UNIVERSITY OF CALIFORNIA AT LOS ANGELES ' :<&^.<$m>.<&m+s disputes de la bouche de ses maitres, qu'il couchait aprespar e'crit avec une merveilleuse facilile et beaute de langage, faisant pa rait re d tous coups plusieurs saillies et boutudes d'un bel esprit. ETUDES SUR CALVIN A partir de 1'annee 1529 jusqu'en 1539, c'est-a-dire pendant un espace de trois ans, nous n'avons pres- que aucun detail sur Calvin. Cette lacune est infini- ment regrettable, car c'est vers la fin de cette pe- riode qu'il taut, selon toute probabilite, placer sa conversion. II est done impossible de suivre pas a pas les progres du jeune reformateur, impossible d'observer la lutte dont son arne fut le theatre, et qui preluda a sa grande lutte sur le grand theatre du monde. Nous verrons plus tard comment il a con- vaincu les autres; nous ne pouvons que deviner comment il a ete convaincu lui-meme. Dans 1'opinion commune, on se fait de la conver- sion de Calvin une toute autre idee que de celle de Luther. On se le represente studieusement penche sur sa bible, rneditant a la clarte de sa larnpe, et, par la seule force de son intelligence, sans grands elans de passion, avec quelque arixiete peut-etre, mais sans aucun de ces rudes combats qui laissent une trace ineil'acable, arrivant en pen de temps aux ci'oyances qu'il soutint des lors envers et centre tous. C'est la le Calvin de la tradition. Nous 1'acceptions comme le veritable Calvin, lorsque, il y a quelques inois, nous fumes un instant ebranle par un article de M. Louis Bonnet, pasteur a Francfort, insere dans la Hcruc cltft'lienne. M. Louis Bonnet, profitant de I'ares aveux echappes a Calvin dans la preface du Gommentaire sur les Psaumes et dans la Reponse a 10 ETUDES LITTERAIRES Sadolet, essaie de rapprocher la conversion de Calvin de celle de Luther. 11 prend pour epigraphe ces pa- roles du reformateur de Geneve, non sine gemitu ac lacrymis ; et il en fait le fond de toute son argu- mentation. II y a, je 1'avoue, dans ces quelques pa- ges, ou Calvin fait un retour sur lui-meme, des aveux assez frappants""et dignes d'etre releves : Toutes fois. dit-il en s'adressant a Dieu, que je descendais en moi ou que j'elevais le cceur a toi, une si extreme homuir me surprenait, qu'il n'etait ni pu- rifications, ni satisfactions qui m'eu pussent aucune- ment guerir. Et tant plus que je me considerais de pres, de tant plus aigres aiguillons etaitma conscience pressee. * Et plus loin : Moi done (selon mon devoir), etant vehementement- consterne et eperdu pour la misere en laquelle j'etais tombe, et plus encore pour la connaissance de la mort eternelle qui m'etait prochaine, je n'ai rien estime m'etre plus necessaire, apres avoir condamrie en pleurs et (/emissements ma fa^on de vivre passee, que de me rendre et retirer en la tienne. Voila, semble-t-il, des paroles assez fortes, et cependant nous persistons a croire au Calvin de la tradition. II est clair que mil n'abandonne la foi de ses peres, la foi de son enfance, sans une lutte interieure ; il 1 On nous pardonnera de rajeunir, dans nos citations, 1'or- tlio^raphe de Calvin. ETUDES SUR CALVFN 11 est clair qu'on n'arrive jamais a une ferme convic- tion sans combat : Pour etre convaincu, a dit un homme d'un esprit excellent, M. Vinet, il faut avoir ete vaincu. II est clair qu'on ne se decide pas a defendre au peril de ses jours une doctrine persecutee cornme on se prepare a soutenir des theses academiques. II est clair enfm que, lorsqu'il s'agit de choses aussi graves, lorsqu'il s'agit de notre avenir sur la terre et de notre avenir dans I'eternite, 1'incertitude de 1'esprit entraine le trouble du cueur. Toute grande vie d'apotre, toute vie de devouement a d'ailleurs son heure supreme, sa crise tragique oil s'accomplit dans 1'ame du martyr un premier et re- doutable sacrifice. G'est saint Paul sur le chemin de Damas, c'est Luther dans sa cellule; c'est le Christ au jardin des Oliviers. Ceux qui paraissent avoir le moins connu ces ineilables angoisses, ceux qui paraissent s'etre soumis sans peine, ceux-la meme ont eu aussi leur moment de revoke interieure ; ils ont eu aussi, dans une certaine inesure, leur sacri- fice a consornmer. On le retrouve, ce sacrifice, meme dans la vie d'un Bourdaloue, meme dans celle d'un Calvin. Voila tout ce qu'il y a de commun entre le noviciat de (Calvin et celui de Luther. Ils ont 1'un et 1'autre lulte avimt de se soumettre : c'est le cas de tout chretien. Mais quelle ditlerence ! Pour Luther c'est un combat qni presente un degre de violence pres- ETUDES LITTERAIRES que inoui. Jamais ame plus forte ne fut plus profon- dement bouleversee. Plus d'une fois on le trouva etendu sans mouvement sur sa couche ; sa vie meme fut en danger. Qu'il y a loin de ces acces de douleur et de passion aux larmes que Calvin repand sur sa bible, selon son devoir ! II ne lui en reste pas un de ces terribles souvenirs qui poursuivent comme pour- suit un rernords ; il ne les rappelle que dans de rares occasions, quand il y est force par les circonstances ; encore le fait-il avec calme, sans qu'on sente fremir tout son etre. On nous dit qu'il etait sobre et reserve de paroles, on nous dit qu'il ne parlait pas volontiers de lui-meme; mais s'il eut souffert ce que Luther souffrit, il en parlerait bien autrement. II est des douleurs sur lesquelles il est impossible de se taire, si profonde est la trace qu'elles creusent dans Fame. Calvin a sans peine garde un silence presque absolu sur ses combats interieurs; cela seul empeche de les comparer a ceux de Luther. Le noviciat de Calvin fut done moins orageux ; aussi dura-t-il moins longtemps. La resistance etant moins opiniatre, le combat fut moins vif et plus court. Luther se debattit pendant plus de deux ans sous les etreintes du doute. Calvin, au contraire, n'etudiait pas encore depuis un an les livres sacres, et deja tons ceux qui etaient avides de la pure doc- trine venaient a lui pour s'instruire. Ainsi, a peine neophyte il est deja docteur : Dieu, dit-il, par ETUDES Sl'R CALVIN 13 une conversion subite, plia mon ame a la doci- lite. Voici comment nous nous figurons 1'histoire intime de la conversion de Calvin. Jusqu'a 1'age de vingt- trois ans, ou a peu pres, Calvin resta bon catholique. Les supplices qu'il vit se multiplier a Paris ne durent pas le troubler beaucoup plus que celui dont il cbargea volontairement sa conscience en immolant Servet. Les discussions qu'il entendit, les raisons sur lesquelles s'appuyaient les protestants, la demo- ralisation du clerge catholique, etaient de nature a I'ebranler davantage. Aussitot qu'un doute serieux eut penetre dans son esprit, il dut songer a le dissi- per. II n'avait pour cela qu'un moyen, 1'etude atten- tive de la premiere des traditions chretiennes, celle qui est ecrite dans les Livres saints. II le comprit et renonoa a toutes les sciences humaines pour se donner entierement, selon 1'expression de Tli. de Be/ce, it la theologie et a Dieu. C'est la le moment critique dans la vie de Calvin, le moment de 1'incer- titude et de 1'anxiete. C'est alors qu'il gemit et qu'il pleure; c'est alors qu'il est saisi d'horreur, et que ni purifications, ni satisfactions ne peuvent en aucune maniere le guerir. Mais la lurniere ne tarda pas a renaitre dans son esprit. II avail deteste 1'heresie protestante comme une nouveaute; la lecture de la Bible lui montre'toul a coup que c'est le catliolicisme qui est une heresie nouvelle. Aussitot il pi-end son 14 ETUDES L1TTERAIRES parti. La regie apparait de nouveau claire a ses yeux, et la paix rentre dans son ame. II est protes- tant, il sera reformateur. Sa carriere se decide dans ce seul instant, subita conversione. Nous ne nous etendrons pas avec le meme detail sur tous les evenements de sa vie. Notre but n'est pas de faire une longue et savante biographic de Calvin, mais bien d'etudier son caractere et son oeuvre. Nous ne voulons nous arreter que sur ce qui y touche le plus directement. On sait comment, peu de temps apres sa conver- sion, Calvin fut oblige de quitter Paris, pour avoir travaille au discours de Nicolas Copp, qui, en sa qualite de recteur de 1'Universite, avait parle des affaires de la religion plus avant et purement que la Sorbonne et le Parlement ne trouvaient bon. 1 On sait aussi comment il alia chercher dans le midi de la France un asile contre la persecution. Apres cette premiere fuite, dans laquelle il rencontra, dit-on, Rabelais deja celebre ; apres etre revenu a Paris, oil il s'opposa a 1'heresie naissante de Servet; apres un nouveau sejour a Orleans, ou il publia son Traite de la Psychopanmjchie, contre le sommeil des ames apres la mort, il s'arreta enfin a Bale, d'oii il adressa au roi de France son Institution chretienne. Cette grande oeuvre terminee, Calvin se remit en route. II 1 Th. de Bexe. Vit. Calv. ETUDES SUR CALVIN 15 alia a Ferrare ; il revint a Bale et a Strasbourg ; il re- tourna a Noyon pour mettre ordre a ses affaires, puis il repartit pour Bale, qui fut comme son pied-a- terre pendant deux annees de voyages continuels. Ce fut en revenant de Noyon a Bale qu'il passa par hasard a Geneve, faisant un grand detour, pource fjn'd cause des guerrcs le droit chemin etait ferme. - 11 ne songeait pas a y sejourner ; il voulait meme y passer incognito, mais une indiscretion revela sa presence. Aussitot Farel va le voir et 1'invite a rester a Geneve, oil la cause de la reformation reclamait le zele et les lumieres d'un serviteur de Dieu tel que lui. Calvin s'excuse : il aime les etudes solitaires, il vent augmenter ses connaissances, sa timidite le rend peu propre aux agitations de la lutte; ne peut- il pas d'ailleurs servir Dieu en eclairant le monde par ses ecrits tout aussi bien qu'en se jetant a corps perdu dans la melee? La-dessus, dit Calvin, Farel, tout brulant d'un zele iricroyable d'avancer 1'Evangile, deploya toutes ses forces pour me retenir, et ne pouvant rien gagner par ses prieres, il en viut jusqu'a I'lmprecation, afin ({ue Dieu inaudlt ma vie retiree et mon loisir, si je me re- tirais en arriere, ne voulant lui aider en une telle ne- cessite. L'effroi quej'en recus, cornrne si Dieu m'eut saisi alors du ciel par un coup violent de sa main, me fit discontinuer mon voyage, en telle sorte poartant que sachant bien quelle etait rna timidite et mon hu- meur reservee, je ne m'engageai point a faire une certaine cliarge. 16 ETUDES LITTER AIRES C'est la charge de predicateur que Calvin refuse. Toujours preoccupe de ses etudes, il ne veut rester a Geneve que pour y professer la theologie ; mais il se verra bientot entraine par une necessite plus forte que lui, et il faudra bien, malgre qu'il en ait, qu'il descende aussi dans 1'arene et qu'il deviehne predicateur. Ainsi cet homme peu fait pour le monde, qui avait toujours aime 1'ombre et le repos, mais qui ne savait pas reculer devant le devoir, se trouvera place, comme de vive force, a la tete d'une des Eglises reformees les plus importantes et deviendra le chef d'un grand parti : Dieu. dit-il, m'a conduit en telle sorte, par divers detours, que jamais il ne rn a pertnis de me reposer. tant que, centre mon genie, j'ai ete tire en une pleine lumiere. On a beaucoup admire 1'habilete de Calvin choi- sissant Geneve pour le centre de ses operations, et se preparant a diriger de la les efforts combines du protestantisme. Si habilete il y a, c'est au hasard ou a la Providence qu'il en faut faire hommage. Calvin n'a rien calcule, il n'a rien prevu ; il a tout fait pour eviter la mission qui lui etait reservee ; mais apres 1'avoir acceptee, il a aussi tout fait pour la remplir. C'est toujours 1'homme du devoir. Son premier pas dans la carriere qui doit le conduire a la gloire et a la puissance, son premier pas est un sacrifice. Calvin s'etablit done a Geneve. Avant de 1'v voir ETUDES SUR CALVIN 7 11 agir, il est necessaire de rappeler en quelques mots 1'histoire des partis qui divisaient cette petite et glo- rieuse cite. Geneve avait, au commencement du seizieme sie- cle, une constitution mixte qui partageait le pouvoir entre I'eveque, le vidame 4 et les syndics. La souve- rainete de 1'eveque, les prerogatives du vidame et les franchises du peuple se faisaient mutuellement contre-poids. Une semblable constitution, comme le fait observer M. Mignet, ne pouvait donner a Geneve qu'une existence longtemps tronblee, une xoiivera-i- nete incertaine, une liberte coin battue. ' Deux fois par an tous les citoyens etaient rassem- bles pour deliberci- SM/' I'etal public et sa reforma- tion, ce i/ni I't/dt pour yarder I'ereqne de tyrannic et le i>etil eonse'd d'oliyarchie. 2 Mais c'etait dans les projets ambitieux du vidame, qui avait la force en main, que se trouvait le plus grand danger pour la liberte de Geneve. Pendant quatre siecles la bour- geoisie resista, en s'appuyant d'abord sur la maison de Savoie centre les comtes de Genevois, puis sur les cantons suisses centre la maison de Savoie. La 1 LY>vi''qm- (UMi'^-nait au vidomne sa juridictiun civile ol son pouvoir inilitairc. Comos fidelis advocatus sub epis- copo esse deltet dil une ancienne piece, datee de 1155, citec par Spoil. Hist, do (ionrvi 1 . II, '.I '-' Varianle des chroniques de Bonuivard. Manuscrit 11 13',) il)l. de Geneve. 18 ETUDES LITTERAIRES lutte devint decisive lorsque Charles III de Savoie monta sur le trone ducal, en 1504. II essaya tour a tour de la ruse et de la violence, et il reussit un in- stant, rnalgre I'heroisme de Pecolat et de Berthelier, ce grand mepriseur de mort, comme 1'appelle Bon- nivard. Dans cette lutte, les Genevois s'etaient divi- ses en deux factions, celle des Eidguenots ou des Confederes, qui succeda a la bande licencieuse des infants de Geneve et qui s'appuyait sur les cantons suisses, et celle des Mameluz, qui trahissait 1'interet public en faveur du due de Savoie. Les Eidguenots, contenus pendant quelques annees par les armes du due, par sa presence a Geneve et par de nombreux supplices, se releverent plus forts quejamais quand, vers la fin de 1525, le due dut partir pour ses etats de Piemont, ou 1'appelaient la bataille de Pavie et la prise de Francois I er . Ce fut le signal d'une revolution complete. Le peuple de Geneve assemble conclut le 25 fevrier IS^B un traite d'alliance avec les cantons de Berne et de Fribourg; les Mameluz, qui s'y oppo- serent, furent bannis, leurs biens confisques, les ar- moiries du due jetees au Rhone et le vidomnat aboli. Geneve etait affranchie. Mais la paix ne dura pas longtemps. Comme tous les partis qui triomphent, celui des Eidguenots ne tarda pas a se diviser. Farel etait venu s'etablir a Geneve. C'etait le plus ardent de tous les apotres de la Beformation. II avail ETUDES SUR CALVIN 19 quelque chose de 1'eloquence populaire et de rhe- ro'isme de Luther. Sa voix tonnante retentissant dans les places publiques, entrainait la ibule et la maitri- sait. Sa maniere d'echapper au peril etait de le bra- ver. Parmi les predicants, on 1'appelait le -cl< ; ; aux yeux d'Erasme, c'elait Vuudaneiu' et le U'nie retire. 11 etait 1'homme necessaire pour reveiller une popu- lation endormie ; mais il n'avait pas les qualites d'un chef. Present partout a la fois, prodiguant sur tous les points son activite rnissionnaire, commencant I'tBuvre de la reformation dans toutes les villes ou il passait sans 1'achever nulle part, il etait dans la mi- lice protestante un de ces hardis aventuriers qui sa- vent harceler 1'ennemi, mais qui n'entendent que la guerre de partisan. Farel commencu a precher a Geneve en 1532. II cut bientot de nombreux disciples, parnii lesquels quelques-uns des bourgeois les plus influents. Ses succes alarmererit les chanoines. Apres une scene violente qui fail lit lui devenir fatale, Farel dut quitter Geneve. Ce debut ne le decouragea point : il etait trop habitue a commence! 1 ainsi. A peine sorti de Ge- i'ieve, il y envoya un jeune ministre, Antoine Fro- ment, qui se fit passer pour maitro d'ecole et conti- nua les travaux de Farel avec prudence etl)onheur. A son tour cependant, apres le grand eclat de sa predication sur la place du Molard, Froment se vit contraint de partir. 20 ETUDES LITTERAIRES Ce nouveau revers n'abattit point les Erangeli- ques. Ils ne cesserent, dit Froment, de s'assembler par les inaisons et jardins, pour faire prieres a Dieu. chanter psaumes. ecouter 1'Ecriture sainte, de sorte que la vie dissolue, fausse doctrine, superstitions et abus des pretres, etaient deja decouverts et tournes en moquerie par le peuple, meme par les femmes et petits enfants, qui commencaient a disputer centre eux et a les arguer publiquement. Geneve se trouva divisee pour la seconde fois. Aux vieilles factions des Eidguenots et des Mameluz succederent celles des Evangeliques et des Catholi- ques. Les premiers etaient soutenus par Berne, qui donnait a tous les predicants des lettres de recom- mandation pour le conseil ; les seconds par Fribourg, qui n'intervenait pas avec moins de vivacite. Les uns ne demandaient, comme le font tous les partis reli- gieux en attendant d'etre les plus forts, que la liberte de prier Dieu a leur fagon ; ils se tenaient sur la de- fensive, mais ils voyaient leur nombre s'augmenter tous les jours, et ils travaillaient avec 1'ardeur et la confiance des neophytes. Les autres, comme c'est aussi le cas de toute autorite religieuse qui est ebranlee et moralement vaincue. ne repondaient a des raisons que par des cris, des violences et des anathemes. D'abord ils coururent franchement aux armes et en appelerent a la lutte ouverte ; puis, se sentant allaiblis, ils voulurent par de sourdes me- ETUDES SUR CALVIN 21 nees soulever le peuple; enfin, dans leur impuis- sance, ils essayerent du dernier argument des partis qui succombent, le poison. Au milieu de Forage, le conseil adopta une ligne de conduite indecise, rnais prudente. 11 ne s'inspira que des circonstances ; il ceda toujours devant le vainqueur, mais sans se faire son esclave; il suivit toutes les fluctuations du mouvement, et se contenta d'intervenir comme une puissance conciliatrice et presque neutre. Au reste Tissue de la lutte n'etait pas douteuse : Elle etait marquee d'avance par le sort des partis precedents... L'esprit de liberte et le besoin d'amelio- ration qui avaient donne la victoire aux Eidguenots sur les Mameluz, devaieut la dormer aux protestants sur les ratholiques, et le parti evangelique etait des- tine a triompher de Foveque. cornine le parti patriots avail triomplie du due. l Nous ne raconterons pas toutes les vicissitudes de la lutte : les prises d'arrnes, 1'inutile et pusillanime demonstration de 1'eveque, les progres successifs et constants du parti evangelique, 1'emigration des par- tisans les plus decides de 1'eveque. la guerre d'es- carmouche que le due de Savoie lit a Geneve. Nous courons au resultat. Le 30 mai 15:55, commenca une grande dispute 1 Mi^net, ^[(''iiioii-e sur 1'etablissement de la lli'-fonne A Cir'ii(''vp. j>. 4 ( .t. ( ;ps (jtit.-l(jacs mots sur 1'liistoire de Geneve ne .sont j^uere qii'nn resume de la premiere jiartie dt. j eel excellent travail. 22 ETUDES LITTERAIRES publique. Ce n'etait a vrai dire qu'une formalite. La reformation avail triomphe de fait; il ne s'agissait plus que d'en regulariser 1'etablissement officiel. Pierre Caroli, docteur de Sorbonne, et Jean Chapuis, dominicain de Geneve, furent les champions du ca- tholicisme ; Farel, Viret, Froment soutinrent la cause protestante. Ce fut une vraie deroutepour les catho- liques, qui, au seizieme siecle, n'eurent nulle part le bonheur de trouver un Bossuet pour les defendre. Pierre Caroli et Jean Chapuis donnerent eux-memes Fexemple, et passerent a 1'ennemi. Le 8 aout, Farel precha dans la cathedrale de Saint-Pierre; le 27, le conseil abolit le culte catholique et etablit dans Ge- neve le culte nouveau d'apres le rit de Berne et de Zurich. Geneve (itait reformee. Mais Geneve n'etait pas destinee a trouver la paix de sitot. Cette seconde revolution ne devait pas etre la derniere. Le parti religieux des Evangeliques se divisa comme le parti politique des Eidguenots. Tous les Genevois avaient embrasse la Reforma- tion, mais tous ne 1'avaient pas fait dans le meme esprit. Unis pour combattre la tyrannic papale, ils ne 1'etaient pas pour accepter serieusement la foi nouvelle avec ses consequences pratiques. Les uns n'avaient secoue le joug des pretres que pour le remplacer aussitot par celui d'une austere discipline religieuse ; les autres n'avaient songe qu'a se debar- rasser de toute espece de frein. Les uns avaient ETUDES SUR CALVIN '2,'J voulu changer de servitude; les autres jouir d'une entiere liberte. Le caractere genevois n'etait pas en- core ce qu'il devint plus tard, comprime par la main tenace de Calvin. II etait gai, mobile et passablement libertin. II avail conserve au milieu de tant d'agita- tions ses allures tranches et degagees. Les moeurs etaient tres corrompues, ce qui n'a rien d'etonnant dans une ville ou, sur une population de 12,000 habitants, il y avait eu pres de 300 pretres et moines. Les jeunes gens menaient une vie dissipee, ei-oyanl, dit Bonnivard, qnc la liberte pour clutctn/ fid de vi- vi'c a ton appelil , S((>IK lot, i'<'yl<', nl compttK. L'es- prit qui avait anime cette joyeuse baride de bons vi- vants patriotes qu'on appelait les enfants de Geneve subsistait aussi vivace que jamais. Les anciens Ge- nevois tenaient a leurs plaisirs autant qu'a leur inde- pendance, et il etait a craindre qu'ils ne tournassent contre des reforrnateurs trop severes leur vieille de- vise de gais et bons compagnons : Qui touche 1'un, touche 1'autre. Bonnivard, qui les connaissait a fond, <{ui avait ete lui aussi un des libres enfants de Geneve, rnais a qui Berthelier avait fait comprendre que la vraic liberte n'cstpcis de faire ce ifxe I'on rent, sj 1'on n<' rent ce <\nc I'on doit, Bonnivard les a peints admi- rablement en quel([ues mots. Dans le temps ou se repandaient les semences de 1'heresie, on vint le 24 ETUDES LTTTERAIRES consulter sur ce qu'il y avail a faire au sujet de ces doctrines nouvelles. Bonnivard repondit : Vous voulez chasser les pretres et tout le clerge papiste. et en leur lieu mettre des ministres de 1'Evan- giie ; ce qui sera un tres grand bien en soi-rneme, rriais un grand mal au regard de vous, qui n'estirnez autre bien, ni felicite, que de jouir de vos plaisirs desor- donnes, ce que les pretres vous permetteut. Tout ce que Dieu a defendu, ils vons le permettent pour la pareille. II vous defend de paillarder, jurer, ivro- gner, jouer ; ils vous le permettent, sauf qu'ils ne veu- lent lacher ce que le pape defend; inais si vous aviez des predicants, ils vous permettront ce que le pape defend ; mais ils ne feront pas le semblable des ordon- nances de Dieu. Ils procureront une reformation, par laquelle il faudra punir les vices, ce qui vous fachera bien. Vous avez ha'i les pretres pour et.re a vons trop seinblables ; vous hairez les predicants pour etre a vous trop dissemblables ; et ne les aurez gardes deux ans que ne les souhaitiez avec les pretres, et ne les ren- voyiez, sans les payer de leurs peines. qu'a bons coups de baton. Les evenements vinrent bientot accomplir la pre- diction de Bonnivard. Geneve n'etait plus une ville papiste, mais la reforme des moeurs n'en etait pas beaucoup plus avancee. Farel le sentit et entreprit courageusement de travailler a cette derniere revo- lution, la plus longue et la plus difficile de toutes. Mais les obstacles surgirent de toutes parts, et il dut apprendre qu'on ne change pas les moeurs d'un peuple comme on change une constitution. KTUDES SUR CALVIN 25 Ce fut sur ces entrefaites que Calvin parut a Geneve. II etait 1'homme de cette oeuvre nouvelle. Sur Ini en retornba tout le poids ; a lui en revient toute la gloire. La querelle s'engagea sur quelques questions de ceremonies, questions secondaires qui n'etaient qu'un pretexte. Dans le fait, Geneve etait pour la troisieme fois divisee en deux factions, aussi acharnees 1'une contre 1'autre que les precedentes. Apres les Kid- guenots et les Mameluz, apres les catholiques et les protestants, c'etaient les libertins et les calvinistes. Calvin, pour comrnencer son ministere, avait dresse une confession de foi dont les Genevois avaient entendu la lecture dans le temple de Saint- Pierre et qu'ils avaient juree. Voulant rendre le culte aussi simple que possible, il avait aboli les quatre grandes ietes, Noel, Paques, 1'Ascension et la Pen- tecote. II avait de meme aboli 1'usage des fonts bap- tismaux et celui des pains sans levain. Sur tous ces points, il s'etait montre plus rigoureux que les autres reformateurs. Les mecontents tirerent un habile parti de cet exces tie severite. Ils pnrlerent au peu- [ile de ses vieilles franchises; ils se plaignirent du rigorisme de ces etrangers qui venaient commander aux enfants de Geneve; ils oserent enfin se presenter devant le conseil, protestant qu'ils voulaient vivre en liberte et ne point Mn 1 fonl>'iil(ttionHi il parlait de la splendeur de Teglise, du respect (|ui lui est du, de 1'humilite qui sied aux croyants, et rendait responsables ceux qui avaient trompe Geneve par tinf f'nuxnc usurpation du noiii dc doctrine et Mi/iii'ticc, ile tousles malheurs de celte ville et du schisme de Teglise : Voriti- est toiijoui's une. dit-il. et inensonge est VM- riable et divise : L;i cliose droite est simple. m;ds la toi'tue se tend en plusieurs parties. 28 ETUDES LITTERA1RES C'est deja la these que Bossuet renouvellera plus tard par son genie et son eloquence. Mais, du fond de son exil, Calvin veillait sur Geneve. II ecrivait a ses bien-aimes freres en noire Seigneur qui sont les reliques de la dissipation de I' Eglise de Geneve : Ne vous deconfortez point , leur dit-il avec un accent energique dont la vigueur est relevee par le pittoresque de notre vieux Ian- gage, ne vous deconfortez point en ce qu'il a plu . a notre Seigneur de vous abaisser pour un temps, vu qu'il n'est pas autre quel'Ecriture testifie etre; c'est qu'il exalte Fhumble et contemptible de la poussiere, le pauvre de la fiente; qu'il donne la couronne de joie a ceux qui sont en pleurs et lar- mes, qu'il rend la lumiere a ceux qui sont en tene- . bres, et meme qu'il suscite en vie ceux qui sont en 1'ombre de la mort . Dans le meme temps il repondait au cardinal Sadolet par un de ses ecrits les plus remarquables, et de telle facon que le car- dinal jugea prudent de garder le silence. . Les ennemis de Calvin se perdirent eux-memes. Us furent par leurs exces les premiers artisans du triomphe defmitif de Calvin. Quand le desordre ne connut plus de bornes. quand les interets memes de Geneve eurent ete sacrifies par les syndics a 1'ambi- *tion des Bernois, les partisans des ministres exiles reprirent violemment le dessus, et Calvin fut rappele. Ainsi triomphent tous les partis, bien moins par la ETUDES SUR CALVIN '29 force qui leur est propre que par les fautes de leurs adversaires. Calvin hesita longtemps avant de retourner a Geneve. 11 savait quelle tache 1'y attendait. Ce fut un nouveau sacrifice pour lui. II ne se resigna qu'avec dtiplaixlr, larmes d Irarail d' esprit, seulement parce qu'il etait it Dien et -non pas a lui-meme ; mais une fois le fardeau repris, il ne Ten portera pas moins avec cette perseverance que peut seul donner le sentiment du devoir. Mais le regard du reformateur depassait 1'elroit horizon de Geneve. Sans oublier sa paroisse, sans rien negliger des soins les plus minutieux de son rninistere, il aspirait des longtemps a etendre son influence sur toute I'Europe protestante. La Reformation etait dans une epoque de crise. Comme toute revolution politique, sociale ou reli- gieuse, elle avait deux choses a faire : renverser 1'edifice vermoulu de la papaute, puis elever a son tour un edifice nouveau. Luther avait ete 1'liomme de la premiere partie de cette cuuvre. Travailleur infatigable, il etait monte a la hreche, il avait abattu, il avait foule aux pieds toutes les vieilles idoles; il avait demembre le patrimoine de St-Pierre; il avait, sous tnille coups repetes, entasse des mines immen- ses. Sans doute, il n'avait songe a detruire que pour rebatir aussitot. Homme de conviction et de foi, il ne voulait point plonger le monde dans I'anarchie; il 30 ETUDES LITTERAIRES Voulait au contraire remplacer une religion corrom- pue par une religion epuree. Mais devant courir au plus presse, il n'avait eu que le temps de poser quelques-unes des colonnes du temple nouveau. II avait ebranle jusqu'aux fondements la religion ca- tholique, plutot que solidement constitute la religion reformee. Or, comme il arrive toujours dans ces epoques ou la societe se transforme, les idees les plus hardies, les doctrines les plus etranges s'etaient fait jour de toutes parts. Certains docteurs qui n'a- vaient de commun avec Luther que leur huine con- tre Rome, cherchaient a profiler de la fermentation generale pour propager leurs theories. Partout se renouvelaient d'anciennes heresies ; partout se divi- sait la phalange protestante. II y avait guerre entre les chefs eux-memes, entre ceux qui par un elan spontane, avaient presque dans le meme temps, commence la lutte sur des points divers, entre ceux devant lesquels tous s'inclinaient et qui, par le droit du genie, etaient devenus les oracles de la reforma- tion : il y avait guerre entre Zwingle et Luther. En vain Luther, par la vehemence de sa parole, cher- chait a subjuguer les rehelles ; en vain Melanchton interposait sa douceur et sa charite; en vain Bucer s'ingeniait a combiner des formules ambigues pour satisfaire ou pour tromper tous les partis : le protes- tantisme etait dechire. Terrible dans Fattaque, il semblait impuissant a se constituer. Calvin eut ETUDES SUR CALVIN 1'instinct de la situation. S'emparant du flot revolu- tionnaire lance par Luther, il entreprit d'en regler la marche, de le contenir, cle lui dire comme le Createur au flot de 1'Ocean : Tu n'iras pas plus loin. G'est la 1'originalite de Calvin. Luther avait ren- verse, Calvin releva; Luther avait souffle sur I'Eu- rope Forage de la revolution, Calvin le maitrisa; Luther avait ete le rnissionnaire de la Reforme, Cal- vin en fut le legislateur. II ne faudrait point sans doute, sous peine de tom- ber dans Taltsurde, pousser cette distinction a 1'ex- treme. Nos divisions regulieres, nos abstractions logiques ne concordent jamais parfaitement avec les t'aits de 1'histoire. En voulant donner a chacun sa place, nous la faisons toujours ou trop grande ou Irop petite. II est certain, par exemple, que Luther comrnenca lYruvre de Calvin, ne fut-ce qu'en tradui- sant la Bible, et que Calvin, de son cote continua celle tie Luther. Les yeux toujours tournes vers la l-'rance, il travailla sans cesse a y propager la re- rorrne, soit par ses lettres, soit par ses conseils, soil par ses ouvrages, soit par les nonibreux ministres (|ifil avait rornn'-s lui-meme, et qu'il y envoya [jrechei' rKvangile sous sa haute direction. Mais ce n'est la cependant que la irioindre partiedeson oaivre, celle (jiii a le inoins dure, puisque la France presque en- tiere est n?lournee au cathtjlicisme. Sa mission spe- 32 ETUDES LITTERAIRES ciale, son grand travail fut de discipliner la Reforme. Pour mener a bien cette tache aussi difficile qu'im- portante, il fallait regler les moaurs et fixer les dog- mes ; il fallait assujeUir a une loi severe non seule- ment la conduite, mais aussi les idees de tous les adeptes de la Reformation. G'est a quoi tendirent sans cesse tous les efforts de Calvin. Calvin travailla a discipliner les mo3urs des eglises reform ees en faconnant a la servitude tout d'abord celles de 1'eglise ou de la cite genevoise : on sait que ces deux choses n'en etaient qu'une a ses yeux. 11 voulut que Geneve devint la ville modele parmi tou- tes les villes protestantes ; aussi profita-t-il hardiment des avantages que lui donnait son rappel. II flxa une discipline ; il promulga de veritables lois somptuai- res ; il etablit un consistoire ; il lui fit donner le pou- voir de reprimer toutes les offenses a la morale chretienne, d'abord par des peines ecclesiastiques, puis en livrant les coupables au bras seculier; il lui fit donner en outre une espece de pouvoir inquisi- torial, pour aller de maison en maison s'assurer si la table etait frugale, si les vetements etaient modestes, si les moeurs etaient pures, en un mot, si toutes les regies etaient religieusement observees. II affranchit 1'autorite ecclesiastique de toute espece de tutelle ; il ne laissa a 1'autorite civile aucun autre droit en inatiere religieuse, que celui de poursuivre quicon- que lui etait denonce par le consistoire. Ainsi un de- KTUDKS SUM CALVIN sordre moral devint un crime d'etat. Ainsi Geneve fut une ville mise a part, une ville consacree a Dieu et gouvernee par ses ministres ; elle porta le sceau de 1'election divine ; an milieu de ce siecle de desor- dre, ce tut comme une victime purifiee qu'on immo- lait sur 1'autel du devoir. Calvin n'y rentra qu'a ce prix. Un banni de sa race ne pouvait quitter 1'exil que pour regner. II fit plus, il eliercba a etablir ailleurs des institu- tions analogues; il usa de toute son influence pour les faire accepter par les eglises de Suisse et de K ranee. II rcussit sur plusieurs points. La plupart des eglises l'ran<;aises se constituerent, autantquele permettait la persecution, sur le modele de I'eglise de Geneve. Calvin travailla a lixer les croyances des eglises reforniees en en t'aisant ressortir I'enchainemerit lo- gi<|ite. Les dogrnes nouveaux qui jusqu'alors etaient resles en quelque sorte isoles. ou qui avaient ete simplement rapproches, plutot que rigoureusement enchaines les uns aux autres, Ibrinerent entin un ensemble imposant, une tloctrine, un systerne. Sur les ([uestions liligieuses. sur celle de la Sainte-Cene ]iar exempli\ Calvin suivit entre Lullier et Xwingle une voie mnyenne, non point par accommodenienl, niais par une consequence assex naturelle de ses principes. II ne fut excess!!' <|ue sur un point; mais c'etait le nerf tie tout son systenie, e'en etait le pi'in- 3 ETUDES LITTERA1RES cipe et la consequence, 1'aneantissement absolu de la liberte humaine. C'est dans le livre de 1'Institution que les dogmes du protestantisme sont ainsi ras- sembles en un corps de doctrine dont toutes les par- ties sont dans la plus etroite liaison. Calvin se plut a perfectionner cet ouvrage celebre. II en donna lui- meme de nombreuses editions. II n'est aucun ecrit auquel il ait travaille avec une Constance plus opi- niatre. Jusqu'a ses derniers jours, il y revint sans cesse, corrigeant, ajoutant, et comme convaincu que dans ce livre til ait renferme le secret de son em- pire. 1 II y etait renferme, en efTet. Cet ouvrage est le vrai centre de toute son oeuvre : tous les autres s'y rapportent : ses opuscules servirent a le defen- dre; ses sermons a 1'expliquer; ses Commentaires a 1'appuyer sur Interpretation des livres saints. C'est aussi le monument le plus considerable de la foi et de la science chretiennes au XVI me siecle. Ce fut a cette epoque le livre par excellence, la Bible du pro- testantisme; j'entends du protestantisme positif, non de celui qui se bornait a protester, mais de celui qui aspirait, comme toute religion serieuse, a fonder sur la terre un royaume de Dieu. Mais Calvin ren contra de toutes parts des obsta- cles et des adversaires. C'etaient les gouvernements 1 Guizot. Musee des Protestants celebres. article CALVIN. KTUDES SUR CALVIN 35 des villes suisses, celui de Berne surtout, ((iii re- poussa constamment toute discipline ecclesiastique ; c'etaient d'anciens patriotes genevois qui ne pou- vaient permettre que Geneve se peuplat d'etrangers et perdit sa nationalite; c'etaient ceux que 1'histoire a fhHris clu nom de Libertins, et dont le crime est surtout d'avoir trop aime le plaisir pour porter pa- tiemment le joug du plus rigide des reformateurs ; c'etaient enfin ceux qui repoussaient sa doctrine, les catholiques d'abord, mais surtout ceux qui, dans quelque lieu que ce fut du monde protestant, allaient semant I'heresie. La plupart de ses opuscules, ainsi que I'a remarque M. Guizot, sont diriges non point contre les papistes, mais contre It's erreur* detcsta- 1>les de Michel tierret, espagnol, contre les calumnies de Joachim WeslpJial, contre les fume'es de Heshn- s/j/s. contre im cei'tam belistre nomme Antoine Cn- lel((ti, tons propagateurs de doctrines suspectes ou franchement heretiques. Ce fait seul suffirait a mar- quer la difference des roles de Luther et de Calvin. En homme qui avait mesure d'avance toutes les ditiiculles de sa tache, et que la multiplicity des ob- stacles ne pouvait ni embarrasser ni decourager, Calvin (it face a tons ses ennemis a la fois. Sa vie en- tierc fut un combat. Gai'dien jaloux de la discipline et, de I'orthodoxie. il fit jour et nuit sentinelle, veil- lant a la purete des manirs et a la purcte de la doc- 36 ETUDES' LITTERAIKKS trine. Aussi, tant qu'il vecut, jamais loup deguise n'entra dans la bergerie sans etre promptement de- couvert et denonce. Nous ne saurions entrer dans les details de cette guerre longue et variee. Nous n'en raconterons qu'un episode, mais le plus marquant de tous, celui qui re- vele le mieux le caractere de Calvin. Vers la fin de juillet 1553, Michel Servet entrait furtivement a Geneve et descendait a I'hotellerie de la Rose. C'etait un homme d'esprit, savant, et dont le genie independant n'etait pas fait pour un siecle d'intolerance. C'etait un de ces fous dont parle le chansonnier, que la societe repousse parce qu'ils ne savent pas s'aligner au cordeau, mais qui n'en de- couvrent pas moins tantot un nouveau monde comme Colomb, tantot la forme de notre globe comme Galilee, tantot la circulation du sang comme Servet. Si on ne le connait que par la reputation que lui a faite Calvin, on ne le connait pas du tout. Ses idees ne sont ni d'un ignorant, ni d'un fanatique. Elles temoignent d'un esprit superieur, qu'egare par- fois une imagination inquiete et ardente, mais dont les libres aspirations depassent le cercle etroit de Geneve et de Rome. Servet etait depuis longtemps connu de Calvin. Us s'etaient deja rencontres a Pa- ris; plus tard une correspondance s'etait etablie en- tre eux. En -15 40, Servet avail envoy e a Calvin un volume de ses Her cries, comme les appelle le refor- ETUDES SUR CALVIN '31 inateur, et lui avail en meme temps demande la per- mission de s'etablir a Geneve. Calvin s'y montra peu dispose : Jo ne veux pas y engager ma parole, ecrivait-il a Yiret, car s'il venait, je ne souffrirais pas, pour peu que mon autorite eut d'influence, qu'il s'en allat vivant. Voeu qu'il accornplit huit ans plus tard. Geneve etait done pour Servet une ville ennernie. Que venait-il y faire? S'il faut Ten croire, il y passait par hasard et en grand secret, fuyant la condamna- tion qui le frappait en France; mais peut-etre y etait- il attire par 1'espoir de combattre avec succes son adversaire dans la ville memo oil celui-ci regnait. l Geneve, en ell'et, supportait impatiemment la ty- rannie religieuse de ses pasteurs. Le parti des liber- tins <>u des nii'difuttft. selon Th. de Be/e, recrute de tous les amis de la liberte et de tons les amis de la 1 Cello opinion a ftf soutenuo avoc lieancou]) d'habilete ]>ar M. Ililliot dc Candolle dans le savant ineinoire c[u'il a public .sur le proces de Servet. Kile a ele attaqure dans la Itttuiie di-K Ih'it.r-M/niilt.'s ]ai' ^f. Entile Saisset. (Voir les livrai- sons do fi'-vrier et de mars 184S.) M Emile Saisset cherche i'ii outre a (Hablir *'// nnra p,s IH.'HO'DI vs cn'<'nrs ; il 1'accusail. enlin du haul de la chaire; devant un nombreux auditoire il laisait le detail de tons ses U ETUDES L1TTEHAIRES blasphemes, et il foudroyait comme un crime tout sentiment de pitie pour un si grand criminel. Pendant ce temps Servet adressait d'humbles re- quetes au conseil. II demandait en premiere ligne qu'on le liberal de toute accusation criminelle, at- tendu que c'etait une invention entierement incon- nue des apotres et de 1'Eglise primitive, d'intenter une action semblable sur des questions de foi et de doctrine ; en seconde ligne il demandait un avocat connaissant les lois et la procedure du pays. A cette requete, le procureur-general qui peut-etre ici n'est autre que Calvin lui-meme, opposa un vehement re- ({uisitoire, demontrant que rien n'est plus legitime que de poursuivre en justice et de bruler les hereti- ques, et que si Servet contestait ce droit, c'etait que sa conscience le condanmait. Quand a la demande d'un avocat, le ministere public s'exprimait ainsi : Item, vu qu'il salt tant bien mentir, n'y a raison a ce qu'il demande un procureur; car ijui est celui qui lui put on voulut assister en telles imprudentes men- teries et horribles propos. Joint aussi qu'il est det'endu par le droit et ne fut jamais vu. que tels 'seducteurs parlassent par conseil et interposition de procureur. Et davantage n'y a un seul grain d'apparence d'inno- cence qui requiere un procureur. Par quoi doit sur- le-champ 6tre deboute de telle requete tant inepte et impertinente. II en fut effectivement deboute. La cause tut pour- suivie avec plus de vivacite que jamais, et Servet n'eut pas d'avocat. ETUDES SUR CALVIN 45 Servet put des ce moment entrevoir le sort qui le menacait; mais de graves evenements vinrent tout a coup lui rendre la tranche hardiesse d'allures qu'il avail deployee dans 1'origine du proces. Calvin n'etait pas egalement heureux sur tous les points. Si la lutte centre I'heretique marchait an gre de ses desirs, il n'en etait pas de meme de la lutte centre les liber- tins. Si d'un cote il paraissait sur de la victoire, de 1'autre il etait menace d'un grave echec. Berthelier s'etait presente devant le conseil, solli- citant la revocation de farrete qui lui interdisait la. cene. Calvin s'y opposa vainement; le Petit conseil autorisa Hertlielier a s'approclier de la table sacree, s'il se sentait net en sa conscience. Gette decision fut prise le vendredi l pr septembre; or, le dimancbe suivant, c'est-a-dire le surlendemain, devait se celt' 1 - brer la sainte cene. Bertlielier comptait user du pri- viK'ge <|ue venait, de lui accorder le J^etit conseil; il devait se rendre au temple, et la recevoir de la main de Calvin cette coupe dont Calvin le declarait indi- gne. Ouel outrage pour le reformateur ! quelle humi- liation [Ktur I'autorite religieusu! Si le coup n'est pas detuurne. e'en esl fait s bien dl^po^ danx cette affaire, disait Calvin, ct qtii tie r/'ftil/'fa pa* decant I' issue quo HOWS xouhaitons. Les reponses des eglises depasserent 1'attente de Calvin. Elles furent unanimes a voir dans ce grand proces une cause qui interessait la chretiente tout entiere, et a conseiller des mesures energiques : Nous prions le Seigneur, dirent les pasteurs de Berne, ([iril vous donne tin esprit de prudence, de conseil et de force, afin que vous mettle/ votre eglise ct les autres a 1'abri de cette peste. S'il se montre incurablement ancre dans ses conceptions perverses. disaient ceux de Bale, reprimez-le selon votre charge et le pouvoir ([lie vous tenex de Dieu. de telle sorte ([iril ne puisse plus dorenavant inquieter 1'Eglise du Christ, et que la suite ne devienne pire que le coin- mencement. (^es iv[)onses deciderent du sort de Servet. Au- cune ne prononrait les mots de condamnation a mort. iiiais toutes les sous-entendaient. J.es magis- trals indecis, entraines par cos conseils unanimes, s'unirent aux adversaires decides de I'heretique, el formerent dans le conseil une majorite contre lui. 50 ETUDES LITTERAIRES Le prisonnier cependant ne se doutuit pas encore du sort qui le menacait. II croyait toujours Calvin pres d'etre detrone. Dans la solitude de la prison, son imagination avait si bien travaille qu'il en etait venu, avant meme que la procedure ecrite fut ter- minee, a ne pas douter de son triomphe et a adres- ser au conseil une requete ainsi concue : Je vous supplie tres humblement que vous plaise abreger ces grandes dilations, oume mettre hors de la criminalite. Vous voyez que Calvin est au bout de son role, ne sachant ce qu'il doit dire, et pour son plaisir me veut ici faire pourrir en prison. Les ponx me man- gent tout vif ; mes chaussures sont dechirees, et n'ai de quoi changer, ui pourpoint. ni chemise, que une me- chante. Je vous avais presente une autre requete, la- quelle etait selon Dieu, 1 et pour 1'empecher Calvin vous a allegue Justinien. Certes, il est malheureux d'alleguer centre moi ce que lui-meme ne croit pas C'est grand honte a lui. encore plus grande qu'il } T a cinq semaines que me tient ici si fort enferme, et n'a jamais allegue contre rnoi un seul passage. Quelques jours plus tard il osait aller plus loin : il intervertissait les roles ; il se portait du sein de sa prison partie criminelle, et dressait les articles sur lesquels il demandait, lui Michel Servet, que Jean Calvin fut interroge. Mais, au bout de trois semai- nes, voyant sa captivite se prolonger, ne recevant aucune reponse, accable d'ailleurs de souffrances 1 Voir page 44. ETUDES SUR CALVIN 51 physiques, il tornba dans le plus grand abattement et ecrivit au conseil sur un tout autre ton : II y a bien trois semaines que je desire et deinande avoir audience ct n'ai jamais pu 1'avoir. Je vous sup- plie pour 1'amour de Jesus-Christ ne me refuser ce que vous ne rel'useriex a un Turc, en vous demandant jus- tice. J'ai a vous dire choses d'irnportance et bien ne- cessaires. Quant a ce que vous aviez commande ([u'on me fit quelque chose pour me tenir net, n'en a rien ete fait et suis plus pietre que jamais. Et davan- tage le froid me tourmente grandement a cause de ma colique et rompure, laquelle m'engendre d'autres pau- vretes que j'ai honte a vous ecrire. G'est grande cruaute que je n'aie conge de parler seulement pour remedier a mes necessites. Pour 1'amour de Dieu, mes- seigncurs. donnez-y ordre, ou pour pitie ou pour le devoir. Kn reponse a cette requete, le conseil envoya deux de ses membres prendre connaissance des commu- nications de Servet, et decida qu'il lui serait fait les vetements necessaires. Quirize jours plus tard, le U 2G octobre 155;?, le con- seil etait assemble pour decider definitivement du sort de Servet. Amy Perrin fit un dernier effort pour le sauver. II dernanda ouveitement que Servet flit declare innocent et absous. Cette proposition fut ecartee. II dernanda ensuite (jue la cause fut portee au conseil des Deux-Cents, qu'il savait plus hostile a Calvin ; rnais ici encore son eloquence et son credit echouerent. La partie tlottante du f*etit conseil, en- 52 ETUDES LITTERAIRES trainee par les severes avis des eglises suisses, fit cause commune avec les disciples declares de Cal- vin. Servet fut condamne a etre brule le lendemain sur la colline de Champel. Calvin fit une demarche inutile pour que le supplice du feu fut remplace par le supplice du glaive. Alors survint le plus impetueux de tous les enne- mis de Servet, Farel, qui ne voyait qu'une admira- ble dispensation de la Providence dans 1'arrivee de Fheretique a Geneve : J'espere, ecrivait-il des le 8 septembre a Calvin, que Dieu inspirera a ceux qui savent si bieu punir les vo- Icurs et les sacrileges, une conduite qui leur vaille dans cette affaire de justes eloges, et qu'ils feront mou- rir Fhomme qui a persevere avec tant d'obstination dans ses heresies, et qui a perdu un si grand nombre d'ames. Ton desir d'adoucirla rigueur du supplice est un service d'ami rendu a celui qui est ton plus mortel adversaire; mais je te prie d'agir de maniere a ce que personne ne songe plus a publier de nouvelles doctri- nes et a tout ebranler impunement, comme 1'a fait Servet, Farel aspirait a 1'honneur d'accompagner Servet au supplice. II etait aupres de lui, le 27 octobre au rnatin, quand la sentence lui fut notifiee. A 1'ouie de cette irrevocable condamnation, Servet se frappa la poitrine en criant : Misericordia ! imsericordia ! Puis, s'interrompant tout a coup pour s'adresser a Farel, qui cherchait a le convertir a la vraie doc- trine, il le defia de citer un seul passage convaincant. ETUDES SUR CALVIN 53 Une derniere entrevue entre Calvin et Servet n'eut aucun resultat. Le condamne s'humilia devant le re- formateur; il lui demanda pardon, comme un mou- rant peut le faire envers tous ceux qu'il a offenses ; mais il ne renonca a aucune de ses opinions. Calvin se detourna de I'heretique. Farel, qui ne se rebutait pas si promptement, re- nouvela ses tentatives de conversion, quand Servet, conduit devant 1'hotel de ville, eut entendu la lecture solennelle et publique de la sentence de mort. Servet protesta contre le jugement du tribunal, en priant Dieu de pardonner a ses accusateurs. Farel, indigne d'une opiniatrete si coupable, le menaca de 1'aban- donner dans ce moment supreme. Servet ne repon- dit que par le silence. Mais le fougueux pasteur n'entendait pas lacher prise de sitot. II voulait a tout prix un desaveu. Pen- dant que le cortege lugubre s'acheminait vers la col- line de Champel, il s'ellbrca encore d'oblenir de Servet une confession de son crime; mais Servet ne songeait qu'a la mort; il demandait simplement que ses fautes lui fussent pardonnoes, il ne retractait I'ien : 11 ne lit. dit Calvin, nnlle coutossioii ni d'uu cote, ni d'autre. non [)lus ([ii'iine souchc de bois. Au moment de livror sa victime an boui'reau, Farel I'invita a se recommander aux pi'ieres des fide- les. Servet obeit, puis il muvre de Dieu. En 1559, au plus fort d'une longue tievre (jiiarte, il coinmenca <>t paracheru sn i!ernii>r<> Jiixlil ulioti chreticnne ; sur son lit de mort, il revit la traduction de la Genese, et composa le cornmentaire sur .losue. En vain ses amis le sup- pliaient de prendre quelque repos; il les suppliait a son tour, de perrnettre que Dieu le trouvat veillant et travaillant, comme il pourrait, jusqu'au dernier soupir. 