THE LIBRARY OF THE UNIVERSITY OF CALIFORNIA LOS ANGELES SYDNEY SMITH //;/ -. DU MEME AUTEUR Dans rinde. Ouvrage couronne par iAcademie francaise). i vol. in- 1 6, hroche 3 tr. 50 SYDNEY SMITH ET LA Renaissance des Idees liberales en Angleterre au xix*^^ siecle I' A i; A. CHEVRILLON 4- PARIS LIBRAIHIK HACHETTE ET C' 79, li (J U I, E V A H D S A I N T - G K H M A I N , J (J 1894 Oriiilt Dans ce pays, « dans cette extremite osseuse de I'Angleterre, sur cette terre de Calvin, du soufre et des gateaux d'avoine* », Sydney Smith passa.cinq ans. Edimbourg n'etait pas alor? aussi strictement pu- ritaine que le reste de TEcosse. Une societe bril- lante de jeunes lords anglais attires par TUniver- site, avait tempere Tame farouche de ce peuple pres- byterien. On y avait meme ouvert un theatre, pru- demment, sans succes tout d'abord. On commentjait a connaitre les bals -. On s'interessait a autre chose qu'a la theologie, mais les distractions favorites res- taient austeres. La discussion religieuse et meta- physique, les -debats litteraires, les considerations de morale, les sermons passionnaient un peuple raisonneur avant tout, a la fois erudit et religieux. Les femmes y apprenaient Ic grec et la chimie ^ 1. That knuckle end of England; that land of Calvin, oat cakesand sulphur. (Sydney Smith.) Cf. Stendhal : « Jc nedirai rien du terrible dimanche ecossais, aupres duqucl celui de Londres semblc une partie de plaisir. Ce jour destine a hono- rer le ciel est la meilleurc image dc I'enfer que j'aie jamais vuc sur la terre. « Ne marchons pas si vite, disait un Ecossais en <( revenant de I'Eglise a un Fran(;ais, son ami, nous aurions I'air de nous promencr. {De I'Amour.) 2. Voir Cockburn, Memorial, p. 26. 3. « Edimbourg forme un contraste complet avec Londres. Comme Rome, elle semble plutut le sejour de la vie contem- plative. Le tourbillon sans repos et les interets inquiets de la vie active sont a Londres. Edimbourg me semble payer le tribut au malin par un pcu de disposition a la pedantcrie. Le temps ou Marie Stuart habitait le vieux Holyrood, et ou Ton assassinait Ricio dans ses bras, valaient mieux pour 14 SYDNEY SMITH. « Les gens du peuple, ecrivait Sydney Smith, con- naissent a fond leur Bible, ce sont de formidables critiques, beaucoup d'entre eux sont de prenriiere force en controverse theologique. « On causait done beaucoup a Edimbourg, ou plutot on y dissertait, on aimait a manier les idees, non pour en jouer comme au xvui*^ siecle, dans les salons de Paris, pour s'en amuser comme de choses legeres et bril- lantes, reservees a une societe raflinee qui s'entend a demi-mot, avec un sourire, en dedaignant les consequences pratiques, mais longuement, serieuse- ment, avec conscience et passion. Les Ecossais faisaient de la casuistique en ergoteurs*, a coups d'arguments, avec lenteur et conviction, avec une ingeniosite penible, mais habile a suivre laborieuse- ment le fil embrouille du raisonnement, a decouvrir aux objections des reponses subtiles, avec tenacite, methode, patience et lourdeur. « II faut, « disait Smith, » une veritable operation chirurgicale pour « enfoncer une plaisanterie dans une cervelle ecos- « saise. Ce qu'on entend ici par faire de I'esprit % « c'est eclater violemment de rire a intervalles fixes. ramour et routes les femmes enconviendront queceuxou Ton discute si longuemeut, et meme en leur presence, sur la pre- ference a accorder au systeme plutonien sur le vulcanien. » (Stendhal, De I'Amow.) 1. L'Universite formait les jeunes gens a la controverse philosophique et litteraire, les Debating Societies etaient nombreuses. Cockburn en decrit deux : The Speculative ex. The Academical. 2. Wit or rather that variety which under the name oi Wut is so distressing to people of good taste. (Sydney Smith.) LA JEUNESSE DE SYDNEY SMITH. I 5 « La metaphysique les occupe a ce point qu'ils « Tassocient a Tamour. Au bal, au moment ou la « musique s'arretait, j'ai entendu une jeune fille « s'ecrier : « Ce que vous dites, mylord, est juste « de Tamour dans Tabstrait * 1 « Mais, la-dessus, « les violons reprirent furieusement et je n'entendis « plus rien. » Au fond, ce qui manquait a cette societe si intelligente et si erudite, ce qu'on ne rencontrait ni dans les livres de professeurs, ni dans les articles des journalistes, ni dans les ser- mons des pretres, ni dans les propos de club des eiudiants, c'etait le sens poetique, la faculte d'emo- tion, Tapercu intuitif et rapide. En revanche, une pensee lucide ^, precise, logique, dogmatique, refusant de bondir aux grands points de vue en sautant par-dessus les intermcdiaires, mais habile a deduire, a preciser Ic sens des termes par lesquels elle s'exprime. C'etait bicn lii Tcsprit ideologue. Depuis longtemps, il distinguait les ecrivains ecossais : Hume, A. Smith, Th. Reid, Robertson, Tavaient manifeste. Quand Sydney Smith arriva a Edimbourg, iletait aussivivant dans Dugald Stewart, Erskin, F"erguson, Playfair et Jeffrey. Au contact de ces esprits, Sydney Smith com- mence a penser ct dcvicnt ecrivain. C'est la Tevene- 1. Memoir, p. i8. « What you say mylord is very true of love in the aibstract, but! — Here the fiddlers began fiddling furiously and the rest was lost. » 2. Un type coniplet d'Ecossais, raisonneur, intellectual, logique, est lord Mcadowbank dccrit par Cockburn. [Memo- rial, 124.) I 6 SYDNEY SMITH. ment principal de cette periode de sa vie. — En atten- dant, il s'occupe de son eleve Michel Beach, plus tard de William Beach, le second fils du Squire. II les fait travailler, il les conduit dans le monde, il etudie la medecine et prend part le soir aux discus- sions metaphysiques qui s'engagent dans les salons. En 1800 il epouse une amie d'enfance a laquelle il etait fiance depuis longtemps. Elle etait de famille riche et n'apportait qu'une tres petite dot : de son cote Smith n'avait pour capital que six petites cuil- lers d'argent. Un jour, raconte Lady Holland, dans Felan et la folic de sa joie, il se precipita dans la chambre de sa fiancee et les jeta sur ses genoux en criant : « Tenez, Kate, heureuse fille,a vous toute ma « fortune ! » C'est avec cette vaillance et cette alle- gresse qu'il pretait ses epaules au fardeau d'un me- nage. Les enfants vinrent ; ils tomberent malades. Sydney Smith luttait avec joie contre la pauvrete, prechant et publiant force sermons, toujours actif, toujours confiant, le plus brillant d'une bande de jeunes gens, Horner, Brougham, Jeffrey, Murray, Allen, Brown, qui devaient tous laisser leur sillon. '( C'etait, dit Cockburn, une troupe d'amis pleins « d'espoir,d'ambition,de gaiete,reunisparleursidees « politiques, qui les separaient du reste de la ville. » En pleine periode de reaction contre la Revolution frangaise, en plein regime de repression et de con- trainte, ces jeunes gens qui se pressaient au cours de Dugald Stewart reprenaient, les ideas liberales de Locke et d'Adam Smith, et s'appretaient arelever le LA JEUNESSE DE SYDNEY SMITH. 1 7 drapeau whig. De la un mouvement rapide, un travail fervent d'idees chez ces enthousiastes raison- neurs ; tous les jours ils se reunissaient chez Smith ou chez Horner; plus tard ils fonderent un club. On y rencontra bientot le philosophe Stewart, le physicien Playfair, I'essayiste Archibald, leromancier Walter Scott, les savants et les hommes de lettres qui, en 1802, faisaient d'Edimbourg la capitale pensante de la Grande-Bretagne. Aux jours de sourde fermentation qui precedent les grands chan- gements sociaux, de jeunes talents se sontainsi sou- vent groupes spontanement ^ Plus ou moins con- fusement ceux-ci sentaient qu'ils traversaient une periode de transition, que I'Angleterre touchait a la fin d'une de ses epoques, que de nouveaux besoins la travaillaient profondement, que ses conditions d'existence changeaient, que son ame se transfor- mait. Un nouvel esprit naissait qu'allait manifester une nouvclle litterature,comme cent ansauparavant, entre Milton ct Addison, une nouvclle litterature avait paru. En effet, au debut du xvni'= siecle, TAn- gleterre avait passe par une crisc du meme genre. Non seulement la nature et les rapports des grands pouvoirs politiques s'etaient modifies, mais on avait vu changer les elements mC'mes ct la structure dc la societe, avec toutes les grandes idees regnantes. Entre 1688 et 17 10 les classes commcrfantes avaient grandi, la bourgeoisie s'etait instruite et s'etait mise a lire, les villes s'etaient pcuplees, les yeomen ' Par exemple, en France, le Globe. I 8 SYDNEY SMITH. avaient disparu, I'esprit puritain etait mort, I'eclat de la cour s'etait eteint, la litterature, entre les mains de de Foe,d'Addison, de Steele s'etait faite pratique, morale, moyenne ; une prose nouvelle, allegee et eclaircie, I'avait mise a la portee de tous;la Religion tranquille, decente, raisonnable s'etait rapprochee de la terre; un nouveau type ideal, celui du gentleman moderne avait surgi, et la Revolution qui changea la dynastie n'avait ete que le gros fait saillant et visible qui manifestait une revolution interne etpro- fonde de TAngleterre et de Tesprit anglais. Dans la portion pensante de la nation, ce travail s'etait re- flechi et traduit par un mouvement d'idees : les pam- phlets pour et contre le droit divin du roi, les theories sur I'origine des societes, sur la nature et la valeur du pacte social, les querelles theologiques, les ba- tailles des croyants et des athees, les luttes philoso- phiques avaient passionne tous les esprits; Locke, Filmer, Hobbes, Dryden, Shaftesbury, Mandeville, plus tard Butler, Swift, Addison, chaque penseur avait dresse un programme de morale ou de gouver- nement. En 1802 il y a un programme semblable a dresser; Sydney Smith et ses amis sont les premiers a le sentir et ils fondent la Revue d^Edimboiirg. « A Edimbourg, racontait plus tard Sydney Smith, « je m'etais lie avec beaucoup de monde et specia- « lement avec MM. Brougham, L. Murray etJetfrey, « dont les opinions politiques etaient un peu trop « liberales pour le patriotisme desDundas — (on salt « que cette dynastie avait la main haute sur lenord du LA JEUNESSE DE SYDNEY SMITH. 1 9 « Royaume-Uni). Uii jour lehasard nous ayantreunis « chez Jeffrey, je proposal la creation d'une revue. « Cetteidee fut recue par des acclamations et le titre « de directeur me fut decerne. Je restai a Edim- '.t bourg assez longtemps pour publier le premier « numero. J'avais propose I'epigraplie suivante : « Tenui musam mcditamur avena. n « Nous cultivons la litterature pour un petit « pain d'avoine' ». — La chose etaittrop vraie pour « qu'on acceptat cette devise, et nous empruntames « notre exergue a P. Syrius, dont j'imagine que pas « un d'entre nous n'avait lu une syllabe. » Remarquez la devise qu'ils choisissent : Judex damnatur cum nocens absolvitur. Elle fait pres- sentir Tesprit et le ton de leur revue. Ces jcunes gens se posent en juges ; ils se constituent en jury responsable. Avec tenue, dignite, avec la gravite qui convient a des magistrats, ils vont s'acquitter de leurs fonctions. lis nc lancent pas de manifeste, ils ne proclament pas avec ferveur des verites qui vont transformer la societe, regenerer Thommc, renouveler Tart. Lcs jeunes rcdacteurs ne sont ni des theoriciens ni des enthousiastes sentimen- taux. lis sont fils du xviii'^ siecle anglais, c'est- a-dirc observateurs prudents, analystes soucieux des consequences pratiques, a la verite imbus de quelques principes genereux, amis de la tolerance, I. « We cultivate literature upon a little oat meal » (on sait que la farinc d'avoinc est le fond de la nourriturc ccos- saisc). 20 SYDNEY SMITH. ennemis du pouvoir absolu et centralise, mais ha- bitues a etablir leurs principes sur des raisons tirees de Tordre des faits, decides a combattre, non pour les droits de rhonime, mais pour les droits du citoyen anglais, whigs en un mot, c'est-a-dire a la fois liberaux et conservateurs, ennemis des theo- ries pures, faisant de la politique une affaire d'expe- rience et d'induction. Sydney Smith, Brougham, Horner, Jeffrey, tons les fondateurs de la Revue sont des tetes claires, bien construites, solidement meublees , quelques-unes elegamment meublees. Nul elan de jeunesse, nulle impetuosite dans leurs premiers ecrits, nulle trace de sensibilite neuve, rien de cette faculte de sympathie et d'imagination, rien de ce mysticisme qui par Wordsworth, Shelley, Keats, va renouveler la litterature anglaise. Par leur esprit lucide, dogmatique et court, ils appar- tiennent a Tepoque classique et sont ennemis du romantisme. Jeffrey, le principal redacteur, celui dont la Revue ale plus longtemps garde Tempreinte, a justement les memes qualites et les memes defauts que Hume, que Gibbon ou que Johnson. Son esprit ressemble a ces lampes qui, projetant un puissant rayon, eclairent violemment un champ limite de I'espace ou les objets font saillie avec un relief vigoureux et complet. Au dela, a droite et a gauche, la nuit complete, nulle degradation du jour, nulle penombre. A droite et a gauche Jeffrey, qui ne voit rien, declare qu'il n'y a rien. Le monde lui apparait comme matiere a connaissance LA. JEUNESSE DE SYDNEY SMITH. 21 precise, connaissable par le seul effort de rintelli- gence attentive. Rien de vague et d'illimite dont, seul, le tressaillement de Tetre sentant puisse nous avertir. Tout lui semble clair; sur tout il a des idees claires et il est pret a ecrire; et en effet, il ecrit plus de sept cent vingt articles dans la Revue d'Edim- boiirg, en moyenne un article toutes les cinq se- maines, pendant les sept premieres annees un article par nuniero, tous senses, bien ecrits, remplis de faits, revetus d'un vernis un pen froid et dur, mais luisant et solide. Bref, il est infaillible, et pendant vingt annees, installe dans son fauteuil de juge, il rend des oracles, il prononce des sentences definitives d'un ton autoritaire, tranchant,en homme convaincu qu'il accomplit une mission, qu'il exerce un sacerdoce, decide a exercer son sacerdoce har- diment et sans s'occuper des consequences. Un mauvais livre doit ctre fletri, un bon livre doit etre recommande au public : bon ou mauvais, aussitot qu'il parait, c'est le devoir du critique de lui donner une note, de lui attacher solidement un ecriteau visible poriant Tune ou Tautre des epithetes fati- diques : bien ou mal. Presque toujours Tepithete decernee par Jeffrey est juste, du moins toutes les fois qu'il s'agit de juger une idee, une theorie, un raisonnement, une induction, un syllogisme, un recueil de sermons, un traite de morale, d'histoirc, de poesie didactique, d'economic politique, un ouvrage de critique, bref un de ces objcts solides, aux contours prdcis qui surgissent dans ce champ 22 SYDNEY SMITH. bien eclaire et nettement circonscrit de la realite au dela duquel son oeil ne devine rien. Presque tou- jours il se trompe quand il s'agit de juger une oeuvre d'art. En politique, en religion, en philosophic il se meiie trop de la sensibilite et de I'imagination pour les aimer dans la poesie. Selon lui I'emotion ne fait rien entrevoir; au contraire elle obscurcit Tintelli- gence, elle Tempeche de definir et de cataloguer les faits. Wordsworth public son premier rccueil poe- tique : Jeffrey endosse sa robe, ajuste sa pcrruque et solcnnellement prononce sa fameuse condamna- tion', la sentence breve et tranchante par laquelle il croit executer la jeune ecolc. Sur les premiers poemes de Byron, sur ceux de Keats, il assene le memc coup de massue methodique ct brutal. En 1 8 14, ayant ecrase avec une humeur grave, depece avec une ironic sereine roeuvre religicuse et candide, V Excursion de Wordsworth, il se sent la conscience a raise, il a le sourirc satisfait de Thommc qui a bien merite du public, il declare que le poete est tue, qu'il ne se relevera pas d'un coup si bien ajuste. Ces reve- ries a propos de I'ombrc etoilee que dessine la grande marguerite sur la surface nue d'une roche, ces petits poemes de langue prosaique sur une lillette solitaire, sur un ane, sur un idiot, ce tressaillement devant une ficur, « trop profond pour faire jaillir les larmes^ », 1 . This will never do. 2. « To me the meanest flower that blows can give Thoughts that do often lie too deep for tears. » (Wordsworth.) LA JEUXESSE DE SYDNEY SMITH. 23 lui semblent des extravagances pretentieuses ou des niaiseries d'enfant qui balbutie. Jeffrey , homme sociable, homme de lettres, amateur de livres et de conversations, n'a pas Thabitude de se promener seul dans la campagne deserte, sous le ciel pale, dans la fine brume grise, au bord de la nappe inerte des lacs de plomb, entre les roches silencieuses qui surgissent des fougeres, pour communier avec la grande ame « qui habite la conscience de Thomme « comme lalueurdes soleils couchants ' ». line croit pas qu'un monde superieur, eternel, absolu nous soit accessible par Tintuition. 11 a le meme dedain pour Textase religieuse et les divinations poetiques, pour les methodisteset les metaphysiciens, pour tous ceux qui croient exprimer Tinexprimable. Wordsworth commence avec Coleridge la lignee qui aujourd'hui se continue par les Carlyle, les Browning, les Rus- kin, la serie des ecrivains-voyants, des poetes pro- phetiques qui communiquent avec Tabsolu et par- lent en pretres a la multitude. Jeffrey et tous les redacteurs de la Revue d'Edimbowg descendent tout droit des prosateurs du xvni<= siecle, de 1 epoque I. And I have felt A presence that disturbs me with the joy Of elevated thoughts; a sense sublime Of some thing far more deeply interfused Whose dwelling is the light of setting suns And the round Ocean and living air And the blue sky, and in the mind of man, (Wordsworth, Lines composed a few miles above Tintern Abbey.) 24 SYDNEY SMITH. ou en politique, comme en philosophic comma en morale, comme en litterature fut invente le whig- gisme, doctrine de la raison tolerante et liberale. Comme Jetfrey, de naissance, par instinct, Sydney Smith est whig ; a Edimbourg, cet instinct se pre- cise et se fortifie de I'education qu'il recoit du milieu ; ses opinions se degagent et se forment en corps en meme temps qu'il s'attache a un parti : en cela con- siste rimportance de ces cinq annees. Regardez les premiers de cette serie d'articles que, jusqu'en 1827', il va donner a la Revue : tout de suite, il reclame I'emancipation des catholiques, la paix avec la France, la reforme electorale. Ministres, eveques, magistrats, ecrivains, il attaque tous les represen- tants ofliciels du systeme despotique qui, en ce mo- ment, etreint TAngleterre. 11 est whig par les opi- nions, mais il est whig aussi par la moderation de ces opinions. Au contraire de Coleridge, de Southey, de Wordsworth, il n'a pas ete grise par I'ideal huma- nitaire des Jacobins fran^ais. Au contraire de Cole- ridge, de Southey et de Wordsworth il n'a pas ete rejete vers un torysme intransigeant, en decouvrant que I'anarchie, puis ladictature sortent de la Revolu- tion. C'est qu'il n'a jamais fait fonds comme eux sur Tegalite, sur la bonte naturelle des hommes. Au contraire de presque tous ses contemporains, admi- rateurs ou adversaires de la Revolution fran^aise, il n'en parle ni pour Tapprouver, ni pour la condam- I. Articles on Dr. Parr, Dr. Rennell, Dr. Langford, Public Characters, Archdeacon Nares, etc. (1802.) LA JEL'NESSE DE SYDNEY SMITH. 25 ner. En effet, son liberalisme n'est pas d'origine etrangere; il est anglais : c'est celui que professait Locke, cent treize ans auparavant. Sydney Smith s'occupe non de I'humanite, mais de TAngleterre. II ne propose pas une nouvelle theorie de la constitu- tion anglaise; au nom du sens commun, il reclame trois ou quatre mesures importantes : « Ce que je « demande, ecrira-t-il, c'est que TEtat veuille bien « ecouter quelques-uns de ses nombreux ennemis. « Pourquoi ne ferait-il pas quelque chose pour les « catholiques, afin de les effacer du nombre, puis pour « les dissidents; pourquoi n'adoucirait-il pas les lois « sur la chasse ? Ces temperaments montreraientl'Etat « au peuple daas une autre attitude que celle du per- « ceptcur, du juge et du geolier. » Voila des idees bien moderees pour un jeunc homme, mais il est convaincu jusqu'a la ferveur de leur verite. Ces sages opinions, il les proclame avec le mcme enthousiasme qu'une doctrine absoluc, et, en combattant pas- sionne, c'est par I'attaque qu'il debute. Chacun de ces premiers articles sur le doctcur Parr, sur le doc- teur Rennel, sur le docteur John Bowles, sur le doc- teur Langford est un coup de fouet rude et claquant, applique d'une main sure et robuste. Son bon sens est intransigeant : a Londres, des ses premiers sermons, il fait sa profession de foi, et, sur ce public endormi par la repetition monotone des formules du cant, sa voix honnete et vivante produit une etrange impression : « Je n'ai encore pu precher '( que deux ou trois fois, ccrii-il quclques scmaines 26 SYDNEY SMITH. « apres son arrivee a Londres, et je crois bien que « mes auditeurs m'ont pris pour un fou. Le bedeau, « en m'otant mon surplis, etait pale comme un mort. « Certainement, ilabien cruque j'allaislemordre K » IV II avait quitte Edimbourg en i8o3 pour chercher fortune a Londres. Dans TEglise d'Angleterre les places ne sont donnees ni au concours, ni a I'avance- ment. Pour les obtenir, il faut precher devant un grand public, arriver ainsi a la reputation ou bien s'entourer de relations, connaitre quelques-uns des patrons, gentlemen ou lords qui disposent des bene- fices. En general, un pretre anglican se case par les memes moyens qu'un intendant ou qu'un ingenieur. Sydney Smith eut quelque peine a se caser. II arrivait avec une reputation de revolutionnaire. Entre le whig et le jacobin, I'intolerance bigote de I'opinion regnante refusait de distinguer : Smith ne parlait pas la phraseologie officielle ; il fut traite de jacobin et d'athee, et toutes les portes se fermerent sur lui. Au bout d'un an « je n'ai pas encore pu trouver « de chaire, ecrit-il, je n'ai prcche que deux ou trois « fois, a droite et a gauche ». II avait alors deuxen- fantset il aurait voulu que « les sourires pussentleur « servir de viande et les baisers de pain ». Ensomme, disait-il plus tard en se souvenant de ces annees, I. Lady Holland, Memoir. LA JEUNESSE DE SYDNEY SMITH. 27 les commandements de TEglise sur les jeunes et sur les fetes sont respectes, puisque les riches celebrent les fetes, et que les pauvres observent les Jeunes. II se tira d'affaire et se fit vite un cercle d'amis, il y avait des whigs a Londres, ecrivains, philo- sophes, politiques. Horner le magistrat, son col- laborateur de la Revue d'Edimboiwg, sir James Mackintosh, Thistorien, sir Samuel Romilly, le philo- sophe,M. Scarlett, qui devint lord Abinger, M.Ward, qui devint lord Dudley, Taccueillirent comme un des leurs. Un esprit genereux, qui s'interessait comme Sydney Smith a toute oeuvre philanthro- pique, un de ces homnies comme on en a vu beau- coup dans ce siecle en Angleterre, fondateur d'insti- tutions charitables, promoteur d'associations utiles, sir Thomas Barnard lui vint en aide. II fut nomme predicateur a I'Asile des orphelins, au traitement de I 2 5o francs par an. Deux autres situations sem- blables le mirent presque a son aise. En meme temps sa reputation grandissait. A Berkeley Chapel, ou il prcchait tous les quinze jours, la foule se pressait pour I'entendre. Une serie de conferences philoso- phiques et morales le rendit celebre. « Je ne savais « pas, ecrit-il quarantc ans plus tard, un mot de philo- « sophie, mais je savais qu'il me fallait cinq cents « francs pour meublcr ma maison. » Cependant Ic succes fut prodigieux. Toute la rue d'Albermale ctait encombree de voitures. « Je ne me rappelle pas « qu'aucune mystification litteraire ait jamais fait tant « de bruit. Toutes les semaincs, je trouvais une nou- 2 8 SYDNEY SMITH. « velle theorie de la conception et de la perception que « faisaient passer un torrent de phrases et une im- « prudence incroyable. i) Ne le prenons pas au mot; ii ne pouvait parler que sincerement. En style ro- buste et genereux, il prechait la theologie optimiste, la morale pratique et courte a laquelle il croyait ; il comparait Aristote a Bacon, I'Angleterre a laGrece, le present au passe, et concluait au progres de rhomme, a la superiorite de Bacon, de I'Angleterre et du present. Ainsi passerent cinq annees de vie pauvre et rude, rendues joyeuses par sa confiance et I'elan jeune de son effort. II ecrivait beaucoup pour la Revue d'Edimboio'g, poursuivant avec ardeur sa lutte contre I'hypocrisie et les prejuges regnants. En 1806 il publia, en faveur des catholiques, son chef- d'oeuvre, les Lettres de Peter Plymley^ pamphlet anonyme, le plus spirituel et le plus habile qui ait ait ete compose depuis Swift, et qui fit le tour de FAngleterre. Autour de lui, un cercle grandissant I'encourageait. Son titre de pretre anglican et son role actif de combattant lui ouvraient les portes des grandes maisons whigs. 11 fit ainsi la connaissance de lord Carlisle et de lord Grey, dont il resta I'ami pendant toute sa vie, et, presente chez lord Holland, il devint I'hote familiar d'un grand salon historique. On sait ce que fut Holland House pendant la premiere moitie de ce siecle : I'une de ces demeures seigneuriales qui par les richesses, les oeuvres d'art LA JEUNESSE DE SYDNEY SMITH. 29 qu'y ont accumulees des generations, la culture, la delicatesse de leurs habitants, le passe glorieux qu'elles rappellent, sont comme Tefflorescence a laquelle vient aboutir une civilisation. Sous Char- les 1", les amis persecutes du roi s'y reunissaient. Sous la reine Anne, Addison, apres avoir epouse la comtesse de Warwick, y tinit ses Jours. George III y fit la cour a lady Sarah Lennox, Fox y passa ses premieres annees. Dans la bibliothequeetla chambre de gala, on voyait, au commencement de ce siecle, des chefs politiques comme Grey, Russel, Durham, Lansdowne, des poetes comme Moore et Rogers, des hommes de sciences comme Humphrey Davy, Alexandre de Humboldt, des etrangers comme Washington Irving, M. de Talleyrand, Metternich. Allen et Bentham v discutaient au coin de la haute cheminee avec Mackintosh et Romilly. Le prince regent, le due de Clarence y rencontraient Canova et le peintrc Wilkic. II y avait dans le souvenir d'un tel ensemble de quoi emouvoir Tame oratoire et aristocratique de MacauJay et fournir un beau theme a son eloquence. Lorsque lord Holland mourut, en 1841, il resuma ce tableau dans une page d'unc rhctorique un pcu banalc, mais tres sincere. « Le temps vient', ecrivit-il, ou quelques « vieillards, derniers survivants de notre generation, « chercher(;nt en vain parmi les places, les rues, les « gares, cetle demeure qui dans noire jeunesse a reuni I . Essay on Lord Holland. 3o • SYDNEY SMITH. « tant de beaux esprits et de beautes, de peintres et de « poetes, d'erudits, de philosophes et d'hommes « d'Etat. lis se rappelleront alors avectendresse bien « des objets qui leur furent familiers, Tavenue, la ter- « rasse, les bustes, les tableaux, les devises enigma- « tiques. lis se rappelleront cette salle venerable oil la « gravite d'une bibliotheque antique s'unissait a tout « ce que la grace et I'esprit feminin ont pu inventer « pour embelllr un salon. lis se rappelleront ces « rayons charges de la science de tant de pays et de cc tant de siecles, ces tableaux precieux qui nouscon- « servent les traits des hommes les plus sages et les « meilleurs de deux generations anglaises. II se rap- « pelleront avoir entendu critiquer dans un coin le « dernier debat des Communes, et dans Tautre la der- « niere comedie de Scribe, — tandis que Wilkie regar- « dait avec admiration la Barettide Reynolds, tandis « que Mackintosh feuilletait un Saint-Thomas- « d'Aquin pour y verifier une citation, tandis que « Talleyrand racontait ses causeries avec Barras au « Luxembourg, ou sa promenade a cheval avec « Lannes sur le champ d'Austerlitz. » Sous ces nobles lambris, parmi la foule fastueuse des personnages historiques, on remarquait un homme jeune, simplement vetu de noir, de figure forte et pale, un peu commune, aux yeux vifs et bons, aux gestes brusques, qui par Tabondance de sa conversation, le naturel et la variete de ses mots, faisait contraste avec la parole rare et la tenue froide des nobles lords. C'etaitle Reverend Sydney Smith; LA JEUNESSE DE SYDNEY SMITH. 3 I II achevait son education. Par ce contact quo- tidien avec les representants de quelques-unes des grandes families qui pendant plus d'un siecle ont gouverne TAngleterre, se completait dans son esprit le rableau de TAngleterre. II a vecu avec des paysans, des bourgeois, des professeurs, des ecrivains, des pretres. A present il voit de tres pres des hommes d'Etat, des administrateurs, des deputes, quelques- uns des cjjefs politiques de la nation. II apercoit le petit monde officiel qui pour Tctranger represente toute TAngleterre. Quand un homme est ne obser- vateur, doue d'une intelligence qui, instinctivement, enregistre et classe les specimens humains que lui fournit son exp'erience, avec une semblable educa- tion, en matiere politique et socialc, il devient vraiment competent. En m^me temps, prenant rang parmi les amis de lord Grey et dc lord Holland^ Sydney Smith sort de la foule anonyme* II entre dans un groupe actif qui a sa place acquise dans I'Angleterre ofticielle. Les grands seigneurs, les puissants patrons qui sont les chefs du parti whig le connaissent pour un de leurs soldats. Desormais sa fortune est liee a la leur, et toutes les fois qu'ils passeront au pouvoir, il avancerad'un pas. En 1806, a la mort de Pitt, menes par Fox, ils prennent pour quelques mois la place des tories. Aussitot ils recompensent leurs bons soldats : le Reverend Sydney Smith rci^oit un benefice de joo livres, il est nomme, dans le Yorkshire, rccteur du village dc Foston. CHAPITRE II CARACTERE DE SYDNEY SMITH A Foston, Sydney Smith passa vingt ans, et pen- dant ce temps, sa biographie s'arrete. De ces vingt annees decrivez une journee et vous les avez toutes decrites. Ce sont celles d'un gros recteur de cam- pagne qui ecrit ses sermons, qui surveille ses cul- tures, qui vend ses bestiaux, qui revolt ses fermiers, qui administre sa paroisse. En outre, celui-ci ecrit, de temps en temps, un article pour son ami Jeffrey qui dirige la Revue a Edimbourg; il va diner a York chez son archeveque; quelques voitures d'amis vien- nent de Londres s'embourber dans les ornieres argi- leuses qui menent jusqu'au presbytere. II re9oit quelquefois sir James Mackintosh ou lord Holland; plus tard Macaulay, apparitions lumineuses et rares qui sont ses grands evenements, les points de repere qui pour lui mesurent la longueur de& mois et des annees. Au total, pendant vingt ans, il est isole et immobile. On n'en voit Thomme que plus nettement : ajoutez qu'il a trente-cinq ans, c'est- a-dire que son developpement est acheve. Ce sont la deux raisons pour essayer d'en faire le tour en CAKACIKRK 1)E SVDNKV SMITH. 3.3 etudiani la figure active et humouristique qui a tant frappe les contemporains. I Avant tout, il eui un temperament joyeux et vail- lant de lutteur. Pour les siens et pour lui-meme il a lutte contre la pauvrete; pour autrui il a lutte contre I'injustice avec entrain, elan, ardeur, par instinct, par plaisir et par devoir. II ne fut ni un reveur, ni un penseur. mais un homme d'action. C'est la son trait distinctif et que Ton reconnait dans sa vie, dans son talent- et dans son ocuvre. 'i Ne faiblissez « pas, repetait-il, soyez energique jusqu'au bout -> '< Tout homme doit etre occupe et mourir avec la '< conscience qu'il a donnetout son effort ». En effei, il fut toujours en quete d'oeuvres utiles, travail- lant aux grandes reformes politiques necessaires a la prosperite et a la liberte de I'Angleterrc, comme aux petites reformes necessaires au bien-etre de son me- nage. A Foston, dans une meme journee, il invente des '< procedes de chauffage et d'eclairage economi- '( ques, il prepare des remedespour ses paroissiens, 'c il munit ses voisins de recettes contre la melanco- lie )', il ecrit un sermon contre la paresse, il compose un pamphlet contre M. Perceval ou les mcthodistes. " Je me suis fait une regie, disait-il, dc ne me resi- «■ gner a aucun mal quand on pent lui porter remede. » Un tel principe a ses origines dans le tempera- 34 SYDNEY SMITH. ment, dans ce qui est le fond meme de Sydney Smith, je veux dire une surabondance de vie animale qui lui interdisait le silence, Toisivete ou la medi- tation prolongee. II agissait comme il causait, comme il chantait, comme il riait, pour depenser un trop-plein de sevc et d'energie, comme un enfant ou un jeune chien qui bondit, aimant non seulement Taction, mais le simple mouvement physique, joyeux de s'agiter, de trotter et de voir autour de lui trotter les autres^ A Edimbourg il etait pre- cepteur, clergyman, ecrivain, et, en outre, femme de menage et cuisiniere : « Le domestique, ecrit-il « au pere de son eleve, n'est pas tres bon juge de la - — ■ Gependant, la grande maison de briques qui se dressait au milieu des terres la- bourees etait a peu pres vide. " J'achetai une char- " retee de bois de sapin, je pris a mon service un '< charpentier, Jack Robinson, dont la figure avait la " forme de la pleine lune; je Tinstallai dans une " grange et je lui dis : <( Jack ! Meuble ma maison ! » " — Vous voyez le resultat! <- — Au fond, ce cler- gyman causeur et sociable a les facultes d'organi- sation patiente et opiniatre qui, dans les solitudes d'Amerique, ont construit les log-houses et leshuttes des squatters. II est de la race de ceux qui colo- nisent et civilisent. Envoyez-le dans les Montagnes Rocheuses ou en Au<;iralie. avec sn femme ct scs 38 SYDNEY SMITH. enfants, avec des fusils, des haches, du bois, des outils de labour, il se tirera d'affaire et il sera heu- reux. Lorsqu'il installe les siens a Foston, dans le tumulte du premier jour, entoure de « chaises, de « tapis empaquetes, de paysans balourds qui dechar- « gent les charrettes crottees, entoure des enfants, « des nourrices, des bonnes, du chien, du chat, il « regne, il triomphe, C'est alors, dit lady Holland. « qu'il fallait voir mon pere. Au milieu de cette con • « fusion, il avait des idees pour tout le monde, « il pensait a tout le monde, il encourageait tout le « monde, il versaii la bonne humeur a tout le monde ! « Comme il se donnait du mal, et pourtant comme « on entendait sa voix riche et sonore, ordonnant, « dirigeant, expliquanti » — Installe, il fut pendant vingt ans le cure du village, le medecin du village, et, en outre, cultivateur, eleveur de beta'il, justice of the peace, precepteur, ecrivain, veterinaire, de- ployant pour amenager sa maison et civiliser son village, la fertilite de ressources d'un Robinson Crusoe, inventant des poeles perfectionnes, des outils d'agriculture, depensant en experiences de toutes especes, en conversation et en rires, Tenergie que tant de devoirs ne parvenaient pas a epuiser. Lorsque rhomme est aussi fort et aussi actif, il est heureux de vivre; nul fardeau ne I'affaisse; il ne sent pas les innombrables petits chocs qui nous meurtrissent quotidiennement ; le sentiment de la vie lui est une jouissance, Tallegresse est son etat habituel, et la joie qu'il ne pent contenir deborde CARACTERE DE SYDNEY SMITH. bg hors de lui. Chez Sydney Smith, la joie est ha- bituelle ; elle a sa source au plus profond de Tetre physique : elle surgissait brusquement, d'un elan invincible et magnifique. « Un jour*, il causait de « science avec le docteur Marcett ; j'admirais sa pa- ce role elevee et philosophique, quand se levant sou- « dain, il s'etira les bras en criant : « Allons ! un peu « de foli'e ! » Alors, ce futun torrent de plaisanteries, « d'anecdotes, une telle explosion de verve, un tel « charme, une telle fraicheur, un rire si irresistible, « que Salomon lui-meme eut cede a la contagion et « crie : Vive la folie! » — « II semble, dit Macaulay, « qui, en 1829, vale voir a Foston, que sa'plus grande « jouissance soit de faire rire sa femme et ses filles « tous les jours, pendant plusieurs heures de suite. « — « Rien ne resistait a son rire sonore et franc, ecrit '( un autre de ses amis, a cefourire jeunequi jaillissait « au travers d'un pele-m^le d'images inattendues, si '( brusques, si rapides, qu'on avait peine a le suivre, « qu'on restait la, haletant, epuise, criant et deman- « dant grace. « — « Je suis fou de joie -, disait Sydney, « il faut que je rie ou que j'eclate » ; rire large, hon- nete, dont temoignent tous ceux qui Font connu, gaiete rayonnante, expansion facile ct jcune, frai- cheur d'ame qui sont d'un enfant fort et sain. II prend plaisir a des tours de coUcgicn cchappe. A soixante-cinq ans, etant chanoine de Saint-Paul 1. Notes prises par Mrs Marcett, citecs par Lady Holland, Memoir., 128. 2. I am mad with spirits. 40 SYDNKV SMITH. et recteur de Combe Florey, il fait orner de bois dc cerf le front de deux anes qu'on lache ensuite dans le pare. Gravement , il mene promener de leur cote la compagnie qui vient de diner chez lui. — '( Voyez done, dit-il, Lady, — vous disiez Tautre 'c jour que mon pare manquait de cerfs ! Que dites- « vous deceux-ci? — Excusez leurs longues oreilles I « C'est un petit detail particulier au cerf eccle- « siastique. Leurs voix aussi sont singulieres, mais « nous avons fait de notre mieux, et vous ^tes trop « amie de I'Eglise pour aller publier nos defauts. )> .rimagine qu'en parlant ainsi, il avait ce regard dont parle sa fille, lumineux de malice bienveil- lante et dc bonheur contcnu. Une autre fois, a Londres, devant un jeune ofticier tres novice et qui, pour la premiere fois, sortait d'Ecosse, il se fait passer pour Tamiral Sydney Smith, prend Tattitude et le langage militaires, joue le role du vainqueur d'Acre, decrit ses batailles, ses charges centre les Turcs, mime, invente, raconte, demontre et ne s'arrete que lorsque TEcossais enthousiasme court chercher la cornemuse de son regiment pour le regaler d'une serenade. — Voila le bouillonnement d'allegresse dont parlent tous ceux qui Tont connu de pres. Apres sa mort, ils furent bicn etonnes de trouver le monde si grave et si terne. lis se rappe- ierentces soirees de rire contagieux, et mirent sur le compte de Tesprit le torrent qui sortait d'une source de vie trop pleine et tumultueuse. Ainsi s'est formee la legende qui. en Angleterre, fait de Sydney Smith CARACTERE UK SVDNEY SMITH. 4I avec Macaulav, le plus grand causeur du siccle. La conversation de Macaulay vaut mieux que celle de Sydney Smith. Macaulay cause parce qu'il a trop lu ' : sa cervelle est trop pleine, son intelligence en verve pense et se souvient trop vite. Elle s'epanche alors, elle deborde, elle court irresistiblementa travers This- toire et la litterature. Sydney Smith cause, parce qu'il se sent trop bien portant. Son monologue est un jet de la flamme interieure qui fait saillie au dehors. Elle surgit en gestes. en fusees de bons mots, de fantaisies, de bourfonneries que terminent des convulsions de rire, d'un rire etourdissant et debride. Quelquefois il trouve Tesprit agileet delicat qui s'exprime par images neuves, de sens fin ou profond. mais cela est rare-: r. Voici rapprcciaiioii do Sydney Smith sur la cuiiversatiuii de Macaulay. " Some one speaking of Macaulay : ' Yes, I take great credit to myself; I always prophesied his greatness from the first moment I saw him, then a very young and unknown man, on the Northern Circuit. There are no limits to his knowledge, on small subjects as well as great; he is like a book in breeches.... Yes, I agree, he is certainly more agreeable since his return from India. His enemies might perhaps have said before (though I never did so) that he talked rather too much ; but now he lias occasionjl flashes oj silence that make his conversation perfectly delightful.'' 2. Par exemple : " Miss l-'.dgcworth was delightful, so clevre and sensible ! She docs not say witty things, but there is such a perfume of wit which runs through her conversation as makes it very brilliant. " — " There is the same dillerencc between their tongues as between the hour and the minute hand : one goes ten times as fast, and the other signifies ten times as much. ' "Some one asked ifthc Bishop of- wasgoing to marry. Perhaps, said Smith, yet how can a bishop marry? How can he Hirt? the most he can sav \^:"\ will see you in the vestry after ..ervice. 42 SYDNEY SMITH. il ne coniiait guere que la grande verve aiiimale, lancee joyeusement a travers les folies. On disait devant lui, qu'un jeune Ecossais s'etait mis en tete d'epouser une veuve Irlandaise, d'age mur et de dimensions peu communes. « Lui,repouser ! s'ecria « Smith, — impossible ! vous voulez dire qu'il compte a en epouser un morceau ! — L'epouser tout eniiere I « — Mais ce serait un cas de bigamie, de trigamie ! — « Lesvoisins et lesmagistrats interviendraient! — II « y a en elle de quoi peupler de femmes une paroisse « entiere ! On pourrait en remplir une colonie, on « pourrait en faire une assemblee, on pourrait ac- « complir autour d'elle sa promenade du matin, a « condition de s'arreter souvent et d'etre en vaillante « sante. Un jour, j'ai essaye d'en faire le tour avant « mon dejeuner! — Je n'ai pas pu. Ou bien encore, « on pourrait lui lire la loi sur les rassemblements « et la disperser, bref en faire n'importe quoi, mais « Tepouser I — Ah ! monsieur Sydney, dit une « jeune iille au milieu des eclats de rire, est-ce que « vous venez d'inventer tout cela vous-meme ? — « Oui, Lucy, cria-t-il en se renversant dans son fau- « teuil ; oui, ma petite, c'est le tonnerre de ma pro- « pre invention! Est-ce que vous croyez qu'avant de « faire uneplaisanterie, j'envoie chercher lesvoisins, « le bedeau et le sacristain ? Mais, allons ! courons « dans le jardin ^ ! » — Voila le monologue improvise I. Some one mentioned that a young Scotchman, who had been lately in the neighbourhood, was about to marry an Irish widow, double his age and of considerable dimensions. CARACTERE DE SYDNEY SMITH. 4:> par la foague trop chaude qui se donne carriere et bondissant avec ivresse, se lache dans Tabsurde. — Comique de detente brusque, aussi bien que de floi abondant. « Vous avez rencontre, dit-il dans le « post-scriptumd'une lettre, un clergyman aimable. „ — Jusqu'ici les naturalistes ont nie I'existence d'un « etre de cette espece. — Mesurez-le et notez ce qu'il « mange'. » — « Le medecin W., ecrit-il dans un " Going to marry her!" he exclaimed, bursting out laughing " going to marry her! impossible! you mean, a part of her; he could not marry her all himself. It would be a case, not of bigamy, but trigamy; the neighbourhood or the magis- trates should interfere. There is enough of her to furnish wives for a whole- parish. One man marry her ! — it is mons- trous. You might people a colony with her; or give an assembly with her; or perhaps take your morning's walk round her, always provided there were frequent resting- places, and you were in rude health. I was once rash enough to try walking round her before breakfast, but only got half- way and gave it up exhausted. Or you might read the Riot Act and disperse her; in short, you might do anything with her but marry her."' "Oh, Mr Sydney !" said a young lady, recovering from the general laugh, "did you make all that yourself:*' "Yes, Lucy," throwing himself back in his chair and shaking with laughter,"all myself, child; all my own thunder. Do you think, when I am about to make a joke, I send for my neighbours C. and G., or consult the clerk and churchwardens upon it ? But let us go into the garden ;" and, all laughing till we cried, without hats or bonnets, we sallied forth out of his glorified window into the garden. {Memoir. — Lady Holland). I. Autres exemples de ce comique violent. "When I have the gout, I feel as if I was walking on my eye balls."— " An Englishman opens like an oyster with a knife and fork." — " What do you do, Mr Smith, when it is too hot ?"— " Take otl my skin and sit in my bones I "—" A lady once asked us a 44 SYDNEY SMITH. « billet, est mort, laissant looooo livres avec un mot « laconique indiquant les maladies qui lui avaient " valu cette somme : « Aurum catharticum, £ 20 000 ; — 2" 11 faudra bien que je finisse par me 't lever et Facte sera aussi penible qu'au premier mo- quiously; and when I talk, a tort et a travers, as I am apt 10 do, I see by his expression that he says to himself, " There is a man I would not lend money to at fifteen per cent. ; he's a rash man; he would buy bad Exchequer bills; he is not to be trusted. " 'He little knows mc. ' ' That is very true,' said Mrs Sydney; ' people are not aware that Sydney, with all his mirth, is one of the most cautious, prudent men that ever existed ; he is always looking forward, and providing against what may happen.' — "Yes, I always expect the worst; but it has a good cfl'ect, for it makes me cautious" {Memoir.)' 4 -■^O SYDNEY SMITH. « ment. — 3° En me levant, je gagne sante, savoir. " bonne humeur et entrain'. — Je souffre d'indiges- " tion : si c'est ainsi que la nature nous punit de « prendre une nourriture indigeste, soyons sobre : a « Tavenir, j'eviterai la soupe , le poisson, et je me « contenterai d'un plat. — Faisons attention non seu- <( lenient a la qualite mais a la quantite. » — Voila qui fait sourire, mais quand un homme prend la peine d'ecrire et de classcr les raisons qu'ila de quitter son lit de bonne heure ou de refuser d'un plat,il est pro- bable qu'il saura conduire sa vie. En i8o3, M. Beach lui avait demande de passer une cinquieme annee a Edimbourg pour y achever Teducation de son fils. Voici en quels termes il refusa : « J'ai un enfant et ; C'est a la suite d'un raison- nement semblable, minutieusement consigne sur son Journal, qu'a Foston, il a decide de construire un nouveau presbytere et de s'endetter pour dix ans. Toutes les fois qu'il faut agir, il regarde froidement I. .\nimal spirits. CARAClKRi: 1)K SVDNKV SMllH. :< I les circonstances, il calcule la portee de sa decision ; il en subordonne les etfets immediats et desagreables aux etfets utiles et lointains. Cette preponderance des idees sur les sentiments constitue la vraie volonte. Aussi bien que sa parole ct que ses actes, son silence et son inaction peuvent indiquer la trempe et I'education de sa volonte. Quand un homme est vraiment maitre de soi, devant le malhcur inevi- table il se roidit, il ne se depense pas en gestes inu- tiles. Qui croirait qu'il y a du sto'icien chez le plaisant Svdney? Aux minutes sombres de sa vie, il ne se plaint jamais. Par principe, il ne parle pas, ou bien il parle gaiement de ses douleurs. Toutes ses lettres de vieillesse, si lestes et brillantes, sonl ecrites entre deux acces de goutte. Parfois un mot bref laisse deviner qu'il lui taut un vrai etibrt pour se maintenir debout et souriant. « Vous dites que w le comique petille dans mon esprit. Peut-etre. « Mais la bouteille de champagne est-elle plus heu- i< reuse parce qu'elle contient du champagne ? Je ne (' dis pas que Je sois enclin a la tristesse, mais je sais " avouer mcs faiblesscs et reconnaitre que j'ai be- « soin de societe. » Or pendant vingt ans il vit dans les terres meubles de Foston et, comme il ne cesse pas d'ecrire contre le gouvernement Tory, il pent s'y croire enterre pour toujours. Sur les grandes douleurs il se taisait. En 1829, son fils, Douglas, qui terminait dc belles etudes a Oxford, mourait a vingt-quatre ans. Voici ce qu'on irouve a ce sujet dans le. Journal de Sydney Smith : « Mon tils bien- D2 SYDNEY SMITH. « aime, Douglas, est mort a vingt-quatre ans. — « Helas ! helas ! » et un peu plus loin : « Ainsi se ter- « mine cette annee de ma vie, annee de douleur, « annee de la perte de mon -fils bien-aime, premier <( grand malheur de ma vie, et que je n'oublierai « jamais. » — En effet, quinze ans plus tard, tandis qu'il agonisait, il donnait le nom du mort a son plus jeune lils. Mais, de ce chagrin si profond , les plus chers am is ne virent presque rien : « C'est avec plaisir, » ecrit-il un jour a Lady Grey, « que j'ai vu votre mari « presider a I'inauguration du College democratique « ... Je vais mieux, mais je passe encore quelquefois « par des acces de tristesse amere. Je ne savais pas « que je pouvais aimer autant. » Rien de plus; tout de suite il reprend le ton habituel de la correspon- dance et donne des nouvelles de sa paroisse et de la temperature. Voila un trait caracteristique de Sydney Smith. Lui, le grand rieur, le grand cau^ seur, a premiere vue si abandonne et si expansif, il ne se livre pas tout entier. II y a en lui un monde secret, ferme, oti n'entre pas le public des amis et des parents. Lui-meme, il y descend rarement, quand il faut prendre une resolution grave, quand son devoir ne lui parait pas suffisamment clair, quand il reflechit aux grandes questions humaines. C'est dans cette intime retraite qu'habitent les con- victions et les sentiments immuables d'ou germent tous les actes importants de sa vie. Ce domaine-la lui semble sacre. Des questions qui s'y agitent, il est le seul juge : ni sa femme, ni son frere Robert, ni CARACTICRE DE SYDNEY SMITH. 53 son vieil ami Jeffrey ne sont appeles a donner un conseil. II est seul maitre, seul auteur, seul respon- sable de ses actions. Ainsi concentre, ilest plus fort; non seulemcnt il peut surmonter ses repugnances, mais il trouve moyen de supprimer ses repugnances: des consequences d'un acte, il s'est habitue a ne con- siderer queccllesqui enroleront le desir, c'est-a-dire ractivite spontanee de Tame, dans le parti de la volonte reflechie. Ses amis de Londres s'etonnaient de le voir accepter avec tant de bonne humeur son exil du Yorkshire : " J'entends dire, ecrit Smith a < Lady Holland, que vous vous raillez de moi parce que je suis heureux a la campagne. — Permettez-moi un mot la-dessus : En premier lieu, que Ton vivc ou que Ton meure m'a toujours paru de bien moindre consequence qu'on ne Tima- gine en general ; mais s'il faut vivre, au nom du sens commun, sachons Jouir des bonnes choses que la fortune veut bien laisser tomber sur notre route. Jc nc mene pas exactcmcnt la vie que j'aurais choisie, mais celle qui m'a semble la meil- leure etant donnees les circonstances. J'ai resolu d'en etre content ct de m'y reconcilier, ce qui est plus digne d'un homme que de me plaindre par la poste d'etre un incompris, de geindre et de me repandre en jcremiades. Si, comme il est plus que probable, je suis au terme de ma carriere, je me livrerai tranquillement a Tagriculture. Bref, si men sort est de ramper, je ramperai de bon caur; si de voler, je volerai avec allegresse, mais tant que j'v ?4 SYDNICV SMITH. " poLirrai quelque chose, je ne serai pas malheu- « reux. » Soyons lieureux, c'est la nioitie de la morale de Sydney Smith. II est heureux, d'abord par tempera- ment, et puis aussi par discipline, afin d'etre actif, afin d'avoirle fonds d'energie sufiisant a son travail. En lui, cette energie ahonde, bien conduite par les idees,bien endiguee, serree quand il le veut dans un canal etroit qui double son elan. — Vers quel tra- vail va-t-il la diriger? Ill Les naturalistes et les philosophes parlent d'un instinct social. Si nous les entendons bien, ils desi- gnentparla une tendance speciale al'individu qui vit en societe et qui le pousse, souvent a I'encontre de son interet particulier, a travailler au maintien de tout le groupe. Parce que cette tendance est necessaire a I'espece, parce qu'elle est imperieuse et passe a I'acte avant toute reflexion, on pent Tappeler instinct. Elle agit, dit-on, chez le babouin, qui risque sa vie pour defendre contre une bande de chiens un petit de sa tribu. Elle agit chez le sauvage qui se laisse fusilier plutot que de trahir ses compagnons de guerre. Elle agit chez Thomme civilise qui se jette a I'eau pour sauver un semblable. — A mesure que I'humanite gagne en conscience, les actes irreflechis deviennent plus rares et ce sentiment perd ses caracteres ins- tinctifs, Mais, vaincu par I'egoisme, Tinstinct social CARACTF.Ri: DF, SYDNEY SMITH. T ? s'aftirme par le remords, et nous reconnaissons sa force au moment meme oil nous le meconnais- sons. Chez Sydney Smith, Tinstinct social est tout-puis- sant. II commande TcTeuvre dont son energie et sa volonte le rendent capable. Sydney Smith est un reformateur-ne. En toutes circonstances, a tous las moments de sa vie, il travaille pour les autres, a peu pres comme Tabeille aligne ses cellules de cire. spontanement et de tout son effort. On en a vu un exemple tout au debut de sa carriere. A vingt-trois ans, transplante tout d'un coup d'Oxford dans la grande plaine deserte qui s'etend autour de Salis- bury, il ne se laisse pas abattre par la solitude : il a bien d'autres sujets de preoccupation. Les gamins qui viennent a I'ecole du dimanche portent des cu- lottes dechirees et, probablement, ceux qui restent chez eux ne portent pas de culottes du tout. Tout de suite il a pris en main la cause des miserables, il ecrit au squire, il fonde des ecoles de travail ma- nuel, il reunit les filles pauvres, il leur faitapprendrc a tiler. De meme, dans le Yorkshire ou le denue- ment des paroissiens est semblable, il etudie les svstcmes d'alimentaiion economique, il s'empare des paysans indigents, il les nourrit tantot de bouil- lon, tantot de riz, tantot de gruau et d'avoine : il dresse des statistiques, il compare les resultats. Plus lard, il imagine de Icur apprendre le jardinage, il se prive d'un quart de sa icrre pour leur donner des jardins. II etudie la pharmacie, invente des 56 SYDNEY SMITH. remedes economiques ^, ecrit un volume de pres- criptions medicales a I'usage des indigents et un petit traite de morale pratique qui montre les con- sequences de I'ivrognerie, de la paresse, et qui con- seille aussi de ne pas porter de vetements mouilles. II est medecin^, cultivateur, avocat meme. II defend devant les magistrats ses paroissiens injustement accuses. En somme, une seule oeuvre Tinteresse : ajouter au bien-etre et au bonheur de ses semblables. G'est ce besoin d'etre utile qui le fait ecrivain. Devant ce spectacle de la vieille Angleterre gou- vernee par des prejuges qui consacrent I'oppres- sion de plusieurs castes et plusieurs sectes par une secte et par une caste, il ne pent pas demeurer oisif et silencieux. « Lorsque je vois le mal, dit-il, il faut « que jeproteste ou que j'eclate. )) II plaide la cause des catholiques et des Irlandais, il denonce la cruaute des lois contre le braconnage, il defend le petit clerge contre les eveques tyranniques, il entreprend trois ou quatre longues campagnes qu'il poursuit avec entetement pendant vingt ou trente ans et qui toutes aboutissent a des reformes. Le meme elan le dresse pour signaler les souffrances et les abus parti- culiers. Mauvais etat des prisons et des maisons de fous, brutalites exercees par les patrons sur les apprentis, zele excessif des magistrats, nul sujet si 1. « Added to all these cares, he was village parson, vil- lage doctor, village comforter, village magistrate. » Memoir. 