mz:> THE LIBRARY OF THE UNIVERSITY OF CALIFORNIA LOS ANGELES ?^ _\'« -> ..^,.v^^- FIELDING. IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT, r.UE JACOB, v° ?4. '^<^m ^Dirii /ENFANT TROUVÉ. lores hominum multorum vidit. ^ome^ '3vi(X/hveii\ç_j, A PARIS, CHEZ DAUTHEREAU, LIBRAIRE, RUE DE RICHELIEU, H*' 20. 1828. 68230 TOM JONES, nj^ ou "TT/i^ T^ L'ENFANT TROUVÉ. LIVRE NEUVIEME, CONTENANT DOUZE HEURES. CHAPITRE PREMIER. Contenant une aventure véritablement surprenante, qai arriva à M. Jones dans sa promenade avec l'homme de la montagne. J-JA. jeune Aurore ouvrait sa fenêtre, c"esl-à- dire, en style moderne, le jour commençait à poindre, quand Jones sortit accompagné du ir. I 9. TOM JO^fES, vieillard , et gravit avec lui la raoDtagne de Ma- ZA.RD ; ils n'en eurent pas plus tôt atteint le sommet, que la vue la plus imposante s'oflrit de tous côtés à leurs regards: nous voudrions l'offrir également à ceux du lecteur; mais nous n'en ferons rien pour deux raisons : la pre- mière est que nous désespérons de faire admi- rer notre description à ceux qui ont joui de ce beau coup-d'œil ; la seconde est que nous dou- tons que ceux qui ne l'ont pas vu voulussent nous croire. Jones resta quelque temps immobile dans la même attitude, les yeux dirigés vers le sud. Le vieillard s'en apercevant , lui demanda ce qu'il regardait avec tant d'attention. « Hélas! monsieur, répondit-il avec un soupir, je cher- chais à reconnaître la route qui m'a conduit ici. Grand Dieu! que Glocester est loin de nous! Quelle vaste étendue de terrain il doit y avoir entre moi et le séjour de mon enfance! — Oui , oui, jeune homme, s'écria le vieillard ; et si j'en crois vos soupirs, il y a loin entre vous et ce que vous aimez bien plus que le séjour de votre enfance. Je m'aperçois que l'objet de LIVRE IX, 3 votre contemplation n'est pas à la portée de votre vue , et j'imagine cependant que vous avez du plaisir à regarder de ce côté. » Jo- nes lui répondit en souriant : «« Je vois, mon vieil ami , que vous n'avez pas oublié les sen- sations de votre jeunesse. Eh bien ! oui, votre conjecture est vraie. » Ils portèrent alors leurs pas vers la partie nord-ouest de la montagne, qui domine une fo- rêt très-vaste. Ils n'y furent pas plus tôt arri- vés, qu'ils entendirent à quelque distance des cris de femme qui semblaient sortir du bois au- dessous d'eux. Jones écoula un moment, et sans dire un mot à son compagnon , car il semblait qu'il n'y avait pas de tenjps à perdre, il courut, ou plutôt se glissa le long de la mon- tagne, et sans la moindre inquiétude pour sa propre sûreté, il alla droit à la partie du bois d'où partaient les cris. Au bout de quelques pas, il aperçut le spectacle horrible d'une femme à moitié nue , entre les mains d'un scélérat qui lui ayant passé sa jarretière autour du col , faisait tous ses eflorts pour la lier à un arbre. Jones ne I. 4 TOM JOlNtS, perdit pas de temps en questions; il tomba sans hésiter sur le brigand , et se servit si bien de son fidèle baton de chêne , qu'il ter- rassa rhonnne avant qu'il pût se mettre en défense , et même presque avant qu'il sût qu'on l'attaquait : il ne cessa de le frapper, que lors- que la femme l'arrêta en lui disant qu'elle croyait que le coquin en avait bien assez. La pauvre malheureuse se jeta alors aux genoux de Jones, et le remercia mille et mille fois de sa délivrance. Il la releva , et lui té- moigna combien il était charmé qu'un acci- dent extraordinaire l'eût mis à portée de ve- nir à son secours dans un lieu où il était si peu probable qu'elle en trouvât aucun ; ajou- tant que le ciel semblait l'avoir désigné pour être l'heureux instrument de sa délivrance, «t C'est trop peu dire, répondit-elle, vous êtes sans doute quelque envoyé du ciel; vous parais- sez à mes yeux plutôt un ange qu'un homme.» Il avait en effet une tournure charmante; et si un extérieur agréable et des traits uns , joints à la jeunesse, à la santé, à la force, à la fraîcheur, au courage et à la bonté, peuvent faire res- LtVRE IX. 5 sembler un homme à un ange, qui pouvait y ressembler plus que Jones? La captive nouvellement délivrée n'offrait rien de semblable à beaucoup près; elle ne paraissait pas très-jeune , et n'était rien moins que jolie ; mais ses Vêtements se trouvant dé- chirés par en haut , sa gorge , qui était très- belle et extrêmement blanche , attira les re- gards de son libérateur; ils restèrent tous deux immobiles et en silence pendant quelques mo- ments, qu'ils employèrent à se regarder, jus- qu'à ce que le scélérat qui était étendu sur la terre, commençât à faire quelques mouve- ments. Jones prit alors la jarretière destinée à un au Ire usage, et lui lia les mains derrière le dos. Mais quelle fut sa surprise et peut-être sa satisfaction de reconnaître que ce scélérat n'était autre que l'enseigne Northerton î Ce' hii-ci , de son côté, n'avait pas oublié son an- cien antagoniste, qu'il reconnut aussitôt qu'il revint à lui. Sa surprise fut égale à celle de Jones; mais je conçois que son plaisir fut moins vif. Jones aida Norlherlon à se relever; el le 6 TOM JONES, regardant fixement : « Je m'imagine , mon- sieur, lui dit-il, que vous ne vous attendiez pas à me rencontrer encore dans ce monde ; et je vous avoue que je m'attendais aussi peu à vous trouver ici. Cependant la fortune qui liOus rapproche encore m'a vengé , même à mon insu, de l'affront que j'avais reçu de vous. » « Est-il bien d'un homme d'honneur, répon- dit Northerton , de tirer satisfaction d'un homme en le frappant par derrière? Je suis hors d'état , moi , de vous donner satisfaction ici, attendu que je n'ai pas d'épée; mais si vous avez le courage de vous conduire comme un gentilhomme , allons ensemble dans un lieu où je puisse m'en procurer une, et je vous rendrai raison en homme d'honneur. » « Il sied bien à un scélérat tel que vous, s'écria Jones, de souiller le titre d'homme d'honneur en vous l'arrogeant. Mais je ne per- drai pas mon temps à discourir avec vous La justice réclame aujourd'hui une satisfac- tion , et elle l'obtiendra. » Se tournant alors vers la femme, il lui demanda si elle était près LIVRE XX. 7 de chez elle; ou , dans le cas contraire , si elle connaissait quelqu'un dans le voisinage chez qui elle pûl se procurer qnelques vêtements pour paraître chez un juge de paix. Elle répondit qu'elle était absolument étran- gère dans ce pays. Jones lui dit alors , en y réfléchissant, qu'il avait non loin de là un ami qui pourrait leur être utile. Il s'étonnait, à la vérité, qu'il ne l'eût pas suivi; mais dans le fait, le bonhomme, au départ de notre héros, s'était assis tranquillement sur le lieu le plus élevé, où, quoiqu'il eût un fusil à la main, il attendait avec autant de patience que d'indif- férence l'issue de celte aventure. Jones, sortant alors du bois, aperçut le vieil- lard assis dans la même position ; il se servit de toute son agilité , et gravit la côte avec une lé- gèreté surprenante. Le vieillard lui conseilla de conduire la dame à Upton, qu'il lui dit être la ville la plus prochaine, en ajoutant qu'il y trouverait tou- tes les choses dont elle pourrait avoir besoin. Jones, après avoir reçu de lui toutes les infor- mations nécessaires sur le chemin qui v con- 8 TOM JONES, duisait , le quitta ; et après l'avoir prié d'in- diquer le même chemin à Partridge, retour- na promptement au bois. Notre héros , en allant chercher des rensei- gnements auprès de son ami, pensait que le scélérat, ayant les mains liées derrière le dos> serait hors d'état d'exécuter aucun de ses mau- vais desseins sur la pauvre dame. Il avait en outre calculé qu'il ne serait pas hors de la por- tée de sa voix , et pourrait revenir assez tôt pour empêcher un malheur. Il avait de plus déclaré à ce lâche , que s'il hasardait la moin- dre tentative de violence , il serait lui-même l'exécuteur de la vengeance des lois en lui arrachant la vie. Mais Jones oublia mal- heureusement que si les mains de Norther- ton étaient attachées, ses jambes étaient en liberté, et il n'avait pas défendu au prison- nier d'en faire tel usage qu'il trouverait bon. Northerton n'ayant donné aucune parole de ce genre , crut qu'il pouvait s'en aller sans manquer à l'honneur. Il se servit donc de ses jambes qui étaient libres, et s'enfonça dans réjïaisseur du bois, qui favorisa sa retraite. MVRE IX. Ç) La dame , dont les ye\ix étaient probablement tournés vers son libérateur, ne s'aperçut pas de cette évasion , ou ne prit pas la peine de s'y opposer. Jones la ti-ouva donc seule à son retour. Il allait perdre du temps à courir après Norlher- ton, mais elle ne voulut pas le lui permettre, le conjurant avec instance de la conduire à la ville qu'on lui avait indiquée. « La fuite de ce malheureux, lui dit -elle, ne m'afflige nulle- ment : car la philosophie et le christianisme prescrivent également le pardon des injures : mais quant à vous, monsieur, je suis fâchée de l'embarras que je vous cause. J'ajouterai même que réfat de nudité où je me trouve me fait rougir et baisser les yeux devant vous, au point que si votre protection ne m'était pas né- cessaire, je préférerais me rendre seule à la ville. » Jones lui offrit son habit, qu'elle refusa, je ne sais pour quelle raison. Il la pria alors d'oublier les deux motifs qui la rendaient si confuse en sa présence. « Quant au premier , lui dit-il, je n'ai fait que mon devoir en vous ro T05I JONES , délivrant , et j'écarterai entièrement le second en marchant devant vous pendant tonte la route; car je ne voudrais pas que mes regards pussent vous offenser, et je ne répondrais pas que j'eusse le pouvoir de résister à cette tentation. » Notre héros et la dame délivrée par lui se mirent donc en chemin de la même ma- nière qu'Orphée et Eurydice à leur sortie des enfers. Mais quoique je ne puisse croire que Jones fût teulé de regarder derrière lui, cependant, comme la belle avait fréquemment besoin de son secours pour franchir des fossés , et comme elle faisait un assez grand nombre de faux pas , etc., etc., il était sou- vent obligé de se retourner. Quoi qu'il en soit, il eut un sort plus heureux que celui du pauvre Orphée , car il parvint à conduire saine et sauve sa compagne, ou plutôt sa suivante, à la fameuse ville d' Upton. CHAPITRE IL Arrivée de M. Jones et de la dame à l'auberge; description complète de la bataille d'Upton. Quoique noiis ne doutions pas de Tem- j)ressement du lecteur à savoir qui était celte dame, et comment elle était tombée entre les mains de M. Norlhcrfon , nous devons le prier de suspendre un moment sa curiosité, parce que de très-bonnes raisons qu'il devi- nera peut-être par la suite, nous obligent de retarder quelque temps encore delà satis- faire. M. Jones et la belle sa compagne ne furent pas plus tôt entrés dans la ville, qu'ils allèrent droit à l'auberge qui leur parut présenter la plus belle apparence. Jones , après avoir or- donné à un domestique d'ouvrir une cbandîre au premier étage, était eu chemin pour v 1. 12 TOM JONES, monter, quand la belle échevelée qui le sui- vait précipitamment fut arrêtée par le maître de la maison, qui lui cria : « Ouais , et où va donc cette fille des rues ? Restez en bas, je vous prie. » Mais Jones, au même instant, cria de toutes ses forces du haut de l'escalier : « Qu'on laisse monter madame,» et d'un ton si impératif, que le bonhomme lâcha prise sur- le-champ. La dame se hâta de se rendre à sa chambre. Jones , qui y était déjà , la félicita d'être arrivée saine et sauve , et sortit, en lui j)ro- mettant de lui envoyer la maîtresse de la maison avec quelques vêtements. La pauvre dame le remercia vivement de toutes ses bontés , et lui dit qu'elle espérait le revoir bientôt pour le remercier mille fois encore. Pendant cette courte conversation , elle cou- vrit son sein blanc du mieux qu'elle put avec ses bras ; car Jones ne put s'empêcher d'y jeter une fois ou deux un léî;er coup-d'œil, quoiqu'il prit tout le soin imaginable pour ne pas l'oflenser. Xos vovai^eiu's avaient par hasard choisi LIVRE IX. I 3 leur résidence dans une maison d'une très- grande réputation, où les dames irlandaises, d'une vertu sévère, et beaucoup de demoi- selles du nord de l'Angleterre, de la même catégorie , avaient coutume de s'arrêter en se rendant à Balh. On peut juger si l'hôtesse aurait voulu permettre qu'il se passât sous son toit quelque chose qui pût compromettre cette bonne renomipée. En effet, telle est la conta- gion des actes contraires aux bonnes mœurs, qu'ils souillent même les lieux innocents où ils sont commis , et donnent le nom de mau- vaise maison, ou de maison mal famée, à toutes celles où ils sont tolérés. Non que je veuille dire que ce soit une chose possible de main- tenir, dans une auberge, une chasteté aussi sévère que celle que l'on gardait dans le temple de Vesta. La bonne hôtesse n'espérait pas un aussi grand bonheur; et aucune des dames dont j'ai parlé, ni même celles de la vertu la plus scrupuleuse , ne l'auraient exigé : mais exclure tout grossier libertinage , mettre à la porte toute prostituée en haillons, voilà ce que chacun peut faire. Notre hôtesse y te - 1 4 I'OM JOKES, liait avec rigiiem-, et c'était ce que pouvaienl très-raisouiiablement attendre d'elle ses hôte:, vertueux qui vovageaieut bien vêtus. Or , sans être extrèmemeut blâmable , ou pouvait soupçonuer que M. Jones et sa compagne à moitié nue avaient en vue certains projets qui , quoique tolérés dans quelques pays chrétiens, favorisés dans d'autres et exécutés dans tous, sont cependant aussi expiessément défendus que le meurtie ou tout autre crime, par la religion universellement pratiquéedans ces pays. L'hôtesse n'eut donc pas plus tôt reçu avis de leur arrivée , qu'elle se mit à réfléchir sur les moyens les plus expé- ditifs de les expulser. Elle s'était pourvue en conséquence d'un long et terrible instrument dont la chambrière faisait usage en temps de paix pour démolir les travaux de l'industrieuse araignée ; pour me servir des termes vulgaires, elle s'était emparée du manche à balai, et était au moment de sortir de la cuisine, quand Jones l'aborda en lui demandant une robe et d'autres vêlements pour habiller la dame demi-nue qui venait de mouler. r.lVKE IX. 13 Rien ne provoque davantage la colère, rien n'est plus opposé à l'exercice de celte vertu cardinale , qu'on nomme la patience , que les sollicitations qu'on nous fait de rendre quel- que service important à ceux contre lesquels nous sommes vivement irrités. C'est pour cette raison que Shakspeare introduit habilement sur la scène sa Desdemona, sollicrtant la grace de Cassio auprès de son époux, comme un moyen d'enflammer non - seulement sa ja- lousie , mais encore sa rage jusqu'au plus haut point de démence. Aussi vjoyons-nous le malheureux Maure moins capable de com- mander à sa passion dans cette (ùrconstance , qu'au moment où il voit, de ses propres yeux, entre les mains de son rival supposé, le présent inestimable qu'il avait fait à sa femme. La vérité est, que nous regardons ces sollicitations comme des insultes faites à nutre bon sens , et c'est ce qui révolte surtout l'orgueil de l'homme. L'hôtesse , quoique fort bonne femme d'ailleurs, avait, je le suppose, un peu de cet orgueil dans son tempérament ; car Jones TOM JONES. eut à peine terminé sa requête , qu'elle tomba sur lui avec une certaine arme <{ui , quoiqu'elle ne soit ni longue , ni dure, ni pointue, quoi que en apparence elle ne menace ni de la mort ni de blessures, a cependant inspiré la crainle et l'horreur à une foule de gens sages et même courageux ; de telle sorte que l'homme qui a osé regarder sans trembler la bouche d'un canon chargé , n'oserait pas regarder la bouche où cette arme était renfermée , et plutôt que de s'exposer à ses coups, se sont résignés à faire la plus pitoyable et la plus triste figure du monde aux yeux de leurs amis. S'il faut dire la vérité , je crains bien que M. Jones ne fût du nombre de ces derniers ; car bien qu'il fût attaqué, et violemment mal- traité avec la susdite arme , il n'osa faire la moindre résistance; il conjura au contraire son antagoniste de la manière la plus lâche , et à plusieurs reprises, de mettre enfin un terme à ses injures : en style simple , il se borna à la prier avec instances de vouloir bien l'écouter ; mais avant qu'il eût pu obte- nir sa requête, l'hôte lui-même entra dans la LIVRE IX. 17 querelle, et embrassa le parti qui avaitle moins besoin de son secours. Il y a une sorte de héros qui se déterminent à chercher ou à fuir le combat , d'après le caractère et la conduite de leurs adversaires : cela s'appelle connaître son homme , et ici Jones , je le présume , connaissait sa femme ; car quoiqu'il eût été si humble et si respec- tueux devant elle , il ne fut pas plus tôt attaqué par le mari, qu'il entre dans une grande colère et lui enjoignit de garder le silence sous les peines les plus sévères. Il ne s'agissait de rien moins , autant que je peux, m'en souvenir, que d'être jeté comme com- bustible dans son propre feu. Le mari lui répondit avec beaucoup d'in- dignation , mêlée de pitié : « Il vous faudrait d'abord demander au ciel la grace d'en être capable. Je crois que je vaux mieux que vous, oui , que je vaux mieux que vous à tous égards, » Puis il se mit à prodiguer les injures les plus grossières à la dame qui était dans la chambre d'eu haut. A peine les eut-il profé- rées, qu'un coup bien asséné du bâton que 1 8 TOM JOWtS, Jones avait à la main, tomba rudement sur ses épaules. Il reste encore à savoir lequel de Thote ou de l'hôtesse fut le plus prompt à rendre le coup; rhôte, dont les mains étaient vides, se rua sur son adversaire avec son poing, tandis que la bonne hôtesse, levant son balai en l'air et visant à la tète de Joues, se préparait à mettre promptement fin au combat et à laviedeJones lui-même, si la descente dudit balai sur sa tète n'eût été suspendue , non par l'interven- tion d'une divinité païenne, mais par un accident trèô-nalurel, quoique très-heureux, je veux dire par l'arrivéede Partridge qui entra au moment même, car la peur l'avaitfait cou- rir sans s'arrêter depuis la montagne. Voyant le danger dont son maître ou son compaguou, comme il vous plaira , était menacé, ce fidèle serviteur prévint une si triste cataslroplie en saisissaut le bras de l'hôtesse, et le retenant en l'air à l'instant oîi il était à sa plus grande élévation. L'hôtesse aperçut bientôt l'obstacle qui empêchait la chute du coup qu'elle avait mé- I>IVKE IX. I<) (lilé, et uélant pas de force à retirer son bras des maiiis de Partridge , elle laissa aller le ba- lai, et abandonnant Jones à la discrétion de son mari, elle tomba en furie sur le pauvre garçon qui s'était déjà fait assez connaître en criant : « Par le diable ! voulez - vons donc luer mon ami ? » Partridge, quoiqu'en général peu batailleur de son naturel , ne voulut pas demeurer les bras- croisés pendant que son ami était atta- qué; il ne fut pas non plus extrêmement fâché de la part qui lui était échue. Il rendit donc à l'hôtesse tous les coups qu'il en recevait. Le combat se soutenait avee la plus grande opi- niâtreté des deux parts , et il semblait en- core douteux de quel côté la fortune se ran- gerait, quand la dame nue, qui du haut de l'escalier avait écouté le dialogue avant-cou- reur du premier engagement , descendit , et sans calculer l'inégalité de deux contre un , tomba sur la pauvre femme qui boxait avec Partridge, Ce grand champion ne quitta pas pour cela la bataille , au contraire il redoubla 20 TOM JONES, ses coups avec plus de furie, quand il vit des troupes fraîches arrivées à son secours. La victoire était alors sur le point de pen- cher pour les voyageurs ( car les troupes les plus braves sont obligées de céder au nombre), si Suzanne , la chambrière, ne fût venue par bonheur soutenir sa maîtresse. Cette Suzanne était une fille qui se servait aussi habilement de ses deux mains qu'aucune autre fille du pays : elle aurait, je crois, battu la fameuse Thalestris elle-même , ou toute autre amazone de ses sujettes, car ses formes étaient robustes , masculines, et taillées pour ces sortes de com- bats. De même que ses mains et ses bras avaient reçu le don de pouvoir })orter à un ennemi les coups les plus dangereux , son visage possédait celui de pouvoir en recevoir sans un grand inconvénient pour elle, son nez étant si plat qu'on ne pouvait l'apercevoir de profil , et ses lèvres si épaisses qu'il leur aurait été difficile d'enfler en aucun cas ; elles étaient d'ailleurs si fermes, que le coup de poing le plus vigoureux pouvait à peine y faire la moin^ LIVRE IX. 21 dre impression.Etifin les pommettes de ses joues formaient deux émiuences que le ciel sem- blait avoir placées sur son visage, comme deux bastions pour défendre ses yeux dans ces sortes de combats auxquels la nature semblait l'avoir destinée. Cette belle créature n'eut pas plus tôt mis le pied sur le champ de bataille, qu'elle défila vers l'aile de l'armée où sa maîtresse soutenait un combat si inégal avec l'un et l'autre sexe; elle appela aussitôt Partridge à un combat sin- gulier. Partridge accepta le défi , et l'action la plus terrible s'engagea entre eux. Les chiens du dieu de la guerre une fois lâ- ches se repaissaient d'avance de leur prochaine curée; la Victoire aux ailes dorées planait au milieu des airs ; la Fortune, tirant ses balances de leur étui, se mit à peser les destinées de Tom Jones, de sa compagne et de Partridge, avec celles de l'hôte , de l'hôtesse et de la ser- vante: les deux bassins restaient de niveau, quand un incident fort heureux vint soudain mettre fin à cet appétit sanguinaire que la moitié des t;ombatlanls avait déjà sufiisanmuiil rassasié. 22 TOM JONES, Ce fut l'arrivée d'un carrosse à quatre chevaux, à la vue duquel l'hôte et l'hôtese abandonnèrent le combat, et obtinrent la même faveur de leurs antagonistes: mais Suzanne n'eut pas la même bonté pour Partridge ; car cette belle amazone, après avoir terrassé son ennemi, et s'être mise à cheval sur lui , le souffletait vi- goureusement des deux mains , sans avoir égard à la demande qu'il lui faisait d'une ces- sation d'armes, et quoiqu'il criât au meurtre de foutes ses forces. Cependant Jones n'eut pas plus tôt quitté l'hôte, qu'il courut au secours de son compa- gnon , que la chambrière furieuse ne cessait d'accabler de coups. Il eut beaucoup de peine à l'arracher de ses mains; mais Partridge ne s'aperçut pas sur-le-champ de sa délivrance, car il resta étendu tout de son long sur le carreau , garantissant son visage avec ses mains, et ne cessant ses beuglements que lors- (|ue Jones l'eut forcé de lever les yeux pour se convaincre que le combat était bien réelle- ment fini. L'hôte , qui n'avait pas de blessure appa- I.IVRE IX. 2 3 rente , et l'hôtesse cachant avec son mouchoir son \isage couvert degratignures, coururent tous deux promptemeut à la porte pour rece- voir honorablement la voiture dont une jeune dame et sa femme de chambre descendaient. L'hôtesse les fit monter aussitôt dans la cham- bre où M. Jones avait d'abord déposé sa belle conquête, attendu que c'était le plus bel ap- partement de la maison. Elles furent obligées de passer pour s'y rendre à travers le champ de bataille, ce qu'elles firent avec la plus grande précipitation , se couvrant le visage de leurs mouchoirs , comme pour éviter d'être recon- nues; maiSj^ans le fait, leur précaution était parfaitement inutile, car la pauvre malheu- reuse Hélène, la cause de tout le sang ré- pandu , était occupée à cacher elle-même son visage du mieux qu'elle pouvait , et Jones ne l'était pas moins à sauver Partridge de la fu- reur de Suzanne ; le pauvre diable, à peine délivré , courut à la pompe pour se laver et arrêter le torrent de sang que Suzanne avait fait couler de sou nez. ni TOM JONES, CHAPITRE III. Dans lequel l'arrivée d'un botnine de guerre uiel fin aux hostililés, et fait conclure une paix solide et durable entre toutes les parties. Un sergent et un détachement de fusiliers, chargés de la conduite d'un déserteur, arrivè- rent un moment nprès. Le sergent demanda aussitôt la demeure du premier magistrat de la ville, et apprit de l'hôte que c'était lui-mê- me qui était revêtu de cette dignité. Il lui de- manda alors ses billets de logement avec un pot de bière ; et, se plaignant qu'il faisait froid , alla s'asseoir devant le feu de la cuisine. M. Jones était alors occupé à consoler la ])auvre dame qui s'était assise auprès d'une table dans un coin, et, la tête appuyée sur son bras, déplorait ses infortunes. Mais de peur LIVRE IX. 2.-) que mes belles lectrices ne soient inquiètes de certaine circonstance, je crois à propos de les prévenir ici qu'avant de quitter la chambre qu'elle occupait en haut , elle s'était si bien couverte avec une taie d'oreiller , que la dé- cence n'était en rien blessée par la présence de tant d'hommes qui étaient alors dans la cuisine. Un des soldats s'approcha en ce moment du sergent, et lui dit quelque chose à l'oreille qui lui fit jeter les yeux sur la dame. Après l'avoir bien regardée pendant près d'une minute, il alia vers elle, et lui dit : « Je vous demande pardon , madame , mais je suis sûr de ne pas me tromper, vous êtes la femme du capitaine Waters. »> La pauvre femme, qui, dans sa détresse ac- tuelle, n'avait osé regarder personne en face, n'eut pas plus tôt aperçu le sergent, qu'elle le reconnut, et l'appelant par son nom , lui ré- pondit qu'elle était en effet la malheureuse per- sonne dont il parlait. « Mais, ajouta-t-elle, je suis surprise que quelqu'un ait pu me recon- naître sous ce déguisement ; » à quoi le sergent y. 3 20 TOM JOîTES , réf.liqua qu'il était lui-même surpris de la voir ainsi vêtue , et qu'il craignait que quelque ac- cident ne lui fût arrivé, « Il m'en est arrivé un, en effet, dit-elle, et j'ai les plus grandes obligations à ce gentilhomme ( eu montrant Jones ) de ce qu'il ne m'a pas été plus funeste, ou de ce que je suis encore en état de vous en parler. — Quoi qu'ait fait ce gentilhomme, sécria le sergent , je suis sûr que le capitaine l'en dédommagera bien; et si je peux vous être de quelque utilité, madame n'a qu'à comman- der, je me croirai très-heureux, s'il est en mon pouvoir de rendre quelque service à ma- dame; et sûrement tout le monde s'empresse- rait d'en faire autant , car je sais que le capi- taine récompensera bien ceux qui auront eu le bonheur de servir madame. « L'hôtesse , qui avait e«tendu du haut de l'es- calier tout ce qui s'était passé entre le sergent et mistress Waters, descendit promptement, et courant droit à elle, lui demanda pardon des offenses dont elle s'était rendue coupable, la suppliant de n'imputer le tout qu'à l'ignorance où elle était de sa qualité. « Car, Seigneur Dieu ! nvRE IX. 27 madame , ajouta-t-elle , comment poiuaîs-je imaginer qu'une dame de votre rang se présen- terait dans un tel coslume? Je vous proleste, madame, que si j'avais soupçonné un moment que madame fût madame, je me serais plutôt arraché et brûlé la langue que d'avoir dit ce que j'ai dit ; et j'espère que madame voudra bien accepter une robe jusqu'à ce que vous ayez pu vous procurer les vôtres. » «c Je t'en prie, femme, dit mistress Waters, mets un terme à tes impertinences. Comment as-tu pu croire que rien de ce qui sort de la bouche d'une créature aussi vile que toi fût dans îe cas de m'oflenser? Mais je suis surprise de toa audace. Crois-tu , après ce qui s'est passé, que je consentirai à mettre sur moi uu seul de tes sales chiffons ? Apprenez, créature, que je suis trop fière pour cela. » Ici Jones s'interposant, pria mistress Waters de pardonner à l'hôtesse, et d'accepter sa robe: « Car je dois avouer , dit-il , qu'à notre arrivée ici notre extérieur était un peu suspect ; et je suis bien persuadé que tout ce que cette femme a fait, n'avait, comme elle l'a déclaré, d'autre aS TOM JONES, objet que de conserver la réputation de sa maison. » « Oui , sur ma foi , c'était pour cela , dit l'hô- tesse. Ce gentilhomme parle bien comme un l^entilhomme, et je vois bien clairement qu'il en est un; et sûrement la maison est bien con- nue pour être une maison aussi bien famée qu'aucune autre sur la route ; et quoiqu'il ne me convienne pas de le dire , elle est fréquen- tée par les gens de la première qualité , tant anglais qu'irlandais. Je défie qui que ce soit d'en dire 'e moindre mal à cet égard : et, com- me je disais, si j'avais su que madame était ma- dame , j'aurais autant aimé me brûler les doigts que de faire le plus léger affront à madame. Mais vraiment, dans une maison où les geu- tilshonmjes viennent loger et dépenser leur ar- gent, je ne voudrais pas qu'ils fussent scanda- lisés par une race pouilleuse qui, partout où on la reçoit, laisse après elle plus de vermine que d'argent. Ces sortes de femmes ne m'inspirent aucune pitié, car sûrement ce serait une folie d'en avoir pour elles ; et si nos juges de paix faisaient leur devoir, on les chassera il du royau- lilVRE IX. 29 me à coups de fouet , car sûrement c'est ce qui leur conviendrait le mieux : mais quan^; à ma- dame , je suis sincèrement fâchée qu'il soit ar- rivé un malheur à madame ; et si madame veut me faire l'honneur de porter mes robes jus- qu'à ce que madame ait pu se procurer les sien- nes , sûrement la plus belle que je puisse avoir est au service de madame. » Je ne sais ce qui détermina mistress Waters, du froid , de la honte , ou des sollicitations de M. Jones , mais elle se laissa toucher par le dis- cours de l'hôtesse, et se retira avec elle pour s'habiller d'une manière décente. L'hôte avait déjà commencé un petit dis- cours qu'il adressait à Jones , quand il fut in- terrompu aussitôt par ce généreux jeune homme, qui lui serra cordialement la main, et l'assura d'un pardon absolu , en lui disant : «^ Si vous êtes content, mon bon ami , je vous pro- mets que je le suis. » Et il faut convenir que l'hôte avait en un sens plus de raison que Jones d'être content; cai- il avait reçu une grêle de coups dans le creux de l'estomac , et était à peine parvenu à toucher Joues une seule fois. 3o TOM JONES, Partridge , qui avait été occupé pendant tout ce temps à laver à la pompe le sang qui ruisse- lait de son nez, rentra dans la cuisine au mo- ment où son maître et l'hôte se secouaient mu- luellemeut la main : comme il était d'un tem- pérament paciûque, il fut charmé de celte apparence de réconciliation ; et quoique son visage portât quelques marques du poing de Suzanne, et beaucoup plus encore de ses on- gles, il aima mieux s'en tenir à ce qu'il avait gagné dans la dernière bataille, que de s'expo- ser aux chances d'une seconde. L'héroïne Suzanne fut également satisfaite de sa victoire, quoiqu'elle lui coûtât un œil poché du premier choc : il fut donc conclu un traité entre eux deux; et ces mêmes mains qui avaient été des instruments de guerre , devinrent alors les médiatrices de la paix. Tout se trouva, par ce moyen, rétabli dans un calme parfait, auquel le sergent, quoique cela puisse paraître contraire aux principes de sa profession, donna son approbation en ces termes ; « Fort bien , voilà agir en amis. Dieu me damne ! je hais à la mort de voir deux LIVRE IX. 3£ personnes s'en vouloir l'une à l'autre après avoir eu ensemble une petite discussion. Le seul moyen, quand des amisont une querelle, est de la leur laisser vider amicalement, comme qui dirait avec le poing , l'cpée ou le pisto- let, à leur goût, et que tout soit fini. Quant à moi. Dieu me damne, si j'aime jamais mieux mon ami que lorsque je me bats avec lui. Garder rancune est plus digne du Français que de l'Anglais, » Il proposa alors une libation, comme partie obligée de !a cérémonie dans tous les traités de cette nature. Le lecteur en conclura peut- être qu'il était très-versé dans l'bistoire an- cienne; mais quoique cela soit fort probable, comme il ne cita aucune autorité à l'appui de cette coutume, je ne puis l'affirmer avec quel- que certitude. Vraisemblablement il fondait tacitement son opinion sur quelque autorité respectable, car il la confirma par une foule de jurements énergiques, Jones n'eut pas plus tôt entendu la propo- sition, que d'accord avec le docte sergent, il fit apporter sur-le-champ un bowl , ou plutôt -J 2 TOM JONES , iiu vaste pot rempli de la liqueur dont ou use dans ces sortes d'occasions, et il commença lui-même la cérémonie. Il mit sa main droite dans celle de l'hôte, et prenant le bowl de la main gauche, prononça les paroles d'usage, et fit sa libation. La même cérémonie fut ob- servée par tous ceux qui étaient présents. Il ne me parait guère nécessaire d'entrer à cet égard dans de plus grands détails. Il suffit de dire que celte libation diflëra fort peu de celles dont les anciens auteurs et leurs mo- dernes traducteurs ont tant parlé. La différence la plus remarquable consista en deux points : 1°, les contractants ne versèrent la liqueur que dans leur gosier; 2", le sergent qui ofTi- ciait en qualité de grand-prêtre , but le der- nier; mais il i-esta fidèle à l'antique usage, en buvant beaucoup plus que les autres, et en étant la seule personne qui ne contribuât d'ailleurs en rien à la libation, que par sa com- plaisance à remplir et à vider la coupe. Tout le monde se rangea ensuite autour du feu de la cuisine, où la bonne humeur prit et conserva un empire absolu. Partridge oublia LIVRE rx. 33 iiou seulemeut sa honteuse défaite, mais con- vertit sa faim en soif , "et devint bientôt extrê- mement facétieux. Il nous faut cependant quit- ter un moment cette agréable assemblée pour accompagner M. Jones dans l'appartement de mistress Waters, où le dîner qu'il venait de commander était sur la table. Il faut convenir qu'il n'avait pas fallu beaucoup de temps pour le préparer; il était fait depuis trois joues, et il n'exigea du cuisinier d'autre soin que celui de le faire réchauffer. CHAPITRE IV. Apologie pour tous les héros qui ont bon appétit , avec la desciiption d'une bataille dans le g^enre amoureux . Les héros, en dépit des hautes idées que, grace aux flatteurs, ils se font d'eux-mêmes, ou que le monde veut bien en concevoir, out cerlai- 34 TOM JONES, Dement dans leur conslitution plus de l'homme que du dieu. Quelque sublimes que leurs es- prits puissent être , leurs corps ( chez la plu- part ) sont sujets aux infirmités les plus hon- teuses, et aux plus grossiers besoins de la nature humaine. Parmi ces derniers, celui de manger , que quelques personnes sages ont considéré comme très -vulgaire et déro- gatoire à la dignité philosophique, doit être jusqu'à un certain point satisfait par le plus grand prince, le plus grand héros et le plus grand philosophe de la terre. Quelquefois même la nature s'est montrée assez capricieuse pour exiger beaucoup plus à cet égard de ces honorables personnages que des hommes de la dernière classe. A dire vrai, comme aucun habitant connu de ce globe n'est réellement au - dessus de l'homme , aucun ne doit être honteux de se soumettre à ce qui est, chez l'homme, l'in- dispensable condition de son êlre. Mais quand ces grands personnages dont je viens de parler daignent descendre jusqu'à vouloir réserver pour eux seuls le droit de satisfaire ces be- LIVRE IX. 35 soins vulgaires, comme lorsque, par la manie d'accaparer ou de détruire , ils semblent vou- loir empêcher les autres de manger, certes, ils deviennent alors très-grossiers et très-mé- prisables. Après ce court préambule, nous ne croyons pas avilir notre héros en faisant ici mention de l'appétit immodéré avec lequel il se com- porta dans cette occasion. On pourrait met- tre eu doute si Ulysse, qui, soit dit en pas- sant,' paraît avoir eu le meilleur appétit de tous les héi'os de l'Odyssée, où l'on mange tant , fit jamais un meilleur repas. Trois livres au moins d'une viande rôtie qui avait fait naguère partie d'un bœuf, eurent ce jour-là l'honneur de devenir une partie de l'individu de M. Jones. Nous nous sommes crus obligés de faire mention de cette particularité, qui peut servir à justifier notre héros d'avoir négligé pendant cet intervalle la belle sa compagnequi mangeait très-peu. Elle était, il faut le dire, occupée d'idées d'une nature très-différente, auxquelles Jones ne fit un peu d'attention que lorsqu'il 36 TOM JONES, eut entièrement satisfait ce grand appétit qu'un jeûne de vingt-quatre heure lui avait procuré; mais il n'eut pas plus tôt fini de dîner, que son attention se reporta sur d'autres objets , dont nous allons entretenir le lecteur sans différer. M. Jones, des perfections duquel nous n'avons dit jusqu'ici que fort peu de chose , était dans le fait un des hommes les plus agréables du monde. Son visage était le por- trait vivant de la santé ; telle était l'expression de sa bonté et de sa douceur, que si l'esprit et la sensibilité qui animaient ses yeux pou- vaient échapper à un observateur peu atten- tif, son air de bonne humeur était remarqué par tous ceux qui -le voyaient. Cette expression embellissait encore plus ses traits que la blancheur de son teint, dont la délicatesse aurait pu lui donner un air un peu trop efféminé , si elle n'eût été jointe à quelque chose de plus mâle dans le reste de sa personne, qui tenait autant d'Hercule que son visage tenait d'Adonis; il était d'ail- leurs vif, agréable, d'un caractère enjoué, et MVRE IX. 37 d'une vivacité charmante , qui animait la con- versation partout où il était. Quand le lecteur aura réfléchi sur tant de charmes, et considéré en même tetnps les obligations récentes que mistress Waters avait à M. Jones, il sera convaincu qu'il y aurait plus de pruderie que de candeur à concevoir une mauvaise opinion d'elle , parce qu'elle prit nue fort bonne opinion de lui. Mais, quelque espèce de censure qu'elle puisse encourir, mon devoir est de rappor- ter les faits avec la plus scrupuleuse véracité. Mistress Waters avait, dans la vérité, non- seulement une bonne opinion de notre héros, mais encore une très-vive affection pour lui; pour trancher le mot , elle était éprise d'a- mour, suivant l'acception la plus générale de ce mot, qu'on applique indistinctement à tous les objets de nos désirs, de nos passions et de nos appétits sensuels, et qui n'exprime alors que la préférence que nous donnons à une chose sur une autre. Mais, quoique dans tous les cas l'amour que nous isnpirent ces divers objets puisse %,* •^-' 1*0* '"•.