ifvfl- I fiO V= ^l-UBRARY^ V jm A ^^^ *^^ S 3 s 2 5* *5ia -s, vSfflAIWli^ ^\\E-UNIVER% ^lOS-ANCEltf.* <^, ^ ^ ^^ OF-CAll FO/?^ - ' 9 gOr-s 1 15Ei 1 ir' i 1/yJii CONTES CHOISIS. It is intended that this series should contain short stories and nmtvelles by the best French writers, thus giving at a very mod- erate price specimens of the very best French fiction. Each number will be handsomely printed and will be pub- lished at the uniform price of 25 cents. NOW READY. No. i. LA MERE DE LA MARQUISE, par EDMOND ABOUT. No. 2. LE SIEGE DE BERLIN el autres contes, par ALPHONSE DAUDET. No. 3. UN MARIAGE D AMOUR, par L. HALEVY No. 4. LA MARE AU DIABLE, par GEORGE SAND. No. 5. PEPPING, par L. D. VENTURA. No. 6. IDYLLES, par MME. HENRY GREVILLE. No. 7. CARINE, par Louis ENAULT. No. 8. LES FIANCES DE GRINDERVVALD par ERCKMANN-CHATRIAN. No. 9. LES FRERES COLOMBE, par GEORGES DH PEYREBRUNE. No. 10. LE BUSTE, par EDMOND ABOUT. No. ii. "LA BELLE-NIVERNAISE," histoire d'un vieux bateau et de son equipage, par ALPHONSE DAUDET. No. 12. "LE CHIEN DU CAPITAINE, "-par Louis ENAULT. No. 13. BOUM-BOUM. By JULES CLARETIE, with other exquisite little stories. OTHERS IN PREPARATION. These may be obtained from the bookstores, or will be sent postpaid on receipt of price by WILLIAM R. JENKINS, PUBLISHER AND IMPORTER, 850 Sixth Avenue, New York. CARINE PAR LOUIS ENAULT NEW YORK: WILLIAM R. JENKINS, fiDITEUR ET LIBRAIRE FRANAIS, 851 & 853 SIXTH AVENUE. BOSTON: CABL SCHOENHOT. 1888. CARINE. ERS la fin du mois de juillet de 1'annee mil huit cent cinquante-six, la Walkyrie, une des plus fines helices de la grande Compagnie b arn hnnr ffpoiaft qui dessert toutes les eistfales' de la mer Baltique, ^-*-y ^j't partie la veille de Kiel, entrait, apres une traVersee superbe, dans le fjord de Gothenbourg. n pouvait etre minuit : le soleil majestueux descendait lentement dans les profondeurs du Skager-Rack, s'attardant a la cime des vagues en- flammees, comme s'il ne pouvait se rdsoudre encore a quitter notre hemisphere. Arrive au point 2075552 4 CAR1NJS. extreme ou le ciel et la mer semblent se joindre et s'unir, il hesita et s'arreta un moment, et, alors meme qu'il disparut, il resta si pres que Ton devi- nait toujours sa presence. Le ciel, vers le cou- chant, gardait des teintes ardentes : on cut dit une palette radieuse, sur laquelle les nuances les plus vives se fondaient et s'embrasaient. Les deux couleurs dominantes, le rouge et le jaune, qui sont les deux plus riches du prisine, se melaient et se pdnetraient de maniere a presenter dans une chaude harmonie les tons les plus poetiques. L'eclatante lumiere qui flottait a 1'horizon dans une bande de pourpre fonce, allait s'eteindre et mourir au zenith, en de legers flocons orange's qui menageaient la transition avec 1'azur sombre. De grands nuages aux aspects etranges, chariots aux roues etincelantes, trones d'or, palais aux architec- tures fantastiques, croulant sous le vent, s'elevaient de la mer, montaient dans le ciel et decoupaient vivement leur silhouette sur un fond resplendis- sant. A peine les derniers rayons s'etaient-ils evanouis, a peine les dernieres splendeurs effacees, a peine dans le ciel eteint les bouquets de roses furent-ils remplaces par des touffes de lilas, que, deja, du cotd de Test, le soleil reparut. Cette nuit-la, il n'y eut point de nuit. CARINE. 5 Tons les passagers de la Walkyrie etaient debout, groupes a 1'avant du leger navire, regardant le rivage qui s'approchait, et la ville qui etendait vers eux ses deux moles, cdmme des bras hospitaliersf pour les mieux recevoir. Au fond du golfe, baignant ses pieds dans la mer, appuyees a deux montagnes de gran it couron- nees de sapins, nonchalamment etendues sur 1'lierbe des prairies, comme une femme sur sa couche ; les flancs mollement presses d'une ceinture de beaux arbres, la ville de Gothenbourg^a/pparaissajt de- vant eux, toute baignee Jos claries crepusculaires que le soleil, effleurant les vagues a peine soule- vees, semblait lui envoyer, non point des hauteurs du ciel, mais des profondeurs meme de 1'abime, au sein duquel son disque etait encore a demi plongd. Tous les passagers etaient joy eux, comme on Test toujours quand on vient d'accomplir une tra- versee, si courte qu'elle soit, et que Ton repose enfin sur le sein maternel de la terre. C'etaient pour la plupart des Norvdgiens, recon- naissables a leur structure carree et un peu lourde, a leur physionomie ouverte et francbe. Us revenaient de Breme, de Dantzick ou de Liibeck, et regagnaient Christiania apres une halte a Gotlien- bourg ; c'etaient aussi des Suedois, qui venaient de visiter 1'Europe, comme on dit a Stockholm, et 6 CARINE. qui rentraient dans leurs foyers "avec une provision de souvenirs. Sur tous ces visages blancs et roses, dans tous ces yeux, cliangeant du bleu au gris, comme la mer qu'ils avaient si souvent regar- dee, on retrouvait tous les signes caracteristiques des races du Nord. Aussi, au milieu d'eux, on avait bien vite remar- que un jeune bomme aux prunelles noires, au teint mat et vigoureux, aux vives allures, a la pbysionomie animee, a la demarche brusque et rapide, qu'il etait impossible de confondre avec ses paisibles voisins. II etait de taille moyenne,ala f ois mince et bien pris. Les Norvegiens aux vastes membres ne pouvaient s'empecher d'admirer ses mains fines et ses pieds etroits. Ce jeune homme allait et venait d'un groupe a 1'autre, gai, jaseur, familier, echangeant avec chacun, dans une langue incorrecte, mais pittoresque et vive, des observa- tions, des demandes et des reponses qui provo- quaient parfois un sourire. Cependant, a travers une foret de vergues, de mats et d'agres, la Walkyrie se frayait un cliemin, grace a 1'habilete d'un pilote consomme ; bientot elle atteignit le quai reserve aux paquebots ; la vapeur siffla bruyamment, et Ton entendit deraper les cliaines. L'ancre mordit le sable argente, la passerelle CAR1N& 7 s'abaissa, et les voyageurs s'elancerent sur le rivage. Le jeune etranger, reste seul, regarda 1'heure a sa moutre : il etait minuit trois quarts. " Ce u'est pas, dit-il, le moment d'aller faire des visites : il me semble que le soleil a perdu la tete ; on ne sait comment on vit dans ce pays singulier, et je ne puis plus distinguer le jour d'avec la nuit." II s'appuya contre un mat, et regarda descendre ses derniers compaguons. Puis il promena un moment ses yeux sur la ville silencieuse. La ma- tinee, si Ton peut donner ce nom a des heures qui, cbez nous, appartiennent toujours a la nuit, la matinee etait charnmnte, transparente et fraicbe comme uno ;iul>e de printemps dans une belle vallee, quand on ne voit pas encore le soleil qui monte derriere les collines. Le fjord etait inondd de molles lueurs immobiles sur les flots. Gothenbourg dormait. Dans nos climats plus avares, au milieu de notre civilisation, plus exigeante et plus dnergique, la lumiere nous mesure le travail et nous ne connais- sons guere de repos sans tdnebres. Aussi, le pre- mier aspect de ces rues dclairees et desertes, de cette cite oisive, quant tout 1'excitait aux ceuvres de la vie active, produisit sur 1'habitant du 'sud 8 CARINE. une impression bizarre et qui le saisit tout d'abord. La mer, qui penetre jusqu'au cceur de la ville, troublait seule par le clapotement et le remous de ses vagues un silence qui lui parut funebre. Cette vue n'avait en elle rien de bien rejouissant; un peu d'ennui saisit le voyageur, et comme cet ennui se joignait a beaucoup de fatigue, le jeune homme salua, par un leger baillement, le soleil scandinave et sa premiere journee sous le ciel de la Suede. Bientot il s'etendit sur des balles de coton entassees a 1'avant du navire, et, avec la satisfaction bien naturelle a un homme qui vient de passer deux nuits blanches, il s'endormit de ce profond som- meil que 1'on appelle le sommeil du juste. Quand il se reveilla, il etait neuf heures ; la ville etait deja remplie de bruit et de mouvement. II descendit a sa cabine, mit beaucoup de soin et de coquetterie a sa toilette du matin, et, s'aven- turant sur la planche e"troite, foula bientot d'un pied joyeux le sol d'Odin. II marcha d'abord assez vite, tout droit devant lui, coudoyant, coudoye, les epaules effacees, la tete haute, le nez au vent, les yeux au loin. II suivit quelques instants le beau quai de granit qui s'avance en ligne droite du fjord jusqu'a la mon- tagne. Apres une course de di'x minutes enivre"e d'air CARINE. 9 libre, il s'arreta pour demander quelques rensei- gnements a un homme qui se croisait avec lui dans la rue ; mais il s'embrouilla tellement dans ses questions, que 1'autre haussa les epaules en faisant le signe qui signifie dans toutes les langues : Je ne comprends pas ! et passa son chemin. Notre heros, qui croyait s'etre exprime dans un suedois irreprochable, parut tres surpris du peu de succes de sa tentative ; mais comme il n'etait pas homme a se decourager pour un premier echec, il la renouvela bientot, et, cette fois, parlant lentement, a voix haute et distincte, il eut la satis- faction de voir celui auquel il s'adressait s'arreter devant lui, porter la main a son chapeau, sourire uu peu sans doute de son accent etranger, mais faire un signe approbateur et le regarder avec cette bienveillance charmee que les naturels des pays lointains eprouvent toujours pour celui qui brave les perils et les difficultes de leur laugage. Le jeune homme, apres avoir re9u les indications qu'on lui donnait avec un empressement plein de courtoisie et d'obligeance, changea de route tout a coup, et, quittant la ligne droite des quais, prit une route transversale. II arriva bientot a la limite meme de la ville, beaucoup plus longue qu'elle n'est large, et s'arreta devant une maison d'assez belle apparence, dontlaporte massive etait 10 CARINE. ornee d'une plaque de cuivre, reluisante comme de 1'or fin, qui portait en belles lettres gothiques le nom de M. Kaii-Johan Tegner, negociant. L'etranger souleva le marteau, qui retomba bientot, avec un retentissement sonore, sur un clou de bronze a la tete taillade'e. Au meme moment la porte s'ouvrit : il entra et se trouva dans un large vestibule, dont le sol etait couvert de branches de sapin et de fleurs efieuillees. Au meme instant une jeune fille qui sortait d'un petit salon s'arreta devant lui. Tous deux se regarderent un moment sans par- ler ; mais la jeune fille etait chez elle ; elle avait done le droit d'attendre : c'etait au nouvel arrivant a parler. II le comprit sans doute, car, apres un moment de muette contemplation, faisant appel a tout ce qu'il pouvait savoir de suedois pour donner une haute idee de sa politesse et de sa galanterie : " Que vous etes belle ! lui dit-il en mettant le chapeau a la main. Je ne suis pas belle ! repondit la jeune filie avec un sourire plein d'enjouement, de bonne hu- meur et de franche gaiete ; je ne suis pas belle, mais vous etes Francais ! " Ceci avait ete dit avec un peu de lenteur peut- etre ? mais toutefois avec un accent assez pur et CARINE. 11 dans 1'aimable idiome qui se parle entre la Seine et la Loire. A quatre ou cinq cents lieues de la patrie, le son de la langue maternelle est comme une douce caresse pour 1'oreille et pour 1'ame. Le nouvel arrivant fut aussi ravique surpris ; mais, dans sa surprise et son ravissement, il oublia de repondre. "Me trompe-je, dit la jeune fille, et n'etes-vous point Fran9ais ? Pour vous servir ! " repondfil en s'incliuant devant elle. Au meme moment une autre porte s'ouvrit, et une grosse fenime, qu'a sa tournure et a son cos- tume il prit pour la cuisiniere de la maison, appa- rut a 1'extremitd du vestibule. Et, comme elle s'ava^ait vers les jeunes gens : " Je suis Fran9ais, mademoiselle, ou plutot je suis Marseillais, entendons-nous bien, reprit-il avec une certaine vivacite. Mais Marseille est France, je ci'ois ? Sans doute, sans doute ! Je suis done Fran- cais, comme vous 1'avez dit : de plus je m'appelle Marius Danglade." Et Marius s'arreta comme pour juger de 1'effet produit par son nom sur la jeune fille. " Marius Danglade! repetala jolie Suedoise en se parlant a elle-meme, et chercliant visiblement a rassembler ses souvenirs. 12 CARINE. Aurais-je la bonne fortune d'etre connu de vous ? demanda-t-il en remarquant un peu d'hesi- tation chez elle. Connu ? Non ! rdpondit la jeune fille en sou- riant ; il me semble, cependant, avoir entendu prononcer votre nom : vous dites que vous etes de Marseille ? Oui, j'en arrive. Vous connaissez le consul de Suede ? M. Frederick Waldstrom ? Precisement. J'ai une lettre de lui pour M. Karl-Johan Tegner, qui babite cette maison. C'est mon pere, repondit la jeune fille, et si vous voulez bien prendre la peine d'entrer dans ce parloir, je vais me hater de le faire avertir." Tout cela fut dit avec beaucoup de grace et un air parfait de naturel et d'aisance, que Marius ne se serait point attendu a rencontrer ailleurs que chez une Fra^aise. II ne savait point que les Suedoises sont les Francaises du Nord, et il laissa voir un peu d'etonnement qui temoignait assez de son ignorance des moeurs elegantes et de 1'educa- tion serieuse et forte des femmes, sous certaines latitudes, malheureuseinent trop eloignees de Paris. Sur les pas de la jeune fille, il entra dans le par- VARINE. 13 loir ; celle-ci le fit asseoir, et, sonnant avec assez de vivacite, elle donna un ordre bref, et que Marius ne comprit point, au doinestique qui parut ; puis elle offrit a son hote, pour lui soubaiter la bienve- nue, un verre de cet bydromel que lea Suedois appellent mjod, tres en honneur cbez eux, liqueur sucre"e comme le miel, et amere comme la biere dont elle se compose. Marius, avant de boire, avait salue la jeune fille avec un melange de politesse et de cordialite que celle-ci n'avait point trop mal accueilli. En repla- 9ant le verre sur le plateau, il la regarda avec plus d'attention qu'il n'avait encore fait A premiere vue on lui donnait vingt ans, et Ton ne se trompait pas de beaucoup. L'exclamation de Marius en la saluant etait peut- etre un peu exageree, car elle n'offrait point cette purete et cette correction de lignes sans laquelle il n'y a point de vraie beaute. Mais elle avait du moins une fraicheur de sang et un oclat de regard qui eblouissaient. Ajoutez qu'olle etait grande bien decouplee, et qu'a la souplesse de ses mou- vements Ton pouvait deviner 1'harmonie de ses proportions et juger de 1'elegance de ses formes. Son front haut, couronne de cheveux chatain clair, qui bouclaient legerement autour des tempes, etait, en quelque sorte, eclaire par les rayons que 14 CARINE. projetaient deux grands yeux bruns, les plus aima- bles et les plus vifs du monde. Marius eut bien voulu renouer 1'entretien ; mais il ne trouvait point une entree aussi delicate et aussi ingenieuse qu'il 1'eut souhaitee : il dut se contenter de tirer de sa poche la lettre d'introduc- tion du consul, et, la tendant a la jeune fille : "Voici, lui dit-il, ce qui m'accredite aupres de vous. Tout a 1'heure, reprit-elle en souriant, vous re- in ettrez vos lettres de creance a mon pere ; il ne tardera point a venir : j'entends ses pas dans la chambre au-dessus de cette piece ; mais veuillez done me donner des nouvelles de Mme Waldstrom, la femme de celui a qui nous devons le plaisir de vous connaitre. II parait que la France rend pa- resseux, car elle ne m'ecrit presque plus depuis qu'elle est a Marseille." Marius avait rencontre deux ou trois fois la con- sulesse au bal ; il assura qu'elle se plaisait beau- coup en France, et qu'elle trouvait Marseille la plus agreable ville du monde. " Elle aurait bien pu prendre la peine de me le dire, fit la jeune fille en souriant. Elle m'a envoye a Gothenbourg tout expres pour vous en informer. Asseyez-vous done, monsieur I'ambassadeur. 5 ' CARINE. 15 Elle parlait encore, quand la porte s'ouvrit et donna passage a la majestueuse persoune de M. Karl- Job an Tegner, respectable citoyen de Go- thenbourg, un des plus gros bonnets du conseil de la Banque, et une des premieres notabilites de la Bourse du Commerce. Lajeune fille, en deux mots et avec 1'aisance qu'il avait deja admire e en elle, presenta le nou- veau venu a son pere et le mit au courant de la situation. " Que M. Marius Danglade soit le bienvenu a Gothenbourg et dans ma famille ! " dit M. Karl- Johan Tegner, du meme ton que prit le jeune Hamlet pour accueillir les hotes de sa mere : Soyez les bienvenus, messieurs, dans Elseneur ! Et il lut lentement, en faisant de temps en temps de petits signes de tete expressifs, la lettre que Marius venait de lui presenter. Puis il la replia avec une attention minutieuse, et la remettant dans son enveloppe : " Waldstrom est fort de mes amis, dit-il, et deux fois deja il m'a e"crit pour me parler de vous. " Ici, vous le verrez bien, les amis de nos amis Bont aussi les notres ! II y a longtemps que nous vous attendions : nous nous occupions de vous de vous connaitre, et votre nom a e'te pro- 16 CARINE. nonce chez nous plus d'une fois deja; n'est-ce pas, Elfride ? ajouta 1'honnete negociant en se retour- nant du cote de sa fille. C'est vrai, monsieur, fit celle que Tegner ve- nait d'appeler Elfride, et j'ai ete si peu etonnee en vous voyant, que j'avais plus envie de vous dire votre nora, que de vous le demander. Tout cela est tres bien, mon enfant, dit le negociant en jetant sur sa fllle le doux regard d'une paternite satisfaite ; mais, au lieu de tant parler, si tu f aisais monter les malles de M. Danglade dans, sa chambre ? II faudrait savoir ou elles sont ! Monsieur, en entrant ici, tenait sa canne d'une main, son cha- peau de 1'autre : c'est tout ce que j'ai vu. . . . Mademoiselle a raison, et mon modeste ba- gage d'artiste est reste a bord de la Walkyrie. Artiste ! artiste ! . . . . Ce n'est pas la du tout ce que Waldstrom m'ecrit! pensa Tegner. Enfin, c'est peut-etre une fantaisie de ce jeune commer9ant de se fairs passer pour un artiste ; la chose lui est bien permise : mais je ne comprends pas. Ainsi, reprit-il tout haut, vous avez laisse vos malles dans votre cabine ? Je ne me serais pas permis de les faire appor- ter chez vous. CAR1NE. 17 Tres-bien, jeune homme ! mais moi je vais me permettre de les envoyer chercher. Ne faut-il point que je me presente moi- meme. Sur un mot de moi, on transborderait ici la Walkyrie tout entiere, fit Tegner avec un geste d'orgueilleuse confiance. Je crains vraiment d'abuser de votre hospi- tal ite. - Avons-nous 1'air de nous gener pour vous ? - Vous y mettez tant de bonne grace que je ne m'en apercevrais point ! Aussi, treve de fa9ons! c'est bien convenu; on ne vient pas ici de 1'autre bout de 1'Europe (car nous demeurons un peu loin) pour aller s'etablir a rhotel. Quand vous vous trouverez mal chez nous, mon jeune ami, il sera temps de songer a partir. Elfride, vois si la chambre de notre hote est prete ! " Elfride sortit sur la pointe du pied, legere comme un oiseau qui fait a la terre la grace de marcher, inais qui semble toujours pret a prendre son vol : Meme quand 1'oiseau marche, on voit qu'il a des ailes ! Cinq minutes plus tard, un valet factotum, qui venait d'endosser un habit de livree par-dessus 18 CARINE. son pantalon de travail et son gilet de tous les jours, fit savoir que la chambre du monsieur fran- 9ais 1'attendait. " Vous voila chez vous ! dit le negotiant en ins- tallant Marius dans une grande piece tres confor- table, dont 1'unique mais vaste fenetre s'ouvrait sur un admirable horizon. Qu'on est bien ici ! fit le jeune homme en regardant en face de lui, la montagne couronnee de sapins. Tachez done de vous y plaire et d'y rester longtemps ! Voici le programme de la maison : on dejeune a dix heures, Ton dine a quatre, on soupe a neuf, et tout cela de tres-bou appetit. Soyez exact ; c'est tout ce que je vous demande, car je n'aime pas a attendre : c'est la mon plus grand defaut. Le reste de la journee vous appartient." Apres ce petit speech, debite avec beaucoup de rondeur et de bonhomie, M. Tegner referma la porte et laissa Marius prendre a son aise touteS ses petites dispositions interieures. " Voila de braves gens ou je ne m'y connais pas ! s'ecria le jeune homme, et il est impossible de montrer plus de cordialite" et plus de franchise. Ajoutons que la maison est jolie, qu'elle semble confortable, ce qui ne gate rien, et qu'elle est ad- mirablement situee. Cette montagne a 1'air de CARINE. 19 poser tout expres pour moi. Je n'ai qu'a ouvrir ma fenetre pour rne trouver en face des plus admira- bles niodeles qu'un paysagiste puisse souhaiter. N'oublions pas que la fille est charinante ; si elle etait blonde, cette petite Elfride serait a pen pres parfaite." Marius en etait la de ses reflexions, quand deux matelots, qui remplissaient 1'office de valets de charnbre aupres des passage rs de la Walkyrie, frap- perent a sa porte et bientot deposerent au pied du lit sa malle, son havre-sac, et une enorme boite a couleui's. n jAEIUS Danglade est un gar9on d'hu- meur vive et gaie, qui n'a pas honte d'etre jeuneet a qui Ton n'auraitjamais songe a dire : Donnez-moi vos vingt ans si vous n'en faites rien ! car il les ernployait le mieux possible. II est vrai que ses vingt ans en avait vingt-cinq. II avait vu le jour dans une de nos villes les plus poetiques ; une ville ou tout le- monde a le sentiment et le gout des arts, ou la nature a largement repandu les aptitudes pour saisiretles facultes pour rendre le beau. Nous 1'avons deja dit: Marius etait Mar- seillais. Marseille est rerapli de peintres, de musiciens et de poetes. dont les productions artistiques reve- CARINE. 21 lent une facility remarquable. Mais, en general, sea habitants font de 1'art en faisant autre chose. Plus ils ont re^u de la nature (uno nature gene- reuse jusqu'a la prodigalite), moins ils songent a le lui rendre. Pareils aux laboureurs de ces con- trees trop fertiles qui se contentent de remuer le sol du pied, et qui 1'abandonneut avec la sentence confiee aux ondees et aux soleils, les Marseillais ne songent point a pousser jusqu'au bout cette forte culture sans laquelle la plante humaine n'ar- rive point a son e"panouissement complet et ne donne jamais ni toute sa fleur, ni tout son fruit. Marius, fils d'un armateur qui avait un comptoir sur la Cannebiere, une villa sur le Prado et une bastide avec un posfe a feu tout pres des gorges d'Ollioules, avait montre des 1'enfance la plus ten- dre d'assez grandes dispositions pour le dessiu. A six ans, il faisait des nez et des oreilles ; a huit ans, il offrit un ceil a son pere le jour de sa fete On se rejouit dans la faniille de ce talent naissaut et les grands parents, en voyant ce marmot stu dieux, se disaient qu'un jour ce serait un caissier modele. Quand il eut quinze ans, on commen9a a trouver qu'il dessinait trop, et on voulut lui retirer les crayons et lui doaner ane plume. II abandonna t>ien ses crayons, ujais ce f ut pour prendre des pin- 22 CARINE. ceaux. On ne fait pas les additions avec le carmin, 1'outremer et la terre de Sienne. La famille coni- men9a a concevoir des inquietudes serieuses. Quand, a dix-liuit ans, Marius declara qu'il voulait etre artiste, ce fut une desolation. Ce n'etait pas pour cela que son pere 1'avait cree et mis au monde! Le brave homme etait arrnateur : il avait destine son fils au long cours. II possedait clans dix comptoirs des capitaux qui lui rapportaient un beau denier. Cela valait mieux que de barbouiller de la toile ! Menaces, defenses, prieres, supplica- tions, tout fut employe pour faire renoncer Marius au chevalet et a la boite a couleurs. Mais il avait une de ces vocations decidees qui resistent a tout et que rien n'ebranle : il continua de peiiidre ; il peignit toujours et il peignit bien. II eut des succes, meme dans son pays ! Mais chacun de ses triomph.es etait un chagrin de plus pour le mal- heureux pere ! Les eloges que Ton faisait devant lui du talent de son fils augmentaient son ddses- poir. Chaque compliment lui enfo^ait un poi- gnard dans le coeur. " Ce petit Marius a bien du talent, lui disait un de ses confreres a la Bourse. Ce coquin-la me fera mourir ! " rdpondait brusquement M. Danglade en tournaut le dos au facheux. CARINE. 