maii;ie a uu service, il demande de laug- meiilatioii .s'il engraisse. Coinine Ion cuiuluit a deux mains, rusai;e du fouel est inconnu. Les clievaux s'aniinenl ou se muderent au son de la voix. Ainsi que les nmle- liei's espaynols, les cocliers russes a(lie>seiii des compliments ou des invectives a leurs brtcs; Ian- tot ce sont des diminutits d'une ten(lres>e cliar- mante, tantot des injures hovriblement pitlo- res([ues (]uc la pudeur moderne nous eniprclic de traduire. Le pi'c-ident de Brosses n"v cut pas manipie. Si I'animal se ralentii ou i'aii uiic I'aute, un petit coup de bride sur la croujte sullit pour laccclcrer uu le redresser. Les cocliers mjh- a\cr- tisscnt de vous ranger en criant /Ar//y///>.s' /... herifjuiss ! ... Si vous n'obcissez pas assc/. vile a rinjonction, lis di>ent en acccnluanl a\cc lorce berigviss... sta... e/i! (\'&A un amour-pi^^prc jtour les cocliers de bonne maison de lie jamais haus>er la voi\. Mais \(ici (pie le jeuiie seigneur remonlo dans sa V(iture. Le clicNal [lart au grand Irol en ^le[)- pant de manirie a Imiclier >es na^caux avcc ses gcnoux; on diiait (pi'il daii-c, niai- cclie coijuelleiic d'allure ne lui I'ait rieii [lerdie dt? .^a rapid itc. SAINT-PETER5B0CRG. 443 Ouelquefois on attelle au drojky un autre che- val qu'on iiomme prisfiajka, ce qui peut se tra- duire par clieval de bricole , il est maintenu par une seule rene exterieure et galope pendant que son compagnon trotte. La dil!iculle est de soutenir les deux allures egales et dissemblables. Ce clie- val, qui a I'air de gambader le loug de I'attelage et daccompagner son camarade par plaisir, a quel(iu(; chose de gai, de libre et de gracieux dont on ne retrouve I'analogue nulle part. Les drojkys de place sont tout a fait pareils de disposition, sauf I'elcgancede la coupe,, le soin du travail et la fraicheur des peintures: ils sont menes par un coclier en cafetan Ideu plus ou moins propre. qui porte son numero estanipe sur une plaque de cuivre suspendue a un cordonnet de cuir et liabituellement rejetee derriere le dos, pour ([ue la pratique, pendant la course, ait le cliiifre devant les yeux et ne I'oublie pas. Le bar- nacliement est le memC; el le petit cheval de rUkraine, pour n'etre pas de si bonne race, n'en va pas moms bon train. II y a aus^i le drojky long, qui est le plus ancien et leplus national. Ce n'est qu'un banc reconvert de drap . portt' par quatre roues, qu'il faut enfourclier, a moins qu'on ne s'v tienne assis de cute comme sur une >elle de Ui l"iiivi-:ii en urssii:. leinine. Les diT)jkys eiTeiitga el la ou staiioiineiiL au coin ties rues el de>< places, devaiit des au^es en bois supportces par iiii pied dccoupt' el rpii conlienueiil lavoine ou le I'oiu des i)rtes. A loule lieure de jour el de uuit, a (|uel(iue eudroil de Sainl-Petersboury qu'(jn se trouve, il sullil de crier deux ou irois fois hvochtchiii ! pour voir accourir au galop une pelite voilure s(n'!ie on ne sail d'oii. Les ('ou[)es. les berlines, les caleelies (pu des- cendenlet remonlenl })erpi''[uellenient la Per>pec- live n"ont rien de particulier. lis seniblenl. en general, de tabi'i([ue anglaise ou \iennoise. Tres- souvenl ils sont alleles de chevaux >upeibes el YOnl grand train. Les coeliers })orlenl le caretan, et part'ois a cole deux soiU assis des esprccs de soldais coillt's d"un casipie en cuivre donl la pointe est lerinince par une houleau lieu de Trtre par une tlaninie, coninie le cimier des nulitaii'es. ('es liomniesonl pour vctt'nient un niantcaii gris donl les collets son! Itortlrs de bandcs rouges ou bleues (pu (K'sigiient le grade de Icur niailre. ge- neral ou colonel. Le [)i'ivil('ge d'aNoir un eur n'a[ipaitienl (ju aux voiiuics (rainl>as>a(le. (!el ecpiipage a (puUre clie\airv. dont le porlcur e^l jnonle par un ecnyer en livit'e aniienne lenanl a SAINT-PETERSnOL'RC. 145 la main une grande cravache toute droite, est celui du raetropolitaiii, et quand il passe, le peuple et les promeneurs saluent. A ce tourbillon de voitures elegantes se melent des chariots tout a fait primitifs; la plus sauvage rusticite cotoie la civilisation la plus extreme. Ce contraste est frequent en Russie. Des rospouskys composes de deuxpoutres placees sur des essieux, et dent les roues '^ont maintenues par des pieces de bois (jui appuient centre les moyeux et s'arc- boutent aux ilancs du grossier vehicule, frolent la rapide caleche, etincelante de vernis. Le prin- cipe de I'attelage est le mcme que celui du drojky. Seulement un cintre plus large, bizarrement co- lorie, remplace Tare leger a la svelte courbure ; des cordes sont substituees aux fines lanieres de cuir, et un moujik en touloupe ou en sayon est accroupi parmi les paquets et les ballots. Quant au clieval tout herisse d'un poil qui n'a jamais connu letrille, il secoue en marcliant unecriniere eclievelee qui pend presque jusqu'a terre. C'est sur ces voitures que s'operent les demenagements. On les elargit avec des planches, et les meubles cheminent les jambes en Fair, retenus avec des licelles. Plus loin, une meule de foin semble marcher toute seule, trainee par unerosse qu'elle 13 146 L'niVER EN RUSSIE. ensevclit presque. Une cuve pleine dean s'avance leiitemeiit par le mrnie precede. Vne telega passe grand train sans se soucier des secousses (ju'im- priment a lofficier qu'elle porte ses ais denues de ressorts : ou va-t-elle ? a cinq ou six cents verstes plus loin, peut-etre. auxderniers confins de lem- pire, au Caucase, an Thibet. N'importe! mais soyezsurd'une chose, c'estque la leyere charrette, on ne pent lui donner dautre nom. sera toujours menee ventre a terre. Pourvu que les deux roues de devant arrivent avec le strapontin, celasutlit. Regardez ce chariot, auquel son fond et ses ri- ddles de planches donnent lapparence dune grande auge sur roulettes: 11 laisse trahier derriere lui une perche, separant comnie la cloison dune box les deux chevaux (|u'il reinor(jue attaches a sa caisse, et ((ui ainsin'ont pas l)esoin drtre tenus en main par des palet'reniers. Rien nest })lus conniuxle et plus simple. On ne voit pas. a Saint-Petei'sboui-g, de ces loui'des charreltes (lu'ehraident a jieine (iiKj ou six chevaux aux tormes d'elephant. cou|)es |)ar lo fouet dun coufhicteur in'utal. On charge ties-pcu les chevaux. dont on exige une grarule ahure, et (jui sont jilus vitesfjue rohuste.^. Tous le>ol))ets de poids qui peuvent se t'ractionner se dislribuent SAINT-PETERSBOURG. 1-47 sur plusieurs voitures, au lieu d'etre entasses sur uue seule. comme cliez nous; elles marclieiit de conserve, et leur reunion forme des caravanes qui rappellent, au milieu de la ville, les moeurs voyageuses du desert. Les cavaliers sont rares. a moins que ce ne soient des gardes a cheval ou (les Cosaques envoyes en ordonnance. Toiite ville civilisee se doit des omnibus : 11 en circule quelques-uns sur la Perspective de IVewsky, conduisant a des quartiers eloignes: ils sont alleles de trois chevaux. On leur preferege- neralement les drojkys, dont le prix n'est pas Leaucoup plus eleve, et qui vous menent oii Ton veut. Le drojky long coiue quinze kopecks la course, le drojky rond , vlngt, quelque chose comme douze et seize sous. Ce n'est pas clier ; il t'audrait etre bien avare ou bien pau\re pour marcher. Mais le crepuscule vient, les passanis hatent le pas pour aller diner, les voitures se dispersent, et sur la tour de vigie s'eleve la boule lumineuse qui donne le signal de I'allumage du gaz. lien Irons. VII L'niVER. LA NEVA Depuis quelques jours la lempevalure s'l'tait sensiblement rotVoidie; toules les iiuils il i^elait Llanc, et le vent du iiord-est avail lalayt'. sur la place de rAinirauU'. les dernieres t'euUles rougies (les arbres. L liiver, (iuoi(iue tai'ditpour le climat, sY'tait mis en marelie (\o.<< regions du pole, et au Irisson de la nature, on le sentait ajJiM-oelier. Les gens nerveux e[)rouvaient ee vague malaise i|ue cause aux organisations dt'licates la neige su-'- pendue en I'aii', el les i>vo(;lit(liil\s (pii nOni pa-> de nerl's, il e>( vrai. mais po-^M^'deni en re\anclie un instinct alinDsplu'riipu' inlaillil)!!' comine celui de laiumal. IcNaicnt le m-z vers le cicl estompL' dun ininit;n>e ]uiai;e gri>-jaune. el prt'- l'hIYER, la NEVA. 149 paraient joyeusement leurs traineaux. Cependant la neige ne tombait pas, et ron sabordait avec quelques observations critiques sur la tempera- ture, mais d'un genre tout different de celui dans lequel les pliilistins des autres contrees redigent leurs lieux communs meteorologiques. A Sainl- Petersbourg on se plaint de ce que le temps n"est pas assez rigoureux, et en regardant le thermo- metre on dit : Eh quoi ! il n'y a encore que deux ou trois degres au-dessous de zero! Decidement les climatures se derangent. Et les personnes d'age vous parlent de ces beaux liivers ou Ton Jouissait de vingt-cinq ou trente degres de froid, a dater du mois d'octobre jusqu'au mois de mai. Un matin pourtant, en levant le store de noire fenetre, nous aper^umes a travers les doubles car - reaux liumides de la buee nocturne un toit d"une blaiicheur elincelante se detacliant sur un ciel d'un bleu It'ger ou Ic soleil levant dorail ({uel([ues nua- ges roses et quelques flocons de funiee blonde: les saillies arcliitecturales du palais qui faisait face a notre maison etaient accusres par des lignesd"ar- gent, conime ces dessins sur papier de couleur (pi'on rehausse de blanches touches de gouache, et sur le sol s'etalait. comme une doultlure d'ouate, une epaisse couche de neige vierge, oii n'ctaient 13. ioO l'iiiver en russie. encore empieints que les pieds etoilesdes pigeons, aussi nombreux k Sainl-Pelersbourg (ju'a Cons- tantinople et a Yenise. L'essahn, tacliani de gi'is-bleu ce fond de blanchcur iinniaeulce, sau- tillait, battait des ailes, el semblait altendre avec plus dinipatiencequede coutunie, devanl la bou- tique souterraine du marcliand de comestibles, la distribution de graines (|u"il leur fait chafuie ma- tin avec une charite de brahmine. Kn etl'et. ipioi- que la neige ait I'air dune nappe, les oiseaux n y trouvent pas leur couvert mis, et les ramiers avaient faim. Aussi (|uelle joie l()rs(jiie le mar- cliand ouvrit sa ])orte ! La bande aiU'e foiulit fa- milierement ^ur lui, et il disparut un moment dans un image emplume. (Juelipies poignces de grain lancees au loin lui rendii'cnt un i)eu de liberie, et il souriail, debout sur son seuil, de voir ^es petits amis manger avec une avidite joyeu>e, laisant voler la neige a droile el a gauche. Vuus pensez bien((ue(juel(iuesmoineau\ noiiinvilt'>i)roiiiaient de raulaine, etfrontes jjarasiles, el iie lais>uient pas toniber a terre les miettes du lectin; il I'aul bieii (|ue l(jul le monde vive. La ville s'eveillail. J)es moiijiks allaiit au\ pro- visions, leuis karzines en copcau de >apin sur la lete, enfonvaient leurs grosses bottes dans la neige l'eIVER, la NEVA. lul iion encore battue, et y laissaieutdes traces comme (le pieds d'elepliant; quelques femmes, un mou- clioii" noue sous le menton , enveloppees de leur paletot pique comme une courte-pointe, traver- saient la rue d'un pas plus leger, brodant dun mica argente le bas de leur jupe. Ues messieurs en long manteau, le collet releve par-dessus les oreilles, passaient allegrement, se rendant a leurs bureaux, quand parut tout a coup le premier traineau conduit par IHiver en personne. sous la ligure dun isvochtchik, coilfe d'un bonnet de ve- lours rouge a quatre pans avec un bord de four- rure, velu dun cafetan bleu double en peau de mouton, et les genoux. converts d'une vieille peau d'ours. Attendant la pratique, il flanait assis sur le siege de derriere de son traineau, et conduisait par-dessus le strapontin, avec de gros gants dont le i)Ouce seul etait separe, son petit clieval de Kazan (|ui, de sa longue criniere, balayaitpresque la neige. Jamais, depuis noti'e arrivee a Saint-Pe- tersbourg, nous n'avions eu la sensation de la Russie aussi nette; c'etait comme une revelation subite, et nous comprimes aussitot une t'oule de choses qui, jusque-la, etaient restees obscures pour nous. Des que nous avions apercu la neige, nous nous lo2 l'iiivkr en russie. c'tions habille a la hate; a la vue du traineau nous endossames iiotre pelisse, chaussames iios galoches, et uiie minute apres nous etions dans la rue criant selon lliabitude : Isvoclitchik ! isvoch- tchik! Le traineau vint se ranger pres du trottoir, I'is- vochleliik enjainba son siege, et nous nous inse- rames dans la caisse remplie de foiii en rroisant bien les pans de notre pelisse et en ramenant la couverture de peau sur nous. L'installation du traineau est tres-siinple. Figurez-vous deux. l)arres ou patins de fer poli dont le bout antih-ieur se re- courbe en pointe de suulier cliinois. Sur ces deux barres une legvre armature de fer iixe le siege du coclier et la Ijoite ou se place le voyageur ; cette boiteest ordinairement peinteencouleurdacajou. Une sorte de tablier, qui s'arrondit en se renver- sant connne un i)oilrail de cygne, dunne de la grace au traineau et protege risvoclilchik contre les parcelles de neige ({ue fait voler devanl lui comme une ecume d'argentle freleet ra[i(lf ('((ui- page. Le> brancard> s'adaplent aucollierain>i (jue dans I'attelage du di'ojlxy. et opcrent le;ir trac- tion sur les patins. Tout cela ne {^c-e I'icn el va comme le vent, surloul (juuiul la gclce a durci la neige et (juc la piste est faite. l'uiver, la XEVA. loo Nous Yoila partis pour le pout d'Anisclikow, tout au bout de la Perspective Nevsky. Cette designa- tion de but nous etait venue a lesprit seulement parce que la course etait longue, car nous n'avions rien a dire de si bonne heure aux quatre clievaux de bronze qui en decorent les culees, et puis nous etions bien aise de voir la Perspective poudree a frimas, en grande toilette d'hiver. On ne saurait croire combien elle y gagnait : celte immense bande d'argent deroulee a perte de vue eutre cette double ligne de palais, d'liolels, d'eglises, reliausses eux-memes de touches blan- ches, produisait un ellet vraiment magique. Les couleurs des maisons roses, jaunes, chamois gris de souris, qui peuvent paraitre bizarres en temps ordinaire, deviennent d'un ton tres-harmonieux repiquees ainsi de tilets etincelants et de paillettes brillantees. La cathedrale de Notre-Dame-de-Ka- zan, devant laquelle nous passames, s'etait meta- morphosee a son avantage; elle avail coiffe sa coupole italienne dun bonnet deneige russe, des- sine ses corniches et seschapiteauxcoi'inthiensen blanc pur, et pose sur la terrasse de sa colonnade demi-circulaire une balustrade d" argent massif pareille a celle qui orne son iconostase; les mar- ches qui conduisent a son portail etaient couvertes 154 L'mVER EN RUSSIE. dun tapis d'liermine assez lin, assez moelleux, asbez splendide pour que le Soulier d'or dune czarine s'y {)osat. Les statues de IJarclay de Tolly et de Kutusov semblaient se rejouir sui' leurs piedestau.v de ce (jue le sculpteur Orlovski, connaissaul le cliinat, ne les eut pas cosluniees a la roniaine, et les eul, au eunlraire. gratiliees de bons niauteaux de bronze. Par nialheur, I'artisie ne leui* a\ail pas donne de cliapeau, et la neige leur })oudrail le crane de sa froide poudre a la marechale. Pr(''S de Notre-Danie-de-Kazan , iraver>ani la Persjiective sous un pont, i)asse le canai (".atlie- rine; il elait pris entierement, el la neige M-ntas- sail aux angles du (juai el sur les niarclies dcs es- ealiers; une nuit avail sutli pour t(jul liger. Les glaeons (|ue la Neva charriait depuis (juehjues jours setaient arrett-s, entouranl d'un nioule transparent les coijues des bateaux ranges dans leui's gares. Uevaiil les portes, les dvorniks. arrni's de larges pelles, deblayaieiit le trottoir et disposaient sui' la voie la iieige amonceU'e, connne les la-^ de cail- loux sur le inacadain. De lous e('l('S arrivaienl les traineaux, et, chose bizarre, en une nuii. les drojkys, si nombreux la vcille. avaienl tijlale- L niYER, LA NEVA. 155 ment disparu. On n'eut pas rencontre dans la rue un seul exeraplaire de ce vehicule; il semblait que du soir au lendemain la Russie, retournee a la civilisation la plus primitive, n'avait pas en- core invente I'usage des roues. Les rosposniks, les telegas, tous les instruments de charroi glissaient sur des patins; les moujiks, atteles par une cor- delette, tiraient leurs karsines sur des traineaux microscopiques. Les petits chapeaux a forme eva- see s'etaient eclipses pour faire place aux bonnets de velours. Quand la trace est bien faite et que la gelee a consolide la neige, on ne se figure pas I'immense economic de force que produit le trainage : un cheval deplace sans peine, et avec une celerite doultle, un poids triple de celui qu'il pourrait en- levcr dans les conditions ordinaires. En Russie, la neige est, pendant six mois de lannee, comme un cliemin de fer universel dont les blancs railways s'etendent dans toutes les directions et permet- tent dialler oil Ion veut. Ce cliemin de fer d'ar- gent a lavantage de ne rien couter du tout la verste ou le kilometre, prix de revient fort eco- nomique auquel natteindront jamais les inge- nieurs les plus habiles ; c'est peut-etre pour cela que les voies ferrees n'ont trace encore que deux ou 15(5 i/iiivER EN nussiE. irois sillons sur rimmeiise territoire de la Russie. Nous revinmes a la maisou Ires-sat isfait le lui-menie connne un golfe, avail totalement change daspect; a lani- niation la plus vivace, succedait linnnobilite de la niort. La neige elail etendue en couclie cpaisse sur les glacons sondes, et entre les quais de gra- nit s"all<)ngeait, aussi loin (pie portait la vue. une blanche valh-e d'oii sclancaient. (;a et la. de noi- res puintes de mats, au-dessus des bar(pu's ;i nioi- tie ensevelies. Des pi([uets et des brandies tie sdL\)\u indi(iuaieiit des trous [)rati(iu('s dans la glace ])our y [tuiserde lean, el niar<|uaieni. (l"une rive a Tautre, le cheinin a sui\re >ans dani^cr, car LUIVEH, LA ^EYA- 157 (leja les pietons traversaient, et Ton preparait les descentes de planches pour les traineaux et les voitures; mais des chevaux de frise les barraient encore, la glace n'etant pas assez solide. Pour mieux embrasser le coup d'oeil , nous al- lames nous placer sur le pont de I'Annonciation, plus ordinairement designe sous le nom de pont Nicolas; nous en avons deja dit quel([ues mots dans notre arrivee a Saint-Petersbourg. Celte fois, nous eumes le loisir d'examiner en detail la cliar- mante cliapelle elevee en I'lionneur de saint Ni- colas le Thaumaturge, au point ou se reunissent les deux parties mobiles du pont. C'est un deli- cieux petit edifice, dans ce style byzantin mosco- vite qui convient si bien au culte grec orthodoxe, et que nous voudrions voir generalement adopte en Russie. II consiste en une sorte de pavilion en granit bleuatre, flanque a chaque angle d'une co- lonne a chapiteau composite, cerclee au milieu d"un bracelet, et striee de cannelures, non pas droites, mais brisees en haut et en has. Le socle double, et supportant le pilier d'une arcade, est taille en pointe de diamant. Trois bales sont de- coupees sur trois des faces du monument, dont le rnur de fond resplendit d"une mosaique en pierres precieuses representant le saint patron de la clia- 14 158 l'iiiver en rl'ssie. pelle, drape de la dalmatique, le nimbe d'or der- riere la tete, un livre ouvert a la main, et entourc de figures celestes en adoration. Des halcons de serrurerie, ricliement travailles, ferment les deux arcades laterales ; celle de la facade, ou aboulit un escalior, donne acces dans la chapel le. La cor- niclie, liistoriee d'inscriptions en caracteres sla- Yons, poncluecs d'etoiles, a pour acrolere une serie d'ornements en forme de coeurs qui out la pointe en lair, et alternent avec des decoupures en dents de loup. Le toit , en pyramidion coiele d'uue nervure sur cliaque carre, est tou( couvert d'ecailles dor. II poi'te a sa pointe un de ces clo- clietons moscovites a rentlement (pi'on ne saurait mieux. comparer ((u"a de>< oignons de tulipe. toul etoiles d'or et termines par une cruix. grecque, Ic [)ied iiclie dans un croissant ayant lui-meine pour support une boule. Ces toits dores nous plaisent singulierement, surt(jut lorsque la neige les sau- })Oudrc de sa liniaille ai'gentee et leur donne lair de vieuv vermeil dont la dorure serait a moilie [arlie. Ce sont alors des tons dunt; linesse el d'une rarele incroyables, des elfets absolument incoinius ailleurs. Une lampe brulo nuit ct jour devant licono. En passant pres de la cliapelle, les isvoelitchiks L'uIVER, la NEVA. 159 reunissent leurs guides dans uiie main pour sou- lever leur bonnet et t'aire des signes de croix. Les moujiks se prosternent sur la neige. Des soldats et des officiers disent une priere avec un air exta- tique, iramobiles, nu-tete, devolion meritoire par douze ou quinze degres de froid; des temmes moment I'escalier et vont baiser les pieds de I'image apres maintes genuflexions. Ce ne sont pas seulement, comme vous pourriez le croire, les gens du peuple, raais aussi les gens comme il taut; personne ne traverse le pont sans donner un signe de respect, un salut an moins au saint qui le protege, et les kopeks pleuvenl dans les deux troncs places de chaque cote de la cliapelle; mais revenons a la Neva. A droite, si I'onregarde vers la ville, Ton aper- goit, un peu en arriere du quai Anglais, les cinq clocliers pointus de Feglise des Gardes a clieval, avec leur or legerement glace de blanc : plus loin, la coui)ole de Saint-Isaac, pareille a la mitre cons- tellee de diamants d'un roi mage, I'aiguille bril- lante de TAmiraute, et le coin du palais d'Hi- ver; au fond el plus sur la gauche, jaiUissant d'une lie du tleuve, la fleclie si svelte et si bardie de I'eglise Saint-Pierre et Saint-Paul, dont I'ange d"or eiincelle dans un ciel de turquoise traverse 160 l'iiiver en russie, de veines roses, au-dessus des murs bas de la for- teresse. A gauche (nous parlous toujours comme si nous tournious le dos a la nier), la rive ne de- coupe pas si ricliement lliorizon avec des dente- lures d'or ; il y a moius d'eglises de ce cote el elles sont [)lus reculees dans I'interieur de Yasili-Os- trow, c'est ainsi (jn'on nomme ce (piariier de laville. Cependant lespalaiset les hotels qui l)or- denl le ([uai ofiVent de lontiues lignes nionuinen- tales qu'accentue heureusement la neii^e. Avant le pont de la Bourse, lAcademie, i;raud palais d'architecture classi([ue. renfcrmant une cour ronde dans son enceinte carree . descend au lleuve par un escalier colossal . ornr de deux grands sphinx d'Egyple a t('te huniaine. suri)ris et t'rissonnant de porter sur leur croupe de granit rose des caparacoirs de frinias; rol)t']is(|ue de Uou- niianlzov darde sa pointe au milieu de la jilace. Si; i)assant par le pout de la Bourse, vous re- gagnez Tautre ri\e et que. longeant le palai> d'Hi- ver et lEriiutage. vous remonliez le lleuve jus- ([u'au i)alais de -Marbre, un peu avant le [loni de Troitski. et (jue la vous vous retourniez, v(jiis dt'- couvrez un nouvel aspect (pn vaui (pi'i)n le con- temple : le lleuve se divise en deux bras (pii I'or- ment la grande et la petite Nt'va. eniouranl une L'iIIVER, la NEVA. 161 lie dont la pointe opposee au fil de I'eau quand I'eau coule est decoree d'uue maniere arclii- teclurale et grandiose. A cha([ue angle de I'Esplanade, qui termine I'ile de ce cote , se dresse une sorte de pharc ou plutot de colonne rustrale en granit rose, avec des proues de navires et des ancres en bronze, surmontee d'un trepied ou t'anal d'airain, el s"e- levant sur un socio oil s'adossent des statues as- sises. Entre ces deux colonnes d'un bel eftet se dessine la Bourse, qui est, comme cliez nous, une contrefa^on vague du Parthenon, un parallelo- gramme entoure de colonnes. Seulement ici elles sont doriques au lieu d'etre coriiuhiennes, et le corps du batiment depasse ratti([ue de la colon- nade qui I'encadre , presentant un pignon trian- gulaire comme un fronton grec. oil s'ouvre une large bale cintree obstruee k demi par un groupe sculptural pose sur la corniche du portique. A droite et a gauche se font symetrie rUniversite et la Douane, edilices d'architecture reguliere et simple. Les deux phares, par leur silhouette gi- gantesque et monunientale, relevent a propos les lignes un peu froides et classiques des batiments. Dans le bras de la petite Neva se massent, pour I'hivernage, les navires et les barques dont les 14. 162 l'hiver en russie. mats degrees liacheiit les t'onds de leurs lignes menues. A present, a ce dessin soininaire sur pa- pier gris de i)erle, ajoutez quelijues reliauls de blaiic vif, et vous aurez uii croquis assez agreable a coller dans votre album. Aujourd'liiii, nous nirons pas plus loin; il ne fait pas eliaud sur ces quais et ces ponts. oii souffle un vent qui vienl tout droit du pole. Cliacun y marclie dun pas plus rapide. Les deux lions pla- ces au debarcadere du palais imperial seniblent avoir I'onglee et ne relenir qu'avec peine la boule posee sous leur grille. Le lendemain, c'etait sur le quai Anglais et la Perspective un Longclianq) de traineaux de mai- tres et de caleches decouvertes. Cela send)le sin- gulier dans une ville oii les I'roids de (|uiu/.e ou vingt degres ne sont pas rares. qu'on aille si peu en voiture t'ermee. Ce n"est (ju'a laderniere extre- raile que les Russes montent en careto. et cepen- dant ils sont t'rileux. Mais la pelisse est une arme contre le t'roid. (|u"ils savenl si bien manier (|u'a- vec elle ils se I'ient de temps a geler le niercure. lis nen passent (|u'une nianche tout au jlus. et la tiennent etroitement t'ermee en insc'ranl la main dans un petit gousset prati(|ue sur le devant. C'est un art de porter la pelis>c. et Ion n'v parvient })as l'hIVER, la NEVA. 1C3 lout de suite; un Russe, par un mouvement im- perceptible, lui donne du jeu, la croise, la double et la serre autourde son corps comme un maillot d'enfant ou une gatne de momie. La t'ourrure con- serve pendant quelques lieures la temperature de Tantichambre oil elle est accrocliee et vous isole completement de lair exterieur; dans la pelisse vous avez dehors le meme nonibre de degres de clialeur que cliez vous, et si, renongant a la vaine elegance du cliapeau, vous mettez une casquette ouatee ou un bonnet en peau de castor, vousn"etes plus empeche par un bord importun de releverle collet dont le poil se trouve alors en dedans. Yotre nuque, voire occiput, vos oreilles sont a I'abri. Yotre nez seul, pointant enlredeux cloisons tbur- rces, s'expose aux. intemperies de la saison; mais sil blancliit, on vous en avertit charitablement, et en le froltant d'une poignee de neige, on lui rend bien vite son rouge nalurel. Ces petits acci- dents n'arrivent que par les hivers exceptionnel- lement rigoureux. De vieux dandys, rigides obser- vateurs des modes de Londresetde Paris, ne pou- vant se resigner a la cas([uette, se font tabriquer des cbapeaux ([ui n'ont pas de bord par derriere . mais une simple visiere seulement, car il ne faut pas penser a garder son collet rabattu. La bise 16i l'iIIVER KN IILSSIE. ferait seiitir a votre col decouvert le fil de sa lame glact'c, aussi dt'sayreable (|ue le contact de I'acier au col du patient. Les femmes les plus delicates ne craignent pas de se promener en caleclie et de respirer pendant une lieure cet air glace, niais sain et toni(|ue. (jui ral'raicliit les poumons oppresses par la tempera- ture de serre cliaude des maisons. On ne discerne que leur figure rosee au froid ; tout le reste n'est qu'un entassement de pelisses, de manclions, ou Ion aurait })eine a demeler une forme; sur les ge- noux s'etend une grande peau d'ours blanc ou noir dentelee d'c'carlate. La caleclie rcssend)le de la sorte a un bateau coniljh' de pelleterio doii emergent ({uel(iU('s tetes s(juriantes. Coidbndant les traineaux lioUandais avec les Iraineaux russes, nous nous ('lions lieure tout au- tre chose ([ue la realile. C'est en llollandc (pie glissent sur les canaux gck's ces traineaux a Ibr- ines l'antas([ues de cvgne et (ie dra^[. dont on a pri'- cieusement conserve les [tanneaux, attel('> de die-- vaux avec [)ompt)ns. plunict^ el clochetie-. mais plus souvent pous>es a la main par un patineur. Le traineau ru>se n'e>t pa-, un iuuj(ju, un objet de l'hiyer , LA m':va. IGo luxe et d'amusement, servant pendant quelques semaines, mais un outil d'usage journalier et d'u- tilite premiere. Rien n'a ete change a sa forme ne- cessaire, et le traineau de maitre est semblable de tout point, comme principe de structure, au trai- neau de risvochtcliik. Seulement le fer des patins est plus poll et d'une courbe plus gracieuse, la caisse est en acajou ou en treillis de cannes; la gar- niture du siege en maroquin capitonne, le tablier en cuir verni; une chanceliere remplace le foin : une fourrure de prix. la vieille peau rongee des mites; les details sent plus soignes et plus tins, voilatout; leluxeconsiste dans latenueducocher, la beauteducheval etla vitesse de Failure. Comme au drojky, Ton attelle souvent au traineau un se- cond cbeval de bricole. Mais le sublime du genre, c'est la troika, un ve- liicule eminemment russe, plein de couleur locale et tres-pittoresque. La troika est un grand traineau qui pent contenir quatrepersonnesse faisant face, plus le coclier; elle est attelee de trois cbevaux. Celuidu milieu, engage dans les brancards, a le collier et le cintre de bois klouga) arrondi au-des- sus du garrot; les deux autres ne tiennent au trai- neau que par un trait exterieur ; une courroie laclie les rattacbe au collier du limonier. Ouatre guides 166 l"iitver en russie. suffiseut pour coiiduire les trois betes, car les deux chevaux. exterieurs ue sont diriges que par une seule rene en deliors; rieii nest plus tharniant que de voir une troika liler sur la Perspective ou la place de I'Amiraute, a I'heure de la promenade. Le liiuonier trolteensleppant droit devani lui, les deux autres chevaux galopentet tirent en ('ventail. Lun doit avoir Fair farouche, emporU" , indonip- table, porter au vent, siniuler des ecarls et des ruades : c'est le furieux. L"autre doit secouer sa criniere, s'encapuehonner, faire des courbetLes, prendre des airs penches, toucher ses genoux du bout de ses levres, danser sur place, se jeier a droite et a gauche, au gre de ses gaietes et de ses caprices : c'est le coquet. Ces trois nobles coursiers, avec leurs tctieres a chainettes de metal, leurs har- nais legers comme des his, oil brillent qii et la comme des paillettes dedelicatsornements dores, rappellent ces attelages antiques qui trainent sur des arcs de triomphe des chars de bronze aux(|uels ils ne tieinient parrien. lis seniblent jouer el gani- bader au-devant de la troika, d'aj)rcs lini pulsion de leur propi'e volonte. Le cheval in termed iaire a seul lair un peu serieux, connne un ami plus sage entre deux compagnons folatres. Yous pensez, sans ({u on vous le disc, (pi'il nest j)as facile de L'jIIVER, la NEVA. 167 maiiuoiiii' ce desordre apparent dans unc grande Vitesse, quand chaque bete tire avec une allure dillerente. Quelquefois aussi le furievx joue son rule tout de bon. et le coquet se roule sur la neige. [1 f'aut done, pour mener une (roika, un coclier d'une liabilete consommee. Quel charmant sport! nous sommessurprisqu'aucun gentleman rider de Londres ou de Paris n'ait la fantaisie de Timiter. 11 est vrai que la neige ne dure pas assez en Angle- terre et en France Con)me le trainage se maintenait, au bout de quelques jours apparurent les coupes, les berlines et les caleclies sur patins. Ces voitures, dont on a retire les roues, ont une physionomie etrange. On dirait des caissesd'equipages inacheves poseessur des treieaux; le traineau a inlininient plus de grace el de cachet. Avoir les pelisses, les traineaux, les troikas, les voitures a patins, et le thermometre descendre char[ue niaiin dun ou deuxdegres, nous pensions riiiver detinitivement etabli : mais les vieillestetes prudentes habitueesau climat executaient des nu- tations sceptif(ues, et disaient : Non, ce n'est pas riiiver encore. Et, en efl'et, ce n'eiait pas riiiver, le vrai liiver, I'hiver russe, lliiver arcti- que, conime nous le vimes bien plus tard! VIII L'lIIVER L'liiver, cclle aiiiiee, a niaiKiut'' aux traditions russcs el s'est inoiitre capricieux comme iiii hivei' parisieii. Tantot Ic vciil du [)61e lui gelait Ic iicz et lui rendait les joues couleiir do cire. taiihU le vent du sud-ouest t'aisait loiidi'e el drijouttci' en pluie sun nianteau de i;la(,'ons; a la neii^c ('tince- lante suecedait la neii^^e i^risc; a la piste crianl sous le patin du li'aineau comme de la poudfe dc niarbre, une puree tani^euse pire (jue le macadam des boulevards; ou bien, dans une nuit, la vcine capillaire d'es})rit-de-vin descendail dix ou dou/.c deiircs au thermomelre de la cr(jisee, une nouNclle nappc! blanche (!(^uvrail les l(ji(s, et les drojkys disparaissuient. Enire (piinze el vinpt de!j:r('s, l'liiver prcnd du caraclere ei de la [)oesie; il devienl aussi riclie en l'hiveu. 1C9 eifets ({ue le plus splendide ele. Mais jusqu'ici les peintres et les poetes lui ont fait defaut. Nous venons d'avoir pendant quelques jours un vrai froid russe et nous allons noter quelques-uns de ses aspects, car, a cette puissance, le froid est visible, et on I'apergoit parfaitement, sans le sentir, a tra vers les doubles fenetres d'une chambre bien cliaude. Le ciel devient clair et d'un bleu qui n'a aucun rapport avec Tazur meridional, d'un bleu d'acier, d'un bleu de glace au ton rare el cliarmant qu'au- cune palette, menie celle d'A'ivasovski, n'a re- produit encore. La lumiere etincelle sans clialeur, et le soleil glace fait rougir les joues de quelques peiits nuages roses. La neige diamantee scintille, prend des micas de marbre de Paros, et redouble de blancheur sous la gelce qui Ta durcie; les ar- l)res cristallises de givre ressemblent a d'immenses ramitications de vif-argent ou aux floraisons me- talli([ues d'un jardin de fee. Endossez voire pelisse, relevez-en le collet, des- cendez jusqu'a voire sourcil voire bonnet fourre et lielez le premier isvoclitchik qui passera : il ac- courra vers vous el rangera son traineau pres du troltoir. Quelque jeune qu'il soil, il aura, soyez-en sur, la barbe toute blanche. Son haleine, con- 170 l'hiver en russie. (lensee en glacons autourde son mascjue violet de f'roid, lui fait une barl)e de patriarche. Ses che- veux roidis flagellent ses ponimetles comme des serpents geles. et la peau qu'ii etend sur vos i^e- noLix est semee d"un million de })elites pei'les blanches. Vous voila parti; Fair vif. penetrant. i;lape. mais sain, vous fouette an visage: le elieval. ecliauffe par la rapidite de la course, souffle des jets de fumee comme un dragon de la fable, et de ses tlancs en sueur se dcgage un brouillard qui I'accompagne. En passant, vous voyez les chcvaux d'autres isvochtchiks arretes devant leurs man- geoires ; la transpiration s'est geleesur leurs corp^ : ilssont tout pralines et comme prisdans ujie croute de glace semblable a de la pate de verre. Lor>qu'i]s se remettent en marche. la pelliculc se brise, se detacbe et fond pour se reformer au premier temps d'arret. Ces alternatives, (jui feraient cre^er un clieval anglai> au bout d'une semaine. ne com- })ronu'ttent en rien lasante de ces petits (lie\au\. exlremement durs aux intempt'ries. .Malign' lc> rigueurs des saisons. on n'haliille (]u(' lc^ clieNaux de prix: au lieu de ( es ca|>ai'acon> de cuir. de ces couvertures armorices aux angles (bjnt on enve- loppe cheznous et en Angleterre le> i)cte> de race, l'iiiyer. 