*• ■.' 38 TOM JONES, être jusqu'à un certain point le même, il faut convenir que ses effets en sont très-différents ; car, quelque amour que nous puissions avoir pour un excellent roast-beef , une bonne bou- teille de vin de Bourgogne , une rose de Perse, un violon de Crémone, etc., cependant nous n'employons ni sourires, ni œillades, ni toi- lette élégante, ni flatterie, ni ruses, ni per- fidies, pour parvenir à gagner l'affection dudit roast-beef, etc. Nous pouvons, il est vrai, soupirer quelquefois, mais c'est le plus com- munément en l'absence, et non en la présence de l'objet aimé. Autrement nous pourrions nous plaindre de le trouver aussi ingrat et aussi sourd que le taureau de Pasiphaé. Le contraire a lieu dans cet amour qui se fait sentir entre des êtres de la même espèce, mais de sexes différents. Le soin d'exciter l'affection de l'objet aimé devient le premier de nos soins; et eu effet, dans quel autre but instruit-on la jeunesse dans tous les arts propres à la rendre agréable, si ce n'était pour l'amour? Autrement, je doute qu'aucun de ces commerces qui ont pour objet la parure LIVRE IX. 3c> et rornement du corps humain pût procu- rer de quoi vivre. Comment ces grands profes- seurs des graces, qui, suivant l'opinion de quelques personnes, enseignent ce qui nous distingue principalement des brutes, comment les maîtres à danser eux-mêmes pourraient-ils trouver place dans la société ? En un mot , toutes ces graces que les jeunes demoiselles et les jeunes messieurs reçoivent d'un maître, cette foule d'agréments, que par le secours d'un miroir ils ajoutent eux-mêmes à ceux que leur a donnés la nature, sont en réalité ces mêmes spicula et faces amoris dont Ovide fait si souvent mention, et qu'on nomme quelque- fois dans notre langue l'artillerie complète de l'amour. Mistress Waters et notre héros ne furent pas plus tôt assis à côté l'un de l'autre, que la première commença à' faire jouer celte artille- rie sur le dernier. Mais comme nous sommes sur le point d'entreprendre une description qui n'a encore été tentée jusqu'ici ni en prose ni en vers , nous trouvons à propos d'invoquer l'assistance de certains êtres aériens qui , nous 4o TOM JONES, n'en doutons pas , viendront obligeamment à notre aide. Dites donc, ô vous, Graces, divinités cé- lestes, qui êtes attachées à la personne de Séraphina; car vous êtes véritablement di- vines , et demeurant sans cesse en sa pré- sence , vous avez appris d'elle l'art de plaire : dites quelles furent les armes qui furent alors employées pour captiver le cœur de M. Jones. D'abord de deux beaux yeux bleus dont les prunelles brillanteslançaient un feu semblable à celui de l'éclair, il se fit une décharge de deux fuies œillades ; mais heureusement pour notre héros , elles ne frappèrent qu'un morceau de roast-beef qu'il tirait alors du plat pour le dé- poser sur son assiette, et perdirent ainsi toute leur force sans avoir fait le moindre mal. La belle guerrière s'aperçut de leur mauvais suc- cès , et laissa aussitôt échapper de son beau sein un soupir propre à faire une blessure mor- telle; un soupir que personne n'aurait pu en- tendre sans émotion, et qui aurait suffi pour renverser de son seul souffle une douzaine LIVRE IX. 4 I de petits-maîlres ; un soupir si doux , si tendit; si amoureux, si subtil, si insinuant, qu'il eût trouvé infailliblement le chemin du cœur de notre héros , s'il n'eût été heureusement écarté de ses oreilles par le bouillonnement de la petite bière qu'il versait de la bouteille dans son verre en ce moment. La dame essaya beaucoup d'autres armes; mais le dieu de la table ( si toutefois il existe une semblable divi- nité, ce que je me garderais bien d'affirmer ) ^ en préserva celui i\m sacrifiait sur son autel: ou peut-être cela n"était-il pas dîgnus inndice no- dus (i), et ne faut-il expliquer la sécurité de Jones que par des moyens naturels ; car , comme il est démontré que l'amour nous pi é serve quelquefois des attaques de la faim , il est possible que dans de certains cas la faim nous préserve des attaques de l'amour. La dame , furieuse de ses fréquents désap- pointements, se détermina à une courte sus pension d'armes ; elle employa cet intervalle à mettre eu état toutes ses machines de guerre , (i) Uii deuoùment (lignp d'un dieu. (Éd.) 42 TOM JONES , pour renouveler I'altaqiie des que le diner serait fini. A peine la nappe fut ôtce, qu'elle était sous les armes. D'abord, après avoir pointé oblique- ment ses beaux yeux contre M. Jones, elle lui lança du coin de l'œil droit le regard le plus pénétrant, qui , quoiqu'il eût perdu une partie de sa force avant d'atteindre notre héros, ne fut pourtant pas absolument sans effet, La belle s'en étant aperçu , se hâta de détourner les yeux, et les baissa, comme si elle eût été honteuse de ce qu'elle avait fait; quoique par cette ruse elle n'eût d'autre dessein que d'em- pêcher Jones de se mettre sur ses gardes, et de l'obliger de jeter les yeux sur elle, car c'était là la route qu'elle comptait prendre pour s'em- parer de sou cœur. Puis relevant avec langueur ces deux prunelles brillantes qui avaient déjà commencé à faire impression sur le pauvre Jo- nes, elle lâcha tout d'un coup sur lui une vo- lée de petits attraits rassemblés de toutes les parties de son visage dans un seul sourire. Ce n'é- tait point un sourire de gaieté , mais ce sourire d'affectioji que la plupart des dames ont tou- LIVRE IX, 43 jours à leurs ordres, et qui leur sert à mon- trer tout à -la -fois leur bonne humeur, leurs jolies fossettes , et leurs dents blanches. Noire héros reçut ce sourire dans les yeux et faillit en être renversé. Il commença alors à apercevoir les projets de IVnnemi, et ne s'en dissimula pas les succès ; il s'établit alors entre les deux partis un pour-parler, pendant lequel la belle et artificieuse guerrière poussa si fine- ment, siimperceptiblementson attaque, qu'elle avait presque réduit notre héros à lui rendre les armes avant de recommencer les actes d'hosti- lités. S'il faut dire la vérité, je crains bien que M. Jones ne se fût défendu en quelque sorte à la hollandaise, et n'eût traîtreusement livré la garnison sans avoir suffisamment égard à la fidélité qu'il devait à la belle Sophie. En un mot, le pour-parler amoureux ne fut pas plus tôt fini, et la dame n'eut pas plus tôt démas- que la grande batterie, en laissant négligem- ment tomber le schall qui couvrait son sein , que le cœur de M. Jones fut absolument pris , et que la belle victorieuse recueillit les fruits de son triomphe. 44 T03I JONES, Les Graces jugent convenable de terminer ici leur description , et nous le chapitre. CHAPITRE V. Conversation amicale dans la cuisine ; a%cc nne cou i-lusioi» très-ordinaire, mais non pas très-amicale. Pendant que nos amoureux passaient agréa- blement le temps, comme nous l'avons décrit en partie dans le précédent chapitre, ils le fai- saient passer de même à leurs bons amis dans la cuisine ; et cela de deux manières : en leur fournissant à la fois la matière de la conver- sation , et la boisson qui les entretenait en bonne humeur. Outre l'hôte et l'hôtesse, qui allaient et ve- naient, il y avait autour du feu M. Partridge, le sergent , le cocher qui avait conduit la jeune Janie , et su femme de chambre. LIVRE IX. 45 • Partridge ayant instruit la compagnie de ce qu'il avait appris de l'homme de la mon- tagne et de la situation dans laquelle Joues avait trouvé mistress Waters , le sergent se mit à raconter tout ce qu'il savait de l'histoire de cette dame. Il dit qu'elle était la femme de M. AVaters , capitaine de son régiment , ei qu'elle l'avait souvent accompagné à la garni- , son. « Il y a bien des gens, dit-i!, qui se per- mettent de douter qu'ils soient légitimement mariés à l'église; mais quant à moi, ce n'est pas mon affaire. Je dois l'avouer pourtant , si l'on exigeait mou serment de caporal, je crois qu'elle ne vaut guère mieux que nous : et quant au capitaine, je crois qu'il n'ira en pa- radis que quand le soleil brillera un jour de pluie ; mais s'il y va , il ne manquera pas de compagnie. Quant à la dame, pour ne pas faire le diable plus noir qu'il n'est , c'est une bien bonne pâte de femme qui aime l'uniforme , et veut qu'on lui rende justice: elle a souvent de- mandé grace pour de pauvres soldats; et si on la croyait, il n'y en aurait jamais aucun de 46 TOM JONES , puni. Mais cependant il est bien sûr que l'en- seigne Northerton et elle étaient très-bien en- semble à notre dernière garnison , voilà la vé- rité du fait : M. le capitaine n'en sait rien; et tant qu'il en restera assez pour lui , c'est comme si rien n'était. Il ne l'en aime pas moins, et je suis sûr qu'il passerait son épée au tra- vers du corps de quiconque en dirait du mal; c'est pourquoi je n'en dirai pas pour ma part ; je répète seulement ce que les autres disent, et sûrement il doit y avoir un peu de vrai dans ce que tout le monde dit. — Oui, oui, et beaucoup de vrai, je vous en réponds, s'é- cria Partridge, 'Veritas odium parit (i). — Ce sont de mauvaises langues qui répandent ces bruits scandaleux , dit la maîtresse de l'bôtel- lerie : je vous garantis que , maintenant qu'elle est habillée, elle a l'air d'une bien honuète dame; et sa conduite y répond, car elle m'a donné une guinée pour lui avoir prêté quel- ques-uns de mes vêtements. — C'est une bien (i) Vérité engendre haine. — Ed. LIVRE IX. 47 honiîête dame en effet, dit l'hôte à son tour; et si vous n'aviez pas été un peu trop vive, vous ne lui auriez pas cherché querelle comme vous l'avez fait lorsqu'elle est arrivée ici. — Eh mais vraiment , il vous convient hien de parler de cela, répondit l'hôtesse; si ce n'a- vait été votre bêtise, il ne serait rien arrivé: mais il faut que vous vous mêliez de ce qui ne vous regarde pas, et que vous lâchiez tou- jours quelque sot discours. — Bien, bien, re- prit rhôle, on ne peut faire que ce qui est passé ne soit passé; mais tout est fini main- tenant. — Oui, encore pour cette fois, s'écria - t-elle; mais vous ne vous corrigerez jamais. Ce n'est pas la première fois que j'ai souffert de voire stupidité. Je voudrais que vous pus- siez contenir votre langue dans la maison , et ne vous mêler que de ce qui se passe au-de- hors. Ne vous rappelez- vous pas ce qui est arrivé il y a environ sept ans ? — Eh ! ma chère, reprit-il, faites-nous grace de vos vieilles histoires; allons , allons , tout est bien , et je suis fâché de ce que j'ai fait. « L'hôtesse allait répliquer, mais elle en fut détournée par le 48 TOM JONES, sergent pacificateur , an grand déplaisir de Partridge, qui était grand amateur de chro- niques scandaleuses , et non moins grand pro- moteur de toutes ces petites querelles inno- centes qui amènent toujours à leur suite plus d'incidents comiques que de tragiques. Le sergent demanda à Partridge de quel côté il voyageait avec sou maître. « Laissez donc avec vos magisters , répondit Partridge, je ne suis le domestique de personne , je vous assure; car quoique j'aie éprouvé bien des malheurs dans ma vie,' j'écris toujours gentle- man après mon nom ; et tout pauvre et tout simple que je peux paraître à présent, j'ai tenu dans mon temps une école : sed heimihi! non sum quod fui (i), — Il n'y a pas d'offense j'espère, monsieur, dit le sergent; mais par- donnez-moi si j'ose vous demander encore de quel côté vous voyagiez avec votre ami, — Vous avez dit le mot, dit Partridge, amici su- mus, et je vous proteste que mon ami est un (ij Mais, hélus! je ne suis plus ce que j'ai été. ( Note de l'Éditeur. ) LIVRE IX, 49 (les plus grands gentilshommes du rovaume (à ces mots, l'hôte et l'hôtesse dressèrent les oreilles), c'est l'héritier du Squire Allwor- ihy. — De ce Squire qui fait tant de bien dans tout le pays ? s'écria l'hôtesse. — Oui , lui- même, répondit Partridge. — En ce cas, je vous promets qu'il aura par la suite un beau domaine. — Très-certainement, répondit Par- tridge. — Eh bien! reprit l'hôtesse, dès le pre-" mier moment que je l'ai vu, j'ai toujours pensé qu'il avait l'air d'un bon gentilhomme ; mais mon mari ici présent, est sans doute plus habile que personne. — J'avoue, ma chère, dit il, que c'était une méprise. — Une méprise, en effet, répondit-elle; mais quand m'avez- vous vu faire de telles méprises .^^ ^ — Mais coni- meut se fait-il, monsieur, dit l'hôle à Par- tridge, qu'un si riche gentilhomme voyage ainsi à pied ? — Je ne sais, répondit Partridge; les grands seigneurs ont quelquefois des ca- prices. Dans le moment que je vous parle, il a une douzaine de chevaux et de domestiques à Glocester ; et rien n'a pu l'empêcher, la nuit dernière qu'il faisait si chaud, de venir se ra- DO T05I JONES, fraîchir en se promenant vers cette haute mon- tagne que vous voyez là-bas, et où j'ai été aus- si me promener pour lui tenir compagnie. Mais que jamais on m'y rattrape! je n'ai ja- mais eu tant de peur de ma vie; nous y avons rencontré l'homme le plus étrange. — Je veux être pendu , s'écria l'hôte , si ce n'était pas l'homme de la montagne , comme on l'appelle , s'il est vrai encore que ce soit un homme ; car je connais plusieurs personnes qui croient que c'est le diable qui habile là. — Ma foi , c'est assez probable, dit Partridge; et maiutenant que vous m'y faites penser, je crois vraiment et de bonne foi que c'était le diable, quoique je n'aie pu apercevoir son pied fourchu'; mais peut-êti'e a-t-il le pouvoir de le cacher, puisque les mauvais esprits peuvent paraître sous telles formes qu'il leur plaît. — Et je vous en prie , monsieur , dit le sergent , pas d'of- fense , j'espère , mais je vous en prie, quelle sorte de gentilhomme est le diable.^ car j'ai ouï dire à quelques-uns de nos officiers qu'il f, n'existait pas d'être de cette espèce, et que ce n'était qu'une invention des prêtres pour em- I.IVRE IX. pêcher qu'on ne les licencie ; car s'il était pu- bliquement connu qu'il n'y a pas de diable , les prêtres ne seraient pas plus utiles que nous en temps de paix. — Ces officiers, \dil Par-, tridge , sont sans doute des gens fort instruits. — Pas extrêmement , répondit le sergent ; je suis sûr, monsieur , qu'ils n'en savent pas la moitié autant que vous , et j'ai toujours cru fermement qu'il devait y avoir un diable , quoi qu'ils eu aient dit , et quoique l'un d'eux fût capitaine ; car , me suis-je dit à moi-mê- me , il me semble que s'il n'y avait pas de dia- ble , ou ne pourrait pas lui envoyer les mé- chants, et j'ai lu cela dans un livre. — Quel- ques-uns de vos officiers, dit l'hôte, trouve- ront quelque jour, à leurs dépens sans doute, qu'il y a un diable; et j'espère qu'il leur fera acquitter quelques écots à mou compte. Il y a six mois, j'en ai eu un logé ici, qui avait le cœur de me prendre un de mes meilleurs lits, quoiqu'il dépensât à peine un shilling par jour dans la maison , et qu'il permît à ses gens de faire rôtir leurs choux-navets au feu de la cui- sine, parce que je ne voulais pas leur faire 52 TOM JONES, à dîner un jour de dimanche, Toul bon chré- tien doit désirer qu'il y ait un diable pour la punition de ces misérables - là. — Halte-là ! M. l'aubergiste, dit le sergent, n'insultez pas l'uniforme , car je ne le souffrirai pas. — Au diable l'uniforme ^ ceux qui le portent m'ont assez fait souffrir. — Vous en êtes témoins, mes- sieurs , dit le sergent, il maudit le roi, et c'est un crime de haute trahison. — Je mau- dis le roi , vilain que vous êtes ! dit l'hôte. — Oui, vous l'avez maudit, s'écria le sergent, vous avez maudit l'uniforme, et c'est maudire le roi, c'est absolument la même chose; car tout homme qui maudit l'uniforme, maudirait le roi s'il l'osait. » «Pardonnez -moi, monsieur le sergent, dit Partridge, c'est un non sequitur{i). — Point de votre patois étranger , répondit le ser= gent se levant précipitamment de son siège; (i) Ce mol , que le sergent prit malheureusement pour un affront, est un terme de logique, et signifie que la coiiclnsinii ne peut être déduite des pi émisses. ( Note de Fielding. ) LIVRE IX. 53 je ne resterai pas assis tranqnillenient à en- tendre insulter l'uniforme. — Tous ne m'a- vez pas bien compris , mon ami , 5'écria Partridge : je n'avais pas le projet d'insul- ter l'uniforme , j'ai dit seulement que votre conclusion était un non sequitur — Vous en êtes un autre , s'écria le sergent , et si vous le prenez par-là , je ne suis pas plus un se- quitur que vous. Vous êtes tous des coquins, et je vous le prouverai; car je m'engage à combattre le plus brave de vous tous , et je parie vingt livres sterling en ma faveur. « Ce défi imposa en effet silence à Partridge, dont l'appétit pour le combat n'était pas en- core revenu après celui dont il venait d'être régalé. Mais le cocher , dont les os étaient moins malades, et l'appétit de bataille mieux aiguisé, ne supporta pas si aisément cet affront, dont il jugeait avec raison qu'une partie au moins était tombée sur lui. Il se leva donc, s'avança vers le sergent, lui dit en jurant qu'il se croyait un aussi brave homme qu'au- cun membre de l'armée, et lui proposa de boxer en niellant une guinée au jeu. Le mi 54 TOM JONES, litaire accepta le combat , et refusa la gageure. Ils se dépouillèrent aussitôt tous deux, et engagèrent l'action; mais le conducteur de chevaux fut si bien rossé par le conducteur d'hommes, qu'il fut obligé d'employer le peu qui lui restait de respiration à demander quartier. La jeune dame , qui était pressée de conti- nuer son voyage, avait donné ordre que l'on mit les chevaux à la voiture ; mais ce fut inu- tilement , car le cocher était hors d'état de rem- plir ses fonctions ce soir-là. Un païen du temps passé aurait peut-être attribué cette impuis- sance au dieu du vin, non moins qu'au dieu de la guerre; car pour dire la vérité, les deux com- battants avaient abondamment sacrifié à Mars et à Bacchus. Pour parler sans figure , ils étaient tous deux ivres morts, et Partridge n'était pas dans une situation beaucoup meilleure. Quant à rhôte, boire était son métier; et le vin ne produisait pas plus d'effet sur lui que sur au- cun des autres vases dont on se servait dans sa maison. La maîtresse de l'auberge ayant été invitée i.:vRE IX. 55 par M. Jones et par sa compagne à prendre le thé avec eux, leur fit un ample détail de la dernière partie de la scène précédente, et té- moigna en même temps beaucoup d'intérêt pour la jeune dame , qui , dit-elle , éprouvait la plus vive inquiétude de ne pouvoir continuer son voyage. « C'est nue charmante créature, ajouta-t-elle , et je suis certaine de l'avoir déjà vue. Je soupçonne qu'elle est amoureuse, et qu'elle s'enfuit de chez sa famille. Qui sait si quelque jeune gentilhomme n'est pas à l'atten- dre quelque part, dans une situation aussi pé- nible que la sienne? » Ces derniers mots pénétrèrent le cœur de Jones; il poussaun profond soupir. Mistress Wa' ters n'eut point l'air d'y avoir fait attention, tant que l'hôtesse resta dans la chambre ; mais aussitôt que la bonne femme fut partie, elle ne put s'empêcher de faire entendre assez claire- ment à notre héros que ce soupir lui donnait lieu de craindre une rivale fort dangereuse dans ses affections. L'embarras de Jones ne servit qu'à l'en convaincre de plus en plus , bien qu'il n'eût répondu directement à aucune de ses 56 TOM JONES, questions ; mais elle n'était pas assez délicate dans ses amours, pour que cette découverte l'affligeât beaucoup. Ses yeux étaient vivement charmés de la beauté de Jones; et, comme elle ne pouvait voir ce qui se passait dans son cœur, elle n'en eut guère souci; elle consen- tait à prendre sa part au banquet de l'amour, sans siuquiéter que quelque autre y eut déjà occupé sa place ou pût y être traitée par la suite comme elle. Ce sentiment n'est pas d'une délicatesse bien rafiinée, mais il est plus sub- stantiel; il est d'ailleurs moins capricieux, et peut-être moins égoïste ou moins jaloux que les désirs de ces femmes qui se résignent sans peine à s'abstenir de la possession de leurs amants, pourvu qu'elles soient bien couvain eues que nulle autre femme ne les possède. CHAPITRE YI. Contenant des détails plus circonstanciés sur mistress Waters, et sur ce qui l'avait réduite à la situation malheureuse dont elle avait été tirée par Jones. Quoique la nature n'ait pas mis une dose bien égale de vanité et de cin-iosilé dans la composition de toutes les créatures humaines, il n'est peut-être pas un seul individu à qui elle n'ait réparti l'une et l'autre dans des pro- portions telles, qu'il ne lui faille beaucoup de soins et de peines pour les subjuguer et s'en rendre maître. Il est cependant indispensable de remporter cette double victoire, pour peu que l'on prétende à la réputation d'homme sage et bien élevé. Comme Jones pouvait à très-juste titre pas serpoiu'un homme bien élevé, il avait étoufTé IP'. 5 58 TOM JONES, toute la curiosité que la situation extraordi- naire dans laquelieil avait trouvé mistress Wa- ters devait nalnrellement faire naître. Il avait d'abord, à la vérité, essayé de la faire parler par quelques petits mots qu'il avait jetés dans la conversation ; mais quand il s'aperçut qu'elle éludait adroitement toute espèce d'explication, il consentit à rester dans son ignorance, d'au- tant plus qu'il n'était pas sans quelques soup- çons que certaines circonstances auraient pu la taire rougir si elle avait raconté toute la vérité. Mais comme il est possible que quelques- uns de nos lecteurs ne se résignent pas si facile- ment à la même ignorance, et comme nous avons le plus grand désii" de les contenter tous, nous avons pris des peines infinies pour nous informer de la vérité du fait, par le récit du- quel nous terminerons ce livre. Cette dame avait donc vécu quelques an- nées avec un certain capitaine Waters , du même régiment que celui dans lequel servait M. Norlherlon; elle passait pour la femme du capitaine, et portait son nom. Cependant, comme le sergent l'avait dit, il y avait quelques r.ivRE IX. 59 doutes sur la réalité de leur mariage; doutes que nous ne nous occuperons pas d'éclaircir eu ce moment. Mistress Waters, je suis fâché de le dire, avait depuis quelque temps contracté, avec Ten- seigue dont nous venons de parler, une inti- mité qui ne lui avait pas fait infiniment d'hon- neur. Ce qu'il y a de plus certain , c'est qu elle avait un penchant remarquable pour ce jeune homme. Ce penchant allait-il jusqu'à une liai- son tout- à-fait criminelle? c'est ce qui n'est pas aussi parfaitement clair; à moins que nous ne supposions que les femmes n'accordent ja- mais à un homme toutes leurs faveurs, à l'exception d'une seule, sans finir par lui ac- corder celle-là aussi. La division du régiment dans lequel servait le capitaine , avait deux jours de marche sur la compagnie dans laquelle M. Northertou ser- vait en qualité d'enseigne; en sorte que la pre- mière était arrivée à Worcester le jour même après la malheureuse rencontre de Jones et de Norlherlon dont nous avons parlé plus haut. Or, il avait été convenu entre mistress Wa- fio TOM JONES, ters et le capitaine qu elle l'accompagnerait jusqu'à Worcester, où ils devaient prendre congé l'un de l'autre, et elle, s'en retourner a Bath pour y demeurer jusqu'à la fin de la campagne d'hiver qui se préparait contre les rebelles. M. Northerton avait été instruit de cette convention , et, s'il faut dire la vérité, la dame lui avait donné rendez-vous à Worcester même, où elle lui avait promis d'attendre sa division. Dans quelle vue et à quel dessein ? c'est ce que nous devons laisser deviner au lecteur; car obligés de rapporter les faits, nous ne le som- mes pas de faire violence à i\otre disposition naturelle par aucun commentaire qui tour- nerait au désavantage de la plus aimable moi- tié du genre humain. Northerton n'eut pas plus tôt obtenu son élargissement, ainsi que nous l'avons vu , qu'il se hâta d'aller rejoindre mistress Waters; et comme c'était un gaillard actif et dispos, il arriva à la ville dont nous venons de parler, peu d'heures après que le capitaine Waters l'eut quittée. Il ne se fit aucun scrupule d'ins- LIVRE IX. 6l truire aussitôt la dame de sou malheureux ac- cident , qu'il fit paraître encore plus malheu- reux ; car il en supprima totalement toutes les particularités qu'on aurait pu nommer crimes, du moins au tribunal de l'honneur, quoiqu'il laissât subsister dans son récit quelques cir- constances dont le tribunal de la justice aurait pu lui demander compte. Les femmes, ceci soit dit à leur gloire, sont plus généralement susceptibles que les hommes de cette passion violente , et en ap- parence désintéressée, que l'on appelle amour, et qui ne cherche que le bonheur de l'objet aimé. Mistress Waters n'eut donc pas plus tôt appris le danger auquel sou amant était ex- posé , que toute considération autre que celle de sa sûreté disparut devant elle. Ce sentiment étant partagé par le jeune enseigne, ils s'occu- pèrent immédiatement des moyens de l'as- surer. Après une longue conférence sur cette ma- tière , il fut enfin arrêté que l'enseigne pren- drait un chemin de traverse pour se rendre à Hereford , d'où il continuerait sa route jus- 62 lOM JONES, qu'à I'uu des ports de mer du pays de Galles , et passerait de là chez l'étranger. Mistress Waters déclara qu'elle l'accompagnerait dans tonte cette expédition , et c'était elle qui de- vait lui fournir de l'argent ; article très-im- portant pour M. jN'orthertou , car elle avait alors dans son portefeuille trois billets de ban- que montant ensemble à 90 liv. sterling , outre son argent de poche , et une bague de diamants d'une valeur assez considérable : elle poussa la confiance jusqu'à donner à ce misé- rable tout le compte de sa petite fortune, soupçonnant peu qu'elle pût lui inspirer ainsi le désir de la voler. Comme ils auraient pu , en prenant des chevaux à Worcester, fournir à ceux qui auraient eu envie de les poursuivre , le moyen de découvrir par la suite la route qu'ils avaient prise, l'enseigne proposa, et la dame accepta volontiers la proposition, de faire la première poste à pied; ce qui était plutôt un plaisir qu'une peine, attendu la ri- gueur du froid. La plus grande partie du bagage de la dame était déjà à Balh, et elle n'avait gardé quune LIVRE IX.. 63 très-petite quantité de linge que le galant se chargea de porter dans ses poches. Tout ayant donc été arrangé dans la soirée, ils se levèrent le lendemain matin de bonne heure, et parti- rent de Worcester à cinq heures , c'est-à-dire environ deux heures avant le jour. Mais la lune, qui était alors dans son plein , leur four- nissait toute la lumière qu'elle peut donner. Mistress Waters n'était pas de ces femmes délicates qui ne doivent qu'à l'invention des voitures la faculté de se transporter d'un lieu à l'autre , et qui par conséquent mettent un carrosse au nombre des nécessités de la vie. Ses membres étaient pleins de force et d'agi- lité; et comme son esprit n'était pas moins en- treprenant, elle était parfaitement en état d'aller le même pas que son amant. Après avoir fait quelques milles sur le grand chemin que M. Northerton assurait être celui d'Hereford, ils arrivèrent, à la pointe du jour, à l'entrée d'un grand bois où il s'arrêta sou- dain , et où, après avoir fait semblant de ré- fléchir, il témoigna quelques craintes de suivre plus long-temps une route aussi fréquentée. Il 64 TOM JONES , persuada doue aisément à sa belle compagne de prendre avec lui un sentier qui paraissait conduire tout droit à travers le bois, et qui aboutissait tout juste au pied de Mazard- Hill. Je ne saurais dire si l'exécrable projet que Northerton fut sur le point d'exécuter était la suite d'une délibéraùon antérieure, ou s'il lui vint alors dans la tète pour la première fois; mais étant arrivé en ce lieu solitaire, où il était bien improbable qu'on vînt l'interrompre, il défit soudain sa jarretière, et se jetant avec violence sur la pauvre femme, essaya d'ac- complir le crime affreux dont nous avons parlé , et que prévint l'arrivée providentielle de Jones. Il fut heureux pour- mistress Waters de n'être pas une femme sans courage ; car en lui voyant faire un ncKud à sa jarretière, et eu entendant ses discours, elle n'eut pas plus tôt aperçu quel était sou infernal dessein , qu'elle se tint vaillamment sur la défensive, et lutta avec tant de force contre son ennemi tout en criant au secours, qu'elle retarda I-IVRE IX. 65 peudant quelques minutes l'exécution du pro- jet de ce misérable ; ce qui donna le temps à M. Jones de venir jusqu'à elle au moment même où ses forces commençaient à l'aban- donner. C'est ainsi qu'elle fut arrachée des mains du scélérat , sans autre perte que celle de sa robe et de sa bague de diamants, qui, durant le combat, avait glissé de son doigt, ou lui avait été arrachée par Northerton. Tels sont, cher lecteur, les fruits de la re- cherche vraiment pénible que nous avons faite à ce sujet poiu" te satisfaire. Nous venons de te peindre inie scène de folie et de scélé- ratesse , dont nous aurions eu peine à croire qu'une créature humaine pût se rendre cou- pable , si nous ne nous fussions souvenus que le coquin était alors persuadé qu'il avait déjà commis un meurtre, et que sa tète était sous le glaive de la loi. Concluant donc qu'il n'y avait pour lui de sûreté que dans la fuite , il crut que la possession de l'argent et de la ba- gue de cette pauvre femme , balancerait en (pielque sorte le nouveau fardeau dont il al- lait charger sa conscience. 66 TOM JONES. Nous devons ici, cher lecteur, te recomman- der de ne point l'autoriser de l'infâme con- duite d'un scélérat , pour ju ger un corps aussi respectable et aussi rem pli d'honneur que ce- hii des officiers de notre armée. Tu voudras bien considérer que ce drôle , comme nous l'avons déjà dit, était sans naissance, n'avait point reçu l'éducation qui convient à un homme bien né, et n'était fait, sous aucun rapport, pour être enrôlé parmi eux. Si son opprobre peut donc à juste titre rejaillir sur un autre que sur lui- même , ce ne peut être que sur ceux qui lui avaient donné sa commission. FIN DU LIVRE WEITVIEME. LIVRE DIXIEME, DANS LEQUEL l'hISTOIRE AVANCE DE DOUZE HEURES ENVIRON. CHAPITRE PREMIER. Contenant l'arrivée d'un gentilhomme irlandais , avec les aventures extraordinaires qui s'ensuivirent dans l'auberge. DÉJÀ le levraut tremblant, que la crainte de ses nombreux ennemis, et surtout de cet animal rusé , cruel , carnivore, appelé homme, avait confiné tout le jour au fond de sa re- traite, joue et folâtre dans les vertes vallées; c'est l'heure où , de îa cime de quelque arbre creux, le hibou, le sombre chantre des nuits, fait entendre des gémissements qui pourraient charmer les oreilles de quelques modernes 68 TOM JONES, connaisseurs eu musique; c'est l'heure où la peur montre le fanlôme sauglant au rustre à demi ivre qui, de retour des champs, traverse le cimetière , ou plutôt le charnier de sa pa- roisse ; les voleurs et les assassins veillent , tandis que les honnêtes Watchmen s'endor- ment : — en style plus simple, il était mi- nuit. Chacun était couché dans l'auberge, non- seulement ceuv dont nous avons déjà parlé , mais quelques autres encore qui étaient arrivés dans la soirée. Suzanne, la chambrière, était seule encore debout; l'une de ses fonctions étant de laver la cuisine, avant d'aller se re- poser auprès de l'impatient et tendre garçon d'écurie. Telle était la situation des affaires dans l'au- berge, quand un gentilhomme y arriva sur un bidet de poste. Il descendit aussitôt de cheval, et entrant dans la maison, tout troublé, tout essoufflé, il demanda à Suzanne, avec vivacité et d'un ton fort brusque, s'il n'y avait pas quel- que dame dans la maison. L'heure de la nuit, la conduite de cet homme qui avait quelque chose d'égaré dans la physionomie, effrayèrent T.tVRE X. 6p Suzanne an point qu'elle hésita d'abord à lui répondre. Alors le gentilhomme redoubla ses instances et la conjura de lui dire la vérité, disant qu'il avait perdu sa femme et qu'il était à sa poursuite. « Sur mon ame, s'écria- t-il avec un accent irlandais, jai déjà été sur le point de la rattraper en deux ou trois en- droits; mais elle venait d'en partir comme j'ar- rivais. Si elle est dans la maison, conduisez- moi vers elle secrètement , ma brave fille : si elle est partie, indiquez-moi le chemin que je dois prendre pour la rejoindre; et sur mon ame , je vous ferai la plus riche de toutes les pauvres femmes du royaume. » Il tira alors de sa bourse une poignée de guinées, dont la vue aurait séduit des personnes d'une beaucoup plus Srande conséquence que cette pauvre fille, et pour des desseins beaucoup plus criminels. Suzanne, d'après ce qu'elle avait entendu dire de mistress Waters, ne fit pas le moindre doute qu'elle ne fût identiquement la femme perdue que réclamait le légitime propriétaire. Concluant donc, avec une grande apparence de raison , qu'elle ne pourrait jamais gagner 70 TOM JONES , de l'argent d'une manière plus honnête qu'en rendant une femme à son mari, elle ne se fit aucun scrupule d'assurer au gentilhomme que la dame qu'il cherchait était alors dans la mai- son, et (se laissant séduire parles plus bril- lantes promesses et un à - compte ) elle con- sentit aussitôt à le conduire à la chambre de mistress Waters. C'est une coutume établie depuis long-temps dans le grand monde, et fondée sur les motifs les plus solides et les plus importants, qu'un mari ne doit jamais entrer dans l'appartement de sa femme avant d'avoir préalablement frappé à la porte. Est-il besoin de parler des innom- brables avantages de cette excellente coutume à un lecteur qui a quelque connaissance du monde .