23 Cependant, quand Marius eut obtenu la medaillo d'or du prix de quinze cents livres, dans un con- cours ouvert par la Societe artistique des Bouches- du-Rhone, la vanite paternelle se sentit doucenient remuee. II est vrai que persoune u'en sut rien. Lorsque, 1'annee suivante, Marius eut vendu deux mille francs au cercle des Phoceeiis une petite toile, grande comme les deux mains, le negociant finit par convenir dans 1'intiniite qu'a tout prendre la peinture n'etait pas une niauvaise partie et que, si on pouvait le faire en grand, le commerce des tableaux arriverait peut-etre a donner un bon in- ventaire ! A partir de ce moment, et devant les intentions si energiquement exprimees de son fils, M. Dan- glade, qui aimait Marius a sa maniere, mais qui 1'aimait veritablement, ne resista plus que pour la forme, et, apres 1'avoir encore un peu eprouve par des refus dont la rigueur allait mollissant de jour en jour, il finit par se rendre, et permit a Marius de suivre son penchant. Le bonheur n'est-il point la ! Seulement, il faut convenir que cet excellent negociant etait destine a subir toutes les tribula- tions. Son fils, un fils de banquier ! ne se conten- tait pas d'etre peintre : il etait paysagiste. Le paysage, on le sait, est la partie la plus deli- 24: CARINE. cate, la plus reservee de 1'art, la plus inaccessible a la simplicite et a la candeur bourgeoises. II ne revele ses charmes qu'aux inities, et les cache vo- lontiers a 1'industrie et au commerce. Bien des gens, quand ils achetent un tableau, aiment a voir que des personnages en chair et en os, habilles comme eux, ou a peu pres, y jouent, y mangent, s'y tuent, s'y marient, enunmot, qu'ils y fassent quel- que chose qui se voie, qui se comprenne, qui se devine. C'est ce que les artistes, dans leur langue pittoresque et imagee, appellent si bien " chercher la petite bete." La petite bete est ce qui plait mieux a M. Tout le monde I Mais, pour sentir le charme de 1'aube ou du crepuscule dans les grands bois, le fremissement et le murmure du ruisseau qui coule sous les saules ; pour percevoir les har- monies a la fois secretes et presentes de la nature, il faut etre plus qu'un homme : il faut etre un poete, espece rare ! Marius ne se contentait done pas d'etre peintre : circonstance aggravante ! il etait paysagiste, et } comme s'il devait pousser jusqu'au bout ces singu- liers contrastes entre sa naissance et sa destinee, au milieu de tous ces modeles, arides, crayeux, desoles, brules par le soleil, mais beaux pourtant, que presente a chaque pas cette Gueifse parfumee qui s'appelle la Provence, 1'eufant du midi avait, CARIN& 25 plus que pas un, I'instinct, le sentiment, 1'amour, la divination du Nord. Un voyage en Suisse le ravit : il faillit tomber en extase lorsqu'il alia de Martigny a Cbamounix, par le col de Balme. H comprit la nature alpestre, comme il a ete donne a peu d'honimes de la compren- dre : il fremissait avec les rameaux noirs des grands sapins, la neige lui donnait des eblouissements pleins de charme ; il trouvait une volupte supreme dans le vertige qui vous prend au bord des abimes; il avait envie de descendro dans les vertes profon- deurs de la mer de glace. II revint chez lui dans un etat d'exaltation fd- brile ; il n'etait pas artiste seulement le pinceau a la main ; il sentait tout vivement, et I'enthousiasme du beau lui brulait le sang. Comme son pere dtait riche, et que Ton savait qu'il n'avait pas besoin d'argent, on acheta ses tableaux et les paya bien. Le pere de Marius n'dtait point avare, mais il etaitnegociant. C'etait assez dire que le profit le touchait ; il commen9a de croire que la peinture pouvait etre une bonne affaire. La vue des billets de banque le rameng tout a fait a son fils, dont, a vrai dire, il ne s'etait jamais senti bien eloigne. Sur ces entrefaites, il vint a Marseille un ami de M. Danglade. C'dtait un marchand de bois du Nord, un des homines les plus considerables de la Suede. II avait un comptoir a Stockholm, une usine a Motala pour les fers et les aciers, et des chantiers a Christiansand avec une scierie mecani- que. Le pere de Marius et lui se connaissaient depuis n ombre d'annees, et ils avaient forme une de ces liaisons affectueuses, comme il y en a par- fois entre les negociants pour qui 1'interet n'est pas tout. Le vieux Suedois se prit pour le jeune Marseillais d'une amitie assez vive. " J'ai une fille qui est belle, dit-il a son ami ; puisque votre fils aime les sapins, le granit et la neige, envoyez-le chez nous : il aura de quoi se satisfaire. Quant a la fille, motus ! ces choses-la doivent venir toutes seules ou ne pas venir du tout." L'affaire fut conclue comme un marche a terme. On convint que M. Danglade expedierait son fils vers 1'automne et qu'il passerait 1'hiver en Suede. L'hiver, c'est le vrai moment de visiter les pays du Nord. Que faire d'ici la ? On etait au printemps, et les mois d'ete sont bien longs sous ce Midi brulant. Marius, qui ne songeait pas a 1'amour, mais qui avait la peinture en tete, n'eut pas deinande mieux que de partir sur-le-champ, quitte a n'arriver que plus tai-d; il eut commence ce tour d'Europe qu'un artiste doit faire au moins une fois dans sa vie. CARINE. 27 Mais le pere fut inflexible ; il aimait son fils a sa maniere, surtout depuis qu'il songeait a leur pro- chaine separation, et il ne voulut point lui faire grace d'une minute. Settlement il lui donna un professeur de suedois, pour qu'il put faire la cour a sa fiancee dans sa propre langue, ce qui est tou- jours un avantage. Cependant, quand il vit que toutes les seductions de Marseille laissaient ce clier rejeton indifferent ; qu'il negligeait le poste a feu, ou les jeunes mes- sieurs de son age vont attendre les grives qui se perchent sur la derniere cime des sapins, et qu'il avait dedaigne d'aller aux vignes fusilier les cailles a leur premier passage, il comprit qu'il devait peut- etre faire des concessions, et, sans lui rien laisser deviner pour le moment de ses projets de mariage, il lui signa sa feuille de route pour les premiers j oui's de juillet. Marius, suffisamment leste de lettres de credit et de ces recommandations aux- quelles le Nord fait toujours honneur, traversa 1'Europe a petites journees, et arriva a Gothen- bourg apres un mois de voyage. La premiere lettre de recommandation 1'adressait, nous 1'avons deja dit, a 1'un des plus honorables negociants de la ville. Jamais 1'enthousiasme n'avait plus ardemment souleve la poitrine d'un honirne ; Marius embras- sait le inonde par le desir. m. E dejeuner de la famille Tegaer lieu tous les jours a dix htiur^a, invariablement. Karl-Johan etait for- maliste, et pour la plus belle des trois couronnes que le roi de Suede a le droit de poser sur sa tete, il n'eut pas consent! a differer d'un instant 1'accomplissement do cet im- portant devoir. II se promenait de long en large devant la porte de la chambre ou 1'on avait conduit Marius, et, consultant de 1'oeil un chronometre re- gld tous les trois jours, quand il vit que Faiguille allait marquer la derniere minute avant dix heures, il entra chez le jeune homme. " Vous e tea pret ? lui dit-il ; c'est a merveille I CARINE, 29 Rien n'est malsain comme de changer 1'heure de ses repas. L'estomac est sacrd comme le malheur." Us descendirent. L'horloge du vestibule, la pendule du salon (une pendule de Boule, rapportee de France a 1'epoque de cette revolution qui a disperse* dans le monde nos arts comme nos iddes) et le cartel de la salle a manger sonnerent en meme temps, et avec une precision qui eut fait honneur a la montre marine d'un amiral, le premier coup de six heures, quand les deux homines mirent le pied sur la derniere marche de 1'escalier. Au meme moment, la respectable dame Brigitte Tegner apparut a 1'entree du vestibule. " Arrivez done, chere amie, dit le negociant avec le geste d'un Louis XIV bourgeois, nous avons failli attendre ! Je suis cependant sortie de 1'eglise avant la fin du service et pendant 1'instruction du rdvdrend Oxen, repondit Mme Tegner d'une voix soumise, et je ne pense pas etre en faute. Alors, a table ! si toutefois Ulrique a e*te aussi ponctuelle que nous. A propos, ma chere, j'ou- bliais de vous presenter notre hote, M. Marius Danglade, un ami de cet excellent Waldstrom, notre consul a Marseille. Monsieur, je suis votre servante! " dit Mme Te- \ 30 CARINE. gner, en faisant au jeune homme une reverence ceremonieuse et gourmde. Mme Brigitte Tegner s'assit alors dans une espece de fauteuil en bois sculpte, dont le dossier depassait sa tete d'une coudee, et avec une poli- tesse dont, peut-etre, la dignite n'etait pas exempte d'un peu de sdcheresse, elle engagea Marius a prendre place a sa droite ; puis, entre eux deux, elle posa un gros livre de prieres, relie en chagrin noir, et dont les angles rompus et la tranche fatiguee accusaient les loyaux, mais trop constants services. Marius 1'avait a peine vue, et comme il aimait a faire vite connaissance avec les gens, il profita du moment ou son attention parut distraite pour 1'examiner a loisir. C'etait une femme aussi grande que son niari etait gros, aussi maigre qu'il etait gras : elle etait longue et roide; son visage, fortement accentue, saillant aux pommettes, coupe carrement par le bas, n'avait d'animation et de vie que dans les yeux gris et petits, mais pedants et vifs, qui 1'dclairaient. Ses cheveux, que 1'age cruel avait en meme temps eclaircis et decolores, avaient du etre d'un blond assez ardent, si 1'on s'en rapportait a quelques me- ches aventureuses qu'elle renvoyait de temps en temps, avec un geste brusque, sous son dpais bon- net de crepe noir. CARINE. 31 Elle etait vetue d'une robe cle laine de cette couleur triste a laquelle les carmelites ont donne leur nom, tombant par un seul pli de ses epaules jusqu'a ses talons. On eut dit un sac ou un four- reau. Get aspect, qui n'etait pas trop rassurant, malgrd 1'air de bonte de la bouche et du sourire, gla9a quelque peu 1'entrain du jeune Fran9ais, et compromit meme un instant son appe"tit de voya- geur. II reconnut bientot qu'il n'en devait pas prendre trop de souci, et que la pieuse Brigitte, occupee des soins d'en haut, ne comptait guere dans sa maison. II avait d'ailleurs devant lui pour se remettre d'une impression trop austere, le jeune et frais visage d'Elfride. Avec la grace et la gaiete insou- ciante de son age, la jolie creature allait et venait par la salle, preparant tout ce qu'il fallait pour le the, sans meme toucher du bout des dents le pois- Bon cru, les viandes fumees et autres friandises de non moins rude digestion, dont les auteurs de ses jours semblaient faire leurs delices. Est-ce que vous ne mangez jamais ? lui de- manda Marius. Mais si, quelquefois ! repondit-elle en riant, et je vous ferai compagnie tout a 1'heure, si vous voulez prendre une tartine et une tasse de the." Ce fut elle qui servit la liqueur parfumee, et Marius, en regardant ses doigts roses et ses mains potelees, la trouva de premiere qualite. II ne se trompait guere, car c'etait un the de caravane, ap- porte par terre a travers les steppes de la Kussie, sans que jamais les ferrures et le cuivre d'un na- vire eussent meles leurs perfides effluves a ses aromes delicats. "Et Carine ? s'ecria M. Tegner en repliant syme- triquement sa serviette, ou done est-elle? Vous savez bien que je ne puis pas dejeuner quand elle n'est pas la ! " Voila, pensa Marius, une reflexion dont ces cote- lettes de mouton, rongees jusqu'a 1'os, et cette langue de bosuf, profondement entamee, rendraient peut-etre la justesse contestable ; en tout cas, mon cher hote 1'a faite un peu tard ! " Vous aimez trop cette petite, et votre sensibi- lite vous tuera ! " dit Mme Tegner avec un serieux si profond et une si impertubable gravite, que le plus habile physionomiste eut ete incapable de decider si c'etait une impitoyable raillerie, ou 1'expression d'une sollicitude aflfectueuse et sincere. Les yeux de Marius allaient d'un epoux a 1'autre sans pouvoir saisir, ni sur le visage rigide, ni sur la face epanouie, le secret de la pensee intime. " Peut-etre, pensa-t-il, serai-je plus heureux 33 avec cetle jeune Elf ride, qui doit savoir moins dissiumler." Et il leva, vivement les yeux sur la jeune fille. Elfride n'ctait pas moins impenetrable que ses honorables parents. Elle versait ence moment la crtme dans son the et semblait apporter la plus scrupuleuse attention a cette operation difficile, se demandant si elle s'en tiendrait au nuage qui fait palir legerement la nuance blonde du nectar chi* nois, ou si elle irait jusqu'a Vorage, qui confond tout dans sa blancheur opaque. Mais coninie, a travers ses paupieres baissees, avec cette puissance de divination dont la nature a doue les jeunes filles, elle sentit que les yeux de Marius pesaient sur elle, elle prit sur la table une coupe en porphyre rose de Dalecarlie qui servait de sucrier, et la presentant au jeune bomme ; " Vous en voulez ? " lui demanda-t-elle en tour- nant vers lui ses prunelles brunes. Mais deja elle n'offrait plus a sa curiosite qu'un front calme et tin regard limpide. Cependant M. Tegner, positif comme un chiffre, n'etait pas homme a se contenter des paroles va- gues de sa femme : quand il avait mis dans sa tete qu'on lui repondrait, il fallait qu'on lui rtpondit. " Je vous ai deinonde, reprit-il une seconde fois, et ses yeux allaient tour a tour de la venerable 34 CARINE. Brigitte a Elfride, je vous ai demande ou etait Carine." Mme Tegner ne sut point dissimuler tout a fait un mouvemeut d'impatience, qui, pour etre promp- tement rdprime, n'en donna pas moins a ses mains conime un leger frisson. Quant a Elfride, un obervateur eut pu remarquer une contraction assez accentuee dans 1'arc fin et delie de ses beaux sour- cils. Mais, comme c'etait a elle que son pere sem- blait s'etre plus particulierement adresse, elle ne crut pas pouvoir eluder sa question. " Carine a dejeune avant nous, repondit-elle doucement. Toujours la meme ! fit M. Tegner, avec une intonation dans laquelle on eut pu surprendre un peu de mecontentement et plus de tristesse en- core. Pourquoi voulez-vous qu'elle change ? dit la voix severe et sentencieuse de Mine Tegner : elle est aujourd'hui ce qu'elle etait laier ; elle sera de- main ce qu'elle est aujourd'hui." Ces obervations par demandes et par reponses avaient ete echangees a demi-voix, assez rapide- ment, et en suedois, quoique 1'on eut parle fran9ais pendant presque tout le dejeuner. Aussi, bien que Marius connut assez la langue pour prendre une part suivie a la conversation, il ne comprit pas CARINE. 35 parfaitement ce dialogue rapide et abrdge. II n'en con9ut peut-etre qu'un interet plus vif pour la per- sonne dont on s'entretenait si mysterieusement devant lui, et sa curiosite s'accrut encore de 1'im- possibilite on il semblait etre de la satisfaire. La question, par deux fois renouvelee, du nego- ciant, 1'iusuffisance et I'embarras des responses de sa feinme et de sa fille, jeterent un peu de froideur et de contrainte sur tous ces personnages, et cha- cun d'eux mpantenant avait bate de quitter la table. Ce fut Mine Tegner qui donna le signal, en pre- nant son livre qu'elle pla<;a sous son bras, et en se levant de son fauteuil avcc la brusquerie d'un au- tomate mu par un ressort. Tegner s'etait remis le premier du malaise cause par ses paroles, et il acheva de les oublier en bu- vant par-dessus son the un petit verre de vieux rhum. Mme Tegner sortit, suivie d'Elfride, qui remonta a sa chambre pour coudre ou pour etudier; car si les Suedoises accordent volontiers leurs soirees a 1'bospitalite, a la causerie et a 1'honnete familiarite des relations affectueuses ou polies, elles se rdser- vent du moinsla journee pour soigner leur maison et cultiver leur intelligence. Jkl. Tegner fit deux ou trois fois le tour de la salle 36 CARINE. pour renouer le fil de ses idees, un moment inter- rompues par le copieux dejeuner qu'il venait d'en- gloutir, comme on rattache les deux bouts du cable transatlantique brise sous 1'effort d'une tem- pete, et mettant ses deux mains sur les epaules de Marius : " Vous etes libre, lui dit-il, comme 1'oiseau dans 1'air, comme le poisson dans 1'eau. La ville est jolie, la campagne est belle et les chemins sont ou verts : je youdrais pouvoir vous accompagner et vous faire les honneurs du pays. Malheureuse- ment, je suis oblige de gagner beaucoup d' argent et il faut que je travaille comme deux de mes corn- mis. Voulez-vous un guide ? J'en ai d'assez mau- vais a vous offrir. Gardez-les, dit gaiement Danglade ; je n'aime rien tant que de courir seul, je fais des voyages d'exploration qui m'amusent infmiment ; je suis capable de decouvrir que vous avez une eglise, un tribunal et une bourse. Cela doit etre bien amu- sant a regarder! J'ai de la joie pour le reste de la journee. - Tout doux ! mon cher ; c'est a condition que votre journee sera finie a quatre heures, car, a quatre beures trente secondes nous sommes tous a table. Vous avez pu voir que j'accorde un delai de grace pour le dejeuner. . . . mais, pour le diner, CAR1NE. 37 jo suis impitoyable . . . Passe le terme, il y a saisie, fo'.draiute par corps, et tout ce qui s'ensuit." Marius einploya toute sa journce, qui lui parut courte, a courir par la ville. C'est un rare bonheur, ton jours vivement goute par un artiste, de se trouver ainsi seul au milieu d'un pays inconnu, ou, pour lui, tout est exploration, surprise et nou- veaute, ou chaque pas qu'il fait ainene une revela- tion, ou il senible qu'a chaque instant nne nouvelle fenetre s'ouvre pour lui sur le monde. Marius cherchait partout ces types etranges, marques d'un cachet pittoresque si accentue, qui se gravent a jamais dans le souvenir, et qui sont comme les etudes des tableaux que nous faisons, peintres ou poetes. II suivait a travers les rues une tournure elegante, une taille svelte, une jambe fine ou un pied cambre. II cut fait un quart de lieue pour revoir une bouche blonde, flottant sous la passe d'un chapeau d'amazone. Tout cela, du reste, sans aucune pensee libertine, ou meme aventu- reuse, mais par gaiete d'esprit, par besoin de voir, d'etudier, de comparer. Un hornme, pourvu qu'il f ut hardiment campe, qu'il eut une tournure a bien faire sur la toile, n'aurait pas ete, de sa part, 1'objet d'une attention moins soutenue, d'un examen moins minutieux, d'une recherche moins syrnpathique. C'etait surtout 1'artif te qui se piquait au jeu. 38 CARINE. Toute la journde se passa dans un enclianteincnt rapicle. Sans sortir de la ville meme, il connut les plus grandes joies que le voyage reserve aux voya- geurs : il vit, il etudia, il apprit. II trouvait a toute chose un attrait piquant : tout ce qu'il voyait lui semblait spectacle, et ces spectacles inattendus, varies, 1'attiraient, le retenaient, le cliarmaieut. Gothenbourg, en effet, est une aimable ville j admirablement situee, pleine d'activite et de niou- vement, appelant a elle comme un centre toute la population des campagnes environnantes, et pru- sentant au voyageur, avec des echantillons nom- breux de diverses races, un tableau assez fidele et comme un avant-gout de la civilisation suedoise qu'il retrouvera plus tard a Stockhom, sa brillante capitale. Notre Marseillais, flaneur comme un Parisien, aurait passe volontiers le reste du jour en courses sans but et en erreurs vagabondes autour de la ville, s'il n'eut constamment dans 1'esprit le souve- nir des pressantes recommandations de M. Tegiier; il avait promis a ce magnifique diiieur d'etre exact comme son estomac, et il lie voulait point, des la premiere fois, donner a son hote une mauvaise opinion de son savoir-vivre. L'exactitude n'est pas seulement la politesse des princes : elle est aussi celle des invites de toutes MARINE. 39 les categories. Marins, en passant clevant une eglise, jeta les yeux sur un cadran dont 1'aiguille marquait vingt minutes avant quatre heures, ce que, dans les usages suedois, on exprime par cos mots : Quarante minutes sur quatre heures! et comme il n'etait pas tres-sur de son chemin, et qu'il ne voulait point perdre son temps a le demander a des gens qui auraientpu trouver son suedois dou- teux, il sauta dans une des six voitures de place de Gothenbourg, qui passait en ce moment a sa portee, en jetant le nom de M. Tegner. Le cocher, en 1'entendant, cut un assez malin sourire, que Marius comprit bientot, quand, apres une course de cinq minutes et trois ou quatre crochets a tra- vers des rues ttroites, il se trouva tout a coup devant la jolie habitation, moitie chalet, moitie villa, de 1'honorable negociant, bien reconnaissable a ses angles de granit, a ses murs chair de saumon et a ses contrevents vert pomme. II donna la piece blanche en riant lui-meme de sa rnesaventure, et il entra chez son hote. IV. A maison Tegner avait pris un air de fete ; on avait renouvele la feuillee dans le vestibule et repandu sur les rameaux verts les fleurs odorautes do la gauge, de la lavande et du thym. Un rejouissant parfum de la cuisine se repandait de la cave au grenier; les casseroles fumaient sur tous les fourneaux, le domestique factotum portait dans des paniers des loouteilles de toutes dimensions, et la majestueuse Ulvique etaiait son importance de- vaiit la vaste cheminee ou cuisaient trois etages de rotis. L'lionoraLle Karl-JoLan, croisant derriere son dos deux grosses mains satisfaites, donnait a toutes choses le coup d'oail du maitre, goutait les sauces, faitsait aligner sur les dressoirs les bou- CARINE. 41 teilles apportees de la cave dans 1'ordre qu'il fallait suivre pour verser leur precieux contenu, et placait lui-meme sur cbaque serviette le nom des convives distingues qui devaient s'asseoir a sa table. " A la bonne lieure ! cria-t-il a Marius en venant au-devant de Ini j usque sur la premiere marche du petit perron, voila ce qu'on appelle un homme exact. Mais soyez tranquille, avant quatorze mi- nutes d'ici nous mangerons un potage aux nids d'hirondelles, qui m'a e'te expedie de Hollande, et qui nous sera servi par les mains de Mme Karl- Johan Tegner. Vous etes superbe ! fit Danglade en regardant la cravate a mille raies, le gilet chamois a larges revers et 1'habit marron a boutons d'or du nego- ciant. C'est done un diner habille! Mariez-vous votre fille ? Pas encore, fit Tegner en clignant de 1'oeil. Alors vous avez le vice-roi, 1'amiral, le gene- ral, toutes les autorites civiles et militaires du pays? Vous verrez cela, repondit 1'honnete nego- ciant en se rengorgeant comme un paon qui fait la roue. S'il en est ainsi, je monte chez moi pour tacher de me rendre digne de cette illustre com- pagnie. 