UC-NRLF > >>>^^ >3 5v>>> >^> >^ AVV^ ^> :> >o s J ^ > > > > Division Shelf Received POESIES Typographic de EDWARD BOSQUI & Co. Imprimeurs, Rue Clay, San Francisco, California. PIERRE CAUWET POESIES n lui sera beaucoup pardonn6, Parce qu iZ a beaucoup aim6. S. S. EVAXGILES. SAN FRANCISCO: HENRY PAYOT, LIBRAIRE EDITEUR, 640, RUE WASHINGTON, 1867. PREFACE. Publier un volume de vers a San Francisco, dans ce milieu des grandes epreuves et des fortes emotions, milieu tres intelligent, mais tres positif, tres peu reveur. presque rude : livrer une pensee deja incomplete, deja indecise, aux chances du laborieux et difficile concours de typographes ne parlant pas la langue franchise ; admettre la possibility d un succes et de ce succes faire la dot d une .enfant qu on ne doit pas revoir, c est la une idee te me raire dont je repousse la paternite . Mais j accepte les consequences de cette idee de venue un fait. Ouvrier, sorti de 1 ecole des Freres a onze ans. sans guide, sans instruction, sans but possible, j ai essay e de begayer la magnifique parole de la poesie. Ce que j ai fait en France, jeune homme et livre a toutes les incertitudes de la vie du peuple, je 1 ai continue dans la plaine et dans la montagne, dans la solitude et dans la cite, j ai use mon coeur a ass)uplir ma pensee aux douces choses et aux grandes choses. On me blame d avu r livre mes sentiments ou mes sensations a la critique toujours un peu acerbe des contemporains, oubliant que, modeste rimeur. j ai fait simpleinent ce qu ont fait avant moi les niuitres les plus affectionne s dont on admire les ceuvres. Je reproduis aujourd hui dans un livre ce que vous avez deja parcouru dans les lignes d un journal. Je donne tous les vers que j ai pu retrouver, les mauvais et les bons. Je n ai repousse aucune de ces pauvres pieces fugitives, dates des etapes de 1 exil. Je ne renie aucun nom. je ne cache aucune deTaillance ; j ai le courage de mes fautes, parce que j ai la certi tude d avoir fait beaucoup pour devenir meilleur. Je ne veux etre ni un exemple, ni une lecon. Je ne crois pas an sacerdoce du poete. Un bon vers ne fera jamais un honnete homme d un gredin. Le poete eprouve phis fortement que les autres et soumet les voix intimes de 1 ame au metre rigoureux du Rythme. II est 1 habilleur de la pensee humaine, c est tout. Mais si je ne crois pas le poete sacre, je crois la poe sie utile et bonne. En somme, suis-je un poete ? je 1 ignore. J ai fait des rimes, les voici. Ne les jugez pas, lisez-les. Seulement, souvenez-vous : j ai fait comme vous qui me lisez : j ai beaucoup souffert. beaucoup bataille avec le destin et j ai beaucoup aime. Laissez en paix les cailloux de vos jardins. Je sus, qui efcait doux et pur. a dit une belle parole que je vous e pargne. II en a dit une autre dont je fais 1 e pigraphe de ce livre. SAN FBANCISCO, lerjan\ier 1867. p. Q, Librm ~ California POESIES. MA FILLE. A cette heure elle doit, blanche, rose et chataine. Avoir des grands yeux bien brillants ; Des yeux bleus comme 1 aube eclatante et lointaine Des yeux reveurs et petulants Qui disent pour Fenfant : donnez-moi des pastilles ! Et qui, voile s, a dix-sept ans, ReVelent indiscrets le coetir des belles filles Dont Dieu fait fleurir les printemps ! On doit me Fhabiller d indienne a grands ramages. Et, coquette en sa pauvrete", Sans doute elle babille aux dames des images. Des soeurs grises de charite. Le dimanche on la rnene a Dieu, dans son eglise. Et pour les bons et les pervers Elle dit sa priere humble et fervente, apprise Dans les longs soirs des noirs hivers. Dans sa petite chambre elle a des tourterelles, Que guettent ses chats indolent* : Elle passe en jouant ses mains douces et freles Dans la laine des moutons blancs. Elle chante, elle danse, elle lutine et gronde ; Joyeuse et fachee a la foi*. 8 (3 cher oiseau perdu dans la foule du monde, Comme une rose au fond des bois ! Mon enfant, c est ma joie et mon ame et mon rire ! Je 1 aime et je la vois d ici ; Je me dis quelquefois : peut-etre elle salt lire : Peut-etre elle lira ceci. On lui dira : La-bas, il t oublie, il prospere, Coeur fou, par le monde emporte", Ne lis pas ses chansons car les chants de ton pere Feraient rougir ta chastete ! mon enfant, c est vrai, je suis faible et mon ame A ses hivers comme le ciel ; A tons les vents, c est vrai, j ai fait bruler ma flamme, A des frelons donn6 mon rniel ! J ai cherche les sentiers des plus faux philosophies, Suivi la vague et son reflux, Et ma lyre aifadie a su trouver des strophes Pour des coeurs qui rie battaient plus ! Prodigue, j ai. seme mes chansons parfume"es, Pauvres sous, modique tr6sor ; Mon ame s est ouverte a des ames ferm^es Qui ne s ouvraient qu a la clef d or. J ai fait de mes amis de"croitre Fhumble nombre ; J ai gard6 mon masque rieur, Mais mon esprit n est plus qu un cimetiere sombre, Dont le doute est le fossoyeur. Pourtant il ne faut pas me blamer ni me craindre Oh ! non, ma sainte, il ne faut pas Me parler m^chamment, il faut plutot me plaindre, II faut sur moi pleurer tout bas. II faut tendre vers moi tes levres ador^es ; Roseau d or, etre mon appui, 9 Je*sus avait pitid des brebis e gare es, ma fille ! fais comme lui ! Je suis si pauvre, enfant ! tete, bourse et coeur vides, Le destin ne m a rien laisse*. Pour tous les buts sacre s j ai des regards avides, Mais mon chemin est efface*. Je lutte, mais ma vie a present est lassie, Je suis triste comme la mort, Je vieillis et j entends marcher dans ma pensee L hote qu on nomme le remord 1 Aussi faut-il, Marie, etre douce et cle*mente, Avoir de moi quelque pitie", Dans mes spectres saignants passer fraiche et charmante, De mes maux prendre la rnoitie". Me cacher sous Famour mes vains reves de gloire, M arracher au songe menteur, Et briller dans ma nuit qui s epaissit plus noire, Comme un rayon consolateur ! Quand je vais triste et seul, dans les plis des ravines, Sous ton regard, Seigneur ! Faisant taire aux rayons de tes clarte*s divines Mon esprit raisonneur ; Je revois le passe, le foyer, la famille, Et, retrouvant la foi, Je te b^nis, mon Dieu, de me garder ma fille, Ange qui vient de toi !, Et je t airne d avoir mis dans ma vie amere, Pour me sauver du mal, Cette enfant qui sera belle comme sa mere ! Ce coeur de pur cristal ! Cette ame virginale et dont les ailes bleues, Planent sur mon neant, Et me font tressaillir a quatre mille lieues, A travers Foc^an. 1855 - 10 SALOMON DE CAUS. A DERBEC. Mon cher Derbec, mon araitie reconnaissante attache votre nom en tete de ces pauvrs vers. Un jour vous irez en France ; si vous voyez ma fille, lisez-lui ces lignes ecrites pour elle, et dites-lui que je 1 ai beaucoup aimee. L autre jour, il pleuvait : temps noir et bise morne. Un pauvre murmurait sa chanson sur la borne, Ruisselant et hargneux ; quand on souffre on est dur ; Moi, j e piais au ciel un petit coin d azur Que ray ait par moments le feu d un e clair fauve, Et mon enfant, assise au chevet de Falcove, Gravement e"pelait un gros livre bourru ; Vieux livre feuillete* par Pa ieul disparu, Et du fier cabinet d un savant, par me garde Monte* pour douze sous dans notre humble mansarde. Le toit de Fouvrier des livres est Fexil. Le travail ne peut lire. - Amis, vous souvient-il De ces tomes poudreux achete s d aventure A quelque brocanteur a la plate figure, Qui fait coucher ensemble en son easier banal Les Amours de Faublas et Foeuvre de Pascal, Cotant au meme prix, pour notre ingratitude, Le cynique roman et la profonde e*tude ? vieux livres aim^s, que ma mere, esprit doux Et paisible, entr ouvrait pour moi sur ses genoux, Domptant mon ignorance a force de tendresse, Oh ! que je vous be"nis, amis de ma jeunesse ! C e"tait un de ceux-la que Fenfant tourmentait, D(^rangeant les signets dont Fe"clat la tentait ; S e"criant a Fimage informe et mal venue, Myst^rieux dessjn d une chose inconnue, 11 Et s irritant parfois, s emportant meme un pen, Sans pouvoir deviner cette enigme de Dieu. Un instant, son doigt rose en martelant la page Appela mon regard qui suivait le nuage, Et je me retournai : ses beaux yeux eveill^s Interrogeaient un nom. Parmi les oublie"s Ce nom est le plus grand qui rayonne dans Fombre ; La gloire Fa sacre", le malheur Fa fait sombre. Pourtant, comme Fenfant, combien de riches sots Se disent : Qu est-ce done que Salomon de Caus ? Je m arretai songeui* devant ce nom de gloire, Dont ma fille, en riant, me demandait Fhistoire, L autre jour, je revais, je n ai pas re"pondu J apprenais comme toi. Ce mot inattendu Que tes petites mains battaient d impatience, M avait fait retourner honteux vers la science. Mais depuis j ai relu les recits douloureux Des martyres saignants, que les hommes entre eux, Composent du mepris des foules irrite"es Et des sanglots divins de tous leurs Prorne the es. Or, puisqu il pleut toujours, que tous deux prisonniers r Nous-ne pouvons courir dans les champs printaniers, Viens t asseoir a ma table, et la r causant ensemble, Ton cher front dans ma main qui caresse et qui tremble, Sur le vieux Salomon je te lirai des vers, En regardant tes yeux, tes beaux yeux. grands ouverts. II tait une fois un souffleur de fournaise, Richelieu gouvernant sous le roi Louis Treize, Pere du grand Louis. Enfant, un autre jour, Du Dieu que proclamait la tyre et le tambour, Je te raconterai les gloires et les crimes, Et le sang et les pleurs couleront de mes rimes, Lui, devant qui le monde e"bloui sinclina, 12 Sur la Meuse et FEscaut, dans le Palatinat, Nous le retrouverons implacable et sauvage, Ce roi que sa grandeur attachait au rivage ! Je te ferai toucher les spectres entasse"s, Dans ses donjons royaux aux fetides fosses. Si tu veux, nous irons 1 admirer a Yersaille : Les plafonds de Lebrun sont des champs de bataille Ou, dominant la terre et s e galant aux dieux, Sur tons les fronts corn-he s plane cet orgueilleux. Mais dans les cieux tonnants ou dans Fe"clat des fetes Si grand qu : il soit, s il faut en croire ses poetes, Je te montrerai, moi, pauvre reconnaissant, La trace du pas grave, inflexible et puissant, Que laissa sur sa gloire immense et sans pareille Le soulier e cule du seVere Corneille! Done, Richelieu re"gnait. Sous cette Majeste , Perdu dans les calculs et dans Fobscurit< Sourd aux dechirements qui tordaient le royaume, Un modeste chercheur, a demi gentilhomme, Et qu on nommait monsieur de Caus, tout simplement, Un jour (Stait sorti du beau pays normand, Emportant avec lui, dans sa course savante, Le livre des liaisons de la force mouvante. Quel destin le poussait loin du berceau natal ? Je ne sais. Mais de Caus, dans un cercle fatal, De toutes les douleurs allait e"puiser Fume. Je le vois traverser, pensif et taciturne, Les grands palais anglais d oii, soixante ans plus tard, Doit partir pour Fexil Finfortun^ Stuart. Quelqu un lui tend la main aux demeures royales, Le voila serviteur chez le prince de Galles ; La fortune lui vient. Mais, sans savoir pourquoi, L illustre vagabond quitte le seuil du roi, Et, prenant en chemin la besace d Homere, II marche, poursuivant sans re^pit sa chimere. 13 Dans le vaste projet que construit son cerveau Get Archimede veut soulever de nouveau, A 1 aide d une force en lui seul amassee, Cette terre qui tremble au poids de sa pense"e, Et que le Seigneur fit trop petite pour lui. II va toujours, errant dans le vague et le bruit. Un homme veut changer ce torrent en riviere : Maximilien-le-Grand le regoit en Baviere, Et le palais ducal dans son olympe d or Le voit passer plus triste et plus pensif encor. C est que de Caus sait bien quel avenir il seme. II faut au grain fecond que la tempete humaine Emporte dans ses flots, cent trente ans pour germer. De Caus ne sait pas rire ; il ne sait plus aimer. Enfin 1 ombre descend sur cet esprit qui penche ; Les re"cits de sa vie ont une page blanche. Mais un jour, a Bicetre, au fond d un cabanon, Abject, horrible, immonde, impossible, sans nom, Parmi des forcen^s et sous la meme grille Marion le retrouve, et la joyeuse fille Recule d e"pouvante.et de douleur aussi Devant ce malheureux qui demande merci. mon enfant, Dieu seul est le souverain maitre ; Quand Fhomme dit: Je veux, Dieu lui re"pond : Peut-etre! Ma fille, inclinons-nous s il punit le forfait ; Mais, pour frapper de Caus, Seigneur, qu avait-il fait ? mon enfant, vengeons cette victime auguste Pour qui Dieu fut cruel, pour qui Dieu fut injuste ! Non ! Dieu n a pas le droit de torturer ainsi, L elu qu il a touche", le coeur qu il a choisi. Ma fille, bats des mains et chante dans ton ame Ce martyr expirant dans un cachot infame ; Pl^b^iens, donnons-leur nos applaudissements A ces grands noms .clone s aux poteaux infamants. Bats des mains, mon enfant, quand passent les apotres. . Franchise, bats des mains, car cet homme est des notres ! 14 Bats des mains pour ce mort trop bien enseveli ! Mais qu importe, apres tout, qu on le jette a Foubli ; Que pauvre il ait march^ sans repos et sans treve ; Qu il soit tomb vaincu, mutile par son reve, Et que Bicetre enfin Fetreigne en sa torpeur ! O mon enfant, il a decouvert la vapeur ! ... La vapeur ! la vapeur ! Salomon, dans sa biere, N aura pas meme un nom pour marquer sa poussiere A Fceil de Favenir ; mais son oeuvre survit, Et d autres pas iront au but qu il entrevit. Oui, ses os blanchiront dans le silence austere, Et ce puissant esprit, endormi sous la terre, Ne pourra soulever ces pauvres bras raidis Pour souffleter le tas d Anglais et de bandits Qui se partageront son heritage immense. Oh ! qu il a du souffrir dans la nuit qui commence Aux sepulcres ferme s et qui n a pas de fin ! Ce n e"tait pas assez du froid et de la faim, Ni de cette misere et de cette souffrance Ce n e"tait pas assez du de^dain de la France ; Le sort lui re"servait pour un dernier affront Des voleurs Strangers pietinant sur son .front ! La France chante au bruit des armes, Mere oublieuse, 6 mon enfant ; Le grand liomme a besoin de larmes Dans sa mort que rien ne defend ! Puisque les vices sont nos notes, Laisse-nous chercher pour nos fautes Des noms caressant notre orgueil ; Et sur nos toiles d araigrie es, Jette a pleines mains indign^es Les cendres froides d un cercueil ! 15 Des idoles que Phomme adore Les enfants soufflent les claries. C est a leurs yeux, qu emplit Paurore, A pleurer nos perse"cute"s. C est a vous, dont les jours prosperes Ignorent les douleurs des peres, A sourire a ce qui fut beau, A rever sur les saintes choses ; Et c est a vos beaux genoux roses A se poser sur le tombeau ! Oh ! quand un conquerant, amour du populaire, Ele"au que Dieu forgea du feu de sa colere, Terrasse" par la mort au tournant du chemin, S endort sous des lauriers rouges de sang humain ; Tandis que sous les toils vide s par ses batailles Un cri desespere" sort du fond des entrailles Des meres sans enfants, qui se tordent les bras Au souvenir de ceux qui ne reviendront pas ; La cloche se lamente aux murs des cathe"drales, Les tambours font pleurer leurs sourdes gene rales, Et les canons d airain melent leurs grondements A 1 impie hosannah de nos e"gorgements. Quand Salomon de Caus disparut dans sa brume, Pauvre esquif qu un flot vil emportait sur l^cume, Le siecle glorieux continua son cours, Entassant lentement son travail et ses jours, Sans qu un penseur e*mu vint reprendre a sa lave Le nom du naufrag^ dont surnageait 1 ^pave. Mais ce que n a pa^ fait le siecle du grand roi, Quelque chose le fait mieux que lui, mieux que moi ; Et maintenant, partout, cette chose, a toute heure, Bepond reconnaissante a cette ombre qui pleure I 16 Ecoute, mon enfant, et bats des mains pour lui, Au bruit de cette voix qui Facclame aujourd hui ! C est le souffle de la machine Qui passe au galop dans Fair bleu- ; C est le soupir de la turbine, C est la vapeur, fille du feu ! C est la chaudiere bouillonnante, Poitrail de fer dont Fame ardente Est Fesclave d un ouvrier. C est le piston, c est le cylindre, C est ce fer que j entends se plaindre, Et que de Caus entend prier ! C est la presse, reine orgueilleuse, Qui va de pair avec les rois, Cette implacable fossoyeuse Des vieux principes, des vieux droits. Car la vapeur vous fait revivre, Yieux poe tes, et toi vieux livre Que ma fille lisait hier. Progres ! c est ta loi supreme Qui voulut, malgre" Dieu lui-meme, Que de Caus finit Guttenberg ! Sur la mer, miroir des e"toiles, Quand la flotte des matelots Ouvre au bon vent ses blanches toiles Et s envole en rasant les flots, A peine apergu du rivage, Un oiseau court dans le sillage Des grands vaisseaux de 1 empereur ; La flotte fuit a tire-d aile ; Qui la depasse ? Une hirondelle ! L hirondelle, c est la vapeur ! 17 Et maintenant, Marie, aliens a ta fenetre. La-bas Fhorizon gris, c est le mur de Bicetre : C est la qu il a souffert, c est la qu il a pleure", Gueux, malade, perclus, hue", de"shonor6 ! La, plus bas, sous nos pieds, un grand bruit nous arrive, C est notre vieux Paris, cette jeune Ninive ; La, des juifs, des traitants, sans esprit, sans grandeur, Ignorants qu enrichit Foeuvre de la vapeur, Sacs d or qui font les beaux, sous des rideaux de soie, Kemplissent leurs palais de tumulte et de joie, Et vivent sans songer, repus, insoucieux, Ces Lombards, dont toujours les cailloux envieux, Lapident le genie, holocauste qui tombe, Que Salomon de Caus n ? a pas meme une tombe ! 1861. 18 VENERATION. A SA MAJESTE LA REINE MARIE- AMELIE, Humble et pieux hommage d un enfant royaliste devenu un honame republican!. Maintenant qu il n est plus et que les chants funebres Se sont e"teints sur lui, la-bas, dans les te"nebres, Qu il est hors de ce siecle Strange et raisonneur, Et qu il dort, ce vieillard, dans la paix du Seigneur ; Maintenant que 1 oubli, refroidissant la lave, Fait tomber sur ce nom une ombre triste et grave ; Maintenant que Ton peut, quand le peuple s est tu, Saluer doucement ce grand chene abattu ; Que serieux Ton doit, e"tudiant I histoire, Envelopper ce roi dans la part de sa gloire, Que la haine aujourd hui, flot noir, battant l^cueil, A cess d dcumer autour de ce cercueil ; Oh ! maintenant surtout que, bannis de la France, Ses fils s en vont pensifs dans notre indifference Et notre ingratitude, autres sortes d exils Que Ton de"guise en vain sous quelques mots subtils, C est une chose digne, honnete et vraiment sainte, D apporter, le front haut, sans regret et sans crainte, Sans regarder le sot qui critique et qui rit, Des vers reconnaissants a ce royal proscrit. C e"tait un noble cceur, au dire de ses hotes. Certes, comme un autre homme, il avait fait des fautes ; Mais qui de nous est pur et qui de nous n 7 a pas A quelque coin obscur fait tr^bucher ses pas ? Les rois ont sous la pourpre un cceur humain qui saigne. Pendant ses dix-huit ans de veilles et de regne, 19 L envie, hideuse levre au rire sourd et froid, Le mordit, de"chirant 1 homme plus que le roi. 11 fut ambitieux, Dieu Pen punit sans doute ; L assassinat veillait, embusque* sur sa route, Sinistre, se masquant d un sordide oripeau, Sous le nom d un parti, dans les plis d un drapeau, Et sans pitie, sanglant, e*clatait dans Parene, Eclaboussant parfois la robe de la reine. Et pourtant, quels doux coeurs que ces rois effaceX Que ces princes de chus, que ces nobles chassis! Quelle belle famille oublieuse et cleinente ! Quels fiers esprits ! et puis quelle vertu charmante 1 Us portaient sans orgueil le poids de leur blason, Et tous les souffreteux connaissaient leur maison. Tandis que, gudrissant notre France affranchie, Le vieux roi soutenait la vieille monarchie Et la faisait paisible et libre ! Liberte ! Qu as-tu fait de ta soeur la grande royaut4 ? Tandis que ce pasteur, accomplissant sa tache, Veillant, cherchant, luttant, travaillait sans relache^ Ses enfants s en allaient guerroyer aux deserts, Bronze s par le soleil, la poudre et les Eclairs. Us marchaient d^daigneux des tempetes civiles, Dans le sang des combats, a la prise des villes, Hardis, averitureux, dans les noirs tourbillons, Toujours l^p^e au poing, au front- des bataillons, Et pouvant raconter, dans leur vie agit^e, Des hauts faits dont leur mere 6tait e pouvante e. Elle, Tauguste femme, he las ! trainait sa croix. Elle pleurait souvent, pauvre fille des rois, Qu apres trois sombres jours de bonds et de colere, La foule avait pousse e au pavois populaire. Mais dans son beau Neuilly, dans son grand pare en fleur y Elle se souvenait des legons du malheur. Elle suivait du coeur et les yeux pleins de larmes Le roi dans son labeur et ses fils sous les armes ; Cette sainte priait pour la France et pour eux. Elle tendait ses mains a tous les malheureux ; Elle passait ses nuits, assise entre ses filles, A vetir les enfants des plus pauvres families, Paris en carnaval 4tait illuming, Pieuse, elle cousait pour quelque nouveau-n6, Elle savait combien la couronne est fragile ; Chr^tienrie, elle suivait la loi de FEvangile, Elle donnait son or et sa prosperity, Et les partis haineux, dans ce regne insulte", Saluaient, admirant son oeuvre et sa priere, Dans son travail sacr6, la royale ouvriere. Le peuple est infidele ainsi que I 0c6an ; Lui, qui les avait pris dans ses bras de geant A leur calme foyer pour les porter au faite, Vint les battre a leur tour de sa rude tempete* L injure echevelee, ignoble, sans pudeur, Ecumait, dechirant leur vie et leur grandeur. L emeute, cet acces de folle barbarie, L emeute ensanglantait le sol de la patrie ; Des homines s essayaient au forfait odieux. Le roi, sage, puissant, mise>icordieux, Quand notre jeune armee avait bat tu ces reitres, Pardonnait aux vaincus, aux insenses, aux traitres, Serein, il 6tendait ses deux bras gne>eux vSur ceux que condamnaient les codes rigoureux ; Et fouillant jusqu au fond dans leur dedale immense Dans une loi douteuse il trouvait la clemence. L Histoire juste aura pour ce temps eclipse, Jours d hier qu aujourd hui nous nommons le pass4, Dans son livre une page austere et radieuse. La Prance alors etait adorable et joyeuse ; L art reveill^ credit de splendides beaut^s ; Les chansons du travail emplissaient les citds ; L Afrique e"tait conquise ; on avait des batailles ; Les souvenirs entraient dans le royal Versailles ! Les poe tes chantaient, faisant leurs plus beaux vers ; Nous etions les aine"s dans ce vaste univers, Et 1 on croyait, devant la royaute" nouvelle, Que cette race avait 1 e ternite pour elle ! Yous qui de 1 avenir gardez les noirs secrets, Soyez b^ni, Seigneur, dans vos sombres decrets. Yous les avez courb6s sous vos mains irrite es, Feuilles mortes, 6 Dieu ! par les vents emporte es, Yous les avez frapp^s, disperses, ^gar^s. II s en vont maintenant, tristes, mornes, Havre s, Souriant au pays cause de leur souffrance ; Us passent sur les mers en regardant la France, Dignes et ne voulant pas etre consoles ; Fiers d etre malheureux, contents d etre exile s. Us acceptent leur vie et gardent dans leurs ames Ce que n atteignent pas les reniements infames, Ni les revolutions, ni les adversites : La certitude d etre aimes et regrette"s. Maintenant, vieux enfants, retournons aux coles, Du veau d or de Judas refondons les idoles, Gagnons, agiotons, 6 peuple intelligent ! A la Bourse, aux coupons, c est 1 ^poque d argent. La conscience humaine implore, ge niissante, L empereur, 1 empereur tonne ! et sa voix puissante Ne peut meme enrayer le char dans son lan ; La fortune publique est joude au brelan ; Le livre est remplace par une main-courante, Et les rois d aujourd hui sont les marchands de rente. La speculation creuse un gouifre profond. Oh ! quel triste avenir les malheureux nous font ! 22 Sire, vous qui dormez dans la milt solitaire, Sous les trois pavilions de la grande Angleterre, Loin du vieux Saint-Denis ; Yous dont le nom s ajoute a la splendeur lointaine Du spectre de Goritz, du Dieu de Saint-Helene, Ces autres grands bannis ; Princes, vous qui viviez naguere en nos murailles, Vous qui couriez, vainqueurs, au milieu des mitrailles, Yous dont la tente blanche etait le seul palais Ouvriers repousse s dont on garde Pouvrage, Dont on paie aujourd hui le sang et le courage Par Finsulte qui sort des immondes pamphlets ; Heine fidele et forte aux moments de I e preuve, Que le peuple a chasse"e, he"las ! et qu il fit veuve, Yous qui de mes quinze ans doriez la pauvrete", Yous qui m avez appris a lire dans Corneille, Main ouverte, grand cceur qui gue>it et qui vfcille, Yotre Majeste" ! Ce n e tait pas a moi, pauvre oiseau des guinguettes, A pleurer vos malheurs ! c ^tait a ces poetes Ingrats dont vous e*tiez Famour et le soutien ; A la chute des rois, il faut les chants d Homere ; Mais si mes tristes vers arrivaient a ma mere, Ma .mere pleurerait et me dirait : C est bien ! 1858. 23 SOLITUDE. Au de"clin de la vie et dans Pe"tude austere, Quand pensif et courbe" sur la science et 1 art, II ecoute parler riiomme et marcher la terre, La vierge Solitude apparait au vieillard. Elle est la bienvenue a cette heure morose Ou le jour semble noir et bieu long le cheuiin ; Sur les rides du front elle effeuille une rose, Sur les rides du coeur elle pose sa main. A ce toucher charmant 1 homme presque insensible, Et si pres du sommeil que rien ne doit finir, Voit surgir a cot de la vierge paisible Le doux hote des imits, le grave Souvenir. Alors en reinuant de ses mains affaiblics Les tisons du foyer pe"tillaut et joyeux, II voit passer ses aus et leurs ombres palies, Et sa vie en chantant reparait a ses yeux. II sourit et des pleurs se melent au sourire. Oh ! cornme tout est beau quand rien n existe plus ! Avares ! quel tre"sor ? tyrans, quel empire Valent les jours dords qu emporte le reflux ? Tout est calme chez lui : les passions du monde Laissent 1 ombre tomber sur son front triste et blanc. Le chien dort a ses pieds et la bouilloire gronde, En querellant le feu qui ricane en sifflant. Adieu la gloire, adieu les bruits, la multitude. Deux amis restent seuls a son atre enfume ; Homme, recueille-toi, lui dit la Solitude ; Rappelle-toi, lui dit le Souvenir aime". 24 Et du fond de leurs yeux et des plis de leur robe, En bouquets Voile s, en clairs rayons de feu, L ermite voit jaillir les heures de cette aube, Qu on appelle J^unesse et qui dure si peu ! Sylphes, lutins aile*s, maitresses infideles, Amis que le malheur a faits indifferents, De ce vieux homme ^mu raniment les prunelles Et pour le re"chauffer le serrent dans leur rangs. Oh ! le beau soir ! pauvfe homme ! oh ! 