^ Par ce moyen, la dame a le tecnps de se mettre en état de paraître, et d'écarter tout objet qui pourrait blesser la vue. Personne n'ignore qu'il y a des situations dans lesquel- les les femmes scrupuleuses et délicates ne vou- draient pas être découvertes par leurs maris. A dire vrai, il y a plusieurs cérémonies éta- j)lies dans la classe la plus distinguée du genre LIVRE X. 71 humain, qui, à les juger grossièrement, parais- sent ctre purement de forme, mais dans lesquelles des yeux pénétrants découvrent beaucoup d'im- portance. Il eiil été heureux que la coutume dont nous veuons de parler eût été observée par notre gentilhomme dans la présente occa- sion. Il frappa, il est vrai, à la porte, mais non pas un de ces petits coups qui sont d'usage dans de pareilles circonstances. Au contraire , quand il vit que la porte était fermée, il l'é- branla avec tant de violence, que la serrure sauta; la porte s'ouvrit avec fracas, et il tomba h tête la première au milieu de la chambre. Il ne se fut pas plus tôt relevé sur ses jambes, que, sautant hors du lit et sur ses jambes aussi, parut (nous sommes obligés de le dire avec non moins de honte que de douleur) notre héros lui-même, qui, d'une voix mena- çante, demanda au gentilhomme qui il était et quel était sou dessein en ayant l'insolente au- dace de forcer ainsi la porte de sa chambre. Le gentilhomme crut d'abord qu'il avait fait une méprise : il allait demander pardon et se retirer, quand tout-à-co!ip, tel était l'éclat 75! TOM JONES, que jetait la lune, il aperçut un corset, des robes, des jupons, des bonnets, des rubans, des bas , des jarretières, des souliers de femme, etc., répandus tout en désordre sur le plancher. Tout cela réveillant soudain la jalousie qui lui était si naturelle, le mit dans une telle fureur , qu'il perdit la faculté de proférer uh seul mot, et, sans faire aucune réponse à Jones, il tenta de s'approcher du lit. Jones s'étant empressé de lui barrer le pas- sage, il s'éleva entre eux une querelle fort vive qui finit bientôt par un combat. En ce moment , mistress Waters ( car nous sommes obligés de confesser qu'elle était dans le même lit ) , réveillée probablement par tout ce bruit, je suppose, et voyant deux hommes se battant dans sa chambre, se mit à crier de la manière la plus effroyable: « au meurtre! au voleur!», et plus souvent encore : « au viol ! » On sera peut-être d'abord étonné de cette dernière exclamation , si l'on ne prend pas la peine de réfléchir que, dans un moment d'effroi, les dames font usage de ces sortes de mots, comme dans la musique on emploie ut, re , mi , fa ^ LIVRE X. 73 sol, seulement pour servir d'expression aux sons et sans aucune idée précise". Dans la chambre voisine de celle de la dame était couché un gentilhomme irlandais arrivé trop tard à l'auberge pour que nou? ayons pu en faire mention. Ce gentilhomme était un de ceux que les Irlandais appellent un Calahallaro ou cavalier : cadet d'une bonne famille, et n'ayant pas de fortune à espérer dans son pays , il s'était vu obligé de voyager pour en aller chercher une ailleurs; il avait pris en conséquence le chemin de Bath, pour tenter le hasard au jeu et avec les femmes. Ce jeune homme lisait alors dans son lit une des nouvelles de mistress Behn (i); car un de ses amis lui avait persuadé que le moyen le plus efficace de se rendre recommandable auprès des dames, était de s'orner l'esprit, «n le remplissant de ce qu'il y a de meilleur dans la littérature. Il n'eut pas plus tôt en- tendu le bruit effroyable qui se faisait dans (1) Aulear à!Oronooko et autres ouvrages alors en vofe'ue. (Éd.; IV, 6 74 'i'OM JONKS , la chambre voisine, qu'il s'élança hors de son lit , et prenant son épée d'une main , et de l'autre la chandelle qui brûlait à côté de lui, il alla droit à la chambre de mistress Waters. Si la vue d'un autre homme en chemise fut d'abord une offense de plus faite à la pudeur de la dame, elle servit au moins à diminuer considérablement ses craintes ; car le cavalier ne fut pas plus tôt entré dans la chambre, qu'il s'écria ; « M. Fitzpalrick ! que diable veut dire tout ceci ?» A quoi l'autre répondit aussitôt : « Oh ! M. Maclachlan, je suis char- mé de vous rencontrer ici : ce lâche coquin m'a débauché ma femme, et il était couché avec elle. — Quelle femme? s'écria Macla- chlan : ne connais-je pas très-bien mistress Fitzpatrick, et ne vois-je pas clairement que la dame, avec laquelle le gentilhomme ici présent était couché, n'est pas elle ? » Fitzpatrick s'apercevant alors, tant par un coup-d"œil qu'il jeta sur la dame, que par le son de sa voix qu'il aurait pu distinguer à une plus grande distance encore, qu'il avait LIVRE X. ^C» commis la plus fâcheuse méprise, demanda mille pardons à la dame, et dit à Jones en se retournant vers lui : « Je vous prie de remar- quer que je ne vous demande pas pardon, car vous m'avez frappé; et je prétends que de- main matin vous m'en rendiez raison. » Jones traita cette menace avec beaucoup de mépris, et M. Maclacblan répondit : « En vérité, M. Fitzpatrick, vous devriez être hon- teux vous-même de venir troubler les gens à celte heure de la nuit, Sitous ceux qui cou- chent dans l'auberge n'étaient pas profon- dément endormis , vous les auriez réveillés comme moi. Ce gentilhomme vous a traité comme vous le méritiez ; et sur mon hon- neur, si vou« en aviez agi ainsi avec ma femme, je vous aurais coupé la gorge. » Jones était si troublé par la crainte de com- promettre la réputation de sa dame, qu'il ne savait plus que dire ni que faire; mais on a de tout temps remarqué que l'esprit d'inven- tion est beaucoup plus prompt chez les femmes que chez les hommes : mistress Waters se rap- pela donc qu'il y avait une porte de communi- 6. 76 TOM JONES, cation entre sa chambre et celle de M. Jones. Pleine de confiance en l'honneur de ce jeune homme, et dans sa propre assurance, elle s'é- çria : « Je ne sais ce que vous voulez dire, insolents que vous êtes; je ne suis la femme d'aucun de vous. Au secours! au viol! au meurtre! au viol! » L'hôtesse étant accourue an moment même dans la chambre , mistress Waters l'apostropha de la manière la plus violente : elle se croyait, lui dit-elle, dans une auberge honnête, et non dans un mau- vais lieu. Une bande de scélérats avait forcé la porte de sa chambre, dans l'intention de lui ravir l'honneur, peut-être même la vie; et l'un, s'écria-t-elle, ne lui était pas moins cher que l'autre. L'hôtesse se mit alors à crier aussi haut que venait de le faire la pauvre femme dans son lit. A l'entendre, elle était perdue; et la réputa- tion de sa maison, qui jusque-là avait été sans tache, était détruite pour jamais. Puis, se tournant du côté des trois hommes qui étaient encore là : « Au nom du diable, s'écria-t-elle, quelle est ).a cause de tout ce tumulte dans la HVRE X. 77 chambre de cette dame ? » Fitzpatrick baissant la tète, répéta qu'il avait fait une méprise dont il demandait pardon de tout son cœur , et se retira avec son compatriote. Jones, qui avait trop d'esprit pour n'avoir pas entendu sa belle à demi-mot, affirma hardiment qu'il était accouru à son secours en entendant forcer la porte; qu'il ne pouvait assurer si ces deux hommes avaient voulu voler la dame, mais que si telle avait été leur intention , il avait eu le bonheur de l'empêcher. « Il ne s'est ja- mais commis un vol dans cette maison de- puis que je la tiens , s'écria l'hôtesse : je vous prie de croire, monsieur, que je ne donne point d'asile aux voleurs de grand chemin ; le nom même en est extrêmement odieux pour moi. Je ne reçois jamais que d'hon- nêtes gens dans ma maison , et je suis assez heureuse , giace au ciel , pour ne pas man- quer de voyageurs de cette espèce ; j'en ai tou- jours eu autant que j'en ai pu loger. J'ai eu ici mylord » et elle débita un long cata- logue de noms et de titres, dont un grand 7» TOM JONES, nombre peut-être nous exposerait au crime de violer la prérogative des noms historiques , si nous les insérions ici. Jones, après l'avoir écoutée avec ])eaucoup de patience, l'interrompit enfin, en faisant ses excuses à mistress Waters d'avoir paru devant elle en chemise, l'assurant que la crainte qu'elle ne fût en danger avait pu seule le faire passer sur une semblable considération. Le lecteur peut imaginer la réponse de la dame, et même toute sa conduite jusqu'à la fin de cette scène, s'il veut considérer la situation dans laquelle elle affecta de se placer en cette circonstance, je veux, dire, celle d'une femme modeste, ré- veillée dans son premier sonmieil par trois hommes à elle inconnus qu'elle voit au mi- lieu de sa chambre. Tel fut le rôle qu'elle entreprit déjouer, et il faut convenir qu'elle s'en acquitta avec une siq)ériorité telle, qu'au- cune de nos actrices de Londres n'aurait pu l'emporter sur elle dans leurs rôles les plus brillants, soit sur la scène, soit hors de la scène. LIVRE \. 7() Et nous pouvons , je crois , tirer de ctci un argument sans réplique pour prouver à quel degré la vertu est naturelle au beau sexe. Peut-être y en a-t-il une sur dix mille capable de faire une bonne actrice , et parmi celles-ci rarement deux en état de jouer le même rôle avec le même talent ; toutes ce- pendant peuvent jouer admirablement bien celui de la vertu -, et toutes s'en acquittent à la perfection, celles qui n'en ont pas, aussi bien que celles qui en ont. Dès que les hommes furent tous partis, mistress Waters revenue de sa peur revint aussi de sa colère. Elle parla d'un ton beau- coup plus doux à l'hôtesse, qui ne se remit pas aussi promptement de son inquiétude sur la réputation de sa maison, en faveur de laquelle elle récapitula de nouveau tous les personnages illustres qui y avaient couché; mais la dame lui coupa la parole , et après être convenue qu'elle n'avait pas eu la moindi'e part au bruit qui s'était fait, elle la pria de lui laisser prendre du repos. « J'espère, ajouta-t-elle ? 8o TOM JONES , que je pourrai en jouir le reste de la nuit sans interruption. » L'hôtesse, avec beaucoup de politesses et de révérences, prit enfin congé d'elle. CHAPITRE IL Dialogue entre l'bôtesse et Suzanne , propre à être lu par tous les aubergistes et par leurs domestiques. Arrivée et conduite affable d'une jeune dame char- mante, qui pourra apprendre aux personnes de con- dition comment on peut se faire aimer de tout le monde. L'hôtesse se ressouvenant que Suzanne était la seule qui ne fût pas couchée quand la porte de mistress Waters avait été forcée, alla la trouver pour savoir d'elle la premiere cause de tout ce trouble, quel était cet étran- ger , quand et comment il était arrivé. T.IVRE X. 8r Suzanne raconta tonte l'histoire que le lec- teur sait déjà, n'altérant la vérité cjue dans quelques circonstances, suivant qu'elle le trou- vait convenable, comme par exemple en ne parlant pas du tout de l'argent qu'elle avait reçu. Mais comme, dans la préface de sou interrogatoire, sa maîtresse lui avait parlé avec beaucoup d'attendrissement de la peur que la dame avait eue que ces trois hommes n'eussent le projet d'attenter à son hon- neur, Suzanne ne put retenir sa langue, et tâcha de calmer l'inquiétude que paraissait avoir sa maîtresse à ce sujet, en lui jurant qu'elle avait vu Jones sauter hors du lit de mistress Waters. A ces mots, l'hôtesse entra dans une vio- lente fureur. « Voilà une histoire bien vrai- semblable, s'écria-t-elle ; une femme jetterait- elle ainsi des cris, et hasarderait-elle de com- promettre son honneur, si elle se trouvait dans le cas dont vous parlez ? Je voudrais bien savoir quelle meilleure preuve une femme peut donner de sa vertu que de jeter des cris comme elle a fait ; et vingt personnes, je crois. 82 TOM JONES , pourront I'atlester. Je vous prie, madame Suzanne, de ne vous permettre de pareilles calomnies contre aucune des personnes qui logent chez moi; car elles ne tomberaient pas seulement sur elles, mais sur la maison; et je ne reçois ici ni vagabonds , ni canaille. » « Fort bien, dit Suzanne , alors je n'en dois plus croire mes propres yeux? — Non sûre- ment, vous ne devez pas eu croire vos yeux, répondit sa maîtresse , je n'en aurais pas cru les miens contre d'aussi honnêtes gens. Il ne m'a pas été commandé depuis six mois un meil- leur souper que celui que je leur ai servi hier soir; ils étaient de si bonue humeur, qu'ils ont eu la complaisance de trouver excellent mou poiré du Worcester-shire que je leur ai vendu pour du Champagne; et sûrement il a tout aussi bon goût et il est aussi sain que le meil- leur Champagne qui soit en Angleterre, au- trement je me serais fait un crime de le leur donner. Ils en ont bu deux bouteilles. Non , non, je ne croirai jamais pareille chose de gens aussi honnêtes et aussi peu difliciles. » QuaudSuzanne eut été ainsi réduite au si lence, LIVRE X. 83 sa maîtresse passa à d'autres sujets. « Vous dites donc, coutinua-t-elle, que l'étranger est venu en poste, et qu'il a dehors un domestique avec des chevaux. En ce cas, c'est sûrement quel- que grand seigneur aussi; pourquoi ne lui avez-vous pas demandé s'il voulait souper ? Je crois qu'il est dans la chambre de cet autre gentilhomme : montez-y, et demandez s'il n'a pas appelé. Peut-être commandera-t-il quelque chose, quand il verra qu'il y a quelqu'un de levé dans la maison pour le lui apprêter. Mais n'allez pas faire une de vos bévues ordinaires eu lui disant que le feu est éteint et que les poulets sont encore eu vie; et s'il demande du mouton, n'allez pas lui bavarder que nous n'en avons pas. Je sais que le boucher en a tué un comme j'allais me mettre au lit ; il ne refuse jamais de m'en couper un morceau tout chaud quand je le désire. Allez, et souvenez-vous que nous avons toutes sortes de moutons et de poulets. Allez , ouvrez la porte eu disant , Mes- sieurs, avez-vous appelé .'' et s'ils ne répondent pas, demandez ce que Son Honneur veut pour son souper, n'oubliez pas de dire Son Honneur. 84 TOM JONES, Allez; si vous ne vous souvenez pas mieux do tout ce que je vous dis, vous ne parviendrez jamais à rien. » Suzanne sortit , et revint bientôt rendre compte que les deux gentilshommes élaient couchés dans le même lit. « Deux gentils- hommes, dit l'hôtesse, dans le même lit! im- possible. Ce sont deux vagabonds, deux pieds- plats, il n'en faut pas douter; et je parie que le jeune Squire Alhvorthy avait deviné juste, en disant que ce manant avait le projet de vo- ler la dame; car, si en forçant sa porte il n'a- vait pas eu de plus mauvais desseins que ceux d'un gentilhomme, il n'aurait pas été se glis- ser dans la chambre d'un antre pour s'épar- gner la dépense d'un souper et d'un lit. Ce sont certainement des voleurs, et leur préten- due recherche de je ne sais quelle femme n'est rien qu'un prétexte. « En tout ceci l'hôtesse était injuste envers M. Fitzpatrick, car il était réellement gen- tilhomme , quoiqu'il ne possédât pas un groat : et bien que son cœur ainsi que sa tète ne fus- sent pas totalement exempts de reproches, ce lilVRE X. 85 n'était ni un ladre ni un vilain. Il était au con- traire si généreux, que quoique sa femme lui eût porté une très - belle dot , il l'avait entiè- rement dépensée, à l'exception d'une petite rente viagère qu'elle avait sur sa tète : et c'é- tait pour l'obliger à la lui abandonner qu'il l'avait traitée avec une cruauté qui , jointe à la plus effroyable jalousie, avait forcé la pau- vre femme à fuir le toit conjugal. Ce gentilhomme, qui avait quitté Chester le matin même, était extrêmement fatigué d'avoir fait une si longue course; et graces à quelques coups assez violents qu'il avait reçus dans le combat, il souffrait tellement par tout le' corps, il avait d'ailleurs l'esprit si malade, qu'il avait tout-à-fait perdu l'appétit. Et après l'erreur grossière dans laquelle il était tombé vis-à-vis de la femme que, par la faute de la chambrière, il avait prise pour la sienne , il ne lui entra pas une seule fois dans la tète que mistress Fitzpatrick pût être dans la maison, par cela seul que la première femme à laquelle il s'était adressé n'était pas elle; il céda donc aux conseils de sou ami , qui le dissuada de 86 TOM JONES, prolonger ses recherches plus avant dans la nuit, et accepta l'ofîre obligeante qu'il lui fit de partager sou lit. Le domestique et le postillon furent d'uue humeur toute différente; ils étaieut plus prompts à ordouner que fhôtesse ne Tétait à les servir. Cependant, après s'être bien con- vaincue que M. Fitzpatrick n'était pas un voleur, elle consentit à leur servir un peu de viande froide qu'ils dévoraient avec une ex- trême avidité , au moment où Partridge entra dans la cuisine. Il avait d'abord été réveillé par le tumulte dont nous avons parlé; et tan- dis qu'il tâchait de rattraper le sommeil en s'enfouçaut dans son oreiller, une chouette était venue lui faire entendre à sa fenêtre une sérénade telle , qu'il sauta en bas de son lit dans le plus grand effroi, et faisant un. paquet de toutes ses bardes, il courut se mettre sous la protection de la compagnie qu'il entendait causer au-dessous de lui dans la cuisine. Son arrivée empêcha l'hôtesse d'aller conti- nuer son somme. Car elle avait pris le parti de laisser les deux autres convives à la garde LIVRE X. 87 de Suzanne; mais l'ami du jeune Squire All- worlhy n'était pas fait pour être ainsi négligé, d'autant plus qu'il demanda en entrant une pinte de vin chaud. Elle obéit aussitôt en met- tant devant le feu la même mesure de poiré ; cette liqueur prenant sur-!e-cliamp entre ses mains le nom de toutes les sortes de vins qu'où lui demandait. Le domestique irlandais était allé se cou- cher, et le postillon se disposait à le suivre, lorsque Partridge l'invita à rester et à boire avec lui, ce que l'autre accepta avec beau- coup de reconnaissance. Le maître d'école était effrayé de retourner tout seul à sa chaui- bre; et conune il ne pouvait savoir jusqu'à quelle heure l'hôtesse lui ferait compagnie, il avait résolu de s'assurer du postillon, eu présence duquel il ne redoutait plus rien du diable ni d'aucun de ses adhérents. On entendit en ce moment un autre postil- lon qui s'arrêtait à la porte. Suzanne, qui avait été envoyée pour savoir qui c'était, revint, accompagnée de deux jeunes dames en habit de voyage, dont l'un était si richement brodé, 88 TOM JONES , que Partridge et le postillon se levèrent à l'ins- tant même de leurs sièges, et l'hôtesse s'em- pressa de leur faire ses plus belles révérences, et de les appeler madame par ci, madame par là. La plus richement vêtue des deux dames dit avec un sourire plein d'affabililé : « Si vous voulez me le permettre, madame, je me chauf- ferai (pielques minutes au feu de votre cuisine, car il fait réellement très -froid; mais j'exige que personne ne se dérange de son siège. » Ces derniers mots furent dits à l'occasion de Partridge, qui s'était retiré à l'autre bout de la cuisine, frappé de respect et d'étouuemeut à la vue du riche vêtement de la dame. Il faut convenir pourtant qu'elle avait eu elle, plu? encore que dans ses habits, tout ce qu'il fal- lait pour inspirer du respect; car c'était une des plus belles pei'sonnes du monde. La dame pria instamment Partridge de re- .venir prendre son siège, mais il s'y refusa. Elle quitta alors ses gants, et présenta au feu deux mains qui avaient toutes les propriétés de la neige , excepté celle de se fondre. Sa LIVRE X. 89 conipaijne , qui n'était autre que sa femme de chambre, quittant aussi ses gants, fit voir deux mains qui, pour la forme et pour la couleur, ne l'essemblaient pas moins à une tranche de bœuf j;elée. « J'espère, madame, dit la dernière, que madame ne pense pas à aller pins loin cette nuit. J'aurais i)icn peur que madame ne fût pas en état de soutenir une pareille fatigue. » « Non sûrement, s'écria l'hôtesse, madame ne peut avoir ce projet. Que le ciel me bé- nisse! aller plus loin cette nuit. Permettez que je vous conjure, madame , de ne pas y penser : sûrement, madame ne peut avoir cette inten- tion. Qu'est-ce que madame désire pour son souper.^ j'ai en mouton tout ce qu'on peut avoir de mieux , et des poulets délicats. » « Je crois, madame, dit la jeune dame, qu'il s'agirait plutôt de déjeuner que de sou- per. Mais je suis absolument hors d'état de manger, et je ne m'arrête que pour me cou- cher une heure ou deux. Cependant, s'il vous plaît , madame , vous pouvez me donner un IF. 7 (Jty TOM JONES , pen de sackwhey (i), bien clair et bien lé- ger. » « Oui, madame, s'écria l'hôtesse, j'ai d'ex- cellent vin blanc. — Vous n'avez donc pas de \in des Canaries., dit la dame. — Je demande pardon à madame , j'en ai , et du meilleur du pays. Mais permettez, madame, que je vous conjure de manijer quelque chose. » « En vérité, je ne pourrais manger un mor- ceau , répondit la jeune dame, et je vous serai infiniment obligée , si vous avez la bonté de me faire préparer un appartement le^ilus tôt possible; car je suis décidée à remonter achevai dans trois heures. » « Eh bien! Suzanne, dit l'hôtesse en l'appe- lant, y a- t-il du feu d'allumé dans la cham- bre de l'oiE SA-uvAGE? Je suis fâchée, madame, que toutes mes meilleures chambres soient prises. Plusieurs personnes de la première qualité sont ujainlenanl dans leurs lits, en- (i) Boisson faite avec du vin des Canaries et 'E.S, zanne, allez sur-le-champ faire du feu dans la chambre de la rose. Madame veut-elle monter tout de suite, ou attendre que le feu soit al- lumé ? — J'ai suffisamment chaud, répondit la jeune dame; ainsi, je monterai, si vous voulez. Je crains d avoir été la cause que ces messieurs, et particulièrement monsieur (montrant Par- tridge), n'aient été trop loug-temps éloignés du feu : il m'est pénible de tenir quelqu'un loin du feu dans une saison si froide. » Elle sortit alors avec sa femme de chambre, précédée de l'hôtesse qui portait une chandelle à chaque main. Dès que l'hôtesse fut de retour, la conversa- tion s'établit dans la cuisine sur les charmes de la jeune dame. Il faut qu'il y ait dans la beauté, lorsqu'elle est aussi parfaite, un pouvoir irré- sistible : l'hôtesse, quoique le refus de souper n'eût pas eu le don de lui plaire, déclara qu'elle n'avait jamais vu une si charmante créature. Partridge prodigua les éloges les plus extra- vagants à son visage, quoiqu'il ne pût s'em- pêcher d'en accorder quelques-uns à la broderie d'or qui brillait sur ses vêtements. Le postillon LIVRE X. y3 célébra sa bonté, et il trouva un écho dans le postillon qui venait d'entrer. « (Test réellement une bonne dame, dit-il, je vous la garantis pour telle; car elle a pitié des bêtes. Elle me demandait de temps en temps dans le chemin, si je ne pensais pas qu'elle fit du mal aux chevaux en allant trop vite; et quand elle est arrivée, elle m'a chargé de leur donner aulant d'avoine qu'ils en voudraient manger. » Il y a tant de charmes dans l'affabilité, et elle est si sûre d'obtenir les louanges de toutes sortes de personnes, qu'on pourrait la com- parer à la célèbre Hussey (i), en ce qu'elle a, comme elle, le mérite d'ajouter infiniment à toutes les perfections des femmes, et de pallier ou de cacher jusqu'à leurs moindres défauts. Nous n'avons pu nous empêcher de faire cette courte réflexion à la fin d'un chapitre où le lecteur a vu tout ce qu'il y a de charmant dans (i^ Marchande de modes dans le Strand, à Londres, fameuse pour donner de la grace à la taille des fem- mes . ( Nohr de Fielding. ) 9+ TOM JONES, tin caractère affable. La vérité nous oblige maintenant à lui eu offrir le plus parfait con- traste. CHAPITRE m. Contenant des recettes infaillibles pour s'attirer la haine et le mépris de tout le monde. La. jeune dame n'eut pas plus tôt posé la tète sur son oreiller , que sa suivante revint à la cuisine poiu' se régaler de quelques-uns de ces mets délicats que sa maîtresse avait re- fusés. Dès qu'elle entra , ceux qui étaient dans la cuisine lui témoignèrent, en se levant, le même respect qu'ils avaient montré un mo- ment auparavant à sa maîtresse; mais elle oublia de l'imiter, en les priant de se rasseoir ; il est vrai que cel^ leur eiit été à peu près im- LIVRE X. 93 possible, car elle avait placé sa chaise de ma- nière à cacher presque tout le feu. Puis elle demanda qu'on lui fît griller un poulet sur- le-champ , déclarant que s'il n'était pas prêt dans un quart d'heure, elle ne l'attendrait pas. Quoique ledit poulet fut encore sur sou ju- choir dons le poulailler, et qu'il eût fallu plu- sieurs cérémonies, telles que de l'attraper, de le tuer et de le plumer, avant qu'on pût le mettre sur le gril, l'hôtesse aurait entrepris de faire t(jules ces choses dans le temps don- né : mais malheureusement sa convive étant sur le lieu de la scène , se serait aperçue de la finesse. La pauvie" femme fut donc obligée d'avouer qu'elle n'en avait pas dans la maison : « Mais, madame, dit-elle, je peux vous pro- curer à l'instant même de chez le boucher tout ce que vous pourrez désirer en mouton. » « Ci'oyez- vous donc, madame, répondit la femme de chambre, que j'aie un estomac de cheval , pour manger du mouton à cette heure de la nuit ? "Vous autres aubergistes , vous pensez que vos supérieurs sont comme vous. Je m'attendais bien , en effet, que je ne truu- Ç)6 TOM JONtS, verais rieu dans celte misérable auberge, el je suis bien étonnée que ma maitresse ait con- senti à s'y arrêter. Je suppose qu'on ne loge ici que des artisans et des marchands de bes- tiaux. » L'hôtesse prit feu à cette insulte faite à sa maison ; cependant elle réprima sa co- lère , et se contenta de dire : « Des gens de qualité viennent ici fréquem- ment, grace au ciel. — Ne me parlez pas de gens de qualité, s'écria l'autre ; je crois que je con- nais plus de gens de qualité que vous autres. Mais, je vous prie, sans m'étonrdir d'aucune de vos impertinences, dites-moi ce (|ue vous pouvez me donner pour souper; car quoique je ne puis- se pas manger de la chair de cheval , j'ai réelle- ment faim. — Véritablement, madame, répon- dit l'hôtesse, vous ne pouviez venir dans un moment plus malheureux pour moi; je n'ai rien autre chose dans la maison qu'un mor- ceau de bœuf froid , que le domestique d'un gentilhomme et le postillon ont presque nettoyé jusqu'à l'os. — Femme, dit mistressAbi- gaïl ( nous l'appellerons ainsi pour abréger), vous me faites mal au c(pur ; (piand j'aurais tlVKE X. Ç)-; jeûné tout un mois , je ne mangerais pas de ce qui a été touché par les doigts de ces gens- là. Ne peut-on donc rien trouver de propre ni de convenable dans cet horrible lieu ? — Pour- rait-on vous offrir quelques œufs et une tran- che de jambon? — Vos œufs sont-ils fiais? ètes- \ous sûre qu'ils soient pondus d'aujourd'hui? Coupez-moi , je vous prie , votre jambon très- mince et très-proprement, car je ne puis souf- frir les gros morceaux. Tâchez, je vous prie, de faire du moins une fois en votre vie quehpie cho- se d'une manière un peu tolerable , et ne cioyez pas avoir chez vous une femme de fermier ou quelque créature de cette espèce. » L'hôlesse se mit alors à prendre son couteau ; mais l'au- tre l'arrêta en lui disant : « Bonne femme, j'exige que vous laviez d'abord vos mains ; car je suis extrêmement propre, et j'ai été accou- tumée depuis mon berceau à être servie de la façoît la plus élégante. » L'hôtesse, malgré son impatience concen- trée, se mit en devoir de la servir; caria pro- position d'en charger Suzanne avait été for- mellement rejelée , et avec un dédain si 9? TOM JONES, marqué, que la pauvre tille n'avait pas moins de peine à contenir ses mains que sa maîtresse à contenir sa langue. Suzanne cependant ne- put prendre sur elle de s'imposer un silence absolu ; car, bien que littéralement parlant elle n'ouvrît pas la bouche, elle murmurait entre ses dents: « Malapeste! je suis de chair et d'os comme vous ; » et autres phrases de cette espèce, dictées par la plus vive indignation. Tandis qu'on préparait le souper, mistress Abigail se reprochait en gémissant de ne pas avoir ordonné qu'on fit du feu dans le par- loir ; mais elle remarqua qu'il était mainte- nant trop lard. « C'est d'ailleurs une nouveauté pour moi que de me contenter d'une cuisine, dit- elle, car je ne crois pas que j'y aie mangé de ma vie. » Puis se tournant vers les postillons, elle leur demanda pourquoi ils n'étaient pas à l'écu- rie avec leurs chevaux. « « Et, je vous prie, quel est ce jeune homme de qualité, ce jeune Squire Allworthy? » dit Abigail. « Qui pourrait-ce être, répondit Partridge, sinon le fils et l'héiitier du grand Squire All- wortby du Somerset-shire? » « Sur ma parole, répliqua-t-elle, vous m'ap- prenez là d'étranges nouvelles; car je connais parfaitement M. Allworthy du Somerset-shire, et je sais qu'il n'a pas de fils vivant. >. * L'hôtesse écoula ceci avec la plus grande attention, et Partridge eut l'air un peu con- fus. Cependant après un moment de silence, il répondit : «A la vérité, madame, je conviens que tout le monde ne le connaît pas pour être le fils du Squire Allworthy, qui en effet n'é- pousa jamais sa mère ; mais il est aussi certain qu'il est sou fils et qu'il sera sou héritier, qu'il est certaiu qu'il s'appelle Jones, » A ce nom , Abigail laissa tomber le morceau de jambon qu'elle portait à sa bouche, et s'écria : « Vous me surprenez, monsieur; est- il possible que M. Jones soit dans cette maison à l'heure qu'il est? — Quare non : pourquoi pas? répondit Partridge; cela est possible , car cela est cer- tain. » Abigail se dépécha d'achever son souper , et retourna vers sa maîtresse , avec qui elle eut une conversation qu'on pourra lire dans le chapitre suivant. TOM JONES. CHAPITRE IV. où l'on verra qui étaient l'aimable dame et sa dcsiisrréable suivante. Comme dans le mois de juin la rose de Da- mas, que le hasard a fait fleurir au milieu des lis, mêle son beau vermillon à leur virginale blancheur; ou comme, dans le riant mois de mai, une génisse folâtre dont l'haleine est em- baumée par le parfum des fleurs qui tapissent la prairie; ou comme, dans le fécond mois d'avril, la tendre et conslante tourterelle, per- chée sur quelque vert rameau , s'occupe à rêver à son tourtereau: telle, brillant de mille char- mes, et répandant autour d'elle un parfum aussi doux, absorbée par la pensée de son Tommy, et le cœur aussi pur et aussi teudre queson visage était beau, Sophie(carc'é}ailell('- T^IVRE X. ïo'i même), Sophie était couchée, sa tête charmante appuyée sur son bras , qoand sa suivante entra dans sa chambre, et courant droit à son ht : « Madame, madame, qui madame croit -elle qui soit dans la maison ? » Sophie se relevant avec effroi , s'écria : « Mon père serait-il déjà parvenu à nous atteindre ? J'espère que non. — Non, madame, c'est quelqu'un qui vaut cent pères à lui tout seul. M. Jones lui-même est ici en ce moment. — M. Joues! dit Sophie; il n'est pas possible , je ne peux pas être assez heureuse pour cela. « Sa suivante lui ayant attesté le fait , fut dépêchée sur-le-champ , pour l'engager à se rendre auprès d'elle. « Je veux, ajouta Sophie, je veux le voira l'instant. » Mistress Honour n'avait pas plus tôt quitté la cuisine, que l'hôtesse ne l'avait pas épargnée. La pauvre femme avait pendant quelque temps laissé accumuler sur son cœur un torrent d'in jures, qui sortirent alors de sa bouche aussi précipitamment que la boue s'écoule d'un tom- bereau, lorsqu'on eu a ôté la planche qui la retenait. Partridge en jeta aussi sa part, et ( ce qui surprendra le lecteur ) non seulement r04 TOM JONES, il en éclaboussa la femme de chambre, mais il essaya encore d'en tacher le caractère si pur de Sophie elle-même. « Les harengs d'un même baril ne valent pas mieux l'un que l'autre , dit- il : noscltur à socio est un proverbe bien vrai. Il faut convenir cependant que la dame aux beaux habits est la plus polie des deux ; mais je garantirais bien qu'en effet elles ne valent pas mieux l'une que l'autre : ce sont deux va- gabondes de Eath, je vous en réponds; des da- mes de qualité ne voyagent pas à cheval à cette heure de la nuit , sans domestiques. — Par- dienne, cela est vrai, s'écria l'hôtesse; vous avez deviné juste, car des gens de qualité ne viennent point loger dans une maison comme la mienne sans commander à souper , qu'ils aient faim ou non. » Pendant qu'ils discouraient ainsi , mistress Honour rentra dans la cuisine, et s'acquitta de sa commission , en ordonnant à l'hôtesse d'aller réveiller M. Jones sur-le-champ, et de lui dire qu'une dame avait à lui parler. L'hôtesse la renvoya à Partridge, en disant qu'il était l'ami du jeune gentilhomme; mais que, quant à elle, LIVRE X. I05 elle ne réveillait jamais personne, surtout des gentilshommes. En disant ces mots , elle sortit (le la cuisine avec humeur. Honour s'adressa alors à Partridge, qui la refusa également. « Car mon ami, dit-il, s'est couché fort tard, et i\ serait très- fâché d'être réveillé de si bonne heure. » Mistress Honour insista, en disant qu'elle était persuadée qu'au lieu d'être fâché i il serait au comble de la joie, quand il saurait le motif pour lequel on l'aurait fait lever. « Dans un autre moment peut-être vous auriez raison , mais, non omnia possumus omnes; une femme à la fois est bien assez pour un homme raisonnable. — Qu'entendez - vous par une femme, impudent.? s'écria Honour. — Il n'y a point d'impudence à cela,» répondit Par- tridge. Il l'informa alors de la meilleure foi du monde, que Joues était couché avec une femme, en employant ici une expression trop peu délicate pour que je me permette de la répéter; ce qui mit mistress Honour dans une telle fureur, qu'elle l'appela impertinent, et retourna avec la plus grande précipitation vers sa maîtresse, pour l'inslruire du succès de ^on io6 Toai JONES, message et des nouvelles qu'elle avait apprises^ elle les exagéra encore, s'il est possible, étant aussi en colère contre Jones que s'il eùl pro- noncé lui-même tous les mots sortis de la bou- che de Pailridgp.Honour accabla le maître d'in- jures, et conseilla à sa maîtresse de ne plus désormais penser à un homme qui ne s'était jamais montré digne d'elle. Elle rouvrit alors nue des anciennes plaies de Sophie, en rappe- lant l'histoire de Molly Seagriui, et donna le tour le plus perfide à la manière dont il avait quille Sophie e'le-mema; il faut avouer que la circoustauce actuelle ne favorisait que trop cette dernière supposition. Cette nouvelle avait tellement accablé So- phie, qu'elle n'avait pas eu la force d'imposer plus tôt silence à mistress Honour. Elle prit ce- pendant sur elle de l'interrompre, en disant : «< Je ne puis croire tout ceci; quelque méchant l'aura calomnié. Vous dites que vous le tenez de son ami; mais sûrement ce n'est pas l'office d'un ami de trahir de pareils secrets. — Je suppose, ditlionour, que cet homme est sou poin-voycur , car je n'ai jamais vu de plus mau- MVRE X. 107 vaise physionomie. D'ailleurs, des débauchés tels que M. Jones ne sont jamais honteux de ces sortes de choses. » A dire le vrai, cette conduite de Partridge n'était guère excusable, mais il n'avait pas dormi assez long-temps pour cuver toute la liqueur qu'il avait bue la veille au soir, à la- quelle il avait encore ajouté dans la matinée plus d'une pinte de vin, ou plutôt d'eau-de- vie faite avec de l'orge; car le poiré était bien loin d'être pur. Or, la partie de sa tête que la nature avait destinée à être le réservoir de la boisson , étant fort peu profonde, il n'en fal- lait qu'une petite dose pour déborder et ou- vrir les écluses de son cœur , en sorte que tous les secrets qui y étaient déposés s'en écoulaient rapidement, ces écluses étant déjà mal assurées. Pour justifier autant qu'il est en nous son ca- ractère, nous dirons que c'était un très hon- nête homme; car, comme il était le plus cu- rieux de tous les hommes, et éternellement occupé à pénétrer les secrets des autres , il les en dédommageait avec la plus scrupuleuse fidé- I08 TOM JONES, lite, en leur communiquant en revanche lout ce qui parvenait à sa connaissance. Sophie, tourmentée d'inquiétude, ne savait ce qu'elle devait croire ni quelle résolution elle devait prendre, lorsque Suzanne arriva avec le sackvvhey qu'elle avait commandé. Aussitôt mistress Honour conseilla tout bas à sa maîtresse de sonder cette fille, qui probablement pour- rait l'instruire de la vérité. Sophie approuva cette idée, et l'interrogea en ces termes : « Venez ici, mon enfant, répondez-moi la vérité sur ce que je vais vous demander, et je vous prometsque je vous en récompenserai magnifiquement. Y a-t-il ici, dans cette maison, un jeune homme , un beau jeune homme qui... «Ici Sophie en rougit et parut confuse. -<■ Un jeune homme, dit Honour, venu ici avec cet impudent co- quin qui est à présent dans la cuisine.^» Su- zanne répondit qu'il y était en effet. « Savez- vous quelque chose d'une certaine dame, con- tinua Sophie, d'une certaine dame je ne vous demande pas si elle est jolie ou non : peut-être ne l'est-elle pas; cela ne fait rien à j affaire dont il s'agit... Mais savez-vous (}uclque iiivR£ X. loy chose d'une certaine dame -— Bon, ma- dame, s'écria Honour, vous n'entendez rien à faire des questions. Écoutez, mon enfant, dit- elle, ce jeune homme-là même n'est-il pas en ce moment couché avec quelque sale créa- ture?» Suzanne sourit et garda le silence. « Répondez à cette question, mon enfant, dit Sophie, et voici une guinée pour vous. — Une guinée! madame, dit Suzanne; qu'est-ce que c'est qu'une guinée ? Si ma maîtresse le savait, je perdrais sûrement ma place au moment même. — En voici encore une, ma chère, dit Sophie, et je vous proteste que votre maî- tresse n'en saura rien. » Suzanne hésila encore un moment, prit l'argent, et raconta toute l'histoire qu'elle termina ainsi : « Si vous en êtes hien curieuse, madame , je peux me glisser tout doucement dans sa chambre, et je verrai l)ien s'il est ou non dans son lit» ; ce qu'elle fit aussitôt du consentement de Sophie. Elle ne larda pas à revenir avec une réponse négative. Sophie devint aussitôt pâle et tremblante. Mistress Honour l'engagea à prendre courage, et à ne plus penser à un pareil libertin. no TOM JONES, « Sans doule , iiiadame, dit Suzanne : j'espère que je n'offense pas madame, mais, je vous prie, madame, le nom de madame n'est-il pas madame Sophie Western? — Comment est-il possible que vous me connaissiez ? répondit Sophie. — Cet homme qui est là-bas dans la cui- sine, et dont madame ( montrant mistress Ho- nour) vient de parler, nous a entretenus de vous hier soir. Mais j'espère que madauie n'est pas fâchée contre moi. — Non, mon enfant, dit-elle, je ne le suis pas. Je vous prie, dites- moi tout, et je vous promets de vous bien ré- compenser. — Eh bien, madame, continua Suzanne, ce,t homme nous a dit à tous , dans la cuisine, que madame Sophie Western... je ne sais, en vérité, comment vous le dire. » Ici elle s'arrêta ; mais , encourai^'ée par Sophie et vivement pressée par mistress Honour, elle continua ainsi : « Il nous a dit, madame, quoi- que assurément tout cela ne soit qu'un men- songe, que madame mourait d'amour pour le jeune Squire, et qu'il allait à la guerre pom- se débarrasser de vous. Je pensai alors en moi- même que c'était un misérable qui avait le ï,i\ T.i: X. Ill cœur faux; mais quand je vois eu ce uiouieut une aussi belle dame , si bien faile et si riche , abandonnée pour une femme ordinaire, car elle n'est rien déplus, sûrement, et la femuie d'un aujtre par-dessus le marché, je trouve que c'est en quelque sorte une chose bien peu na- turelle et bien étrange. « Sophie lui donna une troisième guinée ; après lui avoir dit qu'elle aurait en elle une amie, si elle gardait le silence sur tout ce qui s'était passé et ne disait à personne qui elle était, elle la renvoya en la chargeant d'oi*=- donner au postillon de préparer les chevaux au moment même. Resiée seule, avec sa suivaule, Sophie lui dit qu'elle n'avait jamais été plus tranquille qu'en cet instant. « Je suis maintenant convaiji- cue , KJouîa-t-elle ,que c'est non-seulement un libertin, mais un être vil et méprisable. Je pour- rais tout lui pardoujier plu'.