JEAN HESS LAME NEGRE D ]•. U X 1 1' M K !•: IH T I O N Ouvrage couronne par I'Academie fraiK^aifie -f ca- PARIS CALMANN LEVY, E D 11 E U R Rri' AUIU- R ISH'J lliRARY I nutty BtSfTY Of J €> A/r L'AME NEGRE Droilg de traduction et de reproduction rti«rves poiSr lous les pay; y compris la Stiede, la Norvepre el la Hollandc. Coulommiers. — Imp. P. BRODARD. — 8M-9C.. JEAN HESS LAME NEGRE PARIS CALMANN LEVY, EDITEUR ANGIENNE MAISON MICHEL LEVY FRERES 3, RUE AUBER, 3 1898 y (S,R3.^/ 32 i oKP ufli i L'AME NITGRE MAJOGBE Quand je voyageais dans le pays des Yoroubas, je prenais plaisir a ecouter les histoires, les contes, les aventures que mes h6tes narraient pendant les longues heures passees de compagnie, le jour sur les verandas fraiches, le soir autour du foyer dans la case chaude. Ces peuples n'ont point la gazette ecrite, qui, chaque matin, sert le fait divers et le feuilleton. Ce besoin universel de Fesprit humain obtient cependant chez eux satisfaction. Lorsque le journal et le livre manquent, les narrateurs y suppleent. Le journal et le livre n'ont pas toujours de la c^sie. Les conteurs primitifs en ont toujours. 1 2 MAJOGBE. Leur charme est de simplicite, d'observation naive et franche. En art, ils sont encore au temps ou le rea- lisme ne differe point de I'idealisme. Les jolies histoires qu'ils me conterent, et qui tant me plurent, j'ai essaye de m'en souvenir pour ecrire ce recit. Puisse mon ame de civilise ne pas en avoir outre me sure trahi la saveur ! — Orol Oro! Le dieu terrible, le dieu des vengeances, le dieu des supplices, le dieu de la mort fait entendre ses lugubres sifflements sur la ville. Le marche se vide. Les femmesabandonnentleurs couffins pleins d'herbes, de viandes, de poissons, de cauris. Elles fuient. Elles bondissent avec des cris. Elles sautent, les bras en avant, par-dessus les tas d'ignames et les corbeilles de mais. Elles perdent leurs turbans, leurs pagnes. Elles vont nues. Elles enlendent Oro. Elles hurlent. Elles cherchent une porte qui s'ouvre, une case qui les accepte. C'est une volee de poules apeurees. Le dieu siffle la mort. Elles doivent se cacher ou mourir. Elles ne veulent pas mourir. Des hommes courent, les yeux luisants. lis ont le baton casse-tetes, le sabre et le couteau. lis repondent a Fappel du dieu des tueries. lis se pre- 4 MAJOGBE. cipitent. Une vieille a voiilu prendre sescaurisavant de fuir. Elle est vue. Elle tombe evenlree. La colerc du dieu passe. Une vierge, une enfant s'est cachee tremblante sous un amoncellement de naltes. Elle est devinee. On la brise. II ne faut pas qu'une fcmelle puisse dire qu'elle a vu Oro! Les sifflemenls augmentent. De toutes parts, ils arrivent, montent, se croisent, coupants, dechirants, sourds, aigus. On dirait les pleurs, les impreca- tions des genies de la tempete, les vents acharnes centre les feuillages de la foret, les nuits ou Chango se fache. Mais le cicl est pur, tranquille et bleu. Les appels d'Oro ne le troublent point. Le dieu ne regno pas sur les elements. II a sur terre le coeur des hommes qui s'affolent aussit6t que ses pr^tres sortent et que virent, eperdus, les longs fouets sacres, dont les mecbes de bois troues arrachent aux airs les redoutables signaux. Par tons les senliers des troupes de guerriers, de marchands, de vieillards, d'enfants et d'esclaves roulent. Ils s'appellent; ils s'excitent, et, rapides, oubbeux des cailloux et des epines qui dechirent les pieds, ils arrivent devant la case des Ogbonis d'Ake. Ils s'entassent autour des bombax geants et des orangers feticlics qui montent leurs troncs mai- gres sur la grandc place au sol poussiereux, sarcle, racle par la dent des chevres et le sabot des chc- vaux. Des cris, des remous dans cette vegetation MAJOGBE. 5 humaine, tumultueuse floraison de bonnets et de pagnes multicolores. Des esclaves a la t^te rasee, au torse nu, tapent, et leurs matraques ouvrentun pas- sage aux maitres, les hommes puissants, qui, pares des Y^tements de f^te, arrivent, impassibles, montes sur leurs chevaux d'apparat. Les b^tes se cabrent, ruent, ecrasent des pieds, font craquer des poi- trines. Les hommes puissants doivent 6tre aux pre- miers rangs. Avec leur cortege de serviteurs, de guerriers, de chevaux caparaconnes de cuirs et de soies, avec les pages qui portent leurs armes, les chefs s'installent autour des poteaux peints qui marquent la limite du domaine d'Oro. lis sont la tons, les Oluos, les Akpenans, les Balougouns, les Asikpas, les Olukotans et les Issas. lis ont leurs musiciens, leurs joueurs de flute et les tambouri- naires. Puis viennent les Ogbonis avec les baguettes et les sacs de cuir aux broderies saintes. Puis le Basorum, I'homme du roi, son ekep, son second. Et enfin, grave, mysterieux, redoutable, au milieu d'un groupe de pretres qui sifflent, le grand pon- tife d'Oro, FOlogbo Oro, le « chat » qui mange les hommes. En ce moment les femmes tremblent, terrees a I'abri des murs des cases. Et dans le peuple des males plus d'un fremit, se demandant sur quelles victimes le terrible pontife va lancer la colere du dieu. 6 MA JOG BE. Alors, de la prison, des esclaves amenent un homme enchaine. La foiile crie un nom : « Kosioko ! » Elle reconnait un chef jadis aime, le maitre des chemins. Un enfant se tient pr6s du captif. Les crieurs demandent le silence : Ke gbo ohumf Un des chefs, Elado, TAkpenan d'Ake, s'avance avee ses joueurs de fliite. II salue le nord, le midi, le levant et le couchant. Puis, il jette ses armes et son baton aux pieds de I'Ologbo Oro, et dit : — Pr^tres, chefs et vous hommes libres, vous avez entendu Tappet du dieu. Et vous etes venus. Le dieu est irrite. Le dieu veut qu'une justice soit faite aujourd'hui. II nous a paiie. La verity est dans mon coeur, dans ma bouche et dans mes paroles. Si je ne disais point des paroles de verite, Oro m'em- porterait comme il a emporte les feuilles de Tarbre que le suppliant lui a offert, implorant son juge- ment. Et TAkpenan montra, des deux mains, un tronc aux rameaux peles qui gisait, lugubre, devant le temple. Un frisson secoua la foule. Le dieu avail mange les feuilles de I'arbre du suppliant ; c'etait la mort pour rhomme que tenaient les Ogbonis; c'etait aussi la mort pour quiconque tenterait de le sauver. Aussi personne ne repondit lorsqu'Elado ajouta : — Quelqu'un d'entre vous, guerrier, pretre, homme libra ou m^me esclave, desire-t-il cssayer d'apaiser le dieu? Quelqu'un veut-il sc mettre en MAJOGBE. X gage chez les Ogbonis, avec sa maison, ses femmes, ses esclaves, ses cauris, pour demander Tinnocence de Kosioko? Non. Vous laissez le suppliant aux Ogbonis. Vous I'abandonnez a la justice d'Oro... Les tam-tam du temple, les gros tambours de bois, ornes de peintures de pourpre, de taches de sang, resonnerent. Des pr^tres, masques, v^tus de rouges oripeaux, danserent autour de TAkpenan et autour du suppliant, qui regardait, maigre, abruti par des semaines de cachot et de jeune. II semblait ne pas comprendre; ses yeux, habitues a I'obscu- rite, clignotaient, brules par le soleil; de ses mains, alourdies par les chaines il faisait un abat-jour, essayant de voir. A cote de lui, son enfant, un petit garcon de dix ans, Majogbe, voyait, compre- nait. Les danseurs s'arretferent. Les crieurs demande- rent de nouveau le silence pour Elado. , — Pretres, chefs et vous hommes libres! Get homme qui s'appelait Kosioko, cet homme qui etait un chef, cet homme qui commandait aux chemins, cet homme qui avait une maison, des femmes, des enfants et des esclaves, cet homme n'est mainte- nant plus rien. La cite le renie. La cite ne le connait plus. EUe le jette comme une chose vile... Des esclaves prirent de la poussiere, de la boue, des ordures, des pierres, et ils en insultferent Kosioko. Avec son pagne I'enfant essuya la figure du pere. 8 MAJOGBE. Elado dit encore : — Personne de vous ne demande le crime de cet homme. Vous avez peur de souiller votre bouche en parlant de lui. Vous savez que le dieu est juste el que ses pretres ne frappent que le coupable. Moi-meme je devrai me purifier et faire les sacri- fices expiatoires quand sur mes levres auront pass6 les paroles infames qui saliront vos oreilles en leur apprenant les hontes de cet homme. Kosioko a voulu vcndre les chemins qu'il gardait pour votre peuple! Kosioko a envoye chez nos ennemis de Ketu, de Juda, de Savi et d'Abomey des messagers pour vous livrer, vous, vos femmes, vos enfants, vos champs, vos maisons! Ces messagers sont ici. Qu'ils disent! Des jeunes hommes qui etaient enchaines der- riere TOlogbo Oro s'avancerent et dirent : — Cela est vrai I Le prisonnier les regarda, triste, haussa les epaules avec un bruit de fers cheques et sourit. L'enfant cria : — Cela est faux. Ces hommes sont des captifs de Mate, de I'Ologbo Oro! Un esclave saisit Majogbe pour le baillonner. L'enfant le mordit. Elado poursuivit : — Kosioko a et6 sacrilege. Ila couche des lepreux dans son temple de Change. II a voulu bruler I'autel d'Oro. II a jete des sorts dans la riviere pour que Champana detruisit votre peuple. II a appele des MAJOGBE. 9 sorciers de TOya pour faire a nos dieux de rOliiman des outrages que je ne pourrais dire sans elre moi- m^me tue. A-t-il m6rite la mort? Des clameurs s'eleverent. Une longue impreca- tion de mort tomba sur Thomme, qui s'etait redresse avec ses chaines et, les yeux fails au soleil, regar- dait Her la foule hurlante. II cria : — J'etais trop riche, trop puissant. Et je ne volais pas. Voila mon crime. Voila pourquoi vos chefs m'ont pris mes richesses et vont me tuer. Etvous, laches, vous me condamnez. Un jour je serai venge! Mais sa voix se perdait dans le tumulte. L*enfant seul entendait. II se pendait a I'homme ; il Tembras- sait;il lui disait : — Moi, moi, je te vengerai... Et puis je ne veux pas qu'ils te tuent. Et il se ferrait lui-m6me a la chaine. Les esclaves des pretres maintenaient la foule. On se battait, on s'assommait. Des lames de sabres brillaient. Du sang coulait. L'Ologbo avait penetre dans la case des Ogbonis d'ou jamais homme qui n'est initie au neuvieme degre ne sort vivant. Les sectaires au sac de cuir etaient sur le seuil. lis disaient au condamne : — Entre. Entre libremenl. Tu peux encore te d6fendre. lis crurent voir que Kosioko essayait de manger quelque chose ; ils eurenl peur qu'il ne prit le poison. lis se jet^rent sur lui, le renverserent et le traine- 4. 10 MAJOGBE. rent dans la case. Le petit Majogbe s'etait attache au corps de son pere. La porte se referma, derobant les mysteres du dieu a la foule. Les Ogbonis, le torse nu, avaient ceint le bante, tablier convert de signes symboliqnes, et tenaient de la main gauche une courte cpee a la poignee en croix. Des lampes brulaient en des niches triangu- laires creusees dans le mur. Le triangle se retrou- vait brod(^ sur la chasuble rouge de TOlogbo Oro. Un bouc immonde, puant, etait attache contre un autel de terre peinle au pied duquel une femme Ires vieille se tenait accroupie, sans honte. A la suite de FOlogbo les Ogbonis sacrifierent a la vieille et au bouc. Les esclaves inities avaient jete des pagnes et des nattes sur le captif et sur son fils qui, par terre, se debattaient, cloufTes. Kosioko ne devait pas mourir encore. II avait des debiteurs. Avant de Texecuter, les Ogbonis voulaient obtenir des noms, des victimcs nouvelles pour la rapacite de leur dieu. Elado interrogeait : — Kosioko, tu es un grand coupable. Mais lu connais nos mysteres, nos lois. Tu sais que tu cs condamne... si nous voulons. Tu peux done essaycr de te sauver... — Je n'ai plus de richesses. Vous m'avez tout pris. Vous fouilleriez mes maisons que vous n'y trouveriez plus un cauris, plus une perle, plus une etoffe, plus une Jarre d'huile, rien... Vous avez tout MAJOGBE. 11 enleve. Vous avez mis chez vous mes esclaves, mes filles, mes femmes... Que voulez-vous de plus? Ma "vie? Tuez-moi lout de suite! — Dis-nous quels horames te doivent... Tu vois bien que tu as encore des richesses et que tu pourras echapper au chatiment. — Au chatiment! Je ne suis pas coupable. Tuez- moi. Je ne dirai plus rien. Et il se coucha sur le ventre, le front contre terre, les bras en croix. Au dehors, le peuple s'impatientait, criait la mort. On lui avail promis une vi clime. II Tattendait. II Texigeait. II la reclamait. Les sifflements d'Oro cou- paient les hurlements. Les esclaves passerent un lacet au cou du con- damne. Le petit Majogbe s'etait elance, les ongles en avant, pour defendre son pere. II avail crie : « Vous 6tes des laches, des bandits, des voleurs, des assas- sins. Vous ne le luerez pas. Je ne veux pas. Malheur sur vous! » Assomme par un coup de poing il avail roule derri^re I'autel, et Ton ne s'etait plus occupe de lui. Le lacel des bourreaux n'etait pas assez fort. II imprima un sillon profond dans les chairs et cassa. Kosioko n'avait pas remue. A peine un soupir avait-il secoue sa poitrine. Les bourreaux n'avaient pas d'aulre lacet. Comme le sang ne devait pas 12 MAJOGBE. couler dans le temple, Kosioko mourut sous le baton, sans une plainte. Le cadavre deferre, depouille de ses vetements, fut traine sur la place. Des executeurs vulgaires coup^rent la tete et la clouerent au tronc d'un oranger fetiche. La foule insulta le corps mutile. Chaquehommejetaitun caillou. Onclaraait : « Tiens, inaudit, que dans Fautre monde tu n'aies jamais plus grasse nourriture. Que ton ame pleure eter- nellement un tombeau pour tes osl » Des amis du mort, ceux qui lui devaient des services, trouvaient des maledictions nouvelles, plus horribles que celles que les pretres enseignent. Les sifflements d'Oro diminuaient. Le dieu avail bu le sang d'une victime. Les hommes allaient boire le sorgho fermente . lis commencaient a chanter les refrains des ivresses et des plaisirs. La meme fete continuait. Rien ne dispose mieux aux gaietes qu'une tuerie sanglante. Quelques vieux, des grincheux, trouvaient bien que le spectacle avait ete maigre, qu'Oro s'etait mis en frais pour pen de chose. Ahl les jeunes ne savaient plus. Autrefois c'etait mieux I Et ils plaignaient, dolents, cette dec a- dence du siecle. Les jeunes hommes riaient. La rejouissance leur suffisait. lis avaient admire la grimace de la IHe clouee par les oreilles au tronc de I'oranger dont les blanches fleurs tombaient, avec des parfums, sur le corps lapide. De Tapaisement et une grande douceur venaient. MAJOGBE. 43 La place tragique s'endormait dans le silence. Der- riere les forets du couchant le soleil tombait. Dans le ciel profond, lentes et tendres les fusions trans- parentes de la lumiere et de la nuit s'etalaient; des reflets palis mouraient sous les ombres bleues du crepuscule. Des vols de charognards tournoyaient graves au- dessus des bombax. Lorsque les bourreaux eurent assomme Kosioko, Mate, le grand pontife d'Oro, leur commanda de tuer aussi I'enfant. — II est raon esclave. Je ne veux pas qu'on le tue, repondit Elado. D'autres Ogbonis soutinrent ce droit. lis etaient satisfaits par la mort du pere. Le meurtre du fils ne leur procurerait aucun avantage. A quoi bon detruire une chose qui pouvait etre de rapport ? Le grand pontife etait tenace. II reclama : — Un homme qui est entre avec nous dans ce sanctuaire est condamne a mourir. — Majogbe n'est pas un homme. G'est un enfant. — Tout 6tre qui a vu nos mysteres doit mourir. — Majogbe n'a point vu nos mysteres, il etait route sous des pagnes et des nattes. — Vous etes jeunes. Vous ne voulez pas croire la 14 MAJOGBE. sagesse des anciens. Vous 6tes fous. Des esprits mauvais habitent sous vos cranes. Vous ne savez pas que les anciens agissent toujours d'apres les prudents conseils des bons genies. Vous riez. Vous serez punis. Si vous laissez vivre cet enfant, un jour il vous tuera. Quand il sera grand, il vous tendra des pieges et il vengera son pere. — II est trop jeune. II oubliera. — Et puis il sera mon esclave. — Elado saura bien le dompter. — Le changer. — Jamais, reprit Mate! J'ai encore sur mon visage la brulure de son regard lorsqu'il m'a menace- Croyez-moi, la sagesse et la prudence sont en mon esprit. Si vous n'etes point des malheureux, si les dieux ne vous out point condamnes, il faut que cet enfant meure. J'ai vu. II n'oubliera point. Jamais vous n'aurez un jour de security, une nuit de repos tant que Majogbe pourra tenir un couteau. Jamais vous ne serez stirs de boire et de manger la vie tant que Majogbe pourra jeter le poison dans votre caloulou, dans votre pitou. Jamais I Le vieillard etait anime. Voyant I'avenir, il par- lait comme un babalao. Elado ne lui donna point le temps de convaincre les Ogbonis, qui deja hesi- taient. 11 se facha. — Eh quoil seriez-vous des femmes, avez-vous dans le corps du sang d'hommes ou de Feau de vieillards peureux! Vous trembleriez parce que cet MAJOGBE. 15 ancien tremble... devant un enfant! Laissez done ees vaines terreurs a ceux qui comptent deja les sacs de cauris que Ton depensera pour leurs fune- railles. Majogbe est a moi. II est mon esclave. Si vous le tuez, c'est la guerre avee moi... et rappelez- vous que Kosioko etait bien puissant. Mate se soumit. II sentait cependant toujours sur son front la brulure du regard de Tenfant. Mais pendant que ces hommes discutaient sa des- tinee, Majogbe avait disparu. — II n'a point passe par la porte! — II n'y a point d'autre issue! — Oro I'a enleve, dit Male. Ce fut une grande dispute avec Elado. — Si Oro a emporte I'enfant, tu seras toi-meme emporte avant la procbaine lune. Je te previens. Cherche. Veille bien. Si Oro ne me rapporte pas Majogbe, il sera temps de dire a tes femmes de cuire le pitou des pleureurs. Pendant trois nuits et trois jours le corps de Kosioko demeura expose sur la place d'Ake. Les vautours, les chiens et les betes qui mangent les choses immondes respecterent ce cadavre. Plu- sieurs hommes croyaient qu'un sort protegeait Tancien maitre des chemins, et ils avaient peur. lis 16 MAJOGBE. furenl tranquillises seulement a la fin du troisieme jour, lorsque les servants d'Oro allerent jeter la tete el le corps dans le bois fetiche oii les suppli- cies sont abandonnes sans sepulture aux esprits tourmenteurs. Les restes de Kosioko avaient ete precipites du haul d'un rocher de I'Oluman. On les voyait, tombes sur des cailloux entre des buissons morts. Le len- demain, ils avaient disparu. Ce fut un nouveau scandale, un sujet de terreur, pour plus d'un lache qui avail abandonne le chef. Majogbe avail rendu les derniers devoirs a son pere. Seul, dans la ville immense, il avail brave les coleres du dieu. Pendant que les Ogbonis se disputaienl, il avail pu se glisser derriere Fautel el grimper de la dans la toilure du temple. Petit, maigre, mince, il s'etait tapi dans les pailles, defiant loules recherches. Durant les nuits, il vcilla dans les branches do I'oranger fetiche au-dessus du supplicie el chassa les b^tes voraces. II vit ou les servants jeterent le corps aime, qu'il s'etait jure d'arracher aux tour- ments reserves dans I'autre monde aux malheureux sans sepulture. Lorsque lout dormit dans les cases el que les rues furenl abandonnees aux esprits des MAJOGBE. 17 tenebres, il gagna le bois maudit. Dans Tobscurite, sans redouter les diables qui auraient pu le luer pour conserver leur proie, il creusa une fosse ct enterra le supplicio. II suivit les rites qui assurent I'eternel repos. II avail vole un coq du temple. II en repandit le sang au-dessus de la tombe et prononca les paroles que dans les funerailles les femmes chantent. II se rappelait que son pere avail droit aux honneurs des chefs. II fit avec Thuile feconde — egalement volee au temple — les sacrifices consa- cres. Puis il adora et pendant toute la nuit il resta proslerne. Lorsque les coqs chanterent pour la seconde fois, il quitta la for6t lugubre. Majogbe ne pouvait remonter en ville par les rochers. II passa dans la campagne et revint par le grand chemin. L'onibode de garde aux murs, les yeux gros encore de sommeil, ouvrait a peine la lourde porle de bois, lorsque Fenfant s'y presenta. Get homme lui dit : — Tout le peuple le croyait mort, mange par Oro. D'oii viens-tu? Personne ne t'a vu sorlir par aucune porte. Ton maitre Elado te reclame. Rentre vite dans sa maison et gare les verges ! Majogbe se hata, suivant les venelles rocailleuses entre les murailles rouges des maisons. Les bonnes 48 MAJOGBE. gens qui ravaient cm perdu, puni pour le meme crime que le supplicie, le regardaient avec stupeur. II se facha centre un vieux qui, matinal, s'en allait aux champs, portant une houe et un couteau. G'etait un des Ogbonis qui avaient exige sa mort, un croyant tout a fait persuade que Tenfant avait ete pris par les genies et devore en Fair. Aussi quand il le vit grimpant, allegro, le sentier, il laissa tomber ses outils et se prosterna effraye : — Si tu es une apparition, cria-t-il, ne me fais point de mauvaises choses, epargne-moi. Tu sais bien que moi je te defendais. Grace!... Ne me touche pas et respecte ma maison ! Le vieil homme se roulait par terre comme devant les rois, les chefs puissants et les genies. Trois jours avant il disait : « Que Majogbe meure! » Aussi, Majogbe, sans rien repondre, lui cracha sur la t^te. Le crainlif Ogboni, le front dans la pous- siere, criait encore : « Pardon! pardon! » que deja I'enfant etait loin. Le palais de Kosioko etait situe sur une place a peu de distance de la maison d'Elado. Majogbe y passa; bien que presse d'arriver chez son nouveau maitre, il entra. La jalousie, la haine, I'envie avaient fait leur oeuvre. Dans I'immense demeure autrefois si pros- pere, ou le maitre des chemins nourrissait de nombreuses femmes, une foule d'esclaves, des clients, des hommes libres, toute une multitude MAJOGBE. 19 empressee... plus un etre ne restait. Les verandas et les grandes galeries sur lesquelles s'ouvraient les chambres etaient vides. Plus rien dans la cour ou Kosioko tenait ses audiences. Plus rien dans les cours interieures ou les chevaux avaient leurs mangeoires toujours remplies. Les poules, les chevres, les moutons, les vacbes, tons les tresors vivants qui faisaient la gloire et Torgueil de Kosioko avaient disparu. Les voleurs n' avaient pas meme laisse le fumier. Les portes des cases avaient ete arracb^es. On avait pris jusqu'a la paille des toits. Le pillage avait fait du palais magnifique une mise- rable suite de mines destinees a conserver dans les temps le souvenir du cbatiment! Majogbe regardait en curieux, comme si cette maison n' avait pas ete la sienne. II n'etait pas triste, il ne pleurait pas. II avait donne en une fois toute sa douleur, dans la case des Ogbonis, pendant le drame ou son amour filial s'etait heurte a la poigne brutale des bourreaux. Maintenant qu'il avait pu faire le sacrifice des funerailles, il se trou- vait tranquille et ne croyait plus qu'il diit jamais pleurer. II ne regre^ait rien. Le fait etait la. II s'inclinait. II etait le vaincu. II prenait simplement une lecon de destruction. II regardait comment on mine une demeure. II enfoncait ce spectacle dans son esprit, sans colere, en enfant qui veut apprendre afin de se souvenir, pour le jour prevu ou, puissant a son tour, il rendra oeil pour ceil, dent pour dent. 20 MAJOGBE. II se rappelait les dernieres paroles du pere, quand, serre a ses c6tes, il avait ete precipite sur le sol, etouffe sous les naites des Ogbonis. — Si on ne te tue point, avait dit Kosioko, si on ne te jette point dans le bois maudit avec mon cadavre, regarde bien. N'oublie jamais ce que tu as vu, ce que tu enlends. Lorsque tu seras grand, tu me vengeras, tu le vengeras. Les dieux sont justes. Mate ne pent mourir que de ta main. Elado ne peut etre tue que par toi. Et tons ceux que tu vois ici, tons ceux qui me condamnent injustement pour me voter, pour te prendre ce qui serait a toi, tons ceux- la, tu les tueras. Tu frapperas eux, leurs femmes, leurs enfants, leurs esclaves et leurs b^tes; n*oublie rien! L'enfant etait sur de ne pas oublier. Le nom de ses ennemis, de ceux qui devaient tomber sous ses coups, en victimes expialoires, il Favait mis dans ses oreilles, dans ses yeux et dans son coeur. Tou- jours il entendrait, toujours il verrait jusqu'a I'heure de la mort I'Ologbo Oro, le cruel Mate. Le mangeur d'bommes serait a son tour mange! Et ce maitre Chez lequel il se rendait, Elado! Et les Ogbonis, Sigo dont la maison touchait TOluman; et Okutolu, fier de son palais plus beau que celui du roi; et les aulres, Balise, Ogudei, Goutoe et le traitre Agbakil Par le fer, le feu et le poison, il les atteindrait. II ferait de leurs maisons des lieux maudits comme celui ou il se trouvait. MAJOGBE. 21 Avant de partir il se rappela un coin de grenier ou il avail cache un pagne et des cauris, mais il ne trouva plus rien. Et cela Tirrita beaucoup. L'anean- tissement de sa maison, Tesclavage, la pauvrete qui raltcndaicnt, ne lui avaient arrache aucune plainte. Le vol de son pagne et de sa petite bourse le mit en fureur. II eut des jurons terribles. II ne craignit point dMnvoquer Champana. II appela meme a son secoursle mauvais esprit des lepreux. Tres indigne, il prit une poignee de terre et la jeta aux quatrc points cardinaux en maudissant I'espace et la villc. G'^tait rheure des matinales audiences lorsque I'enfant penelra dans la demeure du chef Elado, a qui le partage des biens du vaincu Tavait attribue. Tout le monde, dans la case, savait avec quelle colere Elado avait accepte la disparition de son jeune esclave, et quelles terribles menaces le maitre avait faites a Mate qu'il soupconnait de lui avoir pris Majogbe. Elado fut heureux et flatte dans son amour-propre en voyant Fenfant. II le fit entrer tout de suite dans ses appartements retires et Tinterrogea : — D'ou viens-tu? ou as-tu passe ces trois jours? comment es-tu parti du temple des Ogbonis? C'est Mate qui t' avait pris, cache? 22 MAJOGBE. — Si Mate m'avait pris, il m'aurait tue, tu le sais bien. — Non. Seul Mate a pu te fairc disparaitrc, et il ne t'a pas tue parce qu'il me craint. - — Je comprends. — Alors c'est lui? — Je comprends. L'enfant reflechissait. II se demandait ce qu'ii devait dire, et comme les gens de sa race, il employait le national « je comprends », qui permet d'eluder les questions embarrassantes et donne le temps de trouver la reponse utile. Le chef Elado \oulait mieux; il desiraitun « oui » bien net qui for- tifiat son sou peon ; il tenait aussi a connaitre certains tours du vieux pretre, qui, jusqu'alors, lui avaient echappe. Quelquefois il doutait, se demandait si Mate, disposant de sorciers puissants, ne jouissait pas d'un pouvoir surhumain. Et il eprouvait des peurs devant cet horame aux yeux de chat, dont la levre avait des sourires de b6te de carnage. II I'avait mortellement insulte, il etait entre en lutte avec lui, il savait que Mate se gardait, il se gardait lui- meme. Mais, tres fort centre les hommes, il se sen- tait faible contre les dieux. Majogbe devinait qu'il ne devait point dire ce que son maitre paraissait desirer avec passion. A de nouvelles questions, il repondit : — Je ne sais pas comment... J'ai ete enleve du temple par le dieu, j*ai cru que j'allais mourir, j'ai MAJOGBE. 23 senti que je montais en Tair, que je passais a tra- vers le toit, que j'etais emporte tres haut, tres haul... et je me suis endormi. C'etait tres doux. Ce matin, de bonne heure je me suis reveille. Je me trouvais sur le chemin d'Ikorodou, je suis venu Chez toi parce que I'onibod^ m'a dit que tu m'atten- dais; j'ai faim, donne-moi a manger. Elado etait un homme a Tesprit subtil et tres renomme pour son habilete a trouver la verite dans les discussions. II avail I'oeil percant; lorsqu'on lui causait, il savait regarder jusque dans le coeur. II decouvrait la couleur des paroles que son oreille pouvait mal entendre. La bouche des liommes est parfois si pleine de pieges que lorsqu'ils en sortent, les mots ont change de vetement. Elado entendait avecles yeux, ilvoyait les paroles quand la mechan- cete ou la ruse n'ont pas encore eu le temps de les parer. Dans le grand conseil, on disait que pour le tromper et lui faire croire ce qui n'etait point vrai, il fallait avoir un pacte special avec les esprils du mensonge. Seul, le vieux Mate lui disputait ce pou- voir. Cependant Elado interrogea vainement le petit Majogbe en le penetrant de son regard le plus percant; il ne put voir que le petit Majogbe se raoquait de lui. II I'eprouva meme par le fouet. Si Majogbe, petit gaillard courageux, pensait-il, avait eu interet a mentir, il n'aurait point parte sous les coups, se 24 MAJOGBE. serait raidi, ou bien, a bout de forces, aurait ruse. Mais, des qu'il sentit les lanieres de cuir sur ses epaules, Majogbe cria en pleurant : — Pardon, maitre, tu avais bien dit la verite, je mentais, mais pardon! J'avais peur de Mate, il me tuera si je ne mens pas ! Et le maitre demeura perplexe. L'enfant etait aussi fort que lui. Une petite fille passait. II I'appela : — Banyane! et il lui dit : « Majogbe est de la maison. Conduis-le pres des femmes pour qu'elles lui donnent a manger. » Banyane etait une jolie gamine rieuse, du meme age que Majogbe. Les deux enfants se prirent par la main et, gais, s'en allerent du c6te ou les femmes cuisaient les ignames. Majogbe n'attendit pas longtemps une premiere vengeance. Elado avait rassemble plusieurs chefs avee une partie des Ogbonis et tenait un grand conseil dans sa maison. L'enfant etait assis pres de lui. Apres les salutations innombrables et la longue serie de formules preparatoires a tout discours, aprfes les invocations aux genies de la verite, Elado parla ainsi : MAJOGBE. 25 — Plusieurs hommes ont plus de sagesse qu'un seul. Beaucoup d'yeux voient mieux que deux yeux. J'ai en ce moment beaucoup de peine, je vous ai reunis pour vous consulter. Lorsque les dieux clia- tierent Kosioko Tinfortune, comme j'etais son ami le plus proche, ils me donnerent ses epouses favo- rites, son fils, une partie de ses tresors et toules les richesses qu'il avait pretees. Or, depuis sa mort personne n'est venu me dire : « Je devais un esclave, je devais des sacs, je devais un boeuf, je devais un cheval a Kosioko, c'est a toi que maintenant je dois cela, je viens te payer ou bien te donner un gage. » Personne n'est venu. Personne ne devait rien ! Mais Oro est juste, j'ai su quels hommes avaient de grandes deltes chez Kosioko. Je leur ai fait demander s'ils se souvenaientde cela. Aucun d'euxne s'estsou- venu. Gependant ils n'ont pas pu oublier; plusieurs d'entre eux ont repris les gens qu'ils avaient mis en gage. Que dois-je faire? Quel est votre conseil? Les assistants se regardaient avec inquietude, ils se demandaicnt si Elado n'allait pas les accuser et profiler centre eux des moyens qu'ils auraient eux- m^mes proposes. Us hesitaient. — Vous pouvez parler sans crainte, leur dit Elado; ceux dont je sais les noms et centre lesquels je suivrai vos conseils pour obtenir ce qui m'est dii ne sent point parmi vous. — Sont-ils des hommes puissants? — Oui, sans cela vous aurais-je demande conseil? 26 MAJOGBE. — Sont-ils plus puissants que toi? — Non, sans cela me risquerais-je a les attaquer? — Eh bien, maintenant, puisque nous sommes eclair^s, dit TAssipa qui flairait quelques riches depouilles, void noire conseil. II faut le faire payer ce qu'on te doit at traduire ceux qui nient au grand conseil. Tu demanderas centre eux Tepreuve du poison ou Tepreuve de I'eau dans FOgun. Comme tu as certainement raison, les dieux puniront les coupables. — Quels qu'ils soient? — Oui. — Eh bien, que ce soir au grand conseil vous veniez et vous teniez pr^ts a juger Ogutoe, Sigo et son frere Agbaki. Un vieux feticheur demanda : — Viendront-ils? Elado repondit : — lis sont deja pris et gardes. Les trois malheureux comparurent en accuses devant le tribunal des gens do FAkpenan. Le maitre de Majogbeleur demanda, comme a des amis, d'avouer ce qu'ils lui devaient; il les conjura de payer; il donnerait lui-m6me Foffrande aux esprits deranges a cause d'eux... lis nierent. Elado fit parler Majogbe. — II y avait chez mon pfere dix esclaves mis en gage par Sigo. Mon pfere avait pr6te deux fois deux cents sacs a Sigo. Agbaki devait encore bien plus MA JOG BE. 27 de sacs. Si Ogutoc avait du meltre en gage des esclaves pour la valeur de sa detle, il ne lui serait pas reste un seul serviteur dans sa case. Cela, je Tai entendu dire a mon pere, qui ne mentait pas. Elado ajouta : — Je tiens pour vrai ce qu'a dit mon esclave. J'atteste les dieuxetlesgenies queces trois hommes raentent. Je reclame pour eux Tepreuve par le poison . , Les trois riches hommes comprirent alors qu'ils etaient perdus. lis essayerent de se racheter. II etait trop tard. Ceux qui convoitaientleurs depouilles Voulaient qu'ils mourussent. lis moururcnt. Le brcuvage d'essai que leur donna le feticheur ne pardonne jamais quand il est prepare a la demande d'un homme puissant. Le petit Majogbe — que son maitre aimait deja beaucoup — put alter voir, du haut des rochers, dans le bois des supplicies et des parjures, trois corps que personne n'avait ose disputer au bee des vautours. II se promena aussi par les mines des maisons de Sigo, d'Ogutoe et d'Agbaki. La destruc- tion etait belle. II fut satisfait. II effaca trois noms de sa m^moire. Dans le palais d'Elado, Majogbe etait traite de la meme facon que les tils du maitre. Quand, avec 28 MAJOGBE. eux, il se pressait autour des femmes qui preparent les nourritures et bataillait pour recevoir grosse part, on n'aurait point distingue I'enfant esclave des enfants libres. II etait tres ruse, il savait toujours obtenir ce qu'il desirait. II etait aussi tres doux et on ne Ic rudoyait pas; les femmes Taimaient, il etait souvent pres d'elles. On riait m^me de lui; on pre- tendait qu'il avait du naitre fille et qu'au dernier moment, les genies lui avaicnt donne son sexe par erreur. II etait content lorsque les femmes lui disaient cela; il s'en egayait beaucoup avec elles. Un jour, des jeunes liommes qui mangeaient le caloulou voulurent se moquer de lui en repetant cette plaisanterie. Sans se facher, il prit sur le sol, ou les moutons et les chevres sont attaches, pres des cuves a teinture, une poignee de boue fetide et la jeta dans la calebasse des rieurs en disant : — Vous avez raison, je suis une title; il faut que je vous donne aussi a manger, voila. Les jeunes hommes etaient plus forts que lui. II fut rosse. II etait peu batailleur. Lorsque les fits de son maitre et d'autres petits esclaves de son age par- taient a la maraude ou bien declaraient la guerre aux gamins d'un autre quartier, il pr^ferait ne pas les suivre et demeurait dans les cours du gynecee. II avait une amie tres chere, Banyane, la petite rieuse. Elle jouait avec lui d'interminables parties d'ayo; elle perdait toujours; elle ne pouvait lutter MAJOGBE. 29 contre scs combinaisons rapides, ni contre ses tri- cherics. Majogbe s'amusait; il avail aussi du profit. Toujours il interessait le jeu; c'etait sa maniere a lui dc se procurer de bonnes choses a manger et do ne jamais manquer de cauris. II trouvait cela tout simple. Joueuse, la petite Banyane trouvait egalement naturel de perdre et de payer. Le petit garcon voulait-il de bonnes croquettes de mais au piment? II les gagnait en une partie. Banyane devait s'ingenier a les chercher, a les trouver, tandis qu'il attendait le ventre a I'air, la t6te a Tombre, les pieds au soleil, revant. Banyane avait-elle prepare et vendu au marcbe des petits pains de beurre de palme ou des akaras, les cauris qu'elle rapportait an gynecee ne tardaient pas a devenir la legitime propriete de Majogbe. line amitie naissait de la sorte entre le petit garcon et la petite fiUe. A cbaque lune, commefont les croyants, pendant la premiere ann6e, sur la tombe des morts honores, Majogbe allait ofTrir les sacrifices presents sur la fosse dans laquelle il avail enterre les resles du supplicie. Quand la nuit devenait noire, il parlait inapercu, gagnait le bois maudil el accomplissail son devoir de fils, d'enfant respeclueux de son 2. 30 MA JOG BE. sang et des dieux. II faisait cela instinctivement. II savait que, surpris, on le tuerait; mais la crainte d'aucun supplice ne pouvait Tarretcr. II devait agir ainsi. Neanmoins ces deux forces dominantes en son ame de primitif — passion du cuUe au cher mort, passion de la vengeance — n'excluaient point d'aulres forces precieuses, la combativite concen- tree, la ruse, la patience, le souvenir; et cela faisait de ce petit sauvage une machine de lutte excessive- ment dangereuse pour ceux centre qui elle etait bandee. Ainsi qu'un animal domestique tres aime et calin, Majogbe se glissait, les jours d'audience, derriere son maitre, sur la m6me peau de cheval. Presque toujours les grands, les Ogbonis, les riches qui venaient saluer Elado, voyaient dans Fombre sur eux le regard brillant de Tenfant, ce regard dont Mate, rOlogbo Oro, sentait encore la brulure menacante. Le vieux pontife avait toujours au fond du coeur le ressentiment de I'affront subi dans le temple a cause de Majogbe. Cela lui donnait une terrible haine centre le gamin. Mais il devait le respecter, car Elado le protegeait trop. Et Male n'osait pas engager une lutte avec TAkpcnan. II ne pouvait } MAJOGBE. 31 cependant s'emp^cher de repeter a tout propos que cct enfant serait leur perte. Elado riait. — Majogbe est aujourd'hui mon tils. Lui-m^me raffirme; il s'est battu parce qu'on I'appelait esclave d'une autre case. Lorsque je sors a cheval, il se dispute pour porter mon sabre. L'enfant a deja oublie; d'ailleurs, il est un des amis du dieu qui Fa tire autrefois de tes griffes, II porte le bonheur avec lui, il a deja ete pour moi Toccasion de reussites et de prosperites. II est un heureux fetiche mis par les dieux dans ma maison. Mais Mate, obstine comme tous les vieillards, son- geait aux trois Ogbonis : Sigo, Ogutoe, Agbaki, et il disait : — Get enfant n'a pas ete mis chez toi comme fetiche du bonheur, mais comme fetiche de mort. — Pour les autres, et c'est tant mieux! II Les annees avaient passe. Pour ce dire, les conteurs d'Ake s'exprimaient ainsi : Apres, beaucoup apres; lorsqu'on eut fait beau- coup de recoltes; lorsque les grandes pluies eurent beaucoup de fois succede aux secheresses; lors- qu'on eut mis beaucoup de fois le feu aux herbes; lorsque les pelits garcons furent devenus des guer- riers et les peliles filles des meres; lorsque les anciens a barbe blanche et a tete branlante eurent rejoint les ancfitres sous la terre dans le grand repos, lorsque I'Ogoun eut deborde, alors... Alors Elado etait devenu le plus grand chef dans la ville. II commandait aux chemins et il etait le maitre de la guerre; il avail choisi et nomme un nouveau roi, puis il I'avait « mange ». Toutes les richesses du souvcrain avaient passe a Elado. Le pa- lais royal tombait en mines ; les murs s'ecroulaicnt MAJOGBE. 33 apres les pluies. Comme dans la maison d'un pauvre homme, un seul coin de case etail convert et pouvait abriter contre I'eau, conlre le soleil. Dans la grande cour il n'y avait que des jarres cas- sees, et aux piquets d'entraves, le soir, on n'alta- chait point de moutons. Dans les cours interieures, un seul cheval boiteux errait melancolique. Au gynecee, quelques vieilles, ridees, maigres, s'en- nuyaient devant des enfants qui ne jouaient pas. Le roi dormait souvent; quand il se reveillait, il criait comme un bouvier parce que son pitou n'etait pas bon. Ses femmes ne cuisaient que rarement et achetaient le breuvage au marche, a bas prix. Chez Elado, c'etait au contraire la prosperite, car il avait beaucoup vole, beaucoup « mange ». Tons Ic craignaient. Mate, TOlogbo Oro lui-meme, avait donne depuis longtemps Fexemple de la soumission apparenle la plus complete, et avait mis a sa dispo- sition Oro, ses fetiches et ses mysteres. Majogbe elait un adolescent; beau, ficr, gras, paresseux, il vivait heureux dans une case riche, en esclave de qualite, en homme de confiance, en ami, plus ecoule, plus apprecie que les fils du maitre. 11 etait le messager dans les affaires secretes. Elado Fenvoyait aux negociations difficiles, ou il regrettait 6't MAJOGBE. de ne pouvoir aller lui-meme avee ses yeux d'hommc qui voit. II lui confiait son baton fetiche. Lespretres de son palais disaient ce baton tres ancien, du temps des premiers hommes, du temps d'Oranyan, avec sa forme symbolique de lezard sacre en cuivre cisele sur un mode perdu depuis. Ce baton elait quelque chose d'infiniment precieux dans la maison d'Elado. Le chef, qui ne croyait plus a grand'chose, invoquait sa puissance magique. II disait, en plai- santant, mais serieux de pensee, qu'il avait deux fetiches de bonheur : un fetiche de chair qui etait Majogbe, et un fetiche de cuivre qui etait le baton de sa race. II donnait a Majogbe toute sa faveur, et il adorait son baton, en secret, dans la chambre retiree der- riere les couloirs en dedale, aux portes lourdes, bien verrouillees, ou il dormait quand il avait peur, quand un mauvais presage I'agitait, quand les sorts des babalaos n'avaient pas ete favorables, quand le sang des victimes n'avait point coule par jets caba- listiques, quand les pailles an matin, sur sa route, s'etaient trouvees croisees selon les combinaisons menacantes, quand les vautours s'etaient poses en mauvais nombre sur le toit de sa demeure, quand s.es esclaves avaient efface des traces de pore sur le chemin que son cheval devait parcourir, quand il avait vu au levant dans les nuages la forme sacree du triangle des Ogbonis... Alors il suppliait son baton. II lui demandait de MAJOGBE. 35 le sauver, dc le proteger, puis de le fairc encore plus riche, de lui donner beaucoup d'huile, et des etoffes, el des metaux precieux; il lui demandait surtout de le conserver puissant jusqu'a la derniere heure pour que ses enfants lui Assent de belles fune- railles. Si, apres avoir adore son baton en ces nuits de mauvais augure, la peur ne le quittait point, Elado tenait a la main un petit fetiche de fer a chainettes et Fagilait. II esperait ainsi ne pas 6tre la yictime des sorciers qui tuent a distance par leurs charmes. Cette crainte lui avait ete donnee par des Gam- baris. Ces hommes jaunes, venus du Nord, posse- daient de terribles sortileges. lis fabriquaient des statuettes de terre a la ressemblance de ceux qu'ils Youlaient frapper et les jetaient dans leur feu en appelant les mauvais esprits... Si a ce moment les genies protecleurs n'etaient pas invoques par celui qu'on vouait a la mort, cethomme mourait. Elado savait que, pour une offense legere, le bale d'une ville avait ete tue de la sorte par des jon- gleurs du Nord. G'est pourquoi il les protegeait. II leur avait permis de s'etablir avec leurs dieux a Ake et de construireun temple ou ils adoraient des fetiches qu'ils disaient meilleurs que ceux de tous les autres peuples. Quand, pour les fetes et les sacrifices, leur chef avait besoin de moutons ou de jeunes chevreaux, Elado lui en donnait toujours. Le peuple, excite contre ces etrangers par les feticheurs de TOluman, demandait un jour qu'on 36 MAJOGBE. les chassat et que Ton tuat tous ceux qui resiste- raient. De tres longues et tres violentes reunions eurent lieu sur la place Sodeke. Beaucoup de chefs parlerent; mais Elado fut le plus fort et sut defendre ceux dont il craignait les charmes. II avail exige en echange un tyra qui le mil a Fabri des sortileges. Le chef des hommes jaunes le lui avail donne en disant : — Ce tyra te protegera tant que tu protegeras mon peuple. Aussi Elado etail-il bienveillanl pour ces hommes au sort de qui sa vie s'altachait. II permettait a ses enfants et a ses esclaves d'aller dans le temple de leur grand chef Fuluani, de se faire raser la t^le a leur mode et de porter comme eux des tuniques larges et de longs sokotos. Ce scandale attristait les vieux feticheurs de la cite. Les croyants, voues aux dieux de la race, aux dieux qui avaient cree le Yorouba, aux dieux protec- teurs du pays, s'affligeaient, pleuraient en secret Taveuglement d'un homme aussi puissant. Ces Gambaris, ces Filanis, porlefaix, coureurs de grande route, marchands, brodeurs et barbiers, qui venaient sans femmes dans le pays et parlaicnt d'un dieu plus puissant qu'Olodumare, d'un favori MAJOGBE. 37 de Dieu plus fort qu'Oranyan ou Chango, elaient aussi aimes par la jeunesse, que seduisaient les nou- veautes. Fuluani recherchait beaucoup les jeunes hommes. Pour eux, il trouvait des paroles dorees pleines de promesses et d'attirances. Aupres de ses marchands, de ses artisans, de ses bons ouvriers du cuir, sur la veranda de son temple, il y avait toujours des nattes et des peaux de boeuf ou les jeunes gens pouvaient se reposer et bavarder. Chaque jour, il tcnait un cercle aristocratique. II y attirait Majogbe, Tesclave favori d'Elado, Fhomme de confiance qui devait, pensait-il, continuer un jour aux siens la protection du chef. Majogbe avait de riches habits. II aimait le luxe du vetement et faisait parade de sa prestance de bel adolescent dans une tunique large a taille pincee. II ne lui d6plaisait point de venir causer devant le temple de Fuluani, ou se trouvaient toujours les hommes dont les v^tements etaient les plus beaux. II s'entretenait aussi avec les brodeurs qui, de pays tres lointains, avaient apporte I'art de faire sur les pagnes et au has des sokotos, en fils de belles cou- leurs, des ornements dont le secret echappait aux femmes du Yorouba. II etait aussi curieux de details sur les contrees vues par ces hommes. Quelques- uns parlaient de villes tres grandes et tres belles, dont les rois etaient des hommes jaunes, ou il y avait pour les dieux des temples remplis de richesses telles qu'un homme noir du Yorouba ne 3 38 MAJOGBE. saurait les imaginer, des metaux et des pierres, dont une seule pincee avail la meme valeiir que des monlagnes de tresors chez les gens d'Ake. Les jeunes hommes avaient peine a croire cela, et ils trouvaient, pour repondre aux narrateurs, de bien ironiques « je comprends ». Une pincee de petites pierres valant plus qu'une montagne de mai's, qu'une riviere d'huile, que des milliers et des milliers de sacs! II fallait que le vieux Fuluani insistat et dit que bien reellement cela etait vrai et que seuls les rois des hommes jaunes, ceux qui descendaient des favoris de Dieu, ceux qui commandaient a des armees de cavaliers innombrables, dont les sabres et les lances etaient invincibles, que seuls ces rois, vetus d'etoffes merveilleuses, plus belles que celles des blancs, poss6daient ces richesses divines. Eux, pauvres Filanis, miserables Gambaris, jamais ils ne pouvaient rever la jouissance de la moindre parcelle de pierres semblables. Mais ils savaicnt qu'elles existaient. Des hommes irhs saints de chez eux les avaient vues. Cela etait aussi vrai que I'excellencc de leur dieu et que la superiorite de leurs tyras. L'excellence de leur dieu, voila ce que le vieux Fuluani aurait bien voulu persuader a ce jeune Majogbc, qui toujours ecoutait, interrogeait, mais ne savait jamais repondre que « je comprends ». Malgrc sa patience rusee, Fuluani s'irritait quel- qucfois. — Tu comprends, tu comprends! Je sais bien MAJOGBE. 39 que tu comprends. Tu n'es pas un morceau de caillou et moi je sais parler mieux qu'un boeuf au paturage. Tu comprends, inutile de me le repeter; dis-moi plutot ce que tu penses! — Je pense que je comprends, repondait Majogbe aux sermons du marabout. Banyane venait quelquefois vendre des akaras aux artisans qui avaient elabli leurs ateliers pres du temple des chanteurs de prieres au levant. Ainsi appelait-elle les hommes jaunes qui chaque jour, le matin et le soir, Tegayaient quand, au milieu d'unc enceinte de cailloux, ils allaient s'incliner, s'age- nouiller, se prosterner en chantant et en adorant quelque chose du c6tc de TOrient. EUe y venait aux heures ou elle savait rencontrer Majogbe. Ge dernier lui dit un jour : — Ecoute, Banyane, ce que raconte Fuluani, comment sent les femmes dans son pays, la-bas, loin, chez les grands rois. Lorsque le roi a pris une femme, celle-ci doit toujours rester enfermee, tou- jours etre voilee, et nul autre homme que le roi ne pent apercevoir son visage. Ce serait une chose tres mauvaise et qui meriterail la mort. G'est pour cela que jamais femme du pays de Fuluani ne vint ici. Fuluani veut que je sois un adorateur de son dieu. Si je Tecoutais, si je devenais un homme puis- sant et si alors je t'epousais, je devrais t'enfermer, tc cacher. Tu ne danserais plus avec les femmes dans les fetes, tu n'irais plus aux champs, 40 MAJOGBE. au marche, ou les hommes pourraient te voir. — Alors, je serais plus esclave qu'une captive de guerre. Je serais comme les mauvaises femmes que Ton met au cachot, comme les criminelles a qui voir la lumiere n'est plus permis... comme une morte! Fuluani dit des folies. Ce n'est pas bien pour un homme dont la barbe a blanchi! Fuluani, si les femmes, dans ton pays, sont malheureuses, ne viens point gater le sort de celles qui, dans cette ville, ne font jamais fait de mal... — Tu entends, Fuluani, dit Majogbe, voila ce qu'il fallait te repondre... Tu comprends? Et a Banyane : — Ne crains rien, si jamais je suis puissant et que tu veuilles bien que je te prenne pour femme, je ne te retiendrai pas prisonniere... Si... Mais Banyane, qui etait cependant la plus rieuse des vierges et aussi la plus parleuse, Banyane, a la langue batailleuse, qui jamais de court n'etait prise, sacbant, d'une riposte k propos lancee, faire taire qui Fattaquait, la raillait, Banyane, en entendant ces paroles, redevenait la petite fille timide qui, perdant au jeu d'ayo, n'osait dire a Majogbe qu'elle I'avait vu tricher. Ella remit sur sa Uie la calebasse et le plateau qui contenaient ses provisions, rajusta son pagne sur ses hanches et partit. MAJOGBE. 41 Les jeunes elegants d'Ake ne se rasaient point la t^te eiix-m^mes. Leurs couteaux, disaient-ils, n'etaient point d'assez bon fer et ils n'avaient pas la legerete, Thabilete de main necessaire pour rendre la peau nette, luisante, avec, aux places voulues, les touffes de poils que la mode exigeait qu'on laissat. lis preferaient les barbiers gambaris. Majogbe etait un jeune homme tres elegant. Aussi, lorsque le bon ton demandait qu'on cut une touffe de polls en triangle, en carre ou en losange a la partie postero-inferieure du parietal droit, il se serait cru deshonore en portant cette touffe, ronde ou irreguliere, a la partie anterieure ou superieure de ce memo parietal. La porter a gauche eut ete plus que du deshonneur. II ne luttait jamais contre la mode et confiait sa t^te aux rasoirs gambaris. Un vieil homme avail, ce jour-la, mission de lui polir le crane et le front, en laissant a droite un tiers du sourcil. Gela etait un genre tout a fait nou- veau apporte par un musicien qui venait d'Oyo. La veille, dans un festin, chez un chef qui se mariait, on avail entendu et vu ce baladin. II avait bon air, grande mise, chantait de jolies choses et battait du tambourin avec grace. On Tavait admire, adopte. Son tiers de sourcil porte a droite devenait le der- nier cri de la supreme elegance. Majogbe, depuis 42 MAJOGBE. plusieurs jours a la ferme, ne s'etait point fait raser le front. II avait done line chance enviable : un des premiers, il aurait quelques poils a la place favo- rite. Avec un soupcon d'antimoine, I'effet serait admirable ; il ne mentirait pas a sa reputation de jeune homme tout a fait « sur la riviere ». Beaucoup de modes venaient de la cote. Les piroguiers qui font los voyages par le fleuve et la lagune jusqu'a Eko, la ville ou sont les marchands Wanes, appor- taient les nouveautes. G'est pourquoi Ton disait de eelui qui tres vite possedait ees nouveautes : « II est sur la riviere ». Des qu'il vit et palpa les marques du front et des joues de Majogbe, le barbier lui dit : — Tu es d'une maison ou je reeevais autrefois I'hospitalite et dont le maitre etait tres bon pour le voyageur. Hier soir, en arrivant, j'ai cherche cette maison, mais je ne Fai plus trouvee. A la place ou elle s'elevait jadis, aceueillante et riche, il n'y a plus aujourdluii que des mines, ou les serpents, les scorpions et les lezards se battent avec les rats. Dans les cases voisines, j'ai demande ou etait le maitre. Les uns m'ont repondu qu'ils ne savaient pas; d'autres m'ont racont6 des ehoses tristes. Toi qui es de cette maison, du sang de Kosioko — je reconnais la marque, je la faisais moi-m6me a ses enfants, — tu pourras peut-6tre me dire ou est aujourd'hui le maitre qui fut mon h6te? Majogbe r6pondit sans emotion : MAJOGBE. 