iiftiiiiv LIBRARY UNIVERSITY Of CAUKMNU apicniia nahiraecjue inslduta Uuvc soUun vcra autwrv re\>u& exterivls convervvtwvt ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. PARIS. IMPRIMERIE GAUTHIER-VILLARS ET FILS, 22419 Quai des Grands-Augustins, 55. ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. ANALYSE. MECANIQUE PAR C. DE FREYCINET, DE L'INSTITUT. PARIS, GAUTHIER-VILLARS ET FILS, IMPRIMEURS-LIBRAIRES DU BUREAU DES LONGITUDES, DE L'E G O L E POLYTECHNIQUE, 55, Quai des Grands-Augustins. 1896 (Tons droits reserres.) PREFACE. Les Sciences ne se bornent pas a etendre le domaine de nos connaissances positives. Elles deviennent a leur tour un objet d'e- tude pour 1'esprit, qui aime a en degager la pensee philosophique, a definir leurs me- thodes et leurs precedes, a remonter jus- qu'a leurs principes, et a saisir les liens qui les rattachent aux idees generates, sorte de fonds commun oil puisent les speculations les plus abstraites comme les observations les plus simples et les plus usuelles. Jadis ce travail se faisait pour ainsi dire naturel- lement. Les demarcations entre les diffe- rentes branches du savoir etaient beaucoup 099 VI PREFACE. moins prononcees qu'aujourd'hui. Les me- mes hommes se montraient a la fois geo- metres, physiciens, philosophes. Sans aller aux anciens, il suffit de citer, parmi les mo- dernes, Galilee, Descartes, Newton, Leib- nitz, Pascal, Euler. Les plus brillantes de- couvertes ne detournaient pas leurs yeux de 1'ensemble, et ils n'etaient point satis- faits s'ils n'avaient mene de front les pro- gres de la Science et ceux de la Philoso- phic. L'immense extension prise depuis un sie- cle par les specialites ne souflre plus la competence universelle. La vie humaine est trop courte et, entre les directions diver- ses, les plus puissants genies sont obliges d'opter. Ampere est le dernier, je crois, qui ait tente de retenir dans ses mains cette multiplicite de fils. Desormais on ne verra plus 1'inventeur d'un nouveau calcul ecrire une Theodicee ou un Discours sur la Me- thode, ni le createur d'une Theorie electro- dynamique dresser une Classification gene- PREFACE. VII rale des Sciences. Ce serait, a mon avis, une raison pour que les savants de profes- sion, interrompant par moments leurs re- cherches, consentissent a operer chacun la synthese de leur Science favorite et a en grouper les resultats essentiels dans un ta- bleau de nature a arreter tout regard un peu attentif. En s'adressant ainsi a un plus grand riombre d'intelligences, ils provoque- raient des collaborations inattendues et ils faciliteraient le progres que prepare d'or- dinaire la diffusion des connaissances. Ils procureraient en outre a la M eta physique 1'avantage qu'elle poursuit, d'observer les facultes humaines en exercice et de pou- voir jnger de la valeur des methodes par la qualite des fruits obtenus. Pour mon compte, j'ai essaye de realiser cette pensee sur deux branches des Mathe- matiques qui avaient occupe ma jeunesse et dont je n'ai jamais perdu entierement le contact. L' Analyse infmitesimale et la Me- canique c'est d'elles que je veux parler VIII PREFACE. ont ce merite particulier d' exciter 1' atten- tion, dirai-je de frapper 1'imagination, Tune par le caractere un peu mysterieux de son principe, Fautre par son application aux problemes si eleves de 1' Astronomic . Quelles sont, au juste, ces notions d'infini et d'infmiment petit, sur lesquelles 1'Ana- lyse repose? En quoi 1'invention de Leib- nitz differe-t-elle de 1'Algebre usuelle, avec laquelle chacun s'est plus ou moins fa- miliarise? Par quels senders obscurs nous mene-t-elle a la decouverte du vrai, et ne risquons-nous pas dans le trajet de laisser quelque parcelle de la rigueur mathemati- que? Dans la Mecanique, quelle est la part du raisonnement et quelle est la part de 1' experience? Qu'y a-t-il de necessaire et de contingent dans les lois que nous en- registrons? Qu'est-ce qui assure la con- servation de la force et de Fenergie dans 1'Univers? Devons-nous prevoir un affai- blissement graduel des causes qui agitent la matiere sous nos yeux? PREFACE. IX J'ai tache de repondre a ces questions et a quelques autres. J'ai voulu aussi rame- ner a leurs termes les plus simples les con- cepts propres a ces deux Sciences. II m'a paru que 1'Analyse derivait directement des idees d'espace et de temps, et la Me- canique de celles de force et de masse. Au fond, dans les problemes dynamiques les plus compliques, nous cherchons toujours a retrouver la relation eternelle que la Nature a etablie entre 1'unite de force et 1'unite de masse. Tout le reste n'est qu'ac- cessoire. Quant a 1'Analyse, on n'apercoit pas comment elle aurait pu se constituer, si nous ne possedions pas deja, grace a Fespace et au temps, les notions d'infinite, de continuite, et par suite de division a 1'infmi et d'infmiment petit. Je me suis applique a presenter ces de- ductions sans aucun appareil technique. Les formules de 1'Algebre et les figures geometriques ne sont pas indispensables a ce genre de demonstration. J'ai du lais- X PREFACE. ser de cote nombre de questions interes- santes, pour m'attacher aux points les plus saillants, a ceux qui me semblent eveil- ler particulierement les preoccupations des esprits cultives. Par contre, j'ai aborde, dans trois Notes speeiales, des sujets un peu'en dehors de mon cadre, mais que je n'ai pas pu eviter entierement. II est dif- ficile d'analyser le role du temps et de 1'espace en Mathematiques, et de ne pas ensuite accorder une mention a la contro- verse qu'ils soulevent en Philosophic. II ne Test pas moins de considerer les trans- formations de rUnivers, sans tourner un moment sa pensee vers le probleme qui a captive tant d'intelligences : celui de son infinite. Probleme sans doute a jamais in- soluble, mais sur lequel la Physique mo- derne autorise cependant quelques con- jectures. Enfin le determinisme ayant cm trouver un argument dans le theoreme de la conservation de 1'energie, j'ai examine rapidement la valeur de ce pretendu conflit PREFACE. XI entre la liberte morale et les lois qui regis- sent la matiere. Je me suis surtout propose, par cette etude, de montrer la voie dans laquelle je souhaiterais de voir les savants s'engager. Mon but serait atteint, si je decidais cer- tains d'entre eux a rehausserpar leur auto- rite ce genre de travaux, et si j'inspirais des maintenant a quelques lettres le gout de se rapprocher de deux Sciences, plus faciles a peiietrer qu'on ne suppose, et qui mar- quent un des plus puissants efforts de 1'es- prit humain dans la recherche de la verite. ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. I. ANALYSE. CHAPITRE I. L'ESPACE ET LE TEMPS. Les notions d'espace et de temps jouent un role preponderant dans la formation des Sciences, soit mathematiques, soit physiques. Non seulement elles sont impliquees dans la de- finition des principaux objets que ces Sciences considerent, mais elles fournissent souvent des elements directs aux calculs. La Geometric et la Mecanique, en particulier, font constamment appel a la mesure de Fetendue et de la duree. 2 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. Dans les branches memes ou ces notions sem- blent absentes, il n'est pas rare de trouver les traces de leur influence. Les nombres de 1'Arith- metique et les quantites de 1'Algebre ont incon- testablement un caractere abstrait. Mais, a Tori- gine, les uns ont designe des collections d'unites reelles, relevant de Fespace et du temps, par con- sequent; les autres ont represente des portions d'etendue, habituellement des portions de ligne droite, qui, par leur simplicite, se pretaient le mieux a symboliser les variations de la gran- deur. On peut done se demander ce que seraient devenues ces deux belles Sciences si les notions d'espace et de temps leur avaient entierement manque, et si nous eussions ete reduits aux don- nees de la seule logique. Les idees memes d'ordre et de classement, plus generates encore que les Mathematiques, seraient certainement moms claires, si nous n'avions pas devant les yeux la perspective d'un espace indefini, dans lequel les objets s'ali- gnent ou se superposent. De leur cote, les rap- ports de cause a effet, qui dominent toutes nos connaissances sur la Nature, sont invincible- ment lies a Tidee de succession, c'est-a-dire de duree. L'ESPACE ET LE TEMPS. 3 Je n'essayerai pas de definir Fespace et le temps, me rappelant le conseil de Pascal : Qui pourra le definir (le temps)? Et pourquoi Ten- treprendre, puisque tous les homines congoivent ce qu'on veut dire en parlant du temps, sans qu'on le designe davantage ( 4 )? Je n'aborderai pas non plus la question si controversee du ca- ractere metaphysique de ces notions. Sont-elles objectives ou subjectives, comme disent les philo- sophes? Correspondent-elles a des realites, en dehors de nous, ou sont-elles de pures formes de 1'entendement? Ce debat n'est pas pres de se (*) Pensees de Blaise Pascal, premiere Partie, art. II. - Pascal dit aussi : Get ordre le plus parfait entre les hommes consiste, non pas a tout definir ou a tout demon- trer, ni aussi a ne rien definir ou a ne rien demontrer, mais a se tenir dans ce milieu de ne point definir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de definir toutes les autres; de ne point prouver toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. Centre cet ordre pechent egalement ceux qui entreprennent de tout definir et de tout prouver, et ceux qui negligent de le faire dans les choses qui ne sont pas evidentes d'elles-memes. G'est ce que la Geometric enseigne parfaitement. Elle ne definit aucune de ces choses, espace, temps, mouve- ment, nombre, egalite, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que ces termes-la designent si naturellement les choses qu'ils signifient, a ceux qui entendent la langue, que 1'eclaircissement qu'on voudrait en faire apporterait plus d'obscurite que d'instruction. 4 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. clore et je doute qu'il setermine jamais. Car, en ces matieres, chacun se regie d'apres son incli- nation personnelle et sur un ensemble d'impres- sions, souvent difficiles a analyser, beaucoup plutot que sur une demonstration formelle, ne donnant prise a aucune objection. D'ailleurs, cette question, fort interessante pour la pure Metaphysique, est etrangere au sujet dont je m'occupe. La formation et le developpe- ment des Sciences ne se ressentent pas de la solu- tion donnee a ce debat preliminaire. Que Fespace et le temps soient des objets reels, ou que seule- ment ils nous semblent tels, nous leur attribuons les memes qualites et celles-ci sont, dans notre esprit, le point de depart des memes deductions. Nul geometre, enposant Fequation d'un mouve- ment, ne se demandera si les espaces parcourus et les durees ecoulees out une valeur objective ou subjective. Nul physicien ne sera pris d'un scrupule analogue, en formulantla loi du refroi- dissement dans le vide ou celle de la transmis- sion de la lumiere. A Fun et a Fautre il suffit que les calculs soient toujours verifies par Fex- perience et que Fintroduction de pareils ele- ments n'amene jamais d'obscurite dans le Ian- gage ni de confusion dans les idees. Pour eux, L'ESPACE ET LE TEMPS. 5 1'etendue et la duree sont des quantites suscep- tibles d'augmenter ou de diminuer, en relation avec les quantites naturelles. Leur origine meta- physique n^influe pas sur 1'emploi qu'on en peut faire et sur les operations auxquelles on les associe. Le commun des hommcs partage cette indif- ference. Les rapports sociaux, dans lesquels les questions d'espace et de temps tiennent une si grande place, demeurent soustraits aux vicissi- tudes des solutions philosophiques. Lors meme que le caractere subjectif de ces notions vien- drait a etre unanimement reconnu, le langage ordinaire, la redaction des lois et des contrats, les habitudes de la vie n'en recevraient aucune modification. L'espace et le temps sont ou nous paraissent etre : Necessaires, infinis, continus et homogenes. Gette communaute de caracteres justifie la tendance qu'ont toujours cue les penseurs a les rapprocher dans leurs theories. Elle explique aussi la solution identique donnee au probleme qui se pose au sujet de leur realite. Les ecoles n'ont jamais distingue entre eux sous ce rap- 6 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. port, et quand elles ont accorde ou refuse la rea- lite a Tun, elles Font egalement accordee ou re- fusee a Fautre. A cote de ces caracteres, qui priment tout et sur lesquels je m'etendrai, il convient de rap- peler les nombreux contrastes qui d'avance assignaient a Fespace et au temps un role si dif- ferent dans la genese scientifique. L'espace est concu par nous a trois dimen- sions. Le temps n'en a qu'une; il se developpe en serie lineaire. Trois coordonnees sont indis- pensables pour determiner la position d'un point dans Fespace. Une seule coordonnee, la date ou la duree comptee depuis une origine convenue, suffit, selon la juste remarque de Cournot ('), pour marquer la place d'un phenomene dans le temps, d'un evenement dans Fhistoire. Les annales de Fhumanite ont toujours ete dressees d'apres cette methode et nul ne s'est avise d'en contester la precision. L'espace est invariable et comme acueve. II ne se modifie pas; il est aujourd'hui ce qu'il (!) Essai sur les fondemenls de nos connaissances et sur les caracteres de la critique philosophique, t. I, p. 3o4. L'ESPACE ET LE TEMPS. 7 etait hier, ce qu'il sera demain. Le temps se transforme sans cesse; les jours se detachent successivement de Favenir et tombent dans le passe. L'espace est immobile. Le temps est la mobilite meme; il avance ou s'ecoule d'une maniere non interrompue. II est lie, dans notre pensee, a tous les changements, tandis que Fespace represente la fixite et la permanence. L'espace nous est revele par les sens; Frail en decouvre des portions plus ou moins vastes et nous touchons des corps qui sont etendus. Le temps tombe uniquement sous la perception de la raison. Aucun de nos sens, aucune de nos observations physiques ne saurait nous en donner la plus legere idee. Nous ne sommes en contact avec lui que par un instant, et cet instant a disparu avant que nous ayons pu le saisir et nous Fapproprier. Loin d'en embrasser des portions de quelque importance, nous nous souvenons a peine de son passage, ou plutot nous nous souvenons des phenomenes qui ont coincide avec lui; car, sans ces phenomenes, la notion du temps ecoule resterait vague et con- fuse dans notre esprit. Les metaphysiciens accordent qu'a defaut des faits .exterieurs, le sentiment de notre vie intime, ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. la seule succession de nos pensees, suffirait a nous donner 1'idee du temps. Au contraire, 1'idee d'espace prend naissance a la suite des impres- sions venues du dehors, et par le commerce avec la Nature. On apergoit deja a quels ordres diffe- rents de speculation Tune et 1'autre idee doivent se preter. Nous pouvons mesurer directement 1'etendue. Nous comparons les etendues entre elles. Nous portons une ligne droite sur une ligne droite, tin plan sur un plan. Nous savons dire combien de fois une longueur en contient une autre. En presence d'etendues plus compliquees, lignes courbes, surfaces ou volumes, nous empruntons a la Geometric des precedes surs pour en ramener la mesure a celle des etendues simples. Finale- ment tout se reduit a une operation elementaire, presque manuelle : la superposition des lignes droites. II n'en est pas ainsi pour la mesure du temps. Nous ne pouvons retenir et fixer aucune duree, en vue de la porter sur d'autres durees egalement fugitives et de compter combien de fois elle y serait contenue. La methode directe nous est interdite. La mesure du temps ne saurait etre qu'in directe et artificielle. L'ESPACE ET LE TEMPS. 9 Renongant a atteindre la duree, nous lui sub- stituons un signe exterieur, un symptome saisis- sable, en correspondance avec elle. Nous deci- dons de prendre pour unite, nonpas une portion de ce temps qui nous echappe, mais la duree, indeterminable en soi, qui s'ecoule pendant 1'ac- complissement d'un phenomene specific. Des lors, pour cbaque duree proposee, nous recher- chons combien de fois le phenomene type aurait la possibilite de s'y reproduire. Ainsi s'obtient la mesure de cette duree, c'est-a-dire son rapport avec la duree du phenomene type. Les Sciences offrent de frequents exemples de precedes analogues. Les quantites inaccessibles a nos observations directes sont remplacees par d'autres, qui leur sont proportionnelles ou que nous jugeons telles, et dont revaluation nous est plus aisee. Les causes sont mesurees par leurs effets ou d'apres certaines manifestations dont la correlation est bien etablie. La mesure du temps est une operation de meme nature, d'autant plus legitime que les objets sont ici plus simples et la concordance moins discutable. Mais il s'en faut que Inexactitude des resultats obtenus soit evidente par elle-meme, en dehors de toute autre consideration. Qu'est-ce qui nous 10 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. autorise a regarder comme egales les durees cor- respondant a Faccomplissement de deux pheno- menes, enapparenceidentiques, observes a deux epoques differentes? Pourquoi ce vase d'eau se viderait-il toujours au bout du meme temps? Pourquoi telle etoile repassera-t-elle au meri- dien apres le meme intervalle? Pourquoi la va- leur intrinseque de 1'heure ou de la seconde ne variera-t-elle jamais? Notre opinion a cet egard precede d'une con- viction generate : Les lois de la Nature sont constantes. Mais cette conviction elle-meme, d'ou la tirons-nous? Indubitablement de Fexpe- rience. Ge n'est pas la raison pure qui la donne. Nous n'apercevonspas a^z'orz'la necessite d'une egalite indefinie dans la duree des jours. Le fait contraire, s'il arrivait, ne heurterait en rien les regies de notre entendement. La mesure du temps repose done sur une verite relative. La certitude qui s'attache aux resultats est em- preinte du meme caractere. Tout autre est la certitude inherente a la me- sure des etendues. La verite qui lui sert de base n'est point liee a Tordre physique. Au milieu des plus grands bouleversements, nous continuerions d'affirmer que deux lignes droites dont les extre- L'ESPACE ET LE TEMPS. 1 1 mites coincident sont egales. Les variations de la pesanteur, 1'acceleration de la Terre sur son orbite, ne porteraient aucune atteinte a un tel axiome. Les resultats de la mesure des etendues - en laissant, bien entendu, de cote les erreurs materielles d'execution - - presentent done un caractere de verite absolue. L'ecoulement du temps est non seulement con- tinu et irresistible, mais il nous parait uniforme. Ce n'est pas assez dire : il nous parait etre la con- dition et le type de runiformite. Sans 1'ecoule- ment du temps, nous n'aurions aucun moyen de reconnaitre 1'uniformite des phenomenes. Un phenomene est qualifie par nous d'uniforme quand il se developpe en exacte proportion- nalite avec la duree. Le mouvement uniforme est celui dans lequel les espaces parcourus aug- mentent en raison du temps ecoule. Le debit d'une source est uniforme si la quantite d'eau re- cueillie est proportionnelle a la duree ou si elle est constante pendant Funitc de temps. Toute variation observee dans cette quantite serait mise sur le compte du defaut d'uniformite de la source ; il ne nous viendrait pas a Tesprit de dire que le debit est reste semblable a lui-meme et 12 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIC DES SCIENCES. que c'est 1'ecoulement du temps qui a cesse de Petre. Cette croyance inveteree et devenue indes- tructible n'est cependant pas spontanee. Elle n'a pas a nos yeux le caractere de necessite qu'offre 1'idee meme du temps, ou celle de sa continuite. Elle est le fruit d'une experience lentement acquise et dont la conclusion s'est en quelque sorte degagee a notre insu. Si chacun de nous s'en etait rapporte aveuglement a ses impressions personnelles, combien de fois n'eut- il pas ete tente d'attribuer au temps une allure inegale? Lequel d'entre nous n'a pas constate bien souvent et parfois deplore sa marche tantot trop lente et tantot trop rapide! Mais, a Fencon- tre de ces impressions fugitives, se dressent des temoignages plus serieux et plus durables. D'im- posants phenomenes se deroulent autour de nous, sans etre influences par les circonstances qui nous troublent si fort. Le mouvement du So- leil et des etoiles, insensible a nos causes de joie ou de douleur, est la pour nous avertir de la faute impardonnable que nous commettrions en trans- portant dans cet immense mecanisme la pertur- bation qui reside en nous-memes. Force nous est done de releguer au rang des vaines illusions L'ESPACE ET LE TEMPS. i3 les inegalites dont notre imagination avail ete un instant frappee. D'ailleurs il nous eut suffi de regarder nos semblables : pendant que le temps retardait sa marche pour nous, il Facce- lerait pour eux. Mais si nous etions isoles les uns des autres et prives des grands points de repere qu'offre rUnivers, nous tomberions, en ce qui concerne 1'ecoulement du temps, dans une erreur ana- logue a celle ou etaient tombes les anciens, relativement au mouvement des astres. Us les assujettissaient a tourner autour de la Terre, comme centre fixe du monde. De meme, livres a nos propres pensees, nous nous persuade- rions que le temps s'ecoule d'une maniere ine- gale et nous chercherions ailleurs rembleme de 1'uniformite, si toutefois une pareille idee pouvait encore trouver place dans notre intelli- gence. La Nature, on Fa dit depuis longtemps, offrc le spectacle du perpetuel devenir. Les astres executent leur course dans les cieux. Sur la Terre, tout change, tout passe, tout se meta- morphose. Les animaux, les vegetaux gran- dissent, disparaissent et preparent par leurs 1 4 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. depouilles la venue de nouvelles generations. Les forces physiques, chimiques, electriques se disputent Fempire de la matiere; les phe- nomenes les plus divers se rencontrent, se heurtent, s'entre-croisent. L'oeil de Fhomme ne cesse point de contempler des nouveautes ou des repetitions. Ghacun des evenements qui attirent son attention a son mode de developpement. Chaque developpement se poursuit en relation avec le temps. La marche de ce dernier, son ecoule- ment uniforme, est le terme constant de compa- raison. D'oii la notion de vitesse, ou rapport entre la marche de Fevenement et la marche du temps. Ce mot s'est applique d'abord au plus simple des phenomenes, au plus facilement dis- cernable, a celui d'un corps qui se deplace en ligne droite d'un mouvement egal. La vitesse est le rapport constant de la longueur par- courue au temps employe, ou la longueur con- stante parcourue pendant Funite de temps. Si le mouvement cesse d'etre uniforme, s'il s'acce- lere ou se ralentit, la vitesse est encore le rap- port de Fespace parcouru au temps, mais seu- lement quand ce temps est assez petit pour que le mouvement n'ait pas sensiblement varie dans L'ESPACE ET LE TEMPS. i5 rintervalle et pour qu'il puisse etre considere comme uniforme. La meme notion de vitesse est etendue a tous les phenomenes dans lesquels une liaison pre- cise peut etre saisie entre le changement observe et le temps ecoule. Dans ce sens, on dit : la vitesse de refroidissement d'un corps, la vitesse de vaporisation d'un liquide, la vitesse de gon- flement d'un aerostat; parce qu'on peut me- surer la quantite de chaleur perdue, la masse de liquide vaporisee, ou 1'accroissement de volume de Faerostat, pendant Funite de temps. On va plus loin et Ton applique encore ce terme a des phenomenes sociaux ou plutot a des syn- theses de faits, dans lesquels la resultante gene- rale echappe a Investigation directe et se mani- feste seulement par des statistiques permettant d'aboutir a une conception d'ensemble. G'est ainsi que par une metaphore, tres opportune d'ailleurs, les sociologues enregistrent la vitesse d'accroissement de la richesse publique ou de la population, de la criminalite ou des accidents, la vitesse de propagation d'un fleau, d'une doc- trine, d'une religion. Dans tous ces exemples/on se propose d'apprecier Fimportance du pheno- mene et d'en rendre compte d'apres le nombre 1 6 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. des faits individuels releves pendant une periode determinee, toujours la meme pour les faits de meme nature. II n'est pas de moyen de compa- raison plus simple et mieux approprie a notre esprit. Aussi la vitesse, dans les cas les plus elementaires, dans les mouvements rectilignes, est-elle contemporaine des premieres observa- tions scientifiques de Fhumanite. Elle procede directement de la notion du temps et de son uniformite. Les geomctres developpant, selon leur cou- tume, Fidee puisee au fonds commun, ont rap- porte a Funite de temps les variations d'allure constatees a deux epoques differentes. En efFet, Failure d'un phenomene ne se precipite pas on ne se ralentit pas d'une maniere reguliere dans les phases successives. Mais elle se modifie tantot plus vite et tantot plus lentement. Get accrois- sement ou cette diminution de vitesse, d'une epoque a 1'autre, constitue un element compa- rable a celui de Faccroissement ou de la dimi- nution de Fespace parcouru, pendant Funite de temps; c'est a vrai dire la vitesse de la varia- tion de la vitesse . Us ont nomme cette vitesse de second ordre acceleration et ils en font un frequent usage dans leurs speculations sur la L'ESPACE ET LE TEMPS. 17 Mecanique. Us y voient notamment la mesure de la cause souvent inconnue grace a laquelle cette variation de la vitesse gagne ou perd en intensite. L'espace et le temps correspondent a deux ordres de connaissances fort distincts. L'espace est le domaine des Sciences qui, negligeant le changement, cherchent les rapports eternels des choses. La plus eminente est la Geometrie. Les figures tracees par elle, ou modes de deli- mitation de Fetendue, n'impliquent pas la con- sideration du temps. Leurs proprietes en sont independantes. Les equations etablies entre leurs elements ne le mentionnent pas. A plus forte raison, FAlgebre et FArithmetique lui demeu- rent-elles etrangeres. Elles ont trouve en lui, comme dans Fespace, un utile secours pour se constituer, mais elles ne lui sont pas subordon- nees. Expressions de la pure logique, elles exis- tent en dehors de toute condition d'etendue et de duree. La Geometrie fait souvent appel a un simu- lacre de mouvement. Elle suppose que des lignes ou des surfaces engendrent des figures en se deplagant d'apres une loi donnee. Mais ces mou- vements sont abstraits, comme les grandeurs de 1 8 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. 1'Algebre. Us n'ont pas de lien avec le temps ni avec aucun des elements engages dans le trans- port d'un corps reel. Us pourraient s'effectuer tres vite ou tres lentement; le resultat ne serait pas change. Les proprietes seules de ces figures interessent. Dans la rotation d'un cercle qui engendre une sphere, ou d'un rectangle qui en- gendre un cylindre, le temps n'est pas mis en compte. Le mouvement invoque est une simple operation intellectuelle, un artifice de descrip- tion. A ce point de vue, Fetude des machines, reduite a celle des positions mutuelles des di- verses parties, rentre dans la Geometric. Le deplacement de certains points ou meme d'un seul entraine le changement de position de tous les autres, en vertu de regies mathematiques dans lesquelles la duree non plus que les forces et les masses n'ont a intervenir. La Statique ou science de Fequilibre (sous reserve de lui donner quelques bases experimen- tales, ce qu'on ne fait pas toujours) se passe egalement de la duree. Les rapports entre les forces subsistent a toute epoque. Le systeme sur lequel elles se neutralisent est invariable de forme, et s'il varie, c'est abstraitement ; il s'agit en realite de figures successives, se ramenant L'ESPACE ET LE TEMPS 19 Time a Fautre d'apres une loi simple. Le fameux theoreme des vitesses virtuelles de d'Alem- bert n'est au fond qu'une proposition de Geo- metric. Dans cet Univers qui nous apparai trait immo- bile et mort, si le temps en etait absent, Fentree en scene de cet element donne le signal a tous les phenomenes. Depuis le majestueux balance- ment des astres jusqu'a Fimperceptible vibra- tion de la molecule, toute chose qui se meut ou qui change est tributaire du temps. II est la condition de la vie et Fame de ce perpetuel de- venir dont nous cherchons en vain a penetrer le mystere. Les Sciences qui se proposent Fetude des phenomenes ont done toutes a compter avec lui. La premiere des Sciences physiques, la Me- canique, ne s'en isole jamais. Espace, temps, vi- tesse sont pour elle trois objets inseparables (* ). La raison humaine les associe dans toute ques- tion de Dynamique. Elle les retrouve, a des degres divers, dans les innombrables transfor- mations dont la Nature est le theatre. Parfois (!) La vitesse est la synthese des deux idees d'espace et de temps. 20 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. elle neglige 1'un d'entreeux, dont le role semblc moindre, mais elle ne saurait le bannir entiere- ment. Dans les reactions chimiques, elle fait souvent abstraction de la duree, parce que Fin- teret est surtout dans la reaction meme, et que le temps importe peu; mais il n'en est pas moins le facteur indispensable de Toperation. Par contre, en Geologic, Tinteret qui s'attache a la conside- ration de Fespace est secondaire devant 1'examen des forces en jeu et des resultats qu'elles ont amenes dans la serie des siecles. Ainsi toutes les Sciences sont plus ou moins redevables au temps ou a Fespace, et souvent aux deux. Mais si certaines d'entre elles peuvent s'edifier sur Tespace seul, il n'en est aucune qui puisse se suffire au moyen du temps. La raison en est simple : Fespace, avec ses trois dimensions necessaires, donne naissance a toutes sortes de combinaisons. Le nombre des figures geome- triques est sans limite et leurs proprietes sont inepuisables. Au contraire, le temps, avec sa di- mension unique, ne saurait preter a des spe- culations. Tout au plus, par la subdivision de la ligne droite qui le symbolise, reproduirait-on quelque chose d'analogue a la suite des nom- bres. Mais deja cette ligne droite, dont le type L'ESPACE ET LE TEMPS. 21 appartient a 1'espace, a ete etudiee en Geometric. Elle y a ete 1'objet de deductions, auxquelles le temps n'a en rien contribue, et elle n'est plus susceptible d'en inspirer de nouvelles. La notion du temps ne peut done, par elle- meme, engendrer aucun enchainement scienti- fique. Pour qu'elle remplisse une mission si haute, il la faut associer a Tidee d'espace. Alors elle devient d'une fecondite sans egale. Elle vi- vifie toutes les branches qui tendent a etablir les rapports des causes avec leurs effets. Elle est au fond de toutes les recherches qui ont pour but la determination des lois de la Nature et la description de ses precedes. CHAPITRE II. L'INFINI. Chacun a presentes a la memoire les admi- rables reflexions de Pascal sur Finfini. Quel esprit poussa plus loin que le sien la meditation de cet ecrasant sujet? Qui vecut plus directe- ment en face de cette idee extraordinaire, dont nous chercherions vainement la representation meme eloignee? Pour Pascal, Finfini est decou- vert par une vue transcendante de la raison, sans laquelle, disait-il, on n'est pas geometre. Comment, en effet, Fobservation pourrait-elle suggerer Fidee de Finfini? L'observation est toujours bornee, elle n'embrasse jamais qu'un horizon restreint. Sans doute, pour la plupart des objets accessi- bles a notre connaissance, nous etudions d'abord une portion limitee, parfois meme tres faible, et nous concluons ensuite du petit au grand , de la partie au tout . Mais en quoi ce pro- 24 ESSAIS SUR LA. PHILOSOPHIE DES SCIENCES. cede nous servirait-il pour atteindre I'infini? L'infini n'est pas un tout dont le fini soit une partie. L'infini n'a pas de parties. Entre le fini et Finfini, il n'y a pas de commune mesure, pas de gradation, pas de rapport. L'infini est, et rien n'en peut donner 1'idee que lui-meme. Toute vue du fini est non seulement tres diffe- rente, mais opposee; elle n'evoque pas 1'infini, elle 1'exclut. Faute d'une attention suffisante on se laisse quelquefois aller a une illusion, contre laquelle cependant les philosophes ont eu soin de mettre en garde : on assimile Finfini avec Findefini. Le langage mathematique y prete malheureuse- ment. Parl'emploi d'expressions tellesque : di- vision a 1'infini , infiniment petit , au lieu de division indefinie, indefiniment decroissant, il encourage la confusion des deux idees. Assu- rement les vrais geometres ne s^y trompent pas. Rien n'est plus dissemblable, a leurs yeux, que I'mdefini et 1'infini. L'indefini est simplement le fini auquel s'ajoute la notion du variable. Les contours deviennent alors vagues et indecis, mais la nature du fini ne change pas. Tout indeter- mine qu'il soit, il n'en reste pas moms fini, et cette indetermination , etrangere au fond des L'INFINI. 25 choses, ne saurait dormer le change aux esprits reflechis. Si nous avons la faculte d'etendre incessam- ment le fini, d'cn reculer de plus en plus les bornes, c'est parce que nous possedons deja la notion de rinfini. Au dela de ces bornes, mo- mentanement posees, la raison reconnait un champ sans limites, dans lequel Fimagination peut se donner carriere. Mais par une marchc successive nous n'atteindrions jamais rinlini; nous n'en soupgonnerions pas meme Fexistence. Nous resterions dans le domaine du fini, du fini tres vaste, mais separe toujours de rinfini par un abime infranchissable. Loin done que Finde- fini mene a Finfini, c'est Fin fini, au contraire, qui permet Findefini, et rend possibles toutes les hypotheses sur la grandeur. D'ou vient la notion de Finfini? Les personnes chez lesquelles le sentiment poetique ou religieux domine admettent volon- tiers que le spectacle de FUnivers est de nature a eveiller en nous une semblable idee. Quoi de plus propre, disent-elles, a la faire naitre, que la vue de ces merveilles, la contemplation du ciel etoile, de ces astres innombrables qui peu- 26 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. plent Fimmensite! N'est-ce pas la Finfini dans Fetendue et la duree, aussi bien que dans la puissance de FEtre qui a tout ordonne? Le coeur a ses raisons que la raison ne con- nait pas , a dit Pascal, et peut-etre arrive-t-il ainsi a Fintuition de FEtre infini. Mais le mathe- maticien est place a un autre point de vue. II ne veut rien devoir qu'a la raison la plus severe. Or, pour lui, le spectacle de FUnivers ne sau- rait suggerer Fidee de Finfmi. L'immensite de FUnivers est une conception toute moderne et meme relativement recente. Les anciens professaient a ce sujet des idees fort differentes des notres. D'apres eux, FUnivers etait une sphere d'assez faibles dimensions tour- nant autour de la Terre, supposee fixe. Les astres devaient etre fort rapproches de nous pour pouvoir participer a ce commun mouve- ment de rotation. Telle etait Fopinion domi- nante en Grece, au temps ou les Arts et les Mathematiques y brillaient du plus vif eclat. A Fexception de Pythagore et de ses disciples (encore meme tenaient-ils leurs doctrines se- cretes, pour ne pas heurter leurs contempo- rains), les plus illustres geometres partageaient ce prejuge, que le grand Aristote ne desavouait L'INFINI. 27 pas. Us ne puisaient done pas dans la contem- plation de la Nature la notion de Finfini. Cepen- dant ils la possedaient deja et meme fort nette- ment, car ils appliquaient a la solution des problemes geometriques d'ingenieuses metho- des qui reposaient directement sur elle. Le pro- cede d'exhaustion d'Archimede et la theorie des coniques d'Apollonius impliquaient une vue de Tinfini non moins ferme et non moins claire que celle de Leibnitz ou de Fermat. Le developpement intellectuel de Fenfant, si semblable, dans ses phases successives, a celui de Fhumanite, justifie la meme conclusion. Au moment ou on lui enseigne les premiers ele- ments de la Geometric, il ignore encore entie- rement les merveilles de FAstronomie. II ne se doute pas des enormes distances auxquelles at- teignent les explorations des savants modernes, et c'est a peine s'il sait que notre petit globe n'est pas le centre du monde. En tout cas il ne s'est pas pose la question de 1'infinite possible de FU- nivers. Neanmoins il poursuit Fetude des propo- sitions d'Euclide. II aborde la theorie des paral- leles. II ne s'etonne pas d'entendre dire que ces droites ne se rencontrent jamais ou (par un abus de langage) qu'elles ne se rencontrent qu'a Fin- 28 ESS.US SUR LA PHILOSOPIIIE DBS SCIENCES. lini. Quelques jours plus tard, il admettra sans difficulte que le cercle est la limite d'un poly- gone dont le nombre des cotes devient infini, et il en deduira un inoyen sur d'evaluer sa surface ou son contour. Comment ces idees, ces raison- nements, trouvent-ils acces dans son esprit? Comment n'en est-il pas deconcerte? Pourquoi ne reclamc-t-il pas duplications precises sur ce grand mot de Finfini, qui semble le jeter si brusquement hors de ses habitudes? Ne faut-il pas que le terrain soit deja prepare et que bien avant Fenseignement de F Astronomic, avant meme 1'enseignement de la Geometric, la no- tion de Finfini existe chez le jeune ecolier? De nos jours, il est vrai, FUnivers a perdu Faspect etroit qu'il avait autrefois. Armes de nos telescopes, nous avons sonde les profondeurs du firmament. Nous savons que notre globe est un point dans le systeme solaire, et le systeme solaire tout entier un point dans Fimmense constellation de la Yoie lactee. Nous savons, grace au genie de Newton, que les astres se balancent en vertu de la gravitation universelle et que les etoiles sont assez distantes du Soleil pour ne pas faire sentir sur lui leur influence. Nous avons appris, par les decouvertes de la L'INFINI. 29 Physique, que la lumiere parcourt trois cent mille kilometres en tine seconde, et que pour se rendre d'une extremite a Fautre de la Yoie lac- tee, elle ne mettrait pas moins de trente mille ans. Tout cela est propre a elargir singuliere- ment notre conception de FUnivers. Mais de ces dimensions colossales, pouvons-nous conclure a Finfini? L'induction est-elle legitime? N'y a-t-il pas toujours un abime? Notre raison franchit 1 'abime, en ce qui con- cerne Fespace. Elle le declare infini, car elle ne saurait le concevoir autrement. Elle ne lui assigne pas de bornes. Elle n'imagine pas ce qu'il pourrait y avoir au dela de ces bornes, qui ne serait pas encore de Fespace. Ceux-la meme qui contestent son caractere objectif ne s'avisent pas de nier Finfinite que nous lui attri- buons invincible ment. L'espace est infini ou il Ji'est, pas. Mais en est-il ainsi de FUnivers? j'entends par la le monde de la matiere, Fin- nombrable multitude des astres qui nous en- vironnent. Pouvons-nous dire de cet Univers que 1 'infinite est la condition de son existence? Nous n'oserions. Non seulement notre raison est muette, non seulement elle n'affirme rien; mais, en fait, aucun indice ne permet de conclure dans 30 ESSA.IS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. le sens de son infinite. Les apparences seraient plutot contraires. Elles n'autorisent, je le re- connais, aucun jugement formel. Mais par cela seul qu'elles laissent Fesprit en suspens, Fim- pression causee par la vue de FUnivers ne sau- rait etre Forigine de Fidee de Finfini. L' etude incomplete des Mathematiques pro- voque souvent des meprises. On leur attribue volontiers une puissance qu'elles ne possedent pas. Les Mathematiques n'ont pas invente Fart de raisonner, ni les axiomes qui leur servent de bases. Elles les ont trouves dans le patrimoine general de Fhumanite. Leur seul merite a ete d'en faire usage, peut-etre avec plus d'habilete et de bonheur que les autres Sciences. Elles n'ont pas cree davantage la notion de Finfini, dont elles ont su tirer cependant un si merveil- leux parti. Le debutant qui rencontre pour la premiere fois le symbole algebrique de Finfini est tres frappe de Fetrangele du signe et de la pretention manifestee de lui faire jouer un role dans les calculs. II s'imagine aisement etre en presence d'une idee nouvelle, tant est imprevu Fartifice auquel on le convie. Mais s'il reflechit, il s'aper- L'INFINI. 3i cevra que les Mathematiques ne lui ont, a cet egard, rien appris. La notion de Finfini existait deja pour lui; les Mathernatiques Font evoquee et se sont bornees a lui donner plus de precision et de clarte. Que signifierait, en effet, le symbole mathe- matique de Finfini pour un esprit qui serait prive de cette notion? Ce symbole se presente ordinai- rement dans FAlgebre elementaire sous la forme d'une quantite finie a diviser par zero. Or, quel peut etre le sens d'une semblable invitation? Est- il possible de diviser un nombre par zero? Com- ment se servir d'un diviseur qui n'existe pas? Evi- demment une telle operation est irrealisable et la conclusion devrait etre que le probleme propose ne comporte pas de solution raisonnable. Mais le geometre ne se laisse point arreter. II fait la remarque suivante : Plus le diviseur diminue, plus le quotient aug- mente. Si le diviseur tombe au-dessous de tout degre de petitesse, le quotient s'eleve au-dessus de tout degre de grandeur. Done la fraction avec son caractere particulier signifie qu'aucune quan- tite finie ne repond a la question. Quelle conse- quence pratique en tirer? La est 1'abime a fran- chir. Le geometre le franchit surement, a Faide 32 ESSA1S SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. de la notion preexistante de 1'infini, dont il s'em- pare et dont il dispose. II voulait, par exemple, savoir a quelle distance une perpendiculaire a une droite est rencontree par une oblique a cette meme droite. La distance lui est indiquee par une fraction a diviseur nul : il en conclut que les deux lignes ne se rencontrent pas ou qu'elles sont paralleles. Car le parallelisme est la seule disposition permettant de dire que le point de rencontre est situe a Finfini. II evaluait la longueur comprise entre les deux foyers d'une ellipse et il se heurte au meme symbole. II en infere que la pretendue ellipse possede un seul foyer et quelle est en realite une parabole. II cal- culait le nombre des cotes d'un polygone et il trouve la meme fraction. II en deduit que le pre- tendu polygone est une courbe; car d'elle seule il pourrait dire que le nombre des cotes est infini. Dans ces questions et bien d'autres encore, la situation est toujours pareille. A un certain moment le geometre est en presence d'un inde- fini grandissant, depourvu en lui-meme de toute signification et duquel ii ne peut rien tirer. II n'aborde un terrain ferme, il n'aboutit a une conclusion acceptable, qu ? en se degageant de cet indefini et en franchissant Tabiine qui le separe L'INFINI. 33 de Tinfini. Parvenu a ces sommets, il recoit des claries nouvelles; il decouvre un sens a des choses qui en paraissaient denuees. II se transporte, si jepuis dire, a Fautre bout des questions, et em- brasse d'autres horizons. Mais toujours il fait usage des ressources puisees dans le fonds com- mun. II ne les doit point aux Mathematiques. Deux exemples encore feront bien saisir ma pensee. Les astronomes, en etudiant les trajectoires des cometes, ont cru reconnaitre que plusieurs d'entre elles sont paraboliques, par consequent illimitees. Cette constatation nous met-elle vrai- ment en presence de Finfini et peut-on dire qu'elle nous en donneraitFidee?D'abord cescourbesne sont peut-etre pas telles qu'on les suppose. Rien ne ressemble plus a une parabole qu'une ellipse suffisamment allongee. Les ecarts entre les pre- tendues paraboles et des ellipses peuvent etre assez petits pour avoir echappe a la sagacite des observateurs. Ce qui nous parait infini est peut- etre simplement doue de tres grandes dimen- sions. J'accorde toutefois que les trajectoires soient paraboliques; ou puisons-nous le droit de les declarer illimitees? Uniquement dans leur 34 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. identite avec les courbes particulieres etudi.ees en Geometric sous le nom de paraboles. Et celles-ci, pourquoi les imaginons-nous infinies? Pour repondre il suffit de rappeler Forigine des sections coniques. Les geometres grecs les obte- naient en coupant un cone par un plan diver- sement incline sur Faxe. Avec un certain degre d'inclinaison du plan, les deux branches de la courbe divergeaient de plus en plus, a partir du sommet, et ne se rejoignaient jamais. Telles etaient les paraboles et leur developpement sans limite. Mais cela meme suppose ,un espace infini danslequelle cone s'etend librement. La concep- tion de la trajectoire fait suite a cette premiere idee; elle n'est possible que par elle. Elle ne sug- gere done pas Finlini; elle en derive. L'autre exemple, bien connu, est celui d'un point materiel qui descend sans frottement, sous la seule action de la pesanteur, suivant la circon- ference d'un cercle dont le plan est vertical. Ge mobile, apres etre parvenu au bas du cercle, remonte de Fautre cote, avec une vitesse de- croissante, et s'arrete quand il a atteint exac- tement le niveau d'ou il est parti. Le temps employe a ce double parcours, a cette oscillation entiere, est d'autant plus long que le point de L'INFINI. 35 depart se trouvait plus pres du sommet. Si le mobile etait parti du sommet meme, la duree de Foscillation, d'apres les formules ordinaires, serait inlinie. Mais nous repeterons ici : Quel peut bien etre le sens d'une expression alge- brique qui assigne au mouvement une duree infinie ou qui suppose un point de depart place au sommet de la courbe? Un mobile, dans ces conditions, sans vitesse initiate, ne s'ebranlerait pas; il resterait eternellement en repos. Yoila done un cas extreme, que la formule du mouve- ment ne semblait paspouvoir embrasser. Si nous parvenons cependant a Fen degager, c'est par un mode de raisonnement analogue a celui qui nous a permis de passer des lignes obliques aux lignes paralleles. La duree augmente, comme augmentait la distance au point de rencontre des obliques. Alors nous abandonnons Findefini pour regarder en face la combinaison qui repond a la valeur infinie de la quantite. Cette combi- naison ne peut etre que le repos ; lui seul n'est pas contradictoire avec 1* infinite de la duree. L'infini ne nous est done devoile ni par les Mathematiques ni par le spectacle du monde exterieur. II n'est pas davantage une sorte de 36 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. terme de Findefini, line evolution derniere de la grandeur. II apparait etroitement lie a Fespace et au temps, dont il est Fattribut necessaire. C'est a propos de ces deux idees, celle de Fespace surtout, que le mot infmi prend une signification precise. L'infini du temps est beau- coup moins clair. Nous ne parvenons a nous le representer qu'a la faveur d'images, toutes em- pruntees a rinfini de Fespace. Le fleuve qui s'e- coule incessamment, la chaine qui se deroule ou la ligne droite qui se developpe sans fin, autant d'emblemes du temps, rappellent une des dimensions de Fespace. C'est dans Fespace que nous plagons toutes les realites materielles et que les figures geometriques s'etendent au gre de notre imagination. L'infini de Fespace est le vrai support de nos sciences. II est la source inepuisable a laquelle le geometre s'alimente. II est au fond de la pensee du physicien, qui Fapercoit toujours au dela des etendues limitees qu'embrasse son ob- servation effective. L'infini du temps figure bien dans les formules, mais accidentellement, beau- coup plutot a Fetat de cas particulier et hypo- thetique que comme realite formelle. Nous ne pouvons affirmer Feternite d'aucun phenomene, L'INFINI. 