1 heure heureuse I/immensite* se fait adorable pour Dieu ; [et douce ! En bas le peuple rit, et tre"buche, et se pousse, Dans les gais cabarets oil Ton boit du vin bleu. Chers fantomes, passez ! il peut vous reconnaitre ; Mais parlez-lui tout bas car Famour est peureux Et le vieillard entend jaser sous ses fenetres Deux oiseaux imprudents, deux fous, deux amoureux ! Paix ! mon chien ! taisons-nous ! laissons chanter la ronde ! Laissons les jeunes gens s adorer a ja^mais ! N avais-je pas comme eux une maitresse blonde, Bouche rose et menteuse, helas ! et que j aimais ! Et les spectres muets, fantasque are opage, Entourent le vieillard qui, joyeux et navre , Avec le Souvenir dpele chaque page Du livre de sa vie aux trois-quarts de"chire". 1858. 25 HELENE. Quand nous e"tions enfants, j allais avec Helene, Laissant nos grands parents s ennuyer dans la plaine. Helene, c est le nom de mon premier amour. Ses yeux e*taient charmants comme le point du jour. Remplis de questions, de phrases etonne"es. Beaux yeux dont le reflet a dure" trente annexes, De ses deux froides mains la mort vous a forme s, Mais vous etes toujours mes regards bien-aimes. Et quand mon coeur tressaille et s eveille en sa brume, Phare de mes beaux ans, votre clarte* s allume Et resplendit en moi comme une flamme d or. Elle aimait a courir libre dans son essor En gazouillant tout bas comme font les me sanges, Gentille a rendre fous les dieux, les saints, les anges ; Relevant ses jupons qui lui semblaient trop lourds ; Caquetant, babillant, interrogeant toujours, Montrant sans y penser sa jambe rose et nue, Car a la chastet la honte est inconnue ; Bamassant des bouquets pour ses petites soeurs, Mouillant ses jolis pieds dans les ruisseaux jaseurs. Elle prenait des airs de femme raisonnable, Me donnait des conseils du ton le plus capable ; Me disait vous et toi, me traitait de Monsieur Ou me disait : mon cher ! au gre" de son humeur. Elle eut, certe, endiable le Grand-Seigneur lui-meme. C e tait un vrai tyran, mais comme je les aime ! Je ne Pai vu pleurer qu une fois, voyez-vous, Pour de bon. C etait grave et digne de courroux. Que de plaintes aussi de moi seul entendues ! Ses galoches, 6 ciel, madame, ^taient perdues ! Quand on cause du ciel, regarde-t-on en bas ? , D 26 Elle me dit un soir, que j e"tais bete, ri61as ! En me jetant au nez de fraiches primeveres : Tholes, vous qui savez tant de choses se"veres, Vous dont le froid discours est toujours prepare", Et qui parlez ainsi que monsieur le cur ; Yous -qui lisez, assis a la fraicheur des saules, Le roman de la Rose et 1 Amadis des Gaules ; Yous qui savez si bien expliquer gravement Les anneaux de Saturne et le grand firmament, Yous qui savez pourquoi sa voute est etoile"e, Tout autant que monsieur Hersehell ou Galilee ; Yous qui, confit de grec, osez, comme eux, je crois, Donner un nom barbare a chacun des trois rois ; Je vous hais, sachez-le, je vous trouve grotesque, Affreux, insupportable, absurde et pe"dantesque, Quand vous melez aux mots de notre cher patois Des mots he"breux, latins, anglais, turcs ou chinois ! Yous qui savez a fond la sotte politique, C est si beau de parlor Rhin, Tamise ou Baltique !.. Yous qui vous querellez pour le centre et le pour, Savez-vous, dites-rnoi, ce que c est que Famour ? Helene, ce soir-la, sombre et timide encore, Je ne t ai pas cri6 : je suis fou ! je t adore ! Et je m en suis alle", honteux et pas a pas. Je n ai pas r^pondu, car je ne savais pas. Mais ce que le jeune homme, incertain de sa route, N entrevoyait au loin que perdu dans le doute, Ce que cet e"colier, que brulait ton regard, Iguorait a seize ans, Fhomme Fa su plus tard ! 1858. 27 A MADAME J. C. Vous etes dans Paris, la cite* merveilleuse, Vous y vivez gaiment, vous etes radieuse. Tout vous sourit, a vous, et tout vous fait la cour ; Yous avez oublie 1 heure de mon retour. Les absents sont des morts, presque dej a des ombres ; Rien ne veille sur eux, ni les souvenirs soinbres, Ni le dernier respect du tombeau noir, vainqueur, Vous m avez enterre" deja dans votre coeur. Yous vivez, vous dansez, vous allez au theatre Et vous prenez les jours par leur cote" folatre. Yos reves sont bornes et vos ambitions Ne se heurtent jamais a mes deceptions. De Fart, des fiers instincts je suis Fhomme et la proie \ Une robe nouvelle est pour vous une joie. Un bonnet, des rubans qu il vous faut acheter Yous tiennent tout un mois et vous font mediter. Avec des mots e"mus le monde vous accueille ; Yous comptez vos vingt ans, jour a jour, feuille a feuille, Yous avez de beaut^s un splendide tresor : Le pass6 lourd n est plus, Favenir pas encor ; Yous avez vos flatteurs, des amis, deux families ; Femme, vous effacez les belles jeunes filles ; Ce qui m attriste moi ne peut pas vous toucher, Et le malheur de vous n oserait approcher. L orage de ma vie a votre destine e Ne mele pas d eclairs, et ma tete inclin^e Seule rec.oit la foudre et courbe sous le vent. Yous espe"rez toujours et vous chantez souvent. Votre e"toile est heureuse et la mienne est funeste ; Yous etes pauvre aussi, mais notre enfant vous reste, Et c est la le regret qui veille a mon chevet, L enfant pour qui mon coeur s entrouvrait et revait 28 Peut-etre a fait de moi le spectre d un autre age, Et ne sait sous quel coin du ciel j ai fait naufrage. Et pourtant, qu ai-je fait pour me riter ainsi Le silence de tous et de vous votre oubli ? J ai quitte" le Paris que vous croyez la terre, Fatigue* de travail, de lutte, de misere ; Je Fai quitte" le coeur tressaillant et brise*, De"bordant de chagrin, presque e teint, presque use", Emportant pour tout bien dans ce fatal Voyage Douze francs, de mon pere humble et triste heritage ; Je Fai quitt^ martyr et vieux a vingt-sept ans ; Mais si je suis parti, je le sais, pour longtemps, Vous qui lisiez alors au livre de mon ame, Vous que jaimais encor, vous, mon Dieu ! vous, ma femme, Vous dont le seul d^sir e*tait ma seule loi, Si j ai quitte Paris, vous savez bien pourquoi. Helas ! je suis parti loin de vous et des votres ; J ai fui Paris ainsi qu avaient fait tous les autres ; Comme les coeurs vaillants qui laissaient leur maison Et qui cherchent encor chaque jour la moisson ; Comme ceux que peut-etre on raille plein de haine Et dont les ossements sont perdus dans la plaine ; Comme ces compagnons hier jeunes et brillants, Dont le front aujourd hui porte des cheveux blancs ; Comme tout ce qui creuse et tout ce qui travaille Ici, comme tous ceux tombes dans la bataille ; Comme tous ces amis dont je serre la main, Et qui piochent sans cesse, en se disant : demain ! Comme tout ce qui va les yeux sur Fesperance ; Comme ces ouvriers que proscrivaient de France Le chomage et Fhiver, et le manque de pain ; Comme eux je suis parti pour ne pas avoir faim. Je suis parti pour vous et la petite fille ; On a toujours assez pour soi, mais la farnille 29 Impose des devoirs qui sont durs a reinplir ; II faut pour les enfants savoir vivre et mourir. Je suis parti pour vous, aussi bien que pour elle, Je voulais Fune heureuse et faire Pautre belle ; Je voulais e"pargner a notre ange adore" Tout ce qui m a trompe", frappe", de*sespe"re" ; Je voulais lui gagner une dot, la richesse, De"barrasser sa route et faire sa jeunesse Plus calme que la mienne et que la votre aussi. Vous le savez j voila pourquoi je suis ici. J acceptais les combats et j entrais dans la lice ; Sans he"siter j offrais ma vie en sacrifice, Mon front aux coups du sort s e tait abandonne ; Mais qu importe ! je fas toujours infortune". Je disais : il est bien, quand Dieu fait sonner Fheure, Que ce soit le niari qui s exile et qui pleure, La femme doit rester pour attendre et veiller Sur le nom, sur Fenfant et le pauvre foyer. Puisque 1 homme est le fort, que ce soit lui qui marche, La compagne sera la gardienne de 1 arche. Je me disais encor, mais lorsque j etais seul Et que mon triste esprit dechirait son lincetil, Quel e te si fleuri n a pas ses jours d orage ! Le soleil finira par percer mes nuages ; Apres tant de douleurs, de fatigue et de maux, Dieu me doit bien un peu d amour et de repos ; J ai tant leve les yeux aux voutes ^ternelles, La piti^ tombera de ses mains paternelles ; Pour la prosperity mon tour aussi viendra, Et s il ni eloigne enfin il me ramenera. Mais Dieu n est pas pour moi, tout m accable et me pese, Tout echappe a mes mains, et ma vie est mauvaise Comme toujours, pourtant j 7 avais peu souhaite, Ma servante est encor la vieille adversit^. J ai, du nord jusqu au sud, enfant du tour du monde, 30 Port mes pas, trace* ma course vagabonde, Et j ai beaucoup soufFert. Mon Dieu ! si vous saviez Ce quo c est qu etre loin des aime"s, vous verriez ! J ai tout fait, tout voulu, mais a cette heure, en somme, Je suis ce que j etais, un mineur, un pauvre homme, Si bien que me sachant miserable toujours, Ne voyant rien venir de ces riches sejours, Vous avez pris mon ombre et vous Favez chasse e Et de votre existence et de votre pense"e. Maintenant vous allez, quand vous voulez, au bal, Vous m avez oublie ; mais je vous dis : c est mal. Vous n avez pas le droit, e"tant ce que vous etes, De briser vos liens airisi que vous le faites. Souffrites-vous par moi ? suis-je un liomme me chant ? Pourquoi me laissez-vous aller vers mon couchant, Solitaire et vaincu ? Votre esprit est futile, II accuse trop vite. Ah ! vous croyez facile, La fortune en ces lieux, sur la foi d un vantard. Savez-vous les sueurs que nous coute un dollar? Vous a-t -on dit les morts de Fame et les 6preuves Qui, dans nos grands deserts et dans nos villes neuves, Frappent FEurop6en et le font chanceler ? Avez-vous vu nos pleurs et notre sang couler ? Savez-vous a quel prix cette Californie Vend au rude travail, au courage, au ge"nie, Quelques onces de For qu ignorant et moqueur Paris fait battre au coin du nouvel empereur ? Helas !^ 6 pauvre enfant, intelligence e"troite, Dont un froid ^goisme a fauss^ Fame droite, Je ne vous en veux pas d etre faible et d avoir Condamne de si loin, ne voulant rien savoir ; Mais je doute de tout et je me sens Fenvie De vivre comme vous en riant de la, vie, De devenir sordide et mauvais quelque peu, Et, n esperant plus rien, de ne plus croiro en Dieu. 1857. 31 AU QUARTIER DU TEMPLE (1850). A MADAME J. C. C e"tait une maison hautaine et solennelle, Vieux comptoir de marchands dans une citadelle ; Une maison batie au bon temps d autrefois, Lorsque vivaient Brantome et les tigres Valois ; Sa facade e"talait dans Fombre et dans les fanges Son portail cisele, ses Dianes, ses anges, Ses festons mutile s par le temps sans pitie", Et ses grands ecussons brisks par la moitie". Jean Cousin, dans ces jours de honte et de desastres, Lui-meme avait sculpt^ la croisee a pilastres, Oil la duchesse, belle ainsi qu une Peri, Apparaissait parfois. s appuyant a Henri. Ses murs e"clabousse"s, sous leur lugubre teinte, Des sieles 4coult^s avaient garde 1 empreinte, Et par des ouvriers maintenant habitus Semblaient remplis encor d ombres de Majest^s. La, le reveur courbe sur le livre et Fhistoire Evoquait, les couvrant de m^pris ou de gloire, Dans ces salons obscurs et jadis si brillants, Les souvenirs de joie et les regnes sanglants. II voyait repasser les epoques funebres, Les esprits lumineux, les poetes celebres ; Le spectre Me"dicis pour lui se redressait Foudroy6, mais encor rouge de sang frangais. Yengeur, il maudissait ces rois massacreurs d hommes, Cette espece impossible a F^poque oil nous sommes, Et, grave, dans son ame il remerciait Dieu D avoir, par le couteau, par Fep^e et le feu, Fait disparaitre enfin cette infamie immense, Favenir et fait libre la France, 32 C est la que je la vis pour la premiere fois, Bien belle, a dix-sept ans, dans cet antre de rois ! Bile avait une robe use e et presque blanche. Oh ! comme j e"tais pauvre ! humble coeur qui s e panche, Je puis bien raconter a tons ma pauvrete* : Alors, comme aujourd hui, j^tais de she rite De tous ces biens qui font si douce la jeunesse. J e"tais un de ceux-la que le monde delaisse, Qu il repousse du coude en leur disant : va-t-en! Un malheureux sans nom et qui croyait pourtant, Mais les regards tourne"s vers le soleil superbe, Prefe rant au Palais les arbres verts et Fherbe, Et n ayant, pour ce monde incre dule et railleur, Que des pensers d amour ou des chants de douleur. Je connaissais son nom et j allais voir sa mere. Je devins amoureux. faiblesse ! misere ! Savez-vous ici-bas quelque chose d heureux Et de bete a la fois comme un homme amoureux ? Quand la deuxieme fois je la vis, pauvre fille, CVitait eri fe"vrier, le mois noir qui gre sille, Un jour que par hasard, en soufflant dans ses doigts, Le soleil rayonnait et courait sur nos toits. Elle cousait gaiment aupres de la fenetre, Grande ouverte au beau jour. En me voyant paraitre, Elle se tut. tourna ses grands yeux pdtulants Et tendit ses deux mains vers de frais lilas blancs Que j apportais pour elle avec cet air stupide Que me donne toujours mon esprit trop timide. Un bouquet de duchesse, et qui me coutait cher, Songez done ! des lilas au milieu de Fhiver ! C est pour moi, me dit-elle, et rapide et charmante Elle prit le bouquet de la fleur odorante, Le posa sur la table et, sans plus de souci, Se mit a fredonner sans me dire : Merci. 33 Muet, dej a 116, subissant son empire, Je la regardais faire et je l e"coutais rire Et chanter. Elle tait plus fraiche que mes fleurs, Les lilas blancs rendaient plus vives ses couleurs. Aussi je Padorais sans dire une parole, Sans troubler de ma voix cette enfant blonde et folle, Et j enviais son calme et son rire si pur, Ce doux rire joyeux qui montait dans Fazur. 1857. 34 FAUBOURG DU TEMPLE (1852). Lorsque tu vins au monde, 6 mon enfant che rie, Avril, le bel Avril verdissait la prairie ; Sur mon toit chantait un oiseau. En naissant, les enfants des rois ont leur couronne Moi, je couvris des fleurs que le Seigneur nous donne Le pied de ton petit berceau. Quand tu vins, petit ange envoye" sur la terre, J e"tais bien malheureux, mais au Dieu de ma mere Je remis tes humbles destins. Tu pleurais ; nos chansons t eurent vite apaise*e. Et je baisai cent fois ta chair blanche et rose"e Et tes jolis cheveux chatains. Ton arrive e, enfant, me rendit le sourire. Les peres d alentour accouraient pour me dire : Bien sur, elle descend des cieux ! Us admiraient tes yeux si beaux a la lumiere, Et, comme un grain de jais pos6 sur ta paupiere, Un signe noir sur tes yeux bleus. J ai depuis, mon enfant, souvent vers des larmes, Soldat decouragd souvent jete mes armes ; Mais, coeur cr66 pour adorer, Je songeais a ce jour oil d amour je fus ivre, Et je me relevais pour marcher et pour vivre, Pour te che"rir et pour pleurer. 1857. 35 LA MANSARDE. Viens ! montons jusqu a la inansarde ; La, tout est pauvre mais tout rit, L amour volon tiers s y hasarde. C est la branche oil perche Fesprit ! Ce tableau, c est la vieille garde ; L Empereur fait face et regarde Le front pale d un Je"sus-Christ. Par la fenetre, la barriere Fait monter son gai larifla. Ah ! quel doux ange habite la ! Une ouvriere ! Paix et bonheur a Fouvriere ! Ce re*duit, le soleil Fe"claire La gait6 remplit ce grenier, Oil le courage populaire Gagne un sou, denier par denier. La paiivrete* qu on croit severe, Sait ici les lais du trouvere, Et les flons flons du chansonnier. Cette pauvret(5, qui Fhabille? Le travail, ami matinal ! II a pay ton premier bal> Ma belle fillel Paix et joie a la belle fille ! Que j airne ce sixieme etage ! Et sa fenetre et son palier ! La boutique regoit Carthage ; Athenes grinipe Fescalier. En bas les valets et les pages, Les dames a grands Equipages, 36 Et les baisers qu on fait payer, Ici gaiment on abandonne, Sa main, son creur, son lit, son bien : Dans la mansarde on ne vend rien, Mais tout s y donne ! Paix et bonheur a qui nous donne ! La mansarde qu une grisette, Coquettement sait arranger, Abrita le nid de Lisette, Et la muse de Be"ranger. En jupons courts, sans collerette, Elle quittait cette chambrette, Leste, vive et d un pied le"ger. Ce vieux mur que le temps le"zarde Remplayait FOlympe des dieux ; La muse se croyait aux cieux Dans la mansarde ! Paix et bonheur a la mansarde. ! 1858. 37 LES DEUX SCEURS. Elles ^talent deux soeurs, blondes, folles, rieuses ; Elles avaient dix ans, elles e"taient heureuses, Car leur esprit naissant. ne savait pas encor Combien de jours de cuivre il faut pour un jour d or. Elles allaient gaiment se tenant embrasse es, Entrelacant leurs mains, leurs bras et leurs pense"es; N entendant rien gronder, ne voyant rien venir, Et riant au soleil, a Faube, a Favenir. L aine e est une enfant que j ai presque adore"e : Elle avait le teint bleu sous une peau nacre"e ; Le front blanc, le regard avide et curieux, Et de Famour ddja dans 1 azur de ses yeux. Comme je les aimais ! Maintenant dans ces ames, Je ne connais plus rien, elles deviennent femmes ; Elles m ont oublie dans ce monde moqueur, Pauvre homme, et maintenant je suis mort dans leur coeur. Elles sont a present Forgueil de leur famille ; Henrietta a treize ans Mathilde est jeune fille, Et ne se souvient plus, en courant dans les bois, De son vieux compagnon des courses d autrefois. Mais moi, je me souviens, a tout oubli rebelle ; Car je Fai dit, je suis le souvenir fidele Je garde en mon esprit tous les temps e"couls, Et les profils joyeux de mes jours envois. Aussi, douces enfants, qui f ites ma jeunesse Eclatante de bruits, de chansons et cFivresse, 38 Avec qui j ai joue", dispute, querelle", Et qui ne savez plus le nom de Fexil6 ; Je be"nis votre vie et votre chaste aurore, Et vous sachant grandir, je vous be"nis encore, Et souhaite pour vous, 6 cher groupe ador6, Tout le bonheur, helas ! que Die u m a retir^ ! 1856. 39 SALUT A LA MAJESTE TOMBEE. A M. ALEXAXDRE DUMAS. La reine descendait la spirale de pierre : Par instant, et tombant de quelque meurtriere, Un rayon de soleil peignait sur un fond d or L ombre des vieux barreaux au mur du corridor. Quand la reine passait, morne et triste statue, Frissonnante et muette et pauvrement vetue, Dans cet air des vivants venu d un ciel d e te , Son doux front s inclinait sous ce jour dispute*, Et ses yeux se fermaient, pouvant fixer a peine Cet azur qu ils avaient oublie . Pauvre reine ! Elle allait en songeant aux bonheurs disparus. Des hommes la suivaient, raoroses et bourrus, Repondant au salut des graves sentinelles Qui les saluaient seuls. Ces hommes, -des rebelles ! Jacques des derniers jours, formidables aieux, En guerre avec les rois, en lutte avec les dieux ! Ce qu autrefois jamais elle n eut voulu croire, Hataient son pas, frolant parfois sa robe noire, Causant haut, sans respect pour ce deuil si navre", Pour ce front a la fois si faible et si sacre, Et lui disant parfois : Marchez done, citoyenne ! palais des Ce"sars, ciel bleu, splendeur de Yienne ! Berceau qu un peuple entier garde, exalte et defend ; Serenite* joyeuse et pure de 1 enfant ! Pour ancetres compter Ce"sar et Charlemagne ; Avoir eu sous les pieds la fidele Allemagne, Sur la tete, le cercle aux vieilles fleurs de lys ; 40 S etre habille e Tin jour de pourpre aux sombres plis ; Avoir e"t duchesse ! avoir 6t6 la Reine ! Et tomber miserable et proscrite a Varenne ! Apres avoir e"t6 la Dauphine au chateau, Dans Fabjecte prison s appeler la Ve"to, Et rouler en chemin, triste et supreme exemple, Du marbre de Versaille au pave" noir du Temple ! Ah ! dans leurs nimbes d or, souvent les saints du ciel Doivent trouver que Dieu lui-meme est trop cruel ! Sur sa route s ouvraient les battants d une porte : La reine s arreta plus pale qu une morte, Et comprima son cceur sous ses doigts amaigris. De ce seuil a demi-perdu dans le jour gris, Un jour le roi Louis, son epoux et son maitre, Un Bourbon qu on nommait le Capet et le traitre, Hier un homme, aujourd hui fantome et souvenir, S en e"tait all seul pour ne plus revenir. Le vent des lachete s avait glac ses freres, Et des juges bravarit les pouvoirs se"culaires Avaient saisi ce roi, le meilleur apres tout, Sombres avaient pos^ la hache sur son cou, Et, conviant le peuple a la terrible fete, Jet bas sans trembler la couronne et la tete. Lui parti, pauvre femme elle attendait son tour, Dans Fangoisse poignante, au fond de cette tour, Seule aussi comme lui les ^chafauds avides, Fermant les tombeaux pleins apres les maisons vides, Avaient fait Fe"pouvante autour d elle et Foubli. Son enfant, doux martyr, battu, triste, affaibli, S ^teignait lentement loin des bras de sa mere. L avenir si rev finissait en chimere. Le peuple racontait ses amours ; tristea jours ! Un peuple s occupant de ces choses d amours ! Et sa vie insult^e allait au fond des bouges, Dans la bave de sang des tricoteuses rouges. 41 Ce seuil rappelait tout : Pabsent parti chez Dieu, La chute lamentable en cet horrible lieu, Et les amis frappe"s dans quelque boucherie, Et le roi faisant place a ce mot : la Patrie ! Le passe" radieux, au present si fatal, Melait ses fiers Eclairs et son aspect royal. De ses beaux souvenirs elle compta.it le nombre. Avoir e"t6 si grand et choir ainsi dans Pombre ! Au loin on chansonnait la Ve to dans Paris. La reine s inclina, deTaillante, sans cris. La douleur Pe"touffait. Au bruit de Pair infanie, Cette reine souffrait ; cette reine etait femme, Mais vaillante devant ses gardiens serieux, Elle pleurait du coeur sans larmes dans les yeux. Son silence irritait un homme de la geole. Descendez, lui dit-il, en lui touchant Pepaule. 1861. 42 LA GARDE IMPERIALE, Lorsque la garde impe"riale, Jeune alors, allait en avant, Fougueuse comme Tine rafale, Triomphante et drapeaux an vent ; Rois, bataillons, traite"s, histoires, Fondaient, disparaissaient, un astre se levait ! Et tons ces demi-dieux apportaient leurs victoires Au grand empereur qui revait ! Plus tard quand I Allemage altiere, Se reVeillant sous l e"peron, Fit soulever 1 Europe entiere, Sous les pieds de Napoleon ; Us prenaient tout, ces fils des chaumes ! Et 1 univers battait des mains et regardait, Quand tous ces demi-dieux apportaient les royaumes, Au grand empereur qui grondait ! Plus tard encor dans les mele es, Quand Dieu retira de sa main Les grandee victoires aile"es Qu applaudissait le genre humain ; Us mouraient calmes, sans maudire, Ne jetant qu un regard au ciel qui se voilait, Et tous ces demi-dieux apportaient leur martyre, Au grand empereur qui croulait ! 1854. 43 MADELEINE. A UN AMI. Ami, quand nous errons, tristes ames pensives, Au pied des monts, sous les buissons, au bord des rives. Quand sombres, inclines, sans gestes et sans voix, Nous a.llons lentement dans les senders du bois Me voyant soucieux trainer dans la ravine Le chagrin, ce poids lourd sous qui mon front s incline, Voyant mes yeux mouilles se fermer au beau jour, Mon esprit a la rime et rnon cceur a Pamour, Vous vous inquietez de notre solitude Et vous me demandez avec sollicitude Ce qui me fait ainsi si morne et si blesse", Et pourquoi chaque fois qu un e"cho du pass6 Chante en moi, comme un bruit harmonieux de lyres, Pourquoi j ai des chansons, pourquoi j ai des sourires. Puis, eVoquant pour moi nos malheurs oublieX Vous me dites : Ami, que par le temps lie s, Vous, le hardi penseur, moi, pauvre oiseau qui tremble, Nous avons trop lutt, marche, souifert ensemble Pour garder entre nous le mur froid d un secret ; Que je n ai pas le droit pour vous d etre discret, Et qu enfin tous les deux, ay ant memes miseres, Meme toit, meme pain, nous sommes presque freres ; Qu il ne faut pas garder pour moi seul le de"pit, Les jours de mauvais temps, les hivers de Pesprit, Les larmes, les d6dains, les coleres, les haines, Et les peines d amour qui sont vraiment des peines. Alors, moins attriste\ presque gai, plus heureux, Cherchant a deviner dans mon coeur amoureux, 44 Ce coeur qui fut celui de 1 homme de Terence ; Par quel coin peut entrer le rayon Espe"rance, Yous remuez ainsi qu un sac de florins d or Les souvenirs perdus que je che ris encor. Yous me dites : Enfant, nous allons causer d elle ! Aliens, pauvre pinson, vite, entr ouvrez votre aile ! Yous savez le parfum qu elle a dans ses cheveux, Parlons-en. Ses souliers sont-ils verts ? Sont-ils bleus ? Asseyons-nous ici, causons-y jusqu a 1 aube. Dites-moi la couleur de sa derniere robe, Et contez-moi les jours lumirieux et dore"s Ou vous eherchiez des vers dans ses yeux adores. doux hymne de joie ! nom de Madeleine ! Musique de mon coeur ! Eclair ! lueur sereine ! Nom qu envierait la femme ou la fille d un roi ! Ah ! vous avez raison, Andre", re"veillez-moi ! Oh ! comme maintenant nia vie est noire et vide ! Oh ! que I e te dernier e"tait riche et splendide ! Tout me riait alors, juillet et son soleil, Les etoiles, la nuit, les oiseaux, au re"veil. Des ames respiraient dans les roses sauvages, Ayant tous les de*sirs, j avais tons les courages. Le vent de Callahan me semblait un baiser Que sur mon front brulant parfois venait poser Une bouche invisible, aimable et souriante. Dans les hauts pics neigeux j avais plante" ma tente. Back Born ! vieux mont dont les rochers deserts Ont dans leurs profondeurs des lacs nombreux et clairs, Sources de Trinity, Scott Mountain, cime haute, Yous qui clans vos grandeurs m avez rec.u pour note, Yous que j ai parcourus comme des lieux amis, En songeant a la France, illustre et doux pays, Oil rn attendent encor foyer, famille et mere, Ou j ai vid^ pourtant plus d une coupe amere, Rudes sommets, lacs bleus, magnifiques s^jours, 45 Vos noms sont maintenant mele"s a mes amours. Je vous aime ! Elle a vu vos neiges, vos verdures Elle a suivi mes pas dans vos routes obscures, Epele" ces billets, griffonnage charmant, Du poete, du fou, de 1 homme, de Famant, Que je datais de vous dans ces belles journ6es, Ombres deja !....De"ja detruites et fane"es ! Comme je Fadorais ! Andre, mon pauvre ami, Maintenant, dans mon coeur Forage est endormi. Mais alors elle avait tout pouvoir sur mon ame, Son regard y mettait la tristesse ou la flamme ; J e tais gai de sa joie et triste de ses pleurs, Son rire me donnait de subites paleurs. Yous savez si je suis honteux, presque farouche ? Eh bien ! il ne fallait qu un seul mot de sa bouche Pour me faire bavard, joyeux, intelligent ; Sa voix re"sonne en moi comme un timbre d argent. Avez-vous vu ses pieds ? C est Fopale et la rose ! Quand sur les durs cailloux elle marche et se pose, On dirait un lutin tout pret a s envoler. Ses yeux, que le plaisir anime et fait briller, Sont bien beaux ! et sa joue est veloutee et fraiche ; Quand le soleil la touche, on dirait une peche ; Ses longs cils, ses sourcils si noirs, si bien arques, N en deplaise a Ne"ra, ne sont pas repiques. Oh ! que j aimais ses bras, ronds dans ses larges manches, Beaux marbres entour^s de mousselines blanches 1 C est bete, je comprends ; ce n est rien, je le sais ; Mais c est de ces riens-la que les bonheurs sont fails ! Je sais que vous traitez en riant mes tendresses, Mes mauvaises humeurs, mes rages, mes ivresses : - Pourquoi done aimez-vous, si vous devez souftrir ? Enfant ! Pourquoi vit-on, sachant qu on doit mourir ? 