43 — Je ne comprends point tes paroles, Yieux voyageur. Tu as sans doute laisse ta memoire sur quelque route, ou bien, au passage d'une riviere, les poissons te I'auront prise. Je ne comprends pas. Je ne sais quelles marques tu lis sur ma figure. Je suis de la raaison d'Elado, le grand chef. C'est lui que j'appelle pere. Je n'en connais point d'autre. Si tu es curieux d'en savoir plus, interroge le chef... Mais je puis te dire qu'il n'aime pas les vieux trop curieux, et en cela, tu dois me croire, car je suis son fils et son ekep. Cette reponse fut tout de suite rapportee a Elado par des espions qui ecoutaient. Elle lui causa de la joie. Le soir meme, tandis qu'il buvait le pitou avec ses' courtisans, il fit appeler Majogbe. — Je veux, pour la fete des sacrifices de mes anc^tres, beaucoup de poudre, lui dit-il, et beau- coup d'eau-de-vie. Je te confierai le soin d'aller vendre mes amandes et mon huile a Eko, dans les maisons des blancs. Tu seras content de faire ce voyage pour moi. Ill Pendant trois jours, a Aro, Majogbe chargea dix grandes pirogues. Tons les esclaves de la maison d'Elado apportaient des sacs d'amandes, des jarres d'huile. G'elait la richesse d'un village sur une ftot- tille. Les femmes venaient avec des nourritures pour les ouvriers. Banyane les accompagnait chaque jour au port, dans le creux des rochers, ou les pirogues amarrees se remplissaient a plat bord. Elle etait la quand les feticheurs de la maison firent les sacri- fices pour apaiser les esprits des eaux. II fallait, en effet, les rendre propices aux voyageurs. Les piro- guiers pourraient ainsi triompher des difficultes de la route et eviter les brisants caches contre lesquels les bateaux sont mis en pieces quand un malin genie les bait. lis ne succomberaient point dans les remous et les tourbillons dangereux, au fond desquels des diables se tiennent, qui saisisscnt les navigaleurs malheureux et en font des esclaves dans leurs mys- MAJOGBE. 45 terieuses demeurcs . Les feticheurs adresserent aussi de ferventes prieres aux caimans sacres; ils leur dirent : — dieux, qui etes si bons pour vos enfants, pour les fils de la race qui vous aima et que vous aimez, 6 caimans, qui ^tes nos peres, nos meres, nos freres, 6 caimans, qui 6tes la force, la grandeur, la puissance, ecoutez bien ce que vos servants con- sacres vous disent. Approchez et voyez. Le sacrilice que nous vous donnons vous montre que nous disons vrai. Regardez les hommes qui sont dans ces piro- gues et leurs marchandises. Regardez aussi les piro- gues. Tout cela appartient au grand chef Elado, de votre ville d'Ake. Ces hommes, ces pirogues et ces marchandises sont des amis et non des ennemis, des bons et non des mechants. G'est pour eux que nous vous faisons des sacrifices. C'est eux que vous devez prot^ger. Regardez-les bien et suivez-les. Allez avec eux dans la grande lagune et dites aux caimans de la-bas, que nous ne connaissons point, dites que ces hommes sont a vous et qu'ils doivent revenir dans votre ville pour conlinuer a vous faire des sacrifices pendant longlemps. Les feticheurs jeterent le sang et la chair des vic- times dans le fleuve, danserent, chanterent, puis dirent tres has les paroles sacrees que seuls les dieux doivent entendre. Les hommes raangerent et burent. Et tandis que, sur la rive, les musiciens battaient les tam-tam, 3. 46 MAJOGBE. frappaient les cymbales, raclaient les violes, et que les femnaes, agitant mollemeiit, caressantes, leurs pagnes, chantaient, sur un rythnie lent, les adieux et les souhaits de bon retour, les pirogues, char- gees, filerent au courant, habilement dirigees par les pilotes, qui n'ecoutaient plus les chants, ne regardaient plus les femmes et, pour rendre plus efficaces les pricres des f6ticheurs, guettaient les ecueils et les rochers. Banyane avait dit a Majogbe : « Quand tu seras chez les blancs d'Eko, tu chercheras ce qu'ils onl de plus beau et tu m'apporteras un present. » Majogbe chercha beaucoup. II voyait dans cette ville bien des choses nouvelles qu'il n'avait point revees et qui depassaient ses notions de Fetre. Mais il regardait et ne s'etonnait point. Un des marchands auxquels il avait vendu son huile, un jeune homme aussi, apprenant qu'il venait pour la premiere fois a la c6te, s'etait promene avec lui tout un jour et, soucieux de lui donner la vue des « merveilles » des blancs, lui avait montre toutce qu'il croyait capable de Tetonner. II I'avait fait manger a sa table et lui avait ouvert sa maison, ses appartements — dans lesquels TAn- glais salt si bien reunir tout ce qui rend I'exil sup- portable, confortable. II lui avait explique les mys- t^res de ses meubles, de ses lits, de ses tables... MAJOGBE. 47 — Je comprends, repondait Majogbe. Toutes ces choses pour lesquelles tes hommes se donnent de la peine et qui, me dis-tu, coutenl beaucoup d" ar- gent, toutes ces choses te servent pour eviter la chaleur du soleil, le froid de la nuit, I'eau des pluies. — Oui. — Et c'est tout... Eh bien, nous avons chez nous des cases dans lesquelles ne penetrent pas les rayons du soleil, non plus que les humidites de la nuit, non plus que les pluies du ciel. A table, devant le luxe et les complications des services, des cristaux, des plats, des mets, des vins, des liqueurs, des patisseries, il avait dit : — Nous aussi, nous mangeons et nous buvons. Une promenade dans le bazar de la maison de commerce — vaste magasin dans lequel se trou- vaientreunis tous les objets que I'industrie d'Europe fabrique pour la traite — ne parut pas I'emouvoir davantage . Devant les etoffes brillantes , cha- toyantes, les quincailleries aveuglantes, les bibelots faits pour seduire un ceil de primitif par leurs tona- lites hardies, raccrocheuses, il resta impassible, comme dans une clairiere de la for^t, devant les orchidees aux formes et aux couleurs tourmentees. II ne voulait point offrir son etonnement, son admi- ration au jeune homme blanc. Son oeil de sauvage, qui juge, devine, penetre au fond des ames, avait vu tout de suite quelles impressions le blanc desirait observer en lui. II se refusait, se fermait, impene- 48 MAJOGBE. trable. II avail cependant des convoitises brulantes pour tous ces objets, que les marchands noirs n'avaient pas encore apportes a Ake. II avail apercu des Cannes a pommeaux d'argenl d^licieusemenl sculplees el d'un bois de couleurinconnue a la flore africaine. Des parasols, pendus au plafond, sur leurs baguettes raidies, etalaient des soies aux nuances de Tarc-en-ciel. C'etait comme les ailes des grands papillons. C'elail royal. II y avail aussi des bonnets avec des broderies de metal eclalanl, el des eloffes merveilleuses comme les femmes du Yorouba n'en lissaienl jamais sur leurs metiers. Les blancs avaienl sans doule demand e aux forets le secret des mousses touffues si douces... Cependant, lorsque le jeune homme blanc lui fit palper ces extraordinaires tissus, fourres comme la peau des b^les sauvages, des chats el des singes frileux, il dit : — Avec cela, vous vous couvrez? — Oui. — El c'est lout? ■— Oui. — Eh bien, regarde mon pagne, regarde mon sokoto. La saison derni6re, il y avail au coleau, parmi les plantes sauvages, des cotonniers a fleurs rouges plus brillanles que le sang du chevreau lorsque le feticheur egorge la victime sur le rocher blanc. Ces fleurs onl donne des soies longues et fines; je les ai recoltees, les femmes ont route le fil, onl tisse la loile et j'ai cu ce vfilemenl. II est blanc MAJOGBE. 49 comme la toison des jeunes moutons reserves aux f^tes de Chango; il est blanc comme les pigeons qu'Ifa demande et il me couvre. Ces deux jeunes hommes s'analysaient mutuelle- ment. Le blanc voyait le noir impassible et pensait : « Ce garcon avait une physionomie intelligente, un regard qui paraissait chercheur, curieux. Je lui ai montr6 des choses qui devraient beaucoup I'inte- resser, il les trouve naturelles et ne fait aucune difference entre les produits de son Industrie primi- tive, barbare, et ceux de notre Industrie savante. II ne comprend pas, il n'essaye pas de comprendre. C'est une brute comme tons les autres. » Le noir voyait le blanc depite et suivait sa pen- see dans ses yeux, sur son front. II comprenait, il se disait a lui-meme : « Le blanc croit que je suis une b^te. Je sais ce qu'il y a de bon dans ses objets ; je I'acheterai. Mais le blanc a tort d'etre aussi fier. Ses genies lui ont donne tout cela; les n6tres nous en donneront autant quand cela nous sera necessaire. » Majogbe ne demanda d'explications que pour deux choses : des fusils tres petits, qui pouvaient se cacher sous le pagne et tuaient beaucoup d'hommes a la fois; une eau qui brulait dans les lampes et, une fois en feu, ne s'eteignait plus. II acheta deux bonbonnes de cette eau et trois fusils avec leurs balles, qui partaient sans poudre, sans feu. 50 MAJOGBE En route, im bon noir a quelque fois hate d'arri- ver — lorsque ses provisions diminuent. Au repos, en station, jamais il n'est presse de partir. Les hommes d'EIado conties a la conduite de Majogbe se trouvaient bien en lagune d'Eko. Majogbe lui-meme ne comptait qu'a peine les jours. Ses marchandises achctees remplissaient quatre pirogues; il cherchait du chargement et des passagers pour les autres. II etait un bon intendant, un bon commercant. II y avait a Eko beaucoup d'hommes de la region d'Aro, beaucoup de Gambaris egalement. Majogbe avail remis a leur chef un tyra de parchemin sur lequel Fuluani avait ecrit des signes. II retro uva chez eux le barbier qui avait connu son pere Kosioko. Adamou — ainsi nommait-on ce vieux coureur de chemins qui avait vu toutes les villcs ct tons les villages que Ton pent renconlrer en marchant pen- dant des mois au nord et au levant — reprit avec lui la conversation d'Ake. — Majogbe, tu as certainement voulu mettre une etoffe sur la pensee de ton coeur, lorsque, parlant de Kosioko, tu m'as dit que tu ne te souvenais pas. Gela n'est point possible. Ce que Ton a dans le sang ne disparait qu'avec le sang. Le petit des chevaux sau- vages des bords de FOya peut 6tre eleve dans les cours avec les chevaux esclaves d'Ake, jamais il ne MAJOGBE. 51 sera, comme ces derniers, un cheval esclave, et, quand il passera au galop dans les brousses qui lui rappelleront celles au milieu desquelles il apprit a marcher, il soufflera du feu. Gelui qui a cte I'enfant d'un grand chef pourra etre esclave dans une autre maison, mais il n'oubliera jamais qu'il etait ne lui-meme pour commander; il ne perdra pas le souvenir du chef dont il est la chair et dont il porte la marque ineffacable. Et cette marque-la, je I'ai encore regardee, je la reconnais. Le vieil Adamou a bonne memoire; il ne se trompe pas. La chose qu'il vit une fois reste toujours devant ses yeux. Cette marque, c'est moi qui te I'ai faite. Alors tu etais bicn petit ; ta mere ne t'avait pas encore donne ton premier sokoto. Tu ne peux te rappeler le bar- bier qui dcja etait vieux et avait vu beaucoup de choses, beaucoup de pays... Mais Kosioko, mais ta maison... les dieux n'ont pas enleve cela de ton coeur; ils auraient enleve ton coeur! Moi aussi, j'ai ete pris enfant dans une maison de chef qui etait la mienne; j'ai ete traine de case en case et vendu a bien des maitres avant de devenir hbre. Eh bicn, je n'ai pas oublie le guerrier qui etait mon pere. Majogbe etait mefiant ; il ne se livrait pas. II avait appris que les plus beaux discours peuvent etre trompeurs et que les paroles qui semblent enroulees dans I'huile douce peuvent cacher les poisons qui brulent. II savait que les vieux ont plus que les autres hommes le visage qui seduit, la voix qui 52 MAJOGBE. enchante, le geste qui endort, lorsqu'ils veulent trahir. — Je comprends. II ne repondit que cela. Et cependant les paroles d'Adamou avaient remue tout son etre. Ge Yieux barbier avait en un instant releve devant ses yeux la case heureuse dans laquelle, honore, puissant, aime, se tenait le pere. II avait revu aussi Thorrible scene ; il avait entendu a ses oreilles la voix de la vengeance qui attendait... Mais Adamou pouvait 6tre un espion de Mate ou d'Elado, charge de le tenter. Et le jeune homme se rappelait cette parole d'un sage : « Ce que tu veux que les autres igno- rent, agis toujours comme si tu I'ignorais toi- m^me. » — Tu ne veux pas croire que je te parle en ami, en homme qui n'a pas d'interet a te tromper, qui est trop vieux pour songer a faire le mal. Je te com- prends. Garde tes pensers pour toi seul et tes sou- venirs; je ne te les demanderai plus. Mais rappelle- toi ceci : je devais a ton pere de la reconnaissance. II avait ete bon pour moi; je n'ai pu le payer. Je te payerai, toi; si jamais tu as besoin d'un ami et que je sois a portee de ta voix, tu m'auras. Mes paroles t'etonnent; tu n'entends pas souvent dire de pareilles choses dans la maison (TElado, cet homme puissant qu'entourcnt tant d'hommes avides de devenir egalement puissants. Veux-lu venir avec moi ; je te conduirai la ou j'ai appris ces choses de MAJOGBE. 53 verite que vos feticheurs ne savent pas, que Fuluani ne salt pas non plus. Viens; tu seras heureux de les apprendre aussi. A Textremite de Tile, au dela des maisons des marchands, les deux hommes allerent dans une grande case, dans le temple ou s'enseignait la « vraie verite ». Majogbe y rencontra beaucoup de noirs avec leurs femmes et leurs enfants. II regarda curieusement au fond de la case des choses brillantes avec des dorures et des lumieres. Un homme blanc, vetu d'une longue robe, chantait avec des enfants noirs des paroles que Majogbe ne comprenait point. II faisait aussi des gestes comme Fuluani, quand ce dernier priait. Puis Thomme blanc parla en yorouba. Et Majogbe comprit ce qu'il disait. Adamou lui soufflait tout bas a I'oreille : — Tu entends. Celui-la aime les noirs. II a appris notre langage, afin de nous dire le bien. Le Pere, un missionnaire, dont la figure maigre, entouree de barbe el de cheveux blonds, brillait de Teclat fievreux des yeux, ne ressemblait pas aux blancs vus dans les factoreries oil Majogbe avait traite ses achats. II y avait en lui comme un parfum qui se serait vu et que le jeune noir cher- 54 MAJOGBE. chait a deviner. Majogbe fut pris tout de suite. Le Pere ne parlait pas en homme blanc, mais comme un homme noir. II trouvait les expressions, les images, les detours, les periphrases, les compa- raisons, les alos, les apologues et les mots qui allaient a Tesprit de son auditoire. Son eloquence etait negre comme son langage. Elle frappait. On ne dormait pas. Elle plaisait. Majogbe se trouvait tout remue. II sentait en sa poilrine les memes mouvements que lorsque sa pirogue, a Farrivee devant Eko, avait 6te secouee par le vent du large et la lame. II sentait egalement une chaleur inconnue monter en lui, du ventre a la tete, quand cet homme parlait. Cela ne lui etait jamais arrive en ecoutant les feticheurs d'Ake ou Fuluani, possesseur du bon genie des hommes jaunes. Et cependant, pas plus quMl n'acceptait les mysteres de Fuluani, il n'admet- tait ce que Thomme blanc disait en paroles si tou- chantes a la gloire d'un seul Dieu, Oloron. Le Pere avait prepare son sermon sur I'oubli des injures. Gette theorie tombant sur une pure ame negre ne pouvait y prendre racine. La charite, Famour de rhomme bon pour I'homme bon, Majogbe compre- nait cela; mais quand il entendait dire que la ven- geance est chose mauvaise et qu'il faut renoncer a punir ceux qui vous ont offense, que cela est un crime, qu'il faut au contraire les aimer, son esprit se fermait. Cela ne pouvait etre ! 11 le dit a Adaraou lorsque, apr^s le sermon, MAJOGBE 55 il regagna en sa compagnie la maison du port. — Tu me racontes que ce Pere nous apporle la verite. II m'a enseigne des choses qui sont bonnes... et que j'avais enlendues deja. Mais il a dit des choses que je n'avais jamais entendues et qui sont mauvaises. Ne pas se venger, ne pas punir. Non! Gela ne pent etre la volonte d'Olodumare, des genies. — II n'y a pas de genies. II y a un seul Dieu, Oloron et son fils leju! ~ Soit. Mais ils ne peuventdefendre la vengeance. — Si. D'ailleurs, ajoutait Adamou, est-ce que les hommes ne Foublient pas aussi, la vengeance? Est- ce qu'ils ne trouvent pas souvent qu'elle est une charge trop pesanle? Toi, tu ne te rappelles plus le nom de ton pere, et tu es devenu le fils de celui qui Ta tue. Oloron ne demande meme pas tant que cela. — Tais-toi I Adamou revint a Ake sur une pirogue de Majogbe. L'arrivee dans la maison d'Elado fut tres belle et tres joyeuse. Tons furent contents. Majogbe ne s'6tait pas laisse voter par les marchands blancs; il rapportait beaucoup plus de belles choses que les anciens messagers. II y eut un grand concours d'amis et de gens 56 MAJOGBE. venus pour saluer, quand, toutes les charges reunies dans la case, on defit les paquets. On mit dans une chambre bien seche, a part, les pelits tonneaux de poudre; ailleurs, les dames-jeannes de gin; en tas, les pieces d'etoffes, les velours, les soies, les fusils aux crosses rouges ; puis, derriere le maitre, les monceaux de menus bibelots achetes a caprice. Tons ceux qui saluerentElado partirent avec un pre- sent et burent le pitou des blancs, le gin, qui res- semble a de I'eau claire et briile comme du feu. On connaissait la generosite d'ostentation d'Elado aux retours de ses piroguiers du Sud. Aussi, durant loute une matinee, une journee etune soiree, ce fut chez lui un defile de gens qui entraient, saluaient, se prosternaient en disant : -- Salut, chef, qui te reposes I Salut, baba, qui as recu heureusement tes hommes au retour de leur voyage ! Salut, maitre qui as ta maison pleine de bonnes chosesi Salut! J'espere que le pitou des blancs est toujours tres fort et qu'il n'a pas 6te mouille par I'eau de TOgun. Le chef devait r6pondre : — Merci. Les hommes sont revenus aussi nom- breux qu'a leur depart. Le pitou des blancs est tou- jours Ires fort. Si vous voulez me faire le plaisir d'en boire, vous verrez que je dis vrai. Et le chef faisait apporter une bouteille de gin, qui, aussit6t parue, etait hue. Le visiteur s'essuyait les l^vres avec le bord du pagne, claquait, satisfait, MAJOGBE. 57 lalangue, faisait de petits yeux, et disait, apres un instant, lorsque la douce brulure lui avait chauffe tout le corps : — G'est bon ! Pour faire place aux arrives nouveaux, il s'en allait. En un coin de cour, sur une galerie, couche dans son manteau, il suivait le r^ve de feu mis par I'alcool dans son etre. Mate, comine les autres chefs, etait venu.. — Eh bien, quel present as-tu achete pour moi? En serai-je content?avait-ildit, haineux, aMajogbe. — Tres content, avait repondu le jeune homme. Jamais personne ne fen a offert un semblable... Et quand tu Fauras recu, personne non plus ne pourra suivre mon exemple. Seul, j'ai trouve ce qui con- vient a ta grandeur... mais il faut attendre. Mon present est si beau que je veux te le donner dans un jour de grande f^te, ou il y aura beaucoup de joie. Tu verras alors, baba, combien je f aime I Au gynecee, le caquetage etait grand. Les etoffes avaient ete distribuees, et aussi les perles, les rubans, les bijoux de cuivre, de verre. Le partage soulevait des guerres, des drames. Les langues allaient rapides. Vierges, jeunes meres et vieilles femmes se disputaient, de lavoix, du geste. Majogbe, entre pour entendre et voir, dut se sauver conspue. II avait rapport6 a Banyane des presents trop beaux : un pagne de velours comme seules les filles qui ont enfante croyaient pouvoir en porter; un collier de 58 MAJOGBE. pedes comme il n'y en avail point d'autre a Ak6; seiile, Banyane avail une ceinlure precieuse que Ton envierait sans pouvoirFimiler, et d'autres orne- ments encore, une glace que Ton pendail au cou par une cliaine et un etui de metal pour la pierre qui bleuil les yeux. Pleines de jalousie, les jeunes ferames, les meres insultaient la vierge, qui, bon oeil et bon bee, fiere, debout, les poings sur les hanches, relive, cambrce comrae une jeune cavale qui n'a point encore subi la meurtrissure de la selle, se defendait le verbe haul, repondanl aux insultes par de plus violentes insultes, aux maledic- tions par des maledictions plus terribles, aux railleries, aux moqueries par des grimaces. Quand Majogbe parut et se sauva, elle le suivit pour le remercier encore. Avanl de deserter le champ de balaille, elle tourna le dos a ses jalouses, releva son pagne et leur adressa la plus honteuse injure que les primilifs connaissent. Puis elle partil, riant, heureuse des jalousies exasperees qu'elle laissait derriere elle. Majogb6 allait montrer une calotte de velours rouge a glands d'or et une canne de jonc a ses amis, les elegants en flanerie devant le temple de Fuluani. Elle courut et le raltrapa. Essoufflee, elle lui tomba sur le dos, le serra des bras et le baisa. Des jeunes hommes qui passaient se moquerent. L'un d'eux, I'esclave d'un chef rival d'Elado, voulut aussi une caresse de la belle MAJOGBE. 59 Banyane et essaya de la saisir. Elle griffa ct s'echappa. Majogbe se facha. II y eut une dispute avec des coups de baton. Les sacrifices d'Elado a ses morts brillerent d'une splendeur qui d^passait tout ce qui etait dans le souYcnir des hommes d'Ake. Le premier jour, le maitre fit les offrandes sur les autels de rOluman. II s'y rcndit avec toute sa maison. Le cortege etait tres long. C'etait d'abord une foule d'esclaves qui criaient, couraient, sau- taient et donnaient des coups de verge de chaque c6te du chemin. Devant eux, le peuple se rangeait, femmes curieuses, hommes oisifs et petils enfants qui levaient les bras, hurlaient et se roulaient par terre en signe d'allegresse et d'admiralion. Elado marchait le torse nu, sans bonnet, un pagne de suppliant route autour des reins. II tenait avec res- pect dans ses bras croises le baton fetiche de sa maison. Pendus a des colliers, de nombreux tyras et des gris-gris en peaux, en os et en dents, s'eta- laient sur sa poitrine. II y en avait pour tons les bons et tons les mauvais esprits; cela lui faisait une cuirasse remuante. II etait entoure par cinquantc musiciens revetus de costumes brillants, avec des franges et des galons d'or. Ces musiciens tiraient de leurs instruments, tambours, tam-tam, fifres et 60 MAJOGBE. violes, des sons tres forts, ainsi qu'il convient pour faire honneur a un grand chef. On les entendait de tons les c6tes de la ville, et le peuple accourait pour voir et pour saluer. Trente vierges, toutes vetues de m6me, avec des turbans blcus, des pagnes blancs et des echarpes noires, agitaient des palmes et chantaient. Les femmes, avec les enfants serres dans Techarpe sur le dos, tenaient des calebasses pleines de nourriture pour les g6nies qui protegent la cite et la race. Vingt enfants portaient des poules grasses; vingt esclaves, des chevres; vingt autres, de jeunes beliers. II y avait aussi un boeuf du pays des Gambaris. On Tavait orne de feuillages; la grosse bete entravee marchaitdifficilement,efTrayee par le bruit. Ensuite venaient les guerriers, armes comme pour une expedition. lis montaient des chevaux con- verts de riches caparacons. Derriere le cortege, Majogbe marchait avec Adamou. Lorsque Elado parvint aux grottes ou sont les feti- ches veneres de la nation — que les profanes ne peuvent voir sans mourir, — il trouva une foule de pr^tres et aussi des Ogbonis. II fut insulte; on lui demanda pourquoi il venait troubler le repos des gcnies. « Quelle folie agitait son esprit pour lui donner Taudace d'amener en ce lieu toute sa maison; il etait sacrilege... » II se prosterna, tres humble. — Je ne viens pas en curieux, dit-il, je ne viens MAJOGBE. 61 pas en maitre, je viens en suppliant. Avant de faire Chez moi le sacrifice des anc^tres, j'apporte aux dieux les offrandes qui leur sont dues. Que les esprits, les diables et Olodumare veuillent bien accepter mes presents. Je suis un homme pauvre, mais j'ai de la bonne volonte. Je fais ce que je peux. Les vieilles pr^tresses hurlerent : — Tu n'es pas un horame pauvre. Tu es un homme riche. Si tu te montres avare d'offrandes pour les dieux, ils se montreront a leur tour avares de biens pour toi. Alors seulement Elado put se relever et offrir ses presents sur la pierre sacree. Les feticheurs egor- gerent les victimes en criant et jetferent le sang, le poll, la plume aux quatre vents. lis prirent ensuite une partie de la chair, les tetes et les tripailles ; ils rendirent le reste aux femmes et aux esclaves qui devaient aller preparer le festin dans la maison d'Elado. Les pretresses et les pretres etaient barbouilles de sang, des flaques rouges avaient coul6 sur le rocher, et des depouilles fumantes, sous le soleil chaud, une odeur montait, qui etait agreable aux dieux et grisait les hommes. Tons chantaient, criaient, gesticulaient, trepignaient, religieux, heu- reux... Seul, Elado restait calme dans le retour qui semblait une marche d'hommes fous. Les esprits de rOluman etaient dans la foule, et cela faisait, 4 62 MAJOGBE. devalant les pentes pour revenir dans la cite, un tumultc de croyants, de possedes. Durant toute la journee ct iinc partie de la niiit, mangea et but qui voulut. Sur tous les foyers allumes, des marmites pleines d'aliments bouil- laient; loutes les jarres a cuire le pitou fumaient. Le lendemain, on fit dans la cour des ancetres, sur les tombes, les sacrifices expiatoires avec les pleureuses. Des Faube, au chant du coq, deux cents femmes couYertes de loques, de haillons, la tete et la poitrine ^gratignees, souillees de boue et de poussiere, pleurerent, se lamenterent et chanterent, effrayantes, les cantiques en lesquels les morts sont regrettes et supplies. On versa sur le sol des jarres d'huile et le sang de nouvelles victimes, non plus egorgees, mais dont le col avait et6 arrache par la main des jeunes hommes vigoureux. On tira des coups de fusil. Cinquante barillets de poudre furent briiles. Jusqu'a ce que le soleil eiit marque les deux tiers de sa course dans le ciel, ce furent des deto- nations continuelles, plus que dans une hataille de deux armees. Les tambours battirent le matin, le jour et la nuit. On mangea encore et on but encore. Le soir, dans tous les coins, des hommes dormaient ivres. Les chiens les flairaicnt. Les femmes les enjam- baient en riant. MAJOGBE. 63 Le jour suivant, ce furent les danses et les jon- glcries. Gent cinquante eguns obeissaient a Elado. lis vinrent avec leurs masques de bois peint, leurs costumes resplendissants, leurs grelots, leurs son- nettes, leurs esclaves et leurs musiciens. lis dan- serent, d'abord chacun en particulier, puis tons ensemble, les mythes nationaux et la religion des morts. lis etaient eux-memes les esprits des morts. Le spectacle, durant toute la matinee, fut saisissant de grandeur et de foi. Apres chaque danse, Tegun, majestueux comme Test un personnage surnaturel, venait devant la galerie ou Elado, vetu de pagnes de sole, se tenait entoure de chefs. Elado se proster- nait devant I'egun, I'adorait, lui donnait un sac de cauris et une bouteille de gin. Des Yieux calculaient qu'il depensait ainsi une fortune dans la moitie d'un jour. Apres les eguns, on Yit des jongleurs tacpas. Depuis plusieurs lunes, Elado avait demande a Fuluani de lui faire Yenir de son pays des hommes capables d'illustrer une fete. Fuluani avait tenu parole. Ses messagers avaient ramene une troupe de baladins excessivement brillante. Les gens d'Ake les regardaient avec admiration, avec stupeur. Leurs eguns les plus celebres n'avaient pas autant de science. lis savaient bien danser, se rouler dans 64 MAJOGBE. les epines, se crever les yeux, mais c'etait tout. Et ce tout n'etait rien en comparaison du spectacle qu'offraient les jongleurs tacpas. Ceux-ci avaient des musiciens qui, avec des instruments inconnus^ de longs tubes de cuivre, faisaient des harmonics tres etranges et qui rappelaient le barrissement des grands elephants. Leurs tambours, sous les baguettes, roulaient comme les grondements de Chango lorsque le dieu tonne sa colere dans les vallees rocheuses. lis danserent en tournant et donnerent a leurs tongues tuniques des formes divertissantes; on eut dit que Thomme avait par instants sur la tete un grand champignon, un toit plat et immobile, tellement il tournait vite ; puis il paraissait un oiseau ou un papillon a gran des ailes qui battaient Fair avec des froufrous. Ces danseurs s'enterraient les bras, et, sur la t^te, avec les jambcs en Fair, ils faisaient des contorsions et des tours. Les jongleurs etaient encore plus extraordinaires. Ils mettaient la tete dans des trous remphs de charbons ardenls et, de longs instants apres, ils se relevaient sans etre briiles. lis se coupaient la langue; on voyait la plaie, on voyait le sang, puis on ne voyait plus rien, plus de plaie, plus de sang. L'un d'eux avalait une epee. Un autre se transpercait la poitrine. Les hommes d'Ake disaient : « Ceux-la sont de bien grands sorciers. lis ont de bonnes medecines et savent se faire prot6ger par les genies. » Des eguns etaient jaloux. Quelques vieux, MAJOGBE. 65 de ceux qui toujours reclamaient — bien que tou- jours les premiers a boire chez Elado, — trouvaient audacieuse la prosperite du chef. Quelques autres disaient qu'il etait dangereux de profiler de la richesse pour appeler dans la ville des hommes jouissant d'un tel savoir; que ces jongleurs pour- raient jeter des sorts terribles sur les moissons, les b^tes et les gens. Des femmes emerveillees interro- geaient en grand secret quelques-uns de ces Tacpas et leur demandaient des medecines pour enfanter heureusement. line seule chose d'eux fit plaisir aux gens d'Elado, sans blesser personne. Ces etrangers ne buvaient point de gin. lis se contentaient d'eau et de miel. Comme le vieux Fuluani, d'ailleurs, ils expliquaient ainsi leur pouvoir mysterieux. Le soir du troisieme jour qui terminait la fete, on alluma des biichers, des torches et des lampes dans les cours; les tam-tam battirent, et jusqu'a I'aube, tons les hommes, toutes les femmes danserent, chanterent, mangerent et burent avec une grande gaiete. Lorsque Majogbe dansa, beaucoup de vierges le regarderent avec amour, et aussi des femmes, car 11 etait beau. 4. 66 MAJOGBE. Lorsque Banyane dansa en balancant les echarpes, tous les hommes la eontemplerent ayec desir. Des Yieux chefs et desjeunes guerriers dirent tout haul qu'ils rechercheraient Talliance d'Elado et qu'ils donneraient des tr6sors pour emmener cette vierge dans leu I* case. Elle etait si gracieuse, lorsqu'elle tournait, les mains etendues et les jambes raidies, ou bien quand elle s'avancait doucement sur les pointes, rythmant, cambree, la mesure avec les hanches, les bras et le col, ou bien quand elle galo- pait sur place avec les jolis mouvements d'une jeune cavale dont la croupe est souple et fremit, ou bien quand elle renversait la tete en arriere, ouvrant les bras arrondis et presentant la poitrine poinlante; elle etait si belle, avec ses yeux plus noirs et plus profonds que la nuit; elle degageait un tel charme que personne n'eiit song6 a trouvcr folles les plus folles depenses faites pour elle. Majogbd 6tait assis pres d'Elado quand des hommes vieux, avec des paroles qui sentaient le bouc, vinrent dire au chef toute Tadmiration que soulevait en eux la belle fille. Mate, TOlogbo Oro, tremblait avec des levres humides en faisant ses offres. — J'ai beaucoup de femmes. Je les vendrai toutes, je vendrai tous mes tresors et je te donnerai tout, si tu veux me livrer cette lllle qui cgayerait mon age miir, me rechaufferait et mettrait autour de moi de beaux enfants. MAJOGBE. 67 Un tout jcune chef de maison, qui etait de race royale et possedait de grandes richesses, disait : — Tais-toi. Les vierges ne sont point pour les hommes de Ion age. Tais-toi. Je ne sais qu'une seule case ou Banyane puisse entrer comme 6pouse : la mienne. Personne de yous ne la payera comme moi. Je donnerai pour elle dix clievaux selles et des cauris autant que les esclaves de son pere en pourront porter. Oui, si Banyane veut enfanter de moi, je payerai lout cela. Elado souriait, flatte. Un Gambari ajouta : — Dans mon pays, tres loin, dans la grande ville du grand sultan qui a des milliers de femmes, si j'etais charge de vendre Banyane , et si je pouvais garder pour moi ce qu'on la payera it, je serais plus riclie que vous tons. On entendait aussi ces phrases : « Elle danse comme si les genies la portaient. » — « Elle est forte. » — « Elle a les flancs larges. » — « Elle a les reins puissants. » — « Elle prepare bicn les akaras. » — « Quand elle le cuit, le pitou n'est jamais mauvais. » Des hommes curieux demandaient : — Qui done ach^tera la belle Banyane? A qui la donneras-tu, Elado? Majogb6, que toutes ces paroles agacaient, et qui se remuait sur sa natte comme s'il avail ete sur une termitiere, repondit : — Elado donnera Banyane a Thomme que Banyane 68 MAJOGBE. aura choisi. II est done inutile que vous vous dispu- tiez, tirant la langue ainsi que des chiens sur une piste de folie. — Tres bien, ajouta Elado, je la donnerai a I'homme qu'elle aura choisi. Alors le jeune homme de sang royal, qui devinait un rival en Majogbe, dit : — En ce cas, nous pouvons attendre en nous disputant; Ban yane choisira parmi nous; les esclaves ne compteront point pour elle; qu'en dis-tu, Elado? Le chef inclina la t6te en riant. Et Ton but beau- coup de gin. Avant de se retirer pour dormir, Elado parla a Majogbe : — Je suis content de toi. Tu es un bon serviteur. Grace a toi, la fete a 6te magnifique. Les ancetres qui dorment sous ma maison ne se plaindront pas. Quand je reposerai pres d'eux, promets-moi que tu feras ton possible pour que mon sacrifice soit beau, pour qu'il y ait de la joie comme aujourd'hui. Pro- mets-moi aussi de belles funerailles. Tu veilleras aupres de mes fils, pour que je sois traite comme j'ai traite mes peres. -— Je suis ton esclave, maitre. Sois certain que lorsque tu mourras, il y aura f6te, il y aura joie. II y aura grande joie, et cela coutera des tresors a MAJOGBE. 69 tes flls, des tresors plus riches encore que le sacri- fice d'aujourd'hui. — Tu es bon, Majogbe. Merci a toi. Tout ce que tu me demanderas, je le le donnerai. — Maitre, que peut desirer un esclave? Des que le jeune homme fut seul, il prit une natte, sortit de la maison et alia s'etendre en plein air sur un rocher non loin duquel, en bas, dans la plaine, comme une tache sombre, apparaissait le bois des supplicies. II se roula dans son pagne et voulut dormir. II ne put. Dans sa t6te battait la fievre. Dans son ca3ur, deux passions se heurtaient, violentes. II voyait, il entendait sa vengeance. Ne le raillait-il pas, ce maitre hai, venant lui parler de la fete de ses funeraillesl a lui! Certes, il la ferait belle, certes il y aurait de la joie... le jour ou Majogbe pourrait aneantir Elado et Toffrir, derniere Yictime expiatoire, a celui qui dormait dans le bois maudit, sans que jamais les esclaves ou les femmes vinssent troubler son sommeil avec les fusils, les chants et les tambours des sacrifices. II sentait monter en lui des coleres qui I'etouffaient, comme une boule dMgname trop dure qui s'arreterait dans le cou, ne voulant passer. Et puis, c'etait Fimage de Banyane. Pourquoi cette vierge etait-elle si belle? Pourquoi 6tait-elle la 70 MAJOGBE. lille de ce maitre deteste? Pourquoi tous les hommes la desiraient-ils en cette soiree? Est-ce qu'elle n'etait pas aussi une creature mauvaise, coiipable, fille haie de la race execree qu'il avait jur6 d'exter- miner?Elle se levait comme une ennemie, avec son charme qui etait sans doute une menace des mau- vais genies. II la detestait. II ne la craignait point. II serait fort. II ne Faimerait pas... Et Tinstant d'apres, il la revoyait chaste, lui disant des paroles amies, le regardant avec de grands yeux, des yeux plus tendres que ceux des biches de la brousse et plus cliarmeurs que ceux des cbattes de la foret, ces yeux dans lesquels, enfant, il aimait tant a voir son image... il respirait le parfum de son corps de vierge, et une emotion tres douce passait dans tout son etre, ainsi que le jour ou il avait entendu a Eko les paroles de Fhomme blanc qui, au nom d'Oloron, commandait d'oublier les injures. En meme temps que la fraicheur tombait avec la rosee du matin, un apaisement se faisait en lui. II fuma des pipes et pensa, plus calme, sans colere. II se vengerait d'abord et ensuite il songerait a Banyane quand il ne serait plus esclave. Lorsqu'il rentra, les lueurs pales de I'aube eclai- raient le bois des supplicies. Pendant plusieurs jours Majogbe vecut dehors. II fit la Ute avec les jeunes hommes de son age, les MAJOGBE. 71 baladins et les musiciens. II se trouva dans une terrible bataille qui revolutionna un quartier. Une lille d'Eko, une fiUe non mariee, venue avcc dcs marchands, vendait du gin aux hommes dans une maison ou on Tavait admise. Deux bandes, rivales a cause d'elle, apres les insultes avaient tire les couteaux et les sabres devant cette maison. Majogbe recut deux blessures profondes, a la tete et a Tepaule. On le rapporta evanoui dans la maison d'Elado. Adamou, qui savait des medecines, mit sur ses plaies des onguents et des lingcs qui arre- tercnt le sang. Majogbe etait tres faible. II resta longtemps couche sur sa natte. Le vieux barbier, en revenant d'Eko, avait rapporte des outils de bourrelier, et maintenant travaillait le cuir. 11 s'etait installe pres du malade; il entretenait le feu qui le rechaulTait pendant la nuit. Quand cela ne fatiguait pas le blesse, il lui causait, plein d'alTection et de respect. II voulait lui apprendre les verites entendues chez rhomrae blanc. II en savait peu, mais ce peu lui sufilsait pour se croire beureux et aussi bien sup6- rieur aux autres noirs. — Les hommes de ta race, lui disait-il> et ceux de lamienne vivent mal. lis sont encore dans ce qui est mauvais. Le diable Echou les y tient avec jalousie, car il veut manger leurs ames quand ils seront morls. Quclquefois m6me il habite en eux quand ils sont vivants. II y a ici beaucoup d'hommes me- 72 MAJOGBE. chants qui dominent et qui volent. Je n'ai pas besoin de te dire leurs noms, tu les connais. Tu sais qu'ils font mourir ceux donl ils convoitent les biens. Grois-tu que si le diable n'etait pas dans ces hommes, un grand peuple comme le tien' serait aplati sous les vexations de quelques-uns? Ceux qui Foppriment sont peu nombreux, sont faibles, et le peuple est fort. Tons les forts sont ecrases par quelques miserables qu'un souffle ferait disparaitre. G'est que les forts sont dans Ferreur et ne veulent pas croire la verite d'Oloron. S'ils voulaient, cepen- dant? Oloron est bon. II les tirerait de Ferreur. II a deja sauve de la sorte les hommes blancs qui etaient dans le peche. Pour les racheter, il a m6me envoye sur terre et fait mourir dans les supplices son fils leju. Tu ne me crois pas. G'est que tu es dans le peche. Quand tu me croiras, tu seras sauve. Si tons croyaient, il n'y aurait ici pas de malheu- reux, pas d'esclaves, il n'y aurait que des freres! Majogbe alors Finterrompait : — Ghez nous, au commencement, il n'y avait pas de malheureux, mais seulement des hommes libres et un roi. Ils ne connaissaient cependant pas Oloron, ni leju. Olodumare seul avait fait cela. Et tons les hommes etaient heureux. — lis le seraient encore s'ils avaient toujours cru a Oloron. Gar c'est Oloron et non pas Olodumare qui faisait leur bonheur. G'est le pech6 et le ser- pent, le serpent que vous adorez, qui les a reduits MAJOGBE. 73 en servitude... Je sais ce que je dis. Je le tiens de riiomme blanc qui ne vient pas chez nous pour gagner de Targeut, et qui m'a lave du peche avec Feau fetiche. Aussi longtemps que ton peuple ne prendra pas la verite, il aura des oppresseurs quile depouilleront. Cela ne cessera qu'avec le regne d'Oloron, car ceux qui croient en lui sont bons, ne tuent pas, ne volent point. — Est-ce qu'Oloron est aussi pour les femmes? — Oui. Son fils leju etait ne d'une femme. Mais il ne faut qu'une femme et toujours la meme. Majogbe songeait a Banyane qui valait toutes les ' autres femmes. II dit neanmoins : * — G'est impossible. Nos peres out toujours eu plusieurs femmes. Nous devons faire comme eux. D'ailleurs, que deviendrait une maison avec une epouse... Et rhomme...il serait^ilors Tesclave de la femme. Cela ne pent etre. — G'est impossible! Tu le dis parce que tu es jeune. Mais la sagesse t'eclairera un jour, et tu reconnaitras — j'espere qu'Oloron le voudra — la verite des paroles que je te dis, tu abandonneras tes fetiches qui sont des diables mauvais... — Prends garde, Adamou, ils sont puissants, ils pourraient se venger. — Je ne crains rien, Oloron me protege. D'ail- leurs, je te Fai dit, Oloron ne permet pas qu'on se venge. — Quand on Fa jure, Adamou, il faut pourtant 5 74 MAJOGBE. que Ton se venge. Autremcnt on ne scrait pas un homme, ct si on allait se prosterner devant ton Oloron, il aurait le droit de repondre au suppliant : « Releve-toi, disparais, tu n"es pas un homme! » Aussi, bien que je te trouve un bon ami, je ne crois point ta verite. J'aime mieux mes dieux. Quand je serai vieux, pretends-tu, je reconnaitrai que tu disais vrai. G'est possible. Mais, en attendant, je suis jeune, et je garde mes fetiches que je connais. lis sent bons. Pendant toute la maladie, Banyane s'inquieta fort du blesse. Elle soulfrait de voir Adamou installe pres delui. Elle eut voulu etre seule a le soigner. Elle ne raisonnait pas pourquoi. Elle agissait en bonne camarade, aimante et simple. Elle croyait 6tre toujours la petite, la toute petite gamine qui riait avec le gamin et le servait en petite esclave. Maintenant qu'il se retrouvait la, pres d'clle, ne pouvant bouger, elle continuait de le servir, comme si jamais cette intimity n'avait ete interrompue. Les premiers temps, elle assistait bien triste aux panse- ments, et, delicate, legere de main, elle aidait a laver les plaies. Lorsque la guerison ne fut plus douteuse, elle reprit une figure joyeuse. Elle retrouva le sourire qu'elle avait perdu. Elle preparait de bonnes nourritures pour son ami. Quand elle les lui apportait, elle demeurait jusqu'a ce qu'il eut mange. Elle restait ainsi des heurcs, accroupie sur les genoux, les mains en MAJOGBE. 75 avant, par terre. Elle se montrait clevouee, commc si elle avail ete une femme, unc esclave favorite. lis parlaient peu. Majogbe ne lui adressait meme point les paroles obligees des longs mercis. II la regardait. Elle le regardait. Et ce que leurs yeux voyaient dans leurs yeux valait, sans doute, de longs discours... De la vierge un charme se degageait, alanguis- sant, qui plongeait le jeune homme dans une deli- cieuse torpeur. — Une medecine sort de tes yeux, disait-il, quand elle apparaissait avec sa marche balancee qui ten- dait le pagne sur ses reins, une medecine sort de tes yeux, me chauffe tout le corps, me rend le sang que j'ai perdu et m'endort... Dans sa renaissance a la vie, sa violence, sa sau- vagerie, sa haine fondaient. 11 devenait doux. II se reveillait tendre. Les paroles d'Adamou, les beaux yeux de Banyane, et peut-etrc aussi quelque sorti- lege inconnu le transformaient. Majogbe etait au bord de la riviere. II se croyait bien seul. II avait pose sur I'herbe sa besace de chasseur. II en tira une bouteille d'huile, un flacon de miel, des arachides grillees, des mais tendres et une colombe aux plumes blanches. II se prosterna 76 MAJOGBE. sur la rive, neuf fois, et d'une voix tres douce il appela neuf fois Imoya. Puis, il se coucha sur le ventre et regarda dans I'eau avec ferveur. II voyait les lianes jolies, les mouches dorees, les papillons diapres qui se posaient sur les fleurettes, et puis, crainlifs, mouillaient en voltigeant les extremites de leurs pattes; il voyait aussi filer rapides, entre les cailloux moussus, des poissons au ventre argente ; il voyait meme des coquillards sombres trainer leur paresse dans le sable lav^, mais ce n'etait point ce qu'il attendait. II se prosterna de nouveau neuf fois, frappant le sol du front, se trainant sur le dos, sur le ventre et frottant ses paumes Tune centre Tautre, il appela neuf fois encore : « Imoya! Imoya! » II dit aussi : — genie bienfaisant pour qui j'ai apporte le sacrifice, ecoute le suppliant. Le suppliant est un pauvre garcon bien malheureux, un pauvre garcon quiaime! )) Imoya! Imoya! Sois-lui propice. » Imoya, tu fais battre le coeur des viergcs pour les jeunes hommes qui te plaisent. » Imoya, je I'adorerai, je te ferai tons les sacri- fices et je te prierai. » Imoya, je mettrai ton fetiche dans ma case... mais fais-moi aimer par Banyane. » Imoya, je suis un esclavc, mais je suis ne homme libre et chef. » Imoya, je f implore. Imoya, ecoute le suppliant. MAJOGBE. 77 Le suppliant estun pauvre garcon Men malheureux, un pauvre garcon qui aime ! Imoya, qui protege les amoureux, enlendit cette priere fervente. Majogbe vit dans I'eau une forme vague apparaitre, une forme toute blanche dont les contours tremblotaient et miroitaient sous les vaguelettes moirees du courant murmurant... et cette forme devint celle d'un genie tres beau, tout blanc et dont la figure tres douce souriait, acceptant le sacrifice. Une tres grande joie etait alors dans le coeur de Majogbe. II deboucha la bouteille d'huile, en mit dans le creux de sa main, gouta le liquide et le repandit sur Teau en priant. II versa aussi le miel. Et il disait joyeux : — Prends, Imoya, prends mon offrande. Les mouches dorees, les papillons bleus, verts et roses et les tongues libellules au corps de pourpre, aux ailes diaphanes, voiles de crepuscule, venaienten foule, dans un rayon de soleil, voleter sur le miel... Ensuite Majogbe etouffa la colombe, arracba les plumes et les jeta, nuage blanc sur la riviere... et il contcmplait le genie Imoya qui etait content. Un rire joyeux et moqueur... des oiseaux qui becquetaient des mils s'envolerent effarouches, piaillant; la forme blanche et douce d'Imoya s'eva- nouit dans I'eau... Banyane etait tres gaie, railleuse; elle riait aux eclats, aux larmes ; elle tenait a deux mains son ventre secoue de hoquets. 7» MAJOGBE. — Je t'ai surpris, Majogbe, je le dirai a tous les jeunes hommes. Majogbe est amoureux. Majogbe ne salt pas se garder mieux qu'un enfant. Majogbe s'est laisse prendre par une fille pendant qu'il sacri- fiait a Imoya. Ha! ha! Majogbe est un mauvais guerrier, Majogbe est un mauvais chasseur, Majogbe n'est meme pas un bon paysan. Majogbe laisse der- riere lui des traces comme I'elephant. Majogbe ne sait point se cacher. Une fille Fa surpris. II sera Tesclave des filles ! Majogbe etait confus. Un gros ennui I'angoissait. Le genie I'avait ecoute. II en etait sur. II Tavait vu... et voila que cette fille curieuse venait briser le sacrifice. Imoya se facherait. Le genie ne devait pas etre chass6 par une fille... — Tu es done bien amoureux, Majogbe? Tu ne me I'avais point dit. Comme tu es un garcon peu aimable! Tu mets un pagne sur tes sentiments. II faut que je souleve ce pagne. Qui aimes-tu? Pour qui priais-tu le dieu? — Pour une fille mechante et qui ne m'aime pas. — Qui est-elle cette fille mechante? Je la connais? Est-elle belle? — Plus que toutes les vierges d'Ake. Ellc a deux yeux qui sont des etoiles. — En effet, elle doit 6tre plus belle que toutes les vierges d'Ake. Je les connais toutes. Lorsque nous dansons, aucune de nous n'a encore pu prendre au ciel deux etoiles pour les mettre a la MAJOGBE. 79 place de ses yeux. D'ailleurs, cela doit briiler. — Aussi en suis-je brule jusqiie dans le plus profond de mon corps. i — Et la nuit, lorsque les lampes sont soufflees, comment cette pauvre vierge peut-elle eteindre ses deux etoiles? — La nuit, ce ne sont plus des etoiles, ce sont des yeux comme ceux de la cruelle chatte des bois, des yeux qui brillent dans I'ombre et font peur. — Alors tu ne peux les aimer. — Si, car ils m'attirent, comme ceux de la chatte des forets attirent les petites betes qui se laissent manger. — G'est une mangeuse d'hommes! Est-ce qu'elle a des dents pointues?... Majogbe, ou vas-tu porter tes amours, chez les mangeuses d'hommes? — G'est une mangeuse de coeurs. ■— Majogbe, tu perds I'esprit. — G'est cette mechante fille qui me Ta pris. EUe m'a tout pris. Je n'ai plus qu'elle dans le corps. Je la porte partout avec moi. Quand je suis seul, je la vois... Et comme si cela ne lui suffisait pas d'avoir pris mon ame et d'avoir mis la sienne a la place, elle me poursuit partout; les esprits qui tourmen- tent les amoureux la mettent toujours sur mon chemin. — Alors dis-lui que tu la veux. — G'est bien pour cela que je faisais aujourd'hui le sacrifice. 80 MAJOGBE. — Majogbe, tu es beau parmi les jeunes hommes d'Ake, pourquoi ne dis-tu pas a celle que tu aimes... de faimer? — Banyane, je suis pauvre. Je n'ai pas de maison. Celle que j'aime pourra me repondre : « Tu as bu du pitou en ivrogne pour songer a me prendre. Avec quoi payeras-tu les presents que le marie offre au pere de la vierge? Avec quoi payeras-tu le droit de passer par-dessus les palmes que le& vieilles et les vieux jetteront sur le sentier entre toi et la vierge? Avec quoi payeras-tu les repas de noces? Dans quelle case conduiras-tu la vierge pour faire d'elle ta femme? Tu n'as rien. Tu ne fappar- tiens meme pas. Crois-tu que ton aimee est une poule et toi un coq? La conduiras-tu sous les pailles du jardin? Grois-tu que ton aimee est une chevre et toi un bouc? La conduiras-tu dans les hautes herbes de la brousse? Crois-tu que tu es un oiseau et que tu pourras dormir avec ta femme sur une petite branche des arbres de la forfit? Crois-tu que tu es un poisson et que tu pourras faire tes noces dans un trou cache de la riviere? » J'imagine, Banyane, qu'un jeune homme comme moi te dise qu'il te veut pour femme, est-ce que tu ne lui repondras point ces paroles? — Je ne sais. Lorsque le jeune homme qui me plait me dira qu'il me veut... Je verrai... Baignons- nous... comme les poissons dans lestrous profonds. Banyane se plongea dans la riviere ; elle frappait MAJOGBE. 