r LIBRARY UNIVSRSITY OF CALIFORNIA IRVINE Burt Franklin Research and Source Works Series 27 LE PI \ HI! VI NIIMNINIKHi; de 1748 a 1789 Etude sur la diffusion des idees des philosophes a Paris d'apres les documents concernant I'histoire de la librairie J.-P. BELIN LE MOUVEMENT PHILOSOPHIOIE de 1748 a 1789 Etude sur la diffusion des id6es des philosophes a Paris d'apres les documents concernant 1'histoire de la librairie. Burt Franklin Research and Source Works Series 27 BURT FRANKLIN New York 25, N. Y. Published by BURT FRANKLIN 514 West 113th Street New York 25, N. Y. ORIGINALLY PUBLISHED IN PARIS - 1913 Manufactured in the United States of America by SENTRY PRESS, New York 19, N. Y. BIBLIOGRAPHIE I. Documents relatifs a 1'histoire de la librairie. 1 Collection Atiisson-Dupcri'on. La Bibliotheque Nalionale possede one collection tres richc de documents ooncernant I'liistoire de hi librairie sous 1'ancien regime, notamment au dix- huilieme siede. Celte collection, reunie par 1'inspecteur de police d'Hemery, barge de 1748 ;i 1773 cle surveiller la librairie parisienne, a et6 rachetee lors de la Revolution par le direcletir de Tlmprimerie royale, Anisson-Duperron, dont elle porle aujourd'hui le nom. Elle fait maintenant partie du fonds fran- cuis de la Bib.'iotheque Nationale, on elle est cotee sous les numeros 22061- "22103. Ouelques volumes de documents racheles plus tard, mais provenant de la me me origine, sont classes dans les Non voiles Acquisitions franoaises. Les Archives de la Chumbre syndicate dcs librtiires ct imprimeurs dc Paris' so trouvent egalerncnt ;i la BiMiotheque Nationale au fonds francais, n os 21 813-22000. M. K. Goyecque a dresso un catalogue detaille et tres precieux.de tons ces documents (I). Voici 1'indication sommaire des volumes dont nous avons plus specialement fait usage : 22071-73. Privileges et- permissions. 2207;>. Livres contrefaits, 1731-1787. 2208't-o. Souscriptions, Gazettes, Journaux. 22080. L" Encyclopedic ct I'affaire Luneau de Boisjermain (1770-1789). 22087-102. Lihelles diffamatoires et livres prohihes. 22 103-1 Oil. Libraires et imprimeurs de Pans (dt'-tention a la Bastille). 22108-10'J. Anecdotes, querelles, pieces fugitives. '22110-112. Universite de Paris; ses rapports avec les libraires et les impri- meurs. Colporteurs et afiicheurs. Dictionnaires reimprimes ou defendus sous 1'administration de Malesherbes. 22l33-13.'i. Gazettes, Petitcs affiches, Almanaclis, Journaux. 22 I3ti. Difliculles, contestations des auteurs, libraires el imprimeurs pen- dant et apres ['administration de Maiesherbes. 22 137-1 iO. Jugements des censeurs sons 1'administration de Malesherbes. 22 Iil-lo2. Leltres ct memoires sur difftirents ouvrages composes sous 1'admi- nistration de Malesherbes. 22l,'i3. Pieces concernant les lieutenants generaux de police. OrJres de Sartine, 1757-1 777. 221. SI-. Ordres de Sartine, 1767-1774. 22 1,')G-1G.'. Journal de la librairie . redige par Tiuspecteur d'Hemery, 17oO- 17CO,et notant regulierement toutes les semaincs les nouvelles concernant les auteurs ct les libraires. (1) liiris, Lcroux, 1'JOO. 2 \-\. in-S". c 22106-170. Duplicata d'ordres adresses a la Chambre syndicate a 1'effet de restituer des ouvrages suspendus on de les adresser au magis- tral, 1759-1772. 22182. Memoire dc Malesherbcs sur la liberty de la presse (redige en 1789 el imprime en 1814). 22191. Correspondence de Malesberbes concernant les ouvrages parus durant son administration. Nouv. Acq., 1181. Lettres de Vollaire et documents originaux relatifs a des ouvrages de Voltaire. 1182. Lettres relatives au Pere de famille de Diderot. 1183. Documents originaux relatifs a plusieurs ouvrages de J.-J. Rousseau. 1214. Lettres de d'Hemery, 1750-1771. 1311. Documents relatifs a Diderot, 1747-1 749. 3344-3348. Librairie sous M. de Malesheibes, 1751-1763. 3531 . Documents relatifs aux affaires de Freron. 0149-615)0. Notes sur I'imprimerie de Kehl, 1782. Enfin la collection de Joly de Fleury contient dans les volumes 1682, 1683 et 2192 des documents sur les libraires et sur la censure, et, dans les 560 premiers volumes, les dossiers 3090, 3105, 3201, 3460, 3632, 3807, 4045,4260, 4576, 4853, 4926, 5026, 5419, 5572 se rapportent a diverse* condamnations de livros (1). 2 Archives de la Bastille. Les Archives de la Bastille sont conservees a la Bibliotheque de 1'Arsenal et ont etc, au moins en partie, publiees par M. Ravaisson (2). Beaucoup d'impri- meurs, de libraires, de colporteurs et d'auteura ont etc enfermes a la Bastille. Le douzieme volume de la publication Ravaisson contient un grand nombre de ces affaires, dont les documents se trouvent surtout dans les cartons 10301-3 : Surveillance de la lihmirie et dc la presse de 1748 a 1789, et 10305 : Depot des liwes prohilcs a la Bastille de 1749 a 1789. Les numeros 10330-12471 contiennent des dossiers Individ uels et des documents biographiques, dont quelques-uns se rapportent a des libraires ou a des colporteurs. 3 Archives Nationalcs. Les registres de 1'ancien Parlement sont deposes anx Archives Nationales, et dans la serie X IA (Conseil secret) aux numeros 8480 et suivants, ils con- tiennent les condamnations des livres pour la periode 1748-1789. Les car- tons AD 1 ", 21-27, renfermetit les arrets imprimis condamnant les livres. Knfin les volumes MM 257-259 sont les registres des conclusions de la Facultd de theologie. 4 Divers documents deja publics. D'autres documents du meme genre ont deji ete nublids dans les ouvrages suivants : la Bastille devoilee ou recueil de pieces authentiques pour servir a son histoire. Paris, Desenne, 1789, attribute a Cbarpentier, 3 vol. in-8. (1) Vuii- le Cntiiloguc de ccs dossiers dans les volumes 2.'iu3-25o5 dc la collection Joly de Fleury. "(2) 20 vol. in-8", 1 866-1 90'i. La Police tie Paris devoilcc, tie Manuel, an 11. 2 vol. in-18. Delort, JJistoirc de la detention de Fonquct, de Palliation et dc Lauzun, suivie de cello des philosopher ct des yens dc lettrcs a la Bastille et a ] incennes, avec les documents anthentiqiics et inedHs, 1829. 3 vol. in-8. Enlin Malesherbcs, qui fut dirccteur de la librairic de 17o() a 1763, a laisse' SUP I'organisation de ce departement cinq Menviires siir la librairic ecrits en 171)0 et imprimes en 1809 (Paris, Agasse) et un Mcmoire siir la libcrtc de la prcsse ecrit en 1790, manuscrit a la Bibliotbeque Nationale, 22 182, et imprime a Paris en 1814. lit. en 1707, Diderot ecrivit une Leltre sur le commerce de la librairic pour etre presentee par les libraires a Sartine (tome XVI11 de 1'edition Assezat et Tourneux). Lc syndic de la communautt; des libraires et imprimeurs de Paris, Saugrain, a donne en 1744 uux dcpens de la communautc, sous le titre de Code de la librairic et imprimeric de Paris, un recueil de tous les reglements, edits, decla- rations, etc., qui n'-girent le commerce des livres sous 1'ancien regime; et, en 1789, le hbraire Lotttn de Saint-Germain edita chez lui un Catalogue chrono- logique des libraires et des libraires-imprimeai-s depuis Fan 1470, cpoque dc I'ctablissement de I'imprimerie dans cette cajjitale jtisqa'd present. II. Documents relatifs a, 1'histoire litteraire. 1 Journaux, me moires secrets et correspondanccs litteraires. Outre les principaux journaux litteraires imprimes, comme le Mercure de France, le Journal de Trevoux, le Journal encyclopcdiquc, \'Ann6e litteraire de Freron, rObservateur litteraire s Philosopher du dix-huitieme siecle, 1805, 2 vol., t. XVIII et XIX du Lycce. Souvenirs de la Marcchalc Princesse de Beauveau, p. p. M ino Slandisch, nee Noailles, 1872. SEGUR. Memoires, Paris, 1827. DUTRSS. Souvenirs d'un voyageur qui se repose, i806. 2 vol. THIRAULT. Mes souvenirs deviiujtuns de scjour a Berlin. 2 vol. in-12. M mc DE GENUS. Memoires inedits sur le dix-huitieme siecle, 1825. 10 vol. GuniN TK I.A BRENEF.LERIE. Histoirede Beaumarchais, cl. par M. Tourneux, 1886. In-8. III. Ouvrages modernes. 1 Etudes generates sur I'histoire des philosophes du dix-huilieme siecle. DAMIRON. Memoires pour servir a Vhisloire de la philosophic cm dix-huitieme sticle, 1857-1862. 3 vol. in-8. BARM. Ilistoire des idee* morales et politiques en France au dix-huitieme siecle, 1865-1867. 2 vol.in-12. BAIINI. Les moralistes francais au dix-huitieme siecle, 1873. ln-18. DUCROS. Les Encyclopedistes, 1900. ln-8. F. ROCQITAIN. L' Esprit rcvolutionnaire avant la Revolution. In-8. AITREIITIN. L' Esprit public au dix-huitieme siecle, 2 ed., 1873. LANFREY. L'Eglisc et les Philosophes, 1857. In-12. HOUSTAN. Ici Philosophes et la socicte franvaise au dix-huitie'mc siecle, 1906. In 16. BIIUNEL. Les Philosophes ct I' Academic francaise au dix-huitieme siecle, 1884. In-8. PKI.I.IPSON. Les Hommes de lettres au dix-huitieme siecle, 1911. In- 12. GAUU.IEUR. Eludes sur I'histoire litteraire de la Sidsse franchise. PAINTE-BEI:VK. Limdis. Ed Gamier, t. II, p. 512 sqq.,ai-t. scrM. deMalesherbes. BRITNETIEKE. Etudes critiques, 11 serie, p. 144 sqq., art. sur hi Direction de la librairie sous M. dc Maletherbes. MORNET. L'Enseignement des biblioiMques pricees, 1750-1780, dans la Revue d'histoire litteraire, 1910, |. 467. 2 Etudes particuliercs sur les philosophes. LANSON. Questions diverscs sur Vhistoirc de V esprit philosophiqiic en France avant 1750 (Rev. d'hist. lilt., 1912). DESNOJIIFSTKRTIES. Voltaire et la socicte du dix-huitieme siecle, 1867-1876. 8 vol. in-8. LEOUZON LE Due. Voltaire et la police, 1867. MAUGRAS. Voltaire et Rousseau, 1886. LANSON. Quelques documents sur la con damnation et la censure de VEmile et la condamnation dea Lettres de la Montagne, Ann. J.-J. Rousseau, t. l cr . MORNET. Le Texte de la Nouvelle Heloise ct les editions du dix-huitieme siecle. Ann. J.-J. Rousseau, 1909. MORLEY. Diderot and the Encyclopaedists, Londres, 1891. 2 vol. in-8. ASSEZAT. Notice sur V Encyclopedic dans le tornc XIII des OKuvres de Diderot. KEIM. llelvftius, sa vie ct son a>urre, 1907. In-S". 10 - BAHO.N ANGOT IKS ROTOUHS. Lc bon Jh'lrctitis ct I' affaire de V Esprit. Revue hebdomadairi 1 , 1 909. LOMKNIE. Lfs Mirabeait, 2 vol. in-8. LOMKXIK. Itcaumarchais, in-8. BETTF.I.JIKIM. Beaumnrcluiis, Francfort, 1886. In- 8. DKI.AKAUGK. Paliswt, 1912, in-8. DEI.AFAHGI-. L' affaire de I' abbe Morellet, 1912, in-8. D'HAUSSONVII.I.K. Le salon de iU" 10 flecker (I). IV. Bibliographies. LANSON. Manuel bibliuiji-ajihifjuc de la tittentttii'e fnincaisc, dix-Ituitteiric sie'cle. Paris, 1911, in- 8". BK.NT.K-CO. ttiblwfirtiphie df$ cenvres de VvUairc. 4 vol. in-8. QcKiiAiiit. La France litteraire, 1830. 12 vol. in-8. BAIUIIKK. Ttictio-mnirti des Oiivrages anonymcs, 1874. 4 vol. in-8. OUKISAUD. Lcs Supei'ehci'icn Httcraircs dvuoilees, 1809. 3 vol. in-8 (2). (l)'Xous n'avona signale (|ue les ouvra^es ou soul eliiclies les [)oinls speciaux de la vie tics pliilo#oplies quo nou* avons envisages. C'est ainsi '|iic no ii^urcnt pas rlaus celle bihliofjraphie les oiivragcs guneraux critiques uu pliilosophiques sur les ecrivains ilu dix-huitiemc siecle, lels que Lanson, Vullaire: Leiiiaitn 1 , J.-J. Rous- seau; Olinquet, J.-J. Itnu.iMait; Heinacl), Dideroi ; Hertriitid, D'Alembert; fiucrrier, Mabl>/; Hay, Turr/ot; etc., etc. (2) Voir ;i la fin de celte etude la lisle des ouvragcs qui y sout cites. INTRODUCTION I Dans le systeme d'aspect si solide et si majestueux que pre- sentait la France de Louis XIV, la litterature occupait une place d'honneur. Exprimant selon les regies du gout les idees tradi- tionnelles et nationales, elle etait comme un art parfait, comme le luxe supreme de lapensee. Mais, apres la mort du Grand Roi, elle perdit vite 1'incompa- rable eclat dont elle avait brille. Le gout classique se refroidit et se dessecha. Aucun disciple des grands maitres disparus ne venait prendre leur place. On passa du beau au joli, du sublime a 1'agreable. On chercha seulement a plaire et a amuser; au lieu d'emouvoir, deconvaincre ou de charmer, on ne voulut quediver- tir. On se desinleressa de Tart litteraire, qui cessa d'etre, en quelque sorte, 1'expose de 1'orthodoxie nationale. On se mit alors a tout examiner, tout remuer sans exception et sans menagement . On se revolta centre les regies etroites des genres; il faut, disait Diderot dans son article Encyclopedic, fouler aux pieds toutes ces vieilles puerilites, renverser les bar- rieres que la raison n'aura point posees, rendre aux sciences et aux arts une liberte qui leur est precieuse. Cette revolution se fit sentir dans tous les domaines de 1'ac- tivite humaine. Le mouvement d'affranchissement intellectuel. qui avait pris naissance au seizieme siecle et qui avait traverse comme souterrainement le regne de Louis XIV, devenait plus puissant et plus irresistible vers le milieu du dix-huitieme. On lisait avec respect et admiration les philosophes du debut du siecle, les Bayle, les Fontenelle. On avait la sensation d'etoufler dans les cadres de la vieille societe et des systemcs anciens : on menacait de secouer les traditions; 1'esprit de critique minait de toute part le principe d'autorite. La religion et la politique devenaient egalement impuissantes a retenir les esprits. Le catholicisme etait serieusement atteint par des querelles qui tenaient bien plus des rivalites de parti que des discussions theologiques etqui engendraient une indifference meprisante. La vie interieure semblait morte en lui. D'autre part, 1'epoque des grands succes politiques etait pas- see. La diplomatie se perdait dans les dedales du secret du roi et dans les intrigues les plus basses; le sort des armees, coinme les soins de radministration interieure, elait confie a des ambitieux frivoles et incapables. Alors que 1 'edifice social semblait pret a s'effondrer, c'est en vain qu'on cherchait a trouver un sens a la vie; on ne pouvait plus s'attacher a aucune des grandes causes pour lesquelles le dix-septieme siecle s'etait devoue. Seule, la science avait encore le pouvoir de passionner les esprits. Les mathematiques, la physique, puis I'histoire naturelle devenaient une source d'etudes inepuisables. M me du Chatelet sc faisait I'eleve des grands geometres de 1'epoque, et tons les hommes de lettres avaient une culture scientifique serieuse. Etu- diant les faits et leslois, on etait naturellement porte a en reeher- cher la cause premiere et a appliquer le raisonnement scientifique au domaine de la metaphysique. On sacrifia tout au culte de la logique, et, pour trouver un equilibre nouveau, c'est a la raison qu'on adressa un appel supreme. L'on se mit au dix-huitieme siecle a philosopher avec fureur. Philosopher, disait M me de Lambert, c'est rendre a la raison toute sa dignite et la faire ren- trcr dans scs droits, c'est rapportcr chaque chose a ses principes propres et secouer le joug de 1'opinion ct de 1'autorite (I). Sans doute tons les philosophes du dix-huitieme siecle n'ont pas eu la memo doctrine. Aucun d'eux n'imposa aux aulres un systemc coherent et parfaitement dc'fini. L'ironie de Voltaire, sa critique negative et spirituelle des idees communement admises, son bon sens bourgeois ne s'accordaient nullement avec les revciidiculious apres ct passionnces de Kousseau ni ine'me avec les affirmations audacicuses d'Helvetius. Sa theorie morale encore nssex traditionnelle, son deisme, ses limides VOL'UX de reformes politiqnes nc s'accommodaient pas davantagc du determinisme maloriiiliste et de Tatheisme du baron d'Holbach, ni des violentes declamations de Naigeon ou de Kaynal contre le despotisme. Les :l) Voici il'aillonrs Ic p^rlrail. quc fail Diderot du philosophc a I'.irlicle Eclec- lixini' rlc \'Kin-i/cln/i( ! i/ifl : .< l/cclrcliijiie ost un philosophc qui, foulant mix picds Ic IUVJIIJ.M:, l.i Inuliliun, I'.un irmi Ir. le coiiscnloincnt iinivcrscl. I'niitorilc, on un mot liiul re i|ui suhjiiguc la runic dox csprils, osc ponder de lui-ni^nic, rcmontcr aux prim-iprs ^'(''in'-raux les plus clairs, u'odtncltrc ricn qiie sur le lmoigungc tlo son cx|>i'Ticiire ol de t>;i nisoii. 13 - idees de Montesquieu n'etaient pas mieux acceptees de 1'ecole holbaehienne que de Voltaire ; et le Diderot de Y Encyclopedic n'etait pas le meme que celui qui frequentait les salons du Val. Mais chez tons on trouvait le meme inepris des opinions tra- ditionnelles, le meme desir de solutions individuelles, rationnelles aux grands problemes de la philosophie, la meme ardeur a bous- culer les vieux prejuges et a imposer leurs propres conceptions. Persuades qu'ils avaienl decouvert la verite immuable, ils vou- lurent en eclairer le monde, et, bien loin d'imiter Fontenelle, qui affirmait qu'il se garderait d'ouvrir la main s'il 1'y tenait enfer- mee. ils pretendirent repandre largement les connaissances qu'ils avaient acquises et faire partager a tous leurs convictions. Or, pour convertir toute une societe a des idees si nou- velles, il fallait une action methodique. Aussi les philosophes agirent-ils encore plus qu'ils ne penserent. Ce n'elaient pas des speculatifs. Ils avaient des Ames d'apotres, on plutot de chefs de parti ; et c'est une grande lutte politique qu'ils enga- gerent contre tout le systeme administratif, juridique et religieux organise depuis tant de siecles. Leur effort patient, leur habile tactique, 1'artavec lequel ils surent presenter leurs idees, la mala- dresse aussi de leurs adversaires, 1'incoherence et 1'inefficacite des mesures par lesquelles on tenta de se defendre contre eux, tout contribua a faire leur succes rapide et eclatant. En 1750, ils etaient pen nombreux et leur renommee ne depassait pas le cercle assez restreint de quelques inities ; en 1789, presque tous les esprits etaient gagnes a leurs idees. II C'est par les livres que cette transformation si rapide et si complete s'est operee. II n'y avail, pas de tribunes d'oii Ton put haranguer le peuple ; mais on se mil a ecrire. Dans un siecle oil chaque citoyen peut parler a la nation entiere par la voix de rimpression, disait Malesherbes en 1775 (1),ceux qui out le talent d'instruire les homines on le don de les emouvoir, les gens de lettres, en un mot, sont au milieu du peuple disperse ce qu'elaient les orateurs de Rome et d'Athenes au milieu du peuple assem- ble (2). (1) Dnns son Di^cours de reception a rAcatleinie. (2 Cf. A;-" de Slaol. De la lilleralure. Disc, prel., p. 20. A Athene?, a Rome, Les philosophies du dix-huitieme siecle ont etc merveilleuse- ment habiles a se servir de 1'imprimerie pour repandre leurs idees. Us out su leur donnerune forme infmiment variee,agreable, pratique, capable de retenir 1'attention des esprits les plus fri- voles et de les convaiucre. S'ils ont si bien reussi, c'est qu'ils ont tout fait pour reussir. Dans cette etrangc et gigantesque bataille, ils furent des strategistes de premier ordre; ils surent donncr des coups qui porterent, et, puisque 1'action se passait dans le domaine des idees, leurs armes etaient les livres, leurs operations etaient la publication de leurs ouvrages. C'est done les livres eux-memes qu'il faut etudier et leur his- toire qu'il faut faire. Car les livres sont des etres vivants. Ils ont leur longue periode de gestation dans le cerveau de 1'ecrivain, puis ils apparaissent, soit brusquement dans 1'eclatante lumiere d'un scandale (1). soit apres une longue et savante preparation tie 1'opinion publique (2). Ils vivent alors plus ou moins long- temps, plus ou moins brillamment jusqu'au moment oil on les enterre dans les bibliolhequcs. Alors leur vie ralentie ressemble souvent etrangement a la mort. Mais il y a toujours quelques annees, (juelqucs jours an moins oil ils font du bruit dans le mondc : ils sont la nouveaute du jour, 1'actualite dont on parle. Mais qui les achete? qui les lit? et qu'en pense-t-on? Pourquoi s'oppose-t-on a leur publication? et quels moyens emploie-t-on pour y parvenir? L'ctude des rnemoires, des journaux, surtout de ces correspondances secretes qui mettaieut les etrangers au courant des evenements lilteraires de Paris, de tous les docu- ments enfiu qui concernent Tln'stoire de la librairie permct de repondrc a ces questions. Or la vie des livres est d'autant plus curieuse au dix-huitieme siecle quo leur existence est plus incertaine et plus nienac.ee par ['organisation severe de la librairie. La liberle de la presse n'a et^ proclamee que par la Revolution. Pendant tout 1'ancien regime, la librairie fut soumise a une rcgleincntation ininuticusc et a une surveillance incessante. Obligation pour 1'autcur de soumettre son manuscrit a la censure avant 1'impression, obli- I du sort dc tous; de uos junrs c'r-l par hi lecture qur les cvuuciiKMils so pivpnrent et quo les jugeiiionls s'ciHairont. (I) Par cxoui|dc \'E*i>rit d'llflvrlius. f2' Vollnirc ulait pnrliculierciuont habile parition. 