/k** /a Aftt j %»*+ \ *+**- ! '^7'—"- VOYAGE D E 4*4-7 LA TROADE. On trouve chez le meme Libra ire : Voyage de la Propontide et du Pont-Euxin, par J. B. Lechevalier,2 vol. in-8°. \ Franc deport ^ orne's de cartes. Prix 7 fr. 5o c, f q f r# 5 c# Idem , papier velin ,12 > 14 Le meme avec les t carles enluminees, 18 I 20 VOYAGE D E L A T R O AD E, Fait dans lesann£es 1785 et 17865 Par J. B. LECHEVALIER, Membre de laSociete des scieuces et arts deParisj duLycee de Caen, des Academies d'Edimbourg, de Gottingue, de Cassel et de Madrid. TROISIEME EDITION, Revue, corrig£e et consid£rablement augmented. Ilion , ton nom seul a des charmes pour moi. Lieu fecoml eu snjets propres 1 notrc emploi, Tse verrai-je j.-.mais rten de toi , ni la place De cea murs dlevds et di'truits par les dienz; Mi ce« champs ou couraitnt la futeur et l'airfare, Jii des terns fabuleux enfin la mom-Ire trace Qui put me presenter l'image de ces lieux ? LAFONTAINE. TOME PREMIER. PARIS, DENTU, Imprim.-Libraire , Palais duTribunat, galeries de bois , n.° 240. AN X. — 1802. 2>F ill T8L.11 / AVERTISSEMENT. JDeptjis la renaissance des let- ires , un grand n ombre de voya- geurs ont parcouru la Grece , les uns pour y chercher les monu- mens de l'antiquite' , les autres pour perfectionner la g£ogra- phie et Phistoire naturelle. Tous ont porte" leurs regards sur les moeurs des Grecs modernes ; tous se sontmontr£s plusoumoins sen- sibles au contraste frappant qu'ils ont observe entre les beaux siecles de ce peuple immortel, et letriste tableau qu'il pr£sente aujour- d'hui. Je n'ai point pr£tendu m'£car- ter de la route qui m'avait 6te* tra- w 1767020 VJ AVERTISSEMENT. cee par tant d'hommes celebres ; j'aietudi^jComme eux , les moeurs etles monumensdelaGrece.Mais mon principal but a tou jours et6 de verifier et d'6claircir la geogra- phic d'Homere. Un voyageur anglais (1) pro- fond^ment verse* dansla literature et les arts , a ouvert le premier cette carriere immense. Apres bous avoir montr^Homerecomme (i) Voyez Vouvrage de M. Robert Wood , intitule : An Essay on the ori- ginal genius and writings of Homer, "with a comparative view of the an- cient and present state of the Troad. Illustrated with a map of Troy, by the late Robert Wood. Esq* author dins d'Alcinoiisouceuxde Priam y la fontaine Ar£thuse ou les sour*- ces du Scamandre , le cap Su- nium ou le cap Sig6e , la citadelta d'AthenesoulePergama i le thea- tre de Tlliade ou celui de TO- dyss^e- X AVERTISSEMENT. Dans les Editions pr£c£dentes , je passais rapidement de Venise a la cote d 5 Asie , et je me bornais au simple tableau de la plaine de Troye. Celle-ci contiendra des observations sur les contr£es que j'ai parcourues pour m'y rendre. Je d£cris , dans le premier vo- lume , les principalesiles du golfe Adriatique , la ville et les envi- rons d'Athenes , et quelques iles de la mer Egee. On trouvera dans le second , la description dela plaine de Troye, augmentee des d^couvertes de plusieurs voyageursqui ont visits apres moi ce pays classique. Le troisieme contiendra la traduction d'un ouvrage sur la AVERTISSEMENT. X) Troade , public en Angleterre par M. Morritt. En re'unissaht l'ouvrage de ce savant voyageur au mien 3 j'ai for- tifie* mes propres decouvertes d'un t£moignage respectable. ■ ■ «Jf • ■ TABLE DES CHAPITRES Contenus dans cet Ouyrage, TOME L PREMIERE PARTI E. (juapitre premier. Voyage de Venise a Corfou , Page 1 Chap. II. Sdjour a Corfou , 26 Chap. III. Voyage de Corfou ai Zante ) 4^ Chap. IV. Sej our cc Z ante , autrefois Zacynthe , 8i Chap. V. Voyage de Zante a Saint- Nicolas de Cerigo y 88 Chap. VI. SSjouraVile de Cerigo, 99 Chap. VII. Voyage de Ce'rigo ct Athenes, l\% DES CHAPITRES. xiij Chap. VIII. Voyage d'Athenes au cap Sunium 3 par la Paralie 3 Page 12a Chap. IX. Second voyage du cap Sunium a Athenes , par la plaine de Marathon , 129 Chap. X. Tableau general d'Athenes et de ses environs , i35 Chap. XI. Voyage d'Athenes a. Vile de Scyros , i63 Chap. XII. Voyage de Scyros au cap Baba , lancien promontoire Lectos 9 1 79 SECONDE PARTI E. Chapitre premier. Voyage du cap Baba aux mines d Alexandria- Troas > 2,3 1 Chap. II. Description des mines a* Alexandria- Troas 9 2$J Cha.p. III. Premier voyage dans la plaine de Troye > 248 Xiv TABLE Chap. IV. Second voyage dans hi Troade. BhSnontene singulier pro- duit par V ombre du mont Athos , Page 2.55 Chap. V. Description de VHelles- pont , 2.6 7 Chap. VI. Nouvelles decouvertesfaites dans la Trbdde 9 pendant le voyage de Moldavie , 294 TOME II. Chapitre VII. Opinion des savans etrangers, sur les ddcouvertes Jaites dans la Troade _, 1 Chap. VIII. Analyse de la disser- tation de M. Bryant sur la guerre de Troye y 16 Chap. IX. Examen critique de la dissertation de M. Jacob Bryant, sur la guerre deTroye, sur la durde de cette expedition , et sur Varnie- ment des Grecs , 2a SIS CH1PITRES.' XV TROISI&ME PARTIE. Chapitre premier. La plaine de Troye , suivant Homdre ; et les ba tallies de Vlliade expliquees 9 Page 6a Chap. II. La plaine de Ttoye , sui- vant Strabon y 86 Chap. III. La plaine de Troye , sui- vant d'autres anciens , $4- Chap. IV. La plaine de Troye , sui- vant Pope , i5i Chap. V* La plaine de Troye > sui- vant les voyageurs modernes , i5j QUATRIEME PARTIE. Chapitre premier. La plaine de Troye dans son Statactuel, 1 64 Chap. II. Situation du camp des Grecs entre le promontoire In Tape et celui d'leni Cheher , 168 XVJ TABLE Chap. III. De la source du Simo'is ± et de son cours 9 Page 177 Chap. IV. Des sources du Scamandre et de son cours _, 1 o t Chap. V. Comparaison du Simo'is et du Scamandre , 2o5 Chap. "VI. Situation de Vancienne Troye > 208 Chap. VII. Course d'Achille et d'Hector, 226 Chap. VIII. De VErinios , ou de la colline de f.guiers sauvages , 2.41 Chap. IX. De la vallde de Thymbra, 244 Chap. X. De CallicoTonS et du re- tranchement d'Hercule , 2.5o Chap. XI. Des tombeaux delaplaiue de Troy e j 253 Chap. XII. Tombeau de Protdsilas , Chap. XIII. Du tombeau commun des Grecs , 2,74 Chap. XIV. Conjectures sur la situa* DES CHAPITRES. XVI} tion du Throsmos et du tombeau d'llus y Page 2.7 7 Chap. XV. De la colline Bathyeia , ou tombeau de Myrinne , 2,83 Chap. XVI. Du tombeau d' Hector > 2.86 Chap. XVII. Du tombeau d'Aisyetes, 2.^5 Chap. XVIII. Du tombeau d'Ajax , 3oi Chap. XIX. Des tombeaux d'Achille, de Patrocle > d Antiloque et de J?d- ndleus > 3o§ TOME III. CINQUI^ME PARTIE. Chapitre premier. Justification d'Homere , des poetes et des histo- rians de V antiquitd , qui nous ont Xvilj TABLE DES CHAPITRESi transmis Vhistoire du siege et de la prise de Troye , Page 1 Chap. II. Voyage de M. Morritt dans la Troade , 189 Fin de la Table. VOYAGE D E LA TROADK PREMIERE PARTIE. Voyage de T^enise au cap Lectosj sur la cote d'Asie. CHAPITRE PREMIER. Voyage de Venise a Corfou* J\. FRh avoir termine le voyage d'ltalie, j'attendais a Venise une occa- sion favorable pourentreprendre celui de la Grece. Le chevalier Zuliani, nomine baile de laRepublique auprea 3 VOYAGE de la Porte Ottomane, allait incessam- ment partir pour sa destination. Cet ambassadeur, qui reunissait l'amour des sciences et des arts aux talens d'un negociateur habile , voulut bien m'accorder une place sur le vaisseau de y4 canons qui devait le porter a Tenedos. J'ytrouvai pourcompagnon de voyage 1'un des plus ingenieux jiaturalistes de ce siecle , le celebre docteur Spallanzani , que l'empereur Josephlt envoyait dans le Levant pour enrichir de decouvertes nouvelles , la science de la nature. Nous partimes de la rade de Mala- moco le 2,1 aout 1785, im peu avant le coueher du soleil ; et des le lende- main, au point du jour, nous aper- ,^uines les rivages de 1'Istrie. . LesVenitiensetaient alors en guerre avec Tunis. lis n'avaient pas encore fourni la totalite des sommes que cette regence barbaresque exigeait d'eux pour les laisser en paix. Dans de DEI.ATB.OADE. 3 pareilles circonstances, qui se renou- velaient souvent, on avait couturae, de faire convoyer le vaisseau qui por- tait l'ambassadeur de la Rcpublique a Tenedos , depeurqu'il ne tombatdans les mains dc l'ennemi. Une tartane expediee de Rovigno , mit sa chaloupe a la mer, pour nous apprendre que le vaisseau destine a nous convoyer, en etait parti , et etait alle nous attendre a Corfou.* Nous fumes forces par les vents contraires, de louvoyer pendant deux jours a la vue des c6tes de l'Ltrie. Spallanzani nous faisait oublier la monotonie du voyage , par des expe- riences curieuses' et par les charmes d'une conversation toujours amusante et instructive. Tan tot il deployait des machines de physique, et nous repetait ses propres decouvertes dans cette science ; tantot il jetait a la mer des filets d'une construction ingdnieuse, et en rapportait nne quantite d'ani- 4 VOYAGE maux inconnus qui habitent le fond du golfe Adriatique. Les journaux scientifiques d'ltalie ont parle de cette trombe effrayante qu'il observa sur les cotes de l'lstrie. Qu'on se figure un large tube en forme de cone, dont la base est dans la nue , et dont le sommet atteint la surface de la mer, y souleve une masse enorme d'ecume , et y cause un bouil- lon nement affreux. On dirait qu'au milieu des vents en fureur, un rapide tourbillon d'air enfoncant avec vio- lence la masse d'un nuage epais , s'en- veloppe deses vapeurs pourl'entrainer avec lui sur la surface des eaux. Pendant que les officiers et les ma- telots racontaient les naufrages cause's par ce redoutable fleau , Spallanzani nous en expliquait la formation et les effets. C'est ainsi que ce savant naturaliste charmait les ennuis de la navigation, en .jious devoilant les secrets de la nature. DELATROADE. 5 Nous coramencions alors a distin- guer les villes de Parenzo (1), d'Or- zera (2) , de Porto-Quieto (3), et cette haute montagne appelee Caldiera , que les navigateurs ont soin de recon- naitre pour entrer dans la rade de Rovigno. La province d'Istrie a la forme d'un triangle ; elle est terminee au nord et a. Test , par une cliaine de montagnes appelee Monti della vena ; vers le midi , elle aboutit au cap Palmen- tore (4) pres de la baie de Quarnero ; a l'ouest , elle est baignee par le golfe Adriatique. Sa position geogra- phique est entre le 44 e et ^ e 4^ e degre de latitude ; elle est fertile en bled , en vin , en huile et en soie. C'est de la que Venise tire toutes ses (1) Parent iwn. (2) Ursaria. (3) Quetus. (4). PoJaticum Promontoriunu 6 VOYAGE provisions , et jusqu'a la pierre dont ses magnifiques palais sont constants, Lorsque j'abordai sur ces rivages 9 j'etais loin de prevoir que le gouver- nement de Venise allait &tre renverse, et que la puissance de cette ancienne> Republique allait passer dans les mains d'un monarque a. qui depuis long- tems elle faisait ombrage. En obte- nant pour compensation de la Bel- gique les Etats venitiens , l'empereur a acquis un territoire vaste et fertile > de nombreux ports , des mines de fer, des forets abondantes en bois de cons- truction ; il a concentre sa domina- tion, et a reuni sous ses lois la nation la plus active et la plus belliqueuse- du midi de l'Europe. La marine venitienne etait organisee d'apres les principes fondamentaux d'une Republique aristocratique ; tous les vaisseaux de guerre etaient cora- mandes par un noble , nobile dinave , qui avait pour Fordinaire assez pen DE LA TROADE. 7- tie connaissance dans Tart de navigu er,. jnais qui n'en avait pas raoins l'auto- rite supreme sur son vaisseau. Le- capitaine, il capitano , qui etait tou- jours un marin experiment^, ne pouvait faire aucune manoeuvre importante,, sans aller d'une maniere tres-respec- tueuse prendre l'ordre de son chef, et lui communiquer ce qu'il etait conve- nablede faire suivant les circonstances- Les vents etant toujours contraires , notre capitaine obtint de 1'ambassa- deur la permission de mouiller dans^ la rade de Rovigno. Cette rade est a 1'abri de tous les vents , excepte de ceux d'ouest et de sud-ouest. On y remarque deux petites iles, dont Tune est appelee YEcueil des Moines ( Sco- glio dei Frati) , et l'autre YEcueil des Pilotes ( Scoglio dei Piloti). La petite ville de Rovigno est si- tuee au fond de la rade , sur une eminence couverte d'oliviers et de vignobles : ses habitans sont intre* 8 VOYAGE pides a la mer et au combat ; lei ferames y sont armies de poiguarda comme Ies homines , et en font usage <3ans leurs querelles , avec autant de fureur et de dexterite qu'eux. Nous n'etlons qu'a 2,5 milles de Pola. Comme il n'y avait aucune ar>- parence de changement dans les vents, l'ambassadeur curieux de voir les an- tiquites de cette Republique autrefois fameuse , nous proposa de l'y accom- pagner. On mit la chaloupe a la mer, et nous nous embarquames avec lui. Apres avoir observe sur la c6te les villes de Dignano et de Fasana , nous entrames dans le vaste bassin au fond, duquel se trouve la ville de Pola. Cette ville , Tune des plus anciennes de l'lstrie , fut fondee , suivant Calli- maque , par une colonie des peuples de la Colcliide , envoyes a la recherche des Argonautes , et suivant d'autres , par les Etrusques et les Pelasges. Un amphitheatre antique , bati en delatroade. 9 marbre, est le premier objet qui frappe la vue lorsqu'on entre dans le port de Pola. Son aspect est majestueux , sa masse elegante et arrondie domine tout ce qui l'entoure ; quand elle est eclairee par les rayons du soleil , elle se r^flechit avec eclat sur la surface des eaux. Les humbles chaumieres et le paisage agreable dont elle est environ- nee , forment avec elle le tableau le plus harmonieux et le plus imposant. II ne reste plus de ce magnifique edifice que l'enceinte exterieure , qui est parfaitement conservee. Quatre avant-corps d'une legere saillie rompent l'uniformite de ce cercle immense. La plupartdes voyageurs pretendent que les gradins de l'amphitheatre de Pola etaient construits en bois , et se placaient, dans les temps de fete, entre deux enceintes de pierre qui les ren- fermaient. II est certain que les premiers am- phitheatres de Rome furent construits lO VOYAGE de cette maniere ; et Tacite nous ap- prend que Pompee fut blame par le senat, pour avoir ose le premier en elever un en pierre. On concoit assez pourquoi les Ro- mains, au tems de la Republique , evi- taient la depense et la somptuosite dans la construction de leurs monu- mens. Mais il n'est pas aise d'expli- quer pourquoi les anciens maitres de Pola auraient du. se condamner a la meme economie , puisqu'ils avaient en abondance , sous la main , les mate- riaux necessaires pour achever leur ouvrage. J'avoue d'ailleurs , qu'en voyant les monceaux de ruines dont l'arene est jonchee , et ces deux degres en pierre tres-bien conserves qu'on y apercoit encore , je serais assez tente de croire que Tamphitheatre de Pola ne differait en rien de ceux qu'on voit a Rome , a. Nimes et a Verone. L'arc de triomphe qui sert aujour- d'hui de porte a la ville , fut eleve en DELATROADE. 11 l'honneur de Caius-Sergius. II est orne de colonnes accouplees , singularite remarquable dans les monumens an- tiques , et qu'on ne trouve qu'au fron- tispice du temple du Soleil , a Palrayre. L'architecture et la sculpture en sont mediocres. Aux extremites de la'frise, on voit un char traine* par deux che- vaux au galop , et aux deux cotes de l'archivolte, une renommee d'une exe- cution lourde et massive. De l'arc de triomphe on nous con- duisit aux deux temples Aleves en l'honneur d'Auguste. L'und'eux , tres- ruine et enclave dans des masures , a e'chappe aux recherches de Wlieler; l'autre est presqu'entier , et doit £tre mis au rang des plus beaux monu- mens que le temps ait epargnes. Les colonnes du vestibule sont d'ordre corinthien et d'un marbre pr^cieux. Leurs chapiteaux sont ornes de feuilles de chene et d'olivier, entrem£lees avec delicatesse et avec grace. 12 VOYAGE L'histoire nous apprend que la cou- ronne de chene fut decernee a Au- guste , pour avoir conserve les citoyens de la Republique , et qu'on lui offrit aussi celle d'olivier pour avoir donne la paix a l'univers. Sans doute l'ar- chitecte de Pola a eu dessein de rap- peler ce double liommage, que le peuple romain devait au pacificateur du monde. Nous sommes partis dePola, trois heures avant le coucher du soleil ; nous avions z5 milles k faire pour regagner le vaisseau, beaucoup d'ecueils a eviter, et les vents de terre a, craindre. Heu- reusement ils etaient favorables au moment ou nous nous sommes em- barques , et notre pilote connaissait tres - bien ces parages. A minuit nous sommes arrives a bord , et nous avons trouve l'equipage dans la plus grande inquietude sur notre sort. Le lendemain, 29 aout, nous par- times de Rovigno. Pendant tout le SE LA T R O A D E. l3 Jour, nous euraes le vent frais et le ciel pur. A 3o milles de Pola, nous distinguions encore les ruines de l'am- phitheatre. Bientot nous arrivames a la hauteur dugolfe appele Quarnero(i} ( le charnier) , a cause de la quantite de cadavres que les naufrages y ont engloutis. Ce nom me rappela les vers du Dante , au chant neuvieme de son enfer : Siccome & Pola presso del Quarnero Che Italia chiude e i suoi termini bagna, Fanno i sepolcri tutto il loco faro. La Croatie , province autrichienne, vient aboutir au golfe Quarnero. On y voit un tres-beau port appele Porto- Rd; ou l'empereur Joseph II avait en- trepris d'etablir une marine : mais les vents impetueux qui r^gnent conti- nuellement dans ce golfe , lui parurent un obstacle invincible , et le forcerent de renoncer a son projet. (i) Flanaticus sinus. %4 VOYAGE Apres avoir laisse sur la gauche le3 Sles de Cherso et d'Ossero , nous nous somraes trouves entre l'lsola-Longa (1) et la raontagne d'Ancone , dont nous apercevions le somrnet. A mesure que nous longions les cotes de Dalmatie , les Esclavons que nous avions a bord, heureux de revoir les rivages de leur patrie, nous en decrivaient les beautes , et nous van- taient la fidelite de leur nation pour la Republique deVenise. La Dalmatie a cent douze lieues de long sur vingt-trois de large : elle est bornee au nord , par la Bosnie et la Morlaquie ; a Test , par la Servie ; a, l'ouest et au midi , par le golfe Adria- tique. Spalatro en est la capitale ; cette ville fut la retraite de cet assemblage monstrueux de vertus et de vices de l'empereur Diocletien , qui embellit Rome , Palmyre , Milan , Nicomedie (i) Scardona. SE LA TROADE, l5 et Carthage , qui trouvait plus de plaisir & cultiver les jardins de Salone qu'a gouverner la terre , et qui fut le plus ardent persecuteur du christianisme. On fait un commerce considerable a. Spalatro ; c'est le rendez-vous des cara vanes turques , qui apportent du Levant les marchandises destinees pour Venise. Les Dalmates sont tres-belliqueux. Leur attachement pour la Republique etait sans bornes. II etait dicte par la reconnaissance. Le gouvernement ve- nitien les traitait avec beaucoup de management et de douceur. II s'em- pressait de voler a leur secours quand ils etaient affliges de quelquefleau,tels que la disette, les inondations et les incendies. Leurs enfans re^evaient de laRepublique en naissant, une armure complete , et un salaire quotidien qui suflisait a leur subsistance et a leur edu- cation ; leur langue repandue depuis •laSiberie jusqu'aux frontieres de la 16 voyage Grece , rappelle l'antique influence du Nord sur le Midi ; c'est un monument remarquable, sur lequel les nations meridionales de l'Europe peuvent lire en grands caracteres leurs destinees futures. Depuis l'lstrie jusqu'a l'extre'mite de la Dalmatie , les cotes sont bordees d'iles qui semblent avoir fait autre- fois partie du continent. Une de ces lies est plus avancee que les autres vers le milieu du golfe Adriatique ; c'est un rocher nomme Porno , qui est l'effroi des navigateurs les plus expe- rimenters. II s'el£ve en forme de pyra- mide a -la hauteur de plus de cent pieds au-dessus des eaux de la mer. On assure que les pecheurs qui sont surpris par la tempete aux environs de ce rocher, y accrochent leurs ba- teaux , les soulevent au-dessus de 1'eau, au moyen d'un cabestan , et y restent suspendus jusqu'au retour ducalme. Nous ayions atteint au soleil cour BBZ.ATROASS. lj chant ces parages dangereux , et trom- pes par les courans, nous croyions en £tre encore fort eloigned. II y a en effet deux courans dans le golfe Adria- tique : l'un va de l'emboucliure de ce golfe jusqu'a Venise , en suivant les c6tes d'Albanie , de Dalraatie et d'ls- trie ; l'autre f au contraire , se dirige depuis Venise vers la meme embou- chure , en suivant les cotes dltalie. Au-dela du Pomo, on trouve laPe- lagosa , autre ecueil fort dangereux qui s'eleve , comme le premier, au milieu du golfe : nous le pass&mes de nuit sans 1'apercevoir. Au lever du soleil, nous etions a la hauteur de Monte Sant'Angelo ( i ) , promontoire de laPouille, presduquel est situ^e la ville de Manfredonia. Nous avions a gauche la ville de Ka- guse et les bouches de Cattaro. A mesure que nous avancions le (i) Garnanum promontorium. I* a l8 VOYAGE long des cotes d'Albanie , on nous montrait la situation de Scutari (1) , capitale des Etats de Mahmout , et on nous racontait l'liistoire de ce pacha celebre. II suivit l'exemple de son pere qui s'etait revoke contre la Porte , et il fit plus d'une fois etrangler les cour- riers qui lui apportaient le fatal cor- don. II envoyait ensuite des sommes immenses aux ministres du grand- seigneur pour obtenir sa grace; et en attendant il se refugiait a Raguse, ou. des chebecs charges de ses tresors, etaient prets ale transporter en Italic Mahmout pouvait mettre quarante mille hommes sur pied. Tout son pachali etait parfaitement cultive , et abondait en laine , en liuile , en grain (r) Les Etats du pacha de Scutari se terminent ii Dulcigno, ou commencent ceux du pacha de *V alone, nomme aussi pacha de Beyratte, du jaomde la ville qu'il habile. DEtATROADE. 10, tit en bois de construction. II s'etait declare le protecteur des Italiens » des Grecs et des autres Europeens, de quel- que religion qu'ils fussent , qui ve- naient s'etablir dans sa capitale. II avait su mettre a. profit l'industrie et les talens de ces etrangers : par leurs conseils et leurs raoyens , il avait tel- lement gagne l'affection de son peuple, augmente son tresor et discipline son, arraee , qu'il ne tenait qu'a lui de se declarer independant au milieu de ses montagnes , et de prendre son rang; sur la ligne des souverains de l'Europe. L'empereur Joseph II avail concu le projet de mettre ce pacha dans ses interets au commencement de la guerre qu'il declara en 1 787 a la Porte Otto- mane. II lui envoya un agent (1), accompagne d'une suite nombreuse. (1) Cet agent se nommait Bmgnard. II &ait £ls de Tancien internoucc imperial a Constan- tinople. SO VOYAGE Le pacha rec^ut l'ambassade avec toutea sortes d'egards et toutes les apparences de la cordialite. II combla meme l'agent imperial de presens, en se separant de lui : mais il donna l'ordre de lui tran- clier la tete , ainsi qu'a toute sa suite, au moment ou il sortirait du lac de Scutari. Cet ordre barbare fut execute, et le periide Mahmout envoya la tete de ces chretiens a Constantinople, corame un gage de sa fidelite envers la Porte. Dans un de leurs dem&les avec lui , les Montenegrins lui avaient envoye, suivant ses desirs, douze deputes pour traiter de leurs interets. L'entrevue eut lieu dans une plaine ; le pacha , suivant l'usage oriental, leur of frit le cafe et les sorbets : ces malheureux se reposant sur l'inviolabilite de leur caractere , se preparaient avec s^curitej h. lui soumettre leurs demandes , lors- -qu'il tire un pistolet de sa ceinture , £t etend leur chef mort a ses pieds. BEX.ATROADE. 