11 ne cessa de precher que lorsqu'il eut (He vaincu par la fatigue dans la chaire meme; il ne cessa de dieter que huit jours avant sa fin, lorsque la voix lui manqua. Ainsi succomba ce grand bomme, 60 ETUDES LITTER AIRES apres avoir dispute le terrain pas a pas, dans la lutte toujours inegale de la volonte centre la nature. Si Ton pouvait separer les hommes de genie en deux camps, mettre d'un cote ceux qui doivent tout a ces dons merveilleux que le travail ne procure pas, et de 1'autre, ceux qui doublent leur puissance par une opiniatre activite, Calvin prendrait place en tele de ceux-ci. A cet egard, il se distingue de Luther qui regna par 1'entrainement de 1'eloquence, par la fougue de la passion et par 1'heroisme de la foi. Bossuet en a deja fait la remarque : Encore que Luther, dit-il, eut quelque chose de plus original et de plus vif, Calvin inferieur par le genie, semble 1'avoir emporte par 1'etude. Mais la volonte ne peut pas tout : il est des terres ingrates sur lesquelles la charrue passe en vain, et qu'on arrose sans succes. Or, j'ai hate de le dire, le reformateur de Geneve avait plus qu'un autre tout ce qui peut faire fructifier le travail. II ne faut pas comparer son genie a ces riches terrains qui se re- vetent sans culture d'abondantes moissons, mais a ces terrains, meilleurs peut-etre, qui repondent aux efforts du cultivateur, et tiennent en automne au-dela des promesses du printemps; intelligence sure et vive, esprit clair et methodique, memoire impertur- bable, il avait tout ce qui peut assurer le succes d'un labeur soutenu. On parle parfois de la memoire avec une espece ETUDES SUB CALVIN 61 de dedain, comme d'une faculte vulgaire qui ne sied (ju'aux esprits faihles. A elle seule, sans doute, elle n'est pas d'un grand prix. Si Ton n'a guere que de la memoire, on peut etre un bon ecolier, jamais un homme superieur. Mais, en revanche, elle rend d'in- calculables services aux talents vigoureux. C'est la meilleure servante du genie. II faiil, a dit un philosophe d'uu sens exquis, il faut avoir do la memoire dans la proportion de son esprit. C'est peut-etre en lisant Bossuet que Vauvenar- gues cut cette pensee ; mais elle aurait pu, tout aussi bien, lui etre inspiree par F etude de Calvin. Le refor- rnateur de Geneve et le pere de Feglise gallicane avaient, en efl'et, Fun et 1'autre une memoire vaste et sure. S'ils descendirent toujours dans Farene ar- mes de toutes pieces, s'ils se trouvei-ent toujours prets, aloi's meme qu'ils etaient surpris a 1'impro- viste, ils le durent en partie a cette arme precieuse. Calvin eut done de la memoire dans la proportion de son esprit. C'est dire beaucoup, car personne, au XVI 1 ' siecle, u'eut un esprit plus solide, ni plus prompt. A peine eut-il abandonne le cutholidsme qu'il enli-evit le point faible de la revolution religieuse qui venait de triompher en Alleinagne, et qui mena- rail tie ti'iornjilier en Krance. Un edifice ne tombe que du cote oil il pencbe. Calvin snt reconnaiti'e de bonne beure de (juel cote })enchait la reform e. En voyant toutes les opinions ebranlees, toutes les re- 62 ETUDES LITTERAIRES gles incertaines ; en voyant les nouveaux convertis errer sans conducteurs, les heresies les plus auda- cieuses renaitre de toutes parts, et les meilleurs esprits s'y laisser seduire ; en voyant les adversaires de la Reformation diriger sur ce point, leurs plus vives attaques, lui reprocher de n'avoir point de loi assuree, et la rendre responsable de la confusion ge- nerale, Calvin comprit qu'il n'y a de foi durable que celle qui peut se resumer dans un symbole clair et fixe; il osa tenter d'enlever aux croyances des pro- testants tout ce qu'elles avaient de vague ou d'inde- termine, et d'elever entre la Reformation et 1'heresie une barriere plus haute encore qu'entre la Reforma- tion et le catholicisme. Telle est la marche neces- saire de toute grande idee destinee a changer la face d'une societe : elle germe dans les esprits longtemps avant qu'un homme superieur s'en em- pare et 1'exprime clairement ; ce n'est d'abord qu'un vague pressentiment; puis c'est un desir plus decide; bientot c'est une puissance qui souleve les masses et eclate parfois par de terribles revolutions; mais elle ne se fixe qu'apres avoir vaincu, et c'est la sa derniere victoire. Calvin, qui out pour mission de fixer 1'idee de la reforme, deploya un genie merveil- leusement propre a mener a bien cette grande tache. Dans un siecle oil la pensee humaine flottait indecise, il donna le plus grand exemple de ferrnete dans Fes- prit. A 1'age de vingt-cinq ans, appeltj par une se- ETUDES SUR CALVIN 63 crete vocation, sans protecteur, sans guide, il ose purler a 1'Europe au nom de tous ses freres, et, dans un ouvrage immortel, il explique, il entoure de preu- ves sans nombre, il arrete d'une main sure leurs croyances encore chancelantes. Presque tous les historiens repetent que Calvin, en ecrivant son Institution, ne songea qu'a protester contre les calomnies du roi de France. Pour etre libre de frapper a son aise les reformes de son royaume sans perdre 1'alliance des reformes d'Alle- inagne, Francois I el ' les accusait d'etre d'incorrigi- hles anabaptistes, ennemis de tout pouvoir social, sectaires turbulents, rebelles fanatiques, menant une conduite honteuse et digne de tous les supplices. Ainsi 1'ouvrage qui devint la SIUHDM tlieoloi/hc du protestantisme, n'aurait ete d'abord que le cri d'une conscience outragee. C'est uue erreur. 11 est vrai qu'a I'ouie des accusations mensongeres dont un roi cbargeait la partie la plus eclairee de son peuple, Calvin, qui les sentait retomber sur lui-meme, crut que de sa part le silence serait une lachete; il fut rt'-volte de ce scandale public, et voulut a la fois justilier ses freres et convaincre Francois l er , ([n'on pouvait. a la rigueur, siijiposer sincere. Mais il n'en est pas moins vrai que Tidce de faire vine apologie ne vint au jeurie reformateur qu'assez tard, 1'ouvrage etant cleja commence, et que son premier but, Calvin I'aflii'me, fut d'arnenei' a la ilroili' n>nnnixxititcc de 64 ETUDES LITTERAIRES Jesus-Christ ceux des Frangais qui en avaient faim et soif. Ainsi ce devait etre un ouvrage didactique et non un plaidoyer. Si plus tard il a servi d'apologie, ce n'est que par accident. Le temoignage de Calvin ne laisse pas de doutes a cet egard : Mon propos, dit-il, etait d'enseigner quelques rudi- ments, par lesguels ceux qui seraient touches d'aucune bonne affection de Dieu. fussent instruits a la vraie piete. Et principalement je voulais par ce mien labeur servir a nos Francais, desquels j'en voyais plusieurs avoir faim et soif de Jesus-Christ, et bien peu qui en eussent recu droite. connaissance. Calvin se propose done d'enseigner la vraie doc- trine chretienne. Aussi ne s'arrete-t-il pas a opposer aux allegations de ses adversaires des dementis inu- tiles, et a demontrer par des faits que les Chretiens reformes sont de bons citoyens, fideles a leur roi, fideles a Dieu, et innocents des forfaits dont ce roi les accuse. II fait mieux que cela : il expose leurs croyances d'une maniere exacte et lurnineuse; puis il adresse a Francois I ei , par une preface digne de 1'ouvrage, cette belle confession de foi. Kvidemment, en suivant un pareil systeme de defense, Calvin son- geait moins a refuter un prince catholique, qu'a lever un etendard qui ralliat toutes les eglises reformees, et a faire une seule bergerie des nombreux troupeaux qui suivaient au hasard les routes encore incertaines de la foi nouvelle. II n'appartenait qu'a un homme ETUDES SUR CALVIN 65 de genie de concevoir et d'executer si jeune une si grande pensee. On n'objectera pas, sans doute, que 1'lnstitution chretienne de 1535 est un ouvrage tout autre que 1'lnstitution chretienne achevee en 1559. L'oeuvre complete existe deja dans 1'ebauche. Calvin, a me- sure que sa pensee se developpait, et que les eglises se groupaient autour de lui, a enrichi son institution de preuves nouvelles et d'explications surabondan- tes ; il y a traite des sujets qu'il avait du negliger d'abord ; mais c'est toujours la meme doctrine., tou- jours la meme t'oi. Ou'on n'essaie pas de cbercher quelque contradiction serieuse dans ces developpe- ments successifs : Bossuet lui-merne y a perdu son temps. Calvin est de tous les bomrnes celui qui s'est le moins contredit. II 1'aut d'ailleurs etre pauv r re d'ar- guments pour reprocher ces progres au reformateui 1 de Geneve comme autant de variations : c'est lui reprocher d'avoir grandi. Si Bossuet avait toujours (Mi la main aussi malheureuse, son livre si remar- i [liable n'aurait pas fait tant de bruit, et n'aurait pas valu au catholicisme tant de conquetes. 11 est done liors de doute que 1'intention veritable de Calvin tut de travailler a fixer les doctrines de la lleformation, ou, pour nous en tenir aux termes qu'il emploie, a repandre la droilc connnlssunce de Jesus-Christ. 11 est hors de doule aussi ([ii'il n'a point varie. l^eut-etre n'a-l-il pas compris des 1'abord 66 ETUDES LITTERAIRES qu'il commengait 1'oeuvre de toute sa vie, et qu'il etait predestine a devenir le legislateur de la Refor- mation. Mais il n'importe. II suffit que des 1'abord il ait vu ce qu'il y avait a faire, et qu'il 1'ait fait sans varier. Ce double fait caracterisa a la fois son ceuvre et son genie. Pour connaitre de si bonne heure oil etait le mal, il lui fallut une promptitude de coup d'oeil qui, dans tous les partis, assure une haute position ; pour frapper si juste du premier coup, il lui fallut une fermete d'esprit qui, dans tous les partis, assure 1'empire. A cet egard encore, il y a autant de difference entre le genie de Calvin et celui de Luther, qu'entre la tache de 1'un et celle de 1'autre. Luther, venu le premier, devait soulever une grande nation. II lui fallait pour cela ce qui seul entraine la foule, la puis- sance de Fenthousiasme. 11 n'importait guere qu'il fut si prompt a voir oil devaient porter ses coups, pourvu que, dans le combat, la passion muitipliat ses forces, pourvu que son audace allat croissant, et que chacune de ses paroles, comme une torche en- flammee, redoublat la violence de 1'incendie. II fallait qu'il eut le secret de cette impetueuse eloquence qui electrise les peuples et donne du courage aux plus faibles. II le trouva, ce secret, dans le noviciat terrible qui faillit lui couter la vie. Ses progres furent lents; mais ils se firent comme au travers du feu. II sortit enfin de 1'epreuve, non point avec une de ces ETUDES SUR CALVIN 67 intelligences rapides et sures qui voient tout d'un regard, mais avec ime de ces ames ardentes que remplit cette foi qui transporte les montagnes. Calvin, venu plus tard, quand deja la victoire etait assuree sur plusieurs points et 1'ebranlement donne partout, Calvin, qui devait songer a constituer la reforme plus encore qu'a combattre Feglise romaine, n'eut ni la fougueuse eloquence, ni I'enthousiasme de Luther. 11 cut moins d'elan, mais plus de suite ; un regard moins profond, mais un coup d'oeil plus sur; un bras moins puissant pour frapper, mais une main plus ferme pour contenir; un courage moins heroique, mais une energie plus egale. Luther sut conduire 1'attaque et lancer le flot populaire ; Calvin sut 1'arreter dans son cours. Luther trouva sa force dans 1'indomptable puissance de son ame ; Calvin dans 1'inebranlable fermete de son esprit. Mais Luther et Calvin furent egalement convaincus, ega- lementpropres a leur mission, egalement necessaires a la reforme. Pour reussir dans une tache aussi delicate, pour aireter la revolution commencee en Fenchainant a une doctrine precise, il fallait a Calvin plus de me- tliode que d'inspiration, un esprit systematique plus que createur. Aussi fut-il un logicien consomme : il connut a merveille 1'art d'enchainei- ses idees, de les fortifier les unes par les autres, et d'agir sur les 68 ETUDES LITTERAIRES intelligences par la dialectique. Sa logique est une verge de fer. II ne refute pas ; selon son expression favorite, il rembarre ses adversaires. Au milieu de la cohorte innombrable des theolo- giens qui ont essaye de reduire en systeme les doc- trines de 1'Evangile, c'est par la rigueur des deduc- tions que se distingue Calvin. D'autres docteurs moins illustres, peut-etre, ont eu un esprit plus inventif. Calvin n'a rien cree. II n'avait ni cette flamme interieure, ni ces soudaines inspirations qui font les genies createurs. Dans 1'enfantement labo- rieux de quelque pensee grande et nouvelle, il y a des crises, "ties heures de lumiere et des retours d'obscurite, bien connus de Saint-Augustin, de Pas- cal et de Luther, mais etrangers au genie toujours egalement lucide de Calvin. Aucune idee importante ne lui appartient en pro- pre : presque tous les dogmes du calvinisme se retrouvent, soit dans les ecrits des premiers refor- mateurs, soit dans ceux des peres de FEglise, dans Saint-Augustin surtout. Mais ce qui est bien a Cal- vin, c'est la logique qui a relie tous ces dogmes, qui a fait de toutes ces pensees une seule et meme pen- see. Le calvinisme est original parce qu'il est consequent. C'est ici le lieu de rappeler en quelques mots les principaux traits de cette doctrine celebre. Ce sera la meilleure maniere de faire connaitre Calvin ; car, ETUDES SUR CALVIN 69 a tout prendre, on ne connait un homme que par ses oeuvres. Le premier soin de Calvin est d'etablir I'insuffisance de la raison humaine. II ne nie pas absolument la valeur de nos lumieres naturelles ; mais il pense qu'elles ne peuvent nous procurer aucune certitude parfaite. II nous faut done un autre guide, celui de la revelation divine, la Parole de Dieu. Calvin laisse dans I'ombre les questions difficiles que souleveraient de nos jours ces seuls mots, reve- 1'i.tioit ilirhtc. II est convaincu que Dieu a parle, que sa parole est certaine, et que cette parole est exac- tement contenue dans les livres dont le recueil compose la Bible. Co sont pour lui trois articles de Ibi. Calvin ne vent savoir que ce que la Parole de Dieu lui enseigne. Son Institution n'est a ses yeux qu'un expose de la doctrine biblique; maisiltombe, sans s'en douter, dans une illusion trop commune : il a beau lire, la Bible avec une vraie candeur; il a heau n'adrnettre aucun dogrrie <[iii ne soit Ibnde sur les Saintes Ecritures ; malgre lui, il les comprend a sa maniere; il les explique commeil les a comprises, et nous donne, dans le fait, son systeine, sous le noin de doctrine dc la Bible. C'est ce systeine <|ue nous vou Ions essayer de degager. Calvin pose avec beaucoup de netlete le dogine (1/1111 Dieu personnel qui a cree le monde, et qui le 70 ETUDES LITTERAIRES gouverne par sa providence. II a horreur du pan- theisme. II le poursuit sous quelque forme qu'il se presente. G'est le premier des deux grands ennemis qu'il a le plus souvent en vue, et auxquels il porte les coups les plus nombreux. A ses yeux, le pan- theisme revient toujours a ceci, assavoir que le monde soit Im-meme son createur, ce qui est une speculation maigre et fade. II faut a I'intelligence de Calvin un Dieu distinct du monde et dont le monde soit 1'ouvrage. Ge Dieu s'occupe sans cesse de son oeuvre ; il ne 1'abandonne point a elle-meme ; il la continue. Par sa providence, il est comme un patron de navire qui tient le gouvernail pour diriger tous les evenements. Cette providence n'est pas seulement generate ; elle n'agit pas seulement par le maintien de certaines lois universelles ; elle entre dans le detail de toutes les affaires particulieres ; elle fait elle-meme tout ce qui se fait dims 1'univers. Que 1'homme ne s'abuse point par une fausse idee de sa liberte. II n'est pas libre. 11 a une volonte sans doute; mais ce n'est qu'une faculte naturelle, une force dont la direction est a Dieu. La volonte et la liberte sont deux choses essentiellement differentes, qui peuvent exister 1'une sans 1'autre. La volonte n'est qu'une certaine puissance d'action; la liberte consiste dans le gouvernement de la volonte. La volonte appartient a 1'homme, la liberte appartient a Dieu. A cette distinction s'en ajoute une autre qu'on ETUDES SUR CALVIN 71 aura plus de peine a comprendre, quoiqu'elle en decoule assez naturellement. La contrainte et la necessite sont aussi pour Calvin deux choses tout a fait differentes. Oil il y a necessite, il n'y a pas tou- jours contrainte. Les actions de I'homme, par exem- ple, sont necessaires sans etre contraintes. Elles sont necessaires, parce que la direction de sa volonte ne lui appartient pas ; elles ne sont pas contraintes, parce que, en definitive, il veut toujours ce qu'il fait. II n'y aurait de contrainte possible que pour un etre libre, lorsqu'une force superieure 1'obligerait a agir contrairement aux determinations de sa liberte. Dieu pourrait etre contraint, s'il existait un etre plus puissant que lui ; mais I'homme ne peut pas I'etre. parce qu'il n'est pas libre. Ses actions sont a la fois necessaires et volontaires. Ges deux distinctions comprises, on a la clef de la dogmatique calviniste. Les rapports qui existent entre Dieu et le inonde se reduisent a ceci : I'homme agit, Dieu le fait agir ; ou, pour rnieux dire : la crea- ture agit, le createur la fait agir. Calvin, en effet. ne conceit pas les rapports de Dieu avec les anges et les demons autrement que ses rapports avec I'homme. Les demons et les anges sont necessaire- ment les ministres de celui qui les a crees, les tins pour manifester sa justice, les auti'es sa bonte. Ce grand principe expli(|ue tout. II ne reste plus qu'une chose a savoir : comment Dieu fait-il agir 72 ETUDES LITTERAIRES 1'homme? Ce probleme appartient a 1'histoire. Les livres historiques de la Bible nous repondront pour le passe, les livres prophetiques pour 1'avenir. Tout ce que Dieu nous a revele demontre qu'il n'agit pas au hasard, mais d'apres un vaste plan, determine de toute eternite, et dont les diverses parties sont etroitement liees. En voici les traits generaux : Dieu a cree le monde pour servir a 1'homme de demeure ; puis il a cree 1'homme et 1'a aussitot sou- mis a une loi fixe, la loi morale, la loi du bien et du mal. Le bien et le mal ne sont pas quelque chose d'absolu; ils ne dependent que de la liberte de Dieu. Le bien n'est bien que parce que Dieu 1'a voulu ; il en est de meme pour le mal. La loi morale n'est done que 1'expression d'une volonte divine, dont 1'homme n'a pas a demander compte. Mais il etait ecrit dans les conseils du Dieu fort que 1'homme ferait le mal. Dieu a voulu qu'il le fit ; il ne 1'a pas permis seulement. Calvin repousse avec force cette distinction frivole, derriere laquelle tant de theologiens ont voulu s'abriter. Dieu ne permet pas, il veut. Rien ne se fait que par lui. Cette pre- miere violation de la loi morale a porte le desordre dans le monde, si toutefois Ton peut appeler desor- dre ce qui etait ordonne de Dieu. L'espece humaine tout entiere a ete corrompue par la corruption d'Adam : la maladie a passe du germe dans 1'arbre ETUDES SUR CALVIN 73 et 1'a infecte jusque dans ses derniers rameaux; elle s'est developpee avec lui. Des lors 1'homme a perdu ses lumieres naturelles et lebonheur dontil jouissait auparavant. * II est devenu la proie des tenebres et de la souffrance, qui sont les resultats necessaires clu mal, tout comme le bonheur et la connaissance de Dieu sont les fruits glorieux du bien. Cependant il entrait aussi dans le plan divin que ce malheur fut en partie repare. De toute eternite, Dieu avait elu son fils unique, Jesus-Christ, homme et Dieu, pour etre mediateur entre lui et la creature pecheresse. Par ce mediateur, s'il enaccepte 1'ceuvre, 1'homme pout rentrer dans son premier etat de felicite. S'il en accepte 1'oeuvre! je me trompe; ce n'est pas rhomme qui accepte, c'est Dieu qui accepte pour lui. Des avant la creation du monde, le sort de cha- que creature a ete irrevocablement fixe. Dieu a elu un peuple particulier pour avoir longtemps avant les autres connaissance du mystere de la redemption. 1 Calvin parle aussi qnelque part (!NST. CIIHHT., (ieneve l-lli'2. p. l(jS) il'un lil>n^ arbitre jierdu par la chute. 11 n'est pas facile il'ontendre co (jii'il vmil dire par la. Xoniltre de dt'cla- rations exjiresses prouvent qu'aux yeux de (.lalvin 1'homme u'etait ias plus lilnv avant sa chute ([ii'apres. C'est d'ailleurs le fondciiicnt necessaire de tout lo systeme. L'liornme. d'apres la do^iualiijue calviniste, pourrait avoir perdu, ]ar la t'aute d'Adain, une certaine puissance de volunte plus grande que cello qui lui rcste. niais non jias une lilierle <[u'il n'a jamais eue. Mst-ct; ainsi qu'il 1'aul entendre ce passage sin^uliei"? 74 ETUDES LITTERAIRES Dans ce peuple, et dans ceux qui sont venus plus tard partager 1'heritage d'Israel, il a elu un certain nombre d'hommes pour accepter cette mediation supreme, et pour jouir de toutes ses graces, tandis qu'il a predestine les autres a la rejeter, c'est-a-dire qu'il les a predestines au peche et a la mort. Dans ce choix, il n'a eu de regie que son bon plaisir. Son choix etait libre ; il n'a pas a en rendre compte. II resulte de cette doctrine que 1'homme ne peut avoir aucun merite quelconque, et que les oeuvres n'ont aucune valeur. Le pelagianisme, franc ou mi- tige, peu importe, est le second grand ennemi que Calvin ne cesse de combattre. II revient constam- ment a la charge ; il ne croit jamais avoir assez fait pour ecraser un si dangereux adversaire. II prouve de mille et mille manieres que les oeuvres ne sont rien et que la grace est tout. C'est la grace qui nous incline vers Dieu ; c'est elle qui nourrit et renouvelle ces mouvements salutaires ; c'est elle qui produit la conversion; c'est elle enh'n qui donne au fidele la perseverance. Ne dites point avec Chrysostome que la grace ne peut rien sans la volonte, comme la vo- lonte ne peut rien sans la grace, car la volonte meme est engendree par la grace. C'est sur ce point-la qu'on a le plus souvent atta- que Calvin. On a condamne comme immorales les consequences de sa doctrine. Si rejection est assu- ree, les hommes, dit-on, peuvent pecher a loisir et ETUDES SUR CALVIN 75 s'ecrier : Buvons et mangeons, puisqu'il ne depend pas de nous d'etre sauves. Get argument n'a peut-etre pas toute la force qu'on lui prete. II faut, pour raisonner ainsi, n'avoir guere compris la dog- matique calviniste, et, pour combattre efficacement un systeme, il est urgent de le comprendre. Calvin replique d'une maniere qui nous parait tout a fait victorieuse. La grace, en effet, precede les osuvres et les engendre : 1'election a salut ramene 1'homme a 1'observation de la loi morale et produit de bonnes oeuvres ; e'en est le resultat naturel ; au contraire, la predestination au niai et a la mort maintient 1'homme dans son hostilite a la loi morale et produit des ceu- vres de perdition ; e'en est aussi la consequence ine- vitable. Un homme pent done parler ainsi : Pe- ebons, puisque notre salut ne depend pas de nous ; mais il ne fait pas le rnal a cause de cefaux raisonnement : il fait, a la Ibis, le rnal et ce faux rai- sonnement, qui est lui-menie un mal, a cause de son election. Si Ton objecte que dans ces cas les prieres, les exhortations, sontchoses inutiles. on n'est guere plus heureux. Calvin repond aussitot ((ue ce sont la des moyens ordonnes par Dieu, des causes secondes disposees par la cause premiere pour i'accomplisse- nient de ses desseins immuables. Ces moyens sont inutiles, sans doute, en ce sens que Dieu en aurait pu cboisir d'autres; mais il a cboisi ceux-la envertu 7(3 ETUDES LITTERAIRES de sa liberte. Us ont toute I'efficacite qu'il leur a donnee, et ce n'est pas a nous a lui demander pour- quoi il a voulu que la priere et 1'exhortalion fussent les leviers dont dispose sa puissance. Si Ton objecte encore que dans ce systeme toute responsabilite morale disparait, ou qu'il est injuste de punir des etres qui ne sont que de miserables instruments et ne font rien par eux-memes, Calvin rappelle aussitot la distinction dont nous avons parle entre la contrainte et la necessite. Les oeuvres de 1'homme sont necessaires, sans doute; mais il n'est pas contraint. II n'agit que par sa volonte. S'il fait le mal, il veut le faire, et c'est pour cela qu'il est puni. Au reste, Calvin reconnait qu'il y a ici un pro- fond mystere; mais ce mystere se retrouve d'un bout a 1'autre de sa doctrine; c'est celui auqueltous les autres se rattachent, celui qui les explique et les comprend. Si an fond de son systeme il reste une enigrne, c'est le cas de tous les systemes; c'est la limite de la science humaine. Que si enfin on clemande pourquoi Dieu a choisi ce plan singulier ; pourquoi il a voulu que 1'histoire de I'humanite aboutit a ce triste denouement, Calvin s'etonne qu'on demande le pourquoi des volontes de Dieu. C'est une curiosite coupable. Est-ce a 1'homme a sonder les decrets du Maitre ? Est-ce au vase de terre a s'insurger contre le potier '? dependant la curiosite humaine ne se laisse pas ETUDES SUR CALVIN 77 si facilement rabattre. Ce meme Calvin, qui la pour- suit a outrance, en a bien sa petite part. Par devers Jui, il s'est pose et il a tranche cette question indis- crete. II a beau renvoyer rudement tous ceux qui osent dire a Dieu, ponrquoi fais-tu ccla ? par une singuliere inconsequence il s'attaque lui-meme a ce rnystere, il repond a ce pourquoi, et c'est dans cette reponse qu'il faut chercher un des dogmes essen- tiels du calvinisme, la clef de voute de 1'edifice. S'il faut en croire Calvin, Dieu acree lemondepour ma- nifester sa gloire. Les homnies en sont les specta- teurs ordonnes par lui. II en a elu quelques-uns a salut pour que sa gloire eclatat par leur felicite ; il a condamne les autres pour que sa gloire eclatat par leurs tourments. On dirait un vaste tableau, ou il faut des ombres pour faire ressortir la lumiere. On dirait la splendeur du soleil dont ternoignent egale- nient la clarte du jour &\. les tenebres de la nuit. Calvin revient sans cesse a cette idee ; elle s'insinue a chaque page. C'est bien la, si on y regarde de pres, Je dernier mot du calvinisme. 11 roste encore un point que Calvin ne laisse pas indecis. Ce decret divin qui date de toute eternite, est-ce aussi pour lY'ternite (ju'il contlarnne les uns aux toilures de I'enler, et qu'il convie les autres aux beatitudes du ciel? Appuye sur la Bible, Calvin re- pond nettement : C'esl pour 1'eternite. Ainsi la dogmatique calviniste pent au fond se ra- 78 ETUDES LITTERAIRES mener a deux principes dont tout le reste decoule : le principe de la necessite, qui explique les rapports de la creature avec son createur, et le principe de la gloire de Dieu, qui explique le plan divin. Voila les traits distinctifs du Calvinisme, tel du moins que nous 1'avons compris; heureux si nous n'interpretons pas 1'Institution chretienne comme Calvin a interprete la Bible ! Nous ne voulons point ici faire une critique complete de cette doctrine fa- meuse, qui n'a plus que des adeptes ( timides; mais nous ne pouvons pas nous empecher de presenter quelques observations, qui serviront a notre but, 1' etude du genie de Calvin. Ce n'est pas en theolo- gien que nous examinerons les vues du reforma- teur de Geneve. Nous resterons strictement attache au point de vue philosophique, ou, pour mieux dire, au point de vue humain, le seul qui puisse etre commun au theologien et au philosopbe. Calvin de- finit 1'art de disputer, la maniere de parler avec rai- son; il s'agit de savoir si ce grand maitre a toujours ete fldele a cet art. II est un point, et c'est peut-etre le seul, sur le- quel nous sommes pleinement d'accord avec Calvin. Nous croyons avec lui que la science humaine ne peut pas et ne doit pas se poser cette insondable question : Pourquoi Dieu a-t-il cree le monde? ou en laissant de cote ce terme de creation que toutes les philosophies n'adoptent pas, et en cherchant a for- ETUDES SUR CALVIN 79 muler le probleme de la maniere la plus generate possible, nous croyons qu'il n'appartient pas a I'homme de se demander pourquoi 1'etre fini existe en face de 1'etre infini. II est clair, en effet, que 1'etre fini n'existe pas par lui-meme, et qu'on ne pent chercber la cause d'ou il emane que dans 1'etre infmi, ou, pour 1'appeler d'un seul mot, heureusement assez vague pour ne pas en preciser la nature, en Dieu. Pour savoir pourquoi 1'etre fini est sorti de Dieu, il faudrait done connai- tre d'abord 1'essence de 1'etre clivin, car c'est dans les profondeurs de 1'absolu que se cache la cause de tout ce qui existe. Ainsi ces deux problemes soht indissolublement unis. Jamais homme ne nous dira pourquoi I'homme existe, s'il ne nous dit pas aupa- ravant ce que Dieu est. Or, il n'appartient pas a I'homme de savoir ce que Dieu est. Tout ce que les philosophes en ont dit re- vient a une sublime parole qui a ete prononcee long- temps avant qu'il y eut des philosophes au rnonde : // t>xt t-fliii *t. Cette definition est la seule juste, parre qu'elle n'impose a 1'etre divin aucune limite, parce qu'elle comprend toute la serie des possibles. A vrai dire, ce n'est pas une definition ; c'est le cri de la faiblesse humaine, qui renonce a comprendre 1'inlini ! Definir Tinlini ! 11 y a contradiction entre ces deux terrnes : definir, c'est deja posei 1 une limite; il n'y a c(ue le fini qui puisse etre defini. 80 ETUDES LITTERAIRES L'intelligence humaine, quelque puissante qu'on la suppose, a cependant ses bornes : elle ne peut rien connaftre de ce qui n'a aucun rapport avec elle; elle ne saisit que ce qui rentre dans le champ de sa portee, parce que c'est a cela seulement qu'elle peut appliquer sa mesure. Comprendre, c'est embrasser; il n'y a qu'une intelligence infmie qui puisse em- brasser I'infini. L'homme n'a point de faculte pour en juger. Tout ce qu'il sail, c'est que la sphere de son existence est peu de chose. Par dela s'ouvre un espace illimite, oil il n'y a pour lui que tenebres. On 1'appelle I'infini par opposition a ce que nous pou- vons connaitre. Cela est si vrai qu'aucune langue humaine n'a de paroles qui puissent s'appliquer a la divinite concue en elle-meme et dans 1'intimite de son etre. On ne peut en purler qu'a condition de tomber de non- sens en non-sens, de contradiction en contradiction. Que dirons-nous de 1'absolu ? Dirons-nous qu'il est grand'? niais il n'est ni grand ni petit, parce qu'il n'a pas de rnesure. Dirons-nous qu'il est bon ? mais il n'est ni bon ni mechant, parce qu'il n'est soumis a aucune loi. Tous les noms qu'on peut lui donner, 1'infmi, 1'absolu, la substance, Uieu meme, peu im- porte, tous ces noms ne sont justes que parce qu'ils impliquent la negation de notre faiblesse, ou laissent tout supposer. Et qu'on n'espere pas trouver dans une revelation ETUDES SUH CALVIN 81 quelconque des lumieres sur 1'essence divine. II n'y a pas sur ce point de revelation possible. Un revela- teur, quel qu'il soil, doit parler le larigage de ceux auxquels il s'adresse; il ne peut ieur reveler que ce qu'ils peuvent comprendre. On ne revelera ja- mais a une intelligence bornee le secret de 1'etre absolu, car ce secret est ecrit dans une langue dont, elle ne saurait dechiffrer le premier mot. Mais peut-etre pensera-t-on que nous depouillons 1'homme du noble privilege de connaitre son Dieu. Ce serait mal nous comprendre. Le Diea de 1'homme, notre Dieu, ce n'est pas Dieu en soi, ce n'est pas 1'absolu ; c'est un Dieu qui est entre en rapport avec le nionde, et qui s'est limite lui-meme en nousappe- lant a exister a cote de lui ; c'est un Dieu qui, parce seul fait, appartient au domaine du fini, et que par consequent noti'e intelligence peut atteindre. On dira de ce Dieu la (ju'il est grand, parce que son etre etant boi'ne par le notre, il y a entre lui et nous une mesure commune; on dira qu'il est bon, parce ((lie, dans ses rapports avec nous, il peut s'etre soumis a une loi. Mais entre Dieu le createur et Dieu 1'etre absolu. anterieur a toute creation, il reste un abime que IVsprit liumain ne peut pas IVancbir, le meme abime qu'(Mitre le fini et I'inlini. C'est done t'olie a rhomme de vouloir peneti'er la nature intime de Dieu; des lors il esl egalement in- sense de se demander pourquoi ce <|ui passe existe 6 82 ETUDES LITTERAIRES a cote de ce qui est eternel, ou, pour employer les expressions de Calvin, pourquoi Dieu a cree le monde. Ges deux problemes, nous 1'avons dit, n'en font qu'un. On ne peut repondre a cette derniere question qu'en refusant d'y repondre, et c'est ce que fait le philosophe, quand il dit : Dieu a cree le monde, parce qu'il Fa voulu. Cette reponse res- semble a celle que font parfois les enfants, et qui a I'avantage d'etre plus courte, parce que. Mais son merite est de ne rien signifier, car si elle precisait en quoi que ce fut,' elle serait surement fausse. C'est la meilleure de toutes, parce que ce n'en est pas une, tout comme la seule definition de Dieu qui ait quel- que valeur est celle qui ne le defmit pas. La science humaine ne saurait aller plus loin que ne vont les facultes de 1'homme ; il faut done que le savant aussi bien que 1'ignorant renonce a pene- trer ce mystere ; ilfaut que la philosophic se depouille du titre orgueilleux de science de 1'absolu, car il n'y a pas pour un etre borne de science de 1'absolu. II faut que, sans en chercher le pourquoi, elle accepte comme un fait 1'existence simultanee du fini et de 1'infini. Sa tache ne va pas au-dela de ce mystere ; elle commence a partir de ce fait. Ce fait etant le plus simple, le plus elementaire et en meme temps le plus universel de tous, celui qu'on retrouve dans tous les autres, la philosophic en le reconnaissant, pose son premier principe, celui autour duquel tout ETUDES SUR CALVIN 83 doit se grouper. Un systeme philosophique ou dog- rnatique, peu importe, devra, pour rester dans les conditions du vrai, commencer par la ; il devra accepter le fait central de 1'univers comme le prin- cipe central de la science, et, travaillant sur cette base large et solide, ramener a ce seul principe tous les principes ulterieurs, a ce seul mystere tous les mysteres subsequents. Voila, si nous ne nous trom- pons, quelle est la vraie mission de la science ; quand elle aura acheve ce travail, elle aura termine son oeuvre ; mais si elle veut remonter plus haut, elle perdra son temps et sa peine. Un systeme qui reposerasur une solution quelconque de ce premier probleme, 1'existence du fmi a cote de 1'infmi, ne reposera jamais que sur une confusion et sur un abus du langage. On doit comprendre maintenant pour quelles rai- SOQS noiis estimons Calvin dans son droit, quand il blame la curiosite de ceux qui s'informent du pour- quoi de la creation. G'etait plus que son droit, c'etait son devoir. Mais si nous avons essaye de mettre ce principe en evidence, c'est pour le retourner contre Calvin lui-mcme. Ge merne Calvin qui traite si seve- rement les curieux, tombe a son tour dans la faute <[u'il leur reprocbe. 11 fait mieux que de soulever le probleme; il le resout. Plus coupable quesesadver- saires. il ne se borne pas a demander pourquoi Dieu a cree le monde ; il soutient que Dim a cr<>e 1c 84 ETUDES LITTERAIRES nionde pour manifester sa gloire. Ainsi, a la base de la dogmatique calviniste, se cache une contradic- tion, et Ton peut refuter Calvin par Calvin lui-meme. Calvin n'a point evite d'ailleurs le sort commun de ceux qui ont essay e de remonter jusque-la : il fait naufrage en voulant attacher son ancre a cette rive inaccessible. J'en demande pardon aux disciples de Calvin, s'il en est encore ; mais je suis contraint d'avouer que ces mots : Dieu a cree le monde pour manifested sa gloire, n'ont jamais presente a mon esprit qu'une idee confuse, et parfaitement impos- sible a saisir. Or, je suis de 1'avis de Descartes : je n'accepte comme vraies que les idees claires ; d'ou il resulte que je repousse sans reserve le principe dominant de la theologie calviniste. Les livres sacres parlent souvent de la gloire de Dieu. C'est une image qui ne manque pas de grandeur, quoiqu'elle renferme, comme tant d'autres, ce que les savants appellent un anthropornorphisme, c'est-a-dire qu'elle applique a Dieu ce qui, a proprement parler, ne peut s'appliquer qu'a 1'homme. Je concois, par exemple. comment on peut dire que les deux racontent la gloire de Dieu. Cela signifie simplement que les cieux temoignent de la puissance de celui qui les a crees et peuples d'etoiles sans nombre. Mais dire que Dieu a cree le monde pour manifester sa gloire, donner a ces mots une valeur philosophique, en faire une des propositions fondamentales d'un vaste ETUDES SUR CALVIN 85 systeme, cela me passe entierement. Je ne puis croire que ce soil parla- avcc raison. 11 rfy a de gloire que pour les etres faibles, pour ceux en qui Ton reconnait du plus et du moins. Appliquee a Dieu, clans sa nature intime, la notion de gloire ne presente qu'un non-sens, et ne saurait resister a 1'analyse la plus rapide. Quoi done ! Celui qu'on appelle Dieu et qui reside dans I'irifini, ne se suflirait pas a lui-ineme! Je concois que de petites creatures, comme nous, se glorifient dVeuvres qui semblent depasser la mesure de leurs forces. Je concois que les montagries percees, les rners tra- versees au gre de ses desirs, la terre assujettie a ses lois, manifestent la gloire de 1'homme. Mais que Dieu dans son repos soit moins grand que dans son activite, qu'il ait besoin d'agir, comrne pour se prouver a lui-ineme que rien ne resiste a sa volonte; que celui qui est, ait besoin de ce qui passe pour montrer tout ce ([ii'il est; (jue 1'infini se glorifie du lini ; que 1'etre absolu se trouve a retroit dans les profondeurs de son immensite; que la gloire divine ne brille de tonte sa splendeur que pai 1 le reflet de nos niiseres et de notre poussirrc en verite, est-ce asse/c de confusions accumulees ? est-ce la plus or- gueilleuse on la plus insensee de toutes les reveries liumaines '.' Au reste, de quelque maniere <|ue (Calvin eul ['(''- pondu a une si redoutable ffiiestion. il serail tombe 86 ETUDES LITTERAIRES dans d'aussi singulieres erreurs. Nous lui repro- chons bien moins d'y avoir repondu de telle ou telle maniere, que d'avoir voulu y repondre. On s'etonnera peut-etre que Calvin, avec son genie clair et lumineux, n'ait pas apergu sur quel abus du langage reposait toute sa dogmatique. Mais qu'on se rappelle ce qu'etaient au moyen-age, et ce que furent jusque bien apres le XVI e siecle, la phi- losophic et la theologie. 11 n'y a pas fort longtemps que 1' etude critique des facultes de Fesprit humain a renouvele la science, en la ramenant sur son ter- rain veritable, et fait evanouir toutes ces vastes theories metaphysiques qui occupent une si grande place dans Fhistoire de la pensee. Auparavant theo- logiens et philosophies de toutes les sectes et de toutes les ecoles, heretiques et orthodoxes, croyaient a la science de 1'absolu, et pretendaient penetrer par la melaphysique dans les mysteres de 1'infini. Et qui sait si les penseurs modernes eux-memes sont gueris de cette fabuleuse prevention? X'a-t-on pas vu, meme apres la Renaissance, d'illustres philo- sophes vouloir emprisonner dans deux attributs la substance eternelle? N'a-t-on pas vu, meme apres Kant, des penseurs non moins celebres revenir par un detour a de semblables errements? Calvin, qui etait un grand logicien, mais dont le genie n'avait rien de createur, a compris la science comme les hommes de son temps, et, comme eux, 1'a fondee ETUDES SUR CALVIN 87 sur des notions que tout le monde croyait com- prendre, parce que personne ne s'etait encore avise de s'en rendre compte. Nous nous arreterons moins sur les principes fatalistes de Calvin. Us reposent sur une conception etroite du dogme de la Providence, et ils n'en sont que le rigoureux developpement. L'homme agit et Dieu le fait agit'. Par consequent la liberte humaine n'est qu'une vaine imagination, les u>uvres ne sont qu'un elTet necessaire de la grace, la grace seule subsiste. Toute cette partie de la doctrine calviniste est admirable d'encbainement. Ce n'est pas une doc- trine faite de pieces rapportees, a laquelle on puisse appliquer le procede commode de 1'eclectisrne ; c'est un systems parfaitement simple , construit d'une seule piece, qu'il taut accepter ou rejeter en bloc. Arrne d'une theorie semblable, un dialecticien quel- ([ue peu exerce, babile a p rend re 1'otTensive, est presque invincible dans la discussion. Si vous lui cedez sur un point, il vous force a le suivre ou vous reduit a I'absurde. Or, il est bien difficile de ne pas lui ceder sur un point ; car enlin, il y a dans 1'idee de la 1'rovidence une vi'-rite dont tout liomrne a le sentiment. Mais jus([u'oii va cette verite ? quel est le point oil s'arrete la Providence et ou commence la liberte ? C'est ce qu'il est difficile de dire. Une fois sur la pente, Calvin, qui ne recule devant rien, vous 88 ETUDES LITTERAIRES entraine apres lui. II ne faut qu'un point d'appui au levier de sa logique, et il est siir de la victoire. II eut le secret de ce precede simple et tout particuliere- ment propre a frapper les esprits indecis. Servet en fit 1'experience; il ne sut pas toujours echapper aux tenailles de la logique de Calvin. A tout prendre, nous preferons cette audace dans la logique, ce systeme effrayant, mais consequent, a ces termes-moyens qui ne servent qu'a multiplier les questions sans en resoudre aucune, pauvres oreillers de securite, sur lesquels les esprits faibles aiment a dormir en paix. Nous aimons a voir avec quelle vigueur et quel succes Calvin refute ceux qui se retranchent derriere 1'idee d'une permission di- vine, et ceux qui affectent d'attenuer la providence de Dieu pour la reduire a n'etre qu'une simple prescience. Cependant ce n'est pas assez qu'un systeme soit consequent ; il faut encore, si possible, qu'il soit vrai, c'est-a-dire qu'il tienne compte de tout et rende rai- son de tout. Or. il est clair que le calvinisme ne tient pas compte de tout ; des lors il ne pent rendre raison de rien. Calvin a beau faire; il n'effacera ja- mais, au fond de la conscience humaine, le senti- ment de la liberte. Je me leve et je marche ; c'est assurernent parce que j'ai voulu me lever et mar- cher. Si ie m'arrete, c'est encore parce que j'ai voulu rn'arreter. Nul ne me persuadera queje n'aie ETUDES SUR CALVIN 89 pas fait ces choses par la puissance qui m'estpropre, ct que ce soil une volonte etrangere qui me les ait fait vouloir a mon insu. Le sentiment de la liberte est aussi profondement enracine dans le cceur de 1'homme que le simple sentiment de 1'existence. On les aneantira 1'un et 1'autre, ou 1'un et 1'autre ils subsisteront. C'est en vain que Ton voudrait distinguer avec Calvin entre la volonte et la liberte. II ne faut pas, en matiere si grave, jouer sur les mots. La volonle et la liberte ne sont pas une seule et meme chose, fen conviens ; mais ce sont deux choses insepa- rables. Une volonte qui n'est pas libre, n'estpas une volonte. La distinction correspondante etablie (par Calvin entre contrainte et necessite n'est guere plus heureuse. li importe peu que j'agisse par contrainte on par necessite ; je ne suis dans les deux cas qu'un esclave ou un instrument. Des 1'instant que ma vo- lonte n'est pas libre, je ji'ai plus rien a perdre. La servitude est la meme dans les deux cas. Ce n'est pas a dire que 1'homme soil [to uj ours libre. de I'aire ce qu'il vent. Jl pent vouloir 1'impos- sible ; mais il faut qu'il soit libre de le vouloir. C'est dans le for intrrieur de la volonte, et non dans le deploiement de I'aclion, qu'est le siege de la liberte. .letcz un homme dans les fers, gardex-le dans le plus sombre cachot, il sera libre encore, libre d'aimer et de hair, libre de maudire ses chaines et sesgeoliers. 90 ETUDES LITTERAIRES ou de mepriser les biens qu'on lui enleve ; il sera libre au fond de SOD coeur. Placez-le sur un trone, entoure de courtisans quiobeissentau moindre signe de sa main ; mais donnez a une puissance invisible le gouvernement de sa volonte ; que cette puissance dirige ses desirs, ses affections, tous les mouvements de son ame ; il ne sera qu'un esclave, et le plus ri- dicule de tous. La doctrine de Calvin etablit la plus complete des servitudes. Je refuse de suivre Calvin dans 1'abime oil il s'est elance avec tant d'audace, et je me crois en droit de le faire sans nier la Providence, sans inarquer le point oil s'arrete la liberte, et sans adopter aucun palliatif derisoire. Je ne sais si le mysterieux^con- cours de la grace et de la liberte ne pourrait pas se rattacher au fait plus mysterieux encore et plus fondamental de 1'existence simultanee du fmi et de 1'infini ; mais il a tourmente de trop grands esprits pour qu'il nous appartienne de vouloir 1'expliquer. Toutefois nous savons d'une maniere certaine que si la Providence existe, la liberte existe aussi ; et c'est en vain que les plus puissants docteurs, em- portes par 1'esprit de systeme, voudront aneantir Fun des deux termes de cette eternelle opposition. La conscience humaine, qui est plus forte que toutes les philosophies, proteste aussitot, et les rnaintient 1'un et 1'autre. Si quelque saint Augustin veut nier la liberte, il survient quelque Pelage pour balancer ETUDES SUR CALVIN 91 par ses erreurs une erreur opposee, et 1'humanite ne tarde pas a condamner a la fois Pelage et saint Augustin. Comment Calvin a-t-il ete conduit a une croyance aussi absolue? Par deux causes, ce nous semble, deux causes tres differentes, mais d'une egale im- portance. La premiere est morale, et se trouve dans le sentiment qui, an XYI e siecle, a fait naitre pres- que partout a la fois la Keforme; la seconde est dans la tournure particuliere du genie de Calvin. Oui, ce sysleme qu'on accuse d'etre immoral, repose sur un sentiment mural, et c'est dans la conscience qu'il taut en chercher 1'origine. Le catho- licisme avait fait a 1'liomme la grande part. II 1'avait coiivaincii du merite de ses (jeuvres ; il avait divi- nise une femme; il avait elabli une hierarchie telle que le pecheur le phis obscur, par I'intermediaire (run pretre, d'un eveque et d'un pontife, tendait la main a son Dieu, et comptait avec lui. Aussi long- temps qu'il resta quelque cliose de la foi des pre- miers croyants, que les eveques et les papes furenl de vrais rhivticns, cet ecliafaudage grandiose servil a la majesle de 1'Kglise : mais quand le flambeau de la foi s \Heignit, quand la tiare roinaine eut ete assex deshonoree par dcs fronts indignes, cette echelle de Jacob dressee par le m<>yen-age entre la terre et le ciel servil a des ambitions vulgaires; ce tut, entre les mains de prelres avides, une machine gigan- ETUDES LITTERAIRES tesque pour une exploitation sacrilege. On sait les abus qui en resulterent : la doctrine chretienne denaturee, la morale rendue facile, le trafic des in- dulgences, les richesses et les vices du clerge, les superstitions populaires, 1'Eglise tout entiere en proie a la simonie. Mais le remede se trouva dans Pexces meme du mal : les progres de la corruption reveillerent la conscience endormie, et de ce reveil naquit la Reforme, reaction violente de la conscience centre des doctrines immorales et des moeurs im- pures. Le catholicisme avait ajjandonne Paustere doctrine de la grace, et s'etait, petit a petit, rappro- che de 1'antique heresie de Pelage ; la Reforme prit saint Augustin pour patron. Le catholicisme avait beaucoup parle des ceuvres ; la Reforme ne parla plus que de la foi. Le catholicisme avait glorifie Phomme ; la Reforme glorifia Dieu. Le calvinisme est tout simplement le dernier terme de cette reac- tion de la conscience. 11 suffit, pour s'en convaincre, de lire quelques pages des reformateurs et surtout de PInstitution chretienne. Sur quel sujet Calvin revient-il avec le plus d'insistance ? Sur notre misere et sur la gran- deur de Dieu. S'il hait le catholicisme. c'est qu'il Paccuse d'avoir flatte Porgueil des hommes. en leur prechant leur force et leurs me rites, et qu'il attribue a ce mensonge la decadence de 1'Eglise et la cor- ruption des mceurs. Pour ramener le rnonde a Paus- ETUDES SUK CALVIN terite de la loi chretienne, il suit la route opposee ; il donne tout a Dieu. Qu'est-ce que cette election gratuite, ce salut que uos ceuvres n'ont pas gagne, cette misericorde sans conditions, cette Providence sans bornes '/ qu'est-ce, sinon, cornme 1'a dit un ecrivain niodeste et distingue, 1 line profonde humi- lite de la creature devant son Uieu, le plus immense sacrifice qu'elle put lui faire? 11 importe pen que I'orgueil soit assez habile pour tourner a son profit une doctrine qui devait 1'ecraser ; il if en est pas rnoins vrai qu'elle est nee d'un reveil du sentiment moral. C'est en vain d'ailleurs qu'on voudrait faire passer le calvinisme pour un systerne immoral. 11 ne Test ([lie lorsqu'on en abuse, et Ton peut abuser des mcilleures choses, menie de 1'Evangile. Calvin porte, sans doute, line grave atteinte au principe de la res- ponsabilite de 1'bonnne, et ce n'est pas sans raison qu'on lui a reproche de faire de Dieu 1'auteur du mal ; mais il est le constant delenseur, il est le champion de la conscience et de la loi du devoir. An lieu de fonder la morale sur la liberte. il la tonde sur le decret divin. 