15 gation pour 1'imprimeur de subir toules les visiles des officiers syndicaux et de se conformer aux regies etroites de I'organisation corporative; enlin, le livre une fois paru, risques d'unc condam- nation toujours possible du Parlement on de la Sorbonnc; telles etaient les vicissitudes auxquelles eUiit en bulte tout ouvrage nouveau (1). Ill Quand les premiers livres philosophiques (2) parurent vers 1748, le gouvernement effraye usa des mesures de repression les plus severes, embastillement des auteurs, arrestation des imprimeups, destruction des livres, condamnation solennelle par le Parlement. On pensait sans doute que cette Inquisition allait suffire a contenir un mouvement, qui etait deja beaucoup trop puissant pour pouvoir etre endigue ni arrete. On le reconnut bientot; et, comme la Direction de la librairie eut a sa tete a partir de 1750 et jusqu'en 1763 un homme extre- niement liberal, remarquablement intelligent et, de plus, tres ami des philosophes (3), ceux-ci ne furent guere inquietes pen- dant toutc la periodeoii leur parti s'organisait et oil ils elaboraient leur systeme. Alors s'ouvre Tepoque feconde des ouvrages serieux, de la Lett-re sur les sourds et de Vint' rpre'tation de la nature de Diderot, des premiers volumes de Y Encyclopedic, des Discours de Rousseau, du Traite des sensations de Condillac, des Melanges de d'Alembert, des oeuvres historiques de Voltaire, qui lous echappent aux severites gouvernementales. Cette tolerance s'explique d'ailleurs par le caractere trop abstrait de ces livres, qui se venclent peu et ne depassent pas le cercle etroit des philosophes et de quelques amis deja tout gagnes a leurs idees. De plus ces theories sont assez moderees, plus scientifiques que philosophiques, plus realistes meme que materialistes, et n'ont encore aucun caractere agressif. En 1758, pourtant, la hardiesse excessive du livre de V Esprit, la situation de son auteur Helvetius, Taudace qu'il a de faire paraitre son ouvrage avec un privilege du roi, dechainent une (1) Voir noire etude, sur lo Convneice des livres jirohibes a Paris de 17oO u 1189. (2) Les I'ensees pkilotophiqufi de Diderot sont de 1746 et sa Let Ire sur ics aveugles de Hi9. Les Moeursde Toussaint sont egnleuicnt de 1749, ['Esprit des lois de Montesquieu de 1748 et le premier volume de Yllisloire nature He do Duffon de 1149. V 3) Lamoignou de .Malesherbes. 16 violente opposition du parti devot. Mais, pendant ces dix ans, les philosophes se sont Croupes, organises; et, tandis que 1'attaque de 1748 les avail laisses un peu desempares, celle de 1758 les trouve prets a repondre. On les combat a coups de condamna- tions, de mandemenls, d'emprisonnements; ils ripostent, en Ian- cant les mille (leches de leurs pamphlets, de leurs libelles, qui couvrent leurs ennemis de ridicule et fixent sur eux 1'attention du grand public jusque-la assez indifferent ou ignorant. Et, pendant que le sauvage Rousseau, qui se brouille decidc- ment avec le parti encyclopedist, fait paraitre ses principaux ouvrages, pour la plus grande satisfaction de ses fervents admi- raleurs et pour le plus grand tourment de sa vie, au moment oil il t'uit a 1'etranger, au moment ou il laisse pour quelque temps, sinon 1'oubli, du moins le silence, se faire autour de son nom, toutc 1'ecole philosophique, enhardie par ses premiers succes, continue a mener joyeusement la bataille. Pendant une dizaine d'annees encore, c'est Voltaire presque seul qui dirige le mouvement; il crible Paris des pointes de ses innombrables brochures, ou il repete sans se lasser, sous une forme nouvelle et presque toujours aussi spirituelle et heureuse ses critiques des dogmes et des mceurs intolerantes. Ce sont maintenant de petits ouvrages legers, piquants, faciles a lire. Ils sonl prohibes par le gouvernement. Mais qu'importe! Ils sont imprimes a Geneve ; ils parviennent bien toujours jusqu'a Paris; et les pauvres diables de colporteurs n'y manquent pas qui, pour gagner quelque argent, courent le risque d'une arrestation et vont porter la manne de Ferney a tous les fideles qui 1'attendent. Car 1'^glise croit et prospere. On n'hesite pas a payer, meme assez cher, ces petits cate'chismes ou 1'utile se mele a I'agre'able. Les condamnations, toujours menac.antes, souvent re'ellemerit prononce'es, les poursuites dela police font seulement monter le prix de ces brochures. Elles deviennent ainsi presque le monopole des privilegids, qui sont les seuls d'ailleurs a avoir assez de temps et de culture pour les lire. Mais dans la bonne sociele, a la cour comme a la ville, personne n'est indifferenl aux idees de Voltaire, et presque tout le monde leur est favorable. Cependant les pouvoirs les mieux constitues tentent de s'opposer au flot monlant de 1'impiete et de la critique philoso- phique; rnais ils sont bient6t submerges, demanlele's. Le clerge csl fort a(Taihli par In destruclion des je'suiles; la Sorbonnc sombre dans le ridicule; les condemnations du Parlement devicinient aussi incoherentes qu'ineflicaces. En meme temps 1'assaut cst plus violent, plus acharne; et, a mesure que le sucees de la philosopliie s'affirme, les idees, en se precisant, se divisent et s'opposent les unes aux autres. Voltaire lui-memc et \Encyclopedie, qui vient de paraitre achevee (1766), se trouvent dupasses au moment meme oil la majorite de 1'opinion est gagnee a leurs doctrines. Leur rationalisme prudent parait terneetfade; leur deisme semble vieillot, et leurs theories morales demodees. Une autre armee vient prendre leur place el- se montre plus bardie. (Test celle du baron d'Holbach, la secte j holbachique , qui vers 1768 produit une quantite innombrable * de petits livres oil Taudace de la pensee propose les solutions les plus avancees aux grands problemes pbilosophiques : avec le Systeme de la nature on en arrive au materialisme radical (1770). A la mort de Louis XV (1774), la philosophic a donne tout ce qu'elle pouvuit produire. L'audace de sa logique ne peut pas lui faire depasser les limites qu'elle a atteintes; elle a conquis en meme temps cette liberte de la presse, qui assurement ne lui est pas officiellement reconnue, mais qui lui suffit en pratique. Car ses adversaires, deeourages par son succes et trahis de toutes parts, n'osent plus lutter contre elle. 11 ne lui reste plus qu'a consolider ses positions et a etendre son action. Elle ne gagne pas encore directement le peuple, sans doute; mais d'une part elle a deja brise toute force de resistance chez ces nobles qui 1'ont acceptee si legerement, et d'autre part elle atteint la bour- geoisie et cette classe intermediaire de clercs, d'avocats, de medecins ou vont se recruter les chefs de la Revolution. Alors les questions politiques deviennent plus importantes, plus angoissantes meme. Depuis le milieu du siecle, on s'y interessait chaque jour davanlage; les economistes remplacent les philosophes; les philosophes eux-memes s'occupent .plus de politique que de metaphysique. Enfin, quand le malaise devient general sous le regne de Louis XVI, les homines sorit prets a agir. On abandonne les livres pour avoir recours aux armes. Des 1777, Pidansat de Mairobert resume ainsi le mouvement qui entrai- nait le siecle vers la Revolution : L'invasion dc la philosophic dans la republique des lettres en France est une epoque memorable par la revolution qu'elle a operee dans les esprits. Tout le monde en connait aujourd'hui 18 les suites et les effets. LTauleur des Lcttres persancs et cclui des Lettres philosop/iiqucs en avaient jetc le germe; mais trois sortes d'ecrhains out surtout conlribue a le developpcr. D'abord le& Encyclopedisies, en perfectionnant la metaphysique, en y portant laclarte, moyen le plus prop re a dissiper les lenebres dont la theologie 1'avait enveloppee, out detruitle fanalisnie et la supers- tition. A ceux-ci ont suecede les Economises; s'occupant essen- tiellement de la morale et de la politique pratique, ilsont chert-he a rendre les peuples pins heureux en resserrant les liens de la societe par une communication de services et d'echanges micux etitendus, en appliquantl'homme a 1'etude de la nature, mere des vraies jouissances. Enfin des temps de trouble et d'oppression ont enfante les P'atriotes t <\m, remontant a la source des lois et de la constitution desgmivernements, ont demontre les obligations reciproques des sujets et des sonverains, ont approfondi 1'histoire et ses monuments et ont fixe les grands principes de 1'adminis- tration. Cette foule de philosophes, qui se sont places comme a la t6te des diverses parties de la litterature, a principalement paru apres la destruction des jesuites, veritable point oil la Revo- lution a eclate (1). IV Pour suivre ainsi 1'evolution de i'opinion publique, la methode doit 6lre toule historique. II nc s'agit pas d'etudier les doctrines, de 1'exterieur ni dc les critiquer; nous ne rechercherons pas da vantage quels peuvent etre les merites purement litteraires^ artistiques de ces ouvrages, et nous ne negligerons pas abso- lument certains ecrivains inferieurs dont rinlluence fut plus considerable que le talent. En presence de ce flot. d'idees qui passent, il nc faut pas rester sur la berge en les observant curieu- semcnt : il faut en suivre le cours; il faut tacher de revivre un pen cette vie du dix-huitieme siecle, dc sympathiser avec ce& gens du monde qui etaierit le public ordinaire des philosophes, de nous identifier avec eux, de ressentir leurs aversions comme leurs enthousiasmes. Quelle etait.leur attitude au moment do tel eve'nement? a la publication de tel livre? qu'en penserent-ils'.' (l.Debul dc la preface resse, p. 43. (4 < i rim m. I. Tic,. 'i FIXTOII. Leldcs sur ifnelijuei Perils de ce leinp*, 4 Janvier ll'M. sions extremes auxquelles on finirait bicn pourtant par arriver un jour. Mais, clans ees premieres annees , on voulait seulement se livrer a 1'elude et on DC demandait rien de plus que la libcrte intcllcctucllc. Ill On la reclamait d'autantplus imperieusement quc les pouvoirs elablis s'y opposaient ayee plus d'intolerance. On n'clait encore quc Iheiste; en metaphysiquc, on croyait que Dieu a cree le monde et meme que sa Providence le gouverne; on respeclait tons les principes dc la morale traditionnelle; mais il suffisait qu'on ne Cut pas parfaitcment d'aceord avec la theologie calho- lique pour meriter de graves condamnations. C'est ainsi qu'on poursuivait Diderot qui composait alors hativement scs premiers ouvrages philosophiques et les vendait cinquante louis a son libraire Durand pour subveniraux besoins dc M" 1C dc Puisieux, sa maitresse (1). Quoique encore assez mo- derees, ses idees n'en etaient pas moins severement condamnees. Apres la traduction de VEssai sitr le merite el la verlit, il avail donne en 1746 scs Pensecs pliilosophiqucs. Tout en condamnant Tatheisme et en affirm ant sa croyance en Dieu, il y laissait percer un scepticisme inspire de Bayle, et sa critique ralionaliste du dogme irnitait celle de Voltaire (2). Aussitot paru, le livre etait condamne par le Parlement comine presentant aux esprils in- quiets et temeraires le venin des opinions les plus criminelles et les plus absurdes, dont la depravation de la raison humaine soit capable, et placant par une incertitude affectee toutes les religions presque au meme rang pour finir par n'en reconnaitre aucune (3). Pcu emu de cet analhemc, Diderot ecrivait, trois ans apres, sa Lettre sur les avciigles, qu'il faisait editer a Paris par Durand. Les idees philosophiques y etaient beaucoup plus hardies; puisque d'un simple deisme sceptique il y passait au sensualisme absolu, ;i unc attaque beaucoup plus directe, beaucoup plus serieuse de la philosophic chretienne. Ces idees etaient toujours presentees (1) .M me de Varulcul, Memoiivs. (2. Les quelques peusecs qu ajouta Naigeon dans 1'eilition de 1770 etnient violentes centre la religion. ::} llihl. Nat., Ht-s. F, 718.31. 26 d'unc facon vivante, f rap panic, a propos tin cas des aveugles nes operes dc la cataractc, djnt il imaginait les idecs sur 1'art, la morale on la religion. Elles elaicnt asscz goutecs, quoique encore assez pen rcpan- dues. Dans 1'esprit do Diderot, ces ouvrages n'elaient destines qu'a un petit nombrc d'iuities. II proclamait en 1746, en tete de ses Pcnsi'cs : J'eeris de Dieu, je comptc sur peu de lectcurs et n'aspire qu'a quclqucs suffrages. Si ces Pcnsees ne plaisent a pcrsonne, elles pourront n'etre quc mauvaises, mais je les tiens pour detestablcs si elles plaisent a tout le mondc. II ne songeait aloi-s qu' < % i ccux qui avaicnt dc'ja fait quelques progres dans Follicle dcs lettres et de la philosophic . Diderot n'etait pas scul a cxposer ces idees. En 1748, un de ses amis, un avocat, nomine Toussaint, fit un livre qu'il intilula DCS Mamrs, et oil il Iraitait en pliilosophe les questions morales et rcligieuses. II declarail quc les cultes exterieurs etaient indif- ferents a Dieu, ct il conseillait au sage de pratiqucr le culte inte- rieur ct la verlu scion ce que lui conseillait la loi naturelle ecrite an cccur de tout homme. II s'elevait enfin contrc la pcine de mort qu'il jugeait contraire a cette loi naturelle. II n'en fallait pas davantagc pour encourir une eondamnation rctentissantc, dont le premier ed'et fut dc donncr a ce livre assez plat la plus grande vogue. Aussitot tout Ic monde, homme ou femme, sc piquanl un peu de quelque sorte d'esprit dans un certain monde, voulut voir cc livre. Chacun sc demandait : Avez-vous lu le livre des Maws? un soul cxemplairc passait rapidemcnt dans plusieurs mains (I). Mais cctle celebrite soudainc nuisit a la tranquillite de Tous- sainl, (ju'on avail vile reconnu comme etant Tautcur dcs Mceurs. II s'en etait peu cache du rcstc, ayant signe son livre dc la tra- diK-tion grecfjue de son nom, Panage. II fut oblige de s'exiler de France ct alia s'etablir en Prusse, oil il fut recu a la cour philoso- phifjue du grand Frederic. IV CYtait vcrs la meme epoquc que Voltaire allait s'y installer. II vonail, lui aussi, dc jouer son role dans cette premiere echauf- - 27 fouree ; il ctait deja un veteran de la philosophic; ct, quoiqu'il fut jusqu'alors considere surtout comme un pocte, ses Lett-res anylaises et divers autres morceaux avaient annonce qu'il pour- rait bien un jour etre aussi un philosophe. II avait deja pris celte attitude habile et bizarre qui fut constamment la sienne. 11 vou- lait etrc a la fois le plus audacieux et le plus officiellement rcs- pecte des philosophes. Aussi passa-t-il toujours son temps, tantot a composer et a publier ses ouvrages et tantot a les desavoucr. Vcrs 1748, au moment oil il cspcrait pouvoir rester a la Cour de France, et oil il accompagnait M' no du Chatelet a Luneville, a Sceaux et a Versailles, c'etait surtout de desaveux et de denon- ciations qu'il s'occupait. C'est aussi qu'il a decouvert une edition de ses pretendus ouvrages faite a Houen ou a Dreux avec le titre d'Amster- dam (I). Des douze volumes qui *la composent, il yen a quatre formes par des pieces etrangeres remplies des plus aflreux scandales, des libelles diffamatoires contre des personnes res- pectables et des impictes les plus abominables . Aussi Voltaire ecrit-il au Premier President de Rouen, a M. Clement, receveur des tallies a Dreux, au lieutenant de police Herault (2) ; il se pro- pose d'aller jusqu'a Maurepas, jusqu'au roi lui-meme. La difficulte est qu'il y a bien a Paris un magasin de cette horrible marchandise, mais qu'on ne salt oil, qu'on ne la trouve pas chez les libraires, mais seulement chez des etaleurs ou des colporteurs. Voltaire fait faire des recherches par ses amis : M me de Champbonin le previent que c'est un certain Lefebvre, de Versailles, qui est le coupable. II en avise aussitot Herault ; mais les perquisitions que fait la police ne donnent aucun resultat. Enfin, quand, apres un voyage a Luneville, il revient a Paris, il a perce le mystere; le libraire de Rouen qui a imprime ces livres, effraye par toutes ces recherches, lui a ecrit pour le prier de 1'autorisera faire une edition complete de ses oeuvres, moyennant quo! il brulerait les quatre volumes condamnables. C'est un certain Ratillon (3), que Voltaire appelle Vatiltin ou Ratiltin, et (1) On nc connait pas d'excmplaires de ces duuze volumes sauf du premier qui contient la Ilenriade. Peut-etre furcnt-ils brules coiume le deinandait Voltaire. (Ben- gesco, 2128.) (2) Le 11 juin 1748. (3) Ce Ralillon n'etait d'ailleurs pas du tout imprimeur a Houen, c'etait un re- licur de Paris, rue Saint-Etienne du Gres, qui servait d'inlerinediaire a .Macliuel de Jlouen (22015, 5, 6). 