àl que d'avoir com- promis mou nom d'une manière aussi cruelle : cela le rend l'objet de mon mépris. Oui, Ho- nour, je suis tranquille à présent, je le suis, 112 TOM JONES, je t'assure , je suis fort trauqiiille; » et elle veisa ijii torrent de larmes. Après un court intervalle, qui fut employé par Sophie à pleurer et à assurer mistress Honour qu'elle était tout-à-fait tranquille, Su- zanne rentra en annonçant que les chevaux étaient prêts : alors notre jeune héroïne conçut une idée assez bizarre , au moyen de la- quelle M. Jones serait instruit qu'elle avait passé dans l'auberge , de manière à le punir au moins un peu de ses torts , s'il restait dans son cœur quelque étincelle d'amour. Le lecteur voudia bien se souvenir d'un petit manchon qui a déjà eu l'honneur d'être cité plus d'une fois dans le cours de cette histoire. Ce manchon, depuis le départ de M. Jones, n'avait jamais quitlé Sophie pendant le jour et couchait la nuit avec elle. Elle l'avait au mo- ment même à son bras; elle l'eu arracha avec une vive indignation, et, après avoir écrit son nom avec son crayon sur un morceau de papier qu'elle y attacha avec une épingle, elle obtint de Suzanne qu'elle le porterait dans le lit de LIVRE X. n3 M, Jones , et la chargea, si elle ne Vy trouvait pas , d'imaginer (|iielque moyen de le lui mettre sous les yeux dans la matinée. Après avoir ensuite payé le mémoire du souper de mistress Honour, dans lequel était compris celui qu'elle aurait dû faire elle- même, elle monta à cheval ; et, après avoir en- core une fois assuré sa compagne de voyage qu'elle était parfaitement tranquille, elle con- tinua son voyage. CHAPITRE V. Contenant , entre autres choses , la naïveté «le Par- tridge, le désespoir de Jones et la folie de Fitz- patrick. Ti- était alors plus de cinq heures du matin; plusieurs voyageurs qui étaient déjà levés en- trèrent dans la cuisine : de ce nombre étaient Il4 '1"0M JONES, le sergent et le cocher qui, eutièrenieiit récou- ciliés, firent une libation, ou, pour parler sans métaphore, burent un coup ensemble. Celte réunion n'eut rien de remarquable que la conduite de Partridj^e, qui, lorsque le ser- gent porta la santé du roi George, répéta seu- lement : « à la santé du roi.» On ne put obtenir de lui qu'il prononçât un mot de plus; car, quoiqu'il allât combattre contre sa propre opinion, on ne put le déterminer à boire contre elle. M. Jones étant alors retourné dans son pro pre lit (le lecteur voudra bien nous excuser si nous ne lui rappelons pas quel était celui dont il sortait), airacha Partridge à cette agréable compagnie. Celui-ci, après une préface céré- monieuse, ayant obtenu la permission de dire son avis, commença en ces termes : « C'est, monsieur, un vieux proverbe, et un proverbe bien vrai, qu'un sage peut quel- quefois recevoir un bon conseil d'un fou. Per- meltez-moi donc d'avoir la hardiesse de vous donner mon avis: c'est de retournera la maison, et de laisser ces horrida bella, ces guerres sau- i.iMWi x. lia i;lanles à ceux qui se contentent d'avaler de la pondre à canon , parce qu'ils n'ont rien autre chose à manger. Chacun sait que Votre Hon- neur ne manque de rien chez lui; et quand il en est ainsi, qu'est-il nécessaire de voyager?» « Partridge, dit Joues, il est clair que tu es un poltron ; je te prie donc de t'en retourner toi-même, et de ne pas m'iuqiortuner davan- tage. » « Je vous demande pardon , monsieur , dit Partridge , je parlais plutôt pour vous que pour moi ; car pour moi , le ciel sait à quel point mes aflaires sont en mauvais état , et je suis si loin d'avoir peur, que je ne redoute pas plus un pistolet, une espingole ou toute autre pièce d'artillerie qu'une canonnière. Puisqu'il faut mourir une fois dans la vie, qu'importe comment ? d'aille(n-s je pourrais bien n'y perdre qu'un bras ou qu'une jambe. Je vous assure, monsieur, que je n'ai jamais eu moins peur de ma vie : ainsi donc , si Voire Honneur est résolu de poursuivre sa route, je suis résolu, moi, de vous suivre. Mais en ce cas, je demande la permission de donner mou I 16 TOM JONES , avis. Il est vraiment scandaleux de voir un jjentilhomme comme vous voyager à pied. Il y a ici dans l'écurie deux ou trois bons che\aux, que le maître de l'auberge ne fera certaine- ment aucune difficulté de vous confier : mais s'il en faisait, je trouverais aisément le moyen de les prendre; et ce qui pourrait arriver de pis , c'est que le roi eût à vous pardonner ; ce qu'il ne manquerait sûrement pas de faire, puisque vous allez combattre pour sa cause. » L'honnêteté de Partridge était égale à son intelligence ; il n'en faisait jamais usage que dans les petites choses, et il n'aurait jamais tenté luie friponnerie de cette espèce, s'il y eût sup- posé le moindre danger; car c'était un de ces hommes qui out infiniment plus de respect pour le gibet que pour la convenance des cho- ses, comme disait Square. Mais dans le vrai, il croyait pouvoir commetlre ce vol sans péril, II ne doutait pas, d'un côté, que le nom de M.Alhvorlhy ne fût plus que suffisant pour tranquilliser l'hôte; et de l'autre, que, quelque tournure que les choses prissent, il ne fût par- faitement en sûreté, Jones avant, selon lui, LIVRE X. H7 assez d'amis pour le tirer d'embarras, et ces mêmes amis ayant assez de crédit pour le sau- ver, lui Partridge, par la même occasion. Quand M. Jones vit que Partridge lui fai- sait sérieusement cette proposition, il le ré- primanda très-vivement, et avec des expres- sions si dures, que l'autre afl'ecta d'en rire lui-même, et détourna aussitôt la conversation en disant qu'il était tenté de se croire dans une maison suspecte, et qu'il avait eu peine à prévenir deux filles de réveiller Son Honneur au beau milieu de la nuit : «Et jour de Dieu! s'écria-t-il, elles sont entrées malgré moi dans votre chambre, car voici par terre le manchon de l'une d'elles.» En effet, Jones étant rentré dans son lit, qu'il faisait encore nuit, n'avait pas aperçu le manchon sur la courte-pointe , et en se recouchant l'avait fait tomber sur le car- reau. Partridge le ramassa, et il allait le mettre dans sa poche, quand Jones demanda à le voir. Le manchon était si remarquable , que notre héros l'eût vraisemblablement reconnu sans l'instruction 2 TOM JONES, fin, noire héroïne, assez bien revenue de sa frayeur, quoique un peu surprise que sa nou- velle compagne, loin de penser à la quitter, évitât aussi soigneusement qu'elle de suivre aucun grand chemin, et prît les mêmes dé- tours, s'adressa à la dame étrangère, du ton le plus obligeant, et lui dit qu'elle était très- heureuse de voir qu'elles eussent la même route à parcourir. L'autre qui, comme nu spectre, n'attendait qu'une question, répondit soudain que le bonheur était tout entier pour elle ; qu'elle était parfaitement étrangère en ce ys, et avait été si charmée de rencontrer . ne personne de son sexe , qu'elle s'était peul- élre rendue coupable, en cherchant à l'attein- dre , d'une impertinence qui exigeait de sa part de grandes excuses. Ces deux dames conti- nuèrent à se faire beaucoup de politesses; car mistress Honour avait cédé sa place au bel habit de l'étrangère, et s'était retirée à l'ar- rière-garde; mais, quoique Sophie eût une grande curiosité de savoir pourquoi cette au Ire dame continuait à l'accompagner ainsi, quoi- que cela lui donnât même une sorte d'inquié- LIVRE XI, l63 tude, la crainte ou la modestie, ou quelque autre considération , l'empêchèrent de la ques- tionner à cet égard. La dame étrangère éprouvait en ce moment un embarras dont il paraîtra peut-être au- dessous de la dignité de l'histoire de faire mention. Dans l'espace du dernier mille, le vent avait jusqu'à cinq fois enlevé sa capote, et elle ne pouvait parvenir à trouver un ruban ou un mouchoir pour l'attacher sous son men- ton, Sophie n'en fut pas plus tôt instruite qu'elle lui prêta un mouchoir; mais, en le tirant de sa poche, elle négligea peut-être trop la bride de son cheval, car la pauvre bête ayant bronché, s'abattit sur ses jambes de devant, et fit tomber avec elle la dame qui la montait. Quoique la tète de Sophie eût porté en tom- bant, elle ne se fit heureusement aucini mal; et les mêmes circonstances qui avaient peut-être contribué à sa chute, lui épargnèrent la petite confusion, qui en est ordinairement la suite: car le chemin où les voyageurs passaient alors, était si étroit et si couvert d'arbres, que la lune n'aurait pu y faire pénétrer qu'une 1 64 TOM J OWES, bien faible lumière, voilée d'ailleurs par uu nuage. Ainsi , la modestie de notre héroïne n'eut poiutà soiifl'rir dans cette nuit obscure; elle remonta lestement à cheval, et eu fui quitte pour un peu de frayeur. Le jour parut enfin dans tout son éclat , et les jeunes dames qui traversaient alors une plaine communale, se trouvant à côté l'une de Tau Ire, purent se voir ; au même moment leurs yeux se renconlrèrenl, leurs chevaux s'arrêtèrent, et toutes deux parlant ensemble, prononcèrent avec une égale joie, l'une le nom de Sophie, l'autre celui d'Henriette. Cette rencontre inattendue les surprit beau- coup plus qu'elle ne surprendra, je crois, le lecteur pénétrant qui doit avoir imaginé que la dame étrangère ne pouvait être que mistress Fitzpatrick, cousine de miss Western, dont nous avons raconté la brusque sortie de l'au- berge, peu de minutes après elle. La surprise et la joie de ces deux cousi- nes (qui avaient été autrefois deux intimes amies, et qui avaient demeuré long -temps ensemble chez leur tante Western) furent LIVRE Xt. l65 telles, qu'il serait impossible de répéter ici la moitié des félicitations qu'elles se prodiguèrent mutuellement avant de s'être fait l'une et l'au- tre une question très-naturelle , pour savoir où elles allaient. Enfin , ce fut mistress Fitzpatrick qui la fit la première: mais toute simple et toute naturelle que cette question puisse paraître, Sophie trouva quelque difficulté à y faire une réponse prompte et claire; elle pria donc sa cousine de suspendre sa curiosité jusqu'à ce qu'elles fus- sent arrivées à quelque auberge « qui , je sup- pose, dit-elle , ne doit pas être fort éloignée; et croyez-moi, Henriette, j'ai autant de peine que vous à suspendre ma curiosité, car j'ai tout lieu de croire que uotre surprise doit être à- peu-près égale. » La conversation des deux dames pendant le reste delà route mérile peu d'être rapportée , beaucoup moins encore sans doute celle des deux femmes de chambre, qui se firent aussi de grands compliments l'une à l'autre. Quant aux guides, ils furent privés du plaisir de la I 66 TOM JONES, conversation, Tun étant placé à l'a v ant-garde, et I'autie à l'arrière-garde. Après avoir voyagé dans cet ordre pendant plusieurs heures, ils arrivèrent enfin à une route large et bien battue, qui les conduisit bientôt, en détournant sur la droite , à une auberge d'une très-belle apparence, où ils s'arrêtèrent tous; mais Sophie était si fatiguée, elle avait eu tant de peine à se tenir à cheval pendant les cinq ou six derniers milles , qu'elle était hors d'état d'en descendre seule. L'aubergiste, qui s'était emparé de la bride de son che\al, s'en étant aperçu , offrit de l'enlever de dessus la selle, ce qu'elle acce[)ta très-volontiers. Il sem- ble en vérilé que la fortune eût résolu de faire rougir Sophie ce jour-là, et son malin projet réussit mieux la seconde fois que la première. L'aubergiste n'eut pas plus tôt reçu la jeune dame entre ses bras, que ses pieds, récemment fort maltraités par la goutte, lui manquèrent, et qu'il tomba ; mais eu même temps , avec non moins de dextérité que de galanterie, il eut la présence d'esprit de se placer sous son charmant fardeau, en sorte qu'il reçut seul quelque LIVRE XI. 167 contusion de la chute. Le plus grand mal qui en arriva à Sophie fut l'alteinte portée à sa mo- destie , lorsque , se relevant , elle observa sur le visage de la plupart des spectateurs un sou- rire malin qui lui fit soupçonner ce qui était réellement arrivé , et que nous ne rapporterons pas ici , dussions-nous déplaire à ceux de nos lecteurs qui sont capables de rire des outrages faits à la délicatesse d'une jeune femme. Nous n'avons jamais pu regarder comme couiiques des accidents de cette nature, et nous oserons dire sans scrupule que c'est avoir une idée très- imparfaite de la modestie d'une femme jeune et belle, que de ne pas craindre de l'immoler au sot plaisir d'en rire un moment. Cette chute et la peur, jointes à la violente fatigue d'un long voyage, avaient presque épuisé les forces de Sophie , et elle en eut à peine assez pour se traîner, en chancelant, jusque dans l'in- térieur de lauberge, appuyée sur le bras de sa femme de chambre; elle n'y fut pas plus tôt assise, qu'elle demanda un -verre d'eau, que mistress Honour, très-judicieusement à mon avis, changea en un verre de vin. X()8 TOM JONES ^ Mistress Fitzpatrick, instruite par mistress Honour que Sophie ne s'était point couchée les deu.v dernières nuils, et ohservant qu'elle était paie, défaite, et accablée de faiigue, la con- jura instamment de se rafraîchir en prenant un peu de sommeil : elle ne savait encore rien de son histoire ni de ses craintes ; mais quand elle en aurait été instruite, elle lui eût donné le même conseil; car le repos lui était néces- saire, et la longue route qu'elles avaient faite par des chemins détournés, éloignait si évi- demment tout danger de se voir poursuivies, que mistress Fitzpatrick était elle-même tran- quille à cet égard. Sophie n'eut pas de peine à consentir à suivre le conseil de son amie, que sa femme de chambre avait secondée de tout son pou- voir. Mistress Fitzpatrick proposa de tenir compagnie à sa cousine, ce cpie Sophie accepta avec beaucoup de complaisance. La maîtresse ne fut pas plus tôt couchée, que la suivante se prépara à suivre son exem- ple : elle commençait à faire beaucoup d'excu- ses à sa camarade Abigail, de la laisser seule LIVRE XI. i6q dans un aussi vilain lieu qu'une auberge; mais l'antre l'arrêta tout court, et , aussi disposée qu'elle à faire un léger somme, la pria de lui accorder Tlionneur d'être sa camarade de lit. La suivante de Sophie y consentit, en piéteu dant néanmoins que tout l'honneur était de son côté. Enfin, après bien des révérences et des compliments, les deux femmes de chambre se mirent au lit comme leurs maîtresses avaient fait avant elles. C'était l'usage de notre aubergiste (et c'est celui , je crois , de toute la confrérie) , d'in- terroger soigneusement tous les cochers, va- lets de pied , postillons et autres, sur les noms de tous ses botes, la valeur de leurs teircs et les lieux où elles étaient situées ; on ne s'étonnera donc pas que toutes les petites cir- constances particulières où se trouvaient nos voyageuses , et surtout le parti qu'elles ve- naient de prendre en se retirant toutes pour se livrer au sommeil à une heure si extraoï- dinaire que celle de dix heures du matin, eut excité sa curiosité. Eu conséquence, aussitôt (jue les guides entrèrent dans la cuisine , il se IF. 1 9. l-O lOM JONES, mit à s'iuioraier d'eux , qui étaient ces dames, et d'où elles venaient; mais les guides, quoi- qu'ils racontassent fidèlement ce qu'ils sa- vaient, loin de lui donner toute la satisfac- lion qu'il désirait , enflammèrent sa curiosité au lieu de l'éteindre. Cet aubergiste avait, parmi tous ses voi- sins, la réputation d'un homme d'une saga- cité extraordinaire. Il passait pour avoir une peispicacilé profonde et capable de pénétrer le fond des choses plus habilement qu'aucuu autre homme dans la paroisse, sans eu excep- ter le curé lui-même. Peut-être sa physiono- mie n'avait-elle pas peu contribué à lui pro- curer cette réputation ; car il avait un air singulièrement grave et significatif, surtout quand il avait une pipe à la bouche, ce qui lui arrivait presque toujours. Sa conduite ser- vait aussi beaucoup à propager la haute opi- nion qu'on avait de sa sagesse; il y avait quel- que chose de solennel et même de sombre dans toutes ses manières. Quand il parlait , ce qui lui arrivait rarement, il s'énonçait tou- jours avec lenteur ; et (juoique ses phrases fus- LIVRE xr. 171 sent brèves, elles étaient interrompues par beaucoup de hem, de ha, de oui , de non , et autres monosyllabes ou particules expleti- ves : en sorte que , quoiqu'il accompagnât ces paroles de certains gestes interprétatifs , con- sistant à remuer la tête dans tous les sens, ou à étendre l'index de la main droite, il lais- sait généralement ses auditeurs en deviner plus qu'il n'en avait dit ; et il leur donnait souvent à entendre qu'il en savait beaucoup plus qu'il ne jugeait à propos de leur en ré- véler. Cette dernière circonstance suffirait seule en eflèt pour nous donner le secret de sa ré- putation de sagesse; tant les hommes sont étrangement portés à admirer ce qu'ils n'en- tendent pas : grand secret sur lequel beau- coup d'imposteurs se sont toujours reposés avec sécurité, lorsqu'ils ont entrepris de trom- per le genre humain. Ce personnage prenant alors sa femme à part, lui demanda ce qu'elle pensait des dames qui venaient d'arriver. « Ce que j'en pense i* répondit la femme, et qu'en penserais-je? — - 12, 172 TOM JONES, Je sais bien, répliqiia-t-il , ce que j'en pense, moi. Les guides nous content d'élranges his- toires: l'un d'eux prétend arriver de Glocester, et l'autre d'Upton; et ni l'un ni l'autre, autant que je puis voir, ne peut dire où elles vont. Mais qui s'est jamais avisé de venir à travers champs d'Upton ici, surtout pour aller à Lon- dres ? car l'une des femmes de chambre , avant de descendre de cheval, a demandé si cette route-ci n'était pas la route de Londres. Main- tenant qne j'ai réuni toutes ces circonstances, je devine parfaitement qui elles sont. Yovons si vous serez aussi habile que moi. — Moi ? répondit-elle, non sans doute, vous savez que je n'ai pas la p,étention de deviner toutes vos découvertes. — Yoilà une bonne fille, répli- qua-t-il, en lui donnant un petit coup sous le menton : je dois avouer que vous avez toujours reconnu la supériorité de mes connaissances en ces sortes de matières. Eh ijien donc, comptez là-dessus, souvenez- vous de ce que je dis comptez là-dessus, ce sont certaine- ment quelques-unes de ces femmes rebelles qui LIVRE XI. ini voyagent, dit-on , avec le jeune Chevalier (i), et qui ont pris des chemins détournés pour échapper à l'armée du duc. » « Mon mari, dit la femme, vous avez sûre- ment deviné juste, car l'une d'elles est mise aussi richement qu'une princesse, et cer- tainement tout le monde la prendrait pour telle. Mais quand je considère une chose.... — Quand vous considérez, s'écria l'aubergiste avec un ton de mépris, voyons, je vous prie, que je sache ce que vous considérez. — C'est , reprit sa femme, c'est qu'elle est trop polie pour être une bien grande dame , car pendant (i) M Lorsqu'en t74j le dernier des descendants de Robert Bruce, Charles Edouard , proclama encore une fois l'indépendance écossaise , son courage tout chevaleresque n'était plus de ce siècle , et il n'en resta au prince aventureux que ce surnom de Che- valier, jadis le plus beau des titres, mais devenu presque un sobriquet de dérision qui excluait le fils de tant de rois des intérêts positifs de son épo- que , et l'exilait en quelque sorte dans le monde poétique de ses aïeux. » ( Nouvelle Histoire de Charles Edouard.) f Éd . 1 1^4 TOM JONES, que notre Betty bassiuait son lit, elle ne l'ap- pelait pas autrement que mon enfant, ma chère, ma bonne amie; et quand Betty s'est offerte pour lui ôter ses souliers et ses bas, elle n'a pas voulu le souffrir, et lui a dit qu'elle ne voulait pas lui en donner la peine. » « Bah ! bah ! répondit le mari , cela nest rien; croyez-vous que parce que vous avez vu quelques grandes dames grossières et nialhon- uètes envers les personnes qui ne sont pas tant quelles, il n'en existe pas qui soient honnêtes avec leurs inférieurs? Je crois que je sais recon- naître les gens de qualité à la première vue; je le sais, je crois. N'a-t-elle pas demandé un verre d'eau en entrant.? une femme d'une autre sorte aurait demandé un petit coiqi de liqueur, vous le savez vous-même. Si ce n'est pas une dame de très-grande qualité, tenez-moi pour un sot ; mais, croyez-moi, si vous me vendiez pour tel, ceux qui m'achèteraient feraient uu mauvais marché. Maintenant, une femme de sa qualité voyagerait-elle sans un bquais, si elle n'avait des motifs extraordinaires ? — Non sûrement, mon mari, s'écria-t-elle, vous sa- LIVRE xr. 17:) vez lout cela beaucoup mieux que moi et que bien d'autres encore. — Je crois que j'en sais quelque chose, dil-il. — Assurément, reprit la femme : la pauvre petite paraissait dans un état si pitoyable quand elle s'est assise sur cette chaise, que je vous proleste que je n'ai pu m'empècher d'avoir pilié d'elle, presque au- tant que si elle eût été une pauvre femme. Mais , mon mari , que faut-il faire? Si c'est une rebelle, je suppose que vous avez le projet de la dénoncer à la cour : fort bien ; mais elle est d'un caractère si doux, d'un si bon naturel ! qu'elle soit rebelle ou non, je ne crois pas que je puisse m'empècher de pleurer, quand j'entendrai dire qu'elle aura été pendue ou dé- capitée, — Bah! bah! répondit le mari mais quant à ce que nous avons à faire, cela n'est pas si aisé à déterminer. J'espère qu'avant son départ nous aurons des nouvelles d'une bataille; car si le Clievalier avait le dessus, elle peut nous procurer du crédit à la cour et faire notre fortune sans que nous la trahis- sions. — Cela est vrai, reprit la femme , et j'espère de tout mon cœur qu'elle en aura le 176 TOM JOWES, pouvoir. Certainement elle est bien donoe et bien bonne, et ce serait nîie chose horrible que je me reprocherais toujours, s'iljui arri- vait le moindre mal en sortant d'ici. — Bah ! hah\ s'écria l'auberi^iste, les femmes ont tou- jours le cœur si tendre! Vous ne voudriez pas, j'espère, donner asyle aux rebelles; dites-moi, le voudriez-vous? — Non , certainement, ré- pondit la femme; mais quant à la dénoncer, qu'il arrive ce qu'il voudra, personne ne peut nous blâmer: c'est ce que tout le monde ferait à notre place. » Tandis que notre hôte politique, qui n'avait pas injustement acquis, comme on voit, parmi ses voisins la réputation d'une grande perspi- cacité, était occupé à raisonner à part lui sur cette matière, car il faisait fort peu d'attention à tout ce que sa femme disait , il reçut la nou- velle que les rebelles avaient eu l'adresse d'é- viter l'armée du duc et avaient gagné un jour de marche sur Londres. Bientôt après arriva un fameux jacobite qui , montrant sur son vi- sa;;o toute la joie qu'il ressentait dans le cœur, prit l'aubergiste par la main, et lui dit, en lu MVRE Xt. l'y'; secouant forlemcrit : « Tout esta nous, uioii cufant : dix mille braves Français sont débar- qués sur lacotedeSutfolk: vive à jamais la vieille Angleterre! Dix mille Français, mon brave garçon ! je pars sur-le-champ pour les re- joindre. » Ces nouvelles déterminèrent l'opinion de notre grand politique, et il prit le parti de faire sa cour à la jeune dame dès qu'elle serait levée; car il avait, disait-il, découvert dans le moment qu'elle n'était autre que madame Jenny Cameron elle-même (r). (i) Cette Jenny Cameron passait pour la maîtresse du prétendant : ce qui précède permet de fixer à- peu-près la date de l'arrivée de Soj>liie dans cette auber,çe: Ctiarles Edouard était à Derby le 4 décembre 1745. (Éi,.) TOM JOXES. CHAPITRE IL Très-court chapitre, dans lequel on trouve cependant un soleil, une lune, une étoile et un ange. Le soleil ( qui se couche de boune heure à celle époque de l'aunée ) s'était retiré de- puis quelque temps pour se reposer, quaud Sophie se leva, rafraîchie par un sommeil qu'elle ne dut qu'à son extrême fatigue , quel- que léger qu'il fût. Car, bien qu'à son départ d'Upton , elle eût dit à sa femme de chambre, et peut-être à elle-même , qu'elle était parfai- tement tranquille, il n'en est pas moins vrai que son esprit était un peu aifeclé de cette maladie qui est toujours accompagnée d'une fièvre continue et qui peut-être est la même que les médecins entendent ( s'ils y entendent quelque chose ) par fièvre de l'ame. Mistress Fitzpatrick se leva aussi à la même T>IVRE XI. I 7 9 heure , fit monter sa femme de chambre et s'habilla sur-le-champ. C'était réellement une fort jolie femme qui aurait pu même passer pour belle, eu toute autre compagnie que celle de Sophie. Mais dès que mistress Honour fut venue de son pro|)re mouvement, car sa maî- tresse ne voulut pas permettre qu'on l'éveillât, et eut habillé notre héroïne, les charmes de mistress Fitzpalrick, qui avait été comme l'é- toile du matin avant-courrière du soleil, par- tagèrent le sort de cette étoile et furent totale- ment éclipsés, dès qu'un astre plus glorieux se montra sur l'hoiizon. Sophie n'avait peut-être jamais paru plus belle qu'en ce moment. Nous ne condam- nerons doue pas l'hyperbole de la servante de l'auberge qui , quand elle descendit et eut allumé le feu , déclara et confirma par un serment , que si jamais il y avait eu un ange sur la terre , il était en ce moment dans la chambre d'en-haut. Sophie avait instruit sa cousine de son dessein d'aller à Londres , et mistress Fitz- patrick avait ccmsenti à l'y accompagner; car l8o TOM JONES, l'arrivée de son mari à Upton avait compléle- inent dérangé son projet de se rendre à Bath on chez sa tante Western. En conséc|iieiice, elles n'eurent pas plus tôt pris leur thé, que Sophie proposa de se mettre en route. La lune était alors dans sou plein; et quant an froid, Sophie était déterminée à le bra- ver, n'ayant aucune de ces frayeurs quebeau- foup de jeunes femmes auraient éprouvées en voyageant la nuit : car, comme nous l'avons déjà remarqué, elle avait nalurellement du courage; et ce courage était considérablement augmenté encore par sa situation présente qui tenait un peu du désespoir. D'ailleurs, comme elle avait déjà voyagé deux fois sans accident au clair de la lune, elle était d'au- taijt plus enhardie à l'entreprendre une troi- sième. Le caractère de mistress Fitzpatrick était plus craintif; c'était une plus grande terreur qui lui en avait fait surmonter une moindre: la présence de son mari avait pu seule la forcer de quitter Upton à une heure aussi in- due. Arrivée maintenant dais un lieu où elle I.fVRE XI. l8l se croyait à l'abri de sa poursuite , ce fui la inoindre terreur qui s'empara d'elle si forte- ment , qu'elle conjura sa cousine avec les plus vives iuslances de rester jusqu'au len- demain matin , et de ne pas l'exposer au danger de voyager la nuit. Sophie, qui portait la complaisance à l'excès, n'ayant pu parvenir ni par le raisonnement, ni par la plaisanterie, à dissiper les craintes de sa cousine, y céda enfin. Peut-être, si elle avait été instruite de l'arrivée de son père à Uplon, eût-il été plus difficile de la persuader; car j'ai tout lieu de croire qu'elle n'éprouva pas eu ce moment une bien grande terreur à ridée d'être atteinte par Joues. J'irai plus loin; car, s'il faut confesser la vérité, je pen- che à croii-e qu'elle le désirait plus vivement qu'elle ne le craignait : quoiqu'il eut été phis honnête à moi de cacher au lecteur ce désir, qui n'est que le résultat de l'une de ces se- crètes et involontaires émotions de l'ame, aux quelles la raison est souvent étraiigère. Dès que nos jeunes dames furent déteruii- nées à passer la soirée dans l'auberge, l'hôtesse 1^2 TOM JONtS, monta pour demander ce qu'elles voulaient manger. Il y avait tant de charmes dans la voix, dans les manières et dans la conduite affable de Sophie, que rhôtesse en fut ravie, et que la chère femme, persuadée qu'elle était devant Jenny Cameron , devint en ce moment une déterminée jacobile, et faisait au fond de son cœur des vœux pour le succès de la cause du jeune prétendant; le tout à cause de la grande douceur et de l'extrême affabilité que sa maîtresse supposée avait bien voulu avoir pour elle. Les deux cousines commencèrent alors à s'avouer réciproquement la curiosité qui les pressait de connaître les événements extraor- dinaires qui avaient occasionné une rencontre si sini^ulière et si inattendue. Enfin , mistress Filzpatrick, après avoir obtenu de Sophie la promesse de lui tout révéler à son tour, se mit à raconter ce que le lecteur, s'il désire connaître son histoire, pourra lire dans le chapitre suivant. i8i CHAPITRE III. Histoire de mistress Fitzpatrick. Après quelques nioments de silence, mis- tress Fitzpatrick poussant un profond soupir, commença en ces termes : « Il est naturel aux malheureux d'éprou- ver une secrète tristesse, en se rappelant les époques de leur vie qui leur ont été les plus agréables. Le souvenir des plaisirs passés nous fait sentir une sorte de regret tendre, comme celui qui nous affecte pour les amis qui ne sont plus : on peut dire que les uns et les autres apparaissent à notre imagination. « C'est pour cela que je ne réfléchis jamais sans douleur à ces jours ( les plus heureux sans contredit de ma vie ) que nous avons passés ensemble , quand nous étions toutes 1 84 TOM JONES, deux confiées aux soins de ma tanle Western. Hélas! pourquoi miss Graveairs (i) et miss Giddy (2) ue sont-elles plus ? Vous vous sou- venez, j'en suis sûre, du temps où nous ne nous appelions jamais par d'autres noms: vous aviez, j'en conviens, plus d'un motif pour nie donner ce dernier ; j'ai éprouvé depuis com- bien je le méritais. Qnaiit à vous, nia Sopliie, vous m'avez toujours été supérieure en tout, et je souhaite de tout mon cœur cpie la destinée vous traite plus favorablement que moi. Je n'oublierai jamais les avis sages et presque ma- ternels que vous me donnâtes un jour que je regrettais amèrement d'avoir rnan(pié un cer- tain i>al, et vous n'aviez pas encore quatorze ans! O ma Sophie! combien devais-je être heureuse alors, puisque je pouvais regarder celte petite contrariété comme un malhcnr, et lorsque c'était en effet le plus grand que j'eusse jamais connu ! « « Et cependant, ma chère Henriette, ré- (i) Miss Graves-airt. ( li" ) (i) Miss Étourdie. ( tic ■ } LIVRE XI. 1 85 pondit Sophie, c'était alors une affaire sérieuse pour vous. Consolez - vous donc, en pensant que ce qui vous attriste niaintenant,quelle qu'en soit la cause, peut vous paraître par la suite aussi frivole et aussi méprisable qu'un bal vous paraîtrait aujourd'hui. » « Hélas! ma Sophie, répliqua l'autre dame, vous penserez vous-même bien différemment de ma situation actuelle ; car il faudrait que votre cœur fût bien changé, si mes infortunes ne vous arrachaient pas quelques soupirs et même quelques larmes. La connaissance que j'ai de votre sensibilité pourrait seule, au con- traire, me détourner de vous raconter ce qui , j'en suis convaincue, vous attristera si vi- vement... » Ici mistress Fitzpatrick s'arrêta ; mais les instances réitérées de Sophie l'enga- gèrent à continuer. « Quoique vous deviez avoir beaucoup en- tendu parler de mon mariage, ponrsuivit-elle, cependant comme il est probable que les faits vous auront été présentés sous un faux jour, je remonterai aux commencements de ma mal- heureuse connaissance avec mon mari, qui se IF". x3 I 86 TOM JONES, fit à Bath, aussitôt après que vous eûtes quitté ma tante et que vous fûtes retoujuée chez votre père. « M. Fitzpatrick était un de ces jeunes gens sémillants, qui viennent peupler Bath dans cette saison ; il était beau, dégagé, extrê- mement galant, et le premier de tous par son élégance. En un mot, ma chère, si vous aviez le malheur de le voir à présent, je ne pourrais vous le peiudre mieux, qu'en vous disant qu'il est le contraire de ce qu'il était alors ; car il a pris depuis si long-temps un ton rustique et des manières campagnardes, qu'il est absolu- ment devenu un sauvage irlandais. Mais, pour continuer mon histoire, les qualités qu'il pos- sédaità Bath le recommandèrent si avantageuse- ment, que, quoique les gens de condition fis- sent alors société à part , et en éloignassent les personnes d'un rang inférieur, M. Fitzpatrick trouva les moyens de s'y faire admettre. Il n'était peut-être pas facile de l'éviter, car il n'exigeait pas beaucoup d'invitation , il savait même s'en passer dans le besoin; comme il était beau et bien fait, il ne lui était pas très-diflBcile de se LIVRE XI. 187 mettre bien avec les femmes ; et <;omme il avait d'ailleurs fréquemment tiré l'éjiée, les hommes n'osaient pas l'insulter publiquement. Sans quelques motifs de cette nature, il est proba- ble qu'il n'eût pas tardé à être chassé par son propre sexe ; car assurément il n'avait aucun titre pour être préféré aux gentilshommes d'An- gleterre; aussi paraissaient-ils peu disposés à hii accorder une faveur extraordinaire. Tous les hommes disaient du mal de lui quand il avait le dos tourné, ce qui procédait vraisem- blablement d'un sentiment d'envie, car toutes les femmes l'accueillaient fort bien, et il en était particulièrement distingué. « Quoique ma taute ne fût pas une personne de qualité, comme elle avait toujours vécu à la cour, elle était de la société du beau monde; car, quelques moyens que l'on ait employés pour s'introduire dans les cercles du grand ton, quand on y est une fois parvenu, on a acquis un uiérite suffisant, par cela seul que l'on y est. Toute jeune que vous étiez, vous ne pouviez vous empêcher de faire celte observation au sujet de ma taule , qui était libre ou réservée iSS TOM JONES , avec tout le monde, suivant que Ton avait plus ou moins de cette sorte de mérite. « Ce fut, je crois, ce mérite qui mit prin- cipalement M. Fitzpatrick dans ses bonnes graces. Il parvint si adroitement à s'y insinuer, qu'il était toujours de ses parlies les plus in- times. Il faut convenir qu'il savait se montrer reconnaissant d'une pareille distinction; car il lui prodi2;ua bientôt ses soins et ses atl^entions avec un zèle si marqué, que le club des médi- sants commença à en parler, et que les per- sonnes les moins malveillantes arrangeaient déjà un mariage entre eux. Quant à moi, je ne Tous ceux qui ont des motifs de crainte convertissent en de nouvelles ciainfcs tout LIVRE XI, 2H ce qu'ils voient et tout ce qu'ils entendent. Sophie conclut donc aussitôt du discours pré- cédent , qu'elle était conïiue et poursuivie par sou père : frappée de terreur, elle ne put pendant quelques minutes articuler un seul mot. Elle n'eut pas plus tôt recouvré la parole, qu'elle pria l'hôte de renvo}er les do- mestiques qui étaient là, et s'adressant à lui : « Je vois, monsieur, lui dit-elle, que vous savez qui nous sommes; mais j'ose espérer oui, je suis même convaincue, que si la pitié ou la bonté ne sont pas étrangères à votre cœur, vous ne nous trahirez pas. » « Moi ! trahir mylady! dit l'hôte , non (et il fit plus d'un serment pour l'attester), non ; je me ferais plutôt couper eu dix mille mor- ceaux. Je hais toute espèce de trahison , moi : je n'ai jamais trahi personne de ma vie , et sûrement je ne commencei ai point par une aussi bonne dame que vous. Tout le monde me blâmerait , puisqu'il sera sitôt au pouvoir de madame de me récompenser. Ma femme peut l'affirmer pour moi , j'ai reconnu mvlady du moment où elle est entrée dans la 212 TOM JOÎÎES, maison, j'ai dit qui vous étiez avant de vous avoir enlevée de votre cheval, et j'emporterai au tombeau les contusions que j'ai gagnées à votre service. Mais qu'importe , lorsque j'ai eu le bonheur de sauver mylady? Il est sûr que ce matin il était venu dans l'idée de quelques gens de gagner une récompense, mais jamais une telle pensée ne m'est venue dans la tète. Je mourrais plutôt de faim que d'accepter aucune récompense pour trahir mylady. » « Je vous promets, monsieur, dit Sophie, que s'il est jamais en mon pouvoir de vous récompenser, vous n'aurez pas à vous repen- tir de votre générosilé. » « Eh ! jour de Dieu ! en votre pouvoir ! répondit l'hôte, et qui doute que ce ne soit en votre pouvoir.