46 Ah ! je vous dis, Andre", qu il vaut mieux mes miseres, Mes doutes atteignant les choses les plus cheres, Et mes regrets, pleurant sur les fronts que j airnais, Que d etre indifferent et de n aimer jamais ! Je sais bien qu elle m a tromp6, qu elle est bien dure, Que voulez-vous ? ma vie est faite a la torture Je ne puis 1 oublier, je ne puis la hair, Son nom, redit tout bas, suffit pour m e"blouir. Quand je suis triste, ami, je regarde en arriere, Mon esprit s illumine et ma pense"e est fiere. Mes jours enfuis sont pleins de doux rayonnements, L air, avec des parfums, m apporte des serments. Madeleine apparait ! Andre, plus d infortunes ! Je vois ses pieds mignons dans ses bottines brunes, Elle passe rieuse, et me dit : Reviens done ! Mon coeur s emplit alors de joie et de pardon. Je ne 1 accuse plus, je n en veux plus qu aux hommes, Qui nous font tres mediants, enfin ce que nous sommes. Je me dis que le mal est dans rimmanite , Que le plus vrai, souvent, est le plus insult^ ; Et puis, qu il n est pas bien que ma muse si tendre Accuse un coeur brise, qui ne peut la comprendre. Aussi, quand je suis seul, je me sens attendri ; Je reve en pardonnant ; mon coeur n est plus fle tri, Le souvenir e"teint le bruit qui me tourmente, Les temps fatals s en vont, ma pense"e est cl^mente. Qui salt si 1 avenir ne sera pas meilleur ? Je chasse alors de moi la liaine et la douleur. Et ne retrouve au fond de mon a me fidele, Que 1 amour si profond que j ai gard6 pour elle ! Callahan s Ranch, Octobre, 1855, 47 LE MINEUR. Debout ! compagnon d aventure, II faut chasser le noir somrneil ; Voici le bonjour du soleil A sa majeste" la nature ; Debout ! C est Fheure du reveil. Au coin du feu chante et bouillonne La cafe ti ere du mineur. Projets, naissez ! brille, couronne Destined au triomphateur. Narguons la misere importune Et tournons-nous vers la fortune Dont l espe"rance est la couleur. Que Dieu dans la plaine et sur Fonde Guide le bras, aide a Fessor Des compagnons du tour du monde, Des chercheurs d or ! Chantons dans le mont solitaire : Nos rockers batterit les milliards Qui roulent, fleuves de dollars, En torrents jaunes sur la terre. Pour Findustrie et pour les arts Nous batissons les grandes villes, Nous dorons les valets des cours, Et des speculateurs des villes Nous elevens les fiers sejours. Nous faisons le tarif des anies Et nous enrichissons les femmes Dont la vie est un claim d aniours ! Fumons ! La pipe est la maitresse Du mineur, ce gai Juif-Errant 48 Sa fume e en flot odorant Yaut mieux que la fausse tendresse Et dure plus qu un long serment. Elle remplit la causerie, Seche Foail moulDe" qui pleurait ; Le mineur fume, et la patrie Sous un ciel d azur apparait. II oublie e*preuve et souffrance, Et son ame voyage en France Sur les deux ailes du regret ! Helas ! plus d un de nous peut-etre Ne reverra pas le pays, N entendra plus d accents che ris Au vieux foyer qui Fa vu naitre, Et s e teindra loin des amis. Tunnels maudits et vous, creeks sombres, Yous deVorez nos compagnons, Et vous gardez au fond des ombres Leurs ossements dans vos canons. Pas meme un tombeau dans la plaine ; Yous gardez tout, et c est a peine Si nous pouvons sauver leurs noms ! Pourtant, dans les monts et sur Fonde, Que Dieu toujours aide a Fessor Des compagnons du tour du monde, Des chercheurs d 7 or ! 49 REGRET. Oh ! ces vallons, ces lacs, ces XeVadas sublimes, Dont les vents furieux ont de chire les cimes, Ce jeune peuple universel, Ces Babels oil j entends les langues des deux niondes, Ce soleil, ces forets, ces iles et ces ondes Et cette splendeur sous le ciel ; Ce pays tout enfant, ces cits toutes neuves, Se couchant sur les monts, se baignant dans les fleuves, Charmantes sous leurs chenes verts ; Pleines de bruit, de chant, de musique amoureuse. Oil, dans les fandagos, dans une foule heureuse D etre libre dans les deserts ; Ces femmes dtalant leurs cyniques parures, Leurs douteuses beaute s couvertes de dorures, Qui font, sans honte et sans remord, Les basses actions et les choses infames ; Ces lubriques Lai s, ces trafiquantes d ames, Masques du plaisir sur la mort ; Cette mer souveraine, a Dieu meme pareille, Qui mouille cliaque jour d une ecume vermeille Cette Carthage aux pieds brillants ; Et cette re publique industrieuse et fiere, Et cette terre enfin qui garde la poussiere Des vieux flibustiers castillans ; Non, ces splendeurs, helas! qu admire 1 Am^rique, Mont sombre, ocean vert, placer d or, re publique, Et la liberte sous les cieux, Pour moi ne valent pas, 6 ma mere, 6 patrie, 6 Ni le vieux sol picard, ni la mousse fletrie Des se"pulcres de mes aieux ! Ni ce ciel orageux, tout charge^ de tonnerres, Ni le pauvre village oil des mains mercenaires Ont berce" mes premiers chagrins, Ni la Manche houleuse oil le navire passe, A qui, petit enfant, j ai jete" dans Fespace Les vers de mes premiers refrains. Oh ! la France 1 la France ! oh, souvenir austere. Qui done peut oublier la France sur la terre ? Et quel Frangais, las de soufFrir, N a point pleure" la France au fond de sa pense"e Et n a point murmur^ dans son ame oppress^e : La voir encor et puis mourir ! Yrcka, 1854. f ^3- V. ^-. \^3 & j % of 51 LA SHASTA ET LA SOMME. Je suis le souvenir fidele. Je suis Shasta, la nymphe blanche, Je cours, je bondis et j panche Les cascatelles de mes eaux Parmi les roses et les vignes, Et je joue avec les grands cygnes Sur la mousse et dans les roseaux. Mon bord ombreux, ou Flndien rode, Semble un vert tapis d emeraude, De chevre-feuille et de gazon, Que le ciel pla$a sur la route Du voyageur qui songe et doute, En interrogeant Phorizon. Je suis fraiche comme une e pouse, Le Sacramento me jalouse, Lui, le beau fleuve sans pareil ; Plus que son flot mon onde est belle, Et Faigie y vient mouiller son aile Pour remonter vers le soleil. J ai des canades pour cortege, Je suis la fille de la neige Et du gouffre obscur et dormant. Toute entrave m est odieuse ; Je brise tout et vais, joyeuse, Au rude Oc^an, mon amant. Je hais les canaux, les e cluses, Oil 1 on nous enferme, recluses, Malgre" nos fureurs et nos cris ; 52 Et j aimerais mieux, dans ma haine, Aller trouver ma sceur la Seine Et couler esclave a Paris. Plutot que de voir sur ma rive La foret s abattre plaintive Sous la hache du vieux trappeur ; Ou que me voir, moi, si hautuine, Sous les ordres d un capitaine, Au service de la vapeur. Je veux couler toujours sauvage ; Je ne veux pas sur mon rivage De ponts, de quais, ni de cite". La libert^, c ? est magnifique, Et j inonde cette Amerique, Si Ton touche a ma Hberte" ! Mais je ne hais pas tous les hommes, J ai sur cette terre oil nous sommes Mes amours et mes pre fe re s. J aime Fesprit qui chante et reve, J aime Fhomme assis sur la greve Et tourn^ vers ses jours dor^s. Yiens pres de moi, pauvre poete, Pour toi je serai sans tempete, Je m dtendrai sous les buissons, Et la, sous une ombre fleurie, Tu parleras de ta patrie, Et tu me feras des chansons. Tu trouveras Fhote et Fhotesse, Le souvenir et la tristesse, Au pas melancolique et doux. Laisse aller la tourbe servile ; 53 Laisse Phomme et laisse la ville, Et viens demeurer avec nous. Viens pres de moi, bois a ma source ; Et j emporterai dans ma course Et ta colere et ta douleur. L oubli descendra dans ton ame, Et tu verras comme une flamme, Le front lumineux du bonheur. mon enfant, je suis ta mere ; Je suis la Somme a Ponde amere, Je n ai ni flottes ni tre"sor ; J 7 arrose une grave province, Mon nom ne couronne aucun prince, Et mes flots ne roulent pas d or. Sur mon eau bien souvent troublee, Je ne vois pas la troupe aile"e Des cygnes au duvet soyeux, Et dans les ajoncs et les mauves Je ne vois pas les vautours fauves Me boire en regardant les cieux, Je n ai que de calmes ombrages, Je coule paisible, sans rages, Sans cascades, sans sable ardent, Et je vais simple et solitaire Saluer la vieille Angieterre, Et mourir en la regardant. Mais, comme celle qui commence, Si je n ai pas le val immense, Les monts aux noires profondeurs, Comme une autre j ai ma richesse, J ai ma fiert^, j ai ma vieillesse, mon enfant, j ai mes grandeurs. 54 Je suis la riviere fidele, Je suis la Somme, je suis celle Qui baigne le bassin picard ; Des rois ont passe" sous mes saules, Et j ai servi les vieilles Gaules Depuis Capet jusqu a Ce sar. J ai des chateaux, des villes sombres, Des cathe drales pleines d ombres, Plus hautes que des minarets ; J ai 1 herbe verte pour toilette, Et je souris a Palouette Qui gazouille dans mes guerets. Pourquoi de Tor ? pourquoi des marbres ? Reviens, mon enfant, sous mes arbres ; Je suis douce comme Foiseau. L exil rend plus lourdes les chaines ; Yiens, mon enfant, j ai de grands chenes, mon enfant, j ; ai ton berceau ! H^las ! tu me trouveras seule ; Petite sceur et blanche a ieule, Tout s est 6teint. Un vent mortel A souffle" sur Thumble famille, Et vieille fern me et jeune fille Sont des saintes au fond du ciel ! Reviens. Pourquoi cette fatigue Et ce travail que tu prodigue, Et ces combats et ces efforts ? Reviens, 6 chercheur de fortune, Reviens pour chanter sur ma dune, Reviens pour rever sur tes morts ! Yreka, 1854. 55 SUE UN STEAMER. Aujourd hui, le steamer nous emportait, rapide, Les uns vers le bonheur, les autres vers le vide. Les voyageurs causaient et souriaient, mais moi J etais triste et vaincu, car je songeais a toi, A toi mon seul amour, mon unique pense"e - A toi qui restes seule, abattue et brise"e Dans cet affreux desert dont je hais jusqu au nom, Qui garde, lieu maudit, mon plus cher compagnon. Je regardais ma vie en voyant courir Fonde. Ai-je trouve" le but que je cherche en ce monde ? Excepte" toi, tu sais que rien ne m est reste. Que vais-je faire encor dans la grande cite Oil je n ai pas d ami, de toit ni d espe rance, Ou je suis inconnu pour les langues de France? J y vais rentrer use", de"courage, haineux, N ayant plus devant moi rien qui soit luniineux, Corn-be" sous tous les maux, sous la peine poignante. Puis, je voyais briller, vision souriante, Cet avenir obscur que nous avions dore, Quand nous parlions tout bas, Fun de 1 autre enivre. Dans cet ouragan noir, la foi reveuse et grave Des debris de mon cceur ramassait chaque (^pave Mon esprit douloureux a sa voix s apaisait Et, retourn^ vers toi, je murmurais : Qui sait ? Et j etais sans regard pour 1 horizon sans bornes ; Pour le val deployant les solitudes niornes Les arbres frissonnaient, 1 alouette chantait ; Amour ! c e"tait ta voix que le vent m apportait. Je fredonnais tes chants, 6perdu, solitaire, Oubliant qu a mes pieds, merveille de la terre, Le fier Sacramento, le Rio souverain, Roulait en ecuniant ses larges flots d airain. 1855. 56 HYMNE DES VINGT ANS. Dans FOlympe pa ien, dans ses fetes sacre es, Sur un char dont 1 Ainour tient les renes dories, Suivi par les Plaisirs, les Ris, la Volupte, Les songeurs appuye s aux colonnes antiques Yoient passer a travers des splendours magnifiques, La de"esse de la beaute ! Les dieux forment sa cour et Jupiter lui-meme, Laisse tomber la foudre et le sceptre supreme, Et mele son sourire aux applaudissernents. De la grace riante il a subi-Pempire ; Sa puissance s incline et son orgueil soupire Quand Venus rit de ses tourments ! Sous les pas de V<kms tout fleurit et s enflamme. Au front le plus etroit son regard met une ame Elle amollit Pesprit du sage et du rh^teur. Elle apporte les chants oil r^gnaient les tempetes ; De ses plus doux baisers naissent les grands poe tes Et Praxitele est son sculpteur ! Aux jours si merveilleux des grandes Quand la fureur des dieux et les grands coups d e"pe"es Faisaient trembler la terre et rever les humains, C est elle que chantait Homere dans son livre. Le chantre est mort, Venus n a pas cess^ de vivre Et Funivers est dans ses mains ! Les dieux d or out croule", mais, admirable et belle, Elle reste debout dans la nue ^ternelle, Projetant sur les arts son proh l souverain ; Tenant sous ses pieds blancs les foules terrassees ; 57 Faisant e"clore enfin les plus hautes pensdes, A son ra} 7 onnement divin ! De son pouvoir partout on retrouve la trace ; Elle guidait Virgile, elle inspirait Horace. C est a son nom si doux que, reveur et souffrant, Tibulle de"diait ses gages immortelles ; Ses poe ines Merits au bord des cascatelles, A 1 ombre du bois odorant. Rome tombe et s eteint la Rome irnpe riale ! Dix siecles ont rong sa pourpre triomphale ; La ville des tribuns aux chars e"tincelants, S en va sous les marteaux qui I attaquent sans treve ; Mais Le"on Dix parait et Rome se releve Apres un sommeil de mille ans ! C est le temps du ge"nie et du vol des grands aigles ! Du beau, splendeur du vrai, Fhomme cherche les regies ; Un lumineux autel se dresse sur les temps, C est Fautel de Yenus, la deesse home rique Aphrodite renait blonde, rose et pudique Dans la verdure d un printemps ! La mere des amours domine encor le monde : Modele de Vinci, la voila ! c est Joconde ! On peuple de V^nus les palais florentins, Torquato le poete a la phrase limpide Sur des bords inconnus la de"guise en Armide, Reine des chevaliers hautains. Au Louvre noir et sombre et plein de pertuisanes Le roi de Marignan fait sculpter des Dianes, Les dieux du Pantheon vont remplacer la croix, Jean Goujon dedaignant les gothiques e"glises 58 Cisele les amours qui courent dans les frises Au fronton du chateau des rois ! Dans son large horizon, dans la grande nature Yersaille, e"blouissant de gloire et de clorure, Ecoute pleurer Phedre en vers harmonieux. Tout resplendit d amour dans cette epoque altiere, Et Louis a genoux adore Lavalliere Et courbe son front radieux. Mais sous ces noms joyeux disperses par la brise Diane, Gabrielle, ou Fontange et Louise ; Sous ces noms devenus un triste et doux e"cho, Veiius respire et brille, et, poursuivant son reve, Le songeur la retrouve encor lorsqu il souleve La robe de Manon Lescaut ! (Test elle, amis, c est elle encore Quo nous cherchons avec des chants Dans la nuit calme, dans 1 aurore, Dans les grands bois et dans les champs. C est elle que le coeur acclame, Mythe divin ou simple femme, C est Ye* mis au rire vermeil, Que nous suivons, foule idolatre Quand la jeunesse au pied folatre, S ^panouit au beau soleil. C est elle, la vie et la joie : Son portrait a mille couleurs. Reine sous 1 or et sous la soie ; Pauvre ouvriere sous les fleurs. En couronne, en frais rubans roses, Toujours dans ses metamorphoses, C est elle qui montrant le ciel Dans son fier et brillant sourire, 59 Dit a son amant qui Padmire Que le beau seul est 6ternel ! Car elle est tout dans la nature, Elle est tout dans Phumanite" ; Marbre vivant, blanche sculpture, Belle fille ou bien Deite". Elle est Paiinant, elle est le pole, Elle est la palme et Paure ole, Elle est la darte" de Pazur : Et le souffle puissant de Pame Ne peut s allumer qu a la flamme Des ^toiles de son front pur ! 1858. 60 CHANT D AMOUR. Swan ! voici Fepoque charmante ; Tout est musique, tout est fleurs ! C est Fheure oil la nature aimante Se reveille dans ses douleurs ! Le champ redevenu superbe, Du printernps fete le retour, Et Finsecte chante dans Fherbe Ce soleil qu on nomme Famour ! Swan ! la marguerite est enclose, Les bois sont verts, et les buissons De jasmin et de laurier rose Sont e"gayes par des chansons ; Le vallon rit, le flot murmure, L e"t6 vient et dit : A mon tour ; Et tout sourit dans la nature Au soleil qu on nomme Famour. Swan ! pour tous c est Finstant supreme, Le printernps vient tout parfumer ; A la fleur Foiseau dit : Je t aime ! La fleur dit : Qu il est doux d aimer ! Tout est transport, bonheur, ivresse, Tout est clart, splendeur, beau jour. Oh ! viens rechaufFer ta jeunesse Au soleil qu on nomme Famour. Swan ! c est Famour qui nous fit naitre, Le vent dit son nom dans les airs ; II est le but, il "est le maitre, Son souffle anime Funivers. Feu magique, il ^claire, il dore, 61 Et dans son Wiggam, froid sejour, Le barbare lui-meme adore Ce soleil appele" Famour. LILY. La terre a des beautds sereines A rendre le soleil jaloux ; Elle a la rose et les verveines, Les vautours noirs, les lions roux, Et vous savez que dans les plaines On trouve For dans les cailloux. Eh bien, moi, je preTere Aux splendeurs de la terre, Aux etoiles des soirs, A la plus douce chose, Ma tourterelle au collier rose, Ma colombe aux jolis yeux noirs. La terre a des femmes riantes, Qni damneraient un cherubin ; Elles ont dans leurs nuits brillantes Des pudeurs faites de carmin, Et nos coeurs sont pour ces m^chantes Moins que rubans et que satin. Eh bien, moi, je pre"fere Aux femmes de la terre, Aux e*toiles des soirs, 62 A la plus douce chose, Ma tourterelle au collier rose, Ma colombe aux jolis yeux noirs. Je sais, dans la calme nature, Des frais endroits, des bords fleuris, La rose y pousse sans culture ; Et j ai vu dans le grand Paris Des vieux palais dont la dorure Aux badauds arrache des cris. Eh bien, moi, je preTere Aux tre"sors de la terre, Aux e"toiles des soirs, A la plus belle chose, Ma tourterelle au collier rose, Ma colombe aux jolis yeux noirs. 63 MIGNONNE. Mignonne, mon ame est jalouse : Je veux etre votre mari, Que vous faut-il, demon che ri, Est-ce un pare avec sa pelouse ? Tournant votre tete a Penvers, Vous faut-il des tonneaux de piastres ? Mes domaines sont dans les astres, J ai des 6toiles dans mes vers ! Mignonne ! Je suis bien pauvre, voulez-vous Que je devienne votre dpoux ! Riant de mes chansons ailees, Mondor a carrosse et chevaux ; Moi, je n ai comme Marivaux Que des phrases bien e pingle es. Marivaux meurt, aussi Mondor ; Au coin du feu, des deux on cause ; Mais il reste bien quelque chose, Des vers. Que reste-t-il de For ? Mignonne ! Je suis poete, voulez-vous Que je devienne votre e*poux ! Les rois ont le sceptre et le trone. Us sont puissants ; sont-ils heureux ? Je n ai que mon cceur amoureux Pour empire et je vous le donne. Mais je puis aussi, je le croi, Couronner une souveraine : Une femme peut etre reine Sans etre la femme du Roi ! Mignonne ! 64 Je suis bien gueux, mais voulez-vous Que je devienne votre poux ! Laissez passer la grande dame Sans que votre ceil soit e"bloui ; Et re"pondez par un bon oui ! A celui qui vous tend son ame. C est, je sals, un mince tre"sor, Mais elle enserre fleur choisie, Le lys blanc de la poe"sie ! Que vous faut-il de plus encor ! Mignonne ! Je vous aime tant ! voulez-vous Que je devienne votre e"poux ! San Francisco, 1867. r~-zs t far\ L^O O cfa ^jo 65 KETTY L OUBLIEUSE. Musique de J. Carnaud, Bonjour, Ketty ! bonjour, ma belle, Yous revenez done du Perou ! Sainte Yierge, quelle dentelle ! Et quel velours ! et quel frou frou ! On dirait presque une princesse De Charles Six a FOpdra. Je veux saluer votre altesse, Mais mon coeur te repetera : Bonjour Ketty ! Bonjour, ma chere ! Que vous tiez gentille en petite ouvriere, Bonjour, Ketty ! bonjour ! Mon joli rene"gat d amour ! Bon Dieu ! quelle marche rapide ! Mais oil done ainsi courez-vous ? Quel est done le palais splendide Oil vous trouvez Famour plus doux? Est-ce en Powell, riche retraite, Treillis d or du soleil fete", Que vous cachez 6 ma reinette. Ton infidele majest^ ! Bonjour, Ketty ! bonjour, ma chere ! Ah ! que vous 4tiez fraiche en petite ouvriere, Bonjour, Ketty ! bonjour ! Mon joli rene"gat d amour ! J admire cette mousseline, Nuage a ceux du ciel pareil. Mais vos cheveux sous la maline Sont bien moins blonds qu au grand soleil, Mais il faut de For, de la soie, i 66 On veut un luxe oriental, Et comme vous, on vend sa joie, Moi, je te dis : Ketty, c est mal ! Mais, bah ! Ketty, bonjour, ma chere ! Pourtant, vous e"tiez mieux en petite ouvriere. Bonjour, Ketty ! bonjour ! Mon joli rene"gat d amour ! Bientot vous donnerez des fetes Oil vous serez en falbalas, Vous y recevrez les poetes Ainsi qu on faisait sous Gil Bias. Vous leur direz : le plus beau livre, C est le grand livre du comptant, Et vous leur apprendrez a vivre A ces faquins qui t aimaient tant ! Bonjour, Ketty ! bonjour, ma chere ! Ah ! que je vous aimais en petite ouvriere. Bonjour, Ketty ! bonjour ! Mon joli rene"gat d amour ! Done, c est fini ! bonjour, Madame ! C est bien, ma patrie est 1 exil ! Mais dites, un bon coeur de femme, En est-il un ? combien vaut-il ? II 6tait, que Dieu vous pardonne ! Dans votre sein, ce coeur joyeux ; Vous y mettez un octogone ! Et pour tant ton coeur valait mieux ! Bonjour, Ketty ! bonjour, ma chere ! On vous airnera moins que petite ouvriere. Bonjour, Ketty ! bonjour ! Mon joli rene"gat d amour ! 1857. 67 CHAXSOX. Musique de J. Carnaud. Autour de ta beaut rieuse, Autour de ta jeunesse en fleurs, Se presse une foule amoureuse De galants, portant tes couleurs. Mais derriere eux jusqu en tes fetes Je vois des grimauds envieux, Ventrus, ride s, bonshommes vieux Dont 1 argent a tourne les tetes ! Ah! Qu ils sont betes ! betes ! betes ! Ah ! mais Ketty, comme ils sont betes ! De conseils ils te font largesse, Vertueux, dignes d une cour Tout en habillant leur sagesse D affiquets un pen Pompadour. Du bout du pied sur les musettes, Ils poussent leurs petits de"dains, Mais pour d austeres Bernardins Comme ils courtisent nos grisettes ! Ah! Qu ils sont betes ! betes ! betes ! Ah ! mais Ketty, comme ils sont betes I Nous qui t aimons, meme infidele, Nous qui contents suivons ta loi, Nous te disons : Ketty, sois belle ! Eux te disent : Ketty, vends-toi ! Des hivers fermant nos goguettes, Ils te font un triste avenir ; Mais n as-tu pas le souvenir Pour t ^gayer dans les tempetes 1 68 Ah ! Qu ils sont betes ! betes ! betes ! Ah ! inais Ketty, comme ils sont betes ! Sois heureuse et laisse-les dire, Ketty, garde ta liberte" j Dis-leur de te vendre du rire Comme en donne la pauvrete*. Quels chateaux vaudraient nos chambrettes ! Ils sont trop grands pour des pinsons, Ils sont trop vieux pour nos chansons, Et trop froids pour nos amourettes ! Ah ! Qu ils sont betes ! betes ! betes ! Ah ! mais Ketty, comme ils sont betes ! San Francisco, 1857. r^L ~y v^V "V^ ^v o^X^ s^ 69 CHANSON DU MATIN Du dieu Pan re"sonne la flute. Lizzy, pourquoi dormir encor, Quand le soleil a Shasta Butte Met un grand schall d azur et d or ! Les oiseanx ont ouvert leurs ailes, La plaine est verte et Fair est doux. Lizzy ! Lizzy, re" veillez-vous ! Et, pimpante sous vos dentelles, Yenez a nous ! Comme Peau-d Ane. ma Lisette, Riant a Fair, au ciel vermeil, La nature revet, coquette, Sa robe couleur de soleil. Yoyez, votre horloge retarde ; Le jardin s eveille au beau jour, Et le lys vaniteux bavarde A la rose, la fleur d amour ! L iris bleu fait la cour a Fonde, L onde sourit a Firis bleu, Et dit : Viens dans Fombre profbnde Eire beaucoup, jaser un peu. Le pommier blanc dit a la peche : Madame, je n aime que toi ! Et Fautre repond : ^a n empeche Que Famour est gentil, ma foi ! 70 Eh bien ! puisque d aniour tout cause, Lizzy, faisons comme ils font tous, Mettez votre petit pied rose Dans la main que je tends vers vous ; Et, plus fraiche que cette aurore, Melant votre regard au mien, Quand je dirai : Je vous adore ! Repondez-moi : Je le veux bien ! Les oiseaux out ouvert leurs ailes, La plaine est verte et Fair est doux. Lizzy ! Lizzy, re* veillez-vous ! Et, pimpante sous vos dentelles, Venez a nous ! Scott Valley, 185G. 71 LES BILLETS DOUX. Lettres d amour, de joie et de jeunesse, Doux souvenirs qui consoliez mon coeur, Vous qui faisiez moins lourde la tristesse, Qui jeune encor nie fait grave et groncleur ; Reproche tendre et page parfumee Que je gardais comme un riclie tremor, Allez-vous-en, vous n etes que fume"e. Mon ame est sombre et pourtant j aime encor. Je vous renvoie a Foubli, pauvres lettres ; A ce ne"ant ou tombe tout espoir, Oil vont s e"teindre a leur tour tous les etres : Obscure nuit dont le doute est le soir. Mais emportez le souci qui me ronge, Et laissez-moi reprendre mon essor. Allez-vous-en, vous n etes que mensonge ! Mon ame est triste et pourtant j aime encor ! Et cependant, helas ! je vous regrette ! Papiers jaunis et feuillets dechireX Au livre heureux oil Fame du poete Avait inscrit quelques noms adore" s. passion ! amour ! quel diademe Pent vous payer, chers billets marges d or ! Allez-vous-en, avec vos doux : je t aime ! Mon ame est triste et pourtant j aime encor ! Petits billets, j aimais a vous relire. Vous me disiez : le bonheur, c est demain ! Yous r^sonniez d ? un vague accord de lyre, Et vous gardiez le parfum de sa main ! ISn vous voyant, il me semblait entendre Ces beaux serments qui me faisaient si fort ! Allez-vous-en ! serments, devenez cendre ! Mon ame est triste et pourtant j aime encor ! Allez-vous-en, bonjours, baisers, caresses ; Reves fleuris, harmonieux re" veils ! L e"ternit6 de vos fraiches ivresses, A peine aura dur6 quelques soleils : Allez-vous-en ! Fete" vient, le temps passe, Tout reverdit, mais son amour est mort ! Et dans son coeur mon souvenir s efface ! Mon ame est sombre et pourtant j aime encor ! San Francisco, 7 avril 1857. 73 APRES DIX ANS. A J. MAURIX, ARTISTE, A SAX FRANCISCO. I Un jour, 6 compagnon, combien de nous peut-etre Au front marques dej a par Fimplacable maitre Ne verront pas ce jour ! Conibien de coeurs trompe"s qui s e"teindront dans 1 ombre ! Combien se coucheront dans le sepulcre sombre D amis qui croyaient au retour ! Combien auront lutte coutre de vains fantomes ! Combien auront livre", dans ces jeunes Sodomes, De combats solennels, Qui, pres d atteindre au but que le triomphe dore, S en iront fatigue s dans la sublime aurore Des grands lendemains kernels ! Au souffle du Tres-Haut, passons, oh ! feuilles mortes, Combien de Favenir verront s^ouvrir les portes ! Combien d esprits navres Beniront le tr^pas ! Et quels sont les prosperes Qui pourront reposer pres des os de leurs peres, Portes par des bras adores ! Des heureux sur la mer on pent compter les voiles; Mais combien parmi nous, sans phare et sans e"toiles, Combien devront souffrir ! Combien succomberont dans les douleurs cruelles ; Et qui de nous, Seigneur, ira ferrner ses ailes Au lieu qui les vit s entr ouvrir ! 