21 Un caloyer, membre de la deputation, indigne de cette peifidie , fond surlui le poignard a la main , et le tue. Telle fut la fin du fameux Mahmont. Le pacha de Janina , son voisin , ne s'est pas moiitre moins atroce que lui, comme on le verra dans la suite , en- vers les braves Francais qui ont eu le malheur de tomber dans ses mains a Nicopolis. Le 8 septembre, nous mouillames a l'entree du golf'e de V alone pres de l'Jle de Sazeno, que Strabon appelle Saso. Etant a dix milles au nord- ouest de cette ile,je fixai sa latitude par une hauteur meridienne du soleil , et je )a trouvai de 4° Q 34'* Cette lati- tude diflfiere seulement de 3o secondes, de celle qui fut determinee en 1690, par un ingenieur venitien nomine Albergheti. Le golfe de Valone est a deux cents lieues deVenise, et environ £1 vingt-cinq lieues de l'ile de Corfbu. II est entoure" des monts Acrocerau- 22 VOYAGE niens , dont parle Horace dans sou ode , au vaisseau qui portait Virgile a, Athenes. Qui siccis oculis monstra nuiantia , Qui vidit mare turgidum Et injames scopulos Acroceraunia. La ville de Valone situee au fond de ce golfe , portait autrefois le nom d'Avlon. J'aurais fort desire pouvoir aller a la recherche de la source de bitume qui doit se trouver dans ses environs , d'apres le temoignage de Strabon et de Possidonius ; mais Ten- treprise etait trop hasardeuse. Les Albanois sont accoutumes a piller les navigateurs qui abordent sur ces cotes., ou qui ont le malheur d'y faire nau- frage. Je me bornai a. parcourir 1'ile de Sazeno, ou je trouvai en quantite prodigieuse la belle plante que les Grecs appelaient skille 3 que les Ita- liens appellent cepola camera t et les Fran^ais , oignojt piarin, D E !> A T R O A D E. 2.5 Cette plante est de la classe des li- liaeees ; elle aune tige elegante portee sur un tres-gros oignon ecailleux, qui est entierement a decouvert et ne tient a la terre que par de faibles racines, Theophraste dit qu'elle produit sa tige et ses fleurs avant ses feuilles : il a joute etPline repete, qu'elle fleurit trois fois par an. Elle est aujourd'hui d'un usage uniyersel dans la medecine, et elle entre comme ingredient dans la the«- riaque. Dans la nuit du li au 12 , nous appareillames par un vent tres- frais , et a huit heures du matin , le jour suivant, nous etions entre Porto-Pa- Hormo , petite ville situee sur la cote d'Albanie, et les iles de Merlara, qu'on voit a l'extremite septentrionale de Pile de Corfou ; nous approcliames assez de celle de Fano pour y distin- guer des forets de sapin et de riantes prairies qui viennent se terminer aiL bord de la mei\ 7-4 V O Y A G £ Le celebre Danville a cru que c'etait- la l'ile de Calypso. Pourquoi ne le croirais - je pas avec lui? Cette foret que j'apercois est peut - etre celle ou croissaient l'aune, le peuplier et le cypres , qui embaument Fair ; oubien ce bois antique seche par les feux du soleil et par le cours des ages, qu'Ulysse faisait retentir des coups redoubles de sa grande coignee a deux tranchans , lorsqu'il construi- sait le vaisseau qui devait le trans- porter dans sa patrie. Mon ceil se perd dans ces vastes prairies email- lees de violettes et de fleurs aro- matiques. II me semble entendre la corneille marine, qui poussant jus- qu'au ciel sa voix bruyante , se plait a parcourir l'empire d'Amphytrite : telle est la beaute de ces lieux , qu'un dieu meme ne pouvait y arreter se& pas sans £tre saisi d'un charme ra- vissant. Les vents devenant plus frais , nous- Dl LA TROADE. ^5 avons promptement depasse le cap Praou f qui termine l'ile de Corfou du cote du nord, et la petite chapelle de Sainte- Catherine , pres de laquelle on voit une caverne dont on pretend qu'il est impossible de trouver la pro- fondeur. En face de cette chapelle, on nous a fait observer sur la cote d'Al- banie , la ville des Quarante Saints (Santi Quaranta), peuplee de Grecs. Bientot nous sommes arrives a la Ma- dona de Cassopo , dont l'eglise occupe aujourd'hui remplacement du temple de Jupiter Cassius. Nous l'avons saluee de trois coups de canon , et a. l'instant une des galeres de la Republique est sortie d'une anse voisine , s'est avancee vers notre vaisseau , etnous a escortes jusques dans le port de Corfou. 2.6 y O Y A G B CHAPITRE II. Sejour a Corfou. JL'ile de Corfou, Tune des princi^ pales de la mer Ionienne , est situee a l'embouchure du golfe Adriatique ; un canal etroit la separe de la cote d'Epire , et ouvre deux issues aux vaisseaux qui le traversent. Homere lui donnelenomde^^rzVz^ dontretymologiephenicienneexprime l'activite du commerce maritime. Elle prit dans la suite celui de Corcyre , fille d'Asope ; enfin elle s'appelle au- jourd'hui Corfou du mot grec Kori- jphosj qui indique l'asperite de son sol. Alcinoiis r^gnait a. Skerie , lors- qu'Ulysse y fut jete par la tempete; D E Si T R O A B E. 0.J ce rol faisait jouir ses sujets d'une felicite parfaite. Les Pheaciens l'emportaient sur tous les peuples dans l'art de vain- ere les temp&tes et de guider les vais- seaux sur les mers. Leur ile cherie des immortels etait ecartee du conti- nent : elle etait a l'abri des dangers inseparables du commerce frequent des autres hommes ; ils ne maniaient point Tare ; les voiles , les avirons et les vaisseaux etaient leur unique pas- sion. Ils franchissaient la mer ecu- meuse ; les routes des villes et de toutes les contrees sauvages et habi- tables , leur etaient familieres ; leurs vaisseaux , agiles comme l'aile des oiseaux , et rapides comme la pensee, etaient toujours couverts d'un nuage qui les rendait invisibles ; ils ne re- doutaient ni la tempeke , ni les nau- frages ; ils pouvaient se passer de pilote , ils connaissaient les desseins des nautonniers , et embrassaient d'un S8 VOYAGE vol aussi hardi qu'impetueux l'empir© entier d'Amphytrite. La classe inferieure du peuple ne faisait point nn accueil favorable aux etrangers. Cette nation etait fiere de triompher des flots par la faveur de Neptune. Mais autant le pen pie se montrait indifferent pour l'etranger, autant les rois et les chefs lui temoignaient-ils de compassion et d'interet. II etait honteux et contraire a leurs lois , de le laisser geinir couclie dans la cendre ; ils savaient que le Dieu qui lance la foudre, accompagne les pas venerables du suppliant. Ils repandaient l'eau limpide sur ses mains ; ils remerciaient les dieux de l'avoir conduit dans leurs palais ; ils s'occppaient des prepara- tifs de son depart , et veillaient a le garantir de tout danger,jusqu'a ce qu'ii eiit pose le pied sur sa terre natale. A la suite des temps hero'iques , Archias de Corynthe allant fonder D E X. A T R O A D E. 29 Syracuse , laissa Chersicrate s'etablir dans File de Corfou , avec une partie deson armee. Themistocle , victime illustre de 1'ingratitude des Atheniens , apres avoir delivre sa patrie de l'ennemi , apres l'avoir ornee de monumens ma- gnifiques , apres avoir plus fail encore, ' en y ramenant le bon ordre et les anciennes lois, Themistocle, dis-je , exile d'Athenes , se refugia chez les Corcyreens , qui se trouverent heu- reux de lui offrir un asile. Apres avoir passe dans les mains d'Agathocle et de Pyrrhus , les Corcy- reens , opprimes par l'lllyrie , se mirent sous la protection des Romains, qui donnaient alors des lois a. la Grcce. lis les servirent avec fidelite contre Phi- lippe et Persee ; ils embrasserent le parti de Pompee ; mais la defaite de ce guerrier les ayant laisses a la merci du vainqueur , ils imiterent les Athe- niens, qui venaient d'implorer la cle- xnence de Cesar. 3o VOYAGE Caligula , ce monstre accoutume a se baigner dans le sang de ses sujets , parut oublier un instant la ferocite de son caractere en fayeur de Corcyre. Sous son regne , les habitans de cette He virent alleger leurs fers et retablir leurs privileges. Claude leur accorda la liberte en consideration des services qu'ils lui avaient rendus contre les Bretons. C'est sous le regne de cet empereur qu'ils embrasserent le christianisme. Leur eglise , sous Diocletien f fut la seule exempte de l'affreuse persecution ou cet empereur deploya toute sa bar- barie contre le christian isme. lis pas- serent successivement sous la domi- nation du Bas - Empire , des rois de Naples , et enfin de la Republique de Venise. L'ile de Corfou a environ soixante lieues de circonference ; elle est parta- gee aujourd'hui en quatre petites pro- vinces , que les insulaires appellent JDEXATROADE. 3* JBalie. La premiere , Levkimo , est au levant ; la seconde , Aghirou, a. l'ouest ; la troisieme , Oros , au nord ; et la qua- trieme , Mezzo, est au centre de Tile. On y compte environ soixante et dix mille habitans. La capitale en con- tient tout au plus quinze mille; le reste est reparti dans les villages , dont les plus considerables et les plus riches sont Levkimo et Aghirou. Les habitans de Corfou , ainsi que ceux des iles voisines , n'offrent plus Tactivite ni l'industrie qui les caracte- rlsaient au temps d'Alcinous , et qu'ils savaient unir au gout des festins , du chant , de la danse , des bains tiedes , et au charme de l'amour. lis sont au- jourd'hui si paresseux, qu'ils laissent tomber l'olive de l'arbre , au lieu de la cueillir ; et lorsqu'il arrive une forte pluie , les torrens emportent leur mois- son et leur unique esp^rance. A notre arrivee a Corfou , nous allames voir le provediteur ou com- D2, VOYAGE xnandant general Erizzo. Le premier objet qui nous frappa en entrant dans son palais , fut la statue du comte de Schoulenbourg , general celebre dans les campagnes du prince Eugene , et qui, sous le regne d'Achmet III, defen- dit si glorieusement la place de Corfou contre la valeur impetueuse des Mu- sulmans. L'esplanade voisine du palais est tres-etendue et tres - avantageusement situee. Une immense citerne qui con- tient soixante et quinze mille barriques d'eau, en occupe le milieu. La salle d'armes , que les Venitiens appellent armamento , est un edifice d'une belle architecture. On y voyait alors une quantite prodigieuse d'armes antiques et modernes , rangees dans le plus bel ordre. Les forts exterieurs sont 1' Abraham , le Saint-Salvador et le Saint-Roch. Le fort Abraham est construit sur une DELATROADE. 33 hauteur qui domine la ville du c6te du faubourg Manduchio. Les Turcs diri- gerent leur attaque sur ce point. On yoit encore l'endroit ou ils tenterent lescalade , et ils s'etaient deja rendu maitres du terre-plein du bastion , lors- que Sclioulenbourg les en delogea. Du haut de ce fort , nos conducteurs nous montraient remplaceraent de la ville d'Alcinoiis et de ses jardins, les aimables campagnes et l'ancien port de Ske>ie, qu'on appelle aujourd'hui porto - Gouino . L'ambassadeur n'etait pas moins impatient que nous, d'aller rendre hommage a ces lieux celebres ; mais il fallait qu'il retournat a bord de son vaisseau , pour y recevoir, suivant la coutume , la visite du protopapas de Corfou et de ses ca- loyers (1). (i) On trouve k Corfou des prelres latins et des pretres grecs; les uns desservent la calhe- drale, les autres un riche raonaslere , dans le- i. 3 $4 VOYAGE Le lendemain , des l'aube du jour, 1 nous nous rendimes au village de Paleopoli (lavieille ville) , situe^ sur les ruines de la capitale des heureux Pheaciens. Jadis ce peuple liabita les plaines spacieuses d'Hyperie , voisines des Cyclopes , les plus feroces des mortels , et qui ne connaissant d'autre loi que la force , ne cessaient de lui apporter la guerre et ses ravages. JNausitlioiis , tel qu'un dieu , le con- cluisit dans Tile paisible de Skerie, alors sauvage et separee du commerce des hommes. La , batissant une ville , il trac^a l'enceinte de ses murailles , ^leva des temples aux dieux , et dis- tribua des terres. Nous traversames ensuite les champs fertiles de Benitz^, converts de pom- miers , de poiriers , de figuiers , de quel on conserve le corps de Saint -Spiridion , relique singulierementvenere'e dans File deCor- fou et dans tout le continent de ia Grece. DE "LA TB.OADE. 35 vignes , de grenadiers, de dattiers , d'orangers et de citronniers. Nous passames ensuite pres de la petite eglise appelee Panaghia 9 ou Ton voit line inscription grecque, dans laquelle Jovien se glorifie d'avoir retabli l'em- pire , et d'avoir detruit les temples des pay ens. On nous fit voir pres de la, deux sources qui , se partageant en divers canaux , arrosent encore au- jourd'hui, comrae au temps d'Alci- noiis , ces campagnes riantes et fer- tiles. Nous march&mes ensuite vers line autre chapelle situee sur une Eminence entre Porto-Gouino , et le village appele Potamo , du nom d'une petite riviere (1) qui l'arrose , et qui se jette dans le canal en face du Lazaret. C'est done ici , qu'Ulysse (2) aborda (1) Cette riviere est la plus considerable do hie. (2) C'est une opinion g^ne'ralement rlpandue 36 VOYAGE apres avoir erre deux jours et deux nuits sur les flots. Voila le fleuve dont l'onde paisible et pure lui offrit uu abri contre la tempeke. L'imagination d'Homere peut l'avoir agrandi , elle ne l'a point cree. Je vois cette forest d'oliviers dont les rameaux entre- laces ne laissaient penetrer, ni l'eau qui tombe du ciel , ni les rayons bru- lans de l'astre du jour. Je reconnais ce vaste port dont l'entree etait etroite, et ou les vaisseaux mis a sec etaient ranges avec ordre a l'endroit qui leur etait assigne. Ici (1), on preparait les mats ; la , on faisait les cables ; plus loin, on polissait les rames. La chapelle au pied de laquelle je me suis assis, parmi les personnes eclaire'es de Tile de Corfou, qu'Ulysse aborda a l'embouchure du Potamo. (i) Le port Gouin situe dans la partie occi- dentale de l'ile de Corfou , est encore de no* jours l'endroit ou sont e^ablis les chantiers, les ateliers et les magasins de la marine. DEXA TROADE. Zj a peut-e*tre remplace le bean temple de Neptune , qui s'elevait au milieu d'une grande place formee de pierres immenses arrachees du fond des car- ri£res. Les jardins que je viens de parcourir, touchaient a. la ville d'Alcinoiis , ils en etaient a la distance d'ou se fait entendre une voix elevee. Les arbres y portaient Jusqu'auciel leurs rameaux fleuris. On y voyait alors, comme au- jourd'hui , le pommier et le poirier qui font le charme de l'oeil et de l'o- dorat , le iiguier et l'olivier toujours verts. Ces arbres etaient eternellement charges de fruits ; pendant que les uns sortaient des boutons , les autres rrm- rissaient, caresses par la douce lialeine des zephirs. L'olive , a son automne, laissait aperce voir l'olive naissantequi la suivait. La figue etait remplace© par une autre figue , la poire succe- dait a la poire ; et a peine la grenade avait disparu , qu'une autre grenade 38 V O Y A. G E s'offraitalamain qui voulaitlacueilliri Les vignes portaient des raisins dans toutes les saisons. Pendant que les uns, dans un lieu decouvert, sechaient au soleil , les autres etaient coupes par les vendangeurs et foules au pressoir. Les fleurs, dans ces vignobles , se me- laient a. la pourpre des raisins (1). On voyait pres de la jaillir deux sources ; l'une roulait ses eaux limpides a tra- vers les jardins d'Alcinoiis , et y lor- mait mille detours pour feconder les dons de Poraone ; l'autre portait son onde orgueilleuse jusques dans le palais du souverain. Mais , qu'est-il devenu ce magnifique palais , aussi rayonnant que l'astre du (i) Ces jardins produisent sur-tout beaucoup d'oranges , et ils en fonrnissent le resle de Tile , et les cotes d'ltalie et d'Albanie. Les melons et les pasteques sy trouvent aussi en grande abon- ilance , et y ont une saveur inconnue par- tout *iUeurs, • J)E 1 A T R O A D E» 3^ jour ? Ou sont ces murs d'airain , ces colonnes d'argent , ces lambris d'azur et ces beaux chiens, ouvrage du dieu de Lemnos , compagnons et gardiens immortels du palais d'Alcinoiis ? Le tems helas ! l'inexorable teras, n'a point epargne la demeure des rois de Skerie, que les dieux m&mes avaient pris soin d'embellir. Avant de mettre a la voile , il me restait encore un objet bien curieux. a observer dans le voisinage de Cor- fou ; c'etait la ville de Buthrotum ( aujourd'hui Butrinto ) , l'ancienne capitale de la Chaonic , situee sur lee c6te d'Epire. Les vents ^taient favorables , l'am- bassadeur avait fixe le jour du depart, je n'avais pas un moment a. perdre. Je me hatai done de loner un bateau a quatre rames ; je doublai prompte- ment File de Vido , et apres avoir perdu de vue les forts elev^s de Cor- ibu, j'arrivaisur le continent oppose, 4o V O T A G E al'embouchure d'un fleuve parseme de joncs et de piantes aquatiques, lequel etait appele Xanthus par les anciens, et que les Venitiens appellent Pania. Protinus aeris Phceacum abscondimus arces JLittoraque Epiri legimus, portuque subimus ; Chaonio et celsam Buthroti ascendimus urbetn. I/ancienne ville de Buthrotum est situee sur une eminence, au bard d'un grand lac forme par les debordemens du Xanthus , et dont les vapeurs infec- tent l'air d'alentour. En parcourant ses ruines qui couvrent un espace de plusieurs milles , je trouvai l'em- placement d'un temple jonche d'enta- blemens } futs de colonnes et de cha- piteaux entasses les uns sur les autres. Pe vieux chenes s'elevent au milieu de ces ruines , et les enveloppent de leurs fortes racines. Je croyais y voir 1'autel ou Pyr>hus fut assassine an moment ou il allait placer le diademe sur le front d'Andromaque* D E !L A T R. O A D E. 4* Ii est an comble de ses vceux , Xe plus fier des morlels et le plus amoureux. Je l'ai vu vers le temple oil son hymen s'apprele, Mcner en conqudrant sa nouvelle conquete, Et d'un ceil on brillaient sajoie et son espoir, S'enivrer en marchant du plaisir de la voir. Andromaque, au travers de mille cris de joie, Porte jusqu'aux autels le souvenir deTroye ; Incapable toujours d'aimer et de hair , Sans joie et sans murmure , elle semble obeir. Lorsqu'Enee aborda aux rivages de l'Epire , il trouva la malheureuse An- dromaque faisant des libations aux manes de son epoux , a l'entree de Buthrotum , dans un bois qui s'eten- dait sur les rives du Faux-Simois. II reconnait le Pergama , le Xanthe et les portes Scees. Procedo, et parvam Trojam simulataque magnis Pergama , et arentem Xanthi cognomine rivum Agnosco , Sceceque amplector Umina portce. Puisque le fils d'Anchise et la veuve d'Hectorretrouverentici leurpatrie, il faut que ce tableau soit la copie fideie #2 ' VOYAGE des lieux cheris qu'ils ont Fun et Pautre tant de raisons de regretter. La situation de Buthrotum resta profondement gravee daps ma m^- moire , et ces souvenirs dans la suite ne me furent pas inutiles , pour la decouverte de l'ancienne Troye. T» E LA T R O A D E. /{$ ■ ! - CHAPITRE III. Voyage de Corfou a Zante. JLe 19 septembre, nous mimes a lat voile , et en cotoyant l'ile , nous aper- £umes le village de Leukimo , pres du promontoire autrefois appele Leu- kimna. Ce village est peuple de bandits que la justice ne saurait atteindre , a cause de 1'extr^me facilite qu'ils ont de passer sur les terres de Turquie , lorsqu'ils ont commis quelque crime. Le 2.0 , au point du jour, nous etions encore a la vue du cap Blanc ( capo Bianco) , l'extr^mite la plus meridio- nale de l'ile de Corfou ; et nous de- couvrions les iles de Paxo, d'Auti- paxe et de Sainte-Maure. Nous louvoyames pendant tout le jour entre l'ile de Corfou et la cote 44 VOYAGE d'Epire. Vers le soir , il s'eleva un leger vent d'est ; nous esperions en profiter pour doubler le cap Blanc. Le capitaine essayadetrouver la passe a travers les nombreux. ecueils se- mes entre le cap et l'ile de Paxo. II sonda long - terns ; mais ayant reraar- que tout- d'un- coup tine difference de sept a. huit brasses dans la profondeur, et voyant la nuit approcher, il ordonna de virer de bord, et nous continuames de louvoyer jusqu'au matin. L'ile de Paxo que nous avions a droite , parait avoir ete separee de Pile de Corfou par quelqu'une de ces revolutions de la nature , qui y sont encore tres-frequentes aujourd'hui. Elle etait connue du terns de Pline, sous le nora d'JEriczissa. On ytrouve un petit port appele Porto- Gai _, dont saint Paul parle dans ses epitres ; et Pon y montre encore la maison qull habitait. Le 21 au matin , nous etions tout- DELATB.OADE. ^S a- fait sortis du golfe , et nous avions tres-heureusement evite l'ecueil qui s'etend a. cinq milles en mer,entre Tile de Paxo et la cote d'Albanie. Le 2.1 , quelques heures avant l'aube du jour, nous nous trouvions a l'en- tree du golfe de Preveza . Les courans nous avaient portes si pr£s du conti- nent, que nous apercevions distincte- ment les feux de la ville de Parga. La petite colonie de Parga s'en- fonce d'environ une lieue dans les terres d'Albanie ; c'est , comme Bu- trinto et Preveza , une espece de poste avance dont les Venitiens se servaient pour inqui^ter les operations de leurs ennemis , les surveiller et en retarder l'approche. La capitale est batie sur un rocher au bord de la mer. Les habitations s'elevent en amphitheatre jusqu'au sommet de ce rocher, ou Ton voit un fanal destine a. diriger les navigateurs. Les habitans de Parga sont tous sol- 4^ VOYAGE dats , et en guerre continuelle avec les Turcs. C'est sur-tout au temps de la moisson, que les actions sontplus fre- quentes entre eux , parce qu'ils se volentmutuellement leurs recoltes. On voit alors des enfans de six ou sept ans suivre leur pere au combat , et charger leurs fusils dans la mel^e. Lorsqu'un habitant de Parga a peri de la main d'un Turc, la veuve suspend a la porte de sa maison les v&temens teints du sang de son epoux ; et elle ne les retire que lorsqu'elle estverigee. Le caractere des Parganotes tient beaucoup de la fierte et de la barbarie des Albanois. lis sont aussi fort adon- nes a la piraterie. Dignes successeurs des Acarnaniens et des Locres Ozoles, ils n'attachent pas a cette profession Fidee d'in justice et d'infamie. C'est un reste de barbarie de l'ancienne Grece. Quand ils apercoivent a la mer un batiment marchand faible et mal arme, ils l'attaquent, le pillent et le coulent DEI-ATROADE. ^7 a fond , apres avoir egorge" l'equipage. lis cherchent ensuite un port com- mode pour y deposer leur butin , et le partagent souvent avec les comman- dans , qui refusent , rarement a ce prix, de leur donner asile et de leur procu- rer l'impunite. Le golfe de Preveza sert , en quelque sorte, d'entree au golfe de Larta. (1), ou Yon voit les ruines de Nicopolis , ville celebre fondee par Auguste , et destinee a perpe*tuer la memoire de la bataille d'Actium. Les heros cherchent 9. immortaliser le theatre de leurs vic- toires. Auguste prodigua tout pour embellir Nicopolis. La chute de cette ville suivit de pres celle de l'empire d'Orient ; les tremblemens de terre en ^branlerent les fondemens ; les bar- bares acheverent de la detruire. Son enceinte est encore debout ; mais la plupart de ses debris sont re- i (i) Anibracicus sinus. \ 48 VOYAGE cou verts de mousse et de terre , dont les Turcs et les Grecs se disputent la culture et les produits. Hors de ses murs, ontrouve les traces d'une nau- machie qui , des deux cotes , commu- niquait a la mer. La petite ville de Preveza s'eleve pres des ruines de Nicopolis. Son ter- ritoire , couvert d'oliviers et de quel- ques champs de bled , forme une es- pece de peninsule a gauche de l'entr^e du golfe de Larta. Sa population con- sistait en cinq a. six mille habitans , braves et industrieux , mais fourbes , vindicatifs et cruels. Les Frangais etaient maitres de Pre- veza , ainsi que de toutes les pos- sessions des Venitiens dans la mer Ionienne et sur le continent de la Grece septentrionale , lorsque l'inva- sion de l'Egypte fournit aux ennemis de la France , un pretexte pour forcer les Turcs a se declarer contre elle. Le pacha de Janina , AH , homme DE LA TROADE. fy adroit , ambitieux et puissant , qui regne sur l'Epire plutot en maltre qu'en sujet de la Porte Ottomane , trouva ce moment propice pour s'em- parer des quatre districts que les Fran- cois avaient sur le continent. II les convoitait depuis long-temps , parce qu'ils arrondissaient ses Etats , et lui fournissaient des mouillages commo- des. II se dispose a attaquer Preveza comme le poste le plus important. La flotte turco-russe debouchait alors dans l'Archipel ; le general comman- dant a Corfou , visite lui-m£me Pre- veza , et croit devoir deTendre ce poste que pouvaient atteindre en un instant toutes les forces d'Ali. II ordonne l'e- tablissement de quelques ouvrages sur I'isthme , et y destine quatre cent cinquante hommes , commandes par le chef de brigade Hotte. On commence a executer ces dispo- sitions ; les habitans de Preveza pa- raissent s'y prater. Mais bient6t le i. 4 So VOYAGE pacha les fait menacer de toute sa ven- geance , s'ils ne se declarent contreles Franc.ais. lis sontintimides ; une par- tie s'enfuit , Fautre reste indecise. Enm^me temps F adroit pacha avait recours a la ruse pour inspirer au ge- neral francais une fausse securite. II lui fit demander une entrevue. L'adju- dant general Rose , qui commandait a Corfou , eut le malheur de s'y rendre. Ali, le perfide Ali , abusant de sa con- fiance,le fit charger deferset conduire a Janina. Cet acte n'annoncait que trop ouvertement des hostilites imminentes. On avait a peine eu le temps d'ebaucher une redoute en avant de Nicopolis. Quatre cents Francais, sans appui,sans retraite , etaient epars sur un terrain d'une etendue trop considerable pour leur nombre , lorsque l'avant- garde d'Ali,composeede cinq cents Albanois, vint au milieu de la nuit attaquer le camp. Les troupes furent enun instant sous les armes , et soutinrent le com- DE IA TROADE. 