171 on jelle .sur la croupe fiunaiite des chevaux de sang un tapis de Perse ou de Smyrne aux ecla- tantes couleurs. Les earetas qui lilent montees sur patins ont leursvitres etamees d'uiie opaque couclie de glace, stores de vit'-argeut abaisses par Ihiver, empe- chant d'etre vu, mais aussi de voir. Si I'amour ne grelottait pas avec une temperature semijlable,. il irouverait autaiit de niystere dans les earetas de Saint-Petersbourg que dans les gondolesde Yenise. (3n traverse la Neva en voiture; la glace, de deux ou trois pieds d'epaisseur malgre ([uelques degels teiuporaires sutiisants pour faire fondre la neige, ne bougera plus qu'au printenips, a la grande debacle; elle est assez forte pour supporter des chariots pesants, de I'artillerie meme. Des branches de pin designent les cheniins a suivre et les places qu'il taut eviter. A certains endroits la glace est coupee pour<[u'on ait la facilite de puiser I'eau (}ui continue a couler sous ce plancher de cri^^tal. L'eau. plus chaude que Fair exterieur, fume par ces ouvcrtures comme une chaudiere bouillante,. mais tout n'est que relatif, et 11 ne faudrait pas se tier a sa tiedeur. C est un spectacle amusant quand on passe sur le quai Anglais ou qu'on se promene a pied sur la 172 l'jhvku !:> iiussn:. Neva de regarder les poissoiis ([u'oii retire des bouti(iues de peclieiir pour la consommation de la ville. Lorsque l\'co])e les raiueiie du t'oiid de leurs caisses et les jette tout palpitants sur Ic ponl du bateau, ils cabrioleut deux ou Irois f'ois en se lordaut, maisbieiitot ils s'arreteiit, roidisel couiuie eniprisonnes dans un etui transparent : I'eau qui les mouillait s'est subitement i;ek'e autour d'eux. Par ces froids vifs, la congelation vient aver une rapidite qui surprend. Placez une bouteille de vin de Champagne entre les deux feiu'lres, elle se l'rapi)era en quel([ues minutes mieux (|ue dans tons les sabots. Qu'on nou:^ permetle une petite anecdote personnel le, nous n'en abusons pas. En- traine par nos vieilles habitudes })arisiennes, au moment de sortir. nous avions allume uu excel- lent cigare dc la llavane. Sur le seuil de la })Orte, la defense de fumer dans les rues dc Sainl-Peters- bourg et la [)eiiie d'un rouble d'amendc ([u"en- courent les deliiiquaiUs nous revinrcnl en mi'- moire ; jeler un cigare ex(|uis doiil il na (in'' <|ue qucl(|ues IjoulFees est une chose gra\e ])our un fumeur; comuie nous n"alli()ns cpia (picl(|ue^ ]as, nous cachanics le nolic (huis noire main ploy('c. Porter un cigare n'csl pas une contraNCnlion a la loi. (Juand nous le reprimes s(jus hi padie/.da de i/mvER. 173 la maisoii oil nous allions en visite, le bout ma- chonne et un pen huniide s'etait change en uin morceau de glace, mais par I'autre bout le gene- reux puro brulait toujours. Cependant il n'y a pas encore eu plus de dix- sept ou dix.-liuit degres de froid, et ce ne sont pas les beaux froids, les grands froids ({ui se declarent ordinairement le jour de I'Epiplianie. Les Russes se plaignent de la douceur de Fhiver et disent que les climats sont detraques. L'on n'a pas encore daigno allumer les biicliers places sous des pavil- ions de tole aux abords du grand theatre inqierial et du palais d'liiver oil les cochers viennent se chauffer en attendant leurs maitrcs. II fait trop doux ! Mais pourtant un Parisien frileux ne peut s'empecher d'eprouver une certaine impression arctique et polaire, lorsqu'en sortant de I'opera ou du ballet, il voit par un clair de lune d'une froideur etincelante, sur la grande place, blanche de neige, la ligne des voitures de maitre avec leurs cochers poudres de micas, leurs chevaux franges d' argent et leurs etoiles pales tremblotant a travers les lanternes gelees; et c'est preoccupe de la peur de se figer en route qu'il se contie a son traineau. Mais sa pelisse s"est impregnc'e de cha- leur et conserve autour de lui une atmosphere 174 I.'illVER EN RUSSIE. bieiit'aisante. Sil ileiaeuie a la MalaiaMorskaiaou a la I'ei'spective de NevskV; dans uiie direction (|ui loblige a passer pres de Saint- haac. (|uil n'ou!)lie i)as dc jeter un coup d'anl sur Ici^lise. De pures lignes blanches accuscnt les grander di- visions de rarchileclure, et sur la coupole a deiai esloinpeeiar la nuit, il ne brilleplus (ju'uiie seule paillette scintillaiil au point le plus convexe. juste en face de la lune ([ui sendjle se regarder a ce mi- roir d"(jr. Ce point lumineux est (Tun ('clal si in- tense ([u"un le prendrait pour une lanipe allunice. Tout le brillant du dome eteint sc (oiKcntre a cette place. (Te-.l un ellet vraiment niagiipu'. liien n'est beau (Vailleurs connne ce grand tcnijilc d'or, de bronze et de granit. po->c sur un tapis d'lier- mine >ans mouchetures. aux. rayons l)leus dune lune triiiver ! Ksl-ce (jue Ion est en train de coiisiruire, coiunie dans le t'anieux, hi\er de ITiO. un palais de glace, (pie de longues liles de Iraiiieaiix trans- portenl d'cncjrnies blocs deau iigec en {Hcrre de taille. dune transparence dc diainaiit. pro[ircs a t'onner l-'s muraillcs (liapliaiie> d'lui Icniple au niy>lericux gt'uie du p(')lc '.' Nullenjeiit ; ce sont les ap[)rin i>i la Nu\a, au nioincnl le plus L'niYER. 173 favorable, ces immenses dalles de verre, a reflets de sapliir, dont chaque voiture ne cliarrie quAme seule. Les conducteurs s'assoient sur ces blocs ou s\v accoudent comme sur des coussiiis, et (|uand la lile, enipechee par quelque embarras, s'arrete, les clievaux mordillent, avec une gourmandise toute septeiitrioiiale, le glagon place devaiU eux. Malgre tous ces frimas, si Ton vous propose une partie aux iles, acceptez-la sans craindre de perdre voire nez ou vos oreilles. Si vous avez la fai- blesse de lenir a ces cartilages, la t'ourrure n'est- elle pas la qui repond de tout ? La troika ou le grand traineau a cinq places et a trois chevaux est la devant la porte. Hatez- vous de descendre. Les })ieds dans une chanceliere de })eau d'ours, enveloppee jusqu'au menton de la |)elisse de satin doublee de martre zibeline, pressant sur son sein le manclion ouate, le voile rabattu et deja diamante de mille points brillants, Ion n'attend plus que vous pour partir et bonder le lapis de t'ourrure aux quatre tolets du traineau. Yous naurez pas froid : deux beaux yeux ecliauf- fent la temperature la plus glaciate. En ete les iles sont le bois de Boulogne, I'Au- teuil, la Folie-Saint-James de Petersbourg; en hi- ver, elles meritent beaucoup moins le nom d'iles. 176 l'hivep. en uu?sie. La gelee solidilie les canaux que la iieitic recouvre et rattaclie les lies a la terre fernie. Dans les mois f'roids, il ii'v a plus ([Lrini seul eh'nieiit, la i;lace. Yous avez franclii la Neva et depasse les der- iiieres perspectives de Yassili-Ostrot'. Le earactere des constructions clianiie ; les niaisons. nioiiis liautes d'elages. s'espacent sepai'ees par des jar- dins aux clotures de planches posees transversale- ment comme en llollande; partout le bois se substitue a la pierre ou plutot a la bri([ue: les rues se changent en routes, et vous clieminez le long dune nappe de neige immaculee et d'un niveau parf'ail ; c'est un canal. Au bord de la route, les pelits jjoteaux-bornes destines a emp('- cher les voitures de perdre leur direction au mi- lieu de cette blancheur universelle, out lair, a distance, de kobolds ou de gnomes coilles de liauts bonnets de feutre blanc et vetus dune etroite simarre brune. Quel(pies ponceaux d(jnt les pouli'cs se dessinent vaguement sous la Jieige amonceh'e ])ar le vent, indiipu'iit seuls ([u'mh ti'a- verse des cours d'eau com])U'temeiit gek's vi re- couverts. i^ieiitol se ju'esente un grand bwis dr sapins au bord (lu(|uel s"('lrvent (pu'lipics Iraikii's (res(aui'ateurs) el inaisons de tin', car Ton \a aux lies I'aire des parlies lines, el snuNcnl de nuit. [tjtir L'iilVE:,. 1"" des temperatures i faire se pelotonner le mercure dans sa boule au bas des thermometres. Rien n'est beau entre leurs noirs rideaux de sa- pins corame ces immenses allees blanches oii la l)iste des traineaux, a peine perceptible, semble un trait de diamant sur une glace depolie. Le vent a secoue des branches la neige tombee depuis plusieurs jours, et il n'en reste ca et la que quel- (jues touches brillantsur la sombre verdure comme les rehauts poses par un peintre habile. Le tronc des sapins s'allonge en ful de colonne et justilie le titre de cathcdrale de la nature donne aux tbrets par les romanti([ues. Par une neige dun ou deux pieds le pieton est un etrc impossible, et il n'v avail guere, dans la longue avenue, ([ue trois ou quatre moujiks males ou femelles empaquetes de leurs touloupes et en- foncant leurs bottes de cuir ou de feulre dans I'epaisse poussiere blanche. Un nombre a pen pres ('gal de chiens noirs ou paraissant tels jiar le con- traste des tons^ couraient en tracant des cercles comme lebarbetdeFausl,ou s'al)ordaient avec les signes de la franc-magonnerie canine, les mcmes par tout Tunivers. Nous notons ce delail. i)ueril sans doute, mais ([ui demontre la rarete des chiens a Saint-Petersbourg, puisqu'on lesremarque. 178 l'hiver en russie. Cot eiuli'oil (Ics lies s'appelle Krestovr-ky et il cont it'll t uii cliarinaiit village de clialels on pe- tites iiiuisoiis de canipagne, habile ])eii(laiil la belle saisoii par une coloiiie de families ;^eiierale- menl alleiiiandes. Les liusses excellent dans les consU'LK'lions en bois el decoupent le sapiii avec au moiiis aulant dliabilete (jue les Tyi(liens ou les Suisses. lis en t'onl des Ijroderies, des den- lelles, des crosses, des lleurons, loules sortes d'or- nenienls execules d'inspiraiion a la liaclie ou a la scie. Les mai^onnelles de Krestov^ky. lra\ai]U''es dans ce slyle lielvrlico-moscovite. doi\eni ('tie de dt'licieuses habilations d'ete. Un grand liaicoii, ou plulol une lerrasse iiiiurieure forinant coniine une chainbre ouverle, occupe sur la lavade lout le premier etage. C'est la (|u'un se lieiil dans les jours sans liii de juin el de juillet. an milieu des ileurs el des arbustes. Un y apjiorle les piaiKJS, les tables, les canapes, pour >c donner la douceur de vivre en plein air apre> liuil moi> de reclusion en sen e cliaude. Au\ i)i'emiei's beaux jours, a[)!es la di'bacle de la Neva, le denu'iiagenienl e>t gi'-- neral. De longnes caravanes de cliaiiol> irans- portant des meubles >'aclieniiii('nl de Sainl-I*i'- lersbourg dans le> villas des iles. Dts (pie les jours raccourcissent el (iueles>uiivesde\ieiinent troides, l'iiiyer. 179 on retourne a la ville, et les cottages se ferment JLis escaliers de bois. La descente est faite de plan- ches cotoyees dun rebord, soutenues de poteaux, se creusant en courbe rapide dabord . adoucie ensuite. sur les([uelles on verse, a plusicurs re- prises,, de I'eau ([ui se g^leet produit une glissoire 180 L'liiVER KN UL-SSIE. polio commeuiie ylaccLe })avilloii correspondant a line piste scparee, ce (|iii eniixjclie toute ren- contre dangereuse. L'on descend trois ou f|ualre pei'sonnes ensenil)le sur un Iraineau (|ue guide un palineur (jui le tient })ar derrit-re, ou l)ien on se fait precipiter soul sur un petit strapoinin agnie, les rigueurs du thermometre, <|u'il vienne avec nons, apres avoir pris un Lon verre de the bien chaud, faire un tour sur la Neva, et rendre visite au campcmeiit des Samoi't'des ([ui sont venus s'installer au beau milieu du Jleuve comme dans le seul eiidroit de Saint-Petersbourg assez frais pour eux. Ces etres polaires sont comme les ours blancs. Une temperature de 12 a 15 de- gr(5s de froid leur parait tout a fait printaniere et les fait lialeter de cbaleur. Leurs migrations ne sont pas rf'gulieres et obeissent a des raisons on a des caprices inconnus. 11 y avait plusieui'S an- nees deja c[u'ils n'avaient fait acte de presence, et c'est une chance de notre voyage (ju'ils soient arrives pendant notre srjour chms la ville des tzars. Noui=; descendrons h la Neva par la rampc de I'Amiraute. dans la neigc pietinee et glissante. non sans avoir jete un I'egard au Pierre le drand de Falconnet, que les frimas out coitlV' d'une i)ei- rucjue blanche, et dont le cheval de br<^)nze doit etre ferre h glace })Our se tenir en ('(piilibre sur le bloc en granit do Fiidaiide (\u\ lui scrt de socle. Les curieux attvoupes autour de la liuttc des L'nivER. 18S Samoiedes forment un cercle noir sur la blan- clieur de la Neva couverte de iieige. Nous nous glissons entre un moujik en touloupe et un mili- taire en capote grise et, par-dessus I'epaule d'une femme; nous regardons la tente de peaux tendue par des piquets enfonces dans la glace et pareille k un grand cornet de papier place la pointe en Fair. Une ouverture basse et par oil Ton ne sau- rait entrer qu'en marchant a quatre pattes laisse vaguement entrevoir dans I'ombre des paquets de pelleteries qui risquent d'etre des liommes ou des femmes, nous ne savons trop lequel... De- hors, quelques peaux sont suspendues a des cor- des, des patins a neige jonchent la glace, et un Samoiede debout pros d'un traineau semble se prcter coniplaisaniment aux investigations etlmo- grapbi(jue.s de la foule. II est vetu d'un sac de peau, le poil en dedans, auquel s'adapte un ca- puclion dc'coupant la place du nias(iue comme ces bonnets iricotcsqu'on a.[)\i(i\\e passe-montagnes, ou conunc un lieaume sans visiere. De gros gants n'ayant (jue le pouce separe et recouvrant les nianclies de facon a ne laisser aucun passage a "air, d'epaisses bottes de feutre blanc scrrees par des courroies, completent ce costume pen ele- gant, sans doute. mais bernietiquemenl fernie au i84 L'llIYEn EN RrssiE. trbid, et d'ailleurs iie manquant pas de caractere; la couleur est celle du cuir mome. mt'^iisse et assoupli par des precedes priniitifs. Le visage qu'eiicadre ce capuchon, tanne, roui,M par lair, a des pommettes saillantes, un nez ecrase, une bouche large, des yeux gris d'acier a cils blonds, inais sans laideur et avec une expi'ession triste, intelligente et douce. L'industrie de ces Samoiedes consiste a faire payer quelques kopeks une course sur la Neva dans leurs traineaux atteles de deux rennes. Ces traineaux, d'une legerete excessive, n'ont (juun stra})ontin garni dun lambeau de fourrare. ou s'asseoit le voyageur. Le Samoicde, place de cote et debout sur I'un des patins de bois, conduit au moyen d'une gaule dont il touche le renne qui ralentit son allure, ou au([uel il veut faire clian- ger de direction. Cliaque atlelage se conq^ose de trois rennes de front ou de ([uatre en deux cou- ples. Cela send>le insolite et bizarre de voir ces betes si mignounes et si freles d'aspect, avec leurs lines jambes et leurs raniures de cerf. courir do- cilenient el trainei'de> fardeaux. Les rennes vont tres-vite. ou i)lut6t seniblcnt aller tivs-vite, car leurs niouveuients sunt dune jiromptitude el d'une preslesse extremes: niais ils sont petits. et l'hiver. 185 nous pensons qu'un trotteur de la race Orlolf les distancerait sans peine, surtoutsi la course se pro- longeait. Rien du reste n'est plus gracieux que ces legers attelages decrivant de grands cercles sur la Neva, evoluant et revenant a leur point de depart, ayant a peine rave la surface du fleuve. Les connaisseurs disaient que les rennes ne jouis- saient pas de tous leurs nioyens, parce qu'il tai- sait trop cliaud pour eux (huit ou dix degres au- dessous de zero). En effet, I'une des pauvres betes quon avait ditelee paraissait suffbquee, el pour la ranimer on amoncelait de la neige sur elle. Ces traineaux et ces rennes emporlaient noire imagination vers leur glaciale patrie avcc un t'an- tas({ue desir nostalgique. Nous dont la vie s'est passee a chercher le soleil, nous nous sentions pris d'un bizarre amour du froid. Le verlige du Nord exercait sa magi([ue iniluence sur nous. e( si un travail important ne nous eut retenu a Saint-Petersbourg, nous nous serious en alle avec les Samoiedes. Quel plaisir c'eiit ete de voler a toute Vitesse en remontant vers le pole couronne d'aurores boreales, d'aijord par les bois de sapins charges de givre, puis par les bois de bouleaux u moitie ensevelis, puis par Timmensite immaculee et blanche, sur la neige etincelante, sol etrange 1G. 186 L'iIIVER en HISSIE. qui ierait croire, par sa leinle d'argeiit, a un voyaye dans la June, a travel's un air vil', coupaiil. glacial comme lacier, oil rieu iie se corrunipt. pas mcinc lamort! Xous aurioiis aiiiie vivre quel- ques jours sous cette teute vernie par la yelee, a demi entbui dans la neige que les rennes i^ratteiit du pied pour irouver quel({ue rnousse courle et rare. Heureusenient les Samoiedes parLireui un beau matin, et en nous rendant a la 2\'cva [lOur les revoir, nous ne trouvamcs plus l'a^- pecl singulier (|ue lui donnent les blues de i^lace ladles dans I'epaisse croute yelee (jui la rev('i, et jetes ca et la conune des quarliers de picire en attendanl ([u'on les \ienne prendre. Ccla resemble a une carriere de cri.^tal oudedianiaul en expioi- talion. Ces cubes Iransparenls, sel traverse, preniient des teintes prisniaiique< elrani^e-. el reveleiit toutes les couleurs du spectre solaire; dans certains endroits oil il> soul eu- lasses on croirait a recroulement dun p:ilai> de lee, surtoul le soir (|uand le >n\v\[ se Cduciie an Lord d'un ciel dor vert ([ue rayent a riioriznn des bandes de carniin ; ce sont des ell'el.^ (jui ett comme Fartere princi- pale de la ville. Nous autres gens des regions tem- perees,chez qui, par les saisons les plus rigoureuses les rivieres charrient a peine, il nous est difficile de ne pas sentir une legere apprehension lorsque nous traversons en voiture ou en traineau un fleuve immense dont les eaux profondes roulent silencieuses sous un })lancher de cristal qui pour- rait se briser et se ret'ermer sur vous comme une 188 I.'HIVKR EN RUSSIE. trappe anglaise. Mais hieiilot I'air parfaitement tranquille des Russes vous rassure: il faudrail d'ailleurs desp(idseiioimes i)Oiir I'aire ct'der cotte couche de glace epaisse de deux ou trois pieds. et la neige <[ui la recouvre liii pie(e rai)pareiice d'une plaiue. Kien iie distingue le lleuve de la terre ferme, si ce n'est Qh et la, le long des (|uais. pareils a des niurs, (piel([ues Ijateaux (jui liivei- nent surpris par les t'roids. La Neva est une puissance a Saint-Pt'torsbourg: on lui rend des honneurs et Ion brnit ses eaux en grande ponipe. Cette cerenionie, (jue Ion ap- pelle le IJapteme de la Xt-va, a lieu le 6 Janvier russe ; nous y avons assists d'une tenrtre du palais dHiver, donl une gracieuse jtrotection nous avail perniis Faeces. Quoi(iu"il lit ce jour-la un temps tres-doux pour la saison qui est ordinaii'emenl celle des grands t'roids. il eut cte [MMiible pour nous, encore peu acclimate, de lestei' une lieu re ou deux, tete nue. sur ce quai glacial ou soullle toujours une bise aigre. Les vastessalles du palais t'taient remplies d'une allluence d'elile ; lt'> liauts (bgiiitaires. les minislrcs. Ic corps di])louiati(pie. les grnrraux tout brodi'-^ dor, tout (toil(''> de di'- corations allaient ci xcnaieut eutre les baics de soldats en grand uniloi'mc. attes de brucarl d'ur et dar- gent, ses beaux costumes sacerdotaux de coupe byzautiiie, la t'oule diapree des geueraux el des grands oliiciers Lraver^ant cette masse comi)acle de troupes alignees dans les salles, forniaient un spectacle aussi niagnili([uc (juimposanl. Sur la Neva, en face du palais d'lliver , tout pres du ({uai, auquel une rampe couveite de tapis le i'ejoig;u\it, on avail eleve un pavilion ou plutul une cliapelle avec de legeres C()l<(inie- soutenant une coupole de treillis. peinls en \ert et d'oii pendail un Saiiit-Espi'il entuui'L- de rayons. Au milieu de la plaielorme, suus le dome. >'{)U- vrait la bouclie d'un jiuils enloure tl'une l)alus- trade el communiipiant avec I'eau de la Neva, tlont on avail bii-t' la L;lace a ceL endr(jil. Tne ligne de soldat.^ lai'gemenl espaces mainleiiaient Tespace libie sur le tleuve a une a:>sez urande distance aulour de la cliapelle; lis restaienl la lete nue. leur castpic pose a cote deux, les [tuah dans la nei^e , .>i parlailemenl innuobiles ([u'un eul pu les prendie {lour (le> poteaux inilicateurs. Sous les feueti'es nienn^'s du palai> jiiatraieiii, coutenus par leiirs cavaliers, le^ clievaux de> Cir- l'hiver. 191 cassiens, des Lesghines, des Tcherkesses et des Kosaks, qui composent I'esoorte de rempereur : c'est line sensation etrange de voir, en pleine ci- vilisation, ailleurs qu'a FHippodrome ou a I'O- pera, des guerrieis pareils a ceux du moyen age, avec le casque et la cotte de raailles, armes d'arcs et de tleches ou vetus k I'orientale, ayant pour selle des tapis de Perse, pour sabre un damas courbe historic de versets du koran, et tout prets a figurer dans la cavalcade d'un emir ou d'un kalife. Quelles pliysioiiomiesmartiales et ficres, quelle sauvage purete de type, quels corps minces, sou- pies et nerveux, quelle elegance de maintien sous ces costumes, si caracteristi<[ues de coupe, si heu- reuK de couleur, si bien calcules pour faire valoir la beaute Immaine! II est singulier vraimont que les peuples dits barbo.res sachent seuls se vetir. Le.~ civilises ont tout a fait perdu le sens du cos- tume. Le cortege sortit du palais, et de notre fenctre, a travers la double vilre, nous vimes TEmpereur, les Grands-Ducs, les prctres entrer dans le pa- vilion, qui fut bientot plem a ne saisir quavcc peine les gestes des officiants sur I'oritice du puits. Les canons ranges de I'autre cote du tleuve, sur le 192 l'iiiveu en russie. (juai de la Bourse, tirerent successivement a I'ins- tant supreme. Une grosse boule de fumee bleuatre, traversee d'uu eclair , crevait entre le tapis de neige du lleuve et le ciel, dun gris-l)lanc; puis la detonation t'aisait trembler les carreaux des fenetres. Les coups se suivaient avec une regu- larite parfaite, s'appuyant I'un I'autre. Le canon a (juelque chose de terrible, de solennel et en meme temps de joyeux comme tout ce qui est fort; sa voix, (jui rugit dans les batailles, se mele egalement bien aux fetes : il y ajoute cet element de joie inconnu des anciens, qui navaient ni cloches ni artillerie... le bruit! lui seul peut par- ler dans les grandes multitudes et se taire en- tendre au milieu des immensites. La ceremonie etait terminee; les troupes deti- lerent, et les curieux se retirerent paisiblement, sans embarras. sans tumulte, selon I'habitude de la foule russe , la plus tran([uille de toutes les foules. IX COURSES SUR LA NEVA Ell quoi ! H'allons-nous pas bientot rentrer a la maison? En verite, c'esl couscieiice de nous tenir si longtemps dehors parun temps semblable ! Avez-Yous jure de nous faire geler le nez et les oreilles? Nous vous avons promis un hiver en Russie et nous vous le tenons ; d'ailleurs le thermometre ne marque guere plus de sept ou huitdegresde froid aujourd'hui, une temperature presque printaniere, et les Samoiedes qui cani- paient sur le fleuve glace ont ete obliges de partir, parcequ'ilfaisaittropchaud. N'ayezdoncaucune inquietude et suivez-nous bravement. Les chevaux de la troika piali'ent a la porte et s'impatientent. II y a aujourd'hui course sur la Neva, ne ne- gligeons pas cette occasion de faire connaissance avec le sport septentrional, qui a ses elegances, 17 194 I/IIIVER EN RLPSIE. ses reclierclies. ses l)izai'i'eries. et souleve dos pas- sions aussi vivos <{ue le sport aiii^lais ou fran^ais. La perspective Nevsky et les voies aboutissant a la grande })lace ou se dresse la coloiine Alexan- drine, ce gigantesque monoliilie de granit rose (jui deftasse les enormites egyptiennes. presentent uii spectacle d'une animation extraordinaire, a pen [)res comme cliez nous I'avenue des Cliamps- Elysees, lors{[ue ijuchiue steaple-chase a la Marclie fait rouler toute la carrosserie fashionable. Les troikas passent avec un frisson de grelots, emportees i)ar leurs trois clievaux tirant en even- tail, el chacun dune allure diverse; les tiaineaux lilent sur leurs palins d'acier, at teles de magnilicjues steppeurs,(|ue maitrisent dilFicilemeni les cocliers coilfes de leur bonnet de velours a (|ualre pans, et vetus de leur cafetan bleu ou vert. Dautres trai- neaux a quatre places et a deux chevaux, des ber- lines, des caleclies demontees de leurs roues et posant sur des sabots de fer retrousses k leur bout, se dirigent du mrine cJte, formant comme un troupeau de voitures de plus en plus presse. Quel- quefois un Iraineau a la vieille mode russe. avec son garde-neige do cuir tendu comme une voile de boute-hors, et son ])etil clievalacrinsdesordunnes, galopant a cote du trulteur. se faufile dans I'inex- COURSES SUR LA NEVA. 195 Iricable dedale, fretillant et rapide. eclaboussanl ses Yoisins de parcelles blanches. Un pared concours produirail a Paris ime graiide rumeur, un prodigieux tintamarre; mais a Saint- Petersbourg le tableau n'est bruyant que pour I'oeil. si Ton peut s'exprimer ainsi. La neige, qui interpose son tapis d'ouate entre le pave ei les ve- hicules, eteint la sonorite. Sur ces chemins mate- lasses par riiiver, lacier du })atin fait a peine le bruit du diamant qui rayerait un carreau. Les petits fouets des moujiks ne claquent pas: les maitres, enveloppes dans leurs t'ourrures, ne par- lent pas, car s'ils le faisaient, leurs paroles seraient bientot gelees comme ces mots de gueule que Pa- nurge rencontra pres du pole. Et tout cela se meut avec une aclivite silencieuse au milieu d'un tour- billon muet. Quoiijue rien n'y ressemble moins. cest un peu I'effet de Yenise. Les pielons sont rares, car personne ne marclie en Russie, excepte les moujiks a qui leurs bottes de feutre permettent de tenir pied sur les troitoirs dt'barrasses de neige, mais souvent miroites d'un verglas dangereux, surtout quand on est cliausse des indispensables galoclies. Entre I'Amiraute et le palais d'Hiver se trouve le plancher de bois (jui descend du ([uai a la Xcva : 196 l'iiiver en russie. a eel eiidroil les traineaux et les voitures marchant sur plusieui's liles sont forces de raleiitir leur al- lure, et mrine de s'arrrter tout a fait, allendaiit leur tour de desceiidre. Profitons de ce temps d'arrct pour exauiiner les voisins et voisines dont le liasard nous rapi)roche. Les liommes sont en pelisse avec la casquetle nii- litaire ou le bonnet de tourrure en dos de castor; le chapeau est rare. Outre ([uil ne tient pas cliaud par lui-mcme, ses bords empeclieraient de relever le collet de la pelisse, et la base du crane reslerait ainsi exposee a des douches j^ilaciales de bise. Mais les t'emmes sont moins vctues. Klles ne paraissent pas a beaucoup pres aussi t'rileuses que les honi- mes. La pelisse de satin noir double de mart re zibeline ou de renard i)leu de Siberie, le manchon de memo poil, voila tout ce (|u'elles ajouteiit u leur toilette de ville, en tout semblable a celle des plus elegantes Parisiennes. Leurs cols blancs, (pie le froid ne parvient i)as a I'oupir, sorleni di'i^aiit's et nus des palatines, et leur tete n'esi preservec jue par un corpiet chapeau t'ranvais dont la passe decouvre les cheveux el le bavolet proit'iic a peine la im(|ue. Nous pensions avec efl'roi aux coivzas, aux nevralfiies. aux rhuinati>nies ([ue ris(piaieni, pour le plaisir d'l'li'e a ia mode ou de monlrer de COURSES SUR LA NEVA. 197 riches bandeaux, ces intrepides beautes, dans un pays el par une temperature ou rendre un salut est parfois une action perilleuse; animees du feu de la coquetterie, elles ne semblent nullement soufirir du froid. La Russie, dans son immense etendue, comprend bien des races diverses, et le type de la beaule fe- minine y varie beaucoup. Cependant on pent si- gnaler comme traits caracteristiques une extreme blancheur de peau, des yeux gris-bleu, des che- veux blonds ou cliatains. un certain embonpoint provenant du manque d'exercice et de la reclusion que commande un liiver de sept ouhuit mois. On dirait, a voir les beautes russes, des odaliscjues que le genie du Nord tient enfermees dans une serre chaude, Elles ont un teint de cold-cream et de neige, avec des nuances de camellia pres de I'onglet, comme ces femmes du serail toujours voilees et dont le soleil n'a jamais ettleure I'epi- derme, Dans la blancheur de leurs visages, leurs traits delicats s'estompent a demi comme les traits du visage de la lune, et ces lignes pen accusees forment des physionomies dune douceur liyper- boreenne et d'une grace polaire. Comme pour contredire noire description, voici ([ue dans le iraineau arretc pres de notre troika 17. 198 l'iiiyer en rlssie. rayonne une beaute toute meridionale, aux sour- cils d'lui iioir veloute, au iiez aquilin, a luvale allonge, au teiiiL brun, aux luvres rouges comuie la grenade, pur type de la race cauca.si({ue, une r.ircassiennc. })eut-rlre hier encore niahonietane. Ca et la, ([ue^iues yeux un })eu brides el remon- tant vers la fempe par Tangle externe, rappellent que, par un cote, la Russie touclie a la Chine: des Finnoises mignonnes, aux prunelles de tunjuoise, aux clieveux d'or piile, au teint blanc et rose, apportent une varJ'teseptentrionale de type (jui fait contraste avec quel([ues belles (irecques d'Odessa, reconnaissables a la coupe droitede leur nez et a leurs grands yeux noirs, pareil.> a ceux des madones byzantines. Tout cela t'ornie un ensem- ble cliarrnant, et ces jolies tctes sortent.coninie des fleurs diiiver, dun anioncellement de fourrures, recouveri lui-meine paries peaux d'ours blanches ou noires jetees sur les traineaux ct les calechos. L'(jn descend a la Neva })ar un large jtaiquol en j)ente. as>e/ semblable a ceux ([ui, autretois, rc- joignaient. dans Tancien (^ir([ue Olynquque. le theati'e a rarciie, entre les lions de brniize du ([uai, doni le-> pit'destaux dt'liniitent le di'-barca- dere. lorsijue le (leuve. libre de glaces. estsillonnt' de nombreuses enil>arcations. COURSES SUR LA KEVA. 499 Le ciel n'avait pas ce jour-la ce vif azur quil prend lorsque le froid a atteint de 1 8 ou 20 degres. Un immense dais de brume d'un gris de perle tres-doux et tres-lin, tenant de la neige en sus- pens, posait sur la ville et semblait s'appuver sur les clocliers et sur les fleclies comme sur des pi- liers dor. Cette teinte tranquille et neulre laissait toute leur valeur aux edifices colores de nuances claires et releves de filets d'argent. Devant soi, Ton apercevait, de I'autre cute du fleuve, ayant I'apparence d'un vallon a demi comble par les avalanches, les coionnes rostrales de granit rose qui s'elevent pres du classique monument de la Bourse. A la pointe de File oil la Neva se separe en deux, I'aiguille de la forteresse dressait son audacieuse arete doree, rendue plus vive par le ton gris du ciel. Le champ de course, avec ses tribunes de plan- ches et sa piste tracee par des cordes rattachees a des piquets plantes dans la glace et des haies factices en branches de sapin, s'etendait transver- salement au fleuve. L'aiiluence du monde et des voitures etait enorme. Les privilegics occupaienl les tribunes, si c'est un privilege que de rester im- mobile au froid dans une galerie ouverle. Autour du champ de course se pressaient deux ou trois 200 l'hiver en russie. rangs de traiiieaux, de troikas, de caleches et ineme de simples telegues et autres vehicules plus ou moins primitifs, car aucuiie restriction iie seml)le eiilraver ce plaisir jjopulaire ; le lit du fleuve appartient a tout le ruoiule. Les liommes et les femmes, pour niieux voir, depla^ant les cocliers, iiKHilaient sur les sieges et les strapon- tins. Plus pres (les barrieres se lenaient les mou- jiks aux toulou})es de peau de niouton et aux bottes de feutre, les soldats en capotes grises, et les autres personnes (|ui n'avaient pas pu trouver de nieilleures places. Tout ce uionde t'ormait sui' le j)lanclier de glace de la Neva un t'ourniilk'ineul noir assez in(piiL'taiit, pour nous du moins. car personne ne paraissait songer (piun lleuve i)ro- I'ond, grand a i)eu i)res comme la Tamise au pont de Londres, coulait s(juscelte ci'oute gelec de deux ou trois pieds d'epaisseur au plus, oli pesaient sur le meme j)oiut des milliers de curieux et uu nom- bre c(jnsideral)le de chevaux, sans compter les ('(|uipages de toules sortes. Mais riiiver russe est lidele, et il ne joua [)as le tour a la I'oule d'ouvrii' sous elle des trappes anglaises poui' Tengloutir. En dehors du cliam[t de coiu'se. les cocliers en- trainaient les slepjx'ui's (pii navaient pas encore coiK.'Ouru, ou promenaient. })Our les relVoidir gra- COURSES SUR LA NEVA. 201 duellement sous leur tapis de Perse, les nobles betes ayant fourni I'epreuve. La piste forme une sorte d'ellipse allongee ; les traineaux ne partent pas de front : ils sont places a des intervalles egaux, que le plus ou moins de Vitesse des trotteursdirainue. Ainsi deux traineaux stationnent en face des tribunes ; deux autres aux extremites de I'ellipse, attendant le signal du de- part. Parfois un liomme a clieval galope a cote du trotteur pour I'exciter et lui faire developper tous ses moyens par I'emulation. Le cheval du traineau ne doit que trotter, mais parfois son allure est si rapide que le cheval au galop a de la peine a le suivre, et, une fois lancti, le boute-en-train I'aban- donne a son elan. Beaucoup de cocliers, surs du fonds de leurs betes, dedaignent d'employer cette ressource et courent seuls. Tout trotteur qui s'em- porterait et ferait plus de six foulees au galop se- rait mis hors de concours. G'est merveille de voir liler sur la glace unie ({ui, deblayee de neige, apparait comme une bande de verre sombre, ces maguiti(iues betes souvent payees des sommes folles I La fumee sort a longs jets de leurs naseaux ecarlates; un brouil- lard baigne leurs flancs, et leur queue semble poudree dune poudre diaraantee. Les clous de 202 l'iiiver en russie. leui's fers mordent la surface unie et glissante, et ils drvoreiit rospace avec la ineme st'curite tiere (|ue s'ils foulaient Talk-e de pare la mieux battue. Les cocliers, renverses en arriere, tieinient les guides a pleiiis poings, car des chevaux de cette vigueur n'ayant a trainer qu'un poids insigniliant, et ne devant pas prendre le galop, ont plus besoin d'etre retenus ([ue pousses. Ils trouvent d'ailleurs dans cette tension un point d'appui qui leur per- niet de s'abandonner a tout leur train. Quelles prodigieuses foulees font ces steppeurs qui seni- blent mordre leurs genoux ! Aucune condition particuliere d'age ou de poids ne nous a semble imposce aux concurrents : on ne leur demande (ju'une sonune de vitesse dans un temps donne et mesurc au chronomt'''tre : c'est (lu moins ce qui ncnis a paru. Souvent des ti'ie de courir la chance, et il entre en lice. A la course dont nous parlous, il se produi>it un incident assez pittores(jue. Un moujik venu. dit-on, (le Vladimir, apportant a la ville une pro- vision de lois (u de viandes aeU'-es. rcuardaii la COURSES SUR LA NEVA. 203 course, mele a la t'oule, du haul de sa troika lus- tique. 11 etait vetu dune touloupe miroitee de {^raisse, coiflfe d'un bonnet devieille fourrure effi- lochee, chausse de bottes de feutre blanc avachies ; une barbe inculte et terue frisait a son menton. Son attelage se composait de trois petits clievaux echeveles, liagards, velus comme des ours, sales a {'aire peur, herisses de gla^ons sous le ventre, portant la tete basse et mordillanl la neige amon- celee en tas sur le fleuve. Une douga, liaule comme une ogive, bariolce de couleurs trancli antes t'or- mant des raies et des zigzags, etait la piece la plus soignee de I'equipage, faconne sans doute a coups de haclie par le moujik lui-meme. Cetle carrosserie sauvageet primitive presentait le contraste le plus et range avec les traineaux de luxe, les troikas triompliantes et les equipages elegants qui piaffaient aux alentours du champ de course. Plus d'un regard ironique raillait llium- ble vehicule. A vrai dire, il produisait surcette ricliesse I'effet d'une taclie de cambouis sur un manteau d'liermine. Cependant les petits clievaux aux poils amal- games de sueur gelee, jetaient, a travers les me- ches roides de leurs crinieres, des regards en des- sous aux betes de race, qui semblaient s'ecarter 204 L'niYER EN RLSSIE. d'eux avec dedain, car les animaux, eux aussi, meprisent la misere. Un point de feu brillait dans leur prunelle sombre, et ils frappaient la glace de leurs sabots niignons, attaches a des jambes lines et nerveuses. barbeleescomme des plumes d'aigle. Le moujik, debout sur son siege, contemplait la course sans paraitre surpris par les prouesses des irotteurs. Part'ois meme un sourire errait sous les cristaux de sa moustache, son cjeil gris petillait de malice, et il avait I'air de dire : (( Nous en t'erions bien autant. Prenant une resolution subite, il entra dans la lice et tenta I'aventure. Les trois petits ours mal leches secouei'ent leur tele avec un sentiment de lierte comme s'ils comprenaient qu'ils avaient a soutenir I'honneur du pauvre cheval des steppes, et, sans etre pousses, ils prirent une allure telle (jue les autres concurrents commencerent a s'a- larmer : leurs pelites jambes menues allaient ojmme le vent, et ils I'emporterent sur tons les autres pur sang anglais, barbes, race d'Orloff, d'une minute et quelques secondes. Le moujik n'avait pas trop presume de son rustique at- telage. Le prix lui tut decerne une magnilique piece d'argenterie ciselee par Yaillant, rorfevre COURSES SUR LA NEVA. 205 en vogue de Saint-Petersbourg. Ce triomphe excita parrai le peuple, ordinairement silencieux at calme, un enthousiasme bruyant. A la sortie de la lice, les amateurs entourereiit le vainqueur, et lui proposerent d'aclieter ses trois chevaux ; on lui en offrit jusqu'a trois mille rou- bles piece, somme enorme et pour les betes et pour riiomme. II faut dire, a Ihonneur du mou- jik, qu'il refusa opiniatrement. Entourant sa piece d'argenterie d'un morceau de vieille etoffe, il remonta sur sa troika, et s'en retourna a Vla- dimir comrae il etait venu, ne voulant se separer a aucun prix des gentilles betes qui avaient fait de lui le lion de Saint-Petersbourg pour un mo- ment. La course etait linie, et les voitures quitterent le lit du tleuve pour regagner les differents quar- tiers de la ville; I'escalade des rampes de bois (|ui unissent la Neva aux quais fournirait a un peintre de chevaux, a Svertzkov par exemple, le sujet d'une composition interessante et caracte- ristique. Pourgravir la pente rapide, les nobles betes courbaient le col , pingaient les planches glissantes de leurs ongles et s'ecrasaient sur leurs jarrets nerveux ; c'etait une confusion pleine d'effets pittoresques, et qui eut pu etre dange- rs 206 L IIIVER EN RUSSIE. reuse sans lliabiletc des codiersrusses. Les tiai- neaux moiitaient qualre ou cinq do iioiil en li- gnes iiTeyulieres, et plus d'une ibis nous sen times h notre nu(iue la cliaude lialeine d'un ste])peur impatient <{ui eut volonliers pass6 par-dessus notre tete sil n'eiit etc vigoureusement relenu ; souvent un llocon d'ecume, tombe dun mors d'argent, vint se liger sur le cliapeau dune I'emme elfrayee et poussant un petit cri. Les voi- tures avaient lair d'une armoe de chars donnant I'assaut aux quais de granit de la Neva, assez semblables aux parapets d'une forteresse. 