28 - qu'il s'cmpresse de denoncer a la police en demandant toujours inslamment qu'on brulc ccttc edition infame (1). On verra plus loin comment il finit par obtenir du libraire ce qu'il voulait. L'annce suivante il recommeneait a fa ire des demarches sem- blablcs. Un autre libraire venait de publier un Almanack du diable et un Recucil de chansons ou etaient inserees quelques pieces de lui qu'il ne voulait absolument pas qu'on lui atlribuat, notamment YEpltrc a Uranie. Son neveu Mignot, le correcteur des oomptes, se donnait des mouvements pour en connaitre les imprimcurs. Lui, meme, chaque fois qu'il ctait a Paris, faisait des recherches actives quand il n'etait pas de qnartier aupres du roi . II ecrivait lettre sur lettre a Herault a qui il avail bien soin de rappeler qu'il avait ete eleve quelques annees avec lui, et qu' il etait assurement un de ses plus anciens et dc ses plus tendres serviteurs .Enfin, il aSsurait qu'il emploierait volontiers son loisir dans la vue de servir I'Etat (2) . Mais Voltaire avait beau deployer tout son zele, Ton conti- nuait a inonder Paris de brochures infames . Car c'est a ce moment que se developpa et s'organisa le commerce illicite du colportage. Pour se procurer tous ces livres qui allaient devenir leur aliment necessaire, il fallait que les disciples des philosophes pussent passer outre aux prohibitions du gouvernement. C'etaient les colporteurs qui, a leurs risques et perils, venaient chez eux leur vendre au poids de 1'or des brochures qu'ils n'eussent pas Irouvees dans les bouti(jues de la rue Saint-Jacques, qui sortaient des imprimeries de Hollande ou de Suisse, ou qui avaient e*te lirecs en cachelte a Paris meme par quelquepresseclandesline(3). (I, L6ouzon-lc-Dnc, Voltaire ct la /olice, p. KJIMG3. (2 Iliid., p. lGfi-169. (3) i : ''-i/inMii -.-MI- ilouto ;m--i Irs colporteurs, qui vendaicnt au public les mnnus- criU dont In drailulion I'm iatcnse dan* la premiire inoiti6 du dix-huiticme sieclc. i Voir Lnnsou, llerue it'll int. /ill., 1012, 1.) II no sciuhle pas poui'tnnt qu'ellc ait 6lc aussi considerable dan.-* la periods rpii nous occupe. I.'andnce cst nlors plus grande et la irverit; du ^uuvcrnniiicnt sc itilachit pen a pen : les oeuvres iinpies, dont des copies fe ^ont ivp.nulurA jiiHqin* vors 1160, sont nlora publiees intcgralement ou en ex- truil^; el les oitvrnes nouveaux ne circulent inannscrits que pen de temps : il se 11 y avail ainsi a Paris tout uu niondc un pen interlope, gens de basse extraction, compagnons imprimeurs ou relieurs, col- porteurs proprement dits, brocantcurs d'estampcs, domcsliques ou anciens valets qui couraient les rues en cachant leurs mar- chandises sous leurs manteaux pour echapper a la police. Us se connaissaient et s'entr'aidaient les uns les aulrcs ; ils avaient dcs magasins oil quelque ami devoue recelait leurs livrcs. Ils for- maient comme une maffia de librairie dont les affaires etaicnt Ires florissantes. Ils jouissaient d'ailleurs dcs plus hautcs protec- tions et avaient souvent partie liee avec de grands seigneurs, dont le concours leur etait particulierement precieux (1). Aussi leur succes elail-il si grand qu'il inquieta bicnlol sericu- senient le gouvernement. Cette premiere explosion des idees nouvclles ne (arda pas a amener une repression severe dont out fort a souflrir tout le monde des imprimeurs, des colporteurs, meme des auteurs. Le Directeur dc la librairie etait alors le comic d'Argcnson. II ordonna en 1748 des mesures generales de police sur lesquelles on fondait le plus grand espoir pour retablir immedialement 1'ordre et le calme. On se mil a surveiller dc Ires pres tous les colporteurs qui se chargeaient de fa ire entrer a Paris ct de vendre tous ces ouvrages defendus, les Voltair'wna, les Mvetus, les Pcnsccs philosophiqncs, ct particulierement celui d'entre cux qui etait le plus en vuc, un nomme Bocheron. Un certain Bonin, horn me de la police, etait entre dans sa confiance et avait obtcnu de lui quelques renseignements. 11 etait attache a une imprimerie clandestine de la rue de la Clef qui appartenait a MM. (!es Essarts. Le lieutenant de police lui-meme y alia faire une perquisition une nuit, a (rois heures du matin. On cnfonca la porle. Mais le portier qui veillait prevint les neuf hommes qui travaillaient au moycn d'une sonnette. Ceux-ci s'enfoncerent dans une Irappe fermee d'une barre de fer et y resterent vingt-quatrc heures, au bout desquelles ils en sortirent, armcs de fusils et de pistolels, et se sau- verent si bien par-dessus les toils qu'on ne put les rallraper (2). Irouve vile un c dporlcui 1 pour les fairc imprimer. Nous uavoiis gueiv renconln- d;ins nos recherches d'arreslalions pour vcnlc li- uiuiiuscril?, ct ccpendtmt c tMuicul evidenimcnt les ineuies inspecteurs <|iii surveillaient ce coinuicrce et cclui i!e la librairie. (i) Voir not re etude sur // Commerce ii:s lie res )-oh lnis a fans de n.'JO ft I'M). (2] Finalemeut Boclierou parvint sans doule a tchapper a la police; i-ar, uinli.'! 1 !'* toules les mesures prises quelques jours plus lard pour Parrel cr dans I'mi ) D'Ar^pn-iou, MJmoii'tf, VII, 423. 33 - bert y viendra a son tour faire un discours de reception tout empreint de philosophic, oil il louera son predecesseur (un pre"lat, 1'eveque de Vence!) de n'avoir pas connu ce zele aveugle et barbare qui cherche I'impie'te oil elle n'estpas et qui, moins ami de la religion qu'ennemi des sciences et des lettres, outrage et noircit des hoinmes irreprochables dans leur conduite et dans leurs ouvrages ; et le succes en sera grand aupres d'un audi- toire particulierement brillant et nombreux (1). En 1751, le gendre de M. d'Argenson, M. de Maillebois, com- pose une chanson aflreuse et pleine d'impietes sur Jesus-Christ, et on la chante dans les diners, mme chez des bourgeois (2). Les imprimeurs et les libraires exploitent le gout du public. Plus de soixante libraires de Paris font venir de Hollande quan- tite de ballots de livres, parmi lesquels il y en a beaucoup de suspects, qui ont passe a la Chambre syndicate, entre autres le Dictionnairc de Bayle, de 1720, YHistoire des papes, YHistoire de Louis XIH (3). D'autres vont rechercherde vieux ouvrages parus jadis en Hollande, comme le Discours sur Tacite, et les font pa- raitre a Paris a meilleur marche (4). Le chancelier de Lamoignon s'emeut fort des Lettres d'un sauvage dcpayse qu'on exhume ainsi et qu'un papetier, Bougy, et un librnire de Paris, Robustel, font imprimer a Chartres. Car ce livre a pour objet d'attaquer les principes de la religion (5). La philosophic et presque tous les gens d'etude et de bel esprit, dit le marquis d'Argenson en 1751, se dechainent centre notrc sainle religion. La religion revelee est secouee de toutes parts, et ce qui anime davantage les incredules, ce sont les efforts que font les devots, et particulierement les jansenistes, pour obliger a croire. Us font des livres qu'on ne lit guere. On ne dis- pute plus, on se rit de tout et Ton persiste dans le mate*rialisme. Les devots sc fachent, injurient et voudraient etablir une inqui- sition sur ies ecrits et sur les discours ; ils poussent les choses avec injustice et fanatisme, ce qui fait plus de mal que de bien. (1) Brunei, les I'hilosoplies ct VAcaddmle, p. 42. (2) 2M.">6, G4 r. tf) 22156, 71 i-o. (4) Nouv. Acq., 121 i, 18. Arch, de Bast., 10302. (5) Nouv. Acq., 1214. 71. 22 157, lil, r. 22109, 68. Letlre d'un sativage tlepays^ a un correspondent t d'Amerique, con tenant une critique ties mceurs du siecle ft ties reflexions sur des malie'res de religion et du politique ; attribuc par Barbier a Joubert de La Hue; AmslcrJani, Joly, 1738, in-8. 34 Ce vent d'anti-monarchisme et d'anti-revelation nous a souffle d'Angleterre, et, comme le Francais encherit toujours sur les etrangers, il va plus loin et plus eflrontement dans ces carrieres d'eflronterie (1). Les idees les plus avancees du sieele sont deja en germe dans les esprits. C'est la memcannee, 1751, que le marquis d'Argenson ecrit sa fameuse page prophelique de la Revolution : II pent se fairc que ce gouvernement libre et anti-monarchique soit deja dans les tetes pour 1'executer a la premiere occasion... Qu'on ne disc pas qu'il n'y a plus d'hommes pour accomplir ces grands chan- gements : toute la nation prendrait feu, et, s'il en resultait la necessite d'assembler les Etats generaux du royaume, ces Etats ne s'assembleraient pas en vain; qu'on y prenne garde (2). Les grands ecrivains ont deja commence a exprimer leurs idees; mais il faut encore qu'elles se precisent. 11 faut aussi qu'ellcs se repandent davantage pour devenir une force dans la nation. C'est ce double travail qui va s'accomplir pendant la fin du regne de Louis XV. L'e'chec de cette premiere repression, la nomination de Males- herbes a la Direction de la librairie, les difficultes politiques oil se debat le gouvernement vont permettre aux philosophes de murir en paix leurs idees. Pendant quelques annees, on ne va plus user des mesures repressives que contre les pamphlet's et les romans licencieux, ou les idees philosophiques s'infiltrent d'ailleurs peu a pen. (1) Mtmoires d'Arponson, vn, 51. (2) Hid., vi, 3iO. CHAPITRE II LES PREMIERES ANNEES DE L ADMINISTRATION DE MALESHERBES. LES PAMPHLETS ET LES ROMANS LICENCIEUX I. Les l)rochures poliliques. II. Malesherbes. III. Pamphlets et romans : Aleheyan ; Genard ; Foug-ere de Monlbron; Therese philo- sophe. \\ . Voltaire : La Pucelle. I Les premiers grands ouvrages des philosophes paraissaient a mi moment propiec. Le gouverncment devenait volontairement tolerant,- protccteur me" me. C'est un de leurs amis, Malesherbes, qui elait nomine, en '1750, par son pere, le chancelier de Lamoi- gnon, a la direction de la librairie. D'autre part, ils ne risquaient pas trop d'attirer les foudres du ininisterc, qui etaitfort occupe a poursuivre ou a faire paraitre des livres dc polemique sur les evencmcnts politiques. Quant an clerge, il ne pouvait guere leur opposer une resistance plus efficace, alors qu'il etait en pleine lutte avec le gouvernement. Machault qui avail les sceaux, en plus du controle general, dans le nouveau cabinet constitue en 1750, venait de remplacer I'imp6t sur le dixiemc, cree pendant la guerre dc la Succession d'Autriche, par un impot sur le vingtieme auquel il pretendait soumettre le clerge. Ce projet soulevait les plus vives opposi- tions, et de part et d'autre on defendait aprement ses interet?. Pour preparcr 1'opinion a cctte reforme, le gouvernement avail fail ecrire par un avocat, Daniel Burgeton, un volume dc Lcttres qu'on designait d'apres leur epigraphe, Lcttres : Ne repiKjnalc (vestro bono] (1) et ou Ton prouvait, par de savantes raisons, que (1) Loutlres (Paris), in-S". 36 le clerge devait payer le vingtieme comme le reste du royaume. L'assemblee du clerge protesta energiquement et obtint du roi la suppression de cet ouvrage. Le conseil rendit un arret qu'on fit afficher ostensiblement aux coins des rues, moins pour donner satisfaction au clerge que pour prevenir centre lui le public, qui ne lisait point ces sortes de livres. On s'inquietait sans doute fort pen d'en empecher le debit, car il n'etait pas vendu aussi cher que 1'etaient ordinairement les livres defendus (1). En revanche, on saisissaitle Compte rendu que le clerge avait fait de son assemblee (2). Le chapelain des chanoinesses du cou- ventde Bellechasse, I'abbe Gonstantin, qui avait ecrit des Ucmon- trances du second ordre du clerge au roi, des Memoires concernant Cutilitc des Etals provinciaux et une brochure intitulee la Voix du prctrc, etait arrete et mis a la Bastille (3). Lc gouvernement trouvait pour lui repondre une plurne plus vive que celle de 1'avocat Burgeton. Voltaire, toujours pret a donner tin coup de patte au clerge, surtout quand il savait etre ainsi agreable au ministrc, Voltaire qui proposait vers la meme epoque au lieutenant de police de faire un ouvrage centre les convtilsionnaires (4), saisissait-l'occasion et publiait sa Voix du peuplc et du saye ou il demandait que le clerge ne fut pas exempts d'imp6t, qu'il ne fut pas une seconde puissance a cote de TEtat et oil il avail soin de glisser ce sage conseil : C'est un tres grand bonheur pour le prince et pour 1'Etat qu'il y ait bcaucoup de philosophes qui impriment toutes ccs maximes dans la tete des homines. Pour bien mettre ce principe en application, il lanoait en meme temps une autre brochure, Remcrctmcnt sincere a un homme charitable, oil il prenait la defense de Montesquieu qifun gazelier janseniste avait traite d'alhee et oil il faisail une apologie dc la religion naturelle en se moquant de 1'intolerance et de Tignorance du journalistc des Nouvclles ccclt>si(istir/ues. Ges deux brochures se distribuaient assez facilement dans le public. Par contre La Beaumclle, qui allait bientdt devenir rennemi mortel de Voltaire, publiait en meme temps un ouvrage qu'on I) BnrMcr, jnin 1750, IV, ii2. ('.(. Criium, I, 4:tl, lf juin n.'iO; ot Liiynes, i juin lljO, X. 27.j. (>, Hiirhior. in.ii Hoi, V, fil. 3; Arrhivrs '.. 39 severite gouvernementale. II reussit presque ainsi, malgre la reglementation officielle de la librairie, a accorder en fait la liberte de la presse. Des son arrivee aux affaires, il fit preuve de ce liberalisme si inconnu jusqu'a lui. En 1750, V Histoire du reyne de Louis XI qui avail (He supprimee en 1745, comme contenant plusieurs en- droits contraires... an respect avec lequel on doit parler de ce qui regarde la religion, ou les regies des mocurs ct la conduite des principaux ministres de 1'Eglise , reparaissait sans modification et son auteur, Duclos, etait nomme historiographe du roi, apres la retraite de Voltaire, en consideration de cette meme Histoire de Louis XI (1). line autre histoire, celle de Louis XIII, par Le Vasson, proscrite jusque-la, etait reimprimee (2). Les ouvrages des philosophes etaient tole'res, patronnes meme par le gouvernement et 1'Encyclopedie commengait a paraitre avec privilege du roi. La police ne s'occupait plus que des romans licencieux ou pamphletaires, ou le gout philoso- phique du jour commencait a s'infiltrer. Quand le gouvernement ou 1'opinion publique s'inquietaient, il fallait bien se montrcr un peu severe, mais ces condamnations etaient rares et assez incohe- rentes. Malesherbes savait d'ailleurs y mettre des formes. Quand il lui fallut poursuivre une certaine Sagesse des mousquetaircs , qu'il avait permise tacitement, il eut soin de prevenir I'auteur et le libraire qui mirent les exemplaires en surete avant qu'on ne fit les perquisitions. Et I'auteur etait-il bien coupable? C'etait le censeur Pidansat de Mairobert qui avait ajoute cinq' ou six des pieces les plus fortes qu'on y trouvait (3). Ill Les livres qu'on poursuivait alors etaient presque toujours des romans. II faut encore attendre pour voir apparaitre les petits catechismes de Voltaire ou du baron d'Holbach. Un auteur assez ignore donna pourtant, en 1751, une bro- chure qui les annonc,ait deja et qui occupa alors beaucoup les (1) Barni, Les moralistes frangais au dix-huitieme siecle, p. (2) 22156, 137 et H5. (3) 22159, 99, r, 1755. 40 esprils (!) ). II etnit intitule Zoroastre. C'elail une biographic dc ce sage qui avail Irouvc dans la meditation solitaire les prindpes de la religion naturelle et qui avail converti a ses idees 1'heureux peuple des Guebres. L'auteur en elail un jeune abbe de Mehegan qui 1'avait compose un jour, a la suilc d'un diner oil les hasards de la conversation 1'avaienl amene a soutcnir sa doctrine de la tolerance. La compagnie charmee avail beaucoup applaudi et 1'avait invile a ecrire ce qu'il avail dil. Non seulemenl il I'ecrivit, mais il le donna pour une cenlaine de livres a un garcon impri- meur, un cerlain Dufour, qui en lira sept cent cinquanlc exem- plaires, qu'on vendil aussilot dix-huit a vingt sols. On n'en vendit pas longtemps, car Dufour fut arrete el les exemplaires qui lui reslaienl furenl saisis. Quant a 1'abbc, de- nonce par Dufour, il fut mis a la Bastille, oil sa delcnlion dut ("Ire assez longue ; sa mere, qui sc desolait a Sens de la conduite dereglee qu'il avail a Paris, fit ecrire par I'arclieveque etecrivil elle-meme au lieulenanl de police pour qu'on J'y gardal long- temps, afm qu'elle put toucher les mille livres de rente qu'il avail sur 1'eveche de Saint-Claude et payer ainsi ses dettes (2). Mais pour tromper 1'ennui, ce mal terrible qui la guettait constamment, celle sociele oisive el Irop civilisee cherchait sur- loul des dislraclions dans la leclure des ouvrages legers, veri- lables romans ou pamphlels donl le goul, Ires \if pendant les premieres annees du siecle, ne lui passa jamais; el ceux qui avaienl alors le plus de vogue etaient generalement Ires licen- cieux d'abord, ct philosophiques par surcroil. G'esl en achetanl Ires cher ces pelils livres defendus, donl I'amusement lui elait devenu necessaire, qu'elle pril insensiblemenl 1'habilude dc se rassasier de loules ces produclions clandestines, donl les philo- sophes allaienl bienlol la fournir amplemenl. II y avail un certain nombre d'auteurs, donl le talent etait pctil et le sens moral moindre encore, qui, sorlis de peu, ccri- vnient, pour gagner quelque argent, des livres qu'ils colporlaient parfoiseux-m6mes. Ces trisles personnages etaienl nalurellemcnt poursuivis a 1'egal des colporleurs. Us passaienlleur vie a 1'etran- ^er, ou ils etaient souvent obliges de fuir, ou a la Bastille, oil on les enfermait des qu'ils etaient en France. Ils etaienl commc les (1) Grimm, n mni 1751, II, GO. (2) 22iO'J, 49. N.uiv. Acq., 1214, 11. Archives de la Hastille, XII, 362. 