42 CARINE. He ! lie ! faites-vous tres-beau : tout le mondo lie pent qu'y gagner ! " Quand Danglade redescendit, dans un costume dont 1'ulegante simplicite contrastait peut-etre avec 1'apparat et le luxe deployes par Tegner, il trouva cinq ou six homines au salon. Le negociant les lui nomma successivement : c'etait le gouverncur de la Banque, le commandant d'un escadron d'artillerie charge de la defense des cotes, et des negociants ayant du credit sur la place. Le jeune Fran9ais f ut accueilli avec la deference et la courtoisie que la Suede garde encore pour nous. Tous les convives etant maintenant reunis, on ouvrit a deux battants la porte du salon, et Mme Tegner parut, suivie d'Elfride. Elle n'avait plus, comme le matin, son livre de priere sous le bras ; rnais il etait facile de s'apercevoir a quel point il lui manquait ; car, de temps en temps, elle rappro- cliait son coude de son flanc comme pour Ternpe^ cher de tomber, et, inquiete de ne pas le sentir a la place accoutumee, elle etait toujours tentee d'y porter la main droite comme pour s'assurer qu'il y etait encore. Le fourreau de laine carmelite avait ete remplace par une robe de soie violette, dont la forme n'etait pas plus gracieuse : c'etait toujours un etui qui laissait transparaitre des formes osseu- ses beaucoup trop accus^es. Sans doute la crino- CARINE. 43 line n'avait pas encore franchi le Sund, car aucuue preeminence n'indiquait la place que les autres femmes lui reservent dans leur toilette. Par bon- heur Mme Tegner avait sa fille, qui suffisait a sa parure. Soit qu'elle cut un interet particulier a etre jolie ce soir la, car il semble que les femmes commandent quelquefois leur visage comme leur robe, soit qu'une emotion nonvelle et plus pro- fonde lui donnat un charme dont elle-meme n'avait pas conscience, chacun se recria en adressant mille louanges a la toilette et a la beaute d'Elfride. Ces louanges etaieut vraies. II n'etait guere ]>ossible d'avoir plus de fraicheur et d'eclat : ses yeux brillaient comme deux diamants noirs, et son front avait le poli d'un beau marbre, tandis que ses tempes d'un grain fin semblaient transparentes comme 1'albatre. Peut-etre a Paris, ou la mode, capricieuse sans raison, exerce toujours un empire aussi ridicule qu'il est absolu, a Paris ou une chose devient mal aujourd'hui par la seule raison qu'on la trouvait bien hier, et ou le premier titre pour etre est de n'avoir point encore etc ; a Paris, dis-je, on eut pu faire plus d'un reproche a cette mise, qui com- mettait un flagrant anachronisme, si on la compa- rait a ce que les elegantes portent aujourd'hui. C'etait tout simplement un spencer en velours 44 CAR1NE. vert tendre, serrant juste la taille, modelant admi- rableinent un corsage a la fois jeune et opulent, et venant raourir par trois petites basques tailladees sur une jupe blanche faisant ballon. Tout cela pouvait dater de 1820 ou de 1840; pour Marius c'ttait tout un ! Mais en 1856 cela ne se portait pins ni a Marseille ni a Paris. Du reste, le costume etait joli et allait a ravir a celle qui 1'avait choisi. Quaud on eut suffisamment admire la beaute de sa fille, et paye a sa bonne grace ce tribut d'eloges, qui ne laissait point que de chatouiller assez agrcablement la vanite paternelle du negociant : " Tout cela est bien, dit M. Tegner, apres avoir suffisamment savoure le doux encens des louanges; mais ma fille est modeste et le diner se refroidit!" Elfride posa le doigt sur un timbre, et le domes- tique, en livree complete cette fois, entra, portant un plateau charge de sandwiches dans lesquels le poisson cru rempla9ait le jambon, et de petits verres d'eau-de-vie blanche f aite avec la pomme de terre distillee. Chacun mangea un sandwich ou deux, et avala son verre de 1'affreuse boisson; apres quoi Ton passa dans la salle a manger, ou la plupart des convives firent de veritables prouesses. Marius, trop jeune, avait du ceder les places d'honneur a cote de Mme Tegner a deux fonction- CAR1NE. 45 naires gris pommele"; mais il etait place entro Elfride et son pere, et personne ne songeait a le plaindre. II parla souvent en francais a 1'aimable fille, au grand deplaisir d'un jeune ntigociant place en face d'eux de 1'autre cote de la table, et qui plus d'une fois avana vainement 1'oreille pour saisir des fragments de conversation, dont malheureuse- ment le sens lui echappait encore plus que les paroles. C'etait un assez beau gallon, aui tpais favoris roux, a I'oeil bleu pale, portant d'ordinaire assez gaienient ses trente-quatre acs, et repondant au nom de Frederick Brask. Depuis longtemps deja il soupirait pour la belle Elfride; mais ils n'etaient pas-encore fiances. A un certain moment, quand deja la premiere faim f ut apaisee, et que les vins de France et d'Alle- magne eurent porte 1'enthousiasme a une tempera- ture suffisamment elevee, I'amphitryon, qui ne cliancelait pas, se leva, et tenant une bouteille d'une main, et de 1'autre une de ces coupes a vin de Champagne, en verre de Bolieme, eraquele, imi- tant la glace, qui doit emprisonner les piquants aromes de la liqueur ge'nereuse et traitresse : " Je vais, dit-il, boire la fraternite avec le jeune Fran9ais Marius Danglade, que j'ai eu le plaisir de vous presenter. 46 CARINE. Pourvu que ce ne soit pas la paternile qu'ils boivent ensemble !" murmura Frederick. Elfride liaussa legerement les epaules. Mais Tegner n'entendit rien ou feignit de ne rien entendre, car, remplissant la coupe du Mar- seillais et la sienne, et enfant son bras droit au bras gauche de Marius, tous deux porterent en meme temps leurs verres a leui's levres ; c'est ce que 1'on appelle en Suede boire la fraternite, et c'est un lien sacre entre les deux homines qui 1'ont bue. Tous les convives, 1'un apres 1'autre, viurent choquer leur coupe contre celle du jeune Francais. Un seul crut prudent de s'abstenir et de rester a 1'ecart : c'etait Frederick Brask, qui suivait tousles details de cette petite scene avec une attention inquiete. Marius crut de bon gout de ne pas prendre garde a cette abstention trop significative, dont Elfride semblait s'inquieter. Ces vastes libations, tant de f ois repdtees, eussent depuis longtenips couche sous la table desbuveurs moins eprouves, et, sans une vaillance naturelle, encore aguerrie par le long usage, plus d'un con- vive cut sans doute trouve, en rentrant chez lui, que les rues etaient bien etroites et les murailles bien rapprochees. Quand ils se furent tous retires, Tegner, dont la CAlilNE. 47 langue ctait petit-etre plus dpaisse que d'ordinaire, dit do cctto voix grave et un peu caverneuse que Ton a souvent apres boire : " Ou done est Carine? Elle est restee dans sa chambre," dit Mine Tegner, qui, pendant tout le diner, n'avait but que de 1'eau. Elfride regarda sa mere, qui n'ajouta pas une parole. Quant a Tegner, il se leva, non sans s'ap- puyer assez lourdement sur le bras de son f auteuil, et sortit. V. |U'EST-CE que cette Carine ? se deman- dait Marius rentre chez lui apre$ que ses hotes lui eurent souhaite un bon sommeil et des reves d'or. Y avait-il done une tr age die lugubre jouee a huis clos dans cette famille patriarcale ? Se trou- vait-il a 1'entree d'un mystere d'Udolphe ? Ce pere a la mine bourgeoise et debonnaire etait-il un ogre affame de chair fraiche, et a qui 1'on servait des petits enfants pour son souper ? L'austere Brigitte, cette puritaine farouche, ne cachait-elle sous ses coiffes de pleureuse qu'une affreuse duegne, perse- cutant 1'innocence et tyrannisant la faiblesse ? Enfin, cette jolie et douce Elfride n'avait-elle les CAR1NE. 49 joues si fraiches que pour sucer le sang rouge, comme font, dit-on, les vampires ? L'etranger que sa mauvaise dtoile amenait dans cette maison, de- vait-il pousser les verrous de sa porte, barricader sa chambre ou mettre des pistolets sur sa table de nuit avant de s'endormir ? " Allons ! se repondit-il a lui-meme au bout d'un instant, tout cela est absurde : sais-je seulement ce que c'est que cette Carine ! Est-ce une tante qui a des nerfs, une cousine en disgrace, ou une fille qui a eu des malheurs? Je n'aurai done jamais fini de me mettre la tete a 1'envers pour les affaires des autres ? Voila un voyage qui commence sous d'heureux auspices, et ma premiere journee en Suede aura ete bien remplie ! " Cela dit, Marius, qui devenait methodique com- me son ami Tegner, regarda sa montre pour la dixieme fois de la journee, et s'ape^ut, non sans e'tonnement, qu'il etait onze heures du soir. H faisait encore assez grand jour, et il pensa qu'il aurait beau se mettre au lit, il ne parviendrait jamais a fermer 1'ceil : il n'avait pas 1'habitude de se coucher avant le soleil. H prit done un album et des crayons, et, pour tromper le temps, essaya de dessiner. H voulut faire de memoire un arbre qu'il avait remarque le matin dans sa promenade. II attaqua vigoureusement son ceuvre. Mais cet 50 CAR1NE. arbre, comme les chenes et les lauriers de la foret d'Armide, entr'ouvrit son ecorce pour laisser passer le buste d'uue femrne ; ses rarneaux devinrent de beaux bras, aux mouvements souples et arrondis, et ses racines, a fleur du sol, se changerent en pied? mignons. La tete seule etait toujours perdue dans 10 feuillage, et si la belle Elf ride cut regarde par- dessus son epaule, il ne lui eut point ete permia d'accuser les crayons d'indiscretion. Tout a coup Marius rejeta brusquement son ou- vrage comme un essai informe et tout a fait indigne de voir le jour. " Ce vin de Champagne ne vaut rien ! il a beau etre de Mme Cliquot, je le declare une boisson de- testable. Les mains me tremblent quand j'en use. Cette cuisine au caviar et au poivre rouge m'altere jusqu'au fond des entrailles ; il faut boire quoi qu'on en ait ; et, comme dit le proverbe : Qui a bu boira ! J'ai toujours soif ! " Marius se versa un plein verre d'eau fraiche, en- dossa sa veste de travail, se coiffa du beret monta- gnard qu'il portait d'ordinaire dans son atelier, roula une cigarette entre ses doigts, et ouvrit sa fenetre. Le ciel e"tait d'un bleu profond, et la lumiere d'une douceur infinie. L'oeil s'enfonyait au loin CARINE. 51 dans les espaees. Alarms qui ne connaissait guerc que 1'eclat brulant du Midi, se laissa prendre a ce charine des nuances bleues et opalines du Nord. Nerveux comrne un artiste, sensible comme une femme, accessible a toutes les impressions du monde exterieur, il se sentit tout a coup penetre d'une ineffable tendresse qui s'emparait de lui in- vinciblement ; ce calme, ce silence, ces lueurs fctherees qui baignaient mollement la terre endor- mie, tout le prudisposait singulierement a tous les genres d'emotion. Sa fenetre, qui s'ouvrait de plein-pied sur un large balcon, dominait un bel horizon de monta- gnes ; il s'accouda un moment sur 1'appui de fer ouvrage, pres duquel il avait roule son fauteuil ; puis, s'apercevant que le balcon toumait avec la maison et faisait ce que les architectes appellent un retour d'equerre, il avan^-a vers la partie qui domi- nait le jardin. Mais, au moment ou il francliissait Tangle qui separait une facade de 1'autre, il s'arreta frappe d'dtonnement. A 1'entree d'un berceau formd de clematites et de lioublons, dont les jets grimpants s'enla^aient aux sapins, il venait d'apercevoir une femme. Elle se tenait dans une immobilite HI profonde, qu'on 1'eut prise pour une statue. Appuyee au 52 CARINE. tronc d'un des tilleuls qui formaient comme les angles du massif, son menton dans sa main gauche, son bras droit retombant le long de son corps, un pied en avant, la tete penchee, 1'oreille tendue, on cut dit qu'elle ecoutait de toutes les forces de son etre, et qu'aucun des bruits perceptibles x flottant dans 1'air ne pouvait lui echapper. Mais, rassuree sans doute par le silence et le calme qui regnaient autour d'elle, et qu'en ce moment rien, en effet, ne venait troubler, ni sur la terre ni dans les cieux, elle fit un pas, et, sortant de 1'ombre, entra dans la pleine lumiere. Marius, qui avait 1'oeil du chasseur et du peintre, put alors la voir presque aussi bien que s'il eut fait grand jour. C'etait une jeune fille qui paraissait avoir de dix-huit a vingt ans. Elle etait a peu pres de la taille d'Elfride ; mais il s'en fallait qu'elle annongat la force et la vigueur de la vaillante creature qui, le matin meme, avait si cordialement souhaite la bienvenue a I'hote de la famille. Elle paraissait au contraire delicate jusqu'a la f aiblesse ; svelte et mince, elle devait plier comme un roseau, et il semblait que rien qu'en prenant cette taille, on allait la briser. L'eloignement ne permettait pas a Danglade de distinguer encore tres-nette- ment ses traits, qui lui paraissaient cependant corrects et fins. Elle etait nu-tete, et une de ses CARINE. 63 tresses ddtachee tombait sur son epauie et roulait jusqu'a ses hanches. Elle portait un costume etrange, et que Marius ne connaissait point. C'etait celui des batelieres dalecarliennes, qui remplissent a Stockholm, cette Veuise du Nord, 1'office des gondoliers sur le Grand Canal et dans les lagunes de la belle et malheureuse reine de 1'Adriatique. Marius etait vivement intrigue : immobile et muet sur son balcon, il retenait son souffle et n'osait point se permettre le nioindre mouvement, de peur d'effrayer cette gracieuse et surprenante apparition. Colle a Tangle de son mur, il avait 1'air d'un bas-relief applique a la maison Tegner. Lajeune fille, apres avoir fait deux ou trois pas dans 1'allee, etendit la main du cote de la maison, comme si elle cut e"te douee d'uu toucher loiutain, a 1'aide duquel il lui eut ete donne de percer les murailles et de fouiller I'interieur des apparte- ments. Au merne moment, son sourcil eut comme une contraction legere, et un pli faiblemeut indi- que glissa sur son front. Elle resta une minute ou deux dans cette position, ce qui permit a Ma- rius de 1'examiner plus attentivement qu'il n'avait encore fait. Mais, completement rassure sans doute, le gracieux fantome redressa sa belle taille courbee, et s'avan9a plus resolument qu'il n'avait encore fait jusque-la. Bientot il se baissa vers 54 CARINE. une plate-bande cle fleurs, cueillit des pensees et des Vergiss-mein-nicht, cette petite fleur bleue dont les Allemandes sentimentales ont fait 1'em- bleme du souvenir ; puis il vint s'asseoir a dix pas de la maison, presque en face du balcon sur lequel Marius aux aguets s'etait poste pour le voir. Cette fois 1'artiste put enfin contempler 1'appari- tion tout a son aise, et presque aussi bien que s'il eut e"te pres d'elle dans un salon. Elle etait cbarmante, et, malgre 1'expression do melancolie profonde empreinte sur son visage, Danglade, entbousiaste comme un pocte, ne so rappela point avoir vu jamais une physionomie plus seduisante. Tous ses mouvements etaient gra- cieux, mais de cette grace un peu sauvage ou Ton reconnait celles qui ont vecu pres de la nature et loin dumonde. Elle etait occupee a nouer engerbe les fleurs qu'elle avait cueillies avec un soin extreme, elle assortissait les couleurs et corubinait les nuances. Sa tacbe 1'absorbait : elle s'y donnait tout entiere. Marius suivait le travail des doigts legers, qui tour a tour ebrancbaient les tiges, olaguaient les feuilles, et disposaient les fleurs dans 1'ordre choisi. La lumiere oblique qui frappait son visage 1'eclairait de teintes etrauges qui donnaient une CAR1NE. 55 valeur inattendue a son beau front, tres-purement inodele, et qui avait 1'eclat et la purete de la neige nouvellemeiit tombee. Sous ce front si blanc, sous ces longs sourcilschatainclair, son ceil, qu'elle releva deux fois vers le ciel, avait la teinte bleu sombre de la violette mouillee : tout 1'ensemble de la tete profilait un galbe a la fois correct et fin, d'autant plus poetique qu'il avait 1'ideale paleur du marbre. Sur un liomme comme Marius, facile a s'exalter et prompt a 1'admiration, un tel spectacle, a pa- reille heure, et dans des conditions aussi singulie- renient romanesques, devait produire une impres- sion vive. Muet. immobile, retenant son souffle, toute son arne dans ECS yeux, qu'il ne pouvait detacher de ce beau et doux visage, il contemplait cette petite scene avec 1'atteution profonde, absorbante, qui grave a jamais les claoses en nous-memes. II y avait peut-etre dix minutes qu'il etait a son poste d'observation, quand la jeune fille se leva : sa tache etait finie. Peut-etre le froid de la nuit etait-il tombe sur elle, car un frisson secoua ses epaules et fit tressaillir tout son corps. Pendant quelques secondes, elle se tint debout a la meme place ; puis elle regarda son bouquet, denoua la gerbe ru'elle avait assemblce avec tant de patience 56 CAR1NE. et de soin, et separant les fleurs, elle les jeta dans le massif, a quelques pas d'elle. Quand cela fut fait, elle rattacha la longue boucle tombee sur ses epaules, et que le vent soulevait, jeta un regard furl if autour d'elle, et, entendant une fenetre qui s'ouvrait au premier etage, et une voix qui criait : Carine ! Carine ! elle traversa 1'allee a grands pas et regagna la maison. VL ARITJS, en lui voyant relever la tete, s'etait vivement replie en arriere, avait franchi Tangle qui coupait en deux son balcon, et s'etait rejeto dans sa chambre sans attirer 1'attention de personne. Kentre chez lui, il n'y retrouva point le calme : il etait, au contraire, plus agite et plus perplexe que jamais. Cependant il avait vu Carine ! Ce nom, qui 1'avait preoccupe tout un jour, qui, tout un jour, etait demeure pour lui provoquant et myste- rieux coinme une enigme, il savait maintenant a quelle individualite toute charmante il apparte- naii 58 CARINE. Carine etait une belle et jeune creature ; elle vivait sous son toit, pres de lui peut-etre .... II etait certain de tout cela; mais que de clioses en- core il lui restait a apprendre, et qu'il etait loin de tout savoir ! Etait-ce une jeune femme ou une jeune fille? la soeur d'Elfride, la fille de M. Tegner ? Etait-ce une etrangere, recueillie par la compassion de la fa- mille ? etait-ce une enfant coupable et punie ? Cette reclusion a laquelle on la condamnait, si elle ne s'y condamnait point elle-meme, etait-elle un caprice oil uii chatiment ? cachait-elle une faute ou un malheur? Toutes ces questions, Marius se les posait a lui-meme ; il les agitait dans son ame avec la vive ardeur de sa nature et de sa jeunesse, et il ne pouvait point les resoudre. Je ne sais s'il dormit beaucoup cette nuit-la ; mais ce que je puis du moins affirmer, c'est qu'il n'avait janiais tant reve. Le lendemain, des qu'il entendit dans la maison de son hote ces rnille petits bruits auxquels on reconnait que 1'activite de la vie succede enfin a 1'iiierte repos du sommeil et de la nuit, il descen- dit dans le jardin, et alia s'asseoir sur le bane ou, pendant sa veille, il avait vu Carine ; il lui semblait qu'il choisissait de preference la place meme ou elle s'etait si longtemps arretee; puis, voyant qu'il etait CARINE. 69 seul clans le jardin, il entra dans le massif, et, so baissant, recueillit deux ou trois des petites fleurs jetees ca et la par le fantome nocturne. Si, en ce moment, il eut leve les yeux sur la mai- son, il eut pu voir les rideaux blancs d'une fenetre s'entr'ouvrir un moment et une tete pensive suivre attentivement chacun de ses mouvements, comme lui-ineme, pendant la nuit, il avait suivi ceux de Carine. Plus calme maintenant, et la tete rafraichie par les douces brises du matin, Marius remonta chez lui, se jeta sur son lit tout habille, et fit un somme. II se reveilla un peu tard ; aussi se rappelant les ombrageuses susceptibilites de son hote a 1'endroit de 1'exactitude, il ue prit que le temps de faire une toilette sommaire et expeditive pour ne pas con- damner a une attente insupportable 1'estomac le mieux regie de Gothenbourg. II en fut dignement recompense, car il entra le premier dans la salle a manger, un quart de se- conde avant Tegner, qui crut lui faire un compli- ment sans pareil en assurant qu'il n'avait jamais rencontre ni une montre ni un Fra^ais qui f ussent a 1'heure mieux que lui. Cependant, sans etre doue d'une penetration excessive, il etait facile de s'apercevoir qu'il y avait comme un nuage sur le front de 1'honnete nego- 60 CARINE. ciant. Aussi, apres la bienvenue qu'il souhaita, du reste, tres-cordialement au jeune homme, il croisa ses mains derriere son dos, et, silencieusement, se promena de long en large dans la salle a manger. II alia meme une fois ou deux dans le vestibule, puis a la porte de la rue et a celle du jardin. Enfin, voyant qu'il etait bientot dix heures, et que la ma- jestueuse Ulrique, d'un air important et affaire, commengait a disposer les plats sur la table, il s'arma d'une resolution soudaine, et, passant un bras sous celui de Danglade, apres avoir fait avec lui deux ou trois fois le tour de la salle a manger : " Je ne vous connais, dit-il, que depuis hier, et pourtant il me semble que nous sommes de vieux amis, tant je me sens de coufiance en vous. Je crois que nous sommes destines a passer quelque temps ensemble, et que vous me ferez nnjour la grace de regarder cette maison comme la votre : il vaut done mieux que je vous previenne tout d'a- bord d'une chose dont il serait impossible que vous ne finissiez point tot ou tard par vous en aperce- voir." Apres cet exorde par insinuation, Tegner se tut quelques instants, sans doute pour attendre la re- ponse de son hote. Mais comme celui-ci ne sem- blait point dispose a I'interrompre, apres avoir tousse une ou deux fois ainsi que font certains CARINE. Gl prddicateurs entre le premier et le second point de leur discours : " Vous connaissez ddja, continua-t-il en baissant les y eux, ma f emme et ma fille ; niais Elfride et Mme Tegner ne sont pas toute ma famille ; vous verrez encore une autre personne .... Si, dans ses paroles ou dans ses actions, il vous arrivait de re- marquer quelque chose qui ne vous semblat point parfaitement correct, il vaudrait mieux ne pas pa- raitre vous en apercevoir." Marius Danglade, a qui ces mots causaient une emotion penible, fit un geste d'assentiment, et Tegner reprit : " Cette personne Que vous appelez Carine, je crois? Ah! vous savez son nom? Ne 1'avez-vous pas prononcd deux fois hier devant moi ? Eh bien ! Carine n'est pas . . . . " M. Karl-Johan Tegner n'eut pas meme le temps d'achever sa phrase ; la porte du vestibule qui don- nait dans la salle a manger s'ouvrit, et Mine Tegner parut accompagnee de deux jeunes filles ; la pre- miere etait Elfride, avec laquelle, depuis la veille, Danglade avait fait assez ample connaissance pour qu'elle lui tendit cordialement une main que le jeune homme serra sans fa9on dans la sienne, a 62 CARINE. I'anglaise, c'est-a-dire tres fort, et en imprimant au bras je ne sais quelle vibration capable de lui desarticuler 1'epaule. Nos peres baisaient la main des femmes; nous la secouons. L'autre jeune fille, qui semblait avoir un an ou deux de moins qu'Elfride, se tenait un peu en arriere de Mme Tegner. On eut dit qu'elle voulait se perdre dans son ombre. Le negociant kesita quelque peu avant de la presenter a son hote ; ce- pendant, la prenant par la main : " Carine ! " dit-il, sans la designer autrement. Marius, depuis longtemps, avait reconnu sa vision nocturne. Mais comme il ne 1'avait vue qu'a une certaine distance, il 1'examina avec une atten- tion curieuse dont le negociant ne s'etonna point, car il 1'attribua au costume dalecarlien que por- tait la jeune fille, trop pittoresque pour ne point frapper un artiste. Quant a Elfride, elle suivait avec une attention non moins vive, quoique tres-bienveillante, toutes les impressions qui se succedaient sur la physiono- niie mobile et changeante du Fran9ais. Mais Marius se sentit observe, et il donna aussi- tot a ses traits un masque impenetrable, tout en se promettant de ne point perdre une seule occasion de continuer ses interessantes etudes. Quant a celle que 1'on appelait Carine, elle fit a CARixi-:. 