.-• ■■■-v>^ .¥ -^ ^v-'V^ THE LIBRARY OF THE UNIVERSITY OF CALIFORNIA LOS ANGELES IINE ANNEE REVOLUTION L'auteuv ct I'edileur de cet ouvrage se r^servent le droit de le traduire ou de le faire traduire en toutes langues. lis ponrsuivront , en \ertu des lois , decrets et traites internalionaux , toutes contrefacons ou toutes traductions faites au m^pris de leurs droits. fUHlll. TVr UI IIIINIII PLO.V . IMI'niUKUR I>E L KMPERKUEI , HUE GAHAXC.IKHK , H INK A\Mil'; UE\()Ll Tl()\ UN JOllRIVAL TEND A PAIUS EX ISiS LE MARQUIS DE NORMANRY, K. d. . II n'y a dp bon dans les iniiovalioiis (Jiip re (|iii pst developpement , accroissemcnt , acbcvcmeiit. ■ Imilez Ic tpinps ; il deliiiit lout avec loiiteur; il mini', il nsp . il deracini-, il (U'taclic , et n'ar- lailic point. .loitBKRT. T O M !■: 1> R E M I i: H PARIS HENRI PLON, EDITEUR. 8. Ri K <;araxcikre 1 S 5 8 L'auti-iir ft I'l'ditcur se rpsorvnit k- rlroii Celte letlre a ele publiee en 1852, dans un ouvrage qui jouit d'une reputation meritee , VHistoire de huit ans, par M. Elias Regnault. Le fait est qu'il est depuis longtemps impossible de garder sur ces matieres la reserve accoutuniee. Aussitot que la vie eut pour jamais abandonne le gouvernement de juillet, les depouilles qui en restaient encore furent soumises a une si miuutieuse autopsie , qu'on ne crai- gnit pas de mettre a nu, dans ce cadavre d'un empire, les traces de bien des maladies habituellement dedai- gnees par une observation posthume. II n'en faut pas douter, beaucoup de ceux dont les actes seront plus tard juges par I'bistoire, seroiit frappes avec une se- verite qui depassera la mesure ordinaire , parce que leurs declarations officielles seront confrontees avec leurs confidences les plus secretes, entrees aujourd'hui et depuis quclques annees dans le domaine de la pu- blicite. Mais nous ne sommes pas encore arrives au moment oil Ton pourra porter sur celte epoque un jugement defmilif. II est plus sage d'attendre, quanl a present, que le temps ait pu modifier I'opinion sur les actes de ceux qui ont pris une part principale a la pratique du systeme rcnverse en 1848. Les annees qui so sont ecoulces nc sauraienl disposer les csprits a apprecier PREFACE. 5 plus -favorablemcnt Ic systeme lui-memc, mais il est poniiis d'esperer qu'elles ont beaucoup adouci I'aigreur des animositcs personnelles. — Le sentiment politique dans lequel AI. de Lamartinc, avant I'ev/enement, voyait la cause premiere de la revolution alors menacante, est de telle nature que, s'il ne permet pas de croire a une reaction sympathique, il n'est pas propre non plus a perpetuer des ressentiments. Iljesulte de ce fait, satisfaisant en lui-meme , une consequence qu'il importc de signaler. Ceux, en effet, dont les noms ont ete meles aux evenements rappeles dans les pages quivont suivre, no doivent pasperdre de vue, dans I'interet de la verite , qu'on raconte ici non pas ce qu'on suppose qu'ils pensent maintenant, mais ce qu'on sait qu'ils ont pense a cetle epoque. Que ceux de mes lecteurs qui ont ete le plus etroitement associes aux fortunes diverses de la maison d'Orleans, le plus attaches aux personnes, le plus devoues a leurs interets, veuillent bien, en parcourant ces pages, se souvenir de ce qu'ctaient alors leurs reflexions de tons les jours sur le fatal enteteraent avec lequel on se plaisait a ren- dre solidaires le destin de la dynastie et la carrierc politique des derniers ministres de Louis-Philippe. D'un autre cote, il est a peine necessaire de rappeler aux liommes publics, representants eminents des differentes nuances du parti liberal, et reunis a cette epoque dans un meme effort pour propager I'agitation , que , voulant montrer ici, par des exemples, I'etat de I'opinion pu- blique , je me suis contente de rapporter fidelement les paroles que j'avais publiquement entendues de leur 6 PREFACE. propre bouche : « A^on mens In'c sermo. " Ces paffos iie renferment qu'un echo bien affaibli du langage iion- seulement tenu dans les Chambres et en presence des adversaires qu'on attaquait, tel que le reproduisent les stenographes du Moniteur, — mais repete a des banquets publics, d'un bout de la France a I'aulre, jusqu'a ce que, dans son indignation, le peuple, sous I'influence de cette excitation puissanle, ait enfin perdu patience. Convaincu que toutes les circonstances principales de mon rccit sont d'une exactitude irreprocliable, je puis avoir accueilli par hasard quelques renseignements de peu d'importance, qu'il etait impossible, dans de semblables moments, de verifier assez scrupuleusement pour en garaniir rauthenticite. Un des objets que je me propose, en publiant ces notes aujourd'hui, est de rendre possible la verification des faits allegues par moi tandis que les parties interessees vivent encore. J'ai trouve plus loyal, plus sincere et plus conforme aux interets de la verite d'en agir ainsi, que d'attendre pour rendre mon temoignage public le moment oil toute occasion se serait evanouie d'en souraettre la veracitc a Fcpreuve de la discussion. Toutes les fois que Ton pourra me demonlrer que j'ai etc mal informe, je serai heureux de me corrigcrj mais si Ton n'oppose a mes assertions que des assertions conlraires, j'aime a croire qu'on attachera plus de valour a cc qui a etc ecrit au moment meme oii les evencnicnls se passaienl, par unc per- sonne qui n'avait pas d'intcret a colorer son recit et qui conserve en sa possession les documents proprcs niEFACE. 7 a juslifier ses paroles, qu'a des deaegations subse- quentes et sans preuves. line personne qui doit elre bien inforraec sur le sujet qui nous occupc, a signe et public une rectification qui meritc, jc crois, dc ma part, une attention speciale, parce qu'elle fait allusion a un fait historique assez curieux , quoique depourvu, en ce qui me concerne, de tout inleret personnel. J'ai dit que sur les onze membres du Gouvernement Provisoire, il en ctait quatre qui ne pouvaient clever aucune pretention a teuir leur droit de Feleclion po- pulaire; que leur entree dans ce gouvernement etait le resultat d'une usurpation accomplie plus tard, et a laquelle leurs collegues avaient donne leur assenli- timent. — M. Louis Blanc a dcpuis signe une decla- ration renfermee dans une lettre adressee a un journal anglais, et ainsi concue : « Tons les membres du Gou- vernement Provisoii'e furent elus comme teh (Ij par le peuple de Paris le jour meme de la revolution, jj Ceci est precis et positif. 11 y a un lemoin que je puis avec confiance opposer a M. Louis Blanc, et ce temoin, c'est lui-meme. Le second jour de la revolution , la liste des membres du gouvernement que le Moniteur indique comme choisis par le peuple de Paris est conforme a celle que je donne plus loin (page 110). II s'exprimc ainsi : « Un gouvernement provisoire, sorti d'accla- mation et d'urgence, par la voix du peuple, et des deputes des departements, dans la seance du 24 fevrier, (i) Dailij-Mcws, 13 janvicr 1858. 8 PREFACE. est invest! momentanement du soin d'assurer et d'or- ganiser la victoire nationale. II est compose de MM. Dupont de I'Eure , Lamartine, Cremieux, Arago (de I'lnstitut), Ledru-Rollin , Gamier-Pages , Marie. Ce gouvernement a pour secretaires : MM. Armand Marrast, Louis Blanc , Ferdinand Flocon, Et Albert. Et ce qui prouve que M. Louis Blanc accepta la po- sition qui lui est assignee dans ce document, c'est que la proclamation est signee par les membres du Gouvernement Provisoire alors presents, et que plus has, reunis dans une accolade, sont ajoutees les signa- tures des deux secretaires, designes comme tels : Louis Blanc et Armand Alarrast. Mais ce n'est pas tout. A la suite de la proclamation vient un decret qui nomme les ministres. Celui-ci est signe par tons les Sept et seule- ment par les Sept, aux noms desqucls est jointe la de- signation de Alembres du Gouvernement Provisoire. MM. Louis Blanc et Armand Marrast avaienl signe la proclamation conirac secretaires; ils ne pouvaient, a aucun litre, signer un decret qui attribuait a d'autres PREFACE. 9 dcs pouvoirs executifs , car aucun pouvoir de ce genre ne leur avait ete conferc par le peiiple de Paris et par les deputes. Mais celtc cpieslion a un cole beaucoiip plus important. II importe a Topinion qu'on se formera du peuple francais dans I'avenir, qu'on determine avec precision quelle fut la composition du gouvcrnement alors proclame et qu'il accepta. La posterite demandera a riiistoire comment il se fit que la France tout en- tiere consentit a recevoir, sans la moindre resistance, un gouverneraent pour lequel, comme on en eut bientot la preuve, elle ne ressentait aucune sympathie. On avait propose la regence de la duchesse d'Orleans, parce qu'on supposait ce regime aussi oppose a celui qui venait d'etre renverse que le comportait la conser- uation de la dynastic. Lorsqu'il dcvint evident que cette proposition ne satisfaisait pas aux exigences du moment, un gouvcrnement provisoire devenait inevi- table , et le choix des membres designes par I'election populaire fut aussi raisonnable que les circonstances le permettaieut. Us appartenaient tout naturellement au parti liberal extreme ; mais ils etaient tons pris parmi les representants du peuple, et leur nouvelle position politique se fondait sur les mandats populaires dont ils avaient ete deja honores; lorsque leurs noms furent publiquement annonces a la France , leur nomi- nation ne souleva pas une seule objection. Nous pouvons , pour montrer I'importance que Ton attacbait alors a I'effet que produirait dans le public la proclamation de ces noms, invoquer un temoin dont le temoignage est concluant en ce qui concerne la forma- 10 PREFACE. tion definitive du Gouvernemenl Provisoire. Ce lemoin, c'etait M. Ledru-Rollin ; le.Moniteiir constate aussi ce fait. Dans la seance du 24 fevrier, apres que les six noms transmis par M. de Lamartine au president pro- visoire, AI. Dupont de I'Eure, eurent ete liis au milieu d'uue extreme confusion , M. de Lamartine el d'aulres quiltereut la Chambre pour se rendre a I'hotel de ville. M. Ledru-Rollin fit une seconde lecture de ces noms, auxquels celui de M. Cremieux avail ete ajoule, en ayant soin de dire : « Et pour faire quelque chose d'officiel, je prie messieurs les stenographcs du Moni- teur de prendre note des noms a mesure que je les prononcerai, parce que nous ne pouvons pas presenter a la France des noms qui n' auraient pas ete approuves par vous. » Les sept noms soumis alors a Fapprobation de Fassemblee formaient done le seul veritable Gou- vernemenl Provisoire de la France. Nous avons encore le temoignage d'un des plus sages et des meilleurs chefs du parti republicain , M. Arago. II nous fait con- naitre lui-meme tout le danger qu'il entrevoyail dans la participation de AL Louis Blanc au gouvernemenl du pays, corame membre iudependant du pouvoir souve- rain. II s'cxprime ainsi dans sa deposition devant la commission d'enquetc : « On cut pu nous soupconner de nous associcr a scs doctrines. » « U avail compris des Ic commencement, » dil-il encore un peu plus haul, « que de pareilles idees meneraient a des troubles sangianls. 5) La maiche que je me suis prescrilc est de passer sous silence lout incident qui pourrail avoir le moia- riu:i Vous appelez cela un petit fait, lorsque toute cette chambre s'est emue, non pas pour un concours direct et personnel, non pas pour la complicite d'un ministre dans ces abus, mais pour la simple tolerance , pour le simple defaut de surveillance necessaire ! el lorsque ces fails se passenl avec voire concours , sur voire pro- DISCOURS 1)E M. ODILON BARROT. 51 vocation... Je dis lorsque rien ne vons y radacliait, iii vos fonclions ni vos allributions, lorsque cela s'est passe apres rengagement solennel , pris devant celte Cham- bre, non pas que vous ne concourriez jamais directe- raent a dc parcils abus, iin niinistre n'aurait jamais ose prendre un Icl engagement a la tribune, car on ne s'engage pas a efre honnete homme ni un ministre loyal. » U s'etait engage a ne plus lolerer de pareils mar- ches, I'engagcment a etc ecrit dans nos proces-verbaux, dans le Monileur, dans nos souvenirs. Eh bien , savez- vous comment cet engagement a ete tenu? Ce n'est pas celui qui entre a la Cour des comptes, par suite de la demission achelee , qui donne de I'argent Oui, en cela vous etes dans la letlre jesuitique de I'engagcment que vous avez pris, c'cst un tiers qu'on va cliGrcher. C'est un tiers qui fournit I'argent, c'est un tiers qui debourse I'argent necessaire pour acheter la demission, et puis on le paye, avec quoi? avec une place qui aurait du etre la recompense desiree, legitime, des plus vieux et des plus loyaux services. C'est cette place qu'on lui donne en solde et en remboursement de ce qu'il avait avance. Et vous appelez cela un petit fait? J'avais bien raison de dire que nous ne nous compre- nions plus en morale. Et c'est nous, opposition, qui blessons apparemment les lois de la morale parce qu'un fait dont la publicite a ete saisie , qui a ete porle dans I'autre Chambre , qui a retenti dans le pays, ne nous a pas paru de nature a passer inapercu ; c'est nous, op- position , qui blessons les lois de la morale, de la justice 52 UME ANNEE DE Rl5V0LUTI0\'. et de la v^rite parce que , lous mellant en presence de ces fails, nous vous avons dit : Nous sommes prets a vous accorder la plus eclalante reparation; je m'en- gage a vous I'accorder la plus grande possible , a en prendre I'iniliative, s'il le faut, si le fait n'est pas vrai; mais si le fait est vrai , songez au pouvoir dont vous etes revetu , songez-y non pas dans les paroles pom- peuses mais dans la pratique de ces conditions morales du pouvoir, des conditions dans lesquelles il pent seul mjfrcher respecte et honore. Plus les difficul- tes qui I'environnent sont grandes, et vous les mulli- pliezbientous les jours, tons les jours elles grandissent, j'en coiiviens, par vos fautes , mais plus elles sonl grandes, plus dangereuses sont celles que nons reserve I'avenir, plus il faut veiller avec soin sur ces forces morales qui seules peuvent permettre d'affronter les epreuves qui nous sont reservees. El puis, vous nous parlez de votre orgueil, vous vous retranchez dans votre orgueil. Oh! oui, quelquefois I'orgueil est quelque chose de grand, quelque chose de legitime; je com- prends certains dedains, mais je les comprends lorsqu'il s'agit de la personne; je comprends qu'en face des accusations dirigees centre la personne, I'homme po- litique, bravant la colere des partis, ne veuille pas repondre ; je le comprends, et quelquefois je I'ad- mire et je I'honore. Mais s'agit-il de vous ici ? II s'agit du pouvoir que vous representez , et quand il s'agit de I'honneur de ce pouvoir, laissez de cote votre orgueil personnel , qui n'a rien a faire dans cette question. DISCOLRS DE M. ODILOX BARROT. 53 " Voila commeni jc comprcnais vo(rc situation; vous I'avez comprise aulremcnt; a la bonne hcurc, soil. Chacun entcnd a sa maniere ses devoirs et sa dignitc. Mais permettez-moi nn dernier mot, et celui-la je I'adresse a la majorite qui vous appuie. M II faut en convcnir, vous la mettez a de cruelles epreuves. II y a dans votre confiance quelque chose de bien insolent el de bien injurieux pour elle. Sous le coup d'une pareille imputation , je vous le repete , si la loi que vous avez apportee vous-meme, loi etrange , loi faite pour une espece, loi qui, dans son preambule, est une justification, dans son dispositif une condam- nation » Si cette loi etait portee , je dis que, arme de cette loi et des dispositions qui doivent la completer, il n'y a pas de tribunal au monde qui ne vous imprimat sur le front le litre de complice ou d'auteur principal. C'est en face de ce fait, c'est en face de cette condamnation politique el morale ecrile dans votre propre loi, que, vous retournanl devanl votre majorite, vous lui dites : Je n'ai pas a me justifier; j'ai asscz de confiance en vous; continuez comme par le passe; volez pour moi, et tout sera dit. Eh bien, que la majorite vote pour vous, et que le pays ensuite prononce sur nous tons! » EvidemmenlM. Guizot flechit sous le chatimenl que ces paroles lui infligerenl avec lanl de force, et I'in- difference affeclee avec laquelle il avail essaye d'abord de subir sa nouvelle position, lui fit entiercment de- faut lorsque M. Lherbette exposa, d'une maniere plus precise el plus distincle, I'inlervention personnelle, di- 5il- UNE ANNEK DE REVOLUTION, recte, du minislre dans le marche, en citant line leltrc dans laquelle M. X... faisait comprendre a son ami la necessite d'attendre qu'il put revoir M. Guizot, parce que c'etait un sujet sur lequel le minislre aimait mieux a parler qu'a ecrire '. C'etait un penible spectacle — car il n'en est pas de plus penible que celui d'un grand homme s'effor- cant en vain de se tirer d'embarras par de petits expe- dients — de voir I'effet produit par ce discours sur M. Guizot. II essaya d'abord d'etablir celte dislinction que « les fails particuliers auxquels on fait allusion ne se sont pas passes dans mon cabinet; 5> et quelqu'un lui rappelant que le marche avail cte conclu dans le cabinet voisin, et par son agent de confiance, il finit par un dementi general. « J'ai cte parfaitement etran- ger a tout le reste. 55 On a aussilot entendu une voix s'ecrier : <■<■ Comment se fait-il alors que M. X... a dit dans sa lettre qu'il avail recu lui-meme de M. Guizot le rembourseraent de I'argenl? 3) Le minislre a ele oblige de faire la sourde oreilie a cette question, et, lorsqu'il est descendu de la tribune, un tel murmure I'a salue , reprime seulement par le plus faible echo des bancs ordinairement si prels a repondre par des applaudissemenls prolonges , qu'il a relenli a mes 1 Ce fut M. Lheibolte qui , dans le cours des discussions , an com- mencement do cctle annee , lorsqu'il etait question de rcioquer le decret de bannissement prononce contre la famillc Bonaparte, parla en fuvcur de ce decret : i L'empcreur, quoiquc morl, est toujours vivant; sa famillc, quoique vivantc, est deja morlc. » — Pluase plus epiyramma- lique que clairvoyante. ORDRE DU join MOTIVE. 55 oreillcs comnie le glas d'un prestige dcsormais efface. Cette impression a semLle juslifiee lorsque M. Darljlay, membre conservaleur, et jusqu'alors partisan du ca- binet de AI. Guizol, a propose un autre ordre du jour motive : « L'assemblee, affligee et mecontente , clot la discussion sur Fincident, et passe a I'ordre du jour. ?) Le temps n'ctait sans doute pas encore venu oil une censure si pen equivoque pouvait avoir quelque cliance de succes; une autre resolution, exprimanl simplement la confiance que de telles choses ne se representeraient jamais, a ete votee par une majorite de 225 contre 14G '. En quittanl la chambre, j'ai rencontre quelques menibres qui avaient vote avec la majorite, et qui etaient de nos amis communs a M. Guizot et a moi; ils ont temoigne le regret que I'absence, chez M. Guizot, dcs habitudes communes aux hommes du monde, que sa confiance en lui-meme et son mepris pour I'opinion d'aufruireussentempechede trailer cette question avec le tact qui aurait etc necessaire pour prevenir I'im- pression defavorable qu'elle a produite. Un esprit caus- 1 J'omets mainfenant quelques allusions (res-sevcres qui furent, dans ccUe paiiie de la seance , adressees i M. Guizot. Je les avais conservees comme necessaires pour cxpliquer la profonde sensation produite sur I'esprit public par cet incident, et proprcs a montrer a quel degre cette action a et^ frappee de reprobation a la Cbambre menie , et en presence du ministre qui avail essaye de la traiter « comme une petite affaire, j Mais je ne voudrais pas, en reproduisant ce qui fut public a cette cpoque dans le Moniteur, faire croire que j'ai la pensee d'adinettre de propos dclibere, et apres un tel laps de temps, comme juste et fonde dans son application personnelle, tout cc que ces allusions pounaient suggerer. 56 UNE ANNEE DE REVOLUTION lique, collegue de M. Guizot, non dans le cabinet, mais a la Chambre, a dit de lui : « II ne pratique pas toutes ses maximes, mais il maxime toutes ses pratiques ; » mais, dans cette occa- sion , cette derniere ressource meme lui a manque. 24 Janvier. II y a un autre dementi donne aujourd'hui a M. Gui- zot, sous la forme d'une lettre de M. Z. II avait re- pondu a la Cbambre qu'il ne connaissait aucun des details de I'affaire. M. Z. affirme que tout a ete arrange entre lui et M. X. « aux affaires etrangeres, » et que, chaque fois qu'il s'elevait une difficulte, M. X. passait un instant dans un « cabinet voisin » , et revenait avec la difficulte aplanie 1 28 Janvier. La seance d'hier a encore fait beaucoup de tort a M. Guizot; I'attaque a ete plus animee de la part de ses adversaircs que la premiere fois. Odilon Barrot avail alors parle avec la dignite severe d'un juge, et son discours etait un heurcux melange de I'accusation et de la sentence. Tocqucvillc et IJillault (tons deux ca- pables et tres-inllucnts) ont parle plutot comme des avocats plaidant pour I'aggravalion de la peine. DISCISSION I)K I/ADRKSSE. 57 3 ft-vricr. Je n'ai pas eu le Icmps, hier au soir, a rnon retour de la Chambre, de rien dire de relfot produil par im magnifique discours de M. Thiers. La clarte extraordi- naire avec laquelle il a classe Ics fails a ele peut-elre Ja qualite la plus frappanle de ce discours, mais J'im- pression en a ete Ires-grande. Guizot, qui est encore loin de se bien porter, a demande jusqu'a aujourd'hui pour y repondre; Tiiiers repliquera ensuite, selon la coutume ici, et on suppose qu'il a reserve quelques- uns de ses arguments les plus accablanls. 6 fevrier. Les debats, a la Chambre des deputes, dureront en- core evidemment fort longtemps, et quoique j'y aie assisle tons les jours, je n'avais pas frouve jusqu'ici qu'il fut necessaire de tenir un journal regulier de la substance des discours qui ne m'ont pas paru conte- nir des points de vue bien nouveauxj cetle absence d'originalite ne pent cerlainement pas, il est vrai, etre imputee a une replique de M. Guizot, que j'ai entendue vendredi dans I'apres-midi, sans pouvoir en croire mes oreilles, jusqu'a ce que je I'aie vue reproduite hier dans le Moniteur. AL Guizot, en defendant ce qu'on appelle ici le gouvernement personnel du Roi, a accuse I'opposition d'ignorance, pour ne pas sa- 58 UNE ANNEE DE HEVOLUTIOM. voir qu'en Aiigleterre aucune mesure importanfc n'esl jamais arretee sans avoir ele d'abord disculee en pleiu conseil devant ic souvcrain. Ouelque etrange que cela puisse paraitre, il n'y avail personne a la Chambre quiful pret, sur le moment, a conlester une proposition si nouvelie et si imprevne dans la bouclie d'une personne qui, comme M. Guizot, a ecrit sur Fesprit de notre constitution, et a eu I'occasion d'en etudier la pratique, par une residence sur les lieux, en qualile d'ambassadeur '. 7 fevrier. C'est ici une opinion generale, — je pourrais pres- que dire unanime, — que I'etat de choses acluel ne pent durer longtempsj mais I'importance et I'epoque * Voici , d'apres le Moniteixr, les (eriiies precis dont s'est servi M. Guizot : « L'honorable ppeopinant mc confond par son oiibli des faits..S'il elail plus au courant des fails, il saurait que jamais une deci- sion importante, sur une grande question, apres avoii- ete prcparce dans le consed des ministres, n'est dcfinilivemeut decidec, en Angleterre, qu'apres avoir ete portee decant la Rcine, et sanctionnce par elle en presence de son conseil. i M. Guizot peut-il avoir veritablement ignore ce fait, que des con-^eils convoques comme il le suppose pour la discus- sion ct la decision des • grand.^-s questions n ne se liennent jamais en Anglcterre en presence dn souvcrain? Les conseils dont il veut parler, si j'en cxccptc uniipiemenl les ([ueslions qui out rapport a I'ouverlure ou a la prorogation du Parlcment, ont lion, selon la.coulumc, pour la deci- sion des affaires courantes ct sonl de simple forme. Nalurcllement, avant qu'aucune mcsurc importante soil proposee publiqucment par le cabinet, le conscniemcnl du souvcrain est douiie en particulior au minisire rcs- ponsublc. i':tat di: i/opimox pibliquf. 5* du cljangeinent a veiiir sout Ires-diffcrcmmcnt appre- ciees. Quelqucs-iins j)onsenl que la gravite de ce chaiigcment peul clre hcureuscinenl altenuee par des concessions opporliines; d'aiitres insistent pour qu'on s'obstinc a tout risquer dans una dangereuse resistance, dans I'esperance que le nieconlontement present, au Jieud'augmenter, pourras'uscravant I'anneeprochaine. Le choix entrc ccs deux dirfercnles manieres dc traiter les difficulfes du moment est aujourd'Iiui entre les mains de quarante ou cinquanle membres de la majo- rite, dont la conduite est incerlaine, parce que leurs opinions sont principalement influencces par la con- tradiction de Icur interet present et de leur interet a venir. Tanlol ils sont disposes a flechir sous la volonle du Roi, tantol a ceder a I'entrainement de Fopinion publique. Leur position personnelle est embarrassee par cette double consideration. S'ils votent pour la reforme, ils abregent evidemnient le bail qu'ils ont maintenant contracte avec le pouvoir legislatif; s'ils votent contre elle, ils detruisent pour eux toute chance de renouveler ce bail.«Pour concilier ces intercts op- poses, le gouvernement a trouve un expedient qui, cspere-t-il, pent r(uissir. IJne deputation des membres dissidents de la majorite s'est rendue bier chez les mi- nistres; elle leur a declare que si le cabinet ne se de- cidait pas a faire quelque promesse de reforme, la fraction de la Cbambre qu'elle represente se proposait de voter pour ramendement de M. Sallandrouze, qui en fait partie. Get amendement engage la Cbambre a se prononcer en faveur d'une reforme. La reponse du 60 UNE ANNKE DE REVOLUTION. ministre a ete quMls ne feraienl absolument rien cetle annee, rnais qu'avant le lenne naturel de la legisla- ture, ils examineraient loyalemenltoules ces questions. On ne sait pas encore comment les deputes qui ap- partiennent au parti de la Rcformc , dans la majo- rite, prendront cette declaration. Si elle pouvait etre acceptee comme satisfaisante par leurs commettants, elle concilierait alors evidemraent ces interets dont j'ai parle plus liaut, en ajournant, pour le moment, une dissolution, et en les metlant a meme de clore I'accomplissement de leur mandat legislatif par un vote populaire; mais I'esprit public n'est pas, je crois, dispose a accueillir im delai si evidemment interesse, et qu'il est tout a fait impossible de defendre en prin- cipe. Des que le gouvernement reconnait, sur un sujet d'une telle importance , qu'il y a quelque chose a faire, il s'enleve toute excuse pour en retarder I'examen. Le changement qu'il regarde maintcnant comme inevi- table, aura-t-il , oui ou non, pour effet de modifier I'esprit de la majorite? S'il ne doit avoir aucune conse- quence politique, pourquoi ne pas prendre aussitot des mesures pour rendre au Corps legislatif cette conside- ration que, de son propre avcu, il a perdue, grace a la ligne de conduite jusqu'a present suivie? Mais si, comme le cabinet doit Ic comprendre, il produisait ce resultat de donner a la majorite de I'assemblee un ca- ractere beauconp plus liberal , comment peut-il essayer, pendant Irois annees encore, de gouverner Ic pays contre ce qu'il sait etre I'opinion rcflechie du peuple , lorsque, aux termes de la loi, cette opinion doit se NKGKSSITK D'lXF-: RKFOiniE. 61 manifester dans iin si coiui delai? Mais 11 est encore line raison qui se rallache au\ circonslances particulieres du moment el pour laquelle le minislere ne devrait pas chercher a remellre cclle question, memc dans son propre inteiet. Eu egard a I'etat de santc et a I'age du Roi, la vacance du trone pourrait a chaque instant amener une dissolution ; on aurait alors une nouvelle Chambre, elue par les commettants actuels, et renfer- mantle memenombredefonctionnaires qu'aujourd'hui. II est evident qu'une pareille Chambre ne pourrait exister six mois dans les premiers temps naturellement difficiles d'une regence ; la reforme alors devrait se faire a la hate, sous la dictee de la clameur populaire, et une double dissolution ajouterait beaucoup aux em- barras des premiers moments pour un gouvernement desorganise. Telles sont toutes les considerations qui se presenterent a mon esprit, lorsque j'ai d'abord eu connaissance du plan a I'aide duquel le gouvernement se propose de neulraliser Fopposition de quelques-uns de ses anciens partisans. Le debat, sur ces questions, a commence aujourd'hui, et, par consequent, on saura bientot quel effet il produira sur la Chambre. Eu meme temps , on peut observer certains faits qui ne sauraient elre nies par personne, qui montrent I'etat actuel de I'opinion publique en France, et qui permetlent d'ap- precier toute la haute raison et les habiles menage- ments an prix seul desquels on pourrait detourner une crise dangereuse. Le ministere a, de plus, invariablement succombe dans toutes les elections que des vacances produites G2 UNE A.\'NEE DE REVOLUTION, par (les causes accidentelles avaient rendues neccs- saires. II essaye qiielquefois de detruire I'effet de cet echec en provoquant, par la promotion d'un depute a unenouvelle fonction , unc election nouvelledans quel- ques-unsdes plus petits colleges, ou il est sur du resul- tat. Des elections generales dans ce moment, meme avec le tres- petit nombre des electeurs, produiraient sansaucun doute une majorite hostile tres-considerable. J'entends dire aux pcrsonnes les mieux informees 5 Cette conclusion parut ne pas satisfaire le mi- nistre, qui ayait peut-etre quelque vague espcrance de jouer un jour le role d'un Peel francais. AI. Guizot ccoute toujours a contrc-coeur, si toutcfois il ecoute, lout ce qui tend a prouver qu'il a commis une erreur. II a intcrrompu la conversation aussitot que la politesse COMVERSATIOX AVKC M. (UIZOT. 75 le lui a permis. C'est la sccontlo fois, pendant le cours de ces discussions, que M. Gui/ol, dans le debal, a mis en avanl sa preleudue connaissance dc rAnglclcrre, et n'a trouve personne qui fiil piet, sur le moment, a lui dire que (sans doutc involontairement) il avait affirme le contraire de la verite (1). ' C'cst la premiere fois que j'ai insere dans ces pages qiielqiies-nnes des iiombreuses conversations, soit confideutielles, soit officiellcs, que j'ai cues avec 11. Guizot. Et si je fais cette unique exception, c'est que le sujet de cette conversation est anglais et non franrais. lion but, dans cet ouvrage, est de rappeler I'altention sur des fails auxquels des docu- ments publics servcnt de preuves, et sur lesquels j'ai tache, jour par jour, de me former unc opinion, apres avoir entendu et compare tout ce qui a ele dit par des connaissances personnelles et des amis particulierst au milieu des differcnts partis plus directement interesses dans ces eve- ncments extraordinaires. Nous avons, dans un nouvel ouvrage dc II. Gui- zot, public cette annee, te tcmoignage qu'il rend justice a rimpartialile qu'on doit s'attendre a trouuer dans les informations indirectes lirees d'une pareille source : a (Juand on a etudic avec soin dans les recits et les monuments nafionaux un grand dramc bistorique, il rcste un temoin important a interroger C'est surtout dans les correspondances des agents diplomaliques qu'est depose ce temoignage. lis out pour mission cssentielle de bien regarder et d'etre bien instruits. lis ont dit sans gene tout ce qu'ils ont vu, appris et pense ; leurs relations sont le complement indispensable et le nieillcur controle des documents nationaux. • Comme je I'ai dit dans la Preface, quoique ce recit ait ete ecrit, pour ma propre satisfaction, sous la forme dun journal, el par conse- quent contienne les details de beaucoup d'incidents qui auraient ete deplaces dans une correspondance officieile, tous les principaux fails cependant ont ete, a cette cpoque, communiques a mon gouverneraent, quelquefois presque dans les memes termes , quand les evenements se succedaient si rapidement que je n'avais que le temps de garder une double copie de ce qu'il etait de mon devoir d'ecrire sans delai. Pendant pres de Irois ans, apres I'cpoque a laquclle ce recit se ter- mine, j'ai ete en rapport avec sept on huit ministres etrangers differents, de toutes les nuances d'opinion politique, et je crois que je pourrais in- voqucr les relations amicales que j'ai constamment entretenucs comme une preuve que, selon les paroles de II. Guizot, j'ai rempli le devoir d'un diplomatc, a d'observer avec liberie d'esprit et imparlialite d. 76 LNE ANNEE DE REVOLUTION. CHAPITRE DEUXIEME. Le banquet de la reforme. — Efforls du miiiisteic pour niaintenir la Iranquillil^, — La garde nalionale ct les troupes. — Ajournement du banquet. — Modifi- cation des plans du gouvernement. — Imprudence des niinistres. — Singulier symptome de I'etat du sentiment public. — La Cour de cassation sur la l^galit^ de la reunion. — Cliaugement dans le langage du Roi. — Modification du gou- rerncraent. — Abandon du banquet. — Motion pour la raise en accusation des ministres. — Attitude de la garde nationale. — Renvoi des niinistres. — Mole est appele. — ■ Respectez le droit des gens. - — Enlhousiasrae du peuple, — Incident inopinc. — Barricades rclev^es. — Abdication et fuite du Roi. — Gouvernement Provisoire proclame. — Demoralisation du sentiment public. 17 fevrier. La nouvelle s'est repandue ce matin qii'on a pris la resolution de donner le banquet de la reforme dimanche prochain, dans un restaurant des Champs-Elysees, pres de I'Arc de Iriomphe. On a dit que cet emplacement, le plus eloigne des faubourgs populeux de Paris, avait ete choisi en vue de restreiudre la demonstration, au- tant que possible, aux seules classes qu'ou desirait y voir assister. Une demarche a etc faite aupres du gouvernement pour I'amener a permettre que les in- vites se reunissent tranquillement. Un commissaire de police leur aurait alors Iransmis I'ordre de se disperser, ct ils prcnaient rcngagemcnt dc se separer immcdia- temenl el de soumeltre plus tard la question aux tri- bunaux. On dit que M. Duchatel etait dispose a cntrer dans cet arrangement; mais, par une opposition qui venail d'un autre cole , il a t^tc eiifin repousse, et il est BANQUET DK LA R KKOKAIi;. 77 maintcnant decide que I'cnlree sera defenduc et que eel ordre sera execute par une force ecrasanle. II n'y a aucnne crainle de rcsislance de la part des deputes, des magislrats , des maires , du conseil mu- nicipal , iii des gardes nationaux qui peuvent assisler au banquet; mais le gouverneiiient nc voit pas sans une inquietude serieusc la probabilite qu'une autre partie de la population, qui , on le sait, n'attend qu'un moment favorable , profile de celle occasion pour faire explosion. Je ne partage guere moi-meme celle alarme, Tous ceux qui voudraient troubler la paix publique savent que le gouvernement a rassemble une force imposante et I'a organisee de maniere a agir efficaceuient. C'est pourquoi je suis porte a croire aux succes des efforts que font, me dit-on, les chefs des partis poliliques, meme les plus liolents, pour tenir le peuple tran- quille ; mais on ne pent jamais prevoir avec certitude les consequences possibles d'un vaste rassemblement dont les elements sont pris au milieu d'une population oil Ton ne decouvre ni attachement politique pour hu~ cun individu, ni le moindre respect pour aucune des institutions qui la regissent. (Cinq heures apres midi.") Je ne suis nullement cer- tain que quelques rapports ne soient pas exageres a dessein dans I'interet du ministere. Cependant ceux que la police recoil sur I'exasperation de la masse du peuple, et sur la haine manifestee conlre le gouver- nement, ne peuvent pas etre tous inventes pour sa sa- tisfaction. 78 UNE ANNEE DE REVOLUTION. On dit que vingt mille gardes nationaux , sans armes, mais en uniforme, accompagneront les convives du banquet, et le bruit courait, il y a deux jours, qu'on doutait un peu que les troupes voulussent agir si la garde nationale n'etait pas aussi convoquce; ce bruit, toutefois, je ne crois pas qu'il soit fonde, au moins pour le premier moment. Le gouvernement n'osera pas faire usage de la garde nationale , mais il pent compter sur les troupes dans le cas d'une explosion inopinee. Si la lutte devait continuer un second jour, je ne sais pas si j'en dirais autant. C'est une folic inconcevable de la part du gouvernement d'avoir provoque un tel conflit sur un point oil , me dit-on (s'il s'appuie comrae il I'a fait jusqu'a present sur la loi de 1789), il est certain que la Cour de cassation, en dernier ressort, se de- clarera contre lui. Le Roi m'a paru bien, liier au soir, mais tres-abattu. II a semble un instant vouloir me parler de la question du banquet, mais je I'ai evite. II m'etait impossible de lui donner raison, et il ne m'ap- partenait pas de lui dire qu'il avait tort. (Six heures apres midi. ) Je viens d'apprendre que le banquet est ajourne , en tout cas , jusqu'a mardi. Les chefs craignent les consequences d'une demonstration populaire un jour oil les classes ouvrieres ne sont pas occupecs. Le gouvernement s'est aussi assure aujour- d'bui, me dit-on, qu'il aurait a la Cour de cassation la majorilc des magistrals en sa faveur sur la question de legalile. AJOIIRNEMENT DU BANQUET. 79 19 f('ii-icr. L'alarme, qui malliciircuscmcnt regne ici dans (ous les ccrcles do la sociele , fait naitre millc rapports exagcres sur le danger que Ton redoute. Je prends done note de la derniere information que j'ai pu re- cueillir jusqu'a ce moment sur les resultats probables de la grande reunion fixee maintenant a mardi pro- chain. Le delai et I'incertitude oii Ton a ete, quant au temps et au lieu, n'ont ete causes, me dit-on, que par la difficulte de trouver un endroit convenable, assez eloigne des quartiers les plus populeux de Paris , ca- pable de contenir le nombre de personnes sur lequel on compte et qui put devenir immediatement la pro- priete privee d'une des personnes de cette reunion, — condition que les jurisconsultes regardent comme ayant une grande importance dans la question de lega- lite. Meme en ce moment on n'a pas fait connaitre en- core precisement I'cmplacemcnt choisi, mais on dit qu'il est situe dans la partie superieure des Chanips- Elysees, pres de I'Arc de triomphe. On dit de plus que la decision du gouvernement, sur la marche a suivre a Fegard de la demonstration elle- meme , a subi une modification considerable depuis quarante-huit heures. II avail ete decide qu'on rempli- rait les Champs-Elysees do troupes, et qu'on s'oppo- serait par la force a I'enfree des souscripteurs dans le lieu de la reunion. Ce plan a ete change , principale- 80 Ui\E ANNEE DE REVOLUTION. ment, me dit-on , par suite des conseiis prudents de M. Duclialel et apres une opposition considerable d'autre part; il est maintenanl convenu qu'un conamis- saire de police, apres que les reformistes se seronl reunis, se presentera dans la salle et dressera un pro- ces-verbal sur lequel doit etre fondee une poursuile ullerieure. Le seul point sur lequel on ne soit pas en- core fixe est de savoir si , apres cet avertissement , il sera prononce aucun discours. Quoi qu'il en soit, non- sen lenient les intentions pacifiques des deux partis en- gages dans les evenemenls de celte journee , mais I'opinion meme que ces partis se forment de leur propreinleret, medonnentlaconfiance qu'aucun trouble ne sortira de cette manifestation, et je serai un peu surpris si la reunion ne se j)asse pas tranquillement. Cependant il y a d'autres elements moins faciles a con- tenter. 11 y a une partie de la population de Paris ra- dicale, revolutionnaire et tres-formidable, qui, comme le gouvernement le sait depuis longtemps, epie I'occa- sion de faire naitre du desordre. Ces bommes sont, jusqu'a uncertain point, organises, beaucoup d'entre eux ronipus aux habitudes militaires, et tons indiffe- rents au danger lorsqu'ils sont sous I'empire de leurs passions politiques. Cependant, comrae cette occasion n'a pas etc prevue par eux , comme ils n'onl d'ailleurs aueune sympathie pour le mouvcment de la reforme, doiit le prograuime s'arrele bicn en deca de leurs pro- jets, el comme il n'y a aucun concert entre eux et les liommes qui provoquent ce mouvcment, j'espere en- core qu'ils ajourncront I'execution de leurs desseins EFFORTS DK TOLS LES PARTIS EN FAVEUR DE LA PAIX. 81 jusqu'a revencmcnt qu'ils out, on lo sait, depuis loug- teraps en vue , je veux dire la niorl du Roi. C'est ainsi, je crois, que Ics efforts de tons ccux qui sonl engages dans ce qu'ils considerent commc une demonslralion constitulionnelle necessaire, reussirpnt a prevenir toule alteinle porlee a la pais publique. Je ne suis pas dispose a altiibuer, meme aux republi- cains, le dessein arrele de s'engager dans un conflit materiel; mais, quand on cherche a se former une opi- nion sur laconduite probable d'une population comme celle de Paris, il ne faut jamais oublier la puissante influence que peuvent a cbaque instant exercer sur I'e- venement les hasards imprevus d'une telle journee. Unelutte, provoquee accidentellement par quelques teles chaudes, peut faire oublier loutes les resolutions anterieures , et , je regrclte d'etre oblige dc I'ajouter, dans certains lieux oil il y a le plus arisquer, on tient un langage bien propre a faire croire qu'on desire un conflit general dans les rues de Paris comme le meil- leur raoyen de sortir des difficultes sans nombre de la situation. II est certain que, dans Tetat acluel de I'opinion pu- blique, une demonstration imposanle et parfaitement pacifique , oii se rencontrent des pairs et des deputes , presque tous les representants et tous les maires de Paris, le conseil municipal et des milliers de gardes nationaux en uniforme , serait le coup de mort du sys- teme de gouvernemenlactuel, et Ton doit cbercher, par tous les moyens possibles, a conjurer une pareille con- sequence ; mais I'expectatived'un conflit est terrible et 82 L'i\E AIV\EE DE REVOLLTIOX. le resultat n'en est nullem-ent certain. La jjrande proba- bilite est, qu'avcc I'immense garnisonde Paris bien di- rigee et toutes les savantes precautions prises des le commencement, le Iriomphe du gouvernement serait compjet ; d'un autre cote, les informations recues pendant ces jours derniers lui prouvent qu'il doit s'at- tendre a I'hostilite decidee de la grande majorite de la garde nationale. Les ministres savent de quelle impor- tance il est que les troupes de ligne paraissent agir avec la garde nationale, et quelle influence ce concours a sur elles , et, pour atteindre ce but, ils ont essaye , tres-imprudemment, parce que cettc mesure estirregu- liere, de faire un choix de quelques hommes dans chaque legion 5 il etait certain que cette tentative serait decouverte; elle a ele annoncee dans les journaux et a excite une profonde indignation parmi ceux qu'ils au- raient dii tacber dc se concilier. Jusqu'ici les officiers de I'armee ont ete d'opinion differentc sur la question de savoir si les troupes voudraient agir conlre le peuple sans avoir, comme de coulume , la garde na- tionale a leurs cotes. Si la collision etait malbeu- reusement provoquee de raaniere a jeter les gardes nationaux dans le parti du peuple, il est encore plus douteux qu'elles osassent engager la lutte contre eux. Les journaux rapportcnt que des cris de « I'ive la Rclj'orme! » ont etc pousses par la garde nationale de service aux Tuileries, au moment oii cllc defilait bier matin, J'apprendsque le fait estvrai, et qu'il s'est effec- livement passe comme il est raconte dans les journaux. Je resume done ainsi Telat acluel dc mon opinion, BRUITS DE DlhllSSIOX DU MIXISTKRE. 83 fondee sur unc multilude de circonslances, de quel- ques-unes desquelles j'ai donne ci-dessus le detail, tandis que pour les aulres je n'ai pas cru necessaire de les uotcr. J'espere encore et j'ai la coufiance que la journee de mardi procliain se passeia sans produire aucune consequence desasticuse, mais je ne puis nier qu'il y ait quclque fondement a I'inquietude qui regne partout, et qui, entrc autres resultats, a decide un si grand nombre de residents anglais a hater leur depart. 20 fevrier. On dit que les sections (c'est-a-dire la partie revolu- lionnaire dela population), qui araient d'abofd resolu de faire un raouvement, ont pris depuis la determina- tion de rester tranquilles. Ainsi, il ne reste plus que Ic danger d'une collision fortuite dans uue grande foule, et je suis confirme dans ma pcnsee, que probablcment tout se passera paisiblement. Les convives du banquet ont fait tons leurs efforts pour assurer I'ordre; il y va, en effet, de leur propre reputation et du succes de leur demonstration. II s'est produit hier un singulicr symp- torae de I'etat de I'opinion publique : — on disait que M. Guizot avail jlonne sa demission, et aussilot les fonds ont monte. J'ui mentionne, I'autre jour, que le gouvernement fnisait courir le bruit qu'il etait sur d'une majorite a la Cour de cassation, sur la question de legalile. On dit aujourd'hui que c'est le contraire, 6. 84 ^ UNE ANNEE DE REVOLL'TION. comme je I'avais d'abord rapporte , et que la Cour a emis cet avis en reponse a une consultation officielle du ministere. S'il en est ainsi, il est difficile a ce der- nier de persister dans son opposition a la reunion. On annonce que le langage du Roi avait bien change hier. Le due de Nemours ainsi que la duchesse d'Or- leans, assure-t-on, insistent aupres de lui sur la ne- cessite d'un changement de gouvernement. 21 fevricr. A la veille de la grande demonstration fixee pour demain, la ville, naturellement, est inondee de rapports contradictoires, qui se succedent avec rapidite. L'es- perance generale que tout se passera Iranquillement semble augmenter a mesure que le moment approche. Toutes les precautions ont etc prises par les chefs du mouvement, qui ont public, ce matin, un manifeste dont j'ai un excmplaire devant moi, et des conseils pru- denls ont etc dernierement adoptes par le gouverne- ment; les troupes doivent etre consignees dans leurs casernes, et employees seulement en cas de necessite, et, en notifiant aux convives rassembles I'intention du gouvernement de leur intenlcr plus-tard un proces, le commissairc de police, dil-on mainlenant, ne leur si- gnifiera plus I'ordre de se disperscr; il n'y aura done sur les lieux aucunc provocation au dcsordre. II est digne de rcmarque que ce changement de plan, de la part MKSURES PRUDE\TES PRISES PAR LE GOUVERX'EMEXT. 85 du gouvernemenl, a cu lieu, affirme-t-on, le jour meme ou les ministrcs se sont enfin assures que la decision de la Cour supreme scrail probablement conlraire a leur interprelation dc la loi; s'il en etait ainsi, il n'y aurait naUirellemenlaucune poursuite subscquenle, et, comme Ic tniiiislen! a pris rengagement de faire deci- der la question, ce fait semblerait donner quelque pro- babililc au bruit tres-generaleraent repandu, pendant les dernieres vingt-qualrc heures, que le cabinet de M. Guizot donnera sa demission mercrcdi matin. Je n'ai pu verifier si ce bruit avait quelque fondement. Mais quoiqu'ane telle resolution soit tres-opposee au carac- tere de quelques-unes des personnes dont les demar- ches preoccupent aujourd'hui I'opinion publique , elle paraitrail presque imposee par les circonstances. 21 fevrier , 6 heures du soir. Au moment meme oii je prenais note des derniers rapports que j'avais recus sur les eventualites de la journee de demain , la scene decrite dans les journaux du soir se passait a la Chambre des deputes. La maniere dont M. Odilon Barrot et M. Duchatel out discute les difficultes critiques de leurs positions res- pectives , semble leur avoir fait uu grand honneur. Quoiqu'il y ait eu beaucoup d'interruptions bruyantes et irritantes, le debat s'est borne aux discours de ces deux hommes d'Etat, et il est assez curieux que sur le 86 UNE ANMEE DE REVOLUTIOM. point meme en litige, ils n'ont pas, au fond, diffcre Fun de Tautre autant que I'extreme antagonisnie de leurs positions politiques aurait permis de s'y attendre. II est clair que M. Odilon Bariot a personnellement desapprouve la ^w^s/- proclamation du Comitc qui a determine le changement de resolution du ministere, et on savait deja que M. Duchafel , individuellement, aurait o!o bien aise de n'iutervenir en aucune facon dans I'aifaire du banquet; mais ce nouvel incident a rendu plus ardent encore, chez ses collegues, le desir de I'interdire. La resolution inattendue, ainsi annoncee par le gouvernement , a motive, de la part des merabres de I'opposition, une nouvelle decision dont I'evidente ne- cessite nous dispense de loner une sagesse a laquelle, dans d'autres circonstances, il aurait fallu rendre hom- mage. II est arrive, comme je I'avais prevu , que le Comite du banquet avait donne un avantage au gouver- nement par les termes des manifestes relatifs a la garde nation ale. Lorsque j'ai d'abord soumis cetle observation a une personne qui doit connailre la matiere, clle m'a repondu que les reglemenls militaires qui conccrnent les gardes nationaux ne s'appliqucnt a eux que lorsqu'ils sont sous les armes; mais, d'apres les termes de I'ordon- nancc citec dans I'ordre du general Jacqueminot, — les ciluijcns nc peuvcnl ni jwcndre les armes ni se rassem- hler en elat de gardes nallonaux sans I'ordre, etc., etc.; — il parait evident que le manifcste etait une violation de la loi : si I'ordre des mots avait cle interverti, s'il XOL'VELLL: RKSOLITIOX I)!'] L'OPPOSITIOW 87. fallait Ics lire comme on nic les avait d'abord cites , — 111 se rassemhler en el a I de gardes natiotmux ni j>rendre les amies, — on auiait pu avoir quclquc raison de dire qne le tout s'appliquait seulement a I'etat arme. Quoi qu'il en soit, coinnic on savait, depiiis quelques jours, que les gardes nationaux se rassenibleraicnl au nombre de 10,000 au moins, il eut ete beaucoup plus juste et, prohablement, apres tout, beaucoup plus prudent de la part du gouvernemcnt, do publier cet ordre quelques jours plus tot. 11 est impossible, dans les premieres heures de la soiree , de constater I'effet que ce cbange- ment soudain peut produire sur I'etat d'exasperation acluel de I'esprit public. J'etais aux Tuileries ce soir, oil , quoique le fait ne m'ait pas ete directement affirme par Sa Majeste, le Roi et la famille royale paraissaient soulages; mais le prefet de la Seine, quej'ai rencontre, et qui a plus d'occasions que beaucoup d'aulrcs de de- couvrir la disposition du peuple de Paris , a exprime de grandcs crainles a I'cgard des cvenements de demain. 