31algrc le tumulte, il n"v eut pas d'accident, 1 absence de roues rend plus dillicile d'accroclier. et les e([uipages se dispersercnt dans toules les direc- tions avec une ra})iditc ([ui alarnierait la prudence parisienne. C"est un vit' plaisir ([uand on est reste deux ou Irois lieures en plein air, expose a un vent ([ui s'est roulc sur les neiges du pule, de rentier cliez soi, de se demaillotter de sa pelisse, d'olcr ses pieds (les galoclies, d'essuyer ses moustaches duiit les glacons se I'ondent , et d'allumer un cigure, car il nest pas permis de i'umer dehors, a Saint- P(-tersl)ourg. La tiede atmosj)hcre du pock; enve- loppe comnie une caresse voire corps engourdi, COURSES SUR LA NEVA. 207 et rend la souplesse k vos membres. Un verre de the bien chaud en Russie on ne prend pas le the dans des tasses acheve de yous rendre tout a fait confortable, comme disent les Anglais. La circulation susi)endue par rimmobilite se retablit, et vous savourez cette volupte de la maison que le Midi, tout exterieur, ne connait pas. Mais deja le jour baisse, car la nuit vient \ite a Saint- Petersbourg, et des trois heures il faut allumer les lampes. Les cheminees fument aux toits des maisons degorgeant des vapeurs culinaires ; partout les fourneaux (lambent, car on dine plus tot dans la ville des tzars qu'a Paris. Six heures est lalimite extreme, et encore chez les gens qui ont voyage et pris les habitudes anglaises ou fran- caises. Justement nous sommes invites a diner en ville; il faut faire sa toilette, et par-dessus I'habit noir endosser la pelisse et plonger de nouveau les petites bottes lines dans les lourdes galoches fourrees. La nuit venue, la temperature a fraichi : un vent tout a fait arctique fait courir la neige sur les trottoirs comme une fumee. La piste crie sous le patin du tralneau. Au fond du ciel balaye de ses brumes reluisent les etoiles larges et pales, et a travers l'o])scurite. sur le dome dore de 208 l'iiiver en russie. Saiiil-Isaar, hrille uiie paillette lumineuse sem- blable h uiie lam])e de saiictuaire ({ui iie siUeiiit jamais. Nous remontons jusqu'aux yeux le collet de iiotre pelisse, nous ramenons sur nos genoux la peau d'ours du traineau , et, sans souflVir d'un ecart de trenle dejires entrc la clialeur de noire appartenient et le froidde la rue, nous nous Irou- vons bientot, grace aux sacramentels na prom, na leva (a droite ! a gauche!), devant le peristyle de la maison oii nous sommes attendus. Des le has de I'escaliei' ralniosphere de serre chaude nous saisit et li(piefie le givre de notre barbe. el. dans ranticliambre, le doniesticpie, vieux soldal retraite (jui a gai'de la capole militaire. nous deiarrasse de nos Iburrures qu"i1 accroclie parmi cclles des con- vives, dcja tous arrivc's car I'exactitudc est une (|ualit(' russe. En Russie Louis XIY n'auruit pas pu dire : J'ai lailli attendre ! X DETAILS D'INTERIEUR L'anticliambre, en Russie, a un aspect toui par- ticulier. Les pelisses pendues au ratelier, avec leurs manches flasques et leurs plis droits, ligu- rent vaguement des corps liumainsaccroches; les galoches placees au-dessous simulent les pieds, et I'eifet de ces pelleteries, sous la clarle douteuse de la petite lampe descendant du plafond, est assez fantasti([ue. Acliim d'Arnim y verrait, avec son ceil visionnaire, la detroque de M. Peau-d'Ours en visite; Hoffmann logeraitde bizarres fantomes d'archivistes on de conseillers auliques sous leurs plis mysterieux. Nous, Fran^ais, reduit aux contes de Perrault, nous y voyons les sept t'enimes de Barbe-Bleue dans le cabinet noir. Ainsi suspendues aupres du poele, les tburrures s'impregnent d'une 18. 210 l'iiiver en uussie. clialeur qu'elles couscrvent au dehors pendant une ou deux lieures. Les domesti(iues ont pour les re- connaitre un instinct merveilleux; nu'nie quand le nomlire des invites fait ressomller ranlichani- bre au niagasin de Michel ou de Zimniennaiin. ils ne se troni[)ent jamais, et posent sur les i''|)aules de chacun le vrlement (|ui lui revient. Un ap})artement russe confortable reunit toutes les lecherches de la civilisation anylaise et tVan- Caise ; au premier coup d'teil, on pourrait se croire dans le West End ou le faubouri; Saint--Honore : mais bientot le caractere local se trahit i)ar une foule de details curieux. D'abord la Madone hyzan- tine avecson enfant, montrant leurs faces et leurs mains brunes a travers les di'coupures des ]>la(pjes d'ai'genl ou de vermeil qui representent les dra- peries, miroite aux lueurs d'une lampe toujours allumee. et vous avertit (jue vous n'eles ni a Paris ni a Londres. mais bien dans la Uussie ortluxloxe. dans la sainte Russie. Ouehpiefois limaj^e du Sau- veur remphice celle de la A'ierije. On voii aussi des saints, ordinairement les saints ]iatronyrni(|ne-- du maitreou de la maitressede la mnisoii. revrtu< de carapaces d'orft'vrerie. nimlx's d'aui't'olcs (Vor. Puis, le cHmat a des exigences qu'on ne ^auraii eluder. Partout. les fenetres sont doubles, et les- DETAILS d'iNTERIEUR. 211 pace laisse libre entre les deux vitrines est recon- vert d'une couche de sable fin destine a absorber la buee, et qui empeche la glace d'etamer les car- reaux de ses fleurs de vit'-argent. Des cornets de sel y sont plantes, et parfois le sable est dissimule par une plate-bande de mousse. A cause des dou- bles vitrages, les fenetres, en Russie, n'ont ni vo- lets, ni contrevents, ni jalousies: on ne pourrait les ouvrir ni les fermer, car les chassis sont a de- meure pour tout I'liiver. et soigneusement lutes. Un etroit vasistas sert k renouveler I'air, operation desagreable et meme dangereuse par le contraste trop grand de la temperature exterieure et de la temperature interieure. D'epais rideaux de riches ^toftes amortissent encore T impression ({ue le iroid pourrait produire sur le verre, beaucoup plus per- meable qu'on ne pense. Les pieces sont plus vastes et plus hautes qu'a Paris. Nos architectes, si ingenieux a modeler des alveoles pour I'abeille humaine, decouperaient tout un appartement et souvent deux etages dans un salon de Saint-Petersbourg. Comme toutes les chambres sont hermetiquement closes et que la porte de sortie donne sur un escalier chauffe, il y regne une chaleur invariable de 13 a 16 dei;res au moins qui permet aux femmes d'etre vetues de 212 l'iiiver en iiLssiii:. mousseliiie et d'avoir les bras et les ^paules nus, Les gueules de cuivre des calorit'eres soulflent sans iiiteiTuption, de r.uit comme de jour; leurstrom- bes J)rulaiites et de grands poeles aux proportions monumentales, en belle faience blanclieou i)einte, montant jusqu'au plafond, repandent leur clialeur soutenue la oil les calorit'eres ne peuvent debou- cher. Les clieminees sonl rares; elles ne servent, (piand il y en a, ([u'au printemps et a rautomne. En liiver elles entraineraient le calorique et re- froidiraient la cliambre. On les fernie et on les remplit de ileurs. Les ileurs, voila un luxe vrai- nicnt russe! Les niaisons en regorgent! les Ileurs vous refoivent a la porte et montenl avec vttus I'escalier; des lierres d'lrlande feslonnent la .rani})e; des jardinieres sur les paliers font face aux ltan((uettes. Dans lenibrasure dc> croisees s'etalent des l)ananiers avec leurs larges feuilles de sole; des talipots, des magnolias, des camellias arborescents vont nieler leurs tleurs aux Nolutes dorees des corniclies; des orcliidees papillonnent en lair aulour des culs-de-lanii)e en cristal. en j)or('elaine ou en terre cuile curieusenienl ou- vragee. Des cornets du Japon ou de vei're de IJo- benie, poses au centre des tallies ou sur Tangle des bullets, jaillissent des geibes de Ileurs e\o- DETAILS d'iNTERIEUR. 213 tiques. Elles vivent \k comme en serre cliaude, et, en effet, c'est una serre chaude ([ue tout appar- tement russe. Dans la rue vous etiez au pole, dans la maison vous pouvez vous croire au tropique. II semble que, par cette profusion de verdure, I'oeil cherche a se consoler de I'implacable blan- cheur de I'hiver : le desir de voir quelque chose qui ne soit pas blanc doit devenir comme une sorte de maladie nostalgique en ce pays oii la neige couvre la terre plus de six mois de I'annee. On n'a pas meme la satisfaction de regarder les toits peints en vert, puisqu'ils ne changent leurs chemises blanches qu'au printemps. Si les appar- tements ne se transformaient en jardins, on croi- rait ([ue le vert a disparu pour jamais de la nature. Quant aux meubles, ils sont pareils aux notres, mais plus grands, plus amples, comme il le faut pour la dimension des pieces; mais ce qui est bien russe, c'est ce cabinet, d'un bois frele et precieux, decoupe a jour comme des lames d'cventail, qui occupe un angle du salon et que festonnent les plantes grimpantes les plus rares, espece de con- fessionnal de la conversation intime, garni a I'in- terieur de divans, ou la maitresse de la maison, s'isolantde la foule des invites, tout en demeurant 214 L'niVER EN RUSSIE. avec eux, pent recevoir tiois ou qiiatre botes de distinction. Quelquefois ce cabinet est en i^laces de couleur, ramap:('es de gravures h lacide iluo- rique et niontres dans des panneaux de cuivre dore. II n'est pas rare non plus de voir i travers les poufs, les dos-a-dos. les bergeres et les paphos capitonnes, quolque gii;antesque ours blanc em- paille et rembourre en maniere de sofa, oft'rir aux visiteurs un siege tout k fait polaire: quelf[uef()is de petits oursons noirs servent de tabourets. Cela rappelle. a travers toutes les t'ldgances de la vie moderne, les banc[uises de la mer du Nord, les immenses steppes couvertes de neige et les pro- fondes forets desapins : la vraie Hussie. qu'on est tente d'oublier a Saint-Petersbourg ! La rliainbre a coucber ne prrscnle pa^, en ge- neral, le luxe et la recbercbe qu'on y apporle en France. Derriere un i)aravent ou une de ces cloi- sons ouvrag('es dont nous pari ions tout a llieure. se cacbe un petit lit bas, semblable a un lil de canq) ou a un divan, les liusses sont d'origine orientate, et mrme dans les classes ('levees ils iw tiennent pas aux douceurs du coucber: ils dor- ment od ils sc trouvenl. un i^eu partout. couime les Turcs. sonvent dans leurs jielisses, sur ces larges canapes de cuir vert ([u'on rencontre a DETAILS d'iNTERIEUR. 215 chaque coin. L'idee de fairc de la chambre a couclier uiie sorte de sanctuaire ne leur vieiii pas; les anciennes habitudes de la teiite sembleni les avoir suivis jusqu'au sein de la vie civilisee, dout ils couuaisseiit pourtant toutes les elegances et toutes les corruptions. De riches tentures tapissent les murailles, et si le maitre de la maison se pique d'etre amateur, a coup SLir du damas rouge des Indes, de la bro- catelle aux ori'rois sonibres se detacheront eclaires par de puissants rellecteurs, encadres des plus riches bordures, uu Horace Yernet, un Gudin, un Calame, un Koekkoek, (^uehiuet'ois un Leys, un Madou, un Tenkate, ou, s'il veut t'aire preuve de patrioLisrae, un Brulov et un Aivasovsky, ce son I les peiulres les plus a la mode : notre ecole moderne n'est pas encore par venue 1^-bas. Ce- pendant nous avons rencontre deux, ou Irois Meissonier et h peu pres autant de Troyon. La manicre de nos peintres ne semble pas assez linie aux Russes. L'interieur que nous venous de decrire nest point celui d'un palais, mais dune maison, non pas buurgeoise, ce mot n"a guere de signili- cation en Russie mais d'une maison comme il taut. Saint-Petersbourg regorge d'hoLels etde pa- 216 l'hiver en RrssiE. lais immenses dont nous feroiis connaltre quel- ques-uns a iios lecteurs. Maintenant que nous avons in(li([ue a peu pres le decor, il est teinjjs de passer au diner. Avant de se meltre ^ table les convives s'a})proclienl d'un gueridon ou sont places du caviar (oeufs desturgeon), des filets de liarengs marines, des anchois, du fromage, des olives, des (ranches de saucisson, du boeuf fume de Hambourg et autres hors-d'oeuvre qu'on mange avec des petits pains pour s'ouvrir I'appetit. Le luncheon se lait debout, et s'arrose de vermout, de raadere, d'eau-de-vie de Dantzik, de Cognac et de cumin, espece dani- sette qui rappelle le raki de Constantinople et des lies grec(iues. Les voyageurs imprudents ou ti- mides (jui ne savent pas resister aux insistances })olies. se laissent aller a gouter a tout, ne son- geant j)as que ce n'est la ([ue le prologue de la piece, et ils s'assoient rassasies devant le diner veritable. Dans toules les maisons comme il faut, on mange a la t'rancaise : cependant le gout national se fait jour par (luehjues dt'tails caracteristiji;. (k'lavi'e a\e(' des (jeul's I'l dcs (.'-pifes (|ui. ^iir})n>.e par la clialeur, se lii;e eii pL'tilo> Itoules luiules ou ovales a j)eu prt's coniuu' les (i.'iit's poclu's (laii> iiOs consomiiK's j)aiisit'iis. A\t'c le clilchi on ^r\'\ (les l)oiileltes de [lalisseiie. Tons ceux (pii ont lu Moute-C/isto so souvieii- iieiit de ce iv[)ds oii 1 ancieii j)iisoiiijit'r du clia- loau d'lt', realisaiil le> iiieiveilles des feeries avec Line baguette dor, Tail servir lui sterlet du A'olga. plu'uomeue liastrouoiuiipie incoiinu sur les tables les plus recliercliees. eii dehors dt; la Uussie. Ed (,'liel, le sltM'lel luui'ite sa n'pulatioii : c fst uii poisson e\(piis. a chair bhuiclie el hue. un peu grasse peut-tHre. (|ui tieiU k' uiiUfU. pour le ^ou(. entre 1 cperlau el la lauiproie. II jeut a((pu''rii' uue gi'ande diiueiisiou . uiais ceux de taille nioyenue soni les luedlcui's. Sans th'daigner la cuisine, nous uc sc)unnes ni tin (iriniod de la He>uicre. iii uu (".u^sy. ni un Hrillat-SaAariu. pour parler du stcrlcl dune niaiiicr*' snlH>ainnieni lyri(|ut', cl nou^ le rcgreitons. car c C-^l ini nieis digne i\t'-^ gonrlncl^ lc> phl^ jtri'-cicux. I'our iiuc tourehelle dc'licalf. Ic ^lc^lel chi \oli:a \;iui ic \oyage. Les geluiottes. doui la chau", partumec par le^ l^aie^^ de crenievic dont elle"; >-> nourris'^put r^^- DF.TArLS ]t'lNTKU[ErP,. 249 paiul line odeur de teivbenthino qui surprond d'abord. apparaissent froquemmeiii siir les tables riisses. On y seii aussi IN'iiorme roq de briiyere. r^e fabuleiix jamlwn d'ours y remplace paifois le classiqiie jambon dYork et le filet d'elan le vul- limre roast-beef. Ce sont la des ]ila)s qui ne se trouveut sur aueiiu menu occidental. Cliaque peuple, nienie lorsque runit'orraite de la civilisation I'envahit. i>arde ses i^oiits parti- culiers e( consei've ([uelqiies niels de lerroir doni les etrangeiN n"appv(''cient (|ue dilficilement la sa- xenv. Ainsi la soupe troide oii nageni, parmi des iiiorceaux de poisson. des crislaiix de glace dans nil bouillon aroinnlist'. vinaigiu' et sncre a la tbis. t'lonne les palais e\<)li(fues comme le gaspacho des Andalous. Cette soupe. dii reste. ne se serl qu'en et(' : elle est. dil-on. ratVaicliissante et les Russes en raftblent. (lomnie la itlupari des It'gnmes vieniient en serre cliaude. leur inatiii'it(' n'a jias de date mai- ((uee par les saisons et les jn'inieurs n'en son! plus ou en soni; toujours : on mange des pelits ])ois trais aSaiui-Pelersbourg dans ions les moisde 1'annee. Les asperges ne connaisseni ])as Fhiver. Ellessoni grosses, tendres. aqueuses et loutes blanches : on ne leiir voii jainais ceite pointe 220 l/jlIVEtt EN RUSSIE. verte quelles out cliez nous, et Ion pent les at- laquer iiidifrereinineiitpar iin Ixjiu ou parl'aulre. Ell Aii^leterieoii inangedes cutelelles de saumon. en Hussie on mange des oolelettes de poulct. Ce mets est devenu a la mode depuis que lem- pereur \ieolas en agoule dans une })etite auberge pri'S de Torjek et les a Irouvt'es bonnes. La re- cette en avait etc donnre a I'liotesse ])ar un Fian- cais mallieureux qui ne pouvait pas })ayer aulre- meiit son I'cot . et lit ainsi la loitune de eette femme. Nous partageons le gout de lempereui'. les C(')lelelt<'s farcies sunt vraimeni un met^ deliral ! Citons encore lo C(')telellcs a la I'lt'obra- jenski ({ui nit'i'iteraient de ligurer sur la caiic des meilleurs restaurants. Xous navons note (|ue les jKirticularit('s et les disseml)lances : car dans les grandes maisons la cuisine est toute t'rancaisc et t'aite par des Krancais. La France t'ournit Ic nionde de cui- siniers ! La grande lechei'clie a Saint-l*t'ier>l)Oui'g. c'est d'avoir des imities ti'aiclies : coiiinie v]\e> vien- nent de loin, en t'lt' la chalcnr les CMrr(ni|)t : en liiver le iVdid les gele : on U's pave quehpu'tois un rouble piece. Des liuilre^ j)ay(''fs si clier sunt rarenieni boinies. On lacniiie nii'iiie (pi'iiu DKTAILS D'iNTERIEUR. 221 mougik (levenu tres-riclie , pour un baril d'liui- ires fraiclies donne a son seigneur a un moment oil elles etaient introuvables, regut sa liberie, pour laquelle il avail offert en vain des sommes enormes, cinquante ou cent mille roubles, dit-on. Nous ne garantissons pas rauthenticit(' de riiistoriette, mais elle prouve du moins, si elle est inventee. la rarete des ;huitres a Saint-Peters- bourg, dans certaines epoques. Par la meme raison, au dessert il y a toujours une corbeille de fruits; des oranges, des ananas, des raisins, des poires. des pommes s"y groupent en elegantes pyramides; les raisins, ordinairement. arrivent de Portugal: quelquefois ils ont arrondi leurs grains d"ambre pale aux rayons des calori- feres dans la terre de la maison a demi enfouie sous la neige. En Janvier nous avons, a Saint- Peiersbourg, mange des fraises qui essayaienl de rougir au milieu d'une feuille verte, sur un pot de terre en miniature. Les fruits sont une des passions des peuples seiJtentrionaux; ils les font venir a grands frais de letranger, ou forcent la nature re- belle de leur climat a leur en donner au moins I'apparence, car le goiit et le parfum manquent. Le pot'le. quel(}ue bieu cliaufte qu'il soit. supplee toujours imparfaitemenl le soleil. 222 l'htver en bussir. Nous esperoiis (|u'c)ii nous pardoiniera ces de- tails gastronomiques. il est peut-plie eurieux deconnaitre la nianieredont uii ])euple se uourrii : Dis-moi re que lu niani;es, je ledirai (|ui tu es: le proverl)e aiusi modilit- nen esi pas iiioins vrai. Tout en imiiant la cuisine tVancaise. les Russes gardent le gout de certains meis naiionaux. et ce sont ceux-la qui. au fond, leur plaiscnt le jjIus. 11 en est de nieme de leur caractcre: quoi(|u'ils se conforment aux derniers raffinenienis de la civili- sation occidentale. ils nen conservent pas moins certains instincts j)riinilits, et il n'en couterait ])as beancoup, mcme aux plus ('h'ganis. pour aller vivre dans la steppe. Quand vous etes a table, un (loniesti(|ue en lia- bit noir, cravate et gantc de Itlauc. irrcprocliable dans la lenue coniine un diplomate anglais, .se tienl derricre vous dun air imperturbablement scrieux. prtU h contenter vos moindres d(''sirs. Vous pouvez vous Croire a i*aris: mais si ])ar liasard vous regarde/, atteiitiveineni ce doines- ticpie, vous ivinarrpu'rez (inil a nii feint jaunc d'or, de jietits yeux iioirs hridi-s et ictroii^^i's veis les lempes. des poniniettes saillauie>. un ne/ ca- niard et des lr\res tpai^>^es le niaitrc. (pii n Miivi v()tr! I'eiiard. (lit lu'^liuennnent. connne la nKTATLs d'tn'trrteur. 223 cliosp flu iiioiide la plus nalurello. r'est uu Tatar Mongol des confins de la Chine. Ce Tartare mahoiiK'tan ot peut-etre idolatre ac- romplit, sa fonction avec une ri'gularite automa- thpie. et lemajordome le plus uiiinitieux u'auraii I'ieu a lui reproclier. II produif J'effet d'un vrai dompsti((ue: mais il nous plairail davautaiio s'il portait le cosluino de sa tribu. la tuni(jue bouclee a la faille ])ar une eeinture de metal et le bonnet- de peau d'agneau : eela scn^aii plus pittores([ue. mais moins europ(''en. et les Busses ne veulem ])as avoir Fair asiati(|ue. Tout le service de I able, porcelaines. rristaux. argeuterie. pirces de surlout. ne laisse rien a de- sirer. maisu'a ])as decaraotere ]iart!ruliei-. excepte (oulefois de chai'inanles petltes cuillersen platine uielle d"or aver lesquelles on deguste les tViandises du dessert, le rat'*' et le the. Les jalies de tVuils, les assiedes montees alter- neui avec des corbeilles de tieurs, et souve)it un cordon de i)OU((uets deviolettes enloure les nou- gats, les boinbes e( les ])eiils-l'oin's. J. a maitresse disirihue gracieuseinenl ces bouquets aux con- vives. Ouant a la conversniion. elle a toujours lieu en tVancais. surtout ^i I'liote esl t'lranaer. Tons les 224 l'iiivkr en rtssie. Uusscs (le (|ucl(|U(' (listiiuiioii ])arloiil iiotre lan- ^ue Ires-iacilemoiil. avec les idiolisnios du jour et les toui's (le pliiaseala inode.roniiiic s'ils ravaienl apprise sur le boulevard des Italiens. lis enten- draieiil nu'ine le t'rancais de Duverl et Lausanne. si special et si profoudement parisien (jue beau- eoup de provinciaux iie le coniprenueiil pas sans peine, lis n'ont pas d'aceent, seulement on les reeonnait a une legere eantileiie qui ne inan((ue pas de grace e( (|u"on liuit par iniiter soi-nirnie: ils i-etombent aussi dans certaines t'ormules. na- lionales sans doute. faniilirres aux gens qui pai- lenl jneine trt'.s-bien un idiome qui n'esi i)as leui' langue maternelle : ainsi ils appliquent le niol ohsolumeyit d'une I'aeon l)izarre. Vons diles, par exem])le : Est-ce (pi'un tel esi niort ? On vous repondra absohnnent dans le sens du out francais et du ./ italien. Les mots dour et d'-jn reviennent souvent el jilact'-s bors de pro|)osavec une signjli- cation interrogative. Avez-vous done (It'ja \u Saint-Pi'terslxturg on M""' Hosio;* Les maniri'es (les Jlusses sonf polies. caressanies et dune url)aiiitt' jiarlaitc. On est >ur[>ris de les Irouver au courant dv> nioindres d(''tails de n plumes blanches plantees en 228 i/iiivi:i; i:n klssii:. terre. et la coluiiiie Irioinpliali' aNait pi'aliiit' sun l^raiiit rose dune couclie do ^lace seiiiblable a du Sucre; la lune. (|ui se Icvait [)ure et claire, versail sa luiidere niorte sur ces blaucheurs iioclunic.s. bleuissait les ondjres el donaait une ai>parence raiifasniati(}ue aux silhouettes iniinohilesdesecjui- l)ayes, uont les laulenies ^elees, lueioles iolaire>. ponctuaieni de })oints jaunalres rimiueiise elen- due. Aulbiid. le colossal palais d'Hiver llaud)oyail par toutes ses t'enctres. coiiiuie uiie inuuiatine percee de trous et eclaii'ee par uiie i^iiilioii iuli'- rieure. Uu silence puri'ait I'ci^nail sur la })lacc; la ri- iiueurde la teinpi'-rature eloi^nait lescurieux, (jue die/, nous ne man((uerait pas d'attrouper le spec- tacle d'une telle fete, niciue vuede loin et par de- hors; et (piand il y eut eu tbule. les ab'irds du palais sont si vastes (ju elle se iut disseiniuee el perdue dans eel cnornie espace (pi' une arnK'c seule pent I'emplir. I'n traincau lra\ersa diaiionalenienl la f^raiidc naiipeblanciieoii s'allonycait roniI)rede lactjlouiic Alexandrine el alia se perdre dans la lue ^(jinliic qui scpare le palais d'liiver de rEnnitage. et a la- f[uelle ^on pout ai'rien [)rri('(picl([uc resseniblance avec le canal de la Faille a Vcnise. IN liAL Al" I'ALAIS It'll! vi;r, . 229 (Juel([ues minutes apres, uu ueil, tiu'il n est pas besoiu tie supposer joint a un corps, voltigeait le long d'une corniche supporlee par le portique d'une galerie du palais; des lignes de botigie ini- plantees dans les nioulures de rentablenient Fa- britaient derriere une haie de leu et ne perniet- taient point d'apercevoird'enbassafaibleetincelle. La lumiere le cacliail raieux ([ue lombre neiii pii le t'aire : il disparaissait dans I'eblouissernenl. La galerie vue de la s'etendait longue et pro- tbnde avec sescolonnes polies, son par([uet niiroi- tanl oil glissait le retlet des ors et des bougies, ses tableaux remplissant les entre-colonnements el dont le raccourc'i eiupecliait de discerner le sujel. Deja des unit'onnes eiincelants s'y promenaient. damples robes de cour y trainaient Icurs flots d'etoiles. Peu a peu la foule grossit et remplit cojnnie un fleuve jjigarre et scinlillant le lit de la galerie. devenu lro[) elroit nialgre ses larges di- mensions. Tous les regards de cette toule se lournaienl vers la porte par oil devail entrer Tempereur. Les battant> s'ouvrii'ent ; lempereur, i'impera- trice, les grandr^-ducs traverserent la galerie entre deux liaies d'invites subitement tbrmees, adres- sant ([uelques paroles a des personnages de dis- 20 230 l'iiivi:h en kussje. liiictioii places siir leur ])as,sai;o. a\t'c uiie lainilia- rilciiracieuseet iiohlo. I'uisioiil leiiroii[ie im[)c''i'ial (lisparut sous la poite I'aisant lace a la piciiiicio. suivi, a cfistaiice I'cspeclueuso. des iirands diiiiii- lairesde rKlal. du corps diploma I i(|uc. de^^ yviK'- raux et des couitisaiis. A [)eiiie le corle^e [eneli'ai(-il dans la salle d<' bal (pie 1 a'il y etait iiistalle. muni cette tois dime l)oniie lorgnette. Cetait commc uiie t'oui'iiaise do lumiere el de clialeui', un eclal embras(' a t'aii'e ( roire a un incendie l)e> coi'dons de ten couraieni sur le-> coriiiclies: dans I'entre-deux des croi-^ees (le> torciieres a mille bras biulaienl c(jmm(' des buissons ardents ; des centaiiies de lustres desceii- daienl du plalond en coiislellatioii- i,i:n<'Cs an milieu d une Itrume jdiosjdioiescenle. lA loiKes ces clart''S. croisaiil ]eur> I'ayons. i'ormaient la plus <''l)louissaijle illumination n f/iuriio (|Lii ail jamais fait louinoxei' son s(jleil au-dessns (rune fete. \/d premiere imp'ression. Nnrloiii a (flh'lianieiir, en se penchant >nr ce i;oiilli'e de biinirre. esl comme une s<,)rle de verlii^e: d'alMird. ;i ii'a\er> les eflluves, les rayomiements, Ics irradiations les reflets, les bluet te> des boui;ie>, des places, des o)'.s, d(is diamanls. des piei'iTrie- (\c< rioWc^. on r\ nAL AC PALATs d'htvkr. 234 ne distingue rieii. IJiie scJiil illation fourmillante vous empechedesaisiraucune forme; puisbientot la prunelle s'habitue a son eblouissementet chasse les papillons noirs (|ui voletaient devant elle comnie lorsqu'on a i-egarde le soleil; elle em- brasse d'un bout a I'autie cede salle au\ dimen- sions gigantes(|ues, lonte en marbre et en slue blanr. dont les parois polies rairoilent comme les jaspes et les poi'jdiyres dans les architectures babyloniennes des i^ravnres de Martyns. refletant vaguement leslueurs et les objets. Le kaleidoscope, avec son ecroulement de par- celles colorees qui se recomposent sans cesse, for- mant de nouveaux dessins : le chromatrope, avec ses dilalations ei ses contractions, on une (oile de- vienl jleur, puis cliange ses pc'iales j)Our des poinles de couronne. et (init par lourbilkmner en soleil, ])assant durubis a loineraude. de la t(^paze a ramethyste autour d'un centre de diamant. peu- vent seuls, grandis des millions de Ibis, donner une id('e de ce parlerre mouvant d'or. de pierre- ries, de tleiuN, i-enouvelant ses arabes(pies (Hin- (;elantes par son agitation perp(!tuelle. A I'entreede la f'amille imperiale cef eclat mo- bile se tixa. et Ton put dcmrler les pliysionomies el les personnes a Iraveis la scinlillation apaisee. 2.'{2 T.'llIVKIi EN" RrSSTF. Kn Russio, les l)als do la cour s'ouvreiit par c.o (|u'on appelle ime polonaise: ce ii'ost ])as uno danse, mais iino sorte de defih'', de procession, de mnrche nux fhimbcovx. rpii a l)eaucou[> de carac- tt're. Les assistants se separent de maniere a lais- ser libre au milieu de la salle de bal une sorte d'allee dont ils fornienl la liaie. Quand lout le nionde est en place. I'orcliestre joue un air d'un rliythme majestueux et lent . e( la promenade com- mence : elle est conduite par lempereur donnant la main a une ))rincesseou a une dame quil \eiil Ijonorer. L'empereur Alexandre II porlait ce soir-la un 'lefjant costume militaire (pie I'aisait valoir sa laille liaule, svelte, dt'i;agt'e. (Tetait une sorte de veste ou jaquelte l)lanclie descendant jusqua mi- cuisse, a brandebouriis dor. bordee en renard bleu de Siberie au col, aux poignets et sur le pour- tour, etoilee au flanc par les placpies des arands ordi'es. Un pantalon bleu de ciel. collanl. moulaii lesjambes et se terniinail a de minces bottines. Les cheveux de l'empereur soni coupt's ras et de- jiagent son front uni, plein et bien forme. Ses traits, d'une reiiularile ])ai'faite. sem]leiil modeles pour For ou le ])ron/.e de la niedaille; le bleu des veux pi'end une v;deur parlicnliri'e des tons bruus UN BAL AU TALAIS n'llIVER. 233 (le la figure, moins blanche que le front a cause des voyages et des exercices en plein air. Les con- lours de la bouclie out une nettete de coupe et d'arcte tout a fait grecque et sculpturale ; I'expres- sion de la physionomie est une fermete majes- tueuse et douce qu'cclaire, par moment, un son- rire plein de grace. A la suite de la famille imperiale viennent les liauts officiers de I'armee et du palais, les grands dignitaires donnant cliacun la main a une dame, Ce ne sont qu"uniformes plastronncs d'or, epau- lettes etoilees de diamants, brocliettes de decora- tions, plaques d'emaux et de pierreries formani sur les poitrinesdes foyers de lumiere. Quelques- uns, les plus eleves en faveur et en grade, ont au col un ordre plus amical encore qu'honoritique , s'il est possible : le portrait de I'empereur entoure de brillants: mais ils sonf rares, ceux-la. et on les compte. Le cortege marclie toujours et se reci'ute en route : un seigneur se detaclie de la liaio et tend la main a une dame placee en face de lui, et le nouveau couple s'ajoute aux autres et prend rang dans le defile, rhylhmant son pas, le ralcntissant, I'accelerant selon fallui'e de la tc'fe: cene doit pas T'ti'e une chose aisre que de marcher ainsi, se te- 20. 234 L'niYER EN RrssiE. nam par le l>oul du doipt. soiisle feu de mille re- gards tacileinent ii'oiii(jues: la moindro ^auclierie de coiilenauco. le jjIus It'^cr eiid)arras des pieds. la plus imperrepiible tauie de jiiesiire se i-einar- queiit. Les hahitudesniililaires sauvent Leaueoup d'homnies, mais(|uelle dilliculti' pour les femines! [.a ])ln|)art ^"en lirent adniirablemenl bien. et de |)lus dune on pent dire : Ht vera inre.^si' patiiit dfo ! F^lles )>assent le^rres. sous leurs plumes, leurs lleurs. leurs diamains. Itaissant |tudi llois de ^oie et de dentelles. se rati'aichis>ani dune palpitation d'eventail, aussi -i I'aise (pie ^i elles se prome- naient dans I'allee s(liiaire dun pare : marcher d'une manirre nolde. i^racieuse et simple,. lo)'s- (pi'on vous rei^ai-de. plu>d'une grande actrice ne la jamais su ! (ki qui fait roiiitinalitt' de la cour de Russie. c'est (pi'au c()i'tt';^(' se joii^naieiit de temps ;i autre un jeune prince cii'cassicii a laille deiiurpe. a poi- trine t'vasf'f. avec son (''IiVmiii ci fa^luenx costume oriental. lui dietdcN Lcsiiliiciis de la i:arde. ouun oOicier mon^ol dont \v- snJdaK diii t'nc()rc pom- amies, fare, le car(|n<)is ei li- Ixmclier. Sous le ' UN BAL AU PALAIS d'hIVER. 235 gant blaiic de la civilisation se cachait, pour se leiidre a la main d'une princesse ou d'une com- tosse, la petite main asiatique liabituee a manier I't'troit manclie du kindjal entre ses doigts bruns et nerveux. Cela ne semblait etonnant a personne ; en eft'et, quoi de plus naturel quun prince min- grelien ou mahometan. marcliant la polonaise avec une grande dame de Sainl-Pelersbourg. grec- (|ue oriliodoxe! Xe sont-ils ]>as lun et I'autre su- jets de rem]:)ei'eur de toutes les Russies? Lesunitbrme, et les liabils de gala des hommes sont si t'clatants. si riches, si vari('s. si charges d'or. de broderies et de decorations, que les fem- mes. avec leur t'legance moderne et la grace le- grre (les modes aciuelles, out de la peine a lutter contre ce massif t'clat : ne pouvant etre plus ri- ches, elles sont plus belles : leurs epaules et leurs poitrines nues valent tous les plastrons d'or. Pour souienir cette splendeur. il leur t'audrait. comme auK madones byzantines, des robes d"or et d'ar- gent estampt'. des pectoraux de pierreries. des nimbes radi(''s de diamanls: mais dansez done avec une chassed'ort'evrerie sur le corps ! N'ailez pas croire a une simplicity par trop pri- mitive cependant ! Ces simples robes sont en point d Angleterre. et leurs deux ou trois tuniques su- 236 i.'iiivER EN nrssiE. perposees valent plus quune dalmati(pie en bro- cart d'or ou d'argent ; ces bouquets sur celte jupe de tarlalane ou de ijaze soul rattaolies avec dos n profondeurs de I'Occan! D'ailleurs en etant simple on fait sa cour a lijnpei'atrice. qui prefere I't'lt'- gance au faste ; mais soyez sur que Mammon n y perd rien. Seulement. au premier coup d'oeil. dans un dt'lile rapide. on s'imaginerait f|ue les femmes russes d('))loient moins de luxe que les lionimes ; c'est une erreur. Comme toutes les femmes. el les savent rendre la gaze plus chere que lor. (Juand la polonaise a parcouru le salon et In ga- lerie. le bal commence. Les danses nont rien dt- caracteristi. Tue (jl)scurilt' relalivc r<'i;iiait dans ccilc sallc dune diinonsioii eiioi'ino : c"('lail la (\uv (knail a\oir lieu Ic s(u|jer. Bien dos calliedialcN soni luoins vash^s. Au loud, a Iravei's r()iul)i'o. so dt'ssiuaioul les li.nncs l)lan- clies des tables: au\ an,L;K'> >ciulillaient va^iue- meul de iiii^aiitesques jiloes d'ort'c'vreries roufuses jelaiil une paillelte l)i'us((ue, reuvoyaiil en ('clair un rellet venu on ne sail d'ou . c'elaient les dres- soii's. Fne estrade dc ^^'louls i''j)aucliail ses niai'- elies aboutissani a une lable en ler a elieval. Avec une aeiivit(' silen('ieu>e allaicnt ct venaieni des la(]uais en t^i'ande livrre. des niaiordoines. desol- liriers de bouciie donnani la dei'inrie main aux apprris. (^)u(d((iu's i-ares lumirres serpentaieiu sur ce loud sonilne. coninie des ('lincelles sui' du pa- pier bruit'. r,e|)('ndant dinnoinlualths Imiiiiies cbariieaieni Its ^andlal)re^ d >ui\airiit ]'-> cordon^ des iVises on leeonlour (Us arcades. I'iJIcs iailli>>aieni blan- tlit's de h'ur^ lorcliri'c^ luiiUdo . cuninie des ]iis- lib. du calicc (IfN llciir>. iii;ii~< |)a-> la moindr' (loile luniinen>e nc ircndijaii ;i Icins pointes. On t'ur dil dcsslala* liics-fli'cs. ci Idii ciileiidail dt'ja. IN BAL AU I'ALAIS It'lllVEH. 239 comme un bruit d'eaiix debordees. le bruit sourd de la t'oule qui approchait'. Lempereur parut sur le^euil : ce tut coiiiiue un fiat lux. Uiie flamme subtile courut d'une bougie a I'autre. aussi rapide ([ue I'eclaii' : tout s'alluma dun sieul coup, et dej> torrents de jour remi)lireutsubitenieiit I'immense salle eiubrastie coniine par niagie. Ce passage brusque de la penondjre ci la clarte la plus ecla- (ante est vrainient t'eeri([ue. Dans noire siecle de prose, il taut ({ue tout prodige s'explicjue : deslils de fulmi-coton relientl'une a I'autie toutes les me- ches des liougies enduites d une essence inilaninia- ble. et le feu, mis en sept ou liuit endroits. se propage instajitanenienl. (In einploie ce nioyen [lOUf allunier le> grands lu->lre> de Saint-Isaac, ([ui laissent pendre comme un lil d araignee. au-des- sus de la ttHe des tidclcs. un lil de coton-poudre. Avec une i'ami)e dc ga/. bai>SL'e et iiau^see. on pourrait produire un eflet analogue: njais le gaz. (pie nous >>a<'liion>. nest point employe au palais d'Hiver, (jn n y inide (pie de la bougie en vraie cire. Ce n'est plus (pr'en Russie que les abeilles contribuent au luniinaire. L'imperatrice prit place, avec quelques person- nages de haute distinction, sur I'estrade oil elaif placee la table en fer a choval. Derriere son t'au- 2-40 i."iiivi;i! i;n lussii;. teuil dure srpaiiouissail , coiiinie uii ;^ii;aiiles(jU(' leu d'ai'iilice vej^elal, uiie itunieiise i^eibe do ca- mellias blaiics el roses j)alisses coiitre le mur de niarbre. Douze iic-gres de graiide tadle, ehoisis parnii les plus beaux specimens de races atVicai- nes, veUis a la mameluk. turban blanc roule en torsade, veste verte a coins dor, ample pantalon rouge serre par une ceinture de caclicmire, le tout soutache et brode sur toutes les coutures, descen- daient et montaient les marches de I'estrade, re- inettant les assiettes aux la(iuais ou les leur pie- iiaut des mains avec ces mouvements pleins de grace et de dignite. nieme dans un emploi servile, particuliers aux Orientaux. Ces (Irientaux ayant oublie Desdemona I'aisaienI majeslueusement leur devoir et donnaient a la iVie tout europeenne un cachet asiati(pie du meilleur gout. Sans designation de place, les in\ites s'etaienl assis a leur convenance aux tables disposees ])<.)ur eux. Ues riches surtouls, argent es et (lores, repre- sentant des groupes de figures ou de lleurs, de^ niythologies ou des l'antai>ies ornemenlales, <'n gai'nissaient le nulieu; de> candelabre.