^ Le ciel puisse-t-il vous en inspirer également la volonté! Je crains seule- ment que mylady n'oublie un aussi pauvre homme qu'un aubergiste ; mais si mylady ne Totibliait pas, je la supplie de se souvenir quelle récompense j'ai refusée; refusée, c'est- à-dire, que j'aurais refusée; et sûrement on LIVRE XI. 2l3 peut bien appeler cela refusée, car j'aurais pu l'avoir certainement, et sans doute vous auriez pu aller, vous, dans certaines maisons.... mais quant à moi, je ne voudrais pas, je crois, pour tout l'or du monde, que mylady lût injuste envers moi , au point d'imaginer que j'aie jamais pensé à la trahir, même avant d'avoir appris les bonnes nouvelles. » « Quelles nouvelles , je vous prie ? » dit So- phie un peu vivement. « Madame ne les a-t-elle pas apprises.^ ré- pondit l'hôte. Eh mais ! cela peut être ; car il n'y a que quelques minutes que j'en suis instruit moi-même : et quand je n'en aurais rien su, je veux être emporté par le diable à l'heure même si j'aurais trahi Votre Honneur ; non, si je l'avais fait, puissé-je!... » Il ajouta ici quelques imprécations que Sophie interrompit à la fîu, eu lui demandant ce qu'il voulait dire par ses nouvelles. Il allait répoudre, quand mistress Honour se précipi- tant dans la chambre, pâle, et respirant à peine, s'écria: «Madame, nous sommes Joutes per- dues, notre ruine est assurée, ils sont arrivés , ils 2r4 TOM JOiSTES, sont arrivés. » Ces mots glacèrent presque tout le sang de Sophie : mais mistress Fitzpatrick demanda à Honour quels étaient ceux qui étaient arrivés. « Les Français, répondit-elle : plusieurs centaines de milliers d'hommes de celte nation sont débarqués, et nous allons toutes être massacrées et violées. » Tel im malheureux qui ayant dans quel- que grande ville une chétive maison de la valeur de vingt shillings, si le tocsin d'alarme hii apprend la nouvelle d'un incendie, de- vient pâle et tremblant en songeant à la perte qui le menace, mais qui , dès qu'il est instruit que le leu ne consume que les superbes pa- lais et que sa pauvre petite maison est en sûreté, revient aussitôt à lui-même et sourit à son bonheur: ou, telle est une tendre mère ( car quelque cho>>e nous déplaît dans la pre- mière comparaison) qui épouvantée en ap- prenant que son cher enfant est nojé, tombe sans mouvement; mais qui bientôt apprend que son fils est retiré de l'eau sain et sauf, et que douze cents braves seulement ont été LIVRK XI. 213 au fond de l'eau sur le vaisseau la Victoire; la vie et les sens lui reviennent, la tendiesse maternelle joiïit de cette ronsolation soudaine, et laisse dormir au fond du cœur le senti- ment de bienveillance générale qui, dans une autre occasion, lui aurait fait donner des larmes à la terrible catastrophe. Telle Sophie, dont le cœur tendre était plus fait qu'aucun autre pour sentir vivement les calamités de sa patrie, se trouva en un moment si heureuse d'être délivrée de la crainte que son j>ère ne fut sur ses pas, que l'arrivée des Français ne lit presque aucune impression sur elle. Elle gronda bien douce- ment sa femme de chambre pour l'eflVoi qu'elle lui avait causé, et dit : qu'elle était charmée qu'il ne fût rien arrivé de pis, d'autant plus qu'elle avait craint l'arrivée de quelque autre personne. «« Oui , oui , dit l'hôte en souriant, madame sait mieux que nous ce qui en est ; elle n'i- ijnore pas que les Français sont nos meilleurs amis , et ne viennent ici que pour notre bien. Ce sont eux qui doivent faire refleurir la vieille 2l6 TOM JOWtS, Angleterre. Sou Honneur pensait, j'en suis sûr, que le duc était arrivé, et cela suffisait pour lui causer de l'eflioi. J'allais dire les nouvelles à madame : Sa Majesté, que le ciel la piotége, a pris l'avance sur le duc, et marche eu ce moment aussi vite qu'elle peut vers Londres , et dix mille Français sont dé- barqués j)our la joindre sur la route. » Sophie ne fut pas très-satisfaite de ces no«i- velles, ni de l'homme qui les lui racontait; mais comme elle croyait encore qu'il savait qui elle était, car elle ne pouvait avoir aucun soup- çon de la vérité, elle n'osa lui témoigner au- cun mécon lentement. L'hôte a} antôté la nappe, se relira alors, non sans avoir répété plus d'une fois en sortant, qu'il espérait hien n'être pas ouhlié par la suite. Sophie n'était pas du tout tranquille, en se supposant connue dans cette maison; et elle s'appliquait encore beaucoup de choses que l'hôte avait adressées à Jenny Cameron: elle ordonna , en conséquence , à sa suivante de tâcher de savoir de lui par quels moyens il était parvenu à la connaître, et qui lui avait I.tVRE XI. ■S.l-^ offert une récompense pour la trahir; elle or- donna aussi que les chevaux fussent prêts à quatre heures du matin, heure à laquelle mis- tress Fitzpalrick promit de raccompagner; et calmant du mieux qu'elle put son émotion , elle pria sa cousine de continuer sou his- toire. CHAPITRE VI. Dans lequel mistress Fitzpalrick termine son hisloiit» Pendant que mistress Honour, fidèle aux ordres de sa maîtresse, était allée commander un bowl de punch , et inviter l'hôte et l'hô- tesse à en prendre leur part avec elle, mis- tress Fitzpalrick continua son récit en ces termes : « La plupart des officiers qui étaient en gar- nison dans une ville de notre voisinage, étaient IV. I ri 9. r 8 TOM JONES , de la connaissance de mon mari. De ce nom- bre était un lieutenant assez joli homme, qui avait épousé une femme d'un caractère et d'une conversation si agréables, (|u'à peine notre connaissance fut-elle faite, c'est-à-dire peu de temps après mes couches, nous devînmes com- pagnes presque inséparables ; car j'eus égale- ment le bonheur de lui plaire. « Le lieutenant, qui n'était ni ivrogne, ni chasseur, était fréquemment de nos parties. Il faut convenir qu'il nélait que très-peu avec mon mari , et qu'il ne le voyait qu'autant que la politesse l'exigeait d'un homme qui passait presque toute sa vie dans notre maison. Mon mari témoignait souvent beaucoup d'humeur parce que le lieutenant préférait ma compa- gnie à la sienne ; il me repro(-bait avec dépit et en jurant de lui enlever sa société, disant que je devrais être damnée pour avoir gâté un des plus jolis garçons du monde, et en avoir fait une vraie soupe au lait. « "Vous vous tromperiez bien , ma chère So- phie , si vous imaginiez que le courroux de mon mari provînt de ce que je lui enlevais la LIVRE xr, 219 compagnie du lieutenant, car ce n'était pas nn honinie dont la société pût plaire à un sot ; et , quand cela eût été possible , mon mari avait d'autant moins le droit de m'attribuer cette perte, que le plaisir de ma société était, je n'en doute point , le seul motif qui attirât le lieutenant dans notre maison. Non , mon enfant , c'était l'envie la pire et la plus im- placable de toutes , l'envie que cause la supé- riorité d'esprit. Le misérable ne pouvait souf- frir que ma conversation fut préférée à la sienne par un bomme dont il ne pouvait , sous au- cun rapport , concevoir la moindre jalousie. O ma chère Sophie ! vous êtes une personne pleine de sens et d'esprit ; si jamais vous épousez, comme cela est bien probable, un homme qui ait moins de mérite que vous, éprouvez son caractère avant le mariage , et voyez s'il peut prendre sur lui de se soumet- tre à tant de supériorité. Promeltez-moi , So- phie , de suivre cet avis , vous en reconnaîtrez l'importance par la suite. — Il est très-pro- bable que je ne me marierai pas , répondit Sophie ; j'espère au moins que je n épouserai i5. 2 20 TOM JOKES, jamais un homme qui me paraîtrait manquer de bon sens ; mais si cela m'arrivait , je vous promets que je renoncerais plutôt au mien, que de m'exposer à d'aussi fâcheux résultats. — Renoncer à votre propre bon sens ! répli- qua mistress Fitzpatrick, fi donc, mon enfant! je ne vous jugerai pas si défavorablement. On pourrait m'amener à faire l'abandon de tout autre avantage, mais jamais de celui-ci. La nature n'aurait jamais accordé à la femme cette supériorité qu'elle a en tant d'occasions, si elle avait voulu que nous en fissions l'abaii- don à nos maris ; les hommes de sens eux- mêmes n'attendent point cela de nous, et le lieutenant dont je viens de vous parler en est un exemple remarquable ; car, bien qu'il eût une raison parfaite, il avouait toujours ( ce qui était très vrai) que sa femme en avait en- core davantage, et c'était peut-êlre un des motifs de la haine que mon tyran avait pour elle. « Avant de me laisser ainsi gouverner par une femme, disait-il, et surtout par une si laide chienne ( car ce n'était pas m effet une beauté LIVRE XI. 23>, I régulière , quoiqu'elle fut très-agréable ), j'en- verrais toutes les femmes au diable : expres- sion qui lui était très-familière. Je m'étonne , ajoulait-il , que vous soyez si charmée de sa société. Depuis que cette femme est venue chez nous , vous avez laissé là votre chère lecture , que vous prétendiez aimer au point de ne pouvoir trouver le temps de rendre des visiles aux dames de ce pays. "Je dois avouer, en effet, que je me suis rendue coupable de quelque grossièreté à leur égard ; mais les dames de ce pays ne valent guère mieux que les campaguardes du nôtre, et je crois n'avoir pas besoin d'autre excuse pour m'ètre refusée à toute iutimité avec elles. « Celte liaison dura cependant une année entière, c'est-à-dire pendant tout le temps que le lieutenant fut obligé de demeurer à sa gar- nison. Il est vrai que pour pouvoir m'y livrer, je m'étais résignée à me laisser traiter par mou mari de la manière dont je vous ai déjà parlé : c'était de ma part une taxe bien désagréable, mais volontaire; je veux dire quand il était à 222 TOM JONES, la maison , car il s'absentait fréquemment un mois de suite pour aller à Dublin, et il fit une fois un voyage de deux mois à Londres. Je regardais comme un bonheur qu'il n'exigeât jamais que je l'accompagnasse dans aucun de ses voyages : et même par le ton dor)t il parlait des hommes qui ne pouvaient voyager sans avoir, pour me servir de ses propres ex- pressions , une femme attachée à leurs trous- ses , il me faisait suffisamment entendre que quand j'aurais désiré de l'accompagner, je n'au- rais formé que des souhaits inutiles; mais le ciel m'est témoin que de pareils souhaits étaient bien loin de ma pensée. « Enfin mon amie fut éloignée de m-oi , et je retombai dans ma solitude , abandonnée à la compagnie importune de mes propres ré- flexions. Les livres seuls me fournissaient quel- ques consolations; je lisais presque tout le jour. Combien croyez-vous que j'aie lu de volumes dans l'espace de trois mois ? — En vérité , cousine , je ne peux pas le deviner, répondit Sophie Une dizaine.' — Dites près de cinq cents, mon enfant , répliqua mistress Fitzpa- LIVRE XI. aaS trick; j'ai lu V Histoire de France de Daniel, les Vies de Plutarqne, V Atlantide^ V Homère de Pope, tout le théâtre de Dry don, Chilling- worth , la comtesse d'Aulnoy, et VEntende- menl humain de Locke. « Pendant cet intervalle, j'écrivis à ma tante trois lettres très-soumises, et, j'osais le penser, très-touchantes ; mais comme je ne reçus de réponse à aucune , mon orgueil blessé m'in- terdit de m'adresser dorénavant à elle. « Ici elle s'arrêta, et regardant fixement Sophie : «lime semble, ma chère, lui dit-elle, que je lis dans vos yeux le reproche d'avoir négligé de m'a- dresser à une autre qui m'aurait accordé un plus tendre retour. — Ah ! ma chère Hen- riette , répondit Sophie , votre histoire sert d'excuse à tonte espèce de négligence , et je sens que je me suis rendue coupable de la même faute envers vous, sans en avoir eu une aussi bonne raison; mais continuez, je vous ])rie, car je brûle et je tremble de savoir la fin de votre histoire. » Mistress Fitzpatrick poursuivit donc en ces termes : « Mon mari fit aLors uii second 224 'lijyi JOSJtS, voyage eu Angleterre, où il demeura plus de trois mois. Durant la plus grande partie de ce temps, je menai une vie que rien ne pouvait me rendre tolerable, si ce n'est le souvenir d'en avoir mené une pire encore ; car la soli- tude absolue ne peut jamais convenir à une femme sociable telle que je le suis naturelle- ment , que quand elle la délivre' de la compa- gnie de ceux qu'elle hail. Ce qui vint ajouter encore à mon malheur, fut la perle de mou enfant : non que je prétende avoir eu pour hii cette tendresse folle dont je crois que j'au- rais été capable dans d'autres circonstances, mais j'avais résolu de remplir dans toutes les occasions les devoirs de la plus tendre mère ; et ce soin m'avait empêchée de sentir le poids de ce qu'il y a de plus pesant sur la terre, quand personne ne nous aide à le supporter. « J'avais passé deux mois et demi pres- que entièrement seule, n'ayant vu pendant tout ce temps que mes domestiques, et n'ayant reçu qu'un petit nombre de visites, quand une jeune dame, parente de mon mari , vint du fond de l'Irlande pour me voir. Elle avait déjà passé LIVRE XI. 225 line fois huit jours chez moi, et je l'avais alors invitée d'une manière pressante à y re- venir ; car c'était une femme d'un esprit agréa- ble et naturel , encore augmenté par une édu- cation parfaite. Je la reçus donc avec le plus grand plaisir. «Peu de jouj's après son arrivée, me voyant ])ien triste, cette jeune fenune, sans m'en de- mander la cause qu'elle connaissait en effet parfaitement bien , se mit à déplorer ma si- tuation, et me dit que, quoique la discrétion m'eût empêchée de me plaindre aux parents de mon mari de sa conduile envers moi, ils s'en étaient tous très-bien aperçus et en ressentaient le plus vif chagrin, mais que nul n'y était plus sensible qu'elle : après quelques propos plus vagues sur ce sujet, que je ne pus, je l'avoue, m'empècher d'appuyer, après beaucoup de détours et de précautions préalables , elle jne conmiuniqua comme un profond secret, (ju'elle m'enjoignait de garder avec le plus grand soin... que mou mari entretenait une maîtresse. « Vous imagine/ saus douîe que je reçus 220 TOM JONES, cette nouvelle avec la plus profonde insensibi- lité. . ..S'il en est ainsi, je vous i-éponds que votre imagination vous abuse. Le mépris n'a- vait pas tellement éteint ma colère contre mon mari , que ma haine ne reprît le dessus en cette occasion. Quelle peut être la raison de ceci? Sommes-nous donc égoïstes d'une ma- nière si abominable que nous puissions être affligées de voir d'autres personnes en posses- sion de ce que nous méprisons ? ou plutôt ne sommes-nous pas encore plus vaines , et n'est- ce pas là l'outrage le plus sensible que l'on puisse faire à notre vanité? Qu'en pensez- vous, Sophie ? » « Je ne sais, répondit Sophie ; je ne me suis jamais occupée de ces profondes médita- tions, mais je crois que la dame fit très-mal de vous révéler un pareil secret. » '< Et cependant, ma chère, cette conduite est bien naturelle, reprit mistress Fitzpatrick; et quand vous en aurez vu et lu autant que moi, vous serez convaincue de cette vérité.» " Je suis fâchée de vous entendre dire que celte conduite est naturelle, répliqua Sophie, r.iVRE xr. 227 car je n'ai besoin ni de lecture, ni d'expé- rience, pour me convaincre qu'elle prouve un mauvais cœur. Je dis plus, il est anssi malhonnête de dire à un mari les fautes de sa femme, et respectivement à une femme les fautes de son mari, que d'accuser en face chacun d'eux de celles qu'ils pourraient avoir commises personnellement. » « Enfin, continua mistress Fitzpatrick, mon mari revint; et, si je ne me fais pas il- lusion , je le haïssais alors plus que jamais , mais je le méprisais un peu moins; car cer- tainement rien n'afl'aiblit plus le mépris qu'un outrage fait à l'orgueil ou à la vanité. « Il tint dès ce moment avec moi une con- duite si différente de celle qu'il avait eue de- puis quelque temps , et si semblable à celle de la première semaine de notre mariage, que si j'avais conservé dans le cœur une seule étincelle d'amour poin- lui, ma première pas- sion aurait pu se rallumer ; mais, quoique la haine puisse succéder au mépris et même l'emporter sur lui , je ne crois pas que cet ef- fort soit possible à l'amour. La vérité est que 228 TOM JONES, rameur est une passion trop active pour sub- sister loug-temps sans le retour qu'il a droit d'attendre ; mais on ne peut pas plus avoir un cœur sensible sans aimer, que des yeux sans voir. Quand donc un mari cesse d'être l'objet de celte passion, il est ceitainement probable que que!(iue autre homme..., je veux dire, ma chère , si voire mari devient indiflérent pour vous... si vous eu venez une fois à le mépri- ser je veux dire. . . . c'est-à-dire. ... si vous avez dans le cœur la passion de l'amour Dieu! je me suis tellement troublée. .. mais il est si facile, eu s'occupant de ces idées abs- traites, de perdre l'enobainement des idées, comme dit M. Locke... En un mot, la vériié est... en un mot, je sais à peine ce que je veux dire. Mais, comme je disais, mon mari revint, et sa conduite, dans les premiers mo- ments de sou retour, \ne surpiil extrême- ment; mais il m'en apprit bientôt le motif, et je sus le prix que je devais y mettre. En nn mot, il avait dépensé et perdu tout ce que je lui avais apporté d'argent comptant; et, comme il ne pouvait engager son propre bien MVRE xr. 229 |)liis qu'il ne I't'tait déjà, il désirait se procurer de l'argent pour de nouvelles extravagances , eu vendant une petite terre à moi , ce qu'i^ ne pouvait faire sans mon adhésion. Le seul et unique but de la tendresse excessive qu'il me témoignait alors , était donc d'obtenir de moi cette faveur. «Mon refus à celte proposition fut péremp- toire. Je lui dis, et je lui dis avec vérité, que si dans les commencements de notre mariage j'avais possédé tous les trésors des Indes, il aurait pu eu disposer; que ma maxime cons- tante avait été qu'une femme devait déposer toute sa fortune entre les mains de l'homme en faveur duquel elle avait disposé de son cœur ; mais que, comme il avait été assez bon depuis long-temps pour me rendre l'un , j'é- tais également résolue à conserver le peu qui me restait de l'autre. « Je ne vous peindrai pas la fureiu" où le jetèrent ces paroles, et la fermeté avec laquelle je les prononçai ; je ne vous importunerai pas non plus du détail de la scène qui s'ensuivit entre nous. Vous pouvez bien imaginer que 23o TOM JONES, l'histoire de la maîtresse n'y fut pas passée sous silence ; elle y figura avec tous les em- bellissements que la colère et le dédain purent y ajouter. « M. Fitzpatrick en parut un peu étonné et plus confus qu'il ne l'avait encore élé, quoi- qu'en général, Dieu le sait, ses idées soient toujours assez confuses. Il ne chercha cepen- dant pas à se disculper, mais il employa une méthode qui me confondit presque autant ; ce n'était rien moins qu'inie récrimination: il affecta d'être jaloux Il peut, quoique je l'ignore, avoir un penchant naturel à la ja- lousie, il faut même que cela soit ainsi, ou je ne sais quel démon la lui aura mise en tète, car je défie tout le monde de jeter le moindre blâme sur ma conduite : je dis plus, les lan- gues les plus médisantes n'ont jamais osé déflorer ma réputation; grace au ciel, elle a toujours élé aussi pure que ma vie ; et que la calomnie elle-même m'accuse, si elle l'ose. Non , ma chère Graveairs , quoique provoquée , quoique maltraitée, quoique outragée dans mon amour, j'ai toujouis été dans la ferme réso- LIVRE XI. 23 I lution de ne pas donnei' le plus léger prétexte à la médisance. Et cependant, ma chère, il y a des gens si méchants, il y a des langues si en- venimées, que l'innocence même lue peut leur échapper; le mot le plus vague, le regard le plus indiflerent, la moindre familiarité, la li- berté la plus innocente, sont mal interprétés, aggravés, changés en je ne sais quoi par cer- taines personnes. Mais je méprise, ma chère Graveairs, je méprise toutes ces calomnies ; ce genre de méchanceté ne m'a jamais donné, je vous assure, un seul moment de trouble ni d'inquiétude. Non, non, je vous j)roteste que je suis au-dessus de tout cela Mais où en élais-je? laissez-moi m'en souvenir. Je vous di- sais que mon mari était jaloux... et de qui, je vous prie?,.. De quel autre que du lieutenant dont je vous parlais tout à l'heure? Il fut obligé de se reporter à un an et par-delà pour trouver un prétexte à cette passion que rien ne pouvait justifier, si toutefois il la sentit réellement et ne fut pas un impudent hypocrite, pour s'arroger le droit de nie maltraiter. « Mais je vous ai déjà fatiguée de trop de aSst TOM jo>:es, détails, je vais maintenant me hâter de terminer mon histoire. En un mot, après beaucoup de scènes qui ne valent assurément pas la peine d'être répétées , et dans lesquelles ma cousine prit mon parti avec tant de courai,'e , que M. Fitzpatrick finit par lui faire fermer sa porte, quand il vit que ni par prières ni par menaces il ne pouvait m'amener à ses lins, il prit avec moi les mesures les plus violentes. Vous en concluerez peut-être qu'il me battit : mais quoi- qu'il en ait été très-près, il ne se le permit pas. Il me renferma dans ma chambre, sans me permettre d'avoir plume, encre, papier ou li\re. Une servante seulement venait tous les jours faire mon lit , et m'apportait à manger. « Après une semaine de prison , il me fit une visite ; et prenant le ton d'un maître d'école, d'un tyran, il me demanda si je voulais céder. Je répondis très-courageusement que je mourrais plutôt. «Eh bien donc, vous mourrez, et que le diable vous emporte, s'écria- t-il, car vous ne sortirez jamais vivante de cette chambre. LIVRE \r. 233 « J'y demeurai encore quinze jours , et, s'il faut dire la vérité, ma constance était pres- que à bout ; je commençais à penser à la soumission, quand un jour, en l'absence de mon mari qui n'était sorti que pour un mo- ment, par le plus grand bonheur du monde, un accident arriva. Je... au moment où je com- mençais à m'abandonner au plus violent déses- poir... lout devient excusable dans une cir- constance pareille... en ce même moment je reçus... mais il faudrait une heure entière pour vous conter cela en detail... En un mol donc ( carjene veux point vous fatiguer de détails), l'or, le passe-partout de toutes les serrures, ou- vrit ma porte et me rendit la liberté. «« Je me rendis eu toute hâte à Dublin, où je m'embarquai pour l'Angleterre. J'allais sans ra'arrèter, à Balh, pour nie mettre sous la pro- tection de ma tante, ou de votre père, ou de quelque autre de niesparents,qui voudrait bien me l'assurer. Mon mari m'a rejoint la nuit der- nière à l'auberge où je couchais, et que vous avez quittée quelques minutes avant moi ; mais ir. ifi aj4 TOM JONES, j'ai eu le bouheur de lui échapper et de sou* suivre. «< C'est ainsi, ma chère, que finit mou his- toire ; elle est assurément fort tragique pour moi, mais peut-être devrais-je vous demander pardon de 1 ennui qu'elle vous a causé. » Sophie poussa un profond soupir, et ré- pondit: « Henriette, en vérité, je vous plains de toute mon arae ; mais que pouviez-vous es- pérer ? Pourquoi, pourquoi épousiez-vous un Irlandais ? ■> « Je vous proteste, répliqua sa cousine, que votre critique est injuste: il y a parmi les Irlan- dais des hommes qui ont autant de mérite et d'honneur que les Anglais; et même, s'il faut dire la vérité, la grandeur d'ame est peut-être plus commune chez eux. J'ai eu aussi plu- sieurs preuves qu'il y a de bous maris; et, si je ne me trompe, il n'y en a guère en Angle- terre. Demandez-moi plutôt ce que je pouvais espérer en épousant un sot, et je vous réppn- drai une grande vérité, c'est que je ne savais pas qu'il en lût un. — Croyez-vous, dit So- i,iVRE xr. -zjr} phie d'lme voix faible et altérée, qu'un homme qui n'est pas un sot ne puisse faire en aucun cas un mauvais mari ? — En aucun cas, répon- dit mistress Fitzpatrick, ce serait peut-être trop affirmer, mais je pense qu'aucun ne doit l'être plus probablement qu'un sot. Parmi tous ceux que je connais , les plus sots sont aussi les plus mauvais maris, et j'oserai mettre en fait qu'un homme d'esprit se conduit rarement très-mal envers une femme qui se conduit très -bien avec lui.» CHAPITRE VIL Alarme effiiiyante Jansrauberg:e ,et arrivée iiiaUeiidue iVnn ami de mistress Fitzpatrick. Alors Sophie , à la prière de sa cousine, ra- conta , non ce qui suit, mais ce qui a pré- cédé dans celle histoire. Le leclein- voudra 2 36 TOM JOîîKS , bien m'excuser, je suppose, de ne pas le lui répéter. Je ne peux m'empêcher , cependant , de faire une remarque sur sou récit; c'est que depuis le commencement jusqu'à la fin , elle ne fit pas plus mention de Jones que s'il n'y avait jamais eu de Jones au monde. C'est ce que je n'essaie- rai ni d'expliquer ni d'excuser ; il faut convenir que si c'était là une sorte de mauvaise foi, elle paraît d'autant plus inexcusable, que sa cou- sine semblait s'être confiée à elle sans réserve et avec sincérité : mais enfin cela fut ainsi , Au moment même où Sopliie était à la fin de sou histoire , on entendit dans la chambre uu bruit assez semblable à celui d'une meute de chiens qu'on vient de lâcher de leur chenil , ou à celui des chats quand ils font leur sabbat, ou aux cris perçants des chouettes, ou plus semblable encore (car quelle voix d'animal peut ressembler à la voix humaine?) à ces sons qui sortent de la bouche, et souvent du nez de ces belles nymphes de rivière, autre- fois appelées naïades, et vulgairement nom- uiécs poissardes; en efft t lorsque, au lieu LIVRE XI. 23- des anciennes libations de lait, de miel et d'huile, la nourrissante distillation du genièvre, ou peut-être de la drêche , a coulé en grande abondance pour satisfaire la dévotion matinale de leurs ferventes adoratrices , si quelque lan- gue audacieuse prenait la licence sacrilège de profaner, c'est-à-dire de déprécier l'huître grasse et délicate de Milton, la plie ferme et fraîche, le carrelet aussi vivant que s'il était en- core dans l'eau, la crevette aussi grosse qu'une salicoque , la belle morue qui vivait encore {pielques heures auparavant , ou tout autre de ces trésors divins que ces divinités des eaux , qui pèchent dans la mer et dans les rivières, ont confiés aux soins des nymphes , les naïa- des courroucées élèvent leurs voix immortelles, et le malheureux profane est frappé de surdité pour prix de ses blasphèmes. Tel fut le bruit qui sortit avec éclat d'une des salles d'eu-bas ; et bientôt ce tonnerre , qui depuis long-temps grondait dans le lointain , s'approcha progressivement, jusqu'à ce qu'ayant monté l'escalier, il entra enfin dans l'apparte- ment où étaient les deux dames. En un mot , 2 38 TO -Al JONES, pour laisser là toute métaphore et toute figure, mistress Honour, après avoir criaillé au bas de l'escalier, arriva tout en fureur dans la cham- bre de sa maîtresse, en s'écriaut : « Madame l'aurait-elle pensé? Auriez-vous imaginé que cet impudent, le maitre de celle auberge, a eu l'impudence de me dire, et même de me sou- tenir en face, que madame était cette infâme.... (qu'on appelle, je crois, Jenny Cameron), qui court le pays avec le Prétendant. Le men- teur , l'effronté, n'a-t-il pas eu même l'audace de me dire que madame elle-même le lui avait avoué? Mais j'ai frotté le scélérat d'importance, et lui ai laissé le-; marques de mes ongles sur son impudente face. Ma maîtresse, lui ai-jedit, drôle que vous êtes, ma maîtresse n'est point nn plat de prétendant ; c'est une jeune dame aussi distinguée, d'aussi bonne famille et d'aussi grande fortune qu'il y en ait dans le Somerset- shire. N'avez -vous jamais entendu parler du riche Squire "Westeru ? Misérable! elle est la fille uni(pie, la seule héritière de tousses grands biens. Ma maîtresse appelée une vilaine Écos- saise par un tel misérable ! Ah ! sans doute, LIVRE \l. 2'^y j'aurais voulu lui avoir fait sauter la cervelle avec le bowl à punch. » La plus grande inquiétude de Sophie en cette occasion fut causée par mistress Honour elle- même, qui avait, dans sa rage, découvert qui elle était. Cependant, comme la méprise de l'hôte expliquait suffisamment quelques pas- sages de son discours que Sophie avait d'abord mal interprétés, elle devint un peu plus tran- quille sous ce rapport, et ne put même s'eni- pécher de sourire. Honour entra de nouveau en fureur, et s'écria : « Certes, madame, je ne pensais pas que madame eut pu trouver là de quoi rire. Être ainsi appelée par un vil coquin de cette espèce! Madame est sans doute fâchée contre moi de ce que j'ai piis son parti ; je n'en vois pas d'autre raison , sinon qu'un service pèse, dit -on, à la reconnaissance. Mais, j'en conviens, je n'ai jamais pu souffrir qu'on appelât ainsi devant moi ma maîtresse, et je ne le souffrirai jamais. Je suis sûre que madame est aussi vertueuse qu'aucune autre dame d'Angleterie , et j'arracherai les yeux du premier vilain , quel qu'il soit, qui aura l'au- 24» TOM JONES, (lace de prélendre le coiilraire. Personne n'a jamais pu dire le moindre mal de la conduite d'aucune des dames que j'ai servies. » Hinc illœ lacrimœ. Dans le fait, Honour avait autant d'attachement pour sa maîtresse,,, que la plupart des domestiques en ont généralement. Mais, d'ailleurs, son orgueil l'obligeait à sou- tenir Ihonneur de la dame qu'elle servait, car elle pensait que le sien y était entièrement as- socié. Elle s'imaginait que son impoitance aug- mentait en proportion de celle de sa maîtresse, et que l'une ne pouvait être diminuée sans que l'autre en soufliil également. A ce sujet, lecteur, il faut que je m'arrête un moment pour te conter une histoire. La fa- meuse Nell Gwyun (i) sortant un jour d'une maison où elle venait de faire une courte vi- site, vit une grande foule assemblée, et son laquais tout couvert de sang et de boue. Sa maîtresse lui ayant demandé la raison pour la- quelle il était en cet état , il lui répondit ; (i) Éléonorf Tjwynn , maîtresse de Charles II. (Éi..) I,£\ RE .VI. -All " C'est que je me suis battu, niadarne, avec tin impudent coquin qui appelait madame une catin. — Sot que vous êtes, icpliqua mistress Gwynn, en ce cas vous vous battrez tousles jours de votre vie; car, imbécile, tout le monde le sait. — Tout le monde le sait -il? s écria le la- quais en murmurant, et après avoir fermé la portière de la voiture; eh bien! quoi qu'il en soit , on ne m'appellera pas un laquais de catio. » La colère de mistress Honour peut donc pa- raître assez naturelle, même quand elle n'au- rait pas eu d'autre motif. Mais, dans le fait, il en existait un autre, pour lequel nous prierons le lecleur de se rappeler une circonstance dont nous avons fait mention dans la précédente comparaison. Certaines liqueurs jetées sur nos passions ou sur le feu , produisent des effets précisément contraires à ceux de l'eau , puis- qu'elles servent à enflammer plutôt qu'à étein- dre. Dans ce nombre, on peut compter la li- quein* forte que l'on appelle punch. Ce n'était donc pas sans raison que le savant docteur Ch^yne avait coutume de dire que boire du 242 TOM JONES, j)unch élait verser du l'eu liquihe clans sou j^o- sicr. Or, mistress Honour avait malheureusement versé tant de ce feu liquide dans son gosier, que la fumée commença à en monter à son péricrâne, et obscurcit les yeux de la raison, qu'on suppose faire là sa résidence, tandis que le feu , en passant de l'estomac au cœur, y en- flamma la noble passion de l'orgueil; en sorte que nous cesserons de nous étonner de l'eX' trème fureur de la femme de chambre, quoi- que nous soyons obligés de confesser qu'à la première vue, la cause semble moindre que l'eflet. Sophie et sa cousine firent tout leur pos- sible pour éteindre ces flammes qui avaient menacé d'incendier toute la maison ; elles y parvinrent enfin , ou , pour continuer la méta- phore précédente, le feu, après avoir con- sumé toutes les matières combustibles que la langue peut fournir, c'est-à-dire tous les termes les plus injurieux, s'éteignit de lui-même. Mais quoique la tranquillité fût rétablie au premier, il n'en était pas ainsi au rez-de- LIVRE Xr. 2-'i.