37 d'aucun mouvement, tandis que Tinfinite d'une branche d'hyperbole ou de parabole ne fait pas doute dans notre esprit. Les autres modes de 1'infini n'ont pas acces dans la Science. Notre raison s'eleve a 1'infini du beau et du bien, elle concoit I'mfinie sagesse, la supreme intelligence, la puissance souveraine. Mais ces notions sont loin d'avoir la nettete de 1'infini en etendue, et elles ne sauraient se preter, comme ce dernier, a des speculations mathematiques. Les qualites que nous portons ainsi a Fextreme ne sont pas susceptibles de me- sure. Nous n'avons nul moyen d'en evaluer le degre et par suite elles restent dans un domaine inaccessible au geometre. Quant au physicien, il ne decouvre autour de lui aucun objet qui puisse etre revetu de Tattribut de Finfinite. Non seule- ment il ne connait pas, mais il ne concoit pas de force infinie, de vitesse infinie, de temperature infinie. Tout au plus admet-il la possibilite d'une quantite illimitee de matiere repandue dans Tespace. Mais cette eventualite ne pese pas sur ses calculs et n'influence pas ses formules. II opere et raisonne toujours sur le fini. A quelque point de vue qu'on se place, soit qu'on se confine dans un terrain special, soit 38 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. qu'on veuille generaliser et envisager les diverses formes de rinfini, 1'idee meme reste pour nous une enigme indechiffrable. Retenus dans le fini, n'ayant aucun espoir d'en jamais sortir, com- ment entrons-nous en possession d'une notion si differente? Mais ce qui cst plus remarquable encore, cette notion, dont Fobjet echappe a notre portee, nous sert cependant a donner aux Ma- thematiques leurs developpements les plus inge- nieux et les plus certains. Egalement impuis- sants, selon Pascal, a comprendre Tinfini de grandeur et rinfini de petitesse, nous savons les faire tourner a nos desseins, et par eux le domaine intellectuel s'est enrichi de la plus eton- nante des Sciences : FAnalyse infinitesimale. CHAPITRE III. CONTINUITY ET DIVISIBILITY A L'INFINI. L'espace est continu et partout semblable a lui-meme. Nous ne reconnaissons pas de diffe- rence entre ses parties. Nous concevons encore bien moins qu'entre deux parties d'espace il puisse exister une lacune qui ne soil pas de 1'es- pace. A vrai dire, 1'espace n'a pas de parties. Notre esprit seul les imagine; mais ces separa- tions n'orit rien de reel. Elles viennent en aide a notre faiblesse, que 1'indetermination deconcerte et qui a besoin de s'attacher a quelque chose de precis et de limite. La presence des corps dans Tespace n'altere pas notre vue rationnelle de sa continuite. Nous discernons, pour ainsi parler, Fespace a travers les corps, et cette portion qu'ils en occupent accidentellement se relie a Tespace environnant tout comme s'ils ne Toccupaient pas. Cette continuite n'est pas de meme nature lO ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. que celle dont les corps nous offrent Fimage. Entre la continuite de Tespace et celle des corps il y a la meme distance qu'entre les figures geometriques et leur realisation materielle. Quelque soin que nous apportions, quelque de- licats et perfectionnes que soient nos instru- ments, nous ne pouvons nous flatter d'obtenir des surfaces sans epaisseur, des lignes sans largeur, des points sans aucune dimension. Ge- pendant notre raison, par un effort d'abstrac- tion, est arrive a concevoir ces objets et surtout a s'en servir. De meme les corps en apparence les plus compacts ne nous permettent pas d'af- firmer leur continuite absolue. Nous ne savons pas a Favance, comme pour 1'espace, et inde- pendamment de toute experience, qu'il n'existe pas en eux des solutions de continuite. Nous le savons si peu que la Science moderne a de- montre le contraire. Elle a etabli, par des faits palpables, que tout corps, solide ou liquide, se laisse comprimer sous Faction d'une force suf- fisamment energique. D'autre part, la Chimie regarde les derniers elements des corps comme irreductibles. II faut des lors admettre, pour expliquer la diminution de volume observee, que ces derniers elements se rapprochent les CONTINUITE ET DIVISIBILITY A L*INFINI. 4 1 uns des autres pendant la compression. La ma- tiere n'offre done pas, par elle-meme, le proto- type de cette continuite parfaite, ideale, abso- lue, que nous avons dans Fesprit et qui nous parait se trouver naturellement realisee dans Fespace et dans le temps. Le temps n'est pas seulement continu a la maniere de 1'espace. Mais il passe ou s'ecoule, et ce passage ou cet ecoulement nous suggere Fidee d'une croissance, d'une augmentation continue. A Fidee d'augmentation les geometres ajou- tent immediatement Fidee contraire, celle de diminution, et pour exp rimer Fune et Fautre ils ont fait choix d'un terme comprehensif : celui de variation. Le temps nous donne done Fidee de la variation continue. G'est la certainement un des concepts les plus feconds en Mathematiques. La Geometric analytique repose entierement sur lui : Fadmi- rable invention de Descartes implique la varia- tion continue des coordonnees de la courbe. Deja la Trigonometric avait familiarise Fesprit avec des sinus et des cosinus croissant ou de- croissant, entre zero et la longueur du rayon; 4* ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. ainsi qu'avec des tangentes croissant ou decrois- sant, entre zero et 1'infini, selon I'amplitude de Tangle correspondant. La Mecanique, de son cote, nous montre des mouvements qui tantot s'accelerent et tantot se ralentissent d'une ma- niere continue. Les longueurs decrites augmen- tent progressivement jusqu'a Farret complet du mobile et les vitesses, sous 1'influence d'un mi- lieu resistant, s'eteignent par degres insensibles. Disons mieux, il n'y a peut-etre pas une pro- priete, geometrique ou mecanique, qui ne se presente a nous sous Taspect d'une grandeur, ou qui ne puisse etre figuree par une grandeur, susceptible de varier avec continuite. L'incli- naison mutuelle de deux droites, la direction et la courbure d'une ligne en ses divers points, 1'intensite de la force centrifuge, les aires decrites par un mobile sollicite vers un centre fixe, sont autant de quantites dont la croissance ou la decroissance est continue. La variation se trouve liee a la position du point ou au choix du moment. Les figures geometriques, lignes, sur- faces et volumes, doivent leur continuite a 1'es- pace. Les mouvements doivent la leur a la fois a 1'espace et au temps. La continuite ne pouvait manquer d'etre, de CONTINUITE ET DIVISIBILITY A L'lNFINI. 43 la part des mathematiciens, 1'objet (Time gene- ralisation analogue a celle de la grandeur elle- meme. Comme ils ont abandonne la grandeur geometrique pour envisager en Algebre la gran- deur purement abstraite, ils ont admis que celle- ci variait avec continuite. Supposition parfaite- ment legitime d'ailleurs, car la grandeur abs- traite peut toujours etre symbolisee par une grandeur geometrique ( ' ). Enfin la continuite de variation de la quantite algebrique les a amenes a la continuite de varia- tion des fonctions. Point culminant, moment decisif dans le progres seculaire des Sciences mathematiques. Une equation, on le sait, est une relation entre deux quantites, qui permet de determiner les valeurs de 1'une au moyen des valeurs de 1'autre, et reciproquement. Les deux quaritites ainsi liees par une formule algebrique ou ana- lytique sont dites fonction Tune de 1'autre. La C 1 ) Je ne considere pas les quantites imaginaires qui sont, apres tout, des quantites reelles, affectees du symbole de 1'imaginarite. Ce symbole agit comme un coefficient constant pour donner aux quanlites reelles une signification speciale. Mais ces quantites reelles, en dehors de leur symbole, sont soumises aux memes lois que les quantites ordinaires. 3* 44 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. surface d'un cercle et son rayon; 1'espace par- couru par un corps tombant librement dans le vide et la duree de sa chute; la quantite d'eau vaporisee dans une chaudiere et la consomma- tion de charbon, sont des quantites fonction I'une de 1'autre. Car la longueur du rayon deter- mine 1'aire du cercle, la duree de la chute en determine la hauteur, et la quantite de charbon brule correspond a la quantite d'eau reduite en vapeur. Je ne parle que des fonctions exprimables algebriquement. II peut y avoir et nous conce- vons une foule de relations naturelles, que nous ne savons pas exprimer par nos moyens mathe- matiques. Leur existence n'est pas douteuse, mais a raison du vague qui regne sur leur forme, jeles laisse en dehors de ces considerations. Je vise uniquement les fonctions qui se traduisent en equations analytiques, susceptibles d'etre resolues par rapport a I'une des quantites. La valeur de celle-ci se trouve ainsi fixee au moyen de la valeur attribute a 1'autre. Je dis : a I'autre, je pourrais dire aux autres; car rien n'empeche d'etablir 1'equation entre trois ou meme un plus grand nombre de quantites. Le volume d'un cone droit est fonction a la fois du rayon de la CONTINUITE ET DIVISIBILITY A L'lNFlNI. 45 base et de la hauteur; le chemin parcouru par un projectile est fonetion a la fois de la vitesse initiale, de la pesanteur et de la resistance de Fair. Si je ne mentionne que deux quantites ou deux variables, c'est afm de simplifier le dis- cours; mais les reflexions restent les memes. La grande conception mathematique, mise en pleine lumiere par Descartes, est celle-ci : Quand deux quantites sont reliees par une equation analytique, elles varient conjointement d'une maniere continue. En d'autres termes, si Tune des quantites varie avec continuite, la fone- tion qui exprime la valeur de Fautre varie aussi avec continuite. La verite de ce principe ressort avec evidence de la nature des operations auxquelles se livre le geometre. Celui-ci, a travers les combinaisons les plus savantes, aboutit finalement a un petit nombre de fonctions irreductibles, qui sont com me les premiers materiaux, les elements ne- cessaires de ses formules les plus compliquees. II imite en cela le chimiste ou plutot la Nature qui realise, dans 1'ordre mineral et organique, une immense variete de produits, a Faide de certains corps simples. Les corps simples du geometre, si j'ose ainsi parler, ses operations 46 ESSAIS SUR LA PIIILOSOPHIE DBS SCIENCES. fondamentales, ses algorithmes, comme on les nomme, forment un tableau moins etendu que celui du chimiste. A peine en compte-t-on une douzaine veritablement distincts; encore, si on les examine de pres, est-on dispose a en eliminer quelques-uns, dont le caractere analytique est assez contestable. Ces algorithmes, toutle monde les connait : c'est Taddition, avec son inverse, la soustraction ; la multiplication, avec son inverse, la division; la puissance, avec son inverse, la racine; la relation exponentielle, avec son in- verse, la logarithmique ; enfin diverses relations ou fonctions empruntees a la Geometric : cir- culaires ou trigonometriques, elliptiques, etc., sur lesquelles je n'ai pas a m'etendre. Le caractere continu de Faddition et de la soustraction, ou de 1'augmentation et de la dimi- nution, n'est pas a demontrer. La continuite de la multiplication est tout aussi evidente ; on peut toujours choisir un multiplicateur assez petit pour que le produit tombe au-dessous de toute grandeur assignable. On peut de meme faire varier le diviseur assez legerement pour que le quotient s'en ressente a peine. La meme obser- vation s'applique a la fonction exponentielle ou logarithmique ; on est maitre de faire varier aussi CONTINUITE ET DIVISIBILITY A I/INFINI. 4 7 peu qu'on veut la valeur de la fonction, en fai- sant varier tres peu la valeur de 1'exposant ou du logarithme. Enfin les rapports definis par les lignes trigonometriques, elliptiques ou autres, sont egalement susceptibles de varier avec conti- nuite. Des lors toutes les combinaisons du geo- metre, par cela meme qu'elles se resolvent en fonctions simples, individuellement continues, sont continues aussi dans leur ensemble. Car ces combinaisons sont necessairement formees en associant, reunissant, amalgamant les fonctions simples, par des precedes semblables a ceux-la memes que les fonctions simples representent. Or, ces precedes n'alterent pas la continuite. Done la fonction analytique, dans saplus grande generalite, est continue, comme est continue la variable qui la determine. Une exception toutefois est a signaler; le lec- teur 1'a deja apergue. La division est susceptible d'aboutir a line extremite ou toute notion de continuite se perd : quand le diviseur devient nul et que le quotient, par consequent, prend la valeur infinie. A cet instant precis la continuite n'a pasde signification. Quelle continuite peut-il y avoir entre Tinfini et ce qui le precede ? Fort heureusement pour le geometre, la vue directe 48 ESSAIS SUR L.\ PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. de Finfini vient encore a son aide ; elle lui montre Interpretation particuliere a donner au pro- bleme et elle lui fournit le moyen de suppleer a la notion de continuite, devenue tout d'un coup hors d'usage. Finie en dega, fmie au dela, la grandeur passe par Finfini, un seul moment. La ligne oblique devient parallele et aussitot, si Ton continue de Fincliner, reprend Fobliquite, en sens contraire. La tangente trigonometrique devient infinie, quand Fangle est exactement droit; aussitot apres, pour peu que Fangle augmente encore, elle rentre dans le fini, mais en sens oppose : sa valeur est negative. Le continu et Finfini sont done deux idees qui s'excluent. Par dela le continu il y a un moment unique ou le fini nous echappe; la grandeur change d'etat, si Fon pent se permettre cette metaphore empruntee a la Physique. L'infini est la barriere du continu, mais une barriere infiniment mince, de Fautre cote de laquelle le continu recommence, sauf a revetir la forme ne- gative, ou meme imaginaire. La consequence de la continuite ou de la crois- sance continue, c'est la possibilite de subdiviser indefmiment une grandeur, ou, selon Fexpres- CONTINUITE ET DIVISIBILITE A L'lNFINI. fo sion consacree : la divisibility a Vinfini. Com- ment, en effet ; concevoir un terme a la sub- division d'une grandeur continue ? Comment imaginer, dans une quantite toujours semblable a elle-meme, qu'on puisse arriver a une partie , qui ne soit pas susceptible d'etre divisee a son tour en d'autres parties? Je parle, cela va de soi, de la divisibilite theorique, et non de la di- vision pratique, limitee necessairement par la faiblesse de nos organes et par Fimperfection de nos instruments. La division a Finfini est une vue de la raison, analogue a celle qui dis- cerne les figures geometriques. Elle s'adressc seulement aux quantites douees de la continuite parfaite, comme Tespace et le temps, ou aux quantites revetues par nous de cette propriete, comme les grandeurs abstraites de 1'Algebre. Ainsi entendue, la divisibilite a 1'infini peut grossir le nombre des axiomes par lesquels s'ou- vre la Geometric d'Euclide. Dire d'une droite qu'elle est continue, ou divisible indefiniment, ou qu'elle est unique entre deux points donnes, c'est enoncer des verites du meme ordre. Peut- etre Tenseignemcnt mathematique gagnerait-il a ne les point separer, au lieu d'ajourner Tune d'entre elles, comme si elle etait moins evidente. 4 5o ESSAIS SUB LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. Pascal, dans ses memorables Reflexions sur la Geometric en general ('), a consacre a la division indefinie de 1'espaceles lignes suivantes, demeurees classiques : Enfin un espace, quelque petit qu'il soit, ne peut-il pas etre divise en deux, et ces moities encore? Et comment pourrait-il se faire que ces moities fussent indivisibles, sans aucune etenduc, elles qui, jointes ensemble, ont fait la premiere etendue? II n'y a point de connaissance naturelle dans Thomme qui precede celles-la, et qui les surpasse en clarte. Neanmoins. afin qu'il y ait exemple de tout, on trouve des esprits excellents en toutes autres choses, que ces infinites cho- quent, et qui ne peuvent, en aucune sorte, y consentir. Je n'ai jamais connu personne qui ait pense qu'un espace ne puisse etre augmente. Mais j'en ai vu quelques-uns, tres habiles d'ailleurs, qui ont assure qu ? un espace pouvait etre divise en deux parties indivisibles, quelque absurdite qu'il s ? y rencontre. (*) Pensees de Blaise Pascal, article II. CONTINUITE ET DIVISIBILITY A L'lNFINI. 5 1 Je me suis attache a rechercher en eux quelle pouvait etre la cause de cette obscurite, et j'ai trouve qu'il n'y en avait qu'une princi- pale, qui est qu'ils ne sauraient concevoir un continu divisible a 1'infini : d'ou ils concluent qu'il n'est pas ainsi divisible. C'est une ma- ladie naturelle a I'homme, de croire qu'il pos- sede la verite directement, et de la vient qu'ii est toujours dispose a nier tout ce qui lui est incomprehensible ; au lieu qu'en effet il ne con- nait naturellement que le mensonge, et qu'il ne doit prendre pour veritables que les choses dont le contraire lui parait faux. Et c'est pourquoi, toutes les fois qu'une proposition estinconcevable, il faut en suspendre le jugement, et ne pas la nier a cette marque, mais en examiner le contraire ; et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment affirmer la premiere, tout incomprehensible qu'elle est. Appliquons cette regie a notre sujet. II n'y a point de geometre qui ne croie 1'espace divisible a 1'infini. On ne peut non plus 1'etresans ce principe, qu'etre homme sans ame. Et neanmoins, il n'y en a point qui comprenne une division infinie; et 1'on ne s'assure de cette verite que par cette seule raison, mais qui est 52 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. certainement suffisante, qu'on comprend parfai- tement qu'il est faux qu'en divisant un espace on puisse arriver a une partie indivisible, c'est- a-dire qui n'ait aucune etendue. Gar qu'y a-t-il de plus absurde que de pretendre qu'en divi- sant toujours un espace, on arrive enfin a une division telle, qu'en la divisant en deux, cha- cune des moities reste indivisible et sans aucune etendue? Ceux qui ne seront pas satisfaits de ces raisons, et qui demeureront dans la croyance que Tespace n'est pas divisible a rinfini, ne peuvent rien pretendre aux demonstrations geo- metriques; et quoiqu'ils puissent etre eclaires en d'autres choses, ils le seront fort peu en celles-ci; car on peut aisement etre tres habile homme et mauvais geometre. On peut s'etonner qu'une idee aussi claire ait fait Fobjet de controverses, non seulement au temps de Pascal, mais apres lui. Aujourd'hui encore il se trouve des personnes qui signalent com me une antinomic de la raison Fimpossi- bilite de concevoir soit la division a rinfini, soit la division limitee. Chacune de ces affirmations provoque, disent-elles, une protestation inevi- CONTINUITE ET DIVISIBILITY A L'lNFINI. 53 table, de sorte que Tesprit reste ensuspens entre les deux. Le secret de cette pretendue antinomie me parait resider surtout dans une confusion de mots. On ne distingue pas nettement entre les quantites continues, du ressort des Mathema- tiques pures, et les quantites de Fordre physique. Pour les premieres, il n'y a pas d'hesitation, rien ne saurait obscurcir les lumineuses reflexions de Pascal; la division a Finfini est non seulement concevable, mais necessaire. Pour les quantity's de 1'ordre physique, la question est tout autre. La matiere n'est pas continue; la subdivision indefinie ne saurait done s'entendre que de leurs dernieres particules, celles que le chimiste de- clare irreductibles, et indivisibles par conse- quent. Ces particules sont-elles irreductibles en effet, et aucune force physique ou chimique ne peut-elle en operer la separation? Personne ne le sait positivement. En Fabsence de preuve directe, les chimistes citent a 1'appui de leur opi- nion deux faits considerables. Le premier est la pluralite des elements qui gardent leurs proprietes specifiques, a travers tous les traitements qu'on leur fait subir. ,Que ces elements soient des sortes de matiere reelle- 54 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. ment distinctes, de vrais coj^ps simples, ou qu'ils proviennent de groupements fixes d'un meme element primordial, nous n'en sommes pas moins en presence de materiaux qui parais- sent avoir leur individuality: , car celle-ci survit aux transformations qui Font momentanement voilee. Un element ou un atome le nom im- porte peu de fer, d'argent, de charbon, d'oxygene, engage dans les combinaisons les plus variees pourra toujours, on le sail, etre retrouve avec ses caracteres distinctifs et jouer de nouveau le meme role. Les plus grandes forces de la Nature sem- blent impuissantes a alterer ces caracteres ou a detruire ces groupements. Gar 1'analyse spec- trale nous revele la presence desmemes elements dans des astres lointains, ou les conditions de temperature et de pression sont cependant si differentes de celles de nos laboratoires. Devant cette tenacite invincible, il nous est difficile d'ad- mettre que la matiere ne s'arrete pas a un cer- tain degre dans 1'echelle de la decroissance et que les caracteres distinctifs dont elle se pare ne s'attaehent pas a quelque chose d'immuable. Une subdivision indefinie, comme celle de la grandeur geometrique, marchanta Tevanouisse- COXTINUITE ET DIVISIBILITY A L'lNFINI. 55 ment, se concilie mal, dans notre esprit, avec la conservation integrale des proprietes originelles et avec la possibilite de les remettre en evidence a tout instant. Le second fait, auquel notre grand chimiste Regnault attachait tine extreme importance, est celui de la combinaison des corps en propor- tions defmies. Ce fait, disait-il, qui a ete par- faitement demontre par Fexperience, est la principale preuve que nous invoquons pour etablir la divisibilite limitee de la matiere, et Texistence de molecules indivisibles. L'expe- rience montre meme que les rapports les plus simples sont ceux qui se presentent le plus fre- quemment; ainsi, on rencontre ordinairement dans les corps composes les rapports de i a 2, de i a 3, de i a 4? de i a 5, ou les rapports de 2 a 3, de 2 a 5, de 2 a 7 (')- Depuis Regnault, la Chimie a realise des combinaisons dans lesquelles les nombres sont loin d'etre aussi simples. Mais les rapports demeurent commensurables et Targument conserve sa va- leur. Comment concevoir la fixite dans les combinaisons, si les quantites en jeu ne com- (!) Cours de Chimie, 2 e edition, p. 6. 56 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. prennent pas des nornbres precis d'elements irreductibles? Certaines ecoles de Fantiquite, bien que pri- vees d'experiences scientifiques, avaient ete con- duites, par des considerations a priori, a la meme conclusion. D'apres Democrite et plus tard Epicure, le plein de la Nature est occupe par des atonies qui different entre eux par la forme, 1'ordre et la position, et dont les di- vers arrangements rendent compte de tous les etres . On ne peut s'empecher d'admirer une perspicacite ainsi poussee jusqu'a la divina- tion. Car la Chimie moderne a non seulement ete amenee a reconnaitre les atonies pressentis par Democrite, mais elle se demande meme si 1'unite de la matiere, qui semble impliquee dans les idees du philosophe grec, ne serait pas une realite. La pluralite des corps ne se rame- nerait-elle pas a une pluralite d' arrange- ments ou de groupements? En resume, la divisibilite limitee de la matiere ne repugne pas a la raison ; elle parait meme tres probable, soit qu'il y ait plusieurs especes de matiere, soit qu'il n'y en ait qu'une seule. Au contraire, la divisibilite a Finfini des gran- CONTINUITE ET DIVISIBILITY A L'lNFINI. 67 deurs mathematiques, de Tespace et du temps, est a la fois certaine et necessaire. Loin que la raison se refuse a admettre soit Tune soit Fautre affirmation, sous pretexte d'une contradiction insoluble, elle les admet toutes les deux a la fois, et elle les admet sans difficulte, parce qu'elles visent des objets d'une nature differente. Elle n'a a redouter aucune antinomie, car ces deux affirmations, se constituant dans des ordres d'i- dees paralleles, ne risquent point de se rencon- trer pour se tenir mutuellement en echec. CHAP1TRE IV. INFINIMENT PETITS. La division a 1'infini nous met en presence de quantites de plus en plus reduites, evanouis- santes, disent les geometres, et dont le degre de petitesse echappe a toute fixation. Car, par des di- visions nouvelles, ce degre, si has qu'il fut place, pourrait toujours etre atteint et meme depasse. Supposons, pour mieux eclaircir le sujet, que le precede soit applique a une longueur deter- minee, a une portion finie de ligne droite. Cette portion est d'abord partagee en deux moities; chacune de ces deux moities en deux autres, et ainsi de suite, indefiniment. Les longueurs res- pectives des parties, a chaque degre de 1'echelle, seront representees par les fractions : un demi, un quart, un huitieme, un seizieme, etc. Aucun terme ne pourra etre assigne a cette serie des- cendante, puisque la longueur correspondant a ce terme pourra encore etre partagee en deux 60 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIC DES SCIENCES. moities, qui porteraient le terme plus loin. La Geometric et FArithmetique manifestent ainsi de concert la division a Finfmi; Tune sur une longueur, Fautre sur la grandeur abstraite, le nombre. En meme temps que chaque partie se trouve exprimee par une fraction de plus en plus petite, le nombre de ces parties devient de plus en plus grand. II est represente successivement par les chiffres deux, quatre, huit, seize, etc., sans qu'on puisse davantage assigner un terme a cette progression ascendante. Nous sommes, dit Pascal, places entre les deux extremes de la grandeur, entre le neant et 1'infini. Ces extremes ne peuvent etre atteints, ni Tun ni Fautre. Nous avons beau accumuler les divi- sions, le nombre des parties ne sera jamais infini. Nous avons beau diviser de nouveau chaque partie, nous n'amenerons jamais sa dimension a zero. Les parties les plus reduites gardent tou- jours une trace de la grandeur, puisque reunies entre elles, juxtaposees bout a bout, elles doi- vent reconstituer la longueur donnee. Or de purs zeros, accumules en aussi grand nombre qu'on le voudra, ne reconstitueraient jamais une quantite fmie. INFINIMKNT PETITS. 6 1 Le propre des grandeurs evanouissantes est done a la fois de pouvoir descendre au-dessous de toute valeur assignee, si minime qu'on la sup- pose, et cependant de ne pouvoir jamais devenir rigoureusement nulles. Elles cotoient le neant, mais elles n'y tombent pas. En cela, elles se dis- tinguent des quantites obtenues par soustraction ou par difference, qui diminuent a mesure que le prelevement augmente et qui deviennent nulles quand le prelevement est egal a la quantite donnee. Yoici) par exemple, un mobile dont la vitesse est graduellement ralentie par la resis- tance du milieu ambiant. A chaque instant la vitesse conservee est la difference entre la vitesse initiale et celle qu'ont detruite les obstacles. Elle devient de plus en plus faible et le mobile finit par s'arreter, quand la vitesse detruite est preci- sement egale a la vitesse primitive. Si le mobile parcourt une circonference, Tare qu'il lui reste a decrire pour revenir au point de depart diminue de plus en plus et a un certain moment il dis- parait, parce qu'il est la difference entre la cir- conference entiere et Fare deja parcouru. Ces quantites decroissantes n'ont aucun rapport avec celles qui resultent de la division repetee, ou parties aliquotes, toujours en etat de reconsti- 62 ESSAIS SUR LA PJIILOSOPHIE DES SCIENCES. tuer la grandeur primitive. Ces dernieres seules interessent le geometre; elles ont regu le nom ft infiniment petits. Cette appellation, dontle vrai sens est : inde- finiment decroissant, a pour but de rappeler que la quantite n'epuise jamais sa faculte de decroissance, mais qu'apres avoir longtemps diminue, elle peut diminuer encore sans arriver cependant a cette fin derniere qui est le zero. Les quantites sont indefiniment petites, mais elles existent toujours. Elles sont une reduction des quantites d'ou elles precedent. Elles en of- frentune image de plus en plus attenuee, comme celle que nous obtiendrions en regardant a tra- vers des verres qui eloignent de plus en plus les objets. Chaque grandeur continue a son infmiment petit correspondant. La ligne droite a son infi- niment petit rectiligne. La ligne courbe a son infiniment petit curviligne. La surface a son infi- niment petit superficiel, plan ou courbe, selon les cas. La force, la vitesse, la duree ont leurs infiniment petits respectifs, qui sont une force, une vitesse, une duree infiniment petite. Chaque infiniment petit est de la nature de sa quantite INFINIMENT PETITS. 63 mere, et il ne saurait en etre autrement. Car rinfiniment petit, il ne faut jamais Toublier, re- pete un certain nombre de fois doit reproduire la quantite mere. II se comporte a cet egard comme la fraction ordinaire, dont il differe seu- lement par la dimension, laquelle a cesse de nous etre perceptible et meme concevable, puisque le diviseur excede ici les nombres susceptibles d'etre formules. Ce serait avoir une singuliere idee des infini- ment petits, de s'imaginer qu'a force de les di- minuer on les rend identiques les uns aux autres, et qu'a un certain moment ils ne se distinguenl plus entre eux. Ils portent, au contraire, 1'em- preinte indelebile de leur origine. Un infmiment petit de ligne ne peut se confondre avcc un inli- niment petit de surface. Un inliniment petit de force ne peut se confondre avec un infiniment petit de duree. La seule cventualite a prevoir, c'est que des infiniment petits voisins par leur origine, cornme sont tous les infiniment petits lineaires, en arrivent, je ne dirai pas a se con- fondre absolument ils ne le peuvent jamais - mais a se rapprocher assez les uns des autres pour que la difference entre eux devienne infini- ment petite par rapport a eux-memes. Un infi- 64 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. niment petit rectiligne et un infiniment petit curviligne, par exemple, peuvent differer entre eux d'une quantite non seulement infiniment petite en soi elle Test toujours inais d'unc quantite infiniment petite par rapport a eux- memes, ou doublement infiniment petite. Deux infiniment petits superficiels, 1'un plan, 1'autre courbe, peuvent differer dans des conditions semblables. De meme pour deux infiniment petits, 1'un de force constante, 1'autre de force variable. Ce rapprochement, cette intimite sont inter- dits aux infiniment petits entre lesquels la nature des choses a mis un obstacle permanent, une demarcation que rien ne saurait attenuer. Un infiniment petit de ligne et un infiniment petit de volume, un infiniment petit de force et un infiniment petit de duree ne sont pas compa- rables entre eux. Us n'ont pas de difference, ni grande ni petite. Us appartiennent a des ordres d'idees separes. Les infiniment petits suscepti- bles de se rapprocher doivent, avant tout, etre homogenes, j'entends par la faire partie d'une meme famille et posseder en commun certains traits essentiels. La ligne courbe et la ligne droite, quoique d'origines differentes, ont en INFINIMENT PETITS. 65 commun leur unique dimension, qui permet de les grouper dans la meme categoric et rend possible le rapprochement de leurs infiniment petits. II n'est point necessaire d'etre geometre pour s'y reconnaitre, le bon sens suffit. Per- sonne n'hesite a dire que la circonference d'un cercle est comprise entre le perimetre du poly- gone inscrit et le perimetre du polygone circon- scrit; et personne ne dirait que la surface de la sphere est comprise entre ces deux polygones. Nul ne s'aviserait de pretendre qu'un infiniment petit de volume et un infiniment petit de force tendent a se confondre, bien que Fun et Fautrc convergent a la fois vers zero. Les quantites finies sont classees par les alge- bristes d'apres le nombre de leurs dimensions ou d'apres le degre avec lequel elles figurent dans les equations. Les lignes, les surfaces, les volumes sont respectivement du premier, du second, du troisieme degre. Les degres supe- rieurs au troisieme n'ont pas de signification speciale, du moins dans la Geometric ordinaire, qui reconnait seulement trois dimensions. Us indiquent des operations arithmetiques ou alge- briques a effectuer, c'est-a-dire des puissances. 5 66 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIC DES SCIENCES. II convient meme de se degager entierement de la preoccupation geometrique, qui pese sur les trois premiers degres, a raison de 1'origine historique de la classification. II faut voir exclu- sivement dans les quantites des resultats de comparaison ou des nombres (commensurables ou non), en d'autres termes, des grandeurs abstraites, douees de continuite et susceptibles d'etre divisees a 1'infini. Elles sont alors classees, en dehors de toute signification concrete, d'apres leur degre ou d'apres 1'indice de la puissance a laquelle elles doivent etre portees. Ainsi une quantite marquee du troisieme degre represente non un cube geometrique mais un riombre mul- tiplie deux fois de suite par lui-meme. Les mfmiment petits sont envisages du meme point de vue : on les classe aussi d'apres leur degre ou leur puissance. Toutefois, afin de dis- tinguer ce classement de celui des quantites fmies. on est convenu de remplacer le mot degre par celui ftordre, en lui laissant d'ailleurs exac- tement le meme sens. Les infmiment petits du premier, du deuxieme et du troisieme ordre ont correspondu originairement, comme les quan- tites fmies, aux lignes, aux surfaces et aux vo- lumes. Us n'ont plus aujourd'hui qu'une signifi- INFINIMENT PETITS. 67 cation algebrique; ils representent simplement des puissances. Tout nombre superieur a 1'unite donne un produit plus grand que lui-meme, si on 1'eleve au carre; et plus grand encore, si on 1'eleve au cube, et encore plus grand si on 1'eleve a la qua- trierne puissance. Et si ce nombre primitif, au lieu d'etre simplement superieur a 1'unite, est infiniment grand, son carre sera infiniment grand par rapport a lui, et son cube infiniment grand par rapport au carre; et ainsi de suite. Inverse- ment, si le nombre primitif est inferieur a Tunite, son carre sera plus petit que lui, et son cube plus petit que son carre. Et si, au lieu d'etre simple- ment inferieur a 1'unite, il est infiniment petit, son carre sera infiniment petit par rapport a lui, son cube infiniment petit par rapport a son carre, et ainsi de suite. Le degre de petitesse des infi- niment petits se mesure done par 1'ordre dont ils sont affectes. En general, un infiniment petit d'un certain ordre est infiniment grand par rap- port aux infiniment petits d'un ordre superieur, et infiniment petit par rapport a ceux d'un ordre inferieur. Les infiniment petits du meme ordre sont entre eux dans des rapports finis, tandis que les infiniment petits d'ordres inegaux sont entre 68 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. eux dans des rapports tantot infiniment grands et tantot infiniment petits. On peut dire que la grandeur d'un infiniment petit est en raison in- verse de son ordre ou du degre de sa puissance algebrique. II faut s'habituer a manier les infiniment pe- tits avec la meme facilite et sans plus d'hesitation que les quantites finies, dont au fond ils ne diffe- rent pas, si ce n'est par la grandeur. Seulement, par cela meme qu'ils sont infiniment petits, ils manifestent parfois entre eux des relations qui ne subsistent pas entre quantites finies, et qui se retrouvent, mais en sens inverse, quand les quantites sont infiniment grandes. Tragons, par exemple, un cercle, et, a Fextremite d'un rayon quelconque, menons une tangente, qui sera per- pendiculaire a ce rayon. Puis, du centre, diri- geons une oblique sur la tangente. Ces trois lignes, le rayon, la tangente et Foblique, forme- ront un triangle rectangle, dont 1'hypotenuse sera coupee, en un certain point, par la circonfe- rence. Tant que la figure gardera des dimensions finies, c'est-a-dire tant que 1'oblique ne sera ni parallele ni perpendiculaire a la tangente, toutes les parties conserveront entre elles des rapports INFIMMENT PETITS. 69 finis. Notamment, la portion de Thypotenuse, comprise entre la tangente et la circonference, et la droite ou corde qui joint les extremites dc Tare renferme dans le triangle, seront dans im rapport flni. Mais si 1'oblique tend a devenir parallele a la tangente, la portion de 1'hypote- nuse deviendra inliniment grande par rapport a la corde (qui ne peut en aucun cas depasser la corde d'un arc de quatre-vingt-dix degres). Si an contraire 1'oblique se rapproche du rayon, la portion de Fhypotenuse deviendra infiniment petite par rapport a la corde devenue, elle aussi, infiniment petite. Cette portion de 1'hypotenuse sera done un infiniment petit du second ordre, tandis que la corde est du premier ordre. On pourrait multiplier les exemples, et constam- ment on verrait se produire le meme phenomene, non seulement dans les figures geometriques, mais dans toutes sortes de problemes, mecani- ques ou autres. Les quantites en marche vers le neant n'y ten- dent pas toutes du meme pas. Les unes s'attar- dent, les autres s'accelerent; plusieurs ont deja fait un tel chemin qu'elles disparaissent devant celles qui les suivent. L'ordre de grandeur est determine par la nature des relations qui existent 70 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. entre les divers elements de la figure ou du phe- nomene. Get ordre ne depend pas du geometre; celui-ci le constate et se borne a Fenregistrer. Pascal, qui aurait certainement invente le Galcul infinitesimal si la religion ne 1'avait de bonne heure ravi aux Mathematiques, allait au- devant des difficultes que les infmiment petits des divers ordres pouvaient rencontrer chez certains esprits : Enfin, disait-il, s'ils trouvent etrange qu'un petit espace ait autant de parties qu'un grand, qu'ils entendent aussi qu'elles sont plus petites a mesure ; et qu'ils regardent le firmament au travers d'un petit verre, pour se familiariser avec cette conriaissance, en voyant chaque partie du ciel et chaque partie du verre. Mais s'ils ne peuvent comprendre que des parties, si petites qu'elles nous sont impercep- tibles, puissent etre autant divisees que le fir- mament, il n'y a pas de meilleur remede que de les leur faire regarder avec des lunettes qui grossissent cette pointe delicate jusqu'a une prodigieuse masse; d'ou ils concevront aise- ment que, par le secours d'un autre verre encore plus artistement taille, on pourrait les grossir jusqu'a egaler ce firmament dont ils IXFIXIMEXT PETITS. ~l admirent Fetendue. Et ainsi ces objets leur paraissant maintenant tres facilement divi- sibles, qu'ils se souviennent que la Nature peut infiniment plus que Fart. Car enfin, qui les a assures que ces verres auront change la grandeur naturelle de ces objets, ou s'ils auront, au contraire, retabli la veritable, que la figure de notre oeil avait changee et raccourcie, comme font les lunettes qui amoindrisscnt? II est facheux, dit-il en ter- minant, de s'arreter a ces bagatelles; mais il y a des temps de niaiser. II est a peine croyable que la conception des infiniment petits ait souleve autant de contes- tations. On a voulu voir en elle je ne sais quoi d'insolite et meme de mysterieux. Elle allait, semblait-il, a 1'encontre de la saine Geometric, alors qu'en realite elle se produisait dans le sens de son developpement naturel. En quoi les inll- niment petits sont-ils plus obscurs et moins legi- times que les autres objets consideres par elle? Par quel cote les depassent-ils en difficulte? Est-il plus malaise de concevoir un infiniment petit que de concevoir une surface, une ligne. un point? J2 ESSA1S SUR LA PHILOSOPIIIE DES SCIENCES. La vue de ces dcrniers objets ou Fabstraction operee par la Geometric elementaire implique la suppression radicale d'une ou de plusieurs dimensions. G'est la, en verite, un effort consi- derable demande a la raison. La conception dc 1'infiniment petit n'exige rien de semblable. Elle laisse les choses en Fetal. Parle-t-on dc volume? Elle en respecte les trois dimensions. Elle se borne a les reduire extremement, mais elle ne les supprime pas. Envisage-t-on une surface? Elle n'aggrave pas Tabstraction deja consommee; elle accepte et conserve les deux dimensions proposees. Enfin s'agit-il d'unc ligne? Elle ne change rien a sa constitution ideale; elle en fait simplement decroitre la longueur. La seule nouveaute dont elle paraisse res- porisable, c'est la variabilite. Aux volumes, aux surfaces, aux lignes, de dimensions determi- nees, elle substitue des grandeurs indecises, dont le propre est d'echapper a toute limitation. Mais si Ton veut bien y prendre garde, de cette notion meme elle n'a pas 1'initiative. Elle 1'a trouvee dans la Geometric des anciens. Deja Euclide et ses successeurs avaient considere des quantites variables. Deja ils passaient du com- INFINIMENT PETITS. 78 mensurable a rincommensurable par nuances in- sensibles. Us imaginaient des polygones dont les cotes diminuaient indefiniment de longueur. Us etudiaient des ellipses dont la forme approchait tour a tour du cercle et de la parabole, selon la distance comprise entre les foyers. La conception de Finfiniment petit n'est done ni plus obscure ni plus compliquee que celles de la plupart des objets definis par les premiers geometres. Elle est meme a certains egards plus facile a penetrer. Si elle laisse parfois dans les esprits une sorte d'hesitation, cela tient uniquement, je n'en doute pas, a Fepoque tardive ou elle fait son apparition dans renseignement. Si elle etait presentee de con- cert avec les autres notions fondamentales, elle serait acceptee sans defiance. De longues expli- cations ne seraient point necessaires pour lui imprimer le meme caractere de certitude. Mais un respect exagere de la verite historique en fait differer Texposition et lui assigne un rang tres eleve dans la hierarchic mathematique. Cette tradition porte les eleves a maintenir cntre les idees une demarcation profonde que la logique ne justifie pas. La gloire de Newton et de Leibnitz n'est pas d'avoir cree de toutes 74 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. pieces une notion inedite, mais d'avoir su lui decouvrir des applications aussi nombreuses que nouvelles, et d'avoir substitue une rnethode generale et sure a des precedes particuliers et incertains. De plus ils ont imagine, Leibnitz sur- tout, des notations et des locutions qui ont beau- coup facilite le maniement du nouveau Calcul. Lagrange, dont le profond genie se complai- sait aux voies inexplorees, entreprit de recon- stituer le Calcul infinitesimal d'apres une vue toute differente de celle qui avail guide Newton et Leibnitz. De la, son immortelle Theorie des fonctions analytiques qui, avec la Mecanique analytique et le Calcul des variations, lui assi- gnent un rang si eleve parmi les plus grands geometres. Toutefois 1'idee essentielle de sanou- velle Theorie parait inspiree par une apprecia- tion peu exacte de la conception de Leibnitz. En faisant intervenir les infmiment petits on a, dit-il, le grand inconvenient de considerer les quantites dans Tetat ou elles cessent, pour ainsi dire, d'etre quantites (') . Lagrange a-t-il ( ! ) Theoj^ie des fonctions analytiques, par M. J.-L. Lagrange, 3 e edition, p. 4. INF1NIMENT PETITS. 7 > entendu que les infiniment petits n'ont pas d'existence reelle, qu'on ne les rencontre pas dans la Nature? Nul ne pourrait le contester. Tout ce qui existe est determine et par conse- quent fini. Mais a ce compte il n'y aurait pas davantage de variable; car une quantite, par cela meme qu'elle est, possede une valeur actuelle precise. Notre raison seule enfante la notion de variable, en rapprochant les gran- deurs de quantites voisines et les regardant comme des valeurs successives d'une meme quantite. La notion d'inflniment petit est du meme ordre; Tune et Fautre sont des creations rationnelles. Lagrange a-t-il simplement vise Fextreme petitesse de Fobjet, qui se derobe a toute investigation? L'infiniment petit est en effet imperceptible aux sens, mais il ne Test pas a, la raison, qui voit encore en lui une quantite, malgre sa reduction indefinie; comme elle voit des quantites dans la ligne et dans la surface, malgre Fabsence d'une ou plusieurs des dimen- sions qui accompagnent la realite. On ne saurait trop le repeter : Finfiniment on V indefiniment petit n'est jamais nul. Sous- trait par definition a Feventualite de Faneantis- sement, il conserve toujours les caracteres des 76 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIC DES SCIENCES. quantites desquelles il derive. Un nombre de plus en plus attenue ne cesse jamais d'etre mi nombre. Une fraction, dont le diviseur grossit sans cesse, ne cesse jamais de figurer dans 1'echelle de la grandeur. Car dans les nom- bres, dit encore Pascal, de ce qu'ils peuvent toujours etre augmentes, il s'ensuit absolument qu'ils peuvent toujours etre diminues, et cela est clair; car si Ton peut multiplier un nombre jusqu'a cent mille, par exemple, on peut aussi en prendre une cent-millieme partie, en la divisant par le meme nombre qu'on le multiplie; et ainsi tout terme d'augmentation deviendra terme de division en changeant Fentier en fraction. De sorte que Taugrnentation infinie enferme neces- sairement aussi la division infinie. CHAPITRE V. LIMITES. Qu'est-ce qu'une limite? Dans le langage ordinaire une limite est une barriere qui ne doit pas etre franchie. Mais cette barriere peut etre atteinte, touchee. Dans le langage mathematique, une limite est une barriere qui non seulernent ne doit pas etre franchie, mais qui ne peut meme pas etre atteinte. On peut simplement en approcher. La distance est reduite autant qu'on le souhaite, mais elle ne saurait devenir rigoureusement nulle. Le zero est la barriere des infiniment petits; ils en approchent sans cesse, mais ils ne Tatteignent j amais. La limite mathematique reveille done invin- ciblement 1'idec d'infiniment petit. Ou plutot, rinfiniment petit est indispensable a la limite; il marque la distance entre elle et 1'objet qui la cotoie. Une limite, dont 1'objet ne pourrait 78 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DliS SCIENCES. approcher au dela (Tune certaine distance, ne serait pas line limite mathematique. Ne le serait pas davantage celle qui pourrait etre formelle- ment atteinte, ou avec laquelle 1'objet variable pourrait se confondre. Un cercle est la limite des polygones inscrits et circonscrits dont le nombre des cotes aug- mente indefiniment. Gar la difference entre le polygone inscrit et le polygone circonscrit, et par suite entre chacun d'eux et le cercle, qui est compris entre les deux, peut etre abaissee au- dessous de toute grandeur donnee. Mais un cercle plus grand ou plus petit que celui sur le- quel s'appuient les polygones n'est pas leur li- mite ; car ces derniers n'en peuvent approclier au dela d'une certaine distance. L'asymptote a une branche d'hyperbole en est la limite, mais une parallele a cette asymptote n'est point une li- mite. Car si elle est situee en dega, elle sera atteinte et coupee par Fhyperbole; si elle est situee au dela, Thyperbole en restera separee au moins par la distance comprise entre 1'asymptote et la parallele. Pour un motif inverse, le diametre d'un cercle n'est pas la limite des cordes, parce que rien n'em- peche celles-ci de passer par le centre et de de- LIMITES. 79 venir exactement des diametres. Un rayon n'est pas davantage la limite des sinus trigonometri- ques, parce que rien n'empeche Tangle d'etre droit et par suite le sinus de se confondre avec le rayon. Dans ces deux exemples, la ligne faus- sement nommee limite serait simplement le plus grand des objets considered, comme dans d'au- tres circonstances elle en serait le plus petit. Quand on reflechit sur la definition de la limite, on est frappe de la raison profonde qui 1'a recommandee aux geometres. La connaissance d'une corde, dans un cercle, n'apprend rien de nouveau sur le diametre, parce qu'il y a entre eux identite de nature, d'essence. G'est une pure question de plus ou de moins : ajoutez une certaine longueur a une corde, vous avez le diametre; retranchez une certaine longueur du diametre, vous avez la corde. L'etude de la corde serait done un de- tour inutile pour arriver a la connaissance du diametre. II adviendrait meme, dans ce cas par- ticulier, que, le diametre etant une ligne plus facile a determiner qu'une corde quelconque, il y aurait avantage a examiner le diametre direc- tement, sans s'occuper d'abord de la corde. 80 ESSAIS SUR LA PIIILOSOPHIE DKS SCIENCES. II en est tout autrement du polygone et du cercle. Ces deux objets different entre eux par nature. Le cercle n'est pas un polygone a cotes plus ou moins petits ; il n'a pas de cotes. Quelque nombreux que soient les cotes d'un polygone, il n'est jamais un cercle; il reste poly- gone toujours. Par consequent le polygone peut et doit avoir des proprietes distinctes de celles du cercle. Mais, d'autre part, le polygone peut approcher incessamment du cercle et la diffe- rence entre eux descend au-dessous de toute quantite donnee. Des lors la propriete du poly- gone, ou la relation qui Fexprime, s'adapte au cercle avec d'autant moins d'inexactitude que le polygone est plus pres de se confondre avec le cercle. Et si nous savons exprimer la condition que le rapprochement est pousse au dela de tout terme fixe, Ferreur commise est par la meme assujettie a tomber au-dessous de toutc grandeur finie, autrement dit elle devient rigou- reusement nulle. Tel est le but de T Analyse infmitesimale. Elle se propose invariablement, en employ ant la me- thode des limites ou quelque procede analogue, de mettre en presence deux objets de nature distincte : Pun qu'on peut connaitre, et 1'autre LIMITES. 