81 des paiimes en se jouant et les gouttelettes blanches jaillissaient autour d'elle. Majogbe la suivit, timide, frissonnant a la caresse de Feau courante. II sc taisait. II cherchait dans son esprit comment il dirait a Banyane qu'il la voulait, comment il pourrait parler sans qu'elle se fachat, se moquat ou lui repondit de dures paroles, car il ne croyait plus maintenant qu'elle I'aimait... elle avait trop ri! Mais toutes les habiletes et les ruses qui faisaient de lui un parleur an milieu des hommes, il ne les trouvait plus, il rcstait muet. II tremblait comme un petit garcon devant le maitre. Banyane s'amusait; elle se couchait dans Teau, puis elle nageait, sournoise, s'approchait de lui, tirait ses jambes et le faisait tomber; elle trouvait cela divertissant. Lui, n'osait la toucher. Au contact de sa chair si douce et si fraiche, il reculait comme s'il avait senti du feu. II avait peur. Cette fille devait posseder un charme pour produire cet effet dans son corps. Elle s'excitait a lutter avec lui dans Teau ; mais il ne savait pas resistor ; lorsqu'elle Tetreignait de ses bras ronds, nerveux, il se laissait rouler sur le sable humide. — Tu es faible comme un petit enfant qu'on porte encore sur le dos, Majogbe, je suis plus forte que toi, et tu veux prendre une femme! Garde-toi, sinon ta femme portera le sokoto dans ta maison. Puis Banyane lava ses vetements, les battit mouilles sur les cailloux, et les etendit au soleil 5. 82 MAJOGBE. sur les herbes; ils faisaient de jolies taches bleues et blanches au milieu des verdures et des fleurs. EUe etait fatiguee. Elle s'etendit a I'ombre, sur la mousse, au pied d'un palmier dont les rames s'etalaient en eventails lustres surlesquels de petits oiseaux rouges jasaient. A travers les frondaisons dentelees, des rayons passaient et jetaient des bro- deries de lumiere sur les velours sombres du sol et sur le corps de la vierge dont la peau mouillee luisait. Elle avait croise les bras sous sa t^te et s'allon- geait, vivante de jeunesse etde beaute; elle respi- rait fort; entre ses levres humides, le souffle etait une musique ; de ses doigts de pied elle agacait una herbe. Majogbe I'admirait. II trouva enfin du courage, et trfes vite il lui dit : — Banyane, les chanteurs d'alos m'ont conte que dans les premiers temps de notre race, il y avait une princesse tres belle qui s'appelait comme toi Banyane. Cette princesse, si belle que tons les jeunes hommes se mouraient d'amour a cause d'clle, remonta dans le ciel aupres d'Olodumare, car le Tout-Puissant ne voulait pas que tons les jeunes hommes mourussent d'amour. II en fallait pour les autres femmes et les vierges, qui, delais- sees, pleuraienti Banyane, est-ce que la belle prin- cesse, aprfes avoir fait mourir d'amour le Tout- Puissant et ceux qui habitent pr6s de lui, ne serait MAJOGBE. 83 point revenue sur la terre? N'est-ce point toi?... Gar je ne peux te voir sans mourir d'amour !... II y avait un cocotier tres eleve de I'autre c6te de la riviere. Au lieu de repondre a cette declara- tion brulante, Banyane demanda un fruit; gour- mande, elle avait soif. Majogbe cueillit le fruit, il le cassa avec son sabre, et, s'agenouillant, il offrit la noixpleine de lait a Banyane. En buvant, la vierge renversait la t6te et levait les bras. Un tremblement leger, rythme, une caresse agitait sa poitrine. Etait- ce la brise qui passait au travers des rameaux, bruissait les feuilles, ondait les herbes... ou bien le meme coup de desir qui, galopant le coeur de Majogbe, fouettait sa chair? Banyane subit un enve- loppement de passion. Elle vit dans les yeux du jeune homme accroupi centre elle une ardente supplication, elle tressaillit a cette imperieuse flambee... Et, dans I'instant oii leurs regards se croiserent, batailleurs comme ceux des b^tes amoureuses qui vont se prendre, elle eut un rire joli qui sonna mechant; d'une voix sans couleur, froide, bouche contre bouche, devant le baiser qui tombait, elle dit : — Crois-tu qu'un esclave, crois-tu que le fils de Kosioko le supphcie puisse unir sa chair a la chair d'Elado le grand chef! Une grande douleur crispa Majogbe. L'esclave se releva brusque. II frappa la vierge au visage, et s'enfuit pleurant. 84 MAJOGBE. Banyane le rappela : — Reviens. Je rials. Reviens et prends-moi! Mais I'esclave n'entendait pas. II allait rapide. 11 disparaissait au loin derriere les hautes herbcs. Et voila que Banyane fremissait a son tour de desir. Imoya la punissait. Son sang la briilait. Elle se plongea dans I'eau fraiche du ruisseau. Fouillant le sable humide de ses mains crispees, elle supplia les genies qui reunissent les amoureux. Elle aimait. Elle voulait etre prise. Elle se roula foUe sur les cailloux, elle meurtrit sa chair, elle pleura... Majogbe, Fesclave a la figure si douce et si fiere,. a la voix si caressante et si noble, Majogbe, le plus beau des jeunes homraes de la cite, Majogbe, 1ft tendre amoureux, avail fui... IV Dans la campagne les fermes brulaient. Les bandes dahomeennes battaient la broiisse, pillaient les hameaux, coiipaient les palmiers, tuaieiit les hommes, faisaient captifs les enfants et les femmes. Laterreur etaitgrande.Une foulede fuyards avaienl demande asile et abri dans la yille. Les fumees qui s'elevaient jusqu'a Thorizon marquaient les etapes des guerriers redoutables dont le nom seul jetait la crainte dans les coeurs. Des fugitifs affirmaient que les ennemis etaient plus nombreux que les epis de mais dans la campagne lorsque les dieux ont protege les semailles. On les disait aussi armes de fusils terribles, mysterieux, qui liraient et frappaient aussi vite que le lonnerre de Change lorsque ce dieu couvre la terre d'eclairs qui se confondent. On pretendait qu'ils avaient jure de detruire la ville et que les fetiches de Kana leur avaient promis la victoire. 86 MAJOGBE. Pourrait-on resister?Les chefs se le demandaient avec anxi^te. Les feticheurs recurent Tordre d'assu- rer a la cit6 la protection de genies plus puissants que ceux de renvahisseur. Apres de grands sacri- fices, ils annoncerent au peuple que les ennemis s'enfuiraient comme une volee de laches vautours aussit6t que les guerriers les auraient attaques. Neanmoins, on tremblait. Des hommes riches firent des cachettes pour enfermer leurs tr^sors. Elado etait le maitre des chemins et aussi le chef de guerre. Chaque nuit ses esclaves fouillaient les maisons. Les hommes en etat de tenir une arrae devaient dormir en dehors des murs. Le danger etait grand; aucune exception n'avait ete faite. Les feticheurs, les pretres eux-m6mes avaient ete forces de revetir la tunique de guerre, de prendre les armes, les fusils, les arcs, les fleches, les lances et les sabres. Les plus ages ne pouvaient non plus dormir sous un toit. Mate, I'Ologbo Oro avait essaye d'alleguer ses cheveux blancs et ses fatigues ante- rieures; Elado Tavait durement rappele au devoir. On empalaplusieurs hommes qui, jaloux de femmes jeunes, etaient rentres dans leurs maisons pendant la nuit. Les Dahom6ens observaient la ville. La ville observait les Dahomeens. Des eclaireurs se surpre- naient dans la brousse et se tuaient. Mais les deux armees n'osaient bouger et se gardaient. Elado avait defendu que Ton construisit un seul MAJOGBE. 87 abri entre les enceintes. Les guerriers couchaient sur la terre nue, pares au combat en cas de sur- prise. Dans le jour ils etendaient leurs pagnes sur des lances, ou bien ils accotaient des nattes deux a deux, contre le solcil. Les chevaux tout harnaches pais- saient Therbe pres des cavaliers. Les petits esclaves fourbissaient les glaives. Les hommes riches avaient a leurs c6tes de grands boucliers de cuir. Les plus habiles chasseurs etaient couches contre la deuxieme enceinte, et de distance en distance des sentinelles qui avaient de bons yeux veillaient. Lorsqu'ils voyaient bouger quelque chose dans le fourre, ils tiraient, car I'attente les fatiguait, les enervait. lis faisaient parler la poudre pour se reposer. Beaucoup de jeunes hommes reclamaient une sortie. Mais les anciens n'osaient point degarnir la ligne de defense. Elado preferait aussi attendre. II voulait la bataille entre les deux enceintes, sous les murs, dans cet espace decouvert ou Ton pourrait voir Tennemi. La ville avait des vivres. Les pirogues tenaient la riviere et assuraient le ravitaillement. La patience etait permise. Elado avait mis sa natte et plante sa banniere de commandement pres de la porte d'Ibericodo. C'etait le poste le plus menace. II ne le quittait point. MAJOGBE. Les femmes yenaient lui apporter a manger. Majogbe setenaitlaegalement. II n'avait jamais voulu se retrouver clevant Banyane depuis Ic honteux affront qu'il avail recu de la vierge mechante. Et toujours, quoiqu'elle eiit ruse, il avait su Teviter. Des qu'il la sentait, il disparaissait. Banyane en etait triste. Elle savait que des genies voulaient qu'elle fut a Majogbe, et elle pleural t parce que d'autres genies eloignaient Majogbe. Elle ne disait a personne sa peine. Elle s'attachait a paraitre sans cesse rieuse et gaie. Cependant toujours un souci la mordait et la tenait eveillee dans la tristesse. Quand elle marchait dans la maison ou dehors, toujours ses yeux cherchaient Taim^. Elle portait a son pere une calebasse d'ignames cuites et des akaras. Sur une natte, pres d'Elado, ellevit Majogbe. Le jeune homme reposait. II reve- nait d'une battue d'eclaireurs dans la brousse. II avait passe la nuit dans des trous a Faffiit des r6deurs dahomeens. II rentrait apeine, tres fatigue, et il dormait a poings fermes, sur le dos, la tete appuyee centre sa besace de guerre. Banyane s'arreta et s'accroupit devant lui. Elle attendit plu- sieurs heures. Elle chassait avec une queue de cheval les mouches qui bourdonnaient et se posaient sur la MAJOGBE. 89 figure du dormeur. Lorsqu'il sc rcveilla, ellc lui offrit ses provisions, et dit : — Mange. Si tu veux encore autre chose, j'irai te cherchcr du caloulou et de Fliuile. Prends. II vit bien dans ses yeux et dans sa posture qu'elle se repentait, s'humiliait et lui demandait pardon . Mais il avait 6te cruellement insulte dans son orgueil. Le souvenir du supplicie que la fille du meurtrier lui avait jete a la face comme une moquerie degra- dante avait repris dans son coeur toute sa force hai- neuse. La guerre aussi, en reveillant ses instincts sanguinaires, avait refait de lui un homme mechant, fou de vengeance. II regarda la vierge du meme oeil mauvais que ses ennemis ; en meme temps qu'eux il I'eiit volontiers aneantie dans la meme malediction. Elle etaitde la race odieuse. La haine seule demeu- rait dans son coeur a cet instant. II croyait mort a tout jamais I'amour qui I'avait courbe, lui vengeur, aux pieds de cette fille. II ne la voyait plus belle comme la Banyane des legendes. II la voyait laide, laide comme les sorcieres mauvaises qui passent dans les songes des nuits agitees et jettent des sorts funestes. Elle I'avait fait souffrir dans tout son etre. II se rejouissait maintenant de sentir son etre calme a ses cotes, de n'eprouver aucune douleur des barrieres qui le scparaient d'elle, mais au con- traire la supreme volupte de la haine. II avait cru connaitre les extatiques delices de cette passion lorsque pres d'Elado, pres de Mate, il s'entendait 90 MAJOGBE. appeler fils, ami, et pensait qu'il tuerait ces hommes. Mais cela n'etait rien. La seule haine vraiment bonne est celle qui suit I'amour. II le sentait main- tenant devant cette vierge pour laquelle il avait sacrilie a Imoya! II lui dit : — Le fils du supplicie Kosioko ne pent manger les nourritures prepar6es par la fille du grand chef Elado. El, fermant les yeux, il demeura immobile corame s'il eut de nouveau dormi. Adamou guerroyait dans la troupe de Majogbe. II rencontra Banyane landis qu'elle s'en allait portant, lourde, son affliction. II lui demanda des akaras. EUe les lui donna. EUe ne voulut pas accepter de cauris en payement. Dans sa pensee cette nourri- ture appartenait a Majogbe. Si Adamou n'avait pas 6te un ami du jeune homme, elle ne lui aurait rien donne. Le vieillard et la jeune fille causerent. Lorsqu'ils se quitlerenl, le vieillard souriait; la jeune fille lui avait dit du mal de Majogbe. II savait que ces deux enfants s'aimaient. Ilpensaen mangeant. Apres le rire, il eut de la tristesse en songeant a leur sort. II pria pour eux son dieu Oloron que I'homme blanc lui avait affirm6 d'une inlinie bonte. II lui demanda d'epargner les douleurs au fils du sup- plicie, a la fille de I'assassin. II lui demanda d'eclai- rer leur peuple ou bien de les conduire plus loin, la ou il est permis d'obeir a la loi du dieu qui est d'amour et non de haine. Ce vieux colporteur MAJOGBE. 91 gambari, barbier, medecin, sellier, guerrier, tout ride, casse, un carquois, des fleches, un arc a ses pieds, calme dans le camp plein de murmures et de cris, au milieu de tous ces guerriers, de ces femmes anxieuses, oubliait I'heure presente, le danger, per- dait ses yeux dans le vague, dans le r6ve, et loin par dela les nuages, tres loin de cette agitation mauvaise, il voyait s'ouvrir un s6jour bienheureux ou le juste n'a plus d'alarraes et vit eternellement dans la paix du Tout-Puissant. II y eut bataille. Les gens d'Ake se comporterent vaillamment. Les Dahom6ens, qui n'avaient plus rien a manger, furent battus et durent s'enfuir, abandonnant de nombreux captifs. Elado, qui s'etait engage fort avant avec une troupe de cava- liers, faillit etre tue, pris. II eut les honneurs du triomphe. Le lendemain de la victoire, lorsqu'il rentra dans sa maison, a cheval, precede par tous les musiciens de la ville, les femmes jetaient des branches d'arbres et des feuillages sur les chemins. Le peuple I'acclamait. On fit des sacrifices magnifiques a I'Oluman; sur la Sodeke il y eut des fetes avec des libations et des danses qui durerent plusieurs jours et plusieurs nuits. Mate demanda pour Oro un sacrifice de cap- 92 MAJOGBE. tifs. Beaucoup de sang coula devant la case des Ogbonis, et le dieu eut a boire. Lorsque tout fut termine, quand Ics liommes purent retourner aux champs et relever les fermes, Majogbe conduisit en secret a Elado un des prison- niers sauves du massacre. Le prisonnier dit au chef de guerre : — Pendant la bataille tu as ete trahi. Tu elais livre. Si tu n'as pas succombe, c'est que les dieux te protegeaient; c'est que tu avals de bons fetiches. Gelui qui voulait ta mort et nous Tavait promise, c'est Mate, le grand pr^tre d'Oro. Elado ne discuta point cette accusation. Sa haine contre Mate la lui montrait vraie. II so promit alors de chercher un moyen pour punir son rival sans s'exposer lui-meme. II demanda a Majogbe de raider. — Tes ennemis sont les miens, dit I'esclave, tu seras bien servi. Tu veux 6tve venge. Je te ven- gerai. Les dieux m'en donneront le moyen. Com- ment? je ne sais pas encore. Mais les sorts m'ont dit que si au moment des gros orages et des tonnerres avant les pluies tu veux me permettre d'agir et recommander a tes hommes de m'obeir comme a toi-m^me, Chango nous ecoutera et sera plus fort qu'Oro. II faut jusque-la faire beaucoup de sacrifices a Chango et donner dans ta maison beaucoup d'of- frandcs a ses pretres et a ses pr^trcsses. Elado accepta. De ce jour il accorda une plus MAJOGBE. 93 grande puissance a Majogbe, et plus d'une fois, dans ses audiences, devant les chefs et les maitres de maison il le declara son ekep, a qui Ton devait obeir comme a lui-meme. Banyane, la jolie Banyane languissait d'amour et regardait tendrement, avec des soupirs, Tinsen- sible Majogbe. Le jeune homme la d6daignait. II avait repris des habitudes de plaisir, de vie brillante avec les baladins, les poetes, les musiciens, les jongleurs et les fils d'hommes riches. II allait suivi d'un cortege d'adolescents aux costumes eclatants ; des joueurs de flute et des tambourinaires faisaient devant lui de la musique lorsqu'il sortait a cheval. II fuyait la compagnie du vieil Adamou qui un jour lui avait fait des reproches, disant quMl vivait mal. II preferait le commerce des jeunes debauches. II dormait des nuits dans la maison mauvaise oii des filles 6trangeres dansaient a la lumiere des lampes dans les cours bien closes et faisaient boire aux jeunes hommes le pitou des blancs. Cela causait beaucoup de peine a Banyane. EUe passait souvent devant cette case execree. Elle la maudissait. Elle la vouait au feu de Chango. Un matin, de tres bonne heure, alors que personne ne la voyait, elle arrangea par terre devant la porte 94 MAJOGBE. des graines de haricot, des pailles et des queues de rat suivant les symboliques dispositions qui jettent sur ceux qui sortent et sur ceux qui entrent les mauvais sorts. Mais elle pensaque Majogbe pourrait ^tre victime, et elle effaca la sorcellerie. Au marche, elle se disputa un jour Ires violemment avec une de ces filles etrangeres et la battit cruellement. Sans I'intervention des autres femmes elle lui eiit dechire le ventre qu'elle griffait, terrible. Ce fut une revo- lution sur le marche, et pendant quelque temps les filles etrangeres n'oserent plus s'y montrer. Elado et les autres chefs qui allaient parfois admirer leurs danses durent les prot6ger. Beaucoup d'hommes eurent a cause de cela des querelles dans leurs gynecees. Et beaucoup de femmes se montrerent entre elles, avec de la colere, des marques de coups de baton. Ces disputes furent suivies d'adulteres. Des epouses furent obligees de boire devant le pretre les philtres, epreuves de la fidelite ; et leurs amants moururent. Une femme vieille, surprise avec un esclave etranger, pour insulter son maitre qui etait un chef, fut lapidee avec son complice. Les dan- seusesmaudites donnaient pendant ce temps chaque jour des f6tes; desjeunes hommes ne quittaient plus leur demeure, y mangeaient, y buvaient et y dor- maient. Ces filles 6taient tatouees, etaient peintes, avaient beaucoup de bijoux et portaient des pagnes en MAJOGBE. 95 etoffes tres fines. Banyane pensa que c'etait pour cela que Majogbe les trouvait jolies et que, les Yoyant ainsi parees, il ne savait plus la regarder, elle, simple vierge. Elle demanda a Elado de belles etoffes des blancs, et elle se fit deux pagnes neufs, un turban et des echarpes. Lorsqu'elle parut au marche, les matrones la trouverent excessivement jolie. Seul Majogbe ne lui fit aucun compliment. II ne semblait point la voir. Puis, durant des semaines, les travailleurs les plus habiles des ateliers d'Elado s'employerent a fondre, a forger, a marteler, a ciseler de magni- fiques colliers, des ceintures, des bracelets, des bagues en argent fin. Elle excita I'envie des autres Yiergcs. Des jeunes hommes lui parlerent d'amour. Elle demeura triste, car celui dont elle eiit voulu entendre les paroles se taisait. Le feticheur, qui fait sur la peau des fideles les coupures sacrees, vint dans la case d'Elado pour marquer les enfants jeunes du chef et graver sur leur figure, sur leurs bras les signes de la race, de la ville, de la maison. II tailladait avec une lancette au tranchant mince, affile, de tongues blessures au front, aux tempes, aux joues, autour des levres, et sur toute la longueur du bras il cueillait des lan- guettes de derme. Le sang coulait. Mais les petits garcons non plus que les petites filles ne criaient. Ce n'etait point permis. Une gamine peureuse fit yt) MAJOGBE. des grimaces. Ses petits camarades rinsullerent. Elle n'etait point digne dela race dont le feticheur lui marquait, indelebiles, les signes glorieux. Lorsque roperateur eut doniie un « etat civil » a tous les cnfants, il demanda si quelque vierge vou- lait se faire graver les ornements des lilies qui attendent un epouseur et peuvent etre rendues meres. Banyane avait reflechi que peut-^tre Majogb6 la delaissait parce que ces ornements lui man- quaicnt, parce qu'clle semblait une petite fille avec sa poitrine sans cicatrices. Elle ne supposait pas qu'il lui tint rancune de Foffense de la riviere. Elle lui avait demande pardon. Elle Tavait supplie d'oublier. II la dedaignait parce qu'il ne Taimait point. Et il ne Taimait point parce qu'elle n'etait pas assez jolie. Elle offrit sa chair au feticheur et demanda tous les ornements qui font les femmes belles et desi- rables. Tandis qu'elle se tcnait agenouillee au milieu de la cour, en plein solcil, devant le tatoueur accroupi contre un tronc d'arbre, et que sur sa poi- trine, sous le fer, le sang coulait rougissant la peau brune, Majogbe passa. II s'approcha. II regarda. Mais comme un indifferent. II dit seulement une moquerie en causant avec les femmes qui epiaient une defaillance sur le visage de I'operee. — Banyane est une enfant lr6s faible, ct qui li'a jamais su que rire. Elle va pleurer. Elle ne pourra supporter ces coupures. Elle est peureuse. MAJOGBE. 97 Elle n'est point d'age a compter parmi celles qui doivent enfanter. » Les femmes qui jalousaient Banyane repeterent cette moquerie. Ce fut un gros chagrin pour la vierge. Elle sentit dans son coeur quelque chose qui se gonflait. Elle devina des larmes pres de ses yeux. Mais elle se raidit. Elle combattit les deux douleurs, celle de son coeur et celle de sa chair. Elle ne voulait point donner au cruel, aux jalouses, le spectacle des crispations et des pleurs qui Fau- raient deshonoree. Elle mangea sa peine; elle but ses larmes. Et sur sa figure aux muscles tendus par la volonte, elle appcla un sourire, un irreprochable sourire. Cependant la main brutale de I'operateur avait saisi sa gorge ronde, les doigts noueux ten- daient la peau dehcate, et comme une bete vorace qui mord, pressee, rapide, la lancette courait, s'enfoncait, tracait des coupures, faisait perler et gicler le sang. Puis Fhomme prenait de la pous- siere de charbon et frottait les blessures vivos. Cela faisait une brulure. L'homme ne sentait pas. II allait en artiste qui eut travaille sur du bois. II traca toutes les marques symbohques. Sur les epaules deux carapaces des tortues sacrees avec toutes leurs ecailles. Sur les bras les lignes com- pUquees dont la reunion dit la priere a Change. Sur les seins toute une dentelle fouillce comme des bouquets de fougeres, et sur le sternum le lizard des temples. Routes sur les poignets et les avant- 6 98 MAJOGBE. bras, les serpents fetiches. Sur le ventre, et le cou- vrant entierement, ce fut le pagne mystique de la deesse Ifa; les franges descendaient autour de la nudite et sur les cuisses. Un gros caiman, le redou- table protecteur de la race, etendit son dessin large sur le dos. Les reins, trfes bas, recurent Tinvocation des animaux feconds. Le felicheur mit un long temps a ce travail, le fer imprima des milliers de coupures sanglantes. La parure exigeait un veritable supplice. La vierge ne broncha point. Elle ne voulait pas souffrir. Elle frotta ses plaies avec de Thuile, et quand elle se releva, elle jeta a Majogbe un regard plein d' amour Tier. Elle devint tres belle. An marche, dans les assemblees, a la danse, elle put montrer avec orgueil sa poitrine a c6te de celle des femmes. Majogbe la detestait toujours. II rdvait m^me parfois de la tuer en m^me temps qu'Elado et Mate, lorsque I'heurede la vengeance viendrait. Et comme il voyait maintenant qu'elle le desirait, il prit du plaisir a la faire soulTrir. D'abord il avait eu peur d'elle et Tavait evitee, MAJOGBE. 99 puis il avail cru qu'elle lui etait devenue indiffe- rente, et il n'avait plus cherche a la fuir; mainte- nant il voulait que sa haine devint active. II se moqua souvent de Banyane, d'une facon tres mechante, devant les autres vierges et les jeunes liommcs. II lui arriva aussi de la brutaliser, de la frapper. Une seule fois elle essaya de se defendre. Elle ne fut pas assez forte. Elle pleura. Et elle fut aussi heureuse : Majogbe s'occupait d'elle. II la disait laide, mauvaise; il etait grossier, violent... qu'importe. Elle n'etait plus pour lui une chose que Ton ne regarde point, un caillou que Ton pousse du pied sur le chemin. Cela lui suffisait. Elle prenait patience. Elle savait qu'elle vaincrait. Elle sentait qu'elle etait dans la tete de Majogbe et qu'elle descendrait de nouveau dans son coeur. Pour hater ce temps elle rusa. Un soir, tandis que Majogbe passait la nuit seul dans une case pres du gynecee, elle se glissa sous son pagne et dormit a son cote. Elle avait fait tres doucement, comme un serpent, et il n'avait rien senti. Quand il se reveilla, il fut colere et la chassa avec des coups de poing et de vilains mots. Elle lui dit : — Tu as dormi centre moi. Maintenant il faudra bien que tu me prennes. Elle fut plus heureuse avec les sorts. Un babalao Ires saint, qui venait d'Ece-Ado ou il servait des sacrifices a Ifa sur le rocher, et se rendait aux 100 MAJOGBE. temples du fleuve oii les caimans sont adores, s'arreta dans la maison d'Elado. II y mangea et fut invite a derouler sa natte sur la galerie du maitre. Banyane se prosterna devant lui ct Timplora pour qu'il consultat les sorts de sa destinee. Elle lui donna trois colliers d'argent, deux bracelets qui venaient de chez les blancs, huit pierres bleues fetiches des villes saintes des Gambaris, une pleine calebasse de cauris, et pour la deesse quatre poules grasses, des ignames, une mesure d'huile, de la fine et blanche farine de mais, du miel et un pot de pitou. Le Yieux babalao la baisa, I'appela lille pieuse, et lui garantit les faveurs de la deesse. — Je viendrai avec un homme que je veux; je te demanderai si je serai sa femme, lui dit- elle. Puis elle alia s'asseoir devant la porle de la maison, sur la pierre ou Ton jette le sang et la plume des poules aux mauvais esprits, et elle attendit Majogbe longtemps. II vint avec une troupe de jeunes hommes, ses compagnons de plaisir. Elle marcha derriere lui jusqu'au moment ou elle put parler sans etre entendue des autres. Elle lui prit la main et dit : — Je veux que tu viennes avec moi consuUer le babalao d'Ecc-Ado qui est ici; les sorts Font commande. Et elle se tenait pr^te a recevoir une insulte, une bourradc. Mais Majogbe avait toutes les supersli- MAJOGBE. 101 tions des croyants. II ne pouvait refuser sous peine de s'exposer aux vengeances des esprits. II suivit docile. Avec Banyane il alia s'agenouiller devant le vieil- lard, baissant la tete, appuyant les paumes sur les bords de la natte fetiche encombree par les instru- ments du rite mysterieux. Le sorcier, aux yeux tres vifs, regardait les jeunes gens avec bonte. li avait compris le desir de la vierge genereuse en cadeaux. II fit repondre aux sorts les ordres qu'elle esperait Son souffle dessina les figures attendues sur la farine de mais. Les des, les osselets et les pierres taillees firent, en retombant, les combinaisons qui marquaient les volontes favorables de la deesse; les plumes de colombe jetees au vent flotterent avec les harmonies de bon presage. Majogbe voyait, passionne, la volonte des dieux indiquee par les signes qu'il comprenait, et dont il ne soupconnait ni la realite, ni la sincerite. II Usait son destin. II abaissait son ame. II avait lutte contre Banyane. II ne pouvait lutter contre le sort ainsi manifeste. En meme temps que la vierge il tendit son front au babalao, qui, avec I'huile et la blanche poussiere de mais, leur imposa les signes mystiques des unions et des fecondites agreables a la deesse. Le vieillard les releva; il leur mit la main dans la main et les renvoya avec ces paroles : « Ifa vous protege. Vous vous unirez. Homme, tu engendreras.. Fille, tu enfanteras. Votre posterite sera nombreuse. 102 MAJOGBE. Vosfils et vos fiUes serontla gloire de votre maison, I'honneur de la cite. Allez. » lis s'en furent, enlaces comme des fiances. La nuit tombait. lis disparurent par les ruellcs desertes qui menent aupres des temples sous les arbres aux feuillages protecteurs. Leurs ombres se perdirent dans les ombres. Majogbe sentait dans sa main trembler chaude la main de la vierge. Banyane se serrait a son c6te. Dans la marche lenle elle appuyait centre lui son corps et, parfois, laissait tomber sa tete a son epaule, cherchant, offrant une caresse. lis allerent longtemps sans paroles. lis suivaient leurs pensees. Lorsqu'ils se reposerent pres de I'autelde pierre d'un grand Oricha, Banyane se coula aux pieds de Majogbe et lui tint les Jambes embrassees, attendant qu'il parlat ou Men qu'il la prit. Elle etait a lui. II ne parla point. II ne la prit point. La deesse n'avait pas dit quand ils s'uniraient. Majogbe son- geait a sa vengeance, a sa haine. II avail accepte I'arret du sort. II suivrait la destinee commandee... Mais tant de choses confuses, contradictoires, s'agi- taient en son esprit, qu'il restait bete, assomme, reflechissant, cherchant a comprendre ct ne.voyant pas. II avail trop longtemps v6cu sa haine, pour qu'il put ainsi tout a coup donner le baiser a la fille de son ennemi, ennemie elle-meme. II avail appuye sur ses mains son front lourd. Banyane se releva jusqu'a sa poitrine et Tetreignit en disant : MAJOGBE. 103 — Le babalao a ordonne que je sois ta femme. II repondit : — Ce n'est point I'heure. Et, d'un geste ou il n'y avait plus de brutality, il la renvoya. Elle partit, silencieuse. Dans le bois des supplicies, Majogbe se coucha sur latombe de son pere. Labouche contre le sol, il appela Kosioko et raconta les choses qui arrivaient. — pere, toi qui vois les genies, toi qui entends les dieux, tu sais ce que vient de m'ordonner Ifa. Je dois te venger et la deesse commande que j'unisse ma chair a la chair de ton meurtrier. Gela met de la peine en toi. Gombien de sacrifices veux-tu? II comprit que le supplicie demandait sa ven- geance, altendait du sang. II enlendit una voix imperieuse qui rappelait que les coupables vivaient toujours. Leur mort seule permettrait au fils d'obeir a la deesse. II resolut d'agir. Et des lors il fut tran- quille. Son esprit n'eut plus de tourments. II savait son devoir. Majogbe alia chercher Adamou, qui travaillait a la ferme d'Ikere, ou les voyageurs font halte sur la route des villes du Nord. 104 MAJOGBE. II avail eprouve ramilie d'Adamou; neanmoins il ne Youlut pas se confier immediatement a lui. Apres avoir passe deux jours a la ferme, il se decida seulement a lui parler : — Veux-tu revenir avec moi dans la maison d'Elado, lui dit-il, et m'aider lorsque je te le demanderai? — Adamou, tu le sais bicn, faime comme si lu etais son ills. II avait grand chagrin de ce que tu ne le connaissais plus. Tu as vu combien etait trom- peuse Famitie des jeunes hommes d'Ake, dont la vie se passe dans les plaisirs et dans les choses defendues. Tu reviens a Adamou. Tu as des peines. Dis-les a ton pere, il en prendra sa part, et elles seronl moins lourdes pour ton coeur. — Jc n'ai point de peines, Adamou; et si j'en avals, clles ne seraient pas Irop lourdes pour mon coeur. Je ne voudrais point Ten affliger. On ne doit point faire partager a I'ami les mauvaises choses, mais seulement les bonnes. — Je comprends. Qu'il soitfait comme tu le veux. J'irai avec toi dans la maison d'Elado. Et quand tu auras besoin de moi, tu feras un signe. Je me leverai et je te suivrai. — Voici, Adamou. Tu as depuis longtemps couru tous les senliers du pays. Tu connais tons les vil- lages, toutes les fermes, toutes les rivieres, toutes les for6ts, toutes les montagnes. Si je voulais un jour alter tres vite dans le pays des Agudas, par MAJOGBE. 105 des chemins ou les hommes d'Ake ne pourraient pas me poursuivre ni me rejoindre, saurais4u me conduire? — Je comprends, Majogbe. Quand tu voudras partir, je te conduirai etnul ne pourra te rejoindre. Adamou revint dans la maison d'Elado. Cela fit du plaisir a Banyane; la Yierge aimait le vieillard-; elle savait qu'il donnait de la bonte a Majogbe et rempechait de retourner dans la maison des filles etrangeres avec les mauvais jeunes hommes d'Ake. La saison des grands tonnerres etait arriv6e. Chaque soir Chango se fachait. Les pluies ne tom- baient pas encore; mais le dieu rassemblait les nuages noirs ; il s'y cachait, faisait entendre sa voix terrible et lancait du feu. Majogbe parla en secret a Banyane et a Adamou. II dit a celle qui I'aimait : — L'heure est venue. Nous devons obeir au baba- lao, nous accomplirons ce que la deesse a com- mands . Je lui ai fait un sacrifice. Mais je ne puis te prendre ici. Je suis esclave. Je n'ai rien pour payer ton pere. Si nous nous unissons a Ake, on te tuera et on me tuera. Pour suivre les sorts, il faut que nous nous sauvions dans le pays des Agudas. — Mon pere t'aime, dit Banyane, tu es son ekep. 106 MAJOGBE. II ne te refusera rien. Tu as chez liii tout ce que tu veux. Tu es le maitre de sa maison et de ses richesses. II m'aime aussi. Veux-tu que je lui de- mande... — Jamais. Cela ne se peut. Ge serait la honte pour lui... et pour moi aussi... dans ce pays ou je suis son esclave ! — Eh bien, je te suivrai. — Je ne me sauverai pas en m^me temps que toi. Lorsqu'on ne nous verrait plus tons les deux, on dirait que je t'ai volee. On nous poursuivrait tout de suite. Les chemins seraient fermes. On nous reprendrait et nous mourrions. Demain, a la pre- miere heure, tu partiras en portant des cauris, des etoffes, beaucoup d'ignames et des akaras, comme si tu allais au marchc d'Aro. En passant la porte, tu riras avec Tonibod^ ettului diras que tu vas a Aro, que tu veux vendre pour beaucoup d'argent aux bateliers; mais lorsque tu seras au milieu du pla- teau, tu passeras dans la brousse et tu iras tres vite au bord de TOgun, a I'endroit ou Teau tombe des grands rochers. Tu y trouveras Adamou qui, lui aussi, aura une lourde charge d'ignames. II te fcra passer la riviere, puis tu le suivras. Vous marchercz pendant un jour, une nuit et encore un jour, et vous m'attendrez sous la montagne pres de Massai, au couchant. Si apres un jour je ne suis pas arrive... vous partirez seuls... les dieux ne m'auront pas pro- tege I MAJOGBE. 107 Banyane eut le pressentiment de choses tragiques. Elle se rappela que Majogbe etait le fils de Kosioko le supplicie. Elle songea que les hommes braves se vengent toujours. Mais elle obeit. Elle appartenait a Majogbe. Elle ne connaissait plus rien autre. Elle fit un sacrifice a Orichanla pour qu'il n'arrivat point malheur a celui qu'elle aimait. Dans la maison d'Elado on ne songeait point a I'absence de Banyane. Tous les esclaves etaient rassembles en armes. Les guerriers amis, les hommes libres, les clients attendaient. Elado avail appele les pr^tresses et les pretres de Change ; v^tus des pagnes de ceremonie, la t^te ras6e, peinte, ils agitaient leurs cliquettes de cauris et priaient. Le dieu tonnait. Dans les vallees du levant on entendait les puissants grondements de sa voix. Sa colere s'avancait sur Ake. II allait frapper un coupable. Majogbe avait promis a Elado que la victime serait Mate. — Je sais que TOlogbo fera Oro centre toi. Si tu ne le punis pas ce soir au nom de Change, c'est toi qui periras domain... » Tiens-toi pr6t avec tes hommes, tous tes hommes... J'irai veiller a ce que le feu de Chango tombe bien sur la maison de Mate... 108 MAJOGBE. Majogbe veillabien, grace a Teaii des blancs d'Eko, celte eau mervcilleuse qu'un rien mettait en feu et que rien ne pouvait plus 6teindre ensuite. Des que Torage eclala, aussitot que les eclairs jele- rent TefTroi sur la ville, de grands cris s'eleverent. Les toits de Mate flambaient. Oro n'avait pas su d6fendre son pontife. Les flammes montaient ven- geresses, dans les tenebres... — A Sodeke! aux OgbonisI Hurlants, furieux, feroces, tons les servants de Change, les hommes, les femmes, se precipiterent au pillage de la maison condamnee par le dieu. La foule les suivit. Mate, surpris, n'avait pas eu le temps de rassembler ses partisans. Avec quelques esclaves il essay a de crier Oro, de faire siffler les gaules sacrees... Mais il etait trop tard; les femmes etaient lanc6es, elles ne souffraient point qu'on leur dis- putat la proie. Elles terrasserent les servants du dieu rival. Oro se tut! Mate fut entraine sur la place des Ogbonis. En un instant, ce qui put Hre arrache aux flammes, les portes, les moutons, les cauris, les 6tofTes, les calebasses, tout fut enleve... La maison s'effondra dans un brasier. Les Ogbonis tremblaient devant leur temple. lis sc demandaient quelle vengeance s'acharnait ainsi sur un des leurs, sur le plus puissant... lis voyaient Elado avec la figure mauvaise, et ils avaient peur; beaucoup d'entre eux I'avaient offense jadis. A la lumiere des torches, aux lueurs des eclairs, MAJOGBE. 109 c'etait une cohue terrifiante. Les clameurs s'enten- daient malgre les tonnerres. Les rafales qui pas- saient dans les feuillages des arbres fetiches tordaient les branches et faisaient tomber la fureur sacree dans les esprils. Les femmes de Change poussaient des gemissements, dechiraient leurs v^tements, se roulaient sur le sol et puis levaient les bras vers le ciel en suppliant le dieu d'epargner les innocents de la ville, de ne frapper que les coupables. Des glaives brillaient. Des cris de mort raontaient. Chango vou- lait des victimes. Mate essayait de parler, Ses paroles retombaient etoufTees. Drape dans sa robe blanche, il redressait son corps plie par I'age. II avait fiere contenance. II faisait face au danger, II voulait fmir debout. II insultait la lachete des Ogbonis, qui s'61oignaient,rabandonnaient. II insul- tait Elado, qui, menacant, le montrait aux coleres, attendant une eclaircie de calme pour le juger et mettre dans cette vengeance, dans cet assassinat, le droit religieux... — Tu as eu peur de moi, tu triomphes, criait Mate en rage, face contre face, je connais tes mys- teres de Chango. Le dieu n*est pas avec toi. Si je tombe, Oro me vengera... Tu tomberas aussi... Tiens, il me venge deja. Vols. Et le vieillard, les yeux pleins d'une joie feroce, etendit ses longs bras maigres dans la direction du palais d'Elado. Les toits immenses, les clochers orgueilleux du chef redoute flambaient aussi ; 7 110 MAJOGBE. Chango n'epargnait pas le protecteur de ses pr^tres; la demeure sacree disparaissait dans un immense feu de vengeance, dont les llammes atteignaient le ciel, eclairant la ville et Fhorizon, flammes rouges, flammes sanglantes, flammes de mort... Tout ce peuple en fureur, toutes ces femmes, tous ces hommes lances par Elado sur une victime, se turent... II y eut un moment de stupeur et d'epou- vante... on ne comprenaitpas... Mate voulut s'enfuir. Une main s'abattit sur son epaule. Majogbe etait devant lui, et d'une voix forte criait : — Gens d'Ake, regardez. Mate doit mourir... Mate est mort! Un coup de sabre, et la tete du vieux pretre vola pendant que le corps s'abattait dans un flot rouge sur le sable. — Gens d'Ake, les dieux reclament encore une victime... Allez piller ce qui reste des richesses d'Elado, Elado est mort! Le Juste est venge, Kosioko a enfin un beau sacrifice ! Elado venait aussi de tomber, sans t^te. Des guerriers se precipiterent ; ils roulerent, la figure fracassee. Majogbe se servait du petit fusil des blancs. II bondit. La foule s'ouvrit effrayee. Lorsque des hommes plus courageux s'elanc6rent a sa pour- suite, il avait de I'avance. Du haut des rochers sacr6s, il lancait deuxt^tes dans le bois des supplicies... II regarda une derni^re fois la ville. Tout le quar- MAJOGBE. 411 tier oil s'elevait le palais d'Elado brulait. Sa ven- geance egalait celle des dieux. L'incendie d'une cite r^clairait. II jeta un cri de defi a I'adresse de ceux quile poursuivaient hurlant la mort, et il disparut dans la nuit. Depuis des jours, Adamou, Banyanc et Majogbe marchaient dans les forets, comme des b6tes tra- quees. lis se cachaient; ils 6vitaient les bourgs et les fermes; ils redoutaient de rencontrer des hommes; ils ne voulaient pas Hre pris. Le vieux coureur gambari quittait souvent les chemins et se guidait au soleil, aux etoiles. Le voyage etait penible; les rivieres grossissaient. Durant des heures, les fugi- tifs devaient patauger dans Feau et dans la boue. Ils dormaient a peine. lis avaient pen de provisions. II fallait marcher, arriver vite... Enfin Adamou dit, un soir, en reconnaissant une riviere au milieu d'une campagne de palmiers : — Demain nous serons chez les blancs. Nous pouvons nous reposer. II se roula dans son pagne, sous sa natte et des feuillages, et s'endormit. Majogbe avait fait une hutte avec des branches et des palmes. II se concha au c6te de Banyane. Et alors, tres doux, il dit les paroles que la vierge attendait depuis si longtemps : 112 MAJOGBE. — Banyane, tu es ma bien aimee. Nous avons fui loin des mechants. Plus rien ne nous separera. Veux-tu que je te prenne? lis s'aimerent, et Banyane goiita la joie de dormir epouse en appuyant sa jolie tete sur la poitrine robuste de Fhomme choisi. Sur le toil de feuilles de la hutte lapluie tombait, faisait rage, et, secoues par le vent, les palmiers geignaient. MAJOGBE. H3 Je viens de passer une partie de raprfes-midi dans la maison de M. Joseph Majogbe dont j'ai fait la connaissance dimanche, a la sortie de la messe ou il etail venu avec madame Majogbe et ses quatre enfants. Elle est curieuse, cette maison composite, mi-negre, mi-europeenne. Dans la com% les maga- sins a amandes, des trous d'huile, des tonneaux. Puis une sorte d'atrium a colonnes; arcades, pein- tures blanches a ornements bleus; des carreaux rouges. Un salon aux meubles de bambou; une table recouverte d'un tapis arlequine; aux murs, des chromolithographies representant la tour Eiffel, le Pape, Sadi Garnot et the Queen Victoria. Une salle a manger, avec une table longue ; des sieges en rotin; des assiettes peintes centre les murs blancs. Dans le cabinet de travail, un bureau ministre en acajou; une bibliotheque pour le Dic- tionnaire des dictionnaires de I'abbe Guerin et les (Euvres completes de Bossuet. Je regrette de ne pas avoir pu jeter un coup d'oeil dans les autres pieces. M. Joseph Majogbe, qui gagne beaucoup d'argent dans les huiles, est un personnage. II est beau, 114 MAJOGBE. grand, bien fait, avec une tete noire expressive, aux traits reguliers. II porte avec elegance un pyjama de nuances tendres. II appelle madame Majogbe. Madame Majogbe est tres forte. II lui reste de tres beaux yeux. Des yeux d'enfant. Elle a le visage et le corps d'une matrone. Sarobe d'indienne laisse deviner, a lataille, des plis, des bourrelets de chair comprimee. Nous avons cause commerce, politique. M. Majogbe m'a donne des renseignements du plus haut inter^t. II parle moins volontiers des moeurs indigenes. II a oublie, dit-il, toutes ces superstitions. II est catho- lique remain et pratiquant. II enverra son plus jeune fils etudier a Paris lorsque les Peres de la Mission ne pourront plus rien lui apprendre. Pendant que nous causions, il a appele Adamou. G'est un vieux bonhomme en pagne, tres vieux, si vieux qu'il n'a plus d'age. II est venu nous servir une bouteille de vin de France, du champagne. M. Majogbe me fait observer qu'il recoit directement ce vin, sans intermediaire ; il tient a la marque. Je lui demande des renseignements sur les che- mins de Tinterieur, ou je vais m'engager, sur la route d'Ake... — De mauvais chemins, me dit-il, vous ne pas- serez probablement pas. Vous trouverez aussi des noirs qui sent encore tres sauvages. N'y allez pas. Le vieil Adamou est venu chez moi m'apporter MAJOGBE. 115 un present de la part de M. Majogbe, un bijou en cuivre, de forme curieuse, que j 'avals remarque chez lui. Adamou a un faible pour les liqueurs douces. Je lui donne a boire du cacao-chouva et nous causons comme de vieux amis. II me raconte des histoires tres dramatiques... II me prie, lorsque je serai a Ake, d'aller voir un tel et un tel, et s'ils vivent encore, de les saluer de sa part. Le bracelet que m'a offert M. Majogbe apparte- nait a madame Majogbe lorsqu'elle etait une petite lille d'Ake. UNE BIBLE NEGBE LES MYTIIES ET L'IIISTOIRE DU PAYS YOROUBA « Lorsque je fus attaque, pille ct blesse pres de Chabe, dans le pays bariba, mes hommes, battant en retraile, me ramenerent a Papo, village des marches du pays yoroiiba. » J'y demeurai pres d'un mois jusqu'a ce que le R. P. Francois, superieur de la mission catholique d*Oyo, apprenant mon abandon, Yint me chercher lui-meme avec des hommes du roi, etme conduisit a sa mission ou, grace aux bons soins qui me furent prodigues, je repris des forces qui me per- mirent de regagner la c6te et de m'embarquer pour I'Europe. » Le pays bariba est situe dans le hinterland du Dahomey, derriere les montagnes qui separent le bassin du Niger des bassins de I'Oueme et de rOugoun. 7. 118 UNE BIBLE NEGRE. » Le pays yorouba comprend la region qui s'etend entre la c6te des Esclaves (Porto-Novo et Lagos) au sud, ct le moyen Niger au nord. » Tres divise aujourd'hui et partage entre plu- sieurs tribus hostiles, quoique de commune origine, ce pays constituait jadis un puissant royaume, qui avait une influence preponderante dans cette partie de I'Afrique. Les dissensions intestines, I'invasion musulmane au nord et a Test, la penetration euro- peenne au sud ont pen a pen accompli leur oeuvre de desorganisation. » L'an dernier les troupes de Lagos brulerent Oyo apres en avoir tuele roi. Laville sainte que j'ai connue, la grande capitate est aujourd'hui un poste anglais. » Parmi les spectacles les plus curieux qu'il m'ait ete permis d'y voir, pendant que j'etais rh6te des Peres, j'ai note ceci : » Sur une galerie des appartements royaux, pres de musiciens qui battaient les tambours en sour- dine, quatre poetes chantaient les traditions natio- nales, la creation du monde, la naissance du peuple yorouba et Thistoire de ses rois. » Ces poetes etaient des hommes ag6s. De jeunes hommes les 6coutaient, apprenaicnt leurs chants et les repetaient. » Cost ainsi que dans ce pays negre, sans ecri- ture autre que les signes symboliques points sur les murailles des temples, les rois, depuis des siecles, font conservcr ct transmettre leur histoire. UNE BIBLE NEGRE. 119 » Un des poetes royaux, Mamadre, voulut bien venir a la mission, et dicta au maitre d'ecole noir le texte yorouba de ces chants nationaux. Grace au precieux concours du R. P. Francois, je pus ensuite etablir un texte francais que je publie aujourd'hui. » Quelques traditions populaires derivees de ces chants, courts fragments, pour la plupart denatures, ont ete publiees deja par des voyageurs ou des missionnaires, tels que Hinderer, Crowther, May, Cordioux, Bouche, Thomson, etc. Mais je suis le premier Europeen pour qui un poete de la cour d'Oyo ait voulu faire ce travail de dictee complete des poemes traditionnels qui donnent I'histoire de ce peuple telle que ce peuple Ta conservee lui-m6me. » COMMENT FUT CREEE LA TERRE Ecoutez, Alo o! Alo o! Au commencement, la Terre n'existait pas. II n'y avail point de montagnes ; il n'y avait point de vallees; il n'y avait point de sables. Les herbes, le mais, I'igname, le manioc, le sorgho, les bana- niers, les palmiers, les arbres a citrons, tout cela n'etait pas encore, non plus que les oiseaux qui volent, Qon plus que les poissons qui nagent, non plus que les animaux qui marchent, non plus que Fhomme. 120 UNE BIBLE NEGRE. En haut c'etait le del. En bas c'etait Teau. Et aucun etre n'animait le del, n'animait I'eau. Or, le Tout-Puissant Olodumare, le Maitre et le Pere de toutes choses — qui habite la-haut, derri^re les nuages, bien loin, tres haut, plus haut que per- sonne id-bas ne pent se lefigurer, — or Olodumare, s'ennuyant sans doute, resolut un jour de creer. II crea d'abord sept princes couronnes. Pour la nourriture et I'entretien de ces princes, il crea ensuite sept calebasses tr^s grosses et pleines d'akassa * — et sept sacs, dans lesquels il y avait des cauris, des perles et des etoffes — et une poule — et vingt et une barres de fer. II crea aussi, dans une etoffe noire, un paquet volu- mineux dont on ne voyait pas la nature. II crea enfin une tres longue chaine de fer^ a laquelle il attacha les provisions, les tresors et les sept princes. Puis il laissa tomber le tout du haut du del. Lorsque la chaine eut file de toute sa longueur avec son fardeau, les princes qui, durant cetle chute dans rinconnu, avaient fremi, se virent suspendus dans le vide, entre le del et I'eau... Et ils eurent grand'peur... 1. Bouillie de farine de mais, qui est la base de la nourri- ture des indigenes. 2. J'ai trouve des chaines de fer symboliques dans plusieurs temples et maisons princieres du pays. UNE BIBLE NEGRE. 121 lis murmur^rent. lis se plaignirent. Est-ce que la creation n'avait pas d'autre but qu'un supplice inu- tile, qu'un vain balancement dans Tespace! Le prince qui sc trouvait en haut de la chaine, le plus rapproche du ciel, transmit au Toul-Puissant les plaintes et les supplications de ses compagnons. — Olodumare, cria-t-il d'une voix forte qui effraya la poule et lui arracha des gloussements de terreur, Olodumare, pourquoi nous abandonnes-tu ainsi? Tu es cependant notre Pere! Baba, nous t'en supplions, reprends-nous pres de toi dans le ciel. Ou bien, si tu ne veux pas que nous vivions a tes c6tes, donne plus de longueur a la chaine qui nous sup- porte, afin que nous trouvions un appui plus solide que I'air, dans lequel nous ne pouvons nous soutenir, car nous n'avons point d'ailes! Olodumare entendit cette priere. Et la chaine s'allongea. Mais lorsqu'elle s'arr^ta, les princes furent obliges d'implorer de nouveau le Tout-Puissant, car a leurs pieds, a la hmite du vide, ils ne voyaient que de Teau. — Reprends-nous pres de toi, crierent-ils, re- prends-nous pres de toi, Olodumare! II n'y a ici que de Fair et nous ne sommes pas des oiseaux. II n'y a ici que de Teau et nous ne sommes pas des poissons. Qu'allons-nous devenir? Olodumare entendit encore cette priere. II ne reprit point sa creature. II ne remonta 122 UNE BIBLE NEGRE. point la chaine chargec dans le ciel. II avail d'autres desseins. Du haut de sa demeure divine il lanca une noix de palme qui tomba dans I'eau. Et aussitdt un gigantesque palmier s'eleva jus- qu'aux princes, leur offrant un appui vaste et silr au milieu de Tepanouissement de ses branches. Les princes s'y refagierent, et s'y installerent avec leur bagage, abandonnant sans regret la chaine, qui remonta vers le Tout-Puissant. Puis, comme ils avaient eu grand'peur et que le danger etait passe, ils mangerent de I'akassa et ils dormirent. A leur rcveil, comme le palmier etait immense, comme de plus ils etaient tons princes couronnes et voulaient par consequent tons commander, ils reso- lurent de se separer. Or, voici quels etaient les noms des sept princes couronn6s, et voici egalement ce qu'ils devinrent, d'apres la volonte du Tout-Puissant Olodumare : Ils etaient ^ : Olowu, qui devint roi des Egbas ; Onsabe, qui devint roi de Sabe ; 1. Les revolutions et les guerres ont modifie cette primi- tive division du pays yorouba en six royaumes tributaires du royaume d'Oyo. Sabe, Ila, Ife, Ijero, Ketu, subsistent a peine comme villes. Seul le royaume des Egbas est demeurd puissant. UNE BIBLE NEGRE. 