6$ Marius, qui n'etait qu'un etranger pour elle, un salut leger d'une parfaite indifference, et, sans prendre autreniout garde a lui, elle s'assit a la place qui semblait lui etre babituelle, a la gauche de M. Tegner. Marius n'etait pas seulement un artiste : c'etait un homme qui avait 1'usage du monde et qui savait vivre. II comprit tout de suite qu'il se trouvait dans une position delicate et difficile ; qu'il y avait des souffrances autour de lui; que sa presence pourrait les aggraver, et qu'il ne devait plus main- tenant songer qu'a une prompte retraite, aussitot qu'il pourrait 1'essayer en sauvant les apparences. L'important, maintenant, c'etait de faire bonne contenance et d'empecher qu'une impression, d'ail- leurs bieii naturelle, de malaise et de contrainte ne vint assombrir les visages pendant cette premiere rencontre entre Carine et lui. II fit done appel a toutes les ressources de son entrain, de sa verve et de sa belle humeur : il eut de 1'esprit, de la gaiete, des saillies. II expliqua la theorie de la bouilla- baisse a Tegner, a propos d'une certaine sauce de truite a laquelle il retourna; parla religion a 1'aus- tere Brigitte, et chiffonna les modes parisiennes avec Elfride. II eut volontiers essaye de pousser, pendant qu'il se sentait en train, une legere recon- naissance du cote de Carine; mais il faut bien con- 64 venir qu'il en fut pour ses frais, et que la belle insouciante n'eut pas meme 1'air de soup^onner ses intentions. Une f ois ou deux, cependant, au milieu de la conversation de Marius avec Elfride, on eut pu voir un faible sourire trembler au coin de ses levres, naais sans oser toutef ois s'epanouir sur sa bouche seiieuse. Quand il fut certain qu'elle com- prenait parfaitement le fran9ais, ainsi du reste que toute la famille Tegner, car tandis que la Nor- vege, oublieuse de la France, se tourne de plus en plus du cote de 1'Angleterre, la Suede reste fidele a notre langue et a notre litterature, il s'occupa d'elle indirecteruent, mais constamment. Une fois une seule fois, il crut remarquer qu'elle avait arrete sur lui son ceil reveur ; mais Marius ayant, au meme instant, tourne la tete de son cote, elle baissa promptement ses paupieres : pas assez vite cependant pour que 1'artiste n'eut pas le temps de plonger a travers ce regard jusqu'a Tame meme ou il croyait deviner une tristesse profonde. Pen- dant tout le reste du dejeuner, la jeune fille de- meura completement insensible a tout ce qui se passait autour d'elle. Marius, tout en causant beaucoup, pour endor- mir les susceptibilites, peut-etre delicates et jalou- ses de la famille, lie parut plus s'occuper de Carine : il profita cependant de 1'espece de concen- CARINE. 65 tration dans laquelle la jeune fille se plongeait comme a plaisir, pour admirer son elegance natu- relle et sa grace exquise, a 1'egal de sa beaute. II trouvait un charrne infini a co regard profond et voile; ces tempes delicates et transparentes sem- blaient lui reveler toutes les tendresses de celles qui furent creees pour aimer et pour souffrir. Quoiqu'elle eut a peine prononce quelques pa- roles, sa voix parut a Marius posseder la sonorite du timbre a la f ois le plus penetrant et le plus pur. Lors meme qu'elle parlait bas, cette voix char- mante avait cette qualite particuliere et ce don si rare d'emouvoir, que Ton ne peut rendre que par un mot : voix sympathique ! Selon 1'expression un peu vulgaire peut-etre, mais tres juste, cette voix portait loin. Comme au moment de son appari- tion nocturne, Marius voyaittoujours dans Carine quelque chose de maladif, de vague, et meme d'un peu etrange qui faisait dire tout bas : Une grande douleur a passd par la ! Grace aux efforts vraiment inouis que fit le Mar- seillais pour maintenir la conversation pendant tout le dejeuner, la glace fut rompue : on ne sentit pas trop de contrainte, et tout le monde sembla prendre son parti de voir un Stranger si brusque- rnent introduit dans les mysteres meme les plus intimes de la famille. Aussi la belle humeur a la- 66 CARINE. quelle 1'excellent Tegner ten-ait tant, sans doute parce qu'il avait remarque a quel point elle facili- tait chez lui la digestion, avait completement reparu sur son visage, lorsque sa chere Elfride prepara le the cornme la veille. Carine, qui n'avait meme pas approche ses levres des verres dans lesquels le domestique lui avait verse de la biere et du vin, et qui n'avait bu que de 1'eau pure, sortit un peu avant la fin du repas, et Marius put remarquer qu'en partant elle avait emporte avec elle la derniere trace d'inquietude chez ses hotes. Elle n'avait, du reste, rien fait qui put justifier leurs craintes. Le dejeuner fini, il prit son album et sea crayons, et s'en alia courir dans la campagne, sous pretexte d'etude. A vrai dire, il avait besoin d'etre seul. Fut-il seul vraiment, au milieu de cette nature grandiose et triste, de ces montagnes couvertes de bruyeres, de ces rochers granitiques couronnes de 1'eternelle verdure des sapins ? n'emportait-il point avec lui deja une image que le temps, sans doute, n'avait point encore gravee dans son ame, mais qui passait et repassait devant ses yeux? C'est la ce que lui seul pourrait dire. Tout ce que nous savons, nous son historien, c'est que, jusqu'ici, Ma- rius n'avait jarnais quitte le Midi, et qu'il ne con- naissait que les teints bistres, les yeux bruns, les CARINE. 67 cheveux d'un noir sombre comme I'ebeue, on lustres de bleu comme 1'aile du corbeau. Dieu me garde de medire de la beaute des femines de Mar- seille. II y a la cent families qui ont garde, comme un hdritage inconteste de leurs aieux, la splendeur de leur type oriental. Nulle part, en Europe du moine, je n'ai vu de bouches plus pures, de profils plus fiers, de fronts plus finement modeles, en un mot, des tetes vivautes calquees plus fidelement sur 1'immortelle beau to* des statues et des medailles de la Sicile et de la Grece. Mais, si eclatante qu'elle soit, la beaute brune n'a guere qu'une note, et, quand on 1'a suffisam- ment chante'e, on se rappelle que la gamme com- plete en a sept, sans compter les dieees et les bemols. Independamment de ce prestige de 1'inconnu qui 1'entourait, si plein de seduction pour une na- ture jeune et avide de toutes les emotions de la vie, Carine etait encore pour Marius toute une revelation : la revelation de cette beaute blonde qui f ut celle d'Eve, de Venus et d'Helene, de toutes les femmes auxquelles le monde idolatre des artistes et des poetes eleva jadis des autels ; elle t-tait aussi la revelation de cette beaute du Nord, quis'adresse a Fame bien plus qu'aux sens, si pure qu'elle semble immaterielle, avivde et rafraichie 68 CARINK qu'elle est dans les glaces du pole, dont elle a tout a la fois la froideur et 1'eclat, qui emprunte aux lacs dans lesquels elle se mire leur transparence et leur limpidite. Pour le charmer, le seduire et 1'exalter jusqu'a 1'ivresse du desir, il cut suffi de cette levre, dont la pourpre tranchait par une nuance si vive sur la neige et le satin des joues; de ces longs cheveux, legers et fins comme le duvet de la premiere soie, blonds et dores comme I'ambre. Mais chez lui, 1'ame etait tellement captivee qu'il n'y avait plus de place pour d'autres seductions. N'est-ce point ainsi que commencent toujours les passions qui doivent s'emparer fortement des homines ? Marius avait besoin de solitude : il eut voulu s'enfoncer au sein meme de la montagne ; vivre seul, pendant ce long jour qui ne finit point, a 1'ombre des hetres, des sapins, des trembles et des bouleaux. II eut voulu echapper a tout le monde, et, pendant une semaine ou deux, fuir Tegner, Elfride et Carine elle-meme, pour se retrouver avec son ame et 1'interroger. II essay a du moins de donner le change a ses pensees, et, comme c'etait une nature vaillante, i.l s'arma de tout son courage, prit ses crayons, tra- vailla avec ardsur, et fit une etude qui occupa une partie de sa journee. "Qui travaille ne souffre CARINE. 69 point ! " L'activite de 1'esprit endormit celle des sentiments, et son cceur fit treve. Mais quand I'o3uvre fut achevee : " Si du moins elle aimait la peinture !" se dit-il en refermant son album. II avait bate de revenir a la ville ; il bondissait comme un chamois sur les cretes des 'collines. Quand il revit les premieres maisons de Gothenbourg sa poitrine battit plus fort et il s'arreta. " La-bas, se disait-il, en regardant du cote de la maison Tegner, c'est la qu'elle est ! " Ce jour-la on dina en famille, et il ne vint per- sonne chez Tegner, a la grande joie de Marius qui se sentait completement incapable de poser et de recommencer les tours de force du matin, pour des Strangers, et sur de nouveaux frais. Le temps etait cliaud, la soiree magnifique. Apres le diner, Tegner proposa de faire un tour de promenade dans la campagne. Mais Mme Bri- gitte, qui se retirait tot pour reciter ses prieres, pretexta un peu de fatigue et Ton resta dans le jardin. C'etait un joli jardin, mais petit comme tous les jardins de ville, et 1'on avait bientot fait d'en toucher les deux bouts. Quand on 1'eut suffi- samment arpente de long en large, Tegner, qui n'etait pas un marcheur, vint s'asseoir sur le bane de marbre, ou Carine, la nuit precedente, s'etait assise elle-merne, tout pres de la maison, en face 70 CARINE. d'un beau vase de porphyre, qui, sans etre aussi grand que celui de Bosendal, admiration de tous les visiteurs de Stockholm, n'en dtait pas moins digne de figurer dans le pare d'un prince. On ne causait guere; chacun se laissait aller a ses pensees, a ses reveries : la melancolie ne semble-t-elle point 1'attribut naturel de certaines heures ! Les trois femmes dtaient placees les unes a cotd des autres ; les deux hommes a chaque extremite du bane : le liasard de la promenade, etait-ce bien le hasard? avait voulu que Marius se trouvat a cote de Carine. II cut vivement desire lui adresser la parole. Mais une certaine crainte respectueuse le retenait. On eut dit qu'elle etait entouree comme d'une atmos- phere de deuil que des mots profanes ne devaient point traverser. Peu a peu, la pure et chaste beaute de la jeune Suedoise avait calme 1'ardeur de son sang meridional ; il ne voulait point tou- cher a ce sorbet a la neige avec des levres em- brasees. En se baissant, il ape^ut dans 1'herbe, a ses pieds, une touffe de myosotis seches et un brin de thym, dpaves oubliees des bouquets de la veille. II ramassa ces debris de fleurs, sur lesquels peut- etre avaient passe des pieds indifferents: il les examina longtemps, parut en respirer 1'odeur, car, alors meme qu'on les ecrase, certaines fleurs exha- CAR1NE. 71 lent encore leurs parfums ! Et quand il fut bien certain d'avoir provoque et fixe sur lui 1'attention de Carine, il se tourna de son cote assez vivement, regardant tour a tour elle et le bouquet, puis le bouquet encore et encore elle, et, par un mou- vement des paupieres, il lui rnontra le balcon qxii lui avait servi d'observatoire. Un tressaille- mcnt agita les mains de Carine ; une rougeur fur- tive colora ses joues et s'eteignit aussitot. Co fut la le premier signe d'emotion que Danglade cut surpris chez elle. II fut promptement comprime, et, une seconde apres, 1'artiste n'eut plus, comme auparavant, qu'une statue d'albatre a ses cotes. On rentra au salon, pour attendre 1'heure du the, dout Tegner faisait un veritable lunch, avec toutes sortes d'accommodements confortables et d'additious gourmandes. m |'EST dans leur salon qu'il faut voir les Suedoises. En general ce salon res- semble un peu a cette piece de farnille que les Anglais appellent si bien leur parloir; peu de luxe, pas de superflui- tes inutiles, aucune de ces curiosites encombrantes dont les femmes chez nous couvrent leurs tables, surchargent leurs consoles et accablent leurs eta- geres; mais partout une sirnplicite elegante et un gout delicat. Chez Mine Tegner on voyait bien que ce salon etait le sanctuaire de la vie intime. C'etait la que se trouvaient ces doux compagnons des heures laborieuses, les livres que Ton peut lire en famille, et que Ton aime a relire seul ; les me- CARINE. 73 tiers a broder, la boite a ouvrage, la tapisserie Bommencee; et, dans ce coin, le piano sur lequel on joue parfois les melodies nationales. Les femmes Buedoises se livrent avec autant d'activite que de vigilance aux soins domestiques; elles se plaisent aux travaux d'aiguille, non moins qu'aux lectures instructives; mais, douee des aptitudes les plus heureuses, elles acquierent bien vite une superio- rite relative dans tous les arts que Ton appelle d'agrement. Marius s'en aper9ut bientot : on ap- porta les lampes, car le salon etait iin peu sombre, et les fenetres drapees d'epais et longs rideaux qui tombaient jusqu'a terre. Tegner s'assit dans un vaste f auteuil, et les trois femmes se grouperent autour d'une table a ouvrage; 1'artiste s'approcha d'un gueridon sur lequel s* trouvaient quelques romans fran9ais et des journaux illustres venant de tous les coins du monde. Pendant qu'il essayait de lire, ou plutot qu'il se donnait une contenance en regardant les images, les femmes travaillaient, et M. Tegner faisait tourner ses pouces. Ces premieres heures passees au sein meme de la famille, dans la paix, dans le recueillement, em- bellies par toutes les graces de cette sociabilite charmante qui distingue les Suedoises entre toutes les femmes d'Europe, et rend le sejour de leur pays si clier aux etrangers, semblerent delicjeuses 74 CARINE. a 1'enfant du Midi. Elles contrastaient assez ce- pendant avec 1'existence, bruyante, animee, tout exterieure de la Provence. II se sentait vivre dans une sorte de serenite qu'il ne connaissait point encore. Mme Tegner elle-meme, raide, em- pruntee, genee devant le monde, la, au contraire, se retrouvait dans son element naturel; elle s'bar- monisait bien avec les objets qui 1'entouraient : c'etait la femme du Nord, severe, mais bonne ; re- servee dans son accueil, mais prof ondement devouee a sa famille, et finissant par se faire aimer apres avoir commence par se faire craindre. A cote d'elle, Elfride travaillait avec une attention soute- nue a une broderie compliquee, qui ne 1'empecbait point pourtant de preter 1'oreille aux recits de voyages et aux esquigses de la vie fran9aise que Marius, interrompant sa lecture, ebauchait devant elle. Le negociant, fatigue de sa longue tacbe de la journee et bien determine a ne plus admettre pour sa soiree d'autre travail que celui de la diges- tion, oubliait en toucbant le seuil du parloir tous les soucis du commerce, tous les perils des entre- prises lointaines et basardeuses : assis dans un vaste fauteuil, qui semblait fait pour recevoir son embonpoint, sea deux mains croisees beatement sur son abdomen, ne disant rien, ne pensant pas da- vantage, et jouissant dans un recueillement satis- CARINE. 75 fait du bien-etre facile de la vie vegetative. Un peu plus loin, maniant les deux longues aiguilles d'un tricot a larges mailles, ses longues mains effi- lees plongeant dans la laine brune, la tete penchee sur une tache sou vent interrompue, Carine, qui s'etait un peu isolee, travaillait pres d'une petite table, a la lueur d'une de ces lampes qu'on appelle solaires, et qui enveloppait toute sa personne d'une sorte d'aureole. Marius la contemplait avec une emotion contenue, mais profonde. Dans cette suave beaute, il trouvait tout : 1'eclat qui dblouit, la candeur qui charme ; son regard allait de 1'ceil limpide et bleu a la molle chevelure d'un blond lumineux, et, descendant de la tete aux epaules, glissait sur la taille, en suivant les lignes les plus onduleuses et les plus souples. " O S03UT de Galathee, se disait-il, qu'il serait heureux celui dont le baiser parviendrait jamais a t'animer! O Carine I si le feu de la vie te pe"ne- trait jamais, si jamais 1'eclair de 1'amour allumait ta prunelle, tu serais transfiguree, adorable statue a qui manque la vie, et tu enchanterais les cceurs que tu desoles ! " Tegner adressa a la jeune fille deux ou trois questions auxquelles elle repondit par des mono- syllabes. On voyait bien qu'il voulait la faire eortir de son mutisme obstine, la meler a la con- 76 CARINE. versation generate. Mais elle resistait et refusait. En lui parlant, la voix du negociant etait affec- tueuse et douce : on pouvait voir qu'il avait pour elle une tendresse melee de pitie. C'etait la meme nuance, un peu moins marquee peut-etre, que Ton retrouvait chez Mme Tegner et chez Elfride. Ma- rius, observateur, comme le sont presque toujours les peintres, 1'examinait avec une attention soute- nue ; mais il ne cherchait point a nouer entre elle et lui-meme une de ces relations mondaines et legeres qu'autorise le rapprochement d'un homme et d'une femme dans un salon : il la devinait timide et farouche comme la biche au fond des bois. Un des convives de la veille, le negociant aux favoris roux, Frederick Brask, vint sur le coup de neuf heures, rendre visite aux Tegner. Son arrivee fit du bien a tout le monde. Elle jeta un peu de diversion et de mouvement dans la petite reunion qui commen9ait a s'allanguir. Elfride, en le voyant entrer, ne changea point de couleur ; mais elle eut un mouvement de joie qui n'echappa point a 1'artiste; elle lui tendit la main avec un sourire de bienvenue et une effusion de tendresse qui la rendirent charmante. "Ah! pensa Marius, en voila deux qui s'ai- ment!...." CARINE. 77 Apres 1'arrivee d'un nouveau venu dans un petit cercle, il y a toujours un certain mouvement ; on en profite pour changer de places ; les groupes se deferment et se reforment a leur gre. Celui-ci quitte une chaise pour prendre un fauteuil, celui- la s'approche d'une table et cet autre se met au piano. Elfride venait de sonner pour le the, et elle fai- sait, dans 1'embrasure d'une fenetre, un petit a-parte avec Frederick Brask. Marius se leva lui- meme et vint s'asseoir, non sans avoir echange quelques mots avec M. Tegner, devant la petite table sur laquelle Carine travaillait. Puis il tailla un crayon, prit une f euille de papier de Bristol et se mit a dessiner. La jeune fille ne sembla point tout d'abord prendre garde a ce qu'il faisait, et elle continua sa tache insignifiante et monotone, avec 1'indifference apathique qu'elle apportait a toute chose. Elle finit cependant par trouver au moins etrange la persistance que 1'etranger mettait a la regarder. Marius, en effet, dessinait avec une ardeur sans pareille : il s'etait rarement senti plus de verve et d'eutrain ; une ceuvre vivante semblait naitre sous ses doigts ! Mais, de temps en temps, il rele- vait les yeux et contemplait, avec une fixite et une attention bien faite pour la gener, le visage de 78 CAR1NE. Carine. Celle-ci levait rarement les yeux. TJne fois ou deux pourtant, son regard rencontra celui du jeune artiste, et le trouvant si ardent, si tenace, si magnetiquement rive au sien, elle baissa la pau- piere avec plus de vivacite qu'elle n'en mettait d'habitude a aucune de ses actions ; rnais, si ello eprouvait, sous la projection de cette volonte puissante, de ce desir energique, une emotion que]conque,c'estcequ'iln'eutete permis apersonne d'affirmer, car pas un muscle ne tressaillait sut 1'impassible visage, et quand, de nouveau, elle baissait la tete, il etait impossible de dire si c'etait un homme de chair et d'os ou une statue de marbre qu'elle venait de regarder. Cependant 1'ouvrage avancait toujours. Deja le front au modele delicat se bombait legerement sur le papier; dejal'on devinait 1'expression du regard sous ces paupieres aux longs cils ; deja les ban- deaux gonfles s'arrondissaient autour des tempes et coulaient en ondes soulevees le long des joues ; deja 1'ovale elegant et un peu amaigri du visage apparaissait dans toute sa pure delicatesse. Tegner, impatient de ne pas voir arriver le the, la creme et les gateaux, s'etait leve et marchait par la chambre. II s'approcha de 1'artiste. Elfride et Brask, craignant sans doute que Ton ne remarquat un tete-a-tete trop prolonge, en firent autant et CAR1NE. 79 vinrent se grouper autour de la table sur laquelle ildessinait. Marius et Carine se virent dans le centre d'un petit groupe curieux. La jeune fille supportait toujours avec une sorte d'impatience 1'attention prolongee dont elle etait 1'objet: elle cut voulu quitter la place et elle ne le pouvait pas : elle se tenait immobile et silencieuse ; mais ses mains agissaient et parlaient pour elle, en tour- mentant fievreusement les longues aiguilles de buis, a la tete de cire rouge, qui n'avan9aient plus que par sauts et soubresauts. vm. EU! quelle ressemblance ! s'ecria Te- gner, c'est vraiment frappant. Oui, dit Brask, a son tour, il est impossible de mieux tirer le portrait; c'est Carine elle-meme! c'est Carine! La trouvez-vous aussi jolie que ce dessin ? demanda Elfride en se penchant a 1'oreille du jeune banquier. Oh ! c'est Carine, re*pondit celui-ci avec plus de franchise que d'habilete", oui, c'est bien Carine !" Ulrique et Gustave, le domestique et la servante, entrerent avec les plateaux, et le petit cercle se rompit, au grand soulagement de la jeune fille, peu jalouse de voir que Ton s'occupat d'elle avec CARINE. 