11 ne raneanlit pas ; il la fait dc' 1 - couler de la dogmatique, comme un corollaire de son tht'-orerne. (Vest le contraste ({lie presentent plusieurs doctrines tatalistcs; ellcs n'aiTaiblissent lu 1 M. Saj'ous. Eludes lilli'i'itii'i'.s mir li's ecricains /ranruix tenu le pardon de son ennemi, et montant sur le hucher en prononeant le nom de.lesus, est un ehre- tien qui s'est peut-etre trempe et <(ui en est trop puni ; je erains que Calvin continuant ses vengeances jusque sur les cendres deja refroidies du mallieu- reux Servet, ne suit qu'un theologien Jjlesse et im- placable. On excuse, en gt'-nrral, I'intolei'ance de Calvin en en rejetant la faule sur son temps. A cette epoque, en cfTel, Afichel de I'lli'ipital avail pres(|ue seul com- pris (|ue deux lioinmes de religion diHerente pen- vent vivre sous le nieine ciel, sans se diM'liirer Tun 102 ETUDES LITTERAIRES 1'autre. Ce ne fut que plus tard que cette idee si simple et si nouvelle fit quelques progres en France avec le parti des politiques et Henri IV. II fallut, pour qu'elle germat dans les esprits, que le fana- tisme eut deploy e toute sa rage, et que la France, devastee par la guerre, tombat de fatigue et d'epui- sement. Du temps de Calvin, elle n'etait pas meme acceptee par les victimes de la persecution. G'est a peine si quelques hommes remuants, egalement honnis des reformes et des catholiques, en avaient eu parfois un vague pressentiment. Un jour on avait entendu Servet declarer, en presence de ses juges, que les accusations criminelles pour cause d'here- sie etaient une nouveaute inconnue de 1'Eglise pri- mitive ; puis, peu de temps apres, sans se douter de son inconsequence, il s'etait porte lui-meme par- tie criminelle contre Calvin. Castaliou, un autre es- prit remuant, avait ose aussi mettre en doute la le- gitimite du chatiment des heretiques ; mais, effraye lui-meme de sa hardiesse, il ne 1'avait fait que sous le voile de Fanonyme ; et il faut voir comment Cal- vin et Th. de Beze le combattent a 1'envi. Si Ton en croit le reformateur de Geneve, c'est pour avoir licence de degager tout ce que bon lui semblera, que Castaliou reclame contre les buchers : Telles gens, dit-il, seraient contents qu'il n'y eut ni loi ni bride au monde. Voila pourquoi ils ont b&ti ce beau livre, de non comburendis hcereticis. ETUDES SUR CALVIN 103 Les pasteurs de Berne en tin, grace peut-etre a leur hostilite permanente centre Calvin, entrevirent un instant ce noble principe de la tolerance. Con- suites sur un cas assez semblable a celui de Servet, ils avaient repondu : Prenons garde a notre conduite, de peur qu'en re- vendiquant avec trop pen de moderation la purete du dogme, nous ue nous eloignions de la regie de 1'esprit de Christ, c'est-a-dire que nous ne rnanquions a la charite par laquelle seule nous so mines ses dis- ciples. Mais ce ne fut la qu'un eclair passager. Ces me- mes pasteurs n'hesiterent pas a opiner, cornine nous 1'avons vu, dans la triste affaire de Servet. Les mar- tyrs du seizieme siecle ne contestaient point a 1'au- torite le droit de venger par le glaive la religion ou- tragee ; mais ils accusaient leurs ennemis d'en faire une fausse application, d'en user au profit de 1'er- reur et au prejudice de la verite. Cette idee se re- trouve dans la celebre preface de 1'Institution chre- tienne. Calvin ne cherche point a demontrer a Fran- cois I er nu'il a tort de poursuivre des homines dont le seul crime est de penser autrement que lui; il lui demontre qu'il persecute la verite divine, tandis que son devoir est de la soutenir par la puissance qu'il tient de Dieu. II est done vrai ([ue du temps de Calvin la tole- rance etait chose inconnue. Mais c'est cela meme (|ui a donne a la persecution par lui dirigee une si 104 ETUDES L1TTERAIRES triste celebrite. S'il en etait seul coupable, ce serait un crime qui ne compromettrait que sa gloire et dont seul aussi il aurait a rendre compte devant le tribunal de I'histoire et devant le tribunal de Dieu. Mais le sang de Servet retombe sur toute 1'Europe protestante. II retombe sur les eglises de Suisse, qui, par leurs unanimes conseils, stimulerent a I'envi Pardeur des juges ; il retombe sur les chefs les plus eminents de la Reforme, qui accueillirent par leurs felicitations unanimes la sentence de mort. II re- tombe sur Melanchton lui-meme ; sur le doux et ai- mable Melanchton : J'al'firme, ecrivait-il a Calvin, j'affirme que vos ma- gistrals out agi justement en mettant a mort un tel blasphemateur, apres un proces regulier. Je ne concois pas, je 1'avoue, comme Ton peut passer legerement sur ce drame lugubre, et se bor- ner a dire, comme le fonttant d'historiens reformes : G'est une tache dans la vie de Calvin ; mais c'etait I'esprit du temps. L'esprit du temps ! Mais les re- formateurs, qui s'etaient abreuves aux sources pu- res de I'Evangile, qui avaient rompu courageuse- ment avec le passe, pourquoi done ne s'etaient-ils pas degages de I'esprit du temps? Qu'on ait vu jus- qu'au milieu du siecle passe quelques moines fana- tkiues ou quelques prelats interesses attiser la flamme des buchers, cela n'a rien d'etonnant; mais des reforrnateurs ! Calvin, qui fait bruler Servet ; ETUDES SUR CALVIN 105 Farel, qui accourt, jaloux de Fhonneur de souiller ses cheveux blarics en harcelant la victime jusqu'au bout ; Melanchton, ({ui applaudit : voila ce qui passe ['intelligence, et ce que 1'histoire repetera de siecle en siecle, a la honte de la Reformation, el plus en- core a la honte de 1'humanite ! Comment ces hom- ines, les plus eclaires de leur epoque, ont-ils pu en- vier 1'opprobre de leurs adversaires, et devenir in- tolerants a leur tour? Comment avec tant de lu- rnieres nouvelles ont-ils garde tant d'aveuglement '? Comment les reformes du seizieme siecle ont-ils pu aspirer en meme temps a la gloiro des martyrs et a I'ignominie des bourreaux ? La victime de 1'inquisition protestante est deve- nue plus eelebre que toutes les victirnes de 1'inqui- sition calholique ; aucun nom de martyr n'est plus populaire que celui de Servet; son bucber a souleve [)lus de reprobation que tons ceux que Rome a dresses : eh bieri, ce n'est que justice. La persecu- tion catholique a suffisamment montre jusqu'a quel degre de Ijarbarie peut atteindre le fanatisme. La persecul.ion proteslante a montre tie plus jusqu'oii pent aller I'aveuglement des hommes, meme des meilleurs. L'une temoigne d'un orgueil irnpitoyable ; raulre. lemoigne du meme oi'gueil, joint a la plus effrayante inconsequence. iJans tons les temps et dans tons les lieux, le supplice de ceux qui osent penser est line chose navrante : a Geneve et sous la 10(3 ETUDES LITTERAIRES haute direction de Calvin, c'est une chose odieuse. Grace a la condamnation de Servet, les disciples de Rome ont acquis le droit de se rejouir de 1'intole- rance de leurs adversaires, et les protestants ont perdu celui de fletrir 1'intolerance romaine. II y a plus ; le nom de Servet reste associe comme une honte eternelle a celui des plus nobles martyrs du seizieme siecle. On i'rissonne en songeant qu'ils ne sont monies sur les buchers que parce qu'ils etaient les plus faibles, et qu'ils les auraient allumes s'ils avaient ete les plus forts. En presence de faits semblables, c'est faire preuve de courage que de ne pas mepriser Thumanite. Si jarnais spectacle a fait voir a nu cette misere de 1'homme dont parle Calvin, c'est bien celui qu'il nous donne lui-meme. Qui dira ce qu'il nous faut de labeurs, d'efforts inutiles, de rudes legons de 1'ex- perience, pour nous debarrasser des plus cruels prejuges'? Nous nous vantons de nos progres, et nous ne faisons un pas en avant que pour faire aus- sitot un pas en arriere. Nous n'entrevoyons un prin- cipe fecond que pour nous hater d'en nier les ap- plications les plus heureuses. Nous ne nous affran- chissons d'un joug que pour inieux nous courber sous un autre. Nous ne marchons que d'inconse- ([uence en inconsequence, et de rechute en rechute Consultez le passe. La Revolution franchise ne traine-t-elle pas a sa suite la plus sanglante des ty- ETUDES SUR CALVIN 107 rannies? La philosophic du dix-huitieme siecle ne s'est-elle pas eteinte dans le cynisme le plus irnpur '.' La reformation n'a-t-elle pas eu honte d'avoir al- franchi 1'esprit humain '? n'a-t-elle pas releve le dra- peau de 1'intolerance ? Ah ! si je pouvais a mon gre efl'acer de Fhistoire une de ses pages les plus hon- teuses, je choisirais le supplice de Servet, plutot quo la Saint-Barthelemy ! Les prejuges du temps ne suf'fisent pas d'ailleurs pour expliquer la conduite de Calvin. Us peuvent justifier Melanchton 'd'avoir approuve la condamna- tion de Servet ; ils ne sauraient justifier Calvin de I'avoir poui'suivi avec tant d'acharnement et de hauteur, ni de I'avoir, aprrs sa niort, gratuitement outrage. Tout cela ne pent provenir que du carac- tere meme de Calvin, caractere irascible et entier, qui ne sut guere se plier a la plus sublime des vertus chretiennes, la chai'ite qui pardonnu! S'iliiiut en croire M. Vinet, il est des homines que la Ingique rend feroces. Ne pourrait-on pas jus(]u'a un certain point appliquer cette parole a Calvin'.' II 1'ut intole- rant par nature ; il le tut autant <|ue son siecle le lui permit; il le serait encore aujourd'hui, autant que le pei'mettent nos imnirs et noire civilisation mo- dernes. Calvin a an inoins Je merite de s'etre bien connu : Je n'ai pas, disail-il, de plus grand combat centre mes vices qui soul tres grands et en tres grand 10S ETUDES LITTERAIRES nombre, que celui que j'ai centre mon impatience; mes efforts ne sont pas absolument inutiles; cepen- dant je n'ai pu encore vaincre cette bete feroce. Cette bete feroce, s'il est permis d'emprunter au re- formateur son energique expression, resista malgre lui et malgre la grace. Sa susceptibilite augmenta dans la lutte. A cote des beaux traits de son carac- tere, elle se montra jusque dans ses derniers adieux. C'etait au milieu de scenes touchantes : Voyant, dit M. Th. de Beze. que la courte haleine le pressait de plus en plus, il pria Messieurs les quatre Syndics, et tout le petit conseil ordinaire, de le venir voir tous ensemble. Etant venus, il leur fit une remon- trance excellente des singulieres graces qu'ils avaient regues de Dieu, et des grands et extremes dangers des- quels ils avaient ete preserves, ce qu'il pouvait bien leur reciter de point en point, comme celui qui savait le tout a meilleures enseignes qu'homme du monde; et les admonesta de plusieurs choses necessaires, se- lon Dieu. au gouvernement de la Seigneurie. Bret', il fit 1'office de vrai prophete et serviteur de Dieu. pro- testant de la sincerite de la doctrine qu'il leur avait annoncee. les assurant contre les tempetes prochaines, pourvu qu'ils suivissent un meme train de bien et mieux. Et sur cela. les ayant pries en general et en particulier lui pardonner tous ses defauts, lesquels nul n'a jamais trouves si grands que lui, il leur tendit la main. Les paroles prononcees par Calvin dans cette circonstance solennelle no'us ont ete conservees. Elles sont graves et fortes, comme il convenait. ETUDES SUR CALVIN 109 Elles sont empreintes d'une haute beaute morale. On peut dire avec un historien celebre que dans cette circonstance, il parla avec cette sagesse affec- tueuse et moderee que la mort imprime aux plus energiques caracteres, comme si le calme de la vie future, deja repandu dans tout 1'hom me, avait chasse les faiblesses humaines, et depouillait les sentiments et les paroles de leur ancienne aprete. 1 Le lende- rnain ce fut le tour des ministres ses collegues. II les fit venir dans sa chambre, et, repassant devant eux les principaux evenements de sa vie, il protesta qu'il avait toujours eu pour but la gloire de Dieu, qu'il avail toujours enseignc aussi lidelement qu'il lui avait ete possible, que jamais, a sonescient, iln'avait corrompu un seul passage des Saintes-Ecritures. Mais id, malgre toutes ces protestations, dont je ne suspecte pas la sincerite, je retrouve Calvin, a son lit de inort, tel qu'il fut pendant sa. vie. G'esl toujours la meme foi, et la meme energie du senti- ment moral ; rnais ce sont toujours aussi les memes convictions absolues, la rneme aprete du caractere : L'eglise de Berne, dit-il, a train celle-ci, ot ils m'ont toujours plus craint qu'aiinc. et ju veux biuu ([ii'ilssa- chent quo je suis mort en cette opinion iVeux qu'ils ni'onl plus craint qu'aime. et encore me craignent plus qu'ils ne m'aiment, et out toujours (MI j)eur quo je tie les troublasse en leur eucharistie. 1 (riii/i.t. Vie ili' Calrin , i.lans lo Mitsi'i' den prittenlnntu celiibrrx. t. II. ETUDES LITTERAIRES Ainsi les dernieres paroles de Calvin, au milieu de disciples qui le respectaient comme un pere, garde- rent 1'accent de la menace ; les dernieres paroles du Christ a une foule ameutee ne furent que des paroles de pardon. La grandeur de Calvin est dans la fermete de sa foi. Aucune consideration humainenel'eutfait ceder d'un pas. II eftt vu perir Geneve plutot que de sacri- tier un seul principe. Quelques passages de ses let- tres, choisis au hasard au milieu de mille autres, suffiront a montrer comment il comprenait sa voca- tion : Un chien aboie, s'il voit qu'on assaille son maitre, ecrit-il a la reine de Navarre; je serais bien lache, si, en voyant la verite de Dieu ainsi assaillie, je faisais du m net, sans sonner mot. Ailleurs il s'ecrie : J'aimerais mieux etre confondu en abirne que de de- tourner la verite de Dieu pour la faire servir a haine en i'aveur de creature quelconque Quand j'apercois quelqu'un, par sa mauvaise conscience, renverser la parole du Seigneur et eteindre la lumiere de verite, je ne lui pourrais nullement pardonner, et fut-il cent fois mon propre pere I Toute la vie de Calvin est un commentaire de ces males paroles. Sa faute est d'avoir voulu sender les consciences et faire de sa main la separation des boucs et des brebis. 11 ne distingua jamais entre la verite elle- ETUDES SUR CALVIN 111 meme, et ce qu'il croyait etre la verite. Ces deux choses n'en furent qu'une a ses yeux, et, a la favour de cette effrayante confusion, il etendit son empire sur la moitie du monde protestant. II est deshommes genereux qui disent en combattant pour leurs croyances : Perisse le monde plutot qu'un prin- cipe! Us ont raison. Un principe c'est line verite, et le monde peut s'aneantir, mais non pas la verite. Calvin allait plus loin. 11 aurait dit : Perisse le monde plutot que me* principes ! c"est-a-dire : < Perisse le monde plutot que rnon orgueil ! II osa penser et agir com me si, en sa personne, Dieu ('tail nieprise par ses ennemis ; avec la naivete de son audacieuse franchise, il ne craignit pas de le de- clarer publiquement : Custaliou. ecilt-il a 1'eglise de Poitiers, appellc bai- ser nia pantout'fle qu'on ne s'eleve point contremoiet la doctrine quo je porte, pour dcspiter Dieu en ma per- suime ft qtmsi If fouler aux pied s. Ouel langage est ceci"? Despiter L)ieu en sa per- sonne ! - - II y a autre chose dans ces paroles que ['expression d'une f'oi (jni ne doute pas d'elle-meme; ell(vs trmoignenl d'une I'oi plus imperieuse encore ({u'inebranlable, d'une foi (.mi ne se resigne pas a n'etre qu'une crovance liumaine. et qui fail du doute un sacrilege. Or, il ne fant pas foublier, ce n'est pas rT'iiergie lies convictions qui Ics rend imperieuses ; grace au ciel, elles peuvent ctre fortes sans etre '11*2 ETUDES LITTER AIRES tyranniques. Pour croire avec energie, il suffit de quelque fermete dans 1'esprit et dans Fame ; mais les convictions imperieuses appartiennent a ces homines entiers, qu'offense la contradiction et qui ne se consolent pas de n'etre pas a la place de Dieu. Le langage de Calvin a Feglise de Poitiers est celui d'un homme qui s'erige en pape. Peu importe qu'il n'ait ni tiare ni sacre college, il usurpe le meme pouvoir et la meme inviolabilite queles successeurs de saint Pierre. Voila les deux faces de ce vigoureux caractere. II eut de grandes el rares qualites ; mais il en eut tous les defauts. II fut ferme jusqu'a la durete ; il fut prompt jusqu'a Femportement ; il poussa la haine du mal jusqu'a la haine des rnalfaiteurs, et le respect de ses convictions jusqu'au mepris de toute autre croyance. C'est bien, comme on Fa dit, un des heros de Fespece humaine, mais un de ces heros qui se jettent dans les extremes, un de ces violents que Fhumanite admire et redoute, et qui ravissent les royaumes de la terre aussi bien que le royaume des cieux. - - Au reste, ses defauts ne lui furent pas inutiles. 11 fallait un homme comme lui, un homme de fer, inflexible dans ses principes, impitoyable dans sa conduite, pour contenir le flot deborde de la revolution religieuse. Calvin etait ne pour Fapostolat. Jamais affection terrestre ne vint le detourner de son ceuvre. II est ETUDES SUR CALVIN 113 des personnages dont la vie publique et la vie privee semblent souvent en desaccord. Les uns portent un masque et jouent un role ; d'autres, doues d'une riche nature, ont besoin de tous les genres d'emo- tion : il leur faut une existence double, les males plaisirs du combat et les joies simples de la famille ou de 1'amitie. Aussi peuvent-ils devenir celebres par la religieuse eloquence de leurs sermons et par la gaite de leurs propos de table. Chez Calvin, rien de pareil. En lui 1'homme s'efl'ace, et, sauf quelques rares occasions, la critique la plus minutieuse ne rencontre que 1'apotre, 1'apotre infatigable, toujours ceint et chausse. Memo dans sa correspondance particuliere, il n'est preoccupe que de sa mission ; ce n'est pas 1'homme qui parle, c'est le reformateur serieux, le gardien jaloux de la discipline et de 1'or- tbodoxie. A peine, dans la volumineuse collection de ses lettres, peut-on en surprendre une, comme celle qu'il ecrivit a Farel en 1549, et que nous allons transcrire. Encore ne fallut-il rien moins que la mort de sa femme pour qu'il montrat son cojur a decou- vert : Je fais ce que je puis pour contenir ma douleur. Mes amis m'aident dans cette tache; rnais, eux etmoi. nous gagnons bien pen de choses J'ai perdu Fexcellerite compagne de ma vie, celle qui ne m'eut jamais quitte ni dans 1'exil, ni dans la misere, qui n'eut pas voulu me survivre. Tant qu'elle a vecu, elle rn'a fidelemeiit aide a remplir mon devoir. Jamais elle n'a ete pour 8 114 ETUDES LITTER AIRES moi une peine ni un obstacle. Et, comme elle ne s'oc- cupait jarnais d'elle-meme, elle n'a point voulu, dans tout le cours de sa maladie, me tourmenter pour ses eri- fants. 1 Graignant qu'elle ne renfermat ce souci au fond de son cceur, je lui en ai parle moi-meme, trois jours avant sa mort et lui ai promis que je ne leur manque- rais point. Je les ai deja recommandes a Dieu, me repon- dit-elle ; mais cela n'empeche pas, lui dis-je, que moi aussi je n'en prenne soin. Je sais bien, reprit-elle, que tu ne negligeras point ce que tu sais que j'ai recoin- mande a Dieu. J'ai appris hier qu'une femme de ses amies 1'ayant engagee a m'en parler, elle lui avait re- pondu : Ce qui m'importe, c'est qu'ils vivent dans la vertu et dans la piete; je n'ai pas besoin de presser mon mari pour qu'il les eleve dans la crainte de Dieu. S'ils sont vertueux, je suis bien sure qu'il sera leur pere ; s'ils ne 1'etaient pas, pourquoi les lui aurais-je recommandes ? De tels sentiments peuvent tout sur moi. Adieu, que le Seigneur te conserve toi et ta femme. Voila un des rares moments oil 1'on voie Calvin occupe d'autre chose que de sa mission. Son deuil est grave et touchant. En ecrivant ces lignes il a verse une larme sur celle qui 1'aurait suivi dans 1'exil et dans la misere. On y sent battre le coeur d'un homme. Et pourtant, voyez comme dans cette page meme se trahissent encore les constantes preoccupations clu reformateur ; voyez comme elles out reagi jusque sur ses sentiments les plus intimes. S'il regrette sa compagne, c'est non seulement parce 1 Enl'ants d'un premier lit, ETUDES SUR CALVIN 115 qu'il 1'aimait et qu'il en etait aime; c'est encore parce qu'elle s'associait a son oeuvre, et surtout parce qu'elle n'a jarnais etc pour lui une peine m un ob- stacle. Voila un cle ces mots revelateurs qui trahis- sent le fond cle Fume. Les liens sacres de la famille, les affections les plus vives et les plus naturelles a notre cceur n'ont done jamais distrait Calvin ; il n'y a jamais eu de conflit entre ses sentiments d'homme et ses devoirs d'apotre ; tout a ete si bien regie dans son ame que les passions terrestres n'y ont occupe d'autre place que celle que leur abandonnait une passion plus haute. Ge n'est ni saint Augustin, ni Luther qui en auraient pu dire autant. Calvin n' envisageait pas les biens et les plaisirs de ce monde comme valant quelque chose par eux- memes. Cette vie n'etait pour lui qu'un temps d'epreuve, un combat, une preparation a la vie veri- table, dans laquelle le Chretien pourra se reposer a loisir : Puisque nous sommes au temps du combat, disait-il, il n'y a rieri de meilleur quo de nous retirer a Fensei- gnc, ou nous prenions courage de batailler constam- inent jiisqu'a la moi't. Somljre et forte pensee qu'il ne perdit pas de vue un seul instant. Batailler jusqu'a la mort, voila sa devise et son plaisir. Tout le reste, c'est-a-dire tout ce qu'airnent les esprits contemplateurs, tout ce qui emeut les Ames passionnees, tout ce qui touche 116 ETUDES LITTER AIRES les coeurs simples et tendres, poesie, gloire, amitie, tout cela n'eut que peu de prise sur lui. II se revetit d'une triple cuirasse centre ces seductions impor- tunes. II ne vecut que pour le triomphe de ses con- victions ; il concentra sur ce seul objet toutes les for- ces de son ame ; il s'absorba dans son oeuvre : 1'homme disparut et il ne resta que le heros de la Reforme. G'est la un fait unique qui distingue eminemment Calvin de tous les reformateurs ses emules. Aucun autre ne se devoua jusque-la. Zwingle et surtout Melanchton n'oublierent jamais 1'etude des lettres profanes ; ils y revinrent avec amour et Fassocie- rent heureusement a celle des lettres sacrees. Lu- ther aimait a se reposer des fatigues du combat dans la compagnie de quelques francs amis, et a s'aban- donner avec eux a toutes les saillies de sa bonne humeur allemande. Calvin ne cultiva les lettres que pour les services qu'elles pouvaient rendre a la Reforme ; il ne connut de patrie que 1'eglise ; il ne se reposa d'une lutte que par une lutte nouvelle. Je ne pense pas que Ton trouve dans Phistoire un seul homme qui ait aussi strictement consacre toute sa vie a un seul but. C'est la un genre d'heroisme qui en vaut bien un autre. II reste a savoir ce qui lui donna la force de se sacrifier ainsi. Pour un juge impartial, la question n'est pas douteuse. Ce fut le sentiment du devoir. Mais on a mis en doute la purete des intentions ETUDES SUR CALVIN 117 de Calvin. Ses adversaires Font accuse de ne tra- vailler que pour lui-meme, pour sa fortune on pour sa puissance. Tantot ils ont fait le compte des de- niers qu'il regut de la Republique de Geneve ; tantot ils ont cru decouvrir dans toutes ses actions le mobile de 1'ambition personnelle. Ils en ont fait une ume vulgaire. .le ne releve pas d'autres calomnies dont la honte ne rejaillit que sur ceux qui les ont debitees et sur ceux qui lesontaccueillies : il est des hommes d'un coeur et d'un esprit si mal fails que tout ce qui est grand les offense, et qu'ils se don- nent pour mission de ramener dans la boue tout ce qui les depasse. II faut etre prevenu pour parler d'avarice a pro- pos d'un homme qui, pour prix de son labeur, re- cevait par an 500 florins genevois sans compter 12 coupes de ble et deux tonneaux de vin, gage considerable, disent les registres du conseil, ac- eorde a Calvin parce qu'il est trcs savant et que les passanls lid content heaiieonp. Apres avoir regne dans Geneve, apres avoir ete I' ami et le conseiller des plus grands seigneurs, apres avoir par sa seule parole emu 1'Europe entiere, Calvin mourut en laissant une fortune de 225 ecus. Certes, on pent bien sVcrier avec Bayle : C'est une des plus rares victoires que la vortu ot la grandeur dYirne puissent reinporter sur la nature, dans ceux meme qui exercent le niinistere evangelique. 118 ETUDES LITTERAIRES II y a plus d'habilete, il n'y a pas plus de justice a accuser Calvin a" ambition. Pour nous qui nous ef- forgons d'apporter dans cette etude la plus scrupu- leuse imparlialile, et qui sommes peul-elre mieux places que d'autres pour y reussir, parce que rien ne nous lie ni aux amis, ni aux ennemis de Calvin, nous declarons hautement que 1'ambition person- nelle ne saurait, a DOS yeux, expliquer, en aucune maniere, sa conduite. Pourquoi, s'il etait ambitieux, refusa-t-il si longtemps de se fixer a Geneve? Pour- quoi fallut-il pour 1'y decider les foudres de Farel ? Pourquoi se fit-il exiler de Geneve par la fermete de sa resistance '? Pourquoi n'y revint-il que vaincu par les prieres de ses amis'? Pourquoi se contenta-t-il toute sa vie du litre modeste de pasteur, ne recher- chanl ni les honneurs, ni les dignites ? Pourquoi remplit-il les plus humbles devoirs de sa charge avec autanl d'exactitude que ceux qui pouvaienl le faire briller ? Pourquoi fut-il aussi assidu aupres des pau- vres et des malades qu'aupres des princes qui recherchaient ses conseils '? Pourquoi en fin n'y a-t-il pas une ligne dans ses ceuvres, pas un jour dans sa vie, . oil on le voie composer avec sa conscience, flatter les grands, s'ecarter en quoi quece soil d'une seule et meme ligne de conduite ? Les ambitieux sont souples et lendenl a leurs fins non par la voie la plus franche, mais par la plus sure. Us rampent s'il faut ramper, ils dissimulent s'il est utile de dissi- ETUDES SUR CALVIN 119 muler. Us epient les occasions ; ils attendent et pre- parent par des menees secretes les moments favo- rables. Mais le reformateur de Geneve ne marcha qu'au grand jour. Jamais homme ne fut moins souple. II parla en temps et hors de temps; il ne sut ni ramper ni dissimnler ; il etonna le monde par Fin- flexibilite de son caractere. Un homme si droit n'est pas un ambitieux. Lisez quelques pages de Calvin, au hasard, et jugez-en sans parti pris; vous n'y re- connaitrez nulle part que Faccent de la conviction et de la conscience. S'il fut un ambitieux, il dut etre un hypocrite assez habile pour ne pas se dementir un seul instant. Calvin hypocrite! Ces deux motsne s'associeront jamais. Calvin, cet homme veritable- nient austere, ne connut aucun genre d'hypocrisie. Calvin fut ambitieux, dit-on ; soit; mais il le fut pour Dieu. Noble et sainte ambition du serviteur qui s'oublie pour son maitre, et n'aspire qu'a tine seule gloire, celle du devouernent. Voila le secret de cette grande vie d'apotre, de cette vie depouillee de toutes les joies dont nous sommes avides, et qui ne fut qu'un long sacrifice. Repoussons les doctrines de Calvin, hai'ssons son intolerance, blamons nettement ses brusques coleres et la hauteur de ses dedains, disons qu'il n'eut ni Fetendue d'esprit d'un vrai phi- losophe, ni la charite d'un Chretien paifait; mais reconnaissons, a sa gloire, qu'il nous ofl're un des plus grands exemples de la puissance du sentiment 120 ETUDES LITTER AIRES moral. S'il est vrai, comme le veut un philosophe, que nous ne manquions pas a nos devoirs par fai- blesse, mais par lachete, et que cette lachete soit naturelle a Fhomme, Calvin a sur ce point triomphe de la nature. II ne mourut pas pour sa foi ; il fit mieux, il vecut pour elle. Redevable a Dieu de tous ses instants, on ne le vit jamais en derober un seul a cette sainte destination. Si dans ce siecle de travail, personne ne travailla plus que lui, c'est que per- sonne ne sut se devouer cornme lui : sa passion, ce fut la passion du devoir. Cependant il reste une tache au sacrifice de Cal- vin. Les devouements humains, meme les plus beaux, ne sont jamais parfaits, et Calvin n'etait qu'un homme. II donna plus que d'autres, peut-etre ; mais, comme les autres, il retint encore quelque chose. II renonc,a pour Dieu a de legitimes desirs ; il changea pour lui tous ses projets, toute sa vie ; il ne sut pas changer son caractere. II vainquit toutes les tenta- tions du dehors ; mais non toutes les tentations du dedans. Malgre I'influence de la grace divine, mal- gre les efforts avoues de Calvin, son caractere resta toujours ce qu'il etait par nature. Meme a son lit de mort, il nous donne la preuve de sa faiblesse, en meme temps que la preuve de son repentir, et il ne demande pardon de ses anciens errements que pour y retomber aussitot. C'est que le caractere est de toutes les choses humaines ce qui peut le moins se ETUDES SUR CALVIN 121 changer. S'il y a quelque part une fatalite, c'est la qu'on la trouvera. La grace, dit-on, opere parfois ce miracle ; mais cela est rare assurement, et plus fa- cile a prouver par des paroles que pardes exemples. II arrive plutot, comme le veut un ancien proverbe, que le naturel chasse d'une maniere, revient d'une autre, en sorte que les Chretiens, meme les plus sin- ceres, ne sont pas, apres leur conversion, d'autres hommes qu'avant. Ilsont, sans doute, d'autres idees; leurs desirs n'ont plus le meme objet, ni leurs ac- tions le meme but; mais leur caractere demeure. Sur une autre route, ils gardent les memes allures ; ils marchent, comme auparavant, avec fougue ou avec lenteur, d'un pas brusque et violent, ou d'un pas doux et moelleux. G'est la ce qui est arrive a Calvin comme a d'au- tres ; mais, par malheur, les tendances naturelles de son caractere n'etaient pas en parfaite harmonie avec la foi qu'il embrassa. Ce disaccord que Ton voudrait en vain nier, ne s'effaca jamais, et c'est ce qui gate la grande figure de Calvin. II trouva pour fletrir le mal des paroles aussi severes que celles de son divin maitre ; mais il n'en eut ni la sainte compassion, ni la profonde tendresse, ni la sublime charite. II fut chretien et il resta dur de coeur. Ah ! qu'il est loin de cette touchante sympathie du Sau- veur des hommes, pleurant sur les malheurs du genre humain ! Calvin n'eut pas de larmes, meme 122 ETUDES LITTERAIRES pour ces millions de reprouves qu'il condamnait a gemir eternellement pour la plus grande gloire de Dieu. J'ai cherche dans ses ouvrages 1'expression d'un regret, et je n'ai pas su la trouver. H crut done que la moitie de 1'humanite est predestinee a des souffrances sans fin dans le sejour des remords inu- tiles ; il crut que ses parents, ses amis, peut-etre, le quitteraient pour aller prendre leur rang parmi les reprouves ; il crut qu'il pourrait gouter loin d'eux des felicites inalterables ; il crut a une lutte eter- nelle du mal et du bien, du ciel et de Tenter; il crut que Dieu n'a fait multiplier les enfants d'Adam que pour multiplier aussi les legions de Satan, et il le crut sans en soufTrir! Je concois que Ton veuille voir dans 1'Evangile cette lugubre doctrine ; je con- cois que des ames douces et tendres fassent effort pour Faccepter ; mais 1'embrasser sans se faire vio- lence a soi-meme, sans une sorte de revolte inte- rieure, s'habituer a ce triste denouement de tout ce qui se commence sur la terre, comme a la chose du monde la plus naturelle, que dis-je ? trouver a cette doctrine je ne sais quel cruel plaisir, 1'estimer douce el savoureme , voila, j'en appelle a quiconque a un co?ur d'homme, voila ce qui n'est pas humain; voila ce que le co?ur et la conscience repoussent egale- ment! Calvin s'en est montre capable; aussi n'est-il pas etonnant que le nom de ce grand homme excite Tadmiration sans eveiller la sympathie. 18^37. PENSfiES DE PASCAL PENSEES DE PASCAL' Tout n'est pas rose dans la carriere de la gloire ; le metier de grand homme a bien aussi ses epines. Voyez Pascal. On a souvent parle de ses luttes inte- rieures, rendues plus violentes par la vivacite d'im- pressions qui exaltait en lui et la puissance de jouir et la puissance de souffrir. Mais elles furent de courte duree. Leur violence meme les abregea. A I'age de trente-neuf ans Pascal succombait. II etait de la race de ces homines auxquels le genie est fatal. Que Pascal ait trouve le repos dans la mort, qu'il 1 Pensees de Pascal, disposces stir un plan nouveau. par J.-F. ASTIE. Paris et Lausanne. G. Bridel, editeur, 1857; -> vol. in-18. 126 ETUDES LITTERAIRES ait trouve dans un autre monde la reponse aux pro- blemes qui le tourmentaient, c'est ce que j'aime a croire. Mais Pascal n'est pas mort tout entier. II vit dans ses ouvrages, dans ses Pensees surtout, dont Fhistoire n'est pas moins riche en vicissitudes que celle de son genie ne le fut en epreuves secretes et douloureuses. fl y eut quelques annees d'intervalle entre sa mort et le moment oil ses amis s'occuperent serieusement a sauver de 1'oubli les fragments epars de son apologie inachevee. Ce sont presque les seules oil Pascal ait pu dormir en paix. Avec la publication des Pensees recommence pour lui toute une vie de traverses et d'orages. Obliges a des managements sans nombre, ignorant d'ailleurs la loi d'exactitude proclamee par la critique moderne, ses amis font un minutieux triage des materiaux qu'il a laisses : ils elaguent, ils corrigent, ils arrangent, ils embellissent. Puis tout un areopage de theologiens, les approbateurs neces- saires imposes par 1'intolerance du temps, s'em- parent du manuscrit. Chacun expose ses scrupules, et fait payer par quelque sacrifice sa haute appro- bation. Celui-ci redoute une phrase, celui-la en re- doute une autre, et Ton corrige encore, jusqu'a ce que 1'ouvrage paraisse assez parfait, assez modere, assez orthodoxe, pour affronter 1'examen d'un pu- blic dans lequel Pascal comptait autant d'ennemis que les jesuites avaient de creatures. On dirait un PENSEES DE PASCAL 127 marbre de Michel-Ange retravaille par le ciseau ti- mide de quelque disciple inquiet de la gloire du maitre. Le dix-septieme siecle avail embelli Pascal, il etait reserve au dix-huitieme de le travestir. II se fit un Pascal a son usage ; il laissa dans 1'ombre quelques-uns des plus beaux morceaux dans les- quels le Chretien se montrait avec trop d'avantage ; il fut soigneux de tous ceux dont pouvait profiler la philosophie, soit en les appro uvant, soit en les li- vrant an ridicule ; puis il inventa 1'histoire de 1'a- bime, faisant ainsi de Pascal un grand homme et un grand visionnaire. En lui decernant une place au Pantheon, il lui en retint une autre a 1'hopital des to us. Avec 1' esprit d'investigation dont il a donne tant de preuves, le dix-neuvieme siecle entreprit la re- cherche du veritable Pascal. II le debarrassa de tout ce que lui avait prete 1'esprit des autres, et lui rendit tout ce qu'on lui avait ote. Mais Pascal ne parut pas d'abord beaucoup gagner a redevenir lui-merne. A peine le critique dont 1'esprit toujours penetrant et toujours actif a, dans des tetnps divers, revele a la France Platon, Hegel et M mt ' de Longueville, etait-il remonte aux sources, qu'il decouvrit en Pascal, sous les dehors de I'apologete fervent, un sceptique des plus dangereux. M. C.ousin neprit point la chose en plaisanterie. II cst eclectique, et 1'eclectisme est 128 ETUDES LITTERAIRES naturellement confiant, optimiste, penetre de 1'idee qu'il y a du bon partout, et que, si ce monde n'est pas le meilleur des mondes possible, tout cependant n'y va pas pour le plus mal. Que si, comme le pre- tendent quelques philosophes morqses, insensibles aux charmes des doctrines eclectiques, elles con- duisent a ce meme scepticisme, solennellement con- damne par leur avocat le plus brillant et le plus ha- bile, ce ne peut etre qu'a leur corps defendant, et de la meme maniere que les bonnes intentions con- duisent au chemin de 1'enfer. Bref, M. Cousin re- connaissant dans Pascal un allie de Montaigne, Pousse au monstre, et d'un dard lance d'une main sure II lui fait dans le flanc une large blessure. Heureux Pascal ! Son oeuvre a reussi bien au-dela de ses esperances. II voulait amener les hommes captifs a 1'obeissance de la foi : deux siecles s'ecou- lent, et la philosophie elle-meme lui reproche de n'avoir pas assez cru. La fleche de Feclectisme avait frappe Pascal en pleine poitrine. On crut quelque temps le coeur at- teint : plus tard on s'apercut que le fer avait a peine penetre. Toutefois Pascal chancelait encore de sa blessure quand pa rut la premiere edition exacte et complete des Pensees, 1'edition de M. Faugere. Mais le nouveau Pascal devint aussitot 1'occasion d'un nouveau combat. Ce n'est pas une restauration , PENSEES DE PASCAL 1"29 s'ecria-t-on de toutes parts, c'est une destruction. Le savant historien de Port-Royal se fit 1'echo de ces plaintes : En voulant. dit-il, restituer le livre de Pascal et lo reudre a son etat primitif, on 1'a veritablement mine en un certain sens. Ges colonnes on ces pyramides du desert, comme les appelait Chateaubriand, ne sont plus debout aujourd'hui; on les a religieusement demolies. et Ton s'est attache a en remettre les pierres comrne elles etaient , gisantes a terre , a moitie ensevelies dans la carriere. a moitie taillees dans le bloc. G'est la le resultat le plus net de ce grand travail critique sur les Pensees. Le livre evidemmeiit. dans son etat de decomposi- tion, et perce a jour coinnie il est, ne saurait plus avoir aucun eff'et d'ediflcation snr le public. Comme oeuvre apologetique. on pent dire qu'il a fait son temps. I] n'est plus qu'une preuve extraordinaire deTame et du genie de 1'hojnme, un temoignage individuel de sa t'oi. Pascal y gagne, rnais son but y perd. Est-ce comme cela qu'il 1'aurait cntendu ? ' C'est-a-dire, si M. Sainte-Beuve a raison, qu'en nous rendant les pensees de Pascal on nous a de- pouilles de sa pensee. Or M. Sainte-Beuve a bien quelque pen raison. II est sur au moins que la lecture des Pensevs dans 1'edition de M. Faugei'e n'est pas du premier coup, rii pour le premier venu, une lecture edifiante. Ce sont des notes eparses, des traits detaches, des 1 SainU'-Beuve. Port Roytil, III. p. '%>. 130 ETUDES LITTERAIRES mots sou vent heureux, a 1'ordinaire hardis, parfois incomprehensibles, rarement des morceaux ache- ves ; ce sont, non pas des ruines, mais des mate- riaux dont 1'entassement confus deroute aussitot le lecteur novice. II est une grande partie du public pour laquelle les Pensees, telles que M. Faugere nous les a rendues, sont, au lieu d'un livre edifiant, un livre inintelligible et ferme. II faut, en effet, une longue habitude de Pascal et une culture d'esprit assez etendue pour se recon- naitre au milieu de ces phrases coupees, de ces fragments interrompus , pour entrevoir la place que chaque pensee pourrait occuper dans 1'ensemble de 1'oeuvre, pour dire : voila une colonne qui pourrait soutenir telle voute, voila un bloc qui aurait ete taille pour servir au couronnement de teL ou tel pi- lier; voila un fragment d'une statue qui aurait pu orner 1'autel ; ici sont les materiaux du portique, la ceux de la nef ; ici ceux du parvis, la ceux du lieu tres-saint. Desireux de rendre Pascal au grand public, tout en le commentant a sa maniere, M. Havet s'est em- pare du texte nouveau, desormais definitif, et a re- pris, ou peu s'en faut, 1'ancien plan. Au reste, il ne le donne pas comme vrai ; il le donne simplement comme plus commode. A ses yeux, il n'est pas pos- sible de retrouver le plan du grand architecte. M. Astie, le dernier editeur de Pascal, pour le mo- PENSEES DE PASCAL ment, ose aller plus loin. II veut aussi faciliter an simple lecteur 1'intelligence de Pascal ; il veut ren- dre aux Pemecx leur vertu d'edification, il aspire meme a nous en donner une edition popular re. II y a plus : il essaie de distribuo' 7e,s Pcnsees dans Cordra tiuquel Pascal Ini-meine se ftU arrete, s'il cut ete consequent et fidele jusqu'au boat a Videe-mcre de son apologie. 1 Cette idee-mere, dont il s'est tout d'abord penetre, est pour lui le ill d'Ariane dans le dedale de ces fragments immortels; elle lui explique tout ; elle lui fait decouvrir le but et la place de chaque chose; elle lui revele leplan vrai de Pascal. Voila de bien bautes pretentious. Sont-elles justi- iiees ? M. Astie a reussi, je le crois, autant du moins qu'il est possible, a rendre aux Pcnse'es ce caractere edifiant auquel, dit-il, 1'auteur eut surtout tenu, et que les truvaux critiques de ces dernieres annees menacaient de leur faire perdre.- Dans son edition, d'un format commode, joli et mesquin, comrne celui de tons les livres de poclie, la lecture suivie de Pas- cal esl plus facile, parce qu'elle est moins brisee. Le cbapitre des pensees diverses y est considerable- ment ivduit, etbeaucoup defragments, M. Astie s'en flutte avec raison, y trouvent un entourage qui les fait briller d'un nouvol eclat. G'est ainsi que le re- 1 I'rel'acr. ji. :\R. : ' [hiilcin. ETUDES LITTERAIRES marquable entretien de Pascal et de M. de Sacy sur Epictete et Montaigne, relegue par M. Faugere dans le grand tiroir des morceaux qui embarrassent par- tout ailleurs, se presents tres heureusement dans Tedition de M. Astie, en tele du second volume, c'est-a-dire en tete de 1'apologie dont il est 1'intro- duction magnifique. Mais pourquoi ne trouve-t-on pas tout a cote le recit de cette autre conversation oil Pascal initie ses amis au grand ouvrage qu'il me- dite? N'etait-ce pas la sa place naturelle? ne devait- elle pas aussi servir d'introduction? Pourquoi M. Astie le relegue-t-il a la fin ? Au reste, ce second volume, le volume important, forme bien un tout. II est distribue de telle fac,on que I'interet qui s'attache a une ceuvre d'ensemble, et qui manquait a 1'edition de M. Faugere, ne fait plus aussi completement de- faut. On sent, malgre les lacunes, que Ton avance dans une direction determinee, que Ton est parti d'un point et que Ton marche vers un autre. Ce sont encore des morceaux inacheves, et pourtant on assiste au developpement d'une pensee. Dans 1'edition Faugere se presente-t-il une phrase inter- rompue, on est arrete court ; la nuit est complete. Dans 1'edition Astie ce qui precede ou ce qui suit jette souvent un rayon de lumiere sur les mots les plus obscurs. Aussi la recommandons-nous tres vivement aux personnes qui veulent pour la pre- miere fois essaver la lecture de Pascal. Si elles PENSEES DE PASCAL 133 1'abordaient dans les deux volumes de M. Faugere elles pourraient y perdre leur temps et leur peine. Se familiariser avec Pascal n'est pas une chose si aisee : M. Astie la facilite. Apres quoi M. Astie nous permettra-t-il de ne plus nous servir de son edition, des que nous aurons acheve d'en rendre compte? Nous la recommandons au grand public; mais en souhaitant qu'il puisse un jour s'en passer, et nous la deconseillons nettement aux anciens amis, aux intimes de Pascal. Pour nous, nous resterons fidele a M. Faugere : si jamais nous consultons 1'edition de M. Astie, ce ne sera pas pour Pascal, mais pour M. Astie. Le grand defaut de cette edition, je parle ici pour les intimes, est que 1'ordre d'apres lequel les pen- sees sont distributes, constitue a lui seul une inter- pretation de Pascal. C'est un ouvrage dont deux au- teurs peuvent reckoner la propriete ; il est en partie de Pascal, en partie de son editeur. C'est un Pascal- Astie. Ce defaut, dira-t-on, se retrouve dans I'ecli- tion Faugere. J'en conviens. M. Faugere, en effet, cherche aussi le plan de 1'edifice et tente de le re- construire; mais il a si mediocrement reussi que 1'insucces meme de sa tentative en dirninue les in- convenients. Malgre ses essais de restauration, de nombreux materiaux sont restes gisants sur le sol, sans se dresser en murailles, en von lignage. Mais, avant toutes choses, respect oils Pascal : n'alterons pas cette grande figure. Ilefusons |ioiir lui 1'honneur (Tune pareille posterite, s'il laut, [)our ([u'il 1'obtienne, meler a son sang quelques gonlles d'nn sang el ranger. 144 ETUDES LITTER AIRES M. Astie conserve lui-meme quelques doutes sur son interpretation de Pascal : Pascal, dit-il, resta bien a certains egards homme de son temps, et on pourrait se demander s'il etait completement degage de tous les prejuges courants. Malgre la force deci- sive de la preuve interne, qui est entierement en faveur de 1'arrangement propose, on pourrait peut- etre hesiter a 1'adopter si quelques indications de Pascal lui-meme rie prouvaient que, s'il ne s'etait pas encore definitivement arrete a ce plan, il F avail du moins entrevu. Et aussitot M. Astie cite une note dans laquelle Pascal distribue ainsi ses mate- riaux. Preuves de la religion : morale, doctrine, miracles, propheties, figures. 1 Sur cette note, M. Astie triomphe : C'est la justement, s'ecrie-t-il, le plan que nous avons suivi. Puisque M. Astie s'appuie sur les indications de Pascal, examinons-les d'un peu pres. Les notes de Pascal, rangees par M. Faugere et par M. Asite dans le chapitre Ordre, sont peu nom- breuses et generalement obscures. II en est meme quelques-unes dont je renonce a decouvrir le sens. Pascal ne les avait ecrites que pour lui ; il n'y a rien d'etonnant si elles ne sont pas claires pour nous. Parmi celles qui se laissent comprendre, j'en trouve qui me demontrent que Pascal hesita longtemps sur 1 Preface, p. 34. PENSEES DE PASCAL 145 la forme meme qu'il devait adopter. Les unes par- lent d'une serie de lettres, d'autres indiquent une suite de dialogues, d'autres enfm mentionnent des chapitres. Rien dans ces notes n'etablit que Pascal ait choisi entre ces formes diverses. Cela seul m'avertit qu'il ne faut pas en attendre grand'chose pour 1'eclaircissement de la pensee de Pascal. Si elles out du prix, c'est bien plutot parce qu'elles en revelent les fluctuations. Mais voici qui est plus fort. Si, laissant de cote celles qui ne concernent que des morceaux detaches, des chapitres, nous envisageons' celles qui ont une portee generate, nous y trouve- rons non-seulement des traces d'hesitation, mais des contradictions formelles. Deux de ces notes sem- blent devoir indiqner le plan de la seconde partie. L'une, celle que cite M. Astie, met en premiere ligne la morale, en seconde la doctrine, et reserve la der- niere place aux preuves externes, miracles, prophe- ties et figures ; 1'autre range les preuves en douze categories : au n 4, nous trouvons Jesus-Christ ; au n" 7, le peuple juif ; au n 10, la doctrine ; l au n 11, la saintete de la loi chretienne. Si ce ne n'est pas la une contradiction flagrante, c'est quelque chose qui en approche beaucoup. Une seule note est relative au plan de I'oeuvre tout entiere. Elle nous apprend 1 Pascal dit : la doctrine qui rand raison de tout. Si ce n'est pas la doctrine chretienne dans son ensemble, que sera-ce ? < ','est le seul numV'ro ou la doctrine soit mentionnee. 