8 1 qu'on ne sail comment penetrer. Si ces deux objets sont susceptibles de devenir de plus en plus voisins, le probleme est resolu. Ainsi se degage ce resultat, en apparence paradoxal, que la connaissance d'un objet sert a procurer la connaissance d'un autre objet, a raison precise- ment de ce que leur nature differe. Tout le secret de 1'operation reside dans la possibilite de leur rapprochement indefini. Nous touchons ici un des points les plus con- troverses de 1'Analyse mathematique. Beaucoup reprochent a la conception des limites d'etre detournee, artificielle et peu propre, disent-ils, a faciliter la vue des verites geometriques. Detournee, elle Test assurement, car ce n'est pas une voie directe de passer par un objet etranger a la question pour arriver a la deter- mination de celui qui nous interesse. Mais com- ment 1'eviter? Gette marche nous est imposee par I'infirmite de notre esprit, qui n'est pas capable de percevoir directement les proprietes de toutes choses? Est-ce la faute des methodes si nous ne saisissons pas d'un coup d'ceil la rela- tion entre la surface d'un cercle et son rayon, comme nous saisissons la relation entre la sur- 6 82 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. face d'un rectangle et ses cotes? La conforma- tion de notre entendement le veut ainsi. On ne saurait qualifier d'artificiels ou d'arbitraires les precedes qui viennent en aide a notre faiblesse et nous permettent de passer des objets aise- ment discernables a ceux qui ne le sont pas. La methode des limites est done simplement de- tournee. Elle Test comme sont detournees, en Physique, une foule de demarches qui tendent a mettre a nu Faction de causes dont la connais- sance directe nous echappe. Mais partir de la pour etablir une demarca- tion entre Fidee des limites et celle des infi- niment petits, pour rejeter Tune et pour ad- mettre Fautre, c'est ce qui sernble tout a fait illogique. Les deux idees, en effet, sont con- nexes, correlatives; elles se complement et s'expli- quent mutuellement. II n ? y a pas de limite sans un infiniment petit qui mesure la difference; il n'y a pas d'infiniment petit sans une limite qui est zero. On ne peut se passer de la notion de limite, sans tomber dans une metaphysique hasardce, comme il est arrive au sublime inven- teur du Galcul infinitesimal lui-meme; ou sans recourir a des developpements algebriques qui masquent la vue des plus simples phenomenes. LIMITES. 83 Notre grand Lagrange, amene a definir selon sa methode analytique la vitesse dans le mouve- ment varie, la fait decouler de Finspection d'un polynome : Done, en general, dit-il, dans tout mouvement rectiligne dans lequel Fespace par- couru est une fonction donnee du temps ecoule, la fonction prime (derivee premiere) de cette fonction representera la vitesse, et la fonction seconde representera la force acceleratrice dans un instant quelconque.... D'ou Ton voit que les fonctions primes et secondes se presentent natu- rellement dans la Mecanique ou elles ont une valeur et une signification determinees... ('). Comme si la pratique du developpement des fonctions en series etait necessaire pour avoir Tidee de la force et celle de vitesse! Gomme si ces notions n'etaient pas, dans notre esprit, an- terieures a Tetude de PAlgebre! Gomme si la vitesse ne nous paraissait pas naturellement exprimee par le rapport de Fespace parcouru au temps, et comme si, dans le mouvement varie, cette expression ne nous semblait pas d'autant plus exacte que le temps est plus court et le mouvement plus voisin de Funiformite! ( ! ) Theorie des fonctions analytiques, p. 821. 84 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. Sans doute Ic secours de FAlgebre est indis- pensable pour calculer effectivement cette vi- tesse. Mais il ne faut pas confondre la recherche d'une valeur numerique avec Fidee meme dc Fobjet, avec sa definition. Or la definition que le sens commun suggere contient implicitement Faffirmation d'une limite. Avant de savoir si nous sommes en etat de la determiner, nous sen- tons qu'elle existe. Nous comprenons qu'elle se trouve dans le rapport de Fespace parcouru au temps employe, et que nos efforts desormais devront tendre a degager ce rapport en redui- sant indefiniment la grandeur de la duree. Je reproduirai au sujet des limites la re- marque deja faite sur les infiniment petits. Toute limite doit avoir, avec Fobjet variable qui en approche, une certaine parite de consti- tution; je ne dis pas une identite, mais une sorte d'homogeneite. Une ligne nc peut pas etre la limite d'une surface ni d'une force. Les lignes out pour limites des lignes, les surfaces ont pour limites des surfaces. Des forces, des durees, des vitesses ont pour limites respectives des forces, des durees, des vitesses. Entrc une limite et sa variable, il doit y avoir juste assez L1MITES. 8f de parite pour que celle-ci puisse se rapprocher indefmiment de celle-la et pas assez cependant pour que les deux puissent coincider. En dega, le rapprochement n'est pas assez intime; au dela il entraine la confusion. A quel signe reconnait-on qu'un tel degre de parite est atteint et n'est pas depasse? Les Ma- thematiques, d'ordinaire si nettes et si precises, ne peuvent manquer de fournir la reponse a cette question. Pour que deux objets n'arrivent jamais a se confondre rigoureusement, il faut qu'il y ait dans la definition de Fun d'eux un ou plusieurs elements incompatibles avec la definition de Fautre. Les deux objets doivent etre fonciere- ment, logiquement distincts, et cette distinc- tion doit persister, independamment de leur degre de grandeur ou de petitesse. Une ligne droite et une lignc courbe sont logiquement distinctes, car la definition de Fune implique la Constance de direction, qui est precisement en opposition avec la variabilite de direction de Fautre. Une parallele a une droite et une oblique a cette meme droite ne peuvent pas se confondre; car, par definition, Foblique a un point de rencontre, tandis que la parallele n'en 86 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. a pas, ou, ce qui revient au meme, en a seule- ment a Finfini. Au contraire, le diametre et la corde d'un cercle peuvent se confondre, parce que leurs definitions ne sont point incompa- tibles. La corde est definie : la portion de droite comprise a Finterieur du cercle qu'elle coupe; le diametre ne contrevient pas a cette defini- tion. Mais si la corde etait definie : une droite hors du centre, alors Fincompatibilite surgi- rait et la coincidence serait impossible. La pre- miere condition d'une limite mathematique est done qu'il se trouve dans la definition de cette limite quelque particularite incompatible avec la definition de la variable. D'un autre cote, qu'est-ce qui permet le rap- prochement indefini? Pourquoi ce rapproche- ment est-il tantot possible, et tantot ne Fest-il pas? Une ellipse, par exernple, peut se rappro- cher indefiniment d'une parabole, et elle ne le peut pas d'une hyperbole. Qu'est-ce qui entraine cette difference de regime? Qu'est-ce qui met une barriere absolue entre Fellipse et Fhyper- bole, tandis que la barriere s'abaisse par degres entrc Fellipse et la parabole? L'ellipse est logiquement distincte de chacune des deux autres coniques, mais elle ne Fest pas LIMITES. 87 de la meme maniere. Vis-a-vis de la parabole, 1'incompatibilite des definitions eclate en ce que 1'ellipse a deux foyers et la parabole n'en a qu'un. Vis-a-vis de 1'hyperbole, 1'incompatibilite se manifeste en ce que la somme des distances de chaque point de 1'ellipse aux deux foyers est constante, tandis que dans 1'byperbole cette meme somme augmente continuellement quand le point s'ecarte du sommet de la courbe. Les consequences sont fort differentes. Si Tun des foyers de 1'ellipse s'eloigne, celle-ci se rapproche de la parabole et nous la voyons tendre a se con- fondre avec elle lorsque le foyer disparait dans les profondeurs de Finfini. Absolument comme nous voyons 1'oblique prendre la direction de la parallele, quand le point de rencontre est inces- samment recule. Au contraire, dans 1'hyper- bole, nous aurons beau faire varier la position des foyers, la forme et la grandeur de la courbe, toujours la somme des distances aux deux foyers ira en augmentant a mesure que le point s'eloi- gnera du sommet. Aucun rapprochement ne se dessinera avec 1'ellipse; 1'incompatibilite defie toute tentative d'attenuation. II y a done des differences de definition, dont les effets ne sont pas les memes. Dans un cas, 88 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. 1'ecart entre les objets peut etre adouci a volonte; dans Fautre cas, cet ecart persistc, il est irreductible. Des lors Felement qui marque 1'incompatibilite entre les deux objets, qui en est la caracteristique, doit, dans le premier cas, pouvoir varier et, dans le second, il doit rester invariable. Ainsi, quand un objet converge vers un autre objet pris legitimement pour limite, nous pourrons faire cette double constatation : i le premier objet a dans sa definition, comme cela doit etre, un element incompatible avec celle du second; 2 cet element varie a notre gre autant qu'il est necessaire pour procurer un rap- prochement tout a fait in time. La possibilite pour un objet variable de se rapprocher indefmiment de sa limite tierit, disons-nous, a ce que cet objet contient implici- tement ou explicitement, dans sa definition, un element qui, au lieu d'etre fixe, est susceptible de prendre toutes les nuances dc grandeur. Le cercle etant designe comme la limite des poly- gones reguliers inscrits ou circonscrits, ceux-ci ont un element variable, a savoir le nombre des cotes ou la longueur de chacun d'cux. Si cet element etait fixe d'avance, il n'y aurait plus LIMITES. 89 qu'un seul polygone possible, au lieu de la serie dont on dispose pour approcher incessam- ment du cercle. La parallele a une droite etant prise pour limite des obliques menees du meme point, il y a un element indecis : la distance du point de rencontre de 1'oblique avec la droite. La variation de cet element permet la multi- tude infinie des obliques. Le mouvement uni- forme etant considere comme la limite d'un mouvement varie, un element reste tacitement indetermine : la duree pendant laquelle ce mou- vement varie s'effectue. Aussi peut-on, en res- treignant de plus en plus cette duree, obtenir un mouvement varie dont la difference avec le mouvement uniforme devient de moins en moins sensible. En regie generale, le mecanisme des limites repose sur la faculte expresse ou tacite de faire varier Telement qui exprime Fincompatibilite. Grace a cette faculte, on est maitre dc Tecart entre les deux objets; on peut le reduire au- dessous de toute grandeur assignable. Dans la Geometric, la plupart des proprietes sont representees au moyen de longueurs ou de surfaces susceptibles d'augmenter ou de dimi- nuer. La courbure, 1'inclinaison, la vitesse, 1'ac- 90 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. celeration, sont figurees par des lignes droites qui, dans une meme categoric d'objets, varient a volonte. Cette indetermination permet d'ame- ner graduellement 1'objet au voisinage de sa li- mite. Un cercle, dont le rayon grandit, differe de moins en moins de la ligne droite qui lui est tan- gente. La sphere, en grossissant, tend a se con- fondre avec le plan sur lequel elle s'appuie. L'el- lipse, dont la ligne focale diminue, se rapproche de plus en plus du cercle; celle dont la ligne focale augmente se rapproche de la parabole. D'apres la definition meme, un objet variable ne peut approcher a la fois de deux limites diffe- rentes. Car si peu que ces deux limites fussent distinctes, elles auraient entre elles un ecart exprime par une quantite finie. La variable approchant de Tune d'elles serait en meme temps eloignee de Fautre, d'une quantite au moins egale a 1'ecart suppose. Elle ne pourrait done approcher de la seconde limite de maniere a en diflerer de moins que toute quantite donnee, comme le veut la definition generale. La dualite annoncee serait une vaine apparence ; en realite les deux limites n'en feraient qu'une et se con- fondraient rigoureusement. La proposition reciproque n'est pas vraie. LIMITES. 91 Toute limite ne correspond pas necessairement a une seule variable. Plusieurs objets variables, originairement distincts, peuvent tendre vers la meme limite, au sein de laquelle leurs diffe- rences se resoudraient s'ils pouvaient effective- ment Fatteindre. Ces differences, nous le sa- vons, sont destinees a subsister toujours; mais elles s'attenuent de plus en plus, et il arrive un moment ou les objets ne se distiuguent plus les uns des autres, par la raison que chacun d'eux ne se distingue plus de la limite commune. Nous avons observe ce phenomene chez les infiniment petits. Nous les avons vus, en depit de leurs origines diverses, marcher tous, quoique d'un pas inegal, vers le neant. Zero est leur limite commune; il Test pour les infiniment petits de ligne comme pour les infiniment petits de sur- face, de volume, de force. Dans le domaine des quantites finies, une telle generalite ne se rencontre pas. La limite doit, avant tout, etre homogene a la variable. Sous cette reserve, elle peut etre le but commun offert a une foule de variables distinctes. Le cercle est aussi bien la limite des polygones inscrits que des polygones circonscrits. L'espece de ces polygones n'est pas d'ailleurs designee; on 9'^ ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. pourrait indifferemment partir du triangle et aller toujours en doublant, ce qui donnerait 1'hexagone, le duodecagone, etc.; ou partir du pentagone, qui fournirait le decagone, les poly- gones de vingt, de quarante cotes, etc. Toutes ces series convergeraient egalement vers le cercle. On pourrait meme adopter un contour polygonal non regulier; il suffirait que ses som- mets s'appuient sur la circonference, ou qu'ils s'en approchent indefiniment suivant une loi donnee. Une meme limite peut done etre abordee par des voies tres diverses. Ge point a une extreme importance. En effet, si la variable a laquelle on avait d'abord songe pour repandre quelque jour sur les proprietes dc la limite ne donne pas sa- tisfaction, si elle parait trop compliquee, d'un maniement difficile, il est loisible de la rejeter et de lui en substituer une autre, admettant la meme limite, mais repondant mieux a sa desti- nation. Les polygones irreguliers, par exemple, ne permettant pas d'arriver aisement a la con- naissance des proprietes du cercle, on leur sub- stitue des polygones reguliers, qui tendent a la meme limite, et dont la mesure est beaucoup plus simple et rapide. Les geometres usent fre- LIMITES. quemment de cette faculte; c'est meme la une des parties les plus interessantes de leur tache. Us ont a demeler, au milieu de beaucoup de va- riables possibles, le systeme le mieux approprie, et ce choix exerce une influence decisive sur la solution. La conception des limites n'est pas speciale aux Mathematiques. Elle a trouve dans cette Science son expression la plus precise et son em- ploi le plus regulier; mais elle repond a un be- soin general et fort eleve de Fesprit humain. En toutes choses Fhomme aspire a un but plus noble que celui qu'il peut atteindre. Dans le domaine du beau et du bien comme dans celui du vrai, il poursuit ardemment un ideal, une perfection dont la possession est interdite a ses efforts. II essaye d'en approcher et, tout en sentant son impuissance finale, il concoit la possibilite d'une evolution qui restreigne de plus en plus Fecart inevitable. II a sinon Fesperance, du moins Fin- tuition d'un progres indefmi. Quand cc progres meme disparait dans un lointain obscur, que sa realisation devient problematique, Fbomme sent encore qu'il existe un type necessaire, une limite - pour employer le langage des mathematiciens 94 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. vers laquelle la chose contingente et ina- chevee est destinee a graviter. Place sur le ter- rain geometrique, il y apporte son besoin d'ideal et de perfection. II vent des figures sans defaut, des lignes sans largeur, des surfaces sans epais- seur. Entoure de discontinu et d'heterogenc, il cherche le continu et I'homogene. Derriere la ligne brisee, aux cotes decroissants, il apergoit la courbe, sur laquelle les changements de direc- tion s'effacent. A la variation par degres succes- sifs, il substituc la variation par nuances insen- sibles. Tout se fond, tout s'harmonise dans son esprit, plus que dans la realite. Ainsi apparait la notion de limite, idealisant chaque sujet de la pensee et chaque objet de la Nature, avant de devenir un instrument de decouvertes incompa- rable. CHAPITRE VI. DE LA METHODS INFINITESIMALS. Des quantites variables, convergeant vers leurs limites respectives, peuvent avoir entre clles certaines relations. Si ces relations se maintiennent pendant toute la duree de la con- vergence, ou pour toute valeur des variables, elles existent egalement entre les limites elles- memes. Elles s'etendent de droit a ces dcr- nieres, bien qu'on ne sache pas les etablir directement pour elles. Ainsi, unc relation etant reconnue entre la surface d'un polygone regulier, son perimetre et la perpendiculaire abaissee du centre sur Tun des cotes, ou apo- theme, cette meme relation existera entre la surface du cercle circonscrit, sa circonference et son rayon, qui sont les limites respectives vers lesquelles tendent les elements du poly- gone, a mesure qu'on augmente le nombre des cotes. 96 ESSAIS SUR L\ PHILOSOPHIE DES SCIENCES. Ce principe general est une consequence directe de la conception des limites et son evi- dence ne semble pas contestable. Comment, en effet, une relation subsistant entre les va- riables, a tous leurs etats de grandeur, pour- rait-elle ne pas s'appliquer aux limites? A quel moment se ferait la rupture? Quelle place lui assigner dans cet espace indefiniment resserre qui separe les variables de leurs limites? Les geometres precisent davantage la demon- stration; jc la resume, malgre son aridite, a cause de 1'extreme importance du principe. S'il y avait une difference, disent-ils, entre la relation qui convient aux variables et celle qui conviendrait aux limites, cette difference pourrait etre concue comme equivalente a une certaine quantite, susceptible ou non d'etre exprimee par des chiffres, mais en tout cas finic. Or, dans la relation afferente aux variables, rcmplagons chacune d'elles par sa limitc. II en resultera autant de causes d'erreur qu'il y a de variables, et chaque cause d'erreur sera mesuree par Fecart existant entre la valeur actuelle dc la variable et la valeur fixe de la limite. Ccs diverses causes d'erreur se trouvent d'ailleurs amplifiees et multipliees par suite des opera- DE LA METHODS INFINITESIMALS. 97 tions ou etaient engagees les variables et ou les limites sont engagees a leur tour. Quel que soil le resultat de cette amplification, Ferreur finale, due a Fintroduction d'une limite, pourra etre representee par Fecart correspondant, multiplie par un nombre plus ou moins grand, commen- surable ou non, mais fini. Bref Ferreur prove- nant de la substitution de toutes les limites aura pour expression une somme de termes egaux chacun au produit d'un certain ecart par une quantite finie. Mais chaque terme pent etre rendu aussi faible qu'on veut, par un rappro- chement convenable de la variable et de la limite ou par une reduction suffisante de 1'ecart. Done la somme aussi peut etre ameriee au-des- sous de toute quantite finie et, par consequent, au-dessous dc la difference qu'on a supposee exister entre la relation convenant aux variables ct celle qui devrait convenir aux limites. Cette difference n'existe done pas. Ce raisonnement par Fabsurde (j'emploie le mot consacre) suppose tacitement qu'aucun des termes engendres par la substitution des limites aux variables ne puisse devenir infini. G'est le cas habituel. Gar les fonctions sont continues, comme les variables dont elles dependent, et i 98 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. tout accroissement infiniment petit de la va- riable fait croitre infiniment peu la fonction. Des lors, quand on substitue, dans la relation, une limite a sa variable -- ce qui revient a mo- difier infiniment peu celle-ci - - les expressions ou la variable figure doivent s'en ressentir tres faiblement et ne sauraient prcndre des valeurs infinies. Dans certaines circonstances cependant les choses se passent autrement. Si Ton a affaire, je suppose, a la tangente trigonometrique d'un angle, et si cet angle approche de quatre-vingt- dix degres, un tres petit accroissement suffit a le rendre droit et la tangente devient infinie. La substitution de la limite a sa variable, ou de Tangle droit a Tangle aigu voisin, fait naitre ainsi un terme infini et le raisonnement manque de base. Mais il faut voir de pres la situation. Le geometre sait interpreter Tapparition de Tinfini dans une equation; il n'ignore pas qu'elle est Tindice d'une disposition particuliere, dont il ne s'etait pas preoccupe en abordant le pro- bleme. II raisonnait sur des obliques ct il se trouve en presence de paralleles. II observait des ellipses et il rencontre une parabole. II re- cherchait un mouvement plus ou rnoins lent DE LA METHODE INFINITESIMALE. 99 et il aboutit au repos, c'est-a-dire a la nega- tion de tout mouvement. Rien de surprenant a ce que les relations etablies dans Thypothese primitive ne conviennent pas a un type si dif- ferent. Mais le principe lui-meme n'en est pas affecte, car il n'y a plus en realite de limite : Fentree en scene de 1'infini la supprime. L'infini ne saurait constituer une limite; son nom 1'in- dique. II est, de sa nature, vague, indetermine, tandis que toute limite est essentiellement fixe et precise, c'est-a-dire finie. Nous prenons quelquefois le change a la suite de locutions mal appropriees. Par exemple, la parallele etant la limite des obliques, nous par- Ions de la distance au point de rencontre comme si elle avail I'mfmi pour limite. La est Ferreur de langage. La limite, susceptible de figurer dans les calculs, est non pas cette distance, mais la direction, ou Tangle que les obliques forment avec une certaine base et qui devient egal a Tangle forme par la parallele. De mcme, dans le rapprochement de la parabole et des ellipses, la limite n'est pas la longueur infinie qui separe les deux foyers, mais bien la direction de la droite qui joint le point de la courbe au second foyer, et dont le parallelisme avec 1'axe de 1'el- 100 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. lipse s'accuse de plus en plus. Le mot de limite etant ramene a son vrai sens, le principe de- meure toujours applicable. II est facile de prevoir le parti que les geo- metres ont du tirer d'une proposition aussi gene- rale. En toute question ou les relations entre les elements reels ne sont pas directement apercues, il y aura lieu de determiner un systeme de variables ayant pour limites respectives ces ele- ments reels. Si Ton sait trouver les relations existant entre les variables, elles seront du meme coup decouvertes entre les limites. Car il suffira d'introduire dans les equations la condition du passage aux limites, ou d'exprimer que les va- riables different infiniment peu de la valeur de leurs limites. Ainsi la mesure du cercle ou la relation entre la surface, la circonference et le rayon, est rem- placee par la mesure du polygone, c'est-a-dire par la relation analogue, beaucoup plus facile a discerner, entre la surface, le perimetre et Tapo- theme. L'inclinaison, sur Taxe des abscisses, de la tangente a une courbe est remplacee par Fin- clinaison de la secante, qui tournera insensible- ment autour du point de contact. Les espaces DE LA METHODE INFINITESIMALS. IOI parcourus par un mobile, sous Finfluence (Tune force continuellement variable, sont remplaces par les espaces parcourus sous 1'influence d'une force variant par echelons et constante pendant chacun des petits intervalles. La courbure d'une ligne, de forme quelconque, est remplacee par celle d'un cercle passant par trois points de la courbe, qui deviendraient de plus en plus voisins. Si la relation entre les elements substitues peut etre obtenue, le probleme se trouvera resolu. Yoila 1'objet essentiel de la methode infini- tesimale. Elle sc propose de remplacer les ele- ments reels par des elements fictifs, susceptibles d'en approcher indefiniment, et elle s'applique a determiner pour les seconds les relations qu'on ne savait pas etablir pour les premiers. Cette mission lui a merite le nom de methode indi- recte. En effet, elle ne va pas droit au but, comme la methode algebrique ordinaire. Elle n'opere pas sur les elements proposes. Elle fait un detour; elle opere sur un probleme a cote, artificiellement construit. Mais il scrait difficile d'imaginer rien de plus ingenieux, ni, en meme temps, rien de plus conforme a la tendance generale de notre esprit, developpee par les cir- constances au milieu dcsquelles nous agissons. 7* 102 ESSAIS SUR LA I>HILOSOPIIIE DES SCIENCES. Quc de fois nous sommes-nous vus dans Fim- puissance de surmonter certains obstacles! Alors 1'experience nous apprend a choisir une voie plus longue, mais plus accessible. La methode infmitesimale ne fait pas autrement. Elle tourne, elle aussi, la difficulte et parvient au but par un circuit, dont elle a su faire un procede regulier et systematique. La mise en ceuvre n'est pas toujours simple. Souvent meme elle depasse les forces des plus grands geometres. Soit qu'on reste dans le domaine des Mathematiques pures, soit qu'on poursuive la connaissance des lois naturelles, il peut etre fort malaise : i de trouver un systemc de variables appropriees, c'est-a-dire ayantpour limites respectives les quantites donnees; 2 de decouvrir les relations entre ces variables, afin de les etendre a leurs limites. Je ne parlerai pas de cette seconde partie, sur laquelle il n'est possible de tracer aucune regie. Tout depend evidemment de la sagacite de 1'analyste. Son habitude, sa clairvoyance, jc dirai son inspiration, le guident dans cette re- cherche incertaine. Pour la premiere partie, au contraire, d'utiles indications sont donnees par la methode infinitesimale. DE LA METHODE INFINITESIMALS. 1O3 Tout d'abord 1'analyste sail qu'il n'est pas enferme dans un seul systeme de variables. Plusieurs variables distinctes pouvant avoir la meme limite, il exerce un choix sur les elements lictifs a substituer aux elements reels. II peut, en un mot, aborder le probleme par divers cotes. Pour qu'il ne s'egare pas dans ce choix preliminaire, la methode suggere certaines res- trictions. Notamment, aucune variable ne doit etre admise si elle ne satisfait pas a la condition qu'entre elle et sa limite, la difference soit sus- ceptible de devenir infiniment petite. La meme condition devant etre remplie par toutes les va- riables tendant a la meme limite, leurs diffe- rences mutuelles doivent descendre au-dessous de toute grandeur. Si done les limites sont des infiniment petits (comme il advient de Tare de cercle vers lequel converge le cote decroissant d'unpolygone), les variables susceptibles deleur etre substitutes devront etre aussi des infiniment petits, et des infiniment petits du meme ordre. Telle est la condition indispensable imposee a toute quantite qui remplace un element reel du probleme : elle ne doit en differer que d'une quantite infiniment petite par rapport a lui- meme. 104 ESSAIS SUR LA PH1LOSOPHIE DES SCIENCES. Les geometres sont ainsi conduits a faire un premier depart parmi les quantites qui parais- sent de nature a etre utilisees. Par exemple, dans le probleme deja cite de la tangente a unc courbe, 1'accroissement dc 1'abscisse, celui de Fordonnee, Fare de courbe correspondant a cet accroissement, la corde, la portion de la tan- gente intercepted entre les deux ordonnees, sont des infiniment petits du premier ordre; au con- traire, la portion de Fordonnee comprise entre la tangente et la courbe est un infiniment petit du second ordre. Gelui-ci ne peut done etre employe a la place d'un de ceux-la. Le mouve- merit d'un point materiel sur une courbe, sous Faction d'une force continue, est souvent de- compose en deux : Fun sc poursuivant le long de la tangente, en vertu de la vitesse acquise et de la seule composante tangentielle de la force motrice; Fautre dirige vers le centre de cour- bure, sous Finfluence de la seule composante normale a la courbe. L'espace parcouru dans le mouvement tangentiel est un infiniment petit du premier ordre, tandis que Fespace parcouru dans le sens de la normale est un infiniment petit du second ordre. Si done ces espaces en- trent comme limites dans une combinaison, les DE LA METHODE INFINITESIMALS. IO5 variables correspondantes seront aussi d'ordres differents. La deuxieme regie, suite de la precedente, merite une mention speciale, car non seulement elle rend de tres grands services, mais elle re- pand une vive lumiere sur la rigueur des pro- cedes de 1' Analyse infinitesimale. Elle a une portec a la fois mathematique et philosophique. Cette regie se formule ainsi : Deux quan- tites variables finies, dont la difference est sus- ceptible de devenir infiniment petite, peuvent etre a tout moment substitutes Tune a 1'autre dans les calculs. Ces deux variables ont necessairement la meme limite. Car si elles avaient des limites dis- tinctes, celles-ci difTereraient entre elles d'une quantite finie, superieure par consequent a la difference entre les quantites donnees, laquelle est susceptible de devenir infiniment petite. Ces variables, ayant done la meme limite, peuvent etre remplacees Tune par 1'autre et il n'en saurait resulter aucune modification dans le resultat final. Soit qu'on opere sur 1'une, soit qu'on cut opere sur 1'autre, forcement, quand onvient aux limites, on doit tomber sur les memes valeurs. Ainsi 1'apparente cause d'erreur, apportee a un I06 ESSA1S SUR LA PIIILOSOPHIE DBS SCIENCES. calcul par la substitution d'une quantite a une autre, susceptible d'en differer infiniment peu, ne peut se faire sentir sur la determination de la limite. Cette cause d'erreur est destinee a s'e- vanouir et s'evanouit en effet au moment ou les quantites variables sont abandonnees et ou les limites sont seules enjeu. Les equations entre les variables sont des equations d'attente ou de transition. Elles sont etablies provisoirement et servent a conduire aux equations entre les limites. Si j'ecris que (( la surface du polygone regulier inscrit dans un cercle est egale au perimetre multiplie par la moitie de I'apotheme , je cree une equation transitoire. Mon intention n'a pas etc d'en rester la; je me suis propose de parvenir a une relation finale, dans laquelle la surface du poly gone, le perimetre et Fapotheme seront respectivement remplaces par la surface, la circonfererice et le rayon du cercle. Dans cette equation d'attente, jc puis, sans compromettre le resultat poursuivi, remplacer les quantites employees par d'autres dont les differences sont susceptibles de devenir infiniment petites. Je pourrai notamment les remplacer par la surface, le perimetre et 1'apo- theme dupolygone circonscrit, ou parlesmemes DE LA METHODS INFINITESIMALS. 107 elements d'un polygone regulier d'une autre espece. Toutes ces substitutions, n'entrainant que des differences en voie de s'evanouir, n'au- ront aucune influence sur la solution. Elles n'em- pecheront pas de trouver les memes limites, puisque, a aucun moment, des substitutions faites dans de telles conditions n'ont la vertu de changer les limites. Ce qui est vrai de deux quantites fmies est egalement vrai de deux infmiment petits du meme ordre, dont la difference converge vers un ordre superieur. Ges deux infiniment petits ont la meme limite et leur substitution mutuelle, n'importe a quel moment, ne saurait modifier le resultat final. L'analyste a des lors devant lui un moyen puissant de simplifier et d'accelerer les opera- tions. II peut non seulement au debut, mais au cours des calculs, remplacer les quantites va- riables d'abord choisies par d'autres qui en dif- ferent infiniment peu par rapport a elles-memes. II peut aussi supprimer purement et simple- ment, dans une equation, tous les infiniment petits d'un ordre superieur a ceux dont il fait emploi pour la determination des limites. II n'a point a s'en excuser, en alleguant qu'il les ne- 108 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. glige comme des grains de sable par rapport a la mer (') . II les neglige, parce que ces infi- niment petits d'un ordre superieur sont sans in- fluence sur les limites. II ne se prevaut pas d'une approximation poussee tres loin ; mais il use d'un droit rigoureux, absolu, et ses conclusions sont aussi certaines que les theoremes d'Euclide. Tel est le grand principe de la simplification des equations infinitesimales : principe sur lequel on a taut discute, et qui n'a pas toujours ete pre- sente d'une maniere satisfaisante ( 2 ). Quand on en penetre bien 1'esprit, on y puise la conviction non seulement de 1'entiere exactitude des pro- ( 1 ) Parole celebre attribuee a Leibnitz. Ce ne serait pas la premiere fois ni la derniere qu'un inventeur de genie n'aurait pas apercu immediatement la raison philoso- phique de sa decouverte. ( 2 ) L'illustre Lazare Garnot, dans le but de justifier la rigueur du Galcul infinitesimal, encore imparfaitement eta- blie de son temps, avail imagine une explication fort inge- nieuse, mais, selon moi, assez peu philosopliique : En negligeant, dit-il, comme absolument nulles, les quantites qui peuvent etre supposees aussi petites qu'on vent, lors- qu'elles se trouvent ajoutees a d'autres qui ne peuvent de meme etre supposees aussi petites qu'on veut, ou qu'elles s'en trouvent retranchees, il est evident que les erreurs qui pourront en naitre dans le cours du calcul ou en affecter le resultat pourront etre pareillement supposees aussi petites qu'on le voudra; done il restera dans ce resultat quelque chose d'arbitraire, ce qui est contre 1'hypothese, puisque toutes les quantites arbitrages sont supposees entierement DE LA METHODS INFINITESIMALE. 109 cedes analytiques, mais encore de leur parfaite similitude avec ceux de 1'Algebre ordinaire. Une fois la mise en equation obtenue, on fait usage d'un mecanisme egalement sur; on recherche des quantites non moins fixes et determinees, a savoir deslimites, et Ton parvient a des resultats tout aussi exempts d'erreurs meme minimes. La methode infmitesimale se resume done dans cette double operation : iRemplacer les elements reels de la question eliminees. (Reflexions sur la Metaphysique du Calcul infinitesimal, 4 e edition, page 24.) Le raisonnement de Garnot repose sur ce fait que les ope- rations du Galcul infinitesimal, conduisant loujours a des relations entre quantites finies, eliminent par consequent les infiniment petits qui figuraient a tort et des lors red res- sent ou compensent les erreurs qui avaient pu etre com- mises dans les equations du debut et qu'il appelait pour ce motif imparfaites : J'appelle, dit-il, equation impar- faite, toute equation dont 1'exactitude rigoureuse n'est pas demontree, mais dont on sail cependant que 1'erreur, s'il en existe une, peut etre supposee aussi petite qu'on le veut; c'est-a-dire telle que, pour rendre cette equation parfaite- ment exacte, il suffit de substituer aux quantites qui y en- trent, ou seulement a quelques-unes d'entre elles, d'autres quantites qui en different infiniment pen. (Idem, page 3o.) Les equations imparfaites de Garnot sont des equations de transition, ainsi que nous les avons nommees, parfaitement exactes, en ce sens qu'elles sont le prelude d'un passage aux limites dans lequel les infiniment petits d'ordre supe- rieur ne jouent aucun role. 110 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. par des elements auxiliaires susceptibles de se rapprocher indefiniment des premiers ; 2 Supprimer purement et simplement au cours des calculs les quantites susceptibles de devenir infiniment petites par rapport a celles dont on se propose de determiner les limites. La simplicite theorique ne laisse rien a desi- rer. Mais, en pratique, la methode ainsi pre- sentee entraine de serieux inconvenients. L'obli- gation ou Ton se met, sur chaque question, de commencer par un detour en vue de trouver des variables pouvant avoir pour limites les ele- ments donnes, ramene toute la serie des consi- derations propres a ce genre de recherches. II semble cependant qu'on cut du etre edifie une fois pour toutes. Quelle necessite, par exemple, de rappeler a tout propos qu'une courbe est la limite des polygones dont le nombre des cotes augmente sans cesse?ou qu'un mouvement varie est la limite d'une succession de mouve- ments uniformes dont la duree diminue indefi- niment? S'exprimer ainsi revient a dire que les petits arcs de courbe different de leurs cordes, et les petits mouvements varies des mouvements uniformes, de quantites infiniment petites par DE LA METHODS INFINITESIMALE. I 1 [ rapport a eux-memes. Or, deux variables, dont la difference devient infiniment petite par rap- port a elles-memes, peuvent etre remplacees Tune par Fautre, sans risque d'erreur dans Ic resultat final. De la a declarer que les petits arcs de courbe sont assimilables a des lignes droites, et les petits mouvements varies a des mouve- ments uniformes; ou mieux encore : a dire tout net que les petits arcs de courbe sont recti- lignes et que les petits mouvements varies sont uniformes, il n'y a evidemment qu'un pas. Et ce pas a ete francbi par Leibnitz et par ses dis- ciples. II faut s'en feliciter, car c'est Forigine du grand essor donne a F Analyse infinitesimale. Cette Science n'est veritablement entree dans le domaine public que le jour ou il a ete admis : que les courbes sont composees d'une infinite dc lignes droites infiniment petites, ou d^ 'elements rectilignes; que le mouvementvarie est compose d'une infinite dc mouvements uniformes infini- ment courts, ou & elements uniformes; qu'une surface courbe est composee d'une infinite dc surfaces planes infiniment petites, ou & elements plans; que le refroidissement d'un corps s'opere par tine succession de refroidissements elemcn- 112 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. laires pendant chacun desquels la vitessc de- meure constante, etc. En un mot, les grandeurs de toute nature ont ete decomposers idealement en elements plus simples, entre lesquels il devient possible, a raison de cette simplicite meme, d'etablir des relations qui se derobent quarid on veut les poursuivre directement entre les ele- ments reels. Ge mode de decomposition ou, pour parler plus correctement, I 'assimilation des elements reels aux elements fictifs est manifestement legi- time. Au fond c'est une fagon voilee et expedi- tive de pratiquer la methode des limites. On suppose parcourue, sans Tenoncer, toute la serie prealable des investigations et des raisonne- mcnts impliques dans cette methode. On s'ap- puie sur elle tacitement, mais tres directement. On lui doit, par consequent, la rigueur dont le procede expeditif a besoin. La liaison n'a pas etc reconnue tout d'abord. Leibnitz allant droit a la verite, sans passer par les intermediaires imposes au commun des hom- ines, n'a pas formule la raison de sa decouverte. II s'est borne a la justifier par d'eclatants ser- vices; il a donne comme en se jouant la solution de problemes reputes jusqu'alors inabordables. DE LA METHODE INFINITESIMALS. 1(3 Mais aujourd'hui il n'est plus permis de se con- tenter d'une demonstration en quelque sorte experimentale, ni d'affirmer sur la foi du genie. II est necessaire de faire reposer 1'edifice sur des bases indiscutables. La theorie des limites a pu seule les lui fournir. La methode d'assimilation ou methode leib- nitzienne, precisement par les facilites qu'elle offre, par la rapidite a laquelle elle convie les operateurs, n'est pas cxempte de certains dan- gers. Faute d'une attention suflisante, on est expose a assimiler des elements au fond tres dis- semblables, car ils ne sont pas du meme ordre de petitesse. Le mouvement varie, par exemple, est 1'occasion d'assimilations tres diverses, entre lesquelles il faut se reconnaitre. Veut-on deter- miner la vitesse, a un certain moment? Le mou- vernent est regarde comme constant, a partir de ce moment, pendant un temps infiniment court, et la force est tenue pour nulle pendant ce meme temps. Yeut-on mesurer la tendance du mobile a abandonner la courbe ou, selon la locution admise, calculer la force centrifuge? Lc point de vue change aussitot. Cette force motrice, tout a 1'heure nulle, est actuellement regardee comme Il4 ESSAIS SUR LA PIIILOSOPHIE DES SCIENCES. constante; elle est decomposee en une force tan- gentielle et une force normale, et Ton recherche 1'espace que celle-ci fait parcourir au mobile vers le centre de la courbe. Ainsi la composante nor- male ct le parcours correspondant sont negliges ou retenus selon la nature de la question posee. La preoccupation doit done etre de bien fixer Fordre de petitesse des quantites en presence, parce que tels infiniment petits negligeables devant certaines d'entre elles cessent de Fetre devant certaines autres. Avant tout, il faut, nous Favons dit, n'associer que des quantites du meme ordre etne point substituerl'un a Fautre des ele- ments dont la difference ne serait pas infiniment petite par rapport a eux-memes. Dans le cas du mouvement varie, Fespace parcouru sur la courbe ou sur la tangente est un infiniment petit du premier ordre ; Fespace parcouru sur la nor- male est un infiniment petit du second ordre. La longueur decrite en vertu de la seule vitesse acquise est un infiniment petit du premier ordre ; Faccroissement de longueur du a Faction de la composante tangentielle est un infiniment petit du second ordre. Ces diverses quantites ne pourraient done etre indifferemment substitutes Fune a Fautre. DE LA METHODS INFINITESIMALS. Il5 Telle est dans son essence la celebre methode du philosophe allemand. On ne saurait, entre autres avantages, lui refuser une qualite tout a fait erninente : celle d'etre merveilleusement appropriee a la disposition de notre esprit, disons meme aux precedes de la Nature ou du moins a notre maniere de les concevoir. La decomposi- tion de la grandeur continue en une multitude de petitcs parties, sorte d'echelle dont les bar- reaux deviennent de moins en moins distants, est la meilleure representation, a nos yeux, du phenomene de la croissance ou de la decrois- sance. Sans doute, nous avons Tidee de la varia- tion continue, mais nous n'en avons pas Fimage ; nous sommes obliges d'en revenir toujours a dc tres petits soubresauts successifs. Nous n'imagi- nons pas autrement le transport d'un mobile qui decrit une courbe dans 1'espace. La conception de Leibnitz est la generalisa- tion de ce point de vue. Elle ramene le continu a ses elements infinitesimaux, comme ferait un chimiste decomposant un corps en ses particules dernieres. La oii est le supreme merite de ce grand homme, c'est d'avoir reconnu que Tintro- . duction d'une semblable hypothese ne vicie nul- lement le calcul. A la condition de considerer 8' IlG ESSAIS SUR LA PH1LOSOPHIE DES SCIENCES. les elements comme vraiment infinitesimaux ou comme susceptibles de descendre au-dessous dc toute valeur assignable, 1 'exactitude de son pro- cede est inattaquable. II lui restait a indiquer le pourquoi de cette exactitude, c'est-a-dire a montrer que Fintention oii Ton est de passer, plus on moms explicitement, aux limites enleve tout interet aux differences qui pcuvent pro- venir de Introduction des elements fictifs a la place des elements reels. II a )aisse ce soin a ses successeurs. Les geometres grecs avaient cu la vue par- tielle de ces verites. La mesure du cercle et des trois corps ronds, dans la Geometric d'Euclide, les inventions d'Archimede pour des figures plus compliquees, renferment en germe 1' Analyse infinitesimale. Mais p rives, comme ils Fetaient, des ressources de FAlgebre; n'ayantpas, comme Leibnitz et Newton, a leur disposition les admi- rables travaux de Viete et surtout de Descartes, ils nc purent s'elever a la hauteur d'une method e generale et encore moins instituer un precede regulier, comparable par sa surcte au Calcul diflerentiel et au Calcul integral. Neanmoins leurs recherches, meme incompletes, permet- tent de renouer la chaine du p^isse. Le long DE LA METHODE INFINITESIMALS. 117 effort qui, apres plus de deux mille ans, devait aboutir a 1'Analyse actuelle, montre 1'esprit hu- main constamment fidele a lui-meme, avangant toujours sans devier, etendant et generalisant ses methodes, mais ne perdant jamais de vue Tidee premiere qui les avail inspirees. CHAPITRE VII. DU CALCUL INFINITESIMAL. Le Calcul infinitesimal a pour destination de resoudre les equations etablies a 1'aide de la me- thode, ou de determiner la valeur des limites dont les expressions figurent dans les equations. On pourrait croire au premier abord que ces expressions revetent les formes les plus variees. II n'en est rien. Nonobstant le nombre immense de questions dont la solution nous preoccupe, les types de limites servant a y faire face sont reduits a deux seulement. L'insuffisance sem- blerait evidente si nous ne nous rappelions combien sont peu nombreux les concepts essen- tiels de 1'esprit humain et a quelle multiplicitc d'emplois chacun d'eux parait reserve. Quoi de plus comprehensif, par exemple, que Fidee de relation, laquelle aboutit fmalement, sous peine de perdre toute precision, a une egalite ou a une equation entre les quantites en presence? Yaine- 120 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. ment nous chercherions a avoir une notion claire de relation, en dehors de cette unique concept d'egalite. D'oii que nous partions, nous sommes inevitablement ramenes a une equation entre combinaisons diverses, realisees au moyen des operations usitees en Mathematiques. Du reste, le langage ordinaire porte Tempreinte de notre propension a ranger nos connaissances sous de rares categories, generalement associees par couples. La negation et V affirmation, le pour et le conlre, le tout et la partie, le fini et Vin- fini sont autant de manifestations de cette forme de 1'entendement. II ne faut point s'etonner des lors que les types de limites soient en si petit nombre. On s'en etonne moins encore quand on reca- pitule les operations mathematiques auxquelles la notion de limite doit etre adaptee. De decom- position en decomposition, il faut toujours en arriver aux operations elementaires, aux fonc- tions irreductibles designees sous le nom d'al- gorithmes. Si nous reprenons 1'enumeration du Chapitre III, nous reconnaitrons que les quatre fonctions essentielles, sur lesquelles la notion de limite puisse utilement porter, sont : Taddition, la soustraction, la multiplication et la division. DU GALCUL INFINITESIMAL. 121 Mais quel sens aurait la limile (Tune soustrac- tion, dont les deux termes seraient des infini- ment petits du meme ordre, comme la corde ct Fare sous-tendu? Evidemment cette difference convergerait vers zero et n'offrirait aucun in- teret. II en serait de meme de la limite d'une multiplication, dont les deux facteurs auraient des valeurs infiniment petites. Le produit serait un infiniment petit d'ordre superieur, dont la consideration serait sans utilite. Au contraire, la limite d'une division peut etre fort interes- sante. Tandis que le dividende et le diviseur diminuent, le quotient ne cesse pas d'avoir une valeur finie, et cette valeur tend vers une limite fixe, quand le dividende et le diviseur tend en t eux-memes vers zero. Pareillement, une somme d'infiniment petits peut avoir et a generalement une limite finie, quand le nombre des termes augmente en proportion de leur petitesse. Le Galcul infinitesimal porte done sur les limites de rapport et sur les limites de sommes. II se propose d'etablir des precedes methodiques a Taide desquels ces limites pourront etre effec- tivement evaluees dans chaque cas particulier. Sans doute tous les objets de la Nature et ceux qu'engendre le genie des geometres ne ren- 122 ESSA1S SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. trent pas sous ces deux concepts. On en peut imaginer un nombre infini dont Fexpression exigerait d'autres sortes de limites. Toutefois, et bien que le champ reste theoriquement ou- vert, en fait, depuis trois siecles, il n'a pas ete cree une forme dc limite nouvelle. Le memo- rable effort de Lag-range, aboutissant au Calcui des variations, ne precede pas d'une idee dis- tincte de celles de Newton et de Leibnitz. An point de vue philosophique, nous sommes restes en possession des deux seuls types mis en relief par les premiers inventeurs. Les limites ainsi restreintes n'en offrent pas moins une immense utilite, car elles s'adaptenl a un nombre d'objets tout a fait surprenant. Elles correspondent aux plus dignes de fixer notre attention et, si elles pouvaient etre exploi- tees cntierement, elles laisseraient en dehors bien peu de cas importants. Leur insuffisance provient beaucoup moins de leur manque dc comprehension que de Fimpuissance oii nous sommes trop souvent d'en trouver pratiquement les valeurs. Nous rencontrons les bornes du calcul avant celles de la conception metaphy- sique. DU CALCUL INFINITESIMAL. 