81 tant de Constance, ou plutot d'obstination. Elle ne se leva point de sa chaise, mais, redressant sa belle taille, elle se pencha tout a coup par-dessus la table, au moment meme ou Marius, eloignant de lui le dessin, le pla9ait sous la lueur de la lampe pour en mieux juger 1'effet. L'original et la copie semblaient ainsi s'avancer Tun vers 1'autre. Carine se vit, se reconnut, et fut f rappee d'une surprise qui se trahit par le geste de ses deux mains, subitement tendues vers son portrait. Elle entr'ouvrit la bouche, comme pour laisser echapper une exclamation, qu'elle eut cependant la force de retenir. Puis elle regarda encore une fois le por- trait, et 1'artiste qui venait de le faire avec tant d'habilete, de promptitude et de succes. H y avait sur son visage beaucoup d'etonnement, et peut-etre aussi un peu de reconnaissance pour celui qui 1'avait si bien comprise et si admirable- ment rendue. Son 031! brilla comme si une larme montant de son coeur, eut tout a coup mouille sa prunelle; une soudaine rougeur teinta sa joue de- licate et pale comme la feuille de la rose blanche, et un sourire fugitif et leger creusa imperceptible- ment de deux petites fossettes le coin de sa joue et le bord de ses levres. Tout cela ne fut qu'un instant rapide le mi- 82 CARINE. rage d'vme seconds. Carine se rassit : le sourire disparut de ses levres; 1'eclair s'eteignit sous sa paupiere et 1'incarnat de sa joue se fondit dans sa paleur de marbre. Comme auparavant, elle etait redevenue la statue impassible et morne. Du moins Marius savait qu'il y avait une femme dans la statue, et qu'en fouillant cette poitrine de pierre il trouverait peut-etre un cosur, qui repondrait aux palpitations du sien. Mais il comprenait qu'il no devait point trop demander pour une premiere journce, et que c'etait surtout avec ces creatures irritables et nerveuses qu'il fallait avoir en toute circonstance une main legere et delicate. II acheva, en quelques coups de crayon, le portrait de Carine, dont, apres tout, il ne voulait faire en ce moment qu'une esquisse, et il jeta assez negligemment le papier sur le piano, pour montrer a la jeune fille qu'il n'y attacliait point une importance trop signi- ficative, et il alia recevoir une tasse de the de la main d'Elfride, qui faisait les honneurs du gouter avec sa grace accoutumee. Deux ou trois fois, cependant, il ne put s'empe- cher de Jeter a la derobee, et furtivement, un coup d'o3il sur la belle creature, qui se tenait toujours a 1'ecart. Mais, a un certain moment, comrne chacun semblait occupe, Elfride avec Brask, Tegner avec une assiette de gateaux, et sa femme avec son li CARTNE. g3 de prieres, dans lequel chaque soir elle lisnit les psaumes des offices du jour, Marius, enhardi par des symptomes qui lui semblaieut favorables, prit eon dessin, et, s'approchant de Carine : "Quo pensez-vous de mon ouvrage ? " lui demanda-t-il. Carine parut un peu troublee d'une question qu'elle n'attendait pas ; elle Be remit cependant assez vite, et sans regarder Marius : " Je pense, repondit-elle, que voua avez perdu beaucoup de talent a tenter une ceuvre impossible: on ne fait pas le portrait des morts ! " Je ne sais ce qui frappa Marius davantage, ou de cette reponse, si profondement desesperee, ou de la voix meme qui la faisait. C'etait un timbre etrange en effet que celui de Carine. II avait rimmaterielle purete des vibrations du cristal, et resonnait comme la note ideale de 1'harmonica. C'etait bien la voix qui convenait a ce visage ce- leste, car il semblait que les passions hurnaines ne pourraient jamais la troubler. Maintenant qu'il avait trouve une entree en ma- tiere, et, avec certaines femmes, c'est toujours lale point le plus difficile, Marius ne semblait pas de- voir abantlonner la partie de sitot. " II me semble, dit-il tout bas a la jeune fille, que vous n'etes pas tout a fait aussi morte que vo\is voulez bien le croire 84 CARINE. Je le suis, repondit Carine, je le suis cent fois plus que ceux qui dorment la-bas sous les tilleuls!" * Elle f aisait allusion aux beaux arbres qui versent leur ombre, et leur murmure, et leurs parfums, sur les torabes du cimetiere de Gothenbourg. " Heureux alors, continua 1'artiste qui, a tout prix, tenait a prolonger 1'entretien avec elle, lieu- reux celui qui pourra faire retentir a vos oreilles la trompette de 1'archange, et vous dire en vous pre- nant par la main : " Carine, leve-toi d'entre les morts ! " Volontairement, ou sans y songer, il avait fait le geste qui devait naturellement accornpagner ses paroles, et s'il n'avait pas embouche la trompette, sa main avait du moins cherclie la main de Carine. Mais la jeune fille s'etait reculte avec une sorte d'effroi, comme si ce contact eut etd pour elle une faute ou une souillure. " L'archange, reprit-elle, ne sonnera cle la trom- pette et ne touchera ma main qu'au dernier jour! " Marius, en ce moment, etait en proie a une agi- tation extreme ; son ceil j etait des flammes ; une lueur d'enthousiasme passait sur son front. Per- sonne ne 1'avait jamais vu tel qu'il etait mainte- nant, et il faisait penetrer dans 1'ame de la belle CARINE. 85 Suedoise des emotions qu'elle n'avait sans doute janiais ressenties, car elles 1'effrayaient. Elle ne regarda plus Marius ; elle ne lui pavla plus; elle pencha sur sa tache un front qui redevint bientot impassible, et eutre eux 1'abime que Ma- rius avait cru franchir se creusa plus profond. Dix heures sonnerent : Tegner se leva, et, avec la ponctualite qui le caracterisait en toutes choses, il donna le signal de la retraite, en tendant la main a Brask et a Marius; puis il tourna le bouton des lampes et entr'ouvrit le rideau des fenetres. Le jour crepusculaire entra et repandit dans 1'appartement ses lueurs douteuses. Brask, dont le visage s'etait rasserene, a la suite de son long tete- a-tete avec Elfride, prit conge du jeune Fran9ais avec une politesse presque affectueuse, et chacnn se retira. Marius, une fois dans sa chambre, alia bien deux ou trois fois se poster sur le balcon ; mais Carine ne parut point. Ce ne fut qu'en songe qu'il revit son beau visage, si noble, si pur, si virginal et si chaste, que la pensee du rnal ne pouvait subsister devant la lumiere de ses yeus. Tous les soupcons s'etaient evanouis, et il n'y avait plus de place dans son co3ur que pour la plus tendre sympatbie. IX. [ES jours monotones se succdderent, se ressemblant malgre le proverbe, et firent des semaines, sans amener aucun changement important dans la position respective de nos personnages. Marius s'etait habitue a une sorte de vie de famille chez les Tegner. La puritaine, lui trouvant des moeurs honnetes et une conversation aussi raisonnable que sa conduite etait reglee, avait d'abord tolere sa presence aupres des jeunes filles; puis elle avait fini par eprouver pour lui une veri- table affection. Tegner le traitait comnie un fils ; Elfride comme un frere, depuis qu'elle ne voj^ait plus en lui ni un pretendant officiel, ni un amou- CARINE. 87 reux deguise, car cette amiable fille etait la since- rite meme ; elle aimait Frederick et n'avait pas ombre de coquetterie. Quaiit ii Cariue, elle etait toujours la meme. Cette belle creature, douee d'attractions si puis- sautes, si bien faite pour aimer, si digne d'etre aimee, semblait vivre dans une abstraction conti- nuelle, etrangere aux hommes, iudifferente aux clioses. Souvent elle demeurait des jouruees entieres sans sortir de sa chanibre. On cut dit qu'il y avait dans son souvenir des dates mysterieuses qu'elle se plaisait a celebrer par un redoublement de tris- tesse. Sa ruaniere d'etre avec Marius ne paraissait pas moins bizarre. Parfois elle se sentait attire'e a lui; elle prenait a ses discours un veritable et visi- ble interet. II est vrai qu'elle ne le regardait jainais; mais, quand il parlait, une certaine anima- tion se peignait sur ses traits, et elle-meme se surpreuait 1'ecoutant avec un sentiment qui res- semblait a du plaisir. II faut tout dire : ce u'etaient la que des eclairs fugitifs qui sillonnaient le ciel de son ame, mais sans y laisser de traces; et apres, comme si elle eut voulu se reprocher a elle-meme cette treve d'un moment accordee a un deuil que, sans doute, elle avait jure eternel, bientot elle re- tinubait dans un marasnie plus grand. Mais du 88 CARINE. moins la famille ne remarquait plus chez elle ces changements brusques d'bumeur et ces caprices etranges qui 1'avaient un moment effrayee. Les nuances dtaient aujourd'hui moin& accusees et plus fondues. La tristesse etait sans bornes encore ; mais elle ne ressemblait plus au desespoir. Elle ne parlait pas, mais elle ecoutait deja, et il u'etait point defendu a ceux dont 1'oeil attentif mesurait les progres accomplis lentement sans doute, presque imperceptibles, mais incessants d'espe- rer la voir un jour rentrer dans la vie com- mune et reprendre les habitudes de tout le monde. Seul Marius ne pouvait point constater ces progres ; sans doute parce qu'il connaissait Carine depuis moins longlemps que les autres : peut-etre aussi parce qu'a force de desirer davantage il ap- preciait moins ce que Ton avait obtenu. Du pre- mier jour ou il 1'avait rencontree, il avait senti pour la belle affligee un interet profond. Bientot cet interet s'etait change entendresse; peu a peu, sans qu'il en eut eu conscience, cette tendresse etait drvenue de ramour;l'amour, de la passion : passion d'autant plus profonde qu'elle etait sans esperance! II devinait trop que rien d'humain ne devait battre dans cette poitrine de Walkyrie. Un abime la se"parait du reste du monde, et cet abime, 1'amour CARINE. 89 d'un homme, si grand qu'il fut, ne suffirait point a le combler. Marius comprenait tout cela; mais, an lieu de se laisser detoumer par la difficulte presque insurmontable de 1'atteindre, il s'obstinait davantage a tout faire pour vaincre 1'obstacle et arriver. Bientot, cependant, cette passion, que tout semblait accroitre, prit chez lui un caractere douloureux et presque maladif. H eut donne la moitie de sa vie pour faire penetrer un rayon de pure lumiere dans cette aine obscure et fermee, et, voyant qu'il n'y parvenait point, il se sentait atteint au cceur par une Heche mortelle, que rien n'en pourrait retirer. Comme le daim blesse, il s'enfuyait avec sa blessure au fond des bois. H parcourait les admirables campagnes qui entourent la ville. On ne voyait plus que lui sur la montagne, que lui dans la vallee. H partait des la pointe du jour, et bien souvent, sous pretexte d'explorations interessantes, de paysages magnifiques ou d'etudes curieuses, il ne rentrait que le soir tres-tard .... Ces jours-la ilnevoy ait personne; mais n'emportait- il point la chere image qui peuplait pour lui le desert ? Quand il etait ainsi loin des hommes, loin d'elle, il lui semblait qu'il etait plus hardi a 1'aimer, et qu'il 1'aimait mieux. H lui parlait alors, et elle lui repondait; et com me c' etait lui qui repondait pour elle, il etait toujours content de ce qu'elle lui <)0 CARINK. disait, et le soir quand il revenait a la ville, il etait plus epris. D'autres fois, au contraire, il eprouvait comme un imperieux besoin de se retremper dans la vie de famille, et de revoir Carine le plus souvent et le plus longtemps possible. f HOSPITALITE suedoise, qui se donne sans arriere-pensee, et qui ne mesure point la liberte qu'elle laisse a chacun, lui permettait de suivre ainsi sa guise et sa fantaisie. Dans cette secoude periode de la crise, il ne sortit presque plus; sous pretexte de travail, il res- tait presque continuellement dans sa chambre arrarigee en atelier, epiant les rnille bruits qui se faisaient autour de lui, et que son oreille, en proie a une surexcitation maladive, savait percevoir avec une effrayante certitude. Yagues et incertains pour tout autre, ces bruits ne pouvaient-ils point parfois trahir pour lui la vie et la presence de 92 CAR1NE. celle qu'il aimait? Souvent, des la premiere heure il portait ses cartons au milieu des massifs du jardin, sous le pretexte fallacieux de faire des etudes d'ormeaux et de sapins; mais, en realite, pour voir flotter sa robe entre les arbres, quand elle faisait sa promenade habituelle. La maison de Tegner etait certes un joli chalet, du cote de la campagne du moins, un peu dans le genre de ceux qui donnent un caractere si pitto- resque aux paysages du Brisgau et de 1'Oberland. Mais peut-etre ne meritait-elle pas tout a fait 1'honneur qu'il lui accordait en la dessinant et en la peignant de face, de profil et de trois quarts. H est vrai qu'en regardant attentivement cette mai- son, il avait la chance d'apercevoir derriere les vitres claires la silhouette de Carine, passant d'une chambre a 1'autre. II y avait au second etage une fenetre qui lui suffit a faire un tableau tout entier. II faut bien en convenir, cette fenetre etait tres-jolie. Architecte ou ma9on, celui qui 1'avait placee la e"tait un artiste. II avait deploye beaucoup de grace et de fantaisie pour la decouper en ogive : un de ces balcons brodes d'arabesques, comme les moucharabys de Damas ou du Caire, et dans lesquels deploient tout leur genie les artistes suedois et norvegiens, pro- jetait au dekors sa forme a la fois elegante et rus- CARINE. 93 tique. Une sorte de petit toit saillant et fonnant pinacle le couvrait de son dome gothique, et le long des portauts qui montaient de 1'appui jusqu'a ce pinacle aigu, des houblons et des jasmins, accompagnes d'un escadron leger de plantes de mu- railles, grimpaient comme a 1'assaut, semant sur leur route aerienne des fleurs et des feuillages. Mais ce qui pour Marius faisait le prestige incomparable de cette petite merveille, c'etait qu'un jour, sur 1'appui de ce balcon, Carine s'etait accoudee pour regarder dans le jardin ; un autre jour Danglade avait vu sa tete blonde et miguonne se detacher sur le fond de la verdure sombre, et elle avait arrache macbinalement deux ou trois feuilles de clematites, et cueilli, toute reveuse, les etoiles d'argent du jasmin. Des lors cette fenetre etait consacree. II en fit un chef-d'oeuvre : qu'eut-ce done ete s'il se fut permis d'y aj outer un personnage ? Mais la fenetre n'en avait pas besoin, et, a elle seule, si hardiment jetee sur la toile, elle faisait un petit tableau interessant comme un poeme, emou- vant comme un drame. Le naif negociant s'eton- nait en lui-meme que Ton put mettre tant de choses sur un balcon ou Ton ne mettait personne ; mais, comme il reconnaissait ses trefles, son ogive et ses encadrements, il frappait dans ses mains 94 CARINE. et trouvait que Danglade avait un bien joli talent ! Aux heures ou la famille se reunissait, Marius etait to uj ours le premier au rendez-vous : Tegner s'emerveillait de le trouver avant lui dans la salle a manger, et il le proposait pour modele a Elfride, qui avait parf ois un ruban a nouer, ou une epingle apiquer, quand deja sonpere attendait. Le bon- heur de Marius, c'etait de voir entrer Carine, avec sa demarche un peu lente, sa taille a la fois ele- gante et frele, sa jolie tete pale, un peu penchee sur une epaule. Elle ne le regardait point, mais lui la voyait ; a table, il etait a cote d'elle, et il avait le plaisir de lui rendre ces mille petits offices par lesquels les hommes bien eleves te'moignent aux femnies leur deference et leur attention. Carine les recevait avec une apparente distraction, mais elle avait fini par s'y accoutumer. L'etiquette etait moins severe chez le iiegociant de Grothenbourg qu'a la cour des petits princes allemands. Ckaque convive n'avait point derriere lui un valet en habit noir pour prevenir ses besoins et satisfaire ses desirs. Le voisin avait done le droit et le devoir de s'occuper de sa voisine. Carine tendait son verre a Marius ; Marius prenait CAHINE. 05 la corbeille et offrait du pain a Carine ; il lui passait les fruits; il lui demandait du sucre ou du laii II y avait maintenant entre eux un e change mu- tuel et incessant de bons offices. Carine remer- ciait d'une parole, parfois d'un sourire. Marius etait Tame de la conversation; il savait la rendre toujours interessante, parfois gaie et meme un peu bouffoune : la verve mdridionale est la bienvenue partout. La belle rnelancolique ne se melait jamais a ces conversations; mais elle y prenaitpart du moins par 1'attention qu'elle y pretait. Quel- quefois Marius se tournait tout a coup vers elle, et son regard lui disait alors bien clairement : " C'est a vous et pour vous que je parle ! " Mais, au lieu de flatter Carine, ces marques d'attention trop significatives la mecontentaient et la genaient; elle paraissait alors mecontente, froide et distraite ; a toutes les amabilites de Marius, son regard repon- dait invariablement : "Ne savez-vous point que je ne suis plus de ce raonde ? " Sous 1'impression de ce regard, Marius eprouvait un certain malaise ; il lui semblait qu'il etait precipite du haut de ses esperances et qu'il retornbait lourdement a terre. Parfois aussi Carine ne descendait pas du tout, et Danglade n'entendait meme pas parler d'elle. Pour lui, c'etaient la les plus mauvais jours. 6 CAR1NE. Mais il etait reserve a d'autres epreuves. II y avait bientot trois semaines qu'il etait 1'hote de Tegner, et il croyait avoir peu a peu calme les douleurs, apprivoise la sauvagerie et adouci I'hu- meur un peu farouche de la jeune fille, quand tout a coup il se fit en elle un changement facheux, qu'on n'eut vraiment pas cru possible. Pendant les derniers jours, elle avait paru plus calme, plus interessde a tout ce qui se passait au- tour d'elle : on cut dit qu'elle se laissait glisser peu a peu de son chagrin dans 1'insouciance de la vie ordinaire. Ce n'etait pas seulement une con- version morale, le corps lui-meme s'en ressentait ; son ceil etait moins sombre, son front moins nua- genx et sa joue moins pale; ce n'etait point encore la sante, deja ce n'etait plus la maladie. L'espe- rance souriait en la regardant. C'est alors qu'elle eut une de ces rechutes cent fois pires que le premier mal, dont parle 1'Ecriture. Elle s'enveloppa d'une froideur et d'une reserve plus grande que jamais. Elle avait montre tout d'abord une sorte d'apathie pour Marius comme pour les autres. II n'existait pas : voila tout ! A present, c'etait bien pis : elle avait de 1'aversion, presque de la haine ; elle evitait soigneusement les occasions de le rencontrer : elle le f uyait. Elle n'al- lait plus au jardin parce qu'il s'y promenait. Si, CARlNti. 97 par aventure, elle descendait a 1'heure des repas, die arrivait la derniere et partait la premiere sans avoir adresse la parole a personne. Marius ne se plaignait point, mais il la trouvait injuste dans ses caprices; il 1'accusait tout bas, et surtout il souffrait. Et cependant (qui pourrait sender les mystercs du cceur feminin ?) une fois ou deux, en se retour- nant brusquement, il apercut les yeux de Carine fixes sur lui, et 1'examinant. Le sentiment qu'alors ils semblaient exprimer n'etait point de la haine. Un autre jour, il lisait sous le massif des grands arbres au bord de la fontaine, aupres du vase de porphyre : c'etait un volume des poesies de Carlen, qui peigna*it en beaux vers les secretes amertumes et les trompeuses douceurs de 1'amour. Marius laissa tomber le livre et leva un regard au ciel ; mais, sur le chemin du ciel, se rencontrait la fene- tre de Carine . Et son regard n'alla pas plus loin. Derriere le rideau, il apercut une main blanche qui tenait la mousseline e"carte"e. La main s'eloigna vivement, et la draperie, un instant relevee, retomba ; mais pas assez prompte- ment, toutefois, pour qu'il n'eut le temps de recon- naitre Carine, le front colld a la vitre, suivant de loin sa lecture, pensive. H se leva brusquement et s'alla promener hors de la ville, sous une longue $8 CARINE. avenue de tilleuls et de hetres, au pied des mon- tagnes; la, repassant dans son esprit les alterna- tives de sa vie, ses plaisirs meles de peines et ses tortures consolees par 1'esperance : " L'etrange creature ! murmura-t-il en fouettant du bout de son stick les airelles et les prunes sau- vages qui brillaient dans les buissons. On ! qui percera jamais le mystere de son coeur?" Ce mystere, sans qu'il s'en doutat, dtait un des plus profonds attraits de Carine pour lui : ce qui n'eut ete peut-etre qu'un gout et une fantaisie, prit tout a coup un caractere d'intensit^ auquel per- sonne ne se serait attendu. Qui dit passion dit souffrance ! Et Marius, 1'insouciant 'enfant du Midi, rhomme habitud a la vie facile, 1'artiste, qui ne connaissait encore que les sourires de la desti- nee, eprouva enfin les angoisses par lesquelles le cceur de rhomme se revele a lui-meme. II reconnut 1'amour au mal qu'il endurait. II clierchait en vain le remede et il ne le trouvait point. Impossible de s'ouvrir a Carine : il savait trop bien qu'elle ne voudrait rien entendre ; Elfride etait trop jeune pour jouer les confidentes; la rigidite puritaine de Mme Tegner s'exagerait de plus en plus et n'avait rien qui provoquat 1'expansion des confidences amoureuses. Restait Tegner. C'etait bien le meil- leur de la farnille. Deux ou trois fois Danglade CARINE. 99 tenta de s'ouvrir a lui ; il aborda meme assez reso- lument la question, et, avec autant de fermete que de discretion, il voulut 1'interroger sur Carine. Mais, des les premiers mots, le pauvre Tegner eprouva un si visible malaise, il se troubla et bal- butia tellement, que, par pitie, Marius se crut oblige de se dispenser de rdpondre, et ne revint pas a la charge. XI EPENDANT Marius sentait bien que la position etait, comme on dit vulgaire- ment, trop tendue, et qu'un denou- ment quelconque devenait imminent. Son humeur s'alterait, et lui-meme B'avouait qu'il n'etait plus lui : il ne pouvait se dis- simuler qu'il n'avait pas assez de liberte d'esprit pour rendre son sejour agreable aux notes qui 1'avaient accueilli. Comme Carine, il avait besoin de solitude. II resolut de quitter, du moins pour un temps, la famille Tegner, et d'entreprendre im- mediatement le voyage aux grands lacs et aux immenses forets du Nord, qu'il avait voulu retarder jusqu'a 1'automne. II devait bien, d'ailleurs, une CARINE. 101 visite a 1'ami de son pere, dont il ne s'etait pas encore occupe depuis son arrivee en Suede. Un matin done, il annoncja brusquemeut sa reso- lution a ses notes, au moment ou on se levait de table apres le dejeuner. Sans doute Carine pen- sait a autre chose, et elle eut une distraction plus forte encore que d'habitude, car elle laissa tomber a terre, au lieu de le deposer sur la table, le verre qu'elle venait de porter a ses levres. " Comment ! vous partez deja ! dit Tegner en posant sa main sur le bras du jeune liomme. Oui, repondit celui-ci ; mais je reviendrai," ajouta-t-il en regardant Carine. Carine avait repris le masque qui ne laissait rien transparaitre de ses emotions. " Et quand partez-vous? demanda Tegner. Demain. Le dc-lai est bref. Je ne puis pas atteudre ! Et vous allez ? Dans le Nord. Par quelle route ? Par le canal de Gothie. - Impossible ! toutes les places sont prises ? - La mienne est retenue. Vous etes homme de precaution. II le faut bien, en voyage! 