22 fevrier. Je reprends mon rccit des eveneraents ici depuis ma note d'liier au soir. II parait qu'immediatcment apres la seance de la Cbambre , il y a eu chez M. Odilon Barrot une reunion des raembres de I'opposition, de toutes les nuances d'opinion, oii , apres une longue discussion, et j)ar suite des remoutrances energiques 88 LNG ANNEE DE REVOLUTIOX. de M. Thiers, la resolution a ele enfin adoptee d'aban- donner le banquet fixe pour anjourd'hui, puisquc le gouvernement avail annonce I'infenlion de s'y opposer par la force s'il etait necessaire. Les deputes se sont prononces tres a contrc-caur dans ce sens 5 mais la ' decision une fois prise, il a etc convenu qu'ils agi- raient comme un seul homme, sans se preoccuper de leurs dissidences anterieures. Comme je tiens ce fait d'une personne interessee , et que tons les journaux de ce matin disent la meme chose, il y a lieu, je crois, de supposer que, pour le moment, ils agiront de concert. On ne saurait douter que le Comile general du ban- quet n'ait donne au gouvernement un grand avantage par Tinsertion de certaines phrases dans le manifesto d'hier matin ; quoique le ton general de ce manifesto fut judicieux et uniquement calcule en vue d'empecher le desordre, c'etait cependant pousser les choses un peu trop loin que d'ordonner aux gardes nationaux de for- mer les rangs selon le numero des legions. Le gouver- nement avait parfaitement le droit de faire de cette erreur I'usage le plus habile; mais on allegue, d'un autre cote, que si le gouvernement avait ete mu pure- ment par le desir de maintenir I'ordre public et I'au- torite legitime du pouvoir exccutif, il aurait du faire savoir quelques jours plus tot que la veritable ille- galile consiste dans le rassemblement de gardes natio- naux, en leur qualite de gardes nationaux, et que ce rassemblement n'cst possible qu'en vertu d'ordres re- gulicrs. On ajoute qu'il y avait cu beaucoup de com- ATTROLPEAIEMTS DAXS PARIS. 89 municalions avcc M. Ducliatcl pour savoir si Ics sou- scripteurs du banquet seraicnt inquielcs en s'y rcndant, ou s'ils nc seraicnt troubles dans raccomplissement de leur dessein qu'a I'endroit memo de la reunion , et que, quand on avail donnc I'assurance qu'ii serail pro- cede de cetle dernicrc facou, on savait que les gardes nationaux feraient parlie du cortege. Quoi qu'il en soit, si le conseil donnc d'ajourner le banquet n'avait pre- valu, il en serait resultc de tres-serieuses consequences; au point ou en sont les cboses, une foule de gens sont arrives a Paris, de differentes parties du pays, dans un etat d'exasperation extreme contre le gouvernement, et quoiqu'on espere toujours beaucoup des efforts tenles avec ensemble par tons les chefs des diverses sections du parti popuiaire pour empccher le desordre, qui serait, ils ne peuvent en douter, tout a I'avantage des ministres, il n'y a personne cependant qui n'ait quelque inquietude au sujet des evenements de ce soir. Jusqu'a present, bien qu'une foule considerable soit rassemblee dans les rues , il ne s'est rien passe de grave dans la matinee : il y avait de grands atlroupements sur la'place de la Concorde ; partout oil ils elaient reunis en masses, ils se laissaient poursuivre sans resistance par les gardes municipaux a cheval et couraient dans toutes les directions avec une grande apparence de bonne humeur. Ils ont fait des demonstrations au moment oil quel- ques deputes, connus de vue, passaient pour se rendre a la Chambre, mais rien de plus. On dit que quelques fenetres ont ete brisees au mi- <;0 ' U.VK AXNKE l)K RKV OLL'TIOX. nistere desaffliires elrangeies ce malin de bonne heure, et I'hotel est garde maintenant par un balaillon dc Irou pe de ligne. Jusqu'a present il n'y a encore eu que des ten- tatives ridicules dedesordre, des barricades elevees aux Champs-Elysees dans des endroits decouverts oil elles ne pouvaient etre d'aucun usage, la prise d'uu corps de garde isole qu'on a essaye de bruler, les fenetres de quelques ministres brisees de bonne heure, ce matin, tous incidents qui n'auraient pas manque de se produire s'il y avail eu quelqu'un qui desirat un semblant d'ex- plosionpopulaire. Cependant, quelques heures de plus peuvcnt eclaircir ce mystere. Quelques personnes qui se rappellent 1830 prelendent que tout cela a beaucoup de ressemblance avec ce qui s'est passe le premier jour de cetle revolution. 22 fevricr, 10 heures du soir. J'avais recu, quelques jours avant ces evenemenls, une invitation a un grand diner diplomatique etofficiel, qui devait avoir lieu ce soir a Fhotel du ministre des finances. Comme on m'a apporte , a cliaque heure de I'apres-raidi, des nouvelles de mauvais augure, et comme on a cntendu, dans cette partie de la ville, un tumulte continuel , jc m'attendais a apprendre que le diner avait ete ajourne, mais, ne recevant pas d'avis a ce sujet, j'ai deniande ma voilure, et j(5 me suis decide a me rcndre aux finances, car il ne m'appartenait pas de supposer (\nv i'elal oii elait la ville ne me permetlait DIX^KR AL' MIX'ISTKRE DES KIXAXCKS. 91 pas dc Icnir ma promcssc a uii minislre. Ccpcndanl, lorsquc je siiis arrive a une viiiglaine de metres du mi- nislere des finances, un officier de lanciers de service esl vcnu vers mon coclier et Va prie d'allendre que les hommes eussent replace les paves, ajoutanl qu'on venait de faire une tenlalive pour elever une barricade immedialeraent en face de I'liotel. Celte circonslance ayant retarde mon arrivee, j'ai ele surpris de voir si j)eu de personnes reunics. On avail recu , m'a-t-on dit, les excuses de plusieurs convives, raais evidem- ment nous atlendions encore quelqu'un dont on ne pouvait expliquer Tabsence. On n'avait pas invite de dames , el , par consequent , il n'y en avail pas d'autres que celles de la famille. Enfiii, nous nous sommes assis, au nombre de dix-huit seulement, a une table preparce pour trente-six personnes. Tant de places vidcs, aulour d'une table de feslin , auraient, en toutes circonstances, entrave la conversation; mais, dans un fel moment, et a la table d'un minislre, il semblait plus convenable d'eviler toute allusion aux sujets qui preoccupaient le plus. Le seul incident rassuranl qui soil survenu avant noire separation, a ete I'arrivee du directeur des postes, qui a annonce a son chef ofGciel que toutes les malles etaient parties sans obstacle, ce soir-la, corame a Tordinaire, pour leurs differentes des- tinations. Je suis revenu cbez moi sans autre accident, mais decide, par suite de celte experience, aremettre un grand diner que nous devions nous-memes donuer le lendemaiH, 92 UNE ANNEE DE REVOLUTION. 23 fovrier. Je viens de lire une copie de I'acle d'accusalion des minislres presente hier a la Chambre des deputes, et signe par cinquaiile membres. De tous les divers moyens qui etaient ofFerls a I'opposition dans la situa- tion Ires-delicate ou elle se trouvait , elle ne pouvait en choi.sir un qui fut moins judicieux. Comme elle a donne, par Tillegalite evidente du dernier manifeste, un jusle fondement constitutionnel a la resolulion subite prise par le gouvernement , elle ne peut avec succes demander la mise en accusation des ministres sur ce chef special, et alors elle s'efforce d'y raltacher diverses menees inconstilulionnelles et des faits de corruption a I'egard desquels cependant la Chambre s'est tout re- cemment prononcee contrairement a Topinion de la gauche. Dans la situation presente de la Chambre , ces actes mis collectivement en discussion auraient pu devenir le motif d'un changement de gouvernement; mais, en faisant appel a la majorite pour punir ce qu'elle a deja, sinon approuve, au moins laisse passer sans le blamer, les membres de I'opposition ont commis, ce me semblo, une tres-grande erraur. Je considere done cette demarche comme la seconde faute que I'opposi- tion, comme grand parti constitutionnel, ait commise dans les trois derniers jours. La |)rcmiere, sans doute, a etc la forme dc cette j)roclamalion dont elle a autorise la j)ubHcali()M hituli. J'ai dit que cette piece avait donne au gouvernenKMit un jusle grief parlementaire conlrc FAL'TES I)K I/01'POSITIOY. 9;j elle^et, ennieltanllcs iniiiislics ariiome d'en faire usage au dernier iiiomeni, Ics promoleurs du banquet se sont Irouvcs dans rallernative ou dc resister a la force le- gale, on d'abandonncr cet.le occasion de defendrc leurs droits avoc ce projel d'une reunion a laquelle ils avaient appele un si grand nonihre de leurs conciloyens, sans pouvoir, par un avis communique a temps, prevenir le rassemblement de plusieurs milliers de })ersonnes me- contentes et desappoinlces. Dans un interet de parti, les ministres ont profile d'une belle occasion qui leur etait olferte d'embarrasser etde discrediter leurs adver- saires; mais , jugee au point de vue plus sense du devoir supreme, qui incombait au pouvoir exccutif, de prendre les nieilleures mesures possibles pour main ten ir I'ordre public, la conduite des ministres pourra difficile- ment sou.tenir un examen scrieux. II est bien elabli que pendant plusieurs jours, dans le courant de la semaine derniere , il y avait eu, au nom du ministre de Tinte- rieur, des negociations entre un depute ministeriel, president de la derniere commission de I'Adresse, et AI. Odilon Barrot, au sujet de la marche que le gouver- nement se proposait de suivre a I'egard du banquet et de la manifestation publiquc. II a cte alors declare au gouveruement, par cet intermcdiaire, que la garde na- tionale escorterait les deputes et les autres convives de la maniere convenue. Le ministre a exprime, a ce que j'apprends, quelque repugnance pour cet arrangement, mais cependant il a ete enfin entendu que le gouver- nement n'interviendrait que par une protestation sur les lieux. 94 UNE ANNEE I)E REVOLUTIOM. Si le ministere n'avait pas ahdique ses fonctions, sous I'impression de ralarmc ou il se trouvait alors, s'il n'avait pas ainsi donne indireclement sa sanction a ce qui etait, comme il devait le savoir alors, une illcga- lite, s'il avail enfin, en temps opportun, public I'ordre general du general Jacqueminot, il aurait pu empe- cher beaucoup des desordres qui ont eu lieu depuis. 23 fevricr. Les affaires ont eu, cette apres-midi,un aspect beau- coup plus serieux. La S*" legion de la garde nationale s'est rassemblee, mais elle a refuse d'agir, en pous- sant presque unanimement les cris de : Vive la Re- forme! A has Guizot! Elle a annonce qu'elle est prete, comme de coutume, a proteger les proprietes privees, si elles sont attaquees, mais qu'elle ne pretera pas son assistance pour repriraer aucune demonstration popu- laire contre un gouvernement qu'elle deteste. L'ordre qui avait ete public el qui convoquait la garde natio- nale pour bier matin, a etc ensuite revoque, el ce n'est qu'a la nuit tombante qu'on a battu le rappel. On dil que, pendant la nuit, ccux qui s'etaicnt rassembles ont agi avec beaucoup de vigueur pour proteger les proprietes, ont lire sur des bandes de gens qu'ils ont surpris a pillcr, ct en ont tue plusieurs. Ce matin cependanl, lorsquc la 3" legion a etc rcunie, elle s'est comporlcc comme jc I'ai dit plus haut. CONDUITE DK LA GARDE XATIONALE. 95 Son excmplc a ele dejmis suivi par la 2° legion, ct on annonce qu'ellcs se sont rcntlucs (oulcs Ics (lcu\ an\ Tuileries, ct ont charge les officiers qui les coniman- (laient de pcnclrer tlans le palais cl d'cxprimcr de lour part ledesir que le niinislereful imtnedialemont change. Le general Jacqueminot a recu les officiers, et a promis de communiquer leur vocu a Sa Majeste. On dit que toutes les legions de la garde nationale suivront cet exemple deinain , si la reponse du Roi n'est pas favo- rable. On ne peut que regrelter profondement Tav^uglement obsline qui a pousse les choses a cette extremilc. On vient d'annoncer , dil-on , que le Roi a cede aux desirs du pcuple, et a renvoyc les minislres. 23 fevrior, 6 hemes du soir. Le bruit court que le ministere Guizot est enfin ren- verse! Si ce resultat clait obtenu par tout autre moyen, je ne puis pas dire qu'il y aurait le moindre melange dans les sentiments que m'inspire cet evenement, C'est cependant un mediocre temoignage des progrcs ac- complis par uu gouvernement constitutionnel regulie^ rement etabli, que la necessite oil se sont trouvcs des gardes nationanx en armes d'intcrvenir pour obliger a un changcment de ministere le Souverain dont le regne commenca derriere les barricades. On ne peut s'em- pecher de sentir combien la stabilite de toute chose ici a etc ebranlee par tout ce qui s'est passe pendant les 96 UNE ANNEE DE REVOLUTION. deux derniers joiirs. Ou s'csl loujours defie de la siti- cerite du Roi ; on ne croit plus a sa sagacite depuis qu'il a oppose tant d'aveuglement aux manifestations de Topinion publique. II s'en faut, je n'en doute pas, de vingt-quatre heures qu'il n'ait perdu sa couronne. Je viens d'apprendre qu'il a enuoye chercher Mole. Avec tout le respect et meme toute Faffection que j'ai pour cet homme d'Etat, qui est pour moi un vieil ami , je doute qu'il soit tout a fait a la hauteur des difficultes de la position, si aggravee par la maniere dont il arrive 'au ministere. J'ai vu Mole ce matin , lorsqu'il etait bien loin de s'attendre a un appcl si imminent, car ce n'est qu'a midi que la garde nationale s'est de- clarec , et a change la face des affaires. II y a un fait dont je suis certain , c'est que Mole sera tres-ferme avec le Roi '. Le prince de Ligne sort de chez moi. II me raconte un curieux incident comme * .I'ai beaiicoup vccu , et surtout pendant les plus mauvais jours de la revolution, avec un homme qui a disparu maintenant de la societe dont il faisait rorncmcnt, un homme que sa hrillante intelligence, d'eminenfes facuilc's d'obscrvation appliquces aux evenenionts de son epoque, sa nature affectucuse, son bon ccEur et son esprit orne , ont rendu digne du grand nom dont il avait hcritc, nom, lielas! qui s'est eleint avec lui. L'amitie d'un Jiomme tel que le comte Mole, accoufumedes son enfance i'l accepter avec resignation les volontes do la Providence et k s'y soumeftrc, au milieu des scenes tcrrihlcs de 1793, muri dans le ser- vice puljlic par I'cxpcrience de I'empirc et des deux dynasties suivanlcs, cet(e ainitii'; (|ui dale do loin et (|ui , hien qu'interrompuc par la separation inevitable i laquellc m'ont oblige des fonctions actives remplies dans divers pays, est dcvenue , dans cos derniers temps, plus intime sous rempire des circonslanccs peniblcs , m'inspircra toujours une profonde gratitude, car cllc m'a procnrti (juclqucs-uns do mes plus beureux mom(!n(s, meme pendant ces jours sombres oil furent brisees presquc comph'lement en l''i'aiice toules les relations socialcs. MARCIIE RAPIDE DES EVEIVEMENTS. 97 une preuvc du melange bizarre qu'on rencontre dans le caraclere de ce pciiple. II dit que son quarlier est reste pendant lingt-quatre hcures sans iin seul soldat pour le proleger, tandis que la populace, en tres-petit nombre, elevait des barricades et coupait les conduites de gaz. Lorsque les emeutiers sont arrives deuanl sa maison, Tun d'enlre eux, vetu d'une blouse, a dit : " Respeclez le droit des gens; c'est une ambassade I » 24 fevrier. Les evenements se sont succede, dans les dernieres vingt-quatre heures, avec une rapidite sans exemple dans aucune revolution precedente, et les plus grands cbangements ont ete produits par les incidents les plus inopines. Hier au soir, au moment oii j'ai acheve de noler mes dernieres observations, on se croyait fonde a supposer que la population de Paris avait recu , pour le moment, toute la satisfaction qu'elle desirait, en obte- nant la destitution des ministres par Tintermediaire de la garde nationale qui I'avait demandee comme prix de son obeissance. II etait impossible de ne pas voir a quel point cet evenement avait deja ebranle I'edifice d'un gouvernement regulier, et combien celte demarche decisive de la garde nationale avait change le carac- lere de la demonstration. La manifestation de mardi , quoiqu'un fort grand nombre de personnes y aient pris part, a ete tres-paci- 98 UNE ANNEE DE REVOLUTIOM. fique partout ou il y avait de graades masses rassem- blees; il n'a ete commis de desordre que par de petites bandes dans les diCferents quartiers de la ville. La grande faute commise par le gouvernement, a ce moment de I'afFaire, a ete de revoquerl'ordre de rassembler la garde nationale, apres avoir annonce, mardi matin, I'intention oil il etait de la reunir. Ce n'est que le soir, et dans la crainte que ceux qui s'etaient jusque-la conlentes d'etre spectateurs ne se livrassent au pillage pendant la nuit, quon a battu le rappel. La garde nationale, offensee de la defiance qu'on lui avait temoignee, et de-la nature du seul service que Ton consentit a lui confier, ne s'est presentee qu'en petit nombre , et le lendemain matin, quand on I'a rappelee de nouveau, le sentiment politique qui I'animait s'est bientot revele de maniere a montrer avec evidence que le gouver- nement ne pouvait nullement compter sur elle. Plu- sieurs legions se sont rendues aux Tuileries, oii des deputations envoyees par les olEciers des autres arron- dissements les ont rencontrees, et, comme je I'ai dit bier, le Roi ayant acquis la conviction qu'il n'avait d'autre parti a prendre que de renvoyer les ministres, a appele Mole. La nouvelle de la dissolution du cabinet Guizot a ete recue avec enthousiasme. Les fonds ont aussitot monte d'un demi pour cent; beaucoup de barricades ont ete detruites par ceux qui les avaient elevees ; une partie considerable de Paris a eie spon- tanement illiiminee. La foule s'est porlee vers les maisons de M. Thiers , de M. Odilon Barrot et d'autres deputes , et a pouss6 des acclamations sous leurs FUSILLADE AUX AFFAIRES ETRANGERES. 99 fenetres, comme on le ferait a Londres devant la resi- dence de quelques chefs populaires dans une pareille occasion. Jusqu'a ce moment tout semblait faire esperer que, la cause reelie du mccontentement n'exislant plus, la ville reprendrait aujourd'hui sa tranquiliilo, lors- qu'un incident inattendu — on pourrait prcsque dire un liasard — a completeracnt change la face des affaires, et produit des evencments dont les effets, il est impos- sible de ne pas le comprendre , se feront ressentir pen- dant longtemps dans toutc I'Europe. Une troupe d'en- viron cent cinquante hommes de la populace, dont beaucoup etaient armes, suivie par une foule curieuse, avait parcouru la ville dans differents sens, exigeant que les maisons fussent illuminees. Elle avait reussi a se faire obeir, me dit-on , au ministere de la justice, et se proposait d'oblenir le meme succes au ministere des affaires etrangeres, que M. Guizot, pretend-on, a deja abandonne. A I'arrivee de la foule devant I'hotel, un seul coup de feu, tire par qui? on ne le saura peut-etre jamais, mais venant du cote du mur du jardin', a casse la jambe du cheval que montait le chef de bataillon com- mandant le detachement du 14' regiment de ligne. Aus- sitot, sans le moindre avertissement, il a donne ordre de faire feu sur la foule qui s'etait rassemblee devant Thotel. On affirme qu'il n'a pas ete tue ou blesse moins de cinquante-deux personnes, parmi lesquelles beau- coup de femmes et d'enfants. Un Anglais , M. Henri Fitzroy, qui se promenait tranquillement de I'autre cote des boulevards, m'a assure que quelques victimes sont tombees a ses cotes. La foule s'est aussitol dis- 7. 100 UNE ANNEE DE REVOLUTIOX. persee dans les differents quartiers de Paris d'oii elle etait accourue, en criant : "Vengeance! » ei uTrahison! » Les barricades ont ete relevees; on en a conslruit de nouvelles dans diverses parlies dc la ville, et le len- demain matin toule la population etait dans le dernier etat d'exasperation. Beaucoup de gens apparlenant aux classes moyennes , qui etaieut jusqu'alors restes Iran- quilles, se sont sentis indignes a la nouvelle de cette violence, qu'on a tout d'abord consideree comme un massacre ordonne par Tautorite superieure. Quel- ques-uns I'attribuaient a M. Guizot, qui cependant, j'ai lieu de le croire, n'y est pour rien , et qui n'etait meme pas sur les lieux. D'autres , malheureusement , accusaient ouvertement le Roi de ce qu'ils appelaient une trahison. Des le commencement meme de cette desastreuse affaire, le malheur a ete que I'opinion publique, offensee du discours du Roi, et generalement convaincue que les termes en avaienl ete imposes par lui, a ete disposee a rendre Sa Majeste personnellement responsable de tout acte impopulaire; cet incident, survenant prccisement dans ces entrefaites, apres le renvoi de ses ministres, a augraente I'exasperation conlre le Roi, et rendu tout accommodement difficile. Dans le courant de la nuit, le comte Mole avail annonce que le moment etait passe on il pouvait elre utile a Sa Majeste , et qu'il ne restait plus au Roi qu'a envoyer chercher MM. Thiers, Odilon Barrot , Duvergier de Hauranne , de Remusat et un ou deux autres. 11 parait qu' une des consequences de la malheureuse echauffouree d'hierau soira ete de donner lieu de la part des troupes ABDICATIOM DU ROI. 101 de lignea iinc manifeslation an raoyen de laquelle elles desapprouvaicnl ce qu'on appelait Ic massacre commis par le 1 i<= regiment. Deja hier les sympathies de I'armce etaient suspectes, et quoiquc le premier acte dii ministere Thiers, qui a ordonne ce matin d'eloigner 1;> troupe de Paris, ait etc diversement interprcte, j'ai lieu de croire qu'il a ete motive par la necessite de conserver quelque apparence de discipline militaire, qu'un sejour de quelques heures de plus a Paris aurait completement desorganisee. S'il se rencontre quelque inexactitude dans le recit, que j'essaye de poursuivre, d'evenements si soudains, elie resulte naturellement de ce que les communica- tions avec differenls quartiers de Paris sont interrora- pues par de nombreuses barricades. Quoique la retraite des troupes et le licenciement de la garde municipale aient mis fin au combat, tout est encore livre au des- ordre, et les bruits qui circulent de boucbe en bouche ne peuvent manquer d'etre exageres. Le dernier con- flit a eu lieu ce matin vers dix heures, a un corps de garde du voisinage, ou la garde municipale a cte som- mee de rendre le poste au peuple. Elle a refuse de le faire ; le feu a commence des deux cotes; plusieurs combattants ont ete lues; le poste a ete enleue et pille. Je viens d'apprendre que la demonstration faite par le peuple a amene I'abdication du Roi en faveur du comte de Paris, sous la regence de la duchesse d'Or- leans. On dit quo le roi Louis-Philippe a quilte Paris il y a environ une heure, se dirigeant vers Saint- Cloud. 102 UNE ANNEE DE REVOLUTION. 24 fevrier. * Depuis une heure ou deux les choses ODt revetu un aspect beaucoup plus sombre. L'abdication du Roi est confirmee. On a public une proclamation , signee Odilon Barrot, ministre de Tinterieur, qui fait con- naitre cette determination prise en faveur du comle de Paris. Cette proclamation, me dit-on, a ete recue Ires- froidement, et quoique la duchesse d'Orleans ait paru avec ses deux fils a la Chambre des deputes, oil Ton a annonce l'abdication du Roi en presence du peuple, qui avait envahi toutes les tribunes , les deputes pre- sents ont refuse de s'engager a appuyer aucune forme de gouvernement quelconque jusqu'a ce que la nation ait ete consultee. On a forme un Gouvernement Provi- soire, mais je ne puis, a cette heure avancee, de- terminer avec precision son objet , s'il est consti- tue uniquement pour maintenir la securite dans la capitale, ou s'il est charge de gouverner pour quelque temps le pays. J'aime a croire que la premiere suppo- sition est la seule fondee , bien que les noms que Ton cite soicnt , pour la plupart , ceux de republi- cains connus : Lamartine, Arago, Garnier- Pages, Ma- rie, Ledru-Rollin , Grcmieux, et Louis Blanc, secre- taire. II y a une autre proclamation signee Lamoriciere, commandant de la garde nationale. . Mon devoir, a moi, jusqu'a ce quo je receive de nouvellcs instructions du gouvernement de Sa Majeste la Reine, est de rester parfaitement Iranquille ici, FUITE DU MINISTERE. 103 d'accorder aux sujets anglais qui resident en France toute la protection possible, et d'etre simple obserua- teur des evenemenls politiques qui se passent autour de moi. Je ne puis qu'esperer de voir la journee de demain apporter quelques signes d'un arenir plus certain • naais rien ne saurait jeter des lueurs plus som- bres sur les destinees futures d'un grand pays que la complete anarchic qui regne en ce moment. Je crains, d'apres les derniers rapports qui m'ar- rivent, qu'il y ait maintenant peu de chance ici pour tout autre gouvernement qu'une republique. La forme de celui qui sera adopte depend beaucoup de la ma- niere dont nous passerons la nuit. Si les gardes na- tionaux ont encore assez d'energie pour maiutenir I'ordre et empecher la populace de piller, il devra y avoir une reaction demain. J'ai vu Mole ce matin , a midi; il croyait encore que le Roi pouvait etre sauve par le ministere Thiers et Barrot. Comme les evene- ments se sont succede pendant les quelques heures qui viennent de s'ecouler! Lady Normanby reste ici et se montre pleine de courage, mais il n'y a maintenant a Paris ni police ni troupes, et beaucoup de gardes nationaux se pro- menent avec des compagnons d'une physionomie tres- suspecte, de sorte que nous n'avons aucun autre appui sur lequel nous puissions compter que nos solides portes et le droit des gens. Le dernier cabinet, eompose de Guizot, Duchatel et autres, ne s'est echappe que ce matin du ministere de I'interieur. 104 UNE ANNKE DE REVOLUTION. On dit que le Roi est parti pour Rouen par le che- min de fer. 10 heures du soir. — Si les evenements qui occupent ordinairement trois ou quafre annees de I'histoire se sont accumules dans les dernieres quarante-huit heures, il est impossible de condenser, dans un recit compose a la hate, les critiques que provoquent les folies dont ils ont ete la consequence, et qui pourraient remplir des volumes entiers. Ce n'est pas le moment d'insister sur cette absence extraordinaire de toute dis- position militaire efficace, qui a beaucoup contribue a produire ce deplorable resultat. Pendant toute la duree de la lutte, c'est a peine si un seul ordre est arrive a temps aux troupes concentrees dans Paris, et sur lesquelles I'obstination du gouvernement a persiste a compter exclusivement Le ministere ne parait pas avoir pris, d'avance, la moindre peine pour s'inforraer de leur esprit. Aussi, dans les quelques heures qui viennent de s'ecouler, combien de reputations ont ete perdues et se sont trouvees n'etre pas a la hauteur des circonstances ! Avec un peu de prevoyance , au lieu de faire sortir toutes les troupes de Paris, on aurait pre- pare une garde suffisante, une partie de la garde natio- naJe a cheval, par exemple, pour proteger la Chambre des deputes contre I'invasion des tribunes par la popu- lacQ, et pour assurer par cela meme la proclamation du comte de Paris, et la regence de la duchesse d'Or- Icans; mais on dirait qu'une panique s'est emparee de tout le monde, et le gouvernement provisoire n'a ete vote, dit-on, que par vingt deputes. PROBADILITK D'LXE REACTIOX. 105 ir sembic presquc impossible, dans le siecle oil nous sommcs, qu'il n'y ait pas une reaction. On ne pent pas croire qu'une grandc nation comme celle-ci consente reellement a se sounnettre pour longtemps a la diclature de quelques demagogues de bas etage, dont aucun, exccpte Lamartine, n'a de valeur pcrson- nelle , mais qu'onl fait monter au pouvoir la force armec el!e-meme, par le lache abandon de son devoir, et le bon plaisir de I'ecume meme de la lerrc. Dans tout autre pays, et a toute autre epoque, je n'aurais pas craint d'affirmer qu'une reaction devait avoir lieu, mais le regne de Louis-Philippe a si completement demoralise le sentiment public, qu'il ne reste rien au- jourd'hui sur quoi Ton puisse compter. Telle est mal- heureusemcnt I'opinion generale sur la revolution de juillet, que la populace, en emporlant, aujourd'hui, le trone des Tuileries, a dit qu'elle en agissail ainsi parce qu'// I'avait vole. Je crois encore qu'apres une nuit de reflexion, le courage pent revenir a ceux qui n'auraient jamais du le perdre, et qu'il pent y avoir une chance pour le comte de Paris. Les gardes nalionaux de notre arrondissement sont a leurs postes et esperent, disent-ils, pouvoir maintenir I'ordre, tant bien que mal, pendant la nuit. 106 UNE ANNEE DE REVOLUTION. CHAPITRE TROISIEME. Les gardes nationaux 4 leurs postes. — Acte d'abdication. — Proclamation du Gouvcrnement Provisoire. — Amelioration dans Taspect dos rues. — Anxidt^ relativcment a I'opinion de la Grande -Bretagne. — La duchesse de Montpen- sier. — Humiliation de la famille royale. — Madame de C. et ses bijoux. — Neuilly et Suresncs pilles et bruits. — L'Elysee Bourbon menacd. — Lt duchesse d'Orleans et ses enfants k la Chambre. — Le ^uc de Nemours. — M. Sauzet. — Invasion de la chambre par la populace. — Lamartine nomm^ president du Gouvernement Prorisoire. — Le drapeau tricolore et le drapeau rouge. — Manifeste adresse a la marine. — Appui de la Grande - Bretagne , encouragement k la moderation. — Cessation de mes fonctions comme ambassa- deur. — Conversation avcc M. de Lamartine sur les causes de la chute de Louis- Philippe et sur I'dtat de la France. 25 fevrier. La nuit a cte comparativement tranquille. Les gardes nationaux se sont exactement rassembles a tous leurs postes, et je n'ai entendu parlerd'aucun pillage; mais, dans les Champs-Elysecs et dans uue partie du faubourg, ily a e.u une fusillade continuelle, entretenue principale- ment, je crois, par des gamins et d'autres personnes qui s'etaient eraparees, hier matin, des armes et de I'equi- pement des troupes lorsqu'elles sorlaient de Paris. J'ai- dit hier que j'avais entendu plusieurs versions au sujet de I'ordre donne verbalement par M. Thiers et M. Odi- fon Barrot, aux officiers commandant les troupes, d'evacuer Paris, mais que, selon la plus accreditee de ces versions, ils avaient etc mus par le desir de sauver la disci j)iine mililairc, I'armcc ayant deja montre qu'on nc pouvait en aucune facon compter sur sa fidelity. J'ai appris dcpuis ccpendant, d'apres le teraoignage DEMORALISATIOX DES TROUPES 107 d'un general present sur les lieux , el qui apparlient au .parti politique de MM, Thiers et Barrot, que cette opinion n'est nullement fondee, que les meilleures dispositions mililaires venaient d'etre prises par le marechal Bugeaud, investi seulement le matin raeme du commandement de la garnison , que les troupes s'etaient senties animees d'une grande confiance en le voyant a leur tete, et qu'il y aurait eu encore moyen de sauver quelque apparence de legalite et d'ordrc social; raais on ajoutait que I'armee a ete complete- ment demoralisee par I'ordre de quitter Paris, qu'elle a alors fraternise avec le peuple, a laisse prendre ses cartouches, et meme, dans quelques cas, ses armes. S'il en est ainsi, c'est a Facte unique qui signale I'administration Thiers-Barrot que doit etre imputee , en grande partie, la lournure honteuse qu'ont prise les affaires depuis ce moment. J'entends dire en effet que I'abdication n'a pas ete conseillee par eux. Les gardes nationaux raeles au peuple etaient en pleine marche sur les Tuileries, ce dernier menacant la vie du Roi , lorsque Emile de Girardin, editeur du journal la Presse, place en avant comme ofllcicr de la garde nationale , a redige a la hate un acte d'abdication et I'a presente a Sa Majeste comme le seul moyen de salut. Le Roi a d'abord refuse de le signer, repondant qu'il aimerait mieux mourir; mais le due de Montpensier I'a presse d'y consentir, non-seulement pour lui-meme, mais pour sauver son pays du desordre. Le Roi Ta enfin signe, et I'a jete avec colere au due de Montpen- sier, qui, je crois, s'est prononce, dans toutes ces 108 UNE ANNEE DE REVOLUTIOM. circonstances, en faveur des mesures de concilia- lion K La faraille royale alors se retira a travers le jardin , le Roi disant a chacun, a raesure qu'il passait : a J'ab- dique, j'abdique, » L'acte par lequel la diichesse d'Orleans etait nomraee regente elait mallieureusement, quoique beaucoup moins arbitraire, aussi illegal que I'usage que les republicains ont fait de cetle erreur, le due de Nemours ayant ele deja, pour le cas oii le comle de Paris succederait a la couronne, nomme re- gent par la legislature. L'evenement de ce matin est la reddition du fort de Vincennes au peuple, et comme, par la, il a acquis une immense provision d'armes, on ra'assure que ce succes donnera une nouvelle vigueur aux conseils les plus I'iolents. J'emprunte au Moniteur les deux premiers actes du Gouvernement Provisoire; ils nous montrent comment sont constitues le Pouvoir Execulif et son ministere. 1 J'ai enfendu dire, k cede epoque, que la Reine, qui avail apporfe autant de sagacile dans I'apprcciation de ses devoirs publics que de con- stance dans la pratique des vertus privees, exprima une opinion con- traire, et, saisissant le Roi par le bras, s'ecria : a Sire! n'abdiquez pas; montez k chevai, meltez-vous a la tete de vos troupes, et je prierai Dieu pour vous. I Liiinarline, dans son Histoire publie.e pendant luutomne de la meme annec, niol a pen pros les memes paroles dans la bouche de Su Alajeste, -et il ajoulc, ce que je n'avais appris d'aucune autre source, qu'au der- nier moment, avant que l'acte fiit consomme, le marcchal Bugeaud, pour la dcrnii'rc fois en presence de son soiiverain , combaltit encore « iin avis qui ne sauvcra rien et qui peut tout perdrc. » PROCLAMATIOX Dl' GOLVICRXEMKXT PROVISOIRE. 109 Paris, le 24 fevricr. « Au NOM Du People francais. « Proclamation du Gouvernement Provisoire au Peuple francais. " Un gouvernement retrograde et oligarchique vient d'etre renverse par Theroisme du peuple de Paris. Ce gouvernement s'cst enfui en laissant derriere lui une trace de sang qui lui defend de revenir jamais sur ses pas. " Le sang du peuple a coule comme en juillet, mais cette f'ois ce genereux sang ne sera pas trompe. II a conquis un gouvernement national et populaire, en rapport avec les droits, les progres et la volonte de ce grand et genereux peuple. 55 Un gouvernement provisoire, sorti d'acclaraation et d'urgence par la voix du peuple et des deputes des departements, dans la seance du 24 fevrier, est investi momentanement du soin d'assurer et d'organiser la victoire nationale. 55 II est compose de : 55 MM. Dupont (de I'Eure); 53 Lamartine ; 55 Cremieux ; 110 UNE ANN^E DE REVOLUTION » Arago (de I'lnstitut); » Ledru-RoIlJn ; » Garnier- Pages; w Marie. » Ce gouvernement a pour secretaires : u MM. Arm and Marrast ; M Louis Blanc ; « Ferdinand Flocon; » Albert. » Ces citoyens n'ont pas hesite un instant a accepter la mission patriotique qui leur etait imposee par I'ur- gence. Quand la capitale de la France est en feu , le mandat du Gouvernement Provisoire est dans le salut public. La France entiere le comprendra et lui pretera le concours de son patriotisme. Sous le gouvernement populaire que proclame le Gouvernement Provisoire, tout citoyen est magistrat. » Francais, donnez au monde I'exemple que Paris a donne a la France, preparez-vous, par I'ordre et la confiance en vous-memes, aux institutions fortes que vous allez etre appeles a vous donner. " Le Gouvernement Provisoire (reut la Repuhlique , sauf ratification par le peuple, qui sera immediatement consulte , » L'unite de la nation , formee desormais de toutes les classes de citoyens qui la composent, le gouverne- ment de la nation par elle-merae. V La liberie , regalilo el la fraternile pour prin- cipe, le peuple pour devise et mot d'ordre, voila le PROCLAMATION DU GOLVilRIVEMENT PROVISOIRE. Ill gouvernemenl democratique que la France se doit a elle-meme, et que nos efforts sauront lui assurer. » DupoCT (de I'Eure) ; » Lamartine; » Cremieux ; » Ledru-Rolliivi ; » Garmer- Pages; 5) Marie ; 55 Arago ; 55 Louis Blanc , 5) Arma\d Marrast, secretaires. ■ Au NoM DU Peuple francais. « Ze Gouvernement Provisoire arrete : 55 M. Dupont (de I'Eure) est nomme president pro- ' visoire du conseil , sans portefeuille ; 55 M. de Lamartine, minislre provisoire aux affaires etrangeres; 55 M. Cremieux, ministre provisoire a la justice; 55 M. Ledru-Rollin , ministre provisoire a I'interieur; 55 M. Midiel Goudchaux, ministre provisoire aux finances; 55 M. Francois Arago, ministre provisoire a la ma- rine; 55 M. le general Bedeau , ministre provisoire a la guerre ; 55 M. Carnot, ministre provisoire a I'instruction pu- blique, (Les cultes formeront une division de ce mi- nistere.) 112 UNE ANIVKE DE REVOLUTION. V M. Belhmont, minisire provisoire au commerce; « M. Marie, minisire provisoire aux travaux publics; 55 M. le general Cavaignac, gouverneur general de I'Algerie ; 55 La garde municipale est dissoute. 55 M. Garnier-Pages est nomme maire de Paris. 55 MM. Guinard et Recurt sonl nommes adjoints du maire de Paris. 55 M. FloUard est nomme secretaire general. 55 Tons les autres raaires de Paris, ainsi que les maires adjoints, sont provisoirement maintenus comme maires et adjoints d'arrondissements. 55 La prefecture de police est sous la dependance du maire de Paris. 5) Le mainlien de la siirele de la ville de Paris est coufie au patriolisme de la garde nationale, sous le comraandement general donne a M. le colonel Cour- tais. 55 A la garde nationale se reuniront les troupes qui appartiennent a la 1" division militaire. 55 Ad. Cremieux-; 55 Lamartine; 55 ]\L^RiE ; 55 Garnier- Pages; 55 DuPoxT (de I'Eure) ; 55 Ledru-IIolli\ ; 55 Arago, Mcmbres du gouvenicment provisoire. VISITK DE M. DALTOM SHKR. 113 J'ai visite a pied, dans Tapres-midi, quelqiies par- lies de la ville, et j'ai trouve unc amelioration marquee dans Paspect des rues. On y voyait meme quelques lemmes bien mises se proraener dans une securite apparente. J'apprends que beaucoup de gens respec- labies se font inscrire dans la garde nationale, qui ne s'y etaient jamais raonlres auparavant , et si ce n'etait la complete demoralisation des troupes, on pourrait reellement esperer le triomphe de Tordre; mais qnand on entend parler de la quantite d'armes enlevees aux arsenaux, abandonnees aux mains d'uno population qui ne pent inspirer aueune confiance , on sent que les chances ne sont pas favorables. Les efforts du Gouver- ncment Provisoirc , au milieu des difGcultes extraor- dinaires de sa position, semblent elre tres-dignes d'e- loges. J'ai recu cette apres-midi une visite particuliere de d'Alton-Shee. II n'appartient pas au gouvernement, mais il est grand ami de Lamartine, et il est venu me dire que ce dernier I'avait charge, s'il me voyait, de m'exprimer avec quel zele ils travaillaient a di- minuer les dangers de la situation, que les mem- bres du Gouvernement Provisoire (ou Lamartine du moins en particulier) n'avaient pas recherche cette po- sition, qu'ils I'avaient acceptee parce qu'ils sentaient que c'efait la seule chance de salut pour leur pays, et qu'ils desirent vivement connaifre la ligne de conduile que suivra la Grande-Bretagne. Je lui ai repondu que c'etait la un sujet sur lequel je ne pouvais emetlre aueune opinion, — que I'abdication du Roi ra'avait fait perdre , dans ce pays, tout caraclere officiel; — mais 114 UNE ANNEE DE REVOLUTION. j'avais, ajoutai-je, entretenu, en d'autres temps, des* relations intimcs avec M. de Lamarline, je connaissais son caractere honorable, et (bien que mes opinions differassent presque completement des siennes et que je regreltasse la position ou il se trouvait place), je ne doutais pas qu'il ne fit tous ses efforts pour rendre a chacun I'assurance que la securite des personnes ne courrait aucun danger. Il.devait naturellement avoir le desir d'attenuer autant que possible I'iuipression produite par ces derniers evenements, et comme La- martine connaissait I'Angleterre et pouvait prevoir Teffet qui resulterait des premieres nouvelles, je lui recommandai d'avoir soin que toute facilite fut donnee, dans les ports, pour I'embarquement de ceux qui s'en allaient, et que les personnes munies de mes passe- ports ne fussent point molestees par d'inutiles forma- lites de nature a leur rappeler ce qu'elles avaient en- tendu dire des mauvais jours de la premiere revolution. Le comte d'Alton-Shee m'assura que, dans sa propre conviction, ces mesures etaient parfaitement d'accord avec les vues de Lamartine. Je suis entre dans ces details, pensant qu'ils pourraient, dans certains cas, avoir un resultat utile. 25 f^vrier. Le bruit conralt partout bier soir qu'on ne savait pas ce qu'otait dcvenue la ducbesse de Monlpensier, ou- FUITE DE LA DLCHESSE DE MONTPENSIER. 115 bliee par le reste de la famille royale dans sa fuite pre- cipitee des Tuileries. Une personne m'a dit, en effet, peu de temps apres Ic depart du Roi, et cette particu- larite tendrait au moins a coufirmer la nouvelle, qu'elle pouvait a peine en croire ses ycux lorsqu'elle a vu la jeune princessc errant, completeraeut seule et egaree, a I'ecart de la foule qui entourait le palais. Comme je lui dcmandais tout naturellement pourquoi elle ne lui avait pas offert aussitot son assistance, cette personne ra'a repondu que son premier mouvement avait ete de le faire, quoiqu'elle ne fut nullement connue de Son Altesse Royale, mais que, dans la disposition d'esprit oil etait alors la populace, elle n'avait pas voulu encourir la responsabilite d'attirer sur la princesse I'attention publique, convaincue que la meilleure chance de salut pour celle-ci etait, non-seulement de n'etre pas recon- nue, mais de n'etre pas meme soupconnee. Quand on considere la peine que Ton a prise pour faire de ce cha- teau son toit domestique, les sacriGces au prix desquels on avait atteint ce but, et la reception triomphale qu'ou lui avait si recemment faite, il parait etrange qu'il ne se soil trouve personne qui se fit un devoir de proteger la retraite d'une femme si jeune, si douce, si aban- donnee et si belle, d'une femme qui avait, par con- sequent, tant de droits a la protection meme des etran- gers , partout oil il reste encore dans le monde le moindre vestige d'esprit chevaleresque. Quiconque cependant n'a pas reellement vecu dans des jours sem- blables a ceux que nous traversons maintenaut, ne peut se figurer a qyel point, dans un tel desordre, la pre- 8. 116 UNE ANNEE DE REVOLUTION. sence d'esprit des horames les plus habitues a ces agi- tations est insuffisante pour faire face a toutes les eventualites. Dansde pareils moments, le devoir le plus pressant et le plus voisin devient le plus imperieux , quelque peu important qu'il puisse etre. II n'est pas d'humiliation quine serable s'etre accumulee sur cette malheureuse famille pendant les trois derniers jours. Rien n'est plus propre que la soudainete du choc a aggraver les revers qui nous frappent , et la confiante securite oil j'ai laisse le Roi lundi au soir, doit avoir ajoute a I'amertume de la douleur avec laquelle il a gagne hier la place Louis XV {lieu de si mauvais au- gure pour sa famille), non pas, il est vrai, comme son pere ou I'un de ses predecesseurs et parents, pour y laisser sa vie, mais pour se separer de tout ce qui avait ete depuis'longtemps la gloire et I'orgueil de cette vie meme, De tons ces flatteurs de cour qui avaient si recemment applaudi a cette royale audace , s'obsti- nant, avec un fier dedain de ce qui pOurrait s'ensuivre, a faire revivre la politique de Louis XIV, qui avaient charme son oreille en ajoutant encore que sa sagesse pratique et sa rare sagacite pouvaient seules assurer le triomphc de cette politique, de ces flatteurs pas un n'etait aupres de lui. Comme il montait avec difficulte le marchepied d'une voilure de louage, d'un cote il etait aide par iM. Cremieux, depute peu courtois de Textreme gauche, dont le Monitcur de ce matin place le nom parrpi ceux des membres du Gouvernement Provisoire, tandis que de I'autre cote la portiere etait fermee par un ardent legitfmiste dont je ne mcntionnerai pas le nom; FUITE DE LA DUCHESSE DE MONTPEMSIER. 117 ce dernier ayant salue leBoi, el Sa Majesle I'ayant re- mercie, il lui a rcpondii : « Pas du tout, il y a dix- sept ans que j'attends ce jour. " Ambition mat lissee, combicn tu t'es laccourcie *! Mais je reiiens a celle dont la presence dans ce pays se rattachait par des liens si etroits au dernier reve fatal de cette insatiable ambition. Dans ce meme in- stant, cette interessante et illustre enfant, agee seule- ment de seize ans (et, si Ton doit s'en rapporter aux nouvelles de la cour de ces dernieres semaines , portant dans son sein I'objet des esperances reunies de I'Es- pagne et de la France pour I'avenir, et des craintes exa- gerees de I'Angleterre), cette enfant errait dans la ville, abandonnee , exposee a chaque instant a dgvenir le but de la fureur populaire, et protegee contre I'insulte par la seule impossibilite de croire qu'une personne si chere put se trouver dans un etat d'isolement si piloyable. Je suis heureux de pouvoir dire que, pour le moment, je suis rassure sur son saint : ce matin , a sept beures , j'ai recu la visite de deux dames ; I'heure qu'elles avaient choisie et la maniere dont elles se presentaient indiquaient assez qu'elles loulaient eviter d'etre vues; I'uiie etait officiellement attachee a la personne d'une des princesses, I'autre simplement une araie devouee. Elles sont venues me prier de , et je me suis em- presse de faire tout ce qu'elles desiraient. On ne pouvait s'empecher de faire, a part soi, de * « ill vveaved ambition, bow much art ihou shrunk I i 118 UNE ANNEE DE REVOLUTION. graves reflexions sur le contraste que formait I'arrivee de la duchesse de Montpensier dans son pays d'adop- tion, il n'y a guere plus d'un an , avee la maniere dont elle allait maintenant le quitter, peut-etre pour toujours. Toute I'Europe alors avait ete invitee aux Tuileries, en la personne de ses representants diplomatiques, po«r offrir de concert ses felicitations a I'occasion de cet heiireux mariage. Conformement a I'attitude qu'avait prise le gouvernement britannique a Fegard de cette alliance, son representanl fut le seul qui ne put assister a la ceremonie, raais il se hata de saisir la premiere occasion pour presenter ses devoirs personnels a Son Altesse Royale comme princesse francaise de fait. Et maintenant c'etait par I'entremise de cet arabassadeur meme qu'elle allait, sous un nom emprunte, gagner la terre oil tous les proscrits trouvent un asile I Que Dieu la protege dans sa route! Puisse-t-elle trouver dans ce bonheur domestique qui ne depend d'aucun climat ni d'aucun pays, la compensation de la mauvaise for- tune dont son mariage a ete pour elle la source, puis- qu'un nuage a soudainement obscurci ces ambitieuses esperances dont elle a ete plutot I'instrument passif que le complice volontaire. 26 fevrier. Pendant toute la nuit, dans cette partie de la ville, on a moins liraille , et nous avons cu plus de tran- VISITE SOUDAINE DE MADAME DE C. 119 quillite apparcnle que pendant la nuit derniere, mais ce malin, de bonne heurc, est arrive le moment peut- elre le plus critique pour noire propre securite. A sept heures et demie, notre amie et voisine, madame de C. . . , qui habite un des grands hotels situes entre I'am- bassade et I'Elysee-Bourbon , est accourue chez nous en peignoir, et a demande a voir lady N...; elle avail apporle avec elle , pour plus de surete , tons ses bijoux ; elle venait, nous a-t-elle dil, d'etre reveillee par son mari; il avail ete de service toute la nuit avec la garde nationale, et lui avail appris que la populace, apres avoir brule Neuilly ' et Suresnes^, etait arrivee a TElysee-Bourbon avec le projel d'en faire autant, el que, si on ne prevcnail pas a temps I'execution de ce dessein , rien ne pouvail, avec le vent violent qui souf- flailalors, sauver les maisons voisines de la deslruc- lion. On avail deja place des torches dans la parlie la plus combustible de I'edifice , lorsque le petit detache- ment de la garde nationale, stalionne au palais, est sorli du poste pour disperser ces incendiaires 5 il a aussilot croise la baionnelle el charge les emeuliers. Quelles incalculablos consequences pouvaienl resuller en ce moment du plus ou moins de courage que mon- Ireraienl ces deux groupes d'hommes qui ropresen- laient les forces en lutte de I'ordre et de I'anarchie ! 1 Meuilly, residence de campagne de Louis-Philippe, a una lieue en- viron de la ville. 2 Suresnes, magnifique villa appartenant au baron Salomon de Roth- schild , remplie d'objets d'art et de luxe , corapletement pillee ct brulee jusqu'aux fondements. 120 UNE ANNliE DE REVOLUTION. Depuis que la populace avail pris d'assaut les Tuileries, elle n'avait plus rencontre de resistance a ses entre- prises; elle a faibli devant I'atlitude resolue de ces quelques braves de la T' legion, et a cede. Les flamines ont ete eteintes, et le palais a ete sauve pour le mo- ment. Aussitot apres , on a ecrit a la craie sur la fa- cade les mots : « Ambulance natiouale, » en vue de le proteger contre des agressions nouvelles. Ce matin , il regne dans tout Paris une agitation considerable, alimentee de temps en temps par les rapports qui arrivent des provinces et par les bruits que repandent, de demi-heure en demi-heure, des alarmistes excessifs. On ne saurait douter cependant que cettc journee ne soit des plus inquietantes; deja, hier au soir, le bruit courait que les communistes feraient une tentative pour renverser le gouvernement. II y a, dans ce moment, me dit-on, rassembles autour de I'hotel de ville , six mille hommes bien disposes et de- termines a defendre la cause de I'ordre; si la journee se passe sans echec, on pourra, je crois, considerer la ville comme preserveedes scenes terribles auxquelles on s'attendait bier au soir. J'entends dire partout que la conduite de M. de Lamarline, pendant toute la journee d'hier, a ete admirable. Par I'energie de son eloquence et I'empire qu'elle lui donne sur le peuple, il a fait repousser toute proposition violentc , et si sa sante, qui est tr( s-dclicatc, lui pcrmcl d'etre tonjours present aujourd'liui sur le tlieatrc des evenemcnls, le retablis- sement de la confiance fera, par son influence, de grands progres. Je viens de recevoir la visile d'un ca- VISITE D'UM CAPITAIME. 121 pilaiiie de ia V^ legion de la garde nationale; il etait araene cliez moi par la faussc nouvellc que j'avais de- mande une garde, et il m'a offcrl, de la pari du colonel, toute la protection que je pourrais desirer. Je I'ai cor- dialcment remercie de sa proposition, en ajoulant que je considcrais le caraclerc ofGciel dont j'etais revetu comme ma uicilleurc protection, et que je n'avais , jusqu'a present, aucun lieu de douter que je ne pusse avec confiance compter sur le respect dontcelte position est universellement entouree, que loutefois, en cas de tentative contre I'hotel, de la part des anarchisles, je compterais sur les sentiments qui avaient dicte cette olfre, et que , le quarticr general des gardes nationaux etant dans mon voisinage , leur secours, j'en etais con- laincu , ne me lerait pas defaut quand il en serait temps. L'opinion de cct officier, sur la physionomie de Paris . dans ce' moment, etait rassuranlc; il- m'a appris que le gouvernement etait entoure maintenant d'une force suffisante pour se faire obeir, et que des personnes de tous les rangs se presentaienl dans la plupart des postes de la garde nationale pour coucourir a la protection de I'ordre et pour resister a I'intimidation dont les anarcliistes tentaient de menacer Paris. Une heure environ apres que I'officier de la 1'" le- gion de la garde nationale m'avait quitte , je recevais une offre nouvelle de protection de la part de quel- ques genllemen irlandais , parmi lesquels se trouvait M. John O'Connell ; ils etaient, m'apprirent-ils, a peu pres deux cents en visite a Paris ; ils s'etaient en- tendus pour se procurer des arraes et pour veuir s'eta- 122 U\E ANNEE DE REVOLUTION. blir a I'ambassade tanl qu'on resterait expose a voir triompher cette anarchic universelle, qui ne respecte ni rang ni caractere; ils desiraient vivement , ont-ils ajoute, que cette permission leur fiit accordce, afin de montrer les sentiments que le peuple irlandais conser- vait encore pour moi. Cette proposition m'etait faite a un moment oil, je suis fache de le dire, j'avais vu quelques-uns de mes compatriotes se promener dans les rues, avec des morceaux de ruban rouge a leur boutonniere, achetant ainsi leur surete personnelle par une adhesion apparente a I'embleme de I'anarchie — * le drapeau rouge'; aussi, quoique je pusse encore moins accepter cette oifre que la precedente , je n'en ai ete que plus touche de cette preuve de bon souvenir de la part de ces hommes de cceur, origin^ires d'un pays oil j'avais passe tant d'heureux jours. Je viens de voir d'Alton-Shee; il confirme les rap- ports que j'ai deja recus sur la situation de plus en plus rassurante de Paris. J'ecris , bien entendu , sans avoir encore recu mes instructions du gouvernement de Sa Majeste, a I'egard de la conduite que je dois tenir a I'avenir, mais, quelle que soit la decision ulterieure, sur la question de savoir si Ton reconnaitra ou non le gouvernement de fait de la France, j'espere, si les choses se maintiennent dans I'ctat oil elles sont aujour- d'hui , n'etre pas oblige de prendre subitement un parti 1 Je puis ajoulcT que des clamcurs conlrc les ctrangers s'claient deji fait entendre au milieu de la populace, et qu'elles cureul, bienfot apres, pour resultal I'expulsion d'un {{land nombrc d'ouvriers anglais, et le renvoi immcdi|it de beuuroup de domestiqiics anglais. EFFORTS DIJ GOUVERIVEMENT PROVISOIRE. 