41 valets de 1'armec encyclopedique et preparaicnt la voie aux vrais soldats. On vendait ainsi a Paris, en 1752, une sortc de pamphlet centre les moours du temps, YEcole de I'homme, qui cut beaucoup dc vogue pendant quelques jours. Outre beaucoup d'impictes et des raisonnements assez hardis, il contenait des portraits tres forts du roi ct de la marquise de Pompadour. C'etait I'ocuvre d'un mauvais sujet nomine Genard, fils d'un marchand de vin, arrele plusieurs fois pour vol et que son pere avail du degager a plu- sicurs reprises du regiment des gardes, oil on 1'avait enrole. II avait fait imprimer quinze cents exemplaires de son libelle a iNoyon, et il etait arrive a en faire entrer sept cents a Paris, par pelits paquets de trente (1). 11 avait evidemment de hautes pro- tections. Le comte de Charolais en avait fait passer une centaine dans son carrosse, et ils etaient deposes a son hotel de la rue des Francs-Bourgeois, oil son suisse les vendait. Le suisse du marquis de Champigny et le domestique de M' ne de Meuze en debitaient aussi aux colporteurs. Quant a lui, Genard, ilprenait mille precautions, avait plusieurs domiciles, un chez M. de 1'Hdpital, rue Pastourelle, un autre dans la petite maison que M. le comte de Montboissier avait pour sa maitresse, M lle Goupee, un autre rue du Temple chez sa maitresse a lui, une ouvriere en robes assez jolie. II se faisait souvent accom- pagner par elle, quand il allait dans les maisons particulieres, oil il vendait tresmvstcrieusement sa brochure ; pas assez mysterieu- scmentcependant pour que la police ne remarquatpas cetetrange personnage, travesti en domestique et portant une epee. On fit une perquisition chez lui et on 1'enferma a la Bastille (2), apres avoir saisi le manuscrit d'un autre libelle du meme genre, YEcole fie la femme (3). II dut ensuite s'exiler en Hollande. Un autre folliculaire du meme genre etait un certain Fougere de Montbron, ancien garde du corps et valet de chambre duroi. 11 frequentait beaucoup les cafes et les promenades et se repan- dait en discours inconsideres centre les ministres et les seigneurs. Ayant voulu faire imprimer un pamphlet, il fut emprisonne, puis (1) Archives dc la Hastille, XII, 378. '2) 22151, 43, et Xouv. Acq., 1214, 38-40. (3) 11 en avail lout de mome conserve une copie, car trois aus apres, en 1755, il <:st en Hollande, ou il la fait imprimer, ainsi que des epigrammes affreuses centre le roi, la religion et les bonnes luoeurs. Et, comine il a la sotlise de revenir a Paris, il ne tarde pas a ctre dc nouveau arrete et embastille. (Xouv. Acq., 1214, 171.) 4:2 exile a cinquante lieues de Paris. Mais il se refugia en Ilollande et y publia le Cosmopolite, Margot la ravaudeuse et la Vllle dejoie. An milieu d'obscenites et d'attaques assez vives centre certaines personnes en place, il y semait des passages ironiques sur la religion etl'Eglise. On reussit d'ailleurs a le faire arreter en Ilol- lande, par rintermediaire de I'ambassadcur (I). Parfois les auteurs de ces pamphlets parvenaient si bien a se cacher qu'on avait toutes les peines du monde a les decouvrir. G'est ainsi qu'il parut, en 1753, un petit volume intitule : L'idee dc la personnc, de la maniere de vivre et de la cour du roi de Prussc, qu'on etait evidemment force de poursuivre tres severement, et dont on savait seulement qu'il avait ete imprime par 1'entremisc d'un colporteur, Cretot, et d'un pretre de Perigueux, 1'abbe Rou- zier (2). Bonin, la mouche qui travaillait deja pour la police en 1748, proposait encore ses services avec insistance a Malesherbes; il filait tous les colporteurs de ces petits ouvrages et voulait rivaliser avec 1'inspecteur d'Hemery (3). Gar, a cote de ces pamphlets, on avait aussi a surveiller les livres licencieux qui obtenaient encore bien plus de succes, et ou, d'ailleurs, parmi beaucoup d'obscenites, les idees nouvelles se faisaient jour. Sans doute, Crebillon le fils n'etait guere philosophe, et Diderot lui-meme mettait plus d'indecence que de philosophic dans ses Bijoux indiscrcts. Mais dans le Dejeuner de la Rape'e, dc Vade, il y avait des passages centre la religion, au milieu de beaucoup de polissonneries. II est vrai que cette edition de 1749 fut denoncee, saisie immediatement, et remplacee par une autre plus licen- cieuse, mais ou Ton avait retranche tout ce qui pouvait blesser la religion (4) . Dans un autre roman encore plus licencieux, Thercse philo- sophe, il y avait egalement, a cote des peintures les plus sca- breuses, des developpements philosophiques qui annon^aient I'esprit nouveau. Des trois parties de cc petit ouvrage attribue a (1) 22109, 30-32. Nouv. Acq., 1214, 73. Archives de la Bastille, XVI, 32i. - Funck-Brentano, Lelires de cachet, n 4277. (2) Nouv. Acq., 1214, 77. Archives de la Bastille, XII, 407. Mdm. d'Arg., VIII, 106. <3) Nouv. Acq., 1214, 107. Archives de la Baslilln y Bib. de 1'Arsenali, 10302. (S) D'H6iuery A Berryer, 17:14. Nouv. Acq., 121i, 106. 43 Darles de Montigny ou au marquis d'Argens, il y en avail une, consacree aux aventures du P. Girard et de la Cadiere, ou Ton condamnait le fanatisme, et une autre toute remplie de discus- sions sur la liberte et sur la distinction du bien et du mal (1). L'honn6te Barbier, qui jugeait d'ailleurs le livre charmant, avouait qu'il s'y trouvait des conversations sur la religion naturelle de la derniere force et tres dangereuses (2) . Tant a cause de ces passages qu'a cause des estampes lubri- ques qui 1'ornaient, 1'ouvrage etait tres defendu, mais aussi fort recherche. II avait etc imprime a Liege par un certain Delorme- Delatour (3), et n'etait entre a Paris qu'avec beaucoup de diffi- cultes et uniquement grace a la complicite d'un seigneur, ami du marechal de Saxe et du prince de Conti. Ce seigneur avait monte une sorte d'entreprise pour 1'introduction a Paris des livres licen- cieux et impies. C'etait aussi bien des Homme-machine , de La Mettrie, que des Touriere des Carmelites, des P or tier des Chartreux ou des Thercse philosophe, qu'il se chargeait de faire parvenir aux Parisiens. II avait plusieurs entrepots oil il cachait ses livres, et ou meme sans doute il les faisait brocher. Bocheron, avant son arrestation, les y faisait apporter par un sien cousin, un fiacre nomme Comtois , homme tres habile & reconnaitre les mouches et & les depister, et, quand tout etait prt, on les delivrait au pu- blic (4). L'operation ne devait pas etre mauvaise, puisque chaque exemplaire de cette petite brochure valait entre un et cinq louis d'or. Le succes en etait d'ailleurs durable. La premiere edition, qui etait de 1748, fut suivie de plusieurs autres, qui furent toutes aussi severement poursuivies (5). Aussi les colporteurs ne chomaient-ils pas : on continuait a inonder Paris de brochures infames , et le devot qui les signa- lait a Tindignation du lieutenant de police n'etait aulre que Vol- taire lui-meme (6). 11 ne se privait pourtant pas de repandre, lui aussi, dans le public, des contes ou la fantaisie et 1'esprit recouvraient des satires des moeurs et des institutions contemporaines peine (1) Grimin, I, 256. (2) Voir Roustan, les P/iilosophes et la SocMU franfaise, p. 271. (3) Archives de la Bastille, XII, 344. (4) Archives de la Bastille, XII, 296. (5) 1755. Nouv. Acq., 1214, 143, et Archives de la Bastille, XII, 428. 1761, Nouv. Acq., 1214, 345, 350. (6) Lgouzon-Le-Duc, Voltaire et la police, p. 166. 44 voilees par la fiction orientale, et qui concluaient a cet oplimisme relatif oil son bon sens naturel se complaisait. II venait d'ecrire son roman de Memnon, qu'il publia d'abord en 1747, puis 1'annee suivante sous le litre de Zadig (\). II y avail inlroduit des satires centre les tribunaux, les prelres et les pra- liques religieuses, a cote d'histoires fantastiques qui pouvaient faire parailre ironique le sous-litre de La Destinee, qu'il aurail meme voulu remplacer par celui de La Providence (2). La police connaissait Ires bien 1'ouvrage, m6me avanl qu'il parut. Le devoue Bonin avail eu communicalion du manuscril par un secretaire de Voltaire et avail prevenu Berryer avanl 1'impres- sion. Mais on ne pril aucune mesure pour I'emp6cher de pa- raitre (3). Voltaire etait alors assez bien en cour. II desavouail d'ailleurs energiquemenl ce rbman moral , quoiqu'ilnereussil ainsi a Iromper personne : c'etait une simple precaution que pre- nail pour son repos le genlilhomme ordinaire de la chambre du roi. Peu apres, il quiltait Paris pour se rendre a la cour du grand Frederic, el Ton n'enlendil plus en France que de loinlains Helios de ses querelles avec le docteur Akakia, puis avec le roi de Prusse. Mais, des qu'il s'eloigna de Berlin, il fit de nouveau parler de lui. IV Le plus celebre de tous ces pelits ouvrages legers, si a la mode alors, celui dont la publication fut le plus difficile, mais donl le succes aussi ful le plus grand, ce ful la Pitcelle. Ce poeme etait deja e"crit depuis longlemps, mais il n'avail encore jamais ele imprime. En 1749, M me du Ghalelel avail voulu faire venir a Cirey le libraire Lamberl afm qu'il lui en Ural quel- ques exemplaires pour elle el ses amis. Mais Voltaire s'y e"tait oppos^ (4), et c'esl seutemenl en 1755 que la Jeanne vil le jour. (1) Lougchump racontc (II, 15J3) qu'il avail 6crit Zadig pour la duchesse du Maine ct qu'il en avail donne eu ineixte lemps a iuipritner la premiere moilie a Praull el la seconde a Muchuel, pour les faire brocher eusuile lui-mfeme el en con- server la primcur pour la cour de Sceaux. Cetle hisloire esl fausse (v. Bcngesco, 1420). (2) Vollairc a Bernis, 14 ocl. 1148, publi6e par F. Caussy, Con-esp., 25 aoul 1911. (3) Bonin a Berryer, 10 sepleiubre 1148, Archives de la Bastille, XVI, 293. (4) Longchamp, II, 189. 45 Voltaire etait deja passe maitre en 1'art de manccuvrer au milieu de tous ces reglements vexatoires, qui entravaient tant le com- merce des livres, et nous voyons ici, pour la premiere fois, son adresse a combiner les intrigues les plus savantes pour faire con- naitre ses ceuvres au public. Apres 1'aventure tragi-comique de Francfort, Voltaire errait en Alsace, avant de se fixer definitivement en Suisse, quand il est pris d'une soudaine terreur. II recoit a Colmar, en novembre 1754, deux lettres qui lui mandent qu'on imprime la Pncellc et qu'on 1'imprime avec le chant de Ydne, tel qu'il 1'a d'abord ecrit et non tel qu'il 1'a corrige depuis (1) . I1 y a la de quoi faire fremir le bon gout et 1'honnetete. C'est le comble de 1'opprobre de voir le nom de Voltaire a la tete d'un tel ouvrage (2). De fait, il est certain que de nombreuses copies manuscrites circulent alors a Paris ou on les vend generalement quatre louis (3). Un nomine Chevrier en parle. M. Pasquicr 1'a lue tout entiere en manus*crit chez un homme do consideration qui lient son exemplaire de M" c de Thil (4). II est inevitable que la Pncclle tombe enlre les mains d'un libraire et meme le mal doit etre deja fait : On me mande qu'elle est imprimee et qu'on la vend un louis a Paris (5). Qui pent bieri avoir commis cette infidelite, se demande le bon apotre ; d'Argental a-t-il cu quelque domestique infidelc? Non ; ses papiers sont sous clefs. D'autre part, le roi de Prusse n'a jamais eu communication de ce chant de Vane. Done il doit y avoir eu erreur. II faut lout de meme se renseigner ; et il prie d'Argental d'en parler a Thieriol, de voir Lambert (jui est bien au fait de la librairie (6) . Puis il se tranquillise un pen. Cinq mois apres, en mai 1755, il s'agite de nouveau. II est installe avec sa niece aux Delices, aux environs de Geneve. Cette Jeanne 1'empeche de gouter les charmes de la retraile. M" 1C Denis ecrit a d'Argenson; elle ecrit aussi a Malesherbes, Voltaire prie d'Argental d'aller lui en parler, dc tout faire pour empecher qu'on ne 1'imprime (7) ! Des le recu de ces lettres, d'Argenson donne des ;l) Voltaire a d'Argcutal. 7 novembre l"oi. |.2) Ibid, 2i mai ll.'iii. (3) Grimm, l er Janvier 17o,'i, II. i(G. (4) Voltaire a d'Argenson, " novcmbi-e 1754. Cf. ibid., 2 deccmbre. (5) Voltaire a d'Argenson, 23 Janvier 17uo. (6) Ibid., 1 novembre. (7) D'Hemcry a llerryer. 19 jiiin 17o3. Nouv. Acq., 1214, 139 -l i -'. Of. Archives de la Baslillt, XII, 42-j, 40 - ordres pour qu'on fasse des recherchcs ; il en avise le lieutenant de police Berryer, qui previent d'Hemery. Mais d'Hemery ne decouvre rien. II connait bien Voltaire d'ailleurs, et il est intimement convaincu que si la Pucelle s'im- prime, ce ne sera jamais que du consentement de Tauteur et que, si elle se distribue manuscrite a Paris, c'est de Voltaire lui-meme que viennent toutes ces copies. Le chevalier de La Morliere, une de ses Ames damnees, n'en a-t-il pas vendu un exemplaire au colporteur Corbie cinquante louis? (1) et c'etait sans doute dans 1'espoir qu'il 1'imprimerait, de la meme facon que trois ans aupa- ravant il avail ete charge par M me Denis de faire imprimer sa Defense de Brolingbroke (2). II n'y a que ses amis qui en ont : M. d'Argental, M me de Graffigny, M ini la comtesse de la Marck, M. le due de La Valliere, qui 1'a surement monlre a M"' e la Mar- quise (3). Voltaire leur en a en effet envoye a tous (4) ; et la police et d'Argenson lui-meme sont mieux renscignes sur ces envois que fait Voltaire que sur les ventes qu'on en aurait deja faites a Paris pour des prix exorbitants (5). Us sont meme si bien ren- seignes, qu'ils arretent le paquet de toile ciree envoye a Thie- riot, ce qui n'empeche pas celui-ci de le recevoir, ainsi que tous ses amis (6). Et pendant qu'il fournit tout le monde de copies qui se multi- plient rapidement, le malicieux philosophe, de sa retraite de Suisse, cherche toujours qui a bien pu etre coupable de ces indis- cretions. Cc doit etre M" de Thil (7), se dit-il un jour; puis le lendemain, autre hypothese; il a tout decouvert, c'est le roi de Prusse qui 1'a confie a Darget dans le temps que lui, Voltaire, etait encore en France. Frederic comptait bien que Darget allait la faire imprimer et que le scandale, qui ne manquerait pas de s'ensuivre, forcerait Voltaire a se refugier a la cour de Potsdam. Et toute cette intrigue aboutissait maintenant a cette lamentable affaire ! (1) D'Hemery a Betryer, 30 aout 17.'j;j. Xouv. Acq., 1214, Io3. Cf. Archives de la Uaslille, XII, 428. (2) Journal de la Hbrairic, 221.'", 143 r ct 1U2 r. (3) D'Hemery a Beiryer, :>t juillel. Nouv. Acq., 1214, 442. Cf. Arc/lives de la llasli/lr, XII, 425. (I) Voltaire (lit a d'Argenlnl (13 juin) qu'il eii enverra a M. de La Valliere et a .M mo do Pompadour. II IVnvoii; a Thicriot, le 22 juillel. (.'>) .Mille Jcu3 au due de La Vnllinv. l/iid. (6) Arc/lives de la Raslille, XII. 42.'i. Cf. Voltaire a Thi6riot, 22 juillet. (7) Elle avail 6le attacliee au service de M me du Chdtelet. - 47 Tous les libraires de 1'Europe sont aux agucts... Les copies sc multiplient (1). En cttet ; ct ce sont les amis de Voltaire qui les font faire. En aout, c'est un pretre qui vend la Pucelle, un sieur abbe DC la Chaux, lequel est connu de M. de la Marck et de la maison de Noaillcs, aussi bien que de M me de Brancas (2) . En octobre, il s'en repand denx mille exemplaires a Paris (3) ; les uns ont douze chants, d'autres quatorze et quinze, quelques- uns dix-neuf. Quoique Malesherbes defendit rigourcusenient toute impression, il n'etait pas douteux que la Pncelle dut paraitre bientot autrement qu'cn manuscrit (-4). Et meme si elle n'avait pas etc imprimee plus tot, la faute n'en ctait pas a Voltaire. II avait bien compte qu'une des copies qu'il avail envoyees a Paris serait imprimee, mais il avait ete decu. II s'y prit alors autrement. Si on ne se laisse pas convaincre par toutes les affirmations dc cet illustre menteur, voici comment ont du se passer les choses entre lui et ce Grasset qu'il a tant accuse, tant persecute, mais qui parait avoir ete un assez hon- nete homme (5) et dont nous avons par ailleurs le temoignage (6). Grasset venait de sejourner deux ans "a Paris comme repre- sentant de la maison Bousquet de Lausanne. II y avait vaguement entendu parler de la Pucelle, et il etait sans doute rentre en Suisse, quand il re out de Voltaire la lettre suivante (7) : On m'a renvoye de Paris, Monsieur, une lettre que vous avez ecrite au sieur Corbie. Vous lui mandez que vous allez faire une edition d'un poemc intitule la Pucelle d' Orleans, dont vous me croyez 1'auteur, et vous le priez de la debiter a Paris. On m'a envoye, en meme temps, des lambeaux du manuscrit que vous achetez. Je dois vous avertir que vous ne pouvcz faire un plus mauvais marchc ; que ce manuscrit n'est point de moi ; que c'est une infame rapsodie aussi plate, aussi grossiere qu'indecente; qu'elle a ete fabriquee sur 1'ancien plan d'un ouvrage que j'avais (1) Voltaire ii d'Argonson, 1'j juin. 2) D'Homery a Herryer, Nouv. Acq., 1214, 152. (3) Les copies s'ca sont si fort nuiltipliees qu'il n'y a pas de maison oil il n'y en ait an nioins une . Thieciot a Voltaire, l er octobre. (ft. llisi. lilt., 19US.) (i) Golle, Journal, octobre Uo.j, II. 3i. Cf. 22151, 113. '")) II avait les contre-seings du chaucelier, de d'Argensou et de Berryer, et ce dornier signait les lettrcs qu'il lui adressail avec un grand Votre Ires humble (Voltaire a d'Argeuson. '20 aout 1755.) (0) Grasset a laisse dr-s meinoires qui sont cites dans Gaullieur. Etudes sur l'/u'f- luire lilte'iah-e de la Suis.se franyaise (p. 215, sqq.). Grasset, dans ce recit de 1'affaire, dunne dt;s dates tres precises el qui concordent avec celles de Voltaire. (1) Voltaire a Grasset. 2G inai, n 2921 de 1'edition Mollaiid. 