10 146 ETUDES LITTERAIRES que la premiere partie devait trailer de la misere de 1'homme sans Dieu, et prouver par la nature meme que la nature est corrompue; tandis que la seconde devait trailer de la felicite de 1'homme avec Dieu, et prouver par FEvangile qu'il y a un reparateur. Or, cette note aussi, sur laquelle se sont appuyes MM. Faugere et Astie pour etablir la division princi- pale de 1'ouvrage, est attaquable de par Pascal lui- meme. Qu'on lise, en effet, le celebre entretien dans lequel Pascal exposa le plan des Pcnsecs, et que nous a conserve Etienne Perier, cet entretien que M. Sainte-Beuve a essaye de faire revivre, et sur le- quel M. Astie semble redouter d'appeler Fattention, et Fon verra que la premiere partie devait sans doute etablir la misere de 1'homme, mais qu'il etait reserve a la seconde d'en etablir la corruption. La note sur laquelle M. Astie insiste surtout prete a plus d'une question. Que veulent dire ces mots laconiques : morale, doctrine, miracles, propheties, figures ? A quelle intention Pascal les a-t-il jetes sur le papier? Expriment-ils la vraie pensee de Pascal ? Est-ce 1'indication de Fordre qu'il suivra ou d'un ordre qu'il suppose possible? A quelle dateremon- tent-ils? que signifie ce mot de morale? Le clia- pitre de la morale doit-il necessairement comprendre celui de Jesus-Christ? Qu'y a-t-il enfin dans cette note, la moins explicite de toutes, qui lui donne le droit de passer avant toutes les autres? Jusqu'a ce PENSEES DE PASCAL que M. Astie ait eclairci tous ces points, nous sui- vrons 1'exemple de M. Sainte-Beuve; nous cherche- rons dans 1'entretien dont nous parlioris tout a 1'heure une revelation du plan de Pascal d'un plus haut prix que les lumieres incertaines tirees de quelques notes mysterieuses et contradictoires, comme les oracles de 1'antiquite. Or cet entretien menace fort le systeme du nouvel editeur, car il nous montre Pascal partant des livres de Mo'ise, et n'abordant le Nouveau Testament qu'apres avoir parcouru I'An- cien. Les temoignages de Pascal sont pen favorables a M. Astie. S'il peat citer quelques mots a Fappui de sa these, il y en a plusieurs qui la refutent. Mais qu'importe? Nous-meme, on le sait, nous ne comp- tons guere sur les indications de Pascal ; si nous les invoquons dans ce moment, ce n'est que pour enlever a 1'editeur un avantage qu'il croit avoir. Au reste, M. Astie pent fort bien s'en passer. II ne cher- che pas le plan que Pascal s'est propose, mais bien celui ([u'il aurait du se proposer s'll ei)l, eld conse- quent. II veut perfectionner Pascal. Mais quoi ? cette transition si logique et si saisis- sante, le plus elotjuent des ecrivains ne l'aurait-il done pas aperoue'? Kt Vinet, qui n'etaitpas non plus un ecrivain mediocrement eloquent, Vinet qui s'est occupe si longtemps et avec tant d'amour de Pas- cal, et qui, de ses deux mains, a deploye devant 148 ETUDES LITTERAIRES tous la banniere que suit M. Astie, pourquoi done a- t-il laisse a d'autres 1'honneur d'une si grande de- couverte ? Serait-ce par hasard que cette transition n'est ni aussi logique, ni aussi saisissante que le suppose M. Astie? M. Astie ne songe qu'a Fexcel- lence des preuves internes ; il voit toutes choses au travers de cette idee favorite ; il y rapporte tout ; il faut que tout cadre avec elle. Je crains fort que cette preoccupation exclusive ne 1'ait trompe. Le plan que M. Astie attribue a Pascal est-il logi- que ? Je ne sais si je m'abuse, mais je crois aperce- voir un point oil il manque un anneau a la chaine, je devrais dire plutot un point oil un bout de corde supplee aux anneaux de fer. Le morceau que j'ai emprunte tout a 1'heure a M. Astie m-'a servi a le decouvrir. II semble d'abord, a 1'entendre, que la premiere partie de 1'oeuvre de Pascal se termine et se resume par ces foudroyantes paroles : S'il s'a- baisse, je le vante ; s'il se vante, je 1'abaisse. Mais plus loin on voit que M. Astie donne beaucoup plus d'etendue aux prolegomenes de Pascal. Apres avoir, dit-il, humilie Fhomme en lui montrant sa grandeur et sa misere, Pascal lui donne le coup de grace en lui arrachant un aveu de chute. La pre- miere partie est done terminee Oui, mais pour- quoi ne Fetait-elle pas quelques lignes plus haut, au moment oil Fhomme attendait avec anxiete le mot de Tenigme? Pourquoi encore ce coup de grace? II PENSEES DE PASCAL 149 est fort utile a 1'editeur, mais est-il bien de Pascal ? Que 1' etude de la nature humaine conduise Pascal a reconnaitre en elle des besoins qu'elle est impuis- sante a satisfaire, rien de plus naturel, rien de plus legitime ; mais qu'elle le conduise encore a 1'idee de la. chute, c'est-a-dire a 1'idee qui explique la contra- diction dont s'etonne Pascal, c'est ce que je nie. L'idee de la chute est une idee religieuse donnee par 1'Evangile, et immediatement applicable a la na- ture humaine, sans doute, mais a laquelle 1'homme, Pascal du moins doit le croire, n'est pas arrive par ses seules forces. II n'y a que le Chretien qui, des contradictions de sa nature, ait conclu aussitot qu'il est dechu ; 1'Evangile lui a appris a les expliquer ainsi. Or Pascal ne s'adresse pas au Chretien ; il ne veut pas convaincre celui qui est deja convaincu ; il s'adresse a 1'incredule, et veut 1'obliger a croire. Dans cette supposition, qui est bien celle qu'accepte Pascal, il ne pent pas passer sans intermediate de 1'idee de ces contradictions a 1'idee de la chute. De 1'une a 1'autre le passage est long, difficile ; il faut jeter un pout entre elles, et c'est snr ce pont meme quo Pascal doit livrei 1 le combat decisif. Les con- tradictions de rhornme, voila le probleme ; la chute, en voila la solution chretienne : or la solution du probleme ne saurait etiv introduite subrepticement dans le probleme lui-rneme, a titre de coup de grace. L'truvre de Pascal et de Tapologie tout en- 150 ETUDES LITTERAIRES tiere serait singulierement facilitee s'il etait permis d'insinuer adroitement la reponse dans la question. Mais la logique repousse energiquement ce procede trompeur et commode. II n'y a pas deux logiques : une pour la science chretienne, 1'autre pour la science profane. Si done la premiere partie se termine. comme cela nous parait necessaire, par le tableau de notre misere et de notre grandeur, Pascal ne peut pas sauter a pieds joints par-dessus 1'Ancien Testament tout entier. II faut qu'il ouvre le livre sacre a la pre- miere page pour y apprendre de la bouche de Moise que si 1'homme est si grand, c'est qu'il a ete cree a 1'image de Dieu, et que s'i) est si petit, c'est qu'il est dechu. Gombien est plus logique le plan attribue a Pascal par Etienne Perier, d'apres le temoignage de Pascal lui-meme. II commenca d'abord, dit Etienne Perier, par une peinture de 1'homme, ou il n'oublia rien de tout ce qui le pouvait faire connaitre, et au-dedans et au de- hors de lui-meme, jusqu'aux plus secrets mouvements de son coeur. II supposa ensuite un homme qui, ayant toujours vecu dans une ignorance generale, et dans 1'indifference a 1'egard de toutes choses, et surtout a 1'egard de soi-meme, vient enfin a se considerer dans ce tableau et a examiner ce qu'il est. II est surpris d'y decouvrir une infinite de choses auxquelles il n'a ja- rnais pense, et il ne saurait remarquer sans etonne- ment et sans admiration tout ce que M. Pascal lui fait PENSEES DE PASCAL 151 sentir de sa grandeur et de sa bassesse, de ses avan- tages et de ses faiblesses, du peu de lumiere qui lui reste et des tenebres qui 1'environnent presque de toutes parts, et enfln de toutes les contrarietes eton- nantes qui se trouvent dans sa nature. II ne peut plus, apres cela, demeurer dans I'indifference, s'il a tant soit peu de raison, et quelque insensible qu'il ait ete jusqu'alors, il doit souhaiter, apres avoir airisi connu ce qu'il est, de connaitre aussi d'ou il vient et ce qu'il doit devenir. Voila qui est clair. Pascal ne conclut pas des con- trarietes de la nature humaine a 1'idee de la chute, mais a 1'impossibilite de l'indifference, ce qui est bien autre chose. Continuous. M. Pascal I' ay ant mis dans cette disposition de cher- cher a s'instruire sur un doute si important, il 1'adresse premierement aux philosophes II lui fait ensuite parcourir tout I'univers et tous les ages, pour lui faire remarquer une infinite de religions qui s'y rencon- trent Inutile de dire qu'il n'a pas de peine a lui en mon- trer la vanite. Peu de mots lui suffisent pour cela ; il n'a qu'a lui faire voir combien 1'homme, tel que I'ont connu ces religions et ces philosophies, res- semble peu a 1'homme tel (ju'il vient de le lui re- veler. Enfii), il lui fait jetcr les yeux xur le peu/ilc juif, et il lui en fait observer des circonstances si extraordi- naires, qu'il attire facilement son attention. Voyez que de precautions. Pascal ne fait pas un pas sans assurer sa inarche ; il n'affirme rien en- 152 ETUDES L1TTERAIRES core, il se borne a eveiller Fattention. La je recon- nais 1'auteur des Provinciates. Apres lui avoir represente tout ce que ce peuple a de singalier, il s'arrete particulierement & lui faire re- marquer un livre unique par leqnel il se gouverne, et qui comprend tout ensemble son histoire, sa loi et sa religion. A peine a-t-il ouvert ce livre, qu'il y apprend que le monde est 1'ouvrage d'un Dieu, et que c'est ce meme Dieu qui a cree 1'homme a son image Quoi- qu'il n'ait rien encore qui le convainque de cette ve- rite, elle ne laisse pas de lui plaire. Remarquez de nouveau comme tous les ecarts sont soigneusement evites ; pas un mot qui depasse la conclusion strictement legitime, pas un mot qui anticipe. Pascal non-seulement n'ose pas encore affirmer la chute ; il n'ose pas meme affirmer que Dieu a cree I'homme et qu'il 1'a cree a son image. Ge qui 1'arrete en cet endroit, c'est de voir, par la peinture qu'on lui a faite de I'homme, qu'il est Men eloigne de posseder tous ces avantages, qu'il a du avoir lorsqu'il est sorti des mains de son auteur. Mais il ne demeure pas longtemps dans ce doute, car des qu'il poursuit la lecture de ce meme livre, il y trouve qu'apres que I'homme eut ete cree de Dieu dans 1'etat d'innocence et avec toutes sortes de perfections, la premiere action qu'il fit fut de se revolter centre son Greateur, et d'employer tous les avantages qu'il en avait recus pour 1'offenser. Apres cela, Pascal n'estime point encore son homme convaincu ; il ne traite pas si legerement ce coup de grace, qui ne coute qu'une ligne a M. Astie. PEN SEES DE PASCAL 153 II ne pense pas avoir fait autre chose que de depo- ser un germe heureux dans 1'esprit de son adver- saire ou plutot de son disciple ; il n'attend la con- viction que de la suite des preuves qui vont, en s'entassant, se fortifier les unes par les autres, et qui ameneront enfm Pascal, mais beaucoup plus tard, quand 1'oeuvre de preparation sera terminee, a de- chirer violemment le voile du sanctuaire, et a mon- trer Christ sur la croix dans toute sa gloire et dans tout son abaissement. Je ne donne pas ce plan comme le plan vrai et definitif. Sur ce point, je n'affirme rien. Je le donne seulement comme plus conforme a 1'idee que je me fais du genie de Pascal. Je le demande a M. Astie lui-meme, cette marche lente, mais sure et gra- duelle, n'est-elle pas infiniment plus logique que celle qui est indiquee dans ces paroles un peu va- gues : Apres avoir humilie 1'homme Pascal lui donne le coup de grace en lui arrachant un aveu de chute '? Sans doute, tout n'est plus sacrifie a 1'in- violable preeminence des preuves internes ; mais si le plaidoyer de Pascal y gagne en force reelle, qu'importe? D'ailleurs, quelle idee se fait M. Astie de cette preeminence dont il se constitue le cham- pion'? Je ne sais ; j'ai grand'peur de lui faire tort, car M. Astie, que je suis heureux de connaitre per- sonnellement, est un homme de cocur et d'esprit ; mais il me semble vraiinent qu'elle consiste dans 154 ETUDES LITTERAIRES Phormeur qu'il revendique pour elles de passer les premieres. On dirait un droit de preseance, comme ceux que reclame Saint-Simon, Oil en seraient les ecrivains, s'ils allaient des aujourd'hui etre tenus de faire defiler leurs arguments par rang de taille ? Ciceron ! qu'est devenue ta rhetorique ? II y a plus ; j'ose croire que, dans le plan de Pas- cal developpe par Etienrie Perier, il y a une transi- tion bien autrement saisissante que celle dont on nous parle aujourd'hui. Autour de son disciple, Pas- cal entasse ruines sur ruines ; il le plonge dans la plus profonde obscurite; il se plait a epaissir les tenebres ; puis, quand 1'attente et 1'effroi sont au cornble, quand Fhomme est bien convaincu qu'en lui et autour de lui il n'y a que confusion, mysteres, obscurites, au lieu de lui montrer brusquement le soleil, precede dangereux, plus propre a eblouir qu'a eclairer, il lui fait voir dans la nuit qui 1'entoure un point, un seul point lumineux, et c'est sur ce point unique que se concentrent aussitot toute 1'at- tention, toutes les esperances, toutes les inquietudes. Que deviendra-t-il ? Est-ce un feu follet qui va s'eteindre ? Va-t-il subsister et grandir ? D'oii vient- il? Est-ce bien le soleil? Est-ce bien la lumiere? Ceci est mieux qu'une transition ; c'est tout un drame. Comme les grands orateurs, Pascal, qui me- prisait la poesie, est poete. L'enchainement logique le plus serre va lui fournir la matiere d'une sorte de PENSEES DE PASCAL 155 tragedie, et d'une tragedie saisissante, car c'est la destinee de 1'homme qui s'y joue sous nos yeux, et c'est au Calvaire que nous conduira le denouement. II y a dans Pascal quelque chose de Descartes et quelque chose de Shakespeare. La plan de M. Astie. nous parait contraire au mouvement logique ; il ne Test pas inoins, selon nous, au mouvement oratoire. M. Astie invoque le genie de Feloquence qui inspirait si heureusement Pascal; nous i'invoquons a notre tour centre lui. G'est memo a cet ordre de considerations que nous empruntons notre objection la plus forte. M. Astie nous pardonnera-t-il d'avoir viole les preceptes de sa rhetorique, en la reservant pour la derniere '? Si Pascal eut mis immediatement le pecheur au- quel il a devoile sa misere en presence de 1'homme- Dieu, quelle puissance an rait eue la derniere partie de 1'tpuvre, dans laquelle il serait revenu sur ses pas pour parler des proprieties, des miracles et des iigures? II peut en parlei' avant d'avoir approche du lieu tres saint; 1'interet dramatique, (juMl a trouve le secret d'exciter, clonne du prix a tout ce qui vient fortifier ce rayon de lumiere, tout a coup decouvert dans les tenebres. Mais plus tard, quand le but est atteint, quand le soleil nous a etc montre, quand la puissance de la preuve interne a dissipe tons les doutes, a quoi bon ces lurnieres nouvelles et incer- taines qui s'eclipsent devant le grand astre ? a quoi 150 ETUDES LITTERAIRES bon toutes ces preuves surerogatoires ? a quoi bon, apres I'argument decisif, des arguments dont la force plus contestable ne servirait qu'a ebranler la conviction ? La conscience a fait entendre sa grande voix. A quel oracle vous adressez-vous encore? quel prophete sera digne de parler apres elle ? Dans de pareilles circonstances, une dissertation necessairement froide et calme sur le peuple juif, la revelation, les prophetes viendrait-elle done plus a propos ? Pascal ne serait-il plus coupable alors d'a- bandonner le champ de bataille apres avoir rem- porte la plus glorieuse victoire, et de briser 1'epee a deux tranchants qui vient de lui servir a prosterner ses adversaires a ses pieds pour recourir a la pe- sante armure de 1'apologie ordinaire? Soyons consequents. Voulez-vous, oui ou non, reseller une petite place aux preuves historiques ? Si vous voulez les exclure, dites-le ; sinon, oil les placerons-nous ? J'en suis vraiment fort en peine. Pascal essaie-t-il de les employer a Tentree de la seconde partie, on le lui interdit, sous pretexte que la premiere etant toute morale, il descendrait des hauteurs de la preuve interne aux lieux communs des vulgaires apologistes. Mais que serait-ce done quand il serait parvenu jusqu'aux plus hauts som- mets de 1'apologie chretienne, quand il aurait gravi le coteau du Calvaire poury coritempler Christ sur la croix ? Ah ! c'est alors que la chute serait com- PENSEES DE PASCAL 157 plete ! Pour preter une pareille inconsequence a un tel homme, il faut, c'est vous qui le dites, il faut ab- solument y etre force. Je crains fort que, dans le systems de M. Astie, il n'y ait place nulle part pour les developpements historiques, et que, pour rendre Pascal consequent avec lui-meme, il ne soit oblige d'en retrancher la moitie. Mais ce dont je crois etre sur, c'est que si Pascal eut ete fidele au plan qu'on lui impose, il eut termine d'une maniere pale et languissante. Orl'au- teur des Provinciates n'avait pas coutume de termi- ner ainsi. Qu'on Use Pascal dans 1' edition de M. Astie. Cette lecture, ou je m'abuse etrangement, confirmera tout ce que j'avance. Au lieu de conclure avec autorite, Pascal s'allonge indefiniment sur des sujets d'une importance secondaire, en comparaison de ceux qu'il vient d'aborder. II termine, non en posant la clef de voute, mais en travaillant a consolider 1'edi- fice par des etais exterieurs. Le lecteur s'impatiente. Jl y a des choses fort remarquables dans ce que dit Pascal du peuple juif, mais dans le Pascal de M. As- tie elles perdent une grunde partie de leur prix, tant il est vrai que les belles choses elles-memes ont besoin d'etre a leur place. Ce n'est pas une tache facile que de refaire IVeu- vre de Pascal. Ce grand homme avait la main sou- pie et forte. Son apologie n'est pas tant d'un theo- J58 ETUDES LITTERAIRES logien que d'un hornme et d'un artiste. Pour lui, defendre une cause, ce n'est pas simplement expo- ser les motifs sur lesquels elle fonde son droit ; c'est toute une ceuvre de strategic qui demande des me- nagements infmis, une habilete consommee a pro- fiter des accidents du terrain et des points faibles de 1'adversaire, a employer tour a tour et au juste moment 1'autorite et i'adresse, a mettre en oeuvre toutes les ressources de Fattaque et de la defense, jusqu'a ce que la cause soit gagnee et gagnee sans retour. Pascal est un grand tacticien. C'est un trait de son genie que les deux volumes de M. Astie ne font guere ressortir. Un juge competent, done d'un sens critique tres fin, M. le professeur Yulliemin, apres avoir, il y a quelque temps deja, analyse 1'ouvrage de M. Astie, concluait ainsi : II nous semble. s'il etait encore au milieu de nous, voir M. Vinet. 1'interprete le plus intelligent et le plus sympathique qu'ait encore eu Pascal, sourire a cette edition qu'il a inspiree. et que M. Astie a consacree a sa memoire benie : On m'a pris mon Pascal , disait-il en parlant de je ne sais laquelle des editions qu'il a connues ; Pascal, dirait-il, s'il avail celle-ci en main, mon Pascal m'a ete rendu. l Vinet parlerait-il vraiment ainsi? J'ai peine a le croire. 11 serait heureux sans doute de voir Pascal 1 Revue chretienne, novembre 1857. PENSEES DE PASCAL 159 etudie avec amour ; rnais il n'admettrait pas, que je sache, le brusque et malheureux passage essayepar M. Astie entre les deux parties des Pensees, et sur lequel M. Vulliemin, rnalgre la bienveillance de sa critique, ne se prononce qu'avec hesitation. Vinet etait trop artiste lui-meme ; il avait d'ailleurs un sentiment trop exquis de 1'art de Pascal, pour per- mettre qu'on y portat la moindre atteinte, fut-ce au nom des convictions qui lui etaient le plus cheres. Pour nous, apres la lecture du nouveau Pascal, nous sommes restes sous une impression penible. Si cette edition devait etre definitive, si elle devait supplanter toutes les autres, nous n'aurions plus cfu'a dire avec Vinet : On m'a pris mon Pascal. - Voila pourquoi nous reclamons. II Dans la preface de son edition des Petisees, M. Astie se demande si Fargumentatioii de Pascal 'a fleclii sur aucun point. Pour qifelle n'eut pas lleclii, apres avoir etc' 1 1'objet de tant d'attaques, il t'audrait qu'elle tut bien forte. Tour ii tour battue en breche par 1'artillerie legere de Voltaire, et par les lourdes mais puissantes battei'ies tie la critique alle- 160 ETUDES LITTERAIRES mande, elle peut, si elle est encore debout, passer, a juste litre, pour une citadelle inexpugnable. M. Sainte-Beuve s'etait deja pose cette question en examinant les pieces du proces inlenle a Pascal par Voltaire : Pour moi, disait 1'heureux philosophe du dix-liui- tierne siecle, quand je regarde Paris ou Londres, je ne vois aucune raison pour entrer dans ce desespoir dont parle M. Pascal ; je vois une ville qui ne ressem- ble en rien a une ile deserte ; mais peuplee, opulente, policee, et ou les hornmes sont heureux autant que la nature humaine le comporte. Quel est I'homme sage qui sera plein de desespoir parce qu'il ne sait pas la nature de sa pensee, parce qu'il ne connait que quel- ques attributs de la matiere ? Le fort de la polemique de Voltaire est la, ajoute M. Sainte-Beuve, dans cet argument qui a pourtant 1'air relache. Pascal lui-me'me ne l'a-t-il pas reconnu et exprime a sa maniere, quand il a dit : La couturae fait nos preuves les plus fortes et les plus crues : elle incline Yautomate, qui incline 1'esprit sans qu'il y pense ? II est bien vrai, en effet que le jour ou, soit ma- chinalement, soit a la reflexion, 1'aspect du monde n'offrirait plus tant de mystere, n'inspirerait plus surtout aucun effroi; ou ce que Pascal appelle la perversite humaine ne semblerait plus que Petal na- turel et necessaire d'un fonds mobile et sensible ; oil, par un renouvellement graduel et par un elar- gissemenl de 1'idee de moralite, Pactivile des pas- sions et leur satisfaction dans de certaines limites PENSEES DE PASCAL 161 sembleraient assez legilimes ; le jour oil le cceur humain se flatterait d'avoir comble son abime ; oil cette terre d'exil, deja riante et commode, le serait devenue au point de laisser oublier toute patrie d'au-dela et de paraitre la demeure definitive, ce jour-la 1'argumentation de Pascal auraflecbi. Elle aura flechi, toute forte qu'elle est, et plus aise- ment que sous la lutte et sous la tourinente, commo une neige rigide se trouve fondue un matin aux rayons du soleil, comnie le manteau glisse doncement de 1'epaule du voyageur attiedi. Mais la maniere de juger depend beaucoup ici de la maniere de sentir, et c'est a chacuri de voir si un tel jour est on n'estpas en train d'arriver. l J'ai beaucoup lu le Port-Royal de M. Sainte-Beuve ; jamais je ne suis tombe sur cette page bardie et prudente, sans la relire, et sans faire a part moi nombre de reflexions. La critique de M. Sainte-Beuve ressemble a la patte du leopard. Elle se promene douce et veloutee sur le corps de sa victime; elle en dessine, elle en caresse toutes les formes : quand elle louche a quel- lout sc/(.s. n'en est pas moins notre gloire, notre grandeur, notre dignite. La pensee humaine peut avoir d'etranges defauts, mais qu'elle est grande par sa nature! L'univers peut s'armer pour ecraser 1 /V(.sdit. Astio. TI, p. l'2'->. 174 ETUDES LITTERAIRES 1'homme ; mais quand I' univers. I'ecraserait, I'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt; et I'avantage que I' univers a sur lui, I' univers n'en sait rien Par I'espace I' univers me comprend et m'engloutit, mais par la pense'e je le comp fends. l Singuliere contradiction! Par sa nature, par ses besoins kernels, la raison est le plus incontestable de nos titres de noblesse ; par ses ceuvres, elle nous eree sans cesse des titres au ridicule. L'homme est ainsi fait que ses oeuvres partout contredisent ses aspirations. Le savant cherche le vrai; est-il un vrai savant qui ne soit pas convaincu de son ignorance ? Les nations soupirent apres la justice, et serefugient entre les bras de la force. L'homme cherche le bon- heur et ne le trouve pas. Le bonheur qui nous vient du dehors a peu de prix ; il ne depend pas de nous ; il peut nous etre enleve d'un moment a 1'autre. Les sources du vrai bonheur sont, avec les sources de la vie, dans le cceur de l'homme. Mais I'homme n'ose pas rentrer en lui-meme; au lieu d'y trouver 1'ordre et la paix, il n'y rencontrerait que desordre et confusion. Aussi, que fait-il ? II n'apaise pas cette soif de bonheur qui le devore, il la trompe. On charge les hommes, des 1'enfance, du soin de leur honneur. de leur bien, de leurs amis, et encore du 1 Pensees de Pascal, edit. Astie, II, p. 177. PENSEES DE PASCAL 175 bien et de 1'honneur de leurs amis. On les accable d'affaires, de 1'apprentissage des langues et des scien- ces, et on leur fait entendre qu'ils ne sauraient etre heureux sans que leur sante, leur honneur, leur for- tune et celle de leurs amis soient en bon etat, et qu'une seule chose qui manque les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser des la pointe du jour. Veil a, direz-vous, une etrange maniere de les rendre heureux! Que pour- rait-on faire de mieux pour les rendre malheureux? Comment! ce qu'on pourrait faire? 11 ne faudrait que leur oter tous ces soins; car alors ils se verraient, ils penseraient a ce qu'ils sont, d'ou ils viennent, ou ils vont ; et ainsi on ne pent trop les occuper et les detourner; et c'est pourquoi, apres leur avoir tant prepare d'affaires, s'ils ont quelques tomps de relache, on leur conseille de 1'employer a se divertir, a jouer, et a s'occuper touj ours tout entiers. 1 Le divertissement est la fausse monnaie du bon- heur; le coeur humain s'en paie tant bien que mal. Faute de pouvoir nous delivrer de la mort, de la misere, de 1'ignorance, nous nous sommes avises de n'y plus penser. L'homme qui se divertit est un mal- heureux qui fait effort pour se distraire; c'est un oondamne a rnort qui joue an pifjnct pour chasser la pensee du supplice. Est-il un spectacle plus derisoire que celui de 1'homme en quete du bonheur ? Oui, celui des nations en quete de la justice. L'homme a besoin de justice; mais ce besoin, 1 /V//.sr<>.s (/-' / J .s(V(/. .'-(lit. Asfii'. II, p. l.Vj. 176 ETUDES LITTER AIRES comme tous les autres, il n'est pas capable de le satisfaire. Pour suivre la justice, il faudrailla connai- tre ; mais il n'est presque rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualite en changeant de climat. Trois degres d'elevation du pole renversent toute la jurisprudence. Un meridien decide de la verite; en peu d'annees de possession, les lois fondamentales chan- gent ; le droit a ses epoques. L'entree de Saturne au Lion nous marque 1'origine d'un tel crime. Plaisante justice qu'une riviere borne ! Verite en deca des Pyre- nees, erreur au dela. l Ce n'est pas tout : pour que la justice regne il faut que la force lui soit docile ; mais la force ne se laisse pas manier aisement. Comment faire pour unir ces deux puissances? Si Ton ne peut pas mettre la force entre les mains de la justice, il faudra bien mettre la justice entre les mains de la force. Les choses du monde les plus deraisonnables de- viennent les plus raisonnables, a cause du deregle- ment des hommes. Qu'y a-t-il de moins raisonnable que de choisir pour gouverner un Etat le premier fils d'une reine ? On ne choisit pas pour gouverner un bateau celui des voyageurs qui est de meilleure mai- son ; cette loi serait ridicule et injuste. Mais parce qu'ils le sont et le seront toujours (ridicules et injustes), elle devient raisonnable et juste. Gar qui choisira-t-on ? Le plus vertueux et le plus habile ? Nous voila inconti- nent aux mains : chacun pretend etre le plus vertueux et le plus habile. Attachons done cette qualite a quel- 1 Pen sees de Pascal, edit. Astie. II, p. 136. PENSEES DE PASCAL 177 que chose d'incontestable. C'est le fils aine du roi; cela est net, il n'y a point de dispute. 1 Et pourtant, cette preoccupation du bonheur et de la justice est, comme la pensee, le signe manifeste de notre noblesse et de notre dignite. L'homme est petit en ce qu'il place le bonheur dans le divertissement et la justice entre les bras de la force; mais detelles erreurs temoignent de sa haute origine. Chercher le bonheur ou il n'est pas, c'est encore le chercher; justifier les exces de la force, c'est encore rend re temoignage a 1'iclee de justice. De semblables fai- blesses ne sont pas des faiblesses roturieres ; ce sont Ainsi 1'homme a merite tout ce qu'il s'est prodi- gue d'insultes ct de flatteries. Malgre la vue de ses maux ijii'i If ticnttfid a la , il a un instinct qui I'eleve et un instinct plus fort que lui. Plus 1'homme a de lumiere, plus il decouvre en lui de grandeur et de bassesse. Pascal I'eleve ou 1'abaisse, suivant qu'il s'abaisse ou s'eleve, et If conh-fd'd toujoiirs jusqu'a co qu'il romprcnne qu'il cst u>i nioiistre incompre- hensible. Quelle chimere est-ce done que riioinme ? s'ecrie Pascal epouvante. Quelle nouveaute, quel monstre, ipiel chaos, quel sujet de contradiction, ({uel prodige ! Juye dt; toutcs choses, imbecile ver de terre. deposi- taire du vrai. cloaque d'incertitude et d'erreur. gloire * Pens< ; cx usr.nl, ('(lit. Astii'-. II. i.. 14'.. 178 ETUDES LITTERAIRES et rebut de 1'univers. Qui demfilera cet embrouille- ment? 1 Tel est, en quelques mots, le sombre et magnifique tableau par lequel s'ouvre le livre des Pensees. Invec- tive, haute ironie, dialectique ecrasante et sabtile : Puscal y deploie toutes les ressources de son genie. Sa force est dans la puissance de ses sentiments. Jamais homme ne sentit plus profondement, jamais liomme ne parla avec plus d'autorite. M me de Sevi- gne ne dit-elle pas de Bossuet que ce grand orateur se battait avec son auditoire,. et que chacun de ses sermons etait un combat a mort ? Cet eloge est bien plus directement applicable a Pascal. Pascal attaque 1'homme de haute main, et le terrasse jusqu'a ce qu'il s'avoue vaincu. La resistance est vaine. Avec un pareil jouteur, on ne se mesure pas longtemps : il faut fuir ou se soumettre. Les invectives dont Rousseau accable 1'homme et la societe, malgre ce qu'elles ont de fier et d'inattendu, malgre ce qu'elles ont parfois de tres legitime, ne produisent pas le rneme effet. On resiste a Rousseau ; on peut le lire en lui refusant toute adhesion. Je ne crois pas qu'il soit facile de lire les fragments de la premiere partie des Pensees sans etre subjugue. II y a souvent, dans les plus eloquentes paroles de J.-J. Rousseau je ne sais quel souffle de rhetorique. On se demande s'il 1 Pensees de Pascal, edit. Astie, II, p. 195. PENSEES DE PASCAL 179 ne joue pas un role ; des lors, 1'efTet est manque ; on applaudira, rnais on ne sera pas saisi. Rien de sem- blable dans Pascal. Son invective est plus bardie et plus insultante que celle de Rousseau, mais elle n'est jamais suspecte. Ce n'est pas Fecrivain, c'est 1'homme qui parle. On prend garde non a 1'energie de ses discours, mais a la force de ses raisons. On n'ap- plaudit pas, on est atterre. Pascal et Rousseau sont amers tous deux, mais non pas de la meme maniere. II n'est pas rare que 1'ironie de Rousseau soit froide : celle de Pascal jaillit brulante; il soutl're en insultant 1'homme; il se tairait s'il le pouvait. De la je ne sais quelle amerepoesie qui manque aux coleres de Rous- seau. Cbild-Harold a-t-il des strophes plus lamenta- bles : G'est une chose horrible de sentir ecouler tout ce qu'on possede. 1 Hamlet a-t-il des paroles plus poignantes : Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comedie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tete, et en voila pour jamais. - Ce tableau a-t-il vieilli? Xon, s'il est dans les Pen- sfV'x quelques pages qui n'aient rien perdu de leur prix, ce sont cellos-la. Elles out encore le merite de I'a-propos, et il est a croire qu'elles ne le perdront pas de sitot. 1 I'ensces de Pascal, edit. Astie, II. p. 172. ^ Ibidem, If, p. 17;5. 180 ETUDES LITTERAIRES Aujourd'hui, nous parlons beaucoup de progres ; jamais, sans doute, on n'eut plus de raisons d'en paiier ; mais le seul mot de progres ne renferme-t-il pas en substance les idees memes de Pascal ? Le progres n'est possible que pour des etres imparfaits, et, parmi les etres imparfaits, il n'appartient qu'a ceux qu'un instinct sublime pousse vers la perfec- tion. La necessite du progres prouve la misere de 1'horame ; la possibilite du progres prouve sa dignite. La science a fait depuis deux siecles d'etonnantes conquetes. Mais en repose-t-elle moins sur un cercle vicieux? Ne doit-elle pas aujourd'hui, comme au temps de Pascal, aborder les details sans avoir em- brasse le tout, et prononcer sur 1'ensemble sans en connaitre chaque partie? A-t-elle une valeur plus absolue ? Est-elle autre chose qu'un compromis entre le certain et 1'incertain, entre la science et Figno- rance, comme Fhomme lui-meme, entre I'infini et le neant ? Prenez une verite scientifique quelconque, ren- dez-vous compte des raisons pour lesquelles vous y croyez, et vous verrez que ces raisons n'ont jamais qu'une force relative. Nous disons, par exemple, au nom des experiences de la physique et des observa- tions de 1'astronomie, que la matiere gravite vers la matiere, et que les plus grandes masses sont pour les plus petites des centres permanents d'attraction. Nous osons affirmer que la loi de 1'attraction est la PENSEES DE PASCAL 181 loi universelle. Mais d'ou nous vient cette assurance 7 de ce que le petit nombre des faits observes par la science confirme cette assertion, de ce que nous voyons sur notre globe les corps les plus pesants se presser vers le centre, de ce que nous voyons les planetes maintenir leurs satellites dans une orbite invariable, et le soleil gouverner la marche de son cortege de planetes. Mais qu'est-ce que le soleil et ses planetes aupres de ces milliers d'etoiles qui peuplent 1'espace, et, pour la plupart desquelles, la loi de 1'attraction n'a point ete demontree. Pascal nous 1'a dit ; c'est un recoin de Funivers, e'en est un canton detourne, c'est un point tres delicat dans 1'ample sein de la nature. Or est-il necessaire quece qui se passe autour du soleil et de la terre se passe partout de la merne facon? Est-il sur que la loi qui regit notre globe soit la loi universelle, et que tons les mondes prennent exemple du notre? Nous avons constate le fait de 1'attraction sur quelques points, et nous osons 1'affirmer comme constant. Toutes les sciences physiques et naturelles reposent sur tie semblables inductions; elles concluent sans cesse du particulicr au general. V a-t-il la. jo le demande, unc i-aison sut'fisante pour une certitude absolue '.' L'absolu est hors de notre portee. Voyex rinduction elle-meme, ce merveilleux levier de la science. Kn vertu de quoi avons-nous le droit de 1' employer? Kile suppose I'idee que tout obeit a 18*2 ETUDES LITTERAIRES des lois fixes; mais d'oii nous vient cette idee? d'une generalisation necessaire, sans doute, mais fort temeraire. Nous avons vu, dans le modeste cercle de nos experiences et de nos observations, un certain nombre de fails se produire avec une regularite remarquable, et nous en avons conclu qu'il y a regularite en tout et partout. D'un quelque- fois nous avons fait un toujours. L'homme, observa- teur ephemere, a declare la nature soumise a des lois eternelles. Ainsi toutes nos inductions reposent sur une induction premiere, plus bardie que toutes les autres. Ainsi le plus puissant des instruments qu'emploie la science bumaine suffit a prouver son impuissance. La science est incapable de se demon- trer elle-meme. Elle repose sur une audacieuse hypo- these. Y croire, c'est faire acte de foi. Ses conquetes nous ont-elles d'ailleurs rapproche de ces extremes, sans la connaissance desquels le livre de la science n'a ni commencement, ni fin? Le microscope a-t-il fait voir a son foyer ces atomes dont la physique parle si fort a son aise? Le tele- scope a-t-il plonge au-dela de 1'immensite ? Que savait-on de 1'infmi avant 1600? demande M. Mi- cbelet. Rien du tout, repond-il. Rien de 1'infini- ment grand, rien de rinfiniment petit. La page celebre de Pascal, tant citee sur ce sujet, est 1'eton- nement naif de 1'humanite sivieille et si jeune, qui commence a s'apercevoir de sa prodigieuse igno- PENSEES DE PASCAL ranee, ouvre enfin les yeux au reel, et s'eveille entre deux abimes. l En savons-nous beaucoup plus aujourd'hui ? N'y a-t-il plus lieu a s'etonner ? Notre ignorance est-elle moins prodigieuse ? Les deux abi- mes ne sont-ils plus la?... Us y sont encore, et plus on les sonde, plus ils paraissent insondables. La science a eu beau multiplier ses decouvertes, il s'en est fait beaucoup moins qu'il n'a surgi de problemes.Le savoir humain s'est enrichi; 1'horizon de mysteres qui 1'enveloppe a recule sans doute ; mais pour lui, reculer c'est grandir. On dirait une serie de spheres concentriques. L'homme part de leur centi'e com- mun ; apros avoir pris possession de la premiere, il se trouve en face d'une seconde cent fois plus grande. puis d'une troisieme mille fois plus grande, et ainsi de suite, jusqu'a 1'infmi. La science, aussi bien que 1'imagination, se lassera de decouvrir long- temps avant que la nature se lasse de fournir. Si nous ne sommes pas beaucoup plus savants, sommes-nous au moins plus heureux? Avons-nous moins peur de rentrer en nous-memes'? Sommes- nous moins avides de divertissements'.' Notre vie est-elle moins encombree de tracas, de plaisirs et d'atl'aires ? Redoutons-nous moins la solitude, ce tete-a-tete avec soi-meme (jue Dieu lui seul pent alTronter sans crainte? Mais a quoi bon multiplier 1 Micliclct. VliiHi.rle, p. '.)!. 184 ETUDES LITTERAIRES les questions? Qui osera dementir Pascal? Qu'ilse nomme le mortel fortune qui n'a plus rien a attendre des plaisirs et plus rien a craindre de 1'ennui? (Test a lui qu'il appartient de Jeter la premiere pierre a Pascal. Mais la justice ! voila, dira-t-on, le cote faible du tableau, voila le point qui n'est plus ressemblant. Que dans 1'enfance des nations 1'idee de justice ait etc etrangement defiguree, cela est incontestable ; mais de nos jours, n'a-t-elle pas pour elle toute la puissance de 1'esprit public ? La jurisprudence a eu ses epoques ; mais le temps vient oil, par une epu- ration continue, elle atteindra le plus haul degre de perfection possible, et des lors elle ne changera plus, du moins dans ses principes essentiels. II est vrai encore qu'elle a longtemps varie d'une province a 1'autre ; mais ne voyez-vous pas que toutes les bar- rieres s'abaissent. Encore quelques vies d'homme, et, pour la justice, il n'y aura plus de Pyrenees ; encore quelques vies d'homme, et la force ecoutera la voix de la justice, cornme autrefois le jeune Samuel ecoutait la voix de son Dieu. Je souhaite de tout mon coeur que ces esperances se realisent; mais peut-etre ne ferions-nous pas mal d'attendre encore quelque temps, avant d'effacer comme vieilli tout ce que dit Pascal de cet etrange traite entre la force et le droit. La force n'a pas encore partout la doci- lite de 1'agneau. Quand parle la justice, elle n'a pas PENSEES DE PASCAL 185 partout les genoux prompts a plier. Sur le sol privi- legie de 1'Europe, patrie de la civilisation, n'y a-t-il plus ni oppresseurs, ni opprimes ? J'applauclis aux progres de Tesprit public ; je sais qu'ils ont rendu les nations plus clairvoyantes en fait de justice ; mais ils leur ont, du meme coup, rendu 1'arbitraire plus penible. Une tyrannic cent fois moindre les fait souffrir cent fois plus. Jadis le sang innocent pouvait couler a flots sans qu'on entendit d'autre plainte que celle des agonisants. De nos jours, la inoitie de 1'Europe s'emeut pour deux infortunes que 1'intole- rance plonge dans un cachot. G'est la, sans doute, la gloire de notre siecle ; mais aussi longtemps que la necessite de pareilles protestations demeure pos- sible, le societe qu'a decrite Pascal n'est pas morte entierement. L'hornine, tel que 1'a peint Pascal, est encore I'homme que nous connaissons. On dit que le por- trait en est charge : on signals certaines expressions trop fortes, certaines teintes trop sombres. Mais qu'importent quelques mots dans ces notes dont la rnort a trabi le secret. Pascal les eut adoucis on prepares, ces mots ti'op brusques on trop vifs. Le fond sulisiste, et le fond, c'est I'essentiel. A celui qui persisteraita contester laressemblance de ce ti'iste portrait, nous opposerions un temoignage difficile a recuser, celui tie la litterature contempo- raine, qui semble s'etre donne la tacbe de cornmen- 186 ETUDES LITTER AIRES ter eloquemment Pascal. A-t-elle fait autre chose, cette belle et haute poesie des Beranger, des Victor Hugo, des Musset ? Beranger chante ce qu'a dit Pascal, quand il nous montre 1'homme poursuivant le bonheur de climats en climats : Le vois-tu bien, la-bas, la-bas, La-bas, la-bas? dit 1'Esperance. La-bas, mais ou? Sous la verdure, peut-etre? non; au sein des richesses, nonchalamment assis sur un tresor ? non ; au milieu de la fumee des combats et de 1'enivrement de la gloire ? non ; sur les mers, avec les aventures et les perils '? non ; en Asie, aux genoux des voluptueux despotes de 1'Orient? non; en Amerique, a 1 'ombre d'un arbre de liberte ? non oil done? La-bas, la-bas. La-bas, la-bas, dans ces nuages. Alfred de Musset a chante ce qu'a dit Pascal, toutes les fois qu'il a presse sa lyre sur son coeur : Pourquoi, dans ton oeuvre celeste, Tant d'elements si peu d'accord? A quoi bon le crime et la peste ? Dieu juste, pourquoi la mort ? Ta pitie dut etre profonde Lorsque, avec ses biens et ses maux. PENSEES DE PASCAL 187 Get admirable et pauvre monde Sortit en pleurant du chaos. Puisque tu voulais le soumettre Aux douleurs dont il est rempli. Tu n'aurais pas du lui permettre De t'entrevoir dans 1'inflni. Pourquoi laisser notre misere Rever et deviner un Dieu ? Le doute a desole la terre: Nous en voyous trop ou trop pen. Et Victor Hugo, lui qui, dans ses recueils dont les litres sont parlants, a sans cesse rapproche /rs- i-tu/nxs ci lex ontltrt's, lui qui se demancle si la lu- miere douteuse que nous voile 1'horizon, est la der- niere clarte du crepuscule ou la premiere lueur de 1'aurore, lui qui nous peint les liommes Portant on eux ce grand mystere. (Eil borne, regard infini. n'a-t-il pas lui aussi cliante mille ibis ce qu'a dit Pascal ? Toute la |)ocsie moderne esl la, prete a me four- nir des exemples. Lamartine rn'en olVrirait au be- soin. L'hornrne dont elle s'inspire, et 1'homme que Pascal analyse soufl'rent des memes douleurs. Kn vain dira-t-on ({ue, dans ce siecle oil tout passe si promptement, la poesie de Musset, de Be- 188 ETUDES LITTERAIRES ranger, de Victor Hugo n'est plus la poesie du pre- sent. En vain me parlera-t-on d ? une litterature de plus fraicbe date. En vain m'objectera-t-on qu'apres Musset le poete, il est venu Musset, 1'auteur des Contes, des Nouvelles et des Comedies et Proverbes, en vain paiiera-t-on des drames demi-monde d'A- lexandre Dumas fils, ou d'autres productions tout a fait recentes. Ne voyez-vous pas que cette litterature aussi confirme, a sa maniere, le dire de Pascal? Elle n'est ni franchement triste, ni franchement gaie ; elle rit souvent; mais son rire est force et dis- simule mal un incurable ennui. Elle se divertit. II n'est done pas venu le temps ou sur ce premier point aura flechi 1'argumentation de Pascal. Le coeur humain n'a pas encore comble son abime; cette terre d'exil, que Ton dit riante et commode, ne fait pas encore oublier toute patrie d'au dela; 1'as- pect du monde offre encore assez de mystere pour inspirer de 1'effroi. La maniere de sentir ne suffit pas ici pour decider de la maniere de juger ; 1'apprecia- tion des Pensees n'est pas encore une question de temperament. S'il est des hommes qui puissent se flatter d'echapper aux etreintes de Pascal, ce sont ceux dorit le caractere est assez mobile pour qu'ils soient a toujours incapables de quelques minutes de recueillement. Toute la force d'Hercule ne lui eut pas suffi a retenir dans ses mains quelques gouttes de vif argent. Encore pour ceux-la inerne est-il a PENSEES DE PASCAL 189 craindre que cette redoutable argumentation ne re- trouve tout a coup sa force accablante, quand vien- dra I'heure d'envisager en face le denouement ine- vitable, 1'acte sanglant de la cornedie. Quiconque a jamais derobe un instant au tumulte des affaires, pour le passer avec soi-meme dans le secret de 1'in- timite, n'appellera pas chimerique ce grand et lugu- bre tableau. Si la legerete nous eloigne de Pascal, une demi-heure de pensee serieuse suftit a nous y rarnener. Ill Nous avons reconnu que le portrait de 1'homme. tel que 1'a trace Pascal, n'a pas encore vieilli. L'en- fant du dix-neuvieme siecle, pourpeu qu'ily regarde de pros, doit s'y reconnaitre. Mais I'a'uvre de Pascal ne se resume pas tout entiere dans ce reraarquable tableau. Ce n'en est cnie la preface, c'est la base sur laquelle doit s'elever 1'ediiice, et, quoique fonde sur le roc, 1'edifice pent crouler, s'il est mal construit. Yoyons si le temps en a commence la ruine. Ici notre Ulc he devient plus difficile. Pascal n'a pas terniine son grand ouvrage. Peut-etre dans sa pensee meme etait-il encore inacheve; peut-etre, 190 ETUDES LITTERAIRES qu'on nous pardonne ce rapprochement profane, aurait-il pu dire avec le plaideur de Racine : Ge que je sais le mieux, c'est raon commencement. Aussi longtemps qu'il se livre a cette penetrante analyse du coaur humain, on peut le suivre avec quelque exactitude ; on peut se flatter d'en recon- naitre au moins les traits essentiels ; mais a mesure qu'on penetre dans 1'apologie proprement dite, tout devient plus obscur. II est d'autant plus mal aise d'y voir clair qu'on sent que la pensee de Pascal n'est pas restee immobile. Elle a progresse, elle s'est developpee, elle s'est peut-etre transformee; rnais dans quel sens a eu lieu ce mouvement ? a quelle lin aurait-il abouti? Grave- question sur laquelle il vaut mieux, ce nous semble, ne rien affirmer. On peut faire des conjectures interessantes, rien de plus. En pareille matiere, il faut etre fort cir- conspect. Deviner Pascal n'est pas chose facile. C'etait un de ces hommes dont le genie male et bouillant n'est pas incapable de revirements inat- tendus, peut-etre meme d'ecarts; un de ces hommes qui deconcertent toutes les previsions, qui ne don- nent jamais moins que ce que Ton attendait, mais qui donnent parfois tout autre chose. N'oublions pas d'ailleurs que Pascal est mort an moment oil sa pensee subissait 1'epreuve d'une crise nouvelle, dont 1'effet n'a pas eu le temps de se PENSEES DE PASCAL 191 produire. Peut-etre etait-elle a la veille d'une trans- formation tres serieuse. Catholique fervent, Pascal, a qui les repugnances des reformes pour la confes- sion faisaient horreur, se trouvait tout a coup place entre 1'autorite de son Eglise et 1'autorite de sa con- science. II etait mis en derneure de choisir, deja il avait choisi. Apres avoir quelque temps cherche des moyens termes equivoques, il avait resolu d'etre fi- dele a sa conscience, et la faiblesse de ses amis avait ete pour lui un cruel chagrin. On sait 1'histoire de son sublime evanouissement. On sait comment, quand il vit s'ebranler et donner les mains a la chute ceux qu'il regardait comme devant etre les defen- seui's de la verite, il fut saisi d'une telle douleur qu'il ne put la soutenir et qu'il fallut y succomber. 1 Qui sait, s'il eut vecu, ce qu'eut amene cette lutte nou- velie '? Sa foi n'y aurait-elle rien gagne '? n'y aurait- elle Hen perdu '? Peut-etre serait-elle sortie de 1'e- preuve plus inebranlable que jamais; mais, en tout cas, olle en serait sortie renouvelee. Ses /Vx.svA'N, comme sa vie, out ete brusquement interrompues. La toile s'est baissee pour toujours au moment oil allait se jouer le cinquiemc acte. Telle qu'elle est, on trouve dans J'apologie de Pascal le germe de plusieurs oouvres diverses. Les u ns out fait de Pascal un disciple de Montaigne, un 1 Ce soul les paroles nieinos de Pascal. Voir le m'it de ci-t dans Sainte-lii'iivo, Port-Ruvnl, liv. Ifl, cli. XVT1I. 192 ETUDES LITTERAIRES sceptique qui s'effraie de Fincertitude des connais- sances humaines et se jette par desespoir entre les bras de la foi. D'autres veulent que Pascal ait vu dans le fait historique du miracle la preuve par ex- cellence de la doctrine chretienne. Us pourraient meme, au besoin, trouver certains mots oil 1'ami de Port-Royal parait en appeler au miracle de la Sainte- Epine, comme au fait decisif. D'autres veulent que Pascal ait inaugure 1'apologie moderne en abordant le christianisme par le cote philosophique et moral, en demontrant 1'heureuse concordance de la doc- trine du Christ et de la nature de Fhomme. 11 y a un element de verite dans chacune de ces interpre- tations. L'apologie du desespoir, comme 1'appelle un ecrivain, 1'apologie supranaturaliste et 1'apologie philosophique se donnent la main dans cette oeuvre singuliere. Ces divers points de vue ne sont faux qu'autant qu'ils sont exclusifs. Si Ton veut rester fidele a la verite historique, il faut voir 1'erisemble, et ne pas faire violence a la pensee de Pascal en n'en faisant ressortir qu'une seule face ; mais au lieu de cela que fait-on? On impose a 1'auteur des Pen- sees un systeme ; pour le rendre consequent avec lui-meme, on le mutile, on le retrecit. On oublie qu'il s'agit ici d'une oeuvre qui est encore dans le desordre de 1'enfantement. De la une foule d'inter- pretations opposees, une foule de jugements injustes, une foule d'erreurs. PENSEES DE PASCAL 193 Le scepticisms de Pascal fut, il y a deja plusieurs annees, le sujet d'une vive et remarquable discus- sion. M. Cousin attaqua ; M. Vinet prit en main la defense. Ce fut une joute d'eloquence dont le souve- nir n'est pas efface. Peut-etre ne serons-nous pas sur ce point parfaitement d'accord avec le professeur de Lausanne, notre ancien maitre ; mais nous ne le sommes pas davantage avec M. Cousin. Que Pascal ait eu des acces de scepticisme, ou plutot des acces de noir, qu'il ait parfois senti trem- bler dans ses mains le flambeau de la foi, qu'il 1'ait convulsivement serre sur son coeur, comme s'il al- lait lui echapper, c'est la ce qui est fort possible; mais ce n'est pas ce quo je veux recbercher aujour- d'hui. Je ne veux pas rechercher non plus si ce fait sufiit a motiver 1'imputation de scepticisme. Je ne pretends point penetrer le secret de 1'histoire intime du grand homme. Je ne parle que de ses idees ; je me demande si 1'apologie moderne peut les accepter telles quelles. 11 ne m'importe guere que le frisson du doute ait effleure parfois le ca i ur de Pascal ; mais il m'importe de savoir si ses vues, en meme temps qu'elles conduisent a la foi clmHienne, conduisent an scepticisme pbilosopbique. M. Cousin peut trouver dans les /VH.SYV.S plusieurs morceaux qui sont de nature a le faire craindre ; il peut citer surtout cette page trop farneuse ou Pascal joue a croix ou pile le destin de I'liumanite, et mon- 13 194 ETUDES LITTERAIRES tre qu'il y a tout a gagner et rien a perdre en pre- nant croix que Dieu est, tandis qu'il y a tout a perdre et rien a gagner en prenant pile que Dieu n'est pas. Cette maniere de raisonner a paru commode, et il faut convenir qu'elle est particulierement propre a faire impression sur les esprits incultes. Aussi n'est- il pas rare de la voir employer, meme de nos jours. II n'y a pas plus d'une semaine que je trouvais encore dans un livre religieux, qui m'est tombe par hasard sous la main, ce vieil argument de Pascal reproduit avec ime assurance naive. C'etait un mis- sionnaire qui voulait convaincre un sceptique. Le missionnaire lui demandait : Etes-vous bien sur que 1'enfer n'existepas? Le sceptique, en homme fidele a son role, repondait qu'il ne croyait pas a 1'enfer ; mais que rien n'etant plus mysterieux que ce qui nous attend au-dela de cette vie, il etait plus prudent de ne pas se prononcer. Eh bien, reprenait le missionnaire, si vous n'etes pas sur que 1'enfer n'existe pas, dites-vous chaque soir que le lende- main vous pouvez vous reveiller en enfer. Inutile d'ajouter que Targument portait coup, et que, huit ou quinze jours plus tard, le sceptique, obsedede la pensee de 1'enfer, devenait croyant. II avait cede au raisonnement de Pascal ; il avait compris qu'il y a beaucoup de mauvaises chances a courir si Ton parie PENSEES DE PASCAL 195 que 1'enfer n'existe pas, tandis qu'il n'y en a que de bonnes a parier qu'il existe. Si la est la pensee de Pascal, je con^ois fort bien qu'elle ait scandalise. Un raisonnement pareil ne peut naitre que de 1'antique alliance de la supersti- tion et de la peur. Je dis de la peur, car il ne s'agit pas ici de cette crainte respectueuse qui est le com- mencement de la sagesse. 11 nous transporte en plein moyen age; il nous rappelle le temps ou cette bonne femme dont parle Villon, sa mere, si je ne me trompe, voyait au monastere de sa paroisse deux tableaux, dont 1'un representait leparadis avec harpes et luths; 1'autre, Fenfer o/V ((a tunes sont boiillus, etpriait ainsi la dame des cieux, la vierge Marie : L'un me fait peur, 1'autre joie et liesse ; La joie avoir fais moi, haute deesse. * Pour que 1'argument du pan suffise a ['intelli- gence, il faut que la priere de Villon suffise au cor:ur. Grace au ciel, le sentiment religieux est devenu plus difficile, la conscience plus delicate, et pour une conscience delicate la gageure de Pascal estpresque un outrage. Sur les esprits cultives et sur les ames bien nees la peur de renter a moins de prise que r amour de la verite. 1 Villon. Grand Testament. Ballade qu'il III a la requete do sa mere pour prier Notre Dame. 196 ETUDES -LITTERAIRES Si toute ['argumentation de Pascal reposait sur ce fameux pari, elle irait, j'en conviens, perdant chaque jour de son actualite et de sa force. Les Livres sacres parlent du lait qui doit alimenter la foi des faibles, et de la viande qui convient a celle des forts ; ne pour- rait-on pas ajouter que si, par le progres des choses humaines, la foi reclame une nourriture plus forti- fiante, elle reclame aussi des mets plus choisis, et que le temps n'est plus du pain noir dont vivait la foi de nos peres ? Mais est ce done le fond de la pensee de Pascal ? J'en doute. Si, par hasard, au lieu de 1'argument capital, il ne fallait voir dans cette gageure qu'un stimulant pour 1'attention ; si Pascal avait voulu sim- plement montrer qu'en mettant toutes choses au pis, en nous supposant incapables d'obtenir par nous- memes la moindre lumiere sur les mysteres de notre destinee, il serait encore de notre interet d'etudier la religion, et par consequent de preter 1'oreille a son defenseur, si, dis-je, telle etait la signification de ce morceau malheureux, on pourrait regretter que Pas- cal ait eu recours a un pareil moyen d'eveiller 1'at- tention ; mais il n'y aurait pas lieu toutefois a se gen- darmer si fort. Pour determiner avec exactitude Femploi que Pascal aurait fait d'une page si compromettante, il faudrait, je le sais, pouvoir repondre du plan defmi- lif des Pensdes. L'interpretation que je propose n'est PENSEES DE PASCAL 197 done pas certaine, mais elle a quelques chances de probabilite : cela devrait suffire a rendre plus cir- conspects les adversaires de Pascal. Qu'on veuille bien, en effet, relire simultanement le morceau dont nous parlous et le recit d'Etienne Perier. De cette double lecture il resultera deux choses : d'abord que ce morceau devait suivre 1'etude de la nature humaine, a laquelle il lait allusion a plusieurs repri- ses, et preparer 1'etude de la religion chretienne. Sa place naturelle est done dans 1'entre-deux, comme moyen de transition. II en resultera en outre que Pascal ne comptait nullement profiler de ces moyens de transition pour etablir les fondements de la foi, mais bien pour exciter dans le coeur de 1'homme, surpris de trouver en lui tant de grandeur et tant de bassesse, une crainte et une curiosite salutaires. Sans doute, il sera toujours facile d'isoler cette page malheureuse, de lui attribuer une valeur abso- lue, et d'en deduire, a la honte de la religion clire- tienne, le scepticisme de son plus grand apologete. Mais tin pareil precede n'est ni loyal, ni scientilique. II repose sur un abus d'interpretation. Que le pbilo- sophe le plus incredule rne livre ses papiers epars, ses notes, ses ebauches, et je parie de prouver par le meme procede qu'il est on ne pent plus croyant. Lequel est le plus juste, d'expliquer 1'ensemble des /V j /(.sms par co singulier morceau, ou ce morceau pai 1 l'ensemble '? 198 ETUDES LITTERAIRES Pascal n'a traite nulle part, d'une maniere for- melle, la question difficile des rapports de la foi et de la raison. Souvent il a 1'air de vouloir aneantir la raison pour faciliter le triomphe de la foi ; souvent il prete le flanc aux attaques de ceux qui ne pensent pas que la meilleure preparation pour croire en Jesus- Christ soit de ne croire a rien, qui ne veulent pas que de tous les chemins qui conduisent au Calvaire le plus stir et le plus court passe au pied du chateau de Montaigne; et cependant le but avoue, et les grands traits de son oeuvre contredisent cette inter- pretation. Ce meme Pascal qui, s'il faut prendre a la lettre certains mots audacieux, veut, par droit de conquete, faire regner la foi religieuse au detriment de la foi philosophique detronee, entreprend de fon- der une philosophic qui ne s'aneantisse pas, mais qui s'accomplisse par la religion. Pascal n'a pas etudie d'une maniere plus rigou- reuse la question non moins difficile de la portee el de la justesse des facultes de 1'esprit humain; mais dans le peu qu'il en a dit on peut signaler une con- tradiction semblable. Cette seconde question domine la premiere; si Pascal 1'eut traitee a fond, nous aurions la clef de son livre : ici encore son dernier mot nous manque. Nous voyons qu'il cherche la dignite de 1'homme dans la pensee. et pourtant le flambeau de la raison lui parait aussi pale que vacil- kint. Jusqu'a quel point sa lumiere peut-elle nous PENSEES DE PASCAL 199 eclairer? a partir de quel point ne peut-elle que nous abuser? Pascal ne le dit pas. II ne croit ni a la toutc puissance de la raison, ni a son absolue incapacite; mais entre ces deux extremes 1'espace est grand, et Ton ne sait ou il s'arrete. Peut-etre Pascal ne le savait-il pas lui-meme. Que faire dans cette incertitude? Faut-il s'empa- rer de telle ou telle expression d'une hardiesse im- prudente, d'une hardiesse qui eut ete condamnable partout ailleurs que dans des notes intimes? Faut-il compter une a une taut de fieres boutades? Faut-il detacher violemment de 1'ensemble tout ce qu'il y a de plus violent dans Pascal '? Faut-il en profiler pour faire de Pascal un des plus fougueux contempteurs de la raison, un des plus dangereux apotres du scep- ticisme; un nouveau Montaigne que le desespoir a conveiti, un homme qui a peur, et qui, comme Ten accuse Voltaire, croit ce qu'il ne croit pas ? Non ; ces boutades ont sans doute leur signification; elles nc sont pas tombees par hasard de sa plume ; elles reve- lent u n cote du genie de Pascal ; mais elles ne ren- f'erment pas tout Pascal. Elles nous semblent d'ail- leurs jeter moins de lumiei'e sur son livre tjue sur son caractere, elles interessent le biogj-aphe de Pas- cal, plus que le critique qui ne songe, comme nous, qu'a examiner la valeur de son apologie. Ici, comme ailleurs. je voudrais qu'on s'en Lint aux traits generaux de 1'apologie de Pascal, et (ju'on 200 ETUDES LITTERAIRES attachat plus d'importance aux pensees qui decou- lent naturellement de 1'ensemble qu'a quelques paro- les hautaines et meprisantes. Si Pascal eut traite a fond le probleme de la portee de 1'esprit humain, j'imagine que, developpant un principe qu'il a tres nettement, mais rapidement indique, il eut deduit les limites de nos facultes intellectuelles des limites memes de notre etre. II eut tire parti de cette pensee remarquable que le pen que nous avons d'etre nous derobe la vue de 1'infmi, que ce que nous en avons nous cache celle des premiers principes, 1 de telle sorte que nous sommes reduits a la vue d'une cer- taine sphere moyenne qui est la sphere propre a 1'homme, de telle sorte aussi que nous sommes ega- lement incapables et de savoir certainement et d'i- gnorer absolument. 