2. « I am performing miracles in my parish with garlic for the hooping cough. » CARACTERE DE SYDNEY SMITH. 5 J special, si aride ou si petit qu'il ne prenne en main quand il s'agit de soulager une misere ou d'attaquer une oppression. « J'ai, dit Smith, Tamour passionne « de la justice et du bon sens. » Par justice entendez encore le bon sens, car Tinjuste le cheque a peu pres comme Tabsurde cheque une intelligence saine. Voila la racine tenace et profonde de son caractere. Nulle autre nc lui dispute les elements d'activite qui a son contact s'organisent en oeuvres utiles. Devant elle rinstinct egoiste s'atrophie : « Quand une fois, « dit safille, il avait vu son devoir, il Taccomplissait « sans s'inquieter dcs consequences, n — « Tant que « Dieu m'en donnera la force, ecrit Smith, je ne ces- (< serai pas d'attaquer de tout mon pouvoir tout sys- « teme de principes qui meparait hostile au bonhcur « public. Puisse ce Dieu m'enlever une vie indigne, « si je recule devant le mepris ou les calomnies aux- « quelles m'exposera mon devoir '. « Les calomnies ne lui manquaient pas : quand il arriva a Foston, sur sa reputation, le squire refusa dc le voir. Le roi lui reconnaissait du mcrite : « C'est un homme de (< talent, avait-il dit, mais tant quo jc vivrai, il ne '( sera pas evcque. » — Sydney Smith le savait, mais '( Dieu merci, dit-il, je n'ai jamais agi pour obtenir de " I'avancement, mais pousse par Tamour de la justice « et de la verite.... Je ne doute pas que pour avoir " parle comme je I'ai fait, je ne soisattaquepar Sacer- « dos, Vindex, Latimer, Vates, Clericus, Aruspex ; I . .Vt')))., p. 2K. 58 SYDNEY SMITH. " que Ton ne m'appelle athee, deiste, democrate, con- « trebandier, braconnier, voleur de grand chemin, « unitarien et ecrivain de la Revue d'Edimbourg. '< Mais je sais que j'ai raison : j'ecris pour trois mo- « tits; d'abord parce que Je veux etre utile; en " second lieu, parce que si Je n'ecris pas Je sais que " nul ne le tera; enfin, parce que c'est la nature de <( I'animal que d'ecrire et que je n'v puis rien ^ » Notons ce dernier mot si franc et si fort dans sa familiarite. 11 est dans sa nature d'ecrire, c'est-a-dire, ici, de travailler inccssamment, avec plaisiret passion au bonheur public, de denoncer les abus du gouver- nement dont son avenir depend, de crier tout haut Topinion qu'il croit Juste, sans reserves, sans atte- nuations, sans sous-entendus. « II y a deux mots (' magnifiques dans la langue : oui et non ^. II faut les 1. « For advancing these opinions,! have no doubt I shall be assailed by Sacerdos, Vindex, Latimer, Vates, Clericus, Aruspex, and be called atheist, deist, democrat, smuggler, poacher, highwayman. Unitarian, and Edinburgh reviewer! Still, / am in ilie right, — and what I say, requires excuse for being trite and obvious, not for being mischievous and paradoxical. I write for three reasons : first, because I really wish to do good; secondly, because if I don't write, I know nobody else who will; and thirdlv, because it is the nature ot the animal to write, and 1 cannot help it. » {A Fragment on the Irish Roman Catholic Church.) 2. Voici de quel ton le recteur de Foston ecrit a son ami Lord Grey, ancien premier ministre : « I have just been reading Allen's account of your Administration. Very well done, for the cautious and decorous style : but it is quite shameful that a good stout answer has not been written to your calum- niators. The good points of that Administration were the CARACTKRF. DK SYONI-V SMITH. 5o « prononcerhardiment et fortement jusqu'a la mort, « rep^ternotre oui et notre non jusqira Techafaud. " A cet accent energique et rude, on reconnait une emotion contenue ; c'est la voix grave, vibrante et here de rhomme qui pense a ses convictions les plus intimes et les plus anciennes. Nous touchons en effet, a cette partie de lui-meme que Sydney ne livre pas volontiers,a ces sentiments profonds qui, sous le flot superficiel et capricieux de la fantaisic, dirigcnt irre- sistiblement le cours enticr de sa vie. S'il tallait deri- nir Svdney Smith par son trait essentiel, je ne par- lerais ni de sa gaiete, ni de son bon sens, mais seulement du serieux sentiment da devoir qui tut Tassisepermanentedesoncaractere. Par ce cote, il est puritain : En lui parle une voix autoritaire dont les ordres ne peuvent etrc eludes : en toute circonstance, elle lui dicte son devoir, non seulement ce qu'il doit aux autres, mais ce qu'il se doit a lui-meme pour ne pasdechoirasespronresyeux.Selonlavieilleformule, il se ditqu'ii est un gentleman et iin chrJtien. Quand il decide de construirc sa maison de Foston, il s'estfait la reflexion suivante : « Je dois batir : Teveque qui a « lepouvoirde me forcer n'use point de son pouvoir, « Comme gentleman, je ne dois pas le forcer a me/or- « cer. y> Quand un hommc a le sens de son devoir, il Slave Trade, Newport's Corn Bill, Romilly's Bankrupt Bill_ the attempt at Peace, and the efforts made for the Catholics. The disadvantages under which the .Vdministralion laboured were, the ruin of Europe, the distress of England, and the hatred of King and people. The faults they committed were, not coming to a thorough uudcrslaiidiiig with the King about 60 SYDNEY SMITH. a aussi le sens de sa dignite. Cette conscience qui lui dit : Til dois et tu ne dois pas, le maintient deboutdans une attitude energiqueet serieuse. « Ayez « la crainte et le respect de vous-memes,» dit Sydney Smith; « meritez les egards de ceux qui vous entou- (' rent, et gagnez aussi le respect de ceuxque le hasard (( a mis sur votre route, Prenez et gardez I'habitude 1) d'etre respecte ; n'cssayez pas de vous faire trop '< aimable ou tropplaisantjsipar la vous devezperdre « le respect d'autrui. « Ce fut sa regie: lui, le grand rieur, n'est jamais un bouffon ou un gamin : il refuse d'amuser par une grimace ou par une contorsion. Acote de la plaisanterie de Voltaire etde Horace Wal- pole, la sienne manque de souplesse, mais sa raideur est celle de I'homme soutenu par des convictions arretees qui lui interdisent certains mouvements. Comparez sa correspondance a leurs lettres : nuUe effort litteraire dans celles de Sydney Smith, il donne sa nouvelle ou son idee ; souvent un mot comique jette un court et violent eclat de gaiete. Rien de plus : pas une de ses lettres ne depasse une page; elles n'ont jamais le charme d\me causerie abandonnee. On n'y sent pas un coeur qui sVpanche et se confie, mais une ame qui se garde, inflexiblement droite, heureuse, sereine, etpourtantprofondement serieusc, avant tout imbue de ses devoirs. the Catholics, making a treasurer an auditor, and a judge a politician, protecting the King's money from decimation and, increasing the number ot foreign ironps. » [To the Eai-l Grey. Jan. 2. 1 8 1 j .^ CARACTERE ))E SYDNEY SMITH. 01 De ses droits comme de ses devoirs : qui sent ce qu'il doit a autrui, sent ce qu'autrui lui doit. Sydney Smith a conscience de son merite et des services publics qu'il a rendus. En toute occasion, quand on leslui conteste, il sait les revendiquer d'une voix tres ferme et trcs precise, Certainement, dans son atti- tude d'homme probe et tier qui s'estime et veut etre estime, il y a un peu de ce que les pretres catho- liques appellent orgueil mondain. Voyons-y surtout le geste calme et resolu de Thomme maitre de soi, qui sent sa force et son independance et entend se faire respecter, parce que, n'ayant jamais failli a son devoir, il se respecte lui-meme : « Je suis un homme " de grand coeur ', honnete, dedaigneux du compro- « mis, que tout le banc des eveques ne ferait pas recu- (' ler d'une semelle, et qui les defierait tous sur les " questions importantes. » Voilal'^me stoicienne et volontaire qui transparait derriefe sa figure joviale et bourgeoise. Souvent, dans VAreopagitica de Milton, par dessous la rude et pesante croute de Targumentation scolastique, la conviction enthousiaste couve et, par unc brusque explosion, jaillissant au dehors, souleve une phrase de trente lignes, massive, eclatante comme une cou- lee de lave. Sydney Smith ne connait pas ce puissant et grandiose elan, mais en lui brulent des enthou- siasmes semblables. II a le sens du grand, du stoique, du viril. Ricn ne lui parait plus beau que le I. << High spirited.!) h2 sy!)Ni:v smith. style abrupi et vehement de la Bible. Dans les prieres qu'il compose, il trouve spontanement la simplicite energique et grave de la liturgie anglicane. En 1804, au moment ou TAngleterre se croyait a la veille d'une invasion frant^aise et se preparait a la lutte, il prechaita Londres devant un corps de volon- taires : « J'ai une confiance sans bornes dans le carac- " tere anglais, dit-il, en terminant; je crois qu'on ■' trouverait dans ce pays plus de religion, plus de '< probite, plus de savoir, plus de vraie valeur que " dans le reste du monde. Nous sommes les gardiens " du christianisme pur, et je crois que de cette nation « prostituee de marchands, pour parler comme nos '* insulteurs, plus de heros sortiront a Theure du » danger que n'en ont donne tous les peuples mili- " taires de I'Europe antique et moderne. Aux mains " du Seigneur et de son lils a jamais misericordieux, '( nous nous remettons done; en toute patience, en (' toute humilite nous attendons Tissue. D'abord, « nous demandons la victoire, mais si cela ne peut « nous etre accorde, nous n'avons plus qu'une autre « priere : nous implorons la mort '. » I. "I have a boundless contidence in the English character; I believe that they have more real religion, more probity, more knowledge, and more genuine worth than exists in the whole world besides. They are the guardians of pure Chris- tianity; and from this prostituted nation of merchants (as they are in derision called) I believe more heroes %\ill spring up in the hour of danger than all the military nations of an- cient and modern Europe have ever produced. Into the hands of God, then, and his ever-merciful Son, \vc cast ourselves. CARACTKRi: DE SYDNEY SMITH. 63 Au moment des combats, ce souffle fort d'orgueil patriotique et religieux a souvent passe sur TAngle- terre protestante. On reconnait ici Taccent des son- nets de Milton, sa ferveur apre et concentree. Le cote hebraique du protestantisme anglo-saxon est visible en Sydney Smith : il y a du grand pretre en lui, et les contemporains qui ne le connaissent que sur sa reputation de bel esprit sont etonnes, quand ils le voient ofticier a Teglise, de la dignite tiere de son maintien', de Tardeur grave avec laquelle il articule et fait sonner les grands versets des psau- mes, de la serenite recueillie de sa physionomie quand il s'abime dans une priere, tandis que les orguesqu'il aime apaisentleur melopee et se mettent a rever. IV Pour connaitre Sydney Smith, ii taui Pavoir vu plusieurs fois. Regardez d'abord son portrait : c'est cclui d'un horn me de quaranie ans, de taille moyenne, aux larges epaules, aux grands traits regu- and wail in humble patience the result. First we ask for victory; but, if that cannot be, we have only one other prayer we implore for death." Mem. I. " How of ten have I felt this sudden and impressive change in my father. On entering the pulpit, the calm dignity of his eye, mien and voice made one feel that he was in deed, and felt himsell to be the pastor standing between God and his people, to teach his laws, to declare his judgments, and proclaim his mercies. '" — Ibiii. 64 SYDNEY SMITH. Hers, a la tete massive, au front solide : rhumour et le sentiment petillent dans son regard direct et ondoient aux coins de sa bouche. — A present voyez-le dans le monde chez Lord Holland, en habit noir et en Jabot blanc, sous la chaude lumiere des lustres, etourdissant de belle humeur et de fan- taisie, etonnant les chefs politiques de la nation par la surete et Tabondance de son information, par le nombre et la justesse de ses apercus. — Voyez-le aussi a Foston, construisant sa maison, cultivant ses Gereales, egayant sa femme et ses filles, composant ses articles le soir a la table commune, faisant a cheval son tour de ronde, visitant ses paroissiens, les approvisionnant de medecines, de vetements, de recettes economiques, de bons conseils, sachant les rudoyei*, les encourager et les consoler, aimd, res- pecte des laboureurs miserables et des gros fermiers qui lui apportent la dime, veritable pfetre de village qui connait Tart de se faire entendre^ en chaire, du forgeron et du charron. — Vous ne le connaissez pas encore tout entier : pour comprendre son oeuvre et sa vie, regardez-le dans son eglise lorsque seul, tout du fond du choeur, debout devant la table de communion, faisant face a son troupeau, la main levee, la tete haute, immobile dans la solennite du rite, il prononce d'une voix lente et forte dans la langue grandiose du xvi^ siecle anglais, les dix com- mandements de Dieu. CHAPITRE III l'eSPRIT DE SYDNEY SMITH Sydney Smith est vaillant, mais il est borne. II atteint toute sa forme, mais il n'est capable que de cette forme. Par imagination et par sympathie, il ne sait pas en concevoir d'autre ; il n'a rien d'un critique ou d'un speculatif, car du monde exterieur, un homme d'action ne regarde que ce qui interesse son travail. Que regarde Sydney Smith? Qu'y a-t-il dans Tes- prit dc cet homme affaire, de ce pere de famille, de ce medecin de campagnc, de ce cultivateur de bette- raves, de ce pretre anglican, de ce reformateur whig, de cet ecrivain de la Rcviic d'Edhnbourg'^ Avant tout, une connaissance directe des choses, des ima- ges precises qui correspondent a la realite qui Ten- toure. II lit fort pen. A Foston il reste vingt ans sans acheter un livre. Toutes ses idees sont done fondees sur Texperience, acquises au contact des choses solides et des etres vivants. II sait voir et regarder. Au bout de plusieurs annees de sejour il la campagnc, sa correspondance montre qu'il observe encore Ics gens du manoir et les gens de la 66 SYDNEY SMITH. ferme, les artisans et les cottagers. II visite les pau- vres, non seulement pour les assister, mais encore pour s'instruire, pour graver en lui Timage de la misere : « Qui connait les souffrances humaines de seconde main et par description, dit-il, n'a qu'une faible idee de la quantite de douleur que Ton trouve dans le monde. » Dans les pauvres chaumieres fumeuses ou il allait s'asseoir, il regardait autour de lui. « Rien ne lui echappait, dit sa lille ; Fimage du « fils prodigue sur le mur, le temple de Salomon en « rocaille, la vieille femme qui somnole au coin de « I'atre, Tenfant malpropre etjoufflu qui se traine sur « le plancher. » — A la Saint-Michel, les fermiers dinaient chez lui. J'imagine qu'apres Foie rotieet les pesants puddings, les toasts au roi et la digestion con- fortable deliaient les langues ; la jovialite du recteur mettait tout le monde a I'aise. A grands coups de poing sur la table on discutait du train dont allaient les choses, de I'election prochaine, de la guerre, des dissidents, des catholiques, de la reforme electorale, du nombre grandissant des usines, de I'encherisse- ment du ble. Le recteur menait la discussion ; par des anecdotes breves et des exemples simples il s'effor^ait de faire entendre que les catholiques n'etaient point des sorciers, et que le pape ne cher- chait pas a debarquer en Irlande. — A ces souvenirs Sydney Smith se reporte quand il parle des fermiers anglais ; il se les represente tels qu'il les a connus avec leurs habitudes inveterees, leur culte supersti- tieux de la chose etablie, leur orgueil de caste, leur L ESPRIT DE SYDNEY SMITH. 67 dedain pour le laboureur et le dissideni, Icur respect pour le squire, imbus de prejuges tenaces et d'obs- cures idecs traditionnelles, transmises de genera- tion en generation a travers la nuit des temps. De meme, dans les reunions du clerge, a Beverley par example oii seul il a refuse de signer une petition centre Temancipation dcs catholiques, aux assem- blees des magistrates^ aux petty sessions, il s'est heurte a Tintolerance, il a mesure I'etroitesse d'esprit des clergymen et des squires, c'est-a-dire des chefs de I'Angleterre rurale. Chez Lord Holland, chez Lord Grey on il va des 1 808, chez Lord John Russell, ilacauseavec des eveques etdes hommes d'Etat. A la ville comme a la campagne. il a cherche et rencontre des experiences semblables ; il a vccu et agi avec des hommes reels, de toute classe et de toute cspece ; sa tete est meublee d'images ou ses idees ont leur racine. Quand il songe a TAngletcrre, il y a autre chose que dcs mots dans son esprit, ou du moins il pcut toujours substituer a ces mots le groupe d'ima- ges typiques qu'ils representent, concevoir, munie de ses dehors caracteristiques, chaque classe de la fourmilil-re anglaise, ici le clerge, pauvres curates k douze cents francs, en tunique rapee, recteurs obeses et beats, eveques autoritaires et opulents, la le monde conservateur de la campagne, squires apoplectiques et rogues, grands buveurs et grands chasseurs, fer- miers prosperes et tetus, laboureurs indigents tom- bes a la charge de la paroisse, — ailleurs, mais moins nettemeni. \c monde de Tindustrie, seigneurs 68 SYDNEY SMITH. du colon, tout-puissants manufacturiers, ouvriers miserables, commer^ants affaires, mineurs dissidents, baptistes, wesleyens, methodistes, nouveau peuple souterrain que Tonne connait pas encore, mais dont ceux qui savent entendre per9oivent deja la pro- fop.de et sourde rumeur — chaque groupe de ce vaste ensemble muni d'habitudes, de prejuges, d'in- terets differents, ayant sa conception propre de la vie, du devoir et du bonheur. Voila la faculte qui va faire la force et Tautorite de ses pamphlets ; et d'avance, a regarder ses gotJts et son tempera- ment, on pouvait dire qu'un homme aussi entrepre- nant, lance avec tant de joie dans le tourbillon de la vie, habitue au contact de ses semblables,est doue de rimagination concrete. LMdee abstraite est tropseche pour aboutir a tant de mouvement et de travail, pour sortir de la cervelle et remuer ce grand coeur de chair et de sang. II vit dans le siecle, ce pretre, au milieu d'hommes qui luttent, qui peinent, qui aspirent, qui souffrent. La est la realite superieure, la seule qui Tinteresse, dont la vue Femeuve et le lance en avant dans la melee pour combattre avec ses freres. II Taime telle qu'elle est, cette realite, illo- gique, discordante, incoherente et banale, non sim- plitiee par Tart, non expliquee par la philosophic. II ne la regarde pas de haut, en dilettante et en specu- lateur, a la fagon de cet autre clergyman, son contem- porain Coleridge, dont la conversation n'est qu'une reverie philosophique promenee sur toute chose, deroulee au hasard comme une procession de va- peurs eternelles. Rien de plus precis, de plus l'eSPRIT DE SYDNEY SMITH. 69 limite par des contours visibles que la pensee de Sydney Smith. Qu'il parle ou qu'il ecrive, il pro- cede par petites phrases breves qui partent Tune derriere I'autrc, vives et serrees ; il n'cmploie que des propositions principals, il ignore Tart d'enve- lopper et de developper une idee, en faisant valoir toutes ses nuances, en lui menageant des arriere- plans, en lui subordonnant les idees annexes qui Tentourent oa qui en decoulent. Des statements of facts, des resumes d'observations, des statistiques, des anecdotes, des descriptions dc choses vues, voila sa conversation '.C"est celle d'un esprit retiechi, tou- jours en quete de nouveaux faits, qui chcrche a s'en- tourer du plus "grand nombre possible de donnees et de renseignements. Malheureusement cet esprit est incomplet. 11 ne s'aper<;oit pas que la realite visible n'est qu'une partie de la realite, bien moins, qu'elle n'en est que le dehors, et qu'il faut Tart et la philosophic pour penetrer jusqu'a son essence et sa raison profonde. Aussi, du grand travail de pensee qui inaugure le siecle et qui sc poursuit autour de lui, il ne connait rien. Je ne cruis pas qu'il parle une seule fois de Keats ou de Shelley. « Pour '( Wordsworth, dit-il,)e n'aipas lu I'articleque Jeffrey « lui a consacre ; le sujet m'est si indifferent ! » I. Notez dans sa correspondance le nombre de formules telles que celles-ci : « All gentlemen and ladies eat too much.... I have made a calculation and found I must have consu- med... Women cannot face danger accompained by noise.... I have divided mankind into two classes.... », etc. JO SYDNEY SMITH. A regard des romanciers, de Walter Scott, de Godwin, de Hannah Moore, de Miss Edgeworth, son indifference est la meme; s'il en parle,c'est pour les blamer d'avoir peint le monde avec des couleurs sentimentales qui ne sont point les couleurs reelles, et de diminuer notre cnergie utile en exaltant notre sensibilite. Parmi les historiens, il lit ceux qui s'occupent d'histoire contemporaine, pour s'infor- mer, sans s'interesser a leur talent. Historiens, romanciers ou poetes, il les lit en passant, pour s'amuser un moment; il ne s'attarde pas a les dis- cuter serieusement : « Avez-vous lu les ballades de « Macaulay ? dit-il un jour, elles sont fort populaires ; « mais je deteste tons les sujetsgrecs ou romains '. « Je le crois bien, Thistoire ancienne lui semblait trop ancienne. A quoi bon etudier les gestes et les idees d'une humanite disparue depuis deux mille ans, quand devant nous souffre et saigne une huma- nite vivante? Incessamment il la considere, cette humanite, il cherche a la soulager d\m peu de sa misere. II est economiste, non par une aptitude sp'eciale de la cervelle a remuer certaines formules, mais par un effet desa large sympathie,parun contre- coup de son instinct secourable. En 1802, des son arrivee a Edimbourg, il visite les workhouses, il s'enquiert de leur organisation, il veut savoir d'oii I. A propos de Mme de Sevigne : « I think her much over- praised, every body writes as well now. Lady Mary Wortley wrote much better, sound sense. — Twelve volumes of pretty turns are too much. » l'eSPRIT DE SYDNEY SMITH. 7 1 viennent leurs ressources, qui les administrc ? Com- bien y a-t-il dc mendiants par rapport a la popula- tion? D'ou viennent-ils? Que mangent-ils? Voila les sujets auxquels il se donne tout de suite et dont parlent scs premieres lettres. Programmes des nou- veaux ministrcs, derniers votes des Communes, impots, culture^., prix du pain, du ble, du fromage, des boeufs, des moutons, secheresses ou gelees proba- bles, condition des paysans, voila les sujets dont traite toutesacorrespondance.Remarquezquesacorrespon- dance reste amusante, car il en traite avec humeur, en homme qui voit non des chiffres, mais la realite visible, avec tous ses traits pittoresques et saillants. Ses articles ressemblent a sa correspondancc. Chacun d'eux a pour objet de nous renseigner mi- nutieusement surquelque portion de la realite. Qu'il parle des prisons, de la Constitution americaine, de I'ile de Ceylan, de la condition des vicaires angli- cans, du methodisme, de TAustralie, des mission- naires dissidents, il veut ajouter a la somme des connaissances exactcs qui forment noire represen- tation de la realite. Leur substance est faite d'exemples etde citations, et qu'est-cequ'unexemple sinon un fait visible, et unc citation sinon un docu- ment precis, presque un chitfre, indiquant exacte- ment unc quantite, la quantite du talent que Ton admire ou dc la sottise que Ton critique ? Quel commentaire sur Ic lanatismc ou la credulite des methodistes vaudra la lecture de Icurs journaux? Jetons les veux sur la collection d'extraits qu'en a 72 SYDNEY SMITH. faite Sydney Smith; nous voila munis d'une notion nette, etablie a demeure dans notre esprit : Desor- mais nous ne pourrons plus entendre parler des methodistes sans songer aux extases de M. Thomas Cook, aux « revelations speciales » qui defendent les combats de coqs, au « paquebot religieux «, qui, toutes les semaines, fera pour « les adorateurs du Sauveur crucitie » le service de Londres aux bains de mer de Margate. Desirez-vous connaitre les Etats-Unis? Voici des chitfres, des details sur la forme du gouvernement, sur Tetat des finances, de Tarmee, de la classe moyenne, sur la geographic, le climat, la richesse du sol. Voulez-vous emigrer plus loin ? Voulez-vous des renseignements sur TAustralie? Voici la liste des salaires ; tant pour abattre les grands arbres, tant pour defricher les fourres, tant pour planter le ma'is, tant pour faucher le ble, tant pour le battre, tant pour scier les planches. L'esprit de Sydney Smith, rempli de faits de ce genre, classes avec methode, ressemble a ces ouvrages de statistique ou d'economie qu'on excelle a composer en Angleterre, si dedaigneux de la forme, si pauvres en idees generales, si riches en informations de toutes especes. Les articles de Sydney Smith en different par le style: peu de formules dans ces articles; rien que des mots concrets qui font voir les objets avec tous leurs details, avec tous leurs antecedents et circonstances. Prenez I'idee suivante : « Les der- nieres classes de la societe peqvent aspirer aux l'eSPRIT DE SYDNEY SMITH. jS premieres dignites de TEglise », et regardez ce que Sydney Smith fait de cette proposition: « Bouchers % « boulangers, debitants de biere, maitres d'ecole « voient souventleurs fils parvenira la mitre episco- « pale. Qu'un boulanger prospere, juche sur sa voi- <' ture, traverse la ville de I'Ouesta I'Est et qu'il jette « d'abord les yeux sur les tours dc Northumberland o House ! Est-ce que son petit gar^on joufflu comme « un pudding a la moindre chance d'entrer chez les « Percies, d'avoir sa part de leur luxe et de leur splen- « deur, de courir le chevreuil dans les Cheviot avec (( cor et chien de chassc ? — Mais qu'il pousse un peu « plus loin son bidet et qu'il arrive a Saint-Paul et <( voila toutes ses idees qui changent ! Non, il n'est « pas dit que son petit pain dc deux sous ne pourra « pas entrer dans cc tour admirable : Michon fils va « au college, se met a lire, passe le meilleur de sa « vie, comme font tons les grands hommes en Angle- « terre, a composer des vers latins, apprend que Mi « est long dans Michon, va a Oxford, gagne un prix « pour une dissertation sur la dispersion des Juifs, « recoit les ordres, devient chapelain d'cveque, pre- (( cepteur d'un jeune noble, edite un auteur classique « inutile, public un « avertissement serieux aux incre- « dules )),puis passe parlesdegres bicnheureux dc la « hierarchic, tour a tour recteur, doyen, prelat, et — Bien pis, on n'a pas supprime d'abus, car qui ne salt que ces eveques qui vont heriter des pouvoirs du chapitre ont toujours donne les benefices a la faveur? Bien pis encore, non seulement on n'a point supprime d'abus, mais on en a prepare un autre. Carles eveques sont souvent intolerants ^ : au commencement du xix*= siecle I. Et de plus assez disposes a echanger les benefices centre de bons et solides services, temoins les deux lettres suivantes que Smith donne a titre de specimen. THE BISHOP TO LORD A . My dear Lord, 1 have noticed with great pleasure the behaviour of your Lordship's second son, and am most happy to have it in my power to offer to him the living of * * *. He will find it of considerable value ; and there is, I understand, a very good house upon it, etc., etc. This is to confer a living upqi^ ^ tTI^'.l of real merit out of 84 SYDNEY SMITH. surtout, en theologie comme en politique, leurs opi- nions sont absolues. Sydney Smith en connaitdeux, Tun, calviniste entete, qui n'accordera de benefices qu'aux partisans du calvinisme, I'autre ennemi actif des calvinistes, qui les proscrira de son diocese. Deja le premier a dresse une liste de quatre-vingts ques- tions auxquelles doivent repondre les candidats aux benefices dont il a droit de disposer. Et c'est ce droit que Ton veut etendre ! Enfin on oublie que nombre d'eveches sont aux mains de pretres vieillis, valetudinaires et goutteux. « Ce sont leurs femmes, « leurs fiUes, leurs maitres d'hotel, leurs valets qui « nomment les recteurs. Tant bien que mal, on fait « tracer a la main paralytique d'un pauvre eveque « mourant une signature au bas d'un ecrit qu'il est « incapable de comprendre.... » Ainsi va cette argumentation de Sydney Smith, denuee d'exorde de divisions, de transitions, qui ne commence ni ne conclut, faite de pieces et de morceaux, vivante pourtant, directe, convaincante comme la parole d'un homme pratique et compe- the family ; into which family, apparently sacriticed to the public good, the living is brought back by the second letter : — THE SAME TO THE SAME A YEAR AFTER. My dear Lord, Will you excuse the liberty I take in soliciting promotion for my grandson? He is an officer of great skill and gallantry, and can bring the most ample testimonials from some of the best men in the profession : the Arethusa frigate is, I understand, about to be commissioned ; and if, etc., etc. l'eSPRIT DE SYDNEY SMITH. 85 tent, et dont on a respecte le decousu dans ce resume. Meme manque d'unite et de logique dans les idees qu'il defend que dans les raisonnements par lesquels il les defend. C'cst qu'elles ont leurs racines dans le detail complexe des faits; elles y tiennent; on ne pent pas les isoler, les considerer en elles-memes. En elles-memcs, selon Smith, elles ne sont ni vraies ni fausses. On ne pent pas les deduire d'un principe : en matiere de legislation, dans tout le domaine de choses pratiques, il n'y a point de principcs. Tout a Theure Sydney Smith parlait avec bonne humeur, avec un sourire indul- gent, du commerce de benefices que font les eveques et les chanoines. C'est qu'a son gre, etant donnees les circonstances^ je veux dire les moeurs, les habi- tudes, les prejuges anglais, les droits acquis a la longue, cc genre de simonie n'est pas un tres gros scandale. Gonsiderons la logique et la morale comma des sciences de cabinet qui construisent des types ideaux vers lesquels I'homme d'Etat doit tout au plus s'orienter. Laissons la les cadres a priori, les monies rigides, dans lesquels, de gre ou de force, au nom de la philosophic, on veut faire entrer les hommes. Telles mesures, les plus justes au point de vue de la logique et de la morale seront pernicieuses par leurs effets dans Tapplication. Par la suppression des sinecures ecclesiastiques, vous croyez purifier le clerge et reformer TEglise anglicane : vous blessez le prccieux sentiment personnel et egoiste qui prcte sa force a toute institution humainc. Considere a part, 86 SYDNEY SMITH. ce sentiment est d'origine impure, mais dans la machine sociale, transforme par les rouages envi- ronnants qui I'utilisent, il devient bienfaisant. Avec le mal individuel se fait le bien general et la societe n'est qu'une organisation d'ego'ismes. Ainsi rai- sonne Sydney Smith. Impossible d'introduire une idee morale dans la societe autrement qu'epaissie, reduite, alteree, adaptee, proportionnee, a la suite de tatonnements et d'experiences partielles, au milieu sur lequel elle doit agir. Aussi voyons-nous ce clergyman attaquer des institutions qui sem- blent chretiennes et morales. II est Tennemi des missions protestantes dans Tlnde, des Societes qui se fondent pour decouvrir et faire punir le vice, des projets de loi qui veulent obliger le recteur a resider dans sa paroisse. Rien de moins sublime que sa conception de I'Eglise d'Angleterre. Le lecteur en a deja vu quelques traits. Pour lui, la carriere eccle- siastique est une loterie dont les gros lots sont les traitements princiers des chanoines et des ev^ques. « Certes, dit-il, si j'ecrivais un discours officiel et de « ceremonie, je ne m'exprimerais pas ainsi, mais nous « parlons affaires. On suppose que le clerge se de- « sinteresse des biens de ce monde, qu'il n'a cure des « choses niaterielles, et comme, de cette supposition, « on conclut a la necessite de changements brusques, « il faut bien percer jusqu'au roc solide de la realite « sans prendre garde a la terre et aux fleurs que nous « derangeons «... — Si vous supprimez les sinecures, les jeunes gens riches vont se detourner d'une car- l'eSPRIT DE SYDNEY SMITH. 87 riere qui ne mene plus a de grandes places. « Je re- « grette d'avoir a me servir d'arguments aussi gros- « siers, mais la verite c'est que la plupart des clergy- « men se fontpretres pour arriver dgagner beaucoup « d'argent. Certes, ceshommes-la veulent aussi faire « leur devoir et ils le font, mais I'amour du devoir « n'a pas ete leur motif initial. « — Cette realite n'est point belle, repond le moraliste, et si les capitalistes n'entrent dans le clcrge que par amour des sinecures, le clerge se passera des capitalistes. — « La-dessus, « on nous fait le portrait d'un clergyman a 1 3o livres, « en qui s'unissent toutes les qualites morales, intel- « lectuelles et physiques. C'est un homme instruit, « qui se consacre de toute son ame a ses paroissiens, « de manieres seduisantes, au port majestueux ; il a « cinq pieds six pouces, il est admirablement pro- « portionne ; sa figure nous parle des vertus Cardi- ff nales et des dix commandements. Avec un air de « triomphe on nous demande alors si, parce qu'il est « pauvre, cet homme sera moins respecte. » — Mettez a sa place un ministrc moyen, ordinaire, fils de petit boutiquier qu'a tente ce traitcment de cent trente livres. Voyez son habit rape, son geste vulgaire, ses habitudes. — « Direz-vous que ces dehors n'im- « portent pas ? Nous nc sommes plus au temps des « apotres; nous nc vivons pas dans le pays abstrait " des philosophes, hors du temps et de I'espace, « mais en Tannce 1837, dans ce royaume de Grande- " Bretagnc oil se brasse de la biere, ou se tisse du '( coton, oil se fond de la chandelle, chez un pcuple 88 SYDNEY SMITH. « qui regorge d'argent et qui fuit la pauvrete comme « le plus grand des maux. » — Parmi les mille cir- constancesdont unhommed'Etat doit tenir compte, avant toutes les autres, s'imposent la sottise moyenne, de rhumanite, les prejuges speciaux a un siecle et a une nation. Impossible de les abolir : done il faut transiger avec eux, bien mieux, les utiliser comme des forces, et Ton voit Sydney Smith defendre les sine- cures parce qu'elles sont un moyen de corruption a la disposition de la couronne. « Une prebende c( a Westminster pour son second fils calmerait tel c( Caton de Cornhill, assouplirait tel Gracche de « Kensington ou de Chelsea. Quelle sottise que « d'imaginer que Ton pent gouverner sans ces « aimables encouragements : autant vouloir faire « disparaitre, a force de cataplasmes la bosse d'un « dromadaire, que de vouloir guerir I'humanite « de ces petites faiblesses. » En d'autres termes, pour faire une reforme, pour alterer une constitution, ayons egard au passe, aux besoins, aux habitudes, a la diversite des individus qui composent la societe ; ne les devan^ons pas, ne les invitons pas a s'adapter a nos theories ! Servons- nousdes vieilles batisses, ajoutant tantot un corps de logis, tantot abattant une cloison, tantot per^ant une fenetre, travaillant au jour le jour. Croyons avec Burke a la sagesse latente de I'instinct, de la tra- dition, du prejuge : defions-nous de la raison. N'imitons pas M. Grote « qui serait un politique important si le monde etait un echiquier », ou l'eSPRIT DE SYDNEY SMITH. 89 M. Necker ' « qui vient d'ajouter un nouveau projet « aux projets de constitution (tous admirables de lo- « gique et de simplicite) que les Francais persuades « de la bonte fonciere et de I'identite de tous les hom- « mes, elaborent tous les jours de Tautre cote de la « Manche ». Une societe se forme et se developpe d'elle-meme, selon des lois cachees, situees hors de notre portee; pour aider a ce developpement, mul- tiplions les observations, tachons de decouvrir quel- ques remedes empiriques dont nous userons avcc prudence, par applications partielles, a mesure que surviendront dans le systeme des embarras, des fatigues, des arrets, en nous contentant de demeler a grand'peine quelques-unes des fibres de ce tissu irregulier, disparate, mille fois entre-croise qui compose le monde reel et vivant. Ill Voila ce que pensc Sydney Smith ; voila ce que lui montre Tinstrumenta travers lequel il regarde les choscs : il les aper^oit telles qu'elles sont, directe- ment, non representees par des signes, non resumees dans leur essence, mais concretes, enveloppees de tous leurs attributs; en second lieu il nc les fait pas I. Neckar's last views : « In this plan of a republic, every thing seems to depend upon the purity and moderation of the governors... Of the effects of such a constitution every thing must be conjectured; for experience enables us to make no assertion respecting this republic of the closet.... w 90 SYDNEY SMITH. converger en quelques points symetriques : pour son oeil elles restent dispersees, placees a la fois sur plu- sieurs plans, incoherentes, nombreuses, et pourtant toutes reliees, toutes plongeant dans leur milieu par des filaments enchevetres, s'y perdant et le continuant. En Angleterre ce genre d'instrument est tres frequent ; et du premier coup on le definit en gros lorsqu'on a dit avec tout le monde que beau- coup d'Anglais ont I'esprit positif et pratique. On retrouve ce sens du reel et du complexe dans bien des oeuvres de Tesprit anglais, dans tel roman en trois volumes, solide,coloreettouffud'une ']eune aitthoress, dans tel livre de Spencer et de Darwin ou les faits s'entassent infatigablement pour etayer une genera- lisation, dans la constitution de tel college d'Oxford, dans tel tableau de Hogarth ou de Constable. La philosophie nationale et Thistoire des institutions le manifestent avec une clarte singuliere. Deja Bacon appelait la metaphysique une vierge sterile, et tour a tour Locke, Hume, Bentham et les deux Mill, ont expose et defendu la philosophie de Texperience et de I'observation. La morale utilitaire, la logique de rinduction, la psychologie de I'association tels sont les grands apports de la philosophie anglaise a la philosophie. Ces idees, Sydney Smith est trop occupe ales appliquer avec ferveurpour les formuler; mais, d'instinct, il s'y rallie '. Avant Macaulay, il a compare I. Le contraste entre I'esprit ideologue ecossais et I'esprit pratique de Smith sont amusants. « Now what I object to Scotch philosophers in general is, that they reason upon man as they L ESPRIT DE SYDNEY SMITH. 9 I la metaphysique grecque a la philosophic de Bacon et celebre avec enthousiasme Texcellence de Bacon'. De meme, dans Thistoire des institutions dc I'Angleterrc tout le monde a remarque le manque d'ordre et de siniplicite, la predominance de la tradition sur la raison pure, les anomalies nom- breuses, Tadaptation lente aux besoins nouveaux, bref, en toute reforme le souci de Tenqucte minu- tieuse, de Tobservation prolongee - et de I'effet pra- would upon a divinity; they pursue truth, without caring if it be useful truth. Thcv arc more fond of disputing on mind and matter than on anything which can have a reference to the real world, inhabited by real men, women, and children... [To F. Jeffrey, July 1801.) — « I exhort you to restrain the violent tendency of your nature for analysis, and to cultivate synthetical propensities. What is virtue ? What's the use of truth ? What's the use of honour ? What's a guinea but a d d yellow circle ? The whole effort of your mind is lu destroy. ^To F. Jeffrey, 1804.) 1. Lectures on moral philosophy. Parlant de Bacon, il dit : n Every succeeding year is an additional confirmation to us that we are travelling in the true path of knowledge, and as each year brings in fresh tributes of science for the increase uf human happiness, it extorts from us fresh tributes of praise to the father and guide of true philosophy. » — Parlant d'Aris- lote : « To him mankind is indebted for fifteen hundred years of quibbling and ignorance, in which the earth fell under the tyranny of words. » 2. On retrouve le meme sens du concrctet du complexe dans la fa^on dont les Anglais con?oivent des sciences dont les me- thodes sembleraient devoir etre gendrales et independantes de toute forme d'esprit national. Sur Fempioi dnmodHe dans les theories des physiciens anglais, sur leur besoin de represen- tations materielles et sensiblcs a roeil,sur Ic detail et la com- plexite de ccs representations, sur les theories anglaises de la 92 SYDNEY SMITH. tique. Vers la fin du xviii" siecle et le commence- ment du xixe, cet esprit d'experience et d'induction ne semble plus diriger TAngleterre. En politique du moins, les Anglais s'ecartent des voies frayees par Locke ; par haine de la Revolution fran^aise, ils concoivent un type abstrait qui s'oppose au type deteste du jacobin ; ils s'efforcent de le copier, ils procedent par deduction, ils subissent I'impulsion violente et rigide du sentiment. En meme temps triomphent les formules, les cliches de pensee en dehors desquels personne n'ose ou ne peut penser. Avec quelques contemporains, Sydney Smith refuse de repeter les formules et, en cesens, ilest un inven- teur. II apercoit les choses avec ses yeux, et il en res- sent une impression personnelle et directe. La-des- sus son temperament genereux, son zele altruiste s'emeuvent ; avec une energie admirable, il travaille a reformer son pays suivant le plan que lui suggerent son esprit positif et pratique, « son amour pas- « sionne pour la justice et le sens commun * ». constitution de la matiere, sur le nombre et la diversite des edifices qui, dans ces theories, composent la matiere, sur les proprietes concretes de cos edifices elementaires, compressibles. ou rigides, fluides ou solides, sur le contraste de ces idees et des idees fran^aises qui tendent toujours « vers ['abstraction et la simplicite » ; sur le genie d'un Maxwell ou d'un \V. Thom- son, voir la belle etude de M. P. Duhem, le physicien bien connu, concernant I'ecole anglaise et les theories physiques. — Revue des questions scientifiqiies, octobre i8qi . I. « I have a passionnate love for justice and common sense. » Memoir. CHAPITRE IV PROBLKMES POLITIQLKS ET SOCIAIX II est bicn fait pour choquer un bourgeois anglo- saxon, amoureux de son independancc et jaloux de son droit, le spectacle que Sydney Smith a sous les yeux au moment ou il commence a ecrire. II faut remonter jusqu'au debut du xviii'' siecle pour com- prendre avec quelle force est etabli le systeme qu'il attaque. Quand on a vu Tautorite des idees, la lon- gueur des habitudes qui consacrent ce systeme, de quel poids il pese sur la nation, avec quelle rigueur persistante il I'enserre, quelles tendances d'expan- sion il comprime, on peut mesurer Toeuvre alaquelle a travaille la Revue d'Edimbourg et le service qu'ont rendu Sydney Smith et ses amis. I De la revolution de 1688, les bourgeois et le peuple anglais n'avaient pas tire grand profit. Qu'y a gagnc cette foule que composent les marchands, les avocats, les medecins, les cures de campagne, lesyeomen, les fermiers, les paysans, les manoeuvres? A la revolution de 1688, le Parlement seul a gagne. 94 SYDNEY SMITH. 11 a fortifie ses pouvoirs des pouvoirs qu'il a con- quis sur la couronne, et, au bout de trente ans, il est clair que I'aristocratie qui compose le Parlement a etabli la preponderance sociale, politique et admi- nistrative de I'aristocratie. Pendant tout le xvui^siecle se poursuit cette oeuvre et s'affirme la souverainete d'une coalition de grands seigneurs. Tout d'abord, ils se sont emparesdelaterre, source visible de puissance et de richesse permanentes, support stable oil s'appuient les grandes families pour subsister a travers les siecles. lis ont constitue ces grands domaines manoriaux ou, entoures de leurs clients, a la fois juges, maitres, arbitres deshommes, possesseurs hereditaires des betes, des bois et des moissons, ils attachent leur nom et leur famille a un morceau de terre qui ne change pas, tandis que s'y succedent les generations. — Rien de plus systema- tique que la legislation par laquelle les grands sei- gneurs font cette conquete du sol. Par une serie d'actes d^enclosure^ d'appropriation des communaux, ils harcelent les Tpeihs jyeomen dont ils rognent les ressources. Deja demi-ruines par la concurrence que font les nouvelles villes manufacturieres a la petite Industrie domestique, qui, avec le droit de paturage sur le communal, les aidait a subsister, les yeomen emigrent; par milliers ils abandonnent les campa- gnes et vont chercher du travail dans les cites ou ils ne sont plus qu'une multitude anonyme, ouvriere, besogneuse dont la rumeur est couverte par la voix d'un de ces squires qui sont ou qui font les membres PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX. QD du Parlement'. Quelques-uns, les plus forts, s'en- teteiit a demeurer dans leurs fermes, mais voient disparaitre les privileges politiques qui les y atia- chaient. Peu a peu, par une elevation du cens fon- der qui les rendait eligibles aux fonctions de justice of the peace -, on les expulse de I'administration locale, en meme temps qu'on leur interdit les hauts grades de cette milice du comte oii, avant la Revo- lution, lis ont fait si bonne figure, lis perdent leur droit de chasse qu'un code impitoyable reserve aux grands squires. Ainsi diminues, depouilles dcs privileges politiques, des commandements, des amu- sements nobles qui faisaient la fierte de leur vie, les plus entreprenants se laissent tenter par Tespoir de retrouver en Amerique la vie libre et saine qu'ils ne connaissent plus en Angletcrre. Lc j''eomen vend sa terre au squire voisin. la campagne se fait plus solitaire et la verdure du grand pare s'etend, inin- terrompue, jusqu'a I'horizon. Au milieu de ce pare, au fond de Tavenue de chenes, dans le hautain manoir hereditaire, reside le maitre de la contree. Comptons quelques-uns de ses pouvoirs : Comme justice of the peace, il pent faire arreter, en vertu d'un mandat qu'il n'a qu'u signer, « toute personne qui trouble la paix pu- 1. Voy. Boutmy, le De'veloppement de la Constitution an- glaise. 2. Sous George 111 le ecus dcs. justices of the peace s'clcve da 40 a 100 livres. l.es tils de lords ou de squires ayant plus de 600 livres de rente sunt eligibles par droit de iiaissance. 96 SYDNEY SMITH, blique »; il Juge a domicile les cas d'ivrognerie, de vagabondage et les menus delits. Auxpetty sessions, aux quarter sessions, c'est-a-dire au deuxieme et au troisieme degre de la juridiction locale, il juge les crimes plus graves. II est seul juge, et il est seul adniinistrateur, car la paroisse a perdu toute auto- nomie ; comme justice of the peace, il nomme les constables : lui seul permet ou defend au vestry de secourir les indigents qui ne sont pas inscrits sur la liste paroissiale annuelle. A partir de 1801, il pent amender et modifier de sa propre autorite la taxe lo- cale des pauvres. A ces pouvoirs bien definis que re- connait la loi s'ajoutent ceux qu'aucun texte n'enonce : son autorite morale, creee par la tradition, depasse son autorite legale ; il dispose d'un ou deux benefices, et comme c'est lui qui nomme le recteur, il pent lui imposer tel ou tel genre de predication. II possede non seulement la terre, mais les cottages de la paroisse ; selon ses prejuges politiques ou religieux, il pent en exclure les dissidents, refuser de louer sa ferme a un whig ou a un tory. De toute cette puissance, il use violemment, en homme qui ne connait pas de resistance, avec orgueil et durete. Les romanciers du temps en temoignent, et les patriarches bien- faisants, a la fagon de TAllworthy de Fielding sont plus tares que les brutes sanguines comme son Western ou que les despotes froids comme le Tyrrel de Godwin ^ Entre ces tyranneaux et la populace I. Godwin, Caleb William. PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX. des paysans journaliers qui, periodiquement, retom- bent a la charge de la paroisse, il n'y a point d'inter- mediaires, si bien que, par Tetendue comme par la muliiplicite de leurs fonctions, les gentlemen ter- riens sont des souverains locauxet qu'ils gouvernent I'Angleterre ruralc. lis gouvernent toute I'Angleterre, car, au xvni® sieclc, la Chambre des communes est a eux et la Chambre des communes est toute-puissante. A partir de 171 1, les representants des comtes doivent justifier d'un revenu de 600 livres, et les representants des boroughs d'un revenu de 3oo livres en terres, en sorte que, pour representer une ville comme pour representer un comte, il faut etre un grand proprietaire terrien. Voila done les industriels et les marchands exclus du Parlement;du moins, pour y arriver il faut qu'ils achetent un domaine, qu'ils se fassent proprietaires ruraux, par consequent qu'ils epousent les interets de la gentry rurale. Ainsi qualities, le plus souvent ils n'entrent au Parlement que si I'aristocratic le leur permet. Car I'aristocratic possede ces bourgs pourris dont les electeurs, trop peu nombreux pour ctre independants, votent a son grc. En 1793, la So~ ciete des amis du peiiple offre dc prouver qu'en An- gleterre et dans le pays dc Galles, soixante-dix de- putes sont nommes par trcnte-cinq bourgs qui ne comptent presque pas d'elccteurs, quatre-vingt-dix deputes par quarantc-six bourgs qui comptent moins de cinquante electeurs, et trente-sept deputes par dix-neuf bourgs comptant moins de cent electeurs. 98 SYDNEY SMITH. Les grands seigneurs ont achate ces bourgs et six d'entre eux, le due de Norfolk, le due de Lonsdale, lord Darlington, le due de Rutland, le marquis de Buckingham, lord Carrington, n'envoientpas moins de quarante-cinq deputes aux communes. En Irlande, oii les peihs freeholders sont electeurs, leur vote est considere comme propriete du squire, etfaitpartie dudomaine. G'estainsiqu'apres I'Union, les deux deputes irlandais representent cinquante gentlemen influents. En 1780, le due de Rich- mond remarquait que plus de la moitie de la Chambre des communes dependait de six mille electeurs. En 1 793, les chiffres etaient plus singuliers. M. Grey, presentant la petition des Amis du peuple, remar- quait que quatre-vingt-quatre personnes nommaient cent cinquante-sept deputes et que cent cinquante autres etaient choisis par soixante-dix gentlemen. Enfin, en 1821, M. Lambton offrait de prouver devant la Chambre des communes que trois cent cin- quante membres ne representaient que cent cinquante personnes*. — En resume, a la fin du xvni^ siecle, la revolution aristocratique de 1688 avait accompli son oeuvre. Le gouvernement national comme le gouvernement local etait aux mains d'une oligarchic. Naturellement cette oligarchic en profite : toute la legislation economique et financiere se fait a son avantage ; par des droits de douane, elle protege les produits de ses domaines : viande, ble, laines, bois, I. Voy. Erskine May, The English Constitution. PROBLKMES POLITIQUES ET SOCIAUX. 