48 - ebauche il y a trente ans ; que c'est 1'ouvragc d'un homme qui ne connait ni la poesie, ni le bon sens, ni les mocurs ; quo vous n'en vendriez jamais cent exemplaires; et qu'il ne vous resterait, apres avoir ventlu votrc ouvrage, que la honte et le danger d'avoir imprime un ouvrage scandaleux. J'espere que vous profiterez dc 1'avis que je vous donne ; je serai d'ailleurs aussi empresse a vous rendre service qu'a vous instruire du mauvais marche qu'on vous propose. La lettre est bien aimable pour etre adressee a un voleur ; el cette phrase finale : J'espere que vous profiterez... n'a-t-ellc pas 1'air d'une proposition, d'une invitation a im primer? Grasset d'ailleurs protesta qu'il n'avait jamais achele un manuscrit si plein d'infamies. Cependant Voltaire fait faire des demarches a Paris pour que personne et surtout Corbie n'y imprime rien (1) ; et il cherche encore a voir Grasset (2). Enfin, comme Grass et ne comprend toujours pas on ne veut pas comprendre, Voltaire lui fait ecrire par Colini, son secretaire, le 10 juin 1755 : M. de Voltaire sail qu'il y a a Lausanne une copic extremement incorrecte de ce manuscrit. Si ceux qui le posscdent avaient voulu avoir le veri- table ouvrage qui est du double plus considerable, j'aurais pu le leur procurer avec la permission de 1'auteur (3). Et, commc Grasset ne mettait pas encore assez d'empressement a venir, Golini ecrivait de nouveau le 18 juillet : Vous ferez fort bien de venir vous presenter vous-me"mc a une personne satisfaite de vos precedes et qui vous rendra tons les bons offices qui depcndronl d'ellc ; et le 22 : Si vous pouvez venir sur-le-champ et apporler les papicrs que vous savez, vous ne serez pas mecontent de volro voyage. Pendant qu'il cherchait si opiniatrement h voir Grassel, Voltaire prcnait ses precautions pour desavouer 1'edilion des qu'elle serait faite ou pour expliquer ses demarches, si elles echouaicnt, et il racontail a d'Argental que ce coquin de Grassef avait rapporte de Paris une copie infamc et dt>testable , que peut-etre meme il avait deja mise sous presse (4). (1) Vollairc a Ilicliclicn. 20 inai; u d'.\rpcnsi>n, 2s niai. (2) Voltnire a Hroulo^, 6 jtiin. (3; (i.iullirur, p. 2l(i. (4) Vullairi! a irArgcnuon, 2-' juin : D'Ar^cntal, facilcmcnt convniiicti par Vollairc, rliorrlia a pcrsuailor .Mnlo8hcrl)i.v, rpii, aver plus do ptM-dpicarite, avait sans 49 Enfin, le 22 juillet, (irasset, qui partait fairc en Espagne un voyage d'affaires, passe a Geneve. Colini va 1'y chercher ct le mene aux Delices ; il y dejeune avec M me Denis, il y voit Voltaire, mais celui-ci comprend sans doute tout de suite qu'il n'y a rien a faire avec lui ; il se contente de lui exprimer sa satisfaction dc tout ce qu'il dit sur la pretendue impression du livrc qui lui donnait tant d'inquietude (1) ; et il 1'invite a diner pour le len- demain. Mais soit pour se venger de cet echec, soit plutot pour se reserver un moyen de desavouer les editions futures, il com- bine toute une petite intrigue. 11 prie Grasset de lui rendrc en ville un service concernant ce malheureux manuscrit; Grasset s'en defend longtemps, eiifin s'en charge, et, quand le lendemain il vient lui en rendre compte, Voltaire lui fait une scene fort desa- greable (2), part aussitot a la ville, chez le magistral, et fait arreter le pauvre Grasset, qui ne resta d'ailleurs qu'une nuit en prison, les syndics lui ayant promptement rendu justice. Le len- demain, il partait pour 1'Espagne. Mais Voltaire raconte a tout le monde que Grasset lui a pro- pose pour cinquante louis d'or un manuscrit infame de la Pucellc fait par le laquais d'un athee (3) , qu'indigne, il 1'a aussitot fait arreiter, et que le malheureux a avoue sa complicate avec un capucin defroque, un certain Maubert, qui se trouve ainsi intro- duit dans cette histoire et qui va y jouer un role important (4). Voltaire explique qu'il tient ce manuscrit du fils de M. de Mon- tolieu, lequel le tient lui-meme d'un certain fripon, nomme Tinois. II en ecrit au roi de Prusse, a la Margrave de Baireutli, et tout le monde est ainsi bien prevenu, quand I'edition se fait en fin par les soins dudit Maubert, a Francfort. Voltaire savait fort bien a la fin de 1'annee que cette edition doute devine le secret de 1'inlrigue (d'Argenson a Maleslicrbcs, septembre I'lili. Xouv. Acq., 3346, 79). (1) Memoires de Grasset. (laullieur. p. 21G, (2) M m Dufournet, la tille de Grasset, a meine raconte, daus le Journal t/c Lausanne du 16 fevrier 1793, que Voltaire, gonQe de fureur , avail saute a la gorge du lihraire en criant au voleur, a 1'assassin, et en ameulant ses gens. (Voir Desnoiresterres, V, 112.) (3) NVagniere, Mem., I, 2o, qui dit, a tort d'ailleurs. en 1756 . Voltaire a M. le Premier Syndic du Couseil de Geneve, 2 aout. Voltaire a Dargct, 5 aout, a Polier de Boltens, a Breules, etc. (i) II etait 1'aiileur d'nn Testament politique d'AWernni, ot connu comme rennemi de Voltaire Jd'Alcmherl a Voltaire, 13 decembre niio;. Maubert avail bien un uianus- crit de la Pucelle. 11 I'.ivail moutre a Covelle, et celtii-ci en avail copic dix-sept vcrs qu'il avail donnes a (irasset. C'esl lout ce que Grassel posscda jainais de la Pucellc (Gaullieur, p. 217). 30 etait toute prete et qu'elle allait bienlol paraitre a Paris (1). II se demandait s'il n'allail pas encore publier une protestation dan,s un journal, mais il en avail deja fait assez pour se mettre a 1'abri. II se contentait de se plaindre aux magistrals de Geneve, dont il etait beaucoup plus pres que de Paris. II oblenail leur promesse d'empecher cette capucinade effrontec d'entrer dans leur petit district (2) et il faisait saisir un memoire que Grasset avail envoye a Bousquet, sur la lecture duquel le Conseil de Geneve decernail un decrel de prise de corps conlre Grassel. JVIais celui-ci elail a Marseille, loin des affaires de Geneve (3). Plusieurs aulres edilions paraissaienl presque en memo temps (4). Vollaire accusail meme La Beaumelle d'en avoir fait une en Hollande sur un manuscrit qu'il lui avail envoye de Paris (5). Toul le bruil qu'il avail fail autour de celle affaire atli- rail forcement 1'atlenlion sur la publicalion de la Pucellc, qu'on allendait depuis longlemps ; el c'esl sans doule ce que souhaitait I'auteur. Quand le livre futbien lu par loul le monde, deux ans plus lard, en aoul 1757, un arrel du Parlement le condamna avec d'autres ouvrages du meme genre. Huit particuliers, imprimeurs, relieurs elaient condamnes en meme temps au carcan dans la Greve et a Irois ans de bannissemenl. Un sieur de la Marteliere, auleur de vers, etait envoye, par conlumace il esl vrai, aux galeres pour neuf ans, et uu abbe de Capmarlin encourail la meme peine, comme auleur d'ecrils tendanl a Iroubler la tran- quillile" del'Elal (6) . Telles elaienl le_s severes condamna lions auxquelles on s'cx- posail en ecrivant on en vendanl des ouvrages defcndus ; rnais elles n'elaient pas frequenles. Les occasions ne faisaienl cependanl pas defaul pour les pro- noncer. Car, a cdle de ces pelils livres plus ou moins scandaleux (1) Voltnirc u d'Argcntnl, 29 octohro ; a Urenlos, 24 oclobro. (2) Voltaire a Polier ilc Botens, 14 novemhre. (3) Voltaire u Bertraud, 26 septeuibre. Vollaire seinble s'e'tiv ircoucilie pur In suite avec Grasaet. En ITCo, il le recommanduit inai 176'), Mercitre de France, 1908). (4) Bengeaco note, outre 1'eililion prinoeps ); il no parlc pas de cello dc La Beaumelle. (3) Xouv. Acq., 3348, 20C. Vollnire a d'Arjrental, \ ft novciubre 1756. Voltaire donna une edition avotiue cbez les Cniiner en 1702 (Longchaiiip, M&in., II, 187;. ;fi) Barbier, scptcmhrc 1757, VI, 577. 51 et generalement poursuivis, il en paraissait beaucoup d'autres dont les maximes, quoiquc bien autrement graves et serieuses, n'en etaient pas moins rigoureusement defendues. C'est pendant Pad ministration de Malesherbes que paraissent les ouvrages les plus importants des philosophes. Tandis que les gens du monde s'amusent encore a la lecture des pamphlets et des contes licen- cieux, les hommes de lettres pensent dans la retraite et le silence et commencent a fa ire part au public du resultat de leurs medi- tations ; et les colporteurs, habitues jusque-la a vendre les petits ouvrages condamnes que nous avons vus, vont desormais se charger de distribuer a leurs clients les livres les plus serieux et les plus volumineux. Les premiers colporteurs de V Encyclopedic en sont un pen effrayes; mais ils reconnaissent vite dans le Dictionnaire con- damne leur marchandise ordinaire. L'un d'eux vient dire a Diderot : Je ne blame ici que la forme Kt par ma foi, j'en suis fache ; Get ecrit, sans sa masse enorme, Pourrait etrc un ecrin cache. Si sa taille elait plus petite, J'en repandrais incognito, Gar il a, dit-on, le merite De ce qu'on vend sous le manteau. J'y voudrais pourtant une chose, G'est qu'il eiit ete defendu ; Pour cela seul sans autre cause II serait alors bien vendu (i). Cc colporteur ne tarda pas a etre servi a souhait. (1) Dialogue entre tin colporteur et Diderot dans la boutique d'ttn lil/rairc sur te Dictionnaire de rEncyclope'die. 221oG, 118. CHAP1TRE III LES DEBUTS DE L ENCYCLOPEDIE (1746-1753) I. Didcrol el 1'oryanisalion do V Encyclopedic, II. Premie-res dil'li- cultes. Kmprisonnement de Diderot, 17/19. Apparition clu premier lome, novembre 1750. .\ouvelles diflicultes. III. La these del'abbe de Prades, novembre 1701. Sa condemnation. IV. La condamna- lion de YEncycloptdie, fevrier 1752. V. L'Apolof/ic de I'uhbe ) Ibitl., XI, :!(;). (:), 2:; iioi-iniiiuv. vii. :;t;. (i) Jauvit-r 1T.-.2. V. I'.:. - 6i commengait a insinuer sur les propheties, on portait un coup terrible a 1'apologetique. IV C'est peut-etre ce que virentles Jesuites et leur parti, a moiiis que ce ne fut surtout la publication de 1' 'Encyclopedic et la querelle qu'elle avail suscitee 1'hiver precedent entre les philosophes et les journalistes de Trevoux qui les deciderent a intriguer centre cette these d'un ami de Diderot (1). Us reussirent a emouvoir 1'opinion publique et les autorites ecclesiastiques a la fois centre la these de 1'abbe de Prades et contre le celebre Dictionnaire. La Sorbonne s'emut du scandale ainsi provoque ; on s'y remuait beaucoup en de'cembre: le bruit courait que le president de la these et le prieur allaient etre repris pour 1'avoir signee sans 1'avoir lue, que 1'abbe allait etre suspendu de son ministere jusqu'a sa retractation et que Tautorite royale allait 1'exiler (2). Prades demanda a etre entendu pour se justifier; on le lui refusa. La Sorbonne se reunissait tres frequemment, discutait, exami- nait, nommait des commissaires, intriguait. Tous les religieux qui en faisaient partie etaient dechaines contre Prades. On lui reprochait ses liaisons avec les philosophes; on disait que les Encyclopedistes avaient voulu par le moyen de cette these tater le terrain et se donner des garanties pour le cas oil ils seraient inquietes : une fois leurs idees approuvees en Sorbonne, ils seraient bien libres de les developper dans leur Dictionnaire. Or Y Encyclopedic etait tres mal vue des Cordeliers parce que D'Alem- bert et Diderot dans le premier volume s'etaient un peu egayes sur le compte de Scot, un des grands docteurs de 1'ordre de Saint-Francois. On avait meme public pour repondre a ces attaques une petite brochure, a laquelle etait jointe une estampo representant un cordelier qui donnait le fouet a Diderot (3). D'autre part, les Jesuites etaient furieux de voir paraitre un ou- vrage important dont ils n'etaient ni les editeurs ni les protec- (1) Diderot craignit toujours de voir ~on ouvrage repris par les Jesuites. < Le danger auquel \\ faudra principalement obvier et que nous aurons prevu, dit-il <\;\\\< 1'article Encyclopedic, c'esl que le soiii des editions subsequentcs ne soil pas aban- doune au despotisine d'une societe, d'une compagnie. quclle qu'elle puissc etre. (-2} D'Argenson, 11 et 3 decembre \~:>l, VII, H et yC. (:{') Barbier, Janvier 1752, V, 149-153. 62 teurs. Us voulaient detruire, s'il en etait encore temps, cette puissance rivale de la leur et qui semblait devoir etre plus dan- gcreuse encore que le jansenisme. Aussi on cabalait ferme a la Faculte, afin de faire passer 1'abbe de Prades pour un impie et d'arreter la publication de \En~ cyclopedic, dont le second volume etait sous presse. Le 25 Jan- vier on arrivait enfin a reunir quatre-vingt-douze voix centre cinquante-quatre pour decider que la fameuse these serait condamnee, que I'abbe de Prades serait exclu et raye de la licence. Cette censure etait confirmee dans la seance generate et extraordinaire du 27 ; elle etait imprimee et publiee a la fin du mois (1). Mais on n'avait pas pu empecher que, deux jours avant, le second volume de YEncyclope'die ne parut et ne fut delivre aux souscripteurs. Les libraires s'etaient meme donne beaucoup de mouvements, cherchant a en avoir du debit et voulant empe- cher toutes les satires qu'on faisait centre cet ouvrage (2) . Aussi ne s'en tint-on pas a cette simple condemnation, et, pendant que les esprits frondeurs chansonnaient la censure (3), on intriguait aupres de 1'archeveque qui publiait un mandement le 29. Ce mandement condamnait la these comme contenant plusieurs propositions fausses, captieuses, blasphematoires, erronees, heretiques , prononc,ait 1'interdiction centre I'abbe de Prades et s'etendait longuement sur ses opinions dangereuses. L'archeveque profitait meme de 1'occasion pour protester centre le deisme et le materialisme regnant, faisant des allusions trans- pa rentes a I 1 Encyclopedic (4). C'etait faire le jeu de ses adversaires, et s'attacher a repandre dans le public des idees qu'on aurait du laisser dans des theses latines ou dans des in-folio couTeux. Les Jesuites, aussi zeles que maladroits, faisaient crier ce mandement dans tout Paris et le donnaient si bon marche que des gens de boutique meme 1'ache- taient (o). Pour faire encore plus de bruit, le Journal dc Tre'voux tonnait toujours contre 1' Encyclopedic et les pauvres janse- nistcs, qui auraient voulu ravir aux Jesuites rhonncur de hair I 220-J2, fi.'i. Arch. Nat. >IM 2:H, ( 'Ml. (2, Journal fevrier, Vll, 9'J. (2) Memoires de M"' e du Vaudciil. Ed. Asst'-xat et Tourneux. T. I, i>. XLV. (3j Uarbier, fevrier n.j2, V, l.TI. Lottin, p. 224. 4; D'Argeiison, VII, 10'J. :>} Uarbk'r, fevrier 17.'>2, V, 1C8. Harbier seiulile confiriner le recit de ftl me de VandtMil, puisqu'il dit au sujet do ci.-tlc visite: Lo JJretoii n'avait pas c<- manuscrit iiiuini! pour le troisicme toino. II cst certain que M. Diderot, le principal cditeur et un des libraircs out port*' 1 ft reiuis tous les manuscrits a M. dc Laiuoiynon dc Alalesherhcs. 64 D'autre part, quelques personncs plus sceptiques se disaient qu'en somme, cet arretne defendait pas de continuer 1'impression du troisieme tome, qu'on ne Tavail peut-etre rendu que pour satisfaire les Jesuites et pour justifier le mandement de 1'archc- veque et m6me pour prevenir le Parlemeiit qui aurait pu etre plus severe. Les ennemis des philosophes, ccpendant, ne trouvaient pas leur succes assez complet, et ils s'acharnaient encore contre 1'abbi 1 de Prades et contre sesjuges. Le Parlement etait saisi de raflairc et entamait une enquete. Le Procureur general Joly de Fleury se renseignait sur les cas semblables qui s'etaient deja presentes et sur le ceremonial employe dans les soutenances de theses. II notait tous les textes qui pouvaient compromettre 1'abbe. Le second tome de V Encyclopedic, a la page 862, n'invitait-il pas 1'abbe de Prades a suivre sa carriere avec courage et a employer ses grands talents a la defense du seul culte sur la terre qui meritat un defenseur tel que lui (1) ! Des tableaux etaient dresses notant les concordances entre la Ihese condarnnee et le Discours preliminaire de I' Encyclopedic ou les OEtivrcs de Vol- taire (2). On pensait exercer des poursuites contre le syndic Dugard, coupable d'avoir approuvc la these et qui n'echappait a une condamnation qu'en envoyant a Nosseigneurs de la Cour du Parlement, la lettre suivante : Messeigneurs, j'ai cru qu'il (Ha it de mon devoir d'informer la Cour du bruit et du scandale que cause depuis quelque temps une these soutenue dans la Faculte de theologie par un des bacheliers de licence nomme de Prades, le 18 novembre de la prescntc annee. Cette these, qui est plutftt un livre qu'une these, tant elle estlongue, etant composee avec beaucoup d'art et un style elevr et en beau latin, m'avait paru, a la premiere lecture, remplic de beaux sentiments en faveur de la religion et par la meriter mon approbation, mais je rne suis apercu, apres un examen beaucoup plus reflechi, que Tauteur ernployait des expressions trop hardies et pen mesurees, et plusieurs propositions reprehensibles qui ohoquent notre sainte religion. C'cst pourquoi je condamne cclte these; tel est mon sentiment et celui de la Faculte, laquelle apres avoir nomme des deputes pour examiner la dite these, et apres (I) Collection July ')< Floury, doxsicr 3090. Vol. i!)2. f" 317. 2 Ihid., f<> 319, :\->1. 05 le rapport qui en a (He fait, 1'a condamnee dans 1'assemblee du 15 du present mois indiquee extraordinairement pour cette seule affaire, <>l le baclielier a ele exclu de Ions les exercices de la licence. Telle est ma declaration. Signe : DUGARD (1). 