2 De ces principes resulte, j'en conviens, Fimpossibilite d'une science absolue ; mais tout le mouvement du monde moderne, comme 1'a fort bien demontre M. Scherer, s'est accompli dans ce sens : La foi a 1'absolu, dit M. Scherer, est propre a 1'en- fance, a celle des peuples comme a celle des individus. Les uns etles autres, la perdent de la meme maniere. en devenant hommes faits. Tous les objets sont sim- ples aux yeux de 1'enfarit, toutes les couleurs sont tranchees. tous les contrastes soiit des contradictions. 1 Ce sont les propres expressions de Pascal. Pensees de Pascal, edit. Astie, II. p. 106. a Pensees de Pascal, edit. Astie. II, p. 108. PENSEES DE PASCAL 201 Mais 1'experience corrige chaque jour ces impressions. La realite se montre de plus en plus riche et com- plexe ; les nuances paraissent, les ombres se fondent, les points de vue se multiplient. On s'apercoit que ni le bien, ni le mal, ni le vrai, ni le faux ne sont a 1'etat pur ici-bas ; qu'il y a de Ferreur dans toutes nos verites, des faiblesses dans toutes nos vertus. Bien plus, il devient manifesto que le mouvement des cho- ses huinaines resulte precisemerit des efforts que fait sans cesse un principe pour se degager de son con- traire. En un mot, tout etait absolu, tout est devenu relatif. Pascal, qui n'aboi'de guere les questions par le cote historique, n'aurait pas parle sur ce ton du mou- vement des choses humaines. Mais dans ce qu'on appelle son scepticisme, je vois distinctement le germe fecond de cette grande idee, que les opinions de 1'homme n'ont rien d'absolu, et cette idee est au nombre de celles que le dix-neuvieme siecle fait penetrer de jour en jour 'plus profondement dans tous les esprits. Est-ce la du scepticisme? Plusieurs le pensent. Us se trompent, selon moi; mais si c'est du scepticisme, notre siecle devient sceptique avec Pascal, et les /Vr/sws n'ont pas perdu tout a-propos sur le point merne oil elles ont ete attaquees en der- nier lieu avec le plus de vivacite. Toutelbis, et qu'on veuille bien ne pas s'y mepren- dre, je ne vois la qu'un germe et un germe que plu- sieurs autres menacaient d'etoufl'er. Peut-etre Pas- cal tVil-il tornbe dans une inconsequence qui n'est 202 ETUDES LITTERAIRES point rare. Apres avoir refuse a la connaissance hu- maine toute valeur absolue, apres avoir declare Fhomme incapable de savoir certainement, peut-etre eut-il revendique en faveur de la connaissance chre- tienne qui procede de la foi, cette valeur absolue, cette supreme certitude dont il commence par nous denier le privilege. Je ne m'etonnerais point, a sup- poser qu'il y eut encore sur Pascal des documents a decouvrir, si Ton venait un jour me prouver, pie- ces en main, que Pascal comptait faire tourner au profit de la foi ce qu'il adresse d'insultes a la raison, et assurer les fondements de la connaissance chre- tienne sur le mepris de la connaissance naturelle. II y a dans les Pensees d'assez nombreux passages dont on pourrait tirer cette conclusion. G'est la, en effet, une des habitudes les plus inve- terees de I'apologie chretienne. Elle se rejouit des discordes des philosophes, comme s'il devait lui en revenir un avantage certain. Elle passe en revue les opinions accreditees aupres des sages de la terre ; elle en exagere la divergence (helas ! il n'y aurait pas besoin de 1'exagererl); elle en etale les contra- dictions; elle insiste sur les deux cent quatre-vingts theses que Fantiquite a vu naitre, au dire de Pascal, sur la question du souverain bien : elle renverse d'un souffle cette Babel colossale ; puis, quand elle a bien montre la triste incapacite et le plus triste PENSEES DE PASCAL '203 orgueil de cette -raison qu'un vent manie et qui ose parler de ses droits, elle lui crie : Viens a moi, et si tu veux courber la tete, je te rendrai capable de connaitre ; fides pnecedit intellect urn. Que la philosophic proteste centre des premisses de cette nature, je n'ai pas de peine a le concevoir. Pour les admettre, il lui faudrait abdiquer. Aussi s'eflbrce-t-elle d'etablir que les avocats du christia- nisme, en condamnant la raison a 1'impuissance, se condamnent eux-memes au neant ; qu'ils rument la base necessaire et universelle sur laquelle repose toute foi, et la foi chretienne aussi bien qu'une autre ; qu'ils font une u>uvre qui les trompe : elle s'ellbrce d'etablir que la verite n'est quelque chose que par ses rapports avec 1'intelligence, et que nier 1'apti- tude de 1'intelligence a decouvrir la verite, c'est du rneme coup nier la verite. II est fort naturel que M. Cousin le philosophe ait sonne 1'alarme en voyant la raison si fierement econduite. Je crains seulement qiril n'ait pas bien choisi le texte et Foccasion de ses fameuses plaidoi- ries en faveur de lajustesse de 1' esprit humain. Gar, enlin, Pascal est-il 1'inventeur de ce systeme d'apo- logie qui fustige la raison au benelice de la foi'.' Noil, Pascal I'a trouve tout forme et des longtemps. Les Pei'es de PKglise et les docteurs du moyen age le connaissaient deja ; ils 1'ont employe avec plus de 204 ETUDES LITTERAIRES rigueur que Pascal. Pascal n'en est pas meme un representant complet : il a des boutades, non une theorie arretee. Pascal, quelles qu'eussent ete d'ailleurs ses incon- sequences, aurait merite plutot de la part du philo- sophe une mention honorable. II a contribue a faire tomber en discredit le systeme que combat M. Cou- sin. II y a entre lui et les apologetes ordinaires cette grande difference que ceux-ci affirment 1'incapacite de notre raison en vertu d'un dogme theologique, tandis que Pascal l'affirme en vertu de raisons me- taphysiques, independantes de toute foi religieuse. Des 1'abord il se place sur un terrain qui est bien celui de la philosophic ; il juge la raison par la rai- son, en sorte que, s'il lui etait arrive de tomber dans quelque exces, il en aurait fourni lui-meme le cor- rectif. Que conclure de tout ceci? deux choses : d'abord que sur cette question, comme sur tant d'autres, il taut savoir suspendre son jugement. Les idees de Pascal sur les rapports de la foi et de la raison sont, a mes yeux, trop indecises pour qu'on puisse lui faire un proces en forme. Je n'entrevois que des lueurs incertaines; je doute et je m'abstiens. Ensuite je reinarque que, sur un sujet si capital, ce doute est grave. II ne se peut pas que 1'apologie chretienne laisse dans le vague une question de cette impor- tance. Une apologie qui ne resout pas clairement PENSEES DE PASCAL ce probleme, demeure incomplete, partant obscure. Cette lacune est serieuse. Grace aux travaux de la philosophie dans ce siecle et dans le siecle pre- cedent, 1'attention s'est portee sur le probleme de la connaissance plus que sur tout autre. Le christia- nisme a ete specialernent attaque de ce cote-la par les ecoles les plus diverses. Si 1'apologie veut suivre et dominer le mouvement des esprits, il faut qu'elle complete Pascal en ce point. Les progres de la pen- see moderne n'eussent-ils fait que rendre cette la- cune plus saillante, e'en serait assez pour que 1'ceu- vre de Pascal ne repondit plus a tons les besoins de notre epoque. De quelque maniere que Ton envisage ce que Ton appelle le scepticisme de Pascal, on doit recon- naitre que 1'auteur des Pcnsees nous donne en fa- veur du christianisme d'autres raisons que I'impos- sibilite de decouvrir la verite et d'atteindre ii la cer- titude par nos ressources propres. Ces raisons ont-elles conserve toute leur force? L'etude de la nature humaine conduit Pascal a s'attacher surtout a deux grands faits qui sont, en realite, les deux colonnes de toute la doctrine chre- tienne ; je parle de la chute qui explique notre mi- sere, et de la venue d'un reparateur divin charge de rendre a 1'homme sa grandeur primitive. Ge sera sur ces deux faits seulement que porteront nos re- 206 ETUDES LITTER AIRES marques, ou plutot sur la maniere dont ils sont eta- blis par Pascal. Nous n'avons nullement 1'intention, je prie le lecteur de vouloir bien s'en souvenir, de discuter la realite de la chute, ni la divinite de Jesus-Christ. Nous nous demandons seulenient, si le progres des etudes historiques et philosophiques a laisse subsister intacte 1'argumentation de Pascal. Deux choses convainquent Pascal de la de- cheance de Thumanite : le juste rapport qui existe entre cette doctrine et les contradictions de la na- ture humaine le dispose a 1'accepter ; la force des temoignages dont s'appuie la divinite des Livres sa- cres, les seuls livres qui 1'aient nettement etablie, acheve de le convaincre. L'idee de la chute cohcorde sans doute avec les phenomenes que presente le coaur humain ; elle ex- plique quelques-unes de ces etonnantes contradic- tions ; mais les explique-t-elle toutes ? explique-t-elle au moins toutes celles qu'a signalees Pascal ? Rap- pelons nos souvenirs : Pascal a parle d'un besoin de justice qui ne peut pas etre satisfait. La chute expliquera-t-elle cette singuliere anomalie? II le semble. Pascal a parie d'une soif de bonheur que 1'homme ne reussit pas a etancher. Cette seconde anomalie peut-elle s'expliquer aussi par la chute. II le semble. PENSEES DE PASCAL '207 Pascal a parle de notre invincible curiosite, de ce desir de connaitre que rien n'apaise, quoiqu'a chaque pas il s'achoppe centre un mystere. La chute expliquera-t-elle cette troisieme anomalie ? II ne le semble pas. L'incertitude de nos connaissances resulte en grande partie du fait que 1'homme est un milieu entre rien et tout, et que sa position meme lui de- robe la vue des extremes. Retranchons la chute. L'homme en sera-t-il moins a Fetroit entre ces deux abimes ? Sera-t-il dans une position meilleure pour decouvrir la verite? La science rie reposera-t-elle plus sin- un cercle vicieux ? Xe sera-t-elle plus obli- gee de prononcer sur le tout sans connaitre les par- ties, et sur les parties sans avoir embrasse le tout ? L'homrne, dans son etat d'innocence, ne sera-t-il pas aussi bien que 1'homme dechu, un monstre in- comprehensible, incapable de savoir certainement et d'ignorer absolument, uri juge de toutes choses et un cloaque d'incertitudes, sinon d'erreurs ? Les contradictions dont Pascal accuse 1'homme sont de deux sortes ; il faut distinguer entre elles. Les unes sont morales ; c'est le cas par exernple de I'eterrielle impuissance de 1'homme a realiser sur la terre le bonheur et la justice. La chute etant un fait moral se laisse tres naturellement rapprocher de ces deux contr-adictions, et Ton conceit sans peine qu'elle puisse en etre la cause. 208 ETUDES LITTERAIRES Les autres ont une portee plus grande. Elles sont metaphysiques ; elles se rattachent aux conditions ^ memes de 1'existence d'un etre qui n'est pas 1'Etre supreme. C'est le cas de ce singulier melange de petitesse et de grandeur, de fini et d'infini que Pas- cal reconnait en nous, et de la contradiction qui existe necessairement entre les aspirations et les ceuvres de notre raison. Ces contradictions-la sont anterieures a la chute; elles en sont par consequent independantes. Elles paraissent le lot fatal de tout etre cree, quel que soit 1'usage qu'il ait fait de sa liberte. Pascal meconnait cette distinction. II groupe sans scrupule des faits de nature diverse, il en forme un faisceau unique, et c'est ainsi, lies arbitrairement les uns avec les autres, qu'il les jette sur le plateau de la balance pour peser en faveur du dogme Chretien. Gette association d'idees heterogenes nuit a la nettete du raisonnement et a 1'evidence des con- clusions. Elle constitue une faute centre la logique, et cette faute est d'autant plus sensible que les con- tradictions metaphysiques, c'est-a-dire celles-la meme qui sont etrangeres au fait de la chute, pa- raissent preoccuper particulierement Pascal. Les termes qu'il emploie le montrent. Pascal parle de la bassesse de 1'homme, de sa petitesse, de sa misere plus qu'il ne parle de la corruption de son coeur. Or PENSEES DE PASCAL '209 ce sont deux choses trop differentes pour que Ton puisse passer sans intermediaire de 1'une a 1'autre. Combien d'etres qui sont chetifs et miserables sans etre pour cela corrompus ! .Fe n'oserais accuser Pascal de n'avoir pas songe du tout a cette distinction fondamentale ; je dis seu- lement que, dans 1'etat ou elles nous sont parve- nues, ses notes que 1'on appelle ses Pensees soule- vent a cet endroit une objection serieuse. La rigueur pnilosophique a laquelle est habituee la pensee mo- derne exige que Ton pousse 1'analyse plus loin, que Ton etablisse avec plus de clarte les rapports qui existent entre les faits signales par Pascal dans son etude de 1'homme et la conclusion qu'il en tire. Si tous ces faits n'aboutissent pas a cette conclusion, si cependant on parait vouloir les y faire tous abou- tir, on pourrait se servir des lumieres repandues par Pascal lui-meme sur les contradictions de notre na- ture, pour reprocher au christianisme de ne donner qu'ii moitie le mot de 1'enigme. Ce n'est pas tout. Si Ton envisage la chute a un point de vue serieusement scientifique, et ce doit etre, sans doute, le point de vue de 1'apologie, sur- tout de cello qui se preoccupe et s'inspire d'une philosophie chretienne, elle nous apparaitra comme une hypothese qui explique les phenomenes de For- dre moral. Quiconcjue observe les faits interieurs, quiconque 14 210 ETUDES LITTERAIRES a jamais suivi les evenements de 1'histoire d'une ame, en aura decouvert qui semblent au premier abord inconciliables. Chacun porte deux hommes en soi. Celui qui veut n'est pas toujours celui qui fait. Cette contradiction est si grave que plusieurs systemes ont ete incapables de la surmonter. Les uns ont simplifies la difficulte en la niant, en retran- chant, ce qui est toujours facile, un des elements du probleme. Les autres, plus sinceres, mais non plus heureux, ont recouru a 1'antique supposition du dualisme. Us ont fait cohabiter dans le sein de 1'homme deux principes ennemis, voues a une lutte eternelle, le principe du bien et le principe du mal. L'esprit humain n'a pu se declarer satisfait d'au- cune de ces doctrines. D'une part 1'evidence des faits 1'a emporte sur 1'apparente simplicite logique des systemes exclusifs ; d'autre part, cet irresis- tible besoin d'unite -qui preside a tous les travaux de la pensee, et qui parait etre une des lois de notre entendement, a proteste centre toute doctrine dua- liste, et cette protestation est au nombre de celles qui finissent toujours par triompher. C'est le propre du progres de tendre a 1'unite. En morale, soutenir une doctrine dualiste c'est poser la question sans la resoudre ; c'est faire aveu d'ignorance. Aux yeux de la science, 1'hypothese de la chute a ce grand avantage que, sans rien retrancher des difficultes du probleme, elle s'eleve fort au-dessus PENSEES DE PASCAL till de la doctrine dualiste. Elle tient compte des deux principes et elle les concilie dans une unite plus haute. Elle satisfait en cela aux exigences du verita- ble esprit philosophique. II n'est pas digne d'un penseur serieux de trailer legerement ce premier dogme de 1'Evangile. II ex- plique tant de choses et il les explique si bien qu'il se recornmande de lui-meme a 1'examen. Mais n'en faut-il pas davantage pour qu'il soitaussitot reconnu comme 1'expression de la verite, comme la loi du monde moral ? Oui, il en faut davantage. De meme que 1'observateur des faits rnoraux, 1'observateur de la nature physique se trouve en presence d'un grand nombre de phenomenes, et il en cherche aussi les lois. Ces lois ne sont pas des abstractions, ce sont des faits, mais des faits gene- raux et par cela meme des faits qui echappent a Pobservation directe. Les faits generaux existent reellement, mais jamais a 1'etat pur ; ils ne se mon- trent que sous le vetemenl etroit des faits particu- liers. L'important test de les en degager. Toutes les Ibis que la science y reussit, elle decouvre une loi. Pour- demontrer une de ces lois, pour faire voir qu'elle n'est pas une fiction de 1'esprit, mais 1'ex- pression d'une realite, il faut etablir deux choses : d'abord qu'elle explique les faits particuliers, ensuite qu'elle les explique seule, ou tout au moins qu'elle les explique mieux que les autres hypotheses pro- ETUDES LITTER AIRES posees. Une loi qui explique les faits est plausible ; une loi qui les explique seule est necessaire et peut etre tenue pour vraie. Dans les sciences morales se contentera-t-on a beaucoup moins? Non. Ou est le philosophe qui oserait reclamer pour elles le benefice de 1'indul- gence ? Si done Fidee de la chute rend compte de cer- tains faits, cela nous dispose a 1'accueillir ; mais un esprit logique ne sera pas si prompt a se declarer satisfait. II souhaitera qu'on lui montre de plus que Fhypothese chretienne est superieure aux hypo- theses elaborees par la science, qu'elle explique tout d'une maniere plus naturelle, plus simple et plus complete. L'apologie de Pascal repond-elle a ce legitime desir ? On serait en droit de Fattendre si Ton ne songeait qu'aux solides qualites de ce genie ferme et precis, qui possedait au plus haut point et 1'esprit geome- trique et 1'esprit de finesse. Mais le siecle n'etait pas mur pour tant de rigueur philosophique. Pascal, malgre toute la spontaneite de son genie, porte la marque de 1'epoque. II lui arrive de tomber dans la faute meme que nous avons reprochee a son editeur, et qu'il eut, a certains egards, evitee, si, en achevant son oeuvre, il eut suivi un plan analogue a celui que nous ex- PENSEES DE PASCAL '213 pose Etienne Perier. II est telle page oil Pascal se borne a rapprocher le fait des contradictions de la na- ture humaine de 1'idee de la chute, comrne s'il etait de soi-meme evident que cette idee en fournit 1'ex- plication necessaire ; telle page oil il donne raison contre nous et contre lui-meme a la preface de M. Astie; oil, peu lidele aux inspirations d'une in- flexible dialectique, il insinue la reponse dans la question, c'est-a-dire le dogme Chretien de la chute dans 1'enonce meme clu probleme philosophi- que des contradictions. Pascal a songe cependant a montrer la superio- rite de la doctrine religieuse sur les doctrines philo- sophiques. A ses yeux 1'armee des philosophes se range en deux colonnes ennemies, a la tetedesquelles se placent Kpictete et Montaigne, qui 1'un et 1'autre n'ont vu la nature humaine que par un cote. Cette critique sommaire de toute 1'ucuvre de la philosophic avant Pascal est-elle bien juste '? On pourrait, je le crois, le contester ; mais je veux I'admettre. 11 reste a savoir si elle Test encore maintenant, si ron pent aujourd'hui faire aussi bon marclu' 1 que Pascal de tons les travaux de la science sur les phenomenes de la vie morale. Si, par hasartl, il se trouvait Line theorie plus ou moms recente qui contestill la justesse de I'explica- tion chretienne et . 34"). - - Ibidem. II. p. 330. ibidem, II. p. :'.iT. ' Ibidem, II. [>. :57->. 220 ETUDES LITTERAIRES table necessite d'emporter la place du premier assaut ou de s'y briser les reins. Pascal n'aurait pas eu besoin de vivre autant qu'un patriarche pour s'en assurer lui-meme. Cent ans apres sa mort paraissait la Profession de foi du vicaire Savoyard, qui repond en ces termes au dilemme de Pascal : Je vous avoue aussi que la majeste des Ecritures m'etonne ; la saintete de 1'Evangile parle a mon cceur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe ; qu'ils sont petits pres de celui-la ! se peut-il qu'un livre a la ibis si sublime et si simple soit 1'ouvrage des hom- ines ? Se peut-il que celui dont il fait 1'histoire ne soit qu'un homme lui-meme ? Est-ce la le ton d'un enthou- siaste on d'un ambitieux sectaire ? Quelle douceur, quelle purete dans ses moeurs! quelle grace touchante dans ses instructions ! quelle elevation dans ses maxi- rnes ! quelle profonde sagesse dans ses discours ! Avec tout cela ce meme Evangile est plein de choses incroyables, de choses qui repugnent a la raison. et qu'il est impossible a tout homme sense de concevoir ni d'admettre. Que faire an milieu de toutes ccs con- tradictions ? Evidemment le dilemme de Pascal n'avait plus de prise sur Rousseau. II avait cede comme un ressort trop tendu. De nos jours il a cede plus encore. La critique moderne ne 1'accepte plus. Elle a trouve moyen d'e- chapper aux etreintes convulsives de Pascal. Elle nie les propheties, les miracles, les figures ; mais elle ne les traite pas pour cela de sottises. Elle a trop d'intelligence et de savoir-vivre. Metaphore, dit-elle, PENSEES DE PASCAL 221 poesie, enthousiasme, creation religieuse, creation d'hommes sans doute, mais belle et respectable; oauvre de la conscience spontanee : que sais-je encore? A tout cela que repond 1'apologie de Pas- cal? Peu de chose, ce me semble. Je suppose un bomme sincere, intelligent et cul- tive, qui ne se soit jamais occupe serieusement de questions religieuses. Soudain il se sent pris d'une vive curiosite : il comprend, comme Pascal, qu'il n'y a de gens raisonnables que ceux qui ont trouve la verite religieuse, et ceux qui, sans 1'avoir trouvee, la cherchent. II lit d'abord Pascal, puis, aussitot apres, il lui tombe sous la main les Elude* <./'/* isf.om< rclifjieuse de M. Ernest Renan. Je demande quel sera 1'eflet de cette double lecture. L'apologie de Pascal aura-t-elle premuni son lecteur centre les doutes et les objections de M. Renan? Lui aura-t-elle donne des armes suffisantes pour combattre et terrasser ce nouvel adversaire ? Je ne pense pas qu'il puisse y avoir sur ce point deux opinions. J'en appelle au jugement meme de ceux qui attaquent avec le plus de vivacite le criti- que francais. S'ils en etaient reduits aux arguments de Pascal, ils seraient bien pauvres. La critique, en eflet, a subi urie veritable transfor- mation. Pascal, comme tons les apologetes de son temps, ne connaissait qu'une religion, la religion cbretienne. C'est dans son sein (ju'il puise les argu- 222 ETUDES LITTERAIRES ments qu'il fait valoir. C'est elle-meme qu'il appelle a temoigner dans sa propre cause. Ge sont les pro phetes qui plaident en faveur des apotres, ou les apotres qui plaident en faveur des prophetes. M. Re- nan se place a un tout autre point de vue. Les progres qu'a fails depuis deux siecles 1'etude de 1'histoire, prise dans son acception la plus vaste, appliquee aux langues, aux litteratures, aux moeurs, aux religions, aux destinees politiques des peuples, lui permettent de dominer son sujet de beaucoup plus haut. II a etudie plusieurs religions diverses, et il a consciencieusement suivi les phases de leur developpement. Ce sont autant de faits du meme ordre qu'il approfondit et qu'il compare. II les expli- que les uns par les autres. En les rapprochant, il se met a merne de les comprendre, de les classer et d'atteindre en fin a des resultats generaux. Supposons que tous les resultats auxquels aboutit M. Renan soient errones ; il n'en serait pas moins vrai que sa methode est superieure a celle de Pascal. De meme que 1'etude d'une plante ne suffit pas pour connaitre a fond la nature de la plante, 1'etude d'une religion ne fournit pas a la critique des donnees suf- fisantes pour asseoir un jugement et proclamer un resultat. Pascal ne pouvait pas se livrer a une etude comparative, et, l'eut-il essaye, il n'y aurait pas reussi. Le seul fait que la critique moderne est en mesure d'aborder ce nouveau travail avec quelques PENSEES DE PASCAL !2t23 chances de succes, I'eleve trop au-dessus de la cri- tique du dix-septierne siecle pour que les flecb.es de Pascal atteignent jusqu'a elle. L'etude comparative des religions marque une ere nouvelle dans 1'histoire de la critique. On sait quelle revolution a produite la methode comparative appliquee aux recherches litteraires. Combien d'idees etroites et fausses n'a-t-elle pas renversees sans retour. Si, par exemple, il y a deux siecles, au moment ou ecrivait Pascal, quelque litte- rateur eut revoque en doute 1'existence d'Homere, les plaisants en auraient fait leur plastron. Lisez Fenelon : le candide archeveque de Gambrai, lui qui a senti le charme d'Homere mieux que tous les ecri- vains de ce temps, s'empare de 1'Iliade pour prouver 1'existence de Dieu. Le raisonnement est simple : de meme que 1'Iliade ne peut pas se concevoir sans Homere, le monde ne se concoit pas sans Dieu. G'est avoir la main malheureuse. De nos jours il n'est pas un helleniste serieux qui n'ait des doutes sur Ho- mere. L'lliude n'est plus mise a cote de 1'Eneide, ce vaste poerne compose a loisir par un auteur qui, dans le silence du cabinet, ne s'inspire que de son sujet et de son genie. On 1'admire comme le plus parfait des produils de la poesie spontanee des peu- ples prirnitifs, comme le couronnement d'une longue tradition poetique, comme 1'anivre collective de plu- sieurs generations de bardes, qui n'etaient eux- 2*24 ETUDES L1TTERATRES memes que 1'echo de la voix populaire. Qu'est- ce done qui a opere cette transformation dans la science? L'etude comparee. II a fallu rapprocher les anciens monuments poetiques de plusieurs peuples, pour surprendre le secret de la poesie homerique, depuis tant de siecles enseveli dans 1'oubli. L'etude comparee des religions doit-elle etre moins feconde en resultats nouveaux et importants V Je ne le pense pas; mais dut-elle 1'etre, elle n'en aurait pas moins une valeur scientiiique que ne sau- rait avoir 1'etude d'une religion isolee. II n'est pas plus possible de refuter M. Renan par Pascal que Wolf par Fenelon. Ainsi 1'apologie de Pascal a ete depassee par la critique moderne ; a cet egard encore elle ne repond plus aux besoins de notre siecle. Cette troisieme lacune est, peut-etre, la plus grave de toutes. L'importance des etudes historiques, de celles surtout qui aspirent a remonter aux origines, tend a s'augmenter de jour en jour. On pourrait, a la rigueur, se resigner a voir 1'apologie de Pascal attaquee par la philosophic de Hegel. Plusieurs esti- ment que la philosophic ne fait pas un corps de doc- trine, et que le systeme de Hegel n'est qu'une opi- nion individuelle. Mais les recherches historiques, malgre les divergences que Ton peut signaler entre les historiens, s'accumulent en se corrigeant les unes par les autres. Si la critique historique oppose des PENSEES DE PASCAL '225 objections a Pascal, elle le fait non pas au nom d'un savant, mais au nom de tout un ensemble de tra- vaux dont nul ne peut meconnaitre la valeur. L'apologie moderne entendrait bien mal ses inte- rets si elle s'en tenait a Pascal. II est necessaire qu'elle suive franchement la critique sur son terrain. Ce terrain lui serait peut-etre favorable. Peut-etre pourrait-elle y remporter de signalees victoires. Elle le doit si le christianisme est la verite, et s'il trouve des defenseurs capables de le cornprendre et de comprendre aussi notre siecle. Pour la critique comparative, la question de la divinite du cliristianisme se pose, en effet, d'une rnaniere tres nette. Chaque peuple vient deposer au* pieds de la science le tresor de ses traditions reli- gieuses. La science les etudie avec impartiality ; elle en examine la valeur morale ; elle en scrute curieu- sement les origines ; elle cherche a quelle cause il faut en attribuer la naissance. Or il est clair que le chretien le plus orthodoxe tombera d'accord avec le savant le plus rationaliste sur toutes les religions, sauf une. II n'y verra qu'un produit de I'lmagination excitee dans de certaines circonstances par le sen- timent religieux. Le critique rationaliste veut qu'il en soit de inerne pour la religion chretienne. Le chretien ne I'entend pas ainsi. La religion qu'il pro- t'esse est une religion divine et revelee. Des lors, il n'a, pour legitimer sa foi, qu'a demontrer, par la 15 226 ETUDES LITTERAIRES comparaison meme a laquelle la science 1'invite, que le christianisme ne peut pas etre le produit des memes facteurs que les autres religions ; que ni 1'ima- gination, ni les circonstances, ni le sentiment reli- gieux ne suffisent a en rendre compte ; que par con- sequent sa naissance ne peut pas etre attribuee aux memes causes, et ne doit pas avoir eu lieu selon les memes lois. Une demonstration de ce genre aurait de 1'actualite et de la force ; mais combien celle de Pascal y ressemble peu ! De tous cotes nous sommes ramenes a la meme conclusion : il faut que 1'apolo- gie fourbisse encore ses armes et reprenne a nou- veaux frais 1'oeuvre de Pascal. Ainsi les deux arguments essentiels sur lesquels repose le dogme de la chute, n'ont plus, a nos yeux, dans la forme ou Pascal nous les presente, une rigueur logique a 1'epreuve de tout examen. Au dix- septieme siecle, ils etaient suffisants. Dans un monde encore peu fait a la critique et a 1'exacte analyse des idees philosophiques, dans une societe soumise au joug du christianisme, capable, sans doute, de le secouer pour ses plaisirs, mais non pour les libres speculations de la pensee, il suffisait de montrer les contradictions de la nature humaine pour qu'aussitot on repondit : ce sont les stigmates de la chute. Dans la nieme societe il suffisait de poser le dilemme, figures ou. sottises, pour qu'aussi- PENSEES DE PASCAL 227 tot on s'ecriat : figures, figures ! II y avait harmo- nie, il y avait accord prealable entre 1'apologete et son public. Aujourd'hui la tache du defenseur de 1'Evangile s'est singulierement compliquee. Ceux meme qui n'ont jamais entendu prononcer les noms de Hegel, de Strauss, de M. Renan, ont subi leur influence de seconde ou de troisieme main. Us resis- tent sans toujours se rendre compte des motifs de leur resistance. Ils savent qu'aux raisons des doc- teurs Chretiens on oppose d'autres raisons ; le seul mot de miracle suffit a eveiller le doute. L'esprit de Voltaire a filtre jusqu'aux dernieres couches de la societe : En verite, disent les Provinciales, le monde devient mefiant et ne croit les choses que quancl il les voit. Le temps a fait une breche a Fceuvre de Pascal, et la breche est assez large pour que la place ne soit plus tenable. L'ennemi peut penetrer dans les rem- parts de la citadelle et en dominer de toutes parts la vaste enceinte. Forcee sur le dogme de la chute, 1' argumentation de Pascal se trouve forcee aussi sur le second dogme essentiel, la venue d'un reparateur divin. L'idee de la chute est 1'idee maitresse. Pascal, nous 1'avons dit, devait livrer sur ce point le plus decisif de ses combats. Des que ce point n'est pas gagne, des ({Lie 1'adversaire de Pascal peut recon- naitre les contradictions de la nature hurnaine, sans 228 ETUDES LITTERAIRES en reconnaitre du meme coup la decheance, il echappe a toute la suite de 1'argumentation. Les coups du grand athlete ne portent plus. Comment admettre une redemption, avant que la necessite en soit demontree? Comment admettre la divinite du reparateur, avant qu'on ait compris 1'urgence d'une si haute intervention. Cependant le chapitre oil Pascal traite de Jesus- Christ nous frappe et nous emeut. Jadis on n'y voyait guere que de mystiques reveries ; aujourd'hui on est revenu de ce jugement, et ce chapitre, un des plus incomplets, est un de ceux qui gagnent a Pascal le plus de sympathies. Je ne parle pas seulement du magnifique morceau ou Jesus-Christ apparait sur le plus haut degre de Pechelle des grandeurs, pare de sa seule saintete, je parle aussi de ces pages oil Pascal, agenouille au pied de la croix, contemple son Sau- veur et son Dieu soufirant et mourant pour lui. Les consolations surabondent dans ce coeur oil abon- daient les souffrances : 1'adoration, la reconnaissance, 1'amour en debordent de tous cotes, et il s'en echappe des paroles dont Fineffable ferveur, dont 1'onction penetrante n'ont jamais ete egalees. C'est la tendresse des coeurs forts : Jesus est seul dans la terre, non- seulement qui ressente et partage sa peine, mais qui la sache. Le ciel est lui sont seuls dans cette connaissance. Jesus est dans un jardin, non de delices, comme le premier Adam, ou il se perdit et tout le genre humain ; PENSEES DE PASCAL 229 rnais dans an de supplies, ou il s'est sauve et tout le genre humain. II souffre cette peine et cet abandon dans 1'horreur de la nuit, Je crois que Jesus-Christ ne s'est jamais plaint que cette seule fois ; mais alors il se plaint comme s'il n'eut pu contenir sa douleur excessive : Mon ame est triste jusqu'a la mort ! Jesus cherche de la compagnie et du soulagement de la part des hommes. Gela est unique dans toute sa vie, ce me semble. Mais il n'en recoit point, car ses disciples dorment. Jesus sera en agonie jusqu'a la flu du monde ; il ne faut pas dormir pendant ce temps-la. i Et plus loin, voyez encore ce mysterieux dialogue entre Jesus sur la croix et 1'ame pecheresse pour laquelle il souffre : Console -toi : tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouve. Tu ne me chercherais pas si tu ne me possedais. Ne t'inquiete done pas. Je perisais a toi dans mon agonie; j'ai verse telles gouttes de sang pour toi Veux-tu qu'il me coute toujours du sang de mon humanite sans que tu me donnes des larmes ? Si tu connaissais tes peches, tu perdrais cceur - Seigneur, je vous donne tout. - Je t'aime plus ardemment que tu n'as aime tes souillures Je vois mon abime d'orgueil, de curiosite, de con- cupiscence. II n'y a mil rapport de moi ;i Dieu. ni a Jesus-Christ juste 1 Pennies de Pascal, e>dit. Astii' 1 . II, p. '-2B4. 230 ETUDES LITTERAIRES II faut ajouter mes plaies aux siennes, et me join- dre a lui, et il me sauvera en se sauvant. 1 Le sentiment Chretien a-t-il jamais trouve un accent plus intime, des mots plus profonds, des cris de 1'ame plus saisissants ? Et pourtant 1'admiration qu'excitent de si emou- vantes paroles n'entraine pas necessairement avec elle la conviction, je veux dire la conviction telle que la voulait Pascal, telle que la veulent aussi, sans doute, ses disciples actuels. Malgre sa mefiance, 1'homme du dix-neuvieme siecle admire volontiers. 11 admire sans se livrer. II est eclectique autant qu'il est sceptique. Libre de prejuges, libre de convic- tions, il rend une certaine justice a tous les syste- mes. II reconnait ce qu'ils ont de beau, de noble, de grand. II ne prononce certains noms qu'avec respect, en se decouvrant, comme Newton au nom de Dieu. II pourrait meme s'agenouiller devant quelques-uns des bienfaiteurs de l'humanite et adorer. Mais quelle adoration ! L'homme du dix-neuvieme siecle s'incline devant Jesus-Christ comme devant un modele ideal de grandeur et de beaute morales. 11 1'admire plus que Socrate, mais au meme titre que lui. Ecoutez plutot : On raconte, dit M. Ernest Renan, qu'Angelico de Fiesole ne peignait qu'a genoux les tetes de la Vierge et du Christ : il serait bien que la critique fit de meme, 1 Pennees de Pascal, edit. Astie, II, p. 226 et sq. PENSEES DE PASCAL 231 et ne bravat les rayons de certaines figures, devant lesquelles se sont inclines les siecles, qu'apres les avoir adorees. Le premier devoir du philosophe est de s'unir au grand choeur de 1'humanite, pour le culte de la bonte et de la beaute morales, manifestoes dans tous les caracteres nobles et les symboles eleves. Le second c'est Finfatigable recherche de la verite, et la ferme conviction que, si le sacrifice de nos instincts egoistes peut etre agreable a la divinite, il n'en saurait etre de nieme de nos instincts scientifiques. La credulite timide qui, de peur de voir s'evanouir 1'objet de sa foi, donne un corps a toutes les images est aussi contraire a 1'har- monie et a la bonne disposition des 1'acultes humaiues que la critique purement negative qui renonce a 1'ado- ration du type ideal, parce qu'elle a reconnu que 1'ideal n'est pas toujours conforme a la realite. II serait temps de comprendre que la critique, loin d'exclure le respect et d'impliquer, comme le supposent les per- sonnes timorees, un crime de lese-majeste divine el humaine, renfernie au contraire 1'acte du culte le plus pur. l Les defenseurs du christianisme se contenteront- ils de cet acte de culte '? Se contenteront-ils de cette adoration qui prepare a genoux toutes les hardiesses du libre examen ? Je ne sais ; mais aussi longtemps que le lecteur de Pascal n'est pas convaincu, il ne faut pas attendre de lui un culte plus positif. Que reste-t-il done de Pascal '? D'abord nornbre de morceaux magnih'ques : on n'oublie pas de sitot des 1 Ernest Renan. Eludes d'histoire rrliyieuse. 3 me t''dit.. p. 13JS. ETUDES LITTERAIRES pages d'une si fiere tournure. Mais qu'en reste-t-il de convaincant? Selon moi, il n'est qu'une seule partie du livre des Pensees qui n'ait rien perdu, ni de sabeaute premiere, ni de sa force demonstrative : la preface. II est arrive a Pascal ce qui est arrive a Descartes. Descartes a trace le programme eternel de la philo- sophic ; mais le systeme qu'il avail conc.u d'apres ce programme a ete de bonne heure depasse. Toute la philosophic moderne releve de Descartes, et cepen- dant il n'est plus de philosophes qui soient cartesiens. Pascal a fait de meme : il a indique la base d'une apologie nouvelle, il en a pose les fondements ; mais sur ces fondements s'eleve un edifice que la rouille du temps menace chaque jour davantage. Si nous ne nous trompons, ilest assez serieusement attaque pour qu'il ne suffise plus de soutenir ou de replatrer quelque pan de mur qui s'ecroule. Pascal n'a pas serieusement demontre que les contradictions de la nature humaine ont pour cause necessaire une decheance de 1'humanite. II appar- tient a 1'apologie moderne de le prouver pour lui. Pascal n'a pas serieusement demontre que les faits historiques conduisent a reconnaitre la realite d'une intervention divine. II appartient a 1'apologie moderne de le prouver pour lui. Voila la double tache qui lui incombe. Tache immense ; mais pour 1'accomplir il ne suffit pas de reimprimer 1'ceuvre de Pascal, il faut la renouveler. 1858. LE DOYEN LE DOYEN DES CRITIQUES FRANQAIS M. SAINTE-BEUVE ET PORT-ROYAL I'ort-Royal, par C.-A. Sainte-Benve. Troisieme edition. Paris, Hachette et comp. 1867. Le public litteraire de la Suisse franeaise, de Lau- sanne en particulier, a quelques droits sur cet ouvrage. La premiere edition portait cette dedicace : A rn.es auditeurs dc Ldnsanne. Pense et forme sous I curs yeu.c, cc llvre Icur appartient. Sans la main- tenir expressement, 1'auteur la rappelle dans 1'edi- tion nouvelle, et il y ajoute dans les notes des eclaircissements precieux. Voyageant en Suisse dans 1'ete de 1837, il s'arreta quelques jours a Lausanne, oil il avail un ami, M. Juste Olivier, notre poete. Dans le courant de la conversation, il exprima le regret de ne pouvoir trouver une annee d'entier 236 ETUDES LITTERAIRES loisir pour mener a bonne fin ou mettre du moins en pleine voie d'execution le projet qu'il nourrissait depuis longtemps d'une histoire de Port-Royal. Cette parole, jetee au hasard, ne tomba pas a terre. Peu de jours apres, M. Olivier sondait M. Sainte-Beuve pour savoir s'il accepterait de faire a 1'academie de Lausanne un cours d'une annee sur Port-Royal. II accepta, dit-il, avec gratitude, et deux mois apres il venait s'installer a Lausanne avec toute sa biblio- theque janseniste. Je m'enfermai, ajoute-t-il, ne voyant jamais per- sonne jusqu'a quatre heures du soir les jours ou je ne faisais pas cours et jusqu'a trois heures les jours ou je professais. Ma leon etait de trois a quatre heures. J'en faisais trois par semaine, et le nombre total des lecons fut de quatre-vingt-une. Tout 1'ouvrage fut construit et comme bati durant cette annee scolaire (1837-1838).! On sait le succes du cours ; il fut suivi par un public nombreux et sympathique, ou ne manquaient ni les auditeurs eclaires, ni meme les bons juges. M. Druey en entendit quelques lecons ; Yinet y assista, autant du moins que le lui permit sa sante, et maintenant que le cours est devenu un livre, son nom s'y trouve frequemment, surtout dans 1'edition nouvelle; son souvenir y est associe. x Ce ne fut 1 Puisque je parle des rapports de Vinet et de M. Sainte- Beuve, je recommande aiix personnes que le sujet interesse la premiere note de I'Appendice du tome premier, intitulee 1' Academic de Lausanne en 1837. On v trouvera une rectifica- M. SAINTE-BEUVE ET PORT-ROYAL 237 qu'apres deux ans, en 1840, que parut le tome pre- mier, et Fouvrage ne fut acheve qu'au bout de vingt ans. On peut meme dire qu'il ne Test que d'hier, c'est-a-dire apres trente ans, car cette derniere edi- tion, enricliie de notes considerables, est presque un ouvrage nouveau. Est-ce que M. Sainte-Beuve aurait ecrit 1'histoire de Port-Royal sans ses amis de Lausanne, et en particulier sans M. J. Olivier? C'est probable, mais oe n'est pas absolument certain. Sa vie de Paris etait, comme il le dit, morcelee, un pen dissipee el assujettie a des besognes journalieres. Et puis il se pourrait que si M. Sainte-Beuve ne se fut pas mis a ee travail resolument et energiquement vers le temps OLI il vint a Lausanne, il n'eut pas su plus tard s'y mettre comme il le fit alors. En tout cas, M. Olivier lui a fournil'occasionetla retraite desiree. Est-ce un service qu'il lui a rendu? Je le crois. Mais peut-etre tout le monde n'en jugera-t-il pas ainsi. Avant que le Poi't-Roijiil fut acheve, on a pu 1'envi- suger comme une etude a part, n'ayant pas de place necessaire dans 1'oeuvre de M. Sainte-Beuve. On ne savait trop pourquoi un esprit si ouvert allait s'en- fermer avec quelques solitaires obscurs. A vrai dire Port-Royal n'est pas un cloitre ignore ; de grands lion importante de la manierc doiit ce.s rapports ont ete pre- sentes par M. Saint-Rene Taillandier dans la Revue des Deux Mondes, plus une lettro im'(iite de Vinet qui meritait d'etre conservee. 238 ETUDES LITTERAIRES souvenirs s'y rattachent, et Ton aurait compris que M. Sainte-Beuve s'en fit une espece de belveder pour voir de la passer les illustres du XVII e siecle, les uns a distance, les autres sous ses yeux. On aime, quand on est peintre, tout ce qui fait point de vue, et le XVII e siecle, contemple de Port-Royal, se deroule en perspective. M. Sainte-Beuve, qui est curieux, ne manque pas sans doute de regarder souvent par la fenetre; quelquefois meme, il lui arrive de monter jusqu'a la lucarne du toit pour voir plus loin. Neanmoins ce sont les vrais solitaires qui 1'attirent surtout, et c'est avec eux, avec MM. de Saint-Cyran, Singlin, de Saci, qu'il passe la meilleure partie de son temps. Evidemment il faut qu'il ait pour eux un faible d'homme d'esprit, une legere manie d'amateur de curiosites. Voila ce qu'on a pu dire et ce qu'on a dit en parcourant les premiers volumes, ce que plusieurs pensent encore, peut-etre. M. Sainte-Beuve ne paralt pas en juger ainsi ; il s'est obstine sur ce sujet, et il faut bien qu'il y attache une reelle importance. Distrait par mille travaux, il ne 1'a jamais perdu de vue. Toujours, a ses heures de loisir, il a pris le chemin du monastere, et voici qu'il nous en revient encore avec tout un butin nouveau. II a passe le temps des engouements de la jeunesse, et pourtant il est clair qu'il ne regrette pas les heures et les annees qu'il a depensees dans la M. SAINTE-BEUVE ET PORT-ROYAL 239 compagnie des solitaires. II faut qu'il ait ses raisons, et je crois que si on prend la peine de les examiner, on les trouvera excellentes. Maintenant que 1'ou- vrage parait avoir recu sa forme definitive, et qu'on peut {le voir a sa place dans le vaste ensemble des travaux accumules par M. Sainte-Beuve, il n'y figure plus a titre de hors-d'oauvre, mais il en est devenu un des centres, et volontiers je dirais le centre ve- ritable. Ses Causeries du lundi sont et resteront plus populaires; mais en un sens il y est moins lui- meme, et si jamais on voulait lui appliquer ce pro- cede d'intime analyse qu'il a si souvent et si habile- ment employe, il faudrait faire de son Port-Royal une etude approfondie. Je soupgonne en outre que de tous ses travaux il n'en est aucun qui ait plus contribue aux progres et a la pleine maturite de son talent, a tel point que si nous n'avions pas le Sainte- Beuve du Port-Royal, peut-etre n'aurions-nous pas celui des Cawsenes du lundi. M. Sainte-Beuve n'est pas de ces critiques qui, voyant un homme reussir dans un genre, en tirent la conclusion probable qu'il ne reussira pas dans un autre. II sait trop bien que les dons ne viennent pas tout seuls, et que pour en avoir un, il faut en avoir plus d'un. II insiste sur cette idee, et quoiqu'il ne se 1'applique pas a lui-rneme, c'est en lui-meme qu'il 1'a trouvee. II y a pen de talents plus opposes que celui 240 ETUDES LITTERAIRES du critique et du 'poete, ce qui n'empeche pas que ses debuts n'aient ete a la fois d'un critique et d'un poete, entre lesquels on put croire un moment qu'il allait se glisser un romancier. Le Tableau de la poesie francaise an XVI e siecle, et le recueil des Poesies de Joseph Delorme, sont a peu prescontem- porains. Les bons juges ont du soupgonner des 1'abord que la vocation du critique 1'emporterait sur celle du poete. II n'est 'pas absolument rare qu'un jeune homme de vingt-quatre ans ecrive des vers dans le genre de ceux de Joseph Delorme, et c'etait moins extraordinaire encore dans les annees qui precederent 1830, c'est-a-dire en pleine efferves- cence romantique ; mais ce qui est decidement rare et phenomenal, c'est qu'a vingt-quatre ans, on ait a ce degre le don de penetration et surtout le don d'exactitude. Toutefois le grand public a pu demeu- rer en suspens. G'est la lutte engagee autour du nom de Ronsard qui nous a valu le Tableau de la poesie francaise au XVI e siecle, et cette lutte appar- tient a titre d'episode a la grande bataille des roman- tiques etdesclassiques. Au centre, Victor Hugo frappe les coups decisifs ; a 1'une des ailes, M. Sainte-Beuve le seconde par de vives et ingenieuses manoeuvres. II a lui-meme bien marque le caractere de son livre en donnant et consacrant a Victor Hugo le pindarique in-folio sur lequel il avait travaille. C'etait un des guidons qui avaient servi dans la melee, et dont, le M. SAINTE-BEUVE ET PORT-ROYAL 241 soir du combat, 1'heureux lieutenant faisait hommage au jeune et fougueux vainqueur. Gette viseepolemi- que se retrouve dans la plupart[des premiers ecrits en prose de M. Sainte-Beuve. Poe'te, il se sert de la critique pour s'ouvrir un chemin, a lui et aux siens. II combat sous les drapeaux de Victor Hugo plutot que sous ses ordres, en auxiliaire plutot qu'en vassal, mais enfm il combat; sa critique n'est point un jeu d'esprit, un simple passe-temps d'escrime erudite et poetique, c'est de la critique militante, et nous sommes sur un champ de bataille, ou il y a des blesses et des morts. Quelques annees s'ecoulent, et c'est a peine si L'on reconnait M. Sainte-Beuve. A Joseph Delorme ont succede les Consolations; au Tableau de la poesie francaise, des articles de journaux et de nombreux Pot-trails litlei-aircs. En poesie, M. Sainte- Beuve ne dernande qu'un coin tranquille, propice a la reverie, cher a 1'amitie ; en prose, sa pensee tra- vaille et court le monde, ne sachant ou se poser. Un moment on peut croire qu'il va devenir saint-simo- nien, tant il parle avec cmpliase de la grande idee Immanitaire; puis tout aussitot il se laisse prendre a demi par le catholicisme flamboyant de Lamennais, ce qui ne 1'empeche pas d' avoir des retours en pleiri Diderot, et cependant, au travers de ces metamor- phoses, se continue la veine discrete de poesie : 242 ETUDES LITTERAIRES Vivre, sachez-le bien, n'est ni voir ni savoir, C'est sentir, c'est aimer ; aimer c'est la tout vivre. Ce serait mal entendre M. Sainte-Beuve que de chercher a le saisir dans un de ces moments suc- cessifs ; la verite de son caractere ne se montre que dans 1'ensemble. II faudrait du temps et des infor- mations exactes et sures pour demeler toutes les causes de cette apparente versatilite. J'en juge a distance, mais il est facile, ce me semble, d'en indi- quer au moins une, la plus considerable peut-etre. On parle trop souvent des hommes comme si leurs opinions se formaient d'une maniere abstraite, et n'etaient que le resultat d'un syllogisme vainqueur. Gombien rarement il en est ainsi ! Nos opinions ne sont que notre vie interieure reflechie par laraison, traduite en idees. S'il y a en nous des forces cachees qui languissent sans emploi et portent le trouble autour d'elles, ou bien si ces forces, deja deployees, n'ont pas encore reussi a se combiner pour agir, si elles nous tirent en sens divers, nos opinions ne sauraient manquer de reproduire exactement ce trouble et ce combat. II en fut ainsi de M. Sainte- Beuve. II avait de la poesie'dans 1'ame, ses vers ont de 1'accent ; neanmoins il est certain que le simple reve poetique ne pouvait pas suffire a une nature si diver- sement douee, et Ton peut croire que sans Victor Hugo il aurait ete poete d'une maniere plus discrete M. SAINTE-BEUVE ET PORT-ROYAL 243 encore, plus cachee etreservee.Maisonn'etaitpasim- punement 1'ami de Victor Hugo, et, la jeunesse aidant, il arriva que le poe'te, chez M. Sainte-Beuve, entraina d'abord le critique. Puis ils se degagent 1'un de 1'autre et semblent aller chacun leur chemin. Le poete n'y perd pas, il donne toujours la noteintime; mais le critique en souffre, il ne peut pas se deployer au large, il n' attire a lui qu'une partie des forces vitales, et malgre des prodiges de finesse, il a je ne sais quoi de relativement aride, il laisse une vague impression de secheresse, on dirait qu'il s'agite en dehors sans tenir a Tame. Les variations de M. Sainte- Beuve trahissent le secret malaise, la sourde inquie- tude d'un talent qui n'a pas encore trouve son emploi definitif et complet. Je crois qu'il a ete tres heureux pour lui que les circonstances 1'aient ainsi divise et jete dans tant de voies diverses. Quand les forces disjointes se sont de nouveau reunies, il ne s'en est trouve que plus riche; mais en attendant il avait donne le spectacle d'une etrange versatilite, et le grand public, qui a coutume de s'en tenir a Fappa- rence, a eu des lors quelque peine a le prendre tout a fait au serieux. Cependant, cette periode obscure ne pouvait pas se prolonger; le jour devait se faire tot ou tard, et il se fait dansle Porl.