5l \ bat jusqu'au jour. Des qu'elles purent reconnaitre l'ennemi, elles marcherent a lui , le chargerent avec impetuosite , et le repousserent jusqu'au the&tre an- tique qui , jadis l'asile des jeux , allait bientdt devenir le temoin du carnage. Aux premiers rayons du jour, un corps nombreux de cavalerie parais- sait sur les sommets voisins ; les Fran- cois rentrerent dans leur camp. Le general La Salcette qui commandait a Zante , ayait recu ordre de se trans- porter a Leucate. Comme il vit a Pre- veza le poste du danger, il s'y etait rendu pour presser les travaux, con- tenir les habitans et encourager les troupes. Un instant lui avait suffi pour juger de la position ou se trouvait le petit nombre de soldats qni composaient ce camp ; mais il n'y avait pas a deli- berer , l'ordre etait precis. II etait la pour defendre le poste et non pour le c^der ; iln'avait derriere lui que la mer, 57. VOYAGE et une peuplade dispose'e a s'unir a lui s'il etait vainqueur, et a l'assassiner s'il etait vaincu. II obeit; il rassembla les officiers , leur parla le langage de l'honneur , et leur developpa les res- sources qu'ils pourraient trouver dans leur courage et dans celui de leurs troupes , s'ils les maintenaient fermes et reunies. II etahlit au bourg de Preveza , un corps de cinquante hommes , pour contenir les habitans et garder quel- ques bateaux, avec ordre a. l'adjudant Tissot , qui y commandait , de se jnettre en bataille a la tete du bourg , avec ce qu'il aurait de disponible , pour proteger la retraite sielle avait lieu, Tel etait l'etat des choses, quand l'ennenii parut sur les hauteurs avec onze mille hommes , presque tous de cavalerie albanoise , les meilleures troupes de l'empire , commandees par Ali en personne , ayant son fils Mouc- tar sous ses ordres. DE I. A T R O A » E. 53 De son c6te* , le general francais arrive au eamp , change quelques dis- positions , et rassure le soldat contre le choc terrible qui se v prepare. Tout- a-coup le cri de guerre retentit sur la colline ; l'armee entiere d'Ali invoque Mahomet ; elle accornpagne ce voeu d'une decharge generale. A l'instant toute la cavalerie s'ebranle ; et guidee par l'intrepide Mouctar , elle se preci- pite etinonde la plaine,entre le theatre et le camp. La contenance fi^re des Frangais en impose aux Albanois. Cette terreur leur cause un moment de desordre. Mais le cimetere d'Ali a brille sur la colline ; ils se rallient a la voix de Mouctar , et plus furieux , ils reviennent a la charge , en poussant d'horribles cris. Ils sontre^ns par deux rangs immobiles, dont le feu soutenu jonche la terre de leurs morts , et re- double leur rage. Ils se precipitent sur tes baionnettes. Leurs corps nombreux dpars dans la plaine, debordent par- 54 VOYAGE tout les Francais; ces derniers se ser- rent , s'affermissent , font feu de toutes parts. Mais les charges se renouvellent avec fureur. Leur front, heurte par des masses de cavalerie , se rompt ; les rangs se divisent et se confondent ; alors s'engagent mille combats corps a corps , et le carnage devient horrible. Chaque Francais faisait t£te a vingt barbares , et leur vendait cherement sa vie. Hotte , chef de brigade , se defend seul contre trois cavaliers , et parvient a. se retirer sous le feu de la redoute. Le brave Gabory se faisait remar- quer dans la melee , par sa taille et son. courage. II succombe , perce de coups, sur les corps sanglans des ennemia qu'il avait abattus. Richemont , capitaine du genie , officier distingue et soldat intrepide , arme d'un fusil , etait resolu de ne le quitter qu'avec la vie. II se trouvait dans la plaine , entoure d'un pelotoa DE LA TROADE. 55 d'Albanois. II s'adosse contre im debri de l'antique cite" , et deja. il a mis trois ennemis hors de combat ; mais il re- port un coup de feu au bras gauchel Une balle morte le frappe entre les deux epaules. Un dernier coup d6 sabre lui fend le bras deja blessed quatre Albanois le menacent d'une niort ine- vitable , lorsque Mouctar, qui avait ete temoin de son courage , s'approche et commande qu'on ^pargne ce brave homme. Au bruit du combat , I'adjudant Tis- sot etait sorti de Preveza a la t£te de vingt-cinq hommes ; et percent a. tra- vers l'ennemi ^pars dans la plaine , il s'etait reuni a un peloton de braves combattant toujours et faisant sa re- traite sur le bourg , a travers un gros de cavalerie , qui ne cessait de le harceler et de le heurter sans pou- voir l'entamer. Mais au moment ou ces guerriers courageux croyaient at- teindre a unasilehospitalier, ils furenf 56 V O Y A G X presque tous massacres par les habi- tans , qui , pour plaire aux vainqueurs, crurent devoir se montrer barbares envers les yaincus. Des papas, ou pr@tres grecs, se firent sur-tout remarquer par leur zele inhu- main. Ces pretendus ministres d'un Dieu de paix et de charite , furent les premiers a. tremper leurs mains crimi- nelles dans le sang de ces genereuses yictimes de l'honneur. Cependant le general La Salcette , avec une trentaine de soldats , resistait encore dans la faible redoute ; et quoi- qu'enyironne d'ennemis furieux , il faisait feu de toutes parts ; mais bien- t6t ses munitions furent epuisees. L'ennemi s'en apercut et redoubla d'au- dace. II etalt deja sur la gorge de l'ou- vrage ; le general dut alors songer au salut des Francais qui l'environnaient. Assailli de toutes parts , il remet son. sabre a. Tun des lieutenans d'Ali , et demande que le carnage cesse. Un§ D E L A T RO A D E. Bj centaine de prisonniers , harasses et couverts de blessures , furcnt traines devant le farouche AH , qui etait alors occupe a contempler des tetes araon- celees et des cadavres encore palpi- tans. Ses soldats , les mains et les pieds baignes de sang , sollicitaient un de ses regards en agitant a ses yeux les depouilles hideuses de leurs victimes. Le pacha ordonna a un detachement d'Albanois de conduire les prisonniers au chateau de Loroux , village a deux heures de distance de Nicopolis. lis y furent entasses dans un affreux cachot, d'ou on les fit sortir pour les mener vers un monceau hideux , ou ils ne distinguerent d'abord que des cheveux souilles de sang. Des mains barbares soulevent ces cheveux , et presen- tent a leurs yeux les tetes de leurs camarades , de leurs amis , de leurs chefs , de ces memes compagnons d'armes dont ils avaient tant de fois partage les perils et la gloire sur les 58 VOYAGE bords fameux du Rhin , du Danube et du P6. On fait plus, on exige d'eux qu'ils depouillent ces testes , qu'ils les salent , et qu'ils les transportent eux- memes a Janina. Apres avoir eprouve dans cette ville les plus mauvais trai- temens et les outrages les plus odieux , on les fit partir pour Constantinople, lis eurent a traverser tout le nord de la Grece, pendant les rigueurs de l'hi- ver. Couverts de haillons et la plupart sans chaussure , ils furent traines pen- dant quarante- six jours, par les che- mins les plus affreux , et parques du- rant les nuits , dans les lieux les plus degoutans. Lorsque trop affaibli par la douleur , la faim ou le froid, quel- qu'un d'eux se trainait avec trop de difficulte , un Tartare le poussait sur le bord d'un fosse , lui tranche it la tete et la donnait a porter a ses compa- gnons. Ils arrivent ainsi a. Constantinople. LaSalcette, Hottest Rose sont mis aux I) E LA T R O A D E. 5^ Sept-Tours , ou. ils restent deux ans ; les autres sont jetes dans le bagne (1) , ou ils ont presque tous peri. Ombres magnanimes qui errez dans les plaines de Nicopolis et sur les rives du Bosphore, le cantique de la gloire et la voix de l'amitie s'eleveront aussi pour vous ! Vos exploits seront un jour l'entretien des enfans des braves. II n'est aucun de vos faits glorieux qui n'ait contribue aux victoires de la France , et a. la paix qui doit la rendre heureuse. II n'est aucun de vos com- pagnons d'armes qui , dans ses loisirs , dont votre sang est le prix , ne s'em- presse d'honorer votre memoire et d'^lever sur vos tombeaux la pierre du souvenir. Le 22 , au coucher du soleil , nous avions atteint le promontoire de Leu- cate ( capo Lucato ) , extremite occi- (i) Le bague de Constantinople correspond » nos galeres. 60 VOYAGE dentale de Tile de Sainte-Maure. « Le* « Dieu de Cyllene, dit Homere, con- « duisant les ombres des amans de c< Penelope a travers les routes obscu- « res et hideuses de la mort , franchit . Le promontoire de Leucate est en efFet une montagne tres-elevee et tail- lee a pic , au sommet de laquelle on voyait autrefois un temple d'Apollon. Mox et Leucatoe nimbosa cacumina montis Etjl)rmidatus nautis aperitur Apollo. On y celebrait tous les ans la f£te da Dieu ; et Ton precipitait dans la mer un criminel condamne a mort , afin de detourner sur sa t&te tous les fleaux dont les habitans etaient menaces. C'etait une victime expiatoire , suivant un usage commun a plusieurs peuples., D£ LA TB.OADE. 6l Les amans malheureux venaient aussi dans ce merae temple offrir des sacrifices. lis se precipitaient ensuite dans les flots , esperant y trouver un remede contre les fureurs de l'aniour. Un habitant de Buthrotum , toujours pret a s'enflammer pour des objets nouveaux, fit quatre fois le saut de Leucate , et quatre fois il fut soulage de ses peines. L'amante de Phaon et la reine de Carie ne furent pas aussi heureuses ; elles y p^rirent l'une et l'autre. Ici on delibera si nous passerions a l'ouest de Cephalonie , ou a Test de l'ile d'lthaque ; et Ton se decida , avec grande raison , pour ce dernier parti. Le golfe de Lepante nous offrait en effet des ports nombreux pour nous mettre a l'abri de la ternp£te ; au lieu qu'en suivant l'autre route, si nous avions ete surpris par les vents con- traires , nous aurions ete forces de ^retourner a Corfou, ou d'aller cher- 6l VOYAGE cher un mouillage sur la cote d'ltalie. Le 2,3 nous etions arrives assez pres de l'ile dlthaeue , pour apercevoir les troupeaux de chevres qui paissaient sur ses collines. Un des officiers du vaisseau , homme tres-instruit et tres- enthousiaste d'Horaere , etait ne dans cette ile. II nous avait souvent repete que le chantre de l'Odyssee etait son compatriote , et que la meme ile avait 4te leur commun berceau. « L'erape- reur Adrien , nous disait-il , consulta les Dieuxpour savoir le lieu de la nais- sance d'Homere. L'Oracle repondit qu'il etait ne a Ithaqne. La verite , pour cette fois , sortit de la bouche de l'Oracle. J'ai retrouve dans mon ile tous les lieux que ce divin poete a chantes, et vous les apercevrez suc- cessiveraent en parcourant les rivages qui me rappellent les heureux temps de mon enfance. » La mer etait calme ; une brise le- gere enflait nos voiles ; les vents sexa- DEXATROADE. 63 olaient favoriser son recit. « L'ile que vous avez sous les yeux , nous disait- il, estcelebre dans toutes les bouches, depuis les lieux ou nait l'aurore jus- qu'a ceux ou regne la nuit tenebreuse. Ithaque, dit Ciceron (1) , est semblable a un nid construit sur le sommet des rochers : Ithacam in asperrimis sco- pulis taTiquam nidum ajjixam. Son site, ajoute"Horace(2) , n'est point favorable aux coursiers. il ne leur offre ni plaines ni prairies fecondes. Won estaptus equis Ithacoe locus, ut nequeplanis Porrectus spatiis, neque multus prodigus herbce. « Lorsque Telemaque la peignait k Menelas comme la plus sterile et la plus montueuse de toutes les iles , ou Ton ne voyait que des chevres broutantes sur le sommet des ro- chers , il depreciait ses possessions (i) Cicer. de Oralore. (2)fiT oralii Epist. viz. 64 VOYAGE avec art, pour exalter celles du rof de Lacedemone , ou le trefle , le lo- tier , l'avoine , l'orge et le froment croissaient en abondance, cc Telemaque ne tient plus le me'me langage lorsqu'il depeint Tile d'lthaque a son pere , qui se presente a lui sous la figure d'un vieillard decrepit. « Sans doute , lui dit-il , cette ile parsemee de rochers et de monta- gnes, n'eleve pas de coursiers; mais si elle n'a pas desplaines spaciewses , elle n'est pas non plus entierement sterile. On y recueilie des moissons dorees ; la vigne croit sur ses co- teaux ; ses legumes et ses plantes sont baignes par les eaux du ciel et Ies fertiles rosees. Les chevres et les boeufs y trouvent de rians parurages. Elle est ombragee de for&ts et arro- s^e de sources intarissables. » Le dernier tableau d'lthaque est plus ressemblant que le premier. Cette ile a environ dix lieues de DBLATROAbE. 65 tour , et une population de huit mille ames. On y recueille aujourd'hui des legumes , des fruits et des raisins de Corynthe en grande abondance ; elle produitunpeude bled(i). Onytrouve un grand nombre de ports ; ceux de Vathi , de Gidaki et de Sarachiniceo , sont les plus considerables et les plus stirs. «Vous voyez, continuait-il, cesdeux rocliers qui s'avancent dans la mer, et qui semblent avoir ete arrach^s de ses rivages pour former aux vaisseaux un abri contre la tempeke.C'est la qu'est le (i) Aucune des iles Iouiennes (ci-devant venitiennes) ne produit assez de bled pour la consommation des habitaus :celle qui en recolto le plus, ne fournila saconsommalion que pour qualre raois de I'anuee: elles retirent le surplus de la plaine de Larta , de la Moree , etc. Una des productions particulieres aux ilesdTlhaque, do Cephalouie et deZante, c'est Yuva-passa , que nous connaissons sous le nom de raisin de Corynthe. 1. 5 66 VOYAGE port consacre au dieu Phorcys (1) ; on trouve encore dans levoisinage la grotto sacree ou Ulysse ofTrit tant de fois des victimes aux Naiades , et ou , par le conseil de Minerve , il deposa l'or , l'airain et les vetemens qu'il avait recus des Pheaciens. Cette chaine de montagnes couvertes d'oliviers, .qui forme Tenceinte du port , est le mont Nerite, Le village qui est situe sur sa pente , et dont les maisons des- cendent jusqu'au rivage de la mer > est bati sur les ruines de l'ancienn© capitale du royaume de Laerte ; elle porte le nom de Vathi (2). « Vous apercevez un autre port moins profond , separe du port Phor- (1) AujourdTiui Porto Vathi. (2) Le g'eneral La Salcette nous apprend que le bourg de Vathi contient environ trois mille habitans, la plupart marins ou construe teurs de navire. II y a compte* jusqu'a quinze batimens a deux et trois rn£ts appartenaus aux insulaires. 3D E LA T R. O A » E.' 6j cys par un promontoire , c'est le Rethros (1) , qui est ombrage par le raontNee, ou Minerve feint d'ayoir laisse son vaisseau loin de la yille d'lthaque. >» Pendant que l'ofncier nous decriyait ainsi ces lieux enchanteurs , les vents nous avaient porte au-dela du Hethros, vers le promontoire du Corbeau , ou est encore aujourd'hui la fontaine Arethuse. « C'est la , dit-il , que le fidele Eumee s'arr£te en conduisant a, la yille son roi courbe' sur un baton e£ couvert de honteux lambeaux, De tous les seryiteurs d'Ulysse, Eumee etait celui qui avait le plus d'attachement pour Tel^maque et pour la chaste Pe- nelope (2). lis approchent tous deux (1) Aujourd'hui Porto Squinosa. (2) La memoire de Penelope est encore en si grande veneration dans cette ile, que les Jiabitans respectent de certaines mines qu'ils croient ctre des vestiges du palais de cetto 68 VOYAGE de cette belle fontaine , d'ou jaillissait wne eau limpide , et ou les habitans d'lthaque venaient se d^salterer. Elle ikait environnee d'un bosquet de peupliers ; sa source fraiche tom- bait a. grands flots d'un rocher au- dessus duquel on voyait un autel dedie aux Nymphes , et ou tous les voyageurs offraient des sacrifices et des voeux. » A peine il finissait cette agreable description de la fontaine Arethuse, que nous apercftmes des ruines qui s'elevaient du milieu d'une epaisse foret de chenes verts et d'oliviers. «c C'est, continuait-il , une tradition recue parmi nos insulaires , que cette antique muraille faisait partie du pa- chaste princesse. Voyez Description geogra- phique et historique de JaMore'e, par le perjt Coxonelli, a. e partie ; page 75. B E 1 A TlOlBi; 691 lais d'Ulysse (1). Ou pouvait-il en effet mieux placer le siege de son empire , s'il est vrai , comme le dit Homere ,, qu'il fut maitre des iles fecondes de Samos , de la verte Zacinthe et d'l- thaque , moins eloignee du continent et plus voisine du pole ? « Que 4'agreables momens j'ai passer dans ma jeunesse au pied de cette muraille, d'ou j'apercevais les iles de Zante , de Cephalonie, et jusqu'aux rives opposees de l'Acarnanie , qui etaient aussi sous la domination d'U- (i)Nous connaissons maintenant quelle fut en des terns posterieurs la divinitetutelaire dlthaque, el Us regies du culte que les habitans lui ren- daient. Une inscription de la plus haute anli— quite porlee a Venise en 1758 , nous apprend> que Diane eut dans la patric d'Ulysse un temple et un territoire sacrd, dont les productions et les fruits devaient etre employe's au culls de la, dcesse. 7'0' VOYAGE lysse. Combien de fois je suis venu t l'Odyssee a la main , parcourir ces* venerables debris , et les objets inte- ressans dont ils sont eritoures. Apres avoir retrouve la ville d'lthaqtie , les deux ports , le mont Nerite et le mont Nee , la fontaine Arethuse et le rocher du Corbeau (1) , je me plaisais a cher- (i) Ces observations surrinterieur dTthaque r viennent d'etre coufirmes par des temoignage» re'cens et des autorites respectables. Le chef de brigade du genie, Vallongue, accompagnait, avec quelques autres officiers , le general La Salcetle lorsqu'il allait prendre le commandement des iles de la mer Egee: ils s'embarquerent an port de Same* dans l'ile de Cephalonie , et aborderent de nuit dans celle d'llhaque, a 1 embouchure d'un ruisseau sur la cote opposee au port de Vathi. Ils traverserent ensuile des ravins, des champs d'oliviers , des vignes et des broussaillesj; le ciel etaitparseme de nuages, la June donnaii par inlervalles de ces clartes fugitives qui ne font que redoubler Vobscurite des tenebres. Chaeur* i » £ I. A TROABE. *Jl clier la demeure d'Eumee , qui con- sumait sa vie a regretter son maitre , pendant que ce prince errant et mal- heureux parcourait les villes et les champs etrangers. Je savais qu'Ulysse, pour arriver chez le gardien fidele de ses troupeaux , avait suivi , en s'eloi- gnant du port , un sender etroit , ra- boteux et escarpe , a travers des mon- tagnes ombragees de forets. Je savais que cette habitation spacieuse etait T- cherchait un chemin , on s'egarait , on s'appelaif mutuellement dans des lieux, elonne*s d'entendre retentir des noms francais.La nuit laissait a cetlQ ierre classique tous sescharmes, etl'imaginaiion de nos guerriers la leur peignait d'autant plus belle , qii'ils la touchaient sans la voir. lis y ont retrouve" le port Phorcys et le Be* 4hros, le mont Nerite , le mont Nee, et jusqu'^ la f'ootaine Ar&huse , que les habitans appellent aujourd'hui Corax ( la Fontaine du Corbeau ) r en lui transmettant le nom du promontoije qui en etait voisin. 7* VOYAGE situee sur le sommet d'une colKne isolee ; je tachais done de marcher sur les pas du heros ; et quand je croyais avoir decouvert la colline que je eher- chais , mon imagination franchissait l'intervalle des siecles , je voyais cette vaste cour entouree d'une haie d'e- pines , que soutenaient des poteaux jiombreux et serres , du ehene le plus dur ; douze etables contigues y etaient construites ; quatre ckiens , semblables a des lions , y veillaient a la garde des troupeaux. eti son carquois charg^ de fleches mor- telles. « Ce m£me lieu reiifermait aussi des vetemens precieux qui exhalaient un doux parfum , et des urnes rem- DELATROADE. j5 plies d'un vin rare , nectar digne des immortels , et reserve pour Ulysse , st jamais ce bon roi , accable du poids de ses infortunes , reportait ses pas dans son palais. Une f'emme veillait jour et nuit sur ces ridhesses : c'etait la fille d'Ops , la prudente Euryclee 9 qui ne pouvait point se resoudre k croire que la race d'Arcesius fut odieuse aux immortels , mais qui croyait au contraire qu'un rejeton de cette illustre famille devait regner un jour dans ses palais eleves , et sur ses champs fertiles. « Je m'arrete enfin dans cette salle immense , ou les superbes rivaux s'as- semblaient pour celebrer leurs festins , ou Ton respirait sans cesse la vapeur odorante des mets, et ou le fils de Laerte renversa dans la poussiere , ces chefs insenses qui devoraient ses biens , et dont les injustices et les crimes avaient frappe la voute ce- leste. " j6 V O T A O * Ici notre officier termina sa des- cription de l'ile d'lthacjue, que nous ecoutames avec un interet d'autant plus vif , que nous viraes successive- nient passer sous nos yeux les prin- cipaux objets qu'il nous depeignait. N'est-ce pas en effet un veritable sujet d'admiration pour les amis d'Homere , d'observer avec quelle exactitude , ses descriptions correspondent encore avec la nature , apres tant de siecles , et apres toutes les alterations qu'onfc eprouvees ses ouvrages , et les pays dont il nous offre le tableau ? Aussitot que nous eumes double la pointe meridionale de l'ile d'lthaque , mes regards se porterent sur le canal Viscardo , qui separe cette ile de celle de Cephalonie. Je chercbais Asteris; je n'aurais pas ete surpris , je l'avoue , si ce rocber n'eut jamais existe que dans Piniagination du poete. Je l'au- rais ete moins encore, s'il avait dispara sous les eaux , englouti par les com- D E LA T R O A D E. 77 motions si irequentes dans toute cette partie de la raer Ionienne : mais non , Astcris existe encore , au lieu m£me ou Homere Fa place. « II est , dit ce poete , une petite ile herissee de ro- chers , qui s'eleve entre Ithaque et la montueuse Samos. Asteris est son nom, elle a deux ports qui se communiquent et offrent aux vaisseaux un sur asile ; c'est en ce lieu que les chefs preparent leurs embuches , et attendent le retour de Telemaque. » L'ile d'Asteris porte aujourd'hui le nom de Didascalo j elle est en face de Fancien port de Samos , qu'on appelle encore Savid. A notre horizon du cote du nord , nous voyons se deployer les hautes montagnes de Cephalonie ; nous ne les avions jusqu'alors aper^ues que derri^re celles d'lthaque, avec les- quelles elles semblaient se confondre. Les C^phaloniens combattirent au siege de Troye , sous les drapeaux 78 V O Y A G- E d'Ulysse. lis furent dans tous les terns renommes pour la valeur. «Les C^pha- loniens , dit Thucidide , decidaient tou jours la victoire en faveur des peuples dont ils embrassaient le parti. La guerre ne les empecha point de cultiver les arts. Le fameux temple d'Elis etait leur outrage. » Lorsque les Romains parurent dans la mer Ionienne, tous les insulaires coururent au-devant d'un joug qu'ils ne pouvaient eviter. Les braves Cepha- loniens furent les seuls qui oserent le repousser. Athenes , Corynthe , Sparte etaient dans les fers , les Cephaloniens se defendaient encore. Le consul M. Fulvius etait descendu dans File avec son arm^e ( 1) , les peuples frappe's de terreur s'etaient retires dans Same ; assieges et presses de toutes parts , ils consentirent a capituler. Une treve (1) 189 avant J(6sus-Cbrist. D E X. A TROADE. 