123 Les limites de rapport se presentent notam- ment dans deux series de questions, d'un ordre tres etendu, et qui, au fond, se reclament toutes deux de la meme idee. Ge sont les questions de tangence en Geometric, et celles de vitesse en Mecanique. L'idee de vitesse, nous en avons fait la re- marque, depasse les frontieres de la Mecanique. Elle s'etend a tous les phenomenes dans lesquels on recherche la loi de la variation d'un element, par rapport a la duree. J'ai cite des faits de 1 'ordre physique, chimique et meme social, a 1'occasion desquels la notion de vitesse surgit naturellement. On pourrait generaliser encore davantage et concevoir la vitesse comme rapport des variations de deux quantites quelconques, dont Tune, prise pour terme de comparaison, est supposee grandir uniformement; on cree ainsi une sorte de vitesse metaphorique. On peut eva- luer, par exemple, la loi des profondeurs de la mer, d'apres la distance au rivage, ou la loi de la distribution de la temperature dans un corps homogene, suivant la distance au foyer. Ges rapports qui n'ont, je le reconnais, avcc la vi- tesse qu'une analogic assez lointaine, ont recu des noms differents, selon la nature des pheno- 124 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. menes. Celui de penle ou ft inclinaison est un des plus usites. Le calcul de la limite s'effectue d'ailleurs par les memes precedes. Les questions de tangence, dont les geome- tres s'occupaient si passionnement avant la de- couverte du Galcul infinitesimal, se rattachent a 1'idee d'inclinaison et par suite a celle de vitesse generalisee. Au surplus, la tangence ne se separe pas de la vitesse dans le probleme mecanique. En effet, dans le mouvement curviligne d'un mobile, la vitesse est a chaque instant dirigee suivant la tangente a la trajectoire, et sa grandeur est mesuree par le rapport de I'elernent tangentiel decrit a 1'element du temps. L'inclinaison de la tangente marque done a tout instant la direc- tion du mouvement. La maniere dont cette in- clinaison varie, d'un point a un autre de la tra- jectoire, marque 1'intensite de la composante normale qui tend a rejeter le mobile vers le centre de la courbe. Les questions de tangence, etudiees en dehors des questions de mouve- ment, forment un chapitre important de la Geo- metric. Les limites de somme ne jouent pas un role moindre. Elles servent particulierement a la de- DU CALCUL INFINITESIMAL. 125 termination des quantites qui sont pour ainsi dire reciproques de la tangence et de la vitesse : je veux designer les espaces parcourus et les lon- gueurs des courbes. Le chemin decrit par un mobile peut etre considere comme le sujet d'un probleme inverse a celui de la vitesse. Si Ton connaissait la vitesse a tout instant, on en dedui- rait 1'espace parcouru : il serait represente par la somme des produits obtenus en multipliant a chaque instant la vitesse par une duree infini- ment petite. Tout se reduit done a calculer effec- tivement cette somme, c'est-a-dire a evaluer la limite vers laquelle converge la collection des termes infmiment petits correspondant aux vi- tesses successives. Dans cette question et dans une foule d'autres, la limite de somme eveille 1'idee de generation ou de cause. L/espace parcouru est veritable- ment engendre par la vitesse. La vitesse, a son tour, est engendree par la force motrice, et est exprimee par la somme des produits obtenus en multipliant, a chaque instant, Fintensite de la force par la duree infmiment petite de son action. La meme remarque s'etend a tous les problemes naturels dans lesquels on est conduit a envisager une sorte de vitesse, analogue a la 126 ESSAIS SUR LA. PHILOSOPIIIE DBS SCIENCES. vitesse mecanique, et une action determinante, analogue a la force motrice. En Geometric, Fidee de cause ne peut pas etre invoquee directement. Toutefois on y est ramene, si Ton veut bien regarder les lignes comme engendrees par le deplacement d'un point materiel. Le perimetre d'un arc de courbe offre alors beaucoup d'analogie avec une por- tion de trajectoire. Sa longueur est exprimee par la somme des produits obtenus en multi- pliant Finclinaison de la tangente en chaquc point par Faccroissement inliniment petit de la coordonnee de la courbe. De meme, pour la surface comprise a Finterieur d'une courbe. On peut la considerer commc engendree par une droite qui se deplace parallelement a elle-meme, en appuyant ses extremites sur la courbe. Cette surface est, en consequence, exprimee par la somme d'une infinite de termes egaux chacun au produit de la droite par son deplacement infi- niment petit. La limite de rapport eveille plutot Fidee de concomitance on d'une relation de position. La direction d'une tangente est en relation de posi- tion avec les coordonnees de la courbe. La vi- tesse d'un mobile, deduite de Fespace parcouru, DU CALCUL INFINITESIMAL. 127 est un fait concomitant avec ce parcours, dans un temps infinimcnt bref. L'acceleration ou Fac- croissement de vitesse est aussi un fait concomi- tant avec Faccroissement du parcours pendant deux instants consecutifs. En pareil cas, Fidee de generation ne se presente pas a 1'esprit. Nous avons remarque neanmoins que la vitesse, au lieu d'etre deduite du rapport de Fespace par- couru a la duree employee, peut etre regardee comme la limite de la somme des termes obtenus en multipliant la force par les durees elemen- taires. Get exemple d'un objet envisage tour a tour, selon le point de vue qui prevaut, comme une limite de somme ou comme une limite de rapport, comme un effet ou comme une cause (effet vis-a-vis de la force et cause au regard de Fespace parcouru), n'est point de nature a sur- prendre. Car nous savons que dans Fenchaine- nient des phenomcnes, chacun d'eux est alterna- tivement cause ct effet : effet par rapport a celui qui le precede et cause par rapport a cclui qui le suit. 11 n'est done pas etonnant que dans la Me- canique, qui est la premiere des Sciences phy- siques, nos conceptions se ressentent de cette vue generale sur la coordination des faits dans le temps. 128 ESSAIS SUR LA. PHILOSOPHIE DES SCIENCES. La branche de FAlgebrc qui a pour but le calcul des limites de rapport a regu le nom de Calcul differenliel, et celle qui a pour but le calcul des limites de somme a regu le nom de Calcul integral. Cette derniere appellation sY'Xplique d'elle-meme : il s'agit de calculer Vin- tegralite ou Tender dont chacun des tres petits termes est une partie. La limite de rapport s'obtient par un pro- cede qui n'est jamais en defaut. Le principe en cst connu : la variable independante regoit un accroissement fini et la fonction est developpee en serie, suivant les puissances ascendantes de cet accroissement. Le rapport de Faccroissement de la fonction a Faccroissement de la variable revet la forme d'un polygone dont le premier terme est une certaine fonction algebrique, dite derivee premiere (parce qu'elle derive de la fonction donnee d'apres des lois constantes), et dont tons les autres termes sont affectes des puis- sances ascendantes de Faccroissement de la va- riable independante. Quand on passe a la limite, c'est-a-dire quand on suppose Faccroissement in- Fmiment petit, tous les termes, sauf le premier, qui n'est pas affecte de cet accroissement, ten- dent a s'annuler et disparaissent devant lui, en DU CALCUL INFINITESIMAL. 1 29 vertu de la regie qui permet, dans un calcul de limites, de supprimer les quantites infiniment pe- tites et de retenir seulement les quantites finies. La limite cherchee a done pour valeur le premier terme, ou la derivee premiere de la fonction. Gette derivee peut toujours etre calculee. En effet, la derivee de la fonction la plus complexe se ramene aux derivees des fonctions simples. Celles-ci out etc determinees une fois pour toutes et forment une sorte de Table de Pytha- gore. L'algebriste se borne a consulter cette liste, apres avoir reduit la fonction composee en fonctions simples; de meme qu'il ramene la multiplication des plus grands nombres a celle des neuf premiers chiffres. La derivee premiere, limite du rapport de Taccroissement de la fonction a 1'accroissement de la variable, possede une valeur finie dans les fonctions continues. On cite cependant quelqucs fonctions artificiellement construites par les geometres qui, tout en etant continues, peuvent n'avoir pas de derivee finie. Je ne m'arreterai pas sur ces exceptions, qui n'ont pas de relation avcc les phenomenes reels et qui, je le crois, en dehors de la curiosite mathematique, ne pre- sentent pas une tres grande utilite. 9 l3o ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. D'apres la notation et suivant le langage do Leibnitz, la limite (Tun rapport est le rapport de 1'accroissement infmiment petit de la fonc- tion a 1'accroissement infiniment petit de la variable ; dans I'hypothese, bien entendu, d'un passage ulterieur aux limites. En vertu dc cette definition, et to uj ours avec la meme hypothese, 1'accroissement infiniment petit de la fonction est egal au produit de la derivee par 1'accroisse- ment infiniment petit de la variable. Tant que le passage aux limites n'a pas effectivcment lieu, cette egalite n'est pas exacte. Le produit repre- sente seulement une partie de 1'accroissement de la fonction, autrement dit la difference par- tielle entre deux valeurs de la fonction, corres- pondant a deux valeurs distinctes de la variable. La contraction des deux mots difference et partielle a donne le vocable differ entielle, par lequel ce produit est defmitivement designe. Le Galcul differentiel signifie done Calcul des differentielles ou des derivees. Les limites de somme out, comme les limites de rapport, et sous les memes reserves, des valeurs fmies, quand les fonctions jouissent de la continuite. Mais le Galcul integral manque DU CALCUL INFINITESIMAL. l3l d'tm precede regulier et sur pour les determiner. II en est de ces deux parties de FAnalyse des fonctions (Galcul differentiel et Calcul integral), dit Lagrange, comme de celles de FArithme- tique et de 1'Algebre qui ont pour objet les ope- rations directes de la multiplication et de Tele- vation aux puissances, et les operations inverses de la division et de 1'extraction des racines. Les operations de la premiere espece sont toujours possibles par les regies connues, et donnent toujours des resultats exacts; celles de la se- conde espece, au contraire, ne le sont que dans certains cas, au moins rigoureusement, et dans tous les autres elles ne peuvent donner que des resultats approches ('). Personne n'ignore que, s'ii est facile de multiplier un nombre par lui-meme ou d'en former le carre, il est gene- ralement impossible de trouver un nombre qui multiplie par lui-meme reproduise le nombre donne ou en soit la racine carree. Gependant cette racine existe virtueliement; en certains cas meme nous savons la figurer d'une maniere fort claire. Le cote d'un carre geometrique, par exemple, etant egal a 1'unite, la diagonale de ( ! ) Theorie des fonctions analytiques, p. 12/j. l3'2 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. ce meme carre represente la racine du nombre deux, dont 1'expression arithmetiquc echappe a nos moyens. De meme, les integralcs existent virtuellement, mais nous ne savons pas les trou- ver ou en exprimer les valeurs. Nous sommes reduits le plus souvent a proceder par tatonne- ments. C'est une chose digne d'admiration qu'avec un instrument aussi imparfait, les geometrcs soient parvenus, a force d'artifices et de detours ingenieux, a calculer, sinon exactement, du moins avec une approximation fort suffisante, un tres grand nombre d'integrales, et a resoudre les questions les plus importantes des Mathema- tiques et de la Physique. Les travaux du siecle actuel, s'ils n'ont pas abouti a une conception entierement neuve, comme celle de Descartes ou celle de Leibnitz, flxeront Tattention de la posterite par les prodigieux developpements donnes a 1'application des conceptions ante- rieures. La reciprocite entre la differentiation et Tin- tegration, a laquelle je viens de faire allusion, n'est pas evidente a priori, comme la recipro- cite entre la multiplication et la division; mais DU CALCUL INFINITESIMAL. 1 33 avec quelque attention on ne tarde pas a la de- couvrir. En effet, 1'accroissement d'une fonction est egal au produit de la derivee de cette fonc- tion par 1'accroissement de la variable indepen- dante, plus une quantite qui converge vers zero en meme temps que cet accroissement de la variable. Supposons que la fonction croisse par degres successifs, depuis une certaine valeur de la variable jusqu'a une autre valeur plus ou moins eloignee. La difference des valeurs de la fonction, entre ces deux valeurs extremes de la variable, sera egale : i a la somme des produits obtenus en multipliant chacune des valeurs in- termediaires de la fonction par 1'accroissement intermediaire de la variable; 2 a une somme de termes qui convergeront tous vers zero, si 1'on resserre de plus en plus les echelons de la va- riable ou si on la fait croitre par degres de plus en plus voisins. A la limite, tous ces termes disparaitront et la difference des valeurs de la fonction, entre les valeurs extremes de la va- riable, sera simplement egale a la somme des produits obtenus en multipliant les valeurs successives de la fonction par 1'accroissement infiniment petit de la variable. Autrernent dit, cette difference sera egale a 1'integrale de la 1 34 ESSAIS SUR LA PHILOSOPIIIE DBS SCIENCES. fonction; et reciproquement, cette fonction sera la propre derivee de la quantite proposee. Par consequent, la recherche de Fintegrale d'une fonction revient a la recherche d'unc quan- tite dont la derivee soit egale a la fonction don- nee. De meme que la recherche d'une racinc revient a la recherche d'une quantite dont la puissance soit egale au nombre donne. La reci- procite entre les deux operations est done par- faite. Si j'ai tenu a la mettre en relief, ce n'est pas pour entreprendre sur le terrain technique, mais pour montrer le precede intellectuel par lequel, une fois de plus, nous associons nos con- naissances par groupes binaires, a termes inver- ses. La Nature, dans ses manifestations, semble avoir adoptc souvent une marche analogue. In- dependamment de la grande loi de Faction et de la reaction, elle nous montre, en Physique, les electricites de noms contraires (je me conforme a Fancienne terminologie), et en Chimie les combinaisons acides et basiques. J'en pourrais citer bien d'autres exemples. II est une autre proposition que je rappor- terai, malgre son aspect un peu aride, car elle eclaire superieurement le mecanisme infinite- simal. DU CALGUL INFINITESIMAL. 1 35 Les differentielles successives d'une fonction s'echelonnent dans le meme ordre de grandeur que les infmiment petits. La differentielle pre- miere est tin infmiment petit du premier ordre ; la differentielle seconde est im infmiment petit du second ordre; la differentielle troisieme est un infiniment petit du troisieme ordre; et ainsi de suite. Un tel mode de decroissance ne se reconnait pas du premier coup d'oeil. II semblerait plutot que la differentielle seconde (difference entre les deux differentielles premieres correspondant a deux valeurs consecutives de la variable) devrait etre de 1'ordre de ces deux differentielles, c'est- a-dire devrait etre comme elles un infiniment petit du premier ordre. Pourquoi est-elle du se- cond? Rappelons-nous que la differentielle pre- miere est egale au produit de la fonction derivee par Faccroissement de la variable. Si Ton prend les valeurs de cette fonction derivee, pour deux valeurs consecutives de la variable, la diffe- rence, en vertu de la loi de formation de la dif- ferentielle, sera exprimee par la derivee de la fonction derivee ou par la derivee seconde, mul- tipliee par Faccroissement de la variable. La dif- ferentielle seconde se trouvera done exprimee au 1 36 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. moyen du produit de la derivee seconde par le carre de Faccroissement de la Variable, soit par un infiniment petit du second ordre. Meme rai- sonnement pour les differentielles suivantes. G'est un fait tres remarquable, que les deri- vees superieures a la premiere etant definies in- dependamment des accroissements de la fonc- tion primitive, et, d'autre part, les differentielles superieures a la premiere etant definies sans pre- occupation des derivees, il existe, entre ces quan- tites en apparence etrangeres Fune a 1'autre, la meme relation simple et harmonique qui con- stitue la derivee du premier ordre. L'enchaine- ment des derivees successives est done encore plus etroit qu'on n'etait en droit de le supposer d'apres leur propre definition. Aussi quelques auteurs ont-ils voulu renverser les termes et definir les derivees d'apres cette relation meme. Mais la marche est ainsi moins naturelle et elle oblige d'ailleurs a demontrer plus tard que la derivee d'un certain ordre est la derivee de la derivee precedente. L'ordre de decroissance des differentielles les rend merveilleusement aptes a representer les diverses categories d'infiniment petits que nous DU CALCUL INFINITESIMAL. 187 rencontrons dans les figures geometriques ou dans les phenomenes naturels. Ainsi, quand un mobile est sollicite par une force continue, Fac- croissement de la vitesse, pendant un instant, cst un infiniment petit du premier ordre et est exprime par la differentielle premiere. La varia- tion de 1'accroissement, entre deux instants con- secutifs, est un infiniment petit du second ordre et est exprimee par la differentielle seconde. De meme quand un vase se vide par un orifice infe- rieur, le ralentissement du debit, entre deux instants consecutifs, est une differentielle du se- cond ordre. Aussi a-t-on dit avec justesse que F Analyse infinitesimale est egalement bien appropriee aux precedes de la Nature et aux conceptions de la raison. Elle semble former un trait d'union entre Fintelligence humaine et le monde exte- rieur, et ce n'est pas le moins bel eloge qu'on en puisse faire. CHAPITRE YIII. L'ANALYSE INFINITESIMALS ET LA MATIERE. L'Analyse infinitesimale repose sur les idees de continuite et de divisibilite a Finfmi. Com- ment ses precedes sont-ils rendus applicables an monde de la matiere, chez lequel nous ne ren- controns que le discontinu et la division limitee? Nous avons d'abord a distinguer entre les corps et leurs phenomenes. Les corps, en tant que portions de matiere diversement agglomeree, sont tous discontinus. Ils le sont meme parfois assez pour que le vide Temporte de beaucoup sur le plein. Par conse- quent la figure d'un corps est une apparence trompeuse. Nous n'avons pas sous les yeux le volume reellement occupe par la matiere, mais la forme geometrique affectee par un assemblage de particules plus ou moins distantes les unes des autres. Le volume apparent est toujours su- perieur a celui que la matiere occuperait, si elle I.JO ESSAIS SUR LA PIIILOSOPHIE DES SCIENCES. pouvait etre condensee de fagon a ne plus of- frir d'interstices. L'application non seulement de F Analyse infinitesimale, mais de toute me- thode geometrique a la mesure de la surface et du volume ne saurait dormer de resultats rigou- reusement exacts. II en est de meme de tout procede tendant a la determination des densites. Les chiffres obtenus se rapportent a des corps apparents ou fictifs, non a la matiere meme dont ces corps sont composes et sur laquelle nous nous imaginons operer. Mais la pratique des choses et les besoins des arts ne nous obligent pas la plupart du temps a une exactitude trop minutieuse. Aussi sommes- nous d'accord, en general, pour considerer les corps comme etant ce qu'ils nous paraissent etre. Nous faisons abstraction, surtout dans les liquides et dans un grand nombre de solides, des vides qui peuvent exister entre les particules et a plus forte raison entre les elements constitutifs d'une particule. Nous raisonnons comme si la matiere etait uniformement repandue dans le volume du corps, sans solution de continuite. En un mot nous substituons au corps reel une sorte de corps moyen et nos determinations por- tent desormais sur des moyennes. La densite, la L' ANALYSE INFINITESIMALS ET LA MATIERE. l^\ capacite calorifique, la cohesion, ne sont pas celles de la substance qui forme le corps; mais la valeur absolue de ces proprietes est reduite dans la proportion du plein ail volume appa- rent. La surface du corps est appreciee sans tenir compte des alternances de vide et de plein ; elle est censee representer le seul developpement de la substance. Cette maniere de voir est exempte d'inconve- nients pratiques et par consequent elle est legi- time. II serait d'ailleurs impossible le plus sou- vent de faire autrement, car il ne depend pas de nous d'isoler la matiere et de 1'etudier a Fetal de continuite parfaite. Nous avons interet a con- naitre, non les proprietes de corps theoriques, mais les proprietes des corps, tels qu'ils se pre- sentent dans la Nature. Us importent seuls a nos besoins et dans beaucoup de cas meme a nos speculations scientifiques. L'hypothese de la repartition uniforme et continue de la matiere, aboutissant a la constitution d^n corps moyen, est en harmonic avec la realite de nos impres- sions et avec les exigences de nos precedes de determination. A des corps ainsi conc.us, TAnalyse infinitesi- male est strictement applicable. La mesure des l4'^ ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. surfaces et des volumes, notamment, n'y souffrc pas plus de difficultes que chez les solides geo metriques. 11 en sera de mcme de la densitc, qui resulte de la me sure directe du poids rapporte au volume; ou de la capacite calorifique, qui resulte de la mesurc directe d'une quantite de chaleur rapportee au volume ou au poids. J'en viens a une classe de fails, auxquels FAnalyse infinitesimale s'adaple naturellement, sans qu'il soil memc necessaire de fairc unc hypo these scrnblable a celle qui vise la consti- tution physique des corps. Je veux parler des innombrables phenomenes lies au temps et par- ticulierement de ceux qui impliquent Fidee de mouvement. Quand un corps se deplace dans Fespace, sa trajectoire, sa vitesse, les variations de cette vi- tesse sont des quantites continues. II n'en pour- rait etre autrement que si les corps avaient la propriete de changer brusquement dc vitesse ou de direction, dans un instant indivisible. Mais Fexperience montre que tel n'est jamais le cas. Dans les phenomenes les plus rapides, dans ceux qu'on qualifiait autrefois & inslantanes , comme les chocs et les explosions, il s'ecoule toujours L' ANALYSE INFINITESIMALS ET LA MATIERE. I {3 une duree linie. Les reactions chimiques, d'ordi- naire si promptes, exigent aussi un certain delai. II n'est meme pas bien sur que la vitesse avec laquelle les molecules se precipitent les unes sur les autres soit tres grande, eu egard a la faible distance qui les separe. Du reste, plus nous nous elevens au-dessus de Thorizon borne dans lequel se deroule notre existence, plus nous sentons combien ces ques- tions de vitesse sont relatives. Embrassons des parties de 1'univers suffisamment vastes, les mots perdent leur sens habituel. Les mouvements qua- lifies par nous de rapides semblent s'accomplir avec une decourageante lenteur. Rien de plus in- stantane assurement sur notre globe que la trans- mission dc la lumiere, qui parcourrait vingt fois la longueur de 1'axe terrestre en moins d'une se- conde. Deja notre impression se modifie, si nous songeons que cette meme lumiere cmploie quatre heures pour se rendre du Soleil a la plancte Neptune. Mais que sera-ce, quand les astronomes nous diront qu'elle reclame trentc mille ans, d'une extremite a 1'autre dc la Voie lactee? En verite, si ce dernier chifire etait seul articule, et si nous n'avions pas presentes a 1'esprit les autres etapes, nous serions tentes de trouver que la lu- I 44 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. miere est un agent bien lent dans sa progression. Les elements des phenomenes dynamiques, vitesse, trajectoire, acceleration, sont done des grandeurs continues pendant des durees plus ou moins courtes, mais toujours finics. Les forces, de leur cote, agissent d'une maniere continue et les variations de leur intensite s'operent avec continuite. La plupart d'entre elles, la gravitation universelle, les attractions moleculaires, sont fonction de la distance; entre deux parties de matiere, Fintensite varie suivant la distance qui les separe. Cette distance etant, comme toutes les grandeurs geometriques, sou- mise a la continuite, les variations des forces sont egalement continues. II n'apparait pas d'ailleurs que leur action soit intermittente ou s'exerce par petites saccades. Les astronomes, dans leurs calculs, considerent la gravitation comme variant uniquement avec la distance. II ne leur est jamais venu a Fesprit d'admettre que cette force eprouvatdes alternatives, qu'elle ccssat et reprit son action a de petits inter- valles. Les observations les plus minutieuses n'ont jamais montre que le poids d'un corps oscillat pendant la duree de sa suspension. Au contraire le ressort auquel il est attache, apres L'ANALYSE INFINITESIMALS ET LA MATIERE. 145 avoir pris sa forme d'equilibre, la garde inde- finiment sous I'influence de la pesanteur. En certains cas, les forces augmentent gra- duellement d'intensite par suite de 1'accumula- tion de la matiere. Tel est le poids d'un vase qui se remplit peu a peu de liquide; telle est la pression exercee sur une enveloppe dans la- quelle afflue un gaz ou une vapeur. On pourrait a la rigueur soutenir que, le liquide ou le gaz etant forme de particules distinctes, 1'accroisse- ment du poids ou de la pression s'effectue par petites additions consecutives et que la conti- nuite mathematique n'existe pas. Mais qui ne verrait la un simple jeu d'esprit, peu digne d'ar- reter Fattention? Les choses se passent pour nous comme si la continuite etait reelle; 1'er- reur commise est de beaucoup inferieure a celle qu'entrainent les procedes de mesurage les plus perfectionnes. A plus forte raison cette conclu- sion s'applique-t-elle a des agents autrement subtils, au calorique ou a Telectricite. II fau- drait un bien grand amour du paradoxe pour pretendre que Taccumulation du calorique ne s'opere pas d'une maniere continue, mais qu'elle resulte d'une serie de vibrations entre lesquelles la distinction doit etrc maintenue. 1 46 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. Ainsi Ics phenomenes qui sont lies a 1'idee de succession, les changements qui se realisent avec le temps, nous paraissent etre continus. S'ils ne le sont pas dans la rigueur rnathematique du mot, ils le sont du moins avec une approximation qui surpasse enormement celle de nos moyens d'observation et qui previent toute erreur appre- ciable dans les calculs. Cettc continuite, loi generale du monde phy- sique, avait ete reconnue par les savants et les philosophes de 1'antiquite. Bien avant qu'elle cut ete demontree a 1'aide de precedes exacts, 1'adage Natura non facit saltum, la Nature ne fait pas de saut brusque , etait proclame comme un axiome. Gette croyance fortement enracinee n'a pas du etre etrangere a la direc- tion donnee par Leibnitz a des speculations qui s'inspiraient surtout du principe de la continuite. La reconnaissance d'un tel principe precedant dans Thistoire de Fhumanite les enseignements de la Science, s'explique assez facilement. II repond, en effet, a une disposition naturelle de notre esprit, centre laquelle nous aurions beau- coup de peine a lutter. En toute conjoncture, qu'il s'agisse d'un mouvement, d'un changement d'etat, de forme, de temperature, nous sommes L'ANALYSE INFINITESIMALS ET LA MATIERE. 147 portes a attribuer Teffet produit a la combi- naison de deux facteurs : une certaine puis- sance et le temps. Aucun de ces deux facteurs ne nous semble pouvoir etre supprime. Pour que la duree fut infiniment petite, il faudrait que la puissance fut infiniment grande. Or, dans le do- maine physique, nous n'admettons pas de force infinie; non seulement nous n'en admettons pas, mais nous n'en concevons pas. Des lors tout changement constate implique a nos yeux une certaine duree. Siautrefois 1'expression d'instan- tane etait couramment employee, elle avait sans doute, dans 1'esprit des philosophes, un sens relatif : elle signifiait que la duree etait tres courte, qu'elle tombait au-dessous des moyens connus d'observation. La necessite d'une duree dans les phenomenes a du faire soupgonner, prealablement aux indi- cations de la Physique et de la Ghimie, la dis- continuite reelle des corps. Car il parait impos- sible d'expliquer, sans discontinuile, un certain nombrc de faits dont nous sommes journelle- ment temoins. Lorsque deux corps animes de vitesscs differentes viennent a se rencontrer, les modifications apportees aux vitcsses, a raison de 1 48 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. ce choc, exigent un certain temps, fort court a la verite. Mais comment, pendant un temps memc tres court, les deux corps pourraient-ils rester au contact, s'ils etaient absolument invariables de forme, impenetrables Fun a Fautre? Evi- demment en ce cas ils ne se toucheraient que pendant un instant indivisible, par suite insuf- iisant au changement de la vitesse. Ge change- ment reclame une penetration mutuelle, une deformation, durant laquelle les deux corps puis- sent continuer a se mouvoir dans des directions diffe rentes, sans cesser neanmoins de s'impres- sionner. Le phenomene s'accomplit effective- ment ainsi, et les corps sc trouvent a la fin animes de vitesses souvent opposees a celles don I ils etaient doues au debut. Mais la penetration implique une constitution interieure qui permette aux particules mate- rielles de se rapprocher les unes des autres. Elles doivent done, a Fetat normal, etre maintenues a distance au moyen de forces reciproques. Celles- ci assurent a la fois la permanence generale du corps et sa faculte de deformation. Elles agissent comme des ressorts qui tantot restent compri- mes ou brises apres le choc, et tantot reprennent leurs dispositions primitives, suivant la nature L' ANALYSE INFINITESIMALE ET LA MATIERE. l49 cle la substance. De toutes fagons le corps doit etre discontinu. Get exemple d'un raisonnement justifie apres coup par 1'experience, n'est pas le seul que Fhis- toire des Sciences ait eu a enregistrer. L'homme procede souvent ainsi : il hasarde sur la Nature des vues qui servent a guider ses observations ulterieures. Mais celles-ci prononcent toujours en dernier ressort. La raison est incapable par elle-meme d'etablir la verite physique : elle fournit des probabilites plus ou moms grandes. L'erreur des anciens, perpetuee jusqu'aux temps modernes, a ete de croire que la Metaphysique pouvait suppleer a Tetude de la Nature, tandis qu'elle se borne a projeter des lueurs sur les sen- tiers qui conduisent a la decouverte de ses lois. Toutefois d'aussi heureuses rencontres (dont j'aurai de nouveau occasion de parler) entre Fintelligence humaine ct le monde exterieur ne laissent pas le philosophe indifferent. Elles font naitre la pensee d'un plan general auquel Tune ct 1'autre seraient egalement soumis, et qui se manifesterait de temps en temps a nos regards par des traits que le hasard ne saurait expliquer. En resume, TAnalyse infinitesimale, concue 150 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. d'abord pour les besoins de la Geometric et s'a- daptant rigoureusement aux quantites douees de la continuite parfaite, a pu etre ensuite etendue aux quantites physiques. La condition d'une ge- neralisation aussi avantageuse se trouve dans le tres faible ecart qui existe entre 1'ideal de con- tinuite, represente par 1'espace et le temps, et les realites materielles plus ou moins disconti- nues dont nous sommes environnes. Le degre de cet ecart est la mesure du degre d'exactitudc que nous pouvons esperer dans les resultats. Une multitude d'objets, notamment ccux qui relevant de la Physique mathematique, sc pre- tent avec une approximation presque indelinie a Fapplication d'une telle methode de calcul. De la, les developpements remarquables regus depuis un siecle par cette branche de la Science. Les bornes ne paraissent pas sur le point d'etre atteintes; car les experiences de plus en plus precises, institutes par les physiciens et les chimistes, fourniront d'abondants materiaux sur lesquels la haute Analyse pourra s'exercer avec un succes croissant. Parmi les Sciences, deja formees ou en voie de formation, tributaires des methodes infini- tesimales, il en est une qui restera toujours au L' ANALYSE INFINITESIMALS ET LA MATIERE. l5l premier rang par la rigueur de ses resultats : c'est la Mecanique celeste. Les corps consideres n'y varient pas de figure ni de grandeur, du moins pendant les periodes historiques. Les actions dont ces corps sont le foyer ou le theatre dependent uniquement des distances. Les divers elements du phenomene dynamique sont done des fonctions de 1'espace et du temps, et jouis- sent de la continuite geometrique. L 1 Analyse infinitesimale peut etre des lors employee avec la meme securite que dans les questions d'ordre purement mathematique. Les causes d'inexacti- tude resident uniquement dans Fomission even- tuelle de certains elements reels ou dans les erreurs qui peuvent se glisser au cours de cal- culs aussi prodigieux. Mais elles ne proviennent en aucun cas de Fhypothese fondamentale qui, sous le rapport de la continuite, assimile ces quantites aux grandeurs abstraites de la Geo- metric et de 1'Algebre. La Mecanique celeste gardera done sur toutes les autres branches de la Physique mathematique une superiorite in- discutable. IT. MECANIQUE. CHAPITRE I. LA FORCE ET LA MASSE. De meme que Fespace et le temps sont a la base des Sciences mathematiques, de meme la force et la masse sont les elements primordiaux des Sciences physiques, et specialement de la Mecanique envisagee dans sa plus grande gene- ralite. II n'y a pas de question de Dynamique, si compliquee qu'elle soit, qui ne se reduise en definitive a revaluation d'un rapport entre la force et la masse. La notion de force est aussi ancienne que Thumanite. Des son entree dans la vie, et par sa lutte contre la Nature, 1'homme acquiert le 1 54 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. sentiment des efforts qu'il est oblige de faire pour attirer a lui les corps ou pour les re- pousser, pour les transporter d'un lieu dans un autre et pour leur imprimer de la vitesse. Les corps sur lesquels nous agissons sont places dans des conditions diverses, et le resul- tat de nos efforts s'en ressent necessairement. Dans un cas, le plus frequent, ils sont retenus par des obstacles. Pour les deplacer, il faut commencer par vaincre certaines resistances exterieures. II faut, par exemple, surmonter le frottement contre d'autres corps, neutraliser la pesanteur sur une pente plus ou moins incli- nee, refouler un liquide, un gaz, etc. Les corps n'entrent alors en mouvement que si 1'efforl depasse un certain degre d'intensite, celui prc- cisement qui correspond a la resistance deve- loppee par Fensemble des obstacles. Au dela de ce point, le mouvement a lieu. Mais comment s ? obtient-il? dans quelle relation est-il avec Fef- fort exerce? Pour mieux s'en rendre compte, il est pre- ferable de supprimer cette periode preliminaire, pendant laquelle 1'effort doit grandir, avant de produire aucun effet visible, jusqu'a atteindre la somme des resistances dues au milieu envi- LA FORCE ET LA MASSE. 1 55 ronnant. Imaginons done le corps debarrasse dc tous les obstacles, entierement libre, comme il serait, je suppose, s'il roulait sur un plan hori- zontal parfaitement poll, on mieux encore s'il etait suspendu dans le vide, a Fextremite d'un fil tres delie. Alors que voyons-nous? Nous voyons ceci : Lc moindre effort produit un mouvement. II ivy a pas de si petite impulsion qui n'ecarte le corps de sa position; il est absolument mobile. La resistance au mouvement, qu'il semblait op- poser tout a Fheure, et qu'on aurait pu etre tente de lui attribuer, ne tenait pas a lui, mais aux influences exterieures. Par lui-meme le corps ne resiste pas, il est incapable de resister. La mobilite, la mobilite parfaite, absolue, telle est la propriete fondamentale des corps, et celle qui interesse essentiellement le geo- metre. C'est par la mobilite que nous penetrons pour ainsi dire dans leur intimite, que nous faisons commerce avec eux. Qu'induirions-nous d'un corps qui resisterait a toute tentative dc mouvement? Nous constaterions qu'il est un obs- tacle; mais qu'y a-t-il derriere cet obstacle, au dela de cette surface centre laquelle notre effort s'exerce en vain? Le corps est-il plus ou moins lourd, est-il vide, est-il plein? Nous Fignorons. l56 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. Au contraire, si le corps cede librement, nous entrons en relation avec lui. Nous sentons son mouvement varier au gre de nos efforts. Gar la mobilile du corps n'est pas Tindifference. II n'obeit pas pareillement a toutes les impulsions. II se meut plus vite sous une impulsion plus energique, et plus lentement sous une impulsion plus faible. En meme temps nous observons que les corps sont loin de se comporter de la meme maniere sous le meme effort. A volume egal, ils exigent, pour prendre le meme mouvement, des efforts inegaux, selon leur nature. Un decimetre cube de plomb exige plus d'effort qu'un deci- metre cube de bois ou de verre. Quand ils sont de meme nature, ils reclament des efforts pro- portionnes a leur volume. De ce phenomene elementaire surgissent deux notions paralleles, d'une extreme importance. La premiere est celle d'efforts gradues, susceptibles d'effets correspondant a leur intensite. Nous con- cevons un effort double, triple, quadruple d'un premier effort choisi comme terme de compa- raison ou comme unite. Si, par exemple, nous adoptons pour unite Feffort qui maintient un certain ressort bande, 1'effort qui maintiendra a la fois deux, trois ou quatre ressorts semblables LA FORCE ET LA MASSE. l5j constituera un effort double, triple ou quadruple du precedent; et nous savons que ces efforts produiront des effets mecaniques tres differents. D'autre part, nous avons constate que les corps, suivant leur nature ou leur volume, reclament des efforts inegaux pour prendre le meme mouve- ment. Cette propriete, en vertu de laquelle un corps exige un certain effort ou une certaine impulsion pour acquerir un mouvement deter- mine, est ce qu'on appelle sa masse. Comme con- sequence, deux corps, quelles que soient leur nature et leurs dimensions, ont la meme masse quand ils regoivent le merne mouvement d'un meme effort. Les masses des corps sont done Texpression de leur mobilite relative, ou pour parler plus exactement elles varient en raison inverse de leur mobilite. Une masse double ou qui exige un effort double pour prendre le meme mouve- ment possede une mobilite moitie moindre. A une tres grande masse correspond une tres faibie mobilite. DC toute fagon Tidee de masse est liee a celle dc mobilite; il n'y a pas de masse sans mo- bilite, et vice versa. Jamais la masse, si enorme qu'elle soit, n'cveille Tidee de resistance. La re- sistance n'est jamais dans le corps, elle est hors 1 58 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. du corps. Si la masse appclle un effort, ce n'est pas pour lui resister, c'est pour lui ceder, c'est pour acquerir un mouvement en correspondance avec lui. Mais il ne suffit pas d'avoir la notion claire de la masse. II faut aller plus loin. Pour les be- soins de la Dynamique, il est necessaire de savoir chiffrer les masses, de les evaluer au moyen de Fune d'elles, en un mot de les rendre ncttement comparables, en faisant abstraction de toutes les qualites physiques ou chimiques qui distinguent les corps entre eux. Vis-a-vis du geometre, les corps ne different les uns des autres que par leur masse, par leur aptitude a recevoir le mou- vement. Pour arriver a ce classement special, il con- vient tout d'abord d'ecartcr Fidee un pen etroite d'effort, qui rappellc une origine personnelle, humaine. Au fond, la question d'origine n'im- porte pas au mathematicicn. L'intensite de Fac- tion, sa direction, Finteressent sctiles. Que Fim- pulsion soit donnee par la main de Fhomme, par la traction d'un animal, par la pression de Fair ou de la vapeur, par un poids, un aimant, etc., le resultat est toujours le meinc. Pourvu que Fin- LA FORCE ET LA MASSE. 169 tensile soil egale, le corps impressionne prendra un mouvement identique. (Test ainsi que Fidec generale deforce se substitue dans la Science a Fidee particuliere d'effort, et que toutes les forces deviennent assimilables entre elles en depit de leur origine, qui n'occupe plus Fattention. Je parle d'intensite. Mais un autre element est a considerer : la duree. Pour definir Faction d'une force, il faut specifier le temps pendant lequel elle s'exerce. Car a mesure que le temps se prolonge, Feffet produit ou le mouvement com- munique est plus considerable. II est done sous- entendu, quand on compare des forces, qu'elles agissent pendant le meme temps. Peu importe d'ailleurs la grandeur intrinseque de ce temps; il suffit qu'elle soit la meme dans toutes les expe- riences. La comparaison des masses est des lors facile a concevoir. Pour la realiser, on peut imaginer un ressort bande, dont la detente produit une certaine impulsion; puis, juxtaposer deux, trois ressorts semblables, de facon a produire une impulsion double, triple. On pourrait imaginer aussi Fexplosion, dans un tube, d'une certaine quantite de poudre; et puis Fexplosion d'unc quantite double, triple : la poussec du gaz sur l6o ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. un piston produirait des impulsions representees par un, deux, trois. Par Fun de ccs moyens on par tout autre, des corps differents seront soumis a des impulsions differentes, graduees de maniere que tous les corps prennent le meme mouvement. Leurs masses se trouveront pro- portionnelles aux impulsions; les rapports entre les masses egaleront les rapports entre les im- pulsions. La comparaison des masses est ainsi ramenee a celle des forces. La masse d'un corps est dc- sormais caracterisee par la grandeur de la force qui lui communique le mouvement convenu. Sa valeur, en chi fires, depend a la fois de 1'unite de force adoptee et de Tamplitude du mouvement convenu, pris aussi pour unite. L'unite de force peut etre choisie arbitrai- rement dans la Nature. Elle peut etre 1'effort necessaire pour rompre un lil metallique, d'une grosseur fixee; la pression, sur une surface, d'un gaz ou d'une vapeur portee a unc certaine temperature; la detente d'un ressort construit dans des conditions precises; la force deployec pour maintenir souleve un corps determine. II faut prendre garde que certaines unites, commc la derniere, sont sujettes a varier suivant le lieu LA FORCE KT LA MASSE. l6l du globe ou est faite 1'experience. D'autres, au contraire, comme les trois premieres, ont partout la meme valeur intrinseque. Si Ton veut comparer les masses mesurees en un lieu avec les masses mesurees en un autre lieu, il sera in- dispensable, le cas echeant, de tenir compte de la variation subie par 1'unite de force adoptee. Le mouvement commun aux masses essayees, ou la grandeur de la vitesse communiquee, dont on convient de faire 1'unite de longueur, peut egalement etre choisie a volonte. Ce sera le metre, la toise, le pied, ou toute autre longueur prealablement fixee. Ces unites etant arretees, 1'unite de masse en derive. L'experience la fera connaitre. II faudra rechercher, a 1'aide d'observations spe- ciales, quel est le corps qui, soumis a 1'unite de force pendant 1'unite de temps, prend une vitesse egale a 1'unite de longueur. Les physiciens ont constate qu'en choisis- sant pour unite de force Feffort capable de maintenir souleve un decimetre cube d'eau; pour unite de temps, la seconde astronomique ; ct pour unite de longueur, le metre ou la quarante-millionieme par tie du meridien ter- restre, le corps cherche est represente par une 1 62 ESSAIS STJR LA PIIILOSOPIIIE DBS SCIENCES. quantite d'eau peu inferieure a 10 decimetres cubes, soit 9 litres 8088... Ce nombre est habi- tuellement designe par la lettre g. Voila Turrite de masse. Les masses de tous les autrcs corps seront exprimees par un certain nombre dc fois cette unite. L'unite de force ayant etc empruntec aux phenomenes dc la pesanteur et variant des lors avec le lieu du globe, les chiffres des masses determinees dans un lieu devront subir une cor- rection pour etre comparablcs avec les chiffres des masses determinees dans un autre lieu. Nous laisserons dc cote cette correction, qui vise uniquement 1'unite de force et a pour but d'en compenser les inegalites eventuelles. La grandeur d'une masse est partout idcn- tique. Qu'un corps soit sollicite par la meme force, sur un point quelconquc du globe, en France, en Amerique, au pole, a Fequatcur, il prendra constamment la meme vitesse. Si, par exemple, on fait usage de la detente d'un ressort (ce qui supprime la correction relative a Funite de force), cette detente, appliquec successive- mcnt en divers endroits, communiquera toujours unc vitesse egale. Elle la communiquerait en- core si Ton pouvait se transporter dans les pro- LA FORCE ET LA MASSE. l63 fondeurs de la Terre ou a la surface de quelque autre planete. Cette vitesse est invariable. Elle decoule d'une loi superieure de la Nature. Elle exprime le rapport eternel qui existe entre unc impulsion donnee et un corps determine. Rap- port dont la raison nous est inconnue, comme nous est inconnue la raison du rapport qui existe entre une certaine quantite de chaleur et une certaine quantite de mouvement, entre unc certaine elevation dc temperature et Taccrois- sement de tension d'un gaz. La raison, le pourquoi de ces choses nous sera sans doute toujours cache. Nous ne pouvons que les con- stater et enregistrer les coefficients. Mais cc qui est remarquable et ce qui as- signe a la masse non pas une place exclusive - d'autres rapports peuvent se trouver dans le meme cas - mais unc place tout a fait emi- nente, c'est qu'clle est independante de toutes les circonstances susceptibles d'influer sur Fetat du corps. Non seulement elle est independante de sa temperature, de sa condition electrique, de sa cohesion, de sa fluidite; mais elle est in- dependante aussi de la pesanteur. L'experiencc repetee sur divers points du globe montre que la masse n'est pas affcctee par la latitude, c'est- 1 64 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. a-dire par 1'inegalite d'action du globe terrestre. Et comme Faction du globe terrestre est un cas particulier de 1'attraction universelle, il s'en- suit que la masse est soustraite a cette condi- tion generale de la matiere. On peut concevoir une modification d'intensite de la gravite, sa disparition meme (qui ferait succeder a 1'ordre actuel un ordre absolument different ou plutot un chaos), mais il nous est interdit de concevoir la disparition de la masse. Dans ce bouleversc- ment immense, suite d'une alteration de la gra- vitation universelle, la masse demeurerait in- tacte. Le meme ressort applique au meme corps - si Ton avait pu le preserver de la disorgani- sation generale continuerait de lui imprimer la meme vitesse. Tous les phenomenes seraient modifies; seul, le phenomene de la masse ne se modifierait pas. Quand on reflechit a la persistance, a Findes- tructibilite de la masse, on se demande si cc n'est pas la cette propriete tant cherchee par les philosophes de Tantiquite, pour definir la ma- tiere. Faute de 1'avoir clairement discernee, quo de tentatives vaines ils ont faites ! Que d'explica- tions insuffisantes ont etc proposces! Longtemps LV FORCE ET LA MASSE. 1 65 on a dit : La matiere est ce qui tombe sous les sens. Mais les physiciens el les chimistes sont venus : ils ont montre une matiere tellement tenue que nos sens n'en sont pas directement affectes et que sa presence ne nous est denoncee que par des precedes d'une delicatesse inouie. Le passage d'un rayon electrique peut seul nous deceler la matiere dans le vide extraordinaire de M. Grookes. Ils nous ont entretenus aussi d'images, de lueurs, qui sont de vaines appa- rences, qui indiquent la matiere la ou elle n'est pas en realite; de sorte que ce temoignage des sens, base et condition de la definition, est pris en flagrant delit d'erreur. On a voulu serrer la question en qualifiant la matiere d 7 etendue et d' impenetrable . Mais 1'espace est etendu et n'est pas materiel. Les gaz sont materiels et ne sont pas impenetrables. Les corps solides eux- memes se revelent a nous comme des assem- blages de particules pouvant etre rapprochees les unes des autres par une compression suffi- sante. Ils ne sont done impenetrables qu'en par- tie. Que signifie une propriete ainsi entendue? Faut-il alors la reserver uniquement aux ato- nies? Mais savons-nous si eux-memes sont impe- netrables, et d'ailleurs comment pouvons-nous 1 66 ESSAIS SUR LA PHILOSOPII1E DBS SCIENCES. parler du temoignage des sens a propos de re- sidus qui, par leur extreme petitesse, echappent precisement a tous nos sens? La Science moderne a introduit un point de vue nouveau. Desormais le grand tout, le cosmos comprend deux classes d'objets. Les uns repon- dent plus ou moins a Fidee instinctive que nous avons de la matiere; ils tombent, sinon sous nos sens, du moins sous quelqu'un de nos moyens scientifiqucs d'observation; ils sont soumis a la gravitation universelle, ils sont pesants. Lcs autres echappent a nos moyens directs; ils no se manifestent que par leurs effets; ils sont les agents ou les vehicules de ces grandes forces qui se partagent Pempire du monde : chaleur, lu- miere, electricite, gravitation, etc. Mais, tout en transmettant la gravitation, ils ne lui obeis- sent pas; ils sont imponderables ou le parais- sent. On ne leur accorde pas la qualite de ma- tiere, reservee pour les premiers. La matiere serait done tout ce qui pese . Mais qui ne voit la difference profonde entre une propriete generale, meme univer- selle, comme la pesanteur sans laquelle pour- tant la matiere se peut encore concevoir et une propriete, comme la masse, qui nous parait L.