123 Orangun, qui devintroi d'lla; Oni, qui de^int roi d'Ife ; Ajero, qui devinl roi d'ljero; Alaketu, qui devint roi de Ketu; Et le dernier cree, le plus jeune, Oranyan, qui devint roi d'Oyo el de tout le Yorouba, c'est-a-dire de toute la terre, avec suprematie sur tons les autres rois. COMMENT ORANYAN DEVINT LE ROI DE LA TERRE Alo o! Alo o! Ceci est voire histoire. Avant de se separer pour suivre leur destinee, les sept princes deciderent de se partager la somme de tresors et de provisions que le Tout-Puissant leur avait donnee. Les six aines prirent les cauris, les perles, les etoffes et tout ce qu'ils jugerent precieux ou bon a manger. lis laisserent au plus jeune le paquet d'etoflfe noire et les vingt et une barres de fer. Mecontent de ce partage inegal, Oranyan se plai- gnit. Les autres princes trouverent cela plaisant et rirent. Comme Oranyan etait le plus faible, il dut se taire. 124 UNE BIBLE NEGRE. II y avait beaucoup de tristesse dans son coeur. 11 nc lui restait plus de courage. II eut envie de pleurer quand ses six compagnons, joyeux de I'avoir depouille, Tabandonnerent, et partirent en chan- tant, a la decouverte, dans les branches du palmier. Lorsqu'il fut seul, il eut le desir de voir ce qui se trouvait dans le paquet enveloppe d'6toffe noire. II I'ouvrit. Mais il fut encore plus triste lorsqu'il vit seulement un tas de matiere noire qu'il ne connais- sait pas, et qui n'etait point bonne a manger. — Beau present ! murmura-t-il. Et, colere, il secoua Tetoffe. La matiere noire tomba dans Teau. Et alors un prodige eut lieu. La matiere noire ne se perdit point dans I'eau. Elle fit un tas, elle devint un monticule qui emer- geait. La poule, qui avait 6te entrainee sur les branches du palmier par un des princes, remarqua ce monticule; aussit6t elle s'envola pour aller s'y poser. Des qu'elle y fut, elle se mit a gratter des pattes et du bee cette matiere noire qui s'eparpilla au loin sous son effort. Et le monticule s'elargit et prit la place de Teau. Et voila comment naquit la terre, suivant la volonte du Tout-Puissant. Oranyan fut joyeux. II serra dans son morceau d'6tofTe les vingt et une barres de fer qui lui appar- tenaient, et il se hdta de descendre sur le domaine UNE BIBLE NEGRE. 125 ainsi produit par la matiere noire qu'il avail me- connue. Et il prit possession de la terre. Les six autres princes avaient egalement vu le prodige. lis descendirent a leur tour du palmier. lis trouverent tout de suite que la terre etait bonne a fouler du pied. lis devinerent tout de suite que la terre les nourrirait. lis virent tout de suite que la terre etait faite pour Thomme. Et ils voulurent la prendre a Oranyan, comme ils lui avaient deja pris, dans le palmier, sa part de cauris, sa part de perles, sa part d'etotTes, sa part de nourriture. Mais ils n'etaient plus les forts. Lorsqu'ils voulu- rent chasser Oranyan, ce dernier put rire a son tour et trouver plaisantes les menaces et les dol6ances des princes. II avait des armes. Ses vingt et une barres de fer, suivant la volonte protectrice du Tout-Puissant Olo- dumare, s'etaient transform6es en lances, en jave- lots, en fleches, en baches, et, de la main droite, il brandissait une epee longue, au tranchantplus affile que le tranchant du plus fin rasoir dllorin. II n'avait plus peur. II etait maintenant le plus fort, et il pouvait imposer sa volonte a ceux qui, une premiere fois, Favaient opprime et depouille. II leur dit : — Vous avez tort de reclamer. Vous avez tort de 126 UNE BIBLE NEGRE. vous plaindre. Gette terre n'est pas a vous. Elle est a moi seul. La-haut, lorsque vous m'avez vole, vous ne m'avez laisse que cette terre et ce fer. La terre a grandi, mais le fer aussi a grandi, qui me servira pour la defendre. Je vais vous tuer tous. Et il marcha sur eux Tepee haute. Les six princes crierent grace. lis se prosterne- rent en joignant les mains. lis ramperent en sup- pliants aux pieds d'Oranyan. Et ils furent humilies dans leur orgueil. lis se soumirent a merci. lis prierent Oranyan de leur ceder une partie de sa terre pour qu'ils pussent vivre, pour qu'ils pussent demeurer princes. Oranyan avait un coeur genereux. G'est pour par- donncr qu'il se souvenait des injures. II entendit la priere des suppliants. II leur fit grace de la vie et leur donna de la terre. II exigea seulement cette condition : ces princes etleurs descendants devaient etre toujoars sous lui et sous ses descendants; chaque annee, ils devaient venir faire hommage et payer le tribut dans sa ville capitate, afin de mon- trer et de rappeler qu'ils avaient recu par grace et la vie et de la terre K Voila comment Oranvan, le cree favori du Tout- 1. G'est en souvenir de cette legende que les etrangers, parmi les complications du salut que I'etiquette exige d'eux devant le roi d'Oyo, doivent a plusieurs reprises se couvrir de poussiere le front, la tete, les epaules, et aussi 6mietter une poignee de terre en rampant aux pieds du souverain. UNE BIBLE NEGRE. 127 Puissant, devint roi d'Oyo et souverain de tout le pays yorouba, c'est-a-dire de toute la terre. COMMENT OLODUMARE DONNA DES FEMMES ET DES HOMMES AUX PRINCES Or, voici : Les sept princes crces et descendus du ciel par Olodumare avaient bien partage la terre en sept royaumes. Mais dans ces royaumes il n'y avait que les betes qui nagent, celles qui marchent et celles qui volent. G'est en ce temps que les b^tes savaient parler et n'etaient point sauvages. Elles travaillaient pour les princes. Mais cela ne sufflsait point a ces princes, car ils n'oubliaient point qu'ils etaient couronnes. lis savaient quits avaient ete crees pour commander non pas a des betes, mais a des sujets. Et ils se reunirent aupres d'Oranyan pour implo- rer le Tout-Puissant par son intermediaire. lis demanderent des sujets sur lesquels ils pus- sent regner. Et ils demanderent aussi des femmes, car ils s'ennuyaient seuls. Olodumare entendit leur priere. II crea de nouveau. Une seconde fois, il fitdescendre du ciel la chaine de fer. Cette cbaine portait alors neuf hommes et 128 UNE BIBLE NEGRE. dix femmes, qui se prosternerent devant les princes. Sur les dix femmes il y avait sept vierges, une pour chacun des sept princes. Et voila comment les princes eurent des femmes et une posterite. Voila aussi comment ils eurent des sujets qui peuplerent le monde. LE REPOS D'ORANYAN Oranyan, le cree favori d'Olodumare, vecut et regna durant une incroyable quantite de lunes et de saisons. Autour de lui tout vieillissait, mourait et renais- sait, les plantes,les arbres, les b^tes etles hommes. Lui seul ne vieillissait point, ne mourait pas. Les saisons passaient, Tepargnant. Et il etait un grand roi, le plus grand et le plus puissant de tons ceux qui furent jamais. II etait fort etil avait un grand peuple. II n'avait point d'ennemis. Personne n'eut os6 Tattaquer. Personne n'eut ose attaquer son peuple. II avait aussi une famille nombreuse; il avait engendre beaucoup de lilsquictaient des guerriers, beaucoup de fiUes qui ctaient des m^res. Le nombre de ses enfants etait celui d'un peuple. Cependant il fut las, a la fin, de voir que de tous les 6tres il restait toujours seul, debout, sans aller au repos. UNE BIBLE NEGRE. 129 Et il s'adressa au Tout-Puissant : — Olodumare, lui dit-il,n'ai-je pas encore assez travaille? N'es-tu pas content de ton serviteur? Les hommes et les femmes que tu m'as donnes jadis sont devenus, grace a mes soins, une puissante nation qui te fait beaucoup de sacrifices... Je Youdrais enfin me reposer! Olodumare entendit la priere de son cree favori. Mais Oranyan etait lui-meme un dieu. Olodumare ne pouvait pas lui donner le meme repos qu'aux autres hommes; il ne pouvait meme pas lui per- mettre d'aller dormir vivantdans le sein de la terre. II lui parla de la sorte : — Oranyan, tiens-toi pret a venir me retrouver. Je te reprendrai aupres de moi. Aussi je veux que tu recommandes a ton peuple de t'adorcr et de te faire des sacrifices comme a moi. Oranyan rassembla done les feticheurs, les anciens et les chefs de maison de son peuple, etleur fit part des recommandations du Tout-Puissant. Puis il dit adieu a ses femmes et a ses enfants. II leur ordonna de se prosterner, le front dans la poussiere, et surtout de ne point regarder pour n'etre pas aveugles par la gloire du Tout-Puissant... et, Olodumare ay ant laisse pendre sur le palais la chaine de fer de la creation, Oranyan s'y attacha et remontadans le ciel. Et lorsque Oranyan eut ainsi disparu aupres du Tout-Puissant, il n'y eut pas de lamentations et pas 130 UNE BIBLE NEGRE. de deuil dans la ville d'Oyo, mais on fit des sacri- fices d'allegresse religieuse, car Oranyan n'etait pas mort, et avait promis de toujours proteger son peuple aupres d'Olodumare. COMMENT REGNA OBAJAKA Les anciens cliefs de maison choisirent pour roi Obajalia, le fils premier-ne d'Oranyan. Comme son pere, Obajaka ne vieillissait pas. II etait aussi un roi tres fort et tres puissant, et de plus il avait beaucoup de subtilite et de finesse dans I'esprit. II vivait en outre dans le commerce des g^nies; il connaissait la magie et savait beau- coup de charmes. Gette science lui permetlait de se passer du con- cours d'Olodumare. line fois, entre autres, il put croire que les genies * lui avaient donne une puis- sance egale a celle du Createur. Les neuf hommes et les dix femmes qu'Olodu- mare avait descendus du ciel au temps d'Oranyan 1. J'ai essaye d'obtenir des indications precises sur les rdles respectifs des genies et du Createur. Mamadre ne savait pas, ou ne voulait pas savoir sur ce sujet special autre chose que la lettre de ces poemes, D'autres grands feti- cheurs m'ont dit que les genies avaient ete crees mais s'^taient revoltes. En somme rien de net. Ces hommes ont rid6e d'une creation; mais ils ont aussi celle de .forces naturelles (les genies) independantes. UNE BIBLE NEGRE. 131 s'etaient mulliplies. Mais la leiTe etait vaste. Bien des vallons, bien des prairies manquaient d'iiabi- tants, et meme autour du palais d'Oyo il restait de la place pour clever des cases. Obajaka etait orgueilleux et avide de richesses. II voulait posseder beaucoup de sujets. II voulait voir dans sa ville capitate beaucoup de guerriers. II voulait voir dans ses fermes et sur ses champs beaucoup de travailleurs. II voulait voir a son marche beaucoup de femmes. II voulait voir dans ses for^ts beaucoup de chas- seurs. II voulait voir dans son palais une foule d'esclaves et d'ouvriers. Son ambition etait grande. Ses desirs surpassaient les vues du Tout-Puissant. II supplia Olodumare de lui venir en aide et de faire descendre sur la terre de nouveaux hommes, de nouvelles femmes. Mais sa priere orgueilleuse ne fut pas entendue. Alors, Obajaka pensa qu'il lui suffirait de com- mander aux hommes et aux femmes qui existaient, pour obtenir d'eux un plus grand nombre d'enfants. Les hommes et les femmes avaient bien la volonte de lui obeir : mais ils n'en avaient point le pouvoir. Ce pouvoir est reserve au Tout-Puissant. Obajaka eut ensuite recours aux sorts et aux malefices. 132 UNE BIBLE NEGRE. II y avait a sa cour, parmi les chanteurs et les musiciens, un yieillard tres habile qui connaissait toutes les vertus des herbes, qui n'ignorait aueune medecine, et savait tous les sortileges de la magie, m^me les plus epouvantables. Ce vieillard se nommait Oluasusu. Apres le repas du soir, lorsque tout le palais dort, quand seuls les esclaves de garde et les chats amoureux veillent, Obajaka fit appeler Oluasusu et le recut dans la chambre royale ou personne ne peut entrer, oii jamais la ferame la plus aimee, Tenfant le plus cheri, le ministre le plus puissant, Teunuque le plus influent, ne sauraient mettre le pied sans mourir. Et la, Obajaka demanda au sor- cier tremblant s'il etait possible de fabriquer tout de suite beaucoup d'hommes, beaucoup de femmes, une foule de sujets. Oluasusu savait que s'il ne repondait point selon le desir du roi, il mour- rait. En consequence, il dit que pareille tache etait facile. Mais une lune au moins etait neces- saire pour reussir et donner a Obajaka ce qu'il demandait. Le roi accorda ce delai. Le sorcier n'etaitpas tres rassure surle succfesde Tentreprise. II se mit neanmoins courageusement a I'oeuvre. Oluasusu fabriqua d'abord, avec I'aide de tous les ouvriers de sa maison et de tous les charpenliers du palais, trois cents statues de bois qui representaient UNE BIBLE NEGRE. 133 des hommes, et trois cents statues de meme bois, qui representaient des femmes *. Quand ce premier travail fut termine , il se recueillit. II s'enferma dans Tobscurite et dans la faim pen- dant plusieurs jours et plusieurs nuits pour faire ses charmes. II employa tout son savoir pour se mettre en rap- port avec les esprits etlesgenies les pluspuissants% pour les forcer de iui venir en aide et de lui donner les paroles mysterieuses qui permettraient d'animer les figures sculptces. Apres bien des efforts, il obtint ce quMl desirait. II porta les six cents statues de bois au palais du roi, et, sous les yeux d'Obajaka, il fit I'incantation necessaire. A la voix du sorcier, les statues s'ani- merent et devinrent trois cents hommes et trois cents femmes. 1. Depuis cette epoque les sculpteurs-feticheurs fabriquent le meme type de statuettes males et femelles, qui n'a pas varie et est tres honore. J'en possede deux dans ma col- lection. 2. Lorsque le poete royal prononga cette phrase et parla des genies les plus puissants, je lui demandai le nom de ces genies. II me fut impossible de I'obtenir. Dire le nom d'un genie est non seulement un sacrilege, mais aussi une grave imprudence : on s'expose a sa colere, a sa vengeance. De meme il est defendu de prononcer le nom du roi regnant. On doit I'appeler Alafy, « celui qui possede le palais ». La meme interdiction s'etend au nom des grands chefs, qui sont designes par leur fonction. Un enfant ne doit jamais non plus prononcer le nom de son pere, une femme celui de son mari. 8 134 ^ UNE BIBLE NEGRE. Le palais eut ainsi un peuple nombreux de servi- teurs, et bient6t apres — car la fecondite des « fils du bois » etait grande, — tout le pays fut habits comme le d6sirait Obajaka. Et le roi fut heureux en voyant qu'il possedait un aussi grand peuple malgre les refus d'Olodumare '. COMMENT OBAJAKA FUT CHASSE PAR SON PEUPLE Obajaka se laissagriser parl'exces de sa grandeur et de sa puissance. L'ambition lui fit perdre Tesprit. II ne connut plus aucune mesure. II se rendit insupportable a tons, car il abusait du pouvoir que lui donnait sa connais- sance des charmes et des sorts. II n'etait plus un roi, un pere, un baba, mais un mauvais maitre, un tyran. Ses esclaves pillaient souvent le marche et ses voleurs ne respectaient aucune demeure. Mais les anciens et les chefs de maison ne vou- 1. Cette difference d'origine sert a expUquer en pays yorouba pourquoi il y a des bons et des mechants. Les honnetes gens descendent des hommes envoyes du ciel par Olodumare, la canaille est composee par les descendants des « statues de bois ». De la ces deux expressions com- munes : Quelqu'un est-il obligeant, serviable au prochain on dira de lui : Omo enia mesan, omo enia mewa, « fils des neuf, fils des dix ». Est-on en presence au contraire d'un homme desagreable et mechant, on I'appelle omo igi « des- cendant du bois ». UNE BIBLE NEGRE. 135 lurent pas le tuer, car il 6tait le fils d'Oranyan et sa personne etait sacree. lis decidferent seulement de le chasser de la ville. Lorsqu'ii fraiichit la porte d'Oyo, partant pour I'exii, Obajaka se tourna vers la foule qui le suivait ; il avait entendu que plusieurs hommes disaient centre lui de mauvaises paroles ; il s'ecria : — Vous rae rejetez loin de vous comme une chose impure, comme un akala S cependant sachez que Tachorin ^ n'a pas son pareil parmi les arbres, sachez que le pore-epic, si fatigue soit-il, pent toujours agiter sa queue ^ sachez que pour couper Farbre le bucheron doit couvrir sa tete d'etou M » Un jour vous regretterez votre roi; vous aurez besoin de sa puissance ; vous le rappellerez et vous serez bien heureux qu'il veuille vous ecouterl Obajaka prevoyait ce qui devait arriver. 1. G'est le vautour, animal impur qui ne pent etrc employe pour les sacrifices. 2. Arbre magique et protege par les esprits qui tuent I'homme assez audacieux pour le frapper de la hache. 3. Les noirs pretendent que lorsque le pore-epic remue la queue, cet animal sent et voit ce qui doit lui arriver. 4. Poudre magique que les bucherons secouent sur leur tete pour ne pas etre exposes a frapper un arbre protege par les esprits. 136 UNE BIBLE NEGRE. LES FILS D'OBAJAKA Diirant cette premiere partie de son regne, Obajaka avait engendre de nombreux enfants, et il leur avait communique une partie de sa puissance. Pas plus que les enfants d'Oranyan, les enfants d'Obajaka ne moururent. Sauf toutefois le premier-ne, Aganju, dont la destinee fut semblable a celle des autres hommes, ils allerent se reposer vivants dans le sein de la terre ou ils habitent encore aujourd'hui. Les Yoroubas des anciens temps, qui etaient des hommes pieux, avaient fait de beaux fetiches aux villes ou les fils d'Obajaka descendirent dans la terre. Pourquoi les guerres ont-elles dctruit ces villes, detruit ces fetiches et les places sacrees oii se faisaient les sacrifices? En vain chercherait-on Tautel d'Ajuwon : la ville qui portait le nom de ce fils d'Obajaka n'existe plus. Et Omagba, qui entra dans la terre a Kobe, il n'a plus de temple, il n'a plus de ville ! Et Memie, dont le fetiche appartenait a Sabe! Et qui se souviendrait de la grande ville de Jakuta, ou Ton priait Lala, le fils prefere d'Obajaka, si les chanteurs d'alors n'avaient conserve sa memoire dans leurs poemes? UNE BIBLE NEGRE. 137 Et Banyane, la fille premiere nee d'Obajaka, la vierge qui etait si belle que tous les hommes I'ai- maient, oii est son fetiche? Celui-la, il est encore dans le coeur de tous les hommes. Banyane, parce qu'elle etait belle, a toujours des alaso, des pretres, des servants et des servantes K COMMENT REGNA SANGO Lorsqu'ils eurent renvoye Obajaka, lorsque les espions qui suivaient et surveillaient le maitre exile revinrent et dirent quMl vivait tranquille du cote des Egbas, les anciens et les chefs de maison lui donnerent un successeur. lis choisirent son frere Sango. Sango etait un homme sage et habile; de plus, il connaissait beaucoup de sortileges. II savait entrc autres une incantation qui le rendait excessivement puissant, car elle lui permettait de produire a son gre le tonnerre et le feu. Mais il etait prudent. Aussi les anciens et les chefs de maison se f61ici- taient de Favoir fait roi. i. Beaucoup de personnes sont vouees au culte de cette princesse, de cette vierge-deesse qui parait avoir symbolise labeaute de la femme. Les hommes et les femmes qui lui sont consacres portent sur le sommet de la tete, par ailleurs completement rasee, une double meche de cheveux tresses. 8, 138 UNE BIBLE NEGRE. Des ennemis nombrcux, jaloiix de la grandeur d'Oyo, se liguerent pour ne plus payer le tribut et attaquerent la ville. Les anciens et les chefs de maison supplierent alors Sango d'employer son pouvoir pour la defense de son peuple. Sango recommanda a son peuple de se cacher dans les maisons, et il alia seul en dehors des murailles de la ville au-devant des ennemis. Alors il produisit le tonnerre, il produisit le feu, et ce fut un epouvantable carnage; tons les hommes qui attaquaient la ville furent aneanlis jusqu'au dernier. II y eut aussi de grands ravages dans la cam- pagne, et le peuple d'Oyo fremit devant le pouvoir redoutable de son roi. En ce temps, les hommes habiles qui connais- saient les sorts etaient nombreux. II s'en trouvait aussi parmi les ennemis d'Oyo. Un de ces magiciens nomme Olowu, un homme tres riche de charmes, osa attaquer Sango, malgre sa reputation terrible. Olowu pouvait s'entourer de fer dans les moments critiques; jusqu'alors il avait toujours su eviter les mauvais coups de ses ennemis. Sa lutte avec Sango fut effroyable et dura longtemps. Mais le roi d'Oyo etait le plus fort, il accabla Olowu et le battit. Cependant il ne le tua point. Alors, honteux de sa dcfaitc, honteux de la cl6- mence de son vainqueur, Olowu se retira dans le UNE BIBLE NEGRE. 139 desert, et persenne ne le revit plus jamais. II y mourut de honte. Et la crainte de Sango fut grande par toule la terre. Un seul roi osa secouer cette crainte. II se nom- mait Oloyokoro; il commandait a de nombreux guerriers, et il avait un cliarme qui mit en echec le pouvoir de Sango. En prononcant certaines paroles, il produisail les nuages et I'eau. II se met- lait ainsi a I'abri du tonnerre et du feu. La guerre des deux rois fut horrible. lis demeurerent longtemps en presence; pendant plusieurs lunes ils tinrent leurs armees en cam- pagne; aucun ne Youlait ceder la place. Enfin Sango, desesperant de vaincre ses ennemis par la force, eut recours a la ruse. II employa le stratageme suivant. II deposa ses armes et il dit a son rival : — Nous sommes d'egale force. Au lieu de conti- nuer a nous combattre, au lieu de nous epuiser en efforts steriles, unissons-nous; faisons une bonne et grande alliance ; nous serons ainsi les plus forts de la terre, et nul ne pourra nous resister. Oloyokoro etait non seulement un grand guerrier et un grand magicien, il elait aussi un homme avise et prudent; ces paroles amicales de Sango lui inspi- raient de la meliance et il redoutait quelque trahison, car lui-m^me il n'eut jamais offert de franchise une pareille paix a son ennemi; deux grands rois ne 140 UNE BIBLE NEGRE. peuvent partager le pouvoir, ils le veulent tout entier. II refusa done. Mais ses soldats etaient las. Depuis trop long- temps ils couchaicnt dans la brousse. lis avaient €nvie de bien manger, ils voulaient dormir sous un toit; et ils desiraient aussi des femmes. Aussi crurent-ils de bonne foi ce que leur disait Sango. lis forcerent leur chef a la confiance. lis accep- terent I'alliance, et ce fut pour eux une grande fete, que de venir passer quelques jours en rejouissance dans la ville d'Oyo, comme signe de bonne amitie. Sango leur donna beaucoup de chevres, beaucoup de poules, du manioc, de Tigname et du mais en <}uantite; pour eux il fit cuire de grandes jarres de pitou \ et tua meme plusieurs chevaux. II permit aussi aux femmes libres de dormir avec les guer- riers strangers. Gela les rejouit beaucoup et ils ii'eurent plus aucune mefiancc. Lorsqu'ils furent prets a retourner dans leur pays, charges de presents de toute sorte, Sango leur dit : — Voyez mon bras. II porte la marque d'Oranyan, faite au premier jour par Olodumare. Pour que notre amitie et notre alliance durent eternellement, ne faut-il pas que vous portiez aussi cette marque sur le bras? 1. Sorte de biere fabriquee avec les graines de sorgho ou -de mais. UNE BIBLE NEGRE. 141 Les guerriers furent contents de ce langage et ils vinrent tons au palais. Sango avait atteint son but. En leur faisant la marque d'alliance desiree, il leur coupa le nerf dans lequel reside la force du bras. Puis, comme ils etaient devenus incapables de resister serieusement a la suite de cette mutilation, il leur declara de nouveau la guerre apres leur avoir repris tons ses presents. Dans ces conditions, la victoire etait certaine. II voulut en donner Thonneur a son frere Omoseda, et il le nomma chef de guerre. Omoseda poursuivit avec acharnement Oloyokoro, dont les soldats, sans force pour tenir une epee, devaient refuser le combat et fuyaient. Sur le point d'etre pris, Oloyokoro trouva plu- sieurs fois le moyen de s'echapper grace a ses charmes. Ainsi, au moment ou ses ennemis le ser- raient de trop pres, il changeait la lumiere en tenebres. Omoseda recourait alors a ses sortileges parliculiers pour rappeler le soleil, mais son adver- saire avait eu le temps de disparaitre par des sen- tiers qui se rcfermaient aussit6t dans la brousse. La poursuite dura plus que des jours, des lunes. Enfm Oloyokoro fut a bout de forces. Au lieu de se rendre, il essaya encore de tromper celui qui Ic poursuivait, et il se cbangea en rocher. Mais Omoseda devina le sortilege, et il employa un charme plus puissant, qui forca Oloyokoro de 142 UNE BIBLE NEGRE. conserver pour toujours la forme de rocher dans laqiielle ce roi avail cru trouver le salut*. Apres cette victoire, Omoseda massacra les guer- riers de son ennemi. II en epargna seulement six et les amena avec lui dans la ville capitale, en temoignage de son triomphe. Ces six prisonniers etaient Sagbedo, Ole, Oleju, Ladigbon, Odigbon et Gboingboing. Sango les donna comme esclaves a Omoseda qui recut aussi, en recompense de sa victoire, la ville de Papo. Apres avoir longtemps regne dans cette ville, ce chef y descendit dans la terre avec sa mere Idigbogo, toutes ses femmes, trois esclaves et son chevaP. 1. Ce rocher fetiche existe encore au milieu d'un bois, pres de Fancien emplacement de la ville d'Oyo. 2. J'ai habite pendant un mois cette ville de Papo, situee au nord d'Isehin et ou, m'a dit le chef, les Europeens n'avaient point encore passe. J'yai vu, a Fendroitoii Omoseda descendit dans la terre, un fort beau temple, qui est encore aujourd'hui I'objet d'un culte suivi. On y conserve aussi la legende du vieux roi qui, « lorsque ses yeux furent trop faibles pour supporter la lumiere du soleil », se refugia dans le sein de la terre, de la « bonne mere ». Ce qui est moins poclique, c'est la « coutume » qui, a la suite de cet evenement, fitimmolerchaque annee des victimes humaines sur le fetiche d'Omoseda. Encore aujourd'hui, des executions ont lieu dans ce temple oil, seuls, ont acces les feticheurs et les victimes qui sont decapit^es et dont le sang sert a arroser la terre dans laquclle dort le vieux roi. UNE BIBLE NEGRE. 143 QUELLE PUT LA FIN DE SANGO Lorsqu'on sut par toute la terre comment Sango avail aneanti des chefs aussi puissants qu'Olowu et qu'Oloyokoro, tous les autres chefs tremblerent, et personne n'osa phis contester la gloire de Sango. De toute part on lui envoya des hommages. Et son regne se continua longtemps dans la paix. Sango avait beaucoup de femmes, beaucoup d'es- claves, beaucoup de tresors. Mais il fmit par s'ennuyer au milieu de ses femmes, de ses esclaves et de ses tresors, car il vieillissait. II se resignait difficilement a ne plus avoir d'en- nemis centre lesquels il lui eut ete agreable de faire usage de ses charmes. II regrettait le temps ou il lancait le tonnerre et le feu. Et il le dit a ses femmes, qui ne savaient plus le distraire. II dit aussi qu'il voulait savoir s'il possedait tou- jours sa puissance redoutable des anciens temps. Les femmes, les esclaves et les guerriers du palais, les anciens, les chefs de maison, tout le monde eut beaucoup de peur en entendant cela. Sango fut longuement prie et supplie pour qu'il n'exposat point son peuple au danger. 144 UNE BIBLE NEGRE. Mais il n'entendit pas les supplications. 11 fit les incantations terribles; il prononca les redoutables paroles magiques. Le tonnerre gronda dans les nuages, le feu tomba, et aussi les pierres qui tuent. Et le palais fut brule et toutes les raaisons du quartier royal. Toutes les femmes du roi, au nombre de six cents, et tons les hommes du roi, au* nombre de quatre cents, et tous les enfants moururent. Sango fut alors dans la honte et dans la colere. II resolut de disparaitre. Tous les chefs et tous les anciens de la cite vinrent le supplier de ne les point abandonner. lis lui dirent : — Nous te cons'truirons un palais nouveau, plus grand, plus beau et plus riche. Nous le remplirons d'autant de femmes que tu voudras; toufes nos fiUes les plus belles, nous te les donnerons, et si cela ne te suffit pas, nous irons partout faire la guerre et nous prendrons pour toi les plus desi- rables des vierges; nous te donnerons aussi des esclaves en tres grand nombre ! Mais ces paroles furent inutiles. Sango etait toujours dans la honte et dans la colere. II abandonna Oyo et il se retira a Ikoso. La, il trouva des amis, dont le plus puissant se nommait Magba. II fit un pacte avec eux pour qu'ils r6v61assent ses volont^s au peuple. II leur dit : UNE BIBLE NEGRE. 145 — On ne me trouvera plus, ni sur la terre, ni dans la terre. Je vais dans les nuages. J'y habiterai toujours, et je m'occuperai sans cesse des hommes. Je verrai tout. Je saurai tout. Quand je serai fache contre un homme, quand une ville m'aura offense, quand je serai decide a faire tomber le tonnerre et le feu pour punir, je ne me laisserai apaiser que par les prieres, les adorations et les sacrifices de mes fideles d'Ikoso. Mes propres enfants ni Odolu- mare lui-meme ne sauraient desarmer ma colere. Puis Sango se retira dans une case, priant qu'on le laissat seul un instant. Lorsque les amis avec lesquels il avait fait son pacte penetrerent a leur tour dans la case, cette derniere'etait vide, et il y avait un grand trou au milieu du toit; par terre se trouvaient les sandales, le pagne, le sokoto, le bonnet et le chapeau du roi. Gomme il I'avait dit, Sango etait monte dans les nuages, et il y habile toujours depuis ce temps*. 1. J'ai vu a Ikoso le temple eleve en memoire de I'ascen- sion de Sango. Le grand pretre s'appelle encore aujourd'hui Magba. Dans tout le pays yorouba, beaucoup d'hommes et beaucoup de femmes sont voues au culte de Sango, qui est adore com me dieu du tonnerre. Ge culte est profitable, car toute maison frappee de la foudre, etant censee punie par le dieu, doit se racheter et payer une amende a ses pretres. Sur tous les autels de Sango il y a des pierres taillees qui m'ont paru etre les armes de ce peuple a I'age de pierre ; on pret»«id que lorsque Sango tonne et lance la foudre, il fait tomber ces pierres sur la terre. Ce sont les « cartouches » de Sango, disait mon petit domestique. 9 146 UNE BIBLE NEGRE. COMMENT REVINT OBAJAKA Lorsque Sango cut abandonn6 sa ville et son peuple, et qu'il n'y eut plus de roi, la tristesse fut grandc. Alors les anciens, les chefs et les maitres de raaison eurent la pensee de rappeler Obajaka, celui qu'ils avaient jadis exile. lis lui envoyerent des messagers porteurs de pre- sents, dans les pays des Egbas. Et lorsque ces mes- sagers I'eurent beaucoup supplie, Obajaka revint. Et il 6tait grand temps, car depuis que la ville etait sans roi, les ennemis d'Oyo avaient repris cou- rage et ils avaient mis beaucoup de guerriers dans la brousse et sur les chemins. Obajaka livra beau- coup de batailles. II les gagna toutes. II fit couper les t6tes des ennemis tues, les rapporta dans son palais et les adora. II imposa a beaucoup d'hommes d'adorer des t6tes en souvenir de lui quand il disparut dans la terre. COMMENT REGNA AGANJU Aganju, le fils premier-ne d'Obajaka, fut ensuite nomme roi. UNE BIBLE NEGRE. 147 Et parmi ses actions, voici celle que les poetes ont conservee : Ecoiitez. II est dangereux de montrer ses filles a un roi lorsqu'elles sont jolies! Du temps que Aganju regnait, il y avait pres d'Oyo un guerrier celebre norame Onsobo. Ce guerrier avait liuit filles qui etaient tres belles et qui mettaient Tamour et le dcsir dans le coeur de tons les hommes. Onsobo etait tres fier de ses filles et il comptait bien que les hommes auxquels il les donnerait le feraient tr6s riche. Or Aganju, qui aimait les belles filles, apprit combien les filles d'Onsobo etaient belles. Et tout de suite il voulut les avoir dans son palais. Mais Onsobo, avant de les araener au roi, exigea qu'on liii donnat huit chevaux tout harnach6s, huit epees, vingt-quatre lances, huit boeufs, huit mou- tons, huit chevres, huit poules, huit esclaves males, huit esclaves femelles et huit fois dix sacs, et une grande quantitc d'etofTes. Lorsqu'on lui dit cela, Aganju entra dans une grande colere. 11 reunit tous ses guerriers et marcha centre Onsobo. Et il le tua. II eut ainsi pour rien les huit plus belles filles du pays. 148 UNE BIBLE NEGRE LE ROI AKORI Et apres Aganju, ce fut Akori qui regna. Et voici une des histoires de bataille de ce temps. Timi, roi d'Ede, avail refuse le tribut. Akori envoya contre lui son chef de guerre qui etait un liomme tres fort et se nommait Gbonga. Apres une longue bataille, grace a ses sortileges. Gbonga put capturer Timi. On fit une grande fete lorsqu'il amena son pri- sonnier au palaisd'Oyo. Trois cents joueurs de flute et mille tam-tam saluerent son arriv6e. La defaite n'avait pas abattu la fiert6 du vaincu. Au lieu de se prosterner en suppliant devant le roi Akori, il demeura debout et conserva un visage dedaigneux. Les esclaves durent employer la force pour coucher le captif dans la poussiere devant son maitre. Mais pendant qu'on le maintenait le front contre terre et qu'on le frappait, Timi se taisait et ne voulait point dire le salut des suppliants. Et lorsque les musiciens et les chanteurs eurent c61ebre la gloire de Gbonga, lorsque le roi eut permis au chef de guerre de s'asseoir a sa droite, Timi s'ecria avec beaucoup d'orgueil : — Non, il n'est pas un brave, il n'est pas un vaillant, il n'est pas un guerrier, celui qui m'a fait UNE BIBLE NEGRE. 149 captif et m'a conduit ici enchaine comme un vaincu. Je n'ai pas ele vaincu. Jamais un lache comme voire Gbonga n'aurait pu m'approcher si j'avais eu mes fleches, si j'avais eu mon sabre ! En entendant ces paroles, Akori eut le desir de voir recommencer la lutte, car il voulait abaisser I'orgueil de Timi, et il tenait aussi a eprouver le courage de son chef de guerre. II 111 rendre a Timi ses fleches et son sabre, puis il ordonna a Gbonga de s'armer et de se placer en face du roi d'Ede. Timi chanlail des insuUes a ses laches ennemis, exaltait le courage des hommes de sarace, et s'exci- tait furieusement en Irempant ses fleches dans le poison. Gbonga avail ob6i avec beaucoup de repugnance, car il elait un homme sage, et il pensait qu'on ne doit jamais risquer sa vie dans un combat pour un simple caprice de curiosite. Et en meme temps il entrait dans une grande colere aussi bien centre son roi que centre son adversaire. II allait etre perce par les fleches empoisonnees de Timi, qui elait le plus habile de tons les tireurs, lorsqu'il entonna son chant de guerre, son chant magique : « Un enfant ne pent s'approcher du leopard qui Tajixe ; » L'elephanl, par son barissement, jette I'efl'roi dans le coeur du chasseur. 150 UNE BIBLE NEGRE. » La trappe qui tue le rat le tue avec ses ruses. » Aussilot qu'il entendit les premieres paroles de ce chant, Timi fut secouc par un tremblement ter- rible; sa figure devint grise et le sang disparut de ses yeux; il abandonna ses Heches et tomba a genoux. Gbonga lui coupa la t6te d'un seul coup de sabre, des qu'il eut termine son chant. Mais cela n'apaisa point la colere furieuse qui s'etait elevee dans le cceur du chef de guerre et le rendait plus assoiffe de sang qu'un leopard. II se precipita sur Akori pour lui couper la t^te. Le roi n'echappa qu'a grand'peine. Grace au dd- vouement de ses serviteurs et de ses femmes, dont beaucoup furent tues, il put se refugier dans ses appartements, derriere les portes massives. Alors Gbonga regagna sa maison. II massacra sur son passage tons les 6tres qui ne fuyaient pas, les hommes, les femmes, les enfants et aussi les bfites. Et pendant neuf jours, sans vouloir se, cal^ner, sans vouloir rien ecouter, il tua. Les anciens rassembl^rent alors tons les hommes d'Oyo qui avaient une arme et ils assiegerent Gbonga dans sa maison. Et Gbonga fut tue. UNE BIBLE NEGRE. 151 OLUASO Ecoutez. Ceci est le nom d'ua roi sous lequel le peuple futheureux. Avec Oluaso jamais il n'y eut de guerre. Oluaso possedait un charme remarquable et plus precieux que celui qui permet de gagner des batailles. Ce charme evitait la guerre et les batailles. Oluaso regna pendant trois cents annees ; il as- sura la paix et la tranquillite a son peuple et a lout le royaume. Alors les laboureurs purent defricher et ensemencer beaucoup de champs. II y eut abon- dance de tons les biens. Tout le monde avait des chevres et des poules, et tout le monde etait heu- reux. Les guerriers eux-m6mes etaient retournes aux fermes. Ecoutez aussi comment Oluaso engendra dans sa vieillesse. II avait toujours beaucoup de femmes, et des gens riaient croyant que des fils de roi ne pour- raient plus naitre. Alors Oluaso prit neuf de ses femmes jeunes et l^r fit un charme. Et chacune d'elles enfanta le meme jour deux males jumeaux. Ce sont les « ona omola », auxquels on fit des sacrifices. Quelque temps apres il repeta ce charme avec 152 UNE BIBLE NEGRE. neuf autres ferames jeunes, et chacune d'elles en- fanta encore le m^me jour deux males jumeaux qui sont les « ona eka ». Et on leur fait des sacrifices. Et comme ce prodige causait une grande admira- tion dans le peuple, Oluaso charma une troisieme fois neuf de ses femmes jeunes qui donnerent ega- lement a sa descendance chacune deux males ju- meaux qui sont les « ona sokun ». Et on leur fait aussi des sacrifices. CE QUE FIT OLUGBOGI Et le septieme roi d'Oyo fut Olugbogi. Ecoutez comment il eut des guerres. II recut un jour la visite de la princesse Ifa, sa grand'mere, qui habitait la ville d'Igeti. Cette princesse voulut eprouver les sentiments d'amour et de deference que le roi lui temoignait. Elle choisit dans sa corbeille a provisions cinq noix de palme et les donna a son petit-fils en disant : — Prends ces cinq noix de palme. Tu les mettras sur un autel dans la chambre ou tu dors, et chaquc jour tu les adoreras pour m'honorer. Si tu m'aimes, si tu me respectes, si tu ne meprises point la chair d'ou est sortie la chair a laquclle tu dois la vie, tu feras cette adoration avec soin et tu sacrifieras devant oes noix de I'huile et des pigeons, et dans I'huile tu UNE BIBLE NEGRE. 153 mettras des plumes rouges de perroquet. Ce sera un nouvcau culte, le mien, et lu en deviendras le grand pretre! Olugbogi etait tres orgueilleux. II se flattait d'etre adore et de n'adorer personne. Aussi quand il en- tendit ce qu'Ifa lui proposait, il oublia qu'elle 6lait princesse et sa grand'mere; il Tappela mauvaise vieille et eut un grand d^pit. II dechira son pagne et se montra nu devant elle. Puis, quand sa colere fut passee, il appela ses principaux courtisans et leur dit : — Ma grand'mere Ifa pretend que je dois adorer des noix de palme en son honneur. Croyez-vous que cela soit permis a votre roi? Les courtisans declarerent tons que cela etait impossible et que sa dignite de roi ne permettait pas a Olugbogi d' adorer de simples noix de palme, « m^me pour faire honneur a sa chair ». A cette reponse, Ifa, qui jusqu'alors s'etait obsti- nemententetee a son esperance, eprouva a son tour une grande colere. Et elle mit de la poussiere sur satete, et elle decliira son pagne et elle se montra nue devant le roi et les courtisans. Et elle les appela hommes de rien. Et elle dit qu'ils ne comptaient plus, qu'ils etaient moins que des esclaves, moins que des betes et qu'elle pouvait laisser tomber ses vetements devant Icurs yeux. Elle s'enfuit aussitot apres dans la direction dlgeti. 9. 154 UNE BIBLE NEGRE. En partant elle jeta sa malediction sur le palais d'Oyo. Sur la route, alors qu'ellc se reposait accablee pres d'un rocher, elle fut rencontree par Alado, qui 6tait roi de la ville d'Ado. Ce roi vit sa peine ct son affliction et lui en demanda la cause. Ifa repondit qu'clle avail ete gravement ofl'ens6e par son petit-fils Olugbogi. Elle n'avait pu obtenir que ce dernier lui sacrifiat une vache, une poule et un mouton! disait-elle. Aussi, grande etait sa douleur apres un tel affront. Alado la consola et la pria de venir se reposer dans son palais, au sommet du rocher d'Ado. Ifa accepta. Elle fut traitee avec le plus grand honneur. Voyant avec quel respect Alado s'inclinait devant elle, Ifa lui demanda s'il consentirait a adorer les cinq noix de palme. Alado les adora et leur fit un riche sacrifice. Alors Ifa lui dit : — Tu as abaiss6 ton orgueil de roi devant une femme. Tu seras recompense en toi et en ta des- cendance. Elle mit dans la terre une noix de palme. II en sortit aussit6t un magnifique palmier a neuf branches. Ifa ajouta : — A partir de ce jour, tons ceux qui viendront a Ado, et de tout le pays yorouba la foule y viendra, tons ceux qui passeront dans la ville sacrificront a UNE BIBLE NEGRE. 155 Ifa, et ils donneront au roi gardien de ce palmier fetiche tout ce qu'Ifa demandera. Les gens d'Oyo ne tarderent pas a connaitre ce pacte qui donnait tant d'avantages au roi d'Ado. Alors Olugbogi regretta de n'avoir pas humilie son orgueil devant sa grand'mere, et il resolut de faire la guerre a Alado pour lui prendre le palmier fetiche a neuf branches, et 11 envoy a des message rs dans toutes les villes, dans toutes les bourgades qui lui etaient soumises, aim de r^unir une arm6e nom- breuse. En apprenant ces preparatifs de guerre, Ifa, qui ne voulait pas abandonner son allie, se rendit en toute hate chez les Tacpas qui habitaient tres loin sur les bords de la riviere Oya. EUe sollicita leur secours et parvint a les decider a marcher contre Oyo en disant qu'ils y trouveraient de grandes richesses. Lorsque les Tacpas arriverent avec une immense armee, la ville n'elait occupee que par les femmes, et le roi se trouvait seul dans son palais; tous ses guerriers assiegeaient Ado. Les Tacpas saccagerent la ville et le palais. lis tuerent le roi et toutes les femmes vieilles qui n'avaient pu se sauver. Et ils repartirent dans leur pays avec un riche butin et une foule de captives jeunes. Ifa eut ainsi une belle vengeance. EUe devint une deesse et on Fadora toujours « Avec ce regne se termine la partie mythique de rhistoire dii Yorouba. Ifa est la derniere person- nalite mi-humaine, mi-divine dont la legende a donne aux conteiirs nationaux le sujet des poesies religieuses qui se chantent encore aujourd'hui, non seulement dans le palais royal, mais dans toutes les cases du pays. A cOte de la « tradition royale » que nous publions, il y a, en effet, une foule de legendes sur ces grandes figures d'Oranyan, de Sango, d'Ifa, de Banyane, etc., legendes dontle theme initial a etc developpe par I'imagination des poetes durant plusieurs siecles. » Maintenant que viennent les successeurs d'Olug- bogi, nous entrons dans une periode humaine quoi- que toujours heroique. Le temps des miracles est passe. Nous ne retrouverons plus de demi-dieux, mais des rois modernes, dont on raconte les guerres, des hommes que Ton n'adore plus comme genies toujours vivants, mais qui meurent et auxquels on ne donne que cette adoration speciale due aux rois dans ce pays. » Les chants qui leur sont consacres deviennent UNE BIBLE NEGRE. 157 aussi plus sees, moins poetiques. Tandis que Ma- madre me les dictait, il me semblait entendre non plus un conteur populaire, mais quelque moine noir des anciens temps recitant quelque chronique de convent. En outre, il abregeait, supprimant les pas- sages qui auraient fait longueur. G'est ainsi qu'il me dit ires rapidement : OFIMAN Ofiman, qui regna apres Olugbogi, fut charge de relever les mines faites par Tinvasion des Tacpas. II profita d'une olfense que lui avaient adressee les gens d'Ajariuru, qui ont un temple a I'endroit ou Orisa Oko entra dans la terre. II les combaltit. II leur tua beaucoup de guerriers. Et il leur prit beaucoup de femmesquiremplacerentcelles que les Tacpas avaient prises. II fit ensuite un voyage dans le pays des Baribas ou sa mere etait nee, et il sacrifia aux fetiches de cette princesse, pour I'honorer. Lorsqu'il revint a Oyo il mourut. A J I B Y E Ecoutez maintenant, car I'histoire de votre peuple fut plus glorieuse. Les anciens et les maitres de maison voulurent 138 UNE BIBLE NEGRE. que Ton prit pour roi un bon chef de guerre, et ils choisirent Ajiboye, qui s'ctait signale dans les com- bats. II etait aussi le maitre des chasseurs. II donna du courage a ses guerriers, et il les commanda bien. Aussi, lorsque les Tacpas, qui vou- laient reduire tout le peuple yorouba en servitude, revinrent Tattaquer a Igboko, il les battit. II tua leur roi de sa propre main, et tons les guerriers qu'il n'avait pu tuer, il les repoussa jusqu'a la riviere Oya. Quand il revint viclorieux a Igboko, il eut un beau triomphe, et le peuple lui donna vingt vierges. Mais il ne fut pas ecoule lorsqu'il engagea le peuple a retourner a Oyo pour reconstruire Tancienne capitate. MARO Maro, qui regna apres Ajiboye, put ramener son peuple a Oyo. II lui fallut pour cela beaucoup de peine ; car le peuple s'etait construit des maisons a Igboko, y avait cultive des champs et s'y trouvait heureux. Maro proiita d'une saison ou I'oti-baba * n'avait point germe dans la campagne d'Igboko, et rappela au peuple que cela n'etait jamais arrive autour des fermes d'Oyo. II affirma aussi que les geniesjette- 1. Sorgho. UNE BIBLE NEGRE. 15^ raient a chaque saison le m^me sort mauvais sur la recolte aussi longtemps que le peuple d'Oyo s'obsti- nerait a demeurer a Igboko et abandonnerait sans raison les autels des ancetres. Alors le peuple se decida et vint reconstruire les cases jadis brulecs par les Tacpas. OBALUKUN Etvoici comment les Yoroubas connurent pour la premiere fois les hommes blancs '. Ecoutez. Le roi Obalukun avait appris par des voyageurs- que, dans les pays du sud, du c6te de la grande eau, des hommes blancs ctaient venus et avaient apporte des objets precieux, des choses bonnes. II envoya des messagers aupres de ces blancs. Et ces messagers lui rapporterent les richesses nouvelles dont les voyageurs avaient parte et qui avaient excite son cnvie. G'est ainsi que Obalukun put donner le sel au peuple yorouba. Mais, afin de ne point perdre les anciennes coutumes pour le cas ou le sel des blancs viendrait a manquer, il ordonna que les eunuques 1. En langue yorouba le mot oibo, qui signifie rhomme blanc, a pour veritable sens : ecorche. Les indigenes d n Yorouba qui virent le premier blanc le prirent pour un noir ecorche, racle. 160 UNE BIBLE NEGRE. mangeraient toujours I'igname en Fassaisonnant avec les cendres des plantcs du marais. Comme les Egbas habitaient plus pres des blancs, il resolut de se servir d'eux pour se procurer les richesses de ces blancs, et surtout le sel. Et il donna son alliance aux Egbas. ODARAWU Le peuple d'Oyo etait devenu tres belliqueux. II avail pris le gout de la guerre, et surtout du butin. II fut afflige lorsqu'il vit qu'Odarawu etait un roi pacifique et ne conduisaitles guerriers centre aucune ville. Alors le conseil des anciens se reunit au palais. Et on demanda au roi s'il voulait abandonner tons les sabres a la mort par la rouille. On lui dit que les guerriers s'ennuyaient. On I'interrogea pour savoir si par toute la terre il ne se connaissait pas un ennemi. Alors Odarawu chercha longlemps dans son sou- venir et il se rappela qu'il avait ele une fois insulte. Cela s'etait passe dans un pays nomme Otisegi. Lorsqu'il etait un jeune homme, Odarawu s'etait arr^te dans cette ville, et, prenant au march6 six akassas, il les avait payes cinq cauris au lieu de six. Pour ce cauris qui manquait, la marchande Tavait insulte et des hommes I'avaient frappe. UNE BIBLE NEGRE. 161 Les guerriers deciderent qu'ils vengeraient le roi. Leur armee detruisit completement la ville d'Oti- segi, tua le chef, les hommes puissants, et revint a Oyo avec ua riche bulin et beaucoup d'esclaves. Apres cette guerre , Odarawu edicta une loi ordonnant que six akassas ne devraient jamais 6tre vendus plus de cinq cauris. AJANGIN Ajangin fut un roi trfes avare et tres voleur. Ses femmes et ses esclaves pillaient tres souvent le marche. Lui-meme se faisait hair par les maitres de maison auxquels il prenait leurs cauris, leurs chevres, leurs femmes. Au contraire, son fds aine, Aremo, etait bon, genereux et fort aime par tout le peuple. Et Aremo etait loue par tons les chanteurs, alors que la gloire d'Ajangin etait seulement chantee au palais, devant lui, quand il commandait. Aussi, quand il sut cela, le roi devint tres jaloux de son fils, et il I'empoisonna. Cette mort causa une immense douleur dans le peuple; la desolation tomba sur tous les coeurs, et dans toutes les cases les hommes et les femmes dirent : uNous avons perdu notre ami! » Et le peuple conspira pour venger son ami. Un 162 UNE BIBLE NEGRE. egun * dit quMl ferait mourir le roi. Et le peuple agit de la manierc suivante. Lorsque Tepoque des sacrifices aux morts fut arrivee, le peuple resolut de faire un tres riche et tres brillaut sacrifice au fetiche d'Aremo, le prince empoisonne. Le roi fut invite a cette f^te. II ne pouvait refuser d'assister a la ceremonie. Mais il y alia malgre lui, car il savait par ses espions que la mort d'Aremo avail cause beaucoup de mecontentement dans le peuple et qu'on I'accusait de cette mort. II se fit accompagner par des esclaves devoues qui portaient des armes sous leurs v^tements. Des qu'il parut au sacrifice, les eguns commence- rent leurs danses. Et I'un des eguns, celui qui avait promis de faire mourir le roi, s'approcha de lui en sautant et en tournant; les esclaves durent s'ecar- ter. Et tout a coup on vit que le roi etait convert par le pagne de I'egun. Alors, le peuple cria au crime, au sacrilege. Les hommes se prosternerent dans la poussiere et dechi- 1. Les eguns sont, dans le pays yorouba, les membres d'une confrerie privilegiee secrete: ils personnifient cer- tains g6uies et aussi les ames, les esprlts des morts. Ils paraissent dans les ceremonies masques et couverts d'ori- peaux voyants. lis ont alors un pouvoir illimite. lis peuvent se faire donner dans les maisons tout ce qui leur plait; ils peuvent frapper n'importe qui, tuer meme, a coups de baton sans que personne ose r^sister, 11 faut s'eloigner d'eux. Si I'on est frdle par leurs vfitements on s'expose a la mort. UNE BIBLE NEGRE. 163 rerent leurs pagnes en pleurant et en hurlant que les genies allaient chatier le peuple si le sacrilege royal n'etait pas puni. Ce flit un grand tumulte, et toutes les femmes se sauverent dans les cases. Le conseil des chefs se reunit immediatement et envoya au roi des oeufs de perroquet dans une cale- basse ^. Ajangin prit du poison et mourut. OSINAYO Ecoutez quel drame terrible termina le regne d'Osinayo. Ce roi aimait beaucoup sa grand'mere. II lui fit construire un beau palais, il lui donna de grandes richesses et Thonora de toutes facons. II la faisait appeler Ondasa. Et Gomrae il n'avait pas de fils, il adopta un fils de sa grand'mere. II donna a ce jeune homme tons les privileges d'un fils aine de roi. Osinayo avait une fille qui devint tres jalouse de cette amitie excessive de son pere pour ces parents 1. Envoyer des oeufs de perroquet au roi signifiait que le roi etait condamne a mort et que, s'il ne s'empoisonnait pas volontairement, on le tuerait. De la cette expression courante dans le pays. Lorsqu'on parle d'un malade a toute extrcmite on dit : « II a vu les (jeufs du perroquet -. 164 UNE BIBLE NEGRE. eloign6s. Et une grande haine s'eleva dans son coeur contre le prince adoptif. Un jour elle I'altendit a la porte du palais et, avec un couteau qu'elle cachait sous son pagne, elle le frappa au ventre. Blesse a mort, le prince eut a peine la force de se trainer jusque chez le roi. II y expira en demandant vengeance. Osinayo fut tellement afflige de cette mort, et tel- lement effraye en apprenantle nom de la coupable, qu'il prit aussitot du poison et mourut. A peine prevenue de ces deux morts, Ondasa se tua ainsi que son mari. Alors, la fille d'Osinayo, bien vengee, mais terri- fiee par les epouvantables suites de son crime, prit a son tour du poison. Ainsi, dans un seul jour, il y eut cinq morts au palais. Les hommes et les femmes d'Oyo eurent un grand deuil et la douleur entra dans tons les coeurs. Meme aux jours de defaite on n'entendit jamais pareilles lamentations, car les cinq morts avaient des gens qui les aimaient et qui les pleur^rent. AMUNIWAYE Ecoutez maintenant comment Amuniwaye aima les femmes et mourut a cause d'elles. UNE BIBLE NEGRE. 