123 relativemcnt a nion depart. Les communications du gouverneraentde SaMajeste precederont, en raison de sa situation geograpliique, celles dc toutes les autres puis- sances; si, consequemmcnt, je rece\;ais I'ordrc de me retirer, cct ordre, quiserait la premiere demonstration hostile au Gouvcrnement Provisoire, provoqiierait, sans aucun doute , dans la population , une grande irritation non-seuleraent contre I'Angleterre, mais peut-etre aussi contre les personnes et contre les proprietes des sujets anglais qui restent encore au pouvoir du peuple fran- cais dans les differentes parties du territoire. Si mal- heureusement une anarchic desesperee I'emportait, la position ne serait plus tenable pour iin ambassadeur; mais je crois sincerement que le Gouvcrnement Provi- soire, pour retablir I'ordre, a fait, pendant les dernieres vingt-quatre heures, des efforts prodigieux, et qui don- nent, en tons cas , le droit de considerer comme des hommes d'une haute capacitc les personnages qui le composent, lis auront prouve qu'ils sont capablesd'exer- cer une haute influence sur leur pays s'ils reussissent a reprimer les mauvaises passions encore vivaces dans la population qui se trouve en armes , grace a la soumis- sion et a la connivence inexplicable des troupes. En relisant ce qui precede, je puis m'apercevoir moi-meme, par les variations que subit mon recit a mesure qu'il s'avance, au milieu de rumeurs contradic- toires, qu'il est encore bien pen permis de prevoir avec quelque probabilite le resultat des evenements de la journee. 124 LNE AIMNEE DE REVOLUTION. 26 fevrier. Toutes les fois que, dans les pages qu'on vient de lire, j'ai essaye de raconter les principaux incidents survenus dans le cours des discussions a la Chambre des deputes, j'ai note, a mon retour chez moi, le resultat de mes propres observations, et je crois les avoir ainsi reproduits avec assez d'exaclitude , mais ici je commence veritablement a douter qu'il me soit possible d'en faire autant. En effet, je n'ai pas ete temoin des evenements qui ont signale la derniere seance, tenue avant-hier, et je trouve tons les rapports qui me sont arrives en desaccord sur des details si essenliels que je ne sais auxquels me fier. Cette incer- titude resulte peut-etre de ce que, si Ton excepte quel- ques instants dans Fapres-midi, le principal interet des evenements n'etait plus dans le Parleraent. Qu'il fut possible ou non de sauver la monarchic, il etait devenu evident que la Chambre etait deja condamnee et dans Timpuissauce de se relever. Elle aurait pu cependant, in eatremi$^ consacrer encore ses derniers moments a prendre des dispositions testamentairesqui avaientquel- que chance d'etre respectees , puisqu'elle etait, apres tout, jusqu'a sa dissolution officiellc, la seule institu- tion qui reslal.debout pour donncr une sanction legale aux resolutions qui devaient suivre, et c'est sous I'in- flucnce de cette pensee sans doute que laRegente d'un moment, la duchesse d'Orleans, accompagnee de ses enfauls, prit le funeste parti de s'adresser a cette As- LA DUCHESS*; D'ORLKAXS. 125 semblee. Quant aiix incidents Ics plus importants de cette courte ct confuse seance, j'ai loute confiancc dans le rapport que j'ai recu ce matin d'une de nics vieilles connaissanccs, depute de I'ancicnne gauche. Cette pcr- sonne, un instant avaiil de penelrerdans la Cliambre, eut una conversation avec M. de Lamartine, qui lui avail promis d'appuyer la regence de la Duchesse de toute I'influence que plusieurs circonstances conspiraient a kii donner pendant les derniers jours'. On ne pouvait, sans se sentir emu par un touchant interet, voirl'en- free de la duchesse d'Orleans au Palais - Bourbon ; cette entree, cependant, ne produisit point I'effet saisis- sant qui seul en France promet un heureux succes. S'il faut en croire le bruit general, la duchesse fut mal secondee par les deputes fonctionnaires, qui auraient dii aussilot venir en aide a une femme, a unc princesse, a une veuve et a une mere, dans ces circonstances critiques. Rien ne pouvait ctre plus louable que le desinteressement et meme le devouement personnel du due de Nemours, accourant lui-meme a la Chambre pour renoncer au pouvoir que la loi lui avait confere, et appuyer sa belle-sceur dans la revendication de ses droits. 1 M. de Lamartine rappoite, dans son Histoire, que, dans un des bureaux de la Chambre, il eut une entrevue avec plusieurs chefs rcpublicains; ils lui offrirent, s'il pensait que la France ne fut pas encore mure pour unc republique , d'appuyer la regence par I'inlermediaire de tons leurs freres republicains, et de mettre leur conGance en lui comme ministre de cette regence. II donne assez longuement la reponse qu'il leur fit, et les raisons qui le porterent a les clonner par cette conclusion : ■ Je n'enfrerai que dans un mouvement complet, c'est-a-dire la republique. « li iaut supposcr que ceci eut lieu apres qu'il eut parte a la personne de qui je fiens le fait mentionne plus haut. 126 UNE ANNEE DE REVOLUTION. Mais une resolution, quelque noble qu'elle soil, fondee sur la conscience de I'inipopularite dont on est I'objet, n'excite pas renthousiasme, et Son Altesse Royale ne fut jamais demonstrative, Quelque gracieux, digne ct interessaut que fut alors le maintien de la duchesse d'Orleans, elle ne fit rien, parce que personne ne lui suggera ce qu'elle devait faire, et il lui manquait une qualite qui seule, dans une pareille crise , lui aurait permis de faire appel, avec succes, aux sympathies na- tionals; — ^eile n'etait pas Francaise. Quant a la con- duite de M. Sauzet comme president, des personnes de tons les partis se sont servies, pour la qualifier, de ce mot exTpressii }(■ pitoyahle I ?> II parait avoir entierement perdu la tete. M. Dupin n'a pas produit son effet accoutume a la tribune ; s'il avait occupe le fauteuil, au lieu de M. Sauzet, le resultat aurait pu etre different. Le general Oudinot, fils du marecbal mort derniere- ment, a ete le seul qui, par sa presence d'esprit et sa franchise militaire , ait paru pendant un instant rendre le triomphe de la regence possible \ A ce moment, mon ami s'cst approchc de M. de Lamartine, qui etait assis sur son banc ordinaire, tout au bas de I'extreme droite , le visage enseveli dans ses mains , et lui a dit a I'oreille : « Voici maintenant le moment d'ac- complir votre dessein et d'appuyer la regence. 5) II ' M. clc Lamarline rapporfc, dans son Hisioire, qu"i ce moment il se leva simplcmenl de son siege et dcmanda que la discussion fut ajournee, par respect pour la presence de la princesse. Je nc fus iuformc de cet incident par personne a cetle epo(pie , peut-etre parce qu'il ne produisit pas, au milieu du dcsordre, I'impression qu'cn allendait celui qui I'avait provoque. M. de Lamartine dit qu'il ne monla pas a la tribune. PROJET DE DISGOIIRS I)E LAMARTINE. 127 a repondu, prcsque sans lever la tele et sans ecarler les mains : « Je nc parlerai pas tant que celte J'emme y restera. » Alonami a vu alors, tout de suite, qu'il n'y avail rien a attendrc de Lamailine, el que tout ce qu'on pouvail esperer etait qu'il ne proposal pas lui-meme la republique'. M. Marie, avocal tres-respectable, ayanl une nombreuse elienlele, mais depourvu de toute aulorile personnelie et tres-avance dans ses opinions politiques, a propose alors un gouvernement provi- soire. Celle proposition a ele appuyee par M. Cre- mieux, qui a de plus emis I'avis qu'il fiit compose de cinq membres. Un chef tres-populaire, donl le minislere avait com- • M. de Lamartine, ecrivaut quelques mois plus tarcl , donoe une courte esquisse du discours qu'il fut tenle, dit-il , de prononcer en faveur de la legence ; je le copie mot pour mot. « Ijevez-vous! vous elcs la veuve de ce due d'Oilcans, doiit le peuple a couronne en vous la mort et le souvenir! Vons etes les enfants, prives de ce pere et aduptes par la nation ! Vous etes les innocents et les vic- limes des fautes du trone, les botes et les suppliants du peuple! Vous vous sauvez du trone dans une revolution! Cette revolution est juste, ellc est (jeuereuse, elle est francaise ! Elle ne combat pas des femmes et des enfants! Ellc n'hcrite pas des veuves et des orpbelins. Elle ne depouille pas des prisonniers et des botes ! Allez regner! Elle vous rend par com- passion le trone perdu par les fautes dont vous n'etcs que les victimes. Les ministrcs de votre aieul ont dilapide votre heritage. Le peuple vous le rend. II vous a adopte, il sera votre aieul lui-meme. Vous n'aviez qu'un prince pour tuteur, vous aurez une mere et une nation i II m'est difficile de prevoir quel aurait ele, a ce moment, le succes d'une telle conduite. En jetant un coup d'a;!! en arri^re, M. de Lamartine croit qu'il aurait obtenu la regence; s'il en est aiusi, il est permis de s'etonner que, ecrivant apres avoir vu se dissiper si miscrablement toutes les esperances fondees sur la resolution contraire embrassee par lui, il ne paraisse pas regretter, pour son pays et pour lui-meme, de n'avoir pas suivi sa premiere impulsion. 128 UNE AMIVEE DE REV0LITI0\'. mence etfini dansle courant de celle journee, M. Odilon Barrot, fit son entree a la Chambre; il avait ete retenu ailleurs. Quelque puissanfe qu'ait ete son influence dans son pays, et quoique les Francais conservent encore pour lui le scniimcnt le plus voisin du respect dont ils soient susceptibles, son arrivee dans ce mo- ment a ete cependant funeste. En effet, elle poussa a une resolution hostile I'esprit de celui qui dominait alors la situation. Tons les temoins de la scene avec les- quels j'ai parle, s'accordent a dire que M. de Lamartine avait jusqu'alors cache son visage dans ses mains, comme absorbe dans la meditation du parti qu'il de- vait prendre, mais que, M. Odilon Barrot etant monte lentement a la tribune, il a rejete la lete en arriere et I'a regarde fixement dans I'atfitudc du defi et de I'oppo- sition. Je suis loin d'affirmer que la premiere pensee de M. de Lamartine ait ete de se dire : — Si la regence est adoptee, voici son conseiller et son guide, — mais il y a dans le maintien de M. Odilon Barrot quelque chose de grave et un certain air d'integrite confiante , melee a une sagesse superieure, qui a du probablement irriter singulicrement la susceptibilite de M. de Lamartine. Ce dernier a trop d'imagination, et. Ton pent ajouter, trop de bienveillance expansive, toutes les fois que son amour-propre n'est pas en jeu, pour analyser, avec une grande exactitude, les faiblcsscs du coeur liumain, mais il ne pent pas ignorer que tons les hommcs sont natu- rcllcmcnt disposes a refuser a aulrui un certain ensemble de qualiles eminentos et diverses, et a le renfermer dans le ccrcle etroit de sa specialite, coixime M. ODILON BARROT RCHOLE. 129 on dit ici, et qii'cn admirant I'eclat de son talent comme pocte et ecrivain inspire, personne ne consen- tait a reconnaitre en liii un homme d'Etat done d'une sagosse pratique et rompu au manieraent des affaires; or il se trouvait ici precisement en presence d'un lioramc qui avait la pretention de posseder ces quali- tes, et a qui tout le monde s'accordait a les attribuer'. Mais, dans cette circonstance, M. Odilon Barrot a cora- pletement echoue et n'a point produit I'effet qu'il espe- rait, II a ete suivi a la tribune par M. de La Rochejaque- lein ; celui-ci, en quelques mots passionnes, arevetu de la phraseologie republicaine les predilections legiti- mistes qu'il a recues en heritage, avec les souvenirs che- valeresques que reveille son nom. II a dit a la Chambre qu'elle n'etait plus rien ; que le peuple etait tout. Bien que dans un autre moment M. de la Rochejaquelein, avec son courage inconteste, n'eut pas adresse a cette assem- blee une semblable rapsodie, il faut dire cependant que cette doctrine n'etait pas nouvelle pour un certain nombre de legitimistes; la Gazette de France, sous la direction de I'abbede Genoude, a toujours soutenu que le resultat du suffrage universel serait la restauration de leur soi.verain legitime. Je ne voudrais certaine- ment pas affirmer que, dans des moments de desap- pointement et de decouragement provoques par le dernier regime, cela n'aurait pas pu arriver; mais • Le 7 mai, comme on le verra plus loin, j'eus encore ['occasion dc remarquer que la jalousie dont M. Odilon Ban-ot etait i'objet de la part de M. de Lamartine eut, pcut-ofre a son insu , une certaine influence sur la conduite de ce dernier. 130 UNE ANX'EE DE REVOLUTION. aujourd'hui I'experience sera probablement faite dans des circonstauces Ires-defavorables a la realisation d'une telle esperance. Qui oserait d'ailleurs prevoir maintenant les consequences inopinees que pourra produire le suffrage universel en France? La meilleure chance sera pour I'inconnu. Mais, dans cette occasion, le peuple a paru repondre a I'appel de M. de La Rochejaquelein, se souleuer sous I'impulsion de sa parole, et prendre possession du pouvoir que les eve- nements, selon I'orateur, avaient fait tomber entre ses mains. Des masses tumultueuses, animees encore par le Iriomphe des Tuileries, ont envahi la Chambre de tons coles; la panique a ete generale et le desordre universel. J'ai entendu , pendant les dernieres vingt -qnatre heures, blanier severement le general qui comniandait alors les troupes sur la place Louis XV, pour avoir permis cette invasion du dernier sancluaire des lois. Tout ce que je puis dire, c'est qu'il est homme d'une grande reputation militaire, d'une loyaute reconnue et d'un courage avere , et quand tons ont neglige leur devoir, il n'est pas juste de faire reforaber sur un seul la honte de I'avoir trahi. Chacun des mou- veraents revolutionnaires qui se sont succede avec tant do rapidite pendant les dernieres vingt-quatre heures, a mis en evidence de nouveaux hommes, reprcsentant des opinions de plus en plus extremes. M. Ledru- Rollin, qui avait etc jusqu'ici a la Chambre ce que les Francais appellent un homme deconsiclere , a pris pen- dant (juelques minutes la direction des affaires, et a L'laiELTE I)A\S LA ClI AAinUE. 131 renouvele la proposition d'nn gouverneinent provisoire, on demandant qu'il liil noinnio, non comnie Ic loulait AI. Marie, par la Cliambre , niais par le peuple, et il designait ainsi, bicn enfendu, le peuple present, — c'est-a-dire iinc bandc de trois cents insurges, souilles de sang, qui vcnaient d'envahir la Chanibre, conduits par un garcon boucber brandissant son couteau de. boucherie. C'estalors, enfin, qncAI. deLamartines'esl prononce, non sans un reste d'hesitation, qui ajete quelque em- barras dans son eloquence ordinairenient si abondante et si facile; mais il n'avait pas acheve, qu'une autre troupe de brigands, plus animes que les premiers, a annonce son arrivce par une decbarge de mousque- terie dans les couloirs, et a force quelques-unes des autres portes. La premiere impression semble avoir ete que ces hommes savaient quel usage ils devaient faire de leurs armes, et qu'ils etaient resolus a accom- plir leur dessein. L'un d'eux ayant braque son fusil sur le president, M. Sauzet a glisse de son fauteuil sansetre touche, et, comme president, a disparu j)Our jamais '. La Cbarabre etant ainsi ajournee de facto , la plupart des deputes I'ont quittee, tandis que la duchesse d'Or- 1 11 est nature! de supposer qu'il faut un courage plus qu'ordinaire pour restor assis dans une position isolee, suf un fauteuil fres-eleve, ou Ton sert do but a des fusils charges, et I'on verra que, le 15 mai, un republicain austere, le prenriier president de i'Assemblee Nationaie, ne montra pas plus d'energie que le deruier president de la Chambre des deputes. ¥,» effet, la conduife de M. Bucbez, dans celle ciiconsiance , fut encore plus pitoyable. 1. 132 Ui\E ANNEE DE REVOLUTION. leans est encore restee quelque temps avec ses enfants, privee de toute assistance, mais montrant, au moins a I'exterieur, le calme d'une heroine, jusqu'au moment oil elle a ete entrainee precipitamment hors de I'en- ceinte. Le pauvre petit due de Chartres, separe de sa mere, a ete perdu dans la foule, et ne lui a ete rendu que le lendemain matin, apres avoir echappe a des dangers de toutes sortes , par les soins de M. J. de Lasteyrie qui I'a conduit dans sa demeure. Avec I'in- nocente insouciance de son age, il s'est endormi des qu'il s'est trouve a I'abri de ce toit hospitalier. II est impossible de recueillir aucune information precise sur ce qui s'est alors passe a la Chambre. M. de Lamarline a ouvert I'avis que M. Dupont de I'Eure oc- cupat le fauteuil du president, et I'a presse aussitot de proclamer un gouverneraent provisoire , en lui passant les cinq noms qui completaient la liste proposee d'abord par M. Marie ; — il a place en tete celui de M. Dupont de TEure; la yieille experience de ce pa- triarche en maliere de revolutions a fait douner a son nom respecte une preeminence a laquelle son grand age meme ne laisse qu'un caractere purement nominal. — MM. Dupont de I'Eure, — de Lamarline, — Ledru- Rollin, — Arago, — -Garnier-Pages et Marie ' ; mais il y a cu un septieme nom ajoute, a la grande surprise de tout lemonde, — celui de M. Cremieux. Comment cela est-il arrive? Le bruit general aujourd'hui est que, ' II est sinfjiilid- que les cinq premiers noms proposes par M. de Lumuiline soient piecisemcnt ceux qui ont ete conserves cnsuile dans la inallieuieuse Commis.sion Executiie. LE GOUVERXEMKXT PROVISOIRE PROCLAME. 133 ail milieu du tumulte assourdissant, les noms ecrils par M. de Lamarlinc n'onl pas pu etre entendus lorsque le pauvre lieux Dupont de TEure les a lus du fauteuil do la presidence. II a passe la liste a la personne qui etait a cote de Iiii, laquclle , ayant une voix faible, n'estpas parvenue davantage a sefaire entendre. Comme il etait important de ne pas perdre de temps, ces noms ont alors ete transmis a M. Cremieux , qui a des poumons de Stentor, et il y a ajoute le sien, qui a ete, au milieu du. desordre general, adopte avec les autres ' ; c'est ainsi qu'a ete usurpe, pour le moment, un sep- tieme du pouvoir absolu sur trente - cinq millions d'babitants. Le Gouvernement s'est donne rendez-vous a I'holel de viile, et les portes de la Chambre se sont fermees pour jamais sur Ics derniers vestiges de la revolution de juillet. 27 fevrier. Aussitol qu'il fut permis de concevoir quelque espe- rance du retablissement de I'ordre , j'eprouvai le plus vif desir, mes notes d'hier suffiraient a le montrer, que le gouvernement de Sa Maje&te ne prit pas , par les instructions destinees a diriger ma conduite , une atti- tude qui put etre consideree comme hostile au Gouver- ' Qiielcjue temps aprcs, comme je raconlais cette anecdote a un dh mes amis, qui etait alors au pouvoir, il me dit : a C'est frcs-vrai , car j'ctais Ihomme i la voix faible. » 134 UNR ANNEE DE REVOLL'TIOIV. neaient Provisoire dc la France. Au moment oii je consignais ces sentiments sur le papier, j'etais inonde de rapports qui m'obligeaient encore a m'exprimer avec line grande incertitude sur la tournure que pou- vaient prendre les evenements. II y avait a peine une heure, qu'une tentative d'incendie, dirigee contre I'Elysee- Bourbon par la populace, avait ete- re- poussee grace a la fermete de la garde nationale. En meme temps on se battait a I'hdlel de ville, et le parti extreme essayait de renverser le Gouverne- ment Provisoire. La nuit precedente, j'avais recu les nouvelles les plus alarmantes de personnes bien pla- cees pour savoir a quoi s'en tenir sur la possibilite du triomphe prochain du parti anarchique , comme sur le massacre et le pillage qui devaient en etre la conse- quence. Quoiqu'il eut ete d'une supreme imprudence,, quand tout semblait en suspens, de mepriser comple- temenl ces avis , j'avais cependant remarque moi-meme une amelioration manifesto depuis le moment ou des hommes resolus el bien eleves de tons les partis et de tous les rangs s'etaient presentes la veille pour se faire inscrire dans les rangs de la garde nationale, pour y defendre leurs proprietes et Pexisteiice de leurs families. Neanmoins ii semblait encore, ace moment, que Ton no pouvait compter sur une. issue pacitique de la crisc que si M. de Laniarlinc conservait son ascendant dans les couseils du Gouvernement Provisoire. Pendant une scmaine comme celle-ci, vingt-quatre lieures font j)lns j)our changer la face des evenements que ne pourraient faire vingt-quatre annees dans des INFLUENCE I)E M. I)E LAMARTIXE. 135 temps ordinaires. Depuis qiie j'ai ecrit hier, lout a Icndu a confirmer ma confiance dans la stabilile de I'ordre de clioscs actuel. L'asccndanl de AI. de Lamarlinc s'est consolide, et tandis que ses efforts out tous etc diriges dans le sens le plus louable, sa nomination a la prcsi- deoce du Gouvernement Provisoire a suffisamment mon- tre la puissance de son eloquence et le sncces de son energie ; I'age et les infirmiles de M. Dupoutde I'Eure I'avaient engage, en effet, a resigner une charge qui, des les premiers moments, n'etait pour lui qu'un vain litre. Le brigandage qu'on craignait de voir nailre du desordre des derniers jours a ete reprime par des mesures uigoureuses. Une bande de vingt-qualre vau- riens armes, surprise a piller, a ete conduite a un corps de garde et fusillee. Au moment meme ou cet acte de rigueur necessaire elait mis a execution , M. de Lamarline annoncait au peuple, au milieu d'acclamations universelles, une me- sure qui, la veille encore, rencontrait de I'opposilion , — I'abolilion de la peine de mort pour tous les crimes politiques. Ce grand aclc de courage sera considere comme le plus noble triomphe personnel de cet homme d'Etat, surfout si Ton veut se rappeler, dans leurs de- tails, les evenemenls qui s'etaienl passes la veille. La plus grave contestation entre les deux partis portait sur la question de savoir si Ton cliangerait les couleurs nationales, et si Ton abandonnerait le drapeau tricolore pour adopter le drapeau rouge. M. de Lamarline a dit , avec beaucoup d'energie, que le drapeau tricolore avail 136 UNE ANNEE DE REVOLUTION. flotte victorieux d'lin bout de I'Enrope a I'aulre , tandis que le drapeau rouge ii'avait ete connu qu'au Champ de Mars, oil il s'^tait teint dans le sang des Francais, et que, si Ton voulait renouveler les souvenirs de 1 793, il serait lui-meme la premiere victime, Quand je reflechis aux difficultes qui entourent le gouverncment, je crois que plusieurs des ordonnances publiees par lui pendant ces dernieres quarante-huit heures font beaucoup d'honneur a la capacite politique de ses membres. II est survenu bier deux ou trois evenements tres- importants. M. Arago, rainistre de la marine, a con- voque tous les amiraux maintenant a Paris, et, avec leur sanction , a arrete les termes d'un manifeste a la marine. L'amiral Baudin a accepte le coraman- dement de la flotte de la Mediterranee, et est parti pour Toulon. Hier, dans I'apres-midi, j'ai recu les visiles de plusieurs personnes eminenles de tons les differents partis de la France, — partisans du dernier gouvernement , membres de la derniere opposition et legitimistes; — tous semblaient etre d'avis qu'il n'y a d'espoir aujourd'hui pour le pays qu'a la condition'de se rallier autour du gouvernement actuel, et d'avoir confiance en ses efforts pour moder^er I'effervescence populaire, retablir I'ordre et la confiance. Je vois dans le Journal des Dehats de ce matin que M. Thiers et M. Odilon liarrot, deux des ministres de la duchesse d'Orlcans , ont donne leur adhesion au Gouvernement Provisoire. Quoique la forme du gouvernement ou la nature de son origine soient bien pen capables d'eveiller les sym- ROLE'QliK PKUT PREMDRE L'.WGLETERRK. I:i7 pathies de TAngleterrc, je ne saiirais voir, qiiand je con- sidere Telat present de I'opinion puhlique en France, que danger de desaslre et d'effusion de sang dans loiite tentative de reaction qui prendrait le principe monar- chique pour mot d'ordre; si, au contraire, la France doit etre une republique , il vaut beaucoup mieux cer- tainenienl preter un prompt appui aux efforts courageux des liorames qui acceptent aujourd'liui le pouvoir, afin de rendre le chaugeraent aussi peu prejudiciable que possible aux personnes ou a la propriete. Je ne pretends pas nier qu'il y ait beaucoup de perils contre lesquels ils auront a hitter. Toute resistance dans les provinces exaspererait de nouveau la popula- tion de Paris, oil les doctrines du communisme, quoique domptees pour le moment, dominent encore dans les esprits d'une partie de ceux qui ont accompli la der- niere revolution. Neanmoins, toute assemblee elue dans ce moment maintiendrait probablement M. de Lamartine a la tete du gouvcrnement. On ne saurait imaginer, dans I'etat present des clioses, un encoura- gement plus efficace a la moderation et a la prudence dans la conduife des affaires que I'esperance .que la Grande-Bretagne ne relirera pas son appui aux deposi- taires du pouvoir, s'ils continuent a se comporter de maniere a le meriter. Voila pourquoi, sans chercher a conjecturer la forme sous laquelle cet appui devrait etre donne a un gouvernement qui n'a encore qu'une existence provisoire , je crois qu'il est a desirer qu'il me soit au moins permis, quant a present, de rester ici pour surveiller le cours d'evenements sur lesquels , 138 • UNE ANNEE DE REVOLUTION * par ma presence, je pourrais, il rae semblej exercer indirecteinent quelque influence. Je pense avoir appre- cie avec exactitude I'etat de Topinion publique en France; tout ce qui est arrive, pendant ces derniers jours rappelle vivement a raon esprit les craintes que j'exprimais dans ces notes, des le 30 juillet dernier, et que m'inspirait I'aveuglenient du Roi et de son gouver- neinent ; mes previsions se sont accomplies plus tot meme que je ne m'y attendais alors. Pendant que j'ecrivais ce qu'on vient de lire, j'ai recu une visite de M. Rush, le ministre americain, ac- conipagne du secretaire de legation, M. Martin. On avait annonce dans les journaux de ce matin que le ministre americain s'etait rendu a I'hotel de ville el avait reconnu, au nom des Etats-Unis, le Gouverne- ment Provisoire; AL Rush m'a assure qu'il n'etait pas vrai qu'il eut encore fait une telle demarche ; mais il m'a avoue que c'etait son intention de lafaire, proba- blement des demain; qu'il m'en faisait la premiere communication ; qu'il croyait etre place dans une situa- tion toute particuliere a cause a la fois de la distance considerable qui le separait de son pays et de la sym- palhie qu'on devait naturellement eprouver en Ame- rique pour lanouvelle forme du gouvernement francais, J'ai demande a AI. Rush s'il n'avait d'autre pensee que de me fairc une simple notification, on s'il desirait con- nailre mon sentiment personnel sur la resolution qu'il avait prise. M. Rush m'ayant exprime le desir que je m'exj)riuiasse franchement, je lui ai repondu que je comprenaisparfaitement I'impossibilite oil il se trouvail LK MIMSTRK AMERICAIN. 139 d'attendre des insliiictions de son pays avant de nia- iiilcstcr aucunc opinion siir Ics evenements; que le second motif qu'il cioyait avoir d'altribuer a sa situation un caractere particulicr, ferait naitre tres-probablement un certain desaccord onire lui el queiques-uns, au moins, de ses collegues. La demarche qu'il se proposait de faire, me semblait d'ailleurs, ai-je ajoute, pen con- Ibrme aux usages et preniaturec. Je n'attachais pas beaucoup d'importance a celte simple circonstance que ce gouvernement ne pretendait etre que provisoire , et que peut-elre, avant qu'il eiit cesse d'avoir ce carac- tere, M. Rush aurait pn recevoir des instructions de son pays; mais, quant a present au moins, M. Rush ne pouvait avoir la conviction intime que le temps fut arrive de faire la demarche dont il me parlait, car je presumais qu'il n'avait, pas plus que le reste du corj)s diplomatique, recu aucune notification du ministre prc- visoire des affaires etrangeres ; je ne connaissais aucun precedent qui autorisat une personne deponrvue de lettres de creance a se presenter officiellement a un gouvernement qui n'avait pas on vert de communications avec le sien; probablement, ai-je poursuivi, lorsque M. de Lamartine aurait adresse une circulaire au corps diplomatique, celui-ci se rassemblerait, a la demande du plus ancien , pour sfatuer sur le meilleur parti a prendre. M. Rush, en attendant cetfe occasion accou- turaee, ne genait en rien la liberie de ses mouvements. II me semblait que ce serait pour lui le moment de suivre la ligne de conduite qu'il s'etait tracee, en ne bornant pas sa reponse a un froid accuse de reception dont les 140 UME ANNEE DE REVOLUTION. autres, en I'absence d'instructions plus precises, se contenteraient probableraent, mais en se placant per- sonnellement en face du gouvernement dans la situation qu'il desirait prendre; j'ai soutenu enfin qu'etant seule- ment accredite aupres du Roi Louis-Philippe, il ne pou- vait guere s'engager plus avant, dansles relations qu'il avait en vue, avant d'avoir recu de nouvelles letlres de creance. M. Rush a ecoute tres-attentivement ce que je lui ai dit; il a admis qu'il y avail beaucoup de verite dans ines paroles, et a ajoute qu'il y reflechirait, mais je suis convaincu qu'il fera neanmoins comme il I'a annonce, et que probablement, en realite, il est deja engage dans cetfe ligne de conduite. 28 fevrier. Ce matin, a huit heures, j'ai recu la premiere com- munication qui me soit venue de mon pays depuis la revolution, et, entre neuf et dix heures, j'ai fait une uisite officieuse a AI. de Lamartine', a sa residence pri- 1 J'avais connu intimement 11. de liamartine a line cpoque qui re- monte dcja fort loin, an milieu de spectacles hicn differenfs de ceux (|ui I'ormcul Ic sujet de ce livre, lorsque, tous deux , nous pensions beau- coup plus aux belles- tettres et aux beaux-arts qu'i faire ou a cora- prinrier des revolutions, et les sentiments do mutuellc bienveillance, qui s'dtablirent alors entre nous, sc reveillcrent des le premier moment, lors(pie les evenements politiques nous iMpprocliercnt dans un commerce journalicr. Les resullats de ccs communications tels que , sous une forme ou sous une autre, ils out etc {jeneralemcnt reproduifs pcu d'hcures apri;s nos entrctiens, sont ici recueillis et donnes au public ENTREVUE AVEC M. DE LAMARTINE. 141 vee. J'ai explique aM. de Lamartine que, mes fonctions comme ambassadeur ayant cesse avec I'abdication du Roi, aupres duquci j'elais accredile, je ne pouvais me presenter a lui avec ce caractere, ni engager en auciine facon mon gouvernement pour I'avenir par les paroles que j'allais prononcer; mais que je ne pouvais m'empccher de saisir la premiere occasion oil j'avais I'espoir de le trouver libre pour lui dire que, dans ma conviction, le gouvernement de Sa Majeste devait ap- precier comme moi les services immenses qu'il avait rendus a son pays, a la cause de I'ordre et auxinterets de la civilisation pendant ces derniers jours ; que mon langage devait etre uniquement considere comme Fex- pression de mon opinion personnelle, mais que notre regie , je le savais , etait toujours de reconnaitre sans aucune addition ullerieure. Quand bien menie je ne serais pas con- vaJncu que font ce qui s'est passe enfre M. de Lamartine et moi doit tourner complelenient b. son honneur et accroitre son autorite, une consideration suffirait pour lever mes scrupules : c'est que lui-ineme, Ires-peu de temps apres les ("vcnemenls, a publie les memes details, sur la desorganisation du Gouvernement Provisoire, dans un ouvrage dans lequel , d'une facon si flatteuse pour moi , il fait allusion k ces memes con- versations: « MaiSijdit-il, ales conversations quotidiennesdel'ambassadeur d'Angleten-e, lord Normanby, avec le ministre des affaires etraugeres, et la cordialite sans reticences de lenrs rapports faisaient de I'ambassadeur francais a Londres une superfluite. i Et dans un autre endroit : « Les nego- ciations verbalcs entre hommes qui s'interrogent et s'ouvrent leurs coeurs sur le theatre meme de.s evenements, avancent plus les choses que des notes echangees a distance pendant des annees de negociafions; le papier n'a pas de coeur, la parole en a ; le ccBur est pour quelque chose meme dans la ncgociation des grands interets des empires. » Si les pages qui suivent prouvent que j'ai partagc I'amcr desappointement cpronve par I'immense majoritc des populations qui avaient donne leurs voix a Ihomme dont je viens de rapporter les paroles , lorsqu'elles I'ont vu, centre toute 142 UNE ANNEE DE REVOLLTIOX'. lout gouvernement, quelle que fut sa forme, qui seni- blait presenter quelque garantie de duree, niaintenait la securite au dedans et ne donnaita ses voisins aucun sujet de se plaindre. L'inlimite personnelle qui avail autrefois exisle entre M. de Lamarline et moi lui a fait recevoir celte ouverlure de ma part avec la plus grande cordialite. II m'a mis tout de suite sur le pied de la plus entiere confiance, et m'a dit qu'il n'aurait aucun secret pour moi , que son premier desir elait de rendre I'alliance anglaise parfaitement intime , que tous ses efforts seraicnt diriges vers ce hut, et qu'en agissaut ainsi il etait sur de favoriser les seuls vrais interets de la France. Quant a la politique etrangere, a-t-il dit, i! y a eu d'abord beaucoup d'irritation au sujet des frontieres et altente, faire unsi deplorable usago de la conCiance qii'elles avaieut placee en lui, je n'exprime pas ce sentiment dans dcs termcs plus euergiqiies que ceux doni je croyais que ina qualite d'ancien ami me donnait le droit d'user a cette epoque. Ceux qui pourront consacrer quelques moments inutiles a la lecture de ces rnemoires verront, j'aime a le penser, qu'unc justice tardive, mais mcritee , est rendue aux grands services que la France a recus de M. de Lamartiue. Le recit fidele et detaille de tout ce qui s'est passe entre nous laissera egalement au lecteur cetle impression quo M. de Lamarline etait un honneie liomnie, done de talents extraordinaircs, d'un courage personnel indomplable, qui, place au milieu de circon- slances d'une difficulte sanscxemple, a bien merite de la France et de la societe, mais (jui, a un moment critique, a commis une erreur bien vite ctiatiec, et de la maniere precisemeut la plus douloureuse pour un homme anime do sentiments si patrioti([ues, c'est-a-dirc en compromettant pour toujours la |)osilion que son nom occupe dans I'bistoire de son pays. Un pareil resultat paraissait si evident a cbacun , exceptc i lui-meme, qu'on en sera corluinement toucbe quand on considcrera le desiiileres- sement (|ui a cntiaine eel homme d'Etal u ccttc erreur pour lui Ijitalc. KNTREVUK WEC AI. I)E LAMARTIXi:. !W des traites de 1815, et I'idce avait t'omnicjice a se repandrc (jii'il elait necossaire de lairo uno guorre dv, propagande ; il avail calme cc senlimenl cl avait eu soiii d'inserer , dans la circulaire adressee au corps diplomatique, que la position de la Fiance en Europe restait la nienie, bien que la iorme du gouvernemenl interieur put etre changee. 11 a ajoule que le Gouvernc- nient I'rovisoire n'avait aucun desir d'attaquer qui que ceful, qu'au contraireil donneraittoute garantie conire une pareille intention, que si un Etat plus faible, tra- vaillanl a maintenir son independance, etait I'objet d'une agression, il croirait de son devoir de voler au secours decetEtat, qu'autrement il neferaitappel, pour la diffu- sion des idees liberales, qu'au progres des lumieres el non a la force des amies, que ceci etait bien entendu; M. de Lamartine a ajoute que, ce matin meme, il avait en effet recu la plupart des generaux presents a Paris, et venus pour apporfer leur adhesion au Gouvernement Provisoire, que pas un seul n'avait deraande, dans une pensee de guerre etrangere, I'occasion de tirer I'epee. 11 adit ensuite : « Telle sera notre regie generale. Alain- tenant, pour en venir a une question qui vous a tous oc- cupes dernierement, les mariages espagnols, auxquels Louis-Pbilippe doit sa chute, j'ai toujours dit que cette entreprise egoiste serait sa ruine; elle I'a entraine dans un systeme de politique ou le pays n'a pas voulu le suivre. Le gouvernement saisira la premiere occa- sion pour stigmatiser cette politique k I'egard de I'Es- pagne comme anti-nationale ; on desire trouver dans ce pays une alliance independante, mais non une 144 UNE ANNEE DE REVOLUTIOM. influence exclusive. » M. de Lamartine a fait ensuite tomber la conversation sur les affaires interieures , et, me considerant conime un ami particulier, m'a parle, sur quelques sujels, avec un abandon qui m'o- blige, pour le moment, a respecter ses confidences, en m'abstenant meme de prendre note de ses paroles. Le recit qu'il m'a fait des soixanle heures qui avaient suivi le moment oil il avait quitte la Chambre des deputes, a revele un etat de choses sans exemple, je crois, dans toute I'histoire, selon le temoignage de M. Dupont de I'Eure, qui avait assiste aux scenes de la Convention; les raembres du GouvernementProvisoire avaient, dans ce court espace de temps, surmonte de plus terribles dangers et des difficultcs plus grandes qu'il ne s'en etait presente pendant toute la duree de cette orageuse assemblee. En effet, pendant ces soixante heures, ils etaient en presence d'une populace furieuse, a moitie ivre, et presque tout entiere pourvue d'armes. Pres de soixante mille personnes remplissaient la place de Greve et ses environs, entreles mains desquelles se trouvaieut douze mille fusils pris a l/incennes avant que le com- missaire y fut arrive pour les sauver. J'ai vu, sur la joue de M. de Lamartine, la cicatrice qu'une baionnette y avait laissee lorsqu'il avait , pour la premiere fois , propose I'abolition de la peine de mort en matiere poli- tique et avait ajoute : « Quoi! si Louis-Philippe etait ici, j)orsonne ne voudrait faire de mal ace pauvre vieil- lard! >> Ces paroles exciterent la rage de la populace; des epees et des baionnettes furent dirigees coutrc sa personne. « Oui, dil-il, commencez par moi, s'il vous TRIOMPHK I)E M. DK LAMARTLVK. 145 faut une viclinie. Bouchers! pensez-vous representer la France? » el, saisissanl paniii eu\ un moment d'he- sitation, il parvint en quelques minutes ales calmer en leur faisant liontc de leur fureur. I ingt-quatre heurcs plus tard il avail obtenu, d'un coiisenlemcnt uuanime, I'abolilion de la peine de mort pour delils poliliques. Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu, dans I'histoire du monde, un pareil exemple du triomplie d'une ame courageuse, inspiree par de nobles sentiments, sur la force brutale des masses. J'ai eu une longue conversation, avec M. de Lamar- tine, sur I'avenir du gouvernement; il en parle avec la plus grande confiance. « Nous avons, dit-il, comple- tement battu les anarchistes. Chaque jour augmente notre force. Je recois les meilleures nouvelles des pro- vinces; je connais leurs voeux d'un bout de la France a I'autre ; nous ne verrons leurs forces que lorsque nous en serons aux elections. " J'ai insiste aupresde lui pour lui faire comprendre qu'il etait de la plus haute impor- tance que la premiere loi electorale fiit concue de maniere a retablir la confiance, car on semblait genc- ralement penser, que le suffrage universel , sans la sauvegarde qu'il recut en 1795, c'est-a-dire sans la double election , produirait une assemblee inlraitable. II a reconnu tout I'interet qu'il y avait a conquerir, s'il etait possible, cette sauvegarde. « Si nous pouvions oblenir cela, a-t-il dit, nous n'aurions plus qu'a dor- mir en paix ; mais, quand je dis que les anarchistes sont battus, cela signifie que je n'ai pas la moindre crainte sur le resulfat. II est possible que nous ayons des articles I. 10 146 LNe Aiy]\iEE DE REVOLUTION. dans lesjournaux, des reunions de clubs, et peut-etre des emeutes partielles, que nous reprimerons d'une main ferme, s'il est necessaire; mais il faut, a present, tenir aussi unis que possible tous ceux, a quelque opinion qu'ils appartiennent, qui desirent veritable- ment le maintien de I'ordre, et faire du maintien de I'ordre le mot de ralliement du moment. Je combadrai done pour la double election et I'obtiendrai si je peux ; mais je ne risquerai pas mon influence sur cette ques- tion , si je trouve trop dangereux les souvenirs de la Restauralion , qu'elle pourrait raviver. Ne vous decou- ragez pas acet egard. Je preuds I'engagement, quelles que soient les elections, d'avoir ce que vous appelleriez une assemblee « conservatrice » . Telle est I'horreur generale de I'anarchie qui regne dans tout le pays. A Paris, probablement, nous aurons *'^'*''^'^, mais je suis sur maintenant de pouvoir les battre ; la grande majorite sera tout a fait saine. « M. deLamartine m'a dit ensuite qu'hier, comme il parcourait les boulevards en reve- nant de la ceremonie, il a ele suivi par quarante mille personnes environ, qui criaient : « Vive Lamartine premier consul! « qu'il s'etait tourne vers eux et leur avait repondu : « Je ne veux Hen pour moi-meme, mais ce que vous voulez pour moi, c'est me faire fusilier ce soir; » qu'ils avaient pris ces paroles en bonne part, et avaient ccsse leurs cris. Lorsque j'ai dit a M. de Lamartine que je ne voulais pas le deranger plus longtemps de ses affaires : « Mon affaire, c'est vous'), a-t-il rcplique avec cnergie; « tout depend de vous maintenant. Si I'Angleterre exprime LA BRETAGNE RECONNAIT LA REPUBLIQUE. 147 promptement, sous une forme qui puisse clre reudue publique, les sentiments dent vous vous etes fait per- sonnellement I'organe aujourd'hui, nous sommes lous sauves ici, et nous jelons les fondements de ralliance la plus durable et la plus sincere entre deux grandes nations qui devraieut toujours etre amies. » Je partage tout a fait I'opinion de M. de Lamartine, qu'une prompte demon- stration de la part du gouvernement de Sa Majeste, pour lui venir en aide, serait bien a desirer. Quand je pense a la dilficulte de sa tache, et aux talents extraordinaires qu'il y a deployes, je ne puis m'empecher de croire qu'il a droit a toute la consideration compatible avec les invariables traditions du gouvernement britannique. En achevant de noter ici ce que mes souvenirs me rappellent de cette entrex/ue, je dois mentiouner que M. de Lamartine m'a dit avoir refuse la presidence nominale du gouvernement dans la crainte d'exciter de la jalousie, et que M. Dupont de I'Eure a consenti a la garder. II a aussi ajoute qu'hier an soir une deputation des principaux legitimistes etait venue donner son adhesion ; ils avaient acquis la certitude que la Bretagne avait reconnu la Republique; c'est la un fait d'une grande importance, car la guerre civile embarrasserait beaucoup le gouvernement ici, en irritant de nouveau la population de Paris. 10. 148 UNE ANNEE DE REVOLUTION. CHAPITRE QUATRIEME. L aulcur se docide a resler. — Panique parmi les residenls anglais a Paris. — Coniiuunications avcc Ic gnuveniement de mon pays. — Improbability d'tint' rcarlion en faveur de la royaule. — Paris en danger de famine. — ■ Enibarras causes par les barricades. — Harele de rargent. — Monnayage de la saisselle priv^e. — Scene dans la cliambre de madame Adi5laide. — Decrels importants du Gouvernement Provisoire. — Desir du gouvernement d'6lre officiellement reeonnu par I'Angleterre. — Le comte Mole el !e Roi. — Le mardcbal Bugeaud et I'armee. — M. Thiers appele. — La republique ct la liberie du commerce. — Evasion de la ducbesse de Montpensier. — Theories de Louis Blanc. — Enlerreraent des morls. — Resurrection de la ■ Ddesse de la Raison. ■■ — Mani- feste de Lamartine. — Ordonnance relative aux elections. — Nouvelle manii're de recueillir les votes. — Expulsion d'ouvriers anglais au Havre. '^ 29 fevrier. Pendant les quarante-huit heures d'anxiete extreme qui ont suivi I'abdication et la fuite de Louis-Philippe, je n'ai pas interroge les evenements, si prompts a changer, du moment, sans avoir forme, comme de raison , quelque plan pour certaines eientualiles. Le calme relatif qui a maintenant succede a I'agitation de la semaine passee , me parait une bonne occasion de rappeler, en pen de mots, le parti que jc me proposals de suivre, a cettc epoque, dans le cas extreme qui seul aurait pu m'ohliger a quitter mon poste. Tant que le Gouvernement Provisoire ctait dans les mains d'hommes comme il faut et cclaires, inities aux principes clemcntaires de tout gouvernement, j'ai cru qu'il valait mieux conscrver une atlitude comj)letcment passive, ct considerer, comme un ohjet dont il n'y avait pas a se j)rcoccuper, la ])rotection des representants RMSOLUTIOXS I)E L'AITKI'H. 149 (les puissances ctrangeres. Qiiand il etait devenu inal- lieureusement probable que M. de Laraartine et son parti allaienl etrc renverscs, j'avais pris une lesolulion sur ce qui me resterait a (aire aussilut quo de nouveaux noras paraitraient au bas d'une proclamation se donnant comrae Ic manifesfe d'un gouverneracnt qui ii'aurait plus ete alors que le regno de la lerreur, prenant pour signe de ralliement le drapeau rouge et pour modele 1793. C'ctait mon intention de me mettre en commu- nication directe avec les chefs de ce gouvernement, quels qu'jis fussent, el de demander une reponse aux questions suivantes, savoir : s'ils considereraient qu'il flit du deuoir du gouvernement de proteger les agents diplomatiques ctrangers, maintenant en France, jusqu'a ce que la volonte de ceux qu'ils reprcsentaient put clre connue ; s'ils protegeraient , autant qu'il serait en leur pouvoir , tons les elrangers qui s'elaient confies a riiospitalite de leur pays. Si j'avais recu une reponse affirmative a ces questions , j'aurais temoigne une entiere confiance en leur parole, et m'en serais rap- porte a eux sur les raesures a prendre pour en assurer I'execution. Si la reponse avail ete negative, ce qu'on pouvait a peine supposer , j'aurais alors decide , d'apres la nature de cette reponse, quel parti etait ic plus pru- dent, ou de demander les moyens de parlir, ou de me retirer comme je I'enlendrais. J'aurais d'abord adresse celte communication au gouvernement de facto , sans reclamer le concours de mes collegues; il m'aurait etc en effet presque impossible alors de me concerlcr avec eux, el je savais d'ailleurs que dans les circonstances 150 UNE ANNEE DE REVOLUTION. actuelles, j'etais celui des representants du corps diplo- matique qui avait le plus de chance d'etre ecoule, tandis que tous les autres auraient profile de ma de- marche si elle avait reussi. II n'y a qu'une autre cir- constance sous Terapire de laquelle j'avais Tintention de quitter I'ambassade anglaise. C'etait le cas ou la populace aurait reussi a mettre le feu a PElysee-Bour- bon ; comme on ne traite pas avec les flammes, et que, avec la direction alors regnante du vent, toutes les maisons environnantes auraient ete inevitablement de- truites, tandis que, dans le desordre d'un incendie , la foule , meme en temps de paix , est souvent intraitable , j'avais alors resolu de me refugier, avec ma famille, dans la mairie la plus proche oil la garde nationale de I'ar- rondissement a son quartier general. C'a ete, en effet, un moment tres-critique que celui oil la garde nationale s'est mise sous les armes et s'est presentee devant la populace qui venait bruler TElysee- Bourbon, Celle-ci a ete providentiellemenl domptee, etelle s'est retiree. Si elle avait reussi, toutes les habi- tations voisines du palais auraient ete certainement enveloppees dans les flammes, car un orage soufflait alors dans cette direction. II a ete bien consolant pour moi que lady Normanby ait montre tant de cou- rage et de sang-froid pendant toutes ces journees, et par consequent m'ait permis, sans etre trouble par la necessile de calmer ses craintes, de donner toute mon attention aux evencments du moment. Je dois dire aussi que j'ai toujours recu toute I'assistance possible de tous les jcunes gens de I'ambassade, qui ont ete zeles et PANIQLE DES RKSIDEVTS AXGLAIS. 151 calmes en meme temps, et ont fait preuve de beaucoup de prudence eu so tenant hors des troubles lorsqu'ils ont parcouru la ville pour recueillir des nouvelles. L'ascendanl de M. de Lamarline et des amis de I'ordre ayant paru assure samedi dans I'apres-midi, j'ai eu le plaisir d'annoncer a M. Hodgson, ex-representant de Barnstaple, eta M. Hughes, qui uenaient, m'ont-ils dit, de la part de plusieurs residents anglais, que je n'avais pas la nioindre intention de quitter Paris, et qu'un ordre positif de mon gouvernement, ordre que rien d'ail- leurs neme faisait prevoir, pouvait seul me determiner au depart. Cette assurance a cause un vif plaisir a ces messieurs, et j'aime a croire que la panique exageree provoquce naturellement parmi les residents anglais par les terribles evenements des jours precedents , a beaucoup diminue maintenant. L'atmosphere d'une revolution trioraphante etait etrange, en effet, pour les nombreuses families anglaises qui , sans que rien leur fit entrevoir la possibilile de pareilles agitations, avaient quille leurs paisibles demeures pour venir passer I'hiver a Paris. Mais leur impatience de respirer de nouveau un air plus pur les avait poussees aux ten- tatives les plus insensees d'evasion, et, malgre les avis que leur donnait I'ambassade, pour les engager a resler oii ils etaient pour le moment, beaucoup de fa- milies nombreuses erraient dans la plaine Saint-Denis, faisant de vains efforts pour regagner le chemin de fer detruit. La conviction que mon depart ajouterait beau- coup a cetje impatience immoderee de se sauver a tout hasard n'a pas ete sans une legitime influence sur ma 152 UNE ANNEi: DK REVOLUTIOM. propre conduite, et, en I'absence de nouvelles inslruc- tions, j'ai, une fois de plus, exprime au gouvernement de Sa Majeste le desir de le voir accorder son appui particulier au Gouvernement Provisoire , sous la re- serve, bien entendu, de la confirmation, par la nation, conformement aux regies qu'il se proposait de suivre pour constater I'opinion du pays , de la forme de gou- vernement qu'il avait proclamee. II ne me semble pas qu'on puisse elever I'ombre d'un doute sur le resullat de cet appel, et, par consequent, je crois desirable que le pouvoir execulif soit traite a tons egards (si ce n'est peut-etre en ce qui concerne la forme particu- liere dans laquelle les communications officielles de- vront etre ouvertes avec lui) avec la meme confiance et la meme franchise que si son elablissement definilif etait deja decide. Cette opinion, qui est la mienne, est aussi celle de presque tous les hommes eminents de la France qui ont pris part aux affaires politiques pendant les dix-sept dernieres annees, et qui ont con- fere confidentiellement avec moi sur ce sujet. Le Gou- vernement Provisoire continue de se conduire avec beaucoup de prudence ; il a a lutter contre des difficultes enormes de toute espece; le prompt appui de I'Angle- terre serait pour lui d'un grand poids, et aussi du raeill(!ur cffet pour notre influence future dans ce pays. Ouand je dis que je ne vois pas maintenant la chance la plus Icgere d'une reaction en laveur de la royaute, on ne doit pas comprendre que dans ma pensee, si le pays avait etc consulte avant la dcrniere catastrophe, il aurait generalcment manifeste le desir d'un change- CALSKS I)E LA RKTRAITE DKS TIIOIJPKS. 