> alternaieiU avec les pyramidesde fruits et les pieces montee>. Contemplee de haul, retincelante symetrie des ciistaux. des porcelaiiif"-, des aigenleries et des IN BAL AT I'ALAIS I'llivr.i;. 241 l>ouquels, se comprenait mieux encore (jue ilea bas. Un double cordon de poilrines de femnies, scintillantes de dianiants, serties de dentelles, re- ;4nait le long des nappes, traliissant leurs beautes pour Foeil invisible, dont le regard pouvail aussi se promener sur les raies qui separaient les che- veuxbruns ou blonds, parnii les tleurs, les t'euil- lages. les plumes et les pierreries. L'enipereur parcourait les tables, adressanl quebiues mots a ceux qu'il veut bien distinguer, s'asseyant (iuel([uefois et trempant ses levres dans un verre de vin de Champagne, {)uis s eloignanl pour t'aire la meme chose plus loin. Ces stations de ([uelques minutes sont considt'-rees comme une grande faveur. Apres le souper. les danses reprirent ; mais la nuit s'avancail. II etait temps de partir ; la tcte ne pouvait plus ([ue se repeter, et pour un temoin seulement oculaire elle n'ofii'ait plus le meme in- teret. Le Iraiueau, ([ui avait traverse la place pour s'arreter a une petite porte. dans la ruelle sepa- ranl le palais d'Hiver de I'Ermitage, reparut, se dirigeant du cote de I'eglise de Saint-Isaac et em- portant une pelisse et un bonnet de t'ourrure ({ui ne laissait pas voir de visage. Comme si le ciel eut voulu rivaliscr avec les splendeurs de la terre. une "212 l'iUVER en RISSJE. aui'Oie boi'cale lirail dans la iiuit sun leu d artilice polaire, aux t'usoes dargeiit, d'or. de pourpre el de nacre, (Heignanl les eloiles pac ses irradiations pliospliorescenles. XI LES THEATRES Les tlu'i'ilrps a Saiiil-Pt'tersltourg on I Line ap- parenre inonunientale et rlassi(|ue. lis rappellenf en gen''ral par leur arehiteeture lOdeon de Paris oil le theatre de Bordeaux. Isoles an milieu de vastes places, ils oftVent une grande t'acilite d"a- hordset de degaitenients. Pour noire pan, nous [)r('t't'i'erions un style jdus oriiiinal , el il nous >einble qu'il ('tail ])Ossible de le ereer avec les formes propres au jiays. donton eiit tire deseffets neufs. Mais ce reproelie n'est ])as sptVial a la Hussie. L'adniiralion maleniendue de I'antiquite peuple loutes les eapitales de Parthenons et de Maisons Carrees copies ])lus ou moins exacte- ment. a grand renfort de moellons. de bvirjues ou de jilatre. Seulement. nulle part ces pauvres 244 l'hiyer en russte. ordres grecs nont lair ])lus drpayst'' ot |)lus mal- lieureuK (jua Saint -Prtorshouri; : lia])ilues u I'azAiret au suleil. ils ^relotlenl sous la iieige ([iii couvre le Ill's (oils |)lats jieiidaut uii lon^ hiver. II est vrai (|u"oii les balaye soii;iieusoment a cliaquc nouvelle tombce. oe ((ui ost la moilleure critique du stylo clioisi. Des stalactites de ^laco dans les acanthes des chapiteaux corinthiens! que dites- vous (le cela? Tne I'eaction romanti([ue s'o]:)ere maintenant en I'aveur de larcliiteciure moscovito- hyzantine. nous souhailons (ju'elle reussisse, Clia({ue contree lorsquon ne la violente ])as au norn d'un pretendu boii liout. produit ses monu- ments coninie elle produii ses hommes. ses ani- maux el ses ])lantes. d'apivs les necessites dc climat. de religion et d'origine : el ce (|u"il t'aul a la liussie. c'esi le i^rec de Ihzance el noii le gre<' d'Atlienes. Cette reserve faite. il ne reste |)lus qu'a loner. Le grand theatre on Ojx'ra italien esl magnififfue. d'uiie gi'andeur colossale. et peiii ri\alisei' pour la dimension avec la Scala on San ('.ai'lo : Its \oitures, stalionnant sur une place immense, v acccdent sans ti'ouble ni dc'sordrc. Deux on tr(is vestibules ;i porle> viti't'cs em|)('client Tail' glact' (In deliois (le t'aire irruption daii^ la ^allc et nn'- LES THKATRES. Mo nagent la transition de 10 ou 15 degres de froid a iO ou 25 degres de elialeur. D'anciens soldais en unitbrmede veterans vous attendenl a I'entree poui' vous debarrasser de vos pelisses, de vos fourrures et de vos gaioches : ils vous les rendeni sans jamais se tromper : cette niemoire de la pe- lisse nous semble une specialite russe. Comme an theatre de Sa Majesie, k Londres (Her Majesty's Theatre), on ne va a I'Opera italien de Saint-Pe- lei'sbourg (|u"en habit noir , eravaie blanche, ganlspaille ou de cauleur claire, a moins qu'on ne porte runit'ornie d'un grade ou d'urie t'onction ([uelconque, ce qui est le cas le plus tre(|uent ; les t'emmes sont en tenue de soiree, coiffees en clie- veux, decolletees etbras nus. Cette etiquette, que nous approuvons. eontribue beaueoup a IN'^lai (111 spectacle. Le parterre du grand theatre est divise au mi- lieu par un large ])assage. Un corridor demi-cir- culaire I'entoure, borde dun cote par un rang de baignoires , et permet pendant Fentr'acte de causer avec des personnes de connaissance qui occupent les loges du rez-de-chaussee. Cette dis- position si commode, en usage dans tousles prin- cipaux theatres des capitales, excepte a Paris. ilevrait bien y etre imilee lorsqu'on reconstruira ^1. 24() i.'iiivER EN russif:. rOp<^ra (I'uiie tacon dc'linilive. On peut ainsi quitler et repiondro sa place sans dc-ranp^er per- sonne. Ce (pii vous t'rai)pe d'abord en entrant, c'est la lo^e iniperiale ; clle nest pas installee, eonime che/ nous, entre les colonnes davant-scene, mais au plein milieu, en fane de racteur. Sa hauieur ('Oiij)e deux rani^s de lo^es: d'enornies lianipes dorees, sureliar^'ees de sculptures, souliennent leseourlines de velours relev('es de cables ei de j<];uids d'or, et supporlent un j^i^antesque blason aux amies de Russie. de la |)lus fit-re et de la plus t'antasque tourinirc lieraldi(|ue. (Test un beau motif fl'ornementation que cet ai^le aux deux tetes sonirnees de couronnes, aux ailes eplovees. a la rix d'abonnemen! pour Vopera. Comme la danse doit seule former tout le spectacle, les ballets ont plus de develop- pement que chez nous : ils voni jus(|u'a fpiatre on cinqactes. avec beaucouj) de tableaux et de chan- gements a vue. ou bien lOii en joue deu\ dans l; meme soirt'e. 250 l.'llIVKl', FN HCSSTi:. Lcs liaulo celi'liritt's du chant el de la daiise (>n( tail leur apparition siirle (jraiid-Tlieatve. Cha- <|ue t'toilo ost venuo a son lour Juiller sous ce ciel polaire ei ny a perdu aucun de ses rayon'-. V t'orcc de I'oubles et. de lion accueil. Ton a vainru la crainte cbini('ri(|ue des extinrlions de voix el des rhuniatismes. Nul iiosier. nul iienou ii'a soutVerl dansce jays de neige oii lVii vnii le tVoid i. Tai;lioni. FJsler. C.arlolla. y ont et*'- tour a lour el adniiiv's et eonlpri^; Huhini nienie y a t'lt- d('ror('': dau^^usles approbalion> aninient la vei'vc t\p< artisies el leui' monti'enl qu'ils >oni linenienl a|)pi'eci(''s. ([uoique souveul ils ne ^e di'cideni (|u'un peu lard a enlreprendre le voyage. (lelie ann('e. Tainberlick. (^al/.olari, Honroni. >!"''' Hosio. Lolti. Bernardi. Doltini, tbrniaienl une trte de troupe adinir^able; .M'"' Ferraris, la plu> [)art'aile ballerine du monde dei)uis la reiraite de Carlolia (irisi. jouait un ballet, ('(jnipost- pour elle par 1^'rrot.. le clioiu'i^rapbe san> rival. Se t'aire ai)i)laiidir pour un pas. a Sainl-lN'lersbriurp. n'esi |)asclirKe facile. Le- Hus-e'>sonl irr->-(onn;n>seui's en balit'l. el le leu de liMii> loi'Lineltes e>1 I'edou- lable. Old la -ubi \irioricu>eMieni |)eut t'ire sur de -oi. Leur ('.on>er\ aloiic de d;in-t' t'<>nrnil de^- LES TllEATUES. 251 sujets remarquables et un corps de ballet ([ui n'a pas sou pareil pour leusemble, la precisiou et la rapidite des evolutious. C'est plaisir de voir ces liynes si droites, ces groupes si uets ([ui ue se de- composent ([u'au momeut voulu pour se ret'ornier sous uu autre aspect; tous ces petits pieds (jui re- lonibenten niesure, tous ces bataillons choregra- phiques qui iie se decoucertent et ue s'embrouil- leut jamais dans leurs uiauo^uvres! La, pas de causeries, de ricauemeuts, d'oeillades aux avaut- scenes ou a I'orcliesire. C'est bieu le moude de hi pantomime, d oii la parole est absente: Taction ne deborde pas de son cadre. Ce corps de ballet est clioisi avec soin parmi les elevesdu Conserva- toire : beaucoup sont jolies, toutes sont jeunes et bieu failes et saveni serieusement leur elat. ou leur art, si vous I'aimez mieux, Les decois, tres-riches, tres-nombreux, ires- >oignL'S, sont faits par des peintres allemands. La composition en est souvent ingenieuse, poetique et savante. mais parfois surchargee de details inutiles qui dislraient Toeil et empechent I'effet. Lacouleur en est generalement pale et froide; les Allemands, comme on sait^ ne sont pas colori.^tes, el ce detaut et sensible ([uand on arrive de Paris, oil Ton pousse si lorn la magie dc la decoration, 2.)2 I. iiim;i; i:n iiiss]i;. Oiiaiit au tlR'iiti'e eii lui-iiiriiio. il c>l admirablo- iiieiit machine: les vols, les eiiiiloutissenjeiils. le^ Iranst'orniatioiis a Mie. les jeiix de luiiiic'i'c t'lcc- trique et tous les prestiges (|ue iircessite mii' inisc en scene conipli(|uee s'y executeiil avec la [ii'()ni|i- Litiule la })lus ceilaine. (lomnie nous I'avons dil. I'aspect de la salle est tres-brillant ; les toilettes des t'ejnines se detaclient a ravir du fond de velours poui']i'e des loi^es. el [tour I'etranger, lentr'acle ii'est pas juoins ijilc- ressant (}ue le spectacle; il pent, sans inconvc- uance, le dos touriK- a la toile. tenir scdant son aristocratic sur Ic Ixjut du doigt. lui nonmie de leurs litres de i)i'in- cesse, de comlcssc ou de baronne les teles l)l<)jides ou brunes (pu unisscnt la nHerie du Xoril a la |)laciditc orienlale coinnic dies im'lciil Ic^ lleurs aux dianiants. Uans la ix'uoniljre (lc> baii;ni)U'c> >cintillcnl vaguenient (piebpio ct'>lt''l)rit(''> di' tlK'alrc. deux MU ti'ois bolit'uiienncs df .Muscou aux ajusteinent^ bizarres, et un certain nonibre de baronnes d'Ange exportces tlu denii-inond(! pai'isien. dont les ligu- les connucs n'ont ])as bc:;0in de n-jmenclateui'. LEs tiii:athks. '2oli Le Tlieatre-Fraiirais. a})pelc au>si tJicalre .Mi- chel, est silue acteurs sy disputent les nouveaules [)Our leur^ re[)r(';?enlations a ijcnelice. ([ui ont lieu ordinaire- inent le samedi ou le dimanche. el (pii dt'termi- nent le >peetacle de la r^emaine. Telle piece a sa premiere repre>enlation a Saint-Pelersbourg pres- '|ue en nieme lemiis (pi'a Faii<. On ne pent se delendre d un certain orgueil en voyant a six ou sept cents lieues de Paris. sous le soixantieme degre de latitude , notre idiome assez repandu pour alimenter de specta- teurs un theatre exclusivement I'ranvais. Ce qu'on apitelle a Saint-Pciei'sbourg la volunie nc remplit i'u- a coup ^ur la moitie de la -alle; le theatre Michel \ieji( dcin' icbati ,111 un plan plu-; nche 254 i.'iiivEi; i;n iiL>>ii.. (.'( plus \asle: roiiNcrluit' a ''l('' iiiauuui ('(.' [)ar nil (liseours eii vers (i'r>-l)ieii louriH's. de II. Var- let, (|iie liertoii a dil axec Ijeaucoiip d art, dc seii- liiiienl el de \ei'\e. PeiidaiiL noire s('jour dans la ville des l/.ai>. se Irouvuil de j)assaiie Je ccdei^re acteur ul-j.iv anie- ricaJn Ira Aldrii;::,!' : il doiinail (le> re[ir(''>en- tations au theatre du ('ar(|ue. (|ui s'eieve non loin du (Irand-'riieatre, C/etait le lion de Sainl-Pe- lersl.)Ourii. el il t'allall > v ju'eiidi'e j)lnsieurs jours d ava)ice [touv obtenir une -talle dun i-difj pos- sible a 1 une de ses soirees. 11 jouad aboid Ullu'lln. L'origine d'lra Aldriiii^e le dis[)ensait de Iduie leinture au ju> de ri'^lisse et au niai'c de cale : ii n'avail pas l)esoni de iiietire -e- luas dans !- inanches d"un Irieol clKK-olal. La peau du )('le ('tail la sienne, et il ne lui I'allait iiul elVuii [tour y entrer. Ai!>>i son enli'ee- en scene I'ui-clle ma- uiiiti(pie : ( elail Ollielld hii-nirim' romnie la ri'ee Sliakespeaif ascr -e-. \(ii\ a dcmi t'crmi'^ el cfjinine fblduis dii -oled d Aiiiijuc sa iKDicli.t- lanle altitude nrifiila!*' et cciic dr'-iinoinnv iU' neiire (pi aucun Liiii>pi''cn ne |iciil iinilt'r. (j/innie il n V avail pa-- de troupe aiiLilaix' 'i Saiui-IN'ttM- boLU :,' . uiais -euleini-'iii uiit ti'Mii.e alltmandc Iia Aldii;j.ge leeitait ie texte de S!iake-peaie. el I.F.S TIIEATni'.S. 2S5 ses intedocuieurs, lago. Cassio. Desdemoiia, ]ui I'rpondaient par la traduction de Schlegel. Les (loux lariiiues, toutes deux d'origine saxonne. iia sp contrariaieni pas trop. surtout pour nous qui, ne sachant ni I'anglais ni Fallemand, nous at la clilons priiieipalement aux jeux de physionomie, a la pantomime et aux rotes plastiques du role, .>fais re melantie devait sembler hien bizarre pour ceux qui connaissaient le> deux idiomes. Xous nous attendions a une maniere t'nergi(jue, dc'sor- doniu'e. fougueuse, un j>eu barbare et sauvage, dans le genre de Kean ; mais le grand ti'agedien negre, sans doute pour paraitre aussi civilise <|u"un blanc, a un jeu sage, ri'gle. classique, nia- Jestueux. rai)pelani beaucoup celui de Macreade. Dans la scrne linale. ses fureurs ne sortent pas des limites ; il ('-touffe Desdemone avec des ])i-o- c(''d(''s. el il rugil convenablemeni. En un mot. aulaiii (|u"on ])eul juger un acteur dans de telles conditions, il nous a send)l(' avoir plus de talent ([ue de g('uie. plus do science (jue d'inspiration. Toutefois batons-nous de dii'e <[u'il produisait un elfet innnense et soulevait (rinterminables ap- plaudissemenls. Vn Oibello ])lus fauve et ])lus It'i'oce anrail peul-ctre muins i'(''us>i. Aprcs tout. Uiliello \ it dcpuis 1onglein[)> j)aniii les chrc'liois. 2m i.'iiivKii i;n iir^si!-. et le Hull (le Saiiit-Miirc a t.\u a|i|)ii\istre pour joiier uii inMc noir. pouvquoi un conit'dieii iioir lie s'eiirariiieiait-il pas de ceruse |)Oiii' jouer 1111 role l)]aiie? C/esl ce (|ui arriva. Ira Aldriiige joua, la semaiiie suivanle, le roi Lear de niaiiirre a produire toule lillusiou desiralile. Vvi crane de carton couleur de chair, d Oil pen- daient (|uel(|iies nit'clies arisen t'es . couviail >a chevelure laineuse et lui descendaii jiis(|u'au\ sourcils coinme un casf|ue: un rajouli' en cire crtinblait la coui'l)ure de son nez ''[)ait''. I'n lard epais enduisait ses joues iioires. et uiie i^rande barbe lilanche eiiveloppant le re^te de sa liiiure. desccndait jusqne siir sa poitrine. f.a tran^toi- inaiion ('tail c(.)nip](''te : (".nrdelia n'auiaii pu se douler (prelle a\ait pour [M'-re un nri^re. .Ja- mais I'arl da ina(piillai;e ue till ]iius-('- plus Njiii. Par line sorle dt^ cixpiellcrie jiicii ((iiiccn alilc. Ira .Mdriiige navail pa> blandii -c-, niaiii^. el die- apparaissaieiil. an lioiii de> nianclie^ de sa lu- iii(pie. iu'iiues coinine desjtalles de siniic. .Xijiis le Iroinaines siijx'riciir d;iii-> le ri'ilt' dii \icii\ rui I.ES THI-ATHI 3r;7 persecute parses mt'cliantes lilies a ce qu'il etail dans eeliii du More de Yenise. La, il jouait ; dans Othello il etait liii-meme. II eut des niouvements superbes d"indignation et de colere, mais avee des t'aiblesses. des tremblements seniles et une sorte de ]'ai>a('liage somnolent, ronime rela doit eire pour un vieillard presque eenieiiaire (jui passe de I'idioti^uie ;i la t'olie, sous le poids d'iulol;rables uialheurs. ('hose etonnanle et (pii montre eom- bien il se uiaiti'ise : quoi([ue robusie et dans la force de i'ai^e. b-a Aldriage ne laissa i)as echapper dans toute la soiree un seulmouvement jeune : la voix. le pas. le geste. tout etait octoiienaire. bes succrs du tragedien noir piqucrent d'eniu- lation Samoiloff. le grand coniedien russe. (|ui joua aussi au theatre Alexandre (}th(Al.o et le Roi hear aver une verve et une puissance toutesshak- speariennes. Samoiloff" est un acteui' de genie a la t'aeon de Frederick : il est inegal. fantasque, souveni sublime, plein d'eclairs et d'inspirations. II est a la t'ois terrible et burlesque: et s'il repre- sente ailmirablement les heros, il ne joue pas moins bien les ivrognes. C'est , du I'este , un homme du monde d'excellentes manieres. Ar- tiste jusqu'au bout des doigts, il dessine lui- nienie ses cosLumes et cravonne des caricatures 258 L IIIVER EN Rl'SSIE. aussi sj)irilut'll('s de trail que (riiiieniion. Ses representations fureiil suivies . mais pas atilant ((ue celles d'lra Aldrij^ge. \\i\ conscience. Sa- nKH'lolTne pouvait se t'aire nri,Me ! XIIT E TCrTOURINE-DYnPt riiaqno \ illf a son recepiacle mysic'rioux ('loijjnt; (1u centre. fjuOii pent iie pas voir, nieme ajn^Vs un loiii^- S('j()iii'. lors(|ue vos habinides vous ])i'0]iir- iienl dans le niOnie reseau de nies aristocratiques. son ossuaire, oil von I s'ompiler. soni]l<''S, fan^eux. int''('onnaissal)les. lous les debris du luxe encore as>e/ bonspoiii' des consoinmateurs de cin(|uieme oil sixirine main. La linissent les co(piels cba- |ienn\, di'licais cbet's-d'n3uvre des modistes en vo-' i^iie. bossiK'S. flt'tris. graisseux. 1)ons a coifler des fines saNanis: les frars noirsde iin drap. jatUs toui (loi1('> de (b'coi'alions. qui out en Ibonneu]' (ie liiinrer dans des ])a1s splendides ; les robes desoi- rt'c jei('e> le matin a la lennne de clianibre. les blondes jaunies. les (l('nl<'lles ('raillt'es. les Ibur- lures cliauves. les mobiliers liors diisaae. riiunuis 2fiO i."iiivF.i; EN iirssiF.. rl Ic siralimi dcs civili^alioii.s. Paris a Ic Tt'iiipU'. IMadridleRastro. Coiistaii(iii(])lt'le l)a/.ar(h's poiix. Saiiit-lY'tersboui'i;- le Tclioukiiie-DNor. uii (|uarlier (le liaillons des plus curieiix a visitei'. Henioiitez en traiiieau la Pci'speciivc Ncwski . depassez le (Jastliiui-I)vor. uiic soi'te de Palais- PiDval aver dcs ijalcrips hoi'di'-es dV'lt'i;anlt's jion- li(pios: a ceitc liaulfur. dilcs axoiic JsNoclilcliick k' sarranienlt'l nn h-ro . ci . apirs avoir tVanclii ircns oil quatro rues, voiis vous irinue/ a dcNiina- lioii. Fjitrez. si vos iicrt's olt'artit's iic sunt pas troji di'licals. ])ar le bazar des ehanssuresetdes peau\; la forte odeur du nurse coinbiiiaiit a\ec. lerclenl des clioux aiiires compose uii part'iiiii loui local. plus sensible |)our Ics ('Irauucrs (pic pour Ics Husses. et au([ucl on a dc la peine a shabitucr: inais. (puind on veul tout \oir. il iic t'ani pa^("tle peiilc-niailrcssc. I.cs bouti(|ues du Tclioulsinc-DAor soul failcs {{<' boufs de planches; cc son! dc> bou^^cs soixlidcs. doiU la nei^cd'nnc blanclieur ininiacnli'e (pii ai- ^entait leurs loiis. ce joui'-l.'i. tai-aii paraitre Ic- tons ranees encore phis sales. Des ^aiirlandcs {\(^ vieilles holies en cnir i;ras. el (pichcs boites ' (lev peauN roiihes v\ raipchini i.i: Ti:iiurKiM'-DY(in. 2r.l par line sorte de silhouette sinistrenieiit caricatu- rale la forme de la bete quautrefois elles revr- taient . des touloupes praisseuses et depenaillees iiai'daiit conime une vaiiiie empreinte huniaiiie. tV)rmaieiit la deroration composite des devantu- res: tout eela. peudu a Fair et rehausst' de quel- (pies touches de ueige. prenait sous uu ciel baset d'uji t;ris jaunatre ini aspect miserablemeut bigu- hre; les marchauds n'ctaient guere plus pi'opres (pie leur marchandise : etcependant, si Rembrandt l"eut voulu. il eut. en egratignant de hachures une planche de cuivre vernie. fail, d'aprcs ces hommes barbus emmaillottes de ])eaux. de luou- ton. quelque miraculeuse eau-forte. et mis par un rayon le caractcre dans ces laideurs. I/art trouve srm l)utin partout. Vn grand nombre de ruelles coupent les bara- (juements du Tchoukine-Dvor. (;iiaque quarlier est allecte a un genre de commerce : plusieurs pe- tites cliapelles. dont I'interieur montre, a laclarte lies lampes, les pla(pies de vermeil et (Targent de ses iconostases en miniature, brillent aux angles des carrefours. Parloul ailleiirs. dans le Tchou- kine-Dvor. il est dcfendu d'avoir de la lumiere: une ('tincelle met trait le feu a ce I'amas de vieilles planches et de vieillcs chosen. On ne brave le dan- 2G2 l'iitver en RrssiE. ger(juepuur la ijloriticatioii des imafies. Ccs nias- ses (rortV'VVorit' dans ce lieu sombre el iiiisorablo out nil flamboicmoni ])artiriilier. Acbctcurs el marcliaiKis, eii passaiil devaiit ces chapelles. I'mil line muliitnde . I'alies d'liler ponr la plupari, est aicliaiquc. La Kussie . ponr ses imat;es. coiilinne la tradilloii hy/anllne avec niie tideiltt- absolin-. Ses eiiliimi- nenrs sembleiit avoir fall leur a|)preiillssai;e sur le iiKjiil Alhos. an couveni d'A^ia Lavra. (^a[)r^^ les preceptes dii .Manuel de jieinlure recueillis par le molne, ('lr\e de I'anx'lenos . le baidiai'd de eel art loiil >p('cialoii I imilallon Iropexaclede la nature est rei^arch'-e c<)niine uiir >niit' dldolairlc. I'tys j)0Utl >(''e> d'lmaues de haul en bas. On y volt do madoiie-- nioiilraiil leui> l('te> hiaines. coplt'es sur le poilrall dc la Vier^e tall par saiiil Luf. a ha\('i'> les olampe-^ d'eau et les cadres de niiroirs persans. pour si- jiiuler la t'uniee ties siecles; des pla([ues de bronze artic'ulees comme des feuilles de paravent ou de> volets de trypti(|ueencadrant des suites de bas-re~ liel's pieux ; des croix d"art;ent oxyde. dune char- mante tbrnie greco-byzantine. oil tout un juonde de figurines microscopiques. fourniillant entre des U'gendes en vieux slavon , jouent le dranie sacre du Golgollia; des cou^ertures de livres histori('es el mille autres menus (jljets de devotion. Ouelque^-unes de ce> injages. linies a\ ec plus de soin. dorec-. ou jlUupu'es])lu^ ricliement. montoni a des prix assez (jlevt's. 11 n"y taut pas chercherde valeur arlisti(iae : niais toutes. meme les plus grossic'res. out un (^aractere <'tonnant. La sauva- gerie de k'urs I'oiTues. la erudite de leurscouleurs. le UK'lange de Tortevrerie et de la peinture leur donnent un cachet hieralique et boleimel i)lus pro- pre pcut-elie a Ltinuder la piete (|ue des represen- 2i'>'i i/iiivj-:r i;.n jirs>ii:. talioiis >avaiil('s. (les iinai;e> soiit i(lentiv siir elles, et les euni^er. inalyic' leur barljarie el leur naivete, lui eul parii uu sacrilege. Plus la ma- dune est noire, eiit'uniee, roide. plus elle inspire de eoniianee au lidele (|u"elle regai'de de ses grands yeux s'.tnibrep, fixes e(_)nnne leteniite. 11 est vi'ai de dire que le.-^ inuigeries du IVliou kine-Dveii' sunt eomnie eliez nuus les raliri(pie-5 de gra\ures >ur bois d'l{!piiud : ie ^ ieiiv style s\ vein- gie avec les routines pM[)ulaire>. A Saint-l>aar el dans (1 auli'es eglise^ ou clia|!elle> niud(M'ne>. toiU en consei'vanl I'a.spect geiieial el laltitude (()n>.( ei't'c. le> artistes ii'onl pas ciaint de doiuiei' an\ inadones loute la beauli' ideale doni ils ont pii le> douer; il> ont aus^i (k''baibcuillt'' le> sami-^ b.irbus et I'arouclies de leur hale de bistrt" pour leur ri-stiiuer la coloration liuniaine. Au p(jint de mk' de la -cience. ccla Naul inieux ^ans doule. niai (leul-elie IVliet ii'ligieux cst-il ainsi moins t'rand. Le style by/anlin russe . avec >c.. IVmkU d dr. se^ I'lrines >yn)elri(pies. >es api)licaii' mis de nu'lal el (\v [iicrrc.s . prrle adiiiiialileiiieiil a la (li'CMratiMn de- ('L;ii-e> , il a iiii an in , -It i iii.\ el -uinaluo'l [,i; T(;ii(>rKiM;-i(Voi!. 2().') loul ;i I'aiL en liariiioiiie avec sa destiuatioii. Dans line ile ces l)Oiitiques, nous ti'Ouvame> ajustee en madone grec({ue une petite co\ne de la Vier(jc u I'hostie, de M. Ingres. Les mains jcintes [>olH' la pi'iere, donl les doigts se louclieni delica- teinent par le bout, n'etaient vi'aiment pas iiial reussies niaigre la diflicuUe de la pose, el la tete conservait assez bien le caractere du modele. Xous lie nous attendions guure a I'enconlrer an Tchou- kine-Dvor ce souvenir de I'illusti'e niailre. (Join ineiit et parcjuels cheinins son cliet-d teuvre est-il arri\e a servir de patron pour une image russe ,' Xous la marcliandaines. Un en di'iuandait dix louldes seulenient, [larce ([u'elle n ('tail [ilaquec d aiuHine orl'evrerie. l^e-< inarehands d images selte, plusieurs out de belie? ligu- M's, serieuses. inteliigenle^ et douie>. el pour- 23 266 l'iiivek en hussik. raieiiL poser pour les cJirisls (ju'ils veiidciit, si Ian bvzaiiliii adjuetlail riniilaliou de la naluie dans les iiiiages consacrees. (juaiid ds v(jus voieiit ar- retes devaiit leuis iiioulres, ils \ous prienl poli- lueiit deiitrei'. et n'achetic/.-vous (jiie (juel(iues babiules, ils vous Ion I passci' en revue lout leui' iiiagasin, et, iion ^ans ([aehjueoi^^ueil, vous aiT<''- tent au.v [ieees les plus riches el les inieu.v ou- vrees. liieu nest plus eui'ieux ])our 1 elranger (}ue ccn bouli(iues si proi'ondenient russes. 11 peut s"y du- pei' t'acileniejit lui-nienie en achelaut coinnie an- lj(|ue un objet tout nioderne ; mais en Kussie le vieux date d'hiei'. el les inruies Ibrjnes. lorsfpi'd s'a^it de reprt'sentalions reliyieuses. sc ri'pe(enl invariablemenl. V,e (|ue de> connaisseuis nirnie experts. [)oui'raienl [rendr(' [unw Iduivre d('(jiiel- <|ue nioine yrec du neuxicine (ui du dixieme >.ir- ele, soi't souvent de I atelici' wmsIii. et le \ernis d or en e^t a [leine -eelie. II est aniusant d<' M)\v i adtiti)';i!i'ii naive v\ pieiise des inoui^iks pas-^ani par ((tic I'lic. qu on (tourrail ajipi'ler la rue .-ainic du Tcl;n;;kiii('-|)\r.r, Mali^re le iVoid. ils slalionneni cii exiae (le\anl les niadono'^ el U'h -aiuK. ft r('\('iil de ps<'Mler nn parcil tahicaii pMiir le ti-iirinlie. a l.t kifurdinu- LE TCnOUKTNR-DVOB. 267 lampe, dans I'aiiiile de leiir?! cabanes de iroiics de sapin. ^lais ils finisserit par s'rloigner, regardant l"en]plet(o comnie au-dessus de leurs moyens. Quel(fue.s-nns rependanK plus riches, entrent. aprrs avoir {ate le petit caliier de roubles en pa- pier serre dans leur ])onrse, pour voir si I'ej^ais- seur en est salisfaisante. et ils ressorfent apres de longues discussions, eniportanl leurs achats soi- gneusement enveloppes. I.es comptes se font a la nianirre chinoise, avec un abaque. cadre garni de lils de fer ])assaut a travers des boules (]u'on dc- ))Iace sui\ant les chitFres (|u"on veui addilionner. Tout le nionde n'achrte pas au Tchoukine-Dv( r : on y va ilaner. et dans les ruelles se presse une population tori J)igarr('e: le mougik en toulou])e, le s(jidat en capote grise y coudoient I'hunnne du monde en ])elisse. el lantiquaire espi'-rant (fuel(|ue irouvaille de]]us en phis rare, car ha naivete s'est envdli'e de ce hazar. et, de peur de se tromper.les mai'cliands y demaiident des ])ri\extravagants du inoin(h'e bibelot. Le I'Cgret d'avoir C(''de jadis a bon conij)le (piel([ue objet rare dont ils ignoraienf la \aleur le> a rendus plus (h'lianls (\ue les Auvei- gnats (If la I'uc de Lap})e. On Irouve de ton! dans ce caphariiaiim ; les bou(|uins Milt leur t|uarticr: des livi'es t'rancais. 2G8 l.'l![VE!l KX lU'SSJI'. anglais. Hllcmaiids. de tous los pays du inoiide, sonl venus s'echouor la sur la iioige, par mi les li- vrcs russes d('i)ai'cill('s. i'ripc's. taclii's, vernioulus. Quolquetbis los iiivostiyaleurspalieiils rcnroiitrciil |)armi l)oaii('oui) de I'atras uii inclinable, iiiie edi- tion i)riiK'e])s. mi voliiine jjerdii. sorti de la eir- eulalion el ari'iv(' an Telioukine-Dvor |)ar iinc snile d'aventiires qui ])OuiTaient Iburnir le siijei dune Odyss('e lumiorisliipie. (juehpies-uns de res libraii'es ue savent [las lire, re (|ui iie les empeche pas de counaitre tort ])ien leur niar- ehandise. II y a aussi des l)Ou(i(pies d'esianipes. de litlio- grapliies uoires ou eoloi'ifVs. On y reneonlre tV('- queiument des portraits d'Alexandre I"', de I'eni- pereur Nicolas, des grauds-ducs et des i;rand(^'<- ducliesses. des hauts dignitaires et des gi'in'raux des regnes ])r<'ct'deuts. crayoniH's par des lnain^ plus z('lees (pi'lialtiles, e( (jui doimeraieiit une ('trauiie id('(Mle leurs augustes niodeles. ^'()U^ ])en- sez bieu (pie les (juatre ]*artie> du ninndc. Ics Oualre Sais(jns. la Denuinde en niai'iage. la Xuct-. le (-ouclier et le Le^er de la niarii'e. loiis hs lioi- ribles l)arbonillages de noire lue Sainl-.lacfpies ^ y rencontreni a noinbreux exeniplaires. I'ai'iin It's tlanems el le^ aclicleurs. It's tcninif-. I.K TClKH-KINR-KVOlt. 269 sent eii niiiioi'ile; ce serail le coiilraire cheznous. Les feimnes nisses, (luoiciue I'ien iie les y ol)lig'e, semlilent avoir conserve I'liabitude orientale de la reclusion; elles sortent peu. A peine si, de loin en loin, on apereoit une mougike aver son mouchoir noue sous le menton, son surtout de drap ou de t'eutre pose conime une redingoie dhomme sur ses epaisses jupes, et ses grosses holies de cuir gras, pic'tinant dans la neige, oii elle laisse des enipreinles qu'on ne eroirail- i)as appartenir a la plus delicaie moitie du genre liumain; les autres lemmes ({ui s'arretent aux tUalages soni des AUe- niandes ou des etrangvres. Dans les boutiques du Tclioukine-Dvor, eoinnie an bazar de Srayrne ou de Constantinople, ee sont les hommes qui vendent. Nous ne nous souvenons pas d' avoir vu une marcliande russe. La rue des meubles d'occasion tburnirait la ma- liere dun cours deconomie domestique et don- nerait plus d'un renseignenient sur la vie intinie russe a qui saurait dechitlrer, d'apres ces restes plus ou raoins bien conservi's, I'histoire de leurs anciens possesseurs : tons les styles y ligurent; les modes tombees en desuetude t'orment des stralifi- calions regulieres ; cliaque ("poque y superpose par couclie ses formes devenues ridicules. Ce qui do^ -23, 270 l'iiiyer en russie. mine, ce sont les grands canapes de cuir vert, un meuble vrainient, russe! Dans un autre endroit sont les malles, les vali- ses, les karsines et aulres objels de voyage, empi- lesjusqu'au milieu de la voie el a demi enfouis sous la neige ; puis viennent les vieilles marmi- tes, les ferrailles, les ])ots egueules, les ecuelles de bois (endues, lesuslensiles hors d'usage, cerfui n'a plus nom dans aucune langue, le liaillon ar- rivani a la charpie et justiciable du chiffonniei' seul. S'il ne faisait 12 ou -15 degT('s de Iroid. une promenade en pared lieu aurait ses perils, niais toute la gent t'ourjnillanle jneurt a une pareille temperature. Par un temps plus cbaud, le danger eut aug- mente pour nous par le voisinage d'un joueur d'orgue (}ui nous suivait obstinement dans I'espe- rancede(|uelques kopeks ([ue I'ennui d'entr'ouvrir notre pelisse nous lit (juebjue temps lui i-efusei'. He joueur d'orgue avail une j)liysionomie t'alole et carael('risti{[ue. Une lo(|ue rrasseuse. ellrangc'e. entourail sa trie eomin(i un diadrme d('ri^oire; une vieille ))eau d'ours. autrel'ois lal)lier dun di'oscliki, eouvrait ses epaules el, t'aisanl un res- saul sur la caisse de I'orgue. dessinait au pauvre (liable une ('roui)e botleniote du plus singuber r.K TCIIOrKTNE-DVOIt. 271 pi'Olil qui conliustait avec sa maigreur. On iie s'expliquait pas d'abord cetle Losse tombee dans les reins, car la nianivelle seule de linslrument passail a l ravers les poils de la fourrure effilo- cliee, et la main qui la tournait rappelait le t-estc d'un singe se grattant avec avidite. Une espece de sayon de bure, decoupe en dents de scie par le bas, et des bones de feutre, com- i>l('laient ce costume digne de la poinle de Callot. A elles seules les bottes olaient tout un poenie de misere et de dulabrement. Avachies, defoi- mees, ])lissees en spirale, elles sortaient a demi du pied, et Jeiu's bouts se relevaient en pointes de (oil cliinois, de sorle que les jambes paraissaient s'arquer sous le poids du lorse et de I'orgue connne si elles n'eussenl pas contenu de libias. Le mallieureux avail lair de marcher sur deux I'au- cilles. eis le> |)(il> dt'-uidoimt's du sonrcil . petiilait un petit (rilduii bleu d'acier expi'imant iiue arisienne. On eui (lit une tomate dans de Tetoupe. l/orgue enfoui sous la ])eau dours. (juand son iiiaitre Tagaeaii avee la nianivelle, geignaii la- nientablemenl. seinblait deniander grace, poussait des soupirs aslhmatiques. toussait. ralait coinnie un inoribond ; il niordaitca et la,- par lesquel([ues dents restees a son rouleau, deux on trois airs de Tautre siecle, li'end)lotants. vieillols, caducs. du conii(jue le ilus lugubre. faux a faire liurler les cliiens. mais touchants, apres tout, connneces re- trains d'aulrei'ois (jue mui'inure d'une voix cassee el d"une baleine sitllanle I'aieule cenlenaire loin- bee en ent'ance. ('es spectr(S de clian>ons linis- saient i>ar faire peur. Sur de I'ell'et de son in>irunienl. el \()\aiil (pi'il avail affaire a un ('traniicr. cai' vis-a-\i-- d'un Husse il ne se fut poinl perniis celte in^i-^laiice. le dr(')le. avec une volubilih' de niacaipie. tournail la nui- ni\ellecomme s'il eut iraMiillt' derrirre .Meugin a inoudre ces air-- <|ui soutieiineiil l^'lonuence du r.F. TCiiorKiNF.-Dvor,. 2/.} faineux marchand de crayons; quand il se ful rendu suffisamment intolerable, une grosse poi- i;'nee de cuivre le lit taire; il reeut nos kopeks en souriant. et, pour nous prouver sa reconnaissance, arivta net, la valse coinnienc('e, I/ori;ue ])Oussa un liiiand soupir de satisfaction. Xons avons peint le coti' piitoresquedu Tclion- kine-Dvor : c't'tait le plus anuisant pour nous. II contient aussi des i^aleries couvertes bordees de bouti([ues contenani des denrees de toutes sortes, des soudacs fumes jjour les longs carcmes grecs, des olives, des beurres blancs conime ceux de Constantinople, qui viennent d'Odessa: des pom- mes vertes. des baie> rouges dont on fait des lar- tes. des nieubles neufs. des liabillements, des cliaussures. des etolVes el des orfevreries d'usage vulgaire : c'est curieux encore, mais ce n'est plus singulier comme ce bazar oriental eparpille au Jidlieu de la neii^e. XVI ZICHY Si vous Vitus promeiioz u Saini-]\''!f'iN])oiH-i;. sill' la Pei'S|)0('ti\(' Xewski . et il osi aii>si (lillicilt' do ]'('vitor qu'rtaiit a Veiiisc de lie pas allcr -ur la place Saiiit-Mai'C. a Xap]e>. dans la nie de To- lede. a Madrid. Piieria del Sol. clie/. imus. hdule- vard des Italieiis, aous reinarqiicrez sans anciin dotite le map:asin de Beiii^rnw. A ceUe place, le irot loir est toujoiirsencoinhit' de cnricux (pii con- lenipleiil les tableaux . les a(piare!le> . les piavn- res. les jdi'do^irapiiies. Ic^ Niainctic^. d jiis(pr;iii\ bodes decriuleurs. ^Mnveiil par nn t'roid de vcpi on luiit dei;r<'s. An-dessus dn i^rouiie la vapeur des lialeiiies se crjndcii^e en iniaL^e el lornie la coninie nn bronillard [lerniaiient : vmis y nitdercz a coup snr la lunKH' de \n\rv -outlle. alleiidaiil pour arriver a la \iirine la -^nrxivance d'nn spec- ziciiv. 275 taleur qui se rappelle (out a coup el fort a propos ([u'il a ail'aire a I'autre bout de la ville par dela le pout d'Anisclikolf, dans la Ligowka. ou de I'autre cote du fleuve a la deruiere Perspective de Was- sili-Ostrow. !Mais , si vous u'etes pas encore bieu acclimate et ([ue la rigueur de la temperature vous ellraye, tournez hardiment le boutj)horeocences magi(jues. On dirait ([u'elles re- 27(5 i.'iii\i;i! i:.N mssn;. lieiiiiC'iH et coiiceiiti'eiil iiii moineiK hi luiiiirrc (|iii va les qui Iter. \OLis nous a[)procliarnes el nous Irouvanies eii face dun chet'-d'ceuvre (luil nouselail iinpossiliU; (I'allribuer a aueun niaitre eonnu el(|ue tons au- raienl ete liers de sij^ner. Ce ni'tail })as Bonning- ton, ce n'elail pas Louis lioulanger, ce n'efait i)as Kui^ene I^anii, ni ('attermoie, ni l^'vvls. ni I]. Dela- croix, ni necam[s , ni aucun de ceux (|ui (rans- portent dans laquarelle la t'oi'ce el la ricliesse de riiuile; cVlail une inauiere loute neuve. un I'aii'e l(jul a fait orii^inal, une surprise, une decou \erte, un cru non classi' du teri'ain de I'arl. ('^al aux [)luscelel)i'es, d'un(;se\e. d ini liou(|uet. d'uii gout insolite. niaisex(pds. ('ela rei)resentait une oryie llorentine an >ei- /ienie siecle. De vieux seit;neurs. Jihertins ('ine- riles. anciens (h'hris d"('lt'i;ance, aclievaient de souper avec de jeunes courtiMino. Siir hi (ahU^ pillee et ravagee briUaiont des aiguicres, des vases. des dragcoirs. des l)oites a epices de Benvenulo Cellini, des restes de vins nieltiiiciit i\c<. I'ubis (ui des lopazes dans les ilacons el dans les coupes: des fruits avaieid roule, panni (piehpus feuilles. de leurs phUeaux ('uiailh's. \u fond ^'elllre- voyaient. dan> une onibre tianqtarenle ipii ton- /rciiv. 