^ oliaussée, où l'hôtesse ressentant vivement le tort fait à la beauté de son mari par les ongles de mistress Honour, appelait à giands eris la vengeance et la justice. Quant au pauvre homme, qui avait le plus souffert dans le combat, il était parfaitement tranquille. Peut- être le sang qu'il avait perdu avait-il calmé sa colère, car son ennemie ne lui avait pas seu- lement appliqué les ongles sur les joues, mais lui avait encore donné un coup de poing sur le nez , qui en faisait couler des larmes de sang en grande abondance. Nous pourrions ajouter à cela les réflexions qu'il faisait sur sa mé- prise. Dans le fait, rien n'imposait si absolu- ment silence à son ressentiment, que la ma- nière dont il découvrit alors son erreur ; car la conduite de mistress Honour n'avait fait que le confirmer davantage dans son opinion ; mais une personne de grande apparence, qui avait une suite nombreuse , venait de l'assurer que l'une des dames était une femme de qualité et son amie intime. lli'hôte, obéissant aux ordres de cette per 244 TOM .IOX£S , sonne, monta aiissilôl, et instruisit nos belles voyageuses qu'un grand seigneur qui était en bas désirait leur l'aire l'honneur de les visiter. Sophie devint pâle et tremblante à ce message, quoique le lecteur, malgré la bévue de l'hôte, puisse penser qu'il était trop civil pour être de son père; mais la crainte commet tous les jours la même faute que nos juges de paix, et a du penchant à juger avec trop de précipita- tion sur les plus légères circonstances, sans entendre les témoins des deux parties. Pour répondre donc à la curiosité du lec- teur plutôt qu'à ses craintes, noiis ne perdrons pas un moment pour l'instruire qu'un pair d'Ir- lande était arrivé la veille très-tard à l'auberge pour se rendre à Londres. Ce noble seigneur s'étant levé de table en sursaut au bruit dont nous venons de parler, avait vu la femme de chambre de mistress Fi tzpa trick, et avait bientôt appris d'elle que sa maîtresse, avec qui il était lié très- particulièrement, était dans la maison. Il n'en fut pas plus tôt instruit , qu'il s'adressa lui-même à l'hôle, l'apaisa, et r.iVKK XX. 24:» renvoya à la chambre de ces dantes, avec des compliments beaucoup plus civils que ceux qui leur furent rendus. On pourra s'étonner peut-être que la femme de chambre de mistress Fitzpatrick n'eût pas été la messagère employée en cette occasion; mais, nous sommes i'àché de le dire, elle n'é- tait pas pour le moment en état de rendre ce service, ni aucun autre. Le rum, car c'est ainsi que l'hôte aimait mieux appeler sa dis- tillation de malt, avait lâchement profité de l'avantai^e que lui donnait la fatigue du voyage sur cette pauvre fille, et avait donné le plus terrible assaut à ses nobles facultés, dans un moment où elles élaien! tout-à-fait hors d'état de résister. Nous ne peindrons pas en détail cette scène tragique, mais nous nous sommes cru obligé, par cette intégrité histoiique que nous profes- sons, de rapporter, le plus brièvement pos- sible, un fait que nous nous serions autrement fait un plaisir de taire; car une foule d'écri- vains, faute de cette intégrité ou de cette exac- titude, pour ne rien dire de pis, laissant au a46 TOM JOKES , lecteur la peine de démêler ces petites circons- tances dans le sein des ténèbres , le jettent ainsi dans la plus grande perplexité. Sophie fui bientôt guérie de son effroi par l'entrée du noble pair, qui n'était pas seulement une rounaissauce intime de mistress Fitzpa- Irick, mais encore un ami très-particulier de celle dame : s'il faut dire la vérité, c'était à son secours qu'elle devait les moyens d'avoir échappé à son mari ; car ce seignein- avait toute la galanterie de ces illustres paladins, dont l'histoire héroïque fait mention , et qui ont dé- livré de prison pUis d'une beauté célèbre; il était aussi acharné contre l'autorité tyrannique trop souvent exercée par les maris et les pères sur de jeunes et charmantes personnes de l'autre sexe, que jamais chevalier errant le fut contre le pouvoir barbare des enchanteurs. Pour moi , j'ai souvent soupçonné que ces mêmes enchanteurs dont fourmillent tous les romans, n'étaient réellement autres que les maris d'alors , et que le mariage lui-rnème était peut-être le château enchanté dans lequel on disait que ces beautés étaient jcnfermées. LIVRE XI. 247 Ce seigneur avait une terre dans le voisinage de iMtzpatrick, et s'élait lié depuis quelque temps avec la dame. Il n'eut donc pas plus tôt été instruit de sou emprisonnement, qu'il s'oc- cupa vivement de lui procurer la liberté; pro- jet qu'il exécuta, non en donnant l'assaut au château, suivant l'exemple des héros anciens, mais eu corrompant le gouverneur, conformé- ment à la nouvelle tactique, où la ruse est ré- putée préférable à la valeur, et l'or considéré comme plus irrésistible que le plomb ou l'a- cier. La dame n'ayant pas jugé cette circonstance assez importante pour en faire part à son amie, nous avions préféré la taire nous-même, pour ne pas interrompre son récit par un fait peu essentiel , et laissant le lecteur supposer un moment qu'elle avait trouvé, ou fabriqué, ou s'était procuré par quelques moyens extraordi- naires ou même surnaturels, l'argent dont elle s'était servie pour corrompre son geôlier. Le pair, après une courte conversation, ne put s'empêcher de témoigner quelque surprise de rencontrer la dame en cet endroit, et ne 248 TOM JONES, put lui taire qu'il avait tout lien de la croire actuellement à Balli. Mislress Fitzpatrick lui répondit avec beaucoup de franchise, que Texécution de sou projet avait été arrêtée par l'arrivée d'une personne qu'il n'élait pas né- cessaire de nommer. <' En un mot, ajouta-t-elle, j'ai é(é atteinte dans la route par mon mari; car, pourquoi affecterai-je de cacher ce que le monde sait trop à présent ? j'ai eu le boidieur de lui échapper de la manière la plus surpre- jianie, et je \ais maintenant à Londres avec celte jeune dame, qui est une de mes proches parentes, et qui vient d'échapper à un tyran aussi cruel que le mien. » Concluant de ces derniers luotscjue ce tyran était encore un mari, sa seigneurie prononça un discours rempli de compliments pour les deux dames , et d'invectives contre son propre sexe. Il se permit ai:ssi, il faut le dire, quel- ques allusions détournées contre l'institution du mariage elle-même, et l'injuste pouvoir qu'elle donne à riiomme sur la portion la plus sen- sible et la plus parfaite de l'espèce humaine- Il termina son discours par l'offre de sa pro- T,rvRE xr. 249 lection et de son carrosse à six clievaux, qui flit anssilot accepté par mistress Fitzpa- trick , et enfin, à sa vive sollicitation, par Sophie. Tout étant ainsi convenu , le lord se retira, les dames se mirent au lit, et là mistress Fitz- patrick n'entretint sa cousine que des bril- lants éloges que méritait le caractère du noble pair. Elle s'étendit surtout plus particulière- ment sur le grand amour qu'il avait pour sa femme, disant entre autres choses, qu'elle le croyait peut-être le seul mari de son rang qui fût réellement fidèle. « Je vous assure, ma chère Sophie, ajouta-t-el!e, que c'est une vertu très- rare parmi les gens de qualité. Ne vous y attendez pas quand vous vous marierez, car, croyez-moi , si vous y comptez , vous serez certainement trompée. » A ces mots , Sophie poussa un léger soupir qui -contribua peut - être à lui pro- curer un songe peu agréable ; mais comnie elle n'a jamais révélé ce songe à personne , le lecteur ne peut pas s'attendre à le trouver ici. IF. r-T TOM JONES, CHAPITRE VIII. Le matin introduit en style choisi. Voiture publique. Politesse des femmes de chambre. Caractère béroi- que de Sophie. Sa générosité. La reconnaissance qui en est la suite. Départ de la compagnie, et son arrivée à Londres. Quelques remarques à l'usage des voyageurs. Ceux, des membres de la société qui sont nés pour procurer aux autres les jouissances de la vie, commencent à allumer leurs chandelles, afin de reprendre leurs travaux journaliers ; le vigoureux valet de charrue assiste en ce mo- ment au lever de son camarade de labour, le bœuf; l'artisan industrieux, l'ouvrier diligent quittent leur dur matelas, et l'accoite cham- brière comaience à remettre en ordre les meu- bles de la salle à manger que les brujanis con- vives de la veille avaient renversés, tandis que LIVRE \I. 25 r les auteurs de ce désordre se retournent et s'agitent dans leurs lits, ne goûtant qu'un lé- ger sommeil sans cesse interrompu, comme si le duv€t même était trop dur pour qu'ils pus- sent jouir du repos. Pour me servir d'une phrase plus simple, l'horloge n'eut pas plus tôt frappé sept heures, que les datiies furent prêtes à se mettre eu route; suivant leur désir, le lord irlandais les attendait avec son équipage. Il s'éleva alors une petite difficulté; c'était desavoir comment le lord lui-même ferait la route. Quoique dans les voitures publiques où les voyageurs sont tout simplement considé rés comme autant de paquets, l'ingénieux co- cher ait le talent d'en faire tenir une demi-dou- zaine parfaitement à l'aise , bien qu'il n'y ait réellement place que pour quatre; quoiqu'il ait calculé que la grasse aubergiste ou l'aider- man bien nourri ne doivent pas tenir plus de place que la mince miss ou le frêle petit gar- çon, cependant, dans ces sortes de voitures, que par distinction ou appelle carrosses de maîtres, cette méthode d'empaqueter les gens 17- aSa TOM JONES, n'est jamais mise en usage, quoiqu'elles soient souvent beaucoup plus larges que les autres. Mylord espéra terminer sur-le-champ cette difficulté, en faisant la proposition extrême- ment galante de mouter à cheval; mais mis- tress Fitzpatrick n'y voulut pas absolument consentir. Il fut donc arrêté que les deux Abi- gails se relaieraient chacune à leur tour sur l'un des chevaux de mylord, qui fut en consé- quence équipé avec une selle de femme. Tout étant réglé à l'auberge , les dames ren- voyèreut leurs premiers guides , et Sophie fit un présent à l'hôte , pour le dédommager de la contusion qu'il avait reçue dans la chute qu'elle lui avait fait faire en descendant de cjieval, et de ce qu'il avait souffert de la fu- reur et des ongles de sa femme de chambre. Ce fut dans ce moment que Sophie s'aperçut pour la première fois d'une perte qui lui causa quelque chagrin; c'était celle d'un billet de banque de cent livres sterling, que son père lui avait douné à leur dernière entrevue , et qui, sauf une somme bien légère, était le «eul trésor (ju'elle possédât pour le moment. LIVRE XI. 253 Elle chercha partout, remua et secoua tous les meubles, mais inutilement, le billet ne put se retrouver; elle se persuada enfin qu'il était tombé de sa poche, dans la chute qu'elle avait eu le malheur de faire en passant par le sen- tier obscur dont nous avons parlé. Ce fait pa- raissait d'autant plus probable, qu'elle se sou- vint alors du dérangement qu'elle avait aperçu dans ses poches, et de l'extrême difficulté avec laquelle elle en avait tiré sou mouchoir pour rendre service à mistress Fitzpatrick , au mo- ment même qui avait précédé sa chute. Des infortunes de ce genre, quelques incon- vénients qui en puissent résulter, ne peuvent abattre un esprit qui est doué de quelque force, si l'avarice ne s'en mêle. Sophie, quoi- que cet accident ne put venir plus mal à pro- pos, surmonta sur-le-champ son chagrin, et avec sa sérénité, et même son enjouement ac- coutumé, rejoignit la compagnie. Mylord con- duisit les dames à sa voitm-e, ainsi que mis- tress Honour, qui, après bien des façons, et un plus grand nombre encore de chère vmdome , céda enfin aux civiles importunilés de sa ca- 254 TOM JONES, marade Abigail, et voulut bien accepter l'hon- neur de faire le premier relai dans la voiture, où , à dire vrai, elle aurait consenti par la suite à demeurer pendant lout le voyage, si sa maî- tresse, après plusieurs avis infructueux, ne l'eût enfin obligée de monter à cheval à son tour. La voiture se trouvant alors remplie, partit accompagnée par un grand nombre de domes- tiques, et par deux capitaines de retour de leur garnison, qui avaient accompagné jusque- là mylord dans sa voiture , et qui l'auraient quittée pour un motif beaucoup moins impor- tant que celui d'être utile à deux dames. En ceci ils se conduisirent uniquement comme des hommes bien nés; mais dans toutes les oc- casions ils étaient prêts à remplir les fonctions de laquais, ou même déplus viles fonctions encore, pour avoir l'honneur delà compagnie de mylord , et la jouissance de sa table. L'hôte était si charmé du présent qu'il avait reçu de Sophie, qu'il se réjouissait plutôt qu'il ne se plaignait de sa contusion et de ses égratignures. Le lecteur sera peut-être curieux de savoir la quotité de ce présent , mais nous LIVRE XI. 255 ne pouvons satisfaire sa curiosité. Quel qu'il lût, il suffit à l'hôte pour l'indemniser com- plètement : mais il était au desespoir de n'avoir pas su plus tôt le peu de cas que Sophie faisait de son argent; car certes, disait-il, on aurait pu doubler chaque article de dépense , et elle n'aurait pas chicané sur le mémoire. Sa femn>€! était loin de tirer les mêmes con elusions, et d'être aussi satisfaite. Peut-être ressentait-elle l'injure faite à son mari, plus vivement que lui-même. « Eu vérité, mon cher, lui dit-elle , cette dame sait mieux que vous ne l'imaginez le parti qu'on peut tirer de son ar- gent; elle a fort bien pu penser que nous n'au rions pas laissé là cette affaire sans quelque sa- tisfaction , et un bon procès lui aurait coûté plus cher que ccite misérable bagatelle qu'elle vous a donnée, et que je m'étonne que vous ayez pu accepter. — Vous êtes cruellement ha- bile, répliqua son mari: il lui en aurait coûté davantage, j'en conviens, croyez-vous que je ne le sais pas aussi bien que vous.^ mais corn bien en serait-il entré dans notre poche.? pas la moitié de ce que j'ai reçu peut-être. Cer 2.56 TOM JOKtS, tainement si mon fils Tom l'avocat vivait en- core , je me serais fait un plaisir de mettre une jolie affaire de cette nature entre ses mains ; il en aurait tiré un bon parti : mais je n'ai plus d'avocat dans la famille, et pourquoi plaide- rions-nous ? Pour faire du bien à des gens qui nous sont étrangers? — Non, sans doute, re- prit-elle, vous devez en savoir plus que moi. — Je le crois, dit Thôle; j'imagine que je flaire aussi bien qu'un autre les occasions où il y a de l'argent à gagner. Tout le monde, permettez- moi devons le dire, n'aurait pas eu l'éloquence nécessaire pour se faire donner cette somme. Notez cela , je vous prie ; lout le monde ne se- rait pas parvenu comme moi à tirer de la dame autant d'urgent, notez cela. » La femme applau- dit alors à la sagacité de son 'mari , de concert avec lui; et ainsi finit le court dialogue qu'ils eurent ensemble à ce sujet. Nous allons donc prendre congé de ces bonnes gens, et suivre mylord ainsi que ses belles compagnes ; ils furent si bien servis sur la route, qu'ils firent quatre-vingt-dix milles en deux jours, et parvinrent le lende- LIVRE XI. '^37 maiu au soir à Londres, sans aucun événe- ment digne de l'importance de notre histoire. Notre plume courra donc sur le papier aussi vite que nos vovageurs sur la route, et nous arriverons à Londres aussitôt qu'eux. Un sage écrivain doit imiter en cela le voyageur, qui voulant véritablement s'instruire , propor- tionne son séjour aux beautés , aux agré- ments et aux curiosités de chaque lieu. A Eshur, à Slowe, à Wilton, à Eastbury et au parc de Prior , l'imagination ravie ne trouve pas les jours assez longs pour contempler la nature embellie par l'art. Dans quelques-uns de ces lieux, c'est l'art qui excite notre admi- ration; dans d'autres, la nature le dispute à l'art: mais dans le dernier, c'est la nature qui triomphe; elle s'y montre dans sa plus riche parure, tandis que l'art n'est que son ser- viteur humble et modeste. Ainsi, tantôt la nature matérielle étale les trésors les plus précieux dont elle orne ce monde, tantôt la nature humaine vous offre un objet qui ne peut être égalé que dans l'autre. Le même goût, la même imagination qui se 258 TOM JONES, complaisent à la contemplation de ces beaux lieux , peuvent encore être amusés par des paysages d'un mérite inféiieur. Les bois, les rivières, les prairies de Devon et de Dorset attirent les regards et ralentissent la marche de l'ingénieux voyageur ; mais bientôt il regagne le temps perdu, en traversant au galop les tristes bruyères de Bagsbot , et cette agréable plaine qui s'étend à l'ouest de Stockbridge, où à peine si uu seul arbre se présente à la vue, dans l'espace de seize milles, à moins que, par pilié pour notre ennui, le ciel ne daigne permettre aux nuages de se dessiner en for- mes variées. Ce n'est point ainsi que voyagent le com- merçant qui rêve à l'argent, le juge subtil , le grave docteur, le marchand de bestiaux en habit de laine, et tous les nombreux enfants de l'opulence et de la sottise; ils se laissent ca- hoter sur leurs chevaux d'un pas constamment égal , à travers les prés fleuris ou les bruyères incubes; ceux-ci mesurant quatre milles et demi par heure avec la plus grande exactitude, les yeux de la bête et ceux de son maître di- r.iVRE xr. 259 rigés en avant, et occnpés à contempler les mêmes objets de la même manière. C'est avec une égale admiration que ces bons voyageurs voient les plus nobles chefs-d'œuvre de l'ar- chilecture et ces lourds bâtiments dont quel que personnage ignoré a embelli nos villes à riches manufactures, et où des masses de briques amoncelées sont autant de monuments qui attestent que des sommes d'argent y ont élé autrefois amoncelées. Mais, mon cher lecteur, comme nous avons hâte de suivre notre héroïne, nous laisserons à ta sagacité le soin de faire l'application de tout ceci aux écrivains de la Béotie (i), et à ceux qui ne leur ressemblent pas : tu t'en tireras très - facilement sans notre secours. Nous consentons à te prêter notre assistance dans les endroits difficiles , n'attendant pas de toi, comme quelques autres auteurs, que tu aies recours à la magie pour découvrir notre pensée; mais nous n'encouragerons pas ta (i) La Béotte pour la sottise : Bœio aère natos. (ÉD.) aôo TOM JONES, paresse toutes les fois que ton attention seule pourra suffire à nous comprendre ; car tu te trompes fort, si tu t'imagines qu'en commen- çant ce grand ouvrage nous ayons eu l'in- tention de ne rien laisser à faire à ta saga- cité, ou que, sans exercer quelquefois ce rare talent , tu puisses suivre le cours de cette his- toire avec qtjelque plaisir ou quelque profit personnel. CHAPITRE IX. Contenant une ou deux > et puis il lâcha une bordée de jurements et d'imprécations. Le curé Supple, qui raccompagnait, essaya de le consoler en cette occasion. « Ne vous cha- grinez pas, lui dit-il, comme ceux qui n'ont plus d'espérance. Quoique nous n'ayons pas encore pu rejoindre notre jeune dame, nous devons déjà regarder comme un bonheur d'a- voir réussi à suivre ses traces jusqu'ici. Pro- 272 TOM JONES, bablement, monsieur, bientôt fatiguée elle s'arrêtera dans quelque auberge; et d'après toutes les présomptions morales, vous serez très-incessamment compos 'vofl (i). » «' Peste soit de la drôlesse, reprit le Squire, je suis à regretter la perte d'une si belle ma tiuée pour la cbasse. Il est cruel de perdre un des jours les plus beaux de la saison, suivant toute apparence, et surtout après une aussi longue gelée. >• Soit que la Fortune, qui montre de temps en temps quelque compassion pour les malheu- reux qu'elle persécute de mille manières plus bizarres les unes que les autres, eût pris pitié de M. Western; soit qu'ayant résolu de ne pas le laisser rejoindre sa lille, elle eût le projet de l'en dédommager de quelque autre manière, à peine eut -il prononcé ces paroles, qu'une meute de chiens ouvrit ses gosiers mé- lodieux à peu de distance. Le cheval du Squire et sou cavalier dressèrent aussitôt tous deux les oreilles, et M. Western s'écria : « Elle est (i) Satisfait. (Éd. ) LIVRE XII, 273 partie ! elie est partie! Dieu me damne si elle n'est pas partie; » et ce disant, il enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval, qui n'en avait pas besoin, ayant à cet égard, il faut le dire, la même inclination que son maître. Alors tons ceux qui suivaient M. Western, tra- versant un champ de blé, se mirent à galoper droit aux chiens, en faisant un concert de holla! holla, tayaut, ^aj««^, tandis que le pauvre curé formait l'arrière-garde, d'un air dolent. La fable nous apprend que la belle Gri- malkin, métamorphosée par Vénus de chatte en jolie femme, à la prière d'un tendre amant, n'aperçut pas plus tôt une souris, que se rap- pelant ses anciens goûts, et conservant sa pre- mière nature, elle saula du lit de son mari pour poursuivre le petit animal. Que devons-nous entendre par cette fable? Que la jolie mariée fût mécontente des cares- ses de son tendre époux? Non; car, bien qu'on ait remarqué que les chats sont sujets à l'ingra- titude, il est de certaines occasions où le^ chattes et les femmes se montrent caressantes. 274 TOM JONES, La vérité est, comme l'iugéuieux sir Roger I'Estrauge l'observe dans ses profondes ré- flexions, que, si vous chassez la nature par la porte, elle reviendra par la fenêtre, et qu'une chatte, quoique devenue femme, continuera à prendre des souris. Nous ne devons donc pas accuser le Squire de manquer d'amour pour sa fille, car il en avait réellement beaucoup, mais considérer qu'il était gentilhomme et chasseur; et nous pouvons ensuite lui appliquer la fable ci-dessus, et les judicieuses réflexions auxquelles elle a donné lieu. Les chiens couraient ventre à terre, comme on dit, et le Squire les poursuivait en franchis- sant haies et fossés, avec ses vociférations, son ardeur et sa gaieté accoutumées. L'idée de So- phie ne vint pas même une seule fois se mêler au plaisir qu'il goûtait à cette chasse, l'une des plus belles, disait-il, qu'il eût jamais vues, et qui eût mérité, ajouta- 1 -il eu jurant, qu'on fil cinquante milles pour en jouir. Le Squire ayant oublié sa fille, nous n'aurons pas de peine à croiie que les domestiques oublièrent leur maîtresse; et le curé , après avoir ex- LIVRE XII. ■Z']5 primé tout son étonnement à part en latin, finit comme tous les autres par oublier la jeune dame, et tout en trottant à quelque dislance de la compagnie, se mit à méditer sur un point de doctrine dont il devait entretenir ses paroissiens le dimanche suivant. Le Squire à qui les chiens appartenaient, fut charmé de l'arrivée du Squire et chasseur son confrère; car chacun aime son genre de talent , et personne n'était plus versé que M. Western dans la science de poursuivre un animal dans la plaine , et ne possédait à un plus haut degré l'art d'encourager les chiens par ses voix et d'animer la chasse par ses hol/a et ses tarant! Les chasseurs , dans la chaleur de l'action , sont beaucoup trop préoccupés pour songer le moins du monde à être polis, et même à remplir les devoirs de l'humanité les uns en- vers les autres. Car s'il arrive à l'un d'eux de tomber dans nu fossé ou dans une rivière, les autres passent sans y prendre garde, et l'aban- donnent communément à sa fatale destinée. Il ne faut donc pas s'étonner si les deux Squi- -276 TOM JONES, res, quoique galopant souvent côte à côte, ne se dirent pas un seul mot. Cependant le maître de la chasse admirait avec quel juge- jnent l'étranger ledressait les chiens quand ils étaient en faute, et en concevait une très-haute opinion de sou mérite : le nombre de ceux qui le suivaient ne lui inspirait pas un respect moins profond pour sa qualité. Aussitôt donc que la chasse fut finie par la mort du petit animal qui en avait été l'objet, les deux Squi- res vinrent à la rencontre l'un de l'autre, se saluèrent et se complimentèrent à la manière des Squires. Leur conversation fut assez piquante, et telle que nous la rapporterons peut-être dans un appendix ou dans quelque autre ouvra- ge; mais comme elle ne concerne aucunement cette histoire, nous ne pouvons lui donner place ici. Elle se termina par une seconde chasse ; et celle-ci par une invitation à dîner. Le dîner fini, on se mit à boire avec cou- rage, et le Squire Western s'endormit profon- dément. Notre Squire ne se trouva pas ce soir-là de LIVRE xri. 277 force à tenir tête à son hôte ou au curé Sup- ple. Il avait pour s'excuser, sans déroger à son honneur, la fatigue violente qu'avait éprou- vée son esprit , aussi bien que son corps. Dès la troisième bouteille, il était ivre en effet, et tellement anéanti, que quoiqu'on ne le por- tât au lit que long-temps après, le curé le considéra dès-lors comme absent ; et qu'après avoir instruit leur hôte de tout ce qui concer- nait Sophie, il profita de la circonstance pour l'engager à le seconder, lorsqu'il presserait le lendemain matin M. Western de retourner chez lui , ce qui lui fut promis. Le lendemain matin, en effet, M. Western ne fut pas plus tôt réveillé, qu'il demanda un verre de sa boisson accoutumée et ses chevaux pour recommencer sa poursuite. M. Supple se mit aussitôt à l'eu dissuader, et leur hôte le se- conda si utilement qu'ils l'emportèrent enfin, et que M. Western consentit à retourner chez lui; il céda surtout à cet argument : c'est qu'il ue savait quel chemin prendre, et qu'il pou- vait tout aussi bien, tt plus probablement en core, s'éloigner de sa- fiîle que s'en rappro- 278 TOM JONES, cher. Il prit alors congé de son confrère le chasseur, et après avoir témoigné une grande joie de ce que la gelée était finie ( autre motif non moins puissant que les autres pour lui faire hâter son retour), il 'se remit en route, ou plutôt il reprit celle du Somerset- shire, non sans avoir d'abord dépêché une partie de sa suite à la recherche de Sophie, à laquelle il adressa, par la même occasion , les plus violentes imprécations. CHAPITRE IL Joues quitte l'anberge d'Upton : ce qui se passe en route entre Partridge et lui. Enfin nous voici revenu à notre héros, et, à dire vrai, nous avons été oibligé de nous en séparer si long-temps, que beaucoup de nos lecteurs en auront conclu que nous avions LIVRE XII. 279 le projet de l'abandonner pour toujours; car dans l'état où nous l'avons laissé , les gens prudents cessent assez communément de de- mander des nouvelles de leurs amis, de peur d'avoir le chagrin d'apprendre qu'ils se sont pendus. Mais dans le fait, si nous n'avons pas toutes les vertus, je dirai hardiment que nous n'a- vons pas non plus tous les vices d'un carac- tère prudent; et quoiqu'il ne soit pas facile de concevoir une situation plus misérable que celle où se trouve en ce moment le pauvre Jones, nous allons revenir à lui et lui tenir aussi fidèle compagnie que si la fortune l'avait placé dans la position le plus brillante. Or donc, M. Jones et son compagnon Par- tridge quittèrent l'auberge peu de minutes après le départ du Squire Western , et suivi- rent la même route à pied, le valet d'écurie leur ayant dit qu'il n'y avait pas moyen de se procurer, pour le moment, des chevaux à Upton. Ils marchaient tous deux, le creur éga- lement oppressé : car quoique leur chagrin 280 TOM JONES, provînt de causes fort différentes, tous deux étaient réelemeut malheureux ; et si Jones soupirait amèrement , Partridge grognait tris- tement à chaque pas. Quand ils arrivèrent au chemin en pate- d'oie, oîi le Squire s'était arrêté pour tenir conseil, Joues s'arrêta aussi, et se tournant vers Partridge, lui demanda son opinion sur la route qu'il fallait suivre. «Ali! monsieur, répondit Partridge, je souhaiterais que Votre Honneur voulût suivre mou conseil. — Pour- quoi ne le suivrais-je pas? reprit Jones. Que m'importe maintenant où je vais et ce que je deviendrai ? — INIon avis donc, dit Partridge , est que vous fassiez sur-le-champ volte-face, et que vous vous en retourniez à la maison. Car quiconque a une maison comme celle de Vo- tre Honneur, où il peut s'en retoiu'ner, doit-il ainsi courir les champs comme un vagabond? Je vous demande pardon, sed vox ea sola re- porta est (i). » ( i) Je n'ai Uuuvé ijue tda à dire. ( lio.) Î.IVRE xir. 281 « Hélas ! s'écria Joues , je n'ai plus de maison où je puisse retourner. Mais quand mon ami, mon père voudrait me recevoir, pourrais-je revoir le pays que Sophie a quitté? Cruelle Sophie! Cruelle? non; je ne dois blâmer que moi seul: non, c'est toi que je dois blâmer. Malédiction sur toi , imbécile. Tu m'as perdu, et je veux t'arracher l'ame. » A ces mots, il saisit avec fureur le pauvre Par- tridge au collet, et le secoua plus rudement qu'aucun accès de fièvre ou de peur n'avait encore fait auparavant. Partridge tomba à genoux, tremblant, et cria miséricorde, en jurant qu'il n'avait pas eu de mauvaise intention. Jones, après l'a- voir regardé un moment d^un œil farouche, le lâcha et tourna sa rage contre lui-même, avec un tel excès, que si elle fût tombée sur son compagnon, elle eût certainement mis fin à son existence ; ce que la crainte seule de cet accident avait presque déjà fait. Nous prendrions volontiers la peine de dé- crire en détail toules les folies que fit Jones en cette occasion, si nous étions bien assurés ir. 19 2?2 TOM JOîfJCS, (|ue le lecteur voulût aussi prendre la peine de les lire. S'il faut tout dire, c'est par cette seule raison que nous nous sommes fait la très- grande violence de mettre des bornes à l'ex- trême fécondité de notre génie, et que nous avons retranché de notre ouvrage une foule d'excellentes descriptions qui s'y seraient trou- vées sans cela. Et ce soupçon , il faut avoir rhonnêleté d'en convenir , provient , ce qui arrive assez généralement , de la corruption de notre cœur : car il nous est arrivé à nous- nième de nous trouver dans l'affreuse néces- sité de sauter un grand nombre de jiages, en parcourant nos historiens volumineux. Il nous suffira donc de dire que Jones, après avoir joué le rôle d'un fou pendant quelques moments , revint peu à peu à lui-même , et qu'ensuite se tournant vers Partridge, il lui demanda franchement pardon de la violence avec laquelle il l'avait traité dans sa colère: mais il finit par le ])rier de ne lui plr.s repar- ler de son retour ; car il était résolu de ne jamais revoir le lieu où il était né. Partridge pardonna sans peine, et jiromit LIVRE xrr. 283 de font son cœur d'obéir à Tinjonction qru venait de lui être faite. Jones alors s'écria vivement : « Puisqu'il m'est absolument im- possible de suivre plus loin les traces de mon anje , je veux suivre celles de la gloire. Allons, mon brave garçon , partons sur-le-champ pour l'armée. C'est une cause glorieuse , pour la- quelle je sacrifierais volontairement ma vie, même quand j'estimerais qu'elle valût la peine d'être conservée. » En disant ces mots , il prit sur-le-champ la route contraire à celle que le Squire avait suivie; et par un pur ha- sard 5 il se trouva dans celle que Sophie avait prise. Nos voyageurs marchèrent un mille entier sans se dire un seul mot , quoique Jones mur- murât je ne sais quoi entre ses dents. Quant à Partridge, il gardait le plus profond silence; car il n'était peut-être pas parfaitement revenu de son premier effroi. D'ailleurs il craignait de provoquer son ami à un second accès de fureur , d'autant plus qu'il commençait à former une idée qui ne causera pas peut- être beaucoup d'élonnemcnt au lecteur. En aSi TOM JOiTTES, un mot , il commençait à croire que Jones avait perdu la raison. Enfin , Jones , fatigué de son monologue , s'adressa à son compagnon et lui reprocha sa taciturnité. Le pauvre homme s'en excusa Irès- hounêtement sur sa crainte de l'offenser, Jones ayant de son mieux dissipa celte crainte , Partridge redonna l'essor à sa langue, qui peut-être n'eut pas moins de plaisir à recou- vrer sa liberté qu'un jeune poulain à qui l'on ôte la bride du col et qu'on lâche dans un pâturage. Comme il était interdit à Partridge de traiter le sujet qui l'intéressait le plus, il re- vint à celui qui tenait immédiatement après le premier rang dans sou esprit, je veux dire à l'homme de la montagne. «Certainement, monsieur, dit-il, il n'a jamais existé d'homme qui s'habille et vive d'une manière si étrange et si différente des autres hommes. D'ailleurs sa nourriture , comme dit la vieille femme, est presque entièrement d'herbages, et c'est plutôt celle d'un cheval que d'un chrétien. De plus, l'aubergiste d'Uplon prétend que LIVRE xir. 285 tous les voisins ont de lui des idées très-ef- frayantes. Je suis fortement tenté de croire que ce doit être quelque esprit qui peut-être nous aura été envoyé pour nous donner un avertissement utile. Et ([ui sait si tout ce qu'il nous a raconté du combat où il a été, du malheur qu'il a eu d'y être fait prison- nier, du grand danger qu'il a couru d'être pendu , n'était pas une sorte d'avertissement pour nous, dans la circonstance où nous nous trouvons ? Ajoutez à cela que je n'ai rêvé que de combats toute la nuit dernière, et qu'il me semblait que le sang coulait de mon nez comme le vin d'un tonneau en perce. En vé- rité , monsieur, infandum, regïna , juhes re- novare dolor em. » « Ton histoire, Partridge, répondit Jones, est presque aussi mal appliquée que ton latin. Rien ne doit arriver plus vraisemblablement que la mort à ceux qui vont au combat. Peut-être y succomberons-nous tous deux .... et qu'im- porte ? — Qu'importe? reprit Partridge : com- ment donc ! quand je serai mort , tout sera fini pour moi. Que m'importe la cause pour 286 rosi JONES, laquelle on se bat, ou de quel côté restera la victoire, si je suis tué? Je n'eu tirerai aucun avantage. Toutes les sonneries de clo- ches , tous les feux de joie ne sont plus rien pour celui qui est à six pieds sous terre. Ce sera donc la fiu du pauvre Partridge ? — Et la fin du pauvre Partridge , s'écria Jones, ne doit-elle pas arriver un jour ou l'autre? Puisque vous aimez le latin, je vais vous dire quelques beaux vers d'Horace qui inspireraient du courage au plus poltron : « Dulce et decorum est pro patiid mori. Mors et fugacem -persequttur vinim : IViC parcel imbetlis jttventœ Poplitibus , ttmidoijue tcrgo. » « Je \ow^ prie de m'en faire la construc- tion, dit Partridge, car Horace est un au- teur difficile, et je ne puis comprendre ses vers de la manière dont vous les récitez. » « Je vais t'en dire une mauvaise imitation, ou plutôt luie paraphrase de ma façon, dit Joncs, car je ne suis qu'un pocl€ niéùrocrc. uS- « Qu'il est beau do mourir pour ta clitre pairie! Celui qui fuit ne peut échapper au trépas; Vaiuement vous tremblez précipitant vos pas , La peur ne peut long-temps protéger votre vi«j. » « Cela est très-certain , dit Partridge , oui , sans doute, mors omnibus communis: mais il y a une grande différence entre mourir dans son lit après un grand nombre d'années , comme de bons chrétiens, au milieu de tous nos amis qui pleurent autour de nous, ou d'être tué d'un coup de fusil aujourd'hui ou demain, comme un chien enragé, ou peut- être haché en vingt morceaux à coups de sabre, et cela avant de nous être repentis de tous nos péchés. O Dieu CHAPITRE III. Aventure d'un mendiant. Partridge prononçait les derniers mot^ de celte sai^e et pieuse doctrine , qui termine le chapitre précédent, loisque les deux voya- t,'eurs arrivèrent à un autre chemin eu croix , où ils trouvèrent un pauvre boiteux couvert de haillons , qui leur demanda l'aumône. Par- tridge le repoussa avec beaucoup de dureté , conseils i\e ses pères, qui observe les lois et les ns.* firs. (.l-B.; LIVRE xri. 291 CI» lui disanl (|ue chaque paroisse devait avoir soin de ses pauvres. Jones alors rit aii\ éclats, et demanda à Partridge s'il n'avait pas liônte de n'avoir aucune charité dans le cœur, cpiand il avait tant de charité à la bouche. « Votre religion, lui dit-il , vous sert seulement à ex- cuser vos fautes , mais ne vons excite aucune- ment à la vertu. Un homme qui est réelle- ment chrétien peut-il s'abstenir de soulager un de ses frères dans nne situation aussi mi- sérable! » Et en même temps mettant la main à sa poche, il donna un shilling au pauvre diable. «Mon maître , dit le mendiant après l'avoir remercié, j'ai dans ma poche une chose cu- rieuse, que j'ai trouvée à deux milles d'ici: s'il plaisait à Votre Honneur de l'acheter. Je ne me hasarderais pas de la faiie voir à tout le monde ; mais comme vous êtes un gentil- homme si bon et si charitable pour les pau- vres, vous ne soupçonnerez pas un liomme d'être un voleur, par cela seul qu'il est pau- vre. » Il tira alors de sa poche un petit por aga tom jones, tefeuille à filets d'or, et le remit entre les mains de Jones. Jones l'ouvrit aussitôt : et devinez , lec- teur, ce qu'il éprouva, en voyant à la pre- mière pai,'e les mots Sophie Western , écrits de sa belle main. Il n'eût pas plus tôt lu ce nom, qu'il le pressa contre ses lèvres, et ne put s'empêcher , devant témoins, de se livrer aux transports les plus extravagants ; mais peut-être ces transports mêmes lui firent-ils oublier qu'il n'était pas seul. Tandis que Jones baisait le portefeuille comme un gourmand caresse de ses lèvres la croûte dorée d'un gâteau, ou comme s'il eût été soit un ddvoratcur de livres, soit un au- teur qui n'a rien à dévorer que son propre ouvrage , il tomba des feuillets un morceau de papier, que Partridge ramassa et remit à Jones , qui aperçut aussitôt que c'était un billet de banque. C'était le même que Wes- tern avait donné à sa fille le soir qui précéda son départ. Il était de cent livres sterling, et il n'y a pas un juif qui n'eût cru faire une LIVRE XII. 293 bonne affaire en Tachetant à cinq shillings de perte. Les yeux de Partridge pétillèrent de joie, en apprenant cette nouvelle, que Jones proclama sur-le-champ à haute voix. Il en fut ainsi, quoi- que avec quelque différence, de ceux du pau- vre qui avait trouvé le portefeuille, et qui, par principe dhonnèteté, j'espère , n'avait pas cru devoir l'ouvrir. Mais ce ne serait pas nous-même agir honnêtement avec le lecteur , si nous omettions de l'instruire d'un fait, qui peut être ici de quelque importance : c'est que cet homme ne savait pas lire. Jones, qui n'avait ressenti d'abord qu'une joie pure à l'ouverture du portefeuille, éprou- va quelque chagrin à cette nouvelle décou- verte. Son imagination lui suggéra aussitôt que celle à qui appartenait le billet pourrait peut-être en avoir besoin , avant qu'il eût pu la rejoindre pour le lui remettre. Il informa alors celui qui l'avait trouvé qu'il connaissait la dame à qui le portefeuille appartenait, et qu'il allait faire tous ses efforts pour la retrou- ver le plus tôt possible et le lui rendre. 294 TOSI JOrî£S, Ce portefeuille était iiu présent de mistress Western à sa nièce. Il avait coûté vingt-cinq shillings , ayant été acheté chez un fameux ta- ])lelier. Mais la valeur réelle de l'argent doré contenu dans sou agrafe, élait d'environ dix- huit pences; et ledit tabletier, quoi que le- dit portefeuille fût aussi bon que lorsqu'il sortit pour la première fois de sa boutique , n'en aurait pas donné pour lors un penny de plus. Une personne prudente aurait pu eu conséquence profiter adroitement de l'igno- rance du pauvre, et ne lui aurait pas offert plus d'un shilling, ou peut-être sixpences; quelques-uns même peut-être ne lui auraient laissé que sou droit de trouvaille , droit que quelques huissiers instruits doutent qu'il eût pu faire valoir , dans la position où il élait. Mais Jones, dont le caractère était d'ou- trepasser la générosité, et que sans injustice ou aurait pu soupçonner d'extravagance, donna sans hésiter une guinée en échange du portefeuille. Le pauvre homme, qui depuis bien long-lcmps ne s'était trouvé le mai Ire LIVRE XII, at)» (iim aussi riche trésor , fit mille remercîmetits à Jones , et les muscles de son visage laissè- rent apercevoir une joie presque aussi vive que celle que Jones venait de ressentir en li- sant le nom de Sophie Western. Ce malheureux consentit très-volontiers à accompagner nos voyageurs à l'endroit où il avait trouvé le portefeuille. Ils y allèrent donc eiisemhle sur-le champ, mais pas aussi vite que Jones Feùt désiré; car son guide avait en- core le malheur d'être hoileux, et ne pouvait pas faire plus d'un mille par heure. Or, com- me malgré l'assurance qu'il en avait donnée, l'endroit en question était à plus de trois milles de distance, nous n'avons pas besoin de dire au lecteur combien de temps ils mirent à faire le chemin. Jones ouvrit le portefeuille cent fois pen- dant la route , le baisa tout autant de fois , se parla beaucoup à lui-même, et parla fort peu à ses compagnons. Le guide en témoigna quel- que étonnement à Partridge, qui secoua plus d'une fois la tête, en lui disant : « liC pauvre 29^ TOM JONES , jeune homme! orandum est ut sit mens sana in corpore sano (i). » Enfin ils arrivèrent au même lieu où So- phie avait malheureusement laissé tomher le portefeuille , et où l'homme l'avait heureuse- ment trouvé. Jones alors se disposa à pren- dre congé de son guide et à doubler le pas; mais celui-ci , dans l'esprit duquel la vivacité de la surprise et de la joie qu'il avait ressen- tie d'abord en recevant la guinée, était pour lors bien amortie, et qui avait eu assez de temps pour revenir à lui, prit un air mé- content, et dit, en se grattant la tète, qu'il espérait que Son Honneur lui donnerait quel- que chose (ie plus. «Votre Honneur, ajouta- t-il, voudra bien prendre en considération que si je n'avais pas été un honnête homme, j'au- rais fort bien pu garder le tout. ( Et en effet , le lecteur doit avouer que rien n'é- tait plus vrai. ) Si le papier que vous te- (i) Prions Dieu qu'il ait un esprit sain dans un corps sain . ( Éd . ) r.fvuE XI t. Q.qn ue^ vaut cent livies , il est sûr que celui qui Ta trouvé mérite plus d'une guiuée. D'ailleurs , supposez que jamais Votre Honneur ne re- voie la dame, et ne puisse conséquemment le lui rendre... Et quoique Votre Honneur ait bien l'air et le langage d'un gentilhomme, je n'ai que sa parole; et certainement, si la propriétaire légitime ne peut pas se retrou- ver , le portefeuille appartient tout entier à celui qui l'a rencontré le premier. J'espère que Votre Honneur voudra bien considérer tout cela ; je ne suis qu'un pauvre homme , c'est pourquoi je ne désire pas avoir tout, mais il est bien raisonnable que j'en aie ma part. Vo- tre Honneur a l'air d'un honnête homme , et voudra'bien, j'espère, avoir égard à mon hon- nêteté ; car j'aurais pu garder jusqu'au der- nier farthing, sans que jamais on en eût rien su. — Je te promets sur mon honneur, répondit Jones , que j'en connais la proprié- taire légitime, et que je le lui rendrai. — Quant à cela , reprit le pauvre. Voire Honneur pent faire tout ce qu'il lui plaira ; et s'il veut ma donner seulement ma part , c'est-à-dire ir, /^. 