7CJI Tut conclue : mais bientot les condi- tions prescrites par un ennemi trop sur de sa force , reduisant les assieges au desespoir , tout accoramodement fut rorapu. Same emport^e d'assaut, fut detruite de fond en corable par le vainqueur. La ville des Paleens, moins severement traitee , devint la metropole de File , qui ne fut jamais regardee avec bienveillance par les Romains ; et lorsqu'Adrien , soigneux de visiter toutes les parties de son immense empire , honora Cephalonie de sa presence , les Paieens eux-memes regarderent comme une faveur si- gnaled d'etre reunis a l'Etat athe- nien (1). Apres avoir passe entre le cap Tornese (2) , l'extremite la plus occi- (1) Voy. Paciandi , Mon. Pelopon., pag. 94 et 98. (2) Chelonites promontorium* 8o VOYAGE dentale de l'Elide , et le cap Capra (i), oil etait autrefois le celebre temple de Jupiter , nous abordames a File de Zante. (i) Ennos promontorium. SE LA T R O A. D E. 8l CHAPITRE IV. Sejour a Zante , autrefois Zacynthe. J-ie fils de Dardanus conduisit k Zacynthe line colonie de Troyens ; eile s'y augmenta si rapidement, que les habitans devenus trop norabreux , furent obliges d'aller au-dela des mers chercher une autre patrie ; ils se fixe- reat sur la cote orientale de l'Espagne, et y fonderent Sagonte , attires sans doute par la resserablance de ce beau climat avec celui qu'ils venaient de quitter. Les Zacynthiens ne prirent pas beau- coup de part aux premieres guerres delaGrece. Ils cuitivaient avec succes les arts de la paix ; on voyait chez eux, ainsi que dans quelques parties de la Gr£ce, cette espece de declamateurs J. 6 02 VOYAGE qui faisaient profession de reciter les vers des plus celebrespoetes, et qu'on appelait Homeristes. L'lle de Zacynthe servit d'asile aux Romains chasses de leur patrie dans les proscriptions. On a pretendu raeme que les cendres de Ciceron y avaient ete transporters , car dans ces terns raalheureux on violait aussi l'asile sacre des tombeaux. Corame nous ne devions faire k Zante qu'un sejour de courte dur^e , nous nous empressames , Spallanzani et moi, d'aller a la recherche des objets curieux qui s'y trou vent. Nous allames ct'abord aux sources d'huile dePetrole, on poix minerale , que le c orate Mar- sigly, et depuis le consul general Saint- Sauveur,ont decritesdans leur voyage du Levant. Ces sources sont a douze milles de la capitale , dans une plaine de deux lieues de circonference , pres E JL A T A <> AD E. 85» Eransportames au village d'A'ggala # situe dans les montagnes au midi de* 1'ile , a deux milles de la mer. Un des. habitans de ce village se preparait k partir pour la peche , ou plutot pouiv la chasse des veaux marins. Nous, etions venus pour en etre temoins. IL- nous conduisit au bord d'un precipice- qui me rappela les beaux rochers de. Douvres ou Ton cueille le samphire. Halfway down, Hangs one that gathers samphire. dreadful trade ^. Melhinks he is no bigger than his head (i). Le montagnard Zantiote / semblable, a l'intrepide moissonneur de sam- phire , se lie a. une grosse corde qu'il attache a un tronc d'arbre, et il se laisse glisser le long du precipice jus« qu'a l'entree des cavernes qui sont an Lord de la mer , et qui servent de rerr traite aux veaux marins. Peu de temps Wj * i ■ - ■■-■■■■ ■— — — — — . i -.., — . - _ . ■ i ■ * i (i)Shakespeaje3 Kingjear , acte 4 , scene 6*. 86 VOYAGE apres , il remonte avec la peau d'un dta ces animaux , et un paquet de graisse d'une odeur insupportable. Apres avoir eu tant de fois occasion d'admirer l'exactitude d'Homere dans; ses immortels tableaux du ciel et de la terre , je trouve ici celle de lui rendre hommage , comme au vSridique vieil- lard qui connait aussi les abimes de l'Ocean. Lorsque Menelas raconte a Tele- maque comment il fut arrete pendant vingt jours dans l'ile de Pharos , il lut dit : « Ces lieux sont habitus par l'im- « mortel Protee , Foracle de TEgypte « et le pasteur de Neptune. Quand le « soleil est parvenu au milieu de la « voute celeste , ce Dieu conduit par « le zephir , sort de la mer , et som- « meille au bord des grottes fraiches « et profondes. Autour de lui se range J~ •c an loin la penetrante odeur de la «■ mer profonde.... Idothee avait ap- « porte la depouille de quatre pho- « ques, et nous en avait couverts.... « L'horrible vapeur de ces animaux 9 « nourris au fond des mers, nous suf- cc foquait.... Qui peut en effet sup- « porter de dormir aupres d'un pho~ «c que ? Mais la deesse prevint notre « perte ; elle approcha de nos narines •c nn peu d'ambroisie dont le parfum «c celeste nous raniraa , et aneantit, «* l'effet de ce poison *>. Tups yap airco$ faxaav axiorpsfiav oxowTaTc; oJ~/un. 88 v o t a 8 s CHAPITRE V. Voyage de Zante a Saint-Nicolas de Cerigo. JnL notre retour d' Aggala , nous montames a la forteresse voisine de la ville de Zante , et d'ou Ton a une des plus belles vues qu'il y ait au monde. Au couchant , nous apercevions une plaine immense couverte de vignes et d'oliviers. Au nord , s'elevaient les montagnes de Cephalonie ; a Test , le port, la ville; et de l'autre cote du tfanal , Chelonite (1) , le Castrotornese > petit fort situe sur les hauteurs de 1'Elide. Le 2.6 septembre au matin , nous (i) Chelonites sinus* BElATROADE.' 89 appareillames par un vent tres-frais. En passant pres du promontoire Scoppo , nous saluames de trois coups de ca- non , la Mad one qu'on y revere , aiin d'obtenir d'elle un heureux voyage, Bientot nous atteignimes Fembou- chure de l'Alpliee. Combien je regret- tais de ne pouvoir aoorder en cette heureuse Elide ou aucun soldat etran- ger ne pouvait penetrer sans deposer ses armes a. la frontiere , et que toutes les nations de la Grece avaient mise sous la sauve-garde de Jupiter ! Quel plaisir j'aurais eprouve a parcourir l'Aitis , ce bois sacre qui renferraait tant d'objets dignes d'admiration ! Peut-etre aurais-je decouvert les ruines du stade , du theatre , de l'nippodrome. Je me plaisais meme a croire , avec Winkelman , qu'en creusant cette terre sacree , il n'aurait pas ete impossible d.'y retrouver quelque clief - d'oeuvre de ce Phydias dont le g^nie echauffe par les poesies d'Homere , sut ajoutei $0 VOYAGE nil nouveau motif au respect des peu- pies , en leur rendant sensible la ma- jeste du Dieu qu'ils adoraient. Mais deja. nous etions parvenus a. la hauteur des iles Strophades , sejour des harpies et de la cruelle Cseleno. Strophades grceco stant nomine die fee, Jnsulce Ionio in magno quas dira Cceleno 9 Harpicceque eolunt alice. Ces lies etaient autrefois occupees par des pirates , qui etaient le fleau du navigateur ; elles le sont aujourd'hui par des moines grecs qui lui off rent un asile et le regoivent avec hospitalite. Nous passames ensuite assez pres de Pylos pour pouvoir distinguer le mont iEgalee et File de Sphacterie , celebre par la victoire que les Atheniens y remporterent contre les Spartiates. La nuit suiyante,le vent devint plus frais , et le 2,7 au matin , nous nous trouvames en face du golfe de Co- D E I- A T B. O A D E.' 9I ron (1) , a l'entree duquel nous vimes les iles Caprera , Sapienza et Venetico. Au fond de ce golfe on trouve l'em- bouchure du Pamisus , et ces cara- pagnes fertiles si souvent arrosees du sang des Messeniens. Ce peuple aima- ble jouissait depuis plusieurs siecles , d'une tranquillite profonde sur une terre qui suffisait a ses besoins , et sous les douces influences d'un cli- mat heureux. II etait libre ; il avait des lois sages , des mosurs simples , des rois qui l'aimaient et des fetes riantes qui le delassaient de ses travaux. Les feroces Spartiates , plus jaloux sans doute de son bonheur qu'animes du sentiment d'une juste vengeance , ju- rerent sur les autels, de ne point deposer les armes qu'ils ne Teussent asservi. lis en triompherent , et leur triomphe les couvrit d'un eternel op- probre. (1) Messeniacus sinus. 92 V O Y A- G- £ Pres de Fembouchure du Pamistre % est le port de Calamatia , dont les ha- bitant designes par les autres peuples de FArchipel , sous le nom de mavra. matia ( hommes aux yeux noirs ) , passent pour etre les dignes succes- seurs des brigands de Lacedemone. Le rn3me jour a midi, nous etions pres du cap Matapan (1). Je pris lar hauteur meridienne du soleil , qui me donna 36 deg. 35 min. 3j sec. pour la latitude du cap. Les deux jours suivans nous suffi- rent pour doubler Pile de Cerigo , le cap Sant'Angelo ( a ) et atteindre le golfe de Napoli. Les vents alors ayant tourne au nord-est , Graeco levante > nous louvoyames pendant une nuifc entiere entre trois ecueils infiniment dangereux , Bella- Pola , Falconera et (i) Tenarium promontorium. (a) Malcea promontorium* DEX.ATB.OABE.' O^ Caravi. Le 29 , an coucher du soleil , nous etions a la hauteur de Saint- Giorgi d'Albora. Toutes nos voiles etaient dehors , lorsqu'un eclair sil- lonnant un epais nuage qui bordait 1'horizon , fut comme le signal d une des plus affreuses tempetes qu'on ait jamais essuyees dans l'Archipel. L'im- petuosite des vents nous met dans 1'impossibilite de serrer nos voiles. Le pilote s'efforce de virer de bord, le timon n'obeit pas : le vaisseau , charged du poids dtj ses voiles , s'incline ; il est sur le point de chavirer. Nous restons plusieurs heures dans l'incertitude de notre sort. Enfin Ton propose de cou- per le mat d'artimon"; le mat tombe ; il blesse le capitaine dans sa chute et le met hors d'etat de commander. Cette manoeuvre dont on attendait le 6alut du vaisseau , ne change rien a son danger. Le timon continue de resister aux efforts du pilote. Nous ;iions tons assembles dans la chambre 94 VOYAGE du conseil • un ofHcier vient annoncef qu'il n'y a plus d'esperance ; la paleur de la mort a deja. couvert tous les visages ; l'ambassadeur seul est calme dans ce moment terrible ; ses traits ne sont point alteres : il console et en- courage tout ce qui l'environne ; il parait avoir oublie son propre mal- heur pour ne songer qu'a celui des autres. Un affreux silence regnait sur le pont du vaisseau j les matelots avaient abandonne la manoeuvre ; on n'en- tendait plus leurs cris. Un des domes- tiques de l'ambassadeur se precipite dans la chambre en poussant un cri de desespoir ; ce malheureux semblait venir chercher son salut dans les bras cle son maitre. Enfin les voiles cedent a la rage des vents; elles se dechirent. La misaine est la seule qui reste entiere. Les ma- telots reprennent courage ; ils la ser- rent, et apres ayoir mis le vaisseau en DM I. A TROADE. 95 f ravers , ils le laissent errer au gre" du vent. Nous avions encore huit heures a attendre pour arriver a. l'aube du jour. Les vents nous chassaient au sud-ouest au milieu des ecueils ; nos officiers avaient perdu leur point pendant le long intervalle du danger. Trorapes par la fausse lueur des eclairs , ils croyaient a chaque instant apercevoir la terre et les rochers ; ils appelaient alors a grands cris les matelots , qui, toujours retenus a fond de cale par la peur, se pr^paraient au pillage.... Qui croirait l'homme capable de me'- diter le crime au bord de l'abime ? . . . C'est ce qui arrive souvent dans les naufrages ; le matelot se fiant sur son adresse et sur sa bonne fortune , espere echapper a la fureur des flots et gagner le rivage. Mais il ne veut pas y arriver les mains vides; il pille son officier, son bienfaiteur, son ami ;.... il fait violence a la passagere dperdue .... q6 VOYAGE Apres avoir combattu pendant toute la nuit contre les vents , la mer et les ecueils , a. la premiere lueur du cre- puscule , nous apercu.rn.es un rocher contre lequel nous allions nous briser, si lalumiere bienfaisante du jour avait tarde quelques momens de plus a. nous eclairer. Ce rocher etait la Falconera. L'officier qui , au commencement de la tempeke , avait coupe le mat d'arti- mon, fut icl une seconde fois le sau- veur du vaisseau. Les courans nous portaient sur l'ecueil avec une violence qui paraissait invincible. Fabrice , ( c'etait le nora de ce brave jeune homme ) par le seul ascendant du cou- rage et du genie , avait pris le com- mandement pendant la tempete ; ii s'etait empare dela place du chef, sans y avoir ete appele , et sans qu'aucun de ceux qui pouvaient y avoir des droits eussent songeala lui disputer... II ordonne une manoeuvre ; on obeit , et l'ecueil est evite... C'est da,ns pes BE LA T R O A I> ft. 97 parages meme que Menelas manqua de faire naufrage a son retour da Troye. « Un vent impetueux l'avait quand je pris conge de lui , qu'il serait force de mettre a la voile et de partiir sans moi , si les vents devenaient favo- rables avant mon retour. Le matelot qu'on avait choisi pour mon guide, etait ne" dans Tile de Zante; c'dtait un jeune homme d'une grande taille. II avait, comme la plupart des Grecs, les cheveux noirs et crepus , l'oeil d'un noir fonce , et la physiono- mie assez equivoque ; mais le senti- ment du danger n'etait pas celui qui dominait alors dans mon ame. Je voyais Athenes atrente millesde moi; je n'^tais occupe que de mon bonheur et de l'espoir de le partager avec mes compagnons de voyage. D'apres le rapport des ofiieiers du vaisseau , je devais m'attendre a etre bientot attaque par les habitans du pays , et j'avais , a tout evenemenc , partage mes armes avec mon guide. ke premier homme que. j'aperc.us Il8 VOYAGE apres un quart-d'heure de marche dans les raontagnes de Laurium , etait un jeune berger chausse de cothurnes , et exactement v&tu a la maniere des an- ciens Grecs. II s'avanca vers moi de la maniere la plus gracieuse , pour jn'offrir du miel. Les abeilles , me dit- il en me montrant ses ruches , se .plaisent infiniment sur nos raonta- gnes ; c'est le serpolet et le thym qui les y attirent.... Un peu plus loin , a. 1'endroit appele Allegrana , je trouvai la maison d'un caloyer , entouree de deux ou trois chaumieres. Ce pr£tre m'accueillit avec autant d'hospitalite que le berger. 11 me montra , pr£s de ssl maison , un petit verger ou il cul- tivait des legumes , des fleurs , et ou je vis aussi beaucoup de ruches a aniel. Apres six lieues de marche , j 'arri- val au village de Keratia. On y cele- brait une noce; les deux jeunes epoux n'etaient pas ages de plus de quinze BE ,IA TROADE. 1 I£ ou seize ans. On nous invita , nion guide et moi , au diner qu'on venait de servir ; la table etait couverte de viandes , de sucreries et de raisins ; les convives etaient richement liabillds ; le caloyer &ait au haut de la table ; les femmes , separees des homines r entouraient la jeune epouse. Lorsqu'il arrivait un convive ou un Stranger , les deux epoux lui prenaient la main > la baisaient et la portaient a leur front d'un air afFectueux et modeste. Un capitaine italien dont le vaisseau etait a Porto Kafti , mouillage situe pres de la sur la cote orientale de l'Attique , ^tait venu par hasard a. Keratia pour y chercher des vivres. Comme il connaissait mieux que moi les mceurs du pays , ii me conseilla d'offrir quelques pieces d'argent au caloyer. J'hesitai long-temps a le faire, parce que je craignais d'offenser sa delicatesse , et de commettre une in- discretion j je me trompais. Dans les ISO VOYAGE moeurs orientales , un present , quel qu'il soit , est une marque de bienveil- lance , un souvenir qui rejouit le coeur, qui excite la reconnaissance , et n'hu- milie personne. par la Paralie. jtx pres avoir pris quelques heures de repos , je repartis d'Athenes avec line douzaine de chevaux et des guides, pour retourner au cap Colonne cher- cher 1'ambassadeur et sa suite. J'etais venu& Athenes parl'interieur des terres que les Grecs modernes ap- pellent Messoghia. Je retournai au cap en suivant la cote maritime que les anciens appelaient Paralie. II etait une heure de nuit lorsque j'arrivai a la demeure du caloyer ; je le trouvai assis au milieu d'une troupe d'Albanois armes, et de jeunes fem- mes occupees a egrainer du coton. Capitaine , me dit-il , voila les restes DE LATIIOADE. 120 de la moisson que les matelots de votre equipage ont devastee avant de mettre a la voile. Ce debut n'etait pas rassurant. Je devais craindre que ces inalheureux ne se vengeassent sur moi du dommage que mes compagnons venaient de leur causer. Mais je f'us bientot rassure : en m'apprenant le de- part du vaisseau , ils me plaignaient d'avoir &e ainsi abandonne sur le rivage , et s'empressaient de me don- ner des marques d'hospitalite. II ne me restait plus d'autre parti k prendre que de retourner a Athenes. Cependant comme les vents n'avaient pas ete tres-favorables depuis que le vaisseau avait mis a la voile , je sup- posai qu'il ne devait pas etre encore fort eloigne , et que peut-^tre il n'a- vait quitte le mouillage de Sunium, que pour en chercher un plus sur dans le voisinage. Je montai done aussitot sur le sommet du cap , alin d'obseryer le lendemain au point du jour, 6i je 1^4 V O Y A G E lie l'apercevrais pas dans la racte de Tile Longue , ou dans les environs de Tile de Zea. Le ciel etait pur ; les etoiles brit- laient de leur eclat ordinaire dans ces beaux climats ; Fair etait embaume du parfum des plantes aromatiques. Je m'etends sur les marches du temple de Minerve , et je m'endors au bruit des vagues qui venaient se briser au pied du cap. Lorsquele soleil parut sur l'horizon, et qu'il frappa de ses premiers rayons les sommets de l'ile de Zea , et les co*- lonnes antiques au pied desquelles j'etais assis , un mouvement d'enthou- siasme s'empara de mon arae ; le spec- tacle de la mer , le chant des oiseaux , les bois touffus (1) dont ces belles (i) Dans la tragedie d'Ajax furieux., le chceu* des Grecs exprirne ainsi ses regrets de la mort de ce heros: « Auparavaat du moias , le brave Ajax rrts DE Is A. TR.OADE. 12.5 ruines sont entourees , l'Attique enfin, l'Attique et ses grands souvenirs > tout semblait concourir a m'exalter 1'iraagination. Je jouissais par toutes les facultes de mon arae. A ma gau- che , au pied du cap , etait l'ile de Cranae , ou Paris recut les premieres faveurs d'Helene. (1) J'avais a ma droite, Tile de Patroele et le port Sunium , autrefois une des plus fortes places des Atheniens. Un canal etroit « servait de rempart contre la crainte et les « traitres ; maintenant un de*mon ennemi l'a fait it perir : que ne suis-je sous 1 ombrage des bois « qui couronnent le promontoire de Sunium m batlu par les flots , pour y adresser ma priere « a Minerve. • uijax Jurieux , trag. de Soph, acte 4 , scene 7. « (1) Telle est la volonte" de Jupiter, disenf « les Dioscures a Helene; le lieu ou le fils de « Maia se reposa avec toi, en t'enlevant de k Sparte , lorsqu'il descendit des cieux pour de- « rober ton corps & Tamour de Paris ; celte ile 12.6 VOYAGE me separait de l'tle de Zea (i). A une grande distance vers le nord , j'aper- cevois l'ile d Andros et la pointe meri- dionale de l'Eubee. C'est ici , me disais-je , qn'aborderent Menelas et Nestor , unis d'une intime amitie,lorsqu'aleur retour de Troye, ils voguaient ensemble vers les rivages de leur patrie. C'est ici qu'Apollort perc,a de ses fleches invisibles , le fils d'Onetor Phrontis, superieur a tous les hommes dans l'art de guider un na- vire pendant la temp&te. Des-lors sans doute quelque Divinite avait un temple sur ce promontoire , puisqu'Homere l'appelle la pointe sacree de l'Attique. « qui domine sur les cotes de l'Attique , prendra « desormais le nom d'Helene , parce que c'est « dans cette retraite que le dieu te cacha , lors- « quil t'eut enlevee du palais de ton epoux. » H'dlkne, tragedie ctEuripide , acteSjScene Z» l (j) L'ancienne Cdos. D E LA TROADE. \1J Peut-etre Menelas et Nestor ont-ils foule les marches sur lesquelles j'ai repose cette nuit ! peut - £tre ont-ils touche de leurs mains la colonne sur laquelle je suis maintenant appuye^ ! C'est aussi du fond de ce vestibule que Platon , observant la tempete qui s'elevait sur l'horizon , expliquait a ses disciples la formation du monde, et leur annoncait , au bruit du tonnerre , un Dieu unique , immuable et infini. Des p&cheurs m'ayant appris qu'ils avaient vu la veille , le vaisseau de l'ambassadeur doubler le cap d'An- dros , apres avoir, long-temps louvoye dans le canal qui separe cette ile de celle d'Eubee , je me disposai alors a. retourner a Athenes ; et avant de me mettre en route , je voulus verifier la singuliere observation de Pausanias , sur la force de la vue des Atheniens. E I. A TROADE. l33 plusieurs monticules de terre qu'ils appelaient des tombeaux. J'en remar- quai plus particulierement un qui se trouyait a l'entree de la plaine du cote deSunium, et qui me parut plus considerable que les autres : c'etait celui de Miltiade. Ce heros redoute des nations etrangeres ne tarda pas , apr£s la bataille de Marathon r a de- venir suspect aux factions d'Atlienes. Les Atheniens l'avaient eleve si haut* qu'ils commencerent a le craindre : ils crurent qu'il etait tems de veiller sur ses vertus , ainsi que sur sa gloire. Le mauvais succes d'une expedition qu'il entreprit contre l'ile de Paros , fournit un pretexte a la haine de ses ennemis. Le vainqueur de Darius fut condamne , et il expira dans les f ers , des blessures qu'il avait regues aw service de l'Etat (i). Ces terribles exemples de l'ingrati- tude des nations ne decouragent ni (i) HerodoL 1. 