-*'U: ,-v; tt LE MONDE DU MEME AUTEUR L'EGLISE DE FRANCE ET LES REFORMES NECESSAIRES (1880, Dentu, Palais-Royal. Paris). L'INTEHPELLATION DU 16 MARS (1880, Ch. Forestier, 25, rue Las- Cases, Paris). DISCOURS SUR LA CHARITY CHRETIENS, prononce i 1'dglise Saint- Eugerie, au profit de 1'orphelinat de Saint-Ouen (1881). LA QUESTION CLERICALE. LE BUDGET DES CULTES, avec une preface par M. DE MARCERE, ancien ministre, senateur. 4 e Edition (1881. Dentu, Palais-Royal, Paris). SOUVENIRS DE LA PETITE ET DE LA GRANDE-ROQUETTE. (1884, Jules Rouff et C'% 14, cloitre Saint-Honor^. Paris). LE MONDE DES PRISONS. (1887, Georges Decaux, 7, rue du Croissant, Paris). Pour paraitre prochainement ; COMMENTAIRE DU SERMON SUR LA MONTAGNE, instructions donil^CS dans le sanctuaire de Notre-Dame du Sacre-Coaur a Issoudun, pendant le careme de 1886. 1 vol. COMMENTAIRE DU DIES IR^, suivi ^'INSTRUCTIONS POUR LE TEMPS DE L'AVENT, donnes en 1885 a Saint-Eustache et a Notre-Dame de Plaisance. 1 vol. SERMONS DE RETRAITE, ALLOCUTIONS, CONFERENCES, donnas de 1880 k 1886, a Sainte-Madeleine,^ Saint-Georges,^ Saint-Vincent de Paul, a I'lmmacul6e-Conception, a Notre-Dame de Passy, au lycee de Versailles, etc. 1 vol. EVRKUX, IMPRIVERIE DE CHARLES HERISSEY LE MONDE DES PRISONS PAR L'ABBE GEORGES MOREAU VICAIRE GENERAL, C II A > (> 1 N !: H O N O R A I R B DE LANGRKf ANCIEN AUMOMHR DE LA G R A N D E - R O Q C E TTB PARIS A LA LIBRAIRIE ILLUSTREE 7, rue du Croissant, 1 1887 Le 16 novembre 1885, le Congrcs penilentiaire international se reunissait pour la sixieme fois a Rome. Mes fonctions a la Grande-Roquette eta Mazas, et surtout mon intimit6 avec 1'abbe Crozes, qui a bien voulu me faire profiler de son experience d'un demi-siecle, m'ont permis d'6tudier sur place le Monde des prisons. C'est a cette science de praticien, qui ne s'ap- prend pas dans les livres, mais an contact des gardiens et des detenus, que je dois d'avoir ete interroge par ceux qui ont represente la France daris ce Congres. Mes amis m'ont vivement en- gage areproduire mes conversations. Je les ai d'abord publiees dans la Nouvelle- Revue, qui m^i otfert 1'hospitalite avecune cour- toisie parfaite. J'ose esp6rer que le public qui lit fera a ce volume 1'accueil qu'ont fait a mes ar- ticles les lecteurs de la Revue. Pour mettre en lumiere les mo3urs de ce monde, je serai oblige d'etaler au grand jour des diffor- mites et des plaies, dont pourra s'effaroucher la pruderiede quelques-uns. Deja plusieurs se sont choques qu'un pretre laisse glisser sous sa plume des expressions du genre realiste ; ce que le directeur d'une feuille catholique tres en vue traduisait en reprochant a la preface de mes Souvenirs de laRoquette * d'etre trop litteraire pour un pretre. Un de mes anciens eleves, qui tient avec un talent r6el, mais trop rageur, la plume de critique litteraire dans un grand journal, n'a vu dans ces eludes qu'une reclame d'un gout douteux. Aux uns et aux autres je demande de me lire avec la memo bonne foi et le meme respect de la verit6 et de mes lecteurs que j'ecris. J'ecris un traite d'anatomie morale. J'6cris pour etre lu et compris; de la certains details techniques sans lesquels ce traite seraitinintelligible. Chaque fois que j'ai eu occasion de causer du Monde des prisons, meme avec des personnes 1 Souvenirs de la Petite et de la Grande- Roquet te, par l'abb G. Moreau, 6e Edition. J. Rouff et O. Paris, 1884. que leurs fonctions semblaient devoir preserver d'erreur ou de puerilite\ j'ai toujours ete" frapp6 de voir combien ce monde est peu connu. L'ouvrage le plus consciencieux est celui de M. Maxime du Camp. Encore s'en degage-t-il une odeur de greffe qui le rend monotone. On sent que M. du Gamp n'a pas vecu son ouvrage. Ceux-la seuls savent parler des prisons qui y vivent. Or, esquisser une reforme, signaler un abus, chercher a eclairer les chefs est un crime qui entraine la revocation. Faites-vous tuer, si bon vous semble, a ecrit un homme d'esprit, en terminant le journal de quelques annees de sa vie, mais ne vous devouez jamais. Ceux qui abandonnent Tadministration se hatent de 1'oublier et, s'ils y ont appris quelque chose, de ne le raconter h. personne. Quant aux detenus, ils sont encore plus obliges que leurs gardiens d'observer de Conrart le silence prudent. Un cri, et la police les baillon- nerait. Tout le monde a lu cet Episode, dans les Miserables : . . . Le lendemain de sa liberation, a Grasse, Jean Valjean avail vu devant la porte d'une dis- tillerie de fleurs d'oranger des hommes qui d6- chargeaient des ballots. II offrit ses services. La besogne pressait. On les accepta. II se mit a 1'ouvrage. II etait intelligent, robuste et adroit; il faisait de son mieux; le maitre paraissait con- tent. Pendant qu'il travaillait, un gendarme passa, le remarqua et lui demanda ses papiers. 11 falJait montrer le passeport jaune. Cela fait, Jean Valjean repri!, son travail. Un pen auparavant, il avail questionne Tun des ouvriers sur ce qu'ils gagnaient acette besogne par jour; on lui avait repondu : Trente sous . Le soir venu, comme il etait force de repartir le lendemain matin, il se pr6sente devant le maitre de la distillerie et le prie de le payer. Le maitre ne profera pas une parole et lui remit quinze sous. II re- clama. On lui r6pondit : C'est assez bon pour toi. II insista. Le maitre le regarda entre les deux yeux, et lui dit : Gare le bloc ! Silence dans les rangs ! Ce silence, que je m'explique quand la Bas- tille 6tait debout, a-t-il aujourd'hui sa raison d'etre? Je ne le crois pas. Je crois meme qu'il est du devoir de chacun de dire ce qu'il sait, ce qu'il a vu, les reformes qu'il croit bonnes, utiles, n6- cessaires. II y va de notre securite : la question p6nitentiaire 6tant un corollaire de la question sociale. A 1'epoque ou la m6moire de Galas flit r6ha- bilitee, le due d'A... demandait a un habitant de Toulouse comment il se faisait que le tribunal de cette ville se fut a ce point trompe; ce a quoi ce dernier r6pondit par le proverbe connu : II n'y a pas de bon cheval qui ne bronche. A la bonne heure, r6pliqua le due, mais toute une ecurie ! J'imagine qu'au fur et a mesure que mes lec- teurs feuilleteront celivre, ils demeurerontstup6- faits, comme je le suis moi-meme, que la r6- forme p6nitentiaire soit enrayee par ceux-la m6me qui ont mission de 1'assurer; et que la bonne volonte d'hommes du m6rite de M. Herbette, de M. Gragnon, de M. Nivelle, de M. Naudin, de M. Boissenot je ne cite que les plus en Evi- dence soit tenue si longtemps en echec par des subalternes sans autorite, qui ne devraient, par consequent, avoir aucun credit. LE MONDE DES PRISONS PREMIERE PARTIE LES VOLEURS DE PROFESSION GHAPITRE PREMIER Trois categories de voleurs. Un mauvais fils. Le petit homme d'Aurelie. Maillot dit le Jaune. M. Raspail et les m6mes de Sainte-Pelagie. Effcctif de Tarm6e du crime en 1887. Les bandes organisees. Cornu. Lace- naire. Prevost. Gamahut. Dorangeon. Un roi a la Grande-Roquette. A 1'avant-greffe. Un mirliflore du sepulcre . Lacenaire. Duval. Troppmann. Jadin. Cartouche. Un galgrien bon enfant. Corbiere. Les voleurs de profession peints par Tun d'eux. Les voleurs se partagent en trois categories : les voleurs par accident, qui, apres une premiere faute punie et expiee, rentrent dans le droit chemin; les voleurs par accident qui re'cidivent sans se consoler de leur degradation, et qui, chaque fois qu'ils retom- bent, se relevent et s'efforcent de ne plus retomber; enfin les voleurs de profession, que cette profession soit un legs de famille, ou qu'elle leur ait ete sug- ge>ee par les circonstances; ceux, dont le vol est 1'unique metier, a tel point qu'on les elonne singur i LE MONDE DES PRISONS Ii6rement lorsqu'on leur laisse entendre qu'ils de- vraient en changer, parce qu'il est infame. Ge sont ces trois categories de malfaiteurs que je presente au public. J'dtais aum6nier de la Grande-Roquetle depuis quelques jours seulement. Un detenu demande a me parler pour affaire urgente. A peine entrd dans lasacristie, lieu ordinaire des audiences de I'aum6nier, ce detenu se metafondre en larmes. Ohl monsieur Taumdnier..., je ne suis qu'un miserable!... et ses sanglots redoublent. Voyons, calmez-vous, mon ami, de quoi s'agit-il? Je suis condamne aux travaux forces pour six ans..., j'ai cinquante ans... Jamais je ne reverrai la France... Je n'ai d'ailleurs que ce queje merite... Seulement, j'aurais une grace a vous demander... Je voudrais embrasser ma mere avant de partir... Pauvre mere! lui ai-je fait de la peine!... Oh! c'est hor- rible ! Pourriez-vous lui ecrire ? Ma mere est tres devote, et un mot de vous la deciderait. Le soir meme, je faisais part a cette mere du re- pentir etdu desir de son fils. Quelques jours apres, elle me r^pondait : 13 novembre 188 . Monsieur I'aumdnier, Merci de votre bcnte" pour I'infortune' que je suis obligee d'appeler mon fils. Vous ne savez pas, vous PREMIERE PART1E ne saurez jamais ce que cet enfant non-seulement m'a fait, mais m'a cause de mal et de chagrins do- mestiques, precisement parce que je ne voulais pas le laisser dans 1'isolement. Aussi suis-je bien de votre avis sous ce rapport; mais notre prodigue ne peut pas dire qu'on 1'a jamais neglige; je suis alle'e le voir un peu partout ou il 6tait, le sermonnant le plus souvent entre deux baisers; mais, helas! que de fois je 1'ai vu insensible a mes caresses et a mes larmes. II y a longtemps, monsieur, que cet enfant me fait gemir. II avait a peine sept ans qu'il volait ce qu'il pou- vait dans les jardins; les punitions n'ont pas abouti. A dix ans, il prenait les plus belles robes de sa soeur pour les e"tendre dans son lit et y faire des vilenies. A douze ans, il prenait 2 fr. dans le secretaire de son pere. Apres sa premiere communion, il fut place chez un epicier aB..., quile considerait comme son tils; il vola, et on nous le renvoya sans bruit , a cause de nous. Un pr^tre de mes amis, voulut bien se charger de le placer chez un autre epicier. Peu de temps apres, il m'ecrivit de Taller chercher : il avait fait comme chez son premier patron. De la je le conduisis chez un riche fermier, qui voulut bien le mettre au pair avec ses fils, jeunes gens parfaitement Sieve's et tres-instruits. La encore, il me fallut Taller chercher. Ce fut - Que voulez-vous, disait-il une autre fois, depuis Tage de sept ans, je me suis trouvo sur le pave de Paris. Enfant, j'ai ete abandonne au hasard. Ma vie s'est passee dans les prisons et dans lesbagnes. Et vous savez que la on ne s'appartient plus. G'est une fatalite ! Je suis de 1'herbe des prisons! disait-il encore. Des mon enfance, j'elais destine a faire le barbot . Je n'ai pas eu d'autre ecole que la prison. M. Raspail qui a observe a Sainte-Pelagie, avant qu'ils ne fussent transferes a la Petite-Roquette, les penchants mauvais de ces petits predestines au metier de voleurs, araconte ainsileurs heuresde recreation : ... Lorsque nous sommes entres a Sainte-Pelagie, ces petits m6mes dont gnouillait notre basse cour, PREMIERE PART1E 17 restaient dans une grande reserve avec nous ; ils n'avaient pas appris a nous connaitre et ils ne sa- vaientpas trop s'ils devaient se mefier de nos rap- ports, ils causaient peu et ne se parlaient qu'a 1'oreille ; ils nous repondaient avec beaucoup de politesse, mais brievement et sans s'arr6ter ; ils avaient lours jeux a part et leurs conversations particulieres, dans les coins les plus retires et aussi loin qu'ils pouvaient se placer des groupes formes ca et la par les plus grands. On en voyait toujours un dans chaque cercle qui tenait le haut bout de la conversation et que tous les autres ecoutaient sans mot dire, assis par terre, I'oeil fixe et 1'oreille attentive ; 1'orateur faisait une pose a 1'approche d'un grand etl'auditoire retournait la tete comme pour dire an voisin : Vous etes de trop ici. Ces petits conciliabules portaient 1'empreinte du mystere et de la discretion ; il s'y faisait sans doute des communications de la plus haute importance, et rien n'en transpirait au dehors; I'osil de la police, qui perce les murailles et les voutes des plus profonds souterrains, rencontrait une atmosphere opaque et impermeable a sa puissance autour de ces petites reunions qui se tenaient en plein air. On peut douter de ce qui s'y disait par ce que le hasard m'a mis un jour a meme d'y voir faire. Je trouvai sur mon palier un groupe de ces mar- mots, qui jouaient aux billes; ils se rangerent tous pour me laisser passer et reprirent leur jeu des que j'eus ferme ma porte. II faisait beaucoup de vent, ce jour-la; tout a coup je seqs un courant d'air assez vif, qui ne pouvait provenir que dela fenetre oiiverte 18 LE MONDE DBS PRISONS du carre"; effectivement, alafenelre, qui e"taitfermee, il manquait une vitre, ce que je n'avais pas remarque en montant. II n'y avail pas d'autre remede a cet inconvenient que de transporter sa table de travail dans un autre angle de la pistole. Un instant apres, le courant d'air avait double" d'intensite et le vent ne paraissait pas souffler plus fort que tout al'heure. Je rouvre ma porte pour boucherce maudit carreau ; mais, au lieu d'un, j'en trouvai cette fois deux qui manquaient de verres, et mes petits gamins parais- saient quatre fois plus attentionnes au jeu qu'aupara- vant. Je leur marchai sur les pieds tant ils faisaient peu d'attention aux talons de mes bottes ! Je soupQonnai alors ce que vous devinez deja; ces lutins s'e'tudiaient a faire la vitre (c'est le terme de leur argot), sanslaisser la moindre trace de mastic et sans que le voisin, si eveille qu'il fut, put entendre tinter le verre et fremir le chassis. Ou passait cette lame de verre ? Je 1'ignore. Quels instruments em- ployaient-ils a une operation si delicate ? 11s devaient les loger dans le bout de leurs ongles, car, pour sur, ils n'en avaient pas vestige entre les mains. Mais, enfm, mon palier n'en etait pas moins une e"cole mu- tuelle et mes joueurs aux billes etaient deja de forts habiles industriels dans! 'une des principales branches du grand art des caroubleurs. Le voleur de profession n'est done pas une legende. II y a, vivant au milieu de nous, c6te a cote avec nous, des hommes qui sont convaincus que le vol est un metier honorable parce qu'il est lucratif et qu'ils sont incapables d'en exercer un autre. Level, monsieur le President, disait le fameux PREMIERE PARTIE 19 voleur Chapon, le vol, c'est le premier commerce du monde ! C'est un fait connu de ceux qui ont frequente ces malfaiteurs, qu'ils sont incorrigibles. En prison, ils font de nouveaux plans et forment des eleves. Us sont comme un peintre dans son atelier, a dit Victor Hugo, ils revent un nouveau chef-d'oeuvre. Ils sont voleurs et assassins, comme d'autres patissiers et fumistes. II leur est impossible de tourner leurs ap- titudes vers un autre labeur. Ils aiment leur metier, ils en sont fiers. Essayez de les depayser, ils auront la nostalgic de la pince et du couteau. Vous les aurez introduits a grand'peine dans un refuge, dans un atelier ; ils se sauveront par la fenelre, et, malgre leurs promesses et vos bienfaits, ils retournerontaleurinfame metier. En prison, ils ne souffrent pas. Avec leurs gar- diens, ils sont de bonne composition, et savent meme se rendre utiles. En general, ils ne sont pas r^calci- trants; ce sont d'honnetes prisonniers , connais- sant, par exemple, leurs droits comme pas un juris- consulte, et que 1'autorite craint sans jamais les prendre en defaut. Elle aime mieux, d'ailleurs, s'en faire des allies que des ennemis. Ne sont-ils pas sa clientele privilegiee? Ne donnent-ils pas le ton a la prison, comme au college les anciens? Interrogez le directeur, le brigadier, les agents : bon ddtenu, vous repondront-ils, excellent sujet! pas mauvaise tete du tout I entend parfaitement raison et ne ferait pas de mal a une mouche . Leurs notes sont generalement satisfaisantes. Ils travaillent et sortent avec une bonne masse. 20 LE MONDE DBS PRISONS II est difficile d'e~valuer 1'effeclif de eette armee du crime. Les slatistiques officielles du ministere de 1'in- terieur e"tablissent bien que, dans le courant de Fan- nie 1878, par exemple, 447,228 individus sont entres en prison, qu'il en est sorti 391,024, et que, par con- sequent, il en restait, le 31 decembre 1878, 56,204, dont 55,938 pour crimes de droit commun; mais, ce que la statistique ne nous apprend pas, c'est comment se d^composent ces 55,938 detenus, combien ont de"serte, dans quelle proportion entrent les officiers, les soldats, les recrues. Ganler, qui fut chef de la surete, il y a un peu moins de quarante ans, a declare qu'il ne connaissait pas plus de vingt scelerats de profession a Paris. Ou les temps ont singulierement change, ou Canler s'est moque de nous. Je n'ai fait que camper au milieu de cette armee. Je me suis heurte, tant a la (irande- Roquette qu'a Mazas, a plus de cent cinquante scele- rats de profession. On pent done e valuer a cinq ou six cents le chiffre de la promotion annuelle des offi- ciers de 1'armee du crime en 1887. Quant aux simples soldats, que la misere, la paresse, la debau- che jettent dans la pegre % leur contingent an- nuel varie entre quinze et vingt mille recrues. C'est done, a Theure acluelle, une arm^e qui ne compte pas moins de deux a trois cent mille combat- tants, toujours sous les armes, et que menent a 1'as- saut de la fortune privee cinq ou six mille officiers determines. 1 Le nom de ptgriot sous lequel sont connus ces mis^rables, vient de 1'italien pegro , issu du latin piger : faineant par excellence. PREMIERE PARTIE it Avant d'avoir etudie ce monde sur place, a la Grande-Roquette et a Mazas, j'aurais souri si quel- qu'un m'avait raconte qu'on est voleur autrementque par occasion. Je m'imaginais que tous les voleurs le sont a la fagon de Jean Valjean, qui, mourant de faim, yola un pain ; que le vol est un accident, non une habitude, un metier, une passion ; que s'il y a des voleurs incorrigibles, ce sont des maniaques qui volent comme d'autres deraisonnent ; que leur place est a Charenton et non a Mazas. Aujourd'hui, je crois 9 Texistence d'individus n'ayant d'autres moyens d'existence que le vol, convaincus que ces moyens sont legitimes, qu'ils ne font ni mieux ni plus mal que celui qui gagne - sa vie en roulant une brouette ou en vendant de la melasse. II ne se passe pas de semaineque je ne sois aborde dans la rue, sur les boulevards, en chemin de fer, par un de mes anciens clients. J'enai rencontre a Pa- ris, a Langres, a Issoudun, a Orleans; les uns vetus en ouvriers, d'autres a peine converts de haillons, quelques-uns superbement habilles. Presque toujours le dialogue suivant s'elablit entre eux et moi : Bonjour, monsieur 1'aumonier. G'est eux qui m'abordent les premiers. Bon... jour,... mon... sieur... je ne... Vous ne me reconnaissez pas? Non. , Vous tes bien monsieur Moreau? Oui, mais... ou vous ai-je connu? A cette question, mon iriterlocuteur, qui a jete autour de lui un regard rapide pour s'assurer que 22 LE MONDE DES PRISONS personne ne nous entend, s'approche vivement de mon oreille, et, baissant la voix : A la Grande Maison ! Je suis un tel. Ah!... Eh! ca va toujours bien la sante? le travail? vous etes content? Gomme ci, comme ca. On a du mal a... Je pense que vous etes redevenu honnete? Nouveau regard inquisiteur : personne n'entend ; vite et plus bas : Vous savez, monsieur Moreau, on ne deman- draitpasmieux, raais les affaires vont si mal! alors... Ah! je comprends, vous refaites le true . Vous m'aviez cependant bien promis... Chut ! plus bas ! Que voulez-vous, monsieur Moreau, ce n'est pas de ma faute. Allons, au revoir, mon pauvre ami. Au revoir! monsieur Moreau; et bonne sante! II y a quelques semaines, un gentleman des plus corrects, assis a la terrasse d'un grand cafe du bou- levard me salue, se leve, s'approche de moi, et m'ap- prend, lui aussi, que je 1'ai connu a la Grande Mai- son . Je suis etabli restaurateur. Ah! je suis bien aise pour vous; au moins, vous gagnez honorablement votre vie, car j'espere... Et mon homme de se pencher vers moi et de me glisser dans 1'oreille d'un air a la fois malicieux et discret : Vous n'y etes pas du tout, monsieur Moreau. Je suis restaurateur, parce que le metier est avan- tageux pour se creer des relations. Ge sont les cama- rades qui ont fait les frais d'installation. Vous com- PREMIERE PART1E 83 prenez, monsieur Moreau; j'ai mes clients, je cause avec eux; je fais 1'aimable, 1'empresse, le bon gar- c.on; je les soigne de mon mieux; je finis toujours par arriver a savoir leur nom, leur adresse, leurs habitudes; quand je suis fixe', je pre"viens les cama- rades; un beau soir, ils se rendent chez mon client pendant que je le garde au restaurant, et ils tra- vaillent a leur aise. J'ai choisi cette bande parce' qu'on n'y bute pas; onne vaquejusqu'au ficelage. Si, parhasard, le client etait chez lui, ou rentrait Irop t6t, on ne le saignerait pas, on le ficelerait. Dans ce moment-ci, nous preparons une belle af- faire a la campagne, chez un de mes amis, qui est tres riche, et qui ne se mefiera pas de moi. Je me ferai inviter a aller passer huit jours chez lui, sous pretexte d'organiser sa cave, sa basse-cour, sa serre, et je compte que nous ferons une belle recolte. Au revoir, monsieur Moreau ; venez done dejeu- ner chez moi un de ces matins ; voici mon adresse. Vous verrez, je vous soignerai bien, vous serez con- tent. Et tout cela dit tranquillement, pourquoi n'ajou- terai-je pas?ce qui est la verite : de la meilleure bonne foi du monde, sans trouble, sans remords. En general, les voleurs de profession ont mainte- nant un metier ; celui-ci etait restaurateur, cet autre sera chapelier, cocher de fiacre ; ils orit tous de faux papiers, tres en regie ; on ne se doute pas avec quelle facility ils se les procurent et combien 1'auto- rite est leur dupe et leur complice a son insu vi- trier, huissier, domestique. J'en ai connu un qui 24 LE MONDE DES PRISONS etait parvenu a se faire admettre au grand seminaire d'Issy, ou il a passe trois mois. De cette fac,on ils se creent des references pour la police et des rela- tions dans tous les mondes. Geux d'entre eux qui vivent de la prostitution ne sont pas les plus dange- reux. Dans les bandes, il y a neanmoins, une ou deux femmes. Le petit homme d'Aurelie etait la tete d'un groupe dont Aurelie etait Fame. Au mois de novembre dernier, on arr^tait, aux Halles, trois individus : Durand, Dourche et Lehar, qui offraient en vente, aux passants, un ciboire et un be"nitier en argent, d'une grande valeur. Une enqueue fit decouvrir que Je benitier et le ci- boire avaient ete voles chez madame Bertin, demeu- rant boulevard Beausejour, 11. M. Goron parvint a mettre la main sur une bande organisee et connue sous le nom de : La bande au pere Matbieu . Cette association se composait de douze jeunes fi- lous de seize a vingt ans. Leur chef, un nomme Mathieu, age de cinquante et un ans, avait autrefois la specialite de detrousser les voyageurs dans les gares. Depuis quelque temps, il ne mettait plus la main a la pate. II se contentait de diriger la bande et d'in- diquer les coups a faire. Quand un vol avait ete commis, c'etait chez lui qu'on apportait le butin; puis, selon 1'importance des objets, il distribuait a chacun une somme de 2 a 5 francs, mais jamais plus. PREMIERE PART1E 25 La bande operait principalement dans le seizieme et le dix-septieme arrondissements. Les malfaiteurs qui en faisaient partie agissaient avec une audace extraordinaire. Ils brisaient les grilles des villas, enfonc.aient les portes et mettaient tout au pillage. Dans 1'hotel de M me Singer, avenue Hoche, ils s'e- taient introduits dans la salle a manger a 1'aide d'un monte-plat, et avaient commence a manger des con- fitures. Surpris par le concierge, ils avaient deguerpi par les toits. Ils se nomment, noms et sobriquets : Durand, dit lePatissier; Dourche, dit le Grand Albert; Collier; Lehar, dit le Sacristain; Boulanger, dit la Louisette; Golot, dit 1'Asticot; Juard(Paul); Job; Jablowski; Bournay et Allemacher, le receleur; Mathieu, dit le Papa. Le nombre des vols qu'ils ont commis s'eleve a vingt-cinq. Ges individus declarerent avec un cynisme in- croyable a M. Goron qu'ils avaient de hautes vues pour 1'avenir. Quand nous serons revenus de la Nouvelle, nous ferons un grand coup. La fortune ou la place de la Roquette, voila ce qu'il nous faut. Quand on approche de pres ces miserables , on se demande s'ils ont une ame. A voir leur insensibilite , leur cynisme, leurs instincts si naturellement feroces, on cst plus tente de les prendre pour des animaux a face humaine que pour des etres de notre race. Dans la nuit du 21 au 22 seplembre 1840, M mo Dackle, 26 LE MONDE UES PRISONS demeurant 10, rue des Moineaux, elait assassinee. Apres bien des recherches, on finit par s'emparer de tous les coupables ; parmi eux se trouvait une femme Dubos. Quand on lui demanda pourquoi elle avait aide au meurtre, elle repondit simplement : Pour avoir de beaux bonnets ! Un vieux juiF, nomine" Cornu, ancien chauffeur sous les ordres d'un chef de bande celebre, Salambier, se promenait, un jour de beau temps, aux Ghamps- Elysees. II est rencontre par de jeunes voleurs, grands admirateurs de ses hauts fails, qui lui disent : Eh bien ! pere Cornu, que faites-vous mainte- nant? Toujours la grande soulasse, mes enfants, repondit-il avec bonhomie, toujours la grande sou- lasse. La grande soulasse , c'est 1'assassinat suivi de vol. Lacenaire avait a la Force un petit chat : 1'animal fit des ordures sur le lit; il le jeta par terre avec tant de violence, que la pauvre bete en mourut. Je regardai, dit-il, 1'agonie de 1'animal avec un inter6t et une compassion que je n'avais jamais eprouves vis-a-vis de mes victimes. La vue d'un ca- davre, d'une agonie, ne produit sur moi aucun eff'et. Je tue uri homme commeje bois un verre de vin. Couper la cabeche a un homme, qu'est-ce que cela?disait Prevost, c'est du chocolat, c'est du ve- lours ! Et a un de ses gardiens qui lui demandait pourquoi il avait tue Adele Blondin : PREMIERE P ARTIE 27 Que veux-lu ? c'e'lait un crampon, je ne savais comment m'en debarrasser. >; Le l er decembre, Gamahut etait aBriare avec deux ouvriers nommes Gaillette et Teinturier, qui faisaient leur tour de France et qui 1'avaient accepte pour com- pagnon. A plusieurs reprises r il parla a ses camarades de voler, d'assassiner, repetant qu'il n 'etait pas homme a reculer devant un meurtre, et, comme Gaillette manifestait une sorte de terreur : Tu ne me connais pas, lui dit Gamahut, j'ai de"ja mis la main dans le sang. On cherche partout a Paris Tassassin de M ma Ballerich. Eh bien ! tu Tas devant toi ! Pendant la scene du crime, comme la panvre femme luttait avec des efforts desesperes, Gamahut ouvrit son couteau, le lui plongea dans la gorge et dit a Soulier et a Bayon : Allez, les enfants, vous pouvez travailler, je lui ai fait son affaire,! La vue du sang lui inspira meme d'immondes plai- santeries : G'est bient6t Noel, dit-il, on pourra faire du boudin !... La vieille n'aura pas froid aux pieds cet hiver ! Dorangeon, qui n'avait manifeste aucune emotion en entendant prononcer son arret, s'abandonnait, dans son cachot a la Grande-Roquette, a des mouve- ments de gaiete bruyanle. II chantait des airs connus, sur lesquels il arrangeait des paroles ayant trait a sa LE MONDE DBS PRISONS mort prochaine. Quelquefois il dansait en chantant, et s'interrompait pour adresser cette question a ses gardiens : A quelle heure coupe-t-on la tranche (t6te) ici? Et voyant qu'on ne lui repondait pas, il continuait a danser. Je m'y attendais, repondit-il sans manifester d'emotion, quand on vint 1'eveiller le matin de 1'exe- cution. En descendant 1'escalier pour se rendre a 1'avant- greffe, il dit a un de ses gardiens, faisant allusion aux paroles qu'il chantait dans sa cellule : Eh bien ! aujourd'hui, on la coupera. Voyant qu'on cherchait a lui rattacher une pan- toufle qui s'etait echappee de son^ied, il ajouta : Qa n'est pas la peine, c.a durera assez long- temps. En arrivant a 1'avant-greffe pour la toilette , on lui enleva sa blouse, et, corpme sa tete eprouvait quelque difficulte a passer, il dit en riant : Tiens ! ma tete est trop grosse. Oh ! ca pas- sera facilement tout al'heure. II se borna a dire, lorsqu'on lui eut place les en- traves : Elles sont neuves, elles ne casseront pas. Quand Blin arriva a la Grande-Roquette, les a gar- fons n lui firent une ovation. Ce fut pendant huit jours un engouement indescriptible. Ghacun tenaita le voir de pres, a 1'entendre raconter ses prouesses, a re- cueillir de sabouche une coquinerie bien accentuee. PREMIERE PARTIE 29 II fut pendant huit jours, comme me le disait un de ses co-detenus, le roi de la Roquette . Ce detenu ecrivit, sur mon conseil, le recit de cette ovation. II peint mieux que je ne saurais le faire les moeurs de ce monde : ... De temps en temps, 1'arrivee d'un grand cou- pable rompt la mcnotonie de la Roquette. A Tangle nord-ouest de la cour interieure est une porte cintree, haute de quatre metres et doublee d'une autre porte pleine en fer. Quand on ferme cette porte, il y aun grand emoi parmi les detenus. Voici des nouveaux ! Ettous les regards se jettent curieux, anxieux, du c6te de cette porte, derriere laquelle le perruquier procede a la toilette du detenu. Un coup de rasoir, deux coups de ciseaux, quelques balafres; la toilette est faite. Le 18 mars 1884, la porte venait de se fermer. Un bruit se repandit sur la cour : Blin est arrive ! Et la nouvelle se colportant de groupe en groupe, fut bientdt connue de tous. Ce nom, completement inconnu quelques minutes auparavant, etait mainte- nant dans toutes les bouches. Blin est arrive! se re"petait-on en s'accostant, presque en se fe"licitant. Afin de 1'apercevoir aussit6t son entree sur la cour, on se dirige vers les banes places pres de la porte sacree. On prend place, on attend. Les conver- sations commencent. Des inities racontent qu'un crime a etc" commis il y a quelques moisau Palais-Royal. On s'empare de 2. 30 LE MONDE DES PRISONS leur recit, et Blin n'est deja plus connu que sous le nom de l' assassin du Palais-Royal . Je 1'ai vu a Taz *, dit Fun, il e"tait a la 6, il re- venait des trente-six carreaux 2 . II etaitbien fringue, il avail 1'air d'etre a la hauteur. fitrebien fringue est enorme aux yeux de ce monde de voleurs. L'hommemal habille est celui qui n'a pas d'argent. Et celuiqui n'a pas d'argent est celui qui ne commet que des vols de peu d'importance. Ilestindigne d'es- time. G'est un ballot 3 . Blin se fait bien attendre. N'est-ce pas lui, dit un gros homme trapu, qui, faisant le type a cautionnement se debarrassait de ses employes en les envoyant a 1'hotel Drouot enre- gistrer exactement le montant des ventes ? Parfaitement, reprend un autre, les idiots ren- traient le soir harasses, mais heureux d'avoir un emploi et... le placement deleur argent. II a e"te en Ame>ique. II a enleve la femme d'un quaker. II a fait le fric-frac a Chicago, a San-Fran- cisco ! Partout ! Jamais pince ! Un rude, allez ! 1 Taz pour maz f diminutifde Mazas, fort usite. * Trente-six carreaux. La porte des cellules de la Prefecture ou les prevenus attendent le moment de passer en jugement ou de paraitre devant le juge d'instruction, est vitr6e de trente- six carreaux. Ge lieu en a pris le nom. Les trente-six carreaux sont connus de tous les detenus de la Seine. 3 Ballot, lourd. PREMIERE PARTIE 31 Cependant laporte demeure fermee. Les conver- sations languissent. Les regards demeurent fixes sur la barriere de feret semblent vouloir la percer. Tout a coup un murmure se fait entendre : Voila Transparent, dit une voix. Transpa- rent, c'est le sous-brigadier, ainsi surnomme a cause de son etonnante maigreur. En effet, le sous-bri- gadier s'avance. II est suivid'un gardien porteurd'un enorme trousseau de clefs. Les rangs s'ouvrent devant les grondements du chef redoute. La clef est dans la serrure, la porte s'ouvre. Une dizaine de nouveaux penetrent dans 1'enceinte, tristes, honteux, abasourdis par la torture que le coiffeur vient de leur infliger. Lequel est Blin ? G'est ce grand brun, dit 1'un. Non, c'est le petit gros qui marche derriere lui, dit un autre. Blin tranche le differend en disant : Blin, c'est moi. Que me veut-on? II se presente hardiment, sans aucune honfe, et promene autour de lui un regard assure. II semble chercher quelque figure de connaissance. Puis il va s'asseoir a une place vide. De taille moyenne, voute', le cou dans les epaules, le front decouvert, les yeux vifs a Texpression changeante, profondement en- fonces dans 1'arcade sourciliere, le nez mince, aquilin. L'aspect premier donne froid. Blin doit etre d'une grande energie et d'un profond cynisme. Des regards d'envie se jettent sur les privilegies qui ontreussi a se placer presde lui. La conversation va s'engager. Toutes Jes oreilles sont tendues. Blin 32 LE MONDE DES- PRISONS met tout le monde a 1'aise en demandant quelques renseignements sur le modus vivendi de la. Grande- Roquette. La glace est rompue. II n'a encore parle ni de sa condamnation ni de son crime. Gombien faites-vous? risque timidement son voisin de droite. Perpetes! repond Blin. Les detenus le devorent des yeux. Perpetes ! c'est long, reprend 1'interlocuteur, ebauchant un sourirecontraint. G'est, je crois pour... 1'affaire du Palais-Royal. Oui, dit Blin, seulement je ne croyais pas qu'on aurait fait J la veinne 2 . Blin promene autour de lui ce regard assure qu'il avail a son entree sur la cour. II ne cherche plus des figures de connaissance. L'auditoire qui 1'entoure est-il digne d'entendre son recit? G'est sa pensee. A deux ou trois reprises, il passe la main sur son front comme pour en chasser un douloureux souvenir. Les detenus sont tout yeux et tout oreilles. Blin va ra- conter son affaire. II se decide. G'est bien simple, commence-t-ilenfin. Depuis deux ou trois mois, j'avais frime la case 8 . II devait y avoir du peze *. Le dimanche il n'y avail jamais per- sonne dans 1'apres-midi. Nous choisissons ce jour. C'etait au moment de la musique. Personne dans les galeries. La route etait belle. D'un coup de ciseau a 1 Fait, tu6. * La femme. 3 Examin6 la maison. * Argent. PREMIERE PARTIE 33 froid jemets la porte en dedans. Elle netenait pas, je 1'aurais faite avec une pince en bois. La caisse etait dans le fond. Nous traversons le magasin. Une femme se dresse devant nous. Elle va crier. Nous hesitons. Mon poteau J se lance sur elle, lui passe je ne sais quoi autour du cou. Je 1'aide machinalement, sans me rendre compte. Laveinne tombe. Elle etait morte. Reprenant mon sang-froid, je vais a la caisse, je force les tiroirs. De Tor, des billets, des bijoux. J'en bourre mes poches. Mon compagnon est hallucine. Ses yeux sont hagards, ils semblent rives au cadavre. !I se retourne vers moi. A ce moment, j'empochais de Tor. Que fais-tu ? me dit-il. Inutile de se charger de cela. Que veux-tu faire de ce cuivre ? Es-tu fou ? II prenait 1'or pour des centimes. II faut partir, ne pas etre vu. Je 1'entraine. Personne au-dehors. Nous sommes sauves. Le lendemain, nous etions a Bruxelles. Voila 1'affaire. Seulement, si j 'avals su qu'on fasse la veinne, j'aurais laisse ga la. Pourtant, il le fallait. Un long silence succede a ce recit. Personne n'ose demander des details. Peu a peu, un ou deux detenus se levent et quittent Blin. Ils vont raconter 1'affaire aux autres. Leur place est bient6t prise. L'auditoire se renouvelle ainsi en entier. Nouvelles questions. Nouveau recit. Blin semble s'y attendre. II ne se fait pas prier. La conversation s'anime, le recit devient plus enlevant,les details affluent. On ne ressent plus cette contraintedu commencement. Blin sesent le roi de cette populace. II la dompte, il la 1 Terme d'argot; poteau, c'est 1'ami, mon poteau, mon ami. 34 LE MONDE DES PRISONS fascine; elle est a ses pieds. Vingt fois 1'auditoire se renouvelle. Vingt fois le recit recommence Lorsque le panier a salade deverse a la Grande- Roquelle le trop-plein de la Conciergerie, il tombe de lout au greffe : des formats, desr6clusionna4res,des centrales, des petites peines. Pour dresser 1'ecrou, le greffier les fait mettre en rang et commence 1'appel. Votre peine ? Dix ans de travaux, repond un jeune gamin, en sedandinant eten roulant une cigarette. Dix ans ! Et les petites peines de regarder avec une admiration mal deguiseece mirliflore du sepulcre coname les appelle Victor Hugo, qui jouit visiblement de 1'effet enorme qu'il produit. Et le gredin n'a pas dix-huit ans ! A cet age ces malheureux sont murs pour le crime. Toutes leurs energies ont e'te concentrees sur un seul point ; c'est ce qui explique leur audace, la surete de leur coup d'ceil, leur maturite, a 1'age ou les autres se preparent encore a entrer dans la vie. G'est eux que Victor Hugo a peints sous les traits de Montpar- nasse : Montparnasse etait un enfant: moins de vingt ans, un joli visage, ses levres ressemblaient a des cerises, de charmants cheveux noirs, la clarte du printemps dans les yeux. II avail tous les vices, et aspirait a tous les crimes. La digestion du mal le mettait en appelil du pire. G'etait le gamin devenu voyou, et le voyou devenu escarpe. II etail gentil, effemine, gracieux, robuste, mou, feroce. II vivail de voler violemmenl. Sa redingole elait de la meilleure PREMIERE PARTIE 35 coupe, mais rape"e. G'etait une gravure de modes ayant de la misere et commettant tous les crimes. La cause de tous les attentats de cet adolescent etait d'etre bien mis. La premiere grisette qui lui avait dit : Tu es beau ! lui avait jete la tache des tenebres dans le cceur et avait fait un Gai'n de cet Abel. Se trouvant joli, il avait voulu etre elegant ; or, la premiere elegance, c'est 1'oisivete ; 1'oisivete d'un pauvre, c'est le crime. A dix.-b.uit ans, il avait deja plusieurs cadavres derriere lui... Frise, pommade, pince a la taille, des hanches de femme, un buste d'officier prussien, le murmure d'admiration des femmes du boulevard autour de lui, la cravate savamment nouee, son casse- tete dans sa poche, une fleur a sa boutonniere, tel etait ce mirliflore du sepulcre. Energie physique, defaillance morale poussees a 1'extre'me : lels sont les deux traits caracteristiques des voleurs de profession. Lacenaire, vous n'etes point un homme vul- gaire, disait un magistral a ce criminel, comment votre intelligence ne vous a-t-elle pas protege centre vous-meme ? Que voulez-vous, il s'est rencontre un jour ou je n'avais d'autre alternative que le suicide ou le crime. Pourquoi doncne vous etes-vous pas suicide ? Apres m'etre demande de qui j'e"tais victime : de la society ou de moi,/ai cru fetrede la societe. Mais quand cela serait, ce sont des innocents que vous avez frappes. 36 LE MONDE DES PRISONS G'est vrai ; aussi ai-je plaint ceux que j'ai tues, mais je les ai frappes parce que c'etait un parti pris centre tous. Ainsi, vous aviez fait un systeme de 1'assassi- nat? Oui,et je 1'ai choisi pour assurer mon existence. Si vous n'etiez naturellement pas cruel, com- ment avez-vous pu parvenir a etouffer en >vous tout sentiment de pitie ? L'homme fait ce qu'il veut. Je ne suis pas cruel, mais les moyens doiventtre en harmonie avec le but ; assassin par systeme, il fallait me depouiller de toute sensibilite. Vous n'avez done jamais eu de remords ? Jamais. Aucune crainte ? Non. Ma t6te etait mon enjeu. Je n'ai pas compt^ sur 1'impunite ; il y a une chose, en efiet, a laquelle on est force de croire, c'est a la justice, parce que la societe se fonde sur I'ordre. Mais ce sentiment de la justice, c'est la cons- cience.... Moins le remords. Je ne comprends pas 1'un sans 1'autre. L'idde de la mort ne vous effraie pas ? Nullement. Mourir aujourd'hui ou demain, d'un coup de sang ou d'un coup de hache, qu'importe? J'ai trente-cinq ans, mais j'ai vecu plus d'une vie ; et quand je vois des vieillards se trainer et s'eteindre dans une lente et douloureuse agonie, je me dis qu'il vaut mieux mourir d'un trait, et avec 1'exercice de ses facultes. 37 Si vous pouviezvous suicider maintenant pour echapper al'ignominie de I'e'chafaud, le feriez-vous? Non. Eusse-je le poison le plus actif, je ne me suiciderais pas. D'ailleurs, la guillotine n'est-elle pas de tous les poisons le plus subtil ? Voici encore pour- quoi je ne me suiciderai pas : j'aurais pu me tuer avant d'avoir verse le sang. Assassin, j'ai compris que j'avais etabli entre l'6chafaud et moi un lien, un contrat, que ma vie n'etait plus a moi, qu'elle appar- tenaita la loi et au bourreau. Ge sera done a vos yeux une expiation ? Non : une consequence, 1'acquit d'une dette de jeu. Groyez-vous, Lacenaire, que tout soit fini avec la vie ? G'est a quoi je n'aijamais voulu songer. Pensez-vous ne pas vous dementir un seul ins- tant jusqu'au dernier ? Jecrois que je regarderai Techafaud en face. Le supplice est moins dans 1'execution que dans 1'attente de 1'agonie morale qui la precede. D'ail- leurs, j'ai une puissance telle sur mon imagination que je me cree un monde a moi... Si je le veux, je ne penserai a la mort que devant elle. A 1'exemple de Lacenaire, tous les criminels de profession pretendent clever a la hauteur d'un prin- cipe leurs instincts pervers, leur lachete devant le travail quotidien, leur energie passagere pour le meurtre, leur faiblesse constitutionnelle, dont ils ne savent sortir que dans un acces de frenesie. Ils ne sont en guerre avec la societe que parce que le voleur n'y trouve pas sa place. 3 38 LE MONDE DES PRISONS Duval, arre"teces temps derniers, ne declarait-ilpasa M. Atthalin que c'e"tait en vertu du droit de ceux qui n'ont pas de prendre et de detruire ce qu'ont les autres, qu'il avail pille et incendie un h6tel rue de Monceau ? C'est triste a avouer, je 1'ai dit, je le repete, rien ne peut ramener ces miserables a des sentiments honne'tes, ni 1'idee chretienne, ni leurs intere" ts, ni la vue des malheurs dont ils sont la cause ; rien ne les touche, rien n'arre' te leur bras ; encore bien qu'a cer- taines heures ils laissent percer de bons instincts. Troppmann afl'ectait des allures religieuses. Trois jours avant de raonter a T^chafaud, il communia des mains de Fabbe Crozes. Eleve dans les pratiques chretiennes, il ne lui vint jamais en pensee que son metier de grinche pouvait I'emp6cher de rester fidele a ces pratiques. Se trouvant a Paris de novem- bre 1868 a mars 1869, il fit ses paques a Saint-Lau- rent. Etant de passage a Gernay au mois d'aout 1870, j'ai tout lieu de croire qu'il se confessa le 23 ; le 25, il commengait la serie de ses crimes ! Faut-il en conclure que c'e"tait un hypocrite? Non, mais sa passion de Tor dtait telle que, comptant sur Timpunite des hommes, il s'e"tait form3 vis-a-vis de Dieu une conscience mal eclairee. II avait cette reli- gion du bandit italien, qui, apercevant un voyageur, baise avec devotion son paquet de medailles avant d'epauler sa carabine pour que la Madone dirige au bon endroit le plomb meurtrier. II connaissait de longue date la famille Kinck. II y avait e"te employe" et lui avait de la reconnaissance. II la savait riche, mais credule. II fit entrevoir auchef PREMIERE PARTIE 39 de la famille qu'il y avail une mine d'or a exploiter a Paris. II fut assez pressant pour 1'entrainer loin des siens etlemassacrer; pour revenir un mois apres, per- suader a sa veuve que 1'affaire etait en pleine prospe- rite, mais qu'il fallait lui confier les deux fils aines afm de les aider, lui et le pere ; pour amener enfin toute la famille a lui, la disperser habilement et la reunir dans la m6me fosse aux environs de Pantin. II concut et executa son plan avec une methode et un flair merveilleux. Je ne serais pas eloigne de croire qu'il en e"tait arrive a se persuader que la Providence le protegeait, que Dieu etait de compte a demi dans ses operations. II esperait, une fois maitre des papiers et des titres de la famille, filer en Amerique, envoyer dela-bas une procuration au nom de Kinck, realiser la fortune de ses victimes et s'assurer une petite exis- tence bourgeoise a la fagon de Jean Valjean. II avoua a Fabbe Crozes que la cause de sa profonde demoralisation etait la lecture des romans. A force de vivre dans ce monde imaginaire, il s'etaft pris d'une belle passion pour ces heros du bagne qui se refont une honn^tete avec les depouilles de leurs vic- times etmeurentadministrateurs d'un bureau de bien- faisance. Gamahut, lui, avait etc" trappiste, a deux reprises differentes. De sa cellule de Mazas, il ecrivit au frere Timoth6e qu'il croyait encore supe"rieur general, pour se recommander a ses prieres. Voici des fragments de cette lettre : Vous devez vous demander quel est le mal- heureux qui ose vous ecrire ; hdlas ! vous ne me con- 40 LE MONDE DBS PRISONS naissez que trop, car en 1876, vers la fin de novembre, sur une leltre de recommandation de ma tante, M me Blampain, vous m'admettiezau nombre des freres postulants oblats; je pris 1'habit religieux le 2 fevrier, jour de la Purification, et je sortis de votre monas- tere versle mois d'avril 1877. Vous devez bien vous souvenir qu'a cette epoque ma tante, M me Blampain, voyantque je quittaisle mo- nastere, ne voulutplusmerecevoirchez elle, et, depuis ce temps, sa porte m'a toujours ete fermee ; alors je portais le nom de frere Tiburce. qui est mon nom de baptfime. Enfin, vers 1'hiver de la mme annee, je renlrai de nouveau dans votre ordre pour la seconde fois, je pris le nom de Stanislas et quittai detinitivement le couvent vers le mois de mars 1878. Au cours de salettre, Gamahut suppliele superieur de la Grande-Trappe de le recommander aux prieres de la communaute. Puis il prend cet engagement pour 1'avenir : Si la volonte" de Dieu voulait que je ne sois que condamne aux travaux forces a perpetuite, je m'effor- cerais par ma bonne conduile a reparer la faute que j'ai commise, ou plut6t le crime auquel j'ai pris part le 27 novembre 1884. Au cas contraire, il pro met de s'efforcer de mourir en chretien repentant. 11 termine en sollicitant une re"ponse. Gar, dans la situation ou je suis, quelques mots de consolation soulagent et cela aide a supporter courageusement sa peine. Je termine done dans 1'esperance que vous ne PREMIERE PARTIE 4i m'oublierez pas dans vos prieres, tout indigne que je suis. Un criminel repentant. Adolphe-Tiburce GAMAHUT, N6 le 13 ctecembre 1861, a Epernay (Marne). N 44 de la 6 e division, aMazas, Boulevard Diderot, PARIS. Pendant que Lacenaire attendait a la Force 1'arr^t qui devait 1'envoyer a Poissy, il y rencontra un detenu politique, M. Vigouroux. M. Vigouroux fut frappe de la tournure originate de cet esprit. Lace- naire lui lut quelques poesies. M. Vigouroux s'inte- ressa a cet elrange voleur. II tenta de le ramener au travail. II ne voyait dans sa condumnation qu'une folie de jeunesse. Lacenaire lui ecrivit : Soyez persuade, monsieur, que je m'effor- cerai de meriter la bienveillance que vous me temoi- gnez et qui adoucit beaucoup ma position ; elle me releve a mes propres yeux et me prouve que si je ne puis plus aspirer a reprendre dans la societe le rang que mes talents auraient pu m'y faire occuper, je puis encore du moins esperer de reconquerir Testime des personnes eclaireeset denuees de prejuge's qui, comme vous, pardonnent au repentir et ne punissent pas un homme toute sa vie pour une faute d'un moment. J'aurais peut-etre des motifs d'excuse a alleguer vis-a-vis de tout autre, dansles circonstances critiques oil je me suis trouve, les epreuves que j'ai subies et auxquelles je n'ai pas eula force de resister ; combien je me repens, en me voyant sans cesse entoure de l'6cume de la socie"te. Gar, s'il y a ici quelques per- 42 LE MONDE DES PRISONS sonnes que Ton peut frequenter, la plupart ne sont, comme vous pouvez le penser, que des gens perdus de vices et abrutis dans le crime ; aussi, plut6t que de retomber dans une semblable maison, je preTere- rais mille fois endurerce que la faim a de plus cruel. Si j'ai des actions de graces a rendre a la Provi- dence, c'est de ne pas m'etre laisse" aller au decoura- gement el au desespoir. G'est & vous, monsieur, que j'en serai redevable; puissiez-vous jouir de votre ceuvre en disant : J'ai ramene un homme du chemin du crime pour lequel il n'etait pas ne ! Notre connaissance fera epoque dans ma vie, car, sans vous, je ne doute pas, qu'abandonne par tout le monde, j'aurais continue^ a parcourir une carriere honteuse, de laquelle la necessite et le delaissement des hommes m'auraient emp^che desorlir. Lacenaire sortit de prison. II e"tait dans le denu- ment le plus complet. II parla a son protecteur de son desir de revenir au bien ; il 1'assura qu'il regrettait le passe". M. Vigouroux lui donna des habits etquelques secours pour 1'engager a perseverer dans ses bonnes resolutions. II ne les tint pas longtemps. II avait dit un jour cyniquement a M. Vigouroux : Je ne suis pas un malheureux imprudent, mais un voleur de profession. A Poissy, Lacenaire avait coudoye des miserables dont les exemples et les lemons avaient laisse surlui leur empreinte. II avait vu de presle vice et le crime : il ne sut pas e"chapper a ces souvenirs. II noua des relations avec ses anciens compagnons de captivite. Tant6t il ecrivait, colportant ses oeuvres plut6t pour se faire admirer que pour gagner le pain de sa PREMIERE PARTIE 43 journee; tant6t, quand la faim le mordait, quand le desir de Tor s'emparait trop vivement de son ame, il semait sa route d'escroqueries, de faux, de vols. Mes faux ne m'ont rapporte que 2,000 fr., a-t- il dit lui-meme, mais ceux-la seulement qui sont re- lates dans 1'acte d'accusation. Ceux qui m'ont le plus produit ne sont pas compris dans remuneration. C'etait done une industrie et non pas un accident dans son existence ; ses professions decommis-voya- geur et d'e'crivain public n'etaient pas serieuses. Un autre, qui, an temps de Lacenaire, a eu son heure de triste celebrite, Jadin, jouait au petit manteau bleu a ses moments perdus. Ge Jadin tenait avec une fille Rosalie un cafe rue Saint-Germain-l'Auxerrois. A ce commerce il joignait la profession beaucoup plus lucrative de voleur. II exceliait dans la fabrication des fausses clefs. Un jouril fut arrete. La fille Rosalie le determina a faire des revelations pour ne pas aller au bagne et faire son temps dans les prisons de Paris. Quatre ans plus tard, grace aux services qu'il avait rendus a la police, Jadin obtenait des lettresde grace. Des qu'il fut mis en liberte, il alia rendre visite au chef de la police de surete et le remercia, les larmes aux yeux, de toutes les bontes qu'on avait cues pour lui. II ajouta qu'il avait la promesse d'etre occupe par 1'entrepreneur de serrurerie de la Ro- quette et que, surdegagnerhonorablement son pain, il voulait abandonner ses habitudes de debauche et fuir ses anciens camarades. Jadin etait sincere et se croyait gueri. II travaillait depuis trois mois dans le? ateliers de 44 LE MONDE DES PRISONS M. Fontannier, lorsqu'il rencontra Se"guin et Valhin, voleurs de profession, avec lesquels il avail tra- vaille' . II leur raconta sa vie, ses resolutions, ses moyens d'existence ; ceux-ci accueillirent ses confidences par des plaisanteries. Le travail manuel n'etait bon que pour les brutes et les imbeciles ! Ge n'etait pas pour trois malheureux francs qu'un homme, un homme capable surtout, devait se ravaler et travailler du matin au soir ! Us firent briller a ses yeux quelques bijoux, tinter a son oreille quelques pieces d'or, lui rappelerent ses anciens succ6s et les orgies qu'ils avaient faites ensemble. Re'veillant tour a tour sa vanite, sa paresse, son amour du plaisir et de la bonne chere, ils firent eva- nouir ses resolutions en quelques heures. Jadinreprit avec fureur ses anciennes habitudes, ce qui ne 1'em- p6chait pas d' avoir a ses heures des elans de compas- sion. Un jour, il entre dans une maison de la place Royale et monte 1'escalier pour chercher une aventure. Une porte s'offre a lui, il frappe sans obtenir de rgponse; il frappe une seconde fois : me 1 me silence; il fait usage d'une fausse clef et pe"netre dans la chambre; mais, a la vue du mobilier, il s'arrete stupefait; des mesures en papier accrochees aunclouluiannoncent qu'il est chez une couturiere; un mauvais lit, une commode vermoulue, quelques chaises boiteuses, tel est rameublement ; sur la cheminee une cage avec un serin dont la mangeoire est presque vide ; tout annonce la misere, mais tout est propre et range. Dieu me pardonne! s'ecrie-t-il, celle que je PREMIERE PARTIE 45 venais voler est pauvre commeJob , et, fouillant dans sa poche il en tire les deux seules pieces de cinq francs qu'il posse"dait, les depose dans la cage, et s'echappe. Une autre fois, il s'arrete devantune maison de modeste apparence de la rue du Rocher, il grimpe les cinq etages d'un escalier etroit, humide, ohscur; une porte est devant lui, il frappe plusieurs fois et enlre 1'aide de ses fausses clefs. La encore la vue de 1'interieur ne repond pas a ses esperances : un grabat et une armoire demantelee forment tout le mo- bilier; il trouve une mauvaise paire de draps et un livret d'ouvrier chapelier. Tout a coup un papier pose sur lacheminee frappe ses yeux : c'est un conge par huissier, donne au locataire adefaut de paiement d'un terme de 20 francs. Vraiment, dit-il, en voila un qui est plus mal- heureux que moi. Prendre sur le conge" Tadresse du proprie"taire, le nom du locataire est 1'affaire d'un instant ; puis il se rend chez le premier. Monsieur, lui dit-il, voici 20 francs que M. Du- rand, votre locataire, m'a charge devous remettre, en vous priantde vouloirbien retirer votre conge. Ayez I'obligeance de me donner la quittance. II sort, met la quittance sous enveloppe et 1'adresse par la poste a 1'ouvrier chapelier. En revanche, le l er Janvier 1839, il assassinait sans pitie une jeune fille quil'avait surpris en train de travailler . Voici comment lui-me'me racontait cet accident : Le l er Janvier, Frechard, avec lequel je m'etais 3. LE MONDE DES PRISONS trouve en prison, etait venu me voir et me souhaiter la bonne annee. Une politesse en vaut une autre : je 1'emmene dejeuner chez un marchand de vins, rue de 1'Arcade. On cause, on boit, et a la fln du repas je lui propose de m'accompagner a la prison de la Roquette ou mon beau-frere etait alors detenu. Ge serait avecplaisir, repondit Frechard, mais je ne puis sortir dans l'e"tal de misere ou je me trouve. Bah ! n'est-ce que cela ? Viens avec moi, je vais te procurer des effets et de 1'argent ; ce ne sera pas long. Nous avions la t6te echauffee par le vin, nous arrivons rue des Pelites-Ecuries. Tiens, lui dis-je en lui montrant le numero 41, voila une belle maison dans laquelle il doit y avoir des bourgeois et consequemment des domestiques. Je vais aller rendre visile a la cambnole chambre de Tun d'eux. Attends-moi la, je ne serai pas long. J'entre dans la maison, je monte 1'escalier, la concierge court apres moi pour me demander chez qui je vais, je lui jette le premier nom qui me passe par la tete et me voila au cinquieme etage. J'avais surmoi un tourne-vis. En une seconde, je force une serrure, d'ailleurs mauvaise comme toutes celles qui ferment leschambresde domestiques. Je fouille dans les meubles, je prepare le paquet que je veux empor- ter; mais a ce moment je me retourne et j'aperc.ois une jeuno fille qui se met a crier : Au voleur ! Je me precipite sur elle, je comprime ses cris en lui mettant la main sur la bouche et je lui dis : Taisez-vous ! de grace, taisez-vous. J'ai de"ja PREMIERE PARTIE 47 e"te condamne et, si 1'on m'arr6te, je suis perdu. Tai- sez-vous, ou vous 6tes morte. Gette menace I'intimide ; elle me laisse partir. Mais a peine ai-je descendu quelques marches qu'elle se met a crier de nouveau. Oh! alors, un nuage de sang me passe devant Jes yeux. Je vois en perspec- tive la cour d'assiseset le bagne; et pour echappera cette vision effrayante, je m'elance sur la jeune fille, je 1'entraine dans une chambre vide en face de la sienne ; je la renverse sur le dos en placant mon genou sur sa poitrine et lui tenant le cou avec la main gauche ; puis de mon autre main je fouille dans ma poche, j'entire un couteau Catalan a lame tres e"troite et, apres 1'avoir ouvert avec mes dents, je Tenfonce dans sa gorge a trois reprises. Gette action commise, je descends en affectant beaucoup de calme et je vais retrouver Frechard. Cartouche avait eu, lui aussi, son heure ]d'atten- drissement : Un marchand drapier, par une belle nuit de de"cembre 1719, s'en allait piquer une te"te dans la Seine, deja il etait monte sur le parapet du Pont-Neuf, lorsqu'un bras vigoureux le retient par la jambe : Eh! 1'ami. etes-vous fou? II me sembie qu'il fait quelque peu froid pour prendre un bain dans la Seine! Monsieur, laissez-moi, jevous prie, je suis un malheureux, je veux me noyer, il le faut; il faut absolument que je me noie. Je ne vous dis pas non; mais descendez un peu et me contez votre affaire; si je n'y puis porter 48 LE MONDE DES PRISONS remede, il sera toujours temps de vous jeter a 1'eau; la riviere ne s'en ira pas, que diable ! Monsieur, je suis ruing, on me mettra en fail- lite a la fin du mois; je n'y survivrai pas, je n'y veux pas survivre. Je pense bien que vous n'y survivrez pas si vous vous suicidez a 1'avance; mais d'un autre c6te, si vous payez, on ne vous mettra pas en faillite. Payer! vous en parlez a votre aise, et avec quoi? puisque je vous dis que je suis ruine, comple- tement ruine. Je vous dis, moi, dedescendre, oujevous pose par terre, cela me fatigue la saigne"e de vous tenir comme cela en 1'air. La, a la bonne heure, prenez mon bras el causons de bonne amitie"... Gombien devez-vous? 27,000 livres. Diable 1 c'est un beau denier. Ca, vous avez done bien peur d'un joli petit bonnet vert et d'une heure de pilori? Monsieur, je suis un bonne 1 te homme. Yous me Tavez dejadit. Seulement, c'est fa- cheux. Comment, c'est facheux? Oui... j'avais une petite idee... Enfin, n'im- porte, il faut vous secourir sans que vous paraissiez vous en me'ler, et de fait vous ne vous en melerez pas; je tiens mon moyen. Monsieur, je ne vous comprends pas. Vous n'avez pas besoin de comprendre ; au contraire, si vous compreniez, cela ne vaudrait plus rien. Ecrivez a vos creanciers, dites-leur de venir PREMIERE PARTIE 49 demain soir, a sept heures, chez vous, avec leurs pieces, que vous les paierez integralement. Mais avec quoi, Monsieur? Avec ce que je vous apporterai apparemment. Mais, a propos, il me faut votre adresse... Bien! a demain, sept heures* En attendant, prenez ces 3,000 livres, pour vous prouver que je ne veux pas memoquer de vous. Monsieur, vous etes un ange du bonDieu! Ce n'est pas 1'opinion generale, mais n'im- porte, bonne nuit! Et maintenant que vous avez de 1'argent, rentrez vite chez vous, les rues nesont pas sures. Le lendemain, a sept heures du soir, Cartouche se rendait chez le marchand drapier, ou il trouvait tous les creanciers reunis; pas un n'avait eu garde de manquer un pareil rendez-vous. Presque tous avaient devance 1'heure, le pauvre drapier avait raconte" a chaque nouvel arrivant 1'histoire attendris- sante de son suicide de la veille. Aussi, des que Car- touche entra, fut-il accueilli par d'unanimes expres- sions de respect et d'admiration. Le drapier avait quelque peinea reconnaitre son sauveur. Son costume grave et digne lenait de 1'abbe et du procureur; comme il faisait tout ce qu'il voulaitde sa figure, il s'etait, pour la circonstance, donne plus de cinquante ans, avec un petit air souflreteux et tout a fait debon- naire. Treve de compliments, messieurs, je n'en me"- rite aucun; 1'argent que je vais avoir 1'honneur de vous distribuer ne m'apparlient pas, a proprement parler, je vous en donne ma parole d'honneur. 