153 mcnt aussi radical dans Ic mecanisme du»gouverne- ment; mais c'csl la conviclion iinanime do ceux qui ont le plus lravaille.cn faveur dc la dernicre dynasfie e[ qui lui ont fait Ic plu-s de sacrifices, qu'elle est coni- pletement perdue dans I'opinion du pcuple dont elle s'est aliene I'afFection, et que toulc tentative presente, en sa faveur, ne ferait qu'exasperer les esprits irrites qui commencent a se calmer, et preparer, par la vio- lence et I'effusion du sang, la voie a quelque chose de bien pire que ce qui existe aujourd'hui. En enregistrant a la hate ce qui se passait autour de nioi, pendant les jours de la semaipe derniere les plus feconds en evenements, j'ai menlionne avec quelque blame la maniere dont j'avais entendu dire que les troupes avaient ete cong'ediees par les membres du gouvernemcnt compose jeudi matin ; ii est juste en con- sequence de noler, je crois, que, depuis ce temps, j'ai vu deux de ces ministres; iJs m'ont confirme ce que j'avais appris d'ailleurs, savoir : qu'ils ont trouve les troupes et le peuple sur le point d'en venir aux mains, et que I'objct en vue duquel ils avaient ete appeles a for- mer un gouvernement etant de calmer, par la procla- mation meme de leurs noms, Tagitation populaire et d'eviler I'effusion du sang, ils n'avaient d'autre parti a prendre quede faire retirerles troupes. Quant a la scene qui a eu lieu subsequemment , lorsque des regiments entiers ont rendu leurs amies a la populace, ils ne s'en croyaient nullement responsables, la discipline militaire etant alors completementdetruiteetl'armeedemoralisee par les evenements des quarante-huit heures precedentes. 154 Ux\E ANNEE DE REVOLUTION. Comrae j'ai oublie de rapporter en son temps un in- cident qui'n'a pas cause une longue inquietude, mais qui a fait craindre un moment de serieuses conse- quences, c'est I'occasion, tandis qu'on pent encore parler avec interet sur ce sujet, de rappeler que, pen- dant ces jours derniers, cetteopulente capitale s'estvue exposee a une famine imminenle. Les approvisionne- ments journaliers d'une grande cite comme Londres ou Paris sontmainlenus ordinairement dans un si etonnant et si admirable equilibre, que la consommatiou regu- liere ne laisse chaq"ue jour qu'un faible excedant. Les barricades avaient complement entrave la libre circula- tion, aux abords des faubourgs, et les rapports effrayants repandus sur I'etat d'anarchie oii la ville se trouvait plongee, ont dissuade tons ceux qui ordinairement ap- provisionnent Paris de faire aucuiie tentative pour pene- trer jusqu'au centre, Mon propre cuisinier a fait le plus triste rapport sur le sort qui nous attendait pour le lendemain, et nous a annonce que le garde-manger etait completement vide. On nous a dit aussi qu'il n'y avait pas de farine dans la ville, et que l6s bouliangers avaient cesse ^e distribuer du pain. Ainsi, les efforts lentes si a propos par M. de Lamartine pour faire enlever les barricades, nous out preserves d'un danger qui, s'il ne sautait pas aux yeux comme le massacre, n'ctait pas moins serieux en realite. Rien ne m'a plus surpris, au milieu des changements extraordinaires auxquels nous avons assiste pendant ces derniers jours, quede voir jusqu'a quel degrc d'avi- lisscnienl est tombec la valeur do convention qu'on at- DEPRKGIATIOX DKS OBJKTS DE LUXE. 155 tache aux objets de luxe on d'apparat. Les tableaux, la vaisselle, les bijoux, les chales, les fourrures, les dcntelles, (oules clioscs qu'on a coulume dc considcrer comnie des proprietes de quelque prix, sont comme de vieux meubles inutiles. Des dames j qui ont voulu realiser une pelile somme, afin de cbercher leur salut dans la fuite , ont essaye en vain de pourvoir a leurs plus urgents besoins par la vente des bijoux les plus precieux. Peu iniportait qu'ils fussent riches et rares, puisque personne ne voulait ou ne pouvait les acbeter. L'argent est tout a coup devenu si inlrouvable,qu'un souverain passail pour trente-trois ou trenle-quatre francs. Beaucoup de gens ont fait convertir leur vaisselle en pieces de cinq francs. Toutes les ?iouveauies les plus dispendieuses accumulees pour figurer dans les eta- lages de la sarson prochaine etaient offertes en vain pour un prix tres-inferieur a leur valeur. II semblait que ce fut une moquerie de supposer que sous le dra- peau rouge on put voir se rassembler autre chose que « un regiment de guenilles, de loques et de hail- Ions ' )) . li elait curieux et triste de voir avec quelle rapidite la capitale la plus civilisee du monde pouvait retrograder vers cet etat primilif ou Ton ne connaissait que le commerce d'echange, lorsque , suivant les in- stincts de la vie sauvage, la valeur relative de toute chose n'avait pour base que I'application directe qu'on pouvait en faire a Tobjet unique qu'on eiit en vue, c'est-a-dire proteger ou prolonger son existence. ^ I A ragged regiment of schrcds and patches, i 156 UiVE AM\EE DE HEVOLLTIO.Y. 1'^^'' mars. Peut-etre ferais-jc bien de revenir ici sur quelques circonstanccs qui out prepare la voie aux derniers eve- nements, ayant recu recemrnent, des rncilleures sources, des renseignements detailles snr la iiegociation qui eut lieu enlre le gouiernement de Louis-Philippe et le comite du banquet de la rcformc. Cede negocialioii fut conduite, de la pari du gou- iernement , par M. Vitet , rapporteur de I'Adresse, el le conite de Morny, et, de la part des reformisles, par M. Odilon Barrot el M. Duvergier de Hauranne. 11 fut convenu entre eux qu'on irait au banquet en corps, et que, comme un grand nombre de gardes na- tionaux desiraient y assister, ils seraient disposes de maniere a maintenir I'ordre, et sans armes, bien en- tendu. M. Duchatel donna son conseniement a cet ar- rangement, et, apres quelque 0])posilion de la part de M. Guizot et de M. Hebert, le gouvernement y adhera le vendredi qui precedait le jour fixe pour ia ceremonie. Lorsque, le lundi matin, on annonca, dans une forme inacceptable, ce qui avail ele decide auparavant, M. Gui- zot et M. Hebert rcnouvelerent leur opposition, et ame- nerent M. Duchatel a leur avis; M. Vitet et M. de Morny se rendirenl dans la sallc du comite, pour faire savoir que le gouvernement ne voulait pas permetlre la reunion, M. de Hauranne et d'autres personnes insis- tercnl sur les consecjuences dangereuses qui pourraienl resuller d'un changemenl de resolution si tardif, el ils CAUSES DES DKRMERS KVKNEMEIVTS. 157 parvinrent a coiuaincre si completenient M. Vilel ct M. de M. , que ceux-ci consentirent a rediger unc note deslinee a parailre dans Ics journaux dn soir, au nom du comite. On y exprimail le regret que I'arlicio du matin sc fut servi de termes qui. ne pouvaicnt aj)- partenir qu'a Tautonte, el Ton y protestait que Ton ne pretendail a aucun autre droit qu'a celui de donner des conscils dans I'interet du maintien de I'ordre; les deux deputes minislericls promirent d'engager les Ministres, en consideration de cette rectification, a per- mettre Ja reunion. A leur retoiir, cependant, ils trou- rerent que M. Guizot et M. Hebert avaient persuade au Roi de raener vigoureusement I'affaire, et c'est alors que s'ensuivit, a la Chanibre des deputes, la scene que j'ai dcja dccrile. Les deputes de Topposition, a leur rentree dans la salle du comite, resolurent, au prix de leur popularite, d'eviter une collision dans les rues; mais un d'eux m'a dit que, au moment oii ce resullat I'ut revelc, ce soir-la , a quelques-uns des officiers su- perieurs de la garde nationale, rassembles pour prendre les dernieres dispositions relatives a la journee du len- demain , ils devinrent tons furieux, et aftirmerent que cette decision couterait cber au Roi. J'allai, ce soir-la, aux Tuileries, sans y apprendre la resolution prise par les deputes de I'opposition. Comme Sa Majeste avait souvent paru disposee a m'entretenir de ses propres affaires, je pensai que peut-etre elie en ferait autant ce jour-la, et j'etais decide, si I'occasion s'en offrait, a representer bumblement a Sa Majeste le danger qu'il y avait, dans la situation actuelle de I'es- 158 UNE ANNEE DE REVOLUTION. prit public , a provoquer sans necessity une lutte dans les rues, mais un des generaux, que je rencontrai sur Fescalier, me dit que I'opposilion avail renonce au banquet, et je trouvai toute la Cour dans I'cnivre- ment de la joie, comme si elle avail rcmpoiie une grande victoire. Le Roi me parla pendant quelque temps avec beaucoup d'animation , mais ne prononca pas un mot qui eut rapport aux evenements du mo- ment. II fit allusion aux relations diplomatiques que nous nous proposions d'engager avec Rome, a la diffi- culte de recevoir un pretre a Saint-James, en babits de ceremonie, et me raconta I'histoire de I'archeveque de Narbonne, qui, du temps de son emigration, s'etait tire d'embarras en se rendant chez Georges III en babit de cour, avec une epee. Si je mentionne les banalites de cette conversa- tion, c'est parce que le Roi, comme je I'ai appris avec surprise, a dit a un de mes collegues, qu'il a entretenu immediatement apres mon depart : « Je suis tres-coutent de lord Normanby, ce soir, « comme s'il m'avait parle des evenements du jour, et que j'eusse approuve la conduite de son gouvernement. Les illusions que s'est faites le Roi, pendant lout le temps qu'ont dure les debats de I'Adresse , ont ete (res-remarquables. Plusieurs representants des petites cours d'Allemagne s'etant rendus aupres de lui avec des letlres de condoleancc sur la luort de madame Adelaide , il dit a quelques-uns d'entre eux : « Dites a vos maitres de ne pas craindre d'avoir des assem- blecs populaires; qu'ils apprennenl seulement a les ILLUSIOMS DU liOI. 159 gouverner comme je gourerne la mienne. Voyez le bruit qu'ils font maintcnant ; je los aurai bientot doniptcs de nouveau. lis vculent que je nae debarrasse de Giiizol; je lie leux pas le fairc; puis-je donner une plus forte preuve de mon pouvoir? » ,. Comme j'ai fait menlion de madame Adelaide , je crois devoir dire, pour rendre justice a sa memoire, que, quoiqu'elle ait ete pendant quelque temps eblouie par les idees d'agrandissement de famille , et qu'elle ait nialheureusenient pris part a I'affaire des mariages espagnols, elle vit bientot les funcstes consequences d'line semblable conduite, et, sur tons lesautres sujets, elle etait plutot prete a donner a son frere des conseils liberaux que celui-ci ne I'etait, le plus souvent, a les recevoir. Quelques jours avant sa mort, elle fit, a un de ses amis intimes, le recit detaillc des vains efforts qu'elle avait tentes pour persuader au Roi de renvoyer ses ministres et de promettre la reforme. L'opinion du raarcchal Sebastiani s'accordait avec celle de Madame, et, imme- diatement avant I'ouverture des Chambres, le Koi etant entre chez sa soeur, oii se Irouvait le marechal , la princesse insista pour qu'il repetat ce qu'il venait de dire sur I'imprudence qu'il y avait a conserver plus longlemps le ministere Guizot. Lorsque le marechal e^it dit ce qu'il pensait a ce sujet, le Roi lui repondit d'un ton presque rude : « Vous le croyez? vous baissez, marechal; evidemment vous baissez. 5) 160 UNE AN\'EE I)K RKVOLL'TION l**"" mars. Le Gouvernfement continue a prendre confiance dans sa force , et ses mesurcs sont en general jiidicicnses. II aurait pu ajourner la question des litres, aussi bien que celle des impols, jusqu'a I'Assemblee nalionale, car elle heurte quelques-unes des classes que I'amour de Fordre avail ralliees autour de lui; mais je presume que c'est une petite satisfaction qu'il etait necessaire de donner a ses plus zeles partisans. Les Francais sont des elres qui obeisscnt a leur premier mouvement, et, dans ce moment-ci, le premier mouvement les pousse vers I'amour de I'ordre. Meme dans les classes inferieures, ils aiment qu'on leur dise qu'ayant con- quis leur liberie, ils s'en montreut dignes. Gombien de temps ccia durera-t-il? jc ne saurais le dire. Je suis rassure aujourd'hui sur toute tentative presente de reaction en favcur, soil de la regence, soil de Henri V. J'aime a croire que les deux partis comprennent tout ce qu'il y aurait maintenanl de folic dans une de- monstration quelconque ; mais, avec tout cela , per- sonne n'aime cette republique et n'y etait le moins du monde prepare; cependant chacun est resolu al'ap- puyer par profond degout de lout ce dont on vient de se debarrasser, et parce qu'on n'a rien de mieux pour le moment. DKCRETS DL (iOUVERXEAIKXT PROVISOIRK. 161 1"^ niiirs. Le Monitoir de ce malin conlicnt Irois decrcls im- portanls du Gouvernement Provisoiic. Le premier, qui explique le systenic d'impols que le gouvernement a rintenlion de proposer, raais qui exige que lous Ics impols aujourd'hui en vigueur soient payes jusqu'a la reunion de I'Assemblce, le second, qui abolil tous les tilres de noblesse, ct le Iroisieme, qui publie I'adhesion de tous Ics marechaux de France presents maintenant dans le pays, el de la plupart des generaux ^ 1 J'ai bien elo oblige de modifier un peu los louangcs que j'riais dis- pose k donner an tact dont le Gouveruement Proiisoire a fait pipine dans quelques-uns de ses premiers decrets, quand j'ai iu la sccondc proclamation dont j'ai parle plus Iiaut, et qui s'exprimc cii ccs (crmcs : REPUBLIQUE KRAXOAISE. LIBERTE, EGALITE, FRATEUNITE. '1 Le Gouvernement Provisoire, > Considerant !) Que I'egalite est un des (lois grands principes dc la Republique Francaise ; qu'il doit, en consequence, recevoir une application immediale, D Decretc : D Tous les anciens litres de noblesse sont abolis; les qiialificatiniis qui s'y rattachaient sont intcrditcs; dies ne peuvcnf eti'c prises publique~ mcnt ni figurer dans un actc public quolconque. - liCS membrcs du Gouvernement Provisoire de la Ropublique Francaise. " Paris , le 29 fevrier ] 8 48. .. Quoi que Ton puisse penscr de la valour de la noblesse, il n'etait I. 11 162 UNE AXNKE DE REVOLUTION. J'ai recu la visile de AI. dc Lamarlinc, qui evidem- ment estvenu, a Finvilalion et siir les instances de ses collegues, pour voir s'il ne pourrait pas obte- nir, par mon enlremise, du gouvernement de Sa Majesle, quelque demonstration exterieure qui lui servit d'appui. Je lui ai explique que, autant que je pouvais le sa- voir, le gouvernement de Sa Majeste etait lout dispose a donner tout I'appui qui etait en son pouvoir aux louables efforts du Gouvernement Provisoire pour le maintien de I'ordre. J'ai exprime ensuite a M. de Lamar- tine la conviction oil j'etais, que les principes generaux du gouvernement britannique recevraient leur applica- tion des qu'il y aurait en France un organe reconnu de la volonte nationale; mais j'ai ajoute qu'il etait ab- solument contraire a tout precedent d'accrediter un ambassadeur aupres d'un gouvernement qui recon- naissait n'etre que provisoire. En meme temps , je I'ai assure que je desirais pouvoir, dans des communi- cations non officielles avec lui, etablir personnellement gucre dans les attributions d'un gouvernement purempnt provisoire d'abo- lir des tilrcs qui s'etaient identifies avec les gloires de la France, quel- ques-uns dcpuis Ic temps des croisades, d'autres depuis Ics trioinphes niccnts de renipirc. M. (le Laiiiartine, en cffct, ilit dans son livre que ce decret, abo'.is- sant tons les titres, nc fut jamais soumis an Gouvernement Provisoire, ni approuvc par iiii, ct que lui-meme en cut pour la premiere fois con- naissance en le voyanl dans le Monikuv, CONVERSATION AVEC LAMARTINE. 163 les bases de ccltc bonne entente qui, je Tesperais, serait encore entiere et cordiale entre les deux pays. Lamartine m'a lemoigne la grande satisfaction que lui faisaient eprouver de tcls sentiments. II regrettait ce- pendant, non pour lui-meme, niais pour la grande cause de la paix et de Fordrc, dont les circonstanccs I'ont rendu le representant, qu'ils ne pussent recevoir immediatemenl une forme officielle. II m'a fail remar- quer que le peuple francais demande toujours quelque cbose d'apparent; que tout acte du gouvernement bri- tannique qui aurait pu elre rendu des a present public, et montrer, sans laisser aux gens mal disposes aucun moyen d'equivoquer, que la cooperation cordiale de I'Angleterre etait assuree, pourvu que la France ne fiit pas la premiere a corapromettre la paix , aurait etc du plus haut prix, et que toute demonstration de ce genre lui aurait donne beaucoup plus de force. « Vous pou- vez bien croire, >' a-t-il ajoute, « qu'il ne nous faut rien raoins que notre conscience et la ferme determi- nation qu'elle nous inspire de ne pas provoquer un aussi grand fleau que la guerre, pour resister de loutes nos forces a une mesure qui, par elle-meme, diminuerait beaucoup pour nous les difficultes du moment et nous rendrait tres-populaires; mais vous me connaissez, et ce ne sera pas moi qui ferai ce que je sais etre une mauvaise action. Dans la situation pre- sente du monde, nous ne pouions pas dire que nous ne serons pas forces a faire la guerre, mais nous ne la chercherons pas. " J'ai convaincu Lamartine (et il a ete Ires-raisonnable sur ce sujet) que le seul obstacle 11. 164 DNE A\\EE DE REVOLUTION. aux relations a nouei* entre les deux pays, elait la necessite, de notre part, d'observer una forme etablie, et qu'il n'y avail pas la moindre raison d'en supposer uri autre; qu'il ne pouvait y avoir aucune difficulte a ce qu'il apprit a ses collegues que je-Pavais per- sonnellement informe des sentiments exprimes par le premier ministre d'Angleterre a la Chambre des com- munes, ou fit de mes paroles I'usage qu'il lui con- viendrait. II etait libre de faire savoir, comme bon lui semblerait, au peuple sur lequel il exercait une si heureuse influence, qu'il avait de graves raisons de croire que le choix definitif, par la nation, d^une forme de gouvernement, quelle qu'elle put etre, pro- voquerait de notre part un desir plus vif de culliver les relations les plus amicales. Lamartiue a parte avec la plus entiere confiance du pouvoir croissant du Gouvernement, et de la certitude oil il etait de parvenir a maintenir la tranquillite inte- rieure. II etait possible, a-t-il dit , qu'il y eiat des demonstrations parlielles, faites par quelques fractions des classes ouvrieres, qui ne savent ce qu'elles veulent; mais, il en etait convaincu, elles ne seraient d'aucune importance. 2 mars J'ai saisi dernierement toules les occasions pos- sibles do recucillir des informations sur la marchc des M. MOLE EST APPELE. 165 evenenients qui onl procipite la calaslroplic finale. Cellc catastrophe meme ni'avait, pour h; moment, cmpeche de ra'etendre sur les details conlus qui m'ont lUe communiques depuis, rolalivcment aux dernicrs cliau'jements de minislere. Lorsque Ic Iloi envoya cherchcr, a la Chambre des Pairs, le comte Alole, ce dernier ne connaissait pas la demission de M. Guizot, et n'avait pas de renseignements precis sur le motif pour lequel il etait appele. II parail que le Roi com- mcnca par lui demander s'il avail appris ce qui s'elait passe. Sur la reponse negative du comte, le Roi lui dit : cc La garde nationale s'est prononcee; les Tui- leries auraient etc prises d'assaut avant quelques heures; il Aillait, a tout prix , eviter un second 10 aoiit. Jc sais que ce n'est pas vous demander une chose agreable que de vous inviter a prendre le pou- voir dans un pareil moment, mais je compte sur votre devouement, Je presume que vous avez votre cabinet tout pret? « Le comte Mole vit dans ces paroles une confirmation du bruit qui, alors, avait cours. On disait, en effet, qu'il avait intrigue pour supplantiuT M. Guizot. M. Mole repondit au Roi qu'il n'avait fait aucune demarche de cette nature; qu'il etait reste dans son coin, spectateur desinteresse des evene- ments; qu'il y avait assez longteraps, au mois d'aout dernier, s'entretenant avec M. Dufaure du systeme , dans leur conviction desastreux, suivi par les con- seillers de Sa Majeste, il avait trouve enfre lui et son interlocuteur un accord assez etroit pour lui faire croire qu'il pouvait compter, d'une maniere presque 166 UNE ANNEE DE REVOLUTION. certaine, sur son assistance et sur celle de ses amis; qu'il priait cepenUant le Roi de vouloir bien lui per- mettre de ne pas lui donner de reponse positive, avant d'avoir eu I'oceasion d'en deliberer avcc ces messieurs et quelques-uns de ses autres amis. « Ce n'est pas le moment de faire des conditions , dit le Roi, mais il y a une chose que je dois excepter d'une carte blanche generale; je ne veux pas avoir le ma- rechal Bugeaud a la tete de I'armee; I'armee doit etre , comme par le passe, reservee a mes fils, et le marechal Bugeaud n'y consentirait jamais. » Le comte Mole repondit que c'etait certainement son intention de proposer le marechal Bugeaud pour le departe- ment de la guerre, qu'il ne savait pas quelle pouvait etre la volontc du marechal, mais qu'il ne pouvait accepter, avec une telle restriction, la mission de former un ministere. « Revenez me voir, 55 lui dit alors le Roi , « des que vous aurez pris un parti. 55 Ce fut I'obeissance du ministere Guizot a ce ca- price du Roi, au sujct du marechal Bugeaud, cela est digne de remarque , qui priva la garnison de Paris de son commandement pendant les heures importantes qui venaient de s'ecouler. Le comte Alole fit appel a ses amis, M, de Rcmu- sat, M. Dufaure, M. Billault et autres, et ils convin- rent (pi'a tout hasard ils ne laisseraient pas le pays dopourvu de tout gouvernement dans un pareil mo- ment; mais ils lurent aussi tous d'avis qu'on aurait cu des chances beaucoup plus favorables, au milieu de I'agitation qui regn'ait, de retablir la confiance, en pla- M. M0L£ ET II THIERS. 107 cant a la tetc des affaires un homme comme M. Thiers, qui avail pris unc part si active a toutcs les cicrnieres discussions. Le comte Mole, en consequence, alia trouver M. Thiers clans la soiree , avec Fintention , d'abord , de le consulter, et ensuile de donner au Roi le conseil de faire appeler cet homme d'Etat, resolu, d'ailleurs, si le Roi ne voulait pas sc rendre a ce con- seil, a entreprendre alors lui-meme la fache ardue de diriger les affaires. La conversation entre M. Thiers et M. Mole parait avoir ete des plus cordiales; ni I'un ni I'autre ne se souciait de prendre le pouvoir, mais tous deux etaient decides, s'il le fallait absolument, a ne pas le refuser. M. Thiers admit que, en ce qui concernait les affaires de I'interieur, il exercerait pro- bablement plus d'influence que son collegue sur les esprits pour calmer I'agitation ; mais il objecta que, en depit de lui-meme, il entrainerait peut-etre le pays dans une guerre etrangere. Pendant que ces deux hommes d'Elat discutaient ainsi I'avenir, la malheu- reuse affaire qui devait leur oter le pouvoir de le pre- parer, se passait au ministere des affaires etrangeres. Lorsque le comte j\lole rentra chez lui , il trouva M. de Montalivet qui venait, de la part du Roi, cher- cher une reponse j M. de Montalivet I'informa en meme temps que, s'il n'acceptait pas la mission de constituer un cabinet, le Roi ferait appeler M, Thiers; le comte Mole resigna alors immediatement les pouvoirs qui lui avaient ete donncs. M. Thiers fut appele au milieu de la nuit. Lorsqu'il dit au Roi que s'il entreprenait la tache de former un ministere , c'etait seulement avec 168 UNE ANNEE DE REVOLUTIOM. I'infention de tirer Sa Majeste do la crise actuelle, et de se retirer ensuile, il parait que le Roi, sans impolitesse , raais tres-clairement, lui donna a com- prendre qu'en posant une limite eventuelle a la duree de ses services, il n'otait absolument rien a la satis- faction avec laquelle ils etaient, pour le moment, acceptes. Le grand malheur etait, qu'il n'y avait pas un seul homnie public en France qui continual a accorder la moindre confiance au Roi. M. ***, un des nouveaux ministres, fut charge d'apaiserle peuple en annoncant la constitution d'un nouveau ministere et des reformes populaires. Dans le quartier de la ville oil il etait personnellement connu , tandis que la popu- lation demoiissait les barricades, quelques-uns ajou- taient : « Vous verrez, monsieur; le vieux bonliomme I'ous trompera, comme il a trompe tons ceux qui ont eu affaire a lui. » L'obstination et I'aveuglement du Roi, meme dans cette crise, detruisirent tontes les chances qui auraient encore pu lui rester. Une heure et demie fut perdue, qnand les moments etaient si precieux, avant qu'on piat lui persuader de consentir a la dissolution immediate de la Chambre. Pendant ce temps , il se retira plus d'une fois dans un appartement voisin, afin , comme le supposent les ministres du matin, de se fortifier dans sa resistance par les conseils de I'homme qui, par erreur et sans le saioir, etait I'auteur de tout le mal , et qui se trouvait encore au j)alais, bien qu'il eut cesse d'etre le conseiiler rcsponsable. Lorsque, deux heures plustard, les affaires etaient OPIXIOXS KCOXOMIQUKS DU PAYS. 169 devenues beaucoiip plus menacantes, la question dc rabdicalion fut agitee. Je ne crois pas qu'il soil neces- saire, et il sorait ccrtainoment penible, d'cnlrer dans aucun dcs details liuniilianls dont j'ai ele informe de- puis que pour la premiere fois j'ai rapporte ce fait, et, pour plusieurs raisons, je serais Hiche de m'etendre sur des anecdotes de cc genre , qui ne peuvent avoir niainlenant aucune importance politique. 3 mars. II y a une question que nousdevons, a monavis, nous garder de recommander prematurement a I'atten- tion de la Uepublique, c'est la liberie du commerce. Elle viendra avec le temps, je le suppose, a mesure que les interets internationaux provoqueront naturelle- mentdes relations commerciales plus etendues, pourvu que la tendance de la revolution soit de fortifier I'al- liance entre les deux pays; mais, dans ce moment, rien n'est aussi impopulaire en France que le nom meme du libre echange, Toutes les difficultes du gou- vernement, quant a present, naissent des pretentions qu'elevent les classes ouvrieres a etre protegees de toutes les facons , et particulierement contre la concurr rence etrangere. J'ai sonde Laraartine ; j'ai au moins insinue qu'avant les derniers evenements il s'etait fait connaitre tres-favorablement a plusieurs classes en Angleterre par le discours qu'il avait prononce 170 UNE ANNEE DE REVOLUTION. a Marseille sur la liberie du commerce. J'ai vu tout de suite qu'il evitait le sujet, et nous avons passe a des affaires d'un interet plus pressant. Nous gate- rons tout si, dans ce moment, nous paraissons vou- loir ' vendre nos sympathies, s Aucun gouvernement en France ne pourrait encore faire un pas dans cette direction. 3 mars. Nous avons enfin des nouvelles authentiques plus recentes de I'evasion de la duchesse de Montpensier. J'en ai appris beaucoup de details de M. de Lamartine lui-meme '. II parait que la duchesse, apres avoir pris, on le pensait du moins, les moyens de garantir la se- curifc de son voyage, partit pour Eu avec le general Thierry, aide de camp de son mari , dans I'espoir d'y renconlrcr le due; mais les projets du reste de la fa- mille royale ayant etc modifies par divcrses circon- stances, ils ne trouverent persoime au chateau; un jeune diplomate, en conge dans le voisinage, M. Es- lancclin -, se joignit a Tescorle de la duchesse , et Son Altcssc Royale rcpartit pour Abbeville. Quand elle ' D'aiilrcs incidents m'ont ('•((• rapporlos par unc personnc beaucoup plus iuteressce au sort dc la duchesse. - Le nienie qui , plus tard , sc dislinyua par le role courageux qu'il Joua a I'Asscmblce Natiouule. EVASION t)E LA DUCHESSE DE MONTPENSIEIl. 171 arriva dans cellc ville, la populace prit un aspect menacant a la viie d'une voiliire de posle qui, di- sait-on, rcnfermait les princes en route pour TAngle- lerre. En vain M. Eslancelin lui assura que cette dame etait sa femme ct qu'il retournait a son poste diplomatique. La foulc insista pour faire ouvrir la portiere de la voiture, et M. Estancelin, pour evitcr d'y elre contraint, demanda a etre conduit clicz un republicain de ses amis qui dcmcurait dans ce quar- tier de la ville. II lui confia le nom de sa compa- gne, et cet homme cut la brutalite ou la timidite de refuser un asile a celle dont il craignait que la presence le compromit avcc ses amis. II ctait deja tout a fait nuit; cependant jl semblait n'y avoir d'autre ressource pour la princesse que de traverser la ville a pied, accompagnee du general, et d'at- tendre sur la route de Montreuil Tarrivee de la voi- ture de poste , que M. Estancelin devait alter chercher, lorsque les soupcons de la populace , qui rodait encore autour de la poste aux chevaux, seraient dissipes. Quiconque se rappelle Abbeville, du temps que Ton voyagcait en poste, ne pent oublier la longueur intermi- nable des rues tortueuses qui se trouvcnt enlre la poste . et la porte septentrionale. II parait que les detours de la ville ctaient aussi inconnus au general Thierry qu'a son illustre compagne, et pendant des heures enfieres ils se promenerent de long en large, sans guide et sans direction ; un vent violent leur fouetlait la pluie, la neige et le gresil sur le visage, car, I'o- ragc venant du nord-est, et la porte de Boulogne se 172 L'NE AX'XEI': DE RliVOLLTIOiV. Iroinant preciseraent de cc cote, ce n'elait qu'en raar- chant resolument conlre le vent qu'ils pouvaient espe- rer d'atteindre cette issue. On avait ferine les volets in- ferieurs de toules les maisons pour se garantir de la fureur des elements et de I'explosion non moins mena- canle des passions humaines, et il leur etait impossible de demander leur chemin. Une fois , leur attention fut attiree par une lumiere brillante qui s'echappait de quelques fenetres ; mais ils I'eviterent bientot lorsqu'ils s'apercnrent qu'elle venait d'uu cabaret plein de monde oil i'on chantait la Alarseillaise. lis manquerent la porte principale et chercherent a s'echapper par unepoterne laterale; mais, au lieu de la rencontrer, ils se trouverent embourbes dans une es- pece de fondriere, oil les pieds delicals de la pauvre duchesse furent tout d'abord depouilles de leurs chaussures. Elle errait dans ce bourbier a la recherche de ses souliers, et, a chaque instant, elle y enfoncait jusqu'a la cheville, jusqu'au moment oil les fugitifs furent providentiellement retrouves par un inconnu, ami de AI. Estancelin, envoye a leur rencontre; il con- duisit la princesse jusqu'a un hangar sur la route royale, oii ils altendirent la voiture, et ils purent con- tinuer leur voyage. Au milieu de toutes ces fatigues, de ces souffrances et d(! ces dangers, tons s'accordent a dire que la du- chesse a montre beaucoup de bonne humeur et de courage '. ' ,lr lie mn rappcllc; pas (]u'a r(''[K)(|iic oil M. tie Lariiarline nic racDiila ces fails, il ait iiu'iilioniu' raiicrilolc ([ui (errniim son rc-cit dans MAXIFKSTE 1)E I.AMARTINE. 173 3 mars. Lamartinc m'a dil ce matin qu'il voiilait me com- muniquer la substance de son manifesle aux puissances europeennes , inanifestc discute liicr dans Ic conscil provisoire et qui serait public dans deux ou Irois jours. Je connaissais bien, m'a-t-il dit, le sentiment qui avail domine en France pendant les (rente dernieres an- nees a I'cgard des traites de 1815, vers lesquels I'o- pinion publique ne pouvait reporter son souvenir sans une profonde humiliation. 11 aurait voulu n'en rien dire du tout, mais cela lui paraissait imj)Ossible. 11 serait oblige de faire allusion a la maniere dont ils avaient ete violes par d'autres puissances, selon leurs I'ouvrage public par lui quelqiics mois plus taid. Lorsquc Ic fjeneral Thierry, dit-il, faisait remarquer fout ce que la fatigue de ces aven- fures avait de pcnible pour une persoune conimc die, la duchesse repon- dit : « Ell bien, j'aiine mieux ces aventurcs que la monotoiiie de la table ronde de travail dans les salons cliauds et somptucux des Tuilcries. i Si je fais ici allusion a cette anecdote, c'est pour dire que certainement la duchesse n'a pas du se servir de ces expressions dans un pareil moment, lorsque tous les habitues de cette table ctaicnt disperses et en danger. Probablement M. de Lamartine n'en a ele informe que de seconde ou de troisieme main, ct si ces paroles avaient etc prononcees, dans un moment de gaicle naturelle et pardounable a seize ans, il semble peu probable que le general Thierry les ei!it repetees de maniere qu'elles pussent devenir publiqucs ct exciter des sentiments penibles parmi ceux que le malheur rend aujourd'hui plus chcrs que jamais. II est tres- naturel de penser que cette phrase a pu etre ajoutee par une pcrsonnc informee de tout ce que le decorum de ces soirees de reception avait de fatigant pour une princesse peu habituce peut-etre, autrefois, a tirer I'aiguille, et qui n'avait d'aufrc ressource que la conversation dans une angue qu'clle ne connaissait qu'imparfaitement, qu'elle parlait encore 174 UNE ANNEE DE REVOLUTION. convenances, et par consequent de nier que la France fut encore obligee en droit de les observer j mais en protestant de la sorte il declarerait que la France etait disposee a accepter comrae un grand fait — comme point de depart — a niaintenir slrictement les arran- gements territoriaux acluels, a admeltre le principe qu'ils ne pourraient etre modifies sans une negocia- tion prealable et sans le consentement de toutes les parties contractantes. Je me suis contente de faire observer a cet egard, queje ne pouvais naturellement pas prononcer d'opi- nion sur les exigences de sa position. J'aurais beau- coup mieux aime qu'on se fut abstenu d'une telle allu- sion aux traites, principalement en vue de I'effet qu'elle devait produire ailleurs. Lamarline m'a assure que cette allusion etait ac- avec difficulte et dans laquelle on s'adressait rarement a elle, pour une princesse aussi accoutumee u la compagnie de sa mere, qui, plus que personne, lorsqu'elle le voulait, savait apporter dans les relalions so- ciales un cbarine parliculier a toutes les princesses de cette maison royale. Depuis ce temps les annees sc sont ccoulees, et le souvenir do cette table rondc dcs Tuileiies s'effacc tous les jours de la memoire de ses plus jeunes habitues, disposes pent- etre u trouver ennuyeux I'isolement qui regnait autour d'elle. lis I'oublient aussi, ces clrangcrs groupes a I'entour daus ces soirees oil ils etaieut rccus par I'illuslre dame qui les prcsidait avec une grace pleine de bonte qui lui etait propre. Les annees conti- nucnt il s'ecouler, et les princes de la maison d'Orleaus, qui dans leur jeunesse avaient rivalisd de zele pourlc service de leur pays, sont forces de passer les plus belles annees de leur vie dans I'exil et I'inaction ! La modcsle resignation avec laquelle ils supporlent leur triste sort, le soin (ju'ils semi)lent uuittrc ii delourncr I'attenlion pubiique , sont dignes du respect et de la sympathie dont ils leur concilient, de la part de tous, le silencieux boinmage. ()PI.\IO\ SLR LES TRAITES I)K.1815, 175 compagnee dcs piolcslalions Ics plus sorieuses el les plus sinceres du desir de raainlenir la paix. II a ajoute que, sur cc point, il n'y avail aucun desaccord enlre ]ui et ses collegucs , et que tous elaient dans la lerme resolution d'eviter toutc cliaucc dc guerre. J'ai dit cnsuilc a Laniartine que FAugleterre me seniblait eprouver quelque inquietude, uon pas tant sur Ic caractere politique de la revolution, acceptee franchement comme une question dont la France etait le seul juge, que sur ses tendances sociales. II devait savoir que, dans un pays comme I'Angleterre, dont les interets compliques etaient maintenus en equilibre par la securite qu'inspirait la protection accordee aux ca- pitaux etaleur libre emploi, plus d'une personne crai- gnait beaucoup de voir meltre en pratique quelques- unes des doctrines autrefois professees par un de ses collegues acluels (Louis Blanc). Lamartine a repondu qu'il regrettait certainement la presence de Louis Blanc dans I'administration, mais que I'election des membres du gouverneraent n'avait pas ete faite de maniere a assurer de tres-bons choix, et que parmi eux il etait moins dangereux qu'il ne le serait ailleurs. Quant a la question en elle-meme, il a pretendu que les vrais communistes , parmi les classes ouvrieres , c'est-a-dire les hommes hostiles a la propriete, n'etaient pas formidables par leur nombre, bien que, grace a leur union , ils eussent ete bien pres de rcussir dans un coup de main; beaucoup d'entre eux ne sa- vaient pas ce qu'ils voulaient, ni quelles mesures adopter. D'un autre cote , une grande partie des ou- 176 UNE ANNEE DE REVOLUTION. vriers etaienl reellement a plaindre ; ils souffraicnt Iranquillement; ils rnerilaient quelque menagemenl. II etait heureux de penser que les maitres elaient dis- poses a les trailer liberalement, et que les arrange- ments relatifs a la reduction des heures de travail, de onze a dix, seraient pris d'un commun accord. Quant a un reglement pour cc qu'on appelait orfjanisalion da travail , il avait positivement refuse de preter son nom a une pareille absurdite, et le reglement avait etc retire. Lamartine semblait considerer la commission qui siegeait au Luxembourg comme une soupape de siirele utile pour laisser echapper toute I'efferves- cence que provoquait cette question, et pensait que, quand on en viendrait a discuter de pareils projets, leur absurdite intrinseque serait leur meilleur cor- rectif. Dans les premiers jours de la revolution, lorsque Louis Blanc n'ctait que secretaire du Gouvernement Provisoire, il avait trop de bon sens pour ne pas voir la puerilite de ses theories poussees a I'exces, et il n'a eu jusqu'a present d'autre but , en les meltant en avant, que de miner, dans les classes ouvrieres, la po- pularite de ceux dont il est dcvenu le collegue. Lors- que, pour la premiere fois, une deputation tumul- tueuse, reclamant le droit au travail et Vouvrage assure, est arrivee a I'hotel de ville , Louis Blanc a essaye lui- meme de lui faire entendre raison. « Eh bien , 55 dit-il avec un calme parfait, «vous etes ouvriers? — Oui, Monsieur, •>■> repondil le j)reniier ciloyen, « jo le suis, nous le sommes tous. » — « Venez done : vous en savez LOUIS BLAX'C. 177 plus quo nous ; mcUez-vous a cole do nous el ecrivcz conimont ca sc fora. 5> L'hommo, deconcerfe, s'est gralte la lele. « Mais dame! c'esl (juo jc no sais pas ecrire. — N'imporlo, jo ferai lo secretaire. Diclez; comment voule»-ious que cola so lasso ?» « 1" Ouirage assure pour loul le mondo.» — u Bien, c'est ecril. « « 2° Que I'ouvrage soil paye. " — « Bien ! » « 3" (line longue pause.) « Alais comment assurer oa?« « Mais... mais, c'est que je n'en sais rien ! " La- dessus, lous sesamis el compagnons parlirenl d'un eclat de rire, el Louis Blanc profita do ce moment favorable pour ajouter : «Vous voyez, mesamis, il faut quelque deliberation pour arranger tout cela. Maintenez la paix et I'ordre, qui sont la meilleure securite pour le travail, et pour le reste , rapportez-vous-en a nous, qui avons vos interets a coBur. » Sur quoi ils se disper- serent tous de bonne humour. Lamartine, bier, dans une conversation, a montre quelque anxicte sur le sort du Roi. Coci m'a amone a parlor de la situation future de la famille royale , spe- cialemenl en ce qui touclio ses biens. M. do Lamarline a dit aussitot qu'il elait bion aise d'avoir cello occasion pour m'assurer que, bien que dans le premier moment d'exasperation il oiit elo question de confiscation, il n'existait reellement aucune intention somblable a regard de la propridte privee des membres de la fa- mille royale ; que tout avail ete sequestre pour Ic moment, avec I'intention de recherchersoigneusement ce qu'on pourrait considerer comme appartonaut a I. 13 178 UNE AW'EE DE REVOLUTIOX. I'Etaf, mais que le gouverncment elait determine a respecler religieiisement le droit de propriete privee, et a ne faire a I'egard des princes aucune exception a cette loi inviolable. 4 mars. Les funerailles des personnes qui ont perdu la vie dans la derniere revolution ont eu lieu ce matin. L'ordre le plus parfait a regne, et une foule immense remplis- sait tout Fespace qui s'etend entre la Madeleine et la colonne de Juillet, par oii le cortege a defile. Comme c'est I'habitude a Paris lorsqu'il y a quelque chose a voir, cctoutes les rues elaient pavees de teles et les murs bordes de figures; » en un mot, la plupart des speclateurs ont regarde cette ccremonie comme ils auraient considere tout autre spectacle, et les femmes en toilette se tenaient aux fenetres pour voir et elre vues ; mais, comme il y a prosque toujours ici un inci- dent risible dans chaque demonstration , quelque se- rieuse qu'clle soit, deux personnes du beau scxe, d'un caractere douteux, habillees de blanc, en tricots cou- leur de chair, parees de vcrls feuillages, montees sur des cheuaux blancs, ont cherche a se joindre au cortege, probablcment inspirecs par quclques vagues souvenirs 'de la premiere revolution, que leur education ne leur 4ivait pas rendus tres-clairs, et dans la pensee de «e faire accepter comme des copies de la deessc de EXTKURI-AIEXT DRS MORTS. 179 la Raison ; mais Ic maidc dcs cen'monics di; la Repn- bliquc' hesitant sur la place qu'il dcvait donncr a ccs etrangcs plcurcuscs , iin des spectateurs s'cst eerie : « La Republiqiic exigc surtoiit que Ics femmes soient jolies, et conimc lous efes toiifes les deux diablement laides, allcz-vous-en. >? II nc parait pas qu'il y ait eu le moindrc enlhou- siasme, et aucun des rapports rceus des consuls, que j'avais charges de communiquer avec moi, ne m'au- torise a croire que ce sentiment se soil manifesle d'unc maniere bien energiqne dans aucune partie du pays. En rncme temps, tons les partis coutinucnt a se rallier cordialement autour du Gouvernement Provisoire, et, d'aucim cote, on ne pent apercevoir, quant a present, la moindre disposition a reporter sa pensee vers un des membres de la maison d'Orlcans. J'cspere seule- ment que les legitimistcs , qui se sont trcs-bien com- porles jusqn'ici, ne se laisseront pas Iromper parl'eloi- gnement qu'inspire universelleraent ce que Ton vient de mettre de cote, et par rindifTerence avec laquelle on parait accueillir ce qui doit probablement le rem- placer. Si malheureusement ils se pcrsuadaient que le champ l.eur est ouvert, et s'ils conimcncaient leurs intrigues, je suis convaincu que la deeouverte de telles menees donnerait I'ascendant au parti violent parmi les republicains maintenant au pouvoir, et conduirait au desordre. Je suis loin de croire cependant que si le due de Rordeaux avait ele eleve en Angleterre et dans 1 Cettc foiiclion est indiqiu-e ainsi dans le programme : • Le mailre des ceremonies des pompes funeLres. » 12. 180 UiVE AXNEE DE REVOLUTION. des principes constitulionnels, il n'aurait pas eu peut- etre une chance avec TAssemblee Nationale. Au point oil en sont les choses, il me semble que son droit, pour le moment, est tout a fait hors de question. G mars. Nous avons le manifeste de Lamartinc. La premiere observation qui s'offre a chacun, c'est qu'il presente plutot le caractere d'un rapport ou d'un discours que la gravite qui convient a un document d'Etat ; la se- conde , c'est qu'il eut mieux valu que ce ne fut pas du tout un manifeste. Si c'eijt ete simplement une circu- laire aux differentes cours , certains defauts dans le ton general auraient rencontre plusd'indulgence que proba- blement, je le crains, ils n'en obtiendront maintenant que par une publicite prematuree ils prennent encore davantage la forme d'une menace. Soit que Ton consi- derc le style de cette production ou Ics idees qu'elle ren- ferme, on en doit, je crois, rendrc responsable la po- sition extremeraent difficile de Lamartinc, plutot que son caractere. 11 a deja fallu tr.omper tant d'absurdes esperances , qu'il est peut-etre uecessaire d'offrir a I'impalience publique la pature de quelqucs phrases sonores. Ccpendant, tout en conscrvant une grandc admiration pour les nombreuses ct rares qualites qu'il deploic,dans la position qu'il occupc, j'avoue quej'au- rais cu plus de confiance dans le succes de la lultc MEXEES RELATIVES AUX ELECTIONS. 181 engagee par liii conlre les difficultcs compliquees dont il est cnloure, si, dans I'affaire du nianilcsle, il avait monlrc plus do jugcnient. Certaincmcnl, on y Irouve beaucoup do noblesse dans les sentiments et beaucoup d'eclal dans les expressions ; mais la courte circulaire qui avait precede mc serablait parfaite pour le ton, et c'elail, u nion avis, tout ce qu'on pouvait demander a un gouverncnient provisoire. Le Monileur de ce malin contient, an sujel des elec- tions, une nouvelle ordonnancc qui determine le mode adople j)our recueillir les votes. Dans quelques jours, je serai plus a meme de.me former une opinion cxacle sur relTet que doit produire cette maniere de voter par bulletins do liste pour tout un departement. II semble tout d'abord que ce precede est le meilleur, pourvu que les elections soient libres , car il parait le plus propre a provoquer la no?iiinalion d'bomraes de quelque reputation locale, personnelle et politique; mais si ces elections avaient lieu sous I'influence de la terreur, alors , bien enlendu, les listes, arrangees d'avance par le parti violent, seraient imposees aux electeurs. Toutes les nouvelles qui viennent des pro- vinces s'accordent sur ce point, que I'opinion reelle du pays n'est pas en faveur de la democratic extreme. Paris, le 4 mars. « Dans sa seance d'bier soir, 4 mars, le Gouverne- menl Provisoire de la Republique a fixe la convocation des assemblies electorales au 9 avril procbain, ct 182 VNE AXNEK DE REVOLUTIOX. hi reunion de rAssemblec Nationale conslituanle au 20 airil. U a, dans la meme seance, adople pour prin- cipes generaux du decret qui la elre rendu : » 1° Que TAssemblce \ationalc decrelerait la Con- stitution; » 2" Que I'election aurait pour base la population; » 3" Que les representants du peuple seraient au nombre de neuf cents; 55 4" Que le suffrage serait direct et universel sans aucune condition de cens; 55 5° Que tous les Francais ages de vingt et un ans seraient electeurs, et que tous les Francais ages de vingt-cinq ans seraient eligibles; » G° Que le scrutin serait secret. )5 REPUBLIQLE FRAXCAISE. LIBEIITE, EGALITE, FRATERXITE. 6 mars. « Le Gouvernement Provisoire de la Republique, voulant remeltre le plus lot possible aux mains d'un gouvernement definitif les pouvoirs qu'il exerce dans I'inlerct et par le commandemcnt du peuple; 55 Decrete : y> Art. 1. Les assemblees electorales de canton sont convo(juees au 5) avril procbaiii pour elire les repre- DMCRET RKLATIF M\ ELECTIOXS. 183 senlants du peiiple a r.\sscmblce nalionale, qui doit decrelcr la Conslilulion, " Arl. !2. L'eh'ction aura pour base la populalion. " Art. 3. he nombrc total des reprcsentants du peuple sera de neuf cents, y compris I'Algerie et les colonies francaises. » Art.^4. lis seront rcparlis enlre les deparleraents, dans la proportion indiquee au tableau ci-joint. 5' Art. 5. Le suffrage sera direct et universel. n Art. 6. Sent elecleurs tons les Francais ages devingt et un ans, residant dans la commune depuis six mois, et non judiciairement prives ou suspendus de I'exercice des droits civiques. " Art. 8. Le scrutin sera secret. V Art. 9. Tons les electeurs voteront au cbef-lieu de leur canton par scrutin de liste; chaque bulletin contiendra autant de noms qu'il y aura de reprcsen- tants a elire dans le departenient. 5) Le depouillcment des suffrages se fera au chef- lieu de canton et le recenseraent au departement. w Xul ne pourra etre nomme representant du peuple s'il ne reunit pas deux niille suffrages. « Art. 10. Cbaque representant du peuple recevra une indemnite de 25 francs par jour, pendant la du- ree de la session. " Art. 11. Une instruction du Gouvernement Provi- soire roglera les details d'execution du present decret. " .Art. 12. L'Assemblee \afionale constituante s'ou- vrira le 20 avril. 35 Art. 13. Le present decret sera immediatement en- 184 UNE ANXEE DE RKVOLLTION. voye dans les uepartemenls , el public et afllche dans toutes les communes de la Republique. « Fait a Paris en conseil de gouuernement, le 5 mars 1838. Les membrcs du Gouvernemenl Provisoire : Ar- mand Marrast, Garnier-Pages, i\rago, Albert, Marie, Cremieux, Dupont (de I'Eure), Louis Blanc, Ledru- Rollin, Flocon , Lamartine. Le secretaire gejicral du Gouvernement Provisoire : Pagnerre. " Encore quelqucs mots, d'apres une nouvelle coni- paraison de renseignemenis pris a differentes sources, an sujet de I'ordre qui fut dounc aux troupes d'aban- donner la lutte le 24 fevrier. La collision dont j'ai parte et que j'ai representee comme imminente, n'aurait pas ete chercbee volontairement par les troupes ; I'armee et la multitude etaient en presence ; d'admirables dispo- sitions mililaires avaient ete prises par le marechal Bugeaud ; la position offrait la plus grande facilite pour I'emploi du canon, et, quelque desaffection qui ait pu alors exister, ca et la, parmi les troupes, il n'y a pas de doute que, dans le premier moment, on aurait inflige a la populace un chatiment severe et capable de servir d'exemple. La situation du gouvernement I'obligeait done, ou a donner les ordres qui auraient amene cctte collision, ou a prendre sur lui de metlre fin a la lutte. En meme temps I'opinion que les troupes etaient mecontentes du service auquel on les obligeait n'etait pas depourvuc de fondement. Pendant les dernieres quarante-huit licurcs , divers corps avaient ete laisses HKTRAITK nrS TROLTES. 