99 par dcs primes, elle en encourage Texportation. Les terres etant exemptes du droit de succession, elle ne paye la land tax que sur la base derisoire d'une evaluation qui date d'Edouard I"; le regime des substitutions et de droit d'ainesse ab intestat empe- che le demembrement de ses domaines. — Toutes les dignites, toutes les fonctions publiques sont reservees a ses membres : ils sont eveques, am- bassadeurs, generaux, gouverneurs, lords lieute- nants : les cadets et les petits squires sont recteurs, colonels, capitaines, magistrates. A tons les postes OLi il s'agit de representer la puissance publique, d'agir en deleguc du souverain, d'exercer un com- mandement, on les apergoit. Officiellement ils sont toute la nation ; eux seuls votent, commandent, administrent, et, en 1821, Sydney Smith a le droit d'ecrire : « L'Angleterre appartient au due de Rut- '( land, au due de Lonsdale, au due de Newcastle, — « en tout, a vingt posscsseurs de bourgs pourris. « II Cependant, derriere cette Angleterre officielle et visible, derriere cette societe organisee, hierarchisce, encadree par la constitution, un nouvcau peuple nait, grandit, sc multiplie qui ne trouve point de place dans le vieux manoir fcodal qu'habite TAngle- terre, repousse des chambres spacieuses qui sont reservees aux anciens maitres, comme des communs qu'habite la foule des serviteurs campagnards, de- lOO SYDNEY SMITH. pourvu de droits, reduit a se presser p^le-m^le dans les corridors, vegetant au hasard, au jour le jour, car rien dans les lois ou les coutunies ne repond aux besoins nouveauxqui proviennent de sa misere et de son entassement. C'est qu'a la fin du xvin" siecle les decouvertes successives qui etablirent en Angleterre la grande Industrie furent le point de depart d'une alteration profonde de la substance et de Torganisa- tion sociale. A la suite des inventions d'Arkwright', de Hargreaves, de Crompton, de Kelly, I'industrie de coton se developpe tout d'un coup; vers 1785 la machine a vapeur penetre dans les usines, et Ton voit pour la premiere fois tournoyer surlesvilles du Nord les nuages de fumee noire qui ne les quit- teront plus. Tandis qu'en 1760, quarante mille per- sonnestravaillaient dans les filatures, en i785,quatre- vingt mille, en i83i,huit cent trente-trois mille ouvriers et ouvrieres s'y enfermaient tous les jours. Pendant les cinquante premieres anneesduxvni" siecle la quantite de coton exportee par I'Angleterre avait a peine double; pendant les vingt dernieres annees cette quantite devient huit fois plus grande et sa valeur se multiplie par i5. Par un contre-coup im- mediat, cette expansion d'une Industrie appelle I'ex- pansion de presque toutes les autres. II faut du charbon pour les machines a vapeur, il faut du I. 1769, Arkwright's water-frame; 1770, Hargreave's spin- ning jenny; 1776, Crompton's mule; 1792, Kelly's self acting mule; en 1785 la machine a vapeur est applique a I'industrie en grand. i8i5, Cartwright's power-loom. PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX. lOI fer * et de Tacier pour fabriquer les nouveaux metiers a tisser. Dans la Cornouailles, dans le pays de Galles, une population grandissante s'enfouit dans le sol, vit de ce que lui donne la riche contree souterraine qu'elle entreprend de defricher, et la verte Angleterre se depeuple au profit de I'Angle- terre noire. Car c'est la le premier signe visible du changement organique qui so prepare : quand, sans penetrer dans le detail intime, on regarde de haut I'ensemble du pays, on decouvre que legroupe- ment humain n'y est pas le meme que dans la premiere moitie du siecle. Au lieu d'une population egalement repartie par toute la surface du territoire, on voit un amoncellement plus dense se former dans le Nord et de gros noyaux apparaitre autour desquels s'agglomcre et s'epaissit la foule. Les vieilles villes episcopales, Canterbury, Exeter, Salis- bury s'endorment derinitivemcni, mais Liverpool, Manchester, Birmingham, Sheffield grandissent, ctalent au loin leurs espaces de brique morne et rhorizon sinistre que fait, le jour, la fumee de leurs usines, la nuit la rongeur sombre des hauts four- neaux, s'elargit, gagne inccssamment sur Tetendue verte des campagnes environnantes. A present, quand on approche, quand on rcgardc de pr^s Tune de ces villes, on ap(jri;oit un mondc trcs actif, unc ruche dont Ic bourdonnement sourd est continu. L'homme I. Fontc au charbon dc icrrc trouvcc entrc 1740 ct lySo. Soufflcts a vapcur en 1788. I02 SYDNEY SMITH. ne grandit pas ici lentement et paisiblement d'une pousse saine et reguliere, dans une quietude vegeta- tive, comma il faisait a la campagne. Le tourbillon humain est rapide entre ces murs qui vibrent de la pulsation des machines et sa substance est vite re- nouvelee; I'exces du travail, le manque d'air et de lumiere, I'entassement, la promiscuite de la vie dans des logis fetides sont meurtriers; mais Touvrier se reproduit facilement, puisqu'il suffit a ses enfants, pour trouver leur place dans la fourmiliere indus- trielle, d'avoir de bons bras et de bons yeux. La grande production a fait baisser le prix des denrees des vetements ; Texportation toujours croissante appelle et rend possible un travail toujours plus grand. Le cout de la vie a diminue et les salaires sont devenus faciles a trouver. Cc frein retire et cet aiguillonajoute, la population des nouvelles cites s'accroit avec une rapidite inconnue. Celle de toute I'Angleterre augmente de moitie entre iy5o et 1800; de 90 p. 100 entre 1800 et i85o. Ill Cette nouvelle societe a des besoins nouveaux et le regime qui convenait a TAngleterre agricole ne lui convient pas. Petit a petit elle se sent a I'etroit dans les formes politiques, religieuses, economiques, qui, apparues spontanement a I'origine, developpees avec lenteur et regularite, rendues tous les ans moins flexibles, a present presque petrifiees, ont re- PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX. I03 couvert et enserre le vieil organisme pour le main- tenir et le defendre. Cette petite ville ' qui jusqu'ici n'a ete que le coeur d'un grand district agricole, importante, parce qu'une foire y attire toutes les semaines les fermiers et les artisans de la campagne environnante, parce que les magistrals des assises s'y arretent dans leur tournee, — cette petite capitale de province dont les marchands et les artisans, four- nisseurs de la gentry du comte vivotent doucement, s'endorment sans remords, le dimanche, a la voix monotone et paisible du predicateur, voici qu'elle sort de la vie locale, voici qu'elle cesse de vegeter a part, en etrc independant ei rudimcntaire. Dans les environs, on a decouvert et creuse des carrieres de picrre; les mines de charbon lui ont faitune ceinture de hameaux ouvriers qui Tenserrent et la rejoignent. Pen a peu la houille se trouvant a portee de la main, le nouveau canal passant au pied de la ville, des tisseurs qui n'appartiennent pas au comte sont venus de loin, et les usines monumcntales se sont elevees. Par ces usines, par ces houillieres, par ce canal notre ville entre dans le grand systeme de nutrition ct de circulation de toute TAngletcrre. A present, vicnne una greve de ses mineurs ou de ses tisserands, et par dela les limites du comte, jusqu'aux cxtremites du pays, Tonde reguliere du sang nourricier affluera moins riche et moins puissante : a Glasgow, a I. Par exemplc la ville de Tveby Magna dans le l-'clix Holt de George Eliot. I04 SYDNEY SMITH. Liverpool, a Londres, les armateurs et les marchands en souffriront. De meme, que le coton brut n'arrive pas en quantites suffisantes dans les ports, que Ton decouvre a cent lieues de la d'autres gisements de houille plus faciles a exploiter, nos tisserands et nos mineurs en patiront. Tisserands et mineurs, ouvriers et patrons, tous les habitants de la ville sentent maintenant les contre-coups des evenements poli- tiques qui, partis du centre, faute de connexions suffisantes, ne propageaient pas leurs effets jusqu'a elle, et la multitude industrielle dont le bien-etre ou la misere depend d'un tarif de douane ou d'une guerre avec la France ou TAmerique se passionne dorenavant pour cette guerre ou pour ce tarif. C'est aussi que la difference est grande entre Tes- prit du nouveau peuple ouvrier et celui des anciens artisans. Autrefois, fileurs, tisserands, potiers vivaient a la campagne, dans les villages ou dans les bourgs, a la fois ouvriers et agriculteurs, en fermiers qui arrondissent leur revenu au moyen d'une petite Industrie a laquelle ils travaillent le soir, a la veillee, tout le jour dans la saison morte, avec leur femme, leurs enfants, leurs valets et leurs servantes*. Dans les villes, les plus grands ateliers^ comptaient dix ouvriers et apprentis, mangeant a la table du patron, vivant en serviteurs sous sa surveillance directe. Un petit monde comme celui-la vegete tranquillement, J. Voy. Silas Marncv de G. Eliot. 2. Lecky, VI, 20. PROBLEMES I'OI.lllQLES ET SOCIAUX. 103 sans grande baisse et sans grande hausse de fortune, acceptant I'encherissement du pain comme il accepte la venue de la mauvaise saison, a la fagon d'un eve- nement regulier, d'un malheur emousse par Thabi- tude, dont patissent toutes les generations humaines. Attache pour toute sa vie au coin de terre ou il a pris racine, tout semblable a son voisin, qui depuis Ten- fance a respire la meme atmosphere que lui, et dont le pere a connu son pere, Thomme vit ici comme ont vecu les ancetres, nourri d'habitudes et de tra- ditions immemoriales, et les cerveaux sont engour- dis dans une torpeur seculairc. Mais les voici qui s'eveillcnt quand nos campa- gnards quittent les champs pour la manufacture, car tout changement s'accompagne d'une activite plus grande de Tesprit, d'un elargisscment de la conscience individuelle qui se degage et se precise aux depens de I'instinct hereditaire. II n'est plus permis a I'ouvrier de laisser travailler ses doigts tandis que son intelligence revasse ou sommeillc, envahie par le calme et la serenite de la campagne dont la verdure emplit ses yeux. Dans cct atelier bruyant du haletement des machines, entre ces murs oi-i se repercutent leurs coups de piston, dans ces tavernes etroites ou il va reposer son attention appliquce quinzc heures par jour sur un mouvement de broche ou de navettc, le dimanche, a la pauvre chapelle wesleyenne, il est coudoye par des hommes qui lui ressemblcnt. qui soullVent des memes souffrances que lui, qui gemissent ou qui grondent I06 SYDNEY SMITH. avec lui. II sent qu'il fait partie d'uiie foule et dans une foule chacun pense plus vite et plus souvent que s'il etait seul. Des courants intellectuels, des ondes d'idees et d'emotions traversent aisement les milieux d'humanite dense et tons ces mouvements particuliers s'assemblent en une agitation vague, desordonnee tout d'abord, plus reguliere ensuite, d'ou se degagent des tendances directrices et simples. Notre nouvelle societe n'est plus une collection d'in- dividus mais un tout, veritablement un etre vivant qui a un cerveau et un cocur, qui se sent une pensee, une ame et une voix. Voix faible, malhabile, ame confuse, pensee obscure tout d'abord, mais qui vont s'eclaircissant ets'affirmant, cardanslasecondemoitieduxvni^siecle, la grosse masse du peuple anglais a fait un grand progres de Tinstinct vers I'intelligence. Par les pa- trons, les inspecteurs, les commis, le savoir croissant des classes moyennes a rayonne jusqu'a la populace. La prose courte', facile, alerte qui date du commen- cement du siecle, a mis a la portee de tous les hon- netes gens les discussions de la theologie, de la metaphysique, de la philosophic politique, qui Jusque-la n'etaient accessibles qu'au petit monde des erudits. Par elle toutes les grandes idees vul- garisees, sans atteindre encore les dernieres couches profondes commencent a penetrer dans les portions I Voy. Coleridge, Literary Remains (I, pp. 23o seq.). — Comparez la prose de Milton et celle d'Addison. PROBLEMES POLITIQIES ET SOCIAUX. IO7 intimes de la societe. Les auteurs, qui maintenant, peuvent compter sur un grand public, independants de la protection des grands ou de TEtat, osent dire tout haut ce qu'ils pensent'. Les journaux poli- tiques paraissent una fois, deux fois par semaine, puis tous les jours-. Les revues periodiques, les en- cyclopedies, les ouvrages de vulgarisation •' se sont multiplies. En 1771, les debats des Chambres sont devenus publics, et tous les journaux les reprodui- sent. Vers le milieu du xviii'' siecle, on voit s'ouvrir les premiers cabinets de lecture. Les imprimeurs s'installerrt pour la premiere fois en province, a Liver- pool, a Preston, a Manchester, a Kendal, a Leeds. Les ecoles du dimanche ', les journaux du dimanchc mettent a profit, pour Tinstruire, le seul jour de liberte qu'ait I'ouvrier, et sous I'effet de ces excita- tions diverses,celui-ci sort enfin de sa vie animale et instinctive, de son role dc mouton rcsigne et muet. La volonte d'ameliorer sa condition entre en lui ; il apprend les operations superieures de I'intelligcnce, a prevoir, a raisonner, a combiner ses actcs en vue 1. Voy. Beljamc : Le public ct les liommes de Icttres an xviii« siecle en Angleterre. 2. Voy. Hallam, Constit. IJist., II, 331,460. Voy. aussipour la periode precedciitc. Macaulay, Hist.., I, 365, III, 656, IV, 540, 604 (Tauchnitzj. Lc premier journal quolidien est Ic Daily Couraiit, I yog. 3. V. Buckle, I, 432. It was in the latter halt of the i8th. century, that the earliest ciruris were made to popularize science, etc 4. Les premieres sont de 1765, elles se multiplient sous I'inrtuencc de Wesley en depii de TEglisc ctablic. I08 SYDNKY SMITH. d'une fin particuliere. Le voici qui s'associe a ses camarades ; ils achetent des livres en commun, ils forment des cercles pour lire les journaux, des debating-societies ou ils se familiarisent avec la dis- cussion raisonnee, oil ils apprennent a refiechir sur leur propre condition, a chercher les causes loin- taines de leurs souffrances, a former leurs idees poli- tiques et economiques, a preciser et a enoncer leurs reclamations'. Enfin, en 1769, le premier grand meeting populaire a lieu et des lors, graduellement, les emeutes, les soubresauts isoles- et violents font place a des « agitations systematiques », agitation pour la reforme electorale, agitation pour la dimi- nution des droits qui protegent les bles, agitation contre la traite des negres. De 1768 a 1770 au moyen de meetings, de pamphlets, d'articles de journaux, la populace, la classe moyenne, les electeurs du Middlesex, les magistrats s'efforcent de faire entrer Wilkes a la Chambre des communes, de Tim- poser au Parlement et au roi qui recalcitrent. A cette occasion, toute I'Angleterre se leve contre la tyrannie de Toligarchie aristocratique et du souve- rain. Dans ce proces, comme dans presque tous les proces politiques de cette epoque, les jures donnent raison a la cause populaire, et la nation entre en lutte contre cette aristocratic qui la gouverne et ne la 1. Voy. Buckle, Hist. ofCivili^. in England, I, p. 431,432,433. 2. Par exemple la procession etl'emeute des ouvriers tisseurs de sole a Londres en 1765, a la suite du rejet par les lords d'un projet de loi protecteur de leur Industrie. PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX. I O9 representepas. Maintenant, la presse, — qui reproduit et qui a conquis le droit de juger les debats parlemen- taires, — le peuple, dans les reunions publiques, pro- noncentsur toutes les grandes questions, et, comme chacun sait ce qu'on dit a la Chambre de ces memes questions, les divergences qui separent la volonte nationale et la volonte des gouvernants deviennent visibles pour chacun. En 1772'. par des petitions, le peuple anglais essaye de faire entendre sa voix au Par- lement, directement et sans intermediaire. A partir de cette date, aussitot qu'un bill important est presente aux Chambres, des milliers de signatures disent ce qu'en pense la foule. C'est ainsi qu'en 1780 cent quatre-vingt mille noms protestent contra les projets d'emancipation des catholiques. Dans la seule annee 1787, plus de cent petitions demandent Tabolition de la traite. Naturellement, presque tout I'effort de la nation porte sur le scandale flagrant, sur Tanomalie monstrueuse des bourgs de poche. En 1779 quarante petitions dont quelques-unes reunissent quatre-vingt niille signatures, en 1782 cinquante petitions, I'annee suivante et Jusqu'en 1793 des petitions plus noni- brcuses encore reclament une refornie electorale. De semblables demonstrations ne se font pas sans une organisation savante : les partisans de la reforme se sont comptes, ils ont convert le pays d'un vaste reseau de societes qui correspondent entre elles, qui se cotisent pour publierdes pamphlets, pourenvoyer c. V'oy. May, Constitutional Hist, nf England 'II, p. 62, 63, 04, Ob . I lO SYDNEY SMITH. des delegues a Londres. Bret ils ordonnent leur action, ils obeissent c\ uii mot d'ordre, ils suivent un plan dc campagne, en sorte que, petit a petit, a mesure que leur education se fait, Ics impulsions isolees et contraires se changent en un grand mou- vement general et continu dont les effets ne tardent pas a etre sentis. Des 1 770* lord Chatham presente un bill de reforme; en 1776 Wilkes demande a la Chambre I'affranchissement de toutes les villes populeuses et commercantes. En 1780 le due de Richmond qui, d'un bond, devance les radicaux an- glais, nos contemporains, reclame des elections annuelles, le suffrage universel et la division du pays en arrondissements comptant le meme nombre d'habitants et representes par le meme nombre de deputes. Ainsi, des 1770, I'Angleterre a senti les besoins des changements qui ne commenceront a s accom- plir qu'en i832, et Ton entend se lever la voix du peuple qui se multiplie et prend conscience de lui- meme. Certes, elle n'est pas imperieuse et mena- ijante, cette voix; elle se plie, des le debut, aux con- venances constitutionnelles. Mais qui ne sait que, meme en temps de revolution, le peuple anglais est reste conservateur, amoureux des vieilles formes, que les applications brusques d'une theorie ne lui vont pas, qu'il veut toujours lentement, meme lors- I. Voyez Erskine May, Constitutional Hist, of England, I, p. 393 et suiv. PROBLliMES POLITIQUES F.T SOCIAUX. I I I qu'il veut de tout son c«ur? Dans les crises deci- sives, il n'est jamais alle a I'extreme d'un principe, il a toujours aiine a le temperer par des compromis. C'est ainsi que le caractere conservateur liereditaire de la monarchic anglaise fut energiquement aftirme par les hommes de 1688. De meme, en i832, aussi- tot la reforme electorale appliquee, les whigs vont devenir conservateurs. Ayant donne Timpulsion qui menera I'Angleterre jusqu'au regime democratique, tout de suite ils « serreront le IVein ' ». Pareille- ment, il faudra soixante ans pour qu'aboutisse le mouvement qui s'ebauche en 1770. Mais, des 1770, le mouvement existe, et mC-me on pent afHrmer que, sans un evenenxent exterieur, sans un accident im- prevu, il eut abouti plus tot et probablemcnt avant la tin du xvni" siecle. Car TAngleterre a grandi plus vite que sa constitution, et les formes oligarchiques qui datent de 1688 Tetreignent. Le developpement de I'instruction, I'emancipation de la presse, les habitudes croissantes de critique et d'cxamen ont elargi et renouvele Ic public qui pense. Surtout la forme sociale s'est deja visiblement modifiee. Cette population autrefois muettc qui naissait et vegetait dans la tranquille campagne anglaise, res- pectueuse du squire et du recteur, ignorante de cette portion de Tunivers que Ton n'apercoit pas du haut du petit clocher paroissial, voici que, subi- tcmcnt multipliee, elle a emigre vers les ateliers et I. Sydney Smith. I I 2 SYDNEY SMITH. les usines, et qu'elle va se presser dans les villes fourmillantes. La grande Industrie est comme un gros organe nouveau dont le developpement acheve doit changer la forme, les moeurs, le regime de TAngleterre. Transformation difficile, douloureuse et longue, dont elle ne sait rien a I'origine, sinon qu'elle se sent comprimee parl'antique enveloppe qui la re- couvre. Vers Tepoque ou nait Sydney Smith, elle a senti Tohstacle, et on la voit se tendre, faire effort pour le briser. IV Ce n'est pas seulement sur les formes constitu- tionnelles que porte la poussee. A cote du mou- vement politique, le mouvement religieux manifeste plus visiblement la presence et Tactivite du nou- veau peuple. Car les besoins religieux sont plus im- perieux que les besoins politiques; on pent tolerer par routine Taction d'un regime suranne qui pro- voque des souffrances physiques, mais I'ardente aspiration de Tame religieuse veut etre satisfaite. Aux heures de solitude, de remords et de tristesse, rhomme aura vite fait de quitter le pretre dont la parole ne le remue pas, de suivre celui qui sait fondre son coeur raidi dans le desespoir et, s'il trouve la paix, de monter lui-meme sur une borne au coin d'une rue pour crier tout haut la parole d'amour qui a illumine son ame. Or, en Angleterre, au xvni" siecle. I'Eglise et la religion officielles ne pro- PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX. I I 3 noncent point cette paroled Elles sont impuissantes a emouvoir ei a guider le nouveau peuple. Car elles font partie de cette vieille societe aristocra- tique et rurale dont il est en train de se detacher. Institutions, sentiments, idees, foi et theologie, tout ce qui compose cette religion et cette Eglise, s'est developpe et fixe avec cette societe. Parce qu'elle 1. a But we have cherished contempt for sectaries, and per* severed in dignihcd tameness so long, that while we are freezing common sense for large salaries in stately churches, amidst whole acres and furlongs of empty pews, the crowd are feasting onungrammatical fervour and illiterate animation in the crumbling hovels of Methodists. If influence over the imagination can produce these powerful effects; if this be the chain by which the people are dragged captive at the wheel of enthusiasm, why are we, who are rocked in the cradle of ancient genius, who hold in one hand the book of the wisdom of God, and in the other grasp that eloquence which ruled the Pagan world, why are we never to rouse, to appeal, to inflame, to break through every barrier, up to the very haunts and chambers of the soul? If the vilest interest upon earth can daily call forth all the powers of the mind, are we to harangue on public order and public happiness, to picture are-uniting world, a resurrection of souls, a rekindling of ancient affections, the dying day of heaven and of earth, and to unveil the throne of God, with a wretched apathy which we neither feel nor show in the most trifling concerns of life? There is, I grant, something discouraging at present to a man of sense in the sarcastical phrase of popular preacher; but I am not entirely without hope that the time may come when energy in the pulpit will be no longer considered as a mark of superhcial understanding; when animation and affectation will be separated; when churches will cease (as Swift says) to be public dormitories; and sleep be no longer looked upon as the most convenient vehicle of good sense. (Sydney Smith, Preface to Sermons, 1801.) 8 r 14 SYDNEY SMITH. a pris une part active a la revolution de 1688, parce que ses chefs siegeiit a la Chambre des lords, parce que ses dogmes et les articles qui les enoncent font en quelque sorte partie de la constitution anglaise, parce qu'elle est, avec la gentry, proprietaire de la terre anglaise, parce que le plus grand nombre de ses pretres vit a la campagne, entre les fermiers et les squires, parce qu'elle est cliente des lords et des gentlemen qui possedent les benefices, parce que ses hauts dignitaires sont des seigneurs largement rentes, par ses origines, ses interets, sa structure, son esprit, TEglise d'Angleterre est indissolublement liee au systeme aristocratique, et c'est pourquoi ses vues sur la vie et sur le monde ne concordent pas avec celles d'un peuple jeune, anxieux, ignorant, souffrant, tourniente par le besoin de trouver sa forme et de s'organiser. Gentlemen pesants, eniplis d'ale et de roast-beef, grands chasseurs et mediocres penseurs, installes de pere en fils, dans le large et solide manoir ; fermiers sanguins et prosperes dont les plus vieux ont vu naitre le squire et qui fetent a sa table, dans le grand hall decore de trophees de chasse, de fouets et d'eperons, la vingt et unieme annee de Theritier, journaliers agricoles que la loi des pauvres fixe dans la paroisse, — voila une societe assise, etablie dans des cadres immobiles et defi- nis. Tous se connaissent, rien d'imprevu dans cette vie qui leur apporte toujours le meme cercle de corvecs et de plaisirs, monotone, tranquille comme les eternelles collines qui bornent leur horizon ; le PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX. I I 3 monde leur apparait comme simple et liniite : nul mystere qui les inquiete, nul infini qui les tour- mente. Faut-il s'etonner que la religion d'une telle societe manifeste son calme, sa regularite, son attachement a la coutume etablie, son amour de I'etiquette et de la tenue ? Comme cette societe vit de traditions, cette Eglise vit de rites et de pratiques. Comme cette societe a trouve son equi- libre stable, cette Eglise a atteint Tetat satisfait et serein. Elle ne connait plus le desir, I'aspiration fervente, T^lan vers le meilleur. Le germe qui Ta developpee a epuise son activite : elle ne fermente plus au dedans', elle ne grandit plus. Tous ses contours sont arretes; sa forme semble definitive. Regardez sa theologie, celle de Paley et de War- burton. De plus en plus, c'est un deisme raisonnable et plat, demontre sechement par une serie de pro- positions abstraites, enchainees par syllogismes. Ainsi prouve, defini par quelques attributs philoso- I. « The thermometer ut the Church of England sank to its lowest point in the first thirty years of George III. Unbelie- ving Bishops, and a slothful Clergy, had succeeded in driving from the Church the faith and zeal of Methodism which Wesley had organised within her pale. The spirit was expel- led, and the dregs remained. That was the age when jobbery and corruption, long supreme in the State, had triumphed over the virtue of the Church ; when the money-changers not only entered the temple, but drove out the worshippers; when ecclesiastical revenues were monopolised by wealthy plura- iists; when the name of curate lost its legal meaning, and, instead of denoting the incumbent of a living, came to signify the deputy of an absentee ». Mem., chap. ii. I I 6 SYDNEY SMITH. phiques, Dieu perd tous les traits distinctifs et fami- liers dont Tavaient revetu les imaginations he- braiques et chretiennes. II n'est plus une certaine personneque Ton pent connaitre et aimer, bien moins encore une figure consolante dont on reve, vers la- quelle on se tourne aux heures d'angoisse. Reduit a la condition d'Etre supreme, qu'est-il, sinon une vague entite dont on ne pent rien dire, une loin- taine cause premiere, le fait initial d'ou procede la succession des faits, et que Ton ne connait que par son numero dans la serie du monde? Omnipo- tence, justice, prevoyance, pour trouver les mots abstraits par lesquels les theologiens le celebrent, il faut avoir recours au vocabulaire « classique », aux facines latines qui, dessechees, precisees, impuis- santes a eveiller les images et les emotions, ne de- vraient servir que de symboles algebriques pour la notation rigoureuse du raisonnement philoso- phique. Ainsi disparait « Christ », le Christ sai- gnant de Bunyan, celui qu'apres lui Wesley, White- field, plus tard Hannah Moore, Irving, hier Beecher et Spurgeon ont aime, implore, decrit dans la langue saxonne, populaire et poetique. Souvent le Dieu spiritualiste qui le remplace se rarefie encore, s'epand, se volatilise, se transforme en une impal- pable essence, perd ses contours personnels, penetre tout Tunivers auquel il se confond ^ La religion de- vient le culte pantheiste, sentimental, optimiste et I. V. Leslie Stephens, History of English Thouglit in tlie I 8 til. Ceutiiry. PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX. 11 J vague de la nature. Mais, en general, la concep- tion anglicane reste plus lourde et plus mediocre, et, pour Warburton, le monde est une monarchic parlementaire dont c'est justement Texcellence de la constitution anglaise d'etre la copie. Ce Dieu qui ayant fait un traite avec son peuple, ayant rc- connu sa « Declaration des droits » renonce au gou- vernement personnel et ne sort de son silence et de son inactivite que lorsqu'un miracle lui semble necessaire, n'est-il pas le prototype du monarque anglais, qui, dans les cas extremes, se resout a fairs usage de son privilege constitutionnel, refuse sa sanction a la loi que le Parlement vient de voter ou se decide a dissoudre la Chambre des communes? Cette theologie manifeste tout Tesprit de TEglise anglicane au wnf siecle. Avant tout, elle est ra- tionaliste ; ses defcnseurs pensent en legistes ou en logiciens et cela, par principe, par Teffet d'une reac- tion contre les exces puritains, contre la « supers- tition » et le (' fanatisme ^ «, parce que, une fois Dieu prouve par le raisonnement abstrait, ils n'admettent pas que, dans notre monde moderne, il se manifeste par des miracles ou qu'il park directcment a lame, que sa face sc devoile dans un eblouissement a I. Superstition et fanatisme, ce sont les deux accusations portccs par les prcdicatcurs et les moralistes officicls au commencement du xviii« siecle contre les puritains, plus tard contre les methodistes. Cesdeux mots revicnncnt, acent ans de distance, sous la plume d'Addison et de Sydney Smith qui sont lesapfttrcs de la religion raisonnable et rationnelle. I I 8 SYDNEY SMITH. I'inspire. Addison deiion^ait deja Yenthousiasme des derniers puritains. Le xviii* siecle anglais ne croit qu'a cette portion de la realite dont I'image precise vient converger sur un champ bien delimite de Tes- prit : des lignes et des taches confuses qui s'etendent en se degradant au dela, il ne veut rien savoir. De la son dogmatisme, sa gravite calme, son amour de Tordre, de la regie, de la tenue, de la le modele que presentent alors la religion et la morale officielles, je veux dire le gentleman dont Addison est le pre- mier a faire le portrait et qui, dessine par Hume, par Sydney Smith, par Miss Austen, par Macaulav, va regner jusqu'au milieu du xix'' siecle', I'homme eclaire, bien eleve, maitre de soi, d'ame tranquille, d'esprit lucide et sain et qui, jouant son role actif dans le groupe humain dont il est membre, loin des visionnaires et des prophetes, pedestrement, sans ecarts, chemine dans une large route bien battue. De ce modele, les clergymen de FEglise anglicane sont des copies plus ou moins parfaites ^. Par leurs idees, leurs sentiments, par tous leurs motifs habituels d'action, ils sont la'iques. Ce n'est pas un appel d'en haut, une election speciale qui les fait pretres. lis entrentdans la carriere ecclesiastique, parce queleur 1. Une imitation complete, c'est, par exemple, le recteur Irwine, dans Adam Bede. 2. Les autres sont des tils de paysans, de petits fermiers seduits par les petits traitements de curates. lis restent dans les grades subalternes. lis epousent des filles de ferme ou des servantes. Voir ces types dans Fielding. PROBLEMES POLITIQIES ET SOCIAUX. IIQ famille possede un benefice', at qu"un benefice est un domaine independant ou ils trouveront a satisfaire leurs instincts hereditairesdegentlemencanipagnards. Le service lu, le sermon preche, Tenfant baptise, le paroissien enterre, en quoi notre recteur differe-t-il de son voisin le squire? Comme lui, il est administra- teur local^ justice of the peace, magistrate. II a les memes prejuges tories; apres boire, il deblatere avec lui contre la maison de Hanovre; il jure moins ener- giquement, mais il est aussi passionne chasseur que le maitre du manoir. Voyez-le tel qu'on le trouve encore ca et la vers i835, tel que nous le montre George Eliot dans son Felix Holt-^ bon enfant, bon vivant, rude de corps et d'esprit, de pousse drue et vaillante, de parler franc, fils du squire Western dont il a le temperament et les prejuges, toujours en selle ou a table, un desmeilleurs cavaliers du comte,fier de ses chevaux, de sa meute et de son porto. Lorsque revient cette kermesse populairc qu'on appelle une election, il prend part aux rejouissances de la foule qui ne vote pas, mais qui hue et applaudit ; il sait monter sur un tonneau, rudoyer Tadversaire avec humour, faire ronfler les mots patriotiques qui sou- levent et font brailler la plebe anglaise, donner a pleine voix le signal dcs hurrahs pour le roi, pour I'Eglise, et la constitution. Le dimanche, quand il a revetu son surplis sacerdotal auquel s'accrochcnt 1. C'est-a-dire jusqu'au nouvel idunl propose par Carlyle, les Browning, G. Eliot, Ruskin. 2. Parson Jack. 120 SYDNEY SMITH. quelquefois ses eperons', il n'est pas « agite par TEsprit » ; il ne se repand pas en prieres improvisees eten ejaculations mystiques. II ouvre un vieux volume de Tillotson ou de Taylor, il tire une liasse de ser- mons jaunis qui lui viennent de son predecesseur, et s'acquitte de sa predication par des lectures. Quelque- fois il prend son metier a coeur. II veut parler a Tame villageoise : « Nevous grisez pas si vous ne voulez pas « vous rendre malades ; ne braconnez pas si vous ne « voulez pas aller en prison ; prenez garde a la po- tt tence! » Aces conseilsse ramenetoutesa predication. Au fond, ridee generale que Ton retrouve dans toute la morale religieuse de cette epoque, c'est que notre grande affaire ici-bas est de tacher d'etre heu- reux. Or, point de bonheur sans bon sens, sans rai- son, sans travail regulier, sans vertus domestiques et moyennes. Faites-vous une place tranquille et com- mode ; en ce monde commc dans I'autre, evitez le constable, vcila le precepte qu'on retrouve au fond de ces rudes et simples sermons de village. A la ville, dans les cathedrales, la meme morale est developpee en discours litteraires, en dissertations savamment ordonnees, en phrases nobles, fleuries « d'elegantes citations de la Bible ^ » par des pretres nourris aux lettres antiques, prepares a leur profession par la vie facile et calme des Universites. « Si les sceptiques 1. G. Eliot, Mr. Gilfil's, Love Story. 2. ((La fafon (dont les pecheurs sont ramenes a la vertu est elegamment appel(ie par saint Paul ra(ioption des enfants de Dieu par Jesus-Christ, ij (Clarke, Works, I, 12b.) PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX. 121 ont raison, disait Sherlock, vous ne serez pas punis d'avoir ete chretien, mais si les Chretiens ont raison, vous serez punis d'avoir ete sceptiques. « II raisonne des deux doctrines comme un capitaliste raisonne- rait de deux placements. Ces considerations pru- dentes, cette morale utilitaire s'etalent avec la meme platitude dans les sermons les plus celebres de I'epoque. Ceux de Blair, que George III admirait « a Tegal de la Bible «, sont des essais de rhetorique sur Tadversite et le bonheur, sur les joies d'une vie modeste, sur cette tres excellente vertii, la modera- tion. Surtout il repete que la religion est une source de plaisirs. « Nous ne vous demandons pas « de renoncer" aux plaisirs ; nous vous offrons les « movens d'etre et de rester hcurcux. Le Christ est '< notre grand modele et son plus beau meritc est de « n'avoir pas pratique des austerites qui sont con- « traires a la nature, en affectant de se singulariser, '< mais d'avoir preche les vertus qui sont faciles. » Le Christ propose comme modele du gentleman, admire surtout pour sa tenue et la discretion de son bon sens, une telle conception prouve qu'au xvni'^ siecle, le christianisme se meurt dans I'Eglise d'Angleterre. Pour theologic, une des plus pauvrcs constructions philosophiques de la raison disser- tante; — pour enseignement, une morale sociale qui nc suftirait memc pas a maintenir une societe, puis- qu'elle est fondee, non sur raltruisme. mais sur rinteret bien entendu, un code qui condamne le pauvre, I'illumine, I'enthousiaste, Tirregulier, une 122 SYDNEY SMITH. parole froide qui ne s'adresse pas au coeur, mais aux lobes de la cervelle lucide, a rentendement pur, c'est-a-dire a un moteur mediocre de la volonte; — pour pretres des gentlemen installes avec quietude dans leurs benefices, souvent absents de leurs bene- fices; — pour fideles des villageois bien portants et endormis, des squires bien rentes qui vont a I'office par esprit conservateur, par tradition et par amour de I'ordre, — voila la doctrine, la predication, le clerge et le peuple. A cette description, on reconnait la forme vide d'une Eglise dont le coeur ne bat plus, une religion immobile, c'est-a-dire une religion morte, veritablement la religion d'une societe qui ne connait plus I'anxiete, I'effort, Taspiration, — de cette societe aristocratique et rurale qui, depuis 1688, ayant ordonne I'Angleterre a son profit, pense qu'en Angleterre tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes*, et n'a point de raisons pour rever d'un autre monde. V Toute la nation ne pense pas que I'Angleterre soit le meilleur des mondes. Maisil faut quitter le peuple des campagnes pour retrouver la vie de I'ame, la vie religieuse de crainte, d'amour, d'angoisse et de reve. Meme miserable, brutalisepar lestyranslocaux, reduit a vivre d'aumone, le paysan sentait peu la souffrance. I. « \'oy. Felix Holt, Proem. ». PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAIX. 123 Le rude labeur au grand air, la monotonie de sa vie durement courbee sur la terre impassible, la lenteur et la serenite de la nature autour de lui avaient engourdi son coeur. Le rite suftisait a ses vagues instincts religieux; voir baptiser ses enfants, mettre sa blouse neuve le dimanche pour entendre a son banc lalente et solennelle liturgie a laquelle son oreille est habituee, il ne demande rien d'autre : « J'ai remarque, » dit Dinah, la methodiste ', «■ que dans ces villages M dont les habitants nicnent une existence paisible « parmi les verts paturages et les eaux immobiles, ig, a bcc the instrument : A young man is stung by a bee ; upon which he buffets the bees with his hat, uttering at the same time the most dreadful oaths and imprecations. In the midst of his tury, one of these little combatants stung him upon the tip of that unruly member, his tongue, which was then employed in blaspheming his Maker. Thus can the Lord engage one of the meanest of his creaturcc in reproving the bold transgressor who dares to take his name I 28 SYDNEY SMITH. voit partout le diable, les esprits, les possedes, les sorcicrs. Ainsi adaptee aux cervelles incultes et ima- ginatives, la religion est encore simplifiee par les predicateurs. lis ne disent pas au peuple : « Voici « un nouvel article de foi, » mais : « Tremblez, voici « Tenfer ! pleurez, voici la souffrance du Christ ! » Par ce procede violent, ils ebranlent I'liomme, ils le bou- leversent, ils veulent le traverser de tressaillements profonds, de secousses morales qui, se repercutant dans la machine physique, preparent une transfor- mation de tout Tetre. lis y reussissent car les deux grands promoteurs de la nouvelle agitation, Wesley et Whitefield, sont des acteurs et des poetes de genie, d'une intensite d'imaglnation incomparable. Dans leur coeur briile un foyer d'emotion qui, en un instant, se repand sur tous les coeurs. Veritablement, ils parlent avec le serieux tragique d'un homme qui va mourir, et qui s'adresse a des gens qui vont mourir. « Mon- « tez en chaire, dit Whitefield, comme si vous alliez « parler pour la derniere fois a des hommes qui en- « tendent pour la derniere fois. » Par cette tension de tout Tetre, ils arrivent a Thallucination. Quand Whitefield parle de la mort, il ne prononce pas un mot abstrait, il voit un cadavre ; des flammes quand in vain. — 2° Tlie displeasure of Providence at Captain Scot's going to preacli in Mr.Romaine's chapel. The sign of this dis- pleasure is a violent storm of thunder and lightning just as he came into town (Cite par Sydney Smith, i'^^' article sur le Me- thodisme). PROBLEMES POLITIQLES ET SOCIAfX. 1 29 il parle de Tenfer. Souvent, il verse des torrents de larmes, frappe du pied, perd la parole dans Texces. de sa passion. Nul raisonnement lie. Des descrip- tions, des apostrophes, des scenes mimees, des inter- jections composent ces sermons. Ce n'est pas a la masse du public que s'adressent les evangelistes, mais directement a chaque auditeur et leur parole est d'au- tant plus puissante que, tout de suite, chacun oubliant ses voisins, se sent seul et croit que le niaitre ne parle que pour lui. Par des affirmations impe'rieuses, ils eveillent des images dans les cervelles, ils develop- pent ces images, ils les poussent hors du rang normal qu'elles occupent dans la hierarchic reguliere de I'in- telligence; elles n'y sont plus enrayees, maintenues par les tendances opposees de toutes les autres; elles grandissent demesurement, elles envahissent toutela substance pensantc et sentante, sortant enfin du cer-. veau, gagnant les nerfs, le coeur, les muscles pour Jeter Thommc a terre convulse ou prosterne^ Apro- prement parler, ce sont la les precedes des magne- tiseurs; Whitefield et Wesley magnetisetit leurs auditeurs, les fascinent par leurs gestes et leurs exclamations autoritaires '; ils leur siiggerent des sensations, des sentiments et des volontes. Tout d'un coup on voit tomber a terre les plus proches, deux, trois, tout d'abord, puis par paquets, en-: gourdis, insensibles, pris d'un veritable sommeil 1. Pour rafFolcmcnt du systeme nervcux par ce regime, Voy. les lettrcs de Cowper. 2. Voy. Tardc, Lois de I'imitation, p. 89. 9 l3o SYDNEY SMITH. de soninambules, « silencieux, comme morts « ; d'autres, avec de grands cris et une agitation violente. « A Newgate, les criminels devant qui Wesley preche « tombent de tons cotes sous sa parole, comme frap- « pes de la foudre ; un quaker qui le contredisait se « tait d'abord et, brusquement, on le voit defaillir. » — « Un etranger bien vetu qui se trouvait en face de « moi, raconte-t-il dans son Journal, se laisse choir « centre un mur, puis sur ses genoux, tordant ses « mains, poussant des hurlements de taureau, la « figure rouge et ensuite, presque noire. II se releve « en criant : « Oh que faire ? que faire ? oh ! me rafrai- « chir d'une goutte de sang du Christ ! » — « Presque « tous gemissent et se lamentent tout haut comme « des creatures humaines qui meurent dans une « angoisse amere. » C'est ainsi que, par une myste- rieuse contagion, se propage la passion des. reforma- teurs, non pas a la fa9on ordinaire des sentiments et des idees, mais comme un mouvement physique, par puissantes ondes visibles, courbant les corps avec les ames, a la fa9on d'un grand vent qui passe sur une plaine de hautes herbes. La plaine est grande et les herbes sont serrees : des foules immenses s'assemblent a la voix du pre- dicateur. Danslepaysde Galles,Whitefield enflamme toute la population miserable et sauvage des mi- neurs. II preche en plein champ, sur le flanc des collines, devant deux cents hommes d'abord, puis devant des multitudes de quatre, quinze et vingt mille personnes, Un jour, en fevrier, par un clair et froid PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX, l3l soleil, a Kingwood, en rase campagne, les chemins sont encombres par les voitures des bourgeois de Bristol qui sontvenus pour Tentendre, et les champs sont noirs d'un peuple dense. Sur cette foule, dans un grand silence, s'eleve la voix du maitre, et Ton voit les traits raidis dans une stupidite muette par les annees de labeur machinal, par I'habitude morne de I'effort monotone se detendre, et, sur les faces noircies par le charbon, les larmes descendre en trainees blanches. Telle est sa puissance de propa- gande : au boutd'une heure, au lieu d'un « croyant » il y en a vingt mille. A present, pour mesurer I'eten- due de I'oeuvre, disons nous qu'en trente ans celui-ci prononce dix-huit mille sermons, c'est-a-dire qu'il pr^che a peu pres dix fois par semaine, presque chaque fois en plein air, souvent devant des assem- blees comme celle de Kingwood, que douze fois il visite I'Ecosse, trois fois I'lrlande, treize fois TAmerique ; que Wesley parcourt en cinquante ans plus de cent mille lieues *, prechant quarante mille fois, souvent devant dix mille, quelquefois devant vingt mille personnes ; que ses disciples Grimshawe, Romaine, Berridge ^ ont une puis- sance de parole analogue, le memo feu d'enthou- siame, la meme activite; qu'en 1791, Wesley laisse en mourant trois cents predicateurs ambulants, sans compter les ministres qui desservent les « cha- 1. Exactement 25o 000 milles. 2. Berridge parcourt en moyenne 100 millcs et prononce douze sermons par semaine. I 32 SYDNEY SMITH. pelles^ », et que Tincendie qu'il a allume court ainsi plus rapide et plus violent qu'au debut. Les dissidents methodistes et wesleyens, formellement detaches de I'Eglise etablie, ne sont encore qu'au nombre de sept mille, mais les maitres n'ont point preche contre I'Eglise etablie. Us n'ont pas voulu fonder de sectes : elles se sont forniees malgre eux ; ils n'ont cherche qu'a. toucher les ames et, par I'effet de leur parole, des centaines de milliers, peut-etre des millions d'ames ont renonce aux joies de la terre a la fin du xvni'^ siecle. Jusqu'au bout du monde anglo-saxon rayonne la foi dont le 24 mai 1738, s'est eclaire le coeur de John Wesley. Ainsi, par ce vaste mouvement, agit I'esprit nou- veau qui travaille I'Angleterre, et qui, au xix« siecle, renouvellera sa litterature, sa philosophic et sa legis- lation. On ne I'apergoit point tout d'abord. II n'at- teint pas les portions privilegiees qui vivent en pleine lumiere, et dont nous connaissons les paroles et les actions enregistrees par les ecrivains contem- porains. Comme une vague de fond, il se propage dans les obscures regions basses, dans ces foules sans nom et sans voix qui emplissent les grandes cites industrielles, en sorte que la surface visible qu'un petit vent suffirait a rider, reste placide au- dessus de cetteonde puissante. Non seulement nous ne voyons pas du premier coup sa grandeur, mais, I. Chapel xeut dire, entre autres choses, temple dissident et s'oppose alors a church ou eglise paroissiale anglicane. PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX. I 33 comme elle marche a Tencontre de Tagitation sociale et politique, elle affaiblit une autre manifestation de ce peuple dont nous entendrions plus souvent la plainte et le murmure, s'il ne se taisait dans sa pre- miere ferveur religieuse. Est-ce que les societes methodistes qui se forment dans les villes du Nord songent a reclamer des salaires plus eleves ou du pain a meilleur marche ? La vie de I'ame les prend tout entieres et fait taire les besoins du corps. Les pauvres gens se cotisent, ils finissent par batir une « chapelle ». Au Jour du sabbat, ils s'y reunissent pour prier, pour se confesser tout haut devant leurs freres, pour raconter leurs « experiences spiri- tuelles )j, leurs elans d'enthousiasme, leurs doutes, leurs affaissements, les tentations et les victoires, les miracles quMls ont constate depuis la derniere as- semblee*. Dans ce petit temple, dans ces reunions est toute la vie active du methodiste. La sont tous ses interets et toutes ses passions-. Qu'a-t-il a faire le reste de la semaine, devant son volant ou son metier, sinon de poursuivre en silence son reve intc- rieur? Sa conviction Tisole de la foule. Que lui importe que le peuple soit rcpresente au Parlement? Que lui importe la longueur de sa journee de tra- vail? Loin d'en vouloir au patron capitalistc qui s'enrichit tandis que I'ouvricr reste dans sa misere, 1. Voy. la-dcssus Silas Afanier, de G. Eliot. 2. Ricn ne ressemble plus a ces premiers groupes wesleycns que les premieres eglises chrctiennes pcrdues au scin des grandcs cites antiques. I 34 SYDNEY SMITH. il le plaint de porter ce fardeau d'or qui va precipiter sa chute et Teloigner de Jesus. Loue soit le travail humble et machinal, qui courbe le corps et qui en- dort la chair! Ainsi s'isole la petite eglise wes- leyenne; elle a coupe ses attaches avec la societe environnante, elle ne sent plus les besoins locaux, la souffrance de la foule ne parvient pas jusqu'a elle, en sorte que le mouvement evangelique qui a emu les portions profondes de la nation, reprime des ten- dances commencantes d'agitation et se manifeste d'abord par du silence. Dans le monde officiel il ne penetre pas. Car Tesprit mystique dont on entend la sourde et large rumeur s'oppose a Tesprit logique, precis, raisonneur et raisonnable de la societe etablie, tel que le manifestent les philosophes et les theo- giens, les Hume, les Gibbon, les Paley, au bon sens vaillant, a la morale aisee, a la belle humeur, qui sont de mode et que les clergymen recommandent comme les beaux esprits et les romanciers, les Wal- pole, les Chesterfield, les Smolett, les Fielding. Mais Tebranlement inierieur va se repercuter et s'etendre; la vague profonde emergera a la surface. Vers le milieu du xix"" siecle, elle apparaitra dans le serieux passionne de I'Eglise anglicane, dans les debats de croyances , dans le mouvement tractarien d'Oxford, dans la philanthropie active, dans la legislation devenue charitable et sentimentale, dans la ferveur d'emotion, dans la conviction passionnee qui animeront des romanciers comme Miss Bronte, Dickens, Eliot, Mrs. Gaskell, des philosophes PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX. 1 35 du devoir comme Arnold et Kingsley, Carlyle et Ruskin, dans le lyrisme religieux et prophe- tique de tons ces poetes qui sont des pretres et des voyants, depuis Wordsworth jusqu'aux deux Browning. VI Ainsi paraissent, vers la fin du siecle dernier, les ebauches de I'Angleterre contemporaine ; ainsi souffre et s'agite ce grand peuple qui cesse de vivre des fruits de sa terre et qui va subsister de commerce et d'industrie. Quatre grands faits etabliront au XIX* siecle le regime industriel et democratique : la reforme electorale commencee en i832, aboutissant en 1884 au suffrage presque universel ; un certain retrecissement des attributions de I'Etat, qui cesse de defendre la production agricole et qui abat les grandes barrieres mises en travers des echanges; un certain elargissement des attributions de I'Etat qui, de plus en plus, intervient dans les contrats entre capitalistes et travailleurs et se charge de besognes philanthropiques ; Torganisation et le developpe- ment des associations ouvrieres qui, reconnues offi- ciellement, agissent au grand jour. Tcls sont les principaux facteurs qui, au xix= siecle, petit a petit, reconstruiront la societe anglaise sur un nouveau type,et changeront les relations de I'Angleterre avec les autres nations. Lcntement, ils apparaissent les uns apres les autres ct, aujourd'hui, le nouveau I 36 SYBNEY SMITH. systeme commence en i832 n'est pas encore acheve. ■ Pourtant, des 1780, outre les questions politiques et reiigieuses, les questions economiques et sociales se posent, et, deja, de grandes reformes s'emblent ne- cessaires et imminentes..Quel a ete le premier effet du changement de regime, sinon d'elargir la fissure entre les classes ? Aux champs comme a la ville, la misere des pauvres gens est devenue effrayante. Dans les campagnes, par une consequence de I'appropria- tion des communaux et du developpement de la grande culture qui rase les haies entre les menus lopins,les petits proprietaires et les petits fermiers ont disparu. Seuls les grands tenanciers demeurent avec les petits journaliers fixes au sol parlaloi des pauvres qui, de mauvais coeur, leur promet une aumone et leur interdit de quitter la paroisse ou, — domestiques de pere en fils, de plus en plus dependants du squire et des grands fermiers que la loi contraint a se cotiser pour les secourir, de plus en plus inertes, depourvus de I'energie et de la prudence que donnent I'espoir et le sentiment de la propriete, de plus en plus reduits a vivre de petits salaires etde char ites proportionne'es au nombre des en/ants, — ils se multiplient avec insou- ciance dans leurs taudis et tombent a I'etat de caste inferieure et puUulante. Dans les villes, le spectacle est pire; la nouvelle societe n'a pas encore sa mo- rale; les chefs d'industrie n'ont pas appris que des devoirs les lient envers leurs ouvriers. lis ne songent qu'a echanger la plus grande somme de travail pos- sible contre leplus petit salaire possible, et la popu- PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX. I'ij lation ignorante, qui n'est pas encore adaptee a ses nouvelles conditions d'existence, ne sait pas s'orga- niser pour se defendre. Les greves sont interdites, et, d'ailleurs, au prix ou est le pain, au taux ou sont les salaires, comment songer a se mettre en greve? La loi d'airain regne done, inflexible et pesante, et son salaire deja si maigre, Touvrier est oblige de Taccepter en denrees, en vetements, que le patron lui vend au-dessus du cours^ Nul moyen d'econo- miser, de s'elever petit a petit : il n'y a pas d'eche- lons intermediaires entre le grand manufacturier et la populace ouvriere. Impossible de debuter en ouvrant un atelier modeste; le nouveau systeme commercial, celui des petits profits multiplies inde- finiment ne peut enrichir que les grands industriels. Les inventions mecaniques ont rendu inutile I'ha- bilete professionnelle qui faisait les maitres artisans. Autour de chaque machine, il n'y a plus que des manoeuvres que Ton peut former en quelques jours et recruter dans la rue, en sorte que toute machine nouvelle est regardee par les ouvriers comme une ennemie nouvelle. Ainsi puUule, en generations pales, une foule ignorante et grossiere, affaissee dans la fange, qui grouille dans des ruelles fetides, qui vit en tas dans des chambres obscures ou la fievre est endemique % et dont les enfants haves, saisis aussi par le terrible et monotone engrenage, 1. « C'cst le Truck system, qui restc en vigueur jusqu'au milieu du xix" sieclc. Voir Sybil, de Disraeli. 2. V. Laugel, VAngleterre politique et sociale. I 38 SYDNEY SMITH. pendant quinze heures par jour, surveillent le geste d'une bielle ou rampent au fond d'une mine, sur les genoux. Qui pense a secourir ce troupeau sordide et hebete ? Ce n'est pas I'Etat. En ce moment regnent les nouvelles theories du « laisser faire », et personne ne songe a toucher a Tauguste loi de Toffre et de la demande. L'ecole liberale, qui est la plus favorable au peuple, a pour programme de restreindre en tout les pouvoirs de I'Etat. Au moment ou elle entre en campagne et combat pour les libertes de I'indi- vidu, elle n'est pas prete a demander que I'Etat s'im- misce dans les contrats, defende la construction d'une maison sur un terrain mal draine, limite les heures de travail des femmes, interdise le travail des enfants, fonde pour eux des ecoles et contraigne les parents a les y envoyer. Mais, a cote de ces problemes qui ne seront abordes que beaucoup plus tard, il y en a d'autres dont les liberaux proposent des maintenant la solu- tion. Voyez leur grande formule : « Le gouver- « nement, dit Adam Smith ', a trois fonctions, et « n'a que trois fonctions : qu'il defende la societe .( contre les societes exterieures; qu'il defende les « membres de la societe les uns contre les autres ; « qu'il entreprenne les oeuvres d'utilite publique « que les particuliers n'entreprendront pas'^. » 1. Autre formule : Le plus grand bonheur possible du plus grand noinbre. 2. Godwin dans la Political Arithmetic donnc la formule sui- vante : « Government can have no more than two legitimate PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX. 1 Sq Appliquez cette formule, et vous abattez les har- rieres par lesquelles la societe officielle enferme une population grandissante dans un etroit et maigre paturage. Des 1780, on reclame Tapplication de cette formule ; on propose de supprimer ces droits enormes et ces primes a Texportation qui ont triple le prix du ble ' au profit des squires. Des 1780, on propose de retirer a I'Etat le droit d'intervenir dans les echanges, de fixer le prix maximum des denrees, d'interdire la fabrication ou I'exportation de certains produits, de reglementer les vetements et la nourriture. On veut limiter la puissance des mag-istrates qui ont la haute main sur les salaires; on veut permettre au pauvre qui n'est pas encore tombe a la charge de la paroisse de chercher du tra- vail dans une autre paroisse; a I'ouvrier d'emigrer et de porter a I'etranger les procedes anglais de fabri- cation. Bref, on travaille a emanciper Tindustrie au nom des principes qui emancipent I'individu. En meme temps, les apotres de ces principes reclament la reforme electorale, Tabolition de I'esclavage dans les colonies, I'abrogation des lois contre les dissi- dents, la revision des lois sur la chasse, de toutes les lois qui consacrent I'oppression d'une classe nom- breuse par une petite classe privilegiee. Observez le nombre et le zele des reformateurs, Ic merite et I'acti- purposcs : the suppression of injustice against individuals within the community and defense against external invasion ». I. Le prix du quarter est, en 1793, de (3 guinccs et par suite les rates s'elcvent a 4 millions. 