6. cap. i36.Nep. in Milt. cap. .7.. l34 VOYAGE I'ambition , ni la vertu. Miltiade n& manqua point de successeurs. Apres sa mort, Themistocle et Aristide se disputerent bientot la faveur de leurs compatriotes , et remplirent Athenes de leurs divisions. On assure que le peintre Fauvel , etabli dans l'Attique depus plusieurs annees , a fait ereuser le toinbeau de Miltiade, et a decouvert les eendres et le buste de ce heros. Je passai la nuit au milieu des torn- beaux de Marathon. Pausanias dit, qu'autrefois dans ees lieux on enten- dait toutes les nuits le bruit des com- battans etlehennissementdes chevaux. On n'y entend plus aujourd'hui que- les cris des jakals, espece de loups, qui sonttres-nombreux dans les montagnes de la Grece et dans celles de l'Asie. Le lendemain, je partis pourAthenes, ©u j'arrivai dans la soiree , apres avoir/ passe le mont Brilessus et les sources. «Lu Cephise- DE LA TROADE. l35 CHAPITRE X. Tableau general d'jlth&nes et de sess environs. Vj'bst un bien pour un voyageur, d'avoir acquis par ses propres obser- vations , des connaissances et des emotions douces , dont le souvenir se renouvelle pendant toute sa vie; mais il est difficile de les partager. Je n'ai point le projet de decrire les monumens d'Athenes. David Leroi , Foucherot , Stuart , Cassas , Fauvel , Choiseul- Gouffier ont moissonne ce champ fertile en chef- d'oeuvres. Je n'entreprendrai pas non plus d'assi- gner aux Atheniens la place qu'ils doivent occuper dans l'histoire de la civilisation humaine. M. de Paw a l36 V O Y A G B quelquefois porte dans cette questioif le flambeau de la saine critique ; mais il a manque de justice quand il a rendu les Grecsmodernes,coupables de Pe'tat d'a- vilissement dans lequel ils sonttomb^s r quand il les a accuses d'avoir resserre de leurs mains les noeudsdu bandeau qui les aveugle , quand il les a traites en un mot , comme un vil fardeau de la terre , comme l'opprobre de leurs aieux. Le peuple est rarement cou- pable des malheurs qui lui arrive nt : il est toujours llnstrument aveugle de ceux qui le gouvernent , ou Fin- nocente victime de ses conquerans. Si les Grecs ne sont plus aujourd'hui ce qu'ils ont ete et ce qulls pouvaient ^tre , il faut les plaindre et non pas les outrager. Mon unique objet est de rendre compte des impressions que la vue d' Athenes a produites sur mon ame > et de tacher de les transmettre a. ceux qui ne les ont pas eprouvees* » s tX rr a. b a b eT 137 Des le lendemain de mon arrivee k Athenes , j'allai me placer sur le mont Hymete , afin d'observer l'ensemble et les dehors de la ville. Aucune des liauteurs qui l'environnent n'offrent des points de vue aussi interessans ni aussi varies que le somraet de cette montagne ; sa situation etait unique dans toute l'etendue de l'ancien monde. Accable par la multitude d'objets dont j'etais entoure , et plus encore par celle des souvenirs qu'ils reveil- laient dans mon ame , je ne savais sur quel objet fixer mes regards , ni sur quelle epoque reposer mes idees ; mes yeux etaient eblouis. Les evenemens multiplies dont ces lieux ont ete le theatre , se presentaient en foule a. ma memoire , et y repandaient la confu- sion et le desordre. J'aper^ois a mes pieds la ville d'A- thenes et sa haute citadelle. Elle est situee dans une vaste plaine couverte j38 -V O T A G £ d'oliviers. L'llissus et le Cephise ser- pentent autour de ses murailles. An* milieu d'un amas de chaumieres , j e distingue les temples de Jupiter Olym- pien , de Minerve , de Thesee , d'Au- guste , d'Adrien , le theatre de Bac- chus , la tour des Vents , le Stade , le monument de Philopapus , celui de Demosthene. Je reconnais l'emplace-r ment de FAreopage , de l'Odeon , des tombeaux d'Hippolyte et de Platon, d'Harmodius , d'Aristogiton , de Perir cles , des temples de la Pitie" , de la Justice , de la Victoire , des autels de la Pudeur et de l'Amitie. Je releve ces monumens fameux du fond de leurs ruiues, et je les vois decores des chefs-d'oeuvre de Zeuxis , de Parrha- sius , de Polygnote , de Myron , de Phidias , de Praxitele et d' Alcamene. Je ressuscite Eschyne et Demosthene, Sophocle , Eschyle et Euripide , Aris- tophane et Menandre , Xenophon et Thucydide , Solon , Miltiade, Themis- BE X. A TROAITE. l3^ tocle , Aristlde , et ce courageux Thra- sybule qui delivra sa patrie des tyrans ; qui , par une amnistie generale , rap- proclia deux partis acharnes , et ra- mena la tranquillite dans Athenes. Je vois la noble image de ce grand homme , placee a cote de celle des Dieux. Je me transporte en idee a ces ^poques brillantes ou les montagnes et les collines de l'Attique etaient illustrees par la presence des habitans de TOlympe. Je vois les Muses et les Nymphes danser avec grace et lege- rete sur les bords de l'llissus , et j'y cherche l'endroit ou Bor^e enleva la belle Orithye. Euripide me rappelle que Venus se desaltera dans les eaux du C^phise , et que cette deesse , tou- } ours reconnaissante , envoy a aux Atheniens le souffle le plus pur des zephyrs, et l'haleine meme des Amours qui forment son cortege. C'est entre les rives de ces deux l4® V O T ACE fleuves , que les philosophes d'Athenes avaient fixe leur demeure ; celle de Platon etait au nord , celle d'Aristote ^tait au sud. Au centre , habitait Epi- cure , ce philosophe aimable qui avait place le bonheur au sein de la vertu. Ses disciples avaient pour leurs defauts mutuels , une indulgence inconnue au reste des hommes. Jamais on ne vit de sectaires moins intolerans , moins turbulens , moins jaloux. Une allee d'oliviers , un bosquet de myrte y se- parait les systemes , et servait de limite au regne de l'opinion. A mes pieds etait le Lycee sur le bord de l'llissus , en face de la porte Diocharis. Le Cynosarge etait au bas du mont Anchesme , sur la route de Marathon. Plus loin , vers le nord , s'eleve la colline ou Sophocle passa sa vie , et ou il pla^a la scene d'OEdipe. Un peu en-de^a de cette colline, les jardins de l'academie s'etendaient sur les bords du Cephise : les eaux de ca BE -L JL TKOADS. l4l fieuve y formaient mille ruisseaux qui rafraichissaient Tair , et coulaient k l'ombre des platanes. Le Ceramique etait entre l'academie et le temple de Thesee. J'arrtke mes regards sur le cimetiere sacre ou reposent les cen- dres de tant d'hommes illustres dans les sciences , dans la guerre et dans Fart le plus difficile de tous , celui de gouverner. A l'ensemble imposant de ce magni- fique tableau , se joignait autrefois le inouvement continuel des vaisseaux qui se rendaient au Pir^e : mais le golfe Saronique dont les eaux se d^- robaient alors sous la blancheur des voiles , n'ofjfre plus que les iles de- sertes et les ecueils dont il est parseme*. Autant les dehors d'Athenes etaient; pittoresques et agreables , autant l'in- terieur de cette ville ^tait hideux et irregulier. Ses murs flanqu^s de tours, ele vccs i\ la hate au temps de Themis- ifa VOYAGE tocle, offraient de toutes parts deff fragmens de colonnes et des debris d'architecture meles confusement avec les materiaux informes qu'on avait employes a les construire. En y en- trant, disait un disciple d'AristoteV on peut douter si Ton est reellement a Athenes. Ce n'est qu'en arriyant au theatre et au temple de Minerve , qu'on commence a se reconnaitre. Le grand defaut des maisons d'A- thenes , dit Aristote, provenait d'un vice inherent a leur construction ; les escaliers y donnaient sur les rues , et les appartemens superieurs batis en saillie , defiguraient les facades , offus- quaient la vue , et diminuaient la cir- culation de Fair. Tout cela arriva par la cupidite* des propri^taires , qui en elevant des especes de galeries au- dessus de la tete des passans , tachaient tant qu'ils pouvaient, d'envahir les rues m&mes. Ce qui rendait encore l'inteneur DE LA T R O A D E. 143 E LA TB.OADE. if? ttietre et soixante pieds de hauteur. A peu de distance de ces colonnes, on trouve un monument que les lia- bitans appellent l'Arc de Thesee , et que je soup^onne etre une des an- ciennes portes d'Athenes , tres-proba- blement celle d'Egee, quietait entre la porte Diocharis et la colline de Musee. Sur la surface de cette porte qui regarde la citadelle , on lit l'inscrip- tion suivante : Oest id la ville de Thdsde ; et sur la surface opposee : Cest id la ville d'Adrien , et non pas celle de ThSsde. Comme Adrien ^tait jaloux jusqu'a la passion, du suffrage des Atheniens, et qu'il avait decore leur ville d'une quantite prodigieuse de monumens , on peut croire que la reconnaissance inspira a. ce peuple flatteur et cour- tisan , l'ingenieuse idee d'opposer les travaux de leur nouveau Thesee a ceux de l'ancien , en fixant la limite qui separait les parties de leur ville, *48 VOYAGE que chacun d'eux avait b&ties.' Adrien, dans sa nouvelle ville, avait fait construire un chemin qui menait au stade en remontant 1'Ilissus. « L'histoire du stade d' Athenes , sui- « vant Pausanias , n'etait pas aussi cu- « rieuse que celle de quelques autres c< edifices d' Athenes , mais on ne pou- « vait le voir sans etre frappe d'eton- « nement. II etait de marbre blanc ; « Herodes-Atticus epuisa les carneres « du Pentelique pour le batir. » On n'y remarque plus aujourd'hui aucun des ornemens qui le deco- raient , mais sa forme generale se reconnait encore. Le pont sur lequel on traversait 1'Ilissus pour y arriver, ne subsiste plus. Les Turcs le demo- lissaient lors de mon passage a Athenes, pour en employer les materiaux a re- parer les murailles de la ville. En quittant le stade , je passai pres ■de la petite eglise de Stauromenos- Pietros , batie sur les ruines du temple DE LA TROADE. Y^J de Diane-Agrotera , et je montai sur cette colline qui s'eleye au sud-ouest de la citadelle. C'est-la que Musee d'Eleusis , disciple d'Orphee , avait fixe son sejour, et qu'il chantait ses vers. On y voit aujourd'hui un monument en ruines, que les Atheniens eleverent en l'honneur de Philopapus, parent des rois de Syrie qui avaient embellL leur ville. Du haut de la colline de Musee , j'embrassais d'un coup-d'ceil le theatre de Bacchus , le temple de Minerve et le monument de Thrasyllus, appuye contre le rocher de la citadelle. C& monument est d'une tres- haute anti- quite. Thrasyllus le consacra , apres avoir vaincu dans les jeux avec la tribu Hypothoontide. On yoit dans l'interieur, une petite ^glise grecquer appelee panaghia Spiliotlssa , la Yierge de la Caverne. Sur une pointe de rocher a droite de ce monument y je voyais un car l5o VOYAGE dran antique de marbre , incline dans le plan de l'equateur, et semblable k l'hemicycle dont Vitruve attribue l'in- vention au Caldeen Berose. Ce cadran n'est pas le seul monu- ment qui atteste les connaissances que les Atheniens possedaient dans l'astronomie et la gnomonique. On en voit encore des traces sur la tour des vents quisert aujourd'hui de mos- quee aux Derviches Tourneurs. Elle est octogone et batie en marbre. Sur chacune de ses faces, dit Vitruve, Andronicus Cyrresthes avait fait re- presenter en bas - relief , l'image de chacun des vents : il avait aussi pose sur cette tourune pyramide de marbre, et un triton d'airain qui indiquait les vents , avec une verge qu'il tenait dans la main droite. Les lignes qui sont tracees sur chacune des faces au-dessous des bas- reliefs , marquaient les differentes hau- teurs du soleil dans l'annee, et tres- DE X A T R O A D E. 131. vraisemblablement aux solstices et aux Equinoxes . Pres de la tour des vents et a peu de distance de la maison du consul de France , on trouve encore un de ces edifices que les Romains cons- truisirent , ou du moins qu'ils restau- rerent lorsqu'Athenes leur fut sou- mise. II est situe au milieu d'une rue, et consiste en quatre colonnes dori- ques qui soutiennent un entablement couronne par un fronton. On ignore si c'etait un temple , un marche, ou un des tribunaux d'Athenes. David Leroy croit que c'etait le Prytanee. Apres avoir employe plusieurs se- maines a admirer et ^tudier les monu- mens qui entourent la citadelle , il me restait encore a examiner ceux qui sont compris dans son enceinte ; mais je ne pouvais y p^netrer sans la permission du disdar. Son ills qui ve- nait souvent faire visite au consul de France , me la fit accorder. Le consul 1^2 VOYAGE lui-meme prit la peine de m'y accorrr- pagner , et eut soin de porter avee lui les tragedies de Sophocle. J'ob- servai en y montant , comme la vue s'etendait et s'embellissait de tous cotes. Arrive pres du sommet , je reconnais les Propylees , les cinq portes dont parle Harpocration , et les longues architraves de marbre tant vantees par Pausanias.Cet edifice etait de bon gout , sans doute ; mais Helio- dore , Harpocration et Suidas ne me persuaderont jamais qu'il ait coute dix millions de notremonnaie. Pericles n'aurait pas ete assez insense pour employer a cette bagatelle une annee des revenus de la Republique. Peut- Stre a-t-on compris dans ces depenses tous les travaux accessoires, pour en- ceindre et consoiider la citadelle. En approchant du temple de Mi- nerve , je me sentais saisi d'un senti- ment de respect semblable a celui que j'eprouvais a Rome , lorsque je via D£ "LA. TROADE. l53 pour la premiere fois rApolIon du Belvedere. Les chefs- d'oeuvres impri- ment une sorte de veneration reii- gieuse ; c'est le privilege de la perfec- tion , c'est celui de la divinite. Le temple de Miner ve s'est con- serve long-tems dans toute sa splen- deur. Tous les conquerans d'Athenes, depuis Xerxes , les Romains, les Chre- tiens , les Turcs eux-memes , l'avaient respecte ; les Venitiens le renvers^rent dans le dernier siecle. Du sein de ses mines majestueuses , on voit s'elever une miserable mosquee , qui semble avoir ete fabriqu^e la , pour etablir le contraste entre les chefs - d'oeuvres de l'art et les efforts impuissans de la barbarie. Sur le mur du temple de Minerve, dit Pausanias , on voit des statues qui representent ce que Ton raconte de la guerre des dieux contre les geans de la Thrace. On y voit aussi la ba- taille que les Atheniens livrerent aux l54 VOYAGE Amazones , leurs victoires sur les Medes a. Marathon, et le massacre qu'ilsfirent desGaulois dans laMysie. Le sculpteur Attahis etait Tauteur de ces bas-reliefs. Denos jours, lepeintre Fauvel les a moules au peril de sa vie. Jamais on n'avait rendu aux arts un service plus signale. Ses moules , ou- blies dans les magasins de Marseille , et exposes aux injures de Fair, ont ete reduits en poussiere : on n'en a sauv£ qu'un tres-petit nombre. Le fruit de ses longs travaux et de ses innora- brables dangers a ete aneanti par la negligence et les desordres, qui accom- pagnent toujours les revolutions. Les soldats turcs qui me condui- saient dans la citadelle , m'apprirent que peu de tems auparavant un fran- cais aveugle s'etait fait conduire au temple de Minerve , qu'il s'etait jete h genoux au pied de ses colonnes , et les avait embrassees en versant des larmes d'attendrissement sur la des- DE X A TROADE. l55 truction d'un monument aussi fameux. A ce mouvement d'entliousiasme , et au portrait qu'ils me firent du voyageur francais, je reconnusun ami des arts et de l'antiquite : c'etait l'abbe Delisle, qui allait a Constantinople- avec l'ambassadeur Choiseul-Gouflier, et qui en effet avait alors perdu la vue. Du temple de Minerve , je passai & celui d'Erechthee. « On voit , dit Homere , au nombre des combattans , ceux qui sortirent d'Athenes , ville superbe , ou regna Erechthee, ce prince magnanime, que la terre avait enfante , et que Minerve, fille de Jupiter, eleva et placa dans son temple , ou lorsque les ans sont revolus , les Atheniens ofTrent de pompeux sacrifices pour se rendre la deesse favorable. » I^e temple d'Erechthee etait double, suivant Pausanias , et Ton trouvait dans l'interieur un puits d'eau salee, l56 VOYAGE qui rendait un bruit semblable a ce- lui des flots , quand le vent du midi soufilait. Je cherchai vaineraent les traces de ce puits, et je m'arretai long-tems au pied des admirables cariatides qui de- coraient l'exterieur du temple. On me conduisit ensuite a la fontaine Callirhoe , que Pisistrate avait ornee de neuftuyaux(i). Elle est bien dechue de sonancienne magnificence; onvoitau- jourd'hui des gazons a la place des raar- bres qui decoraient ses bords : mais elle coule, comme autrefois, au milieu d'un bosquet de peupliers , que les anciens appelaient Agyron , et ou se donnerent ' les premiers spectacles d'Athenes. Der- riere les arbres , a Tangle meridional de la citadelle , on voit les restes du theatre de Bacchus , bati par Philon , fameux architecte du terns de Pericles. Les theatres anciens servaient non- seulement pour les jeux publics , mais (1) Eyysz Kpevyoq. BE LA TROADE. l5j encore pour les assemblies de l'Etat ; et J. J. Rousseau s'est etrangement tromp^ , quand il a cru qu'il n'y avait point de theatres a. Sparte , parce qu'il n'y avoit point de spectacles. Les pliilo- sophes les plus f'ameux, les predicateurs du christianisme eux-memes venaient dans leur theatre expliquer leur doc- trine. Ce fut au theatre d'Ephese , que furent arretes Caius et Aristarchus , au moment ou ils y pr&chaient l'evan- gile de Jesus. Les anciens profitaient quelquefois du voisinage d'une montagne pour y adosser leurs theatres. Ils epargnaient ainsi d'enormes constructions qu'ils auraient ete obliges d'elever pour en appuyer les gradins. D'ailleurs , la forme circulaire qu'ils adoptaient dans ce genre d'edihce , leur fournissait des echos brillans, et favorisait l'organe de leurs acteurs. Celui d'Athenes contenait trente jaille personnes. Lorsqu'on ydonnait l58 V O Y A G E des spectacles , les Atheniens etaient saisis d'un esprit de vertige pendant plusieurs jours. lis abandonnaient leurs affaires , ils se refusaient au somraeil , ils etaient enthousiastes des chefs-d'oeuvres de Sophocle et d'Euri- pide , comrae les Romains l'etaient des combats des gladiateurs , comme les Espagnols le sont aujourd'hui de celui des taureaux. En voyant les mines majestueuses de ce vaste theatre , je me transportais en idee a l'epoque des solennites on. le peuple d'Athenes s'y reunissait. Je le voyais aller, venir, monter, des- cendre, crier, rire, se presser , se pousser et braver les officiers charges d'y mettre le bon ordre. Je fixais sur les gradins inferieurs la place des premiers magistrats , des cours de justice, du sen at , des officiers-gene- raux, et des sacrificateurs. Au - des- sus , je voyais les jeunes gens qui avaient atteint leur dix-huitieme an- DE LA TROADE. l5(^ nee. Les femraes etaient eloignees des hommes , les courtisanes etaient s^parees de tout le monde. II me semblait voir Eschyle exercant lui- meme ses acteurs , et leur apprenant & rendre Taction plus sensible par des gestes nouveaux et expressifs. Pendant que j'etais ainsi oecupe a ranger les spectateurs , et que j'assis- tais en quelque sorte moi - meme au spectacle d'Athenes , le consul de France ouvre la tragedie d'OEdipe a Colonne , et se met a declamer en grec les belles strophes du choeur. Ec/7r7iK Z,eYi tolc, /g yupxq , Ikx rx KpctTieloc. yx$ s-Travxx, etc. « Les dieux vous ont conduit, 6 etran- ger , dans le sejour le plus delicieux deTAttique, a Colonne, redevable k Neptune des beaux cheyaux qu'on y admire ; le rossignol y fait retentir ses doux accens dans des vallees ver- l6o VOYAGE doyantes , ou Ton n'eprouve jamais les rigueurs de l'hiver. Les vents n'y font point sentir leurhaleine bruyante, et les rayons ardens du soleil y sont interceptes par des arbres charges de fruits, et par d'epais feuillages que des pampres de liere marient par- tout ensemble. Bacchus et sesjoyeuses compagnes y fixent a perpetuite leur sejour. « Le narcisse y e^ale en tout terns, a. cote du safran dore , son calice odo- rant. Ces fleurs servirent autrefois de couronnes aux grandes deesses. Le Cephise, par mille canaux divers, pro- inene ses eaux a travers de gras patu- rages,etfeconde les campagnes, lieux charmans , lieux enchanteurs, ou le choeur des Muses vient souvent former le brillant cortege de la mere des Amours. « Mais ce qui contribue sur-tout a la gloire de ce beau lieu, c'est qu'il produit sans culture et sans soin cet » E I A T R O A » s: l6i arbre precieux que Ton ne trouve ni dans les vastes plaines de l'Asie , ni dans 1'ile dePelops , l'olivier ; la force des athletes , la terreur des ennemis p et leprix des vainqueurs. Personne^ »i jeune ni vieux , n'a droit de tou- cher a cet arbre consacre a Minerve , et garant de la protection de 1st deesse qui,d'un coup-d'oeil attentif f veille sans cesse a. nous le conserver. « Nous ne devons pas taire non plus la gloire qui rejaillit sur toute l'At- tique , par la faveur insigne de Nep- tune, lequel a daigne accorder a. Ath£- nes les chevaux , les ecuyers et la ma- rine , qui lui ont procure de si magni- fiques triomphes. « O , Ills de Saturne , puissant dieu des mers ! c'est a. vous que les Athe- niens sont redevables de la gloire d'avoir les premiers su dompter les coursiers , et se servir habilement de la rame , pour voguer sur l'onde avec la vitesse des nereides. » 1&2. VOYAGE La voix du consul naturellement faible , me paraissait ici claire , so- nore , et d'un volume prodigieux; je ne perdais pas une seule de ses arti- culations. Quel cliarme d'entendre les vers de Sophocle , declames a l'en- droit ou ils le furent il y a pres de trente siecles , par Tacteur Theodore , sous les yeux de Sophocle lui-meme ! DE li TROA'DE. l63 CHAPITRE XL Voyage d' Athenes a Vile de Scyros. jLysippe dit dans une de ses co- medies : « Qui ne desire pas de voir « Athenes, est stnpide ; qui lavoitsans «c s'y plaire , est plus stupide encore : « mais le comble de la stupidite , est « de la voir, de s'y plaire, et de la E 1 A TB.0AD2." t6o, tyui commandait a Porto-Ppro , m'ap- prit qu'il y avait dans la ville un infi- dele mourant , et il me proposa de me conduire dans la maison ou il se trou- jfcait. J'eus de la peine , je l'avoue , a me defendre d'un sentiment d'inquietude, en songeant a. la peste ; mais en Tur- quie , tous les infideles sont freres 9 et tous les Europeens sont de la meme nation. Je consentis done a voir le malade , et je trouvai un jeune mede- cin francais habille a la turque, etendu sur une natte dans une chaumiere ouverte a tous les vents. II parcourait laTurquie depuis plusieurs annees. Le pacha de Napoli Favait appele pour guerir une de ses femmes. A son pas- sage a. Trezene , il avait ete attaque d'une fievre violente , et il etait dans Tacces au moment ou j'entrai chez lui. Le mauvais air de Trez&ne etait deja. redoute du temps de Theophraste et de Vitruve ; ses vins meme etaient regardes comme dangereux , et les 27° VOYAGE eaux de Funique fontaine qu'elle pos- eedait , etaient d'une mauvaise qualite. II y avait dans le port, une barque de Cephalonie , chargee de figues et destinee pour Constantinople ; je fis marche avec le capitaine de cette barque pour raon compatriote et pour moi. Quoique dans unetatdefaiblesse* extreme , il fut tres-empresse de s'em- barquer et de quitter un lieu mal sain ou il n'aurait pas manque de succom- ber s'il y etait demeure plus long- temps. Le surlendemain a minuit, j'etais entre Tile Longue et File de Zea ; la lune eclairait de sa lueur p^le et faible, les ruines du temple de Sunium ; tout l'equipage etait plonge dans le som- meil ; le pilote seul etait a la barre du gouvernail et attendait les vents. J'etais assis pres de lui ; mes yeux se portaient tantot sur ce promontoire ou j'avais passe des moraens si deli- cieux , tantot sur l'ile de Zea , la patrie* BE T A TROADE. lji clu vertueux Simonide , qui merita l'estime des rois , des sages et des grands hommes de son temps , qui connaissait Fart d'interesser et d'at- tendrir , qui peignait avec tant de verite les infortunes ; qui nourrissait dans le coeur des hommes , ces sen- timens de compassion destines par la nature a les rapprocher les uns des autres. Je songeais a. l'heureuse reunion des qualites de ce grand homme , a-la- fois poete et philosophe , lorsque j'a- per^us un bateau qui s'avan^ait vers nous ; c'etait un pirate. J'eveillai l'e- quipage ; dix minutes plus tard nous etions abordes. On combattit assez long-temps de part et d'autre ; mais le corsaire voyant que nous etions nom- breux et resolus a nous defendre jus- qu'k la derniere extr^mite , prit le large et s'eloigna. Ces parages ont ete dans tous les temps infestes de pirates. L'lle de fjH. V O Y A G St Ioura ( l'anclenne Giaros) , d'ou pent-* ckre venait celui-ci , est un pays sau- vage et herisse de roches ; c'est , dit Juvenal , la digne retraite des bri- gands , si le ciel en purgeait la terre. Au lever du soleil, le jour suiyant , le vent etait au sud et soufflait grand frais. Bientot nous atteignimes le cap d'Or. J'avais a. ma droite l'ile d'An- dros , et je distinguais clairement a ma gauche , les cavernes de l'ile d'Eubee et le promontoire Capharee , ou Nau- plius alluma des feux pour attirer la flotte d' Agamemnon sur les ecueils (1), et venger la mort de son fils Palamede. (i) « I N J E t 1. \ Je saisirai l'inslant ou Ieurs vaisseaux s'e'loi- gneront d'llion. Jupiter du haut des cieux en- toure de sombres nuees , fera tomber sur eux des torrens de grele et de pluie. 