102 CARINE. Le capitaine est de mes amis ; j'aurai du moins le plaisir de vous recommander .... si toute- fois vous voulez bien me le permettre, car ce brus- que depart donne a penser .... Ne pensez rien ! repondit Marius en lui pre- nant les deux mains, mais recommandez-moi le plus possible." Le reste du jour se passa dans les preoccupa- tions nerveuses et dans les soucis desagreables qui accompagnent toujours un depart. Tegner, sa femme et Elfride furent, du reste, d'une bonte parfaite pour leur hote. Us s'occuperent de lui cornme d'un enfant et comme d'un frere. On 1'en- combra de provisions, comme s'il eut du faire une expedition de six mois dans les glaces du pole. Marius etait confus et touche de ces attentions delicates. II n'avait jamais vu tant de bonte unie a une cordialite plus simple et plus franclie. Carine resta enfermee chez elle, et ne parut point de la journee. Marius partit sans la revoir. XTL ES navires qui font le trajet entre la mer du Nord et la Baltique par le canal de Gothie, quittcnt le port de Gothenbourg a troisheures du matin. Pour etre surs de ne pas manquer le depart, la plupart des passagers arrivent la veille. Marius sortit done, apres le the, de la chere raaison de ses notes, accompagne de Karl-Johan et de Brask, qui etaient venus passer avec lui la derniere soiree. Debout sur le seuil, grave comme une sybille qui promulgue les arrets du destin, Brigitte Te- gner daigna lui souhaiter un lieureux voyage, et Elfride, en lui tendant la main, lui dit de sa voix 104 CARlNE. l/i plus douce, mais en regardant Brask : " He nous oubliez pas, monsieur, et revenez bien vite! " Marius, sans doute pour piquer au jeu 1'ami Brask, toujours pret a s'enorgueillir de la moindre preference, baisa cette jolie main, avec toute la grace d'un gentilhomme eleve a la cour de Louis XV, et il s'elan9a d'un pas rapide a la suite de Tegner, qui marchait vivement dans la direction du port. Mais, arrive a Tangle de la rue, et au moment ou il allait perdre de vue le chalet, il s'arreta un mo- ment, pour contempler ime derniere fois les lieux ou la vie avait pris tout a coup pour lui une inten- sitd si profonde. II regarda longtemps le toit qui abritait Carine .... Puis, comme s'il eut voulu essuyer une larme, ou chasser une pensee impor- tune, il passa une main sur son front et sur ses yeux, etouffa un soupir qui gonflait sa poitrine, et, prenant le pas gymnastique, rejoignit ses com- pagnons. Tous trois atteignirent bientot le quai ou sta- tionnent les petits paquebots charges de la naviga- tion du canal de Gothie. Le capitaine, debout sur son bane de quart, surveillait 1'embarquement des marchandises et 1'arrivee des passagers. Sur un signe que lui fit le negociant, il descendit, et vint recevoir le jeune Fran9ais que Tegner lui recom- CAR1NE. 105 manda cluuul ement. Lo capitaine accueillit 1'ar- tiste avec line grace courtoise, et Tinstalla lui- mc'ine clans une oxcellente cabine, assez pres de sa cbambre. Heureux de voir qu'il ne manquait rien a son Lote, Karl-Joban se souvint qu'il etait 1'beure de se couclier ; il lui soubaita une bonne nuit, suivie d'un beureux voyage, passa son bras sous celui de Brask, descendit a terre, et, apres 1'avoir salue trois fois, avec son mouchoir qu'il agitait, il reprit le cbemin de son logis. Reste seul, Marius, fils d'armateur, inspecta le navire auquel il allait confier sa vie; il jeta les yeux sur ses compagnons de voyage, condamnes comme lui a une intimite forcee entre ces plancbes etroites, puis il alia s'asseoir sur un paquet de cordages a 1'avant. et tandis qu'au-dessus de lui les matelots, en cbantant, disposaient leurs agres, il se mit a repasser dans son esprit les evenements si graves qui depuis un mois s'etaient pour ainsi dire, presses et accumutes dans sa vie. ES Anglais sont fiers, et a juste titre, de ce beau canal Caledonien, allant d'O- ban a Inverness, joignant la mer d'lr- lande a la mer du Nord, et qu'ils appellent avec leur emphase habi- tuelle, L'ESCALIER DE NEPTUNE, sans doute parce que ses marches liquides, soulevant comme de freles jouets les lourds vaisseaux, font passer, voiles de- pi oyees, a pleine vapeur, les fregates de Victoria a travers les forets de sapins du Glen-Nevis. C'est la une grande ceuvre, sans doute, mais que 1'on admire rnoiris quand on a parcouru le canal de Gothie, entre Gothenbourg et Stockholm. Get immense travail est, en effet, un des plus eclatants miracles de la force et de la patience humaines. CARINE. 107 On se lasserait a compter ce qu'il a fallu verser d'or et de sueurs pour conduire cette gigantesquo entreprise d'une mer a 1'autre, pour mener a travcrs bois et montagnes une ligne d'eau de quatre-vingts lieues de long. Ici suivant le niveau des torrents et des lacs, la au contraire creusant le nouveau lit de granit et de porphyre des rochers, on est par- venu, par un vaste systeme de ponts, de portes, de digues, de bassins, de prises et d'aqueducs, a vaincre tous les obstacles et a faire battre les plus fiers sommets par la vague marine. Et comme toutes les pompes de 1'histoire et tous les enchan- tements de la poesie se pressent sur les bords de ce canal de Gotha! Comme le drame y sort natu- rellement de la chronique ! Comme les nobles mines y succedent aux beaux paysages, et que les merveilles de la legende s'y deroulent bien, melees aux splendeurs de la nature ! Le Rhin lui-meme, avec son cortege de burgs feodaux et de tourelles penchees, le vieux Rniii allemand est vaincu. On touchait a septembre : ce n'etait plus le jour eternel. La nuit n'etait pas longue encore ; rnais il y avait deja la nuit. Cependant, vers trois heures, une bande de satin qui blancliit a 1 'horizon annona que le jour allait bientot venir. La cloclie sonna son demier appel ; on enleva le 108 CARINE. cable qui retenait le navire au rivage ; au-deasns des mats et des cordages, le panache de noire fumee ondoya; puis la lourde masse s'ebranla, 1'eau frissonna, ccumante sur ses flancs; I'Edda se confiait aux flots de la riviere de Gotha, dont elle devait remonter le cours. Assis a 1'arriere, tout pres du matelot qui tenait la barre, insensible aux beautes du paysage qui commei^aient a se derouler devant lui, Marius suivait de 1'ceil les lignes fuyantes de Gothen- bourg, qui, de minute en minute, allaient s'effa9ant et disparaissant a 1 'horizon. Bientot un detour de la riviere et un pli de terrain cacherent la ville a ses yeux. C'etait comme un voile qui se tendait entre son passe et lui. II s'arma de courage : " Soyons homme ! " dit-il. Deja sa resolution etait prise. II se leva et alia vers 1'avant du vaisseau se meler aux groupes ani- mes des passagers qui voyaient venir a eux de minute en minute le paysage changeant. Aux belles, et riclies plaines qui entourent la ville, succedaient deja des sites abruptes et sauvages; le navire effleurait les cotes escarpees, herissees de grandes roches aux formes bizarres, couvertes de mousses, de lichens et de bruyeres, au-dessus des- quelles d'enormes sapins dressaient leur superbe obelisque de verdure. Danstoute autre disposition CARINE. 109 d'esprit, le jeune artiste eut ete ravi des aspects tour a tour riants et terribles que la nature, inces- samment variee, offrait a ses regards : ruais, quand on souffre, c'est de coaur et non de ciel qu'il faut changer ! II tira pourtant son carnet de voyage, prit ses crayons, et bien disposd a demander au travail 1'oubli que lui seul peut donner, il essaya d'esquisser en traits rapides les merveilles de ces rives. Vers le soir, I'Edda entrait a toute vapeur dans les eaux du Wener, un lac grand comme une mer. L'atmosphere etait transparente et sereine; la nappe des eaux, unie et claire coinme un miroir, a peine troublee, a I'arriere du navire, par un sillage argente qui se resolvait bientot en legers flocons d'ecume, parmi lesquels, comme sur le velours d'un ecrin, les gouttelettes irisees, diamants, sa- phirs, dmeraudes ou rubis liquides, brillaient et scintillaient. A 1'horizon se dressait la noble mon- tagne de Kiunekulle, que Ton appelle la couronne de la Suede, pareille a une vague immense qui, a 1'heure des tempetes, se serait soulevee des profon- deurs du lac Wener, et que la baguette d'un en- clianteur aurait tout a coup frappde d'une immobi- lite eternelle. Sur ses flancs, la nature a repandu les plus riches tresors; les forets s'y deploient, les prairies y etalent leur verdure luxuriante, e"maillee HO CAR2NE. de mille fleurs ; les jardins s'y melent aux vergers, et un sillon d'epis dores presse comme une molle ceinture la pelouse des cottages, (^a et la, de petits villages grimpent sur ses epaules, et la croix de fer des e'glises blanches et roses pointe au milieu des grands arbres. Bientot on passa sous le rocher fameux du Whalle-Hall, du haut duquel les heros scandinaves, quand ils n'avaient pas pu trouver la mort au milieu de la melee ardente, se precipitaient dans le sein des flots pour meriter, par ce sacrifice volontaire de leur vie, une place dans leur paradis inilitaire, le seul paradis que je n'ai janiais eu le desir d'habi- ter. Enfin, apres avoir salue en passant les ruines gothiques, assez rares en Suede, du vieux manoir de Lecko, et 1'aimable village de Bruneby, qui semble jaillir du sein des verdures, TEdda s'arreta en face du couvent de Wreta-Kloster. Le capitaine, occupd de la conduite de son na- vire et des ordres a donner dans ces parages par- fois difficiles, n'avait pu tenir jusque-lalespromesses faites a son ami Tegner. Mais, arrive a la station ou le steamer devait faire un moment d'arret assez long, apres avoir commande sa manoeuvre, il vint trouver Marius, et reclamer, avec une cordialite pleine de grace, le plaisir de sa compagnie. II avait remarqud plus d'une f ois pendant la traversed CAR1NE. Ill lo front soucieux clu jeune homme, il lui semblait que 1'honneur meme de la Suede etait interesso a ce qu'un etranger n'emportat point de son bord une impression de tristesse. Petrus Mandel, ainsi s'appelait le capitaine, etait un officier distingue de la marine suddoise; comme beaucoup de ses compagnons d'armes, il avait passe plusieurs annees sur 1'escadre fran9aise, ou il y avait pris ces moaurs dlegantes et ces habitudes de politesse exquise qui font partie des traditions de ce corps d'elite. Appele a une carriere brillante, Petrus, officier de fortune (ce qui, comme on sait, veut dire qu'il n'avait point de fortune), rencontra un jour une creature seduisante, il l'aima et se souvint de la strophe de la Saga : " A terre, fais 1'amour ; a bord, jamais ! Sur un navire, elle-meme Frdgate trahirait; sur un navire, c'est un sourire menteur qui ride les fossettes de ses joues, et ses tresses flottantes se changent en filets pour te perdre." Ebba, c'etait son nom, 1'attacha au rivage avec un de ses cheveux, et il ne voulut plus faire ces traversdes lointaines, qui vous separent de la bien- aimee pour des annees longues comme des siecles. H accepta done le commandement d'uu des navires de la Compagnie du Canal. 112 CARINE. " Je regrette, dit-il a Marius, que les devoirs de ma charge m'empechent de jouir de ses privileges; j'auraisvoulu vous faire les lionneurs de nos lacs et de nos torrents. On ne pent pas tout ce qu'on veut : j'ensuis la preuve; mais a present, du moins, je m'appartiens; c'est vous dire je suis tout a vous." Peut-etre notre heros eut-il mieux aime se passer de cette compagnie, si aimable qu'elle fut; les bilieux melancoliques ont parfois un amour de so- litude qui les rend feroces ; cependant 1'offre etait faite avectant de bonne grace, qu'il n'etait guere possible de la refuser. Le capitaine passa son bras sous celui de Tartisie, et pendant que les autres voyageurs allaient s'installer dans les salles d'une auberge douteuse, il 1'emmena souper dans sa cbambre. * II n'y a rien de tel que lea verres pleins. . . quand on les vide .... pour e"tablir la confiance. Au bout d'une demi-heure, Danglade et Mandel causaient comme de vieux amis ; ils avaient dija effleure et passe en revue tous les sujets de conversation en faveur dans un tete-a-tete, entre deux homines a peu pres du meme age, jeunes tous deux, connais- sant la vie et les femmes, mettant les coudes sur la table et parlant avec 1'abandon que Ton trouve tou- jours au fond de la troisieme bouteille de vin du Rhin. L'amour et ses mille varietes, le sentiment CARINE. 113 sous ses multiples aspects, la fidelite des unefl, 1'hypocrite legerete des autres, tout fut analyse, discute avecuiie nettete de paroles et une lucidite d'observations qui eussent fait honneur a deux phi- losophes. Mais pour 1'intelligence des choses du coeur, trouvez-moi done deux philosophes qui vaillent deux amoureux! Cette conversation changea un peu le cours des idees de Marius, qui avait passe la journee dans une sorte de torpeur. Aussi le capitaine, satisfait sans doute de 1'effet qu'il avait produit, voulut-il profiter du loisir que lui donnait un certain nom- bre d'ecluses a passer, pour aller visiter avec lui les belles ruines du vieux couvent de "Wreta-Kloster. La soiree etait magnifique, le ciel d'une serenite que rien ne troublait; dans un cortege de nuages de pourpre et d'or, le soleil descendait lentement vers les montagnes de la Norvege ; les sapins, qu'agitait mollement la brise du lac, exhalaient leur acre, mais saine odeur de resine ; les coqs de bruyere se levaient avec des cris rauques et sacca- des du pied des laryx, et les ecureuils, sautillant de branche en branche, bondissaient d'un arbre a 1'autre. Les rayons obliques, effleurant la nappe des eaux, la teignaient de leurs feux mourants, qui s'avivaient, comme des echos de lumiere, sur la cime mouvante de tputes les vagues, OARINE. Les deux jeunes hommes marcherent quelques instants en silence au milieu de ces vastes ruines, faites par la main des hommes, mais que 1'aimable et bienfaisante nature couvrait deja d'un rnanteau de lierre et de saxifrages. Au milieu de ces cha- piteaux brises, de ces arceaux renverses, de ces colonnes couchees a terre, en face de ce cloitre, mort lui-meme, et qui n'intdresse plus que par ses morts, ils arriverent a 1'entree d'un vaste cimetiere, tout couvert de tombes, les unes renversees, les autres debout encore, mais toutes surchargees d'inscriptions. On le sait : les peuples du Nord excellent dans cette litterature de tombeaux. La mort leur inspire des pensees toujours pieuses, souvent profondes; mais elle u'a pour eux ni effroi ni terreur, et ils se jouent avec elle, comme avec une compagne dont 1'etreinte est douce. Les idees de Marius etaient loin d'avoir autant de calme; tout reveillait ses blessures assoupies. Aussi, une fois entre dans 1'enclos funebre, s'etait- il peu a peu eloignd de son compagnon. Mais le capitaine, qui ne voulait pas le laisser seul, se mit a sa recherche, et le surprit qui lisait avec une attention absorbante cette epitaphe gravee sur la pierre funebre d'un jeune homme : Koi, vois ta destinee, Esclave, vois ton repos, CARINE. 115 Beaut6, vois ces os, Savant, vois co crane vide, Riche, vois cette poussiere, Pauvre, vois ce monde ! " Bon ! dit Petrus, le voila qui va retomber dana sea idees noires. Attention ! cela me regarde; " et, pour 1'empecher de glisser sur la pente, il voulut, suivant une manoeuvre familiere aux grands tacticiens, operer ce qu'on appelle une diver- sion. " Venez, lui dit-il, que je vous montre un des plus beaux points de vue de toute la Suede." Et, 1'entrainant, il lui fit gravir un sentier qui serpentait entre les sepulcres vides, et l'emmena sur un rocher formant plate-forme, au milieu d'une vegetation luxuriante de buissons de toutes les couleurs, de toutes les varietes et de toutes les formes, d'oii 1'oeil embrassait, en effet, un panorama des plus vastes : deux lacs, le canal tortueux qui les unissait, une suite de collines s'etageant les unes au-dessus des autres comme les gradins d'un amphitheatre gigantesque, et plus loin, comme limite extreme de 1'horizon, une ceinture flottante de grands bois. " Voila la Suede ! n'est-ce pas qu'elle est belle ? demanda le capitaine en frappant amicalement sur 1'cpaule de 1'artiste. 116 CAR1NE. Magnifique ! " repondit celui-ci, dirigeant son bras vers le sud-est : " Gothenbourg est la ? lui demanda-t-il, non point peut-etre sans rougir un peu. Oui, repondit le capitaine qui le regarda fixe- ment, Gothenbourg est la, et Carine aussi!" A ce nom de Carine, si present a sa pensee, mais qui, depuis bientot vingt-quatre heures, n'avait point ete prononce devant lui, la rougeur s'eteignit sur le front de Marius, et fit place a une paleur soudaine : " Ah ! reprit-il au bout d'un instant, sans regar- der Mandel, vous connaissez .... Carine ? Oui, repondit le capitaine, et je suis peut-etre de tous ses amis celui qui sait le mieux le secret de cette etrange destinee." Danglade ne dit rien ; mais le leger fremisse- ment de ses levres et la fixite de son regard par- laient pour lui. Son silence meme, eloquent com- me une priere, criait au jeune officier : " Mais parle done ! " " N'avez-vous rien appris d'elle chez Tegner? demanda enfin le capitaine. Rien, absolument. Je n'ai pas meme ose interroger son pere. Elle n'est pas la fille de Tegner. Qui done est-elle ? CARINE. 117 Sa niece. Elle est orpkeline ? Non, mais elle est malheureuse. Quand il a BU les eveneinents qui out bouleverse sa jeunesse, compromis sa vie .... et sa raison, Tegner, qui est, apres tout, la bonte meme, a proposd a sa sosur, la mere de Carine (elle vit a la campagne), de faire venir la pauvre fille a Gothenbourg pour lui pro- curer les distractions que comporte le sejour de la ville. - H y reussit bien ! murmura Marius a demi- voix. Ce n'est pas sa faute, c'est plutot celle de Ca- rine, qui ne veut pas etre consolee. Qu'a-t-elle done perdu ? Ce serait la toute une histoire, repliqua le capitaine et elle serait longue a vous raconter ! Mais les beures aussi sont longues, et nous n'avons rien a faire, repondit Marius en appuyaut son coude sur son genou et mettant sa tete dans sa main, clans 1'attitude d'un homme qui veut ecouter consciencieusement et sans perdre un mot du recit. Carine n'est pas de Gothenbourg, dit Mendel, elle est nee a quelque distance de cette ville, dans une petite bourgade que nous laissames ce matin BUT notre route. 118 CARINE. Comment ! vous ne me 1'avez pas dit ? s'ecria le jeune homine en interrompant brusquement le capitaine. Eh ! savais-je que la chose pouvait vous im- porter a ce point ? Vous avez raison, repondit Marius en baissant la tete ; et, apres un moment de silence, il reprit : Vous dites done que nous avons passe devant son village ? Oui, il s'appelle Lilla-Edet, et il est situe a quelques milles des cascades de Trollhatta, que vous avez eu le tort de ne pas vouloir visiter. Que faisait-elle ? pourquoi a-t-elle quitte son pays ? pourquoi se trouve-t-elle rnaintenant a Go- thenbourg ? pourquoi est-elle si .... si triste ? Mais c'est toute son histoire a lafois que vous me demandez la ? Eh ! sans doute, c'est toute son histoire ! Ecoutez done ! fit le capitaine, sans avoir 1'air de douter jusqu'a quel point sa recommandation etait inutile. " Carine est la fille d'une soeur de M. Tegner : sa famille n'est pas riche; mais elle a un fier sentiment tie 1'honneur, et le hasard a voulu que Carine re9ut une education excellente. " Je ne sais quel age vous lui donnez, mais elle n'a que dix-neuf ans, et, il y a trois mois, elle n'en CARINE. 119 paraissait pas avoir plus de seize. Mais le malheur s'est abattu sur la pauvre fille, et il a les serres cruelles. Que lui est-il done arrive ? En verite, vous me faites peur ! Entre son pere et sa mere, elle vivait paisible, honoree, respecte'e, heureuse ! belle, il est, je crois, inutile de vous le dire, puisque vous 1'avez vue." Marius fit de la main un signe qui voulait dire qu'en effet il savait a quoi s'en tenir la-dessus, " Par malheur, continua le capitaine, le fils d'un riche fermier des environs, qui avait e*te eleve a Stockholm, revint s'etablir dans les environs. Je ne vous dirai point que ce fut un phenix ; mais certes il dtait mieux que tous les rustres du voisi- nage, bien indignes, en effet, de cueillir cette douce fleur de beaute. Notez que Carine venait d'attein- dre sa dix-huitieme annee; que son coeur n'avait jamais parle ni repondu a personne, mais qu'elle comnien9ait a sentir que le poids de la vie est peni- ble quand on est seul a le porter. " Olaf, c'etait le nom du pretendant, ne chercha point a la tromper : Carine etait, d'ailleurs, trop pure; elle avait ete trop chastement elevee pour qu'il put esperer de la persuader contre 1'honneur. II n'y tacha point. II se contenta d'etre de bonne foi et de parler mariage. 120 CARINE. " II fut ecoute. " Plus les filles sont chastes, et mieux elles savent aimer ! Jamais une parole d'amour n'avait retenti dans 1'ame de Carine ; son coeur etait vierge comme celui d'Eve, notre mere, le jour ou, la pre- nant par la main, Dieu la donna pour femme au premier homme; mais plus fidele qu'Eve la blonde, Carine n'eut point ecoutd le serpent! Elle aima de toutes les forces de son coeur." Et comme le capitaine pouvait voir sur le visage de 1' artiste 1'effet que produisaient ses paroles, et que cette confidence de 1'amour de Carine pour un autre lui etait vraiment amere, il se liata d'ajouter en maniere de correctif ; " Elle avait tort, car aucun liomme ne vaut ce don entier d'un cceur que les femmes font parfois si follement ! " Cependant la famille de Carine, sage et pru- dente, ne voyait point ce projet d'union avec 1'en- tbousiasme que la fortune met d'ordinaire au coeur des parents, toujours plus avides, par affection, pour leurs enfants que pour eux-memes. " Ceux-ci pla9aient le bonheur de leur fille dans les bonnes qualites de 1'homme, bien plus que dans la quantite de ses richesses, et Olaf ne leur sem- blait point un mari qui dut rendre sa femme heureuse. Mais que repondre a une enfant ch^rie dont toute la vie n'a ete" que soumission CARINE. 121 et tendresse, et qui vous dit en baisant vos mains : *' J'aime, je suis aimee : benissez votre fille et rejouissez-vous ? " " Ce fut le pere d'Olaf qui se chargea de resoudre la difficulte. Ou son fils avait eu le merite de ne voir qu'une question de sentiment, il vit une ques- tion de chiffres. II pesa la dot de Carine, et la trouva trop legere, comparee aux apports de mon- sieur son fils : il s'en manquait de quelques cen- taines de rixdallers que la perle de la Suede fut digue de ce paysan degrossi dans les ecoles. " H faut rendre justice a Olaf ; il fut tres-fache de la determination de son pere, car il aimait la jeune fille (ce qui ne devait pas lui etre difficile, n'est-ce pas ?) autant du moins qu'il etait capable d'aimer, et ce n'est peut-etre pas beaucoup dire : mais il n'avait point la force qu'il faut pour lutter centre un pere qui savait vouloir ! " Attendons ! dit-il a Carine. Attendre ! quoi ? repliqua la triste enfant ; soyez libre ! je ne serai jamais riche. La vie est longue, repondit le jeune nomine, et mon pere peut changer. Dieu vous ecoute, mais j'ai grand'peur. " Cependant la dignite de la famille, le fier sen- timent de la probite seculaire et reconnue, le juste 122 'CARINE. orgueil du nom sans tache, se reveillerent dans 1'ame du pere de Carine. " Oublie-le ! dit-il a sa fille. Je ne pourrais pas, fit la pauvre creature. - On peut quand on veut," re'pondit rhomme qui avait passe 1'age d'aimer; et comme il croyait qu'un amour chasse 1'autre, il voulut marier Ca- rine. ' Le desespoir la prit; mais elle resista avec une energie dont on ne 1'eut point crue capable. " Sa mere 1'appela desobeissante. " Elle pleura et ne se maria pas. " Son pere lui dit qu'il la chasserait. " Eh bien ! reprit-elle, je partirai demain. "Nevous indignez pas trop, mon jeune ami, continua le capitaine en voyant la colere de Marius, dont les poings se crispaient, car, en verite, ces parents-la n'etaient pas de mauvaises gens ni des coeurs denatures. S'ils voulaient contraindre I'in- clination de leur fille, c'etait uniquement pour son bonheur, croyez-le ! C'est toujours le bonheur de leurs enfants que les parents souhaitent le plus au monde ; seulement il arrive parfois qu'ils se trom- pent sur le moyen de 1'obtenir. " Mais quancl ceux-ci virent clairement qu'ils ne reussiraient pas, quand ils comprirent qu'ils ne parviendraient qu'a compromettre a jamais 1'avenir CARINE. 