140 SYDNEY SMITH. vite de leurs chefs, pensez au travail entier du siecle qui, par I'exteiision et raffranchissement de lapresse, par la vulgarisation de I'histoire et de la philosophic, par le rationalisme des penseurs, par la libre discus- sion politique, par les debats devenus publics, par I'habitude des meetings et des petitions, affaiblissant I'empire de la tradition sur Tindividu, developpant en lui la vie consciente et volontaire, lui a donne le gout de Tindependance et de I'examen; regardez, d'autre part, Tapparition et I'expansion de ce monde industriel qui se superpose a I'ancienne organisa- tion, et qui bientot cessera d'etre un appendice de I'Angleterre pour devenir le corps meme de la nation, songez aux angoisses de sa croissance comprimee, a sa fievre, a sa misere, manifestee par la surexcita- tion du sentiment mystique, ecoutez preluder avec Cowper, Burns 1, puis avec Coleridge, la nouvelle poesie, anxieuse, enthousiaste, fremissante, et vous conclurez qu'entre 1790 et 1800, de grands change- ments sont probables, et que TAngleterre va passer par une grande crise, briser les vieilles enveloppes qui Tetouffent, entrer tout de suite dans la forme qu'elle presente aujourd'hui. » VII Pourtant, en 1839, Sydney Smith ecrivait ce qui suit : I. The Task esl de 1785 et The Cotters Saturday Night de 1786. PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX. 141 « L'epoque qui s'etend depuis le commencement « du siecle jusqu'a la mort de lord Liverpool fut ter- <( rible pour ceux qui, ayant le malheur de pro- « fesser des opinions liberales, avaient I'honnetete « de ne pas les trahir pour une hermine de juge ou « un surplis de pretre. Une carriere sans issue ;cha- <( noines, doyens eveques, tous les reverends renegats « nommes par dessus votre tete, pousses aux plus « hautes dignites de I'Eglise pour aider a river les « chaines des catholiques et des dissidents, — pas « plus de chance d\in gouvernement whig que d'un « degcl dans la Nouvelle-Zemble, voila les chatiments « infligcs aux opinions liberales. Plus de salaires, et « des coups de fouet en pluie. En Angleterre, on a « toujourstraite d'impertinent Thommc qui ne pos- « sedant pas cinquante ou soixante mille livrcs de c rente, se permet d'avoir une opinion a lui sur les « grands sujets. A cette epoque, on lui jetait a la tete « tous les noms qui furent inventes a Toccasion de « la Revolution frangaise : jacobin, niveleur, athee, « socinien, incendiaire, regicide, c'etaient la les plus « aimables. Souffler mot contre la bigoterie des deux « George ou Tabominable tyrannic sous laquelle '( gemissaitrirlandccatholique, c'etait sefaire traiter '( en paria, se faire mettre au ban de la societe. Parler « contre la lenteur scandaleusc de la procedure, « contre la cruaute des lois sur le gibier, contre le « despotisme des riches et la souffrance des pauvres, ^^ c'etait une trahison contre la ploutocratie : on « I'expiait amerement. Lord Grey n'avait pas encore 142 SYDNEY SMITH. <( delivre le cou du peuple anglais de la gourmette, « comme on a fait depuis pour les chevaux. » Tout le monde sait que cette reaction tory fut un contre-coup de la Revolution fran^aise. Pour appre- cier Toeuvre de Sydney Smith, il faut mesurer I'energie de cette reaction, et comprendre I'horreur que la Revolution fran^aise inspira a toute I'Angleterre. Lechoc desdeuxnations fut lechocde deuxesprits'. Macaulay I'a tres bien compris quand il adit que la guerre qui, a la fin du siecle dernier, met aux prises la France et I'Angleterre, a, de part et d'autre, les ca- racteres d'une croisade. Vers 1792 deux fagons con- traires de sentir et de penser, de plus en plus affirmees par les litterateurs, les philosophes, les hommesd'Etat, heurtent deux civilisations. Les types populaires crees chez les deux nations par la legende rendent sen- sibles le contraste. A ce jacobin que raillentles cari- catures anglaises, a ce maigre personnage famelique et sordide, grise d'idees generales, gesticulant d'en- thousiasme humanitaire, epris d'unite, de simplicite, de bel ordre logique, dedaigneux du reel, optimiste et credule, comparez le John Bull bouffi, le heros moyen de Fielding et de Smolett, le commer9ant qui lit sa gazette, le squire corpulent et tetu, sanguin et tenace, de parole rare, de pensee penible et prudente, I. The higher and middle classes of England were animated by a zeal not less fiery than that of the crusaders who raised the cryof Detis vult. The impulse which drove the two na- tions to a collision was not to be arrested by the ability or by the authority of a single man. — Macaulay, Life of Pitt. PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX. 143 observateur et pratique, amoureux de I'habitude et de I'ordre etabli, mu, non par des idees, mais par des traditions, tenant de ses ancetres ses dogmes poli- tiques, votant par instinct hereditaire pour les whigs ou pour les tories, orgueilleux de son droit et gene- ralement respectueux de celui des autres. Entre les deux personnages, la difference est du meme ordre qu'au XVIII* siecle entre I'esprit anglais et I'esprit frangais. On pent dire qu'au fond de chacun, diri geant leur intelligence et leur volonte, agitl'idee qui a conduit le developpement des deux societes. Com- parons la revolution d'Angleterre et la revolution fran^aise ^ la premiere justifiee par des arguments d'antiquaires, de legistes et d'historiens, legitimee par des parchemins-, accomplie au nom de droits particuliers, droits des communes, des barons, des pretres, des nobles, des freeholders, descopy-holders, tous enregistres a telles dates, en telles circonstances, dans telles chartes ; la seconde faite au nom de droits abstraits et eternels, appuyee sur une theorie de rhomme ideal et de la societe abstraite; comparons le graduel et lent developpement de la constitution anglaise aux grandes et brusques modifications qui font de la France feodale celle de Louis XI, celle de Richelieu, celle de Louis XIV, celle de la Revolu- tion, puis de Napoleon, comparons I'eparpillement 1. Sur cette comparaison, voyez surtout Macaulay, Hist, oj England; fin du I" volume. 2. Voyez dans MacaulavretTarernentproduit par la disparition du grand sceau cniporte par Jacques II dans sa fuite. 144 SYDNEY SMITH. des pouvoirs locaux en Angleterre, la confusion des autorites multiples qui se recouvrent, la multitude des vieilles coutumes continuees qui subsistent a I'etat de ceremonies superstitieusement et passionne- ment aimees, toutes les anomalies de la constitution anglaise a la belle ordonnance de notre centralisa- tion administrative, I'une, de plus en plus irregu- liere, I'autre, de plus en plus symetrique, et le con- traste nous les montrera, ces deux idees, toujours presentes, agissant obscurement sur Tame des indi- vidus et des generations, se realisant et s'opposant dans riiistoire. EUes grandissent en face I'une de I'autre et, vers la fin du siecle dernier, devenues conscientes, clairement exprimees par deux pen- seurs, elles vont mettre aux prises les deux peuples dont elles manifestent les instincts et le genie. Un contrat social nettement enonce, fonde sur la raison et librement consenti, par lequel les hommes, tous egaux, tous semblables, mettent ensemble leurs vo- lontes et s'engagent a subordonner leurs interets particuliers a I'interet commun, voila, selon Rous- seau, Torigine des societes. Pour Burke*, qui n'a pas I'imagination simplificatrice, mais qui voit les hommes vivants, qui apercoit les choses directe- ment, detaillees, ou par masses colorees et confuses, rien de plus mysterieux et de plus complexe que le mecanisme par lequel la divergence des volontes individuelles aboutit a la cohesion de la societe; rien I. Voy. Re/lections on the French Revolution. PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX, 1 45 de plus obscur que cette cohesion. On ne peut Texpliquer que par des « forces occultes et surnatu- relles » analogues a celles qui, selon certains physio- logistes, soutiennent les etres vivants. On ne cons- truit done pas un etre social; a peine peut-on le reparer, non par Tapplication logique de principes generaux, mais au moyen de remedes empiriques qui retarderont sa dissolution naturelle. Car la raison claire des individus n'est pour rien dans sa stabilite. Son maintien ne depend que de cette raison obscure de tout le groupe, de ces traditions et de ces pre- juges qui passent de generation en generation, pen a peu formes, a mesure que s'est forme le groupe, variant quand sa structure varie, correspondant a tous ses besoins profonds. Au nomdetoutela nation d'Angleterre, Burke, maudissant la Revolution fran- 9aise, se fait Tapotre de la tradition et du pr^juge. « La provision particuliere de raison dont dispose '( I'individu est petite, chacun ferait mieux de puiser « a la banque commune, au capital accumule par les « siecles. Beaucoup de nos philosophes, au lieu de « renverser les prejuges de la foule, travaillent a com- « prendre la sagesse qu'ils contienncnt. S'ils la dccou- « vrent, ils estiment plus prudent de conserver le pre- « juge en meme temps que sa raison latente que de « rejeter la croute du prejuge pour ne garder que la !t raison toute nue. » Car le prejuge n'est pascomme i'idee abstraite, comme le « concept rationnel » pur, impuissant sur la volonte; il ne laisse pas Thomme hesitant, indifferent ei sceptique : de lui-meme, il lO 146 SYDNEY SMITH. passe a I'acte. Ainsi con9ue, par son origine myste- rieuse, par la complexite de ses parties, par la « force vitale » qui coordonne les actions des elements pour aboutir a I'equilibre sain de tout le groupe, par la renovation incessante de sa substance et revolution lente de sa forme, pour Burke comme aujourd'hui pour Spencer, une societe n'est plus un mecanisme, mais un organisme, une vaste vegetation poursuivie pendant des siecles,composee de millions de cellules ordonnees, hierarchisees, chacune limitee par ses voisines dans son developpement, tirant toute sa vie de I'ensemble, ne vivant que pour lui, toutes ne naissant et ne mourant que pour manifester I'idee qui leur survit. Une telle conception mene vite au mysticisme; quand on a le temperament poetique on ne considere pas les forces occultes sans un emoi de toute la sensibilite. Chez Burke, la theorie sort de la cervelle raisonnante; comme un dogme reli- gieux elle jette des racines dans tout I'etre : impos- sible de la contredire sans le bouleverser tout entier; il fremit, il pousse un long cri d'horreur et de rage a la vue du jacobin qui porte le fer dans la substance vivante pour en elaguer les portions inutiles et I'or- donner a nouveau sur un plan construit par la raison. « Nous n'avons pas ete prepares et trousses « comme des oiseauxempailles dans un Museumpour « etre remplis de loques, de paille et de miserables « chitfons de papier barbouilles d'encre a propos des « droits de I'homme. II n'y a pas dans le royaume un « personnage public qui ne reprouve la malhonnete, PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX. I47 « la perfide, la cruelle confiscation que votre Assem- « blee a etc contrainte de faire des biens de votre « Eglise.Vousaveztouche a votre roi, a votre noblesse, « a votre Eglise, a toutes les institutions qui sont les « liens vitaux par lesquels so relient les generations, « les fibres vivantes qui emergent du passe. Vous avez « louche a cesorganesd'une constitution qui c/za;zg(?/ii « en SQcietes et en nations les series et les collections « d'individiis. Vous avez separe Tespece vulgaire des « hommes de ses chefs naturels, pour la dresser contre « ses chefs naturels, et je nc reconnais plus le corps « venerable que vous appelez peuple, dans ce trou- « peau debande de deserteurs et de v-agabonds ! » Ainsi grandit sa colere, ainsi gronde le flot accumule de sa passion : elle rcmporte jusqu'a la fureur ; Tidee abstraite, nee dans quelque lobe cerebral, s'est irra- diee par toute la substance nerveuse, elle prend tout Thomme; elle le precipitera dans la. folic K Deja il delire : « La revolution est nee dans la trahison, « la fraude, le mensongc, I'hypocrisie, I'assassinat : « les jacobins sont des prostitues etdes cannibales! » D'ouvientque ce delire se propage par toute I'An- gleterre? C'est que I'idee de Burke est une idee nationale qui, chez chaque Anglais, se prolonge dans ceite portion inconsciente, instinctive de Thomme, qui n'appartient plus a Findividu, mais a I'espece, a la race, a la nation. Nobles, pretres, squires, fer- I. Sur la folic probable dc Burke pendant ses derniercs annees, voyez Ji. liurkv, par Morlcy, cl Buckle, Hist, ofcivili- ^ation in England. 148 SYDNEY SMITH. miers, marchands, peuple des villes, tous sont pas- sionnement attaches aux institutions etablies, tous sentent vaguement et profondement que le dogme revolutionnaire contredit I'idee qui pendant des ages a conduit toute I'Angleterre et chaque Anglais. Elle existe veritablement, cette idee; elle n'est pas une abstraction douteuse, mais une force active qu'un penetrant ecrivain a definie en la comparant a celle dont la France a vecue. « Tandis, dit M. Boutmy, « qu'en France Tautorite naturelle et immediate « appartient aux conceptions qui outpour fondement « I'union avec Thumanite en general, en Angleterre, « elle est aux idees qui ont pour fondement senti- « mental I'union avec la generation precedente. Nous (( ne sommes a I'aise que devant une large conception « en surface oil tous les peuples entrent avec nous et « s'inclinent devant des articles de legislation univer- cc selle. Les Anglais se complaisent dans une etroite « conception en profondeur ou tous les siecles de la « vie nationale s'entrevoient les uns derrieres les « autres. «Commentlesaper9oit-on,sinonpar ceuxde leurs legs qui nous sont parvenus, c'est-a-direpar les institutions de toutes sortes qui subsisient les unes a cote desautres, par des monuments disparates, par des droits nes peut-etre de la violence, mais qu'ctablit aujourd'hui une inviolable prescription, par des habi- tudes, des ceremonies, des prejuges, par les oeuvres dessechees ou encore vivantes qu'ont produites les divers moments du passe et qui temoignent, comme des couches successives, de toute la vie de la nation? PROBLEMKS POLITIQUES ET SOCIAUX. 1 49 Appel au prejuge, au respect des institutions, a Tamour des vieilles formes, a ce cri que pousse Burke, I'Angleterre sc leva; le roi parce que la revo- lution francaise se fait contre un roi, les nobles parce qu'elle est democratique, le clerge, la gentry, les industriels, les marchands, « tous ceux qui ont « un bon toit sur leur tete et un bon habit sur leurs « epaules' », parcequ'ellemetenquestionlapropriete, c'est-a-dire le droit le plus imprescriptible, consacre par le prejuge le plus ancien; le bas peuple, parce qu'elle est francaise et antireligieuse. Aux Jours de fete ou de pave, dans les cabarets de la ville ou sur la place du village, faites sonner les mots Eglise, roi, constitution, et vous souleverez un tumulte de hourras; criez que les « institutions nationales sont en danger », et vous verrez les pesantes faces rougir sous le soudain afflux de la colere animale. lis sont prets a foncer en avant, ils sc mettent a brailler sans savoir pourquoi. Papistes, Franfais, jesuites, Jaco- bins, ces mots ont le meme sens; ils designent I'en- nemi hereditaire du libre et loyal Anglais protestant, I'etre famelique et sournois qui periodiquement, depuis le complot de Guy Fawkes, effarouche John Bull, le buveur d'eau, le mangeur de grenouilles et de racines, qui ne connait pas I'orgueil et les Jouis- sances solides que procurcnt Ic roast-beef- national 1. Macaulay, Life of Pitt. 2. Aujourd'hui encore un des chants nationaux anglais qui temiine les reunions cordialcs et quclquefois, dans I'lnde, les c^r^nnonies ofticielles c'est : 71ie roast-beef of Old Euglan d l5o SYDNEY SMITH. et la constitution. En ce moment, dans les cervelles populaires, constitution, liberte du citoyen, Eglise etablie, respect des ancetres et de I'aristocratie ter- rienne, excellence de la morale anglaise, suprematie du commerce anglais, protection speciale accordee au peuple elu par un Dieu qui semble national, tonneaux d'ale defonces et joyeuses scenes d'elections, combats de coqs et tournois deboxeurs, cesidees, ces images et ces sentiments sont associes : aux yeux de la foule, ils resument la vie anglaise. Pour ces formules patriotiques, pour ces choses visibles et tradition- nelles, I'Anglais se battra avec une obstination tran- quille, comme le Francais est pret a s'elancer au nom de la devise abstraite qui va decorer ses monuments. '( Au nom de la religion, de la morale, de la pro- priety, de I'ordre et de la loi^ «, en face de la France qui vient de faire table rase de ses institutions, toute I'Angleterre se range autour des siennes et les adore. II n'est plus question de les reformer. « Le parti « dans lequel je suis entre, dit Burke, en parlant des lesquelles ce serait folic que de fonder un calcul. « Les coups heureux de la fortune sont comme les « lots gagnants d'une loterie : on ne peut pas les faire « entrer en ligne de compte dans I'estime de son « revenu. Libre a moi de donner carriere amon ima- « gination, mais quand, serieusement, je pense a « I'avenir, je dois me considerer comme recteur de « Foston a perpetuite. » Un raisonnement comme celui-ci bien entre dans sa tete, un homme ne vit plus dans le tressaillement de I'attente; il redevient 1. Keep in the grand and common road of life; patent edu- cation and habits seldom succeed. (Mem., x.) 2. Jan. 2^, iSi I. 12 IjS SYDNEY SMITH. capable de travail regulier et suivi, de se donner tout entier a ses sermons, a ses paroissiens, a ses devoirs de magistral et de patriarche du village. Surtout il ne se complait plus dans sa melancolie ; il fait effort pour s'en guerir, comme d'une maladie qui diminue sa force active. Ne cedez pas a la melancolie, repete sans cesse Sydney Smith, le grand remede contre la tristesse, c'est de borner notre regard, de vivre sim- plement,humblement, dans un petit groupe,dans un petit coin, les yeux fixes sur la besogne presented « Etes-vousheureux en ce moment, pensez-vousque « vous le serez encore ce soir, ou toute la semaine, " ou tout le mois, ou toute I'annee? Alors, pourquoi « empoisonner votre bonheur present par la medita- « tion d'infortunes futures, qui ne sont pas certaines? « Vous dites : j'ai beaucoup d'enfants qui grandissent « a mesure que diminue mon revenu. Tres bien ! « mais vous n'etes pas encore endette. Votre fils aine « n'a que sept ans. Ce n'est que dans deux ou a trois ans qu'il va falloir augmenter votre depense. « Attendez jusque-la pour vous plaindre ; il peut « arriver beaucoup de choses dans I'intervalle; dans « tous les cas, jouissez au moins des deux ou trois « annees de tranquillite que vous avez devant vous. « L'habitude de borner notre regard s'acquiert, et « Ton y gagne une grande source de bonheur. « Nous voila bien loin des remedes par lesquels les 1. We know nothing of to morrow, dit-il aussi, our great business is to be good and happy to day. 2. Memoir. Gh. vi. Fragment intitule Macaulay. LES IDEES DE SYDNEY SMITH. 179 philosophes ont combattu la souffrance, de la con- templation qui, montrant a I'homme le flux sans fin des apparences, le conduit a la serenite bouddhiste ou a I'ataraxie sto'icienne. Si simples que soient ces preceptes de Sydney Smith, ils lui semblent encore abstraits; a cote des remedes moraux, il a de petits antidotes positifs et pratiques. « J'ai un jour donne « a une dame vingt-deux recettes contre la melan- « colie, Tune etait d'avoir toujours un bon feu dans « sa cheminee, une autre de tenir une boite de pru- « neaux a portee de sa main. Egayez vos chambres, « decorez-les de papiers clairs, couvrez vos murs de « tableaux et de gravures, votre cheminee de porce- « laines, votre table de livres et de brochures, ayez « toujours une bouilloire chantonnant sur les che- « nets* ». — « Plus je vais, plus je me persuade « que I'apothicaire est plus utile a Thumanite que « Seneque, que la moitie de la douleur dans le monde « vient des petits arrets de la digestion, d'intestins « tourmentes et de pylores malades '. Mon ami soupe « tard, il prend un potage epice, du homard, de la a tarte, et noie de vin toutes ces succulences. Le len- « demain, je vais le voir; il s'apprete a vendre sa « maison de Londres et a se retirer a la campagne ; « il est inquiet de la sante dc sa fille ainee; ses « charges s'alourdissent; il n'y a que la retraite qui « puisse le sauver de la ruinc. Tous chagrins qui « viennent du homard. Que la nature irritee ait le 1. Mem., ch. x. 2. Of the body. [Mem., ch. vi.) l80 SYDNEY SMITH. « temps de venir a bout de la masse fibreuse, et « voila la fille retablie, les finances prosperes et les « projets rustiques en deroute. « — Excellents pre- ceptes pour les solides bourgeois qui ne souffrent que d'accidents precis'. Reste a savoir si les aliments legers , un bon feu dans la cheminee, du papier a belles fleurs sur les murailles eussent sufti a guerir les premieres langueurs de cette maladie du siecle qui couvait dans le sang de tant de jeunes gens, et dont un Shelley et un Byron n'etaient que les plus illustres victimes. Sydney Smith ignorait la maladie du siecle, mais il sentait vaguement que la tristesse s'appesantissait sur le monde. Certainement, vingt ans auparavant, un recteur de campagne, moraliste, ecrivant dans le Gentleman's maga\me, ne se serait pas tant preoc- cupe de la melancolie. Sydney Smith ne se lasse pas de nous offrir de braves et rudes remedes, comme un apothicaire d'autrefois qui voudrait guerir nos subtiles nevroses par de bonnes doses de mede- cine Leroy. « Surtout, repete-t-il, soyez energique. « Un agent de change, un fermier, n'ont pas le « temps de se laisser aller a des abattements imagi- « naires. II vous faut des occupations et des occu- « pations forcees : il est tres difficile de s'en faire « d'aussi absorbantes que celles qu'impose une ne- « cessite. Une profession n'est souvent qu'une demi- T. De meme T. Arnold disait : » Si un clergyman a des doutes, il faut qu'il dejeune solidement le matin, et qu'il fasse une promenade de cinq niilles. » LES IDEES DE SYDNEY SMITH. l8l « profession ; trop souvent elle laisse Tesprit dans (' un etat de vide ; faisons tous nos efforts pour nous « penetrer de I'importance de la notre. II peut sem- « bier absurde qu'un gentleman qui ne vit pas des « profits de sa ferme, se leve a six heures du matin '( pour surveiller ses laboureurs. C'est son ardeur « meme qui le rend heureux. » Par toute sa morale, Sydney Smith s'oppose aux romantiques. Revons dans notre solitude, disent ies grands tourmentes, les grands rodeurs qui pro- menent leur angoisse et leur orgueil a travers I'indiffe- rence des mers et des forets. Agissez avec vos sem- blables, dit Sydney Smith, etayez votre vie sur des amities : aimer et etre aime c'est le plus grand bon- heur de Texistence. L'homme defaille s'il n'est sou- tenu par la societe dans laquelle il s'enchasse : il n'a pas sa tin en lui-meme mais dans le groupe dont il est un element. Seul, detache de ce groupe, il n'a plus de raison d'etre; il se sent inutile, toute action lui dcvient odieuse,ilentre dans la reverie me- taphysique qui, logiquement, va Tacculer au suicide. Etre sain, etre heureux, etre actif, accomplir jus- qu'au bout la tachc assignee dans Toeuvre totale, vivre dans I'humanite, vivre pour elle, mourir avec la conscience d'avoir donne tout son effort, voila toute la morale de Sydney Smith. Elle est interes- sante parce qu'elle est foncierement anglaise. Tous les grands predicateurs laiques qui, pendant le xix" siecle, parleront a la foule vont precher Taction, le travail en commun ct en vue du progres social. l83 SYDNEY SMITH. Ce que dit Sydney Smith en termes populaires, avec des images simples, Macaulay*, Arnold, Carlyle, Kingsley, Ruskin le repeteront en style eloquent, serieux, philosophique, colore et poetique. Du code de Sydney Smith ils ne retireront qu'un article : I'ordre d'etre heureux; ils n'auront pas la jovialite aisee^ par laquelle son epoque continue Tepoque precedente'. A mesure que le xix^ siecle avance, au grand etonnement des fondateurs de la Revue d'Edimbourg^ les hommes se sentent plus etreints par le mystere metaphysique, plus entoures de tenebres; ils prennent le monde au tragique ; leur morale se fait passionnement serieuse. Mais en Angleterre, elle reste une morale d'action. Ceignez vos reins et mettez-vous a I'oeuvre, disait imperieusement Car- lyle, I'oeil douloureux, les traits tendus par la volonte obstinee et morne ; car les tenebres approchent ou I'homme ne pourra plus travailler. Agissez, disait Sydney Smith en souriant, d'abord pour trouver le contentement de I'amc et puis pour vous enrichir en enrichissant Thumanite. Les raisons sont diffe- rentes, mais le commandement reste le meme, et tous le mettent en pratique, depuis I'ecolier qui entraine ses muscles sur la pelouse et sur la riviere, jus- qu'aux colonisateurs et aux missionnaires qui vont 1. Article sur Bacon. 2. Macaulay qui n'a pas Vearnestness religieuse des autres, ressemble beaucoup a Sydney Smith. C'en est une seconde edition plus savante et litteraire. 3. Le type ideal de S. Smith et de Miss Austen est le meme que celui deHume. Treatise of Human Nature. Vol II, Book III. LES IDEES DE SYDNEY SMITH. 1 83 repandre en Australie, a Ceylan, dans Tlnde, la mo- rale et la civilisation anglaise, jusqu'aux enthou- siastes religieux dont la ferveur pratique s'attaque au vice, a la misere et a la souftYance, jusqu'aux philanthropes, jusqu'aux John Bright, jusqu'aux Shaftesbury, jusqu'aux Gladstone, jusqu'aux coura- geux champions dont la vie n'est qu'un combat pour la bonne cause du droit et de I'humanite. Si Ton pese ce qu'a fait TAngleterre au xix" siecle, on recon- nait que le plus clair de son oeuvre provient d'une idee directrice analogue a celle qui mene Sydney Smith. Elle a plus que double sa population et de- cuple sa richesse. Londres, Birmingham, Sheffield, Leeds, Manchester, ont grandi demesurement, se sont etalees sous un voile impenetrable de fumee rouss^tre. On les a vues s'emplir d'un peuple im- mense d'ouvriers et de commis qui, infatigablement courbes sur le travail, approvisionnent I'humanite de coton, de draps, d'aciers, de bateaux. En houille, en fers, en machines, la production de I'Angleterrc a egale ou surpasse celle du resic du globe. Aujour- d'hui, apres le developpement des industries fran- ^aise, beige et allemande, elle s'etonne et s'irrite de sentir cnfin la concurrence du continent'. Pendant quelque temps, elle a ete I'atelier du monde. Autre- fois, on a vu telle nation ou telle race se faire une specialite de la science et de Tart, telle autre de la religion, telle autre du reve metaphysique : il semble I. II. Ward. Reign of Queen Victoria. — I'lcface. 184 SYDNEY SMITH. qu'au xix' siecle, vaincre le monde des choses brutes, asservir la matiere aux besoins de rhomnie, ce soit la la fonction propre de I'Angleterre. D'autre part, elle a ameliore ses moeurs; le type deja tres beau du gentleman s'est affine; la corruption politique adimi- nue; on s'est emu des souflfrances de Tlrlande; des ligues se sont formees par tout le pays pour reformer les moeurs; les eglises anglicanes se sont emplies et les chapelles dissidentes se sont multipliees *. Bref, rindividu est devenu plus actif, plus riche, plus instruit, plus libre, plus soucieux de justice et de religion. — Autant de progres vers Tideal con^u par Sydney Smith, autant de pas dans le sens de cette mo- rale qu'il exposait en petites images coloriees a Fusage de la foule — morale un peu lourde, singulierement ecourtee semble-t-il aux idealistes, singulierement bourgeoise, disent lesromantiques qui refusent d'ac- cepterlesconventions— singulierement forte etsaine, parce qu'elle accepte les conventions ou plutot parce que, naivement, elle s'y adapte sans les apercevoir. Ill Ce n'est pas assez d'etre mu par un instinct social. Un instinct est depourvu d'autorite : il est desa- greable, mais il est permis de I'enfreindre. Aussitot qu'il est reconnu comme instinct, il perd son effica- cite. De la le besoin de I'asseoir sur un fondement I. Sur tout ce progres, voycz Ward. The Reign of Queen Victoria, LES IDEES DE SYDNEY SMITH. 1 85 inebranlable, d'en faire une loi primitive eteternelle en le rattachant a la racine meme de toutes choses. De lui-meme, par nature, un esprit de Tespece de Sydney Smith est monotheiste. C'est a cette con- ception du diyin qu'aboutissent les hommes a per- sonnalite fortement construite, simple et stable, assise sur des sentiments permanents, a volonte co- herente et reguliere. Celui chez qui le tnoi est fort, congoit aisement le fond de Tunivers comme un moi tout-puissant*. En Angleterre, les hommes ainsi constitues ont toujours ete tres nombreux. A ne re- garder que lalitterature, chezles Milton, les Addison, les Hobbcs, les Johnsons, les Wordsworth, les Byron, les Macaulay, les Ruskin, on reconnait un axe precis qui maintient Thomme a trayers toute la vie dans la meme attitude et I'empeche de se laisser deformer par la pression des choses environnantes. Est-ce pour cela que les idees pantheistes sont si rares en Angleterre ct que le monotheismehebraique s'y est installc avec tant de succes ? A Torigine et au fond des choses, une pcrsonne omnipotente, raisonnable, morale, imperieusc, de contours pre- cis, voila une conception si fortement enracinee en Angleterre qu'elle subsiste chez les Anglais qui renoncent aux christianisme : comme Robert I. La m<;mc remarque s'applique aux races. M. Rcnan a montrc la liaison qui existe entrc la psychologic des races Semites ct leur monotheismc. On a remarque la mtimc liaison entre la psychologic dc la race brahmanique manifcstce par les poemcs vediqucs et les epopees, et le panthcismc hindou. I 86 SYDNEY SMITH. Elsmere, presque tous leurs libres penseurs restent deistes *. Chez Sydney Smith, par-dessus ce monotheisme instinctif, le christianisme est etabli a demeure. Dans une ame aussi solidement assise, de forme aussi durable, ce que Teducation a enracine ne se deracine pas ; une fois integre, un groupe d'idees et de senti- ments ne se defait plus; latrame intimede I'etre reste la meme pendant toute la vie : en arracher une fibre, c'est mutiler Tetre profondement etlelaisser saignant et fremissanta jamais -. Et puis, Tinstrumentlogique qui chez d'autres a taille dans le vif et acheve la douloureuse operation, n'a pas de prise sur Smith. Toutes les fois que la logique ou la philosophie lui semblent contredire le bon sens, c'est-a-dire ses con- ceptions habituelles, les idees courantes, la tradi- tion, il conclut que la logique et la philosophie se trompent. En religion comme en morale, il marche dans « la grande route battue » oil ont passe les ancetres. II croit done avec ferveur, au point de devenir, lui, champion de la tolerance, intolerant pour rinfidele, II veut que toutes les sectes chre- tiennes soient protegees et respectees, mais I'athee 1. Voir a Londres les diverses eglises deistes, unitariennes, progressistes, etc. 2. Voir dans le Robert Elsmere de M. Hrs Ward I'histoire d'une blessure de ce genre dans une ame anglaise et chre- tienne, et le travail spontane de reparation par lequel se reforme aussitot en elle le meme christianisme que lesboule- versements dans la conception du dogme n'ont pu detruire jusqu'aux racines. LES IDEES DE SYDNEY SMITH. 1 87 lui semble un fou dangereux, un monstre a qui ne s'applique pas la loi commune. C'est pourquoi, il « aimerait mieux voir ses enfants morts qu'incre- dules ». Un article sceptique s'etant glisse dans la Revue d'Edimbourg, il ecrit a Jeffrey : « Avez-vous « rintention d'interdire a la Revue les idees irreli- « gieuses? Sinon, je suis absolument decide a cesser « d'y ecrire ». Un libraire lui ayant envoye le livrc d'un librc penseur : « Ce doit etre par megarde », repond Sydney Smith, « que vous m'avez adresse un « Guvrage qui ne peut etre lu par un pretre de TEglise « d'Angleterre. Je hais Tinsolence, le besoin de per- « secution, Tintolerance que Ton deguise sous le nom « de religion, mais j'ai horrcur de Fimpiete, etla vue « de rinfidele excite tous mes soup^ons et toutesmcs « craintes ». En etfet, dans ce pays qui a produit les maitres sccptiqucs du xviii'' siecle, a I'epoque ou ecrit Smith, rintidele est devenu un etre extraordinaire et rare *, anormal, blessant pour toutes les habitudes d'esprit. Depuis la predication de Wesley, surtout depuis le choc cause par les premiers exces de la revolution frani;aise, la dogmatique et iranchante ne- gation d'un Hobbes et d'un Bolingbroke, le scepti- cisme analytique d'un Hume ne pourraient plus parler tout haut. Impossible a Sydney Smith decon- naitrc les arguments de Tinfidele et, par sympathie I. Burke ledii : « Who born within ihc last forty years has read a word of Collins, of Toland and Tindal, and that whole race who called themselves free thinkers. » (Burke, Reflections on the trench Revolution.) I 88 SYDNEY SMITH. imaginative, decomprendreson etatd'esprit : impos- sible done de Texcuser. En second lieu, I'athee est malfaisant a la societe, car, en s'attaquant a la reli- gion, il detend Tun des plus puissants ressorts de Taction humaine. A la place des promesses qui donnent un sens a la vie, il met le vide qui fait paraitre Taction vaine, A la place de Tespoir qui fait Tame tranquille et joyeuse, par suite vaillante et capable d'efforts, il met la tristesse, le decouragement, par suite, Tinertie, par suite arrete le progres social et travaille a rebours de Sydney Smith. IV Car, selon Sydney Smith, au lieu de nous retirer de ce monde, la religion est faite pour nous y attacher solidement, pour enfoncer et serrer les racines que nous y avons jetees. Au lieu d'etre une liqueur qui exalte et stupetie Thomme, elle devient un cordial genereux qui double sa puissance d'ac- tion *, lui met la confiance au coeur et lui donne la volonte d'accomplir les grands devoirs de la vie. Avant tout, elle est optimiste : « J'aime, disait-il, « qu'un homme soit Joyeux de sa religion ^. » — « La « religion de mon pere, ecrit sa fille, refletait beau- « coup de son caractere : elle n'a rien d'intolerant, 1 . I always avoided speculative and preached practical religion. 2. « I like a man to enjoy his religion. » La phrase anglaise a une saveur et un elan de vie intraduisibles. LES IDEES DE SYDNEY SMITH. 1 89 « de rebutantou de melancolique. II inspire Tamour « de Dieu, en peignant un monde ou la vue, le « gout, Todorat, le sentiment, sont satisfaits a tout « moment, en decrivant ceite ame humaine si riche « en fantaisie, en imagination, en esprit, en elo- « quence, en mille qualites inutiles a I'existence « froide et nue qui aurait pu etre son lot, et qui lui « ont ete prodiguees avec une variete, une profu- « sion qui depassent notre intelligence et temoignent « de I'amour infini du Createur qui a place tant de « joies a la portee de ses creatures. » Non, la vie n'est point une meditation de la mort ; le soleil est trop brillant, le vent sous lequel chatoient les herbes ondoyantes, trop charge de parfum, trop penetrant et trop frais; trop enivrante et trop riche la rouge ondee de sang qui afflue dans nos arteres ! 11 est trop bon de respirer et de deployer nos muscles, de nous meler aux foules actives, de nous jeter dans ce monde varie ou circule une inepuisable seve, oil tout tres- saille, sc meut, fait effort pour croitre et s'achever dans la lumiere. Chantons notre hymne de grati- tude avec une allegresse et une opulence de poete ! « La lumiere est bonne, a dit I'Ecclesiaste ; il est doux « a I'oeil de contempler le soleil, de regarder cette « flamme errante qui, apres avoir acheve son voyage « au-dessusdespeuples revient dans le ciel oriental, « de voir lesmontagnespeintes de lumiere, la splen- « deur mouvante de la mer, la terre s'eveiller de son '( sommeil, le jour couler sur les flancs des collines '( et penetrer dans leurs vallees secretes ; le petit I go SYDNEY SMITH. « insecte renaitre a la vie, Toiseau essayer ses ailes, « I'homme s'achemiiier vers le labeur, toutes les crea- « tures se mouvoir, penser, agir, chacune suivant « les lois de sa nature ». — « Tournez-vous vers les « valiees fecondes, crie encore Sydney Smith, vers « les champs d'ou jaillissent les moissons, vers la « fraicheur et vers les fleurs de la terre, vers la diver- tt site infinie de ses couleurs, vers la grace, la syme- « trie, la beaute de tout ce qu'elle aime et ce qu'elle « nourrit; c'est en I'entourant de toutes ces choses « que le Dieu tout-puissant a fait de I'homme ce « qu'il est, — un etre joyeux, actif, energique, qui « marche debout, qui jette ses regards non seule- « ment sur le ciel, mais sur la terre, amoureux de « Taction et du labeur ' I « Que nous voila loin du christianisme puritain ou monastique qui cherchait Dieu dans les gemis- sements , les macerations et les extases ! Chose admirable qu'une religion ou, tour a tour, les races, les siecles, les individus peuvent ainsi projeter leurs I. Tosee that wandering fire after he has finished his journey through the nations, coming back to his eastern heavens, the mountains painted with light, the floating splendour of the sea, the earth waking from deep slumber, the day flowing down the sides of the hills till it reaches the secret valleys, the little insect recalled to life, the bird trying her wings, man going forth to his labour, — each created being moving, thin- king, acting, contriving, according to the scheme and compass of its nature, by force, by cunning, by reason, by necessity. Is it possible to joy in this animated scene, and feel no pity for the sons of darkness ? for the eyes that will never see light ? tor the poor clouded in everlasting gloom ? If you ask me why LES IDEES DE SYDNEY SMITH. IQI reves differents ! A la voir passer par ces transfigu- rations, tandisqueles grandes lignes de son dogme ' restent intactes, on ose sc demander si son essence depend de ce dogme. On la compare a ces cristallisa- tions etincelantes et complexes quise formentautour d'un fil que Ton a plonge dans un liquide; peu importe I'espece du fil ; la forme et la structure des cristaux ne depend que du milieu dans lequel on I'a plonge. « Quelle impiete, s'ecrie Sydney Smith, que « de concevoir Dieu comme un bourreau qui nous « a cree pour nous tenter et nous torturer ensuite ! « Quel blaspheme que de rejeter notre part de la a moisson terrestre que ses mains ont fait lever! « Honte a qui soutient que Thomme qu'il anima de « son souffle est pervers, corrompu de naissance! they are miserable and dejected, I turn you to the plentiful valleys; to the fields now bringing forth their increase; to the freshness and the flowers of the earth; to the endless variety of its colours; to the grace, the symmetry, the shape of all it cherishes and all it bears; these you have forgotten, because you have always enjoyed them : but these are the means by which God Almighty makes man what he is — cheerful, lively, erect, full of enterprise, mutable, glancing from heaven to earth, prone to labour and to act. Why was not the earth left without form and void ? Why was not darkness suffered to remain on the face of the deep ? Why did God place lights in the firmament, for days, for seasons, for signs, and for years ? That He might make man the happiest of created beings; that He might give to this, his favourite creation, a wider scope, a more permanent duration, a richer diversity of joy. {Charity Sermon on behalf of the blind.) 1. Christianity was not a dogma with S. Smiili. It was a practical and most beneficenl creed; it was the rule of action of his life. 192 SYDNEY SMITH. « Aimons et admirons THumanite, croyons a sa « bonte native, a la noblesse, a la puissance de sa « volonte, a la veracite de sa raison.... La variete, la « grandeur de ses facultes sont faites pour nous con- « fondre. EUe a su se frayer un chemin sur les mers, « compter les etoiles, donner un nom a tous les « mondes, a toutes les pierres, a tous les etres ram- « pants quel'Eternel acrees. Nous lavoyons assem- « blee dans les grandes cites, guidee par des lois, « fa^onnee par I'instruction, policee par les arts, « sanctifiee par un culte solennel. Nous comptons ses a ames pieuses, ses nobles ecrivains, ses grands a hommes d'Etat, tous ceux de ses chefs qui ont « pense avec profondeur, invente avec subtilite, agi « avec sagesse, et tout en elle nous fait sentir que « quelque chose de grand I'attend, qu'en ce moment « notreameest encore dans Tenfance, qu'elle s'elan- « cera un jour vers une vie plus parfaite, quand ce « corps sera tombe en poussiere, » Par cette vaillanceetcet optimisme simple, comme sa morale energique, la religion de Sydney Smith nous pousse vers le travail, vers le travail materiel, quiseprendaux realites terrestres, aufer,aucharbon, au coton, a la glebe et dont Teffet est de nous enri- chir. Au lieu de se subtiliser et de s'evaporer, voici qu'a ses yeux, sous le rayonnement universel du divin la matiere prend un relief plus solide et plus precis. Plus Sydney Smith croit en Dieu, plus il croit en la realite de la matiere, plus il s'attache a la matiere, et se persuade que ce monde terrestre a sa LES IDEES DE SYDNEY SMITH. IQS fin en lui-meme. Un jour, raconte lady Holland, une pauvre femme vint le supplier de baptiser en toute hate son nouveau-ne qui etait en train de mourir, II quittason dejeuner etpartit tout courant. A son retour, comme on lui demandait des nou- velles de Tenfant : « J'ai commence, dit-il, par lui '( administrer une dose d'huile de ricin, ensuite, je « I'ai baptise : le voila pret pour Tun et Tautre « monde. » — « Ne regardez pas la religion, repe- « tait-il, comme un refuge d'ou Ton contemple avec « serenite les souffrances et les agitations de la vie. « En toute difficulte, faites Teffort que Thonneur « commande, et alors seulement, remettez votre « souci aux mains de ce Dieu qui a souci de vous. » Cette religion pratique est une religion « ration- nelle^ ». Pratique et rationnelle, c'etaient la pour Sydney Smith les termes d'eloge les plus forts : il les appliquait a I'anglicanisme qui, en eflet, pen- dant le xvin" siecle, sous Tinfluence des Bentley, des Clarke, des Butler, des Warburion, des Law, s'etait eloigne de la speculation comme du mysti- cisme. « Mon pere, ditlady Holland, ne s'est jamais « laisse aller au desir de percer les tenebres qui « enveloppent le monde spirituel, de porter son « regard dans le tabernacle, dans le Saint des Saints. « Son intelligence claire et saine vit du premier « coup que Dicu a dit a Thommc : « Tu penetreras <( jusqu'ici et tu n'iras pas plus avant. » Embrassant I. Nothing foolish, nothing romantic, nothing bordering on ridicule or enthusiasm. Mem, 13 194 SYDNEY SMITH. « la religion d'une ferme etreinte, il en fit son baton « d'appui, Fetai qui le soutint d'un bout a I'autre « de la vie. » Donner a toute la societe le meme soutien, c'est le role du clergyman ; parce qu'il lui rend ce service, elle lui assure une bonne maison et un revenu con- fortable. « Le clerge dispose de vingt-six heures par « an pour instruire Phumanite. Un aussi court « espace de temps devrait etre consacre a un ensei- « gnement pratique, a faire comprendre la conduite « qu'ordonne I'esprit du christianisme, et qui, gene- « ralement, se confond avec celle que nous recom- « mande notre interet mondain. » Ainsi, non seule- ment la religion tolere que nous soyons menes par notre interet mondain, mais elle lui donne la main pour nous pousser dans la meme voie. Plus solen- nellement, avec accompagnement de musique noble et de beaux gestes, elle repete ce que dit la morale utilitaire qui se fonde sur la recherche egoiste du bonheur. « Si le christianisme a pour fin notre bon- K heur terrestre autant que notre bonheur futur, « comment les vertus qui nous procurent ce bonheur « terrestre ne seraient-elles point parmi celles qu'il « enseigne? Notre-Sauveur a-t-il defendu la jus- « tice, proscrit la charite, la bonte, la bonne foi? (( Et, quand nous expliquons les raisons tirees « de TEvangile qui nous poussent a la pratique « de ces vertus, pourquoi n'insisterions-nous pas « aussi sur les motifs d'ordre humain, et ne don- « nerions-nous pas une base solide a ce qui est LES IDEES DE SYDNEY SMITH, igS « sublime en fondant la piete sur I'interet ? » Fonder la piete sur I'interet, voila una conception tres originale et tres anglaise, propre a une societe active qui croit a la realite de ce monde, et dont tons les membres travaillcnt a se tailler une bonne place dans ce monde. Une forme religieuse ne pent de- venir nationale que si les profonds instincts natio- naux trouvent a s'y loger. C'est pourquoi cette conception se trouve au fond de TEglise etablie d'Anglcterre. Dans le christianisme, elle a vu ce qu'elle y voulait voir : Sydney Smith lui-meme disait « que, partout ou le christianisme penetre, « il introduit la civilisation, et qu'apres le bapteme « les honimes dcviennent meilleurs cultivateurs, « meilleurs bucherons, etc. », c'est-a-dire qu'ils pro- duisent davantage, gagnent en bien-etre et s'enri- chissent plus vite. C'est done parce qu'elle est tres chretienne que I'Angleterre est tres prospere. Au fond de tout bon anglican vous trouverez cette con- viction. Les peoples idealistes voient avec mehance cette religion dont le premier effet semble etrc d'emplir les poches de ceux qui la pratiquent. De son cote, I'anglican dedaigne les formes de culte et de croyance qu'aiment les foules pauvres, le catholicisme des Irlandais et des Espagnols, les innombrables sectes obscures qui surgissent des bas- fonds miserables de TAngleterre. Homme decent, respectable, bien vetu, attentif au confort, il a tra- verse la vie sans crises, avec calme etserenite, guide par une religion simple et grave, ou respire le bon ig6 SYDNEY SMITH. sens honn^te, le profond sentiment du devoir, et qui luirepetele Decalogue en luiordonnant de travailler. Pendant six jours, de toutes ses forces, il travaille, il s'emploie a augmenter sa prosperite particuliere et la richesse nationale, vendant sans relache du the ou de la biere, tissant infatigablement de la laine ou du coton, afin d'echanger son cottage contre une villa, sa villa contre un domaine; s'il est riche, tra- vaillant aussi, fondateur de societes d'athletes ou de philanthropes, president de reunions politiques, ou bien administrateur local de la paroisse et du comte, s'occupant chez lui d'agriculture, d'histoire naturelle ou d'economie politique. Rien que de tres sain dans une semblable conception; clle devient acceptable des que Ton passe de la tristesse fremissante alajoie calme et vaillante, de la pauvrete obscure a une place reconnue dans la societe ; c'est le cas pour les dissi- dents : ils se rallient a I'Eglise d'Angleterre a mesure qu'ils arrivent a la richesse, au honheur et a la res- pectabilite. Cela est si vrai, que Sydney Smith en tire un ar- gument en faveur de Talfranchissement des catho- liques. « Pourquoi, demande-t-il, les Irlandais « s'obstincnt-ils dans leur superstition? C'est parce « qu'ils n'ont pas acces aux places officielles. Faites- <( les juges, officiers, magistrats, qu'ils deviennent <( des gentlemen ! En meme temps, qu'ils prennent « le golit de la proprete et des bonnes manieres, les « voila qui se rapprochent de la seule Eglise respec- « table et civilisee. — Imaginez un jeune catholique LES IDEF.S DE SYDNEY SMITH. I 97 « qui soit membre du Parlement ; il se promene dans « Piccadilly, il a son club, il y joue, il y perd, il y « gaspille son argent et sa sante ; il revient en Irlande « plein de mepris pour les momeries du Pere « O'Learyoudu PereO'Callaghan. « Le methodisme ne fleurit e-jue dans I'obscurite des mines, et le catho- licisme chez les barbares du continent ou dans les bourbes brumeuses d'Irlande. Mais « sur ce pave de « bois ou circulent des voitures elegantes, dans ce « parallelogramme ^ compris entre Oxford Street, « Piccadilly, Regent Street et Hyde Parket qui con- « tient plus d'intelligence et de capacite humaines, u plus de richesse et de beaute que le monde n'en a « jamais rasscmble dans un espace aussi petit, » dans ce coin de Londres qui semble la supreme efflores- cence de la civilisation humaine, I'anglicanisme est de rigueur comme une paire de gants ou un habit sans lequel il n'est pas pcrmis d'entrer dans un salon. Dans un salon, I'enthousiasme, Tallure prophe- tique, les gestcs saccades ne sont pas de mise. Regardez le clergyman qui preside et qui donne le ton. II incarne le type du gentleman-, c'est-a-dire de rhomme d'honneur bien eleve, bien equilibre, d'esprit juste, de volonte bien trempee. Le plus souvent, il s'est fait pretre comme il se serait fait avocat ou medecin. Sydney Smith en est un 1. Mem., ch. IX. 2. Addison, dans le Spcctateur, donne dcja cetie definition du gentleman. 198 SYDNEY SMITH. exemple : il a cru s'etre trompe et a failli changer dc profession, — non pas commelepretrecatholique qui, saisi par le doute, ronge par le scrupule, se croit indigne de sa fonction surhumaine et qui, redes- cendu dans le monde laique, restera toujours diffe- rent des autres, et marque d'un signe special, — mais simplement parce qu'il a pense que son avenir etait bouche et que d'autres occupations I'interesseraient davantage. II reste clergyman parce que le metier est beau, noble, serieux, utile, et le met en contact avec la gentry et I'aristocratie. Par ses relations avec lord Holland et avec lord Grey, il devient recteur de Foston, puis de Combe Florey. Quelle vie mene- t-il dans sa cure, sinon, avec un peu plus d'atten- tion a la tenue, a la gravite exterieure, celle d'un gentilhomme campagnard? Ses paroissiens le res- pectent et pour trois raisons : d'abord, comme mem- bre de la caste superieure, comme gentleman; puis parce que, visiblement, il jouit d'un bon re- venu*, parce qu'il a des terres, une voiture, parce I. If you place a man in a village in the country, and require that he should be of good manners and well educated; that his habits and appearance should be above those of the farmers to whom he preaches, if he has nothing else to expect (as would be the case in a Church of equal division); and if upon his village income he is to support a wife and educate a family without any power of making himself known in a remote and solitary situation, such a person ought to receive f 5oo per annum, and be furnished with a house, (i^^ letter to Archdea- con Singleton.) Voici quelques chiffres donnes par S. Smith, indiquant le capital et le traitement de sept clergymen pris au hasard. Le LES IDEES DE SYDNEY SMITH. 1 99 que sa maison est Tune des plus commodes et des plus coquettes, situee a quelque distance du village, entouree de belles pelouses et fleurie de chevre- feuille; enfin, par ce qu'il est avec le squire a la tete de la communaute, magistrat, administrateur du iporkhoiise ou de Thopital a la ville voisine, presque toujours promoteur d'institutions utiles; parce qu'il organise des conferences instructives, parce qu'il fonde des societes d'apiculture ou d'athletisme, grand argument de Smith dans son plaidoyer en faveur des gros traitements, c'est qu'ils attirent dans le clerge des capita- listes, chose necessaire, selon lui. The parochial Clergy maintain their present decent appea- rance quite as much by their own capital as by the income they derive from the Church. I will now state the income and capital of seven Clergymen, taken promiscuously in this neighbourhood : N" i. Living £200, Capital £12,000; — No 2. Living £800, Capital £i5,ooo; — No 3. Living £5oo, Capital £12,000; — No 4. Living £i5o. Capital £10,000; — No 5. Living £800, Capital £12,000; — No 6. Living £i5o, Capital £1000; — N° 7. Living £600, Capital £16,000 I have diligently inquired into the circumstances of seven Unitarian and Wesleyan ministers, and I question much if the whole seven could make up £6000 between them; and the zeal and enthusiasm of this last division is certainly not inferior to that of the former. Ibid. The whole plan of the bishop of London is a ptochogony , a generation of beggars. He purposes to create a thousand li- vings and to give to each clergyman £i3o per annum. A Chris- tian bishop proposing in cold blood to create a thousand livings of £i3o per annum each, to call into existence a thousand of the most unhappy men on the face of the earth, the sons of the poor, without hope, without the assistance of private fortune, chained to the soil, ashamed to live with their inferiors, unfit for the society of the better classes and drag- ging about the English curse of poverty 1 Ibid. 200 SYDNEY SMITH. parce qu'il repand les principes de Thygiene et de I'economie rurale, parce qu'il paye de sa personne et de sa bourse pour ameliorer le sort de ses parois- siens, pour ajouter a leur instruction et a leur bonheur. A la ville, les families les plus hautaines le resolvent en egal : elles-memes destinent leurs cadets a I'Eglise. II passe done ses soirees dans leurs salons ; les problemes politiques et sociaux qui les interessent, I'interessent. La, comme au village, il est a la tete de la plupart des institu- tions utiles; il dirige des hospices, des confe- rences; il fonde des associations, des clubs, des bibliotheques d'ouvriers, des ligues de temperance. A tous ces titres, le clergyman de I'Eglise etablie est reconnu pour un chef^ pour un des directeurs de la societe anglaise. Sa place est tres haute dans la hierarchic sociale. Le voici chanoine, puis doyen, puis eveque; il siege a la Chambre des lords, il habite un palais, son revenu monte a trois cent mille francs par an, son patronage est tres grand ; dans la procession des personnages qui en habits de gala representent I'Angleterre officielle, son costume est I'un des plus dores, et sa noble figure I'une des plus decoratives. Les archeveques de Canterbury et de York ont rang de preseance immediatement apres la famille royale; les ev^ques suivent les marquis et precedent les barons : leurs portraits sont achetes par la foule; on les respecte universellement, comme membres de Taristocratie dont TAngleterre est or- gueilleuse, comme possesseurs de revenus opulents LES IDEES DE SYDNEY SMITH. 