165 Ge roi vivait dans la debauche. II avail des cen- taines d'epouses et de captives. Mais des qu'une femme lui appartenait il n'6prouvait plus de desir pour elle. Et il clierchait son plaisir en prenant les epouses de ses chefs. Le nombre des adulteres royaux etait grand. Beaucoup de chefs, beaucoup d'hommes libres sen- taient une violente colere et de la haine s'elever dans leur ame contre celui qui souillait ainsi les families les plus puissantes. Mais le peuple aimait Amuniwaye, qui etait bon, gen^reux, ne permettait jamais a ses esclaves de piller le marche et ne prenait que les femmes des riches. Aussi les chefs devaient-ils conserver leurs coleres pour le silence de leurs maisons. Un jour le roi jeta son regard sur la femme de son grand feticheur. Celui-ci etait un homme ruse. II connut aussitOt le dessein du roi. Comme il n'etait pas assez puissant pour soustraire sa femme au d6sir d' Amuniwaye, il fut oblige de subir la honte. Mais en quittant son logis pour y faire place au roi, il donna en boisson a la femme adultere une medecine dont il avail eu Tidee en voyant Faccou- plement des chiennes et des chiens. Celte medecine etait puissante. Pendant deux jours et deux nulls le roi ne put s'arracher a I'etreinte coupable. Tout le peuple vint admirer le prodige, avec des risees. Les hommes maries etaient faches, et les chefs 166 UNE BIBLE NEGRE. qui avaient recu des affronts du roi sur leurs femmes excitaient cette colere. Le conseil des anciens s'assembla et rendit une sentence de mort conlre le coupable. Amuniwaye recut les oeufs du perroquet et il prit le poison. COMMENT REGNA AGBULOYE ... Les batailles des grands dans le palais en- nuyerent le peuple, car il n'y avait plus de tran- quillile sur le marche. Et le peuple dit aux grands qu'il voulait enfin un roi qui gouvernat dans la paix. Et Agbuloye eut le palais sans batailles. Et Agbuloye etait un roi tres juste. Un jour, il donna une grande fete en I'honneur de son ami Elewi, qui etait venu de Toin pour le saluer et pour lui faire hommage. Cette f^te fut tres riclie et tres belle. Tons les musiciens et tons les chanteurs du pays avaient ete appeles au palais. Et il y eut de grands festins, car c'etait r^poque oii Ton brule les herbes et ou les chasseurs prennent beaucoup d'antilopes. II y eut aussi de tr6s belles danses pour lesquelles tous les liommes, m6me les esclaves achetes et les captifs de guerre, rev6tirent de brillants costumes. C/est a cette occasion qu'Elevvi fit entrer contre UNE BIBLE NEGRE. 167 lui la haine dans le coeur des grands, car il avail des costumes plus beaux. Ghaque jour, Elewi mettait un sokoto, une tunique, un pagne et un bonnet absolument sem- blables a ceux du roi. Et cela ennuyait beaucoup les grands. Une seule fois, Elewi ne put s'habiller comme son h6te. Ce dernier avait mis une lunique a la mode des Tacpas, en etoffe sur laquelle on avait colle des flocons de colon avec de la bouillie de mais. Et ces flocons de colon s'envolaienl et retom- baienl autour du roi pendant qu'il dansait. Cela etait tres beau. Lorsque Elewi retourna dans son pays, ses gens etaient charges de beaux presents que le roi d'Oyo lui avait donnes. II avait surtout beaucoup d'ignames, car, dans les champs d'Oyo, Tigname est plus savou- reuse qu'a Toin. Les grands d'Oyo avaient beaucoup de ressenti- ment contre Elewi. — Ce chef de rien, disaient-ils, nous a insultes, nous a humilies en luttant de magnificence avec notre roi. II a porte alteinte a la dignite de celui qui possede le palais d'Oyo. Nous ne pouvons sup- porter cela. II faut que nous allions tirer vengeance de cet affront ! Mais Agbuloye, qui etait un homme juste, ne se laissa point persuader par de semblables paroles, et il refusa de declarer la guerre. II savait aussi que 168 UNE BIDLE NEGRE. lorsque les guerriers ont fait une expedition ils deviennent dangereux pour les rois. Alors les grands exciterent le peuple, et ils par- tirent en guerre avec une armee, sans le consen- tement du roi. Lorsque les guerriers furent sortis des portes d'Oyo, Agbuloye tomba dans une grande douleur. Et il prit le poison. Elewi avait appris par ses espions que les gens d'Oyo marchaient centre sa ville et voulaient la detruire pour s'emparer de ses richesses. Aussit6t il mit dans ses pirogues tons ses tresors, toutes ses femmes, tous ses guerriers, tons les habitants dela cite, puis il alia se cacher de I'autre c6te de la lagune. II n'etait pas assez fort pour resister sur la terre ferme. Gomme les guerriers d'Oyo n'ayaient point de pirogues pour passer la lagune, ils se contenterent de bruler la ville abandonnee, et ils durent au plus t6t retourner chez eux, car ils n'avaient plus d'ignames. Le decouragement fut tres grand a Oyo, lorsque I'armee revint sans aucun butin et trouva le roi mort. « G'esl ensuite I'epoque cles rois qui subissent les grandes guerres des Filanis, des Tacpas, sont vaincus, obliges d'abandonner I'antique berceau de leur race, et Yiennent transporter leurs fetiches a I'endroit ou s'eleve aujourd'hui le modernc Oyo. Get evenement eut lieu vers la M du siecle dernier. )) Depuis, tons les regnes se ressemblent. » G'est la lutte contre des voisins qui deviennent puissants, ct c'est aussi la defaite. Les gens du Niger, les musulmans ne sont pas seuls a triompher. Les Yoroubas voient leur puissance amoindrie par les paiens de leur race, les Baribas, les Egbas, les Dahomeens, les Ibadans... Beaucoup de tributaires refusent rhommage.Le royaume se resserre autour de la capitale. » Le souverain d'Oyo est toujours le grand maitre, le pape, le dieu des fetichistes de la region; il est le grand juge auquel, encore aujourd'hui, les vieux negres de Lagos et de Porto-Novo viennent en appeler, mais il n'est plus le grand roi, le grand souverain politique. » Les chanteurs, qui conservent la tradition et, 10 170 UNE BIBLE NEGRE. chaque semaine, comme un office sacre, la repetent et Tenseignent a leurs enfants, n'aiment point donner de longs details sur les regnes dont les anciens de la ville ont encore le souvenir. De plus, les recents rois sont, comme le roi vivant, des maitres dont le nom ne se prononcc pas. lis sont alafy, celui qui possede le palais. » 11 est cependant une histoire des regnes recents que Ton raconte toujours avec un grand luxe de details et donl voici la traduction, dans ses grandes lignes. » COMMENT MAJOGBE MOURUT Ecoutez cette histoire de Majogbe, le mauvais roi et d'un homme vieux et prudent. Le roi Majogbe, jaloux de gouverner en tyran, savait que I'autorit^ des vieillards, des sages, etait seule capable de resistor a la sienne. II se fit Fami des jeunes hommes. II sut tr6s bien se les attacher tons. Puis, quand il pensa qu'aucun d'eux n'oserait lui desobeir, il leur commanda de tuer tons les anciens dans leurs maisons. Et tous firent comme il I'avait ordonne. Beaucoup de sang coula. Et Ton ne vit plus que des jeunes hommes dans les rues, dans les maisons et dans le palais d'Oyo. UNE BIBLE NEGRE. 171 Alors Majogbe devint un insupportable tyran et vexa son peuple de mille manieres. II n'epargna memo point ses amis, qui I'avaient si bien servi. Un jour, il les reunit a un festin et il leur com- manda de manger, sous peine des plus cruels sup- plices. Mais les malheureux ne pouvaient porter aucun aliment a la bouche, car le roi leur avait mis de larges bracelets qui ne permettaient pas de plier le coude. Et tous ces jeunes hommes etaient au palais depuis le matin, avec beaucoup de faim et avec beaucoup de crainte. L'un d'eux put s'echapper un instant sans 6tre remarque. Lorsqu'il revint, il dit a ses amis com- ment ils devaient s'y prendre pour manger et pour obeir au roi. Chacun pouvait, sans plier le bras, en I'etendant seulement, donner de la nourrilure a la bouche de sonvoisin. Lorsque le roi vit cela, il fut bien etonne. II ne croyait pas a tant de sagesse dans I'esprit de jeunes hommes. II leur imposa, cependant, une autre epreuve qui etait bien plus difficile et qu'il croyait tout a fait au- dessus de leurs forces. — Demaln, leur dit-il, je veux que vous veniez me construire une case en Fair, sinon je vous cou- perai les mains! Et lorsque le matin les jeunes hommes revinrent et trouverent dans la cour du palais des mat^riaux 472 UNE BIBLE NEGRE. tout prepares pour la construction d'une case, ils eurent grand'peur, d'autant plus que les bourreaux du roi elaient la. Mais, le jeune homme qui, la veille, leur avait enseigne le moyen de manger malgre les bracelets de coude, leur rendit courage. Lorsque la terre fut gachee, pelotee en boules et les bois coupes, ce jeune homme s'approcha du roi. II se prosterna selon la coutume et dit : — Tu le vois, nous sommes prets a te construire en I'air la maison que tu desires. Gependant, tu as oublie de nous dire les mesures. Aussit6t que tu nous les auras tracees ou fait tracer, mais il faut que ce soit bien exactement, car nous ne voudrions point te mecontenter, aussit6t que tes gens vien- dront tenir les piquets de limite, nous nous met- trons a Toeuvre, et ta maison sera faite en I'air, a la place qui te plaira. Le roi entra dans une grande colere. II etait pris a sa propre ruse. II laissa parlir les jeunes gens sans leur couper les mains. Mais il reconnut bien alors qu'un jeune homme n'avait pas ete capable de trouver seul une reponse aussi babile, et qu'un vieillard avait echappe au massacre jadis ordonne. En effet, le jeune homme qui avait su fitre plus ruse que le tyran, agissait suivant les conseils de son ptire qu'il n'avait pas cu le courage de tuer et qu'il tenait cache dans sa maison. UNE BIBLE NEGRE. 173 Lc roi commanda que cc vieillard fiit recherche et mis a raort. Mais il ne futphis obei. Excites par le vieil homme sage, les jeimes gens de la ville se revolterent enfin et le roi prit le poison. « J'ai dit qu'outre ces chants que me dicta Mamadre, il etait possible d'en recueillir beaucoup d'autres sur les origines, sur les dieux et sur les grands hommes. » II y en a meme un sur le deluge. Mais je le crois Toeuvre d'un moderne converti qui avait lu la Bible. » II serait trop de long de les citer tous. Je crois, d'aiileurs, qu'etant donnees les variations auxquelles ils ont cte exposes suivant la memoire ou Timagina- tion des « troubadours », des poetes vagabonds qui les conscrverent, ils presenteraient moins d'interet que la version classique, officielle, royale, qu'on vient de Ure. » Gette simple version, mieux que tout discours, je I'espere, a permis de juger combien est imm^ritee la classification de barbare, de sauvage, appliquee a des peuples qui possedent de semblables monu- ments litteraires. » Lorsque des voyageurs n'ont pas su ou n'ont pas voulu etudier le sauvage, ils disent que ce sau- vage n'a pas d'idees. D'autres, plus gcnereux, 10. i74 UNE BIBLE NEGRE. admettent qu'il a des idees particulieres, mais ils lui refusent les « idees generales » ! » Mon ami Mamadre, le bon poete et le bon chan- teur de cette cour paienne et negre d'Oyo, valait cependant Men des philosophes a idees Ires gene- rales. » Quand il m'expliquait sa notion de I'immortalite, il disait : « II y a des choses qui changent, mais il » n'y en a pas qui meurent. Comment voudrais-tu J) que rhomme fut detruit et que de lui il ne restat » rien? Meme les planles qui sont moins fortes ne » meurent pas. Vois Tigname. Vols le mais... II est » grand; il sedie... il parait mourir... pas du tout. )) Ses rameaux retombent en lerre et celadonne un » nouvel 6tre qui est le meme. » » II est vrai que Mamadre ajoutait ensuite avec une bonhomie legerement narquoise : « De tout » cela nous ne pouYons rien savoir de certain. Tout » ce que les hommes racontent quand il s'agit de ce » que leurs yeux du dehors ne peuvent voir, c'est ce » que leurs yeux du dedans croient se rappeler... » » Ce n'est pas sans amertume que Mamadre com- parait le sort des « trois enfants du m^me Tout- (t Puissant ». » Lc blanc, disait-il, a recu tous les biens en par- tage, et beaucoup de savoir. » Le Filani a egalement recu beaucoup de biens. Quand nait un enfant jaune, il est plus heureux. Tout de suite on lui donnc une chevre, de sorte que UNE BIBLE NEGRE. 175 lorsqu'il est grand, cette chevre, qui a fait des- petits, est pour lui un commencement de fortune. » Chez le noir, rien, rien que la peine et le dur travail, et aussi I'^ternel desir. Pourquoi le Tout- Puissant nous a-t-il dit donne Tenvie et le desir de toujours plus que ce que nous savons, de toujours plus que ce que nous pouvons? Pourquoi ne nous a-t-il pas donne la force avec le desir? Nous sommes- malheureux! » Et nous...? NUIT D'AFRIQUE A nos campagnes d'Europe, en m6me temps que Tombre, la nuit apporte du mystere et de la peur. Le noir de ses voiles est la couleur du deuil. Les sommcils qu'elle abrite ressemblent a de la mort. A son approche, les barrieres se redressent, les portes se verrouillent, les volets se ferment; et I'apprehension de quelque chose qui ne saurait etre bon frappe les betes et les hommes dans les etables et dans les chaumieres closes. Des genies et des esprits malfaisants peuplaient jadis les tenebres. Leur souvenir encore effraie les bonnes gens du village quand, sous la nuit, les maisons, les champs et les bois semblent tomber en un trou noir. Cependant c'est la meme nuit qui monle en sou- veraine amie sur la terre d'Afrique. Nul n'y fremit inquiet, triste, aux tenebres. Les joies des aurores sont aux couchants. Fermes sous les tyrannies du soleil, tons les yeux s'ouvrent 178 NUiT d'afrique. heureux des que reviennentles clemences de rombre bienfaisante et fraiche. Quand la lune se montre, eompagne aimee, desiree, des chants la saluent, une douceur reveille les etres et les choses, les rend a la vie, a Fainour. Dans les etuves des marecages congolais, au mi- lieu des fournaises que sent les brousses du Niger, sur les plateaux brules du Soudan, j'ai senti, j'ai vu, j'ai compris que la nuit est la bonne deesse. Et je n'ai pas souri quand, pres de moi, des feticheurs, des poetes noirs au geste large, ont, en harmonies harbares, clame leiir reconnaissance : « nuit, tu es la vie. nuit, tu es la joie. Nuil, tes genies sont amisF » Et voici qu'avec le souvenir apparaissent des tableaux , Sur les herbes, les roseaux et les joncs, la pirogue est amarrec au tronc d'un arbre enorme dont les racines chevelues etayent la berge marecageuse. D'un c6te c'est le fleuve, immense echappee d'un ocean qui se noie sous des d6mcs, a I'infini dans le ciel. De Faulre, c'est I'impenetrable, c'est Tamas seculaire, le primilif chaos des libres vegetations; la for6t. Et, sous le soleil couchant, c'est le silence... le fleuve se tait, la for^t ne parte pas, la terre dort. NUIT d'afrique. 179 Le contraste est violent, penible, inquietant, de cette lumiere qui devrait eclairer la vie et de ce silence ou plane la mort. Voici que brusquement tout change. Point de crepuscule aux indecisions tendres, aux delicieux tatonnements. Le disque rouge plonge dans I'au- dela. Un rayon vert luit. Un voile d'ombre flotte. C'est la nuit. Je ne vois plus. J'entends. D'abord tres faibles, tres doux, vagues, indecis, perceptibles a peine, ce sont des murmures. Puis la brise qui se leve avec des caresses sur le fleuve et la forfit apporte une confusion de clameurs, le reveil des ^tres et des choses. Un frisson de vie secoue la nature, cris et rumeurs se croisent, se heurtent, se fondent en Finexprimable harmonie de la nuit sauvage. Et tons ces bruits deviennent des voix qui disent ce que les yeux ne peuvent dis- tinguer dans le noir. Eclaboussements, glouglous, sonorit6s de gout- teleltes qui retombent; des poissons luttent, se pour- suivent, chassent, mangent, sont manges ; drames, diners. Hennissements de chevaux qui seraient geants, remous de navires, efTondrements dans les vases molles, souffles rauques; des hippopotames lutinent leurs amies ou vont aux patures. Glaquements, aplatissements de litiere mar^cageuse ecrasee par 180 NUIT d'afrique. de monstrueuK battoirs; les Iristes caimans sont en liesse. De doux lappements et des belements tendres; antilopes et gazelles viennent boire, timides; une fusee de brousse froissee, elles fuient peureuses; de sourds grondements et des miaulements nipeux ont annonce les felins affames. Des rires humains sonnent la joie des singes en promenade sur les cimes. Ges branches brisees, ces arrogantes trouees dans les buissons, ces galops d'artilleries, ces claironnees retentissantes et ces masses enormes qui devalent aux baignades bruyantes, c'est le troupeau des ani- maux rois, des maitres de la for^t, des elephants orgueilleux. Et des vols s'entendent, aussi legers que la brise, des battements d'ailes rapides qui passent comme des souffles. Kair egalement s'est peuple. G'est I'heure de Taction pour tout ce qui marche, tout ce qui vole, tout ce qui nage... Le contraste paraissait troublant du soleil gene- rateur eclairant un paysage morne, silencieux, une scene vide. II est aussi etrange maintenant de cette universelle et bruyante activite des 6tres dans le noir epais, dans ce noir de deuil, de tombe... Une intensity de vie se degage de cette nuit. Le grouillement des innombrables vivanls qui bataillent, mangent, aiment et rient autour de moi, NUIT d'afrique. 181 dans ces tenfebres, me tient eveille de longues heures pres de la pirogue amarrec... Durant tout le jour on a marche par les sentes caillouteuses. A Fetape, les hommes laissent tomber les charges et s'abattent sur le sol brulant. Pas de cris, pas de chants; le silence des solitudes maudites plane sur le triste plateau sans arbres, sans herbes, et dont les brousses maigres aux chauves ramilles se herissent comme la barbe desolee d'un geant de I'age de pierre, surpris en folle rage et tue, fige par les chaotiques tourmentes de Feruption qui bossua cette abrupte region des cataractes. On n'entend pas meme la chute immense du fleuve dont les ecumes et les coulees, dans une faille, a travers les dechirures du roc, a des lieues, brillent blanches. Sur les cailloux dores et les poussieres rousses, le camp figure un amas de choses mortes; des charges en desordre, et pres d'elles, au hasard des arrivees, sous des haillons ternes, de longs corps noirs qui ne bougent pas. La nuit se leve claire. G'est alors une resurrec- tion, une transfiguration. Les monstrueuses roches aux tranchantes aretes ont pris des contours de douceur et de grace. Les U 182 NUIT d'afrique. lignes partout s'amollissent, et de vagues choses s'cstompent dans les fonds. Maintenant on y dirait des patures cpaisses et des lits de verdure. Des forets enchantees surgissent aux vals, en indecisions violettes et bleues, tandis que sur les cimes des rais de lune s'etalent avec des caresses tendres, qui font songer au chaste baiser qu'une amante eloignec enverrait a travers les espaces... Sauvage, aride, infernal, le paysage s'est huma- nise : ou le soleil brutal mon trait les effarants bou~ leversements d'un ossuaire de granit, ou Ton ne voyait que des squelettes brises de montagnes, un r^ve d'eglogue se deroule par des jardins palis, sous des voiles d'ombres transparentes, limpides et calmes. line trainee de vapours flottc au cours du fleuve, telle une seconde voie lact6e. Du myst^re s'est dresse a Thorizon, creusant les profondeurs infinies du d6me ou toutes les etoiles se sont allumees, semis de pierreries vivantes et dont aucune sertissure ne ternit I'^clat. Et puis du calme tombe, du calme dans lequel on respire, dans lequel on vit. Le coeur bat libre, tran- quille, et dans les arteres court un sang qui n'a plus la fievre. Les hommes ont fait du feu. Assis, accroupis, allon- ges, avec des poses de statues superbes, ils fument, ils bavardent... Dans cette nuitoulavie est si bonne ils ne songent point a dormir... Veulent-ils epuiser la conscience de cette unique jouissance, le repos? NUIT d'afrique. 183 Moi-meme, bien qu'a Taube je sache quil faudra reprendre le lourd baton, la dure sandale de route, je demeure pres du feu, sur la natte, a la belle etoile, comme eux, ces instinctifs qui sont les sages, a jouir en bete, a jouir de ce bien-etre, de ce baume que nous yerse la nuit amie. C'est une sensation d'incomparable volupte que la Yeillee sans pensec, sans idee, sans reve, devant le plus admirable spectacle qui soit, la montagne africaine aux claries lunaires... Le calme est unlit... J'ai goute cette lente penetration du repos qui de- tend les nerfs, allege les membres, porte Fetre, et, plus doux que la plus enveloppante caresse de la plus tendre des aimees, berce et conduit cndormi au sommeil. Par Tobscur des verandas, sous les toils de chaumes 6pais, derriere les stores nattes et dans la nuit des logcttes aux murs de terre, hommes, femmes, enfants, vieillards ont fui les traits d'un soleil qui rotit les cailloux des places et des cours. Une heure a fait du village un desert sous les lumieres; les lezards eux-memes ont cherche des abris et ont dormi. Puis des ombres se sont allongees; les cardinaux rouges, les moineaux jaunes ont quitte les dessous 184 NUIT d'afrique. feuillus des buissons; de grands vautours, tres haut, tournoient, rythmiques, et viennent se poser, amis, aux toits des cases, pres des ordures. Les bleus ardents du del, si durs qu'ils en etaient blancs, s'adoucissent de poussieres el de laques. Les grands arbres de la colline aux forets protectrices tamisent les rayons du soleil a son declin. Camp6 dans la cour du palais, je note la reprise de la vie en la demeure royale. Pourquoi ce mot « royal », applique a cettc agglomeration de cases d'argile aux toits de paille, fait-il sourire ? Les canards saluent les premiers la tombee fraiche ; ailes deployees, cancanant du bee, ils se precipitent sous les reserves de paille, pres des cuves a tein- lure, ou les ardeurs de la journee ont respecte quel- ques flaques de boue. Des poules suivent, et des chevres, et des moutons; cela quete aux coins et se dispute les epluchures d'ignames. Les chiens melancoliques herissent leurs polls ras, secouent leurs puces, et lents, pointant les oreilles, muets, vont cherchant ce qui ne leur vient jamais : une pat6e pour eux. Tristes chiens, dont I'aspect fait dire aux noirs : « Le r6ve du chien reste en lui. » Quels r^ves porte- t-il, ce paria qui, dans les villes africaines, jamais n'a le clair aboiement de la joie, m^me aux nuits ou tout se rejouit autour de lui? NUIT d'afrique. 185 Et c'est rhomme. Le village ne s'anime, ne ^ii r6ellement que lorsque se leve la lune amie. Ce peuple mort, en- dormi, fige, muet commc ses cliiens, ne retrouve ses danses, ses chants et ses rires — je dis les spon- tanes et non cciix des ceremonies de commande — que lorsqu'au ciel brille le llambeau qui met de pales reflets aux peaux noires. D'une fourmiliere agacee les fourmis sortent innombrables. On n'a gratte qu'un peu de terre, qu'une mince ouvcrture, et Ton voit des legions remuantes, venues on ne sail de quelles profon- deurs. Tel le village noir. D'ou viennent ces foules de femmes, ces armees de mioches et tous ces hommes? Le palais grouille de peuple. Des groupes serres stationnent devant la galerie ou le roi, accroupi sur une peau do cheval, donne audience et recoit les rapports du soir; les chefs de maison, vieux, graves, tannes, sont la, tous; les rides de leurs visages sont rusees. Pres d'eux quelques jeunes hommes se liennent aussi, les ambitieux qui veulent, avant I'age, etre quelque chose et se font voir aux conseils au lieu d'aller courtiser les filles. Ainsi que les chevreaux grises par les herbes 186 NUIT d'afrique. fortes, les gamins, en bandes piaillardes, jouent, se roulent, se poursuivent, se battent, cognent, rient, hurlent, niis. Pres des portes des logcltcs, a tons les foyers, sous les auvents enfumes, les feux sont rallumes, avives, qui chauffent les jarres enormes de terre noircie; des mais, des ignames, des gombos, des maniocs bouillenl a c6te des marmites a huile; et des femmes bavardent. Plus loin, c'est le vacarme des grands mortiers ; les vieilles aux bras noueux pilent les ignames cuites. Ailleurs on mange, et des pots de pitou, cette biere capiteuse des mais fermcntes, circulent. La cour immense et le palais sont pleins de rires et de lumieres. Dehors, c'est aussi la vie bruyante. Au seuil de toutes les maisons, des feux flambent, et les menageres distribuent les vivres de case. Au marche, les femmes sont accroupies et font un par- terre emaill6 de lampes qui brillent, vaciilent et jettcnt de jolies lueurs aux marchandises etalees sur des nattes, sur des coufins, sur des plateaux. Les chalands examinent les mangeailles, les fruits, les poissons seclies, les viandes coupees en tranches minuscules, les boissons, les herbes vertes ou sechees pour les sorts et les simples... et Ton ba- varde, et Ton plaisante, et toujours du rire... Cette gentille marcliande de tabac pile en poudre trouve pour ses acheteurs des mots plaisants, aussi bien NUIT d'afrique. 187 que ces jeunes farauds, ces selliers qui vantent, en orgueilleux artistes, leurs cuirs ouvrages, ceiutures, bijoux, fourrcaux de sabre, etuis a couteaux. Par places, la foule augmente, se presse. Des chanteurs, des musiciens, des tambourinaires s'arretent dans un cercle de torches. G'est le concert du soir, une rage d'liarmonies. Des jeunes femmes se grisent au rythme des tam-tam ; elles retroussent leurs pagnes, les nouent sur les reins et, la poitrine nue, elles dansent. Des jeunes hommes aussi dansent. Une foule de jeunesses gourmandes de plaisir passera la nuit a ce jeu... Par instants des couples s'eloignent et se perdent dans I'ombre des murs... Par les places et devant les maisons, sur les larges estrades de bois, enveloppes des grands pagnes blancs, des vieillards, des hommes sages devisent ou revent. Une majeste bibhque se dcgage de tons ces tableaux. Dans la serenite de cette nuit, rien ne parait gro- tesque, trivial, de ces tam-tam, de ces danses; les bruits des instruments deviennent des harmonies; je vois de la grace aux femmes; drapes, les hommes ont de nobles attitudes. II y a dans Tanimation noc- turne de cette ville n^gre encore barbare, encore 188 NUIT d'afrique. preservee du contact des civilisateurs, quelque chose de grand comme I'antique, et de touchant, de gra- cieux comme les souvenirs que nous avons de Judee. Je rentre au palais ; ma tente est dressee pres de la galerie ou logent les femmes; une favorite se pare; les matrones parfument d'huile son corps et I'enve- loppent de pagnes soyeux; c'est I'heure oil le roi, le maitre, attend; la belle esclave disparait dans Fombre d'un etroit couloir. Ses compagnes n'ont pas sommeil; moi non plus. Elles viennent devant ma tente; elles causent, elles rient, elles me de- mandent des perles, et leur gaite remplit la nuit et les heures... HASSIN II etait fils d'nn roi. De cela il avail Ic souvenir tres net. Son pere etait un chef puissant, un roi Ires beau, tres brave et tres redouts. Hassin, en fermant les yeux, le revoyait avec sa haute stature, ses traits nobles, son visage rayonnant, tcl que, pour la derniere fois, il I'avait apercu monte sur un blanc cheval de bataille, avec le harnois de guerre, avec les armes d'or ctincelant. Mais c'etait tout ce qu'il pouvait se rappeler de sa prime enfance. Un voile epais semblaitjete sur tout le reste en sa memoire. Si parfois, apres une longue reverie, un eclair brillait dans cette nuit, rilluminait d'une clarte fugitive; si, apres des efforts, I'enfant parvenait a soulever le linceul de cet oubh dont il souffrait ins- \i. 190 IIASSIN. tinclivcment, le tableau p6niblement evoque n*appa- raissait jamais que vague. G'etait la-bas, tres loin, par dela les Iristes deserts du Senegal, dans le Soudan vert oii le soleil tolere la vie a la terre. G'etait comme une grande ville — aux fortes murailles flanquees de tours et de bastions, — aux marches joyeux sous les grands arbres feuillus et riches d'ombre, — aux maisons belles, avecdes toits jaunes et des murs rouges. Et c'etait surtout un palais immense ou des foules mangeaient, ou des poetes chantaient la gloire du maitre. Unjour maudit, rennemietait arrive, deshommes blancs, des cavaliers noirs, innombrables; les dieux avaient tonne leur colore sur le peuple de Hassin; on avait tue, on avail pille, on avail brule, la guerre avait passe comme une epouvantable tor- nado ne laissant que cadavres, que mines, que cendres. Hassin, lui, avait ete emniene par le blanc; des femmes aussi, des epouses et des fdles du maitre, du pere. Mais comme tout cela etait loin I Jouet fut I'enfant. Jouel furcnt les femmes. Des olages. Avec le temps vinrent la lassitude et Toubli. On garda moins les caplifs. On ne les garda plus, lis curent la liberie. Le Soudan etait loin. lis tom- btirent dans la populace noire de Sainl-Louis et de IIASSIN. 191 Dakar, augmenterent le nombre des mcndiants et des prostituees. D'abord Hassin avail eu de sauvages revoltes centre ces blancs qu'il croyait seulement tueurs de guerriers, voleurs de femmes et briileurs de villes. On ne peut apprivoiser les jeimes des betes de la brousse : elles repondent aux caresses par la griffe et la dent. Mais si les petits des ani- maux libres ne perdent jamais les instincts de la race, les enfants des hommes oublient vite. Le gamin rageur, abandonne a lui-meme vers sa dixieme annee, etait devenu un petit vagabond tres doux et tres resigne. Pourvu qu'il Irouvat pitance, il etait heureux, se laissait vivre. II regardait les etres et les choses; content de voir, il ne cherchait pas a com prendre. II paressait avec delices. Quand il avait, dans une case amie, obtenu sa. part du couss-couss patriarcal, il allait s'etendre sur le sable. Le ventre au soleil, il voyait vibrer les bleus aveuglants du ciel et passait ainsi de longues heures; il ne pensait pas, il ne revait pas, il dige- rait, il respirait. Conscient d'etre plus heureux, il dedaignait a ses c6tes les lezards, les cameleons, les crabes, les araignees des sables, les moucherons, lesmouches; toutes ces bestioles avaient des soucis en leurs siestes; elles ne pouvaient jouir en paix de la chaude caresse du soleil, elles devaient se defendre, attaquer, lulter pour ne pas etre mangees, lutter pour manger. II y avait entre elles de terribles 192 HASSIN. batailles, des drames feroces qui leur gataient la douceur de vivre. Hassin ignorait ces alarmes, et jusqu'a ce que le soleil eut disparu derriere les dunes, a I'occident, il savourait la joie du repos dans la lumifere, Tivresse de cette extase qui n'est point de veille, point de sommeil. Un marabout, qui devait etre saint, caril avail un grand chapeau, des chapelets nombreux et trainait une foule derriere lui, rencontra le petit Hassin bayant aux nues. L'enfant portait sur le front et sur les joues les cicatrices marques de sa race. Le marabout les reconnut. II s'approcha. II interrogea en langue du Soudan. Le gamin ne comprenait plus. II repon- dit en senegalais : — Je m'appelle Hassin. Je suis de la-bas, tres loin. Et, du geste, il montra Torient. Alors le marabout lui decouvrit le bras droit, la jambe droite, et lut les signes myslerieux que les tatoueurs sacres dessinent sur la peau de la descen- dance d'Omar. Le front dans la poussiere, il se prosterna devant Tenfant. Lorsqu'il se releva, il avait pleure, mais son ceil brillait et son masque dur elait contracts par les pensers violcnts. II dit a ses fideles qui s'etaient aussi prosternes : — Hommes, cclui-ci est du sang des Purs. II est le fils du Vengeur mort; il sera un jour le Vengeur vivant. Allab nous renvoic. Quand le jour sera IIASSIN. 193 venu, il se levcra. En attendant, il vivra pres de moi; il etudiera la sagesse. Rappelez-vous son nom : Hassin, fils d'Omar trois fois saint. Quand Hassin vous appellera, yous vous leverez et yous irez vers lui, car ilsera la Yoix d'Allah, il sera la Yoix du Pro- phetel Les fideles baiserent la terre, ct dirent : — Nous irons, car il sera la voix d'Allah, il sera la Yoix du Prophete ! Hassin ne comprenait pas. II avait cependant une attitude tres digne devant tons ces hommes qui s'in- clinaient et lui rendaient hommage. Puisque cela 6tait, il pensait que cela devait etre. II suivit le marabout sans demander d'cxplica- tions. Get homme, qui etait saint, qui I'avait dis- tingue enlre tons les petils garcons noirs de Saint- Louis, lui disait d'aller : il allait. II marcha longtcmps derriere Ic cheval d'Ali : — ainsi nommait-on le Yieux marabout. — Dans les villages du Cayor on f^tait leur venue, car le vieillard 6tait un des hommes qu'AlIah et le Pro- phete inspirent et choisissent pour parler aux croyanls. On le disait prophete lui-meme, et son verbe enlhousiaste, ardent, quipromettaitd'heureux jours pour Favenir, sonnait comme une fanfare de joie aux oreilles des fideles. Hassin devenait fier de voyager avec un maitre si venere. II etait, lui aussi, un petit personnage aupres des enfants des villages. Quand il allait a I'herbe 194 HASSIN. pour le clicval du marabout, il avait une suite, et, pendant que les petits coupaientle fourrage, il tcnait avec les grands des conversations pleines d'imagina- tions de part et d'autre. Des femmes egalement le choyaient, esperant, par son entremise, obtenir du prophete des amulettcs meilleures et moins coiiteuses. Succedant aux longues paresses contemplatives de Saint-Louis, cette vie nouvclle d'aventures et d'imprcvu lui plaisait. Un jour ici, domain Ik-bas, et partout les bonneurs, les bons gites dans les meilleures cases et les excellentes nourritures, I'en- fanttrouvait que c'6tait un heureux sort. II y avait cependant une ombre au tableau : le maitre enseignait en route la sagesse a Hassin, et Hassin ne goutait pas beaucoiip la sagesse du maitre. II devait apprendre des mots dans une langue dure et difficile, des mots cntendus deja, mais depuis si longtemps oublies qu'ils n'en etaient que plus pcni- bles a retenir de nouveau. II y avait aussi la terrible plancbette de bois poli; on etait au milieu du jour, on avait marcbe le matin, c'ctait Theure du repos sous les grands arbres, h Tombre si fraiche; le cbeval entrave, Hassin s'allongeait sur le dos en sa pose favorite et s'appr^tait a dormir. Pas du tout. Le maitre sortait du sac Tencrier, Ic pinccau et la plancbette a ecrire, tracait une premiere ligne de caracteres, puis ordonnait a Hassin de les reproduire ; Fenfant obeissait; Ali surveillait le travail tout en marmottant les versets sacres. HASSIN. 195 Cette existence nomade cessa aux premieres pluies. Le marabout prit une case, dans la ville noire, a Dakar. Devant cette case, sur une petite place sablee, a I'ombre d'un baobab, il fit avec de grosses pierres un carr6 bienoriente, ou, pendant les heures sans pluie, il continua d'enseigncr la bonne parole et Tecriture. Des hommes, des vieillards, des mara- bouts, moins saints, venaient entendre la bonne parole de la bouche du saint; Tecriture etait pour quelques petits privilegi6s aux parents de qui cela faisait honneur. De la sorte, Hassin n'ctait plus seul a s'ennuyer face a face avec une planchette de bois poli. Partagee, faite de compagnie, la corvee parais- sait moins penible. II s'y babituait. Le saint lui avait m^me promis qu'il y prendrait plaisir, et, comme Ali ne pouvait mentir, Hassin esperait. II n'eut pas le temps d'obtenir cette recompense. Dans I'enclos ou se trouvait la case du marabout, des Toucouleurs arrives depuis peu de temps habi- taient avec leurs families. lis avaient des filles jolies et tres rieuses , qui, toujours, la nuit tombce, aimaient a chanter, a jouer. Le vieil Ali admettait ces plaisirs, mais dans la brousse, dans le desert; a Dakar, dans la ville opprimee par les blancs, il pen- sait que ces jeux n'etaient point bons. Hochant la tete, il I'avait dit plus d'une fois a ses voisins. II leur avait meme reproche de meconnaitre ainsi les enseignements des sages qui recommandent aux croyants de cacher leur vie aux infideles. II avait 196 HAS SIN. aussi ajoute qu'AUah montrcrait quclque jour sa colere... et qu'alors il ne serait plus temps dc se repentir. Ali etait bon prophete! Un soir, les matelots d'un navire de commerce passerent ivres devatit Tenclos. lis entendirent les chants et les rires des jeunes fiUes. lis voulurent entendre de plus pres; ils briserent les palissades; ils demolirent les cases; les femmes se sauverent en hurlant; les bommes voulurent rcsister, d^fendre leur bien; il y cut bataille; les matelots blancs tirerent leurs couteaux... Le vieil Ali tomba un des premiers; le ventre ouvert, il mourutsur place. Et Hassin se trouva de nouveau seul. Les enseignements du prophete furent tot oublies. Uenfant retoraba dans la paresse et dans le vaga- bondage. Un jongleur soudanais lui apprit a battre du tam- tam et le prit pour accompagner ses exercices, le soir, sous les baobabs, aux reunions de griots, ou Tapres-midi, a la fin des siestes, dans les cours des maisons de blancs. Le maitre ctait brutal; il voulait rompre le corps de Televe a ses tours extraor- dinaires. Hassin eut peur d'etre tue quelque jour : aussi, quand le jongleur reprit le chemin de Saint- Louis, il sc cacha et le laissa partir seul. L'enfant etait beau, de figure avenante, portait avec grace le pagnc aux larges plis et la longue IIASSIN. 197 chemise flottante. line vieille Maure, de sang mele, qui tenait clans le faubourg une maison de blanchis- seuses, le vit et pensa qu'il serait un tres joli servi- teur. Elle le prit. Apres quelques jours il deserta cette case hospitaliere ou les jeunes Europeens, officiers et fonctionnaires, venaient chercher du plaisir; un soir, il avait recu des coups de canne pour une bouteille de biere mal debouchee. II ne voulait pas etre battu. La vieille tenanciere, qui lui avait donne un vetementneuf, poussa les hauls cris lorsqu'il partit; elle hurla au vol. Hassin, arrete par un sergent de ville, passa quelques nuits en prison et rendit Thabit. Pendant cette reclusion il fit la connaissance de deux petits garcons de son age, emprisonnes pour le sac d'une basse-cour. A leur sortie , ces gamins I'adopterent pour camarade et lui enseignerent comment, avec de bons yeux, des jambes testes et des mains tongues, il etait possible de tres bien vivre, sans beaucoup travailler, dans un grand port. La recette : — savoir les arrivees des bateaux sur rade; — avoir a ce moment des volailles et des fruits habilement voles; — prendre ou empruntcr une pirogue et alter vendre les provisions a bord. On gagnait ainsi de I'argent pour faire la fete jusqu'a une prochaine arrivee. On etait bien pince de temps en temps; on allait bien quelquefois en prison, mais le metier etait si attrayant, de si bonne guerre et si 198 HASSIN. lucratif , que Hassin le trouvait excessivcment agreable. On augmentait aussi les recettes en plongeant autour des paquebots pour le plus grand plaisir des passagers desoeuvres. — « A la mer! a la mer, Captain! » — De la dunette quelque piecette blanche tombait ; lentement elle s'cnfoncait dans Teau verte avec des zigzags reguliers; c'etait autour d'elle, a plusieurs metres de profondeur, une bataille entre les petits noirs qui, rapidement, de leurs pirogues, avaient plonge a sa poursuite. Associes, les plus habiles ramassaient tout et partageaient. Quand, par hasard, cela ne donnait pas, quand il fallait se resoudre a travailler, que tout credit se trouvait epuise chez les marchandes de nourriture, que les cases amies se fermaient les unes apres les autres, que les cuisiniers de I'hCpital, des casernes, des h6tels, se montraient sans coeur, alors on cher- chait une besogne. On s'embauchait au chemin de fer, au port. Oh! pas pour longtemps ! Si c'etait jour de grand paqucbot, on portait du charbon pendant quelques heures, et, comme la tache etait bien payee, trois ou quatre francs, on avait le moyen d'attendre, avec economie, des jours meilleurs oii les poulaillers et les jardins seraient moins sur- veilles. IT Hassin gagna de la sorte ses vingt ans. II etait devenu grand ct Yigoureux; mais son caractere n'avait pas change ; il sentait seulement poindre en lui le desir de voir autre chose et d'aller promener sa paresse plus loin. Ses camaradcs dis- paraissaient peu a peu; Tun s'etait fait soldat; un autre etait parti pour Finterieur avec des mar- chands; d'autres avaient pris engagement sur les goelettes qui vont dans Ics rivieres; d'autres enfin s'etaient embarques sur les grands paquebots pour un pays que les racontars populaires disaient beau, riche et situe tres loin du c6te de I'orient. Hassin intrigue pensait souvent a cette terre belle et riche... du c6te de Torient... il en connaissait une, celle oii il etait ne, celle ou son pere avait 6te roi... ce ne pouvait etre que celle-la. II resolut d'y alter a son tour des la premiere occasion. II n'attendit pas longtemps. On avait besoin 200 HASSIN. d'hommes dans ce pays. Pourquoi? Les racoleurs ne le disaient pas tres clairement. lis promettaient beaucoup d'argent pour tres peu de travail. lis contaient des hisloires mervcilleuses. Et comme ils etaient beaux parleurs, savaient les grands mots, les images qui plaisent, ne se laissaient jamais prendre au depourvu par les questions et payaient toujours quelques bouteilles d'eau-de-vie pour soutenir leur Eloquence, on les croyait. lis avaient, en outre, « I'avance » facile. Hassin fut seduit comme beaucoup d'aulres noirs. II crut. II but de Feau-de-vie. II toucha des avances qui lui servirent a faire la f^te, et il se trouva lie quand le recruteur blanc Yint avec le paquebot. II n'eut qu'a mettre son nom en caracteres arabcs — la seule chose qu'il sut encore de I'enseignement du vieil Ali — au bas d'un papier, chez un fonction- naire. Ce dernier, pour la forme, et souvent sans faire attention a la reponse, demandait aux engages s'ils comprenaient le conlrat signe et s'ils partaient librement. Librement! Mais oui, tons partaient librement; tons partaient avec plaisir, avec joic, avec bonheur. On les conduisait dans le plus beau de tous les pays; on aurait grand soin d'eux; on leur donnerait une nourriture exquise ; ils pourraient toujours boire de Teau-de-vie, et ils ne manqueraient jamais d'ar- gent I Ce qu'ils devraient faire en echange? lis ne s'cn HASSIN. 201 inqiiietaient guere. Est-ce qu'il ne leur suffisait pas de savoir que le Congo beige etait un paradis cree tout expres pourles hommes de bonne volonte. Les freres noirs qui les avaient recrutes en venaient eux-ra^mes! on pouvait les croire. Tons les engages pensaient cela. Hassin le pen- sait. II eut cependant une breve emolion, quand, sur Tappontement de bois, les amis, les parents, les femmes de ceux qui partaient, dirent les prieres d'adieu. II rcvit la des marabouts amis d'Ali. L'un d'eux lui remit une poignee de laterre abandonn6e, en disant : — Quand tu prieras, tu repandras cette terre sur ton pagne etendu, et tu pourras ainsi t'agenouiller sur la terre sainte de ton pays. Quand tu mourras, tu te coucheras sur elle, tu y reposeras ta tete et tu pourras ainsi exhaler ton dernier souffle sur la terre des croyants, sur ta terre ! Hassin ne priait plus. Hassin ne songeait pas a mourir. II prit neanmoins le petit sac de terre et Tattacha devotement a sa ceinture. Get adieu I'avait trouble. Des souvenirs endormis et tres anciens se reveillerent en lui, amenant de tristes presages. Une vision. Un regret. Mais dans les barques on cbantait, on buvait. La vision s'evanouit. Le regret disparut. Lorsqu'il monta sur le pont du paquebot, Hassin etait corame les autres, une bonne et douce brute allant a son destin, aveugle, un sourire et une chanson sur les levres. 202 IIASSIN. Le pont avant, pres des boeufs et des moutons, etait reserve aux engages. lis pouvaient mettre leur bagage sur un capot. Maigre bagagc! on leur avail dit de ne s'inquieter de rien. Cependant ils avaient pris tons une natte, une calebasse de provi- sions et quelques hardes. Le navire partait. Accoude aux bastingages, Hassin jeta un dernier coup d'oeil sur celte terre ou il avail vecu sa jeunesse; il vil, pour ne plus les oublier, les maisons blanches, les cases brunes de la ville, la ligne doree de la plage, avec, derriere, les verdures sombres, et, tres loin, les pays qu'il dcvinait. On se mil en route. On piqua dans I'horizon bleu. II y eut du roulis, du bruit, de la fumee. Hassin se coucha, malade, au pied du grand mat. Pendant trois jours il souffrit beaucoup, incapable de boire, de manger, aneanti, brise. A des vieux qui se trouvaient pres de lui il demanda s'il n'allait pas mourir. Les vieux se moquerent, le trouvant plus faible qu'un enfant, moins courageux qu'une femme. Alors Hassin se leva, demanda de quoi manger et fut gueri. Gomme ses compagnons de navigation, il ordonna sa vie nouvelle. Dans la traversee de monotonie el d'ennui, ces hommes meltaient a leur maniere de la vari6te et de la distraction. Accroupis en cercle, serres les uns centre les autres dans les bons endroits du pont, les plus recherches, ils causaient HASSIN. 203 longuement. G'^taient d'interminables histoires ; tous les cancans de la ville et du bord ; les menus fails qui dans ieur imagination negre prenaient des proportions fantastiques ; les racontars de I'interieur qui, apportes par les caravanes et venant de loin, avaient un caractere superieur, une saveur spc- ciale; et aussi les legendes que les vieux avaient coulees jadis et que les jeunes apprenaient main- tenant pour les redire plus tard a d'aulres genera- tions. Quelquefois I'interet de ces causeries etait si vif qu'onne les interrompaitm^me point pour les repas. De jeunes hommes allaient cliercher a la cambuse la ration commune, un baquet de riz maigre dans lequel tous puisaient a pleines mains. Du riz et tou- jours du riz... mais on Ieur avait dit qu'au terme du voyage ils auraient mieux, et ils ne s'inquietaient point. L'int^ret des recits qui les charmaient rempla- cait le poisson, la graissc et les legumes absents. lis avaient I'espoir des jours de bonheur qui les atten- daient. « Vousverrez, quand vous screz arrives », Ieur disait-on. Et cela suffisait a les rendre heureux, a Ieur donner la gaiete expansive des chansons et des danses, le soir, quand, la grande chaleur du jour passee, quelqu'un d'entre eux prenait un balafon, un tam-tam, ou bien un violou et jouait les airs du pays. Des passagers blancs de Tarriere qui, eux, s'en- nuyaient ferme, venaient quelquefois sur le spar- SOi HASSIN. deck, au-dessous du banc de quart, les voir, les ecouter. Alors Hassin, qui dans sa jeunesse vagabonde avail appris a connaitre un pen le francais, enten- dait des bribes de phrases telies que : — Tres monte en couleur... — Du pittoresque... — Beaucoup de saveur exotique... — Mais combien rasant, une fois vul — Du charme? Aliens done! Un coin de la Cour des Miracles I — Des paquets de linge sale!.,, — Et puant!.. II se demandait ce que cela voulaitdire. Que signi- fiaient ces mots? II entendait, mais ne comprenait pas. II cherchait a deviner en regardant la t^le de ceux qui parlaient. II ne voyait que des physionomies indifferentes, meprisantes on hosliles. Cela 6veillait en lui des sentiments qui rappelaient les lecons du vieil Ali. Un matin le navire mouilla devant une c6te basse, au large, avec une mer houleuse, pres d'autres bateaux qui dansaient et roulaient a la lame, en mesure. G'6tait Lagos. Un des recruteurs expliqua que Ton s'arretait seulement pour prendre un deuxieme convoi de travailleurs. Un vapeur vint de terre, traversa une ligne blanche HASSIN. 205 ou il y avait des brisants, s'approcha, et avec ses canots embarqua une centaine de noirs. Les Senegalais voulurent faire connaissance avec les nouveaux venus. Mais ils ne parlaient pas la m^me langue. Cela contraria beaucoup Hassin : dans le convoi se trouvaient des femmes, et il aurait eu plaisir a causer avec elles. Une, surtout, etait jolie avec sa coiffure frisee en damiers irreguliers se terminant par de petites meches auxquclles etaient fix6es des perles de cou- leur. EUe avait aussi de beaux pagnes de velours qui lui donnaient I'air d'une petite reine. Elle etait toute jeune, avec de grands yeux cercles au bleu d'antimoine qui les rendait plus grands, brillants et tres doux en meme temps. Elle etait Ires gaie, riait souvent et montrait de belles dents petites. « G'est une dame anglaise, elle s'appelle miss Mary », dit-on a Hassin, qui se promit alors d'ap- prendre Tanglais des qu'il le pourrait, afin de causer avec la jolie dame. Elle allait egalement au Congo. II attendrait d'avoir gagne beaucoup d'argent et il Tacheterait pour la ramener au Senegal ou Ton ne connaissait pas de dames anglaises aussi jolies. Et tres certai- nement, de la posseder cela lui donnerait beaucoup de consideration. Plus d'un homme riche qu'il con- naissait, orgueilleux d'avoir dans ses cases des femmes toucouleurs et des peules, serait jaloux de lui. 12 206 HASSIN. Ges pensees firent trouver a Hassin le restant de la traversee tres court, et lorsque apr^s avoir re- monte le Congo, si large, aux eaux rapides et boueuscs, le navire accosta a Fappontcment de Matadi, il songea que c'etait trop t6t. II avait pris I'habitude de vivre dans son coin, bien tranquille, pres du groupe des petites dames anglaises. Ill Avant de permettre le debarquement, dcs mes- sieurs blancs, sans doute de grands pcrsonnages, carils avaient le verbe autoritaire, le geste brusque, vinrent examiner les noirs du convoi. Ghaque homme repondait a I'appel de son nom, s'avancait, montrait la langue, les mains, le torse ; on ecrivait sur des papiers, et le noir, avec ses hardes, passait sur I'appontement de fer. Cela fut assez long, car il y avail beaucoup d'en- gages. Les premiers expedies attendaient; ils regar- daient le paysage; ils etaient un peu ahuris et avaient dans les jambes ce tremblement special de rhomme qui, apres une longue travers6e oii il s'est fait au roulis, retrouve tout a coup la terre ferme sous ses pieds. lis se communiquaicnt leurs impres- sions, lis voyaient les indigenes employes comme manoeuvres, aller et venir avec des colis, et ils trou- vaient que ces noirs n'^taient pas de beaux noirs. 208 HASSIN. lis les prenaient pour des sauvages, ils leur appli- quaient un nom a peine entendu- et deja retenu; ils les appelaient des bushmen. Eux, ils 6taient des hommes libres, des citoyens, des S6negalais; ils pensaient bien qu'ils n'auraient jamais cette attitude, cette marche d'esclaves peureux allant au travail sous la menace de gardiens armes de batons, de chicotes. Neanmoins, le tableau de ces manoeuvres travaillant ainsi sous leurs yeux, la vue de ces blancs qui semblaient durs, ne laissait pas que de les inqui6ter. Depayses, ils se serraient instinclive- mcnt les uns centre les autres et se sentaient les coudes. L'aspect du pays ne repondait pas non plus a ridee qu'ils en avaient concue d'apres les belles descriptions de leurs «engagistes)).Ils s'attendaient a trouver une terre riche, fertile et belle, quelque chose comme un paradis, et ils ne voyaient que des collines et des montagnes pierreuses; il n'y avait point d'arbres, point de verts paturages, mais par- tout du caillou, ettoujours du caillou roti sur lequel le soleil dardait sa chaleur de mort. Au Senegal, dans lours brousses et leurs deserts, ils avaient eu chaud, mais il leur semblait que cette chaleur-la 6tait une caresse, et que celle-ci leur serait une soufl'rancc. Du c6te de la ville, ce n'etait que rochers boule- verses, chantiers immenses pour les voies et la gare, et grandes maisons de fer gris. lis se rappelaient le HASSIN. 