11 fera gronder latempete, et me pretera ses traits enflamraes pour fbudroyer les Grecs . . . Souleve eo mem* » E LA. T R. O A D E. Ij5 Corame les vents devenaient de plus en plus impetueux , les matelots etaient «emps les flots de la mer Egee. Quelle fremissa au loin du bruil des gouffres et de l'orage. Que le golfe d'Eubee regorge de cadavres , afin qua desormais mes temples soient respectes , et que la Grece apprenne a rendre hommage aux dieux. NEPTUNE. De"esse , tes voeux seront remplis ; il m'est aiso" de te satisfaire. Je troublerai jugqu'en ses nbymes la mer qui baigne les rivages de My- cone, les rochers de Delos etScyroset Lemnosj et les ecueils de Caphar^e seront couverts da morts. Remonte dans l'Olympe. Recois de la main de ton pere ces carreaux foudroyans, et lance-les sur celte flotle odieuse des qu'elle s'e*- loignera du rivage .... Malheur a l'insense qui detruit les cites florissantes , les temples des dieux, et les tombeaux ,sanctuaires des morts J qui change en affreux deserts lesdemeures pai- sibles des mortels ! sa mort expiera ses forfaits^ Les Trqyennes, trpge'die d'Euripide, actel % scene z. f/4- VOYAGE d'avis de mouiller a. Dailo , petit port qui se trouve a l'ouest du cap ; mais les marchands de Cephalonie auxquels la cargaison appartenait , s'obstinaient a continuer la route , afin d'arriver plutot a. leur destination , et de dimi- nuer ainsiles frais de transport. C'etait le premier voyage de long cours que nos argonautes entreprenaient ; jamais ils n'etaient sortis de Cephalonie que pour porter leurs Agues a. Patras , ou dans quelque echelle du golfe de Co- rynthe. II s'etablit ici un combat entre l'avarice de ces marchands et l'expe- rience des mateiots. J'en pre vis facile- ment les facheux resultats ; mais je n'avais aucun moyen de les eviter. Pendant que la querelle s'echauffait antre eux , le vent fraichissait de plus en plus , et le vaisseau marchait rapi- dement vers la mer Egee. Je perdis bientot l'esperance de relacher en Eu- bee et d'observer l'Euripe , cet eton- nant phenomene qui faisait le deses- BE I, A TROADE. ljS poir des anciens philosophes , et dont les modernes n'ont point encore pe- netre la cause. A peine fumes-nous hors du canal d'Andros', que la mer devint tres- orageuse ; le capitaine temoigna alors tout son repentir de n'avoir pas suivi le conseil de ses matelots. ccL'avarice, leur disait-il enfureur , est la cause des naufrages. Dieu garde les voyageurs quand ils ont 1'imprudence de s'em- barquer sur le vaisseau qui porte son propre marchand ! >» En efFet , notre bateau etait , comma ceux des anciens , construit en sapin ; et il etait tellement charge , qu'il n'a- vait pas un pied de bordage hors de l'eau ; le moindre coup de mer sem- blait devoir le briser ou le couler bas- On delibera long-temps si Ton irait mouiller entre les rochers d'Ipsara, ou si Ton tenterait de tenir la mer et de se diriger sur Ten^dos. . Les navigate urs de l'ajicicnne Greco f/6 VOYAGE n'etaient pas plus intrepides que ceux de la moderne. L'effroi les saisissait aussitot qu'ils sortaient des canaux et qu'ils perdaient la terre de vue. Le fils de Tydee, Menelas et Nestor, de- mandaient un signe aux Dieux pour se determiner a. traverser la vaste mer qui separe Lesbos de l'Eubee ; charmes d'avoir raesure cet espace immense , ils faisaient fumer sur le rivage , des offrandes solennelles a Neptune. Enfin les marchands et leur capitaine se deciderent a gagner l'ile de Scyros , situee vers le nord a soixante milles de distance. La nuit approchait ; la mer etait orageuse ; les vents souf- flaient avec impetuosite ; une nuit de quatorze heures devait succeder an jour : personne de notre equipage ne connaissait le port ou nous allions chercher un asile. A deux heures apres minuit , apres avoir couru mille fois les risques de perir , nous arrJYumes a la hauteur du D E LA TROADE. ljj port des trois Bouches ( porto delle tre Bocche). Des rochers escarpes et d'une hauteur prodigieuse en forment l'entree. Un nuage noiratre couron- nait leur cime , et semblait augmenter encore les tenebres qui nous dero- baient la vue des dangers ; la confu- sion regnait dans l'equipage ; on n'en- tendait que des cris , des gemissemens et des pri^res. Un jeune habitant de Tile d'Hydra(i), passager sur le bateau , qui jusqu'alors avait garde le plus profond silence , et lie s'etait point fait connaitre pour marin , saisit la barre du gouvernail ; il ordonne , il encourage , il rassure r et nous passons en un instant , de la (i) Les Hydriofes sont regarde's comme les raeilleurs matelots de l'Archipel. Les Grecs , en g^ndral, ne connaissent point la carle; ils ont recours aux marinsde l'Occident, pour s'elevet en haute mer. I. ia Ij8 VOYAGE tempete la plus affreuse , dans le calnie le plus parfait. A peine etions-nous entres dans le port , que des cris se font entendre de toutes parts. Les batimens qui ^taient a l'ancre , nous croyaient des pirates ; nous avions beau leur assurer que nous etions de Cephalonie , ils n'en montraient pas pour cela moins de crainte. J'appris merae le lendemain, qu'un capitaine ragusois s'etait pre- pare a tirer sur nous a mitraille , si nous fussions demeur^s a ported de son vaisseau. D E X A T R O A I> E. I79 CHAPITRE XII. Voyage de Scyros au cap Baba V ancien promontoire Lectos. JLi'JtE de Scyros etait celebre dans l'antiquite , par le sejour d'Achille au- pres du roi Lycomede. Les artistes anciens et modernes se sont exerces k l'envi siir ce sujet fabuleux ; mais il n'existe peut-etre pas de monument qui le rappelle avec plus de grace et de gout , que le pretendu sarcophage d'Homere , decouvert par les Russes dans une des iles de l'Archipel. Je le dessinai dans les jardins du comte de Stroganoff, a Petersbourg : et a mon passage a Gottingue , je communiquai mes dessins a mon celebre ami le pro- fesseur Heyne, quicomposa sur ce mo- nument la dissertation suivante. 1 8© VOYAGE « Pendant la guerre de la Russie avec l'Empire ottoman , terminee en 1774 , par la paix de Focsani , le bruit courut que le comte Pash de Krinen , qui servait a bofd de la flotte russe , avait decouvert le tombeau d'Homere dans File de Nios ( Tancienne Ios ) . Le monument etait , disait-on , compose de six morceaux , et avait la forme d'un sarcophage de quatre pieds de haut , dix-sept de.long et trois de large ; l'un de ses cotes portait une inscrip- tion qui , selon toute apparence , etait celle dont parle Herodote , et gravee apres sa mort. Le comte pretendait meme y avoir trouve le squelette dans la position d'une personne assise , et devant lui un vase de marbre sembla- ble a un encrier , une plume , un style et une pierre aiguisee comme un canif. « On pensait done que , d'apres une telle decouverte , il ne devait plus exister le moindre doute a l'egard du DE LA TROADE. l8l systeme de Freret , sur l'antiquite de l'ecriture. « II est evident que l'auteur de la decouverte de ce torabeau , n'est pas un savant tres-profcmd ; et ceux qui ont l'esprit porte vers la plaisanterie , trouveraient ici de quoi satisfaire leur gout. Cependant, sans perdre de temps a discuter sur ce sujet , il faut avouer , d'apres les conjectures generates , que le bruit n'etait pas tout-a-fait sans fon- dement ; et sans parler du squelette , de l'encrier et de la plurae , le sarco- phage peut bien avoir existe. On pen- sait que l'inscription aurait conduit a une decouverte interessante ; et en effet , les habitans d'los en avaient compose une en l'honneur d'Homere , quoique long-temps apres sa mort(i). ( I ) On trouve cette inscription dans la vie d'Homere,^crite par Herodole. Chap. xii. F.vtxI'S TCH ItfW KtyXMY KXTX yXlX X«At/^£K A/j'oif ypsoar XQGfWTopx 6j/ok O,w5j>oc«. 182 VOYAGE L'epigramme de Paulus Silentarius(i), contemporain de Justinien , fait croire que le meme sarcophage existait en- core sous le regne de cet empereur , Sur un rocher situe au bord de la mer. cc Lorsque les lettres de Biornsthal furerit publiees , il s'en trouva une datee de Livourne , du mois de juin 1772, dans laquelle on lisait le para- graphs suivant : « Maintenant je ne cc puis m'empecher de parler ici , en « peu de mots , d'une decouverte nou- « velle et tres-extraordinaire dans le « monde savant , et je ne m'attendais « pas a la faire a Livourne. a> Sans examiner si Livourne fait ou non par- tie du monde savant, il nous suffit d'etre instruits que Biornsthal veut parler ici du tombeau d'Homere , (1) Anthol. Steph. pag. 269. Brunk. Ana- lecta. T. Ill, p. 101. LXXX. DE LA TROADB. l83 trouv^ par le comte Pash de Krinen dans l'ile d'los (1) ( a present Nios ) , et qu'il en avait apporte a Livourne? ( corame il le dit ) les morceaux arran- ges avec soin dans des caisses. « Biornsthal avoue qu'il ne l'a point yu ; mais il dit que le comte lui a com- munique ses memoires , et qu'il en a fait pour son propre usage , un extrait que Ton peut encore trouver parmi ses papiers. Cependant il assure que l'inscription dont nous avons parle , est gravee sur la tombe. « On pourrait supposer que les (i) « On dit a M. Lechevalier lorsqu'il e*tait aP&ersbourg, quele sarcophage avait 6l6 trouv<5 dans Tile d'Audros. Dans ce cas , nous aban- donnerions nos opinions sur le tombeau d'Ho- mere. Ios , au contraire , avait chez les anciens la reputation de poss^der le tombeau de ce grand homme. » ( Note de M. Heyne.) Pline dit: « Ios , Homeri sepulchro , vene» randa ». Lib. xv. 5. 23. l£>4 VOYAGE mots suivants : « Mentor etait son pere , » appartiennent a une autre inscription du tombeau ; mais en exa- minant avec plus d'attention , on trou- vera que toute la suite a ete* prise de la vie d'Homere , ecrite par Herodote. M. Biornsthal dit plus loin : « On « trouve dans ces inscriptions toutes « les lettres de l'alphabet grec , meme cc le 0, k , *, a l'exception de PH et cc de I'Q. » Le nom d'Homere est ecrit pM'pot* Mais si l'inscription etait an- cienne , il aurait ete ecrit O^o; 9 ou plutOt Ho/ff/jc^. « M. Biornsthal ( corame on devait s'y attendre ) montre quelques doutes sur l'antiquite de cette inscription , dont il n'a vu , a. ce qu'il parait, que les copies ; et Ton peut meme conjec- turer avec fondement , qu'elles n'e- taient point exactes. Le comte de Krinen parait avoir du penchant au merveilleux : « II decouvrit des tom- cc beaux remplis d'ossemens de geans. DE I. A TROADB. l85 «c II visita Eph£se, ville maintenant « ensevelie sous terre ; car il eut le « bonheur de trouverun passage pour « y descendre. La ville etait entiere- •c ment conservee , les maisons , les « boutiques, les rues, etc. Dansquel- » Mais la translation de ce monument a. Petersbourg , est le seul renseignement que l'auteur nous donne sur un objet qui , portant le nom d'Ho- mere , devait au moins fixer toute son attention. II y resta pendant quelque temps aussi ignore qu'il le fut dans la Grece. Qui pourrait dire que le poete lui-m&me eut eprouve' un meilleur sort, si la Providence l'avait reserve pour notre siecle ? «c M. Lechevalier , pendant ses voyages en Russie , fit un dessin de ce monument ; il nous en montra l'es- quisse a son passage a Gottingue. II donna aussi les explications necessai- res en presence du professeur Heeren I9O VOYAGE et de M. Fiorillo , qui entreprit vo- lontiers d'en faire un dessin pour le graveur. Mon estirae pour M. Leche- valier, et plusieurs autres conside- rations m'ont engage a donner une exposition de ce monument ; je l'ai fait d'autant plus volontiers , que les ga- zettes l'avaient deja. annonce sous des points de vue differens. « Ii est plus facile de representer par la gravure que par une description , quelque bien ecrite qu'elle soit, le sujet des figures dont ce monument est orne. On avait cru d'abord que c'etait Homere au milieu des Muses et des Parques (1) ; mais la moindre attention suffit pour demontrer que le monument represente Achille, deguise (1) Le comte de Krinen , suivant la relation de Biornsthal , crut avoir decouvert, par quel- ques emblemes on par des figures merae de ce tombeau , qu'Bjomere avait autrefois exerce D E I. A TROADE. I9I sous les habits d'une femme , au pa- lais de Lycomede , roi de Scyros , et de- couvert par les ruses d'Ulysse. Comme les monuraens echappes a la destruc- tion representent rareraent ce sujet, cette circonstance donne encore a l'ouvrage un plus grand degre d'in- ter&t. «Les poetes etles mythologues nous ont appris que Thetis avait long-temps retenu Achille aupres d'elle , et qu'elle avait fait tout ce qui etait en son pou- voir pour Tempecher d'aller au siege deTroyeavec lesGrecs; car son per© Neree lui avait appris le sort qui Ty la peinture. Des palettes et d'autres instrumens analogues a cet art , que probablement il avait vus dans des figures de femme, lui avait donn£ cette idee ingenieuse : tant il est vrai que fort souvent on fait dans les Merits des anciens, et plus encore dans les ouvrages de l'art , les de- couvertes les plus iuatteudues. *9 2 VOYAGE attendait. Le jeune lieros soufFrit avec beaucoup de repugnance qu'on l'arra- chat des bras de sa mere , et qu'on le conduisit a. Scyros pour y &tre deguise sous des habits de femme, a la cour du roi Lyeoraede , et vivre au milieu des filles d'honneur de Deidamie , fille de ce prince. II se trahit lui-meme dans la suite , par sa passion pour Deidamie. Cependant le secret doit avoir ete soigneusement garde , car les Grecs , a. qui les oracles avaient an- nonce que leurs succes devant Troye dependaient d'Acbille , firent pendant long - temps de vaines recherches pour decouvrir le lieu de sa retraite. Ulysse y parvint enfin ; mais il serait difficile de dire comment. Statius lui donne le devin Calchas pour l'aider dans cette entreprise. Les devins et les oracles sont , en verite , des res- sources bien precieuses aux poetes et aux historiens , lorsque les ressorts caches des eyenemens leur sont BE LA TR.OADE. 1()5 inconnus. lis etaient de la plus grande utilite anx hommes d'Etat et aux gene- raux, pour leur faciliter les raoyens d'expliquer, apres l'evenement , pour- quoi le succes n'avait pas suivi les pro- jets excellens qu'ils avaient formes. On avait obei a l'Oracle ou a la volonte des Dieux , que personne ne pouvait comprendre , et dont Apollon lui- merae n'aurait pu donner l'explica- tion. On envoya doncUlysse a Scyros; et comme Lycomede ne put lui donner aucun eclaircisseraent , il fut oblige d'imaginer lui-m^me les moyens do parvenir a son but. Deguise en mar- chand, il exposa dans Tune des salles du palais , divers presens qu'il offrit a la fille du roi , et il y joignit quelques armes. En me'me temps il fit retentir la trompette d'alarme aux oreilles d'Achille , comme si l'ennemi eut ete pr£t a l'attaquer. Les femmes prirent la fuite , emportant avec elles les bijoux qu'elles ayaient dans les mains ; mais Z. l'j *94 VOYAGE Achille se saisit d'une lance et d'uit bouclier. « Tel est , en peu de mots , le recit de cette histoire. Nous y ajouterons quelques circonstances extraites de Statius , qui , sous plusieurs rapports , pourront servir d'^claircissement & notre monument. « Ulysse part pour l'Aulide avec Piomede , debarque a Scyros , et de- clare que l'objet de son voyage est de visiter les cotes de Troye. Le roi leur fait un bon accueil et leur donne un grand repas , ou Deidamie et ses com- pagnes sont admises. Ce qui suit n'est pas tout-a-fait dans le stile heroique ; mais nous ne devons pas ekre trop severes a l'egard du poete romain. Ulysse decouvre bientot Achille, mal- gre les efforts de son amante pour le d^rober a ses yeux. Elle l'avertit sans cesse de couvrir sa poitrine , de ca- cber ses mains sous sa robe , de ne pas inontrer ses epaules, de ne pas quitter De la troade. 195 6a place, ni demander du vin aussi souvent. Elle arrange de nouveau les tresses de ses cheveux , et fait , en un mot , tout ce qui depend d'elle pour empe'cher qu'Ulysse ne vienne a le clecouvrir. Lycomede , qui desire trai- ter honorablement ses hotes , designe un jour pour leur donner une fete ou des jeunes filles habillees en Bac- chantes doivent executer des danses. Ici Achille se trahit bien plus encore, par l'air male qu'il montre dans tous ses mouyemens. II ne s'obserye plus ; il oublie quand il doit presenter la main, et il ne marche pas avec assez de legerete. II met du desordre dans sa toilette ; la danse est troublee ; tout enfin se decouvre. On peut ais^ment concevoir la douleur de D&damie.' Ulysse avait apporte tout ce qui est necessaire a. la celebration des bac- chanales. II fait exposer dans l'une des salles du palais , des thyrses , des cymbales,des guirlandes , des rubans; 4 3q6 VOYAGE et d'tin autre cote , differentes especes d'armes. A la vue des boucliers et des javelots , Achille n'est plus maitre de lui , et se trahit dans un instant. La trompette en merae temps se fait en- tendre , et donne le signal d'une inva- sion : tout prend la fuite. Achille, seul , saisit les armes , se decouvre a Lyco- jnede , et lui demande sa fille. Le prince confirme leur union ; et le jour sui- vant , le jeune heros part avec les Grecs. « II n'est pas difficile, d'apres ce re'cit, de donner tine explication des figures du sarcophage. Celle du milieu , qui tient une lance et un bouclier , re- presente Achille au moment ou la trompette se fait entendre. C'est aussi l'attitude de ce heros au milieu de la famille de Lycomede , dans le monu- ment que Ton voit au chateau de Sans- Souci , et dont nous aurons encore occasion de parler. A la droite et a la gauche d' Achille, on distingue sept figures differentes , de femmes qui • BE i. A TROAD-E. I97 jusqu'alors avaient ete ses compagnes. Trois d'entre elles paraissent tenir dea quenouilles garnies de laine. Mais la- quelle est Deidamie ? II n'y a point de doute que ce ne soit la figure que Von voit aux genoux d'Achille ; elle le supplie et le conjure de ne point l'a- bandonner. Derriere.et tout pres d'elle, est une vieille femme. Cette circons- tance vient a l'appui de notre asser- tion : c'est la nourrice de Deidamie y et il est tres-naturel de la placer pres de la princesse. Elle parait aussi adresser la meme priere a ce heros. «Entre ces deux figures le marbre est alt^re. On croit y entrevoir la forme d'une corbeille ; nous pouvons lui supposer une base ou un support quelconque , et ce sera alors la m&me corbeille qui contenait les pr^sens d'Ulysse. Derriere Deidamie , on voit le guerrier qui sonne de la trompette , et qui, d'apres les ordres d'Ulysse, donne le signal d'une invasion dans 19$ V O Y A. & V, l'lle. Ensuite parait le roi d'lthaque ; $on casque le fait aisement distin- guer. Diomede que Ton voit aupres de lui, n'est pas aussi heureusement represente. Peut-etre le bas-relief en cet endroit, a-t-il souffert quelqu'al- teration. Suivant Statius , Diomede est le seul qui ait accompagne Ulysse a Scyros. D'autres pretendent que ce prince fut aussi aide dans cette en- treprise par Phoenix , ce vieillard qui prit soin d'Achille dans son enfance. Ne pouvons-nous pas croire qu'il ait ete represente par laiigure du vieillard que Ton aper^oit a. Tangle oppose et derriere la femme assise ? Quant aux deux autres figures qui sont assises , nous pouvons les designer comma des filles de Lycomede ; et d'ailleurs il n'est pas n^cessaire d'en donneif line minutieuse explication. «c II existe a Rome deux bas-feliefs , qui repr^sentent Achille a Scyros : Tun se voit h la Villa Panfdi ? l'autre a- D E £ A TROADE. 199 la Villa di Belvedere a Frascati. Win- Jtelman nous a donne une descrip- tion de ce dernier ; et c'est pour nous line satisfaction veritable de pouvoir la comparer avec notre monument. L'Achille ressemble entierement au notre. Deidamie est aussi aux genoux du jeune demi-Dieu, qu'elle arrose do ses larmes. Derriere Achille, on voit cinq figures de femmes. Celle qui tient une lyre a sans doute ete reparee par une main moderne ; et "Winkelman se plaint de l'alteration que l'artiste a fait eprouveracetouvrageenleretouchant. Ulysse y est accompagne de trois Grecs, dontl'un, Diomede, est celui qui tient un sabre qu'il tire du fourreau. On peut remarquer encore dans ce mor- ceau, quelques legcres additions, telles que des armes , deux Amours et un casque aux pieds d'Achille. « Le monument de Villa Panfili. est compose d'une maniere differente. Les figures de femmes sont au nombre ZOO VOYAGE de neuf. Si toutes sont des filles du roi Lycomede , l'artiste doit avoir adopte l'histoire de Philostrate le jeune , qui , dans une de ses descriptions intitulee Achille a Sqyros _, parle de plusieurs £lles de ce roi , et de Deidamie comme etant l'ainee. On croirait d'abordqu'A- chille a. son age aurait donne la pre- ference a. la plus jeune ; mais ici le sujet s'ecarte de la route commune. « L'ile est representee sous la figure symbolique d'une femme au pied d'un rocher. Devant une tour , on voit une prairie ou des jeunes filles s'amusent a cueillir des fleurs. On distingue Dei- damie parmi ses compagnes ; Achille est a. ses cotes sous ses habits de femme. Ulysse et Diomede semblent approcher. Le premier jette au milieu d'elles une corbeille remplie de bi- joux et une armure complete, sur laquelle Achille se precipite avec ardeur. Derriere Ulysse , est une fi- gure qui tient une trompette. Le reste DE LA TROADE. 20i est un sujet qui differe entierement de celui que nous venons de decrire. II represente le jeune Pyrrhus gardant un troupeau , au moment ou Phoenix entre dans le port de Scyros. II est surprenant que cette difference ait echappe k ceux qui ont rendu public ce morceau d'antiquite. Mais ils ne sont pas mieux instruits dans la com- position , que le sculpteur lui-meme qui a rendu son sujet d'une maniere indigne d'un habile homme. «On trouve aussi dans le Museum du Capitole , un monument en marbre qui, comme ouvrage de Part , n'est pas d'un grand merite ; mais il peut servir a developper le sujet dont nous nous occupons.La vie d' Achille y est traitee toute entiere ainsi que son sejour a Scy- ros, son depart de cette fie, et la douleur de Deidamie. II y est aussi represente' sous des habits de femme et les armes a la main : la princesse fait tous ses efforts pour le retenir. II est extraor- 202 X Y A G B dinaire de trouver deux fois dans le meme monument , Achille , -vetu en femme , et de voir devant lui un homrae jouant de la flute , au lieu d'un guerrier sonnant de la trompette. « II existe encore a la Villa Albani tin monument qui represente un Achille habille en femme , au milieu des filles de Lycomede ; mais de toutes les com- positions de ce genre , il n'y en a pas une qui ait de plus grands rapports avec le sarcophage dont il est ici question , que la collection des statues du palais de Sans - Souci. Elle est composee dedix figures de 4t ^et °* pieds en- viron , et represente Achille a cote" de Deidamie. Winkelman autrefois ha> sarda sur cette collection un jugement tres-defavorable ; mais sa critique alia certainement beaucoup trop loin ; il n'est pas probable que l'artiste qui a repare les statues, ait de son chef de- cide qu'elles representaient la famille de Lycomede. II doit avoir eu ses mo* » E LA TB.OADE. 2o3 tifs pour le faire, etWinkelman au- rait pu les decouvrir aisement. Le jeune guerrier , sous l'habit de femme , a dft naturellement reporter le critique a l'intention da sculpteur. La seule faute reelle qui ait 6te commise dans la repa- ration de cet ouvrage , c'est d'avoir trop multiplie les personnages de la fa- mill e ; ce qui dans les arts , au moins dans la sculpture , n'est pas d'un heu- reux ef'fet. Quoi qu'il en soit , les statues furent trouvees toutes ensem- ble. Elles furent tirees de terre aFras- cati , et eurent le raeme sort que la famille de Niobe et le Toro-Farnese. E £ A TROADE. 2l5 Marseille qui venait de Smyrne. Je me transportai a son bord , ou je trouvai le baron de laTurbie, gentil- homrae piemontais , qui revenait de Constantinople. II en etait parti avec deux autres voyageurs , l'un anglais , Pautre francais , avec lesquels il de- vait visiter l'Egypte et la Grece. Avant d'arriver a Tenedos , les trois voyageurs etaient deja separes. L'un etait parti pour l'Egypte , l'autre pour l'Angieterre , et le troisieme retour- nait a Turin. Le baron de la Turbie m'apprit que l'abbe de Lille avait aussi quitte Cons- tantinople pour retourner en France, et que le capitaine, Truguet naviguait alors avec Tondu , l'astronome , dans les parages de 1'ile de Metelin , pour y continuer la carte du nord de l'Ar- chipel, qu'ils avaient commencee l'an- nee precedente. Le i5 novembre, a minuit, nous mimes a la voile. Le terns etait si 2,1 6 VOYAGE calme que nous employuraes pres de cinq heures a sortir du port. Au lever du soleil, il s'eleva un vent de sud, qui nous porta dans le courant du jour a l'ile de Tenedos. Cette ile conserve encore son an- cien nom parmi les Europeens et les Grecs modernes. Les Turcs 1'appellent Bogas-Adassi(Y\\e du detroit) , parce qu'elle est situee a I'embouchure de l'Hellespont. Elle a trente milles de tour, et sept a huit milles de dia- metre. Virgile , Pline et Strabon s'accordent sur sa position geographique , et la fixent avecbeaucoup plusd'exactitude que M. Bryant, qui la transports a l'entree du golfe Adramyty , afin d'e- tabiir son systeme f'avori sur la guerre de Troye. Elle est a six milles d'A- lexandria-Troas , cinqu ante-six milles de Metelin, et douze milles du cap Sigee.. LiOrsque les Atrides convoquerent BE X A TRdABE. 