201 qui temoignent de la richesse nationale, et aussi pour leur dignite, leur science, leur piete, Tonction de leur parole, la gravite calme de leur tenue, pour la grandeur et I'antiquite des interets qu'ils represen- tent a la Chambre des lords. Sydney Smith a trace « le portrait ideal de I'eveque anglican : « Un veri- « table eveque, grave et sur le retourde Tage, rempli « de grecet d'idees justessur laconjugaisonmoyenne « et le plus-que-parfait, doux et bienveillant a son « clerge, d'une eloquence puissante et pleine d'auto- (( rite, toujours en lice au Parlement quand les inte- « rets de I'humanite sont en jeu, penchant vers le « gouvernement quand le gouvernement a raison, (( vers le peuple quand le peuple a raison, sentant « que si Dieu Ta choisi pour ce poste eleve, ce n'est « point pour un objct ordinaire, mais atin que, par « la clarte de son jugement, par la hardiesse de son « action, par la purete de sa pensee, il puisse rendre « a I'humanite des services durables ^ » Voila le type ideal, que la realite manifeste avec plus ou moins d'exactitude, un grand seigneur a la fois tres riche I. But I never remember in my time a real Bishop, — a grave elderly man, full of Greek, with sound views of the middle voice and preterpcrfect tense, gentle and kind to his poor clergy, of powerful and commanding eloquence; in Par- liament never to be put down when the great interests of mankind were concerned ; leaning to the Government when it was right, leaning to the People when tliey were right; feeling that if the Spirit of God had called him to that high office, he was called for no mean purpose, but rather that, seeing clearly, and acting boldly, and intending purely, he might confer lasting benefits upon mankind. [Fragment on tlie Irish Catholic Church.) 202 SYDNEY SMITH. et tres vertueux, supreme incarnation de I'idee an- glaise de respectabilite, homme d'esprit serein et grave, auteur de quelques editions classiques, spe- cialement conservateur en chef de la morale, mais aussi membre actif des grands conseils ou Ton traite des affaires publiques, representant visible d'une grande institution qui plonge dans le passe et qui, parce qu'elle est nationale et ancienne, souleveTor- gueil et I'enthousiasme respectueux de tout Anglais. Voyons les dehors materiels, le culte, le decor; ils nous renseigneront aussi sur I'esprit de FEglise etablie, Entrons un dimanche a Saint-George d'Hanover Square', ou dans un petit temple de village. A Saint-George comme au village, la pre- miere sensation est celle de la serenite, de I'ordre calme, du confort. Ou est la foule anonyme et disparate? Ou sont les ouvriers debout devant la porte, les vieilles femmes agenouillees toutes seules devant les statues, tout le public irregulier et mise- rable qui hante nos eglises catholiques, les pau- vresses marmottantes, les veuves qui passent les matinees de la semaine dans le silence des chapelles vides, dans la pourpre mystique qui rayonne d'un vitrail, prosternees aux pieds d'une Vierge, devant la flamme tremblante d'un cierge solitaire? Dans cette aristocratique eglise de Saint-George, il n'y a qu'un public de lords, de gentlemen et de ladies dont I. De 1807 a 1809, Sydney Smith pr^che tout a cote, a Ber- keley Chapel, devant le meme public. C'est le vieux quartier aristocratique, analogue a notre faubourg Saint-Germain. LES IDEES DE SYDNEY SMITH. 2o3 les traits respirent une noble serenite et qui, soi- gneusement mis, penches et non pas veritablement agenouilles sur des coussins de velours, tiennent un livre de maroquin dans leurs mains correcte- ment gantecs. Chacun occupe son siege habituel, car chaque famille possede son banc; il est rare qu'un etranger trouve une place ; tout de suite il se sent gene commc un intrus qui penetrerait dans un salon ou il n'a pas ete invite, dans un club dont il n'est pas membre. De meme, a la campagne, il aperyoit, chacun a son pew et place suivant son rang, les families notables de la paroisse : en tete, cclle du squire et ccUe du recteur; puis, vetus en gentlemen, fiers de leur litre de churduvaj'den, les grands fermiers; au-dessous les tenanciers, les gardes-chasse, les domestiques, tous gens connus, d'existence assuree, paisible, de mine florissante, qui, respectueux des autorites assises devant eux, savent aussi se respecter eux-mcmes et regarder comme il convient la canaille des mineurs et des journaliers de la ville. L'eglise est coquette, commode, bicn cclairee, bien chauffee : peu de dorures, de vases, aucune recherche de I'appareil artistique. En revanche, une simplicite confortable, de grandes surfaces de sapin verni ou de pierre lisse ct blanche, un profond vaisseau ogival, de beaux vitraux graves, une .chaire de bois sculpte; dans le choeur, des stalles de chene, des tapis, des fleurs, un aigle de bronze qui, les ailes eployees souticnt la lourde Bible. Ca et la, sur les murs, des textes bibli- 204 SYDNEY SMITH. ques font une decoration simple et fraiche. Comme on respire ici Faisance serieuse, habituelle, le bien- etre tranquille d'une famille de squire anglais I Atravers la porte entr'ouverte, par dela Tombre inte- rieure de I'eglise, par dela le vieux petit cimetiere, luit la verdure paisible des pres ou des bestiaux ruminent avec lenteur. Cependant I'orgue prelude, les voix montent et les vieux hymnes familiers se deroulent avec calme et grandeur. Le squire* quitte son banc, et, debout devant I'aigle de bronze, — comme I'a fait son pere et comme le fera son fils, — d'une voix solennelle, il lit au peupleles deux lemons, celle du Vieux Testament et celle de PEvangile. Enfin le recteur, homme d'importance, homme de poids, pere de famille et bien rente, incarnation visible de I'esprit d'ordre et de sagesse, monte en chaire et pro- nonce un discours grave dont les effusions et les elans mystiques sont absents. II parle de morale pratique, comme Sydney Smith, en style plus regulier et moins fruste, avec moins de verve et d'originalite, mais son discours est aussi simple et aussi sense. Sermon tres semblable a Saint-George d'Ha- nover Square; seulement, Tauditoire compose d'une aristocratic lettree, d'anciens eleves d'Oxford et de Cambridge, demande au predicateur, homme du monde, celebre pour son tact et sa culture, des pe- riodes polies et rythmees, des citations classiques, des peroraisons litteraires. Mais a Hanover Square, I. M. Gladstone fait encore cela a Hawarden. LES IDEES DE SYDNEY SMITH. 2o5 commc dans la petite eglise de campagiie, I'atti- tude et la composition du public, le ton dont les prieres sont lues, la musique, le sermon, le port et les gestes du clergyman, tout indique une religion d'ames rassises, habituees au sentiment de la securite, assagies par une existence sereine. Pour les gentlemen d'Hanover Square, comma pour les fermiers de village, comme pour les deux clergymen qui discourent devant Tun et Tautre public, une idee plus ou moins precise se degage de toute Texperience de la vie : c'est que ce monde est un monde excellent ou I'homme, solide- ment etabli sur les principes hereditaires de la morale, installe a une place fixe et reconnue dans la societe, est fait pour s'epanouir tranquillement dans le bonhcur. II faut aller ailleurs pour trouver une autre con- ception, parmi les populations hiives des grandes villes ouvrieres, dans VEast End de Londres, a Liverpool, a Birmingham, a Manchester, autour des tristes usincs, des docks, des bouches noires ou s'engouffre tons les matins la multitude sombre des mineurs, partout ou grouille une humanite sordide, oil « Thaleine des vastes cites industrielles « obscurcit le jour et la nuit, posant sur Thorizon « une sombre lueur rouge, emplissant I'air, Jusque « dans la campagne environnantc, d'inquietude et (' de fievre*. La s'agite une population qui sait I. G. Eliot, helix Halt, proem. 206 SYDNEY SMITH. « que sa religion n'est pas la religion de ses « maitres, que, par consequent, ceux-ci pourraient « ^tre meilleurs qu'ils ne le sont et changer beau- « coup de choses qui causent dans le monde peut- « etre plus de soufFrance qu'il n'est necessaire, et « surement plus de peche. » Journelkment meurtri par la realite, I'homme conclut que la realite est niauvaise; il cherche a s'en abstraire; il s'enfonce dans I'ivrognerie, il desespere, il se laisse choir et s'etale dans sa fange ou bien il se refugie dans Ic reve. Sa vie n'est pas un developpement regulier et calme, mais une suite de heurts et de secousses qui froissent ses nerfs et sa sensibilite. Incessam- ment coudoye par ses semblables, ploye sur sa tache, jeunant souvent, il se laisse prendre par la fievre. Sa tete travaille, mais non plus d'un mouve- ment tranquille et sain; il passe facilement par le vice, le remords, I'abattement, puis par les exces religieux de la conscience morne et exaltee, De la, comme on I'a vu, le succes des niethodistes au siecle dernier et aujourd'hui de Varme'e du salut ; de la, les folies, les enthousiasmes, la melancolie, le style etrange, vulgaire et poetique des sectaires; De la aussi, les mepris dont les ont accables les an- glicans. Sydney Smith n'a pas assez de dedains pour les assommer, de railleries pour les trans- percer. Et, en effet, pas plus qu'il ne comprend les romantiques, il ne comprend les methodistes. Tou- jours, quand on examine ce que contient sa belle i ntelligence lucide, on se heurte ainsi a des limites LES IDEES DE SYDNEY SMITH, 2O7 precises, a des murailles dures; au dela de ce qu'il connait positivement, il ne pressent rien, et ce qui fait sa force fait son etroitesse. Sa same morale est trop vaillante pour qu'il concoive les defaillaiices et les angoisses qui prosternent les miserables ; sa raison trop bien assise pour qu'il excuse leur cre- dulite et leur exaltation; sa bonne humeur et sa vaillance physique trop franches pour qu'il ne parte pas d'un grand rire, quelquefois d'un gros rire, a la vue de leurs naivetes, de leurs colloques avec I'Esprit, de leurs miracles; son optimisme trop pro- fondement enracine pour qu'il croie au pessimisme des autres, pour qu'il ne crie pas a Thypocrisie de- vant leurs mines piteuses, leurs yeux blancs et les coins abaisses de leurs bouches. Et puis, son bon sens, son amour du simple et du naturel sontfroisses par leur ejaculations, leurs extascs, leurs larmes, leurs cris * et leurs patois de Chanaan. Selon lui, la religion, la morale. Tart d'cnseigner convenable- ment la morale et la religion, tout ccla s'apprend, a force de lecture a I'Univcrsite, a force d'expericnce dans le monde. 11 admet bien les miracles d'autre- fois, en gros, a condition qu'ils se soient passes il y a deux mille ans ; il n'admet pas les Pentecotes mo- dernes ; il ne croit pas que Ic Saint-Esprit illumine les cordonniers de Manchester et de Shadwell. Cela rcvolte aussi son sens de la hierarchic sociale : « il n'est pas bon, dit-il, que les pauvres dcviennent 1. Shouting and stamping. 2o8 SYDNEY SMITH. « les docteurs du pays *. » Surtout, leur conception du monde choque violemment la sienne. Chez nos me- thodistes, le flot et I'elan des images interieures, sont tels que, projetees au dehors, se posant devant les choses exterieures et reelles, elles le font palir et I'effacent. Ce monde ou Sydney Smith apercoit des hommes, des villes, des manufactures, des pres, des boeufs, des maisons, ils le couvrent d'un voile brumeux ou, devant leurs yeux hallucines, se de- tachent le fantome de Jesus souffrant, les spectres de la Mort et de la Damnation. Quoi de plus choquant pour Sydney Smith qu'une semblable rupture d'equilibre! Les hommes qui ne voient pas le monde des vivants sont dangereux pour les vi- vants. Traitons-les comme des fous et des en- nemis de la societe et declarons une guerre sans merci aux missionnaires methodistes, non parce que leur theologie est erronee, mais parce que, ne son- geant qu'a servir Dieu, ils font tort a la chose pu- blique etque, pour convertir I'lnde, ils vont detacher rinde de I'Aneleterre ^ 't?^ 1. The poor must not become the teachers of the land. 2. Upon the whole, it appears to us hardly possible to push the business of proselytism in India to any length, without incurring the utmost risk of losing our empire. The danger is tremendous, because it may be so sudden; religious fears are a very probable cause of disaffection in the troops; if the troops are generally disaffected, our Indian empire may be lost to us as suddenly as a frigate or a fort; and that empire is governed by men who, we are very much afraid, would feel proud to lose it in such a cause. — Sydney Smith, Indian Missions. LES IDEES DE SYDNEY SMITH. 2O9 II me semble que tous les instincts de Sydney Smith trouvent leur satisfaction dans I'Eglise angli- cane. G'est parce que des millions d'hommes ont senti et pense justement comme lui, que cette insti- tution a pris la forme et I'esprit qui la caracterisent. Ce qui frappe d'abord dans cette Eglise, quand on la compare aux sectes dissidentes, c'est precisement ce que Sydney Smith prise avant tout, son bel ordre serein, sa paix profonde, sa securite reposee. « Non « seulement, dit-il, la religion est calme et tranquille, « mais elle est entouree d'une atmosphere dont le a calme et la tranquillite veulent etre respectes. Elle « se detourne avec un tressaillement d'horreur, du « tumulte, des ejaculations, des cris, des extases, des « convulsions des predicateurs improvises et des cor- « donniers visionnaires. Notre religion est belle « parce qu'elle porte Tordre et la discipline du ciel (( dans nos conceptions et jusque dans nos fantaisies. » Sydney Smith aime done son Eglise parce qu'il y trouve le contraire de tout ce qui le revoke chez les methodistes, la gravite virile, la hierarchic bien etablie, le dogme flexible et moyen, la solennite lente du culte, la grandeur classique de laliturgie. II I'aime parce que, sortie d'un compromis, ellevit encore de compromis, parce qu'elle ne pousse rien al'extreme, parce qu'elle n'est fille ni de I'enthousiasme, ni de la superstition ni de la theologic logique et deductive ^ I. Tous ces caracteres sont visibles des les origines. Deja Hooker (Ecclesiastical Polity) louc dans I'Eglise anglicane la raison, la correction, le bel ordre tranquille. 14 2 10 SYDNEY SMITH. II Taime encore par esprit de tradition, parce qu'elle est unevieille institution nationale, una forme toute faite oil ciiaque Anglais moyen n'a qu'a entrer en naissant, moulee a Tavance sur son esprit, oil son reve religieux trouvea se loger delui-meme, — bref, parce qu'elle s'eleve sur « cette grande route bien battue » oil marchent les generations et qu'il faut preferer a tous les sentiers recents qu'ont traces les fantaisies particulieres. Enfin, solidement assise, decorative, opulente comme la gentry anglaise, elle louche son coeur de gentleman. II est fier de la bonne naissance des pretres anglicans et des trai- tements princiers qui rehaussent la dignite des seigneurs ecclesiastiques dont les blasons s'alignent a la Chambre haute entre ceux des grandes families aristocratiques. — Esprit d'ordre, de serenite, de decorum, rationalisme limite par le respect de la tradition et du passe, par le sens pratique de I'oppor- tun, forte attache aux hiens terrestres parce qu'ils font noire dignite exterieure, sentiment religieux qui n'enleve pas I'homme a ce monde pour I'elancer vers Tau-dela des tenebres et des rayonnements, mais qui enveloppe cette vie, cette vie des campagnes et des villes anglaises d'un halo de clarte calme et serieuse, — par lout ce qui la caracterise, I'Eglise nationale repond aux aspirations profondes de Sydney Smith. CHAPITRE VI LES IDEES DE SYDNEY SMITH. — II. — LE GOUVERNEMENT ET LA SOCIETE. La part faite a I'ldeal n'est pas tres grande dans les conceptions religieuses de Sydney Smith : elle est tres petite dans ses theories politiques et sociales. Etant donnee une association humaine, quelle est la fin que doivent se proposer les lois qui la gou- vernent? A cette question les diverses races et les divers siecles ont donne des reponses tres diverses. Cette fin a pu etre le culte d'un Dieu national, la prostration tremblante d'un peuple aux pieds d'un roi, demi-divinite inaccessible et dont la foule ne connait que les statues colossales ; ailleurs le deve- loppement de la cite toute-puissante, ailleurs le salut des ames, ou la propagation d'une foi, d'une idee philosophique ou sociale. Quel est le but du gouvernement, selon Sydney Smith? « Le but du « gouvernement, c'est du mouton roti, des pommes « de terre, du vin de Bordeaux, des gendarmes solides, '( des juges honnetes, des grandes routes sans vo- '( leurs, des egliscs ou Ton puisse prier a sa guise. )> « Par cette traduction en langage concret des doc- 212 SYDNEY SMITH. • trines whigs du xviii" siecle, Sydney Smith se rattache a la grande ecole individualiste et liberale anglaise dont les principes furent proclames en 1688' et qui detacha la politique de la metaphv- sique et de la theologie. II reprend la doctrine oubliee depuis la levee du peuple anglais contre la Revolution frangaise ; il continue la lignee de Locke, de Junius et d'Adam Smith. Cette doctrine a ses origines dans une certaine forme d'esprit, dans un certain tempe- rament pratique, utilitaire,prosaique qui, d'Addison a Macaulay, a produit un certain systeme d'opinions philosophiques, politiques, morales et religieuses. Des I'abord, Addison enon^ait toute la formule : a Notre grande affaire, disait-il, est d'etre heureux « dans ce monde et dans I'autre. » Pour Addison, comme pour Sydney Smith, comma pour Macaulay, la religion s'occupe un peu de notre bonheur futur et beaucoup de notre bonheur present : la politique ne s'occupe que de notre bonheur present, du plus grand bonheur possible du plus grand nombre. « Pour juger d'une mesure politique, posons-nous « les questions suivantes : « Quel sera son effet « sur le prix de la biere, de la viande, du ble, du « drap? » Ajoutera-t-elle al'independance dupaysan, du fermier, de I'ouvrier, du catholique ? Secourra- t-elle les enfants de six ans qui, treize heures par jour, trainent des chariots dans les galeries de houille, les femmes qui blemissent dans les usines, les popu- I. Locke, Letters on toleration, 1689; Treatise on Govern- ment, 1690. LES IDEES DE SYDNEY SMITH. 21 3 lations qui, en Irlande, a Glasgow, a Londres, pullu- lent et pourrissent dans des taudis boueux? Sydney- Smith defend la reforme electorale : ce n'est pas au nom de la justice abstraitc, mais parce qu'elle promet des reponses affirmatives a toutes ces ques- tions. « Quel bien, demande-t-on ', la Reforme fera- « t-elle au bucheron ou au porteur d'eau? Que ga- « gneront-ils a voirabolir Old Sarum,et Birmingham « envoyer des deputes au Parlement ? En premier « lieu, si beaucoup de personnes gagnent a la « Reforme sans que les basses classes yperdent, cela « suffit a I'autoriser. Mais Je soutiens que le bucheron « et le porteurd'eau y gagneront. La Reforme ame- « nera Teconomie, provoquera des enquetes ; il y « aura moins de pots-de-vin et de gaspillages, on ne (( continuera pas des guerres dont le peuple est « excede. Les peines terribles qui punissent le bra- « connage de nuit seront supprimces. Si vous volez '< un faisan, on vous chatiera comme vous le meritez ; « on ne vous deportera pas pour sept ans, vous, « votre femme et vos enfants. Lc tabac diminucra « de quatre sous la livre, le prix des chandelles << baissera. Je ne dis pas que la pauvrete disparaitra, « mais si la Reforme amene la paix, fait regner la jus- " tice et baisser les depenses publiques, quantites « de petits avantages seront confcres a des millions « d'hommes du peuple, et la relation qui existe entre « I'existencede John Russel et la diminution du prix I. Speech at Taunton (i83i). 2 14 SYDNEY SMITH. « du pain et du fromage deviendra claire. » II y a une relation semblable entre le prix du pain ou du fromage et la loi qui affranchira les catholiques irlan- dais. « Les bonnes gens qui trouvent plaisir a perse- cuter, oublient ce que coute la persecution. De tous les luxes, c'est le plus cher. Nos hurleurs^ ne nous coutent rien du tout, parce que leurs hurle- ments ne leur font pas perdre leurs droits politi- ques. Pareillement, nous jouissons gratis de nos methodistes et de nos unitariens. Au contraire, en supposant que nous ayons la guerre tous les deux ans — et c'est ce qui arrive depuis un demi- siecle — les catholiques irlandais nous couteront chaque fois 40 millions de livres sterling. En temps de paix nous maintenons vingt mille soldats en Irlande. En temps de guerre il faut doubler ce nombre, et y ajouter une flotte formidable. Dore- navant, quand nous recevrons notre feuille d'im- position et que nous aurons a declarer nos che- vaux, nos voitures, nos poules, nos chiens, nos chats, nos bouvreuils et nos serins, rappelons-nous quelle haute sagesse preside a la depense de notre argent, et ne regrettons pas d'acheter, au prix d'im- pots tres lourds, le noble plaisir de I'intolerance et de la persecution ! N'oublions pas qu'en ce mo- ment notre dette est de 84 millions de livres ster- ling et que notre revenu depend du besoin qu'a I'Europe de nos souliers, de nos bas, et de nos pan- I. Shouters. Secte dissidente. LES IDEES DE SYDNEY SMITH. 21 5 <( talons, c'est-a-dire qu'il depend de notre com- « merce et de nos manufactures, par suite de la « tranquillite domestique. Notre grande affaire, c'est « de pacifier I'lrlande, de donner confiance aux « capitalistes : le jour ou les catholiques seraient « emancipes , toutes les valeurs monteraient en « Irlande de 20 p. 100. » Quand une loi releve d'une fagon stable les cours de la Bourse, il n'est pas besoins d'autre argument en sa faveur. Une nation, comme un individu qui mene bien ses affaires, re- fuse de se laisser conduire par le sentiment, par I'impulsion et I'enthousiasme. « Quelle sottise dit « Smith en 1846, aux partisans d'O'Connel, quelle « betise que d'aller par les rues brailler des chan- " sons sur I'lle Verie, sur Tile de TOcean, que de « crier a tue-tete Thymne national de Erin go « bragh ' ! Un bien plus bel hymne scrait qu'Erin « ait du pain et du fromage, qu'Erin ait des cabanes « qui ne laissent pas passer la pluie, qu'Erin ait des '< pantalons sans trous ! Quelle sottise que de de- « clamer eternellement que vous voulez vous gou- « verner vous-meme! Etes-vous un ecolier tout frais « emoulu d'Eton, tout plein de son Plutarque etqui « se demande a tout propos comment Epaminondas « ou Philopoemen aurait agi a sa place, ou bien etcs- « vous notre bon Daniel drcsse aux affaires et au « mouvemcnt de la vie? Jc dis qu'il faut que vos « pretres soicnt nourris et payc's, les liberies de votre I. Fragment on the Irish Roma)t Catholic Church. 2l6 SYDNEY SMITH. « Eglise observees, la justice egale entre les catho- « liques et les protestants. Jusque-la, du fond du M coeur, je suis du cote des mecontents, mais quand « vous demandez la separation des deux pays, avec « tous ceux qui ont une once de bon sens, je vous tire « ma reverence. » Messieurs les separatistes, laissez la les tirades poetiques et considerez les avantages positifs que Tlrlande a retires de Tunion. « Les « catholiques ont ete emancipes, une excellente po- « lice a ete etablie, on a institue des pettjr sessions « dont les deliberations sont publiques, on a pro- « clame le libre-echanse entre I'lrlande et le reste « de la Grande Brctagne, on a place des lords-lieute- « nants dans tous les comtes, soulage les epaules e ivant a gentleman! 2. Surtout depuis la reforme de T. Arnold, LES IDEES DE SYDNEY SMITH. 23 7 un jour a la Ghambre des lords. Enfin ils ont recu reducation que donne la vie active et la realite, ils ont vu des fermiers, des cultures et des bestiaux, tout petits, ils ont entendu parler des questions qui preoccupent les squires, recoltes, ventes, impots, droits de douane, revenus, fermages, grande culture, condition des paysans, progres du methodisme. Avant d'entrer au Parlement, ils ont gere leur do- maine qui comprend parfois des villages, des car- rieres, des bois ; ils ont exerce des juridictions locales, etTadministration de la paroisse et du district' les a prepares a Tadministration des affaires nationales. Initiative, reflexion, prudence, les qualitesderiionime d'Etat se sont developpees en eux ', en meme temps que leur esprit s'est empli d'idees formees au con- tact des choses et s'est vide des formules theoriques et seches. Par-dessus cette education que chacun d'eux recoit naturellement de son milieu natal, ajoutez la culture qu'il se donne volontairemcnt pour sc preparer a la besogne speciale a laquelle il se sait destine, d'abord a TUniversite, en s'exercant dans les debating societies k Tetude et ix la discussion des affaires publiques, plus tard en voyageant, en sejour- nant a Tetranger, en faisant le tour d'Europe, non 1. Sur les devoirs et les obligations du s^!n')-e, voir T. Escott England. 2. Tout cct ideal est trace dans .1. Austin : « A plea for the Constitution iSdq, cite par Mill, Recent writers on Reform : Dissertations and discussions, III, 54. Voir surtout Tainc, Notes sur I'Angleterre : la Suciete et le Gouvernement. 238 SYDNEY SMITH. pas en touriste et en dilettante, mais en specialiste qui accumule des informations et acheve de se ren- seigner sur sa specialite. Telles sont les garanties qu'ils offrent de compe- tence et de probite. Avec une semblable selection et un semblable entrainement, rien d'etonnant si les hommes d'Etat peuvent abonder, si tous, les Pitt, les Canning, les Grey, les Russel, les Peel, les Macaulay, les Bright, les Gladstone, se contentent d'etre hommes d'Etat, s'ils ne visent pas a remplir leurs poches, a atteindre a la popularite, a renverser a leur profit les formes existantes; rien d'etonnant s'ils se devouent aleuroeuvre, si le sentiment serieux du devoir les pousse jusque dans leur vieillesse a passer les nuits sur les bancs des Communes et des Lords, s'ils surmontent les prejuges de leur classe pour mener les idees liberales a la victoire en affran- chissant les catholiques, en votant les reformes electorales, en supprimant les droits sur les bles, en subventionnant les ecoles primaires, en ouvrant les Universites aux dissidents, en elargissant les droits du fermier sur son landlord, en abolissant I'Eglise etablie en Irlande, en reduisant a dix heures le travail des enfants dans les manufactures, en sou- lageant du fardeau de I'impot les epaules de la mul- titude pour le faire peser sur les leurs, — bref, en gouvernant veritablement au profit du peuple qu'ils representent veritablement. LES IDEES DE SYDNEY SMITH. 239 VI Voila la conception generale de la societe et du gouvernement dont vecurent Sydney Smith et tous les whigs de son temps. Parce que cette conception leur est commune avec les tories, on ne s'attache guere, quand on parle d'eux, qu'au trait qui les dis- tinsue, c'est-a-dire a leur liberalisme. Pour nous, qui les observions en etrangers, il fallait nous prendre a ce qui fait le fond de leur idees poli- tiques et sociales, a leur instinct conservateur, a leur amour des changements lents, des compromis et des atermoiements, a leur theorie du gouverne- ment local et central, par \cs parsons et les squires^ par la gentry et I'aristocratie. Toutes les fois qu'ils proposent un changemcnt, il est entendu que ce changement se fait a I'interieur de cette forme'; cela va de soi, ils n'ont jamais eu Tidee de la modifier : a leur gre elle est la seulc belle et la seule possible. Aussi, lorsqu'apres la loi de i832, dont il est le pro- moteur enthousiaste, Sydney Smith la croira me- nacee, tout de suite le conservateur ei Taristocrate apparaitront en lui et feront taire b liberal. 1. Quand il defend la reforme, Sydney Smith dit : « The great majority of persons returned by the new boroughs would either be men of high reputation or men of fortune known in the neighbourhood : they have property and character to lose. » — Et plus loin : « The majority of the new members will c landed gentlemen. » [Speech on Reform Bill.) 240 SYDNEY SMITH. Or, cette forme est tres ancienne ; pendant tout le xviii'' siecle, par exemple, elle a prevalu. A present que nous Tavons decrite, nous pouvons insister da- vantage sur ce qu'ont apporte de neuf les contem- porains whigs de Sydney Smith. Tout d'abord, ils ont lutte contre la doctrine tory, qui, relevee par George III des son avenement, triomphait depuis 1792 ; ils ont attaque la theorie qui, posant la. prero- gative du roi et son droit absolu et divin, ordon- nait a la nation Tobeissance passive et la « non-i'esis' tance ». lis reprenaient la vieille formule whig donnee par Bolingbroke, et defendaient « les prin- « cipes de liberte, de resistance, d'autorite des Par- « lements, de pouvoir et de majeste du peuple ». Pouvoir et majeste du peuple on les avait bien ou- blies pendant le xviii'^ siecle, on avait abaisse la monarchic, non au profit du peuple mais d'une « squi}~earchie » tyrannique, egoiste et de plus en plus puissante. Cette squirearchies les whigs du xix*^ siecle la gardent, mais ils lutient contre ses abus, contre I'oppression des catholiques, des dissi-* dents, des villageois, contre I'injustice faite aux grandes villes dont la voix n'est paS entendue au conseil de la nation. Bref, ils demandent que le peuple soit reellement represente par ses chefs, et queleur devouemcnt legitime leur autorite. Gouver- nement par les gentlemen et pour le peuple, voila tout leur programme, et la seconde partie en est nouvelle ; c'est par ce programme qu'ils essayent de resoudre les problemes que le xvni'' siecle avait LKS IDEES DE SYDNEY SMITH. 24 1 poses. lis y reussissent en partie : en effet, au xix" siecle et au xix® siecle seulement, parait ce noble type du gentleman dont on vient d'essayer de tracer le portrait ideal. A cet egard, quand on compare les romans modernes a ceux du siecle dernier, le con- traste est frappant. Au tyranneau ignorant et rogue qu'avaient decrits Fielding, Smolett, Richardson, Godwin a succede le gentleman instruit, charitable, conscient de sa t'onction sociale et soucieux de sa fonction. Memes contrastes entre les legislateurs des deux epoques. En somme, de 1820 a i865, Tidee whig que concoit Sydney Smith s'applique sans trop se deformer dans la realite, et cette periode est une des rares reussites de THistoire, un des beaux mo- ments de TAngleterre. 16 CHAPITRE VII SON TALENT Les idees de Sydney Smith ne sont pas tres ori- ginales. Ildit al'homme : « Sois brave, tiens-toi droit dans la vie ; pas de questions oiseuses, de plaintes inutiles et de soupirs melancoliques. Gagne honnete- ment des guinees, crois enDieu et accepteles formes de croyance etablies. » II dit au citoyen : « Occupe- toi des affaires publiques, empeche le gouvernement de te tondre trop, vote pour Thomme qui maintiendra ferme ton droit de franc parler, pour les mesures qui feront baisser le prix du pain, de la viande et du drap. » Sa conception generale de la societe et du gouvernement regne depuis plus de cent ans en Angleterre. Quand il commence a ecrire, sesprojets de reformes lui sont communs avec tons les whigs de son epoque. En quoi done Sydney Smith me- rite-t-il de rester dans I'histoire de son pays ? I C'est par son succes d'ecrivain qu'il fut remar- quable. Au premier abord, on s'en etonne. Regardez ses grands morceaux, Peter Plymley^ ses Lettres SON TALENT. 2^3 d I'Archdeacon Singleton^ ses articles sur I'lrlande et le scrutin secret : ils ne vous sembleront pas composes. Point de plan visible, de progres regu- lier des idees, de preparations ni de resumes. Nous trouvons parfois quelque rudesse a ces plaisanteries qui curent tant de succes en Angleterre; son eclat de rire est trop bruyant. On le traite de grand pam- phletaire, mais de Swift', a qui on le compare sou- vent, il n'a ni la roideur froide, ni le serre de la demonstration ironique, ni la fougue contenue d'or- gueil et de haine. Pour Tart de la preuve, du style, de la plaisanteric, il n'est comparable ni a Pascal, ni a Voltaire, ni a Courier. G'est qu'a proprement parler, Sydney Smith n'est pas un homme de lettres. II ne faut voir en lui qu'un Anglais de la classe moyenne qui, usant d'une habitude anglaise, dit tout haut ce qu'il pense des affaires publiques, ecrit aux journaux pour se plaindre quand il se croit lese par un reglement ou par un fonctionnaire, et prend souvent la parole dans un meeting. Vovez comment ecrit et a qui s'adresse ce clergyman. Un matin, en sc promenant a petits pas dans son jardin, il a deplie son journal, le Globe ou V Advertiser-^ il a lu qu'un braconnier venait d'etre encore condamne a sept ans de travaux forces; il a retrouvc dans un discours du Parlement I. Macaulay fait cc rapprochement : « He is universally admitted to have been the greatest master of ridicule that has appeared among us since Swift ». 11 est vrai que Macaulay dcrit cela a Mrs. Sydney Smith. 244 SYDNEY SMITH. le defile monotone des arguments que les tories opposent a I'emancipation des catholiques. La-des- sus sa verve s'allume, et le soir, dans la salle a manger du presbytere, sous la lampe commune, au milieu du bavardage rieur de ses enfants, d'un seul elan, il jette un article ou Ton retrouve I'accent, le geste, le ton, les saccades, la voix du discours spontane et vivant. A qui parle-t-ii ? A la classe moyenne, aux mar- chands, aux squires, aux pretres de province qui le liront le matin entre une beurree et une tasse de the, avant de monter a cheval ou de commencer la redaction du sermon hebdomadaire. Public peu speculatif, qui n'a cure ni de philosophic ni d'his- toire, bien moins cultive que la generation qui, trente ans plus tard, lira Macaulay', incapable de prendre plaisir a la belle composition reguliere, a Tordonnance savante des arguments, a la symetrie des phrases, public pesant, encroute dans ses pre- juges, de pensee rare et lente qui, sans raison, s'est bute contre toute reforme, mais public honnete, d'ame rude, simple, vaillante comme les heros de Fielding, surtout sensible a I'accent franc, au ton hardi, au geste sincere, a la parole ferme et bien sonnante d'un orateur. Dans les reunions popu- laires, la foule anglaise a toujours applaudi I'atti- tude energique' et combattante de I'homme qui, 1. En 1801 il ecrit :« Itis of some importance that grown up country gentlemen should be habituated to read printed books. » 2. Plucky. SON TALENT. 246 debout devant elle, la regarde bien en face, le dis- cours bref et dru lance avec humour, la harangue simple ou Ton sent les elans de Tame vivante, saine, active et convaincue. Telles sont la langue et Pal- lure de Sydney Smith. Tout de suite, il prend pied sur la realite familiere, et il procede par attaque directe ; il n'enveloppe pas son adversaire d'insinua- tions malicieuses, il ne le perce pas d'ironies deli- cates; vigoureusement, de I'epaule, en vrai boxeur anglais, il decoche un coup de poing rapide qui va frapper en pleine figure. Voyez, des le debut d'un article sur les methodistes, cettc tranche allure d'at- taque : « En detruisant une ruche de savetiers sacres, « en jetant la lumiere sur Tamas de sottises dange- I. In routing out a nest of consecrated cobblers, and in bringing to light such a perilous heap of trash as we vere obliged to work through in our articles upon the Methodists and Missionaries, we are generally conceived to have rendered useful service to the cause of rational religion. For this pur- pose we shall proceed to make a few short remarks upon the sacred and silly gentleman before us. {Methodism.} Voici un autre debut : An accident, which happened to the gentleman engaged in reviewing this sermon, proves, in the most striking manner, the importance of this charity for restoring to life persons in whom the vital power is suspended. He was discovered, with Dr. Langford's discourse lying open before him, in a state of the most profound sleep ; from which he could not, by any means, be awakened for a great length of lime. By attending, however, to the rules prescribed by the Humane Society, flinging in the smoke of tobacco, applying hot flannels, and carefully removing the discourse itself to a great distance, the critic was restored to his disconsolate brothers. {Article OH Dr. Langfurd.) 246 SYDNEY SMITH. « reuses qu'il nous a deja fallu remuer, nous croyons « avoir rendu un service a la cause de la religion rai- « sonnable. Nous sommes et nous avons toujours ete « ami du christianisme sense ; nous nous declarons « encore pret a le defendre, a rempecher d'etre la « prole de Tinnombrable et repugnante vermine du f< methodisme. A cette fin, nous allons proceder a « quelques remarques sur le pieux et sot gentleman « dont lelivre est ouvert devant nous. « Eveques ou ministres,quand il malmeneles puissants, sa rudesse est la meme. « II n'y a rien «, dit-il en parlant de I'eveque de Gloucester*, « dont les gentlemen epris « de solennite, aient aussi peur que d'un peu d'hu- « mour. Telle est aussi Tobjection que certains petits « insectes de la tete font au fin peigne. Les doigts et « le pouce, dela poudre insecticide, tout ce quevous « voudrez, mais, au nom du ciel, pas de fin peigne ! » — Ce qui distingue d'abord le style de Sydney Smith , c'est la nettete de la parole, I'articulation ferme de I'homme sur de sa croyance, parce qu'elle est soli- dement etablie sur des faits, un certain ton energique et male qui emporte la conviction : « II y a deux « mots magnifiques dans la langue, ce sont les mots « oui et non. II faut les prononcer fortement et hardi- « ment. ); II a cette hardiesse et son public applaudit a son attitude. « II n'est pas vrai de dire que I'Eglise « catholique soit ce qu'elle etait. A cette assertion, « je reponds rondement : Non ! Le pape ne detrone I. Third letter to Archdeacon Singleton. SON TALENT. 247 « plus les rois, il ne dispose pas de leurs royaumes, « il n'extorque pas d'argent. » II y a quelque chose de tres persuasif dans ces negations breves envoyees coup sur coup comme des fusillades. « Nous disons « a nos paroissiens que Ton connait Tarbre a ses « fruits. A quels fruits puis-je juger du regime que « vous appliqucz a Tlrlande? La Nouvelle-Zelande « est en train d'emerger a la lumiere; Tahiti est en a train d'emerger ala lumiere : Tlrlande est toujours « voilee dans les tenebres; ses enfants, que nulle loi « ne protege, vivent dans I'ombre meme de la mort. « Votre regime d'exception a t-il fait I'lrlande pros- « pere? A-t-il fait I'lrlande anglaise? A-t-il fait « I'lrlande libre ? A-t-il fait I'lrlande heureuse? « Comment prouvez-vous la prosperite I'lrlande? « Est-ce en nous montrantles sauvages nus, inertes, « miserables qui dorment sur la terre fangeuse de (( leurs cabanes? Comment prouvez-vous que I'lr- « lande est anglaise? Est-ce par I'empressement quelle « mettrait a se ranger sous la banniere hostile d'un a envahisseur ? Sont-ils librcs ces hommes qui mar- « chent , qui respirent entoures de baionnettes « anglaises? Qu'est leur histoire, qu'un ecrit de « meurtres, d'incendics, de pcndaisons, de famines, I. We preach to our congregations, Sir, that a tree is l^nowu by its fruits. By the fruits it produces I will judge your system. What has it done for Irchmd? New Zeahmd is emerging to light; Otaheite is emerging; Ireland is not emerging; she is still veiled in darkness; her children, safe under no law, live in the very shadow of death. Has your system of exclu- sion made Ireland rich? Has it made Ireland loyal ? Has it 248 SYDNEY SMITH. « d'epidemies? » Sentez-vous I'elan interieur qui sou- tient et conduit cette accumulation de petites phrases ? Sentez-vous que cette allure directe, ce parler franc inspirent confiance, que le peuple aime la resolution et le sans-gene de Thomme qui se campe ainsi en combattant? — « On soutient, » dit Sydney Smith, dans un discoursaTaunton *, « que le peuple devient « indifferent a la reforme. Pour cette opinion-la, j'ai le « plus profond mepris. Je ne crois pas que le peuple « ait recule d'une semelle dans sa volonte. Je ne crois « pas que jamais une nation ait ete si fermement (( resolue a faire voter une loi. Apres ce qu'ont fait le « roi et le Parlement, je demande a tout homme de ff bon sens, si le peuple se contentera de moins que « ne demande le present projet de loi. Si on veut « I'etrangler, ce projet, j'avoue que je tremble a la « pensee de ce qui suivra, et ceci, je le dis delibere- « ment, apres une longue et minitieuse enquete. « Apres une minutieuse enquete, j'affirme encore « ma conviction, a savoir que le desirde la Reforme made Ireland free? Has it made Ireland happy? How is the wealth of Ireland proved? Is it by the naked, idle, suffering savages, who are slumbering on the mud floor of their cabins ? In what does the loyalty of Ireland consist? Is it in the eagerness with which they would range themselves under the hostile banner of any invader, for your destruction and for your distress? Is it liberty when men breathe and move among the bayonets of English soldiers? Is their happiness and their history anything but such a tissue of murders, burnings, hanging, famine, and disease, as never existed before in the annals of the world ?(5fcec/; at Beverley on the Catholic claims.) I. i83i. SON TALENT. 249 « a augmente et n'a point diminue; que le silence « actuel n'est pas de I'inditference, mais le calme de « la victoire et la certitude du succes. Quand je « verrai changer les instincts et les appetits de toutes a les creatures, quand je verrai Taigle qui s'est « echappe de sa prison revenir a sa cage et a sa « chaine, quand je verrai lenegre emancipe reclamer « la charrue qui I'a rompu et le fouet qui I'a dechire, « alors et seulement alors, je croirai que le peuple « d'Angleterre veut rctourner a son antique humi- « liation, et va tendre ses mains repentantes vers « les menottes qui, en ce moment, gisent brisees a « ses pieds ' ! » D'oii vient la force de ce discours sinon de la I. As for the opinion itself, I hold it in the utmost contempt. The people are waiting in virtuous patience for the completion of the bill, because they know it is in the hands of men who do not mean to deceive them. I do not believe they have given up one atom of reform — I do not believe that a great people were ever before so tirmly bent upon any one measure. I put it to any man of common sense, whether he believes it pos- sible, after the King and Parliament have acted as they have done, that the people will ever be content with much less than the present bill contains. If a contrary principle be acted upon and the bill attempted to be got rid of altogether, 1 confess I tremble for the consequences, which, I believe, will be of the worst and most painful description; and this I say deli- berately, after the most diligent and extensive inquiry. Upon that diligent inquiry, 1 repeat again my firm conviction, that the desire of reform has increased, not diminished; that the present repose is not indifference, but the calmness of victory, and the tranquillity of success. When I see all the wishes and appetites of created beings changed, when I see an eagJe, that, after long confinement, has escaped into the air, come back to his cage and his chain, — when 1 see the emancipated negro 2DO SYDNEY SMITH. source de conviction ardente qui lui communique sa chaleur et son elan. Par les repetitions du pronom je^ par ces affirmations persistantes% autoritaires, je crois, je soutiens, je nie, je meprise, je repousse, I'ame lionnete de I'orateur agit sur nous, toute vibrante de croyance et de dedain. Devant une croyance affirmee avec force, nous croyons par suggestion, et le geste abrupt de Sydney Smith est plus puissant sur nous que des preuves choisies et enchainees avec art. Ainsi presentee, une idee sort du domaine de la raison pure; elle fait partie d'une physionomie vivante; nous la repoussons ou nous I'acceptons selon que la figure et Tattitude de Thomme nous semblent hypocrites ou vraies. II y a moins d'art dans le debut do la seconde lettre a Varchdeacon Singleton que dans une exorde de Macaulay ; Fecrivain n'y presente pas son idee generale, mais il fait mieux, il s'y presente lui-meme, et sa voix virile, son regard clair et droit, sa fa^on de tenir haut la tete, la jovialite de sa figure bonhomme, nous donnent tout de suite envie de croire ce qu'il va dire : « Mon cher monsieur-, il y a longtemps que vous asking again for the hoe which has broken down his strength, and the lash which has tortured his body, I will then, and not till then, believe that the English people will return to their ancient degradation — that they will hold out their repen- tant hands for those manacles which at this moment lie broken at their feet. {Speech at Taunton.) 1. De meme la fin de la premiere lettre a I'Archdeacon Singleton . 2. « My dear Sir, It is a long time since you have heard from me, and in the mean time the poor Church of England has been SOX TALENT. 2D I « n'avez entendu parler de moi. et cependant, la « pauvre Eglise d'Angleterre n'a pas cesse de trem- « bier, depuis Teveque qui siege sur son trone, jus- « qu'au petit pretre qui chevauche son bidet. Je vous « ai deja ecrit sur ce sujet afin de ne paseclater d'in- « dignation, et comme mon habitude n'estpas de re- « culer, je vais continuer jusqu'a ce que TEglise d'An- « gleterre soit debout ou par terre, inanimee et sur le « dos, ou vigoureuse et sur ses jambes. » « Deux ou trois personnes m'ont dit : « Pourquoi '( donc,apres avoir ecrit a Tarchdeacon Singleton une « lettre amusante etqui a reussi, vous hasardez-vous » a en composer une autre quiprobablement va tom- « ber a plat et qui risque d'etre faible et stupide ? » « Voila des raisonnements que je meprise de tout mon ircmbling, from the Bishop who sittcth upon the throne, to the Curate who rideth upon the hackney horse. I began writing on the subject to avoid bursting from indignation; and, as it is not my habit to recede, I will go on till the Church of England is either up or down — semianimous on its back, or vigorous on its legs. Two or three persons have said to nic — " Why, after writing an entertaining and successful letter to Archdeacon Singleton, do you venture upon another, in which you may probably fail, and be weak or stupid? " All this I utterly despise : I write upon these matters not to be entertaining, but because the subjects are very important, and because I have strong opinions upon them. If what I write is liked, so much the better; but liked or not liked, sold or not sold, Wilson Crokercd or not Wilson Crokercd, I will write. If you ask me who excites me — I answer you, it is that Judge who stirs good thoughts in honest hearts — under whose warrant 1 impeach the wrong, and by whose help I hope to chastise it. [Second letter to Archdeacon Singleton.) 2D 2 SYDNEY SMITH. « coeur. Je n'ecris pas pour etre amusant, mais parce « qu'il s'agit de choses tres importantes et sur les- « quelles j'ai des convictions tres fortes. Si Ton aime « ce que j'ecris, tant mieux. Mais qu'on I'aime ou w qu'on ne I'aime pas, qu'on I'achete ou qu'on ne « I'acliete pas, je veux ecrire. Si vous demandez qui « done m'excite, je vous reponds que c'est ce Juge qui « fait naitre les bonnes pensees dans les coeurs hon- « netes, — dont j'execute les ordres en poursuivant le « mal, et sur qui je m'appuie pour le chatier. » Voila son ton habituel et voila son vocabulaire ; iln'emploie que cette langue familiere, que ces mots usuels, les vieux mots de la langue anglo-saxonne, les plus pleins, les plus succulents, les plus riches en images et en emotions, c'est-a-dire deja, et avanttout raisonnement, en motifs d'actions. — « On nous dit : « Attendez encore avant de faire la reforme ; prenez « garde aux changements brusques ! Mais je reponds : « Est-ce qu'on rencontre sisouventun ministre refor- « mateur? Et combien de fois avons-nous eu un roi « partisan des reformes?Frappezle fertandis qu'il est « chaud ! En haut le bras ! Et puis en bas le marteau ! « Encoreenhautle bras'etencoreenbaslemarteau' ! » « — Une semblable image s'enfonce dans I'esprit du lecteur, elle y reste, elle peut s'y developper comme I. a Are you sure that a people bursting into new knowledge, and speculating on every public event will wait for your pro- tracted reform? Strike while the iron is hot — up with the arm and down with the hammer and up again with the arm, and down again with the hammer! » {Speech at Taunton.) SON TALENT. 253 une semence en une vegetation de croyance et de conviction. De mcme, dites aux squires et aux fer- miers que le roi est le chef spirituel de TEglise, il leur faudra un effort pourvous comprendre ; en tous cas la phrase trop terne ne se reflechirapas dans leur memoire. Dites-leur comme Sydney Smith : « C'est « le roi qui assigne un jour de jeune tous les ans, « et qui nomme les eveques, » et vous parlez leur langage ; vous enfermez dans une enveloppe sen- sible ridee que vous leur donnez a digerer, et ils ne peuvent Tassimiler que sous cette forme. Tel est le procede constant de Sydney Smith : avant tout c'est un vulgarisateur. Les idees abstraitesd'un Bentham, d'unDugald Stewart, il les adapte aux esprits popu- laires. II les transpose, il les fait passer du ton abstrait dans le ton concret. Pour les cervelles qui ne peuvent retenir et associer les signes qui repre- sentent des generalites, il developpe toute la serie d'images dont le signe est le symbole. Tel un alge- briste qui, mesurant dcvant vous des droites, des courbes, des figures que Toeil pent voir et se rappe- ler, vous rcndraient sensibles les resultats auxquels I'ont mene ses pures formules. Ricn de plus long et de moinsprobant qu'un semblable procede, puisque, de parti pris, il se passe des methodes qui simplifient et qui generalisent. En refusant d'extraire d'un fait et d'isoler les caracteres speciaux qui interessent le sujet special dont il traite, en laissant ce fait entoure tous ses dehors, entoure de tous ses appendices, il limitea cefaitla preuvequ'lltircdccc fait. Stuart Mill 2^4 SYDNEY SMITH. eut trouve bieii longs de forme et bien ecourtes de pensee, les articles politiques de Sydney Smith, mais ce que Stuart Mill ecrit sur i'lrlande ne vaut que pour quelques cervelles specialement entrainees. Est-cequ'Abraham Plymley, Squire Western, Parson Jack, leurs fermiers, leurs domestiques, leurs femmes et leurs enfants, ne prendront pas plaisir au debut suivant du dernier pamphlet de Sydney Smith ^? « Le revenu de TEglise catholique est fait de petits « sous, de pommes de terre, de chiffons, d'os, de « vieilles guenilles, bien pis, de vieilles guenilles « irlandaises. Les pretres disent leurs prieres dans « des bouges ou en plein air, parce qu'ils n'ont pas « de lieu de priere, et leur religion est la religion des « trois quarts des Irlandais. Tout a cote, dans une « maison au toit bien solide, aux fenetres bien closes, « est un clergyman protestant bien paye qui preche « dans la solitude ; a cote de lui le chantre, a cote de « lui le sacristain, a cote de lui la femme du sacris- « tain, tons les quatre furieux contre les erreurs du papismeet pr^tsadonner leurs viespourlesgrandes « verites qui furent etablies a Augsbourg'. » 1. A fragment on the Irish Roman Catholic ChurcJi. (Ecrit, en 1844, quelques semaines avant sa mort.) 2. The Revenue of the Irish Catholic Church is made up of halfpence, potatoes, rags, bones, and fragments of old clothes; and those, Irish old clothes. They worship in hovels or in the open air from the want of any place of worship. Their religion is the religion of three-fourths of the population! Not far oft' in a well-windowed and well-roofed house, is a well-paid, Protestant clergyman, preaching to stools and hassocks, and SON TALENT. 2?D Voila un debut simple et qui est facile a com- prendre. Au lieu de disserter sur TEglise catholique et sur I'Eglise protestaiite, on nous a fait voir des pretres, des sacristains, des batiments et des vieux tas de chiffons. Est-ce assez? Sydney Smith ne Ic pense pas et voici comment il continue : « On conte dans la famille de Leister une histoire « a laquelle on donne le titre suivant : Elle est un « pen soiiffrante . La voici : « Un clergyman protestant, recteur du voisinagc, « etait rhote du due de Leinster. II venait de passer « au chateau trois ou quatre jours. Le samedi soir, « commeon se separait pour se couchcr : " A demain « matin, dit le due, au dejeuner! — Non, dit notre « protestant, vous dejeunez un pcu trop tard pour <{ moi ; je tiens beaucoup a etre exact a mon eglise, « etvotre dejeuner retarderait notre service ''. — « Voila « le due bien content d'une si bonne raisonet Ton se « separe pour la nuit, Sa Grace se disant peut-etre que « son palais n'avait rien a craindre des embuches du « malin, puisqu'il abritait un fils aussi exemplaire « de I'Eglise. Mais le matin venu, la premiere per- « Sonne que voit le due en entrant dans la salle i\ « manger, c'est notre ponctuel protestant tout absorbe (( devant des petits pains et du beurre, un doigt dans « unoeufet une large tranche de jambon deTipperary crying in the wilderness; near him the clerk, near him the sexton, near him the sexton's wife — furious against the errors of Popery, and willing to lay down their lives for the great truths established at the Diet of Augsburg. — Ibid. 2 56 SYDNEY SMITH. dans son assiette. " Enchante de vous voir, mon . Car il manque d'invention ct d'humour, cc bon Abraham; il rcpete des formules, il ressasse les lieux com- muns qui, tiottant dans Tair, sans qu'il sachc bien 284 SYDNEY SMITH. comment, se sont deposes dans sa memoire. II n'est pas capable de parler vraiment et directement aux villageois comme Sydney Smith, de trouver la parole naive et familiere qui va les reveiller, de les interesser a une petite lecon de morale pratique. II n'en a pas envie, Au fond, il n'a rien a leur dire; il accomplit un rite : tout al'heure, quand il aura de- pouille son surplis, decoupant le roast-beef hehdo- madaire et familial, il va se retrouver ce qu'il est veritablement, demi-bourgeois et demi-fermier. II n'a jamais vecu comme pretre dans un monde a part. II n'a jamais ete traverse par un frisson d'enthou- siasme ou de mysticisme. Rien en lui de special ou de caracteristique. Pas une idee personnelle; rien qui, reagissant d'une facon originale, puisse em- pecher ou modifier la cristallisation en son esprit de tons les prejuges ambiants. II est fait de cette ma- tiere malleable et vulgaire, sur laquelle un type general s'imprime sans s'alterer, De ce type, il est un des cinq cent mille exemplaires, une des innom- brables copies. Grand emoi dans la paroisse loTsqu'un jour on apprend qu'il est question d'emanciper les catho- liques. Sur ce petit monde fige depuis si longtemps, une telle rumeur agit comme elle auraitfait en i6o5. La foule anglaise change lentement d'idees. Espa- gnol autrefois, framjais aujourd'hui, pour elle le catholique, c'estTennemi national et lointain comme le paien, le mahom au moyen age, et sur lui comme autrefois sur le paien, I'esprit populaire tisse ses LES LETTRES DE PETER PLYMLEY. 