74 II. Un jour ce pelerin qui parcourut la terre Revint, le coeur empli d une raison austere, Au nid de ses amours ; Apres des nuits de flamme, apres des jours de brume, Passereau dont 1 autan e parpilla les plumes, II revenait et pour toujours ! Du sommet de la cote agreste et parfume e II salua le bourg et la blonde fumee, Qui semblait le dorer. II touchait en tremblant les arbres et les pierres, Et sa main essuyait au bord de ses paupieres, Des larnies douces a pleurer. Entre les peupliers la Seine voyageuse Roulait sur les cailloux murmurante et joyeuse, Et mouillait en courant Ces bords oil tout enfant il avait, ame dprise D air et de liberte, dit a la molle briso, Son secret le plus enivrant. L e"glise s e"levait fiere et fleurdelis^e, Renvoyant en joyaux de sa haute croisde Les brillantes couleurs ; L enfant revenait homme a ce grand baptistere, Et rapportait au pied de 1 autel solitaire Ses couronnes et ses douleurs ! Rien n avait disparu, tout ^tait a sa place ; Le paysage heureux deroulait avec grace Ses champs mysterieux ; Le voyageur e"mu reconnaissait la plaine Ici c e tait Louis et la-bas Madeleine. Seuls, les hommes ^taient plus vieux ! 75 II s avanga reveur, et. la bouche muette, Les anciens demandaient en secouant la tete : Que veut cet inconnu ? II chercha la maison, de tilleuls entoure"e, Puis il alia frapper a sa porte sacre"e, Et dit : me voici revenu ! III. Seigneur, vous etes bon, adorable et superbe, Yous etes FEternel, Yous etes I Incre e , la Puissance et le Yerbe, Yous remplissez le Ciel. Les astres dans leur cours suivent vos lois sublimes, Maitre redout^ ; Un seul de vos regards renverrait aux abirnes La nature et Phumanite ! Yous avez, Seigneur Dieu ! la puissance infinie; Le roi le plus altier Se courbe a votre voix, et votre oeuvre est be nie Par Funivers entier. Yous faites la lumiere au fond de Fame humaine, Et 1 homme a beau hitter, Cette ame au jour d e preuve a vos pieds le ramene Pour croire, adorer et chanter ! Mais aupres des Incurs vous fites les t^nebres, Seigneur Dieu, pourquoi ? Apres les beaux soleils pourquoi les nuits funebres, Le Doute apres la Foi ? Pourquoi 1 indifference au fond de nos ivresses Dans le coeur amolli ? Et pourquoi faites-vous passer sur nos tendresses Le vent de [ inflexible oubli ? 76 IV. pauvre cerveau creux ! pauvre coeur candide Qui croyait retrouver comme une onde limpide Le reflet du passe", Que le pur souvenir, comme une lampe sainte, Illuminait Pabsent; la lampe etait e*teinte.... Oh ! pauvre homme ! Oh ! pauvre insense" ! Ce fut un Stranger qui parut a la porte. Je veux revoir ma mere ! Et sa mere e"tait morte ! Quelle lyre dira Ce qu il souffrit alors. La vie est ephemere ; On peut tout oublier, tout, except^ sa mere, Et dans ses mains le fils pleura ! Si dans quelque maison la servante ou le maitre Lui disait vaguement, je crois vous reconnaitre : Mais ne me souviens pas ; On ajoutait bientot, question importune, Eh bien! dans ce voyage avez-vous fait fortune? On dit qu on fait tant d or la-bas ! II reconnut un homme au milieu de vingt autres. A cet ami d enfance il dit : Je suis des votres, Je reviens de la mer. On ne 1 entendit point, on parlait de la Bourse, De trois-six, de charbons, de chevaux et de course, De banque et de chemins de fer. II sentit le me"pris lui venir et la haine ; Ceux qu il avait aimes, le regardant a peine, Ne savaient plus son nom. La femme qui passait devait etre sa femme ; Savez-vous qui je suis? dit-il, cherchez, madame. Et la femme r6pondit : Non. 77 * Ainsi qu un matelot rejete sur la greve, II marchait, recueillant les debris de son reve, Frele esquif submerge" ; Et seul, n aimant plus rien, accable, le front bleme, II niurmura Fadieu desespere, supreme, Du mourant et du naufrage ! Y. Pionniers, chercheurs d or, coeurs vaillants, ames liautes ; Disciples de Colomb, modernes Argonautes, Qui, sur les bords obscurs, Semez a pleines mains 1 esprit de tous les mondes, La foudre, les Eclairs, les paroles profondes, Et le germe des temps futurs! Vous, qui de Pavenir construisez Fedifice, Yous, dont la vie entiere est un long sacrifice Offert au dieu jaloux ; Yous, dont Fame demeure aux lointaines patries, Savez-vous ce qu il faut, pauvres tetes meurtries, De temps pour vous oublier tous ? Pour faire de vos noms une triste he"catombe, Un ingrat de Tami, de 1 amour une tombe ; Des plus chers des passants, Pour effacer la barque, et 1 homme et le sillage, Pour vous faire Strangers au retour du voyage, Helas ! il ne faut pas dix ans ! Indian Ravine, 11 octobre 1857. 78 PETIT CONTE. Un jour 6 mon enfant ! la liaut chez Dieu le Pere, Le jour ii existe pas. La mesure du temps, ce vain point de repere, N est que pour ici-bas. Le ciel n a pas de nuit, et le pasteur des ames Dans ses palais vermeils Pose ses pieds be"nis sur les orbes de flamme D un million de soleils. Une fois, sur la terre et chez nous pauvres homines DW jour c^tait la fin. Apres avoir fcrniHe* les Paris et les Romes, Le Seigneur s en revint Pensif et fatigue" s asseoir dans les nuages, Sur le trorie serein Devant lequel, enfant, flamboient depuis mille ages Sept chandeliers d airain. Le Seigneur tait triste, 6 ma fille cherie. En son rude chemin, Dans Rome, dans Madrid, dans ta douce patrie, Dans tout le genre humain, Celui qui voit et sait, dans Fimmense nature Qui semblait le braver, Avait cherche partout une ame aimante et pure Sans pouvoir la trouver. Pourtant, il avait vu sous Tor des diademes, Entour^s de terreur, Sur les sommets tonnants et presque dieux eux-mernes, Le Pape et 1 Empereur. Puis il avait, quittant les puissants, les mains fortes 79 Et les maitres vainqueurs, Descendu chez le peuple, ouvert toutes les portes Et sond6 tous les coeurs. Aussi plein de douleur, detournant de nos fetes Son regard irrite, Sous les arches d azur, au milieu des prophetes II etait remonte : Et cette nuit, un ange, aux spheres e"ternelles Enfant, qui le croirait ! Entendit, se cachant dans Fombre de ses ailes, Le Seigneur qui pleurait ! mon enfant ! sois chaste et soumise et fidele ; Mets ton cceur dans tes yeux. Sois bonne, aime ta mere et, chretienne comme elle, Songe au Pere des cieux ! Laisse les vains mechants, laisse les vierges folles, D^penser leur tr^sor ; Adorer les faux dieux, se cr6er des idoles, Et refondre un veau d or. Afin que s il venait de nouveau sur la terre, L invisible Seigneur, Ouvrant pour la b^nir la maison solitaire Oil j ai laisse mon cceur, Dans le travail sacre, dans la pauvre famille, Allait se reposer, Ait au moms, une fois, un front de jeune fille A pouvoir embrasser ! Cohunbie Britannique, septembre 1859. 80 ERASER. A A. LEFOET. Eraser, dans la paix e*ternelle, Croyait dormir a tout jamais ; L hiver lui faisait sentinelle En habits blancs sur les sommets. II se cachait dans les nuages Aux yeux verts des pales visages ; II raillait le Sacramento, Ce petit fleuve rachitique Qui, plus lache qu un domestique, S avilit a porter bateau ! Farouche, il passait solitaire, Mangeant parfois le sol voisin Comme autrefois fit de la terre Le vieux deluge, son cousin. Ses flots bougons et ve ne rables, Sous les sapins, sous les Arables Se de"roulaient, et le ge"ant Avec des bruits d artillerie Eaisait la cour a la prairie Qui le prenait pour FOce an, Comme il e"tait, plein d humeurs mornes, Toujours pret t se colleter, Les Indiens et leurs maritornes L avaient fait Dieu pour le flatter. Ses ondes, fauves cavalcades, Torrents, tourbillons et cascades Galoppaient dans le bois obscur, 81 Entrouvrant leurs ailes mouille"es Et de"ployant dans les feuillees Leurs panaches couleur d aztir. II chantait dans sa barbe verte, Roulant de For dans sa chanson ; Mais il laissa sa porte ouverte, Et nous voici dans la maison. C est maintenant qu il faut entendre Le vieux Eraser, fleuve peu tendre, Dans sa fureur se desoler. En secouant ses neiges blanches II met ses deux poings sur ses hanches Et gronde. Ecoutez-le parler : " Seigneur ! par les eaux de mes peres, Ou sont mes longs hivers pluvieux, Mes chauds e te s, mes temps prosperes Ou, pur, je coulais sous vos yeux ? Que font ces hommes des trois mondes ? De quel droit troublent-ils mes ondes ? N etait-ce point assez, helas ! De ces trappeurs, vetus en guerre, Chassant, je ne sais pourquoi faire, Des castors qu ils ne valent pas ? Oil vont ces blancs, ces noirs, ces jaunes ? Pourquoi m imposent-ils leur loi ? Pourquoi brulent-ils mes vieux aulnes ? Pourquoi font-ils des trous chez moi ? Us vont deblayer mes montagnes ! Us vont emporter mes campagnes ! .... Ces bandits ne respectent rien ; Ils defont a grands coups de pioche Mon lit de cailloux dans la roche, Ce lit oil je dorniais si bien ! K 82 Pourquoi, Seigneur? Tu peux le dire : Pour s enrichir, pour se dorer. Comme cela me ferait rire Moi dont Fe"tat est de pleurer ! Pour du sable que je me"prise, Des petits grains, que mon eau grise Emprunte aux poches du volcan, Dont ils se forgent des couronnes Et dont, moi, je fais des aumones Aux gouffres du vert Ocean. Qu ils prennent garde ! Je m apprete, Je vais bondir et de"chirer. L eau, Seigneur, me monte a la tete ; Je finis par m exasperer ; Car le desert est mon domaine ! Je veux le mont, je veux la plaint ; Je veux vivre seul comme un loup. Je vaux un charbonnier, peut-etre ! Comme lui chez moi je suis maitre ! ..." Tu crois, fleuve ? Eh bien, pas du tout ! Eraser, la nature entiere Appartient a Fhomme, apres Dieu : L 7 ide"e asservit la matiere Et domine Fair et le feu ; Enfle ta voix, roule ta lave, Eraser ! tu n es qu un esclave Couche sous les pieds du vainqueur. Nous sommes che tifs. . , tu nous railles ; Mais nous t ouvrirons les entrailles Et nous t arracherons le coeur. Ah ! tu rugis ! dans ta colere Ton flot combat le flot humain. Ah ! vieux Eraser, tu veux la guerre, 83 Et tu nous barres le chemin ! Nous acceptons, et, sur ta greve, Sans repos, sans merci, sans treve, Contre toi nous lutterons tous. A ta conquete Dieu nous pousse ; Yois, deja la brise est plus douce Et le soleil est avec nous ! vieux Eraser ! sombre rebelle. Attends encore, attends un an : La vapeur suivra la nacelle, La ville effaces le camp Des ponts enchaineront tes rives, De toi nous ferons des lessives, Et, pour niieux encor t affliger, Aux froids e"chos de tes melezes Nous apprendrons nos Marseillaises Et les chansons de Be"ranger ! Victoria (Vancouver), juillet 1858. 84 A MON CHER ET VENERE MAITRE, VICTOR HUGO. Maitre, hier nous voguions ; la terre etait dans Fombre ; Les astres se miraient dans le flot large et sombre, Et dans Fimmensit6 de-ce calme e ternel On ne voyait plus rien que la terre et le ciel. La barque cotoyait une rive inconnue ; Tout e"tait triste et noir, mon coeur comme la nue, Et la nuit confondait. en ce moment obscur, L oc6an d emeraude a I oc^an d azur. Les alcyons dormaient attendant la tempete, Ignorant qu aupres d eux il passait un poete, Un ami, presque un frere, un reveur triste et doux j Moi, je disais vos vers et je pensais a vous. Maitre, vous souvient-il, dans le pass6 que j ainie, D 7 un pauvre oiseau frileux de la grande Bohenie Qui vint heurter un jour, voici deja longtemps, A votre porte ouverte a tons a deux battants ? Parmi tous ces enfants, parmi tous ces eleves Dont vous aimiez les chants, dont vous doriez les reves, Et qui les yeux fix6s sur votre amer exil Sont vos enfants encor, Maitre, vous souvient-il D un d eux, humble ouvrier a la rime boiteuse, A la prose mal faite, empesee et honteuse, Ecrivain de rebut voulant banter les rois, Bon tout au plus a faire un sot couplet grivois, Et batissant sans cesse en ses humeurs risibles Des romans inouis et des vers impossibles ? Celui-la c etait moi je suis le meme encor : Je fais des sous de cuivre avec vos louis d or. Maitre, je ne bois plus a la source sacree, Je suis rogue et mediant, mon ame est defloree 85 Je n ai plus de chansons ni de vaillant e"moi, Et je n ai rien garde de chaste et grand en moi, Si ce n est dans mon coeur dont un cote" se voile, Un reflet, rayon pur tombe de votre etoile ! Oh ! que j etais heureux au temps de mes amours, Quand, chetif, sans un sou, Maitre, comme toujours, Je marchais e"bauchant quelque poeme informe Sous les tilleuls aimes de Marion Delorme ! Oh ! que j e"tais heureux en ces temps d autrefois Quand, revant de parfums, de brises et de bois, Et 1 esprit emporte" par les strophes joyeuses, Je contemplais de loin vos vitres lumineuses ! Maitre, vous souvient-il de ces temps de gaites, De votre grand salon aux vieux meubles sculpted, De vos tableaux chinois peints a 1 orientale, Et des grands arbres verts de la place Royale, Et du balcon de fer fierement cisele" Oil s appuyait le bras de votre ange en vole, Et de ces jours heureux de gioire et de puissance, Et de couronnements et de sainte esperance, De po^sie intime et d immortels Merits, Maitre, vous souvient-il de notre cher Paris ? Paris ! reine adore"e ! Paris, ville sainte ! Qui tient un monde entier dans sa sublime enceinte, Qui vit passer le Dante au front de"sespere, Oil Corneille fut pauvre, oil Moliere a pleure, Et d oii partit un jour pour remuer la terre Ce rire sardonique, helas ! qui fut Voltaire. Le vieux Paris des rois que faucha la Terreur, Qui vit FEurope esclave aux pieds de I Empereur ! Ce Paris que parfois ma colere denigre, . Qui se couche chien vil pour se reveiller tigre ; Mon Paris rayonnant, son tumulte, ses cris ! Ses portiques dores, qui me rendra Paris ! 86 Le Paris des penseurs, des peintres, des trouveres ! Le beau Paris gothique aux profondeurs s^veres ! Paris qui du ge"nie est le vaste atelier, Paris que ses enfants ne peuvent oublier ! Le Paris glorieux a la face meurtrie, Qui me rendra Paris ? ma mansarde fleurie Oil je vous lisais, Maitre, en rechauffant mes mains Au foyer oil brulaient quelques vieux parchemins. Mansarde, nid pos sur la cime des ondes, D oii j entendais chanter les belles filles blondes Quand Faurore entrouvrait leurs yeux lourds de sormneil, D oii je les voyais coudre en riant au soleil ! Belles filles, mansarde et feu de ma misere, Qui pourra me les rendre ! Et ma mere ! ma mere ! Qui me rendra ma mere ! Ah ! quel doux vent du ciel Rarnenera mon coeur sur le coeur maternel ! Nous avons meme sort, 6 mon Maitre, 6 Poe te, Moi parti de si bas, et vous tombe du faite, Nous sommes exile s, mais du moins vous avez L horizon du pays pour lequel vous vivez. L 0ce"an vous redit tout bas de ses nouvelles, Et vos grands souvenirs vous couvrent de leurs ailes. Si vous etes vaincu, si vous etes ploye", Votre gloire vous reste, et quoique foudroye Yotre muse en son vol ne s est pas arrete"e, Et trouve encor des chants dans votre ame irrite"e. Moi, j erre malheureux, rame en main, chaine au cou, A travers flots et vents ; je vais je ne sais oil, Le front gris, le coeur froid, car je ne sais plus rire, Je ne sais plus penser, je ne sais plus ecrire. Chaque nuit, pour trouver le repos d^sir6, Nous allons visiter quelque havre ignor6 ; Les marina, en chantant, font leur feu sur la greve ; Moi, je parle au portrait de Ketty, puis je reve ! 87 Je reve, et les yeux clos, le front triste et penche" Je reveille mon pere au se"pulcre couche" ; Je sens passer en moi les souffles et les flammes I)e mes amis partis pour le monde des ames, Doux compagnons e"teints dans mon cercle joyeux, Disparus jeunes d aris, pleure"s, aimes des dieux ; Je sens la vague odeur des genets de la Soinme ; Je revois le village ou je naquis, pauvre homme ; Je reconstruis en moi Paris et sa splendeur. Paris, sombre Orient, la Mecque de mon coeur, Et fils pieux, perdu sur I 0c6an immense, J ecoute tous les bruits qui viennent de la France ! Maitre, vous rayonnez clans mes jours de chagrin : Maitre, soyez b^ni par Fhumble pelerin, Par ce malingre esprit qui se lamente et gronde, Par le disciple errant aux noirs confins du monde, Car, autre Laquedem, repousse, mort pour tous, Mes cinq sous de bonheur, je vous les dois a vous ! Golfe de Georgie, ler septembre 1858. A MADEMOISELLE ELISA PITEON ! On apporte a vos pieds couronnes et bravos ! Moi, si j e"tais Shakspeare, ou monsieur Marivaux, Un grand homme, entre nous, madame, Un homme qui faisait des miracles charmants, Qui faisait devours presque tous les amants Et presque bonne chaque femme. Si j ^tais comme lui recherch^ du chateau, Si j avais comme lui, sous les yeux, des Watteau, Cette peinture sans rivale Oil Ton voit, retournant la nature a Fenvers, Des arbres bleu turquin sur des nuages verts Ombrageant des palais d opale, Je chercherais dans Fombre un drame cisele", Dans le marbre iddal, ou, penseur etoile, Vous choisissant parmi les belles, Je taillerais pour vous quelque role emporte Dans lequel vous pourriez en toute liberte" Sur nos fronts secouer vos ailes. Ou bien je vous ferais en robe a gros bouquets, En mousseline blanche, en bavolets coquets Passer riante et toute charmes. Car, tombant en rayons de votre front dore", Yous avez les deux dons, joyaux de Fart sacre", Du doux rire et des bonnes larmes ! Mais ce ii est pas ma faute, helas ! je ne suis rien, C est bon, je vous vois rire en disant : Je sais bien. Pourtant ne hochez pas la tete. 89 Tai pour vous applaudir ce chant si mal e"crit ; J ai pour vous admirer les regards de 1 esprit, Pour le dire un coeur de poete ! San Francisc, 1857. MARIE-ANTOIXETTE. (1780.) Qu elle e"tait fraiche, helas ! lorsque vers le matin Elle courait au bois en robe de satin, Trempant dans Feau ses mules roses ; Respirant Fair de Dieu. le soleil, la gaite", Ecartant les rameaux. Charmante Majeste", Qui cherchait quelques fleurs ecloses ! Oh ! lorsqu elle passait par les chemins perdus, Au milieu des enfants, des pauvres confondus, Avec sa beaut6 souveraine, Rien qu a voir son front pur et son regard charmant, Les hommes, les enfants s e"criaient doucernent : C est la reine ! 6 Dieu ! c est la reine ! Souvenir des amours ! Doux regrets du pass6, Quand le peuple courait autour d elle empress^, Baisant ses pieds, baisant la terre ; On eut dit a la voir s ^loignant dans ces cris, Qu elle 6tait de POlympe et se nommait Cypris Et que Yersaille ^tait Cy there ! Paris, 1850. 90 SOUVENIR DE MAI. Voici le jour, dit-elie en agrafant sa robe. Par la fenetre ouverte on voyait poindre 1 aube ; Un mince filet d or aux vitres scintillait, Et dans le grand Pueblo dont Fame s eVeillait Les Frascatis douteux renvoyaient leurs victimes. Elle me dit : Allons ! et joyeux nous partimes. Tandis qu elle marchait penche"e a mon cote", Laissant s e panouir cette fleur de gait Qui fait son front rieur et si doux son visage, Moi, mes regards erraient de Fopulent corsage Aux jolis pieds qu une heure avant je voyais nus, Et mon coeur, se moquant de nos hauts parvenus, Fermant tous ses volets a la muse proscrite, Riant de Neptunus, de sa femme Amphitrite, Des vers lourds et du rythme ennuyeux et mate, Sacrifiait la lyre a la r^alite*. Pour elle, elle causait. De quoi ? De mille clioses. De Powell aux maisons qui nichent dans les roses, De la pale lady dont Foeil froid et vitreux, Estimait en dollars nos propos amoureux ; De ceci, de cela, de monsieur Albuquerque, Vice-amiral d Espagne, et du banquier Bayerque, Un ami ! de Victor Hugo, de Beranger, De rOce"an qu un souffle irrite et fait changer, Du ciel americain, oil comparse d un astre Pour remplacer Phoebus on voit luire une piastre, Puis encor de Paris, puis encor, puis toujours De cet orbe de feu qu on nomme les amours ! Et pensif j e"coutais parler ma Bella Done ; Je souriais parfois en disant : Oh, Lionne ! 91 Et je trouvais le jour moins chaud, moins radieux Que le folatre e"clat qui brillait dans ses yeux. Et triste d etre faible en songeant a mes freres. Nous sommes trois courbe"s sous les memes miseres, Trois dans ce morne exil oil maudits nous passons, Je lui disais les vers, les sonnets, les chansons, De la lyre d airain, de la voix printaniere, Des mes nobles aines Toubin et Gandonniere. San Francisco, mai 1857. LA RETRAITE DU FRASER. A ARSENE BARBET. Fraser ! nous t acclamions naguere, Nous te chantions dans nos refrains ; Mais aujourd hui voici la guerre Que t apportent tes pelerins ! Dans tes ondes, d or constell^es, Tu promis tant ! tu tins si peu ! Pour e"gayer nos ames d^sol^es, Fraser ! Fraser ! rend-nous notre ciel bleu Comme un vrai brigand des Castilles, Comme un voleur de grand chemin, Tu prends au cou, tu deshabilles Ceux qui vers toi tendaient la main ! Ton flot, pillant la meute folle, Enrichit des marchands de peaux. Pour saluer ton clinquant d aure ole, Fraser ! Fraser ! rends-nous done nos chapeaux ! Nous sommes nus ; pourtant il vente ; Et notre habit qui disparait Ferait fair Adam d epouvante, Et Madame Eve en rougirait ! Ton soleil sent geler ses liammes, Tes deserts sont d affreux salons. Rhabille-nous, par respect pour les dames ; Fraser ! Fraser ! rends-nous nos pantalons ! Nos bataillons partis en fete, Reviennent vaincus tour a tour ; Helas ! et c est une retraite Sans trompettes et sans tambour ! Sous tes neiges, dans ton careme, Combien dej a sont oublie s ! Pour revenir de ce Moscou supreme, Fraser ! Fraser ! rends-nous done nos souliers ! Combien sont morts ? Qui sait le nombre De ceux qui roulent dans tes flots, De ces amis qui dans ton ombre Nagent, fantomes matelots ! Fraser damne ! tombes funebres, Dont nul ceil ne lira les noms, Soyez maudits au fond de vos te*nebres. Fraser ! Fraser ! rends-nous nos compagnons ! Murders Bar, Fraser Kiver, 1858. 93 LES BUYEURS. Loin des parfums de la bruyere, Loin du ciel bleu de 1 infini, Dans quelque trou de la barriere L esprit frangais refait son nid. On le proscrit de la tribune, On le baillonne avec des lois, Helas ! ce doux esprit, cet astre des Gaulois N est plus qu un clair de lune ! Yerre que Fon vide et que Ton remplit, Pour six sous comptant donne-nous le rnonde, Fais-nous rois sur terre, amiraux sur 1 onde ! Si tu ne peux pas, verre qu on emplit, Pour six sous comptant cknine-nous Toubli ! Nous avons, las de nos detresses, Souvent revd des libertes, Des re*publiques vengeresses, Des giorieuses royautes ! Toujours, pour courber notre tete, On invente quelque oripeau, Toujours quelque pasteur pour tondre le troupeau Surgit dans la tempete ! Le plus pauvre, dans son repaire, Reva les destins triomphants j Mais les deceptions du pere Sont 1 heritage des enfants. Bles a murir, farine a moudre, Nous n avons rien dans la moissou. Sur la terre celui qui n a pas de maison N a pas peur de la foudre ! 94 Avec la richesse, on s ennuie ; La fortune, il faut la railler ; Ses ouragans, ses jours de pluie Passent trop haut pour nous mouiller. Au puissant, les songes se*veres, Les grands projets, les gros chagrins ; A nous Finsouciance et les joyeux refrains Qu on trouve au fond des verres ! Yerre que Ton vide et que 1 on remplit, Pour six sous comptant donne-nous le monde, Fais-nous rois sur terre, amiraux sur Fonde ! Si tu ne peux pas, verre qu on emplit, Pour six sous comptant donne-nous Foubli ! 95 LB BANQUET DE LA VIE. Musique de J. Carnaud. Aii festin rose de la vie, Oil vous chantez heureux et forts, Moi, pauvre homme, je me convie Et j invite avec raoi les morts. Ecoutez les plaintes des lyres, Faites place aux abandonne s ! Faites place, seigneurs et sires, Aux poe tes infortune*s ! Choquez, ivres de joie, Les coupes de vin vieux, Melez velours et soie, Vivez ! soyez joyeux ! Mais songez a nous autres, A nous pauvres apotres Exiles de vos cieux ! Celui qui vient les poches vides Dans un habit au coude use* Fut un des e"crivains splendides Du bon vieux temps trop me prise . Si vous saviez qnel coeur folatre, Cachait ce vieil habit fane* ! Faites done place a Malfilatre, C est un poete infoi tune" ! Get autre qui vient solitaire, Les yeux haineux mais le coeur droit, A paye" sa dette a la terre, II souffrit, il eut faim et froid, Ce vaincu dont le nom s efface Y^cut pauvre et mourut damn^. 96 Amis, a Gilbert faites place, C est un poete infortun^ ! Celui-ci mort sur son ouvrage Fut un homme au destin fatal. Que d amis lui criaient : Courage ! Helas ! il meurt a 1 hopital. Au vieux peuple qui s e"mancipe, Flamme, esprit, il a tout donn6 ! Serrez-vous done pour He"gesippe ! C est uu poete infortun6 ! Puis quand dans la fete sonore Yous aurez assouvi leur faim, Mes amis, serrez-vous encore Pour les vivants, pour nous enfin ! A la table si bien servie, A vos banquets de fleurs erne s, Donnez le pain, donnez la vie Aux poe tes infortunds ! 97 LES FAUTES D ORTHOGRAPHE. Querellons-nous pour des ve"tilles ; Crions, ameutons les passants : (J5a, vous recommencez, mes filles, Le massacre des innocents. Je sais que dans la rue Aumaire Du beau style on n a nul souci, Mais que vous fit notre grammaire Pour la martyriser ainsi ! Narguons le style et les poetes ; Qu ils aillent ennuyer la cour. Les plus savants sont les plus betes ; Nous voulons des S a Fainour ! C est bon, je juge la re* volte ; De fautes, mon coeur mdigne* Ya faire une large re*colte Dont rougira la S^vignd. ChifFe d abord la plus grotesque D un bout de plume de dindon Fait s epater un K burlesque, A la tete de Cupidon. Yoici Rose la bien apprise ; Desgrieux en eut fait Manon. Mais Rose, crainte de me prise, Avec un Z ecrit son nom. Que Famour de son beau paraphe Signe ses lettres, bieu, c est dit : Mais ces lettres pour Forthographe Sont une foret de Bondy. M 98 Passons, Ecriture superbe. Que dit ce pathos amoureux ? Ah ! quel egorgement du verbe Et quels adjectifs malheureux ! J admets Fabsence d apostrophes, Mais voyons (soit dit entre nous,) Pourquoi trois T dans catastrophes ? Pourquoi deux T dans rendez-vous ? Oui, j adore votre sourire, Et Famour est aussi mon dieu Mais si vous saviez mieux ecrire, Le ciel en serait-il moins bleu ? Oui, vos couleurs sont printanieres ; Mais vous abimez nos pronoms ; -Bref, vous etes des cuisinieres Et vous vous croye,z des Ninons ! Pauvre fou dont Fesprit se noie, Ces lettres qu efface le temps, Jadis vous amenait la joie, Get hote cher aux gais vingt ans. Puis, retenez ce paragraphe, Monsieur le roitelet moqueur, Si le coeur n a pas d orthographe, L orthographe n a pas de coeur ! Narguons le style et les poe tes, Qu ils aillent ennuyer la cour. Les plus savants sont les plus betes ; Nous voulons des S a Famour I 99 MARINETTE. Marinette ouvre de grands yeux Qui s effarent pleins de tristesse Quand au palais de quelque altesse- Entrent les invite s joyeux. Du tumulte la folle Uprise S en revient d un pas nonchalant, Et 1 orgueilleuse enfant me" prise Sa robe a pois verts sur fond blanc 1 Crois-nous, Marinette, Ta robe est honnete, Ton pied est petit, Bonne Marinette, Ton coeur si gentil ! 