-Royal. C'est la que Ton voit enfin la vie poetique de M. Sainte-Beuve tourner tout entiere au profit de sa vive curiosite d'intelligence 244 ETUDES LITTERAIRES et seconder le critique sans 1'asservir. Peut-etre fallait-il un tel sujet pour rendre cet accord possible. Port-Royal, n'est-ce pas le nid cache, le chez-soi tranquille, a Fetroite enceinte, la solitude pleine de meditations, que M. Sainte-Beuve se serait faite quelque part sur le mont sacre de la poesie. s'il y eut elu domicile pour toujours ? Dans ses Portraits litteraires anterieurs, il y avait des pages excel- lentes, des apergus merveilleusement ingenieux, des physionomies en grand nombre fmement dessinees ; mais jamais encore on ne 1'avait vu s'attacher a ses personnages, - - des personnages pour la plupart inconnus, - - avec une telle sy mpathie de curiosite, les deviner dans 1'ombre et entretenir avec eux un commerce d'aussi intime familiarite. II se retrouve dans les solitaires de Port-Royal; ils ont quelque chose de son imagination meditative et tournee en dedans ; ils ont les premices de ces souffrances sans nom, de ces inquietudes vagues et profondes qui, de nos jours, ont tourmente tant d'ames et aux- quelles M. Sainte-Beuve n'a point echappe ; ils ont 1'amour de la retraite, 1'amour de 1'observation et de la penetrante analyse des choses interieures. A vrai dire, leur piete est bien un peu rigide ; mais dans ce temps-la M. Sainte-Beuve etait religieux lui-meme, il 1'etait au moins par 1'imagination, comme on Test volontiers dans ces heures douteuses ou quelque chose en nous, ne fut-ce que le talent, cherche M. SAINTE-BEUVE ET PORT-ROYAL 245 un appui. Tous ceux qui 1'avaient successivement entraine : Saint-Simon, Lamennais et Diderot lui- meme, dans 1'enthousiasme de son atheisme, n'e- taient-ils pas religieux a leur maniere? II se peut que M. Sainte-Beuve ne se soit pas fait des 1'abord une juste idee des aspects severes de son sujet; mais avec moins de religion les solitaires de Port- Royal 1'eussent moins attire. Leur austerite, d'ail- leurs, n'est pas secheresse. En depit du grand Arnauld, comme on Fappelait autrefois, ils sont moins discuteurs et disputeurs que conseillers inti- mes et soigneux directeurs des ames. Et s'il s'y mele un peu trop de theologie abrupte, cela meme ne faisait qu'ajouter a 1'attrait; le critique y trouvait ample rnatiere a s'exercer, et puis le plaisir qu'on eprouve a se retrouver en autrui, n'est-il pas bien autrement assaisonne quand il est plus inattendu, et que la sympathie se fait jour a traversdesmceurs differentes, malgre la diversite des temps, de 1'edu- cation, du costume et du langage ? M. Sainte-Beuve dut jouir vivement lorsque, a Lausanne, il put s'absorber dans Port-Royal. Son livre en porte la trace, et volontiers nous le pren- drions au mot, nous autres Yaudois, lorsqu'il parle dans sa preface de toutes les harmonies et concor- dances qui, sur les rivages de notre beau lac, presi- derent a 1'eclosion de 1'ceuvre; mais si reellement il jouit de ces concordances exterieures, dont il parle 246 ETUDES LITTERAIRES si bien, c'est que sentant s'ouvrir la grande veine de son talent, il travaille avec bonheur, confiance el serenite. Le poete est maintenant au service de 1'investigateur ; il lui apporte tout ce qu'il a de divi- nation, et il en resulte une critique vivante, com- plete, d'oii toute secheresse a disparu, et qui demeu- rera comme une des formes qu'a revetues la poesie dans ce siecle d'analyse, lequel, entre toutes les manifestations de la puissance creatrice, a surtout connu la resurrection du passe. A ce point de vue deja, le Port-Royal de M. Sainte- Beuve peut etre envisage comme faisant centre dans son oeuvre ; il marque le moment ou s'est definitive- ment etablie la juste hierarchic entre les diverses aptitudes de son talent. Son dernier recueil de poe- sies, les Pensees d'aout, date de 1'annee meme ou il vint, vers 1'automne, s'etablir a Lausanne. II ne fera plus de vers desormais, ou il n'en fera qu'a de rares intervalles, ce qui ne veut pas dire que le poete soit mort, mais seulement qu'il s'est absorbe dans le critique. Mais si M. Sainte-Beuve devait passer par Port- Royal, il ne devait point s'y renfermer. II y trouva, d'une facon toute humaine, 1'equilibre du talent, et c'est la seule grace que lui aient value de si longues relations avec ces austeres theologiens de la grace. II put des lors aller de tout cceur aux travaux qu'il entreprenait, sans sentir en lui la sourcle inquietude M. SAINTE-BEUVE ET PORT-ROYAL 247 des facultes inemployees et des besoins inassouvis. Quand une fois on en est la, on va de 1'avant. Ainsi lit M. Sainte-Beuve. II etait loin encore d'en avoir fmi avec les solitaires de Port -Royal, que deja il se trouvait a 1'etroit dans leur paisible demeure, et qu'il s'echappait pour essayer ailleurs ses forces nouvelles. Les portraits litteraires se multiplient sous sa plume, et toujours on 1'y sent plus a 1'aise, deploy ant un esprit plus penetrant et plus degage. En lui plus de contradictions, au dehors plus d'obsta- cles ni de barrieres. L'horizon s'ouvre, et il se porte d'un point a 1'autre avec une egale facilite. Sous quelque forme que lui apparaisse la vie humaine, il y entre, il la comprend, il la reproduit. Son style, autrefois plein de recherches , inquiet comme sa pensee, contourne, calcule, tout ensemble nuance et heurte, insinuant et cassant, devient net, delie, rapide, sans cesser d'etre ondoyant et riche. Sa phrase exprime en meme temps 1'eloge et le blame, le fait et ses accessoires, la forme et ses accidents, la regie et 1'exception. De tout temps elle y avait vise, de tout temps elle y avait reussi, mais on sen- tait le tour de force ; maintenant elle n'est ni moins souple ni moins ingenieuse, mais elle est souple comme la realite, ingenieuse comme la nature. M. Sainte-Beuve est de tous les ecrivains frangais celui qui est devenu le plus habile a dire deux choses a la fois. One cette habilete ait du s'acquerir, c'est 248 ETUDES LITTERAIRES ce qui est trop evident ; on voit M. Sainte-Beuve se faisant la main, et c'est la, pour Je dire en passant, ce qui le distinguera toujours de Voltaire, dont il a fmi par rappeler 1'abondance et la facilite. Voltaire n'a pas fait cet apprentissage ; sa plume naquit legere, et des le premier jour il fut le plus alerte des ecrivains francais. Mais qui dit acquis ne dit pas necessairement factice ; Feducation est nature aussi, et peut-etre n'y a-t-il rieri de plus remarquable dans Fhistoire du style de M. Sainte-Beuve que cet art qui s'efface et ces qualites cherchees qui fmissent par couler de source. Et a supposer meme qu'il res- tat ga et la quelque trace de la tension premiere, le spirituel critique aurait toujours pour excuse la richesse de la pensee moderne, pensee a mille faces. Personne n'admire et ne goute plus que moi le facile mouvement et la transparence de Voltaire. II n'en est pas moins vrai qu'il y a quelque pauvrete rela- tive dans cette phrase courte et juste, qui serre a la taille une pensee degourdie. Venant aujourd'hui, s'il est possible de concevoir de semblables transpo- sitions, le style de Voltaire perdrait la moitie de sa valeur. II n'est parfait qu'en son temps et en son lieu, adapte a la vie intellectuelle du XVIII 6 siecle, dont il reflechit les qualites et les defauts, la har- diesse, la legerete, et cette vivacite d'un bon sens un peu etroit, volontiers persiffleur, que Fepicu- reisme accompagne, et qui y va sans scrupules, M. SAINTE-BEUVE ET PORT-ROYAL '249 renversant d'un tour de main tout ce qui le gene et le depasse. Pourquoi ne pas le dire? Voltaire est trop clair pour nous, le demi-jour lui manque. Moms parfait en son genre, ou plutot n'ayant atteint a sa perfection que tardivement et a la suite d'exercices prolonges, le style de M. Sainte-Beuve n'en temoigne pas moins, dans sa variete nuancee et surabon- dante, d'une vie intellectuelle plus large, qui s'ali- mente a plus de sources. Et le merite de M. Sainte- Beuve est d'en avoir exprime la richesse sans embarras. C'etait la le probleme, car le genie propre de la langue francaise est celui de la facilite. Elle ne redoute ni la profondeur, ni rinfmite des nuances et des apercus, mais a une condition, que 1'aisance y soit. C'est done a partir de ces premieres annees pas- sees a Port-Royal que commence pour M. Sainte- Beuve 1'ere du progres, progres constant, fecond, toujours grandissant, et dont nous avons vu le der- nier terme dans les Causeries du lundi, lorsqu'il a entrepris d'appliquer a tous les sujets possibles cet art de resurrection et de vivante critique. Donner tous les lundis un nouveau portrait, fin, juste, anime; ressusciter d'innombrables types individuels plus ou moins effaces, les faire vivre et marcher devant nous, y mettre autant de sagacite, autant de divi- nation que dans les portraits minutieusement etu- dies des solitaires do Port-Royal, et s'astreindre 250 ETUDES LITTERAIRES neanmoins aux exigences de la presse quotidienne qui lui mesure le temps et 1'espace : telle est la gageure que M. Sainte-Beuve a tenue pendant des annees et des annees , sans trace de fatigue. Le journal a ete servi a souhait, jamais trop, jamais trop peu, toujours a temps, jamais rien d'ardu ni de precipite; 1'auteur cependant ne s'est point ecarte des se-veres conditions de son art; il n'a fait que le plier a une forme nouvelle, courante et a la portee de tous. Je n'ai pas a relever ici quelques-uns des defauts que Ton a reproches a tort ou a raison aux Cause- ries du lundi, et qui reviennent pour la plupart a des peches de complaisance. M. Sainte-Beuve s'en est explique assez franchement; il ne tient qu'a nous de deviner entre les lignes. Le temps me man- que egalement pour m'arreter a la tentative bardie par laquelle il a voulu donner un attrait de plus aux Nouveaux hindis, celui de la lib re et franche dis- cussion des contemporains, amis ou ennemis tentative plus facile pour les ennemis que pour les amis, comme 1'evenement 1'a prouve. Je prends 1'ensemble, et je le trouve bien caracterise par 1'au- teur lui-meme, lorsqu'il en a parle comme d'une histoire naturelle des talents et des caracteres. II est exact, substantiel, il tend a classer en decrivant ; sa maniere rappelle les methodes de la science, et ce M. SAINTE-BEUVE ET PORT-ROYAL '251 n'est peut-etre pas sans raison qu'il s'est appele le naturaliste des esprits. Mais a ce mot se posent aus- sitot des questions qu'il vaudrait la peine d'exami- ner serieusement, et que je ne puis qu'effleurer. Y a-t-il lieu a cette fonction de naturaliste des esprits'? Peut-on reellement appliquer aux individualites humaines les methodes descriptives de la science, et a supposer qu'on le puisse, M. Sainte-Beuve y a- t-il reussi ? Je soupconne que la prevention de M. Sainte- Beuve a quelquefois etonne et a pu faire sourire. On envisage les sciences naturelles comme essentielle- ment occupees a nommer et a definir des especes, et quelles especes M. Sainte-Beuve a-t-il nomm6es on definies? il a depeint des individualites; il n'est pas sorti des accidents, de ce qui est accessoire et eternellement variable. Passe encore si dans chaque cas particulier il avait pu remonter quelques gene- rations en arriero et clemeler 1'obscure formation des talents dont il etudiait les aptitudes, ou bien s'il lui avait ete possible de comparer frequemment le lour d'esprit de ses heros avec la forme de leur crane, 1'ampleur et la complexion de leur cerveau. \ : oila artie (run si vaste ensemble. Incapables de toul upprofondir egalement, ils font clioix de quelques 17 258 ETUDES LITTERAIRES families ou de quelques groupes qu'ils etudient avec un soin plus minutieux, afm qu'il y ait au moins quelques sujets qu'ils aient traverse de part en part. L'instruction qu'ils y trouvent se reporte d'elle- meme sur les sujets voisins. Dans quelque genre que ce soit, les plus savants ne sont aujourd'hui que ceux qui, avec une culture etendue, ont touche le fond sur un plus grand nombre de points. M. Sainte- Beuve en a plus d'un, de ces points ou il a touche le fond, et le premier de tous. celui oil decidement il est maitre et peut en remontrer a chacun, est sans doute Port-Royal. Et ici Fanalogie est facile a poursuivre entre ce qu'il a fait et ce que font a 1'or- dinaire les purs naturalistes. Port-Royal represente moins une idee ou une institution qu'un type de piete, lequel s'est varie selon le caractere de chacun de ceux qui aspirerent a le realiser. Les solitaires de Port-Royal forment une famille morale, et 1'une des plus distinctesdontl'histoirefasse mention. M.Sainte- Beuve a voulu la connaitre homme par homme; il a recherche comment le type s'en etait reproduit dans chacun; il a note toutes les variantes, toutes les deviations, et Ton peut dire qu'il y a trouve le sujet d'une monographic comme on en fait en bota- nique ou en zoologie. Et c'est aussi pourquoi, au lieu de s'en tenir aux celebrites, ainsi que le lui au- raient conseille la plupart des hommes de lettres, il a tire au grand jour une foule de noms obscurs et M. SAINTE-BEUVE ET PORT-ROYAL '259 retrace longuement des vies ignorees. Les purs lit- terateurs lui en feront un reproche, et Ton verra probablement circuler dans les futurs manuels de litterature une phrase stereotype sur les longueurs que n'a pas evitees cet ingenieux ecrivain ; mais les vrais moralistes et ceux qui, comme lui, aiment a retrouver 1'esprit serieux de la science dans les choses litteraires, ne lui seront de rien plus recon- naissants que de ces pretendues longueurs, car Fo- riginalite de 1'oeuvre et sa beaute est de montrer 1'ideal Chretien, tel que 1'a concu Port-Royal, repro- duit dans le plus grand nombre possible de types individuals. II s'est attache a tous ceux qu'il a pu saisir, et par la il a enrichi la litterature frangaise non-seulement d'un ouvrage qui restera, mais d'une application nouvelle de 1'esprit critique. Cette me- thocle demande a etre appliquee avec discernement; mais il etait dans les exigences du talent de M. Sainte-Beuve de pouvoir 1'employer une fois jus- qu'au bout, et il eut vainement cherche un groupe auquel elle fut mieux appropriee. Ainsi, de quelque maniere qu'on 1'envisage, Porl- lloul nous apparait comme I'o^uvre par excellence de M. Sainte-Beuve, et plus on 1'etudie, plus on dt'>- couvi-e de rapports entre le sujet et le talent de 1'au- I.eur. Toutefois on se dernandera si rharmonie est parlaite, et s'il n'y a pas discordance an moins sur un point? Victor Hugo, qui a rarement parle de 260 ETUDES LITTERAIRES Port-Royal, dut en dire quelques mots en recevant a 1' Academic M. Sainte-Beuve ; il y mit de 1'eclat, des couleurs voyantes, et M. Sainte-Beuve Ten blame avec justice : on entre plus discretement dans cette maison d'humilite. N'y aurait-il pas une discordance du meme genre, moins sensible dans le ton, non moins reelle au fond, entre les dispositions des soli- taires et celles de leur biographe? II se pourrait meme qu'il y en eut plus d'une, car voici trente ans revolus que M. Sainte-Beuve faisait son cours a Lausanne, et il a eu des lors le temps de chan- ger. N'ayant pas entendu le cours de M. Sainte-Beuve, je n'en puis parler que par oui-dire. La plupart de ses auditeurs n'eurent pas le sentiment d'une dis- cordance. Us comprirent bien que M. Sainte-Beuve ne se livrait pas entierement ; mais du moins il ne franchissait le seuil de 1'enceinte veneree que le front decouvert, et chacun de ses discours respirait la sympathie et le respect. Toutefois il y eut aussi des dissidents. Si quelques auditeurs benevoles le crurent en bon chernin de conversion, d'autres ne virent qu'un piege dans cette fagon toute litteraire de trailer des matieres theologiques. II ne reste du cours fait a Lausanne que le seul Discours preliminaire, et il me parait donner tort a ceux qui tenaient deja M. Sainte-Beuve pour un M. SAINTE-BEUVE ET PORT-ROYAL 1 J61 convert!. La derniere page, entre autres, un paysage tinement et curieusement decrit, n'eut pas ete dans le gout des solitaires. On y sent la gentillesse de 1' esprit, et le contraste est frappant entre le serieux du sujet, deja entrevu, et cette jolie conclusion qui assimile Port-Royal a un de ces reflets d'automne qui, sous un ciel brumeux, font miroiter les eaux du Lernan. La lumiere est menagee sans doute ; mais ces miroitements et ces chatoiements sont-ils mieux aleur place que 1'eclat de Victor Hugo? En relisant ce discours et en y rattachant tout ce que j'ai oui dire des legons de M. Sainte-Beuve, je me figure que c'est dans les notes qu'il faut chercher la principale difle- rence entre le ton de 1'ouvrage en voie de publica- tion (tome premier) et celui du cours de Lausanne; or ces notes sont de nature a dissiper toute illusion, et elles out evidemment ete calculees dans ce but. Je ne suis en Port-Royal qu'un amateur, scrupu- leux il est vrai, mais qui se borne a commenter rno- ralement et a reproduire. ' Et quatre pages plus loin, a propos de la demangeaison qu'a tout le monde de savoir beaucoup et de belles choses, demangeai- son qui est, selon M. de Saint-Cyran, la plus grande tentation qui nous reste du pecbe d'Adam : Et c'est cette l< ! nis. M. SAINTE-BEUVE ET PORT-ROYAL Tracy, Dauuou, Lamarck et la physiologie : la est mon lend veritable. De la je suis passe par 1'ecole doctri- naire et psychologique du Globe, mais ea faisant mes reserves et sans y adherer. De la j'ai passe au roinan- tisme poetique et par le monde de Victor Hugo, et j'ai eu 1'air de m'y fondre. J'ai traverse ensuite ou plutot cotoye le Saiiit-Simonisme, et presque aussitot le monde de Lamennais, encore tres catholique. En 1837. a Lausanne, j'ai cotoye le Calvinisme et le Metho- disme, et j'ai du m'efforcer a I'mteresser. Dans toutes ces traversees, je n'ai jamais aliene ma volonte et mon jugement (hormis un moment dans le monde de Hugo et par 1'effet d'un charme), je n'ai jamais engage ma croyance; mais je comprenais si bien les choses et les gens que je donnais les plus grandes esperunces 1 aux sinceres qui voulaient me convertir et qui me croyaient deja a eux. Ma curiosite, mon desir de tout voir, de tout regarder de pres, mon extreme plaisir a trouver le vrai relatif de chaque chose et de chaque organisa- tion, m'entrainaient a cette serie d'experiences. qui n'ont etc pour moi qu'un long Gours de physiologie morale. M. Sainte-Beuve sait tort bien I'impression que produisirent sur ses anciens auditeurs ces revela- tions liardies. Klles donnaient raison aux dissidents, et il a passe des lors pour s'etre un peu moque de res bons Lausannois ehe/c lesquels il avail trouve abri et soleil . Quelques-uns cependant se sont refuses a les prendre a la lettre, et n'ont voulu y voir (|ii'un niouveinent de fausse lionte, le desir de se f'aire pardonner par les pi'ofanes le serieux de ses 1 C'ost M. Sninte-Bouve Jean Hat-hit'. Quand il commence a professer Port-Royal, et a le confronter avec les types vivants de pietc et d'austerite quo lui otVrait la societe vaudoise, le critique a deja pris le dessus. 11 jouit de son travail, de son aclivite nou- velle, plus ([ue jamais feconde et facile ; mais il se livre de rnoins en moins, il a des fuites, des retours, des refuites, et quand enfin, apres tlix ans, il ecrit la page que nous venous de citei', c'est que le charme a cesse, mais p< >ur faire place a un charme nouveau, celui du degagement complet et de la liberte illimitee. 266 ETUDES LITTERAIRES Cette page marque le point extreme du contraste dont le Discoiu's preliminaire offre les premieres traces, a force de jouer avec ses personnages, M. Sainte-Beuve finit par les railler, et en meme temps elle annonce un contraste nouveau, pins serieux peut-etre, non moins penible pour la foi, mais qui n'aura plus rien de choquant pour le juge- ment ni pour le bon gout. M. Sainte-Beuve a fini de cotoyer et de louvoyer. II va, sans tant de facons, faire ressortir les grands et les petits cotes de son sujet, en sorte qu'apres le Port-Royal raconte par un dilettante, nous aurons le Port-Royal juge par le bon sens. II avait precedemment des sourires et des aga- ceries, il faisait au lecteur de petits signes d'intelli- gence ; maintenant il aura le mot cru au besoin. II de- finira, par exemple, la soeur Rose : une M me Guyon, janseniste, ennemie de 1'autre, sainte contre sainte. Ce sainte contre sainte, il ne 1'aurait jamais dit a Lausanne. C'est egal, on 1'aime mieux ainsi; cela s'appelle parler francais; on sail du moins a quoi s'en tenir, et il n'y a pas tant a prendre garde. Et non-seulement c'est plus net, mais c'est plus digne et plus serieux. Les solitaires represented un point de vue, M. Sainte-Beuve en represente un autre, et quel que soit celui qu'on choisisse, on ne peut que les respecter 1'un et 1'autre. Au reste, il en est de ce contraste comme du premier, il s'est accuse de plus en plus, et il a fini par aboutir a un aveu defmitif et M. SAINTE-BEUVE ET PORT-ROYAL complet. Un jour du mois d'aout 1857, de grand matin, au moment meme oil il venait d'achever la derniere page de son manuscrit, M. Sainte-Beuve reprit la plume et traoa les lignes suivantes : J'ai termine cette Histoire coinmencee depuis si longtemps, et dont je ne me suis jamais separe au mi- lieu meme des distractions en apparence les plus con- traires, cette description fldele d'une tribu, d'une race sainte. Qu'ai-je voulu ? qu'ai-je fait? qu'y ai-je gagne ? Jeune. inquiet, rnalade, amoureux et curieux des fleurs les plus cachees, je voulais surtout a 1'origine. en penetrant le mystere de ces ames pieuses, de ces existences interieures,' y recueillir la poesie intime et protbnde qui s'en exhalait. Mais a peine avais-je fait quelques pas que cette poesie s'est evanouie ou a fait place a des aspects plus severes : la religion seule s'est montree dans sa rigueur, et le Chistrisnisme dans sa riudite. Gette religion, il m'a ete impossible d ; y entrer autre- ment que pour la comprendre. pour 1'exposer. J'ai ])laide pour elle devant les incredules et les railleurs ; j : ai plaide la Grace, j'ai plaide la Penitence; j'en ai dit le cotr eleve. austerement venerable, ou meme tendre- ment aimable; j'ai clierche a en mesurer les degres. j'ai compte les degres de I'echelle do Jacob. La s'est borne mon role, la mon fruit. Directeurs redoutes et savants, illustres solitaires, paii'aits confesseurs et pretres. vertueux la'iques qui seriex pretres ailleurs et qui n'osiez pretendro a 1'au- tel. vous tons, homines de bien et de verite, <[uelque inspect que je vous aie voue, queLjue attention que j'aie mise a suivre ot a martfuer vos moindres vesti- ges, je n'ai pu me ranger a otre dos votres. Si vus !2 (/i-(t)a( x( ! i'icn,r. En avancant en age, il en a eu toujours plus, de ces jours de grand serieux, et c'esl pourquoi il couronne une vie plus que d'autres acci- t<'stii>s confeinpiirtiiiii's. 1'aris, Michel I.rvv. 186S. 278 ETUDES L1TTERAIRES gloire la plus assuree est peut-etre d'avoir fait souf- frir ses semblables plus qu'aucun autre homme de ce temps. M. Renan est 1'auteur d'une Vie de Jesus. Beau- coup de Vies de Jesus, ecrites dans un esprit sem- blable, I'avaient precedee. La sienne a eu le privilege de penetrer partout et d'appeler a la reflexion criti- que non-seulement les hommes d' etude, raais les plus humbles lecteurs. Elle a eu le succes, un succes im- mense, orageux, irresistible. Pourquoi cette faveur exceptionnelle ? Le moment etait-il mieux choisi? Le talent de 1'auteur a-t-il ete plus grand ? De quelque facon qu'on 1'explique, il y a toujours dans une si pro- digieuse fortune de quoi etonner et confondre 1'ana- lyse. Certes, une vie de Jesus ecrite par M. Renan ne pouvait manquer de produire une grande sensa- tion ; mais de la a depasser en popularite les romans les plus heureux, la distance est considerable, et il semble qu'une puissance inconnue ait preside a la fortune de ce livre. Ce n'est plus un livre, c'est un evenement. Le nom de son auteur est un nom pre- destine, et on ne le prononce pas sans un secret mouvement interieur. Get homme a un signe. Pour les uns c'est le liberateur attendu ; pour les autres le cbatiment que le ciel nous devait. Des a present, il n'y a pour lui de jugement possible que celui de 1'avenir, et jusqu'a ce que 1'experience de plus d'une generation ait prouve si c'est pour notre bien ou BERANGER ET M. RENAN 279 pour notre mal qu'il nous a fait souffrir, sa gloire sera melee d'hommages et de maledictions. Une position pareille a de quoi tenter les carac- teres hardis et les ames viriles. Toutefois elle a ses cotes epineux, et a tout prendre ces elus du succes sont plus a plaindre qu'a envier. Parmi les lecteurs qui se precipitent sur les ouvrages de M. Renan, combien y en a-t-il que la vogue seule attire? Les tres grands succes ne sont jamais des succes tres purs. Us le seraient du cote de 1'auteur qu'ils ne peuvent, pas Fetre du cote du public. La curiosite, 1'engoue- ment, 1'esprit d'imitation , 1'amour du scandale, 1'in- tolerance baineuse les grossissent toujours. Et puis, on n'est plus maitre de soi. On est 1'homme d'un li- vre. Ge livre ne donne qu'une partie de vous-meme, pas toujours la meilleure;il n'importe, il efface les autres. Le souvenir en est sans cesse present a 1'es- prit du lecteur ; c'est par lui qu'on est juge ; les amendements, les corrections n'y font rien, et si pur hasard on vient a decouvrir qu'on a failli, on se trouve en face de 1'irreparable. M. Kenan a du sentir plus d'une fois les inconve- nients d'une telle position. Us sont peut-etre parti- culierement graves pour lui. Comrne revelation de lui-mrme, il n'est pas sur que cette Vic - ritit*. C'est une singuliere histoire que celle de la repu- tation de Beranger. A le voir si populaii-e, choye dans sa retraite par les hommes les plus considerables du temps, on a pu croire qu'il n'y avail pas de renommee plus solidement etablie. II se pourrait que lui-meme n'eut point partage rillusion generate. Une voix lui disail, semble-t-il, que sa gloire etait surfaite, et cette voix n'etait autre, sans doute, que celle de la con- science. Les hommes dont te talent s'est developpe par le travail, qui, ayant essaye de plus d'un sentier, ont eu ['occasion de I'encontrer leurs limites. sont ceux qui sc connaissent le mieux. II etait done mo- deste ; mais on ne crut [>as a sa rnodestie, et quand la ci-itique enti-eprit de sournettre sa reputation pre- miere a une revision rigoureuse, on lui lit un grief de sa rnodestie comme d'un deguisement de vanite. La reaction fut complete. A peine M. Sainte-Beuve avait- il emis quelques doutes, que personne ne voulut avoii- 282 ETUDES LITTERAIRES ete complice du succes du chansonnier. Le plus grand de ses merites etait une extreme habilete a dis- simuler les faiblesses de son talent et de son carac- tere. Sa concision n'etait qu'impuissance ; il avait le souffle court, disait-on ; sa precoce vieillesse n'etait qu'epuisement, sa charite hypocrisie, sa modestie calcul, son amour de la retraite une plus fine recher- che de popularite. En un mot, Beranger etait un poete mediocre, qui, soutenu par les circonstances, s'etait fait tout doucement une reputation de grand poete. Ce mouvement de reaction venait de commencer lorsque Beranger mourut. La discussion n'en conti- nua que plus vive. M. Sainte-Beuve intervint de nou- veau pour marquer le point juste et mettre en garde contre les exagerations. Mais le branle etait donne. De maladroites apologies fournirent aux detracteurs plus d'un argument et d'une occasion, si bien qu'au- jourd'hui, apres plus de dix ans revolus, la renom- mee de Beranger reste suspendue dans le doute. La France ne sait que faire de son poete national. Au milieu de tous les articles de journaux et de revues que produisit cette reaction, celui de M. Re- nan se distingua par la franchise du ton. M. Renan n'avait lu que fort tard les chansons de Beranger, lorsque plusieurs deja commencaient a perdre le sel de ractualite ; il ne revint pas de son etonne- ment en voyant quel etait 1'homme dont on faisait le BERANGER ET M. RENAN !283 poete francais par excellence, et il voulut, quant a lui, se laver les mains du peche de la nation. Beranger et M. Renan etaient nes pour ne pas s'entendre. Us se heurtent en toute chose, et je ne sais si 1'esprit francais actuel a mieux fait connaitre la diversite de ses tendances que par I'opposition de ces deux natures. A vrai dire, elles ne sont pas entie- rement comparubles parce qu'a la difference des caracteres s'ajoute celle des temps. La maturite de Beranger date du lendemain du premier empire, celle de M. Renan des debuts du second. M. Renan a eu le benefice d'une experience plus longue, rapi- dement murie par le souffle ardent des revolutions. 11 a pu juger Beranger non-seulement sur ses vers, mais sur les effets de son neuvre. II n'a eu qu'a ouvrir les yeux poui 1 voir ce que vaut ce culte de In gloire, trop soigneusement entretenu par le poete, ainsi que cette politique superficielle et formalists, qui chez les uns se traduit par la resistance aveugle. et chez les autres par I'agression sans relache, jus- qu'a ce <|u'un coup d'etat en finisseavec la temerile de 1'attaque ou qu'une revolution emporte lepouvoir impuissant. Mais c'est a peine si M. Renan touche a la politique de Beranger. ( )n voit bien que de ce cote aussi la divergence est profonde; mais on voit plus clairement encore (ju'elle ne fait que s'ajouter a celle des caracteres et des natures. 284 ETUDES LITTERAIRES La langue meme de Beranger ne trouve pas grace aux yeux de M. Renan. II la juge d'un mot : elle me semble manquer, dit-il, de limpidite et de vraie lege- rete. Si Ton veut savoir ce qu'il entend par la, il suffit de lire dix chansons de Beranger apres dix pages de M. Renan, empruntees, par exemple, a son article meme sur Beranger. Ce sont, en effet, deux langues, parce que ce sont deux gouts et deux ma- nieres de sentir. Gelle de Beranger a des nceuds. 11 pent etre grammaticalement correct de dire : Oomme en un fort, princes, nobles et pretres, Tous assieges par des sujets souffrants, Nous ont crie : Venez, soyez nos maitres..., etc. Mais si jusque dans les inversions les plus hardies, le genie du francais demeure celui de 1'aisance et de la grace facile, ceci n'est point dans le genie fran- rais. A cote de ces contractions, qui arretent court le mouvement de la pensee, Beranger n'a que trop souvent des expressions banales, de pales remplis- sages, des periphrases detournees, oripeaux mal por- tes de 1'ancienne galanterie, puis tout a coup 1'hy- perbole moderne et sa pesante enflure. G'est dans la meme chanson qu'Octavie apprend a lire sur tous les visages de la cour : Traitres, ilatteurs, meurtriers, vils faquins. et qu'on 1'invite a chercher un refuge sous 1'om- brage, oil rien n'effarouche BERANGER ET M. KENAN "285 Le Dieu qui cede a qui mieux le ressent. Le poete aime les sylphides ; mais pour les voir il taut qu'il commence par ecarter la lourde egide de la raison qui gene son ceil curieux , et quand il y a reussi, elles executent devant lui des tours de presti- digitation, dont le moins extraordinaire n'est pas de partir du sein de vives etincelles pour elever jus- qu'aux cieux 1'esprit du chansonnier . Que dire de ce Lindor qui soupire tout haut devant Lisette et parle du tendre espoir ([u'il fonde , et de ces rois, bi'igands gros d'orgueil, qui, donnant leurs cri- mes pour des titres, Kiitre eux se pousseut au cercueil...? En notant au passage quelques traits de ce genre, choisis entre mille, je n'ai d'autre intention que de faire comprendre comment M. Kenan a pu dire que la langue de Beranger manque de vraie legerete. Combien, en eflet, la sienne en diftere ! Kile en a iini uvec Tempi mse sonore, les grandes formules. les metaphores drapees, 1'hyperbole qui s'ecoute reten- tir, epaisse ecume oratoire qui de la tribune des clubs avait gagne celle des plus liautes assemblees, et du sein des journaux fait invasion dans les livi-es. M. Kenan est retourne aux habitudes du francais d'autrefois. II [>arle et ne declame pas. A ce faux eclat, metallique et dui 1 , que donne la fixite des 286 ETUDES LITTERAIRES idees, il a prefere la transparence du bon sens. Son vocabulaire, quoique simple, se renouvelle de page en page. Ghaque pensee cree sa forme, et d'elle- meme trouve son langage, toujours original comme elle, comme elle toujours fidele au veritable genie de cette langue frangaise, qui autrefois ne se figeait jamais, meme aux heures de nonchalance, ne se contractait jamais, meme dans ses hardiesses et ses emportements, belle langue au flot limpide, et qui avait le don de couler. II peut arriver, et cela est surtout sensible dans la Vie de Jesus, que la langue de M. Renan, a force de se nuancer, s'effemine en molles delicatesses ; elle a des chatoiements trop subtils, des reflets trop changeants. On lui voudrait parfois un angle de plus. Mais avec quelle heureuse facilite elle se plie a tous les tons ! Comme elle sait etre forte sans cesser d'etre fine, legere sans man- quer de richesse ni d'ampleur! Jamais a court, jamais chargee, la phrase ondoie et flotte autour de la pensee, comme une gaze transparente, a moins qu'elle ne la serre vivement, et n'en dessine d'un trait le svelte contour. Langue animee, on y sent I'esprit toujours present, qui donne aux mots les plus ovdinaires un lustre nouveau de justesse et d'a propos, ou les illumine soudain d'un reflet inattendu de poesie. Les langues se cultivent par 1'usage que Ton en fait, et a cornbien d'usages nouveaux le francais n'a- BERANGER ET M. RENAN 'J87 t-il pas ete appele depuis moins d'un siecle ! Politi- que, science, vie du peuple, il a fait irruption dans ces vastes domaines, oil a chaque pas il a rencontre 1'inconnu. Aussi n'est-il pas surprenant que de nom- breux ecrivains aient entrepris de lui creer des res- sources. Balzac, Michelet, Victor Hugo, s'y sont signales, et le public, toujours maitre de 1'usage, juge naturel des necessites auxquelles il faut pour- voir, a fait a lui seul plus qu'eux tous. Cependant, au plus fort de ses conquetes, le francais etait me- nace d'un appauvrissement trop reel. Instrument d'une societe de choix, il etait devenu d'une rare hubilete a se plier au tour de chaque esprit. II y a eu de tout temps un francais banal comme une poli- tesse banale ; mais, de meme que la politesse, le franc, ais s'individualise par la delicatesse des nuan- ces. Gornbien il lui faut peu de chose pour dormer a la pensee un autre accent, pour passer par tous les degres du serieux et de 1'ironie, du blame et de 1'e- loge, de la bienveillance et du mauvais vouloir! Son vocabulaire n'est pas volumineux et sa syntaxe est peu flexible, mais rien n'y fait double emploi; cha- que mot a sa signification, chaque tour sa valeur. II n'y a point de synonymes en francais, ou il n'y en a que dans les dictionnaires. A force de culture, le francais avait tourne sa pauvrete en richesse. Or, c'est precisement cette richesse subtile, obtenue par adresse, qu'il etait menace de perdre. En meme 288 ETUDES LITTERAIRES temps qu'il faisait effort pour se plier a des sujets nouveaux, il tombait entre les mains de la foule. II devenait I'instrument litteraire, non plus seulement d'une societe de choix, mais de la bourgeoisie avec ses hommes d'affaires, ses journalistes, ses avocats, ainsi que du proletariat et de ses tribuns. Quoi de plus oppose a ce genie de finesse, qui 1'avait si habi- lement cultive, que la democratic sans fagons, Fa' prete des polemiques, les haines bornees, 1'inflexibi- lite des partis pris, et les doctrines absolues, qui ne sont en realite que de violentes simplifications des choses humaines ! L'epreuve futrude. Rien n'appau- vrit les langues autant que de les trainer sur des lieux communs, et quelle langue en a plus exprime que le francais depuis moins d'un siecle ! Que vient- on paiier de nuances quand la societe est divisee en aristocrates et en jacobins, et qu'a la terreur rouge succede la terreur blanche? Au milieu des commo- tions revolutionnaires, le frangais, lourdement manie par tous les fanatismes, s'epaississait et se roidissait. II retournait a la pauvrete par la violence. Cette influence est plus ou moins marquee non-seulement chez les orateurs de la premiere revolution, mais encore chez quelques-uns de ceux qui brillent aujourd'hui a la tribune du corps legislatif ou du senat. Elle est visible chez la plupart des eciivains qui ont a peu pres 1'age du siecle. On en demelera les effets dans la raideur dogmatique de M. Guizot. BERANGER ET M. RENAN 289 dans 1'eloquence saccadee de Victor Hugo, dans la sonorite redondarite de Lamartine, et dans ce faux air d'oracle qui s'ajoute a la penetration de M. Miche- let. Surtout elle est patente dans Beranger, et il faut qu'elle ait singulierement emoussela finesse du gout public pour que le parallele entre Horace et lui ait i'ailli devenir classique. C'est pour la langue francaise la plus heureuse de toutes les fortunes qu'un ecrivain jeune encore, populaire entre les plus populaires, qui ne s'interdit pas, sans doute, les sources nouvelles, mais qui reste fidele aux traditions acquises et les rajeunit par son talent. Que de tresors lentement amasses peut aneantir en un jour la brutalite des revolutions! Kn voila un du moins qui est decidement sauve du naufrage. Le francais n'aura pas eu en vain deux siecles d'une culture qu'il ne retrouv era plus. M. Ue- nan n'est pas le seul, sans doute, quitravaille a nous conserver ce precieux heritage. MM. Thiers et Sainte- JJeuve, pour ne paiier que des vivants, y auront largement contribue. Mais M. Renan a sur eux 1'a- vantage d'etre plus jeune et surtout d'avoii 1 plus d'ennemis. Pour agir sur le developpement d'unc langue, ce n'est rien d'etre beaucoup lu, il faut etro beaucoup discute. La est le secret de 1'influence de Calvin sur le francais du XYI e siecle. II forca sesad- versaires a lutter avec lui de clarte. M. Kenan obli- gera les siens a la finesse. II eut ecrit le plus popu- 19 290 ETUDES LITTERAIRES laire des romans du siecle qu'il eut moins obtenu. On lit un roman, puis on passe a un autre, mais on se preoccupe d'un livre tel que la Vie de Jesus ; on y revient, on 1'eprouve, on le discute, et a force d'etre present a la pensee il exerce une action bien autre- ment durable et feconde. M. Renan s'arrete davantage sur la poesie de Be- ranger. Le principal reproche qu'il lui adresse tend a 1'assimiler a celle des faux lyriques du XVIII 6 sie- cle, faisant a volonte des cantiques pieux, des odes pindariques et des epigrammes obscenes . Le rap- prochement paraitra fort, et pourtant on ne saurait le repousser tout a fait. La vie de Beranger fut tran- quille et rangee ; ses chansons sont d'un bon vivant et d'un parfait libertin. II semble s'etre exerce de gaiete de coeur a salir les imaginations. Son hypocri- sie, a lui, a ete de se faire plus mauvais qu'il n'etait. Gette-sorte d'hypocrisie n'est rare nulle part, et il est naturel qu'on la rencontre plus frequemment dans les pays oil une certaine legerete n'est point mal portee et ou un grain de scandale sert d'assai- sonnement au succes. Mais, commune ou non, il serait etrange qu'elle put se traduire en poesie. Aussi n'est-ce point par un exces de poesie que se distinguent les chansons libertines de Beranger. Peut-etre, dit-il dans sa Biographic, n'ai-je jamais parfaitement connu ce que nos romanciers anciens et nouveaux appellent 1'amour, car j'ai BERANGER ET M. RENAN 291 toujours regarde la femme non comme une epouse ou une maitresse, ce qui est trop souvent n'en faire qu'une esclave ou un tyran, mais comme une amie que Dieu nous a donnee. Je ne sals si cette amitie, qui n'a point pour consequence 1'oubli du sexe, vaut 1'amour et ses entrainements ; mais Beranger 1'a ressentie, et quelques-uns de ses re- frains qui, sans etre precisement chastes, laissent percer ce sentiment doux et reel, me semblent d'un ton plus vrai que ses chansons reellement libertines. L'inspiration est aussi plus franche dans les strophes ou il se console gaiement de sa pauvrete. Je distingue fort ces chansons-la de celles qui ne sont que le fruit d'une imagination licencieuse. Parmi ces dernieres on en trouvera de spirituelle- ment egrillardes et d'habilement composees ; mais ce qui leur manque le plus, c'est 1'abandon et la verve de libre venue, c'est-a-dire justement ce qui pourrait les faire pardonner. II y en a meme de fort plates, temoin celle qui celebre une beaute sans facons, dont un des agrements est de jurer, quand on Ten prie . Se peut-il rien inventer de plus froid et de plus prosa'ique dans la debauche ? II me semblait, dit encore Beranger dans une note justifi- cative de sa nioymphie, qu'il etait facile de demeler dans les productions d'un auteur celles qui appar- tenaient aux conditions de son genre et aux fantai- sies de son esprit de celles ou il avait eu 1'intention 29'2 ETUDES LITTERAIRES de 'se peindre lui-meme. Voila le mot : les con- ditions da genre . Malgre Lisette et le Chambertin, il est telle chanson de Beranger oil regne une rheto- rique qui, pour differer de celle de Jean-Baptiste Rousseau, n'en est pas moins de la rhetorique. M. Renan ne parait pas gouter beaucoup plus quelques-unes des grandes chansons de Beranger. II s'eleve centre sa manie de transformer tout en declamation. II y a longtemps qu'a Fetranger on a ete frappe de la part qui revient a la declamation dans 1'oeuvre de Beranger. Un Allemand, homme de gout et d'un jugement penetrant, me le disait a sa maniere, il y a tantot quinze ans : Je ne comprends rien a ce poete ; quand il n'est pas polisson, il est academique. Encore un jugement qui peche par exces, mais qui a sa part de verite. Beranger a invente la chanson academique, et ce ne sera pas son meilleur titre de gloire. La Sainte alliance des peuples est-elle bien de la poesie ? Gertes, elle n'en manque pas. II y en a partout, de la poesie, meme dans la prose. G'est une question de plus ou de moins. Mais quand on ecrit en vers, on a tort de s'en tenir au moins. Or une metaphore commune, brillamment paraphrasee, court le risque de n'etre qu'un minimum. Beranger dit qu'il a vu la Paix, Semant de 1'or, des fleurs et des epis : heureuse vision, qu'un mot epuise. II affirme de plus BER ANGER ET M. REN AN 293 Pavoir entendue, et il nous rapporte le discours qu'elle a term. Mais il le lui prete, ce discours; preuve en soit le vers ou la Paix s'oublie jusqu'a parler d'elle-meme comme d'une tierce personne : L'encens des arts doit bruler pour la paix. C'est lui qui parle, et sa Paix n'est qu'une meta- phore qui lui tient lieu de porte-voix. On lui rendra cette justice qu'il donne en vers concis de sages conseils. La seule chose qui etonne est le refrain. II est beau ; mais on ne voit pas pourquoi un discours suivi est coupe par un refrain. Ce refrain est une conclusion deguisee. Ferait-on grand tort aux chansons de Beranger en les depouillant du chant '? Quelques-unes y per- draient ; d'autres, en grand nombre, y gagneraient. On pent chanter le Gi-cmcr, les Hu-ondcll<'s, lloyer Hoiitemp.s ; mais qui songe a entonner la Htihilc alliiiiK'c uis ct dos accords champetres renforce-t-il Paccent des couplets inspires par le sou- venir de Waterloo, et se (igure-t-on le fils d'Attila deiiant PEurope en ecorchant de sa voix de Tartare Pagreable romance : Dis-moi. soldat. dis-uioi. t'ou souvioits-lu ? C'.es chansons .sont faites pour etres lues ; le chant 294 ETUDES LITTERAIRES ne les accompagne que comme condition du genre , et Ton s'etonne a la lecture de voir com- bien la combinaison y empiete sur la veritable crea- tion poetique. J'oserai etendre cette remarque a d'autres morceaux, quelques-uns charmants. Les Etoiles qui filenl sont une ravissante idylle. Mais le motif en est de ceux qui ont besoin d'etre releves par 1'adresse de 1'esprit. En lui-meme, il a peu d'originalite. On en tirerait tout ce qu'on voudrait. II n'y aurait qu'a passer en revue, a propos de cha- que etoile filante, tous les ages de la vie et toutes les conditions de la societe. De tels motifs se laissent devider sans fin, comme un chapelet. De meme pour le Petit oiseau, que le p'oete voudrait bien etre, et qui irait ici, puis la, puis ailleurs. Gracieuses guir- landes, dont chaque fleur est une strophe. La main qui les a assorties est celle d'une adroite bouque- tiere. Mais encore lui a-t-il fallu pour les retenir un lil toujours cassant. Oil est d'ailleurs la guirlande qui vaille une seule plante, une plante animee du souffle de la vie, avec ses feuilles, ses tiges, son port, ses boutons naissants, ses fleurs epa- nouies, son parfum distinct, la rosee qui brille dans son calice, le miel qu'elle distille, et le vent qui la berce? Aux esprits ingenieux, les guirlandes a tres- ser ; aux seuls 'et vrais poetes, la plante a voir en reve et a faire vivre dans leurs vers. M. Renan est trop artiste pour ne pas avoir senti BERANGER ET M. RENAN 295 plus vivement qu'un autre ce qu'il y a de factice dans 1'art de Beranger. II passe pour un homme tres savant et pour un critique de premier ordre. Jamais reputation ne futplus meritee. Etcependant je soup- u de moins, non dans 298 ETUDES LITTERAIRES 1'amour, mais dans son exaltation, voila pour elle toute la difference. La critique positive objecte de son cote que M. Renan a exagere le role de Marie, et depasse les conclusions que Ton peut tirer des documents historiques. C'est possible, et je serais assez porte a le croire ; mais le portrait qu'il trace n'en garderait pas moins sa part de verite. Qui dira de quel prix ont ete pour 1'eglise les souvenirs des saintes femmes, et le culte plus personnel qu'elles vouaient a la memoire du mattre? Qui dira la force qu'y a puisee la religion naissante, dans la periode obscure qui s'ecoula entre la mort de Jesus et la vocation de Saint Paul? Leur foi, toute composee de souvenirs et d'amour, n'a-t-elle pas releve sou- vent le courage des disciples? La Marie Magdelaine de M. Renan n'est qu'un type particulier de cet amour feminin. Elle n'a rien qui rappelle la beaute pure, rayonnante du premier eclat de la maternite, dont la Renaissance a multiplie les images. Marie de Magdala est une pauvre fern me. Elle a longtemps souffert, et ses traits sont fatigues. Mais ni la main- die, ni le mepris, n'ont altere la limpide profondeur de son regard, regard pur, delicat, infini, tout a son objet et qui le creerait s'il venait a lui echapper. Ja- mais 1'amour ne fut plus religieux, ni 1'adoration plus aimante. Elle a transporte la passion dans 1'amour divin, mais la passion depouillee de ce qui la trouble BERANGER ET M. RENAN 299 et la souille et toute penetree de reconnaissance et de repentir. Qu'on se figure M. Renan revant sa Magdelaine, puis tombant sur un volume de Beranger, 1'ouvrant au hasard et y lisant ce refrain : Coulez, buns vins ; femmes, daignez sourire. Et 1'univers est console ! Quelle chute, grand Dieu ! Et que sera-ce si au lieu d'un refrain qui a sa grace et son rayon, il venait a rencontrer cette triste chanson des deux Swiirs . cli(t)'it(>, qui heurtent a la porte du ciel, 1'une portee sur les ailes des anges, L'autre dans les bras des amours...? 11 n'y a pas de mepris plus souverain que celui du grand art ideal pour les gentillesses egrillardes qui usurpent le noni de poesie, Ce mepris, c'est celui de M. Renan pour Beranger. Toutefois il est bien probable que si Beranger n'avait jamais chante d'autres refrains, les foudres de M. Renan ne se seraient pas egarees jusqu'a lui. I 'our lui valoir I'lionneur de Jes attirer, il n'a pas fallu nioins que ses hymnes deistes. La tlieologie de Beranger, tel est proprement le sujet de Farticle qui nous inspire ces reflexions. M. Renan semble avoir eu de la peine a se remettre de son etonnement. ETUDES LITTERAIRES lorsque, lisant Beranger pour la premiere fois, il decouvrit la naivete toute bourgeoise de cette theo- logie d'un genre nouveau, et cette fagon de s'incli- ner, le verre en main, devant le Dieu qu'il cherchait avec tremblement . II ne tarit pas sur ce Dieu de grisettes et de buveurs, ce Dieu auquel on peut croire sans purete de moeurs ni elevation, et qui lui semble le mythe du beotisme substitue a celui de 1'antique sentiment. Nous sommes tentes, s'ecrie-t-il , de nous faire athees pour echapper a ce deisme, et devots pour n'etre pas complices de cette platitude. Rien de plus naturel que ttndignation de M. Renan centre la theologie de Beranger. Son sens de 1'art suffirait a 1'expliquer. L'art et la 'religion sont deux choses tres differentes et tres voisines. Les religions ont toujours ete les plus grandes sources de poesie, et vainement on tenterait la carriere de Fart si on n'y apportait pas un esprit religieux. Au moins faut- il que 1'artiste s'oublie par instants dans un monde fort different de celui qui tourbillonne autour de lui, un monde d'images, de sons, d'harmonies, et il n'est point artiste s'il ne lui arrive pas de le prendre plus au serieux que 1'autre. L'art est souverainement idea- liste. M. Renan serait-il aussi un idealiste? Sans nul doute, et Fun des plus grands de ce siecle. On nous le represente comme un dilettante, qui s'est fait pour son usage particulier un musee des religions de 1'hu- manite, qui Fenrichit sans cesse de curiosites nou- BERANGER ET M. RENAX .'501 velles, et s'y promene en amateur curieux et blase. II se peut que cette image ne soil pas completement fausse, et que, sans injustice, on puisse y reconnai- tre non le portrait de M. Renan, mais sa caricature a certains jours. Prenons garde toutefois a cette facon de juger le prochain en le prenant a ses heu- res de degout et d'inevitable secheresse. Songeons a ce que deviendrait notre portrait si on nous appli- quait le meme precede. Le fait est que cet amateur blase est a sa maniere un homme de meditation interieure et qu'il y a du mysticisme dans ce dilet- tante. La vraie religion estle fruit du silence et du recueil- lement. Elle est synonyme de distinction, d'elevation. de raffinement; elle nait avec la delicatesse morale au moment on l'homme vertueux, rentrant en lui-meme. ecoute les voix qui s'y croisent. En ce silence, tons les sens etant apaises, tous les bruits du dehors etant eteints. un murmure penetrant et doux sort de Tame, et rappelle comme le son d'une cloche lointaine de village le mystere de 1'infini. Semblable alors a un enfant egare, qui cherche vainernent a derneler le se- cret de sa naissance inconnue, riiomme qui medite sc sent depayse. Mille signes de la patrie provoquent che/ lui de melancoli du peuple, tnais dans un tableau fait ])our ilc ,/r'.s//s comme sur une satire de plus ! II se pour- rait aussi i[ue quelques ames, lasses de ne plus prier, aient trouve dans le sentiment religieux (jui I'inspii-c f{iiel({ue rafraicbissement d'imagination. On parle de conversions operees j.