285 legendes. Idolatre, ennemi jure du repos et de la vertu des Anglais, conspirateur souniois, pusilla- nime et ruse qui s'insinue partout, il n'a pas le regard honnete, etclair; ses finesses machiaveliques decon- certent le sens simple et franc du protestant anglais, hardi mangcur de viande et buveur d'ale. C'est un jesuite a figure creuse, au teint terreux, qui se nourrit de pommes dc terre et d'eau com me Tlrlan- dais, ou de grenouilles commc le Fran^ais, et pour la plcbe anglaise, la triste nourriture de I'etran- ger chetif est une marque de laideur et d'inferiorite morales'. Voila I'etre a la fois meprisable et redou- table qui, de ses filets invisibles, vient encore enve- lopper PAngleterre, et travaille a detroner le bon roi, a ramener Tinquisition. L'emancipation n'est que le premier acte du complot : aussitot votee, e'en est fait du protestantisme et de la consti- tution. I. Voy. Adam Bede, lyS. Cettc idee date ccrtaincmcnt dc la guerre de Cent ans. On la trouve cxprimee en propres termes par Sir John Forterene au xV siccle : « They drink water, they eat apples...., they eat no Hcsh..., they gone crokyd and are feeble, not able to fight nor to defend the realm ».... Dans un petit iivre de geographic qui scrvait dans les ecoles dc fillcs il y a trente ans, on cnseignait que la nourriture desFranv'ais consistait « of little messes » et Icur boisson « of a mixture of sugar and water which they call eaii sucree ». — Lc mtimc Iivre ajoutait que les Framjais sont vifs, habiles, brilliants (quick, brilliant, clever), mais qu'ils ne sont point braves, et que si Icurs bras sont faiblcs, leurs jambes sont devenues fortes a force de se sauver sur les champs de bataille. Toutes ces idecs forment encore le fond de la conception populairc du Frcnchee et du frog-cater. 286 SYDNEY SMITH. Tout a cote, a la ville voisine, un quincaiJlier ' papiste a tenu des propos significatifs. Secretement ila rempli sa boutique de grils et de tenailles dont il parait que les prix vont monter aussitot les catho- liques emancipes. La-dessus les esprits s'emeuvent ; le squire, forte tete politique, qui le dimanche se repose de la chasse a courre, en se faisant lire un journal -, rumine ce qu'il vient d'apprendre ; sa cer- velle se met en branle, et il commence a pester. Ce jour-la, suivant la vieille coutume, Abraham dine chez lui, belle occasion pour les deux representants de la classe gouvernante de mettre ensemble leurs lumieres afin d'y voir plus clair. Les dames ont quitte la table; le vin de Porto coule; les hautes questions generales qu'on ne discute qu'entre hommes leur paraissent accessibles, et Ton se met a raisonner. Est-il possible qu'il y ait au Parlement des traitres a la constitution et au roi! Pauvre vieux roi malade et bien-aime qu'on vient tourmenter 1. G. Eliot, Amos Barton. 2. « Those illiterate country squires. » A Foston, Sydney Smith a pour voisin un squire de ce genre. « He was a perfect specimen of the Trullibers of old; he smoked, hunted, drank beer at his door with his groom and dogs, and spelt over the county paper on Sundays. At first he heard that I was a Ja- cobin and a dangerous fellow and turned aside as I passed but at length, he found the peace of the village undisturbed, harvests much asusual, Juno and Porto uninjured ; then he first bowed and then he called, and at last reached such a pitch of confidence that he used to bring the papers that I might explain the difficult words to him ; actually discoverd that I had made a joke and ended by inviting me to see his dogs. » LES LETTRES DE PETER PLYMLEY. 287 dans sa vieillesse I ' si populaire parce qu'on le dit Anglais par ses habitudes et ses idees, parce qu'il s'habille comme un simple gentleman, parce qu'il aime la chasse et les travaux des champs, parce qu'll detestc les Francais. II a jure de maintenir la cons- titution et les lois d'exclusion « qui sont les boule- vards de I'Eglise », et voici qu'on le persecute pour lui faire violer son serment! La-dessus, le squire s'echautfe, une bouffee de colere lui jette le sang a la tete ; il frappe la table du poing et, avec un solide juron britannique, aftirme que c'est une honte.... Volontiers il sauteraita cheval, comme ses ancetres, les cavaliers, pour se ranger aux cotes du vieux roi, pour le defendre avec ses fermiers a bons coups d'estoc etde taille, centre la rampante vermine jaco- bine et papiste, car les Anglais ont des bras solides et des coeursde chene. La-dessus Abraham qui, aux heures solennelles parle encore la langue biblique, declare que le pape est certainement I'Ante-Christ, comme Napoleon est la bete de I'Apocalypse, et que Rome est la Babylone moderne ou Tidolatre a jure d'emmener captifs les enfants d'Israel, c'est-a-dire les anglicansd'Angleterre. Mais le squire a du mal a lesuivre; il est diflicile de changer aussi vite d'idees et d'entrer tout d'un coup sur le terrain theologique. II jure que les Irlandais sont des sauvages turbulents et barbares et le fond dehaine tetuede I'Anglo-Saxon protestant contre le Celte catholique reparaissant, il I. Voir sur les idees et les formiiles qui suivent Peter Plymley's letters, passim. 288 SYDNEY SMITH. voudrait voir une temp^te de I'Ocean passer sur rirlande et la balayer de la maudite engeance qui s'y reproduit si vite ^ Peu a peu, les fumees du porto se dissipent, les cervelles reprennent leur calme accoutume, et Ton conclut tristement que TAngleterre marche a la ruine, que la question catho- lique est un signe des temps, comme la baisse des bles, comme les mauvaises recoltes et I'apparition des methodistes dans le voisinage. Ce ne sont pas des personnages d'exception que le Reverend Abraham et son squire, puisqueen 1807 le ministre Perceval, au nom de la nation, declarait que toute concession aux catholiques etait un dan- ger pour TEtat. Voila des bourgeois etrangement etroits, etrangement entetes dans leursprejuges secu- laires, etrangement esclaves de leurs habitudes d'esprit. etrangement impuissants a raisonner par I. You say that Ireland's a millstone about our necks — that it would be better it Ireland were sunk at the bottom of the sea. — How often have I heard these sentiments fall from the plump and thoughtless English Squire ? {Lettre VI.) Au xviii" siecle, unmembre du Parlement, pour ^teindre la race, proposait la castration de tons les Irlandais catholiques. — Aujourd'hui le prejuge anti-Irlandais disparait, mais on voit encore, a la quatrieme page des journaux, la vieille for- mule : No Irish need apply. — En 188G, un clergyman de la vieille ecole, recteur d'une petite paroisse agricole dans un district perdu, me disait : « II n'y a qu'une solution : plonger rirlande sous I'eau pendant dix minutes seulement, et puis la faire remonter a la surface. Le meme clergyman traitait Dic- kens de jacobin et voyait rouge au nom de M. Gladstone. II se proposait de tirer un feu d'artilice et d'illuminer son eglise le jour de sa mort. LES LETTRES DE PETER PLYMLEY. 289 eux-memcs, Maisonse ditquelavolonte estd'autant plus efficace qu'elle est appuyee sur des idees plus immuables et que ces idees, au lieu d'etre le jeu de quelques lobes de la cervelle raisonnante, plongent plus avant dans la sensibilite. On ajoute qu'une nation est d'autant plus forte que ses individus, au lieu de penser avec originalite, pensent ct sentent de meme, en sorte que toutes leurs volontes, tres per- sistantes parce qu'ellesreposent sur un petit nombre d'idees fixes, convergent toutes. Les defauts qui ont fait TAngleterre injuste centre Tlrlande Tont faite forte contre la France. Et c'est peut-etrc parce que beaucoup de ses squires et de ses parsons raison- naient comme des boulcdogues, que pendant vingt ans, sans prendre garde aux mauvais coups qu'elle recevait, s'arretant a peine pour reprendre haleine, cramponnee a la gorge de Tadvcrsaire, elle s'est bat- tue avec un courage ct une tenacite de bouledogue. II Au fond, le bouledogue est bon, quand on evitc les gestes qui I'irritcnt, quand on salt regarder les choses a son point de vue et lui parler la langue qu'il comprend. Voici comment I'aborde Sydney Smith : « Cher Abraham, il n'est pas de plus digne ni de « meilleur homme que vous. Mais deja, quand nous '( allions ensemble a Tecole je vous disais, et je vous '( ai toujoursditdepuisque vous^tesungros oisillon. ( Les affaires de votre paroisse sont administrees avec 19 290 SYDNEY SMITH. « un ordre et une regularite admirables. Vous etes « aussi puissant au vestry que M. Perceval a la « Chambre des communes, et, je dois le dire, a bien « plus juste titre. Je ne connais point d'eglise ou les « paroissiens aient la figure aussi propre et ou les « blouses soient aussi bien lavees, ou les yeux soient « aussi uniformement tournes vers le predicateur. Je « dois aussi vous rendre cette justice: les yeux qui « sont fixes sur vous sont grands ouverts. Le plus « souvent, le villageois ade bons principes, et. sipeu « maitre qu'il soit des habitudes de son corps, si « bruyamment qu'il ronfle, sa figure se tourne « immuablement vers la fontaine dorthodoxie. Vous « ayant done ainsi rendu justice, je m'en vais, du « ton de bonne amitie qui nous est familier, vous « expliquer mon opinion sur les catholiques et vous « dire ce que je pense de la votre*. » 1, Dear Abraham, A worthier and better man than yourself does not exist; but I have always told you from the time of our boyhood, that you were a bit of a goose. Your parochial affairs are governed with exemplary order and regularity ; you are as powerful in the vestry as Mr. Perceval is in the House ot Commons, — and, I must say, with much more reason ; nor do I know any church where the faces and smock-frocks of the congregation are so clean, or their eyes so uniformly di- rected to the preacher. There is another point, upon which I will do you ample justice; and that is, that the eyes so direc- ted towards you are wide open ; for the rustic has, in gene- ral, good principles, though he cannot control his animal habits; and, however loud he may snore, his face is perpe- tually turned toward the fountain of orthodoxy. Having done you this act of justice, I shall proceed, accor- LES LETTRES DE PETER PLYMLEY. 29 1 Voila un aimable debut. Quand on a lu les mornes et solennelles dissertations politiques de Tepoque, avec leurs exordes pedants, leurs phrases ronflantes et symetriques imitees de Johnson, leurs divisions classiques, on est tout rejoui de cette fagon si ronde d'entrer en matiere. II ne s'agit plus de refuter une theorie, mais de convaincre un homme, un personnagc que nous apercevons deja tres bien avec sa lourdeur naive et sa niaiserie entetee. Le ton bonhomme et plaisant de Sydney Smith nous a mis de belle humeur, et nous voici tous disposes a suivre le colloque : « Tout d'abord, doux. Abraham, le Pape n'a pas « debarque; iln'est pasvrai, non plus, qu'uneexpedi- « tion de vicaires anglicans ait ete envoyee a sa ren- « contre, il n'est pas cache a Saint-Alban par la « douairiere lady Spencer; il n'a pas dine dans I'inti- « mite chez lord Holland; on ne Ta pas vu pres de " Dropmorc. Dans la capitale, la portion la mieux « informee du clerge soutient que ces bruits ne sont w pas fondes et, bien que le pape soit probablement « en train de louvoyer en vue de nos cotes sur un M lougre de peche, il est tres vraiscmblable qu'il « tombera aux mains de nos croiseurs, et il est ccr- « tain qu'il n\i pas encore poUue le protestantisme dc « notre territoire. '< Exactcment de la meme maniere I'histoire des ding to our ancient intimacy and familiarity, to explain to you my opinions about the Catholics, and to reply to yours. {Letter I.) (( 292 SYDNEY SMITH. « bons dicux de bois qu'on aurait saisis a Charing « Cross, sur I'ordre du ministre des affaires etran- (t geres, se trouve ne reposer sur rien. Au lieu des « anges et des archanges dont on avait parle, on n'a (I trouve qu'un buste de lord Mulgrave, buste en bois qui partait pour Chatham, destine a I'avant « d\in vaisseau de guerre. II ressemblait d'une fa^on « frappante a Sa Seigneurie : rien de plus different « d'un archange, vous pouvez I'imaginer. « Vous ayant done rassure quant a I'importance du « complot trame contre la religion protestante, « j'arrive a notre discussion *. » I. In ihe lirst place, my sweet Abraham, the Pope is not landed — nor are there any curates sent out after him — nor has he been hid at St. Alban's by the Dowager Lady Spen- cer — nor dined privately at Holland House — nor been seen near Dropmore. If the fears exist (which I do not believe), they exist only in the mind of the Chancellor of the Exchequer; they emanate from his zeal for the Protestant interest ; and, though they reflect the highest honour upon the delicate irri- tability of his faith, must certainly be considered as more ambiguous proofs of the sanity and vigour of his understan- ding. By this time, however, the best informed clergy in the neighbourhood of the metropolis are convinced that the rumour is without foundation : and, though the Pope is proba- bly hovering about our coast in a fishing smack, it is most likely he will fall a prey to the vigilance of our cruisers ; and it is certain he has not yet polluted the Protestantism of our soil. Exactly in the same manner, the story of the wooden gods seized at Charing Cross, by an order from the Foreign Office, turns out to be without the shadow of a foundation : instead of the angels and archangels, mentioned by the informer, no- thing was discovered but a wooden image of Lord Mulgrave, LES LETTRES DE PETER PLYMLEY. 293 Rien que des faits dans cette discussion ou circule la meme humour inoffensive qui, mieux que tout raisonnement, fait sentir la niaiserie de I'opinion tory. D'un geste brusque, Sydney Smith ecarte les arguments theologiques et historiques ou, confuse- ment, se traine la cervelle populaire, Ics fantomes etranges qui font peur a I'imagination patriotique et religieuse de la nation, et il montre deux realites bien nettes et bien visibles, d'abord Fisolement de I'An- gleterre en Europe, puis le danger d'une descente en Irlande des troupes francaises, si Ton pousse a bout les Irlandais : '( Je ne veux pas examiner avcc vous si Ic Pape est « ou n'est pas la femme ecarlate de Babylone. Vous « dites aussi que les Irlandais interpretent I'Ecri- « ture d'une fa^on qui n'est pas orthodoxe et qu'ils « mangent leur Dicu. C'est tres probable, et tout « cela peut vous sembler important, a vous qui de- « meurez a quatorze milles du plus prochain marche « et qui, a force de vivre dans votre benefice, vous « etes change en une sorte de legume sacre *. Mais ce « qu'il me faut, cc sont des matelots et des soldats, <( Je veux rendre populaire le service militaire en « Irlande, Je veux briser le pouvoir de la France, « faire tons mesefforts pour sauver TP^urope qui, dans going down to Chatham, as a hcad-piccc for the Spanker gun-vcsscl : it was an exact resemblance of his Lordship in his military uniform; and therefore as little like a god as can well be imagined. (Letter I.) I. A kind of holy vegetable. t94 SYDNEY SMITH. vingt ans, ne sera qu'un pays d'esclaves, et voici qu'avec une dizaine d'autresniaisvous venez crier : " Au nom du ciel, pas de cavalerie, pas d'infanterie irlandaises ! lis interpretent autrement que nous I'Epitrea Timothee. Ilsmangent « tousles diman- ches un morceau depain acacheterqu'ils appellent leur Dieu! " — Plut au ciel qu'ils vous man- geassent vous et tous ceux qui raisonnent comme vous! Quoi ! lorsque turcs, juifs, heretiques, infi- deles, catholiques, protestants sont tous ligues contre ce pays, quand des hommes de toutes croyances et des hommes qui ne croient a rien, quand la population de la moitie du globe se leve en amies contre nous, faut-il que nous examinions nos generaux et nos troupes comme un eveque fait d'un candidal a la pretrise! Faut-il quepersonne ne puisse verser son sang pour I'Angleterre s'il n'inter- prete comme vous la seconde Epitre a Timothee ' ! » Les tories auraient beau jeu a repondre. D'abord Sydney Smith exagere, puisqu'on ne defend pas aux Irlandais I'entree de I'armee, mais seulement I'acces des grades superieurs. Ensuite il ne touche meme pas a ce qui fait le fond du debat : quelles preuves Sydney Smith donne-t-il, pour demontrer que I'Etat n'a point de mission religieuse? Que son devoir n'est point coute que coute, de faire la guerre a Ter- reur ? II en donne si peu que M. Gladstone, qui debuta par des theories fort clericales, soutenait, I. Letter I. LES LETTRES DE PETER PLYMTEY. 295 trente ans plus tard, la doctrine contraire dont tous les arguments etaient restes debout, et qu'il fallut la dialectique de Macaulay pour le refuter'. C'est que Sydney Smith ne veut pas fatiguer son public des details d'une discussion. 11 ne lui presente les choses qu'en bloc, grossies comme faisait Swift cent ans auparavant lorsqu'il discreditait en Irlande la monnaie de Wood. C'est que tous deux ecrivent pour des esprits simples sur lesquels un geste, un certain ton de voix sont plus puissants que toute preuve, et le raisonnement suivant, qui ne suffisait pas a convaincre M. Gladstone, ebranlait dans le sens voulu la lourde intelligence d'Abraham et fai- sait faire sonner son gros rire. « Certes, toutcs les betises du catholicisme me re- ft pugnent autant qu'a vous, et c'cst pourquoi Je ne « veux pas que ceux qui croient a ces betises-la « resolvent la dime des fruits de la terre, ni qu'ils « puissent toucher a notre Eglise nationale. Mais que « m'importent des betises theoriques en thcologie (( quand il s'agit d'elire un maire dans une ville de « comte ou de nommer le colonel d'un regiment qui « marchea I'ennemiPEst-cequ'un homme seramoins '< capable de solennelle impertinence aura-t-il moins " d'amour pour le sang et le massacre, parce que le « lourdaud a la sottise de croire a la presence reelle? « Tout votre raisonnement va de travers. L'Etat n'a « riena voir aux crreurs theologiques, quand elles ne I. Glastoue ou Clnircli and Government. (Essays.) 296 SYDNEY SMITH. violent pas les regies de la morale accoutumee. Ces erreurs-la,il vouslesabandonne, et vos paroissiens vous offrent, pour les refuter, la dixieme partie de tous les pores qu'ils imniolent : acquittez-vous de cette tache avec zele et logique. Certes, j'aime I'Eglise autant que vous,et je veux que, dans chaque paroisse, ily aitun clergyman qui interpreteTEcri- ture d'une certaine fayon, reconnaisse une certaine hierarchie reguliere et qu'on le paye en bonnes meulesdefoin,en bonnes gerbesdeble. Mais lorsque, partout le pays, J'ai donne ce point d'appuia une religion raisonnable, lorsqu'a tous les coins du royaume j'ai place dix mille gentlemen instruits pour enseigner cette religion, lorsque j'ai oblige tout le monde a les payer, je ne puis pas allerplus loin. Je ne puis pas etablir une inquisition civile, dire a Fun : Tu ne seras pas boucher, parce que tu n'es pas orthodoxe, interdire a Tautre de faire de la biere ou derendre la justice, ou de defendre lepays^ I. It is quite right that tliere should be one clergyman to every parish interpreting the Scriptures after a particular manner, ruled by a regular hierarchy, and paid with a rich proportion of haycocks and wheat-sheafs. When I have laid this foundation for a rational religion in the state — when I have placed ten thousand well educated men in different parts of the kingdom to preach it up, and compelled everybody to pay them, whether they hear them or not — I have taken such measures as I know must always procure an immense ma- jority in favour of the Established Church ; but I can go no fur- ther. I cannot set up a civil inquisition, and say to one, you shall not be a butcher, because you are not orthodox; and prohibit another from brewing, and a third from administering the law, and a fourth from defending the country. {Letter I.) LES LETTRES DE PETER PLYMLEY. 297 « Je sais bien qiron veut distinguer entre la perse- « cution et ce qu'on appelle rinterdiction politique, '( mais, au vrai, il y a moins de distinction a faire « entre les deuxchoses qu'entre cclui qui parle ainsi « et un beta. Comment! si j'enleve a un catholique « son manteau et son attirail de reliques et si je lui « donne vingt coups de fouet, — je persecute ; et si je « dis : Tout le monde excepte vous, aura droit aux « fonctions publiques et lucratives, — je ne perse- (' cute pas! Quelle sottise est-ce la? Comme si ce « n'etait pas aussi bien le tait d'un tyran de dire : « Vous n'aurez pas tel plaisir, que de dire vous souf- « frirez telle douleur ! Les Ani^lais sont aussi reli- « gieux que n'importe quel peuple. Point de plus « grand bonheur, si tout coquin qui braille : VEglise « est en danger I n'etait aussitot recompense par « une place et une bonne pension. N'en rendons « pas notre Religion responsable, mais plutot cet « egoisme qui aime a refuser aux autres la lumiere « du solcil, I'air, la liberte, et qui nous fait dire : " Votre foi a toujours ete humiliee, vous etcs dans « la boue, j'aurai soin que vous ne vous releviez « pas! Vous ne vous en doutez pas, Tres Reverend « Abraham, mais vous refusez la liberte aux catho- « liques comme Sarah, votre epouse, refuse de <( reyeler la recette d'un jambon ou d'un pudding « aux groseilles. Elle tient a ses rccettes parce " qu'elle salt que ses voisins ne les ont pas, senti- « ment risible chez une pretresse, honteux chcz un <( pretre, — peche veniel quand il est question d'un 2g8 SYDNEY SMITH. « jambon, execrable tyrannie quand il s'agit de la « liberie religieuse *. » I. A distinction, I perceive, is taken, by one of the most feeble noblemen in Great Britain, between persecution and the de- privation of political power; whereas there is no more dis- tinction between these two things than there is between him who makes the distinction and a booby. If I strip off the re- lic covered jacket of a Catholic, and give him twenty stripes... I persecute : if I say, everybody in the town where you live shall be a candidate for lucrative and honourable offices but you, who are a Catholic... I do not persecute! — What bar- barous nonsense is this! as if degradation was not as great an evil as bodily pain, or as severe poverty : as if I could not be as great a tyrant by saying. You shall not enjoy — as by saying, You shall suffer. The English, I believe, are as truly religious as any nation in Europe; I know no greater bles- sing : but it carries with it this evil in its train— that any vil- lain who will bawl out « The Church is in danger! » may get a place and a good pension; and that any administration who will do the same thing may bring a set of men into power who, at a moment of stationary and passive piety, would be hooted by the very boys in the streets. But it is not all reli- gion ; it is, in great part, the narrow and exclusive spirit which delights to keep the common blessings of sun, and air, and freedom, from other human beings. « Your religion has always been degraded; you are in the dust, and I will take care you never rise again. I should enjoy less the possession of an earthly good, by every additional person to whom it was extended. » You may not be aware of it yourself, most reverend Abraham, but you deny their freedom to the Catho- lics upon the same principle that Sarah your wife refuses to give the receipt for a ham or a gooseberry dumpling : she values her receipts, not because they secure to her a certain flavour, but because they remind her that her neighbours want it : — a feeling laughable in a priestess, shameful in a priest; venial when it withholds the blessings of a ham, tyran- nical and execrable when it narrows the boon of religions freedom. {Letter II.) — Le meme argument est developpe LES LETTRES DE PETER PLYMLEY. 299 On ne s'attendait guere a voir le Jambon en cette affaire : Abraham est homme de menage et bon epoux. Probablement il va lire tout haut a mistress Plymley, ce passage de la lettre que lui ecrit son frere Pierre. Continuons sur ce ton et comme nous avons invoque son experience de mari, faisons appel a ses sentiments paternels : « Vous dites : dans I'armee, dans la magistrature, « il n'y a que quelques places interdites aux catho- augmentant tous les jours. Qu'ils s'unissent a « nous, de bon coeur, et e'en est fait des menaces de « la France, Qu'ils s'unissent a la France, et e'en est (c fait de I'independance anglaise. Je sais bien que « les enfants aiment a tourmenter les petits chiens, « et les Anglais, les sectes chretiennes qui ne pensent « pas comme eux. Certes, il m'est doux de dire aux <( gens qui ne portent pas la meme soutane que moi : « Vous ne serez ni colonels, ni aldermen, ni membres « du Parlement. Je jouis a la fois de mon egoisme « et de I'idee que, seul, j'adore comme il convient le « vrai Dieu; mais, cher Abraham, ce passe-temps-la « devient dangereux, quand il s'agit des catholiques. « Si vous croyez, vous, recteur anglican, qu'une (( Eglise n'est vraiment etablie que lorsqu'elle perse- pecuniary qualirication of Catholic jurors is made higher than that of Protestants, and no relaxation of the ancient ri- gorous code is permitted, unless to those who shall take an oath prescribed by i3 et 14 Geo. III. Now if this is not pic- king the plums out of the pudding, and leaving the mere batter to the Catholics, I know not what is. — Letter IX. LES LETTRES DE PETER PLYMLEY. 309 « cute, pourquoi ne point vous exercer sur W. Wil- « berforce et les chretiens brevetes de Clapham, c'est- « a-dire les mvstiques, methodistes et wesleyens? « Pourquoi ne pas les contraindre, au moyen d\in « Test Act, a reconnaitre que ledit Wilberforce est « incapable de faire des miracles, de guerir la sterilite « par Tapposition des mains? Pourquoi ne pas exiger « d'eux un serment d'adhesion aux doctrines du sens « commun? Que ne les force-t-on a frequenter les « dignitaires de notre Eglise, a voir des melodrames « et des pantomimes? La cruaute et I'injustice doi- « vent exister, je le sais ; mais pourquoi done les « associer au danger? Pourquoi torturer un boule- « dogue quand on pent se procurer une grenouille ou « un lapin. Vous avez devant vous mille lieues de « cotes ennemies ; Brest n'est qu'a deux jours de « rirlande et le salut de TAngleterre ne depend, en « somme, que de la direction du vent. Etc'est le mo- « ment ou Napoleon prepare son coup, que vous « choisissez pour vous occuperde soutanes, de psau- « tiers et de surplis ! — Monsieur Plymley, voilade « la detestable politique, madame Plymley, ma soeur, « sera emmenee prisonniere par le Gaulois galant, et « on fera un tambour francais de Joel Plymley, voire " dernier-ne. <( ... Loin de lavue, loin de Fesprii, dii le proverbc. « Parcc quo du haut des falaises de Douvres on « n'aper^oit plus I'armee francaise, parce que les " Anglais en vacances n'entendent plus le son du " canon en prenant leur bain de mer, parce que le 3io SYDNEY SMITH. « Mom'mg Post ne fixe plus Tinvasion a lundi, a « mardi, au plus tard, a samedi prochain, vous croyez « fini le pouvoir dc Bonaparte! De meme ici, quand « TAutriche prend les armes, nos docteurs en theo- « logie publient des morceaux d'Habbacuc ou Ton « predit la destruction de Tusurpateur. Bonaparte « s'arrete-t-il : tout de suite vous voila parlant de « revoke et de dyssenterie, et les rejouissances sont « telles que les societes wesleyennes pour la suppres- <( sion du vice ont fort a faire d'empecher les villa- « geois de danser en rond, et les pots de biere de « couler apres prone. Pour moi je vous dirai : Patience, « patience! Doucement !,.. pas trop vite! Les boues « de Pologne peuvent durcir et les entrailles des gre- « nadiers francais se resserrer. — Je sais bien que « vous avez vos moments de bravoure. Je sais bien « que chez le squire, apres le diner du dimanche, « tandis que vous chauffez vos venerables mollets, K le vin de Porto vous verse une noble ardeur. Je ne .« doute point de vous, Abraham ! Mais pensez a vos « villageois tirant derriere des haies et se defendant « derriere leurs volieres ! J'estime le courage anglais, « mais, helas ! Je crois bien qu'une panique seraitfort « a craindre. De la guerre, nos paysans ne connais- « sent rien. Des gerbes de ble, des tas de foin en « flammes eclairant au loin la campagne, les juments « de trait tuees a coup de fusil, les truies modeles « qu'eleve lord Somerville lachees par les champs, « le pasteur du village blesse dans son train de der- « riere, madame Plymley enproieades convulsions, LES LETTRES DE PETER PLYMLEY. 3 I 1 « il n'est pas dc Russe ou d'Autrichien qui n'ait vu « trois fois ce genre de spectacle; mais voici trois .« siecles qu'uii pourceau anglais n'est tombe devant « I'ennemi sur le sol anglais, qu'une ferme n'a ete « saccagee, et que la femme d'un clergyman n'a regu « d'autre protestation d'amour que celles de son « orthodoxe et bedonnant epoux*. » Sur ce nouveau tableau de felicite ecclesiastique, surces images qui encore une fois evoquent en nous tout le petit monde villageois, les fermiers, les eta- bles, les champs de ble, le squire, la vie campagnarde somnolente et plantureusc, le coin de terre anglaise ou tranquillement, a la facon des betteraves qui ve- getcnt dans la glaise, s'epanouit la famille Plymley, prcnons conge du Reverend Abraham. S'il est encore capable de changer d'opinion, il doit etre convaincu. Sottise de tous lesprejuges anticatholiques, — proba- bilite d'une invasion francaise, — certitude dc cette I. As for the spirit of the peasantry in making a gallant defence behind hedge-rows, and through plateracks and hen- coops, highly as I think of their bravery, I do not know any nation in Europe so likely to be struck with the panic as the English; and this from their total unacquaintance with the science of war. Old wheat and beans blazing for twenty miles round : cart mares shot: sows of Lord Somerville's breed running wild over the country; the minister of the parish wounded sorely in his hinder parts; Mrs. Plymley in fits; all these scenes of war, an Austrian or a Russian has seen three or four times over; but it is now three centuries since an En- glish pig has fallen in a fair battle upon English ground, or a farm-house been ritlcd, or a clergyman's wife been subjected to any other proposals of love than the connubial endearments of her sleek and orthodox mate. (Letter V.) 3 12 • SYDNEY SMITH. invasion, si les tories ont I'imprudence par leur en- t^tement de jeter Tlrlande dans les bras de la France, — horreurs de cette invasion, — telle est la progres- sion des arguments que son frere Peter Plymley dirige et conduit a I'assaut des prejuges populaires. Non qu'ils s'ordonnent ainsi en architecture logique. Point de plans dans ce pamphlet. Chaque lettre contient deux ou trois idees que rien ne relie ; a travers chaque lettre, a travers toute la serie, ces idees se suivent et se repetent au hasard et les argu- ments du debut reparaissent a la fin du pamphlet. Devant ce desordre on pense aux admirables cons- tructions de Pascal et de Courier et Ton conclut a Tinferiorite de Sydney Smith. Certainement son art n'est point comparable au leur. Mais d'ou vient c[u'il est si puissant, plus puissant que Courier pour I'effet pratique? C'est que I'ordre logique des idees n'est point leur ordre naturel et spontane, 11 faut un effort pour suivre un raisonnement dont la chaine, maille a maille, est rivee rigoureusement. II est ennuyeux de voir s'emboiter et se developper sans accidents les propositions et les paragraphes. De la, Tefficacite des discours improvises : ils prouvent moins et ils ont plus d'action que les discours ecrits '. C'est que, de lui-meme, Tesprit est desordonne ; il bondit d'une image a une idee, il retourne en arriere, il s'arrete et repart. La pensee n'est pas un fil rigide qui se deroule regulierement, mais une 1. Sydney Smith, par principc, ne lisait jamais ses sermons. LES LETTRES bE PETER PLYMLEV. 3 I 3 trame oti dix fils courent sur le meme plan, ou cent fils courent sur plusieurs plans, s'entre-croi- sent, se brisent, et par-dessus tout un grand mor- ceau du dessin vont se renouer a des fils inter- rompus a Tautre bout du canevas. A mesure qu'elle s'acheve, cette trame, elle se defait, et lorsque nous atteignons nos conclusions nous avons oublie nos premiers arguments. Au fond, il y a une logique dans ces sauts brusques de Tesprit : nous passons d'une idee a Tautre, mais non pas d'une idee quel- conque a une idee quelconque. Apres chacune, il n'y en a qu'iin certain Jiombre d'autres qui puissent surgir, amcnees par des associations trop rapides pour etre aperi;ues. L'ecrivain qui sait reproduire ces saccades de Tcsprit en suivant sa logique inte- rieurc a le don de la vie : son talent est du meme ordre que celui du romancier qui sait composer un dialogue. Rien dc plus rare que cc don. Sydney Smith le possede, il sait suivre cette trame active, complexe, desordonnee et mouvante que d'elle- meme tisse la pcnsec. Par Tabscnce des transitions et par I'effet des contrastes, ses images et ses idees font saillie avec un relief qui force Tattention'. L'emploi constant du discours direct, le tete-a-tete avec le lecteur, les apostrophes breves, Tintervention perpetuelle du moi de I'auteur, un moi railleur, bonhomme, entete, meprisant, surtout les debuts si neufs, si impetueux, si courts, nulle ordonnance 1. C'cst Ic procedc dc La Bruycrc. 3 14 SYDNEY SMITH. logie]ue ne vaut ces precedes. lis composent le ton du discours, le ton qui donne confiance, qui enfonce une conviction, qui lance une impulsion, Ajoutez maintenant ses apologues, ses paraboles, ses trans- criptions des questions abstraites en petits exemples familiers, en anecdotes amusantes que I'auditeur, de retour chez lui, conte de nouveau a ses connaissances et vous aurez toute I'essence du talent de Sydney Smith. Dans ce talent I'art pur n'a point de part et c'est justement pour cela qu'il est interessant. Car il nous donne la mesure exacte de ce qui est necessaire et suffisant pour convaincre un auditoire moyen. Courier qui, par son gout de I'exemple et du style concret, rappelle Sydney Smith, a de plus la finesse, la grace etudiee, Tironie discrete, le raffinement su- preme et presque mievre. Par un eflfet m^me de ce raffinement, il est moins convaincant, moins adapte a la masse. II lui repugne d'illustrer ses idees par des objets de cuisine ou d'ecurie, de repeter quatre fois le meme argument, de frapper familierement Tepaule de son lecteur, de le manier avec des gestes de bon bourru. C'est qu'il croit a son art et qu'il I'aime. Au con- traire, pour Sydney Smith, I'art est un passe-temps d'oisifs. II laisse aux desoeuvres d'imiter la grace enfantine et la clarte transparente d'Herodote ; il ne s'occupe que de gagner des partisans a la cause ca- tholique. A cette fin, il faut emouvoir le grand public bourgeois, c'est-a-dire de i8o3 a 1825, des hommes ignorants, d'intelligence pratique et lente. LES LETTRES DE PETER PLYMLEY. :> I D difficiles apassionner pour une idee, de temperament obstine et flegmatique, gens prosperes qui justi- fient leur prosperite par des arguments theologiques, additionnent leurs pences, comptent leurs meulcs de foin, et, se felicitant sincerement, naivement, sans hypocrisie, d'etre le peuple elu de Dieu, concluent avec satisfaction que Tordre etabli est le seul ordre moral. Sydney Smith connait tres bien cc public auquel il s'adresse, « Travaillez, disait-il, a rendre la « justice de votre cause si claire qu'elle soit comprise « parle gentleman le plus illettre qui chevauche sous « le ciel K » Au commencement de ce siecle, personne nc sait s'en faire entendre comme le pretre qui ecrit les Lettres de Peter Plymley. Maniees par un Bentham et un Dugald Stewart, les idees liberales ne sont pas bien lancees ; ellcs ne se dispersent point comme il faut pour germer et couvrir la tcrre anglaise. Un homme vient, mediocre penseur et mediocre ecrivain, mais de grand sens et de grand coeur, qui sait agir et qui sait voir. II fait le geste du vrai semeur, les graines tombent drues dans les sillons, — et les moissons Icvcnt. I. Take care to make the justice of your cause so clear, that it cannot be mistaken by the most illiterate gentleman who rides the earth. [Letter III.) CHAPITRE IX LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. I II y a trois periodes tres distinctes dans la vie de Sydney Smith, et chacune nous montre une etape dans une belle carriere d'ecclesiastique anglican. D'abord, comme presque tous les debutants, il est curate et precepteur d'un lils de squire ; il est no- made, passant de Salisbury a Edimbourg, d'Edim- bourg a Londres, leger de bourse, ecrivant force articles et prechant force sermons pour vivre. Le voici possesseurd'un beau benefice, pere de famille, installe pendant vingt ans dans son presbytere du Yorkshire, cultivant ses cereales, elevant ses enfants, protecteur et conseiller des villageois, leur donnant son avis sur leur conduite et leurs cultures, distri- buant des semonces morales et des medicaments, pretre, medecin, officier civil, magistrat. Dans la hierarchic sociale anglaise, c'est un gentleman plus instruit, plus moral, plus religieux que la moyenne des gentlemen, specialement charge par la classe gouvernante de la garde d'un petit troupeau de gens LA VIEILLESSE ET l'cECVRE. 3i7 du peuple. Une telle fonction est fort belle, si belle qu'au commencement du siecle, un recteur anglican est, scion Stendhal, Tequivalent d'lin commandant ou d'un colonel en France. A Foston,avec sa grande maison, son autorite, ses treize mille puis ses vingt mille francs de revenus, Sydney Smith, proprietaire de son benefice est un colonel : beaucoup de soldats parviennenta ce grade, mais le grade est difficile a franchir. On y reste longtemps, mais si Ton passe au dela, on a bien des chances d'arriver tres haut. Sydney Smith passe au dela. II devient chanoine de Bristol, puis de Saint-Paul et la sinecure a laquelle il parvient dans sa vieillesse, lui vaut cinquante mille francs par an. Le voila done dignitaire de I'Eglise anglicane : il est richc, il jouit de sa richesse et il declare qu'il a le droit d'en jouir : « On me traite de « prelat engraisse et opulent. Soit! Mais si je suis a « I'aise aujourd'hui, rappelez-vous que j'ai eu ma part « des mauvais numeros de la loterie. Jusqu'a trente « ans, I'Eglise ne m'a pas donne un Hard, puis j'ai re^u « douze cents francs pendant deux annees, rien du (( tout pendant les annees suivantes, puis treize mille « francs de revenu qui, pendant les trois dernieres « annees, sont montesa vingt mille. Enfin, au retour « de Page, on m'a fait chanoine de Saint-Paul. Ajoutez « qu'il m'a fallu construire un presbytere qui m'a « coute cent mille francs, avec ses batiments de ferme, « et depenser cinquante mille francs pour en reparer « un autre. Un avocat, un medecin souriraient a ce « tableau d'une grande fortune ecclesiastique. » Ces 3l8 SYDNEY SMITH. comparaisons, ces chiffres, ces faits sont interes- sants; ils renseignent non seulement sur la carriere, mais sur I'esprit de la carriere. Tandis que Sydney Smith avance ainsi de grade en grade, la vie politique et sociale de FAngleterre se poursuit et justement les grandes periodes qu'elle traverse commencent et finissent en meme temps que celles qui divisent la vie de Sydney Smith. De 1794 a 1807, c'est-a-dire depuis le moment ou Sydney Smith re9oit les ordres et s'installe comme curate a douze cents francs dans la plaine de Salis- bury, jusqu'au moment ou il est nomme recteur de Foston, sauf quelques mois d'interruption, I'Angle- terre est secouee par I'agitation tory ; le fanatisme « antijacobin » se dechaine; les proces de tendances, les condamnations politiques se pressent et la Terreur blanche regne. Suivent de 1806 a 1820, c'est-a-dire pendant presque tout le temps que Sydney Smith passe a Foston, quinze annees de silence. Dans le gouvernement comme dans Topi- nion, I'esprit tory est souverain, car FAngleterre, concentree dans son effort contre la France, s'est resserree dans ses vieux cadres. L'aristocratie, la gentry^ I'Eglise etablie gouvernent; les lois sur le gibier, les lois des pauvres, les actes d'appropriation des communaux sevissent. « Disciplines par le sen- « timent du danger, les inferieurs se taisent devant « les abus des superieurs. Peu importent les depenses « et la taxation croissantes, il n'y a plus qu'un mot I 9 « pas reconnaitre uii seul defaut dans Tordre etabli. « afinde mieux faire face al'ennemi. Des i8i5,a)oute u Cockburn *, aussitot qu'on cesse de sentir la pres- « sion etrangere, on distingue une poussee profonde « qui vient du dedans. » En etfet, non seulement le pays n'a pas fait un seul pas dans la voie des reformcs ou il semblait s'engager a la fin du xviii" siecle, mais le contraste deja si choquant alors entre les vieilles formes sociales et les nouveaux besoins de la nation s'est encore accuse. Tout ce qui etait riche s'est enrichi et tout ce qui etait pauvre est devenu plus pauvre. Au squire, au proprietaire terrien, au capitaliste, au grand industriel, au grand fermier, la guerre a profite. Cependant, de 1809 a 181 5, la population s'est elevee de 10 a i5 millions, en sorte que les salaires restent tres bas, tandis que le prix du ble, qui fait les grandes fortunes agricoles, monte a des prix de famine. C'est pourquoi la taxe des pauvres grossit de 5o p. 100. Ajoutez que les grands centres industriels, qui ne sont pas representes au Parlement, ont continue de se developper. Dans le Lancashire, la quantite de coton brut qui s'engouti're dans les usines, passe de cinquante millions de livres a cent millions, et lesexportations de I'Angle- terre doublent -. Progres inquietant qui n'cst ni regulier ni normal, car, a chaque instant, les nou- velles inventions mecaniques qui changent les con- ditions du travail, font baisser le nombre des ou- I. Memorial of his ojvn time. 1. Green. Shorter History of the Eii'^lish peofle, p. 812. 320 SYDNEY SMITH. vriers, tandis que grandit la population. Rien d'etonnant si les esprits qui reflechissent semblent inquiets. Jusqu'en 1846, c'est-a-dire jusqu'a i'abo- lition des droits sur les bles, une revolution sociale semble possible. En 1843, Carlyle qui ecrit son Past and Present, croit a une guerre de classes, a un choc terrible au moment 011 « les poles positif et negatif de la nation » entreront en contact. Par dela le programme whig, on entrevoit le programme radical, par dela les reformes qui, en i832, donne- ront le droit de cite a la bourgeoisie industrielle, on entrevoit les grandes reformes sociales qui feront entrer dans le corps politique les masses ouvrieres. Par principe, Sydney Smith refuse de regarder si avant; il avise au plus presse, il s'en tient au programme whig. « Le nombre des personnes qui « lisent, ecrit-il ', est aujourd'hui quatre fois ce « qu'il etait il y a quinze ans. L'Etat est impuis- « sant contre les pamphletaires, puisqu'a present « les jurys les acquittent : il faut done que TEtat se « resigne a ceder. Pourquoi ne ferait-il pas quelque « chose pour les catholiques et pour les dissidents ? (( II faut adoucir les lois sur le gibier, transformer « la dime, accorder des droits politiques a des villes « telles que Birmingham et Manchester, supprimer « les bourgs pourris de la Cornouaille, reviser le (( code penal, vendre les terres de la couronne. Je « crois, a la lettre, que la Chambre des communes I. To the Earl Grey, Dec. 18 19. LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 32 1 « est mdprisee par le peuple : la democratie a plus « d'amis parmi les boutiquiers qu'on ne rimagine, et « il serait sage de commencer a tourner les yeuxdu « cote de la Reforme. » — Smith ecrit cela en 1819. De 1820 a i83o, les emeutes et les meetings se sui- vent', disant clairement que la societe fermente, que de grands changements sont imminents. En 1827, les tories intransigeants quittent enfin le pou- voir et les whigs s'en emparent pour le partager avec les tories moderes. Des lors il n'y a plus que deux grandes questions qui passionnent la nation, celle de la reforme clectorale et celle de I'emancipa- tion catholique. — G'est en 1828 que Sydney Smith est nommc chanoine de Bristol. II II avait bien droit a cet avancement, car, depuis vingt-cinq ans, il combattait pour la cause qui allait triompher. Un an auparavant, au moment de la formation du nouveau ministere, il Pavait deja demandc et le ministre whig, qui n'avait pu lui donner satisfaction, recevait cette here reponse : « Monsieur, je vous suis fort oblige de votre lettre « tres polie. Vous me demandez de ne pas considercr « votre lettre commc un refus deguise. Non, je ne « pense pas que vous vouliez m'econduire, car je « suis I'avocat le plus en vue et pendant longtemps, I. En 1819 le meeting de Manchester est disperse par la troupe. — Cato-Street Conspiracy, etc. 21 322 SYDNEY SMITH. j'ai ete le seul avocat ecclesiastique de ces reformes qui, selon vous, peuvent conduire au salut et au bonheur du pays. Je ne pense pas que vous vou- liez m'econduire, parce qu'en me donnant de I'avancement vous enseignerez au clerge — dont la timidite est si dangereuse et dont le pouvoir sur le peuple est si certain — ■ que, sous votre gouvernement, ses pretres peuvent obeir aux ordres de leur con- science, sans sacrifier leurs interets profession- nels. Je ne pense pas que vous vouliez m'econduire, parce qu'en disposant des places dont vous avez le patronage, vous vous souviendrez que quelque chose est du a un homme qui, au lieu de faire lache- ment echo aux mauvaises passions de la multitude, a consacre quelque talent et quelque activite a apaiser les haines religieuses, a rendre les hommes moins violents et moins sots qu'il ne les a trouves. Je suis, sincerement, votre « Sydney Smith *, « 20, Saville Row 1827. « I am much obliged by your polite letter. You appeal to my good-nature to prevent me from considering your letter as a decent method of putting me off : your appeal, I assure you, is not made in vain. I do not think you mean to put me off; because I am the most prominent, and was for a long time the only clerical advocate of that question, by the proper arrangement of which you believe the happiness and safety of the country would be materially improved. I do not believe you mean to put me off; because, in giving me some promo- tion, you will teach the clergy, from whose timidity you have everything to apprehend, and whose influence upon the peo- ple you cannot doubt, that they may, under your Govern- LA VIEILLESSE ET l'cEUYRE. 323 C'est sur ce ton de gentleman independant et probe, habitue a se tenir droit et a regarder en face, que le recteur de Foston ecrit a un ministre d'Etat. A Bristol, il apporta le meme parlor ferme et franc, la meme roideur de conviction et d'allures. II debuta par un coup d'eclat, en prechant de- vant les autorites de la ville, devant le maire et les aldermen, un sermon sur les regies de la charite chretienne, c'est-a-dire sur I'emancipation des ca- tholiques. C'etait le 5 novembre, jour de rejouis- sances protestantes et patriotiques. A la ville et a la campagne. aujourd'hui encore, le bas peuple celebre la decouverte du complot papiste de Guy Fawkes ; les enfants fabriquent des mannequins qui figurent le pape et le conspirateur, ils les trainent de porteenporteenchantant une antique ritournelle : le soir ils y mettent le feu. Au commencement du siecle, c'etait un jour de fete ofticielle que le 5 no- vembre. Les institutions etablies, TEglise d'An- gleterre triomphaicnt, magistrats et clergymen cele- braient la victoire du protestantisme anglais sur le ment, obey the dictates of their consciences without sacri- ficing the emoluments of their profession. I do not think you mean to put me olf; because, in the conscientious adminis- tration of that patronage with which you are entrusted, I think it will occur to you that something is due to a person who instead of basely chimmg in with the bad passions of the multitude, has dedicated some talent and some activity to soften religious hatreds, and to make men less violent and less foolish than he found them. i( I am, sincerely yours, « Sydney Smith. « 324 SYDNEY SMITH. papisme espagnol, non comme un fait lointaia et pali par le temps, mais comme un evenement d'hier, encore possible demain. Par des rasades et des tirades loyalistes, on s'excitait centre cetennemi ima- ginaire : les defaites des Espagnols et des Fran- ^ais, les complots dejoues des catholiques soudoyes par la France, la glorieuse Constitution de 1688, les liberies anglaises, — tous les vieux themes obliges de I'eloquence anglicane et tory se fondaient en une seule bouffee d'orgueil brutal. Le peuple braillait par les rues, et les emeutes anticatholiques de 1780 avaient prouve la conviction des brailleurs. A Bris- tol, apres les libations en I'honneur du roi, le maire et les representants officiels de I'Angleterre com- mer^ante, les chefs des vieilles corporations, les aldermen, tous vetus de leurs costumes historiques, installes dans des fauteuils d'honneur, siegeaient en corps a la cathedrale, et leurs venerables tetes som- nolaient beatement, cependant que le ministre du culte etabli remerciait le Dieu d'Israel d'avoir exalte TAngleterre au-dessus de toutes les nations et transposait en periodes sacrees et ronflantes les lieux communs populaires. Le soir, nouveau ban- quet; banquet d'aldermen : pour qui sait I'anglais, le mot suffit a faire deviner le menu. La soupe a la tortue, le roast-beef d'Angleterre, le pudding et le porto echauffaient I'orgueil national. On buvait au roi, on buvait a I'Eglise, a I'armee, a la magis- trature, a tous les corps etablis, par rasades, au cri de No popery^ au chant de God save the King, '^.,,,„^ 323 LA VIEILLESSE ET L CEUVRE. avec protestations de loyalismes, rodomontades sur I'Antechrist, les coeurs de chene et la Bretagne maitresse des mers. Voila le public et le moment que choisit Sydney Smith pour affirmer tout haut ses convictions liberales. Dans la cathedrale, for- teresse de Tesprit tory, ministre de TEglise etablie, il parle contre I'ordre etabli. Ce jour-la, les alder- men furent desagreablement secoues au moment ou ils se laissaient allera leur somme traditionnel; leur digestion fut troublee a Timproviste, et leurs nobles figures, remuees par Teffarement, prouverent d'une fagon manifeste qu'ils etaient capables d'emotion : « lis m'ont regar-de avec stupeur, ecrit Sydney Smith, « et quelques-uns ont eu du mal a garder la tortue « dans leur estomac^ » Ne nous meprenons pas a ce ton. Derriere le Sydney Smith jovial et bonhomme, nous avons vu une £lme ardente et volontaire. Ce sermon, dont il rit maintenant, a ete grand et solennel. Derriere ces rangs opulents d'aldermen en fourrure, obliges par Tetiquette de rester lii, une grande foule ecoute en silence, avec avidite. Dans cetic basilique dont Tantiquite rend sensible le passe de la nation, devant les magistrats et les notables, devant le peuple anonyme, ce pretrc parle des afi'aires nationales, des I. Aprcs le temps neccssaire a la reaction nerveuse, la stu- peur se changea eii colerc, en rancunc tenace et hcrcditaire. Pendant quarante ans les aldermen refusercnt de rclourner a la cathedrale : il n'y a que vingt ans qu'ils ont pardonnc a Sydney Smith et qu'ils y sont rcvenus. 326 SYDNEY SMITH. questions qui touchent a I'interet et a I'honneur de son pays. Le voyez-vous dans I'ombre de la grande nef? Sa silhouette est ample et tranquille ; il est vetu du simple surplis blanc des pasteurs d'Angleterre, son geste est calme, son regard resolu, sa figure belle de serenite. II parle sans effort, et son discours illustre d'images, mais cette fois, d'images serieuses et nobles, se deroule avec amplitude et assurance. « J'espere », dit-il, « qu'en condamnant comme je viens de le faire, « la religion catholique, on ne croira pas que j'ap- « prouve les lois qui ferment les carrieres civiles a « certains citoyens a cause de leurs opinions reli- « gieuses. Je les considere, ces lois, comme des erreurs « lamentables et fatales, comme un legs des temps de « tumulte et de barbaric. En ce moment, toute I'Eu- « rope emerge de I'obscurite.Le pays vientde faire un « noble effort : selon que cet effort sera suivi, jecrois « que les ennemis de I'Eglise et de TEtat seront affai- « blis et que les fondements sur lesquels s'appuient « la paix, Tordre et le bonheur du peuple seront « fortifies. » — II termina par la parabole suivante : « Comme Abraham reposait a I'ombre de sa tente, u voici qu'un voyageur s'approcha de lui, et Abraham « lui apporta de I'eau pour se laver les pieds et posa « du pain devant lui. Et Abraham lui dit : " Adorons « le Seigneur notre Dieu,avant que nous mangionsde « ce pain. " Et le voyageur dit a Abraham : " Je « n'adorerai pas le Seigneur ton Dieu, car ton Dieu « n'estpas mon Dieu, mais j'adoreraimon Dieu, oui, « le Dieu de mes ancetres. " Et Abraham fut irrite, et il LA VIEILLESSE ET LCEUVRE. 2/ « se leva, pour chasser le voyageur de sa tente. Et la « voix du Seigneur se tit entendre dans la tente : « " Abraham ! Abraham ! ai-je done supporte cet « homme, pendant soixante et dix ans, pour que tu « ne puisses le supporter pendant une heure! " « II y a une beaute calme, dans cette langue biblique et grave, dans ces symboles qui par dela nos agita- tions et nos vulgarites, nous font monter dans les regions sereines, nous ramenent au monc^e simple de la tente et du desert, a I'epoque ou le Sei- gneur parlait aux patriarches, et nous rappellent les lois de Teternelle morale, en invoquant les images sacrees du vieux Livre. Ces apologues et cette lan- gue sont le propre de TEglise anglicane ; elles sont pleines de son esprit calme et grave*. Sydney Smith sentait cela. J'imagine qu'il pronon^a cette parabole de cette voix lente et solennelle avec laquelle, souvent, le soir, au coin du feu, il lisait les versets de la Bible. « II s'approcha de Tautel )-, dit un temoin de cette cercmonie du 5 novcmbre, « en traversant « les bas cotes de la cathedrale, avec une dignite « fiere, et lorsque, plus tard, je fus re^u dans son « intimitc, je connus qu'il avait une ame haute et « brave, avec un niepris intense pour tout ce qui est « bas, vil et rampant. » — Ce soir-la, Sydney Smith ecrivait a lord Holland : « J'ai pr^che un sermon « honnete. » I. Not only is religion calm and tranquil, but it has an extensive atmosphere round it, whose calmness and tranqui- lity must be preserved. Memoir. 