5 a vaut mieux, ma chere, Qtie ce luxe-la, Que leur bonne chere, Que tout leur fla-fla. Garde ton bee rose, Ces fiers falbalas 9 a bailie ou ga cause, Mais ga ne rit pas ! Aimerais-tu frais et vermeil, Brodd sur toutes les coutures, Ce due aux royales voitures, Satellite du roi soleil ? J en suis sur, malgre" sa grandesse II friperait d un doigt galant, Mieux qu une robe de duchesse, Ta robe a pois vert sur fond blanc ! Crois-nous, etc. 100 Aimes-tu ce preteur des rois A qui d or comptant bien paye"e, La noblesse fat octroye e Sur un comptoir de Quincampoix? Son habit, son titre et ses armes Au peuple out vole* leur brillant ; Elle n a pas cout6 de larmes, Ta robe a pois verts sur fond blanc ! Crois-nous, etc. La grande dame an froid maintieri Qui dans ce bal est adore"e, A-t-elle en sa veine azure"e Un sang plus riche que le tien ? Les rubis font luire une flamme A son corset 6tincelant, Mais F Amour mettrait a sa femme Ta robe a pois verts sur fond blanc ! Crois-nous, etc. Prince, marquis ou chevalier Qu a ses galas le roi convie, Parfois ^content plein d envie Le rire franc de 1 atelier. Laisse les grands a leiir galere, Et viens d un vin doux p^tillant Tacher au salon populaire Ta robe a pois verts sur fond blanc ! Crois-nous, Marinette, Ta robe est honnete, Ton pied est petit, Bonne Marinette, Ton coeur si gentil ! <a vaut mieux, ma chere, 101 Que ce luxe-la. Que leur bonne chere, Que tout leur fla-fla. Garde ton bee rose, Ces fiers falbalas (^a bailie ou g-a cause, Mais ga ne rit pas ! Shasta, 2 mars 1859. 102 GERMINAL. A ALMIRE GANDONNIERE. C est Faube du printemps ! Les moineaux sur la branche Chantent leurs gais couplets a Faubepine blanche ; Le ciel se peint d azur, et la rose"e en pleurs Met des perles d argent sur le velours des flours. La nature revet des splendours e"toilees ; L Olympe des vieux Grecs descend des Propyle"es, Et tous ses dieux frileux reprennent les chemins Quo par les jours d hiver ils laissaient aux humains. Le Faune au pied fourchu poursuit la Nymphe agile, Et du fond des vallons les strophes de Yirgile Sur les ailes des vents, en sons harmonieux, S envolent dans les airs et s en vont dans les cieux. II pleut ; mais le soleil boit le not des ondees : C est Fheure des chansons, des refrains, des id^es, Et le poe te heureux, mais tout tremblant encor, Erre foulant aux pieds les petits boutons d or, Ou regarde, songeur, a travers les barrieres, Les grands boeufs ruminant dans les pales clairieres. Salut a Germinal ! c est le mois du re" veil ! Tout est gazouillement, travail, amour et joie ; La terre en vert manteau de soie Secoue enfin son lourd sommeil. Un immense concert suit les derniers orages, Et Fon voit s e baucher sous les jeunes ombrages Les grands poe mes du soleil I C est Finstant de quitter les villes e touffe es ; Les vagabonds s en vont dans les pays des f6es, 103 J en suis, je cours comme eux, j aime les champs : Mais toi, Ami, que fais-tu done, et quel grenier, quel toit Abritent loin de tous dans leur vague p<hiombre Ta poe"sie hautaine et triste et ton vers sombre ? Es-tu devenu riche, as-tu done, compagnon, Comme un bourgeois flamand girouette et pignon Sur la rue ? ou d un prince ou bien d un gentilhomme Serais-tu devenu, par hasard, majordome ? Serais-tu president a mortier ! Seigneur Dieu, Ne rions pas, mon cher, des choses de haut lieu ! Ou, soupgon dont mon cceur dans le tien se delivre, Serais-tu devenu rentier sur le Grand-Li rre ? Le ciel t ? aurait-il fait marquis de Carabas ? Aurais-tu rencontre" le chat botte" la-bas ? Aurais-tu des jardins, un carrosse, une terre Oil tu promenerais ton ennui solitaire ? D un coffire-fort ventru garderais-tu, jaloux, Les florins hollandais, les doublons andalous ! Serais-tu se"nateur et tout parfume d ambre, Hanterais-tu, mon cher, la royale antichambre Comme le grand Boileau, le magister cheri Des cunuques du style, ou monsieur Scuddry, Que je ne te vois pas sur 1 herbe qui verdoie Dans Fazur lumineux qui rayonne et poudroie, Et qu ainsi que soeur Anne au sommet de la tour, Je ne vois rien venir des pays d alentour ? Si tu savais ! on voit les filles Passer accortes et gentilles, Les yeux brillants, le front be"ni. Le mont parle au bois magnifique, Et les oiseaux font en musique La critique de Rossini ! En bas, tout est amour et fete, La fleur dit bonjour au poete, 104 Le Seigneur lui sourit la-haut, Et loin des chasseurs et des aigles -^ II entend chanter dans les seigles L alouette de Romeo ! Ami, que n es-tu la ! Nous causerions ensemble Assis paisiblement sous le saule qui tremble, Pauvres ainsi que Job ou que maitre Villon Un chenapan d esprit ayant fort grand renom Les deux coudes trout s et les poches muettes, Comine il convient, mon cher, aux poches des poetes ; Riches pourtant ! car mont, fleuve, val ou ravin, La nature est a nous, c est riotre droit divin ! De gageant le passe de sa noire enveloppe, Nous causerions, ami, de notre vieille Europe. Noble terre oil les arts au sourire e ternel Font de notre pays le portique du ciel ; Puis du berceau gaulois qui tous deux nous vit naitre, Et que nous reverrons n ajoute pas : peut-etre ! Foyers que nos a ieux de leur sang ont paye"s, Et qui pour nous, vivants, aux noms deja raye"s G-ardent malgre" le flot des oublis ephe meres Nos plus pures amours et les os de nos meres. Puis, d6tournant nos yeux des autels renverseX Jonchant de leurs debris les jours de nos passes, En songeant aux Etats dont nous sommes les notes, Etats oil tout grandit, le progres et les fautes, Ou, comme dit R6gnier en beaux vers trop peu lus, L honneur est un vieux saint que Ton ne chome plus ; Oil monsieur Buchanan, ce r^publicain louche, Fait de la politique a 1 instar de Cartouche, Nous fuirions ces marchands gonflds et de"daigneux, Caisse pleine, coeur vide, et qui n ont plus en eux De baisers pour Fenfant, de respect pour les tombes. Nous nous e"prendrions d arnour pour les colombes, 105 Pour les pinsons bavards, orchestre du flaneur, Pour les moutons dodus que peint Rosa Bonheur ; Et jaloux des concerts que donnent les fauvettes, Nous pleurerions, mon cher, de n etre pas plus betes ! French Gulch (Shasta county), 19 mars 1859. 106 VESPER. A M. L. COUAILHAC. Quelque chose de grand s e"tend sur la nature, C est la nuit ! Un grand souffle efface la sculpture ; Le jour bleu disparait submerge" dans le soir. A FOrient les monts estompent le ciel noir. Tout est muet : pourtant le desert et la tombe, Le silence qui monte et la brume qui tombe Ont des voix et des chants, des choeurs myste rieux, Des sanglots de"chirants et des accents joyeux ; Fre"missements d un luth qui chante solitaire, Plainte qui sort rlu fond de Fame de la terre, Et que, triste et courb sous les sombres ennuis, Le vieux maitre Albert Dure entendait dans ses nuits. Un rayon court encor sur les sierras hautaines Et s 6teint lentement dans des splendeurs lointaines Comme un rire d adieu, rose, ardent et vermeil Qui tombe en diamants des levres du soleil ; Et la-haut dans le ciel et voguant sur le monde, Constellant de FEther la majeste" profonde, Amenant avec elle au grand esclave humain Le souvenir d hier et Foubli de demain, Comme un phare aHume" sur le bord de la greve, Sur la cime des monts une e"toile se leve ! Get astre qu autrefois, heureux, j ai regard^, Assis a ma fenetre et morose, accoude , Aujourd hui le cceur vide et Fame endolorie Je le vois se lever sur une autre patrie, Toujours e"blouissant, toujours gal, toujours pur, 107 Comme un point d or cloue" sur un rideau d azur. J ai vieilli, j ai saigne*, toujours gueux et boheme ; L astre dans sa nue e est encore le meine Et passe chaque soir tendant sa voile en feu, Comme un vaisseau qui va sous la garde de Dieu ! Aux jours de ma jeunesse, aux e"poques prosperes Oil je jouais enfant, au foyer de mes peres ; A 1 heure oil du clocher que je ne verrai plus Tombaient les carillons des derniers angelus ; A cette heure oil la nuit se leve et se de"ploie ; Dans les grands peupliers au feuillage de soie Quand Vesper souriait e"toilant 1 horizon, Les enfants s asseyaient au seuil de ma maison, Aux pieds d un vieux soldat, legendaire homerique Des combats de FEmpire et de la Republique, Et, graves, 6coutaient les sublimes remits Des temps oil Ton mourait pour sauver le pays ! L humble soldat e"tait mon parent et mon maitre, Et, comme les petits, j ecoutais le vieux reitre. Sa parole e"tait breve et ses mots peu brillants ; Mais a quoi bon le style avec des cheveux blancs, Et puis, vous le savez, Fenfance aime la gloire. Lorsqu on frappe pour elle aux portes de Fbistoire, II ne faut que toucher a des noras triomphants Pour les graver en creux dans le coeur des enfants. Le vieux re"publicain ^tait fils de la blouse : C e tait un paysan qu en Fan quatre-vingt-douze Fit libre en un moment et fit homme en un jour L appel de"sespere" que battait le tambour. 11 eveillait en nous la fiert4 pleb^ienne ; II nous montraifc du doigt Bonaparte a Brienne, Et le voyait passer dans son esprit navre 108 Comme un homme fatal et pourtant adore". Nous suivions avec lui dans la poudre et les balles, Aux feux de Fincendie, au bruit des ge ne rales, Le pale capitaine au geste souverain ; Les habits bleus marchaient tenant les coqs d airain, Nous mentions a Fassaut avec la ineute altiere ; Nos drapeaux de chire s couvraieot la terre entiere. France, nous t aimions en be*gayant les noms Que jetait en grondant la voix de tes canons Quand le vieux lansquenet de Fan quatre-vingt-treize Chantait en chevrotant la rude Marseillaise. Enfants, nous disait-il, c^tait nos plus grands jours, Les lions reVoltes deVoraient les vautours. Et nous applaudissions, les regards pleins de larmes, A la Liberte" sainte, a la France, a ses armes, A tous ces ge ne raux, paysans comme nous : Et pres de ce vainqueur, en pliant les genoux Nous ouvrions notre ame a ces flammes austeres Qui sortent des tombeaux des manes militaires. Plus tard, je vis encor Fe toile se lever. Alors, j avais vingt ans, c est Fheure de rever ; L heure ou la bouche rose aime la tete blonde, L heure ou Fon n 7 est que deux a vivre dans le monde C est Fheure ou le coeur chante en souriant au jour Cette strophe de feu qu on appelle F Amour. Alors, dans ce temps-la, comme vous, comme d autres. De monseigneur Eros, j e"tais Fun des apotres j J^tais bete et jaloux comme tous les amants, Et je faisais des vers que je croyais charmants. Enfance au rire frais, vingt ans, belles anne"es Tourbillonnant dans Fombre au vent des destinies, Feuillets que la tourmente emporte de" chirks, Souvenirs de mon coeur adores et pleur^s, 109 Jours perdus que le sage appelle une carriere, Pour vous revoir encor, je regarde en arriere, Car vous etes fini, pauvre texte efface", Yous n etes plus qu un mot, vous etes le passe* ! (Eil ouvert sur Pexil, e"toile, sois be"nie ! J ai voulu le bonheur, j ai reve* le ge"nie ; Rien n est venu pour moi, rimeur abandonne", Ni Phote souriant, ni Fhote couronne. Mais je t aime en ton ciel, e"toile radieuse, Toi qui me rends 1 enfance alerte et studieuse, Les chansons dans les bles et les nids dans les bois, Ces temps dont Fhomme vieux dit : C 7 e"tait autrefois! Je t aime, car tu viens de la terre fleurie : Tu brillais tout a 1 heure au ciel de ma patrie ; Peut-etre quelque ami saluait ta clarte, Tes rayons scintillaient sur Paris enchante" Et tombaient, de daigne s de la foule ^ph^mere, Sur la tornbe oubliee oil repose ma mere ! Callahan s Kanch (Californie), 15 fevrier 1859. cf V) V J 110 GUERRE ! Les clairons ont sonne" la chanson des batailles, Et les vieux regiments par leur souffle emport^s, Au bruit des lourds canons elbranlant les murailles, Passent comme un not rouge au sein de nos cite s. Dans les coeurs agite"s monte une sombre ivresse ; Et sur les horizons encor inyste"rieux, La guerre aux yeux brulants, formidable de"esse, Ouvre ses ailes dans les cieux ! Leur ombre va couvrir la terre ! Salut a nos drapeaux sacre"s, Portant dans leurs plis dechire"s Notre fortune militaire ! La carriere est ouverte et le peuple s elance Du fond de la chaumiere et du fond des palais ; II e crit son histoire avec un fer de lance ; II veut des bulletins signed par des boulets. Pour forger son armure on chauffe la four naise, Et le bruit des mousquets retentit nuit et jour ; Voici 1 heure ! il est temps que le me tier se taise Laissant la parole au tambour ! Oui, c est 1 heure ! elle sonne a Fhorloge de bronze ! Voici les noirs vautours se d6chirant entre eux ; Et les tigres royaux de 1 an quatre-vingt-onze ; Ces rois que balayaient nos vaillants habits bleus ! Quoi ! nous nous courberions sous le joug de ces maitres ! On nous imposerait des trace s disparus ! Non, conscrits ! en avant ! nous avons pour ancetres Les grands ve te rans de Fleurus ! Ill Oh ! que cet humble chant soit un chant d esperance, Un hymne de concorde et du peuple redit. Qu importe le drapeau si nous servons la France ! La cocarde n est rien si le front resplendit. Une e"poque va naitre, elle est a son aurore, Le sang qui va couler, 1 Europe le paiera. L esprit est prisonnier, mais le canon sonore, Mieux que la lyre parlera ! Nos peres ont grandi dans le bruit des tempetes, Se cabrant sous le mors, grondant, rongeant leur frein ; Nous aussi nous aurons nos martyrs et nos fetes, Notre arche triomphale et nos tables d airain. Heureux ceux qui mourront dans un jour de victoire : Les licteurs devant eux porteront les faisceaux, Et leurs ombres iront dans le temple oil la gloire Yeille a la porte des tombeatix ! Leur ombre va couvrir la terre ! Salut a nos drapeaux sacre"s Portant dans leurs plis de"chire"s, Notre fortune militaire ! Callahan S Ranch, mai 1859. CW^ 3 ^W > 112 LES DEUX YOIX. Pourquoi ne prends-tu pas ta part de la victoire ? Pourquoi done rester sourd a 1 appel du combat ? Le poete est Teclio qui redit a Phistoire Le rale du tyran qu on tue ou qu on abat. Quoi ! Funivers entiers s enivre de la poudre, L olympique laurier refleurit sous nos pas, Le tocsin des clochers re"pond aux coups de foudre, Et les lyres ne parlent pas ! He"las ! la lyre doit se taire Quand le sang coule tous les jours, Quand notre France emplit la terre Du roulement de ses tambours. D ailleurs huit ans, huit ans a peine ! Out pass6 sur Fhorrible haine Voue"e au jour si d^test^, Et dans leur lointain gris et sombre, Comme autrefois j entends dans Fombre Le rale de la Libert^ ! Toujours la Liberte* ! toujours ces pales reves Des vieux r^publicains et des jeunes Brutus ! PreTerer le baton du pasteur a nos glaives, Et repoussant Sylla choisir Cincinnatus ! Le Lion s est Iev6, sa superbe colere Ne retrouve en tes chants que le de"dain moqueur, N est-ce done pas assez que le grand Populaire Batte des mains pour le vainqueur ? 113 H61as ! les fils de ma patrie Portent aux peuples malheureux Dans leurs caissons d artillerie Ce qu ils ne gardent pas pour eux ! La libert^ dont on se raille, Va naitre au feu de la bataille, Et dans nos foyers glorieux Un dur talon brise son aile, Et son De Profundis se mele Au Te Deum victorieux ! - Va ! le temps qui peut tout pansera tes blessures ; Un jour, la Liberte reviendra parmi nous ; Ne mele pas tes cris aux immondes morsures Des renards impuissants et des bassets jaloux. Ce sar grandit toujours, mais le Seigneur le mene. Incline-toi, poete, en ton coeur irrit^ ; Les rois vivent longtemps, mais leur vie est humaine ; Les peuples ont Pe ternite ! H61as ! toute heure est fugitive ; L e ternite que tu promets, On Favait promise a Ninive, Et Ninive est morte a jamais ! N est-ce done pas assez d e preuves, Assez d orphelins et de veuves ? N avons-nous pas assez saigne* ! Pourquoi toujours dire : Espe"rance ! Et pourquoi reprendre a la France Ce que nos peres ont gagne* ! Poete, incline-toi ! les heures solennelles Vont sonner aux beffrois des peuples revolte s ! Un ouragan descend des neiges e ternelles ; Un ouragan mugit dans le fond des cite s ! On fourbit des mousquets dans le castel gothique, o 114 Et 1 on entend ronler en lugubres Eclats Des Alpes d Annibal au lac Adriatique, Le pas de charge des soldats ! Oh ! que Dieu veille sur nos armes Et qu il nous fasse triomphants ! Qu il be nisse les saintes larmes Des meres pleurant leurs enfants ! Qu il garde Fempereur auguste, Le Ce"sar taciturne et juste ; Mais pourquoi ce maitre des camps Nous fait-il courber notre e"paule ? Et pourquoi met-il a la Gaule La chaine qu il ote aux Toscans 1 C est que Faigle accomplit, dans la nuit de son aire, L oeuvre immense du ciel, la promesse des dieux ; Qu il couve patient dans Fombre ou le tonnerre Get oeuf dont surgira Favenir radieux ! Laisse faire le temps, et la foule guide*e Quittera les sentiers de la boiteuse erreur, Et marche avec nous tous. Le chaud soleil Ide"e A rayonne^ sur Fempereur ! Oh ! que Dieu garde notre France ! Qu il conduise ses bataillons ! Nous avons sem la souffrance Dans le passe, mornes sillons ! Que le Seigneur souffle sa flamme Sur Ce"sar, qu il brule son ame Aux feux sacre"s de son flambeau ! Qu il allume Fivresse ardente Dans le pays oil mourut Dante Et qu il de"livre son tombeau ! 115 Puisqu un pacte sacr6 te lie A ton aieule FItalie, Yieille France des chevaliers ! Sous ton pied qui foule les trones, Brise les sceptres, les couronnes, Les menottes et les colliers ! Alors nous oublierons peut-etre Le sang perdu, les maux soufferts, Et qu aussi nous avons un maitre Qui n ose plus briser tes fers ! Callahans Ranch (Calilornie), 27 juillet 1859. 116 APRES UNE BATAILLE. Est-ce bien le canon qui tonne aux Invalides ? Salue-t-il le ge"nie ou Pimmonde hasard ? Quel souffle a done pass6 sous ces voutes splendides ? Se"pulcre de Turenne, Olympe de Ce"sar, noirs canons conquis, pourquoi troublez-vous Fantre Oil dorment nos lions ? et quel e" vehement, Transportant les faubourgs, vous met la flamme au ventre Et jette sur Paris votre fier grondement ? Yous qui depuis vingt ans vous taisiez sous la honte, Bronze reste* muet pour demeurer lo} 7 al Pourquoi soulevez-vous le flot humain qui rnonte Et de sa houle bat le portique royal ? Est-il ne" quelque prince au vieux Jacques Bonhomme, Va-Hl encor bercer, comme il fit autrefois, Quelque he"ritier che"tif ou quelque roi de Rome En des langes dore"s comme il en faut aux rois ? Oh non ! vous rugissez comme la meute ardente A 1 acre odeur du sang, au choc des escadrons ; Et vous etes la voix qui proclame et qui chante Le bulletin vainqueur que demain nous lirons ! Scott Valley, juilet 1859. 117 A UNE MERE. Oui, je sais qu il est mort, qu il est mort avant Fheure ; Qu un cypr^s est au front un poids sinistre et lourd. Oui, je sais qu il est bien qu une mere qui pleure Ne vienne pas s asseoir au banquet du retour. Oui, je sais qu a. ton seuil notre allegresse expire, Que tu n as que sanglots et douleur pour Pautel, Et que rien ne peut rendre, helas ! le doux sourire A celle dont 1 enfant dort du somnieil mortel ! Pauvre mere, je sais Famertume profonde Qui s eleve en ton ame aux chansons du vainqueur, Et que tous nos lauriers et que la paix du monde Ne rendront pas la paix ni la joie a ton coeur. Mais regarde passer les aigles de la garde, Les consents Voile s et les vieux ge ne raux, Le tambour bat aux champs, pauvre mere, regarde Cette France qui suit le cercueil des he*ros ; Et relevant les yeux et de* vorant tes larmes, Viens dans 1 asile auguste oil sont nos morts pleur^s, Lire de ton enfant le nom et les faits d armes Sur le rnarbre e"ternel des pantheons sacres ! Scott Valley, 2 aout 1859. 118 RIEN N EST FINI Ce"sar a fait rentrer ses superbes molosses, Sanglants, tout he risse s encor, Et la victoire altiere 6tend sur ces colosses Ses deux ailes de pourpre et d or. Un tourbillon de fer chantant des Marseillaises Remplit Paris, raillant les rois Qui restent effare s aux frontieres fran^aises Tremblant dans leurs laches effrois. Sur le Rhin qui devait engloutir notre France, Sur le fleuve des trahisons Un myste"rieux souffle a seme l espe"rance, Ses hymnes tournent en chansons. Monsieur de Brandebourg, sans guerre et sans campagne Et sans de"penser un e*cu, Parodiera Ce"sar devant son Allemagne En narguant vainqueur et vaincu. Chantez ! mais dominant tous vos chants d alle"gresse. chevaliers des trois couleurs, Sinistres et poignants dans votre pale ivresse, Teutons vantards et trembleurs, Deux cris se meleront lamentables et sombres Pour troubler le monde endormi : C est la voix de Manin qui pleure dans les ombres, Et c est Venise qui ge"rnit ! C est bien ! mais attendons que de nouveaux tonnerres Grondent pour un nouveau re* veil ; Attendons que notre aigle ait aiguisd ses serres, Attendons un autre soleil ! 119 Et nous verrons enfin, comme une e"toile inonte, Se lever le grand lendemain, Jour d orgueil dont pendant plus de mille ans de honte Se souviendra le genre humain ! Callahan s Ranch (Californie), 18 aout 1859. 120 SUR LA ROUTE. Un talus sur la route, une ligne : il est mort. Chapeaux bas, coinpagnons, c est un mineur qui dort. D ou venait-il? Qui salt? et puis qu importe en somme ; On nous a dit la-bas que c e*tait un jeune homme. Qu il soit parti d Irlande ou du pays germain, Ce n est plus qu une e*tape au milieu du chemin, Pauvre corps oublie" sous Farbre qui frissonne. Qui done viendra pleurer sous cet arbre ? Personne Oh ! si pesant que soit le rocher, marbre sourd, L oubli, ce simple mot, doit etre encor plus lourd ! Peut-etre ce jeune homme avait-il une mere, Un amour, des amis, quelque douce chimere, Quelque vaillant projet que Dieu devait be"nir ; Peut-etre voulait-il sa part de Favenir ? Songes d amour, projet, espe rance obstine e, Calculs des froides nuits, labeur de la journ^e, Tout ce qu un cerveau d homme enferrne de viril, La mort a tout e*teint, et la mort de Pexil ; Tout a route d un coup au fond du meme abime. Car tout marche au n^ant : le travail et le crime, Tout vient aboutir la : c est le gouffre fatal, Et le destin place* sur le noir pi^destal, Quand chacun arrivant a ce but redoutable, Regarde e pouvante , d ? un bras inexorable, Le destin saisit tout, Penfant blond et vermeil, Le savant .qui marchait les yeux sur le soleil, Le prince et le soldat, la brute et Fhomme illustre, L ceuvre de Fempereur et la tache du rustre, 121 Et jette sans choisir livre, e pe e ou flambeau, Et, morne fossoyeur, veille sur le tombeau. Mais quand la mort vient de charne e Ouvrir la porte condamnee Et mettre un crepe a Fhorizon ; Qu elle attache aux lugubres branches Son drap seme de larmes blanches Sur la face d une maison ; Celui qui s en va sous son aile, S il meurt a Fombre maternelle, S ? en va pleure par ses amours : II dort sous un tapis de mousse, Et comme une fleur fraiche et douce, Son souvenir fleurit toujours. Pour nous, pauvres mineurs, la mort est plus mauvaise. Quand la fievre nous tord, quand Fardente fournaise Fait sortir des marais ce fle"au monstrueux, Qui nous couche faidis sur nos lits douloureux, Nous partons delaisses et de daigne s peut-etre ; Nous montons attriste*s vers le souverain Maitre, Yers ce Pere de tous que Fhomme appelle Dieu, Sans la derniere larme et le dernier adieu. Oh ! noir s6pulcre de la mine, Tombeau creuse dans la colline, Le passant s arrete abattu Au seuil du funebre royaume, Et ce passant dit au fantome : jeune homme, d oii venais-tu ? Quel est ton ciel, quelle est ta mere ? Viens-tu du nord, contre e amere, Yiens-tu du pays de Fe clair ? p 122 Sur quelle terre bien-aime e S eleve la blonde fum^e Qui sort de ton foyer d6sert ? compagnon, tu viens peut-etre Des champs onibreux qui m ont vu naitre, Apport6 par le meme flux ; Et la-bas, une fiancee Peut-etre attend, 1 ame oppressed, Celui qui ne reviendra plus ! jeune homme inconnu, tu dors sous les broussailles. Nul ami n a suivi tes humbles fune railles ; Tu venais de si loin, pauvre et couragenx fou. Deux Strangers t ont pris et jet dans ce trou, Us ont mis avec toi le secret de ton ame, Le nom de ta patrie ou celui de ta femme ; Et nous ne savons rien de tes jours de pense s Au comptoir du destin en sous vert-de-grise s ; Ni quel e"tait le but que voulait ton courage : Au bord de ce chemin ta vie a fait naufrage. Dors en paix, compagnons, spectre myste rieux ; Atome que le vent a repris pour les cieux. Qui sait si quelque jour, nous couchant cote a cote, La mort ne fera pas de toi mon dernier hote ? Et qui sait, apres tout, si les regrets menteurs, Ces regrets qu un seul jour efface de nos coeurs, Yalent pour le tre"pas la chanson des feuille"es Que la bise murmure aux ombres oubli^es ? Callahan 8 Kanch (Californie), 12 octobre 1860. 123 A CINQ ANS. Un jour, jour d e te , loin des maisonnettes Du village aini6, notre humble univers, Nous allions, chantant comme deux fauvettea Dans les bois touffus, dans les patis verts. Nous avions cinq ans ; ma soaur la premiere Marchait gravement, je suivais joyeux Et je regardais jouer la lumiere Dans ses cheveux noirs qui paraissaient bleus. Le soleil brodant des guipures d ombre Lui mettait au cou de riches colliers, Et faisait tornber du feuillage sombre Des poussieres d or sur ses petits pieds. A cet age heureux, il fait bon de vivre : Nous allions, causant comme font les vieux, Effarant de loin les lizards de cuivre Et les moineaux gris, ces bandits des cieux. Et nous querellions en hochant la tete, En prenant des airs importants et beaux, A qui de nous deux aurait a la fete Les plus fins habits, les plus grands sabots. Quand tu seras grand, me dit mon aine"e, Seras-tu soldat ? j aime les tambours ; Ou bien liras-tu toute la journe*e Comme le cure* qui grogne toujours ? Quand je serai grand, je ne Krai guere, Je voyagerai par tout le pays, 124 J aurai des canons, je ferai la guerre Comrne 1 empereur qui regne a Paris. Je ferai le tour de la mer profonde Sur un grand vaisseau de vieux chene et d or. Rome, a dit grand-mere, est au bout du monde, J irai jusqu a Rome et plus loin encor. Sais-tu ce quo c est qu une longue lieue ? J en ferais cinq cents. C est bien loin, vois-tul J irai voir la tour de la Barbe-Bleue Et les deux dragons qui Font tant battu ! Puis, je reviendrai, mais riche, je pense ; Je n aurai plus peur du chaud ni du froid ; Grand-mere sera la reine de France, Et j aurai des sous comme en a le roi ! Ma soeur m e coutait moqueuse et superbe, Egrenant gaiment son rire argentin Pareil aux chansons qui montent de 1 herbe Quand le nid d oiseaux s eVeille au matin. Eh bien ! moi, dit-elle a la pauvre plaine, Je serai fidele et je n irai pas Dans un grand vaisseau d or et de vieux chene Sur I Oce an vert que 1 on voit la-bas. Quand j aurai vingt ans, comme la marquise Peinte au vieux dossier du fauteuil casse", J aurai des paniers, des jupes cerise Et de gros moutons un troupeau irise". Quand tu seras vieux, moi, je serai femme ; J aurai soin des ble"s qui seront a toi. 125 Je te pleurerai de toute mon ame Et je prierai Dieu qu il te fasse roi. Puis a ton retour des iles de"sertes, Tu m apporteras des perroquets gris, Des perles d acier, des galoches vertes Et des diamants qu on fait a Paris. petite soeur ! a cinq ans, nos reves Se"paraient deja nos jours a venir : Je suis seul errant sur toutes les greves, Et ton nom n est plus qu un cher souvenir. Que suis-je ? je vis, prose ddaigne ; Avec les soleils, tu cours dans Pazur ; Tandis qu ici-bas la noire araign^e File sur ta croix qui s abrite au mur. Pauvre esquif perdu, je vais au naufrage ; Mon coeur a tir6 le canon d adieu. Mais je n ai pas fait le plus long voyage Et je ne suis pas arriv6 chez Dieu. Callahan (Califomie), ler mars 1860. 