1\J une assemblee generale pour y deli- berer sur le depart des Grecs , Aga- memnon etait d'avis de rester encore sur les rivages troyens , afin d'appaiser le courroux de Pallas. La moitie de l'armee , sous la conduite de Nestor et d'Ulysse , lit voile vers Tenedos , et s'y arr£ta pour faire des sacrifices aux dieux. Sous le regne de Priam , avant la mine de Troye , cette ile , suivant Virgile , etait florissante et riche. Est in conspectu Tenedos , notissima Jama Insula, dives opum Priarni dum regno manerent. C'est de la que partent les deux serpens qui traversent la mer pour devorerLaocoon et ses deux Ills. Ecce autem gcmini a Tenedo tranquillaperalta ( Horresco rejerens ) immensis orbibus angues Incumbunt pelago pariterque adlittora tendunt. La rade de Tenedos n'est pas moins 2l8 VOYAGE dangereuse aujourd'hui , qu'elle ne l'etait au terns deVirgile. Nunc tantum sinus et siatio malefida carinis. Les vaisseaux y mouillent entre l'ile et la cote d'Asie. La Chersonese de Thrace les met un peu a. l'abri des vents du nord : cependant, quand ces* vents soufflent avec quelque impetuo- site , comme le fond du mouillage est de sable mouvant , ils chassent sur leurs ancres, et vont se perdre sur un ecueil que les Turcs appellent Koum-Bouroun ( la pointe de sable). II est rare que les voyageurs traversent cette rade , sans y apercevoir quelques debris de vaisseaux naufrages. Je fus recu a. Tenedos chez le juif Mo'ise Abenadretti , de la famille des Gormezano, agens francais aux Dar- danelles , dont je rappele ici les noms avec la reconnaissance que je dois a leur aimable hospitality. Mo'ise Abe- BE LA TROADB. 21 O, nadretti me fit connaitre tout ce qu'il y avait de curieux dans l'ile. Du hautde la montagne qui domine la ville et toute l'etendue de Tile , il me montrait au sud les montngnes de Lesbos ; a. l'ouest , le volcau de Lemnos ; au nord . l'enibouchure de l'Hellespont, le cap Sigee et la Cher- sonese de Thrace ; a Test en fin , la c6te d'Asie , et cette vaste for§t de valo- niers dont la cime semble couronnee par les antiques monumens d'Alcxan- dria-Troas. Au pied de cette montagne , je cherchai vainement la fontaine qui , suivant Pline , eprouvait au solstice d'ete" une espece de flux et de reflux , dont les efrets se faisaient r^guliere- ment sentir trois heures apres le cou- cher dusoleil. II ne reste plus aucun vestige de la ville d'QEolis , ni du temple d'Apollon Sminth^e, divinit£ sifameuse dans les poesies d'Horn^re. Quelques jours avant mon arrived 220 V O Y A G E a Tenedos , on y avait execute le visitf Hallil-Hamid ; je vis son cercueil expose dans la petite mosquee du chateau. Hallil-Hamid , ennemi personnel du fameux Hassan, capitan pacha, dont le prodigieux credit l'offusquait, l'accusa de haute trahison devantle mufti , pour avoir mene clandestinement et par mer , le grand-seigneur aux chateaux de la mer Noire , qui se trouvent hors des limites de Constantinople. Le mufti declara Hassan coupable : ce- lui - ci sentant le danger auquel il s'etait expose , feignit d'etre malade. Le visir voulant connaitre au juste l'etat de son rival , fit appeler en secret le medecin qui le traitait , et qui gagne ou trompe lui - m£me , lui assura que Hassan n'avait pas vingt- quatre heures a vivre. Aussit6t il fait investir son palais , et arreter Ma- vro-Yeni , son drogman et son homme de coniiance. Le sultan Abdoul - Ha- D E LA TKOADE. 221 mid , qui portait la faiblesse au point de croire que sa vie n'etait pas en surete dans sa capitale lorsque Hassan s'en eloignait un instant, se crut tout- a-fait perdu quand il apprit que son favori etait en danger. II s'empressa de le voir, aiin de prendre ses derniers conseils. C'etait-la ce que Hassan at- tendait , et ce fut dans cette entre- vue que la perre du visir fut con- sommee. On lui ordonna d'abord de mettre Mavro - Yeni en liberte , et de renvoyer la garde qu'il avait placee autour du palais de son rival. Deux jours apres, le fier Hassan se proraenait a cheval dans les rues de Constantinople, au grand etonneraent de toute la ville, qui le croyait mou- rant. Hallil-Hamid fut bient6t destitue et arrete. Au moment on il £tait enfermd entre les deux portes du serail, pour y attendre les derniers ordres de son maitre , Isaac Bey, ce turc qu'on a vu 222 V O Y A. G I a la com* de France, sous le regne de Louis XVI , trouva moyen de pe- netrer dans l'obscurite de son ca- chot , pour lui donner queJques avis utiles de la part de l'ambassadeur de France qui cherchait a lui sauver la vie. Hallid-Hamid le prit pour tm des bourreaux , et crut que sa derniere heure etait arrive. Isaac Bey se fit connaitre , et dissipa pour un instant ses craintes, en lui apprenant qu'il etait nomme gouverneur de Gedda. Mais son allegernent ne fut pas de longue duree ; on le transporta a Te- nedos ou il fut. etrangle. Les vents contraires me retinrent long-temsaTenedos : je ne voulais pas quitter ces parages de la mer Egee, sans voir l'ile de Mefelin (i). Je md proposais d'aiileurs d'entrer dans la Troade , a l'endroit ou se termine la (i) L'ancienne Lesbos. DE LA TR.OABE. 22^ chaine du mont Ida , et de suivre la cote d'Asie jusqu'a l'embouchure de l'Hellespont , pour tacher de decouvrir la plaine de Troye , ses monumens et ses fleuves. Deux jours apres mon depart de Tenedos , j'entrais a Porto^Sigri , Pun des ports les plus frequentes de l'ile de Metelin , lorsque j'y vis arriver le vaisseau le Tarleton , command^ par le capitaineTruguet, qui avaitchoisi ce point comme l'un. des plus eleves de 1'ile , et des plus favorably pour achever de determiner les positions de Tenedos, de Lemnos , de Sant'Estrati , de Chio et des rochers d'Ipsara. L'ile de Metelin a environ soixante milles de circonference. Elle est cou- ple par des chaines de montagnes et de collines , les unes couvertes de vignes , les autres de hdtres, de cy- pres et de pins. Les plaines qu'elles laissent dans leurs intervalles, produi- sent du bled en abondance. On trouye 22.4 VOYAGE en plusieurs endroits des sources d'eaux chaudes , des agates et des pierres precieuses. Le long des cotes de Metelin , la nature a creuse des anses qui s'enfoncent trds-avant dans les terres , tels que Porto-Calo , Porto- Iero et Porto -Pietra. Demetrius de Phalere attribuait a l'influence du climat de cette ile , le genie des poetes et des musiciens qu'elle avait produits en si grand nombre. Lesbos donna le jour au sage Pittacus , qui delivra sa patrie de trois grands fleaux, les tyrans, la guerre et les divisions intestines ; qui n'accepta le pouvoir supreme qu'a- fin de retablir la paix et de creer de bonnes lois , et qui l'abdiqua sans regret , comme il l'avait accepte sans ambition. Le petit village de Sigri a pris son nom du promontoire Sigrium. II est defendu parun mauvaisfort, au milieu duquel s'el&ve une mosquee dont la coupole est tres-elegante. Les maisons t> E LA TROA.DE. 2l5 cle ce village sont baties en terre et en bols. Comme je desirais obtenif la permission et les moyens de par- courir avec surete l'interieur de Pile, j'allai trouver l'aga , qui etait assis dans un cafe et entoure^ de ses officiers inferieurs. Une assemblee de Turcs est un spectacle du plus grand interet pour un voyageur qui se trouve la premiere fbis an milieu d'eux. Leur conte- nance est grave et serieuse , leur pc- litesse tient de la protection , mais elle est affectueuse et douce. Lcs peuples , comme les individus reli- gieux , qui par la priere sont en com- merce habituel avec la divinite , ont un caractere de physionomie reraar- quable ; leurs traits semblent respirer le bonheur avenir , qui fait Tobjet continuel de leurs voeux. C'est chez eux que les artistes de laGrece allaient chercher ces belles t&tes que nous admirons dans l'antique. i. i5 226 V O Y A G S Qui croirait que ces hommes appar* tiennent a la m£me famille que les barbares vainqueurs de Nicopolis (1)? Qui croirait que des homines aussi hospitallers , aussi genereux , aussi doux dans la paix, puissent &tre asses cruels dans la guerre , pour mutiler et massacrer leurs prisonniers ? Les rochers qui bordent le port de Sigri sont rougeatres, et assez ressera- blans au porphyre dans son etat de dissolution. Onyremarque des troncs d'arbres agatises , qui confirment en- core l'observation de Platon sur le territoire de 1' Attique (2) , et prouvent incontestablement que ces lieux , main- tenant rocailleux et steViles , etaient autrefois couverts de for£ts. k'aga m'ayant fourni des mulets et (1) Voyez Chapitre III , page 58. (2) Vqyez Platon dans le Critias ou l'AU Ian tide. D E LA TROABE. 227 un guide , je me mis en route pour parcourir l'ile de Metelin. Apres avoir laisse a ma gauche le montOrdymnus, qui traverse l'ile de Test a l'ouest, je passai pres des mines d'Eresos , la patrie de l'interessante Sapho , dont les vers coulaient avec plus de grace et de mollesse que ceux d'Anacr^on et de Simonide. Poursuivant ensuite ma route a. tra- vers des bosquets de myrte , j'arrivai au village de Porto-Iero , situe au fond d'un golfe qui semble ferme de tout c6te par les terres , et ou Ton trouve des eaux thermales d'une qualite tres- salutaire pour les maladies desfemmes. Les campagnes qui s'^tendent entre ce village et la ville de Metelin, sont plantees de vignes et d'oliviers. Les anses formers par la mer, ofFrent a chaque pas, les points de vue les plus agreables et les plus pittoresques. La ville de Metelin occupe l'em- placement de 1'ancienne Mytilene. 22& V O Y A O fi Elle est situee sur un promontoire entre deux ports, l'unau septentrion et l'autre au midi. Le premier,plus grand et plus profond que l'autre, est garanti de la fureur des vents et des flots,par une jetee qui s'avance loin dans la mer.Mytilenefut autrefois celebre par la grandeur de son enceinte , la beaute de ses Edifices, le nombre et l'opu- lence de sesliabitans. On n'y retrouve plus d'autres debris de cette ancienne magnificence , que les ruines d'un aqueduc. Elle est entouree d'une double muraille flanquee de tours. Ses mosquees et ses maisons sont en- tremelees de platanes et de cypres. Pour revenir de Metelin a Porto- Sigri , je pris la route d'Akerona, petit village pres duquel se trouve le monastere du Precurseur , Prodro- mos (1) : c'est-la qu'etait situee Me- ^i) Cest le nom que les Grecs modernes dQoaent h S. Jean-Baptisle. \ D E LA TROADE. 229 thymne , la patrie cl'Arion , successeur d'Orphee. Cette ville, l'une des priii- cipales de File de Lesbos , etait renom- raee pour les vins. Virgile les mettais fort au-dessus de ceux d'ltalie. Non eadem arboribus pendet vindemia nostris , Quam Methymnceo carpit de palmite Lesbos n La tete et la lyre d'Orphee ayant ete jetees dans l'Hebre par les Bac- chantes, furent transpostees jusqu'aux rivages deMethymne. Pendant le trajet, la voix d'Orphee faisait entendre des sons touchans et accompagnes par les sons de la lyre dont le vent agitait les cordes. Membra jacent diversa.locis , caput t Hebre ly- ramque , JZxcipis el (mirum ) medio dum labitur amne , Flebile nescio quid quosriturlyra ,Jlebile lingua Murmurat exanimis ; respondent Jlebilae ripce, Jamque mare invectoz Jlumen popular e relin- quunf. Et Melhymnece potiuntur Uttore Lesbi (1). (1) Ovid. Metamorph. 1. XI. 2DO V O Y A G- S De retour a Porto-Sigri , je m'em- barquai sur un bateau du pays , qui me conduisit a. Porto-Pietra ( le port de la Pierre ) , ainsi nomme a. cause d'unrocherisole qui s'eleve au milieu de ce golfe , a la hauteur de plus de deux cents pieds. Nous mouillames a quelque distance d'une caravelle tur- que , enyoyee dans l'Archipel a. la poursuite d'un corsaire. A peine avions-nous jete Fancre , que le ca- pitaine de la caravelle detacha sa chaloupe avec vingt hommes armes , qui vinrent nous mettre a contribu- tion , et nous enleverent ce que nous avions de plus precieux. Dans la crainte d'une seconde visite , nous mimes a la voile pendant la nuit, et nous arrivames le lendemain au cap Baba. » E &A TROAD*. 23l m •■' ■, SEGONDE PARTIE. CHAPITRE PREMIER. Voyage du cap Baba aux mines d' Alexandria- Troas. JL* £ mouillage du cap Baba (1) est garanti des vents de nord par une jet^e d'environ soixante pieds de longueur , formee de grosses pierres entassees sans maconnerie ; mais il n'est point a l'abri des vents d'ouest, ni des vents de sud. Le village de Baba est situe" sur le penchant d'une collliie. On y voit un mauyais fort , (i) L'ancicn promontoire Lectos. %Z% v O Y A • 3E semblable a celui de Porto- Sigri. Si Ton examine avec attention ics ro- chers dont il est entoure , et si on les compare avec ceux qui forment la rive opposee de l'ile de Metelin , on ne saurait douter que cette ile n'ait autrefois appartenu au continent de l'Asie. En partant du capBaba, J'etais r.e- solu , comme je l'ai deja dit (1) , de sni* vre le rivage dela mer jusqu'aux Dar- danelles. C'etait le seul moyen de decouvrir l'embouchure des fleuves que je cherchais. Les differentes epreuves que j'avais faites de l'exactitude d'Homere, dans la description des lieux que je venais de parcourir , m'autorisaient a penser qu'il nen aurait pas manque dans celle de la plaine de Troye ; et sans trop m'arr&ter a 1'opinion des anciens et des modernes , qui ont revoque en .1 . ' .. . , . ■ ff the East. vol. II part. H, 109. Travels in Asia minor, p. 27. DE LA TROADB. 2^7 iestablement qu'il etait destine a des bains , c'est ce grand reservoir semi- circulaire qui se trouve a Tangle me- ridional du monument, et dans le- quel aboutissent encore les canaux de l'aqueduc , qui apportaient les eaux. Si Pococke et Chandler avaient vu ces canaux ; s'ils avaient penetre dans leurs voutes encore enduites de sedimens aqueux , s'ils avaient observe la direction de l'aqueduc qui s'y ter- mine , ils n'en auraient pas meconnu la destination. 248 VOYAGE CHAPITRE I'll. • , Premier voyage dans la plaine de Troje. J'etais a peine sorti des raurs d'Alexandria-Troas , que j'apercus k 1'horizQn , du cote du nord , une eminence conique qui attira toute ruon attention par sa hauteur , par sa masse imposante , et par sa forme reguliere qui se dessine dune maniere tranchante sur le sommet horizontal de la colline ou elle est situee. Je dirigeai ma route vers ce point re- marquable , a. travers la longue chain e des collines qui descendent , en s'ap- planissant par degres , des hauts sora- mets de l'lda , et viennent insensi- blement se perdre sur les bords de la iner Egee. » E I. A THOADE. 249 En y arrivant , je m'informai avec empressement si les Turcs qui habi- taient les villages voisins avaient cou- tume de designer cette petite montagne par quelque nom particulier. Ma cu- riosite fut pleinement satisfaite lorsque j'appris qu'ils la regardaient corame un tombeau des infideles, et qu'ils lui avaient conserve le nom tres extraor- dinaire de Tepd ' , le raeme que les anciens Egyptiens donnaient a leurs tombeaux ; mais je ne me croyais pas alors aussi voisin de la plaine de Troye. Je ne pouvais que former des conjectures sur ce monument. Je me contentai , a. cette premiere epo- que, d'en mesurer les dimensions, et d'observer de son sommet Tun des plus beaux points de vue de l'uni- vers. Au midi , j'apercevais les mines d'A- lexandria-Troas ; a Test, les pics eleves de l'lda ; a l'ouest , la mer Egee , les Ues de Tenedos , d'Imbros , de Samo- 3.5o VOYAGE thrace , de Lemnos , et jusqu'au som- met du mont Athos (1) ; a. mes pieds eniin , et du cote du nord , j'avaisune vaste plaine entouree d'agreables col- . (i) Agamemnon , roi dArgos et de Mycenes , avail promis a Clytemnestre que,des qu'il a u- rait pris la ville de Troye , il Ten avertirait par ud signal. Celail une torche ardente qu'il devait placer sur une hauteur dans la Troade, pour avertir les lieux voisins de faire la meme chose jusqu'a ce que la lumiere put etre apercue dArgos. Mais quand Troye a-t-elle et^ prise? deman-» dent lesministres dArgos a Clylemnestre (*). CIY1EMNIS1JI. k La nuit meme qui a devance ce jour. IE c H (E u R. Quel message assez prompt a pu vous Tap— prendre? (*)*<4gamenmo?ij tragedie d'Eschyhj acte I. svene A* DE LA TROADE. 1$± lines , couvcrte de villages et cultivee d'espace en espace. Deux fleuves qui paraissaient sortir des gorges de l'lda, la traversal ent de Test a Ton est , dans sa longueur. De differens cotes , et k CLYTEMNESTRE. « Vulcain ,par des feux allumes sur l'lda. De fanal en fanal la damme messagere est venue jusqu'ici; de l'lda , an promontoire d'Hermes a. Xemnos; de cetteile, le sommet du mont de Jupiter , l'Alhos a recu le troisieme , ce grand signal d'un flambeau r^sineux, de cetle lumiere qui pour m'annoncer le bonheur, a dore de ses rayons le poste de Maciste. Celui-ci quiveillait sans cesse n'a point tarde d'avertir les gardiens du Messape au bord de l'Euripe ; ilsyont re- pondu , et ont transmis le signal en allumant un monceau de brnyere seche , dont la clarle forte et soutenue comme celle de la lune, par- venant rapidement au-dela des plaines de l'A- sope jusqu'au mont Cytheron , a continue la succession de ces feux voyageurs. La garde de ce mont n'a point manque d'allumer un fanal, dont la lueur percant comme un eclair jusqu'au 2.52 VOYAGE des distances differentes , je voyais des eminences semblables a celle au som- met de laquelle j'etais assis. montCEgiplancte au-dela des marais de Goropis , a excite ceux que j'y avais places, a servir mes desirs : d'un vaste bucher ils ont fait sortir des tourbillons de flamme qui ont eclaire Fhorizou jusqu'au - dela du promontoire eleve du golfe Saronique, et ont ete apercus du monl Ara- chne. La, veillaient ceux du posfe le ,plns voi- sin,qui,par une succession non -interrompue depuis l'lda , ont fait luire enfin s ur le palais des Atrides ce feu desire. Tels elaient les fanaux que mes ordres avaient fait preparer pour se repondre les uns aux autres du premier au dernier. Ils ont rempli mon attente. Voila les nouvelles sures que mon epoux m'envoie des rivages troyens ». On pourrait croire qu'Eschyle a dit une ab- surdite, en supposant qu'uue torche ardente pouvait servir de fanal a des distances aussi con- siderables que les rivages de Troye et les rem- parts d'Argos. Mais le telegraphe d Agamemnon n'est point de l'invention du poefe. La dispa-* sition respective de ces differens sommels me. DE LA TROADE. Ii53 On concevra ais^ment tout ce qu'un pareil tableau dut reveiller en raoi de souvenirs interessans. Ce fut alors que commencerent a. prendre une grande realite , dans mon esprit , les conjec- tures que j'avais depuis long- terns formees sur l'existence de la plaine de Troye. Penetre de tout ce qui avait ete' ecrit sur cette plaine celebre, par les anciens et par les modernes ; guide* par les cxcellentes descriptions du docteur Pococke , et de son savant corapatriote le docteur Chandler, mais rempli sur- tout d'admiration pour l'exactitude d'Homere , que j'avais eu tant de fois porte a croire qu'ils pourraient encore se com- muniquer aujourd'hui par les moyens qui furent employes alors. Du tombeau d'-zEsietes , j'ai vu le promontoire d'Hermes et le mont Athosj du port de Scyros , j'ai vu I'Athos et le Messape ; et du port Piree , j'ai distiugue le Cytherou et I'Arachne* 2.54 VOYAGE occasion de verifier dans le continent et les iles de la Grece , j'arrivais dans la plaine de Troye avec cette instruc- tion preliminaire dont tout voyageur est pourvu quand il entreprend le tableau d'un pays classique. Cependant il fallait faire un choix dans cette foule d'autorites anciennes et modernes , souvent opposees entre elles , souvent contraires a Homere ; il n'y avait qu'un moyen : c'etait de comparer Homere avec la nature que j'avais sous les yeux , et de marcher dans la plaine de Troye , llliade a la main. C'est ce que je fis dans ce pre- mier voyage, c'est ce que j'ai fait encore dans ceux qui l'ont suivi. D B LA TR.OA.DE. i55 CHAPITRE IV. Second voyage dans la Troade^ Phdnomene singulier produit par V ombre du mont Athos. A mow arrivee a. Constantinople , lorsque je parlai de la plaine de Troye et de mes conjectures sur la nature des monumens que j'y avais observes , peu s'en fallut qu'on ne me crut l'esprit aliene. On s'amusa long - terns de ce qu'on appelait mes tombeaux et moa Scamandre ; mais des plaisanteries sans critique ne me firent point perdre courage. Le peintre Cassas revenait alors de Palmyre avec le riche porte - feuille dont il vient d'exposer les premiers chefs-d'oeuvres aux regards du public , et ayec une quantite considerable 12.56 ' VOYAGE d'antiquites et de medailles, qu'il rap- portait a l'ambassadeur pour enrichir sa collection. Cet artiste , l'un des plus distingues de l'Europe dans son art , n'eut pas plutot entendu rappeler l'existence de la plaine de Troye, qu'il oublia a l'instant les dangers qu'il venait de courir dans le desert. Excite par cette insatiable curiosite qu'il reunit au plus rare talent , il entretint si souvent l'am- bassadeur Choiseul des monumens de la Troade , que celui-ci se decida a y envoyer Tondu , astronome, eleve de Mechain et de Cassini. Ce jeune homme , qu'une mort prematuree a enleve aux sciences dans le moment meme ou il les servait avec le plus 1 grand zele, venait de lever la carte du rtord de l'Archipel , de concert avec le celebre pilote Racort , le brave major Duval, etle capitaine Truguet. Leur dernier ouvrage avait ete la carte de l'Hellespont. lis avaient, en le finis- D E LA TROADE. %5j sant, determine la figure de l'tle de Tenedos , et fixe les principaux points de la cote d'Asie, depuis le golfe Adra mity jusqu'au canal des Dardanelles, lis avaient consequemment embrasse dans leur travail la partie de la cote de Troye , qui s'etend depuis l'entre*© de l'Hellespont jusqu'aux ruines d'A- lexandrie. Ce cadre de la plaine etait important a tracer, mais il fallait encore decouvrir les monumens qu'il renf'erme. M. Tondu employa tres-utilement pour la g^ograpliie , le peu de mo- xnens qu'il passa sur le territoire de la Troade ; mais presse par le capitaine Truguet , qui retournait a Lemnos pour achever la carte du port Saint- Nicolas , il n'eut que le tems de fixer a la hate la position de quelques vil- lages et de quelques autres points re-, marquables. Je fus charge , par l'ambassadeur, de comparer le travail de ce geometre 3t58 VOYAGE avec les poemes d'Homere et la geo- graphie de Strabon. J'invoquai pour cela les secours et ropinion des hom- ines eclaires qui composaient l'am- bassade. Le resultat d'une conference tenue a ce sujet en presence des in- genieurs Lafitte, Monnier,etc. futque les points fixes par Tondu pouvaient bien servir a perfectionner la topo- graphie de la Troade , mais que la partie des antiquites exigeait encore .de nouvelles recherches. I/ambassadeur , convaincu par ces t^moignages , et par lui-m£me , de la necessite d'examiner de nouveau la plaine de Troye , me chargea de l'en- treprendre avec Cassas. Nous partimes ensemble de Cons- tantinople le 11 septembre 1786, et nous arrivames le i3 au cap Sigee. Le moment ou nous mimes pied k jterre fut signale par un phenomene tiont le detail ne doit pas paraitra D2 I. A T R O A D B. 3.5(J Stranger au tableau de la plaine de Troye, puisqu'il offrait a ses habitans, dans certaines saisons de l'ann^e , un objet d'observation extremement cu- rieux. On lit dans le septi£me livre de Strabon , que le mont Athos est d'une forme conique et d'une si grande elevation , que « les habitans du som- « met de cette montagne apercoi- « vent le soleil , trois heures avant « ceux qui habitent le rivage de la « mer (1) ». Cette peinture du mont Athos contient une exageVation dont le plus sage et le plus exact de tous les geographes ne saurait etre raison- nablement accuse. Les erudits , pour le justifier, assurent que la derniere partie du septieme livre de sa geogra- phic , ou il d^crivait la Mac^doine et la Thrace , a ete perdue , et qu'on Jj (1) GdograpU. lib. VII. p. 5io. ed. d'Arns- terdam. 