123 de Carine, ils changerent de tactique; et, revenant a la tendresse et a la bonte de leur nature, d'autant plus tendres qu'un moment ils avaient paru cruels, ils lui montrerent de nouveau une affection qu'ils avaient pu cacher, mais non pas aneantir. " Cependant Carine avait perdu la paix ; elle se regardait comme une fille ingrate et desobeissante, que Dieu devait punir un jour. Elle se reprochait cette resistance obstinee a la volontd de sa famille... et cependant elle ne pouvait la vaincre. Le pre- mier amour jette dans la jeune ame des racines si profondes! Avec le courage qu'elle avait, avec cette noble foi dans le bien-aime (qui se retrouve dans le cceur de toutes les femmes, quand I'homme ne les a pas encore fletries, quand la vie ne les a pas encore desenchantees), tout lui etait possible. " Ah ! si Olaf cut ete vraiment digne d'elle, s'il cut eu le meme courage et la meme energie, diri- geant tous deux vers le meme but leurs vaillants efforts, plus puissants que la vie, maitres de leur destinee, ils eussent triomphd de tout, et se fussent unis dans le bonheur ! Mais Olaf et remarquez que ces homines f aibles et laches sont trop souvent les heros de la passion romanesque des meilleures et des plus nobles parmi les femmes Olaf man- quait de toutes les vertus viriles : il ne savait point prendre uu parti de'cisif et pousser les choses. II 124 CARINE. se contenta de donner a Carine les vulgaires conso- lations de sa tendresse sterile. II fallait avoir un pen de patience : il lui en couterait beancoup, sans doute; mais le temps seul pouvait leur venir en aide. H dtait bien mallieureux que Carine ne fut pas plus riche, ou son pere, a lui, plus raisonnable. Tou jours cette question d "argent!" murmu- rait la jeune fille, dont une secrete amertume com- inen9ait a gonfler le coeur! " Elle prit alors un parti heroique. " Elle avait une tante a Stockholm; c'etait une soeur de sa mere, assez influente, grace a ses rela- tions, et qui jouissait d'une certaine aisance. Ca- rine demanda la permission d'aller passer quelque temps chez elle. Ses parents la voyaient si triste qu'ils n'oserent pas la refuser. Us esperaient que ce voyage serait une distraction pour elle et que peut-etre elle reviendrait guerie. L'homme est ingenieux a se persuader lui-meme, et c'est ce qui le flatte qu'il croit davantage. " On la laissa partir. ' Stockholm n'est pas grand comme Paris : il s'en faut ! mais enfin c'est la capitale du royaume ; c'est assez dire que toutes les miseres s'y concentrent, que toutes les avidites s'y rassemblent, que toutes les convoitises s'y donnent rendez-vous, que toutes les ambitions s'y livrent la bataille de la vie. Que CARINE. 125 pouvait faire, au milieu de cette melee ardente, une pauvre jeune fille qui n'avait pour elle que son innocence et sa beaute, et le souvenir de son amour? Gugner de 1'argent ! C'est pour cela qu'elle y dtait venue ! Gagner de 1'argent ! mot terrible plein d'angoisses, meme dans la bouche des hommes cent fois plus effrayant dans celle d'une femme ! " Cependant il y a une Providence. II se trouva que la tante de Carine etait bonne ; elle accueillit sa niece avec une sincere affection, et s'effo^a de lui etre utile. " II y a bien des dangers pour une jeune fille dans une ville comme Stockholm, mais Dieu permit que Carine y echappat. " Elle excer9ait autour d'elle cette sorte de fasci- nation que vous-meme vous avez subie. Mais, en meme temps, elle vivait dans je ne sais quelle sereine atmosphere de pudeur, dont elle etait en quelque sorte enveloppee, qui imposait la reserve et commandait le respect. Sa tante s'occupa beau- coup d'elle, et, grace a des protections puissantes, elle eut bientot un petit emploi. II ne devait pas la conduire vite a la fortune ; mais, des maintenant, il lui donnait cette independance si chere aux ames qui ont le fier souci de leur dignite. " Batie sur trois iles, au bord d'une vaste baie, 126 CAR1NE, percee de canaux qui divisent ses quartiers, la ville de Stockholm compte autant de barques que de voitures, et ses habitants, nes marins, preferent ces rapides esquifs aux fiacres et aux drosclikeis atten- dant sur chaque place les ordres des voyageurs. Sans avoir la grande tournure classique des gon- doles venitiennes, ou la svelte et robuste legerete des kaiks de Constantinople, les barques de Stock- holm sont charmantes : c'est plaisir, au matin des belles journees d'ete, de voir cette escadrille aux aubes teintes de vert, aux poupes couronnees de feuillage et de fleurs, s'elancer du Skeppsbro,* em- portant sa cargaison de passagers, joyeux de faire une traversee de dix minutes. Ces barques sont montees par un equipage de jeunes filles dalecar- liennes, a la mine fraiche et avenante. L'homme qui voudrait s'immiscer dans leurs fonctions serait immediatement jete la tete la premiere dans le fond de la Baltique. Le gouv email tombe en quenouille. II faut les voir sur le tillac, ces batelieres d'opera- comique, a la fois engageantes et modestes, super- bes et pittoresques, avec leur gilet rouge a la turque, d'ou s'echappent les plis bouffants de la che- mise blanche, leur jupon vert qui s'arrete aux ge- noux, et leurs bas ecarlates. Pendant que les deux Qua! de la Marine. CARIXE. , plus fortes mettent en mouvement le mdcanisme des roues ingenieuses, qui obeit a leurs mains mieux qu'a la vapeur, la troisieme souffle dans la corne- muse eclatante on cliante ces melodies nationales qui trouvent toujours un echo au plus profond du coaur des Suddois. La plupart de ces batelieres sont des fiancees, pauvres, helas ! accourues de leur province pour gagner le modique salaire qui les aidera a monter leur menage, tandis que leurs tristes amoureux taillent le porphyre dans les car- rieres d'Elfsdal, ou cherchent des filons d'argent dans les mines de Kongsberg. " Toutes ces jeunes filles, classe si charmante de la societe suedoise, f orment entre elles une veritable corporation administree par des femmes. " On donna a Carine une des meilleures places dans les bureaux : il ne fallait pas exposer ce visage delicat aux rayons du soleil brulant, aux apres caresses de la brise marine. " Notre jeune heroine eut bientot conquis 1'esti- me, la confiance, 1'amitie de toutes ses compagnes, Elle leur dtait bonne et douce. N'y avait-il point entre elles une sorte de communaute de destinee, d'ou une mutuelle sympathie devait naitre ? Des le premier jour, elle avait pris leur costume. H fallait la voir, quand elle paraissait le matin, sur le quai, pour leur donner des ordres et les instructions 128 CARINE. de la journee ! Fraiche comme 1'aube, et comme elle souriante, avec ses joues que Ton ne pouvait guere comparer qu'aux petales de la rose eglantine, sa taille elancee, ses mains de reine, et ses che- veux d'un blond si vaporeux, on eut dit une de ces Valkyries immortelles qui versent toutes les ivresses aux heros scandinaves dans le paradis d'Odin. " Elle eut e'te presque heureuse, si le regret de 1'absent n'eut pas ronge son coeur. Elle lui avait ecrit une de ces adorables lettres ou s'epanchent tout entiere 1'ame des f emmes qui aiment : elle lui disait que maintenant elle se suffisait a elle-meme, et que c'etait a lui qu'elle devait d'avoir ainsi con- quis son independance. " Du reste," ajoutait-elle, " pour ceux qui ont de 1 intelligence et du courage, " Stockholm est une admirable ville, ou chacun est " sur de trouver 1'emploi de ses forces, le prix de " son courage et la recompense de son travail. II ' suffisait de vouloir et d'oser." " Carine n'est pas savante, et, grace a Dieu ! elle n'ecrit point comme un auteur; mais sa lettre avait d'adorables mouvements ; elle etait pleine de choses charmantes, fortement senties, dites a ravir. En la recevant, un homme de coeur eut bondi par-dessus les cataractes de Trollhata et franchi les deux lacs pour venir tomber a ses genoux. CARINE. 120 tin hoinme de cceur ne 1'eut pas laissee partirl s'ecria Marius. - Vous avez raison, dit le capitaine ; mais comine Olaf n'etait rien moins qu'un honime de cceur, il repondit par des phrases plus ou moins bien arrondies : il assura qu'il dtait heureux d'ap- prendre que Carine reussissait ; que ce serait tou- jours un bonheur pour lui de 1'avoir connue ; qu'il regrettait vivement la position de fortune ou ils se trouvaient tous deux ; que 1'on etait dans un siecle de fer ou il f allait beaucoup d'argent pour vivre, et qu'il n'avait pas encore trouve le moyen d'en gagner. Enfin des raisons, des defaites, et pas une trace d'emotion! " En recevant cette lettre, Carine sentit son cceur lui sauter a la gorge; mais, en la lisant, elle cut froid dans les os. Oh ! ce n'est pas ainsi qu'elle ecrivait, elle ! " XIV. IEPENDANT I'llluslon revint bientot dans cette belle ame, trop pure pour admettre 1'idee du mal, trop genereuse pour garder longtemps le soup9on. " Je ne sais ce qu'elle fit pour se persuader elle- meme; j 'ignore ou elle chercha des excuses pour une conduite qui n'en avait point ; mais bientot le coup qu'elle avait re9u lui fut moins sensible, et elle commen9a en elle le cher poeme de son amour et de ses esperances. " Cependant le bruit de sa grace, de sa beaute, de sa sagesse, s'etait repandu par la ville, et Ton ne parlait deja plus dans tout Stockholm que de la belle Dalecarlienne : on lui attribuait la nationalite revelait son costume. CARTNE. " Grace a Dieu, nous ne mettons pas encore toute notre poesie clans nos livres, et nous avons la precaution d'en garclcr quelque peu pour notre vie. Tout le nionde faisait la cour, comme on dit cliez YOUS, a la clmrmante Carine ; mais quand on vit c|ue la galanterie etait inutile, et que rien n'enta- mait cette vertu, intacte et brillante comme le dia- mnnt, plusieurs hornmes Lien poses, et, entre autres, le fils d'un banquier fort riche, lui offrirent leur fortune et leur nom. Mais Carine croyaitque Ton ne peut aimer qu'une fois, et elle n'ecouta per- sonne. " Sur ces entrefaites, la tante mourut, laissant sa petite fortune a la jeune fille. Celle-ci, des lors, n'eut plus qu'une pensee et qu'un but : revenir au pays et revoir Olaf. Les affaires de la tante ctaient en bon etat ; la succession liquide fut bientot affrauchie de toutes les formalites qui compliquent cliez tous les peuples civilises la mise en possession d'un heritier. Carine quitta Stockholm. Oil! 1'hcuroux voyage ! . . . . quoic[u'el]e le trouvat bien long. Avec quelle joie vit-elle disparaitre les toits tclatants et les brillantes coupoles de la capitale! ("i't:iit la province, la canipagne qu'il lui fallait maintenant. Quelle emotion en traversant ces grands lacs qui la s<5paraient de ce qu'elle aimait ! Quels ineffables ravissements quand, de loin, au 132 CAR1NE. milieu des grands arbres qu'il domine, elle aper$ut le clocher de 1'eglise dans laquelle sa jeunesse avait si souvent prie, et ou Ir ministre, qui avait instruit son enfance, benirait bie.^t-ot, au nom de Dieu, son union avec Olaf, toujours digne d'elle. Elle e"tait trop sincere pour n'etre pa? confiante. Elle s'etait bien gardee d'avertir personre de son arrivee : elle voulait jouir de la surprise (3e tout le monde, et voir combien on serait heureux de son retour, et comment chacun lui souhaiteraii la douce bienve- nue. Elle evita de debarquer etv plein village, pour ne pas etre tout a coup 1'objet d'une trop vive et trop curieuse attention. Elle se fit done descen- dre un peu au-dessus de Lilla-Edet, dans les champs ; et, par un sentier detourne, qui lui fut longtemps familier, elle se hata vers le toit pater- nel. Cependant, avant d'entrer dans le village, elle s'arreta un moment au sommet de la colline qui commande toute la vallee pour contempler les maisons, les places, les rues, les jardins, au milieu desquels s'etaient ecoulees ses premieres, ses plus heureuses annees. "Tout a coup, une voice de cloches joyeusesvint frapper son oreille. C'etait comme un carillon de fete, et, de leurs voix legeres, poetiques, aeriennes, les cloches, ces filles du ciel, chantaient la joie! Une palpitation plus emue fit bondir le cceur de la CARTNE. 133 jeunc fille ; elle les reconnaissait, ces voix char- inantcs, qui, si souvent, avaient retenti a son oreille ! C'ctait comme un appel qu'elles lui en- voyaient au loin ! Elle hata le pas, et, s'ela^ant sur 1'etroit sentier qui tourne la colline, elle courut, ou plutot se prdcipita vers le village. " La maison de Dieu est la premiere que Ton rencontre a 1'entree de Lilla-Edet : posee sur la limite meme de la paroisse, elle semble saluer 1'etranger et promettre une hospitalite clemente aux voyageurs qui arrivent. " Carine voulut s'arreter un moment dans 1'egli- se : c'est une ame pieuse comme toutes les ames tendres. Elle sentait le besoin de remercier Dieu qui 1'avait si visiblement protegee ; Dieu qui 1'avait conduite et qui la ramenait ! "Elle entra. " L'eglise etait pleine de monde : il y avait la des femmes partes de leurs plus belles robes, et des hommes en habits de fete. Uue jeune fille etait a 1'autel, en costume de fiancee, avec la couronne brillante des vierges scandinaves, le cercle d'or orne des perles pales de la Laponie et des pierre- ries islandaises, posee sur ses clieveux denoues. " Je vais prier pour son bonheur !" pensa Carine en se mettant a genoux ; " aujourd'liui je voudrais que tout le monde ftit heureux ! " 134 CARINE. " Mais au moment ou elle portait la main de s?n front a sa poitrine pour faire ce signe de la croix, que Ton appelle le signe du chretien, le fiance se retourna. " Carine retint a peine un cri etouffe ; elle palit, ses genoux tremblants se deroberent sous elle. " Dans celui qu'elle voyait a 1'autel, elle venait de reconnaitre Olaf ! " Elle ne dit pas un mot. " Elle se releva, sortit et voulut reprendre le chenrin par oil elle etait venue .... Mais bientot, eperdue de douleur, elle s'egara dans les champs. " Des pay sans qui la rencontrerent, frappes de 1'alteration de ses traits et de la singularity du cos- tume dalecarlien, assez different de celui qu'on porte chez eux, coururent a elle, au moment ou, epuisee de lassitude, elle venait de se laisser tom- ber au pied d'un arbre. " Par boulieur, un d'eux la reconnut, et, la char- geant sur ses epaules, comme le bon pasteur fit pour sa brebis egaree, sans ploj'er sous ce doux fardcau, il la porta jusqu'a sa maison. " La triste famille fut lontgemps a comprendre Bon mallieur. On interrogea la jeune fille ; mais elle ne savait pr.s repondre : seulemeut le nom d'Olaf et les mots d'oubli, d'adieu, de mariage et de mort se pressaient tumultueuscment sur ses levres. CARINE. 135 " Carine n'avait plus sa raise >n. " Grace a Dien, ce ne fut qu'une eclipse passa- gere, le divin flambeau n'ctait pas eteint, et sa liamme reparut. Mais la pauvro delaisste etait tombee dans une tristesse dont rien ne pouvait plus la distraire. Olaf et sa jeune femme liabi- taient, comme elle, le petit village de Lilla-Edet. Leur presence etait pour Carine un intolerable supplice. Souvent elle le rencontrait, tantot seul, tantot avec sa femme ; mais, qu'il fut avec sa femme ou qu'il fut seul, la douleur de Carine n'etait pas moins grande, et elle ^entait, chaque fois, que la secrete blessure de son cceur se rouvrait et saignait. Elle n'avait point voulu quitter le petit costume dalecarlien qui lui rappelait ses derniers beaux jours. On se garda bien de lui envier ce triste bonheur. Elle etait, du reste, plus tendre, plus docile et plus affectueuse que jamais avec sa famille ; elle ne voulait point q\ie sa douleur fit du mal a d'autres qu'a elle. Mais la famille ne se pouvait point consoler de 1'incuruble tristesse ou elle la voyait. C'etait parfois un abattement si profond, qu'on eut dit qu'elle n'avait plus la force de vivre. Par bonheur, Tegner vint a Lilla-Edet vous savez ce qu'il y a en lui de bon et d'aftectueux sous ses apparences facheuses d'egoisme ; c'est un homme excellent apres diner. II trouva sa 136 CARINE. niece assez mal; il comprit qu'elle avait besoin de remuer sa douleur et d'egarer ses regrets, et il proposa de I'emmener a Gothenbourg. " Carine eut mieux aime rester a son village. " Sans oser se 1'avouer a elle-meme, il lui sem- blait qu'elle souffrirait plus encore la ou il ne serait pas. Cependant son pere et son oncle insisterent, et elle ceda. " Sans qu'un regard, sans qu'une parole eussent ete echanges entre elle et lui, elle quitta Lilla-Edct et s'en alia oil vous 1'avez vue. Je vous 1'ai dit : lo nuage qui avait un moment obscurci ses idees so dissipa bientot, mais la tristesse ne s'en alia point ; indifference profonde pour toute cliose, une fuitc de tout le monde, un ardent besoin de solitude, et je ne sais quelle puissance d'isolement, au milieu meme de la famille. Chez son oncle on prit le parti sage de ne plus s'occuper d'elle ; de lui laisser 1'entiere libertj de ses actions, de sa parole et de son silence ; vous 1'avez vue : elle va et vient dans la niaison, reste enfermee, ou se mele a la vie intime de la famille. Peu a peu, cependant, on a remarque avec bonlieur que cette atmosphere douce et caline avait sur elle la plus salutaire influence. La poirite vive du cha- grin s'est emoussee ; ello en est aujourd'hui a cette melancolie qui suit toutes les grandes douleurs.'' XV. |L n'est pas besoin de dire quelles emo- tions assaillirent le cceur de Marius pendant le recit du capitaine. Mandel ne parlait plus, et Marius 1'dcoutait encore, quand le sifflet du mdcanicien et la cloche d'appel du pilotin se firent entendre. " Nous acbevons de passer la ueuvieme dcluse, dit 1'officier; il est temps que nous rejoignions le bateau. La portion de canal qui suit est assez difficile, ct je veux commander moi-meme la ma- noeuvre quand nous entrerons dans le Wetter." Marius lie repondit rien. H t-tait toujours dans la meme position : assis sur un quartier de roche, la tete appuyee sur ses mains, et perdu dans ses pensees profondes. J.38 CAR1NE. " Venez ! lui dit Mandel, en touchaut legerement son epaule. Oh cela? demanda-t-il d'un air egare. A Stockholm, done! repondit le capitaine. Le soleil se coucbe : il est vrai qu'il va bientot se relever, ajouta-il ; mais ce n'estpas une raison pour passer la nuit sur les bruyeres. Venez !" Marius se leva et suivit machinalement 1'officier ; il etait un pen comme Carine quand elle revint de de la ville : il n'avait plus ni energie, ni volonte. La nuit se passa dans les canaux. Si courte qu'elle fut, elle duratrop pour le jeune houime, livre en ce moment aux perplexites les plus cruelles qui puissent agiter un coeur amou- reux. Cependant, si tourmente qu'il fut, il avait du moius un sujet d'ardente consolation. Carine avait etc malbeureuse, bien malheureuse sans doute, et il cprouvait pour elle une immense pitie; mais elle n'avait point ete coupable, et il ressentait du moins ce bonbeur, presque sans bornes pour un coeur loyal et pour un amour vrai, de pouvoir 1'estimer autant qu'il 1'aimait. Mais ces incerti- tudes n'en etaient pas moins grandes, et, dans 1'interet memo de Carine, il ne savait vraiment pas quel parti prendre. S ? il eut ecoute son cosur, il eut dcbarque a la premiere station pour reprendre, dis le lendemain, la route de Gotbenbourg. Mais CAR1NE. 139 comment expliquer a la famille Tegner ce retour aussi soudain qu'inattendu ? Comment le justifier aux yeux de Carine elle-meme? et quel accueil pouvait-il esperer d'elle ? Sa faeon d'etre avec lui n'avait guere encourage de pareilles tentatives. Lui avait-elle temoigne autre chose que de la froi- deur, de 1'iu difference, ou meme de 1'aversion? et cela pouvait-il lui dormer des droits a se poser pres d'elle en consolateur? D'un autre cote, il etait bien evident pour lui que Carine souffrait plus que de raison, et que son chagrin devait etre dans sa tete bien plus que dans son cceur. A son age, il n'y avait point de blessure si profonde qu'elle ne put guerir, et d'ailleurs, s'il en etait, ce n'etait point uu hornme tel qu'Olaf qui pouvait les porter a une femme telle que Carine. Ah ! main- tenant qu'il connaissait le secret de cette ame dou- loureuse, comme il saurait bien trouver les paroles qui calmeraient ses irritations, qui adouciraient ses regrets, qui endormiraient ce qu'elle appelait ses remords ! Mais, ces paroles-la, Carine vou- drait-elle jamais les entendre ? L'aube versait deja sur les bois, les lacs et les montagnes sa pale et fine lumiere gris de perle, et Marius etait toujours dans les memes pensces, aussi incertaines, aussi troublees, aussi vagues que 140 CAR1NE. jamais. Tous les passagers s'etaient retires dans leurs cabines pour y passer les quelques heures que, dans ces mois radieux, on appelle la nuit. Seul, Danglade etait reste sur le pont. II n'avait pas dormi la veille, et, si triste qu'il fut, il ne put empecher le somnieil de lui jeter du sable dans les yeux II tomba epuise de fatigue. "Un matelot, qui passait pres de lui, lui jeta sur les epaules un caban de pilote, et, du moins pendant quelques heures, il put oublier 1'univers. ... et Carine. Quand Marius se reveilla, il faisait grand jour, car le soleil avait deja fait le quart de sa course. II aperut le capitaine a ses cotts. " Eh bien ! comment va ? dit le jeune Suedois, en lui tendant la main avec un bon sourire. J'ai dormi! " repondit Danglade en haussant les epaules. C'est bon signe .... surtout si vous n'avez pas reve; mais secouez vos plumes et marchons un peu, car vous pourriez, a ce metier-la, attraper quinte et quatorze de rhumatismes." Marius se leva et jeta un coup d'oail rapide au- tour de lui. L'Edda, qu'une petite brise d'est prenait en flanc, voguait legerement sur les eaux du lac "Wetter, qu'habitent encore les superstitions et les terreurs des anciens jours. C'est la peut-etre une des plus CAR1NE. 141 belles scenes du paysage six)dois. Le feuillage des chenes, des bouleaux et des orines se marie a celui des sapins et forme un ensemble de verdure du plus riche effet; les bords ont une grandeur et une majeste incomparables. En face de ces admi- rables spectacles, 1'artiste se reveillait chez 1'hom- me, et Marius ne pouvait s'empecher de prendre un interet assez vif a ces magiques deploiments de grandeur et de beaute. Bientot des detonations sourdes et saccadees, semblables au bruit d'une artillerie lointaine, sortirent du sein des flots. "L'ondine du lac, la nymphe marine, la fee du Wetter, dit Mendel a son passager, pressent 1'ap- proche de 1'orage, et elle va bientot fuir ses palais, ses jardins et ses chateaux pour cliercher, dans les profondeurs de i'abime un refuge plus sur. Ou sont done ces jardins, ces palais, ces cha- teaux? demanda le jeune homme, car je ne les vois point encore ? Cependant 1'air e"tait calme, 1'atmosphere sereine et le soleil entoure de cette ceinture de molles va- peurs qui souvent promet un beau jour. Tout a coup le lac se transforme, son horizon se dilate ses ondes touchent les nuages, et des fantomes etranges, bizarres, impossibles, semblent se jouer entre ciel et terre, devant les yeux eblouis des voyageurs. 