11 LE MONDE DES PRISONS sort de la caisse de certains jeunes gens de mes amis, dont la vie n'est pas absolument des plus regulieres et qui veulent s'assurer ainsi les prieres d'un hon- nete homme ; car c'est un honnfete homme, n'est-ce pas, que monsieur? Ghoeur des creanciers unanimes a vanter 1'hon- neur, la probite, lesvertus du debiteur qu'ilsallaient mettre en faillite a la fin du mois, et que la veille encore ils avaient contraint au suicide. II sefait tard, interrompit Cartouche, ouvrant son portefeuille, procedons a notre petite affaire; il n'est pas sain de courir les rues la nuit avec desva- leurs dans ses poches. Assentiment unanime des creanciers, choeur de maledictions a 1'adresse de Cartouche et de ses exe- crables compagnons; voaux energiquement exprimes pour leur prompte capture. Notre heros, bien entendu, criait plus haut que les autres. Puis chaque cre"ancier exhiba ses billets; le mar- chand ayant atteste leur exactitude, Cartouche en compta a chacun le montant jusqu'a 1'entier e"puise- ment des 27,000 livres. L'honn6te drapier fit servir du ratafia et Ton but a la sante de ses bienfaiteurs inconnus. Enfin, comme il n'est si bons amis qui ne sequittent, on parla de se retirer. Chacun tenait a honneur de reconduire Cartouche jusqu'a son domicile qu'il avail indique de 1'autre c6t6 de la riviere. II accepta 1'es- corte des creanciers, mais exigea absolument que le drapier restat chez lui pour se remettre des Emotions de cette journee et de celles de la veille. On devine le reste. A peine no gens mettaient-ils [PREMIERE PARTIE 51 le pied sur le Pont-Neuf qu'ils etaient assaillis par la troupe de Cartouche. Celui-ci dormant 1'exemple de la resignation, se laissait fouiller et devaliser avant les autres. Sous ce titre : Un galerien bon enfant, un journal racontait, il y a quelques annees, Je trait suivant : Trois forcats se sont evades dernierement du bagne de Toulon, deux ont etc promptement arr6te"s; le troisieme vient de rentrer au bagne dans des cir- constances assez singulieres. Apres avoir essaye de se nourrir de racines, il a du capituler devant la faim. Mais il a voulu terminer son escapade par une bonne action : il est alle trouver un pauvre diable sans le sou et lui a propose" de le ramener au bagne afin de lui faire gagner la prime de 100 fr. accordee aux capteurs. Le marche a ete lestement conclu, et, a celte heure, le format a rec.ules douze coups de corde reglementaires, en faisant gagner 100 fr. a un hon- n6tehomme qui en avail grand besoin. Un des plus dangereux voleurs de profession, Cor- biere, mort a la Guyane, posait pour rhomme inof- fensif envers les personnes. II avouait ses vols, mais il se defendait d'avoir jainais commis un acte de vio- lence; ainsi, a la prison de Montargis, on lui avail propose une evasion a la condition d'employer la force contre le gardien, Gorbiere refusa. La violence, dit-il, ga n'est pas mon sys- teme. II racontait qu'apres son evasion, se rendant de Saclas a Etampes, il avait rencontre sur la route une 52 LE MONDE DES PRISONS petite fille qui portait un sac de 200 francs. Comme lesac fatiguait la petite Glle, il 1'aida a porter 1'argent jusqu'a destination et lui rendit la sommeintacte. Je ne nie pas ces faits, ni d'autres. Us prouvent qu'a leurs heures, les voleurs de profession sont ca- pables d'un bon mouvement, mais les voit-on pour cela revenir au bien ? L'idee chretienne a-t-elle con- verti Troppmann, Gamahut? La joie de faire des heu- reux a-t-elle fait rebrousser chemin a Jadin, a Car- touche, a Corbiere, aux autres? Ges gens-la ont une optique differente de la n6tre. Leur cerveau a des lesions qui le rendent impropre la transmission de certaines dep6ches. II ne vibre qu'a 1'appel des passions malsaines. Ils considerent 1'honnetete comme une convention sociale, sans rea- lite objective, comme une vertuqui varie suivant les latitudes et les conditions. L'histoire suivante a ele raconte"e a un officier par le heros Iui-m6me, mort au bagne de Toulon : ... Je suis ne a Paris aumois d'aout!779, dans la rue de Buffon. Mon pere etait bourrelier et le voisi- nage du marche aux chevaux lui attirait beaucoup de pratiques qui faisaient prosperer son commerce. Ma mere s'occupait de 1'educalion de ma soeur ainee et des soins du menage; quant a moi, comme j'etais fils unique, j'etais fort gate dans la maison, etpourvu que je fusse la aux heures des repas et le soir quand on fermait la devanture de la boutique, on me lais- sait tranquille et courir tout a mon aise. Je fis la connaissance de gamins de huit a dix ans, dont le metier consistait a fouetter les chevaux PREMIERE PARTIE 53 que les maquignons venaient attacher aux poteaux du marche" et a les faire courir quand un acheleur se presentait. Tous ces enfants de dix a quinze ans bu- vaient de l'eau-de-vie et portaient deja sur leur figure les marques de maladies honteuses. Beaucoup ont choue" au bagne de Toulon. (Test alors qu'eclata la Revolution. Mon pere, qui avail pris le nom de Mutius Scoevola, etait un des premiers agitateurs. Un pistolet a la main, des car- touches dans mes poches, j'assistai a la prise de la Bastille, a lajournee du lOaout, et plus d'un Suisse, p]u? d'un officier des gardes sont tombes frappes de mes balles que je dirigeais mieux qu'un autre; on ne se mefie pas d'un enfant. Mon pere s'etait, comme beaucoup d'autres, enrichi des depouilles des morts, et son fonds de boutique s'etant considerablement aug- mente, il exigeait de moi que je restasse a Tatelier. En revanche, j'etais libre la nuit. .G'est alors que je commenc.ai a vivre de cette existence de continuelles emotions dont vous ne pouvez vous faire une idee. Parfois dans une bataille ou dans une emeute, vous entendez gronder le canon ou siffler quelques balles a vos oreilles , rarement vous livrez un combat a 1'arme blanche, et puis vous rentrez dans vos camps ou vos garnisons faire un service bien tranquille. Nous, brigands, voleurs de nuit, assassins, notre vie est menacee a toute heure. Le marin soupire apres les mers et les tempetes; il s'ennuie a terre; le mili- taire retraite" regrette son existence passee. Eh bien! moi, vieillard d^ja mort pour le monde, on me rendrait la liberte, que demain je serais encore vo- leur ! L'or, les diamants , tout ce qui brille me LE MONDE DES PRISONS donne une envie irresistible d'en devenir possesseur. Lorsque notre journe"e de travail etait finie, nou s nous reunissions, quatre de mes camarades et moi, dans un cabaret qui se trouvait vis-a-vis du cabinet d'histoire naturelle. Nous nous cotisions et nous bu- vions plusieurs bouteilles d'eau-de-vie et de vin en meditant nos coups. De cinq que nous etions, j'ai seul survecu; deux sont morts en Russie, un a et6 raccourci et le qualrieme est mort au bagne. Lorsque nous etions suffisamment e'chauffe's par le vin et le trois-six, nous nous mettions en cam- pagne et nous de"valision5 tout ce qui se trouvait notre portee. Le plus age connaissait un juif qui achetait le tout sans s'occuper de la provenance. Nous etions tres habiles a voler les montres des boutiques; je me rappelle un malheureux parfumeur a qui j'ai vole au moins deux cents pains de savon et autant de brosses et qui finit par abandonner le quartier, desespere de ne pouvoir saisir le voleur. L'un de nous allait marchander et 1'autre pendant ce temps, faisait passer dans sapoche tout ce qui se trouvait a sa portee. G'est a force de travail que j'ai acquis dans les doigts cette dexterite de prestidigita- tion, alaquelle je suis redevable aujourd'hui dubien- etre que me procure la vente des petits objets que vous me voyez confectionner si facilement. A 1'age de quinze ans, nous connaissions dej 1'argot et toutes les ruses du metier. Nous avions de faux cheveux, de fausses barbes, des habits de toutes facons. Nous n'avions pas de chef et nos parts de prises etaient egales. Le plus instruit avail une sorte descendant sur les autres ; il avait lu des romans et PREMIERE PARTIE 55 des comedies et nous apprenait anousgrimer comme des comediens. Nous nous mettions en campagne depuis huit heures du soir jusqu'a minuit, car nous avions presque tous un e"tal qui nous occupait dans le courant de la jour-ne'e; nos maitres et nos parents ne s'inquietaient guere de ce que nous devenions apres le travail, erichantes de ne nous voir jamais leur demander d'argent. La vie du regiment changea cependant un peu mes habitudes; on etait surveille de tres pres et Ton m'aurait fusille comme un chien si Ton m'avait pris en faute. Je restai un an soldat sans que Ton cut trop a se plaindre de moi. C'est alors qu'on nous dirigea sur Toulon pour nous embarquer. Quand nous fumes dans cette ville qui devait etre ma derniere residence, la vue de la mer me donna des ide"es de liberte, qui me firent detester plus que jamais mon uniforme de pousse-caillou. Aussi, la veille du depart, je vendis madefroque militaire a unjuif de maconnaissance et jepris en echange des habits de colon americain, une perruque rousse, des lunettes et une grande barbe. Je me promenai tranquillement dans la ville avec cet attirail; j'avais acquis au plus haut point 1'art de me grimer. II y avail dans le port un vaisseau marchand qui avail pour destination Rio-de-Janeiro; jem'y embar- quai comme passager. Un de mes camarades de regi- menl m'avail vendu un passeporl en regie. Je le fis viser sous le nom de Ferdinand Denis, etje m'em- barquai. L'ide"e de revoir Paris, dont j'etais absenl depuis six ans, me poursuivail. Je mis de c6te le plus d'ar- 56 LE MONDE DES PRISONS gent possible et, un jour, deguise en matelot, je re- pris le chemin de la France avec quinze mille francs en poche. J'arrivai a Paris au milieu de 1'agitation qui suivit le 18 brumaire. J'allai me loger dans un galetas de Belleville et je placai mes quinze mille francs sur la Banque; c'est la le commencement de ma fortune. Je n'etais nilibertin, ni ivrogne, j'etais voleur; c'etait ma pas- sion et je voulais 6tre riche a tout prix. Un soir que je fumais ma pipe tranquillement devant une cbope de biere, je vis entref un grand jeune homme, vetu d'une blouse grise, la casquette aplatie sur 1'oreille droite. II alia s'asseoir a c6te du comptoir et demanda une bouteille de vin a quinze. La maitresse du bouchon s'etant leve"e un instant de son comptoir, je le vis tirer un foulard qu'elle avait laisse" sur son bane, le mettre dans sa poche et s'en aller tranquillement sans payer son ecot. Je fis sem- blant de ne pas m'en apercevoir. La bourgeoise re- vint, cherchant partout son foulard sans penser a 1'individu qui 1'avait vole. Pour moi, je fus frappe de I'agilite' avec laquelle il avait fait le foulard. Voila mon homme, me dis-je, le gaillard n'est pas a son debut. Je me mis a sa piste. Nous eumes bient6t fait connaissance et quelques bouteilles de vin cimen- terent notre traite, d'apres lequel nous nedevions pas faire un grand coup sans la participation de I'autre et sans en partagerles benefices comme les perils. Les grands coups etaientles vols de nuit, les vols avec escalade, les vols de valeurs considerables, PREMIERE PARTIE enfin toutes les operations ou Ton est expose jouer ducouteau. Nous nous etions reserve comme distraction dans notre isolement, les petits coups, tels que vols de foulards, de montres, etc... Nous frequentions les abords des diligences et nous saisissions nos victimes au debarque ; nous allions les demandera I'hdtel ou elles descendaient. Apres avoir In leur nom sur leurs malles, nous nous faisions donner leurs passeports sous pretexte qu'on les demandait a la prefecture de police et nous les vendions ensuite tres chers aux camarades. D'autres fois, deguises en portefaix, nous leur proposions un meilleur marche que les autres ; nous prenions leur valise sur nos epaules et, au detour d'une rue, psit ! les jambes a notre cou nous filions ; le provincial ebahi cherchait en vain dans le dedale des rues le porteur de la malle qu'il ne devait plus revoir qu'au Temple, s'il se donnait la peine d'aller 1'y acheter quelques jours apres. Nous avions deux logements. Aussit6t que Tun de nous avait rapporte quelque chose, on le rendait meconnaissable^ L'or, 1'argent, les bijoux que nous trouvions etaient fondus au creuset, les diamants vendus a un juif du Temple qui etait notre receleur ; les habits, coupe's en morceaux, e"taient vendus a un marchand de gu6tres et de casquettes, qui utilisait le drap ; les boutons a un autre juif ; enfm, la malle, remise a neuf, recevait un verms noir. G'est aux pre- cautions inouies que nous prenions pour faire dispa- raitre la trace de nos vols que nous dumes une longue impunite. 58 LE MONDE DBS PRISONS Mon camarade avail ele" serrurier; aussi fonjait- il les serrures avec une habilele" inconcevable ; il n'y avail pas de porles fermees pour lui. Quand la ser- rure e"lail Irop difficile el qu'il y avail des verrous a une porle, il avail un compas donl une exlremile elail lerminee par un demi cercle denle en forme de scie ; en cinq minules il enlevail un cercle de bois d'un diamelre assez grand pour passer le bras en dedans el ouvrir ainsi verrous el serrures, comme si Ton etail dans la chambre. Les dimanches el les jours de f6le dlaienl pour nous les jours des plus grands succes. Les Parisiens qui onl Iravaille loule la semaine sonl enchanles quand, le dimanche, le beau lemps leur permel d'aller faire une promenade soil sur le boulevard, soil a la campagne. On ferme la boulique, le magasin, el personne ne resle a la maison. Nous enlrions dans les maisons, le plus souvenl habilles de noir, porlanl le ruban a la boulonniere el connaissanl les noms des personnes que nous al- lions devaliser, afin de ne pas nous Irouver embar- rasses si Ton nous demandait chez qui nous allions. Nous faisions main basse sur 1'argenl, les dentelles, elc. Souvenl nous nous de"guisions en cure de cam- pagne demandanl des secourspour sa paroisse, muni des meilleurs certificals. Nous fumes souvenl surpris ; mais nous Irouvions toujours moyen de nous e"chapper, Iant6l en jetanl une poignee de poivre aux yeux de celui qui nous surprenail, Ianl6l en le garrollant el en lui mellanl un mouchoir sur la boucne pour I'emp^cherde crier. Quand nous pouvions nous inlroduire dans une PREMIERE PARTIE 59 maison, pendant la nuit, nous etions bien plus stirs de reussir. Nous nous cachions ' la tete sous uh enorme capuchon blanc pence de deux trous pour les yeux, tels que ceux des penitents. L'un de nous se tenait pres du lit un poignard a la main, tandis que 1'autre, muni d'une lanterne sourde, faisait une visite domiciliaire. Plus d'une personne en se reveil- lant, saisie de frayeur, etait clouee sur son lit par ces mots : Si tu bouges, tu es mort! Plus d'une vicille bigote est encore persuadee que le diable en per- sonne est venu la voler. Nous ne nous contentions pas de Paris, la ban- lieue et quelquefois la province devenaient le theatre de nos operations. Les bons bourgeois de Paris, des qu'ils se sont enrichis, louent ou achetent une petite bicoque aux environs, a Auteuil, a Boulogne, a Enghien, a Passy, a Samt-Mande, etc., et le dimanche ils vont passer la journee a la campagne. Quand ils repartent pour Paris, le dimanche soir ou le lundi matin, ils se con- tentent de fermer la porte, de mettre la clef dans leur poche et s'en vont bien tranquilles, laissant sans gardien une maison souvent isolee. Autant vaudrait laisser la porle ouverte, ce serait plus sur. Nous autres voleurs, nous nous defions des portes ouvertes qui annoncentla securite ou du monde dans le voisi- nage. Nous ne craignons pas les chiens et nous avons un moyen deleur imposer silence. Une lumiere dans une chambre pourrait bien aussi nous arreter quel- que temps. Nous allions done a la campagne, et nous fai- 60 LE MONDE DES PRISONS sions de bonnes trouvailles, d'autant plus que nous avions le temps de chercher sans etre interrompus. Le lendemain, ou quelques jours apres, nous lisions dans les journaux : Un vol important a ete commis a X..., au preju- dice de M. Z..., dans sa maison de campagne; les voleurs ont profile de son absence pour s'introduire pendant la nuit, la police est sur les traces. Au bout de dix ans, nous avions amasse tous les deux neuf mille livres de rentes placees sur le grand- livre. Nous avions vecu avec la plus stricte economic : les galetas ou nous vivions nous coutaient dix francs par mois; nous n'usions ni bois ni chandelle, et, comme les soldats, nous lavions notre linge nous- nie'mes. Quant a notre nourriture, elle nous revenait a quinze sous par jour. Gependant mon camarade me dit un beau jour : Moi, je me trouve assez riche comme je suis, et je veux partir pour les Etats-Unis, je veux jouir de la vie pendant que je suis encore jeune. II realisa ses fonds et s'embarqua pour Philadel- phia. Nous demeurions, Autorita et moi, dans un fau- bourg isole, a Versailles. Pres de notre maison se trouvait une jolie habitation entouree d'un jardin magnifique et qui appartenait a une vieille dame qu'on disait fort riche, qui passait 1'hiver a Paris et 1'ete a Versailles. Les murs de notre cour donnaient sur son jardin; je resolus de la devaliser. J'envoyai Autorita a Paris pour deux jours, et j'entrai une nuit par le PREMIERE PARTIE 61 jardin, muni de tous les instruments ndcessaires a Teffraction et a 1'ouverture des portes. Un vieux portier gardaitseullamaisori. Je 1'avais fait boire de maniere al'endormir. Jetrouvai bijoux, argent, cachemires; je fis main basse sur le tout et j'allai a Paris vendre 1'argenterie que j'avais fondue. On parla du vol dans les journaux et la chose en resta la. Un jour que j'e"tais absent, Autorita, qui avait le defaut de fouiller partout, trouva dans le recoin d'une armoire un des cachemires voles que j'y avals oublie. II etait a son gout, elle le mit sur ses epaules, et, commeil faisaitbeau, elle alia se prome- ner dansle pare. Le malheur voulut qu'elle y rencontra notre vieille voisine, qui, reconnaissant son chale, lomba, furieuse, sur Autorita, le lui arracha en la traitant de voleuse, etc. La foule s'ameuta, la police intervint, Autorita fut jetee en prison malgre ses protestations d'innocence. Je fus rec.u par les gendarmes a mon arrivee a Versailles, et conduit en prison a mon tour. La de- couverte de ce vol entraina la decouverte d'une par- tie de mes antecedents; mes juges m'envoyerent a la cour d'assises, qui m'a condamne aux travaux forces a perpetuitd. Autorita m'est rest^e fidele; elle a reuni le peu d'argent qui nous restait et a achete' ici un fonds de blanch isseuse. Elle me fait passer quelques secours qui, joints a ce que je gagne, me rendent la vie moins dure... Le vol estdonc bien I'unique metier des voleurs de profession; tant pis s'ils sont quelquefois obliges de 62 LE MONDE DES PRISONS tuer ceux qui les ge"nent. G'est un accident qu'ils re- grettent, mais dont ils ne se reconnaissentnullement responsables. Ils sont en cas de legitime defense. Pourquoi les trouble-t-on dans leur travail? Que la societe leur accorde une place comme a tout le monde, qu'elle les laisse exercer en paix leur profession, et ils seront doux comme des agneaux. L'or n'a pas d'odeur. Pour en gagner tous les moyens sont bons, et les meilleurs sont les plus infaillibles; or, le metier de grinche est excellent. D'ailleurs ce metier exige de rhabilete", de la patience, un long et penible apprentissage. Aussi rien ne le leur fera abandonner, devraient-ils, pour 1'exercer, fouler aux pieds le corps de leur mere, vendre leurs filles, fa- gonner au vice Fame de leurs enfants; ils sont prets atoutes les hontes, prets a toutes les ignominies. GHAPITRE IT Invasion. Une jolie famille. Le cabaret des Pieds humi- des. Le jeune Molutor. Le mauvais pauvre. L'espion. A I'e'cole Bossuet. A la Grande-Roquette. Dans la nuit du 8 au 9 juin 1864, la nuit meme ou Heidenrech dressait 1'echafaud sur la place de la Ro- quette, pour 1'execution de La Pommerais, une eva- sion qui tient du prodige s'accomplissait a la Petite- Roquette, dans des conditions stup^fiantes d'audace et de succes. Vers neuf heures du soir, un juge", a peine age de treize ans, faisait sauter, a 1'aide de son couteau, la toile metallique fixee a la partie superieure de sa fenetre, et sur laquelle s'applique le carreau mobile que le detenu pent ouvrir ou fermer a volonte, et a 1'aide duquel se fait la ventilation de sa cellule. II avail approche son lit de la fenetre, et, grimpe sur une chaise posee sur le lit, il venait de passer avec precaution sa tete par cette ouverture pour inspecter la cour... La cour est deserte. Devant luij dans la nuit profonde, se silhouettent 64 LE MONDE DBS PRISONS sur les f entires de la prison les masses sombres des monuments. Dans 1'inte'rieur de la prison, le silence est com- plet. II pergoit a peine le va-et-vient monotone du gardien, dont les pas reguliers se scandent comme les battements d'une horloge. Au loin, il entend sourdre une vague rumeur, in- distincte d'abord, puis plus perceptible, a certains moments eclalante, pareille aux premiers remous du flot qui vient emplir la greve. Ces curieux qui defer- lent sur la place de la Roquette, viennent voir mourir La Pommerais. A cinq heures du matin, ce grand criminel, marie a peine depuis trois ans a une charmante femme, doit dire adieu a la vie. (Test pour lui que les aides d'Heidenrech dressent Techafaud. G'est pour lui faire cortege que le Tout-Paris , qui ne s'est pas couche, s'entasse sur la place de la Roquette. Ces bruits, dont noire fugitif connait la cause, le rassurent. Tout le monde, pense-t-il, sera occupe de La Pommerais, les gardiens eux-memes courront a ce spectacle, personne ne songera amoi. Ayant jete" un dernier coup d'oail, il prend son parti. A reculons, passant les jambes en premier, par le vide de la toile metallique arrachee, il se laisse glisser a 1'exterieur le long de la fenelre, jusqu'a la corniche qui se"pare le premier etage da second; un etroit et mince bourrelet de pierre courant le long de la facade. PREMIERE PARTIE 65 Se cramponnant de la main droite au tableau de la fenfire de sa cellule, il etend le bras gauche jus- qu'ace qu'il ait atteint, de I'extremite de ses doigts, le tableau de la fenfire suivante. Le corps ainsi colle centre la muraille, le bout des pieds pose" sur la cor- niche, les bras e*tendus entre les deux saillies des fe- n^tres, il semblait une de ces monstrueuses araignees, que Ton voit le soir s'attacherde leurs grands bras fourchus aux asperite"s des maconneries. L'oreille an guet, e"piant le moindre bruit, ilavance lentement, contraint, par le danger incessant d'etre decouvert, a prendre de minutieuses precautions. Le moindre bruit peut le trahir : le fr61ement de ses bras contre un carreau, le grincement aigu de ses ongles sur le platre, la chute d'un gravier detache" par les clous de ses souliers, sa respiration qui de- vient haletante, oppressed. II doit ainsi parcourir 1'espace de six fenetres. L'heure qu'il mil a franchir cette distance relative- ment courte est restee dans ses souvenirs comme un des moments les plus remplis d'angoisse de son exis- tence. Le moindre mouvement en arriere peut le pre"ci- piter dans le vide. II sent ses bras qui se raidissent, ses doigts s'ecorchent, tout son 6tre tremble de fa- tigue et d'inquie"tude. Mort si je tombe, pris si je reste, grommela- t-il tout a coup, il faut avancer. Lorsque lalueur crue de la lune eclairait les murs blancsil lui etait plus facile de se guider, mais il trem- blait que la silhouette de ?on corps, marquee en noir, contre la muraille, ne flit apercue de quelque gar- 4. 66 LE MONDE DBS PRISONS dien. A chaque eclipse de June, il se sentait arrete par la crainte de ne plus pouvoir avancer. II avail peine a assujettir ses pieds surle rebord etroit de la corniche; ses mains tremblaient en cherchant a se cramponner aux tableaux successifs des fenfires qu'il fallait atteindre, les unes apres les autres. Gomme il arrivait a la troisieme fenetre, ils'enten- dit appeler : Molutor! Molutor! En 1'etat de frayeur ou il etait, sa premiere pensee fut qu'un gardien 1'avait reconnu et le helait au pas- sage. II etait perdu. On allait donner 1'alarme, reveiller les surveill ants, se saisir de lui. II entrevoyait avec . epouvante les nombreux jours de cachet qu'il aurait a faire. Cepen- dant Tinstinct de la conservation le fit se cramponner avec plus d'energie. L'appel ne s'etait pas repete". II preta de nouveau 1'oreille. Rien. Je me suis trompe", pensa-t-il, et il continua son glissement perilleux lelong dela muraille, quand du vasistas de la quatrieme fenetre qu'il atteignait, un nouvel appel tres bas, mais tres distinct, Tepou- vanta a ce point qu'il faillit lacher prise : Molutor! Molutor! II reprima un cri. En passant devant la fene'tre, il reconnut un de ses co-detenus qui, voyant cette ombre se dresser, s'e'tait hisse' jusqu'au carreau. Molutor reconnut le Kalmouck, un petit 6tre im- monde, auxyeux obliques, au nez ^pat6, aux grosses PREMIERE PART1E 67 levres sensuelles. Le Kalmouck avaitles mains grasses et courtes, les pieds larges, plats et palmes, un gros cou et des hanches proeminentes. De son vrai nom, il s'appelait Fouche (Auguste- Valentin). II etait ne a Paris, dans le quartier de Belleville, et fut un des principaux acteurs de la revolte du penitencier de rtledu Levant. Ge petit miserable avail tue un jeune enfant de son age, qui avail ete trouve etouffe dans un chantier de bois apres avoir subi les plus odieux oulrages. Comme ce cadavre n'avail aucune trace de blessures, le Kalmouck fut soupc.onne d'avoir fait retomber surson camarade, avec lequel il avail joue toute la journee, la pile de bois sous laquelle il etait mort etouffe. (( Quelle bonne sorgue pour une crampe J ! lui dit tout bas le Kalmouck. Tais-toi, murmura avec effroi Molutor. De- carre, qu'est-ceque tu maquilles id? 2 . Tu es un rude mion ! le mdme pantinois n'est pas maquille de fertille lansquinee / 3 Bonne chance ! Les cognes ne sont pas la *. Molutor avait atteint la cinquieme fenetre. II fit un dernier effort pour gagner la sixieme. II etait arrive a Tangle du bailment. II saisit la conduite defonle qui sert a 1'ecoulement des eaux, grimpa comme un chal et arriva sur le loit. Une horloge sonnait. 1 Quelle bonne nuit pour une Evasion! * Va-t-en ! qu'est-ce que tu f ais ici ? 3 Enfant! L'enfant de Paris n'est pas fait en paille mouill^e. * Les cognes, les agents. 68 LE MONDE DES PRISONS II compta douze coups. Accroupi derriere le montant d'une cheminee qui le derobait h, tous les regards, il se reposa et reprit haleine. En se penchant un peu, il apercevaitlaplace de la Roquelte eclairee par le mince reflet des reverberes clignotants. La foule, de plus en plus compacte, y bruissait, dominee ca et la par les gardes a cheval, dont les sabres nus scintillaient. Devant le porche de la Grande-Roquette, une ma- chine s'elevait sinistre. Dans 1'air retentissaient des coups de marteau presses, et sous les arbres feuillus les montants se dressaient, terribles dans leur sim- plicite. LTenfant, oublieux de sa situation, de"taillait ce spec- tacle. De la machine a tuer, sa pensee allait au con- damne. II avail entendu parler de JV1. de La Pomme- rais, un nom deja celebre; un maitre, dont, ala prison, plusieurs enviaient la gloire. L'enfant avail peine a detacher ses regards de 1'instrument qui se dres?ait, et considerait dans toute son horreur ce lerrne d'une existence de criminel. Une ancienne et vague notion d'honn6lete surgissait dans cette intelligence souillee avant 1'age, elcomme un frisson lui couranl partout le corps reveillait en lui 1'instincl de la conservalion : A quoi bon toute la peir.e que je me donne, si un jour je dois echouer sur cette meme place, gra- vir les degres de ce mme echafaud *! II songea ensuite aux spectateurs qu'il aurait, aux applaudissemenis qu'on lui decernerait, s'll avail la PREMIERE PARTIE 69 cranerie b6te de la brute insensible, quand il serait empoigne par les aides du bourreau. Mise sur ce sujet, son imagination vagabondait. II avail pareouru le chemin le plus difficile de sa perilleuse expedition et cependant il se sentait en- vahi par une invincible defaillance. L'inconnu de 1'avenir 1'epouvantail. Sur maintenant de recouvrer sa libert^ , il la regrettait presque. Que ferait-il demain? Ou irait-il? Comment mangerait-il? Le souvenir du Kalmouck se pre'sentait a son esprit. II aurait voulu I'emmener, lui faire partager sa liberte. G'est si bon d'etre son mailre ! de ne plus voir les vaches * , de respirer le grand air. Tout un monde d'idees se heurtait dans sa petite tele. II e"tait Iui-m6me stupefait de son audace. II regardait avec effroi le mur, le long duquel il avail rampe" et Iremblail maintenant a la pense"e du pe"ril qu'il avail couru. Son pied ayanl glisse, il se retourna dans un geste brusque pour ressaisir son poinl d'appuu Son regard heurta une clarte subite; une bande claire estompait leciel. Les etoiles palissaient vaguement, leur eclat se fondant dans 1'aurore qui montail. Molutor compril que c'etait le jour qui se levait. II fallait se hater. II se laissa glisser sur 1'autre ver- sant du toil, du c6le exlerieur des batimenls de la prison. II arriva a la gouttiere, saisil une conduite d'eau et descendil lentement. II elail dans le chemin de ronde. Au fond, adosse au mur exterieur, se dresse un hangar destine a resserrer le bois. II y courut ' Les gardiens. 70 LE MONDE DES PRISONS et grimpa lestement sur le toil qui etait a fleur du mur. De ce toit peu eleve", il lui etait facile de se laisser glisser jusqu'a terre et de gagner le large. II avait enleve" sa veste de bure et etait en bras de chemise. La machine sinistre e"tait dressed. Dans le haul, sous 1'attache transversale 'des deux grands mon- tants, luisait le couperet en biseau. La foule avait des mouvements de houle noiratre, une agitation de flots presses. Derrierela guillotine, faisant un trou sombre, la porte de fer de la Grande-Roquette se dessinait, pas encore ouverte. Les gardes a cheval, ranges en demi-cercle, con- tenaient les assistants. Onentendaitdes ebrouements de chevaux, meles au cliquetis gai des harnais. Dissimule dans son observatoire, cache par les feuilles, 1'enfant suivait attentivement Jes derniers preparatifs de ce drame, attendant le denouement pour assurer son evasion. Une clameur s'eleva de la place. La porte de la Grande-Roquette tournait sur ses gonds et dans 1'en- cadrement, des silhouettes se detachaient; en avant, le condamne, dont le torse blanc faisait tache sur la robe noire de 1'abbe Crozes. Frissonnant a 1'air du matin, La Pommerais mar- chait, le regard hebete, droit devant lui, fixant la fatale machine. Le silence etait effrayant. Tout a coup un bruit sourd retentit. Un secouement d'epouvante parcourut 1'assis- tance. Tous les regards etaient fixssur I'^chafaud. Quand PREMIERE PART1E 71 le couperet s'abattit, la foule ne bougea pas ; seules les letes se tournerenl automatiquement du c6te de 1'echafaud etde mille poilrines s'echappa uneclameur de satisfaction. A ce moment, Molutor se redressa vivemenl sur le chapiteau du mur. Personne ne le remarqua. II se glissa rapidement jusqu'a terre. Geux qui, parhasard, 1'a- perc,urent crurent que c'elail un gamin qui, trompant la vigilance des agents, etait parvenu a grimper sur le mur. Confondu dans la foule qui s'e"coulait, il gagna le large. Victor Hugo a crayonne de main de maitre un joli quatuor de bandits : Glaquesous , Gueulemer, Babet et Montparnasse, qui, dit-il, gouvernaient, de 1830 a 1835, le troisieme dessous de Paris, cette cave d'ou sort Lacenaire. Babet e"tait maigre et savant. On lui voyait le jour a travers les os, mais rien a travers la prunelle. Use declarait cbimiste. II avail ete pitre chez Bobecbe et paillasse a Bobino. Son Industrie etait de vendre en plein vent des busies de platre et des portraits du chef de 1'Etat . De plus, il arrachait les dents. II avail montre des phe"nomenes dans les foires et pos- sede une baraque avec trompetle el cetle affiche : Babet, artiste dentiste, membre des academies, fait des experiences physiques sur metaux et metallotdes, extirpe les dents , entreprend les chicots abandonnes par ses confreres. Prix : une dent, un franc cinguante centimes; deux dents, deux francs; trois dents, deux francs cinquante. Profitez de I'occasion. 72 LE MONDE DES PRISONS Ce Profitez de Toccasion signifiait : Faites-vous en arracher le plus possible. II avail ele marie et avail eu des enfanls. II ne savail pas ce quesa femme el ses enfanls elaienl deve- nus. II les avail perdus comme on perd son mou- choir. Un jour, du lemps qu'il avail sa famille avec lui dans sa baraque roulanle, il avail lu dans le Messa- ger qu'une femme venail d'accoucher d'un enfanl suffisammenl viable, ayanl un mufle de veau, el il s'elail 6crie" : Voilaune forlune! Ge n'eslpasma femme qui aurail 1'espril de me faire un enfanl comme celui-la! Molulor (Francois-Joseph), le pere de noire fugilif de la Pelile-Roquelle, avail ele plus favorise dela for- tune que le Babel de Victor Hugo. Sa femme lui avail donne' trois enfanls qui, pour n'lre pas nes avec un mufle de veau, lui avaienl rapporle une pelile ai- sance. Molulor e"lail ne a Hougomonl dans la nuit du 18 juin 1815. 11 quilla la Belgique en 1845 el alia s'installer en Algerie. Quand ses filles eurenl alleint leur quinzieme annee, il lesconfia a de riches protec- teurs, qui lui compterenlunesomme respeclablepour prix de son infamie. II ne garda que le garden ne en 1851. Ge Molulor etail un homme pelit, maigre, bleme, anguleux, osseux, chelif, qui avail 1'air malade el qui se porlait a merveille; sa fourberie commengait la. II souriait habiluellement par precaution, el elail poli a peu pres avec tout le monde, m6me avec le mendiant auquel il refusait un liard. II avail le regard PREMIERE PART1E 73 d'une fouine. S'il rappelail Babet par certains cotes , il faisait encore plus songer a Thenardier. Comme Thenardier, il s'etait etabli gargotier a Alger. Souvent, il s'absentait plusieurs semaines de suite et Ton remarquait que c'etait toujours du cote et a 1'epoque ou nos soldats se battaient contre les Arabes. II partait avec une petite carriole attelee d'un mauvais cheval, emportant quelques provisions qu'il vendait fort cher aux troupes. II rentrait toujours a la nuit noire, comme s'il avail eu quelque crime a cacher. Qu'allait faire Molutor a la suite de nos troupes? Le metier que Victor Hugo a depeint dans : Le champ de bataille la nuit. ... La guerre a d'aff reuses beautes, elle a aussi quelques laideurs. Une des plus surprenantes, c'est le prompt depouillement des morts apres la victoire. L'aube qui suit une bataille se leve toujours sur des cadavres nus. ... Vers minuit, dans la nuit du 18 juin 1815, un homme r6dait ou plut6t rampait du c6te du chemin creux d'Ohain... II etait vetu d'une blouse qui etait un peu une capote ; il etait inquiet et audacieux, il all ait devant lui et regardait derriere lui. De temps en temps ; il s'arritier et un heritage . Quand son heritier Francois-Joseph fut devenu homme, instinctivement il fit le meme metier que son papa : ga'rgotier et detrousseur de cadavres sur les champs de bataille. Seulement, comme on ne se 76 LE MONDE DES PRISONS battait ni en France, nt en Belgique, Molutor emigra en Algerie ou la fusillade crepitait jour et nuit. II y resta quinze ans. Un beau matin du mois de mai 1860, il quitta sa mine d'or. II venait c'est du moins ce qu'il racontait aux voisiris il venait d'heriter. II n'allait plus avoir besoin de travailler. II laissa ses deux filles a Alger avec leurs riches protecteurs et ne ramena que sa femme et son garcon, age de neuf ans. Sa femme mourut, en arrivant a Marseille, d'une fievre typhoide, dont elle avail contracte les germes en Algerie. Molutor prit le chemin de fer et vint s'installer a Paris. II acheta une gargote bien achalandee aux envi- rons des Halles. Le cabaret des Pieds-Humides etait situe devant les anciennes Halles; il n'existe plus. Ce cabaret s'ou- vrait sous les plus vieilles maisons de ce quartier, disparu depuis le rajeunissement de la capitale. II avail deux entrees : Tune donnant sur les Halles, 1'autre sur un cul-de-sac. L'inte'rieur de la salle, longue, noire, fetide c'etait plut6t un couloir qu'une salle etait eclaire jour etnuit par un quin- quel-reverbere. Les buveurs de nuit* etaienl des chiffonniers, des forls, des marchands ambulants, marchands el mar- chandes aux pelils las, attendanl I'heure du travail en buvanl la goulte sur le comptoir. Un ruisseau parlageait en deux cette salle, entre le comploir el un long bane vis-a-vis. La, dormaient PREMIERE PARTIE 77 les buveurs avant de faire leurs tournees ou de choi- sir leurs places autour du marche. Ce que ces bu- veurs attendaient pour la plupart, c'etait 1'arrivee du pere Neuf-Heures, un usurier qui se tenait des trois heures du matin a un bout du comptoir, pour faire aux clients des Pieds-Humides sa distribution de pie- ces de cent sous. A neuf heures sonnant, apres la derniere heure de la crie'e, elles se changeaient toutes en pieces de dix francs par le labeur de ces marchands. Grace a la piece d'argent du providentiel pere Neuf-Heures, le petit marchand pouvait acheter, de troisieme main, les provisions servant a son etalage en plein vent, autour des Halles, sur la chaussee. Des trois heures du matin, les marchands aux petits tas attendaient au cabaret des Pieds-Humides leur usurier. II arrivait invariablement, avec ses sacs de toile, pour faire sa distribution usuraire et quoti- dienne. Ce pr6teur elait un homme-chiffre; cependant il ne tenait pas de livres. II n'avait pas de comptabi- lite". Gelui qui ne lui rendait pas son argent se trou- vait le lendemain dans 1'irnpossibilite d'acheter la marchandise et de garnir son etalage. II etait ruine par son manque de parole. G'etait pour caracteriser ce preteur aussi inflexible qu'original qu'il etait connu sous le sobriquet de pere Neuf-Heures. G'etait un petit homme sec et grele, aux habits sordides, a la figure parcheminee, d'ou ressortait un long nez. Ses yeux gris et fauves tournaient dans leur orbite comme ceux d'un oiseau de proie; ses levres minces se dessinaient en raie, entre son nez 78 LE MONDE DES PRISONS effile et crochu el son menton preeminent, ce qui lui donnait la physionomie d'un fantoche terrible. Un beau matin, on le trouva assassine dans sa chambre. L'opinion unanime etait que le pere Neuf-Heures avait une fortune colossale, aussi e"tait-il le point de mire de tous les malfaiteurs. Un Italien, nomme Pitti, le fit assassiner pour le voler. Deux vauriens, surnommSs 1'un Boule-de-Neige, 1'autre Gueule-de-Sac, furent les deux bras de Pitti. Ge dernier avait loue une chambre contigue a la piece de 1'usurier. Gette piece, comme les cham- bres d'autrefois, avait eu une alc6ve qui s'etait trou- ve"e bouchee pour les besoins des nouveaux loca- taires et avait e"te convertie en armoire. Dans une partie de cette armoire, Fusurier avait place son tre- sor; Fautre partie appartenait, par une distribution nouvelle, a la chambre contigue. Pitti avait loue la chambre attenante a celle du pere Neuf-Heures pour qu'aucun voisin ne put le ge- ner au moment de son operation. Au jour fixe pour le crime, Gueule-de-Sac et Boule- de-Neige attendirent le pere Neuf-Heures dans Fes- calier. Huit heures et demie allaient sonner, c'e"tait 1'heure ou 1'usurier remontait dans sa chambre pour s'apprter a faire sa tournee de neuf heures. A 1'ins- tant oil le vieillard mettait la clef dans la serrure, deux hommes couches sur le palier se leverent et pousserent la cloison. Ges deux hommes etaient Gueule-de-Sac et Boule-de-Neige qui, sautant du palier dans la piece, s'abattirent sur 1'usurier qu'ils PREMIERE PARTIE 79 trainerent au milieu de la chambre. L'un des asso- cies avail dans la main un gros clou qui devait ser- vir de levier pour peser sur la porte de I'alc6ve ou etait cache letresor; 1'autre, un marteau pour faire entrer la pesee dans le mur de la cassette et faire sauter la cloison de la cachette. Tous deux, de leur main libre, mirent le vieillard a leur merci. Pendant que Gueule-de-Sac menacait de son marteau le pere Neuf-Heures accroupi a ses pieds, Boule-de-Neige lui plagait un baillon sur la bouche. En vain le pere Neuf-Heures essaya-t-il de crier, de sortir du cercle de fer qui le rivait au sol, il resta sans mouvement et sans voix sous les etreintes des miserables. Boule- de-Neige, apres avoir baillonne le pere Neuf-Heures, dit a Gueule-de-Sac, en plac.ant perpendiculairement 1'enorme clou sur le crane de la victime : Allons, Gueule-de-Sac, frappe de ton marteau sur le clou. Tu sais de quelle mort il doit finir. Gomme il a ete convenu, frappe a la place du cer- veau! Frappe vite, avant de faire sauter 1'alcove aux En sentant la pointe de fer sur son occiput, le pere Neuf-Heures poussa sous son baillon un cri d'angoisse. A 1'instant, Gueule-de-Sac laissa retomber avec vio- lence son marteau sur le clou place sur le crane du vieillard. Un jet de sang sortit du crane entr'ouvert ou s'etait enfonce le clou, pendant qu'un seul cri, un premier et dernier rale, s'echappait de la poitrine du vieillard qui, en meme temps, s'affaissait sur lui- meme. Le pere Neuf-Heures n'etaitplusqu'uncadavre. Raillerie dusort! quand le clou pousse parle mar- teau de 1'assassin traversa la cervelle du moribond, 80 LE MONDE DBS PRISONS neuf heures sonnaient a la pointe de Teglise Saint- Eustache. Ce fut ce cabaret que Molutor acheta. D'abord, ses affaires prospe"rerent. II cut la malen- contreuse inspiration de jouer a la Bourse. II trouva plus malin que lui. En quelques mois, tout son avoir passa des poches profondes de sa vieille capote d'Algerie, dans le por- tefeuille d'un coulissier, qui leva le pied et fila en Belgique, ou Molutor n'avait ni le loisir, ni Tintention de Taller chercher. II fut done oblige de quitter sa gargote, que son creancier avail eu soin de faire vendre et se vit reduit, pour ne pas mourir de faim, a entrer comme homme de peine dans une grande scierie de Vaugirard. G'est a ce moment qu'apparait le jeune Molutor. A Vaugirard, quand, en suivant la rue de Javel pour s'eloigner de Paris et gagner les fortifications, on arrive a peu pres a moitie chemin, on rencontre tout a coup une sorte de cul-de-sac e'troit, decore du nom d'impasse, et sur les plaques bleues attachees a Tangle de la maison de gauche, on pent lire : Im- passe Pernetty. Les quelques immeubles qui, de chaque c6te", bordent cette ruelle infecte, au milieu de laquelle coule un ruisseau boueux et diversement teinte, ont leurs rez-de-chausse"e occupes par des ateliers de differents corps d'etat : forgerons, mare- chaux ferrants, teinturiers, menuisiers. Aux fenetres sans persiennes des Stages superieurs, des loques sales pendent, haillons piltoresques, accroches ca et la, qui disent assez la misere des habitants. PREM1ERF PARTIE 81 Par instants, apparaissentdes teles mal peignees de menageres interpellant dans u ne langue verte, absol u- mentecoeuranle, des gamins malfaisants qui jouenten has, criant, piaillant, se battant, se traitiant dans le ruisseau, de ces gamins que YictorHugo acrayonnes dans les Miserables : Le gamin de Paris... n'a pas de chemise sur le corps, pas de souliers aux pieds, pas de toil sur la tete. II est comme les mouches du ciel qui n'ont rien de tout cela. II a de sept a treize ans, vit par bandes, bat le pave, loge en plein air, porle un vieux pantalon de son pere, qui lui descend plus bas que les talons, un vieux chapeau de quelque autre pere qui lui descend plus bas que les oreilles, une seule bretelle en lisiere jaune : court, guette, quete, perd le temps, culotte des pipes, jure comme un damne, hante le cabaret, connalt des voleurs, tutoie lesfilles, parle argot, chante des chansons obscenes... En temps de barricades, ce gamin meurt en heros; en temps de paix, il devient a seize ans souteneur, voleur et assassin, et, des Tage de dix-huit ans, entre a la Grande-Roquette ou il prend son billet pour la Nouvelle-Caledonie. Aux cris, aux blasphemes, aux obscenes plaisan- teries des gamins et des gamines, jete"s en 1'air a pleine voix, se mele le vacarme des machines en- trecoupe de coups sourds frappes par les marteaux, de sifflements aigus faits par la vapeur en s'echap- pant, de grincements stridents, produits par les en- grenages, dont les dents serrees se mordent au pas- sage. G'est un bruit assourdissant, le bruit d'une cite" ouvriere claquemuree, entassee dans cet etroit cul-de-sac noir et banal. 8* LE MONDE DES PRISONS Ce fut dans une scierie de cette impasse que le pere Molutor eut la chance de trouver un emploi. Apres avoir traine" de porte en porte, s'etre offert pour tous les metiers possibles dans tous les quar- tiers de Paris, le miserable etait venu echouer im- passe Pernetty, ou il avail ete accepte comme homme de peine pour porter les fardeaux au dehors; au de- dans, balayer les copeaux et les rognures, graisser les machines, les nettoyer, surveiller letir chauffage; etre a 1'atelier ce qu'est la servante dans le menage : une bonne a tout faire. Ah ! ce n'etait plus le bon vieux temps de 1'Alge- rie I ce bon vieux temps ou Molutor etait son maltre et alignait sur sa table de longues piles de pieces de vingt francs. Tout cela avait fui comme un revel On avait du mal en ce temps-la, mais on gagnait sa vie, et puis, quand on le voulait, on savait oublier au fond d'une bouteille les soucis du passe. Jour de malheur! e"tre maintenant enseveli dans ce cul-de-sac de 1'impasse Pernetty, dans cet in-pace du travail force. Quelle ironic! La vie, en effet, y etait dure. Arrive le matin des qualre heures pour mettre la machine en mouvement, faire 1'atelier, Molutor ne quittait son boulet qu'a huit ou neuf heures du soir, apres les compagnons; et pour cette longue journe'e, dont pas une minute n'etait consacree au repos, son patron, un dur a cuir, qui lui aussi avait connu la misere, et ne s'etait eta- bli qu'apres avoir lutte pendant vingt-cinq ans, son patron lui comptait trois maigres pieces de vingt SOUP. Parfoi*, mais rarement, quand le travail avait bien marche, que les commamles avaient afflue, que PREMIERE P ARTIE 83 les rentrees d'argent s'etaient bien effectuees, il lui donnait trois francs cinquante. Molutor avail cepend ant dans la journee un mo- ment d'arret, a 1'heure du dejeuner. Tandis que les autres ouvriers, aussit6t que sonnait la cloche de la cite, allaient s'eparpillant, dans les gargotes envi- ronnantes, se faire servir un ordinaire, le pere Mo- lutor, lui, contraint a ne pas sortir, oblige de rester la pour garder la scierie vide pendant une heure, man- geait un morceau sur le coin de 1'etabli, quelquefois seul, plus souvent en compagnie de son petit, qui lui apportait un michon de pain et un demi setier de vin. Le soir, apr6s son dur labeur, le vieux ayarit em- poche dans le gousset de son gilet, aujourd'hui trop large, les trois pieces blanches que le patron venait de lui donner, s'en revenait songeur au galetas, ou il logeait, pres de 1'Ecole-Militaire, dans la rue Fre- micourt, du c6te quitouche a la place Cambronne. Non, decidement, la vie n'est plus dr61e ! Seul avec ce moucheron qui n'est bon a rien, un gonse pas degourdi, toujours 1'air renfrogne, telle- ment qu'on ne sait jamais ce qui lui passe par la boussole ; qui se graisse les jambes avec du baume de paresse; rien ficbe tout le temps, quoi ! et avec ca un appeHit d'enfer ! Quel bon dieu de sort m'a done cramponnea une pareille fripouille. Si encore c'etait une gonzelle !... Et le vieux gredin, s'oubliant dans un honteux attendrissement qui le reportait a quelques anneesen arriere, se rappelait ses deux filles qui avaient e"te 1'origine de sa fortune... 84 LE MONDE DES PRISONS De riches morceaux et qui m'ont rapporte gros ! Ah ! c'etait Je bon temps !... Ainsi songeait Molutor tout en regagnant la rue Fremicourt, comme on allumait les reverberes, et chaque soir, il e sentait plus haineux centre la societe. Une branche de houx fixee au-dessus de la porte, comme aux auberges de village, indiquait de loin le garni de la Peau-de- Lapin : une bicoque haute de trois etages, d'aspect miserable, dont le platre des murs avait coulesousla pluie, dont les fenetres appa- raissaient garnies de carreaux sales ou casses, sepa- res dans le milieu par une cloison de bois, indiquant ainsi que la meme ouverture donnait jour a deux chambres differentes accotees 1'une a 1'autre. Elle avait ete batie avec les debris des maisons expropriees. Sa facade ressemblait a 1'etoffe qu'on emploie pour les costumes d'arlequin ; on avait rem- place par des papiers de diverses couleurs les vitres brise'es par les tltubements des h6tes habituels. Bois et vitres etaient assembles par a peu pres ; portes, fenetres et vitrines formaient un tout ; les araignees et les cloportes, aides par la poussiere et les buees, comblaienl les assemblages mal joints. Des restanls d'inscriptions se lisaient encore et on devinait : Loge a pied et a cheval. A cheval, presque completernent efl'ace, avait entraine la disparition des ecuries, qu'une sagesse economique et interessee avait con- vertie en des taudisa 1'intention des locataires de pas- sage. A travers les vitres de la boutique, on apercevait, sur des bouts de planches superpose"es, des aligne- PREMIERE PAKTIE 85 ments de fioles aux couleurs rejouissantes, puis des rangees de verres de differentes grandeurs, toutes choses qui indiquaient que le patron du garni donnait a boire a ses clients. Le comptoir etait a droite, on n'y pouvait entrer qu'en enjambant le trou noir par lequel on descen- dait dans les caves. La nuit, une trappe fermait cet antre; le jour, on le laissait beant, il protegeait ainsi I'h6tesse des tendresses de ces messieurs et le comp- toir des curieux qui auraient voulu plonger la main dans le bronze de la caisse. Devantle comptoir, c'est- a-dire en entrant a gauche, il y avait six tables, trois appuyees sur la cloison, trois adossees au mur ; les tables d'une simplicite rustique, enfongaient leurs pieds dans le sol salpe'tre ; il n'y avait point de tabou- rets, mais des banes. Sur les murssuintants, les habi- tues avaient, pour la joie de leurs yeux, crayonne mille croquis impurs. Les flacons a liqueurs, les bouteilles de vins fins, se trouvaient empiles derriere le comptoir au-dessus duquel ils formaient niche ; pas une bouteille n'etait a la portee de la main des clients de la Peau-de- Lapin. Le garc,on etait un 6tre a part. II avait bien trente ans ; sans etre obese, il etait gras et rase comme un pretre ; habille aux couleurs de la maison, c'est-a- dire de crasse sur fond d'usure ; sa tete sortait propre, luisante, fard^e, pommadee, de son linge douteux, comme une tete de cire. G'est de lui qu'un raffine du Lapin avait dit un jour : Faut-il qu'il ait du linge sale pour en changer tons les jours. 