>ar M. Renan. (^uoi qu'il en soit, je crois entrevoir une seconde ressemblance en- tre lui et le chansonnier. La distance qui les separe est "rande; mais elle est mesurable et IVancbissable. 312 ETUDES LITTERAFRES Us se meuvenl aux deux extremites d'une ligne con- tinue, et Ton peut passer de 1'un a 1'autre. Qu'est-ce que M. Renan reproche par dessus tout a Beranger ? Ge qu'il appelle la gaucherie de 1'esprit francais en presence de 1'infmi. Si ce n'est que cela, il s'y fera lui ou ses successeurs. La maladresse souvent est inexperience. Vainement M. Renan le declare ferme a toute nuance un peu deliee. S'il Test, c'est que la vie est trop courte. Vingt ou trente ans d'ecole, dix ans de reflexion consciente et de progres spontane, dix ans oil Ton est soi-meme, dix ans encore oil Ton vit de ses restes en attendant 1'inevitable declin: voila, pour les heureux, le bilan de la vie humaine. Au lieu d'une vie, mettez-en deux ou trois, et la dis- tance qui separe Beranger de M. Renan sera fran- chie a moitie. Les traces de progres abondent chez Beranger. Comptez-vous pour rien son precoce des- enchantement? S'il n'en a pas profile pour com- mencer une nouvelle carriere, c'est que 1'age etait venu ; mais son point d'arrivee sera pour d'autres un point de depart. Ses successeurs seront moins assidus a 1'autel de la gloire. Us commenceront a r cornprendre que la liberte ne consiste pas unique- ment a narguer les rois et a medire des pretres. Comptez-vous pour rien le degout qui le prit, lui aussi, de la brutale voix du tambour et des aligne- ments au cordeau ? N'a-t-il pas fmi par rendre hom- maa'e a la vraie oricfinalite ? BERANGER ET M. RENAN ,'313 Combien de temps une pensee, Vierge obscure, attend son epoux!... Comptez-vous aussi pour rien ces refrains gracieux qui, meles aux refrains satiriques, ont fait penetrer dans la mansarde de 1'ouvrier la poesie de la sensi- bilite? Faut-il enfm compter pour rien cette passe- relle jetee un jour jusque sur la rive de la poesie populaire, oil habile 1'art naif? Prolongez la ligne, et vous verrez s'approcher le terme oil Beranger et M. Renan pourront, sinon se tendre la main, an moms se saluer a distance. L'histoire de 1'esprit franeais semble coniirmer ce presage. Le positivisme de 1'imagination, si on pent appeler ainsi 1'erreur de Beranger, date de loin. Le XVII 6 siecle. si delicat qu'il fut, n'y a pas pen con- tribue. Vest-ce pas lui qui a tari les grandes sour- ces '? Le XVIll'' siecle en a vu 1'apogee. Voltaire eut 1'esprit vif et sec, 1'imagination mobile, tievreuse et pauvre. Sauf le cabaret, son Dieu ressemble fort a uelui des bonnes gens. Cependant le remede naquit de 1'exces meme du inal. Une reaction se prononca; la race des reveurs, (ju'on pouvait croire eteinte, reparut tout a coup. On eut Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, puis Chateaubriand, qui annoncait Larnartine. II n'est pas dnuteux que les deux der- niers n'aient recernment agi sur le temperament poetique et religicux de la France. An fond subsiste toujours Tesprit de Voltaire, qui revit dans Beran- 314 ETUDES LITTER AIRES ger. Mais Beranger est deja moins sec que Voltaire. II y a de 1'exaltation dans son patriotisme ; il a le tour lyrique, il a aussi la poesie des champs, toute une veine d'idylle inconnue au patriarche de Ferney. Ne serait-ce point que Chateaubriand aurait deteint sur lui ? Quelques gouttes de son ambroisie doree, liqueur assoupissante, ont colore le filet de poesie oil s'abreuva la jeunesse de Beranger. M. Renan n'y versera-t-il pas a son tour, pour les neveux du chan- sonnier, quelques gouttes de son elixir excitant, a la forte senteur auomatique. Esprit bien autrement ori- ginal que ne le fut Chateaubriand, penseur bien plus fecond, pourquoi n'aurait-il pas, et dans une plus grande mesure, la meme fortune? C'est ainsi que procede 1'histoire, par melanges successifs. Elle ne multiplie les contrastes que pour se donner le plai- sir des conciliations. Avant que la generation pre- sente soit ecoulee, la France comptera plus d'un ecrivain qui aura realise tant bien que mal 1'alliance impossible de 1'esprit positif de Beranger et de 1'idea- lisme de M. Renan. Ce sera un progres, et un progres de plus de por- tee que la pauvre restau ration religieuse, solennelle et puerile, tentee par Chateaubriand. II n'y a que 1'aveuglement de 1'esprit de parti qui puisse ne pas voir ce que vaut 1'idealisme de M. Renan dans la patrie du Dieu des bonnes gens. Mais on se demande si cette alliance, meme repetee, suffira pour donner BERANGER ET M. RENAX tort a M. Kenan et sauver la France de la mediocrite religieuse ou il la condamne. J'ai des doutes a ce sujet, et ces doutes (je prie M. Renan de me le par- donner) proviennent de ce que je crois voir encore trop de ressemblance entre lui et le cbansonnier. Beranger tient a etre du peuple; M. Renan est pour les raffmes. II raffine jusqu'au mot de raffinement. II en fait un synonyme d'elevation et de delicatesse. Nul doute que dans les choses de la religion on no puisse distinguer aussi entre delicatesse et grossie- rete. La grossierete, c'est 1'egoisme, auquel il faut echapper. Toutefois, la simple delicatesse parle moins de rafiinement. Ces mots eux-memes, rafline- ment, gaucherie, nuance deliee, sont de ceux qu'i- gnore le sentiment religieux dans sa purete. Les Ames tout a fait religieuses sont dedicates sans le dire, sans meme le savoir. Se mesurant a 1'ideal de perfection qu'elles ne cessent de poursuivre, elles out moins le sentiment de leur dislinction que celui de 1'alliage impur dont elles sentent toujours la souillure. Jesus, que je saclie, n'a jamais fait parade de rafiinement, non plus que de popularite. Kn outre, le sens religieux a besoin de se meler a tout pour ne pas se corrompre. 11 lui faut des applica- tions opposees et qui se completent dans lour diver- site. On le voit se modifier selon les natures, die/ les Ames meditatives, il verse volontiers du cott :> de Fart : Dieu est ce qu'il y a de plus eleve. disent-elles. ETUDES LITTER AIRES et le meilleur emploi de la vie est de le contempler dans 1'infmi. Chez les hommes d'action, il incline plutot du cote de la morale : Dieu est le maitre, di- sent-ils, et le but de la vie est de faire sa volonte. Voila, non les seules, mais les deux plus grandes voies ouvertes a 1'esprit religieux. Les contempla- teurs, les amants de 1'art ideal, les theosophes, les mystiques de toute nature, suivent Tune ; 1'autre est celle des apotres ardents, des reformateurs d'ordres et d'eglises, des severes directeurs de consciences. Les premiers empechent que 1'esprit religieux ne se retrecisse; c'est par eux qu'au risque d'enfanter plus d'une heresie et de courir plus d'un hasard il s'associe aux progres de 1'intelligence ; les seconds le realisent sur la terre en O3uvres toujours impar- faites et pourtant fecondes. Abandonnez a eux- memes 1'un ou 1'autre de ces deux groupes, et la religion s'egarera en speculations steriles ou dege- nerera en fanatisme etroit. Or si d'un cote on voit clairement qu'il se fait en France un travail qui tend a idealiser le sens religieux, on ne voit pas qu'il s'en fasse un autre, parallele et correspondant, qui tende a 1'enrichir d'une nouvelle seve morale. L T ne masse ignorante, plus ou moins docile entre les mains du pretre, riche d'heureux instincts natu- rels, mais qui n'est pas encore arrivee a la vie reli- gieuse spontanee. voila le fond du tableau ; sur le premier plan s'agite un groupe remnant, au milieu BERANGER ET M. RENAN 'H7 duquel cliante Beranger, applaudi par la foule des csprits positifs et degages, tandis que M. Renan, en- toure d'idealistes au genie raffine, medite a I'ecart sur le sens de la vie. Mais oil sera la voix austere et puissante, capable de se faire entendre des uns et des autres, qui leur prechera a tous la loi pratique de 1'obeissance '? Cette voix, la France 1'a connue jadis. N'elait-ce pas celle des vieux Huguenots '? Mais il lui a deplu de Fentendre, et elle les a rejetes de son sein. C'est pourquoi elle flotte aujourd'liui entre Beranger et M. Renan. II semble difficile d'esperer une regeneration reli- gieuse de la France tant que quelque grande ecole n'y representera pas efficacement la puissance mo- rale du sentiment religieux. Mais comment une ecole sernblable pourrait-elle s'y former, et ou se recrutera-t-elle ? Les protestants dissemines sur quelques points de la France sont-ils de force a rc- pi'endre 1'u'uvre de leurs ancetres et a le faire sans anachronisrne, en la transformant selon I'esprit des temps actuels '.' Kt le fussent-ils, la France sera-t-elle plus disposee a les entendre'? A leur defaut, les ca- tholifjues liberaux accompliront-ils cette cruvre ur- gente? Les ({iiestions se pressent et avec elles les doutes. L'avenir repondra. Nous n'avons |)our as- seoir nos previsions ()iie le seul passe, et i|uand on I'etudie. on a peine quelquefois a se defendre de I'idee que la France a etc- choisie i>our tenter a ses ETUDES LITTERAIRES risques et perils une dangereuse experience. Les families humaines sont nombreuses. Chacune suit sa voie et remplit sa mission. Peut-etre est-il bon, en vue du but qu'elles poursuivent sans le connaitre, que le sentiment religieux se partage inegalement entre elles, aussi bien que les autres dons, et qu'il y ait quelque part un peuple spirituel et brillant, 1'un des mieux doues de la terre, qui n'en retienne que le moins possible et qui, decharge de ce lest, tente, pour 1'instruction de tons, la carriere du pro- gres et 1'epreuve decisive de 1'experience. 1868. LE SCEPTICISMS LE SCEPTICISMS DE LA CRITIQUE LITTERAIRE Petite coiue'dle dc la critique litternire : tel est le litre d'un livre a la couverture engageante. L'auteur n'est pas encore tres connu ; mais il porte un nom d'heureux augure : Paul Stapfer. L'editeur est un des trois ou quatre qui se partagent a Paris le mono- pole des nouveautes litteraires destinees a faire for- tune. L'epigraphe est du pur Moliere : On discu- tera fort et ferme de part et d'autre sans que per- sonne se rende . Le format, 1'impression n'eveillent 1 Petite anni'-die dc la critique litteraire, ou Moliere selon trois (''coles pliilosophiqucs, pur Paul Stapfer. 1 vol. in-12. Paris, Michel Levy, 1860. 322 LE SCEPTICISME que des idees favorables. Le titre seul est suspect. Qu'est-ce que cette petite comedie de la critique litte- raire? L'auteur va-t-il nous devoiler en detail des secrets connus en gros? Des bruits etranges nous arrivent de temps en temps au fond de notre pro- vince : on parle d'eloges qui s'achetent, de coteries qui pratiquent en grand Papplaudissement mutuel ; on cite tel critique, libertin sans vergogne, qui monte a volonte les grands chevaux de la morale, tandis que tel autre, scandaleux amateur de scandales, va fure- tant de droite et de gauche, convaincu que tout homme est vereux par quelque endroit, et que le meilleur moyen de faire fortune par la litterature est d'avoir decouvert le point vulnerable du plus grand nombre possible de candidats a la celebrite. Nous vou- lons bien que ces turpitudes ou ces petitesses fassent de temps a autre la matiere d'un feuilleton ou d'une correspondance de journal. On peut s'amuser un instant a regarder au bord d'une mare grouiller des animaux infects. Mais quand le feuilleton devient un volume et la mare un marais a traverser, il n'y a pas de curiosite qui tienne contre les miasmes nausea- bonds. Heureusement que sous ce titre d'affiche, fait pour le libraire et pour les badauds, on en decouvre un second, en caracteres microscopiques : Moliere *elon trois ecoles philosophiques. II ne fallut pas moins que la severite de ce sous-titre pour nous DE LA CRITIQUE LITTERAIRE 323 decider a lire la petite comedie de M. Paul Stapfer. A peine avions-nous franchi la premiere scene, que nous etions avide de poursuivre. Cette impression est peut-etre toute personnelle. Nous aussi, nous avons fait de la critique litteraire; nous en faisons dans ce moment meme, petitement, mais de notre mieux ; or il se trouve que la comedie de M. Stapfer n'est pas autre chose que la suite de nos experien- ces. Vieille intrigue, motif eternel et inusable : rani- t.as vanitatum ! Vanite de nos jugements, vanite de nos methodes, vanite de nos principes! le dernier raffinement de nos pensees consiste a en mieux sen- tir le neant. G'est la gmnde comedie qu'il fallait dire, grande, en ce sens au moins qu'elle est univer- selle, et que c'est le chemin de tous les esprits qui cherchent. Marcher sans jamais arriver, a chaque detour de la route voir se derouler un ruban nou- veau, et toujours dire : La-bas! voila le secret de la comedie de M. Stapfer, et si Ton y rit quelquefois, c'est des esprits las et pesants, qui s'arretent tout a coup, et, parce qu'ils se sont arretes, disent : Le terme est ici . La vie devient difficile. Les douces illusions sur lesquelles dormait notre ignorance disparaissent Tune apres 1'autre. Passe encore si elles etaient rem- placees par de bonnes et franches negations ! C'est dur, une negation ; mais on sait ce que c'est. Au lieu de negations, on nous donne des doutes, et si la 324 LE SCEPTICISME pensee veut se reposer un instant, elle ne trouve que des fagots d'epines a la place des bons oreillers d'autrefois. II n'y en avait pas mal deja, entasses autour de nous : M. Stapfer en apporte un nouveau, qui n'est ni le plus petit, ni le moins epineux. On conceit, sans trop de peine, que la philosophic hoche la tete en voyant quelques-uns des dogmes qu'elabore la theologie ; ce sont deux sceurs qui n'ont pas coutume de faire bon menage, et il faut avouer que la seconde a le gout des infaillibilites suspectes, preuve en soit celle qu'elle est sur le point d'impo- ser a la plus grande des eglises chretiennes. L'habi- tude a fini par nous faire trouver naturel que les historiens tiennent pour suspectes la plupart des histoires merveilleuses auxquelles le monde a cru si longtemps, et que, cherchant 1'homme sous le mas- que, ils temoignent peu de respect pour une foule d'idoles enfantees par la flatterie, et dont le culte a ete religieusement entretenu par 1'esprit de routine. II n'y a qu'a lire le journal du soir, racontant les faits du matin, pour se persuader que les commen- cements de Phistoire ne sont le plus souvent que propos en Pair ou partis-pris de coterie. Elle debute par le mensonge, puis la rouille s'y met, et rien ne ressemble plus a une verite qu'un mensonge bronze par le temps. II a bien fallu nous resigner aussi a voir les sciences naturelles proceder par verifica- tions successives, se corriger d'annee en annee, et, DE LA CRITIQUE LITTERAIRE 325 rejetant loin d'elles une multitude d'hypotheses long- temps acceptees de tous, faire la chasse aux fluides, aux principes vitaux, en un mot, aux divers csprits qui, sous mille formes et sous mille noms, couraient dans le sang des animaux, dans la seve des plantes et jusque dans les produits de cette nature que nous appelons morte, parce qu'elle vit autrement que nous. Si I'histoire des hommes debute par le men- songe, celle de la nature commence par la fable, et Tune et 1'autre out d'abord la creclulite pour garant. Mais la critique litteraire! Sera-t-elle aussi sujette a d'incessantes revisions ? Elle peut se tromper sans doute. II faut faire la part des caprices de la mode et des ecarts de la passion ; mats la mode passe, les passions s'apaisent, et le temps fait 1'ceuvre de la justice. Les jugements du gout ont le double avan- tage de porter sur des objets clairement detinis, et de ne relever, en derniere analyse, que du sens commun. Us peuvent etre suspects dans 1'origine; mais ils s'epurent bientot, et ils finissent par presen- ter des garanties qui paraissent solides. Ouand la posterity est unanime a admirer I'lruvre d'un poete ou d'un artiste, ne pourrons-nous pas, en surete de conscience, nous en rapporter ii son jugement? Kt a supposer qifelle se trornpe, sera-ce une rai- son sufiisante pour revoquer en doute les principes generaux sur lesquels reposent ses jugements'? Les juges se trompent parfois ; mais leurs erreurs ne 326 LE SCEPTICISME portent aucune atteinte a la majeste de la loi. La posterite est un juge aussi. La loi qu'elle applique aux oeuvres de la pensee et de 1'art est tout simple- ment la loi du bon sens. Suffira-t-il de quelque me- prise pour nous faire douter du bon sens? Cette question est precisement celle que pose la Comedie de M. Stapfer, et quand on en a vu le denouement, on se trouve a peu pres dans la posi- tion d'un homme qui, se sentant pris de vertige, chercherait un appui de la main et ne rencontrerait que le vide. Preceptes de la rhetorique commune, hautes theories de 1'esthetique savante, regies du gout, principes de 1'art, intuitions du bon sens, auto- rite des jugements unanimes : tous ces garants de la critique litteraire viennent tour a tour jouer leur personnage devant nous, et il n'en est pas un qui ne fasse un petit personnage. II n'a manque a M. Stapfer que d'avoir 1' esprit porte au noir pour que sa come- die devint une de ces tragedies parfaites, dont le denouement consiste dans la mort de tous les heros ; mais il est de ceux qui savent rire de leurs mecomp- tes, et cette boucherie universelle s'est transformee en une deroute generale. II faut une scene a toute comedie. C'est pourquoi M. Stapfer s'est confine dans une question particu- liere. Moliere lui a servi d'exemple. Mais cet exem- ple est assez considerable pour qu'on en puisse tirer des conclusions generates, d'autant plus que Moliere DE LA CRITIQUE LITTERAIRE 327 ne se laisse point separer des grands comiques, ses confreres, Arislophane, Menandre, Shakespeare, Cervantes. Voyons done le proces de Moliere, et apprenons de cet exemple ce que vaut la critique litteraire et les autorites qu'elle invoque. Quiconque a fait ses premieres etudes dans un college de langue francaise, a debute, en litterature, par 1'inevitable et respectable Boileau. Notre enfance, a tous, a grandi sous sa ferule, et c'est lui qui, le premier, nous a appris ce qu'il fallait penser de Moliere. Etudiez la cour, et connaissez la ville; L'nne et 1'autre est toujours en modules fertile. C'est par la que Moliere, illustrant ses ecrits, Peut-etre de son art eut remporte le prix, Si. ruoins ami du peuple en ses doctes peintures. II n'eut point fait souvent grimacer ses figures, Quitte, pour le bouffon, 1'agreable et le fin. Et sans honte a Terence allie Tabarin. Dans ce sac ridicule oil Scapin 1'enveloppe, ' Je ne reconnais plus 1'auteur du Misanthropr. V'oila sur Moliere notre premiere impression criti- que. Ouelques citations empruntees aux classiques du XVII 6 siecle contribuent a la gravci- dans notre 1 L'onveluppe ct nun pas .s'onvoloppo, connne on lit encore dans la plnpartdos (''ditions ot comme (lit M. Slapt'oi'. Moliere jouait dans les Fourberies tit' Srapin le role de (reronte et Sca- ]>in 1'enveloppait dans le sac. 328 LE SCEPTICISMS esprit : II n'a manque a Moliere, dit La Bruyere, que d'eviter le jargon et le barbarisme. Fenelon en juge de meme, avec une nuance de plus dans la severite. Mais pendant que nos maitres nous parlent avec regret des farces et du jargon de Moliere, nous lisons ce poe'te lui-meme, et pour peu que 1'edition soit accompagnee de notes, il y a toute chance que nous y trouvions les critiques des delicats retour- nees en louanges. II est tel commentateur, M. Aime- Martin, par exemple, qui ne fait autre chose que de nous donner de scene en scene la menue monnaie de 1'eloge que J.-B. Rousseau faisait de Moliere : Quelque parfaites que soient les tragedies de Racine etles bonnes pieces du grand Corneille, je ne voudrais pas assurer qu'ils eussent rempli toute 1'idee qu'on peut avoir de la tragedie, et qu'il n'y eut pas quelque autre route a suivre plus sure que celle qu'ils ont sui- vie; an lieu que Moliere, presque sans autre guide que son genie, a trouve la seule voie qui puisse con- duire a la perfection du theatre comique. et n'a laisse a ses successeurs que le choix de suivre ses traces ou de s'egarer en cherchant des chemins differents du sien. II y a done, en France, deux traditions bien distinctes sur Moliere. Les uns voudraient 1'expur- ger; les autres s'ecrient avec Diderot : Si 1'on croit qu'il y ait beaucoup plus d'hommes capables de faire Ponrceaugnac que le Misantlirope, on se trompe. Cependant, malgre les discussions engagees entre DE LA CRITIQUE LITTERAIRE 3'29 eux, les critiques frangais sont tous d'accord pour laire de Moliere un poete d'ordre superieur. Ce meme Boileau, si severe pour son ami, disait a Louis XIV, qui voulait savoir quel etait le plus grand des ecrivains de son siecle : Sire, c'est Moliere. Us sont egalement d'accord pour envisager ce qu'on appelle, en France, la comedie de caractere, comme la forme superieure de 1'art comique. Le poete fait pour ses heros ce que 1'acteur fait pour ses roles : il s'absorbe en eux et disparait. II est tour a tour avare, hypocrite, pedant, et il Test mieux que ne le sont les avares, les hypocrites, les pedants eux- memes. Fidele observateur de la nature, il ne se permet avec elle qu'une seule liberte, il 1'abrege et la rend plus saillante par le raccourci, a peu pres comme ferait un habile feuilletonniste, qui, ayant a rendre compte d'un gros livre indigeste, plein de repetitions et d'inutilites, . condenserait en quelques pages tout ce qu'il y aurait trouve d'interessant, et en donnerait une analyse superieure an livre lui- meme. Ce sont la les principes de tous les critiques fran- cais du XVH e et du XVIII e siecle. Us placent Moliere bien au-dessus d'Aristophane, qui n'a pas connu la comedie de caractere. Fenelon ecrit a 1'academie <[ii'il lui serait facile de nommer beaucoup d'anciens <(<>nt on sv ]>fi*si> rolonliei-s, et il indique en pre- miere ligne Ari.stopbane et Plaute. Voltaire fait 330 LE SCEPTICISME d'Aristophane un poete comique qui n'est ni comi- que ni poete . Voila dans quel esprit on juge Moliere quand on sort d'un gymnase ou d'un lycee frangais ; mais a peine aborde-t-on 1'universite qu'on entend parler de litterature comparee, d'esthetique et d'une foule d'autres sciences dont le sage Boileau ignorait jus- qu'au nom. Une des premieres choses qu'on y apprend est qu'il a existe en Allemagne un littera- teur fameux , appele Auguste-Wilhelm Schlegel , lequel a reforme tous les faux jugements de la criti- que franeaise sur la. comedie en general et sur Mo- liere en particulier. Les esprits curieux de litterature ne tardent pas a faire connaissance avec lui, et voici ce qu'ils apprennent a son ecole. La comedie est le contraire de la tragedie. Elles sont entre elles comme le jour et la nuit, la sante et la maladie, la vertu et le vice. II suffit de definir la tragedie pour avoir du meme coup defini la comedie. La tragedie est serieuse, done la comedie doit etre gaie. Le serieux tragique concentre nos pensees sur un objet precis, done la gaiete comique les dispersera joyeusement. L'action tragique tend a une fin, elle y marche d'un pas grave et rapide ; done 1'action comi- que ne tendra a aucurie fin precise, mais se perdra en meandres infmis, allant et revenant sur elle- meme, et se plaisant aux bouffonnes echappees. Plus 1'action tragique est simple plus elle est tragique, DE LA CRITIQUE LITTERAIRE 331 done 1'action comique doit etre compliquee pour etre comique i quoi de plus comique que 1'enchevetre- rnent des malentendus et le labyrinths d'un imbro- glio sans issue ! Dans la tragedie le poete disparait derriere ses personnages ; done il lui sera permis de se montrer dans la comedie et de laisser voir le fil qui fait danser les marionnettes. Dans 1'oeuvre tragi- que se manifesto la hierarchic des puissances humai- nes ; les sens y sont soumis a 1'esprit et sous le nom de fatalite, de destin, de devoir, la loi divine y fait sentir partout son empire inexorable; done, dans Faction comique, il n'y aura ni lois, ni hierarchic; les sens s'y donneront carriere, comme des eco- liers en vacances, et la liberte de la fantaisie y regnera comme en un jour de carnaval. Apres avoir etabli la theorie, Schlegel 1'applique. En trois pas, il parcourt les litteratures anciennes et modernes, distribuant aux poetes peines ou recom- penses, selon qu'ils ont compris ou meconnu le vrai genie de 1'ceuvre comique. Une medaille a Aristo- phane, le grand rieur, dont la verve jaillit sans cesse en inventions bouffonnes; un pensurn a Menandre, pour s'Otrc prosa'iquement ctudie a dessiner des caracteres au lieu de libres et joyeuses caricatui'es ; une couronne a Shakespeai'e, le roi de la fantaisie ; la ferule a Moliere, ce triste plaisant qui a invente la satire precheuse et la comedie hypocondre. G'est pourtant doinmage. car il avail du talent, ce 332 LE SCEPTICISMS Moliere. II a quelque force dans 1'invention ; le coeur humain ne lui est pas tout a fait inconnu, et, par une bizarre fortune, il arrive parfois qu'une fusee de gaiete s'echappe du pot au noir oil s'abime sa me- lancolie. 11 eut pu devenir un maitre ; mais la poesie lui a manque. Y a-t-il 1'ombre de poesie dans cette prevention de censurer son siecle? Quels sots pe- dants que ces Gleantes et ces Aristes? G'est le defaut francais de meler a tout une intention didac- tique. Ce peuple leger a 1'imagination pesante. II aime a regenter autant qu'a gouverner, et 1'histoire dira que c'etait a la nation qui passe pour la plus spirituelle du monde qu'il appartenait d'introduire la pedanterie dans la gaiete. Cependant les Frangais ne sont pas absolument incapables de libre gaiete. Certaines pieces ecrites dans leur langue prouvent qu'il ne serait pas impos- sible d'introduire sur leur scene le genre d'Aristo- phane, moins les indecences et les allusions person- nelles. Malheureusement le public, gate par les critiques, les laisse tomber tout a plat. Lisez le Roi et on ne trouve pas ce charmant Roi ris Moliere, dont la gaiete comique alia toujours grandissant, preuve en soit le Maladc hiun/'niairr. On a meme soutenu qu'il faisait tort a Aristopbane, malgre les eloges dont il le comble. S'il augrnentc dans I'cruvre de Moliere la part du serieux, il la dirninue dans Aristopbane. Les caricatures du poete grec ne sont pas de simples fantaisies bouffonnes. Le Bi'ekekekex de ses (IrcnoHillc* n'etait pas si inno- cent, le dard empoisonne ne faisait point defaut a ses diii'in'*, el il y avail, bien quelques menaces dans ses Xn< ; <>s : Socrate I'apprit a ses depens. Ge joyeux rieur a ete le plus satirique des poetes, et il ;i fustiia' 1 les Atheniens comine Moliere les Francais. 338 LE SCEPTICISME On ne salt lequel fut le plus hardi. Le Misanthrope joue devant la cour de Louis XIV 7 ne suppose guere moins de courage que les Chevaliers joues devant Cleon. Moliere a rendu a IP comedie le privilege qu'Aristophane lui fit perdre, celui d'etre actuelle, mordante, et de porter un masque qui accusat ses intentions au lieu de les dissimuler. Son premier chef-d'oeuvre date du jour ou il s'enhardit a repren- dre les fonctions du poe'te grec, et le vieillard qui lui cria du parterre : Courage, Moliere, tu as trouve la vraie comedie , aurait pu tout aussi bien lui dire : Tu as retrouve la verge d'Aristophane . II y a profit et plaisir a voir la litterature franchise appreciee par les critiques de 1'Allemagne. Us peu- vent tomher dans d'etranges meprises ; mais ces meprises memes sont instructives, a cause des in- stincts opposes qu'elles revelent chez ces deux races puissantes. Pendant que nous goutons ce plaisir en etudiant Wilhelm Schlegel, une voix nous avertit de ne pas perdre trop de temps a des elucubrations sans esprit philosophique . - - Les Schlegel, ajoute la meme voix, se sont laisses entralner trop loin dans la reaction. Us se sont pris d'admiration pour des oeuvres mediocres et ont ose afficher, avec une hardiesse effrontee, leur enthousiasme pour les productions faibles ou de mauvais gout d'un genre vicieux, qu'ils ont donnees comme le point culmi- nant de 1'art. Qui parle ainsi? Qui ose dire que DE LA CRITIQUE LITTERAIRE 339 Wilhelm Schlegel manquait d'esprit philosophique et ne manquait pas d'effronterie ? Quelque petit cri- tique francais, sans doute, qui aime a preter aux autres les defauts qu'il a, et a leur refuser les quali- tes qu'il n'a pas. Ce petit critique francais s'appelle Hegel.' Je ne sais si les jeunes gens d'aujourd'hui se dou- tent du respect avec lequel, il y a vingt ou trente ans, on abordait pour la premiere fois ce dernier des grands philosophes allemands. On faisait son deuil des graces legeres, on sacrifiait sans regret jusqu'a 1'art enchanteur de ces dilettantes qui s'ap- pelerent Socrate ou Platon, pour se trouver en pre- sence d'un hornme qui semblait mettre sa gloire a ne savoir qu'une chose, penser. Si quelqu'un pent nous apprendre ce que c'est que la comedie et sur quels principes nous devons juger Moliere, ce sera lui sans doute. II se donne en effet quelque peine pour nous 1'apprendre ; mais je ne me flatte pas de rendre accessibles a tous les cnseignements d'un homme tel que Hegel. Je ferai de mon mieux, surtout je ferai court. Hegel etablit, comme Schlegel, 1'opposition de la tragedie et de la comedie. Elle fait partie de son systems d'antithese et de synthese : c'est une des mille manifestations de la loi de contradiction qui 1 Yoir I'introiluction -aleineiit, _! la desliiKM' d'Oresti' n-stcrait suspciidiie dans le doiile. 342 LE SCEPTICISME Si le tragique est la guerre des dieux, et si le co- mique est 1'oppose du tragique, le comique devrait 6tre 1'harmonie des dieux. II en est bien ainsi dans un sens, et nous aliens le voir tout a I'heure ; mais le comique ne peut devenir dramatique qu'en echappant a ces haules et sereines regions. Qui dit drame, dit lutte. Que peut etre la lutte comique ? Serait-ce une lutte oil les dieux auraient le dessous? Schlegel 1'a cru. Dans la comedie, telle qu'il 1'entend, les sens se moquent de Fesprit. Mais c'est par la, precisement, qu'il a fait preuve de peu de philo- sophic. La defaite des principes divins ne saurait etre la conclusion d'aucun art. II faut dans la come- die, aussi bien que dans la tragedie, que Findividu echoue dans ses efforts contre les lois eternelles. Mais tandis que dans la tragedie la personnalite du heros est brisee par la lutte, comme un vase trop sans 1'intervention dc Minerve, la vivante Athenes, qui fait pencher la balance en faveur de 1'absolution : apres quoi, on eleve des autels aux Eum6nides et a Apollon. Le theatre grec ne nous offre pas de plus grand spectacle que ce juge- ment solennel, oil plaident les dieux. Mais qui ne voit que ce denouement n'en est pas un? C'est un droit de grace, ar- bitrairement exerce. L'imagination se lassait de cette serie de crimes expiatoires. On peut faire une observation sembla- l)le su-r les tragedies qui se terminent par la mort du lieros. La mort peut etre une fin, mais elle n'est pas une solution. La est le point i'aible de la tragedie grecque : moralement, elle manque de denouement. II n'y a qu'un seul denouement a la tragedie bumaine, le pardon. La Grece 1'a entrevu. mais con- fusement et de loin. DE LA CRITIQUE LITTERAIRE 343 fragile, dans la comedie elle resiste et triomphe. Or elle ne peut triompher que si le heros accepte sa defaite de bonne grace. Le heros tragique est ine- branlable dans sa volonte. Le heros comique voit ses projets se delruire les uns les autres sans se sentir atteint; il goute jusque dans ses deceptions la satisfaction de la serenite ; il est inebranlable dans sa mobilile. Cette disposition peut elre produite par Finfalualion de soi-meme. Le dernier raffmement de la vanile est de n'etre jamais plus content de soi que lorsqu'on est reduit a s'en moquer ouverle- ment. Dans les classes inferieures de la societe, on trouve aussi des homnies qui ont appris a se faire a tout, et dont 1'inalterable bonne humeur est le fruit de mecomptes intinis. Mais le veritable heros comi- que Test par superiorite d'esprit, superiorite qui le sauve de 1'avilissement, malgre ses folies et ses fautes. II a en lui-rneme un asile oil il se refugie bien vite, en riant aux eclats, quand le chatiment menace de l'utteindre. Ne se livrant jamais tout en- tier, il ne succombe jamais tout entier, et il regarde Jo flot vengcur gronder au-dessous de lui et I'ecla- bousser en passant. C'est par la que le comique louche aux plus hauls sommets de la poesie, et se confond avec le rire des dieux. Ainsi s'opposent le tragique pur et le pur comique : il y a des intermediaires, sans doute; mais c'est dans les types franchement caracterises que Tart 344 LE SCEPTICISMS deploie sa puissance et se revele dans sa beaute. Le tort de Moliere, malgre sa finesse et son es- prit, est d'avoir a peine soupconne le pur et haut comique. On rit de ses heros les plus fameux ; mais eux-memes, ils ne rient pas. Le Tartuffe n'est nulle- ment plaisant. G'est un scelerat, endurci dans son hypocrisie, et avec lequel on ne peut en finir que par un coup d'autorite ; Harpagon est un caractere admirablement soutenu, et Schlegel a eu le tort de le critiquer comme faux ; il lui manque seulement d'etre comique au sens superieur. Emprisonne dans sa passion bornee, ses anxietes sont prosaiques cornme sa personne. Le plaisir qu'eprouve le spec- tateur en le voyant confondu, n'est que le plaisir vulgaire d'une joie maligne, et le poete, en se con- damnant a peindre la sottise d'un etre aussi borne, s'est prive de la recompense supreme de 1'art : 1'i- deal n'apparait pas dans son oauvre. Des caracteres fortement dessines et une intrigue admirablement developpee, ne sont pas une compensation suffisante pour un si grand sacrifice. Aristophane en usait bien autrement. Le rire qu'il excite au parterre n'est que 1'echo sonore de celui qui retentit sur la scene. Voyez ces guepes bour- donnantes, ces folles nuees, ces oiseaux tapageurs et moqueurs. Point de pedanterie dans la comedie d'Aristophane ; point d'Aristes ni de Cleantes. Tout ce monde de la sottise et de la vanite se detruit de DE LA CRITIQUE LITTERAIRE lui-meme, sans le concours d'aucun precheur. Et pourtant, qui mieux qu'Aristophane a connu et servi les dieux veritables ? Qui leur a rendu de plus ecla- tants hommages '? S'il donne au peuple le spectacle de sa turbulence, de sa credulite, de sa corruption, ce n'est pas seulement pour 1'amnser une heure, c'est encore pour le corriger ou le punir. Aristophane est citoyen autant que poete, et ce qu'il y a de re- marquable, c'est que sa poesie soit serieuse sans le paraitre. Les Grecs seuls avaient cet art accompli. Les heros du theatre francais sont le plus souvent de pauvres esprits. Meme dans la tragedie, le poete no leur dispense qu'avec une prudente mesure les dons de I'intelligence. Us en ont tout juste de quoi remplir leur role, ttieti est celui de Voltaire ou celui de Hegel ! Ainsi les difficultes se multiplient, et nous en som- mes reduits a nous demander pour la dixieme fois : Que faire dans cet embarras? M. Stapler n'est pas le premier qui ait tente sans succes la rechercbe d'une theorie litteraire ou d'un gout qui fasse loi. Bien d'autres avaient fait avant lui des experiences non inoins decevantes. De leur desillusionnement est nee une ecole critique, qui compte partout des representants distingues, mais 360 LE SCEPTICISMS dont les principaux chefs sont en France, et qui se preoccupe beaucoup moins de ranger les auteurs dans 1'ordre de leur merite que de les etndier de tres pres, en se penetrant de ] 'esprit de i'epoque et de la societe ou ils ont vecu. On 1'appelte 1'ecole historique. M. Villemain, dont les journaux viennent de nous annoncer la mort, a ouvert a la France cette voie nouvelle, oil lui-meme il ne s'est engage qu'avec pru- dence. II etait trop francais de nature, il poussait trop loin cet esprit de finesse qui fait le charrae par- ticulier des bons ecrivains de son pays, pour jamais se defaire entierement de I'illusion du gout perfec- tionne ; mais il avait appris de M me de Stae! qu'il y a dans le monde une litterature allemande; celle de 1'Angleterre lui etait familiere, et il avait d'ailleurs Tintelligence trop ouverte pour ne pas sentir 1'insuf- iisance des regies traditionnelles, qu'une critique etroite voulait appliquer a toutes les productions de 1'esprit humain, sans tenir compte de la difference des temps et des lieux. Etudiant Voltaire et la poesie du XVIII e siecle, il ne se fatigua pas a demontrer, apres Laharpe, 1'excellence d'un poete, qui deja ne repondait plus aux besoins des generations ncu- velles; il vit en lui une des manifestations du genie de I'epoque et s'en servit pour la peindre. Le succes fut grand, succes non de talent seulement, mais de nouveaute; oncomprit que la critique litteraire etait DE LA CRITIQUE LITTER AIRE transformee. Des lors les progres furent rapides, et bientot M. Villemain se vit devance par de nom- breux disciples. La rhetorique ceda le pas a 1'histoire, et les etudes litteraires devinrent des etudes de moeurs. Aujourd'hui, les principaux critiques fran- cais, ceux qui donnent le ton on qui le donnaient il y a pen de temps encore, les Sainte-Beuve, les Re- nan, les Taine, les Scherer. sorit tons des historiens. 11 est memo arrive aux deux derniers, de parler de la critique comme si elle ne devait et ne pouvait etre qu'histoire. Esprits vigoureux et systematiques, ils nous ont donne le programme de 1'ecole. Que faire dans cet embarras ? disions-nous apres n'avoir trouve qu'incertitude dans les impres- sions du gout et dans les speculations de 1'estheti- que? -- Rien, nous repondent les representants les plus autorises de 1'ecole historique, sinon renon- cer a la recherche d'un principe qui n'existe pas et d'une boussole qu'on n'a point encore invenU'-e. Vos philosophes sont d'habiles comediens qui abusent le monde, ou des innocents qui s'abusent eux-memes. fls ont beau se draper dans leur objectivite magis- trate; ils orit leurs preferences comme le premier venu, et ils n'appliquent jamais que la regie de leurs preferences. Schlegel se fait une theorie d'apres Aristopliane, qu'il aime, et au nom de cette theorie il condamne Moliere, qu'il n'aiine pas. Hegel en fait a peu pros autant. avec plus d'esprit et de profon- 362 LE SCEPTICISME deur. Les critiques francais font 1'inverse, ce qui re- vient au meme. Leur theorie n'est que du Moliere mis en preceptes, et c'est au nom de Moliere qu'ils reprouvent tout ce qui n'est pas Moliere. Ce serait pure folie que de vouloir determiner 1'idee du co- mique, abstraction faite des O3uvres comiques; aussi les philosophies les plus audacieux n'ont-ils jamais eu que 1'apparence de cette folie. Leurs theo- ries les plus abstraites sont des generalisations d<> guisees, melanges confus de souvenirs et d'axiomes. Ce qui est souvenir est incomplet; ils se souvien- nent de ce dont il leur plait de se souvenir. Ce qui est axiome est vague et ne mene a rien. Que ne tirerait-on pas de leur fameux principe que le comi- que est le contraire du tragique ? Les personnages de la comedie marcheront-ils a quatre pattes parce que ceux de la tragedie marchent sur leurs deux pieds ? Avec des principes de cette force et de cette elasticite, on fait justement tout ce qu'on veut. Mal- heureusement il n'est guere plus facile de determi- ner 1'idee du comique en procedant par comparai- son, car il faudrait comparer toutes les comedies connues, et il saute aux yeux que ce nom de come- dies est une de ces appellations courantes qu'on applique a des reuvres fort diverses ; si nous vou- lions choisir entre elles, nous ne le pourrions qu'en partant d'une idee preconcue du comique, ce qui nous jetterait dans un cercle vicieux. II n'y a pas DE LA CRITIQUE LITTERAIRE 1*63 d'idee du comique, il n'y en a ni de la poesie ni du beau, ou plutot toutes les idees qu'on en peut don- ner ne sont que des generalites sans portee. Quancl les philosophes veulent s'elever a 1'idee generate de 1'etre, ils disent 1'etre et ils en restent la ; le moindre mot qu'ils ajoutent en trouble la pure notion. De meme, s'ils veulent atteindre a 1'idee absolue du beau ou du comique, ils ne peuvent dire que le beau ou le comique, car des qu'ils disent un mot de plus, ils penchent, sans s'en douter, vers une certaine espece de beau ou vers un certain genre de comi- que. Laissons-les se nourrir de ces notions stenles, et allons aux types vivants du beau et du comique; voyons ce qu'ils ont ete chez les Grecs, chez les Latins, chez les Francais, die/ les Allemands et ainsi de suite. Etudions les gouts de toutes les na- tions et de tous les siecles, non pour courir apres le gout perfectionne , ce qui n'est pas moins pueril que de chercher 1'idee pure du comique, mais pour nous enrichir 1'esprit de connaissances substantielles et vivre de la vie de tous. L'objet de la critique, continuent nos nouveaux docteurs, n'est ni de louer ni dc blainei'. 11 lui suffit d'avoir compris. La critique n'est que rintelligence aj)pli(juee aux productions de 1'esprit liumain les plus opposees. Elle se rejouit de la diversite de la nature. Nous sommes grecs avec les Grecs, latins avec les Latins: nous serious chinois avec les Chi- 364 LE SCEPTICISME nois. Ge que nous redoutons par dessus tout, ce sont les jugements absolus, qui tronquent la nature, creent des limites arbitrages, des barrieres factices, et derangent la belle harmonie de 1'univers, laquelle est faite de nuances et de transitions. Les faits soht a nos yeux sacres, par cela seul que ce sont des faits. Nous n'avons pas 1'impertinente sagesse de les vouloir corriger; nous les respectons et les etudions dans un esprit de calme observation, dont rien ne saurait nous faire devier. Aussi voyez ce qui arrive. Pendant que vous per- dez le temps a chercher un principe ou un guide qui vous permette de juger Aristophane et Moliere, nous avons deja compris Moliere et Aristophane. L'histoire de la democratic athenienne nous a expli- que pourquoi la comedie d' Aristophane fut avant tout une satire ; celle de la haute societe franchise au XVII 6 siecle nous a appris pourquoi Moliere ne fut pas moins satirique, et la decadence de 1'esprit chevaleresque nous donnerait de meme la clef de Don Quichotte. Les grandes corruptions sociales enfantent toujours la grande satire. Mais elle change de forme selon les temps et les circonstances. Ce n'est pas necessairement au theatre qu'elle se pro- duit avec le plus de tranche energie. Le premier des satiriques latins fut un historien, Tacite. Cette forme convenait mieux au genie grave et positif du peuple DE LA CRITIQUE L1TTERAIRE 365 remain. Au theatre meme, la satire varie infmiment. II est telle scene qui est un salon, telle autre qui est une agora. De la quelques-unes des principales differences entre la satire d'Aristophane et celle de Moliere. Surtout elle change de forme selon le genie des differentes nations. L'imagination grecque avait rec.u de la nature et de 1'histoire une tout autre education que 1'imagination francaise. Nee sous un beau ciel, jeune et degagee de la servitude des an- tecedents, elle se jouait de la vie et du monde, tan- dis qu'il n'est pas un poete francais qui n'ait du se frayer un chemin a travers les obstacles accumules autour de lui par une nature plus ingrate, des mceurs moins libres, les modeles acceptes, les traditions re- gnantes, les regies de 1'ecole, et les susceptibilites jalouses de puissances rivales : noblesse, cour, ma- gistrature, eglise, Sorbonne, academic, etc. On re- ] troche a Moliere d'avoir mis de la morale dans ses comedies ; rnais tons les poetes francais du XVlI e siecle out ete moralistes autant que poetes. C'etait la forme obligee de la poesie, et Moliere etait plus qu'un autre tenu de s'y conformer. Croit-on, peut- Otre, que le Tarlnff'c eut ete possible sans Cleante, et le sens historique et profond de I'appel a I'auto- rite royale, par lequel la piece se tei-mine, ne saute- t.