209 chemin de fer de Dakar, les maisons, les h6tels, les casernes, la gare; mais ces travaux, ces construc- tions n'avaient point I'aspect menacant de ce qui s'offrait aujourd'hui a leurs yeux. Avec la vivacite d'impression de leur race ils se voyaient devant des choses hostiles, devant une nature ennemie. lis repetaient deja comme un mauvais fetiche le nom de cette ville ou le destin les amenait « Ma- tadi! » — « Matadi », cela signifie « caillou », dit un des contremaitres senegalais qu'on avait mis a la tete du nouveau contingent divise en sections. Cette traduction ramena un peu de gaiety dans le troupeau. lis disaient « Matadi », « Matadi », en riant et demandaient si c'etaient les bushmen qui avaient donne ce nom a la ville. — Ouil — Eh bien! les bushmen n'avaient pas tort. Matadi, caillou, c'etait bien cela! Quelques-uns se plaignirent ; leurs pieds habitues au sable de Dakar, au pont du bateau, se blessaient au cailloutis des travaux de la gare ; les autres plaisanterent, grands enfants : — Nous sommes sur le caillou, Matadi! apprends- le done a tes pieds! La journee finissait. Avant de monter a 'leurs baraquements, les nouveaux venus s'arreterent dans un grand hall tout encombre de caisses aux fortes odeurs et de sacs sur lesquels couraient des rats. 12. 210 HASSIN. G'etait tout presde forges et d'ateliers ou Ton enten- dait un bruit terrible de marteaux. Les Senega- lais regardaient curieusement de ce cote. Est-ce qu'ils devraient vivre dans ce grouiliement, dans ces fumees, dans ces charbons, dans ces feux, dans ce vacarme? Hassin faisait la grimace. A Dakar il n'avait jamais rien vu de semblable. line cloche sonna. Les marteaux se turent et de toutes les directions des ouvriers yinrent dans le grand hall. lis avaient le corps fatigue; leurs yeux ne disaient cependant pas le contentement de la journee terminee; ils allaient tristes. Beaucoup se laverent a une pompe. Des noirs vetus a Feuropeenne ouvrirent les sacs et les caisses qui avaient une odcur si forte. Sous la surveillance d'un blanc qui baillait et paraissait s'ennuyer, ils firent a tons une distribution de nour- riture : de gros poissons converts de saumure et du riz qui n'etait pas tres blanc. Hassin mit le riz en paquet dans un pan de son bonbon, flaira le poisson, eut une moue de d6gout et le jeta, puis il suivit la foule des ouvriers qui se retiraient. Morne defile d'etres pour qui le travail n'est plus la fonction normale donnee par la nature aux hommes libres, acceptee et accomplie sans peine, dans la limite des forces cgales aux besoins, mais la corvee dure, abaissante et d6gradante qu'en ont faite les civilisations ou I'argent regne seul I HASSIN. 211 Quelle trlstesse se degage de ces sorties, chez nous, devant les usines des banlieues de nos grandes Yilles I Elle etait pire dans cette bande de resignes noirs, sur cetle terre d'Afiique remuee par le genie blanc; et ces hommes la respiraient, la sentaient pesante sur leurs epaules courbees. lis marchaient comme plies par le souffle irrile d'un dieu malfaisant. lis n'avaient plus la majeste sauvage des hommes de leurs races. Sous Faction puissante qui etreint et broie leur continent, ils ^taient devenus des morceaux vivants d'un outil- lage industriel. lis etaient dans la griffe, dans Tengrenage du fer. lis en portaient deja Tempreinte immuable, la tache indclebile. Dans le pays ou les hommes marchent droit ils inauguraient I'espece des ilotes d ont Tecbine plus jamais ne se redres- sera. On grimpa un sen tier tres etroit ou des cailloux roulaient sous les pieds et rendaient la marche dif- ficile. II y eut ensuite une grande place entouree de maisons de fer a larges galeries, oii des blancs se reposaient. Puis on descendit a travers les rocs dans un vallon tourment6, puant, plein d'ordures et de salet^s ou des herbes et des broussailles maigres, piquantes, puisaient un peu de vie. Dans ce fond triste s'entassaient les cases, les chimbeks, des engages; un village de bambous et de planches pour la population d'une ville. A cette heure ou les hommes rentraient du travail, 212 HASSIN. allaient, venaient, bavardaient, se contaient les nou- velles du jour et s'occupaient des preparalifs du repas du soir, cela faisait un grouillement confus et bruyant d'elres noirs de toutes races, de toules na- tions. Tous les fils de Cham etaient representes. Hassin en passant regardait, etonn6. Des Bangalas, qu'il vit avec leurs enormes cicatrices en cretes de coqs sur le front et leurs dents limees en pointes, terribles, hideux dans le sourire, lui firent peur. — Depeche-toi, lui souffla un camarade, ceux-la sont des mangeurs d'hommes, ils font regarde avec appetit. II marcha plus vite et alia donner dans un groupe de Chinois jaunes et pales qui, nombreux devant une hutte basse, fumaient de petites pipes au long tuyau et se partageaient une volaille maigre. Ceux- la, par exemple, Hassin ne soupconnait pas leur existence. II avail entendu raconter beaucoup d'histoires sur les diverses sortes d'hommes qui peuplent la surface de la terre. Des laptots, apres beaucoup de voyages, avaient dit leurs souvenirs devant lui, sur les quais de Dakar, mais personne ne lui avail jamais parte de ces hommes a longs cheveux, aux yeux si dr61es et a la peau comme celle des citrons. — Depeche, depeche, lui dit le m6me camarade. Depeche-toi, ceux-la sont aussi terribles... Les Sencgalais avaient pour logis un baraque- ment de planches, tr^s long, etroit, has, sombre. HASSiN. 2i3 avec, sur les c6t6s, de larges estrades pour dormir. Les anciens occupants firent de la place aux nou- veaux et la case se trouva encombree. On se tassa. II faut peu d'espace au noir : un coin pour s'accrou- pir lui suffit. S'il pent, durant la nuit, allonger les jambes il est heureux. Apres quelques minutes rinstallation des arrivants etait faite; chacun avait case la natte, les calebasses et les hardes apportees du pays. Les presentations prirent plus de temps. Des reconnaissances furent touchantes. Beaucoup de ces hommes qui jamais ne s'etaient vus, qui peut-6tre au Senegal eussent ete ennemis, loin de la patrie, s'appelaient freres. Ce soir-la, on mangea tard. Les anciens, qui croyaient etre en exil depuis des siecles, demandaient avidement des nouvelles de « la-bas )) aux arrivants. Et ceux-ci, qui auraient voulu se renseigner tout de suite sur leur sort pre- sent, sur leur destinee, devaient parler longuement de la patrie abandonnee, du village amerement regrette, de la case lointaine ou le retour etait pour les absents le seul bonheur souhaite... et combien ardemment! Les vieux, les parents, comment se portaient-ils? Etles femmes? On avait ecrit, mais on ne recevait rien. Est-ce qu'on oubliait les malheurcux qui s'etaient exiles pour aller gagner de Targent si loin et le rapporter 214 HASSIN. au village? Les questions se croisaient, se multi- pliaient, devancant les reponses. Des morts, des deuils, elaient annonces. Et cela jetait dii froid. Par- fois une lamentation s'elevait, ou bien des coleres, des maledictions, lorsqu'on apprenait que des ^emmes, lasses de I'attente vaine dans une case sans maitre, avaient passe avec les enfants dans la maison d'un homme riche et qui, sage, avait su r^sister au mirage des promesses congolaises. Un vieux fut terrible lorsqu'il apprit qu'une femme preferee, presque une enfant, si belle et tant aimee, avait renie sa race, et, meprisee des croyants, des S6negalais sinceres, courait maintenant les maisons de blancs et faisait la fete chez les matrones Creoles, blanchisseuses et proxenetes. Une fois deja, a Farrivee d'un bateau, on lui avait apporte cette mauvaise nouvelle, mais il n'avait point voulu croire. Aujourd'hui, les details etaient precis. Ceux qui lui apprenaient le malheur etaient des amis, des connaissances qui ne pouvaient se tromper. — Et les marabouts, gardiens do notre honneur, ne Font point sciee! clama-t-il. Les autres baisserenl la t^te. II etait maintenant tres difficile, a Dakar, de scier les filles noires qui jetaient ainsi Topprobre sur leur race. II y avait trop de traitres! Et dans cette baraque sombre ou tons ces hommes noirs etaient couches sur les estrades, accroupis sur le sol autour des foyers ou bouillaient les poissons HASSIN. 215 et le riz, la gaite des premieres effusions tombait; les voix rauques devenaient tristes, basses... Le vieil homme irrite croisait les bras sur sa poi- trine maigre et murmurait le juron que sur les chantiers il entendait dire aux blancs : — God verdok, god verdamt, verdek, verdek! etre condamne a crever de misere dans ce pays de bushmen pendant que de pareilles abominations se passent la-bas, verdek/ Autour de lui on se taisait; on sentait que sa douleur n'etait pas une simple douleur particu- liere; tous en souffraicnt. Ge grotesque verdek, que le vieux repetait machinalement, grincait tra- gique. Un jeune homme, qui avait pris Hassin pour frere, ayant autrefois vole avec lui des ponies a Rufisque, dit tout bas : — Zut! il n'y a pas de bon Dieu! — Une phrase aussi entendue, sur les chantiers, dans la bouche des blancs. Les nouveaux arrives demeuraient stupides; un travail se faisait dans leur esprit; ils devinaient, ils voyaient que les belles promesses, sur la foi des- quelles ils avaient quitte leur pays, n'etaient que des mensonges. Les compatriotes retrouves, les pre- decesseurs sur le chemin de I'exil, n'etaient pas heureux. Etcraintifs, n'osant cependant plus douter, ils hesitaient a dire la phrase brulante; ils redou- Xaient la reponse qui briserait I'esp^rancc, tuerait 216 HASSIN. le r^ve brillant ou ils se complaisaient depuis des jours. Elle vint neanmoins, la triste reponse, et nette, precise, tranchante comme le fil d'un sabre mandingue. Le vieux, qui disait toujours verdek, la leur donna, brutalement, comme s'ils avaient ete responsables du malheur dont ils apportaient la nouvelle ; il les invectiva grossierement, les appela naifs, imbeciles. — Vous aussi, vous vous 6tes laisse tromper, Vous aussi, yous avez cru les menteurs a gages qui vous onl embauches et conduits ici comme un trou- peau qu'on mene a I'abattoir. On vous a promis la vie heureuse, le travail facile. Tor aisementgagne... comme a nous ! Et vous avez cru. . . comme nous I Eh bien, comme nous, vous allez faire le dur appren- tissage de la vie de misere. Si vous aimez casser du caiilou, vous ereinter sur le rocher, du matin au soir, sans tr6ve nirepos, vous serez servis a souhait. Si vous aimez les coups, vous n'aurez pas a vous plaindre non plus, vous en recevrez. Travail et chicote, ici les blancs sont gencreux lorsqu'il s'agit d'en dislribuer. Etquand vous aurez faim... regardez la nourriture immonde qui bout dans nos marmites ce soir, regardez ce que vous ne donneriez m6me pas a vos chiens, au pays... ce sera la m6me chose toujours... toujours... jusqu'a cc qu'un beau matin vous creviez dans la brousse ou vos os pourriront. Verdek/,,. Verdek f... II est tard. II faut dormir si Ton veut pouvoir se lever demain matin a la cloche. HASSIN. 2i7 Et, dans son coin, le vieux alia s'etendre. II s'al- longea, ramena le pagne sur ses yeux et ne bougea plus. Les S6negalais sont les hommes les plus bavards de la terre ; r^unis dans leurs cases le soir autour des feux, jamais ils ne trouvent que Fheure du silence et du repos a sonne. Cependant, apres la sortie vehemente du vieux Verdek, personne n'avait plus envie de bavarder; la verve des conteurs etait coupee, la curiosite des 6coutants cpuisee. Les anciens avaient besoin de repos ; les nouveaux, effrayes, songeaient. Hassin, pourtant, qui n'etait pas a son aise et ne pouvait croire encore a son malheur, voulut inter- roger son camarade de natte, N'dyae; il desirait savoir si le vieux disait vrai, n'avait pas un verre de gin dans le nez ; il tenait aussi a se faire expliquer ce qu'etait la chicote. — ZutI il n'y a pas de bonDieu, repondit N'dyae; si tu veux faire connaissance avec la chicote^ sols tranquille, cela ne tardera point. Dormons. — Je ne peux pas. J'ai chaud. Gela sent mauvais. — Tu prendras Thabitude. — Peut-etre. Mais aujourd'hui je suis malade. — Tu veux dormir al'air! SoitI...Prendsta natte, ne fais pas de bruit, viens avec moi. 13 IV Avec des precautions pour enjambcr les dor- meurs sans les fouler, sans les reveiller, les deux hommes sortirent doucement de la baraque. Dehors, la nuit etait venue, tres noire. La lune ne devait se lever qu'au matin. On ne voyait rien dans le vallon. En bas, du cote du fleuve, quelques feux trouaient I'obscurite ; c'etaient les brasiers aux- quels se chauffaient les porteurs indigenes qui cou- chaient en plein air dans la cour de Fouka-Fouka, la grande factorerie boUandaise. — Tu veux que nous allions dormir la? dit N'dya6 ; on y est bien. Nous pourrons peut-6tre boire de I'eau-de-vie en fumant. Je connais les gardiens. — Mais il faudra passer la nuit au milieu des bush- men. Non... je prefererais autre chose. Alors ils monterent la pente rapide a travers les broussailles, et trouverent au sommet de la colline qui domine la ville et le fleuve un creux de rocher HASSIN. 219 convenablement abrile. lis s'y installerent. Hassin avait du tabac; il en offrit a N'dyae. Les camarades n'avaient plus sommeil; ils fumerent. Dans I'obscurite une ligne plus claire apparaissait, entouree de masses plus noires sous le del, ou seules quelques etoiles montraient des lueurs falotes. N'dyae expliqiiait; il disait le Congo superbe, avec ses chutes plus loin, au-dessus de Vivi, puis la M'pozo au cours rapide entre les hautes coUincs et la montagne. Ce morceau de noir immense, du c6le de Test, c'etait le Palaballa; ce pic casse-jambes qu'il fallait escalader quand on voulait- aller dans rinterieur, c'est par la que tons les bushmen arri- vaient avec les charges d'ivoire ; c'est par la qu'ils repartaient avec les raarchandises des blancs ; on en voyait tons les jours sur le sentier; ils allaient par caravanes, par tongues files d'hommes tres maigres avec de grosses charges tres lourdes sur la tete. Et le chemin de fer? II passait dans le flanc des rochers, la voie taillee a meme dans la pierre. G'etait un travail tres rude, au-dessus des forces des hommes noirs ; au bout de pen de temps, quand on avait passe de penibles jour- nees a casser des cailloux, a brouetter les deblais et les remblais, on tombait malade. Le Vcrdeck avait dit vrai; il n'etait pas saoul, et, s'il se laissait entrainer par la colere a prononcer des paroles vio- lentes, il avait des raisons pour cela; c'etait trop triste; on ne comptait plus les camarades morts! Et 220 HASSIN. personne ne pouvait rcsistcr a ce travail terrible; les gens du Congo eux-memes, des sauvages cepen- dant, des bfites plut6t que des hommes, y gagnaient la fievrc ct tombaient. « Et les blancs n'etaient pas bons. On disait que les chefs, ceux qui habitaient les bureaux, les belles maisons de fer pres de la gare, n'etaient pas de me- chants hommes et avaient piti6 des pauvres noirs. Mais, qu'est-ce que cela pouvait faire aux ouvriers, si les autres, les surveillants, agissaient en mau- vaises brutes violentes, toujours pretes a insulter, a frapper... Tout cela etait triste, bien triste, et beau- coup de ceux qui venaient d'arriver contents ne reverraient certainement plus le pays. — Cependant, ajoutait N'dyae en fumant son culot, il ne faut pas te d^sesperer. II n'y a pas de bon Dieu, c'est vrai, mais les debrouillards arrivent tout de memo a se tirer d'affaire. Le tout c'est de savoir s'y prendre. Ainsi, moi, je ne suis pas trop malheureux. Si tu veux faire comme moi, tu n'auras , presque pas plus de mal qu'un clerc. . . En voila qui out de la chance. II leur suffit de savoir ecrire et comp- ter pour qu'on les prenne aux bureaux, aux maga- sins. lis ne font ricn, gagnent beau coup d'argent et s'habillent comme des blancs. Tu ne sais pas ecrire, toi, tu n'es jamais alle chez les Peres de Dakar. — Si, quelquefois, mais c'^tait pour leur voter des poules. — Comme moi, alors. Eh bien, nous avons eu HASSIN. 221 tort, car, mets-toi bien cela dans la tete, mon \1eil Hassin, un noir qui sail les fetiches, les gris-gris que les blancs mettent sur leurs papiers, dans leurs livres, est ici quelque chose comme la moitie d'un blanc. Cela lui permet de ne pas aller se faire crever sur les chantiers. Les deux camarades deviserent longtemps. Quand ils s'endormirent, la lune brillait, etle brouillard du matin tombait sa masse grise au-dessus du fleuve et des vallees. Leur sommeil etait doux. lis en jouissaient. Ils n entendirent point les oiscaux saluer I'aurore. Ils n'entendirent pas non plus la cloche dont les tinte- ments brefs, mihtaires, appelaient les engages au travail. lis dormaient heureux dans Fair pur de la coUine, sous la caresse du soleil levant. Leurs membres etaient allonges en la detente du parfait repos ; ils avaient la bouche ouverte et leurs ronfle- mcnts de dormeurs innocents, en pleine quietude, faisaient un accompagnement de basse au concert des bestioles qui, dans les herbes, voletaient, bour- donnaient, chantaient la vie, la lutte, I'amour. Helas 1 le temps des longs et purs sommeils dans les matinees ensoleillees etait passe pour Hassin. Un juron, un coup de pied, un coup de baton le mirent debout. Les yeux encore fermes, ahuri, sans comprendre, il essaya de se defendre, de riposter. II recut quelques bourrades supplementaires, et sans avoir eu le temps de donner un seul coup de 222 HASSIN. poing, il se trouva maintenu entre deux solides gail- lards qui lui avaient passe le cabriolet aux poignets et serraient a Ic faire crier. N'dyae, quoique roublard, ctait pris egalement. Hassin voulait protester, s'expliquer, demander pourquoi on le brutalisait de la sorte... — Ce n'est pas la peine, lui dit N'dyae, ce sont des bushmen ; its nc to comprendront pas. lis font leur metier. Ce sont des soldats de police de la compa- gnie. Chaque matin, apres la cloche d'appcl, ils font le tour des cases et battent la brousse pour crocher les ouvriers oublieux deTheure... Ne resiste pas. Tu n'es pas assez fort. Marche, pour qu'ils ne te fassent pas trop de mal. II n'y a pas de bon Dieu! Nous aurions mieux fait de dormir dans la case, nous aurions entendu la clocbe. Enfin, ca y est I Les soldats marchaient rapidement, entrainant leurs prisonniers qui trebuchaient, se dechirant les pieds aux cailloux et aux ronces de la pente. Mais ils s'en souciaient peu. lis les conduisirent sur la grande place de la station, oii d'autrcs attendaient deja. Un noir anglais de Sierra-Leone, qu'on amenait, se debattait furieusement centre ses gardiens, hur- lait et jurait tons ses dieux qu'il n'avait rien fait de mal, qu'il ne supporterait pas cet affront... Les sol- dats de police, pour le faire taire, lui donnaient des Coups de poing dans le dos. II tomba, ne voulut pas se rclever, invoquant la reine; on le traina; les HASSIN. 223 ficelles des cabriolets s'enfoncaient dans la chair de ses poignets, imprimant un sillon sanglant; ses genoux s'ecorchaient au sol. Quand le malheureux fut arrive, il eut une crise de fureur, ecuma, se tordit en des convulsions terribles. Des ivrognes venaient aussi, trait^s de la meme maniere; quelques-uns chantaient, d'autres vomis- saient. Les gardiens insultaient, frappaient. lis firent silence lorsque, sur la veranda de la maison de fer devant laquelle etaient ranges les prisonniers, deux blancs parurent. Ces derniers, en costume du matin, avaient I'air ennuye de rentiers deranges pour une corvee; ils regardaient, la cigarette aux levres. Un soldat de police, un Zanzibarite, qui portait un galon d'or sur la manche de son habit de laine bleue, fit le salut militaire et dit : — Commandant, nous avons trouve, dans les chimbeks el dans la brousse, treize ouvriers qui ne voulaient pas aller au travail. lis sont la. II y a un Anglais qui s'est revolte et nous a menaces de la reine. — C'est bien. Quinze coups de chicote kV Anglais. Dix aux autres. Hassin avail tout entendu. Tremblant, il s'adressa a N'dyae : — Dix coups de chicote... et pourquoi? — Tu voulais savoir bier ce que c'etait. Tu vas I'ap- prendre. 224 HASSIN. On commenca par lui. Ses gardiens le jeterent a terre, le ventre sur le sol; ils releverent son pagne sur les reins, puis ils le maintinrent solidement par les quatre membres. Un noir, gros et fort, arm6 d'une laniere en peau d'hippopotame, qu'il maniait a\ec grace ainsi qii'un elegant une badine, la faisant siffler, s'approcha, et methodiquement, posement, sans hate, frappa "vigoureusement le condamne, dix fois, sur les fesses et sur les cuisses. Les premiers coups Iracaient de larges raies blanches sur la peau noire; auxderniers, le sang coulait. Hassin subit le chatiment sans crier; il avait le stoi'cisme et Timpas- sibilit6 de sa race. Les autrcs noirs recurent egale- ment les coups en bonnes betes r^signees, sans un murmure; leur chair pantelante tressaillait, se cris- pait douloureusement sous la meurtrissure de la chicote aux aretes aigues... mais quand ils se rele- vaient et partaient en boitant, leur figure noire demeurait muette, calme, enigmatique. Cela faisait sourire le compagnon du commandant qui, de la veranda, contcmplait Ic spectacle en fumant des cigarettes. — On croirait vraiment, a les voir ainsi tranquilles, que ces gens-la n'ont pas de nerfs. Ce ne sont pas des hommes. Ils ne doivent pas sentir comme nous. C'est cependant terrible, cette chicote... — Oh I pas pour eux. lis en prennent Thabitude et ne la craignent plus. Je ne sais pas ce qu'il fau- drait trouver pour les punir plus efficacement. Dix HASSIN. 225 coups, ce n'est rien pour ces gars. lis ont le cuir dur. Vous les voyez saigner, se relever avec peine et marcher courbes comme s'ils etaient a moitie morts... Comedie! lis vont se laver a I'eau salee, et dans deux lieures il n"y paraitra plus... La puni- tion nevaut rien. — Que ne doublez-vous la dose? — Difficile. La compagnie n'aime pas les incapa- cites de travail qui pourraient en r^sulter. — Ahl — Et c'est regrettable. Ces faineants sont tres durs a mener. Heureusement qu'ils sont de races trop diverses, ne peuvent s'entendre. Sans cela, lies comme nous le sommes par des reglements trop humains qui defendent les repressions a exemple, nous aurions quelque jour une revolte... en- nuyeuse. — Que pourraient-ils faire? — Beaucoup, s'ils etaient unis et avaient tons le caractere du grand paresseux qui braille en ce moment. Vous comprenez ce qu'il dit? il nous appelle assassins et nous menace de represailles; tons les m^mes, ces gentlemen^ on ne peut les tou- cher sans qu'ils hurlent a I'abomination. C'etait en effet le tour du noir anglais de Sierra- Leone. Loyal sujct de Sa Gracieusc Majeste, il ne pouvait se resigner a ce traitement d'esclave, et gueulait les pires injures a I'adresse de ses bour- reaux noirs et blancs. 13. 226 HASSIN. Lorsque les quinze coups lui eurent ete genereu- semerit compt6s, il voulut se relever et partir... Mais il avait trop parle, il avait offense gravement le commandant. — Quinze autres coups ! dil ce dernier en roulant une nouvelle cigarette. Zaboudi,lesergentde police, fit uneplaisanteriede circonstance en transmettant cet ordre au hourreau. Le patient ne repliqua point ; a bout de force et trop maltraite avant de subir le supplice, il venait de s'evanouir. II recut neanmoins tons les coups presents. Puis, loque mcurtrie et sanglante, quatre hommes I'emporterent dans un chimbek et Ty aban- donnerent : il etait cxempte de travail, on lui per- mettait de dormir jusqu'a ce qu'il lui pliit de se reveiller. Hassin avait tout regarde, muct de peur, muet de colere. II avait les reins brises, et les marques des coups de chicote ctaicnt autant de brulures vivos. En son ame de grand garcon reveur, paresseux et peurcux, un sentiment violent venait aussi de naitre sous le fouet; il s'ctait rappele les lecons du maitre venere que d'autrcs blancs avaient tue, la-bas, au Senegal; il etait un homme libre, il etait de sang royal, et il venait d'etre battu comnie un cbien, comme un csclave ; sa fierte endormie se reveillait tout a coup sous I'insulte; il oubliait presque ses terreurs soumises, et des tressaillements de haine gencreuse agitaient son 6tre. Son oeil brillait. HASSIN. 227 N'dyae lui dit : — Tu vols, il n'y a pas de boa Dieu. Tu sais main tenant ce qu'est la chicote. Tache de ne plus t'y faire pincer. As-tu de Targent? — Oui, pourquoi? — Donne. C'est pour nous soigner, d'abord, et ensuite pour rire un pen. Tu vols Zaboudi, ce ser- gent canaille a qui nous devons la raclee que nous venous de reccvoir. Est-ce que cela f amuserait de lui faire donner a son tour une jolie ration de chi- cote? — Oui, surtout s'il y en avait aussi pour le blanc. — Chut, mon garcon, ct n'aie point de pareilles idees. D'ailleurs, quand tu auras reflechi, elles te passeront. Nous sommes trop faibles. Tu n'es pas le premier qui ait pense a le tuer. Mais a quoi bon? Apres lui un autre viendrait, plus m6chant, car... au fond, c'est un bon garcon. Tu veux rire de Zaboudi; passe-moi I'argent. Hassin donna trois francs qui lui restaient. N'dyae s'approcha du sergent : — Avant de nous reconduire au travail, Zaboudi, tu devrais nous faire passer devant la boutique du Portugais. Nos fesses saignent; nous voudrions les panser au gin. Si tu as soif, tu pourras profiter de I'occasion pour te rafraichir. Zaboudi, vieux briscard, amene au Congo par la premiere expedition de Stanley, avait toujours soif 228 HASSIN. et, siir ce chapitre, aurait rendu des points a TAn- glais le plus eponge. Bon soldat, bon policier, bon musulman, il n'avaitque ce defaut, mais il ne faisait pas les choses a demi, il Tavait bien, et lorsqu'il s'agissait de secher du gin, il ne reculait jamais, quel que fut le nombre de bouteilles a \'ider. II etait connu pour tel, et, quand on Youlait parler d'un ivrogne, on pensait naturellement a Zaboudi. II ne dedaignait d'ailleurs point cette gloire speciale et savait, au besoin, s'en faire honneur. G'est lui qui fit un jour a un chef cette r^partie stupefiante, et tout en faveur de son esprit d'a- propos. Son chef le morigenait pour I'ivrognerie, Tappelait mauvais croyant, lui disait qu'en buvant il violait outrageusement les preceptes du Goran. — Tu connais le Goran? — Qui, et il te defend de boire du gin. — Non, tu te trompes. Les blancs qui habitent la (et Zaboudi montrait une mission de baptistes) sont tes marabouts. lis ne boivent que de I'eau. Toi, tu bois du vin et du gin. Eh bien ! chez nous c'est la m^me chose. Le Goran defend de boire, mais rien qu'aux marabouts. Moi je ne suis pas marabout. Je peux boire. Zaboudi ne se fit point rep6ler Tinvitation de N'dyae. Avec les deux compagnons qu'il devait con- duire au chanlier du bord du fleuve, il fila le long de la voie chez le traitant portugais; la, commod6- HASSIN. 229 ment assis dans la boutique de bambous, a Tabri des regards indiscrets, il but tout ce que les Senega- lais vouliirent bien lui offrir. En echange il Icur raconta des histoires sur scs campagnes dans le « haul » avec « Boula-Matari » et leur promit sa protection. Lorsque les trois francs de Hassin furent depenses, commeilsrepresentaicnt un nombre respectable de bouteillesde gin, Zahoudi se trouva completementgris. N'dyae lui offrit chari- tablement Taide de son bras; comme c'etait midi, que la cloche du repos sonnait, il le reconduisit 4raitreusement sur lagrande place de rh6tel, devant les bureaux de la Compagnie, et I'y abandonna bien en vue, ainsi qu un paquet de linge sale, en plein soleil. Incapable de faire un pas tout seul, Zaboudi tomba, s'elendit sur le dos et se mit en devoir de dormir. II etait en bonne place; quelques instants apres, il etait cueilli et condamne a son tour a rece- voir une punition exemplaire a la parade du soir. Le spectacle du terrible Zaboudi passe a la chicote diverlit beaucoup N'dyae qui en rit aux larmes. Hassin trouva que c'etait fort bien fait;mais cela ne suffisait pas pour le derider; il songeait que jamais il n'oublierait cette premiere journee d'exil, quelque penibles que pussent etre les suivantes. La soiree fut triste pour tons dans la grande case, et personne n'eut le desir de railler lorsque le vieux Vcrdeck reprit la serie de ses lamentations. Hassin fut envoye a ravancement de la ligne, ainsi que tons les nouveaux ouvriers qui n'avaient pas un metier special. Les forger ons et les cliarpen- tiers demeurerent a Matadi, aux ateliers de la gare. N'dyae etait employe aux terrassements qui de la station allaient au fleuve. Lorsque Hassin prit place sur un wagon du train de ballast, son ami lui dit adieu, lui souhaita bonne chance, lui recommanda de prendre garde a la chicote, et I'engagea a venir faire une promenade a Matadi le dimanche suivant. Les Senegalais savaient maintenant pour quel travail facile et agreablc ils avaient quitte leur pays, lis suivaient la ligne du cliemin de fer taillee dans le roc vif, accrochee au flanc de la montagne; ils la voyaient passer les rivieres, et le vallon de laM'pozo sur des ponts pour lesquels il fallait des remblais et des maconneries de geants... G'est a cette bataille HASSIN. 231 quolidienne avec la roche, la terre et le sable, qu'ils etaienl voues. On leur mettait en mains pioches, pics, pelles et broueltes, et comme des soldats en sections, ils devaient travailler sans faiblir... Malheur a celui qui, les membres las et la tete lourde, se laissait tomber sur le chanlier ; les soldats de police, les surveillants 6taient la, faisaient bonne garde et savaient le moyen de relever les paresseux. « Faineants! » « Paresseux! » « Chicote! » Avec deux ou trois gros jurons, voila les mots qui de la cloche du matin a cello du soir, s'entendaient conti- nuellcment sur les chantiers. Les noirs de tons pays, de tons langages, les savaient et les repetaient avec leurs accents particuliers. Ces travaux d'avancement avec leurs centaines d'ouvriers echelonnes le long du trace, avec leurs surveillants, leurs contremaitres, avec le va-et-vient des wagonnets pour les deblais, avec les camps, les tentes, les baraques volantes, les fours et les cui- sines en plein vent, tout cela faisait une Babel vivante, mouvemcnlee, bruyante. Hassin n'avait pas songe un instant a demander ou il se trouvait; le nom de la montagne, celui de la vallee, de la riviere, I'interessaient pen; dans les oasis des fonds, les arbres pouvaient etre superbes, les broussailles touffues, les eaux cristallines; les silhouettes des collines pouvaient dessiner au pied de la montagne des lignes- gracieuses; est-ce que 232 HASSIN. cela importait a un pauvre negre? Deux choses vivaient seules pour lui : la chicote du gardien et le piquet marquant la tache. Ses impressions : il trouvait la pioche lourde, la roche dure et le soleil chaud. Gomme il eiit ete bon de dormir! Mais cela n'etait point pcrmis. Quand le sang lui montait a la tete, que ses tempes ressem- blaient a un tam-tam sur lequel taperaient des mil- liers de griots, que deslueurs rouges passaient dans ses yeux, que des tremblements faisaient vaciller ses jambes, et que ses mains se crispaient, trop faibles pour la pioche pesante... il devait attendre I'heure pour se reposer. II lui semblait parfois qu'il allait mourir; il croyait que tant de fatigue etait au-dessus des forces d'un homme; il se raidissait neanmoins, il donnait de tout son etre, il voulait aller jusqu'au bout... La chicote lui faisait peur; non la douleur des coups de laniere; mais la honte. II avail beau s'efforcer d'oublier, de se faire une sagesse completement resignee comme celle de N'dyae, sans cesse il se rappelait la terrible humi- liation subie; la mort lui paraissait preferable a ce supplice ; la-bas, au Senegal, d'autres blancs tenaient le pays et opprimaient le noir, mais, s'ils tuaient, s'ils volaient, s'ils emprisonnaient, ils ne fouettaient pas. Lesnoirs etaienttraites en vaincus, non pas en €sclaves. Et cela enrageait Hassin, d'autant plus qu'il ne IIASSIN. 233 pouvait rien, voyait sa faiblesse, son impuissance. II n'avait qu'a se soumeltre on a mourir. La sou- mission d'ailleurs n'arr^tait pas la morti II sentait qu'il etait pris dans quelque chose d'effroyable et d'enorme ; qu'une puissance infmie pesait sur lui et ses compagnons de cliaine, les rivant a cet ouvrage qui etait en m^me temps un outrage parce que le blanc le voulait. II fallait que les dieux des hommes pales fussent bien forts pour que les dieux des hommes noirs, de tons les hommes noirs, abandonnassent ainsi leurs enfants ! II devinait une fatalite en voyant sur ces chantiers de mort des las de miserables voucs desormais a la seule dou- leur. Un « pourquoi » fatal se dressait devant lui tandis que, courbe avec des crampes dans les reins, ii suait et peinait sur la tranchee. Pourquoi ccla, quand tons ces hommes noirs avaient chez eux des villages, des femmes, des terres ou les nourritures se recoltaient en fetes? Quand , la tache du jour terminee , les ouvriers rece- Yaient leur ration, reternelriz gate, Feternel poisson pourri, ce souvenir du pays ou Ton mange toujours a faim apaisce leur revenait, amer, et ils disaient qu'un homme, travaillant comme on devait le faire sur les chantiers, aurail pu, au Senegal, nourrir tout un village, tandis qu'au Congo il ne parvcnait pas a manger a son appetit. Cette question du manger etait terrible. De rares anciens, sur les travaux depuis longtemps, disaient 234 HASSIN. qu'ils avaient toujours eu faim, et ils montraient leurs corps maigres et decharnes. Et Hassin se demandait pourquoi? Quelle force mysterieuse arra- chait tous ces malheureux a leurs foyers et les jetait ici sur la terre maudite, pour le seul plaisir, pour le seul avantage de rennemi, du blanc? Puis, peu a peu, il songea raoins. Ses r6voltes tomberent. Ses fiert6s d'homme libre s'evanouirent. Les souYenirs de son pere, du vieil All, rentrerent dans la nuit, dans Toubli. Ses indignations deyant les blancs a chicotes diminuerent, puis disparurent. La peur seule demeura. L'ame, un instant reveillee, se rendormit. Le corps etait trop fatigue par le labeur journalier pour la supporter active. Chez ces negres, d'ailleurs, les haines basses, les vengeances rancunieres, resistent seules a I'engour- dissement du milieu; les coleres genereuses, les revoltes impersonnelles, exigent, pour durer, une culture qui manque generalement a la race et que le petit vagabond des quais de Dakar, malgre son origine royale, malgre les lecons du marabout, ne possedait pas. Hassin oublia vite ces pensers de chef, d'homme libre, qui, un instant, avaient allume dans son oeil les flammes vengeresses. En m6me temps, une resignation douloureuse, non sans douceur, envahissait son 6tre.Le fatalisme HASSIN. 235 negre, qui livre la victime pieds et poings lies a sa destinee, comporte aussi des jouissances. A nos races energiques, il faut la reaction ; la doii- leur s'oiiblie dans la violence , dans la rage de la revolte; I'opere serre les poings, gueule, et souffre moins. Les sauvages faconnes par I'lslam, et pour qui I'effort n'est point la condition normale de vie, ont I'abandon. L'absolue soumission a ce que Ton croit plus fort que tout procure le sommeil, Faneantis- sement, Foubli, Pendant deux mois Hassinne quitta point I'avan- cement. Le samedi soir, le dimancbe, il aurait pu descendre a Matadi; un chaufleur des trains de ballast Ten avait meme prie de la part de N'dyae qui, ajoutait-il, avait trouve un bon « true » et lui ferait passer une excellente journee. Mais il etait trop las. Sitot que la cloche lui rendait la liberty, sitot qu'il avait remise sa pioche sous le hangar du sur- veillant, et quelquefois meme sans attendre qu'on eut distribue la ration, il courait a la riviere voisine, rafraichissait sa tete fievreuse, lavait ses membres courbatures, goiitait un fugitif moment de bien-etre dans Feau, puis, a I'ecart, allait s'etendre sur la terre. II se rcposait en bete fourbue, veillant a remuer le moins possible. II se rappelait quelque- fois les repos delicieux de jadis sur le sable si doux 236 HASSIN. de la plage, a Dakar, avec la bonne brise marine qui apportait les frais eflluves du large et Texquise odeur de sel, de maree! Comme cela paraissait lointain! Aujourd'hui, ses repos ne le delassaient point; ils etaient trop courts. Le malheureux ne pouvait oublier sa misere de bete de somme. II avait tou- jours les reins douloureux; c'etait comme un perpetuel coup de barre qui Feiit casse en deux. La tete ne se degageait non plus jamais ; elle lui semblait remplie de cailloux trop pesants, toujours en mouvement, et qui faisaient beaucoup de bruit. Les articulations des poignets avaient gonfle et les attaches des bras Ini faisaient mal dans le dos. En outre, il toussait. II soufTrait aussi de la nourriture, qui le brulait comme un fer rouge dans I'estomac et lui donnait continuellement soif. Deux mois avaient suffl pour transformer le joyeux, gros, jeune et beau garcon qu'il etait en un compagnon minable, maigre et sans age. Presque tons ses camarades de chantier etaient comme lui. On ne le remarquait pas dans le troupeau. Tous etaient tres maigres, tous avaient, dans une figure ravagee, les yeux grands de fi6vre. Chaque jour, quelques-uns manquaicnt a I'appel. On savait ou ils avaient passe ; dans la brousse on trouvait des tas de terre fraichemcnt remu6s. Les tombes servaient a reperer les etapes de Tavancc- ment. HASSIN. 237 Durant les heures de travail, les chantiers res- semblaient ades ruches affairees. Ces ruches etaient tristes malgre leur activite, malgre lour mouvement. Le soir, pres des tentes et des baraques des employes blancs, on entendait parfois des chansons, des rires, des eclats de voix; cela sonnait faux dans le decor triste; ce n'etait point de la gaiete, c'6tait du bruit dont I'intensite et la duree se mesuraient au nombre de bouteilles servies. Les blancs aussi avaient leur part de souffrances et de deuils. lis etaient aussi les esclaves, les vic- times d'une force, d'une loi superieure qui les con- duisait la, au milieu des hommes noirs, et sur celte terre 6ventree, les faisait maigrir, mourir. lis essayaient cependant de reagir; ils vivaient de compagnie, et dans leurs amities ou leurs haines trouvaient diversion au travail, au mal. Les noirs, eux, s'isolaient dans la souffrance. A Matadi ils avaient un semblant de vie exte- rieure; la t^che terminee, ils s'eloignaient de leurs chantiers, avaient une ville a eux, des maisons de nations, de tribus; ils laissaientun instant le joug, pouvaient relever la tete, et pendant les nuits avoir rillusion d'un autre sort. II n'en etait pas de m6me a I'avancement; le gale- rien vivait avec sa chaine; avec son boulet; sa hulte faisait partie du chantier; la tranchee ne lachait pas son homme; elle Fenserrait etroitement, et nuit et jour lui soufflait au visage sa terreuse 238 HASSIN. haleine, son expiration de tievre, toujours, jusqu'au bout, jusqu'a ce qu'il en crevat. Les animaux fuyaient, chasses par la pioche, par la mine; les plantes tombaient; la terre saignait; vaincue, elle recevait le rail, elle subissait I'ecrase- ment de la locomotive; mais elle n'etait point la victime resign6e qui se rend sans riposte; elle cra- chait la fievre et la mort. C'etait la conqu^te pacifique des economistes; c'etait le commerce, rindustric, la civilisation arri- vant en wagons... c^etait aussi la bataille, labataille ou tombent des victimes. Le monstre de fer avan- cait aveugle, tout-puissant, broyant tout de sa masse invincible... Et cependant lui-meme se detraquaitet mourait en ce pays. Des negres disaient cela en voyant au rancart, et perdues avant d'avoir servi, d'immenses fcrrailles mangees par la rouille rouge et les jolies mousses vcrtes Gomme Hassin ne se decidait pas a descendre a Matadi, N'dyae se resigna a monter a Favancement pour voir ce que devenait son camarade. On lui avait dit que beaucoup de Senegalais etaient morts dans la quinzaine. II avait peur do ne pas le retrou- ver vivant. II I'aimait, se rappelant leurs bonnes paresses communes de jadis. II avait aussi un vague souvenir de sa naissance royale, car il avait connu le vieil Ali. II arriva un samedi soir. II s'ctait fourr6 par con- trebande sur le dernier train montant. Tout d'abord, HASSIN. 239 il eut peine a reconnaitre son camarade. Hassin avail, ce soir-la, J^eaucoup de fievre. II etait couche sous un abri de planches, entre deux tonneaux de ciment; il grelottait au fort d'un acces; il avail tra- vaille jusqu'alors; mais, depuis deux jours, il ne pouvait plus manger. — Pourquoi ne vas-lu pas voir le medecin? — Le surveillant ne veut pas. — Plains-toi au chef. — II ne me comprend pas et si je reclamais le surveillant me chicoterait. Ce surveillant dont parlait le pauvre garcon etait un Italien, un ivrogne sauvage, toujours pr6t a dis- tribuer des coups de chicote a son equipe, lorsqu'il ne^craignait point d'etre vu par un conducteur, un chef de travaux ou un ingenieur, qui, lui demandant des expUcations, auraient pu les trouver insufli- santes. Pour un oui, pour un non, par caprice il frappait. Si le negre se plaignait, il frappait double et plus fort. C'etait le plus bel echantillon de brute tyrannique et folle que Ton piil r^ver. II frappait pour frapper. Et si, d'avenlure, il cherchait pour lui-m^me une excuse, une raison a ses brutalit^s chroniques, il les trouvait dans la « sale tete » de ses subordonnes. Parfois on Fentendait dire a un travailleur : « Viens un peu ici, museau noir. Pour- quoi as-tu comme cela une sale t^te?... Tu ne sais pas? Eh bieni voila pour fapprendrel » Et il don- nait au pauvre diable des coups de chicote. 240 HASSIN. II s'appelait Zampieri ; sur le chantier, les ouvriers ne le connaissaient que sous le nom de « Fieri chicote ». II etait furieusement deteste, mais la ter- reur qu'il inspirait I'avait protege jusque-Ia contre toutc represaille. Hassin avait souffert plusieurs fois de ses bruta- lit^s; il le redoutait, et il n'aurait pas ose se pre- senter au medecin malgr6 sa defense. — Alors tu te serais laisse mourir? dit N'dyae. — Oui. — Eh bien, non ! Moi, je ne veux pas. Tu es libre jusqu'a lundi matin. « Fieri chicote » ne te peut rien maintenant. Tout a I'heure, quand ta lievre sera un peu tombee, nous partirons tout doucement pour Matadi. Nous prendrons la route des caravanes; ce sera plus court; nous aurons le temps de nous reposer quand tu seras fatigue; la nuit est belle, nous n' aurons pas trop chaud... Et domain, a la visite du medecin, tu te feras soigner. Si N'dyae ne I'avait pas soutenu, encourage et m^me gronde, jamais Hassin ne serait arrive a Matadi. II avait peine a marcher. Quand il montait les cotes escarpees des collines, dans le sentier creuse par le pied des porteurs, il avait des vertiges, des defaillances; il s'abandonnait, voulait rester la, mourir. A quoi bon resistor? Geladevait^tre; pour- quoi de nouvelles souffrances? Ne valait-il pas mieux trouver tout de suite le grand repos? N'dyae insistait. « Non, cela ne valait pas mieux. HASSIN. 24i Hassin ne savait pas ce qu'il disait. II avail la fievre; cela faisait beaucoup souffrir. Mais qui ne I'avait eue, cette lievre? Tout le monde n'en mourait pas. On le guerirait... El puis, s'il voulait se debrouiller, il se ferait mettre a un travail moins penible. Ge n'etait pas difficile. Lui, N'dyae, avail bien pu y reussir. On verrait. Ce n'etait pas le moment de crever ainsi, la nuit, au bord du chemin, com me un chieni » I't VI Hassin etait bien malade ; le medecin, en le voyant, n'eut pas un instant I'idee de Fappeler carottier. II ne I'envoya pas a I'lidpital; la variole y mettait trop de clients; il Texempta de travail, lui ordonna de rester dans le chimbek des Senegalais, et, tant que le malade fut faible, oblige de demcurer couche, il lui fit porter les medicaments n^cessaires, des Yivres speciaux et Falla voir quelquefois. Beaucoup de noirs avaient peur de ce medecin, disaient tout bas qu'il faisait mourir les negres, et se racontaient avec terreur a ce propos des histoires horribles. On pretendait qu'il avait pres de Yh6- pital une petite case dans laquelle il se faisait apporter les morts et les decoupait comme les bou- chers decoupent les betes. Pourquoi? Est-ce que les blancs mangeaient aussi comme les bushmen de rinterieur? On ne savait pas. On n'osait approfondir la question. Beaucoup tremblaient en voyant le HASSIN. 24S medecin, d'allures cependant pacifiques el simples. La legende courait, sinistre, et plus d'un malade, venu a la visile pour une simple exemption de tra- vail, n'osait boire les drogues prescrites! Un griot senegalais, qui voulait soigner ses com- patriotes a sa mauiere et leur donner les seules bonnes medecines des croyants, raconta ces histoires a Hassin. Des lors le credule garcon ne prit plus les remedes du blanc. Sa maladie fut plus longue. II ne s'en affligeait pas, mainlenant qu'il man- geait. II aurait souhaite que son mal durat longtemps, toujours. II pouvait i*estcr couche autant que cela lui plaisait, et il n'avait pas sur les epaules la per- petuelle menace de la chicote des gardiens. II souf- frait, mais les souffrances de la maladie lui parais- saient legeres en comparaison de celles qu'il avait endurees sur les chantiers. Ses membres etaient faibles, incapables d'effort, mais il n'avait rien a faire, rien qu'a se reposer. Et il ne s'ennuyait pas. II ne songeait meme pas a trainer sa nalte au dehors; il demeurait a la m^me place dans la case, pres d'un petit brasier dans lequel il jetait de temps en temps un morceau de bois. II passait ainsi les jours et les nuits, sans desirs, sans pensees. II elait heureux. N'dyae lui apportait assez regulierement des nourritures tres bonnes. Ce n'etaient point des vivres de noirs. Si, par hasard, il y avait en ces 244 HASSIN. diners du riz ou du poisson, ce n'6tait pas le riz avarie, le poisson pourri, des rations ouvri^res de la Compagnie. C'etait quelque chose de lln, qui fai- sait retrouver du charme a la vie. Gela rappelait les reliefs donnes autrefois par les cuisiniers amis dans les mess et dans les hotels a Dakar. II y avail tres souvent des boites entieres de conserves excellentes. Hassin demandait d'ou cela venait. N'dyae souriait, faisait de la main un geste significatif et disait qu'il fallait bien manger, se taire et ne montrer les boites apersonne. Le reste le regardait. C'etait son « true » a lui, bon garcon, bien decide a ne pas mourir de faim dans ce pays de chiens, tant qu'il y aurait moyen de faire autrement. Et il ajoutait : — Quand tu seras gueri, comme j'espere bien que tu resteras a Matadi, je te montrerai comment il faut s'y prendre. D'ici la, silence, et tache seule- ment d'engraisser. Lorsque Hassin put se lever, marcher, lorsque ses forces reparurent, au lieu de conlinuer ses dehcieux repos, avachissants mais si doux, il dut, sur les ins- tances, les obsessions, les ordres de son camarade, se lever, sortir. II ne regretta point sa premiere promenade. Devant une longue case, voisine de celle des Senegalais, mieux construile et divisee en un grand nombre do logettes, il retrouva la petite dame anglaise venue de Lagos. HASSIN. 245 Elle etait toiijours jolie, svelte, mignonnc et rieuse. Elle avail sur les reins un pagne blanc et autourde la t6te une echarpe rouge. Elle faisait la lessive de son linge. Dans une cuvette de fer-blanc elle lavait son trousseau, sa garde-robe. Sur le sol, accrocbes aux berbes dures, aux aretes des cailloux, les morceaux d'etoffes multicolorcs sechaient au soleil. II y en avail de Ires beaux. Les uns 6taient blancs, de tissu tres fin; d'autres jetaient sur les gris de la lerre et des broussailles des tacbes ecla- tantes avec des bleus, des rouges, des verts aveu- glants. Cela etait tres distingue, denotait une per- sonne riche. Aussi la jeune femme en etait tr^s fiere et souriait en regardant son bien. En I'apercevant, Hassin redressa son grand corps maigre qui s'en allait courb6, casse; le baton sur lequel il s'appuyait peniblement, en malade, en convalescent, il le prit a la main comme un orne- ment, comme une badine, et lui fit decrire des mou- linets savants; il fit de jolis plis a son boubou fripe, €t releva en conquerant la pointe de son bonnet noir. 11 tenait a se presenter avec ses avantages. Bien qu'il fut devenu maigre, la petite dame anglaise reconnut Hassin. En tordant une echarpe dont la mousse savonneuse faisait a ses bras noirs une dentelle blanche, elle sourit a son compagnon de navigation. II s'approcha, pas trop gauche, dit bonjour. 14. 246 HASSIN. Elle repondit bonjour. II ajouta : — Est-ce que maintenant nous pourrons nous comprendre? Vous avez appris du francais? — Oui, un peu. Comment vous appelez-vous? — Hassin. — Moi, Mary. — Je sais. C'est un nom de blanc. — J'ai et6 baptisee a la mission. — Romaine? — Oui. Cela fit un plaisir au Senegalais, que cette jolie personne eut cte elevee chez les peres romains. 11 ne les aimait pas. II n'aimait aucun blanc. Mais il preferait les missionnaires catholiques aux reve- rends anglais. II etait content que Mary fut romaine ; il lui semblait que cela la rapprochait de lui. II dit encore : — Chez nous, au Senegal, il y a beaucoup de peres romains. lis sont bons. Son amie aftirma qu'a Lagos egalement ils etaient bons. Hassin s'^tait assis pr^s de la case. Mary continua son ouvrage et, pendant quelque temps, ils ne sc parlerent plus. lis se regard aient tres souvent en riant. Lorsqu'elle eut terminee et que Ic linge fut sec, elle le ramassa et elle rentra dans sa chambre. G'elait petit, mais tres joli, d'un luxe qui eblouit HASSIN. 247 Hassin. II y avail une table, une chaise, deux coffres de bois peint. L'estrade de bois qui servait de lit etait recouverte de naltes lines et abritee par de grands rideaux rouges. II y avail aussi centre les planches des cloisons, de petits miroirs et des images colo- riees. C'etait tres propre. Lc sol etait balayc. Les 6cuelles de terre et les calebasses rangees dans un coin pres d'un foyer de pierres etaient soigneuse- ment lavees. Mary etait une femmc d'ordre. Hassin le lui dit. Elle en fut charmee; elle ajouta qu'elle n'elait point une sauvage, et qu'elle aimait une case bien tenue. Elle lui montra dans un coffre plusieurs bouteilles de parfums. Elle avail des huiles fines pour oindre ses cheveux et froller son corps. Elle sentait tres bon. II pouvait, d'ailleurs, juger. Et elle s'approchait de lui en levant les bras. II liuma le parfum el declara qu'effeclivement elle 6lail une dame Ires distinguee. II Favail prise a la taille; elle etait assise sur les genoux du garcon. II lui dil qu'elle etait tres belle; qu'ii I'avait remarquee des le premier jour lors- qu'elle etait venue a bord du bateau ; que lout de suite il Tavait choisie, desirec ; que, lorsqu'il aurait assez d'argent, il Tacheterait, la prendrait pour femme et la ramenerait dans son pays. Elle ne savail pas beaucoup son langage. Des mots lui echappaient; elle comprenait pourtant, et cela I'amusait que Hassin voulut I'acheter. 