86 LE MONDE DBS PRISONS Le visage etait rond, 1'air doux ; les joues, passees au blanc gras, avaient les pommettes rose-rouge ; les sourcils et les cils lourdement crayonnes rendaient les yeux plus vifs, mais la paupiere, en clignant sou- vent, en voilait modestement les feux ; ses levres semblaient plus lippues sous la pommade carminee qui les couvrait ; le croquant des oreilles ne parlici- pait pas plus au debarbouillage qu'au maquillage ; il" etait crasseux ; le crane etait convert par une per- ruque blonde rousse dont les meches grasses venaient se terminer en rouleaux sur les tempes. Savoix etait douce, son allure embarrassee, timide, ses mains grasses et potelees etaient des nids d'engelures. II se nommait Gustave. II donnait, lorsqu'on en avail besoin, desrenseigne- ments sur la prison de Poissy ou il avail ete cinqans, on ignorait pour quelle cause ; il pretendail elre un honnete homme. La maitresse de la Peau-de-Lapin a laquelle il ne souriait jamais, avail la plus grande confiance en lui. Gelle qui tenait le comptoir n'avail rien de remar- quable. Assise, les clienlsun peuavines, Japrenaient pour un homme ; seul le costume qu'elle portait indi- quail son sexe. Au resle, pour dislinguer quelque chose dans le bouge, il fallail avoir 1'habitude d'y sejourner, tant la vapeurs des lampes au schiste el la fumee des pipes envahissaienl I'almosphere et la rendait opaque ; on ne se voyait que dans les nuages. Le vieux Molulor habilail au haul d'un escalier noir, dont la rampe elail une corde el sur les palters duquel les plombs puanls ouvraient leurs tuyaux PREMIERE PARTIE 87 pour la plupart engorges ; une petite piece prise dans 1'inclinaison du toit et recevant le jour et Fair par un vasistas scelle dans les tuiles. Le pere el son gamin couchaient ensemble par terre, sur un vieux matelas tout evenlre, la tete appuyee contre le corps d'une cheminee qui passait dans leur taudis, seul mode de chauffage qu'ils pouvaient se permettre ; une ecuelle felee, qu'ils remplissaient a la pompe de la cour, leur servait pour les soins de leur toilette som- maire. Un soir, c'etait un samedi, le vieux Molutor apprit d'une voisine, en montant 1'escalier, que le petit etait deja rentre depuis longtemps, mais qu'il avail un dr61e d'air. Bougre de clampin ! si t'as fail des belises, gare les giffles ! grommela-l-il en machonnanl le tuyau de sa bouffarde. Dans un coin de la chambre, une masse noiralre dessinail de vagues contours informes et immobiles ; c'elail 1'enfanl qui dormail. Les mains crispees etaienl ramenees dans un gesle de possession sur sa poi- trine. Eh bien ! qu'est-ce que tu f...la? cria Molutor, monsieur roupille ! etmoije turbine! Sacre vaurien ! Un aristo ! quoi ! Brusquernent arrache a son sommeil, dresse en un clin d'oeil sur ses petites jambes, le m6me offrait a son pere 1'aspecl pleurnichant d'un petit qui a peur. Pourquoi done que lu liens la main fermee comme ca? II y a done quelque chose de bien beau dans ces cinq doigls-la? Fais un peu voir. El comme le petit approchait Irop lenlement, le 88 LE MONDE DES PRISONS vieux lui desserra violemment les mains, le faisant crier sous 1'horrible douleur de ses faibles doigts tordus. Un objet brillant tombasurles carreaux avec un bruit metallique qui fit dresser Toreille au vieux. II se baissa pour Je ramasser, c'etait une montre. Ou as-tu trouve c.a ? Je 1'ai pris. Ou ? A Tatelier, pardi ! riposta le gamin qui s'en- hardissait a la vue de la mine patelarde et joyeuse de son pere, a Fatelier, ce matin, quand je suis venu t'apporter ton pain a onze heures... II allait continuer, lorsque tout a coup, il se sentit enlever de terre. Son pere le tenait dans ses bras, le couvrait de caresses, 1'appelait des noms les plus tendres. Ah ! mignon ! ah ! fiston ! ah ! cheri ! ere co- quin ! c'est de Tor, c'est la fortune ; viens encore que je t'embrasse. C'etait du delire, de la folie. Son fils allait lui rap- porter plus que 1'enfant au mufle de veau, dontil avail lu la naissance dans le Mestager. Le vieux Molutor se sentait revivre dans son fils. Bon chien chasse de race. La famille de detrousseurs de cadavres avait un rejeton digne d'elle. Ge que le petit dr61e venait de faire en obeissant a une sorte d'intuition du vice, le vieux allait 1'eriger en travail regulier. Dans son cerveau, embarbouille par 1'alcool, mais ou la seule idee du mal produisait instantanement des eclaircies d'intelligence etde rai- sonnement, il avait combine son plan. Sa vie etail maintenant assures : une vie de bien- PREMIERE PART1E 8 9 etre s'ouvrait de nouveau devant lui. Avec la jouis- sance d'un gourmet qui fait passer et repasser sur sa langue la goutte d'or d'un vieux vin, il savourait cette pensde : L'enfant volera ! Tout d'un coup, il cut un frisson. II faillit se rappeler qu'il etait pere. II se remit vite d'aplomb. Qu'importe ! c'est le bien-etre, c'est la for- tune ! L'enfant volera. II se sentit d'ailleurs rassure en jetant sur son fils un regard plus attentif. Ce petit etre, au regard fuyant, au visage emacie, pale, autant amaigri par la souffrance physique que par des vices prococes, a 1'oeil insolent et fripon, etait bien le type accompli du bandit que le vol reclame et qui ne sait que bar- boter. L'enfant etait ne pour voler. Autant utiliser ses talents. Des le lendemain, le travail commencait. A onze heures, au coup de cloche donne par le portier de 1'impasse, les tours s'arretaient, les machines ces- saient de transmettre le mouvement aux ateliers, les ouvriers presses couraient a la gargote sans seule- ment prendre le temps de se rhabiller. Us partaient en tablier ou en blouse, laissant a leur place : gilet, casquette, paletot, dans Jequel le plus souventils avaient les uns une montre, d'autres leur pipe ou leur porte-monnaie. Aucun danger, d'ailleurs, se disaient-ils, le patron ne quitte jamais son bureau qu'a midi, quand nous revenons ; puis Molutor est la qui veille. Au bout d'un certain temps, le patron, voyant que 90 LE MONDE DES PRISONS re'gulierement le petit garden de 1'homme de peine venait passer avec son pere 1'heure du dejeuner et allait lui chercher ce dont il avail besoin, ce qui Je dispensait de sortir, prit Thabitude de quitter son bureau, soit pour fumer dans la cour une cigarette en attendant 1'heure de son dejeuner, soit pour remonter chez lui et prendre plus tot son repas. Vous ne bougez pas, n'est-ce pas, Molutor? Je compte sur vous. Bien sur, patron, soyez tranquille, je reste la. Peu a peu, 1'atelier se trouva livre pendant cette heure a la complete discretion de Molutor et de son jeune associe". A partir de ce jour, des vols nombreux se succe- derent dans la scierie. Les ouvriers, en remetlanl leur gilet, le soir, au moment de s'habiller pour partir, remarquaient qu'il leur manquait toujours quelque chose. La premiere fois, 1'uri se dit : Ah ! je 1'aurai oubliee chez moi, je croyais bien 1'avoir emporlee ; faudra que je voie. Arrive chez lui, il cherchait, fouillait, retournait ses tiroirs sans dessus dessous et ne trouvait rien. Le lendemain, il racontait aux camarades qu'il n'avait pas retrouve sa montre, bien sur qu'il 1'avait perdue en route. De nouvelles disparitions eurent lieu. Les soupcons finirent par se porter sur le vieux, puisqu'il restait seul dans 1'atelier et que jamais personne ne venait a cette heure-la. Molutor se defendit avec energie, et simula tellement 1'innocence que de nouveau 1'incer- titude entra dans 1'esprit de ces braves gens, el le PREMIERE PARTIE 91 mystere de planer plus epais, plus impenetrable sur les disparitions. Gependant, deja deux montres, une pipe, trois ou quatre porte-monnaie avaient disparu, sans que leurs proprietaires aient jamais pu remettre la main dessus. Lin ouvrier se de"voua, fit le guet a 1'heure du dejeu- ner et surprit le petit Molutor en train de barboter. Ah ! gredin, je t'y prends ! Le petit criminel ne pouvait nier. Le vieux jeta les hauts cris. On lui en voulait, un si honne'te homme ! si range ! qui n'avait jamais fait de tort & personne ! Enfin, c'etait bien malheureux ! Quelqu'un avail du pousser son gosse a faire ce mauvais coup, pour lui faire perdre sa place, un enfant si sage, si poli, qui ne courait jamais, qu'il elevait si bien, c'etait abomi- nable! Le vieux Molutor cut beau le calotter, le trepigner, le trailer de vaurien, de va-nu-pieds, de sac a corde, lui prertire qu'il perirait sur 1'echafaud, se confondre en larmes, en expressions de repentir, le moutard eut beau pleurer, jurer ses grands dieux que jamais plus il ne recommencerait, qu'il ne croyait pas mal faire, quelqu'un qui avail couru an garni du vieux Molutor, en rapporla les objets vole's. Le pere pro- tesla qu'il n'avait connaissance de rien, qu'il etait bien malheureux... la preuve etait faite. Le patron feignit d'avoir pitie de lui, et, comme les ouvriers Fen prierent, il le renvoya sans porter plainte. Allez vous faire pendre ailleurs, et que je n'entende plus parler de vous. 92 LE MONDE DES PRISONS Molutor fit semblant de fondre en larmes, et sortit, heureux d'en tre quitte a si bon marche. G'est alors que commenga, pour lui, une vie mise- rable et errante, de longs jours sans manger, des nuits froides passees a la belle e"toile ; il connut ces angoisses du malheureux quicraint toujours de tom- ber entre les mains de la police, et qui ne sail com- ment lui echapper; vie odieuse, insupportable, misere sans fin et sans issue. Son aventure avail etc vite connue; aussi eut-il de la peine a rester dans les ate- liers ou on voulait bien 1'accHeillir. Son gamin roula d'atelier en atelier, et finit bientftt par abandonner son pere, qui, plus que jamais, traina, en haillons. sans ressources, et alia grossir I'arme'e des sans- ouvrage. Rebute de partout, Molutor se fit mendiant. II men- dia d'abord a la porte des eglises. Mais, comme il n'etait pas connu de la clientele et de la valelaille des porches pieux, il en fut brutalement chasse, lorsqu'un soir, le hasard le conduisit dans la rue de la Calandre, au cabaret du Gras-Double. Les troncons de la rue MoufFetard offraient, a cette epoque, sur sa montee, les debris de petites rues rem- plies de nombreuses bibines , anciens reposoirs de chiffonniers. De la place Maubert a 1'extremite de la rue de la Galandre surgissaient des cabarets f elides, des h6tels garnis, dontles habitues et les locatairesavaientleurs noms inscrits dans les annales judiciaires et dans les archives de la police. Le fretin des impures et des declasses de tout PREMIERE PARTIE 93 genre se refugiait dans ce quartier immonde, au fond des rues Julien-le-Pauvre, du Fouarre et des Anglais. Dans cette derniere ruelle, il faisait presque nuit en plein jour. Les garnis en etaient le plus bel ornement, ils e"taient occupes par des brocanteurs, des marchands de chiffons, des debitants de consolation, dont la plus serieuse clientele etait composee de voleurs. Les honnetes habitants qui occupaient, par excep- tion, ces garnis, Etaient exposes a de cruelles sur- prises. Profitant de I'absence de son voisin d'un garni de la rue des Anglais, un jour, un malfaiteur, apres avoir, par precaution, vainement frappe a la porte vis-a-vis de la sienne, penetra dans le logement a 1'aide d'un rossignol. La porte refermee, il visita les meubles sur lesquels on avait laisse les clefs; il explora les coins et recoins, ne trouvant ni argent ni valeur, il se disposait a s'habiller, des pieds a la tete, aux depens du loca- taire. II avait choisi, dans sa garde-robe, un pantalon, un gilet, un paletot, un feutre, une paire de bottines; deja il avait pose delicatement, sur le lit, une che- mise de toile. Au moment ou, nu comme le premier homme, il allait changer de linge, un bruit de pas retentit dans 1'escalier. II prete 1'oreille, les pas se rapprochent, on s'arrete, on introduit une clef dans la serrure. Vite, notre larron se baisse et disparait sous le lit. La porte est ouverte, on entre. II voit le bas des 94 LE MONDE DES PRISONS jambes de la personne qui va et vient dans la cham- bre d'un pas pr6cipite. Blotti sous le lit, le voleur ne bronche pas, fort inquiet sur Tissue de sa mesavenlure. A peine cinq minutes se sont-elles ecoulees que la personne se dirige vers la porte et descend. Le mal- faiteur sort precipilammenl de sa cachette. guignon ! la chemise n'est plus sur le lit. Les vetements qu'il a mis de c6te" ont disparu. Reduit a reprendre ses anciens efFets, il va au pied du lit ou il les avail pr^alablement deposes. Redoublement de guignon ! On les avail emporles ! Pour comble de malheur, la garde-robe avail e"te" completemenl de"valise"e, la commode n'avail plus veslige du moindre linge. L'individu que le voleur avail pris pour le voisin etait un deuxieme larron, qui avail fait un paquet du tout. Pendant qu'il reflechissait au moyen de se lirer d'embarras, le verilablelocalaire survient. En voyant le desordre qui regne dans sa chambre, il comprend qu'il est victime d'un vol recent; car il n'etail reste" absent qu'une demi-heure. Le premier voleur vole n'avait eu que le temps de se retirer dans un cabinet noir attenant a I'alc6ve du lit. Instinctivement, le locataire va droil a ce cabinel el se Irouve face a face avec le quidam en etal de nudile" complele, interdit et confus. Ne pouvanl rien en tirer qui pul expliquer sa pre- sence, le voisin lui inlime Tordre de le suivre au posle, sans lui permettre de revenir dans sa chambre, de peur de lui laisser le temps de soustraire ses effets sorlis de sa commode. PREMIERE PART1E 95 Chemin faisant, le voleur, tout penaud, enveloppe de la couverture du lit de son voisin, ne cessait de repeter : En voila une affaire, c'est moi qui suis le vole ! et c'est mon voisin qui me pige pour un aulre qui n'est meme pas dela maison !.,. Pas de chance!... En voila une affaire ! Le garni a la mode avail pour enseigne : Au Gras- Double. Une salle longue, forme boyau ; a droite, un comp- toir en zinc, qui n'en finissait plus, charge de bou- teilles ; des bouteilles en face, le long du mur, avec des bocaux sur des planches ; au-dessous, un large bane de bois faisant vis-a-vis au comptoir et filant d'un bout a 1'autre de la salle. Sur ce bane, a toute heure, des femmes deguenil- lees, depuis 1'horrible vieille jusqu'a la toute jeune fille, attendaient pour passer au salon et y manger le gras-double, le plat unique, le plat favori de I'etablissement. Le salon separait la boutique par une cloison vitre"e. D'un cote, elle donnait sur la rue; de 1'autre, sur un escalier en colimac.on, dans les chambres du garni. Gette piece etait meublee de tables et de banes en bois, bien serres les uns centre les autres. Les mendiants et les mendiantes n'avaient genera- lement droit qu'au bane de la grande salle. Apres 1'heure des dejeuners, Tentr^e du salon appartenait cependant a tous les declasses. Les mendiants eux- memes pouvaient s'y lancer des qu'ils etaient regales par un des elus de cet enfer. Ge fut dans ce bouge que Molutor se refugia. II y 96 LE MONDE DBS PRISONS fit la connaissance (Tun miserable de sa trempe, avec lequel il se lia. d'amitie, entre deux verres d'absinthe. L'autre lui conta comment il vivait. II exploitait la charity humaine. II vivait dans un taudis avec une femme et des enfants qu'il louait, et s'arrangeait de maniere a ce qu'on vint le visiter. Le commerce etait bon. II engagea Molutor a tenter la fortune. Ce fut un trait de lumiere pour Molutor. II n'eut pas de peine a trouver au Gras-Double une compagne digne de lui. II lui restait quelques sous. 11 s'installa avec elle. Gelle-ci de"nicha deux petites filles aban- donnees, et Molutor se mit a 1'ouvrage. Tout le monde a lu cette description navrante du mauvais pauvre par Victor Hugo : La porte du galetas venait de s'ouvrir brus- quement. La fille ainee parut sur le seuil. Elle avail aux pieds de gros souliers d'homme taches de boue, qui avait jailli jusque sur ses chevilles rouges, etelle etait couverte d'une vieille mante en lambeaux. Elle entra, repoussa la porte derriere elle, s'ar- reta pour reprendre haleine, car elle etait essoufflee, puis cria avec une expression de joie : II vient ! Le pere tourna les yeux,la femme tourna la tele, la petite so3ur ne bougea pas. Qui ? demanda le pere. Le monsieur ! Le philanthrope ? Oui. De 1'eglise Saint-Jacques ? PREMIERE PARTIE 97 Oui. Ge vieux ? Oui. Et il va venir ? II me suit. Tu es sure ? Je suis sure. La, vrai, il vient ? II vient en fiacre. En fiacre 1 G'est Rothschild ! Le pere se leva. Comment es-tu sure ? S'il vient en fiacre, com- ment se fait-il que tu arrives avant lui ? Lui as-tu bien donne 1'adresse, au moins ? Lui as-tu bien dit : La derniere porte au fond du corridor, a droite? Pourvu qu'il ne se trompe pas ! Tu 1'as done trouve a 1'eglise ? A-t-il lu ma lettre ? Qu'est-ce qu'il t'a dit ? Ta, ta, ta, dit la fille, comme tu galopes, bonhomme ! Voici : Je suis entree dans 1'eglise, il etait a sa place d'habitude, je lui ai fait la reverence et je lui ai remis la lettre, il a lu et il m'a dit : Ou demeurez-vous, mon enfant ? J'ai dit : Monsieur, je vais vous mener. II m'a dit : Non, donnez-moi votre adresse, ma fille a des emplettes a faire, je vais prendre une voiture et j'arriverai chez vous en meme temps que vous. Je lui ai donne 1'adresse. Quand je lui ai dit la maison, il a paru surpris, il a hesite un instant, puis il a dit : G'est egal, j'irai . La messe finie, je 1'ai vu sortir de 1'eglise avec sa fille, jeJes ai vus monter en fiacre, et je lui ai bien dit : La derniere porte au fond ducorridore, a droite . Et qu'est-ce qui te dit qu'il viendra ?. G 98 LE MONDE DBS PRISONS Je viens de voir le fiacre qui arrivait rue du Petit-Banquier. G'est ce qui fait que j'ai couru. Comment sais-tu que c'est le meme fiacre? Parce que j'en avais remarque le numero, done ! Quel est ce numero ? 440. Bien, tu es une fille d'esprit. La fille regardahardiment son pere, el, montrant les chaussures qu'elle avail aux pieds. Une fille d'esprit, c'est possible; mais je dis que je ne mettrai plus ces souliers-la, et que je n'en veux plus, pour la sante d'abord et pour la proprete ensuite. Je ne connais rien de plus agaganl que des semelles qui jutent et qui font ghi, ghi, ghi tout le long du chemin. J'aime mieux aller nu-pieds. Tu as raison, repondit le pere d'un ton de dou- ceur qui contrastait avec la rudesse de la jeune fille, mais c'est qu'on ne te laisserait pas entrer dans les eglises, il faut que les pauvres aient des souliers. On ne va pas pieds nus chez le bon Dieu, ajouta-t-il amere- ment. Puis, revenant a 1'objet qui le preoccupait : Es-lu sure, la, sure, qu'il vient ? II est derriere mes talons, dil-elle. L'homme se dressa. II y avail une sorte d'illumi- nation sur son visage. Ma femme ! cria-l-il, tu entends. Voila le phi- lanthrope. Eteins le feu. La mere, stupefaite, ne bougea pas. Le pere, avec 1'aclivite d'un sallimbanque, sorlil un petit pot egueule qui etait sur la cheminee et jela de 1'eau sur les tisons. PREMIERE PARTIE 99 Puis, s'adressant a sa fille ainee : Toi ! depaille la chaise. Sa fille ne comprenait point. I1 empoigna la chaise et, d'uncoup de talon, il en fit une chaise depailiee. Sa jambe, passa au travers. Tout en retirant la jambe il demanda a sa fille : Fait-ilfroid? Tres froid. II neige. Le pere se tourna vers la cadette qui etait sur le grabat, pres de la fenetre, et lui cria d'une voix ton- nante : Vite ! a bas du lit, faineante ! Tu ne feras done jamais rien ! Gasse un carreau. La petite se jeta a bas du lit, frissonnante. Gasse un carreau ! reprit-il. L'enfant demeura interdite. M'entends-tu ? repete le pere, je te dis de casser un carreau. L'enfant, avec une sorte d'obeissance terrifiee, se dressa sur la pointe du pied et donna un coup de poing dans un carreau. La vitre se brisa et tomba a grand bruit. Bien, dit le pere. II etait grave et brusque. Son regard parcourait rapidement tous les recoins du galetas. On eut dit un general qui fait les derniers pre"- paratifs au moment ou la bataille va commencer. La mere, qui n'avait pas encore dit un mot, se souleva et dit d'une voix lente et sourde, et dont les paroles semblaient sortir comme figees : Gheri, qu'est-ce que tu veux faire? Mets-toi au lit, repondit 1'homme. 100 LE MONDE DES PRISONS L'intonation n'admettait pas de deliberation. La mere obe"it et se jeta lourdement sur un des grabats. Cependant on entendait un sanglot dans un coin. La fille cadette, sans sortir de I'ombre ou elle s'etait blottie, montra son poing ensanglante. En brisant la vitre, elle s'e'tait blessee ; elle s'en etait allee pres du grabat de sa mere, et elle pleurait silencieusement. Ce fut le tour de la mere de se dresser et de crier : Tu vois bien les betises que tu fais ? En cas- sant ton carreau, elle s'est couple ! Tant mieux ! dit 1'homme, c'etail prevu. Comment ! Tant mieux ! reprit la femme... Paix ! repliqua le pere, je supprime la libertd de la presse. Puis, dechirant la chemise de femme qu'il avait sur le corps, il fit un lambeau de toile dont il enve- loppa vivement le poignet sanglant de la petite. Cela fait, son ceil s'abaissa sur la chemise dechi- r6e, avec satisfaction. Et la chemise aussi, dit-il. Toutcela a bon air. Le pere promena un dernier coup d'ceil autour de lui comme pour s'assurer qu'il n'avait rien oublie. II prit une vieille pelle et repandit de la cendre sur les tisons mouille's, de facon a les cacher complete- ment. Puis, se relevant et s'adossant a la cheminee : Maintenant, dit-il, nous pouvons recevoir le philanthrope. II y eut un moment de silence dans le bouge. Puis s'adressant a 1'ainee : PREMIERE PARTIE 101 Ah c,a mais I il n'arrive pas ! s'il allait ne pas venir! J'aurais eteint mon feu, defence .ma chaise, deteriore ma chemise et casse mon carreau pour rien. Et blesse la petite ! murmura la mere. Savez-vous, repritle pere, qu'il fait un froid de chien dansce galetas du diable !... Mais qu'est-ce qu'il fait done, ton mufle de monsieur bienfaisant ? Viendra-t-il ? L'animal a peut-etre oublie 1'adresse! Gageons que cette vieille bete... En ce moment on frappa un leger coup a la porte, 1'homme s'y precipita et 1'ouvrit en s'ecriant avec des salutations profondes et des sourires d'ado- ration : Entrez, Monsieur, daignez entrer, mon respec- table bienfaiteur. Monsieur, lui dit le nouveau venu, vous trou- verez dans ce paquet des hardes neuves, des has et des couvertures de laine. Notre angelique bienfaiteur nous comble, dit Jondrette en s'inclinant jusqu'aterre. Puis, se penchant a 1'oreille de sa fille ainee: Hein! qu'est-ce que jete disais! des nippes! pas d'argent ! Us sont tous les memes ! A propos, com- ment la lettre a cette vieille ganache etait-elle signee? Fabanton, repondit la fille. L'artiste dramatique, bon !... Molutor avait bien les qualites de 1'emploi. Cette nature profondement immorale sut se plier a toutes les hypocrisies. II sut attendrir le cure de sa paroisse, les membres de la conference de Saint-Vincent de Paul, les administratem-s du bureau de bienlaisance, 6. 102 LE MONDE DES PRISONS de bonnes dames plus zele'es que prevoyantes. Les secours pleuvaient chez lui et deja il s'applaudissait de 1'heureuse circonstance qui de l'arme"e des sans- ouvrage 1'avait verse dans celle des mauvais pauvres; lorsqu'un matin qu'il se rendait a la mairie pour aller ihercher quelques nouveaux secours, il apercut a la porte un rassemblement. Du centre partaient des cris aigus. II put s'approcher. Deux sergents de ville e"taient aux prises avec un affreux vaurien d'une di- zaine d'annees, qui se debattait comme un demon. Molutor, qui flairait deja une escroquerie nouvelle a tenter sous le couvert d'une bonne action, eut le tort de s'approcher de trop pres. A un moment, il se trouva en face du gamin qui s'e"cria : Eh ! papa ! bonjour mon vieux ! II etait trop tard pour reculer. Les sergents de ville se retournerent aussit6t. G'est votre fils ? Molutor aurait bien voulti protester, mais le petit .criait de plus belle : Eh! oui, je suis son fils, c'est papa Molutor, est-ce pas que je suis bien ton fils ? Molulor fut contraint de s'avouer le pere de cet odieux garnement. Les sergents de ville prirent sonnom etson adresse pour le jour ou le jeune prevenu comparaitrait de- vant le tribunal de la police correctionnelle. II venait d'etre pris en flagrant delit de vol avec une bande de petits vauriens dont il paraissait etre le chef. Molutor re ntr a chez lui tout soucieux. II eut un instant la pensee de deguerpir, de changer de gale- PREMIERE PARTIE 103 tas, pour echappera la citation des juges. II prefera rester. Quelques jours apres, il comparaissait comme te- moin devant la huitieme chambre correctionnelle. Molutor n'etait pas a son aise. II craignait que son gamin ne le vendit. A l'audience,le jeune Molutor fut d'un cynisme revoltant, ce qui permit au pere de dire, sans trop soulever 1'indignation de 1'auditoire : Vous voyez, mon president, quejenepuisrien fnire de cet enfant, je ne puis le surveiller. II se moque de moi. Je vous 1'abandonne. Ce fut la Petite-Roquette quile recueillit, jusqu'au jour ou il parvinta s'en echappersi audacieusement. La retraite avait sonne. Depuis longtemps deja les notes stridentes du clairon et les frappements sourds du tambour s'etaient perdus dans la nuit calme. Aux bastions, dans les casemates, derriere les fascines, sous les tentes, les soldats dormaient sur le sol glace, la t6te haussee par le sac, les jambes enveloppees dans leur caban. Par instants, des coups de canon ebranlaient 1'air, et des obus passaient stridents, avec un sifflement aigu. Des forts s'echappaient des lueurs sinistres, de scintillants et courts eclairs, aussi vite eteints qu'al- lumes. Au loin, derriere les bois, des feuxde bivouac, rou- gissant les futaies environnantes, indiquaient dans les tenebres la place de l'ennemi. Sur les sentiers ravages par le passage des pieces 104 LE MONDE DES PRISONS d'artillerie, sur les routes au sol fatigue par les pie- tinements de la cavalerie, des grand'gardes, mono- tonement passaient par groupes dissemines : les hommes par quatre, a c6te lesuns des autres, entie- rement enveloppes dans leur manteau recouvrant la croupe de l.eurs chevaux, la main sur la detente de la carabine, appuyee contre la cuisse. Derriere les talus, dans les fosse's, au travers des sillons et des ornieres, des francs-tireurs, couches dans la boue, faisaient, sous la clarte pale des etoiles, des amas noirs, des tas de corps ressemblant a des tas de cadavres, la vie indiquee seulement par des remuements brusques, des sursauts imprevus, des toussements soudains. Pendant le jour, des pa- trouilles de uhlans, courant dans la plaine, avaient laisse trainer de leurs selles des fils telegraphiques, couches, imperceptibles sur le sol, embuches desti- nees a leur reveler la presence de nos troupes, le moindre choc se repercutant a 1'extremite, a 1'etat- major prussien. Se faufilant sous les feuillees tenebreuses, un homme, revetu du costume des francs-tireurs, avan- cait prudemment, seul et loin du campement fran- Gontreletronc minceetblanc d'unbouleau,ilheurta du pied, avec une precaution voulue, unfil de ferac- croche dans 1'herbe. La vibration se communiqua, et comme un frisson courut dan> le sol, jusqu'au poste central. Aussit6t une sentinelle prussienne, defiante cependant, s'avanga. L'homme se fit reconnaitre par un signe de ralliement verbal : des mots durs pro- nonces bas, avec des sons rauques, une phrase lu- PREMIERE PARTIE 105 desque apprise etmal repetee ; puis les deux soldats, le Francais et son ennemi, se parlerent. Le faux franc-tireur sortit de son sac une lettre qu'il remit. En ^change, il recut une piece d'or,qui etincela sous les rayons de la June ; puis tout rentra dans le silence, les deux hommes s'eloignant 1'un del'autre. Molutor car c'est lui que nous retrouvons ici trahissait son pays. L'echappe de la Petite-Roquette s'etait fait espion dela Prusse. Apres avoir fait la campagne en province sous un faux nom, avec les papiers d'un malheureux qu'il avait assassine, apres avoir ete fait prisonnier a Se- dan, il avait recouvre sa liberte, grace a un honteux marche qui 1'attachait au service du roi Guillaume. II avait gagne les lignes francaises, brode je ne sais quelle histoire ou il jouait un r61e heroique, et s'e~tait fait incorporer dans les armees improvisees que Gambetta formait. Apres la prise d'Orleans, il s'etait rabattu sur les murs de Paris. 11 s'e"tait engage dans un corps franc pour y continuer plus a son aise son criminel metier. Avec le mois de decembre qui commenqait, la si- tuation de Paris assiege" allait changer. Les procla- mations du gouverneurde Paris et du general Ducrot avaient annonce que le siege entrait de.ns une phase nouvelle. On n'allait plus demeurer seulement sur la defensive, mais prendre 1'offensive etlrouer, au point vulnerable, la triple ligne d'investissement 61evee autour de Paris par 1'ennemi. Le 29 novembre,les combats s'engageaient autour de Paris par 1'Hayet Thiais apres une terrible canori- nade des forts. Les troupes du general Vinoy, les 106 LE MONDE DES PRISONS soldats de la ligne et les fantassins de la marine repoussaient 1'ennemi dans ses retranchements et, tandis que deux bataillons de la garde nationale em- portaient la Gare-aux-Boeufs,sous le feu de la mous- queterie prussienne, nos soldats se repliaient emme- nant leurs prisonniers sous Je canon des forts. L'attaque de 1'Hay et de Thiais avait pour but de faire croire aux Prussiens que 1'objectif de 1'arme'e franchise etait de s'emparer de Ghoisy-le-Roi. Le change n'eut pas lieu et 1'operation ne put re"ussir. Avertis par leurs espions, aux oreilles des- quels les projets et les plans du gouverneur de Paris avaient transpire, les Prussiens garderent le passage de la Marne. Molutor, un des premiers, avait, des la veille, com- munique les nouvelles a 1'ennerni. Parti a la nuit tombante en reconnaissance avec un groupe d'eclai- reurs charges de releverles positions de 1'ennemi, il avait entraine ses compagnons jusqu'aux extremes limites des avant-postes et la, sous les coups de feu espaces des sentinelles ennemies postees en tirailleurs, il avait dans 1'herbe, sans eveiller nul soupc.on, cher- che et trouve le fil de laiton communiquant au quar- tier general. Au milieu du va-et-vient de Faction rapide, a travers la fumee et la nuil, sa situation etait perilleuse, il n'attendit pas que la reponse lui par- vint d'une fagon ou d'une autre ; il attacha a 1'en- droit ou il se trouvait un papier portant toutes les indications exactes des evenements prepares pour le lendemain. Le lendemain mercredi 30 novembre, la lutte s'en- gagea des le matin. PREMIERE PARTIE 107 Tandis que (a division Susbielle emportait sur la droite Montmesly, le gros de I'armee du general Ducrotjetait ses ponts de bateaux sur la Marne se precipitant sur Bry et Ghampigny ; puis, d'un elan arrachait pied a pied aux Prussiens les hauteurs de Villiers, de Gceuilly et de Chennevieres. Nos soldats gagnaientdu terrain de minute en mi- nute, lorsque vers cinq heures et demie, quand ils arriverent sous les murs creneles du pare de Villiers, lorsqu'ils attaquerent en face la premiere maison blanche de Goeuilly, a droite de la route, sur la hau- teur, etqu'ils se porterent a 1'entree de Ghennevieres, une fusillade tellement fournie, ecrasante, impro- bable, eclata sur ces crates, comme une trainee de poudre qui s'enflamme, un feu tellement meurtrier les accueillit qu'ils furent contraints d'abandonner aux Prussiens 1'asile fortifie qu'ils venaient de prendre. Cette decharge meurtriereetsoudaine etaitl'oeuvre de Molutor. Guides par les renseignements qu'il avait communiques la veille, les Prussiens avaient pu de- jouer les ruses de notre plan et surprendre ceux-la memes par lesquels ils devaient etre surpris. Vers la fin de decembre, le gouvernement de Paris voulut tenter une nouvelle action du cdte du Bourget. L'attaque du 20 decembre echoua comme celle du 30 novembre. Nos troupes furent obligees de se replier en bon ordre. Pres de soixante mille hommes bivouaque- rent pendant trois jours dans la plaine qui s'etend entre le Bourget et les fortifications. Ils y attendirent ime occasion favorable dereprendre I'offensive, I/oc- 108 LE MONDE DBS PRISONS casion ne s'e"tant pas presentee, on les fit rentrer dans Paris, ne laissant aux avant-postes que les troupes necessaires pour assurer le service des grand' gardes. J'avais accompagne a tilre d'aum6nier les ambu- lances de la Presse. L'etat-major me pria de rester sur le terrain pour remplir mon ministere aupresdes troupes qui ne de- vaient pas rentrer a Paris. Je m'installai dans le presbytere du Drancy. J'allat chercher a Paris ce qui m'etait necessaire pour cam- per la jusqu'a nouvel ordre. Je rapportai de quoi celebrer la messe etquelques secours en nature pour les malades. Un soir, il pouvait etre huitou neuf heures, j'ache- vais mon breviaire, quand j'entendis heurter a ma porte. Qui va la ? G'est bien ici M. I'aum6nier? Oui, que lui voulez-vous ? Tout en parlant, j'etais descendu et j'avais ouvert la porte. Je me trouvai en presence de deux hommes en- core jeunes. Us etaient rev6tus du costume des francs- tireurs. Qu'y a-t-il pour votre service mes amis? Voici, monsieur Taum6nier. G'est le comman- dant Poulizac qui nous envoie. II vous prie de venir aupres d'un de nos camarades qui a etc" blesse mor- tellement tout a I'heureetqui voudrait voirun pretre avant de mourir. G'est bien, j'y vais. Et ou est votre camarade? ,PREM1ERE PAftTIE 169 A la Patte-d'Oie, tout pres de Bobigny, a vingt minutes d'ici. J e remontai dans ma chambre prendre mon chapeau, mon manteau, les saintes huiles et un cordial pour le blesse. M'accompagnez-vous? Le camarade va vous accompagner, monsieur I'aum6nier, dit 1'un d'eux. Le commandant m'a donne un ordre a porter au colonel Lespieau. Je tirai la porte sur moi, et je partis. La nuit etait noire , le froid glacial. J'avais rejete mon manteau sur mon epaule pour me preserver du vent. II me couvrait la figure et presque les yeux. Le petit village de Drancy etait fortifie. On y avail dresse a la hate quelques barricades qui encombraient lesrues. Jefisd'abord quelques pas c6teac6te avecmon compagnon. Je venais de franchir la barricade elevee a 1'entree du village, quand, me retournant, je ne vis plus mon compagnon. Je 1'appelai. Personne ne me re"pondit. Je crus entendre ungemissement. Jerevins sur mes pas. Peut-6tre sera-t-il tombe dans un trou. J'inspectai les alentours de la barricade. Rien. Gette disparition 6trange ne me causa cependant pas d'autre inquietude. J'imaginai je ne sais quel malen- tendu et je continual seul mon chemin jusqu'a la Patte-d'Oie. Trois ou quatre fois je fus arr6te" en route par les sentinelles , auxquelles je dus donner le mot d'ordre. A la Patte-d'Oie, il n'y avait ni commandant Pou- lizac, ni francs-tireurs, ni moribond. Un lieutenant* 110 LE MONDE DES PRISONS colonel de ligne, le lieutenant-colonel Leclerc, y com- mandait. Je lui contai mon aventure. Vous avez 6te joue par des dr61es, monsieur I'aum6nier. Je soupc.onne que c'est encore un de ces maraudeurs dont nous sommes infestes. Je vais vous faire accompagner pour rentrer chez vous. En arrivant chez moi, je trouvai la porte toute grande ouverte. Ma chambre etait dans un desordre inexprimable. Ma malle eventree ne contenait plus que quelques chapelets, des scapulaires, des livres de piete. Mon linge, mes vStements, les quelques cordiaux qu'on m'avait. donnes a 1'ambulance du Grand-H6tel, mon vin blanc pour dire la messe, lout avait disparu. J'elais completement devalise'. Le co- quin qui avait fait le coup s'etait servi de ma bougie qu'il avait laissee allumee. Sur mon matelas, je trouvai le billet suivant griffonne au crayon, a mon adresse : Drancy, 24 d6cembre 1870. A I'aum6nier du Drancy : Vrai de vrai, c'est pas la peine de se gener. Qu'en dis-tu, mon vieux? Est-ce bien joue ? Quand t.u reviendras, plus rien. Voici ce que j'emporte et je te le rendrai dans Teternite. Trois paires de bas c,a me tiendra chaud c'est tout de mme emb6tant qu'ils soient noirs, ^a pourra me faire chopper. PKEMIERE PARTIE Ml Trois chemises de flanelle, chic ! Mouchoirs, un, deux, trois, quatre, cinq. Je t'en laisseun, pauvre vieux, dans le cas ou tu t'enrhume- rais. On est bon zigue ou on ne Test pas. Ah ! des fioles ! Madere, malaga, cassis, cognac. G'est rien chic ! A ta sante, bibi ! Je te laisse tes medailles, tes chapelets, ca me por- terait malheur. L'heure s'avance. Bigre, dep'chons- nous. On frappe. Je croyais quec'etait toi, vieux rati- chon ! Ah ! c'est Lecoq. Lecoq, c'est le camarade qui t'a emmene et qui revient m'aider. II te 1'a bien faite. Lui et moi nous te disons : M.... MOLUTOR. Je pris le billet et le serrai dans mon portefeuille. Le lendemain, j'allaitrouver Je colonel Lespieau. Je lui contai ma me'saventure. II m'oftrit 1'hospitalite au quartier general. Je Tacceptai avec d'autant plus d'empressement que je ne pouvais plus habiter le presbytere de Drancy, le clocher de 1'eglise servant de cible aux Prussiens, qui nous bombardaient du Raincy. Deja le matin, pendant que jedisais la messe a 1'autel dela Sainte-Vierge, leseul qui fut reste debout, plusieurs obus etaient tombessur 1'eglise et y avaient fait d'horribles ddgats. Je reparai de mon mieux la breche que Molutor et Lecoq avaient faite a mon petit bagage, et je m'em- pressai d'oublier mes deux voleurs, quand une cir- constance fortuite me remit, quelques moisplus tard, en presence de Tun d'eux. 112 LE MOiNDE DES PRISONS La Commune venait d'eclater. L'installation du nouveau gouvernement s'etait faite avec solennite. De grandes draperies rouges, a crepines d'or, cou- vraient la facade de l'H6tel-de-Ville. Le buste dela Liberte, coiffe d'un bonnet phrygien, se dressait s>ur un fut de colonne, entre les plis flot- tants des drapeaux rouges. Les'membres du Comite Central, ceints d'echarpes rouges a f ranges d'argent; ceux de la Commune d'e- charpes rouges a franges d'or, sie"geaient sur 1'estrade. Assi presidait cette cer6monie, dont la mise en scene grisaitet montaitaux cerveaux. Des salves d'artillerie, des fanfares de Marseillaise emplissaient Tair. Le de- file des bataillons devant I'estrade etait plein d'en- thousiasme. Ges debuts e"taient merveilleux. Molutor mes lecteurs ne s'etonneront pasde ren- contrer ce gredin mele au mouvement revolution- naire s'etait d'abord incorpore dans les hussards de la mort, et, a travers Paris apeure et bouleverse, on le voyait circuler superbe, dirigeant avec peine un pur-sang de belle race, dans un costume de theatre enleve a quelque magasin de decors pille par ces fantoches du proletariat ; sa ceinture bossuee de re- volvers toujours charges, et au c6te, battanl le poi- trail de sa monture, pendait un immense sabre de cavalerie, arrache a un soldat de Versailles, tombe dans une des premieres escarmouches. Nous etions arrives au denouement. Le dimanche 21 mai, les troupes francaises etaient entrees dans Paris et commencaient leur oeuvrede salut. Je n'avais PREMIERE PARTIE 113 pas quitte Paris. J'etais reste a mon poste, a 1'ecole Bossuet. Le lundi matin j'appris la bonne nouvelle. Le mercredi matin, a six heures, une vingtaine de communards forgaient notre porte, 19, rue d'Assas. J'etais deja occupe avec le citoyen VarJin, membre de la Commune, qui venait faire une perquisition dans la crypte de lachapelle.Au moment cujelereconduisais, j'apergus cette troupe, qui se pavanait dans la cour. Je m'avancai. Un des hommes, se detachant du groupe, vint a moi. Je ne portais pas le costume ecclesiastique, J'etais enve'tements civils. G'est vous, me cria-t-il, qui 6tes le patron de cette cambuse, citoyen? Oui, c'est moi. Ah ! eh bien ! nous venons nous y installer. Tenez, voyez-vous cette cheminee et il me montra une maison de la rue de Rennes en construction, mi- toyenne avec Je mur de 1'ecole Bossuet j'ai passe la nuit la-dedans, et cequ'e j'y ai degote deYersaillais, je ne vous dis que ga. J'ai vu ce matin votre cambuse, et je me suisdit : La-dedans, on peut tenir un siege. Me voila. Y parait que c'est une bondieuserie ? Tant mieux. On verra a la faire sauter apres. Hum! Qu'endites-vous, citoyen? Je 1'avais laisse causer sans 1'interrompre, et je cherchais a retrouver dans mes souvenirs ou j'avais deja rencontre cet homme. Ce son de voix ne m'etait pas inconnu , et il n'y avail pas longtemps que je 1'avais entendu. Ou ? mes souvenirs e"taienl con- fus... 114 LE MONDE DES PRISONS Ce que j'en dis, citoyen ? Mais d'abord, avez- vous des ordres? Qui 6tes-vous ? Qui ? Ah ! mon gaillard, regardez-moi cette poitrine . Sursa vareuse s'etalaient quinze ou vingt me"dailles. Qa ne vous dit rien ? Et de sa main il secouait avec prevention sa ferblan- terie. Non. Dites-moi qui vous 6tes, cela vaudra mieux, et montrez-moi votre ordre derequisition. Je sors d'avec le citoyen Varlin qui ne m'a nullement parle" d'une occupation militaire quelconque. Le citoyen Varlin, je m'en f.... comme de ma premiere chemise! Est-cepas, les amis? Oui ! oui ! vive le commandant ! hurlerent les gars qui s'etaient rapproches de nous. Bataillon du pere Duchesne! me dit alors avec emphase rhomme aux vingt medailles, etmoi, Molu- tor, son commandant. Vive le commandant ! Molutor ! ce nom me remit en memoire ma me'sa- venture du 24 decembre 1870. Le commandant du bataillon 6tait bien mon franc-voleur de la guerre. Tiens, lui dis-je negligemment, j'ai connu un de vos parents sans doute, car il portait le meme nom que vous; pendant la guerre, il etait franc-tireursous les ordres du commandant Poulizac. Eh ! ce parent, c'etait moi-meme , dit-il en riant peniblement. Tiens, moi, je ne vous connais pas... Mais, c'est pas tout ca. II s'agit, les amis, de se mettre a 1'cEuvre, dit-il brusquement, et comme cher- chant aeviterune confrontation. PREMIERE PARTIE 115 Pardon, mon commandant, lui repliquai-je, mais votre ordre? vous ne me 1'avez pas encore mon- tre, j'attends toujours. Zut! me repondit-il. Tunevas pas nous em... nuyer, citoyen! Enavant,etmontre-nouslacambuse. Le parti le plus sage etait de faire contre fortune bon co3ur! D'ailleurs les hommes qui accompa- gnaient Molutor n'avaient pas 1'aspect de guerriers bien farouches. II me sembla meme qu'ils ne cher- chaient qu'un pretexte d'echapper a la lutte. Je me sentais d'autant plus a 1'aise que Molutor ne m'a- vait pas reconnu. Je les promenai dans le jardin, partout ou ils voulurent. A dix heures, ils me quittaient, declarant qu'il n'y avail rien a faire dans la cambuse, mais que j'etais un bon bougre. A trois heures, la troupe reguliere nous d^livrait de cet affreux cauchemar. Douze ans se sont ecoules. Nous sommes a la Grande-Roquette. Mon auxiliaire me remet le petit billet suivant : Salle des vieillards. Monsieur I'om6nier. Grande-Roquette, le 5 avril 1884. Le nomme Molutor prie Monsieur Tom6nier de bien vouloir lui accorder une petite audience. J'ai bien 1'honneur, Monsieur D'etre votre tout devoi MOLUTOR Pierre-Isidore. 116 LE MONDE DES PRISONS Je fais appeler Molutor. C'est bien 1'homme que deux fois deja j'ai rencontre sur mon chemin. II m'a reconnu le premier, en assistant le diman- che a la messe. Le fendant chef de balaillon du pere Duchesne est d'ailleurs singulierement avarie". Vous me reconnaissez, monsieur I'aum6nier? G'est bien vous qui etiez a 1'ecole Bossuet le 24mail871? Oui, me dit-il en baissant la tete. II est heureux que vous n'ayez pas su a ce moment-la qui j'etais, sans cela... Oh ! sans cela, je vous aurais fait fusilier, je 1'avoue. Aliens, ne parlons plus de cela, mais de vous. Pourquoi 6tes-vous a la Grande-Roquette?Et enquoi puis-je vous etre utile? J'ai ete arrete pour escroquerie. Je sors le 24 de ce mois et je viens vous demander de me faire la charite de quelques v^tements, surtout d'un pantalon. Je ne sais si je Irouverai de 1'ouvrage, mais je vou- drais redevenir honnete. Le ton avec lequel il prononce ces mots : Je vou- drais redevenir honnete ne me laisse aucun doute sur ses vraies dispositions. Molutor est un incorri- gible qui ne peut exercer d'autre metier que celui de grinche. Je fais semblant de croire a ses bonnes dis- positions, et je le prie de me raconter les derniers episodes de son histoire. En vous quittant, le 24 mai 1871, je me rendis avec mes hommes a l'H6tel-de-Ville. Je fus dirige sur Mazas et (is partie de la troupe qui accompagna les PREMIERE PARTIE 117 otages a la Grande-Roquette. Lorsque 1'ordre de mas- sacrer les otages fut donne, je me joignis au peloton d'execution. On fit descendre les otages par le petit escalier de secours. On devait les fusilier au bout du chemin de ronde, au has de 1'infirmerie. On avail peur que les otages qui etaient a 1'infirmerie ne les vissent. On rebroussa chemin et on les conduisit au second chemin de ronde. L'archev6que avait 1'air tres crane. 11 donnait le bras a M. Bonjean. Au moment ou il franchit la petite porte, j'etais a c6te de lui et je 1'en- tendis qui disait : Ge ne sont pas ces homines-la qui sont coupa- bles,c'est M. Thiers. J'etais a c6te de Ferre quand on commanda le feu. Je n'ai pas tire; mais, si on me 1'avait commands', je n'anrais pashesite. J'etais completement ivrede rage. Je ne savais plus ce que je faisais. Je courus auPere- Lachaise et je me battis jusqu'a la fin. Je fus fait pri- sonnier, conduit a Versailles etcondamne a mort. On m'a commue, je ne sais pourquoi. J'ai passe neuf ans a la Nouvelle. Je suis revenu apres 1'amnistie, Je n'ai pas trouve de travail. J'ai vole ! On m'a condamne a six mois. Je ne sais pas ce que je ferai en sortant. J'ai cruellement souffert a la Nouvelle. Je ne suis plus bon a rien. II faudra cependant vivre. A ce moment, sa figure exprime une haine feroce. J'essaie de le calmer. Tout d'un coup il se leve et part. Molutor a quitte la Grande-Roquette. Unjourou, Tautre il y reviendra, et ce ne sera pas pour une petite affaire. GHAPITRE III Ce que pense de la peine de mort un voleur de profession. Le condamn6 a mort dans soncachot. Daux. Le Pacha de la Glaciere . Abadie et Gilles. Cornet. Montchar- mont. Gamahut. Un mot de Victor Hugo. Gervais. Verger. Campi. La peine de mort n'est plus un remede. Ge n'est meme plus une peine. Le pretre beige. Avril et Lacenaire. Lemaire. Campi. Barr6 et Lebiez. Albert. Welker. Terrible illusion du sourire. Mont- charmont. Lacenaire. Madame Tiquet. Les executes de Peirebeilhe. Une petite partie a Beauvais. Uneorgie a la Grande-Roquette. Un mot deM. Rochefort. Ignitus du Figaro. Opinion de I'abb6 Crozes. Le guillotin par persuasion. L'6chafaud sans phrase. Que faut-il faire des voleurs de profession ? Je crois peu a la conversion des larrons et des voleurs de profession, a e"crit un voleur de pro- fession. Qui a vole volera; qui a tue tuera; comme qui a bu boira, sauf quelques crimes exceptionnels provenant de la surexcitation des passions ; et si je donnais un conseil au gouvernement, ce serait de mettre a ohacun de nous une balle dans la t6te, ou de nous jeter a la mer avec un boulet, nous tous freres du crime, unis par le sang. Le repentir, ou PREMIERE P \RTIE 119 plut6t le changement de vie , est bien rare chez nous Voila qui est net. II n'y a pour ce voleur de profes- sion qu'une issue : la mort. Or, est-il vrai que cette issue soil la seule? et ne pourrait-on pas, au contraire, remplacer la peine de mort par un supplice moins repugnant et plus effi- cace? La peine de mort est certainement un chatiment terrible. Rien n'est comparable a 1'epouvante qui envahit I'ame du condamne pendant 1'attente et lorsque 1'heurefatale a sonne. Dans son cachot cet homme vit avec des inspecteurs de la surete qui se present a ses caprices autant que le reglement le permet. Us causent et jouent aux cartes avec lui, selon qu'il le desire. Depuis plusieurs annees, on ne met la camisole de force qu'aux con- damnes indociles. II est libre. 11 fait ce qu'il veut, il dort, se leve, se couche, fume, lit, parle, se tail selon sa fantaisie; il n'est astreint a aucun travail; pour se promener, il a a sa disposition, deux heures par jour, une petite cour au milieu de laquelle s'epanouit un massif de marronniers, et qui est entouree de galeries en cas de mauvais temps. Instinctivement et sans effort, on agit a son egard avec une grande bonte. Sa nourriture est plus soignee, plus abondante que celle des autres detenus ; s'il a quelque argent, il peut se procurer certaines douceurs a la cantine ; ses parents, ses amis peuvent lui en envoyer du dehors. Le direc- teur, I'aum6nier, ses avocats lui rendent visite. Quoi qu'on fasse, la pensee de la mort, dontchaque 120 LE MONDE DES PKISONS jour approchele terme, ne quitte jamais ces malheu- reux. Tout eneux trahit 1'apprehension la plus vive. Lorsque je fus nomme aum6nierde la Grande-Ro- quette, j'y trouvai un nomme Daux, que la cour d'as- sises de la Seine venait de condamner a mort pour avoir lente d'assassiner une vieille femme au Bourget. Le matin de la Toussaint, le brigadier me remettait le petit billet suivant : Monsieur, L'homonier je vous demanderez si sa vous serait possible de bien vouloir m'accorder une petite au- dience s'ils vous plais. Je suis votre tres humble ser- viteur, je vous salue. DAUX. Apres la messe, je me rendis dans la cellule de Daux. II ne m'eut pas plutdt apergu, qu'il fut pris d'un tremblement nerveux, et une sueur abondante lui perla au visage. Qu'avez-vous, mon ami? c'est bien vous qui m'avez fait demander? Oh ! monsieur, c'est que ca me fait de 1'effet de vous voir. J'etais pour ce malheureux Taumdnier des der- nieres prieres. Ghaque fois que je le revis, je fus temoin de la meme scene. II fut commue. J'allai le feliciter ; ce n'etait plus le m^me humme. Ma presence ne lui faisait plus peur. Quelques mois apres, lui succedait dans la m6me cellule Meerholz. surnomin^ le Pacha de la Gla- PREMIERE PAKTIE 121 ciere . Le president des assises, M. Gammartin, m'a- vait charge de lui annoncer que non seulement il ne serait pas execute, mais que m6me sa peine serait commuee en celle de vingt ans de travaux forces. Je le fis prevenir que je lui apportais de bonnes nou- velles. II n'en trembla pas moins de tous ses membres quand il m'aperc.ut. Abadie et Gilles, qui attendirent leur sort pendant trois mois, entraient en agonie tous les matins, vers quatre heures, m'a raconte 1'abbe Crozes, et ne re- trouvaient un peu d'assurance que vers six heures. Us se sentaient sauves jusqu'au lendemain. J'ai observe le me"me phenomene chez Cornet, qui a attendu soixante-trois jours la decision du chef de llfctat. Les quarante jours qui s'ecoulerent entre I'arr6t et 1'execution de Montcharmont furentpour ce malheu- reux quarante jours d'agonie. L'imagedu supplicele poursuivait sans relache; a chaque moment, il croyait voir se dresser devant lui 1'echafaud sur lequel il allait perir. La nuit, il faisait des reves afire ux, des reves de couperet sanglant, de tete separee du tronc et se reveillait en poussant des hur- lements de b6te fauve. Le jour, il pleurait, il gemis- sait, il ecrivait a ses amis, a tous ceux qu'il croyait pouvoir lui venir en aide. Des personnes charitables le visitaient, le consolaienl, Texhortaient a la resi- gnation et au repentir. Mais c'est ce couteau! s'ecriait-il, c'est cette planche que je vois to uj ours! Pendant les trente-neuf jours de son internement a 122 LE MONDE DBS PRISONS la Grande-Roquette, Gamahut fut pris des m6mes terreurs. La nuit, il etait en proie a des cauchemars suivis de brusques re'veils. Est-ce qu'on vient? s'ecriait-il,dresse sur son lit, 1'oreille tendue vers la porte de la cellule. Le moindre bruit d'un gardien en tourne'e, une porte ou- verte 1'apeuraient. Gervais dormait profondement, lorsqu'on pene'tra dans sa cellule. Son reveil fut effrayant. L'abbe Crozes s'approcha de lui et 1'embrassa. Oh ! c'est impossible, ajouta-t-il a plusieurs re- prises, d'une voix rauque. G'esl impossible! mais c'est un crime que va commettre la societe. Us disent que ce n'est rien, fait dire Victor Hugo a son heros, dans le Dernier jour d'un condamne, qu'on ne souffre pas, que c'est une fin douce, que la mort de cette facon est bien simplified. He! qu'est-ce done que cette agonic de six se- maines et ce rale de tout un jour? Qu'est-ce que les angoisses de cette journee irreparable qui s'ecoule si lentement et si vite? Qu'est-ce que cette echelle de tortures qui aboutit a 1'echafaud? Apparemment ce n'est la que souffrir. Ne sont-ce pas les m6mes convulsions, que le sang s'e"puise goutte a goutte ou que 1'intelligence s'eteigne pensee a pensee? Gampi, qui, au lendemain de son arrivee a la Grande-Roquette, m'avait dit d'un ton fort degage : Mon seul desir est de mourir. La lecture du verdict, auquelje m'attendais, ne m'aproduitaucutie PREMIERE PARTIE 123 emotion. Je me suis meme donne le plaisir, en quit- tant 1'audience, de courir dans le couloir avec 1'espe- rance que les municipaux, en se pressant pour me rattraper, degringoleraient dans 1'escalier. La mort ne m'effraie pas. Je me figure que je suis poitrinaire. Gombien qui meurent a mon age ! Gampi qui avail dit a 1'audience, a M e Laguerre, pendant que la Cour deliberait : Je viens d'etre frappe d'une phthisic galopante, c'est 1'affaire de quelques semaines ; et qui avail d'abord refuse de signer son pourvoi, s'e"tait promp- tement ravise. Je remarquais d'ailleurs, que chaque jour, il devenait plus distrait, plus songeur. II jouait aux cartes nerveusement, sans attention. Je sentais que, quand il me parlait de sa morl, la pensee de la guillotine 1'obsedait. II ressemblait a ces malades qui essayenl d'oublier leur mal en en cau- sant avec leur medecin. Ses gardiens eux-memes s'elaienl aperc,us que plus 1'heure du supplice appro- chait, plus ses nuits etaient agilees. II avail des mou- vemenls brusques. Tout d'un coup, il se levait, quil- tail sa leclure, arpentait sa cellule en crispant les poings. G'esltoujours ainsi, m'avait prevenu 1'abbe Crozes. Les plus violent? sont mates des qu'ils enlrenl a la Grande-Roquelle. Us comprennenl que le lemps de la pose est fini el que c'esl le cercueil qui s'en- Ir'ouvre. Quand on vinl chercher Verger, 1'assassin de M& r Sibour, il se mit d'abord a plaisanler. Oui, jevous connaislous, dil-il aux assislanls, vous venez voir quel eflet cela me fera. Soyez sans 124 LE MONDE DES PRISONS inquietude, je connais 1'Empereur, il ne me laissera pas executer. Tout le monde etait consterne. L'abbe Hugon s'approcha de lui : Voyons, mon cher ami, volre derniere heure est arrivee, il faudrait songer a votre ame... Un instant, monsieur 1'abbe, je suis pretre comme vous et je connais toutes ces formules. L'heure cependant avanc,ait et Ton ne savait quel parti prendre. L'air insouciant de Verger, ses bravades paralysaient tout le monde. Tout d'un coup, soil qu'il ait compris, soit qu'il ait ete frappe de folie, il s'ecria : Ah! ca, mais c'est done vrai?... Et vous croyez que je vais aller tranquillement a I'echafaud? Vous m'y conduirez de force. Et, se cramponnant a son lit, il regarda les assistants de 1'aird'un homme decide a se faire mettre en pieces plut6t quo d'avancer. Voyons, messieurs, s'ecria-l-il tout d'un coup, joignant les mains, se jetant a genoux devant les agents, vous qui etes decores, qui approchez 1'Empe- reur peut-6tre avait-ilreconnu M. de Nieuwerkerke qu'on avail laisse entrer allez trouver 1'Empereur. Diles-lui que je ne veux pas mourir. Qu'il me gracie. A ce moment, des agents se jeterent sur lui. Une lutte epouvantable s'engagea. Le directeur, M. de Lasalle, se sentant defaillir, quitta la cellule. Verger se cramponnait aux agents, au lit, a la porte. G'etait horrible. II rugissait. Le greftier, M. Branderelh, actuellemcnt directeur de la prison des Jeunes-Dete- nus, eut 1'heureuse inspiration d'aller chercher le bourreau. Heidenrech etait un colosse : sa haute taille, PREMIERE PARTIE 125 sescheveux blancs tallies en brosse, ses favoris courts, ses levres et son menton soigneusement ras6s lui donnaient 1'air d'un officier en retraite. Quand il penetra dans la cellule, la lutte etait effrayante. Eh bien ! Verger, lui dit-il lentement, le fixant de son ceil clair, il parait que vous ne voulez pas venir de bonne volonte, nous allons done vous em- mener de force ? Verger regarda cet homme en tremblant. II eut peur et se laissagarrotter; puis, sans dire un mot, il le suivit. On le conduisit a 1'avant-greffe pour la toilette. Oh ! mon Dieu, s'ecria-t-il en se tordant sur le tabouret ou il etait assis, est-ce triste de mourir sans parents, sans amis, abandonne de tous ! Verger, lui ditaussit6t 1'abbeHugon, tousvos amis ne vous abandonnent pas et, lui montrant le crucifix, en voici Un qui pense a vous, qui vous aime, qui vous attend, le reconnaissez-vous ? Et Verger, prenant le crucifix, 1'approcha de ses levres. G'est bien, lui dit 1'aumonier, je vois que vous m'avez compris. Et, 1'attirant doucement dans un coin de 1'avant-greffe, il lui donna 1'absolution. L'echafaud, a ecrit Victor Hugo, quand il est dresse et debout, a quelque chose qui hallucine. Qui Taper^oit frissonne du plus mysterieux des frissons. Le lendemain de 1'execution, 1'eveque parut accable. Par moments il begayait des monologues lugubres. En voici un que sa sceur entendit un soir et recueillit : Je ne croyais pas que cela fut si monstrueux. J'ai senti ce frisson au reveil de Michel Gampi. 126 LE MONDE DES PRISONS Jamais je n'ai e"prouve" d'angoisse aussi profonde, jamais je n'ai ete autant oblige de calmer mes nerfs. Je ne croyais pas que cela fut si monstrueux, ni que le reveil d'un condamne a mort fut si e"pouvan- table. Campi s'e"tait couche confiant, revant peut-^tre de 1'avenir. Tout a coup on 1'eveille, on 1'arrache a son reve, el brusquement on lui crie : Tu vas mourir! Jamais je n'oublierai 1'egarement, la paleur cada- verique dont ce visage fut aussit6t envahi. Gampi! Gampi ! repeta par deux fois le direc- teur. Qu'est-ce que tout ce monde? dit-il en se dres- sant sur son scant. Votre pourvoi a etc rejete... Allons, mon gar- con, il faut elre courageux. Gampi etait devenu livide. Ses yeux hagards se promenaienl sur toutes les personnes presentes, sans en fixer aucune. Au bout d'une minute, il sembla faire effort pour re'unir ses idees, il secoua ses couver- tures et se mit a genouxsur son lit... Un tremblement nerveux secouait ses membres, comme si un fluide eleclrique les traversait ; il fit plusieurs fois le geste de 1'agonisant qui ramasse ses draps et passa la main sur son front. Sa respiration etait bruyante^saccadee; une sueurabondante inondait son visage. Serrant les dents pour en reprimer le claquement, il s'assit sur son lit. On lui passa ses v^tements. Tout en s'habil- lant, il nous regardait d'un regard atone, hebe'te. II faisait d'etonnants efforts pour rester maltre de lui. Donnez-moi de I'eau, que je me lave la figure , PREMIERE PARTIE 127 commanda-t-il de ce ton imperieux qu'il employait volontiers vis-a-vis des personnes de la prison. Le sous-brigadier prit de 1'eau dans un geigneux * et lui enjeta sur la figure. Vous ne pourriez pas me donner de 1'eau au- trement, sur une serviette? On lui passa une serviette. Tout en s'essuyant, il langait autour delui des regards farouches et mena- cants. Le reveil de Marchandon fut d'autant plus terrible que, lui aussi, comptait sur sa grace. N'avait-il pas fait dire une messe a cette intention? Quand on entra dans sa cellule, il se souleva sur son lit, retomba, pris.d'un tremblement nerveux. L'abbe Scala, aum6nier de la Petite-Roquette, s'ap- procha delui, et essaya de lui faire reprendre cou- rage. Mais le malheureux ne 1'entendait pas. Un instant il parut revenir a lui et fit signe al'abbe Faure de s'approcher. II lui murmura quelques mots a Foreille. G'etait pour lui demander d'envoyer a sa mere une photographic avec son dernier souvenir. Malgre ses efforts, Marchandon se sentait defaillir; ses jambes se derobaient. En franchissant le seuil de la prison, il manqua de tomber. Les deux pretres furent forces de lui prendre les bras et c'est presque en le portant qu'ils lui firenl franchir les huit ou dix metres qu'il avait a parcourir. Avec ses cheveux courts, sa barbe completement rasee, son cou degarni, Marchandon avail Fair d'un enfant de quinze ans. La paleur mate du teint, le men- 1 Petite crnche a I'usasre des detenus. 1*8 LE MONDE DBS PRISONS ton fuyant qui diminuail le visage ajoutaient encore a 1'illusion. II avait les yeux egares et ne semblait plus se rendre compte de ce qui lui arrivait. Sur la bascule, une revolte de la chair se produisit, mais sa tete fut emprisonnee dans la lunette et le couteau tomba. La peine de mort est done une peine redoutable, mais pour qu'elle soil un remede efficace, il faudrait d'abord qu'elle fut en vigueur. Or elle ne Test plus, c'est pourquoi elle n'intimide plus les coquins. On a calcule qu'a 1'heure actuelle, sur 100 crimi- nels de profession, qui passent devant les assises, 92 sont exoneres par le jury avec les circonstances attenuantes;, 8 sont condamne"s a mort; 3 seulement sont executes. En 1826, 72 criminels ont e(6 executes en. France; en 1880, il n'y en a eu qu'un seul, Me- nesclou; en 1881, encore un seul, Lantz; et encore ni Menesclou, ni Lantz n'etaient des voleurs de pro- fession ; Menesclou avait coupe en morceaux une enfant de quatre ans, a laquelle il avait fait subir les derniers outrages ; Lantz avait tue son pere ; pas un seul en 1882, ni en 1883 ; un seul en 1884, Michel Gampi. A 1'heure ou j'ecris ces lignes, vingt-sept con- damnes a mort altendent dans leur cachot la deci- sion du chef de 1'Etat. II y a longtemps qu'on a vu. en France un aussi grand nombre de condamnes a mort a la fois. Gombien seront executes? II y a d'abord quatre femmes : la femme Piel, qui assassina, le 15 aoiit dernier, deux vieillards septua- PREMIERE PART1E 129 genaires; la femme Rosalie Lecat, qui fit tuer son mari par son amant ; la fille.Baudet. cette ancienne prostituee qui, vieillie, usee, sans le sou, vendit a un ignoble satyre un petit enfant de cinq ans qu'elle egorgea ensuite pour I'emp6cher de rien dire; enfm la femme Thomas qui, avec son mari et ses freres, brula vive leur vieille mere, en Sologne. Depuis de nombreuses annees, pas une femme n'a subi le dernier supplice. Si bien qu'une legende s'est formee. Le peuple livide des escarpes et des assas- sins s'imagine volontiers que la loi n'ose plus frapper le beau sexe . Une galanterie de la guillotine! Et cette croyance est si enracinee, que le president de la cour d'assises de la Vienne ayant dit a la fille Baudet : Vous saviez bien que vous seriez punie de mort? La fille Baudet repliqua : Je croyais en rier dernier, vers onze heures du soir, Si- monnet tuait, dans un cabaret de Limoges oil il avait pe'netre' pour voler, la veuve Lavaud et son gendre. II fut arrte a Bourges, ou il commit un vol avec effraction quelques jours apres. L'assassin avait Iui-m6me raconte' son crime dans sa cellule a un de ses co-detenus. Simonnet a des antecedents de"plorables : il a subi quatre condamnations dont une a cinq ans de re'clu- sion pour vol qualified puis a ete condamne successi- vement a Gbateauroux et a Bourges, deux fois a vingt ans de travaux forces et en dernier lieu a per- pe"tuite , par contumace. Quelqu'un qui a vu Simonnet dans son cachot m'assure qu'il a une entiere confiance dans la cle- mence du president de la Republique. A Versailles, a la prison des Ghantiers, Leduc, con- damne deux fois a mort par la cour d'assises d'Eure- PREMIERE PARTIE 131 et-Loir et par celle de Seine-et-Oise pour avoir, de complicite avec la fille Decauchy, sa maltresse, as- sassine a coups de serpe, dans le but de devalise sa maison, une vieille fllle de Faverolles, presque octo- genaire, M" e Moulin, dont ils avaient etc les loca- taires. Dans la prison de Caen, se trouvent quatre con- damnes a mort : Houlon, Petit, la femme Piel et Prosper Catherine. Les trois premiers ont ete condamnes pour avoir assassine, le 15 aout dernier, deux vieillards septua- genaires, les epoux Durand. Prosper Catherine a tue sa petite fille agee de deux ans. Apres 1'avoir mordue avec une cruaute de fauve altere de sang, le miserable assomma la fillette d'un coup de poing et lui brisa le crane comme avec une massue. Voila, ce semble, neuf miserables que 1'echafaud reclame; aucun peut-6tre ne sera exe"cute\ Les dix-huit autres ne sont guere plus inte'ressants etleurvie n'est qu'une suite non interrompue de de- lits, de vols, entrem^les de crimes, et que termine un assassinat plus eclatant que les autres, qui les afaitprendre. Tous, neanmoins, comptent sur lacle- mence du chef de FEtat. Un seul sur ces vingt-sept, un seul peut-etre, sera execute', Austruy qui, le 31 aout dernier, a tue, d'un coup de casse-tete, le gardien Esselin dans la prison de Clairvaux. Austruy est une espece de brute, a peine age de vingt ans, qui faisait a Glairvaux dix annees de reclu- sion pour vol et tentative d'assassinat. 