\ FORCE ET LV MASSE. 167 veritablement inherente a la matiere, qui semble en etre Fessence meme? Si la gravitation cessait d'agir, nous n'estimerions pas pour cela que la matiere a cesse d'etre; elle subsisterait toujours, elle exigerait pour se mouvoir la meme dose de force qu'auparavant. Elle conserverait la meme masse. Sans pousser aussi loin Fhypo these, les habitants des diverses planetes, s'ils existent, et s'ils cultivent comme nous la Physique mathe- matique, doivent se faire la meme idee quc nous sur le role de 1' attraction universelle; mais ils en rec.oivent des impressions bien differentes. Le litre d'eau leur parait deux fois et un quart aussi lourd qu'a nous, a la surface de Jupiter; six fois moins lourd a la surface de la Lune; et, en ad- mettant la possibilite d'une station sur le Soleil, vingt-sept fois plus lourd a la surface de ce globe immense. Entre Inhabitant de la Lune et celui du Soleil, la difference d'impression, quant au poids du litre d'eau, serait dans le rapport de i a 162. Cependant Fun et Fautre feraient usage du meme ressort pour communiquer a ce litre d'eau le meme mouvement. Le philo- sophe qui recueillerait ces impressions si di- verses constaterait quc le sentiment sur la masse est uniforme, absolu, tandis que le sentiment l68 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. sur les effets de la pesanteur est variable et re- latif (*). La qualite de peser n'est done pas com- parable a celle d'avoir de la masse, et ne saurait au meme degre servir de base a une definition de la matiere. Si j'avais a definir la matiere, je dirais : La matiere est tout ce qui a de la masse, ou tout cc qui exige de la force pour acquerir du mouve- rnent. Les idees de force et de masse sont correla- tives. Elles s'eclairent mutuellement. Quelle no- tion aurions-nous dc Faction d'une force, dc Fefficacite de notre effort personnel, si jamais nous n'avions employe cet effort a deplacer un corps? Sans doute en appuyant plus ou mo ins vivement sur un obstacle fixe, nous aurions le sentiment d'efforts varies; mais nous n'aperce- vrions pas le resultat de ces efforts, nous ignore- rions les effets qu'ils sont capables de produire. (!) Si un observateur pouvait etre place entre la Terre et la Lune, au point precis ou les attractions exercees par ces deux astres s'equilibrent, les objets qu'il manierait seraient pour lui depourvus de poids, et cependant, s'il voulait leur appliquer son ressort, il trouverait qu'ils pren- nent le meme mouvement ou possedent la meme masse qu'a la surface de la Terre. LA FORCE ET LA MASSE. 169 Nous n'en prenons conscience que le jour ou nous deplagons un corps libre de nous obeir; et en deplacant successivement divers corps, nous nous rendons compte de Finegalite des efforts qu'ils exigent de nous. Du meme coup, nous acquerons la notion de la masse, qui est la ma- niere d'etre differente des corps, par rapport a nous, par rapport a notre capacite de les mou- voir. Les deux notions sont inseparables. Cha- cune d'elles, isolee, est incomplete. Chacune appelle imperieusement Fautre, comme Faction appelle la reaction, comme la chaleur appelle la temperature, comme Facide en Chimie appelle la base. Quelques geometres, et meme des plus emi- nents, reprochent precisement a cette notion de la masse d'etre liee a celle de la force; ils vou- draient une definition directe, independante. On appelle masse d'un corps, dit Poisson, la quantite de matiere dont il est compose ( 1 ). Mais que doit-on entendre par quantite de matiere ? Nous nous faisons une juste idee des quantites relatives de matiere contenues dans des corps de meme nature. Nous comprenons Traite de Mecanique, Introduction 170 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. sans peine que deux litres d'eau contienncnt deux fois autant de matiere qu'un seul, et que cinq litres de mercure conliennent cinq fois autant de matiere qu'un seul. D'une fagon gene- rale, les quantites contenues dans des corps de meme nature sorit proportionnelles a leurs vo- lumes. Mais comment effectuer la comparaison, si les corps sont de nature differente? Qucl rap- port peut-il y avoir entre la quantite de matiere contenue dans un decimetre cube d'eau et la quantite de matiere contenue dans un decimetre cube de mercure, dans un decimetre cube de plomb ou un decimetre cube de platine? Nous savons une seule chose : le litre d'eau est plus facile a mouvoir que le litre de mercure, il exige moins de force. Or cela, c'est la relation meme entre la force et la masse. II faut done en revenir a Fexperience prealable qui 1'etablit, c'est-a-dire a la definition precedente. Pour tourner la difficulte, les memes geo- metres imaginent un point materiel , sem- blable dans tous les corps, et les quantites de matiere sont defmies par les nombres de ces points lictifs que les corps, de 1'especc la plus differente, sont censes contenir. Un point ma- teriel, dit Poisson, est un corps infiniment petit LA FORCE ET LA MASSE. 171 clans toutes ses dimensions.... On pent regarder nn corps de dimensions ilnies comme un assem- blage d'une infinite de points materiels, et sa masse comme la somme de toutes leurs masses infmiment petites. - - La masse d'un corps, dit Laplace, est la somme de ses points ma- teriels.... La densite d'un corps depend du nombre de ses points materiels renfermes sous un volume donne ( 1 ). Mais, ce procede ne fait pas disparaitre Pobjection. On est toujours en droit de demander : Qu'est-ce que la masse d'un point materiel? Et pourquoi y a-t-il plus dc points materiels dans un litre de mercure que dans un litre d'eau? La question reste sans re- ponse. II est licite, au point de vue geometriquc, d'imaginer un corps d'assez petites dimensions pour que la difference des trajectoires de ses di- verses parties puisse etre negligee. Rien n'in- terdit d'appeler un tel corps point materiel . Mais cette appellation ne doit pas franchir le domaine mathematique, 1'abstrait. Elle est sans portee sur le reel. Dans le monde physique, il (!) Exposition du Systeme du Monde, 6 e edition, p. 173 et 170. IJ2 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. n'y a que des corps finis, et des atonies ou ele- ments primordiaux dont nous ignorons absolu- ment les masses et les dimensions. Nous sommes incapables de dire - - jusqu'a present du moins - si Telement primordial d'un corps est plus ou rnoins dense que 1'element primordial d'un.autre corps. Nous savons uniquement, pour Tavoir directement constate, que des volumes tres re- duits de plomb et de platine exigent des forces inegales pour prendre le meme mouvement, et ont par consequent des masses differentes ( 4 ). Pendant les premiers temps ou fut constitute la Mecanique rationnelle, il y eut une tendance fort concevable a restreindre le plus possible les emprunts fails a 1'experience. On voulait donner a cette Science un aspect systematique et un ca- ractere logique, comparables a ceux de la Geo- metrie, ou les donnees physiques sont en effet peu nombreuses et passent meme parfois inaper- gues. Nous en retrouvons encore aujourd'lmi la marque dans la constitution hypothetique, attri- (!) La definition de la masse par le nombre des points jnateriels ne serait legitime que si la Chimie parvenait a demontrer que la nature de tous les corps est identique et qu'il n'y a que des groupements d'un seul et meme atome. LA FORGE ET LA MASSE. 173 buee aux corps solides ; 11 en resulte des erreurs facheuses au cours d'importantes propositions, notamment dans la theorie du choc. Le progres des Sciences naturelles tend a modifier ce point cle vue et dispose les esprits a considerer desor- mais la Mecanique, meme dans sa partie ration- nelle, comme essentiellement fondee sur Fobser- vation. La methode deductive, souveraine dans les Mathematiques pures, n'est feconde en Meca- nique qu'a la condition de s'appliquer a des elements reels, fournis par le monde exterieur. Sinon elle conduit a des resultats qui concernent non le monde tel qu'il est, mais tel qu'il nous plait de Fimaginer. L'abstraction permise doit porter uniquement sur les qualites et les circon- stances etrangeres au probleme dynamique pro- prement dit. Dans un corps isole, nous pouvons et nous devons negliger la couleur, la tempera- ture, les affinites chimiques, parce qu'elles sont sans influence sur le rnouvement. Mais nous re- tenons Finertie ou la mobilite, la masse, le mode de composition des forces. Si plusieurs corps sont en presence, nous retenons encore d'autrcs proprietes, negligeables dans un corps isole : la reaction, Felasticite et, en cas de choc ou de 1 7.4 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. frottement, la convertibility clu mouvcment en chaleur. Des lors, il ne dcvrait pas etrc loisiblc d'envi- sager des masses abstraites ct des corps solides -de forme invariable. II n'est pas moins illogique de repousser la notion directe de force, sous pretexte qu'elle est puisee dans le sentiment de notrc effort personnel, c'est-a-dire dans I'obser- vation de la Nature. Pourquoi ne pas repousser aussi les couleurs du spectre solaire, parce que c'est notre reil qui les voit? En deiinissant la force a le produit dc la masse par la Vitesse , comme le voudraient certains auteurs, en don- nerait-on une idee bien nette a Fhomme qui n'aurait jamais essaye sa force musculaire? Au- tant les Mathematiques pures aspirent a s'elevcr dans la region de 1'abstrait, autant les Sciences physiques, dont la Mecanique est la premiere, doivent plonger leurs racines dans le concrcl. sous peine de manquer dc base ct de s'cpuiscr bicntot en speculations chimeriques. CHAPITRE II. CAPACITES DYNAMIQUES. LA PESANTEUH. La propriete de la masse s'eclaire d'un jour plus vif quand on 1'observe dans dcs corps bomogenes, dc nature differente, ayant memo volume. Les inegalites dc masse remarquecs cntre eux tienncnt alors uniquement aux va- rietes de matierc qui Ics composent. L'experi- mentateur, muni du rcssort dont nous avons fait usage, peut constatcr que si Ic decimetre cube d'cau cxige une force egalc a un pour acquerir unc vitessc de 10 metres environ (c'est-a-dire 9 m ,8o88...) au bout d'une seconde, le decimetre cube de plomb cxigera une force egale a onze et demic, pour acquerir la meme vitessc; Ic de- cimetre cube de mercure exigera unc force egale a treize et demic; Ic decimetre cube de platine exigera vingt et un et demie, etc. Ghaque corps, suivant sa nature, reclamera, sous le meme vo- lume, une force differente. 176 ESSAIS SUR LA PH1LOSOPIIIE DliS SCIENCES. II serait temeraire de conclure, je Fai dit, que ces decimetres cubes contiennent plus on moins de matiere. 11 se peut que le nombre dcs ele- ments indivisibles de Feau soit le meme que le nombre des elements indivisibles du plomb, du mercure ou du platine, et que chacun de ces elements ait un egal volume. II se peut aussi que le nombre des elements differe, mais que leur volume differe en sens inverse, de telle sorte que le volume absolu de la matiere can, contenue dans un decimetre cube, soit egal au volume absolu de la matiere plornb, mercure ou pla- tine. Dans ces conditions, comment preten- drait-on que la quantite de matiere de Fun est superieure a la quantite de matiere de Fautrc? La seule affirmation legitime, c'est que la ma- tiere eau ne se comporte pas, a Fegard des for- ces, comme la matiere plomb, mercure ou pla- tine. En d'autres termes, Feau, le plomb, IP mercure et les divers corps, sous le meme vo- lume, absorbent des quantites differentes de force ou d'impulsion pour prendre le meme motivement. C'est un phenomene analogue a celui qu'on releve en Physique, au sujet de Fechauffement des corps. Geux-ci, soit qu'on les compare sous CAPACITES DYNAMIQUES- LA PESANTEUR. 177 le meme volume, soil qu'on les compare sous le meme poids, n'absorbent pas la meme quantite de chaleur pour acquerir la meme elevation de temperature. Us n'ont pas, selon le terme usite, la meme capacite calorifique. De meme, au regard du mouvement, ils n'orit pas la meme capacite dynarniquc ( f ). II est possible de dresser, pour les differentes especes de corps bomogenes, une echelle des capacites dynamiques, semblable a celle des ca- pacites calorifiques. Les chiffres des deux ta- bleaux n'ont pas d'ailleurs de correspondance entre eux, et il ne faut pas s'en etonner; car nous n'apercevons pas un lien necessaire entre les vibrations calorifiques ou le phenomene quel- conque designe sous ce nom, et le plus ou moins de facilite qu'on trouve a deplacer les corps. Nous observons meme les plus grandes diver- gences de valeur, les corps de faible capacite dynamique ayant souvent les plus fortes capa- cites calorifiques. Le plomb, compare a Feau, sous le meme volume, possede une capacite dy- namique de onze et demie, et une capacite calo- (*) G'est le terme que j'ai propose dans un Memoire lu a 1'Acadcmie des Sciences, le r4 novembre 1887. 178 ESSAIS SUR LA PHILOSOPIIIE DES SCIENCES. rifique a peine super ieure a un tiers. Le mer- cure possede une capacite dynamique de treize et demie, et une capacite calorifique inferieure a une demie ('). Les experiences faites en divers lieux du globe ct ; dans le meme lieu, suivant diverses direc- tions, montrent que la meme impulsion commu- nique toujours au meme corps le meme mouvc- ment. Gependant chaque fois le corps s'offrc dans des conditions differentes. La vitesse dont il est anime, par suite de la rotation du globe, diminue a mesure qu'on s'eloigne de Fcquateur; en outre, ellc sc combine fort inegalement avec la vitesse procuree par Fimpulsion, selon que celle-ci est dirigee dans le sens du meridien ou selon qu'elle est dirigee dans un sens perpen- diculaire. Ces circonstanccs n'ayant pas d'in- fluence sur la vitesse due a Fimpulsion ou sur la vitesse observee, on peut dire des lors que la capacite dynamique des corps est constante , ou qu'elle est independante de leur etat de repos ou de mouvement. Les capacites calorifiques suivent un tout ( ! ) Dans ces exemples et les precedents les chifTres sont arrondis. CAPACITES DVNAMIQUES. LA PESANTEUR. 179 autre regime. La capacite (Tun corps n'est pas independante de son etat thermique. Sauf chez les gaz qualifies de parfaits ou fort eloignes de leur point de liquefaction, la capacite calorifique se modifie quand on opere dans des limites de temperature assez larges et qu'on approche du changement d'etat des corps, ou de leur passage de 1'etat solide a 1'etat soit liquide, soit gazeux. En Mecanique rien de pareil ne justifierait la modification de la capacite dynamique. II n'y a pas de changement d'etat . Les plus grandes vitesses relevees ne paraissent produire aucune alteration dans les conditions physiques et chi- miques des corps. Us se comportent, a ce point de vue, comme les gaz parfaits au point de vue calorifique. La mobilite des corps, sous le meme volume, est en raison inverse de leur capacite dyna- mique. Si la mobilite de 1'eau est prise pour unite, la mobilite d'un corps quelconque sera representee par le rapport de i au chiffre de sa capacite dynamique. L'echelle ainsi obtenue presente moins de disparates avec celle des ca- pacites calorifiques que 1'echelle des capacites dynamiques. Mais ce sont la de simples rappro- chements arithmetiques. l8o ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. La determination directe des masses, a 1'aide d'appareils mecaniques, est fort simple en theo- rie. Mais elle ne laisse pas, dans la pratique, de rencontrer de serieuses difficultes. Des qu'il s'agit surtout de corps volumineux, le procede devient a peu pres inapplicable. A la rigueur, pour la determination des capa- cites dynamiques, on peut s'en tenir a des vo- lumes tres reduits, car les resultats de la com- paraison sont independants du volume absolu. Une fois ces capacites fixees, les masses des corps proposes s'en deduisent en multipliant le chifFre de la capacite par le volume du corps. Mais cette methode ne convient qu'a des corps parfaitement homogenes. La moindre trace d'he- terogeneite supprime toute exactitude. Aussi, dans la plupart des cas, Femploi d'appareils, du genre de ceux auxquels j'ai fait allusion, n'offre pas de ressources suffisantes. Heureusement, la Nature fournit un moyen aussi expeditif qu'inattendu de tourner Fob- stacle. Les physiciens ont constate que tous les corps, d'espece quelconque, depuis le plus fin duvet jusqu'au bloc de plomb ou de platine, tombent dans le vide avec une egale rapidite. Si on les precipite a la fois de la meme hauteur, CAPACITES DYNAMIQUES. LA PESANTEUB. l8l ils arrivent au has de la chute au meme mo- ment. Ces corps sont done tous sollicites, pen- dant leur descente, par des forces exactement proportionnelles a leurs masses respect! ves; puisque, par definition, les masses sont pro- portionnelles aux forces qui leur impriment le meme mouvement dans le meme temps. Or ici les forces appliquees aux corps resultent de Fattraction terrestre, c'est-a-dire constituent, pour chacun d'eux, son propre poids. Les poids des corps sont done rigoureusement propor- tionnels a leurs masses et peuvent ainsi leur servir de mesure. En d'autres termes, au lieu de mouvoir les corps, pour en evaluer la masse, il suffira de les peser. Ge fait experimental est connu depuis long- temps. II nous est devenu tellement familier que nous finissons presque par conforidre la masse avec le poids. Ces deux proprietes nous sem- blent indissolublement liees Tune a Fautre. Ge- pendant, si Ton y regarde, une telle coincidence est bien Tevenement le plus extraordinaire et le moms prevu que put nous reveler Fetude de la Nature. Quel rapport, en effet, imaginer a priori entre la masse et le poids? La masse, c'est le plus ou moins d'effort que reclame un 1 82 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. corps pour un meme deplacement. Le poids, c'est le plus ou moins d'attraction exercee sur lui par le globe terrestre. Quel lien y a-t-il entre ces deux ordres de fails? Qu'est-ce qui empeche- rait qu'un corps tres facile a mouvoir fut en meme temps puissamment attire? Ne voyons- nous pas pareille opposition se manifester dans une foule de circonstances? Par exemple, les corps les plus lourds ne sont-ils pas en general les plus aisement echauffables? Et le fer, plus leger que le platine, n'est-il pas beaucoup plus attire que ce dernier par un aimant? La force de cohesion, Faffinite chimique sont-elles en raison des masses en presence? Ne varient-elles pas enormement selon la nature des substances? Jusqu'ici aucune serie de phenomenes ne s'est montree en exacte concordance avec les masses et avec les masses seules. La proportionnalite ri- goureuse, mathematique, exclusive, n'a ete ob- servee que dans le phenomene de la gravitation universelle. La loi de la gravitation, formulee par Newton, porte sur deux points : la proportionnalite de la force aux masses, et son decroissement en raison inverse du carre de la distance. Gette derniere condition pouvait se prejuger, car les forces CAPACITES DYNAMIQUES. L.\ PESANTEUR. l83 rayonnantes propageraient difficilement leur action suivant un autre mode. Mais le rapport direct des forces aux masses, rien ne devait le faire presumer. II faut toute 1'habitude que nous en avons prise, soit par la connaissance des lois astronomiques, soit par le maniement journalier des corps, pour que nous 1'enregistrions sans un sentiment de surprise et d'admiration. Plus on medite sur les effets de la gravitation universelle, moins on s'explique sa proportion- nalite aux masses. Si la gravitation procedait de la matiere elle-meme, en etait pour ainsi dire une emanation directe, on comprendrait jusqu'a un certain point qu'elle fut proportionnee a la masse. Mais alors, elle devrait, semble-t-il, s'af- faiblir peu a peu avec le temps, comme les radia- tions calorifiques et lumineuses qui s'eteignent progressivement. Dans les corps de petites di- mensions elle devrait meme avoir disparu. Or les astronomes ne constatent, depuis les temps historiques, aucune diminution de la gravitation dans les astres de volume reduit, comme la Lune, dont les radiations calorifiques sont de- venues a peu pres nulles. Si, au contraire, la gravitation resulte de quelque action exterieure aux corps, qui les pousserait les uns vers les 1 84 ESSA1S SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. autres a la maniere d'un fluide dans lequel ils se trouveraient plonges, elle devrait etre sensi- blement proportionnelle a la surface des corps, ou a leur volume, si Ton suppose le fluide assez subtil pour penetrer dans toute la profondeur. Mais elle ne serait pas, dans cette hypothese, en rapport avec la masse. De toutes fagons, le mys- tere de la proportionnalite reste inexplique. Les poids des corps, a la surface du globe, etant proportionnels a leurs masses, et la pesan- teur variant d'un lieu a un autre, tandis que les masses ne varient pas, il s'ensuit que, selon la latitude, les memes masses sont sollicitees par des forces differentes. Par consequent les vi- tesses acquises au bout du meme temps, dans un mouvement de chute vers le sol, changent avec la latitude. C'est a 1'aide des modifications de cette vitesse que les physiciens mesurent avec le plus d'exactitude les variations de la pesanteur. Celles-ci pourraient d'ailleurs etre constatees directement par le degre de tension d'un res- sort suffisamment delicat auquel un poids de- meurerait suspendu. De meme que nous avons compare les masses des corps homogenes, sous 1'unite de volume, et CAPACITES DYNAMIQUES. LA PESANTEUR. 1 85 que nous en avons deduit les capacites dyna- miques; de meme on compare les poids, sous Funite de volume, et Ton en deduit les densites. Ce mot, dans le langage ordinaire, reveille Pidee d'une matiere plus ou moins serree, plus ou moins compacte. II faut se garder de semblables images qui faussent la vue des choses. L'inegalite de capacite dynamique indique seulement une inegalite dans la mobilite, mais ne prejuge rien quant a la quantite absolue de matiere. L'inega- lite de densite ne prejuge pas davantage une ine- galite de compacite ; car deux corps fort inegale- ment denses peuvent opposer la meme resistance a la compression. L'inegalite de densite indique seulement une inegalite dans Fattraction exercee par le globe terrestre. Si Ton prend pour unite de densite le meme corps dont la masse serait prise pour unite de masse, alors les chiffres exprimant les densites des divers corps seront idenliques aux chiflres exprimant leurs capacites dynamiques, puisque les poids sont proportionnels aux masses. Si, par exemple, le decimetre cube d'eau etait choisi comme terme de comparaison a la fois pour les poids et pour les masses, les capacites et les den- sites auraient les memes valeurs numeriques. )86 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. Mais il n'a pas etc possible de proceder ainsi. La masse qui, sous Faction d'une force egale a un kilogramme, contracte, au bout de 1'unite de temps, une vitesse egale a un metre, n'est pas la masse d'un decimetre cube d'eau ; mais bien la masse de pres de dix decimetres cubes d'eau. En d'autres termes, un corps tombant librement dans le vide acquiert une vitesse environ dix fois trop grande pour que sa masse puisse servir d'unite, quand son propre poids a ete choisi comme unite de poids. Ge double choix ne serait permis que si 1'unite de longueur adoptee etait pres de dix fois plus grande. II faudrait done, pour atteindre le but, prendre comme unite de longueur, non le metre actuel, mais la vitesse acquise par un corps tombant librement dans le vide pendant une seconde. Le metre ainsi fixe serait egal a 9, 8088 . . . fois le metre actuel, et le nouveau decimetre remplacerait celui-ci presque exactement. Les avantages qu'eut presentes une semblable combinaison sautent aux yeux. Le decimetre cube d'eau aurait fourni a la fois 1'unite de poids et 1'unite de masse, tandis que sa matiere meme servait de terme de comparaison aux densites et aux capacites dynamiques. Dans toutes les for- CAPACITES DYNAMIQUES. LA PESANTEUR. 187 mules, on eut evite la repetition fastidieuse du nombre g ou 9,8088 Enfin si, a un moment, on voulait verifier 1'unite de longueur, il etait plus facile de faire une experience avec le pen- dule a Paris que de mesurer a nouveau le meri- dien terrestre. Mais il serait oiseux d'insister aujourd'hui : la question est tranchee definiti- vement par Tadoption du metre geographique franc.ais, qui tend a devenir 1'unite de longueur des nations civilisees. En resume, les unites qui ont prevalu sont, avec le metre : La seconde astronomique ou 864oo^ me partie du jour sideral; Le kilogramme ou poids du litre d'eau, ser- vant a la fois d'unite de poids et d'unite de force; Et la masse de g decimetres cubes d'eau. Cette derniere unite n'etait pas arbitraire ou fixee a priori, comme les autres ; mais elle a ete imposee par la condition - - resultant d'une loi naturelle que, soumise a une force de i kilo- gramme, pendant une seconde, elle acquiert une vitesse egale a i metre. CHAPITRE III. DU PROBLEME DYNAMIQUE. Tout probleme dynamique, malgre son appa- rente complexite, peut se ramener a ces termes simples : Inexperience ayant appris qu'une force de i kilogramme communique a une masse de g decimetres cubes d'eau, au bout d'une se- conde, une vitesse egale a i metre, quelle vi- tesse communiquera une force d'un riombre quel- conque de kilogrammes, agissant pendant un temps quelconque sur une masse d'un nombre quelconque de decimetres cubes d'eau? Ce probleme pourra se compliquer, et il se complique en effet, par suite de ce que Ton con- sidere une force variable en grandeur et en di- rection, ou meme plusieurs forces agissant a la fois sur un corps, ou enfin des forces agissant sur plusieurs corps relies entre eux de diverses fa- Cons. Mais au fond la question n'est pas changee. 1 90 ESSA1S SUR LA PH1LOSOPI1IE DES SCIENCES. Soil pour ramener le probieme complique a des termes simples, soil pour resoudre le pro- bieme simple lui-meme, il est necessaire de re- courir a Fexperience. Elle seule peut nous faire connaitre : i comment une force constante unique agit sur un corps, lorsque Fintensite, la masse et le temps cessent d'etre egaux a F unite ; 2 comment plusieurs forces combinent leur ac- tion sur un corps ou sur un systeme de corps. Inexperience a done, outre le fait initial qui relie entre elles les diverses unites, a determiner certaines lois, grace auxquelles nous puissions passer du fait initial au probieme simple formule plus haut, ainsi que ramener le probieme com- pose a des termes simples. Le probieme dynamique, dans sa generalite, consiste, on le voit, a passer de la connaissance des forces et des masses a celle du mouvement. II a regu le nom de direct. Mais il a son inverse, qui est celui-ci : Les masses et leurs mouve- ments etant connus, deduire les forces. Les memes lois experimentales serviront a resoudre ce dernier. La question inverse se pose dans Fetude des phenomenes de FUnivers. Quand nous prome- DU PROBLEME DYNAMIQUE. igi nons nos regards autour dc nous, nous aperce- vons de la matiere en mouvement; nous igno- rons le plus souvent les forces qui la meuvent. Lorsque Newton proceda a la decouverte de la gravitation universelle, il avait devant lui les mouvements des planetes et dc leurs satellites, et de ces mouvements il deduisait la force. Ga- lilee, quand il etudiait la chute des corps graves; Cavendish, quand il voulait mesurer Fattraction de la Terre, avaient sous leurs yeux certains mouvements. Dans le domaine des arts et de Tindustrie, nous avons a resoudre habituellement la ques- tion directe. Nous disposons de forces, chute d'eau, \apeur, electricite, etc., et nous calculons les mouvements que nous pourrons obtenir au moyen de leur emploi. Le probleme direct est done pour ainsi parler du domaine de la pra- tique, et le probleme inverse du domaine de la theorie. Bien entendu, cette regie n'est pas sans exception. Les deux questions ofFrent entre elles une difference fondamentale, dont Timportance phi- losophique ne saurait echapper. Le probleme direct est essentiellement deter- mine. II nc comporte qu'une solution. La masse KJ2 ESSAIS SUR LA PHILOSOPIIIE DES SCIENCES. d'un corps etant donnee ainsi que les forces qui agissent sur lui, le mouvement en resulte neces- sairement. On ne comprendrait pas que 1'effet a produire demeurat dans 1'indecision et que la meme cause, dans les memes conditions, s'exercat de fagons multiples. , Le second probleme au contraire est inde- t ermine. II peut comporter un grand nombre et ineme une infinite de solutions. Tout d'abord, il n'aboutit pas la plupart du temps a des realites certaines, mais a des causes plus ou moins hypothetiques. La solution est subjective plutot qu' ''objective. Nous assistons a des mouvements, sans pouvoir en assignor les causes veritables. Alors nous imaginons des forces, analogues a nos efforts personnels, et qui seraient suscep- tibles de produire ces memes mouvements. Nous tenons le probleme pour resolu quand nous sommes parvenus a cbiffrer ces forces fic- tives, par comparaison avec 1'unite qui nous est familicre, et a en fixer la direction. En ce qui concerne la gravitation, dont la vraie nature nous est cachee, nous nous la representons vo- lontiers a la maniere d'un effort agissant pour tirer ou pousser les astres les uns vers les autres. Notre esprit, a defaut d'une connaissance plus DU PROBLEMS DYNAMIQUE. ig3 complete, eprouve une vive satisfaction a expri- mer le phenomene sous cette forme simple qui nous parait le mieux cadrer avec les fails. Tel fut le sentiment des contemporains de Newton, quand ils saluerent sa memorable decouverte. Bien que ce grand homme eut eu le soin d'avertir qu'il ne prejugeait rien quant a la cause reelle de la gravite, personne n'hesita a considerer sa formule mathematique comme Fexpression de la plus belle loi de 1'Univers. Le probleme inverse a done ordinairement pour but, non d'assigner les forces veritables, mais d'evaluer les forces fictives ou theoriques qui pourraient engendrer les mouvements ob- serves. A ce point de vue deja la solution est indeterminee, puisqu'elle n'est pas emprisonnee dans une realite precise. Mais elle est indeter- minee, bien davantage, a un autre litre. En effet, une foule de systemes de forces peu- vent repondre a la question. Assurement deux forces differentes ne peuvent pas individuelle- ment solliciter un corps d'une maniere iden- tique. Mais plusieurs forces peuvent se combiner sur un corps, et a plus forte raison sur un en- semble de corps relies entre eux, de fagon a pro- duire le meme effet que produiraient d'autres i3 1 94 ESSAIS SUR LA PHILOSOPH1E DES SCIENCES. forces, differentes des premieres, venant se com- biner a leur tour. Par exemple, sur un point materiel plusieurs forces ont une resultante, et celle-ci est susceptible de produire le meme effet que la collection des forces donnees. Autour de cette resultante, on peut concevoir autant de systemes de composantes qu'on voudra, tous egalement capables de communiquer le meme mouvement. On serait done condamne a une perpetuelle incertitude, si les recherches n'arrivaient pas a se circonscrire, grace a cette disposition de notre esprit qui nous fait poursuivre, en toute occurrence, la solution la plus simple possible. La ou une seule force pourrait suffire, nous n'en imaginons volontiers pas deux; la ou deux forces suffiraient, nous n'en imaginons pas trois. Des lors, en presence d'un mouvement, nous commengons toujours par examiner si une ou plusieurs forces sont deja imposees par la nature de la question, si leur existence est certaine, en dehors de notre propre maniere de voir. Cette constatation faite, nous tachons de decouvrir le systeme de forces le plus simple qui, combine avec les forces imposees, suffirait a assurer le mouvement observe. Ainsi, quand un projectile DU PROBLEME DYNAMIQUE. 1 Q5 se meut dans le vide, une force est imposee : la pesanteur. Quand il se meut dans Fatmosphere, deux forces sont imposees : la pesanteur et la resistance de Fair. Si ces deux forces ne suffi- saient pas, avec la vitesse initiale, pour expli- quer le mouvement, nous aurions a rechercher ou a imaginer une troisieme force qui, combinee avec les precedentes, procurerait le deplacement effectif. En regie generale, qu'il s'agisse d'un corps ou d'un assemblage de corps, nous poursuivons toujours le systeme le plus simple possible dc forces, qui, combine avec celles dont nous con- naissons par avance Fexistence, suffit a produire le mouvement observe. Le probleme se trouve ainsi ramene a la determination; mais c'est une determination relative. Ellc peut ne pas repondre a la realite des faits. Si nous ignorions, je sup- pose, la presence de deux forces distinctes sur le mobile qui transite dans Fair, nous serions amenes a expliquer son mouvement par une seule force dont Fexpression, assez compliquee d'ailleurs, ne serait pas en harmonic avec les ele- ments naturels du phenomene. II y a done, pour repeter le mot ; une forte part de subjeclif dans la solution du probleme qui consistc a remonter i3* 196 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. des mouvements a letirs causes. Tandis que cette part ne se rencontre pas dans le probleme qui descend des causes a leurs effets. Quand nous envisageons la question dyna- mique sous sa forme la plus elementaire, a sa- voir : Determiner la vitesse qu'une force con- stante en grandeur et en direction imprime a une masse donnee au bout d'un certain temps , nous sommes portes a croire que cette question pourrait etre resolue directement, au moyen de la relation connue entre les unites de temps, de force, de masse et de longueur, par de simples regies de proportion. Mais ce serait une grande erreur, qu'explique seulement notre longue habitude des verites physiques. Com- ment, en effet, trouverions-nous dans les Mathe- matiques, c'est-a-dire en nous-memes, les lois suivant lesquelles les forces font mouvoir la ma- tiere? De ce qu'une force communique une cer- taine vitesse a une masse au bout d'un temps donne, pouvons-nous prevoir ce que fera une force double? ou ce que fera la meme force sur une masse double? ou ce que fera la meme force, sur la meme masse, au bout d'un temps double? De quel droit affirmerions-nous que la DL PROBLEME DYNAMIQUE. 197 vitesse sera doublee dans le premier et le troi- sieme cas, et reduite de moitie dans le second? Sans doute cela nous parait devoir etre ainsi. Mais notre conviction n'a pas le caractere de ne- cessite logique; elle resulte exclusivement d'une pratique si ancienne que nous n'en aperce- vons plus 1'origine, et c'est la ce qui produit notre illusion. En realite, la Mecanique repose tout entiere sur un certain nombre de verites initiales, eta- blies a Faide de 1'observation directe de la Nature. Ces verites ou Lois generates du mou- vement permettent seules de resoudre les pro- blemes dynamiques, depuis la plus simple rela- tion entre la force et la masse, jusqu'aux lois majestueuses de TAstronomie et jusqu'aux com- plications si grandes de la Physique terrestre. L'unique role du calcul est d'aider a mettre en relief les consequences que ces lois, recelent et de constituer ainsi un enchainement systema- tique, dont 1'experience a forge le premier an- neau. CHAPITRE IV. LES LOIS GENERALES DU MOUVEMENT. Les Lois generales du mouvement sont ac- tuellement ail nombre de trois. II devient neces- saire d'en adjoindre desormais une quatrieme, sans laquelle les phenomenes de contact entre les corps (frottement, choc, deformation, etc.) recoivent une explication incomplete, souvent meme tout a fait erronee. La premiere, dite : Loi d'egalite entre I'ac- tion et la reaction, est due a Newton (*). Elle constate que, dans la Nature, les actions sont toujours egales deux a deux et de sens con- traires. II n'y a pas d'action, petite ou grande, qui n'ait son exacte contre-partie. Si Ton pou- vait joindre par une tige rigide les deux corps entre lesquels s'exercent deux actions recipro- (') Je presente ces lois, non dans 1'ordre chronologique, mais dans 1'ordre qui semble le plus logique. 200 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. ques, celles-ci se neutraliseraient et les deux corps, en 1'absence de toute autre cause, seraient reduits a 1'immobilite. Newton a verifie ce grand principe sur tous les mouvements des corps celestes connus de son temps. Ses successeurs, dans leurs innom- brables applications du calcul a 1' Astronomic, n'ont jamais eu a enregistrer la moindre dero- gation. Les differents corps de notre systeme, depuis le Soleil jusqu'au dernier asteroide, s'in- fluencent, deux a deux, avec une egale energie et dans des directions opposees. Les recentes observations faites sur le mouvement des etoiles doubles ou triples conduisent a penser que la meme loi preside aux evolutions de ces astres lointains. Sur notre planete, des faits varies, des pheno- menes de toutes sortes mettent a chaque instant le principe en evidence. Si dans Finterieur d'un corps, les actions qui se developpent de molecule a molecule ne se faisaient pas continuellement equilibre, ce corps ne resterait pas immobile sur un plan horizontal, ou ne garderait pas la verticale a Textremite d'un fil de suspension. Mais il se deplacerait ou s'inclinerait dans le sens de la resultante generate des actions intc- LES LOIS GENERALES DU MOU YEMENI. 2OI rieures. Un aimant attache a un morceau de fer doux entrainerait celui-ci ou serait entraine par lui. Le liquide contenii dans un vase pose de niveau se porterait d'un cote ou meme s'echap- perait par-dessus les bords. Les reactions chi- miques, dues aux affinites mutuelles, occasion- neraient le renversement du recipient dans lequel elles s'operent. En un mot, tous les phenomenes seraient profondement troubles, car ils doivent leur forme actuelle a la reciprocite parfaite des actions en presence. Gette reciprocite nous est quelquefois voilee par les intermediaires a travers lesquels les actions se transmettent. Quand nous voulons exercer une pression sur un corps a 1'aide de ressorts, de fluides ou d'objets plus ou moins deformables, nous n'observons pas tout d'abord une rigoureuse egalite entre Feffort au point de depart et Teffort au point d'arrivee. 11 semble que Faction initiale se disperse et se perde en partie dans le mecanismc de transmission. Mais si nous attendons que celui-ci ait pris une forme invariable, que ressorts, poulies, courroies, etc., suffisamment tendus, forment un systeme geo- metrique, nous constatons chez le dernier corps impressionne ou dans Fobstacle contre lequel 1 3" 202 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. nous appuyons, une reaction exactement egale a Teffort d'origine. En chaque point de Tappareil la reciprocite regne alors et la portion de droite tire ou pousse la portion de gauche, de la meme fagon que celle-ci tire ou pousse celle-la. 11 est facile de reconnaitre dans cette loi Tadage fameux : Dans la Nature, rien ne se cree. En ce qui concerne le mouvement, cet adage n'a ricn d'un axiome rationnel. II exprime une simple verite experimentale, dont nous n'aurions jamais ete assures sans les recherches auxquelles se sont livres les physiciens. La Mecanique contient d'autres verites, sur lesquelles on est arrive ega- lement a se meprendre et dont on place la source dans la raison au lieu de la voir dans le monde exterieur. La se.conde loi, formulae par Kepler, porte - assez improprement d'ailleurs -- le nom de Loi d'incrtie. Ce terme merite une explication. En fait, la maticre n'est point inerte. Elle se trouve, personne ne Tignore, en perpetucllc acti- vite. Soumise a la gravitation universelle, qui en mainticnt toutes les parties dans une etroite de- pendance, elle est, en outre, le siege des pheno- menes les plus varies. Attractions moleculaires, LES LOIS GENERALES DU MOUVEiMENT. 2o3 affinites chimiques, actions calorifiques, electri- ques, etc., Faniment ou la dominent, et ne lui permettent pas de rester inerte un seul instant. Quand on la declare telle, c'est par une pure abstraction : on suppose les corps places dans des conditions qui neutralisent les actions natu- relles ou les rendent peu appreciables vis-a-vis des effets mecaniques qu'on projette de produire et de mesurer sur eux. On imagine, par exemple, qu'ils roulent sur une surface horizontale parfai- tement polie, ou la pesanteur et les frottements seraient a peine ressentis et ou Fattraction des corps voisins serait absoluraent negligeable. Ce n'est done pas dans le sens d'inactif qu'il faut entendre le mot inerte. La veritable signi- fication est celle-ci : Quand un corps possede une certaine vitesse, il la garde sans alteration in- definiment, si aucune influence exterieure .n'agit sur lui . Comprise ainsi, la loi d'inertie merite- rait beaucoup plutot le nom de Loi de la con- servation du mouvement. II parait evident, d'apres la loi de Newton, qu'un corps ne peut pas, par lui-meme, aug- menter sa vitesse actuelle ou se tirer du repos. Car, toutes les actions qui s'exercent en lui se neutralisant deux a deux, elles n'engendrent au- 204 ESSA1S SUK LA PHILOSOPIHE DES SCIENCES. cime resultante et par consequent elles ne peu- vent accelerer le mouvement, ni rompre rimmo- bilite. Mais il n'est pas aussi evident que le corps ne puisse pas se ralentir par degres. Pourquoi ne perdrait-il pas sa vitesse par une sorte de rayon- nement, comme il perd sa chaleur et sa lumiere? La nature de cette modification singuliere, dit Laplace, en vertu de laquelle un corps est trans- porte d'un lieu dans un autre, est et sera tou- jours inconnue. Nous ne pouvons done pas fixer a priori les conditions de la conservation de la vitesse. Si 1'espace indefini etait rempli d'un milieu susceptible d'opposer une resistance, et si nous ne savions pas faire le vide relative- ment a ce milieu, comme nous le faisons pour les gaz ponderables, nous verrions le mouvement des corps se ralentir plus ou moins vite, sans que nous puissions soupgonner la cause de cette alte- ration. La loi d'inertie, en pareil cas, n'aurait jamais ete formulee. Une telle supposition n'est pas bien extraor- dinaire, puisqu'a 1'heure actuelle les physiciens et les astronomes se demandent si Tether ou le milieu quelconque, auquel sont provisoirement attribues les phenomenes de chaleur, de lumiere et d'electricite, ne derangera pas a la longue le LES LOIS GENERALES DU MOUVEMENT. 2O5 mouvement des astres. Qu'on imagine ce milieu plus dense, et la loi d'inertie cesserait d'etre exacte dans le domaine de nos observations. Si nous la tenons pour certaine, c'est done en vertu de circonstances que Inexperience seule devait mettre en evidence. On comprend des lors com- bien sont vaines les tentatives faites, a diverses epoques, pour etablir cette loi par le raisonne- ment. Elles se resument toutes a declarer la matiere incapable de changer son propre etat. Comme si, a chaque instant, et sous une foule d'autres rapports, cette matiere ne nous etonnait pas par la multiplicite de ses transformations! Les memes causes qui assurent la conservation de la vitesse en grandeur Tassurent egalement en direction. Si le corps se mouvait en ligne droite, au moment ou les forces exterieures Font abandonne, il continuera de se mouvoir suivant la meme ligne droite. S'il parcourait une courbe, il s'en detachera suivant la tangente, au moment precis ou les forces disparaissent, et il s'eloignera indefmiment dans cette direction. Je rappelais tout a 1'heure 1'adage : Rien ne se cree. II n'est pas complet; on ajoute ordinairement : Rien ne se perd. Si la loi de Newton repondait a la premiere partie de 200 ESSAIS SUK L.V PII1LOSOPIIIE DES SCIENCES. 1'adage, la loi de Kepler repond a la seconde. Les deux lois reunies expriment ce grand fait, que le mouvement est indestructible, ou du moins qu'il ne nous est pas donne historique- ment d'en constatcr la destruction. D'une part, il ne peut augmenter, puisque toute action mo- trice est accompagnee, dans FUnivers, d'une action egale, en sens contraire. D'autre part, il ne peut diminuer, puisque la loi d'inertie nous le montre se conservant dans chaque corps pendant une duree reputee indefinie, sauf Fintervention d'une action etrangere, laquelle aurait sa contre- partie inevitable. Je reviendrai du reste sur ce principe, qui merite de plus amples develop- pements. Les geometres emploient frequemment Fex- pression de force d'inerlie. Les deux mots pa- raissent contradictoires, car ce qui est inerte ou inactif ne saurait engendrer une force. II serait plus exact de dire : resistance d'inerlie. Encore meme convient-il d'eclaircir le sens donne ici au mot resistance. Quand nous poussons devant nous un corps entierement libre, il ne nous oppose pas une resistance semblable a celle d'un poids que nous voudrions soulever; car le moin- LES LOIS GEXEKYLES DU MOUVEMENT. 207 dre effort ebranle le corps, tandis quc le poids est souleve seulement par un effort superieur au poids lui-meme. La resistance ou plutot la reac- tion du corps suppose libre se proportionne a notre propre action ; mais loin de detruire celle- ci, comme ferait un poids ou un frottement ou tout autre obstacle, elle la laisse passer integra- lement dans le corps, ou elle s'accumule sous la forme de masse en mouvement. Ge que nous appelons : force d'inertie ou resistance d'inertie , est done le procede employe par la Nature pour transmettre le mouvement d'un corps a un autre. Ainsi entendue, la locution force d'inertie a 1'avantage d'exprimer d'une maniere concise le phenomene de la transmis- sion de Fimpulsion. Durant ce phenomene, le corps fournissant Fimpulsion se trouve dans le meme cas que s'il etait repousse par un effort egal a la reaction du corps qui la regoit. Mais dans tout ceci il n'y a rien de contraire a la loi d'iner- tie ou a la parfaite mobilite de la matiere, comme pourrait etre tente de le croire celui qui pren- drait a la lettre ces termes metaphoriques ( 4 ). ( j ) Dans le meme sens on parle de la force centri- fuge . Gela ne veut point dire que le corps developpe une force determinee pour s'eloigner du centre, mais simple- 208 ESSAIS SUR LA PIIILOSOPHIE DES SCIENCES. La troisieme loi, decouverte par Galilee, est celle de I' independance des mouvements. Elle peut se formuler ainsi : Les mouvements parti- culiers dont divers corps sont animes, les uns par rapport aux autres, ne sont pas affectes si Ton vient a imprimer en outre a tous ces corps un mouvement commun consistant a decrire, dans le meme temps, des droites egales et paralleles . Reciproquement, si le mouvement commun exis- tait deja et si Ton vient a le supprimer, les mou- vements particuliers ne seront pas alteres. En d'autres termes, le mouvement commun et les mouvements particuliers sont dans un etat de mutuelle independance. Les verifications experim en tales de cette loi sont perpetuelles et les exemples cites sont clas- siques. Quand un navire poursuit une marche reguliere sur une mer parfaitement tranquille, Fobservateur place sur ce navire et participant des lors au mouvement commun reconnait que tous les mouvements particuliers s'effectuent ment qu'il faut lui en appliquer une pour 1'y ramener. Livre a lui-meme, le corps continuerait son mouvement suivant la tangente, en vertu de la loi d'inertie. La force centri- fuge est done la reaction que provoque 1'effort exerce vers le centre. LES LOIS GENERALES DU MOUVEMENT. 