-il pas a tons les yeux ? La maison d'Orgon, c'esl la France. Le beau plaisir de condamner au nom 366 LE SCEPTICISME d'une abstraction quelconque les produits les plus naturels de 1'esprit humain, et de chercher des fau- tes oil il n'y a que des necessites ! Et non-seulement nous avons cet avantage de comprendre ce que les autres jugent, mais nous comprenons encore leurs jugements. Les memes cau- ses generales qui ont produit Moliere, ont produit la critique franraise sur Moliere, et 1'ont maintenue jusqu'a des temps rapproches de nous, oil d'autres causes, egalement generales et profondes, ont boule- verse la societe frangaise et porte atteinte a ses plus solides traditions. Vous avez explique vous-meme la critique de Schlegel, et vous n'avez eu qu'un tort, celui d'y meler des paroles dures a 1'adresse d'un homme qui n'a pas demande a naitre, et sans lequel Thistoire compterait un original de moins. II est vrai qu'elle est formaliste, comme Goethe 1'a tres bien dit. Mais pouvait-elle etre autre chose ? Elle s'oppose comme reaction a une critique qui ne 1'etait pas moins, et la nature d'une reaction est forcement de- terminee par celle de 1'action qui 1'a produite. C'est a la critique franchise que nous devons Schlegel. Schlegel est un Laharpe retourne ; mais il est plus savant que Laharpe, et il n'a pu se degager de son joug que parce qu'il avait multiplie les points de comparaison. Si Hegel conclut a peu pres comme lui, c'est qu'il est porte par le meme courant d'op- position ; d'ailleurs il-est de la famille des philoso- DE LA CRITIQUE LITTERAIRE 3(37 plies, non de celle des erudits. II continue la tradi- tion de Descartes, de Spinoza, de Kant, et voila pourquoi ses sentences tombent de plus haut. Vous- meme, vous n'avez rien qui ne soit clair a nos yeux. Vous n'etes ni le premier qui se soit mis en quete d'un principe dirigeant, ni le dernier qui revienne lasse d'une vaine poursuite. Votre lassitude est celle dn siecle. Quand 1'humanite a ressasse pendant quelques generations des arguments contraires, elle finit par 1 se degouter d'un labeui 1 inutile. Vous en etes la, et il n'y a entre vous et nous qu'une seule difference : nous avons rompu sans retour avec des discussions sans portee; nous sornmes la critique afVranchie; nous ne demandons plus Pimpossible; nous ne demandons qu'a comprendre, et depuis que nous avons borne la notre ambition, nous y avons trouve tant de profit et de jouissance, que nous plai- gnons les malheureux qui, trop infatues de leur chi- mere, ne savent pas imiter notre philosophic. Ainsi parlent les critiques historiens, et ce lan- gage est tous les jours plus applaudi. Pour rendre tout a fait interessante la comparai- son que fait M. Stapfer des tendances de cette troi- sieme ecole avec celles des ecoles precedentes, il ne manque qu'une etude sur Moliei-e par un des mai- tres de la criti<{ue historique. MM. Taine et Scherer n'en out parle qu'en passant, et le travail le plus etendu que lui ait consacre Sainte-Beuve date d'un 308 LE SCEPTICISME temps oil sa critique n'etait point aussi desinteressee qu'elle le fut plus tard. II s'en est surtout occupe dans ses anciens Portraits, Iorsque,.faisant une pre- miere revue des classiques francais, il songeait a deblayer le terrain, en faveur de ses amis, les poe'tes romantiques. II faudrait une etude sur Moliere ana- logue a celle de Taine sur Racine. Cette lacune est regrettable ; mais il est facile de la combler par la pensee. L'ecole historique s'est fait connaitre par des productions assez variees pour qu'on sache dans quel esprit elle aborderait Moliere et pour qu'on puisse au moins pressentir ses conclusions. Conclusions, le mot est-il juste? A-t-elle le droit de conclure? Personne ne le lui contesterait, si elle ne s'en privait pas elle-meme. Elle ne peut conclure qu'en deviant de son programme. En matiere litte- raire, conclure signifie choisir; or quiconque pro- fesse que les faits'sont sacres par cela seul que ce sont des fails, et declare mettre sa joie dans la variete de la nature, s'ote par la meme le droit de cboisir. Et cependant les critiques historiens choisissent, eux aussi. Les artistes et les poetes dont ils nous parlent sont exactement les memes que ceux aux- quels 1'ancienne critique prodiguait ses eloges, et ils ignorent ceux qu'elle ignorait. Ils ont beaucoup parle de Racine, ils n'ont pas consacre la plus petite etude a Campistron ; ils ont souvent nomme iNIoliere, DE LA CRITIQUE LITTERAIRE 369 et s'ils ne 1'ont pas encore etudie d'assez pres, c'est parce qu'on ne peut pas faire tout a la fois ; mais je ne sache pas qu'ils aient jamais parle de Legrand, et vous verrez qu'ils n'en parleront guere, malgre la passion tardive que cet infortune poete devait inspirer a Schlegel. Est-ce que Legrand n'est pas un fait aussi bien que Moliere, et le theatre de Campis- tron existe-t-il moins reellement que celuide Racine? Ah ! messieurs, si vous etes revenus de tant d'illu- sions, de grace, que ce ne soit pas pour nous jeter dans un embarras nouveau en nous obligeant a vous demander compte de 1'arbitraire de vos choix. Mais 1'objection ne les arrete guere : Nous som- ines, disent-ils quand on les presse sur ce chapitre, nous sornmes les historiens de la litterature. Or 1'his- toire ne peut otre qu'un abrege. Parmi les incidents sans nombre dont se compose la vie des peuples, elle choisit ceux qui sont plus saillants. Nous fai- sons comme elle; nous nous attachons aux oeuvres qui ont fixe 1'attention publique, et qui, par la, out acquis plus d'importance. Le temps nous manque pour tout voir et tout comparer; la vie est trop courte. Si nous choisissons, ce n'est pas en vertu d'un principe ni d'un systeme, c'est par une simple necessity materielle, et si, comme le commun des mortels, nous allons de preference aux auteurs qui out etc plus lus et plus admires, c'est que 1'impor- 34 370 LE SCEPT1CISME tance historique d'un ecrivain se mesure au nom- bre de ses lecteurs. On ne peut nier que cette reponse rie soil habile, mais elle n'est point suffisante. Si les maitres de la critique affranchie se rejouissent autant qu'ils le di- sent de la diversite de la nature, ils se font tort a eux-memes et ils nous font tort de tout un monde, en se renfermant dans les limites de la critique tra- ditionnelle. L'excuse du temps n'en est pas une ; si peu qu'on en ait, encore faut-il 1'employer de ma- niere a multiplier autant que possible ces jouissances variees. Qu'est-ce d'ailleurs que cette question d'im- portance qui devient une question de nombre? La critique affranchie, qui doit tout lire indifferemment, aspire sans doute a repandre F esprit de curiosite dont elle est animee. Qu'elle y travaille, et il n'est pas sur que dans dix ans Racine ait plus de lecteurs que Gampistron, Moliere plus que Legrand. Qui sait ce que 1'avenir nous reserve ? Voila M. Miclielet qui, dans son dernier ouvrage, avoue ingenument qu'a part quelques exceptions, parmi lesquelles Moliere figure a peine, et Racine pas du tout, la litterature franchise du XVII e siecle rassomme. Victor Hugo, sij'en croisM. Paul .Stapfer, en dit a peu pres autant de Racine, quand il dit tout ce qu'il pense. Est-il bien sur que leur impression ne fmisse pas par devenir dominante? Dans la republique des lettres, il y a sur les ceuvres du passe une sorte de scrutin ouvert a DE LA CRITIQUE LITTERAIRE 371 perpetuite. Nul n'a le droit de le fermer k un mo- ment donne, et les critiques historians 1'ont moins que personne. La logique de leur situation exige qu'ils lisent, qu'ils etudient, qu'ils ecrivent aussi li- brement que s'il n'existait aucune sorte de tradition. Encore une fois, ils n'ont pas le droit de choisir. Si, neanmoins, ils choisissent, ils ne peuvent pren- dre pour guide de leurs choix 1'assentiment gene- ral qu'a la condition de lui reconnaitre une valeur particuliere. Ils ont une theorie, qui est celle du suc- ces. Elle est peut-etre aussi bonne qu'une autre, et je ne vois, pour ma part, aucun motif de la mepriser ; mais outre les difficultes qu'elle rencontre dans 1'ap- plication, le succes pouvant grandir et diminuer d'un jour a 1'autre, elle a 1'inconvenient d'etre une theorie. On ne nous fera pas 1'injure, sans doute, de vouloir nous 1'imposer. On donnera des arguments a 1'appui, on la justifiera en raison. On nous dira pourquoi le succes est, en litterature, la marque de ce qui estbon. Mais nous voila rejetes dans les dis- cussions memes ou nous nous sommes perdus en etudiant les motifs des jugements portes sur Mo- liere, d'abord par les philosophes, puis par les liommes de gout. Bonne chance a ceux qui auront le courage de recommencer! Pour nous, nous som- mes las de tourner dans un cercle vicieux. Inutile d'insister. MM. Taine et Scherer, les plus hardis parmi les theoriciens de 1'ecole historique, 372 LE SCEPTICISME sont des hommes de trop d'esprit pour trouver au- tant de plaisir a Legrand qu'a Moliere. Us ont aussi leurs preferences. La est le cote faible de 1'ecole historique et son in- consequence evidente. L'indifference melee de cu- riosite derriere laquelle elle se retranche, ne lui offre aucune position tenable, et ses preventions ne sont ni plus ni moins illusoires que celles de 1'ecole dog- matique ou de 1'ecole du gout. Elle se dit libre parce qu'elle ne veut pas voir ses entraves ; mais il n'y a qu'a la regarder faire un seul pas, pour s'assurer qu'elle n'est pas plus qu'une autre maitresse de ses mouvements. Elle subit, sans se 1'avouer a elle- meme, la servitude de la tradition, et elle s'embar- rasse d'autant plus dans 1'arbitraire des theories et du gout qu'elle se pique davantage d'y echapper. Tous ses efforts pour ne pas juger n'ont abouti qu'a deguiser ses jugements, et a supposer meme qu'elle parvint reellement a ne plus juger du tout, on se de- mande quel avantage elle en tirerait : car enfm, quel est 1'homme qui y renoncera jamais de bonne foi? Ce n'est pas un plaisir seulement, c'est un besoin, et Fimpertinente sagesse qui consiste a vouloir cor- riger les faits, pourrait bien etre la plus incurable et la plus universelle de toutes les maladies humaines, tellement incurable, tellement universelle qu'il est aussi chimerique d'en vouloir guerir que de vouloir se separer de son ombre. DE LA CRITIQUE LITTERAIRE 373 Voila dans quel cercle d'idees roule la petite co- medie de M. Paul Stapfer. Seulement le lecteur est prie de ne point chercher ici un de ces excellents feuilletons dont nous paiiions au debut, qui tiennent lieu de volumes. II y a dans le livre de M. Stapfer des surprises dramatiques, dont nous n'avons pas essaye de donner 1'idee. Les critiques francais y forment un choeur agreable; le disciple de Hegel s'y livre a une profonde meditation, etc., etc. Je ne suis pas meme sur d'avoir toujours exactement rendu sa pensee, et, a dire le vrai, je n'y ai pas vise. Malgre quelques divergences d'appreciation, son livre ren- dait si bieri ma propre experience qu'il s'est en quelque sorte confondu avec elle, et que je n'ai point cherche a en faire la separation. Gependant il faut un denouement a la comedie. Si c'est une comedie a la maniere d'Aristophane, le denouement est trouve. Suppose/ un choeur de graves personnages, costumes non en nuees, mais, ce qui n'est pas plus extraordinaire, en points d'in- terrogation ; supposez-les dansant une sarabande si folle que le vertige les prenne et qu'ils aillent Fun apres I'autre rouler dans la coulisse : quand le der- nier sera tombe, on tirera le rideau, et ce sera le denouement. Si c'est une piece dans le gout fran- C-ais, on iinira bien par voir apparaitre un Ariste ou u n Cleante, qui nous donnera le mot de renigme. C'est en effet ce qui arrive. L'auteur est francais, et 374 LE SCEPTICISME il reste fidele aux errements de Moliere. Tl essaie une conclusion. Cette conclusion est aussi modeste que possible. II y a aujourd'hui, dit M. Stapfer, une question pen- dante, la question de la critique litteraire. Un autre 1'eut d'abord resolue; pour moi, j'ai voulu d'abord 1'examiner, au risque de ne la point resoudre. En eflfet. maiutenant que 1'examen est termine, j'avoue que je ne vois pas la solution. Jel'avoue, non comme un phi- losophe qui pose orgueilleusement des bornes a la science humaine, mais en homme de bonne foi, qui pense que la science ifumaine peut resoudre au moins la question de la critique litteraire, qui confesse sa propre ignorance sans y condamner 1'univers, et qui ne demande pas mieux que d'etre instruit. Cependant il fait un dernier effort, et dans quel- ques pages tres simples, d6nuees de toute prevention, sages et fort bien ecrites, il essaie d'indiquer la va- leur que peuvent avoir, a les prendre isolement, les principes sur lesquels reposent les trois ecoles qu'il a passees en revue, et il montre comment ces prin- cipes pourraient, en se combinant, se corriger et se completer les uns les autres. A vrai dire, cette ten- tative in extremis est plus interessante que con- cluante. Trois illusions contraires s'annulent en s'additionnant; mais elles ne sauraient donner le re- sultat positif que donne en algebre la multiplication des valeurs negatives. Ce qui reste du livre de M. Stapfer, ce n'est pas cette vague lueur linale, mais bien les resultats, en apparence decourageants, DE LA CRITIQUE LITTERAIRE 375 de 1'examen rigoureux par lequel il a fait passer les principes divers de la critique litteraire. M. Stapfer en a eu le sentiment : La comedie pourrait peut- etre mieux finir, dit-il en terminant ; mais c'est ici im livre de bonne foi, et je suis force d'en demeurer la. Ce livre, c'est le proces de la critique : elle a ete pesee et trouvee legere. Je n'ai pas 1'intention de conclure a mon tour. Mais, ainsi que le dit M. Stapfer et comme 1'acade- mie elle-meme a pris soin de le constater officielle- ment, il y a aujourd'hui une question de la critique litteraire, et il n'est guere possible de 1'etudier sans essayer d'en marquer au moins la portee. Peu de mots suffiront. La question de la critique litteraire, si nettement posee par M. Stapfer, n'est point isolee. Elle se rat- tache par des liens etroits a la plupart des grandes questions qu'agite notre epoque. Nous vivons dans un siecle peu favorable au dogmatisme. Partout oil il le rencontre, il lui intente un proces. En theologie, il poursuit de ses sarcasmes les syllabus pontificaux et generalement tous les resumes de doctrine; en philosophic, il a declare la guerre aux a priori de la metaphysique; dans les sciences naturelles, il re- voque en doute, sous pretexte d'obscurite, cette no- tion d'cspece si chere aux anciens classilicateurs ; en litterature enfin, il repousse sans scrupules les 376 LE SCEPTICISMS cadres et les lieux communs de 1'ancienne rheto- rique, et c'est a peine s'il a plus de respect pour les speculations de cette rhetorique moderne, qui a pris le grand nom d'esthetique. Ces diverses reac- tions sont nees d'un besoin toujours plus vif de sai- sir les realites vivantes et d'en fmir avec les mots. Si Ton en croit Bossuet, la verite ne serait autre chose que ce qui est ; seulement 1'illustre eveque 1'entendait a la maniere des th6ologiens de son temps ; il distinguait entre les realites, releguant les unes dans le neant, elevant les autres a la dignite de 1'absolu. L'esprit moderne ne distingue plus ou dis- tingue mal. Tout ce qui est reel est reel, et par les mille voix qui lui servent d'organes, il ne cesse de nous repeter : Point de dogmes, des fails ; point de raisonnements , des observations ; point d'espe- ces, des formes ; point de regies, des osuvres. La verite, c'est ce qui est ! Je ne sais si ces tendances diverses et paralleles aboutiront toutes a des resultats egalement heureux ; je ne sais non plus s'il existe entre elles une solida- rite assez etroite pour qu'il soit impossible de les separer et qu'on en soit reduit a les approuver ou a* les condamner en bloc. Je me borne a en constater 1'analogie evidente. Elles representent dans des do- maines differents ce qu'on a coutume d'appeler le scepticisme de notre epoque. Pour les personnes qui, au lieu de s'en tenir a DE LA CRITIQUE LITTERA1RE 377 1'usage courant, cherchent le sens profond des mots, en remontant a leur origine, le mot de scepticisme eveille deux idees parentes, mais faciles a distin- guer. Le sceptique est celui qui regarde. D'apres tous les dictionnaires, le verbe grec axszTojiai signifie regarder autour de soi, considerer avec attention. L'habitude de regarder a de grandes consequen- ces. Plus on regarde un objet, plus on y trouve a regarder. II en est de meme des questions scientifi- ques, litteraires, morales ou autres. A premiere vue, elles paraissent simples. Etudiees longuement et de pres, elles se trouvent toujours plus compliquees qu'on ne croyait. II n'est pas un seul savant verita- blement observateur, qui, apres dix ou vingt ans de travaux, ne repete pour son compte ce que j'en- tendais dire il y a peu de jours a un physicien en- core jeune, quoique sa reputation soit faite depuis longtemps : J'ai passe 1'age oil les questions sont faciles. Celui qui regarde beaucoup ne peut que beaucoup douter. II ne doute pas pour le plaisir de douter, il doute parce qu'il n'ose pas prononcer. Mais 1'esprit s'babitue au doute, comme il s' habitue a la foi. L'experience de 1'incertitude, chaque jour repetee, peut avoir pour consequence une sorte d'impossibilite de croire et de se decider. Poussons les clioses a 1'extreme, et nous aurons le sceptique ideal, celui qui Unit par se faire une gloire et un 378 LE SCEPTICISME plaisir, souvent un systeme, d'osciller perpetuelle- ment entre le oui et le non. Les esprits nes critiques n'oublient jamais que le principe du scepticisme n'est autre que 1'intelligence elle-meme; ils appellent sceptique celui qui regarde, et le mot est pour eux un eloge. Les esprits nes tranchants ne songent qu'a la ver- satilite de caractere oil le scepticisme peut conduire. Ds appellent sceptique celui qui se complait a flotter dans 1'incertitude, et le mot devient pour eux la pire des injures. Quelque domaine qu'on aborde, theologie, philo- sophic, litterature, art, science, il importe de se rap- peler qu'il y a scepticisme et scepticisme. Mais si jamais il est necessaire de distinguer exactement, c'est dans les questions artistiques ou litteraires. Nulle part 1'oubli des nuances n'est plus fatal. En litterature, oublier la nuance, c'est oublier la ve- rite. Le triomphe de 1'ecole historique, sa force, 1'uni- que raison de ses succes, est d'avoir introduit, dans la critique, le scepticisme qui regarde. La suite des litteratures ressemble a un fleuve qui aurait la propriete de conserver 1'image des ob- jets qui s'y sont mires tour a tour. Les divers paysa- ges qu'il a reflechis subsistent encore; mais les hommes qui les animaient ont disparu ; et il ne reste d'eux que le reflet dans le fleuve. Le critique DE LA CRITIQUE LITTERAIRE 379 dogmatique en remonte les bords un Guide a la main, il constate; le critique historien se moque du Guide, il veut voir les choses comme elles sont et non comme on les lui montre. Gonstater n'est qu'une routine, regarder est un art. L'ecole historique a pousse cet art a un point de perfection auparavant inconnu. Elle a renouvele et double 1'mteret des etudes litteraires. L'ancienne critique etait au bout de son latin. Que restait-il a dire sur Racine, par exemple, a un disciple de Boi- leau on de SchlegeP? Rien, absolument rien. Mais qu'un esprit forme a 1'ecole nouvelle, Sainte-Beuve ou Taine, rencontre Racine en son chemin, et Ton decouvrira avec etonnement que ce vieux sujet etait a peine effleure. Aujourd'hui, Ton peut etre nouveau en parlant des classiques les plus rebattus. Le beau nom d'humanites qu'on reserve pour les etudes litteraires, signifie sans' doute qu'en nous mettant en communication directe avec les plus grandes intelligences du passe, elles nous delivrent de nos etrpitesses, de nos prejuges de coterie, de nos pedanteries de province, de nos gaucheries de petite ville toutes les villes sont petites pour nous rendre a 1'bumanite. Mais 1'ecole dogmatique empecliait ou diminuait cet effet civilisateur. Quand nous partions pour la Grece, elle nous glissait son guide dans la pocbe, et c'etait notre province que nous emportions avec nous. La critique moderne a 380 LE SCEPTICISME reconquis pour la republique des lettres le privilege de 1'universalite. Le dogmatisme litteraire prenait en soi la mesure du present et dans le present celle de tous les temps. Illusion d'orgueil et d'ignorance! Nous y tombons tous, et nous y tomberons toujours; mais 1'ecole historique a le merite de 1'avoir reconnue et d'en combattre energi'quement le principe. La part de 1'arbitraire est petite dans les oauvres des maitres vraiment grands et salues comme tels par les applaudissements d'un peuple unanime. Tant qu'on ne sent pas les necessites diverses qui les ont faites ce qu'elles sont, on ne les a pas com- prises. Fenelon trouvait de 1'arbitraire dans le chceur des tragedies grecques, et s'en prevalait pour critiquer la tragedie grecque; aujourd'hui, on en conclurait plutot que Fenelon avait encore des progres a faire dans 1'intelligence des chefs-d'oauvre d'Eschyle et de Sophocle. Schlegel tance vertement Moliere a propos de ses Aristes et de ses Cleantes, ne se doutant pas qu'il montre par la combien Mo- liere lui est etranger. Leur erreur a Fun et a 1'autre est de la meme nature que celle de ces bons bour- geois qui, ayant appris le catechisme dans leur en- fance et n'etant point sortis de la boutique pater- nelle, s'etonnent, au Louvre, de la nudite des statues antiques. Schiller trouvait la Phedrc de Racine ti'es belle, le genre admis . La vraie critique ne fait DE LA CRITIQUE LITTER AIRE 381 pas cette restriction, sa tache etant justement de comprendre ce genre que Schiller condamnait. Re- trouver le passe, le faire revivre tout entier, le res- susciter a nos yeux : voila le triomphe de Fintelli- gence critique. Belle ceuvre, qui est poesie aussi ! En s'appliquant a regarder, la critique historique a mis a neant toute une litterature faite de paralleles alambiques et de rapprochements factices, qui, mal- gre de grands airs d'importance, n'a jamais produit que des puerilites, telles, par exemple, que le long enfantillage de la querelle des anciens et des mo- dernes. Parce que Racine et Euripide ont fait 1'un et 1'au- tre une Iphigenic, on les traitait comme deux eco- liers en rhetorique, qui auraient paraphrase le meme motif, et Ton mettait en regard leurs compositions pour savoir lequel des deux s'en est le mieux tire. On notait les differences et Ton penchait, selon les cas, pour i'un on pour 1'autre. II est fort utile de les noter, en effet, mais pour en chercher les causes et mesurer la distance infmie qui separe des oeuvres en apparence analogues. Les croisements do sang, fruits ordinaires de la conquete, la dispersion de certains peuples, I'asservissement de quelques autres et 1'effort de leur reaction centre le malheur, la for- mation de nationalites nouvelles, I'emulation que des rapports toujours plus etroits ont etahlie entre les diverges races humaines : voila les maitres de 382 LE SCEPTICISMS rhetorique qui ont forme le gotit moderne. Depuis qu'une pensee semitique s'est emparee du genie des races ariennes, et que la decadence de 1'empire ro- main a produit en Europe le plus formidable remue- ment dont les hommes aient garde le souvenir, il n'y a rien, ni dans nos moeurs, ni dans nos lois, ni dans notre politique, ni dans nos arts, ni dans notre philosophic, ni dans notre religion, rien qui ne soit le resultat d'un ou plusieurs amalgames, curieuse- ment elabores par ce grand experimentateur qui s'appelle 1'histoire. L'essentiel est de comparer des choses compara- bles. On compare deux viandes ; on ne compare pas une viande avec le ragout d'un vol-au-vent. Si Ton veut etablir un parallele vrai, et par consequent instructif, entre les anciens et les modernes, il faut prendre 1'un apres 1'autre les elements multiples dont se compose le genie de nos races actuelles - le juif, le grec, le latin, le germain, le celtique, etc. et voir ce qu'ils sont devenus dans les diverses combinaisons auxquelles ils ont donne lieu. Aucun n'est reste a 1'etat 'pur, ils se sont tous plus ou moins modifies : chacune de ces modifications est importante a etudier. II est egalement important de rechercher si leur melange n'a pas des vertus qu'on ne retrouve dans aucun d'eux pris isolement, comme cela arrive pour la poudre, qui est explosible, quoi- que les substances dont elle est composee ne le DE LA CRITIQUE LITTERAIRE 383 soient pas. Ces comparaisons exigent line grande finesse d'analyse, et les resultats n'en sont jamais qu'approximatifs, ce qui oblige a les refaire sans cesse; mais la science tout entiere n'est qu'un art d'observation approximative, lequel se perfectionne constamment. En se plagant sur le terrain de 1'histoire, la criti- que moderne s'est placee sur le terrain de la realite, et s'est ouvert la voie du progres. 11 y a maintenant une science litteraire. II se peut qu'elle ne constitue pas a elle seule toute la critique, mais elle en est devenue le fondement indispensable. Comme les sciences d'observation, elle vit non-seulement d'ins- tinct, mais de travail, et le premier venu peut, en se donnant la peine de fouiller, lui rendre d'utiles ser- vices. Le but a atteindre est de suivre de siecle en siecle le mouvement de la fortune litteraire des peuples civilises, et de chercher la raison de toutes les pertes et de tous les gains qu'ils ont faits. Cette etude, application nouvelle du genie de 1'histoire, n'existerait encore qu'a 1'etat embryonnaire sans les hardiesses du scepticisme moderne. Elle s'est fait, en litterature, la part du lion ; et si Ton songe a la multitude d'apercus nouveaux dont, en ((uelques annees, die a enrichi I'esprit humain, on se persua- dera, avec M. Stapfer, qu'elle a un grand avenir. (Test une conquete qui ne le cede a aucune. Le scepticisme est fecond quelquefois. 384 LE SCEPTICISME Mais le scepticisme fecond n'est jamais que celui qui regarde. II a pour principe une sorte de haute curiosite, qui passionne 1'intelligence. Ce n'est pas 1'amour, mais elle y ressemble; ce n'est pas la foi, mais elle en tient, et, comme 1'amour, comme la foi, elle ne s'eteint que dans 1'indifference. Pourquoi done quelques-uns des maitres de 1'ecole historique se piquent-ils de je ne sais quelle raideur d'insensi- bilite? Que nous parlent-ils de calme observation, et que signifie cette prevention de nous faire une critique expurgee de tout jugement? Cette ferocite, comme 1'appelle M. Stapfer, est sans doute tres se- rieuse d'intention; mais elle ne depassera jamais 1'intention, car c'est le propre des matieres qui rele- vent du gout, de ne comporter ni 1'indifference, ni le calme de la pure observation scientifique. En lit- terature, tout est impression, et le travail, qu'on nous recommande aujourd'hui comme le plus puis- sant auxiliaire de la critique, a pour premier objet de varier nos impressions. Or les impressions ne se jugent pas du dehors. II faut les avoir eprouvees pour en pouvoir parler. Si la critique croit comman- der la confiance en affectant 1'insensibilite, elle se trompe ; le plus fin connaisseur est, au contraire, le plus impressionnable, celui qui est le moins maitre de son emotion en presence de la beaute. On peut douter des theories litteraires, on peut hesiter a traduire une impression personnelle en un jugement DE LA CRITIQUE LITTERAIRE 385 public et formel; mais celui a qui manque 1'impres- sion, manque tout simplement de ce qui fait le sens litteraire, et celui qui 1'eprouve a beau la renfermer en soi, elle n'en subsiste pas moins, elle n'en est pas moins jugement. Aussi ne croyez pas que nos critiques modernes mettent en pratique le calme qui regne dans leurs programmes. Leur critique est tout simplement la plus passionnee qui frit jamais. Qui a mieux connu que M. Sainte-Beuve les impatiences du gout? Qui a porte plus loin que M. Renan 1'art du dedain ? Qui a des engouements plus vil's que M. Taine '? Qui a des jugements plus inexorables que M. Scherer? Ce sont des sensitives, ces pretendus sceptiques, qui parlent de calme observation. Bien loin d'emousser la pointe vive de leurs impressions, leurs etudes variees n'ont fait que 1'acerer plus encore, et ce n'est pas d'eux qu'il faut attendre cette mollesse de goi A it, qui se pretant indifleremment a tout, serait seule capable d'enfanter une critique depouillee de jugements, et meriterait seule la condamnation qui, de tout temps, a frappe avec justice la sterile incon- sistance d'un scepticisme systematique. On pent done n'attacher qu'une mediocre impor- tance a la p retention qu'aflichent parfois les maitres actuels de la critique historique, de ne representer que la pure intelligence degagee de toute emotion. C'e:- 1 un riMe qu'ils sont incapables de soutenir, et 386 LE SCEPTICISME auqiiel ils n'auraient jamais songe s'ils n'y avaient pas ete pousses par 1'effort de leur reaction centre 1'etroitesse d'une critique, qui ne savait gouter qu'une certaine forme et un certain ordre de beau- tes. II ne leur reste, pour avoir completement raison de 1'ennemi qu'ils combattent, qu'a se degager de ce role factice, et a laisser voir leur superiorite reelle, qui n'est pas de prendre aux choses humai- nes une part moins vive, mais au contraire d'y prendre une part plus grande et de porter sur des .objets plus nombreux le regard toujours fecond d'une intelligence sympathique. L'esprit n'est pas une simple machine a mesurer, il est action, il est vie, et il produit encore quand il semble ne faire autre chose que regarder ; meme en critique, il est createur. Au moment oil il juge, il enfarite un ideal, et c'est la precisement ce qui fait qu'il juge. Or, qui dit creation, dit amour. La grande critique ne con- siste pas a moins aimer. Aussi peut-on saluer avec joie les precurseurs d'une generation nouvelle, qui, fi dele a des traditions de largeur desormais acquises et les elargissant en- core, se degagera de toute vaine affectation, et n'aura point de honte de se laisser aller franche- ment aux choses qui nous prennent par les entrailles. C'est par la surtout que le livre de M. Stapfer m'in- teresse et me captive. Esprit jeune et bien ouvert, il est entre franchement dans le courant moderne, DE LA CRITIQUE LITTERAIRE .'{87 et il n'en est sorti que pour le continuer en I'epurant. Talent, savoir, il a tout ce qu'il faut pour conquerir une place au premier rang ; surtout il a 1'instinct de la situation, et sa premiere ceuvre est de celles qui montrent la voie en avant. Ce qu'il y a de trop calcule dans sa Petite come'die, la recherche exageree de l'efl'et comique, tient sans doute a la preoccupation du succes, preoccupation bien naturelle chez un de- butant, surtout dans une epoque ou il est si difficile de piquer la curiosite publique et de fixer un instant 1'attention. II se corrigera de ce premier defaut. Que dis-je ? il s'en est deja corrige. Un esprit aussi juste eprouve bientot le besoin de ne se parer que de sa seule justesse. Pas plus loin que 1'annee derniere, M. Stapfer nous donnait un nouveau volume, inti- tule : Cdnxei'ies f/acrnesiaixes, qui n'est, en appa- rence, qu'un cours a 1'usage des jeunes demoiselles, qui, en realite, est un volume de fine et exquise litterature. C'est le meme talent, mais deja epure. M. Stapfer n'a qu'a continuer : nous attendons de lui une nouvelle demonstration, demonstration vivante, de ce ([ue peut en critique le veritable sceptique, oelui qui regarde et qui y met toute son ame. Est-ce a dire que M. Stapfer trouve jamais une solution a ce qu'il a lui-merne appele, la question litteraii-e ? Nos esperances ne vont pas jusque-la. 11 lui sera facile d'associer dans une combinaison toute perstmnelle des tendances opposees, de couronner 388 LE SCEPTICISME par d'ingenieuses theories ses recherches histori- ques, et de les semer de ces traits delicats, qui de- notent la finesse native du gout ; mais il n'en restera pas moins, comme ses devanciers, comme ses con- temporains et comme ses successeurs, emprisonne dans 1'impasse qu'il a si bien decrite, oblige de juger sans autre garantie de la justesse de ses jugements que son gout personnel. On pent affirmer, en effet, sans vouloir le moins du monde imposer orgueilleu- sement des bornes a la raison humaine, q.ue la ques- tion litteraire demeurera longtemps ouverte. Si ja- mais elle doit etre resolue, ce ne sera qu'apres la plupart des autres questions, scientifiques, morales, 1 philosophiques, religieuses, posees par le scepticisme de notre siecle. Elle les comprend toutes en soi, car le gout n'est pas un principe, mais une resultante. II est le produit le plus complexe, 1'expression la plus line et la plus exacte de tout ce que nous som- mes. II depend de notre temperament, de notre ca- ractere. de notre experience, de notre savoir : il est 1'homme tout entier. La perfection du gout suppose la perfection de 1'humanite. Demander si le gout est en voie de progres, c'est demander si 1'humanite appro che de sa perfection. II est tres facile, sans doute, de noter a certaines epoques de 1'histoire des progres partiels du gout. Au XYI e siecle, par exemple, la langue francaise fait DE LA CRITIQUE LITTER AIRE .'>89 preuve d'une puissance dialectique qu'on ne lui au- rait pas soupconnee auparavant et qu'elle a gardee des lors; au siecle suivant, elle se faconne a 1'ele- gance, c'est un pli nouveau qu'elle prend et qui, mal- gre bien des revolutions, n'est pas encore efface. Aujourd'hui, la prose allemande, la prose savante, fait avec succes 1'apprentissage de la clarte. On con- state des fails semblables dans 1'histoire meme de la poesie. 11 y a un demi-siecle a peine, Lamartine trouvait dans notre langue des tresors d'harmonie jusqif alors ignores, et comme s'il avail recu du ciel la puissance de communiquer a d'autres une parti e de son talent, on a vu des lors la moyenne harmoni- ( [ue des vers francais s'elever sensiblement. Mais il n'est guere moins facile de noler des per- tes correspondantes a chacun de ces progres. Elle est bien vigoureuse, la prose de Calvin, il est bien noble, le vers de Malherbe; mais que de graces naives perdues sans retour! que de niots heureux, riches de sens et d'expression, desappris poui 1 ja- inais! Qui sail si la pensec: allemande, en s'exercant a une expression plus claire, ne perdra pas (|uelque chose de sa profondeur, de sa vigoureuse patience'? Et quant a la poesie de Lamartine, qui n'en voit 1'e- cueil prochain dans la grace efteminee et la rnol- lesse d'une rrverie sans objet'.' Pour oser trancher la question du pi-ogres, en nia- 390 LE SCEPTICISMS ETC. tiere de gout, il faudrait avoir fait 1'addition des per- tes et des gains, et s'etre assure qu'on a tenu compte de tout. II en est aujourd'hui des etudes litteraires a peu pres comme des etudes geologiques : les unes et les autres tiennent registre des deploiements successifs de la fecondite creatrice. D'epoque en epoque, elles constatent des changements notables. C'est du plus, c'est du moins ; qui nous garantira que ce soit du mieux? Faisons-nous une ceuvre de dupe, et tout le travail de pensee auquel se livre riiumanite, avec une ardeur toujours croissante, vaudra-t-il en defini- tive la peine qu'il lui a coutee ? Je 1'espere, je le crois ; mais pour donner de cette foi une raison suf- fisante, il faudrait un terme de comparaison supe- rieur et indiscutable. La question de gout est devenue une question de temps, et les vraies questions de temps sont eternel- les. 1870. ARTISTES JUGES ET PARTIES ARTISTES JUGES ET PARTIES ' Tout vrai poete est necessairement un artiste, et tout artiste est un original. L'artiste ne comprend qu'une seule forme tie 1'art, qui est la sienne ; le reste lui est etranger. Ne lui demandez pas de faire de la critique; il n'y entend rien, parce qu'il rap- porte tout a lui et qu'il ne se comprend pas lui- meme. La critique et 1'art sont deux fonctions incorn- patibles. L'homme ne artiste a une organisation a part; il a les sensations plus lines et plus vives ; il n'est maitre ni de ses impressions ni de ses idees ; il ne s'observe pas, il ne cherche pas a se rendre cornpte de ce qu'il pense ; il s'oublie, il s'aban- donne ; il a, comnie les enfants, la joie prompte etla 1 OiHSi'rii's iiui'i'iicxinifii's. par Paul StaptVi 1 . 1 vn\. in-H, (Juornose\". Le-IJ<''vre; 1'ai'is. St-Ivro, 1S(V.I. Lvs artinhiti ju- /e.s el parties, cmmerien pnrisieHtiea. par Paul Stapl'or. 1 v.il- iii-Vl Pin-is. Saivlox rt Fisrlibach.-r. 187'>. 394 ETUDES LITTERATRES tristesse soudaine ; il est le jouet de son imagination, laquelle est le jouet d'une organisation nerveuse que tout impressionne. L'artiste est essentiellement ner- veux. Le critique, au contraire, est une sorte de degustateur phlegmatique, qui doit, sans doute, avoir le palais fin, mais qui, en jouissant d'un gout, se souvient d'un autre et les compare. La puissance de comparaison, voila ce qui fait le critique. Or, pour comparer deux impressions, il ne faut etre domine ni par 1'une ni par 1'autre, il faut s'en eloigner et les juger du dehors, tandis que 1'artiste est toujours tout entier dans chacune de ses impressions. Telle est la theorie generalement admise sur les rapports de la critique avec 1'art et la poesie. On en tire cette conclusion pratique qu'il faut choisir entre la critique et la poesie, qu'on ne peut les cultiver 1'une et 1'autre qu'a la condition de ne reussir dans aucune, et que si Ton veut apprendre a juger des osuvres d'art et de poesie, il ne faut pas s'adresser aux artistes et aux poetes, mais aux criti- ques, incapables eux-mernes de toute oeuvre origi- nale. On ne saurait separer plus exactement la theorie de la pratique, ni faire une application plus rigou- reuse du principe qui veut que nul ne soit juge dans sa propre cause. Cependant il y a eu de tout temps des voix qui ont proteste, et il n'en manque pas aujourd'hui. ARTISTES JUGES ET PARTIES 395 L'une des plus autorisees est bien connue des lec- teurs de la Bibliotlieque universelle.* M. Paul Stapfer estime que la meilleure maniere de s'instruire des principes de 1'art d'ecrire et de s'initier aux secrets de la poesie est de prendre conseil des ecrivains et des poetes. II a fonde sur ce principe un enseigne- ment litteraire dont deux volumes, du plus haut interet, nous permettent d'apprecier les tendances et 1'utilite. M. Stapfer fit a Guernesey, en 1868, devant un auditoiru de jeunes demoiselles, un premier cours de litterature, qui fut public 1'annee suivante sous le litre dc Ctmxt'i'iex guernesiaises. Un sous-litre rele- gue plus loin, apres la preface et la table des matic- res, resume exactement 1'idee du cours : Lex artix- t<' jiiyes cl pariu'x. Se prevalant de la liberte d'un causair, M. Paul Stapfer a groupe dans ce volume, au gre de sa fantaisie, une multitude de noms et dc questions autour des noms principaux de Chateau- briand, de Goethe et de Byron. Mais quel que soit 1'auteur qu'il aborde, toujours il se demande ce que pense cet auteur des autres et de lui-meme, et ce qu'il nous a revele des secrets de son art. Ainsi s'unissent deux enseignements a ['ordinaire separes, celui de la rhetorique et (.-elui de Thistoire littci'airc. Avcc M. Stapfer, on fait sa rhetorique en faisant son 1 Ces liases (jnl ett'- jiubliot-s d'alHinl d;ins la Hiblii>l.lti:que nmvcrsdlc. Ce sont des propos de table recueillis de la bouche meme de Victor Hugo. Les medisances y pleuvent sur le tiers et sur le quart; quelques illustres y sont fort maltraites, nul plus que Racine. Racine fourmille de fautes de francais, d'images fausses, et de vers prosa'iques, de vers de mirliton . II y en a tant qu'on n'aurait jamais fini de les relever si on lisait attentivement une seule de ses tragedies. Racine, ajoute Victor Hugo, est uu poete bourgeois Les bourgeois veulent avoir k-ur poete. leur bon petit poete. sage et mediocre, qui no les depasso pas trop et Moliri'o deeida cju'll fallait consorvcr la preinii'i'e I'aron : Ello fst, lui dit-il. la plus naturelle: et il i'aut sacrifier touto regnlarite a la justesse de Texpression: c'est 1'art meme qui doit nous apprendre a nous affrancliir des regies de 1'art. 412 ETUDES LITTERAIRES leur presents un ordre de beaute moyenne oii leur intelligence soit a son aise : Racine est ce poete par excellence. La famille des poetes bourgeois commence a Racine et finit a Emile Augier. en passant par Casi- mir Delavigne et Ponsard. A ce mot de poete bourgeois, M. Paul Stapfer, d'ailleurs si respectueux, ne se contient plus. Je ne puis tolerer, s'ecrie-t-il, qu'on dise que Racine est un poete bourgeois. Racine est un poete de cour ; c'est la fleur de 1'aristocratie la plus raffinee. Le par- fum trop fin de cette fleur semble fade a nos sens biases. Pour 1'aimer, il faut aimer par sympathie des nioeurs et une societe qui ne sont plus ; nous sommes devenus grossiers, et quand notre democratic avec sa lourde patte touche cette fleur si noble et la flaire de son nez rouge, elle se ferme comme une belle-de-jour a 1'approche de la nuit. M. Stapfer a tres raison. Tous les defauts du poete qui a ecrit les Chdtiments, se refleehissent dans ce mepris de Racine, bien digne de notre gout mo- derne, violent et brouille, epris de gueuserie thea'- trale. Ce critique qui trouve Racine bourgeois, si par hasard il etait poete, ferait necessairement des vers declamatoires, heurtes, cahotes, pretentieux, et ne s'eleverait au sublime que pour retomber dans le trivial. Quiconque n'aime pas Racine, n'a pas le sens de la mesure, des proportions, des lignes soutenues et de la beaute reguliere. Et cependant Victor Hugo n'a pas tort. Relisez quelques-uns de ses bons vers, a lui, des vers a ARTISTES JUGES ET PARTIES 413 Femporte-piece, ou chaque mot ajoute a la pensee, et vous comprendrez que la maniere plus molle de Racine, ingenieuse et contournee, 1'ait cent fois impatiente. Voici la premiere scene d' Esther. Le volume s'est ouvert la, par hasard. Elise, 1'ancienne compagne d'Esther, lui raconte qu'elle la croyait, morte. Un prophete 1'a rassuree : G'est pleurer trop longtemps une mort <{ui t'abuse. II se peut que pour les esprits delicats du XVII 6 sie- cle une morl qui abuse signifiat une tnort fausse- ment annonce'e ; mais il n'en sera probablement pas de meme pour le critique qui reproche a Racine de n'avoir que les apparences de la correction, et il faut Fen feliciter. Le meme prophete charge Elise d'annoncer a Sion que le jour approche ou le Dieu des armees Ya de son bras puissant faire eclater I'appui, c'est-a-dire, car on ponrrait s'y tromper, mon- trer par des faits eclatants qu'il est et veut etre Fap- pui de Sion. II serait facile, je crois, de prouver qu'en parlant ainsi Racine ne s'est point ecarte de 1'usage de son temps ; mais qui oserait en vouloir a son terrible censeur de s'interdire toute alliance de mots semblable a celle de Vnp-piti qu'on fait e'clatef. 414 ETUDES LITTERAIRES G'est, sans doute, ce qu'il appelle une image fausse. Elise, rassuree, est accourue en toute hate a Suze ; elle ne peut assez dire son etonnement en voyant la fortune d'Esther : O spectacle ! 6 triomphe admirable a mes yeux ! Mille exemples prouveraient que la rhetorique du XVII 6 siecle etait relativement coulante sur 1'article des pleonasmes et des mots qui ne disent rien. Aujourd'hui, I'd mes yeux paraitrait fort inutile, et Ton se passerait volontiers de V admirable. Le triom- phe suffit. Ge que Racine y ajoute le diminue. Par quels secrets ressorts, par quel enchainement Le ciel a-t-il conduit ce grand evenement? Mille exemples aussi prouveraient qu'il y a dans ce dernier vers un minimum de poesie suffisant pour les oreilles des auditeurs de Racine; mais Victor Hugo a-t-il done si grand tort lorsque, plus exigeant, il se refuse a tomber si pres de la prose et s'etonne de ces vers de mirliton ? Je n'ose continues II s'agit d'une tirade de vingt vers, et je n'en suis pas a la moitie de mon chape- let. Que serait-ce si nous lisions la scene tout en- tiere? Victor Hugo 1'a bien dit, on n'en finirait pas. Je ne suis point un detracteur de Racine, tant s'en faut; peu de personnes le goutent plus vivement ARTISTES JUGES ET PARTIES 415 que moi; je ne connais pas de poete plus vrai; mais il en faut bien convenir, il semble avoir peur de toucher aux choses qu'il dit; le mot cotoie la pensee ou 1'effleure, souvent par delicatesse, sou- vent par timidite ; il y a des vers qui ne sont qu'a moitie pleins ou qui s'allongent en periphrases, des images opaques, des fagons de dire generates et des elegances de convention. Apres tant de revolu- tions accomplies dans la politique, dans les moeurs et dans les idees, depuis que la democratic au nez rouge a renverse 1'ancienne hierarchic des cho- ses et des mots, depuis que Ton ecrit non-seulement pour le grand monde, mais pour tout le monde, pour la farnille autant que pour le salon, on a senti generalement le besoin d'un style plus net et plus fa- rnilier. disant les choses par leur nom, et plus nourri de poesie dans sa simplicite. Ce style s'est trouve, et Victor Hugo, malgre toutes ses emphases, est un de ceux qui en ont derobe le secret; nul plus que lui n'en a multiplieles exemples. La poesie rnoderne, - celle de Victor Hugo en particulier, n'a pas la tranquille beaute de celle du XVlI e siecle ; elle est tumultueuse, desordonnee, incoherente ; elle n'a pas produit une seule amvre dramatique qui puisse sou- tenir la comparaison avec Phedi-c ou Al.1talie ; elle n'en a pas moins ce merite d'etre plus exigeante pour la qualite poetique du vers : elle le veut plus ferme, plus souple, plus plastique, meme aux mo- 416 ETUDES L1TTERAIRES ments oil il se detend. En se deployant pour suffire a une poesie lyrique toute nouvelle, la langue fran- Qaise a decouvert dans son propre sein un fond de ressources inconnues, dont beneficient I'epopee et le drame. Le vers de Racine ne suffit plus, merne a la scene. Victor Hugo n'est assurement pas un grand criti- que lorsqu'il parle de Racine comme d'un poe'te bourgeois ; il n'entre pas dans son personnage ; c'est un art, une fagon de poesie qui lui manque, et dont 1'absence se fait sentir non-seulement dans ses juge- ments, mais dans ses oauvres les plus originates. Dans le drame non plus, il n'entre pas dans ses per- sonnages, a moins toutefois qu'il n'y entre trop. En revanche, il est tres grand critique lorsqu'il demele les a-peu-pres conventionnels, les touches molles, vagues, diffuses, de ce fameux vers racinien qui a si longtemps passe pour le type unique du beau, et qui n'en est qu'un des types. Mais qui ne voit qu'ici encore le poe'te inspire le critique, est lui-meme le critique? L'ideal du nouveau poe'te s'affirme a la rencontre d'un autre ideal, qui pretend jouir eter- nellement des droits du premier occupant. Si en etudiant 1'histoire du gout, on s'arrete aux moments oil il se transforme, on y reconnait tou- jours 1'influence directe d'un poe'te. Les Laharpe, meme les Boileau et les Sainte-Reuve, sont des com- mentateurs, qui viennent apres, quand la decouverte ARTISTES JUGES ET PARTIES 417 est faite. Reduite a ses seules lumieres, la critique n'irait pas bien loin. Elle ne se serait jamais fait une idee precise de ce qui manque au vers racinien sans le poete qui a cree un autre vers, et donne par la un point de comparaison. Le vrai critique n'est pas celui qui vient apres coup, comme nous le faisons aujourd'hui, constater les differences ; le vrai criti- que est le poete qui a cree le point de comparaison, et qui ne 1'aurait pas cree s'il n'avait pas senti plus vivement que tout autre 1'insuffisance du premier ideal. Meme en critique, c'est le poete qui est le revelateur. Quelle est done la fonction de celui qu'on appelle ordinairement le critique? Elle est nulle, a moins qu'il ne fasse, lui aussi, (puvre d'art et de poesie. D'abord, le critique lit et tache de comprendre. S'il y parvient, il a deja fait oeuvre de poesie. Les mots que nous lisons ne font que donner le branle a notre esprit, montrer 1'idee; il reste a la voir, et nous ne la voyons que par une operation, a laquelle nous sommes sollicites sans doute, mais que mil ne peut faire a notre place. Comprendre, c'est penser pour soi ce qu'un autre a pense avant nous et le penser avec la meme intensite que lui. Gelui-la n'a pas compris, qui n'a pas senti courir dans ses veines le frisson createur, et qui ne s'est pas cent fois frappe le front en s'ecriant : C'est moi qui ai ecrit cette 418 ETUDES LITTERAIRES prose, moi qui ai dicte ces beaux vers. Us sont a raoi. Qui done me les a derobes ? En second lieu, le critique explique. S'il explique reellement, il fait encore oeuvre de poesie. Les esprits sont ainsi faits que la communi- cation de la pensee n'est pas toujours immediate de 1'un a 1'autre. Us n'ont pas tous la merne.facilite d'in- tuition ; il faut, pour qu'ils voient, montrer plus on moins. Le critique montre ce que le poete n'a pas assez montre, il ouvre ce qui n'est qu'entr'ouvert, il deploie, il explique ; expliquer est deployer. Une idee n'est pas complete, si elle ne se mire pas dans une image ; de meme le poete a besoin de critiques qui le multiplient et le reflechissent. Chacun de ces critiques est un miroir vivant qui rend a sa fagon la pensee du poete; plus cette pensee est puissante, plus elle produira de ces reflets originaux ; c'est par eux qu'elle decouvre sa richesse et atteint a tout son rayonnement. En troisieme lieu, le critique choisit. Ceci est 1' oeuvre poetique par excellence. Ce qu'on appelle creation en poesie, est une selection , comme disent les naturalistes modernes. Le monde oil vit le poete se condense en se reflechissant dans sa pen- see, et la physionomie en devient plus saillante. Le temps fait sur 1' oeuvre du poete un travail tout sem- blable. Cette oeuvre est le fruit d'une pensee origi- nale qui se degage de tout ce qui n'est pas elle et ne ARTISTES JUGES ET PARTIES 419 retient absolument que ce qui lui appartient en pro- pre. II reste quatre vers de telle Messenienne de Casimir Delavigne, vingt vers de tout Millevoie, quel- ques scenes et quelques silhouettes hardies, surtout quelques mots, de tout Corneille. Le souvenir, qui est le grand poete, est aussi le grand choisisseur. Les oeuvres les plus parfaites sont celles que le sou- venir a purifiees par un plus long travail de selec- tion. .le n'en veux d'autre exemple que les grandes epopees homeriques. II n'y a pas dans toutes nos litteratures modernes un seul poeme etendu qui se soutienne au meme degre. L'Ent'idc, le Paradis perdu, le /vnii Ton n'a que faire de lui. La poesie homerique est celle qui a le moins de pretentious et d'affectations. ( )n 1'attriljue. en general, a 1'heureuse naivete des premiers ages, et sans doute Ton n'a pas tort. Volon- 420 ETUDES LITTERAIRES tiers aussi on se figure sous le nom d'Homere, au milieu de la foule des aedes qui ont contribue a 1'oeuvre commune, un poete d'un genie exception- nel. On n'a pas tort, non plus. II y a dans VOdyssee et dans Ylliadc une puissance de poesie extraordi- naire et qui ne s'explique pas sans un tres grand poete, peut-etre plus d'un. Mais la perfection relative de ces antiques poe'mes a une autre cause encore. Us sont plus parfaits que ceux d'aujourd'hui, parce que le grand ouvrier de poesie, le souvenir, a eu le temps d'y mettre la main et d'en faire son ceuvre. Les aedes ont succede aux aedes, se transmettant de 1'un a 1'autre le tresor de la poesie nationale, et ce tresor s'est purifies par le simple fait que tout ce qui n'etait pas dans le ton, tout ce qui ne meritait pas de subsister, est tombe peu a peu dans Poubli. Les poe'tes actuels, qui composent dans le silence du cabinet et n'ont devant eux que quelques annees d'activite feconde, sont de pauvres improvisateurs en comparaison de ce poete multiple, de ce poete- nation qui, dans la Grece antique, ne cessait de tra- vailler sur le meme fonds de traditions heroiques. L'Odt/ssw est le produit d'un travail seculaire de creation et d'epuration combinees. Sur les pas de cette muse capricieuse, qui chante aujourd'hui pour se taire demain, passait et repassait la muse du sou- venir, qui trie et choisit. II y a du choix dans ces vieux poe'mes, il y en a plus que dans tout ce que ARTISTES JUGES ET PARTIES 421 nous faisons aujourd'hui. Les epopees homeriques doivent a plus de critique leur plus haul degre de perfection. Ainsi tout precede de la meme source, tout est poesie, la critique aussi, du moins la bonne. Le cri- tique ne vaut que dans la mesure oil il est artiste ; il n'est bon juge qu'a la condition d'etre partie, lui aussi. II n'y a done que des apparences, une pure illu- sion d'optique dans 1'antithese qu'on etablit entre 1'artiste, dont l'imagination toute personnelle ne comprend qu'elle-meme, et le critique, dont 1'intelli- gence generate comprend tout le monde. Et cette illusion provient uniquement de ce que le critique, d'ordinaire moins artiste que le poete, a les impres- sions moins fortes que lui, partant les antipathies et les sympathies moins vives. On lui croit 1'intelligence plus etendue parce qu'il 1'a moins passionnee. En realite, il sent moins, il pense moins, il vit moins. Mais, dans sa sphere inferieure, il a aussi ses preju- ges, ses etroitesses, et si 1'on prend la peine d'y regarder, on verra qu'il n'y a pas beaucoup plus de critiques larges que de poetes a 1'esprit ouvert. Cri- tique ou poete, mil ne gravite autour du vrai centre. Tous devient vers quelque tangente. L'equilibre qui fait 1'intelligence complete est rare a tous les degres. Goethe le critique n'est pas moins extraordinaire que ("Id 'the le poete. 422 ETUDES L1TTERAIRES \ Nous sommes done en droit de declarer la prati- que ordinaire mauvaise, et de poser, contrairement au prejuge general, les conclusions suivantes : Ce qu'il faut par-dessus tout eviter dans 1'ensei- gnement litteraire, ce sont les juges qui ne sont pas parties, c ? est-a-dire les critiques qui ne sont pas artistes. Le critique artiste se fera connaitre a ce signe infaillible que son premier soin et son plus constant souci sera de mettre ses eleves a 1'ecole des grands critiques, qui sont les grands artistes, et de se faire suppleer par eux. S'il y a quelque nouveaute dans 1'oeuvre de M. Paul Stapfer, c'est tout simplement parce qu'il a applique ces principes elementaires a deux cours destines a une classe de jeunes demoiselles, et fait entrevoir la possibilite d'un enseignement litteraire infiniment plus fecond que celui qu'on obtient au moyen de precis, de manuels, et de ces cours regu- liers et complets dans lesquels on donne de chaque auteur un echantillon accompagne d'une etiquette : Corneille, sublime; Racine, tendre; Bossuet, aigle; Fenelon, cygne, et ainsi de suite. Mais voici maitres et maitresses qui jettent les hauls cris, et les mamans qui sont fort inquietes : Ne voyez-vous pas, nous dit-on, que les causeries de M. Stapfer ne sont que des causeries ; il nous faut un enseignement plus grave, un cours regulier, ARTISTES JUGES ET PARTIES 423 qui ait un commencement et une fin ; il faut que nos enfants et nos eleves apprennent la litterature de suite, et qu'ils ne soient pas empruntes a re- pondre quand on leur demandera, a 1'examen, d'ou etait Corneille, en quelle annee il est ne, en quelle annee il est mort, et par quelles qualites se distin- gue le style cornelien '? II est vrai que les Cause ricx de M. Stapfer sont des causeries, et je suis pret a reconnaitre que dans un cours d'etudes regulierement distribue, on peut souhaiter, avec le meme esprit, une marche plus methodique. Ceci est 1'affaire du maitre ou de la maitresse. Us sont payes pour cela. Mais je suppose qu'il faille absolument choisir entre la causerie capricieuse, litteraire, et le cours regulier, machinal, que choisiriez-vous, bonnes mamans, et vous, mai- tres et maitresses, dites, que choisiriez-vous? Si vous preferez le cours machinal, void M. Le- franc, M. Demogeot, et vingt traites analogues. Si vous preferez la causerie litteraire , void M. Stapfer. Quand on les pousse au mur, les maitres, les mai- tresses, surtout les bonnes rnamans, avouent et reconnaissent, proclament meme la superiorite de M. Stapfer; mais quand on va chez le libraire, on dernande toujours M. Demogeot. Ah! M. Stapfer, pour un homme de tant d'esprit, vous avez fait une grande sottise. Votre pretendue 424 ETUDES LITTERAIRES methode n'en est pas une, et rien ne distingue votre enseignement, sinon plus d'intelligence et un senti- ment plus vif de 1'art. Oil cela mene-t-il? A rien. Vos livres sont excellents; mais on n'en usera guere. P. S. Avec les epreuves de cet article, je suis informe qu'il existe une seconde edition des Artistes juges et parties. On ne pouvait recevoir plus gra- cieux dementi. Felicitons-en 1'auteur, surtout le pu- blic. Toutefois, je ne m'en dedis pas encore. Un livre pareil devrait avoir eu deja plusieurs editions, car sa place est marquee dans une infinite d'ecoles et d'institutions, et dans toutes les families oil Ton attache quelque importance a une bonne education litteraire. 1874. TABLE Pages ETUDES SUR CALVIN 1 PENSEES DE PASCAL 123 LE DOYEN DES CRITIQUES FRANCA.IS, M. Saillte- Beuve et Port-Royal 233 BERANGER ET M. RENAN 275 LE SCEPTICISME DE LA CRITIQUE LITTERAIRE. . 310 ARTISTES JUGES ET PARTIES 391 This book is DUE on the last date stamped below 11938 APR 1 8 1931* 7 I95b ."JUL 26 1955 Form L-9-10)?i-2,'31 ?&iEJ'A.ta^ UC SOUTHERN REGIONAL LIBRARY FACILITY -a-' *->* "-> ea- -\*-^ m" \39 v.\ UNIVERSITY LOS A,V