132 LE MONDE DES PRISONS Esselin entrait, le 31 aout dernier, a sept heures du matin, dans la cellule d'Austruy, lorsqu'il futsaisi au collet par ce detenu qui lui broya le crane d'un for- midable coup de casse-tete. Esselin tomba foudroye. Apres son crime, Austruy, loin d'exprimer le moindre repentir, s'inquietait seulement de savoir si Esselin etait bien mort. Je n'ai pas pu, disait-il avec une rage cynique, lui donner un second coup; j'aurais ete plus sur de le refroidir ! > En entendant sa condamnation, Austruy etait reste absolument impassible. Dans sa prison, il ne parait nullement se soucier de son sort; il mange, dort et boit sans songer au terrible reveil qu'il peut avoir un de ces matins. II sera peut-etre le seul, sur ces vingt-sept con- damnes a mort, qui sera execute; et encore je n'ose raffirmer. G'est done un calcul de probability's, une chance a courir. Les coquins n'ignorent pas qu'apres une execution il y a toujours un temps d'arret, que pendant un an ou deux ils ont la bride sur le cou. Si Ton veut que la peine de mort fasse trembler les voleurs de profession, il ne faut pas qu'ils puissent compter sur une grace possible. Tu as tue, on te tue. Tu es dangereux pour la societe, on te sup- prime. II faut de plus que cette peine soitappliquee comme il convient. Unpretre beige ayant assiste' 167 condamnes a mort PREMIERE PARTIE 133 demandait a chacun : Avez-vous vu une exe"cu- tion ? et 161 repondaienl affirmativement. J'ai vu mourir Gampi, disait Gamahut quel- ques jours avant d'etre execute, s'il fautque j'y passe j'auraidu courage comme lui. EQ montant dans le panier a salade qui le condui- sait a Bicetre, Avril fit parvenir a Lacenaire un papier sur lequel il avail ecrit ces mots : Mon cher Lacenaire, toi qui as de 1'esprit, fais- moi done une chanson pour que je la chante en allant a 1'echafaud. Lacenaire ecrivil sur le verso : Mon cher Avril, je ne veux pas te faire de chanson; on chante quand on apeur, et j'espere que nous ne chanterons ni 1'un ni 1'autre. M. Hugo, disait Lacenaire a Tun de ses gar- diens, a fait un bien beau livre, le Dernier jour d'un condamne. Eh bien! je suis sur que si on me laissait le temps, je 1'enfoncerais! Voyez-vous, s'ecriait Lemaire, c'est sur 1'echa- faud qu'on verra quel homme je suis. Par une supreme bravade, Gampi balbutia en aper- cevant la guillotine : Ge n'est que ga ! II avail dit a ses gardiens : Je voudrais que 1'echafaud fiit bien haul pour que la foule me voie et m'entende. Gelte petile guillotine a fleur de terre lui paraissail indigne de lui. Les detenus du chauffoir s'etaient pris a rire aux eclats, raconte Eugene Sue. LE MONDE DES PRISONS Mille tonnerres! s'e'cria le Squelette, je vou- drais bien qu'ils nous voient blaguer ce tas de cu- rieux* qui nous croient faire bouder devant leur guillotine... Ils n'ont qu'a venir a la barriere Saint- Jacques le jour de ma representation a benefice ; ils m'enlendronl faire la nique a la foule, et dire a Chariot d'une voix crane : Pere Samson, cordon, s'il vous plait 2 ! Nouveaux rires... Le fait est que la chose dure le temps d'ava- ler unechique... Chariot tire le cordon. -- Et il vous ouvre la porte du boulanger *, dit le Squelette en continuant de fumer sa pipe. Ah! bah!... est-ce qu'il y a un boulanger? Imbecile ! je dis ga par farce... il y a un cou- peret, une t6te qu'on met dessous. .. et voila. Moi, maintenant que je sais mon chemin et que je dois m'arr^ter a YAbbaye Monte-a-Regret,]di\- merais autant partir aujourd'hui que demain, dit le Squelette avec une exaltation sauvage, je voudrais deja y etre... le sang m'en vient a la bouche... quand je pense a la foule qui sera la pour me voir... Ils seront bien quatre ou cinq mille quisebousculeront, qui se batteront pour 6tre bien places ; on louera des fenetres et des chaises comme pour un cortege. Je les entends deja crier : Place a louer!... place a 1 Juges. * Pour comprendre le sens de cette horrible plaisanterie, il faut savoir que le couperet glisse entre les rainures de la guillotine apres avoir 6te mis en mouvement par la detente d'un ressort au moyen d'un cordon qui y est attache. 3 Du diable. PREMIERE PARTIE 135 louer!... et puis il y aura de la troupe, cavalerie et infanterie, tout le tremblemeut a la voile... et tout ca pour moi, pour le Squelette... c'est pas pour un pante qu'on se derangerait comme c,a... hein !... les amis?... Yoila de quoi monter un homme... Quand il serait lache comme Pique-Vinaigre, il y a de quoi vous faire marcher en determine"... Tous ces yeux qui vous regardent, vous mettent le feu au ventre... et puis... c'est un moment a passer... on meurt en crane... ca vexe les juges et les pantes, et ga encou- rage la pegre a blaguer la camarde. G'est vrai, reprit Barbillon afin d'imiter 1'ef- froyable forfanterie du Squelette, on croit nous faire peur et avoir tout dit quand on envoie Chariot mon- ter sa boutique a notre profit. Ah bah ! dit a son tour Nicolas, on s'en moque pas mal... de la boutique a Chariot ! C'est comme de la prison ou du bagne, on s'en moque aussi : pourvu qu'on soil tous amis ensemble, vive la joie a mort ! Tant que 1'echafaud servira de piedestal aux co- quins de profession, il ne sera pas le dernier supplice. Quitter la vie leur est desagreable, mais du moment qu'ils sont surs de mourir avec escorte et reclame, ils font sans trop de regrets ce sacrifice. Aussi soignent-ils cette representation a benefice . 11s viennent voir comment partent les autres, pour ne pas flancher , ils preparent leur attitude, le mot de la fin. Ils savent que lapresse leur sera favo- rable s'ils meurent cranement. Ils ne negligent rien pour obtenir ce dernier applaudissement. Monsieur I'aum6nier, voulez-vous me montrer lechernin que nous suivronspour aller a 1'echafaud ? 136 LE MOiNDE DBS PRISONS m'avait une fois dit Campi ; et, une autre fois, il me confia qu'il repetait sur son lit la scene derniere, s'allongeant, presentant sa t6te au couperet, de ma- niere a mourir avec grace. lls feront effort pour fumer une cigarette, pour boire, manger, lancer un trait d'esprit, remercier celui-ci, paraitre degages, indifferents. Au moment ou les aides s'emparerent de Poncet, il demanda de l'eau-de-vie. On lui en apporta. Ce n'est pas c.a, dit-il apres avoir goute, ce n'est pas digne de Poncet; il m'en faut de meil- leure. Allumant alors un cigare, et apercevant l'exe"cu- teur : N'est-ce pas que ga embaume? ajouta-t-il langant un jet de fumee au nez de I'honime qui allait le decapiter. Quand on voulut 1'attacher : Ne vous g6nez pas, je sais ce que c'est, j'en ai vu arranger pas mal a Toulon. Seulement, la-bas, on ne-les traite pas si bien qu'ici. Ici, on arrive, et ca y est/ II prit un verre que lui offrit M. Huline, gardien- chef de la maison de justice, le remercia des soins qu'il avail eus pour lui, dit adieu au detenu qui avail partage sa cellule et monta en voiture avec 1'abbe Follet. Plus de dix mille personnes attendaient le condamne au pied de 1'echafaud. Poncet en monla les marches avec fermete. Lorsqu'il aborda la plate- forme, il se tourna a droile et a gauche, salua la foule, et voulut la haranguer : Adieu, mes amis, je meurs innocent! PREMIERE PARTIE 137 Pendant le parcours, de la Gonciergerie a la place de Greve, Louvel tournaitlatete a droite et a gauche, jetant a la foule des regards de mepris. II se clisposait a monter la premiere marche de 1'echafaud, lorsque Tabbe Monies 1'arreta doucement par le bras, et lui dit : Agenouillez-vous, mon fils, et demandez par- don a Dieu d'avoir commis un tel crime. Louvel avait assassine le due de Berry. Jamais, monsieur, repliqua-l-il avec hauteur. Je n'ai aucun regret de ce que j'ai fait, et ce serait a ret'aire que je recommencerais. Mon ami, vous n'avez qu'un dernier effort a faire pour gagner le ciel. Allons, un acte de contrition, et vous flechirez le Dieu des misericordes inflnies. a J'trai tout comme vous au ciel, s'il y en a un; mais je vous en prie, depechez-vous ; ga m'attend. Et d'un geste il montrait 1'echafaud. Mon cher ami, je vous en conjure, reprit avec emotion 1'abbe Monies, en ce moment si court et si decisif, songez au salut de volre ame ; diles que vous vous repentez d'avoir offense Dieu. J'ai deja fail beaucoup de choses pour vous plaire, repliqua-t-il avec une impatience croissante; faut-il ajouter que je suis fache" de ce que j'ai fait? Prenez que je 1'ai dit. Et il s'elanc.a sur 1'echafaud d'un pas si ferme et si rapide, que les aides furent obliges de le retenir pour qu'il n'arrival pas avanl eux. Foulard etait d'abord reste taciturne; mais, au momenl oil le cortege debouoha eur le quai, une grande exallalion s'empara de lui, et, se Icvanl a 138 LE MONDE DES PRISONS plusieurs reprises sur son bane, il cria d'une voix stridente a ]a foule qui s'etait amasse'e le long des trottoirs et des parapets : Peres et meres! vpyez ou conduit Fabandon de la famillel Oui, je suis coupable, mais la faute en est a mes parents, qui m'ont livre' a moi-me'me sans appui et sans education. En vain Fabbe Monies le conjurait de cesser ses recriminations qui offensaient Dieu sans le justifier vis-a-vis des hommes. On etait arrive a la Greve. La guillotine elevait ses deux grands bras rouges et les pales lueurs d'un soleil d'hiver se jouaient sur 1'acier poli de la lame. Foulard s'etait calme subitement. Une foule conside- rable couvrait les paves de la place, et de nombreux curieux, attires par ce sanglant spectacle, se mon- traient aux fenetres des maisons. Foulard apercevanl au premier rang des assistants un brigadier de sa compagnie, Finterpelle vivement : Approche, mon vieux, lui cria-t-il, si je ne puis faire mes adieux a tous les camarades, qu'ils les regoivent en ta personne. Le vieux solclat vint au pied de Fechafaud donher 1'accolade a celui qui allait mourir, et deux grosses larmes sillonnerent sa figure. Foulard, de plus en plus anime, et dont le teint s'etait empourpre, semblaitpris d'une sorte de fievre et de delire. II se tourna tout a coup vers le bour- reau : Venez, que je vous embrasse aussi, dit-il, pour montrer que je suis sans rancune et que je pardonne a tout le monde. PREMIERE PARTIE 139 Ge ceremonial, cette toilette, cette pompe theatrale des derniers instants, ce cortege de magistrats, d'a- gents, s'avangant trois par trois, graves et silencieux commeen une procession pieuse ; cette lourde porte qui tourne tout a coup sur ses gonds, comme en un theatre ; cette place noire de curieux qui ont paye leur place par des demarches nombreuses, par une nuit d'insomnie; cette escorte militaire en grand uni- forme, cette cavalerie superbement montee, le sabre au poing; tous ces regards fixes sur ce cadavre, decollete comme une femme, le cou et les epaules frissonnants, qui ne peut marcher qu'a petits pas, dont on epie les moindres gestes pour 1'admirer ou le huer; cet acteur en vedette que Tout-Paris vient voir eternuer dans la sciure , selon Fexpression de Nicolas Roch, tout cela m'a paru ecoeurant, odieux, d'autant plus que ce heros de theatre, que traine I'aum6nier, n'est souvent qu'un cadavre, a peine soutenu par sa vanite. ... La toilette est finie. Gampi se leve. II traverse le vestibule et la cour le corps droit, la tele haute, avec des attitudes de defi. II marche si precipitam- ment que je dois lui dire : N'allez pas si vite, Gampi, vous allez tom- ber. La porte de la prison s'ouvre. Les gendarmes mettent sabre au clair. Gampi apercoit le couperet, ilfait alors d'etonnants efforts pour marcher d'un pas ferine. Je lui tiens le bras, il tremble comme une feuille. Sa tete penchee de moa cote, sa bouche convulsee, sesyeux, dont on ne voit plus que le blanc, lemoignent d'une emotion 140 LE MONDE DBS PRISONS que malgre tous ses efforts il ne peut maitriser. Deux minutes de plus, il serait tombe inanime. Les proces-verbaux des executions capitales sont tous aussi pitoyables. Le 7 septembre 1878, on executait Barre" et Lebiez. Barre s'etait couche de bonne heure et sommeillait a peine. II s'attendait a son execution. A minuit il avait remis au directeur de la Roquette un long me- moire adresse a ses parents, et il avait declare a ses gardiensqu'il ne secoucherait pas, parce qu'il pressen- tait qu'il serait execute le matin. Lorsqu'on ouvrit sa cellule il e tait a moitie' assoupi. Aime-Thomas Barre, du courage, lui dit le di- recteur... du courage ! Un tressaillement nerveux secoua tous ses membres. II ne repondit rien et se mil a s'habiller d'un air egare. Quand il eut passe son pantalon, il demanda si on ne pourrait pas lui donner un peu de vin. L'abbe Crozes s'empressa de lui en apporter un verre qu'il avala d'un trait. Les couleurs revinrent a ses pom- mettes pales. Maintenant, murmura-t-ii, je fumerais bien une cigarette. On lui en donna une toute faite. II 1'alluma et se mit a examiner ses papiers places dans le tiroir de la table en bois blanc, qui meublait sa cellule. II les compulsa lentement, en apparence pour y faire un choix; en realite c'e"taitpour gagner du temps. Au bout d'un instant cependant, il se decida a PREMIERE PARTIE 141 remettre au directeur unelettre; puisi] donna ce qui lui restait d'argent a 1'abbe Crozes. Vous savez pour qui c'est," n'est-ce pas? lui dit-il. Lebiez avail tellement la conviction d'etre envoye a la Nouvelle, qu'il avail prie un des gardiens de lui faire la monnaie de cinq francs, craignant, disait-il, de ne pas pouvoir la changer sur le bateau. II avail joue" aux cartes jusqu'a deux heures du matin. Puis il avail pris un livre, L'Histoire des Navi- gateurs, el avail lu jusqu'a trois heures. II y avail a peine deux heures qu'accable par la faligue il s'elail endormi. Lebiez... , dil le direcleur. Lebiez ne bougea pas. II fallul qu'on le secoual pour le lirer du sommeil de plomb dans lequel il elail plonge". Ah ! ah ! ah! , dit-il sur trois tons differents, regardanl les assislanls. Le direcleur prononga la formule usitee. Lebiez sauta a bas de son lil, s'habilla rapidemenl, el se mil lui aussi a ranger ses papiers. Voulez-vous fumer? voulez-vous un peu de vin ? )> lui demanda-l-on. Non, rien, merci. En relevanl la lete il apergut 1'abbe Lalour. II lui fit signe de s'approcher el 1'embrassa a plusieurs reprises. A ce momenl, Barre passail devanl la cellule de Lebiez, fumanl machinalement sacigarelle qu'il avail rallumee deux fois pendanl son enlretien avec 1'au- monier. 142 LE MONDE DES PRISONS On le livra a M. Roch pour la toilette. Gomme 1'executeur voulait le ligoter : Oh! ne me faites pas de mal, dit-il, je vous promets que je ne me debattrai pas. M. Roch 1'attacha en effet avec beaucoup de pre- cautions. Neanmoins, le contact de la corde le fit defaillir. Encore du vin! du vin! rala-t-il. On lui placa le verre aux levres. II but avidement. Puis : Je voudrais bien encore une cigarette , de- manda-t-il. Mais M. Baron fit un signe. Pendant toutes ces lenteurs de Barre, la toilette de Lebiez avait e"te faite. On ne voulait pas prolonger 1'agonie de ce malheureux, qui ne devait passer que le second et qui attendait. On se mit en marche. A ce signal : Sabre en main! la porte de la Roquette s'ouvrit pour laisser passer le condamne. Barre avait perdu toute son energie; chaque pas qu'il faisait vers 1'echafaud augmentait sa defaillance. A. mi-chemin, il s'affaissa. Si on ne 1'avait soutenu solidement, il tombait a terre, On 1'enleve. L'abbe Crozes 1'embrasse. On lejette sur la bascule. Le couteau s'abat... La t6te tombe regulierement dans le baquet, mais le corps, par suite sans doute d'un soubresaut supreme, n'est projete qu'a moitie dans le panier; les epaules portent sur le montant du panier, et un enorme jet de sang inonde les vetements de 1'aide, qui, suivant Tusage, s'avanQait vers le panier pour y jeter la tete. Roch se precipite sur le tronc, le saisit a bras-le-corps PREMIERE PARTIE 143 et le jette dans le panier. L'aide, qui verse la tete, est souille de sang, le montant qui touche au panier en ruisselle et la bascule elle-meme en est teinte. Lebiez, qui suivait, apergut celte scene horrible. II entendit le bruit du choc. II eut un eblouissement a son tour; mais,avec une volonte" de fer, il se remit en se disant a mi-voix : Allons 1 allons ! A 1'avant-greffe, il s'etait livre aux aides et s'etait laisse" garrotter par eux,sans faire entendre la moindre plainte, sans manifester la moindre faiblesse. Et de Iui-m6me il s'etait mis a marcher vers la guillotine, dont on avail rapidement releve le glaive. Arrive a quelques metres de 1'echafaud, 1'abbe Latour Jui pre"senta le crucifix, qu'il baisa. Le pretre a son tour 1'embrassa. Les executeurs le saisirent : Adieu, messieurs , dit-il d'une voix ferme. Lorsque 1'abbe Latour se retira, Lebiez vit la bas- cule couverte du sang de son ami. Son visage trahit une crispation de degoiit. Puis le couteau tomba pour la seconde fois. Lorsqu'on penetra dans le cachot d'Albert, ce malheureux, qui cependant s'attendait a etre execute, ne put reprimer un tressaillement nerveux et devint livide. Remarquant que le brigadier Tobservait : Ehbien! brigadier, est-ce que la couleur s'en va? Bien qu'il fut trfis pale, le brigadier fitunsigne negatif. 144 LE MONDE DBS PRISONS C'est que j'ai la conscience nette au moment de paraitre devant 1'Eternel, reprit Albert, non sans une certaine emphase inherente a sa nature. J'ai etc" franc pour me livrer a la justice et je serai aussi franc pour mourir. Maintenant il n'y a plus de pitie pour moi en ce monde, je n'en implore que dans Tautre ; peut-tre y en aura-t-il. II causa dix minutes avec 1'a.bbe Crozes. Maintenant, le courage ne me manquera pas. Je dormais tout a 1'heure du sommeil del'innocence, je vais dormir maintenant du sommeil de 1'eter- nite. Le contact de la corde avec laquelle on le ligotait lui ayant fait passer un frisson par tout le corps : Est-ce que je vous fais mal? demanda 1'exe- cuteur. Non, repondit Albert, en faisant un effort sur Iui-m6me. D'ailleurs, il faut que je souffre beau- coup pour expier le malque j'ai faitaux autres. Quelques semaines auparavant, on avait execute Welker. Ge miserable avait assassine une jeune enfant de huit ans, a laquelle il avait fait subir les derniers outrages. Son reveil fut horrible. On dut le trainer a 1'e'chafaud. Quand on 1'etendit sur la bascule, il 6tait deja mort d'effroi. Un des gardiens, present a 1'execution, m'a assure que si on lui avait accorde sa grace au pied de 1'ecba- faud, Welker aurait 6te incapable d'en profiler. Ge fut un eadavreque 1'execuleurguillotina, comme Furet, a Saintes, il y a trois mois. PREMIERE PAKTIE 145 La marche de Gervais jusqu'a 1'echafaud fut mar- quee d'un incident penible. Lorsqu'on ouvrit la grande porte a deux battants, il eut un sourire diabolique. Plusieurs crurent a du cynisme,'etquelquesmurmures s'eleverent.On croyait a un defi. Ge sourire etait purement nerveux. Darwin a decrit ce rictus cause par la contraction des muscles peau- ciers de la face, dont le principal est le muscle risorius de Saintini, lequel attire en arriere et en grand 1'or- biculaire des levres. De la cette terrible illusion du sourire. Gervais etait d'ailleurs dans une telle surexcitation nerveuse, que 1'executeur eut toutes les peines du monde a accomplir sa lugubre besogne, et dut s'y reprendre a deux fois. Le 10 mai avail 6te fixe pour 1'execution de Mont- charmorit. L'echafaud fut dresse dans la nuit ; Roch, executeur du Jura, etait venu pre" ter main-forte a son collegue de Chalons. A force de prieres, I'aum6nier avait decide Mont- charmontaseconfesser. II demandaun second pretre. On envoya chercher un vicaire a Saint-Pierre. Le moment de la lugubre toilette venu, les executeurs voulurent penetrer dans sa cellule. La porte resista. Montcharmont s'etait barricade. On parvint a vaincre cet obstacle; maislemalheureux refusade s'habiller. Apres de longs efforts on parvint a Thabiller a peu pres et a lui Her les pieds et les mains. II fut hisse sur la charrelte et on le mena jusqu'au pied de 1'e- 9 146 LE MONDE DES PRISONS chafaud. Mais lorsqu'on voulul lui faire gravir 1'es- calier fatal, il parvint a accrocher ses pieds aux marches en bois et de ses larges et robustes e"paules a se retenir avec une vigueur surhumaine. Des deux executeurs, 1'un etaitage", 1'autre de faible complexion; ils voulurent 1'enlever, leurs efforts furent vains. Alors commenga une lutte horrible. Montcharmont, dont les forces etaient decuplees par le desespoir, ramasse sur Iui-m6me, 1'oeil fixe et concentre danssa resistance, faisait corps avec 1'escalier et ne cedait pas une ligne de terrain. II appelait a son secours, hurlait, invoquait le nom de son pere et de sa mere et embrassait convulsivement le christ que lui pre- sentait I'aumonier. Gette lutte desesperee dura trente-cinq minutes. Les deux executeurs, haletants, couverts de sueur, etaient a bout de forces ; le commissaire de"legue pour assister a 1'execution, ancien et brave soldat, mais novice dans ses fonctions et mal aguerri, perditla lete et on renonga a vaincre la resistance du condamne. On le ramena a la maison d'arr^t. II voulut faire le trajet a pied. Ses epaules nues et ensanglantees temoignaient de 1'energie de ses efforts. Reintegre dans sa cellule, Montcharmont fut garde a vue; il ne cessait de faire entendre des cris lamentable s. L'instrument du supplice resta dresse toute la jour- nee. A quatre heures et demie du soir, arriva Texe- cuteur de Dijon, mande par le procureur de la Republique ; Montcharmont fut lie de nouveau, mais cet'e fois demaniere a ne pouvoir faire aucun mou- vement. PREMIERE PARTIE 147 A cinq heures, il fut ramenesurlacharrette. Arrive" au pied de 1'echafaud, il se confessa de nouveau. Puis les executeurs s'emparcrent de lui et le porterent sur la plate-forme. La, se retournant vers les assistants, et s'ecria : Amis, priez Dieu de me faire grace. II venait a peine d'achever et de baiser le crucifix, que sa t6te tombait. Lors del'ex^cution de Lacenaire, il se passa quelque chose d'horrible. Lacenaire avait deja place sa tete dans la lunette rougie du sang d'Avril. Le triangle ne glissait pas dans la rainure. Pendant vingt secondes 1'instru- ment tomba plusieurs fois sans descendre jusqu'a la I6te. Lacenaire fit un effort desespere, tourna les regards vers le couteau et ses yeux s'y attachaient avec une expression effroyable, quand 1'instrument fatal s'abattit. Dans la liste que Charles Sanson a dressee de ses victimes, une des plus inte"ressantes fut M me Tiquet, dont le proces eut a cette e"poque autant de retentis- sement que, de nos jours, celui de M me Lafarge. M. Tiquet e"tait conseiller au Parlement. II accusa, a la fin de 1'anuee 1699, sa femme d'avoir voulu le faire mourir. M mo Tiquet, arr6tee, fut condamn^e a avoir la te"te tranch6e en place de Greve. On lui epar- gna la question parce qu'elle avait avou6 son crime. Elle fut assistee par M. de la Che"tardie, cure de Saint-Sulpice. Au moment ou le sinistre cortege arrivait sur la 148 LE MONDE DES PRISONS place de Greve, un violent orage eclata. Une pluie melee de gr61e, d'eclairs et de tonnerre, tomba par torrents. On flit oblige^ de differer 1'exe'cution d'une demi-heure. Le fatal moment etant venu, M me Tiquet monta lentement 1'escalier. Arrivee sur 1'estrade, elle se mil a genoux, fit une courte priere; puis, se tournant vers son confesseur : Monsieur, lui dit-elle avec effusion, je vous remercie de vos consolations et de vos bonnes paroles ; je vais porter le tout au Seigneur. > Elle accommoda alors sa coiffe et ses longs che- veux, puis apres avoir baise le billot, elle dit au bour- reau en fixant sur lui ses beaux yeux : Monsieur, voulez-vous bien avoir la bonte de me dire dans quelle attitude je dois me mettre? Le bourreau, trouble par ce regard, eut a peine la force de lui indiquer qu'elle devait seulement mettre la t&te sur le billot. Angelique Tiquet s'y plac.a d'elle-m^me, et, quand ce f ut fait, elle dit encore : Suis-je bien comme ceci? Un nuage passa sur les yeux de Sanson. II souleva des deux mains la lourde epee a double tranchant qui servait aux decapitations, lui fit decrire une sorte d'arc dans 1'espace et la laissa retomber de tout son poids sur le cou de la victime. Le sang jaillit, mais la t6te ne tomba point. Un cri d'horreur s'eleva dans la foule. Sanson frappa de nouveau. On entendit, comme la premiere fois, un sifflement dans 1'air et le bruit du glaive qui reten- tissait surle billot; mais la t6te ne s'e"tait pas deta- PREMIERE PARTIE 149 che"e. II sembla aux personnes les plus rapprochees que le corps avail fre'mi. Les hurlements de la multitude devenaient mena- cants. Aveugle par le sang qui avait jailli, Sanson bran- dit son arme pour la troisieme fois et 1'abattit avec une sorte de frenesie. Enfin, la teHe de M me Tiquet vint roulerases pieds. En 1833, au mois de septembre, Francois Roch regut 1'ordre de se transporter, ainsi que son frere Nicolas, a 1'endroit dit de Peirebeilhe, afin d'y as- sister Pierre Roch, executeur de 1'Ardeche, qui avait a proceder a 1'execution de Martin, dit Leblanc; de Marie Breysse, sa femme, et de Rochette, surnomm6 Fetiche, les terribles aubergistes de Perebeilhe, qui, apres vingt-six ans d'assassinats, etaient enfin lombes sous la main de la justice. Les condamnes devaient partir de Privas. Ce terrible voyage ne dura pas moins de trois jours. Les condamnes partirent le 29 sep- tembre, a cinq heures du matin, accompagnes d'un pretre. Le funebre cortege se mit en route, accueilli sur son passage par les maledictions de la foule. Toute la campagne des environs etait couverte de groupes accourant a la hate. Sur la route, de distance en distance, s'etablissaient des cantines et des boutiques de marchands ambu- lants. Dejeunes gargons, places en sentinelles sur la pointe desrochers,signalaientl'apparition du cortege. Tandis que le convoi s'eloignait de Meyres, la der- 150 LE MONDE DES PRISONS niere etape des condamnes, une voiture occupee par quatre personnes s'arretait sur laplacedePeirebeilhe, deja envahie par la multitude. Ges personnes etaient les executeurs etleurs aides. Lorsque la sinislre machine fut dressee, et que les executeurs en eurent minutieusement examine le jeu, les aides tirerent du fourgon trois bieres de sapin peintes en noir, et les placerent au pied de I'echa- faud. Les linceuls etaient dans les bieres, et les fossoyeurs, qui avaient deja creuse les fosses etaient la dansl'as- sistance, attendant leur charge. Tout a coup un murmure lointain se fit entendre. G'etaient les condamnes qui arrivaient. Peu d'instants apres, la charrette et sa nombreuse escorte arriverent sur le plateau. Leblanc apercut la guillotine et avec calme s'ecria dans le patois du pays : . A qui nostro mort. Un profond silence succeda au tumulte. Un cercle immense se forma autour de 1'echafaud ; vingt-cinq mille personnes environ etaient assemblies. Les trois Roch monterent dans la voiture des con- damnes pour proceder a la toilette. Puis Marie Breysse fut descenduela premiere. Elle n'avait plus la force de pleurer, seulement elle repe- tait d'une voix defaillante : Oh mon Dieu !... oh mon Dieu !.. Les valets de 1'executeur voulurent la soutenir; elle les repoussa et monta d'un pas assure. Leblanc regarda d'un ceil sec comment sa femrae mourait. PREMIERE PARTIE 151 II lui succeda avec une contenance impassible. Avant de se coucher sur la planche fatale, il jeta un regard amersur sa maison ferme"e. Deux minutes apres, il n'etait plus. Jean Rochette suivit ses maitres, il ne les avail pas vus tomber. La paupiere rouge, se soutenant a peine, il gravit d'un pas chancelant 1'escalier. On entendit ses sanglots couvulsifs jusqu'au moment ou sa tele alia rouler aupres de celles de ses complices. Tandis que les derniers temoins de cet epouvan- table drame s'eloignaient, une femme vetue de deuil, qui s'etait tenue cachee, tourna Tangle de 1'auberge et s'avanca resohlment vers 1'echafaud. Les executeurs et leurs aides deposaient dansleurs bieres les corps des supplicies. A la vue de cette femme qui s'approchait, Nicolas Roch suspendit sa besogne. Que voulez-vous?lui demanda-t-il. Je suisla fille de Martin Leblanc, dit-elle, je me nomme Catherine X... et je viens reclamer le corps de mon pere et de ma mere. Nicolas Roch acceda a la demande de la malheu- reuse femme, qui ensevelit les troncs decapites sans s'effrayer du sang et de Texpression hideuse de ces restes mutiles. Elle'approcha ses levres du front de son pere et de sa mere, se mit a genoux, etpria. Sa priere terminee, elle s'eloigna. Quelqu'un demandant a Roch s'il n'avait jamais eprouve d'emotions. Ma foi non, repondit-il, je fais mon metier consciencieusement; jamais aucun reproche ne m'a 152 LE MONDE DES PRISONS e"te" adresse dans mon service si ce n'est a 1'occasion de cette triple execution pendant laquelle mon pere m'appela maladroit, parce que j'avaislaisse echapper la tete de la femme qui roula loin de 1'echafaud ; sans plus m'emouvoir, je descendis de la plate-forme et allant prendre la tete, je la jetai dans le pa- nier. Ce fut a 1'execution de Troppmann que 1'occasion de faire la connaissancede Nicolas Roch me fut oflerte, a raconte M. Laurens. Tout d'un coup je sens qu'on me frappe sur 1'epaule, je me retourne et me trouve en presence d'Heidenrech. Si vous voulez venir demainavecmoi, me dit- il, je vousemmene a Beauvais. Un de mes confreres aun parricide a faire et je vais lui prater la main. J'accepte, re"pondis-je. Eh bien ! a demain matin, neuf heures trente a la gare du Nord. Le lendemain jeudi, a 1'heure dite, je me rendis dans la salledes Pas-Perdus de la gare du Nord, ou se trouvaient deja les aides d'Heidenrech, et ou ce der- nier ne tarda pas a arriver lui-meme. II vint a moi et m'invita a le suivre ; mais, comme modeste voyageur, j'avaispris un billet de deuxieme, je dus retourner au contr61e pour operer Techange de ma place en une premiere, le maitre etant pourvu d'unpermis de circulation qui lui donnait le droit de cette place. Nous voila enfin partis et filant a toute vapeur vers Beauvais; les aides d'Heidenrech ^taient months dans un compartiment de deuxieme. Le voyage me parut PREMIERE PARTIE 153 fort court, grace a la conversation tres inte"ressante de M. de Paris. L'arrive"e d-'Heidenrech e*tail allendue, on le recon- nut, nous fumes vite entoure"s. Une voiture nous deroba a cette curiosite malsaine et, peu d'instants apres, nous elions installs dans un h6tel silue surla route d'Amiens. Heidenrech s'informa si son confrere n'elait pas arriv^ ; on lui repondit affirmativement et bient6t nous vimes entrer dans la salle ou nous nous trou- vions un homme qu'Heidenrech me presenta comme le bourreau d'Amiens. Nicolas Roch, mon collegue, que je viens as- sister dans son travail de demain matin , me dit-il. Le nouveau venu e"lail un homme de taille ordi- naire, ayant une physionomie assez douce, mais rien de la distinction de manieres et de tournure qu'on remarquait chez Heidenrech. A cette epoque, il por- taitaux oreilles un ornement assez original : c'etaient des anneaux d'or : 1'ensemble du personnage donnait assez I'opinion qne Ton se forme d'un compagnon charpentier; neanmoins, il avail la mise soignee, il etait correctement vetu de noir comme pour porter le deuil de ceux qu'il elait oblig6 de frapper. A cinq heures on vint nous prevenir que nous etions servis et bient6t apres j'etais attable c6te-a- c6te avec sept executeurs ou aides qui se mirent a causer de leur grande affaire dulendemain. Heidenrech demanda a Roch ou il avail remis6 ses bois ; celui-ci repondit qu'il les avail laisses sur une charrette qui Jes lui avail amenes d'Amiens et que, 9. 154 LE MONDE DES PRISONS pour le moment, ils etaient exposes aux regards du public devant la porte de I'hOtel. Je ne commencerai a monler que vers deux heures du matin; un piquet de cavalerie apparte- nant au 2 e hussards doit proteger mon travail; je le crois bien inutile car il fait froid, nous n'aurons pas beaucoup de curieux. Quelle heure, la toilette? Six heures et demie. Avez-vous tout cequ'il vous faut? Ma foi, oui, et tout neuf encore, il ne se plaindra pas. J'ai des cordes qui n'ont jarnais servi, ainsi que le voile et la chemise. Le condamne Beliere etait un homme de trente- trois ans, grand, vigoureux, qui avail tue son pere et avec une effroyable cruaute. Lecouteau enfonce dans le corps de mon pere, avait-il dit tranquillement a la cour d'assises , me faisait reflet d'une lame penetranl dans une molte de beurre. La cour d'assises de 1'Aisne 1'avait condamne a la peine de mort le 10 ddcembre 1869. L'echafaud fut dresse pendant la nuit sur la place du marche aux chevaux. Cette lugubre operation se fit par un froid vif et piquant, au milieu de la neige. A quatre heures du matin, 1'echafaud elevaitdans les airs ses deux grands bras rouges. Personne, pas un curieux n'etait venu sur la place. A six heures seule- ment, la foule arriva, la neige ne tombait plus et le froid etait moins vif. Sept heures sonnerent aux horloges de la ville. Le PREMIERE PARTIE 155 directeur de la prison entra dans la cellule du con- dam ne. Beliere ne dormait pas; il comprit que sa derniere heure etait venue et murmura : Ma mere ! ma pauvre mere ! Beliere refusa de voir I'aum6nier de la prison. II demanda M. Garpentier, aumonier du college, qu'il ecouta avec recueillement. A six heures et demie, on proceda a la toilette. Beliere se debattit et Rocb, jusque-la froid, impas- sible, sut trouver des paroles de consolation pour calmer la crainte terrible qui envahissait 1'ame du patient. Allons, mon ami, lui disait-il, du courage, laissez-nous faire, nous vous donnerons toul le temps que vous voudrez. Beliere fixa I'executeur, et deux larmes lui tom- berent des yeux. Pour un parricide, la toilette esttoute particuliere. Apres la ceremonie d'usage, on revetit Beliere d'une longue chemise blanche, assez semblable aux pei- gnoirs de bain, puis on lui jeta sur la tete un voile noir ; le condamne etait pieds nus . Arrive devant 1'echafaud, ii ecouta la sentence lue par un huissier de la ville, puis monta sur la plate- forme, soutenu paries aides de 1'executeur. Une minute plus tard le couperet avait accompli sa terrible mission. Pendant que la foule se retirait visiblement impres- sionnee, Heidenrech vint me chercher dans un coin du poste voisin ou je m'etais blolti tout frissonnant. Volre mission n'est pas finie, me dit-il avec 156 LE MONDE DES PRISONS le sourire aux levres, venez avec moi sous 1'echafaud pour voir la position qu'occupe le corps du supplicie en tombant par la trappe. Je suivis en silence M. de Paris et j'arrivai ainsi sous 1'effroyable machine. Prenez garde, me dit-il, ne vous approchez pas trop du centre, le sang du casse-cou pourrait rejaillir sur vous. Je me reculai avec effroi, mais en meme temps un tableau hideux s'offrit a mes regards. Le corps du supplicie, lance de la planche a bas- cule vers la trappe, n'etait pas entierernent tombe dans le panier, le tronc seul y reposait, tandis que les jambes se trouvaient en 1'air, en dehors. Roch etait deja en train de deligaturer le cadavre. Heiden- rech, peu satisfait de cette operation, en fit la remarque a son confrere. Peste! comme vous y allez, vous, repondit Roch; plus souvent que je vais lui laisser les cordes. Ellessonttoutes neuves et meserviront pourd'autre?. Les aides allongerent le corps dans la biere d'osier etle transporterent sur la charrette qui prit aussitftt le chemin du cimetiere. Le funebre cortege avait deja franchi la place, lorsque Roch s'apergut que la tete de Beliere etait restee dans la cuvette; un aide revint vers 1'echafaud et reparutbientot portant a la main latele sanglante qu'il deposa pres du corps. Le 18 Janvier 1870, a minuit, deux journalistes, MM. Albert Wolf et Victorlen Sardou, surTinvitation deM.Pietri, prefetde police, et M. Claude, chef de la PREMIERE PART1E 157 surety, se rencontraient devant la statue du prince Eugene ou ils s'etaient donne rendez-vous, pour de la se rendre a la prison de la Grande-Roquette. Deja la place e"tait occupee militairement ; deux regiments d'infanterie, un regiment de cavalerie etla garde municipale avaient toutes les peines du monde a maintenir la foule, d'un c6te a la hauteur duPere- Lachaise, de 1'autre a Tangle dela rue de la place de la Roquette. Du centre de Paris affluaient des milliers de curieux, decides a passer, par un froid siberien, la nuit a la belle etoile, pour voir mourir Troppmann. Le froid etait abominable, les fantassins soufflaient dans leurs doigts, les cavaliers avaient mis pied a terre et battaient la semelle ; les charpentiers don- naient des coups de marteau sur les bois de justice, et, aux environs du Pere-Lachaise, la foule, pour s'e"chauffer, chantait des airs de cafe-concert. Albert Wolf et Victorien Sardou avaient emporte quelques provisions : un pain, un jambonneau, deux bouteilles de vin de Bordeaux, du tabac, des cigares. De minuit a huit heures du matin, 1'estomac avail le temps de crier la faim. Vous voyez que nous avons des vivres, dit Sardou a M. Claude. Precaution inutile, repondit M. Claude. A tout hasard, j'ai envoye une dinde truffee chez le pharmacien de la prison, vous m'en direz des nou- velles. Chez le pharmacien de la prison, une quinzaine de personnes etaient reunies. On se chauffait, quel- ques-unes mangeaient. Chez le directeur, M. dela Roche d'Oisy, lareceplion 158 LE MONDE DES PRISONS etait plus brillante. L'appartement du directeur, situe au-dessous du petit logement affecte a I'aumdnier, et que le pharmacien occupait, etait eclaire a ^iorno.Desbougiesdansleslustres, tousles candelabres sur la cheminee, flamboyants de lumieres, un buffet avail ete dresse avec tout ce qu'il fautpour passer un bon moment. Sandwichs, jambon froid, poularde, pate de foie gras ; des domestiques circulaient avec du the, du punch, du vin. Pour embellir ses salons, M. le directeur avail fait prier MM. les offlciers de monter. On servail le cafe aux soldats dans la cour. Mais prenez done un verre de punch. Merci, je prefere une tasse de the. <( Un verre de bordeaux, je vous prie. Avec un sandwich? Non, merci, je vais prendre un peu de poulel. Un journaliste, Edouard B..., etail enfonce dans un fauteuil, ivre-morl, si mort qu'il ne pul accom- pagner ses collegues dans la cellule de Troppmann et a 1'execution. II resta a cuver son vin dans Tap- partement du directeur et ne se reveilla qu'a huit heures. II n'en fil pas moins un recil de visu des der- niers moments et de I'execution de Troppmann. Lorsque I'abbe Crozes s'excusa de ne rien prendre pour pouvoir dire sa messe, B... sorlil de son ivresse un instant, pour marmotler enlre deux hoquets, assez haul cependanl pour que ses collegues 1'enlendis- sent et du ton particulier aux ivrognes : Qu'est-ce que caf...? etil grommelaun blas- pheme que la defence m'interdit de reproduire. Cette nuil fut une nuit de liese pour MM. ies jour- PREMIERE PARTIE 139 naliste*. Quand la guillotine fut dressee, plusieurs monterent sur la plate-forme et Heidenrech leur donna des explications. A un moment meme, Sardou se laissa jeter sur la bascule paries aides du bour- reau et on fit le simulacre de le guillotiner. A sa tete on avait substitue une botte de paille. II en fut quitte pour une oourbature, qui dura, parait-il, plu- sieurs jours. L'affaire des joyeusete"s de ces Messieurs pendant cette n-uit fit d'ailleurs assez de bruit pour que M. Steenackers interpellat vivement le ministre, M. Chevandier de Valdr6me, au Corps Legislatif. II affirmait, entre autres choses, qu'un des redacteurs du Petit Journal avait rempli les fonctions d'aide du bourreau. J'ai raconte dans mes Souvenirs de la Roquette la demarche au moms deplacee que se permit Capoul en cette circonstance. II avait une envie folle d'assis- ter a 1'execution de Troppmann. II se rappela que 1'abbe Crozes e"tait son compatriote. Deja il lui avait demande une photographic de 1'assassin de Pantin, en echange de laquelle il lui avait envoye la sienne avec cette dedicace : En echange d'un grand criminel, je vous envoie un humble pecheur. Octobre, 69. L. Capoul. Ce premier succes Tenhardit. II se crut autorise a adresser en Janvier 1870 la lettre suivante a 1'abbe Crozes : Mon cher Monsieur CROZES, Combien je regrette de ne pas m'etre trouve chez moi, quand vous m'avez fait I'honneur d'y venir. 160 LE MONDE DES PRISONS Veuillez accepter toutes mes excuses, de vous 6tre ainsi derange et n'oubliez pas que je reste toujours a votre service, soil pour faire un peu de bien, ou vous donner mon concours s'il vous elait agreable, pour un office quelconque. En ce moment vous etes la providence et la con- solation d'un grand criminel; puis-je, par votre puissante intercession, assister a ses derniers mo- ments? J'apprends que M. Claude delivre quelques cartes en dehors de la masse du public et je vous serais mille fois oblige deluidemander en mon nom, qui ne lui est pas etranger, au moins deux entrees. Pardonnez-moi cette curiosite, dont je me con- fesse pour 1'instant et dont je me repentirai humble- ment, quand, par vous, j'aurai pu la satisfaire. Votre respectueux serviteur et ami, L. GAPOUL. Ce mercredi. Lorsque Campi fut execute, un curieux, qui m'e- tait inconnu, abusa d'un de mes meilleurs amis pour Tobliger a courira onze heures du soir a la Roquette me prier de le garder aupres de moi, afin qu'il ne perdit pas une scene de ce drame. II ne me quitta en effet qu'a six heures du matin, au retour du cimetiere d'lvry, ou il avail tenu a m'accompagner, enchante de sa nuit qu'il n'aurait pas, m'assura-t-il a plusieurs reprises, donne"e pour un million. A 1'execution de Marchandon, on se montrait une femme qui, de la terrasse d'une maison voisine, lor- gnait attentivement la guillotine a 1'aide d'une forte jurnelle. Malgre la mante qui recouvrait sa tete, on PREMIERE PARTIE 161 distinguait que cette femme etait jeune. Plusieurs la reconnurent pour avoir assiste aux executions pre- cedentes. A 1'execution de Gamahut, un bon petit bour- geois gras et replet, qui avail apporte une chaise pour ne pas se fatiguer et ne perdre aucun des de- tails de 1'execution, racontait a ses voisins qu'il n'en avait pas manque une seule depuis vingt ans. II avait vu Troppmann, Barre et Lebiez, Moreau, Billoir, Prevost, Menesclou, Gampi. Pour rien au monde il n'aurait voulu manquer celle-ci. G'etait la troisieme nuit qu'il passait sur la place. Une nuit d'ex^cution, parcourez les abords de la place de la Roquette, du boulevard Voltaire, du bou- levard Menilmontant, vous vous heurtez a chaque pas a des groupes composes en partie de filles ivres et de souteneurs qui se dirigent en chantant vers le lieu de 1'execution. Les etablissements de marchands de vin qui avoisinent la place sont bondes ; quelques ouvriers accompagnes de leurs femmes, de leurs enfants, enchanted de ce spectacle gratuit, soupent les uns avec du saucisson, les autres avec du fro- mage; les enfants jouent dans la rue, interrompant leurs jeux, pour lancer a pleins poumons, a la grande joie de leurs parents, des : Ohe, Gampi! ohe, Ga- mahutl ohe Marchandon! La haie des curieux commence a barrer la rue de la Roquette en dega et en dela de la place, ainsi que dans les rues qui bordent les prisons de la Petite et de la Grande-Roquette. Les plus agilesgrimpent dans les arbres. Quelques minutes avant 1'execution de Gampi, je vis un curieux degringoler, pousser un cri; 162 LE MONDE DES PRISONS il venait de se casser la colonne verte"brale. De tous cotes, de pales voyous, le cou etrangle dans une cravate de couleur voyante, se livrent a d'ignobles plaisanteries sur le condamne, et font rire aux larmes leurs compagnes, des gamines qui n'ont pas quinze ans. Les cafes, les cercles envoient leurs re- presentants. II y a de tout : des filles de brasserie, des boudines etriques, jusqu'a des filles deguisees en homme. On devait guillotiner un condamne place de la Roquette. Pendant la nuit, les freres Lyonnet se ren- dirent chez un petit traiteur du quartier de la Ro- quette ou Heidenrech avait 1'habitude, ses preparatifs lermines, de venir prendre une legere collation. Comme il restait du temps, Heidenrech, apres avoir vide son verre de vin sucre, pria un des freres Lyonnet de lui conter quelque chose. Anatole dit la Musette de Miirger. Au troisieme couplet, il dut s'arreter, Heidenrech fondait en larmes... S'il est vrai que la peine de mort est une necessite sociale, n'est-il pas souverainement indecent que la societe la transforme en un melodrame, ou tous les acteurs declament faux et jouent un r61e aussi re- pugnant qu'immoral? La societe va absolument contre son but, a ecrit M. Rochefort au lendemain de Texecution de Campi, qui est probablement de monlrer les conse- quences d'un meurtre et de faire hair le meurtrier. Lorsqu'on voit cet homme qu'on mene a Tabattoir, conduit comme le bceuf gras par des sacrificateurs... PREMIERE PART1E 163 il devient, ne fut-ce qu'un quart d'heure, interessant au meme degre que le taureau amene dans 1'arene sous les piques, les banderolles et finalement I'epe'e de toute une escouade de picadores. Que la societe tue, si elle croit que c'est son droit, mais qu'elle tue avec dignite. G'est ce sentiment qui a inspire M. Bardoux lors- qu'il a fait voter par le Senat que les executions capitales cesseraient d'etre publiques, et M. Gharton, lorsqu'il a propose d'abroger 1'article 12 du Code penal ainsi conc,u : Tout condamne a mort a latete tranchee et de substituer a la mutilation du corps des condamnes, aussi longtemps que 1'on ne jugera pas possible d'a- bolir la peine de mort, un agent physique ou chi- mique assez puissant pour aneantir instantanement la vie. L'ecrivain qui signe Ignolus au Figaro m'a fort insulte il y a quelques mois, parce qu'appele au Senat pour donner mon opinion, j'avais ete de 1'avis de MM. Bardoux et Gharton. II faut bien que la societe sedefende! s'ecrie- t-il; ou irons-nous si...? meme un pretre qui... etc..., etc...; I'audace des malfaiteurs n'auraplus de bornes, on ne verra qu'atrocites et guet-apens... Une repression est necessaire... etc... 1'echafaud est un exemple...; comme si tout le monde n'etait pas d'accord aujourd'hui que la peine de mort n'est ni exemplaire, ni juste, ni utile. Qu'est-elle done? Elle est! G'est tout. On la maintient parce qu'on a peur de toucher a ce qui existe. G'est mauvais, c'est 164 LE MONDE DES PRISONS detestable, mais cela existe. La guillotine pour la guillotine, c'est de 1'art pour 1'art. Soit! mais qu'on ne nous repete plus que la guil- lotine est une e"cole de morality. Quand une institu- tion produit juste le contraire dece qu'on est en droit d'en attendre, elle estjugee. Quand on voit 1'echafaud servir chaque fois de pretexte a des f6tes, a des or- gies, jusque dans la prison ou le condamne dort son dernier sommeil ; quand on voit non plus seulement des filles sans moeurs, de cyniques voyous, mais des magistrals, de hauts fonctionnaires, des hommes, des femmes du monde, conrir apres ce spectacle, solli- cker un strapontin, jouer avec le couperet, intri- guer aupres du bourreau, pour jouir de sa societe, pour voir jaillir le sang, tomber lecadavre; quand on voit les coquins preparer leur entree, leur sortie, le mot de la fin, on se demande comment les pou- voirs publics peuvent prtHer Jeur concours a un pareil scandale. Peut-on imaginer quelque chose de plus repugnant que 1'attitude des deux derniers coquins qui ont ete guillotines place de la Roquette? Quand on penetra dans la cellule de Riviere, il etait debout et a moitie habille. A Tentree du direc- teur et des personnes qui i'accompagnaient, il eut un soubresaut, et devint pale... Riviere, dit le directeur, votre recours en grace a e"te rejete... Rejete! Ah! je m'en doutais, s'ecria-t-il tout pale... Et I'autre, y passe- t-il aussi? II commenga a s'habiller en marmottant des re- criminations centre la cleveine, contre M. Grevy qui PREMIERE PART IE 165 le laissait guillotiner, lui, bien moins coupableque beaucoup d'autresqui avaient echappe . L'abbe Golomb s'approcha de lui et 1'exhorta a la resignation : Oh! n'ayez pas peur, dit-il, je ne faiblis pas. Mais, c'est raide, quand on n'est pas I'auteur. .. Enfin, c.a m'est egal, si I'autre y passe comme moi ! II accepta un verre de cognac. L'abbe Golomb ne le quitta pas. Mais Riviere ne semblait pas 1'ecouter. Tout entier a la colere que lui causait sa disillusion, il grommelait : M. Grevy n'est vraiment pas cle'ment ..Oh! non... Ah ! le salaud de Prey ! Ah ! si je le tenais ! Et il crispait de colere ses deux poings attaches derri^re son dos. Galmez-vous, mon ami, songez a Dieu, disait le pr6tre. Non, je ne crois plus a Dieu. Je ne crois plus arien... Laissez-moi tranquille... G'est trop fort!... Si c'etait moi I'auteur, encore ! Mais m'executer, moi qui ne suis que complice! Pendant ce temps, on e"tait alls' dans la cellule de Frey. Brusquement eveiHe", il eut un papillotement des yeux a la vue de tout ce monde. Un instant, il parut 6tourdi. Je suis debout! dit-il en rejetant vivement sa couverture pour s'habiller. Du courage, mon pauvre enfant! lui dit 1'abbe Faure. Oh! c.a ne fait rien du tout... Ah! la la!... Que qu'c'est qu'ca?... Eh bien! ca y est et via tout!... 166 LE MONDE DBS PRISONS L'aumoniers'approcha et voulut 1'einbrasser, mais Frey le repoussa brutalement : Ah! vous savez, vous, raum6nier, f... tez-moi la paix avec vot' bon Dieu! Frey n'a plus qu'une pensee. II tient a ne pas flancher . II regarde en ricanant nerveusement les cordes avec lesquelles 1'aide de 1'executeur 1'attache. II eompte les tours, et quand c'est termine : II n'y en a plus? demande-t-il d'un ton mo- queur. II se leve, secoue ses jambes entravees et s'ecrie avec ironic : Ca va etre bien commode de marcher avec c.a! Ah! il n'y aura pas besoin de me tenir, je pourrai bien marcher a la guillotine tout seul! Les gendarmes ont le sabre au clair, tous les re- gards sont fix6s vers la grande porte. Six heures son- nent, la porte s'ouvre a deux battants. Riviere marche d'un pas ferme, s'avance jusqu'au- pres de la guillotine, et au moment ou M. Deiblerva le prendre, il se redresse, son ceil etincelle d'un eclair de fureur, un sourire haineux crispe sa bouche et, se tournant vers le c6te de la rue Servan, ou, en sa qualite de voyou parisien, il sail bien qu'est la plus grande foule : Allez, vous pouvez dire au pere Grevy que c'est un assassin! hurle-t-il de toute la force de ses poumons. Frey apparait a ce moment. II a entendu le cri de Riviere. Lui aussi veut faire le crane. II bouscule Tati- m6nier qui essaye d'adoucir ses derniers moments. PREMIERE PART1E 167 Retirez-vous, lui dil-il grossierement. Je n'ai pas besoin de vous! Gomme Riviere, il se tourne vers le public. Mais sa langue seche se colle a son palais. Sa gorge est serree. II ne peut crier, il bredouille quelques mots inarticules. Adieu, les gargons!... pretendent avoir en- tendu certains des assistants; d'autres croient qu'il a dit tout simplement : Nous void tons deux. Enfin, un grand nombre ont compris : On tue lesjeunesf De bonne foi ces egards dont on entoure le con- damne a mort ne sont-ils pas choquants? N'est-elle pas grotesque 1'attitude de tous ces gentlemen qui s'empressent autour de ce coquin, surtout quand on songe a 1'agonie de ses victimes? G'est a qui adou- cira I'amertume de ses derniers instants. Rien n'est trop bon pour lui. On evite de 1'attrister, on cherche a faire diversion dans ses pensees, on lui dissimule la vue du couperet, on veille a ce que les cordes ne le serrent pas trop. Tout cela nejure-t-il pas avec 1'idee du chatiment, de 1'expiation? Maintenons la peine de mort, si sans ellela societe est en peril, mais que cette peine en soit une ! quelle soit la plus redoutable, vraiment la derniere ! Qu'il soit entendu que pas un criminel de profession ne sera epargne, et que sa me'moire sera vouee a 1'op- probre et a 1'oubli. Lorsque M. de Gavardie me fit Fhonneur de m'in- terroger a 1'epoque ou vint en discussion, au Senat, le projet de M. Burdoux sur la non-publicite des 168 LE MONDE DBS PRISONS executions capitales, j'allai demandera 1'abbe Groz.es son opinion. Je voudrais, me repondit-il, que, des qu'un homme est condamne a, mort, on 1'emmenat au loin, dans une ile deserte, sans que personne sut ou il est, et qu'on I'executat aussi obscurementque possible. A 1'heure actuelle, 1'unique preoccupation des pou- voirs publics est de s'assurer si la mecanique est bonne, et si le bourreau opere bien. G'6tait en 1866. Un homme de cinquante-quatre ans environ, M. Gouvreux, s'e~tait installe depuis quelques annees dans un h6tel de Casteilamare, sur la charmante hauteur de Quisisana. M. Gouvreux e"tait en proie a une idee fixe : mou- rir sans souffrir. II lut tout ce qui avail trait au sup- plice de la guillotine. On trouva chez lui des pages use'es, oil Ton examinait si la tete du guillotine" voit et sentapres 1'execution. II arriva ase persuader que ce genre de mort est le plus doux. II dressa alors une belle guillotine dans la partie qui se"parait son salon de sa chambre a coucher. L'e- lement essentiel de son invention etait unehache mo- bile, sur le manche de laquelle pesaient 60 kilogram- mes de plomb. II essaya Tinstrument sur plusieurs animaux. Quand il se fut bien assure de 1'excellence de sa machine, il 1'orna. II I'encadra de deux rideaux rou- ges, elegammententr'ouverts. Entre les rideaux, sous le couperet, il dressa une table avec des marches, et couvrit le tout d'une tapisserie noire. II placa un cous- sin moelleux vers le coin de la table ou devait repo- PREMIERE PARTIE 169 ser la tete coupee par le Iranchant de la hache, puis vers neuf heures et demie du soir, il joua sur son piano un hymne a la Vierge de sa composition ; il etait vet.u de flanelle blanche ; il monta les degres de son petit echafaud, se coucha sur le dos, les yeux en Fair, de fagon a voir tomber le couperet. Pour mieux voir, il avait place une lumiere sur un meuble voisin. II detacha la corde quitenait la hache suspendue : la hache descendit, et d'un seul coup lui tranchala tete... La t6te, sans bondir, s'eloigna fort peu du cou, et resta dans une position reguliere sur le coussin. Quand on entra dans sa chambre le lendemain ma- tin, on trouva sur sa table un testament, par lequel il leguait plusieurs billets de mille francs aux gens de 1'hotel. Je ne desespere pas qu'un philanthrope propose d'enguirlander la guillotine et de faire jouerl'hymne national par la garde republicaine pour diminuer Thorreur des derniers moments du condamne. L'echafaud sans phrase, si 1'echafaud doit rester, ou pas d'echafaud. Mais 1'echafaud-piedestal, 1'echa- faud avec ses acolytes, ses thuriferaires, ses joueurs de guitare; 1'echafaud avec son pontife est un legs que la societe moderne doit refuser; ce n'est plus une peine, c'est une recompense; ce n'est plus un instru- ment de hohte, c'est un monument eleve au crime et a 1'infamie. Des magistrats m'assurent que ce que je propose est impraticable. Gette guillotine silencieuse est, parait-il, un danger, parce qu'on ne saura jamais si lo 170 LE MONDE DES PRISONS elle a fonctionne". Tant mieux, parce qu'alors lapeine de mort a vecu. S'il est vrai que pour faire disparaitre un escarpe , il faille J'entourer d'autant d'honneurs qu'on en de- cerne au chef de 1'Etat, mettre sur pied des escouades d'agents, de soldats, d'officiers, de magistrals, le bon sens public fera de Iui-m6me explosion, et la guillotine ira rejoindre la torture, le pilori, le car- can, la marque, ces supplices disparus pour tou- jours, et dont 1'abolition n'a pas mis la societe" en peril. GHAPITRE IV Laloi du 27 mai 1885. Le reglement du 26 novembre 1885. Qui trompe-t-on ? Le r6veil a Mazas. Le r6veil a Tile Nou. Les cinq categories de forcats. Quel sort est reserve" aux liberes des travaux forces. Le codede la pres- qu'ile Ducos. Comment finir ? Mieux vaut le travail force que la liberation. Mes debuts comme lib^re. Dieu soil Iou6 ! je suis libre. La loi du 27 mai 1885 vivra-t-elle ? Opinion de I'abb6 Crozes. Le Squelette. Les serpents a sonnettes. L'emprisonnement cellulaire. G'est en partant de cette pensee, qu'il faut a tout prix nous de"barrasser des voleurs de profession que le gouvernement a obtenu Ja loi du 27 mai 1885, dont voici les principales dispositions : ARTICLE PREMIER. La relegation consistera dans 1'internement perpe"tuel sur le territoire de colonies ou possessions francaises des condamnes que la pre- sente loi a pour objet d'eloigner de France. ART. 4 Seront re!6gues les recidivistes qui, dans quelque ordre que ce soit et dans un intervalle de dix ans, non compris la dure de toute peine subie, auront encouru les condamnations enume'rees a 1'un des paragraphes suivants : 172 LE MONDE DES PRISONS 1 Deux condamnations aux travr 1 :: forces ou a la re"clusion; 2 Une des condamnations enoncees au parugraphe precedent et deux condamnations, soil a I'emprison- nement pour fails gratifies crimes, soit a plus de trois mois d'emprisonnement pour : vol, escro- querie, abus de confiance, outrage public a la pudeur, excitation habituelle des mineurs a la debauche, vagabondage ou mendicite; 3 Quatre condamnations, soit a l'emprisonnement pour fails qualifies crimes, soit a plus de trois mois d'emprisonnement pour les debits specifies au para- graphe 2 ci-dessus; 4 Sept condamnations, donl deux au moins pre'- vues par les deux -paragraphes precedents, et les autres, soit pour vagabondage, soit pour infraclion a 1'interdiction de residence signifiee par application de 1'art. 19 de la presente loi, a la condition que deux de ces autres condamnations soient a plus Je trois mois d'emprisonnement. Sont considered comme gens sans aveu et seront punis des peines edictees centre le vagabondage, tous individus qui, soit qu'ils aient ou non un domicile certain, ne tirent habituellement leur subsistance que du fait de prati- quer ou faciliter sur la voie publique 1'exercice de jeux illicites, ou la prostitution d'autrui sur la voie publique. PREMIERE PARTIE 173 REGLEMENT D'ADMINISTRATION PUBLIQUE SUR LA RELEGATION Du 26 novembre 1885. TITRE Ie-. ARTICLE PREMIER. La relegation est individuelle ou collective. ART. 2. La relegation individuelle consiste dans rinternement, en telle colonie ou possession fran- c.aise determinee, des relegues admis a y resider en etat de liberte, a la charge de se conformer aux me- sures d'ordre et de surveillance qui seront prescrites en execution de 1'art. l or de la loi du 27 mai 1885. Sont admis a la relegation individuelle, apres examen de leur conduite, les relegables qui justifient de moyens honorables d'existence, notamment par 1'exercice de professions ou de metiers, ceux qui sont reconnus aptes a recevoir des concessions de terre et ceux qui sont autorises a contracter des engagements de travail ou de service pourle compte de l'Etat,des colonies ou des particuliers. ART. 3. La relegation collective consiste dans 1'internement, sur un territoire determine, des rele- gues qui n'ont pas ete, soil avant, soit apres leur en- voi hors de France, reconnus aptes a beneficier de la relegation individuelle. Ges relegues sont reunis dans des etablissements ou 1'administration pourvoit a leur subsistance et ils sont astreints au travail. 10. 