20 2t)8 TO.M JONtS, moitié de I'aryeut , Voire Honneur peut gai- Jer le reste , si cela lui fait plaisir. » Il con- clut en jurant avec serment qu'il n'en pro- noncerait jamais une parole à aucun homme vivant. " Écoutez, mon ami, lui dit Jones, la pro- priélaire légitime aura tout ce qu'elle a perdu. Quanta une gratification plus considérable, je ne puis réellement vous la donner à présent: mais dites-moi votre nom et votre adresse, et il est probable que vous aurez par la suite de nouveaux motifs de vous réjouir de l'aventure de ce matin. » « Je ne sais, dit le pauvre, ce que vous en- tendez par aventure; il me semble que c'est moi qui mets à l'aventure si vous remettrez ou jion à la dame l'argent qui lui appartient. Mais j'espère que Votre Honneur fera attention — Allons, allons, dit Partridge, dites votre nom et votre adresse à Son Honneur; je vous ga- rantis que vous ne vous repentirez pas d'avoir remis cet argent entre ses mains. » Le pauvjc ne voyant plus d'espérance de recouvrer la possession du portefeuille, consentit enlin à LIVRE XII. 299 donner sou nom et le lieu de sa demeure, que Jones écrivit sur un morceau de papier avec le crayon de Sophie. Puis, plaçaut le papier à la même page où elle avait écrit son nom, il s'écria : «Maintenant, mon ami, vous êtes l'homme le plus heureux qui existe, j'ai joint votre nom à celui d'un ange. — Je ne connais rien aux anges, répondit le pauvre, mais je voudrais que vous me donnassiez un peu plus d'argent, ou que vous me rendissiez le porte- feuille. » Partridge alors se fâcha tout de bon , il donna au pauvre impotent les 1.0ms les plus vils et les plus injurieux; il se disposait môme sérieusement à le battre, mais Jones s'y op- posa, et après avoir dit au pauvre qu'il trou- verait certainement quelque occasion de lui rendre service, il s'éloigna aussi rapidement qu'il lui fut possible. Partridge, à qui l'idée des cent livres sterling avait prèle de nouvelles forces, suivit son maître. Cependant le pauvre boiteux, qui était obligé de rester derrière, se mita les maudire tous deux , ainsi que ses père et mère; «car, disait-il, s'ils m'avaient envoyé à recelé de charité pour appreiulie à lire, à 20. 30O TOM .TONES, écrire et à compter , j'aurais su aussi bieu qu'uu autre la valeur de ces sortes de choses- là. » CHAPITRE IV. Contenant les autres aventures de M. Jones et de son compagnon. Nos voyageurs marchaient si vite, que le temps et l'haleine leur manquaient pour faire la conversation. Jones pensait à Sophie, et Partridge au billet de banque, qui, quoiqu'il lui fît quelque plaisir, le faisait eu même temps mtiimurer contre la fortune, qui , dans tous ses voyages, ne lui avait pas fourni une occasion semblable de montrer sou honnêteté. Ils avaient fait plus de trois milles, quand Partridge, hors dï'tat de suivre Jones plus k)ug-temps, invoqua sa pilié et le pria de ra- i-ivRE xir. 3oi lentil' un peu son pas. II y consentit d'autant plus volontiers, que depuis quelque temps il avait perdu toute trace de voiture et de x;he- vaux , que le dégel lui avait permis de suivre pendant quelques milles, et qu'il se trouvait alors dans une grande plaine conjmunale où aboutissaient plusieurs routes. Il s'arrêta donc pour décider laquelle il prendrait, quand tout-à coup ils entendirent 1^ sou d'un tambour qui ne paraissait pas fort éloigné. Ce bruit rappela aussitôt toutes les craintesdePartridge, qui s'écria : « Bon Dieu ! ayez pitié de nous. Les voilà certainement qui viennent. — Qui donc ? » dit Joues; car des idées plus douces avaient depuis long-temps chassé la crainte de son esprit ; et notamment depuis son aventure avec le pauvre boiteux, il était uniquement occupé du soin de re- joindre Sophie. «' Qui? s'écria Partridge, les rebelles. Mais pourquoi les appellerais-je re- belles? ils peuvent être de fort honnêtes gens. Je ne sais rien qui puisse me faire croire le contraire. Que le diable ait l'amc de ceux qui en parlent mal, ma foi! Je proteste que s'ils 3o2 TOM JONES, n'ont vien à me dire, je n'ai de mon côté rien à leur dire, que des choses très-honnêtes. Pour l'amour de Dieu, monsieur, ne les of- fensez pas, s'ils viennent, et peut-être ils ne nous feront aucun mal. Mais ne serait-il pas plus sage de nous cacher dans quelques-uns de ces buissons là-bas, jusqu'à ce qu'ils soient passés ? Que peuvent deux hommes désarmés contre cinquante mille peut-être ? Certaine- ment il n'y a qu'un fou.... J'espère que Votre Honneur ne s'en offense pas, mais certaine- ment nul homme qui a mens sana in corpore sano.... » Jones interrompit ce torrent d'élo- quence inspirée par la peur, en disant que le tambour lui faisait jui^er qu'ils étaient près de quelque ville. Il marcha alors droit au lieu d'où venait le bruit, engageant Partridge à prendre courage, lui promettant de ne lui faire courir aucun danger , et ajoutant qu'il était impossible que les rebelles fussent aussi près. Cette dernière assurance soulagea un peu Partridge, et quoiqu'il eût pris plus volon- tiers le chemin contraire, i! suivit son guide, son cœur baltnrit la rm^sin-e. mais non comme i.ivp.E XII. 3o3 celui d'un héros, et accompagnant le bruit du tambour, qui ne cessa pas jusqu'à ce qu'ils eussent traversé la commune pour entrer dans un sentier étroit. Alors Partridge, qui marchait le même pas que Jones, découvrit quelque chose de peint qui flottait dans Tair, à fort peu de distance devant lui. Croyant y distinguer les couleurs des drapeaux ennemis , il se mit à crier : « Oh! Seigneur! monsieur, les voici : voila la Couronne et le Cercueil. Oh! Seigneur! ];• n'ai jamais rien vu de si terrible ; nous sommes déjà à la portée du fusil. » Jones n'eut pas plus tôt levé les yeux, qu'il aperçut clairement ce qui faisait la méprise de Partridge. " Partridge, lui dit-il, je vous crois capable de combattre l'armée tout entière à vous tout seul. Car, aux couleurs du drapeau , je devine maintenant ce que c'est que le tam- bour que nous venons d'entendre et qui bat sans doute pour appeler des curieux à quel- que spectacle de marionnettes. » «Un spectacle de marionnettes! répondit alors Pariridge avec vivacité, n'est-ce réel- 3o4 . TOM JONES, lenient que tela ? De tous les plaisirs du monde , ce sont les marionnettes que j'aime le mieux. Oh! monsieur, vous êtes si bon, ar- rêlous-nous pour les voir. D'ailleurs je suis presque mort de faim, car il est nuit tout à l'heure, et je n'ai pas mangé un morceau depuis trois heures du matin. » Tout en parlant ainsi, ils arrivèrent à une auberge, ou plutôt à un cabaret dans lequel Jones consentit à s'arrêter, d'aul^nt plus qu'il n'avait aucune certitude d'être dans la route qu'il désirait suivre. Ils entrèrent aussitôt tous les deux dans la cuisine, où Jones s'informa s'il n'était pas passé des dames dans la matinée. Partridge examina avec non moins de soin l'état des provisions, et, il faut en convenir, le résultat de ses recherches fut plus heureux : car Jones ne put apprendre de nouvelles de Sophie, tandis que Partridge, à sa grande satisfaction , trouva de l)onnes rai- sons pour espérer jouir dans peu de l'agréable vue d'un excellent plat d'œufs au lard. Dans les tempéraments sains et robustes, r.imour a un elFct tout différent de celui qu'il i.ivRE XII. 3o5 produit sur les corps chétifs. Dans ces derniers il détruit généralement l'appétit qui tend à la conservation de l'individu. Mais dans les premiers, quoique souvent il fasse oublier et négliger, pendant long-temps, de prendre de la nourriture, essayez de placer devant un amant bien affamé une bonne culotte de bœuf fumante, et vous verrez qu'il manquera très- rarement de jouer son rôle à merveille. C'est ce qui arriva dans le cas dont il s'agit. Car quoique Jones eût peut-èlre besoin que quel- qu'un l'y fît penser , quoiqu'il eût pu, s'il eût été seul, voyager encore plus loin avec l'esto- mac vide, on ne lui eut pas plus tôt servi les œufs au lard, qu'il tomba dessus d'aussi bon cœur et avec autant de voracité que Partridge lui-même. Avant que nos voyageurs eussent fini leur diner, la nuit survint; et comme la pleine lune était passée, il faisait extrêmement noir. Partridge n'eut donc pas de peine à o])tenirde Jones qu'il resterait pourvoir les marionnettes qui allaient commencer à l'instant, et auxquelles ils furent invités avec beaucoup d'empressé- 3o6 TOM JOÎTES, ment par le directeur du spectacle, qui assura que ses figures étaient les plus belles que le monde eût jamais produites, et qu'elles avaient paru avec le succès le plus flatteur devant toute la noblesse d'Angleterre , dans toutes les villes où il avait passé. Le spectacle eut lieu selon toutes les règles et avec toute la décence possible. La pièce était appelée la Partie sérieuse du Mari poussé à bout (i) ; et c'était en effet un spectacle très-grave et très-sérieux , sans esprit, sans gaieté, sans plaisanterie, sans rien de bas, et, pour n'être que juste, sans rien de ce qui peut provoquer le rire. Tout l'auditoire fut con- tent. Une grave matrone dit au directeur qu'elle amènerait le lendemain soir ses doux filles , puisque son spectacle n'avait rien d'in- décent : un clerc de procureur et un commis de l'excise déclarèrent tous deux que les rôles de lord et lady Townîey étaient très-bien ren- dus et parfaitement dans la nature. Partridge fut aussi de cette opinion. (i) Fielding fnit nllusion à la pièce composée sous ce litre jinr Vntibriij;li rt Cilibri'. !•>.; LIVRE xii. 3o7 Le directeur fat si glorieux de ces éloges , qu'il ne put s'empêcher d'eu ajouter encore quelques-uns de sa façon. Il dit que dans le siècle présent rien ne s'était autant perfec- tionné que le spectacle des marionnettes, qui, par l'expulsion de Polichinelle , de sa femme Jeanne, et autres absurdités semblables, était enfin devenu un spectacle raisonnable. « Je me souviens , dit-il , que lorsque j'ai com- mencé le métier, il y avait dans les marion- nettes une foule de choses triviales pour faire rire les gens, mais rien pour améliorer la morale des jeunes gens, ce qui certainement doit être le but principal des marionnettes. Car pourquoi ce spectacle ne réussirait-il pas aussi bien que tout autre à donner des leçons sages et instructives? Mes figures sont grandes comme nature , et représentent toutes les ac- tions de la vie. Aussi je ne doute eu aucune manière qu'on ne tire de mon petit drame au- tant de profit pour les mœurs que des comé- dies des grands théâtres.» « Je n'ai pas le projet, répondit Jones, de 3o8 TOM JONES, rabaisser le mérite de votre profession ; mais avec tout cela, j'aurais été charmé de revoir mou vieil ami, M. Polichinelle; et, en l'ex- pulsant, ainsi que Jeanne sa joyeuse femme, je trouve que , loin d'avoir perfectionné vos marionnettes, vous les avez absolument gâ- tées. « L'homme des fils d'archal conçut à ces mots un souverain mépris pour Jones ; il lui ré- pliqua de l'air le plus dédaigneux : « Très- probablement , monsieur, c'est là votre opi- nion ; mais j'ai la satisfaction de savoir que les meilleurs jui;es en diffèrent entièrement, et il est impossible de plaire à tout le monde. Je conviens , à la vérité , qu'il y a deux ou trois ans, étant à Bath, quelques personnes de qualité me pressèrent instamment de remettre Polichinelle sur la scène. Je crois môme que j'ai perdu quelque argent à n'y pas consentir; mais que les autres fassent ce qu'ils voudront, un peu de métal ne me corrompra pas au point de me faire dégrader ma profession, et je ne cousenlirai jamais volonlairemenf à MVRE XII. 309 souiller un tlicàlre aussi décent et aussi régu- lier que le mien , en y introduisant des scènes d'un i;enre aussi bas, » «Vous avez raison, mon ami, s'écria le clerc de procureur, vous avez grandement rai- son ; évitez toujours ce qui est bas. J'ai plu- sieurs de mes amis à Londres qui ont résolu d'épurer le théâtre de tout ce qui est bas. — Et rien n'est plus convenable , s'écria à sou tour le commis de l'excise, en ôtant sa pipe de sa bouche. Je me rappelle, ajouta-l-il , car je demeurais alors chez mylord, que j'étais à la galerie des laquais , le jour que l'on donna pour la première fois cette comédie du Mari poussé à bout. Il y avait je ne sais combien de sottises du genre le plus bas , au sujet d'un gentilhomme campagnard venu à la ville pour s'y faire élire au parlement. On fit paraître une partie de ses valets, et je me rappelle son co- cher entre autres ; mais nos messieurs de la galerie où j'étais ne purent souffrir quelque chose d'aussi bas , et ils sifflèrent. J'ai remar- qué, mon ami, que vous avez supprimé tout cela , et vous méritez qu'on vous en félicite. » 3rO TOM JONES, « Fort bien, messieurs, dit Jones, je ne pourrais jamais soutenir mon opinion contre tout le monde. Il est sûr que si la plus nom- breuse partie de l'auditoire n'aime pas Poli- chinelle, le savant directeur du spectacle peut avoir très-Bien fait de lui donner son congé.» Le directeur des marionnettes commençait alors wn second discours où il dit beaucoup de choses sur la grande force de l'exemple , et il cherchait à prouver avec quelle facilité les inférieurs seraient détournés du vice, si on leur faisait constamment observer combien il est odieux dans leurs supérieurs, quand il fut malheureusement interrompu par un incident que nous aurions peut-être omis dans un autre temps , mais que nous ne pouvons nous dis- penser de raconter en ce moment : ce ne sera cependant pas dans ce chapitre. LIVRE XII. CHAPITRE V. D'où l'on peut ioférer que les meilleures choses sont sujettes à être mal comprises et mal interprétées. Un tumulte violent se lit alors entendre à la porte , où la maîtresse de l'auberge maltrai- tait de son mieux sa servante , tant avec le poing qu'avec la langue. Elle n'avait pas trouvé cette fille à son ouvrage , mais bien, après l'a- voir cherchée quelque temps , sur le théâtre des marionnettes , où elle était avec le Joyeux- André (i) , et dans une situation qu'il ne se- rait pas très-convenable de décrire. Quoique Grace (tel était son nom) eût perdu toute modestie, elle n'eut pas assez d'impu- dence pour nier sa faute, ayant été prise sur le (i) Merrj-AnJicw: le paillasse , le bouffon. (Éd.) 3 12 TOM JOrfES, fait; elle se borna donc à essayer de la pallier. « Pourquoi me baltez-vous ainsi, madame? dit - elle ; si ce que je fais ne vous convient point, vous pouvez me mettre dehors. Si je suis une câlin (car l'autre lui' avait libérale- ment donné ce titre), mes supérieures le sont aussi bien que moi. Qu'était donc cette belle dame qui vient de paraître tout à l'heure dans les marionnettes ? je suppose que ce n'est pas pour rien qu'elle a couché dehors et sans son mari. » L'hôtesse entra alors en fureur, et n'épargna pas les injures à son mari et aux maîtres des marionnettes. «Vous voyez, mon mari, dit- elle, la conséquence de recevoir ces gens-là dans votre maison. Si l'on en boit un peu plus, cela compense à peine tout le désordre quils causent ; et puis voir faire de sa maison une maison de débauche par toute cette vermine-là ! En un mot, j'exige qu'ils partent demain matin, car je ne veux plus tolérer de semblables choses. Voilà le vrai moyen d'apprendre à nos gens à être paresseux et impertinents ; car on ne peut rien apprendre de mieux à tous ces spectacles T.tVRE xir. 3 I J frivoles. Je me souviens du temps où les ma- rionnettes représentaient des sujets de TEcritnre sainle, comme le Vœu téméraire de JepJité , et autres scènes honnêtes où les méclianls étaient emportés par le diable ; il y avait quelque sens dans ces sortes de représentations : mais, comme notre curé le disait dimanche dernier, personne ne croit pUis au diable à présent. Et vous nous amenez ici une troupe de marionnettes vêtues comme de grands seigneurs et de grandes dames ! Tout cela ne sert qu'à tourner la tête à nos pauvres filles des champs; et quand leurs têtes sont une fois tournées sens dessus des- sous, il ne faut pas s'étonner s'il en arrive autant du reste. « Virgile nous dit, je crois, que quand la po- pulace est en tumulte, et que toutes les espèces d'armes sont lancées de part et d'autre, si uu homme grave et puissant se présente, le tu- multe s'apaise aussitôt, et la populace, qui, lorsqu'elle est ainsi réunie en corps, peut fort bien être comparée à un âne, dresse ses longues oreilles pour écouter le discoiu's de l'homme sage. .i 1 4 TOM JONES , Au contraire, quand un cercle d'hommes graves et de philosophes est occupé à discuter ; quand la sagesse elle-même peut en quelque sorte être considérée comme présente au milieu d'eux, et fournissant tour à-tour des aiguments à chaque orateur; s'il s'élève un tumulte parmi la populace, ou si une femme en colère, qui fait à elle seule autant de bruit qu'une po- pulace tout entière, se présente tout-à-coup au milieu desdits philosophes, leurs disputes cessent à l'instant, la sagesse renonce à remplir plus long -temps son ministère auguste, et l'attention de chacun se fixe sur cette femme en colère. Ainsi le tumulte dont nous avons parlé plus haut, et l'arrivée de l'hôtesse , imposèrent si- lence au directeur des marionnettes, et mirent fin sur-le-champ à cette harangue grave et su- l)lime, dont nous avons déjà donné au lecteur un échantillon suffisant. Rien ne pouvait en effet arriver plus mal à propos que cet accident : la Torlune n'aurait pu imaginer un stratagème plus malin pour confondre le pauvre homme, ;iu moment où il discourait d'une manière si LIVRE XI r. 3i5 triomphante sur la morale qu'on pouvait tirer de son spectacle. Sa bouche se trouva alors fermée aussi complètement que le serait celle d'un charlatan , si au beau milieu d'une savante déclamation sur la gi-ande vertu de ses pilules et de ses poudres, on apportait tout d'un coup et déposait devant son auditoire le cadavre d'un de ses martyrs, comme un témoignage de son habileté. Cependant, au lieu de répondre à l'hôtesse , l'homme aux marionnettes courut à son Joyeux- André jJbur le battre ; et la lune commençant alors à répandre sa lumière argentée, comme disent les poètes , quoiqu'on ce moment elle fût plutôt couleur de cuivre, Jones demanda le compte de sa dépense, et ordonna à Par- tridge, que l'hôtesse venait de réveiller d'un profond sommeil , de se préparer à se remettre en route. Mais Partridge, qui venait tout nou- vellement de l'emporter sur deux points , comme le lecteur l'a déjà vu, s'était enhardi à faire une troisième tentative, qui était d'en- gager Jones à prendre un logement pour la nuit dans la maison où il était alors. Il débuta 3l6 TOM JONES, par line surprise affectée de l'intention qut- M. Jones lui témoignait de quitter ce lieu, et après une foule d'arguments excellents, il in- sista sur ce que ce prompt départ ne pouvait avoir aucun but; car à moins que Jones ne sût quel chemin Sophie avait pris, cliaque pas qu'il ferait pouvait Téloigner d'elle. -Vous voyez bien, monsieur, lui disait-il, par le rajiport de tous les gens de la maison , qu'elle n'a pas passé par ici. Ne vaudrait-il pas mieux y rester jus- qu'à demain matin, surtout lorsque nous pou- vons espérer de rencontrer quelqu'un d'ici-là qui pourra nous en donner des nouvelles ? Ce dernier argument produisit quelque effet sur Jones, et tandis qu'il le pesait, le maître de l'auberge vint mettre dans le même côté de la balance tout ce qu'il avait de rhétorique. « Sûrement, monsieur, lui dit-il, votre domes- tique vous donne le meilleur conseil possible; car, qui pourrait dans cette saison entreprendre de voyager la nuit?» Là-dessus il prôua de son mieux et dans le style ordinaire toutes les com- modités qu'on trouvait dans sa maison ; l'hôtesse y joignit des explications... Mais poui n(> pas LIVRE xir. 3 17 arrêter le lecteur sur ce qui est commun à tous les maîtres d'auberge, mâles et femelles, il suffit de lui dire que Jones consentit enfin à rester, et à prendre quelques heures de repos, dont il faut convenir qu'il avait tjrand besoin, ayant à peine fermé l'œil depuis qu'il avait quitté l'auberge où il avait eu le malheur d'avoir la tête cassée. Aussitôt que Jones eut pris la résolution de ne pas aller plus loin cette nuit, il se retira j)our se coucher avec ses deux compagnons de lit, le portefeuille et le manchon; mais Par- tiidge, qui s'était rafraîchi de temps en temps par quelques petits sommes, était plus disposé à manger qu'à dormir, et plus encore à boire qu'à toute autre chose. L'orage que Grace avait fait naître étant alors tout-à-fait passé, et l'hôtesse réconciliée . avec l'homme aux marionnettes, qui de son côlé lui pardonna les réflexions indécentes, qu'elle s'était permises dans sa colère , sur la morale de ses pièces ; une apparence de paix (;t de tranquillité régna dans la cuisine, où liaient assis en rond autour du feu, l'hôte, 3l8 TOM JONES, riiôtesse, le directeur de marionnettes, le clerc de procureur, le commis de l'excise et l'iiiijé- nieux M. Partridge. C'est en cette compagnie qu'eut lieu l'agréable conversation qu'on trou- vera dans le chapitre suivant. CHAPITRE VI. Contenant une ou deux remarques de notre cru, et beaucoup d'autres de la part de l'honoète coinpa- crnie ass^mblt'e daus la cuisine. Quoique l'orgueil de Partridge ne lui per- n)îl pas de s'avouer domestique, il avait, en maintes occasions, la condescendance d'imiter les manières de cette classe d'hommes. Par exemple, il se plaisait à exagérer la fortune de son compagnon, comme il appelait Jones. Telle est la coutume la plus ordinaire de tous les domestiques, lorsqu'ils se trouvent avec des LIVRE XII. 3 If) étrangers, aucun d'eux ne voulant passer pour être au service d'un homme qui n'a rien; car plus la situation du maître est élevée, plus il semble au domestique que la sienne doit l'être. T.a vérité de cette observation est sutBsamment confirmée par la conduite de tous les laquais des gens de qualité. Mais quoique les titres et la fortune com- muniquent une sorte d'éclat à tout ce qui les entoure, quoique les laquais des gens de qua- lité et des riches croient avoir des droits à une partie de ce respect que l'on a pour la qualité et les richesses de leurs maîtres , il est démon- tré qu'il n'en est pas ainsi à l'égard de l'esprit et de la vertu. Ces avantages sont exclusivement personnels, et absorbent tout le respect qu'on leur accorde. A dire vrai, ce respect est si peu considérable, qu'il n'est pas susceptible de par- tage. Or, comme l'esprit et la vertu ne réflé- chissent aucun honneur sur le domestique , il n'est nullement déshonoré par la plus déplo- rable absence de l'un et de l'autre dans son maître. Il faut convenir qu'il en est autrement ♦-l'égard du manque de ce qu'on appelle vertu 320 TOM JONES, daus une maîtresse; nous en avons vu la con- séquence au sujet de mistress Gwynn ; car, dans ce déshonneur, il y a une sorte de conta- gion qui, comme celle de la pauvreté, se com- munique atout ce qui Tapproche. D'après tous ces motifs, nous ne devons pas nous étonner que les domestiques (je parle des domestiques hommes seulement ) prennent un si grand intérêt à la réputation de richesse de leurs maîtres, et si peu ou même point du tout à leur bonne ou mauvaise renommée sous d'autres rapports. Il est donc naturel que, quoi- qu'il» fussent honteux d'être les laquais d'un homme sans fortune, ils ne le soient pas de servir un mauvais sujet ou un sot, et ne se fas- sent aucun scrupule de publier partout où ils se trouvent, et souvent qu'ils plaisantent avec esprit et gaieté des vices et des folies de leurs maîtres. Dans le fait, un laquais est souvent un bel-esprit et un fat, aux dépens du maître dont il porte la livrée. Partridge, après avoir beaucoup exagéré l'immense fortune dont M. Jones devait hé- riter, communiqua très-franchement à la corn- 1,1 VRE XI r. 321 pagriie une crainte qu'il avait commencé à con- cevoir la veille, et à laquelle, comme nous l'avons alors fait entendre, la conduite de Jones avait donné assez de fondement. En un mol , il s'était confirmé dans l'opinion que son maître avait perdu l'esprit, et c'était cette opi- nion dont il faisait part tout franchement à ceux qui faisaient cercle autour de la cheminée. L'homme aux marionnettes entra volontiers dans cette idée : «^ J'avoue, dit-il, que ce gen- tilhomme m'a extrêmement surpris, quand je l'ai entendu parler des marionnettes d'une manière si absurde. On a vraiment peine à concevoir <|u'un homme dans son bon sens puisse se mé- prendre à ce point. Ce que vous dites mainte- nant explique parfaitement comment il a des idées aussi monstrueuses. Le pauvre jeune liomuie! j'en suis fâché pour lui de tout mon cœur. En effet, il a quelque chose de singuliè- reuient égaré dans les yeux; je n'eu avais rien dit, mais je m'en étais bien aperçu aupara- vant. » L'hôle approuva cette conclusion, et récla- ina , en faveur de sa sagacité, le méiite de l'a- 322 TOM JONES, voir aussi remarqué. «Et certainement, ajouta- t-il, cela doit être ainsi ; car il n'y a qu'un fou qui ait pu penser à quitter une aussi bonne maison que la mienne, pour aller courir les champs à cette heure de la nuit. » L'employé de l'excise étant sa pipe de sa bouche, dit qu'il avait bien pensé que le gen- tilhomme avait quelque chose d'égaré dans les yeux et dans le langage. Puis, s'adressant à Partridge ; « S'il est réellement fou, dit-il, on ne devrait pas le laisser courir ainsi les champs, car il serait possible qu'il fût la cause de quel- que malheur. C'est une pitié qu'on ne s'assure pas de lui, et qu'on ne le renvoie pas à ses pa- rents, » Quelques idées de cette nature s'étaient aussi emparées de l'esprit de Partridge. Comme il était persuadé que Jones s'était enfui de chez M. Allworthy, il se flattait de recevoir les plus grandes récompenses, s'il pouvait trouver quel- que moyen de l'y ramener; mais la crainte qu'il avait de Joues, dont il connaissait l'emporte- ment et la force , pour avoir éprouvé l'un et l'autre en plusieurs circonstances, lui avait fait LIVRE xri. 323 envisager ce projet comme inexécutable. Mais il n'eut pas plus tôt entendu l'opinion de l'employé de l'excise, qu'il saisit cette occa- sion de déclarer qu'elle était en tout la sienne, et témoigna le vif désir qu'on pût venir à bout de ce dessein. « En venir à bout! dit l'employé de l'excise; il n'y a rien de plus aisé. » « Ah! monsieur, répondit Partridge-, vous ne savez pas quel diable d'homme c'est; il pourrait me prendre d'une seule main et me jeter par la fenêtre; et il le ferait infaillible- ment, s'il pouvait seulement soupçonner.... » «Bah! dit l'employé, je crois que je le vaux bien; d'ailleurs, nous sommes cinq ici. — Je ne sais ce que vous voulez dire par vos cinq, s'écria l'hôtesse; mon mari n'a rien à faire là, et l'on ne fera violence à personne dans ma maison. Le jeune homme est un aussi joli jeune homme que j'en aie jamais vu de ma vie, et je ne le crois pas plus fou que le plus sage d'entre nous. Que venez-vous nous dire qu'il a les yeux égarés? il a les plus beaux yeux que j'aie jamais vus, et le plus joli regard; 324 I'OM JONES, d'ailleurs c'est un jeune homme très-modeste et très-houuête. Je vous assure que je l'ai plaiut de tout mon cœur, depuis que monsieur qui est là dans le coin nous a dit qu'il était mal- heureux dans ses amours. Certainement, cela suffit pour donner à un homme, surtout à un aussi joli jeune homme que cehii-ci , un re- gard un peu différent de celui qu'il a coutume d'avoir. Quelle dame aime-t-il donc? que dia- ble cette dame peut-elle espérer de mieux qu'un aussi bel homme avec une grande for- tune? Je suppose que c'est une de vos dames de qualité, une de vos dames de la ville que nous avons vu représenter hier soir par les ma- rionnettes, et qui ne savent jamais ce qu'elles veulent. » Le clerc de [>rocureur déclara aussi qu'il ne voulait être pour rien dans l'affaire avant qu'on eût consulté un homme de loi. <• Supposez, dit- il, qu'on intente action contre nous pour un emprisonnement illégal, comment pourrions- nous nous défendre? Qui sait si les preuves de folie paraîtront suffisantes aux jurés? Mais je ne parle ici que pour mon compte ; car il ne Mvr.E xrc. 3^5 convient pas à un honioie de loi de se mêler de ces sortes d'affaires, à moins que ce ne soit en sa qualité d'homme de loi. Les jurés nous sont toujours infiniment moins favorables qu'aux autres. Je n'ai cependant pas l'intention de vous décourager , M. Thomson , s'adressant à l'employé, ni Monsieur, ni personne de la compagnie. >» L'employé secoua la tète à ce discours , et l'homme aux marionnettes dit qu'il était quel- quefois difficile aux jurés de prononcer sur la folie. « Car je me rappelle, ajouta-l-il, que je fus une fois présent à un j)rocès en matière de folie, où vingt témoins jurèrent que l'homme était aussi fou qu'un lièvre de mars , et vingt autres qu'il était aussi sensé qu'aucun autre homme en Angleterre. Aussi la plupart di- saient que ce n'était qu'un tour de ses pa- rents pour dépouiller le pauvre homme de ses biens. » « Cela est très-vraisemblable, dit l'hôtesse; j'ai connu moi-même un pauvre homme que sa famille retint toute sa vie dans une maison de fous, tandis qu'elle jouissait de tout son 326 TOM JONES, bien. Mais il ne porta pas bonheur à la fa- mille; car, quoique la loi le lui eût don- né, après tout, c'était contre le droit d'un autre. » « Bah! s'écria le clerc de procureur avec mépris; eh qui donc a d'autres droits que ceux que la loi lui donne ? Si la loi me donnait la plus belle terre de la province, je ne m'em- barrasserais pas beaucoup de savoir à qui elle appartiendrait de droit. » « Si cela est ainsi, dit Partridge, /èZ/j; quem faciiint aliéna pericula caïUum (i). » L'hôte, qui avait été obligé de sortir, pour répondre à un homme à cheval qui venait d'ar- river, rentra alors dans la cuisine, et s'écria avec nu air d'effroi : «Savez- vous ce qui arrive.^ Les rebelles ont devancé le duc et sont pres- que aux portes de Londres. Cela est certaine- ment vrai, car un homme à cheval vient de me le dire tout à l'heure. » •< J'en suis charmé de tout mon cœur, s'é- (i) Heureux celui que lf>s pertes du prochain ren- rleiil saije 1 C"-"- ) LIVRE xir. 3'^7 cria Partridge; alors on ne se battra pas daus ce pays-ci. » « J'en suis aussi charmé, dit le clerc de procureur, mais pour une meilleure raison; car je voudrais que le bon droit l'emportât lou jours. » « Oui, mais, répondit l'hôte, j'ai entendu dire que quelques personnes assuraient que cet homme n'avait aucun droit. » « Je vais vous prouver le contraire sur-le- champ, s'écria le clerc de procureur. Si mon père meurt saisi d'un droit, me croyez-vous saisi de ce droit? je vous le demande; ce droit ne descend-il pas à son fils? et y a-t-il quelque dilTérence entre un droit et un autre? » « Mais comment ? a-t-il le droit de nous faire papistes? » dit l'hôte. « Ne craignez pas cela, s'écria Partridge. Quant au droit, Monsieur qui est là l'a prouvé clair comme le jour : et quant à la religion, il n'en est pas du tout question. Les papistes eux- mêmes ne s'attendent à rien de semblable : un prêtre papiste, que je connais très-bien, et (pii est un très-honnéte homme, m'a donné sa pa 328 TOM JONES, role d'honneur qu'ils n'y pensaient en aucune façon. » « Et un autre prêtre de ma connaissance , dit l'hôtesse, m'a dit la même chose. Mais mon mari a toujours tellement peur des papistes! Je connais beaucoup de papistes qui sont de très-honnêtes gens et qui dépensent leur argent fort libéralement : ma maxime à moi a toujours été, que l'argent d'un homme est tout aussi bon que celui d'un autre. » « Cela est très-vrai, madame, dit l'homme aux marionnettes, je ne m'embarrasse guère de la religion que nous devons avoir, pourvu que les presbytériens n'aient pas le dessus, car ce sont les ennemis des marionnettes. » « Ainsi donc vous sacriGeriez votre religion à votre intérêt, s'écria l'employé de l'excise, et vous désirez voir revenir le papisme, n'est- il pas vrai ? » « Non, en vérité, répondit l'autre, je hais le papisme autant que qui que ce soit; mais cependant c'est une consolation fort douce pour quelqu'un de pouvoir vivre sous son empire, ce que je ne pourrais faire sous celui des près- LIVRE XXI. 329 bytériens. Ce qu'un homme estime avant tout, c'est son gagne-pain sans doute, on ne peut nier cela; et je suis sûr, si vous vouliez diie la vérité, que vous craignez plus de perdre votre place que toute autre chose. Mais ne craignez rien, mon ami, il y aura une taxe de l'excise sous un aulre gouvernement aussi bien que sous celui-ci. » « Très-certainement, répliqua l'employé, je serais un très-méchant homme, si je n'hono- rais pas le roi dont je mange le pain. Car que m'importe à moi qu'il y ait une excise sous un autre gouvernement, puisque mes piotecteurs seraient sûrement chassés, et que je ne pourrais m'attendre à rien de mieux qu'à les suivre? Non, non, mon ami, je ne renoncerai jamais à ma religion dans lespéiance de gaider ma place sous un autre gouvernement; car je ne serais certainement pas mieux, et très-proba- blement je serais pis encore. » « Eh bien , voilà ce que je dis , s'écria l'hôte; DU a beau dire, qui sait ce qui peut arriver? Comment donc? ne serais-je pas un sol de prê- ter uion argent à je ne sais qui , parce qu'il IV. ij. 33o TOM JONES, pourrait arriver qu'il me le rendît un jour? Je suis certain qu'il est en sûreté dans mon coffre' et je suis résolu de l'y garder. « Le clerc de procureur avait conçu une haute opinion de la sagacilé de Partridge. Soit que cette confiance provînt de la grande connais- sance que le premier avait des hommes et des choses, soit qu'elle provînt de la sympathie qui existait entre leurs deux esprits , car ils étaient tous deux Jacobites par principes, ils se serrèrent la main cordialement, et vidèrent plusieurs ver- res de bière pour boiie des sautés que nous croyons à propos de laisser dans l'oubli. Les mêmes sautes furent ensuite portées par tous ceux qui étaient présents, et par Thôle lui- même, quoiqu'à regret : mais il ne put soute- nir les menaces du clerc de procureur, quijura qu'il ne remettrait jamais le pied dans sa mai- son , s'il refusait de boire les rasades qui eurent lieu en cette occasion, et qui mirent bientôt fin à la conversation. Nous terminerons donc ici le chapitre. LIVRE XII. 33 I CHAPITRE VIL où la Foitune semble avoir été de meilleure humeur pour Jones que nous ne l'avons vue jusqu'ici. Comme il n'y a pas de potion plus salutaire que la fatigue pour provoquer au sommeil , il n'y en a guère non plus qui procure un som- meil plus profond : on peut bien dire que Jones en avait pris une forte dose qui opéra efficacement sur lui. Il avait déjà dormi neuf heures, et aurait peut-être dormi plus long- temps , s'il n'avait été réveillé par un bruit vio- lent à la porte de sa chambre , où l'on frappait avec force en criant au meurtre. Jones saula aussitôt de son lit , et trouva le directeur de marionnettes qui s'acharnait, sans miséricorde et sans modération , sur les épaules et sur les côtes de son pauvre J(»yt^iix-André, 22. 