142 CARINE. Marius, accoutumd aux beaux mirages qui ega- rent les pas du chassenr dans la plaine de la Crau immense; Marius, qui avait vu dans le detroit de Messine les phenomenes merveilleux de la Fata Morgana, fut cependant frappe d'etonnement en apercevant au loin ces chateaux gotkiques, ces for- teresses redoutables, ces spectres geants, qui se jouent dans les nuages ou sur les montagnes ; Marius fut etonnd, et il se demanda si, au milieu de ces apparitions tour a tour gracieuses ou terri- bles, il n'allait point enfin voir surgir la forme en- chanteresse et adoree de Carine. Ou done serait- elle mieux que dans ce monde eblouissant de la seduction et du prestige ? Mais, pendant qu'il la cherchait ainsi avec cette ardeur de desir qu'il apportait a toute chose, 1'atmosphere se troubla, la tempete ddchaina ses fureurs, les palais de vapeurs croulerent en ruines silencieuses et les visions s'evanouirent. L'Edda, dont la structure elegante, mais delicate et faible, n'etait guere propre a braver les dangers d'une tempete, aborda sur la rive orientale du lac, pres des murs de la vieille ville de Wadstena, oil aujourd'hui encore se trouvent les nobles ruines du couvent, fonde il y a bien des siecles par Bri- gitte, cette fille des rois qui fut une sainte. Les ruines sont belles et non moins celebres. CAR1NE. 143 Marius pretendit qu'il voulait lea visiter pour re- trouver la trace des splendeurs evanouies qui avaieut jadis reiidu Wadstena celebre. II ajouta qu'il trouvait le navire teger, la vague pesante, et qu'il ne voulait point continuer sa route ce jour-la. " Je m'en doutais ! lui dit le capitaine en faisant mettre sa malle a terre. Allez, et que Dieu vous conduise : on n'evite pas sa destinee ! " Marius n'avait point encore d'idees arretees, et il marckait au hasard dans les rues de Wadstena conime dans la vie. II cedait a la raison, qui ne lui pennettait pas de retourner maintenant a Gotlien- bourg, ni de chercher a se rapprocker de Carine : mais il ne voulait pas, du nioins, s'en eloigner davantage. II alia camper dans une modeste auberge, a 1'ex- tre'mite de la ville, au pied meme des mines du couvent, qu'il apercevait de sa fenetre. II n'en reste guere aujourd'hui que I'abbaye avec la cellule et 1'oratoire de la sainte. Bien des fois Marius visita ces nobles ruines ; il ne franchissait jamais leur seuil sans eprouver une emotion profonde et pieuse ; s'il n'y retrouvait point le calme qui sem- blait avoir fui son cceur pour toujours, il cherchait du moins a entendre encore ce murmure myste- rieux de 1'esprit qui, passant coinme un souffle dans les reves de sainte Brigitte, lui dictait ses 144 CARINE. revelations si celebres dans le monde scaridinave. Marius resta cinq jours a Wadstena. C'etait le temps qu'y passaient jadis les pelerins pieux, et dans la pensee du moyen age, cette station valait un voyage a Borne ou en Palestine ; mais les pele- rins etaient tout a Dieu, et ils n'apportaient point, aux pieds de sainte Brigitte, un cceur trouble, comme celui de Marius, par les passions de la terre. Au bout des cinq jours, son impatience fut plus grande que sa volonte, et s'il resistait encore a son desir de rejoindre Carine, il voulait du moins abre- ger la distance qui les separait. II reprit done I'Edda qui, apres avoir touche Stockholm, retournait a sa station de Gothen- bourg. " J'esperais presque vous revoir aujourd'hui, lui dit le capitaine, en le recevant au haut de 1'echelle d'abordage ; soyez le bienvenu!" Les deux homines se serrerent la main avec une sorte d'effusion : tous deux avaient aime, tous deux aimaient ! e'en e"tait assez pour qu'ils se compris- sent. " Vous revenez a Gothenbourg ? lui demanda Petrus. Je ne vais pas si loin, repondit-il, en secouant la tete. CARINE. 145 Ou allez-vous done ? Je ne sais jamais. . . . maio a coup sur de son cote." II passa une journee a bord de TEdda, et se fit descendre le lendemain au pied des montagnes d'ou bondissent les montagnes de Trollhatta. n n'y a peut-etre point dans toute la Suede un paysage plus austere, plus grandiose, et a la fois plus melancolique. Au loin, un sourd murmure les annonce ; il grandit a mesure que Ton approche : on dirait les roulements du tonnerre. Bientot la grande voix des eaux devient plus distincte ; elle eclate et rem- plit de son fracas la solitude et 1'oreille de 1'homme. On ne voit rien encore, et deja Ton n'entend plus qu'elle ! La naontagne tout entiere semble entou- rde d'un nuage de poussiere jaillissante ; mais !QS cataractes se derobent toujours. Longtemps et peniblement il faut gravir les hauteurs escarpe'es, au milieu des quartiers de roches, des troncs d'ar- bres renverses, des buissons d'epines et des bou- leaux nainso Enfin, vous vous trouvez en face de la merveille. A travers I'entassement des rocs bouleverses, tout un fleuve se precipite, furieux, tourmente dans un lit trop etroit, dechire par les pointes aigues qui le herissent ; inquiet, brusque, violent comme 146 CARINE. un cheval qui se cabre et se derobe, au moment ou la terre lui manque, d'une hauteur de cent pieds, ii s'engloutit dans un gouffre. C'est terrible et beau ! On dirait une avalanche d'ecume, un tor- rent de neige, de neige liquide, eblouissante, un enfer d'eau. A quelques pieds de 1'abime ou s'ensevelissent toute cette ecume et toute cette colere, le torrent redevient tout a coup limpide et calme. Apres avoir tout vaincu, il s'est vaincu lui-meme. Cette mise en scene est du reste admirablement entendue : autour des cataractes, des lambeaux de forets couronnent les apres cimes de la montagne de leur feuillage varie.. . La toutes les essences se melent et se marient. Les saules laissent tomber jusque dans 1'ecume du torrent leurs longs rameaux dplores. Les hetres, a 1'ecorce lisse, poussent a cote des chenes rugueux ; les ormes ne craignent point le voisinage des pins elances. Au sein meme des vagues bondissantes, des qu'un peu de terre vegetable s'est amoncelee entre les pierres, on voit pousser des epiceas noirs, des laryx argentes ou des frenes pleureurs, dont les branches et les f euillages s'eparpillent comme des crinieres flottant au vent. Ca et la, au milieu meme du torrent, au sein des flots revoltes, on voit, pareilles a des corbeilles de fleurs et de verdure, que la Nymphe humido de. cl , CARINE. 147 cascades portcrait dans ses bras, surgir de petites iles sur lesquelles la Flore des eaux a denoud sa ceinture, et dont les bords diapres contrastent avec la severe nudite des grands rochers qui les entourent. Les cataractes de Trollhatta forment a elles seules un petit monde. Divisees en cinq branches, qui s'ecartent, puis se reunissent de maniere a rap- peler par leur disposition un double eventail, elles occupeut un vaste espace sur la montagne, et 1'ar- tiste, le poete, 1'amant malheureux, 1'ami enthou- siaste de la nature, peut passer la de longs jours a nourrir ses reves, ses pensees, ses ddsirs et ses illusions. De tout temps, au sein de cette nature etrange et gigantesque, 1'imagination du Nord s'etait com- plue et exaltee; le nom seul de Trollhatta, qui veut dire Terreur des Sorciers, indique assez le role que le merveilleux jouait dans les creations ecloses sur ses bords. On n'y parle guere que de miracles et d'enchantements plus ou moins terribles, de prin- cesses enlevees, de ravisseurs egorges, de nains malfaisants, de heros amoureux et eprouves, de geants pourfendus, de rochers entr'ouverts> d'hommes engloutis au fond de 1'abime ou dans le sein de la terre avide. Mais de ces recits, comme du paysage meine, il s'exhale je ne sais 148 CARINE. quelle poesie qui vous charme, vous saisit et ne vous quitte plus, alors meine que, voyageant lege- rement et voyant les choses comme on les voitdans la jeunesse heureuse, c'est-a-dire en courant, on ne fait que passer. Qu'est-ce done, quand on demeure, quand on vit la, quand on se laisse, bien loin de le fuir, volontairement penetrer par ce que les anciens appelaient si bien le Genie du lieu ? Peu a peu il s'etait fait un certain calme dans 1'esprit de Marius : il s'etait dit qu'un progres en amene un autre, et que Carine ne s'arre- terait point dans cet lieureux retour aux idees saines et justes ; il ne pouvait pas croire qu'elle persistat dans 1'eloignement sans raison qu'elle lui avait recemment temoigne. II se disait que 1'amour appelle 1'amour et qu'il faudrait bien qu'elle repon- dit a celui qu'il eprouvait pour elle. Et alors, comme il se promettait de 1'entourer de soins, de tendresse et d' affection! Comme il voudrait lui faire oublier tout ce qu'elle avait deja souffert, et creer en elle une ame nouvelle et uu coeur nouveau! Mais il savait bien qu'avec cette organisation timide, delicate et tendre, il ne fallait rien brus- quer, rien violenter, mais attendre et laisser faire le temps, ce grand maitre du cceur des femtnes! Un rayon d'espoir, faible encore et incertain, comme la premiere lueur de 1'aube, CARL\E. 149 pourtant a poindre dans son ame. Avec 1'espoir, le courage lui revint. II n 'avait presque rien fait depuis son arrivee en Suede. H se remit au tra- vail avec une ardeur nouvelle : le travail n'est-il point le grand consolateur des nobles et vaillantes natures ? Le lieu ou il se trouvait dtait d'ailleurs plus qu'aucun autre propice a sea etudes. H y retrou- vait coinme un abrege de toutes les beautes qu'il etait venu etudier dans le Nord : la foret sombre, 1'aspect severe des montagnes, les grandes vegeta- tions amies de la neige et des hivers, les rochers aux teintes metalliques, et les cascades versees du haut des montagnes dans de gigantesques bassins de granit. Marius ne formait plus de projets : il en avait tant fait que la vie avait pris comme un malin plaisir a deranger! H se disait qu'il resterait la tant qu'il n'eprouverait point une envie demesuree d'en partir. Ou pouvait-il done etre mieux, pour travailler et pour attendre? D'ailleurs VEdda passait tous les dix jours au pied de Trollhatta; le capitaine Handel n'allait jamais a Gothenbourg sans voir la famille Tegner. Par lui il aurait done assez souvent des nouvelles de Carine .... n'etait- ce point la ce qu'il souhaitait le plus au moude ? 150 CARINE. H organisa sa vie le mieux possible, commer^a toute une serie d'etudes tres-curieuses, qui devaient lui servir plus tard, et trouva en somme qu'il n'etait pas trop a plaindre. Meme malheureux, 1'amour suffit a remplir une existence, et celui qui aime trouve un ckarme a vivre. La premiere semaine se passa sans incidents, au sein de la solitude la plus grande que Marius cut jamais connue. II n'avait point voulu rester dans la petite auberge de Trollhatta, trop frequentee par les Anglais, ennuyeux voisinage, qui traitent le monde en pays conquis, et sont aussi bruyants et tapageurs chez les autres, qu'ils sont froids et compasses chez eux. II alia s'etablir a quelque distance, chez de simples paysans, qui crurent faire un marche d'or en lui cedant la moitie de leur maison pour cinq francs par semaine, et il s'orga- nisa dans un grenier vide, un atelier eclaire au nord par la plus admirable et la plus pure lumiere qu'un peintre ait jamais pu souhaiter. II y avait huit jours qu'il travaillait, et il achevait une vue assez belle de la grande cascade, quand il vit entrer chez lui, au moment ou il s'y attendait le moms, son ami Pe"trus. XVL |OUS voila tout surpris ! lui iit le capi- taine, et moi aussi. Je ne devais pas- ser que deruain ; nous sommes en avance de vingt-quatre lieures, et cela pour des raisons de service qu'il serait trop long de vous enumerer. Et que je ne vous demande pas, repondit Marius, Alors cela se trouve a merveille ! Mais don- nez-moi un cigare et faites-moi faire une tasse de the, car je n'ai encore rien pris aujourd'hui, et nous repartons dans une lieure ! " Pendant qu'on servait : " Et Carine ? denmnda Harms. 152 CARINE. Oil ! il y a du nouveau ! Malheureux ! et vous ne me le dites pas. . . . Je suis pourtant venu tout expres. Vous 1'avez vue ? Non, et je ne croispas que personne a present la voie a Gothenbourg. De grace ! expliquez-vous. Eh bien ! Carine n'est plus chez son oncle ! Partie ? Comme vous le dites ! Depuis longtemps ? Depuis quatre ou cinq jours. Dit-on ou elle est allee ? Pas ft moi, du moins ! Alors, vous n'avez pas de details ? Non ; je sais seulement qu'elle est beaucoup mieux." Marius respira avec ce sentiment indicible de bien-etre de 1'homme a demi-noye, qui est restd longtemps sous 1'eau, et qui revient a 1'a'ir libre et a la douce lumiere. Maintenant que Mandel lui avait dit tout ce qu'il savait, maintenant qu'il avait tire de lui tout ce qu'il en pouvait attendre, il eprouvait un impe- rieux besoin d'etre seul. Aussi, malgre sa sincere amitie pour le jeune capitaine, ce ne fut pas sans V_n secret plaisir qu'il le vit tirer sa montre, regar CARINE. 153 der 1'heure, prendre son chapeau et lui serrer la main, en disant : "Adieu! II ne faut pas qu'on m'attende ! " Marius etait a la fois inquiet et satisfait. Satis- fait, parce qu'il apprenaifc que Carine etait mieux et qu'il pouvait esperer voir un jour cette chere sante completement retablie, et Tame chez elle aussi saine que le corps. Inquiet, parce qu'il ne savait pas ou elle etait, et que pour ceux qui aiment, 1'incertitude est un amer tourment. H ne voulut point cependant retourner a Gothen- bourg ; il se disait, non sans quelque raison, qu'il n'avait pas le droit d'interroger Tegner, de violen- ter sa conscience, et de penetrer pour ainsi dire de force dans les secrets de la famille. S'il pouvait espdrer apprendre quelque chose, c'etait plutot par 1'entremise du capitaine, ami de la famille, ayant des relations avec tout le pays. Le resultat de cette petite deliberation interieure fut que Marius resterait a Trollhatta. Seulement, car une crainte secrete 1'agitait, il n'avait plus cette certitude de voir Carine, qui avait si longtemps fait sa force. II termina pourtant son grand tableau. C'ettfUhine simple etude de paysage, mais d'une facture large et puissante, et qui sentait le maitre. II trouva pourtant, etait-ce la une idee d'amoureux ou une idee d'artiste? il trouva que, sans une creature 154 CARINE. humaine quil'anirnat de sa vie, qui la peuplatde sa presence, la nature etait froide et vide. "Une figure ferait si bien, se disait-il, au pied de ce rocher, la ou le rayon, qui s'avive en effleu- rant la cascade transparente, fait resplendir tout mon tableau ! " Marius avait 1'execution prompte, et 1'on ne pouvait pas dire qu'il y cut loin chez lui de la pensee a Faction, II prit sa palette et ses pinceaux et se init a 1'ceuvre. La figure qui comme^a bientot d'eclore sous ses doigts, nos lecteurs auraient-ils done besom de la voir pour la reconnaitre ? C'etait celle qu'uiie fois deja, a la douce lueur de la lampe de famille, en face meme du modele charmant, il avait eu la joie d'esquisser. Le costume pittoresque des Da- lecarliennes allait si bien d'ailleurs a la nature du paysage, au milieu duquel il la peignait ! II etait, pour ainsi dire, naturellement invite a 1'y placer. Le beau visage, que plus d'une fois, comme en se jouaut, ses crayons avaient reproduit, semblait re- naitre de lui-meme avec bonheur. A|fti s cette fois ce n'etait plus la jeune fille etio- Ice, souffrante, allanguie. C'etait une nouvelle Carine, pleine de jeunesse et de vie, et portant sur le visage la fleur brillante de la sante. C'etait Ca- rine, telle qu'elle eut ete, si la destinee cruelle et CARINE. 155 1'bomme mechant n'eussent fletri la fieur de sa beaute des le premier matin de son printemps. Danglade n'etait point un peintre d'histoire, et je ne jurerais point qu'un critique ii'eut euquelque chose a reprocher a 1'ensemble du personnage. Mais on sentait pourtant dans son oeuvre je ne sais quelle passion et quelle sincerite que 1'art seul ne donne point. La tete etait charmante : elle laissait deviner une ame, et 1'expression donnait a la physionomie une valeur cent fois phis grande que celle des traits. En somme, 1'artiste ne fut pas moins satis- fait que 1'amant : 1'un et 1'autre avaient raison. II avaitfait le tableau sur place et d'apres nature; le portrait, chez lui, et de souvenir. Peut-etre resultait-il de ce travail en partie double un certain disaccord dans 1'ensemble; quel- ques retouches etaient encore ndcessaires pour obtenir cette harmonie generale, sans laquelle il n'y a point de peinture parfaite. II y avait un moyen bien simple d'arriver au resultat desire : c'dtait de remettre le tableau devant le site meme qu'il avait voulu reproduire, et de donner au per- sonnage, en meme temps qu'au ciel, aux arbres et aux rochers, un dernier coup de pinceau, ces retouches supremes, qui font disparaitre les legers de"fauts d'une oeuvre, les changent meme en quali- 156 CAR1NK te, et imposent a la toile achevee et parfaite le cachet d'une puissante unite. Marius fit done porter son tableau a la place d'ou il avait prit son point de vue. C'etait precisement dans une des jolies petites iles de Trollhatta, jointes au rivage par un de ces ponts alpestres qui tremblent et resonnent sous le pied du passant. Une fois arrive dans l'ile, on pe- ndtrait jusqu'au promontoire ou il s'etait etabli, vis-a-vis de la plus belle des cinq cascades, en sui- vant un sentier abrupte, contournant un massif d'arbres verts, qui ne laissait pas voir a dix pas de- vant soL Ce sentier aboutissait a une espece de rocher droit comme une muraille. Derriere le rocher, il y avait une petite esplanade, d'ou la vue s'etendait au loin sur le cours du torrent et sur 1'ensemble majestueux des cataractes. Le paysan, chez qui logeait Marius, connaissait cette place pour y avoir souvent dispose le siege, la toile et le chevalet de son note. C'etait ce que I'artista appelait son atelier en plein vent. H y envoya son tableau pour la derniere fois. L'honnete laboureur, ne sachant trop quelle in- clinaison donner a la toile, se contenta de la placer le long du rocher, mettant au pied du chevalet CARINE. 157 tout dresse la palette et la boite aux couleurs. Puis il rentra chez lui, laissant tout a la garde de Dieu, qui suffit presque toujours a notre surete. . . la du moins ou les liornmes ne sont pas trop nom- breux. Marius etait reste au logis plus tard que de cou- tume. D'abord, Mandel 1'avait un peu retenu ; puis il avait mis a jour sa correspondance avec sa famille, indignement negligee depuis son arrivee en Suede ; enfin il lui restait peu de chose a faire ; ces dernieres heures de travail etaient pour lui un plaisir, et il en retardait 1'instant comme pour en jouir plus longiemps, en les goutant par avance. Cependant, vers midi, il cacheta ses lettres, ferma ses malles, dit au paysan de lui faire son compte et de revenir a quatre heures chercher son tableau. Puis il prit le chemin des cascades. II erra quelque temps sur les bords du torrent, remplissant son ame du grand spectacle offert a ses yeux, avec cette attention concentre e, avide, qui veut saisir lea moindres details des choses pour lea graver a janiais dans une memoire ou rien ne saura plus les effacer. Enfin il s'elan9a sur le petit pont et, hatant le pas, s'engagea dans le sentier etroit et contourna le massif qui le separait de 1'esplanade ou il avait dtabli son observatoire. 158 CARINE. Quel ne fut pas son etonnement en apercevant une f emme devant son tableau ! Elle semblait 1'exa- miner avec une attention profonde, autant du moins qu'il etait possible d'en juger par son atti- tude, car il ne voyait point son visage. Mais sa tete, penchee en avant, ses bras, immobiles le long de son corps, en un mot, toute sa personne changee en statue disait assez que son ame tout entiere e"tait passee dans ses yeux. Cette femme, dont on devi- nait la jeunesse a la svelte elegance de sa taille, etait tres simplement vetue d'une robe d'etoffe sombre. On eut dit un vetement de denil, deuil des illusions, deuil de la jeunesse et de 1'amour, torn- bantparun seulplide sesepaulesjusqu'asespieds. Le coaur de Marius battait dans sa poitrine. Je ne sais ce qu'il eut donne pour voir ses yeux, son cou, ou seulement une boucle flottante de ses clie- veux. Mais un petit fichu de soie qui couvrait ses epaules remontait presque jusqu'au cliapeau, un chapeau aux larges bords, entoure d'une dentelle noire, qui retombait d'un travers de main et la ca- cliait niieux qu'un voile. H etait impossible de rien decouvrir sous cette mise, qui devient si faci- lement un deguisement. Enfin, n'y pouvant tenir, apres quelques minutes d'un silencieux examen, toujours inutile, Marius, dont 1'organisation me"ridionale ne comptait point CARINE. 159 la patience au nombre de ses vertus, Marius s'avan9a resolument vers son tableau. N'etait-ce point en nieme temps s'avancer vers 1'etrangere ? Au bruit de ses pas, qu'il ne cherchait point a rendre plus legers, car il voulait eviter une surprise trop brusque, 1'inconnue re retourna. C'etait Carine. A la vue de la jeune fille, par un geste plus fort que sa volonte, par un elan plus prompt que sa pensee, Marius lui tendit ses deux bras et bondit vers elle. Carine, au contraire, en apercevant Marius, de- vint d'une paleur mortelle : ses genoux tremblerent et elle chercha autour d'elle un appui qu'elle ne trouvait point. Danglade s'approcba, prit sa main et 1'appuya sur un bras qui tremblait. " 3/o?' / articula Carine d'une voix f aible en lui montrant du doigt la jeune Dalecarlienne assise sur un rocher, au premier plan du tableau ; Mai ! repeta-t-elle encore en regardant Marius. Oui, vous ! repoudit 1'artiste avec feu ; oui, Carine, vous ! toujours vous ! Pourquoi ne rempli- rais-je point mon tableau de 1'image qui remplit ma vie? Monsieur, monsieur!" repondit la jeune fille en essayant de retirer sa main. 160 CARINE. Mais Marius la tenait fortement dans les siennes: il ne la lacha point. II y avait la tout pres un tronc de sapin renversd, dont les rameaux, comme une longue chevelure flottante, trainait dans 1'eau du torrent. Danglade la fit asseoir sur ce siege un peu rustique, et se mit a cote d'elle. II resta quelques minutes a la regarder en silence. Carine ne parlait point davantage et il y avait encore sur son beau visage une expression de crainte a laquelle, pourtant, un peu de joie se melait deja. Marius comprit de quel tact et de quelle delicatesse il aurait besoin pour apprivoiser peu a peu cette gazelle effarouchee. II commen9a par ne pas lui parler d'elle. C'etait la sans doute le meilleur moyen de la rassurer. II lui demanda des nouvelles de Tegner, de sa tante et de sa cou- sine. Carine, profondement troublee tout d'abord, se remit lentement, et bientot elle lui parla comme elle ne 1'avait jamais fait. Quand Marius crut qu'il avait suffisamment endormi ses defiances, il donna a leur causerie un tour plus intime. " Vous etiez bien souffrante ! lui dit-il, quand je vous rencontrai a Gothenbourg. " Peut-etre le souvenir de son chagrin etait-il en- core trop present et trop amer au coeur de la jeuue CARINE. 161 fille ; car, a cette parole, comme si un serpent 1'eut piquee, elle se souleva de son bane, et fit un pas pour f uir. Marius la retint, et, doucement, la contraignit a se rasseoir et a 1'ecouter : Pourquoi me fuyez-vous? lui dit-il, ne suis-je pas votre ami ? Mon ami ! dit Carine en hochant la tete avec un air de melancolie profonde . . . vous paraissez connaitre trop bien ma vie pour ne pas savoir que je n'ai point d'amis. Ne soyez pas in grate ! reprit Marius en ser- rant la main qu'il tenait to uj ours. Oui, je sais tout ! continua-t-il en la regardant fixement. Alors, vous savez uno triste histoire ! " Et Carine baissa les yeux. " Triste pour celui qui vous a fait souffrir ! Oh ! ne 1'attaquez pas, fit-elle avec assez de vivacite ; ses torts, s'il en cut, ne me consoleraient point. Je sais que vous etes une noble et genereuse nature. Mais Dieu veut-il que vous vous condani- niez ainsi vous-meme et les autres a un deuil eternel ? Au lieu de repondre, elle baissa la tete. " Parce que la premiere experience de votre