174 LE MONDE DES PRISONS ART. 4. La relegation individuelle sera subie dans les diverses colonies ou possessions franchises. La relegation collective s'executera dans les ter- riloires de la colonie de la Guyane et, si les besoins 1'exigent, de la Nouvelle-Caledonie ou de ses depen- dances, qui seront determines et delimites par de- crets. Des reglements d'administration publique pourront designer ulterieurement d'autres lieux de relegation collective. ART. 13. Les individus condamnes a la relega- tion qui sont maintenus, pendant toute ou partie de la duree des peines a subir avant leur envoi hors de France, dans les divers etablissements penitentiaires normalement destines a 1'execution de ces peines, doivent etre separes des detenus non soumis a la re- legation. ART. 15. Les rele"gables, qui subissent tout ou parlie de leur peine dans les penitenciers speciaux, ysont prepares a la vie coloniale. Us sont soumis au travail dans des ateliers ou chantiers organises au- tant que possible envue d'un apprentissage industriel ou agricole. Us peuvent 6tre repartis en groupes et en detachements d'ouvriers ou de pionniers pour Vemploi e*ventuel de leur main-d'oeuvre aux colonies. * Lo temps de sejour dans les penitenciers speciaux est comple" pour raccomplissement des peines a subir avant 1'envoi en relegation. ART. 31. II sera organise, sur les territoires affectes a la relegation collective, des dep6ts d'arrivee et de preparation ou seront recus et provisoirement maintenus les relegu^s a titre collectif. Ges depots PREMIERE PARTIE 175 pourront comprend redes ateliers, chantiers et exploi- tations ou seront places les relegues pour une periode d'epreuves et destruction. Les relegues y seront formes, soit a la culture, soita Texercice d'un metier ou d'une profession, en vue des engagements de tra- vail ou de service a contracter et des concessions de terre a obtenir selon leurs aptitudes et leur con- duite. ART. 32. Les relegues qui n'ont pas ete admis a la relegation individuelle, soit avant leur depart de France, soit pendant leur sejour dans les dep6ls de preparation, sont envoyes dans des etablissements de travail. Ges etablissements peuvent consister en ateliers, chantiers de travaux publics, exploitations forestieres, agricoles ou minieres. Les relegues sont r^partis entre ces etablissements d'apres leurs apti- tudes, leurs connaissances, leur age et leur etat de sante. L'administration peut toujours les admettre, sur leur demande, a revenir dans les dep6ts de pre- paration pour une nouvelle periode d'epreuve et d'instruction. Deux sentiments ont inspire cette loi et ce regle- ment : un sentiment de protection envers la societe, et un sentiment d'humanite envers les coquins. En condamnant a 1'exil perpetuel les voleurs de profes- sion, le gouvernement a voulu nous rassurer. Us partent. Us ne reviendront pas. C'est certainement un soulagement de penser que notre vie et notre fortune seront en surete, sans qu'il y ait effusion de sang. Aussi m'en coute-t-il de jeter une note discordante dans ce concours d'eloges que re- 176 LE MONDE DBS PRISONS cueille le gouvernement pour cet acte de fermete et de moderation. Malheureusement, je suis si convaincu que cette loi sur la relegation ne donnera pas les be"neTices qu'on en attend, qu'il m'est difficile de me taire. Dans une circulaire reste"e fameuse, je ne sais plus quel haut fonctionnaire des Beaux-Arts avail retrace I'idealmdle et fier que devaient poursuivre les auteurs, les directeurs, les acteurs, les chanteurs, les decora- teurs, jusqu'aux concierges des theatres. A partir d'aujourd'hui, pensait-il, une ere nouvelle commence pourl'art dramatique en France. * Malheureusement, ce fonctionnaire n'a jamais trouve une minute pour s'assurer par lui-meme de reflet de ses prescriptions. II avait tant de besogne ! Des groupes sympathi- ques a organiser, le Salon a reorganiser, des ta- bleaux a commander pour nos musees nationaux. Que sais-je encore ? Ge n'est pas qu'il perdtt son noble but de vue. Non. De temps en temps il faisait venir son secretaire. Eh bien ! lui demandait-il, comment vont les theatres? A merveille, Monsieur. I/Opera a encore fait pres de 20,000 francs hier soir. II ne s'agit pas de cela. Les recettes ! je m'en moque bien. G'etait bon du temps des ministres de- generes. Mais avec un ministre regenerateur !... non... parlez-moi de 1'ideal !... - - Male et fier, Monsieur, toujours male et fier. A la bonne heure ! PREMIERE PARTIE 177 D'autres fois, c'etait un directeur de theatre qui venait, le fonctionnaire s'informait : Etes-vous content? Heu ! monsieur, comme ci, comnie ga..., on veut encore me forcer a rallonger les jupes de mes danseuses... Consideration mesquine ! II faut voir 1'art... Fart, rien que... Precisement... c'estce que je pensais... mais Sardou ne veut pas... Je crois que vous ne saisissez pas bien... comprenez-moi... II faut voir, entendez bien... votre ideal ? Ah 1 parfaitement, male et fier, repondait le directeur, auquel 1'huissier avail donne le mot. Merci, je suis tresheureux... avecdes hommes tels que vous, j'atteindrai facilement le but queje me suis propose. Et le fonctionnaire etait aux anges. Ge n'etait pas plus malin que cela de regenerer le theatre I Ne serions-nous pas en train de re"editer, pour les voleurs de profession, \ 'ideal male et fier de ce naif fonctionnaire? La loi sur la relegation a ete votee par un senti- ment d'humanite. Elle amenera, logiquement et a court intervalle, la suppression de la peine capitale. A quoi bon guillotiner si 1'exil suffit? En outre, pour- quoi ne chercherait-on pas a rendre cet exil, sinon agre~able, du moins profitable a Texil6? Faisons-en un colon ; aidons-le a se refaire une vie nouvelle. La-bas, a la Guyane, a 1'ile des Pins, loin des centres corrupteurs, sous un climat reparateur, ce malheu- 178 LE MONDE DES PRISONS reux renaltra a la sant6, a 1'honneur. Nous aurons ainsi accompli deux bonnes actions : supprime' un voleur et cre'e' un honnele homme. G'est ainsi qu'on raisonne a Paris, a trois mille lieues du pays ou Ton envoie ces gens. Au ministere, on trace gravement sur le papier des ateliers, des chantiers de travaux, des exploita- tions forestieres, agricoles, minieres; on repartit les relegue"s entre ces etablissements, d'apr^s leurs apti- tudes, leurs connaissances, leur age, leur e'tat de sante' ; on installe des d<5p6ts d'arrivee, de prepara- tion ; des fermes modeles, des cours d'agriculture, de metiers manuels. G'est a vous donner envie de dire adieu a la mere palrie pour se faire releguer. Le marquis de Rays n'a guere precede autrement quand il a lance son affaire de Port-Breton. II a fait miroiter, aux yeux des gogos, les splendeurs de la Nouvelle-France, et les millions ont afflue dans ses caisses. Nous sommes furieux que les coquins re"vent de la Nouvelle-Caledonie, mais qui done leur en brosse des peintures attrayantes? Gette loi sur la relegation n'est-elle pas dans sa se"cheresse me'me un alle'chant programme? Relisez-la, et dites-moi si elle n'est pas une prime au vol et a 1'assassinat? Quand je serai fini, vid6, use, quand je n'aurai plus ni emploi, ni gite, ni famille, 1'article 4 m'aidera a retrouver tout cela avec la garantie du gouvernement. En ouvrant aux coquins ces perspectives de bonheur, de vie tran- quille, assuree, le gouvernement favorise, son insu, le vice, le vagabondage, le crime. La Nou- velle! c'est le paradis retrouve. II y aura bien quel- PREMIERE P ARTIE 179 ques ronces, quelques Opines, mais ou n'y en a-t-il pas ? Allons-y gaiement ! Ge qui, mainlenant, est beaucoup plus grave, c'est que ces perspectives de bonheur sont absolument mensongeres. Sans s'en douter, le gouvernement joue les marquis de Rays. G'est dans I'inconnu qu'il precipite ces miserables, apres les avoir peut-etre jetes dans 1'armee du crime, avec ses reclames. L'ile des Pins n'offre pas plus de ressources aux re- legues que le sol de la Nouvelle-France aux emigres de M. de Rays. G'est des lettres d'un format adressees a 1'abbe Crozes, que j'extrais ces passages qui eclaireront, je 1'espere, d'un jour vrai, cette grosse question de la relegation. Le transporte c'est le nom officiel que Ton donne aujourd'hui aux formats, le transporte qui les a ecrites occupait une situation qui aurait du le mettre a 1'abri de toute tentation malsaine, comme elle le mettait a 1'abri du besoin. Un jour, il se re- veilla a Mazas. Le premier moment de stupeur passe, il confia a I'abbe" Crozes son infortune. Vous avez sans doute entendu parler de ce qui m'est arriv6. Plusieurs ouvriers du chemin de fer ont rec,u deux fois la solde qui leur etait due pour un seul mois. Ge double paiement a ete fait, d'un c6te\ par les soins du chef de gare, et de 1'autre, par mes propres soins. II est le re"sultat de manoeuvres frau- duleuses executes par des ouvriers, qui m'ont auda- cieusement trompe en venant me reclamer la solde 180 LE MONDE DES PRISONS de certains de leurs camarades (dont ils s'appro- priaient les noms), solde qui, en meme temps qu'elle etait reversee a la caisse pour cause d'absence au moment de la paye, leur 6tait neanmoins payee par le chef de gare. Les auteurs de ces fraudes etant inconnus, la com- pagnie m'accuse d'avoir imagine ce trafic a mon pro- fit, et de m'etre approprie, a 1'aide de fausses signa- tures, les sommes payees ainsi en double emploi. Gette accusation n'est pas fondee. Elle est venue a 1'esprit de I'administration du chemin de fer, par suite d'une maladresse impardonnable que j'ai com- mise apres avoir constate ces irregularites. J'ai etc tellement impressionne par la responsabilite que j'avais assumee en laissant pratiquer ces fraudes, que j'ai perdu la tete et envoye ma demission. Get acte irreflechi, insense", a cause mon malheur, car la compagnie en a conclu que j'etais coupable, et elle a porte plainte sans m6me prendre la peine de m'interroger. J'ai done perdu une situation qui me faisaitvivre etqui m'avait coute dix-huit ans de travail opiniatre. Ma famille est plonge'e dans la desolation et je suis sous le coup d'une accusation dont les con- sequences peuvent etre absolument desastreuses. II y a vingt-six jours que je suis en prison, isole du monde entier. Pendant ces vingt-six jours, je n'ai vu le juge d'instruction qu'une seule fois et sans resultat, il y a douze jours, ce qui me fait entrevoir une tres longue instruction. J'ai cependant envoye a ce monsieur un memoire juslificatif tres detaille. Jusqu'a present, mes facultes ont ete tellement PREMIERE PAKTIE 181 bouleversees par cet affreux malheur, que je n'ai pas eu le courage d'en informer les personnes qui peuvent s'interesser a moi. Vous etes la premiere a qui j'ecris depuis mon incarceration Victor Hugo parle d'une vieille fille remplie de la charit6 qui consiste a donner, mais n'ayant pas au meme degre la charite qui consiste a comprendre et a pardonner . L'abbe Crozes, qui a su pratiquer ces trois sortes de charite\ accueillit cet homme et lui ouvrit son co3ur et sa bourse. Quand on voit ce que les malheureux liberes recoltent deja de miseres dans cette presqu'ile in- hospitaliere de Noumea, on se demande ce qui se passera quand leur nombre sera, decuple. ... Le 25 octobre, a midi, nous entrions dans le port de Noumea. La ville nous apparalt, adossee a une colline que surmonte le semaphore. Noumea, avec ses maisons grises aux toits blancs, ses cocotiers gigantesques, ses flamboyants arbres bouquets qui portent de ma- gnifiques fleurs rouges offre a I'oeil un aspect agreable. Mais on se demande si ce n'est pas la un camp bien tenu plut6t qu'une ville, car on n'aperQoitni clochers, ni monuments d'aucune sorte. II n'y a que des mai- sons basses, couvertes en t61e et disposees suivant le caprice de chacun, sans symetrie. Quelques rares constructions de pierre y emergent : I'h6pital mili- taire, 1'hotel du gouverneur, la caserne, 1'ecole mu- nicipale de garcons, ou Ton a loge les six ou sept eleves du college avec les deux professeurs, dont ii 182 LE MONDE DES PRISONS Tun est le principal et 1'autre un officier de la gar- nison. Ajoutez 1'eveche, modeste habitation haul perch6e, ou demeure un vicaire apostolique, mieux loge cependant que le bon Dieu, fort mal installe, lui, dans une sorte de grange sans clocher, le dernier cyclone ayant emporte" au loin celui qui existait ; les bureaux de Tadministration pe"nitentiaire ; puis, sur une montagne, une caserne d'artillerie, d'ou les canons regardent, de leur ceil unique, le penitencier- dep6t de Tile Nou qui fait vis-a-vis a Noumea, de 1'autre c6te de la rade, au bord de laquelle le chef- lieu a ete etabli. G'est tout comme monuments, avec la maison du commandant militaire et celle du direc- leur de 1'administration pe"nitentiaire, constructions fort semblables a des hdtelleries ame>icaines. Le m6me aspect desole, aride, caracterise Nou- mea et Nou. II faut trois quarts d'heure a la rame, pour aller de Tune a 1'autre. La premiere impression que Ton ressent, en appro- chant de I'lle, c'est que Ton va aborder un petit centre manufacturier : de vastes bailments domines par une cheminee d'usine s'offrent aux regards de face; d'autres constructions, mais a un seul rez-de-chaus- see, ressemblent a des magasins. wDebarque, on s'apercoitqu'onnes'esttrompequ'a demi. 11 y a bien une usine : ce sont les ateliers de 1'ile Nou, ou se trouvent ou se trouvaient est plus exact a present employes les forgerons, serru- riers, ferblantiers, menuisiers, charrons, ebenistes, charpentiers, bourreliers, vanniers, faisant partie de la population penale. Outre les ouvriers tout faits qui arrivent, on en formail d'autres. PREMIERE PARTIE 183 Gette organisation coutait un peu cher, mais elle etait logique. M. Pallu de la Barriere a tout change. Grace a lui, les ateliers sont deserts. Gomme conse- quence, un materiel de plus d'un million se trouve inulilis^. Le depart de M. Pallu de la Barriere, dont les intentions etaient excellentes, mais dont le sens pra- tique etait nul, rendra-t-il a 1'Jle Nou 1'aspect qu'elle doit avoir? C'est desirable. Les bevues de ce fonc- tionnaire ont coute des millions aux contribuables. On nous transborde dans des chalands, et on nous debarque a File Nou. Ges chalands sont ma- noeuvres par des Ganaques, qui n'ontd'autre vetement qu'un morceau d'indienne, rouge chez les uns, blanc chez les autres. G'est une espece de tablier de bras- seur, qui, en faisant le tour du corps, couvre les fesses et le bassin. Tout le reste du corps est nu. On nous compte au debarquement, puis on nous conduit dans les cases. On nous y enferme par groupe de soixante, sans nous rien dire. La nuit arrive, et bient6t 1'obscurite est complete. La case n'a que les murs et le toil, les fenetres sont grillees, les portes ferm6es au verrou. Elle n'est pas eclairee. Ghacun s'assied par terre ou sur son sac. Nous sommes sans pain et sans eau. Nous n'a- vons pris aucune nourriture depuis dix heures du matin. Une heure s'ecoule ainsi. Gependant, la faim commence a aiguillonner quelques estomacs. Des impatiences, timides d'abord, se font entendre : elles s'accentuent de plus en plus, a mesure que la soiree s'avance. Bient6t, les plus 184 LE MONDE DBS PRISONS audacieux se ruent sur la porte, la secouent avec violence et demandent du pain en jurant. Rien ne bouge au dehors. Le vacarme devient de plus en plus intense, c'est un brouhaha de cris, de jurements, d'impre- cations, de hurlements et de blasphemes e"pouvan- tables ! Tout a coup, vers dix heures, une voix mena- c.ante se fait entendre au dehors. Silence imme'diat dans la case. La voix exterieure menace toujours... La porte s'ouvre subitement. K Un homme, muni d'une grosse lanterne; se pre- sente dans la case en jurant, et declare qu'il cassera la tte au premier qu'il ne trouvera pas couche et qui prononcera un seul mot. Get homme est nu-pieds. II n'a qu'un pantalon de toile pour tout vehement, pas de chemise. Un chapeau de paille, aux ailes eraill^es et capricieusement tordues, couvre sa t6te. II est de haute taille. II s'avance au milieu de la case et il nous apostrophe avec une extreme violence. II nous dit des choses inouYes, qui e'tonnent meme les plus cyniques de mes compagnons. Ceux-ci, cependant, commencent a s'agiter. Quel- ques-uns s'avancent vers 1'homme au falot, qui, de- posant subitement sa lanterne, se met a frapper a coups de poings et de pieds ceux qui se sont appro- Che's de lui. Tas de laches, s'ecrie-t-il, vous etes soixante contre moi. Tas de ci, tas de la... , et il se met a vomir les epithetes les plus ordurieres. Mais qui es-tu, toi ? dit une voix stridente, PREMIERE PARTIE 185 partie du fond de la salle : que signifient ces provo- cations ? Que veux-tu enfin? Je suis un format comme toi, repond 1'homrae au falot. Je suis venu pour vous imposer silence, et je souquerai * le premier qui bougera. A peine a-t-il prononce ces dernieres paroles qu'un condamne, venant du c6te d'ou 1'interpellation est partie, se pr^cipite sur Tinsulteur et le renverse d'un coup de tete formidable. Celui-ci se releve d'un bond et tombe sur son agresseur, qui lui rend coup pour coup avec une vigueur qui d^concerte un instant notre insulteur. Gelui-ci reprend aussit6t 1'offensive en se ruant sur son adversaire, qui pousse un cri de douleur. Ah ! le brigand ! il me mord... Lache-moi ! canaille ! ou je te tue !... Mais 1'autre ne lache pas. Au secours, continue Je premier... Mes amis, secourez-moi, il boit mon sang !... En se debattant, les deux champions renversent la lanterne qui s'eteint. On n'entend plus qu'une sorte de ralement entreme!6 de chocs, de heurts, de jure- ments, puis ces paroles : Lache! assassin !... Le ralement cesse. Silence complet. Ha son compte, dit tout a coup un des deux champions en se relevant, a un autre maintenant. La lanterne est rallumee et eclaire la scene. Au milieu de la salle, 1'homme au" chapeau de paille, 1 Souquer, tuer. 186 LE MONDE DES PRISONS couvert de sang ; a ses pieds son adversaire, qui parait inerte. Les temoins de la lutte, pales de frayeur, forment le cercle autour de ces deux hommes, qui se sont ^gorges sans savoir pourquoi. A cet instant, une voix appelle du dehors : Martin ! Martin ! Voila ! dit 1'homme au chapeau de paille, et il s'elance au dehors. On s'infnrme alors de 1'homme qui git a terre. Qui est-ce ? On le secoue, il ne re'pond pas, il ne fait aucun mouvement. Des appels faits au dehors restent sans resultat. On laisse la le malheureux sans secours. II pour vait respirer encore. Nous passons la nuit en compa- gnie de ce cadavre. Le lendemain matin, des surveillants se pressent a la porte et nous invilent a sortir. On fait 1'appel. Un nomme D... ne re'pond pas. Ou est-il ? dit le surveillant. Mort, repondent plusieurs voix, et on raconte ce qui s'est. passe. En relevant D... on remarque qu'il a la t6te presque detachee du tronc et que plu- sieurs coups lui ont e"te ported a la poitrine avec un instrument pointu. Enqueue. Resultat : Les condamnes, dit le rapport, se sont mutines cette nuit et ont tue un de leurs cama- rades. a L'assassinat commis par 1'homme au chapeau de paille a etc considere comme un mensonge !... Ne PREMIERE PARTIE 187 pouvant trouver le coupable, on a puni tout le monde,et dix des plus mal notes d'entre nous ont ete condamnes a la double chaine, trois mois de cellule, au pain et a 1'eau un jour sur trois. Ce qui a suivi ce sinistre debut, sur la terre d'exil, a ete fort triste. Je me borne a constater que des scenes de ce genre ont lieu plusieurs fois par semaine. Jugez par la de ce qu'est cet infernal sejour ! Les forcats sont divises en cinq categories. La 5 e categoric, ou'peloton de punition, esl com- posee des hommes qui ont eu des punitions dans les de"p6ts, en France, ou pendant la traversee. Us peu- vent y rester pen de temps ou n'en sortir jamais, cela depend de leur plus ou moins bonne conduite, et aussi du Directeur des etablissements penitentiaires de la colonie. Us sont employes aux travaux les plus repugnants, comme le curage des e"gouts, des latrines ; la decharge des bateaux, la pose et la depose de la guillotine. Le temps de leur travail n'est pas limite : ils peuvent travailler huit heures par jour comme vingt heures. Les gardes-chiourmes ont, sur cette categoric de formats, un pouvoir discretionnaire presque absolu. Ils sont generalement cinq ou six cents. Leur nourriture est des plus sommaires. Ils ne resolvent ni cafe, ni ration d'eau-de-vie, ni tafia, ni tabac. Ils touchent, par jour, 750 grammes de pain. Pour le repas du matin, ils ont : le dimanche, le mardi, le jeudi, 250 grammes de viande fraiche et 200 grammes de conserve de boauf ; le lundi, le mer- credi et le vendredi, des legumes sees: 100 grammes de haricots sees ou des feves cassees, ou 60 grammes 188 LE MONDE DES PRISONS de riz; le samedi, 180 grammes de lard sale*. Pour le repas du soir, ilstouchent une portion de haricots ou de feves cassees ou de riz, plus 6 grammes d'huile, 2 centilitres de vinaigre, 9 grammes de sel. Jamais de legumes frais. II est Men vrai qu'il y a, a 1'ile Nou, particulierement reservee aux formats de cette ca- tegoric, un jardin qu'on appelle le jardin de la transportation, mais ce jardin sert a alimenter la cui- sine du corps des surveillants militaires. En arrivant, le format est verse dans la 4 e categoric. II peut en sortir au bout de six mois ; s'il en sort plus t6t, c'est qu'il est protege. Quand il entre dans la 3 e categoric, il touche, a litre de recompense excep- tionnelle, trois sous. Six autres mois se passent, il est de 2 8 classe : il reQoit 20 ou 25 centimes par jour. De l ro classe, apres une demi-annee encore de bonne conduite, il peut arriver a gagner 40 centimes. Avec ces gains on compose son pecule, se divisant par moitie" en disponible et reserve , c'est-a-dire que, gagnant 40 centimes, il a le droit d'en envoyer 20 a sa famille. II touchera le reste a sa liberation ; s'il est condamne a perpe'tuite, il ne le touchera jamais. Permettez-moi de revenir sur ma situation en Nouvelle-Caledonie. <; Je songe au lendemain, c'est-a-dire au jour ou je serai libe're. Ge jour-la, se dresseront devant moi des difficultes inoui'es, parmi lesquelles figure, en pre- miere ligne, le sejour obligatoire de six ans a la Nouvelle-Caledonie, a partir du jour de ma libe'ra- tion. Ce sejour apres liberation est bien plus penible que PREMIERE PARTIE 189 les travaux forces pour celui qui a le desir de rompre avec son passe ! La colonie n'offre, en effet, aucun de"bouche serieux. On n'a rien fait et on ne fait rien pour assurer au libere le moyen de travailler. L'ad- ministration a plus de 3,000 liberes astreints a la residence a vie ou temps. Ges libe>es, manquant de travail parce que la colonie est sterile et que 1'admi- nistration n'a rien fait pour y suppleer, sont parques dans des fermes administratives, ou on fait semblant de les occuper moyennant 50 centimes par jour, plus les vivres du condamne. Ces malheureux, livresal'oisivete et de"courages. s'enivrent, se prostituent les unsaux autre?,se battent et s'egorgent. Voila le sort reserve aux liberes des travaux forces. G'est une aggravation de peine et non une liberation. v II vous paraltra etrange de me voir qualifier ainsi cette transition de I'esclavage a la liberte, qui devrait, au contraire, m'apparaitre comme une sorte de resurrection. Car enfin, penserez-vous, la liberation des tra- vaux forces, c'est la fin d'une peine terrible, c'est le retour a la liberte, a la vie sociale ! Oui certes il en devrait etre ainsi ! En ce qui me concerne , par exemple, j'ai ete condamne a six ans de travaux for- ces sans surveillance ulterieure. 11 est evident qu'a 1'expiration de ma peine je devrais reprendre posses- sion de moi-meme. Eh bien ! non, cela ne sera pas ! Le jour de la liberation le condamne qui, comme moi, n'a pas a subir une condamnation a la prison, apres celle des travaux forces, qui n'est pas soumis a la surveillance de la haute police et qui, aux yeux de 11. 190 LE MONDE DES PRISONS la loi, est absolument libre, ce jour-la, cet homme est emmene par un surveillant militaire a la pres- qu'ile Ducos, d'ou il lui est interdit de sortir sans permission. La, on lui dit : Tu auras a manger si tu travailles, tu seras paye a raison de trois sous par jour ; tu te logeras et tu t'habilleras comme tu pour- ras, avec tes propres ressources si tu en as. Si tu n'as pas de ressources, tant pis pour toi. Tu repondras a 1'appel deux fois par jour et tu seras mene militaire- ment. Or, quelle difference y a-t-ilentre la situation du condamrie et celle du libere? Oh ! il y en a une bien grande ! Le condamne a la nourriture, le logementetl'ha- billement assures, et il est paye a raison de 40 cen- times par jour, s'il est a la premiere classe, sans 6tre astreint a uri grand travail ; tandis que le libere n'a aucune liberte", il est moins paye et ni son logement ni sa nourriture ne sont assures, pas plus que 1'ha- billement. Le libere est confine dans un camp, au milieu d'une population sordide, infame, feroce, qui menace d'assassiner quiconque ne hurle pas avec elle. Et ces menaces peuvent etre mises a execution quand il plait a ces chourineurs de jouer du couteau ; car on est la sans protection, sans defense. De sorte que la situation du condamne est relativement heureuse compare'e a celle du libere, et, pour beaucoup de condamnes, la liberation, loin d'etre la fin d'une peine, comme cela devrait etre, en est au contraire une aggravation. Si encore onlaissait le libere chercher a se caser, PREMIERE PARTIE 191 si on lui facilitait le moyen de trouver un emploi deja tres difficile a obtenir au milieu de cette population mal disposee pour les liberes, on pourrait encore trouver une occupation honorable. Mais non. On defend aux liberes de quitter le camp, sous peine de poursuites en rupture de ban. On les maltraite, on les insulte, on les fait passer en juge- ment, pour menaces injurieuses, s'ils repondent. Le nombre des liberes augmente de jour en jour et il n'y a pas assez d'emplois disponibles pour les occu- per tous. Ne vaudrait-il pas mieux autoriser le depart de ceux qui demandent a s'en aller dans une autre colonie, faute de debouches suffisants en Nouvelle- Caledonie? Sans doute ! Mais 1'administration locale n'est pas de cet avis; elle suscite au contraire toutes sortes de difficultes aux liberes qui demandent a quitter la colonie, comme si elle prenait plaisir a voir s'installer cette multitude d'oisifs qui sont un danger pour elle en m6me temps qu'une lourde charge pour le Tresor. Le 31 mars, jour ou j'aurai fini mes six ans de travaux forces, je serai done dirige sur la presqu'ile Ducos, ou je serai immatricule sous un nouveau nu- mero. Je serai soumis a deux appels par jour, avec defense de sortir de la presqu'ile sans une permission qui est toujours fort difficile a obtenir. En compen- sation de cette detention arbitraire on ne me donnera que 750 grammes de pain par jour et de 1'eau. Pas de logement, pas le moindre abri, rien qu'une ration de mauvais pain, avec la faculte de griller au soleil pendant le jour et d'errer comme un chien abandonne pendant la nuit. Pas la moindre securite. L'adminis- 192 LE JV10NDE DES PRISONS tration entretient a grands frais, sur cet etablisse- ment on appelle cela un etablissement ! plusieurs escouades de surveillants, de soldats et de gendarmes pour maintenir 1'ordre, dit-on. Mais, pour tous ces gens-la, 1'ordre n'est pas trouble tant qu'on ne Jeur vole pas leur soupe, qu'on ne devalise pas leur pou- lailler, qu'on ne les inquiete pas dans leur sybari- tisme. Mais si a c6te d'eux on tente d'assassiner un libere, ainsi que cela arrive tres frequemment, en plein jour meme, pour lui voler sa chemise ou ses souliers, qui seront vendus une heure apres et bus a la cantine, ilsne se derangent nullement. Us s'en sou- cient comme d'une guigne, cela ne les regarde pas. Gombien de temps durera cette effroyable expec- lative ? Jusqu'a ce que j'aie trouve un emploi. Or, pour trouver un emploi, il faudrait d'abord avoir la faculte d'aller et de venir en dehors de la presqu'ile. Or, il est defendu d'en sortirsans encourir une condamnation pour rupture de ban et on n'ac- corde qu'une permission par semaine de quelques heures de duree seulement ! Et il y a plus de 300 liberes qui attendent leur tour pour jouir de cette permission qui n'est accordee, remarquez-le bien, qu'd un seul individu par semaine / En second lieu, les Jiberes n'offrent guere de garanlies aceux qui les emploient et generalement personne n'en veut plus dans la colonie. Gela revient a dire que tout est parfaitement arrange pour enlever au libere qui voudrait bien faire la possibilite de vivre honn^tement en se procurant un emploi. II lui reste, il est vrai, une porte ouverte; c'est de PREMIERE PARTIE 193 s'en aller en Australie. Mais 1'administration, dans sa sagesse, a trouve" bon de placer a cette porte un cer- bere qui est bien autrement redoutable que celui qui gardait 1'enfer pai'en. La lyre du divin Orphee et les gateaux demieldu heros de YEneide talismans qui me font defaut, d'ailleurs, pour le moment ne sau- raient detourner 1'attention vigilante de ce portier qui ne connait d'autre laisser-passer que la piece de cent sous. Parmiles formalites innombrables et herissees de difficultes qu'il faut remplir pour obtenir 1'autorisa- tion d'aller a Sydney ou ailleurs, se trouvent celle de justifier d'une somme de 800 fr., sur lesquels 1'admi- nistration en preleve 200, pour parer aux frais judi- ciaires que pourrait susciter a Felranger 1'inconduite du demandeur. Huit cenls francs ! somme irrealisablej>our la plu- part des liberes. Aussi, lorsque de loin en loin il s'en trouve un qui est a meme de les produire, le fait est considere comme quelque chose d'extraordinaire, comme un tour de force des plus singuliers. Conclusion : le libere, a sa sortie du bagne du travail force, est precipite, sciemment et volontaire- ment, dans le bagne de I'oisivete forcee, bagne cent fois pire que 1'autre et dans lequel ce malheureux n'a d'autre perspective que de mourir de faim, en admettant qu'il echappe au suicide, vers lequel le pousse fatalement le ddsespoir, quand il n'est pas assassine au prealable. SoupQonne-t-on seulement cet etat de choses au ministere de la justice et a celui des colonies? Vous etonnerez-vous maintenant,cher monsieur, 194 LE MONDE DES PRISONS que je sois epouvante de la situation horrible qui m'attend? Et ce qui se passe actuellement sous mes yeux n'est pas fait pour diminuer mes apprehensions. Ainsi, un de mes camarades, jeune notaire qui finit cinq ans de travaux forces le 21 mars prochain, a demande", pour ne pas aller a la ferme, a sa liberation, et afin d'echapper aux miseres effroyables qui y regnent, il a demande a rester au penitencier, aux conditions actuelles, c'est-a-dire sans salaire, sans liberte : il aime mieux rester au bagneque d'accepter la liberte a laquelle il a droit, et 1'administration a accepte! Les Gours d'assises sont bien bonnes d'employer de longues et ennuyeuses stances pour determiner si les malfaiteurs seront condamnes a cinq, six ou vingt ans ou a. vie. La condamnation a cinq ans est aussi severe, que dis-je ? beaucoup plus severe que la con- damnation a vie, car il est probable que le crime puni de cinq ans de bagne est beaucoup moins abo- minable que le crime puni des travaux forces a per- petuite. Or, dans la pratique, le condamne a cinq ans est, en realite, condamne a vie avec aggravation de peine par rapport au criminel qui subit une condam- nation a vie, puisque, grace a 1'obligation de residence en Nouvelle-Caledonie, ilest fatalementvoue, comme libere", a une existence pire que celle du condamne qui subit sa peine. Permettez-moi done, Monsieur, de vous prier de vouloir bien vous interesser a ma deplorable situa- tion a venir celle dans laquelle jesuis actuellement est relativement bonne quoique profondement mise- rable, comparee a celle qui m'attend apres ma deli- PREMIEKE PARTIE 195 vrance, quelle delivrance grand Dieu ! et de vous demander de vouloir bien combiner avec mon frere, qui doit vous voir a ce sujet, la demarche qu'il con- viendrait de faire en ma faveur pour me faire obtenir la remise de la residence ; c'est pour moi une ques- tion de vie ou de mort. .... Me voici libere. Gette liberation ne s'est pas effectuee sans tracasseries. Ma peine expirant le 30 mars, j'aurais du etre rapatrie ce jour-la meme au chet-lieu, a Noumea. G'etait trop equitable pour que cela ait lieu. On m'a laisse a 1'ile des Pins jusqu'au 7 mai, perdant un temps precieux et depensant pour vivre mes modiques economies qui m'etaient si indis- pensables pour m'habiller en homme apres m'etre debarrasse de rnalivree de tran>porte ! Gela est d'autant plus regrettable que j'avais fait parvenir a M. le directeur de I'administration peni- tentiaire une protestation energique et que ce fonc- tionnaire, presse par 1'evidence, avail donne 1'ordre de donner immediatement suite a la demande que j'avais t'aite d'etre rapproche de Noumea, afm de pouvoir chercher un emploi pour le jour de ma libe- ration. Mais cette solution favorable ayant deplu au personnel subalterne, 1'ordre de M. le directeur n'a pas ete communique a M. le commandant de File des Pins, ou je suis reste jusqu'au 7 mai, sans avoir pu, laute de communications avec le chef-lieu, faire la moindre demarche pour etre case en temps utile. Je n'ai connu cette coquinerie qu'en arrivant a Noumea. Des mon arrivee, les ennemis que j'ai a la direction 196 LE MONDE DES PRISONS penitentiaire n'ont pas manque de me faire diriger sur la presqu'ile Ducos, ce que je redoutais par- dessus tout. Mais je me suistant demene que je suis parvenu a quitter ce coupe-gorge vingt-quatre heures apres. Arme du certificat du commandant de 1'ile des Pins, je me suis presente chez plusieurs ne"gociants, qui, fautede place vacante, m'ontajourne aplustard, tout en m'affirmant qu'ils me prendraient volontiers a la premiere vacance, en raison de mon excellent certificat. Ne trouvant pas a me placer comme em- ploye de commerce et n'apercevant rien de mieux, je me decidai a affronter le travail manuel et je me presentai d'abord chez un maitre-macon, qui m'a ri au nez apres avoir regarde mes mains qu'il trouva trop blanches. A quelques pas de chez lui se bala^ait un e"norme e"criteau de peintre en batiments. Voyez M. Bourmigal, me dit le macon en me montrantl'6criteau, peut-etre pourra-t-ilvous occuper plus utilement que moi, son travail etant moins pe- nible que le mien, lequel n'est reellement pas dans vos aptitudes. M. Bourmigal tait ivre. Je dus subir d'abord une longue et diffuse disser- tation sur la mort de Gambetta et ses consequences probables pour la Republique francaise. J'opinais du bonnet, modestement, comme il convient a un sollici- leur, a mesure que M. Bourmigal developpait ses inepties. Gela donna sansdoulea cet honn6te indus- triel une haute idee de mes capacites politiques, car it me tendit la main, donna ordre a un ouvrier qui PREMIERE PARTIE 197 barbouillait des volets a cote de nous de m'emmener avec lui, a une heure,au chantierdes ponts et chaus- sees, pour me faire travailler. Je me presentai a 1'heure dite, et on me donna pour lache de peindre les caniveaux d'une maison neuve, occupee par 1'administration des ponts et chaus- sees. II me fallut grimper sur une longue echelle-qui vacillait affreusement; a mesure que je gravissais un Echelon, j'avais une peur terrible de degringoler, em- petre que j'etais dans des cordes, avec mon pot a pein- ture, monpinceau, etc. Je faisais uneasseztriste figure sur cette chelle et le piqueur des ponts et chaussees charge de la surveillance des travaux me considerait d'un air narquois, ce qui augmentait mon malaise, a ce point qu'il me fit descendre, tout en apostrophant severement 1'ouvrier, qui, pour me jouer un mauvais tour sans doute, m'avait donne, a moi inexperimente, un travail qui ne se confie habituellement qu'a des an- ciens, habitues a ces ascensions dangereuses. Puis, il me queslionna avec bienveillance sur mon pays, mes antecedents, mes malheurs, etc... Moi, je suis de V..., me dit-il, et j'ai connu jadis votre pere qui passait souvent par mon village pour aller a G... Nous sommes done pays, presque voisins. Je lui montrai mes certificats. Venez avec moi, me dit-il. Apres les avoir lus, il me conduisit au cabinet du chef des ponts et chaussees, a qui il presenta les deux certificats en lui disant : Voici un homme plein de bonne volonte et Ires recommande, qui a ete embauche ce matin 198 LE MONDE DES PRISONS comme peintre et qui pourrait faire beaucoup mieux que cela. M. Berthier me toisa avec un regard froid, lut les certificats lentement, me toisa de nouveau avec un visage moins sombre cette fois et donna ordre au chef du secretariat de me faire subir un examen qui dura une demi-heure a peine, apres lequel on m'an- nonc,a que je pourrais venir le lendemain pour tra- vailler dans les bureaux. Je n'y manquai pas, et je fus place au bureau du secretariat comme commis- redacteur a raison de 250 fr. par niois. J'e'tais sauve" ! Quant a 1'avenir, c'est autre chose; ily a toujours la un point noir formidable. En effet, je ne puis compter sur un long sejour a radministration des ponts et chaussees, qui attend du personnel de France pour completer son effectif et qui me remerciera aus- sitdt que ce personnel sera arrive. A ce moment il faudra chercher un autre emploi, lequel sera d'au- tant plus difficile a trouver que 1'inconduite de cer- tains liberes, employes en ville, inspire aux habitants et aux administrations une defiance qui va toujours croissant et qui aura pour consequence defermerpeu a peu toutes les portes de Noumea a ces malheureux declasses. Si je n'etais lie" par cette maudite residence obli- gatoire, j'envisagerais la situation avec beaucoup moins d'apprehension, car j'irais chercher en Aus- tralie ou en Amerique ce que je ne pourrai jamais trouver en Nouvelle-Caledonie, ou il n'y a rien a esperer pour les liberes, quellesque soient leur bonne volont6 et leur abnegation. Mais, helas ! je suis riv6 a PREMIERE PART1E 199 cette terre inhospitaliere pour longtemps encore. Or, s'il faut que je reste six ans encore dans ce pays, a quoi serai-je bon lorsqu'arrivera le moment ou je serai Hbre de m'en aller ? Aujourd'hui 16 juin, un employe" de la direction de 1'interieur est venu me communiquer une dep6che ministerielle informant le gouverneur de la Nouvelle-Galedonie que, par decision du 2avril dernier, M. le President de la Republique m'avait accorde cette remise de residence apres laquelle j'es- pe"rais tant. Je n'en croyais pas mes yeux en lisant la dep^che que je retournais en tous sens pour m'assurer qu'elle n'etait pas apocryphe, ce qui a bien fait rire 1'employe. Je me demande encore si je n'ai pas r6ve, s'il est bien vrai que je sois enfin debarrass6 de toute attache avec 1'administration penitentiaire. Je suis force . Fontaine. Le n 90 de Mazas. Mon auxiliaire : ses bons d6sirs, sa rechute. J. L. Premiere lettre d'audience. Son passe" . Ses souffrances. II est au cachot. A 1'in- firmerie. Sa lettre d'adieu. Dix jours apres. II part pour Poissy. Bons sentiments. Le regime de Poissy. Souhaits de bonne ann6e. Gavroche a la recherche du meilleur systeme pe"nitentiaire. Nouveaux souhaits. Desirs et demandes. L'asile Sainte-Anne. Les voleurs par accident, qui recidivent, mais qui essaient de se relever, sont moins corrompus que les voleurs de profession. Us onl des velleite's de retour au bien, des desespoirs, des hontes, des chagrins, des remords. A certaines heures, ils prennent en de- gout ce monde infame et s'efforcent d'en sortir. On peut essayer d'en sauver quelques-uns. Ils appartiennent en general a des families qui les ont bien eleves. Quelquefois ils sont restes honnetes jusqu'a Tage mur. Puis un jour, la femme pour le 12. 210 LE MONDE DBS PRISON'S plus grand nombre; pour d'autres, le jeu ou labois- son; pour celui-ci, le besoin de 1'elegance; pour cet autre, la paresse, une vanite exageree, les conduisent sur le bord de 1'abime. G'est en tremblant qu'ils commettent leur premier vol. Us barbotent dans la caisse du patron, font un faux, soustraient quelques billets a la recette, imagi- nent je ne sais quelle attaque nocturne. Ah ! si ces mensonges avaient pu ne pas leur reussir ! Malheu- reusement le succes a couronne et comme sanctionne leurs premieres tentatives. Us connaissent desormais le moyen de s'amuser sans travailler. Or 1'oisi- vete" du pauvre, c'est le crime , a ecrit Victor Hugo. Marchandon, I'assassin de M me Cornet, appar- tenait a cette classe d'oisifs. G'etait un elegant pares- seux, qui trois ou quatre fois Fan faisait un coup, ou il depensait 1'energie qu'il faut a un bonnte homme pour travailler chaque jour pendant douze mois. II recoltait a ce metier une dizaine de mille francs par an. Gela ne valait-il pas mieux que d'en gagner pe"- niblement deux mille a user des manches de lustrine sur un bureau? Quelques jours avant le careme, un de mes clients de la Grande-Roquette, m'ecrivit pour me demander une audience. Sa lettre etait signee : Vicomte... II se disait victime des passions politiques, et se donnait comme un ardent deTenseur du tr6ne et de 1'autel. J'ai vu a la Grande-Roquette pas mal de ces deTen- seurs. G'etaient certainemerit les plus meprisables et les plus indisciplines. En realite ce vicomte etait, et est encore, un DEUXIEME PART1E 211 vulgaire escroc, dont le pereest domestique. II venait me demander la permission de ne pas jeuner et de faire gras les jours d'abstinence! Quelques semaines auparavant, il m'avait prie de lui preter une bible hebrai'que pour continuer ses eludes ! II tenait 1'orgue a la chapelle et se rendait intolerable aux autres de- tenus par sa morgue et son insolence. Je lui fis dire de se retirer. II m'adressa la lettre suivante, qui ne manque pas d'esprit : Monsieur 1'abbe, Selon le desir que vous avez exprime et que vous avez bien voulu me faire transmettre, et pour ne pas troubler 1'harmonie, la ou elle doit regner en mai- tresse absolue, j'ai 1'honneur de vous mander que je remets en vos mains les fonctions d'organiste. Veuillez agreer, monsieur 1'abbe, 1'expressionde mes sentiments respectueux. Je ne serai pas surpris d'apprendre que ce noblej aventurier a fmi comme Marchandon. Paris est peuple de ces brillants rastaquoueres, qui trompent les yeux les plus vigilants. On ne les connait que quand il est trop tard. Voici ce que m'ecrivait un de mes confreres. Paris, le 9 novembre 1884. Monsieur et bien honore confrere, Je connais effectivement le pauvre detenu dont vous avez eu la charite de me donner des nouvelles. 212 LE MONDE DBS PRISONS Je lui ai me'me rendu des services. Je le croyais fort honnte. Aussi n'ai-je pas el6 mediocremenl surpris, quand j'ai appris son arrestation. Son odyssee est assez curieuse et si je puis aller vous rendre visile bient6t, je vous Ja raconterai de vive voix. II a compte sur une chance perpe"tuelle, comme tous ceux qui 1'ont imite. II avail la manie des grandeurs el prenail le litre de baron, de vicomle, de marquis. J'ai appris naguere qu'il allait voir Mgr R. . . el que ce prelal lui faisail les honneurs du grand salon. Tout cela esl curieux. Ce jeune homme a pu cacher son nom a la juslice. Mais tout a une fin. II est en ce moment tres recher- che par la police pour d'autres mefaits, sous son vrai nom. II lui sera difficile de rester a Paris, sans tre decouvert. Par compassion pour lui, je tiens a ce qu'il le sache. Mieux que personne il saura quelles accusations pesent sur lui et de quel danger il est menace. Celte fois, son cas serait grave. Recevez... P. P... Ge n'est que quand ils se re"veillent entre les quatre murs d'un cachot qu'ils comprennent leurs fautes, je n'ose dire leurs torts. Assez habituellement, en effet, quand ces rnalheu- reux tombent en prison, leur premier cri est un cri de revoke contre la societe qui les musele. Loin de leur inspirer des remords, leur detention les irrite. J'en ai vu d'autres pleurer, jurer que jamais ils ne retomberaient, me demander des v6tements, des let- tres de recommandation, prendre mille precautions, s'aguerrir contre les excitations possibles du dehors, DEUXIEME PARTIE 213 et retomber quelques jours apres entre les mains de la justice. L'autre jour, je rencontrais un de mes anciens clients de la Grande-Roquette, qui croyait avoir dit un eternel adieu a cette prison et qui vient d'y ren- trer. Je lui demandais ce qu'etaient devenus tel et tel de ses co-de"tenus que je lui designais. Oh! me dit-il, inutile de detailler, ils sont tous rentre"s a la Grande-Maison ! Pas de chance ! et voila tout ! II y a quelques annees, un journal racontait qu'un voleur, nomme Fontaine, venait d'etre arrete.Un des gendarmes crut devoir lui adresser cette admones- tation : Comment se fait-il, malheureux, qu'a 1'age ou vous 6tes, a soixante et onze ans, vous vous met- tiez dans le cas de passer le reste de vos jours en prison ? Pas si malheureux que vous croyez, mon bri- gadier, repondit en ricanant le vieux Fontaine. G'est la premiere fois que je suis pris, et il y a plus de soixante ans que je vole ! Gelui-la avail eu plus de chance. L'abbe Majone, aumonier de Mazas, etant tombe malade, je le remplacai pendant quelques mois. Le n 90, de la 2 e division, desire vous parler, me dit un jour un gardien. Je fis venir le n 90. Quel age avez-vous? Vingt-cinq ans. Combien de condamnations? 214 LE MONDE DES PRISONS Je ne les compte plus. J'ai cinq ans de sur- veillance, je pars vendredi; j'ai besoin de souliers. Je vais en residence au Havre. Que ferez-vous au Havre? J'irai travailler sur le port. Voulez-vous unmot derecommandation? Je ne dis pas non. Voulez-vous redevenir honn^te ! Dame, si je trouve du travail, je ne dis pas non ; mais, si je n'en trouve pas, j'irai vous retrouver a la Roquette. Le 4 novembre, un malheureux me supplie de lui donnerquelques vetements. II part le 9, etm'assure qu'il va en residence a Tours. II se dit victime de la Commune. Je me laisse attendrir. Je lui donne de 1'argent et des vetements. II sort de prison, boit le tout dans le cabaret le plus voisin, se fait reprendre, et revient deux mois apres, avec une nouvelle con- damnation de six mois. Une place dont les delenus de la Grande-Roquelte sont tres friands, c'est la place d'auxiliaire. L'auxiliaire est une maniere tie domestique attache a la personne du directeur, de I'aum6nier, du gref- fier, du brigadier; propose" a certains services : a rinfirmerie, a la bibliotheque, au vestiaire, & la comp- tabilite", a la surveillance des travaux, a la garde du Palais-Royal. Les auxiliaires jouissent de quelques privileges et ont un petit traitement. On les choisit parmiles mieux notes, et Ton est en droit d'esperer que, quand ils sortiront de prison, ils seront moins gangrene's que les autres. DEUXIEME PARTIE 215 J'avaiseu pendant huit mois, comme sacristain, un detenu dontj'etais tres satisfait. Propre, exact, re- serve, il avait toutes les apparences d'un honne"te gargon, non qu'il en fut a son coup d'essai, il avait deja goute" de la prison centrale. II paraissait nean- moins repentant, corrige. Le temps de sa libera- tion approchant, il me pria d'e"crire a sa famille qu'elle lui envoyat de 1'argent. Sa famille est des plus pau- vres. II songeait a partir pour le Canada. J'ecrivis a un aumdnier dont il avait fait la connaissance dans une prison de province, afin que cet aum6nier inter- cedat pour lui. Quelques jours apres, je recevais de 1'ancien aum6- nier de la prison de P... la lettre suivante : P.. ., 14 avril 188., Monsieur I'aum6nier, Pendant dix-sept ans, j'ai exerce" I'assommant metier de frere queteur en faveur de mes chers dete- nus, g'a m^me etc un des motifs alle'gues dans le de- cret de ma revocation^ N'ayant plus de titre desor- mais pour continuer cette agr^able profession, je me repose entierement sur le zele de mon successeur ou des venerables confreres les aumftniers des prisons, sous la juridiction desquels se trouvent quelques-uns de mes anciens paroissiens. Je serais heureux de rendre service a J..., mais il devrait savoir, malgre sa facilite et son deplorable sans-g6ne a gaspiller 1'argent qu'il gagnait et surtout celui qu'il a arrache a ses pauvres parents qui vivent 216 LE MONDE DBS PRISONS avec tant de peine. que 200 francs ne se trouvent pas aussi facilement qu'il semble le penser. J'ai montre sa lettre et votre petit mot, monsieur 1'abbe, a sa pauvre soeur, qui a de"ja tant fait pour lui, lui promettant de 1'aider. Elle consentirait encore a sacrifier les gages qu'elle touchera a la Saint-Jean ; mais avant de s'engager, et moi aussi, elle voudrait avoir la certitude que son frere partira reellement pour le Canada, ou il parait surde trouver de 1'occu- pation. Gonnaissant a fond ces pauvres detenus si adroits a tirer des carottes, je sais que, tant qu'ils sont en pri- son, ils sont pteins des meilleures intentions; mais a peine ont-ils entendu tirer le dernier verrou qui leur rend la liberte, que toutes ces belles promesses vont sombrer dans le premier caboulot qu'ils rencontrent. Done, si on peut reussir a se procurer la somme demandee, ce ne sera pas a J. . ., mais a vous, mon- sieur I'aum6nier, qu'on 1'adressera, vous priant de trailer vous-m6me avec 1'agence dont vous parlez, et de ne vous dessaisir de la somme que lorsque vous aurez la certitude du depart pour 1'etranger. Que le pauvre garc.on, helas! qui a ete si leger, si incons- tant, si coupable, sache bien que c'est le dernier sacri- fice que fera sa pauvre sceur. Quelle est la date exacte de sa liberation ? Si, pendant trois ans, il n'a pu economiser que quinze francs, il aurait mieux fait de resteraF..., ou il aurait gagne plus que cela, s'il avait voulu travail- ler courageusement et recourir moins souvent a la cantine. Agre"ez... DEUX1EME PARTIE 217 Apres reflexion, J... decida qu'il ne parlirail pas pour le Canada. J'en previns aussitot mon con- frere de P... Le temps de la liberation de J... etait proche. Ses dispositions paraissaient toujours excellenles, j'ecri- vis de nouveau a 1'abbe... de vouloir bien inlerceder en sa faveur aupresdesa soeur. Quelques jours apres, sa soeur m'ecrivait la lettre suivante : P..., le 21 mai 188.. Monsieur 1'abbe, Connaissant votre bonte pourmon frere, je prends la respectueuse liberte de m'adresser a vous, esperant que vous voudrez bien vous charger de faire parvenir a mon frere la somme de 150 fr. que j'ai versee a la poste aujourd'hui. Merci mille fois de toutes vos bontes pour mon frere, monsieur 1'abbe. Je suis votre tres humble servante. F... J... Je remis a mon auxiliaire cette somme et des vieurs de la prison et acheva de m'altacher a lui par la con- fiance qu'il me temoignail. Je lui offris delui preter quelques livres, entre autres Chateaubriand, et 1'en- g;igeai aecrire ses impressions. Quelques jours apres, il m'adressait le billet sui- vant : Monsieur I'aum6nier, Vous avez 6te si bon pour moi, en me proposant de me prater ces quelques livres, qui mieux que tout autre chose adoucirontles rigueursde ma detention, que je me risque a vous demander un nouveau ser- vice dont j'ai complelemenl oublie de vous parler. Je vous prierais de me procurer une demi-main ou une main de papier ecolier. On ne nous vend a la canline que du papier ministre a raison de 0,02 la feuille et mes pauvres finances sonL epouvanlees de cette for- midable depense. J'ose esperer que vous voudrez bien me rendre ce serviceetsuisvraimentconfusde mon importunite. Votre tres humble... Je fus pendant quelques jours sans revoir J. L... II s'etait fait mettre an cachot. Le sous-brigadier 1'avait pris en haine... J. L. avail plus d'esprit qu'il ne convient d'en avoir a la Roquette. Comme il etait assez mauvais ouvrier, il etait facile de le prendre en faute. 11 alia done passer quatrejours an pain el al'eau dans les in-pace DEUX1EA1E PART1E 223 de la lloquette, d'ou i\ monta a 1'infirmerie a moitie mort. Monsieur I'aum6nier, Je serais content de pouvoirvousparler quelques minutes, si toutefois vos occupations vous le permet- tent. Je suis fort indispose et tres inquiet. Est-ce que je ne m'amuse pas a cracher le sang a plein vase? Le docteur des chevaux de bois m'a bien dit que ce n'etait rien, maisvous connaissez ma confiance en lui. A la fin de mai, il me donnait avis de sa liberation: Monsieur I'aum6nier, Encore 28. jour-! Je serais heureux que .vous puissiez me consacrer quelques minutes. J'aurais beaucoup a vous entretenir au sujet de ma sortie. Excusez-moi d'abuser ainsi de votre bonte, et recevez mes tres humbles respects. J . L . . . Depuis six mois que J. L... m'avait ecrit pour la premiere fois, je 1'avais revu souvent. II ne se passait pas de semaine que je ne le fisse appeler. Je m'etais meme departi pour lui d'une regie que je m'e- taisimposee, je lui donnaisdu tabac, quelquessouspour s'oflrir une gobette, je lui prelais les livres qui pou- vaient Tin teresser. Je ne le traitais pas en prevenu, mais en ami. II me semblait que c'etait un de mes anciens eleves, tombe comme le prodigue,et {[ui avait droit a toute ma tendresse. Deson cote, sans hypocrisie, sans 224 LE MONDE DES PRISONS phrase, sans ostentation, J. L... m'avait laisse" entre- voir les bonnes dispositions qui 1'animaient. II avail besoin de vetemenls, je Thabillai des pieds a la tele; d'un peu d'argent, je lui en donnai. Je ne negligeai rien pour le sauver. Quelques jours avant son depart, il m'envoya cet adieu : Monsieur I'aumdnier, Ma peine est terminee. Au moment d'etre rendu a la liberte, j'eprouve le besoin de vous remercier des bontes que vous avez cues pour moi. Si pour vous prouver ma reconnaissance, il ne faut que du cou- rage et de 1'energie, j'en ai... et pourtant je suis trisle. J'ai presque peur de la vie isol6e a laquelle je suis momentanement condarnne"; seul le matin, seul dans la journee, seul le soir. Pas une bouche jalouse pour me demander d'oii je viens. Elle estparfois bien dure, la liberte... ! Enfm ! Priez pour moi. De tous les malheureux de la Roquette, je suis de ceux qui, peut-etre, en ont le plus besoin. Priez pour moi! Priez pour mon enfant bien aime et puis... priez aussi pour sa mere. Si malheu- reux que je sois, elle est peut-etre plus a plaindre que moi. Priez pour nous tous. Nos fautes ont cause nos souffrances. Dieu finira peut-etre par nous aperce- voir et jeter un rayon de boriheur dans notre vie. Esperons loujours ! A dimanche le plaisir de vous presenter mes res- pects. Votre tres reconnaissant, J. L.. DEUXIEME PARTIE 225 II y avait juste dix jours que J. L. avail quitte la Grande-Roquette, lorsque mon auxiltaire m'ahor- dant, me dit avec un mechant sourire : Vous savez, monsieur Faum6nier, J. L... est ici. J. L... est ici !! Oui, il a ete repince, juge et coffre ; il en a pour 15 mois ! J. L... a la Grande-Roquette ! Je ne voulais pas en croire mes oreilles. En depouillant mon courrier, j'y trouvai la lettre suivante : Grande-Roquette, 19 juillet. Monsieur I'aum6nier, Ose"-je bien vous e"crire ? Pardon. Si vous devez me faire des reproches, ne m'ap- pelez pas. Je souffre assez. Si vous devez m'aider a pleurer et me soutenir dans Jes resolutions nouvelles que je m'efforcerai de prendre ; oh ! je serai heureux de pouvoir vous parler. Plaignez-moi, ne me meprisez pas. Que vous dire? quinze mois de prison et deux ans de surveillance. A ma sortie, je me retirerai au Havre et je tra- vaillerai comme manoeuvre sur le port. Je veux etre rehabilite d'ici quatre ou cinq ans. L'ampur paternel medonnera,jel'espere,la force que jen'ai pas. N'est- ce pas une nouvelle illusion? Est-ce possible? Youlez- vous me permettre de vous ecrire tous les mois de la maison cenlrale oujesubirai ma peine? Me prqniet- 13. 226 LE MONDE DES PRISONS tez-vous votre appui au cas ou j'arriverais au but quejeme propose? Oui, n'est-ce pas? Pardon, priez pour moi et plaignez-moi. J'aurais trop de honte de paraitre devant vous. Ayez pitie d'un pauvre fou et ne 1'abandonnez pas. Jen'euspas le courage de faire appeler J. L... II partit pour Poissy. II y etait a peine arrive, qu'il m'ecrivait la leltre suivanle : Maison centrale de Poissy. Monsieur Tabbe, Quels que soient les reproches merites que vous ayez a m'adresser, je n'hesite pourlant pas a vous ecrire, sachant que la mission du pretre est une mis- sion de pardon et que vous tes assez bon pour faire la part de mon triste earactere et de ma difficile situation. Que s'est-il passe du 9 au 16 juillet? Ai-je besoin de vous le dire ? Deceptions sur deceptions ! Revolte de 1'homme centre la societe, excitalions de part et d'autre, mauvaises rencontres, etc., etc. Le 16 je m'introduisais muni de fausses clefs dans une maison et j'y ai ete arrte. Je n'ai pas d'excuses. Je dois, au contraire, m'estimer tres heureux de 1'in- dulgence de mes juges. En outre, si j'avais, par ha- sard, reussi, qu'aurai-je tente de faire le lendemain ? J'aurais peul-etre merite une autre peine que celle de I' empris onnemen t ! DEUXIEME PARTIE 22' Pendant mon sejour a la Grande-Roquette, je ne vous ai janiais fait la moindre promesse, persuade que les souffrances physiques que j'avais endurees suffiraient pour me retenir. J'ai eu tort. Les souf- frances physiques ont ete oubliees en un clin d'oeil, et quant au moral, il etait completement atrophie. J'etais fou ! A peine arrete, un jour immense s'esl fait en moi. J'ai vu le passe. Mon pere, ma mere, ma soeur, tous morts saintement apres une vie passee dans la pratique de toutes les vertus. J'ai vu 1'avenir. J'ai entrevu la route ou je me ruais et j'ai entendu la voix de mon pauvre enfant qui me disait : Pourquoi me delaisses-tu, petit pere? Tu ne m'aimes done pas? lit je me suis mis a pleurer abondamment, de rage d'abord, de repentir ensuite et je me suis jure de remontera la surface et je vous ecris pour que, malgre le passe, vous ayez foi en la promesse que je veux vous faire, pour que vous m'aidiez de vos con- seils, pour que vous soyez mon ami. Vous ne pouvez me refuser ce que je vous demande. Vous etes le representant du Dieu de misericorde. Pardonnez-moi, mon pere ! Vous nous prechiez 1'energie et la volonte, a la Roquette. Je vous jure sur la tete de mon enfant, que je serai rehabilite. Je suis Vendeen, vous le savez, aussi vous pouvez me croire. Ayez confiance en moi. Gela me fera du bien. Je vous prie de vouloir bien me consacrer quelques minutes pour m'ecrire deux ou trois mots et m'accorder I'autorisation de vous ecrire tous les 228 LE MONDE DES PRISONS deux ou trois mois. Cela ne vous ennuiera pas trop, n'est^ce pas ? Que vous dirai-je de Poissy? G'est un paradis en comparaison de la Roquette. Pas de Transparent * ni consorts; la justice, mais une justice sage, ferme et cependant bonne. Ou je me trompe, ou si j'avais subi ma premiere condamnation a Poissy, je n'y se- rais pas revenu. Poissy moralise. Au physique et au moral Poissy et la Roquette ne peuvent etre compares. Voici huit jours que je m'y trouve et les heures se sont succede avec une rapidite etonnante. J'apprends Fetal de cordonnier. Bizarres destinees que celles danslesquelles nous nous trouvons jetes! Un des volumes de Victor Hugo que j'ai toujours preTere a tous ses autres romans, c'est son histoire des Miserables. Qui m'eut jamais dil que Jean Valjean devait me montrer la route que Ton doit suivre pour devenir monsieur Madeleine? Bizarre coincidence ! J'ai collabore au journal *** sous le pseudonyme de Fantin. J'ai sous ce pseu- donyme ete redacteur en chef au journal ***. Or, rappelez-vous Fantine, que 1'amour maternel fait sortir de 1'orniere bourbeuse ou elle croupissait en proie a tous les vices. Fantin, Fantine, qui sait? qui en sabet Le repentirest-il veritablementegalal'innocence? Oui ou non, pensez-vous que je reussisse sije le veux? Vous devez me dire sans detours ce que vous enpen- sez. Faites-le, je vous en remercie d'avance. Encore 1 Transparent est le surnom que les detenus donnent au sous-brigadier de la Grande-Roquette. DEUXIEME PARTIE 229 une fois, priez pour moi et pour mon enfant et apres m'avoir pardonne, ne m'abandonnez pas. Maison centrale de Poissy, 5 octobre 188.. < Monsieur I'aum6nier, Merci de votre bonne lettre! qu'elle ne soit pas la derniere et que de temps a autre un rayon de soleil vienne eclairer ma tristesse. Gar je suis triste ! Oh! d'une tristesse inoui'e! J'ai relu mille fois votre bonne invitation a vous ecrire de nouveau et je suis bien heureux de songer que mes lettres seront bien- venues au moins quelque part. Le temps qui s'est ecoule depuis mon arrivee m'a semble relativement court, tant il est vrai que le travail desennuie. Je fais, je vous 1'assure, un bien pietre cordonnier. Le contre-maitre civil me regarde d'un air meprisant. Gasecroit intelligent et ca ne sait pas faire un sou Her. Est-ce possible? > Voila ce que je lis dans ses regards chaque fois que je rends de I'ouvrage. Enfin ! II n'en est pas moins vrai que je gagne 1 fr. 50 par jour et que j'arriverai a gagner 2 fr. d'ici peu, dont le quart pour ma sortie. Je puis done etre assure desdnaintenant de sortir avec 100 fr. de masse et un habillemenl neuf. C'est un point tres important pour moi. Ainsi que je vous 1'ai dit, je me retirerai au Havre et la, je gagnerai ma vie. Je le veux. J'y arriverai. Danslestrois ans qui suivronl ma sortie, je meriterai d'etre retiabilite. 