185 SOUS les armcs, dans difforcnls quarliers de Paris, sans qii'on Icur transmit aucim ordre. Ces soldats avaienl etc constammcnt exposes aux railleries et aiix cajo- leries de la populace; les oiTiciers, dans plusieurs cas, avaient oublie leur devoir au |)oint de se plaindre aux spectateurs de la cruelle position ou ils se Irou- vaicnt. Des maitli dans Tapres-midi , lorsque les bandes organisees etaient peu nombreuses , un mon- sieur anglais a ete temoin d'une tentative faite pour bruler un petit corps de garde. Les troupes ont recu I'ordre d'appreter les amies , lorsque la populace s'est ecriee : a live la ligne! n'assassinez pas vos frercs!» Cette personnc a vu les soldats mettre Tarme au bras de leur propre mouvement et sans en avoir recu I'ordre. Quoique ceci ait pu etre une des causes de la deieiiiii'-^^tion prise par le gouvernement, il me semble toujours cependant que ceux qui etaient au pouvoir le jeudi matin ont commis une grande faute. En sup- posant qu'ils aient eu raison , alors, de mettre fin a la lutle, la retraitc des troupes aurait du etre simplemenl operee sur un ordre militaire, execute sans bruit, et non pas accompagnee d'une proclamation au peuple. II aurait suffi de lui dire que la cause du conflit n'exis- tait plus; que les ministres impopulaires etaient reni- places par ceux qui avaienl toujours defendu les libertcs du pays. Si ce sage parti n'a pas ete suivi, la faute en est attribuee par quelques-uns a I'iniprudence de ceux des ministres qui etaient sur les lieux ; M. Thiers est reste avec le Roi. Quant aux ministres du matin , il pent nous paraitre facile de trouvcr beaucoup a bla- 186 UNE ANNEE DE, REVOLUTION. mer dans la coiiduite d'hommes qui elaient aj)pcles a la deiniere exlremilc, comme le sont quelquefois de nouveaux medecins quand tons les aulres desesperent du nialade, et qui, dans celle circonslancc, out Irouve la seule chance de sahit delruite, plulot par le traile- ment qui avail precede, que par relTct de la maladie elle-meme. Si cette armee des boulevards, au lieu d'etre dirigee vers sa caserne dans une sorte de disgrace, avait ete envoyeG,couime renfort, a la garnison desTuileries, oil se trouvaient au inoins quatre niilie liommes qui n'avaient pas encore ele en contact avec le peuple, si ces troupes fraiches avaient ete placees en tete pour garder toules les approches desTuileries, si les autres, laissees a I'arriere - garde ^ leur avaient prele I'appui moral de leur nombre, peut-elre a la verite le resultat final n'aurait pas ete different; cependant,la siirele per- sonnelle du Roi etant ainsi garantie, je suis convaincu que nous n'aurions pas eu le pitoyable spectacle d'un gouvernement desertant ses plus imperieux devoirs, et de toute autorite reguliere abaissee par la turbulence . passionnee de la populace. II ne serait pas juste de faire toniber sur personne un blame particulier, car tclfut renchainement fatal de circonstancescontraires, que nul ne saurait dire le moment precis oil la repu- tation des hommcs qui ont pris part a ces evenements aurait pu elre sauvee par quelque acte heroique de devouement; niais, bien que des scenes pareilles a celles (jui out desole la capitale jeudi dernier, aient pu quelquefois avoir lieu dans le'desordre de la nuit, je ne crois pas que, dans riiisloire du monde , la lu- LKS Ol'VRIERS AXGLAIS AL HAVRK. 187 miere du jour ait jamais cclairc une fuife si pen digne^ si on en examine tons les Irisles details. 6 mars. J'ai recu ce raatin de AI. Feadierstonehaugli, consul de Sa Majeste au Hairc, une leltre relative a I'expul- sion brutalc de quelques ouvriers anglais. Quoique M. Featherstonehaugh m'ait exprime I'in- tention de faire lous ses efforts pour conjurer ]e mal avant de reclamer mon intervention aupres du Gouvernement Provisoire, j'ai cru toutefois les faits rapporles dans cetle lettre si serieux et si pressants, que je suis alle tout de suite chez AI. de Lamartinej j'ai appele son attention non-seulement sur la brutalite et riuhumanite.de ces procedes a I'egarddes individus, mais sur le danger imminent qui doit en resulter pour les relations internationales , qui, si la eonnais- sance de ces faits parvenait en Angletcrre, seraient gravement menacces, et sur I'eloignement qu'ils ne peuvent manquer d'cxciler pour le gouvernement ac- tuel de la France. AI. de Lamartine a lemoigne le plus vif chagrin de ce qui etait arrive, et qui, a-t-il dit, ne pouvait elre trop energiquement qualifie ; il esperait cependant, a-l-il ajoute, que les Anglais n'y verraient qu'une querelle locale entrc des ouvriers, on Ton ne pouvait apercevoir aucun caractere national; il etait impossible au gouvernement, eu egard a la collision qui avail eu lieu si recemment entre le peuple et les 1S8 IKE aXKKK DE REVOLUTION. troupes, d'essayer, au moins pour le moment, de maintenir I'ordre par le moyeii de ces dernieres. II ni'a demandc de lui laisser la lettre du consul au com- missaire de Rouen , ecrite en francais , et a constate les circonstances de I'afTaire, qu'il se proposait de porter immediateraent devant le Gouvernement Provi- soire , a Fholel de ville. En meme temps il m'a assure qu'il me promettait immediatement, au noni du gou- vernement, d'accorder I'indemnite la pltis liberale a tous ces pauvres gens, pour toutes les pertes qu'ils auraient essuyees par suite de leur expulsion, et qu'il onverrait de nouvelles autorites a Rouen pour pre- venir la repetition de pareilles scenes. FLlTi: I)L HOI. 189 CHAPITRK CIXQL'IKME. On apprcnd quo le Uoi est en surelc. — Delails sur son evasion. — Son manque (le (lijinile persoiinelle. — Sa bonle. — Les mariaiijes cspagnols. — Etat NE ANNKF!: DE REVOLIJTIOX. famille royale des ressources immediales, j'etais frop convaincu que, de toules les difficiilfes dont le Gou- vernement est assie^e , les difficulles financieres sont dans re moment les plus dangereuscs, pour me croire en droit d'insister. 9 murs. Dans ma derniere cntrevue avec M. de Lamartine, je suis encore revenu sur la circulaire qu'il avail adressee aux agents diplomatiques en residence dans les differenles cours. J'etais sur, lui ai-je dit, qu'il recon- naitrait toute la bonne volonte qu'on avait mise a faire la part aux difficultes de sa position, Lorsqu'il m'avait d'abord instruit de la necessite ou il se trouverait de soutenir que la France considerait les traites de 1815 comme n'existant plus de droit, j'avais aussitot ex- prime le regret personnel qu'il se crut oblige a faire une pareille demarche , et ma crainte qu'elle ne pro- duisit un mauvais effet aupres de certains gouverne- ments. II avait alors termine la communication en me donnant I'assurance positive , non-seulemcnt en ce qui le concernait , mais aussi de la part de ses coUegues (qui pouvaient s'ecarter de son opinion quant a I'ener- gie a donner au manifeste) , qu'ils etaient bien decides a ne commcttrc aucun acte agressif conlre le regle- ment territorial sanclionno par ces traites. M. de La- martine m'a intcrrompu tout dc suite pour me confir- CIRCULAIRE AUX AGFATS DIPLOMATIQUES. 203 mer celte proniesso en son nom et an nom dc ses collogues. II m'a assure qu'il clait impossil)le, dans la situation oil se trouvait le Gouvcinement Provisoire, de ne pas employer, a'l'egard des trailes, quelques ex- pressions en harmonie avec ce qui a ele, depuis long- temps, le sentiment unanime de la France. Je lui ai rappele qu'on paraissait, en Angleterre, tout dispose a croire que, dans la pratique, le gouvernement franeais prendrait pour regie de conduite, comnie il I'avait an- nonce dans son manifeste, le maintien dc I'equilibre eu- ropeen tel qu'il existe aujourd'hui, mais qu'aucun prin- cipe, comme deja j'avais eu occasion de le lui dire dans une conversation precedente, n'etait aussi generalement elabli que celui-ci, a savoir : qu'une nation ne s'affran- chil pas des engagements que lui imposent les traites en changeant la forme de son gouvernement interieur. AI. de Lamartine a admis la parfaite exactitude de cette maxime, consideree comme principe general, mais il a ajoute quelques mots sur la violation si souvent repe- tee de ces traites par d'autres puissances plus inte- ressees a. les maintenir, et, comme j'en avais dit assez pour faire comprendre les sentiments que je cherchais a faire prevaloir aupres du gouvernement, je n'ai pas cru necessaire d'insister plus longtemps sur ce sujet. Le bruit elait fort accredite , ce matin , que la reunion de I'Assemblee et les elections qui doivent la preceder , allaienl etre ajournees. J'ai ecrit, en consequence, une lettre particuliere a Lamartine pour lui dire que, comme de raison , je n'avais pas la pretention d'emettre aucune opinion sur une ques- 204 U\E ANNEE DE UEVOLLTION. tion purement interieure, mais que, comme I'ajour- nement de lout gouvernement definitif relarderait le retablissement des relations officielles avec nous ou avec toute autre puissance europeenne, et rendrait notre position ici tres-embarrassante, j'esperais, si Ton avait I'intention de modifier les dispositions deja arrelees, obtenir de lui la permission de le voir avant que rien fut decide. Je savais qu'il aiait la meme opi- nion que moi, mais je pensais que celte demarche pourrait lui etre utile en lui fournissant un motif de plus de resister aux intrigues de quelques-uns de ses collegues qui desiraient un ajournement, craignant que le temps ne leur manquat pour travailler les provinces. A son retour de I'hotel de ville , M. de Lamartine m'a envoye une note pour m'avertir que rien n'etait change dans les mesures deja annoncees. Tout le monde parait appuyer les hommes charges du pou- voir; ils recoivent nolamment I'assistance la plus desinteressee de la part d'un grand nombre d'honnetes gens comme M. Mole, qui n'ont aucune sympathie pour la forme de gouvernement qu'on propose d'eta- blir; mais d'un autre cote ils^sont en butte a des intri- gues sans fin el de toute nature. L'armee est tres-mecontente, et le sera bien davan- lage lorsqu'elle saura que, seule dans la nation, elie est privee du droit d'avoir des voix dans I'Assemblee Nationah; ', doiil peuvenl eire membres meme des doMiesii([uos. ' Cc premier projef, nu siijot dc rarmec, fut abaadonnc pour d'excel- lentes ruisons. OPIXIOM DE LANGLETERRK SLR LA REVOLUTIOX. 205 On dit que, dans Ics papiers privcs do Louis - Philippe, on a Iroiive plusiciirs lellrcs dii prince dc .loinville, oii cc jcunc prince s'eleve Ires-liardinient conlre le sys(enio alors mis en pratique, el qui sonl pleines de sentiments liberaux el patriotiques. Une nombreuse deputation de commcrcants, etc., se montant a peu pres a quaire mille personnes, est allee trouver Ic Gouvcrnement Provisoire h I'Hotel de ville aujourd'hui; ils se plaignent d'etre completemenl mines. Jc ne sais pas quelle a ete la reponse. La nieilleure nouvelle pour la cause de I'ordre est que les clubs ont fait un grand bien; ils ont fait connaitre les communistes, qui, une fois descendus sur Ic terrain de la discussion, ont ete terriblcment malmenes et enfin tournes en derision. 10 mars. Depuis le moment oii nous avons recu la nouvelle satisfaisante que non-sculement la famille royale, mais le dernier des ministres refugies sur le sort desquels on conservait encore quelque inquietude, sont arrives a bon port en Angleterre , nous avons appris qu'une certaine impression y avail ete produite par les diffe- renls recils, — tons tres-fiivorables a celui qui raconle la part qu'il a prise dans ces evenements, — des causes qui, par leur combinaison, ont amene la catastrophe. Le renvoi du ministere Guizot est blame par quelques- 13" 106 UNE ANiVRE DK REVOLUTION. uns comme inopporliin , landis que d'aulrcs, ainsi qu'on le fait ici , n'y voient rien a criliqiicr, — si co n'est qu'il a ete dift'ere trop longtemps. S'il faut en croire le bruit general, W. Guizot a fait plusieurs tentatives pour prouuer que son eloignemenl etait la veritable cause de la chute de la nionarcliie. II n'y a pas de doute que le chanjjement force de conseil- lers, au milieu du tumulte populaire, n'ail porte un grand coup a I'autorite royalo , mais il faut considerer quel etait, jusqu'a ce moment, I'unique .objet du mouvement, — quel progres il avail fait alors, et quelle chance il restait de pouvoir lui resistor avec succes. Toute la question , comme tons les partis I'ont admis, doit porter sur I'attitude de la garde nationale. Les officiers qui avaient ete le plus consultes par la cour et le ministere avaient exprime la pensee qu'on pouvait se fier aux troupes pour agir conlre le people sans la garde nationale ; cependant ils ne se pronon- caient qu'avec hesitation, car c'etait la premiere fois, depuis la revolution de juillet, qu'on faisait cetfe expe- rience ; mais, quoique la discipline militaire et I'eian qui leur serait donne pussent leur faire traverser la premiere epreuve, tons doulaient qu'elles voulussenl agir contre la garde nationale. On remarquail surlout, dans la conduite du gouvernement envers la garde na- tionale, une irresolution extraordinaire, comme il a deja etc dit, et lorsqu'on I'appela pour la premiere fois, le mercredi nialin, la pliij^arl des balaillons ras- senjbh'S alors reeureut Ic j)remier mot de comman- dement aux cris de : « /I has (iuizol! » Quiconque n'a- LA GARDK XATIOXALE ET LA DV.VASTIE D'ORLEAXS. 207 vait pas passe Ics quolques seinaincs precedenles a Paris , ne pourrait se former une idee du def{re d'im- poj)ularile que ce niinis(rc aiait acciiinule sur sa lele. Ellc elait uiiiverselie. Elle eiivahissait Ics salons, les cafes et les rues. Ce torrent de liaine populairc, mon- lant continuellement, menacait d'iuonder les bancs niemes de la majorilc, et rinipefuosite en etait chaque jour alimentee par toute la presse, a une seule excep- tion pres. Vers les onze heures, le raercredi, dans la rue Lc- pelletier, les gardes nationaux de la 3* legion, apres. avoir crie « a bas Guizot! ^^ ^ s'interposerent entre la populace et les troupes, et ces dernieres se relirerent, pour un certain temps, dans leurs quartiers. Aussitot apres cette demonstration significative, les officiers superieurs de quelques-unes des legions appartenant a cette partie de la ville, escortes par un hataillon de la 3" legion, se rendirent aux Tuileries, et, par I'inter- mediaire du general Jacqueminot , commandant en chef, qui s'y trouvait present, fireut savoir au Hoi que la garde nalionale ne se battrait pas pour defendre le miuistere qui etait devenu odieux au peuple. Avant de pouvoir se former une opinion exacte sur la question de savoir si le Roi avait a choisir entre plusieurs partis, on doit se rappeler ce qu'etait la garde nalio- nale, et dans quelle situation elle se trouvait a I'egard de la monarchic de juillet. La garde uationale se com- posait precisement de la classe sans I'appui et le bon plaisir de laquelle I'avenement de la dynaslie d'Orleans eut etc une usurpation insoulcnable. Elle etait, en 208 UMK ANXKR I)E H KVOLLTIOM. realile, la seule barriere entre celle pseudo-monarchie et la democratie pure, el c'a ele unc des plus grandcs fautes poliliques commises par les brillanls orateurs et les habiles tacticiens qui formerent le dernier cabi- net de Louis-Philippe, d'avoir neglige et degoiite I'aristoeratie arraee dc la bourgeoisie, qui etait, en effet, devenue le troisieme pouvoir dans I'Klat, la Chambre des pairs elant tombee dans un discredit sans ressource depuis qu'ellc avait etc inondee des crea- tures du Roi. II etait certain que cette bourgeoisie .armee exercerait en dernier ressort, dans les rues, son pouvoir legislatif, et, quand ses edits ont ete traces avec la pointe de la baionnelte, le fantome de Louis XIV ae pouvait plus soustraire celui qu'elle avait choisi a la necessite de reconnailre qu'il etait sous sa depen- dance. C'etait peut-etre une conclusion naturelle du desappointemcnt uniuersel qu'il avait cause, que le roi- citoyen , apres avoir dementi son origine et manque a sa foi, tombat sur la place meme d'oii il etait sorli, etpar les mains de ceux qui I'avaient elevc. Cependant, a ce moment, il y avait encore une ressource, quelque peu degradante, mais nullement desesperee. Les respon- sabilites prevues par la Constitution I'avaient, jus- qu'alors, protege contre foute allaque directc; I'in- dignalion universelle du peuple s'etait, jusqu'alors, conccntree sur un autre pcrsonnage, et j'apprendrais avec une extreme surprise que le ministre qui avait, jusqu'a cc moment, laisse ignorer a son souverain la disposition bien connuc dc loute la classe moyenne re- presentee par la garde nationale — qui avail rcduit les CHUTE DE M. GUIZOT. 209 troupes, pendant f rente-six heures, a I'iaipuissance, en I'absence de tout ordre intelligible, ait pu affirniei- que s'il lui avait ete seulement perm is de rester au pou- voir , tout se serait bien passe , et que son renvoi avait cause lout le mal. L'homme auquel on attribue ce langage est peut- etre le seul au monde qui n'aurait pu , en parlaite sii- rete, etre temoin oculaire de la scene que Paris a offerte le mercredi de la revolution, dans I'apres-midi ; autre- ment il lui aurait ele facile de constater par lui-meme TefTet produit sur la population par la nouvelle que le ministere Guizot etait tombe. Aussitot que le bruit s'en fut repandu, on put voir les gens se serrer la main dans les rues, en signe de mutuelle felicitation ; les barricades furent rcnversees presque partout; la joie brillait sur tous les visages. Les fonds nionterent considerablement, — ce qui n'est pas un mauvaisindice, lorsque la hausse se manifeste en faveur d'un changement ; et ce n'elail pas la , qu'ou se le rappelle , la consequence de la fa- veur dont aurait ete personnellement I'objet le chef presume du nouveau ministere. Le comle Mole etait reste trop longtemps eloigne des luttes actives de la vie politique pour exciter une sympalhie bien mar- queer; il etait universellement respecte plutot que popu- laire. On entendait cependant les gens du peuple se dire entre eux : « Au moins c'est un honnete homme. >? Le soir, presque toutes les maisons etaient illumi- nees, et c'est de la, ainsi que d'un accident, jusqu'a present inexplique, qu'est venu tout le mal un peu I. 14 210 UNE ANNEE DE REVOLUTION. plus tard. Plus d'une emeule ae(e provoquee dans diffe- rents pays par le refus d'illuminer oppose a lademande du pcuple. line lulle de ce genre avait commence a riiotel du ministere de la justice; la meme foule s'etait approchee de I'holel des affaires etrangeres avec le meme dessein, lorsque la compagnie de troupes rangee devant I'hotel a fait une decharge oblique de chaque cote des boulevards. J'ai entendu dire a plusieurs (jentle- men anglais, qui se trouvaient sur les lieux a ce mo- ment, qu'il leur avait ete tout a fait impossible d'as- signer une cause a cet acte, commis sans provocation apparente. Le bruit, d'abord repandu , que I'ofEcier commandant le detacbement avait ete tue d'un coup de pistolet, par un bomme place pres de lui, etait evidemment faux. Quelques personnes affirment que Fincident avait ete prepare par les communistes, au desespoir de voir la crise se terminer si paisiblement. Quelle qu'ait ete la panique qui a cause cette malbeu- reuse affiiire, le massacre qui s'en est suivi alors a produit un cbangement instantane dans I'esprit du peuple; il a crie vengeance et aux armes; et, pour la prettiiere fois, on a entendu : a mort Guizot! au lieu du cri precedent : a has Guizot! On a suppose a tort que M. Guizot etait aux affaires elrangeres, et fju'il avait donne aux troupes I'ordre do lirer, tandis qu'il clail en realite aux Tuileries. Ce serait un fait assez curieux a signaler, si j'ai etc bicn informe; et quand on reflechit a Taccusalion portee, dil-on, aujourd'bui par cet ex-minisire, conlrc Louis-Pbilippe, de lui avoir tout a coup, et sans aucun niolif, retire sa confiancc, LKS SKCTIOWS. 211 qu'il flit rcste aux Tiiilcries \o. jtuidi matin jusqu'a pres de onze heures, donnant encore au roi dcs avis qu'il n'avait plus le droit de lui offrir. Comme j'ai deja confie au papior mes propres impressions sur la plu- part dcs evcncments, a mesurc qu'ils se sont prescntes, je me bornerai ici aux seuls points que je crois avoir omis. Les etrangers, en general, ne savent peul-ctre pas qu'il y a a Paris cc que Ton appelle Ics sections, qui sont des associations de republicains communi- quanl qnlre eux , et, a I'aido do cette organisation, exercant une influence indirecte sur un uombre d'ou- vriers plus que double du lour. Ce nombre a ete differemment apprecie , niais je le crois d'environ trente raille, ct c'est sous le bon |)laisir do ce corps que nous vivons a present. Les sections, le samedi qui preceda la revolution, avaient eu une reunion; elles avaient decide que I'oc- casion n'efait pas favorable a leurs desseins ulterieurs, et qu'elles ne sortiraient pas, ou au moins ne pren- draient, tout d'abord, aucune part aux evenements qui se preparaient, mais que, si la collision devenait se- rieuse et si le sang etait repandu, elles se placeraienl alors aussitot a la tete du mouvement. Immediatement apros le massacre a I'hotel des affaires etrangeres, elles onl mis a execution leurs plans arretes d'avance, et, dans la nuit, de nombreuses barricades se sont elevees dans tout Paris. Si done le Roi avait refuse, sur la demande de la garde nationale , de rcnvoyer son miuistore, une collision, entre le peuple appuye par la garde nationale et les troupes, aurait eu lieu quel- u. • 212 U.ME A.MNEE DR RKVOLUTIOIV. ques lienres plus lot; le sang aiirail ete verse; les sec- tions auraient eu quelques heures de nuit dc plus pour elever leurs barricades, et, le lendemain matin, on aurait trouve les choses prccisement dans I'ctat ou on les a trouvees effectivement. La reserve avec laquelle il est prescrit de parler de ceux qui sont dans le malheur doit elre reciproque et depend du soin qu'ils prennent de garder i\n silence conuenable sur les causes qui ont produit la catastrophe. II y a plusienrs raisons pour lesquelles j'eviterais, dans ce moment, de rien dire qui put faire paraitre plus graves les fautes du ministre, naturelle- raerit fier et dispose a une excessive confiance en lui- meme , sur lequel le sentiment de sa chute soudainc doit peser d'une facon particulierement douloureuse ; mais je vis maintenant au milieu de tous les temoignagcs affligeants de la mine d'un grand pays, — ruine qui non-seulement enveloppe ses propres interets pour bien des annees a venir, mais qui met en danger tout ce qui I'environne, en le rendant, selon que les autres seront faibles ou sages, qu'ils prendront les differentes impressions du jour ou du lendemain, une tentation ou un avertisscment pour le reste du monde ; — quand je suis, en consequence, informe de ce que I'ex- ministre aurait pu faire, s'il etait reste au pouvoir, je ne puis pas oublier entierement ce qu'il a fait jusqu'au dernier moment, — c'est-a-dire que, sans neccssite, dans renivrtmient du pouvoir, et sans avoir rien prepare pour repousser les consequences de sa propre conduite , il a provoque une crise coutre LA POPULACE AUX TUILERIES. 214 laqnelle il s'est trouvc pendant deux jours sans res- sources '. 10 mars. Tout ce qui s'est passe aux Tuileries, pendant les premieres heures, apres qu'elles ont ele abandonnees par leurs botes royaux , on a pu malheureusement le voir aussi dans d'autres occasions, pendant le triompbe delirant de la fureur populaire; mais ce qui, a mon avis, est entierement sans precedent, c'est que ce palais, un des premiers monuments de la grandeur du pays, a ete laisse, sans aucune opposition, jusqu'aux trois ou quatre derniers jours, au pouvoir d'une bande composee de la plus vile canaille de Paris. Pendant pres de quinze jours, un gouverneraent qui pretend etre Pexpression du cboix de la nation francaJse, et qui, au nom de cette nation, adresse des manifestes au reste de I'Europe , s'est senti assez impuissant chez lui pour ne pas oser affrancbir un lieu rendu venerable par tant de traditions historiques, de la souillure que lui imprime un ramas d'bommes forcenes et de femmes 1 J'ai ccrit ce qui precede sur I'autorite de plusieurs letfres privees, revues d'Angleferre et dues b. des personues en position d'etre bien informees. EUes disent toutes que le langage de M. Guizot efait celui d'un liomme qui se plaint d'avoir ete abandonne par le Roi sans raison , ajouJant que, si le Roi lui etait seulement i*este fidele jusqu'au dernier moment, la revolution aurait ete euitce. Comme je n'etais pas sur les lieux pour verifier le langage qu'on me rapportait, mes reflexions a ce sujet reposent sur une hypothese. 214 INE AXNEE DE REVOLUTION. perdues. Ces etres n'avaient pas encore quitte la ^ scene de leur facile Irioraphe depuis I'apres-midi du 24, alors qu'ils s'y precipiterent en tumulte et y commencerent aussitot leur ceuvre de destruction, inlerrompue seulement par celte gaite grossiere dont on accompagne si souvent, ici, des exces inquali- fiables. M. Etienne Arago , frere du grand Arago , a donne, le premier, I'exemple de ces outrages, bientot multiplies. Ayant trouve, dans le vestibule, le regislre de I'isites du Roi , il y a inscrit son nom , et a invite tous ceux qui le suivaient et qui savaient ecrire (c'etait le petit nombre) a en faire autant. Pendant une heure, une suite d'hommes et de femmes, avec toute espece de grimaces insultantes , se sont assis sur le trone a tour de role , apres quoi il a ete porte, par une partie de la populace, a travers les rues, jusqu'a la colonne de Juillet, sur la place de la Bastille, oii il a ete brule. Le reste de la bande ayant mis garnison aux Tuileries, ces miserables ont envoye chercher leurs families ou ont choisi leurs compagnes. Un de -ceux qui avaient pris possession du palais avail ecrit sur le mur : « Hotel des invalides civils, " et, tous etant completement armes, lis ont ferme les portes , ont pris possession des depots de provisions, se sont barricades en dedans et ont refuse d'admcttre de nouveaux envaliisseurs. C'cstdans cct etat qu'on a laisse les choscs jusqu'a ce moment. J'ai appris, par hasard, quelqucs details curieux de ce singulier interim. Un petit commercant , dont on supposait que Ic fils avait ete tue pendant les trois jours , avait pris le deuil , et passait devanl les LA POPLLACE M\ TLILERIES. 215 Tuileries I'aulre jour, lorsqu'il a lu le fils qu'il croyait niorl, de garde a la porlc, car ces gamins s'e- taient arranges dc nianiere a garder leur forlercsse a tour de role. « Comment , c'est toi , mallieureux enfant, que nous avons pleure comme mort! — Mais oui, mon pere: lu ne sais pas que depuis que je I'ai vu j'ai pris le palais. Pourrais-je t'offrir a dejeuner? — Je ne demande pas raieux. — liens done. .» Et il a conduit son pere par le grand escalier, oii ce dernier a rencontre la plus etrange cohue : des liommes qui s'elaient fait des robes de chambre avec les tentures de damas ou les rideaux de velours, serres autour de la taille par des bandes de chales , de cachemires; Fun d'entre eux coiffe d'un cbapeau a cornes, bien connu pour avoir appartenu au Roi, tout froisse et bossue , enfonce sur sa lete; des femmes en robes de satin ou d'etoffes lamees d'argent , un immense feu dans la cbambre, et, au milieu de toutcela, des mets de toute espeee. «Voulez-vous du gigot, et comment? aux trulTes ou aux petits pois? C'est que bier nous avons eu des truffes pour buit jours. — Va pour les petits pois. " Et le jeune liomme a passe respectueusement a son pere une assiettee d'excelleut mouton bouilli avec des pois conserves. II parait qu'a leur arrivee ils avaient reconnu un bomme qui etait alors cuisinier cbez un (jeutleman anglais, s'etaieut empares de lui, et I'avaient tenu , depuis , constamment occupe pour eux. Un valet de cbambre du due de Nemours et une femme de la duchesse etaient restes pendant tout ce temps au chateau et etaient parvenus a sauver quel- 216 UNE AMNEK DE REVOLUTION. ques objets de valeur, apparlenant a leur maitre ct a leur maitresse. Le 6, lous ces intrus ont ete balayes. Un homme a ele fouille au moment oil il sorlait; on a trouve ses habits doubles d'argent et ses bas remplis de billets de banque. On en a fait justice sommaire. Ayant recu des instructions particulieres pour faire toutraon possible afin de recouvrer quelques portraits, en corns d'execution, destines a notre Reine, et ayant appris, de I'artiste, qu'il les avajt laissesauxTuileries, j'ai obtenu , aussitot que ce palais a ete enfin nettoye, une aulorisation d'y penetrer ; je suis alle avec lady N. , pour voir si je pourrais decouvrir quelque trace de ces ouvrages d'art, mais I'etat dans lequel presque tons les objets du nieme genre avaient ele mis par ces sauvages destructeurs, nous a bientot montre combien devait etre vain I'espoir de recouvrer ceux que nous cherchions. II est vrai que les portraits du due et de la duchesse d'Orleans et du prince de Joinville avaient ele cpargnes; a cela pres, la devastation elait generale. Dans la salle des marechaux, quelques portraits des hommes qui avaient bien merite du pays, tels que Soult et Bugeaudj ont etc brutalement defigures; la plupart des tableaux d'un autre genre, qui ne pouvaient porter aucun ombragc, ont ete coupes en morceaux a coups de couteau. Apres avoir altache un bandeau sur les yeux du buslc de Louis-Philippe, pour monlrer que c'etait lui qui etait « ?m aveuglc » , ils I'ont criblc de coups de fusil, jusqu'ii ce qu'ils soient parvenus a le rcduire en poudre. II etait peniblc de passer dans lach.imbre oii, le soir qui avail precede la revolution. DEVASTATIOMS AUX TUILERIES. 217 j'avais vu toutelacourasscmblce, sipleine de con fiance. Cette chambre etait defiguree par des barbouillages, et les meubles en avaienl disparu. Quand j'ai fait allu- sion au lieu oii se trouvait la lable ronde de la Reine, autour de laquelle j'avais laisso toutes les princesses assises, on m'a dit qu'elle avait ete renversee et brisee dans la premiere irruption, niais qu'apres avoir appris I'usage auquel elle etait destinee, une partie de la ca- naille ravaitreplacee,et avait voulu se livrer a une orgie autour de cette table, avant de la briser. II pouvait rester encore une chance de trouver les tableaux, vaine- uient cherches, dans les appartements de la duchesse d'Orleans, qui avaient ete epargnes, en partie parce que I'entree en etait separee, et en partie, on I'cspere, sous I'impulsion de ce bon sentiment isole, auquel etait due la conservation de leurs portraits. Cette recherche a ete aussi sans resultat. Lorsque M. de Saint- Amand, le celebre joueur d'echecs, qui venait d'etre nomme gouverneur des Tuileries, nous a appris que le salon de feu le due d'Orleans, ferme a clef le jour meme de sa mort, venait seulement d'etre ouvert ce matin , et etait absolument dans I'etat oii le prince I'avait laisse, j'ai acceple avec plaisir la permission qu'il nous a offertc de le visiter. Ce changement de scene, sous le meme toit , et quand il s'agissait de I'histoire de la meme famille, etait en effet des plus frappants. Dans les salons d'apparat, j'avais assiste,bien recemment encore, a la derniere reception royale, oil les courtisans, les ojficiers cV o)Ylo?inance , les /mis- siers d'annonce, et tons eeux , enfin, qui portaient 218 UXE ANXEE DE REVOLUTION. ces litres nouveaux, altribueSj comme des apanages, aux serviteurs de la royautc citoyenne , semblaient se croire aussi ferraeraent etablis que les fondeinents memes de I'edifice, et pourtant, non-seulement loutes les creatures vivantes, qu'on y avait vues auparavant, en avaient disparu , mais tous les objets materiels dont elles etaient entourees , avaient ete effaces ou detruils; tout embleme de dignite portait.la marque parliculiere de la degradation. Les charabres privees, ce refuge choisi d'une intimite raffinee , avaient ete violees et ouvertes a toutvenant, les tables de toilette des princesses livrees au pillage, leurs appar- tements memes envahis et occupes par les personnes de leur sexe les plus indignes d'y penetrer. J'ai lieu de croire que des crimes de toute espece ont ete com- mis par des natures brutales qui avaient toutes les facilites pour se cacher et se soustraire au chatiment. La debauche la plus degradante a rempli les vingt- quatre heures de chaque journee ; I'ignoble orgueil qu'eprouvaient ces miserables a souiller un sejour delivre de la royaute, et qui naguere elait, par toutes les dispositions interieures, le modele de labienseance et du decorum, donnait encore plus de piquant a leurs frenetiques exces. Xous etions degoules du spectacle que nous vcnions de voir; nous n'avions aucun desir de prolonger une inspection qui confirmait si completement les recits deja repandus des actes hontcux de ceux a qui on avait permis Iroplongtemps d'occuper en armes le palais, et il ('lait consolant pour nous de trouver le temoignage SOUVENIRS DU DUG DORLKAXS. 219 encore intact d'affection conjiigalc qui, a travers les annees ecoiilecs , conservait, sans y rien changer, les traces des dcrniers moments du due d'Orlcans. La clef, en tournant dans la serrure, a permis, pour la pre- miere fois, a des yeux etrangers, de voir une ciiambre restee precisement dans I'etat ou son Altesse Royale I'a- vait laissee le matin de sa fin prematuree. Sur le parquet, de ciiaque cote du fauteuil sur lequel le prince s'etait repose, sont eparpilles les journaux du jour, tous por- tant la date significative du fatal 13 juillet 1842. Sur la table, a sa portee, se trouvait une assiette avec des Testes de pain. Cc pain rompu, portant encore les traces des doigts qui I'avaient brise, de ces doigts qui de- vaient sitot etre roidis par la mort, avait ete sa der- niere nourrilure terrestre. Sur une commode , contre le mur, on voyait une rangee de chapeaux, avec des gants places sur les bords, tous laisses la pour qu'il put les choisir, et un vide restait encore a Fendroit oil avait ete celui dont il s'etait servi. Un petit incident m'afrappe sur le moment, mais il ne saurait comporter I'inter- pretation que j'etais dispose a lui donn.er : sur une table, plus pres de la porte , etait une petite cravache, comme si, I'ayant prise dansl'intentiou d'aller a clieval, on Favait ensuite jetee la nonchalamment, apres avoir change vd'avis. Je n'etais meme pas sur que cette cra- vache cut appartenu au due, mais Fesprit humain sc laisse facilement aller a la tenfation de cliercher com- ment il auraitsuffi (ju'un petit incident fut change pour que le cours des evenements fut entierement modifie. Si le due d'Orleans etait alle a Xeuilly a cheval , — 220 UNE ANNEE DE REVOLUTION. si cette heure fatale de sa clcslinee avail ainsi ete evitee, — si sa vie avail ete ainsi conservee , — si sa popula- rite meritee s'elail encore accrue, — s'il s'en etail servi, comme tons ceux qui I'onl le mieux connu pensenl qu'il I'aurait fail, pour neulraliser cette funesle in- fluence a laquelle le pauvre vieux Roi avail cede avec tant d'infatuation , — si — el si — el si , — mais de pareilles conjectures sont plus qu'inutiles 5 les arrets qui decident de la vie el de la mort sonl dans d'autres mains que les notresj la chose esl arrivee comme il en avail ete ordonne. On nous a fait savoir (comme on s'y atlendait) que c'elait I'intention du gouvernement defaire disparailre, sans bruit et respectueusenient, mais immediatemenl, toutes ces traces de I'ancien possesseur de cette cham- bre. 11 ne peulpas elre de sa politique de rien conserver qui tende a reveiller, dans les souvenirs, la popularite du due d'Orleans, car il y aurait lieu de craindre qu'elle n'eul quelque influence sur I'eventualite d'une regence. Comme, probablement, aucun de ceux que pourraienl ici inleresser de tels souvenirs, ne doit partager avec nous la faveur qui nous a ete accordee par le gouvernement acluel, de visiter ce melancoliquc theatre, nous serous sans doule les seuls, si Ton excepte les personnes employees a I'enlevemenl de ces souvenirs, qui pour- ront jamais temoigner de ce fail , que la derniere trace laissee par la dynastie d'Orleans dans ce palais, son sejour ephemere el la propriete legitime du chef de sa maison, avail ete conservee intacle par la constante af- fection d'une epouse devouee a un prince considcre KTAT FIXAXCIER DE LA FRANCE. 221 longferaps commc I'heritier d'un (rone dont ses rares qualites personnclles semblaient devoir faire I'ornc- ment et assurer la durce, mais qui avail ete enleve si premalurement a ce brillant heritage. 11 mars. L'etat des finances de ce pays est toujours la ques- tion qui excite au plus au point I'inquietude generale. Si fausses et si absurdes merae qu'aient pu etre quel- ques-unes des theories emises par certains membres du Gouvernement Provisoire, dans les premiers mo- ments de son existence, le raal reel a commence avec les concessions irreflechies, faites, dans un moment de panique, par quelques-uns des principaux capitalistes, qui auraient du, par une fermete opportune, maintenir leurs droits, et avec cux, les vrais interets de toutes les classes. II faut avoir des egards pour les personnes interessees dans une propriete aussi vulnerable que Test celle des chemius de fer, mais les directeurs de la ligne du Nord, meme avant le decret du gouverne- ment qui reduisait a dix les heures de travail, s'etaient laisse intimider jusqu'a consentir a une demande en vertu de laquelle les ouvriers employes par cuxn'auraient que neuf heures de travail. lis avaient aussi fraye le chemin a d'autres reglements semblables , en ren- voyant sur-Ie- champ, lorsqu'on les y avait invites, tons los ouvriers anglais , non pas tant parce qu'ils etaient Anglais que parce qu'ils avaient de plus hauts 222 UXK ANNEE DE REVOLITION. salaires a raison cle leur plus grande liabilele, lis ont depuis , si je ne me trompe , accede a une nouvelle re- quete, la plus inadmissible dc loulcs, au point de vue des piincipes, s'ils ne s'y conforment que par conlrainte, et qui a pour objet de faire participer les ouvriers, pour une certaine part de leurs salaires , dans les profits du chemin de fer, Tous ces precedes, imites ailleurs, ont detruit tout vestige de confiance dans le mondc commercial. H y a deux jours, le gouvernement a eu une determination tres- grave a prendre; il a recu une deputation de personnes engagees dans differentes affaires a Paris, sollicitant un decret qui accordat un nouveau delai de dix jours pour le payement des echeances. Presses par la necessite des circonstauces, les membres du gouvernement ont pris d'abord -cette mesjure arbitraire en serieuse consideration ; mais on leur a represente que I'effet s'en ferait ressenlir de tous cotes; qu'elle detruirait le commerce etranger; qu'on n'executerait plus d'ordres sur la garantie des traites francaises en Amerique ni ailleurs, et, tout bien considere , il s'est decide a resister au choc. Hier etait le jour auquel ces payements avaient d'abord ete ajourncs , et il s'est passe mieux qu'on ne s'y atten- dait; mais jc suis afflige d'apprcndre ce matin plu- sieurs faillites deplorablcs ; I'une est celle de MM. Charles Laffitle et Blount, une des plus respectables mai- sons de commerce. M. Blount est lie a quelques- unes des premieres families catholiques d'Anglcterre. Les deux associes avaient etc princij)aux proprietaires des clicmins de fer du Havre a Paris, et de Boulogne a FAILLITES PARMI LES COAIMERflAXTS. 223 Amiens. J'apprends aussi qu'im clablissemcnt de pre- mier ordre, iamaison Baudon,eslcn faillite, el que d'au- Ires, qu'on elait le plus loin dc soupconner, eprouvenl en ce moment dc grands embarras. Dans la panique uni- verselle qui regne, il est impossible de prevoir jusqu'oii ira cette crise, el jusqu'a quel point elle pent aggraver les dangers poliliques du moment. Quelques-uns des expedients financiers auxquels le gouvernement a eu recours, pendant les deux on Irois derniers jours, peuvent produire quelque bien ; d'autres sont tout a fait absurdes. II est pueril de parler de sauver un pays, dans une pareille crise, envendant I'argenterie et lesjoyaux de la couronne; la vente d'une parlie desfo- rets de la couronne , d'un autre cote, pent procurer, pense-t-on, des avances immediates, si, pour la plus grande parlie, lemode de payement presente quelques avantages. L'emprunt national pent faire entrer quel- ques fonds dShs le tresor public, mais on restera cependant bien loin, me dit-on, de la somme sur la- quelle on compte. On parle beaucoup, depuis deux jours, d'une emission de papier monnaie, bien qu'on Tail repoussce d'abord comme reveillant le souvenir des assignats; mais le gouvernement pent encore etre reduit a des expedients desesperes, pour eviler, a tout prix, le danger d'une levee en masse des ouvriers sans emploi. On sail ce qui pent resulter de la pres- siondu besoin, meme dans les societesles mieux orga- nisees, et il est, par consequent, impossible d'en envisager, sans anxiete, I'effet naturel sur une societe si recemment ebranlee jnsque dans ses fondemeuts. 224 t'NE ANNKE DE REVOLUTION. En meme temps, il ne parait pas que les doctrines du communisme fassent beaucoup de progres parmi les masses; toutefois il y aurait bien a craindrc , si I'ou- vrage venait tout a coup a raanquer, qn'elles ne se concertassent pour I'execution de tout dessein , quel- que etrange qu'il fut, qui semblerait les autoriser a vivre aux depens d'autrui. CIRCULAIHE DM M. LEDRL-ROLLIN. CHAPITIIK SIXIEME. Conversation avPC M. de Laniartiiic sur la circulairn do Lcdru - Rollin. — II en ijjnore rexislciice. — Clianfjcnipnt dans le nomljie dcs nionibrcs dii fjouicrnc- menf. — Explications do Lamarlinc. — Procede par leqiicl Ics gouvorncnicnls revolulionnaircs sont quelqucfois formes. — Desir unanime dc cultiier rallianct- anilaise. — Obscurite de I'horizon politique. — SL-liisme dans Ic ffouverne- ment. — Caractere dc Ledru-Rollin. — Les ouvriers an;]Iais et le.-; difficultes soulevees par la caisse d'eparjjne. — Question de la jjardc nalionale. — Pro- cession d'ouvrlers a I'liolel de Ville. — Marche rapide vers ranarthie. — Le drapcau irlandais. — " Le regne de la terreur » de Ledru-Rollin. — Conduite des Irlandais a Paris. — Reponses a des deputations anglaises et iriandaiscs, — Les Anylais renvoyes du rheniin de (or de Dieppe. — On s'attend a une demonstration nienacante des etrangers centre Lamartine. — Altitude des pro- vinces. — Capilaui anglais en danger. 12 mars. On trouvera, ci-dcssous, la circulaire de M. LecjEu- Rollin aux commissaires ou deputes de Ja republique , publiee dans le Moniteur de ce matin. Aussilot apres I'avoir lue, j'en ai compris la tendancfi funeslc, et je I'ai portee a M. de Lamartine. Je lui ai rappele qu'il m'avait encourage, dans I'ctat provisoire oii etaient pour le moment nos relations, a lui donner libremeut mon opi- nion sur les points oii je la croirais utile; je ne pouvais m'erapecher de lui avouer franchement, ajoulai-je, que je n'avais jamais concu une aussi raauvaise opinion des , destinees futures de son pays qu'apres avoir lu la cir- culaire de son rainistre de r.intcrieur, publiee ce nlatin meme. Dire a des bommes choisis conime ravaient ete un trop grand nombre de leurs commissaires, que I. • 15 226 UNE AX^NEE DE REVOLUTION. leurs pouvoirs sont illimites, que les elections doivent etre leiir ouvrarje , que Ics senlimenls repiiblicains ont Ijesoin d'etre vigoureusemeiit excites, qii'il faut que I'Assemblee soit animec d'un esprit revolutionnaire, qu'on doit chercher de nouicaux hommes , et, s'il est possible, des hommes du peuple el des ouvricrs ; impo- ser de serablables doctrines a I'aide d'un pouvoir exerce sans controle, c'est renoncer a tout droit de pretendre que les choix ont ele libres. Chez nous, une pareille atteinte portee aux droits des electeurs, par un gouver- neraent regulierement elabli , serait regardee commc la pire des tyrannies, et il etait surtoul important, pour la situation de la France vis-a-vis de I'Europe, que Ic resullat de ces elections fut recu comrae la libre expres- sion de la volonte natioiiale. J'ai ete vraiment surpris d'apprendre que M. de Lamartine n'avaif pas encore an cctte importante circulaire. II I'a parcourue avec moi et a parlage completementFopinion que je venais d'exprimer. Au preaiier paragraphe, il s'est eerie : « II ferait des proconsuls, et non des commissaires ; « plus loin : a que c'etait la creation d'une diclature electo- rale, « et il a frequemment repete, en la lisant : « Tres- mauvais! « Je n'ai pu m'empeclier de lui dire que, a raon avis, Ic devoir le plus pressaut, pour un membre diiigeant du gouvernement , etait d'empecher la publi- cation de pareils documents avanl qu'ils eussent recu sa sanction. (( Que voulez-vous? a-l-il dit, nous avous taut d'affaires urgentes de ce genre! « J'ai encore insiste aupres de lui pour que, d'avance, les membres du Gouvernement Provisoire se consullassent au moins CIRCULAIRF/DK M. LEDIU -ROLLIX. 227 oniro eux sur Ics principes d'ap4-es lesquels chac.un d'cux del ait agir dans le ccrcle de jcs allribu lions parliciiliercs. II a repondu qu'a I'avcnir il taclierait dc trouver Ic temps dejicillcr dc phis pies sur tous cds objets et que, pour cclle maladresse-ci, il essaycrait de la reparcr, autanl qu'iletaiten son pouvoir. II Jui etait iwipossible de publier iin contre-manifestc comnie nicm-' bre dii gouverncment, mais il ecrirail demain dans son propre ddparfenicnt nne circiilaire qni scrait lepandue partout, qiii elablirait dc tout autrcs principes, el rccom- nianderail aux electeurs, pour les elections prochaines, raecomplissement de devoirs completcment differents. J'ai encourage M. de Lamartine a semetlre en avant el a rallier aulour de lui les bommes bieu disposes de toutes les fractions da parti liberal , qui se preparaient a se presenter au scrutin dans I'espoir de sauver le pays, mais qui seraient demoralises par une circulaire ministerielle si inopportune. M. de Lamartine, me dit-on, avail, il y a deux jours, insiste auprcs de AI. Mole pour qu'il se portal candidal dans son depar- tement. Je ne crois pas qu'on puisse Irouver, dans ces derniers temps, un plus bcl actc de devouement palriotique que celui dont M. le comle Mole a donne, dans cettc occasion, rcxemple, si Ton reflecbit a son age, au rang qu'il tienl dans la societe et aux positions qu'il a si souvcnt occupees comme bomme d'Etat, Cc specimen du pen d'autorite que les membres principaux du gouvernement exercent mainlenant sur les actes de I'administration des divers ministres m'a fait envisager, je I'avoue, avec beaucoup de decou- lo. 228 VNE ANIVIOE DE REVOLUTION. lagement les resultats definitifs de I'experience a la- quelle nous assjslons. , a-cmCULAIRE J)U MINISTRE DE L mTERIEUR AUX COMMISSAIHES DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE. » 11 mars 1848. * 5? La circulaire qui vous est parvenue et qui a ek' publiee tracait vos devoirs. II imporle que j'enlre avec vous dans quejques details, el que je precise plus nettement ce que j'attends de votre patriotisnie, maintenant que , par vos soins , la republique est pro- clamee. » Dans plusieurs departements, on m'a deraande quels etaient vos pouvoirs. Le citoyen ministre de la guerre s'en est inquiete, en ce qui louche vos rapports avec les chefs mililaires. Plusieurs d'entre vous veulent etre fixes sur la ligne de conduile a sujvre vis-a-vis de la magistrature; enfin , la garde nationale et les elec- tions, les elections surtoul, doivenl etre Tobjet de voire conslante preoccupation. V 1° Qifelss.ontvospoiivohs? » lis soiU illimites: Agent d'urie autorite r^volutioii- naire, A'Ous eles. revolulionnaire aussi. La victoire du peuplo vous a impose le mandat de faire proclamer, de consolidcr son ceuvre. Pour I'accomplisseaient dc ^ CIRCULAIRi: 1)K M LEDUL'-UOLLIM. 229 cellc tache, vous eles invesli dc sa soiiverainctc, voiis ne relcvez que dc votie conscience , vous devcz faire ce que les circonslances exigent pour le salul public. Grace a nos ma-urs, celte mission n'a rien de ler- rible. Jusqu'ici vous n'avez eu a briser aucunc resis- tance serieuse, et vous avcz pu demeurer cahiic dans voire force. II ne faul cependant pas vous faire illu- sion sur Telat du pays. Les sentiments republicains y doivent etre vivement excites, et pour cela il faut con- lier toutes les fonctions politiques a des hommes surs et sympatblques. Partout les prefets et sous-prefets doivent etre changes ; dans quelques localiles on reclame leur maintien ; — c'est a vous de faire com- prendre aux populations qu'on ne peut conserver ceux qui ont servi un pouvoir dont chaque acte elait une corruption. 33 2° Vos rapports avec les chefs militaires. ■■> Vous exercez les pouvoirs de I'autorite executive; — la force arniee est done sous vos ordres. Vous Ja requerez, vous la niettez en raouvement, vous pouvez meme, dans les cas graves, suspendre un chef de corps, en m'en referant immediatenient. 33 3° Vos rapporls avec la magistrature. ■ 33 La magistrature ne rcleve de I'autorile executive que dans le cerclc precis trace par les lois. Vous exi- gerez des parquets un concours devoue; — partout oil vous ne le rencontrerez pas, vous m'en averlirez en 230 L'XE ANiyiE DE REVOLUTION. * ra'indiquaut le iiom dc ccux que recommandent leiir droilure et leur fermete; j'en ferai immediatement part au iiiinistre de la justice. Qiiant a la magislralure ina- moiible, vous la suneillerez , et si quelqu'un de ses luembres se montrait publiquement hostile, voug pour- riez user du droit de suspension que vous confere voire autorile souveraine. 5' 4" Le8 elections. 5'-Les elections sont votre grande oeuvre; elles doi- vent etre le salut du pays. C'est de la composition de I'Assemblee que dependent nos destinees. II faut qu'ellc soil animee dc I'esprit revolulionnaire, sinon nous marchons a la guerre civile el a I'anarchie. A ce sujet, mellez-vous en garde contre les intrigues des homnies a double visage, qui, apres avoir servi la royaule, se disent les serviteurs du peuple. Ceux-la vous trompent, et vous devez leur refuser votre appui. Sachez bien que, pour briguer I'lionneur dc sieger a rAssemblee Nationale, il faut etre pur des traditions du passe. Que voire mot d'ordrc soil partoul : des homnies nouveaux, et autant que possible sortanl du peuple. » Les travailleurs, qui sont la force vive do la na- tion, doivent choisir parmi eux ceux que recomman- dent leur intelligence, leur moralite, leur devoue- ment ; rcunis a Felite des pcnseurs, ils apporteront a la discussion de loules les grandes questions qui vont $'agitcr, I'aulorile de leur experience pratique. Ils.con- tinueront l;i revolution et la contiendront dans les liraites du possible ct dc la raison. Sans eux, ellc EXPLICATIONS DE LAMARTIXK. 2;>J s'egarerait en vaincs utopics, ou seiait clouffce sous rcdbrl (rune raclion relrogracte. " Eclairez les eleclcurs, ct repetcz-leur sans cesse quo le regne dcs hommes de la monarchie est lini. » I'ous comprenez combien ici voire lache est grando. L'educafion du pays n'est pas faite. C'est a vous do le guider. Provoquez sur fous les points de voire deparlement la reunion des comiles elecloraux, exarainez severement les litres des candidals. Arretez- vous a ceux-la seulement qui paraissent presenter le plus de garanties a I'opinion republicaine, le plus de chances de succes. Pas de transactions, pas de com- plaisances. Que le jour de Telcclion soil le Iriomphe de la i:cvojulion. 5) Le membre du gouverneraent provisoire, » niinislre de I'interieur, » Ledru-Rolux. » 13 mars. Dans raa conversation avec M. de Lamartine, au sujet de la circulaire de M. Lcdru-Rollin , il s'elail servi de Texpression : « la majorite du gouvernement » . Quand j'ai fait allusion , ce matin , aux paroles pronon- cees par M. Garnier-Pages, en reponse a une adresse des CharlJsles, en exprimant I'assurance que rien de cc qu'il avail dilne pouvail avoir ele oflensant avec inten- tion, il Facilecomme un des membrcs de celte majo- i32 UNE ANNEE DE REVOLUTIONJ. rite. J'ai prolite de I'occasion pour demander a M. de Lamartine comment il se faisait que la rainoiile, com- posee a I'origiiie d'un seul -mombre, se fut accrue; comment il se faisait que M. Ledru-Rollin , qui, dans le gouvernement,' representait les opinions extremes, ne fut pas reste dans son isolement; comment enfm le gou- vernement. primilif des sept-^tait devenu Je gouverne- ment des onze. \[. d« Lamartine a dit que c'etait une question a iaquelle il ne pouiait pas repondre d'une maniere precise ; les quatre autres avaienl ete nommes secretaires, et, coninie lels, avaient sign^ les decrets au has de la page ; peu.a peu ils avaienl glisse leurs noms parmi ceux des membres et s'etaient meles avec eux, puis la designation accessgire de secretaires avait ete omise , et ils en etaient arrives a obtenir ujie voix con- sultative avec les membres j)rimitivement nommes. C'est la certainement un echantillon fort original d'elec- lion populaire ; mais M. de Lamartine m'en a parle comme d'nne chose loute simple, a Iaquelle il lui etait impossible de fdire la moindre objection. II a ajoute qu'a Lepoqiie ou M. Garnier-Pages etait passe des fonctions de maire de Paris a celies de ministre des finances, M. Armand Marrast, qui lui avait succede, avait du, en lout cas, recevoir une voix consultative, ct que son atljonclion etait un avantagc , parcc qu'il formait I'ex- treme droite dans le gouverpement. « Je suis le cen- tre, » a dit M. de Lamartine'. 