11 dut neanmoins demissionner dans la suite. Enfin, le 11 fevrier, une condam nation .etait prononcee centre la these, apres un requisitoire de Lefebvre d'Ormesson, et 1'abbe etait decrete de prise de corps (2). Joly de Fleury prevenait aus- sit( A )t 1'intendant de Montauban, d'oii 1'abbe de Trades etait origi- naire (3). Mais 1'abbe ne songeait nulleinent a se refugier dans son diocese, dont 1'evequelancait d'ailleurs un mandement centre lui. VI C'etait main tenant au tour des Encyclopcdistes de se remuer, et ils ne s'en firent pas faute. On avisa d'ab'ord au plus presse, qui etait de trouvcr nne retraite au pauvre persecute. On pensa tout de suite au grand souverain protecteur des gens de lettres, ;i la cour duquel Voltaire venait d'arriver. D'Alembert alia voir M me Denis et la pria d'ecrire a son oncle en faveur de 1'abbe. Vol- taire fut enchante de rendre service a un philosophe. D'accord avec le marquis d'Argens, il lui prepara les voies ; le roi accepta et Prades quitta aussitot la Ilollande ou il s'etait refugie et arriva a Potsdam au mois d'aout. On le trouva le plus drolc d'here- siarque qui eut jamais ete excommunie, gai, aimable et suppor- tant en riant sa mauvaise fortune (4) . II reussit si bien a la cour qu'il devint lecteur du roi de Prusse, lequel se mit en tete, en 1753, de lui faire avoir un benefice dans son royaume. La chose n'etait cependant pas facile. L'abbe commen^a par donner une justification tres savante de sa these a Berlin; puis le roi s'adressa a 1'eveque de Breslau qui en refera au pape(5).Benoit XIV, peuau courant de 1'affaire, ecri- 1) Ib'ul., ( 32:]. (2) Arcli. Nat., X'*, 8485, l' 28. (I!] Collection Joly dc Floury. Md., 322. (1) Voltaire a M Deuis, le 19 aout 1752. (5) Barbier, VI, 1-3. vit au cardinal de Tencin (1), ((ui avertit aussitot la Sorbonne dont il etait le prieur (2). Lui-meme etait du parti favorable a 1'abbe de Prades. On lut sa lettre au prinul mensis de Janvier 4754, puis on nomma trois commissaires qui exigerentune retractation. L'abbe, qui pensait sans doulo qu'un bon benefice valait bicn cettc concession, fit paraitrc a Berlin, le 5 avril suivant, une retractation de sa these qu'il envoya au pape, a I'eveque de Mon- tauban, a 1'archeveque dc Paris et a la Sorbonne ;moyennant quoi il obtint son benefice. Pendant qu'il fuyait a 1'etranger, ses amis prenaient soin a Paris de deTendre sa cause. Yers le milieu d'octobrc 1752, paraissaient trois petits volumes in-12 conlenant une Apologie de I abbe de Prades (3). Diderot et d'Alembert passaient pour en etre les auteurs. C'etait Le Breton, un des libraircs de V Encyclopedic, qui s'etait charge dc I'imprimci*, voulant se venger de la sup- pression du fameux Diclionnairc ; et, comme c'etait nalurellement un livre defcndu et recherche, un de ses gardens, Uhinville, lui en volait des exemplaires qu'il vendait a des colporteurs (4). L'ou- vrage ne tarda pas a se repandre dans les librairies dont la mar- chandise etait plus ou moins louche. Chose curieuse : c'etait sur- tout dans les boutiques qui vendaient des livres jansenistes qu'on trouvait V Apologie dc I'abbe dc Prades. Sans doute, les colporteurs ne savaient pas encore trop bien distinguer de tons les opuscules jansenistes, dont la vogue commcneaita decliner, cettc brochure qui annoncait les libelles philosophiques. La police en recherchait activement les exemplaires. Un jour, en novembrc 1752, on en trouvait quatre-vingt-neuf qu'on saisissait dans 1'apparlement de Prault fils, libraire au Palais, lie avec plusieurs imprimcurs clan- destins (5). L'un d'cux, Cloche, en faisait une edition en 1754, au moment oil les demarches du roi de Prusse ct les deliberations de la Sorbonne attiraient de nouvcau Tattention sur cette question. II put bien achetcr pour cent sous Ic silence d'un exempt de robe courte qui vint perquisitionner chez lui, mais il ne put se sous- traire a la visite de d'Hemery, qui saisit tous ses exemplaires (G). (I) Voir cfi< Icttrcs dans la Coi'i'espondance de llenoU A7T, piiblitV par M. llocckf-rcn, 1912. f2) D'Argenson, VIII, 201. '3j Luynos, XII, 182. (4) Nouv. Ac|., 1211, Ui. Of. Archives de la Haalillc, XII, li'.li. ! ">) Nouv. Ari|., 1 214, :>1. Cf. Archives dc la bastille (Bib. Ar.., 10303, 30). () Nouv. At-fj., 1214. 114. Cf. Lf tires de cachet, 4200. - 67 Diderot avail fait ce petit livre pour repondre aussitot a la condamnation de la Sorbonne; mais il n'etait pas venge du coup qu'on avait porte a son grand ouvrage de V Encyclopedic. La ques- tion etait tres embarrassante. Les libraires avaient deja rec,u plus de huit mille louis dcs souscriptions ; mais ils avaient fait des frais considerables, assures qu'ils etaient par 1'octroi du pri- vilege de mener a bien leur entreprisc, et il etait evident que les souscripteurs allaient demander qu'on les remboursat. On pensa un instant que les jesuites allaient continuer 1'ou- vrage pour ne pas lescr leurs interets. Et c'etait la sans doute le but secret de la puissante Gompagnie : sereserver toute lagloire de la grande entreprise dc Y Encyclopedic en arrangeant et mettant en ordre des articles que les bons Peres croyaient tout prets. Mais ils avaient oublie d'enlever au philosophe sa tete et son genie et de lui demander la clef d'un grand nombre d'articles que, bien loin de comprendre, ils s'efforcaient en vain de dechif- frer... Le gouvernement fut oblige, non sans quelque espeee de confusion, de faire des demarches pour engager M. Diderot et M. d'Alembert a reprendre un ouvrage inutilement tente par des gens qui depuis longtemps tenaient la derniere place en litte- rature (1). Les protecteurs ne manquaient pas a la cour, pour servir d'in- termediaires entre le gouvernement et les philosophies, a com- mencer par le marquis d'Argenson, a qui 1'ouvrage etait dedie; les Encyclopedistes le savaient bien, quand ils refusaient les pro- positions que leur faisait Frederic d'imprimer leur reuvre en Allemagne. Des le mois de mai 1752, M' no de Pompadour et quelques ministres firent solliciter Diderot et d'Alembert de se redonner au travail de \ Encyclopedic (2) , en leur recommandant seulement d'etre prudents sur les matieres religieuses et poli- tiques. Mais nos philosophes repondirent qu'il y avait impossibi- lite pour des savants a ecrire s'ils n'ecrivaient pas librement. D'Alembert refusa pendant six mois, cria comme le Mars d'Homere et ne se rendit finalement qu'a I'empressement extraor- dinaire du public ; ce qui veut dire sans doute que d'Argenson trouva moyen d'arranger 1'affaire et de faire lever 1'interdiction. Grimm annoncait triomphalement en novembre 1753 la reprise (1) Grimm, novembre 1733, II, 298. (2) D'Argenson, 7 mai 1752, VII, 223. G8 de la fameuse publication, dont le troisieme volume paraissait avec une preface de d'Alembert (1). Elle continua ainsi jusqu'en 1758, sans grand risque, toujours examinee par ses trois censeurs theologiens. Quelquefois un article elait denonce par I'archev&que (2) on par quelque devot; mais en somme les philosophes pouvaient elre assez satisfaits de leur ouvrage. Sans doute, disait d'Alembert a Voltaire, nous avonsdc mauvais articles de theologie et de mctaphysique, mais, avec des censeurs theologiens et un privilege, je vous defie de les faire meilleurs. II y a d'autres articles moins au jour, oil tout est repare (3). Les forces du parti se groupaient toujours autour de la grande ocuvre. Voltaire lui-meme, quoique un peu jaloux de n'etre pas le chefreconnu de la troupe, aidait Diderot de sa collaboration et lui envoyait souvent des articles. II se servait meme de 1'enve- loppe de Malesherbes pour eviter le port aux libraires. Tout le monde travaillait, se devouait pour la cause. G'etait la periode vraiment heroique de labeur et de meditation. A cote du grand Uictionnaire qui reunissait toutes les forces du parti, chacun poursuivait pour son propre compte 1'etude des graves questions qui passionnaient le siecle ; et, comme Malesherbes accordait toujours aux philosophes sa protection et son amitie, ils allaient jouir de quelques annees relativement tranquilles et qui furent prodigieusement fecondes (4). (1) Cf. d'Aleuibertu M" 10 du Delfaud, On oclobre 1753 (Correap. de M'" du Dell'and, 1, 183). (2) 11 se plaint, ainsi, cii 1756, qu'oii ait laisse passer celle al'iirinalion que la Sorhonne no peut donncr u Y Encyclopedic que de la Iheologie, de I'histoirc sacr6e el des superstitions >-. (Nouv. Acq., 33i5, llii.) (3i D'Alembert a Voltaire, 21 juillct 1757. (4) Diderot fut trts reconnaissant a Malesherbos dc la protection qu'il arcurda aux philosoplies. II ecrit dans 1'article Librairie, de \'Kncyclof>tJie : G'est a ce magistral, qui nime les sciences et qui se recree par I'etude de ses penibles fonctions, ((lie la France doit cette emulation qu'il a allumee et qn'il enlrelienl tous les jours parmi les savants, emulation qui a enfanl6 (ant de livres exrellents et profonds. CHAPJTRE IV LES GRANDS OUVRAGES PHILOSOPHIQUES (1750-1758) I. Tolerance du gouvernemenl. Condam nation du Parlement. ISAhrege (In Dictionnaire tie liayle. II. Les ouvrages philosophiques. Diderot, Lellre snr les sonrda. Pensees snr I' interpretation de In nature. Maupertuis, la Philosophic morale. Bulfon, quatrieme volume de \ Histoire nnlurelle. Gondillac, le Traite des sensations . D'Alembert, les Melanges. III. Les ouvrages politiques. Les deux Discours de J.-J. Rousseau. Morelly, le Code de la nature. Burlamaqui, Principes du droit public. -- IV. Voltaire. Editions generales de ses Okuvres. Le Desasfre de Lisbonne et la Loi naln- relle. Les ouvrages historiques. Le Siecle de Louis A7K; YHis- loire universelle; les Annales de V Empire; la Guerre de 1141 ; V His loir e de Russie. V . Malesherbes et les philosophes. I A cote de V Encyclopedic, de 1750 a 1758, paraissent sans grande difficulte beaucoup de livres philosophiques. G'est le mo- ment on Ton travaille serieusement, sans rechercher les scan- dales ni les succes retentissants. On ecrit alors quelques-uns des livres les plus profonds du siecle, et coimne on ne les destine, en somme, qu'a une elite d'esprits cultives deja familiarises avec les idees nouvelles, la philosophic gagne en force et en precision ce qu'elle n'acquiert pas encore en puissance et en influence. Ces idees n'etonnent pas des hommes qui ont deja hi Bayle et Vol- taire et Montesquieu; elles les interessent, et ils suivent avec passion le travail qui s'accomplit en paix. Diderot ne sera plus poursuivi pour ses grands ouvrages, comme il 1'a ete naguere pour sa Leltre sur les avenqles ; Mauper- tuis, Condillac, Buffon, d'Alembert, Rousseau meme ne seront guere inquietes. Toute la severite du gouvernement est reservee a ces productions legeres, dont nous avons vu le triste commerce en butte a tant de difficultes. Quant au Parlement, lorsqu'il lance quelque condamnation, ce 70 n'est pas centre les ouvrages de Diderot, de d'Alembert ou de Voltaire, niais contre l;i Chrisliade de 1'abbe de La Beaume ou \Histoire du peuple de Dicu du jesuite Berruyer, qu'on ne pent guere compter parmi les livres philosophiques. L'une et 1'autre melaienl aux recits de la vie du Christ des fic- tions et des incidents fabuleux, au point d'en faire des romans pleins d'imaginations galantes. L'archeveque de Paris, qui s'etait fort scandalise de ces deux ouvrages, if avail pas reussi a en faire interdire la publication en 1754 (t). Deux ans apres, le Parlcment prononcait contre cux une condamnation solennelle, et Joly de Fleury, qui if etait pas encore celebre par sa lulte contre les phi- losophes, les denoncait dans un requisiloire yiolenl (2). 11 dihioiiQait en meme lemps a la Cour un extrait du Diction- naire de Bayle qui etait, sans doute, bien autrement dangereux que cette Christiadc. ou que ces ouvrages de Berruyer (3). De tous les ecrivains du debut du siecle, Bayle etait en effet celui qu'on lisait le plus volonliers et il merite d'etre place en tete de la liste des grands philosophes du dix-huiticme siecle. II leur preparait la voie, alors qu'on les connaissait peu ou mal. Son Dictionnaire etait devenu comme classique. On le Iron vail dans loules les bibliotheques (4). Son erudition, son scepticisme rationalisle conversaienl au gout du jour. II etait le precurseur de Voltaire et Voltaire etait atlendu comme le Messie, qui allail regner en mailre inconlesle, jusqu'a ce que d'Holbach vinllui dis- puterla premiere place. (1; II s'elait beaucoup emu de la Chrisliade ct avail tout fait pour 1'cinpechor lui-meme de paraitre, allant jusqu'a proposer au lihraire Lambert de lui rembourfer tons les frais qu'il avail deja fails. Mais il nc put obtenir line defense dc .Malesberbes, qui au contraiiv iudiquait a Lambert uu moycn iugcniciix dc sorlir dc difliculle : il n'avail quVi envoyer quelques exeinplaires dans quelque province, el les faire vcnir a Paris a 1'adrcsse de quelqu'un ; on les saisirait a la Cbambre syndicnle, coiniue venant de retran^er et IV-dition francaisc pourrait alors se vendre. M8 r de IJeaiiinonl ne i'6ussissnil pas inieux avec Yllisloire de Berruyer, qu'il accusait d'etre ultraiiion- laine. II avail beau faire tin mandemenl et envoyer des indications a la police pour qu'on fit des perquisitions, Yllistoirc n'en ]araissait pas inoins a la ^raude satisfac- tion des Jesiiites, qui vnulaicnl principalemenl renouveler les livres en tous geures et les accommo:ler seplcinbrc Hoi; d'Arg.-usun, VIM, lil, 15 octobre 1153.) (2) Arch. Nat., X', 8ii). : i, f- 56, 70. Collection Joly dc Fleury, 1682, f 4, II. 452, 4) Mem. sec.. XV, 2FO. 76 D'Alembert, qui n'etait pourtant pas un profond metaphy- sicien, mais qui n'etait pas non plus un ecrivain de grand talent, n'avait pas beaucoup plus de succes avec ses Melanges de litte- rature, 'd'histoire et de philosophic, qui avaient paru un peu avant, en 1753 (l).Comme tous les livres de cette epoque, il est attendu, lu avec empressement et enthousiasme par quelques gens de lettres et quelques frondeurs qui croient y decouvrir leurs por- traits, et dans les huit premiers jours ils en enlevent sept a huit cents exemplaires (2). Mais le reste de 1'edition s'epuise bien lentement et d'Alembert, qui comptait en tirer rapidement deux mille francs, n'en avait encore touche que cinq cents cinq mois apres. A ce premier moment de vogue avait succede une grande accalmie (3). Pourtant cinq ans plus tard d'Alembert en donna une"seconde edition, a laquelle il avait du reste ajoute quelques morceaux nouveaux. C'etait en 1758, a un moment oil les attaques etaient vives contre les philosophes. Malesherbes ne les en protegeait pas moins, et la sollicitude avec laquelle il s'occupait de ce pauvre ouvrage est un des plus curieux exemples de sa bienveil- lance pour les Encyclopedistes. Les Melanges venaient justement d'etre denonces par un cer- tain Robineau, secretaire du roi. Ce Robineau en avait fait une critique qu'il avait voulu faire passer dans le journal de Freron; mais le censeur ne I'y avait pas autorise et il en exhalait ainsi son depit (4) : Get aftreux amas d'injures et d'outrages contre toute autorite (les Melanges de d'Alembert) etait bien dansle cas d'etre proscrit par les lois. Je me suis contente de le ridiculiser. J'ai adresse mon ouvrage a M. Freron qui ne I'a pas juge indigne d'etre insere dans ses feuilles, ne fut-ce que pour garantir le public du poison qu'exhale cette dangereuse compilation; mais le censeur secret de ces feuilles a pense qu'il ne devait point soufTrir qu'on portat la moindre atteinte an respect et a la vene- ration qu'il croit apparemment etre dus aux nouvelles opinions et (1) Us fin-mi iiuprimes a Paris par Uriasson avec la mention Berlin. Ccs deux pctits volumes contenaietit le Dixcours prtlimiimire de I'Encyclop^die, mis ainsi a la portee 3, V, 33. (3) Ibid., 10 mi i 1753, V, 36. (4) Letlre dc Habinciu a .Malcshurbus, 7 mai 17o8. .Nouv. Acq., 33ib, 2'J2. - 77 a leurs editeurs; faut-il done que ces messieurs regnent seuls et impunement? Faut-il qu'ils nous abreuvent a leur gre, au gre de leurs moteurs (sic), des liqueurs funestes dont 1'ivresse a tant de fois desole 1'univers?... Mais Malesherbes repondit qu'il s'en rapportait aux censeurs. Et, quand quelques mois plus tard d'Alembert preparait une nouvelle edition de ses Melanges a Lyon, chez J.-M. Bruyset, il lui donnait toutes les facilites pos- sibles pour I'imprimer. II lui permet de se servir de son enveloppe pour 1'envoi des epreuves ; il previent La Michodiere, 1'intendant de Lyon. D'Alembert ne veut aucun privilege, il ne demande que le silence et affirme que, quoiqu'il compte faire plusieurs additions a son ouvrage, il aura grand soin qu'il n'y ait rien qui fasse crier les devots. II est trop excede de leurs clabauderies pour s'y ex- poser (1). Neanmoins La Michodiere trouve plus regulier de faire passer 1'ouvrage a un censeur et propose Bourgelas. Malesherbes accepte tout de suite : Bourgelas est un ami de d'Alembert et un collaborateur de \Encyclopedie (2). Naturelle- ment Bourgelas approuve d'autant plus volontiers que 1'ouvrage aura 1'air d'avoir ete im prime a Geneve, a Amsterdam ou a Leipsig, puisque d'Alembert ne demande pas de privilege (3); et c'est avec cette assurance officielle de tolerance que les Melanges paraissent a Lyon. Quand ils sont sur le point d'entrer a Paris, Malesherbes con- suite son confident ordinaire, 1'abbe Morellet. Evidemment, 1'abbe, qui collabore a I 'Encyclopedic, est tout designe pour juger de 1'orthodoxie de I'ouvrage. II en confere avec son ami Turgot, et ils trouvent tous deux que 1'auteur, en quelques endroits, est meme unpeu plus devot qu'il n'etait oblige de 1'etre . Pour- tant Turgot voudrait un carton au passage ou d'Alembert declare que Descartes est le premier qui ait approfondi les preuves de la spiritualite de 1'ame. Mais Morellet, lui, trouve que ce serait tirer les choses par les cheveux que de vouloir examiner avec cette rigueur . Et a quoi bon mettre des cartons, quand il y a deja quatre mille exemplaires en vente.a Lyon ? Ces cartons feraient perdre a M. d'Alembert le fruit de sa moderation (4). (1) 6 octobre 1758, d'Alciubert a Malesherbes, 22191, 155. (2) Ibid., 158et 159. (3) Ibid., 160. Bourgelas ne pouvait d'ailleurs donner aucune approbation valable, puisque tous les censeurs royaux etaient a Paris. (4) Morellet a Malesherbes, 22191, Gl. - 78 La seconde edition des Melanges parvient ainsi jusqu'aux Pa- risiens avec la tolerance de Malesherbes, facilement convaincu par Morellet. D'Alembert etait d'ailleurs trop lourd, trop pateux pour exciter beaucoup d'admiration et faire des disciples. Ses ouvrages, en somtne, n'etaient reellement pas dangereux. Ill II n'en etait pas de meme de Rousseau, qui publiait alors ses premiers ouvrages philosophiques. La curiosite etait piquee tant par les paradoxes du citoyen de Geneve que par son style en- chanteur. Neanmoins, ses Discours n'etaient encore que des dis- sertations tres theoriques et absiraites sur des sujets qui ne pouvaient interesser qu'assez peu de personnes, et Rousseau ne sut jainais faire un livre de polemique on de propagande. On fut d'abord charme par la chaleur de son genie (1), a moins qu'on ne fut un peu inquiet du serieux avec lequel il deve- loppait ses idees etranges (i}. Ce n'est pas le scandale qui fut general, dit plus tard Garat (3), c'est 1'admiration et une sorte de terreur qui furent presque universelles. Les censeurs a qui Malesherbes avait envoye le manuscrit de son Discours sw la question proposee par I' Academic de Dijon furent les plus effrayes. lls s'imaginerentaussitot que lY'loquence funeste, dont cet auteur etait malheureusement doue, lui donne- rait des seclateurs , et qu'apparemment les Francais allaient avoir une envie furieuse de sc reduire incontinent a 1'etat des homines bruts qui ne connaissent ni religion ni morale . Us vinrent faire une demarche aupres de Malesherbes et le prierent de prendre des mesures pour etoufler dans son principe cette aPTreuse doctrine (4) . Mais Malesherbes passa outre et, apres avoir pris la precaution de lui presenter le livre, ainsi qu'a Ber- rycr, le librairc Pissot se crut en droit de le publier (5). C'est ce Discours qui fonda la repulalion de Jean-Jacques. C'est le premier de tous ces ouvrages ou le dix-huitieme siecle elabora sa philo- (I; Jouriifil de TfCi'ouT, fevrior. (2i Kir ron, l".'il. 5 (iclohrc, p. !H. ;3) Mem. sin- Snnnl, I, IGii. (i; .Malc-lierlit'-, I.Hit-rle de la presse, p. 17. ('>) Arrliivcs lr la Itn^lillf 'Uibl. Ar#. , 10302, 2C suiiti-iulire ITuO. 79 sophie sociale, dont 1'influence devait etre si grande sur la marche des evenements revolutionnaires. Mais on ne pouvait alors croire serieusement a aucune tenta- tive de realisation de ces paradoxes, et Malesherbes lui-meme etait le plus zele et le plus innocent des proteeteurs de Rousseau. Celui-ci avait-il ete effraye par la perquisition qu'on avait faite un beau jour, en Janvier 1751, chez Pissot (1), ou est-ce Males- herbes lui-meme qui lui avait recommande de s'adresser a un libraire etranger? Toujours est-il que quand, en 1754, il eut ecrit son second Dlscours sur forty ine et le fondemcnt de Cinegalite parmi les hommes, il s'adressa a un celebre libraire d'Amsterdam, Marc-Michel Rey. Rousseau avait rencontre Rey a Geneve, dont ils etaient tons deux originates, pendant le voyage qu'il y fit en juin 1754. En octobre, Rey, passant par Paris, prenaitle Discours et, aussitot rentre a Amsterdam, se mettait a 1'imprimer. Les epreuves etaient envoyees sous 1'enveloppe du fermier general Dupin de Chenonceaux, le protecteur de Rousseau, et corrigees en Hollande par 1'abbe Yvon, alors employe chez Rey et naguere collaboratctir de V Encyclopedic. Apres beaucoup de lenteurs de la part de 1'imprimeur, 1'ouvrage fut pret a parailre en mai i755 (2). C'est alors que commencerent les difficuUes, quoique Males- herbes fit tout au monde pour etre agreable au philosophe. Jean- Jacques, persuade que son ouvrage ne contenait rien de blamable en quelque pays que ce fut (3) , n'avait rempli aucune formalite pour la censure; il ne voulaitpas s'en meler parce qu'il se regar- dait en France co:nme un homme qui n'avait rien de commun avec 1'ouvrage en question (4); inais il priait Rey de s'en char- ger, car il ne voulait pas non plus exposer sa pcrsonne en Inissant introduire son ouvrage en France sans permission (5). Ce fut done Rey qui se preoccupa de se mettre en regie. 