230 LE MONDE DES PRISONS Je medemandeparfoissijene me fais pas illusion, si je pourrai surmonter les obstacles et si, pouvant les surmonter, j'aurai la force de le faire et alors, songeanl a mon enfant, je reponds de moi. Mon fils me soutiendra. Je n'ai jamais vu comme maintenantl'abimeou je me trouve. Quand je pense a ce que je devrais etre, au bonheur dont je devrais jouir et a ma position actuelle, il y a de quoi stupefier. Je n'ai jamais re- flechi, je vous lejure. Jamais, il ne m'est venu a 1'esprit la plus simple des reflexions que je me fais acluellement. Une chose qui m'accable, c'est cetle espece de camaraderie qui regne entre moi et ceux que j'ai connus a la Roquette. Dieu sait s'ils sont nombreux! II re'sulte de I'endroit ou nous nous sommes connus des interrogations et des narrations multiples qui me font mal. Un tel est arrete... il a trois ans. II n'est pas plus malin que les autres , etc..., etc... et lorsque je parle par hasard de ma ferme intention de revenir au bien, on me repond par un sourire narquois. Parfois on ajoute : Ah! tu dis cela maintenant, mais quand tu seras dehors, tu n'y songeras plus. Travailler! Allons done! C'est bon pour les imbeciles. Les malheureux ne savent pas que j'ai un en- fant. Oh! monsieur I'aum6nier, encouragez-moi bien. J'ai besoin de con?eils pour me soutenir et ne pas me laisser entrainer par le decouragemenL Si mal que Ton soit a la Roquette, je regrette souvent de ne pas y etre. Les quelques instants que je passais au- DEUXIEME PARTIE 231 pres de vous me donnaient du courage pour sup- porter mon malheur. Mais assez cause de moi. Parlons de Poissy. Reveil a cinq heitres et demie. Travail. Dejeuner a neuf heures. Promenade. Travail. Diner. Pro- menade. Travail. Coucher. Vous allez peut-6tre sourire en lisant : dejeuner et diner. G'est pourtant le mot propre. La cantine nous permet d'ajouter a Tordinaire de la maison : ragouts, lait, salade, pomme, et le tout constitue un repas que plus d'un ouvrier envierait dans Paris. Le dimanche, messe en musique. Conference. Musique sur le preau. Bains. II ne nous manque que Je cafe et le tabac. Je vous serais reconnaissant de me donner dans votre bonne reponse bien longue, n'est-ce pas? les renseignements suivants : 1 Le Havre est-il ville de residence pour les gens en surveillance? . 2 Au cas ou il ne le serait pas, comment faire pour obtenir 1'autorisation d'y resider? 3 J'ai presque envie pour le mois de juillet de faire un recours en grace pour obtenir la radiation de ma surveillance. 4 Aurai-je quelque chance de reussite? Inutile que j'encombre de ma prose les bureaux du minis- tere. Comment avoir des nouvelles de mon fils sans que ma femme le sache? 232 LE .MONDE DES PRISONS Maison centrale de Poissy, le 7 d6cembre 188.. Monsieur I'aum6nier, Imaginez-vous que vous venez de m'envoyer chercher; installez-vous dans votre grand fauteuil de cuir. Attendez, on frappe, j'entre. Bonjour, monsieur i'aum6nier. Ah! vous voila, sauvage (ter}. Bien, une tape ou deux sur 1'epaule. Une bonne poignee de main. Asseyons-nous, causons. Je profile de 1'occasion pour vous faire part de mes souhaits de nouvelle annee. Que peut-on souhaiter a un aum6nier de la Ro- quette ? Pas d'execution et Je moins possible de visages de connaissances! G'est fait. J'espere que votre sante est bonne et je ne vous demande meme pas de ses nouvelles. Je vivote comme je peux a Poissy, pres d'un vieux maitre d'ecole de campagne qui adore naive- ment la poesie et me dit d'un ton convaincu : Si j'avais su faire des vers, je crois que j'au- rais fait un bon poete >. Etde rire! Je mange comme quatre, je dors comme six, je travaille comme huit et j'ai fait une charmante petite bleuette sous ce titre : Amours d'une rose et d'un de- tenu. La voulez-vous? Ah! si vous pouviez m'envoyer Musset! DEUXIEME PARTIE 233 Maison centrale de Poissy, 21 d^cembre 188.. Monsieur I'aum6nier, Vous remercier de votre bonne lettre? Je ne puis trouver d'expressions assez vives pour vous exprimer mon plaisir. Mais que me demandez-vous? Des nou- velles de Poissy? Trouver dix sujets pouvant-servir a developper ma these? Helas! mille anecdotes, mais a peine deux ou trois sujets capables d'interesser le lecteur. La Roquette est beaucoup plus riche sous ce rap- port. Mais il y a une maniere d'arranger les choses. Je la choisis, sauf votre avis. Un litre vous peindra bien la chose. Que dites-vous de Gavroche a la re- cherche du meilleur systeme p^nitentiaire? Voyez- vous mon heros? Une reunion d'antitheses. Un prix Montyon sur le point de partir a la Nouvelle-Cale- donie. Gavroche^ quoi! Apres avoir fait les plus etonnarites cascades, un matin, mon bonhomme se reveille fort ennuye. II songe au passe, entrevoit 1'avenir; mais s'ecrie-t-il, je ne suis qu'un gredin... J'ai rompu en visiere avec la societe... etc... etc... Je ne veux pas que cela se continue. Gela ne continuera pas. Je redeviens hon- nete homme. Enthousiasme bienl6t calme par un re- gard sur le present. Gavroche est en prison! Dix mois a faire ! Bah! Fautorite superieure m'aidera... Demarches pressantes. Le ministre permet a Ga- vroche de choisir la prison ou il pense recevoir les plus salutaires impressions et d'y terminer sa peine- 234 LE MONDE DES PRISONS Gavroche se promene de maison d'arret en maison d'arr^t, visite les prisons de la Seine, examine, cri- tique, cherchant a poursuivre son but. Partout 1'au- torite inferieure contrecarrant I'autorite superieure entrave Je bon-vouloir de celle-ci. Nulle part, le moindre appui. Gavroche sort de prison. Sa lutte dans la societe, ses deboires. La tentation arrive, 11 succombe. Deux ans cette fois! La centrale! Pauvre Gavroche! A peine la. chute, deja le repentir. Ga- vroche provincial dompte Gavroche parisien. Nouvel essai de relevement. Nouvelles demarches. De meme que les maisons d'arret, les maisons centrales s'ou- vrent devant le malheureux desespere. Parlout, la m6me inertie detruisant le bon vouloir de I'autorite. Les codetenus de Gavroche se me'lent de la partie. Nouveau desespoir! Que faire? Gavroche expose un systeme base sur cette these : Les prisons sont des h6pitaux ou Ton traite les affec- tions morales. Eviter les maladies par 1'instruction au dehors, au dedans par le devouement. Le jour ou le detenu aura conscience de sa chute, il voudra se relever. G'est la loi naturelle. L'instinct de conserva- tion. < Maison centrale de Poissy, 4 Janvier 188.. Mon bon pere, Comment vous dire autrement? N'avez-vous pas, comme mon pere Taurait fait, excuse toutes mes er- reurs, pardonne toutes mes fautes ? Mon bon pere, c'est avec un sentiment de tristesse inexprimable que j'apprends votre depart de la Roquette. Que devien- DEUXIEME PARTIE 235 dront les pauvres diables qui, comme moi, ont besoin d'un cceur intelligent, affectueux, devoue? Le premier jour de Fan s'est ecoule triste, plein de larmes,de regrets, plein de doux souvenirs. Helas! il y a quatre ans, je recevais un telegramme ainsi concu : Ta fille decedee, aujourd'hui, onze heures. Pauvre ane! Maison centrale de Poissy. Mon bon Monsieur, Hier, je causais de vous avec M. I'aum6nier de Poissy. Vous savez que M. I'abbe Moreau a quitle la Roquette? Oui, il me 1'a ecrit. II est actuellement a Langres... vicaire general. Langres?... vicaire general?... Alors, vous avez de 1'avancement? Tant mieux! Je suis heureux, si vous 1'eles. De toutes les voix qui se font entendre dans ce concert de felicitations dont vous etes sans doute obsede, il n'en n'est pas qui soil aussi sincerement affectueuse, que celle du vieux poete. Vous voila grand vicaire ! Et, apres ?... Quoiqiril arrive, je vous vois toujours dans la petite sacristie de la Roquette... m'apportant un pen de tabac. Dam! la muse fumait alors! mais aujour- d'hui! - - C'est ainsi que je vous verrai toujours. 236 LE MONDE DES PRISONS Veuillez, je vous prie, me recommander M. 1'au- m6nier de Poissy. Priez-le de m'appeler de temps a autre pour causer. G'est terrible que cette torture : le silence! Vous rappelez-vous qu'un jour vous me disiez : Faites-vous trappiste? Ah! bien oui, trap- piste! Je suis le plus grand bavard de la maison. Tel est, du moins, lejugement de notre inspecteur, un grand gaillard, nez en trompette, surnomme Pain d'epice, pas mauvais gargon. Un detenu s'est jete sur lui ces jours derniers et lui a encore de'leriore le nez. Pauvre Pain d'epice! Memento met in precibus tuis. Oh! que je serais heureux de croire, d'aimer, de prier! Lapriere expire sur mes levres. Maison centrale de Poissy, M mai 188.. Mon bon Monsieur, Coramcustodibust Toujours ! loujours! Quelques questions d'abord auxquelles je vous serai recon- naissant de repondre d'un mot oui ou non : 1 Si par hasard j 'arrivals a Langres, me trouve- riez-vous place au feu, a la chandelle et au mortier chez un entrepreneur de la ville? En tous Jieux, je serai digne de vous. J'ai dit mortier et non bureau. Nous verrons plus tard ; 2 Si je m'expatriais au Venezuela, pourriez-vous me recommander a M. ***, le factotum en France de Guzman Blanco, president de la republique? 3 Si je restais en France, pourriez-vous me servir d'intermediaire pres de 1'editeur Rouff? En d'autres DEUXIEME PARTIE 237 lermes, je vous enverrais de la copie et vous me pro- cureriez d'ici cinq a six raois, apres ma sortie, un bil- let de 500 fr. qui paierait ma traversee au Venezuela. D'apres la diversite de ces questions, vous voyez que je n'ai rien d'arrete . J'attends votre reponse pour me decider completement. Je penche pour 1'emigra- tion au Venezuela; je suis homme a y prendre une place marquante. Je me sens d'une energie extraor- dinaire. Une seule chose me manque : le calme. Gela viendra, cela vient. Je me dompte chaque jour. Je suis d'une sante de fer. J'ai repris mon vieux tempe- rament des bons jours. Je suis quelqu'un. Je veux. J'ai une autre nouvelle a vous apprendre. Je fais des portraits, Je ne sais comment cela est venu. Un matin, j'avais la fievre, je prends un crayon et en deux ou trois coups j'esquisse le portrait d'un de mes voisins. J'ai besoin de travail, voilatout; mais j'aiun coup de crayon. Je 1'ai en plein, sans forfanterie. Voulez-vous m'aider? Vous etes la seule personne a qui je demande la main. Si vous refusez, je ferai seul, mais vous ne merefuserezpas. M'expatrier, iln'y a que cela. Je connais le Venezuela. G'est un pays a 1'etat d'embryon. Guzman le mene comme il veut, a force d'energie et de volonte. II y a beaucoup a faire la-bas, des chosesplus grandes qu'on ne pense. Je ne suis pas fini, m'avez-vous dit. Non, je ne suis pas fini; il s'en faut. Je me repete chaque jour cette strophe d'Horace : Rebus angustiis animosus atque fortis Appare : Sapienter idem Contrahe vento minium secundo Turgida vela. 238 LE MONDE DES PRISONS Maison centrale de Poissy, 28 juin... Mon bon Monsieur, ..,.. Nunc retrorsdm Vela dare, atque iterare cursus Gogor relictos... En d'autres termes, veuillez excuser les bourdes de mes dernieres leltreset permetlez a mafougueuse imagination de remonter dans le passe et d'en reve- nir a ses premieres resolutions. Je ne m'expatrierai pas. A ma sortie de Poissy, je me rendrai au Havre et je travaillerai comme ma- nosuvre sur les quais. J'ai deja votre approbation. Inutile done d'y revenir. Je suis bien decide. Voilace que c'est que de reflechir. II est vrai que dans le tour- billon d'un atelier, il n'y a rien de bien etonnant a voir ses idees chevauchera tire-d'ailedansle domaine immense de 1'illusion. Ges ecarts sont me'me si vio- lents que 1'administration a 6te forcee d'intervenir et de ramener le calme dans mes esprits echauffes par une douche de trente jours de cellule. A part un ordre de mise en liberte, rien ne pouvait m'6treplus agre"able que cettemesure. Rien non plus ne pouvait m'etre plus utile en prevision de 1'ave- nir. Je suis seul, mais je travaille ; j'ai des livres, j'ai mes vivresje me promene au preau, isole, etc... Absolument comme a Mazas, avec cette difference, toute a mon avantage, que la nourriture est un peu bien peu meilleure et un peu plus abondante et que le nombre des detenus isoles elant tres restreint DEUXIEMK PARTIE 239 une dizaine environ le service y est bien mieux fait. Je vous disais autrefois, que je sortirais de Poissy avec un habillement neuf et une somme de 100 fr. GrAce aux punitions que ma mauvaise tete ma suscite"es, Thabillement est flambe, et les 100 fr. se borneront, apresque j'aurai achete des bottines et pave mon voyage, a la modique somme de 40 a 50 fr. Vous me disiez, dans une de vos dernieres lettres, que mes idees en general etaient bonnes. Je serais bien heureux que vous fussiez du meme avis pour 1'idee suivante :Mes ressources ne me permettant pas d'acheter les effets dont j'ai besoin, seriez-vous assez bon pour me procurer des vetements? Je vous serais reconnaissant de mettre au che- min de fer un petit paquet ainsi compose : une blouse et un pantalon de travail. De peur que ces vetements ne fassent les recalcitrants, faites-les moi empoigner par deuxrobust.es chemises, et, au besoin, garrottez- les avec deux solides mouchoirs. Get envoi, qui sera votre reponse, m'apportera votre approbation et des encouragements pour 1'avenir. Je compte sur votre bonte. J'ai tant besoin d'etre soutenu. La vie est si triste quand on la passe seul, delaisse, loin d'etres cheris, qu'on n'a pas meme 1'espoir de voir revenir un jour. Et puis la misere, la noire boiteuse! Enfin sic voluere fatal Quoique cet envoi soit premature, je vous prierai neanmoins de le faire des qu'il vous sera possible, parce que je tiens a savoir ce qu'il me faudra acheter lors de la vente qui aura lieu dans deux mois. Le mois qui precede la sortie, on va au magasin d'ha- billements et on y achete des eflets. Ges vetements 240 LE MONDE DES PRISONS m'etant indispensables, je les veux avant de sortir de Poissy; que rien ne m'arrete ! Que je n'aie plus qu'a marcher. Une fois parti el lance, cela ira bien. Mais c'est la mise a 1'eau, c'est le lancement du navire! Voila la difliculte. Je me sais si faible et si fantasque ! II faut que je me brusque, que je m'arrache, Referent in mare te novi fluctus... fortlter occupa portum. For- titer, ou je suis perdu, Quant a ma femme, je vais essayer, pour la rame- ner, un moyen que je n'ai pas encore employe. Ce moyen, c'est la persuasion, la douceur, la patience, en un mot la seduction. Je suis un imbe'cile de ne pas y avoir pense. Je connais son caract^re. Je sais comment la prendre, je crois pouvoir etre sur de reussir. II le faut pour mon enfant. Je vous baise af- fectueusement les mains et vous prie d'excuser cette audacieuse demande d'un envoi que je reclame an plust6t. Pour empecher les vtements de s'ennuyer en route, vouspourriez leur donner pour compagnon quelque volume depareille de Musset. J'etaisdepuis quelquesmois sansnouvelles de J. L. J'ignorais ce qu'il e"tait devenu , s'il avail quitte Poissy, s'il e"tait rentre dans le bon chemin, ou si la Roquette ne 1'avait pas deja recueilli. Un de ses co- detenus, que j'avais rencontre", m'avait dit en me par- lant de lui : J. L...? Vous verrez qu'il mourra sur l'6cha- faud. G'est un homme a la mer. II ira jusqu'au bout , lorsqu'il y a quelques mois, je recevais la leltre sui- vante : DEUXIEME PARTIE 24* Mon cher Monsieur, Je ne sais pas par ou commencer. Allons droit au but. Je suis a 1'Asile d'alienes de Sainte-Anne de - puis le dernier! Que s'est-il passe? A 1'isolement depuis le mois de mai, le cerveait s'est encombre faule d'epanchement, et le 12 ou 13 septembre, on etait deja oblige de me soigner a 1'in- firmerie de Poissy. Le 19 je sortaisnon gueri. Desoriente" et voulant travailler, ne trouvant pas de travail et n'osant voir mes anciennes connais- sances, ne recevant de nouvelles nide ma femme, ni de mon enfant, j'ai perdu la ter une reponse immediate. Vous me la devez, parce que vous 6tes bon ; parce que, pretre, vous devez avoir pitie de ceux qui souffrenl ; parce que vous m'avez dit, dans une de vos lettres : Vos lettres, pauvre prodigue, seront toujours les bienve- nues T> ; parce que vous m'avez dit que j'etais faible a 1'exces, impressionnable, nerveux ; parce que je souffre, parce que j'ai confiance en vous et que je vous aime de tout mon co3ur. Excusez ma respectueuse familiarite et croyez a mon affectueux devoument. J. L... Asile Sainte-Anne. GHAPITRE VI A qui la faute? La pourriture de prison. La maison hospitaliereo d'A versa. Le Fou par force. Pulcinella et Scaramouche. Le bilan moral de la chiourme francaise en 1887. Le directeur a poigne. Une lettre de Killing. Le regime pe"nitenliaireautrefois. La Re"publique, 1'Empire, la Restauration. Plus tard,il est trop tard. Mes lecteurs ont compris pourquoi, entre tous les dossiers que j'ai formes a la Grande-Roquette, j'ai choisi ceux d'un de mes auxiliaires et de J. L... J'ai tenu a leur presenter des sujets interessants, de ces voleurs par accident qui recidivent sans se consoler de leur degradation, etqui chaque fois qu'ils retombent font des efforts pour se relever. G'est a dessein que j'ai laisse s'ouvrir devant eux 1'ame de J. L..., d'oii s'echappent de sinceres accents de repentir. Get homme est pere. II compte que le souvenir de son enfant le soutiendra. II ne veut pas avoir a rougir devant son fils. II 1'aime, il desire en etre estime. On a vu que ce sentiment si fort, si pur, avait ete impuissant a le proteger centre lui-meme. La semaine meme qui suivait sa sortie de la Grande- Roquette, il barbotait comme un voleur de pro- 244 LE MONDE DES PKlSOiNS fession, s'estimant heureux d'etre arrete des le debut, car, s'il avail etc" derange dans son travail, il avoue qu'il ne re'pondait plus de lui, qu'il aurait assassine ! Et cela apres six mois de conseils, d'intimite avec un confident pour lequel il a garde une affection d'en- faut, et dont il reclame encore les avis. A qui la faute? A I'homme, mais surtout a la pri- son. Ah ! qu'une prison est quelque chose d'in- fame i a ecrit Victor Hugo. II y a un venin qui salit tout! Tout s'y fletrit, meme la chanson d'une jeune fille de quinze ans ! Yous y trouvez un oiseau ; iJ a de la boue sur son aile : vous y cueillez une jolie fleur, vous la respirez, elle pue. Nos prisons sont le tombeau moral des detenus. Us y entrent malades, blesses, anemiques, affoles, mais respirant encore. Au contact de leurs compa- gnons de ge61e et des gardiens, dans ces murs qui suintent le vice, a travers lesquels ne circulerit ni 1'air, ni la lumiere, ni 1'honne'let.e', ils achevenl de s'e- tioler, ilss'empoisonnent pour la vie. La prison a sa pourriture comme I'hOpital. C'est a detruire cette pourriture que les pouvoirs publics doivent s'appliqiier. II existait dans la ville d'Aversa, a sept inilles de Naples, un e"tablissement fonde en 1813 et qui avait acquis une grande celebrite dans toute 1'Europe : c'6taitla maison des fous. Gette maison, citee long- temps comme modele, ne meritait guere sa reputa- tion. La force et la riguetir etaient les seuls moyens cu- DEUXIEME PART1E 245 ratifs appliques avec suite. Le fou qui desobeissait etait puni de la prison ; celui qui se fachait etait battu ; le battu qui entrait en fureur et se revoltait etait revetu de la camisole de force, ou bien on le plagait horizontalement dans une caisse en forme de cercueil qui laissait seulement sortir la tete, ou bien encore onl'assujettissait verticalement a 1'aide d'un corset de fer scelle au mur, de gants de cuir dur qui empechaient la flexion des doigts, et de planches qui serraient les pieds. Lorsque le malade etait reste plusieurs heures dans cettecruelle position, si 1'acces continuait, on le garrottait et on le jetait a un troi- sieme Stage sous les plombs. La, ces malheureux etaient confies a la garde d'un aliene, et vivaient comme des pores sur leur fumier, ronges par la ver- mine, en proie a toutes les tortures de la soif et de la faim. Le charlatanisme avait fait la reputation de cette rnaison, le mensonge la soutenait. Si, par hasard, un etranger ou un inspecteur survenait, la comedie commencait. Le portier allait chercher le demons trateur qui se faisait longtemps attendre, ce qui permettait de mettre quelque semblant d'ordre dans le desordre ; ce demonstrateur s'arretait longuement dans Je ves- tibule, decrivant chaque statue , chaque buste, chaque inspr^ption, comme le.custode d'un musee. Quand, impatiente, vous desiriez passer plus avant, chacun etait a son poste. Les gardiens parlaient a 1'envi philanthropic et charite chretienne ; les seuls remedes qu'ils employaient etaient, a de rares excep- tions pres ; des remedes moraux tels que la dange, la 2iii LE MONDE DES PUISOMS musique, Foccupalion, les distractions el rarementla repression. Puis des alienes des deux sexes, porlant un uniforme bleu galonne d'argent, defilaienl devant vous ; des fous melomanes vous donnaient un con- cert et des amateurs de danse un ballet. D'aulres se baignaient,d'autresjouaientau billard ou a la paume. Vous passiez dans la bibliotheque, il y avail des fous lecleurs ; la chapelle elail remplie de fous en priere; 1'enfer s'etait Iransforme en paradis ; mais on assure que beaucoup de ces fous n'etaient la que pour la montre et n'avaient jarnais perdu leur bon sens. Un spirituel auteur resolut d'edifier le public sur lahonteuse comediequise jouait a la maison hospita- liere d'Aversa. 11 le fit dans une piece satirique qui a pour litre : le Fou par force. Le signore Pulcinella, directeur d'une maison de fous, arrive en colere ; ses pensiormaires onltrop bon appelil. G'esl bon, s'ecrie-l-il, dorenavanl nous don- nerons a ces messieurs des pommes de terre et des O3ufs durs a leurs repas ; ces maudits fous mangenl comme des ogres ; aujourd'hui, ils n'etaient que huit a table el ils onl devore douze rotolos (vingt livres) de macaroni sans compter les morceaux delicats ; mais a 1'avenir... Le monologue de Pulcinella est inlerrompu par 1'arrivee d'un noble personnage, velu de noir, qui le salue jusqu'a lerre. Que demandez-vous? lui dil le direcleur. L'illuslre docleur Pulcinella, eel homme unique pour le Irailemenl des fous... DEUXlEMb: PART1E 247 C'est moi, monsieur, et vous etes dans ma maison... Gomme vous voyez, elle est vaste, bien aeree, peu de princes en ont de semblables; ici, chaque pensionnaire a sa chambre, si toutefois U est riche et noble. Mais a qui ai-je 1'honrieur de parler ? Sans doute a quelque cotnte ou marquis? Vous avez devine, au marquis Scaramouche. Beau nom, en verite. Je ne rec,oi3 ici, mon- sieur le marquis, que des pensionnaires nobles, et je leur administre moi-meme des remedes composes d'ingredients orientaux. Apres un somptueux diner, mes pensionnaires descendent au jardin, pour res- pirer les parfums balsamiques des fleurs ; ils se rassemblent ensuite au salon, y dansent, y font de la musique, y causent litterature, politique ; le soir, on leur sert un souper magnifique, et bient6t leur ctat s'ameliore a tel point, que non seulement, ils retrouvent la raison qu'ils avaient perdue, mais qu'ils se trouvent avoir acquis 1'esprit et la sagesse qu'ils n'avaient jamais eus. II y a de nos fous, mon- sieur, qui sont devenus poetes, philosophes, acade- miciens ; il y en a qui sont devenus ministres, et qui gouvernent les Etats et cela sans qu'il y pa- raisse. Je vous en fais mon compliment sincere, mais quel esl le prix de vos soins ? Une misere, 50 ducats par mois ; mais la famille s'engage a me faire un cadeau de 500 ducats apres la guerison ; plus les petits presents des pro- fesseurs, les bonnes mains des gardiens... vous com- prenez ?... Parf'aitement. 248 LE MONDE DES PRISONS Ainsi done, quand vous voudrez etre des n6tres, seigneur Scaramouche, nous disposerons vos logements, et je puis vous assurer que vous serez satisfait. Je vous rends grace, docteur, mais je ne me propose nullement d'etre votre pensionnaire. Je n'en ai, je crois, nul besoin. a J'avais cru... Vous savez, les plus fous ont leurs moments lucides, et il vaut mieux arranger soi-meme ses affaires. Vous etes trop bon, mais j'ai toute ma rai- son. J'aurais du m'en apercevoir. G'est d'un parent qu'il s'agit, d'unriche indus- triel qui a fait des perles considerables et qui est de- venu fou de chagrin. Voici 50 ducats pour le premier mois ; tout a 1'heure je vous 1'amenerai; mais, a une condition, c'est que vous ne le maltraiterez pas. Ici, monsieur le marquis, nous ne maltraitons personne. Gonvenons de nos faits, car le malade ne vou- drait pas me quitter si je n'usais de quelque ruse. J'arrive done par cette porte avec le malade, et je vous demande : Tout est-il pret, monsieur le no- taire ? Vous me repondez : Oui, tout est pret, passez dans ce cabinet, pour voir si 1'acle est en regie . Sous ce pretexte, je sors par cette porte, qui donne, je crois, sur la rue, je gagne ma voiture el je decampe, vous laissant notre pensionnaire, mais je vous le repete, Iruitez-'e bien. et surtout de la douceur. Ne craignez rien. DEUX1EME PAKTIE 249 Au revoir, docteur Pulcinella. Le docleur Pulcinella, reste seul, se felicite de Tac- quisition d'un nouveau pensionnaire. Ge seigneur Scaramouche est vraiment genereux, je lui ai de- mande 50 ducats et il n'a pas marchande ; mon prix ordinaire est de 30, je suis fache de ne pas lui en avoir demande 100. Bient6t Scaramouche revient avec sa dupe ; c'est un joaillier de la rue de Tolede, qui lui a vendu pour 5,000 ducats de bijouterie. La caisse qui contient les bijoux est dans une voiture laissee a la porte, et le joaillier en vient toucher le prix chez le soi-disant notaire de Scaramouche. Je ne connais pasce notaire, dit le joaillier en entrant. II est nouvellement etabli. 11 a une superbe maison pour un debutant. G'est qu'il a epouse une riche heritiere, et puis, vous savez qu'a Naples, les gens de loi rem- plissent vite leurs poches. A qui le dites-vous? Ah ! dans ce pays-ci, les gens honnetes sont rares. II y a des coquins d'une adresse et d'une au- dace... Us vous deroberaient les semelles de vos sou- liers tandis que vous marchez, et cela sans que vous vous en doutiez. Tenez, monsieur Flavio, vous debu- tez dans le commerce, eh bien, soyez sur vos gardes, car celui que vous croyez le plus honnete homme du monde pent vous tromper. Sur ces entrefaites, le pretendu notaire arrive ; les choses se passent comrne le docteur et Scaramouche 250 LE MONDE DES PRISONS en sont convenus. Le marchand. reste seul dans le salon, s'impatiente et trouve le temps long. Arrive un fou qui lui raconte que la veille on lui a fait manger pour son souper un courrier bouilli avec ses bottes fortes ; ce fou 1'appelle ane, le prend a la gorge et fait mine de vouloir 1'etrangler. Flavio appelle et se defend comme un lion. Le docteur Pul- cinella accourt, les voit aux prises etles batonne 1'un et 1'autre. Flavio s'indigne. Qu'es^ce a dire, monsieur le notaire? Vous me rendrez raison de cette insulte. Je ne suis pas notaire. Qui etes-vous done? Le medecin des fous. Allez au diable ! vous me rendriez fou avec vos folies. Vous 1'etes deja. L'insolent ! Mais ou est M. Scaramouche?Mon argent est-il pret? L'acte est-il dresse?... Vousriez... pourquoi riez-vous? Prends garde a toi, miserable... je ne respecte que ceux qui me respectent. Mon ami, de la patience, ici il faut savoir se supporter mutuellement. Je ne veux rien supporter... Je veux mon argent pour m'en aller. Vous ne partirez pas de sit6t. G'est ce que nous allons voir. Flavio sort, et rentre aussit6t en fureur : Comment, les portes sont fermees, et Scara- mouche n'est plus ici. Voudriez-vous m'escroquer, par hasard ? Ah ! miserable ! Ah ! fripon ! Mon ami, calmez-vous, je vous en conjure, DEUXIEME PARTIR 251 ou bien... II lui monlre un baton. -- Mais, avec vous, je ne voudrais employer que la douceur. De la douceur ! Ah ! brigand ! Si la douceur ne reussit pas, nous aurons recours aux bains froids et aux coups de baton ; si cela est insufiisant et que vous fassiez le mechant, nous avons de bonnes prisons et des chaines de fer. Mais, encore une fois, je ne suis pas fou; lais- sez-moi sortir sur-le-champ... Ah ! je le vois ! je suis vole, je suis e"gorge... Au voleur !.. a 1'assassin ! Pas tant de bruit, tenez-vous en repos, ou bien... De quel droit me retenez-vous ? Vous 6tes done d'accord avec le voleur? Laissez-moi partir, ou, par la Madona ! je te ferai payer cher le vol que tu me fais, miserable; allons, marchons. II lui prend le bras et 1'entraine vers la porte. Ah ! coquin, baisse la tete et respecte-moi. Et Pulcinella lui assene quelques coups de son gros baton sur la te" te. Tu oses me frapper, attends ! Flavio saisit un fauteuil et poursuit Pulcinella; celui-ci, tout en jouant vigoureusement du baton, appelle les gardiens qui accourent et se jettent sur Flavio. Pulcinella, aux gardiens : D'abord un bain froid, des douches glacees sur la t6te, et puis, s'ii continue a se de"battre, la prison. Mais, par saint Janvier, je ne suis pas fou ! Je suis le joaillier Flavio. Tu es joaillier, c'est a merveille; alors, tu 252 LE MONDE DBS PRISONS nous diras si nos petites chaines sont solides, ainsi que nos petits colliers. >> Dans les scenes suivantes, plusieurs fous, un me- decin, un avocat, un militaire, un maitre de chapelle et un philosophe sont aux prises et tiennent les dis- cours les plus saugrenus. Pulcinella batonne, tour a tour, le philosophe, le militaire, 1'avocat, le medecin, le musicien; et, quand ceux-ci sont a peu pres ereintes, il se felicite du succes de sa methode curative. Flavio, que le bain et les douches ont calme, le voyant de bonne humeur, 1'a- borde d'un air grave et essnie encore une fois de le persuader. Envoyez quelqu'un de confiance a mon maga- sin de la rue de Tolede et vous serez convaincu que je vous dis la ve'rite'. Ghaque fou en dit autant ; ne me rompez pas la tete de ces fadaises, ou gare 1'eau froide ! Vous ne voulez done envoyer personne ? Non. Vous ne me croyez done pas ? Non. v Mais, au moins, ocoutez mes raisons. Je n'e*coute rien. Ah ! miserable !... Encore !. Et Pulcinella applique a Flavio, qui le menacait du poing, une terrible volee de coups de baton et le laisse tout etourdi sur la place. Le pauvre diable, qui se voit battu, vole, et qui court le risque d'etre ruine, car ce jour-la est un jour d'echeances, et Ton va croire, en. ne le trouvant pas chez lui, qu'il se sera DEUXIEME PARTIE 253 enfui, ne sail plus a quel saint se vouer; il a voulu faire un coup de tete, il a essaye la persuasion, tout a ete inutile. II s'abandonne un moment au deses- poir, mais bient6t il reprend courage. Flavio a remarque que Pulcinella avait des pisto- lets; il se glisse dans sa chambre, s'en empare, et, profitant d'un moment ou les gardiens font la sieste, il les enferme chacun dans sa cellule ; .puis il appelle ses nouveaux compagnons, caresse la folie de chacun d'eux et les endoctrine de son mieux. Vous n'avez tous, leur dit-il, qu'un ennemi qui vous persecute, c'est 1'infame Pulcinella ; mais, si vous voulez suivre mes conseils, nous mettrons le vieux coquin a la raison. Dans ce moment, le docteur, qui les voit rassembles, s'approche en tapinois avec son gros baton. Flavio le somme de lui rendre la liberte ? Pulcinella fronce le sourcil et le menace du baton. Ton baton, je n'en ai plus peur. Et Flavio lui montre ses pistolets. A cette vue, Pul- cinella change de couleur et appelle ses aides. Tes aides sont mes prisonniers, et Flavio lui montre les clefs de leurs chambres. Voicile plus mechant fou que j'aiejamais vu , s'e~crie Pulcinella furieux, mais oblige de se contenir, car les pistolels sont toujours tourne"s de sonc6te; il sent la ne"cessite de parlementer, fait le bon enfant, prend un ton calin et supplie son ami Flavio de lui rendre ses pistolets. Ah ! miserable, tu me prends done encore pour un fou ? 15 254 LE MONDE DES PRISONS Oh ! non pas. Alors, tu me prends pour un enfant? Pas davantage. Mais, mon bon Flavio, vous ne voulez done pas 6tre mon ami ? Non. Vous ne voulez done pas m'ecouter ? Non. Vous ne craignez done pas de pousser a bout ma patience ? Ah ! tu raisonnes, tu oses menacer... A moi, compagnons. Tous les fous accourent. Saisissez- moi ce vieux scelerat. Pulcinella veut se defendre; mais, a la vue des pistolets que Flavio lui met sous le nez, il s'apaise et demande grace. Point de grace ; de 1'eau froide et des coups de baton. Onle met sous lapompeet on le batonne. Grace, grace! seigneur Flavio... Mes amis, e"pargnez-moi ! Mais les fous sont sourds a ses prieres, et s'ecrient en choaur : De 1'eaii froide et des coups de baton. Les douches et la bastonnade vont leur train, et Pulcinella est sur le point de succomber au traite- ment que lui administrent ses malades, quand arri- vent des soldats, qui viennent de saisir Scaramouche, aux trousses duquel la police e"tait depuislongtemps. Pulcinella, apres avoir ete battu, bafoue, est oblige de payer des dommages au marchand, dont les billets ont ete protestes. C'est triste a avouer, mais nos prisons en France, nous en avons 382, et Je budget de ce departement DEUX1EME PARTIE 255 ne coMe pas moins de 24,969,976 francs, c'est le chiffre officiel pour 1'annee 1885 ne sont guere mieux administrees que la maison hospitaliere d'Aversa. La routine, une routine invraisemblable, que 1'ini- tiative de M. Herbette ne parvient pas a deraciner ; un arbitraire sans limile que rien ne justifie; une insuffisance dont on n'a pas idee : tel est le bilan moral et intellectuel de la chiourme francaise en 1887. Et cette routine, cet arbitraire, cette insuffi- sance, le public ne s'en doute pas. Un silence de mort plane surles prisons. Quand, d'aventure, lesgardiens soulevent un coin du voile qui cache toutes ces miseres, ils le font d'une si parfaite mauvaise humeur, et avec tant de recommandations de ne pas dire ceci, de taire cela, d'etre prudent, discret, que le malheureux ecri- vain ne sail que dire. II raconte alors que le grand-due Gonstantin a visite Mazas, la Roquette, et qu'il a ete ravi ; que M. le ministre de 1'interieur est tombe a Fimproviste a la Sante, a Saint-Lazare, et que, comme le grand-due, il est sorti enthousiasme. Iljoue le r6le du demons- trateur d'Aversa, et les abus se perpetuent. Meme des emeutes comme celles trop souvent repetees de la Grande-Roquette, de Porquerolle?, de Beaulieu, de Thouars, n'amenent aucun changement. Uninspec- teur general fait une enquete ; 1'affaire est classee, c'est-a-dire enterree. Voulez-vous que les detenus se plaignent? L'affaire alors tourne au tragique. J'ai connu un directeur de prison il Test encore que troublait la vue d'un ruban rouge a la bou- 256 LE MONDE DES PRISONS tonniere des autres, et qui, pour en orner la sienne, frappait a toutes les portes. Quelqu'un lui ayant dit que je pouvais lui tre utile, il me fit un doigt de cour, et m'initia a ses prouesses directoriales : Je suis un directeur a poigne, monsieur 1'au- m6nier, je connais les detenus et je sais comment on les mate. II n'y a que les nai'fs, comme Nivelle et Bosc, pour les ecouter et les plaindre. Le cachot et une bonne voice au besoin, voila le meilleur sermon, et qu'ils retiennent toujours. Pour ceux qui ne sont pas contents, et qui se plaignent, on double la dose, et c,a fait le compte. Un jour, je fus appele a la prefecture de police, pour fournir des explications sur un detenu qui se plaignait de moi. Ge detenu etait dans son droit. Je Tavais injustement puni. M. Naudin, qui ne mache pas ses paroles, m'invila severement a ne pas recom- mencer. Vous comprenez si j'etais furieux ! En rentrant, je fais appelerle detenu. On le fouille, je lui fais laisser ses sabots a la porte, et je 1'enferme seul avec moi dans mon cabinet. G'est vous, mon garqon, qui avez e*crit au preTet pour vous plaindre? Oui, monsieur le directeur... II n'avait pas acheve, qu'il recevait une voice de coups de pieds et de gifles, que je lui appliquai si a 1'improviste, qu'il n'eut pas le temps de se mettre en garde. Tiens ! e"cris c,a ! au prefet, ca encore ! si le coeur t'en dit, et, pour te remettre, tu vas aller huit jours au cachot. > Voila, monsieur I'aum6nier, comment on mene ces canailles-la I DEUXIEME PARTIE 257 Eh bien 1 non, tous les detenus ne sont pas des canailles. J'ai des lettres, des aveux, par centaines, a travers lesquelles on lit le regret, le desir de revenir au bien. Ge qui manque a ces malheureux, c'est la main qui releve. Est-ce une canaille, le detenu qui m'a ecrit ces deux lettres ? La Roquette, l er f6vrier 1884. Monsieur I'aum6nier, Excusez la liberte que je prends de vous ecrire, c'est d'apres ce que j'ai le plaisir d'entendre, les di- manches, en vous ecoutant nous donner des conseils, comme un pere a ses enfants. Je sens mon ame renaitre a la vie honnete que je goutais avant d'etre enferme dans cette prison. Je veux rentrer dans le droit chemin d'ou j'ai eu le malheur de m'egarer un instant. J'en aurai le courage, soyez-en sur. Si j'ai vole, chose bien triste a dire, c'est la misere. Je n'avais plus de parents et personne pour me secourir. J'ai un regret mortel de ma faute ; vos bonnes paroles ne sont pas perdues pour moi. Ma seule idee est de reprendre du service et d'aller reparer ma faute au chemin de 1'honneur et de la gloire. Je compte beaucoup, mon cher aumdnier, sur votre bonne indulgence, et dans 1'espoir que vous m'accorderez un petit entretien. Je suis votre fidele et respectueux serviteur. 258 LE MONDE DES PRISONS L'e"te dernier, je recevais de cet homme la lettre suivante : K61ung, 7 mai 1885. Monsieur 1'abbe, II est probable que vous ne vous souvenez plus du signataire de cette lettre. Au mois de fevrier 1884, j'eus a la fois 1'avantage et le malheur de faire votre connaissance a la prison de la Roquette. Vous me rendites service, ma peine expiree, et vous me fites promettre de ne plus revenir vous voir en pareil endroit; je vous le jurai. J'ai tenu parole, vous le voyez. Ne pouvant me procurer du travail, grace aux lacunes existant dans les dates de mes certificats lacunes qu'il m'aurait ete difficile de combler par des mensonges, je resolus de quitter Paris en reprenant du service. Je vous dois beaucoup d'excuses de ne pas vous avoir envoye un petit mot ; mais je suis arrive en Al- g6rie, a la Legion etrangere, dans un. moment ou Ton ne restait guere en place ; jugez-en : en neuf mois j'ai vu huit garnisons et en de"cembre je quittai 1'Algerie pour Formose. Je ne vous parle pas des faits d'armes accomplis ici, les journaux vous ont renseigne. Jene vous parle pas non plus des quelques souffrances eprouvees dans une saison de pluies interminables ; je vous donne ma parole que si j'ai souffert physiquement plus qu'en prison, mon moral a ele" excellent et bien meilleur qu'a la Roquette. Lorsque ma section DEUXIEME PARTIE 259 50 hommes a pris un fort retranche, le fort de la Table, a la baionnette, ceux qui nous soutenaienl criaient : Bravo ! Ia4 e ! Mon co3ur batlaitdeplaisir; les balles a ce moment, au lieu de me faire incliner la t6te me la faisaient redresser et lous nous criions : Vive la France 1 Je m'arrete, monsieur 1'abbe", je desirais seule- mentme rappeler a votre bon souvenir. Vous allez cependant trouver ma lettre interessee ; car j'ai une demande a vous adresser : Vous lisez le journal ; quand vous 1'avez lu, il est probable que vous ne le conservez pas. Eh bien ! je vous serais infiniment reconnaissant de vouloir bien vous en defaire en ma faveur ; cela ne vous coutera que la peine de le meltre sous bande (inutile d'af- franchir), et vous me ferez un veritable plaisir; nous sommes ici prives de toute lecture. Veuillez croire a mon profond respect et a ma reconnaissance. L. E. Sont-ce des canailles les delenus qui m'ont ecrit ces lettres ? Paris, 17 juin 187.. Monsieur I'aum6nier, Permettez-moi de vous remercier des demarches que vous avez bien voulu faire en ma faveur. Sur votre recommandation, j'ai obtenu un sursis de depart 260 LE MONDE DES PRISONS d'un mois, et M. H... m'a dit d'aller le voir avant 1'expiration de mon sursis. J'ai done ete mis en liberte le 12 juin vers midi, et le lendemain je me suis dirige vers la prison pour vous remercier de vive voix et vous exprimer mes sentiments de profonde gratitude. Aussit6t ma sortie, je suis retourne a mon ancien domicile, ou j'ai ete assez heureux pour trouver une chambre modeste, il est vrai, mais en rapport avec mes modiques ressources. Je suis sorti avec 22 fr. 30 de masse. Aussit6t apres, j'ai cherche a me caser et je suis alle voir M. R...La une triste deception m'attendait, M. R. avail son personnel au complet et il m'a dit assez franchement qu'apres avoir subi une condamnation, il lui etait difficile de me reprendre. Ainsi a peine sorti, deja Ton me jette cette chose aussi brutalement au visage ; autant me dire : Vous avez commis une faute, il est impossible de la re"parer , et cela vient de la part d'un homme que je respectais et en quij'esperais beaucoup. Je sortis de chez lui humilie, mais non abattu. Je me remis en qu6te et fis bien des patrons, bien des maisons; partout j'echouai ; enfin le lendemain, je trouvai du travail, 11, rue S..., un quartier ou je suis inconnu, et le vendredi matin je me mis au travail. Je gagne peu, mais cela me suffit, je gagne 2 fr.25 en moyenne et je touche tous les jours 1 fr. 50 comme avance, le reste m'est paye deux fois par mois, le 3 et le 18. Je ne travuille, il est vrai, que jus- qu'a midi; ce travail est bien humble, monsieur 1'au- m6nier, car c'est dans une succursale de la Gendrale, DEUXIEME PARTIE 261 soctete de nettoyage, que je suis employe" ; mais en attendant mieux j'ai acceple, car il faut manger et, comme je vousl'ai promis et comme je vousle jure encore devant Dieu qui m'entend, je suivrai la ligne droite et si j'arrive a 6tre quelque chose plus tard je ne veux le devoir qu'a mon courage et a ma perseve- rance, et ce sera un beau jour que celui ou je pour- rai vous dire : Voila ce que j'etais, perdu pour la societe ; voila ce que je suis aujourd'hui . Comme j'ai toute mon apres-midi a moi, je vais m'occuper activement pour tacher de trouver un travail quelconque. Je connais assez bien la tenue des livres en partie simple ou en partie double, pour obtenir une petite place. Gertes, je ne suis pas exigeant et il faut un com- mencement a tout et vous nous 1'avez assez repete et je m'en apercois moi-meme, les commencements sont durs. Le plus long pour moi, monsieur I'aum6nier, sera de me procurer des effets pour me presenter dans une maison de commerce ; car, n'ayant que ce que j'ai sur moi, surtout par suite du travail salissant que je fais le matin, il m'est impossible de me presenter dans une tenue convenable. Je n'ose vous demander de me rendre encore ce service, vous qui avez deja tanl fait pour moi ; mais je sais que vous etes bon et que vous vous interessez aux malheureux ; si dans cette occasion, vous voulez bien me tendre encore une main charitable, monsieur I'aumonier, vous au- rez fait un heureux de plus. Pardonnez-moi de vous ecrire si longuement, mais je suis seul dans ma pauvrechambre, me levant lo. 262 LE MONDE DES PRISONS a cinq heures, me couchant a sept, ne pouvant du reste faire autrement et bien heureux encore de trou- ver le soir un lit pour me reposer; mais j'ai senli le besoin de m'epaucher un moment, car depuis six jours que je suis sorti, ce ne sont ni les humiliations, ni les affronts qui m'ont manque. Permettez-moidonc de vous remercier, monsieur raum6nier, de tout ce que vous avez fait pour moi ; j'espere vous prouver par la suite que vous n'avez pas oblige un ingrat. Votre bien humble et bien devoue" serviteur, H. T... D6p6t des condamnSs, 4 novembre 188.. Monsieur I'aum6nier, Permettez-moi de vous remercier des bonnes pa- roles que vous nous avez fait entendre jeudi dernier, jour de la Toussaint. Si ces paroles raniment le cou- rage et donnent 1'espoir d'un avenir meilleur aux malheureux coupables, elles ont aussi la vertu de consoler un malheureux condamne. Vos paroles res- teront gravees dans mon coeur, elles adouciront mes peines. Puisse-je, dans ma longue captivite et dans le lieu ou je serai bient6t transfere, entendre d'aussi bonnes paroles consolatrices. Je prie Dieu qu'il m'accordecebonheur, cela m'aidera a supporter Tabsence de tous ceux que je laisse dans la tristesse et la misere. Daignez recevoir, monsieur I'aum6nier, 1'assu- rance de mes sentiments les plus respectueux. M. E... DEUXIEME PARTIE 263 Paris, 5 novembre 188.. Monsieur I'aum6nier de la Roquette, Un malheureux reclusionnaire a 1'honneur de solliciler de votre bienveillance lafaveur d'un instant d'entretien. II vous remercie sincerement, monsieur I'aum6- nier, des bonnes et consolantes paroles que vous avez prononcees dans vos deux sermons et qui lui ont fait verser des larmes bien douces le soir quand, seul dans sa cellule, il a fait un retour sur le passe. En attendant le plaisir de vous voir, Recevez, monsieur I'aum6nier, 1'assurance de mon profond respect. G. H... Atelier des boutons. Paris, mai 187.. Monsieur I'aum6nier, Depuis longtemps j'ai un desir ardent de vous ecrire pour vous demander une audience; j'ai tou- jours retarde jusqu'a ce jour; car j'ai honte de mes mefaits; deplus,je crains de me troubler et dene plus savoir vous expliquer ma situation qui est cepen- dant bien triste. G'est pourquoi, monsieur I'aum6- nier, je prends la liberte de vous ecrire aussi longue- ment, vous priant de me pardonner. Je suis d'une famille tres honorable et tres esti- 264 LE MONDE DES PRISONS mee. Mes parents m'ont fait doriner une bonne ins- truction primaire ; a I'&ge de douze ans, ils me mirent en apprentissage ; a 1'age de vingt ans, le sort me fit soldat pour cinq ans; je quittai le regiment en 48... J'emportais 1'estime et la satisfaction de mes chefs, ce qui me fit admettre dans la garde republi- caine en 18... J'y passai quatre ans, tres heureux, trop heureux peut-6tre, car je ne pensais pas aux malheurs qui devaient me frapper par ma faute. J'ai voulu vivre ma guise, 6tre mon maitre ; c'est pourquoi je donnai ma demission de garde au mois de septembre 18...; j'avais 1'intention de faire une demande pour entrer dans les gardiens de la paix, ou je croyais 6tre mieux et plus libre, mais ce fut au contraire le commencement de mon malheur. Ayant quelques pieces de cinq francs dans ma poche, je ne pensais pas en voir la fin. Je ne fis pas ma demande de suite a la prefec- ture, je vecus dans 1'oisivete avec des amis qui me quitterent quand je n'eus plus le sou. Sur ces entre- faites, jefus atteint d'une maladie honteusequi m'em- pecha de faire ma demande a la prefecture de police, car pour etre admis parmi les gardiens de la paix, il faut passer a la visile du medecin. Je me soignai moi-meme d'apres les prescriptions d'un pharmacien; puis j'eus recours a mes parents, qui voulurent bien me preter 250 fr., en leur cachantcette maladie. Get argent ne suffitpas a ma guerison ; j'entrai a I'h6pi- tal, j'en sortis gu6ri ; mais sans asile, sans argent. Avoir recours encore a mes parents, cela me coutait beaucoup ; mais je le fis cependant en leur envoyant une lettre et un telegramme; mais ils res- DEUX1EME PART1E 265 terent muets. Je me trouvais done sans le sou, sans domicile, sans ouvrage, sans pain et en plein mois de novembre , marchant nuit et jour et tres souvent 1'estomac vide ; car j'avais honte d'aller toujours im- plorer les amis qui me restaienl. Je fis a pied le voyage de Paris a Chateau- Thierry, Epernay et Reims, pensant trouver de 1'ou- vrage ; mais rien. Je revins a Paris avec une faim devorahte el un sommeil accablant. J'avais toujours envie de hien faire et j'etais tou- jours plein de courage; mais je ne trouvais pas d'ou- vrage ; j'arrivai a Paris mourant de faim et de froid le 17 decembre 187.. Je me rendis chez un ami avec Tintention de lui dire tousmesmalheurs pour qu'il vint amon secours; arrive a sa porte, je n'avais pas le courage d'entrer a cause de mon costume delabre et de mes chaussures en mauvais etat ; j'avais vendu tons mes effets jusqu'a ma derniere chemise pour ne pas succomber a la faim. Gependant j'entrai chez lui, il me recut assez froidement quand il me vit dans cet etat. Je lui fis un mensonge et je profitai de son absence pour lui dero--' her un manteau, un parapluie et une valise vide. Je m'enfuis comme un fou a neuf heures du soir pour les vendre, mais personne ne voulut me les acheter. Je ne savais plus quel parti prendre en pensant a ce que je venais de faire : avoir vole ! avoir deshonore ma famille 1 Gette idee me jeta dans le desespoir et j'avais faim; j'eusla pensee de me Jeter a la Seine, mais non,me suis-je dit : Tu as commis une bassesse, il 266 LE MONDE DES PRISONS faut avoir le courage d'en supporter les conse- quences. A trois heures du matin, ne sachant ou j'allais, je marchais comme un fou, j'arrivai a Saint- Denis ; plus rien a faire que de me rendre a la police. Gependant je n'en fis rien. Aujour, je vendis le manteau dix francs, je de- jeunai et je partis pour mon village. Je marchai pen- dant deux jours et deux nuits sans desemparer avec 1'intention de me presenter a la gendarmerie de mon departement. Lorsque j'arrivai, la faim me prit, j'en- trai chez un traiteur,je mefisservirun diner, n'ayant pas un denier. Je m'enfuis; le lendemain j'en fis au- tant. Le jour de Noel, j'allai voir une personne de connaissance qui me remit une montre en nickel pour la faire re"parer : je la vendis cinq francs. De la j'allai dans mon pays; je n'eus pas le courage d'aller voir mes parents ; je me rendis a 1'eglise et la, cache" dans un coin derriere un pilier, je priai et pleurai pendant la messe de minuit. Le lendemain, a onze heures du soir, je me suis rendu a la gendarmerie de G. .., je rendis compte a 1'autorite de mes mefaits. Le tribunal de L... me condamna a quarante jours de prison le 4 Janvier 18.. et le tribunal correctionnel de Paris me condamna a qualre mois pour le vol du manteau. Je dois sortir le 21 juin, plus malheureux encore au sortir de prison qu'en y entrant. Ou irai-je ? Le deshonneur me suivra partout et toujours. Gependant, j'ai envie de bien faire. G'est pourquoi, monsieur I'aum6nier, je me permets de vous ecrire, DEUXlEME PARTIE 267 en vous prianl de vouloir bien m'accorder une au- dience. Je vous demanderai encore de me rendre le ser- vice d'ecrire a mes pauvres parents et de leur faire connaitre mon repentir et la douleur quej'eprouve de mon malheur qui cause le leur. Je suis, monsieur I'aum6nier, votre tres humble serviteur, M.... Atelier des boutons. P. S. Je ne veux pas terminercette lettre sans vous remercier, monsieur I'aum6nier, du plaisir que vous me procurez le dimanche par vos sermons et vos sages conseils que je veux suivre. M.... 4 aofit 188.. Monsieur I'aum6nier de la Grande-Roquette, Je regrette de ne pas avoir pu vous voir avant de sortir de cette malheureuse maison, pour vous re- mercier des bons conseils que vous nous donnez dans vos instructions. Quand je suis entre dans cette mai- son, j'avais perdu tout espoir, j'etais abattu ; mais vos bonnes exhortations m'ont rendu Je courage et la force de supporter ma malheureuse captivite. Je sens bien que c'est avec la confiance en Dieu que je pourrai rester ferme. Une bonne parole est une consolation pour celui qui souffre; elle lui fait supporter avec resignation les injustices et les peines de cette vie. Je 268 LE MONDE DES PRISONS saurai toujours etre reconnaissant de vos bonnes pa- roles ; elles m'ont fortifie pour 1'avenir. Aujourd'hui je suis pres des miens : c'etait pour moi une consolation de pouvoir entendre la messe paroissiale, dimanche dernier, entoure de ma fa- mille. Je suis avec respect, monsieur I'aum6nier, Alexandre F Paris, le 14 aoftt 188. . ^ " i Monsieur I'aum6nier, Excusez-moi si je ne vous ai pas donne plut6t de mes nouvelles, mais etant, 75, rue de..., dans un ma- gasin de ch..., j'esperais vous voir passer et vous donner connaissance de ma nouvelle situation et en m6me temps vous annoncer que, depuis le 29juin, j'ai eu un autre petit garcon, qui se porte tres bien ainsi que sa maman qui serait tres desireuse de vous voir. J'ose esperer, monsieur I'aumdnier, que vous voudrez bien venir me voir, sit6t qu'il vous sera possible. Veuillez agreer, monsieur I'aum6nier, Tassurance de mon profond respect. Votre tout devout et tres reconnaissant serviteur, Auguste T... Si la plupart des detenus deviennent trop souvent DEUXIEME PARTIE 269 des canailles , c'est en grande partie la faute de notre regime penitentiaire. Assurement, ce regime n'est pas comparable a ce qu'il etait avant 1789. Nous avons fait des progres depuis cent ans. On est epouvante, en effet, quand on lit les auteurs du temps, de la barbaric avec laquelle les magistrats traitaient les prisonniers : la question pour les uns ; la detention pour les autres, et une detention, dont nous avons peine a supporter meme la description, semblaient toutes naturelles. Sous 1'ancien regime, I'emprisonnement ne consti- tuait pas une penalite; il n'avait d'autre but que de s'assurer de la personne de 1'inculpe. Voici la copie de quelques feuillets du registre de la Bastille : La nommee Besnoit, dite d'Arnouville, femme mechanic, qui a tenu des propos. Jean-Blon- deau Hermitte, tenu pour suspect. < Un Anglais, le chevalier de Witteronge, avait prete de 1'argent au marquis de Rosen : ce marquis le remboursa par une bonne lettre de cachet qui 1'enferma pour crime contre 1'Etat. Jean Laby et le nomme Detin : mauvais propos. Rulland. II voulait se donner au diable. Francois Davaud, accuse d'etre pie- tiste. -- Laurent d'Houry, imprimeur. Pour avoir manque de respect, dans son almanach, au roi, Georges, en ne le nommant pas comme roi d'Angle- terre. Le sieur Duprat, sa femme, sa fille etses domestiques, de la religion pretendue reformee. Pour avoir voulu sortir du royaume. Poupail- lard. Mauvais catholique. Jean Pardiac, pretre 270 LE MONDE DES PRISONS du diocese de Condom. Pour libelles centre les jesuites. Poupe, portier de M me 1'abbesse de Port-Royal. Pour satisfaire au comte de Charolais et savoir de lui cequ'on dtfsirait savoir. Maurice- Jeanne Lelievre. Sujette a 1'epilepsie. Gette derniere raison Sujette a 1'epilepsie , revele tout un monde. L'histoire raconte que Charles IX, appreciant 1'uti- lile des galeriens appliques au service naval, avisa un moyen de ralentir le mouvement trop rapide des liberations, et un edit enjoignit aux juges de ne point condamner les criminels amoins de dix ans de peine. Les officiers des galeres seconderent si ardemment les intentions du roi, qu'il etait rare qu'un coupable, a 1'expiral.ion de son chatiment, put obtenir sa mise en liberte. Le capitaine des galeres etait le maitre-souverain. S'il etait nuisible a ses interets de briser la chaine du malheureux, nul n'eut ete assez ose pour le faire. L'abus alia si loin, que Henri III fit defense aux capitaines de retenir les formats au-deladu temps fixe" pour leur peine. La Correspondence administrative montre la faci- lite avec laquelle on mettait aux galeres des gens non condamnes; un d'eux y alia malgre Topposition ex- presse du parlement de Toulouse. Tout cela est reste inconnu sous Louis XIV. Ce n'est qu'a sa mort qu'on osa publier en Europe quelques details. On retenait sur les galeres des condamnds qui avaient double, triple meme le temps porte par leur condamnation ; on les retenait parce qu'ils etaient de vigoureux rameurs, et on ne les liberait qu'a la DEUXIEME PARTIE 271 condition d'acheter et de mettre a leur place un ra- meur aussi vigoureux qu'ils pouvaient l'6tre eux- memes ! Jamais on ne sortait des galeres de Louis le Grand. Les condamne"s a temps y restaient toute leur vie. En 1853, 1'amiral Baudin a retrouve quelques-uns des registres des galeres. L'article de chacun, une des- tinee d'homme ! n'y prend que quatre lignes. On y voit des enfants de quinze ans, un meme de douze, condamne par Basville a etre forQat pour toujour?, parce qu'il avait suivi son pere au pr6che. Sous Louis XIV, les galeriens etant venus & man- quer, les officiers du roi eurent recours aux moyens les plus alroces pour s'en procurer. On saisit : Les mendiants valides qui deguisaient leurs noms, feignaient une infirmite, porlaient un simple baton ferre ; Les bannis qui ne gardaient pas leur ban ; Les cabaretiers qui logeaient plus d'une nuit, sans les declarer a 1'autorite, des gens inconnus; Le matelot qui abandonnait le navire en cours de voyage, ou fumait en temps et lieux prohibes par les reglements, etc., etc. Brodart, intendant de 1'arsenal de Marseille, ecrit a Seignelay : J'aurai, Monseigneur, 1'honneur de vous rendre compte, lorsque le nomme Francois Artigues, matelot condamne a servir pendant trois ans sur les galeres, par sentence du prevot de la marine a Toulon, pour avoir fume au prejudice des ordon- nances, aura fini son temps. De Marseille le 4 mars 1679. Quant aux vagabonds, partout ou on les rencon- 272 LE MONDE DES PRISONS trait, on s'en emparait pour les envoyer aux galeres. Un criminel, au moment de sa condamnation, etait- ilvigoureux, bien portanl; avait-il 1'usage detousses membres. II etait envoye" aux galeres et evitait le gibet auquel n'^chappait point le criminel impotent ou invalide coupable du meme crime. Plus tard, et par contre, un condamne conservait-il sa santd, sa vigueur, malgre ses fatigues et ses souffrances ? II restait enchaine" sur le bane des rameurs pendant de longues annees au dela du temps de sa condamna- tion, pendant toute sa vie peut-6tre ; tandis que les condamnes qui devenaient invalides et impotents obtenaient leur liberation en payant une somme de 350 a 400 livres, prix moyen d'un Turc. Gette somme ne suffisait point toujours, ainsi que cela resulte du paragraphe suivant d'une lettre de Brodart : Vous trouverez ci-joint, Monseigneur, un rec.u de la somme de 3,000 livres que le nomme Friannit a payee pour avoir la liberte que vous avez eu de bonte de lui offrir. Mais j'attendrai vos ordres pour le faire elargir. Marseille, 28 Janvier i679. On peut lire un rapport adressS a la Convention nationale par le representant Paganel, ou, dans le style emphatique de cette epoque, il fait un tableau saisissant des prisons sous 1'ancien regime, et specia- lement a la fin du dernier siecle. Ge fut I'Assemblee legislative, la premiere, qui, en 1791, consideYa la privation de la liberty comme une punition, dont la duree devait etre graduee selon 1'importance du crime ou du delit. Jusqu'en 1791, la loi criminelle en France est le DEUXIEME PARTIE 273 code de la cruaute le"gale. Gommenter ce code, article par article, c'est faire apparattre un supplice apres un autre. On sent, en lisant Thistoire de la crimina- lite franchise avant 1789, que ce que les legislateurs demandaient a 1'accuse ou au coupable, ce n'etait pas une larme de repentir, mais un cri de douleur. Le respect de I'humanite, la notion des limites posees par Dieu meme au droit des princes, voila ce quifaisait defaut aux societespassees, et c'est ce defaut qui donne aux legislations de I'antiquite, comme a celles du moyen age, un caractere d'odieuse bar- barie. La loi penale, abandonnee au caprice du prince, varieaugre de ses passions, et s'il arrive quelquefois qu'elle est dictee parl'amour du bien public, jamais elle n'inspire ce respect du prochain, qui est 1'apa- nage de la justice et de la force. Celui qui, dans ces temps, se seraitleve, du milieu de la foule entourant 1'echafaud, pour protester conlre les rigueurs de la loiet invoquer les droits de I'huma- nite n'aurait pas ete entendu. Sa voix serait restee sans echo. G'est 1'honneur de notre siecle de reagir contre un retour possible vers la barbaric. Si la peine de mort doit etre maintenue,elle ne doit plus etre entouree de cet appareil hideuxde bourreaux et d'instruments de supplice : la justice doit chercher a s'instruire sans bouleverser le prevenu par des tortures physiques ou morales, qui, loin d'eclairer laverite, 1'obscurcissent souvent en la denaturant ; les executeurs de la loi doivent veiller sur les prisonniers de fagon a les cor- riger, a les moraliser. 