1 « Aprcs les miiiisfres , le Gouvernenicnt Provisoirc iioinma des secre- taires pour ciiic;[istrcr ses acles, mais surlout pour fairc place, dans le pouvoir nouucau, a toutcs les forces aclives ilo populaiile (jiii auraicnt pu I'XPLICATIOXS \)K LAMAnTIVK. 2:33 J'avais commence la conversation en appelant son attention sur les observations auxquelles avaienl donne lieu , a Londres, la nouvelle de la reponse que M. Gar- nier-Pages avail faite a une adresse presentee par le comite charlisle de Londres an (lOuvernemcnt Provi- soire de la France. II m'a tout d'abord temoigne sa reconnaissance pour la confiance que'j'avais exprimee (ians la sincerite de ses sentiments a I'egard de I'An- gleterFC. Rien n'etait, m'a-t-il assure, plus eloignc de Fintention du Gouvernement Provisoire que d'em- ployer, dans aucune occasion, lui langage capable de donner un juste grief au gouvernem.eut de Sa Ma- jeste, par lequel il comprenait qu'il avait etc iraite avec toute la consid.cratron possible. II esperait qu'on voudrait bicn se rappcler, s'il echappait par hasard se consfifuer, en rivalite de puissance et d'influence, eh dehors de lui. M. Marrast efait trop celebre dans la presse reppblicaine, J\I. Fiocon (rop actif tiaris le jourrialisme et duns racti'on , M. Pagncrre frop impor- tanldahs la propafjande consfilutionnelle de Paris, M. Louis Blanc trop enlrcprcnant d'idees et Irop cher aux secies socialisles, pour e(re impu- iiement "exclus d'iin goutcrnernent d'unaiiimite populaire. lis furent iiommes secretaires dii Gouvernement Provisoire. lis eurent voix con- sultative au premier moment, voix deliberative bienlot. .1 Leurs noms places au bas des decrefs avec ce titre de secretaires, se iapproihcrent inscnsiblenicnt des noms des membrcs du GouverHement Provisoire eux-menies. liss'elcverent, par empietement sur le papier, jus- qu'au rang qui ne leur appartenait pas d'abord; personne ue contesfa cettc usurpation consentie par tou.s. Sur quel titre lejial aurait pu s'ap- puyer le gouvernement pour expulser ccs nouveaux vcnus? II n'avait pour titre que sa propre usurpation sur I'anarchie et son courage a se Jeter entre la guerre civile et le peuple. Lcs autres en avaient autant. On leur fit place dans I'audace et dans le danger, d Telles sont les expressions dont se sert M. de Lamartine dans son Histoire de la Revolution. Elles confirment I'explication qu'il m'avait auparavant donnee des memes fails dans nos entreliens. 23V UNE ANNKE DE REVOLLTIOM. quelque lerme de nature a soulever des objections, que les reponses du Gouvernement Piovisoire etaienl failes impromptu, par qiiclqu'un de ses memhres qui se trouvail la; qui I'a recu avcc beaucoup dc cordialile. Le ininistre s'esl monlre si charme de sa visile, que cetle personnc est cnlree en conversation avcc lui; die efait obligee d'avouer, lui a-t-ellc dit, qu'elle avail ete tres-clioquee du ton de sa circulairo, que ccla lui paraissait le regno de laterrcur, a moins la guillotine. « « Precisement , v a repondu M. Lcdru-Rollin , « c'est ce que.je me j)roposo d'elablir, » Poursuivant alorsses confidences, il a dit que, pour la bourgeoisie corrompue, il n'en voulait pas; qu'il lui avail appartenn , mais qu'elle ne pouvait le souffrir, et que lui-meme ne pouvait la supporter. Ce qu'il voulait, c'etait une republique avcc « le peuple pur ; V quant aux bonnets a poil , il se rechaufferait les pieds dedans. « Les bonnets a poil, « depuis la demonstration des grenadiers de la garde na- tionale, sont dcvenus un terme synonytpe d'aristo- crates. Pour les elections , il ne les pcrmetlrait jamais , a-t-il ajoute, avaut quo le pays fiit prepare pour le coup. « Croyez-vous que j'ignore que le pays n'est pas republicain? — - II faut le rendre tel. » Cetfe conversation de M. Ledru-Rollin montre qu'il a confiance en son pouvoir actuel, et en meme temps qu'il n'est pas tres-propre a le conserver. Pour en venir des paroles racnacantes aux actes tyran- niques, le Gouvernement Provisoire a pris une mesure financiere qui, me dit-on , agira d'une maniere tres- prejudiciablc a son influence dans les provinces. La demande arbitraire, pour cbaque franc d'impot direct, de quarante-cinq centimes additionnels, quidoiventetre paycs immediatement , sera tres-mal recue par les 25(i LME AIVNliE DK RKVOLITIOX. milliers de petils proprietaires enlie lesquels les lerres, en France, sont principalement divisces. II y a aussi, en ce qui concerne les grandes proprietes, unc injus- tice fort grave, quoique nioins impopulaire, a faire tomber cet impot sur le propriotaire ct non sur le fer- raier, merae lorsque, a I'epoque de la location, des con- ventions contraires ont ete stipulees , a I'egard des impots, entre les-contractants. 23 mars. J'ai cru qu'il etait convenable de preparer M. de Lamartine a entendre I'expression de I'opinion de I'An- gleterre, a propos du langage employe en reponse a quelques recents discours, car j'ai appris qu'un mee- ting public tenu a Dublin, lundi dernier, avait redige une adresse , et je ne savais pas quand les delegues de ce meeting arriveraient a Paris. Je suis done alle trouver M. de Lamartine ce matin ; je lui ai dit que si, derniere- ment, j'avais, une ou deux fois, differe de m'expliquer avec lui, aussi completeraenl que je I'aurais desire, a I'egard de reponses faites a des deputations anglaises et iriandaises, c'etait pour ne pas lui faire perdre un temps dont je savais que la complication croissante des alfaires inlerieures du pays rendait pour lui tous les moments prccieux. Lorsque je I'avais derange pour lui demanderunc explication sur la reception, par le gou- vernement, d'un soi-disant drapcau irlandais qui avait \..\ DIIPL lAiiO.V IHL WDAISK. So- cle piomene dans lout l*aris le jour do la fjra ndo de- inonslration , et (jui y avail produil uno si grandc im- pression, je m'elais done eonlenle, pour repondrc au\ observations qu'il ni'avait presentees dans celle cir- constancc, de lui exprimer la pensee qu'il clait alle Irop loin en se livrant a la critique de nos affaires inte- rieures, dans lesquelles, apres tout, 11 n'apj)arlient a aucun pays clranger d'intervenir. M. de Lamarline a lemoigne beaucoup de regret qu'aucune de ses paroles ait pu paraitre blessanle, et a desire savoir cc que je voulais dire. J'ai repondu, pour en citer un cxemple, qu'il avail represenle les Irlandais conquerant par Tagi- lalion leurs liberies religieuses , et avail ajoule qu'iis pourraient, par le memo moyen, oblenir leurs liberies . conslilulionnelles; ces paroles, ai-je poursuivi, seraient evideninient interpretees comme I'expression d'une opinion sur le rappel de I'union; or, c'est aux aulorilcs conslitulionnelles de la Grande-Brelagne , et iion au Gouvernement Provisoire de la France, a decider une pareille question. M. de Lamarline a affirme qu'il n'avait eu aucune intention de faire une scmblable allu- sion ; qu'il s'clait specialement servi des mots « liberies conslitulionnelles » afin de montrer que I'autorite re- guliere du gouvernement brilannique pouvait scule modifier la situation des Irlandais ; qu'il avail aussi pro- nonce quelques phrases plus fortes encore sur ce sujel, phrases omises par le Moniteur, celie-ci par cxemple : Qu'il ne pouvait reconnaitre d'aulre nalionalile que celle qui etail reunie sous le gouvernement des Trois Royaumcs appartenant a la reine d'Anglelerre. J'ai dil I. • 17 258 Ui\E ANXEE DK REVOLUTION. a M. de Laraarline que je n'avais pas le moindre doule sur la sincerile de ses senlinients , inais je lui ai demande la permission de lui faire observer que, selon moi, la grande erreur commise par lui , et plus encore par quelques-uns de ses collegues , elait. de confondre des silua lions tres-differentes; que le meme langage, a regard des pays elrangers, pouvait elre considcre corame une critique admissible lorsqu'il etait tenu par un mem- bre isole d'une Assemblee legislative, mais devcnait aussitot une intervention illegale s'il prenait la forme d'une reponse faite par le membre d'un gouvernement executif a des adresses qui lui elaient communiquees; qu'ils representaient entre eux, dans ce moment, toute Taulorite executive pour ce pays, tout aussi exactement que I'empereurdeRussie pourle sien,elque,par conse-. quent, aiicune nation neverrait de pareilles expressions avec indifference. M. de Lamartine m'a prie de me rappeler ce qu'il avait deja dit une fois a cet egard, c'est- a-dire que le Gouvernement Provisoire , dans son en- semble , ne se tonsiderait pas corame responsable des lermes accidentellement employes par un de ses mem- bres repondant , sans preparation , a une des nom- breuses adresses qu'ils recoivent ; que, dans leurs- relations avec les pays elrangers, ils etaient indivi- duellement et coUcctivement determines a adherer aux principcs de la circulaire et a n'intervenir d'aucune maniere dans les inlerets nationaux des autres peuples. J'ai repondu, quant au refus d'accepler laresponsabilite collective des discours prononces par Tun d'eux, que je n'avais pas d'objection a y faire lant qu'il ne s'appli- LA DEPUTATIOIV IRLAMDAISE. 259 quail qu'a leurs affaires inlerieures; qu'il ne in'appar- tenait pas de discuter la question de savoir si une telle conduite ctait propre a faire naitre ici du desordre ; mais que , en repondanl aux adresses des deputations etran- geres , ils doivcnl se rappeler que ces adresses sont envoyees au Gouvernement Provisoire, et que les re- ponses auxquelles elles donnenl lieu doiventetre prises pour I'opinion de ce Gouvernement Provisoire; j'espe- rais done, ai-je ajoute, que, la continuation de pareilles pratiques pouvant avoir un effet faclieux sur les rela- tions amicales des deux pays, il y ferait plus d'altention a I'avenir. M. de Lamartine a emis la pensee que peut- etre, dans quelques jours, on pourrait prendre de meil- leures dispositions pour se concerter avantd'agir, mais que, pour le moment, loute modification dans leur sy£- teme ressemblerait a une faiblesse. J'esperais , ai-je rep-lique, qu'on n'attendrait pas, pour changer de sys- teme , que le mal fut fait. J'etais venu le trouver ce matin, parce que je savais qu'il devait probablement arriver une adresse de la section la plus violente des Repealers irlandais (partisans du Rappel), manifesta- tion que desapprouvait d'ailleurs la fraction la plus respectable du parti, animee d'un juste sentiment de loyaute; que si les membres du gouvernement recc- vaicnt celte adresse, il leur faudrait prendre beaucoup de precautions pour eviter que leur reponse donnat au gouvernement britannique et au peuple anglais quelque juste raison de se plaindre. M. de Lamartine m'a promis, si on lui donnait avis de Farrivee de cette deputation, dc la rccevoir lui-meme; quelquefols ces 17. 260 UIVE ANNEE DE REVOLLTIOM. deputations venaient sans avoir etc annoncees d'avance, et s'adressaient au premier membre du Gouvernement Provisoire qui se trouvait la. J'esperais, ai-je replique, qu'il raettrait ses collegues sur lours gardes dans ce cas , et je lui ai dit qu'a inon avis les deputes irlandais s'adresseraient a lui ou a M. Ledru-Rollin. AI. de Lamar- fine semblait etre d'avis que si M. Ledru-Rollin voulait se charger de leur repondre , sans rien dire qui put offenser le gouvernement anglais, ce parti serait peut- etre preferable, promettant que, dans le cas contraire, il repondrait lui-meme. J'ai dit alors que je ne pouvais exprimer aucune opinion sur ce point, et que le resultat seul m'occupait; mais, comme le Moniteur est I'organe ofGcie du gouvernement, et comme M. de Lamartine avait eu une ou deux fois Toccasion de regretter que des phrases importantes y eussent ete omises, j'ai pro- file de cette circonstance pour insinuer qu'il serait bon de surveiller avec soin I'exactitude du compte rendu public par ce journal, parce que ce recit deviendrait I'autorile sur laquelle on fonderait son jugement dans les pays etrangers. 24 mars. Apres avoir vu Lamartine hier matin, .pour conferer sur la reception de la deputation irlandaise qu'on se propose d'envoyer en France, j'ai recu le journal du matin de mercredi dernier, ou Ton donne le rapport du mcetijuj tenw au Morlli-lVall , a Dublin, ainsi que de LA DKPLTATIOX IRL AXD AISK. 201 celui qui a en lion lo niemc jour a I'Associalion du Rappel. J'ai. cru qu'il pouvait clre ulilc d'envoycr ce jourual a M. de LaEuarliiio, avcc une Icltrc privcc, afin qu'il ne lut pas surpris sur la nature de I'adresse ; je n'ai vu aucune difficulte a appeler, en meme temps, son attention sur les sentiments loyaux exprimes a rAssociation du Rappel, et sur la fermete avec laquelle loule idee d'inlervenlion ctrangere dans leurs affaires etait rejeiee par une portion de ce parti. Comme j'ai eu I'occasion de voir Laraartme ce matin, an sujet d'autres allaires, j'ai insiste de nou- vcau aupres de lui sur la nccessite qu'il y avalt de s'abslenir de donncr le moindre encouragement a de j)arcilles deputations. II m'a assure qu'il etait tout a fait de cette opinion depuis qu'il avail lu les- journaux, et qu'il se proposait, si la deputation venait, d'etre tres-ferme et.de lui repondre lui-meme en disant qu'il ne suffisait pas au douvernement Provisoire d'avoir proclame le principe adopte par lui, de ne pas intcr- venir dans les affaires des autres pays, qu'il voulait le confirmer sous toufes les formes, non-s«ulemenl dans ses actes au deJa des frontiercs, raais dans ses paroles a I'intericiTr; que, s'il refusait de reconnaitre d'autres nationalites que les nationaliles ctablies, encore bien moins prcndrait-il parti dans les divisions inte- rieures qui separent les differentes fractions d'un pays ami; qu'il ne pouvait pas enoncer d'opinion sur de pareils sujets, et devait se borner a desirer pour I'lr- lande la prosperity qu'il souhaitait a toute autre partie de I'empire brilannique. 262 UNE ANNEE DE REVOLUTION. Tel est le langage que Lamartine se proposail de tenir, corame il vient dc m'en donner I'assurance , a la deputation irlandaise. On m'a donne de nouveaux renseignements, pendant ces derniers jours, sur le danger que courent les ou- vriers anglais dans differentes parties de la France , sur la misere qu'ils y subissent, et aussi sur I'oppo- sition croissante que rencontre, en quelques ])oinls des C6tes-du-Nord, I'exportation du betail pour I'An- gleterre. J'ai eu aussi de tres-mauvaises nouvelles de la situation des ouvriers anglais dans le voisinage de Rouen; un grand nonibre d'entre eux, qui ont ete renvoyes , altendent encore raccomplissement de la promesse qu'on leur a faite de leur rendre leur argent depose a la caisse d'epargne. J'ai presente deux fois des remontrances a M. de Lamartine a propos de ce retard, depuis que j'ai recu la lettre de M. Feathers- tonehaugli; M. de Lamartine aecrit, en termes pres- sants, au ministre des finances a ce sujet, pendant que j'etais avec lui; il espcrait, m'a-t-il assure ce matin, que, dans quelques heures, I'affaire serait reglee. J'ai recu aujourd'hui un triste appel en faveur d'un grand nombre d'Anglais plonges dans un alfreux denument, renvoyes du cbemin de fer de Dieppe, et qui font tous Icurs efforts pour arriver au Havre. J'ai, comme de raison , prete moi-mcme quelque assistance a ces pau- vrcs gens , mais tout ce qu'un individu pent donner no saurait eire qu'un faible adoucissement a leurs souffrances. J'ai eu aujourd'hui une nouvclle conversation avec DEMOXSTRATIOXS DES DKMOCRATES ETRAXGERS. 263 Lamarlinc, a projios dc rincursion que I'Associalion des Dcmocrates Allcniands sc propose de (aire dans Ic graiul-duclic dc Bade. li m'a appiis qu'liier des Alleniands et d'autres eirangers lui ont dcmandc de faciliter Icur retour en masse en Alleniagne, afin qu'ils puissent propager les principes poliliques de la Repii- blique franraise; qu'il avail posilivement refuse de prcter I'oreillc a aueune proposilion de ce genre, en- tendantbien, leur avait-il dit, que Tassurance donnee par le gouvernement francais, de ne pas interuenir dans les affaires des autres pays, fiit une verile pra- tique et non un pretexte pour les tromper, et il les avait averlis que le pouvoir executif nc permettrait pas a d'autres de faire, dorcnavant, ce qu'il declarait n'a- voir pas I'intenlion de faire lui-meme, II m'a dit encore qu'on lui avait annonce le projet concu par differents corps d'etrangers, residant actuellement en France, de faire, pendant la journee de deniain, des demon- strations menacantes a I'Hotel de vilie , pour adresser au gouvernement la meme demande; que ces demon- strations etaient dirigees contre lui, mais qu'il se pro- posait de leur tenir precisement le langage qu'il venait de me repeter, et de ne pa$ ceder le moins du monde. II ne voulait pas empecher les ouvriers malheureux des autres pays de retourner cliez eux, parce qu'ils etaient reellement un grand embarras ici, mais ces ouvriers ne devaient parlir ni armcs ni en corps disciplines. Telles sont, je n'en doute pas, les intentions pacifiques de M. de Lamartine, et il ne permetira pas qu'elles soient ouvertement bravces tant qu'il restera au poste qu'il 264 LNE AiW'KK DK REVOLUTIOX. occupe ; mais je ne crois pas, je dois I'avouer, que scs collegues partagent son desir ardcnl do mainlenir la^paix de I'Europe. Dans un gouvernemenl qui n'a pas de force physique a sa disposition , je ne vois pas comment il est possible a M. de Lamarline d'assuier le succes de ses mesures preventives, si quelques-uns de ceux qui possedent un pouvoir egal au sien, et plus d'occasions que lui d'exercer une influence directe sur les enlreprises de ce genre, sont determines a lui faire opposition en secret. Bien que les evenements de la semaine derniere semblent avoir fait disparaitre la possibilite d'une grande coalition des puissances ab- solues contre la France, quand je considere la poli- tique que la partie la moins respectable de la popu- lation impose maintenant a ce pays, je comprends, il m'esl pcnible d'etre oblige a cet aveu, combien il sera difficile, malgre tons les conseils prudents que nous |)Ourrons donner et foute la tolerance que nous pour- rons montrer nous-memes, de conserver pendant quelque temps encore la paix de I'Europe. Tant que le Gouuernement Provisoire pretendra avoir lo droit, quoique investi du pouvoir executif, de (liscuter avec les etrangers mecohtents loutes les plaintcs qu'il leur plait d'elever contre leurs gouver- nements, son langage ecliappera a tout controlc , et DKMO.VSTR \TIO\S I)ES DKMOCnAl'l-S KTRAXGFRS. 2fi5 j'ai cherche de iiouveau a faire comprendrc a M. do Lamarlinc comhirn il est naUirel que je (rouvo pc- rillcuses cl clioqiiaules les reponses adrossees aiix dc- pulations elrangeics, et dans lesqiiellcs on emet librc- nu'nt son opinion siir les affaires inlerieures des aulrcs pays. — C'elail un grand nialhenr, m'a-t-il alors repcle, que la grande denionslralion des classes ouvrieres fut lombee precisement ce jour-la, et I'eut oblige de parlcr a I'Hofel de ville pendant plnsieurs heures de suite. II a ajonle que ce qu'il avail dil a la depulalion irlan- daiseavait ele rapporte tres-inexactement, et qu'il avail etc tres-mecontent lorsqu'il avait lu ce compte rendu, parce qu'apres avoir prononce son discours, il lui en elait reste I'impression que le gouvernement brilan- nique lui-nieme en aurail approuve les sentimenis s'il avait pu I'entendre, Comme je I'ai deja fait remarquer, M. de Lamarline, partageant jusqu'a present, en grande partie, I'erreur de ses collegues, croit que le langage dont un gouverne- ment so sert pour exprimer son opinion est inconvenant uniquement parce qu'il manque de moderation , et non par cela seul qu'il renferme una appreciation quelconque sur les affaires des aufres pays. Je crois que j'ai mainfe- nant fait suffisamment comprendre a AI. de Lamartine que c'est la le veritable motif de ma plainte; je Fai , par des representations reitcrees sur ce sujet, penetre de la gravite des relations inlernationales; je I'ai amene a penser, si je ne me trompe, que, dans cette circoinstiince particuliere , a I'approche d€ la depu- tation irlandaise, en presence d'une manifestation sire- 266 UNG ANXEE DF' RKVOLITIOX. preheiisible, il devait e(ro tres-prutlcnt dans sa re|)onse, el repudier, aussi clairement que possible, loule inlen- lion d'emettre uoe opinion sur les questions poliliques dans lesquelles sont impliquces diverses parties de Tempire brilanniquo. Et , en effet , le Gouverneraent Provisoire semble avoir lui-meme un inleret direct a empecher que les sentiments d'une partie u'uu pays quolcoiique ne re- coivent aucun appui lorsqu'ils sont opposes aux vues du gouvernement central. On trouvc aujourd'liui, dans les rapports qui nous vienncnt des provinces, quel- ques nouveaux incidents qui meritent Tattention. A Bordeaux, AI. ***, qui avait d'abord ete nomme com- missaire pour ce departemeut , a ete juge , par M. Ledru-Rollin, trop modere dans ses opinions, et a ete remplace par M. Leslrade , mais les negociauts ont d'abord protestc contre ce changementj la masse des citoyens s'est levee ensuite et a attaque la pre- fecture, d'ou M. Lestrade a ete oblige de s'enfuir pour sa surete. Comme Bordeaux a toujours ete hostile a la Repu- blique , cette demonstration peut paraitre tres-signifi- cative, mais on dit que la population de Bordeaux n'est pas fort belliqueuse. J'ai demande a AI. de La- martinc ce qu'il pensait de cet evenement, et il I'a regarde simplement comme unc demonstration dirigee contre la circulaire qui donnait un j)ouvoir illiniite aux commissaires. A Lyon , M. Arago, Ills du niinistrc de la marine, qui est le commissaire du gouvernement , a excite ATTITLDK DES PROVIXCES. 207 I'indignation gencrale, el provoqucra Ires-probable- menl iinn opposition active, en tentant d'exerccr, sur la population, des confiscations arbitraircs qui auraicnt besoin , a ce qu'il scnible, d'etre appuyees par I'inva- sion d'une armee prele a ouirir les bostilites. Deja deux ou trois departeraenls du siid-ouest, qui ont chasse leurs commissaires, sc sont entendus entre eux sur le caractere qu'ils pretendent donner a leur resistance, et il n'est pas impossible qu'ils ne debutent par refuser de payer les nouveauximpots. Dansplusieurs endroits on commence a dire : « Supposons qu'ils veu- lent marcher contre nous, qui marcherait? ils n'ont ni armee ui garde nationale, ct quant a leurs mobiles^ nous pouvons aussi avoir dcs mobiles. » La pire consequence de toule demonstration de ce genre dans les provinces serait de donner sans doute ici la superiorile an parti violent, qui pourrait se porter aux dernieres extremi- tes contre quelques-uns de ceux qui sont en son pou- voir, afin de montrer ce que serait le regne de la Terreur, car, dans les departements, on se dit deja : cc Pour que nous ayons le regne de la Terreur, il font que nous consentions a etre effrayes; mais ils n'ont aucune force a diriger contre nous. Qu'avons-nous done a craindre? » Tout depend de I'esprit et de la disposition des classes inferieures dans differenles par- ties du pays, et les rapports varient lellement sur ce point, que je ne puis jusqu'a present me former d'o- pinion. II s'est manifeste plusieurs autres signes du mccon- tentement des provinces, qui peuvent avoir de Tin- 268 l\.-: AWVA'] DK RK VOLITION. fluence sur les elections; iiiais, d'un autre cote, et c'est le plus mauvais syiiiptomc que j'aie encore vu , la |)lu- part des clubs out exige, des candidats aux comnian- dements de la garde nalionale, ia declaration que, dans le cas ou rAssemblee ct ce qu'ils appellent le peuple differeraient d'opinion, les officiers elus pren- dronl le parti du peuple. Si une telle resolution etait mise a execution, tout gouvernement fixe deviendrait impossible, puisque le pouvoir serait transfere de la tribune des Chambres a celle des clubs. J'ai dit a jVI. de Lamartine qu'une pareille conduite, a propos des elections de la garde nationale, me faisail craindre les plus facheuses consequences. II ne pensc pas, m'a-t-il assure, que ce sentiment soit tres-gene- ral , et il ne croit pas a I'election des candidats qui out pris cet engagement. Cependant les conjectures d'un bomme, a propos de ce qui sera , doivent valoir celles d'un autre, quand on se prepare a recueillir les opinions de trente-cinq millions d'liabitants, sur le gouverne- ment fulur de leur pays, dans un moment ou Ton ne saurait decouvrir aucun regret du passe, aucune satis- faction du present, aucune confiance en lui, et pour- tant aucune autre esperance pour I'avenir. Une dopulalion des direcleurs ct des aclionnaires des cbemins de ler d'Orleans et de Bordeaux est venue cbez moi bier pour me dire qn'ils avaient appris que c'etait rinleulioii du gouvernement de saisir immediatement leur propriele au iioiu do la nation, en leur donnant une indemnite arbitraire qui ressemblerait beaucoup a une spoliation. Ces deputes out represenle cette mesurc CAPITAUX AXT.LAIS K.V DAX'GKR. Sfil) oomme faisant parlic d'lin plan [|(''ii(''ral dcsliiu'; a aiig- nienler les ressoiirccs tlu Irc'sor i)ar les prodnKs dcs cheniins dc fer , sans avoir ejjard an\ cngagcmenis pris. On in'avait deja exprime unc parcillc alaniie au snjet du cliemin de fer du Havre a Rouen. Les personnes inleressees dans les eliemins de fer d'Orleans et de Bordeaux m'ont assure que beaucoup plus de la moilie du capital de ces enlreprises avail ete fourni par des londs anglais. Je leur ai expUque qu'il m'elait impossible d'intervenir, dans celle question, comme s'il s'agissait d'une affaire nationale ; qu'en exportant des capitaux pour une entreprise etrangere, les sujels anglais parlageaient nalurellement tous les risques auxquels etaient exposes les actionnaires du pays oil I'entreprise avail lieu, mais que je ne voyais aucune difficulle a exposer officieusement leur grief a M. de La- marline, eta lui faire comprendre que toute violation des conditions par lesquelles ils avaient ete determines a avancer leur argent aurait le plus.mauvais effet dans le monde commercial. Je me suis entretenu de I'affaire avec Lamartine ce matin seulement, et d'une maniere generale; j'ai profile de celle occasion pour lui faire ob- server qu'il savail combien j'avais desire la confirmation des relations les plus amicales enlre les deux j)ays, malgre les cbangements politiques qui avaient eu lieu ; que, dans le premier moment, la maniere donl I'ordre avail ete retabli, el la moderation avec laqiielle la masse du peuple avail use de sa vicloire, avaient excite une admiration generale en Anglelerre, mais qu'ifserait im- prudent de lui cacher la reaction faclieuse provoquee 270 LXE AiWlOE I)E REVOLUTIOX^ dans Tesprit public par des incidents ullerieuis. D'a- bord, ces emeutes tenlees dans quelques comics de I'An- gleterre, tout insignifiantes qu'elles claicnt , avaient produit cependant sur les classes moyennes , en se propageant dans plusicurs villes, cclte impression de- favorable, que le mauvais exemple donne par la France avail trouble la tranquillile el le confort auxquels elles attacbent, avec raison , lant de prixj puis la conduite inexcusable que Ton avail tenue, dans plusieurs en- droits, envers les ouvriers anglais, invites d'abord a venir en France par des promesses seduisanles, avail beaucoup indispose les classes ouvrieres; si, ensuile, par la maniere donl le gouvernement semblait se pro- poser de trailer les chemins de fer, il accreditait cette idee que la foi nationale n'elait pas une garanlie contre la spoliation, il excilerait une telle clameur parmi les capitalisles anglais, qu'elle afTecterait necessairement les relations entre les deux pays. Lamarline m'a as- sure qu'il n'avait pas ete insensible aux difficulles creees par quelques-unes des circonslances donl je lui avais parle ; quant au projet relalif an chemin de fer, il a dit posilivemenl que tons les plans que Ton pou- vait avoir eus en vue elaient ajournes pour le moment, le gouvernement n'ayant aucune envie d'encourir une telle fesponsabilite. Enfin il m'a promis , si quelque proposition de ce genre ctail de nouveau mise en discussion , de me fournir I'occasion d'exposer les plaintcs des aclionnaires qui s'elaienl adresses a moi, avanl qu'il y cut ricn de decide; cette assurance a, je crois, salisfiiil (oules les parlies inleressees. PROJKT DE PKimOX DK LA XOUM.AX DIi:. 271 CHAPITRE SKPTIEME. I'l'lilioii (k- la Normandic. — M. de Lamartiiie et Ics deputations etranjj^res. — Elections pour lAsscniblee Rationale. — Deputation des Poloiiais. — Assu- rances de M. (le Lamartine k I'dgard de la deputation irlandaise. — La popu- lace fait la loi dans les provinces. — Processions politiques et arbres de la liberie. — Smith O'Brien et Mca Un jour, nous avons fait la partie d'aller au Theatre- Francais, dans une loge pen envue, presque vis-a-vis de celle oil le Gouvernement Provisoire se trouvait en ccrenionie. On avait decore pour lui la grande loge situee du cote oppose a celui qu'occupe partout la loge royale : il preferaif, meine au Ibeatre, prendre place au cote gauche. Laraartiue n'y etait pas , ni Arago, ni Dupont (de I'Eure). Je ne suis pas sur que Alarrast y fut, mais les principaux personnages etaient Ledru- Rollin, Crernieux, Flocon et Albert, roiivrier. Onjouait la tragedie de Lucrece; Rachel remplissait le role de Fberoine; ce n'etait, a aucun titre, une iiiece cle cir- constance fort hcureusement choisie, si ce n'est qu'elle rappelait une revolution couronnce de succes. Mais I'evenenient de la soiree a etc la Marseillaise [chantec?) par Rachel. L'energie surabondanle de I'ac trice a ob- Icnu un trionij)hc cornplet ct produit un effet saisis- sant el irresistible, lors meme qu'on cut partage aussi pcu que I'artistc clle-memc, et on ne pent, jc crpis, rien dire dc plus, les senlinients exprimes par ces vers, declames avec force plutot que chanfes. Per- SAl.OX I)U CO:iITE MOLK. 285 Sonne, en effet, ne pouvait c'(re moins qu'elle dis- pose a celcbrer sincereraenl une revolution Ires- opposee sans doiite a loutes ses sympathies sociales et trcs-nuisil)le a sa carriere d'artiste. Quand on I'a cntendue, conime on le disait, chanter la Marseil- laise, on s'est rapp(>le, avec plus de surprise encore, qu'elle avait commence conimc clianteuse des rues sa brillante carriere ; c'est un fait qu'elle a raconte , sans reserve et sans afTectation , a tons ceux qui ont eu le plaisir de la connaitrc dans les jours de son premier triomplie, mais dont cette representation musicale n'au- rait certainement pas sugger6 I'idee. D'autres fois, j'ai visile, le soir, la reunion de famille que, pendant les len)ps les plus mauvais, on trouvait assemhlee dans le salon vert du comtc Mole, et a la- quelle se joignaient parfois quelques amis prives ou politiques. Le salon du comte, en prenant dans son sens parisien le mot salon, avait etc ferme en realite par la revolution; mais, s'il ne s'ouvrait plus pour les^ receptions hebdomadaires, il etait encore frequente, tons les soirs, par quelques amis intimes et devoues, impatients de parler des evenements du jour et de la perspective du lendemain. Le ton de la maison est, comme a I'ordinaire, patriarcal et plein de dignile; I'accueil qu'on y recoit , courtois et cordial ; la , tout est discute sans exageration ni passion, avec un tel bon sens pratique et une resignation si calme, qu'on pour- rait souvent considerer la conversation comme une revue pbilosopbique des evenements d'un autre pays et d'un autre siecle. Quelquefois, a laverite, on se 286 UNE A PC NICE I)K RF-VOLLTIOX. rappelait, d'une facon penible , la presence d'un danger bien reel et le peril imminent de I'anarchie, lorsqu'un groupe inquiet de dames qui ecoufaient I'entretien en- fourait le marquis de la Ferle, simple garde national, a la tournure militaire , revetu de son uniforme avec les epaulettes de laine rouge. Un soir, on Tentendit faire le recit d'une reunion tenue par la 1" legion, dans le voisinage, au cirque des Champs-Elysees. On avail tente, disait-il, d'obtenir, des candidats a I'eleclion prochaine des officiers , la declaration qu'ils marche- raient contre I'Assemblee Nationale , si elle ne voulait pas obeir a ce que les- clubs appellent le peuple. -M. Mole, des le commencement, a eu a coeur de diri- ger son attention, et de guider I'attention de ceux qui lui demandaient son avis, vers la meilleure maniere pratique d'adoucir les maux inevitables de la situation. II a evidemment le sentiment de decouragement natu- re! a son age et a sa triste experience, mais ce n'est pas la ce qu'il cherclie a communiquer aux autres. Son desir est que chacun fasse pour le mieux. Une ou deux fois, dans les premiers jours de la revo- lution, il m'a dit : « Encore un seul pas et nous som- mes en plein quatre-vingt-treize. " Quatre-vingt-treize n'est pas pour M. Mole une tradition vague quoique ter- rible; elle se rcveillait dans son esprit avec la realite la plus effrayante. Dans cette annee, son pere et sa mere perirent sur I'ccbafaud, et lui-meme, age alors d'en- viron quinze ans, erra seul et sans protection a Iravers Ics rues. Le fulur hommc d'Etat qui, pendant une carriere loiiguc et distinguec, s'cst fait remarquer par LES DlhlOCRATES BELGES. -287 le charmc qu'il apportuit dans la societe, par ses ma- niercs pleincs de noblesse , par ses habitudes iccher- chces et ses gouts cultives, se trouva pendant plusieurs mois, a son entree dans I'age viril, abandonne sans rcssources a la charite precairc d'un des plus mauvais quartiers de Paris, jusqu'au moment oii, reconnu et dc'livre , il fut confie aux soins d'un parent qui demeu- rait a la campagne. Un des traits les plus remarquablcs du caractere du conite Mole, e'est que, pendant tout le cours de sa carriere si agilee , on ne voit pas faiblir un instant dans son coeur cet amour pour son pays, luttant^avec avantage contre des prejuges bien naturels, triomphant de ses preferences personnelles et superieur aux desap- pointements qui ne cessent de I'assaillir. Le comte Mole est, dans toute I'acception du terme, avant tout, Francais. Tai encore appele confidentiellement I'attention de M. de Lamartine sur les dernieres demonstrations des democrates beiges, et je suis revenu sur ce sujet ce matin. M. de Lamartine a dit qu'il etait bien aise de saisir toutes les occasions qui se presentaient de reite- rer I'assurance de son vif desir d'eviter tout ce qui pou- vait amener une mesintelligcnce entre I'Angleterre et la France. II m'a affirme, sur sa parole d'honneur, et en engageant celle du gouvernement , que la responsa- bililc de ces expeditions ne pouvait pas refomber sur eux; qu'ils n'aiaient en aucune facon participe a ces projets. Le prince de Ligne , a-t-il dit, avait desire que les ouvriers beiges sans ouvrage retournassent dans 288 UXE ANNEE DE UEVOLLTIOM. leur pays, et, a I'aide de cliaritcs privees, aux- quelles le prince avait lui-meme conlribue, on avail pris des moyens pour obtenir ce resultat, mais, quant aux resolutions qui avaient trausforrae celte emigra- tion en une expedition agressive, le Gouvernemenl Provisoire n'en avait aucune connaissance. Le com- missaire de Valenciennes, quoiqu'ii apparlint a des opinions extremes, avait instruit le gouvernement beige de I'arrivce du convoi, et avait recommande qu'on transferat les voyageurs dans des wagons beiges. Cetlc circonslance a permis aux autorites beiges de se pre- parer. Le second convoi avait, en consequence, refuse de continuer la meme route, et avait erre dans les environs de Lille. Ceux qui le composaient avaient essaye d'obtenir quelque assistance du general Negrier, qui y commandait, mais celui-ci I'avait refusee. M. de Lamarline a ajoute qu'il ignorait completement oil ils avaient trouve leurs amies; s'ils les avaient recues de quelque societe a Paris, ou de quelques republi- cains beiges, mais que ce n'etait certainement pas d'un depot du gouvernement.. II a encore parle de I'abscnce complete, quant a present, de toute force materielle qui pourrait mettre le Gouvernement Provi- soire a mome de rcprimer de tels acles. II esperait que, dans pen, on organiserait quelque chose de plus cfficace, mais les membres du gouvernement ne pou- vaicnl compter que sur leur influence morale, et ne pouvaicnt repondre que de la sincerile de leurs efforts sur tous ceux sur lesquels ils avaient autorife. Je viens de recevoir la copie d'une adresse presen- ADRKSSE DES IRLANDAIS UMS A M. O'BRIEN. 289 lee a M. Smith O'Brien ct a ses compagnoiis par le club des Irlandais Unis resiJant a Paris, ainsi que la reponse dc ce gentleman a celte adresse. Ces Irlandais Unis, a cc que j'cntends dire, sont des personnes qui ne jouisscnt d'aucune consideration so- ciale; leur chef, M. Leonard, qui a presente I'adresse, est etabli a Sens; c'est lui qui a proraenc le drapeau vert dans les rues do Paris, a la derniere demonstra- tion. M. Smith O'Brien s'est lui-meme assure, dit-il, que, si I'lrlande le demande, la France est prete a envoyer 50,000 de ses plus braves citoyens pour com- battre en faveur de la cause irlandaise. S'il y avait ici un gouvernement regulier, unc pareille declaration devrait amener des explications qui auraient des con- sequences internationales. Mais quelque reprehen- sible que soit Thabilude des membres du gouverne- ment de recevoir des deputations etrangeres et de faire des reponses publiques a leurs adresses, de cette habitude meme resultera probablement , d'ici a quel- ques heures, pour la question qui nous occupe, la prcuve que M. Smith O'Brien n'a pas recu, d'un or- gane officiel , ces esperances deloyales. Je vieus de lire un ordre general du commandant de Lyon, dans lequcl il nomme les differents corps qui doivent composer Ce qu'il appelle la premiere division I- 19 290 IJNE ANNEE DE REVOLUTION. de rarm^e des Alpes, destinee, aussitot qu'elle sera fornjee , a marcher vers la frontiere. II est remarquable que trois de ces regiments avaient fraternise, la veille, avec la populace de Lyon, s'etaient introduits de force dans la maison du general, et avaient insistc pour ob- tenir I'elargissement d'un sergent d'artillerie, envoye aux arrets, a Grenoble, pour uue infraction a la disci-, pline. Le general avait refuse de ceder a leur demande , mais il a bientot apres recu un ordre de M. Arago, commissaire du gouvernement, qui lui enjoignait de se soumettre; en meme temps que ce sergent libere haranguait la populace rassemblee devant Tholel de ville , le general faisait paraitre I'ordre du jour qui annoncait la formation de cette armee. 4 aviil. Voici I'adresse de la deputation irlandaise et la re- ponse de M. de Lamartine, telles que les donne le Moniteur de ce matin. M. O'Brien, membre du parlement anglais, a hi d'abord I'adresse suivante : « Permcttez-nous d'offrir les felicitations qu'un peu- ple asservi pent adresser, sans rcprochc, a une nation qui vient de conquerir noblement sa liberie. » Nous vous felicitous de la chute d'une tyrannic fondce par rartifice le plus consomme, mais qui est ADRKSSE DE LA DEPUTATIOX IRLANDAISE. 291 tombee en un instant devant I'enthousiasme chevale- resque de votre nation. 5> Nous fle savons si nous devons le plus admirer votre courage pendant la lutte ou votre sublime mode- ration apres la victoire. 55 Vous avez su respecter la religion, et Dieu a beni votre ffiuvre, 55 Par votre heroisme, vous avez enseigne aux nations opprimees que la liberte ne manque jamais a ceux qui hasardent tout pour I'obtenir. 5) Par votre mainlien rigoureux de I'ordre public vous avez demontre que la vraie liberte n'a rien de commun avec I'anarchie. 5) Nous vous saluons comme arbitres des destinees futures du genre humain, comme liberateurs des na- tions asservies. « Nous, a qui la nalionalite a ele ravie par les moyens les plus infames, nous qui, sans relache, sentons tons les maux qui resultent de cette perte inexprimable , nous , peuple iriandais , nous demandons votre' sym- pathie. 55 L'Irlande a declare qu'une fois encore cet ancien royaume deviendra libre et independant. 55 A votre exemple, nous n'abandonnerons pas les voies de la constitution avant d'en avoir epuise toutes les ressources. 55 Nous laissons a I'avenir a developper nos projets, qiais nous ne devons pas mauquer de vous dire que votre amilie Tranche et loyalc peut beaucoup contribuer a les rendre efficaces , peut en avancer le succes. 19. 292 UNK ANNEE DE REVOLUTIOM. V Nos droits et voire fraternile reposent sur les tra- ditions les plus heroiques de votre histoire. 5) Dans les temps passes , au moment de I'infortune la plus extreme de I'lrlande, vos peres ont accueilli avec hospitalite nos guerriers exiles , et les champs de Fontenoy peuvent dire comment cette hospitalite a ete acquittee par Teffusion du sang irlandais , coulant pour soutenir la gloire de la France. 3) Pour nous-memes, aussi bien que pour vous, nous suivrous avec une sollicilude extreme le developpement de votre naissante republique. 5) Nous trouvoas dans votre intention de fonder vos institutions sur les bases les plus larges un augure heureux de votre destinee future. Vous faites bien de ne plus les poser sur des classes privilegiees , mais sur la nation francaise tout entiere. 3) Consolidez I'osuvre que vous avez commencee , conservez les droits de la propriete par la conserva- tion des droits de Findustrie ; ne vous abandonnez pas aux impulsions dangereuses qu'engendrent I'amour de la gloire et le desir de la conquete ; mais soyez loujours prets a secourir les opprimes. Faites de la France le centre, non pas seulement de la civilisation et des arts, mais aussi de la liberie universelle. Continuez de donner au monde I'exeraple magnanime de vos males verlus, et soyez assures que, parmi ceux qui vous feront I'hommage de leift' admiration, vous ne trou- verez pas d'allie plus aflectionne que la nation irlan- daise. 3) Le ciloyen Lamartine a repoudu : RKPOX^SE DE M. DE LAWARTINE A M. O'BRIEM. 293 « Citoyens dc I'lrlande , de Dublin , de Manchester, et de Liverpool ! » S'il nous fallait une anlre preuve de I'influenee pacifique dc la proclamation du grand principe demo- cratique, ce christianismc nouveau eclatant a I'licure opportune et separant Ic monde, comme autrefois, en monde paien et en monde chretien, nous la trouverions, celte preuve de Taction toute-puissante d'une idee, dans ces visiles que les nations ou les fractions de nations viennent rendre spontanement ici a la France republi- caine et a son principe ! » Nous ne sommes pas etonnes d'y voir aujourd'hui une partie de I'lrlande. L'Irlande salt combien ses des- tinees, ses souffrances et ses progres successifs en liberie religieuse, en unite et en egalite constilutionnelle avec les autres parties du Royaume-Uni ont emu de tout temps le coeur de I'Europe! Nous le disions, il y a peu de jours , a une autre deputation de vos conci- toyens, nous le dirons a tous les enfants de cette glo- rieuse He (VErin qui, par le genie naturel de ses habitants , comme par les peripeties de son histoire, est a la fois la poesie et I'heroisme des nations du Nord. » Sachez done bien que vous trouvez en France, sous la republique, tous les sentiments que vous lui apportez ! Dites a vos concitoycns que le nom de I'h-- landc et le nom de la liberie courageusement defendue contre le privilege est un meme nom pour tout citoyen francais. Dites-leur que cette reciprocite qu'ils invo- quent, que cette hospitalite dont ils se souviennent, la republique sera glorieuse de s'en souvenir et de les 294 UNE ANIVEE DE REVOLUTION. praliquer toujours avec les Irlandais; dites-leur surtout que la Republique francaise ii'est pas et ne sera pas une republique aristocratique, ou la liberie masque le privilege, mais une republique embrassant le peuple tout entier dans les memes droits et dans les memes bienfaits. 3) Quant a d'autres encouragements, il ne serait pas convenable a nous de vous les donner, a vous de les recevoir. Je I'ai dit deja a propos de la Suisse , a propos de I'Allemagne, a propos de la Belgique et de I'ltalie. Je le repete a propos de toute nation qui a des debats interieurs a vider avec elle-meme ou avec son gouver- nement. Qiiand on n'a pas s6n sang dans les affaires d'un peuple , il u'est pas permis d'y avoir son inter- vention ni sa main. Nous ne sommes d'aucun parti en Irlande ou ailleurs , que du parti de la justice , de la liberte et du bonbeur des peuples I aucun autre role ne nous serait acceptable, en temps de paix, dans les interets et dans les passions des nations etrangeres! la France veut se reserver libre pour tons les droits. » Nous sommes en paix et nous desirous rester en bons rapports d'egalite, non avec telle ou telle partie de la Grande-Bretagne, mais avec la Grande-Bretagne tout entiere ! Nous croyons celte paix utile et bonora- ble non-seulcment pour la Grande-Bretagne et pour la Republique francaise, mais pour le genre humain I nous ne ferons aucun acle, nous ne dirons aucune parole, nous n'adresserons aucune insinuation en contradic- tion avec les principcs d'inviolabilile rcciproque des peuples , que nous avons proclames et dont le conti- REPONSE DE M. DE LAMARTINE A M. O'BRIEN. 295 nent recueille deja les fruits! La monarchie dechue avail dcs traites ct des diplomates ! nous avons des peuples pour diplomates et des sympathies pour traites ! nous serions insenses de changer une telle diplomatie^ au grand jour contra des alliances sourdes et partielles avec les partis raeme les plus legitimes dans les pays qui nous environnent I nous n'avons qualite ni pour les juger ni pour les preCerer les uns aux autres. En nous declarant amis de ceux-ci, nous nous declarerions ennemis de ceux-la ; nous ne voulons etre ennemis d'aucun de vos compatriotes, nous voulons faire tom- ber au contraire par la loyaute de la parole republi- caine les preventions et les prejuges qui existeraient entre nos voisins et nous. 3> Celte conduite nous est inspiree, quelque penible qu'clle soit, par le droit des gens autant que par nos souvenirs historiques. » Savez-vous ce qui a le plus irrite et le plus desaf- fectionne la France de I'Angleterre dans la derniere Republique? C'est la guerre civile reconnue soldee et servie par M. Pitt dans une partie de notre territoire. Co sont ces encouragements et ces armes donnes a des Francais combattant d'autres Francais ! Ce n'etait pas la la guerre loyale ! c'etait la propagande royaliste faile avec le sang francais contre la Republique! cette conduite n'est pas encore, malgre nos efforts, tout a fait effacee de la memoire de la nation. Eh bien, cette cause de ressentiment entre la Grande-Bretagne et nous, nous ne la renouvcllerons pas en I'imitant jamnis I Nous recevons avec reconnaissance les temoignages 296 UNE ANNEE DE REVOLUTION. d'amitie des differenles nationaliles qui formcnt le grand faisceau britannique. Nous laisons des vneux pour que la justice fonde et resserre I'unite des peuples^ pour que I'egalite en soit de plus en plus la base, raais en proclaniant avec vous, avec elle et avec tous, le saint dogme de la fraternite, nous ne ferons que des actes fraternels , comrae nos principes et comme nos sentiments , pour tons les Irlandais. » Toute cette maniere d'agir serait tellement irregu- liere sous un gouvernement etabli , qu'il faut nous rappeler les difficultes de la position de M. de La- martine, et ne pas faire une critique trop severe de certaines phrases; ce discours, il est vrai, est plus travaille que Fesquisse que M. de Lamartine m'avait d'avance indiquee , et que j'avais, aussitot apres, notee aussi fidelement que mes souvenirs me la rappelaient; cependant, a ne prendre que la substance meme de son discours, c'est-a-dire la nettete avec laquelle il enleve a ces hommes deloyaux tout espoir d'appui ou d'assistance de la part de la France, M. de Lamartine a courageuse- raent et tres-reellement tenu la proraesse qu'il m'avait faite. Aussi a-t-il etc fort maltraite, bier soir, dans beau- coup des clubs violents, et surtout dans celui de Blanqui, dont le discours en faveur de ces traitres Irlandais a ete recu avec enthousiasme. Le club Blanqui est le plus ar- dent de Paris, et toutes ces assemblees certainement nourrissenl le plus vif desir de voir le desordre poli- tique s'introduirc soit en Irlandc, soit en Angleterre. lis ne peuvent nous pardonner de resister an choc aussi bien que nous paraissons devoir le faire. Ccci s'accorde REMARQUES SUR L'ADRESSE IRLANDAISE. 297 parfailement avcc los renseignemciits que j'ai pcrson- riellcment recus sur le desappointcinent de cette de- pulation. La personne dc qui jc Ics ticns a entendu de ses piopres oreilles Ic langage des deputes. Sans doute, beaUcoup de ccux qui desireraient la trahison trouve- ront eetle visite des traifres peu habile, corame elle I'a ete en effet, car elle a provoque, de la part de M. de Lamartine, au nom du gouvernement, un de- saveu qu'autrement il n'eut pas ete facile de rendre public. J'ai toujours ete persuade que le parti re- publicain, en grande majorite, nous veut du mal , tout en comprenant fort bien qu'il ne pourrait, sans danger, tenter de nous le faire lui-menie ; il y en a d'aufres, je le crains bien aussi, qui ont beaucoup souffert de la derniere revolution, et , semblables au renard qui avait perdu sa queue, ne seraient pas faches de nous voir perdre la notre , ou plutot notre tete sociale. Le ton de I'adresse elle-meme , assez reprehensible d'ailleurs , a ete toulefois moins violent que je ne m'y attendais; je ne puis m'empechcr de croire qu'apres leur arrivee ici, les deputes ont omis quelques hyper- boles hiberniennes, pour se mettre d'accord avec la re- ception qu'ils avaient du prevoir tout recemment. II est assez absurde que des homines qui donnent pour unique pretexte a leur agitation le desir de I'indepeu- dance nationale , s'abandonnent sans reserve a la pro- tection et aux sympathies de ceux devant qui ils s'humilient, en les saluant comme les arbitres des des- tinees du genre humain. En faisant allusion a Fontenoy, oil leurs peres combatlirent comme mercenaires pour 298 UNE ANNEE DE REVOLUTION. une cause francaise , ils ont montre qu'ils n'avaient pas la moindre etincelle de ce sentiment patriolique sous I'inspiralion duquel leurs freres sont devenus rorgueil et la gloire de I'armee britannique en Espagne et a Waterloo, Si d'ailleurs, en offrant leurs bras, ils vou- laient dire qu'ils desiraient individuellement recevoir la solde de la France , ils tombaient dans le pathos, car ils etaient arrives en se vantant qu'ils etaienl venus pour reclamer ce qu'ils etaient surs d'obtenir, — c'est-a-dire I'assistance, pour I'lrlande, de cinquante niille hommes de troupes francaises. Tout le discours de M. de La- martiue , apres « quant a d'autres encouragements 5) , a ete essentiellement sense , quoique un peu enfle. J'ai plaisante avec lui sur quelques-unes de ses phrases absurdes. Je lui ai dit que tout etait provisoire mainte- nant, mais que, quand nous en viendrions a des rela- tions regulieres, je craignais que les sympathies ne tinssenl pas lieu de traites; quant au peuple faisant les fonctions de diplomate , il lui etait facile de se con- vaincre, par I'exemple dont il avail ete temoin, que cela ne pouvait se passer ainsi , car il se trouvait la des gens qui se pretendaient les representants du peuple, et auxquels il avait etc oblige de dire en face qu'ils n'etaicnt que « la fraction d'und nation 55 . Un dij)lomate, c'est tout simplemcnt le rcpresentant regulier d'un pays etranger. M. de Lamartine a tres-bien pris tout celaj ce n'etaient la, a-t-il dit, que des phrases. M. ARAGO AL' MINISTERE I)E LA GLERRK. 