209 comme si le navire et lui-meme etaient en repos. Les perturbations eventuelles sont dues aux agi- tations de la mer, qui ne se font pas sentir de la meme maniere sur tous les points du navire et qui par suite interrompent le mouvement commun. Dans un convoi de chemin de fer, si la voie est bien unie et se developpe en ligne droite, les voyageurs, dont les mouvements par- ticuliers ne sont pas genes par le mouvement commun, n'ont pas le sentiment de la vitesse, a moins de regarder les objets de la route. Qui n'a remarque les frequentes illusions auxquelles nous sommes sujets? Tantot nous nous croyons en marche, quand c'est le train a cote du notre qui s'ebranle; tantot nous croyons le voir partir, quand c'est nous-memes qui nous ebranlons. Personne n'ignore quelles enormes distances parcourent les aeronautes, sans presque s'en apercevoir. Mais rien n'est plus probant que le mouvement du globe terrestre. Les objets situes dans un meme lieu peuvent etre considered comme animes d'un mouvement commun, au moins pendant un certain temps. Si ce mouve- ment commun influait sur les mouvements par- ticuliers, ceux-ci seraient affectes de diverses manieres, selon que les objets seraient deplaces 210 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. dans le sens du meridien ou dans le sens du pa- rallele, de Test a 1'ouest ou de Fouest a Test. Or les deplacements particuliers conservent tou- jours le meme aspect; ils sont done indepen- dants du mouvement commun. Les phenomenes physiques et chimiques rea- lises dans nos laboratoires sont un exemple d'un autre genre. Ils ne sont jamais troubles par la translation rectiligne et sans secousse du sup- port sur lequel s'opere Inexperience. On peut regarder cependant les actions en jeu comme etant, a des degres divers, fonction des distances mutuelles des molecules et des vitesses dont celles-ci sont animees les unes par rapport aux autres. Si le mouvement commun alterait les mouvements particuliers, les actions s'en res- sentiraient et Texperience serait plus ou moins compromise. L'attention ayant ete depuis longtemps ap- pelee sur cette grande loi, elle parait presque aujourd'hui une verite rationnelle et on la sup- pose telle implicitement, quand on admet comme evident qu'une force agissant pendant une duree double communiquera une vitesse double. Les hommes sont loin cependant d'avoir toujours pense ainsi, car au moment ou Galilee a expose LES LOIS GENERALES DU MOUVEMENT. 211 sa decouverte, il s'est eleve de toutes parts, dit Auguste Comte, une foule d'objections a priori tendant a prouver Timpossibilite ration- nelle d'une telle proposition, qui n'a etc unani- mement admise que lorsqu'on a abandonne le point de vue logique pour se placer au point de vue physique (') . Cette loi est la base de tous les theoremes relatifs a la combinaison des mOuvements ou des forces qui les produisent. Supposons deux corps animes d'un mouvement commun, et dont Tun execute en outre, par rapport a Tautre, un mou- vement particulier, consistant a decrire, dans un certain temps, une portion de droite plus ou moins inclinee sur celle qui represente le mouve- ment commun. A un moment donne, les deux corps, en vertu de leur mouvement commun, auront parcouru des portions de droite egales et paralleles ; celui qui possede en outre un mouve- ment particulier aura parcouru la portion de droite qui le represente. Ge mouvement particu- lier, vu du second corps, sera le meme que si le mouvement commun n'avait pas existe. Le de- 0) Cours de Philosophic positive, 2 e edition, tome I, page 386. 212 ESSAIS SUB LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. placement total du premier corps dans 1'espace sera done figure par le parcours successif des deux droites qui representent 1'une le mouve- ment commun et 1'autre le mouvement particu- lier; ou par le parcours de la ligne qui ferme le triangle et joint le point de depart au point d'arrivee. Si le corps etait anime d'un troi- sieme mouvement, son deplacement absolu serait figure par la ligne qui ferme le contour poly- gonal construit avec les trois droites ; et ainsi de suite, quel que soil le nombre des mouvements distincts dont le corps se trouve doue. Reciproquement, le mouvement effectif d'un corps peut etre considere comme le resultat de la combinaison d'un nombre quelconque de mouvements particuliers. Ceux-ci sont d'ailleurs completement arbitraires; il suffit que 1'extre- mite du contour polygonal construit avec les droites qui les representent aboutisse au point reel d'arrivee. Ainsi s'affirme le droit deja re- connu d'attribuer le mouvement d'un corps a une infinite de systemes de mouvements partiels differents ou a une infinite de systemes de forces differentes. Tandis que manifestement un sys- teme etant donne, une seule resultante est pos- sible, a savoir celle que figure la droite menee LES LOIS GENERALES DU MOUVEMENT. 21 3 du point de depart a 1'extremite du contour polygonal construit avec les elements du sys- teme. On s'est demande, dans un but de simplifica- tion theorique, si les trois lois precedentes pourraient etre ramenees a un nombre moindre, grace a quelque loi encore plus large, qui com- prendrait deux d'entre elles. Les efforts tentes dans ce sens n'ont pas abouti et je doute qu'ils aboutissent jamais. En effet, quand on sup- prime en pensee une de ces trois lois, les deux autres ne sont pas atteintes et continuent de sub- sister integralement : preuve evidente de leur independance reciproque. Des lors une loi d'ap- parence plus generale ne serait en realite que la juxtaposition de deux lois distinctes, et leur ab- sorption dans un principe superieur constituerait un pur artifice de langage. La seule partie vraiment commune entre la premiere et la seconde loi est celle qui enonce l'impossibilite pour un corps, a raison soil de Pinertie, soit de Tegalite entre Faction et la reac- tion, d'augmenter sa propre vitesse. On trou- verait aisement une formule qui eviterait cette repetition. Mais comme la loi d'inertie n'est pas '2l4 ESSA1S SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. comprise tout entiere dans cette constatation, clle n'en resterait pas moins a 1'etat de loi se- paree. L'amelioration logique ainsi obtenue serait compensee et au dela par 1'inconvenient de presenter une loi incomplete, dont Fexpres- sion manquerait d'unite et meme de clarte. Les efforts des geometres doivent tendre plutot a de- couvrir de nouvelles lois, moins comprehensives sans doute, mais propres a donner la clef de par- ticularites que FAnalyse ne reussit pas a ratta- cher suffisamrnent aux trois lois precedentes. Dans cet ordre d'idees, il importe d'admettre une quatrieme loi generale, reservee de prefe- rence a la Physique, mais dont Fintervention dans la Dynamique est indispensable pour 1'in- telligence de plusieurs categories de pheno- menes. Cette quatrieme loi, due a MM. Mayer et Joule, compte a peine un demi-sieclc d'exis- tence. Elle est connue sous le nom dc Loi de I 'equivalence mecanique de la clialcur. Elle signifie qu'entre un effet mecanique et un effet calorifique il existe un rapport naturel, fixe et determine. Des experiences multipliees, entre- prises par ces deux physiciens et par leurs sue- LES LOIS GENEKALES DU MOUVEMENT. 21 5 cesseurs, ont mis ce grand principe a 1'abri de toute contestation. Pour elever un decimetre cube d'eau a 4^5 me- tres de hauteur, il faut, d'apres la moyenne des observations, la meme depense de calorique que pour accroitre d'un degre la temperature de ce litre d'eau. En d'autres termes, si la combustion du charbon est employee, d'une part, a echauffer directemcnt de Feau, d'autre part, a mouvoir une machine elevatoire, la consommation de charbon pour augmenter d'un degre la tempera- ture d'un litre d'eau, et pour remonter a 4^5 me- tres le poids dc i kilogramme, sera identique dans les deux appareils. Reciproquement, le mouvement acquis par i kilogramme qui tombe de 4 2 ^ metres de haut est equivalent a cette meme quantite de chaleur, designee en Phy- sique sous le nom de calorie. Tel est le rap- port suivant lequel les phenomenes mecaniques et les phenomenes calorifiques se remplacent constamment dans la Nature. Grace a ce nouveau principe, il est facile desormais d'interpreter de nombreux fails, qui semblaient conslituer de veritables anomalies et qu'on s'etait habitue a negliger dans Texposi- tion de la Dynamique. Quand deux corps, par ai6 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. exemple, se heurtent, ils perdent dans le choc, s'ils ne sont pas parfaitement elastiques, une partie de leur mouvement. Cette perte pouvait etre, dans une certaine mesure, expliquee par les forces moleculaires qu'il faut vaincre pour defor- mer definitivement les corps. Mais la plupart du temps elle etait hors de proportion avec ce tra- vail interieur. II y avait done une destruction de force sans cause connue et Ton avait pris le parti de la passer, pour ainsi dire, au compte des profits et pertes, sans appro fondir davantagc. De la certaines theories, trop superficielles, qui ont eu cours longtemps et dont on apercoit encore la trace dans quelques Traites. Elles se contentaient d'etablir une relation algebrique entre la fraction du mouvement disparue et les variations survenues dans les vitesses. Mais la loi de MM. Mayer et Joule a rectifie le point de vue. II n'y a pas de destruction pure et simple de mouvement; le principe de conservation n'est pas entame : la ou disparait du mouvement, il apparait de la chaleur. Les deux portions du phenomene se compensent. Toutes les particularites du choc s'eclairent superieurement. D'une part, on savait que les corps parfaitement elastiques ne perdaient pas LES LOIS GENERALES DU MOUVEMENT. 21 7 de mouvement. Us en echangeaient entre eux, mais le total demeurait invariable. Par centre, ils ne s'echauffent pas. De meme les corps tres durs, presque indeformables, voisins de cet etat abstrait envisage par les auteurs sous le nom de solide geometrique, ne perdaient pas non plus un mouvement appreciable. Par contre aussi, ils ne s'echauffent pas. Mais d'autre part, on savait que les corps susceptibles de s'ecraser sans donner lieu a un travail interieur sensible, comme le plomb, pouvaient perdre tout leur mouvement. Que devenait-il? L'ancienne Dynamique etait muette. Mais aujourd'hui, nous reconnaissons que ces corps s'echauffent et que leur elevation de temperature correspond precisement au mou- vement disparu. Nous n'avons plus des lors a nous demander : Pourquoi tels corps font-ils perdre de la force et pourquoi tels autres corps la conservent-ils? Que devient la soustraction operee par moment dans le grand tout? Les choses sont fort simples. La perte n'existe ni dans un cas ni dans 1'autre; il se produit des equivalences moyennant lesquelles la somme primitive se retrouve toujours. La meme remarque s'applique a tous les phe- nomenes ou les influences de contact entrainent 2l8 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. des diminutions de vitessc. Le frottement cst le plus saillant. C'est lui qui a mis sur la voie de 1'equivalence mecanique de la chaleur. Le comte de Rumford, par ses celebres experiences de Munich, a ete le precurseur de MM. Mayer et Joule. Inversement, les reactions au contact qui en- gendrent du mouvement sont accompagnees d'une diminution de chaleur. L'explosion d'un compose chimiquc fournit soudainement des gaz a une tres haute temperature. Ccs gaz en se dila- tant propulsent les corps places devant eux. Mais en meme temps ils se refroidissent, et ils se refroidissent dans la proportion ou le mouve- ment s'est communique. II ivy a pas plus de creation ici qu'il n'y avait destruction la. L'ele- ment dynamique se forme aux depens de la cha- leur soustraite aux gaz pendant leur detente. Cette chaleur elle-meme resultait de la consom- mation d'un certain compose cliimique dans lequel la puissance avait ete incorporee. La loi de MM. Mayer et Joule est le veritable trait d'union entre la Mecanique et la Physique. Nonobstant ses origines, elle a sa place marquee dans la premiere de ces deux Sciences. Gar non seulement elle en explique les phenomenes, mais LES LOIS GENERALES DU MOUVEMENT. 2IQ elle participe au caractere des trois premieres lois : elle est, comrne celles-ci, independante de la nature des corps. L'egalite entre Faction et la reaction, la conservation indefinie dc la vitesse, Findependance des mouvements, se soutiennent pour toute espece de matiere; elles sont aussi vraies pour un corps que pour un autre. DC meme Inequivalence entre Feffet dynamique et reflet calorifique est vraie pour tous les corps. Qu'on emploie un appareil thermique a remon- ter des poids ou a echauffer de Feau, le rapport observe entre les deux series d'effets ne se res- sentira en rien de la nature des materiaux engages dans la construction de cet appareil. Deux masses egales, animees des merries vi- tesses, representent la meme quantite de cha- leur, quelle que soit Fespece de matiere de ces corps. Un kilogramme de marbre ou un kilo- gramme de fer, tombant de 4^5 metres de haul, representent Fun et Fautre une calorie. La rela- tion thermodynamique est done du meme ordre que les trois lois generates du mouvement et merite a tous egards de figurer a cote d'elles. * J'ai souvent insiste sur la necessite de ne pas separer Fedifice mecanique de ses bases expe- 22O ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. rimentales. Pretendre suppleer a 1'une d'elles par les ressources de 1'Analyse ou par des consi- derations metaphysiques, c'est se condamner d'avance a des demonstrations defectueuses. On en trouve un exemple instructif dans les efforts tentes par d'illustres geometres pour etablir di- rectement soit le parallelogramme des forces, soit la proportionnalite de la vitesse a la duree de Faction. Le livre, si justement renomme, de Poinsot sur la Statique, fait bien voir que les plus grands esprits sont impuissants a demon- trer, par le seul raisonnement, Inequivalence entre une force unique et Faction combinee de deux forces distinctes. Car qu'est-ce qui prouve, en dehors de 1'experience, qu'une force unique est capable d'empecher ou de remplacer le mou- vement du a la combinaison de deux forces sur un point materiel? N'est-ce pas admettre ce qui est en question, a savoir la possibilite de leur trouver une resultante? Et de meme, qu'est-ce qui demontre, en dehors de Texperience, que les vitesses consecutives s'ajouteront? Nous trans- portons ici, dans le domaine physique, des ve- rites du domaine rationnel. De ce que des lon- gueurs, des surfaces, des masses s'ajoutent, nous voulons aj outer aussi des vitesses, sans savoir si LES LOIS GENERALES DU MOUVEMENT. 221 elles se comportent, dans la Nature, comme les unites d'une somme arithmetique. II faut se garder d'une telle confusion et maintenir une demarcation severe entre les idees qui precedent de Tespace, du temps, ou de la pure logique, et celles qui precedent de la matiere et des realites du monde exterieur. CHAPITRE V. QUANTITE DE MOUVEMENT. FORCE VIVE. ENERGIE. Les phenomenes se deroulent dans le temps. Nous sommes portes a croire que les effets d'une puissance s'accumulent pendant la duree de son action et que le resultat final en represente le total numerique. Si done la puissance est con- stante en intensite, le resultat a tout moment nous semble devoir etre proportionnel au temps ecoule. Or il s'en faut que les choses se passent toujours ainsi dans la Nature. En bien des cas, la puissance etant constante , 1'effet observe n'augmente pas uniformement avec la duree. Mais la progression se ralentit par degres et finit meme par s'arreter tout a fait, comme si le resultat deja acquis constituait un obstacle a un progres nouveau. Quand on expose un corps a Finfluence d'une source thermique invariable, 224 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. la chaleur qu'il emmagasine n'est pas en raison directe du temps ; elle croit de plus en plus len- tement a mesure que Foperation se prolonge. La charge d'une batterie electrique ne peut etre accrue indefiniment, malgre une production continue d'electricite a la source. Un cristal qui se forme au sein d'une liqueur saturee n'aug- mente pas incessamment de grosseur, meme si la liqueur est entretenue au point de satura- tion voulue. Sans doute ces fails s'expliquent par des causes accessoires qui viennent contra- rier Faction de la puissance. Mais quand on analyse un phenomene on n'est jamais sur de tout connaitre et par consequent on ne peut pas affirmer a Favance que, les causes dites acces- soires etant ecartees, la proportionnalite du re- sultat au temps se verifierait exactement. II semble plutot qu'il existe des limites que, pour une raison ou pour une autre, la Nature se refuse a depasser. La production de la vitesse cependant fait exception. L'accumulation des effets s'y poursuit indefiniment et la vitesse procuree a un corps par une force constante augmente toujours en proportion de la duree. C'est la consequence meme de la loi de Galilee. Les mouvements QUANTITE DE MUUVEMENT. FORCE VIVE, ETC. 225 etant independants les uns des autrcs, la vitesse imprimee pendant une unite de temps, a une phase quelconque, sera la meme que si le corps partait du repos. Elle s'ajoute a la vitesse deja ac- quise pendant les unites de temps precedentes, puisqu'elle suit la meme direction. Done, au bout d'une periode, la vitesse totale sera egale a la vitesse procuree pendant 1'unite de temps, multipliee par le nombre des unites contenues dans cette periode. Aussi dit-on que 1'action d'une force constante pendant un certain temps, ou sa quantitd d'action, a pour expression le produit de la force par le temps ecoule. D'autre part, Feffet obtenu ou la vitesse ac- quise par le corps est en raison inverse de sa masse; car, par definition, les masses sont pro- portionnelles aux forces qui leur impriment la meme vitesse. En consequence, si la masse est double, la force devrait etre doublee pour com- muniquer la meme vitesse ; et si cette force reste la meme, la vitesse procuree est moitie. La vi- tesse acquise par le corps est done a la fois pro- portionnelle a la quantite d'action de la force et inversement proportionnelle a la masse. Ou encore, la quantite d'action est proportionnelle au produit de la masse par la vitesse acquise. Ce 226 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. produit a regu le nom de quantite de mouve- ment. Ainsi il y a proportionnalite entre la quan- tite d'action ou la cause, et la quantite de mou- vement ou 1'effet sensible. Ce point est a noter; car en general, dans les phenomenes physiques, 1'effet observe est inferieur a 1'effet reel, lequel est masque ou detruit en partie par d'autres causes. Au lieu d'etre simplement proportionnels, les deux produits deviennent numeriquement egaux, si Ton fait un choix convenable d'unites. L'u- nite de masse doit etre telle que, sollicitee par 1'unite de force, elle acquiere au bout de 1'unite de temps une vitesse egale a 1'unite de longueur. Or precisement, nous 1'avons vu, on s'est arrete a ce parti. L'unite de masse choisie est celle de g decimetres cubes d'eau et cette masse, soumise a Faction de i kilogramme, prend une vitesse de i metre au bout d'une seconde. Le but pourrait etre atteint avec un tout autre sys- teme d'unites, satisfaisant a la meme relation experimentale. Si la force motrice variait d'intensite, pendant la duree de son action, il faudrait en prendre la valeur moyenne; Fegalite entre la quantite d'action et la quantite de mouvement existerait QUANTITE DE MOU YEMENI. FORCE VIVE, ETC. 227 alors pour cette valeur moyenne. Si la direction variait aussi, la force et la vitesse devraient etre constamment estimees par rapport a la direction du mouvement, et 1'egalite s'etablirait avec les composantes tangentielles de la force et de la vitesse. Mais ces distinctions, necessaires dans un Traite didactique, n'importent pas a la vue philosophique des choses. Je supposerai dorena- vant que la force est constante en grandeur et en direction. Une masse en mouvement represente rigou- reusement 1'accumulation des efFets produits par la force. Comme, en vertu de la loi d'inertie, la masse conserve sa vitesse indefiniment, elle re- presente done cette accumulation a un moment quelconque de la duree. Elle est meme suscep- tible de regenerer les effets de la force ou d'en produire de semblables a ceux qu'elle a sup- portes. Qu'on oppose au corps une resistance egale et contraire a la force primitive, il sera ramene au repos au bout d'un temps egal a celui qui avait ete employe par cette force pour lui communiquer son mouvement. Conclusion fort remarquable, un effet n'etant pas, d'ordinaire, susceptible de regenerer la cause qui 1'a produit. 228 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. Bien plus, la masse en mouvement est capable d'effets que la force motrice elle-meme n'aurait pas obtenus. Ainsi elle peut vaincre, pendant un temps beaucoup plus court, il est vrai, une force tres superieure a celle qui Ta actionnee. Par la elle se rapproche plutot d'un corps charge d'electricite que d'un corps charge de calorique, avec lequel elle a d'ailleurs tant d'au- tres analogies. Les corps sont de veritables accumulateurs d'action motrice, comme ils sont accumulateurs d'electricite ou de chaleur. La faculte d'absorber ou d'emmagasiner ces dernieres depend de la nature du corps, de 1'espece de matiere qui le constitue, et de diverses autres conditions phy- siques et chimiques. L'accumulation de Faction motrice depend uniquement de la densite ou de la masse sous 1'unite de volume. L'electricite et la chaleur, une fois accumulees dans un corps, se conservent moyennant certaines precautions appropriees. L'action motrice se conserve aussi, au prix de precautions analogues. Le corps en mouvement doit etre soustrait desormais aux causes de deperdition de la vitesse : frottements, chocs, resistance du milieu, etc. En un mot, le corps doit se trouver dans un etat d'isolement QUANT1TE DE MOUVEMENT. FORCE VIVE, ETC. 22Q parfait. II n'apparait pas la de difference essen- tielle avec les conditions qui asstirent la conser- vation des autres energies naturelles. Deux quantites de mouvement de memc sens s'ajoutent; deux quantites de mouvement de sens contraires se retranchent. Par suite deux quantites de mouvement egales et de sens op- poses forment un total egal a zero. Cette opera- tion arithmetique ne doit pas donner le change et faire supposer que deux quantites de mouve- ment egales et contraires soient Tequivalent de Fabsence de mouvement. Ce serait confondre un resultat algebrique avec un resultat physique. Dans les formules, les termes egaux et de signes opposes peuvent etre effaces, toutes les fois que la solution du probleme dynamique depend uni- quement de la valeur numerique de la quantite totale de mouvement, et que des lors pareille compensation n'a pas d'influence. Par exemple, le mouvement moyen de plusieurs corps, ou la vitesse du centre de gravite suivant une direction quelconque, est exprimee analytiquement par la somme des quantites de mouvement de ces corps (projetees sur la direction), divisec par la somme de leurs masses. Si dans un pareil sys- teme, deux corps animes de quantites de mouve- 23o ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. ment egales et contraires viennent a etre ramenes aii repos, le total ne sera pas altere et le mouve- ment du centre de gravite restera le meme. II est done loisible de considerer ces deux quan- tites comme se neutralisant et pouvant etre effa- cees. Elles s'annulent en effet, quant au mouve- ment du centre de gravite et vis-a-vis de tout autre element dont la grandeur ne dependrait que de cette valeur numerique. Mais elles sont bien loin de s'annuler sous le rapport physique. Car, si les deux corps ainsi diriges en sens opposes venaient a se rencontrer, il en resulterait un phenomene parfois fort des- tructeur, un choc, qui en outre, suivant le degre d'elasticite des corps, laisserait subsister aprcs lui un certain mouvement et une quantite de chaleur proportionnelle au mouvement disparu (je neglige le travail interieur). II y a done un abime entre la compensation mathematique et la neutralisation physique. La premiere est une operation abstraite, la seconde est un pheno- mene reel. II est interdit de conclure de Tune a Tautre. Les quantites de mouvement ont la meme valeur concrete, quels que soient le sens dans lequel elles se dirigent et le signe alge- brique dont elles sont revetues. QUANTITE DE MOUVEMENT. FORCE VIVE, ETC. 2'il Les forces de la Nature n'ont pas devant elles une carriere indefinie. En deplacant les corps elles marchent vers le terme de leur action. La pesanteur, qui fait tomber un corps d'une cer- taine hauteur, se trouve paralysee des qu'il atteint le sol. La puissance d'attraction du Soleil sur les planetes prendrait fin si celles-ci, depourvues d'une vitesse initiale, etaient libres de tomber sur lui. Un ressort cesse d'agir des qu'il est detendu. La vapeur qui pousse le pis- ton d'une machine perd son efficacite en se dila- tant. L'animal epuise ses forces en transportant un fardeau ou simplement en accomplissant un long trajet. Gette condition generate donne un grand inte- ret a la consideration du produit de la force par la distance que parcourt son point d'applica- tion. Ce produit mesure a tout moment Faction deja depensee et il permet d'apprecier celle qui reste encore disponible. Les operations de Fin- dustrie humaine suggerent le meme point de vue. Elles consistent le plus souvent a vaincre une resistance le long d'une direction. Qu'on remorquc un convoi de chemin de fer, qu'on laboure la terre, qu'on fagonne le bois ou qu'on alese les metaux, c'est toujours une resistance 232 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. qu'il faut refouler sur une certaine longueur. Yoila le travail Industrie!, tel que nous Fenten- dons et le pratiquons. Les geometres ont ainsi ete amenes a donner le nom de travail au pro- duit de la force par le parcours de son point d'application. Us ont recherche la relation qui existe entre ce travail et la vitesse du mobile quand celui-ci, partant du repos, a cede libre- tti ent a Faction de la force. Cette relation se deduit aisement de celle que nous connaissons deja entre la quantite d'ac- tion ou produit de la force par le temps , et la quantite de mouvement ou produit de la masse par la vitesse . En effet, le temps em- ploye est en raison inverse de la vitesse moyenne et en raison directe du parcours effectue ('). La vitesse moyenne est la moitie de la vitesse acquise ou finale, puisque, sous Finfluence d'une force constante, la vitesse croit uniformement avec le temps. Le produit de la force par le temps ou la quantite d'action est done egale au (*) Si Ton suppose la vitesse effective, variable tout le long du parcours, remplacee par une vilesse constante, egale a la valeur moyenne, 1'espace parcouru est egal au produit de cette vitesse moyenne par le temps; d'ou il resulte que ce dernier est egal au parcours divise par la vitesse moyenne. QUANTITE DE MOUVEMENT. FORCE VIVE, ETC. 233 produit de la force par Fespace parcouru, divise par la demi-vitesse acquise. Cette quantite cst d'ailleurs, avons-nous vu, proportionnelle a la quantite de mouvement et lui devient numeri- quement egale, avec un choix convenable d'uni- tes. Done la force multipliee par le parcours ou le travail, divise par la demi-vitesse acquise, est egal au produit de la masse par cette vitesse; et des lors : Le travail est egal au demi-pro- duit de la masse par le car re de la vitesse. Cette derniere quantite a regu le nom de force vive, qui a prevalu, malgre Fimpropriete des termes ('), et la relation elle-meme a pris le nom d'equation ou de relation de la force vive. Elle exprime Teg-alite entre le travail employe et la force vive obtenue. Au point de vue concret, la force vive ne (*) Gette locution est iucontestablement tres vicieuse. Le mot force est detourne de son sens naturel et prend celui qu'on attache d'ordinaire a la puissance des machines, quand on dit qu'elles ont une grande force pour indiquer qu'elles sont capables de produire un gros travail. Le mot vive est emprunte a 1'ancien francais et est synonyme de mouve- ment; on dit une eau vive pour une eau en mouvement; force vive signifie done a proprement parler travail en mouvement . Certains geometres, notamment M. Bellan- ger, pour echapper aux inconvenients de cette locution, avaient propose la denomination tie, puissance vive, qui n'a pas prevalu. 234 ESSAIS SUR LA PIIILOSOPHIE DES SCIENCES. represente rien de plus ni rien de moins que la quantite de mouvement; c'est Faccumulation des effets de la force motrice. Au point de vue abstrait ou analytique, la force vive a une valeur differente, puisqu'elle represente le produit de la force motrice par un nombre autre d'unites. Nous sommes ici a la source de la contradic- tion qui eclatait autrefois en Mecanique quand on examinait le phenomene du choc sous le double aspect de la quantite de mouvement et de la force vive. Deux spheres semblables et ani- mees de vitesses egales et opposees, venant a se rencontrer sur la ligne des centres, qu'observait- on? Si les spheres etaient parfaitement elasti- ques, elles rebondissaient en arriere, chacune semblant avoir emprunte la vitesse de Fautre. La quantite totale de mouvement, nulle avant, etait nulle apres. La force vive conservait sa valeur primitive, puisque les vitesses se retrouvaient exactement les memes. Si les spheres s'aplatis- saient comme du plomb, elles restaient unies apres le choc et immobiles. La quantite totale de mouvement etait nulle comme dans le pre- mier cas. Mais la force vive, au lieu de persister, s'annulait aussi, puisque les deux spheres etaient actuellement au repos. Ainsi la puissance dyna- QUANTITE DE MOUVEMENT. FORCE VIVE, ETC. 235 mique confiee aux deux corps, ct qui se compor- tait, dans Fun ct Fautre cas, de la meme ma- mere quand on Fenvisageait a Fetat de quantite de mouvement, se comportait d'une maniere dif- ferente quand on Fenvisageait a Fetat de force vive. Toujours nulle sous la premiere forme, elle etait tantot nullc et tantot positive sous la se- conde. Gomme si notre fagon subjective d'eva- luer les choses pouvait influer sur leur realite! La nouvellc Thermodynamique a concilie ces contradictions. // n'y a jamais de perle. Dans un cas, le mouvement garde sa forme initialc; dans Fautre cas, il prend la forme thermique. La relation de la force vive a ce grand avan- tage, sur celle de la quantite de mouvement, de permettre un decompte beaucoup plus rapide et aise des effets a attendrc d'une force mo trice. Celle-ci est generalement independante du temps et nc varie qu'avec la distance. La gravitation universelle, comme les forces moleculaires, sont fonction des distances comprises entre les corps ou entre les particules de matiere. Tant que ces distances ne changent pas, les forces conservent leur intensite et ne sc consomment pas. Tant qu'un corps reste suspendu a la meme hauteur au-dessus du sol, la pesanteur ne varie pas et ne 236 ESSAIS SUR IA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. s'epuise pas. La consommation ne commence qu'au moment ou le corps s'ebranle, et elle suit les progrcs de son parcours. L'effet attendu de la force se mesure done par le produit de Fin ten- sile et du parcours, tandis qu'il ne se deduirait pas immediatement du produit de 1'intensite et du temps. II faudrait, pour Tevaluer, calculer le parcours qui a du s'effectuer dans le temps. D'autre part, nos travaux industriels, leur de- pensc, au sens economique du mot, appellent la consideration de 1'espace parcouru, car cette de- pense lui est presque toujours subordonnee. Elle lui est souvent proportionnelle. Bien rarement elle est liee au temps, ou elle 1'est d'une maniere accessoire. L'eau d'une chute se depense selon que la machine travaille ou que le point d'ap- plication de la force se deplace. La vapeur se consomme autant que le piston avance dans le cylindre; la depense de combustible serait nulle au repos, si Ton savait eviter les deperditions de chaleur. L'industrie, comme la Science pure, s'accommode des lors d'une formule ou la dis- tance figure explicitement, au lieu du temps, dont Timportance est a cet egard bien moindre. Certaines forces, les moteurs animes notam- ment, et aussi les courants electriques, depensent QUANTITE DE MOUVEMENT. FORCE VIVE, ETC. 287 et s'epuisent par le fait du temps, meme sans de- placement du point d'application de la force. Un homme se fatigue a supporter un fardeau dans Fimmobilite. Un courant consomme pour deve- lopper une attraction, grace a laquelle un poids serait maintenu en suspens. Mais ce sont la des emplois bien exceptionnels et generalement les moteurs animes sont occupes, comme les mo- teurs mecaniques, a transporter un fardeau d'un lieu a Tautre ou a vaincre une resistance le long d'un parcours. La formule du travail et de la force vive a done aussi pour eux son utilite. Pour ces diverses raisons, les geometres accor- dent une preeminence marquee a cette relation, et ils en font un usage continual. En bien des cas, lorsque les mobiles ne peuverit avoir qu'un seul mode de deplacement, elle suffit pour le determiner. Dans une machine bien agencee, ou chaque point ne peut decrire qu'une seule ligne, la connaissance du travail moteur, c'est- a-dire du produit de la force motrice et de son parcours, permet d'assigner le mouvement complet de la machine et le fonctionnement de chacun de ses organes. Enfin la relation de la force vive a Finestimable merite de preciser Inequivalence thermo dynamique. La chaleur 238 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. n'equivaut pas a de la quantite de mouvcment dans le sens algebrique du mot, c'est-a-dire a de la masse multipliee par de la vitessc. Mais elle equivaut a de la force vive et elle se mesure avec du travail. Pour en avoir 1'expression analytique il faut considerer la masse multipliee par le demi- carre de la vitesse. Elle represente, non la force multipliee par le temps, mais la force multipliee par Fespace parcouru. Ce resultat experimental est d'accord avec les theories physiques qui assi- milent la chaleur a un mouvement vibratoire. Envisage sous cet aspect, le calorique d'un corps est une certaine somme de forces vives de ses particules. Rien de surprenant a ce qu'il soit equivalent a un travail dynamique. Ces vues nouvelles sur la Mecanique, la ten- dance de plus en plus marquee a 1'associer etroi- tement avec la Physique, la conception generale, suscitee par la Thermodynamique, d'une equiva- lence plus ou moins chiffrable entre les grandes forces de la Nature et en tout cas parfaitement calculee entre la chaleur et le mouvement, ont fait naitre le besoin d'un terme plus compre- hensif, moins specialise, que celui de force vive, qui semble reserve aux seuls effets mecaniques. QUAXTITE DE MOUVEMENT. FORCE VIVE, ETC. SiSg Le mot energie a ete adopte d'un commun ac- cord par les geometres et les physiciens. II de- signe aussi bien la puissance emmagasinee dans un corps sous forme de chaleur, d'electricite, ou d'affinite chimique, que sous forme de force vive dynamique. La houille au sein de la terre represente de Fenergie solaire accumulee depuis des siecles. La vapeur d'eau qui flotte dans Fatmosphere engen- drera, en se condensant et en retombant sur le sol, de la force et du calorique. La plante, Fani- mal constituent des machines qui consomment Fenergie exterieure contenue dans les aliments, pour la reproduire sous des formes variees. Les actes de la volonte, d'apres les dernieres re- cherches des physiologistes, s'accompagnent de courants electriques dont la depense corres- pond aux effets engendres. Le monde, selon la Science moderne, est un immense laboratoire ou s'accomplit incessamment la metamorphose de Fenergie. Dans la Nature, Fenergie apparait sous deux formes tres differentes : en puissance, et a Fetat fteffet realise. Un corps, place a une certaine hauteur au-dessus du sol, represente en puis- sance la quantite d' energie ou de force vive 2/jO ESSATS SUR LA PIIILOSOPHIE DES SCIENCES. qu'il developpera en tombant, sous Fimpulsion de la gravite, jusqu'a la rencontre du sol. Son poids multiplie par la hauteur exprime le travail latent ou potentiel qui reside en lui avant que la chute commence. Au has de la chute ce meme produit represente, non plus un travail en puis- sance, mais un travail effectuc et par consequent la force vive dynamique emmagasinee par ce travail dans le corps. A un point intermediaire quelconque, 1'energie latente ou potentiellc du depart se divise en deux portions : Tune, la force vive developpee par ce commencement de chute et qui se nomine energie acluelle ou force vive proprement dite; 1'autre qui continue a meriter le nom d'energie polentielle et qui correspond au supplement de force vive dont la suite de la chute sera la source. En resume, 1'energie totale devolue a un corps est egale a la somme de ses energies actuelle et potentielle . Cha- cune de celles-ci augmente ou diminue quand Tautre diminue ou augmente, mais leur total demeure invariable. Tel est le Principe de la conservation de la force vive. II exprime cette verite qu'il n'est pas au pouvoir d'un corps de changer la dose d'energie dont il est deposi- taire, d'apres la situation qu'il occupe par rapport QUANTITE DE MOUVEMENT. FORCE VIVE, ETC. ^4 1 aux autres corps de 1'LJnivers. Ainsi le globe terrestre renferme, au regard du Soleil, une energie totale mesuree par la force vive qu'il possede actuellement et par celle qu'il acquer- rait si, n'etant pas retenu par sa vitesse acquise, il pouvait tomber librement sur lui, en vertu de Fattraction newtonienne. Ces deux forces vives se modifient continuellement, a mesure que la Terre circulant sur son orbite s'eloigne ou se rapproche du Soleil; mais leur somme demeure toujours la meme. II ne faut pas confondre le principe de la con- servation de Fenergie avec la loi d'inertie. La loi d'inertie ne concerne que les corps ac- tuellement pourvus de vitesse, et elle declare que cette vitesse se conserve integralement, si aucun obstacle exterieur ne la detruit. Le principe de Fenergie vise la conservation meme de la force ; il implique que cette force ne faiblit pas avec le temps et devra des lors produire les memes effets a quelque moment qu'on les e value. La Terre garde son energie par rapport au Soleil parce que Fattraction universelle s'exercera egalement chaque annee. Si cette attraction pouvait stibir une diminution dans la suite du temps, le prin- cipe de la conservation de Fenergie se trouverait .6 2J2 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. alors en defaut. La loi d'inertie cependant con- tinuerait d'etre respectee. Les vitesses acquises par les corps sous ces forces defaillantes n'en demeureraient pas moins, une fois etablies, abso- lument invariables. Le principe de la conservation de Fenergie repose done tacitement sur ce fait que les forces naturelles sont independantes du temps. Elles apparaissent telles, d'ordinaire, a nos observa- tions, et c'est la ce qui nous permet de proclamer la Constance de 1'energie dans TUnivers. CHAPITRE YI. CONSERVATION DU MOUVEMENT ET DE L'ENERGIE DANS LA NATURE. Le systeme solaire peut etre regarde comme entierement isole dans TUnivers. Les astres qui Tentourent sont trop eloignes pour exercer sur lui, malgre leur nombre, aucune influence ap- preciable. La lumiere que nous recevons de Fensemble des etoiles ne depasse pas celle qu'emettraient 820 etoiles de premiere gran- deur ('). Si Ton adopte la meme base pour Pattraction qui decroit suivant la meme regie que Fintensite de la lumiere la totalite des astres exercerait sur nous une action equivalente a celle de 820 etoiles de premiere grandeur on de 820 soleils semblables au notre. Or les etoiles de premiere grandeur se trouvant situees, en ( l ) Sur Vorigine du monde, par M. H. Faye, de 1'Institut. 2 e edition, page 180. Voir aussi Le Soleil, du R. P. Secchi, tome II, livre VIII. 244 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. moyeime, a une distance un million de fois aussi grande que celle du Soleil a la Terre, 1'attrac- tion de chacune d'elles sur notre globe n'est que la trillionieme partie de celle du Soleil; et Fat- traction des 320 etoiles sera a celle du Soleil dans le rapport de i a 3t milliards, c'est-a-dire representera une quantite absolument negli- geable. On a done le droit de considerer le sys- teme solaire comme uniquement soumis a ses forces interieures( gravitation et actions de toute nature), developpees entre les corps et entre les dernieres particules de la matiere. Si Ton entreprenait de calculer ce qui advient pour chaque corps, et a plus forte raison pour chaque parcelle de matiere, on se heurterait a des difficultes inextricables. Les actions sont si nombreuses, leurs lois encore si peu connues, les situations respectives varient avec une telle rapi- dite, enfin Fensemble de tous les details est si eomplexe, que Tesprit le plus vaste ne peut meme songer a se livrer a une analyse approxi- mative des phenomenes qui se succedent dans notre monde. Mais si Ton adopte une marche inverse; si au lieu de proceder par analyse on procede par synthese, il est possible de degager quelques resultats generaux et de formuler des CONSERVATION DU MOUVEMENT ET DE I/ENERGIE. 245 principes comparables par leur simplicite aux lois fondamentales du mouvement : pour mieux dire, ils en sont la transformation immediate. En vertu de la loi d'egalite entre Faction et la reaction, tout mouvement qui se produit ou tend a se produire, en un point quelconque du systeme, a son exacte contre-partie sur quelque autre point. Les attractions, les repulsions sont reciproques deux a deux. Un corps qui frotte contre un autre tend a 1'entrainer avec la meme force que celui-ci met a le retenir. La resistance au mouvement opposee par un milieu plus ou moins dense, liquide ou gazeux, ou meme pul- verulent, motive la meme observation : ce mi- lieu recoit la meme pression et subit les memes frottements qu'il exerce lui-meme sur le corps pendant son deplacement. Les chocs, les explo- sions n'entament pas Fequilibre; car, au cours du phenomene, certaines parties des corps se compriment ou se detendent, a la maniere de ressorts, et fournissent a tout instant des actions egales et directement opposees. Les liens eux- memes, qui unissent les corps les uns aux autres, et semblent faire obstacle a leur mobilite natu- relle, ne sauraient non plus rien changer au total : la flexion, 1'extension, la tension de ces 246 ESSAIS SUB LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. liens, se resolvent en actions moleculaires qui revetent partout le caractere de la reciprocite. Bref, dans le systeme solaire, des qu'on eli- mine 1'influence des mondes environnants, il ne reste plus qu'une variete innombrable de forces grandes ou petites, permanentes ou temporaires, proches ou eloignees, constamment egales deux a deux et de directions contraires. Si Ton pou- vait tout a coup solidifier le systeme, c'est-a-dire unir tous les corps et toutes les particules ma- terielles par des tiges rigides et inextensibles lui assurant desormais une forme invariable, les forces se feraient mutuellement equilibre et seraient incapables de determiner aucun mou- vement. En fait le systeme n'est point enserre dans de tels liens et les parties y jouissent d'une liberte plus ou moins grande les unes par rapport aux autres. Aussi Tequilibre general ne se traduit pas par rimmobilite. Les corps sont au contraire en perpetuel ebranlement et leurs vitesses rela- tives varient a 1'infini. Deux forces reciproques, comme celles qui se degagent entre le Soleil et la Terre, par cela meme qu'elles s'exercent sur des masses fort differentes, ne peuvent occa- sionner les memes deplacements. La plus forte CONSERVATION DU MOUVEMENT ET DE I/ENERGIE. 247 masse se meut moins vite que 1'autre. Mais les vitesses sont en raison inverse des masses, de maniere que constamment les quantites de mou- vement se trouvent egales et de sens opposes. Si Ton suppose, par la pensee, consignees dans un immense tableau les quantites partielles de mouvement qui se developpent, d'instant en in- stant, aux divers points du systeme ; si on les pro- jette sur une direction quelconque et qu'on les totalise, la somme arithmetique aura toujours la meme valeur. Les chocs ou les explosions, s'il en survient, affecteront egalement les termes po- sitifs et les termes negatifs, mais ne changeront pas le resultat final de 1'addition. Done la quan- tite generate de mouvement du systeme solaire, dans toute direction, est ou nulle ou constante. Le deplacement du centre de gravite d'un sys- teme quelconque est, on le sait, determine par la valeur de la quantite generale de mouvement. Si cette quantite est constante, le centre de gra- vite est anime d'un mouvement uniforme. Le centre de gravite du systeme solaire ne peut, d'apres ce principe, qu'etre fixe ou doue d'une vitesse invariable. La constatation faite au cours du siecle actuel, d'une translation rapide du Soleil vers la con- 248 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. stellation d'Hercule, exclut la premiere bypo- these. Le systeme solaire possede done dans son ensemble tin mouvement uniforme, puisque les actions exterieures sont entierement negli- geables. Toutefois cette situation pourra se mo- difier dans la suite des ages, si le systeme, en vertu de son deplacement continu, arrive assez pres des etoiles pour que celles-ci exercent sur lui une influence appreciable. Dans la Nature, un mouvement de translation du centre de gravite n'existe jamais seul. II est toujours accompagne d'une rotation autour de ce meme centre. Pour qu'il en fut autrement, il fau- drait un concours de circonstances tres particu- lier. Dans le cas d'un corps solide, par exemple, il faudrait que la resultante generale des impul- sions qui lui ont communique sa vitesse origi- naire eut passe exactement par son centre de gravite. La translation de notre systeme aurait des lors rendu infiniment probable une gyration generale autour du Soleil, si deja Newton et Laplace ne Favaient conclue directement de la revolution des planetes. Aujourd'hui elle est defi- nitivement demontree par la rotation du Soleil sur lui-meme, observee a Faide des taches. La conservation de la quantite de mouvement CONSERVATION DU MOUVEMENT ET DE I/ENERGIE. 249 (qui n'est pas, comme nous Taverns remarque, la conservation absoluc du mouvement, mais la simple Constance du total algebrique des quan- tites partielles, estimees suivant une direction quelconque) nous a conduits a ces conclusions. Mais elle ne prouve rien quant a la conservation de la force vive et de 1'energie, lesquelles s'eva- luent suivant un mode tout different. Pour s'en rendre compte, il faut revenir aux considerations anterieures. Dans un systeme ou les corps changent de po- sition les uns par rapport aux autres et ou les vi- tesses individuelles se modifient, la force vive de Fensemble subit d'incessantes vicissitudes. La force vive de la Terre, par exemple, augmente ou diminue selon que son mouvement autour du Soleil s'accelere ou se ralentit. La force vive des astres ainsi que celle de toutes les particules de matiere ne peut redevenir la meme que si, a un moment donne, ces astres et ces particules repassaient rigoureusement par les memes posi- tions; j'entends par la se retrouvaient aux memes distances les uns par rapport aux autres. En dehors de cette universelle coincidence, qui ne se reproduit sans doute jamais, la force vive du systeme est exposee a de perpetuelles variations. 25o ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. Mais ces variations disparaissent si Ton envisage non seulement la force vive actuelle des corps, mais aussi leur force vive potentielle, comple- ment necessaire de la premiere. Pourvu que les forces soient uniquement fonction des distances et qu'elles ne s'affaiblissent pas avec le temps, la somme de ces deux forces vives ou Fenergie to- tale ne risque point de dechoir. G'esL le cas du systeme solaire, avec ses actions interieures reci- proques et grace a Inequivalence des energies. Pendant la circulation d'une planete autour de Fastre central, ou d'un satellite autour de sa pla- nete, Fenergie representee, a tout moment, et par la vitesse acquise et par celle que pourrait procurer Fepuisement de la distance, demeure constante. II en est de meme quand, descendant du grand au petit, on scrute les forces molecu- laires et les affinites chimiques. Partout Fenergie globale est indifferente aux changements de po- sition, trouvant dans un des deux termes une exacte compensation aux alternatives de Fautre. Sans doute un choc imprevu, la rencontre de deux astres, modifierait beaucoup la force vive dynamique. Mais raccomplissernent du travail interieur, represente par rccrasement de ces grandes masses, et Fapparition d'une enorme CONSERVATION DU MOU YEMENI ET DE I/ENERGIE. 