274 LE MONDE DES PRISONS La premiere Republique, bien qu'animee des meil- leures dispositions, fit peu pour cette moralisation des prisonniers. La seule loi utile qu'elle edicta fut celle des 25 septembre et 6 octobre 1791, quisepara les prisonniers par categories. Sous TEmpire, aucune amelioration ne fut apportee a 1'ancien etat de choses. Le regime interieur des prisons; les infirmeries, ou, dans certains cas, un seul lit recevait trois ou quatre malades ; 1'exploita- tion des detenus par les gardiens; la nourriture insuffi- sante et malsaine; la paille servant de litiere dans d'abjects dortoirs; toutes les hontes leguees par la vieille France subsistaient encore. Ge fut la Restauration qui, la premiere, mue par un louable esprit d'humanite, institua, le 9 avril 1819, une Societe des prisons, dans le but d'ameliorer le regime interieur des etablissements penitentiaires. La Societe des prisons ne porta pas son attention du c6te moralisateur : le c6te humanitaire 1'absorba exclusivement. Elle supprima les punitions inhu- maines, donna de Fair, du jour ou il en manquait, exigea des soins de proprete, mais ne soupqonna pas qu'on put moraliser les detenus. C'est sous Louis-Philippe que fut fait le troisieme pas en avant. MM. Gabriel Delessert et 1'abbe Crozes, d'un c6te; MM. de Tocqueville, de Beaumont et Demetz, d'un autre; MM. Berenger, Charles Lucas, Moreau-Ghris- tophe, du leur pour ne citer que les plus eminents parlerent les premiers de correction, d'amende- ment, de moralisation. Deux systemes nouveaux : le systeme cellulaire et les colonies agricoles furent DEUXIEME PARTIE 275 experimentes. Ges systemes ont donn6 quelquesbons resultats. La societe les trouve aujourd'hui insuf- fisants. A 1'heure actuelle, elle presse le gouverne- ment de trouver autre chose pour la delivrer des voleurs et des assassins. Le gouvernement a pro- mulgue une loi sur les recidivistes, dont il attend merveille. Des prqjets de reglements interieurs, dus a 1'initiative de M. Herbette, sont a 1'etude. Arrivera-t-on a diminuer le nombre des crimi- nels? a refaire a ceux qui ne sont pas incurables un temperament honnete ? a leur retrouver une place dans la societ6? Oui, mais a la condition de prendre les bons moyens. Le gouvernement a en mains tons les elements de succes. Ge qui lui manque, c'est de savoirles utiliser. La reforme penitentiaire est encore dans la periode des essais et des tatonnements, dont il faut dire : sunt bona, sunt mala, sunt pessima, parce que nous manquons d'hommes, a tous les degres, qui sachent 1'appliquer avec zele et intelligence. Les six congres penitentiaires internationaux de Francfort, 1845; de Bruxelles, 1846; de Francfort, 1857; de Londres, 1872; de Stockholm, 1878; de Rome 1885, nous permettent de poser le doigt sur la plaie. En France, les prisonniers, qu'ils soient en cellule, en commun, dans les champs, sont mal surveilles, mal conseilles; on les fait plus ou moins souffrir, on ne les prepare pas a rentrer dans la societe. C'est pour cela qu'ils sortentde prison pires qu'ils n'y sont entres. A part les prisons de Melun et de Poissy, 276 LE MONDE DBS PRISONS toutes nos prisons sont des ecoles patentees de po- lissonnerie, de vol et d'assassinat. Ge n'est pas le flot montant de la depravation, comme se plaisent a le publier de chagrins politiciens, qui porte aux quatre coins du pays la recidive, c'est surtout la prison. Du j.ourou les fonclionnaires, entre les mains des- quels tombent les prisonniers, s'occuperont de leur mission avec zele et intelligence, de ce jour-la la re- cidive diminuera. Systemecellulaire, systeme auburnien, penitenciers agricoles, societes de patronage sont tous a peu pres excellents en theorie ; dans la pratique, ils ne donnent pas de resultats appreciates, parce qu'ils sont exploi- tes par des hommes qui font non une osuvre, mais un metier. II y a quelques semaines, venait en discussion, au conseil general de la Seine, 1'affaire de 1'ecole peni- tentiaire de Porquerolles. Deux honnetes gens, M. et M me de Roussen, pris du besoin de se devouer, avaient offert a M. Gh. Quen- tin, alors directeur de 1'Assistance publique, de leur confier unecentaine depelits vauriens, dont ils espe- raient, a force de soins et de bons exemples, faire d'honntes garqons. Un beau jour, ces vauriens se revolterent sous pretexte qu'on les nourrissait mal, qu'on les exploitait, .qulils en avaient assez de cet esclavage. A la tte du complot, qui trouve-t-on ? Un institu- teur du nom de Ghapoulard, que M. et M me de Rous- sen avaient renvoye et qui, pour se venger, s'etait fait leur accusateur. DEUX1&ME PART1E Til Voici les fragments d'une lettre que M me de Roussen ecrivit aux membres du conseil general de la Seine : En terminant, je repete que je me Suis devouee a cette oeuvre que j'estimais etre une CEiivre patriotique et sociale; qu'elle nous a coute 80 et quelques mille francs. M. de Roussen tient les pieces comptables a la disposition de ceux qui voudront les voir. Moi, elle m'a demande trois ans de soins, de de- vouement et de fatigues. Quand je quittai Paris, ou mon existence est heureuse et agreable, pour aller aupres de ces en- fants vivre seule, me melant constammenta eux, les soignant le jour, les veillant la nuit, leur enseignant de toutes facons ce que sontle devoir, 1'honneur, la patrie, etait-ce seulement pour exploiter un travail que font aujourd'hui quatre ouvriers, et les 75 cen- times par jour que donnait 1'Assistance ? Y en a-t-il un de vous qui croie franchement que je 1'eusse fait, si une pensee plus haute et plus noble ne m'eut guidee et soutenue? M A la place des rddeurs de barriere, des assassins precoces,des voleurs incorrigibles, dont Paris pullule aujourd'hui, nous voulions, mon mari etmoi, rendre a la societe des citoyens honnetes, des ouvriers utiles, de bons peres de famille. G'etait une osuvre bonne, nous 1'eussions accomplie, malgre les difficultes des debuts, si des passions mauvaises, et que je ne veux meme pas rechercher, ne fussent venues Tempecher. L'ecole de reforme demandait encore beaucoup d'amelioralion?, nous les eussions accomplies peu a 16 278 LE MONDE DES PRISONS peu, les sacrifices ne nous coutaient pas, nous Taverns prouve. On a fait de cela un reve, avec un re"veil cruel pour nous. Nous avons la conscience, malgre" toutes les ca- lomnies dont nous sommes abreuves, d'avoir rempli notre devoir. N. DE ROUSSEN. G'est un mauvais fonctionnaire qui a tout fait e"chouer. Dans toutes les prisons vous trouverez de ces mauvais fonctionnaires, qui tiennent en e"chec leurs supe>ieurs, paralysent leurs efforts; et soit betise, soit me'charicete, arrtent le mouvement mo- ralisateur que M. Herbette, M. Gragnon, et leurs col- laborateurs essaient d'imprimer au service peniten- tiaire. Ge sont les reformes opportunes qui previennent les revolutions. Qu'on jette a bas ces miserables obs- tacles, en se rappelant que plus tard, il est souvent trop tard. GHAPITRE VII Trois foyers de pourriture en prison. Pourquoi la loi du 5 juin 1885 n'est-elle pas observed ? Opinion de Target, de M. Faustin Helie. de Lacenaire. Au chauffoir. En cellule. La vie en commun, aggravation de peine. Le chantage. Pourquoi cette promiscuite a la Grande- Roquette? L'hopital de la prison. L'article 613 du Code d'instruction criminelle. Comment est-il applique a Paris? En province? Lacantine; le pe"cule. Javert. L'ar- gent de poche. Le froid. L'humidite'. Un suicide a la Grande-Roquette. M. Charles Lucas et M. de R6musat. Curieuse lettre. Les ronds de cuir. Un mot de I'abb6 Combalot. Saint Vincent de Paul. Origine des revokes dans les prisons. Les directeurs. Les gardiens. Abus. Le remede. Trois choses surtout entretiennent la pourriture de la prison : la promiscuite des detenus; I'insuffl- sance de la nourriture et de J'hygiene, la mediocrite" des gardiens. Une loi a ete votee le 5 juin 1875, qui enjoint aux departements de transformer leurs prisons suivant le regime cellulaire. Sous pretexteque cette transforma- tion leur couterait trop cher, les conseils generaux ont jusqu'ici oppose au gouvernement une force d'inertie que celui-ci tolere. Nous avons en France, onze ans apres le vote de la loi, une dizainea peine de prisons 280 LE MONDE DBS PRISONS cellulaires; trois ou quatre sont, parait-il, en voie de construction. G'est derisoire. Et cependant, je ne connaispas de loiplus sage, et dont la societe doive retirer plus d'avantages que cette loi sur Temprisonnement cellulaire. Qu'un coupable souffre, ae"crit Target, cen'estpas la le dernier but de la loi ; mais q#e les crimes soient prevenus, voila ce quiestd'une haute importance... A c6te de la justice de repression, dit M. Faustin Helie, notre legislation a trop souvent oublie de pla- cer Injustice de prevoyance...* C'est cette justice de pre"vovance qu'assure la loi du 5 juin d875. Pendant son sejour a Poissy, Lacenaire recueillit des notes pour une serie d'articles sur le regime peni- tentiaire . Le nombre effrayant des recidives, e"cril-il, ne provient que des vices du systeme penitentiaire francais. Les bagnes et les maisons de reclusion, qui revomissent periodiquement dans la societe 1'ecume des malfaiteurs, sont les gouffres de demoralisation ou se prepare et se distille le poison qui corrompt jusqu'au cceur du detenu et le rejette au sortir d'une condamnation correctionnelle, sur les banes de la cour d'assises. Les declamations fort a la mode en ce temps-la ,'ne manquent pas dans cot article. Lacenaire y montre ces messieurs de la justice jouant avecle malheureux condamne" comme le chat avec la souris, a laquelle il ne donne d'abord qu'un leger coup de patte, puis 1 Revue de legislation, t. V, p. 102. DEUXIEME PARTIE 281 qu'il laisse trotter devant lui, bien certain de la rattraper et de la devorer apres. Un jeune homme se livre a ses passions, etouffant la voix de 1'honneur, foulant aux pieds les principes de probite qu'il a puises dans son enfance, au sein de sa famille, mais qui n'ont pas encore eu le temps de Jeter des racines bien profondes, il corn- met un delit. Aussit6t la police s'en empare et le plonge vivant dans ce cloaque, nomme Dep6t de la prefecture. a Qui rencontrera-t-il a son entree? Des forcats evades qui viennent se faire ressaisir a Paris, des formats qui ont rompu leur ban et quitte le lieu de leur surveillance, des forgats liberes, arre' tes en flagrant delit a commettre de nouveaux crimes; enfin d'autres voleurs, escrocs, filous, par gout, par e"tat, presque de naissance, race gangrenee, frelons de la societe, mauvais sujets incorrigibles et qui, pour n'6tre pasalles au bagne, n'en valent pas mieux et sont depuis longtemps incapables d'aucune pense'e honnete, d'aucune action genereuse. Que va devenir notre jeune imprudent au milieu de cette etrange societe ? G'est la que, pour la premiere fois, il va entendre resonner le langage barbare des Cartouche, des Poulailler, 1'infame argot. G'est la que, du consente- ment meme des gardiens charges de la surveillance du Depot, il va voir les faveurs, la pre'se'ance accor- dees aux veterans du crime, aux celebres du genre. Aussi noire jeune homme qui les redoute va prendre exemple sur de bons modeles, sur ce qu'il y ade mieux dans le genre. II vase former sur leurton, it;. 282 LE MONDE DES PRISONS leurs manieres; il va les imiter. Leurlangue, dans deux jours, il la parlera aussi bien qu'eux ; alors ce ne sera plus un pauvre simple; alors les amis pourront lui toucher la main sans se compromettre. Notez bien que jusqu'ici, c'est une gloriole de jeune homme qui rougit de passer pour un apprenti dans la partie. Le changement porte moins surlefond que sur la forme. Deux ou trois jours au plus passes dans cet egout n'ont pu le pervertir tout a fait ; il n'est pas pour s'arreter en si beau chemin, et son education, qui vient de s'ebaucher sous les voutes de la prefecture de police, va se perfectionner a la Force, se terminer a Poissy ou a Melun... Si Lacenaire parle ainsi, c'est qu'il a ete' le te~moin de ces douloureuses metamorphoses, c'est qu'il a vu de ces malheureux entrer au Dep6t, craintifs, honteux, humilies; en sortir la tete haute, le regard assure. Us venaient de prendre leur premiere lec,on de crime. Que de fois nous sommes les temoins de cette scene ! Un homme a commis un delit : il est souvent plus malheureux que coupable. Les gendarmes 1'ont arrete : ils 1'amenent au Dep6t. Ses larmes, qu'il a quelquefois retenues pendant le trajet, coulent en abondance des qu'il entre au greffe, surtout quand on lui demande son nom. II hesite a repondre, il le fait a voix basse. On sent cette honte filiale qui le fait hesiter a pro- noncer le nom de son pere, ce nom jusque-la honore et qui va 6tre inscrit sur le registre d'infamie. }l jelte aiUoiir de lui des regards attris(,es; les DEUXIEME PARTIE 283 murs de cette prison l'e"pouvantent ; ce greffe lui ap- parait comme le vestibule de 1'enfer. On le conduit dans une salle commune. Qu'y voit-il? Des individus generalement habille*s comme ceux qu'il voit dans la rue. II y a des blouses, des jaquettes, des limousines, des redingotes, des vestons a car- reaux,'des tricots, des vareuses, des chapeaux melons, des chapeaux a haute forme, descasquettes a ponis, sans ponts, des berets, des toques de loutre, des sa- bots, des bottines, des souliers laces, ferre"s, des bottes, des escarpins, des grands diables, des gros vieux, des petits malingres, des maigres palis, des blemissants a cravate rouge, des eteints a cravate verte, des Parisiens, des Limousins, des Lyonnais, des Marseillais, des Flamands, des Normands, des serruriers, des comptables, des bacheliers, des chif- fonniers, des va-nu-pieds, des S. P. (sans profession), des incorrigibles, des repentants, des gueulards, des pleurards, des arrogants, des rampants. Tout ce monde fume, cause de ses petites affaires, on se croirait dans une grande halle ouverte a tous venants. En entrant dans ce chauffoir, ce malheureux cherche un coin, son premier besoin est de s'isoler. Un homme 1'a aperc.u, s'est leve, est alle a lui. II lui parle, il calme ses frayeurs, 1'assure que son delit n'est qu'une bagatelle, il le console, lui donne des conseils. On peut etre sur que c'esttoujours unrecidivistequicon- nait les habitudes de la maison et qui flaire une recrue. II se fait raconter les circonstances du delit, et 284 LE MONDE DES PRISONS tout en riant des naivetes de ce novice, il lui explique comment il devra repondre au juge d'insfruction. Le germe de la recidivite est dans cette premiere lee, on. Le lendemain ce malheureux, qui la veille fondait en larmes en franchissant le seuil de la prison iant redoutee; qui tremblait de donner le nom de son pere, se sent moins timide, et quand il parait devant le juge, les lecons de son camarade lui reviennent en memoire. Mettez au contraire cet homme en cellule : la vue des barreaux de sa fenetre, de la porte massive qui ferme son cachot, ce silence qui Tenvironne, c'esl bien la 1'image qu'il s'etait faite de la prison. II s'as- sied sur son escabeau, et la tete entre les deux mains il verse des larmes abondantes ; souvent il tombe a genoux et prie. Au chauffoir vous avez developpe le germe de la recidive, dans la cellule vous 1'auriez, etoufle. L'horreur de la prison est un sentiment dont il faut se servir. G'est le commencement de la vertu. Or, ce n'est qu'en cellule, loin des mauvais conseils, seul avec ses regrets, en face de sa conscience qu'un homme qui tombe pour la premiere fois dans une prison, peut avoir cette horreur. En 1'isolant, vous inspiriez a ce malheureux une epouvante salutaire, vous 1'emp^chiez de faire connaissance avec les pro fesseurs de crime. II y a plus : cette vie commune a laquelle vous le condamnez aggrave sa peine. Que de confidences j'ai cues a ce sujet ! combien de malheureux venaient me trouver pour me dire ce qu'ils soufTraient au mi- DEUXIEME PARTIE 285 lieu de ces miserables. qui dans la prison tiennent le haul du pave, qu'il faut frequenter, avec lesquels il faut causer, partager ses vivres, sontabac, souspeine d'etre victime de vexations sans fin. Je ne parle pas du dugout que ces detenus relati- vement honne"tes eprouvent danslasociete de pareils gredins, je parle du contact repugnant de I'homme bien eleve avec le voyou cynique. Qu'est-ce que la vie a done de si regrettable pour moi ? fait dire Victor Hugo i a son condamne. En verite, le jour sombre et le pain noir du cachot, la portion de bouillon maigre puisee au baquet des ga- leriens; etre rudoye, moi qui suis raffine parl'educa- tion; etre brutalise" des guichetiers et des gardes- chiourmes ; ne pas voir un etre humain qui me croie digne d'une parole et aquijele rende; sans cesse tressaillir de ce que j'ai fait et de ce qu'on me fera : voila a peu pres les seuls biens que puisse m'enlever le bourreau. Un aulre danger de cette promiscuite, c'est le chan- tage. J'ai connu un malheureux journaliste qui, a la Grande-Roquette, avait quelque argent et ne sut pas garder 1'incognito. II sortit. II etait a peine rentre chez lui qu'un homme frappait a sa porte. Tu ne me reconnais pas, mon vieux? Pardon, monsieur, je... Allons done farceur! tu es un tel, je suis untel, 1 Le Dernier Jour d'un Condamne, p. 23. 286 LE MONDE DBS PRISONS nous nous sommes connus a la Grande-Roquette ; aboule cent sous, sinon je fais du petard. L'autre donna les cent sous. Bient6t il eut a sa charge une escouade de dr61es qui chaque jour ve- naient le faire chanter . Casque, ou nous disons tout !... Us le poursuivaient j usque sur le boulevard; se campaient devant lui, s'il s'attablait au cafe, et attendaient leur piece de cent sous. Au bout de quelques mois ce malheureux dut fuir Paris. Je ne reponds pas qu'il ait fui tout danger. N'est-ce done rien d'entourer le detenu qui ne veut pas retomber de toutes les precautions imaginables ? Qui dit que decourage de se sentir ainsi Qle par les escarpes , signale a 1'attention de ses amis, il ne prendra pas endegout la vie honnete? Si son visage, son nom, sademeure etaient restes inconnus aurait-il couru ce danger? Cinq categories de criminels peuplent la Grande- Roquette. Les condamnes a mort, les forcats, lesre- clusionnaires, les centrales et, par un coupable et douloureux abus, ceux qui, ayant moins d'un an de prison, purgent leur condamnation dans les prisons de la Seine et qu'on appelle pour cette raison les petites peines. Tout ce monde vit dans une promis- cuite complete : meme reglement, meme ordinaire, meme preau, memes ateliers. J'ai demande les raisons de cet etat de choses. On m'en a donne deux. Les petites peines empechent les revoltes dans les ateliers, soit que ces malheureux refusent d'y prendre part, soit qu'ilspreviennent a temps 1'administration. DEUXIEME PART1E 287 Les forcats, les reclusionnaires, les centrales, qui attendent leur transferement, detestent les gardiens et pour se venger d'eux, ne reculeraient pas devant un mauvais coup. II fut un temps, et ce temps n'est pas eloigne, ou la moyenne annuelle des gardiens tues a la Grande-Roquette, sans que le public le sut, etait de deux, quelquefois de trois. S'ilsne mouraient pas, ils ne tardaient guere a succomber aux suites de leurs blessures. Grace aux petites peines, qui n'ont qu'une peur : se trouver compromis dans une mau- vaise affaire, ces crimes sont a peu pres evites. L'autre raison, c'est la necessite de creer a la Grande-Roquette un noyau de travailleurs exerces. S'il n'y avait dans les ateliers que des hommes sus- ceptibles d'etre transferes, les entrepreneurs de tra- vaux risqueraient de n'avoir que des apprentis. Avec les petites peines de six mois a un an, ils sont surs de conserver des ouvriers. II est probable que dans les autres prisons on a les memes raisons ou des raisons analogues pour ne pas isoler les detenus les uns des autres, mais alors a quoi bon voter une loi qui defend cette promiscuite? Gette loi admet-elle ces exceptions? ne doit-elle pas etre la meme pour tous? Est-ce qu'al'hdpital on ne separe pas les malades? est-ce qu'on ne met pas dans des quartiers isoles ceux dont les affections sont contagieuses? et quelle peste est plus contagieuse que la re"cidivite ? La prison est un h6pital pour les maladies de la volonte. Portifiez la volonte, vous referez au malade un temperament moral. La loi de 1875 est le remede le plus efficace centre les ecarts de la volonte. 288 LE MONDE DES PRISONS Malheureusement ce remede n'est pas applique. G'est pourquoi loin deguerir, lesprisonniersfmissent par contracter cette affection chronique qui s'appelle la recidive. Et qu'on ne dise pas que la cellule est meurtriere, qu'elle engendre la folie, 1'anemie, le desespoir. Elle engendre tout cela, si elle n'est pas convena- blement pratiquee. Le detenu ne doit pas etre mis en cellule comme un condamne a mort, dans un in-pa.ee ; le directeur, I'aum6nier, desgens respectables doivent chaque jour venir causer avec lui, Tinstruire, le consoler, le pro- teger centre les inconvenients de cet isolement. Au- tant la porte de sa cellule doit le proteger contre 1'epidemie du mal, autant elle doit etre grande ou- verte a ces medecins de Fame qui sauront panser ses plaies. Elle n'est pas moins une mesure de pre- voyance qu'une mesure de repression. L'abbe" Crozes, qui fut il y a quarante ans le grand promoteur du regime cellulaire avec M. Gabriel Delessert, croit encore que ce regime est le meilleur. II avait meme imagine un systeme de promenoir afin de procurer aux detenus le plus d'exercice possible, sans qu'ils fussent en contact. Que les pouvoirs publics fassent appliquer la loi du 5 juin 1875, nous ne serons pas longtemps a consta- ter que la recidivite a sensiblement baisse. Gela nous coutera cher, c'est certain, mais cela nous cou- tera encore meilleur marche que la loi surla relega- tion, et, en tout cas, cela nous donnera des resultats consolants et appreciables. L'insuffisance de la nourriture et de 1'hygiene est DEUXIEME PARTIE 289 la seconde cause qui entretient la pourriture de la prison. La population des prisons de la Seine est nourrie par des entrepreneurs, moyennant certaines condi- tions contenues dans le cahier des charges. Geux qui acceptent de nourrir les detenus pour le prix le plus minime, sont declares adjudicataires ; ils doivent fournir les rations indiquees par 1'administration. Ges rations consistent en : 750 grammes de pain par jour ; un derm-litre de bouillon maigre le matin ; un tiers de legumes sees le soir ; les legumes sont al- ternativemerit du riz, des haricots rouges on blancs, des pois casses, des pommes de terre, des lentilles. Deux fois par semaine, le jeudi et le dimanche, les detenus recoivent un demi-litre de bouillon gras, 125 grammes de viande cuite (graisse et os compris). Le pain fourni par l'administration est de bonne qualite; cependant la farine dont il est fait n'etant que tres imparfaitement blutee, il renferme du son en assez grande quantite ; il est, par consequent, moins nourrissant que celui que Ton consomme ordinaire- ment dans les villes. Pour les autres aliments : viande et legumes, Tad- ministration donne 0,17 centimes par jour et par homme aux entrepreneurs. Geux-ci doivent avec cette somme subvenir aux frais d'achat, fournir le combustible, payer leurs cuisiniers, et, d'apres leurs calculs, trouver un benefice sans lequel ils ne cour- raient pas les risques d'une pareille entreprise. Dans ces conditions, des aliments, dont la quantite serait a peine suffisante, s'ils etaient d'une bonne qualite, ne peuvent etre que mediocres. 17 290 LE MONDE DBS PRISONS Les directeurs de prison s'efforcent bien d'obtenir de bonnes fournitures, mais les legumes qui leur sont proposes sont le plus souvent des restes avaries demagasins. Des echantillons, envoyes au laboraloire municipal d'analyses, ont ete plusieurs fois declares impropres a ralimentation. La viande ne peut 6tre prise que dans les plus bas morceaux : elle est d ? assez bonne apparence avant la cuisson ; mais comme les portions comprennent la graisse, les aponevroses et les os, la partie vraiment nutritive des rations du jeudi et du dimanche est en realite reduite a fort peu de chose. En somme. si Ton ajoute a la modicite des quanti- tes prevues par le cahier des charges la mauvaise qualite des aliments, on voit que les detenus ne sont reellement pas assez nourris. Or 1'article 613 du Code d'instruction criminelle est tres explicite : On veillera a ce que la nourriture des prisonniers soit suffisante et same . Dans aucune des prisons de Paris, la nourriture n'est ni suffisan^te, ni saine. Souvent m6me les clauses du cahier des charges ne sont pas remplies. Ainsi, d'apres le cahier des charges, les detenus doivent recevoir alternative- ment du riz, des haricots, des pois, des lentilles, des pommes de terre. Le melange des legumes sees et des legumes frais est indispensable pour ralimen- tation. Or, un rapport officiel constate que du 31 avril au22juillet 1883, les detenus de la Grande-Roquette n'eurent pas de pommes de terre, parce que Tentre- preneur n'avait pas bien pris ses precautions. Pen- dant ces trois mois, les detenus furenl reduits au DEUXIEME PARTIE 291 regime exclusif des farineux sees, et a part quelques legumes, qui entrent en quantite derisoire dans la composition des soupes, ils se trouverenl complete- ment privesde vegetaux frais. A la prison de la Sante oule meme cas se produisit, le directeur, plus intelli- gent que celui de la Grande-Roquelte, fit donner des choux, ce qui attenua le mauvais effet d'une alimen- tation malsaine. Or, veut-on savoir quel a ete le resultat imme- diat de cette incurie? Du 12 mai au 15 juillet 1883, vingt-trois scorbutiques sont entr^sarinfirmerie cen- trale de la Sante, dix-sept venaient de la Grande- Roquette. C'etait la troisieme fois en six ans que le scorbut apparaissait dans les prisons de la Seine : il y a paru en 1877, en 1880 et en 1883. Les detenus, ajoute-t-on, ont la cantine, et leurs parents peuventleur apporter des vivres, on supplee ainsi a 1'insuffisance de nourriture que donne 1'admi- nistration, et d'ailleurs les detenus nous coutentdeja assez cher, sans qu'on greve encore le Tresor pour leur donner une nourriture plus abondante. La cantine est un des plus monstrueux abus des prisons de la Seine. Le detenu trouve, en effet, a la cantine, ce que reclame sa gourmandise. S'il a quel- ques sous, il peut se payer du pain blanc, du vin, de la charcuterie varie~e, du dessert, du tabac ; il peut faire de petites bombances, et se moquer de 1'ordi- naire de la prison. Un ceuf coute deux sous; une sardine, deux sous; un ragout de moulon, comprenant 150 grammes de viande desossee, 200 grammes de pommes de terre et 10 grammes d'oignons, coute 40 centimes ; un ha- 292 LE MONDE DBS PRISONS reng coute trois sous; un cervelas, douze centimes; une salade, treize; un artichaut, vingt centimes. On a vingt-cinq grammes de gruyere pour un sou, la m6me quantity de brie pour sept centimes; un petit bondon pour vingt centimes; le beurre, suivant la saison et la qualite, varie de deux francs quatre-vingts a quatre francs la livre. Ou le detenu se procure-t-il de 1'argent pour ces extra ? De deux fac.ons. Ghaque semaine, il a droit de prelever une certaine somme sur son pdcule ; le pe"cule est 1'argent que le detenu gagne avec son travail hebdomadaire. II y a quelques annees, les detenus disposaient de ce pecule comme ils 1'entendaient. Actuellement, dans les prisons de province, depuis quatre ans, dans celles de Paris, depuisle 1" aout 1886, on ne donne plus cet argent au detenu ; le greffier remet a chacun une feuille sur laquelle est marquee la somme dont le detenu peut disposer pour acheter des consommations a la cantine; le detenu n'a plus en main que cette monnaie fiduciaire. G'est avec ce pecule disponible qu'il achete des supplements de vivres. Je ne trouve pas a redire a ce que le detenu bene*ficie de son travail pour se nourrir; mais je trou- verais plus digne de 1'administration qu'elle prit elle-meme ce gain, et augmentat 1'ordinaire des tra- vailleurs, etquece supplement de vivres ne fut plus laisse au caprice des detenus, mais re"glemente. De la sorte, leTresor et 1'article 613 du Code destruction criminelle seraient mis d'accord. On donnerait au de- tenu une nourriture suffisante et saine ; on soutien- DEUXIEME PARTIE 293 drait les forces des travailleurs tout en les encoura- geant. Mais, pour cela, il faudrait aimer les detenus, s'en occuper, leur vouloir du bien, voir en eux autre chose que des canailles , se rappelerque la prison est moins une cage de betes fauves qu'un h6pital, et qu'en prevenant la debilitation des forces physiques, on prepare le relevement moral de ces infortunes. Je n'oublierai jamais le gros rire b6te d'un directeur de prison me racontant qu'un matin il regut la visite d'un depute. G'etait en automne, il faisait un brouil- lard epais, dense, humide, penetrant. Les detenus elaient sur le preau, attendant leur eau chaude du matin. Comment, dit le depute au directeur, ces hommes-la n'ont encore rien pris? Rien, monsieur le depute. Avec cette humidite et ce froid? Mais on tue ces hommes en leslaissant a jeun, De la cuisine arrivaient les deux bassines d' eau chaude . o G'est tout, jusqu'a trois heures? Tout, monsieur le depute. Ges gens-la doivent crever de faim. Pourquoi ne leur donnerait-on pas quelque chose de nourrissant a la fois et de tonique? du cafe au lait, par exemple; c,a n'est pas couteux, et cela nourrit. Un litre de cafe au lait est aussi nourrissant que quatre litres de bouil- lon. Epatant! ce depute, monsieur I'aum6nier, epatant! du cafe au lait aux detenus! Oh! epa- tant ! 294 LE MONDE DES PRISONS ...Certains officiers de police, a ecrit Victor Hugo, ontune physionomie a part, et quise complique d'un air de bassesse mele a un air d'autorite. Javert avait cette physionomie. Donnez une face humaine a ce chien, fils d'une louve, et ce sera Javert. La face humaine de Javert consistait en un nez camard, avec deux profondesnarines, vers lesquelles montaient, sur ses deuxjoues, d'enormes favoris.On se sentait mal a 1'aise la premiere fois qu'on voyait ces deux forets et ces deux cavernes. Quand Javert riait, ce qui e\tait rare et terrible, ses levres minces s'ecartaient, et laissaient voir non seulement ses dents, mais ses gencives, et il se faisait autour de son nez un plissement epate et sauvage, comme sur un muQe de bete feroce. Javert, serieux, etait un dogue; lorsqu'il riait, c'etait un tigre. Du reste, peu de crane, beau- coup de machoire; les cheveux cachant le front et tombant sur les sourcils ; entre les deux yeux, un froncement central permanent comme une etoile de colere ; le regard obscur, la bouche pincee et redou- table, 1'air du commaridement feroce 1 ... En plus de leur pecule, les detenus peuvent obtenir de 1'argent du dehors. Ghaque semaine ilsontledroit de recevoir et de depenser cinq francs. D'ou que vien- nent ces cinq francs, le greffier les accepte et les leur donne. Les malins, les habitues savent dissimuler 1'argent qu'ils veulent, soit qu'ils le cachent dans des endroits secrets, soit qu'ils le confient a des gardiens, 1 Les Miserable*, premiere partie, livre II, ch. v. DEUXIEME PARTIE 295 qui prelevent un honnete escompte sur ce de"pot. J'ai vu des detenus a la Grande-Roquette porteurs de plusieurs centaines de francs. Get argent de poche est presquetoujours le fruit du vol ou de la debauche. Les souteneurs ont avec leur amie une correspondance reguliere, qui passe sous lesyeux de radministration, et dont celle-ci est le vigilant facteur, aussi ils ne manquent de rien, car si 1' amie etait en retard d'une semaine, un camarade du dehors saurait la faire passer au tabac * pour la rappeler au devoir. Ges dames obtiennent d'ailleurs de la prefecture de police toutes les permissions de parloir qu'elles de"sirent. Geux qui souffrent en prison de 1'insuffisance de la nourriture ne sont done pas les voleurs de profession, fins, delids, retors connaissant mille trues ; ce sont les malheureux egares, qui n'osent donner signe de vie a leur famille et qui subissent en silence les angoisses de la faim, de la fievre, plut6t que de faire appel a la charite des leurs; pour ceux-la, il n'y a ni cantine, ni vivres supplementaires. Mai? il y a Fanemie de prison, dont ils deviennent les vic- times ; anemic, qui, lorsqu'ils sortent, les rend inca- pables de se remettre au travail. Dans les maisons de force et de correction de pro- vince, 1'article 613 du Code d'instruction criminelle n'est guere mieux respecte que dans les prisons de Paris. Les detenus n'ont pas non plus une nourriture suffisante et saine. J'ai sous les yeux plusieurs rap- ports de medecins des services penitentiaires qui e"ta- 1 Correction bien sentie, usit^e dans cemonde. 296 LE MONDE DES PRISONS blissent que la ration d'entretien de tout homme valide doit 6tre composee de telle sorte, qu'il puisse s'assimiler dans la nourriture des vingt-quatre heures, 20 grammes d'azote et 310 grammes de carbone. Or, ces me'decins constatent que,- d'apres 1'analyse des aliments distribues a chaque detenu, il y a un deficit journalier moyen de 6 gr., 07 centigrammes d'azote et de 10 grammes 50 centigrammes de carbone. La nourriture de ces hommes est done insuffisante. Elle n'est pas saine non plus, parce que le detenu, ne vivant pas au grand air, s'assimile plus difficile- ment les parties nutritives des aliments qu'il absorbe ; parce que ces aliments ne sont pas assez varies ; parce qu'enfin il ne boit pas de vin. Le vin, dit M. Bouchardat, professeur d'hygiene a la Faculte de medecine, le vin est une boisson repa- ratrice, d'une absorption facile, tres convenable pour apaiser la soif et exciter l'e"nergie excretoire des reins. Autant le vin est nuisible, pris hors des repas et en trop grandes quantite"s, autant il est utile pris a des doses modere'es et pendant les repas. Les ferments et 1'alcool qu'il contient stimulent energiquement la digestion, et les sels qu'il renferme sont indispen- sables a 1'organisme. Comme le detenu de Paris, le detenu de province a lacantine. Pourquoi ne pas la supprimer etfaireplu- sieurs tables au refectoire, ou les plus travailleurs seraient mieux nourris? On eviterait ainsi 1'anemie caracteristique des populations penitentiaires, les scro- fules, la gastralgie, ladyspepsie des prisons, qui font que ces etablissements rejettent dans la societe des gens malingres, irrites, hypochondriaques, que tout DEUXIEME PARTIE J97 rebute, sauf le crime, ou, pour 6tre expert, il n'est besoin ni d'etre sain, ni bien portant. Une autre Cause de debilitation des detenus, c'est le manque d'hygiene, 1'humidite, le froid. La Grande-Roquette, construite pour 400 detenus, il y a 4141itsdisponibles, en renferme presque toujours de 500 a 550. Pour caserces detenus, on double les cellules, ou on empile ces malheureux dans des dortoirs. Ni les cellules, ni les dortoirs ne sont chauf- fes. Les cellules ne sont separe'es les unes des autres que par des cloisons en bois; 1'eau suinte souvent le long des murs. Tous travaillent dans des ateliers; ils sont occupes a faire des chaussons, des sacs, des boutons,dela re- liure; ils cannent des chaises, satinent du papier, tressent des couronnes d'immortelles. Les ateliers sont pave"s et tres humides. Celui des boutons, qui contient 120 detenus, est particulierement malsain. Ils sont a peine chauffes. Tous les samedis, ils sont laves a grande eau ; ce qui neutralise peul-6tre 1'effet des miasmes, mais entretient 1'humidite. Une heure le matin, une heure 1'apres-midi, les detenus se promenent dans une grande cour pavee, entouree de banes. Une galerie couverte, large de i m. 50, court lelong des murs et les garantit de la pluie qui tombe, non de celle que fouette le vent. II n'y a pas de refectoire, et les detenus doiventpartous les temps manger en plein air. Quand il gele a pierre fendre, quand la neige tombe et demeure comme en 1879, la pitance que leur sert le cuisinier gele en passant de sa bassine dans leur e"cuelle. Au milieu de la cour se trouve une fontaine, ou les detenus lavent 17. 298 LE MONDE DES PRISONS leur figure, leur gamelle, leur linge; 1'eau coule sans cesse sur le pave etentretient I'humidite. Qu'ils soient a 1'air, dans leurs ateliers, dans leurs cellules, les detenus vivent dans une humidite que rien ne neutralise : ni la nourriture, ni le vetement. Pour avoir la permission de porter une flanelle, un tricot, un calecon, ce sont des formalites dont rien n'approche. Le reglement des prisons, a 1'endroit du vetement, est e"maille de chinoiseries invraisembla- bles. Un detenu n'a le droit de porter un tricot qu'a la condition que ce tricot n'ait pas de manches ! Or il ne faut pas 6tre grand clerc en medecine pour savoir que 1'humidite engendre 1'etat maladif, surtout quand onsonge quelle population vit en prison. Un certain nombre sont des recidivistes, qui n'ont vecu quedu vol etde la prostitution; beaucoup sontsyphi- litiques; d'autres sont des vagabonds qui ont mene une existence hasardeuse et precaire; presque tous ont des habitudes alcooliques; ils auraient done be- soin de soins ; on les traite plus mal que des chiens. Ils ont un chauflbir, ou ils peuvent se refugier pendant les recreations ; ce chauffoir peut a peine recevoir 60 hommes, et n'est pas chaufie. Ils ont un medecin. Je ne fais pas le proces de ce fonctionnaire qui, oblige de se tenir en garde contre les tireurs de carottes , n'ecoute souvent que d'une oreille distraite les doleances de ses clients, aussi sa medication consiste-t-elle a leur prescrire quelques tisanes, a les purger a outrance, a les mettre a la diete : il ne leur donne presque jamais ce dont ils auraient besoin. Aussi, a certaines heures, la Grande- DEUXIEME PARTIE 299 Roquette est-elle le theatre de drames douloureux. Le 8 mai 18.., il y ade cela une vingtaine d'annees, en rentrant dans les ateliers, apres le repas du soir, les hommes trouvaient un deleurs camarades pendu a un clou attache au mur. La mort avait ete instan- tanee. L'homme qui venait de se suicider n'etait pas un criminel de has etage. II appartenait a une familie des plus honorables, qui lui avait fait donner une excellente education, dont malheureusement il n'avait pas su profiler. Condamne a cinq ans de prison pour vol, escroquerie et abus de confiance, il attendait a la Grande-Roquette son transferement en maison centrale, lorsque, vaincu par le decouragement et les souffrances physiques, il se pendit. On trouva sur lui la lettre suivante, a 1'adresse de 1'abbe Crozes : Vu le present ccrit pour roster annexe a mon proces-verbal de ce jour. Paris, le H mai 18. . Le Commissaire de police, X. (Timbre du Commissariat.) Paris, le 25 avril 18 . Monsieur I'aum6nier, Peut-etre vous demanderez-vous, en ouvrant cette lettre, la derniereque j'6crirai, cequ'unhomme r^solu a se tuer pense avoir a dire au ministre d'une religion qui defend le suicide. J'ai seulement voulu, monsieur Taum6nier, vous dire en quelques mots pourquoi et comment j'ai pris cette resolution. 300 LE MONDE DES PRISONS J'dtais ne pour tre heureux et a coup sur, comme le disait dernierement mon avocat aM. A..., si jamais un enfant est venu au monde avec des chances de bonheur, ce fut moi. Mes parents elaient riches et le sont encore, et je n'avais que 1'embarras dans le choix d'une carriere, car mon aieul maternel e"tait conseiller a la cour de cassation et depute ; d'autres parents occupent des posies honorables, et cependant je suis arrive a tom- berdaris une prison et a concevoir un tel dugout de 1'existence que je n'ai plus d'autre espoir que le sui- cide, apres lequel j'aspire comme on aspire apres la deliyrance et je n'ai d'autre esperance que celle de voir bientot cesser pour toujours mes sou(Trances. J'ai longtemps refle'chi, monsieur I'aum6nier, avant de prendre cette determination. J'avais, il est vrai, la certitude de voir cesser mes peines de cette vie ; mais le souvenir de mon educa- tion chretienne me tourmentait. Toutefois, je dois dire que cette consideration m'a peu arre'te'; je ne crois plus, monsieur I'aum6nier, et c'est la mon mal- heur ; je le dis hautement, a ce moment ou Ton dit la verite; j'ai le malheur de ne plus croire, aussi je me suis dit qu'apres la mort il n'y a plus rien; que si, par hasard, il y avait une autre vie, il est impos- sible que Dieu fut inexorable pour un malheureux qui, ne pouvant plus porler son fardeau, 1'a aban- donne comme au-dessus de ses forces. Je sais, monsieur I'aum6nier, ce que Ton ne manquera pas de dire : c'est qu'ayant commis une faute, je devais avoir le courage d'en supporter le cha- timent. G'est vrai, et je n'ai qu'a m'incliner, car je DEUXIEME PARTIE 301 n'aiqu'une reponse a faire, et ce n'en est pas une, c'est que le chatiment est troplourd pourmoi, d'au- tant plus que j'ai perdu 1'espoir meme d'un meilleur avenir apres 1'expiration de ma peine. Mes parents ne me pardonneront jamais, et c'est horrible a dire, mais, je dois vous 1'avouer, un des motifs qui me poussent au suicide, je ne dis pas le seul ni le plus important, mais enfin un des motifs, c'est que j'ai la conviction qu'en me tuant, je rachete en quelque sorte, aupres de ma famille, mes fautes passees. Je crois qu'apres avoir eprouve", en apprenant ma mort, un leger, tres leger chagrin, mes parents se senliront soulages et se diront qu'apres tout c'etait ce queje pouvais faire de mieux, et cette conviction je 1'ai, parce queje n'ai jamais eu, depuis delongues annees, de preuves d'affection de la part de mes pa- rents ; au contraire, mes parents, qui auraient tout obtenu de moi s'ils avaient su me prendre par 1'affec- tion, nem'ont jamais montre que rigueur etseverite, et je n'ai jamais pu compter sur leur affection qu'ils reservaient tout entiere pour ma soeur. Veuillez me pardonner cette confession peut-etre un peu longue, monsieur I'aum6nier; j'ai senti le besoin avant de mourir, de dire a un coeurcomme le v6tre ce que le mien comprime de tristesse et de cha- grin depuis bient6t unan. Peut-etre aurais-je encore attendu ; mais voici la goutte d'eau qui a fait deborder le vase; ce n'est qu'une goutte, mais elie a suffi a precipiter ma deci- sion. Depuis huit ans, j'ai pris 1'habitude de 1'opium ; a Mazas, le medecin, apres plusieurs essais, reconnut 302 LE MONDE DKS PRISONS que je ne pouvais, sans de vives souffrances, 6lre brusquement prive de ce medicament, aussi il m'en fit donner tous les jours; a la Conciergerie, le me"de- cin, prevenu par son collegue de Mazas, m'en fit don- ner aussi. Lorsque je fus amene a la Roquette, tout changea et je pus voir alors le cas que Ton fait de la vie d'un homme. J'ecrivis au medecin pour lui expli- quer ma situation, je joignis un certificat dc Mazas ; mais le medecin m'envoya promener et me fit enten- dre que tant pis pour moi si je souffrais, mais qu'il n'etait nullement dispose a faire les frais de ce me- dicament tous les jours. Le matin 25 avril je suis re- tourne a sa visile, car j'avais souffert toute la nuitiet le resultat a ete le meme. Aussi me suis-je decide & executer ma resolution des que j'en trouverais 1'oc- casion; je ne sais pas encore si je le pourrai demain ou plus tard, car on a refuse de me mettre en cel- lule, mais je sais bien que je profiterai de la premiere occasion et que j'espere ne pas 1'attendre trop long- temps, car les souffrances physiques sont venues se joindre aux tortures morales, et c'esttrop. Pardonnez-moi, monsieur I'aum6nier, si je me suis adresse a vous dans cette occasion supreme ; j'ai voulu m'epancher dans un coeur capable de comprendre ce que le mien eprouve. Je ne me dis- simule pas qu'un homme aussi pieux que vous ne peut eprouver de sympathie pour un malheureux qui demande au suicide 1'oubli de ses maux ; mais si, comme pr6tre, vous me condamnez, permettez-moi du moms de mourir en pensant que vous ne jugerez pas severement, comme homme, un acte de faiblesse peut-etre, mais bien certainement de desespoir. DEUXIEME PARTIE 303 Ma famille habile *** et voici 1'adresse de mes parents, je vous serais bien oblige, monsieur I'aumd- nier, si vous vouliez les informer de mon deces et leur faire parvenir mon dernier adieu, que je joins a cette lettre. Je suis avec respect, monsieur I'aum6nier, Votre tres humble serviteur, A la Sanle et a Mazas, ou les cours sont vastes et bien aerees, lesdortoirs et les cellules parquetes, la ventilation et le chauffage bien organises, les detenus n'echappent pas davantage a I'influence du froid hu- mide. Le chauffage est malheureusement, comme la nourriture, soumissionne par un entrepreneur. Les murailles epaisses faites de pierres meulieres reliees par du ciment hydraulique, s'e~chauffent tres diffici- lement. Elles restent continuellement froides, et la vapeur d'eau fournie par la combustion dugaz et par la respiration des detenus, renfermesen grand nombre dans un espace restreint, vient s'y condenser et suinte le long des murs. Les prisons de province sont gene>alement de vieilles masures, mal agencies, qui, plus encore que les prisons de Paris, entretiennent le froid et 1'humi- dite. Sauf quelques-unes, comme Melun, Poissy, ou Ton est peut-etre tombe dans Texces contraire, elles devraient toutes etre reconstruites. Quand on s'oc- cupe de detenus, il faut toujours avoir present a 1'es- prit que la plu part sont des individus deja depri- mes, qu'on deprime encore par urie alimentation 304 LE MONDE DBS PRISONS insuffisarite, malsaine, par rhumidite" et le froid. II y a une coalition d'agents deleteres qui les tue. Le travail Iui-m6me est inegal. Les uns travaillent debout, les autres assis, un certain nombre restent oisifs. Tout cela est-il bien etudie ? La routine sous le couvert de la tradition preside a tout. Je veux bien que les epidemics sont rares en prison, mais 1'affai- blissement y est universel, et cet affaiblissement rend le detenu incapable, au sortir dela prison, de s'appli- quer a un travail serieux et suivi. A bien prendre les choses, ne serait-il pas plus avantageux pour le Tresor, m^me pendant que le de- tenu est en prison, quel'Etat le nourrisse convenable- ment et le soigne mieux? Lorsque M. Charles Lucas proposa a M. de Remu- sat, alors ministre de I'mterieur^ d'operer le trans- ferement des forcats par des voitures cellulaires, qui les conduiraient en poste a leur destination, le mi- nistre lui re"pondit en souriant, un peu ironique- ment : L'idee est singuliere de faire voyager en poste des forcats comme des inspecteurs generaux. II reconnut neanmoins que cette idee etait simple, pratique et meme economique; il 1'adopta. L'idee de mieux nourrir et de mieux soigner les detenus paraltdictee par une sensiblerie mal placee; ces gens-la ne valent pas qu'on fasse pour eux de nouvelles depenses; on en fait deja trop. Soil! mais ignore-t-on que le travail des prisonniers sert a payer une partie, toujours trop minime, de ce qu'ils nous coutent? Mieux traites, ne pourrait-on pas les faire travailler davantage, diminuer par un gain plus e"leve DEUXIEME PARTIE 305 1'exces de expenses que ne"cessiteraient une nourri- ture et une hygiene meilleures? Onasupprimelachaine, parce qu'elle etait a la fois immorale et plus couteuse que le transferement en poste ; l'ide"e avait d'abord paru e trange ; si M. Charles Lucas n'avait pas eu affaire a un homme d'esprit, la reforme n'aurait peut-etre pas ete adoptee. Celle que je propose : d'ameliorer la nourriture et de veil- ler a 1'hygiene des detenus, n'est-elle pas aussi simple, aussi pratique, aussi economique, que de conduire les formats en poste a Saint-Martin-de-Re'? Malheureusement on se heurte a des reglements, a des usages, a une routine invetere'e, qu'on ne peut secouer sans troubler la douce quietude des ronds de cuir qui president aux deslinees des detenus, dont le relevement moral est le dernier des soucis. Les bureaucrates et les agents sont la troisieme plaie du service penitentiaire, plaie d'autant plus dangereuse que ce sont ces bureaucrates et ces gardiens qui paralysent toute initiative genereuse et retardent les reformes. Voici des fragments d'une lettre que m'ecrivait a ce sujet un des plus hauts fonctionnaires du ser- vice penilentiaire : Paris, le 13 fSvrier 1886. Monsieur le vicaire ge"ne"ral, Je vous remercie de vouloir bien m'associer, a titre d'avis, a la grande O3uvre que vous poursuivez. ..... La reforme, toute la reforme ptmtentiaire, git, 306 LE MONDE DES PRISONS selon moi, dans la reforme du personnel... je cherche a prouver cette verite" dont la lumiere semble aveu- gler. Tout le monde est de mon avis ; mais, tout en proclamantquetant vaut 1'homme, tantvaut la chose, on s'en tient a cette platonique demonstration... Je me fais fort d'appuyertous mes arguments depreuves qui en demontrent la justesse. Veuillez G'est triste a avouer, mais le personnel des services penitenliaires est generalement au-dessous de sa tache. Je n'ai garde d'oublier que, pendant mon sejour a la Grande-Roquette, j'ai eu Fheureuse fortune de faire la connaissance d'hommes de coeur; mais, a c6te de ces bonnes volonte"s, helas ! trop rares, que de personnages insuffisarits ! J'ai dit plus haut quel bienfait, au point de vue du relevement moral des detenus, etait la loi du 5 juin 1875, qui present 1'emprisonnementcellulaire pour les detenus non recidivistes et condamnes a une petite peine. II ne se passait pas de semaine que la prefecture de police ne nous envoyat a la Grande-Roquette des hommes condamnes a quelques mois de prison, et que Tepouvante saisissait des qu'ils devinaient dans quel enfer on les avail jetes. Ge contact avec des forgats, des reclusionnaires, des bandits, dont 1'atti- tude et le langage revoltaient ce qui leur restait d'hon- netete, leur etait odieux. Us venaient me supplier de les faire transferor a Mazas ou a la Sante, comme c'etait leur droit. Naif, et croyant que l'autorit ne demandait qu'a etre instruite de ses erreurs pour les DEUXIEME PARTIE 307 reparer, j'allai un jour a la prefecture de police. Je fus recu par un bon vieux chef de bureau, ver- beux, poll, mais qui me parut singulierement crain- lif. II m'engagea a voir un de ses sous-chefs. J'allai chez ce sous-chef. Monsieur, je suis I'aum6nier de la Grande- Roquetle; je viens vous parler de tel detenu, qui a dil etre envoye par erreur dans cette prison. II n'est condamne qu'a trois mois et il voudrait beneficier de la loi sur remprisonnement cellulaire. Ah ! ga, est-cequeles aumdniers vont maintenant s'en meler ? Ge n'est pas assez des avocats ! voici maintenant les aumdniers ! Monsieur 1'abbe, nous n'avons pas de place... Veuillez m'excuser, monsieur, de vous avoir derange ce qui n'etait guere exact, le sous-chef ne m'ayant ni salue", ni prie de prendre une chaise; mais ayant garde sa calotte sur sa tete et continue a feuilleter ses dossiers, tout en me faisant cette avanie je croyais bien faire en vous avertissant d'une erreur... Monsieur 1'abbe, il n'y a pas d'erreur, nous n'avons pas de place ! J'appris dans la suite, que les cellules de Mazas et de la Sante etaient reservees pour des detenus qui n'avaient aucun droit a beneficier de la loi sur 1'em- prisonnement cellulaire, mais que prot^geait tel ou tel personnage influent. Pour ceux-la, le sous-chef ne manque jamais de cellule. Les demandes d'autorisation de parloir ne sont guere mieux reglees. Autant on est coulant avec des femmes qui n'y ont aucun droit, autant, quand il s'agit 308 LE MONDE DBS PRISONS des meres, des epouses, des soeurs, on multiplie les formalins. Ces malheureuses, dejahonteuses d'avouer leur parente avec des detenus, s'expriment souvent mal, balbutient, tremblent; combien de fois en pro- fite-t-on pour les evincer grossierement? Les autres, habituees aux usages de la police, pen scrupuleuses a 1'endroit des remerciements, obtiennent tout ce qu'elles veulent. Et combien ces visiles peuvent 6tre utiles! quel service elles peuvent rendre au detenu, dont elles relevent le moral, et qu'elles pre"servent du decouragement ou de 1'indifference! On pr^te a 1'abbe Gombalot, passant un jour de- vant le seminaire de Saint-Sulpice, dont il critiquait les methodesde formation clericale, cette boutade: qu' il faudrait bruler Saint-Sulpice pour eclairer 1'Eglise de France*. Pour eclairer nos prisons, pour y faire circuler 1'air, la lumiere, la chaleur, il faut re"solument mettre le feu aux quatre coins de 1'admi- nistration penitentiaire. Moins de ronds de cuir et plus d'ap6tres; moins de belles accolades, moins de rapports finement calligraphic, de tours de force administratifs, et plus d'initiative, de vigilance, de coeur ; moins de trompe-l'ceil, et plus de re"sultats sdrieux. Te"moin, a Marseille, de la brutalite avec laquelle les galeriens etaient mal men^s, saint Vincent de Paul put faire comprendre aux administrateurs du bagne combien il e"tait contraire a 1'humanite d'aggraver les souffrances deja si lourdes de ces malheureux. Rentre a Paris, il voulut savoir comment ces mal- heureux etaient traites avant d'etre transfe'res a Mar- DEUXIEME PARTIE 309 seille. II se fit ouvrir la Gonciergerie et les autres prisons. Dans des cavernes profondes, obscures, infectes, il trouva des malheureux, dont quelques-uns crou- pissaient la depuis longtemps, ronges par la vermine, dans la misere et le denument le plus profond. A cette vue, son coeur tressaillit et ses larmes cou- lerent. Ges malheureux n'etaient-ils pas ses freres ? G'etaient, il est vrai, des criminels que la justice divine frappait par le bras de la justice humaine, des fleaux de la societe dont il fallait effrayer les imita- teurs. Comment concilier la justice et la misericorde, 1'interet de 1'individu et celui de la societe"? En sortant de la Gonciergerie, il alia trouver le general des galeres : Mon seigneur, lui dit-il tout tremblant d'emo- tion, je viens de visiter les formats, et je les ai trouves negliges dans leur corps et dans leur ame. Ges pauvres gens vous appartiennent et vous en repon- drez devant Dieu. En attendant qu'ils soient conduits au lieu de leur supplice, il est de votre charite de ne pas souffrir qu'ils demeurent sans secours et sans consolation. Emu par ce recit, le general donna pleins pouvoirs a Vincent, qui se mit a 1'oeuvre. 