126 NORD ET SUD. A MON AMI, LE POETE GANDONNIERE. Oh ! quand sur nos palais, sur nos toits, dans les airs, Avec des bruits de foudre et des lueurs d e"clairs, Victorieuse me lope e, Passe un souffle d airain, sanglot du noir cercueil, Hymne immense d amour, de tristesse et d orgueil Que le canon chante a Fe pe e ! Oh ! quand nos regiments, au pas acce"ldre\ Le front nu, la main noire et Inhabit de"chir6, Yengeurs des d^faites fatales, Culbutent les Ce"sars d e pouvante saisis, Et font sauter a coups de crosses de fusils Les serrures des capitales ! Quand sur les horizons des vieux peuples remains, Notre France superbe, en ouvrant les deux mains, Lache un vol de gloires nouvelles ; Qu elle dresse a ses fils la pourpre des pavois, Et que sur les chemins qui vont chez tous les rois Ses aigles d or ouvrent leurs ailes ! II est bien d acclamer ceux que nous admirons ; D ajouter a nos chants des notes de clairons Pour ceux qui triomphaient naguere : Poetes oublie"s dont on dit : Qui sont-ils ? De faire dans les vers date s de nos exils Sonner des fanfares de guerre ! 127 Ah ! frere ! applaudissons aux tr^pas des grands jours, A ces rappels altiers que battent nos tambours Pour des franchises e phe meres ! Mais ne descendons pas dans les troubles civils, Qui font- les uns petits, qui font les autres vils ; He"las ! qui font pleurer les meres ! Ah ! du moins, quand chez nous quelque lutte surgit, Quand le tocsin rebelle et sinistre rugit Dans les villes barricade es ; Quel que soit le vaincu, quel que soit le plus fort, Le penseur, dans le sang, peut ramasser encor Quelque chose pour les ide"es ! Mais, 6 poe te, ici, c est la guerre du Mai. De ces Carthaginois qui n ont pas d Annibal, Plaignons, plaignons les destinies ; Mais n allons pas meler les odes du vainqueur Aux cris de ces marchands qui font battre a leur coeur Le pas de charge des guinees ! Callahan s Ranch (Californie), 10 mai 18G1. 128 FEUILLES D UN LITRE DES MINES. I. Aux romans joyeux des folles journe"es, Aux sonnets e"mus du premier amour, A tous mes bouquets, pauvres fleurs fanees, J ai ferm6 inon coeur sous un triple tour ; Et comme un marchand que Forage emporte En quittant le seuil qu envahit la nuit, J ai fait banqueroute, et, tout comme lui, En partant j ai mis la cle" sous la porte. C est le vent d hiver, le vent ne"buleux Qui souffle sur moi, pauvre oiseau frileux ! Vers quel but nouveau mon ame ira-t-elle ? Pour quel astre aim, sous quel firmament Ira-t-elle enfin, lasse et trainant 1 aile, Eimer les sonnets du dernier roman ? Sur mon coeur ferm, logis monotone, Quels yeux verseront leur douce clart6 ? Quel sourire ami rendra la gait6 Des jours printaniers a mes jours d automne ? C est le vent d hiver, le vent nelmleux Qui souffle sur moi, pauvre oiseau frileux ! Qui done rouvrira cette porte close ? . Quel roman joyeux chez Tabandonn6 Fera refleurir son bouquet rose Dans le verre oil meurt le bouquet fan6 ? dernier amour ! premiere ride ! Mon dernier sonnet est dej a rime", 129 Mes bouquets fl6tris et mon coeur ferrne", Et l e"criteau reste a la maison vide ! C est le vent d hiver, le vent n^buleux Qui souffle sur moi, pauvre oiseau frileux ! Main Stream, ler aout 1861. II. Oh ! c est bien 1 automne, e"quinoxe sombre Qui fait tout tomber, tout toniber en moi. L arbre est deflore", Fesprit est dans 1 ombre ; Charbon qui s eteint, le coeur devient froid. Mon ame est brumeuse, et de mes feuille"es Mes chansons s en vont sous un ciel meilleur Se"cher au soleil leurs ailes mouille es ; Oh ! j ai bien Pautonme au fond de mon coeur ! Oh ! la laide e"poque ! oh ! le temps maussade Le vent fait gdmir mes carreaux tremblants ; Le ciel m apparait a travers Parcade Comme un rideau noir sous des piliers blancs. Yers le doute obscur, vers Fincertitude Je m en vais boitant, hesitant, peureux, Et je vois passer de ma solitude L humble corbillard de mes jours heureux, Et dire qu hier je croyais encore Aux printemps en fleurs, aux joyeux 6tds, A Faube azurde, a la pale aurore, Aux rayonnements, aux s^renit^s ! Adieu sentiers verts ! adieu voix aile"es ! Le brouillard s etend sur mes points du jour, Q 130 Et je n entends plus sonner les voltes Du gai carillon des fetes d amour ! Pourtant, va toujours ! la route est mauvaise ; Va, pecheur de vers, finis ta chanson ! Qui sait quel vallon suivra ta falaise Et ce qui t attend sous Fautre horizon? Si le pain est dur et la gloire chere, Poete, il te reste au bout du chemin Une place... et c est la porte cochere Oil Faveugle chante en tendant la main 1 4 aout 1861. III. MATINEE CALIFORNIENNE. Mille bruits sortaient des buissons sonores ; Les buissons chantaient une ode au ciel bleu ; Le ciel bleu riait a la rose aurore, Et Phoebus ouvrait son portail de feu. Oh ! le gai printeraps, fleur de la jeunesse ! II volait dans Pair un parfum d ivresse, Et du bord des mers aux sommets brulants Tout ce qne Dieu fit, couleur et sculpture. La vie entonnait 1 hymne a la nature Dont tous les couplets ont quatre mille ans ! Phoebe", la de"esse au regard de marbre, S en allait pensive au Nord tene"breux ; Au vent matinal, il pleuvait de 1 arbre Des gazouillements d oiseaux amoureux. Oh ! le gai beau jour ! c e"tait un dimanche ; 131 La Sierra mettait sur sa robe blanche Une e charpe d or et de diamants, Et quelque Tircis, au fond des clairieres, Menait les moutons d une Deshoulieres, Et sifflait au bois de vieux airs charmants. La porte s ouvrit, et puis la fenetre ; Une belle fille y vint et s assit. Un rimeur passait ; en voyant paraitre La fille aux yeux bleus, le rimeur sourit. Oh ! le gai visage ! oil volait son ame ? A qui songeait done la mignonne ferome ? Etait-ce au poe te ? au fermier voisin ? Les poetes sont la vanite" meme. A qui son regard disait-il : Je t aime ! Et quel doux penser agitait son sein ? Un instant apres, dans Fallde ombreuse, Le poe te vit Fenfant au front pur ; Pench^e ou clebout, riante ou songeuse, II suivait ce front ^toile d azur. Oh ! le gai matin, la saison nouvelle ! Dans les gazons verts quoi done cherchait-elle ? Un bijou perdu, rubis, perle ou fleur ? C e"tait une fleur, cette fleur qui brille Dans tous les vingt ans ; mais, 6 belle fille ! Cette fleur d amour ne fleurit qu au coeur ! Scott Valley, 15 aout 1861. 132 IV. UNE LETTRE DES MINES. Lis, mon enfant, c est la lettre che rie De Pabsent Hen-aime", du fils de ma maison ; Nous sommes tout pour lui, Pavenir, la patrie, Pour cet oiseau perdu nous sommes Phorizon. J essaierais bien, mais je ne peux plus lire, Je n y vois plus, mon enfant, qu e crit-il ? Lis sans pleurer, et tache de sourire A cette lettre de Pexil. J apporte une douce nouvelle, Enfant, une lettre de lui ! C est du soleil, mon hirondelle ! Enfant, sois heureuse aujourd hui. Mes pauvres yeux sont pleins de larmes, Mais j avais peur et j ai pu voir ; Regarde a ton tour ; plus d alarmes, Le cachet vert nous dit : Espoir ! " Pere, ma lettf^ est attendue, Je le sais, depuis bien longtemps ; Mais dur travail, peine perdue, Sont Phistoire de rnes trois ans. Me voila riche, et je t envoie Pas bien loin de cinq livres d or ; Je ne garde qu un peu de joie, C est ma part de Phumble tr^sor." II faut de Por que je te donne Acheter, c e"tait ton dessein, Les grands pommiers si beaux Pautomne, Les grands pommiers du clos voisin. 133 Pere et femme assis sous Jeurs branches Le soir, dites-leur mes chansons, Et, gardant Pombre aux tetes blanches, Donnez les pornines aux gardens. Donnez surtout, je le reclame, A ma derniere fille, helas ! A cette enfant, petite femme Que son pere ne connait pas, Une robe a fleurs d une piastre Faisant des plis et des frou-frous, Afin qu elle soit comme un astre A la ducasse de chez nous. Puis, portez tous, 6 joie amere De ce fils qui la pleure encor ! Un bon-dieu de platre a ma mere, Qui la be"nisse dans sa mort. La priere est une colombe Qui monte invisible an Seigneur ; Ma mere priera dans sa tombe, Et j j repondrai dans mon coeur. Adieu ! c est tout. Sur la colline Soyez heureux, soyez contents ! Bonne saute" dans la chaumine ! Bonne recolte dans les champs ! Et que Dieu garde a ma tendresse Jusqu a Fheure de mon retour, Serr^e autour de ta vieillesse, La gerbe ou fleurit mon amour ! Lis, mon enfant, c est la lettre ch^rie De Tabsent bien-aim^, du fils de ma maison ; Nous sommes tout "pour lui, si loin de la patrie, Pour cet oiseau perdu nous sommes Fhorizon. 134 J essaierais bien, mais je ne peux plus lire, Je n y vois plus, mon enfant, qu e"crit-il ? Lis sans pleurer, et tache de sourire A cette lettre de Fexil. Main Stream, 6 aout 1861. JUIN FLEURI. A KETTY. Bonsoir, Ketty, la nuit est douce, Le parfum des vents est amer. On entend des chants dans la mousse Et des voix parlent dans la mer. Le soleil, ge"ant et superbe, Dore encor d un rayon joyeux. Par endroit, une touffe d herbe Et le front du mont orgueilleux. Sous les ailes de la couveuse Les petits oiseaux font leur nid ; La nature se fait reveuse, Et Ton voit rire Finfini 1 C est Theure adorable a laquelle Mignonne allait avec Bonsard Cueillir une rose nouvelle Eclose et perdue an liasard. -I r> 100 C est 1 heure oil, pauvre homme qu enivre Et ta voix gaie ct ta chanson, Je me tourne en fermant mon livre Yers toi, mon cher petit pinson. Bonsoir, Ketty, le jour e"panche Sur toi son dernier rayon (Tor, Et je baise ta robe blanche Et puis ton cou plus blanc encor ! Juin 1857. Tout a 1 heure, en rouvrant le livre de ma vie Et retrouvant ton nom aux plus charmants endroits, Je te voyais passer souriante et ravie Au chapitre joyeux qu on appelle Autrefois ! Dans ce chapitre e"crit d une main jeune encore, Pimpant, rose, bavard et fait d un galant tour, J ai retrouv mes vers et ta chanson sonore ; J ai presque retrouvd ma gaite pour un jour. Autrefois ! autrefois ! t en souviens-tu, ma fille ? Bohemes re"unis par le vent du revers, Mes strophes te chantaient des couplets de Courtille Et ta vertu mettait son bonnet de travers. Comme on nous critiquait ! Un scandaleux murrnure Sortait de chez les gens a la malice enclins ; Car c etait toi, oa chere, et non pas ta coiffura Qui galopait gaimont par dessus les moulins. Que c etait un bo:i temps cette jeunesse a vide! Et qu elle savait bien traduire et deranger 136 Les verbes radieux que conjuguait Ovide Et la chanson des Gueux que chantait Be"rangert De ces tableaux riants le temps e"teint la fresque ! Mais quand je t^crivais les quatrains ci-dessus, Oh ! va ! je t aimais bien, et toi, tu m aimais presque, Si j en crois les billets que de toi je re9us. Pauvres et chers billets pleins de phrases accortes, Je les retrouve tous, presque francs, peu menteurs ; Flic s dans un Echo comme des feuilles mortes Et parfume s encor de tes bonnes senteurs ! Ah ! puisque de mon ccsur je vide les armoires, Que mes vieux souvenirs jonchent mes pieds poudreux, Et que j en suis a Pheure oil 1 on maudit les gloires, Et que je n ai plus rien d adore" ni d heureux ; II doit m etre permis de copier la ligne Qu hier je t envoyais, qu aujourd hui je relis ; Ligne dont notre amour a fait son chant du cygne Et que Demain prendra pour jeter aux oublis ; Et de faire imprimer dans ce journal morose Ces me chants petits vers dont nul ne se souvient ! Car, c est vrai, je t aimais, et j ai fait cette chose Des larmes de mon coeur et des rires du tien ! Callahan s Ranch (Californie), 8 juin 1861. 137 JEANNE. Musique de J. Maurin. Jeanne, voici le temps de I e glogue et des roses ! La nature apparait dans les apotheoses ; Un souffle printanier caresse tes cheveux. Le dieu Pan se pavane a travers les jours bleus, Et les buissons fleuris, pleins de vols d alouettes, Ebouriffent dans Fair leurs vertes silhouettes. Enfants qui pleurez lorsqu il pleut, Le muguet monte en blanches gerbes, Les champs ont des clarte"s superbes, Allez gazouiller dans les herbes Comme les oiseaux du bon Dieu ! Jeanne, tout est joyeux, tout delate, tout pousse ! Les pechers pomponne s font pleuvoir sur la mousse Leur neige parfumee aux creusets de FEther, Et le soleil, celeste ouvrier de FEclair, Tisse, du fil dor6 qui tombe des planetes, Des e"toffes qu Avril brode de paquerettes. Enfants qui pleurez lorsqu il pleut, Le muguet monte en blanches gerbes, Les champs ont des clarte"s superbes, Allez gazouiller dans les herbes Comme les oiseaux du bon Dieu ! Jeanne, dans nos pays, c est Fheure virginale Des rustiques couplets et de la pastorale ; Les roitelets, perches aux branches d aubepin, Chantent de vieux rondeaux rime s par Mathurin, Yieux rondeaux des Gaulois, rire franc de la lyre, Qui font honte a ces vers que tu ne peux pas lire ! Enfants qui pleurez lorsqu il pleut, Le muguet monte en blanches gerbes, R 138 Les champs ont des clarte"s superbes, Allez gazouiller dans les herbes Comme les oiseaux du bon Dieu ! Jeanne ! le doux mois qui fait naitre les roses, Le mois des vieux rondeaux et des metamorphoses Que Ronsard saluait en scandant de beaux vers, Le mois qui voit courir les dieux dans les pro s verts Est moins frais et moins plein de joie et de promesse Que FAvril radieux qui fleurit ta jeunesse ! Enfarits qui pleurez lorsqu il pleut, Le muguet rnonte en blanches gerbes, Les champs ont des clarte"s superbes, Allez gazouiller dans les herbes Comme les oiseaux du bon Dieu ! Main Stream Coffee Creek (Californie), 8 avril 1862. 139 A VE! A MADEMOISELLE SIDONIE PETETIN. Quand vous vous accoudez, pensive, a la fenetre, Tandis que pres de vous, dans son cadre, un vieux maitre A la touche severe et charmante a la fois Vous sourit ; vous songez a Fair pur, aux grands bois, Au doux nid qui gazouille, aux odeurs des pervenches, A la mer deTerlant sur les falaises blanckes, Aux lointains horizons qui sont toujours Fexil, Aux 6blouissements du gai soleil d avril ; Aux murmures des vents qui mettent des tonnerres Dans le feuillage obscur des arbres centenaires, Au printemps parfume , ce joyeux Ariel, Ce couplet de chanson dont Fair nous vient du ciel. Parfois, quand votre esprit court a la de couverte, Un hote un amoureux ! trouvant la porte ouverte, Vient, vous touche Fe paule et vous dit : Eh bien, moi ! Et vous vous retournez : c est Fart, c est votre roi ! II amene avec lui dans votre solitude Le projet, spectre rose, et la niodeste e"tude. Et vous revez alors aux musiques des flots ; Vous crayonnez en vous des pastels, des tableaux. La folle du logis vous prete sa palette Et tout pose pour vous : la nature en toilette De frais satin, la plaine au loin fuyant au nord, Oee an verdoyant sous les poussieres d or ; Tout ! les monts calcines, ces marchepieds des astres ; Meme Fhomme ! un forban qui court apres les piastres. Puis quand le paysage ardent, plein de soleil, Est fini, dans votre ame et sur ce fond vermeil Vous e bauchez les beaux enfants, les blondes fe"es, Les dieux du vieil Homere et les pales Nymphe es ; 140 Prodigue, vous cre"ez, pour penpler ces deserts, Des palais dont les tours s e tagent dans les airs ; Sur ces rives dliier, par tous les vents battues, Yous semez les cite"s, vous jetez les statues, Vous revez des Forums aux portiques d airain Oil s agite en grondant un peuple souverain ; Ou, pour vous reposer des grandes perspectives, Yous cachez dans les bois un clair ruisseau d eaux vives Ou trempent les rameaux odorants des tilleuls ; Le nenuphar s y inele aux lances des glaieuls ; Une e"cume d argent frange une herbe eineraude ; Un rayon d or poudroie, une abeille maraude. Oh ! Fart puissant et doux ! Oh Fart ! maitre sacre* ! Quand vous vous reVeillez de ce songe adore", De cette vision de roses et d e toiles, II vous reste un tableau, des dessins ; sur vos toiles Yotre reve a jailli splendide, harmonieux, Idylle de Eacan e*crite pour les yeux, Poe me de-couleurs qui chante a la lumiere, L agreste alleluia de la nature entiere ! Certe, en ces tristes jours, quand le due Turcaret, Berce" par les Marcos, se grise au cabaret j Quand la France toujours grande, mais prisonniere, Ne suit plus qu une gloire, alerte cantiniere Au propos un peu leste, aux jupons un peu courts ; Certe, en ces jours d argent qui sont de mauvais jours, II est beau de vous voir, jeune et deja vaillante, A Fart, divin travail, vous donner souriante ; Et je vous applaudis, de mon obscuritd, Yous qui restez fidele au culte ddsert^, Et vivez, au milieu des foules insense"es, Dans le calme profond des sereines pense"es. Main Stream Coffee Creek (Californie), 5 avrH 1862. 141 AUTREFOIS. A ALBERT LEFORT. Albert, vous souvient-il des pays enchante s Que Fhotesse invisible assise a nos cote s, La Chimere ! fait apparaitre A cette heure oil le jour empourprant le couchant Met, gai verrier du ciel qui travaille en marchant, Des vitres d or a la fenetre ? Yous souvient-il, Albert, de ce doux monde aime*, Melancolique et frais et toujours parfume , Joyeux pour vous, pour moi severe ; Monde oil vit le poete, oil s e*gare 1 amant ; Au vieux temps entrevu par le peintre allemand, Votre parrain, nion cher trouvere ! De ce monde charmant comme le conte bleu ; Monde couleur de rose, immense cama ieu Qu un sy.lphe peint dans la me moire ; Oasis du desert, infini du r6el Dans lequel on arrive en passant dans un ciel Par le reve aux portes d ivoire ? Dites, vous souvient-il des jardins merveilleux, Des Pantheons divins flamboyant dans les cieux Les plus charges et les plus sonibres ; Panthe ons des vingt ans plus beaux que ceux des rois, Jardins toujours fleuris qu on appelle Autrefois ! Et que nos morts out peuples d ombres ? Si vous voulez, tous deux, Fun a Tautre appuy^, Le front un peu pensif et 1 ceil un peu mouil!6 Par la joie et par la tristesse, 142 Nous nous retournerons vers le jour qui palit, Bt nous nous baisserons pour chercher dans 1 oubli Les perles de notre jeunesse ! O Jeunesse ! Aube ardente et lumineux amours ! Tout ce qui chante et rit dans la clarte" des jours, Bruit des clairons et bruit des lyres, Livre d or dont les ans font un livre d e"crou, Doux temps qui met des coeurs dans un bouquet d un sou Et les splendeurs dans les sourires ! Temps dont nous gardons tous, fantomes d une main, Des petits gants d enfant qui sentent le jasmin Ou des violettes de Parme, Tre"sor des vieux tiroirs ; petits gants ve ne re s Dont la mate blancheur garde aux doigts de"chire"s La tache que fait une larme ! temps qu un grand vieillard, ami que m a pris Dieu, Nommait dans ses r6cits, le soir au coin du feu, Les divines M^tempsycoses, Et dont il entendait bruire a soixante ans Le rire et les baisers, ces oiseaux du printemps Dont les nids sont les levres roses ! O temps ! vol de gaite s que nous d6daignons tous! Yoile du frele esquif qu emplit le souffle doux Qui fait frissonner les colombes, Jours passes dont les vieux se refont des bouquets, lendemains douteux rave s pour des banquets Qui se sont leve"s sur des tombes ! Jeunesse ! soleil si loin de ma maison ! Gravure qu on suspend au mur de sa prison Et que Foeil cherche avec ivresse. 143 Heure qui passe vite, e*cho sonnant toujours ! frou frou d une robe, 6 fla fla des tambours ! Oh ! la Jeunesse ! la Jeunesse ! Une fois, le temps passe ! helas ! voila quatre ans, Nous causions en grondant comme des grands parents. II fumait tant dans votre chambre ! Le soleil, ce n est pas le meme qu a Paris, Grelottait, allumant dans un me chant ciel gris La chaufferette de de"cembre. De quoi done causions-nous ? Je ne m en souviens pas. Vous savez, le discours tr^buche a chaque pas Aux trous noirs des philosophies. Pourtant vous e"tiez jeune et j e"tais amoureux, J avais du feu dans Fame et vous e"tiez heureux. Oh ! nous causions de nos Sylvies ! Nous fumions, c est tres bete et c est tres laid surtout ; Mais nous avons change" le boudoir du bon gout En tabagie enchifrene e ; Notre Olympe se grise et sent le caporal, Et nous ne causons plus qu en faisant, et fort mal, Le me* tier d une chemine e. Je feuilletais un livre et vous lisiez des vers ; Et le ciel ennuye" rayonnait a travers Le chale trou^ de Lisette. J applaudissais les vers, le Pe*trarque et Famant, Et j ^coutais sonner Fheure du reniement A la pendule de Musette 1 Miirger ! encore un qui dort avant le soir ! Combien ont disparu que je croyais revoir A leur poste de sentinelles ! 144 Encore un pauvre oiseau de sa cage envole", Encore un que j aimais et qui s en est alle* Frapper aux portes paternelles ! Au souffle du Seigneur que de flambeaux e*teints ! Combien d amis se sont couches des leurs matins, Spectres qui dorment dans la poudre ! Que d arbres arrache s dans nos vertes forets, Et combien sont tombe"s et qui n e"taient pas prets, Que de fronts touches par la foudre ! Si vous voulez, Albert, Tun a Fautre appuye", Le front un peu pensif et Fceil un peu moiiiHe" Par la joie et par la tristesse, Nous nous retournerons vers le jour qui palit, Et nous nous baisserons pour chercher dans Foubli Les perles de notre jeunesse ! Californie, Janvier 1862. v^ 145 LES COULEURS DE LA FRANCE. L injuste appelle 1 injuste. Que Foiseau soit un aigle d or, un coq de bronze, C est la France ! elles sont de Fan quatre-vingt-onze, Elles font les geants et les victorieux ; Nos peres ont be"ni ce haillon glorietix ; Des mare"chaux, des rois, des ge"ne>aux en blouse Grandissaient a leur ombre en Fan quatre-vingt-douze, Libres, pauvres, vaillants, joyeux, sans feu ni lieu. L aube majestueuse et terrible de Dieu, Sereine se levait au fond de la tcmpete : C etaient les jours sacre"s, Fe"pe"e e*tait prophete : Et deja Pon voyait dans Forage e"ternel Ce grand drapeau flutter a tous les vents du ciel. Soit ! le couperet vil sied mal a la fournaise : L infame tombereau de Fan quatre-vingt-treize Met une tache rouge aux gioires en sabots. Mais le peuple a pay^ sa rangon de tombeaux ; Le palais n a pas plus saign6 que la chaumiere. H^roiques couleurs, vous etes la Lumiere, Yous etes FAvenir, vous etes la Splendeur ! Vous portez dans vos plis le peuple et sa grandeur. Non, tu n es pas, drapeau de nos augustes fetes, Le drapeau de Septembre et des coupeurs de tetes ; Tu t appelles Yalmy, Jemmapes, Marengo, Tu t appelles Triomphe, 6 notre vieux drapeau ! Quand tu passes superbe au fond de nos histoires, On entend s entr ouvrir des ailes de Yictoires, Et dans le noir passe" se levent, 6 terreur, La grande Republique et le grand Empereur ! Aussi quand des faquins, dans leurs facons altieres, Touchent a ce drapeau, gardien de nos frontieres, s 146 A cette tente ouverte a tons les opprime s ; Quand des sots, de scandale et de bruit affame"s, De"chirent cette voile en leur rage insense e, Cette voile qu emplit Pair libre, la pense e, Dans le morne silence oil s endort mon malheur Je tressaille, indigne , de honte et de douleur, A voir Fabjecte main, la main lache et fle trie Qui soufflete de loin la France, ma patrie ! Puis quelque chose chante en moi pauvre egare* Par F^preuve et Fexil tour a tour de* vore" Les hymnes et les chants des fierte s maternelles ; Alors, enfant perdu parmi les sentinelles Qui veillent Far me au bras sur notre vieil honneur, J e"coute, grandissant a Fhorizon vengeur, La fanfare frangaise, e teignant dans la poudre L outrage qui d en bas osait chercher la foudre ; Et comparant en moi, pour les juger tous deux, La clameur glorieuse avec le bruit hideux, Je vais de Fun a Fautre et, Frangais, je pr^fere Au journal qui diffame, au peuple de Faffaire, Aux menteurs, aux voleurs, aux trenibleurs, aux fuyards, A des canons parlant moins fort que des dollars, Aux mangeurs de tabac qui crachent des injures, Aux grenouilles s enflant dans leurs spheres obscures, Aux vanite s dressant leur creux 6pouvantail, Le bruit doux et joyeux de la France en travail, Et sous Fazur des cieux la voix large et profonde De nos soldats marchant sur la face du monde ! Callahan s Kanch (Californie), mars 1863. 147 LE PRIX D UN OURLET. A MADAME MARIE CH. Marie, on voit fleurir le givre, Et la fenetre, hiver cruel ! Ne s ouvre plus pour faire vivre Les oiseaux, vagabonds du ciel ! A nos portes quand la tristesse Frapfe, amenant les mauvais jours, Marie, Je veux feter votre jeunesse Et vos douces amours ! Parlons tous deux des temps splendides Oil 1 avenir chamarre" d or Ce prometteur aux poches vides Vous paraissait charmant encor. Yous sortiez de 1 age ou Ton joue : Vous aviez, fraiche, ouverte au jour Une rose sur chaque joue, Et dans la rose un nid d amour. A seize ans tout rit, rien ne pese ; Grand soleil I cieux e"blouissants ! Gais seize ans, c est la Marseillaise Que le bouquet chante au printemps ! C est le temps ou Ton est de"esse, Temps du sourire, levre en fleur. Doux Evoh4 que la jeunesse Jette au front hargneux du malheur ! 148 Oh ! qu a seize arts vous e"tiez fiere ! A seize ans qui de nous n est pas Ou le filleul on Fh<$ritiere De Monseigneur de Carabas ! Au passe" lointain qui nous charme, Marie, on peut donner sans peur Cette bonne petite larme Qu on entend tomber dans son coeur. Car ces jours sont les beaux, ma chere, Je le sais, moi, qui presque vieux Chauffe les doigts de ma misere Aux cendres de mes jours heureux ! A nos portes quand la tristesse Frappe, amenant les mauvais jours, Marie, Je veux chanter votre jeunesse Et vos douces amours ! Callahan s Ranch. 5 octobre 1862. 149 RIMES IMPROVISEES. Deux soldats disputaient d histoire ; C e tait en Tan et tant et tant ; Le vieux Jacques disait a Jean : Ma mere s appelle Victoire ; Ses chevaliers, mon brave enfant, Etaient ns bien avant les votres ; Mais moi j aime ma mere, Jean, Sans me priser celle des autres ! Certes, ta mere a sa noblesse ; Elle a sa part des dons de Dieu. Elle a Feau, la terre et le feu, Et le travail est sa richesse. Mais ces biens, mon jeune marchand, Ces biens empechent-ils les notres ? On peut aimer sa mere, Jean, Sans me priser celle des autres ! d hier au feu des batailles Yous savez tomber en vaillants, Et la Gloire peut.battre aux champs Quand vous rentrez dans vos murailles. Mais cet immortel roulement, Notre tambour Fapprit aux votres... On peut aimer sa mere, Jean, Sans mepriser celle des autres ! C est vrai, vos femmes ont deux choses L une, parfum, Fautre, clarte" ; Elles ont, bouquet de beaute", Les cheveux blonds, les levres roses. Mais ce bouquet jeune et charmant, Comme il fleurit bien chez les notres ! 