2r<>0 VOYAGE a suppled , vers la fin du neuvieme siecle , par une compilation dont l'au- teur est inconnu (1). Pline , voulant aussi donner une Idee de la hauteur du raont Athos , dit dans le quatrieme livre de son histoire naturelle : « que l'ombre de « cette montagne s'etendait , dans ». On est tente d'abord de ranger ces deux assertions sur la m&me ligne , et de les croire l'une comme l'autre le jeve d'une imagination feconde qui cherche a. embellir encore un objet re- jnarquable. II ne faut cependant pas les confondre : la premiere est impos- sible a defendre ; la seconde n'est pas "III N I (i) V. Fabricii Bibl. grec. vol. IV. p. 5. (2) Hist. Nat. lib. iv, cap. xxiii. Chandlers '^Travels ia Asia minor. UE I. A TROADE. 26l Jl Fabri de toute incertitude , mais elle reunit au moins , comme on. va le voir, en sa faveur , tons les carac- teres de la yraisemblance. Lorsque nous abordames a Koum- Kale , le premier des chateaux situe sur la cote d'Asie , a Fentree du canal des Dardanelles , le soleil couchant etait sur le point de disparaitre der- riere le sommet du mont Athos ; la couleur azuree des pics d'Imbros et de Samothrace , serablait preter un nouvel eclat aux brillans faisceaux de lumiere que le soleil lancait u travers le ciel le plus pur. En jetant les yeux vers Pouest 9 nous apercumes un cone d'ombre qui prenait son origine au sommet de l'Athos , et dont la base projetee hori- zontalement semblait raser la surface de la mer et se dinger vers File de Lemnos. Apresquelques instans , cette ombre s'eleva dans Fatmosphere , se dissipa , et perdit sa forme a mesure 262 V O Y A G B que le soleil descendit au-dessous de l'horizon. Ce phenomene me rappela ce que j'avais autrefois lu dans Strabon et dans Pline ; Cassas en fit un dessin qui sera incessamment publie, avec ceux qu'il a faits dans la Troade. Je mMtais bien attendu que cette observation, lorsqu'elle serait connue, attirerait l'attention des astronomes. C'est en effet ce qui est arrive. Le professeur Kastner de Gottingue , a compose sur ce sujet un savant me- moire (i) dont M. Bourkhardt , eleve des astronomes la Lande et de Zag t a bien voulu me communiquer l'ex- trait. M. Kastner suppose, d'apres Pto- lomee , Xa longitude du mont Athos ; 5l° oo' , et sa lati- tude 41 10' ; (1) Beschreibung des-Ebene von Troia, p. BE I. A THOADE. 2.63 La longitude de Myrina , 52° 20' , et sa lati- tude 40 56'. La distance des deux endroits est done egale a i° 1' 56" , e'est-a-dire, a 2.5 ~ 5 «, lieues de France. D'apres ces positions geographiques, il suffit que le mont Athos ait seule- ment 5i8 n toises de hauteur , pour que son ombre tombe sur Myrina , le 26 avril et le 2.5 aout. Vossius (1) , dans ses notes sur Pom- ponius-Mela , ine parait avoir estim& assez exactement sa hauteur , en la supposant de 11 stades , e'est-a-dire t de 1040 , ou au moins de 836 toises , suivant l'espece de stade qu'il a pris pour base de ses mesures. II n'y a done rien dans ce qu'on raconte de l'ombre du mont Athos , qui oblige de lui supposer une hauteur demesuree , commeRiccioli, qui lui (1) Vossius , 1. 11. ch. 11, £64 V O T A G £ donne huit mille toises sur les obser~ rations , sans doute tres-fautives , du missionnaire Angelas Loredanus (i). Quant au doute que M. Kastnei? parait elever sur la possibility d'aper- cevoir le mont Athos de l'entree de l'Hellespont , il n'est aucun matelot, r aucun habitant du cap Si gee , qui ne puisse le dissiper, et fixer son incer- titude a cet egard. Si le mont Athos faisait parti e d'une chaine de montagnes continue, il se- rait difficile de le distinguer a une grande distance : mais c'est une montagne isolee , qui s'eleve brus- quement en forme de pyramide a. la pointe d'une Chersonese , laquelle se detache du continent et s'avance fort au loin entre deux mers. Sa situa- tion et sa hauteur en ont fait , pour (2) Eiccioli geograph. reform, lib. VI. cap. xy. n. ix. 3D E I. A TROADE. 2.65 les marins , un point de reconnais- sance tr^s - distinct , sur lequel ils se dirigent, et qu'ils ne perdent jamais de vue depuis Tile d'Eubee jusqu'a l'Hellespont. Ce serait maintenant ici le lieu de rendre le lecteur compagnon de notre voyage , dans la plaine de Troye , de le conduire avec nous pas a pas , et de le faire assister en quelque sorte , suc- cessivement a nos decouvertes. Cette marche circonspecte , que je crus devoir adopter lorsque j'annoncac pour la premiere fois les monumens de la Troade , etait die tee par la de- fiance de moi-mdme et la singularity des monumens que j'annonc.ais. Ne pouvant appuyer mes recits par des temoignages imposans , il n'y avait point de precautions que je ne dusse prendre pour (Schapper a la critique et convaincre l'incredulite. Je serai moins timide aujourd'hui que Pauthenticite de ces monumens 366 V O T A G 3! n'est plus contestee. Fort du suffrage des uniyersites d'Edimbourg e't d© Gottingue ; fortde l'opinion de Dalzel, deHeyne, et d'une foule de voyageurs respectables de differentes nations dd l'Europe , je ne craindrai point d'as- surer que la plaine de Troye n'a pas change de face depuis le siecle d'Ho- mere ; que les promontoires, les fleuves, les vallees , les collines etles tombeaux des guerriers , se voient encore auz memes lieux ou ce grand poete les a places. DE X. A T R O A D E, 2.6? w' ' ■ ■■■ , , '. ' j — CHAP IT RE V. Description de V Hellespont, J-iO usque mes remarques sur la plaine de Troye et sur les mines d'Alexandrie furent achevees , je r6- solus, en retournant a Constantinople, d'observer avec soin les rivages de 1'Hellespont , et de verifier la situation des villes anciennes qui les decoraient. J'attends au pied du cap Sigee le bateau qui doit me porter sur ce canal fameux. Mon coeur est encore agite des impressions qu'il vient d'eprouver; 1'ombre des guerriers grecs et troyena me poursuit , et je quitte , a. regret la terre celebre oureposent leurs cendres. . . . Portusque relinquo. Et campos , ubi Troj'a fuit (i). .» — _ (i) Eneid. lib. in. v. 10. 1l6B y O T A C K Le caique sur lequel je m'embarquat etait conduit par sept rameurs , dont le chef , vieillard d'une figure venerable, naviguait dansl'Hellespont depuis son enfance.Une f'oule de tableaux 1 se pre- sentent a. mes yeux ; le canal semblable & un beau fleuve , est en ce moment couvertdevaisseaux. Ses eauxcoulent majestueusement entre deux chaines de hautes collines , qui, sans etre par- tout cultivees , offrent par - tout les signes de la fertilite ; de nombreux troupeaux paissent sur le penchant des deux rives , et les matelots du vaisseau qui s'enfuit , repondent aux chants des bergers. Ces images riantes Fontbientot placed des souvenirs dou- loureux. Je vois l'ombre de l'infortune Polydore , errante des rivages de la Chersonese , a. ceux du Simo'is , pour y demander les honneurs de la sepul- ture. Quand la capitale de la Phrygie fut menacee , Priam craignant de le voir tomber sous le fer des Grecs A DE LA. THOADB. 26V} X'^nvoya secretement hors des confins de la Troade, chez Polymnestor, son bote , qui cultivait les plaines fertiles de la Chersonese , et tenait sous son sceptre les Thraces, ce peuple ami des fiers coursiers. Priam, en confiant Polydore a. ses soins , lui remit en secret beaucoup d'or , afin que si les murs d'llion venaient a tomber, il le distribuat a. ceux de ses enfans qui vivraient encore. Polydore etait le dernier des enfans de Priam , et c'est pour cela qu'il l'eloigna de la Troade. II n'etait pas en etat do soutenir le poids d'une armure , ni de porter une lance de son jeune bras. Aussi long-tems que l'empire phrygien subsista , et que les remparts deTroye demeurerent inebranlables ; aussi long-tems qu'Hector son frero put signaler son courage, Polydore elev£ par les soins de son hote , crois- ,$ait dans son palais, ainsi qu'un tendre rejeton ; mais des qu'Hector ne fut 2.JO V O T A G S plus , des que Troye fut detruite , des que Priam lui-meme fut renverse aux pieds des autels qu'il avait eleves de ses propres mains , Polydore fut mas- sacre sans pitie (1). II me semble voir ce barbare Po- lymnestor trahissant l'hospitalite , trempant ses mains perfides dans le sang de l'innocence , et jetant dans l'Hellespont le cadavre du malheureux £ls de Priam. \ Thucidide , Herodote et Xenophon me rappellent les batailles sanglantes, et les grandes actions dont l'Helles- pont fut autrefois le theatre. Ici , les Atheniens battirent les Lacedemo- niens ; la , ils furent battus par eux , et perdirent leur liberte ; plus loin , passerent les armees de Xerxes et d' Alexandre. Je vois l'Hellespont teint (i) Hecube, tragJdie d'Earipide , acte I4 tccne I. D E X. A TROADE. 27I sUa^fois du sang des Perses, des Grecs, des Venitiens et des Musulmans. Pendant que j'^tais occupe de ces tristes pensees , le chef des rameurs laisse echapper , par hasard , le nom d'Eles- Bouroun. Je'le questionne avec empressement sur le mot qui sor- tait de sa bouche. II m'apprend que Tun des deux promontoires qui for- ment l'extremite* de la Chersonese de Thrace , &ait appele par les Turcs Eles> Bouroun (pointe d'Eles). J'allai aussf* t6t reconnaitre ce cap et chercher les ruines de la ville d'Eleus , qui ne de- vait pas en etre eloignee. Le petit village et les differens forts qu'on voit a la pointe de la Cherso- nese, ont peut-^treete construits de ses debris ; le torabeau de Protesilas, qui en etait voisin et qui subsiste en- core , est le seul monument qui puisse indiquer le lieu qu'elle occupait. Apres avoir examine* le fort bati par le baron deTott , a pen de distance du 27* VOYAGE tombeau de Protesilas , je m'embar- quai une seconde fois; et laissant a droite sur la cote d'Asie (i) , les tom- beaux d'Achille et de Patrocle (2) , le chateau du Sable (3) , rembouchure du Simo'is (4) > ^ e tombeau d'Ajax (5), le bois d'Heetor ou rOphrinium (6) , et a gauche sur celle d'Europe , deux agreables vallons planted d'arbres et arros^s de plusieurs ruisseaux , j 'arri- val a la pointe des Barbiers (7) , oil jetait autrefois situee la ville de Dar- danus , remarquable par le traite de paix entre Sylla et Mithridate , si far meux dans l'histoire romaine. (8). (i) Ieni Cheher. (2) Dhio Tape. (3) Koum-kale". £f) Mendere Sou. (5) In Tepe Gheulu. (6) Tchalli dere\ (7) Kepos Bourouir. (8) Strab. Cas. p. 38g. BE LA. TB.OADB. 2^3 Cest icique je commen^ai a verifier la nouvelle carte de V Hellespont. Le travail de nos astronomes , compare avec la geographic de Strabon que j'avais sous les yeux, me demontra bientot d'une maniere frappante , Combien l'estimation des distances etait fautive chez les anciens , et combien leurs methodes etaient eloi- gners de la precision que nous donnent aujourd'hui nos instrumens. J'abordai au chateau des Dardanelles d'Asie , que les Turcs appellent Soul* tanid Kalessi. Qu'on se figure une enceinte de hautes murailles , dont le pied est perce d'embrasures, a travers lesquelles des canons , dirig^s a fleur d'eau, vomissent des boulets de marbre de deux pieds de diametre ; et Ton aura une id^e juste de la principals defense du canal de l'Hellespont. La petite ville qui avoisine le cha- teau , est presqu'entierement peuplee de juifs, qui, aux ayantages d'un grand i. 18 2/4 VOYAGE commerce , reunissent encore ceux d'une commission tres-lucrative , en se rendant necessaires aux vaisseaux de toutes les nations qui sont forces d'y relacher pour y &tre visites , et y montrer leurs firmans. Derriere la ville , s'etend une vaste plaine au milieu de laquelle on trouyo un teke , ou couvent de Deryiches , entoure de vignes et de jardins deli- cieux. Ces solitaires donnent au pays qui les avoisine, l'exemple de l'hos- pitalite la plus affectueuse. lis offrent leurs plus beaux fruits et leurs cel- lules au voyageur fatigue , et lui font admirer de la meilleure foi du monde , un cercueil de quarante pieds ou sont renfermees les reliques du geant qui les a fondes. Le torrent qui traverse cette plaine et baigne les murs de Soultanie Kalessi , est indubitablement le Rho- dius , qui, suivant Strabon , coulait entreDardanus et Abydos. C'est apres D E LA TROADE. 2*5 le Simois , le plus grand des fleuves qui se jettent dans l'Hellespont. En examinant l'irregularite de son lit, les monceaux de cailloux qu'il charrie et les breches qu'il fait a chaque ins- tant a la digue elevee pres du chateau pour en retarder la destruction , Ton n'est pas surpris que Neptune ait reuni ses eaux avec celles du Simois et des autres fleuves qui descendent de l'lda, pour renverser le retranchement des Grecs. Strabon dit que le Cynos£ma , ou torabeau d'Hecube , etait en face de l'embouchure du Rhodius sur la rive opposee de l'Hellespont. Ce monument occupait sans doutelelieu ou se trouve aujourd'hui le chateau d'Europe , que les Turcs appellent Kelidil-Bahar, le cadenas' de la mer, comme Euripide appelait autrefois le Bosphore , la clef du Pont. Au-dessus de Soultanie" Kalessi , j'apercus plusieurs vaisseaux a l'abri 3'7^ VOYAGE d'une pointe qui s'avance dans le canal , et qui semble en fermer l'en- tree du cote" de la mer de Marmara : les Tures YappellentNagara-Bourozm. On voit encore sur ce rivage , quel- ques mines qui doivent §tre les restes d'Abydos , puisque la distance qui se trouve dans la nouvelle carte entre la pointe des Barbiers et Nagara , est prexisement celle qui a ete fixee par Strabon, entre Dardanus et Abydos. La cote d'Europe , au-dela. de Ke- lidil - Bahar , forme-trois anses con- tigues. Au fond de la premiere , se trouve le Tillage de Mayto , peuple de Grecs , et bati sur les mines de l'ancienne Madytos. C'est-la que les Atheniens remporterent sur les Lacedemoniens une victoire signalee , a la suite de laquelle ils erigerent un trophee sur le Cynosema. La seconde , que les anciens appe- laient Koilos a cause de sa profondeur, D E I A T It O A D E. 277* jDOrte encore aujourd'hui le nom tres- peu defigure de Koilia :■_, que les habi- tans prononcent Kilia. La troisieme de ces anses , que les Turcs appellent Ak-Bachi-Liman (havrede la t&te blanche), est l'ancien port de Sestos. Les debris de cons- truction qu'on voit sur la montagne voisine , sont les mines du fort de Ze'me'nic 3 la premiere place dont les Turcs s'emparerent en passant d'Asie en Europe , en i356 , commandes par le sultan Orcan. Les Turcs qui habitent les riyages de l'Hellespont , montrent encore avec une sorte d'orgueil , certains rochers situes a. une lieue au - dessus & Ak- Bachi-Liman ,zt qu'ils appellent Gazi- ler-Iskelessi , le port des vainqueurs, ou leurs intrepides aieux aborderent avant d'attaquer le fort de Zdmenic* Cest entre Sestos et Abydos , dit Strabon , que Xerxes jeta un pont dot bateaux pour feire passer son armee* 278 V O Y A G B L'une des extremites de ce pont etait au dessusd'Abydos vers laPropontide, et l'autre au-dessous de Sestos vers la aner Egee. La description qu'Herodote nous en a laissee , a fait jusqu'ici le desespoir des interpnkes et des commentateurs de ce pere de l'histoire. La traduction francaise deDuryer dans cet endroit, est iniidele, tronquee et inintelligible. Stanley n'a surement pas entendu le texte qu'il ne traduit pas, puisque tel qu'il le cite,depourvu des additions et des corrections que la nouvelle edition de Vesseling nous pr^- sente,d'apres la confrontation de plu- sieurs manuscrits , il n'est pas possible dans plusieurs endroits d'en tirer un sens raisonnable. Les notes de "Valcknaer et des autres n'eclaircis- sent presquerien. Enlin , 1'explication du pere Petau , dans ses notes sur la dixieme harangue deTheraistius, apres avoir jete du jour sur quelques en- BE rA TB.OADE. 279 droits , en laisse plusieurs autres dans l'obscurite. Le modeste et savant Du- theil a donne la traduction de ce pas- sage redoutable , apres avoir fait quel- ques remarques preliminaires.il n'ose se flatter, dit-il, d'avoir totalement leve" des difficultes qui ont ete insur- montables a plusieurs hommes habiles ; et comme cen'est pas une dissertation qu'il offre au public , il n'emploie aucun argument pour soutenir sa version. II la soumet entidrement au jugement des lecteurs qui voudront la confronter avec le texte. II y eut deux ponts d'etablis ; Hero- dote le dit clairement , 1. 7 , n° 55 , p. 334 : l'un plus pfes du Pont-Euxin, sur lequel passerent toutes les troupes, tant cavalerie qu'infanterie ; Tautre plus pres de la mer Egee , sur lequel passerent les bagages et les betes de somme. Ce qui formait le premier plancher de ces ponts ,c'etaient de gros cordages. 2&0 V O Y A G S tendus de l'une a l'atitre rive. Her85 tement a son egard ; mais Xerxes , ton roi , saura bien te traverser, soit que tu le veuilles ou non. C'est avec rai- son que nul d'entre les matelots ne t'offre des sacrifices , puisque tu n'as d'autre merite que d'etre inconstante et salee. Ce fut ainsi qu'il ordonna qu'on punit la mer. II voulut aussi qu'on coupat la tete aux entrepre- neurs des ponts. Ceux qu'il envoya charges dece triste ministere ob&rent. Cependant d'autres architectes firent construire d'autres ponts , et voici comme ils s'y prirent. lis attacherent ensemble des vaisseaux a cinquante raraes et des triremes ; trois cent soixante ( sous - entendu , des uns ) pour le pont qui regardait le Pont- Euxin , et trois cent quatorze(sous- entendu , des autres) pour Pautre pont, Ces navires furent disposes obli- quement quant au fil de l'eau da Pont-Euxin ; droit, quant au fil de l'eau tie. l'Hellespont , afin qu'il donn&t plua 2,86 VOYAGE de tension aux cordages. Apres qu'ilg les eurent attaches ensemble , ils jet&- rent de fortes ancres pour les affer- mir ; ceux du pont qui regardait le Pont-Euxin , contre les vents de Pin- terieur ( sous-entendu , de la Propon- tide, c'est-a-dire , les vents de nord et d'est ) ; ceux du pont qui regardait le couchant et la raer Egee, contre les vents de sud et d'ouest. Ils eurent soin de laisser entre les vaisseaux a cinquante rames , et dans trois en- droits differens un espace tel qu'on put , quand on voudrait , aller et venir de l'une a l'autre mer dans des bar- ques legeres (i). Quand cela fut fait, (i) Je crois que dans cet endroit du texte, au lieu de dire x} Tpi%* , et iribus in loci's , et dans trois endroits differens* il faudrait lire t£Tpmpu»* , et triremium , et entre les triremes f afin qu'il fut clair qu'a chaque pont que je sup- pose compose, l'un entieremenf de vaisseaux k cinquanle rames, l'autre de triremes, on avait D E LA TROADE. 2,87 ties deux rivages avec des cabestans , ils tendirent les cordages sur ces na- yires , et ne se servirent pas , comme on avait fait la premiere fois , d'une seule espece de cordages pour chaque pont ; mais ils etendirent sur chacun deux cordages de lin et quatre de biblos. La grosseur et l'appret exterieur de ces cordages, etaient semblables; mais, comme il est tout simple , ceux de lin etaient plus lourds ; la brasse en pesait un talent ( vraisemblablement 2.5 livres ). Les fondemens des ponts une fois etablis , ils scierent des ma- driers egaux , et les arrangerent avec laisse un passage pour les pctites barques ; au lieu que les mots du texle semblent De parler precisement que de Irois passages pratiques au pont compose de vaisseaux a cinquante rames, sans dire qu'il y en avait aussi a 1'autre. Toute- fois dans cette correction, on peut et on doit supposer qu'Herodote a omis de parler de 1'autre pont ; parce qne cela va sans dire. 288 V O Y A G B art , par-dessus les cordages tendus J les placerent successivement les una aupres des autres , et les attacherent. Ensulte ils apporterent par*dessus des especes de fascines, sur lesquelles ils repandirent de la terre , dont ils comblerent et couvrirent egalement toute la superficie. Enfin , ils prati- querent de chaque Cote des gardes- fous , afin que les chevaux et les betes de somrae ne fussent point eff'rayes lorsqu'ils verraient la mer au dessous d'eux. » La maniere dont Strabon decrit la route que les navigateurs devaient tenir pour passer de Sestos a Abydos, confirme la position de ces deux an- ciens ports, et iixe en rneme temps avec beaucoup de vraisemblance , la situation de la tour de Hero. « Ceux qui passent , dit-il , de Sestos « a Abydos , ne doivent pas snivre la «ligne droite ; ils doivent se detour- ccnerun peu en av^n^ant jusqu'a la BE LA TR.OADE. 289 « tour fie Hero , et de la s'abandonner «au courant, qui leur est alors fa- ce vorable». La courageuse entreprlse de Leandre , qui a donne lieu au charmant poeme de Musee , et fourni depuis plusieurs siecles un aliment a la verve des au- teurs d'heroides , n'a rien de prodi- gieux ni d'incroyable pour les habi- tans des Dardanelles. lis ont yu dans ces derniers temps un jeune juif , tra- verser au merae endroit le canal , pour obtenir la main d'une jeune fille do sa nation, qui la luiavait offerte a ce prix. Strabon a fixe a trente stades la lar- geur du canal entre Sestos et Abydos. Si e'est le stade olympique , e'est-a dire , celui de 76 toises dont il entend faire usage, il est d'accord avec la nouvelles carte : si au contraire e'est le stade grec , e'est-a-dire , celui de 92 toises f qull a employe , il commet une erreur, cn plus , de 535 toises. ». 19 29O VOYAGE Apres avoir verifie la situation de Sestos et d'Abydos , nous nous em- pressames de profiter d'un vent favo- rable pour achever nos courses dans la par tie la plus large du canal. Les piadets el^gans et legers dont les Turcs se servent pour le parcourir , He sont gueres propres a resister aux vagues de la Propontide, dont l'ira- petuosite augmente par les vents du nord, et qui semblent s'irriter contre la barriere que leur oppose l'etroite entree du canal de l'Helles- pont. Les marins les plus intrepides tremblent en y entrant; des accidens feans nombre justifient leurs inquie- tudes. Je laissai a droite, sur la c6te d'Asie , les fleuves Percote et Practius , que les Turcs connaissent aujourd'hui sousle uom de Bourgas - Sou et de Moussa- Keu-Sou; a gauche, sur celle d'Eu- f ope , la fameuse riviere de la Chevre , £Egos-Potamos ( Kara ova Sou) , oi\ DE LATROADE. 2pl se donna cette bataille decisive qui mit fin a la guerre du Peloponese. Dans Larapsaki je reconnus l'an- cienne Lampsaque ; et j'admirai ses fertiles coteaux , qui sont encore au- jourd'hui couverts de vignes , comrae ils l'etaient lorsque Xerxes en fit pre- sent a Themistocle. Gallipoli me rappelle Calli-Polis. La situation de cette place est si avanta- geuse, que tous les princes qui ont voulu s'emparer de la Thrace , ont commence" par s'en rendre maitres. Justinien y avait fait construire d'immenses magasins de vivres et de munitions , pour Tentretien de la gar- nison et pour celui des troupes qui devaient garder le pays : c'est encore la que les flottes turques , destinies pour l'Archipel , vont faire leurs pro- visions de biscuits et de poudre a canon. 11 ne me restait plus qu'un pas k 292 VOYAGE faire pour avoir parcouru tout l'Hel- lespont. Je jetai un coup - d'ceil rapide sur l'embouchure duPaesus, que lesTurcs appellent au jourd'hui Beiram - DerS , et qui arrosait autrefois cette yille dontleshabitans, conduits parAdraste et Amphius , allerent au secours des Troyens. J'apercus des ruines aux en- droits ou Strabon place les villes de Pariurn et de Priapus , et j 'arrival enfin sur cet isthme qui reunit la Chersonese de Thrace avec le continent. Son nora actuel d'Examili , est , corame on le voit , tres- analogue a celui d'Hexa- miliaqu'il portait autrefois. Sa largeur, determinee geometriquement dans la nouvelle carte , differe extremement peu de celle de quarante stades que Strabon lui donne. On y comptait autrefois trois villes remarquables : Cardia , situee sur le golfe Melas , au- jourd'hui le golfe de Saros ; Pactie , *ur le riyage de la Propontide ; et »fi :la troabe. 293? Lysimachia,batie entre les deux autres. par Lysimaque , l'un des successeurs