11 loua une maison au faubourg Saint-Honor6, dans le voisinage de 1'eglise Saint- Roch. 11 y fit transporter tous les forcats disperses dans les differentes prisons de Paris, et les y reunit pour pouvoir aisement les sou- lager. Les ressources lui manquant, il alia trouver Henri de Gondi, archeveque de Paris, qui se pre"ta a son pieux desir, et qui, dans un mandement du 310 LE MONDE DES PRISONS l"juin 1618, enjoignit aux cure's, aux vicaires et aux predicateurs de Paris d'exhorter le peuple a fa- voriser une si sainte enlreprise. Vincent visitait tous les jours ses forcats, les abor- dant avec une gravity affable, avec un respect tempere de bonte. II s'informait de leur 6tat, de leurs besoins, de leurs souffrances. Une telle charite fit sur ces hommes une impression profonde. L'estime que Vincent leur temoignait leur rendait I'estime d'eux- memes et les excitait a s'en montrer dignes; sa pa- tience, sa douceur, sa charite les touchaient jus- qu'aux larmes. Eux, les deshe>ites de la famille et du monde, avaient done un ami, un pere! II nous faudrait aujourd'hui, a la tete des prisons de France, un saint Vincent de Paul capable de faire comprendre leur mission aux administrateurs et de prote"ger les detenus contre les mille vexations dont ils sont Jes victimes et dont la societe regoit le contre- coup. Si les bureaucrates sont insensibles aux souffrances des detenus, les agents sont trop souvent, helas! durs, provocateurs, ignorants de leur metier. J'ai raconte" les prouesses de ce directeur a poigne accablant de coups les detenus qui osaient avoir raison contre lui. G'estcememe directeur qui avait imagine, toujours pour obtenir la croix, de souffler aux detenus de se revolter. L'administration superieure connais- sait le true. Elle se contentait d'en rire. Deux fois 1'an, a 1'epoque du t er Janvier et du 14 juillet, ce directeur redoublait de s6verit6 : la moindre plainte, un signe de disapprobation, un mot a 1'atelier, une seconde de retard dans un mou- DEUXIEME PARTIE 311 vement etaient punis de quatre jours de cachot, de la camisole de force ; il n'y avait bientdt plus assez de cachots, ni d'instruments de torture. Les detenus avaient beau faire parvenir des reclamations au direc- teur, grogner a son approche, le menacer, se muti- ner, rien n'arretait son ardeur; vile, il telegraphiait en haul lieu, rassurant Tautorite, faisantl'eloge de sa poigne, de la surete de son coup d'ceil, de son autorite morale. Pendant huit jours, le telegraphe marchait, puis tout rentrait dans 1'ordre. Le chef de division, qui connaissait le true, jetait les depeches au panier ; quelquefois il envoyait un inspecteur, le plus souvent il ne bougeait pas. La presse seule, toujours avide de faits divers, se laissait emballer. Le directeur recevait les jour- nalistes et leur comptait, par le menu, les dangers qu'il avait courus, c'etait a qui ferait 1'eloge de ce galant homme. En haul lieu on se tordait : Encore X... qui a fait sa petite revolte! Decidement il faudra le decorer! Et pendant ce temps-la, les detenus souffraient, se demoralisaient, s'irritaient, se morfon- daient an cachot, au pain et a 1'eau, entendaient leurs os craquer sous la pression des courroies que les gardiens serraientpar ordre du patron. Un d'entre eux eut un jour J'epaule demise; mal soigne, il est sorti de prison estropie pour le reste de sa vie. Les revoltes en prison sont rares. Quand elles eclatent, c'est toujours la faute de I'administration. Elles naissent ou parce que le travail ne va pas, et que les detenus, prives de leur pecule disponible, souffrent de la faim, ou parce que les gardiens les malmenent. G'est ainsi qu'ont pris naissance les der- 312 LE MONDE DES PRISONS nitres re"voltes de la Grande-Roquette, de Beaulieu, de Thouars. G'est a 1'administration d'emp6cher le ch6mage. Les entrepreneurs gagnent assez largement leur vie avec les detenus, pour qu'a un moment donne, si 1'ecoulement de leurs marchandises est arrete, ils ne ferment pas 1'atelier de la prison, jusqu'a la reprise des affaires. Qu'on les oblige a produire. Malheureu- sement il y a sous rorhe des anguilles qu'on ne veut pastroubler: des pots-de-vin, qui assurent la compli cite et le silence des fonctionnaires; de la les ch6- mages, de la la famine, de la les revoltes. Et puis les gardiens viennent de partout ; on les prend ou on les trouve. En Italic, on comprend mieux les choses. Depuis plusieurs annees, on a fonde des ecoles normales de gardiens, qui donnent les meilleurs resultats. Gette preparation, cette forma- tion, cet entrainement a un service tres special est indispensable. En France pour les posies eleves, c'est la protection, comme partout, qui y porte. On me signale un jeune homme de trente ans, qui a obtenu un poste relativement important parce que le mi- nistre, au cabinet duquel il etait attache, fut remer- cie. A son dossier, on peut trouver cinquante-deux recommandations de deputes et vingt-quatre de sena- teurs qui tous supplient le ministre de 1'interieur de le caser quelque part. Une inspection dans le service penitentiaire elant devenue vacante, on 1'y installa. II y est encore, et, si j'en crois ceux qui Tapprochent, il est plus qu'au-dessous de sa tache. L'anciennet^, les services rendus, le talent, sont DEUXIEME PARTIE 313 des litres moindres que la protection des deputes et des senateurs. Le personnel est recrute parmi les anciens soldats ou les ouvriers sans travail. Ges gardiens ont les defauts des gens de basse condition, entre les mains desquels on met un baton de commandement. Ils en jouent brutalement, capricieusement ; ils sont trop accessibles au pourboire. Ils ne donnent pas aux de- tenus des exemples d'honnetete, de sobriete, d'e- quite, dont ceux-ci ont si grand besoin. Sauf de rares exceptions, ils ne brutalisent pas les detenus, mais ils vivent de leurs mauvais penchants; avec de Tar- gent, les detenus font de leurs gardiens ce qu'ils veulent. Est-ce ainsi qu'on procede dans les hdpitaux? L'hopital est le refuge du miserable que les priva- tions, la maladie ou la debauche ont cloue sur un lit de souffrances. Ce n'est qu'a force de soins et de devouement, qu'on parvient a le guerir. On ne ne- glige rien. II esl visite par les maitres de la science, il a un regime, des medicaments excellents. G'est a ce concours de soins qu'il doit sa resurrection. Plus le corps a souffert, plus le praticien doit 6tre habile, devoue; plus les soins doivent 6tre assidus, raison- nes. La prison n'est-elle pas, elle aussi, un h6pital ? Elle recueille des ames meurtries, debilities, victimes de mille accidents. Entre les mains de qui met-on ces ames? A Melun et a Poissy, on a tente des essais. Melun, surtout, a eu pendant plusieurs annees, a sa tete, un homme de cceur et d'intelligence qui est parvenu a 18 314 LE MONDE DES PRISONS former un personnel honnete et devoue. Ou sont les imitateurs de M. Nivelle et de M. Bosc? Ge n'est certes pas la faute de M. Herbette, dont le zele intelligent est au-dessus de tout eloge; maisquisecondeM. Her- bette? II s'en faut que les directeurs de prison aient tous ce qu'il faut pour donner Timpulsion. A c6te de braves gens sans education, sans instruction, on trouve trop d'ivrognes, trop de grossiers personnages, trop de vieux caporaux a trois brisques, qui croient qu'on leur parle volapiickquand on lesentretient du releve- ment moral des detenus. Le personnel des gardiens est trop fait a 1'image des directeurs. Ge n'est plus un cheval, c'est 1'ecurie tout en- tiere qui bronche. II n'est que temps que les pouvoirs publics s'in- quietent du recrutement et du fonctionnement des agents dans les services penitentiaires. II y a de ce c6te des abus qui, le jour ou une enquete sera ouverte, expliqueront pourquoi la pourriture de prison est si difficile a chasser. TROISIEME PARTIE LES VOLEURS PAR ACCIDENT QUI NE RfiClDlVENT PAS GHAPITRE VIII Jean Valjean. Claude Gueux. Lettres diverses. R6cit douloureux. Qui est le coupable ? Tout le monde a la cette page de Victor Hugo : a Un dimanche soir, Maubert Isabeau, bou- langer sur la place de 1'Eglise, a Faverolles, se dispo- sait a se coucher, lorsqu'il entendit un coup violent dans la devanture grillee et vitree de sa boutique. II arriva a temps pour voir un bras passe a travers un trou fait d'un coup de poing dans la grille et dans la vitre. Le bras saisit un pain et 1'emporta- Isabeau sortit en hate, le voleur s'enfuit a toutes jambes. Isa- beau courut apres lui et 1'arreta. Le voleur avait jete le pain, mais il avait encore le bras ensanglante. Jean Valjean fut condamne" a cinq ans de galeres... C'est la seconde fois, dans ses etudes sur la 316 LE MONDE DBS PRISONS question penale et sur la damnation par la loi, que 1'auteur de ce livre rencontre le vol d'un pain comme point de depart de desastre d'une destinee. J'ai, moi aussi, rencontre pendant mon passage dans les prisons de la Seine, le vol d'un pain comme point de depart de desastre d'une destined, mais dans des circonstances differentes de celles que Victor Hugo a decrites et que je crois autrement vraies que la legende de la place de 1'Eglise a Faverolles. Grande-Roquette, le... Monsieur I'aum6nier, Les bonnes paroles que vous avez prononcees ce matin m'ont profondement touche. Je vous avouerai que, bien que catholique, j'ai fait partie d'un groupe de la libre-pensee. Lorsque, apres avoir e"te honore des fonctions de contr61eur, j'ai pu juger ce genre d'association, j'ai donne ma demission ; car ce n'est pas encore par la qu'on arrivera a la felicite humaine. Ma religion est celle de Jesus-Gbrist, peu compatible, je crois, avec les moeurs du siecle dont le dieu est Tor. Est-ce pour cela que j'ai quitte la ligne droite? Cependant, j'avais suivi cette ligne' avec toute la ri- gueur d'une conscience qui n'a rien a se reprocher. J'ai eu une conduite qui m'a donne I'estime de toutes les personnes qui me connaissent. Malheureu- sement les evenements financiers de 1882 sont sur- venus, et la deconfiture du Credit de France m'a ruine. Je me suis done trouve, par la suite, oblige de TROISIEME PARTIE 317 latter pour satisfaire aux premieres exigences de la vie, surlout 6tant marie. J'ai quitte la ligne que j'a- vais suivie jusqu'alors, pour me procurer desmoyens d 'existence d'une maniere illicite, ce qui m'a valu cinq ans de reclusion, sans surveillance, peine que je subis actuellement, peine severe, vu mes bons ante"- cedents et surtout bien longue a subir, non seulement pour moi, mais aussi pour ma femme, qui est dans une situation peu heureuse avec mon enfant. G'est la premiere peine que je subis. Jusqu'a pre- sent, aucun membre de ma famille n'avait e'te' con- damne" ! L'avenir m'apparait bien triste, surtout avec les prejuges de la societe actuelle. J'ai 1'honneur, monsieur Grande- Roquette, 24 aotit 188 . Monsieur I'aum6nier, J'ai pense" que vous voudriez bien me permettre de continuer, pour un instant, 1'excellent sermon que vous avez fait aujourd'hui. Je suis, monsieur, un de ceux qui suivent avec beaucoup d'attention ces ques- tions, carje trouve qu'elles meritent qu'on s'y at- tache et je regrette que vos excellents conseils ne se fassent pas entendre plus souvent. Groyez que si parmi nous, il y en a qui n'ont plus de sens moral, qui n'en ont me'me jamais eu, il y en a qui ont du coaur, quelques-uns des sentiments Sieves. La justice, monsieur, est parfois trop severe. En voulez-vous une preuve? Un homme arrive a 1'age de quarante ans, ayant 18. 318 LE MONDE DES PRISONS travaille sans relache depuis Fage de douze ans. Jusqu'a vingt-trois ans, il n'a pas quitte sa mere, a laquelle il rapportait exactement le fruit de son tra- vail. II se marie avec une compagne de laquelle il a trois enfants, trois filles. Rien de plus beau que cette maison, que cette famille dont pas un nuage ne vient alterer Faffection. A force de perseverance, il arrive a etre chef de maison. II va done pouvoir faire une position a ses enfants, rendre heureux les siens; car la est son but, la est tout son orgueil. II est entoure de Festime de tous ; pas une tache dans son passe. Malheureusement, la crise commerciale qui nous e"treint depuis si longtemps le surprend un des pre- miers. Les affaires deviennent plus mauvaises. En quelques mois, il perd plusieurs milliers-de francs de chevaux. Deux de ses voyageurs fuient avec ses mar- chandises; les commandes ne viennent plus. G'est la faillite ; c'est le deshonneur. II combat, mais il e"choue, et, com me il n'avait pour toute fortune que son travail et son credit, il ne peut plus payer. II doit environ 15,000 fr. ; Ses creanciers ne lui voyant ni patrimoine, ni actif, deposent une plainte en abus de confiance. II est arrete, emprisonne, fait six mois de prevention et s'entend condamner a dix-huit mois de prison. Voila toute une vie brisee. Et savez-vous ce que le ministere public trouve a reprocher a ce malheureux, apres avoir fouille toute sa vie? D'avoir e"te trop ambitieux et d'avoir mis ses filles dans un pensionnat trop grand! Voila son crime ! TROISIEME PARTIE 319 Lorsqu'il demande a etre seul car c'etait dans une prison de province oil il n'y a pas de cellule Faites-vous mettre au cachot et vous serez seul! lui est-il repondu. Pendant ce temps, tout son mobilier, son linge, ses vStements, ceux de sa femme, de ses enfants est vendu; il ne lui reste plus rien! Sa femme, devoue'e jusqu'a Theroisme, ne veut pas le quitter. Elle sail combien sa presence lui est chere et combien c'est une consolation, un appui, un soutien que nulle ri- chesse nepeut payer; elle reste jusqu'a son jugement. Le lendemain, elle arrive a Paris, sans logis, avec ses trois enfants et 1 fr. dans sapoche! Elle place Fainee qui a quinze ans, envoie les deux autres en classe et se met au travail. Que de luttes! que de peines ! Eh bien! monsieur, la justice frappe-t-elle seule- ment un coupable? Ne frappe-t-elle pas quatre inno- cents? Comment cet homme retrouvera-t-il un foyer? Un malheur beaucoup plus grand n'est-il pas a craindre? Cette femme avec cette lourde responsabi- lite, cette jeune fille de quinze ans ne sont-elles pas jetees au milieu de ce gouffre, comme une proie que la societe semble guetter? Peut-on repondre des faiblesses humaines? La misere ne conduit-elle pas a 1'inconduite ? Ges chers etres n'ont plus leur protecteur naturel a 1'age ou elles en ont le plus besoin. Gette mere he roi'que jus- qu'a present ne torn bera-t-elle pas? Ne sera-t-elle pas lassee par les luttes de toutes sortes devant un si effroyable malheur? Que dire, que faire pour se recommander? Doit-elle avouer que son mari est en 320 LE MONDE DBS PRISONS prison ? Elles sont quatre qui ont besoin de manger tous les jours. Eh bien ! monsieur, croyez-vous que,dansun cas pareil, devant les antecedents de cet homme, il devrait 6tre traite comme ceux qui font profession de leur inconduite ? Groyez-vous que la justice moralise? Non, elle fait souvent des victimes. Gette famille qui est la mienne vous 1'avez com- pris est trop bien elevee ; elle a rec.u de trop bons principes pour que je puisse craindre qu'elle tombe dans le vice. Quant a moi, je dois vous avouer que souvent des ide'es de haine se sont empare'es de moi. Vos pa- roles m'ont frappe. Elles sont vraies. Mais, croyez- moi, Faction de la justice s'etend maladroUement aur tous de la m6me maniere, et il y a beaucoup de malheureux auxquels on pourrait eviter des re- chutes. J'ai vu des detenus avec de bonnesnatures.il au- rait suffi d'une main amie pour les relever. Cette main, ils ne 1'ont pas rencontre"e. Pour moi, je vous demande quelle est la voie a suivre, puisque ma bonne conduite m'a mene" au m6me but que 1'inconduite. Agreez, je vous prie, monsieur I'aum6nier, mes salutations respectueuses, R... Le detenu qui m'a raconte le recit qui suit c'est Thistoire de sa vie est un garcon qui a e"te eleve honn^tement, qui est reste sept ans dans la me"me maison. Oblige de subvenir aux besoins pressants TR01SIEME PARTIE 321 de sa mere, de son frere, de sa femme, de ses enfants, de Iui-m6me, il a perdu la t6te, il a vole. Plus d'un a echoue" h. la Grande-Roquette qui a suivi lememechemin. Ge n'est pas un miserable, c'est une pauvretete. Quand il sera sorti de prison, que fera-t-il? Ne sera-t-il pas oblige d'avoir recours a de nouveaux expedients? N'est-il pas a craindre qu'un jour ou 1'autre, il ne retombe sur les banes de la police cor- rectionnelle? que, de voleur d'occasion, il ne devienne re"cidiviste, voleur de profession ? qu'il ne se prenne d'une haine violenle centre le patron qui n'est ni assez genereux, ni assez indulgent pour fermer les yeux sur ses indelicatesses ? En prison, ce ddtenu a pris de bonnes resolutions. Quand il rentrera dans son interieur, qu'il entendra pleurer son petit garcon, gemir sa mere, se rappel- lera-t-il ce qu'il s'est promis a lui-meme? Sort-il de prison plus fort, plus aguerri qu'auparavant? ... Etant fils d'etrangers, je me fis naturaliser en 1870 et je m'engageai pour la duree de la guerre. Je fis la campagne franco-prussienne et quand la Com- mune eclata, je ne pus me decider a en faire partie. Mon patron d'apprentissage quittait Paris afin de se refugier a V..., il me proposa de garder la maison pendant ce temps. Je m'acquittai de cette tache de mon mieux et il n'eut qu'a se louer de moi. Quoique age de vingt et un ans, je dus me faire inscrire pour le tirage au sort ; j'amenai un mauvais numero etje partis en 187... au ... de ligne, et je fus successivement caporal-fourrier, sergent-fourrier. Je 322 LE MONDE DES PRISONS faisais mon etape de sergent, quand jefus libe>e en vertu d'une circulaire ministerielle. Je rentrai chez mes parents qui avaient grand besoin de moi. Mon pere etait malade, il mourut au mois de septembre de la me'me anne"e. Je sortais du regiment avec rien, ma mere avail beaucoup de dettes, les commencements furent done tres difficiles. J'etais entre chez M... a 7 francs par jour depuis le mois de juillet 187... Avec du temps, on pouvait arriver a payer les dettes de ma mere. Gependant mon frere n'elait pas raisonnable, et plusieurs discussions s'etaient deja elevens entre nous a propos d'argent. II fut convenu que je quitteraisla maison et que je payerais 200 francs de dettes pour ma part et que mon frere prendrait a sa charge le payement des 200 francs qu'avait coute 1'enterrement de mon pere. J'avais fait, a cette epoque, la connaissance de ma femme ; je me refugiai chez elle. Un petit garcon vint au monde au mois de mai 187..., on le mit en nourrice en payant six mois d'avance. Au bout de quelques semaines, une lettre anonyme nous arriva, nous faisant connaitre que notre petit gargon e"tait au plus mal et que si nous n'allions pas le chercher au plus vite, nous ne le verrions plus. Ma femme le trouva dans un e'tat pitoyable ; c'etait a croire qu'il passerait dans ses mains. Nous primes une autre nourrice pres de chez nous, mais cette derniere tomba malade et ma femme dut reprendre 1'enfant afin de le nourrir elle-m6me. Mon frere ayant quitte" la maison, ma mere restee seule, vint habiter avec nous apres avoir vendu tous TROISIEME PARTIE 323 ses meubles. Avant que je fisse sa connaissance, ma femme avail eu un petit gargon, dont j'etais le par- rain et qui etait en nourrice chez sa grand'mere. On nous le rendit, nous etions done cinq personnes. Ma femme faisait un me'nage dans la maison, et grace a cela, on arrivait a joindre les deux bouts ensemble. Nous avions pres de nous une voisine, amie de la famille, qui tomba malade, nous lasoignionscomme une parente. Elle mourut et un de ses neveux qu'elle n'avait jamais voulu voir de son vivant, enlevaapres sa mort tout ce qu'elle possedait, sans seulement nous demander combien elle nous devait. Sa chambre etait libre, et, comme nous couchions cinq dans la meme chambre, on resolut de prendre cette chambre pour maman. La depense e"tait forte ; mais pouvait-on faire autrement? Quoique ma femme travaillat, les depenses etaient plus fortes que les recettes. Leterme etait lourd et on faisait des dettes. Plusieurs discus- sions eclataient enlre nous. Ma femme me disait : Ta mere n'est pas d'un age a ne plus travailler et elle devrait cb^ercher quelque chose. Cela etait vrai ; mais comme elle etait complete- ment sourde, cela n'etait pas facile ; puis n'etait-ce pas naturel de soutenir ma mere ? Gette derniere me disait : Ta femme te monte la trose- gastralgie. J'avais des etouffemerits, je perdais la me- moire parfois ; j'avais des vertiges, des insomnies. Le mois de mars arriva. Je partis faire mes treize jours; il fallait lais- ser de quoi subvenir aux besoins de la famille et moi-m6me j'avais besoin de quelque argent. Je revins de mes treize jours, et, comme je n'avais pas travaille, je n'avais pas d'argent. M. *** ne me payait pas pendant ce temps-la. A la suite de cela, mon petit garcon tomba malade, il avait deja eu mal a la gorge auparavant. J'avais ete a Thospice de 1'Enfant-Jesus ; on me dit qu'il fallait lui faire 1'operation des amygdales; comme cela cause toujours une certaine apprehen- sion, j'envoyai ma femme a la clinique du docteur Fauvel, rue Guenegaud. II nous dit tout le contraire; 1'enfant etait lymphatique. II lui fallait de Fair et des fortifiants; il ordonna du vin de coca du Perou, des dragees de fer, du sirop de quinquina, de la poudre sulfureuse; le tout me couta 10 francs. II fallait continuer pendant plusieurs semaines cette medica- tion, jusqu'a ce que les amygdales aient degonfle. Ge 328 LE MONDE DBS PRISONS traitement produisit un bon re"sultat, mais il etait couteux, et cela n'empe'chait pas les autres depenses de courir. Nous dtions au mois d'aout. Ma belle-sceur, qui habite E..., m'ecrivit : Puisque votre petit est ma- lade et que le medecin lui ordonne le grand air, que nous sommes au moment des vacances, envoyez-nous votre femme et vos enfants. Je reflechis quelque peu ; mais, comme c'elait la sant6 de mon petit garc.on qui etait en jeu et que la pense"e d'en 6tre un jour se'pare, s'il venait a mourir, me rendait fou, j'e"crivis a ma belle-sceur que j'elais decid^ a envoyer pres d'elle ma femme et mes enfants pour quinze jours. Ils me re"pondirent d'aller les cher- cher, et, comme j'etais malade aussi, cela me ferait du bien : ils paieraient mon voyage, disaient-ils. Je ne voulais pas y aller, sentant combien j'etais gene deja, mais je ne pouvais leur avouer non plus ce qui en etait. Je n'avais done pas de motifs serieux a leur opposer pour un refus. Je demandai a M.*** la per- mission de faire ce voyage, ce qui me fut accorde. Mon frere et ma mere avaient quitte la maison de la rue S... par suite de non-payement, ils habi- taient un local rue V..., qu'on leur avail loue en attendant une chambre qui devait etre libre au mois d'octobre. G'e"tait un rez-de-chaussee humide, sans fen6tre, qu'une trappe en haul. Mon frere, qui 6tait deja malade, succomba le 25 aout. Ma femme 6tait partie depuis buit jours a E... T quand on vint m'annoncer que mon frere e~tait gra- vement malade; quoique fache avec lui depuis le mois de decembre, je partis de suite le voir; il mou- TROISIEME PARTIE 329 rut dans la soiree du mercredi. Je demandai a M. *** la permission de faire les demarches necessaires pour le faire inhumer. II fut enterre", avec le moins de frais possible, le vendredi. Ma femme allait revenir. La mort de mon frere m'avait beaucoup frappe" ; j'avais passe" deux nuits a le veiller, j'6tais tres fatigue. Je partis done le samedi pour E..., jusqu'au vendredi suivant. Ges quelques jours de repos et de tranquillity m'avaient fait du bien; j'en conclus que c'etait bien le tracas qui me rendait malade. J'avais pris deja beaucoup de medicaments pour tacher de me soula- ger : de la pepsine, du charbon, du bromure, tout cela m'avait coute cher et ne produisait aucun effet, car il est tres difficile de guerir un mal sans en de- truire la cause, et la cause, je ne pouvais la dire a personne. J'etais alie trouver un de mes cousins afin de savoir s'il pouvait m'avancer une certaine somme, je crois meme qu'apres lui avoir parle de mon etat de g6ne, c'est lui qui me 1'avait propose ; mais, au moment de s'executer, il refusa en trouvant un pretexte. Dix fois j'avais 6te sur le point de tout dire a M. ***, mais j'avais peur de ce qui m'arrive aujourd'hui. II avait deja ete dupe et ne voulait plus 1'etre, et je savais qu'il ferait prendre le premier qui en ferait autant ; c'est ce qu'il a fait. Toutes ces reflexions me fatiguaient 1'esprit. Je reculais toujours Je moment de lui dire la verite, et puis, une position meilleure pouvait m'arriver; on ne pouvait pas toujours tre malheureux. Ma mere m'etait retomb^e sur les bras depuis la mort de mon frere; elle couchait et prenait ses repas 330 LE MONDE DES PRISONS a la maison : le local qu'elle habitait e"tait trop hu- mide, et puis elle devait avoir 1'autre au mois d'oc- tobre. Le temps arrive, je payai le terme du local humide et elle emme'nagea dans 1'autre, ou elle est encore actuellement. Depuis la mort de mon frere, ma mere ne travaillait pas; je lui fis comprendre que je ne pouvais plus faire ce que j'avais fait; elle cher- cha une place et elle entra rue des E..., chez une institutrice. Mais la course e"tait longue, le travail fatigant ; elle quitta celte place peu de temps apres et me retomba de nouveau sur les bras. Pendant le sejour qu'elle fit chez cette dame, elle me dit que je ferais bien de demander une place de concierge dans une 6cole. J'acceptai avec plaisir; mais voila un an de cela, et je 1'attends encore. Dans le courant de 1'annee, une de mes tantes qui habitait avec ma grand'mere vint a mourir. Qui pouvait-elle mieux choisir que ma mere pour aller la soigner, et moi-meme pour remplir les formalite's necessaires pourTinhumation? Je demandai la permission et je fus pres de G... remplir ces devoirs que je ne pou- vais refuser. Ma tante e"tant morte, ma grand'mere eut beaucoup de chagrin, et, comme elle a quatre-vingt-cinq ans, et qu'elle e"tait habituee a 6tre avec ma tante, elle ne pouvait rester seule apres un pareil coup. Ma mere me proposa de 1'emmener, pour une quinzaine de jours, afin qu'elle put se remettre un peu; puis, du reste, ma mere me disait : Ta tante de N... celle qui m'avait envoye une obligation t'en saura gre, sois tranquille, je vais lui ecrire. TROISIEME PART1E 331 a G'est ce qu'elle fit. Elle repondit probablement que j'avais bien fait , mais ce fut tout. Ma cousine devait se marier a N... ; elle me pro- posa, ainsi que ma tante, d'etre temoin a son mariage ; qu'elle me paierait mon voyage; puis on me devait bien cela apres ce que je venais de faire pour ma tante de G... II elail convenu que je ne dirais rien a personne. Je n'avais pas de raison de refuser cela a ma tante; je partis un samedi soir pour -revenir le mardi suivant. Je fis beaucoup de connaissances a N..., et comme j'avais fait sentir uta gne, tout le monde promil de s'occuper de moi. Ma tante m'avait ecril qu'il y avail une place de concierge a prendre, 600 francs de gages. Je lui repondis que j'acceplais la place, mais que, pour quitter Paris, il me fallait 2,000 francs, afin de payer mes dettes. Je croyais, en faisant cela, rembourser les sommes que j'avais revues; je ne pensais pas que la somme excedal ce chiffre; j'avais marque les sommes sur une feuille volante, qui se trouva egaree, ce qui fit que je ne pus me rendre un compte exact de ce que jedevais. Quelques jours apres, je rec,us une lettre ou on me disait que le monsieur qui demandait un concierge avail change d'avis. A quelque temps de la, ma tante m'ecrivil qu'il y avail deux places a prendre, que je lui envoie mes papiers. G'esl ce que je fis; peu de lemps apres, elle me repondil que les places 6taient prises, que, du resle, elles ne pouvaient me convenir. Pendant ce laps de temps, je n'ai fait aucune depense exagere"e; ce sont les e"ve"nements qui ont contribue a me perdre. 332 LE MONDE DES PRISONS J'ai toujours Iravailie, croyant me relever; mais il y avail toujours quelque chose pour me perdre. Gela n'excuse pas ma faute. J'ai manque de fermete; j'aurais du avoir le cou- rage d'etre indifferent, mais je n'ai pu. Tous ces details paraissent des reproches; cependant, je n'ac- cu?e personne que moi, et cela me servirade lec,on a 1'avenir, si, toutefois, d'autres evenements ne viennent pas m'aneantir tout a fait. La fin fut terrible pour moi. J'etais de plus en plus tracasse ; je ne travaillais plus chez moi comme j'aurais du le faire. Je ne voyais plus jour pour sortir de 1'abime. Quand j'eiais a mon etabli, j'aurais voulu elre dehors ; quand j'eiais dehors, j'aurais voulu 6. Diff6rents refuges h Paris, a Lyon, dans 1'Isere. Un jour que je faisais part a 1'abbe Crozes des dif- ficulles que je rencontrais pour trouver de 1'occupa- tion a nos libe'res de la Grande-Roquette : Un tel, condamne a six mois , dit le juge ; il ferait mieux de dire tout de suite, s'ecria 1'abbe Crozes : Un tel condamne' a perpetuite ! Qui le reQoit, en effet, quand il sort de prison ? Qui veut 1'employer ? Tous le repoussent ; autant le condamner de suite a la prison perpe'tuelle. Je tenais a la main une liasse de lettres de libe'res qui m'exposaient leurs embarras, et me suppliaient de leur trouver du travail. .... Que peut faire un malheureux qui sort d'une Roquette quelconque, m'ecrivait 1'un d'eux, s'il n'a personne pour le soutenir? Vous connaissez par ex- perience lareponse : Travailler ! C'est facile a dire. 338 LE MONDE DBS PRISONS J'ai la conviction que la plupart des libe're's ont cette bonne intention. Mais ou trouverce travail et toutde suite? Voila le nceud et, avant d'avoir eu le temps de le denouer, le malheureuxlibere se trouvera denou- veau prisonnier, a son insu peut-6tre. J'ai vu con- damner quelqu'un en m6me temps que moi a deux ans de prison pour avoir vole un saucisson a un in- connu. II est vrai que cet homme sortait de prison depuisquelques jours Monsieur 1'abbe, m'e'crivait un autre, jepre- sume que vous n'avez pas de temps a perdre. De monc6te",jen'ainullementl'intention d'etre importun. Je me bornerai a vous soumettre ma demande, lais- sant a votre coeur le soin de 1'apprecier. Je suis un recidiviste, un de ces individus que Ton repousse et que vous-m6me avez qualifie de cadavre. Je trouve justifiee 1'aversion que moi et mes semblables inspi- rent. G'est vous dire que j'ai parfaitement conscience de ce que pense le monde, et que je connais les objec- tions que Ton peut presenter pour expliquer un ref us. Mais a vous, monsieur 1'abbe, qui, j'en aila conviction, 6tes un homme au-dessus des petitesses, je demande un non categorique si vous ne pouvez me rendre le service queje sollicite. Je n'ai pas d'amis, plus de parents, point d'etat, aucune ressource, ni instruction, ni connaissances speciales qui me permettent d'esperer un emploi honorable. Quelle sera ma situation a 1'epoque de ma liberation? La seule perspective qui m'est offerte, c'est la prison, encore la prison. A moins qu'une main amie ne m'aide a me relever. Je viens vous sup- plier de me tendre cette main. TROIS1EME PARTIE 339 Faites-le, monsieur 1'abbe, je crois pouvoir dire que vous aurez fait une bonne oeuvre. Si la chose est impossible, un non tout court n'empe"chera pas queje reste Votre respectueux et reconnaissant, J. M.... Le 23 novembre 188.. Du travail, c'est ce que je vous demande pour 1'epoque de ma liberation. Un autre ecrivait a I'abb6 Crozes : Monsieur 1'abbe", J'aitrente-trois ans, je suis le fils aine d'un ancien chef d'mstitution. A Tage de dix-sept ans, j'e"- tais bachelier. Devant moi s'ouvrait un avenir sinon brillant du moins honnete, mais j'etais possede d'un desir effrene de liberte. Je 1'ai rudement expie. Malgre les conseils de mon pere, je quittai a dix- huit ans le toit paternelpresque sans ressources, sans experience, sans recommandations, dans le seul but d'aller a Paris. J'y suis reste deux ans menant une vie miserable et tourmentee ; au bout de ce temps, mon pere dut me fournir les moyens de retourner a la maison. La rude et triste experience que je venais de faire ne m'avait pas gue"ri. Un mois apres, j'etais en Algerie. En 1868, a Marseille, je fis la connaissance d'une femme. Sa miserable influence me perdit : j'eus la faiblesse de commettre un abus de confiance et je fus con- 340 LE MONDE DES PRISONS damne" a dix mois de prison. Des cet instant j'e"tais perdu. La maison paternelle mefut ferme'e. J'errai a 1'aventure, non plus avec la confiance des premieres annees, mais trainant derriere moi le remords et la honte de ma chute. Je revins a Paris; j'essayai vainement de me creer une position. Entraine de nouveau, jecommis un second delit plus grave que le premier. Je fus frapp d'une seconde condamnation a six mois de prison pour escroquerie. J'ai ete libere" le 4 Janvier dernier. Qu'ai-je fait depuis ? II me serait difficile de le dire. Apres bien des recherches, j'avais trouve a B... un modeste emploi. Je ne saurais vous exprimer, monsieur I'aumdnier, combienj'etais heureuxde pou- voir travailler et gagner mon pain honorablement. J'entrevoyais un peu de repos apres tant d'agitation. Helas ! j'avais compt^ sans mon passe ! Mon patron, ayant appris que j'avais etc" traduit en police correc- tionnelle, me chassa. Je sollicitai un travail manuel ; on m'en refusa partout. J'etais trop monsieur pour faire un ma- noeuvre. Quelle cruelle ironic! Pour trouverun emploi il faut des references, des recommandations, et puis a quoi bon essayer, puisqu'il suffit d'une rencontre im- pr6vue, d'une indiscretion pour tout briser? G'est cette situation que Victor Hugo a si magistra- lement decrite. Jean Valjean arrive a Dijon. II se dirige vers la meilleure auberge du pays. Que veut monsieur? TROISIEME PARTIE 341 Manger et coucher. Rien de plus facile, reprit Th6te... J'ai de 1'argent. En ce cas, on est a. vous, ditl'h6te. Gependant, toutenallant et venant, I'h6te consi- derait le voyageur. II fit demander un renseignement a la mairie. De la mairie on lui repondit que ce voya- geur etait un forgat libe>e. J'ai 1'habitude d'etre poli avec tout le monde, allez-vous-en. < L'homme baissa la tete, ramassa le sac qu'il avail pcse" a terre et s'en alia. II e"tait entre dans un cabaret. Qui va la ? Quelqu'un qui voudraitsouper et coucher. (Test bon ; ici on soupe et on couche. Par malheur, un voyageur le reconnait et previent le cabaretier. Le cabaretier revient a la cheminee, pose brusquement sa main sur 1'epaule de 1'homme et lui dit : Tu vas t'en, aller. On m'a deja renvoye de 1'autre auberge. On te chasse de celle-ci. Liberation n'est pas delivrance. On sort du bagne, mais non de la condamnation. La scene se passe a la prison de la Force. Les detenus sont dans la cour, ils causent entre eux. 342 LE MONDE DES PRISONS Tiens, voila Frank! dit Gardillac... Comment, c'est toi ! Je te croyais au moins maire de ton en- droit a Theure qu'il est... Tu voulais faire 1'hon- J'etais b6te et j'en ai et6 puni, dit brusquement Frank, mais a tout peche" misericorde... c'est bon une fois... me voila maintenant de la pegre jusqu'a ce que je creve, gare a ma sortie ! A la bonne heure, c'est parler. Mais qu'est-ce done qui t'es arrive", Frank? Ge qui arrive a tout libere assez colas pour vouloir, comme tu dis, faire I'honnete... Le sort est si juste !... En sortant deMelun, j'avais une masse de neuf cents et tant de francs... Vous allez voir a quoi mene le repentir... et si on fait seulement ses frais. On m'a envoys' en surveillance a Etampes... Serrurier de mon etat, j'ai etc" chez un maitre de mon metier ; je lui ai dit : Je suis libere" ; je sais qu'on n'aime pas a les employer, mais voila les neuf cents francs de masse, donnez-moi de 1'ouvrage ; mon argent, ce sera votre garantie ; je veux travailler et 6tre hon- n6te. Je ne suis pas banquier pour prendre de 1'ar- gent a int6r6t, qu'il me dit, etje ne veux pas de libere dans ma boutique; jevais travailler dans les maisons, ouvrir des portes dont on perd les clefs ; j'ai un etat de confiance, et si on savait que j'emploie un libere parmi mes ouvriers, je perdrais mes pratiques. Bon- soir, voisin. Gommeil n'y avaitque quatre serruri ers a Etam- pes, celui a qui jem'etais adressele premieravaitjase ; TROISIE.ME PARTIE 3',3 quand j'ai ete m'adresser aux autres, ils m'ont dit, comme leur confrere : Merci. Parlout la meme chan- son. Me voila en greve sur le pave d'Etampes ; je vis sur ma masse un mois, deux mois ; Fargent s'en allait, 1'ouvrage ne venait pas. Malgre ma surveillance, je quitte Etampes. Jeviens a Paris; la,jetrouve del'ou- vrage ; mon bourgeois ne savait pas qui j'etais, je lui dis que j 'arrive de province. II n'y avail pas de meilleur ouvrier que moi. Je place 700 fr., qui me restaient, chez un agent d'affaires, qui me fait un billet; a 1'echeance, il ne me paye pas ; je mets mon billet chez un huissier, qui poursuit et se fait payer. C'etait une poire pour la soif. La-dessus je rencontre le Gros-Boiteux. Oui, les amis, et c'est moi qui etais soif, comme vous 1'allez voir. Frank etait serrurier, fabriquait les clefs; j'avais une affaire ou il pouvait me servir, je lui propose le coup, J'avais des empreintes, il n'y avait plus qu'a travailler dessus, c'etait sa partie. L'enfant me refuse, il voulaitredevenirhonnete. Je me dis : II faut faire son bien malgre lui. J'ecris une lettre sans signature a son bourgeois, une autre a ses com- pagnons, pour leur apprendre que Frank est unlibere. Le bourgeois le met a la porte et les compagnons lui tournent le dos. II va chez un autre bourgeois, il y travaille huit jours. M6me jeu. II aurait ete chez dix que je lui aurais servi toujours de me"me. Et je ne me doutais pas alors que c'etait toi qui me denongais, reprit Frank ; sans cela, tu aurais passe un mauvais quart d'heure. Oui ; mais moi, pas b6te, je t'avais dit que je m'en allais a Longjumeau voir mon oncle ; mais j'etais 344 LE MONDE DES PRISONS reste a Paris, et je savais tout ce que tu faisais par le petit Ledru. Enfin on me chasse encore de chez mon dernier maitre serrurier, comme un gueux bon a pendre. Travaillez done! soyez done paisible pourqu'on vous dise, non pas : Que fais-tu? mais : Qu'as-tu fait? Une fois sur le pave, je me dis : Heureusement il me reste ma masse pour attendre. Je vais chez 1'huissier, il avail leve le pied; mon argent etail flambe, j'tais sans le sou, je n'avais pas seulement de quoi payer une hui- taine de mon garni. Fallait voir ma rage! La-dessus le Gros-Boiteux a Tair d'arriver de Longjumeau ; il profile de ma colere. Je ne savais a quel clou me pendre, je voyais qu'il n'y avail pas moyen d'etre honn^te, qu'une fois dans la pegre on y elail a vie. Mafoi, le Gros-Boileux me lalonne tanl... Que ce brave Frank ne boude plus, reprend le Gros-Boileux ; il prend son parti en brave, il enlre dans I'affaire, elle s'annoncail comme une reine ; malheureusement, au moment ou nous ouvrons la bouche pour avaler le morceau, pinces par la rousse. Que veux-tu, garcon, c'esl un malheur; le metier se- rait trop beau sans cela. G'esl egal, si ce gredin d'huissier ne m'avait pas vole, je ne serais pas ici, dil Frank avec une rage concentred. Eh bien! eh bien! repril le Gros-Boileux, le voila bien malade! Avec c.a que lu etais plus heureux quand tu t'echinais a Iravailler ! J'etais libre. Oui, le dimanche, el encore quand 1'ouvrage TROISIEME PARTIE 345 ne pressait pas; tnais le restant de la semaine, en- chaine comme un chien, et jamais sur de trouver de 1'ouvrage. Tiens, tu ne connais pas ton bonheur. Tu me J'apprendras, dit Frank avec amer- tume. Apres ca, faut etre juste, tu as le droit d'etre vexe; c'est dommage que le coup ait manque, il etait superbe, et il le sera encore dans un ou deux mois : les bourgeois seront rassures, et ce sera a refaire. G'est une maison riche, riche ! Je serai toujours con- damne" pour rupture de ban, ainsi je ne pourrai pas reprendre 1'affaire ; mais, si je trouve un amateur, je la cederai pour pas trop cher. Les empreintes sont chez ma femelle, il n'y aura qu'a fabriquer de nou- velles fausses clefs; avec les renseignements que je pourrai donner, j/o^quil'ouvrit sous lapresidence deM. Blanc- Saint-Hilaire. Cette societe des Hospitaliers s'occupait deja au siecle dernier du sort des prisonniers en les visitant pendant leur detention. La fondation fut mise sousle vocable de saint Leonard, parce que ce personnage, officier de la cour de Glovis, s'etait particulierement occupedes prisonniers durant le vi e siecle, au pays de Limoges, ou, apres s'6tre retire, illesemployait a defricher les bois. La fondation de Saint-Le"onard fut primitivement e"tablie dans un local tres restreint, mais pittoresque, achete 7,500 fr. a la compagnie P.-L.-M. On y reunit quelques liberes des prisons du Rh6ne. La fondation s'annexa quelques hectares de terrain dus a la bien- faisance de plusieurs particuliers; diverses industries, le jardinage, la culture de la vigne, vinrent a son aide; el, conime rien ne plaide en faveur d'une inno- vation comme le succes, 1'effroi qu'elle avail cause dans le pays se dissipa bient6t ; les refugies furent meme employes aux travaux du village. Le conseil general vota a 1'ceuvre une subvention de 500 fr., quilui a e"te retiree en 1874; 1'fitat lui donna une existence legale en la reconnaissantd'utilite publique par un decretdu 16 mai 1868 etlui accorda quelques secours. TROISIEME PARTIE 355 MalgrS ces agrandissements, 1'asile devint bient6t insuffisant pour faire face aux demandes qui lui etaient adressees de toutes parts. En 1872, un legs de 114 hectares, dans 1'Isere, permit a Foeuvre d'etablir sur les bords du Rhone une colonie nouvelle : le Sauget. L'agriculture et 1'industrie des toiles en firent bient6t un etablisse- ment susceptible de recevoir trente refugies. On y erigea une chapelle dediee a saint Dysmas, le bon larron. L'absence seule de bailments d'habitation a arrete le developpement de cette fondation, appelee a recevoir une population de plus de quatre-vingts refugies. Pour etre admis dans un des asiles de Saint- Leonard, soit a Gouzon (Rh6ne), soit au Sauget (Isere), il suffit a un detenu d'en faire la demande quelques jours d'avance, en la faisant approuver par le directeur ou I'aum6nier de la prison ou il se trouve; d'etre age de moins de cinquante ans, et capable de travailler douze heures par jour. Des son arrivee, on lui donne un habillement completpourla semaine, et un second pour- les dimanches. L'asile lui demande un sejour de six mois. A cette condi- tion, signee par lui apres quarante-huit heures de reflexion, la maison lui accorde 10 p. 100 sur son travail, 40 centimes par semaine pour son tabac et des gratifications aux epoques des recompenses. Ge tra- vail de douze heures est interrompu^par deux arrets. Le reTugie a pour se recreer un vaste lieu de pro- menade, une bibliotheque et 1'usage facultatif du tabac. Le dimanche, cinq heures lui sont accordees pnur une promenade libre; mais larentree est rigou- 360 LE MONDE DES PRISONS reusement exigee pour tous a une heure fixe, sous peine de renvoi apres deux infractions a cette regie, ou m6me apres une premiere infraction si on a d6- couche. A la fin de chaque mois, un e"tat de mouvement est soumis a la prefecture du Rh6ne. Des livrets de caisse d'epargne et des effets d'habillement sont dis- tribues chaque annee, a 1'occasion de la fete de la . maison, aux re"fugies les plus me"rilants. Apres six mois d'epreuves et de discipline, si le refugi< a eu une conduite laborieuse, et s'il desire se retirer, on emploie tous les moyens pour le caser et Ton y par- vient en general ; mais on ne se prons ons que Dieu ne m'abandonnera pas et que j'arriverai quand m6me a sortir du mauvais pas ou m'a plonge mon inconduite. Je rends grace a Dieu qui a permis que je vous rencontre sur ma route. Votre tres reconnaissant serviteur, A. L... EPILOGUE Cesar Cantu commence ainsi 1'epilogue de son Histoire uniuerselle : II arrive souvent que les no- vateurs aperc.oivent la verite, leur seul tort est de la devancer, et ce dont un siecle se raille en le traitant d'utopies, peut, dans le siecle suivant, passer al'etat de verite triviale Getle verite, qu'on etouffe la recidive dans son germe, en travaillant au relevement moral des d6te- nus, verite dontse raillent, a 1'heure actuelle, Javert et G ie , passera, je 1'espere, a l'e"tat de verite triviale au- siecle prochain. A 1'heure actuelle, malgre' les progres realises de- puis quinze ans, nous n'en sommes encore qu'a la justice de repression, a la peine du talion : ceil pour ceil, dent pour dent. A part quelques specialistes, qui soupQonne la justice de prevoyance ? Nous voyons trop le coupable, pas assez le malade. Nous sommes plus pre'occupe's de le chatier que de le guerir ; et nous trouvons surprenant que la haine lui monte au coeur. Gela me rappelle un pere de famille de mes amis, aussi naif que peu tendre. Je m'etonnais devant lui 366 LE MONDE DBS PRISONS de la tristesse de ses enfants, et je lui en faisais la re- marque. Je n'y comprends rien, me repondit-il, je les fouette toute la journe"e pour leur faire perdre cet air-la, et je n'y puis parvenir. ... Pour que nous ne haissions pas la seve"rite, a ecrit Balzac, il faut qu'elle soil justifie'e par un grand caractere, par des mceurs pures, et qu'elle soit adroi- tement entremele'e de bonte. Or, il n'y a, je crois, en France, qu'une seule pri- son, sur 382, celle de Melun, ou on ait tente" un essai de relevement moral des detenus. Depuis quelques annees, un quartier dit d'amendement a e"te. cre"e a Melun pour les detenus, dont les antecedents et les notes peuvent faire esperer un retour au bien. M. Ni- velle, qui a cree ce quartier, peut seul dire de com- bien de critiques jalouses, de sarcasmes, d'ineptiesil a ete inonde par la plupart de ses collegues. II lui a fallu toute son energie etl'appuideM. Herbetle pour que son oeuvre ne mourut pas des sa naissance. Javert et ses amis la trouvaient bete. Or, au temps ou M. Gamescasse etait prefet de police, Javert et ses amis etaient ecoutes comme des oracles. Acause d'eux , malgre les resultats deja obtenus a Melun, 1'adminis- tration penitentiaire n'a pas ose creer d'autres quar- tiers d'amendement. Or, qu'est-ce que ce quartier, en presence des 450,000 hdtes que nos prisons recoivent chaque anne"e? Ge n'est pas un quartier, c'estSOO pri- sons d'amendement, c'est 300 maisons hospitalieres qu'il nous faudrait. L' Assistance publique recueille dans les hospices les miserables que I'age, la debauche, des accidents EPILOGUE se? clouent sur un lit pour le reste de leur vie, et qui n'ont plus de place dans la socie"te ; elle ouvre des h6pitaux aux malades, trop pauvres ou trop isoles pour se faire soigner chez eux. Pourquoi, a la place de ses geoles couteuses et in- fectees, 1'Administration penitentiaire ne construirait- elle pas des hospices et des h6pitaux? * Le jour meme ou s'ouvrait a Rome le sixieme con- gres penitentiaire, le Journal Officiel publiait un decret reglementant a nouveau le regime des pri- sons de courtes peines. Ce decret a-t-il fait avancer d'un pas la question materielle? A-t-on construit de nouvelles prisons cel- lulaires? veille a ce que les detenus soient separes, surveilles, nourris? A-t-on repandu dans ces tristes demeures 1'air, Thonnetete, la lumiere? balaye la pourriture? N'est-ce pas toujours Javert et ses amis qui triomphent? Des palais scolaires ont jailli de toutes parts du sol francais. Des hdpitaux splendides ont remplace les cloaques ou les malades entasses mouraient empoisonn^s; on a oublie les prisons. Devant une baraque foraine, un saltimbanque an- nonce, a grand renfort de grosse.caisse, la veritable femme-poisson . La foule se precipite; on tire le rideau ; une vieillefemme apparaitet commence ainsi son petit speach : Mesdames et messieurs, je suis la femme-pois- son... (Mouvement d'etonnement.) Mon mari, Isidore POISSON, est mort, il y a cinq ans, me laissant seule au monde sans fortune ; et comme vous semblez vous inte>esser vivement a mes 368 LE MONDE DBS PRISONS malheurs, je vais faire le tour de 1'honorable so- cieHe ! N'est-ce pas un peu 1'histoire de 1'Administration pe"nitentiaire? On nous annonce des merveilles. Quand on tire le rideau, que voit-on? Celte incurie n'est pas la faute des hommes de C03ur qui dirigent aujourd'hui ces services. La societe" est malheureusement avec Javert centre eux. Nous nous complaisons dans cette pensee que le de'tenu souffre, qu'il est malheureux. II semble que nous sommes mieux venges, et que les tortures qu'il en - dure auront plus vite raison de ses mauvais instincts. En quoi nous nous trompons. Pour guerir, il faut au malade autre chose que de mauvais traitements. Je voudrais que la societe soupc,onnat que les de"- tenus sont des malades; et que 1'Administration pe"ni- tentiaire a, comme 1 'Assistance publique, ses incura- bles, ses infirmes temporaires ; qu'elle a charge d'ames. Les incurables de 1'Administration penitentiaire sont les voleurs de profession, les coquins par tempe- rament. Faut-il les tuer? Non ; parce que si on les tue, il faut les tuer tous. A la Nouvelle-Caledonie, quand il y a une revolte, la troupe prend position dans le quartier et fait feu a volonte". En Alg^rie, quand un crime a ete commis loin des villes, et que nos soldats ont reussi a s'em- parer des coupables, Us ont le droit de fusilier, sans autre forme de proces, le premier qui fera le simu- lacre de se revolter; il parait que presque tous font e simulacra, car presque to uj ours nos troupiers re- EPILOGUE 359 viennent seuls a la ville. Un massacre general des voleurs de profession repugne a nos mceurs, et puig, dans le nombre, il peut y avoir des innocents. Faut-il les exiler? Non ; parce que les tristesses de 1'exil n'impres- sionnent pas les coquins; et que d'ailleurs onrevient de 1'exil. De plus, ces voyages nous coutentfortcher. J'ai sous les yeux un rapport confidentiel qui e"tablit que chaque transport^ nous coute plus de 4,000 fr. ; les frais de passage s'elevent deja a 1,000 fr. Or, on vientd'expedier alaNouvelle-Gale'donie SOOrelegues, 2,000 attendent leur tour; d'autres les suivront a des echeances rapproche"es. Transported et relegues nous couteront au has mot 20 millions par an. Ne vaudrait-il pas mieux leur batir avec cet argent des hospices penitentiaires , dans lesquels on les iso- lerait pour leur vie ou pour un temps, suivant que leur maladie serait plus ou moins chronique? La cellule, ae"crit M. Herbette, dans un rapport officiel, estce que redoutent le plus les criminels de pro- fession. Comme supplice, c'est vraiment le dernier. Je lisais dernierement cette boutade dans un jour- nal : Tristesses du general Bourn : Je ne sais pas comment je me fais toujours battre! Je m'occupe cependant bien de mon affaire... Ainsi, tout le temps qu'a dure la derniere bataille, je n'ai cesse de lire les Commentaires de Ge"sar ! Nous n'agissons pas autrement avec les recidi- visles. Dieu sail si on s'en occupe ! Dans les salons, dans la presse, au Parlement, partout on cherche les movens de les rednire. D'ou viennent nos insucces? 370 LE MONDE DES PRISONS D'ou vient qu'en de"pit de tant de bonne volonte', en depit des lois, J'armee du crime est invincible? De ceque nous manoeuvrons a la facon du general Bourn. Pendant que les coquins s'organisent pratiquement, nous faisons de la strategic de cabinet, que dis-je? Nous presidons nous-m6mes a leur recrutement. Au lieu de les diviser nous les r^unissons ; et puis com- ment les traitons-nous? A certaines heures nous sommes fe"roces, a d'autres d'une sensiblerie deregle'e ; nous n'avons dans nos projets ni suite, ni logique, et nous sommes assez nai'fs pour nous 6tonner qu'a chaque assaut nous subissions un 6chec ! Quant aux prisonniers de courtes peines, il faut au lieu de nos prisons infectees par une pourriture qui acheve de les empoisonner, leur ouvrir des hdpitaux penitentiaires, ou circuleront I'air, Thonnetet6, la lu- miere. J'ai indiqu6 que le seul regime qui leur convient aux enfants comme aux adultes est celui que la loi du 5 juin 1875 a fixe : le regime cellulaire. Or, pour que ce remede ne soil pas un poison, il faut qu'il soit administre' par des infirmiers connaissant leur metier. Quelque temps apres le 2 decembre, M me Cornu, so3ur de lait de Louis Bonaparte, lui disait : Et puis, je te le demande, quel est ton entou- rage? un ramassis d'aventuriers, des gens sans foi ni loi? Bonaparte repondit : Que veux-tu ? j'ai fait appel aux honncHes gens, ils n'ont pas voulu venir a moi. G'est la reponse que me fit un ancien ministre de EPILOGUE 371 rinte"rieur, auquel je signalais Tindignit6de certains agents des services p6nitentiaires... Eh ! que voulez-vous, mon cher . aum6nier, ces services ont trop d'analogie avec ceux de la police ; beaucoup d'honnetes gens nous refuseront leur concours, de crainte qu'on ne dise d'eux : a II est de la police ; ils ne veulent pas s'encanailler : voila pourquoi, dans le nombre, il y a tant d'aventuriers, des gens sans foi ni loi. Pour ma part, je n'oublierai jamais la terreur dont fut saisie une dame a c6te de laquelle je me trouvais a table, quand elle cut appris que son voisin etait I'aum6nier de la Grande-Roquette. Elle recula sa chaise, de pale devint rouge, de rouge cramoisie ; pour un peu elle se serait trouve~e mal. Plusieurs de mes amis avaient renonce a me presenter a leurs invites ; ils donnaient mon nom, mais taisaient ma lugubre fonction. a Que fait ce monsieur? II vit aumilieu des crimineJs > ; autant dire c'est un criminel lui-meme. Le prejuge est idiot, mais il n'en est que plus vivace, a la faqon des mauvaises herbes qu'on ne parvient a detruire qu'en passant le fer et le feu dans le champ. Est-ce que le personnel des services penitentiaires ne devrait pas 6tre, comme celui des services hospi- taliers, entoure de 1'estime et dela consideration uni- verselles? La deconside'ration qui s'attache a 1'homme de la police en France, ecrivait Albert "Wolff au lende- main du jour ou on accordait une me"daille d'or a I 1 agent Rossignol, et qui lui donne une situation tout 372 LE MONDE DES PRISONS exceptionnelle, repose sur deux causes, dont la pre- miere est 1'organisation deTectueuse de la police, et dont la seconde est la sorte de suspicion dans laquelle nous tenons les hommes attaches a son service... Et, plus has, il ajoutait : L'ecume de Paris agirait peut-6tre avec moins d'audace si les hommes qui nous defendent contre elle pouvaient compter davan- tage sur notre estime... Ge prejug6 est aussi indigne d'une socie'te' d6mo- cratique que celui qui nous fait repousser le detenu au sortir de prison, est indigne d'une socie'te chre- tienne. Sur le Calvaire, a droite et a gauche du divin Gru- cifie", se trouvaient deux voleurs; 1'un incorrigible, 1'aulre repentant. G'est dans le Giel, a c6te de Lui, le jour me'me, que Notre-Seigneur promet a celui-ci une place. La Providence, qui dirige toutes choses, m,'a menage" en ces derniers temps quelques tristesses et aussi quelques consolations. Un peu de vide s'est fait autour de moi. J'ai vu mourir quelques-uns de mes amis ; j'en ai vu d'aulres s'eloigner ; plusieurs oublier jusqu'a mon nom. J'en ai concju un vif chagrin. G'est alors que le souvenir de mes freres les pri- sonniers m'est doucemeRt monte" au coeur. J'ai relu avec emotion leurs lettres; je me suis rappele qu'un certain nombre m'avaient fait promettre de garder EPILOGUE 373 la defense de leurs inte>6ts, comme au jour ouje vivais au milieu d'eux. Je me suis aussit6t senti consoled Je sais maintenanl quelle douceur on e"prouve a pleurer avec ceux qui n'ont plus ni patrie, ni amis, ni famille; quelle joie c'est de tendre la main & ceux qui sont par terre et que tout le monde pietine. A defaut de talent, j'ai mis au service de leur cause tout mon cceur, toute ma loyaute. J'ignore si mon concours leur aura ete utile ; mais je ne puis oublier que je leur aurai du mes meilleures heures de cette annee. 3 d6cembre 1886. TABLE DES MATIERES CHAPITRE PREMIER Trois categories de voleurs. Un mauvais fils. Le petit homme d'Aure'lie. Maillot dit le Jaane. M. Raspail et les m6mes de Sainte-Pelagie. Effectif de 1'armee du crime en 1887. Les bandes organisers. Cornu. Lacenaire. Provost. Gamahut. Dorangeon. Un roi a la Grande- Roquetle. A 1'avant-greffe. Un mirliflore du sepulcre. -- Lacenaire. Duval. Troppmann. Jadin. Car- touche. Un gale"rien bon enfant. Corbiere. Les voleurs de profession peints par 1'un d'eux 1 CHAPITRE II L'6vasion. Une jolie famille. Le cabaret des PiecU-Humi- des. Le jeune Molutor. Le mauvais pauvre. L'espion. - A l'6cole Bossuet. A la Grande-Roquette. . . 63 CHAPITRE III Ge que pense de la peine de mort un voleur de profession. Le condamne' ft mort dans son cachot. Daux. Le Pacha de la Glaciere . Abadieet Gilles. - Cornet. Montchar- rnont. Gamahut. Un mot de Victor Hugo. Gervais. Verger. Campi. La peine de mort n'est plus un remede. Ce n'est meme plus une peine. Le prelre beige. Avril et Lacenaire. Lemaire. Campi. Barre et Le- 376 TABJ.E DES MATIERES biez. - Albert. Welker. Terrible illusion du sourire. Montcharmont. Lacenaire. Madame Tiquet. Les executes de Peirebeilhe. Une petite partie a Beauvais. Une orgie la Grande-Roquette. Un mot de M. Rochefort. Ignotus du Figaro. Opinion de 1'abbe Crozes. Le guillotin6 par persuasion. L'echafaud sans phrase. . 118 CHAPITRE IV La loi du 27 mai 1885. - Le reglement du 26novembre 1885. Qui trompe-t-on? Le r6veil d Mazas. Le r6veil a 1'ile Nou. Les cinq categories de forcats. Quel sort est re- serve aux liberts des travaux forces. Le code de la pres- qu'tle Ducos. Comment finir? - Mieux vaut le travail force que la liberation. Mes debuts comme libere. Dieu soil loue ! je suis libre. La loi du 27 mai 1885 \ivra-t-elle? Opinion de 1'abbe Crozes. Le Squelette. Les serpents asonnettes. L'emprisonnement cellulaire. . . . 171 DEUX1EME PARTIE LES VOLEURS PAR ACCIDENT QUI RECIDIVENT CHAPITRE V L'oisivete du pauvre. Marchandon. Le faux vicointe. Uri faux marquis et Me r R,.. La Grande-Maison. Fontaine. Le n 90 de Mazas. Mon auxiliaire : ses bons d6sirs, sa rechute. J. L. Premiere lettre d'audience. Son pass6. Ses souffrances. II est au cachot. A 1'in- firmerie. Sa lettre d'adieu. Dix jours apres. II part pour Poissy. Bons sentiments. Le regime de Poissy. Souhaits de bonne annee. Gavroche & la recherche du meilleur systeme pehitentiaire. Nouveaux souhaits. Desirs et demandes. L'asile Sainte-Anne. . . . 209 CHAPITRE VI A qui la faute? La pourriture de prison. La maison hospitaliere d'Aversa. Le Fou par force. Pulcinella et Scaramouche. Le liilan moral de la chiourme francaise en 1887. Le directeur a poigne. Une lettre de K61ung. TABLE DBS MATIERES 377 Le regime pe"nitentiaire autrefois. La R6publique, 1'Em- pire, la Restauration . Plus tard, il est trop tard. . 243 CHAPITRE VII Trois foyers de pourriture en prison. Pourquoi la loi du 5 juin 18S5 n'est-elle pas observed? Opinion de Target de M. Faustin H61ie de Lacenaire. Au chauffoir. En cellule. La vie en commun, aggravation de peine. Le chantage Pourquoi cette promiscuity & laGrande-Roquette? L'hdpital et la prison. L'article 613 du Code d'instruc- tion criminelle. Comment est-il appliqu6 a Paris ? En province? La cantine ; le pe'cule. Javert. L'argent de poche. Le froid. L'humidite\ Un suicide a la Grande- Roquette. M. Charles Lucas et M. de Re"musat. Curieuse lettre. Les ronds de cuir. Un mot de l'abt>6 Combalot. Saint Vincent de Paul . Origine des r6voltes dans les prisons. Les directeurs. Les gardiens. Abus. Le remede. 279 TROISIEME PARTIE LES VOLEURS PAR ACCIDENT QUI NE RECIDIVENT PAS CHAPITRE VIII Jean Valjean. Claude Gueux. Lettres diverses. R6cit douloureux. Qui est le coupable? 315 CHAPITRE IX Un mot de I'abb6 Crozes. Lettres curieuses. Episodes des Misfrables. Une scene a la prison de la Force . Autre lettre. Accueillons le libe're'. Diffe"rents refuges a Paris, & Lyon, dans 1'Isere 337 EPILOGUE . 365 tiVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HER1SSEY A *J~J;; "'""""""niiiiiiiiiiiiii University of California SOUTHERN REGIONAL LIBRARY FACILITY 405 Hilgard Avenue, Los Angeles, CA 90024-1388 Return this material to the library from which it was borrowed. Pn .*-."> -^-- ^V " . w * 3* LJ*' m js