328 SYDNEY SMITH. Ill En 1828, lorsque Sydney Smith pr^che ce sermon a Bristol, il a tout pres de soixante ans. II arrive au declin de la vie, et son combat est presque combattu. Les deux grandes lois pour lesquelles il a tant ecrit et parle vont etre proclamees. En 1829, les catholiques sont affranchis et Sydney Smith peut ecrire : « Je me « rejouis de ce monument qu'on vient d'elever a la « tolerance ; je suis fier d'y avoir travaille comme jour- « nalier et comme ma9on, sans autre salaire que les « injures et la haine de ceux qui ne voulaient pas qu'il « fut construit. » Trois ans plus tard,les lords vote- ront la reforme electorale. C'est une ecluse qu'ils ouvrent et qu'ils ne pourront plus fermer. Les grandes eaux qui, depuis quatre-vingt-dix ans, se sont amoncelees et dont la poussee, si longtemps silencieuse, mais grondanie maintenant, menacait de briser les barrages, penetrent dans les bassins qui leur etaient interdits, tranquillement d'abord, s'in- sinuant a travers I'etroitespace qui s'entr'ouvre, plus violemment ensuite, a mesure que les portes s'ecar- tent davantage, mais regulierement toujours, puis- que Tecluse s'est levee a temps et qu'elles font leur entree par la voie normale. Elles entreront toutes, et le mouvement ne s'arretera que lorsque toute la vieille Angleterre oligarchique sera submergee sous leurs nappes. Ses representantsofficielsFavaientbien senti, et c'est pour cela que, de tout leur effort, ils LA VJEILLESSE ET L CEUVRE. 329 avaient pese pour les contenir dans leurs vieux com- partiments. Presque en meme temps que ces deux grands faits qui marquent les dates initiales d'une nouvelle periode dans la vie de la nation, deux evenements marquent le debut d'une nouvelle periode dans la vie de Sydney Smith et sont comme I'entree de sa vieil- lesse sereine et sage. En 1829 il perd son fils Dou- glas. Ce fut le premier et le seul chagrin de sa vie. Chez cet homme fort, qui n'avait connu que la joie de Taction et de la sante, la blessure atteignit le cceur et fut toujours sentie : j'ai dit plus haut que, quinze ans plus tard, le nom de Tenfant mort fut le dernier mot qu'il prononca a son chevet d'agonie. La meme annee, il s'installait dans i'ouest de TAngleterre; il prenait possession de la maison ou sa vieillesse devait s'ecouler, car, sa dignite de chanoine de Bristol lui donnant droit a un des benefices dont disposait le chapitrc, il avait choisi celui de Combe Florey. Admirable et douce retraite pour le repos des dernieres annees que cette « Vallee sacree des Fleurs ' «. A Foston, dans I'apre pays des glaises et des boues, il a passe sa vie militante. Le voici dans le coin le plus doux de TAngleterre, pres ce Devon- shire dont Kinj^slev dit le ciel italicn. L'air v est tiede, de cette tiedeur dont les vieillards aiment a envelopper Tautomne de leur vie. La lumicre y a cette admirable limpiditc qui est speciale aux pays I. Sacred valley of flowers. — Cost le nom que Sydney Smith aimait a donner a ce petit pays. 33o SYDNEY SMITH. voisins de la mer. Terre humide des incessantes averses qui la tapissent d'epaisse verdure et voilent de brumes errantes les ondulations paisibles de ses collines. Averses et rayonnements de lumiere s'y succedent toutd'un coup. Derriere les grandes haies d'aubepine qui bordent les chemins creux, les bes- tiaux sont couches dans I'herbe tiede. C'est la verte Angleterre, I'Angleterre fleurie, ensoleillee de Chaucer et de Shakespeare, celle des ronians champetres, celle que les cartes de Noel nous montrent I'hiver, en- dormie sous la neige, avec ses toits de chaume et ses rouge-gorges. Rien n'est splendide et calme comme cette campagne par une fraiche matinee de juin, comme la verdure brillante et jeune de ces prairies, comme ces grands pares deserts dont les herbes epaisses s'etendent, illustrees de fleurs d'or et de pourpre, plus hautes, plus souples, plus molles et plus fragiles qu'ailleurs. Pendant les longues soirees claires du commencement de Tete, il est doux de s'accouder a la barriere blanche de I'un de ces grands pares qui n'ont pas change depuis le xviii^ siecle, qui couvrent toujours la campagne anglaise, en depit de tout le mouvement democratique,etconferent encore la supreme dignite socialealeurspossesseurs. Devant nous, dans la profondeur des herbes vernissees, dorment les multitudes des hautes marguerites; elles montent jusqu'aux genoux des vaches rousses qui somnolent, opulentes et calmes comme tout le pay- sage. Plus loin, I'etendue lumineuse de cette prairie s'abaisse vers de nobles chenes, qu'enveloppent les LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 33 I brumes du soir, noyant les lumieres et les grandes ombres de leurs domes. lis se serrent comme une foret autour d'un large manoir dont on devine, au centre de tout ce domaine solitaire, les murailles blanches; et Toeil passe par-dessus les cimes vio- lacees jusqu'a Thorizon ou flottent, dans la paix du soir, dans la moiteur pale du ciel, d'immobiles nuees. Comment dire Tamplitude de tout ce paysage, baignede silence et declarte, paisibleet noble comme la vie de ces gentlemen, comme la vie aristocratique qu'il entoure ! Quittons le pare, allons jusqu'au village de Combe Florey. Depassons la vieille petite eglise ou Sydney Smith va precher pendant quinze ans. Sa petite tour carree est presque enfouie sous les ramures de ces grands arbres, qui jettent aussi leurs ombres sur le cimetiere villageois. Voila bien, au bord de la route, chacun precede par un petit jardin, les vieux cottages aimes de I'Angleterre avec leurs toits de mousse et de chaume, avec leurs petites fenetres obscures, toutes noires des ombres intcrieurcs, avec leurs rangees de pots de fleurs aux fenetres. Sur la route, des enfants aux cheveux blonds, au teint clair, rieurs sous le jeune et tiede soleil, actifs, courent avec leurs robes roses ou bleues comme un essaim de papillons eclos ce printemps. Qui n'a lu la description de ces villages du Sud et de TOuest, dans les romans de Mrs. Gaskell ou de George Eliot? C'est la qu'aujour- d'hui Kate Greenaway va chercher ses images de ver- dure. d"enfants, de cottages et de fleurs. Voici le rec- 332 SYDNEY SMITH. torat, le presbytere de Sydney Smith. Ce n'est pas le manoir, hautainement eloigne de la grande route, re- tire de la vie commune. On I'apercoit du chemin, separe pourtant de la poussiere et du bruit des charrois par la solitude et le silence des eternelles pelouses qui ne finissent qu'au pied meme de la maison. Au milieu de ses jardins, toute fleurie de roses et de volubilis, elle se dresse avec ses vieux pignons, ses balcons de bois, ses vastes fenetres, celles du rez de-chaussee donnant de plain-pied sur la pelouse. La haute fenetre du parloir ou Sydney Smith aime a lire est tournee vers des collines loin- taines qui encadrent le paysage, adoucies dans ce crepuscule et fondues comme une vapeur. Entre les cedres dont les noires ramures contiennent des mor- ceaux de ciel bleu, entre les arbres rares et somptueux d'Australie, on aper^oit des verandas et des serres, des plantes-bandes toutes glorieuses de roses, des cor- beilles de rhododendrons dont les grosses fleurs, si fraiches et si moUes, s'arrondissent en globes, envelop- pees d'un eternel bourdonnementd'abeilles. Voila les choses calmes et belles qui sont le spectacle quotidien de Sydney Smith pendant sa vieillesse, et qui lui versent dans Tame la serenite. C'est au milieu de ce doux et lumineux paysage qu'ii tinit de vivre, dans I'aisance d'abord, puis dans I'opulence, non plus comme a Foston, exile, perdu, oublie dans un trou, mais comme un gentleman qui, residant habituelle- ment a la campagne, jouit de la campagne et n'est pas un provincial, ayant un pied-a-terre a Londres, LA VIEILLESSE ET LCEUVRE. .•> ,•> y passant la saison, faisant quelquefois un tour sur le continent, en France et en Hollande, recevant a Combe Florey, outre ses enfants et ses petits- enfants, les amis qui lui viennent d'Edinibourg ou de Londres, des membres de la Chambre des lords, des poetes et des critiques, correspondant avec tous ses anciens amis devenus a present les chefs de la pensee et de la politique anglaise, avec lord Brougham, avec Horner, avec Mackintosh, avec Jeffrev, avec des ministres d'Etat comme lord Grev et lord John Russel, causant avec Malthus, Macaulay, Moore, Dickens, M. Gladstone, babillant avec des jeunesfiUes et des enfants, clergyman aussi et recteur, visitant en voiture les pauvres et les malades, ayant une grande chambre ou il donne des consultations de medecin et distribue des medicaments, — le dimanche, prechant de petits sermons pratiques et directs, ecartant tous les lieux communs de la predication, prouvant en quelques mots simples et forts qu'il vaut mieux mar- cher droit dans la grande route de la vie, ne pas voler, ne pas se griser, — tous les jours, lisant, a cote de sa femme, devant les domestiques, les vieilles prieres, les versets hebraiques, dans la lourde Bible de famille ou sont inscrites les dates qui rappellent son mariage, les naissances de ses enfants, la mort de son tils aine, — puis se promenant dans ses allees parfumees, pas sant la journee, comme il le raconte a lady Holland ', I. I sit in my beautiful study, looking upon a thousand Howers, and read agrcable books, in order to keep up argu- ments with Lord Holland and Allen. 334 SYDNEY SMITH installe dans son beau cabinet de travail, la fenetre ouverte sur ses pelouses et ses roses, lisant des livres agreables et les declarant bien faits lorsque, selon le criterium qu'il avait pose lui-m^me dans la Revue d'Edimbourg, la cloche du diner lui semblaitsonner deux heures plus tot que d'habitude'. IV Pourtant il ne commenca pas par sereposer. Cast en 1829 qu'il arrive a Combe Florey, et c'est en 1 832 seulement qu'est votee la reforme electorale. Pendant ces trois annees, on craignit une revolution en Angleterre. L'entetement de Wellington, qui de- clarait que « le systeme electoral ne pouvait pas s'ameliorer », puis, le due tombe, la resistance des lords qui, deux fois, sans discussion, rejetaient le bill vote par les Communes, — e'en etait assez pour soulever le pays emu dejapar les journees de Juillet, en France, et Tavenement de Guillaume IV, que Ton savait favorable aux projets whigs. L'emancipation des catholiques votee, la reforme electorale restait la seule question inscrite sur le programme [whig. Impossible, du moins, de passer a une autre ques- tion, sans avoir resolu celle-la. Presque tousles ans, depuis 1792, quelques voix s'etaient elevees au I. The main question to a novel is : — did it amuse ?were you surprised at dinner coming so soon ? did you mistake eleven for ten and twelve for eleven. — Were you too late to dress? [Article on Granby, 1826.) LA VIEILLESSF. KT l'cEUVRE. 335 . Parlement en faveur de la reforme ; dans les meetings aussi, sauf pendant la periode de terreur ou toute assemblee fut interdite, depuis i8i5 surtout, on en avait parle; mais ces efforts rcstaient isoles, separes les uns des autres. En i83o, toute I'Angleterre se met aToeuvre, d'abordregulierement, par les moyens legaux, puis, devant I'obstacle ou elle se brise vio- lemment, par des emeutes et des tumultes. Depuis la croisade centre la France revolutionnaire, on n'avait pas vu un elan aussi spontane et aussi una- nime. On n'avait pas vu une idee et un desir passer ainsi sur toute une nation pour orienter dans le meme sens toutes les intelligences et toutes les volontes, surgissant partout a la fois, a la facon de ces feux qui apres avoir couve longtemps sans quVjn y prenne garde, percent ca et la par saccades. en jets subits et vite eteints, puis brusquement, sur un choc leger, jaillissent a la fois de toute I'enveloppe qui semblait intacte et I'embrasentd'une grande flamme. Les anciens jacobins, les futurs radicaux, les whigs, une portion des tories, — dans les villes industrielles, les chefs d'usines et les foules dVju- vriers, les boutiquiers et les marchands, toute la classe moyenne, — dans les manoirs, les gentlemen et une partie de Taristocratie, — a Westminster la Chambre des communes, dans le cabinetles ministres d'Etat, a Windsor le roi lui-meme, toutes les classes de la societe, tous les pouvoirs de la nation se heur- tent a la resistance de vingt families qui sont souve- raines a la Chambre des lords. Deja, en 1645 et en 336 SYDNEY SMITH. 1648, on avait vu une levee semblable des yeomen, des nobles, des Communes et Ton savait quePAngle- terre ne recule pas devant une revolution lorsqu'elle a epuise les moyens constitutionnels pour atteindre ce qu'elle veut tout entiere. De i83o a i832 des associations se sont formees par tout le pays « afin « d'etablir une union politique entre le peuple et la « gentry » ; celle de Birmingham, par exemple, qui compte des milliers d'ouvriers « appelle avec con- « fiance la vieille aristocratic d'Angleterre et lui « demande de se mettre en avant, de prendre son rang <( a la tete de la nation pendant cette grande crise. EUe « ne reclame pas le suffrage universel, ni le scrutin « secret, ni des parlements annuels, parce que les a classes superieures et la majorite des membres de la « classe moyenne, considerent que ces mesures se- « raient dangereuses et que les gens d'experience ne « les declarent pas opportunes'. » Ce bon sens et cette moderation, indiquant une determination forte et tranquille, font prevoir une lutte obstinee. Point de ville qui n'ait son meeting. Sydney Smith, revenant de Londres a Combe Florey, en trouve tout le long du chemin. A Birmingham, i5oooo hommes se rappellent Texemple de John Hampden et declarent qu'ils vont refuser de payer Timpot. Meme resolu- I. May, Constitutional History of England. II, 385. Report ol Proceedings, Jan. 25th. i83o. —V. avissi Birmingham Journal: You have the flower of the nobility with you; you have the sons of the heroes of Runnymedewith you : the best and noblest blood of England is on your side. May 14th. i832. LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 337 tion a Manchester, a Edimbourg, a Glasgow. En novembre, une association se forme a Londres, ou se reunissent les delegues des comtes. Lorsque ces moyens legaux echouent, lorsque, froidement, les lords rejettent le second bill, les emeutes eclatent partout : a Londres ou la foule se porte devant les maisons des pairs et brise les fenetres, a Derby oil elle enfonce les portes des prisons, a Nottingham ou elle met le feu au bateau du due de Newcastle, a Bristol oil elle brule les monuments, le palais de Teveque, la Mansion House et le palais de la douane. Ces violences faillirent compromettre la cause : elles ne sont pour rien dans son triomphe. En i832, les reformateurs sont victorieux parce qu'ils ont a leur tete les chefs naturels de I'Angleterre, leS gentlemen et les grands manufacturiers. Lorsque, dix ans plus tard, ceux-ci, refusant leur appui aux chartistes^ s'opposeront au suffrage universel et au scrutin secret, en depit de meetings monstres, en depit de petitions qui portent cinq millions de si- gnatures, en depit de leur admirable organisation, les chartistes echoueront. Pour comprendre I'esprit qui conduit toute cette agitation de i832, regardons ce qui se passe dans un petit coin de I'Ouest. Le grand vent qui passe sur tout le pays vient remuer aussi le village de Combe Florey. Par tout le district champetre de Taunton, des affiches coUees sur les murs et sur les arbres ont invite le peuple campagnard a venir a la villc, le mardi i i octobre, pour temoigner sa confiance en 338 SYDNEY SMITH. lord Grey etdemanderau roi, par une petition signee, le maintien des ministres. — Le grand jour est venu. La vieille ville de Taunton s'encombre de voi- tures, — carrioles multicolores et caleches correctes. Par les rues circule la foule des pesants fermiers de rOuest qui ruminent le diner qu'ils viennent de faireal'auberge whigde laTete deTurc ou du Royal George. Voici les squires bottes qui arrivent a cheval de leurs manoirs, les pretres campagnards en guetres de drap, les bourgeois enrubannes, electeurs du borough de Taunton. A leurs figures moins flo- rissantes, a leurs v^tements plus pauvres et plus sombres, a leurs regards plus serieux, on reconnait le peuple religieux des petits boutiquiers dissidents qui reclament I'abolition des taxes de TEglise^ Bou- tiquiers, bourgeois, campagnards, pretres et squires, tons portent les couleurs et les cocardes du parti, les rubans whigs rayes de bleuet de jaune, les medailles d'argent a Teffigie de lord Grey. Au total, peuple et gentlemen, a regarder leurs figures et leurs attitudes par ce jour de fete, on sent une humanite forte, reflechie, de conviction et de volonte tenace, bien assise et solidement enregimentee. A THotel de ville ou doit s'assembler le meeting, tout le monde ne pent pas entrer. II y a plus de cinq mille personnes, et les notables du borough proposent de transporter la reunion au vieux chateau de Taunton. Un noble monument, qui emerge du passe I . Voir ces types dans Georges Eliot : Janet's Repentance, Felix Holt. LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. SSq lointain, que ce chateau, et qui, generation par gene- ration, a vu se former et grandir le peuple anglais ! Les premiers ancetres de la race I'ont construit. 11 date d'un roi saxon ; les Normands s'y sent installes ; Guillaume Ta pris et I'a donne a un de ses compa- gnons. Au moment le plus critique de I'histoire d'Angleterre, Robert Blake y a tenu conseil avec ses cfapitaines pour defendre la ville puritaine et republicaine de Taunton contre une armee roya- liste. Le Juge Jeffrey y a preside ses assises san- glantes. Au xviii'' siecle, Henry Fielding, qui n'etait pas encore le romancier epique de TAngleterre, y a plaide et William Pitt y a prononce son premier discours. Sur ses vieilles murailles crenelees, chaque siecle s'est inscrit par un grand souvenir comma les etiages successifs" d'une mer laissent leur trace sur un roche indestructible. En contemplant ces murailles, on pense a la continuite de la croissance nationale, a cette succession des generations soli- daires, doni chacune, h^ritiere de toutes les prece- dentes, est grosse de toutes celles qui la suivront. Surement, ces squires et ces fermiers qui s'assem- blent ici pour parler de reforme, n'entrevoient pas le grand etre abstrait et collectif qui, restant le meme, se developpe pourtant a travers les ages, ordonnant suivant un certain type social les foules successives qui naissent et qui meurent, se manifes- tanten chacune par un certain systeme de sentiments hereditaires. II n'y a pas de Burke a Taunton, ce mardi ii octobre i83i. Et pourtant, si vague qu'il 340 SYDNEY SMITH. soit, si maladroit et incapable d'expression, il est la, ce sentiment de la vie continue de I'ensemble, qui par Burke est arrive a la conscience et a la voix, ce sentiment de la dependance mutuelle des individus et des generations qui composent I'Angleterrc, il est la, dirigeant obscurement ce peuple qui veut elar- gir la forme politique qu'il tient de ses ancetres. De lui-meme, ce peuple s'est range autour de ses squires et de ses pretres, et ce seul fait le dit conservateur : Regardez cette plate-forme ou se pressent autour des orateurs tous les notables du pays. II y a des sieges reserves pour les families aristocratiques du comte, pour les nobles dames de Landhill-Park, de ce manoir voisin de Combe Florey, si calme par les longues pluies fines de Fhiver comme par les tiedes matinees de I'ete, dans la solitude de ses prairies, derriere ses chenes seculaires. Sur la plate-forme, parmi les orateurs, Sydney Smith est assis. II est arrive de Combe Florey, dans sa caleche, avec sa femme et ses enfants. « Je fus « frappe de sa dignite calme, » dit un temoin qui le vit entrcr; « le peuple s'ecarta avec deference pour « le laisser passer; il me sembla qu'il y avait de la « veneration pour lui dans I'attitude de la foule. II « parla d"une voix sonore et musicale, avec aisance « et grace, en chef reconnu, en homme habitue a « parler depuis vingt ans au peuple, au peuple an- te glais, et qui trouve spontanement la langue claire « et juste qui persuade ce peuple. Ses premieres « paroles furent graves, presque solennelles de con- LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 841 « viction. La foule se taisait, on I'ecoutait en silence « avec respect. » Tout d'un coup, sa vieille verve s'alluma, et le petillement des images humouris- tiques et des illustrations pitioresques se prit a etin- celer : « Quant a I'idee que les lords pourront empe- « cher longtemps la Reforme, je la tiens pour la « plus absurde qui puisse entrer dans une cervelle « humaine. Les efforts que font les lords pour « arreter la Reforme me rappellent tout a fait la « grande tempete de Sidmouth, et ce que fit I'excel- « lente commere Partington ce jour-la. Pendant " I'hiver de 1824, la mer faillit engloutir la ville. '( La maree rnonta a une hauteur extraordinaire, « les vagues se ruerent vers les maisons, et tout fut « menace de destruction. Au milieu de ce sublime « et terrible ouragan, on vit commere Partington, « qui demeurait pres de la plage, sur le seuil de sa « maison, un balai a la main, en sabots, poussant « son balai, chassant Teau de la mer, s'escrimant « vigoureusementcontre I'ocean Atlantique. L'ocean '< Atlantique etait en courroux. Commere Partington 42 SYDNEY SMITH. et exageration, en se perdant dans le vague et dans Tabstrait, Sydney Smith le condensait en un de ces petits apologues solides et nets, aux contours exacts et simples, comme ceux d'une medaille frappee juste et qui va courir de main en main. Dans la vieille forteresse crenelee, un grand rire tumultueux s'eleva de la foule. Entraines par I'elan de Sydney Smith, par son geste vigoureux, par I'energie de ses phrases courtes, squires, fermiers, boutiquiers, dissidents, bourgeois de Taunton, les cinq mille auditeurs se leverent pour I'applaudir et Tacclamer. Une heure apres, la poste emportait a Londres le discours de Sydney Smith. En trois jours, Thistoire decommere Partington faisait le tour de TAngleterre. Elle y est encore populaire aujourd'hui. V Ce fut la son dernier combat pour la cause libe- rale. La reforme electorate votee, il ne demande plus de reformes ; il est au bout du programme que se sont traces les whigs de sa generation. II nenie pas qu'on puisse et qu'on doive I'allonger, mais c'est a la generation suivante de I'allonger. « Commen9ons » , dit-il, « par nous adapter aces grands changements; « donnons-nous le temps de prendre de nouvelles ha- « bitudes'. » Jusqu'ici, au nom de Tutilite publique, I. Macaulay dit la mcine chose : The great objection to this bill is that it will not be final... I ask you whether you think that any Reform bill which you can frame will be final ?... LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. -H? nous avons reclame des reformes qui maintenant sont accomplies. Mais Tutilite n'est pas le seul prin- cipe que considere le legislateur. « Car sur les ques- « tions d'utilite publique, chacun peut penser diffe- « remment. A cote de ceprincipe, il fautun sentiment « qui, soutenant tous les esprits comme un axe, les « orientc tous dans le meme sens ; point de gou- « vernement libre qui soit durable sans un attache- « ment instinctif a la chose etablie, fait d'habitude et '< de respect. Quand un peuple, faute de ce senti- « ment, brise tout d'un coup avec son passe, il tombe « peu a peu dans Tinditlerence passive et le scepti- « cisme politique'. » Ainsi s'exprime le conserva- teurmoderne; dei82oai832,ila fait son apparition, et Coleridge a enonce ses theories. L'ancien torv des- pote, aux prejuges tetus, s'est fait tres rare, lldispa- I believe that it will last during the time for which alone we ought at present to think ot legislating. Another generation may find in the new representative system defects such as we find in the old representative system. Civilisation will proceed. Wealth will increase. Who can say that the huge chimneys of another Manchester may not rise in the wilds of Conemara? ... For our children wc do not pretend to legislate. All we can do tor them is to leave them a memorable example of the manner in which great reforms ought to be made. In the only sense, therefore, in which a statesman ought to say any thing is final, I pronounce this bill to be final. [Speech in House of Commons, July 5th. i83i). I. A plea for the Constitution, by James Austin. (Eraser's Maga:{ine, i85i.) J. Austin reprend toutes les idees de Burke. Burke est le premier thcoricien conservateur. Coleridge est son succcsseur. — Mill lui mtimc, radical, acceptc ces idees et portesur la revolution fran^aisele mfime jugement que Burke. 344 SYDNEY SMITH. rait, le vieux type classique, dont nous possedons deux specimens accomplis, I'un, dans le squire Wes- tern, dans la brute apoplectique et volontaire qu'a creee Fielding, I'autre, dans le pesant et savant doc- teur Johnson. Le conservateur qui le remplace differe a peine du liberal. Selon Coleridge, deux forces anta- gonistes menent toute societe, I'une faisant sa per- manence et I'autre son progres, Tune etant la ten- dance du groupe apersister dans sa forme historique, I'autre etant la tendance des individus a adapter cette forme a leurs besoins changeants, I'une agissant surtout sur les representants du passe, les posses- seurs hereditaires du sol, les membres des grands corps etablis, I'autre animant le monde industriel et commer^ant, ou les inventions nombreuses, les relations etroites des individus, les communications plus frequentes font les changements plus neces- saires et plus rapides. De ces deux forces, le conser- vateur considere plutot la premiere, et le liberal la seconde. Point de difference irreductible qui les separe. lis ne sont pas ennemis declares, combattants fanatiques de deux drapeaux. A partir de i832, mainte reforme populaire est I'oeuvre des ministres conservateurs. C'est que Ton passe aisement de Fun a I'autre camp, et, de fait, selon les circonstances, selon I'humeur du moment, I'Angleterre passe tran- quillement de I'un a I'autre camp : neufansapres la reforme, aux elections generales de 1841, elle va donner le pouvoir aux conservateurs. Sydney Smith n'a pas attendu neuf ans pour se LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 345 separer des liberaux qui veulent marcher plus avant. II n'emploie pas les formules abstraites que Ton a citees plus haut, cellcs de Coleridge ou d'Austin, mais elles sont au fond dc sa pensee, et il les traduit dans sa langue familiere : « Je suis fatigue de liberies « et de revolutions. Comment tout cela va-t-il finir? « Nous avons gagne assez de batailles. Laissons les « victoires futures aux petitslegislateursqui recoivent « tous les jours un canard apres diner et qui n'ontpas « encore entendu parler de M.Groteet deson scrutin f( secret. » II faut bien malconnaitre le vrai tempera- ment Avhig pour s'etonner de cette attitude. Sydney Smith ne demande plus de reformes, d'abord parce que Toeuvre qu'il a congue et entreprise dans sa jeunesse est achevee, parce que la vieille Angleterre, intolerante et bigote, est en train de disparaitre, en- suite, parce qu'un nouveau parti s'est leve, qui, en i832, puis en 1840, tumuhueusement, par des peti- tions monstres, par des processions dans la rue, de- mande des reformes democratiques qui, tout de suite, depassent celles que Ton osera tenter cinquante ans plus tard. Les chartistes vont proclamer les principes de la revolution fran(;aise. Naturellement, Sydney Smith trouve qu'on va trop vite. Elargi, legitime par la reforme de i832, le systeme aristocraiique est parfait ; c'est pour le rendre parfait que Sydnev Smyth a reclame cette reforme, non pour lui substi- tuer une democratic. « Le peuple anglais, dit-il, est « en route vers I'anarchie; il faut choisir un defile " pour Tattendre et Tarreter. » II choisit le scrutin 346 SYDNEY SMITH. secret centre lequel il mene une violente campagiie. « Attendez, » ne cesse-t-il de repeter, « pas encore » ! Ses amis meme lui semblent aller trop vite. « Vous « allez, ecrit-il a lord John Russel, me regarder « comme I'avocat des ahus. Pendant toute ma vie, « je fus leur ennemi, et je me rappelle avec plaisir « qu'il y a trente ans, le vieux lord Stowell me dit : « " Monsieur Smith, vous seriez beaucoup plus '< riche si vous vouliez vous rallier a nous '\ — '( Mylord, j'aime assez la route que vous suivez, <(■ mais je n'aime pas votre allure ; vous conduisez « trop vite, j'ai toujours envie devous crier : Douce- « ment, John, doucement, pour descendre la colline ! <( Serrez le frein ; nous allons verser, si vous conti- <( nuez K » — « Je me soucie peu des droits de « rhomme, ecrit-il a I'Archdeacon Singleton, en « defendant contre les eveques les pouvoirs des cha- « pitres ; mais il y a des droits particuliers et antiques « que le temps a rendus sacres. Au milieu de cette '( fureur de changements qui s'est emparee de la « nation, on veutles enlever aleurspossesseurs, tout " a coup, sans avertissement prealable. Les droits et « les privileges des chapitres sont vieux de sept cents <( ans, et, sur cent de nos legislateurs, il n'y en a pas « un qui puisse se vanter d'avoir sur son domaine et D :? « pelle toutes ses plaisanteries. Quand on sort de « chez Sydney Smith on ne se souvient de rien que « d'avoir ri ». — « Son rire etait contagieux' », dit un autre. Large, honnete, fraiche, inoffensive gaiete de la creature vaillante et saine qui, n'ayant point connu I'usure, jouit de la vie comme tous les etres qui, sans effort, suivantleur instinct propre, ont joue le role obscur ou glorieux pour lequel la nature les a faconnes. « Je voudrais, dit sa fille, pouvoir decrire un de « ces dejeuners de Combe Florey dont les convives « etaient souvent Moore ou Jeffrey, lord Holland ou « lord Grey. 11 est difficile de donner une idee de « la beaute, de la gaiete, du bonheur de toute la scene « etde lajoie qui s'epandait de lui. » Par les grandes vitres bicn lavees, on apcrcevait Teternelle verdure et I'horizon des moUes collincs lointaines. En ete on ouvrait la fenetrc a baie et des bouffees de par- fums entraient avec la lumiere. On dcjcunait dans une de ces salles spacieuses et claires qui font la beaute d'une maison de campagne anglaise. Ameu- blement simple et confortable; point de bibelots ou I. Voici un exemple de la plaisantcric dc Sydney Smiih. On lui annonce qu'un certain ecclesiastique marie, perc de famille, M. Vowlcr Short vicnl d'etre nomme cveque de Sodor ct de Man. II s'ccrie: « Vowler Short is to be Sodor and Man! Mrs Vowler Short and all the little Vowlcr Shorts are now trying on short cassocks and saying : k This is what papa will wear when he is Sodor and Man! » — L'clTet comique vient de la repetition pressee, coup sur coup, des mots Vowler Short et Sodor and Man. 23 354 SYDNEY SMITH. d'objets d'art; une grande table carree de chene, une bibliotheque qui faisait le tour de la chambre. Toutes les reliures en etaient rouges ou bleues, de couleurs vives et lumineuses, car il ne voulait autour de iui que de la clarte at de la joie : il lui fallait des meubles brillants. de grands feux clairs dans les cheminees et le soir, de veritables illumi- nations. « II entrait tout joyeux, sa belle figure rayonnante « entre ses cheveux blancs. '' Dieu soit beni d'avoir « fait Combe Florey! disait-il. Glorifiez la chambre, « faitesentrerlalumiere ! ' — " Allons,dit-il ce Jour-la, « en se mettant a table et en faisant asseoir ses botes, « prenez une le^on d'economie. C'est la premiere u fois que vous dejeunez dans un presbytere? Vous « voyez : toute ma porcelaine est blanche : lors- M qu'on la casse, il est facile de la renouveler. — « Avez-vous vu mes assiettes a dessert? " — Ainsi « parti il ne s'arretait plus. " Vous parlez de X...? « C'est un utilitaire, il est aussi dur que sa morale; « on pourrait faire passer une charrette sur lui sans « qu'il s'en apercoive. Si on le trouait avec une « vrille, je suis sur qu'il en sortirait de la sciure de « bois. Ces gcns-la traitent les hommes comme de « pures machines. Eh ! s'il faut tout sacritier a I'utile, « pourquoi done enterre-t-on sa grand'mere? Pour- « quoi ne la coupe-t-on pas en petits morceaux pour « en faire du potage?... A propos de potage, mon « noble voisin, lordD., oblige de controler la depense (( de sa maison, a decouvert que, depuis des annees, LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 355 « sa cuisiniere fournissait la marine anglaise de po- et tage, non pas de potage fait de grand'meres, mais de « potage fait a ses frais ! II fera bien de prendre garde ! « Je distoujours aux jeunes gens : Faites attention a « ladepense; iln'y a pas de fortune qui resiste a I'in- « souciance. Du moment que vous vous croyez assez « riche pour ne plus vous soucier de la depense, vous « marchez droit a la ruine. Un compte courant chez « le banquier, voila une vraie source de bonheur. Les « maladies, les malheurs de famille, cent miserespeu- « venttombersurvous, maisuncomptecourantchezle « banquier, — quand on s'arrange pour que le compte wsesoldeparunactif, — c'est une grande consolation! » Ainsi va le monologue de Sydney Smith. Details de menage, anecdotes, souvenir de sa vie de clergyman, de sa vie d'ecrivain, de sa vie d'orateur, preceptes de vieillard et de prudent bourgeois, paradoxes, fantaisies sur la litterature et la politique courent ainsi, se pre- cipitent au hasard en un flot de belle humeur tu- multueuse. Tout cela est bien desseche aujourd'hui; il faut un effort pour y voir autre chose qu'un brave bon sens et qu'une sante robuste. Tel est I'effet pro- duit par le geste et I'elan communicatif de Sydney Smith, que les contemporains lui font une reputa- tion de causeur egalc a celle de Talleyrand et que^ religieusement, ils notent toutes ses paroles '. Le plus etrange c'est qu'ils le celebreni aussi comme I. Voir dans Ic Memoir la t.ulc de « bons mots » oil, malgre la meilleure volonte, il est aujourd'hui impossible de trouver quoi que cc soit de plaisani ou de profond. 356 SYDNEY SMITH. penseur et comme philosophe. lis parlent de la « portee gigantesque », de son intelligence* et justi- fient leur admiration par des citations comme celle- ci : « Voici, disait Sydney Smith a Combe Florey, Ici comme au village, avec plus de solennite, Sydney Smith parle de choses terrestres, non plus 1. Life and Times of the Rev. Sydney Smith by Stuart J. Reid. 2. As soon as he began to speak, the whole choir, upon which 1 looked down, exhibited one mass of upraised, atten- tive, thoughtful faces. It seemed as if his deep, earnest tones were caught with silent eagerness; and I could not but feel fhat the perfect good sense, the expansive benevolence, the plain exposition of Christian duty, which fell from his lips, found a soil well fitted to receive it. (Cite par Lady Holland, Mem.) LA VIEILLESSE KT l'cEUVRE. 3^1 des affaires du village, mais des questions qui inte- ressent la grandeur et la prosperite de TAngleterre. Cela est bien, cela est naturel, cela est attendu dans ce grand edifice, consacre au culte national. II y a beaucoup de patriotisme dans la religion de I'Anglais anglican et beaucoup de religion dans son patrio- tisme. Comme THebreu, il chante des hymnes quand il part en guerre '. Aux epoques de crises et de dan- gers, qu'il s'agisse de lui-meme et de son etre parti- culier ou de la nation, etre plus general et plus durable, il eprouve la grande emotion religieuse, il trouve la Constance stoique en se tournant vers la figure intime et grandiose qui persiste au dela de toute duree et qui met son aureole sur toutes les afifections, sur Tamour du foyer, comme sur Tamour de la patrie. En ce moment, la jeune reine, dont le pays celebrera cinquante ans plus tard le glorieux jubile, vient de monter sur le trone et les destinees du pays sont incertaines. 11 est clair que la reforme de 1 83 2 nesuffirapas: dans les grandes villes indus- trielles, il y a des bas-fonds effroyables de misere et de vice d'oii Ton entend monter une rumeur sourde et profonde. Le peuple guide par les chartistes, gronde ; aujourd'hui il se separc tres nettement de la gentry qui, dix ans auparavant, a conduit Tassaut du vieux regime electoral. On parle d'une guerre de classes, et les hommes capables de regarder au loin, redoutent une revolution. Faut-il porter un grand I. Voyez le sermon cite plus haul prcche par Sydney Smith au moment du depart des volontaires £U 1802. 372 SEDNEY SMITH. coup a I'Angleterre agricole, aux squires, aux pro- prietaires terriens en abolissant les lois qui protegent les bles anglais ? Faut-il aller jusqu'au bout des reformes pour que perisse enfin le vieux regime aristocratique et qu'une democratie souveraine gou- verne TAngleterre industrielle ? Et ce travail peut-il se faire comme il convient, salon les anciennes ha- bitudes nationales, lentement et progressivement? Sous la haute coupole obscure, dans la nef immense, simplement, mais gravement toujours, Sydney Smith aborde ces grands sujets*. II trace les devoirs de la jeune reine. II la veut clemente et tolerante; il lui demande de donner la paix a son peuple et de le faire instruire. Paix, instruction, esprit de tolerance, voila les trois grands besoins de la nation. La voix serieuse et convaincue de Sydney Smith, s'est tue, et maintenant les orgues, perdues la-haut, dans la vapeur bleuatre qui s'epaissit entre les co- lonnes, font entendre leurs grandes notes profondes, font trembler toute la basilique, et cette musique ne semble pas venir de ces orgues, mais sortir de toute Teglise fremissante, de ses piliers, de ses stalles, de ses vitraux, de ses tombes, comme si, morte aux autres jours, une ame la faisait tressaillir en cette heure solennelle. Qui n'a entendu cette admirable liturgie de Westminster et de Saint-Paul? Les chants s'elevent, vieux chants, graves et prolonges ou s'en- lacent aux voix d'hommes des voix d'enfants, des I. Sermon on the Duties of the Queen. LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. SyB notes claires qui flottent, angeliques, dans la grande ombre de la mysterieuse coupole. Musique riche et savantc, faite de broderies sans fin, enroulees autour d'un motif simple, pleine de priere et d'adoration, d'ou se detache parfois sur une emouvante modu- lation mineure une voix unique, fraiche et pure qui se prolonge, et s'elance pour se confondre au choeur harmonieux subitement elargi. Tout a I'heure, les grands psaumes de David montaient, articules len- tement par tout Ic peuple en syllabes prolongees, Maintenant ce sont les dernieres prieres modulees par la voixlointaine du pretre, qui s'elevent et s'epan- dent par toute la nef. « Lord, save thy people! Seigneur, sauve ton peuple ! » dit la voix sup- pliante. Quel calme dans ces paroles simples du pasteur ! EUes se detachent seules sur le silence de toute la foule, et la-haut s'en vont flotter et mourir en resonances, pacifiantes comme certains parfums. Nobles et serieuses prieres, dites dans I'admirable langue du xvi" siecle et que j'ai souvcnt suivies avec emotion dans le grand livre de cuir qu'on pr^te aux visiteurs. Que cette liturgie nationale est grande et tranquille I Quelle prise elle doit avoir sur des ames anglaises I En ce moment, tandis que Torgue prie, tandis que le peuple s'ecoule, voyez, dans la sombre stalle de chenc reservee aux chanoines, se pencher en avant, s'ahimer entre ses mains, la figure calme et serieuse de Sydney Smith, du vieillard vetu de lin blanc, qui touchc au terme de sa vie. .rimaginc que, remuc confusemement par la 374 SYDNEY SMITH. magie de la musique et des prieres, tout son fond patriotique et religieux, tons ses sentiments intimes et sacres se levent en son ame, qu'il aper^oit en raccourci toute son existence de bon travail consacre a cette Angleterre de laquelle et pour laquelle il a vecu, contribuant a la diriger dans une des phases critiques de son developpement, a son tour condui- sant ses multitudes vers Tideal qu'il a con^u, comnie ont fait les chefs de ces generations passees dont les tombes Tentourent dans cette basilique. En cette minute fugace et solennelle, il ne s'aper^oit pas comme un etre distinct; il sent le lien vivant qui attache I'individu ephemere au grand corps histo- rique qui lui survivra, mais dans lequel, grande ou petite, il va pour toujours laisser sa trace, — et il prie pour cette Angleterre. VII Sydney Smith meurt en 1845, tres simplement, ayant la conscience claire de sa fin. De la mort qui s'avance, il parle avec un sourire tranquille. Ses derniers petits billets, ecrits entre deux attaques de la maladie qui le tue, sont ses plus brillants et ses plus lestes, tout charmants de bonte enjouee'. En I. Citons comme specimen le charmant petit billet suivant. To his grand child, ivlio had sent him a letter over weight. Oh, you little wretch! you letter cost me four pence. I will pull all the plums out of your puddings; I will undress your dolls and steal their under petticoats; you shall have no currant-jelly to your rice; I will kiss you till you cannot see LA VIEILLESSE ET L CEUVRE. :>'/'^ septembre 1844, i^ ^ soixante-quatorze ans, et la flambee si claire et chaude de sa vie commence a palir. II ne peut plus marcher; mais le vieillard im- potent reste jeune de coeur et lucide de tete. « Je suis « bien faible, dit-il un jour en souriant, je crois bien « que si Ton me placait, un poignard a la main, en « face d'un dissident, je n'aurais pas la force de le « lui plonger dans le coeur. « Ce sont la les der- nieres etincelles de sa verve familiere. A Combe Florey, tandis que le jour baisse, au coin du feu dont les enfants sont maintenant absents, seul, a cote de la vieille femme qui a traverse la vie avec lui, il re- garde gravement la fin qui approche, et les grands sentiments intimes et serieux qui ont soutenu ses soixante-dix annees d'existence apparaissent. « Le « soir, » dit une vieille amie, qui passa a Combe Florey les derniercs semainesde 1844, « nous avions « chacun notre fauteuil, notre lampe, notre livre et « Ton causait tres peu. Quelquefois il restait immo- « bile, comme absorbe dans une meditation pro- « fonde, et tout d'un coup on Tentendait dire : « Pardonne-nous nos offenses comme nous par- « donnons a ceux qui nous ont offense... Voila qui « est nouveau, voila qui est special a la religion (' chretienne! )> Ou bien il repetait la priere sublime out ot your eyes; when nobody else whips you, I will do so; I will till you so full of sugarplums that they shall run out of your nose und ears; lastly, your frocks shall be so short that they shall not come below your knees. Your loving grandfather, Sydney Smith. 376 SYDNEY SMITH. « pour la reine, de sa voix grave et noble, en mar- « quant le rythme, en en faisant valoir la belle com- « position. Je voudrais, dit la meme personne, pou- « voir le decrire, tel que je I'ai vu lorsqu'il ecrivait « de la fenetre a baie de sa bibliotheque. II y avait de (( la force et de la profondeur dans sa physionomie : « souvent, il prenait la plume avec un sourire amuse. « J'avais la conviction que cet homme etait tres heu- « reux, et depuis, j'ai regrette de n'avoir pas ose I'ap- « procher et marcher a son cote dans le jardin, raais « j'ai beaucoup de respect pour le silence d'un grand « homme. Un soir, il nous dit: « Quoi de plus beau « que la Bible ! quelle poesie dans sa langue et ses « idees ! Et, prenant le livre, il nous lut de sa voix « admirable, avec un geste emouvant ses passages « favoris : Tu te leveras devant la tete blanche et tu « honoreras la face d'un homme vieux. II lut aussi, « une partie du iSg" psaume : Seigneur, tu m'as « cherche et tu m'as trouve. Tu sais quand je m'as- « sois et quand je me leve, et de loin, tu connais « toutes mes pensees. Tu enveloppes mon sentier et « ma couche, et tu sais toutes mes demarches. Oii « done echapperai-je a ton souffle? Oil m'enfuirai-je « de ta presence? Si je monte dans le ciel, tu es la; si « c'est dans I'enfer que je fais ma couche, voici que tu « es la aussi. Si je prends les ailes du matin et si je « fuis vers les mers les plus lointaines, la aussi ta « main me conduira, ta main droite me retiendra. « Si je dis : surement la nuit va m'envelopper, la « nuit meme est comme de la lumiere autour de moi. LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 377 « Non, la nuit ne me cache pas a ta vue ; mais la « nuit rayonne comme le jour, et la nuit et la « lumiere sont semblables pour tes yeux. ,, Voila la poesie favorite de ce Sydney Smith, que Ton ne connait guere que pour un hel esprit mondain. La trame solide de son etre est biblique ; il condamne le langage mystique des methodistes; il meprise leurs effusions alanguies, mais derriere son bon sens facile et sa tolerance, brule Tenthousiasme religieux du protestant qui tressaille au son de la lyre de David. II passa a Combe Florey la Noel de cette derniere annee. Un de ses hotes le decrit a ce moment dans une petite page tres gracieuse ou nous apparait en raccourci, toute la vieillesse aimable de Sydney Smith, avec sa joie active et lumincuse par-dessus sa noblesse et sa gravite intimes. « Ce jour de Noel « fut riche en souvenirs. Le temps etait beau, je re- <' gcirdai par la fenetre, et je vis Maria, la femme de « chambre, qui, d'un air serieux et affaire, attachaii " des oranges auxarbustes, dont les verdures epaisses '( entouraient la pelouse. L'effet etait gai et brillant, « et fit beaucoup de plaisir a Sydney Smith. Ce « jour-la, son sermon fut tres beau. II parla de la « Nativite, du contraste entre le monde avant I'ere '< bienheureuse et le monde apres la venue du Messie. « J'espere qu'on a conserve ce sermon. Je ne puis << pas decrire tous les details intcressants de la jour- « nee, la fete donnee aux petits villageois, la visite « des ecoles, la distribution des prix, les aumones. (' Je me rappclle mon admiration pour la mobilitc 378 SYDNEY SMITH. « de son humeur. Apres les devoirs sublimes de la « matinee, subitement, il redevint le Sydney Smith « des salons de Londres, et, le soir, il fut delicieux. » " J'implore de la musique; madame Smith, de la « musique! " II chanta de sa voix riche et suave : « " Encore quelques joyeux coups d'ailes ! " II imita « un orchestre qui prelude, il parla francais, il raconta « des histoires; surtout il rit de la maniere la plus « contagieuse. « Le jour de Tan, nous marchions dans le Jardin, <( quand il apercut un crocus qui venait de percer la « croute glacee du sol. II s'arreta tout d'un coup, le « contempla silencieusement, et, le touchant de sa « canne, il dit lentement, avec solennite: « La resur- « rection de la vie! » Au seuil de la mort, rien n'est plus beau que ce melange de contentement joyeux et de gravite. En octobre 1844, il fallut le transporter a Londres. II etait tres faible et les medecins lui defendaient toute nourriture solide. II en plaisantait doucement, car, par habitude, il plaisanta jusqu'au bout, comme un enfant qui va mourir et qui joue languissamment : « Ah ! Charles, » disait-il au general Fox, en sou- riant faiblement, « si Ton voulait me permettre seu- « lement une aile de papillon roti ! » Quantite d'amis connus et ignores affluaient a sa porte. II en etait reconnaissant : « Cela montre, disait-il, que jc n'ai pas fait un mauvais usage des facultes qui m'ont « ete pretees ». « Un soir, dit sa fille, il fit venir la « vieille servante, Annie Kay, et lui dit qu'il savait <( LA VIEILLESSE ET LCEUVRE. .">79 « son danger. II dit aussi oii et comment il voulait « qu'on Tenterrat, puis il parla de nous tous, repe- « tant qu'il fallait I'egayer, I'aider a garder son " courage, s'il languissait. II avait si peur de voir « des figures tristes autour de lui et de faire de la « peine aux autres, qu'il nous parla toujours avec « calme et serenite, comme s'il ignorait son etat. « Un soir, la demi-obscurite du crepuscule flottait « dans la chambre; il etait immobile et se taisait « depuis longtemps, en sorte que je le croyais en- « dormi. Tout d'un coup, il dit d'une voix si forte « et si pleine qu'il nous fit sursauter : " On com- (' pare la vie humaine a un voyage, mais combien de « facons de faire ce voyage ! Les uns partent la sau- ce dale au pied, laceinture aux reins, le manteau sur « I'epaule, foulent des pelouses de velours, des ter- « rasses polies ou tons les vents sont arretes, oil les « rayons du soleil sont adoucis. Les autres marchent « dans les sentiers alpestres de la vie, centre les « averses de la misere, contre les tempetes des cha- fe grins, sur les pierres dc la douleur, marchent « pieds nus, la poitrine nue, harrasses, saignants « et glaces ". » II se tut et ne parla plus, ce soir-la. II niourait sans agonie. Longtemps avaiit ce dernier jour, il avait dit que Taiguillon dc la mort est dans le sou- venir d'une vie mal employee, dont il ne rcste rien, qui va finir tout entiere. Sydney Smith avait cons- cience de son oeuvre, et c'est pour cela qu'il mourait content comme il avait vecu. « J'ai toujours essaye 380 SYDNEY SMITH. « de combattre le mal, et ce que je tenais pour mal, « quand j'ecrivais dans la Revue cfEdimbourg^ je le « tiens encore pour mal aujourd'hui. Quel instrument « nous avons fait de cette Revue ! Fonder un pareil « journal a une pareilleepoque, y ecrire pendant des « annees, supporter patiemment les insultes et la « pauvrete qui nous recompensaient, et, aujourd'hui, « regardant en arriere, ne rien trouver dont j'aie a « me repentir, c'est une carriere que je ne puis re- V garder que comme tres heureuse. » Sur cette sereine pensee, s'etant honorablement acquitte de la tache de sa vie, en homme qui trouve simple et bon d'entrer dans le repos, Sydney Smith s'endormit paisiblement, le 22 fevrier 1845, entoure de tous les siens, et son fils lui ferma les yeux. VIII 11 me semble qu'il y a une lei;on de morale a tirer de la vie et de la mort de ce brave homme. Un ro- mancier russe a ecrit une page admirable ou il degage la regie alaquelle Sydney Smith s'est conforme, dont il a senti, mais dont il n'aurait pas su dire la raison profonde : « Ce soir-la, ecrit Tourguenief, tout « reposait, plonge dans une fraicheur tranquille ; rien « ne dormait encore, mais tout se preparait deja au « salutaire apaisement de la nuit. Tout semblait dire « a I'homme : « Repose-toi, frere; respire allegre- « ment et ne te fais pas d'inutiles soucis avant d'en- (' trer dans le sein du sommeil. » En ce moment, je LA VIEILLESSF. ETl'cEUVRE. 