21 1 ceiitiait la luiiiii'ic sur les yruupes de ligure;^ des frcsques ou des tapisseries demi-eteiiiles, des bul- fels, des dressoirs, des cabinets seuljjtes, irabis- saiit leur rebef par (juelque lilet bleuatre. D'am- ples rideaux de brucatelle cassaieiit puissainmeiil leurs [)bs rainasses avec des tons d'une ricbesse cbaude et sourde. et les eoinparliiueiils du pUi- t'ond seiicbevetraienl, faisaiit dcviner, plut(3l (|u'ils lie les inoiitraienl. leurs arabesques dorees el j)eiiites. l.es iiyures. par Taisaiiee de leurs inou- \eineuts. la varietc de leurs attitudes, leurs poses l>rises au vol. leurs raccoureis pleius de iuirdiesse. le jet libre et pur de leur dessiu. accusaieut uu talent SLir de lui-nienie depuis loni.'tenjps, uourri de t'orlos eludes, ayaut le sens de la grande pein- ture el plianl le corps luunain sous tons les as- pects, nieine ceux (jue le niodele ne saurail don- ner avec celle lacilitc [)ui^saiUe (pii n'apparlieni (pi'auA V('M'i(abl<'- niaitre>. I.es jeuncs leinine.^. dans leur folle toilelle uu }>eu saccagee. riaieni ei se renversaient, deployant la gaietc t'actice de la courlisane, et ncs'opposaienl (tu'a dcnii a des en- treprises (pielks savaient sans danger; sous le i'ard et le rii'e deniprunl peryaient j)0Lirtant la ia- ligue, le dc'goul el lenuui. L'une. un peu delour- nee . scmblait re\cr a .^on jeune anianl . ou a ses 2i 278 l'iiiveh i:n rlssie. annees d'iniioceiice, rautre paraissait. dans son abandon ii'oni()ue. avoir une envie folle d'arra- eher la pen'U([ue au liberlin saranm' . penihle- meiit ageiioLiHlL' a ses pieds avec une galanlerie d'uii aiUre temps: inais la puissance du fauve me- tal domptait et matait toutes ces i'antaisies, et, a leurs ])Oses eumplaisantes pleines dune delerenee secrete, (jji voyait (jue des I'emmes de cette sorte. t'ussent-ils vieu\ el laids, ue trouvent jamais com- pletemeut ridicules des liommes riches. Au reste. les seiyneurs. malyre le> tlelrissnre> de I'ai^e et de la debauclie. rendues phn visiides peut-etie pai' les ell'orts fails pour les dissimuler. avaient encore ^'I'aiide mine sous leui> ^etemellts d une ('le^ance Oiilree. (pd ra[ipe]aieni les beuux clt^lume^ de Vittnre (lai'paccio. el dont la coupe juvridle se (K't'oi'mail -Lir de^ ciM'ps delaine^, des mcmbres O'sseuv ou alniii'dis. Dans ieius rides platiees se lisail plus dune pen-ee pmlonde di-ne de y\d- clna\el. et la satisiacliun lut'chanle dii \i<'i!l;ii(l blase, prol'anant a pri\ d Or les drlicalcs lleurs df la beaule e'. de la jeunesse. (Juehpies-uns seni- blaient lieureuN. conuue des limaces sur des rosi-v; d'auires coid'essaient . par leiir air mle. Dans un coin de ce chef-d'oeuvre etail ecrit un noni bizarre, a configuration hongroise, a reson- nance italienne : Zichy. Conime nous exprimions chaleureusement notre admiration, Beggrow nous repondit simplement : Uui. c'est de Zichy. trouvant tout nature! que Zichy fit une a((uarelle inagnifi([ue, et il nous ou- vrit un carton qui contenait plusieurs sepias du jeune maitre, dun caractrre si vari(', si oppose, ((u'on eut pu les atirihuer faciiement a des mains diverses. C'etait d'al)ord une sct'-ne de reifet le plus pa- thetique et le plus navrant : une pauvre famille per(hie dans la steppe : au pied dun bloc de glace, ('puist'e de fatigue, saisie de froid, ilagellee du vent. aveugltM,' de neige. une malheureuse femme a cherche un temporaire et insuflisant abi'i. A cette irre>istille envle de dormir qui est plul(H la congelation que le sommeil , et dont on est pris par les froids intenses. a succede la mort : le nez se [lince. les paupirres seconvulsent. et la Louche figoe dans I'expiration supreme a rendu un der- 280 L'llfVER EN RISSIE. nier souflle i;lace aussitot. Pres de la mere est etendu im petit enfant mort. a demi enveloppe d'un hailloji,, et dessine en raccourci par la tete avec une hardiesse et nn bonhenr incroyables. Vn jeune i^aix'on de (reize on qnator/.e ans. |)lns robnste, et dont le jenne sanii vivace a niienx. rt'-- sisle a la fatale forpeur. s'inqnirte et s'einpresse nntonr de sa mere; effare, eperdu. avec une len- dresse passionnee et une terreur folle. il I'appelle. il la secoue; il taclie de Teveiller de ce sommeil obstine qu'il ne comprend pas. On sent qu'il n'a jamais vu jnourir, et })ourtant a son e])Ouvante intime, a son borreur secrete, on devine qu'il a flaire la mort. Tout a I'beure celie mere adoi'ce lui (era peur comme un spectre, au corps se sera substitue le cadavre. mais bientot le blanc linceul aura tout reconvert. Puis c'elait une doi^aresse pres de son Marino Faliei'O. ecoutant avec un interet reveur un jeune virtuose jouant du tympanon devaiil elle dans un riclie appartement v'nilien, s'ouvrant sur un bal- con a colonneltes et a Irefles, de style bnnbard on mores(pie. Zicliy, connne Gustave Dore . possecbi un vif sentiment du inoyen aiie: il en sait I'arcbi- tecture, I'ameublement. rarnnu'eric. le costume, le galbe. et il le rei)roduit non pas par un penible ziciiv. 28i iru\;iil arolia'ii|ue. iiiais dune inanitTc lil_)rfi(!l ](;- ^ere, comme si les aiodeles pusaieiil devant ses veux., oil ([u'il eut vecii avec eux. dans line fami- liarite iiitime. II n'en fait pas ressoitir, conime Dore, lY'lemeiit i^Totesque et fantasti([ue, il en rend plus volontiers le cote elef^ant, en evitant toute- tbis le genre troubadour et clieYaleres({ue a la Marcliangy. Cn troisierae dessin nous derouia complete- ment. Les deux premiers rappelaient, I'un la sen- timentality patlK'ticpie d'Arv Schetl'er et d'Octave Tassaert, Tautre les eaux-fortes de Chasseriau sur le More de Venise, et ni Fun ni I'autre ne ressem- blaient a la grande aquarelle de I'orgie tlorentine. Celui (|ue nous avions sous les yeux nous iil I'il- lusion d'une des meilleures, des plus vives et des plus spirituelles sepias de (iavarni. C'etait un otii- cior de spahis on de chasseurs d'Afrique au mo- ment de rejoindre, et recevant avec la plus mar- liale indiflU'rence les adieux d'une beaute trop tendre qui lui pleurait et lui sanglolait sur Tepaule dans une pose de douleur bien faite pour toucher; le spahis, Ulysse toujours en parlance et habitue aux plaintes dps Calypso delaissees dans les iles des garnisons. subissait la tiede rosec de larmes comme la pluie dans le dos. d"un aii' ennuye, pa- Si. 282 [."IHVKP, EN RUSSIE. tieiit et mornp. laisaiit toml)or de I'oiiiile de son pelit doiiijt hi ccndro blaiicho foriiu'e ;iu Ixjiil de sa riirarctte. et coiirl)ait son pied en dedans comme un liomme (\u\ n'a plus ancun souci de IVdegance. On ne saurail imairiner I'esprit. la finesse el le pe- lillanl de ce leirer lavis, I'ait an bont du jnneeau aver nne ineroyable certitude de main sur le pre- mier bout de pa])ier-torc]ion venu. De Gavarni nous sautons a (lOya. le fantasque auteur des Cnprico^i. dans la yuif ch- Socc .^ autre dessin de Zichy. ("n vleillard a epous('' une l)elie jeune lille pauvre. et I'lieure du eouclier venue, Fepoux se detail piece a piece, non-seulemenl de ses habits, mais de plu>ieurs })ortions de son corps. La perruque eidevee laisse briller un crane cliauve el poli comme celui ipie les trappisles usent sous leurs doigts: I'o'il de verre. plact- dans une coupe d'eau. [)roduit cette cavite noire oii le ver du sepulcre tile sa toile; le ratelier. jete sur la tal)le de nuit, I'ait liideusement ^rincer ses t'ausses machoires et sinmle le ricanement decliausse de la morl. liien n'est plus etlrayant cpie ce rire c>>a- nore. s('pai'(' de la trte. dt'-biide de lovres el >'(- ijavant t(ut >eul dans un coin. II tail pen>ei' a cette terrible viNJon dljl^ard Vw. les dents de Bt'rt'uice. zicny. 283 La pauvre enfant, qui cioyait n'avoir epouse quun vieillard et ([ui siirmontait ses repugnances virginales en pensant a une vieille mere renclue a raisance, a une soeur plus jeune sauvee du vice, recule d'epouvante a la vue de ce spectre osseux et plus que mur pour les botes de la tombe. qui tend vers elle des mains goutteuses tremblantes de luxure et de senilite. Elle a saute a bas du lit. et le reflet de la lampetrabit dans le nuage d'une cbemise en batiste les purs et suaves contours de son corps charmanl, baigne dune ombre pudique qui pourtant n'en laisse perdre aucune beaut(\ Ce que. sous une autre main. Tidee d'un a cou- clier de mariee pourrait avoir de vulgaire, dis- parait ici derriere la sombre fantaisie des details et la puissante originalite de I'effet. Si. pour donner I'idee dun peintre inconnu a Paris, nous avons ete obligi' de cherclier des analogues, ne croyez pas pour cela au pasticbe, a la copie. a limitation. Zicliy est une nature geniale qui tire tout d'elle-meme; il n'a jamais rencontre dans les sentiers de I'art les maitres auxcjuels on pourrail croire (|u'U ressemble. Quelques-uns de ces noms ne sont pas meme parvenus jusqu'a lui. Comment se fait-il, disions-nous a Beggrow, que Zicliy nait rien envoye a I'Exposition univer- 284 i.'nivEU E>' ncssii:. selle, (|ue nous ii'ayons vii auciine ((jtiipositioii de liii gravee, iii jamais rencontrr iiu de ses tableaux ou de ses dessins dans aucuue collection '? La Rus- sie jalouse i^arde done pour elle seule le secret et le monopole de ce talent si tin. si neut', si etrange/ Oui, nous I'epondit tran(iuillement BeiigroAv. Zicliy iravaille beaucou[) pour la cour et ])Our la ville; aucun de ses dessins ne reste longlemps dans ma boutique , et si vous en ave/ vu quel - (pies-uns I'eunis, c'est un liasard. Les cadres n'e- taient pas prcts. L'Or(jio florenfinc sei'a enlevt'-e ce soir, et vousetes entre fort a propos. Nous sortimes du magasin. et comme La Fon- taine qui. emerveille d'une lecture r('cente de Ra- ruch, arrctait tout le monde en disant ; <( Avez- vous lu Barucli '? nous commencions toutes no> conversations par cette phrase : <( Connaissez-vous Zicliy ? Certaineinent. nous r('pondait toujouis I'iii- terlocuteur. et un jour M. Lwofl'. directeur (\\\ Conservatoire de dessin. nous dit; Si vous desirez le connaitre vous mrnie. c'est un plaisir (]u'on pent vous procurei'. II existe a Saint-Pelershourg une sorte de club rpi'on appelle c la Socit'tt- du vendredi:!) elle e>t coniposee d'artistes. el se ri'-unii. coinme son nom ziCHY. 285 rindi(iLie. le vendredi de cliaque semaine; elle na pas de l(jcal particalier. et cliaque membre reQoit a (our de role les confreres jusqu'a ce que la lisfe des noiiis soil ('puisce; alors I'l'volutiou lecommeuce. I)e.> lauipes a mauchon soiit raugt'es sur urie loiigue lablo rouverte de papier velin ou lorcliou, de cartons (endus. de crayons, de pastels, de go- dets d'aquarelle, de sepia, d'encre de Chine, et, comme dii'ait M. Scribe. de tout ce ([u'il faut pour desainer. Chaque vendredien prend place et doit executer dans sa soiree un dessin. croquis, lavis ou pochade. qui reste a la Societ<' et dont la vente ou la mise en loterie forme un fonds de secours pour les artistes mallieureux. ou en etat de gene momentanee; des cigares et des papyros (on nomnie ainsi les cigarettes a Saint-Petersbourg" lierissent. connne les ileclies iK'rissent les car- quois. des cornets de bois sculptc ou de terre ver- nissee. poses entre les pupitres, oi cliacun . sans interrompre son travail, tire a lui ^oit un havane. soil un ])apyros dont la fumt'e eshnnpe bienl()t le l)aysage ou la ligure en voie d'execution. Des verres de the circulent avec ((uelrjuos pet its-fours; on avale a ])etites gorgees la boisson brulante et Ion se re])Ose un |)eu en causant. Ceux (pii ne sc 286 i/iiivi:n kn iussif.. sonloiil |)as liicii iiisj)ir('s so Irveiil fit \oiit ^Oll' rouM'airP (los antiY's, et souveiit revioiDiciit a Icur placo ronime })i(|u<'s d'c'iiiulatiou cf illinriiiu's d'lino lueur soiulaine. Vers lino lioiiro du matin I'oii st^i't un h'lzor son- por ou rrpno la cordialitf' la pins franclio et qn'a- niniei^t des discnssions d'arl. des recits devoyaire. d'inirenienx paradoxes, de folks plaisanteries on (juelfpies-nnes de res cliari;es. caricatures parl('es pins vraies qne les coni('dies. dont I'ob-^ervatirtn perpi'tnelle de la iiatnre domie le secret an\ ar- tistes, et qui provO([nent des rires irrt'sistihle>. })nis cjiacun se retire ayant tail nne Lonne om- vre. (pie]f|netois un cliel'-d'o'uvre. et s't'taut amnsi'. ce (pu e-^t rare. Xons yondri(iis bien v()ii- s't'lahlir nne senddahle socit'tt' a Paris, oii les ar- tistes, eii iienei'al. se voieni si pen et ne se con- iiais-ent pres(pie (pie i)ar les riva1il<'s. ( In nous til I'lionneur de nous admettre dans la Socii'lt' (in vendredi. el c'est a une de ses r<'nnions (pie non> \ini<'s Zicliy ]K)nrla pi'eirii(''re Ibis. [.,e vendredi avail lieu cc soirda dans \\'a lAllianibi a . le l'arlli('ntantinople. le-> pylones de Kai'iiac. ks zicuY. 281 lombeau.x. de Lycie, couvraieiit les murs quel([Lie- I'ois a (leiiii caches par les gigautesques t'eiiilles des plantes Iropicales doiit la temperature de serre chaude ([ui regue dans les appartements permet en Kussie d'orner les interieurs. Un jeune horame de trente ou trente-deuK an>. aiix longs cheveux blonds, retombant en boucles desordonnees, aux yeux dun gris bleuatre, pleins de t'eu et d'esprit. a la barbe claire et legerenient t'risee, aux traits agreables et doux. elait debout pres d'une table, disposant son jjapier, ses pin- ceaux a laviset son verre d'eau; il repondait avec un rire argentin. un vrai rire d'ent'ant. a une plai- santerie que venait de lui adresser un de ses ca- raarades. C'etait Zichy. On nous presenta. Xou^ lui e\primames de notre rnieux la vive admiration (jue nous inspi- raicnt Hhujic florentin'j el le> dessin> de lui que nou> a\ion^ \iis chez Beggrow. II nous I'coutait ;ivec un air de plaisir visible, car il ne pouvait inettre noire sincerite en doute. nwie dune sur- prise modeste qui n'etait pas jouee. a coup sur. II semblait se dire : Suir^-jc en eHel un si grand lionune (}uc cela / non pa> que Zichy n'ait la conscience dv ^'Ai talent, mais il n'y altuche pas 1 iniijortance <[li il devraii. 11 croit facile ce ([u'il 288 i."iii\i;r. \:y m >>ii;. lail laciiL'iiit.'Hl , el il s'l'iomie mi \>vn de ce (ju on sextasie sur ime chose (|ui iie liii a coiUc' ([ue li'ois ou (|uatie licures de travail , lout en i'lunanl et en causant. I'n trait de lienie Jiest pas bieii loni; a donner (juand on a du ijeiiie. et Zicliy en a. II nous lit la i;alanlerie d improviser une coin- j)Osition sur un sujel tin'' du /toi Condaule . une nouvelle anti(|ue de nous ([ui a deja eu I'lionneur dinspirer une statue a Pi'adier el un tableau a (ieronie. L'instaJil elioisi etait eel in oil .\vs>ia, ne |.iouvant sujtporler (jue deux mortels \ivanls eon- naissenl le secret de ses eiiarnio. inti'oduit (i\^i ^ dans la c1ianil)re nuptiale el dirii;e le poiiiiiaid sur la poitrine du roi endornii. Sous la jnain sure el rapide de larli'-le un spiendide interieur yreco- asiati<[ue se creail eoinnie par t'lichanteinenl. L'Heraclide aux muscle- d alldrle s'eiail deja at- I'aib^e sur le> coli^sin>. el N\>-sia. mince el blanrlie comnie une >iaUielle iaillt'e (lan> une colonne de niarbre de l'ai'o> - lais.-aii lombei' s.,ii dernier v;- lenient, i^e>te voluplueux. rendu teniijle par s;* ^itrniiication. car il e-l le siunrd f onviMiu du meur- tie: le doripliore (iyues Navaiieait a pa-> de tiyre. serrant eonvul>ivenient la tii.iide lame conlie --a [loilrine. Lecrayon couraii >an^ li('"-iiali(.>n. comme s'il eul ((ipi(' un module in\i-ille. zicuY. 280 Pendant ce temps, les autres vendredkns ira- vaillaient aussi avec une ardeur et une piestessi- etonn antes : Svertchkoif dessinait aux crayons dc couleur un clieval reposanl amicalement sa tete sur le col de son compagnon. Comme Horace Yer- net, comme Alfred de Dreux, comme Achille Gi- roux, Svertclikoff excelle a faire jouer des moiie> sur la croupe satinee des chevauxde race; il con- nait admirablement les ressorts de leurs jarret> nerveux; il sail entrelacer les veines sur leur col fumant, faire jaillir le feu de leurs prunelles et di' leurs narines; mais il a un faible pour le petit cheval de TUkraine, eclievele, velu, inculte, pour le pauvre clieval du mouyik; il le peint attele au rosposnik, au telegue ou au traineau, tirant dans la glace ou dans la neige, par les Lois de sapins dont les frimas courbent les branches. On sent qu'il aime ces braves animaux, si sobres, si pa- tients, si courageux, si durs a la fatigue; il est le Sterne de ces bonnes betes, et la page du Voycp^'- sentimental sur I'ane cjui mange une feuille d'ar- tichaut n'est pas plus touchante que tel de se- croquis. Nous retrouvames la, en train de faire bouillonner contre des rocliers les eaux ecumeuse> d'une petite cascade a la sepia, un vieil ami a nous, Pliaramond Blanchard, ([ue nous n'avons 25 2110 L UIVER EN" HUSSli:. jamais vii a Pai'is. el avec (jui nous avoirs [ni-^r l)ieii (los liourcs a .Madrid, a Siiiynio. a (loii>laiiti- iu){)Ic; il nous I'allait voiii- a Saiiit-lN'-ier-boui:: I)Our lo reiicoiilrer aprus six ans d'ai)>eii(0. Popaf. le Teniors russe, csijuissail avec iiiic naivete cliarnianle unc s( ene de paysaiis preiian! leur llie: Lavazzari conduisait un ar;da aiieli' di- txeut's par Ics rues t'troitos (I'une \ ille 'rieiilale tandis (jue Charlemagne, Tarlisie (pii a tail (!'> vues si justes eL si vraies de Saii!t-P('-!er-~l)our;.: qn'on pent atlmirer au vilragc de JJaziaiio. ajou- tail de sa propre autorite une ile aulac Majeur im la couvrail (ie ('on>lrueiio!is t'('eri(|ues. a ruiiiei !es priiices llorronu'e. nial;-:!'*' leur riciiO'-e. I'm pen })lusloin. LwolV. le directeur du con-ei'valoiic do des>in. illuminait dun ehaud rayon de >Mleil la place publique de Tiilis. Le i)rince Maxinlolt ianc^nut au ^alop uiu^ e.^couadc de [//iiiiiiers, \ ;. c:i raccourci. de\'ant la.juolle .-e rani^e.iieni le- drochky> en l(Hite hate. >crrani !e. niur 'le Icui roiie^. I'n llalirii (pu a su doiiiicr. daiis -e- a'pia- i'elle> si ii'aii.-parentes el si chaude-. I'inii'T.'i dii lraidici!() de la i)iazcita, a \'eiii-e. au d:'!iarcadrir i\i' r.\miraut('. faire du c:i:;al de ''"ijniai!:,;; \\r, de sin (ju'eus-ent sii;ni' ("analellu el (liiaidi. et i(Mc!re avec une inarde de couleur lout (lieniale ZICUY. 291 Jes magiiilicences byzantines du Kremlin etde se-i L'glises baiiolees, semblables a des pagodes in- doues, Premazzi, arrondissait sur d'elegantes co- louiies le porche d'un convent, detachant sa blanche t'a^-ade sur le fond bleu d'un lac. Hoch. aclievant une lele de t'enime, melait au pur type romain aime de Leopold Robert quel((ue chose de la grace de Winterhaiter. Riihl, avec une pincee (le plombagine et un morceau douale, brochait des Gudin et des Aiwazovsky a la vapeur : Riihl (jui; a la tin dun souper, salt ctre devant des amis tour a tour Macaluso ou Henri Monnier, a nioins que, faisant courir sur le clavier ses doigts si agiles, il ne joue le dernier opera ou qu'il n'en impro\'ise un autre. A notre tour, il fallut nous executer, car nul profane n'est admis regulicrement dans la societc a I'exception de M. 3Iussard, qu'on dispense de lout dessin en faveur de son goiit, de son esprit, de sa science, et a la condition expresse qu'il causera. Une tele au crayon, que (juehfues fleu- rettes et brins de paille dans les cheveux pou- vaient faire passer pour une Ophelie, fut indul- gemment admise comme morceau de reception, et dans le petit ccnacle du vendredi. Ion voului l)ien ne pas nous traitor en Pliili>tin : a chaque 2^2 l'iiiyer en rlssie. ivuniun nous eumes place au pupilre de peiiitre. et nos p:ril)oui]]ages allerent grossir le portcfeuille fommun. Cepeiidant Zicliylavait a grande eau son dessin et coniinencait a y jeter ces jeux dondjre et de umiere qu'il fail contraster si hal)ilement. lors- ipi'on vint annoncer le souper. Vn macaroni dune succulence exquise el d'une saveur locale irreprocliable y figurait avec honneur. Un cliar- inant pi'ofd d'llalienne, suspcndu a la nuiraille. expliipiait peul-ctre celte perfeclion classique. Le lendemain nous recumes une leltre de Zicliy dans laquclle il nous disait qu'ayant relu A- Itoi Candniik, il avail decliiri' son dessin en mille morceaux, le barbare. le vandalel En inrme temps il nous invitail a diner cliez lui, alin de nous montrer en altendant la soupe des clioses plus dignes d'etre vues et capables de jusiifici' un jteu la bonne opinion ([ue nous avions de lui. A la leltre etait joint un petit plan de sa main, des- line a nous t'aii'C trouver sa maison. i)r('caution i[ui n'avait rien de superllu. vu udli'e pai'l'aite i2:norance de la laniiue russe. A I'aide du jdan. avec les quali'e mots qui tbi'nicnl le fond du dia- logue entre I't'-tranirer el I i^^o(llt(llik : /in'mitf 'en avanti. tw firava a droite , mi Icm a i-MUche). ziciiY. 293 atoi (arrete), nous parvinmes heureuscment au pont de Yosnesensky, non loin duquel Zichy demeure. Malgre la reserve que nous nous sommes tou- jours imposee dans nos voyages, nous introdui- rons le lecteur avec nous chez Zichy, sans croire abuser de I'hospitalite offerte : si Ton doit s'ar- reter sur le seuil du foyer intime, on peut, ce nous semble, entre-Lailler la porte de I'atelier. Zichy nous pardonnera done de lui amener quel- ques visiteurs qui n'ont pas ete presentes regu- lierement. Tout appartement en Russie commence par une sor:e de vestiaire. ou cliaque survenant se debar- rasse de sa pelisse entre les mains du domestique qui I'accroche a un pOrte-manteau ; puis on se dechausse de ses galoches, comme en Orient on ote ses babouches a I'entree de la mosquee et du st'lamlick. Le premier plan de savates, qui sur- prenait si tort les Parisiens dans le tableau de Geromc, la Priere des Arnautes, se rencontre ici dans toutes les antichambres, pour peu que le maitre de la maison soit puissant, celebre ou ai- raable; c'est vous dire (ju'il y a toujours une cor- donnerie abondante au vestiaire de Zichy. Cepen- dant ce jour-la aucune galoche, aucunc botte 294 L'illYER EN RUSSIE. t'ourree. aiicuii cliaussoii de t'eutre Detail range au bas (111 rraelier des ])elisses. Zicliy avail fait delciidre sa porle pour (|ue nous pussions causer librement. Nous traversames d'abord un salon assez vasie. dont un supcrl)c tropliec (rL'(juipai;es de cliasse occui)ait I'une des parois. Cetaient des tu>ils. de- carabines, des couteaux, des carnassiercs, des j)oires a poudre. suspendus a d(>> massacres de cert'et iJiroupes avec des peaux de lynx, de bjup. de rcnard. victiines ou modeles de Zicliy. On au- rait }u se croire cliez un yi'and vcneur ou lout au moins cliez un si)ortman. si un tableau ti re- charge ddndjres a la llembrandt el repn'-enlant un propliele dans sa caverne. si une epreuve de VlJeu/ici/cle de Paul Delaroclie, grave par Henri- ([uel Dupont. et de la Smola dllorace Vernet. a la maniere noire, neussent attesle. avec qiu'l([ue> cadres vides attendant une toile. c[ue Ton etail bien cliez un artiste. Desva^es conlenant desplantes de sei'recliaude a large> t'euilles eiaieiil raiig('s conire la leiielre. sans doule pdur niaintcnir la tradition du \erl. couleur cpii disparait eii lUissie luiit nioi> clia(iue anuee. et (pi'un peintre. jilus que lout aulre. a bcsoin de cdiiserver. zicny. 205 All milieu de la piece s'arrondissait la grande table de travail du vendredi. Uiie seeonde piece, beaucoup plus petite, suc- cedait a celle-ci. Un double divan en garnissait deux faces, et se repliait en angle eniousse vers le fond de la cliambre, contre une de ces eleganler: cloisons a jour semblables a des grilles de clio^ur ou de paiioir, chefs-dceuvre de la nienuiserie nationale, oil le Lois^ comme le fer forge, se plie auN. rinceaux, aux volutes, aux treillis, aux co- lonneites, aux trefles, aux arabesf[ucs et aux ca- prices de loutes sortes; des lierres et d'autres plantes grimpantes, dont le pied est cache dans des jardinieres, suspendent leurs feuillages na- turels aux feuillages sculptes, et produisent relfe! le plus cliarniant du monde. Avec ces jolics cloisons, frappees a Teinporte- piece comme des truelles u poisson ou des i)apiers- denielles. on s'isole a demi au milieu ou dans le coin d'un salon : on se compose une cliambre a rouclier, un cabinet, un boudoir, un rctro.it. comme disaient les gotliiques; on s'enferme san^' etre au secret, et Ton sebaigne dans Tatmosphere generale de I'appartement. Sur les consoles, formees par les sail lies de rornemenlatJon, posaient les deux svolle^ sta- 29G l'hiyer en russie. lueites de Pollet, YEtoile du matin et la Nuit^ moulc'es eii stearino, et, a travers les barreaux, t;n apercevait des costumes caracteristi(|ues de Tcliergliesses, de Lesgliines. de Circassiens, de ('osa([ues des frontieres caucasiques, accroches a la muraille. qui composaient dans Fombre, par leurs couleurs varices, uii t'oiid riche el cliaud, sur lequel se detachaient en clair les lines decou- pures de la cloison. Aux parois laterales, nous remarquanies. d'un cole, la Defaite des Huns et la Destruction de Jeru- salem, maiinili({ues gravures allemandes. (Tapres les I'resques de Kaulbacli, dans lescalier du Musee. it Berlin, placres au-dcssus d'une rang('e de me- daillons au })astel. portraits des vendrediens. des- sines par Zicliy, et de I'autre cotr, X Assossinat du due de (luise. de Paul Delaroche. quel({ues bouts d'elude. (pielipies pl;\tres ou antres bibelots. Dans la piece du i'ond, oil Zicliy nous recut. noire a'il fut (Vabord attirr par nne ai'inure d'en- t'ant du sci/.irme siccle. debout sur la cbeminre,. a Tendroit (pie les Pliilistiiis dt'corciit d'liiie pen- dule. I^a glace elait remjilact'c avcc avantage dans le mriiie gout : une panoplie C()sinoi)olite en te- nait lieu : il y avait la des masses d'ai'mes. des i'p('es d(> Toli'de, des lames lileues de Danias, des ziciiY. 297 llissahs de Kabylie, des yalagans, des kriss, des dagues, des fusils a long canon nielle. a crosse incrustee de turquoises et de coraux. Un second tropliee compose de carquois, d'arcs, de trom- blons, de pistolets, de casques georgiens a gor- gerins de mailles, de narghiles en acier du Kho- rassan, de fourcliettes d'appui persanes, de za- gaies africaines, et de ces mille objets qu'une cu- riosite pittoresque rassemble, couvrait toute une parol de la chambre. Zicliy est un habitue du Schoukin-dvor de Saint-Petersbourg et de Mos- cou; a Constantinople, il ne quitterait pas le bazar des armures; il en a la passion, il en clierche, il en acliete, il en troque, il en echange contre des croquis; on lui en donne, et pour peu qu'il se deterre un outil de destruction barbare, t'eroce et singulier, il finit par arriver chez lui. En mon- trant tout ce bric-a-brac, Zichy peut dire comme Rembrandt : Yoila mes antiques. L'autre face en retour d'equerre est occupee par une bibliotheque polyglotte, qui temoigne du gout et de la science de I'artiste, qui lit dans I'ori- ginal les chefs-d'oeuvre de presque toulcs les lit- teratures d'Europe. Les deux autres faces sont percees de croisees, car la piece forme Tangle de la maison, et ne coritiennent dans les entre-deux '2{)H l'iuyeu e^ russie. (les i'eneires que de menus ohjeb iiiuliles a de- crire. Mais, direz-vous. eniuiye pout-etre do cclte des- cription un pen lungue. vous nous avicz proniis de nous mcncr a 1' atelier de Ziehy, et jus(ju'a prt'- sent vous navez inventorie que trois pieces nieu- hlees plus ou moins pit(ores(]ucnient. Ce n'est [)as t'aute de bon vouloir, niais Zicliy n'a })as d'atelier, ni lui, ni aucun artiste de Sainl-Peters- i)Ourg. Le cas de peinture n'a pas ('(e prcvu dans cette ville, ([ui est pourtant TAtlienes du Nord ; les proi)rietaires n'y out ])as songc: aussi Tart sc loye-t-il eomme il pent, et clierche-t-il, souvent en vain, dans un ap[)artenient bourgeois, la plai'C d'un clu'valet et un angle de jour Cavorable; ce ne soul pourtant lu les terrains ni les nioyens de construct ion (\m man([uent. Zichy iravaillait a un [tupifre sur le coin dime lal)le, i)rcs dune lenetre. prolitant en toute hate d'un reslc de jour blal'ard. II achevait un grand dessin a I'encre de Chine, destiiu' a la gravure. (Vetail un Werlher au moment supremo (hi sui- cide. Le verluoux amant do (Charlotte, ayant con- damnt' son amour commo impossible et c();q)able. >e preparait a o\('cuter la sent(,'nco iiorii'e par lui eontre lui-meme. Sur la table c')uvei'(e dun tapis. zicuY. 299 sorte do tribunal devauL lequel s'etait assis, pour deliberer sa propre cause, Wertlier, juge de Wer- tlier, brulait une lampe a demi epuisee, temoiii du debat nocturne. L'artiste avait represente Wei'lher debout, comme un magistrat rendantun verdict, ct tandis ({ue ses levres se refermaient, abaissanl Icurs coins, apres I'arret prononcc, sa main delicate, comme celle d'un rcveur ct d'un oisif, cliercliait a Uilons parmi les papiers la crosse du pisiolet. La tcte, cclairee en dessous par la lueur de la lampe, avait la dedaigneusc scrcnite d'expression d'un bomme sur d'ccbapper desormais au\ dou- leurs morales, regardant deja la vie de lautre cole. On salt coml)ien la poudre, les cheveux crepes et les modes de 1789 pretent pen a I'ex- pression tragique. Cependant Zicliy a trouve moyen de faire de Wertlier. en depiL des vignettes du temps el du celebre frac bleu, une creation ideale, poi'titiue ct pleine de si vie. L'eil'et a une vigueur digne de Rembi'andt; la lumicre venanl d'en bas trappe les oJ^jets d'ombres et de clairs inattendus, modelant lout avec une magic i'antas- liquement rcelle; derriere Tamant de Cliarlotte s'elcve jusqu'au plafbmi mie ombre portee pa- reille a un I'anlome. Le spectre semble se tenir 300 l'iiiver en russie. la tout \n\'t a reniplacer riioinine (|ui va dispa- raitre. On iiiiaginerail dillicilcineiit la puissance de couleur obtenue dans ce dessin avec I'encie de Chine, ordinairement si froide. Comme nous I'avons dit, Zichy est une nature multi})le : vous croyez le connaitre,. vous lui as- signez un rang, une maniere, un gem-e; tout a coup il vous met sous les yeux une o^uvre nou- velle qui vous deroute, el rend voire a[)t)reciation incomplete. (Jui se serait allendu, a\n\;6 le Wer- tlier, aux trois grandes a({uarelles de nature morte. representanl le renard, le loup el le lynx, donl les peaux pendaienl dans son salon, et (pi'il avail lues lui-nieme? Xi IJarye, ni Jatlin. ni Dela- croix ne t'eraient mieux. Ce talent ^eul sullirait a Paris pour illustrer son iiomme, el c'est un iles moindres de Zichy; c'est une verite de ton. une science d'attache, une liberie de louche, un Ijon- heur de rendu, une comprehension de cha((ue nature, donl on n'a jias idee. Cha(}ue bete a gardt' dans lamorlson caraclere. Le renard. I'teil deini- cligne, le nmseau plus elliU' (pie de c(julume. plissant (iuel(|ue> rides lines aux coin> de >a gueule, semble mechter (iuel([ue ruse suprrine qui n'a pas reussi. Le loup decouvre ses gencive> et ses crocs, comme s'il cherchail bestiaiement a ZICOY. 301 luordre la balle qui I'a traverse. Le lynx est su- blime de ferocite, de revolte et de rage impuis- santes : son rictus convulse se retrousse avec une grimace alfreuse jusqu'aux orbites oil se vilrent les prunelles, f'ormant des sillons peaussus comme ceux<[ue creuse le rire sardonique; on eut dil un lieros sauvage tue en trahison par un blanc, au moyen d'une arme qu'il ne connalt pas, et lui jetant son mepris dans une derniere convulsion. Chacune de ces aquarelles n'avait demande (|u"un jour de travail. La putrefaction rapide des modelesexigeait de Zichy cette celerite, qui dail- leurs ne lui fait rien sacritier ni laclier. Son oeil est si MU", sa main si certaine, que tout coup porte. Apres cela, si vous aviez Tidee de classer Zich) comme peintre d'animaux, vous vous tromperiez etrangement; il est bien tout autant un peintre dliistoire : examinez plutot ces magniliques com- positions a la plume, representant d'anciennes balailles moscovites et I'etablissement du chris- tianisme en Russie, oeuvres de sa jeunesse, oti Ion sent encore I'influence allemande de son malt re AVaklmuller, On vous dirait (jue ces des- sins dun si beau style, d'une tournure si hc- roique. cfune invention si abondante, su> (loiUons iiK'iiie ([ue Kaulbacli cut mis dans 1 aju^- tementdes guerriors tarlares cette ]>arbaiie t't'i'Of e et curieuse, car ici Ic maiK(iic de documents hi>- lori(}ues laissait loute latitude a la faniaisie du peinlre. Ces dessins trcs-t'aits. Iri's-arrct<'s. n"au- i-aient besoin que d'etre i^randis au carreau poui devenir d'excellents cartons, ct setaleren lVes(|ues sur les murailles de que](|ue })alais ou monumeni public. Que diriez-vous si a ces compr)siiions -('\ri'c- qui, exposees a la vitrine de (joupil. uvA\r('> comme les Cornelius, les Overher]!. jiai-iitraieM venir de la i;'rave eccjlc rle l)u<-e!d(.ii. -iKct'daii une l'anlai>ie h'ycre. un n've d'auioni' impossible, s'envolant dans le ])leu. emporl('' jiar une ehinirre aux. chevfu.x iioirs boucles. d'un ciayon aussi delicat. ans-i aerien (Uie celui de Vidal:* I'li mniiic rose, model*' sur lazui' ])ar le soulile des caprice-- libei'tius.' !)<)ii! vous eciiei'iez-vous. jiolie jenne artisi(! en un Watteau modern(\ un iJouclier a\(( des el('',uances anidai-^es. ei des i^iAces dn Ijvic of Oeaiilirs : le buiin des iJobinson e! des I'inden le r('clame. ("e serait cerle-> la un ju^emeiii li'-ivK- raire. car Zi(diy vous tireiaii aus-^i!i~l de -on (ai'- ton. en I'iant de ce t'rais I'iiv md'antin iiui Ini e-i ziciiY. 303 ])ai'ticulier, une sombre sepia improvisee un soir sous la larape, et qui egale en vigueur sinislre les maitres les plus violents et les plus dramaliques. La scene se passe dans un cimeiiere : il fait nuit. Une i'aible lueur lunaire perce a travers des bancs de nuages gros de pluie. Les croix de bois noir, les monuments funebres, les colonnes tronquees ou surmontees d'une urne que voile un crepe, les genies de la mort eteignant sous le pied la torclie de la vie, touies les varieles lugubres de Tarchi- tecture sepulcrale decoupent leurs sombres sil- houettes sur lliorizon plein de terreurs myste- rieuses. Au premier plan, parmi des terres rejetees, vi- brent deux pioclies plantees dans la glaise. Un trio monstrueux s'occupe a une oeuvre sans nom, comme les sorcieres de Macbeth. Des voleurs de tomlieaux, hyenes a face d'homme, qui tbuillent lessejjultures pour derober a la mort ses derniers ioyaux, I'anneau d'or de la femme, le hochet d'ar- gent de Tenfant, Ic medallion de I'amant ou de raniante. le reliquaire du hdele. onl deterre un riche cercueil, dont le couvercle de velours noir u galon> d'argenl laisse voir en s'entr'ouvrant une jeune femme, la lete posee sur un oreiller de den- ielle. Le linceul ecarte la montre le menton pen- ."{04 l.'llIYEIl EN RUSSIE. v]\v sur la poitrine, dans uiie de ces llR'(lilaliol)^ d'etoniite (lui distralent les loisirs de la bii'i'o. uii bras replie sur son ca'ur arrrte a jamais, et (jiie le ver mine deja sourdement. I'n des voleurs. mas(}ue bestial, lii,aire de bagne, coiU'e d'une im- nionde casquctte, tient un bout de cliandelle (|u'il abrile de sa main conii'e le vent nocturne. La lumiere treniblolante tondje livide et ])latarde sur la paleur de la morte. Un autre l)andit, a nioitie enfoui dans la fosse, et donl les traits f('roces pro- duisent reflet dune hure parnii des j^iroins. sou- leve dans ses })attcs la main fluelte et l)lanclu' romme de la cire (jue le cadavrc lui ahandoinie dans son indiflerence spectrale. II arraclie de I'an- nulaire separe des autres doigts. el (pii ()eul-('tre va se In'iser sous ce tiraillement sacrilei^e. une bai^ue preeieuse, la bai^'ue nuptiale, sans dfjute! Un troisieme i^redin. en vedelle sur la bos>e dune fosse recente. ecoute. en se t'aisant un cornel acousticpie de son bonnet, raboiement li>intain de ([uelque cliien inquiel des inaiKcuvres de la bande ou le i)as a peine saisissable dun yardien faisantsa toui'uee sur le chemin de ronde. f>a plu^ it;iiol)le peur crispe sa lace noire d'ondtres, el --on panlalun au\ plis crapuleux, moile de ro-'e. aldurdi par la ferre iirasse des cimctit'ics. iraliit ziciiY. 305 (les membres et des articulations de singe. On ne saurait pousser plus loin I'horreur romantique. Ce dessin que nous vantons, tout Paris le verra ; il est a nous : Zicliy nous en a fait liommage, c'est son chef-d'oeuvre et un chef-d'oeuvre. Quand on le con temple, on pense au Lazare de Rem- brandt, au Suicide de Decamps, a \' Hamlet avec les fossoyeurs d'Eugene Delacroix, et ces terribles souvenirs ne lui nuisent en rien. Quelle magie de lumiere et de clair-obscur, quelle puissance d'effet obtenues par des moyens si simples! Sur le de- vant un peu de sepia rousse, au fond quelques teintes d'encre de Chine. La plus riche palette ne donnerait pas des resultats si prestigieux. A cette scene effrayante, qu'on prendrait au premier aspect pour un repas de goules, 1' ar- tiste oppose une Bacchante surprise par un satyre^ d'un style si pur, si anti([ue, que vous vous de- mandez de quelle intaille, de quel camee, de quelle fresque de Pompei, de quel vase grec des Studij est tire ce beau groupe. De I'antiquite nous redescendons en plein moyen age avec la composition des Juifs martyrs. Dans ce dessin, d'une grande importance, Zichy a resume d'une maniere aussi pittoresque que profonde la double persecution politique et reli- 26. 