299 CHAPITIIE HCITIKAIE. M. Arago nomnie ministro dc la jijucrrc. — Tentative pour revoliilioiiiior la Savoic. — Decret iinpopulaire du 6 avril. — Theories dc Louis Blanc. — Trahison do Blanqui. — Elections des officiers dc la garde nationale. — Seconde circulaire de Ledru- Bollin. — Ddsorganisalion dc I'armce francaise. — Etat de Lyon. — Invasion dc la Savoie. — Nouvelle des frontieres dc la Bclgique. — Les republicains espirent une revolution en Anglctcrre. — Les noms des candidats proposes pour I'Assemblee Nationale sont publics par Ic Comite central de Paris. — Les espdranccs fondees sur I'Angleterrc ^cbouenf. — Les bulletins de la Republiquc. — Differends entre les raembres du Gouver- neiucnt Provisoire. — Conspiration pour delruire le Gouverncmcnt Provigoirc. — Lc coniplot est dejoue. — Le general Changarnier. — Danger personnel de M. de Lamartine. La nomination de M. Arago au poste de ministre de la guerre a excite beaucoup d'etonnement. Dans I'etat actuel de desorganisation de Farmee , on pensait qu'il eiit etc convenable de choisir un homme a qui ses etudes precedentes eussent donue , touchant les details de Fadministration militaire, plus d'experience qu'on ne peut en attendre de M. Arago, connu presque exclusit vement par ses travaux scientifiqucs. Ce choix, auquel, dit-on, AI. de Lamartine a fait une vive opposition, a etc le rcsultat de la defiance qu'eprouve le gouvernement pour les principaux ge- neraux de Farmee. On suppose que le general Changarnier a insiste pour obfenir carte blanche dans la direction de son de- partement et la presence de trente mille homraes de 300 UNE ANNEE 1)E REVOLUTION. garnison a Paris, ne croyant pas qu'il fut convcnable, pour un ministre de la guerre, de se trouver entiere- ment sans defense et expose a etre enleve une belle nuit par la populace de Paris \ II parait , d'apres les nouvelles les plus recentes des frontieres de la Savoie , que Ton a renonce , quant a present, a toute tentative de revolutionner ce pays; les autorites sont revenues a Chanibcry; la raarche d'une partie des troupes vers les Alpes a ete arretee, et la bande d'emigrants qui s'etait approchee de la frontiere du cote de Lyon a ete avertie de ne pas entrer arraee en Savoie; elle a en consequence fait halte dans une ville nommee Belley. En meme temps, tons les Savoyards qui viennent habituellement se fixer a Paris des le commencement de I'hiver, et qui exercent divers metiers dans les rues, ont ete expulses en masse, procede dont la nouvelle ne disposera pas leurs concitoyens a la fraternisation. Un decret du Gouvernement Provisoire , public dans le Moniteur de ce matin , donne un pouvoir discretion- naire aux maires des differentes communes et aux per- cepteurs pour decharger, en tout ou en partie, de la contribution extraordinaire de quarante-cinq centimes, 1 D'apres le rticit de M. de Laniartine, dans son Histoire, toute I' af- faire fut arran^f^co pendant qu'il ctait aceidentellement absent du con- seil ; Iors(|uc \c <[('iicral Sul)cri/ic c(ait vcnu se plaindre d'avoir ete ecarte, M. de Laniartine lui avail offcrt de se retirer lui-meme du youverne- ment, s'il n'etait pas reintegre dans son ministere. Le general, par d^licatesse, nc voulut point accepter une pareille intervention, et M. de Lamartine c(^da, commc il I'a fait, dans trop de cas, sur des points aux- qiicls il attachait la plus ^jrande importance. D KG RIOT DU (5 URIL. 301 tout pelit proprietaire qu'//.v jugeraient incapable de la payer. Le gouvernement avail compris que riiiipopularile de cct impol porterait probablement a son avenir un coup funesle, au moment dcs piocliaines elections. II ne s'est pas contente de conjurer ce danger en accordant, par line mesure generale, une exemption au-dessous d'une certaine somme determinee, raais, pour fortifier Fin- fluence illegilime a laquelle ies commaissaires places, pour le gouvernement interieur du pays , a la tete des departements, semblent, en toute occasion, se cram- ponner, on a fait de cette exemption un objet de favour arbilraire , et ce sont ceux de leurs employes qui avaient d'abord recu I'ordre de surveiller Ies elections qui sont charges d'en determiner I'elendue. Voici Ies deux articles du decret qui confient aux autorites locales le soin de prendre une decision sur la remise de I'impot : « Art. 1". Les contribuables qui seraient liors d'etat de supporter la contribution extraordinaire de quarante- cinq centimes, decretee par le Gouvernement Provi- soire, le 16 mars dernier, en serout degreves dans une equitable mesure. 5) A cet effet , le maire , assiste du percepteur et d'un ou de plusieurs repartiteurs , dressera, dans la forme des etats des cotes irrecouvrables, un etat des contri- buables a qui, en tenant un juste compte de leur po- sition et des imperieuses nccessites du tresor, il y aurait lieu de faire remise d'une partie ou de la totalite de la contribution extraordinaire. 302 UNE ANNEE DE REVOLUTION. » Art. 2. Get etat sera communique au controleur des contributions directes, qui donnera son avis dans le mois de la reception. Le directeur fera son rapport, et le commissaire du gouvernement statuera. Jusqu'a ce que les decisions aient ete rendues , le percepteur sursolra a toute jmursnite. » Les ouvriers, m'aditM. de Lamartine , commencent a voir le fond des theories de M. Louis Blanc, et, bientot apres la reunion de I'Assemblee Nationale, il espere que le bon sens des classes ouvrieres elles-memes pro- voquera chez elles une grande reaction a I'egard de ces doctrines sociales. II voit toujours avec confiance I'avenir du gouvernemen-t. Les revelations relatives a Blanqui ont eu en definitive un resultat favorable , et ont certainement concouru au raaintien de I'ordre en creant des divisions parmi ces forcenes. La decouverte faite, par la publicite que leur a don- nee la Revue retrospective , des relations perfides de M. Blanqui avec le dernier gouvernement, Tont mis dans une position critique vis-a-vis de son club, et on a aujourd'hui, a cette occasion , repandu le bruit qu'il y avait lieu de craindre quelque tentative desesperee et immediate, pour renverser le gouvernement, de la part des bandes qui sont a ses ordres. Cette nouvelle est, je crois , plus exacte que ne le sont ordinairement les rumcurs semblables. Je suis preSque arrive a cette con- clusion, que les choses doivcnt encore empircr ici avant de pouvoir prendre un aspect plus rassurant, et qu'il ne pent rien arrivcrde plus favorable au maintien de I'ordre au dehors qu'une complete perturbation dans ce pays, ce SECONDE CIRCULAIRE DE M. LEDRU-ROLLLV. 303 quineseraitpas Ires-agroablepourlesfemoinsociilaires. Les elections des officiers superieurs de la garde nationale sont terminees, et cclles qui doivent avoir lieu dans le sein des compagnies se continuent aujour- d'hui; si Ton excepte le premier arrondissement, tons les plus violenls candidals ont ele clus ; rintimidalion operee contre un tres-grand norabre de personnes les ayant empechees de voter, les choix sont tombes sur des liommes deja convaincus de conspiration politique, et qui promeltaient, pour I'avenir, de marcher contre FAssemblce si elle hesitait a proclamer la republique. La seconde circulaire de M. Ledru-Rollin , au sujet des elections, est moins menacante , dans la forme, que la premiere , mais elle enjoint encore tres-claire- raent aux fonctionnaires du gouvernement d'exercer leur influence sur les elections pour obtcnir I'exclusion de tons les honimes qui n'etaient pas connus comme republicains avant le 24 fevrier. Une semblable condition limiterait beaucoup les choix. A ne considerer que Paris , il parait , d'apres les revelations faites au dernier gouvernement par son espion Rlanqui , et maintenant publiees, que la fameuse • societe secrete de republicains appelee la Societe des families ne renfermait pas plus de sept cent quatre- vingts membres. Dans I'espece de programme legislatif que M. Ledru- Rollin vient d'esquisser, ce ministre pousse a la spo- liation presque complete du riche et a I'adoption des plus absurdes theories de Louis Rlanc, et, en fait d'in- novation politique, il va jusqu'a proposer de soumettre 304 UNE ANNEE DE UKVOLITIOX'. les jugts a relcclion popiilaiie. Si cfille circulaire n'ex- cite pas autaut d'alarme que la precedente, cela vieiit de la conviction, de plus en plus arrelee, qu'elle portera avecelle son proprc reniede, et que les elections, dans les provinces, seront probablement perdues plutot que gagnees par la perseverance avec laquelle on emploie de pareils moyens. Pour montrer que je n'exagere pas les intentions bien claires que M. Ledru-Rollin raanifeste dans sa se- conde circulaire , je cite au hasard quelques phrases de I'exemplaire que j'ai devant raoi : « Deja je vous I'ai dit, des elections depend I'avenir du pays. Siirementrepnblicaines, elles lui ouvrent une ere briliante de progres et de paix; reactionnaires, menie douteuses, elles le condamnent ades troubles dechirants. " Le gouverneraent doit-il agir sur les elections, ou se borner a en surveiller la regularite? 55 Je n'hesite pas a repondre que, sous peine d'abdi- quer ou meme de Irahir, Xe gouvernement ne peut se reduire a enregistrer des proces-verbaux et a compter des voix. 5) Ccs principes, citoyens commissaires , tracent la ligne de votre conduile. S'il vous etait possible de vous multiplier, d'etre partout a la fois, de metlre a chaque heure votre pensee en contact avec la pensee publique, vous ne fcricz rien do Irop. " Penetrez-vous do cettc verile, que nous raar- chons'vers ranarchie si les portes de I'Assemblee sont ouvertes a des lioninu's d'une moralite et d'un republi- canisme equivoques. » LE CORPS D'ARMKE DE LYON. 305 M. Ledru-Rollin fait synonymes les mots morality ct republicanisme! J'ai dit a M. de Lamarlinc, ce matin, que les adresses de son commissaire de Lyon a i'armee me paraissaient un pen tropbelliqiicuses, qu'a la maniere dont il parlait a certains corps, comme s'ils dcvaient etre les premiers a se mesurer avec I'elranger, le gouvernement paraissait prevoir le cas, que rien, selon moi, ne faisait craindre, oil il aurait quelque ennemi a combattre. M. dc Lamar- tine a dit qu'il fallait avoir egard aux difficultes de la position dans laquelle se trouve le jeune M. Arago; que si ses expressions n'etaient pas bien reflechies, il avait fait de son mieux, conformement a ses instructions, pour s'opposer au passage des bandes de Savoyards, et que c'etait par suite de ses efforts a cet egard que la mutinerie avait d'abord eclate dans le corps d'armeej une depeche de AI. Arago, que M. de Lamartine avait entre les mains , prouverait, ajoutait-il, que ce com- missaire avait fait de son mieux pour arreter les ma- noeuvres qui, comme il I'apprenait, avaient abouti a la proclamation d'une rcpublique en Savoie. Le gou- vernement n'avait pas encore dc details a ce sujet. II s'est produit, ces jours derniers, deux incidents remarquables , qui montrent I'etat actuel de desorga- nisation de I'armee francaise. Lorsque le general qui commande a Lyon a nomnie les regiments destines a former la premiere division sur les frontieres, le 13' de ligne a demande a etre exempte et a rester dans le pays, par la.raison qu'^il n'elait pas suffisamment remis des fatigues qu'il avait eprouvees en Algerie. I. 20 306 UNE ANNKE DE REVOLUTION. L'autre fait, quoique moins extraordinaire, ne tc- moigne pas d'une surabondance d'ardeur militaire. Les soldats de la reserve de 1841, ayant ete rappeles, out presente au gouvernement nne adresse dans la- quelie ils deniandent qu'on ne les oblige pas a quitter leuTS families; ils ne refusent pas d'ailJeurs, ajoutent- ils , de servir dans la garde nationale ou dans la garde mobile. 8 aviil. Lorsque je suis alle chez Laraartine. ce matin, je I'ai trouve dans un etat de grande inquietude a propos des rapports qu'il a recus de Lyon , et oii on lui fait connailre le contre-coup des recents evenements de la Savoie sur la situation de cette ville. Aucun compte rendu exact de ces evenements ri'ayant encore paru dans les journaux, je ne puis en ap- precier la nature que d'apres le recit de Lamartine. II parait que la ville de Chambery, apres la fuite des autorites constituees, a ete, pendant quelque temps, au pouvoir de la legion d'emigrants; avec eux se frou- vaieut aussi beaucoupde Francais,auxquels se sontreu- nis une partie des habitants de la ville; aussilot, cepen- danl, que I'alarme s'est repandue dans les campagnes voisines, les paysans sont descendus en grand nombre, excites et, dans quelques cas, conduits par les prelres. Il s'en est suivi un combat dans lequel les republicains TROUBLES DK I.A SAVOIE, 307 out eto complt'lenicnt mis en doroule el quelques-uiis lues, au nombre desquels s'esl liouic le maire nou- velleuient nomnic-, beaucoup de Fraiicais out ele fails prisonuiers, niais, d'apres ce que dit M. de Lamarliiie, u'onl, en aucunc la con , ele maltrailes. Laniarline m'a lu une partie d'un rapporl qu'il avail recu de M. Arago, commissaire a Lyon. Ce der- nier fait uu recit alarmanl de I'impression que celle nouvelle y a produile. La population , qui , en y compre- nant la garnison, a ele, depuis la revolution, dans un etat voisin de I'anarchie, a menace de marcher sur Chambery, au nombre do 30,000 bommesj M. Arago craignait qu'une partie des troupes ne se joignil a cclte armee d'invasion en qualite de volonlaires. L'opi- nion publique demandail vengeance. Lamarliue a paru sentir tres-profondement I'impuissance ou il elait d'empecher une pareille tentative. Je ne doutais pas cependanl, lui ai-je dit, qu'a tout prix il ne se pre- parat a faire son possible, au nom du gouvernement, pour eviler I'apparence meme d'une [)arlicipalion a un si monslrueux attentat. Jusqu'a present, on avail rendu justice a ses efforts pour reprimer ces expeditions de brigandage ; en les renouvelant sur des lerriloires etrangers , d'oii elles avaient deja ele chassees , ou ne pouvait que produire dans loute I'Europe, el surtout en Angleterre, la plus fiicheuse impression. 11 a rc- pondu qu'il ferail tout ce qui etail en son pouvoir j)0ur eviler le danger; qu'il savait que, si ces Francais vo- lonlaires enlraienl en Savoie, il y aurait peut-etre beaucoup de sang verse , a cause de I'exasperalion 20. 308 UNE ANNEE DE REVOLUTION. qui y avait etc deja excilee. 11 a ajoule que, si Ics choses en venaient au pis, il essayerait, pour peu que cela dependit de lui, de reprimer le desordre par la presence d'une armee sur les lieux, sans la moindre intention d'occuper la Savoie , excepte pour y retablir I'ordre. Je croyais , lui ai-je repondu , qu'un pareil precede preterait Ires-facilement a une facheuse inter- pretation, Je lui ai demande quel etait le nombre des troupes que le Gouvernement Provisoire avait a present dans ce voisinage. Lamartine a dit qu'il y avait trente mille hommes a Grenoble. J'ai emis I'opinion qu'il vaudrait alors beaucoup mieux employer ces forces sur la frontiere francaise, pour rendre impossible cette reunion desordonnee. Lamartine a replique qu'il le ferait certainement si ces troupes etaient exactement ce qu'il desirait qu'elles fussent, et s'il pouvait etre sijr qu'elles ne se joindraient pas aux envahisseurs. Je n'ai jamais eu avec Lamartine de conversation qui m'ait laisse une aussi forte conviction de I'impuissance complete oil est le gouvernement de maitriser I'ira- pulsion populaire, si elle prenait une forme menacante pour la securite des Elats voisins. Heureusement, il ne parait pas y avoir, quant a present, une grande envie d'agression militaire, mais M. de Lamartine a avoue que les clubs n'etaient pas du lout satisfails de la conduile du gouvernement a I'egard de leurs expeditions de propagando. II a fini, toutcfois, comme il I'a dej'a fait sou vent, par so consoler en exprimant I'espoir que, si les quelques jours qui ])rccederont les elections pou- vaient sc passer sans evenement fatal au Gouvernement LA POPULACE DE LYON ET LA SAVOIE. 309 Provisoirc, ce dont il scrnblail y avoir niaintcnact plus de cliauccs, la cause de I'ordre serail alors en voie de se consolider. Comme je remarquais qu'une armee qui scrait j)lus lard conduile en Savoie serait peul-etre aussi difficile a manier que pourrait I'elrc mainlcnant celle des fronlieres, M. de Lamarline m'a repondu : Jc dois encore ajouter ceci, qu'il follait trouver un autre general , ct qu'on avail grand besoin a present d'un minislre de la guerre. Get etat de rarmee est une circonstance des plus defavorables a la securile inlerieure, mais Ic danger imminent, comme semble I'apprcbender M. de Lamar- line, est loujours celui d'une invasion de Lyonnais en Savoie. Si le pays n'avail pas elc completemenl prive de toute force reguliere par la croisade que Charles-Albert a entreprise dans une aulre direction , j'aurais cru les robustcs montagnards de la Savoie capables de donner une bonne correction a ces vagabonds avant leur ar- rivee a Chambery, mais peul-etre, prives de tout^ autorile qui les dirige, se laisseront-ils aller au decou- ragemenl. Depuis que j'ai commence a ecrire ceci, j'ai appris qu'un regiment elait deja de relour a Cham- bery; comme le courage du peuplc parail s'elre ra- nime, je crois que la populace lyonnaise aurail assez a faire, apres une marche de cinquante milles, et les defdes des Alpes seraienl probablement plus funestes aux envahisseurs que les chemins de fer beiges. Mais une seconde tentative comme celle-ci serail dcshono- ranle pour le gouvernemenl Irancais; je crois que Lamartine paraissait le senlir, et il a cerles d'aulanl 310 I'NE AXNKK DE RKVOLUTION. plus de raison d'etre liontcux dans celte occasion, que sa reponse a la deputation des Savoyards est cc qu'il a fait de pire. Lorsque je blamais aujourd'hui la der- niere circulaire de Ledru-Rollin , il a reconnu qu'elle etait tres-mauvaise, et m'a affirme qu'il avait relranehe les trois quarts de ce que le ministre de I'interieur se proposait de dire. Je regreltais , ai-je replique, qu'il eCit laisse I'autrfe quart. « Cela importait fort pen , n a til repondu , « car loutes les elections seront contra " eux, malgre leurs circulaires. » II etait curieux de I'entendre s'expliquer d'une facon aussi claire sur un acte de ses collegues : « contre eux! « 9 avril. J'ai encore dit a Lamartine que je n'aimais pas les rapports qui me venaient de^la frontiere beige ; que les bandes d'emigrants paraissaient se reformer et se re- cruter dans le departement du Nord ; qu'une seconde tentative ferait retomber naturellement une responsabi- lite beaucoup plus grave sur le gouverncment francais, apres I'experience du passe. M. de Lamartine avait pris des informations samedi, et il n'avait pas lieu de croire qu'il y cut aucun projet de rcnouveler Tallaque; en tout cas, le gouverncment possedait beaucoup plus do pouvoir maintenant qu'il n'en avait la premiere fois, ct etait determine a fairo tout son possible pour Teni- pecher. J'avais lu dans le National d'hier, ai-je pour- OPINION DU NATIONAL SUR LA BELGIQUE. 311 siiivi, un article qui ne mc plaisait pas; il parlail ouver- temcnldu Irone dii roi Leopokl commo s'il n'elait con- serve que pour un temps , el dc I'independance de la Belgiquc commc si cllc depcndait du hon plaisir de la France. J'ai ajoule que naturellement, a une pareiile epoque, on ne pouvait pas altacher beaucoup d'irapor- tance aux opinions d'un journal sur ces sujets ; niais que le National passait pour une feuille semi-officieile, et que, par consequent, de parcils sentiments atigraen- teraient probablemenl, en Belgiquc, I'irrilalion provo- quee par les attaques dont son independance avait edi I'objet, et exciterait aussi ailleurs, sans doute, Fattention publique. M. de Lamartine n'avait pas hi Tarlicle du National; il a dit que cc journal n'avait aucune auto- rite comme organe du gouvernementj qu'il apparte- nait, il est vrai, a Fun des membres du gouvernement, mais que ce dernier restait maintenant completement etranger a sa direction , et que le but veritable de ces articles etait probablement de rassurer -les membres les plus avances du parti , dans Fesprit desquels Fopinion que le National etait trop 'humblement sou- mis a Finfluence du gouvernement aurait pu lui porter un grave prejudice '. 1 11 est ties-heureux , noii-seulement pour la Bclgique, mais pour le reste de I'Kuropo, que ce pays ait eu alors un souverain doue de toutes les qualites piopres a faiie traverser a son peuple et a lui faire tra- verser, i lui-menie , la crise avec succes. 312 UNE ANNEE DE REVOLUTION. 10 avril. II regne une grande agitation ce matin a Paris, a propos de ce qui doit se passer a Londres dans ce mo- ment. Lorsqu'on fera connaitre demain le triomphe de I'ordre , je ne puis me dissimuler que cette nouvelle produiraun desappointement tres-general danspresque toutes les classes. Aux yeux des republicains violents , le renversement de I'autorite royale, en Angleterre , les debarrasserait de la plus solide barriere opposee au deueloppement du propagandisme. Un bon nombre des plus moderes de ce parti sentiraient leur vanite satisfaite si nous avions etc obliges de suivre leur exemple, et, chez quelques-uns de ceux qui sont le plus contraires a I'ordre de choses actuel dans ce pays-ci , qui n'ont pas d'antipathies nationales et qui meme sont animes de quelque bienveillance pour nous, on aurait pu decouvrir un contenlement secret si nous en etions arrives a partager leurs nialheurs. Cependant je dois ajouter que, m'entretenant sur ce sujet ce matin auec un republicain de la veille , il m'a dit : « Non, \?ous serez sauves, parce que vous avez une aristocratic, et une aristocratic qui n'excite point I'envie par des privileges exclusifs, mais qui est respec- lee dans Fexercice de ses fonctions constilutionnelles '.» 1 Taiidis que jo rovoyais les pages qu'on vient cle lire pour les livrer k la publicilc, je suis lombc, par un liasard asscz singulier, sur une critique du dernier et reinarquablc ouvrajje de M. de Montalcinberf, par M. Sainl-Marc Girardin. (kt tcrivaiu accompli ct ce critique spirituel , LES KLKCTIOX'S ET L'ARMEE. 313 Le National de ce nialiii donne une liste des caridi- dals proposes pour I'Asscmbloe Xalionale , rcpandue dans rarmce et daus la marine par le Couiite Ceuiral de Paris el par rinferrnediaire des officiers superieurs. J'ai monlre le journal a M. dc Lamarline en lui disant que cette raesure me paraissait faire de I'armee et de la marine des instruments destines a changer tous les dcpartements en bourgs electorauxj que, si ces listes etaient envoyees, pour ainsi dire, par une sorte d'au- torite, a ces gens ignoranls, qui ne connaissalent pro- bablement rien, ni des sentiments de leurs dcparte- ments, ni du caraclere des personnes dont les noms etaient mis en avant, ceux qui etaient encore sous les drapeaux les signeraient comme on accomplit un cite un extrait du discours prononce par le com(e Alole i la chambre des pairs en 1826, et ou le noble orateur agite la question de savoir si une aristocratic est possible en France. M. Mole s'exprime ainsi a ce propos : ii Crecr une aristocratic, ou la retablir L\ ou ellc a cesse dexisfcr, c'est une entreprise si delicate, si difficile, que je ne sache qu'un legislateur qui en a eu jusqu'ici le secret, et ce legislateur, c'est le temps, n Je pcnse, avec M. Saiut-Marc Girardin, que M. Mole montra certaincmenl ici nds dire, ont ete, dans plusieurs departcments, d'une extreme violence. Quel sera I'efTet de cette defaite^des demagogues sur les mesures que prendra I'Assemblee , lorsqu'elle se reunira? 11 est impossible de le dire. Plusieurs partis so sont unis dans ce triomphe , dont les vues futures seront probablement tres-divergentes ; quelques-uns de ceux qui sont le moins bien disposes en faveur de la Rcpublique se sont montres, aux elections, les plus ardents a en assurer la duree]; je crois cepeudant que la pensee qui domine dans le pays est de soumettre cette forme de gouvernement a une epreuve loyale , avec une sincerite parfaite, mais sans beaucoup de con- fiance, car il est convaincu que, si une reaction doit avoir lieu, elle sera accomplie avec d'autant plus de succes qu'elle aura ete plus longtemps differee. En attendant , a moins qu'il ne soit renverse par quelque conspiration , il est evident que M. de Lamartine sera I'arbitre du moment , et il faut esperer qu'il montrera desormais aulant de fermete et de perseverance, au milieu des difficultes prolongees dont il ne peut man- quer d'etre entoure , qu'il a ftiit voir de courage et 350 UNE ANNEE I)E REVOLUTION. d^energie eii affrontanl les grands dangers don I il a ete assiege jusqu'a present. 29 avril. Le Motiiteur de ce matin contient une liste des can- didats elus pour le deparlement de la Seine , liste que je donne ci-apres, et, en meme temps, les elections de plusieurs departements dont on a deja recu la nouvelle. Les clioix se sont, en general , portessur les hommes de toutes les nuances d'opiuion qui sont disposes a arreter le mouvement ultra-revolutionnaire , cepeudant presque tons ceux qui sont elus sont, pour le mo- ment, des republicains declares. II n'en aurait peut-etre pas ete ainsi, si Ton avait pu elever une banniere monarchique avec la moindre chance d'attirer les sympathies du peuple, et, si les differentes classes qui desapprouvent les actes du Gouvernement Provisoire etaient restees unies , ceux des membres de ce gouvernement qui se sont fait re- marquer le plus par I'abus qu'ils ont fait de leur pouvoir n'auraient probablement pas ete elus. La place qu'ils occupent sur la lisle electorale, ils la doivent, quelle qu'elle soil, a cette circonstance qu'on n'a pas pris, en temps opportun, des mesures pour arreter une autre liste complete. La plupart des votants se contentaient de noutraliser Teffet des nominations qu'ils croyaicnt inevitables LA GOXSTITL'TIO.V FUTIRE. 351 par le choix d'anlrcs candidals d'opinions plus mode- rees. Ouelque honorablcs que soient les sympathies qui out produit cetle rnajorito, jo ne puis avoir dc con- fiance dans I'usagequ'on fera probablement de celle-ci pour ctablir une constitution capable d'offrir au pays les garanties d'un gouvernenient solide. Mes doutes, d'aillcurs, se sont beaucoup accrus lors- que, dans une conversation que nous avons cue en- semble, a propos du resultat des elections, M. de La- raartine est entre dans quelques explications touchant ses vues sur la constitution qui doit etre proposee a I'Assemblee. Je suis fache de dire qu'il ne m'a pas paru prepare a combattre, en y introduisant quelques conditions de stabilite , la tendance trop certainement democratique de toute institution republicaine. II pre- ferait un magistrat executif unique , et deux chambres, mais, sur ce dernier point, il s'en rapporterait au bon sens du peuple qui, dans la chambre actuelle, avait fait un choix si prudent, et, quant a la premiere ques- tion , il compterait sur I'influence qu'il pourrait pren- dre sur ses collegucs, dans le consulat, s'il lui etait permis de les nommer. 11 ne serable pas s'etre jamais preoccupe du danger que les passions populaires pourraient faire courir a la societe , dans la discussion de quelque question jusqu'a present imprevue , avec un corps legislatif elu par le suffrage universel , et il n'a tenu aucun compte des intrigues qui ne pourraient manquer de troubler un pouvoir executif divise, et dont il avait cependant acquis lui-mcme quelque experience pendant la courte durce de son 352 UNE AXNEE I)E REVOLUTION. gouvernement. Co qui m'a surlout inspire de la de- fiance sur la niarclie luluie du pouvoir, c'est qu'il a dit qu'il lui serait indifferent de gouverner, dans le cas menie oii Ledru-Rollin serait I'un des con- suls, pourvu qu'il eiit la nomination do I'autre. II m'a semble que c'etait pousser I'estime de soi-memc a un point extreme , et je crains un peu que, tout en restant fidele a la cause de la paix iqterieure et de I'ordre, pourlaquelle il a toujours ete pret a risquer sa vie, il ne soit moins dispose a risquer cette popularile qu'il estime davantage, en opposant une resistance systema- tique a I'etablisseraent d'une democratic intraitable , qui n'a jamais pu encore exister lougtemps avec Tor- dre et la paix interieure. La majorite de I'Assemblee se reunira certainement avec I'intention de former un gouvernement anime de tout I'esprit conservateur compatible avec I'idee d'une Republique , mais je crains qne la conduite du cbef que tons ont choisi, et sur lequcl ils comptent dans ce moment, avec confiance, ne soit pour eux la source de quelque desappointement. Les journaux de ce matin rendcnt compte des troubles qui ont eu lieu a Rouen. J'apprends qu'ils se sont renouveles liier soir, et que les colonnes d'in- surges qui ont ete mises en deroute ont depuis quitte la ville, et s'en sont cloignees dans difTerenles directions ; le nombre des hommes , pour cbaque colonne , varie de quinzc cents a cinq cents; cclui des personnes tuees, de cbaque cole, est evalue , jusqu'a present, suivant les diverscs estimations, de quarantc a cent cinquante. LISTE DES REPRESENTANTS ELUS A PARIS. 35-1 ELECTIONS. Ont ete elus rcpresentants. (SEI\E.) Lamartine 259,800 Dupont (de I'Eure) 245,083 Francois Arago 243,640 Garnier-Pages 240,890 Armand Marrast 229,166 Marie 225,776 Creraieux 210,699 Beranger 204,271 Carnot 195,608 Belhmont 189,252 Duvivier 182,175 Lasteyrie . 165,156 Vavin 151,103 Cavaignac 144,187 Berger 136,660 Pagnerre 136,117 Buchez 135,678 Corraeniu 135,050 Corbon 135,043 Caussidiere 133,775 Albert 133,041 Wolowsky 132,333 Peupin 131,969 I. 23 354 DNE ANN^E DE REVOLUTION. Ledru-Rollin 131,587 Schmit 124,383 Ferd. Flocon 121, 8G4 L. Blanc 121,140 Recurt 118,075 A. Perdigaier 117,290 J. Bastide 110,228 Coquerel 10;>,934 Garnon 106,747 Guinard 100,262 Lameonais 104,871 l*' mai. II parait enfiii presque certain que les conjectures, sur Favenir de ce malheureux pays, doivent bientot prendre une forme definitive. Le bruit etait tres-ge- neralement repandu, hier , que la reunion de I'As- semblee Natiouale serait ajournee , mais ce bruit s'est trouve enlierement denue de fondement. Jeudi pro- chain, jour fixe pour cette reunion, M. Dupont (de I'Eure), comme President du Gouvernement Provi- soire, lira, au nom de ses collogues et en son propre nom, sur les actes de leur administration, un rapport dans Icqucl , apres avoir donne leur demission , ils proposeront d'clire sur-le-champ deux commissions , appelees, I'une Commission de Gouvernement, pour nommer les rainistrcs ad interim, I'autre Commission LES CLUBS ET LES ELECTIONS. :555 de Constitution, a laqueile on recoramandcra loute la diligence possible. I/opinion generalc seniblo ctie qii'un seul president representera Ic gouvernement exccutif, quoiqu'il y ait un parti dispose a nommer trois consuls, ct que la fraction la plus violenle de FAssemblee ne puisse se tenir pour satisfaite a nioins d'obtenir un directoire exccutif. On croit que la ma- jorite des membres de TAssemblce Nationale desire beaucoup deux Chambres, n'y eut-il entre elles d'autre distinction que celle de I'age , mais on dit que le Gouvernement Provisoire, y compris M. de Lamartinc, conseillera une seule Chambre legislative. D'un autre cote, il y a tout lieu de croire que le parti rouge ne consentira pas a fairc flechir le bon plaisir des clubs devant le vote de rAssemblee Nationale. Ce matin, les comptes rendus et les journaux des republicains de toutes les nuances se plaignent du resultat des elec- tions. Quelques-uns crient tout baut qu'elles sont la negation de la Revolution ; d'autrcs les envisagent avec defiance, et, consequemment, cbangent de ton envers leurs allies les plus violents, parce qu'ils sont, dans ce moment , alarmes de la perspective d'une reaction politique plus que d'un desordre national. Mais toutes les classes sont maintenant unanimes pour afGrmer que les affaires ne pen vent se terminer sans qu'il y ait un autre conflit dans les rues. S'il n'y a decidement pas raoyen d'y ecbapper, il esta regretter que ce conflit soit differe. S'il etait sorti , corame cela paraissait probable saraedi, des causes qui ont produit I'explosion a Lyon, tons, excepte ceux qui voulaicnt 23. 356 UNE ANNEE DE REVOLUTION. le desordre , se seraient reunis pour le faire cesser, mais s'il devait etre provoque plus tard par des discus- sions el des disputes a la Chambre , je craindrais que la fraction des republicains representes par le National ne se joignit encore aux revolutionnaires qui ont pour organe le journal la Reformej car la crainte des doc- trines communistes a pu seule rendre les premiers raisonnables, et, sans doute, toute modification intro- duite dans la forme du gouuernement, par la majorite de I'Assemblee, leur paraitrait le danger le plus immi- nent que leur cause put courir, parce qu'elle leur sem- blerait de nature a conduire a la restauration de la monarchic. Dans ce cas, la lutte serait plus opiniatre et plus douteuse, bien que veritablement les republicains de toutes les nuances me semblent etre decidement en rainorite dans ce moment, non-seulement en France, mais meme a Paris ; cependant ils sont armes, organises, et ont parmi eux plusieurs hommes capables de tout. Lamartine ra'a dit que les membres du gouverne- ment avaient eu encore ce matin, dans le conseil, une discussion orageuse. Quelques-uns, parmi les violents, voulaient qu'on se rendit aux desirs des clubs , qu'on chassat encore une fois les troupes de Paris, et qu'on mit en accusation les autorites militaires de Rouen^ pour la conduite qu'elles ont tenue. Naturellement ces propositions ont cte rejetees, mais elies montrent ce que doit etre un gouuernement au sein duquel de tellcs questions peuvent etre admises a la discussion. Lamartine mc somblc maintenant un pen inquiet de savoir comment il se tirera d'affairc s'il devient presi- SOIREES DE MADAME I)E LAMARTINE. 357 dent, car, inconlestablenicnt, il sera miisele pour quel- que temps, et sera hors d'elal de conscrver Finfluence que lui donnent ses discours. II prelend qu'il aimerait mieux elre ministre de Finterieur , s'il pouvait trouver un president ct un niinislre des afl'aires elrangeres en qui il lui fiit perrais d'avoir confiance. En un mot il me rappelait le heros industrienx de Shakspeare, qui, apres avoir fait la piece, aurait voulu jouer lui-meme tons les roles. Nous sommes alles, pour la premiere fois depuis la Revolution , a la soiree du samedi de madarae de La- martine, a laquelle nous avions assiste quelquefois avant fevrier, mais que les bruits d'cmeules avaient rendue, depuis, raoins agreable. Nous sommes en general restes tres-tranquillement chez nous depuis la Revolution, parce que, si nous ouvrions notre maison, on ne ces- serait de faire des commentaires sur ceux qui y se- raient et sur ceux qui n'y seraient pas , et de soupcon- ner des intrigues. II n'y avait d'autre membre du Gouvernement Provisoirc chez madarae de Lamartine, samedi, que le maitre de la maison. 3 mai. J'ai recu de M. de Lamartine une circulaire relative a I'ouverture de FAssemblee Nationale. EUe ressemble, jusqu'a un certain point, par la forme, aux convocations qu'on recevait autrefois pour une seance royale a I'epo- 358 UNE ANXEE DE REVOLUTION. que de I'ouverture des Chambres; j'ai confere, en con- sequence, avec quelques-uns de mes collegues aux- quels, comme ils ni'en avaient informe d'une maniere generale, leur gouvernement avail transmis I'ordre, tant que durerait I'etat provisoire, de regler leur con- duce sur celle que je liendrais en qualite de represen- tant de I'Angleterre. J'ai dit ensuite a Lamartine, ce matin, que Jes niembres du corps diplomatique ne pou- vaient encore assister a I'Assemblee que comme spec- tateurs individuels; que, depourvus en realile de tout caractere officiel , il nous etait impossible de paraitre en uniforme et d'etre presentes comme corps, mais que, si le Gouvernement Provisoire avail la bonte de nous admettre a la tribune preparee pour le corps diplomati- que, nous recevrions avec gratitude I'autorisation d'as- sisler a un spectacle aussi interessant que I'ouverture de I'Assemblee Nationale. Lamartine, quoique peut- etre un pen desappointe dans son desir de voir le corps diplomatique faire partie de la ceremonie, a aussitot acquiesce aux raisons que je lui avals donnees pour lui demontrer Timpossibilite de ce concours offi- ciel, tant qu'il n'y avail pas de gouvernement elabli. Et sommes-nous, apres tout, aussi pres de ce gou- vernement dcfinitif que nous I'avions espere derniere- ment? Les incidents de ces jours derniers suffisent bien, sans doute, pour expliqucr I'anxiele avec laquelle on envisage de nouveau I'avenir, et qui a succede si vile a la confiance inspiree momentaneraent par le re- sultat des elections. II est evident mainlenant que, tot ou lard , il doit y avoir un conflit arrae entre ceux qui I/ASSEMBLEE NATIOX'ALE. 359 sont determines aappuyerrAssembleeiVationalecomme rexprcssion legitime de la volonte du peuple, et ceux qui veulent allribucr al'erreuret a Tinliigue le desap- pointement que leur a cause Ic scrulin, au lieu de re- connailre, comme e'est la verile, qu'ils ne doivent en accuser que le bon sens public manifeslant loyalemcnt son vcou en depit de I'inlimidalion a laquelle, dans plus d'un lieu, on a eu recours pour amener un re- sultat different. Quelques symptomes tres-signiticalifs permetlent de croire que le parti violent se propose d'exciter de nouveau les classes ouvrieres , en denoa- cant la tyrannic de tons ceux qui sont au-dessus d'elles, et en les tenant en haleine par les vagues promesses d'un avenir impossible. La proclamation de \l. Barbes, colonel de la 12^ legion de la garde nationale , oii il declare hardiment que, si les riches se batent de faire Fabandon de leurs proprietes, ils seront pardonnes, mais que, sinon, ils ne doivent s'attendre qu'a ce qu'il appelle Justice^ la petition du club Blanqui au Gouvernement Provisoire, dans laquelle il appelle la vengeance sur la garde nationale de Rouen, dont les actes, dit-il, font oublier le massacre de la Saint-Barthelemy, ces deux documents , joints au langage de la Reforme et de la Conwiune de Paris, indiquent que les re vol u- tionnaires , si I'Assemblee Nationale ne se hate pas de temoigner par quelque prompte decision son intention de donner a la Revolution une porlee non-seulement politique, mais sociale , sont resolus a prendre en main le pouvoir et a se porter a des actes de violence. J'avoue que jene suis pas Ires-rassure parle langage 360 UNE ANNEE DE REVOLUTION. que tient, depuis deux ou trois jours, le National, qu'oii regarde comme representant le cote droit des republi- cains. On a public, dans ce journal, dcs articles oii I'oa designe les reformes sociales comme le cortege ne- cessaire de la democratic pure que ces republicains soutiennent. Quelle que soit la signification d'une telle conduite, elle est faite , dans ce moment, pour encou- rager des esperances irrealisables , et, si la majorite de I'Assemblee a le courage d'agir conformement a ses propres opinions, il en pent resulter une lutte entre elle et les membres meme les plus moderes du gouverne- ment. II n'est pas du tout consolant d'apprendre, de gens qui doivent le savoir tres-bien , que ce changement de ton, de la part du National, est en partie du a la crainte, carlatranquillite du pays, pendantlesquelques semaines qui vont s'ecouler, doit dependre de la resolution que prendra le parti dont les opinions y sont representees. Toutefois AI. de Lamartine, il est juste de I'ajouter, croit toujours fermement que le resultat de la lutte, en quel- que temps qu'elle ait lieu, ne saurait etre douteux. Rien n'est encore fixe, je crois, dans les conseils du Gou- vernement Provisoire , en ce qui concerne la forme de la Republiquc future. Je regrette de dire que Lamar- tine me parait devoir etre I'avocat decide d'une seule Cliambre, et, a moins que I'Assemblee ne s'exprime tres-energiquement en faveur d'un magistral executif unique, Ton ne doit s'atlendre a rencontrer chez lui aucune opposition aux principes les plus absurdes et les plus impralicables sur ce point. OUVERTURE DE LASSEMBLEE NATIONALE. 361 5 inai. L'ouverturc de I'Assemblee, hier, a nalurellement excite I'attention de tout le mondc a Paris. L'ancienne Chambre des deputes etant tout a fait insuffisante pour contenir 900 membres, on a eleve nn nouvel edifice qu'on dit n'elre que temporaire. (Qui sail s'il ne survi- vra pas a beaucoup de choses qu'il y auraitaujourd'bui crime d'Etat a appeler teniporaires?) II est bati dans la cour cenlrale de I'ancien palais. La sa!!e consiste en uu grand hemicycle, avec de petiles tribunes prati- quees tout autour dans le mur. La tribune destinee au corps diplomatique est petite, incommode el mal placee, mais nous n'avons pas, jusqu'a present, comme corps, le droit do nous plaindre. Les quatre meilleurs compartiments et les plus rapproches de la tribune sont reserves aux journalistes et aux ministres d'Etat; d'autres, pour lesquels les membres de I'As- semblee recoivent des billets cbacun a leur tour, etaient tons occupes par des dames; vingt-quatre loges en face de la tribune, et vingt-quatre au-dessus ct derriere, etaient le domaine des blouses, et les places, j'ima- gine, y appartenaient aux premiers occupants. Le nombre des deputes presents n'etait, me dit-on , que de G20, mais, eu egard h la distance de quelques departements et au nombre des doubles elections, cette reunion, pour un premier jour, pent etre consideree comme satisfaisanfe. Le Gouvernement Provisoire , comme corps, a ete 362 UNE ANNEE DE REVOLUTION. froidement accueilli a la Chambre. Le cri de Vive la Rejmbliqiie! a ele vocifere par une parlie des membres, et a ele bruyamment repete dans les tribunes. L'aspect de la Chambre, dans son ensemble, etait des plus convenables; on remarquait bien, parmi les re- presentants, quelques figures eiranges et quelques phy- siouomies sauvages; cependant, a la prendre en masse, cette assemblee ne paraissait pas, pour la compo- sition , differer d'uue maniere frappante des dernieres chambres de la monarchie. Les membres qui la for- maient semblaient, pour la plupart, des hommes de la classe moyenne recommandes par quelque celebrite provinciale. U etait facile de voir que le plus grand nombre d'entre eux etaient incapables de comprendre les details les plus simples des usages parlementaires , mais la nouveaute de leur situation pouvait expliquer un embarras qu'augmentait sans doute encore I'extreme difficulte d'entendre ce qui se disait dans la plus grande partie de la salle. Cette inexperience s'est manifestee dans la maniere dont la Republique a ete proclamee; quelques-uns affirmaient qu'elle n'avait jamais ete pro- clamee du tout, d'autres qu'elle I'avait ete trois ou quatre fois, et enfin, sur la proposition dont I'idee est venue subilemcnt au general de la garde nationale, ils out tous decide de la proclamer sur le perron de la Chambre, en presence du peuple. Les chefs de Tan- cienne opposition constitutionnelle, dans tout le cou- rant de la journee, n'ont pris aucune part aux actes do rAssemblce, considerant, un pou commc des spec- tatcurs dedaigneux , peut-etre sans dissimuler assez PHYSIOXOMIK DE LASSF' IVIRLEE .\.\TIO\ ALi:. :}6:i leur pcnsee, ce qui sc passait autour d'eux. L'inci- dent qui fait craindre le plus pour rindepcDdancc fu- ture dc la Chambre, c'cst la part active et bruyante que les tribunes publiques out prise a ses delibera- tions. Si Ton permet que ce scandale se renouvelle sans plus chercher a s'y opposerqu'on ne I'afait liier, les interruptions prendront quelquefois le caraclere d'une intervention hostile, comme il est arrive une ou deux fois; lorsque Tun des membres de I'Assemblee occupait la tribune plus longtemps que la foule ne le voulait, on lui montrait le poing en criant : Assez! assez! On a prudemment limite la grandeur des tri- bunes publiques, et par consequent je ne vois pas pourquoi les deputes, dans I'exercice de leurs fonc- tions, se laisseraient intimider; mais comme, hier, ils ont cru devoir, par une resolution assez etrange, quit- ter le lieu de la reunion, afin d'accomplir, en presence du Peuple souverain, I'acte pour lequel ils avaient ete convoques , il n'est pas improbable, si un jour quel- ques-unes de leurs decisions n'etaient pas du gout de ce Peuple souverain, qu'il ne leur rendit leur visile et qu'il n'envahit la Chambre. II est peut-etre prudent de laisser passer le premier enivrement avant de faire de I'opposition, mais il etait un pen decourageant de voir que pas une seule per- sonne ne s'opposat , hier, a ces interruptions que la grande majorite desapprouvait. J'apprends que la seance d'aujourd'hui sera encore presque entierement employee a la verification des pouvoirs des membres. Les dispositions prises pour le corps diplomatique ont 364 LNE AXX'EE DE REVOLUTION. eu un plein succes. II y avait, dans la tribune, un re- presentant de chacune des couis du monde entier qui a un resident diplomatique present a Paris, mais ils etaient presque tons en habit bourgeois. La pre- sence de quelques dames du corps diplomatique ten- dait aussi a enlever a notre demarche toute apparence de caractere officiel. Les seuls raembres du corps en uniforme etaient les ministres de Haiti et de Venezuela. II y a quelquefois , dans I'estime que Lamartine professe pour lui-meme , une candeur toute particu- liere et qui n'est pas depourvue de charme. Je I'ai rencontre hier, dans un des couloirs de la Chambre, et il m'a demande si j'avais \u le cortege des membres du Gouvernement Provisoire et si j'avais ete temoin de leur arrivee au Palais Bourbon. Je lui ai repondu que non, que j'etais deja dans la tribune. " Oh ! m'a-t-il " dit alors, c'etait tres-satisfaisant , magnifique ! Des 55 cris si universels de : Vive Lamartine ! Pas autant 55 de : Vive la Republique! pas assez ! 5? Et pourtant il est bien naturel qu'il ait ete frappe de I'enthousiasme avec lequel on I'avait accueilli. Je me suis vu oblige d'envoyer au gouvernement une note tres-energique , pour protester contre Facte le plus impardonnable. En effet, il a fait afficher sur tons les murs de Paris, dans son Bulletin de la Repu- blique ^ une adresse de Tipperary, oii Ledru-RoUin se trouve exalte pour avoir promis aux repealers I'appui de la France, dans leurluttc contre leurs oppresseurs. J'ai acconipagnc ma note de quelques mots adresscs en parliculier a Lamartine , pour Tinviter a s'occuper L'ADRESSE l)E TIPPKRARY. 365 sur-]e-champ de ma reclamation, et j'ai recu do liii une reponse (egalement privec); il me dit qn'il va faire traduire la depeche, qu'il placera demain cetle affaire sous les yeux du gouvernemenl, et qu'il est certain d'etre autorise a m'adresser une reponse con- forme aux dispositions amicales dont tous ses collegues sont animes a I'egard de la Grande-Bretagne. 11 croil cependant, ajoufe-t-il, qu'il y a eu erreur, que Lcdru- Rollin, quand il a prononce les mots cites, n'etait ni ministre ni membre du gouvernement. En le remer- ciant pour la promesse qu'il me faisait de provoquer de- main une reponse satisfaisante, je lui ai replique qu'il n'y avail pas eu d'erreur; je le savais et je I'avais dil dans ma note, il y avait longtcmps que Ledru-Rolli;! avait tenu ce langage, et il n'etait alors que simple parti- culler, mais ces hommes perfides, meditant la trahison, lui en avaient rappele la memoire quand il etait de- venu ministre, et, comme ministre, il I'avait public a Paris, dans une forme officielle, qui me donnait le droit d'exigcr que le gouvernement declarat nettemeni et me fit savoir s'il partageait ces sentiments ou s'il les rejetait. Je n'ai besoin , pour expliquer le caractere offen- sant de la publication dont je mo suis plaint liier, que de citer un ordre de la police , qui defend qu'aucun 3C6 UNl'] ANMEE 1)K REVOLUTION. placaiJ iii aucuiie affiche soienl imprimes sur papier blanc, si cc n'est ics dccrcts dii <{ouverncment, II s'en- suit que le Bulletin de la Rqmblujue n'est pas seulc- ment date du rainistere de Finterieur, mais qu'il est reconnu sans hesitation, par tous les habitants de Paris, pour avoir une autorite officielle. L'adresse avait probablemeot ele envoyee directe- menta Lcdru-Rollin, ct, sans doute, il voulait, dans ce moment critique do sa destinee, que personne ne put ignorer qu'il est considere, dans d'autres pays, comme un citoyen celebre; mais il ne m'etait pas permis de souffrir qu'une insulte si publique reciit une sanction ministerielle sans exiger une explication satisfaisante du Gouvernement Provisoire de la France. 