248 HASSIN. — Gela te couterait beaucoup d'argent. Tu n'en auras peut-etre jamais assez. — Si. II faudra sans doute longtemps. Mais j'at- tendrai; j'aurai de la patience... et toi? Elle rit et fit une caresse a ce grand enfant naif qui ne savait pas pourquoi les hommes blancs ame- naient clans ce pays des femmes noires. Hassin n'etait pas sensuel; lamaladie venait de le briser. Neanmoins, quand il eutbaise cette belle fille sur labouche, il y prit plaisir, recommenca, et jus- qu'au soir, jusqu'a la cloche, jusqu'a la rentree des travailleurs, il demeura sur les nattes fines du lit de bois derriere les grands rideaux rouges. II voulait y dormir. Mary le renvoya. II devait alter manger, se repo- ser. Avant de le mettre dehors, elle le parfuma, et, le pria de ne raconter a personne ou, ni comment il avait passe la journee. Hassin reprit tout guilleret le chemin de son logis. Sa maladie etait oubhee ; il n'etait meme plus convalescent; il etait gueri. II etait un homme. II avait une femme. En sa pauvre tete fatiguce, ou le matin m^me il n'y avait place ni pour une pensee, ni pour une idee, ni pour un projet, ni pour une volonte, ni pour un regret, quelque chose main- tenant vivait, quelque chose de tres doux et de tres joli : miss Mary. II songeait qu'elle etait tres gentille, qull devait, a son tour, 6tre aimable pour elle; les parfums lui HASSIN. 249 plaisaient; il Iiii apporterait une bouteille de lavande ; il en avail vu de tres grandes, autrefois, a la boutique du traitant portugais ; mais elles cou- taient beaucoup d'argent, et il n'avait pas un sou. Gela le preoccupa toute la soiree et Tempecha meme d'apprecier une boite de sardines a I'huile, fines et de chair delicate, que N'dyae avait rap- portee. — Une petite douceur, disait ce dernier, une gourmandise que la Compagnie donnait ce jour-la comme supplement a la ration ordinaire. — Prends bien garde, riposta un dcs camarades du plat, prends bien garde qu'un de ces jours le supplement ne comporte pas aussi une bonne ration de chicote. — Bah ! le blanc serait malin s'il decouvrait mon true; et vous savez tons que le blanc n'est pas malin. — Mais comment fais-tu? — Ecoutez! — et N'dyae prit un air serieux — un sage m'a confie jadis que, lorsqu'on voulait qu'une chose reslat secrete, il fallait la taire.... sur- tout a ses amis.... aussi je la tais! Ses amis s'inclinerent. lis savaient parfaitement que toutes ces « douceurs » provenaient de vols, soit aux magasins de la Compagnie, soit a Thotel. lis savaient qu'on se livrait sur ces deux dep6ts a des pillages reguUers et que les noirs n'etaient pas seuls coupables. D'ailleurs, ils n'avaient aucun scrupule a profiter 250 HASSIN. de ces larcins. Un noir depouillant un blancne com- mettait pas un vol. II renlrait dans une partie de son bien. Et ils se rappelaient, a ce propos, une legende qu'un noir anglais de la cote des Esclaves leur avail cont6e sur les chanliers. Au commencement, I'homme noir, I'homme jaune et I'homme blanc vivaient en freres. lis poss^daient tout en commun. Ils ne s'exploitaient pas. Le fort secourait le faible, etle faible se confiaitau fort. Une nuit, le blanc qui, la veille, avail oblige ses compagnons a boire plus que de coutume, se reveilla bien avant que les oiseaux eussent chante. II se leva sans bruit, s'approcha du tresor familial et prit tout ce qu'il savait bon. Gomme la lune ne brillait pas, iloubliaquelques petites choses. Cepen- dant sa charge etaitlourde lorsqu'il parlit. L'homme jaune, dont le sommeil etait trouble par de sinistres pressentimenls, se reveilla peu apres. L'absence de son frerc blanc I'inquieta. II courut tout de suite au tresor et constata le vol. En personnage avise, il prit les bonnes choses oubHees et fda. L'homme noir, a I'ame innocente et pure, dor- maitdu sommeil du juste qui a bu. Nul souci, nul remords, nulle inquietude, nul pressentiment, ne troublaient son repos. Le solcil 6lait d6ja haul dans le ciel quand il se reveilla. II b^illa, s'etira, se frotta les veux et HASSIN. 251 chercha scs camarades. II cut beau appeler, regarder. II ne recut point de r6ponse. II ne vit plus personne. Lorsqu'il alia au patrimoine com- mun, au tresor donn6 par les dieux aux trois freres, il ne trouva plus rien de bon. La peine et le travail seuls lui restaient. II avait ete indignement trompe, vole. Aussi, depuis ce temps-la, quand un noir pent prendre quelque chose a un blanc, il ne vole pas, il opere une reprise. Cette legende etait contee souvent dans le village des ouvriers noirs du vallon de Fouka-Fouka. Tou- jours elle avait grand succes et toujours elle expli- quait des « restitutions ». VII Hassin et Mary s'aimaient. lis ne savaient pas tres bien se le dire. lis ne cherchaient d'ailleurs pas de longiies phrases pour traduire le sentiment qui les poussait dans les bras I'un de Tautre. Leur bouche savait le baiser et cela suffisait. Leurs etreintes etaient plus eloquentes que de longs dis- cours. La tendresse de Mary paraissait a Hassin chose nalurelle, chose due. II se laissait aimer, caresser, choyer, soigner, comme un grand enfant. Paresseux, il venait maintenant se reposer durant les siestes matinales dans la chambre de la petite dame anglaise, sur les nattes fines du lit de bois aux grands rideaux rouges. II y mangeait aussi tr^s souvent. Mary preparait le manioc a la perfection, et, avec de Thuile, des herbes, dupiment et du poisson, cile faisait des ragouts dont il se Icchait les doigts, HASSIN. 25S declarant que de sa vie il n'avait jamais rien goute de pareil. Ces repas etaient des dinettes exquises, II etait garcon d'honneur. A Dakar il avail en Toccasion de connaitre des prostiluees, il avail etc prie par de vieilles proxenetes maures a vivre en leurs cases; jamais il n'avait voulu se degrader a ce point ; il comprenait la dignity de Thomme libre ; il aurait prefere la mort a Tavilissement des metiers infames que certains noirs de la c6te exercent dans le mepris. El cependant ici, a Matadi, il etait le commensal aime de cette jolie fille qui vivait seule. Jamais il n'avait songe a lui demander d'ou elle tirail ses ressources. II en profitait sans curiosite, sans inquietude. II ne s'etonnait meme pas de voir sortir des coffres, qui paraissaient des reservoirs inepui- sables, des bouteilles de bons vins, des boites de gateaux. N'dyae n'apporlail-il pas aussi des provisions exlraordinaires a la case? Mary avail sans doule un « true » semblable donl il n'elail pas hontcux de profiler. En d'autres temps, Hassin se serai t monlre sans doule plus curieux, mais mainlenanl le pauvre garcon etait bien laible ; il n'avait de forces que pour alter cbez Mary Irouver une caresse ; il s'engo urdissail dans une torpeur amoureuse qui bornait son horizon aux murs de la chambre aimee. II y admirait des ehromolithographies, reclames de boites a biscuit. Un p^clieur deboul dans sa barque sur un fleuve fC 254 IIASSIN. tres vert, au pied d'une terrasse de briques rouges, envoyait des baisers a deux jolies servantes aux joues carminees. Gela amusait beaucoup Hassin. On lui avail dit, il avail enlendu affirmer que les blancs n'avaient qu'une seule femme dans leur pays... pour- quoi done cclui-la en avait-il deux? Les blancs men- taient siirement en raconlant ces hisloires aux pauvres negres. Gela lui faisait plaisir d'en Irouver une preuve dans celte image qui venait de « chez eux )>. Mary avail aussi rapporle, un jour, un gros paquct de papiers sur lesquels il y avail des images noircs et de I'ecrilure qu'il ne pouvail lire. II savail que c'6taient des papiers ou les blancs ecrivaienl et dessinaient les choses qui se passaient dans leur pays; ceux qui allaientauloin, venaient en Afrique, apprenaienl ainsi loujours ce que faisaienl les gens de leurs villages. II trouvait avec Mary que c'etail la une coulume tres utile et qui manquail aux noirs. Mais il s'elonnait de voir ces dessins reprc- senler des scenes horribles, presque toujours des lueries; on y voyail des hommes qui, avec de gros couteaux, egorgeaicnl des femmes, des enfants; ailleurs, les femmes tcnaient a leur tour les cou- teaux et frappaient; quelquefois il y avail beaucoup de personnages armes les uns contre les autres, en de veritables batailles; sur certains papiers on ne trouvait plus de carnages, plus de lutles sanglantes, mais Ic tableau ne r6pondait pas davantage a Fidee HASSIN. 255 que Hassin se faisait de la vie dans le pays des blancs, il apercevait les femmes nues ou presquc pas habillees. II avail cru que dans les villes de ses maitres on vivait en paix, qu'on ne tuait pas, et que les femmes se couvraient beaucoup plus que les femmes du Senegal. Et ces dessins lui montraient le con- traire, toujours des assassinats et toujours des femmes nues, si nues que jamais les femmes noires ne Tetaient ainsi, meme lorsqu'elles allaient au bain. Que les blancs savaient done Men mentir! On le repetait dans les cases de la ville des tra- vailleurs, oii ces papiers illuslres circulaient. Gela rendait plus vivace la legende du medecin decou- peur de chair humaine; et Ton ajoutait que si les autres blancs ne se livraient pas comme chez eux a cet effroyable penchant, c'etait parce qu'ils redou- taient les noirs trop nombreux. Beaucoup de petits domestiques attaches au ser- vice des Europeens en etaient persuades. Une nuit, Tun d'eux, que le mailre lievreux voulait faire cou- cher dans sa chambre, avail fui craignant d'etre tue el mange. Mary, quand Hassin dit celte histoire el ce qu'il en pensait, rit comme une petite foUe et declara qu'il perdait le sens. Elle savait que Ton pouvait coucher dans les chambres des blancs, que cela n' avail jamais fait mourir personne. 256 HASSIN. — Tu crois? — Oiii, grand niais, je crois, je suis sure. — Tu y as done couche? — Tu cs trop curieuxl Va-t'cn. Je ne te repon- drai point. II s'cn alia, bougon, triste. Mary lui avait-elle parle comme une epouse doit parler a riiomme? II essayait de se rappeler si jamais, au pays, un chef de case avait supporte pareille chose d'une de ses femmes. II n'etait rien, on pouvait le trailer en esclave; mais la miserable condition que les blancs lui avaient faite suffisait-cUe pour qu'une femme noire, la sienne, osat lui dire : « Va-t'en,je ne te repondrai point »? Gela le remuait; d'autres inquie- tudes s'eveillaient aussi en lui. line question venait : Mary etait-elle digne?... Et il se rappclait avec peine les prostituees meprisees de Dakar. II s'en ouvrit a N'dyae, I'homme de bon conseil, Fhomme fouineur et curieux qui savait tout ce qui se passait a Matadi, connaissait tout le monde, appelait par leurs noms blancs et noirs depuis le dernier boy de factorerie jusqu'au grand chef des Compagnies. Aux premiers mots de la confidence, N'dyae partit d'un grand eclat de rire. — Miss Mary! la jolie petite Anglaise chez qui Hassin allongeait sa convalescence! qui elle etait, ce qu'elle faisait? Mais certainement, il le savait ; et 11 etait difficilement admissible que Hassin ne le HASSIN. 257 sut pas lui aussi. Cela n'etait point un secret. Per- sonne n'ignorail qu'elle aimait dans la journee Hassin, un sergent zanzibarite, un clerc, un boij, un mecanicien, d'autres noirs encore, et que, la nuit, elle allait coucher avec le commandant des soldats da police de la Compagnie. — Cela te fait de la peine? Pourquoi? Je croyais que tu le savais? Et puis, a quoi bon le chagriner. II n'y a pas de bon Dieu. Apres cetle conclusion philosophiquej'uronfavori dont il trouvait souvent Tapplication opportune, N'dyae engagea son ami a conserver Mary si tel elait son plaisir... et a ne plus se faire d'illusions.Un bon Sen6galais ne devait pas avoir autant de naivete. Hassin ne repondit rien. Cetle revelation brutale d'une infamie insoupconnee le brisait. II avait envie de pleurer. Mais N'dyae le disait; cela etait ridicule. Hassin avait de la dignite, de I'amour-propre, devant ses compatriotes. II etait navre d'avoir joue un role odieux. II avait le cceur gros d'un enfant tres cha- grine. II ne mangea point. II se concha de suite, completement envcloppe dans son pagne. N'dya6,quoique bon garcon, avait mauvaiselangue, etail bavard; il trouvait la vie monotone et Tegayait toujours quand cela etait possible, fiit-ceaux depens d'un ami. II ne sut pas taire la naive deconvenue de Hassin. Les amours du convalescent amuserent les conversations de la veillee. 258 HASSIN. Hassin entendait. II fit le mort. Le lenciemain, il resta couche dans la case. II demanda des soins, de nouveau tres malade. Le medecin qui vint Fexaminer disait a son infirmier : — Decidement, ces races ne valent pas un clou, pas de ressort. Rien, rien. Tous mous comme des chiques. Hassin avail compris; seul, il pensa : « Dans notre pays les hommes libres de notrerace sont des hommes que rien n'abat. Ici, vous en faites des esclaves, des choses. lis prennent des ames et des corps d'esclaves, des corps de rien. lis deviennent le chiffon que je suis aujourd'hui... » II y avail longlemps qu'une pensee aussi compli- qu6e n'avail traverse son esprit; dans son affaiblis- semenl, il ruminait des idees qui, au paradis des croyants, devaient rejouir le mailre Ali. II s'etail promis de ne plus revoir Mary, de ne plus songer a elle. G'etait le plus sage. C'6tail d'un bon negre. Mais il n'etait plus un bon negre. II le rcconnaissait lui-m^me. II lui etait venu une ^me d'esclave! Quand il put sortir, un matin, il passa devant la maison de Famie menteuse. Mary le vit. Elle Tappela. II essaya de ne pas entendre. Elle I'appela plus fort. II tourna la t^te. II vint. II entra. II resta. II voulut gronder d'abord, faire Tbomme irrite, rhomme farouche, qui bait les prostituees et ne se salit pas a leur contact vil. HASSIN. 259 Mary ne r^pondit pas a ses reproches ; elle ne fit pas altenlion a ses menaces. Les paroles du grand garcon maigre 6laient terribles, mais sa voix ne I'ctait point; elle chantait douce, avec des inflexions caressantes. II affirmait qu'il s'en allait, et il s'as- seyait. Lajcimefcmme lui prit latete a deux mains, le regarda bien dans les yeux, Tembrassa, puis lui tira les orcilles. II n'etait plus en colere. L'amant feroce paraissait dompte. II avait des griefs. Ce fut lui qui fit des excuses. II dit seulement : — Tu veux que je reste. Tu me reprends. J'y consens. Mais fais bien attention. Je ne serai pas traite en enfant, en boy. Je suis un homme. Je te garderai comme on garde les femmes en mon pays. Si cela ne te va pas, il est temps encore. Je pars. Elle le fit taire. Quelles betises lui racontait-il? Est-ce que cela Tlnteressait... ces choses? Est-ce qu'elle n'avait pas toujours 6te pour lui une bonne petite femme? II n'avait qu'a Faimer, a ne pas I'in- terroger, et a la laisser maitresse de ses actions I D'ailleurs, elle ne le craignait pas. II faisait riiomme, et au fond, il n'etait qu'un enfant, un enfant tres facile a conduire. Elle esperait bien le gouverner a sa guise. Cependant, lorsque, le soir venu, elle lui ordonna de rentrer a la case des Senegalais, il refusa. — Je t'ai dit de reflecbir. Tu m'as garde. Mainte- nant je ne m'en vais pas. 260 IIASSIN, Et rien n'y fit. Caresses, prieres, menaces, tout fut inutile. II etait redevenu riiomme de son pays. Les beaux yeuxcharmeursde sacompagne n-avaient plus do pouvoirs sur lui. Les promesses seduisantes de la voix aimee ne frappaient plus ses oreilles. II restait ferme, aveugle, sourd. Comme Theure pressait, Mary fit sa toilette, se parfuma, changea de linge et voulut partir, laissant Hassin seul dans sa chambre, puisqu'il s'obstinait a demeurer. II la regarda durement, prit un baton, la frappa et la jeta sur le lit. — Je ne veux pas que tu sortes ! Tu ne sortiras point! EUe essaya de resister. II etait le plus fort, et il tapait sans peur de faire mal. Les epaules marquees, le nez saignant, un ceil gonfle, elle pleura. Puis elle insulta furieusement son ami brutal. Quelques nouveaux coups de baton lui imposerent silence. Un petit domestique vint alors chercher Mary. Le commandant I'attendait, s'impatientait, n'etait pas content. — Veux-tu bien te sauver, ou je f assomme I cria Hassin, menacant. Le petit domestique cut grand'peur; il se sauva. Peu apres, il revenait. II n'etait plus seul. Le sergent de police, rivrogne Zaboudi, Faccompagnait, portant un fanal. Hassin s'6tait assis devant la porte. Zaboudi le fcouscula pour entrer. Hassin se releva. HAS SIN. 261 — Que vicns-tu faire ici? — Chercher la fcmme du commandant. — II n'y a ici que ma femme. — Ta femme? Allons done! File, ou gare la chicote ! — Tu n'entreras pas! — Je tape. — Essaie ! Zaboudi leva sa chicote'., mais, en garde, et Ires prompt, Hassin lui porta sur la tete un terrible coup dematraque. Le Zanzibarite, tombant alaren- verse, roula sur le sol avec son fanal. Le petit do- mestique se sauva en hurlant, en appelant au secours. La scene avait attire les voisins; des noirs sor- taient des cases, s'approchaient, interrogeaient. Des Senegalais etaient venus; lorsqu'ils surent que Hassin avait assomme un sergeht de police et ne voulait pas permettre a la femme du commandant d'aller coucher cbez son maitre, ils essayerent d'en- trainer leur camarade, redoutant pour lui les suites de cette histoire. Mais il ne voulait pas les ecouter. II etait debout sur le seuil et brandissait son baton en criant qu'il tuerait le premier qui s'approcberait, ami ou ennemi! Zaboudi gcignait par terre. II reprenait connais- sance et demandait qu'on le secourut. Mais pcr- sonne ne voulait le toucher. II n'etait pas aime. Beaucoup meme disaient qu'il etait dommage qu'il 15. 262 IIASSIN. n'eut point la tete cassec tout a fait. Et dcs cris dc mort s'elevaient contre le rcdout6 sergent. — Qu'on le tue! — Qu'on I'aclieve! — Qu'on le jettc au Congo, lui ct ses pareils ! II y eut aussi des applaudisscments a Fadressc de Hassin, qui avait gralille le maudit policier de ce joli coup de trique. — Bravo, le Senegalais! — Une autre fois tape plus fort et tue ! — Hardi! Si on I'achevait?... La foule avait grossi. Un vent de revolte soufflait. Dcs frissons de colere secouaient ces poitrines d'es- claves. Tons ces hommes courbes sous la chicote, abetis par les corvees ecrasantes et les nourritures immondes, allaient-ils se relever, darner ce qu'ils sentaient leur droit, prendre comme armes ce qui s'offrait a leurs mains, des triques, des blocs de rocs, et marcher sus a leurs oppresseurs, venger en une houre terrible de carnage les souffrances de leurs freres morts, leurs souffrances a eux que la mort guettait? Qnelques-uns le crurent. Des noirs anglais dirent qu'il fallait profiter de I'occasion, se revolter sur I'heure et mettre le feu aux batiments apres avoir tue tons les blancs; c'ctait facile : il faisait nuit; on ne se mefiaitpas; avant qu'on ait eu le temps de savoir ce qui arrivait, tout serai t fait. HASSIN. 263 Zaboudi, qui entendait, qui comprenait, n'appe- lait plus au secours; il tremblait; on lui avait jete des ordures et des cailloux; il faisait le mort. Dans les groupes, des exaltes plus courageux, moins prudents, criaient : « Le feu! La mort! » et cherchaient a entrainer les timidcs. Un instant encore et la masse de me contents se ruait sur les etablissements de la Compagnie, mais une voix peu- reuse hurla : — Sauve qui pent! le commandant! Et le commandant parut. II ctait sans armes. II n'avait avec lui que son petit domestique, porteur d'un fanal. 11 etait homme de courage et de sang- froid. II jugea, d'un coup d'oeil, la situation et le danger. II n'hesita point. II marcha sur Hassin, et, tres calmc, lui dit : — Jette ta matraque. Hassin jeta son arme. On ne criait plus. Les plus emballcs se taisaient. La rcvolte etait vaincue. II avait suffi au blanc de se montrer et de ne pas trem- bler. Le commandant designa quatre hommes, leur ordonna d'empoigner Hassin et de le conduire a la gedle. Les hommes prirent le Senegalais, qui ne resistait pas. D'autres ramasserent le Zanzibarite et Femporterent, pendant que la foule, sur un nouvel ordre du commandant, rentrait paisible dans les cases. Et tout fut dit. Hassin concha en prison. Mary 26i HASSIN. dormit cbez le commandant. Et le troupeau d'esclaycs qui avaient un moment songe a secouer le joug retomba lonrdcment dans la servitude. Les barbarcs n'etaient plus assez braves pour garder la tete Icvce devant le civilise. Le lendemain matin Hassin recut cinquante coups de chicote. II ne broncha point sous Feffroyable sup- plice. Le bourreau ne lui arracba pas une plainle, pas un cri. II frappait sur un homme qui, apres une heure de fiere et genereuse revolte, etait retombc dans la triste condition de bete resignee, necessaire pour donner a la civilisation d'avant-garde scs moyens, ses instruments vivants et passifs. On eiit dit qu'il ne sentait pas. Ses chairs etaient meurtries, ecrasces, dechiquetees II attendait stoi'quement que le supplice prit fin et, lorsqu'on Temporta, il n'etait pas evanoui. Mary, la jolie petite dame anglaise, assistait a I'execution. Elle le regardait. II affecta de ne point la connaitre. Les dieux et les femmes des noirs abandonnaient la race. Le blanc etait trop fort. Lesbourreaux eurent, ce jour-la, grosse besogne. Commeil fallaitun exemple et que cette « menace » de rebellion permettait d'oublier un instant les regle- inents,beaucoup de chairs noires saignerent sous les Yerges ! On apprit, en m6me temps, qu'un convoi dc negres americains ayantvoulu « reclamer » al'arrivee k Boma, les soldats avaient fusille les rebelles a bord HAS IN. 265 meme du bateau. Les engages comprirent. La hainc put dessecher les coeurs, aigrir les ames... les J3ras n'eurent plus la tentation de saisir une arme. Les esclaves courberent la tete sous le poids de leur des- tinee. C'elait ecrit. lis ne regarderent plus les aurores joyeuses. Leurs yeux se riverent au sol ingrat dans lequel ils creusaient, en m^me temps que des tranchees, des tombes. YIII Aussitdt que Hassin put se tenir deboul, avant meme qu'il fiit completemcnt gueri, on le lira de prison et on le renvoya a Favancement. II nc songca meme pas a demander le medecin. II ne pensait point que cela fut permis aux mauvaises tetes, dans le groupe desquelles 11 avail desormais pris rang, bien et dumenl signale el recommande. Les mauvaises teles ne vivaient pas longtemps. II le savail. II ne s'en effrayail point. II 6tailresigne. Son energie avail donne en une fois toule la force de reaclion dont il elait capable. II n'en avail plus. N'dyae le vit a son deparl, se montra gai, le plai- santa pour essayer de lu-i donner courage ct renou- vela ses conscils de sagcssc. — Tu vols, mon ami, a quoi cela sert de faire le malin, le fort? On est brise. Nous ne sommes pas de laille a rcsisler. Pourquoi n'as-tu pas suivi mcs HASSIN. 267 conseils, mon exemple? Tu as fait une dure expe- rience. Qu'elle te serve! — II n'y a pas de bon Dieul repondait Hassin ; maintenant c'estfini. Je ne pense pas que nous nous revoyions jamais. lis s'embrasserent. Lorsque N'dyae vit son ami partir avec le train de ballast, il le regarda une derniere fois comme on regarde les malades condamnes et que rien ne sau- vera. En arrivant a I'avancement, Hassin fut mis dans Tequipe surveillee par Zampicn-Chicote. Ce dernier connaissait rhistoire de Matadi, le roman avec miss Mary, la rebellion, le cbatiment. II se crut oblig6 de dire quelqucs bonnes paroles a Touvrier confie a sa severite. — Approche, sale brute! Tu as voulu faire le malin la-bas. Je te previous qu'ici cela ne prendra pas. La premiere fois que tu essaieras de broncher, je te casscrai la figure. Et il I'envoya au chantier, avec un coup de pied dans le dos. Hassin prit unepioche, attaqua la trancbee. Apres dix minutes de travail, il laissa retomber son outil et il s'assit. II ne pouvait pas. Ses bras se refusaient a Teffort. Ses reins brises par le supplice recent ne lui permettaient point de se courber. Zampieri le surveillait. II arriva, furieux. — - Travaille I 268 IIASSIN. — Je nc peux pas. — Tu ne vcux pas I — Tiie-moi. — Tu fais la mauvaisc tele. Tu ne veux pas tra- vailler. Tu tc nioques de moi. Prends garde! Je t'ai prevcnu! Hassin nc repondit pas. II restait assis. Que lui importait le surveillant, sa colere... ct le reste? 11 ne demandait qu'a etre assomme la, sur place, et le plus I6t possible. Aussi ne chercha-t-il pas a se garer, a fuir, a demander pardon, quand le surveil- lant, fou de colere, trouvant sans doute la chicote trop legere, s'avanca sur lui arme d'un manclie de pioche. Des le premier coup, il tomba sur le sol, la face contre terre. L'ltalien le pila sous ses talons de bottes, le tanna de coups de gourdin en rinjuriant : — Sale brute! Vas-tu bouger? Vas-tu repondre? Non? Tu n'es pas content? Tu n'en as pas assez?... Est-ce que cela te suflit, sale negre? Puis, comme le malhcureux ctait evanoui, bavait du sang, et quMl ne fallait tout de meme point le tuer, car il y avail a Matadi un « sale » juge qui aurait trouve le procedo mauvais, le surveillant poussa du pied le corps inertc et I'abandonna en disanl : — Regardez-moi ca! II est saoul, le cochon! Aucun ouvrier n'osa relevcr la victime, lui porter secours. Zampieri etaii proche, et personne ne vou- II ASS IN. 269 lait s'exposer a sa colere. A midi, Tltalien s'eloigna pour manger. Alors seulcment, Hassin fut releve; on le porta pres de la riviere ct on lava ses bles- sures. II n'avait rien de casse. Les hommes de sa race ont les os durs, raais il lui semblait seulement que sa tete partait... II renvoya ses compagnons. Lorsqu'il fut seul, il sentit que, cette fois, tout etait bien fini, qu'il etait au terme de ses souf- frances. II chercba une bonne place pour ce dernier acte. Les bords de la riviere ne lui plaisaient pas. II desirait plus d'air, plus d'espace, plus d'horizon. Peniblement, il se traina le long de la c6te jusqu'au sommet de la colline. II lui fallut beaucoup de temps, car les forces lui manquaient a chaque pas ct il defaillit plusieurs fois. Mais il voulait arriver ; il arriva. Lorsqu'il atteignit le but, il poussa un long soupir, et sous le soleil ardent qui briilait au zenilb, il cligna joyeusement les yeux... il voyait loin, tres loin. La-bas, du cote du couchant et du c6te du nord, il voyait le Senegal, et plus loin encore, par dela les tristes deserts, il revoyait le Soudan vert, ou tout enfant il avait connu un grand roi qui etait son pere. Le chef si brave et si beau dont le souvenir lui revenait a cette heure, avait cte tue a la guerre... mais il etait tombe en pleinc gloire, au milieu de 270 HASSIN. ses guerricrs, avcc ses armes d'or ct son blanc cheval de balaille. Et liii, le tilsde ce brave, voila qu'il mourait a son tour apres avoir ete cbatie commc Ics esclaves, apres avoir subi les supplices infamants, les verges etles coups de baton. Et tous deux ils avaient le meme assassin, le blanc. Apr^s avoir tue les peres pour voter la terre, le civilise tuait les fds pour feconder cette m^me terre du fumier de leurs corps. II semblait a Hassin que sa t^te endolorie ne tenait plus sur ses epaules, ne lui appartenait plus. Gependant toutes ccs idees y passaient. II avait maintenant la vision des destinees de sa race; il voyait le drame de la conquete et de Texploitation, il comprenait les inquietudes qui parfois I'avaient agite, alors que paresseux il n'avait su en decouvrir les causes; il savait; mais il ne se fachait plus, il ne s'attristait plus... il allait mourir. II se traina au pied d'un poivrier, il ctendit son pagne sur ,le sol, et puis, comme il avait toujours pieusement conserve a sa ceinture le sachet plein de la terre du pays que le marabout lui avait donne lors du depart a Dakar, il repandit cette poussierc sacree sur Fetoffe. II se coucha ensuite sur le dos, croisa les mains sur sa poitrine, tourna la I6te du c6te de lapatrie lointaine... ou ses os n'iraient point, et il attendit. II ne souffrait plus lorsquc le soleil descendit sur HAS SIN. 271 le couchant. 11 dormait pour toujours. II avait enfui trouvc le grand repos, le bon sommeil oii il pouvait narguer la chicote des blancs. Et dans I'expression calme, resignee, heureuse, de sa noire figure morte, autour de laquellevolelaient les mouches voraces, il y avait comme de la raillerie. UN POETE EGBA Au couchant le soleil tombe. Dcs rouges, des ors ct cles verts brillants, tres vifs, tendent un lumineux ecran derriere les collines a dos de chevres; dans le cicl et sur la plaine, des gazes tendrcs flottent, d'une douceur infinie et qui porle a la reverie... Una etape de plus dans la marche vers Tinconnu... Ces fins des journees brulantes ont toutes le m^me charme... Mon cheval lui-meme semble en goiiter la dou- ceur: il va plus lent, oublie de remuer les oreilles et respire comme s'il humait dans Tair du soir dcs parfums. Sur I'etroit sentier je croise une longue file de femmes. EUes reviennent des champs. Elles portent les couffins d'ignames, les corbeilles de ma'is etles charges de bois. Ces fardeaux sont lourds sur leurs t^les ; cependant elles marchent alertes, gracieuses, 274 UN POETE EGBA. Ic pagne haul rclcvc sur les cuisses, la poitrine libre, saillante. Elles chantent en choeur; les voix sont pures; dans Ic d6cor crepusculaire le chant parait plus harmonieux ct le rylhme aussi delicat, aussi tendre que les couleurs palics du paysage. G'est une melodie joliment nuancee. Mon oreillc saisit maintenant les differences de Ion si faibles, si tenues, en cette musique primitive pour laquelle il fautdes sens de primitif. Ces femmes disent la beaute des soirs et la joie des retours a la case apres le travail des jours. II y a dans cetle poesic un sentiment exquis de la nature. Je demande qui a fait le chant. — Acrombi, m'est-il repondu. Je passe pres d'un atelier de forgerons. Les braves gens me saluentpar la batterie sp6ciale des marteaux de fer sur les enclumes de pierre. Je reponds avec les nombreux bonjours d'usage : — Bonjour, 6 vous qui ^tcs assis ! ~ Bonjour, 6 vous qui travaillez! — Bonjour, 6 vous qui etes devantlefeu! — Bonjour, 6 vous qui respirez la poussiere du charbon, etc. II est indispensable de connaitre la longue serie des formules de politesse consacrees par I'etiquette egba; on devient lout de suite un ami. J'entre dans I'atelier, sous le toit de paillote qui semble un grand eteignoir, un gigantesque cornet UN POETE EGBA. 275 d'herbes sechcs, plantesurdes piquets has etnoircis par la fumcc dcs fcux dc forge. Je m'assicds sur un morccau de bois ; je bourre line pipe ; j'olTre du tabac au chef, au maitre de la confrerie. Lcs ouvriers reprcnnent leur tache. lis martelent des houes, des lames de couteau. Leur travail est penible; ils en rient; quand ils sont fatigues, ils se reposent ; ils igno- rent les reglements qui veulentaux forces des durces invariables. Ils chanlent la chanson du metier. Sur un air vif commele tintementmctallique et clair de leurs marteaux, ils celebrent la gloire de la corporation. « Ils sont les bons forgerons, — les braves et gais lurons, — ils font les armes pour les guerriers, ils font les bijoux pour les femmes... Tout le monde les aime et les envie, car ils sont les bons forgerons, — les braves et gais lurons. » De qui est le chant? II y a longtemps que les anciens dcs anciens Tapprirent d'un homme qui s'appelait Acrombi. Je vais a FafTiit dans le haul du fleuve, au-dessus des rapides. La course est longue pour arriver au poste ou, lorsque le jour paraitra, je pourrai tirer Thippopotame ou bien, a d6faut de la grosse b^te, le vulgaire et simple canard dont la chair me sera plus prccieuse a dejeuner. Le bateau monte lentement contre le courant, le long des rives herbeuses; les piroguiers suent, courbes sur les longues perches de bambou. 276 UN POETE EGBA. La nuit est tres sombre ; ime iiuit sans lune ; il faut des yeux de negre pour y voir et ne point perdre le droit chemin dans les meandrcs des canaux noirs, entre les buissons noirs qui tous se ressemblcnt, tenebreux mysteres, mouchetes par le vol lumineux des lucioles phosphorescentes. Un plongeon parfois, une trouee bruyante dans les roseaux : quelque bete effrayee par notre passage. — Dors. C'est encore loin, me ditle guide. J'ai beau me rouler dans la couverture, m'etendre sur la natte au fond du bateau : les moustiques veillent et ne soutTrent pas qu'on dorme lorsqu'ils sont en chasse. Je regarde dans le noir, ou mon imagination voit des formes vagues, effrayantes. J'ecoute. Les piroguierschantentsurun ton basqui, dans le silence du fleuve et de la vallee, prend des sonorites etranges. La chanson est longue ; de nom- breux couplets avec un refrain que le choeur dit en sourdine sur la cadence des coups d'aviron. Toute la vie du piroguier est dans ce chant : ses peines, ses joies, ses amours, la po6sie des longs voyages sur le fleuve changeant, les dangers des ecueils, des tourbillons, la melancolie des departs, le plaisir des retours, la jeunesse vaillante et forte, la vieillesse prudente, ou les souvenirs permettent d'attendre la mort... A qui doit-on cette musique, reflet des beautes du fleuve et des lagunes? Un homme qui aimait les piroguiers la fit un soir de f6te, il y a tres long- UN POETE EGBA. 277 temps, chcz les gens cl'Aro. Les vieiix bateliers disent que leurs anciens le nommaient Acrombi. Je campe dans la brousse, au pied du rochcr d'Eceado, pres de la grande foret, au bord d'un ruisseau. G'est une balte de chasseurs. lis out cons- truit la des huttes de branchages et de fcuilles. Au- dessus des feux d'herbes et de bois vert, les claies supportent les quartiers d'une antilope fraichement tuee, qu'ils boucanent pour les aller vendre ensuite aux marches de la ville. Ces hommes robustes, au regard dur, percant, ont I'aspect sausage. Mais ils sont bons compagnons, ils me font une place a leur feu; ils m'offrent I'eau, le sel, une noix de kola et une tranche de viande grillee. Je mange avec eux. La noix de kola fait trouver Teau fraiche ; quant a la venaison, pour la goiiter, I'appetit d'une journee de marche suffit. Pendant la Yeillee, pour me faire honneur, les chasseurs dansent et chantent. lis se vetent, ils s'arment. lis posent fierement sur leur tete le bon- net de fourrure orne de plumes et de pendeloques de cauris. lis mettent les colliers et les ceintures fetiches, assemblages de perles, de peaux, de bois taille, de fer, de cuivre, de lambeaux d'etoffes et de coquillages; ils ont le calecon court et le « bante » symbolique, tablier qui rappelle celui des francs- macons. Cette defroque bariol6e ne parait pas gro- tesque, elle est dans la note du heu et donne a ceux 16 278 UN POETE EGBA. qui la portent une apparence terrible, surtout quand ils ouvrcnt la bouche, montrant leurs dents blan- ches, pointues. Ils lancent le javelot : Tarme vibre, file, siffle et louche le but. Les flfeches volent et ne d6vient jamais du chemin voulu. Puis ils dechargent leurs fusils... mais cela, c'est pour faire du bruit. lis chantent leur epopee. Le mot est juste, car ils sont en meme temps : « Les guerriers nes de la ville. lis chassent le gibier et Tennerai. lis sont les hommes courageux et forts qui meprisent le danger. lis sont les braves que tons craignent, hommes et betes. lis se rient des fatigues, ils narguent la soutTrance, leur coeur est aussi dur que les muscles de leurs bras. lis ne s'humanisent que pour les belles... » Et il y en a long sur ce theme. Les couplets suc- cedent aux couplets, les chanteurs ne se lassent point. Une fois partis, rien ne les arrete... ils se griscnt de cette musique rude, farouche, de ces paroles fieres oii vibre I'orgueil de la caste. Ce chant fut compose, a une epoque oii Ton ne connaissait point le blanc, par un musicien qui fai- sait la fete avec les chasseurs d'Abeokuta, par le celebre Acrombi. Acrombil Partout oii Tonchante, jc retrouve cc nom. UN POETE EGBA. 279 Je vais saliier un grand chef, On'lado. Siirlagale- rie, dcvant les chambres aux portiques massifs, il y a foulc : c'est I'heure des audiences matinales; les clients, les courtisans se pressent. Un miisicien ambulant, baladin errant, chanleur de profession, le troubadour de ces pays, vient. Bonne aubaine, il chantera et pourle chef et pour le blanc. Apres la litanie de louanges improvisees pour ses patrons du moment, il entame son repertoire. Ce n'est point banal : il y a dans ce qu'il dit de la cou- leur, du mouvement, de la vie : — G'est du grand Acrombi, ce que tu chantes? — Parfaitement. Le baladin, qui a bonne memoire et sail beau- coup de poesies du chantre national, fait une recette excellente. Dans une case voisine, on cclebre des funerailles; sur la tombe, des pleureuses se lamentent et disent un hymne d'une emotion intense, d'une tristesse dechirante. Dans la salle du festin, on rit, on chante des choses gaies. Tout cela est encore d' Acrombi. De lui egalement celte chanson de marche que les porteurs charges disent en passant sur la place. Toujours de lui les fables et les devinettes qui egayent les enfants occupes a jouer au pied de cet arbre. Pendant mon sejour aux missions catholiques d'Abeokuta et d'Oyo, grace a I'obligeance des Re- verends Peres, j'ai recueilli des renseignements et 280 UN POETE EGBA. des details qui m'ont permis de reconstiluer aussi exactement que possible I'histoire de ce type cu- rieux, de cc poete, de ce musicien, dont les chants ont une reputation consacree non seulemcnt chez les Egbas, mais aussi dans une grande partie du pays yorouba. Le R. P. Francois avail note toute une serie de ces chants dans le texte indigene. G'etait un docu- ment Ires important; mais uq maitre d'ecole noir de la mission, charge de les recopier, pcrdit le recueil avec la traduction. Perte regrettable! car ces poesies t^moignaient du grand talent d'Acrombi et I'eussent fait appr^cier beaucoup mieux, beau- coup plus fidelement que les souvenirs que le Pere m'a donnes ou que les notes prises par moi lorsque mon boy me servait d'interprete, de Iraducteur sou- vent insuffisant. II Au centre d'Abeokuta, rimmense aggloineralion de qualre-Yingts cites ou vivent deux cent mille habi- tants, s'eleve un rocher sacre, Yoluman, C'est un entassement chaotique dc rocs enormes qui les uns sur les autres grimpent vers le ciel et paraissent avoir ete jetcs la par des Titans. La pluie des siecles a lave leurs aretes. Dans leurs inter- valles, partout ou les vents ont pu laisser tomber les poussieres de la plaine, des vegetations se sont accrochees, broussailles 6paisses, mousses toutTues et grands arbres. Le sommet de I'oluman est troue de grottes, de cavernes. G'est la qu'aux temps passes, des hommes venant du nord, chasses de leurs pays par la guerre et rincendie, se refugierent et fonderent la grande ville des Egbas, Abeokuta, « sous le rocher ». Les fetiches les plus veneres de la nation se trou- vent encore dans ces cavernes, dont Faeces est 16. 282 UN POETE EGBA. severement defendu aux blancs par une legion de vieux sorciers et de sorcieres epou van tables, qui font un sabbat fantastique lorsqu'un voyageur plus audacieux force la consigne et s'approche. On a beau faire des presents, donner des six pence, des cauris; lorsque le cadeau est recu, exa- mine, empoche, il faut deguerpir, et comme remer- ciement on ne recueille que des maledictions. Acrombi naquit dans une des cases situees au pied de Foluman, dans la par tie sacree de la ville. A quelle epoque? La tradition egba ne tient pas grand compte de la chronologic. G'etait a pen pres il y a « cinq generations ». Voila tout ce que j'ai pu savoir. Vonia, le pere d'Acrombi, etait chef de maison, homme puissant, et avait place dans le conseil des ogbonis. II etait estime, considere et le meritait. Jamais il n'avait vole son voisin ; jamais il ne pillait les voyageurs sur la grande route; on ne se rappe- lait point I'avoir entendu mcdire d'autrui, et pas une femme qui ne fut a lui ne pouvait se vantcr d'attirer ses regards. G'etait un homme sage, qui craignait les dieux, faisait reguUerement les sacrifices aux epoques prescrites et avait toujours pour le voyageur, pour le pauvre, un abri dans sa case. Le sort des captifs qui travaillaient a sa ferme etait doux; il n'y avait point de fers chez lui, point de cachot; il ne baton- UN POETE EGBA. 283 nait pas ; il souffrait quand il apprenait une cruaute de ses contremailres. Bref, c'etait iin homme de bien. Lorsqu'on voulait fairc son eloge, on pouvait dire que scs prosperitcs ne lui avaient valu aucun ennemi. Les envieux et les mechants s'inclinaient devant sa reputation. Aussi marchait-il droit, fier, heureux dans la Tie. Cependant, il y avait une tache sur son bonheur. Ilia, sa femme, deja vieille, la prcferee, celle qui lui avait apporte Talliance de families puissantes, etait sterile. Les epoux avaient en vain supplie les dieux familicrs. Avec la foi voulue pendant de longs mois, Chez le fcliclieur du roi, a I'autel repute, la femme avait porte cbaque matin Thuile, les ponies, le mais et dit les implorations efficaces; le pr^tre lui avait impose les mains en psalmodiant les soubaits sacramentels : « Comme la poule qui cleve ses nombreux pous- sins, comme la brebis qui cbaque annce augmenle le troupeau, comme les oiseaux dos airs qui conti- nuent leur race, comme les betes dcs bois, des champs, dc la torre, qui ne cessent de se reproduire, comme les poissons qui toujours peuplent les eaux, comme toutes les creatures dont jamais la serie ne meurt, comme les palmiers feconds, comme le mais dont un grain suffit a planter des arpents, tu pourras a ton tour revivre en tes enfants, les dieux ecoute- ront ta priere ». 284 UN POETE EGBA. Bien que le feticheur ne reiidit pas les presents, les dieux dcmeurerent sourds. Avec les vierges qui demandent iin homme, avcc les femmes qui veulent une posterite, Ilia se ren- dait aussi chaque printemps au pied du baobab sacre, situe a la lisifere du « bush » fetiche ou Ton jette les cadavres des supplicies. Elle pendait son voile blanc a Farbre, en ceinture, avec les pagnes des autres suppliantes; puis, dans Fecorce, elle gravait les signes cabalistiques, et sur les racines rampantes au sol elle versait I'huile, symbole de la fecondite. Elle allait aussi chez les matrones qu'on disait connaitre les philtres generateurs. Mais rien ne reussissait. Elle demeurait sterile. Et c'etait pour elle, pour sa maison, pour Tepoux, I'opprobre. Quel genie malfaisant s'acharnait centre la pauvre femme, quelle faute avait-elle commise pour etre ainsi punie? Vonia, rhomme juste, sentait diminuer son amour ; sa raison lui disait de repudier la. femme infeconde, lorsqu'a une cpoque ou tout espoir semblait perdu, elle concut. Les dieux furent remercies com me il convenait. Les feticheurs, en recevant les presents, dirent : — Vous voyez, il ne faut jamais desesperer, il faut toujours faire les sacrifices ; les pri^res finissent par 6tre comprises de ceux qui peuvent les exaucer. L'enfant naquit avec peine. Ilia dut recourir aux UN POETE EGBA. 285 medecins, et Vonia donna de nombreux sacs de cauris aux hommes savants qui connaissent les vertus des herbes. Le nouveau-ne, un garcon heu- reusement, car unc fille n'eut pas etc une recom- pense suffisante a tant de peines, a tant de depenses, a tant d'inquietudes, fut nomme Acrombi. II etait faible, chctif, tres delicat; il avait les membres greles, la t^te grosse et de grands yeux qui se tournaient avidement vers tout ce qui brillait, vers la lumiere. II etait aussi tres doux, tres tran- quille, et ne hurlait pas comme les autres petits enfants. Lorsque Ilia, plusieurs fois par jour, lui donnait ces soins minutieux que les meres noires savent pour leurs nourrissons, le baignait en de grandes calebasses avec les eaux dans lesquelles out bouilli les plantes fetiches, lui frottait le corps avec des huiles et des onguents, lui soufflait dans la bouche les jus fortiliants dlierbes el de viandes, il ne criait pas, ne se debattait pas. Vonia le regardait parfois tres longuement, et pensait que ce fils tard venu differait trop des enfants qu'il avait vus jusqu'alors. Les voisins aussi faisaient la mcme remarque; les autres femmes de la maison de Vonia, epouses et esclaves, jalouses du rang d'lUa, disaient meme qu'il etait pen habile de perdre autant d'ann^es pour obtenir, en tin de compte, un mioche aussi incomplet. Apres avoir ete tres heureux de la naissance d' Acrombi, apres avoir aime beaucoup ce fils de sa 286 UN POETE EGBA. vieillesse, Vonia ne le regarda plus, attendant qu'il fut plus grand pour s'en occuper. L'enfant se developpa, grandit, — combien pen, — avec la seule tendresse de sa mfere. Ilia ne lui voyait point de defauts. G'etait son petit! II ne fallait point qu'on le raillat devant elle. Femme timide et douce, la mere trouvait bee et ongles pour riposter, imposer silence aux mecbants, aux moqueurs. « Les yeux de son enfant etaient grands? Les dieux les lui avaient donnes pour qu'il Yit clair. II avail une grosse tete et un petit corps? Les genies savaient qu'en cette t^te il y aurait la ruse et Fes- prit qui n'ont pas besoin de la force des bras pour faire d'un homme le maitre de brutes aux muscles de cheval, mais a la cervelle d'oiseau. Acrombi ne criait pas a tout propos? C'est que sa mere le soi- gnait bien et eloignait delui tout motif de douleur. » Ilia mourut. Un soir malheureux, en revenant des cbamps, ayant tres chaud, elle traversa la riviere, prit froid et, en rentrant a la case, ne put se r^chauffer au foyer. Elle se concha sur sa natte, toussa et ne se releva plus. On creusa pour elle un trou dans la maison; Vonia I'y descendit, puis on remit la terre sur le corps, on pietina le sol remue; pendant quelques jours on versa de Fliuile et du sang de poule a cette place, en chantant des prieres, et tout fut dit. On ne songea plus a la disparue. Acrombi avail regard^, curieux; les premiers jours il se tint sur la tombe, attendant que la morle UN POETE EGBA. 287 en sortit; il I'appela, se coucha par terre, collant son oreille au sol pour entendre si on ne lui repon- dait pas; il comprit enfin que sa mere ne reviendrait plus. II ne pleura pas. Mais a aucune des femmes de son pere, chez lesquelles il allait demander sa nourriture, il ne dit « mama ». II avail quatre ans, il n'avait plus besoin de « mama ». Les enfants de son age couraient nus dans la case, dans les cours, sur les verandas, jouaient, se pour- suivaient, se battaient, s'amusaient avec les chiens, les chevres, les moutons, faisaient des farces aux poules, se roulaient dans la poussiere, salissaicnt I'eau des jarres, se bleuissaient les mains et le museau dans les cuves des teinlurieres, taquinaient les pigeons, sans respect pour le caractere sacre de ces oiseaux d'Ifa, se cachaienl dans les reserves de paille, barbotaient dans les mares a canard, jetaient des pierres aux chevaux a I'attacbe et, plus impor- tuns que des cabris ou de jeunes chiens, se faisaient houspiller par les mcnageres. Acrombi ne partagcait pas leurs jeux, leurs batailles; une fois on avait voulu le molester, on lui avait lance de la bone a la figure : d'un coup de baton rudement asscne il avait cass6 le nez du plus fort de ses agresscurs. Depuis, on I'abandonnait a sa sauvagerie. Le matin il cherchait une place au soleil, dans la journee un endroit a I'ombre, la nuit un coin chaud dans la case, et il se taisait, regardait de ses grands 288 UN POETE EGBA. yeux, dans le vide, quelque chose que les autres nc voyaient pas. Ou bien, sur la galerie exterieure, et sous les « apatams » ou les ouvriers travaillent, oii les marchandes vendent, ou les oisifs font la cau- selte, il se glissait, timide, silencieux, et ecoutait. Le soir, quand les voisins, les clients, les hommes libres venaient aupres de Vonia s'cntretenir des evenements du jour, il trouvait aussi une place pour entendre, tout petit. Lorsque les femmes, leurs taches terminees ou un instant delaissees, faisaient cercle et potinaieiit, il s'arrangeait aussi a tendre ses oreilles de jeune bete douce et tranquille muette, mais curieuse. ' Quelquefois, lorsqu'il etait couche a Tecart et que des chevres a la demarche saccadee, a la tete in- quiete, aux grands yeux jaunes si profonds, si intelli- gents, venaient le flairer, il ne les chassait point, ne les effrayait pas; il les appelait doucement, cares- sait leur museau barbu et leur causait comme s'il avait connu le langage de ces bonnes b^tes. Un jour on le surprit ainsi en conversation ami- cale, dans une cour cloignce, avec un troupeau de moutons, de boucs et de cabris; les animaux paraissaient Tecouter, le comprendre et lui repondre. Que signifiait un pareil prodige? Vonia, pr^venu, demanda le secret a ceux qui avaient vu celte scene demoniaque. Un esprit malin, sans doute, lui jouait ce mauvais tour. II offrirait un sacrifice, apaiserait UN POETE EGBA. 289 Tesprit, ct cela nc sc rcproduirait plus. II valait mieux ne pas 6bruiter la chose ct ne pas perdre de reputation un enfant si jcune; sans compter que cela pourrait nuire a Vonia, et le brave homme ne meritait pas cet affront. Les curieux promirent de se taire, et tout bas ils plaignirent Vonia d'avoir engcndrc un pareil fils. Cela ne proraetlait rien de bon pour I'avenir. Le p^re, consternc, monta chez les feticheurs de Toluman et tit immoler le plus beau bclier, la plus grasse brebis, le bouc le plus fort et la chevre la plus tendre de son troupeau. II ajouta au sacrifice un coq, une poule, une jarre d'huile, une mesure de pitou, une corbeille de mais et une calebasse d'igname cult. II y avait la de quoi desarmer les genies les plus mechants, satisfaire les esprits les plus avides. Lorsque Vonia descendit de Foluman, il avait le coeur plus tranquille et se promit de surveiller I'enfant qui lui causait tcl souci. D'ailleurs, Acrombi devenait d'age a travailler. Vonia lui donna un mor- ceau d'etoffe coupe dans un de ses vieux pagnes, lui lit un petit sokoto, lui mit en main un couteau et lui dit : — Acrombi, vous n'etes plus un mioche qu'on laisse errer par les cours, musant au soleil pour unique occupation. Vous avcz maintenant la taille et la force dcs enfants qui travaillent. Je vous ai donn6 le sokoto, vous 6les habille, vous ^tes un 17 290 UN POETE EGBA. petit homme. Je vous ai donne le couteau. Vous vous en servirez. Vous irez chaque jour a Therbe et vous soignerez le cheval avec vos freres. Allez, et ne parlez plus aux betes, ou bien Je serai force de vous punir. Acrombi etait heureux d'avoir un pagne et une culotte. Desormais il comptait dans la vie; il n'etait plus cctte petite chose nue qui grouille dans les cases avec les animaux, et a laquelle on fait moins attention qu aux animaux. II avait un vetement. II pouvait s'asseoir en plein jour, la tete haute, a c6te des hommes. Le couteau lui plaisait moins; avec le couteau, il faudrait travailler; et il se sen- tait I'ame d'un paresseux. II se mit neanmoins a la tache. Avec ses freres, avec les gamins des autres maisons, chaque matin il filait aux champs, hors des murs, coupait I'herbe, la botlelait et la rapportait a la maison paternelle. Puis, sur un billot de bois, avec son couteau, il tranchait cette herbe menue et la jetait dans I'auge de terre ou le cheval mangeait. C'etait aussi tres souvent son tour de conduire la bete a la riviere. Mais il abattait peu d'ouvrage. Ses bottes d'herbes etaient toujours plus legercs que celles de ses freres et de ses camarades. Lorsqu'il etait dans la prairie, s'il voyait un joli lezard, un serpentelet souple et brillant, il s'arr^tait a contempler le petit animal; il le prenait quelqiiefois, Tapprivoisait de caresses; ou bien, couche sur le dos, il suivait le vol des UN POETE EGBA. 291 mouches dorees; il savait aussi les repaires des gros scarabees, des coccinelles et des coleopteres aux armures plus belles que les fleurs les plus colorees; mais, ce qui le charmait par-dessus tout, c'etaient, sur les liautes herbes, les jeux des grands papillons dont les ailes semblaient retenir les splen- deurs des aurores et des couchants, et, lorsqu'il musait dans les champs de ma'is ou de sorgho, il admirail les pelits oiseaux rouges, jaunes, verts, bleus, qui se poursuivent en chantant, mordent aux grains et font Famour sous Tabri leger d'un epi. Pendant qu'il se rejouissait ainsi a contempler la vie des choses et des petites betes, les autres gamins coupeurs d'herbe, bande feroce et pillarde, arrachaient les ignames, cassaient les mais, allu- maient des feux et mangeaient; ils entraient aussi sournoisemcnt, avec des ruses de couleuvres, dans les fermes, au nez, a la barbe des proprietaires occupes aux sillons, et volaient les provisions, si bien cachees qu'elles fussent. Malheur au pauvre paysan qui oubliait un instant de surveiller son pot de pitou, son plat de caloulou : les vauriens fai- saient place nette. Phenomene singulier : dans ce pays, Thomme ne vole generalement pas; Tenfant, au contraire, est le pire voleur que Ton puisse imaginer, surtout lorsqu'il fait partie de la marmaille envoyee aux champs pour querir le fourrage des chevaux. 