30G l'jiiyer en russie. i^ieuse ([ui, sous pretexle dc veniier la inorl d un Dieu, s'ucIiai'iiaiL eontre le iiiallieurcux peuple dlsrael. Au tund dune cave ou plutol d'uue anieic- bouli([ue soulerrahie, asile iusullisant, caclielte prccaiie. est reuuic une laniillc juive. I'ormaut un i'rou[)e de desolation el d'c'pouvunte. Les soJides portes du caveau, mali^re leurs verrous, leurs barres el leurs serrures, onl creve sous la pression extcrieure, el leurs baitants jetcs liors des gonds se reuversenl sur les niarclies de I'escalier. Un floL de lumicre penetre dans la relraite niyste- rieuse el en Iralul tons les secrets. La pui>sanee spiriluelleel la {)uissance teniporelle ai)i)araissent au sonnnei des deyrcs avec un cclai iuliiurant; la croix el le iilaive brillenl au milieu de la clarte soudaine aux yeux eblouis des pau\res juii's, forces dans leur dernier repaire. Parnu lescouade luniultueuse des soldals, la procession des jnoines s'avance duacereuseineiU impassible. lran(piille- ment t'anati(iue, implacable comme un dugme. Le jusiicii'r, le sciyneui'^ le baron Iccjdal a prcU- a I'E^lise la lorce malcrielle donl il dispose, il a li\ru les corps; rin([uisilion va })rendre les ames. 11 est la liautain el superbe dans son jjourpoint roide comme une cuiras.-c, [.'cr. unnilication sai- zicuY. 307 sissaiite du moyen age. Le moine, face large e( caiTee, en dopit d'un embonpoint a la frcre Jean des Entommeures, a un caractere de puissance irresistible, et porte comrae un diademe la cou- ronne de sa tonsure : on sent qu'il represcntc une grande chose. Derriere lui un plat masque de bedeau, ecrase par le poing de la trivialite, se penclie et regarde d'un gros oeil plein de haine et de curiosite betes la frele couvee liumaine sur- prise au nid, et palpitante comme la colombe sous la serre de I'autour. Get liommc, sans etre beaucoup plus mediant ([u'un autre, ne manquera pas d'aller a Tauto-da-fe, et cela le fera rire beau- coup de voir la chair grillee se racornir dans la tlamme. Mais la figure veritablenient elirayante du tableau, et qui en concentre I'idee, c'est un spectre monacal, un froc a plis de suaire, une cagoule engloutissant comme la gueule d'une guivre gothique une tete maceree, dechariiee, livide malgre I'ombre qui la baigne, el aussi ter- rible que celle du moine dans le Saint Basile d'Herrera le Yieux. Une lumiere pareille au lui- sant d'un bee d'epervier accuse son nez osseux et mince. Mes phosphorescences fauves etoilent va- guement au fond de la capuce, indiquant les yeux oil la vie de cette face morte s'est rcfui'ice; de .}(i8 l'iiiver en hussie. cette vivaiile tele de niort recouverte d'uiie iieau, oil bouillonneiit IVuidemeiit taut de cliaudes pas- sions, part la pensee uiiitaire t aiVaissee [ncxpie c'va- nouie. les cheveux epars, la trie ilottaiil sur sa poitrine, les bras inertes, sans turce, sans peiis<'('. ziciiy. 309 sans voloiite, tblle d'epouvaiite. Son pur type he- braique realise tout ce ([u'a pu faire rever la Re- becca d'lvanhoe. Sur le devant, dans une pose du raccourci le plus audacieux, a roule un jeune gar(;on foudroye de peur. Un peu en arriere rampe I'aieul, en qui sont concentres tous les instincts sordides de la race; il taclie de proteger de ses vieilles mains tremblantes et de son corps voute les vases d'ar- gent et d'or qu'Israel n'oublie jamais d'emporter d'Egypte; en ce moment supreme, il ne songe (ju'a une chose, sauver la caisse! L'execution de ce dessin est a la fois large et linie; I'estompe et le crayon sont les moyens em- ployes. A des blancs lumineux, argentins, s'op- posent des noirs veloutes comme ceux des belles gravures anglaises. Les Juifs martyrs seront une magnili(pie estampe, et telle est, sauferreur, leur destination. Si Meissonicr pratiquait 1" aquarelle, il ne s'y prendrail pas autrement (|ue Zicliy. Nous avons vu de lui un lansquenet filant, apres boire, sa longue moustache grise pres d'une table, oii il a depose son cas(pie a cote d'un pot de biere et d'un vidrecome. Cela couvrirait bien une tabatiere de celles (pie portait Frederic le Grand; niais ne 310, l'iiiver en russie. f'royez pas au fiiii poiniillc et palieiil de la mi- niature : tout est indique par louclies, par me- j)lats, avec uue aisance et uiie fermete rares. La main qui tortille la moustache est un cliel'-d'oeu- \re ; les phalanges, les osselets, les ongles, les aerl's, les veines, juscju'a la peau rugueuse el lialee du soldat, on y retrouve lout. La cuirasse I'ait illusion avec ses reflets mutalli(|ues, el sur le bulile, iletri par un long usage, le I'rottemenl du t'er a laisse sa trace bleuatre. Dans les yeu\ du soudard, gros a peine coninie la tcte d'une e])in' ^le, le point lumineux, la pui)ille, I'iris de la pru- uelle, so disccrnent aisement; aucun delail de sa Irogae enluminee par le soleil et par le vin n'esl omis ()u sacrilic. Son mascpie microscopi([ue a le relief et la j)uissanco d'une peinture a I'liuile de grandeur naturelle, et en le regardant ([uelciues minutes on salt son caractere par ca3ur. 11 est brutal el hon enfant avec une poinle deruse, fort ivrogne el grand maraudeur. 11 a lui' (juel({ues ennemis sans doute, mais (juel Achille de pou- lailler, et que de I'uis sa I'apiere s'cst changee en broche! Personne ne ressemble n)oins a .Meissoniei pri'Aigene Land : Zicliy les reproduit egaleinenl hieii tons les deux, el ec (ju'ii y a de siiigulier. zicuv. all c'est ([u'll n'a jamais rien vu de ccs deux artiste^ si dillcrents I'liii de i 'autre. La souplesse de soi; talent et les convenances du sujet lui font seule^- trouver ces manieves diverses. Les esquisses de- a([uarelles representant les scenes du couronne- ment sont des merveilles d'esprit, de grace et d'eiegance ai'istocrati([ues. Jamais peinlre de lufjl. life n'a rendu avec plus de In-illant, de riche.-si et de pompe, les corteges, les ceremonies et le- representations de gala ; le pinceau de rartist<' petille quand il exprime I'etincelant et joyeux tumulte des fetes; il prend du style ([uaiid il faui peindre I'iu-terieur des eglises byzantines aux mo- saiques d'or, aux court ines de velours, sur le^- quelles se detachent comme des icones des tele- augustes et sacrees. Le cro({uis de la representation oflicielle au theatre de 3[oscou est une des impossibilites le> plus adroi lenient escamoti'es ([u'on puisse voir; le point de perspective est pris du balcon; et ie^ lignes courbes des galeries s'etagent cliargees dc femmes etoilees de diamants, de liauts person- nages plaques d'ordres et de croix; des points de gouache blancs et jaunes pi([uentles teintes plates du lavis. et font une scintillation d'or et de pier- reries a eblouir les yeux. Quelqucs traits precisent 312 l'hiver en russie. a lie jamais s'y mepreiidre les ressemblaiices liis- tori([uesou officielles. et toutes ces beautes et ces magiiilicences nagent dans une atiiiosplirre doree. diamantee. ardeiite: I'atmosplu're des illumina- tions a fjiorno. si difficile a rendre avec les moyens de la peinture. Maintenant. pour completer revolulion, nous allons vous montrer Zicliy emule des Grant, des Landseer. des Jadin, des Alfred de Dreux et autres illustrations de la peinture cynegetique. Notre artiste a fait pour un magniti([ue livre de cliasse. offert a I'empereur de Russie, des encadrements histories du gout le plus exquis. Cha({ue page offre un espace oii Ton inscrit le nomlire de^ pieces tuees, espace dispose de facoii a laisser lihre une ample marge. Sur chacune de ces mar- ges r artiste a dessine une cliasse diverse, sur- montant de la maniere la plus ingeiiieuse la dilTi- cult(' que lui pivsentait le cadre. II y a la cliasse a Tours, au lynx, a Tclan. au loup, an lievre. an coq de bruyere. a la gelinote. a la grive, a la bt'- cassine. toutes avec leur equipage special et le pavsage ((ui leur sert de fond iiabiluel ; c'est tan- tut uneflet de neige. tantot un effei de bi'ouillard. line aurore ou un crei)uscule. un fuurre ')U des liruveres. selon les retraile^ et les mceurs de ziciiY. 313 raiiimal. Les fauves et les Ix'tes de poil et dc plume, les clievaux de sang, les chieiis de race, les fusils, les couteaux, les poires a poudre, le> t'pieux, les rets et tous les engiiis de cliasse sonl touches avec une finesse, une verite et une exac- litude incroyables, dans un ton leger (jui ne de- passepas la gamme claire de rornement, el shai- nionise avec les teintes argentees, rousses on hieuatres du paysage. Cliaque cliasse est coiiduiie par un liaut fonctionnaire, par un seigneur, doiit la tele grande comme I'ongle est un delicieu.x portrait en miniature. L'album se termine par un trait (Vesprit du meilleur gout. Parmi tous ce> Xemrods, grands chasseurs devant Dieu, devait se trouver le comte A., qui ne cliasse pas. Zicliy I'a represente descendant les marches de I'escaliei du palais, et Tenant au-devant de I'einpereur, qui rentre avec la cliasse. II figure ainsi dans ralbuin (^ynegetique sans menlir a la verite. Nous nous arretons, car il faut en linir. Mais nous n'avons pas tout dit : le livre de cliasse seul. (jui contient quinze ou vingt feuilles, demanderait un article, et voilaque nous nous apercevons que nous n'avons rien dit des sorcieres sur le bucher d'Omphale, coiffee de la peau de liou et dans la l)o>e de I'Herculc Farnese, cliarmant synibole de oil I/llIVEU EN RLSSIE. la grace sG ino([uaiit de la force; niais Zichy comiiie (justave Dore est iiii mon.stre de irenie, uu porten- fum. pour nous servir de I'cxpres'-ioii latine, un craU''re (oujours en eruption de talent. Xfjtre ai- ticle est deja incomplel: mais n<)us avons ecrii a>>ez [)our t'aire coinprendre que Zichy e>t uiie des plus etonnantes individualil('s que nous ayons rencontrres depuis 1830. cette rpoqu*' cliinatt'"- ritfue de Vart. XY SAIiXT-ISAAC (JLiaiid le voyageur, eiitrc dans le golfo de Fin- lande, approclie de Saint-Petersbourg, ce qiu d'abord prc-occupe son regard, c'est le dome de Saint - Isaac . pose sur la silhouetle de la ville comme uue mitre d'or. Si le ciel est pur et qu'un rayon en descende, lefiet devient magique : celte impression premiere est juste et Ion doit s"y abandonner. L'eglise de Saint -Isaac brille au premier rang parnii les edilices religieux qui or- nent la capitale de toutes les Russies. De con- struction moderne,. recemment inauguree, elle pent etre consideree comme le supreme efl'ort de Tarcliitecture actuelle. Peu de temples ont yu s'ecouler moins de temps entre la pose de leur pierre de fondation et celle de leur pierre de cou- 316 l/illVER EN RUSSIK. I'uiiiieineiit. L'idee de rarchilecle, M. A. Uicard ilt- ^loiitierraiuL un Fi'aii(,'ai.s, a etc' suivie d'lui buul a Taulre, sans niodiiications, sans i'enianienit'nt> autres (jue ceux ajjporles par lui-nieme a mhi plan pendant lexeculion des travaux. 11 a eu ee l>on- lieui' rare d'achever le monument (ju'il avail commence, el (}ui. i)ar son importance, semblait devoir absorber plus d'une vie d'artiste. Une volonte toute-i)uissanle, a la(iuelle rien nt resistait, pas nieme lobstacle materiel, et (jui ne reculail devant aucun sacrifice, a opere en ^I'andt partie ce prodige de celerile. Entrei)ris en I8I'J. ~.ous Alexandre I<^^ continue S(jus Nicolas, (er- mine sous Alexandre II, en 1858. Saint-Isaac e>i un temple complet, fini a I'exterieur et a linlt'- I'ieur, d'une unite absolue de style, poi'tam sa date lixe et son n(jm dauteur. Comme I)eaucou| de catliedrales. il nest })as le lent produit dii lemps, une cristallisalion des siec]e>. oil clnuiue t'jKHjue a. en (juebiue sorte, secrete sa stalactite, et (pie trop souvent la seve de la I'oi . ai'rcHee - seoir, dune lavou indestructible, sur un sol nia- recageux, cette masse enornic, amener do loin et soulever a cette elevatiun des colonnes d'une >eule piece, (juoique ce travail, di>[)aru ou cache, ne soil pas le nioins curieux : Tcdilice dans sa iornie pla>li(iii(i releve seul de nulre jugenient. SAINT-ISAAC. 319 Le plan de Saint-Isaac le Dalmate, saint de la lituryie grecque, qui n'a aucun rapport avec le patriarche de lAncien Testament, est une croix a bras egaux, dilferente en cela de la croix latine dont lu pied se prolonge. La necessite d'orienter I'egiise vers le levant et de conserver Ticonostase dt'ja consacree, jointe a celle de faire regarder la Neva et la statue de Pierre le Grand au principal portique repete exactement sur I'autre face, n'a pas permis de mettre la grande poi'te vis-a-vis du sanctuaire. Les deux entrees correspondant aux deux porliques monumentaux sont laterales par rapport u Ticonostase , devant laquelle s'ouvre une porte donnant sous le petit portique octostyle a un rang de colounes reproduit symetriquement a lopposite. Le rile grec exige cette disposition que rarcliilecture a du accepter et concilier avec {'aspect de Tedilice qui ne pouvait presenter au tleuve, don I le separe une vaste place, un de ses bas-cotes. C'est cette raison qui fait que les bras des croix dorces surmontant le dome et les clo- clietons ne sont point paralleles aux facades, mais bien a Ticonostase, en sorte que I'egiise a deux orientations : Tune religieusc, I'autre arclii- tecturale ; mais ce disaccord inevitable, la situa- tion donnee, est mas([ue avec une habilele telle 320 l'uIYER en RUSSIE. ([u'il faut une grande attention et un l(jiig exameii pour le dt'COLivrir. A rinterieur. il est impossible (le le soupconner; une etude assidue de Saint- Isaac a seule pa nous le faire apercevoir. Lors([u"on se place a Tangle da l)oulevai'd de I'Amiraute. Saint-Isaac vous apparaii dans toutc -a magnificence, et de ce point Ton pent jugei' I'ediiice entier. La facade principale se jjresentt^ dans son plein developpement. ainsi (|u'un des portiques lateraux.; trois des ([uatre cloclietons sont visibles, et le dome se protile sur le ciel avet sa rotonde de colonnes, sa calotte d'or et sa lan- terne liardie que domine le signe du saint. A premiere vue, Telfet est des plus satist'aisants. Ce que les lignes du monument pourraient avoir de trop severe, de trop sobre, de trop classi<[ue en un mot, est rehausse lieureusement par la ri- cliesse et la couleur des materiaux les plus beaux <]ue jamais la piete Immaine ail empb.iyes a la construction d'un temple : Tor. le niarbre, le bronze, le granit. Sans toniber duns le bariolagc de I'arcbitecture systematiquement polycbro/ne. Saint-Isaac emprunte a ces splendides matiere> une liarmonieuse variete de tons dont la since- rite augmenle le charme: la rien n'est peini, rien n'e-^t faux , rieu dair^ ce luxe ne mcni a Dieu. SAINT-ISAAC. 321 Le granit massif soutient le bronze eterne] , le marbre indestructible revet les murailles, et For pur eclate sur les croix^, le dome, les clochetons, donnant a Fediiice le cachet oriental et byzantin de Feglise grecque. Saint -Isaac repose sur un soubassement de granit qui ei!it du , nous le croyons , etre plus eleve; non qu'il ne soit en rapport exact avec Fediiice, mais, isole au milieu dune place que bordent des palais et de liautes maisons, le monu- ment eut gagne comme perspective a etreexhausse par la base, d'autant plus quune longue iigne liorizontale tend a flecbir au milieu, verite ({ue Fart grec a reconnue en donnant, a partir du point central, une legere declivite a F architrave du Parthenon. Une grande place, quelque plane qu'elle soit d'ailleurs , semble toujours un peu concave a son centre. C'est cet effet d'optique. dont on ne se rend pas bien compte, qui fait paraitre, malgre Fhannonie reelle de ses propor- tions, Saint-Isaac trop bas d'assiette. On reme- dierait a cet inconvenient, qu'il ne faut pas s"exa- gerer, en imprimant une faible pente au terrain, du pied de la cathedrale aux extremitcs de la place. On accede a chaque portique, repondant a clia- 3^ l'hiyeu en russik. (juc bras dc la croix grecque du plan, par trois colossales marches de graiiit ealculc'cs poiu' des pas de geaiit, sans pitic ni souci des janibes lui- maiiies; mais aux trois peristyles qui out des porles, Ics degres s'ontailleiil et se diviseiU en neuf marches, vis-a-vis des entrees. Le <{uatrieme portique n'oU're pas cetle disposiiion : comme I'icoiiostase s"y adosse interieurement, il iie sau- rait y avoir de porte, el I'escalier de granit, digne des temples de Karnac. regne sans interruption: seulement de cliaque cote, dans Tangle prcs du niur, ses degres, sur un etroit esj)ace, so dis- tribuent trois par trois, pour (|u"on })uisse gagner la plate-lorme du portique. Tout ce soubassement en granit de Finlande, rougcatre et moucheic de gris , est assemble, dresse, poli avec une perfection egyplieniie, et portera, sans se lasser, le temple ([ui pe^e sur lui jjendant de longues series de siecles. Le porti(]ue principal (|ui regarde la r\eva est. conimc tons les aulres, octostylc, c'est-a-dire (!onq)Ose dune rang('e de huit coloiines d'ordre corinthicn, monolithes, a socles et a cha[)iU'au\ de bronze. Deux groupes de(|uatre colonnes sem- blables, placees en arricre. souliciment les cais- sons du platbnd et le toit du i'rojiton Irianguhiirc SAINT-ISAAC. 323 (lont rarchitrave pose sur la premiere lile: en tout, seize colonnes qui torment un peristyle plein de richesse et de majeste. Le porti(iue de la facade opposee repete celui-ci de point en point. Les deux aulres , egalement octostyles . n'ont ([u"un rang de colonnes de meme ordre et de nii'me matiere. lis ont ete ajoutes pendant Texecution des travaux an plan primitif, et ils remp1is.-ent Ires-bien leur destination, qui etait- d'orner les tlancs un pen nus de redilice. Dans les (ympans des frontons sont enca^tre^ des bas-reliefs de bronze, que nous nexus resorvons de decrire lors<(ue nous en viendrons au dthail de I'edilice dont nous indiquons ici les principales lignes. Lors(ju'on a franclii les neui degres tallies dan^ les tr<)is assises granitiques en retraite, doni la dernicre -crL de siylobate aux colonnes, on est Irappt' de l\'uormite des fiits dissimulce de loin par rt'k'gauce de leur proportion. Ces prodigieux monolitiics n'ont pas moins de sept picds de dia- nietre sur cinquante-six de hauteur. Vus de pre>. ils resseniltlent a des tours cerclees de l>ronze ef couronnees d'une vegetation d'airain. II y en a ([uarante-luiit comme cela dans les quatre poi- ti([ues, >an-i conqjter ceux de la coupole, qui n'ont 324 l'hiver en russje. (jue t route i)ie(ls. il est vrai. Apres la colonne de Pompee et la colonne elevee a la memoire de I'em- pereui- Alexandre I", ce sont les plus grands mor- ceaux que la main de riiomme ait tailles. tourne> et polls. Selon que le jour donne, un rayon de lumiere bleue comme un eclair d'acier court en frissonnant le long de leur surface plus unie ((u'un miroir. et par la purete de sa ligne, qu'au- cun ressaut n'interrompt. prouve Tintegrite du bloc monstrueux dont Tesprit doute encore. Onne saurait s'imaginer quelle idee de force, de puissance et d'eternite expriment dans leur muet langage ces colonnes gigantesques, selan^ant d'un seul jet. et portant sur leurs tetes d'Atlas le poids comparativenient leger des frontons et des sta- tues, lis ont la duree des os de la terre el seniblenl ne devoir so dissoudre qu'avec elle. Les cent quatre colonnes nionolitlies employees a la construction de Saint-Isaac viennent des car- rieres situees dans deux petites lies du golfe de Finlande, entreVibourget Fredericksham. On salt que la Fiidande est un des pays les plus riclie:- du globe en granit. Quel([ue cataclysrne cosmi({ue, anterieur a I'liistoire. y a sans doute accumuli' par masses enormes cette Ijelle matirre indestruc- tible comme la natiu'c. SAINT-ISAAC. 325 Conliiiuoiis notre esquisse lineaire. De chaqiie cote de ravant-corps forme par le portique, sou- vre, dans la muraille de marbre. une fenetre monumentale, a corniche ornementee de bronze et supportee par deux colonnettes de granit, a socles et a chapiteaux d'airain, avec un balcon a balustrade que soutiemieiit des consoles; descor- niches denticulees, surmontees d'attiques. mar- quent les grandes divisions de larcliitecture, et par leurs saillies projettent des ombres tavo- rables. Aux angles s"a})plique un pilier corinthien cannele, au-dessus duquel se tient debout dans ses ailes reployees une ligure d'ange. Deux campaniles ([uadrangulaires, ressortant de la grande ligne de Tedifice, a cliaque coin du fron- ton , repetent les motifs de la fenetre monumen- tale, colonnes de granit, cliapiteaux de bronze, balcon a balustres, fronton a trois pointes, el laissent voir, par leurs bales a plein cintre, leurs cloches suspendues sans cliarpente, a I'aide d'un mecanisme particulier. Une calotte ronde. dorce, surmontee d'une croix au pied ficlie dans un croissant, coilfe ces campaniles que le jour tra- verse, et d'oii s'ecliappent dans la lumiere les vibrations harmonieuses de I'airain. 11 est inutile de dire que ces deux clocbetons 28 326 l'jiiyer en russie. soiit reproduiti identiquement sur Fautie fagade. D'ailleui's, de I'eiidroit oil nous sommes on voit brillei- la coupole du troisienie. Le ([uatrienie seul est cache par la masse du dome. Aux deux coins de la I'agade, des anges s'age- nouillent et suspendent des guirlandes a des 1am- padaires de forme antique. Sur les acroteres des frontons sont places des groupes et des ligures isolees representant des apotres. Tout ce peuple de statues anime lieureusement la silhouette de I'edilice, et en rompi a propos les lignes horizontales. Yoici etablies, a pen pres, les principales masses de ce ([uon pourrait a})peler le premier etage du monument. Arrivons au dome (jui, de la plate- forme carree, toil de Teglise, s'elance hardiment dans les cieux. Un socle rond, divise par trois larges moulure^ en retraite, sert de base a la tour et de stylubate aux vingt-({uatre monolithes de granit de trente pieds de haut, a chapiteaux et a socles de bronze, ((ui entourent le noyau du dome dune rotonde de colonnes, diademe aerien oil la lumiere joue et brille. Dans leurs interstices sont percees douzo fenetres, etsur leurs chapiteaux s'appuie une cor- niche circulairc que surmonte une balustrade S.A INT-ISAAC. 327 coupee de vingt-quatre piedestaux ou se dressent, les ailes palpitanles, autant d'anges leiiant des instruments de la Passion ou des attribuls de la hierarchie celeste. Au-dessus de cette couvonne angelique, posee sur le front de la catliedrale, le dome continue. Alngt-quatre fenetres se decoupent entre un nombre egal de pilastres, et, a partir de la cor- niche, s'arrondit I'immense coupole etincelante d'or et striee de nervures en relief retombant a Taplomb des colonnes. Une lanterne octogone, flanquee de colonnettes, entierement doree, sur- monte la coupole et se termine par une croix co- lossale frappee a jour, clichee, dirait la langue heraldique, et victorieusement implantee dans le croissant. II y a en architecture, comme en musique, des rhytbmes carres d'une symetrie barmonieuse qui cbarmcnt I'oeil et I'oreillesans I'inquiuter : Tesprit prevoit avec plaisir leretour da motif a une place marquee d'avance: Saint-Isaac produit cet effet ; il se developpe comme une belle phrase de mu- sique religieuse tenant ce que promet son theme pur et cla-sique, et ne trompant le regard par au- cune disi^onance. Les colonnes roses forment des choeurs t'aaux. chantant la meme n^'lodie sur les 328 l'hiver en russie. quatre faces de redifice. L'acaiithe corintliicnne t'panouit sa verte fioriture de bronze a tous les chapiteaux. Des bandelettes de graiiit setendent sur les fiises comme des portees au-dessous des- quelles les statues correspondent par des con- trastes ou des ressemblances d'attitude qui rap- pellent les renversements obliges d'une fugue, et la grande coupole lance dans les cieux la note supreme entre les quatre campaniles qui lui ser- vent d'accompagnement. Sans doute le motif est simple comme tous ceux puises dans I'antiquite grec([ue et romaine: mais quelle splendide execution ! quelle symplionie de marbre, de granit, de bronze et d'or ! Si le choix. de ce style d'architecture pent in- spirer ([uelque regret au\ esprits (jui croient Ic style byzantin ou gothi([ue mieux approprie aux poesies et aux necessitf's des cultes Chretiens, il faut songer qu"ilest eternel et universel, consacrc par les siecles et I'admiralion humaine en dellor^ de la mode et des temps ! La classi(iue austerite du i)lan adopti' par I'ar- cliitecte de Saint-Isaac ne lui permettait pas dem- ployer pour I'exterieur de ce temple, aux lignes sevt'rement anti({ues. ces fantaisies oil se joue le caprice du ciseau, ces guirlandes. ces rinccaux, SAINT-ISAAC. 329 ces trophees entreraeles d'enfants, de petits genies, d"attributs souverit peu en rapport avec Tedifice, et qui lie servent qu'a masquer des vides. A I'ex- ception des acanthes et des rares ornements exiges par I'ordre d'architecture, toute la decoration de Saint-Isaac est empruntee a la statuaire : des bas- reliefs, des groupes et des statues de bronze, voila tout. Magnifique sobriete ! Conservant le point de vue que nous avons choisi a Tangle du boulevard de I'Amiraute, pour esquisser d'un trait rapide laspect general du monument, nous decrirons les bas-reliefs et les statues comme ils se presenteiit de cette place, sauf a faire ensuite le tour de I'eglise. Le bas-relief du fronton septentrional, c'est- u-dire ([ui fait face a la Neva, representela Resur- rection du Christ ; il est de M. Lemaire, I'auteur du fronton de la Madeleine, a Paris. La decoration en est grande, monumentale, decorative, et remplit bien son but. Le Christ ressuscite jaillit du tora- beau, le labarum en main, dans une pose ascen- sionnelle, au centre meme du triangle, ce qui a permis de donner a la figure tout son developpe- ment. A gauche de la radieuse apparition, un ange assis repousse d'un geste foudroyant les sol- dats romains commis a la garde du tombeau, dont 28. 330 L'niYER EN RUSSIE. les attitudes expriment la surprise, la craiiite. et aussi le desir de s'opposer au miracle predit; a la droits, deux anges debout accueilleiit avec une bonte rassurante les saintes femmes qui ^erlaient pleurer et repandre des parfums sur la tombe de Jesus. La Madeleine s'est affaissee sur ses genoux. abimee dans sa douleur, elle n'a pas encore vu Ic prodige; Marthe et Marie, portant des buires de nard et de cinname, regardenl monter dans la gloire le corps lumineux, auquci tristement elles venaient rendre les honneurs dus au mort, et que le doigt d'un des anges leur indi([ue. La com- position pyramide bien, et les poses courl^des c[uo necessite la diminution dc la hauteur aux angles externes du fronton, s'expli(|uent naturcllemcnt. La saillie des tigures, scion les places, est calculec de fa^on a produirc des ombres fermes. (\e>, con- tours decides qui n'embarrassent pas I'ooil ; un lieureux melange de ronde bosse et de me[)lat produit toute I'illusion de perspective qu'on pent raisonnablement demander au ])as-relief, sans de- truirc les grandes lignes arcliitecturales. Au-dessous du fronton, dans rentablcinonf en granit de la frise interrompu par une tablette de marbre, est inscrite une legende en cai'actcre sla- Yon qui est le caractere liturgiquc de rF.glise SAINT-ISAAC. 331 grecque. Cette inscription, formee par des lettres de bronze dore, veut dire : Seigneur, par ta force, le tzar se rejouira. Sur des acroteres, aux trois angles du fronton, sont places I'evangeliste saint Jean et les deux apotres saint Pierre et saint Paul. L'evangeliste, situe au sommet, est assis et se groupe avec I'aigle symbolique; il tient une plume de la main droite et un papyrus de Ja main gauche. Saint Pierre et saint Paul sont reconnaissables, I'un aux clefs, I'autre a la grande epec sur laquelle il s'appuie. Sous le peristyle, au-dessus de la maitresse porte, un grand bas-relief de bronze, arrondi a sa partie superieure comme la voussure qui lui sert de cadre, represente Je Chnst en croix entre les deux larrons. Au pied de I'arbre de douleur se de- solent et s'evanouissent les saintes femmes; dans un coin, les soldats romains jouent aux des la tu- nique du divin supplicie; dans I'autre, reveilles par le cri supreme, les morts ressuscitent et sou- levent la pierre fenduc de leurs sepulcres. Dans les deux entrees laterales creusees en lie- micycle, on voit, h gauche, le Portement de croix, a droite, la Descente au tombeau. Le crucificment est de M. Yitali, les deux autres bas-reliefs sont dus a M. le baron Klodt. 332 I.'llIVER EN RUSSIK. La graiide porte moimiiientale de bronze est ornec de bas-reliefs disposes coinme il suit : dans le linteau, YEntree triomphale du Christ a Jeru- salem; dans le battant a gauche, YEcce Homo, dans le battant droit, la l lagellation ; au-dessous, dans les panneaux oblongs, deux saints en habits sacerdotaux, saint Nicolas et saint Isaac, occupant chacun une niche dont le cintre tonne C0(juille: aux panneaux inferieurs, deux petits anges a ge- noux, portant au milieu d'un cartouche une croix grecque radiee et hisloriee dinscriptions. Avec toutes ses phases, le dramc do la Passion se deroulo sous le portique, Tapotheose rayonnc glorieusement sur le fronton. Passons maintenant au portique do Test, dont le grand bas-relief est aussi de M. Leniaire. II re- presenteun trait de la vie de saint Isaac leDalmate, patron de la cathedrale : L'enq)ereur Yalens sortant do Constantinople pour a Her condjatlrc les Goths, saint Isaac, qui vivait dans une cellule pros de la ville, I'arreta au passage et lui pri'dil qu'il ne reussirait pas dans son entreprise, etant en guerre avec Dicu a cause de I'appui ([uil pre- tait aux Ariens. L'empcreur, irrilr, lit charger de chaines et emprisonner le saint, lui promctlant la mort si sa prophelie etait fausse, et la liberie si . SAINT-ISAAC. 333 elle etait vraie. Oi', I'empereur Yaleus f'ut tuu pen- ilaiit I'expedition, et saint Isaac, delivre, regut de lii'ands honneurs de Fempereur Theodose. Valens est monte sur uii clieval qui se cabre a demi, effraye par robstacle du saint debout au milieu de la route. Une statue equestre n'est pas aisee u reussir en ronde bosse, et Ton en connait peu d'entierement satisfaisantes; en bas-relief la difficulte augmente, mais M. Lemaire la tres-heu- reusement vaincue. Son clieval, d'une verite de- gagee de details trop reels, comme il convient a la statuaire monumentale, porte bien le cavalier, dont la figure ainsi exliaussee produit un excel- lent efTet et domine, sans artiiice peniblemenl cherche, les groupesqui I'entourent. Le saint vient de lancer sa prediction, et deja les ordres de Teni- pereur s'executent. Des soldats cliargent de fers ses bras tendus qui supplientet menacent. II etait difficile de concilier plus adroitement la double action du sujet. Derriere Yalens se pressent des guerriers degainant leur glaive, saisissant leur bouclier, revetant leur armure, pour exprimer I'idee dune armee allant en expedition. Derriere saint Isaac se cache une armee, plus puissante au ciel, de malheureux, de pauvres, de f'emmes pres- sant leurs nourrissons sur leurs coeurs. La com- 33-1 l'iiiyer en pussre. position a de la largeur, de la verite, du niouve- ment, et la gene qu'impose rabaissemcnt du triangle n'a pas nui aiix groupes extremes. Sur les acroteres du fronton poseni trois statues : au milieu saint Luc I'evangeliste, avec son breuf couche pres de lui, peignant le premier portrait de la Yierge, type saere des images byzan lines; de cliaque cote, saint Simeon tenant sa scie, saint Jacques tenant son livre. L'inscription slavonne signilie littei'alement : Nous nous reposons sur loi, Seigneur, el nous n'aurons pas de doute pour I'eternite. Comme I'iconostase s'appuie interieurement au mur de ce portique, il n'y a pas de porle, et pai' co)iserjuenl pas de l)as-reliefs sous la colonnade, decoree seulement de pilastres corinlhiens en- gages. Le fronton meridional a etc contie a jI. Viiali. II reprcsente YAdoj'afion des Mn/jes, \\\\ sujet cpu' les grands maitres de la peinture ont rendu presque impossible sur toile, niaisfpie lastaluaii'e inodernc a rarement aborde a cause de la niulliplicilt' de iigures ([u'il exige et ([ui n'eifrayait pas le; nali'^ imagiers golliiques dans leurs triply(pu's >i pa- tiemmeiit fouilles. C'est une composition d'ap- parat I'li'gamment arrangce, d'uue aliondance un SAINT-ISAAC. 335 peu tro) facile peut-etre, mais qui seduit Tceil. La saiiite Yierge, assise dans les plis de son voile qui, par uiie idee ingeiiieuse du statuaire, s'en- tr'ouvre comme les rideaux d'uii tabernacle, offre u radoratioii des rois mages, courbes ou pros- ternes a ses pieds dans des attitudes de respect oriental, le petit enfant qui doit raclieter le monde et dont elle pressent deja la divniite; cette nais- sance miraculeuse precedee d'apparitions, ces rois accourus du fond de I'Asie, guides par une etoile, pour s'agenouiller devant une creche, avec des vases d'or et des cassolettes de parfums, tout cela trouble le cceur de la sainte Mere toujours vierge; elle a presquc peur de cet enfant qui est un Dieu. Quant a saint Joseph, accoude sur une pierre, il lie preiid qu'une part fort restreinte a la scene, acceptant dune foi soumise, sans trop les com- prendre, ces eveneinents etranges. A la suite des rois Gaspar, Melchior et Balthasar. abondent des personnages fastueux, otticiers, por- teurs de presents, esclaves, qui peuplent riclie- ment les deux bouts de la composition. Derriere eux se glissent, avec une curiosite tiniide, adorauL de loin, des bergers aux reins converts de peaux de chevre. Dans Tintervalle d'un groupe a un autre, le bceuf passe sa bonne tete au mutle lui- 33G l'iiiyer kn russie. saiit: raais pour([uoi avoir supprimc raiie? il tiraii son bi'iii (le paille de la creche, et, lui aiis:>i, re- chauffait de son soudle le f'utur Sauveur du moiide qui venait de nailre dans une etable. L'arl n'a i)a^ le droit delre i)lus lier (iiie la Divinile. Jesus n'a pas meprise I'ane, et c'est sur une anesse (ju'il a I'ait son entree a Jerusalem. Trois statues, suivant le rhytlimc invariable de la decoration, ligurenl sur les acroleres de cede facade : au sommet, saint Mattliieu ecrivant sous la dictee de I'ange; aux deux bouts, saint Andre avec sa croix en sautoir, et saint Philij)pe avec son livre et sa croix pastorale. L'inscrij)lion de la frise veut dire : Ma niai-on sera appelee la maison de la priere. Penetrons maintenant sous le peristyle, nous y retrouvons la niOme ordonnance qu'au purlique du nord. Au-dessusdelaporte principale,dans le iympun de la voussure, s'encadre un grand bas-relief gal- vano|)lasli([ue, coninie celui du crucilienicnt. ci representanl Y Adoration dcs Bergers.C'cM la rejx'- tition plus I'aniiliere de la scene i)receden[e. J.e groupe central resie a j)eu pres le ineme, (pioitpic la Vierge se delourne avec un mouveuieiit da- bandon plus synq)atlii(|ue \ers les bergers (pii SAINT-ISAAC. 337 apportent au iioiiveau-nc leurs rustiques offrandes, (jue vers les rois mages mettaiit a ses pieds de I'iclies presents. Elle ne trone pas, et se fait douce avec ces humbles, ces simples et ces pauvres qui donneut ce (ju'ils out de meilleur. Elle leur pre- sente son enfant en toute eonfiance, ouvrant les langes pour leur monlrer comme il est fort; et les bergers, un genou en terre ou inclines, admirent et adorcnt, pleins de foi dans les paroles de I'ange: ils arrivent, ils se pressent, la femme, une cor- beillede fruits sur I'epaule, I'enfantavec une paire de colombes; et, tout en haut, les anges voltigenl autour de I'etoile qui designe IctabledeBetlileen]. Dans les porles laterales, arrondies en liemi- cyclc, so trouvent deux bas-reliefs : celui de gauche representant YAnge annoncant la naissancedu Christ aux bergers, I'autre le Massacre des Innocents. Tous les deux sont de M. Laganovski. Au linteau de la grande porte de bronze, on voit la presentation au temple \ sur les battants, la Fuite en Eggpte., Jesus enfant au milieu des docteurs ; au-dessous, dans les niches en conque, un saint et un ange guerriers ; saint Alexandre Xevski el saint Michel; plus bas, aux derniers panneaux, des pelits anges soutenant des croix. Ce porti(iue contienL dans sa decoration tout Ic 29 338 l'iiivkr en russie. poeme de la Nalivitc et de renfaiice du Christ, conime Tautre coiilenait tout le dranie de la Passion. Au Iroiiton de lest, nous avons vu saint Isaac persecute par Tempereur Yalens; au fronton de I'ouest, nous assistons a son triomphe, si un ltd mot s'accorde avec rimmilite d un saint, L'empereur Tlieodose le Grand revient victo- rieux dune guerre conlre les barbares, et pros de la Porte Doree, saint Isaac, glorieusenienl dclivre de sa prison, se presente a lui dans son pauvre froc d'ermite, ceint d'un cliapelet, tenant de la main gauche la croix a double croisillon, et levant la droite sur la tete de Teiupereur ([u'il benil. Theodose se courbe pieusenienl. Son bras, arrondi autour de linipcratrice Flacilla, Icntraine dan^ son niouvement el semble vouloir I'associer a la benediction du saint. Cetle intention est char- manle et rendue avec un rare bonheur. DaugustCN resseniblances se devinent dans les teles majes- tueuse.'s de lenipereur et de I'inipcratrice. Au\ pieds de Theodose couronne de lauriers se discer- nent I'aigle et les eniblenics de la vicloire. A droile du groupe, relativement au spectalcur, des guer- liers tlont I'attitude resi)ire la plus vive ierveur r^'jnclinent el nieltent un genou en terre, abaissant SAINT-ISAAC. 