25 1 quantite de calorique compenseraient Fefface- ment de la force vive. L'energie generale pren- drait alors une autre forme, mais elle conserve- rait sa valeur. Une explosion formidable, comme celle qui a pu, aux epoques cosmogoniques, fairc voler en eclats quelque planete dont le souvenir se retrouve seul dans la trajectoire du centre dc gravite de ses mille debris, augmenterait subite- ment la force vive de tout le systeme. Mais cettc force vive serait procuree au prix de Fenergic contenue dans les matieres qui, par leur expan- sion au sein de la planete, ont determine la cata- strophe. En realite, il n'y aurait aucun accrois- sement de force, mais une simple transformation d'energie latente ou potenlielle en force vive dynamique. Gette ferme croyance que sur notre Terre et dans le systeme solaire tout entier aucune quan- tite de mouvement ne se cree, nulle addition d'energie ne doit etre attendue, a ete invoquec par certains philosophes comme un argument en faveur de Fopinion connue sous le nom de determinisme. La liberte humaine, dans le sens ou ce mot est entendu communement, trouble- rait, dit-on, Fequilibre necessaire de la Nature, 252 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. en enfantant des mouvements sans contre-partie. La spontaneite, la volonte ne doivent etre des lors que des apparences sous lesquelles se cache le jeu regulier des forces en exercice dans le monde physique. Nos actes reputes les plus libres seraient, a notre insu, la consequence de mouvements anterieurs ou d'impulsions venues du dehors. Car il faut avant tout, insiste-t-on, que la grande loi sur Finvariabilite de Fenergie soit observee, et Fhomme pas plus qu'un autre agent ne saurait en deranger 1'application. Tout d'abord, dirai-je, cette extension des principes dynamiques au fonctionnement de Factivite humaine ne semble pas legitime. Les lois sur lesquelles s'appuie Fobjection des deter- ministes ont ete etablies par Fobservation di- recte et celle-ci a porte uniquement sur les ma- nifestations de la matiere. Aucun physicien n'a penetre dans les mysterieux laboratoires ou la volonte prend naissance, et n'a pu verifier si Fegalite entre Faction et la reaction y est scru- puleusement respectee. Je ne pretends pas que Fhomme soit capable de creer du mouvement, mais je constate que les lois generales de la Me- canique ne prouvent pas le contraire. Les ana- lyses fort instructives qui ont ete faites sur la CONSERVATION DU MOUVEMENT ET DE I/ENERGIE. 253 transmission de la volonte, du cerveau a 1'extre- mite de nos organes, la decouverte si remar- quable de courants electriques qui accompagne- raient tous nos efforts et meme nos pensees les plus fugitives, laissent intacte la formation meme de Fimpulsion premiere, Finitiative, ce je ne sais quoi qui met la machine en branle et entraine les mouvements ulterieurs. G'est a ce point precis qu'il faudrait demontrer que Foperation interne se dedouble en deux actions toujours re- ciproques, comme celles du monde physique. Or cette demonstration n'a pas ete donnee et j 'ignore si elle le sera un jour. En attendant, Fapplication du principe des forces vives man- quera de base et ne saurait suggerer d'argument dans aucun sens. Mais meme si Ton concede que les creatures animees, Fhomme en particulier, sont incapables de creer du mouvement et je suis, pour ma part, fort dispose a 1'admettre il n'en resulte pas, necessairement, une contradiction avec le fait de la liberte morale. Je crois au contraire les deux propositions parfaitement conciliables. Une etude plus approfondie du phenomene re- sout cette apparente antinomie, comme j'ai es- say e de le montrer plus loin. En tout cas j'es- 254 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. time aussi peu fonde de conclure des lois dyna- miques centre la liberte, qu'il le serait de con- clure de la liberte centre les lois dynamiques. Ge sont la deux ordres d'idees separes, entre lesquels il me parait chimerique de chercher des points de contact. Nous n'avons aucune preuve directe et for- melle que les regies en vigueur dans le systeme solaire gouvernent egalement les autres systemes de FUnivers. L'imagination peut concevoir un etat de la matiere ou des lois differentes seraient applicables. L'eminent auteur de la Philosophic positive conseillait, avec une prudence excessive peut-etre, de fuir toute speculation sur des mondes qui devaient, disait-il, nous etre a ja- mais fermes. Depuis lors les progres de FAstro- nomie et de la Physique ont fourni des indices qui, sans constituer des demonstrations deci- sives, ne sauraient cependant laisser en suspens un esprit non prevenu. Deja le mouvement des cometes donnait a penser, chez ceux qui consi- derent avec Laplace ces astres comme etrangers au systeme solaire, que la matiere la plus eloi- gnee obeit a la gravitation, puisque, parvenues dans la sphere d'activite du Soleil, elles se com- CONSERVATION DU MOUVEMENT ET DE I/ENERGIE. 255 portent comme des planetes, dont les orbes se- raient seulement beaucoup plus allonges. Ces cometes seraient done des temoins venant nous faire part de ce qui se passe dans les regions lointaines de FUnivers et nous montrant la ma- tiere accessible aux memes influences qui domi- nent autour de nous. Le mouvement des etoiles multiples paraitra peut-etre plus significatif. Sans pouvoir determiner rigoureusement leurs trajectoires, les astronomes ont pousse assez loin les observations, pour en induire que dans leurs mouvements mutuels ces etoiles obeissent a Pat- traction newtonienne, avec tous les signes d'une complete reciprocite d'action. La lumiere, non seulement de ces etoiles, mais de toutes celles dont on a constate le deplacement dans le ciel, se transmet a notre globe suivant les lois ordi- naires; elle a meme suggere un moyen efficace de calculer, par les phenomenes d'aberration, la vitesse de translation deja deduite des posi- tions relatives des differents astres. Enfm, et c'est peut-etre le fait le plus important, Fanalyse spectrale a revele dans les etoiles plusieurs des elements chimiques existant sur la Terre et dans le Soleil. II serait bien extraordinaire que la meme espece de matiere se rencontrat dans des 256 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. mondes si distants, qu'elle emit de la lumiere se conformant aux memes lois, egalement decom- posable au spectroscope et se transmettant avec la meme vitesse, et que, cependant, la matiere dans ces mondes recules fut dans un etat assez profondement dissemblable pour ne reconnaitre ni la loi de la gravitation, ni la loi d'egalite entre Faction et la reaction, ni aucune de celles qui forment les bases de la Mecanique. L'Univers ou Pensemble des astres visibles , pour emprunter 1'expression de M. Faye (') T etant ainsi assimile au systeme solaire, sous le rapport des forces interieures, constitue un tout encore plus completement isole dans Tespace in- defmi. Car si nous avons trouve une fraction nc- gligeable pour la valeur de Fattraction exercee sur notre systeme par Fensemble des etoiles, quelle peut etre sur celles-ci Tattraction exerceo par d'autres astres, tellement eloignes que leur lumiere se derobe a nos regards? La nuit dans laquelle ils sont plonges pour nous tient a 1'unc de ces deux causes : ou leur distance est trop grande pour que la lumiere ait pu la franchir ( J ) Ouvrage deja cite, page 176. CONSERVATION DU MOUVEMENT ET DE l/ENERGIE. 15"] depuis leur creation; ou bien ils composent des amas trop clairsemes pour que leur lumiere deja parvenue soil sensible a nos instruments. Dans Fun et Fautre cas, leur masse est evidemment sans influence sur Fimmense agglomeration dont nous faisons partie. L'Univers se trouverait done, au point de vue de la conservation du mouvement et de Fenergie, dans les memes conditions que notre propre sys- teme. Son centre de gravite, nonobstant les de- placements individuels des etoiles qui sillonnent Fespace dans tous les sens, est immobile ou anime d'un mouvement uniforme. Les plus grands accidents comme les plus lentes meta- morphoses ne sauraient alterer cette condition initiale, ni troubler la dose d'energie deposee originairement dans sa constitution. Les pheno- menes se succedent, les apparences changent, les positions se modifient, le ciel contemple a de longs intervalles devient meconnaissable; mais la loi de Constance et de conservation se verifie. L'Univers renferme, a tout moment, la provi- sion de force qui lui a ete confiee. 1 7 CHAP1TRE VII. CAUSES POSSIBLES DE DEPERDITION DE L'ENERGIE. La conclusion qui precede est inattaquable. A une condition cependant, qu'il ne faut jamais perdre de vue : c'est que les agents de la Nature ne se modifient pas avec le temps et qu'ils ne soient pas susceptibles de faiblir entre deux epoques consecutives. Qu'importerait, en effet, qu'aux deux epo- ques les distances d'ou les actions dependent se retrouvassent identiquement les memes, si dans Tintervalle la valeur intrinseque avait baisse; si, par exemple, Tattraction entre deux corps n'avait pas, a la meme distance, conserve la meme in- tensite? II est clair qu'en pareil cas Texpression nurnerique de Fenergie aurait change. Le point est done de savoir si de telles defail- lances sont possibles dans FUnivers. Avant de poursuivre, je ferai remarquer que, 260 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. meme dans cette hypothese, la quantite de mou- vement, defmie comme on Fa vu, ne serait pas alteree. En effet, elle resulte d'une sommation algebrique de termes, les uns positifs, les autres negatifs, dont la grandeur absolue est indiffe- rente, pourvu qu'ils restent exactement recipro- ques deux a deux. Si done la loi d'egalite entre 1'action et la reaction ne cesse pas d'etre ob- servee (nonobstant cette evolution dans Finten- site des forces), le total algebrique ne sera pas change; toute diminution d'.un terme positif trouvant sa compensation dans Faccroissement du terme negatif. Bref tous les mouvements partiels pourraient se ralentir, leur somme de- meurerait constamment la meme. Le centre de gravite, dont le deplacement est lie a la valeur de cette somme, continuerait d'etre immobile ou conserverait la meme vitesse. II en est tout autrement de la force vive ou de Fenergie. Celle-ci ne resulte pas d'une totalisa- tion de termes a signes opposes, mais elle im- plique la consideration des mouvements sans tenir compte de leur signe. Si deux corps sont portes Fun vers Fautre par une attraction mu- tuelle, la somme de leurs forces vives a tout in- stant depend du chemin parcouru; et si, a deux CAUSES POSSIBLES DE DEPERDITION DE I/ENERGIE. 26 [ epoques consecutives, ce chemin parcouru est le meme, mais que Fintensite de Fattraction ait diminue, cette somme aura diminue dans la meme proportion. Si la force vive se change a un moment quelconque en energie physique, chaleur ou electricite, cette energie aussi se trouvera diminuee dans la meme proportion. La conservation de la force vive ou de Fenergie du systeme solaire depend done essentiellement de la Constance dans Fintensite des actions interieures auxquelles il est soumis. Jusqu'ici les astronomes n'ont aucun motif de penser que le coefficient de la pesanteur universelle soit sujet a varier avec le temps. La moindre diminution produirait un changement dans les revolutions des planetes. La Terre emploierait un temps plus long a parcourir son orbite et les astro- nomes se seraient certainement apergus de Faug- mentation de duree de Fannee siderale. Les physiciens de leur cote, ainsi que les chimistes, n'ont pas releve de symptome tendant a faire supposer que les forces moleculaires de toute nature eprouvent quelque alteration. Ge n'est pas dans cette voie que les causes possibles de deperdition de Fenergie semblent devoir etre recherchees. 262 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. II n'y a pas lieu davantage de s'arreter a d'au- tres causes, enveloppees encore d'une grande obscurite, dont 1'influence sur 1'energie generale serait d'ailleurs nulle ou bien faible. L'action des marees, meme si elle devait amener a la longue, comme le prevoit M. G.-H. Darwin, un rapprochement de la Lune et de la Terre, et une diminution de la force vive de ces deux astres, restituerait une quantite equivalente d'energie par la chaleur degagee dans le frottement des parties liquides contre les parties solides. Les actions inductrices entre le Soleil et les planetes, etudiees par M. Quet, n'auraient pas plus de consequence, car elles rentrent dans la categorie des forces reciproques. Les pluies d'aerolithes peuvent etre regardees comme apportant a la Terre, sous forme d'ebranlement et de chaleur, une dose de force vive egale a celle qu'ils posse- daient eux-memes avant de toucher le sol. Les cometes, suivant qu'ellcs appartiennent ou non au systeme solaire, ne modifient pas son energie generate ou la modifient extremement peu, a raison de leur masse insignifiante. Mais il con- vient d'examiner de pres deux autres causes. La premiere reside dans la resistance opposee CAUSES POSSIBLES DE DEPERDITION DE I/ENERGIE. 263 an mouvement des astres par le milieu dans le- quel ils sont plonges. La question, malgre son importance et le grand nombre de fails qu'elle louche, n'a pas ele Iranchee definilivemenl. Beaucoup d'aslronomes, avec Laplace, conles- lenl celle influence ou la liennenl pour absolu- menl negligeable. Lorsque la seule accelera- lion du moyen mouvemenl de la Lune elail connue, dil Laplace, on pouvail Fallribuer a la resistance de 1'elher ou a la Iransmission succes- sive de la gravile. Mais F Analyse nous monlre que ces deux causes ne peuvenl produire aucune alleralion sensible dans les moyens mouvemenls des nceuds el du perigee lunaire, el cela seul suf- firail pour les exclure, quand meme la vraie cause des varialions observees dans ces mou- vemenls serail encore ignoree. L'accord de la iheorie avec les observa lions nous prouve que, si les moyens mouvemenls de la Lune sonl al- leres par des causes elrangeres a la pesanleur universelle , leur influence esl Ires pelile el jusqu'a presenl insensible. Gel accord elablil d'une maniere cerlaine la conslance de la duree du jour, elemenl essen- liel de loules les iheories aslronomiques. Si celle duree surpassail mainlenanl, d'un cen- 264 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. tieme de seconde, celle du temps d'Hipparque, la duree du siecle actuel serait plus grande qu'alors de 365", 25 Les observations ne permettent pas de supposer une augmentation aussi considerable; on peut done assurer que, depuis Hipparque, la duree d'un jour n'a pas varie d'un cen tieme de seconde ('). Par contre, les physiciens, pour expliquer les phenomenes lumineux, calorifiques, electriques, reclament la presence d'un milieu ethere dont il est difficile de nepas admettre, a quelque degre, la resistance au mouvement des corps, si on le croit capable de mettre leurs particules en vi- bration. Certains savants ne sont meme pas eloignes de reconnaitre dans les espaces inter- planetaires une matiere meteorique tres rare- fiee, qui aurait echappe jusqu'ici a la conden- sation progressive de la nebuleuse originaire. Bien que 1'existence d'un milieu resistant, dit M. C. Wolf, n'ait encore paru se manifester que par 1'acceleration du mouvement de la comete d'Encke et ne semble pas avoir altere les mou- vements des planetes ou de leurs satellites depuis les temps historiques, il n'en est pas moins vrai ( l ) Exposition du sysleme du monde, 6 e edition , page 249. CAUSES POSSIBLES DE DEPERDITION DE L/ENERGIE. 265 que le sentiment unanime des astronomes admet que les espaces interplanetaires ne sont pas ab- solument vides. Newton ecrivait que les mouve- ments des grands corps celestes se conservent plus long temps que celui des projectiles lances dans Fair, parce qu'ils ont lieu dans des espaces moins resislants. Des milliers d'annees ne suffi- sent pas a rendre sensible la resistance du mi- lieu ethere, ni celle du milieu meteorique sur le mouvement des planetes : est-il permis d'af- firmer que cette resistance est nulle et qu'elle ne se manifestera pas par un retrecissement de leurs orbites au bout d'un temps suffisamment long(')? Si la resistance du milieu meteorique est con- testable dans Finterieur du systeme solaire, a plus forte raison parait-elle douteuse dans les immenses espaces qui separent les etoiles. II est moins probable encore que de la matiere s'y trouve disseminee. Quant au milieu ethere, s'il existe, il doit s'etendre dans toutes les parties de FUnivers visible, puisque la lumiere nous parvient par son intermediaire. Sa resistance, ( J ) Les hypotheses cosmogoniques, par M. G. Wolf, de 1'Institut, astronome de 1'Observatoire, page 97. 266 ESSAIS SUR LY PIIILOSOPHIE DES SCIENCES. quand on 1'aura reconnue au sein de notre sys- teme, devra done etre admise sur Tensemble des astres du firmament. Mais jusqu'ici elle de- meure problematique. La seconde cause de deperdition semble moins discutable et plus efficace. Je veux parler du rayonnement incessant du Soleil et des etoiles dans les espaces celestes. Le Soleil, pour nous en tenir provisoirement a lui, emet une quantite prodigieuse de rayons lumineux, calorifiques, chimiques, etc. dont une bien faible partie est recue par les astres qui gravitent autour de lui. On compte qu'un rayon a peine sur soixante mil- lions est intercepte par les planetes etleurs satel- lites. Tout le surplus se disperse dans Fespace, sans concourir, du moins en apparence, a aucun des phenomenes qui nous sont familiers. Que de- vient cette enorme provision d'energie? Est-elle alienee sans retour et s'eteint-elle dans les ebran- lements indefinis de Tether, comme vont s'elar- gissant et disparaissant peu a peu les rides cir- culaires produites a la surface de Feau par la chute d'un corps solide? Est-elle, au contraire, restituee au Soleil par quelque mecanisme ignore, de maniere a assurer la permanence de CAUSES POSSIBLES DE DEPERDITION DE I/ENERGIE. 267 son rayonnement? A defaut de cette restitution, le Soleil trouve-t-il dans d'autres combinaisons la compensation de ses pertes quotidiennes? La plupart des savants pencheut aujourd'hui pour la premiere hypothese et acceptent comme un fait 1'affaiblissement continu de la chaleur solaire. II est difficile d'en donner une preuve experi- mentale, car les periodes historiques sont trop courtes pour offrir des termes de comparaison exacts. Laplace remarquait que, d'apres les phe- nomenes de la vegetation, la temperature ter- restre, et par consequent Fintensite de la ra- diation solaire, n'avait pas du varier depuis le temps des Romains. Aussi les hommes se sont- ils habitues a considerer notre astre central comme une sorte de foyer inepuisable. Laplace lui-meme, dans sa memorable theorie cosmo- gonique, s'abstint de conjectures sur le sort final reserve au Soleil. Mais les progres simul- tanes de la Geologic, de la Thermodynamique et enfin de 1' Analyse spectrale fournissent a cet egard d'importantes indications. Le refroidissement graduel de notre globe, pendant les periodes anterieures, et la persis- tance de la chaleur centrale ne peuvent plus etre 268 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. mis en doute. Geologues et physiciens les con- statent de mille manieres. La Terre est un astre qui, apres avoir brille d'un vif eclat, s'est eteint et a perdu une partie de Fenergie qu'il possedait a Fepoque de sa splendeur. Pourquoi en serait-il autrement du Soleil qui n'est, apres tout, qu'un globe terrestre de plus grandes dimensions? L' Analyse spectrale a retrouve les m ernes ma- teriaux dans Fun et Fautre de ces deux astres; il n'y a done pas de motif de leur supposer une ori- gine differente. II est raisonnable d'admettre que places au debut dans des conditions analogues, ils auraient aujourd'hui la meme temperature et le meme aspect physique, si le Soleil n'avait pas etc protege par son immense volume contre le refroidissement qui a sevi si fortement sur la Terre et sur les astres de faibles dimensions. Le sort present de notre globe, Fencroutement et laperte d'energie qui Faccompagne, serait done le sort futur du Soleil. La realisation serait une affaire de temps. La nouvelle Thermodynamique, rapprochee de la theorie de Laplace, fortifie cette con- clusion. Puisque la chaleur et le mouvement sont susceptibles de se remplacer mutuellement, pourquoi la haute temperature du Soleil ne CAUSES POSSIBLES DE DEPERDITION DE I/ENERGIE. 269 proviendrait-elle pas de la condensation de la nebuleuse primitive, se resserrant sous 1'in- fluence de 1'attraction universelle? Pourquoi, si la conception de Laplace est exacte, le travail mecanique engendre par le rapprochement gra- duel des molecules ne se retrouverait-il pas, sous forme de chaleur, dans Fastre consolide? Les physiciens ont essaye de calculer la provision de calorique developpee par une aussi gigan- tesque operation. M. W. Thomson a inontre, dit M. C. Wolf, que la contraction du Soleil, depuis un volume infini jusqu'a son volume actuel, engendrerait 18 millions d'annees de chaleur, c'est-a-dire 18 millions de fois la cha- leur que cet astre rayonne aujourd'hui en un an. Suivant qu'on supposera que le Soleil perdait, dans les ages anterieurs, plus ou moins de cha- leur qu'il n'en emet actuellement, la theorie dynamique fixera Page de cet astre a un nombre d'annees inferieur ou superieur a 18 millions d'annees ( 1 ). (!) Les hypotheses cosmogoniques, page 29. La suppo- sition d'un volume infini de la nebuleuse, faite par M. W. Thomson, ne change pas sensiblement les chiffres qu'on obliendrait avec un volume s'etendant seulement huit ou dix. fois au dela du rayon orbital de Neptune. 270 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. On peut contester certains elements de ce calcul; on peut dire, par exemple, que, pendant les premieres periodes de la condensation, les conditions du rayonnement devaient etre tout autres qu'aujourd'hui; on peut penser que la temperature initiale de la matiere a ete tres basse ou tres elevee, que le volume de la nebu- leuse a ete immense ou relativement restreint. Tout cela fera varier le chifFre de la duree, mais ne changera pas le fond des choses. II demeurera acquis, avec cette theorie, que le Soleil a recu une provision limitee d'energie et que cette pro- vision est destinee a s'epuiser au bout d'un cer- tain delai. Les geologues trouvent en general la duree de M. Thomson trop courte. Les phenomenes accomplis a la surface de la Terre leur paraissent necessiter un espace de temps sensiblement plus long. D'apres les estimations les plus moderees, la formation de la croute terrestre aurait absorbe une duree de 20 a 25 millions d'annees ( 4 ). Ces indications concordantes, sans constituer une preuve irrefutable, comme le seraient des (*) Voir notamment le Traite de Geologic de M. de Lapparent, page 1255. CAUSES POSSIBLES DE DEPERDITION DE I/ENERGIE. 27! mesures directes et precises, n'en donnent pas moins tine assez haute probabilite a Fopinion d'apres laquelle Fenergie de notre systeme est en voie constante de diminution. La conception hardie et brillante de Kant, qui a pu seduire a une epoque, ne saurait done plus aujourd'hui etre soutenue serieusement, quoiqu'elle ait ete reprise par certains auteurs. Si les diverses parties du systeme solaire etaient effectivement precipitees un jour les unes sur les autres, comme Fimaginait le grand penseur allemand, par suite de la resistance du milieu ethere ou par toute autre cause, elles seraient incapables de regenerer, a Faide de ce choc immense, la chaleur primitivement incorporee dans la ne- buleuse, et de fournir les elements d'une nou- velle condensation equivalente a Fancienne. Non seulement les astres arriveraient au con- tact apres avoir perdu, par leur frottement contre le milieu, une notable portion de leur force vive, mais Fenergie calorifique ou lu- mineuse serait, a ce moment, singulierement affaiblie. Pour ce double motif, la nebuleuse reconstitute serait a une temperature beau- coup moins elevee; les nouveaux astres posse- deraient des mouvements fort inferieurs, en vi- 272 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. tesse et en amplitude, a ceux des astres actuels. Si de notre systeme nous passons aux divers mondes qui composent FUnivers visible, nous arriverons a des conclusions analogues. Toutes les etoiles ont du prendre naissance dans des conditions peu differentes de celles ou le Soleil s'est forme. La constatation d'un certain nornbre de materiaux identiques et plusieurs autres points de ressemblance portent les astronomes a penser que Pongine de tous ces astres est commune et que les phases traversees se succe- dent dans le meme ordre. Sans doute les etoiles ne sont pas parvenues au meme degre de refroi- dissement. Fussent-elles contemporaines, elles ont du avancer dans cette voie d'un pas fort inegal. Les plus petites, qui avaient emmaga- sine, par la contraction nebulaire, une moindre quantite de chaleur, ont en outre, a raison de leurs dimensions restreintes, fait des pertes plus rapides. La temperature des diverses etoiles doit done presenter aujourd'hui des differences nota- bles; mais toutes ont souffert d'une deperdition graduelle. L'aspect des cieux, ajoutent les astronomes, confirme cette maniere de voir. Les astres of- frent en effet entre eux des varietes d'eclat et de CAUSES POSSIBLES DE DEPERDITION DE I/ENERGIE. 2j3 couleur, qui justifient leur classement en trois categories : i Les etoiles dont la lumiere est absolument blanche et qui paraissent n'avoir rien perdu de leur eclat primitif. Elles representent environ 60 pour 100 du nombre total; 2 Celles dont la lumiere commence a jaunir et dont la temperature a deja du baisser. Elles figurent pour un peu plus du tiers, soit 35 pour 100, dans le total. Notre Soleil, pourtant si eblouissant, appartient a cette categoric ; 3 Enfin celles qui sont entrees franchement dans la periode d'extinction et dont la lumiere est devenue rougeatre. Elles forment 5 pour 100 du total. A ce groupe appartiennent la plupart des etoiles chez lesquelles on a remarque de sin- gulieres intermittences comme si elles etaient sur le point de s'eteindre definitivement. Evidemment, dit M. Faye, ces trois types d'etoiles repondent a des phases de plus en plus avancees de refroidissement. L'hydrogene est libre dans les deux premiers ordres; dans le troisieme, il disparait, engage qu'il est dans certaines combinaisons ('). (!) Sur I'origine du monde, 2 e edition, page 201. Voir aussi 1'Ouvrage deja cite du R. P. Secchi. 18 274 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. Quel est le sort de cette energie, qui s'echappe ainsi, par rayonnernent, de tout FUnivers visible comme du systeme solaire, et dont nous avons peine a concevoir Faneantissement pur et sim- ple? Disparait-elle defmitivement dans les pro- fondeurs de Fespace, ou sert-elle a entretenir des phenomenes dont nous n'avons presente- ment aucune idee? La Science est impuissante a repondre a cette question et, jusqu'a plus ample informe, nous enregistrons, sans com- mentaire, la reduction manifested a la surface des astres. Le principe de Finvariabilite de Fenergie est done une conception plutot metapliysique que .scientifique. L'etude impartiale de la Nature ne Fautorise pas. II n'en est pas de cette loi comme de celle de Fegalite entre Faction et la reac- tion ou de celle de Findependance des mouve- ments. Ges dernieres ne sont point subordon- nees au temps et aux vicissitudes de FUnivers. Lors meme que Fintensite de toutes les forces viendrait a s'alterer, il ne s'ensuit nullement qu'elles cesseraient, a aucune phase de leur de- gradation, d'etre exactement reciproques, ni que les mouvements se combineraient desormais CAUSES POSSIBLES DE DEPERDTTION DE I/ENERGIE. 2y5 suivant d'autres regies. Mais le fait de la con- servation de 1'energie n'a pas les memes carac- teres. Constate dans une periode bornee de 1'histoire, il devient de moins en moins certain, a mesure qu'on embrasse les grandes periodes de la Gosmogonie. L'etat veritable semble etre la deperdition, causee soit par la resistance du milieu ethere, soit surtout par Fentretien de ces myriades de flambeaux qui illuminent le cieL L'Univers n'echapperait done pas a la loi ordi- naire : il ne vivrait qu'en consommant de la force et en marchant vers Tepuisement final. Tel est du moins le denouement que la Science moderne laisse entrevoir. A defaut d'une certi- tude qu'elle ne pourra sans doute jamais donner, elle interdit en tout cas raffirmation contraire. C'est une deception pour 1'esprit, il ne faut pas se le dissimuler, que cet ebranlement d'un principe si conforme a nos aspirations naturelles. Nous aimons a nous reposer dans le stable et le permanent. Des que la conservation de la masse nous a ete annoncee par les chimistes, des qu'ils nous ont atteste sa resistance invincible a toute destruction, nous avons eprouve une reelle satisfaction philosophique. Pour la meme raison nous avions enregistre avec empressement les 276 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. grandes lois du mouvement, marquees au ca- ractere de perennite, et celle de la gravitation universelle, qui parait egalement defier les at- teintes du temps. II nous plairait aussi de con- siderer FUnivers comme un immense reservoir de forces, dans lequel tout s'absorbe etse renou- velle, et qui garderait indefiniment en soi la capacite de durer. Mais les recentes decouvertes doivent mettre en garde contre cette opinion et commandent une grande reserve. L'energie n'augmente pas : par ce cote elle est bien inva- riable 5 mais elle diminue peut-etre et accompa- gne le temps dans son ecoulement irresistible. CHAPITRE VIII. DE LA CONSTANCE DES LOIS DE LA NATURE. Ce qu'on vient de lire provoque une legitime interrogation sur la Constance des lois de la Nature . Peut-on parler de Constance, quand on apergoit ou qu'on soupgonne dans FUnivers de si grands changements? Et si les lois ne sont pas constantes, que devient 1'idee meme de loi? Faut-il done rejeter un adage aussi repandu? Ou s'il est permis de le conserver, quel sens alors faut-il lui donner? D'une maniere generale, personne n'en doute, la Nature est soumise a des lois. Les pheno- menes ne s'accomplissent pas au hasard, acci- dentellement, en affectant des formes variables et fugitives. Us suivent des regies fixes et, les circonstances etant les memes, ils se deroulent dans le meme ordre, avec les memes peripeties. Un corps tombe aujourd'hui d'une certaine hau- teur; il ne tombera pas demain d'une facon 278 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. differente. L'eau entre en ebullition a une cer- taine temperature ; cette temperature ne variera pas dans les experiences ulterieures. L'air atmo- spherique comprime developpe une certaine force de tension pour une certaine reduction de volume; cette force de tension se retrouvera la meme pour une egale reduction, si les autres conditions ne changent pas. La croyance a Fexistence des lois ou au moins de quelques lois est aussi ancienne que Fhuma- nite. Mais elle n'a pas toujours eu le degre de nettete et le caractere de generalite que nous lui voyons aujourd'hui. Aux premiers ages, les foules ignorantes et souvent meme les esprits cultives faisaient une large part a 1'imprevu et a 1'arbitraire dans les phenomenes physiques. De la Tinstitution de divinites ou de genies, dont la volonte ou le caprice enfantait les fails les plus marquants et en apparence le plus en dehors du cours ordinaire des choses. Nous re- trouvons encore aujourd'hui la meme tendance chez les peuplades sauvages. Mais dans les so- cietes civilisees de pareils ecarts de jugements sont tres rares. Meme quand Fexplication d'un phenomene fait defaut, meme quand il revet des formes singulieres et semble en contradiction DE LA CONSTANCE DBS LOIS DE LA NATURE. 279 avec des verites acquises, les esprits scientifiques ne sont jamais tentes d'y voir une derogation reelle aux lois etablies. Us admettent, soit que Fobservation a etc defectueuse, soit que des causes encore inconnues, mais parfaitement re- gulieres, ont occasionne Fapparente anomalie. Cette derniere circonstance, Fintervention de causes ignorees en concurrence avec la cause connue, retarde bien souvent la determination exacte des lois et s'oppose a Fadmission d'une formule strictement mathematique. Car les phenornenes ne s'offrent guere a notre examen comme le produit d'une cause unique et comme engendrant a leur tour un effet unique. Presque toujours ils resultent d'un concours de causes multiples et ils reagissent dans des directions diverses. Nous ne sommes pas en presence de series lineaires distinctes et facilement discer- nables, pareilles a des chaines ou chaque an- neau se rattacherait exclusivement au precedent et au suivant. Mais les series s'entrecroisent; chaque anneau se rattache a la fois a plusieurs autres et devient ainsi un centre de convergence et un foyer d'irradiation d'actions nombreuses. L'enchainement que produirait la cause unique 280 ESSAIS STIR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. est des lors difficile a suivre et a preciser. Son action est troublee ou masquee par de singu- liers melanges, par ce qu'on pourrait nommer des interferences. La force interieure deve- loppee par la compression d'un gaz ne depend pas seulement de la reduction du volume, elle depend aussi de la temperature. Celle-ci, a son tour, ne depend pas seulement de la quantite de chaleur fournie au gaz, mais elle varie selon que le gaz est voisin ou non de son point de lique- faction. Plusieurs lois se combinent done pour determiner le phenomene observe, et en se combinant elles voilent mutuellement leurs for- mules respectives. Aussi peut-il etre tres dif- ficile d'obtenir 1'expression vraie de la loi spe- ciale dont on poursuit Fetude. Cette difficulte redouble quand certaines causes concourantes sont non seulement mal delinies, mais ignorees, ai-je dit, dans leur existence. Le physicien pour- rait alors etre tente de renoncer a la solution du probleme, s'il n'etait soutenu dans sa recherche par la forte conviction que rien ne se passe au hasard et que les apparentes anomalies sont dues a notre defaut de science. II n'est pas toujours necessaire que deux causes difterentes se penetrent, pour amener le DE LA. CONSTANCE DES LOIS DE LA NATURE. 281 trouble apparent et Firregularite. II suffit qu'une seule cause agisse a la fois sur plusieurs corps et que ceux-ci, en vertu de la meme loi, reagissent les uns sur les autres. Le mouvement d'une pla- nete autour du Soleil est un probleme des plus faciles; tout ecolier le resoudrait en se jouant, si les deux astres etaient isoles dans Fespace. Mais qu'un troisieme corps intervienne, au nom de la meme loi detraction, et aussitot la ques- tion se complique au point de surpasser les res- sources de T Analyse. Reciproquement les dero- gations a la formule simple peuventetreTindice, non pas d'une correction a introduire dans la loi supposee, mais de la presence de quelque corps demeure jusqu'alors inapercu. C'est ainsi que Le Yerrier fut amene a sa memorable decouverte et put assigner d'avance par le calcul la place de la plane te Neptune. De tels faits ne se pro- duiraient pas dans Fhistoire des Sciences, si la croyance en la fixite des lois n'etait pas enra- cinee dans Tesprit des geometres et des physi- ciens. Comment cette croyance se concilie-t-elle avec les faits indiques au Chapitre precedent et dont la connaissance est regardee a bon droit comme 282 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. une des grandes conquetes dc la Science mo- derne? Comment, d'une part, la Constance des lois de la Nature est-elle affirmee, et comment, d'autre part, nous resignons-nous a la decrois- sance eventuelle de Fenergie dans FUnivers? Dans le domaine physique, une cause est un phenomene d'ordre superieur, au dela duquel nous ne savons pas ou nous ne voulons pas re- monter. Les mouvements des corps celestes sont determines par la gravitation. Mais qu'est-ce qui engendre la gravitation? Nous Fignorons, et c'est pourquoi nous acceptons la gravitation comme cause. Un train de cliemin de fer est remorque par une machine a vapeur. La combustion de la houille est la cause directe du travail effectue par la machine. Nous n'allons pas plus loin, quoique nous en eussions le moyen, ct nous etablissons la relation entre la consommation du charbon et le poids transporte. Nous jugeons inutile, au point de vue industriel, de rechercher comment la houille s'est formee pendant les periodes geolo- giques. Bref, nos observations portent sur des phenomenes consecutifs; nous ne remontons jamais a la cause, telle que Fentendent les me- taphysiciens, c'est-a-dire au premier anneau de la chalne, en admettant que la chaine ait un DE LA CONSTANCE DBS LOIS DE LA NATURE. 283 premier anneau. Nous nous arretons a un point intermediaire, marque par notre savoir ou par les besoins de notre esprit, et c'est la que nous plagons 1'origine de notre enchainement scienti- fique, ou la cause relative des phenomenes dont nous etudions la serie. Quand on parle de la Constance des lois, vise-t-on ces phenomenes consecutifs, ou le phe- nomene superieur d'ouils precedent? Entend-on la permanence des regies qui rattachent chaque phenomene au suivant, ou rinvariabilite du phe- nomene superieur? Voici, par exemple, un corps qui tombe, d'une certaine hauteur, a la surface du sol. II acquiert une vitesse en rapport avec la hauteur, et les espaces parcourus sont propor- tionnels aux carres des temps. Deux choses sont a distinguer : Fintensite de la pesanteur et la loi d'apres laquelle elle agit. Si cette intensite deve- nait jamais plus faible, la vitesse acquise au has de la chute serait alors moindre et le temps em- ploye serait plus long. Mais la proportionnalite des espaces parcourus aux carres des temps, qui est la vraie loi de la chute, subsisterait toujours. La lumiere du Soleil se transmet avec une vi- tesse de 3ooooo kilometres par seconde et son intensite, appreciee de points diversement eloi- 284 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. gnes, decroit comme le carre de la distance. Si, par la suite des siecles, Teclat du Soleil di- minue, comme le prevoient les aslronomes, Tin- tensile de la lumiere recue en un point dimi- nuera en proportion, mais la loi de transmission ne sera pas entamee. La vitesse sera encore de Sooooo kilometres par seconde et la reduction en raison du carre de la distance. Les savants de Favenir, enregislranl ces changemenls, seront en droit de dire que la cause ou le phenomene superieur a varie, mais ils ne diront certainement pas que les lois de la Nature sont differenlcs. II est un grand nombre de fails qui peuvent donner lieu a ce genre de considerations. Suppo- sons qu'a la longue les aclions auxquelles nous ( avons deja fail allusion (frollements des marees, induclions eleclriques, elc.) amenenl un ralen- tissemenl dans la rolalion du globe lerrestre. Ce ralenlissemenl accroilra 1'inlensile sensible de la pesanleur, laquelle esl une difference enlre la pesanteur reelle et la force cenlrifuge. Les corps lomberonl done plus vile ou emploieronl un nombre moindre de secondes (actuelles) pour arriver au bas de leur chute ('). Cependant la ( ! ) La reduction clu nombre des secondes sera doublement DE LA CONSTANCE DES LOIS DE LA NATURE. 285 loi de la chute des corps graves ne sera pas alte- ree, et si Ton savait faire la correction exacte due a la diminution de la force centrifuge, on retrouverait identiquement les memes chiffres. Supposons egalement que la resistance du mi- lieu ethere on meteorique entraine un change- ment dans Torbite terrestre. La vitesse angu- laire autour du Soleil augmentera et en meme temps le rayon diminuera. La Terre, en se rap- prochant du Soleil, recevra une plus grande quantite de chaleur et, selon que cet accroisse- ment Femportera ou non sur raffaiblissement de la radiation solaire, la Terre se rechauffera ou elle se refroidira. Quel que soil le sens du phenomene, une foule d'autres phenomenes con- secutifs s'en ressentiront a leur tour. Si la Terre se refroidit, 1'abaissement de la colonne barome- trique avec la hauteur sera plus rapide, et la resistance au mouvement des projectiles, a la surface du globe, sera plus forte, a raison de la densite plus grande des couches traversees. II sensible, car, la rotation du globe etant ralentie, la duree du jour sideral sera augmented et par suite la nouvelle seconde aura une valeur intrinseque plus grande. II en faudrait done un nombre moindre pour la chute, quand meme la duree absolue de celle-ci n'aurait pas diminue. 286 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. serait cependant inexact d'annoncer que la loi de ces phenomenes a change. La colonne du baro- metre continuera toujours a marquer le poids des couches d'air superieures et la resistance des projectiles sera toujours une meme fonction de la vitesse et de la densite du milieu. Enfm, quand nous envisageons la deperdition de 1'energie universelle par le rayonnement, cette grande revolution elle-meme s'accomplit suivant des lois non sujettes a varier. Le refroi- dissement des foyers celestes, pendant chaque unite de temps, ne cessera pas d'etre une fonc- tion de la temperature; il dependra au meme degre de la nature des materiaux superficiels, de leur faculte d'emission, de la conductibilite interieure. L'homme assez sagace pour discerner d'avance toutes ces particularites, pourrait aussi surement predire les abaissements graduels de temperature, qu'il le ferait pour une sphere me- tallique homogene suspendue dans son labora- toire. En un mot, le changement lui-meme est soumis a des lois fixes. Ce qui nous echappe, c'est la connaissance du fait superieur dont les autres changements precedent. Nous ne pene- trons pas jusqu'a la source ou la premiere im- pulsion est donnee et nous ignorons la regie DE LA CONSTANCE DES LOIS DE LA NATURE. 287 immuable d'apres laquelle cette impulsion se mo- difie avec le temps. Mais Fexistence de la regie est certaine et nous nous rendons parfaitement compte que, meme dans ces regions inaccessi- bles, rien n'est livre a Farbitraire et au hasard. Ainsi la Constance des lois de la Nature doit s'entendre : D'une part, de Fenchainement des effets con- secutifs, qui, en depit de la variation des causes relativement premieres, se poursuit avec des modes et suivant des formes dont le moule semble eternel; Et d'autre part, de F alteration de ces causes elles-memes, qui est egalement soumise a des regies fixes et dont la formule, si nous pouvions la trouver, nous apparaitrait comme indepen- dante du temps et des vicissitudes observees. Ges lois constantes sont-elles necessaires? Au- raient-elles pu etre etablies autrement qu'elles ne sont? Pourraient-elles, a un moment donne, faire place a d'autres lois? Personne, je crois, ne met les lois physiques sur le meme pied que les lois geometriques. On ne soutient pas que la relation entre la force et la masse soit du meme ordre que la relation 288 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. entre la circonference et le rayon d'un cercle. Ce dernier rapport est etranger aux realites ma- terielles. Nous ne pouvons le concevoir diffe- rent, sous peine d'ebranler les bases de la raison et d'abolir toutes les regies de la logique. Mais en quoi celles-ci seraient-elles atteintes, si la force imprimait a la masse une vitesse differente de celle que nous relevons aujourd'hui? Quel trouble ressentirait notre raison, si 1'effort egal a i kilogramme, sollicitant la masse de i litre d'eau, lui faisait parcourir en une seconde un es- pace plus grand ou plus petit que quatre fois -^ la quarante-millionieme partie du meridien ter- restre passant par Paris? Ce nombre 4? 9 n'a rien de necessaire en soi; il aurait pu aussi bien etre 5 ou 4^ ou tout autre nombre. S'il est com- mande par la nature des choses, nous ne voyons pas le lien rationnel. La valeur de ce rapport reste, a nos yeux, contingente. J'en dirai autant des diverses lois enregistrees par la Physique et la Chimie. Qu'est-ce qui empechait logiquement la capacite calorifique du fer d'etre moins eloi- gnee de celle de 1'eau, ou les atonies du soufre de se combiner en plus grand nombre avec ceux de 1'oxygene? Sans doute, tous ces fails sont les consequences de 1'ordre general elabli; mais DE LA CONSTANCE DES LOIS DE LA NATURE. 289 nous imaginons sans peine que cet ordre au- rait pu comporter des chiffres differents, avec des variations correspondantcs dans les pheno- menes. En resume, les lois de la Nature n'ont pas a nos yeux le meme caractere que les lois mathematiques, chez lesquelles nous ne parve- nons pas a concevoir la moindre alteration. Mais ces lois, contingentes a Forigine, etant aujourd'hui ce qu'elles sont, pourraient-elles desormais changer? Leur forme ou simplement leurs coefficients pourraient-ils recevoir d'autres expressions? Notre raison repugne nettement a Fadmettre. Comment en effet Fordre actuel, 1'ensemble des choses existantes, pourrait-il se modifier sur quelque point sans Tintervention d'un facteur etranger a cet Univers, qui lui apporterait ce qui lui manque, pour produire le changement attendu? Si PUnivers, comme on le croit, est presentement entraine sur une pente qui Tamene vers son declin, qu'est-ce qui Farre- tera sur cette pente ou la lui fera remonter? D'oii viendra la force qui mettra obstacle a la deperdition de Fenergie ou qui en compen- sera les effets? Si cette force n'existe pas deja et n'est pas comprise dans le plan general de la Nature, d'oii pourra-t-elle sortir? Ou est sa 9 2QO ESSAIS SUR LA PHILOSOPH1E DES SCIENCES. cause en dehors de la Nature meme? Ici, nous entrons dans un domaine etranger au physi- cien et ou les speculations seraient pueriles. Nous avons seulement le droit de declarer que 1'Univers, dans sa constitution actuelle, ne sau- rait, sous peine de contradiction, renfermer unc cause capable de le changer lui-meme et par consequent de faire varier ses lois. Cette cause ne pourrait venir que du dehors, dans des con- ditions ou la Cosmogonie est incompetente. Les lois que nous enregistrons n'ont pas toutes, a nos yeux, une egale valeur. Nous les classons tres differemment, selon que nous sommes en etat de les ramener a une expression mathema- tique ou selon que nous ne savons decouvrir aucune formule suffisamment exacte. Ce qui fait la preeminence et I'incomparable majeste de la loi newtonienne, ce n'est pas seulement son universalite, c'est peut-etre davantage encore sa parfaite precision et son admirable simplicite. Un pareil exemple est malheureusement excep- tionnel. Dans le regne organique surtout, nous sommes habituellement impuissants a tracer la forme mathematique des phenomenes. Nous en sommes reduits le plus souvent a des locutions DE LA CONSTANCE DBS LOIS DE LA NATURE. 29! assez vagues, qui ne permettent point de passer a dc vraies equations, et qui denotent simple- ment Fexistence de relations entrevues par nous, a travers le dedale des observations. Nous sen- tons, sans pouvoir les definir, la presence de liens naturels et constants, qui doivent assurer la permanence et la regularite des successions de fails dont nous sommes temoins. Dans le regne inorganique, nous reussissons a serrer le sujet de plus pres, mais la tache qui reste est immense. Le nombre des lois purement ernpi- riques on jusqu'ici rebelles a une formule ri- goureuse constitue encore la tres grande ma- jorite. Lc but de la Science est precisement d'ame- ncr ces lois approximates a un degre d'exacti- tude conciliable avec 1'emploi d'unc equation algebrique. L'Astronomie, la theorie de la cha- leur, celles de la lumierc, de Pacoustique, et d'autres encore, sont devenues, grace au travail accumule des generations, de veritables annexes des Mathematiques; souvent meme elles ont enrichi celles-ci, par les nouveaux precedes de calcul dont elles ont fait sentir la necessite. Gette lente elaboration, qui tend a faire passer sans cesse nos connaissances de Tetat empirique 2Q2 ESSA1S SUR LA PHILOSOPIIIE DES SCIENCES. a Tetat exact ou rationnel, rencontre sa princi- pale difficulte dans 1'entrecroisement des series ou dans la complexite des phenomenes observes. Heureusement, Texperience met en evidence ce fait general et rassurant : Mieux une cause a pu etre isolee, plus sa loi est simple. L'enchaine- ment des effets dus a une cause unique, quand on est parvenu a les bien degager, revet une forme propice a 1'intervention des Mathemati- ques. Les expressions compliquees, a termes plus ou moins approximatifs, sont presque toujours 1'indice d'une combinaison, d'une interference de causes diverses. La loi de la gravitation ne se trouble qu'aux tres petites distances, ou son action propre est vraisemblablement contrariee par des forces d'un autre genre. Aussi prefere- t-on en general admettre, a ces distances, Tin- terference des actions moleculaires avec la gra- vite, et conserver ainsi a la loi newtonienne sa simplicite grandiose. L'antiquite avait dit par la bouche de Pytha- gore : Les nombres gouvernent le monde. Ce qui pouvait sembler alors une vue mystique a pris une signification plus precise, depuis les decouvertes de la Science moderne. Nos algo- DE LA CONSTANCE DES LOIS DE LA NATURE. 