150 \ On pent aimer sa mere, Jean, Sans me priser celle des autres ! Quoi, Carthage rirait de Rome ! Va, nos drapeaux se valent bien ! Mon pays respecte le tien, Et j aime ta mere, jeune homme. Elle a Washington pour enfant, Napoleon est un des notres ! On pent aimer sa mere, Jean, Sans me priser celle des autres ! Jean, ma mere a sa part du monde ; Pourquoi done toujours Finsulter ? Si le coq gaulois veut chanter, Que 1 Ame rique lui r^ponde ! Nos peres, au jour triomphant, Melaient leur sang au sang des votres On peut aimer sa mere, Jean, Sans me priser celle des autres ! 151 LES MARIES DE FLOREAL. A MADAME LEONIE D 7 AUNET. C etait a Saint- James, en mai, il y a quinze ans, Juillet recevait Floreal. Vous souvenez-vous, Madame, Comrne elle etait jolie ce jour-la ? P. C. I. C e*tait en Flordal, le inois des Bucoliques, En Fan Trois. On voyait palir les republiques. Brennus e"tait a Rome et 1 Autriche a Milan : Nos clochers attendaient le vol d un drapeau blanc. Monsieur Thiers de vieux sous tatait une refonte ; Scaramouche allait faire une ferce a Geronte. La scene allait changer d acteurs et de decors, Cesar le taciturne ^tait a naitre encor ; Les nations avaient des airs de Madeleines Et, les^ois triomphant, les prisons ^taient pleines. Nature ! tandis que 1 homme, orgueilleux foil, Massacre, triche et passe un collier d or au cou, Cl^mente a ces ingrats, mere grave et sacre"e, Tu verdis tes jardins, tu bleuis 1 Empyre e, Et ton souffle immortel apporte tous les ans Le bouquet a la branche et le rire aux enfants. Or, ce jour-la le ci^l ^tait gai comme un rire. Les hetres fredonnaient les couplets de Tityre, Les classiques marquis du siecle pomponn^ Entendaient dans les bois les sanglots de Daphne", Le vent criait : Myrtil ! l^cho disait : Glycere ! Le paysage avait des lointains de Cythere ; Tout 6tait frais et pur, et dans cet air serein 152 On cherchait vaguement Estelle et Ne"morin. Les ruisseau x gazouillaient sur le vieux rhythme antique Un galant madrigal en style acadeiiiique. Le roman de FAstre"e e"clatait en chansons De Fombre des forets, du soupir des buissons. Ze phir un pen cass s essoufflait sous les aulnes, Au fond de la clairiere on voyait fair les faunes, Et les vieillardg, courbe"s sous les ans douloureux, Disaient, voyant passer les couples amoureux Caresses par la brise effluve printaniere, Que tout Paphos faisait Fe"cole buissonniere. Vous souriez, Madame, a ces vers e"tonne"s De se trouver chez moi parmi mes vers mal ne"s ; Les rimes de Chaulieu s ajustent mal aux miennes ; Mais laissez-les passer, pauvres rimes pa iennes, Ecloses dans la brume au fond de mon cerveau, A Fair tiede et be"ni qui vient du Renouveau. Doux vent des premiers jours et des premieres fetes, Quand il souffle on relit les vers des vieux poe tes : On a beau temps au coeur et Fame au loin croit voir Le doux reflet d une aube illuminer le soir. Madame, Fheureux temps ! le temps des belles choses ! En y songeant, mon coeur devient bouquet de roses ! Une noce chantait dans un vieux cabaret, Vert, moussu, delabre", cache* par la foret ; Le vin gaulois dorait les vieux fronts des families, Et dans le bois plein d ombre et plein de belles filles, Un jeune homme, une enfant, groupe vaillant et pur, Fouillaient joyeusement dans leurs coeurs pleins d azur. L homme e"tait un poete, ame dej a pli^e Au malheur, Fenfant blonde ^tait la marine. 153 Elle marchait son bras sur son bras, le gazon Baisait ses petits pieds ; sa voix une chanson ! Mnrmnrait comme un nid ail fond de la bruyere. Elle parlait tres bas, se tournant en arriere. Nous suit-on ? regardez, le monde est ennuyeux ; Ne peut-on nous laisser un moment seuls tous deux ? Nous n avons pas cause". Je vous connais a peine. Youlez-vous vous asseoir ! L herbe est verte, le chene A Fair bonhomme. II salt, le vieil arbre orgueilleux, Qu il faut etre discret avec les amoureux. Assis, monsieur, assis ! eloignez cette branche ! Theles, n abimez pas ma chere robe blanche ! Comme vous etes mis, on dirait presque un vieux ! Tu ne sais meme pas arranger tes cheveux. [garde, Mais laissez done mes mains! Voyons, Theles, prends Yous m embrassez trop fort et ruaman qui regarde ! Comme le jour est calme et le grand bois fleuri ! Assieds-toi. C ; est bien vrai, vous etes inon mari. Je ne suis maintenant que la moitie d une ame, Et c est fini. Voila, ce soir, je suis madame ! Ses yeux s 7 e"taient emplis de joyeuse clarte", Mais rien ne vint troubler cette se"re"nite" Faite moitie d amour, moitie de moquerie, Blancheur de chastete" ! t en souviens-tu, Sylvie ? II pleuvait des baisers de ces beaux yeux mutins. Elle prenait pourtant la pose et Fair hautains. railleuse aux bras blancs et ronds, aux griffes douces, Elle battait un air en pie"tinant les mousses, Turbulente, brouillant son gai fredonnement. Mais vous ne parlez pas, dit-elle brusquement. Je t ecoute et je t aime ! Oh ! poe te ! Oh ! de"esse ! Appelle-moi madame ! appelle-moi duchesse ! Ta femme ! donne-moi les noms que tu voudras, Les plus gentils, ils sont tout pleins d et coeteras, T 154 Mais ne m appelle pas de"esse ; c est superbe, Mais ga nous vieillit trop et tu n es pas Malherbe. Tu vas parler ! tais-toi ! vous parleriez toujours Si je vous laissais faire. caqueteur d amours, Demain vous causerez. Un mari, c est un maitre. Yous me direz : Silence ! et me battrez peut-etre ! Aujourd hui, c est a moi la parole. D abord Vous ne me battrez pas, vous etes le plus fort. II faut m aimer toujours. Au moins toute I annee. Je vous paierai les coeurs ont aussi leur monnaie. Vous ferez sans gronder tout ce que je voudrai. , Vous me le promettez, bien vrai 1 Bien vrai ! Bien vrai ! Je suis tres querelleuse et vous un peu fracasse, Vous cederez toujours ; moi, jamais, ga m agace. Embrasseur enrage^ laisse done mes cheveux ! Demain nous partirons au matin, si tu veux ; Nous laisserons Paris oil mai meme a sa brume, Nous irons dans les champs oil tout rit, tout parfume, Nous irons loin, bien loin, bien plus loin ! n importe oil. Nous irons taquirier Beranger dans son trou ; II est souvent bourru, pas toujours tres aimable. Tu lui diras : Monsieur, c est la beaut^ du diable, C est ma femme ! Et tandis qu il n y songera pas Je te 1 embrasserai, quand meme, a tour de bras ! S il gronde, je rirai, pour 1 embrasser encore. nuit ! dirai-je, 6 nuit, laissez entrer 1 aurore. Ah ! je n ai pas fini ! vous etes tres moqueur, Et moi, je suis tyranne. II rit, le grand sans cosur ! Dis pourquoi ! Ah ! c est vrai, j insulte la grammaire. Eh bien ! ga m est e"gal : apres tout, belle affaire ! Done nous disputerons ; mais, mon prince charmant, Qui nous apaisera? La voix qui dit : Manian ! Une fille ? Tu ris 1 Mon Dieu ! que c est done bete ! Le fait est qu un gargon ga porte une Epaulette... Tu ris encor ! Je veux tout ce que tu voudras Si je peux t embrasser quand meme a tour de bras. 155 Ces heures-la, c e"tait a Paube de ta vie. banquier de seize ans, t en souviens-tu, Sylvie ? Nous e"tions oublie"s parmi les inconnus, Mais j avais mis mon coeur sous tes petits pieds nus ; Tes cheveux e"taient blonds, tes mains taient mignonnes, Ta robe t allait bien, et toutes les couronnes Des Cesars lumineux et des rois disparus, Puissants rayonnements, tre"sors toujours accrus, Auraient-ils pu payer a mon ame attendrie Le divin Floreal de ta saison fleurie ? Callahan s Ranch (California), 3 aout 1865. ii. BERAXGER. Yous m avez dit un jour : J ai des amis sans nombre ; J ai des flatteurs ; pauvre homme ! iront-ils jusqu au bout ? Mon ame craint la foule au dela du seuil sombre ; Yous qui m aimez, enfants, laissez en paix mon ombre ! Maitre, je vous be"nis, je me souviens .... c est tout ! Le poete accueillit Fenfant d un bon sourire, Humble maison, jardin de dix pas son empire, Yous avez vu passer sous vos chers accacias, La Sylvie au doux nom tout plein d et coeteras ; Coquette, caquetant, chantant, fiiisant la moue, Des Eclairs dans les yeux, des peches sur la joue ; Belle conime FAmour, de la joie a plein coeur, 156 Et s appuyant au bras du pauvre vieux vainqueur, Pour Fadmirer d abord, et voir ensuite comme Sont fails les cheveux blancs, cette neige de Phomme ! Lui marchait lentement, il e"coutait reveur Cette alouette, e"cho de son temps le meilleur, Suivant de son ceil clair, grande ame e merveille e, L enfant en cheveux blonds, la tete ensoleille e Et s inclinant parfoia pour suivre sa gaite" : " La jeunesse a sa royaute", " Et celle-la je la pro clame, " C est le droit divin de la femme," Lui dit-il. Maitre, vous etes las, Je suis tres fatigu6e, ainsi ne marchons pas, Faites finir Theles, je veux parler, vous etes Un grand homme, et surtout tres bon, cbez les poetes C est rare la bonte", voyez-vous, mon mari De cette qualite" n est pas du tout p^tri. C est bon, tu gronderas une autre fois, tu boudes ! Je suis chez B6ranger, allons, laissez mes coudes ! Beranger, j ai bientot dix-sept ans, je vieillis ; Je crois que le chagrin creuse dej a des plis Sur mon front, regardez ! Ce n est pas vrai, mon maitre ! Ces plis-la, mon mari les a sculpte s peut-etre. Je suis tres malheureuse, helas ! voila pourquoi : Je suis chez Be"ranger, je ne suis pas chez toi ! Le tout petit manage a dej a ses querelles ; II veut la gloire, lui, moi, des fetes nouvelles. Je suis 1 Amour et vous la- Gloire, auquel des deux, Maitre, faut-il aller ? L homme illustre a les cieux, La bataille, le bruit, 1 ivresse, la fum^e ; Et cette ombre qui coute tant, la Renomm6e. Mais les petits, voyons ! les petits sont heureux ! Us ont la joie, ils ont la douce vie a deux. Us ont le doux pain blanc du banquet de la vie, Ils vivent inconnus a tous, meme a Penvie. 157 Oh ! bete, va ! qui reve a FHymette, a son miel, Phoebus pour etre toi donnerait tout le ciel! N est-ce pas, Be"ranger, que je raisonne juste ? Le petit vaut le grand, le gai vaut bien Fauguste, J ai la fraiche saison au cceur, maitre ! et je veux Que vous disiez tout haut lequel des deux vaut mieux, Du rire ou du tambour ! des vers ou de la prose, Des feuilles de laurier ou des feuilles de rose ? Essouffle"e et brillante elle le regardait, Et voici ce que lui, le vieillard re"pondait : " Les rois allaient mourir et le peuple allait naitre. " Deja soleils couchants et pres de disparaitre, " La fiere monarchic et les grandes maisons " Descendaient lentement sur les vieux horizons. " Tout allait s e"crouler, le dogme et la puissance, " La foi dans le Seigneur et dans le roi de France, " Couronnes, parchemins, mensonges de Forgueil, " Tout allait s engloutir dans le meme cercueil. " Quelque chose d immense illuminait les ames. " Un vent mysterieux soufflant d e"tranges flammes " Emplissait les esprits de fulgurants rayons, " Les Jacques revokes formaient leurs bataillons, " Et leur flots souleves qui battaient le vieux monde " Commencaient a gronder cornme une mer profonde. " Je suis n4 ces jours-la. Je suis vieux, j ai v^cu. " J ai vu monter la mer, j ai vu le roi vaincu " J ai vu mordre et bondir un peuple qu on opprime. " Helas ! j ai vu passer Forage et la victime ! " J ai dans Foreille un bruit que j ^coutais enfant, " C est le cri furieux d un peuple qui defend " L aieule dechir^e et lachement vendue ! " C est la sombre clameur de la France ^perdue. " C est le pas souverain jalonnant FAvenir " Du jeune bataillon qui chante et va mourir ! 158 " peuple ! mon enfance a la tienne est mel^e. " J ai coudoye* ta gloire a la face e"toile"e, " Je sais comme on oublie et comment on apprend, " Je t ai vu libre et pur, he"las ! je t ai vu grand ! " Ta mere e"tait ma mere et j ai pleur tes larmes. " J ai combattu pour toi, pauvre homme, avec mes armes ! " J ai vu 1 epee, enfants, faire place aux outils. " J ai vu tomber les forts et monter les petits ! " J ai remu ma part dans le travail du monde. " rire parfume", tete rose"e et blonde ! " Beaux jeunes gens e\pris et qui revez encor, " Oui, Sylvie a raison ! Ami, vous avez tort, " Car la gloire est un mot et le triomphe un leurre. " Car aujourd hui, vieux loup cach dans ma demeure, " Quand je regarde au loin le flux et le reflux " De mes jours en vole s, grands jours qui ne sont plus, " Le triomphe, Porgueil, l^clat, la Renomme e, " La bataille, vain bruit d oii sort de la fum^e, " La gloire que la foule apporte dans ces cris, " Trouvent ma porte close, et mes yeux attendris " Gardent tout leur amour et se mouillent encore " Au souvenir des temps de jeunesse et d aurore " Oil pauvre comme vous, comme vous j adorais ! " Oil j allais, gai flaneur, m asseoir dans les gu^rets, " Oil vingt sous me faisaient riclie pour la semaine, " De ces jours, gais couplets de ma chanson sereine " Oil Dieu dans un grenier plein d aube et de printemps, " Sur mon vieux lit si dur me comptait mes vingt ans ! " Callahan s Ranch, octobre, 1865. 159 III. LES EMIGRANTS. Je les ai vus passer soucieux, le front have. La femme s appuyait an. bras de Phomme grave, Regardant vaguement la route et le taillis, De ce morne regard qui cherche le pays. Pauvres enfants sans toit, dans la grande nature Us allaient tous les deux errants de 1 aventure ; Seuls dans Fincertitude et d un pas fatigu Us se sont arretes pour boire au bord du gue*, Et 1 homme en frissonnant s est assis pres d un saule, En jetant le paquet qu il portait sur Pe"paule. D ou venaient-ils ? du Rhin, de 1 Elbe ou de 1 Oder ? L Allemagne aujourd hui n est plus qu un sol amer Oil poussent des grands-dues. La vieille race est morte, Et les jeunes s en vont, peuplade calme et forte, Se refaire un foyer, un drapeau, d autres cieux, La-bas, bien loin, helas ! par dela les flots bleus. Us laissent les tombeaux. Us passent, mer mouvante, Chez le roi Million ils vont planter leur tente, La France pour nous douce et charmante a nos yeux Les voit passer muets, pensifs et serieux. Ils vont se rechauffer, la-bas, en Amerique, Au soleil monnay^ que bat la republique. C est douloureux... He las ! qui sait si quelque jour Je ne quitterai pas mon doux foyer d amour ? Qui sait si quelque jour ma pauvre ame soufirante Elle aussi n ira pas au vent de la tourmente S echouer dans un froid et brumeux horizon Oil n arriveront plus ton rire et ta chanson ! Oh ! que Paris est bon ! oh ! les longues soirees ! 160 Les gais propos d hiver, futilite s sacre*es, Quand le petit manage accorte, heureux, riant, Cause au bruit des tisons de Patre flamboyant! Oh ! qu il est beau le feu du bois de la patrie, Quand le givre argente" sur la branche fldtrie Miroite en diamants aux clarte"s de 1 hiver ! Qui sait si quelque jour, humble oiseau qui se perd Loin de toi, tout mon ciel, coeur pur de jeune femme, Doux nid oil chaque soir va s endormir mon ame, Je ne chercherai pas d un rivage inconnu, Blesse, disabuse, esprit vide et front nu, L ombre de mon pays sur la mer qui deTerle ! Elle a leve" les yeux ; une larme, une perle ! Y roulait tristement. Je suis ta femme, eh bien ! Si tu voulais partir, je sais un doux lien, J attacherais ton cou dans mes deux mains ferme es. Oh ! le charmant collier que tes mains parfume es ! Je te dirais : Ami ne pars pas, reste-moi ! Le pain bis sera bon s il est gagne" par toi. Je ne pleurerai pas, Ou bien si je m ennuie, Tu m aimeras. L amour seche vite la pluie Qui tombe betement dans les moments d humeur. S il fait froid j ai tes bras, s il tonne j ai ton cosur. Ne pars pas, pauvre oiseau, vers les rives d6sertes ! Helas ! tes cheres mains se sont un jour ouvertes ! Callahan s Ranch (Californie), octobre 1865. 161 IV. SYLYIE PRETE A DIEU. A la porte ferine" e une femme est venue. C est une miserable ; une femme inconnue. Humble, morne et muette, au front pensif et lourd, Jeune encor mais de loin, presque vieille au grand jour, Et Foeil plein a travers des larmes douloureuses Du sombre effarement des pauvrete"s honteuses. Ces enfants que voila sont les siens, he"las ! oui ! Pauvres petits hibous que Fazur e"blouit, Leur doux rire est navrant, car ils ont faim peut-etre. Des enfants avoir faim ! 6 Dieu ! souverain maitre. Pauvre mere, bon coeur, simple, honnete et si grand, Tre"sor de deVouement obscur et qu on apprend A connaitre quand seul et courb6 sous 1 injure On n a plus ce doux coeur pour jrgner sa blessure. Elle pleurait sans bruit, attendant sans espoir, Les mains froides, le front dans son tablier noir, Grelottant dans les plis de sa robe d indienne A la bise d kiver ; c etait une chre tienne, Mais Dieu si bon aux grands, aux pauvres est cruel, Et cette mere, helas ! ne croyait plus au ciel. Elle avait tout vendu, ne trouvant plus d ouvrage ; Son chale, souvenir des jours du mariage, Ses veteinents aim^s, ses vieux meubles luisants, Se disant qu apres tout, sans choquer les passants, Une femme peut bien, aux coutumes rebelle, Porter avec fiert^, sans faire rire d elle, u 162 Une robe de toile, en hiver, pour nourrir Des enfants qui n ont pas la force de souffrir. Est-elle marine ? a-t-elle chez le maire Dit oui, donne son nom ? que m importe ! elle est mere ! Dans son pauvre logis plus rien ! Sur les murs gris Pas de soleil ! Le vent mordait ses bras maigris, Elle a pris ses enfants, et fieVreuse, afFol^e, Yers Fatelier desert elle s 7 en est alle e. La voila ! que veut-elle ? elle ne salt pas bien. " Si ! les enfants ont faim ! elle, elle n a plus rien. " Yous savez, un enfant, si jeune, de"raisonne. " Qa n est pas aussi fort qu une grande personne. Le soir, en les couchant, je m en vais en tremblant. " Je les entends pleurer en parlant de pain blanc. " Je n en ai meme pas de noir, bouches aime"es ! " Oh ! le m^chant hiver ! oh ! les portes ferme"es ! Je ne t ai pas tout dit. JVIais ne te fache pas ! Tu sais, je conte mal, je marche a petits pas. Ne prends pas Fair mauvais de tes jours de bourrasque, Ton coeur est bon, voyons, laisse tomber ton masque, Tu sais bien les trois francs dix sous que tu cachais Dans mon soulier de noce et dont tu cornplotais Un splendide souper pour madame ta femme ? Quand j ai vu les enfants, Diable ou Dieu, dans mon ame Une voix me disait : tu seras mere un jour ; II faut avoir piti6 ; la pitie" c est 1 amour. Us riaient. Mais ce rire, he"las ! mouillait leur manche. J ai donne" tes trois francs dix sous, mon gai dimanche ! Et maintenant, tyran, deviens noir, deviens bleu ! Tu m embrasses ! c est bon le souffleur c etait Dieu ! Callahan s Ranch, (Califomie), novembre 1865. 163 y. COUP DE YENT. Savez-vous pourquoi j ai Pesprit morose ? Je suis irrite", savez-vous pourquoi ? Pourquoi je me tais quand votre ame cause ? Pourquoi je dis vous quand vous dites toi ? Pourquoi de vos yeux, couleur de pervenche. Le regard si doux me laisse si froid ? Pourquoi je hais tant votre jupe blanche ? Oh ! me chante enfant, dis, sais-tu pourquoi ? Je sais bien pourquoi, mais laissez-moi coudre ; II pleut pres de vous ; je sais bien pourquoi Yous etes taille" dans un coup de foudre Et pourquoi la reine a faerie* son roi ! Pourquoi de Chilly vous avez Fair traitre, Pourquoi votre Yous querelle mon Toi. Si j osais pleurer .... vous ririez peut-etre ! Oh ! merchant mari, je sais bien pourquoi ? Savez-vous pourquoi je hais votre chambre, Pourquoi je voudrais vivre dans un trou, Hargneux, de sole , gris comme novembre ? Ce n est pas assez ! . . . .noir comme un hibou? Savez-vous pourquoi toute la semaine D un secret chagrin j ai porte" le poid ? Pourquoi j ouvre en moi la porte a la haine ? Oh ! mechante enfant, dis, sais-tu pourquoi ? Je sais bien pourquoi ! Yoyez, je suis lache, Je pleure, c est vrai, mais ce n est pas moi I Un mot, un ruban, un rien tout te fache, Et tu me dis vous d un ton de beffroi. 164 Et ma main, pourtant, a se tendre est prete, Mon coeur est dedans, les deux sont a toi. Pour les prendre, helas, tu tournes la tete. Oh ! mediant mari, je sais bien pourquoi ! Callahan s Ranch. (Californie), novembre 1865. VI. DAPHNIS ET CHLOE DANS UNE MANSARDE. Habille-toi, viens-tu, Sylvie ? Oh ! viens livrer au jour vermeil Ta beaute" puissante et rayie, Et tes cheveux pleins de soleil ! L Ete" verse a flots ses ivresses ! Sylvain fait la cour aux dresses Dans les bois aux vertes couleurs, Et Ton voit a travers les branches Danser en rond des robes blanches, Au bruit des baisers dans les fleurs, Mais pourquoi rever les collines ? Paris n a-t-il pas ses splendeurs ? Ses grands arbres, ses aub6pines, Ses bois aux calmes profondeurs ! Pastorale des gouttieres ! Nos toits raviraient Deshoulieres, Et les bergeres a paniers ; Tircis y chanterait peut-etre 165 Les e*glogues de la fenetre Et les idylles des greniers ! Yiens ! Juillet tresse sa couronne Pour le front que touchent seize ans ! Yiens chercher Ronsard et Mignonne, Dans les rondes des paysans. Sur la ville et dans la tempete Dieu passe et jamais ne s arrete ; Gais e"coliers, sautons les murs ; Courons a lui. Dieu, c est le pere Qui cache Favenir prospere Dans les bles d or des e"pis murs ! Aliens, 6 muse paysanne, Daphnis, mettons nos gros sabots, Dans la poussiere de Soeur Anne Allons chercher les cieux, les flots ! Pourtant tout parle pour nous dire : Pan est ici ! j entends son rire Dans ce petit bouquet d un sou ! II est dans le vallon superbe, II est aussi dans ce brin d herbe. Pan n est pas mort ; il est partout ! Yiens ! le ruisseau dit au rivage L Evohe" des grands chceurs pa iens, Diane y baigne sous Fombrage Ses pieds moins charmants que les tiens 1 Sous Fombre morne du haut cedre, Euripide passe avec Phedre, Hymne sombre, e ternel sanglot ; Et des herbes de la valise L alouette, chanson ail^e, Monte au ciel chercher Romeo ! 166 Je suis prete ! enleve ta femme. L homme est le peuple souverain : Citoyens ! rangez-vous ; madame Est FEstelle de Ne"morin ! Mais si j entends des ritournelles, Je veux danser sous les tonnelles Des cabarets aux pampres verts, Oil Roger Bontemps trinque et cause, Et j y boirai du doux vin rose Qui met les bonnets a Fenvers ! Callahan s Ranch (Californie), novembre 1865. A C. L. Lina, c^tait en mai, le mois des reveries, Des verts sentiers, des nids joyeux ; Des petits boutons d or, sequins de nos prairies, Des baisers et des amoureux. I/aurore de Fannie e"clatait sur la terre, Chaque jour apportait sa fleur : Comme elle souriait, quand je disais : ma chere ! T en souviens-tu, ma soeur ! Lina, c e tait en juin, le mois des harmonies, Du vent tiede, du riche 6t6, Du grand soleil riant sur les plaines b^nies j C 6tait le temps de ma gaite* ! Vous aviez toutes deux une part de mon ame ; Vos amours me faisaient meilleur. 167 Comme elle rougissait, quand je disais : ma femme ! T en souviens-tu. ma soeur ! Lina, quand vint juillet et ses bruyants dimanches, J allais vous prenant par les mains, Baisant malgre* vos cris vos fraiches robes blanches, Dans les bois, sur les grands chemins. Tu t eloignais de nous en murmurant : Quand meme, Tu la serrerais sur ton coeur ! Comme elle tressaillait, quand je disais : je t aime ! T en souviens-tu, ma soeur ! Lina, de ces temps purs perdus dans mes orages, L ombre en moi ne peut s effacer. Je revois vaguement vos doux et frais visages Et je me cache pour pleurer. Celle qui de mes jours devait suivre la pente S arrete en arriere, elle a peur. Mais toi que la douleur a faite plus vaillante, T en souviens-tu, ma soeur ! 1857. 168 HUMBLE FEUILLE OFFERTE A LA PLUS GLORIEUSE COURONNE. A M. A FOREST, CONSUL DE FRANCE A MAZATLAN. Ami, que le vent vous soit doux, Le ciel riant, la mer clemente, Au nom de la patrie absente N oubliez pas celui qui chante Et qui tend ses deux mains vers vous. Qui sait ? peut-etre allons-nous vivre Sans nous revoir 5 mais vous avez Lu les derniers feuillets du livre De ce rimeur, et vous savez S il aime, ce casseur de roche, Sans marchander son devouement, Tout simplement, tout betement, La vieille mere de Gavroche ! P. C. I. Vous dont Poeil fixant la chimere, A des Eclairs, lorsque parfois Le nom sacre* de votre mere Est insulte" par quelques rois ; Quand Finsulte, clameur immonde, Chez les peuples du Nouveau Monde Fait retentir d un long hourra Le foyer de la Re"publique, Tournez les yeux vers TAtlantique, Et votre mere apparaitra ! Votre mere, on Pappelle sainte, Chez les vaincus de l e"tranger. Ce n est pas a moi, voix e"teinte, 169 A la deTendre, a la venger. Mais c est a nous, passants de 1 ombre, A la chanter dans le jour sombre La grande e"toile de 1 azur, A nos chants, foule endolorie, L ombre immense de la patrie Grandit lentement sur le rnur ! Oh ! c est la France, heureux mirage, La douce France du Seigneur, La grande France du courage, La vieille France de Fhonneur ! C est la France illustre et charmante, La terre, nourrice cle"mente Dont les deux seins versent 1 amour. La gloire y dore bien des tombes ! nid d aiglons et de colombes Qui gazouille sur un tambour ! Oh ! c est la France ve nere e ! C est la mere aux baisers si doux ! C est la terre heureuse et sacre e Qu il ne faut toucher qu a genoux ! C est le peuple aux elans supr ernes. A lui lauriers et diademes ! C est le grand peuple triomphant ; Levre qui chante aux bruits des guerres, Melant aux ge"antes coleres Le rire joyeux de 1 enfant ! C est la France ! celeste forge ! Ouvriers, chercheurs inconnus, Nos eVeques que Rome e"gorge, Premiers pasteurs marchant pieds nus ! majestueuses figures, Martyrs acceptant les tortures 170 Et be"nissant, quoique frappe"s, Quoique de vore s par les flammes, La pourpre des Ce"sars infames Du pardon de vos poings coup 6s ! Humbles docteurs de FEvangile, Ce*nobites cherchant FEsprit, Clercs de Dieu qui lisiez Virgile Sous le regard de J6sus- Christ. Veilleurs qui gardiez la lumiere, Entre Fe tude et la priere, L oeil a la terre et Fame aux cieux ; Gardiens qui conduisiez les hommes, Parlez et levez-vous, fantomes, Dans Faurore de nos a ieux ! Oh ! oui, regardons en arriere : Enfants, rouvrons les tombeaux froids. Fils pieux, montrons leur poussiere Aux r^publiques comme aux rois. Dans nos ballades populaires Rendons aux marbres tumulaires Les os qu ils devaient contenir, Les noms Merits par les 6p6es, Et relisons leurs e pope es Au jour serein du souvenir ! Nous, les cadets de la patrie, Quoi, renierions-nous, ple"be"iens, Notre bonne chevalerie Et les premiers barons Chretiens ? Non ! noblesse, rois et Commune, Tout est a nous ! gloire, infortune, Acceptons tout le legs sacre", Et le triomphe et la souffrance, 171 Car notre mere, c est la France, Si notre pere est Jean Gu^tre ! Pauvre pere ! oh ! la rude e"cole Que tes fils chantent aujourd hui ! Ruisseau qui roule, oiseau qui vole, Air pur du ciel, rien n est a lui ! Heroique bete de somme, Qu il a souffert, Jacques Bonhomme ! pere, nous nous inclinons Devant tes tombes re"ve>ees. Helas ! leurs ombres ignore"es Ne savaient pas signer leurs noms ! Qu il est petit, le pauvre rustre, Qu il est che"tif a son berceau ! Aux conquerants la place illustre, A lui le sceptre de roseau ! Pourtant, voyez dans les nuages Passer Fe"toile des trois Mages ; Ce petit sera grand demain, Get eselave aura son calvaire ; Ton meilleur sang, 6 notre pere, Doit couler pour Pesprit humain ! Ce sang partout se melo a Fonde, Partout le sang frangais surgit. Est-il un ilot dans le monde Que cette vague n ait rougi ? C e"tait hier, quand Bonaparte Cherchait, encor soldat de Sparte, Le moule des N"apol6ons ! II suivait au desert immense Le pas qu avait Iaiss6 la France Sur la cendre des Pharaons ! 