339 les faisceaux et les haclies devant la croix. Au second plan, un personnage a la figure contractee, au geste plein de depit et de fureur, parait s'eloi- gner et laisser la place k saint Isaac, dont I'in- fluence Femporte : c'est Demopliile, le chef des Ariens. qui espdrait seduire Theodose et faire pre- valoir I'heresie. A Fextremite se voit avec son enfant cette femme d'Edesse, dont I'appavition soudaine fitreculerles troupes envoyees pour per- secuter le> Chretiens. A gauche, une dame d'hon- neur de I'imperatrice en riches hahits soutient une pauvre femme paralytiquG, symholisaiit la charite qui regne dans cette cour chretienne. Un petit enfant, jouant avec la gracieuse souplesse de son age, fait opposition a la roide immobilitt' de la malade. A Tangle du bas-relief, par un syn- chronisme (|u'admet la statuaire idealisee, figure I'architecte de I'eglise drape a I'antique et presen- tant un modele en miniature de la cathedrale qui doit s'elever plus tard sous le patronage de saint Isaac. Cette belle composition, dont les groupcs se balancent et se coordonnent avec une symelrie heureuse, est de M. Yitali. Sousce porti(iue, plus simple que ceuxdu nord et du midi, il n'y a i)as de bas-reliefs cintres ou ;{40 l"iiiver en russie. demi-circulaires. II est perce d'uiie seule porte s'ouvrant en face de I'icoiiostase. Cette porte de bronze est divisee comme celles que nous avons deja decrites. Le bas-relief du linteau represente le Sermon sur la montagne. Dans les caissons supe- rieurs des battants sont encastres la Resurrection de Lazare et Jesus guerissant iin paralytique ; saint Pierre et saint Paul occupent les cri([ues a conques stri('es; au bas, des anges soutiennent le signe de la Redemption. La vigne et le ble, symboles eucha- ristiques, servent de motifs a I'ornementation de cette porte et des autres. Saint Marc, accompagne du lion que Yenise a pris pour amies, ecrit son Evangile au sommet du fronton, dont saint Thomas, portant Tequerre et etendant ce doigtscepti(jue qu'il voulait plonger dans la blessure du Christ avant de croire a la resurrection, et saint Barthelemy avec les instru- ments de son martyre, le chevalet et le couteau. decorent les extremites. Sur la tajjlettede la friseon lit Tinscription sui- vante : Au lioi des rois. Par sa forme arc.'liaique. le caractere slavon se pri'te auK legendes nionuinenlales. II fait orne- ment comme I'arobe culi([ue. II y a d'autres ins- criptions sous les peristyles ct au-dessus des portes. h A INT-ISA AC. 341 Elies expriment ties idees religieuses ou iiiysli([ues. Nous n'avons traduit que celles qui sont le plus en vue. C'estM. Yitali qui, avec Taide deMM. Salemann et Bouilli, a niodele les sculptures de toules les portes; on lui doit aussi les evangelisles et les apotres des acroteres. Ces ligures nont pas moins de quinze pieds deux pouces de hauteur. Les anges agenouilles aupres des candelabres ont dix-sept pieds, et les lampadaires qui entourent ces guirlandes, vingt-deux. Ces anges ressem- blent, avec leurs grandes ailes eployees, a des ai- gles mystiques qui se seraient abattus des liauts lieux sur les quatre angles de I't'dilice. Comme nous I'avons dit, un essaim danges s'est pose sur la couromie du dome. La hauteur ou ils sont places enrpcche dedistinguer les details de leurs traits, mais le statuaire a su leur donner des prolils elegants et sveltes qui se saisissent ai- senient d'en bas. Ainsi, sur la corniche de la coupole, sur les acroteres, les attiques et les entablements de Te- ditice, sans compter les personnages a demi enga- ges des frontons, les bas-reliefs des voussures el des hemicycles, les figures des portes, cin([uante- deux statues, trois fois grandes comme nature, 29 3 52 l'hiver en russie. formeiit a Saint-Isaac un etcrnel peuple de Ijronze aux aliitucles variees, mais soumise.^, cominc ini clioour arcliileclural, aux cadences d"un rhythme lineaire. Avant de peneLrer dans Ic temple, dont nous venons de tracer un dessinaussi fidele (^ue linsut- lisance des mots le permet, nous devons dire qu'il lie faudrait pas, d'apres ses lignes nobles, })iires, severes, ses ornemenis sobres et rares, son gout austerement antique, s'imaginer que la catliedrale de Saint-Isaac eut, dans sa regularite parfaite, I'aspect froid, monotone et legerement ennuveux de Farcldtecture qu'on appelle classique, I'aute d'une expression i)lus juste. L'or de ses coupoles, la rJche varieto de ses matcriaux, renq)eclieni de tombcr dans cet inconvenient, et le cliinat la co- lore par des jeux de lumicre, par des eflets inat- tendus, qui de romaine la rendent lout a fait russe. Les feeries du Xord voltigent aulour du grave monument et le nationalisent sans lui uter sa tournure antifjue et grandiose. L'hiver, en llussie, a une poesie particuliere; ses rigueurs sont compensc'es par i\e> beauics, des cllets et des aspects extrrniemenl piUoi'es(iue>. La neige glace d'argeiit ces coupoles d"or, accuse d'une limie e;iiicelanle les entablements e( les SAINT-ISAAC. 343 frontons, met des touches blanches sur les acan- Ihes d'airain, pose des points lumineux aux sail- lies des statues, et change tous les rapports de tons par des transpositions magiques. Saint-Isaac, ainsi vu, prend une originalite toute locale. II est superbe de couleur, soit qu"il se detache tout re- haussede blanc d'un rideau de nuages gris. soit qu'il decoupe son prolil sur un de ces ciels de turquoise et de rose qui brillent k Saint-Peters- bourg, lorsque le froid est sec et que la neige crie sous le pied comme de la poudre de verrc. Par- fois, apres un degel. une bise glaciale iige en une nuit, sur le corps du monument, la sueur des granits et des marbres. Vn reseau de perlcs. plus lines, plus rondes que les gouttes de rosee autour des plantes, enveloppe les gigantesques colonnes du peristyle. Le granit rougeatre devient du rose le plus tendre, et prend sur le bord comn)e un veloute de peche, comme une fleur de prune: il se transfer me en une matiere inconnue, pareille a ces pierres precieuses dont sont baties les Jerusa- lem celestes. La vapeur cristallisee revet redifice d'une poussiere de diamant qui jette des feux et des bluettes quand un rayon Fcffleure; on dirait une cathedrale de pierreries dans la cite de Dieu. Cbaque heure du jour a son mirage. Si Ton re- 3i4 L'llIVER EN RL-SSIE. garde Saint-Isaac, au matin, du quai de la Neva, il apparait couleur d'amethyste et de topaze brii- lee au milieu d'une aureole de splendours lactees et roses. Les brumes laiteuses qui flottent a sa base le detachent de la terre et le font nager sur un archipel de vapeur. Le soir, sous une certaine incidence de lumiere, du coin de la petite IMors- kai'a, avec ses fenetres traversees par les rayons du coucliant, il semble illumine et comme incendie al'interieur. Les bales flamboient ardemmentdans les murailles sombres; quelquefois, paries temps de brume, lorsque le ciel est bas, les nuages des- cendent sur la coupole, et la coiffent comme le somniet d'une montagne. Nous avons vu, specta- cle etrange, la lanlerne et la moitie superieure du dome disparaitre sous un banc de brouillard. La nuee, coupant de sa zone d'ouate Tliemisphere dore de la haute tour, donnait a la cathedrale une elevation prodigieuse et lair d'une Babel chretienne allant retrouver et non braver dans les cieux Celui sans lequel il n"y a pas de construc- tion solide. La nuit, (jui dans les autres cliniats jette son crepe oi)aque sur les edilices. ne pent entierement eteindre Saint-Isaac. Sa coupole reste visible sous le dais noir des cieux. avec des tons d'or pale SAINT-ISAAC. 345 comme une immense bulle a demi lumiiieuse. Au- cunes tenebres, meme celles des nuits les plus si- nistres de decembre, ne prevalent centre elle. On I'aperQoit toujours au-dessus de la cite, et si les demeures des liommes s'effacent dans I'ombre et le sommeil, la demeure de Dieu brille et semble veiller. Quand lobscurite est moins epaisse, que la scintillation des etoiles et la vague lueur de la voie lactee laissent discerner les fanlomes des objets, les grandes masses de la cathedrale se dessinent majestueusement et prennent une solennite mys- terieuse. Ses colonnes polies comme une glace s'e- bauchent par quelque luisant inattendu, et, sur les attiques, les statues enlrevues confusement semblent des sentinelles celestes commises a la garde de I'edilice sacre. Ce qui reste de clarte dif- fuse dans le ciel se concentre sur un point du dome avec une intensite telle, que le passant noc- turne peut prendre cette unique paillette d'or pour une lampe allumee. Un ettet plus magique encore se produit quelquefois : des touches lumi- neuses flamboient a I'extremite de chacune des nervures en relief qui divisent le dome, et le cei- gnent d'une couronne d'etoiles, diademe sideral pose sur la tiare d'or du temple. Un siecle de plus .340 l'jiiyer en nussii:. de (bi et de moins de science croirait au miracle, tant cet effet, nalurel pouriant, eblouit et paraK inexplicable. Si la lunc est dans son i)lein et parail degagee de nuages vers le milieu de la nuit, Saint-Isaac prend a cette lueur d'opale des teinles cendrees, argentees, bleuulres, violettes, d'une delicalesse inimaginable ; les tons roses du granit passent a riiortensia, les draperies de ])r()nze des statues blancbissent comme des robes de lin, les calottes dorees des cloclictons ont des reflets, des trans- parences et des paleurs d'ambre, les lilets de neige des cornicbes jettcnt ca et la des eclairs de pail- lons. L'astre, du Ibnd de ceciel se[)lentrional Ijleu et froid comme I'acier, semble venir nurer sa lace d'argent au miroir d'or du dome; le rayon ([ui en resulte rai)pelle I'electrum des anciens tail dor el d'argent, I'ondus. J)e temps en tem[)s, les feeiies, dont le Xor(: console la longueur de ses nuits glacees^ deploier]! icurs magnilicences au-dessus de la callit'drale. L'aurore ])orcale I'aiL jaillir derricre la siliiouette sombre du monument son immense feu darlilice polaire. L(! boutpiet de t'usc'es, d'elll lives, d'irra- diaiioiis, de bandes plu)s[)lioiescentes, s'rpanouil avec des claries d'argent, de nacre, d"opal<\ de SAINT-ISAAC. 347 rose, ([ui eteignent les etoiles et font })araitre noire la coupole toujours si lumineuse, sauf le point brillant, lampe d'ov du sanctuaire que rien n'cclipse. Nous avons essaye de peindre Saint-Isaac pen- dant les jours et les nuits d'liiver. L'ote n'est pas moins riche en elfets aussi neufs qu'admirables. Dans ces immenses jours qu'interrompt a peine une lieure de nuit diapliane, a la fois crepuscule et aurore, Saint-Isaac, inondc de lumiure, se des- siiie avec la nettetc majestueuse d'un monument classique. Les mirages disparus laissent voir la realite supcrbc; niais quand I'ombre transparente enveloppe la ville, le soleil continue a briller sur le dome colossal. De I'horizon oii il plonge pour en sortir immediatement, ses rayons atteignent toujours la coupole doree. De meme, dans les montagnes, le plus liaut pic est encore illumine des flanimes du coucliant, quand les sommets in- fericurs et les vallees baignent depuis longtemps dans les brumes du soir; mais, a la fin, la lueur ({uitte I'aiguille vermeille et semble a regret re- monter au ciel, tandis que retincelante clarte n'abandonne jamais le dome. Toutes les etoiles fussent-elles eteintes au firmament, il y en a tou- jours une sur Saint-Isaac ! 348 l'iiiyer ex uussie. Mainlenant que nous avons doniie, aulanl quil est en nous, une idee de I'exterieur de la catlit'- drale sous ses ditferents aspects, pc'netrons a I'in- terieui', ([ui n'est pas moins magnilique. L'on entre ordinairement a Sainl-Isaac par ia poi'te du mili. mais tacliez de trouvcr ouverte la porte de I'ouest, ([ui fait face a Ticonostase; e'esi le sens dans lequel redilice se presente le niieux. Des les premiers pas, \ous etes saisi dune sorte de stupeur : la grandeur giganlesque de larclii- tecture, la profusion des marbres les plus rares. leclat des dorures, les teintes de fresfjuedes pein- tures murales, le miroitement du i)ave poli oil les objets serellechissent. tout sereunil pour vous })ro duire une inijn'ession d'eblouissement. surtoul si votre regard se porte, coninie cela ne i)eut nian- (|uer, du cote de I'iconostase. L'ieonostase, nier- veilleux. edifice, temple dans le tenq)le meme. facade d'or, de malachite et do lapis-lazuli, au\ portes d'argent massif. (|ui n'est jxjurtant que le voile du sanctuaire ! L'ceil s"v tourne in\incibl('- ment, soit (|ue les baltanls ouverts laissent voir, dans son etincelante tians[)arence. le Cdirist co- lossal sur verre. >oit (lue. refcrnu's, iU inontrejil seulement par leur baie airondie le rideau don I la [)Our])re sendjle teijile dans le sang divin. SAINT-ISAAC. 349 La division interieure de Vediliceest d'uiiesim- plicite que I'oeil et Tespril comprennentsur-le- champ; trois nefs aboutissent aux trois portes de I'iconostase, coupees Iransversalement par la net' (\m figure les bras de la croix qu'acheve, a I'exte- rieur. la saillie des portiques; au point dinter- section s'eleve la coupole ; aux angles quatre dorne-^ se font symetrie et marquent le rhytlime arcliitec- tural. Sur un soubassement de marbre s'appuiefordre corinthien, colonnes et pilastres canneles, abases et a cliapiteaux en bronze dore et or moulu, qui decore I'editice. Get ordre, applique aux murailles et aux piliers massifs supportant les retombees des voiites et le toit, est surmonte d'un attique coupe de pilastres forinant des panneaux et des cadres pour les peintures. C'esi sur cet attique que posent les archi voltes, dont les tyinpans sont ornes de sujets rcligieux. Les murS; dans I'intervalle des colonnes et des pilastres, du souljassement a la corniche, ont des revetements en marbre blanc oil se dessinent des panneaux et des compartiments en marbre de couleur vert de Genes, griotte, jaune de Sienne: jaspes varies, porphyres rouges de Finlande, tout ce que les veines des ilus riches carrieres ont pu 350 l'iiiyer en huss:i:. liviei" (le l>eau. Des iiiclies a renfbiircmoiit aji- [)uyees sur des consoles contleiuiciit des peintiires et interrompent a propos les surfaces planes. Les rosaces et les modillons des sollUes sont en bronze galvanoplastique dore et se detaclient de leurs caissons de raarbre par des saillies vigou- leuses. Les qualre-vingt-seize colonnes on pilastres viennent des carrieres de Tvidi, qui fournissent un beau marbre veine de gris et de ro-e. Les marbres blancs viennent des carrieres de Sera- vezza. ^lichel-Ange les prefcrait aceux de Carrare. C'est tout dire, car quel connaisseur en rnarl)r(' (jue Farchitecte de Saint-Pierre ou lesculjiteur du tombeau des Medicis! Cetle k'gere idee de rintcricurderegli^edonnee en f{uelques lignes, arrivons a la coui)ole qui ouvre au-dessus de la tete du visiteur son youtlVe suspentlu en Fair avec une ineluctalile solidite, oil le t'er. le bronze, la l)ri({ue, le granit. le marbre. conibinent leurs n'sistances pre^que t'lci'neile^ d"a{)res les ](jis nialht'niatiqnes les niicux calcu- lees. Le dome a de liauteur, a parlir du pa\(' jus- ([u'a la voule des lanternes, 200 pied- >' ponces. ou 42 sagcnes 2 arcliines (mesure ru>-c\ La lon- gueur de I'cdilice est de 288 pieds 8 ponces, on 39 sagvnes 2 archincs; sa largeur, en ccuvre. est SAINT-ISAAC. 331 (le 149 pieds 8 pouces, ou 21 sagenes 3 arcliiiies. Nous n'abusons pas des mesures, mais ici dies sont necessaires pour qu'on se figure la grandeur reelle de I'edilice. C'est une echclle sommaire qui peut servir pour apprecier relativement la pro- portion des details. Au fond de la lanterne, un Saint-Esprit colossal deploie ses ailes blanches au milieu de rayons, a une liauteur immense. Plus bas s'arrondit une demi-coupole a palmettes d'or sur cliamp d'azur ; puis vient la grande votite spherique du dome,, bordee a son ouverture superieure par une cor- niche dout la t'rise est ornee de guirlandes ct de tetes d'anges dorees, reposant a sa base sur I'en- tablenient dun ordre de douze pilastres corin- tliiens canneles qui separent les fenctres au nombrc de douze egalcment. Une balustrade feinte, servant de transition entre rarcliitecture ei la peinture, couronne cet entablenient, et dans les clartes d"un vaste ciel se distribue une grande composition representant le Triomijlie de lo Vierge. Cetic jeiniure, ainsi que toutescelles (lud?c///r/ Domini, et elle se rf'-signe a ra[)othtjose. De clja([ue cole du Irune se tienneiit saint .lean- Bapliste, le i)recurseur. et saint Jean, le bien-ainu' disciple du Christ, reconnaissalde a sen aigle. Us SAINT-liAAC. 353 meriteiit tous deux cette place dhonneur : I'uu aimonca le Christ; I'autre le suivil au Jardin des Oliviers, I'assista dans la Passion, el ce fut a lui que le Dieu mourant confia sa mere. Au-dessous du trune voltigent de pelits anges avec des lis, symbole de purete. De grands anges aux ailes eployees, dans d'audacieuses poses de raccourci et places de distance en distance, sou- tiennent les bancs des nuages supportant les groupes que nous allons decrire en partant de la gauche de la Vierge relativement au spectateur, et en circulant autour de la coupole, jusqu"a ce que nous soyons revenu k la droite, fermant ainsi le cycle de la composition. L'un de ces anges est charge de la longue epee, attribut de saint Paul quon voit en etfet agenouille au-dessus de lui, sur une nuee pres de saint Pierre, etla tete tournee vers la Yierge ; des cherubins ouvrent le livre des Epitres et jouent avec les clefs d'or du paradis. Sur le nuage qui flotte au-dessus de la balus- trade et forme comme un socle aerien aux groupes, on remarque, apres saint Pierre et saint Paul, uu vieillard a barbe blanche, en habit de moine byzantin : cest saint Isaac le Dalmate, patron de la cathedrale. Pres de lui se tient saint Alexandre Nevski. revetu de la cuirasse et du manteau de 30. 3o4 l'iiiyer en russie. pourpre ; des anges balancent des drapeaux der- I'ierc lui, ct sur un dis(]ue d'or riinage du Christ indique les services rendus a la religion par le saint guerrier. Le groupe suivant se compose de Irois sainles i'emmes agenouillees : Anne, mere de la Yierge, l^lisabeili, mere du pn'curseur, ct Catherine, somp- lueusement habillee : manteau d'herndne, robe de brocart et la coLironne en tete, non (lu'elle ap- i)artint a line famille royale on priuciere. mais [varce qu'elle reunit la triple couronne de la vir- ^inite, du martyre et de la science, ce (]ih lit ( lianger son nom primitif de Dorotheeen celui de Catherine, dent la racine syriaque, Cethnr. veut dire couronne. Ainsi, ce luxe est tout alK'gori(iue. L'ange place sous le nuage tient un fragnjent de :a roue a dents recourbees, instrument du supplice (}ue subit la sainte. Separe par un leger intervalle du groupe que nous venous de decrire, un troisicme nuage sou- iient saint Alexis, I'homme en Dieu, viHu dune robe de moine, et I'empereur Conslautin, cuii'asse d'or, dra[)e Le dernier groupe, en revenant au trone de la A'ierge, represente saint Nicolas, eve(iiie de Myre et patron de la Russie, vetu d'line dalniati({ue et d'une elole verte semee de croix. d'or, en admira- tion devant la Mere de Dieu ; il est cntoure J"anges tenant des baiinieres et des livres sacres. On a sans duute reconnu dans ces tigures les saints patrons de la Russie et de la famille inipe- riale. L'idee mystique de cette immense compo- sition, qui n'a pas moins de 228 pieds de toui', est le triomphe de I'Eglise symbolisee par la Yierge. La disposition de cette peinture rappelle un peu celle de la coupole de Sainte-Genevieve, du baron Gros. Ce n'est pas un reproche que nous faisons a M. BrulolF; de tellesressemblances sont inevitables dans les sujets religieux dont les principales lignes sont deierminees d"avance. Se conformant aux intentions de larcliitecte, mieux ({ue ne Font fait quelques-uns des artistes cliarges des autres pein- tures, Yi. Bruloff, ou ceux qui out execute ses esquisses, se sont tonus dans une gamme claire et mate, evitant les vigueurs et les noirs, toujours nuisibles dans les peintures murales. en ce qu'ils trouent I'architecture et donnent aux objets un relief derangeant les lignes de Tedifice. Ces peintures et celles qui orncnt la cathedrale, 3r)G l'iiiver en russie. mt'ine lors([u"elles sout sur t'oiul d'or, n'essayeiit pas de reproduire les attitudes liierati(jues, ini- iiiobiles et toujours les memes, de lart byzaiitin. M. de Monlferraiid a tres-judicieusemeni pense que I'eglise dont il etait rarcliitecte, empruntanl ses t'ormes au pur style yrecouromaiii, les artistes charges d'y peiiidre devaient s'iiispirer de la grande ecole italieniie, la plus experte et la plus savante a decorer les edifices religieux de ce style. Les peintures de Saint-Isaac ne sunt dune nullement arcliaiques, conlrairement aux habitudes de I'E- glise russe, qui volontiers se conibrnie aux mo- deles lixesdes les premiers temps (lerEglisegrecque et conserves tradiiionnellement })ar les i)eintres religieux du mont Athos. Douze grands anges dores, faisant fonction de cariatides, soutiennent des consoles oii s'appuient les socles des pilastres qui torment I'ordi'e inte- rieur du dome et separent les i'enetres. lis ne me- surent pas moins de vingt et unpieds de hauteur, et ont etc executes par le proceile galvanoplasti- ([ue en (juatre morceaux, dont les soudures sont invisibles. On a pu leur donner ainsi une legeretc -us do sa trie niinl)ee; uno di'apcjij d'ww louge orange se [)lisse autoar de lui par grandes masses. L'ange. compagnon de saint Madhii'u. se lient debout a son cMc. Lc saint, en tum'que violctie et en niantcau jaune, a ua livre a la niaia. Sur le ciel soinl)re qui lui si-rl de ibnd coninie au\ au Ires figure.-, solligcal (]o> clierubias el scinliHeune ('i(^ile. Sar les pninles dc- jieadfuiits >(al tre> (jualre tableaux I'eprt'-entanl (]v- srrnc- de la l'a>--ion da Clni>t. Dansrua, Jadas pn'ct'daal des M)l(l;it>, piirtears de I'alot^ el dv torches^ diame a SAINT-ISAAC. 350 son maitre le baiser perlide qui le designe parmi les disciples. Dans I'autre, le Ghrisi debout est flagelle par deux tourmenteurs ai'mes de cordes a nceuds. Le troisieme nous raontre le Juste auquel le peuple juif a prefere Barrabbas, enimene dii pretoire pour t'tre livre au bourreau, tandis que Ponce-Pilate, sur son tribunal, se lave les mains de ce sang qui doit y faire une tache eternelle. Le quatrieme tableau represente ce que les Ita- liens appellent le spasimo , Taffaissement dc lavictime sous la croix dusupplicedans laraarclie au Calvaire. La Vierge', les saintes femmes, saint Jean, escortent le divin condamne avec des atti- tudes dc desolation. Dans ratti({ue de la nef transversale figure le bras de la croix; on remarque a droite, en faisant face a I'iconostase, le Sermon sur la montagne. de M. Pietro Bassine. Sur le plateau d'un lieu eleve qu'ombragent quelques arbres, Jesus, assis, preclie au milieu des disciples; la fuule se presse pour I'entendre; les paralytiques eux-memes se sont hisses jusque-la avec leurs bequilles; les malades se font apporter dans la couverture de leur grabat, avides de la parole divine ; des aveu- gles arrivent en tatonnant; des femmes ecouient avec leur cceur. tandis que, dans un coin, des pha- 360 l'iUVER en BUSSIE. risiens er^^oteiit et disputent; rordoniiaiice e-t belle, et les groupes bien dislribues laissem a la figure du Christ , placee au centre, toute son im- portance. Les deux peintures laterales out pour sujel ]e> paraboles du Semeur et du bon Samaritain. Dans I'une, Jesus se promene au nnlieu des champs avec ses disciples; il leur montrele Semeur jelant le grain et les oiseaux du ciel voltigeant au-dessus de sa lete. Dans I'autre, le bon Samaritain, des- cendu de son clieval, verse I'liuile sur les Ides- sures du jeune lionime abandonne au bord de la route, et dont le pharisien n'a })as ecouie le> {)laintes. La prendere de ces [)einlures e^l de M. Nikitine; la seconde, de M. Sasonoll'. A la voute, dans un panneau encadrr de riches ornemenls, des cherubins souticnnent un hvre sur un I'ond de ciel. En face du Sernton s>rr la montujjne . a I'auire bout de la net, dans ratli([ue. se dcroule unc vasle peinlure de M. Pluchart, la Mulliplicntion des /mins. Jcsu^ en occujte le centre, el se- dis- cii)les distribuent a la t'oule afl'amce les pains mi- raculeux (pu se renouvellent sans cesse, syinbole du pain eucharisti(|ue dont \v> gi'iieralifjus el le> ni dliludes se nourrissent sur la lerie. SAINT-ISAAC. 361 Les tableaux ties deux parois tie cole represeu- leut le Hetoiir de renfant prodigne et YOacrier de la demiere keure^ (}ue ies inlendants vculeiilclias- ser et t[ue le maitre accueille : Tun, par 31. Sa- zoiioft'; I'aulre, par M. Nikitine. Des clierubins t'levanl uii ciboire stjiit peiuts au panueau de la voiite. La lief du milieu, a parlir du transept jusqu'a la porte, est decoree par M. Bruiii. Dans le tym- pan du fund, Jeliovali, irOiiaiit sur uii iiuage en- toure d'uii essaini trarcliauges, d'aiige.^ el declie- ruLins formant uii cercle, synibule de relernite, seuible etre content de la creation et la bcnir. A la nutation de ses sourcils, rinlini a tressailli jus- <[u"en ses profuiideurs intirnes. et le rieii e.^t de- veiiu tout. Avec ses arbres, ses fleurs et ses animaux, le paradis terreslre verdoie sur i'attiquc. Le premier couple Immainyvit en paix au milieu des especes (|ue le peclie et la mort, sa consetpicnce, doivent plus tard reiidre liosliles. Le lion ne dechire pa-- encore la gazelle, le ti-;re ne se jette pas sur le clieval, I'elepliant semble ne pas coiinaitre la force de ses defenses, et tous respectent.sur le front tle.r. botes de rEdeii, la ressemblance de Dieu. Ala voiUe, des an^e.^ emerveiHes cjiUempleiit 3(J2 L UlYER EN UUSSIE. le boleil eL la luiie, lanipadaires du liimameiil([ui vieiiiieul cle salluiiier. Lc panneau de laLlKiuc a pour sujet le Didiujc. Le.s eaux , vomics par Ics calaracte.s do labiiue cl {\\i ciel, unl recouvert cc jcune moiide, bi vitepci'- vei li, i|ui a di'ja doiiiie a Dieu lu reiuurds do la crca- iioii.(Jael(]ucs suiuiucis, (}ue lc niveau de riiionda- liua va bieiitul depasser, emeryeuL seuls encore de 1 Ocean sans rivaye. Le.-^ derniers debris de la race liuiiiaiue , condamnee a perir, s'y accrocheut de- se.-^perenieiil, el coiUraclenL leur.? muscles roidis [)ijur yravir sur relroit plateau. Au loin, sous la [iluic (jui lonibe a torrents, llotle I'aiclie de Xoc. porlanl dans ses ilancs creux tout ce (jui doilsur- vivre de I'aneienne creation. Au DiJlagc^ sur I'autre jai'oi, fait pendant le So- rfi/ice dc Xuc. De Tautel priniitil', I'ait dun (|uar- lier de roc, niunle au ciel dans I'aii' .sei'ein la lunice bleuati'c du sacrilice acceptc : le [latriarche,, iicbout. (Iijinine de sa yrande laille d'lioninie antedilu\ien scb Ills et scs lirus prustcrnes au- tuur de lui. dont cliaipjc couple di^ii rtrc la buui'cc dune ^randi' laniille huniaiiie. Au i'ond, sur un rideau dc nuce.-> ([ui se dissi- pcnt, rarc-en-;.'iel arrondit a ((jurlte diapr{''e, >i;-;ne d'alliance ([ui pronie!. e;i [(arais.^ant a la lin SAINT-ISAAC. 363 lies oragcrv que les eaiix r,e rccouvriront plus de- sormais la ferre. a I'abri de toute catastroplie cos- iiiiquc. jusqu'au jugoinent dcniicr. Plus loin, la T7x/o/z d'Ezi'ddd couvrc un grand cspace de la voute. Debout sur un quariior de rorhe. sous un ciel allume de rouges lueurs. au milieu d'une valk'e de Josaphat. dont la popula- tion morte germe ei tres:aillo comnie le bk' dan > le sillon . le proplieto regarde rellVayant speciacle qui se derouleauiour de lui; a I'appel ineluctable des anges sonnant du clairon. les fantijnies :-e Ir - vent dans leurs suaires: les squeleite; ?e trainent sur leurs doigts decbarnes et rajustent leur^ ossc- ments epars : les cadavres montrent liors du sr- pulcre leurs faces decoraposces ou revicnt la vie avec bepouvante ct le remords. Ces larves, ([iii furent les peuples de la ferre. semblcnt demander grace et regrctfer la nuit de la tomlie. a bexcep- tion de quebpies justcs pleins d'espoir dans la bonte divine, et que n'alarme pas ie ge-te fou- droyant du propliete. II y a une grande puissance d'imagination et one vigueur magi>trale de style dan- cettepciiUure d'une dimension considerable : betude de-^ tVes- ques de la Sixtine s'y faitsenlir. La couleur en est ^obre, forte, et do ce ton bistori([ue, noble veie- 364 i/jiivnu EN Russiii. incnt (Ic la pcnsuo, que Ics modernos abaiidonnciil Irop souvent pour le papillo(aiiC a eiletet la petite verite de detail si faussc dans la pciiiturc nioiiu- mentale et decorative. Au l)Out do eettc mi'mc iief, a la voute dc Tico- nostase,M. I3runi apeiiit le Jugcmcnt dernier^ doiil la vision (rEzecldel n'est que la propli('tic. Un Christ colossal, d'unc proportion double et menie triple de celle des figures ({ui I'entourent, se tienl del)Out devant son trwiic au\ marches de nuees : nous approuvons ijeaucoup cette maniere byzan- tine de' faire predominer d'une maniere visible le personnage divinet prii!ci[)al : clle frappe a la foi'- les imaginations na'ives et le-; imaginations culli- vi'es, les uncs par le col(' nialri'iel, les autres par ic col(' idt'al. Les siccles son!, consommes, il n'y a plus de temps., tout esl ('ternel, la ru'compense el le Chalin;;ent. Renverse parle soulHe des anges. le vieux sfjueletle lombc en jioudre, sa fauN, brisee. [.a >,[ort nieurt a son (our. A la di'oite du Christ, se jircssonl avec un mou- vemeni ascensionnel des e^saims d'aines bieidirn reuses, aux (bi'mes sveltes el jjures, au\ longue^ draperies cliaslcs. aux figures rayonnonles (\v beauh'. d'amour ct d"exla~e. (pii accueillent tVa- (ernellemen! les an^es. A sa :;:ui(he. lourbilloii- SAINT-ISAAC. 363 iienl dans I'impetuosite dela chute, repousses pai' (les anges liau tains et severes, aux ailes aigues, aux epees flam boy antes, ces groupes maudits, ou Ton reconnait, avec leurs formes hideuses, tous les mauvais penchants qui entrainent Thomme a Vabime : I'Envie, dont les cheveux flagellent les maigres tempos comme des noeuds de serpent ; I'Avarice, sordide. anguleuse et contractee; I'lm- piele, jelant au ciel son regard d'impuissante me- nace: tous ces coupables, ap})csantis par leurs pcches. roulent dans le goutlVe, oil les mains cris- pecs de demons, dont on ne voit pas le corps, les attendent pour les decliirer dans d'eternels sup- plices ; ces mains noueuses, griffues, semblables aux peignes de fer employes par les bourreaux,. sont d'une haute poeaie et produisenl la terreur la plus Iragique. C'estune invention dignedeMichel^ Angeet de Dante. Ces mains ([ue nous avons vues sur le carton, nous les avons vainement chercliees sur la peintiire : la saillie de la corniclie, la courb(i de la voule sombre qui s'entasse en ce coin, em- pC'chent sans doute de les discerner. On devine, par ces descriptions rapides, nece.> sairement subordonnees a I'ensemble de I'eglise, combien sont inq)ortants les travaux executes par M. Bruiii dans Saint-Isaac. 11 serait a dcsirer que 31. 366 l'hiver en russie. Ton gravat ou que I'oii pholographial roeuvrc dc cet artiste romar(]uable, doiit les peJiilures ii'ont peut-c'tre pas touto la iiotoriete (pi'elles inrriient. Ces compositions a figures nonibreuseS; liois ou ((uatre ibis plus graudes que nature . couvrent (Fiinmenses surfaces, ct il est peu de jx'iii'res jno- deriies qui aient eu Foccasion d'en cxeculcr de pareilles. La ne se ]}ornent j)as les tra^aux de I'artiste, (jui a fail dans le sanctuaire menu' pUi- sieurs ])ein lures dont nous rendrons comjile loul a riieure. Au\ deux bouts de la ncf transvei'sale. donl le lugement dernier de M. Bruni occu[)C le milieu, sont des ])eintures ainsi disposres el (pi'iiiie lu- mierc tro|) avarc; empcclie (rapprccler avi'c tout,e certitude : dans I'attiipte. au foml. \^ Resnrri'cliuii de Lazare, frere de Marie et de Martlie, de M. Sclie- ])oni'ef; au-dessus, dans le lympan, Marie o.iw jjicds du Christ, de M. Sclu'ljonief: sur la parol laterale. Jesus (jueiissant un possf'dr ; les .Xoees de Cojin : le Chris/ saueniit sainf Pierre des ean.r, du incme arti-lc. De I'liutie cole, la grande pcinture de I'attiipie I'epri'scnte Jesi.s resscscif/nif /r fi/s dr to veuve de No.ini; celle du tym{)an, Jesus-Chris/ laissant uji/ji'oc/ter de lui les petits eiifiinfs. loules deux de M. Scheboni'el': la paroi latt'rale con- SAINT-ISAAC. 367 tieiit divers miracles du Christ : la Gucvison dii paralytique ; la Pedieresse repent ante ; la Gue- rison de ravengle, par M. Alexei'eff. Une autre nef transversale, car I'eglise, divisee eii trois nefs dans le sens de la longueur, en otfre cinq dans le sens de la largeur, renierme des pcin- tures de ditlerents artistes. Joseph accueillant sei< freres en Ecji/pte^ de M. MarkofF, est une vaste composition qui occupe tout I'altique. Jacob a son lit de mort entourc de ses fls qu'il benit, est repre- sente dans le tympan; cette pcinture est due a M. Steuben. Sur les parois en trois panneaux, sui- vant la division adoptee, M. Pluchart a peint : Ic Sacrifice d' Aaron; VArrivee de Josue a la tcrre pro- mise ; la Toison trouvee par Gcdeon. Le Passage de la mer Rouge, par M. Alexei'eff, se developpe sur ratti(iue faisant face a Joseph ac- cueillant ses frh'es. C'est une composition tunml- lueuse, desordonnee, et d'un mouvement trop violent peut-cfre pour la peiuture murale. On a (|uclque peine a dcmeler le sujet a travers la mul- tiplicite des ligures, surtout lors(pic le fond n'est pas favorable. Au-dessus, I'ange exterminatcur frappe les premicrs-nes dTgypte. Cette com})Osi- lion est t'galement de M. Alexieielf. Moisc sauve des eaux ; le Buisson ardent; Mo'ise et 368 i."iiivu EX Rr.^siE. Aaj^on devont Phoraoi-), par M. Plucliart. dc'coronl l"unc desparois; I'auiro est orm'c dc paniieaux reprt'scntani Morinniv- cj'-h'hrnnf les lonanrjcs d-' Dim; JeliovaJt rcuvUnnt lea Dihlcs de la hi n Mo>' sur Ic niont Sinai ; Moiso die font .;e.< dernHnX'S vu- lontfh. par 31. Zavialoll'. A cliaque bout des net's lat','ralc>, a droitc el a t;auclie de la porte. s'arrondit une oupole. Daii> la premiere, !M. Ri-s a rejire.-ciite a la vodle I'apo- tlieose dc sainle Fevronie, cnlouree d'auges pur- laiit des palmes e( (le.> iii-trnnients de supplice, torches, fagots de bCudicr, glaives : dans les peii- dentifs. sur foiul d'or iinitaiU lu uiosaique. Ic- propheies 0-ee, Jot'!. Aggt'e. Za-lKirie: dans a-- reiifonceiuents des arc-<. (\q:^ sujet- liistoriques ci religicux, entre auti'cs ^leiii'.ie e! Pojarski, uoiu- (jui font ^ibrer en Hu.-sie tout cvcv patriotique Ou'on nous |)ermetle de con-aci'er (!ui'](|ues ligiic- a cette peinture., dont il nc suilil pa -,. surtout pour les lecteurs (pii ne sont pa: llu->'.'.\. d'cnoiicer>t_"j,- lenient le sujet. eomnie lorstpri! ;-."agit d\\n motil tin' de rilist(jire Saiiili'. que lou- U's elii'i'li^'i:- c(U!naissent, (juelle que ><'it la eoiuniunion a la- quelle ils ap}>arlie)uienl. I.(! kiiia/. !*ojar^ki el le nii,'j,i;iiv .Mi'iiineon! rLVMihi de sauver la p-airie nicnac'e pui' I'inva-ion poK;- SAINT-ISAAC. 