7 mai. J'ai recu, au sujet de l'adresse de Burrosleigh, la reponse de Lamartine au nora du Gouvernement Pro- visoire , qu'il a consulte bier, en conseil, sur cetle affaire. Elle est irreprochable pour le fond; Ledru- Rollin lui-mcme y proteste contre la supposition qu'il persiste, comme ministre, dans le langage qu'il avait tenu autrefois, et quoiqu'elle evite , peut-etre avec intention, de trailer directement la question de la pu- blication, cependant, en tenant comple des assurances generates que les membrcs du gouvernement me doii- nent a I'egard de leurs intentions, j'ai cru pouvoir LES BULLETIWS 1)E LA REPLBLIQl K. Z^l accepter la declaration faile par eux que I'insertion n'etait pas officielle. Je ne crois pas que Lamarline cut pu demander au Gouvernement Provisoire d'en dire, sur cette question, plus qu'il n'eu a dit, et sa reponse contient bien assez de professions d'amitie pour que je sois satisfait. Lc fait est que ces bulletins de la Republique ont ete un sujct fertile en querelles entre les membres du gouverne- ment depuis la Revolution; d'abord, Ledru-Rollin pu- bliait tout ce qu'il voulait; ensuite, ils ont nomme une commission composee de deux autres membres, charges de se concerter avec lui, mais ces membres etaient ses propres creatures, et, de plus, ils avaient a diriger les affaires de leurs propres minister(;s , de sorte qu'il conlinuait a publier ce qu'il trouvait bon. C'est un pen fort, de leur part, de pretendre que ce n'etait pas un acteofficiel, je ne voudraispas attacher, cependant, trop d'importance a cette affaire; j'ai pense seulement qu'il etait convenable de saisir cette occasion pour appeler I'attention de Lamartine sur I'impossibilite on nous sommes de permellre, lorsqu'il y aura ici un gouver- nement etabli, par consequent des relations diploraa- tiques regulieres, que ces adresses, sur des affaires politiques, continuent a etre presentees a un gouverne- ment etranger par aucune classe de sujets britanniques. Je vois que les journaux anglais persistent a faire de Lamartine un grand heros. Je n'ai pas besoin de dire que, si je ne puis pas partager tout a fait leur maniere de voir, ce n'est pas faute d'etre moi-meme partial en sa faveur. J'ai pratique un peu trop la cou- S68 UNE ANNEE DE REVOLL'TIOM. lisse. II a d'excellents sentiments, mais pas de prin- cipes fixes, et personne ne pourrait avoir un amour- propre egal au sien sans y faire entrer, a la place qu'il occupe, un pen de jalousie. Ce qui, maintenant, com- mence a provoquer celte jalousie , c'est ee qu'il appelle le cote droit du gouvernement, designation que nous sommes habitues a entendre appliquer a la coterie du National. Le trait caracteristique de Lamartine, celui qui le rend surtout precieux pour nous , c'est qu'il est le seul de ces hommes qui aime veritablement I'Angle- terre, quoiqu'ils craignent lous un peu de se quereller avec nous dans ce moment-ci. Lamartine ne veut pas se separer du parti violent , parce qu'il espere se rendre necessaire aux autres en paraissant agir comme moderateur, mais , d'apres le discours qu'il a prononce hier, il parait probable qu'il s'engagera trop avant dans les exces democratiques ; il devra bientot re- noncer alors aux applaudissements des honnetes gens, car il ne pent esperer de rester populaire aupres d'eux que s'ils le croient dispose a les debarrasser de leurs ennemis. Je n'attends pas grand'chose de I'Assemblee, a moins que quelque autre chef, homme de courage, ne s'eleve dans le parti de I'ordre. Je viens d'ap- prendrc que, probablement, on proposera demain la formation d'une commission temporaire de gouverne- ment, composee de cinq membres, Lamartine en tete, Marie, Arago, Duvivier', et quelques-uns disent Ledru- Rollin, pour I'obliger a rester tranquille; selon d'au- ' Lc general. DISCOURS DK M. DUPOXT (1)E L'EURE). 36!) tres, les modercs insistent pour qu'il soil mis de cote. Marrast deviendrait probablement minislre de I'interieur, et Bastide , le sous-secretaire actuel, mi- nislre des affaires etrangeres ; cc serait Valier ego de Lamartine; il parait boa enfant, quoiqu'il fiit jadis tres- anli-anglais dans le National. Get arrangement rendrait sans doute les clubs furieux , et nous pourrions nous attendre tons les jours a du tapage. Les discours de ceux des membres du ministere provisoire qui ont presente bier leurs explications sonl publics dans le Moniteur de ce matin. Lamartine a lu le rapport de M. Dupont (de I'Eure), qui contient un resume des actes des divers departements rainis- teriels. Ce discours a bien I'air, a en juger par son style, d'avoir etc presque entierement ecrit par La- martine lui-meme. Je ne puis pas dire, si j'en excepte uniquement la declaration relative a I'inviolabilite de I'autorite de I'Assemblee, que j'en aie lu avec satisfac- •tion aucune autre partie. Quant a la politique etran- gere , le mepris des traites de 1815 y est professe beaucoup plus bardiraent que dans la circulaire de Lamartine ; bien que , dans ce dernier document , I'abrogation en fut proclamee comme un point de droit* incontestable, ils etaient nettement acceptes comme la base des arrangements territoriaux actuels, et Ton re- connaissait qu'ils ne pouvaient etre modifies que par une negociation amiable. Tons les doules que les pbrases un peu vagues de la circulaire m'avaient permis de conceupir, sur la mise en pratique de cette nouvelle I. 24 370 UNE ANNEE DE REVOLUTION. doctrine, ont ete fort altenues par cetle derniere decla- ration. A propos du sysleme socialisle, Lamartine laisse percer des principes dangereux, a (ravers une grande obscurite de langage qui n'est pas sans intention. De- main on distribuera les aulres comptes rendus , et alors I'Assemblee procedera a Telablissenient d'un nouveau gouvernement temporaire, qui durera jusqu'a ce que la commission de la Constitution ait fait son rapport, Les differentes coteries sont, dit-on, telle- ment divisees d'opinion sur la forme ct la composition de ce second gouvernement provisoire , qu'il est, jus- qu'a present, impossible de prevoir un resultat quel- conque. DISCUSSION SIR LA FORIIE 1)U GOl VERXEMEXT. ;i71 CHAPITRE DIXIMME. InlMl dcs (lebals u rAsst-mblue. — Detlaralioii iiiallciuluo de M. dc I.amaitiiic — Son rapport a lAssemblec Nationalc. — La Commission Executive. — Les ouvriers anglais expulsds de France. — Nomination do M. Jules Fatre comme sous-sec rdlairc d'Etat au minislere des affaires dtranjjercs. — Discordc dans TASsemblee. — Bruits de guerre. — M. de Lamartine cesse d'etre minislrc des aff lires etranjjeros. — M. Bastide nommd aux affaires elrangeres. — Con- spiration des republicains rouges. — Les Polonais et M. Wolowsky. — Irrup- tion de la populace dans rAsscrablec. — Lcdru-Rollin. — Biens personnels do la famille d'Orleans. — La fete de la Concorde. — M. de Lamartine ct la politique etrangere. 10 mai. La seance de I'Assemblee Natiouale s'est prolongee, hier, jusqu'a une heure ai ancee , et, comme j'ai ete moi-racme present a la Chambre clepuis midi jusqu'a pres de sept heures, il ne m'a pas etc possible de noter le rcsultat de mes observations personnelles. Les debats etaient, par eux-niemes, d'un si grand in- teret, et la conclusion, jusqu'au dernier moment, en paraissait si douteuse, que je n'ai pas loulu quitter I'Assemblee avant la fin. II n'y a rien eu de bien consolant pour les amis de I'ordre et d'un gouvernemcnt stable dans la maniere dont I'Assemblee s'est comportee dans ce premier cssai. On discutait, en apparence, deux formes differentes de gouvernement interimaire, raais il s'agissait, en realite, d'exclure du mauiement des affaires certains merabres 24. 372 U\'E AXNKE DE REVOLUTIOIV. du Gouvernement Provisoire actuel. On avail (lit qu'in- spire par un sentiment inexplicable de pretendue loyaute chevaleresque, ou s'abandonnant a un moment de fai- blesse, M. de Lamartine s'etait engage a n'accepter de place dans aucune commission executive de gouver- nement d'ou AI. Ledru-Rollin serait ecarte. I.a majorite de la Chambre avait done imagine I'expedient de nommer elle-meme les minisfres temporaires charges de gouverner jusqu'a ce que la nouvelle Constitution flit adoptee, avec I'intenlion d'exclure ceux des mem- bres du Gouvernement Provisoire qui avaient mecon- tente une partie considerable du pays. Une proposition tendant a cette fin a ete votee dans les bureaux par des majorites de quatorze sur dix-huit votants. Considere comme mesure temporaire, le rcsultat de la discussion luiavaitetecompletementravorable,quoiqueenprincipe elle consacrat, il n'en faut pas douter, la forme de gou- vernement la plus democratique et la plus impraticable. Vers la fin du debat, cependant, Lamartine s'est leve subitement, et s'est oppose a la motion avec vehe- mence, donnant a comprendre que si Ton adoptait, en principe, pour former le gouvernement, I'idee d'ex- clure aucun des membres du gouvernement prece- dent, il ne voulait pas en faire parlie. Jc regretle beaucoup, pour bien des raisons, la conduite de Lamartine dans cette occasion; pen de gens croiront aux sentiments romanesques de devoue- ment aux intcrets eta la reputation de ses ex-collegues qu'il manifcstait dans son discours; a tort ou a raison, on pcnscra loujours qu'il considere les actes du minis- M I)E LAMARTINE. 373 Ire de rinlcriour comiiH; criiiiieimiu'iit luiicstes, ctl'on ne cessera d'accueillir le bruit qu'il a entre les mains des preuves de corruption personnclle. Aucun interet public n'cxigeait qu'il prit la nioindre part a unc telle discussion, et ladelicalcsse, d'un autre cote, cornman- dait qu'on laissat cette question a la libre decision de TAsseniblee. Comnie on ne pent Irouver une explication naturellc a une pareille conduile, les ennerais de Lamartine ne manquent pas de I'attribuer a des motifs qui, s'ils elaient veritables , porleraient une grave atleinte a I'influence salutaire qu'on espcrait lui voir exercer, comme representant des opinions moderees a la Cham- bre. Cette declaration inattendue de Lamartine a suiii immediatement un discours de M. Odilon Barrot, a Tappui de \a proposition, discours qui aiait produit une impression profonde, et la jalousie bien connue de Lamartine contre les cbefs de I'ancienne gauche parle- menlaire s'est presentee au souvenir de tout le monde. Quel que soit le motif qui ait inspire la conduite de La- martine, elleaeu certainement pourresultat de diminuer son influence sur le cote modere de la Chambre. Ce parti est naturelleraent decourage de voir que Lamar- tine, en lui faisant en quelque sorte violence, I'a, contre toule attente, reduita ne paraitre plus qu'une minorite, car, a un scrutin de division, la motion a etc rejefce par une majorite de 411 centre 385. Une majorite si strictement suffisante, un equilibre si complet entre les opinions opposees, sur un sujet aussi important que Test la constitution du gouverneraent, doit affaiblir I'Assem- 374 INE AIVNKK DE RKVOLUTIOX. Llee el!e-meme, et ce qui rend encore cet effet plus considerable, c'est que Lamartine, en faisant, par tous les moyens, appel a ceux qui lui sont personnellement devoues, a fail repousser par la Cliambre uno decision acceptee sans hesitation dans les bureaux, et Pa fait ecarter en laissant I'impression qu'en agissant autre- ment on eut pu provoquer des troubles dans les rues. Je considere ce qui s'est passe hier comme egalement nuisible a I'influence de Lamartine et a I'autorite de la Chambre. Le Moniteur d'hier donne le rapport presente par La- martine, corame ministre des affaires elrangeres, a I'As- semblee Nationale. II est beaucoup trop long pour que je I'insere ici; toutefois, on ne peuls'enipecher d'observer que ce morceau a bien pen le caractere d'un document politique, eraanant d'un gouvernement regulier, a une epoque de calme. U est difficile de comprendre preci- sement I'objet que Lamartine avail en vue, si ce n'est la necessite de contenir I'impatience nationale en flattant I'orgueil du pays par I'enumeration, plus ou moins exacte , des evenements qui se sont produits dans diffe- rentes contrees. II est trop evident que Lamartine n'a pas eu le loisir d'etudier avec soin les fails de ce re- sume pompeux, aulrement il aurait vu que le temps est un element dont il importe de tenir compte quand on vcut determiner les rapports de cause a effet, et qu'allribuer I'insurrcction de la Sicile a la revolution francaise , c'est persevcrer, meme contre un anachro- nisme evident, dans cette habitude d'cxalter I'influence de la France. Je ne sais non plus sur quelle autorite RAPPORT UK M. DK LAMARTINIv '575 Laniartine, dans ce document officiel , pretend que la diete dc Fianctort a pris la resolution de placer a I'avenir rAlldmagnc sous un president elu pour trois ans. II serait difficile aussi a Lamartine de concilier I'alle- gation dc ce rapport, — que la France, a Tavenir, toutes les fois qu'clle sera appelee par un pcuple in- surge , fonde a pretendre au droit d'etablir son inde- pendance, sera le soldat du principe democratique — avec une autre doctrine exprimee d'une facon non inoins precise, au nom de laquelle il protcste du res- pect de la France pour les liniites tcrritoriales aujour- d'hui reglees par les traites. Ceci doit, en tout cas, Lorner les croisades du gouvernement aux pays li- mitrophes. Je crois que I'Assemblee elle-nieme 'a considere le manifeste de M. de Lamartine comme imprudent, car I'un des membres ayant propose que non-seulement on le repandit dans le pays, mais qu'on le communiquat aux puissances efrangeres, celte pro- position a souleve une opposition generale. 11 mai. J'ai termfine mes observations hier sur les incidents qui s'etaient eleves a la Cliambre le jour precedent, en faisant remarquer que celte seance, selon moi, serait funeste a I'influence de Lamartine et a I'aulorite de I'Assemblee; ces deux resultats, dans la situation ac- 376 UNE ANNEE DE REVOLUTION. luelle de I'opinion puhlique el des hommes publics, sont etroilement lies ensemble; au bout de quelques heures, I'eveuement a prouve que j'avais bien apprecie les consequences du faux pas qu'avait fait Lamartine en combattant le rapport de la commission, dont le but . veritable etait d'ecarter M. Ledru-Rollin du pbuvoir executif, sans rendre necessaire une intervention quel- conque de M. de Lamartine. Le scrulin de division ouvert pour nommer les membres de la Commission Executive a donne a Lamartine une place que, il y a trois jours, au comble de sa popularity , peu de per- sonnes auraient pu prevoir. Nombre des volants 794 Majorite 398 Arago 725 Garnier-Pages 715 Marie 702 .Lamartine 643 Ledru-Rollin 458 « Des causes d'une nature tres-differente peuvenl avoir coopere a produire ce resullat. Quelques hommes du parti extreme, qui rcpoussent I'idec de placer un president a la lete de la rej)ublique future, onl peut- etre voulu prouver qu'il n'y a pas d'bomme que sa preeminence dans I'opinion publique designe particu- lierement pour ce poste. Mais la cause principale de LAMARTIXE KT LA COAIMISSIOX EXECUTIl K. 377 celle chute soudaine, c'cst le dcsappoinlement jjeneral qu'on a eprouve cti voyant que Lamarline ne s'ctail pas montrc a la hauleur des circonstances. On a senti qu'il avait impose a I'Assemblee ses collegues impopulaircs par unc menace que personne ne pouvait braver dans ce moment oil I'abandon du [)Ouvoir par tous les prin- cipaux membres du Gouvernement Provisoire n'aurait laisse deboutaucunc aulorile anlour de Jaquelle le pays put immediatement se rallier. Lorsque Lamarline, il y a quelques jours , desira m'entretenir confidentielle- ment de la conduile qu'il se proposait de suivre , — quoiqu'il ne me parlat que de rinfention oii il etait de ne pas se faire I'instrumenl de I'exclusion de ses colle- gues , et que ce sentiment n'eut pas alors dans son esprit le caractere verilablement maladif qu'il a pris plus tard devant I'Assemblee, — comme il s'etait ex- prime de maniere a provoquer de ma part un avis, je lui ai repondu franchement que, s'il pouvait toujours compter sur les vives sympathies que rallierait aulour de sa personne ce genie dont il avait donne tant de preuves, et qui avait rendu son nom cher a ses con- citoyens , une partie, cependant, de sa popularite etait due dans ce moment, je ne pouvais m'empe- cher de le penser, a la conviction qu'il protegerait le pays contre ces hommes redoutes par tous les amis de I'ordre , et que loufe collusion apparente avec eux pouvait ebranlcr celte position qui lui etait si neces- saire pour affronter les difficultes immenses contre lesquelles il avait a lutter. M. de Lamartine a paru senlir et jusqu'a un certain point admetlre le danger. :;7K IllVr, AMX'KK l)K 1M:\ Ol.l TION. m.iis il s'csl cxiMiiiH' .•litisi : — « Voiis .ivrz I'.iisoii ; |)(>iii' Irois S('m;iiii('s jr s('i;ii Ic (Irniirr dcs lioinnirs, m.iis ;i|)f('s jc riic iclcvcr.ii plus ;[i;iml (|(M' j.itii.iis. " II lie rrr;i|>|);irl<'ti;ii( |);is dr r(''|)li(|m'r (jiic Ics Icirips (Ic icvoliilioii n'oiil jaiiiiiis rii Ic |)i'ivilc;{c (\^' icssiis- cilci- Ics i'C|Mil.'ili (pic IVil <-cllc iiianicrc d'ajjir, i'l'lais persuade, par Ic Ion <\c sa <'onv de plus. IJne pareille. opinion esl Ires-iejjieltable, car elle doit avoir pour consequence de refroidir, dans I'occasion , le zele des gardes na- lionanx, el, en nieme temps, cilc perpeluc de mauvais sentiments enlre les dificrentes classes de la population. 14 mai. On a fail courir parloul, pendant les dernieres vingl-quatre lieures, le bruit que le {j[ouvernement avail resolu do declarer la jfuerre sur-le-cliamj) ; cetle nouvelle avail jele une si grande agitation dans I'esprit publico que j^ai cru devoir deniander quebpies explica- tions a I-aniartine a ce sujel. D'uri cote, on disail que la denionslralioii de dernain, en favenr de la PoJognc, serail asse/ puissant(! |)Our que r.Asseniblee ni le gou- verneinenl ne pussenl lui resister; on presuniail, d'un autre cole, (jue tons ceux a qui dcvail elre confiee I'cxeculion de la volonic du peuple, elanl penetres de BRUITS DM GUERRE. 38.") rimpossibililc dc lui douner suite sous ccltc ronuc, le gouvernenienl Iciait scs efforts pour delourner la po- pulace dc ccttc demarche , cii annoncant qu'il allail j)rendre possession de la Savoie. Quclque monstrueuse que fut cette pretention, Ics plus pacifiques parnii ceu\ qui reglcnt les deslinees de la France , j'ai deja eu occasion de noter des observations qui tendent a le j)rouver, paraissenl prevoir qu'un semblable resultat sera atleint de facon ou d'autrc. J'ai done tache de voir M. de Laraartine hicr au soir, niais il avait ete oblige de retourncr au conseil aussitot aprcs diner, J'ai en- core cssayc dc le trouver de bonne lieurc ce matin j il etait d(\ja sorti pour se rendrc au memc endroit. J'ai enfin pu avoir quelques minutes de conversation avcc lui, lorsqu'il est rentre pour un moment, entre deux con- seils, au dernier duquel on devait, m'a-t-il dit, regler les mesures de police qu'il y avait a prendre pour demain. Je ni'etais propose, en appelant son attention sur I'invasion de la Savoie, dont on parlait dans le public, de repeter les arguments dont je m'etais servi autrefois, et de lui faire observer que, s'il m'avait paru necessaire de le mettre en garde, en tous cas, contrc les conse- quences trop probables d'une resolution qui ferail fran- cliir les frontieres a un seul soldal francais , je devais d'aulant plus lui faire enuisager les conjoncturcs extre- mement graves que pourrait, plus probablemenl encore, faire naitrc immediatement la prise de possession du lerritoire d'un allic, sans la moindre provocation ni la moindre excuse; mais, avant que je fusse entre dans ces I. 25 386 VNE ANMEE DE REVOLUTIOM. explications, ct, en reponse a ma premiere question, M. de Lamartiue m'a assure qu'il donnerait demain a la Chambre, au sujet de I'ltalie et de I'armee des Alpes, des explications d'ou il resulterait que le corps d'armee fran- cais etait place dans le voisinage en cas de besoin, que la seule intention du gouvemement etait d'attendre le cours des evenemcnts, que les troupes ne bougeraient pas a moins d'avoir ete positivement appelees par les Ita- liens eux-memes, ou a moins que quelque interet tres- essentiel a la France ne fut compromis. Si Ton se con- forme avec fermete a cette derniere assurance, I'armee ne pent en aucune facon etre mise en mouvement, car il u'y a aucun veritable interet francais qui ne doive etre satisfait, plutot que compromis, par toute revolution que les circonstances pourraient, comme cela est probable, faire eclater en Italic; pource qui est d'une intervention de la France, sollicilee par les Italiens eux-memes, i[ faudra que les dispositions dont ils sont actuellement animes, d'un bout de la peninsule a I'autre, cbangent beaucoup avant qu'ils se decident a faire un pareil appel. II est a remarquer que, tandis que Lamartine attribue a I'exemple de la France tons les changements constitutionnels operes en Sardaigne , la France n'est pas meme mentionnee dans le discours prononce a I'ouverture du parlement sarde , et que Ton felicite la Savoie de la loyaute inebranlable qu'elle a montree dans la derniere occasion. En ce qui concerne la Pologne, M. de Lamartine m'a dit qu'il serait oblige de lenir un langage tres-dccidc a I'egard des sympatbics de la France pour ce pays, LA POLOGXE. 387 mais que, quant aux rnoyens de manifcstor ccs sym- pathies dans la pratique, il se proposait de dire qu'on devail laisserau gouvernement le soin de les conceiter, a I'aide de negocialions, avec I'Allemagne et les puis- sances etrangeres. Je doute vraiment qu'il y ait en France, dans ce moment, une sympatliie hien reelle pour la Pologne; la plupart des ecrils publics sur ce ce sujet sont, depuis longtemps, une affaire d'habitude, et il n'en faut pas conclure que le pays, a cet egard, ail des idees bien arretees. La direction de cette affaire est a present dans les mains de personnes qui ne deman- dent pas mieux que de propager le desordre partout oil elles pourraient trouier une excuse; il y en a tres-peu qui aient un plan d'apres lequel la nalionalite de la Po- logne pourrait etre restauree , sous forme de gouver- nement constitutionnel. Mais qu'il s'agisse de la Pologne ou de ritalie , je serai bien aisc , lorsque demain sera passe, si je puis me convaincre que Lamartine n'a rien dit de plus, sous Tinfluence excilante de la tribune, que ce qu'il a mainteuant Fintenlion de dire, car ma con- fiance en sa sagesse a beaucoup diminue depuis que j'ai lu les choses qu'il avance dans son dernier rapport, meme sous I'inspiration plus tranquille du cabinet. II faut aussi se rappeler que ce document, quelque repre- hensible qu'il soit, a ete redige avant qu'il eul montre trop clairement, par sa conduits relativement a la for- mation du gouvernement executif actual, qu'il y a une cause pour laquelle il risquerait sa vie, mais pour laquelle il ue voudrait pas risquer sa popularity. C'est la derniere fois que je verrai M. de Lamartine 25. 388 UNE ANNEE DE REVOLL'TIOX^. commme ministre des affaires etrangeres, car M. Bas- tide vient de faire connailre la nomination de la Com- mission Executive, et sa propre nomination comme ministre des affaires etrangeres. Le ton de la lettre de M. Bastide est bon , ct la con- duite qu'il promet de tenir est conciliante , mais quel- ques-unes des nominations deja faites et le langage tenu par d'autres membres du nouveau gouvernement m'em- pechent de mettre une confiance aveugle dans leurs declarations. Ma reponse, en constatant que mes relations avec M. Bastide doivent rester sur le meme pied oii elles etaient avec M. de Lamartine, laisse, pour I'avenir, une entiere liberie de regler la forme que ces relations pourront prendre. J'ai oublie de mentionner, a sa place, une autre conversation que j'ai cue, ce matin, avec M. de Lamartine , dans la derniere entrevue qui doive desor- mais nous reunir au ministere des affaires etrangeres. J'ai fait allusion a un discours de AI. Flocon , ancien redacteur du journal la Re/brnic, depuis membre du Gouvernement Provisoire , et raaintenant ministre du commerce. On rapporte qu'il a dit bier a I'Assemblee , a propos d'une question d'ordre incidemment soulevee, et oil les usages parlementaires de I'Angleterre avaient ete invoques. « L'alliance auglaise est a jamais brisee par la revolution de France. » II repondait a une opinion exprimee, dit-on, par M. Dupin, qui s'etait eerie : « L'Angletcrre, c'est le pays de la liberie. >' Ces expres- sions ont paru dans tons les journaux du soir des diffe- rentcs opinions, mais elles ont etc rnodifiees dans quel- LE PARTI VIOLEXT ET L' ANGLETERRE. 389 ques-uns dcs journaux du malin; la remarque de M. Dupin ainsi que la replique de AI. Flocon ont etc rctranchces, et Ton a donne une version un peu affai- blio dcs paroles qui avaicnt ele alliihuecs a M. Flocon. Dans le Mofiiieiir, (]m est I'organe officiel, ot dont Ics ministres sont responsables, on a reproduit le compte rendu corrige; dans la Ref'orme , qui est le journal de j\I. Flocon, ies mots offensants sont omis, mais il y a deux ou trois asterisques, ])0ur marquer que quelque chose a ete supprime. Je note cet incident dans mon journal , afin de montrer que ses veritables sentiments envers I'Angleterre echapperont quelquefois, dans des moments d'irritation, au parti violent du gouvernement actuel, et qu'en meme temps il y a des raisons, quant a present, pour qu'il croie prudent de Ies cacher. 14 mai. La journee de demain sera, je crois, une journee importante, en ce sens qu'elle fera connaitre le degre de confiance que Ton peut avoir dans I'etablissement de relations diplomatiques durables avec ce gouver- nement. S'il cede en rien aux injonctions de la popu- lace, sur des questions oil le droit international est interesse, alors il est evident que lout ce que nous pouvons faire est de tacher d'eviter une querelle avec lui, aussi longlemps que nous le pourrons, et le senti- ment qu'il a de ses propres interets nous aidera, a cet egard, pendant quelque temps. S'il resiste, par uu 390 UNE A\]VEE DE REVOLUTIO\\ langage ferine, aux coupables projets d'envahissement, et s'il repousse, par une force superieure, les manifesta- tions des rues destinees arintimider, les relations diplo- iiiatiques peuientetre alors entretenues avec lui dans les limites oil le permeltent les egards dus a un usage eta- bli. Tous les horames qui occupent le pouvoir excitent maintenant une defiance generale, qui s'est manifestee lorsque I'Assemblee s'est divisee, hier, en quinze comiles charges d'etudier les questions politiques de toute na- ture, et investis du droit d'appeler les ministres devaut eux comme leurs agents. La proposition qui avail cette organisation pour objet a ete adoptee , quoique combattue par quelques ministres, Flocon et aulres. Elle est tres-anarcliique en principe, mais je crois qu'elle tournera, quanta present, au profit de Tordre, Toutes ces questions ont, dans I'etat actuel des clioses, une portee qu'il est tres-difficile de discerner avec exactitude, parce que I'Assemblee du peuple est beau- coup plus conservatrice, dans sa composition, que le gouvernement executif; aussi les motions que Ton y fait ont souvent une tendance directement opposee a celle que pourraient inferer, des termes memes dans lesquels elles sont coiicues, les personnes qui ignorent cette situation. CONSPIRATION CONTRE LE GOUVERXEMENT. 391 15 mai. Raspail, Leroux. Cabet, Ledru-Rollai, Barbes, Louis Blanc, Blanqui, Albert. Proud'hon. Voila les uoms qui out ele proclames, et dans I'As- semblee Nalionale et a I'Hotel dc ville, comme ceux des hommes qui composent le nouveau Gouvernement Provisoire de la France. J'ai passe toute la matinee dans la tribune diplomatique, qui etait, ainsi que lout le restc de la salle legislative, envabie par la populace de Paris; celle-ci, se proclamant le representant de la raajeste du peuple, a dissous I'Assemblee consti- tuante, chasse le president de son fauleuil, et choisi, pour gouverner le pays, les personnes que je viens de nommer. Mais j'apprends, depuis que je suis rentre chezmoi, et depuis que les chefs du mouvement sont alles s'installer a I'Hotel de ville, que la Chambre est encore en seance et prend des precautions pour la surete publique. II y a ici, tant en troupes de ligue qu'en gardes nationaux, une force bien suffisante, et qui ne desire que defendre I'autorite legale, s'il se trouvait uu homme d'energie pour en prendre le commandement ; mais la deplorable incapacite de ce gouvernement a provoque, contre le scul pouvoir legitime, un outrage 392 UNE AMNER DR REVOLUTION. presque aussi monstrucux que celui tlu 24 fevrier, el qui a le lYieme caraclere. II parait maintenant impos- sible que tout ceci finisse sans qu'iJ y ait un combat dans les rues. A sept heurcs, rien do nouveau; j'ap- prends cepcndant que Barbes, Louis IManc, le general Courtais et d'aulres viennent d'etre arrcles, et que le commandement des (roupes est confic au general Negrier. On dit que Caussidiere elait aussi dans cette conspiration contre I'Assemblee. 16 mai. Je n'ai eu, bier au soir, que tout juste le temps d'expedier en Angletcrre un rapport ecrit a la bate, et, je le Grains, un peu confus de la scene extraordinaire a laquelle je venais d'assister a I'Assemblee Nationale, II faut maintenant que je tache, en rcunissant ce donl j'ai ete tenioin moi-meme a ceux des evenements , ac- complis a divers moments de la journee, dont j'ai ete informe, de consigner ici un recit un peu plus rcgulier des aventures et des vicissitudes d'un 1 5 mai qui restera, sans doute , a jamais celebre dans les annales de la France. Aucun merabre du Gouvernement Provisoire ne peat dire qu'il a etc pris par surprise, et meme on sup- pose que quelques-uns d'entre eux avaient, sur ce qui devait arriver, des informations qui n'etaient pas tout a fait innocentes. Un placard, signe j)ar Hubert comnie president, avait appele les democrates de Paris a i'aire une de- DEMONSTRATIOX^ EN FAVEUR DE LA POLOGME. VJ^ monstration en faveur de la Pologne; ils devaient se reiiiiir a la IJastille, avec rintcnlion avouee de suivre toute la ligne dcs boulevards, en faisant des recrucs le long du cliemin, jusqn'a ce qu'ils fusscnt arrives aux portes de TAssemblee. Le 14 au soir, unc conlre- proclamation a ele piibliee par la Commission Execu- tive; elle porlait les cinq signatures, raais elle etait due evidemment a la plume de Lamartine, comme le prou- vaient clairenient des phrases telles que celles-ci : « Citoyens, la Republique est vivante, le pouvoir est constitue, le peuple tout entier se meut au sein de I'As- semblee Nationale. Le droit et la force sont la; ils ne sont pas, ils ne peuvcnt pas elre ailleurs. — Pourquoi done des attroupements? » Le matin, avant d'aller a FAssemblee, me rendant ii pied aux affaires etrangeres par le boulevard, je me suis trouve derriere Irois hommes en blouses apparte- nant evidemment aux ateliers nationaux; ils allaient rejoindre a la Bastille I'attroupement pour lequel ils avaient ete convoques. L'un d'eux disait aux deux au- tres : « Ils se donnent vingt-cinq francs par jour, ils nous donnent (rente sous , et ils appellent ca egalite ! v faisant probablement allusion au traitement fixe pour les represenlants du peuple, et aux salaires donnes , dans les ateliers nationaux, au peuple lui-meme. M. Bastide etait encore dans son cabinet, mais in- quiet des derniers rapports qu'il avait recus, et sur le point de partir pour I'Assemblee des qu'il aurait acheve de donner quelques signatures. Aussi je ne I'ai-pas retenu, et je suis arrive moi-meme de bonne heurc a 894 UNE AX\EE DE REVOLUTION. la tribune diplomatique. En passant devant la facade de redilice, du cole de la porte laterale, par laquelle nous entrons a present, j'ai remarque qn'il y avait la une garde inililaire moins nombreuse que de coutume; elle consistait seulement en quelques gardes nationaux et quelques mobiles. II semblait que le voisinage im- mediat de I'Assemblee Nationale etait la seule partie de Paris oil Ton ne prevoyait pas ce qui devait y arriver. Apres avoir attendu pendant une iutervalle de temps qui m'a paru interminable, au moment meme oil il me sembla que je distinguais, dans le lointain, le bourdon- nement de la multitude, M. Wolowsky est monte a la tribune pour y faire son interpellation au sujet de la Po- logne. Bien certainement on n'a jamais mieux prouve a quel point le desir de debiter un discours d'apparat pent pousser un homme, et tout ce qu'il peut lui faire sup- porter. Le bourdonnement approcbait evidemment et se transformait en clameurs. Au moment oii M. Wo- lowsky prononcait les mots « restauration de la Polo- gne, « le cri sauvage d'un grand nombre de voix a re- tenti presque a la porte, Vive la Polocjne! Cependant AI. Wolowsky, avec le meme debit monotone, conti- nuait sans s'emouvoir, comme si tout dependait de I'effet seul de ce discours etudie. M. Wolowsky s'elait toujours montrc passionne pour la cause du pays d'oii il tire au moins son noni; ses opinions, en general, n'etaientpas d'ailleurs de nature a le mettre en relation avec des allies comme ceux a Tarrivcc desquels il persistait a nc pas faire la moin- dre attention, jusqu'au moment oii M. Degousee, I'un INVASION DE LA CIL^IVIBRE PAR LA POPULACE. 395 des quostcurs, daus les traits duquel on croyait dev'i- ncr claircaicnt Ic caracterc cncrgiqiic qui Tavait fait placer a ce poste par Ic choix do scs collogues, 's'est precipite a la tribune , a interrompu I'orateur au mi- lieu d'unc pcriode bicn arrondie, I'a poussc de cote, ct a annonce que les gardes nationaux avaient recu Fordre de remettre la baionnette dans le fourreau et de laisscr passer le ))eu|)le. En faisant Ic rccit d'evene- ments qui se succedaient si rapidenient , et au milieu d'un tel desordre, jo parlo toujours naturollcment avec plus d'hesitation tie co qui m'cst rapporte j)ar d'autres que de ce quo j'ai vu moi-meme. 11 parait, toulefois, que cot ordro fatal etait lo resultat d'un court entrotien, qui avait eu lieu a voix basse , cntre M. Buchez , presi- dent de I'Assemblee, et le general Courtais, et il est impossible, jusqu'ici, de dire dans quelle proportion chacun d'eux doit prendre sa part de I'accusation de trahison et de faiblesse qui retombe sur eux. A cette nouuelle, tous les yeux se sont naturellement tournes i^ers le banc de Lamartine, car tous etaient alors accou- tumes a compter sur lui seul « pour chevaucher le tour- billon et diriger latempete» ', mais il avait disparu. J'ai appris depuis quo, s'etant avance, de cet air intrepide qui lui est babituel, pour apaiser la force physique par le pouvoir incomparable de la parole , son desap- pointement a etc extreme lorsqu'une voix de Stentor a crie : Assez de lyre comme ca; le rire insultant qui a accueilli ces paroles mettant en defaut la presence 1 « To ride the vvhirluind and direct the sform. u 396 UNE ANNEE I)E REVOLUTION. d'esprit de Lamartine lui-meme, celui-ci s'est retire de- concerte. C'est alors qu'un hurlement de voix humai- nes, repcte tout autour de nous, au-dessus de nos tetes , au-dessous de nos pieds, etnous arrivant de tous les cotes, a eclate a noire oreille stupefaite, precedant de quelques minutes I'apparition redoutee du peuple de Paris. La premiere irruption de la populace, dans la salle meme de I'Assemblee, s'est faite par les tribunes publiques, dont les envabisseurs connaissaient proba- blement mieux le cbemin. De la, corame un essaim de sauterelles, ils sont tombes au milieu de la salle, tou- jours criant, vociferant et se jetant les uns sur les au- tres ; ils se sont alors precipites de toutes parts, dans le plus grand desordre , apparemment sans aucun but fixe, jusqu'au moment oil une vigoureuse altaque du dehors, contre les portes inferieures, a concentre leur a'ttention sur ce point, et, sans aucune tentative d'op- position , ils les ont ouvertes toutes grandes pour rece- voir leurs camarades. On avait fait circuler dans I'As- semblee I'avis que tous les membres restassent immobiles a leurs places, et ce parti, probablement le meilleur en pareilles circonstances, a ete unanimement adopte. La populace qui avait envahi les bancs etaitla plus hete- roclite qui se put voir : on y apercevait quelques bommes bien mis qui semblaient avoir autorite sur les aulres, mais ceux qui la composaient etaient, pour le plus grand nombre, ou en blouse ou en bras de chemise, avec leurs habits ou leurs vestes en bandouillerc , et n'cssayaient pas le moins du monde de cacher les baionneltes ou les couleaux dont la plupart etaient armcs. Beaucoup IXVASION DE LA CH AMUR 11 I'AIl LA POPULACE. 397 (I'ciitre eux Icnaient dans leiirs mains des l)annieres de differentes espcces. Un liomrne portail un dra- j)eau rouge qui avail tout raird'avoir (He improvise, et qu'il n'a deploye qu'au moment oii la foule est entree dan-s la Chambre. Comme cet homme elevait son drapeau en signe de triomphe, vers le milieu de I'etage, un huis- sier a essayc de le lui enlever; un camarade a tire alors sa baionnette pour en percer I'officier de la Cbambre. AI. H. , representant, done d'une grande force physique et d'une grande energiede caractere, adetournel'arme, renverse I'homme par terre, et, lui mettant le pied sur le corps, Ta maintenu ainsi pendant quclque temps. On a pu voir distinctemenl cet episode des tribunes qui en dominaient le theatre, mais heureusement il n'a pas beaucoup attire Tattention de la foule, excitee et eperdue, autrement une seule goutte de sang, re- pandue a ce moment, aurait pu provoquer une lutte d'oii serait resulte un massacre general. Pendant quelque temps, la tribune diplomatique, dont les abords etaient oomparativement tranquilles, n'a pas ete envahie , et un montagnard s'est assis sur la cloison qui la scparc de la tribune voisine pour em- pecher qui que ce fiit de grimper par-dessus; mais, quelques minutes apres, la populace s'est precipitee sur nous aussi, et lious a entoures de tons cotes. Le pre- mier homme qui s'est jete dans la partie de la tri- bune que nous occupions etait dans un etat de grande agitation; il avait evidemment trouve un pen cchauf- fante la marche qu'il avait laite depuis la place de la Bastille. Le devant de sa chemise etait ouvert, ses man- o98 UNE ANNKE DE REVOLUTION. dies ctaieiit rctroussees jusqu'aux coudes; il portait autour de la taille, en guise de ceinture, une echarpe de laine rouge, dans laquclle etait enfoncee une baion- netle; un de ses bras musculeux et bales reposait sur la poiguee de cette arme. II etait evidemment equipe, pour la circoustance, d'apres un des personnages du drame joue I'annee derniere sur le boulevard du Tem- ple , emprunte en parlie a VHlstoire des Girondins^ de M. de Lamartine. J'avais observe plus d'unefois, depuis fevrier, des exemples de ce genre d'aptitude a I'imita- lion, qui est un trait si remarquabte du caractere fran- cais. Le drame avait joui d'une grande popularite, et n'avait pas manque de produire son effet politique dans les faubourgs oil il avait ete joue. Mon melodramatique ami me pressant de trop pres, j'ai fait appel a ses bons sentiments en lui disant que j'etais sur qu'il respecterait les etrangers et les dames. II s'cst calme sur-le-charap et a dit : « Ob ! pour les femmes, qu'elles n'aieut pas peur. 5' Dans ce moment, un jeune bomme decemment vetu et de bonnes mauieres a pousse I'autre un peu de cote, s'est annonce comme I'un des chefs du nou- veau mouvement, et nous a dit tres-polirnent que nous pouvions nous en aller ou rester , selon qu'il nous conviendrait mieux, mais, les couloirs etroits se trou- vant alors eucombres, il a ete impossible de passer avec des dames, et je ne pouvais laisser sans protection quelques personnes de ma connaissance que j'avais trou- vees la , madame de Caraman , madame Peruzzi et ma- dame d'Este, ainsi que madame de Montalembcrt et une de ses amies que jc nc connaissais pas. Mon ami en INVASIOX DE LA CHAIIBRK PAR LA POPtLAGK. .'599 manclics dc chemise a parii cl'abord deconcerle par les maniercs de son chef, qui entcndait evidemmcnt que je fusse traite avec respect, et, se rapprochanl alors de moi, d'un air de confiance prolectrice, il m'a dit : « C'est que nous voulons la Polognc des aujourd'hui ; demain ce sera autre chose ; c'est notre systeme. » Pendant deux longues heures, a partir de ce mo- ment, j'ai tache, en vain, en donnant a tout ce qui se passait devant mes yeux toute Fattention dont je suis susceptible, de penetrer la confusion inextricable dans laquelle tout serablait enveloppe , ou de decouvrir nettement ce que voulaient cos intrus , si aveugle- ment devoues a la doctrine de I'egalite qu'ils ne con- sentaient pas meme a admettre la superiorite tempo- raire que celui qui parle exerce sur ceux qui ecoutent, et ont continue a vociferer tous ensemble. La tribuna meme etait occupee par une douzaine de personnes a la fois, comme Louis Blanc, Barbes, Raspail, Blanqui. Ce dernier s'est assis sur une chaise, an milieu de la tribune, juste au-dessous du president, et n'accordait la parole qu'a ceux qu'il lui convenait de laisser parler. Les representants avaient garde leurs places pendant tout ce temps, mais sans prendre aucune part aux debats. La calme attitude des ceux qui etaient les legitimes possesseurs de la salle aurait presenle un ensemble imposant, sans la consternation trop evi- demment desesperee du president. Ledru-Rollin est alors monte a la tribune et a fini par obtenir le silence ; pendant quelques minutes il a paru reussir a maintenir son influence ct a faire tour- 400 UXE AXNEE DE REVOLUTION. ner I'incideiil a sou piopre avaulagc. II a exprime, a I'egard de la Pologne, les memes sentiments que ses auditeurs improvises, mais ii ademande comment une assemblee deliberante pouvait prendre I'afFaire en con- sideration, si on ne lui laissait pas la liberte de discus- sion. Au moment oii Ledru-Rollin a prononce ces mots, un homme de la foule s'est eerie : « Etle 24 de fevrier, — qu'est-ce qui vous a fait ce que vous etes?5) au plus fort de la tempete qu'il avait'ainsi suscitee , Ledru- Rollin , haussant les epaules, est descendu de la tri- bune. Ace moment, un ouvrier, assis a califourcbon sur une des cloisons de notre tribune, s'est adresse a un camarade, monte de la meme maniere sur la cloi- son opposee , pour lui dire qu'il avait pris part a la construction du nouvel edifice , qu'on n'avait jamais - prevu, en I'elevant, il en etait certain, I'immense sur- charge qu'il supportait en ce moment, et que ce qu'ils avaient de mieux a faire, a son avis, c'etaitde descendre , et de laisser la place aux autres « qui ont I'affaire a arranger. 35 Cette confidence, naturellement, a alarme les dames assises sur le devant, et elles ont demande, avec quelquc anxiete, si elles ne pourraient pas s'echapper, Le jeune chef, dont Fintervention avait deja ete si utile , s'est offert a marcher de- vant, si nous le voulions, a nous frayer un passage et a nous escorter a travers la populace. Nous sommes done partis, notre prolecteur en tete , avec mori ami sir Henri Ellis et les dames dont j'ai parle. J'ai essay^ en vain de persuader a madame de Monlalembert et a son araic de nous suivrc ; elle a refuse , avec recon- NOUVEAU GOUVKRXEMKM PROVISOIRE PROGLAME. 401 naissance mais avec fermete, de quitter la salle avant que tout fut termine. C'a ete , au milieu de celte elrange scene, un episode pour moi plein d'interet que le spectacle de cetle pcrsonne distinguee , a pliy- sionomie expressive, dont Ics regards se promenaient de ces furieux, qui tour a four, avec des gestes me- nacants, rcmplissaient la tribune, au coin paisible oil son mari etait assis dans I'attitude de rimpassi- bilite , convaincu , comme je Tetais, que, s'ils trou- vaient, dans un triomphe meme momentane, I'occasion de choisir leurs victimes, M. de Montalembert etait probablement designe, a la fois par I'audace extraordi- naire de son caractere intrepide et par I'illustration que ses talents avaient si universellement attachee a son nom, pour devenir I'un des premiers objets de leur vengeance sanguinaire. Je dois dire qu'on nous a poli- ment donne toute facilite de passer a travers cette foule compacte, quoique les couloirs fussent etroits et in- commodes. En me frayant un chemin au milieu de la populace organisee dans la cour meridionale du Pa- lais, j'ai entendu donner les ordres pour que la Cbambre fut occupee par le principal corps de la bande de Barbes; on ajoutait qu'il y avait deja eu trop de temps perdu, et qu'il fallait en finir sur-le-champ. Cette occupation s'est effectuee immediatemcnt, sans oppo- sition; le president a ete arracbe de son fauteuil, I'Assemblee declaree dissoute, et le Gouvernement Provisoire proclame. La plupart des conspirateurs ont alors evacue I'Assemblee pour se procurer des armes, a ce qu'ils ont dit,'et s'assembler a I'Hotel de ville , I. 26 402 UME ANNEE DE REVOLUTION. et quand les gardes nationaux sont enfin arrives, ils n'ont pas eu de peine a chasser le reste. 11 parait que Lamarline s'etait jusqu'alors tenu dans un des bureaux de la Chambre , ayant eprouve cette fois combien s'etaient monlres inefficaces ses moyens liabituels d'apaiser une sedition. Des qu'on a pu concevoir Tesperance d'agir avec quelque chance de succes, il a reparu, est monte a la tribune, et a anuonce son intention de partir, avec la force dont i'Assemblee pourrait se passer, pour I'Hotel de ville , que les Parisiens, dans les moments de danger, ont coutume de regarder comme le siege du gouverne- ment, afin de I'arracher a ceux qui avaient manifeste I'intention de s'y rendre. II a ete alors rejoint par M. Ledru-Rollin, dont je perds la trace depuis le mo- ment oil on I'a chasse de la tribune, et ils se sont di- riges ensemble, acheval, vers I'Hotel de ville, au milieu de beaucoup d'applaudissements et des cris de Vive Lamartine ! vine I'Assemblee Nationale! II me parait evi- dent que, tout le long du chemin, partout oil ces cris se sont fait entendre, ils exprimaient I'espoir, alors re- naissant, que M. de Lamartine allait justifierFattente de ceux qui le consideraient comme decide a combattre la- plupart des rcsultats produits par la revolution, bien qu'il eut ete en grande partie I'auteur de la revolution clle-meme. Avant d'arriver a la place de Greve , il a ete, par quelque liasard inexplique, separe de M. Ledru- Ilollin, beureusement ' pour lui et peut-etre pour tous •1 Eti y iTllecliissant, jc rclracto lo mol /unrfiisemeut , que j'appliquais a Itt circonstaace par laqucUc, dans la foulc, Lcdru-Rollin fut separe LAMARTIXE A L'HOTEL I)E V IIJ-E. 403 les deux , — et rcnlhousiasnie des gardes nationaux ct dc la bourgeoisie armec, qui s'etaient rasscmbles, a re- double lorsqu'il a pu , sans danger de meprise , s'ap- pliquer exclusivement a lui. Ainsi soutenu , Lamartine n'a eprouvc aucune difficulte a faire evacuer I'Hotel de ville et a arrcler Barbes et quelques membres de ee gouvernemenl provisoire qui s'etait forme de sa propre autorite. 17 mai. II n'y a encore rien eu d'important a rAssemblce ce matin. Aucun des ministres ni des membres du gou- vernemenl n'y assistait, el j'ai laisse les represenlanls occupes a nommer la commission de Conslitution. Tout parail Iranquille une seconde fois, mais il est difficile de croireque toules ces bandes de forcenes qui onl fait, il n'y a que deux jours, uue tentative si audacieuse, puissent etreenlieremenlreprimees parl'arrestalionde quelques- uns de leurs chefs. Les perlurbateurs guelteront le mo- ment oil les gens bien disposes ne seront plus sur leurs gardes. Le peuple est, en grande majorite, anirae d'un de Lainarfine. S'ils avaient paru a I'Hotel de ville cnscml)lc, jc nc doule pas que Lamartine n'eut frouve , dans le contraste du double accueil fait a lui et k son collegue, ce stimulant d'une popularitc assuree dont il a besoin pour se porter lui-meme, separcment et sans hesitation, au seconrs de I'Assemblee Malionalc; une telle conduite aurait cte im- mediatement justiliee par la honteuse inaction , dans un moment si critique, du gouveruemenl d'alors , considere dans son ensemble, et certainement elie aurait, dcpuis longfemps dcja, efface, dans ropiiiion publique, tout souvenir de sa premiere faute. 26. 404 UNE ANNEE DE REVOLUTION. esprit excellent, mais il ne peut pas toujours etre sur le qiii-vive, el il a besoin d'un gouvernement bien uni et d'aucune partie duquel il n'ait a craindre de trahison. J'ai entendu hier dans la foule un homme qui disait : // ii'y a rien de mauvais que le gouvernement ; curieux resultatde la courte experience qu'ils ont faite en criant live la republique ! Je crois que les opinions politiques de la France sont encore, en general, ce qu'elles etaient il y a dix-huit ans, c'est-a-dire centre gauche, et, si ces opinions sont obligees de se dissimuler pendant quelque temps sous le masque du rcpublicanisme, qui ne convient nulleraent an caraclere de la nation, il faul s'en prendre a la derniere dynastie, representee par Tadministration de Louis-Philippe, qui, en violant tons ses devoirs politiques, a produit jusqu'a present ce resultat, que personne, meme en detestant beaucoup' ce qui existe , ne pense a regretter ce qui est passe. 18 mai. Chaque jour il devient plus difficile de trouver une rcponse satisfaisante a la question de savoir comment tout cela finira. D'apres ce que dit le National, ce matin, on doit faire, sous pen , un appel a tous les republicains contre I'ancicnne opposition dynastique, qui, selon eux, commence a avoir trop d'influencc a la Chambre. Mais si , d'un cote , les evenemenis de lundi dernier enlcvent au gouvernement le concours de presque tous ceux qui CONFUSION DANS L'ASSEMBLEE. 405 avant le 24 fevrier s'etaient montres republicains par leurs acles ( et cellc dcrnic're conspiration les renferme presque tons), si, de I'autrc, le gouvcrnoment meme no vcut accepter I'appui d'aucun de ceux qui n'elaicnt pas republicains A' opinion ViVixni cede epoque , c'est aflicher la pretention de soumettre un grand pays a I'oligarchie de la plus petite minorite qui ait ja- mais existe. En meme temps , chacun cherche a so tromper, car ces « republicains du lendemain » , qui, a. I'Assemblee, jugent a propos de saluer comnje des mandarins toutes les fois qu'on prononce le mot repu- hliquc, ne peuvent veritablement pas avoir ete convertis par ce qu'ils ont vu depuis lors. II regne une vive inquietude aujourd'hui dans la partie la plus eloignee de la ville , raais il ne s'est en- core rieri passe. Les troupes continuent d'arriver. 19 mai. L'Assemblee ne fait pas beaucoup de progres quant a I'ordre et a la regularite de ses travaux. EUe vote et rejette la meme proposition plusieurs fois au milieu d'un tumulte d'interruptions inintelligibles. Hier, elle avait applaudi, a plusieurs reprises, a la proclamation proposee par W. Renaud, et avait semble I'adopter avec un plaisir tout particulier parce qu'elle contenait un paragrapbe qui impliquait une censure de la Commission Executive. Aujourd'bui, elle a sup- 406 UNE AMNEE DE REVOLUTION. prime ce paragraphe meme, soil qu'ellc ait obei a une coHviction nouvelle, soit qu'elle ait ete, depuis ce mo- ment, intimidee, soit, comme le disent quelques-uns, qu'elle ait ete trompee par I'habilete avec laquelle le president a pose la question dans un ordre contraire a I'ordre habituel, de telle sorte que ceux qui out re- jele le paragraphe ont cru, dans ce moment de con- fusion , qu'ils Fadoptaient. A present , le gouvernement n'exerce aucune in- fluence dans la Chambre, mais il y a beaucoup d'appa- rence que I'ancienne opposition dynastique n'a pas le courage, apres la scene de I'aulre jour, de prendre resoliiment la position qui lui est ouverte ; si elle s'y decidait, le plus grand nombre des membres de I'As- semblee, qui ne sont que des enfants en politique, reviendraient , faute de quelque autre pour les diriger, a ceux auxquels leur position officielle donne I'initiative de I'autorite. 19 raai, 6 heures du soir. La seance d'aujourd'hui parait annoucer que I'Assem- blee n'altaquera pas encore sa creature (la Commission), quoique Ton fassc circuler de mauvais bruits relative- ment aux rapj)orts de quelques-uns des membres du gouverncment avec les conspirateurs. La composition de la commission de Conslitution est BRUITS DE r.lKRRM M AL FOXDMS. 407 cxcellenle. A peine y trouve-t-on quelques hommes du parti violent, reunis a presque tons les raembres in- fluents de la — Mani- fesle de Lamartine. — Ordonnance relative aux elections. — Nouvelle maniere de rccueillir les voles. — Expulsion d'ouvriers anglais an Havre l'<8 CHAPITRE CIIVQUIEME. On apprcnd que le Roi est en siirctc. — Ddlails sur son evasion. — Son manque de dignite personnellc. — Sa bonte. — Les mariages espagnols. — Etat des finances nationales. — La crise commercialc. — Spdculatious cncouragees par le dernier gouvcrnement. — Coufiancc de M. de Lamartine dans la force do son gouvernement. — Conjectures sur Ic rcsullat des elections, — Circulaire (|ii minislre de I'instruction puhlique. — Le comte de Monlalivct demande une avance dc fonds pour la famille royale. — Les |)erles des princesses. — Circu- laire adrcssec aux agents diplomatiques. — Ucputalion des commerrants a TABLE DES math; RES. 415 I'Holcl (le ville. — Caiisps aiixqucllcs est attribucc I'alxlication