2g3 rithmes et leurs combinaisons, c'est-a-dire le Ian- gage mathematique, tel que les homines ont su le creer, se prete merveilleusement a exprimer les operations de la Nature. Entre le monde exte- rieur et notre intelligence, il se revele une ade- quation singuliere, dont nous ne sommes pas les auteurs. Car les principaux de ces algorithmes et leur usage abstrait avaient ete concus par les geometres longtemps avant que leur application aux realites materielles fut mise en honneur par les astronomes et les physiciens. Des formules imaginees pour des speculations theoriques se sont trouvees apres coup en exacte correspon- dance avec les phenomenes naturels et en sont devenues la traduction la mieux appropriee. Ce resultat n'etait pas facile a prevoir. Qui pouvait se douter que la loi des surfaces spheriques, reconnues proportionnelles aux carres de leurs rayons, serait un jour la loi de decroissance de la gravite et des autres forces rayonnantes? Qui aurait pu croire que le sinus geometrique jouerait un role dans Findice de la refraction de la lumiere, et que Tequation de Fhyperbole equilatere exprimerait la loi de compression des gaz parfaits? Qui supposait, en jetant les fon- dements de FArithmetique, que la serie des 2Q{ ESSA.IS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. nornbres impairs representerait les espaces par- courus par im corps tombant librenient dans le vide, pendant les periodes successives de sa chute ? On connait les belles speculations auxquelles les geometres grecs s'etaient livres sur les sec- tions coniques. Apollonius de Perga avait con- quis une gloire immortelle en mettant a nu les proprietes de ces courbes, congues de la facon la plus abstraite, puisqu'elles resultaient de Finter- section d'un cone par un plan diversement in- cline sur Taxe. A cette meme epoque, les veri- tables lois de FAstronomie etaient ignorees el devaient continuer a Fetre longtemps encore. Lc mouvement circulaire etait assigne aux astres, comme paraissant le plus parfait de tous . Plusieurs siecles apres, un observateur de genie, cessant de se confmer dans les meditations du cabinet, pour regarder attentivement dans le ciel, constate, a la suite de patientes recherches, que la trajectoire de chaque planete autour du Soleil est precisement une de ces sections fa- meuses, dont Fetude avait tant captive Fanti- quite. Les courbes d'Apollonius deviennent les lois de Kepler. Newton, a son tour, demontre que la force capable de faire decrire a la planete 1)E LA CONSTANCE DBS LOIS DE LA NATURE. 205 une semblable courbe est dirigee vers le Soleil, et que son intensite se modele sur les variations des surfaces spheriques dont la distance an So- leil est le rayon. Ainsi, des conceptions ecloses dans le cerveau des geometres grecs, sous 1'em- pire de preoccupations entierement etrangeres aux phenomenes de la Nature, apparaissent a un moment donne comme realisees par celle-ci, avec une precision qui ne laisse plus subsister aucun doute sur le mode d'action de la princi- pale force de FUnivers. II est difficile de voir dans ces faits une pure coincidence et d'attribuer au hasard d'aussi fre- quentes rencontres. J'y trouve, pour ma part, la confirmation de Topinion que j'ai deja emise en m'occupant du Calcul infinitesimal. L'intelli- gence humaine et la Nature rentrent dans un plan general, en vertu duquel la premiere est admirablement disposee a comprendre la se- conde. Jusqu'ou va cette adaptation reciproque? Dans quelles limites nous initie-t-elle a la con- naissance du monde exterieur? II ne faut point s'exagerer les rapprochements et en arriver a conclure que rhomme possede en lui-mcme les moyens de le deviner. J'ai combattu cette preten- 296 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. lion. L'homme est capable dc creer des moules dans lesquels rentreront plus tard les lois de certains phenomenes. Mais il ignore ces lois et il ne pourra prononcer leur conformite avec les types construits par lui, jusqu'a ce que Fobser- vation la lui ait devoilee. II a imagine les sec- tions coniques, mais il n'a pas su qu'elles ser- vaient de modele aux mouvements planetaires, avant d'avoir etudie directement ces derniers. II a pu se douter que les nombres gouvernent le monde , mais il ignore quels sont ces nombres, s'il ne les recherche pas attentivement dans la Nature elle-meme. L'homme tire avantage de sa merveilleuse aptitude a recevoir les verites physiques, mais il commettrait la plus grave er- reur si, retombant dans les habitudes anciennes, il se fiait aveuglement a de soi-disant harmo- nies numeriques pour affirmer 1'existence de certains corps ou pour leur assigner des pro- prietes determinees. II y a sous ce rapport un abime entre la decouverte de Le Yerrier, s'ap- puyant sur la constatation formelle d'une per- turbation astronomique, et la tentative de Ke- pler cherchant dans unc symetrie des nombres la raison des ecarts respectifs des planetes au Soleil. Ges sortes d'inductions sont parfois veri- DE LA CONSTANCE DES LOIS DE LA NATURE. 2Q7 fiees par I'evenement; mais, quand elles ne pro- cedaient pas de resultats fournis par 1'observa- tion, on doit les considerer comme d'heureuses exceptions, dont la vue est plutot faite pour se- duire Fesprit que pour le conduire. NOTES. NOTE I. SUR LA REALITE DE L ? ESPACE ET DU TEMPS. Jc n'ai pas Fintention d'entreprendre sur le domainc de la Metaphysique. Pexpose simple- ment mon etat d'csprit, relativement a Fespace et au temps. D'instinct, j'ai toujours cru a leur realite, sans pouvoir en donner d'autre raison que Fimpossibilite oujcme suis trouve de penser differemment, surtout en ce qui concerne Fes- pace. Les arguments qui m'ont etc opposes nc nront jamais convaincu, et je desire m'en expli- quer. On connait 1'objection classique contre la rea- lite de Tcspace et du temps : S'ils existaient en dchors de nous, dit-on, ils seraient necessai- rement substances ou attributs. Or nous ne pou- 3OO ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. vons les concevoir a aucun de ces deux etats. Cela semble vrai, et cependant je me demande : Pourquoi Fespace etle temps ne peuvent-ils etre des substances? Qu'est au juste une substance? II faudrait au prealable Favoir indique et mon- trer ensuite que Fespace et le temps ne sauraient appartenir a une telle categoric. Or la definition de la substance n'a jamais etc fort claire et elle Pest devenue moins encore depuis les decou- vertes de la Science moderne. Appellera-t-on, par exemple, substance Fagent mysterieux au- quel les physiciens ont recours pour expliquer les phenomenes de la chaleur et de la lumiere? Get agent, ce milieu, ce mecanisme, comme on voudra le nommer, existe cependant, car il se revele par des effets indiscutables. II est d'ail- leurs depourvu des qualites sans lesquelles une substance se congoit difficilement. II n'a pas de poids, il n'a peut-etre pas de masse; il ne tombe directement sous aucun de nos sens; en un mot, il n'a rien de ce qu'on entendait autrefois par le mot materiel . D'autre part, il n'est pas de Fordre spirituel, du moins personne n'a etc tente de lui appliquer ce qualificatif. Niera-t-on des lors sa realite, sous pretexte que la cate- gorie des substances ne saurait le recevoir? NOTE I. SUR LA REALITE DE L'fiSPACE ET DU TEMPS. 3oi Niera-t-on egalement, et pour le meme motif, la realite de cet autre mecanisme, grace auquel la gravitation se transmet dans les profondeurs de Fespace, avec une vitesse incomparablement superieure a celle de la lumiere et que Laplace qualifiait d'instantanee? Le grand Newton ne croyait pas pouvoir se passer de cet agent. Lui qui avait revele Fattraction universelle, il ecri- vait a Bentley : ... Que la gravite soit innee, inherente et essentielle a la matiere, de telle sorte qu'un corps puisse agir sur un autre corps, a distance, a travers le vide, sans Fintermediaire de quelque chose par quoi et a travers quoi leur action et leur force puissent etre transporters de Tun a Fautre, est pour moi une si grande absur- dite, que je crois qu'aucun homme, capable de penser avec quelque competence sur les sujets philosophiques, ne pourra jamais y tomber. La gravite doit etre causee par un agent agissant constamment suivant certaines lois; mais cet agent est-il materiel ou immateriel? C'est ce que j'ai laisse a Fappreciation de mes lecteurs ( ') . ( l ) That gravity should be innate, inherent, and essential to matter, so that one body may act upon another at a dis- tance through a vacuum, without the mediation of any thing else, by and through which their action and force may 302 ESSAIS SUR L\ PHILOSOPHIE DES SCIENCES. L'embarras d'assigner une place a ces agents cst tel que certains physiciens, notamment M. Him, qui a developpe magistralement cctte idee dans son livre sur la Constitution de I'es- pacc celeste, croientpouvoir imaginer une classe nouvelle, tenant le milieu pour ainsi dire entre 1'ordre materiel et Tordre spirituel, et qui serait le grand reservoir des forces de la Nature. Cette classe, appelee dynamique par M. Hirn, et de laquelle il exclut toutc idee de masse et de poids, servirait a etablir les relations, les actions a di- stance, entre les diverses parties de la matiere. Nous voila bien loin de la substance, telle que la concevaient les anciens, et 1'on cherche en vain le substratum que le mot impliquait chez eux. N'est-il pas des lors prudent de penser avec M. Cournot que les traditionnellcs categories de substances, d'attributs et de rapports, sont pro- be conveyed from one to another, is to me so great an ab- surdity, that I believe no man, who has in philosophical matters a competent faculty of thinking, can ever fall into it. Gravity must be caused by an agent acting constantly according to certain laws; but whether this agent be mate- rial or immaterial, I have left to the consideration of my readers (3 e lettre a M. Bentley, du 25 fevrier 1692, citee par M. Hirn, dans son livre : Constitution de Vespace ce- leste, 1889). NOTE I. SUR LY REALITE DE L'ESPAGE ET DU TEMPS. 3o3 bablement incomplctes et qu'il y a sans doute des choses qui echappent a une pareille classifi- cation? Le temps et 1'espace seraient du nombre ; ce seraient des realites sui generis, comme Tether des physiciens, Fagent intermediaire de Newton, le milieu dynamique de M. Him, auxquels les anciens monies trop etroits ne sau- raient s'adapter. L'espace et le temps se distin- guent meme entre ces realites transcendantes, car ce sont les plus generates et les plus accep- tees, celles dont Fenonciation est le mieux com- prise et qui fait naitre le moins d'hesitation parmi les hommes. Emmanuel Kant a donne a 1'objection une forme nouvelle, qui devait obtenir et a obtenu en effet une grande attention, car elle se rattache a une theorie d'une singuliere puissance. Dans sa discussion des antinomies de la raison pure , Fillustre philosophe s'applique a de- montrer que si Fespace et le temps existaient en dehors de nous, s'ils n'etaient pas de simples formes de Fentendement, il en resulterait deux contradictions, egalement insolubles, savoir : i impossibilite de concevoir soit que le monde fiit infini, soit qu'il fut limite dans Fespace; 2 meme impossibilite de concevoir qu'il ait eu 3o4 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. ou qu'il n'ait pas eu de commencement dans le temps (' ). Cette double antinomie est-elle aussi irreme- diable que le pensait E. Kant, a une epoque ou les Sciences physiques etaient loin d'avoir atteint leur developpement actuel? L'infini de Fespace est une chose ; Finfini de la matiere en est une autre. II n'en coute pas, a (*) La conclusion de Kant ressort avec beaucoup de net- tete dans la Note ci-apres de son livre Critique de la raison pure (traduit par J. Tissot, 2 e edition, t. II, p. iSy). L'espace est la simple forme de 1'intuition exterieure (intuition formelle), mais pas un objet reel qui puisse etre exterieurement percu. L'espace, avant toutes les choses qui le determinent (le remplissent ou le circonscrivent), ou plutot qui donnent une intuition empirique d'accord avec sa forme, et qu'on appelle espace absolu, n'est que la simple possibilite des phenomenes exterieurs en tant qu'ils peuvent exister en soi, ou s'ajouter encore a des phenomenes donnes. L'intuition empirique n'est done pas composee de pheno- menes et de 1'espace (de la perception et de 1'intuition vide). L'un n'est pas le correlatif synthetique de 1'autre, mais 1'un est seulement uni a 1'autre dans une seule et meme intui- tion empirique, comme matiere et forme de cctte intuition. Veut-on placer 1'un de ces elements de la connaissance externe hors de 1'autre (1'espace en dehors de tous les phe- nomenes), il en resultera toutes sortes de determinations vaines de 1'intuition externe, qui ne sont pas cependant des perceptions possibles; par exemple un mouvement ou un repos du monde dans un espace vide infmi, determination du rapport de deux choses entre elles qui ne peut jamais etre percue, et qui est par consequent le predicat d'un pur etre de raison. NOTE I. SUR LA REALITE DE I/ESPACE ET DU TEMPS. 3o5 mon sens, d'admettre a la fois que 1'espace est infini et que FUnivers materiel a des bornes. La premiere conception a ou parait avoir le carac- tere de la necessite; la seconde est une question de fait, que nous ne sommes pas en etat de re- soudre et sur laquelle la discussion reste libre. L'infinite de 1'Univers s'impose d'autant moins a notre raison que les indices fournis par 1'ob- servation porteraient plutot a conclure a sa limi- tation effective. D'ailleurs, une antinomic, fut-elle insoluble, ne constituerait pas, a mon avis, un motif suffi- sant pour rejeter 1'un des deux termes juges in- conciliables. C'est au nom d'un tel principe que certaines ecoles en arrivent a nier la liberte humaine, faute de pouvoir Taccorder avec la prescience divine, ou vice versa. Quand deux idees ou deux fails sont separement bien etablis, n'est-il pas plus sage de les admettre tous les deux, meme si leur coexistence n'est pas expli- quee? La contradiction que nous croyons aper- cevoir entre eux peut tenir a notre defaut de connaissance ou a ce que notre intelligence n'est pas en etat de s'elever a la verite superieure qui contient et reunit les deux autres. 3o(> ESSAIS SUR LA. PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. La seule antinomic dont on ait le droit de se prevaloir est celle qui se revele dans Fordre pu- rement logique, ou 1'une des deux affirmations implique le rejet de Fautre. Lorsque nous rai- sonnons sur le tout ou sur la partie; sur la ligne droite ou sur la ligne courbe; sur le fini ou sur rinflniy Tune des deux alternatives exclut force- ment Fautre, la meme realite ne pouvant pas se presenter a la fois sous ce double aspect. Les Mathematiques font un frequent usage de ce principe, qui a donne naissance a la methode de demonstration dite par V absurds. Mais des que nous penetrons dans le domaine physique, quand nous voulons disserter sur la matiere, sur Fespace, la creation, nous ne saurions etre trop circonspects dans nos declarations d'incompati- bilite. NOTE II. SUR L'INFINITE DE L'UNIVERS. L'infinite de FUnivers n'apparait point comme* necessaire. La raison n'affirme rien a son sujet. Les conceptions des anciens, comme j'ai eu Foc- casion de le rappeler, tendaient plutot a lui assi- gner des dimensions assez restreintes. Pour demontrer le caractere soit fini, soit in- fini de la creation, on a longtemps fait appel a des arguments scolastiques ou religieux, qui pouvaient se resumer ainsi : Supposer le monde limite, disaient les uns, c'est rabaisser la majeste du Createur, c'est donner une bien faible idee de sa puissance, c'est aller a 1'encontre des attributs dont nous nous plaisons a le revetir. Ou encore : II n'y a pas de raison pour que FUnivers occupe telle region de Fespace, plutot que telle autre. II doit done occuper la totalite de Fespace et etre infini comme lui. 3o8 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. Si le monde est infini, repliquaient les autres, il est necessaire; etetant necessaire, il a toujours ete. Des lors il n'a pas eu de createur. La ma- jeste divine exige done que le monde soil li- mite. Certains ajoutaient : Toute creation est d'un degre inferieur, par rapport a son au- teur; le monde n'est done pas infini, pas plus qu'il n'est parfait, exempt de tout mal, etc. On a peu a peu renonce a ces arguments, qui faisaient tourner la question dans un cercle sans issue, et Ton s'est adresse aux Sciences natu- relles. Gelles-ci, malgre leur superiorite sur la sco- lastique, ne peuvent pas procurer une solution formelle. L'infinite de FUnivers, si elle est effec- tive, ne tombe pas sous 1'observation directe. Nous n'embrassons jamais que des etendues plus ou moins grandes. Or un Univers tres vaste, mais borne, peut avoir, a nos yeux, les appa- rences d'un Univers infini, sans que nous ayons aucun moyen de faire la verification. Par contre, un Univers infini peut avoir les apparences de la limitation; car certaines parties peuvent etre assez eloignees pour ne point figurer dans le spectacle qui nous est offert et sur lequel seul portent nos investigations. NOTE ii. SUR L'INFINITE DE L'UNIVERS. 3og La solution menace de rester eternellement en suspens. Nous pouvons tout auplus esperer d'at- teindre a des probabilites. De quel cote sont-elles? Parait-il plus raisonnable, d'apres Fensemble des indications recueillies par la Science moderne, d'admettre Finfinite de FUnivers materiel ou sa limitation? Notre grand astronome Frangois Arago s'est pose la question sous cette forme : Le nombre des etoiles est-il fini ou infini? Partisan pour des raisons qu'il ne donne pas -- de la seconde hypothese, il s'est efforce de la concilier avec Faspect du ciel et les donnees de la Physique. Voici comment il s'exprime : Si le nombre des etoiles est infini, comme tout nous porte a le croire, il n'y a pas une seule ligne visuelle menee de la Terre vers les regions de Fespace, qui ne doive rencontrer un de ces astres ('). Quelle que soit la petitesse de leur etendue superficielle, les etoiles produiront par leur continuite Faspect d'une enveloppe lumi- neuse sans aucune partie obscure. L'intervalle ( J ) La reciproque n'est pas vraie. Lors meme que tout rayon visual rencontrerait une etoile, nous ne serions pas en droit de conclure que le nombre de ces astres est infini. Nous pourrions seulement dire qu'il est tres grand. 3 TO ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. compris entre deux etoiles composantes de cette sphere, placees a une certaine distance, sera rempli quelquefois par une etoile situee a une distance infiniment plus grande, ce qui n'empe- chera pas que sous le rapport de Fintensite les phenomenes se passeront comme si toutes les etoiles etaient attachees a une voute spherique et a la meme distance de Fobservateur. L'inten- site de cette voute serait egale partout, si toutes les etoiles composantes avaient le meme ecJat intrinseque ('). En adrnettant que cet eclat soit (*) Get apparent paradoxe ne saurait etonner les per- sonnes quelque peu familiarisees avec les lois de 1'Optique. II est la consequence directe du principe en vertu duquel la lumiere emanant d'un point rayonnant diminue en pro- portion du carre de la distance. Mais si, au lieu d'emaner d'un point, la lumiere emane d'une surface rayonnante etendue, 1'impression produite sur 1'ceil d'un observateur estbien differente. Supposons" en effet la surface assez vaste pour qu'a toute distance le cone forme par les rayons visuels s'appuie entierement sur elle, sans la deborder nulle part. L'augmentation de 1'eloignement n'aura, en ce cas, d'autre resultat que de faire decouper par le cone sur la surface rayonnante des bases de plus en plus amples et dontl'etendue intrinseque croitra precisement en proportion du carre de la distance. Or, nous venons de le dire, la lumiere emanee de chaque point s'affaiblit dans la meme proportion; il y aura done une compensation parfaite entre cet affaiblissement et le nombre des points rayonnants, de sorte que la lumiere fournie par la totalite de la base du cone gardera toujours pour Fobservateur la meme intensite. NOTE II. SUR L' INFINITE DE L'UNIVERS. 3[I egal a celui du Soleil, supposition assez natu- relle, puisque le Soleil est veritablement une etoile, chaque region du ciel d'une etendue an- gulaire de 82' environ nous enverrait une quan- tite de lumiere egale a celle qui nous vient de cet astre. Les choses s'offrent a nous sous un aspect bien different. Comment tout expliquer sans renoncer a Fidee d'un espace infini par- seme d'etoiles dans toute son etendue ! La limitation du nombre des etoiles eut semble la conclusion logique de cet expose. Mais Arago, place, je 1'ai dit, a un autre point de vue, pour- suit en ces termes : II est peu concevable que les deux savants que je viens de nommer (Olbers et Cheseaux de Lausanne, qui s'etaient occupes anterieurement de la meme question) n'aient ni Tun ni Fautre eu Fidee que, dans le nombre infini d'etoiles dont ils supposent Fespace indefini parseme, il doit y en avoir un nombre infini de completement obs- cures et opaques. Gette simple observation ren- verse, ce me semble, leurs calculs par la base et reduit a neant les conclusions qu'ils en ont tirees. N'est-il pas evident que Fensemble de toutes ces etoiles obscures et opaques doivent former 3 12 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. comme une enveloppe indefmie en dehors de laquelle rien ne peut etre visible, les rayons de chaque etoile situee au dela des dernieres parties constituantes de cette enveloppe rencontrant sur leur route un ecran qui les arrete (' ). Cette explication, malgre Fautorite d'Arago, ne parait pas tres facile a accepter. Non seu- lement elle ne concorde pas avec Fensemble des idees regues en Cosmogonie, mais elle rend mal compte de la tres grande inegalite qu'on ob- serve dans la distribution des astres lumineux. Pourquoi ceux-ci trouveraient-ils devant eux tant d'astres obscurs dans certaines regions du ciel, et si peu dans d'autres? D'oii viendrait le contraste entre ces parties tellement vides et obs- cures, qu'elles ont recu des astronomes et des marins le nom significatif de sacs a charbon, et ces parties tellement peuplees et brillantes, qu'on les a prises longtemps pour de la matiere cos- mique en voie de condensation? Les astres obscurs, cause de ces irregularites d'aspect, ne seraient d'ailleurs pas des corps se- condaires, comme les planetes et leurs satellites (!) Astronomie populaire, tome I er , page 383. NOTE II. SUR L' INFINITE DE l/UNIVERS. 3l3 - car leurs dimensions ne correspondraient pas a de pareils effets d'occultation ; mais ce se- raient, comme Findique expressement Arago, de veritables soleils eteints. Comment concevoir deux creations ainsi enchevetrees Tune dans Fautre, Tune epuiseeet Fautre en plein epanouis- sement? Pourquoi auraient-elles surgi dans une meme region de Fespace, a deux epoques si dif- ferentes? Et si Fon admet que les astres eteints sont simplement les plus anciens d'une creation unique, pourquoi voyons-nous si peu d'etoiles rougeatres ou sur le point de s'eteindre? C'est le contraire que nous devrions constater. D'autre part, les etoiles n'etant pas fixes, mais leurs deplacements devenant sensibles a la longue, les positions mutuelles des astres obscurs et des astres lumineux devraient varier inces- samment, et nous assisterions a de frequentes apparitions et disparitions d'etoiles. Or ces phe- nomenes sont rares et ils se concilient mal avec la manifestation d'une cause generate, embrassant Fensemble duciel. Les etoiles nouvelles ont varie rapidement d'eclat, plusieurs meme ont subite- ment disparu, et ont laisse aux observateurs Fidee d'une resurrection momentanee plutot que celle d'une occultationinterrompue. 3l4 ESSAIS SUR LA PH1LOSOPHIE DBS SCIENCES. Deux autres explications ont ete proposees pour justifier Fapparence du ciel - toujours dans Fhypothese de Finfinite de 1'Univers. La premiere consiste a admettre Fexistence d'un milieu interstellaire qui, sur de suffisantes epaisseurs, absorberait la totalite des rayons lumineux. Mais Arago, on Fa vu, la repousse et a cru necessaire de la remplacer, tant elle lui semblait depourvue de base. Que pourrait etre en effet, ce milieu interstellaire d'une imparfaite transparence? Serait-ce une matiere cosmique tres clairsemee, qui aurait echappe a la condensa- tion generale d'ou sont sortis les astres actuels? Mais si cette matiere se peut, a la rigueur, con- cevoir au voisinage des astres eux-memes, par exemple a Finterieur de notre systeme solaire ou sa presence n'est d'ailleurs nullement demon- tree on ne se Fexplique pas du tout dans les immenses deserts qui devraient s'etendre entre les derniers astres visibles, et ceux beaucoup plus eloignes dont la lumiere se trouverait ainsi arretee au passage. A defaut d'une matiere aussi problematique, attribuerait-on le phenomene d'interception a Fether? Mais il repugne singu- lierement de supposer que le mecanisme destine a operer la transmission de la lumiere puisse lui- NOTE ii. SUR L'INFINITE DE L'UNIVERS. 3i5 meme devenir un obstacle. La gravitation qui, elle aussi, se transmet a Taide d'un mecanismc analogue quoique, croit-on, incomparable- ment plus rapide ne parait pas en etre affai- blie, puisque a toute distance les observations les plus precises concordent exactement avec la loi newtonienne. II est infiniment probable que la transmission de la lumiere, dont la loi de de- croissance est la meme, n'est pas moins bien assuree. Les rayons lumineux emanes des astres les plus eloignes ne rencontreraient done pas d'autres obstacles que ceux qui existent dans leur atmosphere et dans le systeme solaire. II y aurait la une conslanle, qui affecterait indis- tinctement la lumiere de tous les astres et qui serait independante de leur distance a la Terre. La seconde explication est tiree aussi de Feloi- gnement. La plupart des etoiles seraient a des distances tellement grandes que leur lumiere n'aurait pas encore eu le temps de parvenir jusqu'a nous. Cette hypothese, qui n'a en elle- meme rien de choquant, est toutefois bien peu en harmonie avec ce que nous savons de 1' As- tronomic stellaire. D'apres les dernieres decou- vertes, les etoiles les plus eloignees de la Terre, dans le vaste amas dont nous faisons partie, 3l6 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. celles qui sont aux confins de la Yoie lactee, emploieraient environ quinze mille ans pour nous envoyer leurs rayons ('). D'autre part, les physiciens partisans de la condensation nebu- laire, tels que M. Helmholtz et M. W. Thomson, attribuent au systeme solaire un age de quinze a vingt millions d'annees. Les geologues, nous Favons dit, vont au dela de ce terme et recla- ment une duree sensiblement plus longue. Les plus moderes ne descendent pas au-dessous de vingt millions d'annees. Ces chiffres assurement, dans la pensee de leurs auteurs, n'ont pas la pretention d'etre exacts; mais ils autorisent certains rapprochements. Si la plus eloignee des etoiles actuellement vi- sibles est a quinze mille ans de distance de notre globe qu'on me passe Fexpression - - et si Fage de la Terre est au minimum de quinze mil- lions d'annees, il s'ensuit que la voute lumineuse dont 1'eclat n'est pas encore arrive jusqu'a nous (*) Voir le Livre deja cite de M. Faye, Sur Voi^igine du monde, 2 e edition, page 181. Le savant astronome evalue a trente mille ans le temps necessaire pour qu'un rayon lumineux parcoure dans sa plus grande dimension 1'amas stellaire vers le centre duquel nous sommes places. Voir aussi Le Soleil du R. P. Secchi. L'estimation indi- quee au tome II, page 4?4> e t analogue a celle de M. Faye NOTE ii. SUR L'INFINITE DE L'UNIVERS. 3 17 est mille fois plus eloignee que la derniere etoile de notre amas stellaire. Comment s'expliquer un vide aussi enorme entre notre amas et les amas les plus voisins, surtout quand on songe que I'ecartement moyen des trente millions d'etoiles connues correspond seulement a une quinzaine d'annees environ? Ainsi Tecart entre les dernieres etoiles de FUnivers visibles et les etoiles encore invisibles serait un million de fois plus considerable que I'ecartement moyen des etoiles connues. Une telle disproportion dans le plan general de la Nature parait peu vraisem- blable(')- Les difficultes s'evanouissent si Ton se decide a admettre que le nombre des etoiles est actuel- lement limite. M. Boussinesq a formule une observation (*) On fera sans doute observer qu'a des distances bien inferieures a celles dont nous venons de parler il peut se trouver des etoiles dont nous ne percevons pas la lumiere, non parce qu'elle ne nous est pas encore parvenue, mais parce que, a raison de 1'eloignement, elle ne fait pas sur nos organes une impression assez vive. G'est possible pour des etoiles isolees ou des groupes restreints, dont 1'eclat s'attenue effectivement en proportion du carre de la di- stance, mais ce ne serait pas vrai d'une surface lumineuse continue, comme celle qui, d'apres Arago, resulterait d'un nombre infini d'etoiles. 3l8 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. qui me semble justifier la meme conclusion. <( On salt, en effet, dit-il, que la loi de Newton attribue a deux couches materielles de meme densite une egale attraction sur un atome donne, quand, vues de cet atome, elles presentent une egale surface apparente, ou occupent le meme champ angulaire, et qu'elles ont, en outre, leurs epaisseurs egales dans les sens des rayons visuels ainsi menes. Cette loi n'est done pas propre a faire tendre vers zero, ou du moins vers une limite fmie, Fattraction supportee par un atome, suivant une certaine direction, de la part de toute la matiere tres eloignee qui se trouve a Finterieur d'un petit angle solide ayant 1'atome pour sommet et comprenant entre ses aretes la direction consideree; vu que cette matiere est decomposable, par des sections transversales, en un nombre illimite de couches d'epaisseur finie et de me'me grandeur apparente ('). En fait, Tattraction en un point de Fespace n'est pas infinie; elle a une valeur relativement faible. II faut done ou que la quantite totale de matiere soit limitee, ou que la loi de Newton (!) Etude sur divers points de la Philosophie des Sciences, par M. J. Boussinesq, membre de 1'Academie des Sciences; page 81. NOTE ii. SUR L'INFINITE DE L'UNIVERS. 3 19 cesse d'etre exacte aii dela d'une certaine di- stance. M. Boussinesq, sans exclure directement la premiere hypothese, se prononce en faveur de la seconde : A ce propos, dit-il, j'observerai que si, en effet, aucune quantite concrete n'est indefiniment divisible, Fattraction exercee sur un corps determine par un autre qui s'en eloi- gne de plus en plus doit enfin, apres avoir decru autant que possible conformement a la loi de Newton, s'annuler en toute rigueur objective, quand la distance depasse une certaine limite, non eval liable pour nous. Gette limite serait le veritable rayon d'activite de Fattraction des deux corps : sa mise en compte permettrait d'expliquer, de la maniere la plus naturelle, comment, malgre Fimmense etendue de FUni- vers et la valeur appreciable de la densite moyenne de la matiere dans toute cette etendue, la pesanteur (ou force de gravitation) en cha- que point de Fespace est toujours finie, et parait meme souvent tres petite par rapport aux actions exercees, a d'imperceptibles distances, entre des quantites de matiere minimes. Les physiciens accepteront-ils que cette ma- gnifique loi de la gravitation universelle, dont Fexpression est si simple et repond si bien a nos 320 ESSAIS SUR LA. PHILOSOPHIE DES SCIENCES. idees sur le mode d'action des forces rayon- nantes, dont 1'exactitude a ete verifiee dans des circonstances si nombreuses et si variecs, doive se trouver en defaut au dela d'un certain degre d'eloignement des corps? Quant aux astrono- mes, leur confiance ne parait pas sur le point d'etre ebranlee. Toutes les fois qu'ils relevent le plus leger ecart entre les resultats du calcul et ceux de 1'observation, ils n'accusent jamais la formule de Newton; mais ils admettent sans hesiter que leurs mesures ont ete mal prises ou qu'ils ont neglige quelque element etranger agis- sant a leur insu. A la verite les distances auxquelles M. Bous- sinesq fait allusion sont incomparablement su- perieures aux dimensions du systeme solaire. Neanmoins la loi fonctionnant avec une preci- sion admirable depuis la Lune jusqu'a Neptune, c'est-a-dire dans un cbamp d'activite dont le rayon varie de i a 12000, il semble, si des ecarts devaient se manifester plus loin, qu'il en serait un peu de cette loi comme d'une ligne qui, apres avoir ete droite sur une immense longueur, de- viendrait courbe dans la suite de son developpe- ment. On comprend la loi cessant d'etre exacte ou plutot de le paraitre, quand les corps appro- NOTE ii. SUR L'INFINITE DE L'UNIVERS. 821 chent du contact. Gar il petit se developper alors entre les particules de la matiere des actions nouvelles, qui se superposent a la gravitation proprement dite et en masquerit les effets. Mais comment ces actions prendraient-elles naissance quand, au contraire, les corps s'eloignent da- vantage? L'argument tire de la non-divisibilite a rinfini des quantites concretes est-il ici applicable? II ne s'agit pas, on le remarquera, de subdiviser une force en subdivisant le corps d'oii elle pro- vient; en ce cas la division de la force s'arrete- rait necessairement la ou s'arrete la division de la matiere. Mais il s'agit de diminuer son inten- site en augmentant la distance, ce qui a la plus grande analogic avec la division indefinie des etendues geometriques. Quant a la faiblesse de Fattraction univer- selle, nonobstant Fenorme quantite de matiere qui nous environne, elle s'explique tout natu- rellement, si FUnivers est limite. Car Fattrac- tion exercee par lui sur notre globe est du meme ordre que la quantite de lumiere qu'il nous envoie, Fune et Fautre obeissant a la loi de decroissement en proportion du carre de la distance. Or, par suite de leur immense eloi- 31 322 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. gnement, les trente millions d'etoiles apergues avec le telescope equivalent a 820 fois seule- ment une etoile de premiere grandeur. Les etoi- les plus eloignees encore, et dont la lumiere ne nous impressionne pas, exercent, pour la meme raison, une attraction insignifiante. La Cosmogonie moderne incline 1'esprit dans le meme sens. D'apres la theorie de Laplace, aujourd'hui generalisee, Fespace aurait etc, a une certaine epoque, rempli d'une matiere pro- digieusement tenue et rare, comprenant a Fetat de dissociation et de diffusion extreme tous les elements des mondes futurs. Dans ce milieu soumis a la loi universelle de la gravitation, et sous Finfluence de circonstances dont je dirai un mot tout a Fheure, des centres d'attraction ont du lentement se former. La matiere s'est peu a peu rassemblee autour de ces centres, et ainsi se sont dessinees, dans le chaos general, des alter- nances de parties plus pleines et de regions ten- dant a se vider. Telle serait la premiere ebauche des differents systemes solaires. Chacun d'eux, a son tour, encore a Fetat nebulaire, aurait ete le theatre d'un travail interieur analogue. Laplace montre Fastre central s'affermissant de plus en plus, NOTE ii. SUR L'INFINITE DE L'UNLVERS. 3i3 tandis que les planetes s'en detachent, successi- vement, par la formation d'anneaux concentri- ques (comme ceux de Saturne) destines a se rompre et a se condenser. Ge dernier point surtout donne lieu a des difficultes. Neanmoins, Fensemble de la conception est admis, a des variantes pres, par la plupart des astronomes. La gravitation seule ne suffit pas a rendre compte de ces phenomenes. Si le chaos primitif avait ete en repos, les astres engendres par la condensation eussent ete immobiles. Les ma- teriaux (de FUnivers), dit M. Faye, soumis d'ailleurs a leurs attractions mutuelles, etaient des le commencement animes de mouvements divers qui en ont provoque la separation en lam beaux ou nuees. Geux-ci ont conserve une translation rapide et des gyrations intestines extremement lentes. Ces myriades de lambeaux chaotiques ont donne naissance, par voie de condensation progressive, aux divers mondes de FUnivers. II apparait en outre - - et c'est la considera- tion essentielle que Tamas general de matiere devait etre limite. Du moins, se figure-t-on nla- laisement la condensation s'engageant dans un milieu ou les forces s'exercent a Finfini suivant 324 ESSAIS SUR LA. PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. toutes les directions. Le centre de Finfini est partout , dit Pascal, ce qui exclut Fidee d'une rupture d'equilibre en un point plutot qu'en un autre. La rupture effective suggere Fhypotbese d'une limitation originaire. Pour les astronomes, FUnivers de la matiere, tout au moins 1'Univers accessible a nos obser- vations, se resume, ou peu s'en faut, dans Fim- mense groupement de la Voie lactee. Cette constellation unique et prodigieuse, objet des poetiques inventions des anciens, affecte ap- proximativement la forme d'une lentille. L'epais- seur en est tres faible, comparee aux autres di- mensions. Places, croit-on, vers le centre de cet amas, nous apercevons peu d'etoiles, quand nous regardons dans le sens de Fepaisseur, et un bien plus grand nombre quand nous regar- dons dans le sens du plan. Ainsi s'explique la diversite d'aspect du ciel, si lumineux sur le contour de la Yoie lactee, si obscur a Finte- rieur. Chaque jour, les progres des instruments per- mettent de decouvrir de nouveaux astres ou de resoudre en etoiles des nebuleuses qui sem- blaient composees de matiere cosmique. Ces de- NOTE ii. SUR L'INFINITE DE L'UNIVERS. 820 couvertes ont lieu surtout dans le sens du plan de la \ 7 oie lactee et paraissent, par consequent, se rattacher a cette constellation. Si les nou- veaux astres appartenaient a des formations etrangeres, il semble qu'on devrait plutot les apercevoir dans le sens de 1'epaisseur, ou une couche beaucoup plus mince d'etoiles nous en separe. Ge sont la des indications dont il ne faut pas s'exagerer 1'importance. La Yoie lactee elle- meme ne constitue pas un tout parfaitement de- limite et dont les parties soient bien agencees. Si Ton considere, dit M. Faye, la forme tour- mentee de cette zone lumineuse, ses interrup- tions, son dedoublement partiel en deux bran- ches distinctes, ou meme en amas isoles dont quelques-uns, tels que les nuees de Magellan, se trouvent rejetes bien loin du plan general, les espaces vides d'etoiles ou completement noirs auxquels les marins ont donne le nom signifi- catif de sacs a cha?*bon, on trouvera que la Voie lactee offre plus d'analogie avec un vaste anneau en train de se decomposer en lambeaux qu'avec une couche plate et homogene d'etoiles et de nebuleuses. (Page 214 de FOuvrage deja cite.) 3^6 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. Neanmoins, la consideration tiree de la forme de la Voie lactee, toute vague qu'elle est, ne doit pas etre negligee. Seule assurement elle constituerait une preuve bien faible, en faveur de la these de la limitation de FUnivers. Mais rapprochee des autres indices, elle prend une reelle valeur. De F ensemble se degage, a mon avis, une presomption assez serieuse. En tout cas, la these contraire ne repose sur aucun fon- dement scientifique. Elle a pour elle principa- lement de donner essor a Fimagination et de satisfaire les ames religieuses qui repugnent a admettre des bornes a Foeuvre divine. Encore peut-on se demander si, meme a ce dernier point de vue, Fidee d'un Univers infini s'impose. Ne serait-il pas aussi respectueux de penser, avec Emmanuel Kant, que la creation ne s'arrete pas et que la Puissance supreme s'est reserve Finfini du temps pour peupler Finfini de Fespace? NOTE III. SUR UN ARGUMENT DU DETERMINISME. Je dorme ici quelques details sur une question que j'ai effleuree dans un Chapitre precedent. A raison de son caractere mixte, elle a occupe des geometres eminents, MM. de Saint-Venant, Cournot, Boussinesq. Ces savants ont eu a coeur de concilier la conservation de Fenergie dyna- mique avec la possibilite pour Fhomme de faire acte d'initiative et de volonte; en d'autres ter- mes, ils ont voulu montrer que Fintervention de 1'homme peut etre absolument libre sans entrai- ner aucune creation d'energie ou de mouve- ment. MM. de Saint-Venant et Cournot ont aborde le probleme par des metbodes assez semblables au fond. Ils sont arrives a la conclusion que Tini- tiative de 1'etre anime n'implique pas une pro- duction de mouvement, mais qu'elle se reduit fmalement a un pouvoir directeur ou a un 3'28 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES. pouvoir decrochant consistant a donner 1'im- pulsion quasi infinitesimale dont tout le reste depend. Nous serions en presence d'une disposi- tion analogue a celle d'une machine bien reglee, ou, pour mettre en branle une force imposante, il suffirait de couper le mince fil qui retient le premier ressort ou de toucher le bouton qui livre passage au courant d'electricite. Mais une premiere remarque vient a Fesprit : quelque attenue que soit en pareil cas le travail a la charge de I'homme, il n'est pas rigoureu- sement nul. On ne peut done pas dire que 1'exer- cice de la volonte soit tout a fait exempt d'une creation proprement dite. M. J. Boussinesq s'est applique a prevenir 1'objection. Dans un important Memoire, qui a fixe Tattention de 1'Academie des Sciences mo- rales et politiques (*), ilrappelle que divers pro- blemes dynamiques presentent, au point de vue du calcul, une reelle indetermination. Les equa- tions dressees a leur sujet admettent des so- (!) Conciliation du veritable determinisme mecanique avec I' existence de la vie et la liberte morale, par M. J. Boussinesq, membre de 1'Academie des Sciences, avec pre- face de M. Paul Janet, membre de I'Academie des Sciences morales et politiques. NOTE III. SUR UN ARGUMENT DU DETERMINISME. 829 lutions singulieres ; le mouvement peut, a cer- tains moments, d'apres les formules, se pour- suivre indifferemment dans pltisieurs directions. Les courbes representatives de Factivite inte- rieure en les supposant tracees - - seraient precisement dans ces conditions. Leurs equa- tions comporteraient de temps en temps ou meme continuellement plusieurs solutions. Le pouvoir directeur exerce par Fame humaine n'exigerait des lors aucune depense de force; il se bornerait a ecarter certaines solutions au profit de Tune d'elles. Un etre anime, dit M. Boussinesq (page 4)? serait par consequent celui dont les equations de mouvement admet- traient des integrates singulieres, provoquant, a des intervalles tres rapproches ou meme d'une maniere continue, par Tinde termination qu'elles feraient naitre, Fintervention d'un principe di- recteur special. Ge principe directeur, bien diffe- rent du principe vital des anciennes ecoles, n'au- rait a son service aucune force mecanique qui lui permit de lutter contre celles qu'il trouverait dans le monde; il proliterait seulement de leur insuffisance, dans les cas singuliers consideres ici, pour influer sur la suite des phenomenes. Inconscient au debut de Fexistence individuelle, 330 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIC DES SCIENCES. et meme toujours en ce qui concerne la vie vege- tative, mais d'autant plus docile a une loi supe- rieure ou extra-physique qui nous est encore in- connue, il realiserait a sa maniere, dans chaque animal et dans chaque plante, un type specifique hereditairement transmis, en employant a cet effet des materiaux communs empruntes au mi- lieu mineral ou a d'autres organismes. Parvenu ensuite, chezFhomme et les animaux superieurs, a un degre assez avance de developpement, et apres avoir acquis des organes suffisamment de- licats, c'est-a-dire un systeme nerveux, il devien- drait sensible a certains rapports de ces organes avec le reste de son corps ct avec le monde exte- rieur, s'eveillerait sous leur choc mutuel, et ap- prendrait des lors a diriger sciemment la force physique pour la faire servir a raccomplissement de desseins premedites. Je ne suivrai pas Tauteur dans les developpe- ments de haute Analyse qui eclairent sa these. Je vais essayer de presenter la solution en termes plus simples. Le principe experimental invoque par les de- terministes, meme accepte dans toute sarigueur, veut uniquement que Tetre anime ne puisse pas NOTE III. SUR UN ARGUMENT DU DETERMINISMS. 33 I creer du mouvement; il ne lui interdit pas d'em- ployer a son gre les energies preexistantes. Le principe ne sera done pas enfreint si dans tous ses actes, dans celui-la meme par lequel ilfaitun choix, Fhomme realise un exact equilibre entre les energies du dehors ainsi consommees et le travail qui decoule de lui comme d'une source pour grossiren apparence le reservoir universel. Sans rien produire, 1'homme peut etre seule- ment doue de la faculte de convertir les energies les unes dans les autres, et de restituer fidele- ment, sous des formes variees, la quantite que lui-meme a regue et qui a servi au deploiement total de son activite. Or ilne semble pas douteux que les choses se passent regulierement ainsi. Considerons, par exemple, un homme qui se met en devoir de pousser un fardeau. Aussitot le contact etabli entre lui et le fardeau, ses or- ganes se tendent, se raidissent, comme les pieces flexibles d'une machine. Son corps tout entier devient une sorte de ressort bande dont une extremite appuie sur le sol et dont Fautre extre- mite presse contre le fardeau. Son effort re- double, le ressort se detend lentement ct Tobjet avance. La meme operation recommence et 1'ob- jet avance de nouveau. Chaque fois il y a cor- 33'2 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES respondance entre la progression du fardeau et Timpulsion fournie par le ressort. Quel est le resultat final? D'un cote, une masse qui a gagne de la vitesse, ou qui a surmonte cer- taines resistances; done production d'energie. De Fautre cote, une activite interieure qui a constitue le corps humain en ressort et a obtenu de lui I'effort necessaire a Favancement du far- deau. Get effort, contre-partie du resultat vi- sible, est-il gratuit? Cette activite s'est-elle exercee par une sorte de creation spontanee due a Fhomme? Non. II y a eu simplement un emprunt fait a la Nature. L'homme n'a agi, n'a pousse, n'a voulu, n'a fourni enfin Fenergie transmise a Fobjet, qu'en consommant, au fur et a mesure, la puissance accumulee en lui- meme par une longue preparation. Cette puis- sance s'epuiserait rapidement s'il ne la renou- velait sans cesse par les ressources qu'il tire du monde exterieur sous la forme d'aliments. II doit, selon Fexpression consacree, reparer ses forces . En cette circonstance, Fhomme s'est comporte comme une veritable machine thermique, dans laquelle les substances passent et se consument pour entretenir Fenergie necessaire a son acti- NOTE III. SUR UN ARGUMENT DU DETERMINISMS. 333 vite. Mais ce qui est vrai du grossier travail du manoeuvre ne Test pas moins pour les hautes speculations de la pensee. II n'est pas un effort intellectual, pas une vibration du cerveau, qui ne se traduise en depense et n'appelle un em- prunt correspondant a la Nature. La liberte meme, 1'initiative se payent egalement; elles enlrainent, elles aussi, une deperdition que Fenergie du dehors a mission de reparer. Bref, tout ce qui constitue la vie morale et intellec- tuelle aussi bien que la vie physique est inces- samment accompagne d'une depense et d'un renouvellement. La liberte n'ajoute rien au reservoir commun des energies physiques; elle est un simple episode de leur transformation. Sans doute ce parfait equilibre entre 1'activite humaine et Femprunt fait a la Nature ne peut etre constate chaque fois avec la meme preci- sion. II n'est pas facile de mesurer rigoureu- sement le travail mecanique et la depense qui correspondent a des nuances legeres et fugi- tives de la pensee. Mais il suffit que 1'equiva- lence ait ete mise en relief dans des cas simples, se rapprochant des operations industrielles, et que d'autre part le fait seul de la consommation ait ete demontre pour une activite purement 334 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES. cerebrale. La raison en deduit aussitot la possi- bilite d'une conciliation entre 1'exercice de la liberte et le principe de la conservation de 1'energie generate . Des lors Pargument du deter- minisme manque de base. II ne reste plus qu'un phenomene plus ou moins difficile a analyser, mais nullement une antinomie irreductible qui exige le sacrifice de Fun des deux termes en pre- sence. FIN. TABLE DES MATIERES. PREFACE v 1. ANALYSE. GHAPITRE I. L'espace et le temps i GHAPITRE II. - L'infmi 23 GHAPITRE III. Gontinuite et divisibilite a 1'infini. . 89 GHAPITRE IV. Infmiment petits 69 GHAPITRE V. Limites 77 GHAPITRE VI. De la methode infinitesimal e g5 GHAPITRE VII. Du Galcul infinitesimal 119 GHAPITRE VIII. L'Analyseinfinitesimaleetlamatiere. 189 II. MECANIQUE. GHAPITRE I. La force et la masse , i53 GHAPITRE II. Capacites dynamiques. La pesan- teur 175 GHAPITRE III. Du probleme dynamique 189 GHAPITRE IV. Les lois generates du niouvenient . . 199 GHAPITRE V. Quantite de mouvement. Force vive. Energie 223 336 TABLE DBS MATIERES. Pages. GHAPITREVI. Conservation du mouvcment et de Fenergie dans la Nature 243 GHAPITRE VII. Causes possibles de deperdition de I'energie 269 CHAPITRE VIII. De la Constance des lois de la Na- ture 277 NOTES. NOTE I. Sur la realite de 1'espace et du temps 299 NOTE II. - Sur Finfinite de FUnivers 307 NOTE III. Sur un argument du determinisme. 327 22U9 Paris. Imp. GAUTHIER-VILLARS ET FILS, quai des Gr.-Augustins, 55. \ *s . SSsf^ _j U.C. BERKELEY LIBRARIES