369 liaise. lis se preparent apartir et tous deux s'avan- nent en tcte de leurs troupes. La nol)lesse et le peuple se donnent la main dans la personne de ces deux heros qui, voulant mettre leur entreprise sous la protection de Dieu, font porter devant eux. par le clerge, la sainte image de Notre-Dame de Kasan, sur laquelle tomhe, en signe d"ac(}uiesce- ment, un rayon celeste. Au passage de la proces- sion se prosternentdanslaneigeliommes, femmes, enfants, vieillards, hommes de tout age et de toute clas-e. Au fond Ton apercoit des palissades et 1 'enceinte crenelee du Kremlin avec ses tours. L'autre tympan nous montre Dimitri-DouskoV agenouille au seuil d'un convent et recevant la benediction de saint Serge de Rodonej, qui sort accompagne desesmoines, avant d'aller combattrt- victorieuscment, pres de Kohlikoff, les Tatars com- mandi's par Mimai'. La troisieme peinture a pour sujet Ivan III mon- trant a saint Pierre le Metropolitain les plans de la cathedrale de TAssomption a Moscou. Le saint personnage parait les approuver et appeler la protection du ciel sur le pieux fondateur. Un concile d'apotres, sur qui descend FEsprit- Saint, remplit la quatrieme voussure. Dans la coupole qui fait symetrie a celle-ci, on 370 ]/ii;vER i-x nrssiE. remaiY|uc les peinlnrcs snivaiites, ioujoTn's de la main do M. Riss : au plafond, VApntJirmc do fnini Isaac Ic Dalmafc; sur les pcndcniifs : Juiwa^ Xalivm. Hahaaic ct Sop//onir. Les ronfonroniciils foi'in/'^ par les arcs conliennenl des pujets relalit's a I'in- froduction ducliris(ianisme (^n Piussie : r'/'dposifiim faitc a Wlndimir d'cmbras.^cr In foi c/irrf/fiiv/': /hi/j- frme de Wlndiviir ; Bnpti-mc dof. hahitartU dc Kk'fj : Publicafion de Vadoption dn chri^lidnisme pin- ir/<'//////?'.L'ordrequiornecesroiipoIe-.esl ionifpio. Ces pointure.^, liabilement compos('cs, soui uii pCLi irop faites en tableau d'hisloire. L'artisle. amoureuN de refTel, ne s'esi pas assez souvenn {\('^ condilions de la peinkire muiale. Les scriies (jui ont pour eadi'e des arcs ou des divisions d'ai'clii- tccture doivenl eh-c (ranquillisees pliitot (jue dra- matisees. et se rapproclier du bas-ieliet' jioly- ^dirome. Lors(|n"il fravaille dans uiie ('lili-e ou uu i)alais. le peiud'e doit eii'e avant ton! di'coraleui'. i;t faire le saci'ilicede son ainour-pro{)!'e individnel a rellej i4('!H'i'al du monument, fl I'aul ([ue son ("cuvre y soil lii'e de t'acon a ne pouvoii' >\^\\ drta- clier. Les .frauds mailres ilalicns oiil. dans Irui's tVcs(pies si dillei'enles de leurs lablcaux. {Dinpri^. mieux (|ue les nniilres des autres nations, ce colt' particulier de Tarl. SAINT-ISAAC. 371 Ce reproclie iie s'adresse pas precisemeiit u M. liiss; il est mcrile a (lilFerents degres par la plupart des artistes charges de peindredans Saint- Isaac, qui ii'oiit pas toujours fait les sacrifices d'execution necessaires a la peiiiture murale. Les massif's auxquels s'appliquent les colonnes el les pilastres sont decores, airisi que les murs, de sujels executes par dillerents artistes, dans I'en- t'oncement de niches a consoles avec cartouches contenaut des inscriptions. Dans ces niches, 31. deNefl'a peint : Y Ascension, Jcsus-Clu'ist envorjant son image a AOgare, Y Exalta- tion de la croix^ la Naissance de la Vierrje^ la Pre- sentation au temple, Y Intercession de la Vierge, la Descente da Saint-Esprit. Les peintures de M. de Netf unt beaucouj) de couleur et de sentiment; on pent les ranger parmi les plus satist'aisantes de Teglise. M. Steuben : Saint Joachim et sainte Anyie, la .\aissance de saint Jean-Bapliste. Ventree a Jerusalem, le Crucificment, Jesus-Christ au tombeau, la liesur- rection, YAssomption de la Vierge. M. Mussini ; YAnnonciation, Vd Naissance de Jesus. IdCirconcision, la Chandeleur, le Bapteme, la Trans- figuration. Toutes les peintures de Saint-Isaac sont a Ihuile, la ti'es(|uc ne convient pas aux climats humides, 372 L'llIYEli EN UUSSIE. et sa solidile tant vanU'e lie resiste pas d'aiiifLii> a raclioii de deux on (rois siecle.s, comiiie le (.ic- lUOJitre niallieuieusemeiit I'elat de deleiioi'atioii plus ou inoiiis avaute oil se trouveut la plupai ( des cliel's-deeuvre doiit les niailres revaieiil i;i conservation et la I'laicheur eternelles. Hestait ia peinlure a rencaustiijue ; niais le maiiienient en est diffieile, peu I'aniilier et d'une }jrali([ue rare. La cJre iiiiioite d'ailleurs aux endioit-^ travailles; en outre, trop peu de temps a passe sur les essai.^ en ce genre pour (jue Ton ail sur sa tluree autre cliose (pic des previsions tlR'ori(paes. C'esL done avec raison (pie jJ. de Monlferrand a ehoisi iliuilc pour les peintures de Saint-Isaac. Arrivons juaintenant a liconoslase, ce nuir de >aiiites images encliassees dans Tor, (pu derobe les arcanes du sanctuairc. Ceux ([ui oni vu les gi- gaiites(jues reta]>les des eglises espagnoles pcuveiil se t'aiie une idee du developpement ([ue la religion grecfjue donne a cette })arlie de ses eglises. L'architecte a i'ait monter s(jn icono.--tase juscpi a ia hauteur de l"alti(pae. de sorle (pi'ii se I'elie a lordre de I'i'diiice et n'esl jias en desaccord a\e( les pro})ortioiis colossales du nionuiuent donl ii ()ccui)e tout le I'ond. d'un mur a laiitre. ("/esl ia facade (Vu'a I'miiuIc dans un leiiiule! SAINT-ISAAC. 373 Trois marches de porpliyre rouge en formeiit le soabassement. Une balustrade de marbre blanc, a balustres dorcs, incrustee de marbres precieux, trace la ligne de demarcation entre le prclre et le fidele. Le plus pur marbre des carrieres d'ltalie sert de fond a la parol de I'iconostase. Ce fond, ({ui serait riclie parlout ailleurs, disparalLpresque sous les plus splendides ornements. Huit colunnesen malacliile, d'ordre corinlhien, cannelees, a bases et cliapileaux de bronze dore, avec deux pilastres engages, composent la fagade et soutiennent ralti([ue. La teinte de la malachite avec son eclat melalliciue, ses vertes nuance^ de cuivre etrangcs et charmantes a Tceil, son parfaii poll de pierre dure, surprend par sa beaute et sa magniiicence. D'abord, on ne pent croire a la rea- lite d'un tel luxe, car la malachiie ne s'emploie (jue pour des tables, des vases, des coifrets, des bracelets et des bijoux, et ces colonnes, ainsi que leurs pilastres, out 42 pieds de haut. Sciees dans le bloc par des scies circulaires in vent ces exprcs, les plaques de malachite s'adaptent avec une pre- cision qui ferait croire a un seul bloc sur un tam- bour de cuivre, (jue soutient un cylindre de fer coule d"nn seul jet, sur le({uel portc le pied de ratti(|ue. 374 L'llIVEIl EN UUSSIE. L'icoiiosLase est perce do trois purlcs : celle du uulieu doiiue acces au saucluaire, les deux autres au\ cliapelles de SaiuLe-Callioiiae el de Saiiil- Alex.andre Xevski. L'ordre se dihU'ibue aiiisi : un pilastre u I'auyle el une culoiuie, (>uis la porle d'une cliapelle ; eiisuile U'ois colonnes, la porte priiieipalc, U'uis aiilres eoloiiues, uue purle de cliapelle, uiie coloiine el uii pilastre. Ces eolouaes et ces pilasties divisent la paroi eu cspaces t'urmaiit cadres et rernplis par des peiiitures sur fond dor imitaut la inosaique , uiodcles des mosaiques veritables (\u.[ les viei)- aeiit leiuplacer au llir et a mesure de leur aelievement. Du souba-jseuieut u la corniclie, il y a deux elayes de cadres separcs par une cor- niclie secondaire ({u iuterroni[)ent les colonnes. ct ([ui vient s'appuyer a la porle du ndlieu sur deux coloaneltes de lapis-lazuli, et aux porles des cliapelles sur des pilastres de niarbi'e blanc sla- luaire. Au-des>us rci;ne un attiijue coupe de jiilastres. incruste de porpb\re, cle Jaspe, (raj4;ate. de mala- cliiteet aulresniatieres precieubcsindiycnes, dccorr d'orneinents en bronze doied'une ricliesse el dun eclat ([uenedc^)as^e aucua rotable d'ilalieou d"l:^s- pai;ao. Lo> pilastres a laploaii) dv:^ cnli.tnnos Ira- SAINT-ISAAC. d/O cent, (lescomparfiments romplisegalemenl pardes peintures sur fond d'or. Un quatriemo efage, en manicre do fronton, depasse la ligne de I'atlique et se terminc par ini ijrand groupe dore d'anges en adoration au pied de la croix de Yitali, un ange a gcnoux prie de cliarfue cole. Au milieu du panneau. unc peinture de M. Givago repre^:enie Jesus-Christ au Jardin des Oliviers arcepfant le calico d'amertume pen- dant cetle veillee funebre oil se sent endormisses anotres les plus clicrs. Immcdiatement au-dessous, deux grands anges ronde bosse, tenant des vases sacres, les ailes argentees et palpitantes, la tunique bouillonnt'e par Fair, accompagnc's de petiis anges d'une saillie moins forte, qui se fondcnt dans la parol, cotoient un panneau de plus grande dimension represen- lant la Cene, moitie en peinture, moitie en ]>as- I'elief. Los personnages sonl peints; le lond, tout dore, figure, avec des meplats babiloment me- nages, la sallc oil se passa I'agape pascale. Cette peinture est aussi de M. ffivago. Sur Fare de la porte, que dccore une inscrip- tion semi-circulaire en caracteres slavons, s'eleve un groupe ainsi dispose : au milieu, le Christ, uontit'e etcrncl selon I'ordre de Melchisedech. 37G l'hiyer en russje. tronc sur iin sic'gc richeiiicnl oriu;. II (ieiit d'unc main la boule du nioiide, (igiirre par un globe dc lapls-lazuli, ct dc I'autre fait le gestc coiisacrc. Une aurt'olc entoure sa tele; scs vrlemciils soul d'or. Derriere son Ironc se prcsscnt dos angcs: a ses pieds se couclie Ic lion ailc et, Ic l)03uf synd^o- lique. A sa droite s'agenouille la sainte Yicrge; a sa gauche saint Jean le Prccurseur. Co groupe, qui entaille la cornicliC; ofiVe unc particulari(e rcmarqualdc ; Ics personnages sont en rondo bossc, a rexcci)tion dcs U'les et des mains pcintcs sur une dccoupure d'argent ou d'autic metal (aillt'c d'api es le contour. Ccttc composiiion (le I'icone byzanlin avec la scul[)turc produit un effet d"une puissance extraordinaire,, ct il faiU un examcn attcniif pour s'apcrccvoir que les visages et les parties dc nu ne sont pas en rcliel". Les re- liefs (lores Old ('U' modcl('> par ?J. KlodI : les par- ties nu'platcs, pciides par^l. do ?\cn'. A ce sujct central sc rallaclicnt, par unc tran- sition insensible, de> iialriarcbes, dcs apnires. des rois, dc^ saints, dcs nuirlvi'^. dcs justcs. fnult' pieusc (jui forme la cour cf rariiu'c du (lliri.-t. ci dont les gi'oupcs rcin[)lis ciil b's \idcs ^Ic rrircln- voltc. Ccs liguics sont pciiil(s sculcnuMil sui fond d'oi". SAIM-ISAAC. 377 Lcs arcades des portes laterales out a leur som- met; comme ornement, les tables de la loi et un calice vayonnaiit en marbre et en or accompagnes de petits anges peints. Quand la porte sainte, qui occupe le milieu de cette immense facade d'or, d'argent, de lapis-la- zuli; de malachite, de jaspe, de porpliyre, d'agate, prodigieux ecrin de toutes les ricliesses ([ue peut reunir la magnillcence liumaine lorsque aucune depense ne rarrote, referme mysterieusement se.s battauts de vei'meil citeles, fouilles, guilloclies, <[ui n'ont pas moins de 33 pieds de liaut sur 14 de large, on discerne a travers I'eblouissementj dans des cadres de rinceaux, les plus merveilleux. ([ui aient jamais entoure ceuvre du pinceau, des pein- tures representant les quatreEvangelistes en busle, I'ange Gabriel et la Yierge Marie en pied. ^lais lorsque, dans les ceremonies du culte, la porte sainte ouvre ses larges Lattants, un Clirist colossal, formant le vitrail d'une fenetrc au fond du sanctuaire, apparait dans lor et la pourpre, levant sa dextre pour benir avec une attitude oii la science moderne a su s'allier a la majestueuse tradition Ijyzantine. Ricn n'est plus beau et plus splendide que cette image du Sauveur illumine de rayons scintillants comme au fond d'un ciel 32. 378 l'iuveu en russie. ouYcrl par Tarcade de ricoiiostasc. L'(jb>curile myslericuse (jui regiie dans Tejli-e a cci'laines heiires au^niicnle encore leclat el la tiaiisjiarcnce de ce niayiiili jue vitrail [)eint a ]\lLinic!i. Voilu ]e> piincipales divi-ioiis Iraci'es : dt'cri- vons a pi'e.^'iit les ligure> I'onds a petil^ cube^ de crislal doubles dor de ducal, dun cU'el >i eliaud et si ricliC; qu'on adndre a Sainle-Sopbic de Con- stantinople et a ^aint->larc de ^'enise. Vne pein- ture de [;ierres precieuses ne saurail a\v)ii'(prun cliam[ d"or. Saint >u;'o1as. evopie de Myre el paliun de la Hussie, en dalnuilique de lirocart. la inaiji le\ce el tenant un li\re, occupe le iKu'-iunr iiaiu.ean. Saint Pierre, ^'paiede saint Mcola- pai' la portt- de la eliapclk" latrrale, terinine la raiiyre. Toutes ces figures sont dues a M. de Xetl'. A parlir du groupe de Ju.^us-Cbrisl dans sa SAINT-ISAAC. 379 Liloire et ontoure dc sc5 clus, la premiere figure fju'ou rencontre sur la seconde file est saint Mi- chel combattant le dragon : puis viennent dans ce inOme panneau sainte Anne et sainte Elisalietl; <[ui reunissent leurs maternites miraculeuses. Le (lerniorcompariimentrenfermeConstantinle Grand et finiperatrice Helene revetus de pourpre et d'or, Celte ran gee est de M. Theodore BrulolV. Dans rattiijue. en siiivant le menie ordre, on \oit. separes iar des piliers de marbre incrustes de pierre dure, le pro[)l!ete Isaie. dont le doigt ('tendu send.)le ])ercer les tenebres de favenir ; Jeremie avec le rouleau ou ses lamentations ^ont inscrjtes : David appuye sur saliar})e; Noede- signe par I'arc-en-ciel; et enfm, Adam, lepere des hommes, peinl par 31. Givago. A gauche de la porte sainte, faisant symelrie au GliriU place defautrc cijie, la sainte Yierge, a\QC I'ent'ant Je.-us sur ses gonoux , se presente la pre- miere. Ce tableau est deja execute en mosai'que. ainsi que le jianneau voisin representant saint Alexandre Nevski en costume de guerrC; ave.' le l)Ouclier et I'ctendard de la foi oii figure Timage du Christ. Prcs de saint Alexandre Nevslu se trouve ^ainte Catiierine., couronne au front, palme en main, ayant prci d'elle la roue qui designe son 380 l'iiiyer en russie. martyre; dans Tangle au dela de rarcade de la cliapelle, saint Paul s'appuie sur son glaive. Toutt- cette iile appartient a ]\I. de Nell'. La seconde rangee contienl : sainl Nicola-^, en froc debure;sainte Madeleine et la izarine Alexan dra, dans le mi'me panneau : rune, de.-ignec park- vasedeparfums; I'autre,. par la eouronne, r(''peeei la palme; saint Vladimir et sainte Ulga,. recon- naissables a leurs habits ini})ci'iau\; de 31. Thc'i,)- dore Bruloff. Sur la troisieme Iile se succedent, dans I'ordn; oil nous les nommons : Daniel avecun lion couclit' prcs de lui : le proplirte lulie ; le I'oi Salomon portant le module du temple; .Melchist'decli, roi de Salem, prcsenlant le pain da -acrilicf, et enlin le patriarclie Al)raliam, de 31. Givagi.. ;unsi (jUf toutes les iigures que nous venons tie lujmmer. Ce rempart d'images, s('parces par de^ eoloniii'- de malachite, des compartimer.ls de jnarbre [)i't' cieux, des corniclies richement ornces. [iroduit dans la pciiumbre my.-tt'rieu-e qui l>aig;;e ceU'.' partie de la callicdrale, un cllet niagni!i({ut' ii imposant. Partbis (juclque layon I'aii Llincelci les fonds d'or I'auve; une idaque >'allujne dccou- pant cumme une figure ri'ulU' !o ,-aint ([ui >'L'n d;'- tache; un iilet de lumi-jie idir e sur !es cannelure- SAINT-ISAAC. 381 (le la malachite, une paillelle s'accroclie a un (^liapiteau dore, une guirlaiide s'illumine et fait saillie. Les tetes peintes du groiipe d'or prenncnt line vie singuliere et ressemblent a ces images mi- vaculeuses deslegendes qui regardent, parlent ou pleurcnt. Les scintillations des ciergcs jettent des lueui'sinattcndues sur quelque detail reste obscar et dont toute la valeur ressort. Selon clia([ue lieure de la journee, le voile du sanctuaire s'obscur- cit et s'eclaire avec des ombres chaudes ou des ilamb(jicments splendides. A gauclie de riconosfase, lorsqu'on y fait face, se trouve la cliapelle placee sous rinvocaiion de sainte Catherine : on y penetre par I'arcade sur- montc'e d'anges tenantle ciboire quis'ouvredans la grande iconosta; e nicme, a cote de la porte sainte. L'iconostase de la chapelle Sainte- Catherine, qu'on apercoit du fond memede I't'glise, encadree dans la nef lait'rale, otTrc cette disposition : la fa- cade en marbi'c Idanc ^tatuairc, incruste de ma- lachite, drcore d'orncments en bronze doie. porte au somm.et de son fronton un groupe sculptural (lore, de M. Pimeneff, representantXotre-Seigneur .lesus-Christ s'elangant du tombeau a la grande frayour (]e> gardes. Dans le tympan, des cheru- bins dt'ploient sur un linge ce portiail du Sau- o82 l'iIIYER en IlL-SSIE. year, cnipreiiile iniracuiousc qui n"a paAc'h' j'tcinic par la main liuniaiiio. La mise an (onil)oai] dn (livin cadavro oconpc la frisr. Dans I'arcliivollo. au-(lessus (Ic la jjorio, lip;uro la Criio. 0";^!i'<' U'^lC:^ (ri"]vang'e]i.slc>, I'aiigc Gabriel ei Marie, ornentles baltanis de la porte. LeCliriU presenfant FEvanprile onverl. oernpe Ic premier panneau a droite: dans le pani'.eau an- dcssus se voit sainlc Callierine avec Ics aili'il)u(s ordinaire A, la eonronne, la palmo e! la roue. La sainte Yiei'i^e de Vladimir fail jendant an Clirislsur le panriean der^'anrlie; au-des^ns d'elle. sainte Anaslasie, ailacliee an hucliei-. snbil son marlyre. Sur la porle de di'oife. ]ti'alii|U('t^ dans nn pan eou})e, I'empercur Constanlin conroinn'. vetu d'unc robe de brocart d"or semec d'aipies: dans le eom[)ariinien( snp<'rieur, sainl Mi'ii opbane de Yaronej a^^'e la erosse. Sur I'anlre porle. Tini- ;)era(riee Ileli-ne lenanl une croix, pour rappelei' ju'elle (('(ouvril les i'e-;(('s de la vraie croix; au- dc;su<, saint Sei'ac (!(> Uadonej. A rinlt'ricur de ricoiio>>tase soni i;eiMl> .It'uis- '_^lirist bi'ni/^sant uuc ima^;*' du Sau\e;ii' ^ui" le linge, \K\v >!. llueliart. et une saiiile Nici'iie. par M. Clianieliine. En t'acede la t'eneti'C. sV'lt've la paroi lalf'ralede SAINT-ISAAC. 383 la graiide iconostase, decorce dc sculptures et de peiutures. Des pilastres ioiiieus, eu marbre blaiic slaluaire, souLieunent les consoles (jui appuient I'allique. Au-dessus de la purte, des anges ado- renl le calice rayoniiarit eleve sur uu ^;oclo orne de ti'ois letes de clierubiiis. L'ai'ciiaiige ?,licliel, copie libreaienl. par M. Tliec- dorc Bruluif du saint ilichel ({u'cn voit au Louvre, terrasse le demon sur la porle. II a decliaque cote saint Alexis de Moscouet saint Pierre le ?Jetropo- litain, tous deux revetus de riches bai)its sa- cerdotaux. Le second rang, Ibrme de panneaux encadres de riches moulures, conlient saint Boris et saint Glebe, saint Barnabe, saint Jean et saint Timothee; }>uis saint Theodose et saint Anloinc. Toutes ces iigures sont peintes sur fond dor avec uu Jeger accent d'archaisine. Le plalund de la coupole re[)reoente TAssomp- lioii de la Vierge; les pendentit'., renter men t saint Jean Damascene, saint Cyrillede jN'^rusalem, saint Clement et saint Ignace. Dans les penelrations des arcs, ^L Bassine, a (|ui Ion doit les peintures murales de cette cha- pelle, a ligure les marlyres de sainte Catherine, de saint DmitiJ, de saint Georges, et le renonce- menl au monde de sainte Barltara. 384 l'iiiver en russie. Do I'autre cotu de la graude iconostase, faisaiii pendant a la chapcllc de Sainle-Catlieriiie, se trouve la cliapelle de Saiut-Alexandrc Nevski. (lout riconostase oll'ie de.s disposilions idenii- ques. Jesus siir le Tliabor, groupe (lore, de M. Pjhk'- neff', couronne le fronton. Au-dessous, des clit'ru- bins dciploienl une draperie sur la([uelle est ('crile une legende en lettres slavonnes. Dans la tVise est peint un portement de croix.. Puis vien- nent. dans I'archivoUe, la sainle Gene, el sur la porte les quatre Im-/^ '.'el isles et I'Annoneiation ligurt'e i)ar Gabriel et ]Marie. A droite de la porte, le Glirist aj)j)elle a lui le^ petils enfants. Le eoni[)arliinent supc'rieur est oc- cup6 par saint Alexandre Nevski, en costume guer- I'ier. Dans le pan en retiaile, sur la jneme ligue. on voit le Izarc^'vicli Diniilri, jeune eni'aiu ([ue des anges soutiennent et portent au ciel. Au-de.-,sou>. saint yiadinilr couronne, >etu d'une robe de bro- cart el [>ortanl la croix gi'ec([ue. A gauche, la sainle Yierge a\ec renfanl .k'>iis. (]uc surnionte saint Spiridion : sui' le })an coujx!, sainl Michel de Tver cuirasse, el sainle Olga, en habils in]p('rianx, pressanl une petite croix sur sa poilrine. G'est M. Maikoiraint Mc'thodiLis et saint Cyrille, apotresde.^ Slaves. Les panneaux (jui accompai,aient la porte reprc- -entent saint Philippe et saint Jonas, nietropoh- tain de Muscou. Tons ces per.^onnages, sur fond dor et de style byzantin modernise ,, sont (.le jL Durner. 11 nous reste a decrire le Sain: des saints, dcl'endu aux regartli des iideles par le vuile d'(j\'. de ma!a- <;hite, de lapis- lazuli et d'ayate de I'iconuslar-e. On penetre rarement dans renceinle mysterieu.-:e et sacree ou se eelebrent les rites secrets du culie j;rec. Cest une sorle de salle ou de clneui qu'eclaire le vitrail ou rayonne le Ciniot yiyan- tesque ([uon apercoit du I'ond de I't'yli.-^e ([uand les porles du >aneluaire s'ouvrent. Deux de> i>a- roi.^sonl Ibrmees par la lace interieure des eloi sons ornees de peintures dunl nnu> \enons lii' t'aire la de. crii)lion. Au niidi. sur le revers de la p'rl('. >aiiit Lau- rent tient le uril. in.^lrumeiil de :^oii inailyrc SAINT-ISAAC. 387 Saint Ba>ile le Grand cl saint Gn'^^oiro do Xa- zianze sont points dans lescompartiment lateianx. L'attiifne. divisc en trois cadres, montre dans le premier saint Gii'goire Dialogos ct saint Epbrcni de Syrie; dans le second, au-dessus dc la porte. -aint Gi'egoii'e de \ysse, saint Samson el saint Eu- sMjc; dans le troisii'me. saint Cosmo el saint Da- mien. 31. Dornei , artiste bavarois, a point les ti- uures de la secoade rangee, et M. Moldav^ky celle- lase, on remarquc une image dn Chri-l recLieJllie sur le linge tendu par sainte Ve- roni(pie. de .M. de XeiF, et au-de>sus du butre:, un Chriit b&aisson^ Ics saintes offraml.s, de jI. Cham- chine. M Bruni a represente, au plalond, le Sainf-F>- rrit entoufe d'ojiges, et sur les trois faces de Tat- 388 l'iuver en russie. tique, le Ijn-cmcnt dcs [licch ; Jesvs-Christ donminl les clefs a saint Pierre ; Jesus opperrnissnnt omx npu- tres, compositions pleinos dc s(y]c ct du |iius pui sentiment reliyicux. L'autel, en marbre blanc statuaire, e.^t de la plus noble simplicite. Un modele de I't'^lise SainL- Isaac, en argent doie d'un poids consiik'rable. figure le tabernacle. Ce modele presente quebiue^ details qu'oli ne retrouve pas dans I'editice reel. Ainsi, les contre-forts qui soutiennem les campa- niles sont ornes de grands groupes en relief comme ceux de Tare de triomijlie dc I'Etoile, et raiiique. lisse dans le monument exi'culc, oll're une suite de ba.>-reliels dont reflet eiit ele licureuX; ce nijA-- L^emlde. Nous avons neglige (.'u el la, dans I'interieur de I'eglise, ([uebiues medallions ou compartiinent> enca.-tres au milieu des voussures el des sollite>. mal eclair;'s, diiliciles a voir et n'ayanl ([u'ui.e valeur ])uremeiil decorative, lels (pic de> ange> liorlant de> attriluits sacies. de M. Cliamchiiie. I'dii'. Enijcli. la Fui, rE->[)erance, la Churiii'. la Sagesse, TAmijur, de M. Maiknir. Xou^ le-- nien- tionnon- pour memoire el aiiii que riotre !ia\ai! -oil cumidet. Mainlenanl que nous avon^ decrit. a'tCe l"Ui le SAINT-ISAAC. 389 soiii dont nous sommes capable, rexierieur el rintei'ieur de Saint-Isaac, es([uissoiisd"un pinceau plus libre et plus degage quel(iues-uns des piinci- paux. effets de lumiere et d'ombre de ce vaisseau immense. La lumiere manque un peu a Saint-Isaac, ou du nioins elle est repai'lie inegalement. La coupole jetie un Hot de jour sur le centre de la catliediale^ et les quatie grandes feneties eclairenl sullisam- ment les coupoles situees aux quatre coins de I'c- dilice. Mais d'autres portions restent obscures, uu du nioins ne recoivent de clarte ({ua certaine.s iieures de la journt'e, et sous de fugitives inci- dences de rayons. C'est un defaut voulu, car rieu n'etait plus facile ({ue de percer des bales dans ce monument dcgagc de toules parts. M. de ^lonlfer- rand a recherclie ce demi-jour iny-terieux, favo- rable aux ilnp^es^ions religieuses et a la prieie recueillie. Mais il a peut-Olre oublie que cette ombre, qui s'accorde avec les architectures ro- mane, byzantine ou gotliique, est nioins heureuse dans un cdilice de style classique fait pour la lu- miere, tout convert de marbre precieux, dornc- ments dores et de peintures murales (jui doiveul clre vues et ({u'on desire voir, les devotions ac- coiiJ plies. Plusieurs de ces peintures ont etc execu- 33. 390 l'iiiver en russie, tec; en graiido partie a la clai'ie des lampcs, ce qui eiail une sorte de condamnatioii do l\'mpla- cement qu'elles occupaicnL II eut eie aise, selon iiou;-, de cijiicilier tout et d'avoir tour a tour la clartc ou roin!)re ncce^saire avec des i'eiietres qu'oii edl aveugk'e:,au moyeu de volets, de teulurcs Gude stores opaques. La reli^don ii'y eut rien perdu etTai't y eiu gagiie. Si Saiiit-Petersbourg a de If-ugs jours d'cte, il a aussi de lougues iiuits d'liiver (jui emjneleiit sur la journce, et pendant lesquelles il ne fdtre du ciel cju'une lumiere avare. Pourtant, il faut le dire, de ees allernali\-es d'ombre et de clair, il requite des ciFcts sai i.saiits. Lorscju'on reyarde, aj bout des ni'ls obscures qu'elles terniinent, le^ cliapolies de Sainl-Alexan- di'e Xevski e( de Sainte-Cailierine, donl le.^ ico- n jstaes en nuirbie blanc orneniciitt'es de ])roji/.es dores, incrusLees de nialaeliileet d"agale, [)la<|uces de peinture.i sur Ibnd d"or. rc(,'oiMMit le rayon d'une gi'ande fenrtre latcrale, on e.^t cbloui de I'eclat (pie ees facades aeijuierent, cjicadrees par les voussures sonibres (}ui leur servent de j'epous- soir. La granile vitrine I'epresentant le (Ihrist res- |)lenJit dans la penomljre avee une iiilensile de cuuleur nierveilleuse. Ce jour aniorti n"a pas d'in- <;onveiuent pour les ligures isolees donl le eoji- PAINT-ISAAC. 391 lour arrcic sc dc'coupc sur un champ d'or. Le brillant du metal dctaclie toujours assez lo per- sonnage, mais dans les compositiois a grouper multiples, a foiids naturels, il n'cn est pas toujours aiiisi. Beaucoup de details iuteressauts cviiappeiU aux yeux ct meinc aux lorgnettes. Les egliscs by- zantines, ou, pour parler plus exaclement, du style greco-i'usse, ou regne ce mystere leligieux que M. de 3I(jntl'eiTand a desire oblenir dans Saint-Isaac, ne rcnferment pas de tableaux pro- premcnt dits : les murailles sont couvcrtes de peinlures decoralives dont les })ersonnages soni traces sans aucunc recherche de relTcl ou de I'il- lusion sur un champ uni d'or ou de couleur avcc des poses coiivcnues., des attributs invariables, cx- primes par dc", traits simples ct des teiiUes plates, ct qui habil'.ent I'ediiice comme une liche tapis- serie, dont le ton general conlente Ta-il. Xou? Savons bien que M. de Montt'errand recomman- dait aux artistes charges des peintures de Saint- Isaac de procJ'der par laiges masses, a grands traits et dans une nianiere decorative; conseil jdus fa- cile a donner ([u'a suivre avec le style d'architec- ture a'.lopte. Chaijue artiste a fait do son niieux. dapres sa nature et les ressources de son talent, obeissant, a son insu, au caractere moderne de 302 l'iiiver en russik. ri'ylise, exceplu sur Ics icoiiostases oil les figures, isolees ou })lacL'es les ujies a cole dcs aiUres dans ties paiincaux dor, sc detacliaieiil iiiipeiicuse- nieii(, et preiiaieiit ces contours iieHeiiieiit anc- les piiati(jn ([ueliiue clio^-e tie la maniere proi'onde el rt'llechie propre a 1 e- ctj'.e allenuuide. On voiuiues'il a longteuipr^ con- SAINT-ISAAC. 393 temple Michel-Ange ei Raphael, M. Bruiii a jete un coup d'ceil sagace sur Overbeck, Cornelius el Kaulbach, trop ignores h. Paris, et dont le> ceuvres ont pese plus qu'on ne croit dans la balance de I'art actuel. II medite, arrange, balance et rai- sonne ses compositions sans eprouver cetle liule d'arriver vite a la peinture qu'on sent aujourd'iuu dans beaucoup de tableaux, d'ailleurs pleins de nierite. Chez M. Bruni , I'execution n'est qu'un moven d'exprimer la penseeet non un but; il sail que lorsque le sujet est rendu sur le carton avec style, noblesse et grandeur, la ti\che la plus im- portante de Fart est accomplie. Peut-elre niemc neglige-t-il trop la couleur, et admet-il dans unc trop grande proportion ces teintes sobres, neutres, assourdies, abstraites, pour ainsi dire, que fail choidr sur la palette le soin de laisser seule I'idee en evidence. Xous n'aimons pas, dans la peinture d'histoire, ce([ue Ton appelle I'illusion; il ne t'aui pas qu'une realite trop grossiere, qu'une vie trop materielle trouble ces pages sereines, ou riniage des objets. et non le.s objets eux-niemes, doit seuie se reproduire; cependant il est bon de se garder un pen, surtout en songeant a Tavenir, des loca- liles mates et sombres que conseille I'etude des vieilles iVesques. Les peintures executees par 394 l'iiiver en russie. ?J. Brnni a Saint-Isaac soiii les plus monumen- tales do ccUes que I'eyiisc reiifei'mc; dies out du caractere et de la niae.slria. Quoiquil rcussis-e bien les li-^ure ^ qui domandeid de rcncryie el qu'il saclie assez I'anatomie pour sc livrer a ces vio- lences de musculature que reclamcut ceilains sujetSj M. Bruni posscVle en outre, comnic don special, I'onction, la gi'ace el une sua\ite ange- lique se rapprochant de la maniere d'Overbeck; il y a dan . ses iiguresd'anges, de clierubins, d'anies bienheureuses, une elegance, une distinction, si Ton peut se servir de ce mot employe d'une i'avoii plus rnondaine, et une poesie d'un cliarme ex- treme. M. de Xelf acompris les travaux qu'on lui con- liait, plus en ai lisle tra\aillanl pour un musee, (|u'en decoraleur de monument, mais on ne \)c\it lui en savoir mauvais gre. Ses pein lures, jilacees beaucoup plus pres de TumI, a hauteur d'appui, pour ai'isi dire, dans ces inches des pila.-tres qui tbrmenl cadie et donnent a la peinlur,; murale I'aspcct d'un tableau, n'exigeaient pas les sacri- lices d'ellet et de perspecli\e pie deniaiidenl les alli(pie-;, les voules el les coupoles. Cei artisle a une couleur chaude el bi'illanle, une ex('Culion habile el preci-e qui rappellent Pierre de Hess, SAINT-ISAAC. 395 (lont 110U5 avons vu les travaux a Munich. Jesus envoy ant son image a Abgare et U Imperatrice Hclhnt retrouvant la vraic croix, soiit des tableaux, remar- quables et qui pourraient etre detaches de leur.- places sans perdre de leur valeur, Toutes les autre.; peintures de M. de Neff dans les niches des pi- lastres portent le cachet du maitre, et revelent uii artiste bien done, ayant un sentiment tres-juste de la couleur et du clair-obscur. Les iigures isolees qu'il a exccutees sur les iconostases, les tetes el les parties de nu peintes par lui dans le grand groupe dore qui surmontela porte sainte, ontunc force de tons et un relief etonnant. II etait diificilc d'accoupler plus heureusement la peinture a la ronde bosr-e, le travail du pinceau a celui du ci- seau. Les peintures de M. Bruni, pour la compo ition. et le style : celle de M. de Nelf, pour la couleur et bexecution, nous semblent les plus satisfaisante^- dans leur genre. M. Pietro Bassine. dans ses nombreux travaux. a raonlre de I'abondance, de la facilile et cell'' pratique decorative qui distingue les pcintres di: dix-huitieine siecle, auxquels, de nos jours, en re - titue bestime ({ue leur ayaient injustement relire.' David et son ecole. On peut dire maintenan!. 3UG l'hiver en russie. comnie eloge a un artiste, qu'il rcssemble a Piclro (le Cortone, h Carle Maratte ou aTiepolo. M. Bas- sinc couvre aiseiiient de grands espaccs. II a Ten- tciite de cc que Ton appelle, en art. la machine; scs compositions font tableau, talent plus rare (lu'on no pen^e et (jui se i)erd de jour en jour. On connait a Paris le talent sobre, pur et correct de M. Mussini; il a peint, dans les niches des pi- tastres, plusieurs compositions qui conllrment la reputation qu'il s'est acquisc. ]\DI. MarkolT, Zavia- loti", Plucliart, Sazonofl', Theodore Biuloir, .\iki- iine, Scliebonief, meritent aussi des eloges pour la manierc dont ils se sont acquitlcs de la tache (lui leur etait echue. Si nous ne portons pa.> de jugement delinitil sur la coupole de Charles Bruloll', c'est (jue la ma- ladic ei la mort, comme nous I'avons dit en dc- ciivant sa composition, exc'culee par M. Ba.isine. Font empcche de la peindre lui-mcme, el de lui iiuprimcr le cachet de sa personnalitc, une des plus puissantes et des plus remar(jual)k's (ju'ait ju'oduites I'art iiational russe. Jl y nxaii dans ih'uloff IV'toirc d'un grand pcinire. ci, parmi (k- :.omi)reu\ del'auts, ce qui rachctc tout, du genie. Sa tele, qu'il sest jilu a reproduire ])lusieurs Ibis a>ec la ])aleur el la maigreur croissanles de la SAINT-ISAAC. 31J7 nialadie, eii petille. Sous ces clieveu.v blonds iii- cultes, derriere ce front de plus en plus bleme^ (ju'illuminenl des yeux oil la vie s'est refugiee, il y avait certes une pensee artisti([ue et poetique. Maintenant, resumons en quelques lignes cetle longue etude sur la catliedrale de Saint-Isaac le Dalmate. G'est a coup sur, qu'on en admette ou non le style, I'edilice religieux le plus conside- rable ({ui ait eie execute dans ce siecle. II fait lionneur a M. de Montferrand, qui I'a mene a bien dans un si petit nombre d'annees, et a pu s'en- dormir dans la tonibe, en se disant, avec plus de verite que bien des poetes orgueilleux : Exegi monumentum cere perennius, satisfaction rarement accordee aux arcbitectes, dont les plans sont quel- (juefois si longs a se realiser, et qui n'assistent ([u'li Fetat d'es})rit a I'inauguration des temples (commences par eux. Quelque rapide qu'ait ete la construction de Saint-Isaac, cependant le temps ecoule entre la pose de la premiere pierre et celle de la derniere a ete assez long pour que bien des changements se soient operes dans les esprits. A rep0({ue ou les plans de la catliedrale furent recus, le gout clas- si(}ue regnait sans partage et sans contradiction. On n'admcltait (jue le style grecou roniain consi- 3 I 398 l'uiyer en russib. dole comine type de la pertection. Tout ce (|ue le ift'iiie de riiomme avail imagine pour realiser rideal d'uiie religion nouvelle ('tait regardt' comnieiion avenu. L'arcliilecture romaue. byzan- tine, gothique, semblait de mauvais goiit. con- traire aux regies, barbare. en un mot. On lui trouvait seulement une valour historique, niais personne k coup sur ne se tut aviso de la prendre pour modole. Tout au plus pardonnait-on a la renaissance, a cause de son amour de ranti([uito. oil elle molait beaucoup d'inveniions dolicieuses et de caprices cliarmanls blames par les criti(pies sovoros. Entin, vint Tocole romanti(jue, doiit los etudes passionnees sur le moyen age ot les originos nationales de I'art, firent comproiKhe, par (\e< commentaires pleins d'enlliousiasme. les boautes deces basili([ues, deces calliodralos ot de cosclia- polles dodaignees si longlemps conmie I'oeuvi'e patienle d'oporjues croyantos. mais pen oclairoos. On docouvrit un art tios-coin[)let. tros-rai-oiiii('\ ayant part'aitoment coiiscionco i\e lui-iin'mo. olx'issant a dos roglos cortaines, possc'da.'it iiii synibolisme comi)li(|uo ot mystt'i'ioux, dans I'c^ edifices aussi etonnants \ydv lours masses ipio [ar le lini do lours details, (ju'on a\ait on ius(pi'alurs Icouvre basardou-e de tailleurs our Saint-Isaac, cetle metropole du culte grec. Lemploi de ces formes consacrees en dehors de la mode et du temps, qui ne peuvent plus, car elles sont eternelles, devenir surannees ou bar- bares, quelque temps (}ue Fedilice reste debout, elait le plus sage pour un monument de ce genre, au(|uel elles impriment un cachet d'universalite. Connues par tons les peuples civilises, ces tbrmes ne [)euvenl ([u'exciter I'admiration sans sur[)rise 400 LHIVER l^N liUSSIK. et sails ciili(jue. et si uii autre style eul paiu plus local, plus pittoresque, plus imprevu, il eiit ofVert aussi rinconvenioiit de doiiner lieu a des jui-e- luents divers, et peul-etre de sembler bizarre, impression contraire a I'eiret (jiieron voulaii i)r()- duire. M. de Moiitferrand ii'a pas clieiclie le rurieux. il a clierclie le beau, et cerlaiuemeiit Saint-Isaac est la plus belle eglise nioderiie. Sou arcliitecliire convieiit admirablemeiit a Saint-Pe- tersbourg, la plus jeune et la plus ueuve des capi tales. (^leuK (jui regrcttent que Saint-Isaac ne soit pas en style by/.antin nous font un peu I'etlet de ceux (|ui regrettent que Saint-Pierre de Rome ne soit pasde style gollii(|ue. Ces grands lenii)les. centres d'une croyance, ne doivent affecter rien de parti- culier. de temporaire, de local: il taut quo tons les sii'ck's et tons les lidelcs, de quebpie lieu (|u"ils viennent. puissent s'y agenouiller dans la riche^se, la splendeuret la beaute ! FI.N TABLK 1)1 TOME PUKMIEll I. Berlin 1 II. Hatnbourg 19 III. Schleswig ;5r> IV. Lubeck 72 V. Traversee 9;5 VI. Sairit-Petersbourg 110 Vil. L'hiver. La Neva 148 VIII. L'hiver 1C8 IX. r.ourses sur la Neva 193 X. Details d'iulerieiir. 209 XI. I'll bal ail Palais d'liiver 227 XII. Les tliealres 2^ XIII, Le Tdioukine-Dvor 259 XiV. Zichy 27 V XV. Saint-Isaac 3 1 f) I'arj?. lm|K de P. -A. lioriUHKK ot Cie, rue des Puitevius, UNIVERSITY OF CALIFORNIA AT LOS ANGELES THE UNIVERSITY LIBRARY This book is DUE on the last date stamped below RECEIVED OCT 1 6 1958 Mia Um 0fc Form I, !i-2(i/ *^'t^-lAP'VlXy-*l, UC SOUTHERN REGIONAL LIBRARY FACILITY A A 00011 3 641 5 DK26 G23v v.l AlHTHUiSpHMH OTftt ^*^^ -.^v M SH^^^^^^B * 1 ^: . : 5^9*'. M \^ .'-r^- 1^ -iCf *\j*^. * ..