292 UN POETE EGBA. Je passais un jour clans les plantations d'lsehin. Au milieu des mais, derriere une petite ferme, un pauvre diable etait attache a un arbre, lie, ficele, garrotte comme une corde de tabac. Des gamins a riierbe Tavaient mis en cet etat parcc qu'il refusait de se laisser voter le repas de sa journee. Jamais Acrombi ne s'amusait a ces jeux cruets. It faisait bande a part, toujours revant. It grandis- sait, mais son corps demeurait grele, chetif, maigre; sa tete restait toujours tres grosse, avec de grands yeux interrogateurs et dans lesquels semblait se poser le reflet des ciels profonds. Un jour, it entendit un chanteur errant, un de ces homraes sans domicile, qui courent le pays, un tambourin sous le bras, s'arr^tent dans Ics maisons des hommes riches, des chefs, disent les legendes, les chansons, font de la musique et sent recherchcs pour les fetes. Des tors, it s'eveilla. II avait longtemps eu la bouche close, il rouvrit et ne voulut plus la reformer. II chanta. II improvi- sait des airs. II se rappelait les melodies de la riviere sur les cailloux et les mousses, les musiques du vent a travers les bananiers et les bambous, les harmonies des nuages dans le ciel... II improvisait des paroles. II so rappelait ce que le papillon murmure au brin d'herbe, ce que Toiseau dit a roisclle au fond des buissons, ce que les b^tes luiavaient confie... UN POETE EGBA. 293 II repetait les voix de la nature, que nul autre chanteur n'avait songe a ecouter avant cet enfant. Cela plut. Cela parut surprenant. Qui done avail appris a ce garconnet les mysteres ignores de tous? Avec lui les betes parlaient; elles disaient des choses jolies et qui charmaient. On retenait leurs fables pleines de simplise et de malice. Mais ce n'etait point naturel. Vonia, devant qui I'enfant se gardait bien de chanter, reservant sournoisement ses histoires pour les passants, pour les etrangers, fut enfin prevenu. Le cas ctait grave. Les allies, les amis, les parents le discuterent longuement. Ces gens ctaient, comme Vonia, des hommes sages, honnetes, doux, mais ferocement attaches a Tidee que la tradition leur avait donnee du citoyen respectable, a la notion que les anciens leur avaient transmise de ce qui est bon, de ce qui est permis et de ce qui est defendu. lis furent unanimes a conclure : — Cet enfant qui ressemble si peu aux autres, qui, au lieu de jouer a I'ayo, s'amuse a dire des chansons comme les vagabonds, est au pouvoir des mauvais esprits — (pauvre petit Acrombi, c'etait la deuxieme fois qu'on le declarait possede), — si Ton n'y prend garde, il tournera mal, il deviendra une canaille et sera la honte de sa maison ! Ces braves gens qui semblaient des ponlifes graves et tristes, accroupis autour du malheureux pere. 295- UN POETE EGBA. en dcs poses de condoleance, appelerent le petit coupable. lis lui llrent la morale. II repondit par une chanson dont leiir sagesse etait le theme. Vonia le gifla. Alors Acrombi s'assit, ne dit plus rien, mais ne se soumit pas, ne demanda point le pardon qu'on attendait. Un parent proposa de conduire le petit revolte Chez le roi. Sans doute une parole du maitre redoute et vcnere saurait le corriger. Le matin suivant, on amena I'enfant a I'audience royale. La majeste du lieu, le ceremonial de la reception ne I'impressionnferent point. Le Maitre lui-meme, le redoutable possesseur du palais, dont la puis- sance etait divine, la personne sacree comme I'image des plus effrayants fetiches, ne Femut pas davantagc. II osa r6pondre, parler au souverain. Tons fremi- rent lorsque I'enfant s'adressa ainsi au roi : — Tu es la sagesse m6me, et tes conseils, tes ordres sont bons; cependant je me tairais plus volontiers, pour t'obeir, je cesscrais de chanter avec beaucoup plus de plaisir, si tu pouvais me dire qui est assez audacieux pour le regarder boire et m^me pour boire avec toi? Regarder boire le souverain ou boire avec lui est un crime, un sacrilege dont I'idee ne viendrait a Fesprit de personne. Aussi le roi repondit : — Personne ne m'a jamais vu boire; personne ne boira jamais avec moi. — Tu te trompes, repliqua Fenfant, lorsque tu UN POETE EGBA. 295 seras seul dans ta chambre et que pour mieux t'isoler, te caclier, lu te voileras en buvant ton pitou, regarde dans Ic pot, tu y \erras des mouches. . . Celles-la sont bien petites, cependant elles boivent avec les rois. Le souverain n'avait point songe a cela. II sourit, quoique, au fond, mecontent d'avoir ete fait qui- naud par ce gamin. II voulut une revanche. II dit : — Tu m'as pris. Mais tu ne saurais etre aussi heureux une seconde fois. Yonia, qui redoutaitle mecontenlement dumaitre et ne se montrait pas fier du tout de Tesprit de son fils, voulait i'emmener en s'excusant bien bas de ce manque de respect. — Non, non, dit le roi. Qu'il parle. Ten suis curieux. Acrombi se prosterna et supplia humblement le roi de lui pardonner ; mais, quand le desir lui venait de parler, c'ctait plus fort que lui, il ne pouvait s'empecher.... et il posa la question suivante : — Tu es un grand roi, le plus grand de tons, les chefs du pays sont tes esclaves, tons les fronts tou- chent la tcrre a ton aspect. Je sais cependant qui habite a la porte de ton palais... et ne t'a jamais salue... Fas-tu remarque? — Non, mais qu'on aille tout de suite, qu'on I'arrete. — Inutile, c'est le ruisseau qui court, chante et ne salue pas les rois. Ill C'etait veritablement trop d'esprit pour un enfant. Vonia, s'apercevant que la crainte du roi n'agissait point, conduisit Acrombi chez un feticheur de ses amis, sorcier remarquable, qui savait beaucoup de medecines et pouvait interroger les sorts. Ce feti- cheur conseilla d'abord de nouveaux sacrifices, puis il consulta le destin. Sur le plateau rond, en bois sculpte, des fervents d'Ifa, il repandit une mince couche de farine de mais; avec deux doigts etendus de la main droite, I'index et le medius, il fit dans la poussiere blanche des raies symboliques, souffla dessus legerement, donna au plateau de petites secousses espacees, trois fois trois, le nombre cabalistique, puis il exa- mina ce qui demeurait du primitif dessin. II mit, au milieu de la natte sur laquelle 6tait pose le plateau, une petite statuette de la deesse, en terre noire, avec des yeux de cauris, I'arrosa UN POETE EGBA. 297 d'huile et jeta dessus quelques plumes de perro- quet; il comptacombien de plumes rouges, combien de plumes grises s'etaient fixees a I'huile... Ensuite, il prit onze cauris dans la main, les secoua, les lanca en Fair a trois reprises et nota le nombre de ceux qui, chaque fois, tombaient sur le dos. II fit aussi virer de grosses graines plates et des coquilles d'escargots feticbes. Des pigeons appri- voises piquerent egalement certains grains de ma'is. Enfin, il fit bruler des meches tenues de colon et observa leurs flammes, leurs fumees. Pour termi- ner, il prit un coq, le pluma Yivant, lui arracha la t^te d'une seule torsion, et, pendant que I'oiseau se debattait entre ses mains dans les convulsions del'agonie, il fit coulerle sang sur un crane d'homme qui ornait son autel domestique. Vonia donna un sac de cauris, deux bracelets d'argent, un mouton, et sut le resultat de la con- sultation. L'enfant guerirait, mais il fallait I'eloigner de la ville, le faire travailler a la ferme pendant deux saisons, et lui donner a chaque lune un breu- vage que le felicheur composerait apres de nou- veaux sacrifices. Les exigences des esprits coutaient cher a Vonia; mais il etait riche, il pouvait payer, et comme il etait bon, craignait les dieux, il payait et ne regret- tait pas son argent. II n'en faisait pas moins remarquer a son enfant combien il depensait pour le gu6rir de sa folie, et I'engageait a recon- 17. 298 UN POETE EGBA. naitre lant d'efforts par une soumission absolue : — Je fais tout ce que je peux, lui disait-il, pour que vous deveniez enfin semblable aux autres en- fants qui ne causent point de honte a leur famille. Le comprenez-vous? Serez-vous a Favenir un gar- con honnete, respcctueux, capable de compter un jour parmi les citoyens honorables et honores? Abandonnerez-vous ces coutumes indecentcs, ces inventions mauvaises de fils d'esclave? Un homme libre ne s'abaisse pas aux jongleries, il les laisse aux etrangers, aux enfants des prostituecs. Le bonhomme etait aussi prolixe que vertueux. Une fois emballe sur le chapitre de la d^ccnce et de I'honn^tete, du respect du aux dieux, aux bommes et a soi-meme, il ne tarissait pas; son Eloquence etait aussi debordante que le cours de TOgun apr^s les grandes pluies d'ete ; il allait, il allait... Pendant tout le chemin qui mene a la ferme oii il conduisait son fils, il ne cessa de moraliser, en maudissant les baladins, les cbanteurs, les poetes, les musiciens, tous gens de rien, meprisables et meprises, que Ton devrait proscrire d'une cite ver- tueuse, car ils ne sont bons qu'a causer des cha- grins aux braves peres de famille dont ils seduisent les enfants. Et derriere le cheval patcrnel, sourd aux exhor- tations qui, chapelet monotone et melancolique, se succedaient sans Ir^ve ni rcpos, Acrombi marchait, distrait, reveur. A sa gauche ct derriere lui, la UN POETE EGBA. 299 grande ville plaquait une immense taclie jaune siir ramphillicatre dcs coUines qui vont mourir au fleuve. Uoluman profilait sa masse grise sur I'azur, et la Yallee se deroulait au loin, calme entre les montagnes tourmentees. Au milieu des champs, dcs prairies ct dcs plantations, la riviere courait, long ruban d'argcnt clair et joyeux; ca et la, dans Ics palmiers sombres ct les bananiers d'un vert tendre, un filet de fumee montait droit, mar- quant les fermes. Effrayes par les pas du chcval et le monologue de I'hommc, des oiseaux s'egaillaici^t en piaillant, des petales de flcurs que le vent aurait disperses ; avec de sourds bruisscments, dcs batte- ments d'ailcs et des oris de delrcsse, dcs compa- gnies de perdrix fuyaient a I'appcl du male; des corbcaux, qui perchaient sur les rOniers eleves, partaient d'un vol lourd, ct lours ailes blanches et noires decrivaient dans le ciel pur de grands cerclcs. C'etait tres beau; Tenfant admirait pendant que son pere lui rcpctait pour la centieme fois qu'un homme doit avoir de la dignite dans sa vie pour 6tre protege par les dieux, aime, estimc par ses concitoyens, que lui, Vonia, ctait Tcxcmple a suivre ; on rhonorait a juste titre, car il n'avait jamais songc a faire dcs chansons. Acrombi avait coupe une branchette d'osier; avec son coutcau, il la taillait tout en marchant, cnlcvait Tecorce en tube, y faisait des trous, une embou- 300 UN POETE EGBA. chure, et faconnait une espece de flutiau dont il etait tout heureux. II avait termine son instrument lorsqu'on parvint a I'aboule. II Tessaya. Bonheur! cela faisait un sifflet comme celui de I'oiseau mo- queur des bois. Mais Vonia descendait de cheval. Malediction! G'etait la tout ce que I'enfant avait retenu des longues homelies de la journee. D6ses- pere, le pere le battit durement, jeta sa flute au feu. Des lors, la vie fut penible pour Acrombi. Vonia I'avait donne au contremaitre de ses esclaves, qui devait le surveiller et le faire travailler. Le jeune garcon, habitue a la vie libre, a la pa- resse, etait a la tache, plus etroitement serre qu'un captif. II allait aux champs tout le jour, et les corvees fatigantes ne lui etaient point epargnees. Lorsque les terres etaient remuees, les sillons traces a la houe, d'autres plantations Fappelaient avec les mauvaises berbes a arracher. II devait aussi couper le bois, faire les fagots et les rapporter a la ferme. Ce n'etait point cela qui Taffligeait; le travail, la peine, la fatigue... baste! il s'en moquait... Est-ce que ce n'etait point le sort de tout homme? Est-ce que la legende de la creation du pays yorouba, que Ton avait contee un jour devant lui, neledisaitpas? Lorsque Olodumare, apresle deluge, avait descendu des nuages les sept princes, les neuf hommes, les dix femmes, ne leur avait-il pas donne une houe pour UN POETE EGBA. 301 qu'ils s'en servissent, eux et leurs fils, a creuser la lerre? II suivait la loi de tous, la loi divine; il ne s'en plaignait pas. Mais si Olodumare avail donne aux hommes des mains et une houe pour travailler, il leur avail donne aussi une bouche pour chanter. Et tandis que personne ne songeait a d6fendre aux oiseaux des prairies et des forets de dire en musique leur joie de vivre, lui, le pauvre petit Acrombi, ne pouvait plus ouvrir la bouche, il etait condamn6 au silence! Gombien alors il regrettait les bonnes journees de la ville ou, dans les cases en fete, on I'accueillait avec tant de plaisir pour ecouter ses belles histoires, ses jolies chansons! Vonia etait a Abeokuta; il envoyait souvent des messagers pour savoir ce que devenait Tenfant, s'il s'amendait. Le contremaitre des esclaves repondait : « II va bien ; il travaille et ne chante plus. Avec moi, personne ne perd le temps a chanter. » Ce contremaitre etait un homme brutal. II ne fai- sait point de discours. II en eut ete incapable. II ne savait pas delayer de moraux arguments en de tongues phrases ; mais il ne quittait jamais son baton. Lorsque Vonia supposa que la penitence avail assez dure, lorsque le contremaitre lui eut assure qu' Acrombi ne r^vait plus, etait devenu un brave petit travailleur, dur a I'ouvrage, courageux a la peine et soumis, il manda son fils a la maison de la ville. 302 UN POETE EGBA. Acrombi reprit tout joyeux le chcmin d'Abeo- kuta. On le connaissait. On savait son histoire; sa jeune rcnommec avait clcpasse les limites de son quarlier, et dans toute la ville, suivant les sentiments d'un cbacun, on aimait ou Ton blamait le petit poete, le fils de Vonia qui delestait les poetes. Lorsqu'il franchit la porte de la ville, le douanier de garde, qui, etendu sur la galerie do terrc peinte aux couleurs de la cite, fumait paresseuscment une pipe, rinterpella : — Eh bien, gamin, tu reviens, est-ce qu'on a su te guerir, la-bas, de ta maladie de troubadour? Au seuil de la case, il y avait une cage dans laquelle des oiseaux, nouvellement captures, ctaient enfermes. — Tu vols, ces oiseaux, repondit I'enfant, ils sont en cage, ils se taisent. Lache-les. Ouvre la porte de leur prison. Laisse-les s'envoler. Sit6t qu'ils auront fait quclques tours dansFespace libre et qu'ils revien- dront se poser sur les buissons, ils chanleront. Bonsoir! Et il pressa le pas pour rentrer a la maison pater- nelle. Son retour fut I'occasion d'un sacrifice ; Vonia lui tint de longs discours, tres sages, et qui temoignaient de ralTeclion particuliere que le pere cprouvait pour son enfant autrefois indocile, mais aujourd'liui, grace aux dicux, soumis. UN POETE EGBA. 303 Au fond, Acrombi ctait un bon petit garcon. II se promit bien de ne plus chagrincr le brave homme. II jura tout bas qu'il se contenterait de penser aux jolies choses qui lui passaient en I'esprit, les gar- derait pour lui seul et ne les dirait aux aulrcs hommes... que plus tard, lorsque son pere aurait reconnu qu'on pent faire des chansons sans etre une canaille, ou bien lorsque Vonia ne serait plus. II tint son serment huit jours. Sur une place de la ville, une caravane de por- teurs gambaris qui venaient du nord, du c6te de la grande riviere, etait arretee, exposant quelques marchandises en vente. Acrombi flanait au milieu. II regardait les tuniques brodees, les couteaux aux poignees de cuivre, les grandes ep6es aux fourreaux de maroquin histories, les colliers de pierres bleues, les bracelets de bois incrustcs, ct regrettait de n'avoir pas un cauris pour acheter une de ces belles choses. Les Gambaris avaient allume du feu et cuisaient sous la braise des epis de mai's; ils chantonnaient un refrain de leur nation. — Ce n'estpastresgai ce que vous chantez la, dit Fenfant. — C'est notre chant de route. II vicnt de notre pays. Nous Tavons traduit en egba. II n'y a ricn de plus beau. — Peut-etre. — Tu crois. 304 UN POETE EGBA. — Je sais. — Dis-nous. — A une condition. C'estque si je vous contente, sijevous dis une chanson qui vous plaise et vous entraine par les chemins vous faisant oublier la fatigue a la fin des longues etapes, vous me don- nerez ce joli bracelet dont j'ai le desir. — Dis toujours, gamin, nous verrons apres. — Promettez. — Eh bien, entendu. Acrombi regarda autour de lui si personne de sa maison ne pouvait Fentendre, et il se mit a chanter sur un rythme leger, entrainant, vif comme le pas rapide et cadence des porteurs, lorsque par le matin des beaux jours, a la fraicheur des aurores, sur les chemins unis, ils se mettent en route avec un bon repas dans le ventre, une charge legere sur la tete et un sourire de bonne humeur aux levres. II disait des paroles gracieuses, vivantes, et bien dans le caractere de ses auditeurs, dont il connais- sait tons les sentiments. II les savait orgueilleux de leur force, de leur beaute, fiers de la vie errante qui les conduit en tons pays, du nord au midi, du levant au couchant, toujours vaillants, toujours cou- rageux, ne s'arr^tant jamais, ne s'inquietant ni des montagnes a grimper, ni des marais, ni des rivieres a traverser, allant toujours par monts et par vaux sur la boue, surle sable et les cailloux des chemins, meprisant les voleurs, les mauvais garcons qu'ils UN POETE EGBA. 305 narguentdu baton, aimant auxetapesles jolies lilies qii'ils saluent de chansons et de caresses... Et il y avail entre les couplets alertes un refrain enlevant qui faisait trepigner d'aise les bons cou- reurs de pays. Ce refrain disait : « Dans Fair ou les oiseaux volent, — Dans I'eau profonde ou les poissons nagent, — Dans les bois etles prairies oii courent les betes, — Sur les che- mins ou vont les hommes — Est-il un etre plus beau — Que le Gambari, — Que le porteur rapide, — Que le porteur vigoureux, — Que le porteur vaillant — Qui vient du pays gambari? — Non, non, il n'est rien de plus beau I » Les Gambarisne connaissaientnon plus (sinon eux) rien de plus beau que la chanson du jeune garcon. — Qui te I'a apprise? — Personne. G'est moi qui Tai faite. — Tu es un brave garcon. Tu meriterais d'etre Gambari. Veux-tu venir avec nous ? Tu ne porteras rien. Tu nous diras des chansons, tu sais que notre vie estheureuse. II ne pouvait. II ne voulait pas abandonner son pere. D'ailleurs, il aurait mis ses nouveaux amis dans une cruelle situation s'il les avait suivis, car Vonia n'eiit pas manque de se plaindre aux obgonis et d'ameuter ainsi toute la ville centre les porteurs. Gependant Acrombi dut repeter sa chanson pour 306 UN POETE EGBA. que les Gambaris Tapprissent. Ces derniers lui don- nerent ensuite le bracelet qu'ilconvoilait. Et comme il leur avail fait beaucoup dc plaisir, ils lui don- nerent aussi une calotte brodee et un collier. Acrombi 6tait beureux, moinsdes presents que du succes. Car il ne se borna point a une chanson. En verve et muet depuis si longtemps, on n'avait pas eu besoin de le soUiciter beaucoup. Des musiciens s'etaient joints a lui et il s'en allait chantant, suivi d'un cortege nombreux comme s'il avait ete un chef puissant, un homme riche, un fils de roi ou un grand-pr^tre. C'etait une fete. Une fete et un malheur. II n'y a pas de gazettes quotidiennes a Abeokuta; cependant un chef de maison est t6t informe de ce qui s'est passe d'inte- ressant pour lui dans lajournee. Tout ce qui se fait, se dit et meme se pense est repete chez le roi, chez les grands chefs de ville, chez les commandants de quartier, et de la, suivant la fihere descendante, arrive en pen de temps aux maisons. On avait pris le repas du soir; Acrombi hachait le fourrage du chcval pour la nuit; les femmes met- taient les poules dans les pots de terre qui servent d'abri aux volailles; attachaient les moutons aux piquets; chassaient les chevres dans Tenclos; ba- layaient les galeries, les cours ; renouvelaient Teau des jarres; attisaient les feux sous les grosses mar- UN POETE EGBA. 307 mites a cuire le pitou; rentraient les etoffes teinles et sechees pendant la journee; serraient les metiers des lileuses; comptaient lescauris; allumaient les lampes et les fichaient aux places voulues dans les petites niches triangulaires des mnrs ; lavaient les enfants ; secouaient les natles et songeaient au repos, lorsque Vonia apprit Tequipee de son fils. II eut un acces de colere epouvantable et aussi de dcsespoir. Acrombi, terrifie, eut peur d'etre tue. II se sauva. La porte de la rue etait fermee, mais la menace d'une trique irritee donne des ailcs aux moins testes. II sauta surla cbarpente interieure et disparut comme une couleuvre sous les toils, a travers ce fouillis de paniers, de calebasses, de tas d'herbes, de fagots et d'objets de toute nature qui encombre le vaste espace servant de grenier aux maisons negres, entre le toit eleve et le plafond bas des chambrettes aux murs de terre. Vonia renonca aTy chercher; d'ailleurs, sa colere etait tombee avec Teffort de la premiere poursuite. II s'abandonna a la douleur. II se concha, frappa le sol du front en se lamentant; il dechira son bonnet, lacerason pagne... Le sort etait vcritablement trop cruel pour lui. Get enfant si longtemps atlendu, cet enfant de sa vieillesse, qui avait sans doute tue sa mere, tuerait-il aussi son pere? Les genies ennemis I'avaient-ils envoy6 dans lamaison de Vonia comme une catamite? Acrombi, de sa cachette sous le toit, entendait, 308 UN POETE EGBA. voyait; le spectacle de la douleur paternelle lui faisait de la peine. Pourquoi le pauvre homme etait- il aussi b^te? Pourquoi mettait-il son amour-propre ct comme un point d'honneur a s'affliger d'une chose cependant si naturelle et trop douce, trop jolie pour provenir des mauvais genies? Les chansons et la poesie etaient une joie dans la vie ; elles n'avaient pas ete donnees a Fhomme par les diables dispensa- teurs des maux et des tourments, mais par les diables aimants qui out pilie de la creature! Cette decouverte, qu'il faisait en son esprit, com- battait la douleur que lui causait I'affliction de Vonia, chassait les idees de soumission, faisait naitre un sentiment derevolte. Qui avait tort? Son pere ou lui? Qui etait possede par les mauvais esprits, chatie par les ames subtiles d'ennemis morts? Ce n'etait certes point lui, qui, comprenant les beautes de ce qui existe, les tra- duisait d'une si jolie facon et les faisait entendre a tons. G'etait son pere, qui s'obstinait a trouver mau- vaise une chose bonne, une chose divine : I'homme maudit, c'etait le pere et non I'enfant! Lorsque Acrombi fut arrive a cette conclusion, il ne s'inqui^ta plus, il s'endormit d'un sommcil inno- cent sur une botte d'herbes seches, entre deux paniers dans lesquels des families de souris avaient elu domicile ; il y avait aussi des cameleons ; effrayees d'abord, les petites bfites revinrent et chcrcherent des places chaudcs dans le v^tement de Fenfant. UN POETE EGBA. 309 La nuit « porte conscil » en Afriqiie aussi bieti qu'en Europe. Vonia, qui n'avait point dormi, son- geant, resolut de conduire de nouveau son garcon rebelle a la ferme, ct d'y aller, d'y demeurer avec lui, de faire une derniere tentative d'education pour sortir Acrombi de la voie de perdition. II fit part de son projet a un ami, le chef d'une maison voisine. Ce dernier sourit. — A quoi bon te donner tant de peine! Lorsque cet enfant est ne, tard-venu d'une femme longtemps sterile, je t'ai dit de le jeter dans le busch en sacrifice a Oro. II ctait monstrueusement fait. II ne devait pas vivre. Son corps s'est am61iore, mais son esprit est demcure mauvais. II est maintenant trop tard pour le luer, car il sera bientot un homme. Je crois aussi que tu perds ton temps en essayant de le corriger... — Que faire? — Lorsque dans un jardin de ricins pousse un pied de purgaire, la difference n'est pas grande exterieurement entre les deux plantes. Mais Tune est un poison; quoi qu'on en fasse, elle restera mau- vaise ct ne sera jamais de la famille des bons ricins dontelle porte I'habit et les couleurs. On Farrache. Moi a ta place... Mais tu connais mieux que moi ton devoir. Le voisin avail parte de la mauvaisc graine dans un bon jardin. Dans I'esprit bon, genereuxet devoue de Vonia, il venait aussi de jelcr la semence de ridee mauvaise, de la determination cruelle. IV En conduisant Acrombi a la ferme, pendant que le cheval pointait les oreilles et, sans qu'on le guidat, suivait content la route connue, le chemin qui aboutissait a la bonne pature, Vonia ne parlait pas, contre son habitude. II lui venait des pensees neuves auxquelles il n'etait pas habitue, et il avait besoin de se recueillir. « Quand une herbe est mau- vaise dans un champ ou Ton n'a seme que de bonnes graines, on arrache cette herbe et on la rejette dans la brousse d'oii elle vient, ou Ton n'a pas ete la chercher. Get enfant laid, mechant et mauvais 6tait-il le fils du bon Vonia? Le pere ne reconnaissait ni sa chair ni son coeur. Ilia, cepen- dant, avait toujours ete une honn^te 6pouse, fidele, attachee a ses devoirs... Et qui sail? II y a des bala- dins sans foi ni loi qui courent les chemins et les cases... Ges vagabonds out la parole doree, savent les mots qui tuent la vertu des prudes femmes; UN POETE EGBA. 3H leurs-yeux d'enfer jettent les philtres qui changent les resistances indignees en coupables complaisances et font tomber les filles, les epouses sur les talus des fosses, le soir, lorsqu'elles reviennent seules des champs ou de la riviere ! Ces musiciens sans famille, qui n'ont point de village, plus de patrie, abandonncnt au hasard leur semence impie dans les jardins les mieux gardes, les plus severement clos : la femme est faible de chair, et les gars sans scru- pules savent profiler des heures ou le sexe la livre sans defense, ouverte, docile. Un pourceau errant passe lubrique, un instant s'arr^te et repart insou- ciant... il laisse dans la maison du sage la honte ignoree; mais le fruit grandit et la honte s'etale au grand jour de la douleur et de I'afflictionl » Etla mauvaise pensee prenait corps dans Tesprit du bon Vonia. La peine diminuait, la colere, le depit augmentaient. De part et d'autre un fosse pro- fond se creusait entre le pere et le fils. C'etait le temps ou les haricots sont murs. Vonia s'en fut dans les plantations avec Acrombi, pour faire la cueillette. Vonia avait I'esprit trouble, angoisse par le doute et cherchait a voir clair dans ses pensees. Cela I'empechait de voir ailleurs. II avait flane toute la matinee a la case, la tete dans les mains, lesyeux a terre, com me si le sol paliss6 de la galerie avait con- tenula reponsc aux questions qui se heurtaient en lui. 312 UN POETE EGBA. Lorsqu'on fut aux champs, le soleil etait deja bien haut clans sa course, approchait du zenith; il tombait sur la terre une chaleur intense, qui, impuissante alapenetrer toute, dessechaitlesplantes, repliait les feuilles, rendait craquantes les tiges, ouvrait les coques des colons, cuisait les duvets, fendaitle sol, emiettait les glaises, r6tissait les cail- loux, puis, remontant, se croisait avcc les rayons nouveaux d'en haut, vibrait de la rencontre et fai- sait ainsi un rideau mouvant de moire transpa- rente, sous lequel les etres et les choses immobiles prenaient des contours tremblotants et semblaient danser sur place un fantastique menuet : celui des midis africains. Vonia, bourru, de mauvaise humeur, les yeux fermes a ce spectacle, avait dit : — A Touvrage, et qu'on se hate ! il faut, avant le soir, faire la recolte de ce champ, je le veux. Et lui-m6me, prechant d'exemple, s'etait mis a Toeuvre; il travaillait fievreusement; il ne s'inquie- tait pas des jolies araign^es habillees de soies jaunes et de rouges velours, qui, sous les feuilles des plants, cloves sur les supports de bambou, avaient tisse leurs nids et leurs filets delicats; il massacrait en aveugle, tirait sur les tiges, arrachait les gousses et les jetait dans un couffin de roseaux tresses. Mais le soleil avait tellement desseche les cosses mures, qu'elles eclataient auxpressions de la cueil- UN POETE EGBA. 313 lette, s'ouvraient, perdaient leurs graines et tom- baient vides dans le couffin. Des cigales chantaient assourdissantes. Cela irri- tait Vonia. II dit a son fils : — VousentendezcesbestiolesmauvaiseSjCriardes, ennuyeuses, elles ne savent que crisper les nerfs de qui les ecoute... et se passerait de leur concert. Elles ne travaillentpas. Elles sontinutiles. files vous heureux de leur ressembler? Aquoi pent rimer leur caquetage assommant, je vous le demande? — Tu ne sais pas ce qu'elles disent, repondit Acrombi. Moi,je Tentends, et je te le rep6terais bien si tu ne devais te facher encore. Sans attendre la permission de Vonia, qui deja froncait la peau rasce de ses sourcils, le jeune garcon chantonna sur un air aigu, percant comme le babil des cigales : « Vraiment Vonia, le sage Vonia ne ressemble point aux autres hommes. — Nous le voyons et ne pouvons nous empecher de le dire. — Vraiment Vonia, le sage Vonia ne ressemble point aux autres hommes. » Pour cueillir ses haricots, il attend qtie le soleil ait tout s6che dans les champs . — Les autres hommes viennent de bon matin quand la tosee de la nuit sonde encore les cosses. — C'est qu'avec les €Osses ils tiennent a recolter les graines. » Mais Vonia le sage a d'autres gouts, il aime les 18 314 UN POETE EGBA. cosses et non le fruit. C'est pour cela qu'il vient a midi quand le soleil a tout sechedans les champs. — Vonia ramasse les cosses dans son panier bien soigneusenient, et laisse par terre les graines pour les rats et les musaraignes. » Vraiment, Vonia, le sage Vonia ne ressemble point aux autres hommes. — Nous le voyons et ne pou- vons nous empecher de le dire. — Vraiment Vonia, le sage Vonia ne ressemble point aux autres hommes. » Des travailleurs qui passaient s'etaient arr^tes sur le chemin pour ecouter la chanson railleuse. lis s'en allaient la repetant et riaient. Vonia, furieux, perdant toute retenue, les invec- tiva violemment. — Vous ^tes des hommes mauvais, sans religion, allez, et que les diables vous empoignent, vous punissent, vous ne meritez que malheur pour applaudir un enfant qui se moque de son perel Lorsque le maitre fut rentre a la ferme avec son fils, il reunit tons les serviteurs, les esclaves, et aussi les gens d'une ferme voisine. Puis il leur declara qu Acrombi n'etait plus son fils; il le chassait, il le maudissail, il ne le connais- sait plus. II prit au jeune garcon ses v^temenls, les dechira, les mit en tas et les briila. UN POETE EGBA. 315 — Ce bonnet, ce sokoto, ce pagne etaient a mon fils lorsque j'avais im fils, mais je n'ai plus de fils. Je Ics brule et je jelte leurs cendres aiix qualre vents de Tespace. Qu'ainsi disparaisse le souvenir de ma tendresse, qu'ainsi a tout jamais soient emportes le nom et la memoire de I'enfant que j'affectionnaisl... Get enfant n'existe plus... etcepen- dant je ne Tai pasenseveli de mes mains... les mau- vais genies Tout enleve... ou... si quelqu'un d'entre vous le sait, qu'il me le dise... qu'il m'enseigne ou se trouve mon Acrombi, dont le mcchant garcon que vous voycz a pris le corps, la figure et le nom... Celui-la n'est pas de mon sang. Je le renie. Je lui ai repris les habits que j'avais donnes a mon enfant, et je Fai mis nu comme les esclaves que Ton vend au marche. Que nul de vous, dans mes fermes, dans mes maisons ne I'accueille. S'il a faim et s'approche de lamarmite ou les femmes cuisentlesnourritures, que les hommes se levent, prennent un baton et le chassent. S'il a soif et vient r6der autour des crucbes d'eau, des pots de pitou, que les captifs lui jettent des pierres et lacbent les chiens. S'il a som- meil et vent reposer sa tete sous un de mes toits, qu'on le batte, qu'on le cbasse... II n'estpas le fils de Vonia et d'llla, c'est un vaurien, un reprouve, un miserable, un maudit. Va-t'en. Va-t'en. Puisses-tu ne trouvcr sur les chemins que la misere et la honte. Je te voue a la douleur. Je te denoncc aux diables tes freres... Que le mais etl'igname so cban- 316 UN POETE EGBA. gent en ordures immondes lorsque tu voudras manger! Que I'eau pure des ruisseaux devienne plus empoisonn^e etplus puante que les sales boues des marais ou vivent les betes infames, lorsque tu voudras boirel Va. Que tu sois rcternel mendiant errant sur les routes, le vagabond hideux, effrayant, devant lequel se sauvent les femmes et les enfants! Va. Que ton corps se couvre de lepre et devienne pour tous un objet d'horreur! Va, et si Chango t'epargne, que Champana ne te manque pas et fasse de toi une charogne a jeter au busch ! Va, que Ton balaye sur le sol la trace de tes pas... Jamais on ne Fy reverra. Et I'homme bon, que la haine des poetes rendait mauvais pere, Thomme sage que Fhorreur des musiciens faisait cruel maudisseur, Fbomme bonnete qui se croyait justicier et ne craignait pas de lancer Tanatheme redoutable, d'en appeler a Champana, le terrible dieu de la variole, toujours avide de vic- times offertes, prit une poignee de terre, la jeta sur Acrombi et le chassa hors de sa maison. Les femmes balayerent le sol. Vonia se prosterna devant ses dieux domestiques. Lorsqu'il se releva, il avait repris sa figure habituelle. G'etait fmi. II n*avait plus de fils, 11 ne se rappelait plus avoir jamais connu Acrombi. Personne ne devait jamais plus prononcer devant lui ce nom maudit. UN POETE EGBA. 317 Acrombi etait nu sur le chemin et il avait Tame tristc. Iln'aYait pas entendu sans terreur la maledic- tion paternelle. II etait vou6 a Change! Des le pre- mier orage, lorsque la-haut gronderait la rude voix du Tout-Puissant, ne serait-il point frappe par les terribles pierres du tonnerre qui jamais ne man- quent le but? II etait voue a la lepre immonde, allait-il voir son corps tomber en pourriture infame? II etait voue a Champana, et tout son etre tremblait. C'etait la plus horrible des maledictions, celle qu'on hesite a prononcer, tellement le dieu mauvais est cruel et sait retrouver ses victimes! II avait le courage de ceux qui ont le coeur bon et n'ont jamais fait le mal, de ceux qui dans la vie ont toujours cherche le sourire... mais il avait ete eleve dans la crainte des dieux, et, bien qu'innocent, fre- missait, traite comme le dernier des criminelsl Lorsqu'il eut marche quelque temps et qu'il se Irouva loin de la fermc de Vonia, il se concha sur rherbe au bord du chemin et reflechit. Parfois le fatalisme donne du ressort a Fame negre et lui permet en tout cas de ne pas s'aban- donner trop longtemps a d'inutiles douleurs, de ne pas se consumer en regrets steriles. L'homme se debat sous I'etreinte de puissances superieures, les fails dependent de volontes que les sacrifices peu- vent flechir pour Tavenir, mais non pour le passe' le bien ou le mal accomplis, ces volontes n'y revien- 18. 318 UN POETE EGBA. nent plus; c'est fait; douleurs, larmcs, regrets iie changent rien: rhomme est impuissant, les dieux sourds. Ce sont la des idees que le negre ne raisonne pas toujours, mais d'apres lesquelles il agit. Apres une douleur physique il y a la reaction, fievre sanguine, ou depression ncrveuse, dans toute machine ani- mate. Une douleur morale comporte les memes phc- nomenes, fievre ou depression, colere ou ahaltement. Chez les civilises oii Ton a outre la difference entre les deux douleurs, les suites morales sont plus tongues. Chez le negre oii les sensations sont plus primitives, sans divisions factices, ces suites morales durent moins. Lorsqu'il eut reflechi, Acrombi fut moins triste. II avait toujours aime les dieux, il les avait memo chantcs et se proposait de composer en leur honneur de nouvcaux hymnes pour les jours de fete. Les dieux le protegeraient. lis jugeraient avec equite et sauraient bien qu'il n'etait point coupable. La male- diction de Vonia n'etaitpas valable,puisqu'elle 6tait sans cause juste. On disait Acrombi un scelerat, et il n'avait jamais fait que chanter. On ne jetait pas un garcon dans le busch pour ce crime. Et il se releva, console, courageux, envisageant I'avenir sans crainte. II n'avait plus rien, c'est vrai, mais personne ne meurt de faim dans le pays yorouba. A tons les foyers, lorsque c'est Thcure du repas, il y a une place pour le pauvre. II cntre, il saluc, UN POETE EGBA. 319 s'assicd, et on lui clonnc a manger, personnc nc songe a lui demander son ecot. Acrorabi n'etait point cmbarrasse de vivrc. Pour rinstant une seule chose Finquielait : il n'avait plus aucun vetement; Vonia avail toutpris,loul briile; il ne lui restait pas le moindre lambeau d'etoffe, pas meme de quoi se faire un mince bante qui cachat sa nudite. Et il n'etait plus d'age a se promener sur les routes, a passer dans les rues de la ville nu comme un petit mioche. II avail grandi. 11 etaitjeunegarcon, de ceux qui regardent deja les lilies, presque un homme. II lui fallail un vetement. II s'en fit un. Avec des roscaux, des epines el des larges feuilles il se confeclionna Ires vile une longue lunique verte dont il etait aussi fier que d'un costume de fete. II mangea et dormit dans une ferme de gens pauvres qui Faccueillirent bien et voulurent le rete- nir, car il avail conte de belles histoires a la veillee. Mais il avail hate de rentrer a la ville. Les champs lui plaisaient; il aimait les beaux spectacles de la brousse, il s'attardait a ecouter avec joie les voix de la foret, a surprendre la vie, les drames, les comedies des betes; tout cela etait beau. Mais il Irouvait encore miieux ala ville : des hommes . Ses h6les de la ferme etaient tres pauvres, ils n'avaient pu lui donner un seul morceau d'etolTe. Lorsque les gens d'Abeokuta le virent habille de feuilles, ils penserent que c'etaitune fantaisie de sa part. Quelques-uns le raillerent au passage. C'clait 320 UN POETE EGBA. dangereux, car il avail la repartie vive, cinglante, Fesprit rapide a concevoir, et la langue habile a lancer le trait. II savait mettrelesrieursdeson cote. Plus d'un beau parleur regretta d'avoir voulu tou- cher a la tunique herbeuse d'Acrombi, les feuilles en etaient retenues avec des epines, et ces epines piquaient... L'enfance et la premiere jeunesse d'Acrombi se relrouvent ainsi a peu prfes entieres. La tradition en a conserve les details jusqu'a la rentree du poete a la ville apres la malediction paternelle. Le narra- teur pent etre complet en consultant les souvenirs locaux. II n'en est plus de meme pour le restant de la vie d'Acrombi. La legende devient confuse. Les incidents de I'existence, les actes du poete s'ou- blient peu a peu. On retient plut6t ses chants. II dut vivre comme vivent encore aujourd'hui ceux qui chantent ses oeuvres; meprise des gens graves, aim6 et recherche par la jeunesse, demande dans les fetes, grassement paye et bien nourri lorsque sa presence 6tait indispensable pour donner de Teclat aux ceremonies, aux enterrements, aux manages, aux danses religieuses... II devint tres celebre. G'etait un honneur pour une maison que 322 UN POETE EGBA. dele recevoir, et il n'allaitpas chez tout le monde. Souvent des gens riches le priaient sans succes. II se trouvait mieux chez les pauvres. Beaucoup dc ses chants le disent. II aimait les enfants. Lorsqu'il en rencontrait jouant sur les places, il s'arretait, s'asseyait pres d'eux et leiir causait. II leur apprenait des fables ou les animaux et les plantes parlaient. II leur enseignait aussi des devinettes, celles que les gamins se disent encore entre eux dans le pays yorouba. — Un cavalier noir monte un cheval rouge qui se debat et rue sur place? Les enfants cherchaient. — Quand vous rentrerez a la maison, vous regar- derez au foyer, vous y verrez des pots noirs sur du feu rouge. Et encore : — Passez devant le palais du roi d'Ake et regardez bien sur la place, vous y verrez un arbre qui n'a qu'une feuille et qu'une branche, mais regardez soi- gaeusement. — Nous n'avons pas vu. Les arbres sont grands, ont beaucoup de feuilles, beaucoup de branches. — Vous n'avez pas bien regarde, car vous y auriez vu des champignons. Quelquefois des gamins d'inteUigence pluseveilJec devinaient. — Connais-tu celui qui n'a pas peur du feu, qui UN POETE EGBA. 323 ne craint pas le soleil et qui meurt aussit6t qu'il cntre dans I'eau? — Le sel, repondit un petit garcon. — Tres bien, tu es malin comme un singe, mais pourrais-tu me dire si tu as jamais vuune femme assez grande pour toucher en meme temps la terre et le ciel? Le petit garcon dut s'incliner devant Acrombi, il n'avait pas songe a la pluie. Le poete demandait aussi a ses petits amis s'ils ne connaissaient point la maison fetiche dans laquelle vit un 6tre, bien que cette maison n'ait jamais eu d'entree et soit herme- tiquement close. Gela, par exemple, c'etait fort! Mors il leur montrait un ceuf. Et il en savait comme cela beaucoup. De quoi interesser les petits garcons de la ville pendant de longs jours. II n'etait point beau, n'avait pas d'argent, ne se conslruisit pas de maison et n'acheta jamais d'epouses. II fut cependant aime. On conte encore sa liaison avec une courtisane celebre, une fille de roi qui 6tait tres belle, tres riche, faisait des hommes ce qu'elie voulait, leurimposait ses caprices, et qui fut pour le poete une servante, une esclave. EUe le nourrit, Thabilla, le soigna et lui conservatoujours dans sa maison un foyer ou il pouvait trouver le repos dans les tribulations de sa vie agitee. II fut brave a la guerre et composa des chants qui enflammaicnt le courage des combattants lors d'un siege que les Egbas durent soutenir contre leurs 324 UN POETE EGBA. ennemis du nord et de Touest. En des circonstanccs difticiles, lorsque les chefs assemblaient le peuple et le haranguaient, on eut recours a lui pour relevcr les coeurs. Les guerriers cliantent encore ce qu'il disait alors. Les feticlieurs, les pr^tres des dieux lui deman- daientaussi des hymnes. Malgre le grand nombre de chants religieux et guerriers qu'elle comprend, ce qui domine dans Toeuvre d'Acrombi, c'est la piece Icgere, a trait qui raille, a satire innocente. Le poete y excellait. Ccst d'ailleurs une particularite du caractere national; ces negres saisissent rapidement un ridicule et en rient, mais non mechamment . II est vrai qu'ils n'epargnent personne : leurs rois, leurs chefs, les puissants, les riches sont tres souvent pris a partie dans ces eclats de rire de peuple, eclats de rirc d'une gaiete communicative. Je me rappelle un voyage en pirogue ou j'avais un compagnon, lequel etait absolument chauve, au reste personnage important. Les canotiers le regar- daient a la derobee et chantaient des couplets dont tous riaient. — Ces moricauds se moquent de moi, dit-il. — Non I — Je parie qu'ils ont fait une chanson sur moi, que disent-ils? — Rien. — Mais encore? UN POETE EGBA. 325 — Voiis vous fiicherez. — Oh ! ils n'cn valent point la peine, diles. — G'estbicn innocent; ils chantent quclquc cliosc dans ce genre : « Le blanc n'a pas de cheveux. — Son crane est aussi nu qu'un oeuf. — En quel pays, a quel vent — Le blanc a-t-il laissc ses cheveux? — blanc, pauvre blanc! dis-nous-le. — As-tu jamais eu des cheveux! blanc, pauvre blanc! dis-nous-le. — Qu'as-lu fait jadis a la mere? — Qu'as-tu fait jadis a ton pere? — Pour qu'ils te privent de cheveux — Et te donnent un crane aussi nu qu'un reuf ? etc. » Mon compagnon chauve, etpersonnage important, etaitfurieux... Acrombi avail le genie satirique de sa race ; un travers, un ridicule excitait sa verve. II est telle de ses pieces qui fait encore la joie des joueurs d'ayo. L'ayo, jeu national dupays yorouba, est une com- binaison de calculs de billes a repartir en vingt- quatre cases. L'habilete consiste a calculer et n manceuvrer Ires rapidement. Chaque joueur, pour rendre incertaines les combinaisons de I'adversaire, pent conserver la main sur une case et cacber ainsi le nombre de billes qui s'y trouvcnt. On plaisantc ceux qui vont lentement et qui, pour se dissimuler reciproquement le jeu, arr^lent trop longtemps leurs mains sur une case. On leur cliante la ballade 19 326 UN POETE EGBA. d'Acrombi dans laquelle est narree robstination dc deux joueurs egalement t^tus, qui, pour ne pas laisservoirleursjeux respectifs, vecurent, Yieillircnt et moururent, accroupis face a face, la main crispce sur une case de Tayo, les arliculations raidies et dessechces par les ans... Les petits incidents de la vie, les differends dcs hommes et des femmes, des maitres et des esclaves, des chefs et des sujets, toute la menue monnaie de Texistence, fournissaient maliere a la verve d'Acrombi, po6te caustique, frondeur et cependant pas mechant. La durete exige un developpemenl que le peuple egban'avaitpas encore a cette epoque. Comment elquandmourut Acrombi? La tradition est muette. Sa naissance, sa jeunesse, je Tai dit, on salt tout cela tres bien, puis plus rien. On penserait que les peuples n'aiment point savoir comment dis- paraissent leurs grands hommes, quMls veulent se donner Tillusion que ces hommes ne sont point morts et que Ton pent les attendre d'un moment a r autre... D'ailleurs, est-il mort, le bon poete? Scs chansons ne le font-elles pas vivre au milieu du peuple qui fut le sicn? Chez tons n'ai-je pas entendu repeter les mots quMl assembla, les airs qu'il invenla? N'est-ce point de la vie, celle-la qui, chaque jour, amenele souvenir d'un homme a I'esprit dcs gene- rations? Combien vivra-t-il encore de la sorte ! Les Egbas UN POETE EGBA. 327 se civilisent. lis vont a Lagos. lis achetent des ves- tons, des chapeaux gibus, des cols Old-England, dcs pantalons new-fashion, des souliers bains do mer et des cannes. lis recoivent une education soi- gnee Chez les methodistes. G'est ainsi qu'un jour, dans mes courses par la ville, je fis ha connaissance d'un correct gentleman qui s'exprimait en anglais avec une purete humi- liante pour mon jargon de voyageur « cosmopolite ». JMnterrogeai ce jeune gentleman. II etait plus cullive que ses parents sauvages, j'en esperais des renseignements, des textes. II ignorait Acrombi. Mais il avait de I'education, il savait des chants plus dislingues : les Psaumes de David et aussi quelque chose de Ires joU, du nouveau, disait-il. A pleinc voix il hurla : Tararaboum di-e... I L'oluman ne s'ecroula point I Pauvre Acrombi ! quelques annees encore et ton peuple saura les chansons a succes de TEurope dis- tinguee : Tararaboum die-... Quant a tes ballades, a tes hymnes, a les satires, a tes fables, a tout ce qui fit ta gloire... il faut bien que TAfrique se civi- lise. Tararaboum di-e, des pianos mecaniques etdu gin, que veux-tu de mieux? G'est le progres pour ta race... FIN TABLE M A J G B E 1 I' N E BIBLE N K G H E 117 NUn n'AFRIQUE 177 11 AS SIN 189 UN P E T E E G B A 273 Coulommiers. -- Imp. Paul BRODAUD. — 851-%. T'r^ ^■ Nouvelles publications . Traite d'aoalyse chimique par la methode des volumes, comjM'enant I'analyse des gaz et des metaux, la chlorometrie, la sulfhydrometrie, racidimetrie, ralcalimetrie,la saccharimctrie, etc.,par A.-B. Poggiale, professcur de chimie a I'ficole imperiale de medecine ct de pharmaci^ militairesduVal-de-Graccetc. Paris, 1858, 1 vol. in-8, avec 171 fig. intercalces dans le' texte 9 fr. Analyse de Tenlendement humain. Quelles sont ses facultes? Quel en est le nom, quel en est le nombre, quel en doit etre remploi? par le docteur Felix VoisiN, medecin en chef des alienes de I'liospice de Bicelre, etc., Paris, 1858, 1 vol., gr. in-3 7 fr. 50 c. Stahlet rAnimisme, Memoire lu a I'Academie des sciences morales et poliliques, par Alb. Lemoine, professcur de philosophie a la Faculle des Lettres de Bordeaux, Paris, 1858, in-8 de 206 pages. 3 fr. 50 c. Du sommeil, au point de Vue physiologique et psychologique, par Albert Lemoine. Ouvrage couronne par I'lnslilul de France (Acade- mic des sciences morales et politiques). Paris, 1855, in-12, de 410 pages 3 fr. 50 c. Des sciences occultes, ouEssai sur la magie, lesprodiges et les miracles, par Eusebe Salverte. Troisieme edition^ precedes d'une Introduction, par E. LiTTRE, membre de I'lnstitut. Paris, 1856, 1 vol. grand in-8 de 580 pages 7 fr. 50 c. De la Pluralite des Races humaines. Essai anlhropologique, par G. PoucHET, Paris, 1858, in-8 de 212 pages 3 fr. 50 c. Histoire naturelle de I'homme, comprenant des Becherches sur I'in- fluence des agents physiques et moraux consideres comme cause des varietes qui distinguent entre elles les differentes Races humaines, par J.-C. Prichard, membre de la Societe royale de Londres, correspon- dant de I'lnslitut de France, traduit de I'anglais, parF.-D. Roulin. Paris, 1843, 2 vol. in-8, accompagnes de 40 planches gravees etcolo- riees, et de 90 figures intercalees dans le texte. . . ; 20 fr. Traits des degenerescences physiques, intellectuelles ei morales de I'espece humaine, et des causes qui produisent ses varietes maladives, par le docteur B.-A. Morel, medecin en chef de I'asile des alienes de ^ainl-\on{^e'me-inieTie\ire), ouvrage couronne par V Institutde France. Paris, 1857, 1 vol. in-8 de 700 p. et atlas del2pl. in-4. . 12fr. Traits d'hygiene publique et priv^e, par le docteur Michel Levy, di • rectour do I'ficole imperiale de medecine militaire de perfectionne- ment du Val-de-Grace, membre de I'Academie imperiale dcmodecine. Troisieme edition, rewxe et augmentee. Paris, 1857, 2 vol, in-8, ensemble 1800 pages 1 T fi Piuis. Impriraerie de L MAUTr.NET, nio Mignon, -2.