11 avait voulu montrer le manuscrit a Malesherbes, lors d'un voyage a Paris; mais il n'avait pu le rencontrcr. Toute une correspondance s'echangea alors entre le libraire et le magistral. Rey commence par lui envoyer, le 20 mai, toute la partie du Discours qui etait deja imprimee, en le priantde bien vouloir per- 1, Arcliivt-s do la U;islille Bibl. Ars.) 10302. :2; Lellrcs ineditas dc J.-J. Rousseau (t M.-M. Re;/, publiecs par Bosscha, 18ii8. (3; Ibid., 23 mars, p. 23. (4) Ibid., 10 avril, p. 24. '5) Itjid., C mars, p. l!.l. 80 - mettre a Paris 1'entree de deux ballots de 1'ouvrage. Ilcomptaitles negocier avec ses confreres parisiens, et il offrait a Malesherbes de lui en envoyer autant d'exemplaires qu'il voudrait pour lui et ses amis, en plus de ceux qu'il devait au chancelier et au biblio- thecaire du roi (1). Malesherbes repond aussitot en demandant le nombrc de volumes que contiendront ces deux balles, et le noni des libraires a qui Rey veut les adresser (2). Et Key de preciser : Mon dessein est d'en envoyer quinze cents exemplaires a Paris, de les negocier contre d'autres livres a quelques-uns des suivants, MM. Pissot, Durand, Briasson, Jumbert, David 1'aine, Guerin et De la Tour... Je vous avoue sincerement que cetouvrage me coute beaucoup en fabrique suivant mes facultes, et que ce serait une perte bien reelle pour moi, si la permission que je prends la liberte de vous demander m'etait refusee... (3). Malesherbes repond le 12 mai : ' Entre les libraires de Paris avec qui vous voulez trailer des exemplaires du discours de M. Rousseau, celui en qui j'ai le plus de confiance est le sieur Guerin; ainsi, des que votre edition sera en vente, vous pourrez lui en envoyer d'abord cent exemplaires, et, huit a dix jours apres, je vous manderai si vous pouvez faire entrer le reste en France (4). C'est bien la 1'application d'un principe cher a Malesherbes : voir 1'effet que font dans le public quelques volumes et ne permettre le de"bit d'un livre que s'il n'y a pas .de scandale. Mais cela ne satisfaisait pas du tout le librairc, qui se souciait fort peu de voir tous ses frais perdus; car ce n'etait evidemment pas le produit de la vente de cent exemplaires qui les couvrirait. Aussi insiste-t-il le 22 mai : Je ne mets point 1'ouvrage en vente jusqu'a ce que vous nfayez fait la grace de me permettre 1'entree du reste des quinze cents exemplaires, que je vous prie inslamment de ne point me refuser. Je 1'attends meme, comme vous me faites 1'honneur de me le mander, le plus tot que faire se pourra (5). Et le 2G : Je suis toujours dans 1'attente de la permission que j'ai pris la liberte de vous demander pour quinze cents exemplaires. Qu'est-ce que cent exemplaires pourun mondc comme Paris? Us me seraient contrefaits sur-le-champ, ce qui 1} Nouv. Arq., 1183, 2. (2; /Airf., 4. (3) U nvril. Ibid., '>. Cf. It-lire du 24 avril, ibid., 0. '4 ; Ibid., 1. (I) MM.. 8. SI me ferait veritablement du tort, car j'ai conipte principalement siir Paris, et j'en ai tire un nombre assez considerable en conse- quence (1). Et encore, le 2 juin: Monseigneur, j'ai 1'honneur de votis confirmer 1'envoi fait a M. Guerin, savoir de : 100 Discours dc Rousseau, in-8 30 pour I'auteur ) ,. sur papier fin. u pour vous > J'attends I'honneur de votre rcponse pour les autres exem- plaires du Discours dont je vous ai demande Tentree : je vous reitere in a priere (2). Les cent exemplaircs permis nc firent pas trop de scandale et fmalement, sans doute sur la demande de Jean-Jacques, ce fut Pissot qui obtintde Malesherbes la permission de vendre 1'edition a Paris (3). On avail afFecte de repandre des bruits terribles sur la violence de cet ouvrage... Heureusement, ajoute Rousseau (4), Ton ne m'a pas condamne sans me lire, et apres 1'examen Ten- tree a ete permise sans difficulte. Cc Discours etablit defmitivement la reiiommee de Rousseau. Desormais, la celebre theorie de 1'etat de nature est bien posee; mais elle ne fait encore que diveriir quelques privilegies qui s'en amusent, en attendant qu'elle convertisse les chefs populaires qui la mediteront (5). Ce n'est que quelques annees plus tard que les etudes philosophiques sur les matieres politiques et sociales deviendront tres repandues, en meme temps que plus pratiques. Gar Popinion publique n'etait pas encore tres curieuse de ces dissertations theoriques. C'est vers le meme temps que Morelly publiait ses ouvrages, la liasiliade (1758) et le Code de la nature (1755). Imprime a Tetranger, defendu a Paris (6), ce Code s'y vendait pen et n'excitait pas beaucoup 1'attention. II n'est que hardi, dit Grimm (7), tout cet etalage se borne a des declamations vagues. N'etaient-ce bien pourtant que des declamations vagues, ces theories communistes qui pronaient le retour T 1'etat de na- il ! Ibid., 10. ^2} Ibid., 11. (3) Rousseau a Hey, 19 juin llii.-;. Uosscha, p. 27. (4) A Verues, 6 juillel. (5) AI. Mornel ne rencontre pas Ires frequemment les deux Discours de Rousseau dans les catalogues de bibliothcques privees qu'il a consulted et note que son triomphe ne date que de la \ouvelle lleio'ixe Revue d'hi.tf. /ill., 1910, n" 3. p. 466 . '6 N'oiiv. Acq.. 1214, 132. ''] II. 2I. - 82 lure, c'est-a-dire la suppression vol. in-8". (:tj (iriniin, :i in ii n-il, II, .'i.T. Hiirlinifiqiii avail drji'i puNir en 1748 dcs I'finriim du ilroil jiaturfl, (Jcnevr, M.-ii-illol .! lils. (4; Jminial de la lihi-airie, 4 mars IT'JI, 221'jil, 43, \. CI'. (ifiiinn, S mars \~l\>\, II, 33. ,;>) Journal de fa lilirairie, 22 I. '.7, U: 1 , v cl 102 r. 83 - IV C'ost quo Voltaire n'etait pas encore le patriarchc de Fcrncy el n'inondait pas Paris de ses multiples productions impies, comme il devait le faire quelques annees plus tard. 11 n'avait pas encore commence sa grande lutl.e conlre V in fame, ni groupe au- tour de liii les bataillons serres dcs philosophes. De ces liuit annees (1750-1758), il en passe deux a la coin* du grand Frederic ; puis, apres avoir erre quelque temps en Alsace, en France, en Suisse, il cherche une retraile on il puisse jouir en paix de sa fortune et de sa gloire. Ses obligations de court isan a Potsdam, ses grandes querel'es scicntifiques(/ Diatribe du docleur Akakia], puis ses voyages 1'empochent de travailler beaucoup. Mais Vol- taire ne sait pas elre inactif, et ces annees ne sont nullement steriles. Cepondant, lui aussi, il semble qu'il s'adonne surtout a un travail serieux, qu'il pourra plus ou moins avouer. G'est ce qu'on pent appeler la periode historique dc la production voltai- rienne. Apres avoir ete surtout poetc, avant d'etre absorbe par ses luttes philosophiques, il est alors presque uniquement histo- rien. Sans doute, il travaillait an Siecle de Louis AVFdepuis 1732. Mais c'est seulement en 1751 qu'il le met en etat de paraitre et c'est encore a cette epoque qu'il public YHistoire univcrselle, les Annales de I' Empire, la Guerre de 1741, YHistoire de Russie. On trouve seulement, a cote de ces etudes historiques, quel- ques poemes philosophiques, ou surtout des editions generales de ses ceuvres, qui viennent sans cesse rappeler au public pari- sien le souvenir du grand homme absent. Avant de commencer sa nouvelle carriere de philosophe et pendant qu'il ecril ses grands ouvrages d'histoire, ii fait ou surtout il laisse faire des recueils de ses productions litteraires anterieures. Car I'arrivee deMalesherbes a la Direction de la librairie marque pour Voltaire, commc pour les autres philosophes, le commencement d'une periode de tolerance, de faveur meme, dont il sait largement user. Des 1751, les editions generales de ses O3uvres se multiplient. L'edition du libraire allernand Walther venait pourtant de paraitre en 1748 (1). Elle contenait les Commentaires sur les Pensees de (1) Bengesco, 2129. 84 Pascal, et Ics preoccupations philosophiques do Voltaire y elaienl bien nettement exposees dans la Preface. On voit partout dans ses oouvres un amour du geure humain, unc philosophic toloranfe qui se fait sentir presque a chaque page. En meme temps, Vol- taire y etait celebre comme etant honore de la protection du chef dc 1'Eglise catholique et des faveurs du roi son maitre . II n'etait done pas etonnantque des libraires francais voulussent aussi editer les ouvragcs d'un ecrivain si bien protege; et quand Lambert et Prault entrent en lutte pour cette impression, c'est Malesherbes lui-memc qui etudie 1'affaire et qui tranche le debat en donnant gain de cause a Lambert (1). Son edition parait aus- sitot avec permission tacite (2). Elle contient les Leltres philoso- /t/tiqiif>s (3). Elle est d'un format commode et ornee d'estampes d'Eiscn : c'est presque unc edition nationale. En meme temps, les libraires intercsscs de Trevoux faisaient une edition tres mau- vaise (4), qui n'avait pas grande difficulte a entrer a la Chambre syndicale des libraires, dont les officicrs etaient les principanx membres de ladite societe. En fin, la fameuse edition de Houen, que Voltaire poursuivait si aprement en 1740, paraissait alors, avec son autorisation, reduile de douze a neuf volumes. Machuel y avait d'abord mis non seulement les oiiwrcs de Voltaire, mais tout ce qui avait etc ecrit centre lui ; d'ou le beau tapage que nous 1'avons vu faire. Voltaire pourlant avait finalement obtenu du libraire rouennais qu'il relranchat toutes ces critiques et lui avait alors permis de debitor son edition, qui etait aussildt envoyee a Paris, a Mt3rigot ct a Hatillon (')), celui-la meme que Voltaire appelait, en 1749, Uatillin. Naturellemenl, Voltaire protestait centre toutes ces editions et affinnait qu'il aurail vonlu corriger la nioitie de ses anciennes reveries et aneantir 1'autre (6) . .Mais il laissait faire et se rejouis- I'! .tnnninl tie la Hlirair'n^l\'\^ } lit. v. (2) 11 vnlumos p.-lil iu-S, llcii^.. _'l:il. ('() Kilo r-niiticiil .MI--J Mn-rnini-iini. ijili pMlMJI .llofH |>uiir In pl'i'iu i<'-n- Inis ot ipic Malesherhei* ilrfcml, |iaiv qnc Konteiielle y '-"I nuillraili''. Le seul rt'snllnl , 22 r", 30 r"). Hongcsco no pnrlc pas do cello edition, III II- -culi-lii. -ill il'illir r liln.u do Loilill-Cn Id. urn CI1 10 VOl. (2130) ((lit r-l -JIMS ilnilli- .|-ll.- do M.I. hurl. .">) .1'innifil tip In lilirtiifif, 1 !".(!. Jit. ii A M ll.-iii<. |.i IV-vri.-r \~:>\. 85 sail sans doute interieurement do eette diffusion de ses ou- vrages. II allait du reste bientot se charger de les repandre lui-meme. 11 en avail deja fait faire, en 1751, etant a Potsdam, une nouvelle edition par Walther (1) ; puis, ne pouvant s'entendre definitive- ment avec Lambert (2), il s'occupa de trouverun editeur etranger qui fiit a ses ordres et qu'il put surveiller facilement. II pensa d'abord, en 1754, a Bousquet, de Lausanne (3), 1'associe du mal- heureux Grasset, qu'il allait poursuivre si vivement 1'anuee sui- vante, a propos de la Pucelle; puis il fit des propositions a Wal- ther, de Dresde, le libraire du roi de Pologne, promettant de corriger lui-meme les feuilles pendant son sejour a Plombieres, de donrier beaucoup de nouveautes assez interessantes, une nouvelle preface et un nouvel avertissement (4) . En fin, en 1755, il trotive les libraires reves, ceux qui vontetre jusqu'a sa mort les editeurs de toutes ses ceuvres, les freres Cra- mer, Philibert et Gabriel (5). Philibert, rapidement enriehi, ne tardera pas a devenir ambassadeur de la ville de Geneve aupres de la Gour de France; mais Gabriel restera et, fidelemenl, impri- mera, editera, fera passer en France, et partout en Europe, les histoires, les dictionnaires, les tragedies, les poemes, les pelites pieces de 1'infatigable ecrivain. La premiere edition qu'ils firent de ses OEuvres generates est de 1755. 11s n'eurent pas a le re- gretter : elle fut epuisee en trois semaines (6). De combien d'autres n'allait-elle pas etre suivie? Des cette premiere edition des Cramer, on voit rorientation definitive de 1'activite de Voltaire. Les melanges d'histoire, de litterature et de philosophie qu'on trouve dans ce recueil sont plus amples de moitie que ceux qui avaient paru jusqu'ici , dit leur Preface. Voltaire etait jusque-la considere comme le grand poele national. Mais il va devenir maintenant le Patriarche de la (1) A Drosle, 1 vol. Beng., 21^. (2) Voltaire u d'Argcnlal, lo oclobrc 17jj. D'aillouro Lambert, qu'unc nolc de In police dit elre le fils naturel de Voltaire (Archives i/n la Hastille, XII, 312 , lit lout de ineme son edition, mais sans la participation de Voltaire : 22 vol. in-12, 17.J7 ^Beng., 2135). (3) Voltaire a :M. de Brenles, 12 fevrier \T>i. (4) Voltaire a Walther, 29 inai 1754. (5) En octobre 1756, Gabriel Cramer fait un voyage a Paris et va I'aire visile a Malesberbes, pour qui Tronchin lui donnc uno hrs aiin;d>lo Icllrc d'introduction. (Nouv. Acq.. 3346, 212.) ; 17 vol. iu-8. Bun., 21J3. 86 philosophic. L'imprimerie des Cramer sera la terrible Manu- facture de Ferney (1) . Cette edition des Cramer contient les deux poemes du Desastre de Lisbonne et de la Loi naturelle, qui sont d'ailleurs aussi philo- sophiques que poetiques. Voltaire les appelait lui-meme des Ser- mons (2) et les faisait distribuera d'Alembert, a Diderot, a Rous- seau (3). Le premier venait d'etre ecrit, en 1755, a propos du terrible tremblement de terre qui avait presque completement detruit la ville de Lisbonne, belle occasion pour se moquer des theories optimistes; le second etait plus ancien, ayant etc fait pour le roi de Prusse. Ces deux poemes. etaient comme un expose dogmatique, officiel de sa philosophic, qu'il allait bientot rendrc singulierement plus agressive et batailleuse. 11 y affirmait netle- ment sa croyance a la loi morale naturelle et universelle, et en un Dieu necessaire pour la garantir. II y prechait son culte de la tolerance et son systeme meliorisle de 1'esperance. C'etait toute la partie affirmative de sa philosophic qu'il commencait par reser- ver, avant de mener la violente attaque que Ton sait contre le dogmatisme intolerant. Je n'ai peur que d'etre trop orthodoxe, parce que cela ne me sied pas, disait-il; mais la resignation h l'tre supreme sied toujours bien (4). Aussi il ne desavouait rien, s'occupait activement de faire im- primer ces deux petites pieces (5) et jouissait tranquillement de leur sucees, qui etait considerable. Plusieurs des nombreuses edi- tions qui parurent, en cette annee 1756 (6), portaient sur le titre par M. V. , et meme par M. Arrouet de Voltaire , et la pre- miere, que Voltaire donna lui-meme, etait marquee comme paraissant a Geneve, avec approbation et permission . D'autres, a vrai dire, Etaient intitulees un peu dangereusement : la Religion naturelle, et nous verrons plus tard que cc litre ne laissa pas d'emouvoir des personnes haut placees. Cependant Voltaire ne s'inte'ressait plus beaucoup a la poesie; c'etait surtout aux etudes historiques qu'il s'adonnait. II profita (1) di iniiii. passim. (2) Voltaire mix Cramer, 16 ikrcmbre lloo. (3) Volluire a Thi6riot, 4 jnin Hofi; Thicriol a Volluirc, 6 juillct. (Revue d'/iist. Hit., 1908.) (4) Vollaire u d'Argeulal, 22 mars 175G. (!i) Voltaire a Thidriol, 12 avril Hofi. (6) Heng., 613-620. 87 - de sa retraite a Berlin pour s'occuper activement d'editer le Sicclc de Louis XIV. Mais il ne pouvait pas sc contentcr, conimc les autres philo- sophes, de la protection qu'on leur accordait si graeieusement, il lui fallait encore qu'on fit beaucoup de bruit autour de ses ou- vrages. Aussi la publication de chacun d'eux constitue-t-elle tout un roman, generalement assez complique. Des passages du Siecle de Louis XIV avaient deja paru dans le Mercure. Mais les redacteurs en avaient pieusement retranche tout ce qui regardail 1'Eglise et les papes. C'etait a croire qu'ils voulaient avoir des benefices en cour de Rome (I) . An con- traire, c'est son veritable ouvrage que Voltaire faisait im pri- mer a Berlin, en etc 1751, par llenning (2). Ilavait le plus grand desir de le voir paraitre a Paris, oil il voulait surtout qu'on ne J'oubliat pas. Des le mois de decembre 1751, il fait solliciter Malesherbes par sa niece, M mo Denis ; il ne veut pas de privilege, un privilege n'estqu'une permission de Hatter scellee en cire jaune (3) ; mais il promet de faire autant de cartons qu'on voudra, pour avoir 1'as- surance de ne pas voir son livre condamne (4). 