38 1 « soulevai la tete, et j'aper^us, a la pointe d'une « branche, Line de ces grandes mouches a la tete « d'emeraude queles elegants Francais ont appelees « demoiselles. Longtemps, je ne la quittai point du « regard ; toute saturec de soleil, elle se bornait, « sans bouger, a secouer quelquefois la tete et a faire « fremir ses ailes soulevees. A force de la regarder, (( il me sembla que je comprenais le sens de la vie « de la nature ; une animation tranquille et lente, une « absence de hate, rien de trop, I'equilibre de toutes c< les sensations, voila la loi fondamentale. Tout ce « qui sort de ce niveau, soit au-dessus, soit au-des- « sous, est rejete par la nature. Un animal malade w s'enfonce dans un fourre pour ymourir seul; il sent « qu'il n\i plus le droit de vivre avec ses egaux. « Beaucoup d'insectes perissent au moment meme « oil ils ressentent les joies de Tamour, ces joies qui « rompent I'equilibre ; et quant a I'homme qui, par « sa faute ou par celle d'autrui, est jete hors des « voies communes, il doit au moins savoir ne pas se « plaindre, et se resigner. » a Marcher dans la voie commune, » c'est, en pro- pres termes, ce quedisait Sydney Smith, et qu'est-ce autre chose, que le precepte sto'icien? Au moment oil les romantiques, a la suite de Byron, exaltent I'homme revolte, exclu de la foule, different de ses semblables, personnage d'exception pour qui la regie n'est point faite, sublime par la vehemence de ses aspirations et le fremissemcnt de sa sensibilite qui se froisse au monde reel, on aime a contempler une 382 SYDNEY SMITH. vie tout entiere accomplie suivant I'ordre. Dans la nature, dans I'humanite, dans la nation a laquelle il appartient, un homme est comparable a ces infini- ment petits dont chacun est un individu complet, qui s'assemble en colonies avec ses semblables pour former des etres superieurs, de duree bien plu- longue que la sienne. Gertes, il y a un interet a voir un de ces infiniment petits refuser de se conformer a la regie generale, arreter en lui les tendances here- ditaires par lesquelles ses pareils agissent en vue de fins qu'ils ignorent. Mais qui ne voit que la beaute de cet etre est d'ordre contingent, particuliere, limitee a lui-meme ? Au contraire, la creature qui se range a la loi est belle d'une beaute permanente et gene- rale. La fleur etrange, aux couleurs exasperees, aux petales monstrueux, a la graine infeconde, n'est guere qu'une curiosite. La rose parfaite, qui ne differe des autres roses que parce que rien n'a enraye ou de- forme son developpement, est admirable, parce qu'elle manifeste le type de la rose ideale, parce qu'elle nous parle d'un des plans de la nature, pro- bablement le meme, il y a dix mille ans et aujour- d'hui. Ainsi des hommes : ces vies-la sont les plus belles qui composent I'harmonie d'un groupe. Elles ne sont pas isolees ; elles prennent part a un concert. Chant eclatant ou battement imperceptible de I'ac- compagnement, chacune joue le role qui lui con- vient et qui lui a ete assigne. Mais, obscur ou bril- lant, son role est necessaire. II aide a manifester une des idees durables, une des formes de la nature, et, LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 383 dans ces formes que contemple ensuite I'art ou qu'etudie I'histoire, ces vies-la sont a tout Jamais comprises. Arrive le moment de se taire, et de mou- rir, elles ne se revoltent point. Quand un etre avecu simplement, suivant la loi naturelle de son developpe- ment, il lui semble naturel et simple, de decliner et de disparaitre. La rose, la libellule, meurent sans terreur et sans protestation. Ainsi fait Sydney Smith. « Les libellules sont legeres, et parfumees sont les roses, diraie romantique aux longs cheveux; Sydney Smith est un bourgeois, et le bourgeois m'ennuie. » Mais est-ce que les vieux maitres flamands et hol- landais ne se sont pas interesses a des bourgeois? Voyez ces tetes sereines et ferventes de donateurs agenouilles en rang, leur toque dans leurs mains jointes; les yeux placides de ces femmes, au haut front bombe sous la tulle diaphane; plus loin, ces figures sillonnees et patientes de commer9ants d'Amsterdam, ces vieilles servantes qui lilent, au tic tac solitaire de Thorloge, pres de la fenetre, ou filtre un jour jaunatre. Pourquoi done ces tableaux sont-ils si precieux, sinon parce que nous y trou- vons enregistree une certaine idee de la vie et de la societe, — une des grandes idees historiques de I'humanite? Suivant les instincts, les traditions, les prejuges par lesquels agissait cctte idee, ces hommes et ces femmes ont vecu. lis les ont acceptes, ils ne se sont pas poses a part, ils ne se sont pas tourmentes pour sortir de leur forme, et en cela, ils sont plus beaux que Childe Harold. Est-ce que les plus grands 384 SYDNEY SMITH. d'entre eux n'etaient pas contents de fumer leur pipe a cote de la brave menagere qu'ils avaient epousee, de regarder leur vaisselle luisante sur Tetagere bien rangee, de mettre leur plus beau col blanc le di- manche, et de sepromener avec la foule? Vers 1660, a La Haye, sur le Pavilioengragt, dans la maison du bourgeois Van der Spyck, vivait rhomme qui a penetre le plus avant au dela de Tlllusion, le plus constamment habite I'absolu. Le soir, quand il etait fatigue de penser et de polir ses verres, Spinoza aimait a fumer une pipe et a s'entretenir avec les enfants. Le dimanche, il allait entendre precher son voisin, le Docteur Cordes, « homme d'un bon na- turel et d'une vie exemplaire ». « Votre religion est bonne, » dit-il un jour a son hotesse qui se tour- mentait, « vous n'en devez pas chercher d'autre, ni « douter que vous n'y fassiez votre salut; pourvu « qu'en vous attachant a la piete, vous meniez en « meme temps une vie paisible et tranquille. » Entre une paysanne qui, son labeur acheve, reste assise, son rosaire a la main, les yeux vagues, devant le calme du soir, et le philosophe de la substance qui suit le sermon du bonhomme Cordes, il y a une ressemblance. Inconsciemment ou volontairement, ces deux etres, si differents, se rejoignent pour vivre en equilibre avec les choses. — On trouve la meme beaute et le meme enseignement dans la vie de Sydney Smith. LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 385 IX Chaque homme en mourant laisse bien peu de lui-meme. Detoute cette vie bruyante at passionnee, presque rien ne reste. Labeurs, desirs, efforts, volontes disparaissent presque entierement, ou bien se contredisant mutuellement, impuissants a conver- ger vers un effet durable, avortant par Teffet d'un defaut interieur, ou bien contredits par Taction opposee des autres individus, travaillant au rebours du plus grand nombre, avortant par I'effet de la pres- sion contraire du milieu. C'est la le dechet de la vie et le meilleur, le plus delicat de la vie disparait en dechets, comme la beaute de la chair perissable. Pourtant, le plus souvent, et toutes les elimina- tions faites, comme au fond d'un creuset apres les bouillonnements et le tourbillon des vapeurs, il reste un petit produit net, une petite quantity de matiere utile, riche en energie, qui s'en va grossir le capital humain. En general, ce legcr produit est invisible ou du moins impossible a discerner des autres, mele a la poussiere de toutc la generation. Quelquefois, si Thomme a ete original et tres actif, dans le travail total de Thumanite, il signe sa part ; le residu qu'il laisse reste distinct des autres. Dans I'Angleterre contemporaine Sydney Smith a laisse son petit residu qu'on peut essayer de demeler et de peser. II n'a pas ete assez original pour que nous puis- 25 386 SYDNEY SMITH. sions extraire sa poussiere de toutes les autres et la considerer a part, mais nous pouvons reconnaitre la place qu'elle occupe confondue a celle de cinq ou six de ses contemporains. Au travail social et poli- tique qu'a rendu necessaire I'apparition de la grande Industrie et le pullulement des classes ouvrieres dans les grandes villes, a la nouvelle organisation que cent ans ne suffiront pas a achever et qui n'est pas encore complete aujourd'hui, au code legal et moral qui va regir la societe transformee, avec Dugald Steward, avecBentham, avec Jeffrey, avec Brougham, Horner et Mackintosh, Sydney Smith a contribue pour une certaine part. « Le changement chez un ;( individu qui passe de la jeunesse a I'age adulte, dit K un de ses contemporains *, n'est pas plus grand que « celui que traversa I'Angleterre de i8i5 a 1829. (' Get etrange effroi du nouveau qui la paralysait « avaitdisparu.Traiterunhommed'innovateurn'etait « plus une injure. Les dissidents protestants et les « catholiques etaient emancipes. On avaitencorefait « tres peupour I'instructionetl'educationdu peuple, « mais tons les jours on signalait ses besoins et sa « misere, etTon n'entendait plus vanter les bienfaits « de rignorance. Les plaies de Tlrlande, que cent ans (( de legislation ne suffiront peut-etre pas a cicatriser, « etaient bien loin d'etre gueries, mais on cessa de « regarder I'lrlande comme condamnee a mort ; on « entrevit I'espoir lointain de la sauver. On laissait 1 . Cockburn, Memorial of his oiv>i time. LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 387 « faire la lumiere sur des abus autrefois consacres. On « s'habituait a reconnaitre les defauts de nombreuses « institutions jusque-la considerees comme d'origine « divine et meme de I'organisation financiere et du « systeme legal, le mieux garde, le plus obscur et le « plus sacre de tous, Surtout I'humeur de la nation « s'etait adoucie et son ccEur devenait meilleur. Pri- " sons, maisons de correction, jpork-houses^ toutes « les tristes demeures ou Ton enferme la misere et le « vice avaient ete reformees, et la loi cruelle s'etait « adoucie au souffle tiede de la pitie, de Tesprit nais- « sant de la philanthropic. « A tout ce travail, Sydney Smith a pris part, d'abord aux grandes lois visibles, d'une fagon certaine, par un effort continu de trente ans, non pas en soldat qui suit, mais en chef qui mene, surtout aux deux plus grandes qui marqucnt un tournant dans Thistoire de la societe et m^me de I'esprit anglais, Je veux dire a I'emancipation des catholiques et a la rcforme electorale. On peut voir aussi un prolongement lointain de son action dans I'abolition de TEglisc anglicane d'Irlande que les lords votent en 1 869 et qu'il reconimandait des 1 807^ dans toute la politique d'apaisement que la Grande- Bretagne suit en Irlande et qu'il depassait des 1807, puisque Peter Plymley propose d'instituer une Eglise catholique d'Irlandc dont les pretres seraient payes par TEtat. A cette premiere oeuvre a laquelle a collabore Sydney Smith, ajoutez les reformes par- ticulieres et de toutes especes qui modifient la struc- ture et I'esprit feodaux des institutions ct des lois, 388 SYDNEY SMITH. la suppression de quantite de pensions et de sine- cures accordees par le bon plaisir des ministres *, la reorganisation de la Court of Chancery ^^ la sim- plification d'une procedure interminable qui avait tout garde du passe, herissee de formalites inabor- dables aux petites gens, calculee pour faire trainer les proces de generation en generation ; la refonte d'un code criminel redige autrefois par des lords et des proprietaires terriens, ou la moindre atteinte a la propriete etait punie de mort et de deportation-' ; lattenuation des lois terribles qui protegeaient le gibier des squires ; la disparition de ces cloaques d'immondices, de promiscuite, d'infamies qu'etaient les prisons au commencement du siecle ; en 1834 la nouvelle loi sur les pauvres par laquelle est rem- place le vieux regime qui, emprisonnant de force le miserable dans sa paroisse et le secourant a domi- cile, diminuait en lui la volonte d'agir et, Thabituant a la dependance, I'encourageait a I'inertie; la meme annee le systeme des subsides par lequel I'Etat vient en aide aux ecoles primaires et commence ainsi I'education du peuple. De toutes ces mesures il n'en est pas une seule que, dans ses articles, ses discours et ses sermons, Sydney Smith n'ait reclamee ou prevue. Pourtant, ce n'est la que la moindre 1. Sur ces traitements et sinecures, Voyez passim, P. Plym- ley's letters. 2. The suitorcide delays of the Court of, Chancery (Sydney Smith). 3. V. May, Constitutional History of England, vol. Ill, 392, 393, 395. LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 389 partie de son oeuvre. De i8i5 a i83o, par un travail interieur, Tame anglaise s'est transformee; comme le dit Cockburn, un vent de pitie s'est mis a souffler, le coeur de la nation s'est elargi. La legislation ne se modifiera guere qu'a partir de 1840, mais deja ont disparu le ton hautain et rogue, Failure despoiique et cassante de tous ceux qui detiennent une autorite. Dans les prisons, dans les ecoles, au regiment, au work-house, la discipline s'est faite moins dure et la repression moins cruelle. Par ses ecrits, en plein regime de terreur, au moment ou la foule honnit comme jacobin * tout homme qui leve la voix en faveur d'une misere, par ses articles sur les prisons, sur le traitement des inculpes, sur le braconnage, sur les ecoles, sur les asiles de fous, sur la barbarie de la gentry qui defend I'entree de ses pares en les semant de pieges a hommes, sur les sevices que les patrons exercent sur les apprentis, Sydney Smith inaugure le grand mouvement humanitaire de TAn- gleterre au xix* siecle ^. Les barrieres qui separent les castes ne sont pas tombees, mais elles se sont abaissees, et par-dessus ces barrieres, la bourgeoisie anglaise regarde maintenant les multitudes ouvrieres ; elle se sent responsable de leur ignorance et de leur 1. Nor must wc pass over a set of marvellously wise gentlemen, who discover democracy and revolution in every effort to improve the lower orders and to take off a little of the load of misery from those points where it presses the hardest. (S. Smith, On Chimney Sweepers, 1819.) 2. Voyez comment il termine I'article intitule : On Chimney Sweepers. 390 SYDNEY SMITH. misere, et, vraiment, fait oeuvre declasse dirigeante. Comme Sydney Smith a Foston et a Combe Florey, elle a con^u une notion serieuse de son devoir envers les humbles. De la ces innombrables associations de bienfaisance, de temperance, d'enseignement; de la ce devouement de tant de gentlemen qui, de leur bourse et de leur personne, contribuent a la fonda- tion d'hopitaux, d'ecoles, de clubs, de musees, la fervente charite de tant de femmes et de jeunes filles qui enseignent dans les ecoles du dimanche, qui promenent les enfants pauvres de Londres a la cam- pagne, qui dans les bas-fonds de VEast End vont lire devant des auditoires de pauvres gens les poemes de Keats ou les romans de George Eliot, s'effor9ant d'eclairer d'un faible rayon d'art et de beaute quel- ques-unes de tant de vies tenebreuses. Nous avons admire en France ce mouvement d'extension des universites anglaises* par iequel la middle class essave d'enlever les ouvriers au cercle monotone de leurs soucis, en leur faisant entrevoir le monde supe- rieur de la science. Aujourd'hui, pour etudier aise- ment les tableaux plus raffines, les plus spiritualistes de I'ecole esthete anglaise, ceux de Madox Brown, de Rossetti, de Watts, de Burne-Jones, c'est dans VEast End qu'il faut aller souvent les chercher. Une societe s'est formee qui les emprunte aux collection- neurs et les expose au mois d'avril dans I'ecole de Toynbee-Hall, au coeur du plus sombre, du plus I. Max Leclercq, le Role social des Universites. LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. SqI morne quartier de Londres, au milieu d'une popu- lation d'ouvriers et de journaliers. — De tout cela les germes existent en i83o ct Tun de ces germes est contenu dans ce qu'ecrivait Sydney Smith en 1810. A cette chaude expansion du coeur anglais que constate deja Cockburn et qu'il a vu se faire en dix ans, correspond un elargissement de rintelligence. Les prejuges nationaux, qu'admirait Burke, et dont il faisait la theorie pour combattre le rationalisme de la revolution frangaise, avaient fini par s'amonceler en une croute epaisse, cbstruant le jeu de tout raison- nement. Au moment ou Sydney Smith ecrit ses ar- ticles de la Revue d'Edimbourg^ cette horreur de tout changement, cette superstition de la forme etablie, cet agenouillement devant la constitution comme devant une arche sainte, ce loyalisme passionnequi en toute reforme voit un danger pour « TEglise et pour le roi », ce ne sont pas les bizarreries ou les enfantillages de quelques esprits timores, ni les gri- maces officielles de quelques fonctionnaires. Ce sont des faits tres reels et tres generaux, des sentiments vivaces qui, pendant de longues annees gouvernent des millions d'hommes. lis sont si profondement enracines que, selon Stuart Mill, le plus grand service rendu par la reforme electorale, n'est pas d'avoir etendu le droit de suffrage, mais d'avoir montre qu'on pouvait toucher a la constitution, et d'avoir rompu le charme qui semblait engourdir ry\.ngletcrre. Selon Stuart Mill, Ic merite en revient a Bentham, mais il revient aussi a ses coUaborateurs et surtout 392 SYDNEY SMITH. aux fondateurs de la Revue d'Edimbourg qui vulga- riserent les idees de Bentham, qui sortirent de la pure speculation politique, etactivement,forgerentles armes qui demolirent le vieux systeme des prejuges tories. Au bout de soixante ans, ces armes ne nous semblent plus bien neuves, ni de metal bien rare; braves et bonnes epees pourtant, un peu lourdes quelquefois, mais bien taillees pour I'epaisse et com- mune matiere qu'elles eurent a percer. Nous ne voyons plus guere que du bon sens dans ce qu'ecri- virent Bentham et Sydney Smith, mais quand on reflechit a la pesanteur et a I'entetement des cervelles qu'ils eurent a convaincre, quand on pense a Abraham Plymley, quand on se rappelle quelques- uns de ces types d'eveques et d'archdeacons que, dans la confiance de sa forte jeunesse, Sydney Smith a si rudement malmenes, quand on se repete qu'en 1806, un premier ministre declarait « au nom de la « nation que toute concession aux catholiques etait « un danger public », on rend grace a ce bon sens et on mesure a sa vraie valeur le service qu'il a rendu. La se borne I'oeuvre de Sydney Smith. En effet au moment ou, ayant supprime les abus scandaleux, remedie aux gros defauts du vieux systeme social qu'ils respectent et gardent, les whigs de 18 10 croient avoir atteintune forme saine et stable, contre toutes leurs previsions, leschoses vont changer avec LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 3^3 une rapidite inconcevable. Jusque vers i832, — comme une eau qui, parce qu'elle est immobile, reste liquide malgre la temperature abaissee, — en depit de conditions et de tendances contraires, par la force de cohesion qu'ont les formes acquises, le vieil ordre social s'etait conserve. Aussitot qu'on y touche, a peine ebranle sur un point, 11 se defait de toutes parts, et Ton voit au milieu d'un trouble inattendu s'ebaucher les lignes d'un ordre nouveau qui n'est pas encore clair aujourd'hui. C'est que, par un effet des inventions qui ont decuple la puis- sance productive de I'industrie, rendu les communi- cations instantanees, accelere les transports, presque toutes les conditions de la vie humaine commen- cent a changer. Entre les mille effets complexes qu'engendrent ces causes profondes, regardez I'un des plus evidents. L'homme n'est plus enchasse dans un petit groupe local qui Tenserre et le cristal- lise suivant les traditions et les prejuges ambiants, et ce seul fait dctruit la base sur laquelle repose le vieux systeme whig hors duquel Sydney Smith ne con^oit rien. Atome instable maintenant, Thomme ne s'ordonne plus avec ses voisins en petites mole- cules distinctes et coherentes; dans le grand edifice national qu'il aide a composer il est isole et il n'est plus localise. De plus en plus il ccsse d'appartenir a telle paroisse, a telle ville, a tel district. II appartient a toute I'Angleterre; ouvrier a Leeds ou a Londres, transporte a Manchester ou a Glasgow, tout de suite il se sent chez lui. On ne peut pas exagerer 394 SYDNEY SMITH. rimportance d\m pareil fait. II change tout Tordre du groupement humain et, par consequent, I'un des principaux points de vue d'ou chaque homme aper- goit le monde. A cote de ce fait il y en a beaucoup d'autres aussi importants, une nouvelle distribution de la richesse, un soudain accroissement de la popu- lation qui en Angleterre et en Ecosse, va presque doubler de 1837 a 1887', I'apparition du grand proletariat, le developpement et la diffusion de la Science qui change les relations connues de rhomme avec I'univers. Naturellement il faut bien que toutes les idees et tons les sentiments changent par lesquels I'homme s'adapte a Tordre social qui devient diffe- rent, comme a Tordre universel qui parait different. En morale, en religion, en philosophic, en politique, par la generation de Sydney Smith, le xvin^ siecle s'etait continue jusqu'en i832. On peut dire qu'a partir de i832, peniblement, confusement, com- mence a s'ebaucher le travail qui va tenter de recon- struire le systeme des idees et des sentiments par lequel s'etablit Tequilibre entre I'homme et son milieu. A ce travail Sydney Smith, Jeffrey, Hallam, Brou- gham restent tout a fait etrangers^ Comparez-lesaux 1. L'augmentation de iSSy a 1887 est de 90 p. 100. 2. Jeffrey, qui est en relations personnelles et etroites avec Carlyle, ne comprend rien a son mysticisme, a la fa?on reli- gieuse et prophetique dont il envisage les questions sociales, a sa fureur centre la gentry, centre les gig-people, centre les chasseurs de renard. II le tient pour ennemi de la propriete et finit par se brouiller avec lui. D'autrc part, rencontrant un LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 3g5 esprits qui vont le diriger et mener I'Angleterre au- dela du whiggisme de la Revue d'Edimbourg jusque dans des oceans inconnus dont les horizons sont encore pour nous voiles de brumes inquietantes, a Carlyle, a Stuart Mill, a George Eliot, a Ruskin, et vous les reconnaitrez pour d'un autre age. Par son bon sens pratique, par son amour du juste milieu et du compromis, par son aptitude a saisir le detail des faits etson peu de gout pour les idees generales, par son dedain de la philosophie, par sa morale op- timiste et simple, par la clarte de toutes ses concep- tions simplifiees, par sa religion rassise, utilitaire et satisfaite, surtout par son temperament robuste et calme, etrangcr a tous les tressaillements protonds et delicats, aux aftinements maladifs, a la tension, aux complications de I'ame anglaise moderne, par toutes ses grandes caracteristiques, Sydney Smith est encore de Tepoque des Walpole, des Paley et des Warburton. Ainsi constitue comme Bentham, son maitre et son collaborateur dont il a bien des traits — la conception utilitaire et liberale de la societe, le mepris de Tart et de la poesie, la haine des « gene- ralites vagues » et des phrases toutes faites, la me- thode de reduction detouteidee en faits particuliers, et jusqu'au temperament, jusqu'a la verve jeune et jour Mackintosh, Tancien collaborateur de Sydney Smith a la Revue d'Edimbourg, Carlyle ecrit dans son journal : « The man is a whig philosopher and politician such as the time yields, our best of that sort, wliich will be soon extinct. (Froude's Carlyle). 11 dit aussi « I am that monster made up of all the whigs hate, a radical and an absolutist. » 396 SYDNEY SMITH. Joyeuseen pleine vieillesse', — il est trop solidement construit, trop coherent et personnel pour concevoir par imagination sympathique une autre forme d'es- prit que la sienne. II ne s'interesse pas comme Goethe, a ce que font les jeunes gens ; de la fermenta- tion des nouvelles idees, il ne devine rien. Meme ses grands contemporains, precurseurs de Tage nouveau, le laissent indifferent. A lire sa correspon- dance et ce qui a ete conserve de sa conversation, qui croirait qu'il a vecu en meme temps que Wordsworth et que Shelley? II semble qu'a Lon- dres, ou dans ses dernieres annees, il fut Fun des lions de la societe litteraire, il n'ait Jamais entendu parler des deux grands esprits, intuitifs, mystiques et philosophiques qui ont importe en Angleterre les idees allemandes, de Coleridge qui vit Jusqu'en 1834 et qui, dans son pays fut, selon Stuart Mill, le plus grand semeur d'idees du siecle, de Carlyle, qui, depuis 1 833, parle de la societe presented et de son avenird'une fagon toute differente de Sydney Smith, en voyant, en inspire, et en prophete. Non seulement Sydney Smith ignore ce mouvement mystique, mais il atravaille en sens contraire de ce mouvement. II a dit que notre plus grand devoir etait d'etre heu- reux, il a dit que le bonheur augmentait avec le nombre des guinees, il a dit que la religion rendait 1. Voy. VEssai de Stuart Mill sur Bentham, la ressem- blance est frappante. 2. Le Sartor Resartus, ecrit deja depuis plusieurs annees, parait dans le Fraser's Magazine en i833 et 1834. LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 897 rhomme plus propre agagner beaucoup de guinees, il a pretendu conduire rhomme par une provision de petites recettes experimentales et positives, 11 a defini la societe comme une compagnie d'assurances et le gouvernement comme un comite qui fait son devoir quand le roast-beef et les pommes de terre sont a bas prix, les citoyens libres et la police so- lide. Autant de blasphemes d'un gigman idolatre, dit Carlyle; c'est bien la cette religion du confor- table et du positif qui selon lui, a gangrene et dis- loque cette societe moderne pour laquelle il ecrit son Catechisme des cochonsK Voyez-la, cette societe que Sydney Smith declare parfaite parce qu'elle est riche, parce qu'elle a des chemins de fer, parce « qu'on ne met plus que six heures pour aller de « Bath a Taunton et que les rues sont mieux pavees », parce que « le bien etre humain a grandi avec I'in- « vention de la quinine, de la colchique, et des bre- « telles ». « Est-ce que les hommes sont meilleurs, plus beaux, plus forts, plus braves? Sont-ils meme ce qu'ils appellent plus heureux? Regardent-ils avec satisfaction plus de choses et de faces humaines sur I. L'article 4 de ce Catechisme semble dctinir exactement la conception du bonheur de Sydney Smith et la plus grande partie de sa conception du devoir : It is the mission of universal pighood and thcduty of all pigs, in all time, to diminish the quantity of unattainable and increase that of attainable. All knowledge and device and efTortoughtto be directed thitherand thither only; pig science, pig enthusiasm and devotion have this one aim- It is the whole duty of pigs. 398 SYDNEY SMITH. cette terre de Dieu ' ? Les choses et les faces humaines les regardent-elles avec plus de satisfaction ? Non pas ! Les faces humaines se regardent sombres, hai- neuses, discordantes.... Au loii? la terre anglaise verdoie, ondoieenmoissonsjaunes, et, parl'effetd'un charme etrange, deux millions d'hommes capables de travail les contemplent immobiles, comme en- chaines, incapables d'y toucher. Oui, de ces hommes qui sont plus precieux que des chevaux, qui ont une tete qui combine et une main droite fa^onnee pour le travail, deux millions sont immobiles, enfermes dans les work-houses qui couvrent le territoire. C'est que nous avons oublie Dieu ; le monde n'est plus qu'un enclos a betail et une maison de correction fort considerable, avec des tables de cuisine et de restau- I. Carlyle, Past and Present, chap. i. Nous avons d'ailleurs I'opinion de Carlyle sur Sydney Smith. Je cite tout le mor- ceau du journal oil il I'a ecrite. II faut voir le contexte pour sentirle contraste presquecomique des deux hommes. Carlyle ecrivait alors sa Revolution francaise. « The world seems often quite spectral to me, sometimes, as in Regent Street, the other day, quite hideous, discordant, almost internal. I had been at Mrs. Austin's : heard S. Smith guffawing, other persons prating, jargoning. To me through these thin cobwebs Eternity and Death sate glaring. Coming homewards along Regent Streetj through street walkers, through.... Ach Gott! — unspeakable pity swallowed up in unspeakable abhorrence of it and of myself. The moon and the serene nightly sky in Sloane Street consoled me a little. — Smith a mass of fat and muscularity with massive Roman nose piercing, hazel eyes, huge cheeks; shrewdness and fun, not humour or even wit, seemingly without soul altogether. — Mrs. Mill looking honest, rigorous, commonplace. The rest, babble, babble. Woe's me that I in Meschech am ! — To work ! LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 399 rant non moins considerables, ou celui-la est sage qui pent trouver une place. Toute la verite de cet univers est devenue obscure. II n'y a que le profit et la perte, le pudding et son eloge qui soient et restent visibles a rhomme pratique. Les lois de Dieu sont transformees en principes du plus grand bonheur possible et en expedients parlementaires. » Enclos a betail, tables de cuisine et de restaurant, ce sont la justement les images favorites de Sydney Smith quand il parle se- rieusement de la societe ou memc dc TEglise ^ — La morale de Sydney Smith est maudite par Carlyle. Meme abime entre la religion dc Sydney Smith et les idees religieuses des nouveaux venus. Le grand souffle mystique qui s'est leve au xvin'' siecle avec les methodistes triomphe. Sydney Smith a me- connu et raille les methodistes et voici qu'ils ont raison contre lui. Les sectes se muhiplient et s'eten- dent. Leur esprit meme passe dans I'Eglise d'An- gletcrre, avec leur serieux tragique, leur inquie- tude, leur passion de proselytisme. Les anglicans evangelistes Font d'abord manifeste. Les vieux dogmes qui reposaient dans une immobilite res- pectee ont ete remues par Teffervescencc d'une seve nouvelle et, comme au xvi" siecle, des discussions ardentes en ont debattu le sens. La nation s'est cprise de theologie ; Oxford s'est jetee avec enthou- siasmc dans les passionnantes questions d'interpre- tation, et Tanciennc inertic bcate, comme I'ancien I . Indian missions, Peter Plymley (passim). 400 SYDNEY SMITH. equilibre tranquille et sense a fait place a une fer- mentation brulante. Menes par la deduction theo- logique, des anglicans se sont convertis en troupes au catholicisme; d'autres ont rejoint les dissidents. Sydney Smith, qui croyait arrivee I'ere bienheu- reuse de la raison calme et tolerante, aurait-il jamais cru que I'Eglise anglicane allait se diviser en deux camps, I'un presque methodiste et I'autre presque catholique*? Dans la basse comme dans la haute Eglise, on retrouve aujourd'hui la religion emotion- nelle que denon9aient Addison, les philosophes, les theologiens du xvni= siecle et Sydney Smith a leur suite. Dans I'une et dans I'autre, le christianisme a cesse de n'etre qu'une morale forte et saine. Les problemes de foi ont tourmente les ames comme des questions de vie et de mort. L'evangelisation de la populace a recommence comme aux temps de Wesley et de Whitefield, menee par les dissidents, paries sa- lutistes, paries anglicans, par une troupe nouvelle et I. S. Smith voit les premiers puseyistes et en a horreur. « I cannot tolerate, dit-il, this bowing to the East, bowing to the West, and kindred absurdities!... Nothing so remarkable in England as the progress of these foolish people.... » — Et voici les raisons pour lesquelles il les combat : elles montrent a quel point le protestantisme est enracine chez ce defenseur de I'emancipation descatholiques: «! have been preaching against the Puseytes. 1° Because they lessen the aversion to the catholic faith and the admiration of Protestantism, which I think one of the greatest improvements the world ever made. 2° They inculcate the preposterous surrender of the understanding to bishops. 3° They make religion an affair of trifles, of pos- tures and garments. » (To Miss Martineau, dec. nth. 1842.) LA VIEILLESSE ET L CEUVRE. 40 1 grossissante d'ames ferventes qui, ne croyant plus a la divinite du Christ, veulent garder et precher son christianisme. Le pretre ideal n'est plus ce qu'etait Sydney Smith, a Foston et a Combe Florey, sim- plement un conseiller, un tuteur charge de veiller aux interets et a la bonne conduite de son troupeau. Un beau roman nous en a montre dernierement le type le plus recent avec son intensite de vie spiri- tuelle, avec Tardeur de sa foi qu'on ne deracine pas sans faire saigner toutes ses fibres vivantes et laisser I'homme a tout jamais fremissant et souffrant, Memes tendances dans la Htterature, dans la critique des M. Arnold, des Ruskin qui travaillent a I'affine- ment de I'ame, dans le roman de Charlotte Bronte, de Dickens, de Miss Yonge, de Mrs. Gaskell, surtout de Kingsley, de George Eliot et do Mrs. Ward qui, de plus en plus, n'ecrivent que pour enseigner et pour precher*, dans la poesie de Tennyson et des deux Brownings qui prennent pour unique sujet, rinvisible, I'etre spirituel, — le premier, delicat, calme, raffine, pur, habitant les hautes regions rares et tranquillcs du sublime moral, — les deux autres, apres, vehements, chantant dans un style etrange, eblouissant et obscur, tendu et brise, saccade et extatique, le monologue de Tame qui sent Dieu et qui fait effort vers lui. — A cote de cette expansion de Tesprit mystique, par un effet des memes causes, se developpe aussi I'esprit philosophique. L'un et I. A man has no business to write except to preach. (Kingsley.) 26 402 SYDNEY SMITH. I'autre ont ete combattus par Sydney Smith. C'est que I'un et I'autre sont freres. Tous deux depassent I'ob- servation tranquille et minutieuse des faits, Tenre- gistrement des petites experiences quotidiennes au- quel Smith nous recommande de nous borner. Par une intuition soudaine ou par une enquete sys- tematique, tous deux se prennent a I'universel et a I'absolu, tous deux s'opposent au bon sens prudent des utilitaires, des whigs, de tous les opportunistes qui, en morale, en religion, en politique, prechent la tradition et ne considerent que le detail des cir- constances variables auxquelles il convient de s'adapter au jour le jour. Outre la speculation proprement dite qui, avec Darwin et Spencer, va renouveler tous les grands points de vue, voici que I'economie politique avec Stuart Mill, la sociologie et la science du droit avec Summer-Maine, la cri- tique avec Lewes, I'histoire avec Carlyle, le roman avec George Eliot se font philosophiques. Chez les autres, historiens, critiques, romanciers, poetes, naturalistes, dans les revues, dans les journaux, on retrouve la meme foi dans I'intuition ou dans le systeme, les memes fa9ons deconsiderer les origines et les ensembles. Ce developpement soudain de la pensee n'est point special a I'Angleterre, et meme, s'il a lieu en Angleterre, c'est par I'afflux des idees qui viennent d'Allemagne et de France. — En effet, les Anglais vont abandonner le point de vue insu- laire auquel se tient I'esprit whig, que n'ont point quitte Sydney Smith et Jeffrey, que ne quitte pas LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 4o3 encore Macaulay. George Eliot voit le monde anglais comme local et particulier, tour a tour elle regarde les choses sous Tangle etroit qui est special a ce monde, ou de haut, apercevant cc monde a sa place dans Tensemble, I'observant comme un tout ferme ou comme une imperceptible fraction d'un autre tout qui le depasse de toutes parts. L'esprit anglais se fait critique et cosmopolite : les idees de Fichte et de Jean-Paul passent en Carlyle, celle de Comte dans Lewes et Stuart Mill, celle de Goethe dans Matthew Arnold. Carlyle aime I'Allemagne et fait connaitre Lessing, Schiller, Goethe, Herder. Stuart Mill aime la France et fait connaitre Carrel, Guizot, Michelet, Augustin Thierry. Remarquez que cette serieuse litterature qui poursuit ardemment la solution des grands problemes scientifiques, sociaux et moraux ne s'adresse plus comme autrefois a quelques nobles ou lettres cosmopolites, mais qu'aujourd'hui elle penetre tres profondement et, s'irradiant tres loin, avec plus ou moins de clarte, va se reflechir dans des millions de cervelles et de coeurs. C'est de politique interieure et de questions so- ciales que s'est surtout preoccupe Sydney Smith, et j'ai tente de decrire Tensemble de ses vues sur la societe et le gouvernement. Sur ces sujets, la dis- cussion est plus passionnante que sur les autres. Tout au moins les questions qu'elle souleve, etant plus grosses et plus visibles, intdressent la foule ; elles exigent une solution plus rapide, car les hommes patisscnt tant qu'ils nc les ont point 404 SYDNEY SMITH. resolues. II faut voir avec quelle rapidite les nou- veaux courants eloignent la generation qui suit Sydney Smith de sa conception politique et sociale. Des 1823, en fondant la Revue de Westminster, les deux Mill enoncent le programme democratique et radical. Avec un instinct sur, ils sentent que leur veritable ennemi n'est pas I'ancien tory, mais le whig liberal qui reclame en ce moment Temanci- pation des catholiques et la Reforme, et, pour com- mencer, ils jettent une declaration de guerre a la grande citadelle whig, d'ou combattent Sydney Smith 6t ses amis. « Dans ce premier numero, » ecrit Stuart Mill', « men pere definit la Revue d'Edimbourg « comme organe politique, puis il fit une analyse « complete, au point de vue radical, de la cons- « titution anglaise. II denon^a son caractere aris- « tocratique, la nomination de la Chambre des com- ic munes par quelques centaines de families ; il « montra comment les deputes des comtes etaient « toujours les grands proprietairesterriens ; il definit « les differentes classes que cette etroite oligarchie « admettaitapartager le pouvoir avecelle;il decrivit « ce qu'il appelait les etais naturels de cette oligar- « chie, I'Eglise et la magistrature. II montra la ten- « dance naturelle qu'avait une societe aristocratique « ainsi constituee a se grouper en deux partis; Fun « maitre du pouvoir executif, I'autrecherchanta s'en « emparer en s'appuyant sur Topinion publique sans I. Autobiography. LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 405 « sacrifier le principe du gouvernement aristocra- « tique. II decrivit la politique que doit suivre un « parti aristocratique, faisant de I'opposition et co- « quetant avec les idees populaires pour s'assurer « Tappui du peuple. II montra comment cette poli- « tique avait ete suivie par les whigs et par la Revue « d'Edimbourg^ leur grand organe litteraire. II les (' fit voir appliquant ce qu'il appela leur systeme « de bascule, ecrivant alternativement pour et contre « toute question qui touchait auxinterets des classes « gouvernantes, tantot dans des articles differents, « tantot dans des paragraphes differents du meme « article. Jamais attaque aussi formidable n'avait « ete dirigee contre la politique et le parti whigs ». C'est qu'elle touchait Ic fond dc la question en decrivant le whi^ et le torv comme des varietes du meme type, partisans de la mcme forme de gou- vernement, en se prenant a cette forme pour en faire triompher unc nouvelle que le whig abomine autant que le tory. Voila la jeune voix qui se leve, com- bien ditfercnte dc toutes celles qu'on avait enten- dues jusque-la ! Ces nouveaux venus sont depourvus de ce respect instinctif du passe, de la tradition, des institutions, des grands corps etablis qui carac- terise le whig. Surtout ils n'ont pas son amour du compromis pratique, son sens du detail : ils sont philosophes, logiciens. Tons, depuis le vicux James Mill, jusqu'a Cotter Morrison, jusqu'a M. Morley, jusqu'a M. Harrisson, ils connaissent et aiment les encyclopedistes fran^ais. Voilii leurs maitres, 406 SYDNEY SMITH. ceux dont, visiblemeni, ils suivent, non seulement la pensee, mais les precedes de pensee. lis cons- truisent des systemes; ils proposent un nouveau plan de societe ; ils vont jusqu'au bout de leurs idees. Au fond, et Sydney Smith I'avait bien senti, ils ne prennent point pour pierre angulaire de toute leur philosophic sociale le fameux principe de la propriete qui fournit aux whigs leurs axiomes directeurs. lis sont clairement democrates. C'est pourquoi cette Reforme de i832 qui, pour Sydney Smith, est une conquete admirable, apres laquelle il faut se reposer longtemps, ils la declarent insigni- fiante et meme malfaisante. Qu'a-t-elle fait pour les paysans, les ouvriers, les pauvres? Elle n'est qu'une victoire de la bourgeoisie riche et prudente, de la Middle Class commer^ante, et Smith I'avait dit en louant la reforme : « La majorite des nouveaux « membres sera composee de gentlemen proprie- « taires, nommes par des boutiquiers prosperes. » Or, la generation qui le suit se preoccupe de moins en moins des boutiquiers prosperes et des gentlemen et de plus en plus de la misere de ces millions de travailleurs qui n'ont point droit de ci- toyen, et pour qui s'ouvrent * les nouveaux work- houses. Comme en France, en 1848, il devient clair que le regime juge definitif par la bourgeoisie liberale, n'est qu'une etape. Comme en France, en 1848, le proletariat surgit; il est la maintenant, non I. En 1834. LA VIEILLESSE ET L CEUVRE. 4O7 plus obscur et silencieux, mais visible, posant ses enigmes auxquelles il faut bien repondre, auxquelles chaque homme qui sent et qui pense cherche une reponse. Vers 1834, par les premieres demons- trations politiques des Trades unions^ par des pro- cessions monstres, par Tagitation chartiste, plus rudement par les emeutes de Birmingham, de Shef- field, de Newport, de Newcastle; en i835 par une petition que signent i 280000 personnes, en 1848 par une petition que couvrent 5 millions de signa- tures, la multitude proletaire a fait entendre sa plainte et sa menace ; la sage bourgeoisie avait compte sans elle; du moins elle avait cru pouvoir laconduire en troupeau obeissant et respectueux, et, de fait — comme on I'avait vu en i83i — jusque-la, la multitude s'etait rangce derriere elle. Voici que le troupeau s'arr^te : il a trop souffert; avec inquie- tude et tumulte, il se presse et se pousse en attendant qu'il puisse se conduire lui-meme. Chose admirable, ses conducteurs n'essayent pas de lui donncr des coups de fouet. Meme ils le re- gardent avec pitie. A la vue de I'homme pale, aux yeuxvagues, au front sillonne, au geste gauche, aux mains noircies qui sort de sa mine et dc la fumee des grandes villes ou Sydney Smith nc I'a pas aper^u, le nouveau coeur qui palpitait dans le roman, la poesie, la religion, se met a trcssaillir. D'une voix fou- droyante d'Ezechiel, Carlyle denonce les peches d'omission des classes dirigeantes et proclame un decalogue, les devoirs des « capitaines d'indus- 408 SYNDEY SMITH. trie ^ » et des bourgeois; il ecrit TEvangile du tra- vail venerable, — sacre, parce que c'est lui qui met I'homme en communion avec le divin. Etvoici que sa voix, solitaire dix ans auparavant, eveille maintenant de multiples echos : « Jamais, dit Stuart Mill, on ne « s'est autant preoccupe de savoir comment la foule « estnourrie, vetue, instruite^, de savoir si sa condi- « tion s'est amelioree comme celle des autres classes. « Les droits du travail sont devenus la question du « jour. Un nouveau mouvement s'est dessine aussi « violent qu'autrefois le mouvement contre I'escla- « vage. Partout on a vu surgir des societes pour « la protection des ouvrieres ou des gouvernantes, « pour la construction de maisons d'ouvriers. D'autres « travaillent a donner aux pauvres, des pares, des cc promenades, des bains. Aux Communes, de grandes « minorites ont reclame I'intervention de la loi pour « diminuer les heures de travail dans les manufac- « tures; on s'efforce de les limiter dans les boutiques. « Des associations se sont formees pour procurer du « travail aux ouvriers ; cent systemes ont ete discutes « dans des meetings publics » pour hater I'avene- ment « d'un nouvel ordre de choses ou toutes les « formes du vice, de la misere et de la souffrance « physique disparaitront ». Lui-meme, le froid logi- cien, eleve dans I'ideologie systematique^, voici que la lecture de Wordsworth, plus tard la frequentation I. Past and Present — Chartism — Latter day pamphlets. 1. Dissertations and discussions (Claims of Labour). 3. Autobiography. LA VIEILLESSE ET L CEUVRE. 4O9 de Carlyle, Tont convert! a la nouvelle foi mys- tique ; la grace I'a touche, en sorte qu'il y a main- tenant en lui deux hommes qui se tourmentent Tun I'autre, un sentimental et un impeccable raisonneur, philosophe de I'experience. II est bien loin main- tenant de Bentham et de son pere : « Autrefois, la propriete privee et I'heritage m'ap- « paraissaient, comme a eux, le dernier mot de la « legislation : pour adoucir les inegalites qui resul- « taient de ces institutions, je n'imaginais que I'abo- « lition du droit d'ainesse et des entails. « L'idec qu'il etait possible de faire davantagepour « supprimerTinjustice qui provient du fait que quel- « ques hommes naissent riches et que la majorite « nait pauvre me paraissait chimerique. Je ne voyais « d'autre solution au problcme que dans I'education 'c des masses et la diminution de son taux d'accrois- « sement. Bref, jY'tais autrefois democrate et pas du « tout socialiste. Je dcvins moins democrate, car Je « redoutais Tignorance et la brutalite de la foule, « mais la nouvelle idee que je me fais du progres pos- « sible depasse les visees des democrates et me clas- « serait parmi les socialistes. J'aper^ois une epoquc " oil la societe ne sera plus divisee en paresseux et « en travaillcurs, oii la regie que ccux-la ne mange- « ront pas, qui ne travaillcnt pas sera appliquec a « tous, ou la repartition du travail, au lieu de de- ft pendrc de I'accident, de la naissance, sera dirigce « par un principe de justice reconnu et applique. Le « probleme social de Tavcnir me parait etrc d'unir 410 SYDNEY SMITH. « la plus grande somme possible de liberte indivi- « duelle a une possession en commun des produits « bruts du globe et a la participation egale de tous « aux fruits du travail combine de tous. L'egoisme « profondement enracine, qui est le caractere de la « societe actuelle, n'existe que parce qu'il est nourri « par les institutions presentes. Je ne considere nos « institutions et nos formes sociales que comme pro- « visoires. » Tout le monde ne parle pas aussi clairement, mais le sentiment de justice et de charite qui inspire ces pages se repand par toute I'Angleterre et agit. II passe dans le roman avec la Sybil de Disraeli, avec le North and Souths de Mrs. Gaskell, avec toute I'oeuvre de Dickens dont la main tremblante et pitoyable touche aux plaies des humbles qu'a meurtri la pesante roue tournante de I'industrie qui, indifferente, en machine, fabrique la richesse. II passe dans la predication de George Eliot, qui, mon- tant dans des regions plus hautes que celles qu'habite Dickens, s'elevant au-dessus du frissonnement du simple artiste, enseigne en philosophe, avant Tolstoi et avec la meme grandeur que lui, le dogme de la solidarite humaine, la religion de la souffrance, la morale du renoncement. Stuart Mill Tintroduit, ce sentiment, dans I'economie politique : elle n'est plus, chez lui, cette science de pure logique, qui, conside- rant les hommes avec impassibilite, en corps inertes, soumis a des lois inflexibles, supprimait entre eux les liens du coeur. Quoi d'etonnant si toutes ces LA VIEILLESSE ET L(EUVRE. 41I aspirations aboutissent a des effets pratiques et finis- sent par diriger les actions de I'Etat comme celles des individus? Quoi d'eionnant si la legislation de- vient sentimentale et si, dans son imperieux besoin de justice, elle oublie les vieux preceptes liberaux? Elle n'est plus faite pour des gentlemen ou des bour- geois, soucieux avant tout d'etre maitres absolus de leurs personnes et de leurs biens, isoles, indepen- dants chez eux, dans leur manoir, dans leur maison ou nul n'a le droit d'entrer. Elle s'adresse a la foule ouvriere, habituee a la vie en commun dans les corons de I'usine, au travail en commun sous la dis- cipline de I'usine. Naturellement, pour cette foule, la societe ideale est une usine, ou les ouvriers seraient bien traitcs, recevraient une part des benefices, auraient un petit logement sain, de nombreuses heures de repos, des lieux de recreation, des livres, une ecole pour leurs enfants, des vetements et de la nourriture a bas prix, apportes par le chemin de fer des pays de production. Dans cette usine mo- dele, la souffrance physique est presque abolie ; on pent y etre heureux, si minuticuse qu'en soit la regie- mentation. — Voila la forme vers laquelle s'oriente la nouvelle legislation si heureusement inauguree, en 1846, par la loi qui, supprimant les privileges economiques des squires et des fermiers, a etabli, dans la Grande- Brctagne, le regime alimentairc propre a la vie industriellc. Combicn systematique et philosophique cette legislation, de plus en plus deductive, tout entiere subordonncc a des principcs 412 SYDNEY SMITH. de sentiment, poursuivant une idee, s'eloignant de la pure politique d'affaires, de I'opportunisme whig, multipliant les commandements, intervenant entre les contrats, etendant partout la surveillance et Taction de I'Etat paternel et charitable, visant a I'unite et a Tuniformite, s'approchant par degres de la construction communiste et socialiste, il faut lire pour le comprendre, la defense par Spencer de I'ancienne politique whig, son ardent plaidoyer pour I'individu contre I'Etat. G'est ainsi que dans la legislation, dans la litte- rature, dans la speculation generale, dans les croyances, partout ou Thomme agit, sent et pense, se manifeste, en Angleterre comme ailleurs, la gra- duelle apparition a la lumiere d'un monde nouveau, mal ebauche encore, de structure indecise, a peine coherent. Confusement, — avec quel serieux et quelle passion ! — il cherche sa forme sociale, sa morale, sa religion, sa philosophic, c'est-a-dire ses formules de vie, son e'quilibre interieur, son equilibre avec I'univers qui Tenvironne. Trouvera-t-il ces equi- libres ? Est-il vraiment viable? Ne sentons-nous pas deja quelques-uns de ces vices profonds ? En Angle- terre, specialement, les cinq millions d'hommes qui vivent de leur salaire de la semaine continueront-ils a s'en contenter ? Et, question plus tragique, conti- nueront-ils a le gagner^? Plus generalement, n'y aura-t-il jamais de contradiction entre I'idee nou- I. Voyez H. Ward : The Reign of queen Victoria. Preface. LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. 4i3 velle que nous nous faisons du monde et les vieilles lois de la vie collective? La science ne con- tient-elle pas un germe malfaisant, destructeur de Tillusion sans laquelle Thomme ne peut pas vivre, et qui rongera le lien qui Tattache a lui-meme, comme le lien qui I'attache a son groupe? — germe imperceptible encore, mais destine peut-etre a se manifester au milieu du developpement de ce jeune monde, comme une maladie hereditaire qui laisse grandir I'homme, pour le tuer en pleine maturite. Quelles croyances antagonistes seront assez puis- santes pour le faire avorter? Les vieux dogmes sub- sisteront-ils, et, s'il faut qu'ils disparaissent, pourra- t-on garder la miraculeuse essence, Ic precieux prin- cipe de vie qu'ils contiennent? — Sombres cnigmes qui tourmentent aujourd'hui tous les cocurs et les intelligences et qui n'ont point inquiete Sydney Smith. C'est qu'il n'etait pas un esprit dominateur et qui voit dc haut, a la facon de Carlyle, un chef d'hommes, un « heros » rongc par le souci, parce qu'il sait la longueur et les dangers de la route ou il conduit la foule. En bon sergent, il a marche, sans savoir ou il allait, menant son peloton, s'acquittant bien de sa tache, mais prenant I'etape qu'il fournis- sait pour la fin de la marche. 11 a aide ainsi a con- duire I'Angleterre vers le monde nouveau, mais, quand il est mort, ses pieds n'y etaient pas entres, ses yeux ne I'avaient point soup^onne. Faut-il Fen estimer heureux? — Ce monde est-il une tcrrc promise? ERRATA Pctges Ligti'S VII Av. prop. 6 XII » 18 XIV 6 22 (texte) 16 40 5 71 » 1 1 84 18 02 (note) 9 102 (lexte) 1 2 A u lieu de : Lire : sont dans I'ombre font dans I'ombre ni si elles sont appelees ni si telles sont appelees cceursetcervelles anglais cervelles et coeurs anglais humour Lady — humour d'exorde, de divisions Octobre 1893 ID (note) 1 3 humeur Lady, — humeur d'exorde de divisions Octobre 1891 desdenrees des vetements des denrees et des v€te- ments hpt eputy the deputy 118 Remplacer la note I de cette page par la note I de la page iiq, et la note 2 par la note i de la page 118. 110 Remplacer la note I de cette page par la note 2 de la page 118. 120 (note) lintel Mr Gilfil's Lore S/orv Mr Gil fil's Love Story 171 » — 28 bonnet chapeau 186 (noles) — 3 M. Hrs Ward Mrs. H. Ward 2o3 (texte) — II chacun a son /JfU' et place chacune a son /'eipct places 216 la note I se rapporte a la ligne 17 et non a la ligne 16. 328 (texte) ligne 28 qui demeure prospcre qui demeure, prospere 9 ordre accoutume I'ordre accoutume 3 Forterene Fortescue 21 graines tombent drues grains tombent drus 3o la structure de lesprit la structure et ["esprit feodaux fcodaux in ainsi conslilue comme ainsi constitue, comme Benlham Bentham 235 (texte) 285 (note) 3l5 (texte) 38: 395 TABLE DES MATIERES AVANT-PROPOS ^ CHAPITRE PREMIER BIOGRAPHIE (177I-1807). I et II. _ Naissance et jeunesse de Sydney Smith 2 III. _ Sydney Smith Curate a Nether- Avon 11 IV. — Sydney Smith a Edimbourg. — Fondation de la Revue d' Edimbourg. —Esprit de cettc Revue. Sydney Smith a Londres 26 CHAPITRE II CARACTERE DE SYDNEY SMITH. I. _ Son temperament. — Sa vaillance et sa gaiete 33 II. — Sa volonte 4^ III. — Ses instincts altruistes et sociaux; son sens du devoir ^4 IV. — Portrait de Sydney Smith 63 CHAPITRE III l'eSPRIT de SYDNEY SMITH. I. — L'imagination concrete. 63 41 6 TABLE DES MATIERES. II. — Le sens du detail et du complexe 80 III. — Frequence de ce genre d'esprit en Angleterre. — Ses grandes manifestations 89 CHAPITRE IV PROELEMES POLITIQUES ET SOCIAUX. I. — L'oligarchie anglaise au xvin^ siecle gS II. — Apparition de la grande industrie. — Mouvement de la population 99 III. — Effetssur lesesprits. — Nouveauxbesoinspolitiques. 102 IV. — EfFets sur les ames. — Nouveaux besoins religieux. — Impuissance de I'Eglise et de la religion officielles a les satisfaire. — L'esprit etleclerge de cette Eglise 112 V. — Apparition et propagation du methodisme. — Re- naissance de I'Esprit mystique et poetique 122 VI. — Nouveaux besoins sociaux et economiques. — Pro- gres des idees liberales et individualistes i35 VII. — Arret de developpement produit en Angleterre par la Revolution fran^aise. — Opposition de la philosophic de la raison et de la philosophic du prejuge traditionnel. — La reaction tory. — Le code de guerre 140 CHAPITRE V IDEES GENERALES DE SYDNEY SMITH. — I. — LA MORALE ET LA RELIGION. I et II. — Morale realiste, utilitaire et active de Sydney Smith i65 III. — Son sens religieux 184 IV. — Sa religion optimiste, « pratique, rationnelle et aristocratique ». — Comment manifestee par le clerge et leculte anglicans 188 CHAPITRE VI IDEES GENERALES DE SYDNEY SMITH. — II. — LA SOCIETE ET LE GOUVERNEMENT. I. — Sa conception utilitaire et positive de la politique. TABLE DES MATIERES. 417 — Son dedain de la politique deductive et senti- mentale 211 II. — Le whig. — La politique d'affaires, d'atermoie- ments et de compromis 218 III. — Le whig. — Son fonds conservateur 222 IV. — Le whig. — Son fonds aristocratique 227 V. — Description ideale de I'aristocratie whig 229 VI. — Role des whigs au xix« siecle. — Reussite tempo- raire du whiggisme 239 CHAPITRE VII SON TALENT. Le style simple, populaire, familier. — Le ton franc, jovial, hardi. — Les images, les illustrations, I'humour. — Inferiorite artistique de ce style. — Superiorite pra- tique de ce style 242 CHAPITRE VIII LES LETTRES DE PETER PLYMLEY. I. — Description du public auquel s'adressc Sydney Smith, — Un parson et un squire en 1807. — Origine, formation et nature de leurs prejuges. — Comment ils raisonnent. — Leurs prejuges anti-catholiques. 280 II. — Analyse des Lettres de Peter Plymley : citations. — Analyse des precedes. — Role de Sydney Smith ans la propagande des idces liberales 289 CHAPITRE IX LA VIEILLESSE ET l'cEUVRE. I. — Resume dc la vie de Sydney Smith jusqu'en 1828. — Concordance entre les principales dates de cette vie et les principaux cvencmcnts de I'histoire politique et sociale de I'Angleterrc au commence- ment du siecle ... 3 16 II. — Sydney Smith a Bristol. — R(5jouissances ofticielles du 5 novembre. — Un banquet d'aldermen. — 27 41 8 TABLE DES MATIERES. Sermon de Sydney Smith sur la tolerance 32i III. — Emancipation des catholiques. — Sydney Smith recteur de Combe Florey. — Le paysage et le cli- mat. — Vie de Sydney Smith a Combe Florey. . . 828 IV. — Agitation pour la reforme electorale. — Meeting de Taunton. — Discours de Sydney Smith 334 V. — Sydney Smith conservateur a partir de i832. — Le conservateur moderne. — Pourquoi Sydney Smith est conservateur 342 VI. — Dernieres annees de Sydne)' Smith. — Son genre de vie, sa conversation, sa reputation, le recteur de campagne, le chanoine de Saint-Paul. — Sermon sur les devoirs de la reine 349 VII. — Les derniers jours; la mort 374 VIII. — Philosophic de la vie de Sydney Smith 38o IX. — L'oeuvre de Sydney Smith. — Limites de cette ceuvre 385 X. — En quoi cette oeuvre a cte depassee. — Changements generaux dans la condition de I'homme. — Effets speciaux sur la societe anglaise. — Auto- rite croissante du sentiment. — La nouvelle morale, les nouvelles croyances, la nouvelle litlerature, la nouvelle politique, la nouvelle legislation. — Triomphe general de I'esprit in- tuitif et philosophique. — Fin du whiggisme. . . 392 5044-93. — CoRBEiL Imprimerie Ed. Crete. UNIVERSITY OF CALIFORNIA LIBRARY Los Angeles This book is DUE on the last date stamped below. 9^977 Form L9-50m-7,'54 (5990)444 p ^ 3 1158 00129 V 0575 /O PR Ci;2s UC SOUTHERN REGIONAL LIBRARY FACILI1|^ AA 000 375 514 7 '■n''-.y:y- ■■•'■