332 TOM JONES, Jones s'interposa pour la partie souffrante, et colla l'insolent vainqueur contre la nnuailie. Car l'homme aux marionnettes n'était pas plus eu état de se défendre contre Jones, que le pauvre bouffon au costume bariolé ne l'avait été de résister à son maître. Mais quoique le Joyeux-André fût petit et assez faible, il ne laissait pas d'être colère. Il ne se vit doue pas plus tôt délivré de son en- nemi, qu'il se mit à l'attaquer avec la seule arme dont il se servît aussi bien que lui; il lui lâcha d'abord une bordée de grosses injures générales, et en vint ensuite à quelques accu- sations plus particulières. « Damné soit votre sang, coquin! dit-il: non seulement c'est moi qui vous ai soutenu jusqu'ici , car c'est à moi que vous devez tout l'argent que vous gagnez, mais je vous ai encore sauvé de la potence. Vous souvenez-vous de la dame que vous vou- liez dépouiller de son riche habit , pas plus tard qu'hier, dans un sentier ici derrière? Pou- vez-vous nier que vous auriez voulu la tenir seule dans un bois pour la dépouiller, |)()ur Jépouillei- l'une des plus belles fennnes qu'on LIVRE xir. 333 ait jamais vues a» monde? Et tout à riieure vous êtes tombé sur moi et vous m'avez pres- que assassiné, quoique je n'eusse fait aucun mal à une filie d'aussi bonne volonté que moi , et seulement parce qu'elle m'aime mieux que vous. » Jones n'eut pas plus tôt entendu ces mots, qu'il quitta le maître en lui défendant avec menaces de maltraiter davantage le Joyeux- André : puis emmenant avec lui le pauvre malheureux dans son appartement, il sut bien- tôt des nouvelles de sa Sophie , (pie cet hom- me avait vue passer la veille, tandis qu'il ac- compagnait son maître avec sou tambour. Il obtint aisément de lui qu'il viendrait lui montrer exactement l'endroit; et après avoir .appelé Partridge, il se hâta de se mettre en route. Il était huit heures avant cpie tout fût prêt pour son départ, car Partridge ne se pressait pas, le conqjte n'était pas encore réglé, et quand tout lut arrangé à cet égard, Jones ne voulut pas quitter l'auberge, avant d'avoir ré- 334 ll'M JONES, concilié parfaitement le directeur des marion- nettes et son bouffon. Quand ce dernier débat fut heureusement terminé, il partit enfin et fut conduit par l'honnête Joyeux- André à l'endroit où Sophie avait passé; et après avoir hbéralement récom- pensé son conducteur, il poursuivit sa route avec plus d'ardeur que jamais , délicieusement occupé de la manière extraordinaire dont il avait appris des nouvelles de Sophie. Partridi^e n'en fut pas plus tôt instruit, que, d'un ton sérieux, il se mit à prophétiser et à promettre à Jones qu'il réussirait certainement dans son entreprise. «Car, dit-il, deux événements de cette nature, tendant à vous diriger sur les pas de votre maîtresse, n'auraient jamais eu lieu, si la Providence n'avait pas enfin le dessein de vous réunir. » Ce fut la première fois que Jones prêta quelque attention aux superstitions de son compagnon. Ils n'avaient pas fait plus de deux milles, quand ils furent surpris par une violente averse; et comme ils se trouvaient en même temps en LIVRE xir. 335 lace d'un cabaret, Partridge obtint, par les instances les plus vives, que Jones y entrât pour laisser passer la pluie. La faim est une ennemie, si Ton peut l'appeler ainsi, qui tient plus du tempérament anglais que du français; car, quoique vous remportiez souvent la vic- toire sur elle, elle revient toujours à la cbarge dès qu'elle en trouve l'occasion. C'est ce qui lui arriva avec Partridge, qui ne fut pas plus tôt entré à la cuisine, qu'il se mit à faire les mêmes questions qu'il avait faites la veille au soir. La réponse qu'il y reçut fut un excel- lent fdet de bœuf froid qui parut sur la table, et sur lequel, non seulement Partridge, mais Jones lui-même fiient un très-bon déjeuner, (pioique ce dernier commençât à redevenir in- quiet, en voyant que les gens de la maison ne pouvaient lui donner des nouvelles plus ré- centes de Sophie. Le repas tini, Jones se préparait à partir malgré la violence de la pluie qui continuait toujours; mais Partridge demanda avec instance un autre pot de bière, et enfin, fixant les yeux sur un jeune garçon établi auprès du feu de 336 TOM .TOWES , la cuisine où il venait d'entrer , et qui le regar- dait en ce moment avec ta même attention, il se retourna soudain vers Jones , et s'écria : <' Monsieur, donnez-raoi votre main, im pot ne suffira pas à présent pour faire le tour. Voici encore des nouvelles de madame Sophie qui nous arrivent. Ce garçon qui est là près du feu est le même qui a couru à cheval devant elle. Je reconnais mon emplâtre sur son vi- sage. — Que le ciel vous comble de bénédic- tions, monsieur, s'écria le garçon, assurément c'est votre emplâtre. J'aurai toujours des rai- sons de me souvenir de votre l)onté, car cet emplâtre m'a presque entièrement guéri.» A ces mots, Jones se leva précipitamment, et après avoir ordonné au garçon de le suivre, passa de la cuisine dans un appartement sé- paré : car il était si délicat, lorsqu'il s'agissait de Sophie, qu'il n'aurait jamais volontairement prononcé son nom en présence de plusieurs personnes; et quoiqu'il eût, d'abondance de cœur, comme ou dit, porté un toast à So- phie, au milieu d'officiers dont il croyait im- possible qu'elle fût comme, le lecteur peut se LIVRE xir. 33; souvenir conil)ien on eut de peine à obtenir de lui qu'il prononçât son nom de famille. Il paraîtra donc cruel, peut-èlre même absurde, aux yeux d'un grand nombre do sa- ges lecteurs, que Jones dût principalement son infortune actuelle à lui prétendu manque de délicatesse, vertu qu'il possédait au suprême degré: car, dans le fait, Sophie était beau- coup plus offensée de son indiscrétion prétendue à son égard , que d'aucune des familia- rités que, dans la circonstance où il s'é- tait trouvé, il avait pu se permettre avec une autre femme. A dire vrai, je crois qu'Ho- nour ne l'aurait jamais fait consentir à quit- ter Upton sans voir son cher Jones, si elle n'avait été armée de ces preuves de légèreté dans sa conduite, qui prouvent si peu de res- pect et sont si incompatibles avec le moindre sentiment d'amour et de tendresse dans un cœur noble et délicat. Mais enfin les choses étaient ainsi, et c'est ainsi que je dois les rapporter : s'il est quel- ques lecteurs qni se trouvent choqués de ce qu'elles ne paraissent pas naturelles, je n'ysau- 338 TOM JONES, rais que faire. Je dois leur rappeler que je u'é- cris pas un système, mais uue histoire; et je ne suis point obligé de concilier les faits avec les notions reçues de la vérité et de la nature. Mais quand cela même serait aisé, peut-être serait-il plus prudent à moi de ne pas l'entre- prendre. Le fait présent, par exemple, tel que je viens de le rapporter sans aucun commen- taire, peut au premier abord offenser quelques lecteurs; mais après mûre réflexion, il doit plaire généralement : car les sages et les gens de bien peuvent regarder ce qui est arrivé à Jones, à l'auberge d'Upton, comme une juste punition et uue consequence immédiate de sa coupable conduite en amour, conduite dont cette punition était la conséquence immédiate; et les sols ainsi que les méchants pourront se complaire dans leurs vices, en se flattant au fond de leurs cœurs que les hommes doivent leurs réputaVions au hasard plutôt qu'à la vertu. Les réflexions que nous serions tenté de faire ici à cet égard contrediraient peut-être égale- ment ces deux conclusions, et prouveraient que ces ioeidents ne servent qu'à confirmer la vé- LIVRE XII. 33q rite de cette doctrine grande, utile et si rare- ment suivie, que le but de tout cet ouvrage est d'inculquer dans les esprits, et dont nous nous garderons bien de remplir nos pages de trop fréquentes répétitions, pour ne pas imiter ces orateurs vulgaires qui allongent leurs ser- mons en répétant leur texte à la lin de chaque paragraphe. Nous nous contenterons de laisser entrevoir que, quoique Sophie se fût malheureusement trompée dans son opinion sur Jones, elle avait des raisons suffisantes pour fonder celte opinion, puisque toute jeune personne se serait abusée comme elle. Je dis plus, si elle eût alors suivi son amant et fût entrée dans cette auberge au moment qu'il la quitta, elle aurait trouvé l'hôte aussi bien instruit de son nom et de ce qu'elle était que la servante de l'auberge d'Upton avait paru l'être. Car, tandis que Jones questionnait tout bas le petit garçon dans un cabinet retiré. Partridge qui n'était pas à l)eaucoup près si délicat, interrogeait tout haut dans la cuisine l'autre guide qui avait accompagné mistress Fitzpatrick. Par ces moyens, rhôle, qui dans 340 TOM JONES, ces sortes d'occasions avait toujours roreille au guet, fut parfaitement instruit de la chute de cheval que Sophie avait faite, de la méprise concernant Jenny Cameron, de toutes les con- séquences du punch , en un mot de presque tout ce qui s'était passé à l'auherge d'où nous avons fait partir nos dames dans un carrosse à six chevaux , la dernière fois que nous avons pris congé d'elles. CHAPITRE VIll. Ne contenant guère que quelques observations singulières. Jones était resté absent pendant une longue demi-heure, quand il rentra précipitamment dans la cuisine pour demander à l'hôte qu'il lui fît savoir à l'instant ce qu'il avait à payer. Quant à Partridge, le chagrin qu'il éprouva tlVRE XII. 341 d'etre obligé de quitter le bon coin de la che- minée et un verre d'excellente liqueur, fut un peu compensé par l'assurance de ne pas voya- ger davantage à pied; car Jones, avec les ar- guments dorés, avait obtenu du postillon qu'il l'accompagnerait jusqu'à l'auberge où il avait conduit Sophie. Mais il n'y avait consenti qu'à la condition que l'autre postillon l'attendrait à l'auberge où ils se trouvaient, parce que, l'hôte d'Upton étant, l'intime ami de l'hôte de Gloces- ter, il pourrait d'un jour à l'autre revenir aux oreilles de ce dernier que ses chevaux avaient fait double course , et que par suite on pourrait lui redemander l'argent de la seconde, qu'il avait sagement le projet de mettre dans sa poche. Nous avons été obligés de rapporter cette circonstance, toute légère qu'elle peut paraître, parce qu'elle retarda long - temps le départ de M.Jones; car l'honnêteté du second postillon était plus grande, vu le prix qu'il y mettait, et elle aurait en effet conté fort cher à Jones, si Paitridge, qui, comme nous l'avons dit, était un garçon subtil, ne lui avail pas adroitement 342 TOM JOKES, donné une demi-couronne à dépenser dans celte même auberge, pour l'aider à attendre sou compagnon. L'hôte n'eut pas plus tôt flairé celte demi -couronne, qu'il s'épanouit et débita avec force un discours si persuasif, que le postillon fut bientôt vaincu, et consentit à prendre une demi-coiuonne de plus pour attendre. Nous ne pouvons nous empêcher d'observer ici que, puisqu'il y a tant de politique dans la classe la plus inférieure du peuple, les grands ont sou- vent trop haute opinion d'eux-mêmes et de leur dissimulation, talent dans lequel ils sont fréquemment surpassés par les derniers des hommes. Les chevaux étant amenés, Jones sauta sur la selle de femme sur laquelle sa chère Sophie avait voyagé. Je dois avouer que le postillon eut la politesse de lui offrir la sienne, mais il préféra l'autre, probablement parce qu'elle était plus douce. Partridge cependant, quoi- (|ue tout aussi efléminé que Jones, ne put supporter la pensée de dégrader sa qualité d'homme; il accepta en conséquence l'ollie du postillon : et Jones nionlé sur la selle dk? MVRE xri. 343 Sophie, le postillon sur celle de mistress Ho- nour, et Partridge juché sur le troisième che- val, se mirent en route et arrivèrent en quatre heures à l'auberge où le lecteur a déjà passé tant de temps. Partridge fut très- gai pendant tout le chemin , qui rappelait souvent à Jones tous les présages de succès qui depuis peu lui avaient été si favorables , et que le lecteur le moins superstitieux doit convenir avoir été singulièrement heureux. D'ailleurs Par- tridge était plus charmé de ce qui faisait l'ob- jet de la poursuite actuelle de son compagnon, qu'il ne l'avait été de le voir marcher à la gloire. D'après ces mêmes présages, qui pro- mettaient le succès à notre pédagogue , il com- mençait à se faire une idée nette de l'amour de Jones et de Sophie, auquel il n'avait fait jusque-là que très-peu d'attention, ayant dans l'origine fort mal jugé les raisons de la fuite de Jones : quant à ce qtii s'était passé à Upton, il avait été beaucoup trop effrayé avant cl après son départ de ce lieu , pour en rien conclure, sinon que le pauvre Jones était tout à-fait fou; d'autant plus qu'il se fondait aus'^i 344 1'D.) 382 TOM JONES, « Je dois l'avouer, Sire, dit Jones ; je n'en avais pas entendu parler aussi favorablement qu'ils semblent le mériter. » « Moi vous dire , reprit le roi, la différence qui existe entre vous et nous : nous voler les Anglais , et les Anglais se voler les uns les autres. » Jones continua à admirer très-sérieusement le bonheur d'un peuple qui vivait sous les lois d'un pareil magistrat. En efl"et,leur bonheur semble avoir été si parfait, que nous devons craindre que quel- que avocat du pouvoir arbitraire ne vienne à citer par la suite celui de ce peuple, comme un exemple des grands avantages de ce gou- vernement sur tous les autres. Nous consentons à accorder ici ce que peut- être on n'aurait pas attendu de nous, c'est que nulle forme limitée de gouvernement n'est ca- pable de s'élever au même degré de perfec- tion, ni de procurer à la société les mêmes avantages. Le genre humain n'a jamais été plus heureux que quand la plus grande par- tie du monde alors connu était sous la domi- ravRB xir. 38-3 nation d'un seul maître, et eel état de bon- heur dura sous le règne de cinq empereurs consécutifs (i). Ce fut le véritable temps de Tàge d'or, et le seul âge d'or qui ait existé depuis l'expulsion d'Éden jusqu'à ce jour, excepté dans l'imagination des poètes. Dans le fait, je ne connais qu'une objection solide contre la monarchie absolue ; le seul dé- faut de cet excellent gouvernement me paraît cire la dilTicidté de trouver un homme en état de remplir la fonction de monarque absolu ; car elle exige ti'ois qualités indispensables et difficiles à trouver dans la race des princes, si l'on en croit l'histoire. La première est un degré suffisant de modération pour que le roi se contente de la puissance qu'il lui est possible d'avoir ; la seconde, assez de sagesse pour sentir son bonheur; et la troisième, assez de bonté pour jouir du bonheur des auti'es, lorsqu'il est non-seulement compatible avec le (t) Nerva, Trajan, Adrien et les deux Antonins- (t.v.) 384 'Jt'OM JONES, sifij, mais même lorsqu'il en est iiii-mèine l'inslrument. J'en conclus qu'un monarque absolu doué de toutes ces qualités peut procurer le plus jjrand bonheur à la société; il faut aussi con- venir que le pouvoir absolu rerais entre les mains d'un prince à qui toutes ces qualités manquent, doit probablement y causer le plus i,Tand malheur. Enfin notre religion nous fournit également l'idée des bénédictions ou des malédictions que peut produire le pouvoir absolu. Les pein- tures du Paradis et de l'Enfer nous en placent devant les yeux, des images fidèles. Quoique le prince de ce dernier empire ne puisse avoir d'autre puissance que celle qu'il tient origi- nairement du souverain tout puissant qui règne dans le premier, il paraît clairement prouvé ])ar l'Écriture que le pouvoir absolu est aban- donné au diable dans sou royaume infernal. C'est véritablement le seul pouvoir absolu qui, aux termes de l'Écriture, i)uisse être dé- rivé du ciel. Si donc les diflërenles tyrannie» qui pèsent sur la terre peuvent justifier cpi'elles LIVKE XII. 385 émanent d'une aiitorilc divine, le droit de ceux qui les exercent dérive sans doute de la concession originaire faite au prince des ténè- bres, et ces délégations subordonnées doivent en conséquence provenir immédiatement de celui dont elles portent si évidemment l'em- preinte. Enfin pour conclure, puisque les exemples de tous les siècles nous montrent que les hommes en général ne désirent le pouvoir que pour faire le mal , et que quand ils l'ont une fois obtenu, ils ne s'en servent pas pour un autre usage, ce serait manquer tout-à-fait de prudence que de hasarder un changement, en nous fondant sur deux ou trois exceptions contre mille exemples trop faits pour nous alar- mer. Il sera beaucoup plus sage, en ce cas, de se soumettre à un petit nombre d'inconvénients, résultant de la sourde impassibilité des lois, que de vouloir y remédier en portant ses plain- tes à l'oreille toujours ouverte d'un tyran pas- sionné. L'exemple des Égyptiens, quoiqu'ils puissent avoir été long -temps heurojix sous celle forme 386 TOM joîfts, de gouvernement, ne peut être ici d'aucune autorité. N'oublions pas le point très-essentiel par lequel ils diffèrent de tous les autres peu- ples, et auquel ils doivent peut-être entière- ment leur bonheur : c'est qu'ils n'ont point parmi eux de fausses idées de l'honneur, et qu'ils regardent la honte comme le pire de tous les chàuments. CHAPITRE XIL Dialogue entre Jones et Partridge. Nous ne doutons pas que les amis honnêtes de la liberté ne nous pardonnent cette longue digression à laquelle nous nous sommes laissé entraîner à la iin dn chapitre précédent, de peur que noire histoire ne servît à l'affermisse- ment de la doctrine la plus pernicieuse rjtie l'in- LIVRE Xfl. 387 tcrèl sacerdotal ait jamais eu la méchanceté ou l'impudence de prêcher. Quand l'orage fui passé, M. Joues prit congé de sa Majesté Égyptienne, après l'avoir beau- coup remerciée de son obligeante courtoisie, et se mit en route pour Coventry, oîi , la nuit étant encore noire, un Égyptien fut chargé de le conduire. Jones, en perdant sa route, avait fait onze milles au lieu de six, et la plus grande partie dans des chemins alireux, où l'on n'aurait pu hâter le pas, aurait-on eu besoin d'aller cher- cher une sage-femme. Il n'arriva à Coventry qu'un peu avant midi , et il ne put en repartir qu'à deux heures passées, car il n'était pas fa- cile de trouver alors des chevaux de poste; et le valet d'écurie et le postillon, moins impatients que lui , aimaient mieux imiter la disposition tranquille de Partridge, qui, ne s'étant pas nourri de sommeil, saisissait toutes les occa- sions d'y suppléer par toute autre espèce de nourriture; aussi n'était- il jamais plus heureux que d'arriver dans une auberge, et jamais plus facile que lorsqu'il fallait repartii*. 388 TOM JOKES, Jones voyageait eu poste; nous le suivrons donc de la même manière, d'après noire usaije et les règles de Longin. De Coventry , il aniva à Daventry , de Davenlry à Stratford , de Strat- ford à Diinsiable le lendemain , un peu après midi, et quekpi es heures seulement après le dé- part de Sophie. Quoique obligé d'y rester plus long-temps qu'il n'aurait voulu, pendant qu'un maréchal ferrait , avec beaucoup de réflexion , le cheval de poste qu'il devait monter, il ne doutait pas qu'il ne rejoignît Sophie avant qu'elle ne fût repartie de Saint-Albans, où il pensait, et avec beaucoup de raison, que my- lord devait s'arrêter pour diner. S'il ne s'était pas trompé dans sa conjec- ture, il y aurait très-probablement rencontré son ange ; mais malheureusement, mylord avait ordonné qu'on lui préparât à diner chez lui à Londres; et pourpouvoir y arriver à temps, il avait demandé qu'on lui envoyât un relais à Saint Albans; de sorte que Joues eu y arri- vant apprit que le carrosse à six chevaux en était parti depuis deux heures. Quand même les chevaux de poste eussent I-'.VRK XII. 3 89 éîé prêts siir-le-cliamp, ce (jiii ne pouvait être, il paraissait tellement impossible d'at- teindre le carrosse avant qu'il fût arrivé à Londres, que Partridge crut alors avoir. une occasion favorable de rappeler à son ami une* chose quïl semblait avoir absolument oubliée. Le lecteur la devinera sans doute , quaud nous l'aurons instruit que Joues n'avait man- gé qu'un œuf poché, depuis son départ du cabaret où il avait rencontré pour la première fois le guide qui avait mené Sophie ; car avec les Égyptiens il n'avait nourri que sou esprit. L'aubergiste fut de l'avis de M. Partridge. Aussitôt qu'il eut entendu ce dernier invi- ter son ami à rester pour dîner, il mit son mot dans la conversation, et rétractant la promesse qu'il avait faite de fournir des che- vaux sur-le-champ, assura M. Jones qu'il ne perdrait pas de tems en commandant son diner, qui, lui dit-il , pourrait être servi bien long-temps avant qu'on eût ramené les che- vaux des champs et qu'ils eussent mangé l'avoine. 3()0 TOM JOîTES, Jones y consentit enfin, déterminé siirtonl par le dernier argument de l'aubergiste. Aus- sitôt une épaule de mouton fut mise au feu. Tandis qu'elle cuisait, Partridge, admis dans le même appartement que son ami , ou autre- ment sou maitre , se mit à le haranguer de la manière suivante : « Certainement, monsieur, si jamais hom- me mérita une jeune dame, vous méritez la jeune madame Western. Quelle abondante provision d'amour ne faut-il pas avoir en effet, pour pouvoir s'en nourrir, comme vous le faites, sans prendre aucune autre nourri- ture ! Je suis sûr que j'ai mangé trente fois autant que Votre Honneur dans ces dernières \ingt-quatre heures, et cependant je meurs presque de faim, car rien ne donne autant d'appétit que de voyager , surtout par un temps aussi froid. Et cependant je ne puis dire comment il se fait que Votre Honneur semble jouir dune santé parfaite: jamais vous ne m'avez paru ni mieux portant ni plus frais de votre vie. Il faut absolument que ce soit d'amour que vous viviez. » TitVRE XII. 391 «c Et c'est aussi, Partridge, iin mets très- nourrissant , répondit Jones. Mais la fortune ne m'en a-t-elie pas envoyé hier un excellent ? T'imagines-tu donc que je n'aie pas de quoi vivre pour plus de vingt-quatre heures avec ce cher portefeuille ? » « Sans doute, s'écria Partridge, il y a dans ce portefeuille de quoi acheter des provisions pour faire beaucoup de bons repas. La fortune l'a envoyé à Votre Honneur bien à propos, car l'argent de Yotre Honneur doit être bien près de sa fin, » «Que veux-tu dire.^ répliqua Jones, tu n'imagines pas, j'espère, que je sois assez mal- honnête pour cela, même quand il appartien- drait à toute autre personne qu'à miss Wes- tern. » «Malhonnête! reprit Partridge; le ciel me préserve de manquer à Votre Honneur à ce point. Mais où serait donc la malhonnêteté d'emprunter une petite somme pour la dépense courante, puisqu'il n'est pas douteux que vous pourrez la rendre par la suite à la jeune per- sonne ? Sans contredit , je veux que Votre 392 TOM 30SES, Honneur la rende, à quelque prix que ce soit, et aussitôt que vous en trouverez une occasion convenable ; mais où serait le mal de s'en servir à présent que vous en avez besoin? Ah ! si le portefeuille appartenait à une per- sonne pauvre , ce serait tout autre chose; mais une aussi grande dame ne peut assuré- ment avoir besoin de l'argent qu'il renformc , surtout à présent qu'elle voyage avec un lord qui, sans aucun doute, lui procurera tout ce qui lui sera nécessaire. D'ailleurs, s'il arrivait qu'elle eût besoin de quelque chose, elle ne pourrait avoir besoin du tout ; je lui donne- rais donc le peu dont elle aurait besoin , mais je consentirais plutôt à être pendu que de déclarer que j'ai trouvé le billet, et surtout avant d'avoir de l'argent à moi ; car j'ai enten- du dire que Londres était le pire lieu du monde pour y èlre sans argent. Eu vérité, si je n'a- vais pas su à (jui cet argent ajipartenait, j'au- rais pu penser qu'il venait du diable, et crain- dre de m'en servir ; mais, comme vous savez le contraire, et qu'il vous est parvenu honnê- tement, ce serait faire un affront à la fortune LIVRE XII. 393 de se défaire du tout au moment même ou vous eu avez le plus pressant besoin : vous ne pouvez guère vous attendre qu'elle vous réserve un autre avantage du même genre; la fortune n'est pas constamment favorable, fortuna nuuquavi perpétua est bona. Vous ferez comme il vous plaira , malgré tout co que je dis; mais, quant à moi, je consentirais plutôt à être pendu que d'en souffler un seul mot. » «< Autant que je puis voir, Partridge, dit Jones, la potence est une chose, non longé alien um à Scœvolœ studus (i). — Vous ain"iez dû dire alieniis, dit Partridge. Je me rappelle le passage; c'est un exemple qui se trouve dans le dictionnaire latin , sous le mot com- munis: communis, aliénas, immunis, ^variis casi- bus serviunt. — Si tu te le rappelles , dit Jones , je vois que tu ue le comprends pas. Mais je te dirai, mon ami, en langage plus simple, que celui qui trouve la propriélé d'un autre , (i) Qui II al pas élrarghrc aux cntrL's de Scépofd ; allu- ion à un passage de Citéroii. ( V.d.) 394 I'OM JOWLS, et la retient volontairement au lieu de la ren- dre à celui à qui il sait qu'elle appartient , ne mérite pas moins, in for o conscîendœ , d'être pendu que s'il l'avait dérobée. Quant à ce bil- let, qui est la propriété de mon ange, et qui a été en sa chère possession, il n'y a point de considération qui puisse m'engager à le re- mettre en d'autres mains que les siennes. Non, quand je serais aussi afïamé que toi, et quand je n'aurais pas d'autres moyens de sa- tisfaire mon appétit dévorant, j'espère que j'en aurai fait la restitution ce soir avant de me coucher; mais s'il en arrivait autre- ment , j'exige de toi, si tu ne veux pas encou- rir ma disgrace pour toujours , de ne plus m'offenser par la simple proposition d'une bassesse aussi détestable. » « Je ne vous aurais pas fait cette proposi- tion si elle m'avait paru telle, s'écria Par- tridge ; car je vous proteste qu'une vilaine action me répugne autant qu'à tout autre. Mais peut-être vous en savez plus que moi; j'aurais pu imaginer cependant que je n'avais pas vécu jusqu'à mon âge et rempli si long- LIVRE xir. 3^5 temps les fonctions de maître d'école, sans être eu état de distinguer \e. fas du nefas (i). Mais je vois qu'il nous faut tous passer notre vie à nous instruire. Je me souviens que mon vieux maître d école , qui était prodigieusement savant , avait coutume de dire : Polly matetc cry town is my dascalon, et, ajoutait-il, cela voulait dire qu'un enfant peut quelquefois apprendre à sa graud'mère à manger des œufs. J'ai bien profité, vraiment, si j'en suis réduit à apprendre encore ma grammaire, Peut-être, jeune homme, changerez -vous d'opinion, quand vous arriverez à mon âge ; car je me souviens que quand je n'avais que vingt-un à vingt-deux ans, je me croyais déjà aussi sage que je le suis maintenant. Je vous assure que j'ai tou- jours enseigné alienus, et que mon maître l'a toujours lu ainsi devant moi. » Il y avait peu d'occasions où Partridge pût provoquer la colère de Joues, et il n'y en avait (i) C'est une de ces phrases classiques, prononcées de manière à ressembler à des mots de la langue vulgaire. (Éd.) 396 TOM JONES, guère où Partridge pût être entraîné à lui manquer de respect ; malheureusement ces deux circonstances se rencontrèrent ici. Nous avons déjà vu que Partridge ne pouvait souf- frir qu'on attaquât son savoir : Jones, de son côté, se trouva blessé de quelques passages de son dernier discours ; jetant donc sur son compagnon un regard dédaigneux, chose qui ne lui était pas ordinaire, il lui dit : « Partridge, je vois que tu es un vieux fou extrêmement entêté, je souhaite que tu ne sois pas aussi un vieux coquin; je te proteste que si j'étais aussi convaincu de l'un que de l'autre , tu ne voyagerais pas plus loin avec moi. » Le sage pédagogue , satisfait du libre cours qu'il avait donné à son indiguation , rentra en lui-même, comme le limaçon dans sa coquille. Il répondit à Jones qu'il était fâché d'avoir pro- féré le moindre mot qui eût pu l'offenser, et qu'il n'en avait jamais eu Tintenlion : mais, «' Personne n'est sage à toute heure , nemo vmnibiis horis sapit. » Jones avait à-peu-près tous les défauts d'un caractère vif, mais aussi il n'avait aucun de I,IVRE Xtl. 397 ceux qui appartiennent à un tempérament froid ; et si ses amis étaient obligés d'avouer qu'il s'emportait un peu trop facilement, ses ennemis ne pouvaient nier qu'il ne s'apaisât aussi vite. Il ne ressemblait point à la mer , dont les vagues sont plus violentes et plus dangereuses lorsque l'orage vient de passer. Il accepta aussitôt les excuses de Partridge, lui serra la main de l'air le plus affable, et lui parla avec affection en se condamnant lui- même très-sévèrement , quoique peut-être moins sévèrement encore qu'il ne le sera pai- un grand nombre de mes lecteurs. Partridge sentit ranimer tout son courage , dès que sa crainte d'avoir offensé son maître fut dissipée , et son orgueil satisfait de l'aveu que Joues avait fait de ses torts. Les plus grands à ses yeux étaient de l'avoir accusé d'i- gnorance ; il répéta entre ses dents : « Certai- nement , monsieur, vos connaissances peuvent être supérieures aux miennes à quelques égards ; mais , quant à la grammaire , je crois pouvoir défier tout ce qu'il y a de savants 398 TOM JONES, dans le monde ; je crois que je la sais sur le bout de mes doigts. » Si quelque chose pouvait ajouter au bon- heur dont le pauvre diable jouissait en ce mo- ment, ce fut l'arrivée d'une excellente épaule de mouton , qui à l'instant même fut servie toute fumante sur la table. Après s'en être tous les deux abondamment rassasiés, Jones et Partridge remontèrent à cheval , et se mi- rent en chemin pour Londres. CHAPITRE XIIL Ce qui arriva à ^I. Jones sur la i ouïe de St-Albaiis à Londres. Its étaient à environ deux milles par-delà Barnet, à l'entrée de la nuit, lorsqu'un homme d'assez bonne mine, mais monté sur un fort LIVRE xrr. 399 mauvais cheval, vint à Joues, et lui demanda s'il allait à Londres. Jones lui répondit que oui. L'inconnu ajouta : « Je vous serais obligé, monsieur, si vous vouliez me permettre de vous accompagner , car il est tard , et je ne connais pas la route. » Jones y consentit vo- lontiers , et ils continuèrent à voyager en- semble, tenant les discours d'usage dans de semblables occasions. La conversation roula principalement sur les voleurs : l'étranger en témoignait une gran- de peur ; mais Jones déclara que , n'ayant pas grand'chose à perdre, il avait peu de chose à craindre. Partridge ne put s'empêcher de pla- , cer sou mot. «Votre Honneur, dit-il, peut re- garder cela comme peu de chose, mais je vous proteste que si j'avais , comme vous, dans ma poche un billet de cent livres sterling , je se- rais très-fàché de le perdre. Quant à moi, je n'ai jamais eu moins de peur dans ma vie; car nous sommes quatre , et si nous nous tenons bien à côté les uns des autres, l'homme le plus hardi de toute l'Angleterre ne pourrait nous voler . En supposant qu'il eût un pistolet , il ne pour- /,(K) TOM JOÏfES, rait tuer qu'un de nous, et un homme ne peut mourir qu'une fois. — Voilà ce qui me rassure, un homme ne peut mourir qu'une fois. » Outre sa conGance dans la supériorité du nombre, sorte dé valeur qui a élevé une cer- taine nation parmi les modernes à un haut • degré de gloire , il y avait un autre motif du cou- rage extraordinaire que Partridge montrait en cette occasion , car il avait alors tout celui que le vin pouvait donner. Nos vopgeurs étaient arrivés à un mille de Highgate, quand l'étranger se tourna toul- à-coup sur Jones, et tirant un pistolet de sa poche, lui demanda ce petit billet de banque dont Partridge avait fait mention. Jones fut d'abord un peu étourdi de cette demande imprévue ; cependant il reprit bientôt son sang-froid , et dit au voleur que tout son argent était à son service. En di- sant ces niots, il tira de sa poche trois gui- nées avec quelques shillings , et les lui offrit. Mais l'autre lui répondit en jurant, que cela ne faisait pas son compte. Jones répliqua froi- LiVRK xri. 4or dement qu'il en était bien fàclié et remit l'ar- gent dans sa poche. Le voleur, lui posant le pistolet presque sur la gorge, le menaça alors de tirer, s'il ne lui donnait pas sur-le-champ le billet de ban- que. Jones saisit aussitôt sa main , qui trem- blait si fort qu'il pouvait à peine tenir le pis- tolet, et il en détourna le canon; il s'ensui- vit alors une lutte dans laquelle Jones arracha le pistolet de la main de son antagoniste , et tous deux tombèrent ensemble à bas de leurs chevaux , le voleur sur le dos , et Jones sur le voleur. Le pauvre diable commença alors à deman- der grace au vainqueur; car, réellement, il n'était pas de force à se défendre contre Jones. « Ci'oyez bien, monsieur, lui dit-il, que je n'ai pu avoir l'intention de tirer sur vous, car vous verrez que le pistolet n'était ]ias chargé. C'est le premier vol que j'aie ja- mais tenté de commettre, et j'y ai été forcé par la misère. » Dans le môme moment, à trois cents pas en- viron , une autre personne étail étendue à 402 TOM JONES, terre, criant grace beaucoup plus fort que le voleur. C'était Partridge lui-même, qui, en cherchant à se sauver de la bataille, avait été renversé de sou cheval, et le visage contre terre, n'osant lever la tète, était là, s'atten- dant à chaque minute à être assassiné. Il demeura dans celle posture jusqu'à ce que le guide, qui n'était inquiet que de son cheval, après l'avoir rattrapé, fût retourné à lui, et l'eût assuré que son maître avait eu l'avantage sur le voleur. Partridge sauta de joie à cette nouvelle, et accourut à l'endroit où Jones, Tépée nue à la main, tenait le pauvre diable en respect; ce que Partridge n'eut pas plus tôt aperçu, qu'il s'écria :« Tuez le scélérat, monsieur ; passez- lui votre épée au travers du corps, tuez-le sur-le-champ. » Heureusement pour le pauvre voleur, il était tombé dans des mains plus miséricor- dieuses; car Jones ayant examiné le pistolet, et trouvé qu'il n'était réellement pas chargé, commença à croire lout ce que le voleur lui avait dit, avant que Paitridge fût de retour, I.IVRE xir. 4o3 qu'il était novice dans le métier , et qu'il y avait été entraîné par la misère, la plus cruelle en effet qu'on puisse imaginer, celle de cinq enfants mourant de faim et d'une femme en couche du sixième, dans le déniiment le plus complet. Le voleur , en afGrmant la vérité de toutes ces circonstances , offrit d'en convaincre M. Jones, s'il voulait prendre la peine d'aller jusqu'à sa maison, qui n'était pas à plus de deux milles, ajoutant qu'il ne demandait grace qu'à la condition de prouver tout ce qu'il avait avancé, Jones feignit d'abord de prendre le mal- heureux au mot, et de vouloir aller avec lui, lui déclarant en même temps que son sort dé- pendait entièrement de la vérité de son récit. Le pauvre voleur témoigna alors tant de joie , que Jones fut tout-à-fait convaincu de sa vé- racité, et commença à éprouver quelques senti- ments de compassion pour lui. Il lui rendit son pistolet, lui conseilla de chercher des moyens plus honnêtes de se tirer de la misère, et lui donna deux guinées pour les premiers secours nécessaires à sa femme et à ses en- 4o4 TOM JOITES, fants, ajoutant qu'il aurait désiré en avoir da- vantage à son service, mais que les cent livres dont on avait fait mention ne lui apparte- naient pas. Nos lecteurs seront probablement partagés d'opinions en jugeant cette action de Jones. Quelques-uns l'approuveront peut-être comme un acte d'humanité extraordinaire, tandis que ceux dont le caractère est plus sévère, la con- sidéreront comme un oubli de cette justice que tout homme doit à son pays. Partridge en- visageait sans doute la chose sous ce point de vue; car il témoigna beaucoup de mécontente- ment en cette occasion , cita un vieux pro- verbe, et dit qu'il ne serait pas étonné que le coquin ne revînt les attaquer avant qu'ils eussent atteint Londres. Jamais on ne donna plus de témoignages de reconnaissance que le voleur; il versa des larmes, ou feignit d'en verser; il jura qu'il allait s'en retourner sur-le-champ, et qu'il ne commetirait plus désormais un pareil crime. Tint-il ou non sa parole, c'est ce que nou<; pourrons savoir par la suile. MVRE xir. 4o5 Nos voyageurs ayant remonté à cheval, arrivèrent à Londres sans autre accident, Uu dialogue intéressant eut lieu sur la route entre Jones et Partridge , au sujet de leur dernière aventure. Jones exprimait beaucoup de com- passion pour ces malheureux voleurs de grands chemins , entraînés trop souvent par l'inévi- table misère à uu genre de vie contraire aux lois , qui les conduit généralement à une mort honteuse. «Je ne veux parler, dit-il , que de ceux dont le plus grand crime ne va que jus- qu'à voler, et qui ne se rendent jamais cou- pables d'oflenses graves , ni de cruautés envers personne; circonstance qui, je dois le dire à l'houneur de notre pays, distingue les voleurs d'Angleterre de ceux de tous les autres pays , où le meurtre est presque toujours inséparable du vol.» « Sans contredit, répondit Partridge, il est bien moins criminel de prendre l'argent de (piehju'un que de prendre sa vie; mais il n'en est pas moins dur pour d'honnêtes gens de ne pouvoir voyager pour leurs aflaires , sans 4«)6 TOM JOîfES, être en danger d'être attaqués par ces scélé- rats; certainement il vaudrait mieux que tous les coquins de cette espèce fussent pendus , que d'exposer un seul honnête homme à en être la victime. Quant à moi, je l'avoue, je ne me soucierais pas d'avoir trempé mes mains dans le sang d'aucun d'eux ; mais il serait très- bon que la justice les fît pendre tous. Quel droit un homme a-t-il de me prendre, ne fût- ce que six pences , à moins que je ne les lui donne .^ Y at-il la moindre honnêteté dans un pareil homme? » «Non sûrement, répliqua Jones , pas plus que dans celui qui prend des chevaux dans l'écurie d'un autre , ou qui applique à son usage l'argent qu'il trouve, quand il sait à qui il appartient légitimement. » Ce petit avis ferma la bouche à Partridge. Il ne la rouvrit plus que lorsque Jones eut lancé en riant quelques plaisanteries sur sa poltronnerie , et ce fut pour essayer de s'ex- cuser sur l'inégalité des armes à feu, en disant; « Mille hommes sans armes ne sont rien contre LIVRE xri. 407 un pistolet ; car quoiqu'il soit vrai qu'il ne puisse tuer qu'un seul homme à chaque dé- charge, qui peut me dire que cet homme-là, FIN DU DOUZIEME LIVRE ET DU TOME QUATRIÈME. UHr A '^^ This book is Çyj^el J^-^ '"" .^' •1 > ! 5 n^ ■ UC SOUTHERN REGIONAL LIBRARY FAC^ ^y^ ^ ■ililllilll p B 000 000 966 2 ^. Min. PR 3k5k T59F v.U N^, Ifc.^^ ^^^■^n