172 Est-il pour les fronts line ide"e, Est-il un droit doux et puissant Qui dans la terre fe"conde"e Ne se nourrisse de ce sang ? Aux flots rouges des hommes d armes Nos apotres melaient leurs larmes ; pere, tes fers e"taient lourds, Mais tons tes morts criaient : courage L arbre grandissait dans Forage, Et la France montait toujours ! II. Paix aux tombeaux ! Les chateleines, Debout sur le seuil du passe", Ne sont plus que des ombres vaines Hantant la tour au vert fosse". Adieu le calme monastere, Le haut clocher, la fleche austere ! On ne voit plus, grands jours finis, Frissonnante sur les murailles Se dresser au vent des batailles L oriflamme de Saint-Denis 1 Mais ton midi vaut ton aurore, vieille ame des chevaliers ! Ton souffle auguste e chauffe encore Nos soldats et nos e"coliers. Non, Fhonneur n a pas de ruines I Si nos peres ont eu Bouvines, Si Marignan illustre un roi, Nous aussi, nous avons nos gloires I 173 La France a droit a deux histoires, Et Jemmapes vaut Fontenoi ! coq, clairon des re"publiques, Chante ton hymne triomphal Aux grands va-nu-pieds heroiques Des brigades de Prairial ! Fais tressaillir Paris et Rome Des refrains de Jacques Bonhomme ! Du cri de guerre de Brennus Emplis les rives des deux Tibres, Porte-drapeau des peuples libres, Epouvante les rois vaincus ! Nos soldats n ont-ils pas naguere Sur leur grand drapeau de ehire Refait avec cent noms de guerre Le livre d or de Jean Gu 6tr6 ? bataillon de la Moselle, Yivante et rude citadelle, Vous qui faisiez des escabeaux D un tas de trones germaniques, J entends dans nos re"cits ^piques Le pas de vos pauvres sabots ! N as-tu pas, France, 6 notre mere, Sculpte" de ton ciseau vainqueur La-haut dans 1 Olympe d Homere Le vieil habit de Fempereur ? Oh ! quels beaux jours et quelles fetes Que tes soleils et tes tempetes ! L Europe alors suivait ton char, Et tu faisais apres la guerre Coudoyer les dieux de la terre Aux grands balafres de Ce"sar ! 174 France, un peuple enfant te brave ; Nous sourions, nous qui t aimons. La France est grande meme esclave ! Quand elle songe, nous senions ! Va ! les fils valent bien les peres ! Us ont anssi leurs temps prosperes, Tu leur dois leur pilier d airain ! Demain s appelle FEsp6rance ; Un jour nous menerons, 6 France, Tes coursiers boire aux flots du Rhin ! Callahan s Ranch (Californie), 25 novembre 1865. CE QU ON ECRIT A VINGT ANS, ET QUE L ON RETROUVE A QUARANTE AU FOND D UN VIEUX TIROIR. Oui, c est le dernier chant ; c est le reVell des reves, C est le salut supreme et le retour a Dieu ; C est de Fesquif qui va s ^chouer sur les greves, Le cri de d^sespoir et le canon d adieu. A la course du temps, c est une ame ravie. C est un homme qui passe apres avoir souffert, C est la feuille qui tombe, h^las ! et c est la vie Qui meurt chez un autre Gilbert ! mon ame, va-t en ! va-t eii pauvre immortelle Yers un autre horizon, vers les cieux infinis ; Va-t en, comme Foiseau, vers une aube nouvelle, Chanter d autres chansons, refaire d autres nids. 175 Ya-t en d un vol joyeux au vent de la tempete, Laisse le corps dormir paisible, et sous les fleurs La pier re du tombeau pour ce front de poe te Est moins lourde que les douleurs ! Oh ! laissez-moi partir ! je n ai plus de courage ; Laissez-moi me coucher pensif, inanim^ ; Laissez-moi m endormir sans pleurs et sans outrage, Yous qui m avez connu, vous qui m avez aime. Laissez-moi m endormir morne et seul dans la plaine, Comme tous mes aine"s, comme tous les rimeurs ; Pour vivre il me faudrait connaitre enfin la haine, Et c est en vivant que je meurs ! Et toi que j adorais, infidele maitresse, Tyran dont j ai subi la plus amere loi, Coupe ardente oil mon ame allait puiser Fivresse, Je te pardonne encor pour me venger de toi. Je meurs, soldat vaincu que le trepas d^sarme, Mais un jour ton doux front deviendra serieux ; Ce jour-la de ton coeur tombera cette larme Qu en vain je cherchais dans tes yeux ! 176 LES ENFANTS. Salut a Penfance sonore, A ses cris, a sa liberte* ; Salut a la riante aurore De la petite huinanite ! Salut a ces jours e"phe"meres Si vite e"clos, vite partis, Au sourire reveur des meres, Aux jeux si bruyants des petits ! A ces petites e"pouse"es Battant leurs petits amoureux, Et dont les belles mains rose"es Griffent si bien les grands yeux bleus ! Au baby de bois que Fon tance Sous son habit de muscadin, Et que Ton met en penitence Dans le coin noir du vieux jar din ! Au garde indulgent qui pardonne ; Au pre"cepteur, humble Mentor, Conduisant les assauts qu on donne A la niche du vieux Castor ! Au sie"ge que, Vaubans en herbes, Cent enfants accourus de loin Mettent devant la meule en gerbes De trefle vert et de sainfoin ; Aux maraudeurs, vaillants bonshommes, Qui, toujours prets a s entr aider, 177 Font de grands discours sur les pommes Qu ils empruntent sans demander. A ces docteurs, gloires futures, Qui discutent tres gravement Les merveilleuses aventures De la Princesse au bois dormant ; A la Fee aux bonnes nouvelles Qui sort le soir du fond des eaux Pour galoper dans les cervelles Dans un carrosse a six chevaux ! Salut, surtout, race adore"e, Salut, mes chevaliers errants, A la rebellion sacre*e Des tout petits centre les grands ! Dansez en rond, mesdemoiselles ; Gargons, formez vos bataillons ; Placez vedette et sentinelles Dans les fosse s, dans les sillons. II vous faut un peu de souffrance : Battez-vous, mes mauvais sujets ; Yous ne coutez rien a la France, Yous ne grevez pas les budgets. De"chirez vos robes fripe"es Aux ronces, aux barreaux de fer, Et rendez aux pauvres poupe*es Les ferules du magister. Pele-mele sur la pelouse, Roulez, confo ndus, 6 demons ! Laissez la vieillesse jalouse Patenotrer ses lourds sermons, w 178 Et gardez votre franc sourire, Vos Eclats qui vous vont si bien. La vieillesse ne salt que dire, La vieillesse ne pent plus rien ! Et cela la rend soucieuse, Et lui fait le front irrite", L impuissante est une envieuse Qui regrette votre gait6 ! conque"rants de confitures, Beaux loups de"guise"s en agneaux, Yous etes les miniatures De tous nos plus vilains deTauts. Seulement les de"fauts de 1 homme Le menent droit a Fhopital, Tandis que vous touchez la somme Que rapporte ce capital. Car cet espoir du vain courage, Car ce reve des triomphants, Le bonheur qu on cherche a notre age, Dieu le donne aux petits enfants ! 179 CE QU ON RAHASSE AU FOND DUN CORRIDOR. A MADAME M. MIXXIE BAILEY. Je vous dedie dans une langue qui vous est inconnue, Madame, 3fa voisine et la Poi- gnee de main que je lui offrais, et je vous remercie d avoir accueilli ce souvenir du poete etranger. P. C. I. MA VOISINE. CHANSON. Air : Mimi Pinson est une blonde. Quel est son nom ? Est-ce Suzanne ? Est-ce Isabelle ou Madelon ? Est-ce un doux nom de paysanne, Landerirette ! Ou du grand ton ! Je ne sais pas ! la bete chose, Mais je sais les hommes sont fous ; J en suis, j en cause, Que j adore ta robe rose Et les bouquets qui sont dessous ! Quel est son age a cette femme ? Est-ce Brumaire ou Messidor ? Ses yeux sont bruns, ils sont, madame, Landerirette ! Bien beaux encor ! 180 Et pourtant j ignore et je n ose Dire Page de ces yeux doux, Et je ne cause Que de ta fraiche robe rose Et des bouquets qui sont dessous ! Est-elle riche, heureuse ? a-t-elle, Marquant le jour qu elle tomba, Un grand tas d or dans la tourelle, Landerirette ! D Ali Baba ! Je ne sais pas, mais je suppose Que cet or qui vous fait jaloux Me fait morose ; Et j aime mieux ta robe rose Et les bouquets qui sont dessous ! San Francisco, U mai 1866. II. POIGNEE DE MAIN OFFERTE. CHANSON. Le voulez-vous ? Sous les feuille es, Sous le grand air qui vient des cieux, Dans les champs pleins de voix aile"es Au gai pays des amoureux ; Yenez, afin qu on se souvienne De votre nom comme du mien. 181 Tends-moi la main, voici la mienne ; J y mets mon coeur, mets-y le tien ! Le voulez-vous ? Venez, madame, An rond des pasteurs assembles, Meier les chansons de votre ame Aux alouettes des grands ble"s ! La, tout Bastien a sa Bastienne. Sous Fombre verte on rit si bien ! Tends-moi la main, voici la mienne ; J y mets mon coeur, mets-y le tien ! Le voulez-vous ? Chez les pervenches Aliens ! les jours y sont meilleurs ! C est si gentil les jupes blanches Que Fon accroche dans les fleurs. En attendant que Fon revienne D ou les bonheurs sont faits d un rien, Tends-moi la main, voici la mienne ; J ; y mets mon coeur, mets-y le tien ! San Francisco, 17 mai 1866. III. ORIGIXE DES MERS. A LA PETITE MINNIE BAILEY. Musique de J. Maurin. II ne faut pas pleurer quand des divines greves L ange bleu du sommeil vient. a pas incertains, Remplir vos yeux be*nis du sable d or des reves ; Les nuits de gai sommeil font les joyeux matins. 182 / Vous etes nos tyrans : le petit est le maitre. S il boude, s il s en va, grondeur, dans quelque exil, Sa pauvre mere a peur, car Dieu lui dit peut-etre : J entends 1 enfant pleurer, pourquoi done pleure-t-il ? II ne faut pas pleurer ; le rire est votre tache. Enfants, nos bien-aimes, votre rire est si doux ! Quand vous pleurez, la-haut Dieu nous gronde et se fache, Et des larmes d enfants il fait tous ses courroux ! II ne faut pas pleurer quand dans vos clarte s d aube Nous passons importuns, sereres et jaloux ; Car vous ne savez pas ce que coute une robe A la mere qui souffre et qui dit : Taisez-vous ! Quand vous pleurez, la-haut votre sanglot re"sonne, Et Dieu dit a la mere : Entendez-vous ce cri ? Pour habiller 1 enfant faut-il que je vous donne Le vetement sanglant que portait Je sus-Christ ? II ne faut pas pleurer, il faut boire vos larmes, Quand, au chant des clairons, le coeur fier, les bras nus, Yotre pere s en va dans quelque passe d armes Et meurt pour des drapeaux qui vous sont inconnus. Des a ieux ces drapeaux. enfant, couvrent la tombe, Yotre berceau, doux nid, ils Fabritaient hier ; Quand vous pleurez, helas ! cette larme qui tombe, Dieu se baisse, la prend et la jette a la mer ! larmes des enfants ! ce sont les Eaux profondes, Les abimes maudits, Poce"an redout^, Qui blanchissent les caps, ces hauts gardiens des mondes Que le Seigneur scella dans une e ternite . Aussi quand les marins passent dans la tempete Sous le livide Eclair qui jaillit du ciel noir, Ils entendent pleurer sous leurs pieds, sur leur tete, Ces sombres voix d enfants livres au d^sespoir ! 183 II ne faut pas pleurer, le rire est votre tache. Enfants, nos bien-aimeX votre rire est si doux ! Quand vous pleurez, la-haut Dieu nous gronde et se fache, Et des larmes d enfants il fait tons ses courroux ! San Francisco, 4 juin 1866. IV. BERCEUSE D UN GRAND-PERE REPUBLICAIN. SOUVENIR. En ces temps-la, la R^publique Avait des soldats sans souliers, Paysans arme"s d une pique, Qui valaient bien des grenadiers ; Un bruit de forges et d enclumes, Battait les e"chos furieux, Et Ton voyait au fond des brumes Un bonnet rouge dans les cieux ! Clairon, redis la sonnerie Des jours sacres oil Ton mourait Pour le salut de la patrie, Au nom du peuple et d un d^cret ! C e"tait les jours de tristes fetes : On melait a de noirs banquets D infames paniers pleins de tetes Et des caissons pleins de boulets. Mais tous les crimes centenaires S envolaient, vain sable, dans Fair ; 184 Et Ton voyait dans les tonnerres, Passer Bonaparte et Kldber ! En ces temps-la, la guerre immense Souleve"e au rale des rois Couvrait de ses flots en de"mence Quatre frontieres a la fois ! Mais la France, agitant ses chaines, Montrait debout aux combattants Quatorze murailles humaines Dont les aine"s avaient vingt ans ! En ces jours nous frappions nos maitres ; He"las ! nous gardions les bourreaux, Mais le Quiberon de nos traitres Valmy le pay ait en he>os ! Et les victoires immortelles Grandissaient sur nos horizons Et cachaient sous leurs larges ailes Les tricoteuses des prisons ! En ces jours-la, notre souffrance, Helas ! faisait pleurer les cieux ; Mais nous souffrions pour la France, Nos pauvres cceurs 4taient joyeux. Le pain manquait ; aussi la poudre, Mais nous avions, peuple irrite", Cette cartouche de la foudre Ton sombre amour : 6 Libertd ! Ce sont les jours d histoire amere. Enfant, aujourd hui, qu en dit-on ? Chateaubriand frappait sa mere Que sauvait le nomm Danton. Mais lis les livres de la guerre 185 Et demande aux trones broye"s Combien de clous portaient naguere Les talons de nos vieux souliers ! Clairon, redis la sonnerie Des jours sacre"s ou Fon mourait Pour le salut de la patrie, Au nom du peuple et d un de"cret ! San Francisco, 14 juin 1866. V. LA TOMBE. Elle e*tait seule au fond d une verte clairiere, Au-dessus le ciel calme et le grave infini : Un grand boeuf mordait 1 herbe a, travers la barriere, Et sur Farbre un oiseau gazouillait dans son nid. Au lointain les deserts, la mer ou nait la trombe, Et dans un vague azur Fesquif qui disparait, Je m arretai pensif et saluai la tombe Ou le vent seul pleurait ! Qu elle e"tait triste, h^las ! et que 1 herbe 6tait haute ! Pour y chercher un nom, je me mis a genoux. Les ans avaient tout pris, Fame et le nom de Fhote, Une plainte pourtant montait dans cet air doux. La tombe murmurait une Strange parole, Et 1 arbre re"pondait au tombeau de"sole ; Et je m assis alors pour parler sous le saule A PEsprit envole" ! x 186 tombe ! qu es-tu done ? lui dis-je ; es-tu la cime ? Fin d un livre perdu que le Seigneur ferma. N es-tu qu une fenetre ouverte sur 1 abime ? Et Fame oil done est-elle ? oil sont ceux qu elle aima ? Spectre invisible, Fame est-ce toi ? que fait-elle ? Est-elle, helas ! est-elle? Oh douloureux secret ! Et j entendis re"pondre une voix solennelle : Ombre qui marche, Elle Est ! L ombre, ce n est pas moi le livre qui commence Ce n est pas toi, c est moi. Je suis la Liberte". battement d un coeur, je suis le souffle immense. Tes heures font des jours, et j ai FEternite . Quand la mort a glac6 jusqu aux dernieres fibres, L esprit vole joyeux loin du corps abattu : Ce sont les yeux ferule s qui font les ames libres ! - Pourquoi done te plains-tu ? Alors du ciel divin, de la verte clairiere, De la mer, miroir sombre, et du grave infini De Fherbe qui couvrait, jalouse, la barriere, Et de Farbre oil Foiseau chantait, faisant son nid, Une voix lamentable et pourtant pure et douce Me re"pondit encore, et je sentis, helas ! Les lannes de ce mort qui montaient dans la mousse Lorsqu il disait tout bas : Ami, tout est orgueil, jusqu au dela la tombe. Oh ! va, Fimmensite", les mondes, les soleils, Et FAstart^ du ciel, mere de la colombe, Et les anges charmants dont les fronts sont vermeils, Ne valerit pas pour moi la trace parfume"e D un petit pied che"ri dans Fherbe qu il troubla, Ni ce cri, doux appel de Fenfant, voix aim^e : =- Pere, viens, je suis la ! San Francisco, 25 juin 1866, 18 VI. JE SUIS TRISTE! L avenir, fantome aux mains vides Qui promet tout et qui n a rien! VICTOR HUGO. Je suis triste ! adieu la raison ! Malheur a qui ne peut plus croire. He* las ! j avais rev la gloire Au doux foyer de ma maison. sombre ennui, sculpteur des rides, Toi seul viens causer avec moi; Mon avenir a les mains vides, Helas ! et je n ai plus la foi ! Le vent a de chire tes voiles ! Pauvre ame, loin de ta prison Ya sans boussole a Fhorizon Te promener dans les e*toiles. J avais reve" Phumble bonheur, La joie aimante et familiere ; Une porte ^tait ma frontiere, La sentinelle 6tait mon coeur. Une chambre ^tait mon empire. La, je songeais, et pour te moins, J avais des enfants dont le rire Pailletait d or les quatre coins. Le vent a dechire tes voiles ! Pauvre ame, loin de ta prison Va sans boussole a Fhorizon Te promener dans les ^toiles. 188 Pour peu de chose nous chantons Nous les amants du clair de lune ; Poetes pensifs de la Brune, Pauvres Jeannots des Jeannetons ! Je revais des bottines noires Se chauffant au feu du tison, Et racontant quelques histoires Au doux foyer de ma maison. Le vent a de chire tes voiles ! Pauvre ame, loin de ta prison Va sans boussole a Phorizon Te promener dans les e"toiles. Lache hiver, jaloux du printemps, Je revais . . . maintenant qu importe ; Ya, Pierrot ! ta chandelle est morte : Mes vers seuls ont encor vingt ans ! Ces vieux qui s en vont vers les tombes Youdraient meler, ya donne froid, Les hibous avec les colombes ! Yieux, Favenir n est plus a toi ! Le vent a de chire tes voiles ! Pauvre ame, loin de ta prison Ya sans boussole a Fhorizon Te promener dans les e"toiles ! San Francisco, 1 septembre 1866. 189 VII. BERCEUSE D UNE GRAXD MERE BONAPARTISTE. Je les ai vus passer, disait la pauvre vieille, Avec des colliers d or au cou comme des chiens ; J entends encor parfois sourdre dans mon oreille Le grand bruit plein d^clairs que faisaient leurs liens, Des rois, des ge"ne"raux, line foule vampire Aux pieds de Fempereur se couchait ces jours-la ; Et nos soldats veillaient au salut de Fempire Que les plus grands vendaient deja ! Que chacun ici-bas accomplisse sa tache ! Les plus humbles efforts la-haut seront be"nis. Mais par Fempereur mort ! par les cieux infinis ! Que le souffle de Dieu seche la main du lache Qui touche sans trembler a Fhonneur du pays ! Je les ai vus passer tons les grands mis^rables FleurdeliseX joyeux ; serviteurs du hasard, Comme ils riaient de nous ces homines execrables, Ces pales fossoyeurs des grands jours de Ce"sar! Leur Te Deum sanglant couvrait la Marseillaise, Et leurs princes, helas ! demande a Beranger, Remplissaient sans rougir d une poudre fran9aise Les gibernes de Fetranger ! Que chacun ici-bas accomplisse sa tache ! Les plus humbles efforts la-haut seront be"nis. Mais par Fempereur mort ! par les cieux infinis ! Que le souffle de Dieu seche la main du lache Qui touche sans trembler a Fhonneur du pays ! 190 Je les ai vus passer dans leur gloire infamante. mon enfant ; j ai vu PeVeque Talleyrand, J ai vu Bourmont, j ai vu Monsieur le due d Otrante, J ai vu les plus petits Jeter bas le plus grand ! Et je les ai maudits, moi, simple pauvre femme, Car ils livraient la France, et je ne pouvais pas Racheter de mon sang, de mes jours, de inon ame Les trente deniers de Judas ! Que ehacun ici-bas accomplisse sa tache 1 Les plus humbles efforts la-haut seront be"nis. Mais par Pempereur mort ! par les cieux infinis ! Que le souffle de Dieu seche la main du lache Qui touche sans trembler a Phonneur du pays ! Mais je Pai vu passer, le maitre de la guerre 1 II nous faisait saigner, mais il nous faisait forts. Comme je Pai be"ni du fond de ma misere, Par notre chere France, au nom de nos fils morts 1 Et, vieille, je t apprends les fanfares guerrieres Des grands chasseurs de rois dans Pimmense hallier Du temps oil Pempereur d^marquait les frontieres Comnie moi ce vieux tablier ! Que ehacun ici-bas accomplisse sa tache ! Les plus humbles efforts la-haut seront be"nis. Mais par Pempereur mort ! par les cieux infinis ! Que le souffle de Dieu seche la main du lache Qui touche sans trembler a Phonneur du pays ! San Francisco, 8 septembre 1866. 191 OX JOUE RUY BLAS ! Maitre, nous irons tous ! nous somraes tes convives ; Nous allons aux torrents, aux sources des eaux vives D oii sort la poe*sie au flot large et joyeux. Nous irons t applaudir, car nous savons encore Begayer les doux mots de la langue sonore Dont 1 alphabet est dans les cieux ! Nous irons t acclamer, toi le fils de Montaigne ! Nous sommes les enfants des hommes du grand regne ; Racine ou Crebillon, que nous importe a nous Le chemin parcouru par vous dans notre histoire. Nous allons au genie, aux Eclairs, a la gloire, Et nous marchons toujours, meme sur les genoux ! Oh ! que nous font a nous les e"coles, Farene, Si le front est divin, si la voix est sereine, Si notre ame escalade avec vous jusqu aux dieux ! Aigles du meme nid, vous n avez qu une mere, Et nous pouvons t aimer sans insulter Homere, Car c est du meme ciel que vous venez tous deux ! Maitre, nous irons tous ! car FAuguste est Shakspeare ; Mais nous t avons sacre* Ce"sar de cet empire Que nul souffle ne pent abattre ou ruiner. Nous irons ! nous irons pour te prouver qu on Faime, Cet art, ton ide"al, ce vrai du beau supreme ! Ce Roi que tu n as pas le droit de de"troner ! Maitre, reVolte-toi ; sois la plainte e"ternelle. Sois le grand protestant, sois le puissant rebelle Injuste, accuse-nous, et fais-nous honte, helas ! Casse ta prose ailee aux angles noirs des bouges, 192 Et refais-nous Coblentz avec des drapeaux rouges, Qu est-ce que ga nous fait ! n as-tu pas fait Ruy Bias ? Maitre, nous t avons lu, nous te lisons sans cesse ; Maitre, te souviens-tu de tes jours de jeunesse, Des jours oil tu signals ton drame radieux? Ou Lamartine et toi, vous marchiez cote a cote, Oil, maitre, tu frappais, c est ta premiere faute, Au Palais Mazarin, cet hopital des dieux ? Depuis ces jours heureux oil les coeurs 6taient ivres, J ai vu ton nom signer de beaux vers, de fiers livres. Eh bien ! je ne sais rien de plus grand, de plus beau Que ce cri de douleur, clameur de sespe ree De FEspagne avilie, insultee et navr^e, Et dont le pied frissonne au vent noir du tombeau ! Je ne sais rien de grand ni rien de magnifique Comme Ruy Bias, pauvre homme, un laquais he ro ique Releve" par Famour, grandi par la douleur ; Et j aime, homme de rien, cet homme d epope e Qui, terrible, indigne", la main sur une e pee, Refait, humble valet, ce qu a fait 1 empereur ! San Francisco, 15 juillet 1866. 193 LIBERTE muse des grands coeurs, d^esse sereine, Dont les pieds blancs jamais ne toucherent 1 arene Oil combat des humains la frele volonte" ; Toi, qui de mes amours fas toujours la premiere, Toi, la fille de Dieu, toi, la sainte Lumiere, Je te salue, 6 Liberte" ! Je t aime, mais bien loin des vastes Babylones ; Je t aime ; dans les bois, dans 1 ombre, sous les aulnes, C est ta voix qui murmur e en passant sur les eaux. Je t aime dans les champs, joyeuse et sans defense ; Je t aime dans les monts oil tu nourris Fenfance Et des lions et des oiseaux ! Oh ! qu un autre m appelle ame faible et coeur lache ; Qu il te reve sanglante et la main sur la hache ; Que remuant la foule au nom des maux soufferts, II te fasse re*gner par le fer et la flamme ; Qu il fasse de ton nom un paradoxe infame ; Qu il te mette aux yeux des Eclairs ! J aime mieux t admirer riante et pacifique, Dans les calmes grandeurs de la jeune Am^rique ; J aime rnieux te chercher dans les deserts en fleurs Oil les jours bleus s en vont suivis de nuits vermeilles, Oil la nature douce accomplit ses merveilles, Pour les humbles parmi les coeurs 1 1857. 194 HBLAS Des amours de mon cceur j ai remu6 la cendre. Des e"chos du passe" j essaie en vain d entendre Bt le plus doux et le plus pur. Toujours mes meilleurs temps du doute sont la proie, J ai des larmes toujours au fond de chaque joie Et de la pluie en mon azur. Lorsque j avais vingt ans, je croyais a la vie Et je ne voyais pas, plein d une froide envie, Le temps s avancer a pas lents. Dans le lointain brumeux s en allaient mes miseres, Dix ans a peine ont joint mes vingt ans si prosperes, Helas ! et j ai des cheveux blancs ! Pourtant, je crois encore a Famour de la femme, Et malgre" tout le sang qui coule dans mon ame, Aux coeurs fideles, a la foi. Au J6sus de ma mere, a ses humbles apotres, A mon enfant che rie, a Tavenir des autres, H61as ! je ne crois plus en moi 1 Oh ! mes jours de douleur ! oh ! mes jours de bataille, Lorsque je vous contemple et que mon coeur tressaille A votre triste souvenir, Je puise en vous, jours fiers que j admire et que j aime, La force qu il me faut pour l e"preuve supreme Du malheur que je sens venir ! 1855-1867. FIN. TABLE. Pages. Preface 5 Mafille 7 Salomon de Caus 10 Veneration 18 Solitude 23 Helene 25 A Madame J. C 27 Au Quartier du Temple 31 Faubourg du Temple 34: La Mansarde 35 Les Deux Sreurs 37 Salut a la Majeste tombe e 39 La Garde Imperiale 42 Madeleine 43 Le Mineur 47 Regret 49 La Shasta et la Somme 51 Sur un Steamer 55 Hymne des vingt ans 56 Chant d Amour 60 Lily , 61 Mignonne 63 Ketty POublieuse 65 Chanson 67 Chanson du Matin 69 Les Billets Doux 71 Apres Dix Ans! 73 Petit Conte 78 Fraser 80 A Victor Hugo 84 A Mademoiselle E. Pitron 88 Marie- Antoinette 89 Souvenir de Mai 90 La Retraite du Fraser 91 Les Buveurs 93 Le Banquet de la Vie 95 198 TABLE. Les Fautes d Orthographe 97 Marinette 99 Germinal 102 Vesper 106 Guerre 110 Les Deux Voix 112 Apres une Bataille 119 A une Mere 117 Rien n est Fini 118 Sur la Route 120 A Cinq Ans 123 Nord et Sud 126 Feuilles d un livre des Mines, 1 128 " " II 129 Matine e Calitbrnienne, III 130 Une Lettre des Mines, IV 132 Juin Fleuri 134 Jeanne 137 Ave 139 Autrefois 141 Les Couleurs de la France 146 Le Prix d un Ourlet 147 Rimes Improvisees 149 Les Maries de Floreal, 1 151 Beranger, II 155 Les Emigrants, III 159 Sylvie prete a Dieu, IV 161 Coup de Vent, V 163 Daphnis et Chloe dans une Mansarde, VI 164 A C. L 166 Humble feuille offerte a la plus Glorieuse Couronne 168 Ce qu on ecrit a vingt ans 174 Les Enfants 176 Ce qu on ramasse au Fond d un Corridor. Ma Voisine, 1 179 Poigne e de Main Offerte, II 180 Origine des Mers, III 181 Berceuse d un Grand-Pere Rdpublicain, IV 183 La Tombe, V 185 Je suis Triste, VI 187 Berceuse d une Grand-Mere Bonapartiste, VII 189 On Joue Ruy-Blas 191 Libertd 193 Helas.. . 194 RETURN TO the circulation desk of any University of California Library or to the NORTHERN REGIONAL LIBRARY FACILITY Bldg. 400, Richmond Field Station University of California Richmond, CA 94804-4698 ALL BOOKS MAY BE RECALLED AFTER 7 DAYS 2-month loans may be renewed by calling (510)642-6753 1-year loans may be recharged by bringing books to NRLF Renewals and recharges may be made 4 days prior to due date DUE AS STAMPED BELOW MAI 1 1 2005 DD20 12 M 1-05 General Library . LD 2lA-60m-3, 65 University of California (F2336slO)476B Berkeley YC A7735 c CC .X rf Cc < <^ c C X CXCC ^CC ( -C C<CCC XCO^CC t < ccccc c <rc cc CCSlK c<3s c<c<:a: <$4GQrw