11 en envoie done a Paris deux exemplaires; mais Tun estarrete a la dou.aue, 1'autre est enleve a M mo Denis, des qu'elle le recoil (5). Aussitot la curiosite est tres excitee; plusieurs libraires de Paris sollicitent de Malesherbes la permission de 1'imprimer. Mais Malesherbes veut, comme toujours, voir d'abord ce que le public pensera de cet ouvrage (6) ; et sans doute 1'effet produit par les quelques exemplaires recus, qui out du passer rapidement de main en main, est-il pen favorable, car il refuse et donne m6me des ordres severes pour empe'cher toute reimpression (7). Voltaire alors s'empresse, non pas de desavouer 1'ouvrage (tout le moiide sail bien qu'il en est 1'auteur, encore que le titre porte : par M. de Francheville, conseiller aulique de S. M. et membre de 1' Academic royale de Prusse) (8), mais du moins (1) Voltaire a Formey, 5 juin 1752. (2) 2 vol. in-12 tires a 3000 exemplaires. 11s coutereut a Voltaire 2000 6cus (Beug., 1178). (3) A M'e Denis, 24 decombre 1751. (4) A d'Argental, 28 aoftt 1751. (5) A d'Argental, H decembre. (8) Journal de la librairie, 22156, 137, v. (7) Ibid., 22157, 43, \. (8) Dufresne de Fran/iuevillc etait un Francois que Frederic avail appe!6 a Berliu 88 d'aflirmer quo Ic Siecle u'est pas encore digne du inonarquc ni de la nation qui en est 1'objet; en homme de theatre qu'il est, il professe qu' une premiere edition n'estjamais qu'un essai (1) , et il supplie tres instamment Malesherbes d'empecher que celle edition n'entre dans Paris (2) . Mais on ne pent eviter que le Siecle de Louis A7Fne s'y repande rapidement. Tons les libraires de 1'Europe s'en disputent 1'im- pression (3). On ecrit a Paris, en mars 1752, que Voltaire en fait faire deux ou trois autres editions en pays elranger(4). D'ail- leurs il veut preparer son retour en France, car le sejour de Berlin lui para it un exil singulieremenl triste, sinon un emprison- nement. Corbie, le colporteur, est charge par M" 1C Denis, en avril, d'en faire remettre un exemplaire aM' ne la Marquise par M. le due de La Valliere, et on ne doute pas que cette dame ne s'interesse a cet auteur (5) . Aussi la severite de Malesherbes s'adoucit-elle et il cesse de s'opposer a 1'inevitable. En aout., il se transports chez Bauche, lui en achete six exemplaires et lui permet d'en vendre cent (6). Aussi M me Denis, qui if avail rien neglige pour que le Siecle paruta Paris, n'elait-elle plus obligee de s'adresseraux imprimeurs clandestins. En juin, elle avail fait venir tout expres de Rouen le sieur Besongne pour le lui vendre quatre rnille livres, a quoi Besongne avail repondu forl impertinemment qu'il n'acceptail pas du lout le marche el qu'il saurail bien imprimer 1'ouvrage sans sa permission el sans lui en donner un sol (7). En aout, elle elail aulorisee par Malesherbes a en faire faire une edition par Lamberl(S); et presque en meme temps Desaint el Saillanl en publiaient une aulre (9); loujours en aout, les libraires de la Societe de Trevoux en faisaienl, selon leur habilude, une edilion en 1742, !, tjui sc chargea inoyennanl finance de donner ses soins el son uuni ii In premiere edition du Siecle de Louis XIV. (Beng.) ({) A Cideville, 3 avril. (2) A Thibouville, 15 avril. (3) A Cideville. : nvi-il. (4) 22157, i3, v. II y a en oll'el line edilion a Merlin, Hcnning (Ik-ng., 1 1TJ; ; nnc ii L.I llayo, Neaulmc f'1181), et line a Leijisig, Fred. Cileiditsch (11S2). (5) 22157, 39 ct 61-62. (6) Ibid., 109. (7) 2? 157, 90, r. (8) Voltaire Taiaait des offre^ a Luinberl ties le 1 fevrier n52, Tengageant ;i deniunder au moins une permission lacile qu'il seraitbicn etrange qn'on lui refusal I a imprinter en Kniur.o. C'est suns doulft 1'edilion de Leipsig (l*aris\ I7. f )2, 2 tonu-s in-12. {Revue d'hist. till., 1909, Lcllres publiees pur M. Cuussy.) () 22157, 111, r. 80 Ires mauvaise, que Corbie etait charge de vendrc et qu'il porlait dans toutes les maisons (1); enfm, en fevrier 1753, Lambert reimprimait le Siecle a la suite des QEuvres completes (2). Pendant que ces premieres editions se repandaient ainsi a Paris, Voltaire etait fort occupe a en preparer u.ne nouvelle beau- coup plus ample et plus, curieuse que les precedentes (3) a Leip- sig et a Dresde (4), oil il en chargeait Conrad Walther. II avail pour celle-la un privilege de FEmpereur. Mais en meme temps il etait en proie aux inquietudes que lui causait une contrefacon de La Beaumelle. Ce dernier venait de passer par Berlin en revenant de Copenhague, et avait eu le temps de se brouiller mortellement avec Voltaire. Pour se venger d'un tort pretendu que celui-ci lui aurait fait, il preparait a Colmar une edition du Siecle de Louis XIV avec des notes dirigees centre son auteur (5). Gelui-ci multipliait les demarches aupres de M. Uoques, conseiller ecclesiastique du landgrave de Hesse-Hornberg, pour empecher 1'impression de cette contrefacon (6). Mais il y echouait completement. Au fond il ne devait pas en etre si fache ; car il en resultait a Paris un beau tapage qui devait faire connaitre son livre et qui n'etait pas particulierement agreable a son ennemi. La Beaumelle avait eu la naivete d'aller a Paris, aussitot rimpres- siou terminee a Colmar; il avait d'abord obtenu la permission d'en debiler cinquante exemplaires (7). Mais il ne tarda pas a etre ar- rete et mis a la Bastille a cause de plusieurs traits centre le due d'Orleans, regent (8). C'etait 1'occasion pour Voltaire de faire un Supplement au Siecle de Louis XIV, que Walther imprimait aussi et que M"" Denis cherchait a faire reimprimer a Paris par Lam- bert (9). Desormais le Siecle pouvait etre connu de tout le monde. Le bruit qu'il avait fait etait assez grand. On le lut avec enthou- siasme. Lord Chesterfield disait a son ills Stanhope (10) : C'est (1) Ibid., 100, i-o. (2) 22158, 19, v. (3) A Darget, 29 avril 17;i2. (4) Beng., 1183 et 1186. (5) A Franc-Tort, V Kuoch ct Eslinger, 1753. (Beng., 1 188.) (6) Voltaire a Roques, 30 avril 1753. (7) Delorl, Hist, de fa detention des philosophes, t. II, p. 2iO. (8) Nouv. Acq., 1214, 72, cf. Grimm, lo juiu 1753, et Archioes de la Bastille, XII, 400. (9) Nouv. Acq., 1214, 74. (10) Lellrns, 13 avril 17o2, 1. 11, p. 2G2, 90 1'histoire de 1'entendement humain eerite par un homme d'esprit a 1'usage de ceux quien ont. Ellenesera pas du gout des faibles... Voltaire nous dit tout ce qu'il faut savoir et rien de plus. . . Exempt des prejuges religieux, philosophiques, politiques et nationaux plus qu'aucun historien que j'aie rencontre, il rapporte tous les faits avec autant de verite et d'impartialite que certains egarcls qu'il faut toujours conserver le lui permettent. Lafac,on dont Voltaire comprenait 1'histoire etait en effet assez nouvelle pour frapper les esprits et les seduire. G'etait bien encore une methode scientifique que Voltaire mettait en honneur, en offrant a ses lecteurs un travail serieux, fonde sur les faits, em- brassant tous le domaines de 1'action intellectuelle, et non plus une oeuvre superficielle, s'attardant aux anecdotes insignifiantes. En meme temps qu'une methode nouvelle, Voltaire voulait in- troduire dans 1'histoire un principe qui remplacat celui de Bos- suet; et c'est en grande partie pour eombattre le sysleme de la Providence de 1'auteur du Disconrs qu'il avail ecrit son Hisloirc universelle (VEssaisur les Mcenrs) qui fut publiee 1'annee suivante. II recommenca alors a jouer a peu pres la meme comedie que pour le Siccle de Louis XIV '(I). G'est Jean Neaulme, le libraire de Hollande, qui edita les deux premiers volumes. 11 en avait achete le manuscrit a un domestique du prince Charles de Lorraine pour cinquante louis d'or et il assurait que Voltaire n'etait pas du tout fache de voir son ouvrage ainsi imprime (2). Mais c'est bien ce que Voltaire niait energiquement; il trouvait que c'etait une friponnerie de libraire et que les belles-lettres et la librairie n'etaient plus qu'un brigandage (3) . 11 avait une explication tres claire, quoiqu'un peu bien romanesque de la facon dont Neaulme s'etait procure son manuscrit. 11 pretendait qu'a la bataille de Sohr le prince Charles avait pris, dans Tequipage de Frederic, une cassette qui contenait avec force ducats cette Histoire itniverselle et des fragments de la Pucelle; et c'etait un valet de chambre du prince, qui avait vendu le manuscrit a Neaulme, histoire que Vol- (1) Voir la preface de Bcuchot, 1'avertisseuient dc 1'editioa Aloland et le cha- pitre I" de Desnoiresterres, Voltaire aux Dtlices. (2) Voltaire a VVallher, 13 junvier 17-'i4 ; Voltaire a d'Argeutal, 3 mars. D'autres personnes rasuraieut anssi a Paris. (Voltaire a Malesherhes, 28 fevrier et 29 mars.) (3) Voltaire a Hoques, 6 fevrier 1754. II ne commenca d'ailleurs a protester que six seroaines aprea 1'upparition dc ces deux promiers voiuiucs. Letlre noil signec do Paris, 31 Janvier. 22130, 109. 91 taire avail inventee du reste; car Frederic n'avait nullemenl perdu le manuscrit qu'il avail de YHistoire universelle (1). Cependanl Voltaire proleslail avec la derniere energie conlre celle edition. Car il se. doulait evidemment qu'elle ferail quelque sensation a Paris (2). On devait bien un peu se scandaliser de cerlains passages sur la religion des Turcs qu'il faisail loujours valoiraux depens du chrislianisrne, on de cerlains Iraits du genre de celui-ci : On voil dans TAlcoran une ignorance profonde de la physique la plus simple el la plus connue; c'est la pierre de louche des livres que les fausses religions pretendenl ecrils par la Divinile (3). Et comme c'elait precisement le lemps oil il avail oblenu de M' ne de Pompadour el de M. d'Argenson la permission de renlrer en France (4) el ouiletait en Alsace, a Colmar, Iravail- lanl a ses Annales dc I' Empire, il se don nail beaucoup de mouve- ments pour qu'on ne lni allribual pas la rnalheureuse edilion de celle Hisloire pretendue universelle . II ecrivait a Jean Neaulme une lellre de proleslation (5) qu'il faisail inserer -dans le Mercure de fevrier 1754; et il demandail a sa niece d'aller voir Malesherbes pour le prier de supprimer ce livre; demarche d'aulant plus necessaire qu'on en faisail a Paris meme une con- trefaeon. 11 ne negligeait pas d'ecrire directement a Malesherbes les lellres les plus aimables du moncle : Vous serez surpris de mon exlreme impertinence, mais 1'orage qui s'eleve au sujel de celle malheureuse edilion faile par des housards, m'atlirera de volre indulgence un sauf-conduil dans celle guerre (6). Mais la police n'avait pas atlendu ces denonciations; car, des Ie21 decembre 1753, le lieulenanl de police Berryer faisail faire par d'Hemery une perquisition. On trouvait que Desaint, Saillant, Lambert, David et Le Prieur avaient fait imprimer les deux vo- lumes de \Histoire universelle, Tun par Desprez, 1'autre par Le Prieur (7). Us affirmaient d'ailleurs un peu nai'vement que lew intention n'elait point de metlre en vente eel ouvrage sans la per- mission de M. de Malesherbes, chez qui ils avaient ete deux fois (1) Frederic a Voltaire, 16 mars. (-2) C'cst Ic libraire Duchcsnc qui recut tic Ilollamlt: les premiers exeiuplaires vers le milieu de deccmbre 17o3. (Journ. de (a lib., 221S8.) (3) Griunn, I 1 ' 1 ' Janvier ll.'ii, II, 30'J. (4) A d'Argenlal, H mars. (5) 28 deccmbre 17b3, n 261o de reditiou Molaud. (6) 2ti, 30 decembre 1753. Xouv. Acq., 3344, 37i, 364. (7) Notiv. Acq., 1214, 100, et Archives 4. Muleslierbes lui ecrit lo 21 tcvrier : Jc [iuis vous assurer, Monsieur, que Muduine votre niocc s'est ucquiltec exacteiuenl . (2) Malesherhea nu frtrc dc Srhoepflin, 21 juin 1154, Nouv. Acq., 3334, 396. ('\ t (i juin. ilnil.. :;'.iu. 97 Voltaire, une fois imprime, ne se repande dans toute la France et que d'ailleurs, puisqu'il n'y a aucune permission, il ne favori- sera pas plus une edition que 1'autre (1); et il se desinteresse de toutes ces intrigues. Les deux editions paraissent librement; et comme il serait sans doute ridicule de permettre le troisieme volume d'un ouvrage, dont on condamne les deux premiers, cet excellent Malesherbes juge a propos, en octobre, de faire grace aux libraires, dont on avait saisi 1'edition en decembre 1753 : on leur accorde mainlevee de tons les exemplaires qui etaient en- fermes a la Bastille (2). L'Histoire universelle etait desormais bien lancee. Elle allait avoir beaucoup d'editions successives, soit seule, soit dans les OEuvres completes. Des que Voltaire eut choisi comme editeurs les freres Cramer, en 1756, il la leur fit reimprimer; et leurs sept mille exemplaires se vendaient tres facilement (3). Voltaire pou- vait etre content. De sa retraite de Suisse, il regardait son ou- vrage se repandre en France et il se rendait cette justice : Tai fait tout ce que j'ai pu, toute ma vie, pour contribuer a etendre cet esprit de philosophic et de tolerance qui semble aujourd'hui caracteriser le siecle. Get esprit, qui anime tous les honnetes gens de 1'Europe, a jete d'heureuses racines dans cc pays, oil d'abord le soin de ma mauvaise sante m'avait conduit et oil la reconnaissance et la douceur d'une vie tranquille m'arretent. Ce n'est pas un petit exemple du progres de la raison humaine, qu'on ait imprime a Geneve, dans cet Essai sur I'histoire, avec I'approbation publique, que Calvin avait une ame atroce aussi bien qu'un esprit eclaire (4). Et Grimm ecrivait de son cote cet eloge dithyrambique de YHistoire universelle: Independamment du genie qui anime tout ce qui sort de la plume de Voltaire, j'ai eu Toccasion de remarquer plus d'une fois qu'un des grands ser- vices que cet ecrivain illustre a rendus a la France et a tous les peuples d'Europe, c'est d'avoir etendu 1'empire de la raison et d'avoir rendu la philosophic populaire. Tous ses ecrits respirent (1) Malesherbes a Schoepflin le profcsseur, 21 juiu, ibid., 396. (2) Archives de la Bastille, XII, 418; Nouv. Acq., 3346, 207, sqq. (3) Cc fut Lambert qui se chargea de les 6couler a Paris (Thieriot a Voltaire, l er juillut 1756, Revue d'liist. lilt., 1908). Cramer etait venu lui-meme a Colmar faire ses otfres a Voltaire en aout 1754, et c'est Voltaire qui proposa a Lambert d'entrer pour moitie dans 1'atfaire. (Lettres de Voltaire a Lambert. Revue d'hist lilt., 1909.) (4) Voltaire a Thieriot, 26 mars 1757. 98 1'aniour de la vertu el Line passion generale pour le Lien de riui- manite; mais il n'y en a aucun oil cette passion soil portee plus loin que dans cette Histoire universelle... Le bien inestimable que cette Histoire ne manquera pas de produire sera done principale- ment de faire germer dans nos ccjeurs, de generation en genera- tion, les principes de justice, d'equite, de compassion et de bien- faisance, de nous eloigner de tonte violence, de cette fureur de persecutor et d'opprimer nos semblables pour avoir d'autres opi- nions que lesnotres, d'alTaiblirenfin et, s'il est possible, d'aneantir 1'esprit d'intolerance... Voila, ce me semble, le but de 1' Histoire dc M. de Voltaire (1). G'etait en effet la guerre conlre Yinfdmr qui commencait. Avant pourtant de se consacrer a sa grande lulte philoso- phique, Vollaire donnait encore deux ouvrages purement histo- riques. C'etaient d'abord les Annales de r Empire, qu'il composait alors en 1753, pendant son exode dans les petites cours d'Alle- magne et en Alsace, a la solicitation de la duchesse de Saxe- Gotha. II osait les avouer. Je les avouerai toujours, disait-il (2), parce que je les crois tres exactes et tres vraies, surtout a 1'aide des cartons necessaires. Ce n'etait d'ailleurs pas un livre fait pour la France : il ne prenait que peu de soins pour i'y faire con- naitre. Schoepflin, sur ses conseils,demandait encore la protection de Malesherbes (3). Gelui-ci savait bien que, quelque soin qu'on prit pour en interdire le debit, il en entrerait toujours par toutes sortes de voies; il permettait les exemplaires de Schffipflin et poursuivait seulement les contrefaeons lyonnaises qu'on menac,ait d'en faire (4). II autorisait tres facilement Lambert a vendre les trois cents exemplaires qu'il avail rec,us, et me me d'en faire une edition, si la premiere ne faisait pas trop de bruit (5) ; et il ecri- vait fort aimablement a Voltaire, qui s'excusait d'avoir fait des annales, apres avoir cultive les arts de genie : II n'est pas indifferent, Monsieur, qifun homme de genie s'exerce dans les differents genres de litterature ; celui des annales est certainement (1) Avril 1757, III, 362. (2) A Malosherhf>8, 21) innw 1754. (3) 6 Janvier (Nouv. Acq., 3344, 377), Schcepflin avail mis sur son Edition le noin de Jean-Henry Decker, son beau-frere, libraire a Bale, et il coniptait demumler un privilege. (4) Malesherbes a Seynas et Seyuas a Malesherbes, 21, 28 fevrier (ibiil., 381-385). (5) Journal de la librairie, 28 f6vrier, 22159, 14 \. 99 - un cles plus ingrats, mais il est instructif et...., dans vos mains il doit acquerir toute sa perfection (4). Au coritraire, YHistoire de la guerre de\14\ (2) etait tres sus- ceptible d'interesser les Parisians. On en avait deja beaucoup entendu parler en 1749, Voltaire ayant pretendu alors qu'on lui avait vole son manuscrit, et ayant meme voulu faire apposer dans les rues une affiche ainsi concue : Gent ecus a gagner. On a vole plusieurs manuscrits contenant la tragedie de Semir ami's, la comedie intitulee Nanine, etc.) YHistoire de la guerre dellbi jus- qu'en 1747. On les a imprimes rernplis dc fautes et d.'interpola- tions; on les vend publiquement a Fontainebleau. Le premier qui donnera des indices surs de rimprimeur et de 1'editeur recevra la sornme de trois cents francs de M. de Voltaire, gentilhomme ordi- naire de la chambre du roi, historiographe de France, rueTraver- siere. Mais le lieutenant de police Herault, quelque aimable qu'il fut avec Voltaire, avait refuse d'autoriser Taffichage de ce papier (3), et ce n'est qu'en 1755 que YHistoire de la guerre de 1741 fut publiee. Brunetiere a raconte toutes les manoeuvres auxquelles se livra Voltaire pour lancer alors son ouvrage (4). C'est exactement la repetition de ce qui s'etait passe 1'annee precedente pour YHistoire universelle. Seulement, cette fois-ci, on a la preuve que Voltaire avait lui-meme fait parvenir an libraire Le Prieur son manuscrit. Le fait cst affirme dans cette lettre de 1'inspecteur de la librairie d'Hemery au lieutenant de police Berryer : J'ai 1'honneur de vous rendre compte que Le Prieur a achete le manuscrit des Campagnes de Louis XV, du sieur Richer, auteur de YAbrege chronologique des Empcreurs, et frere de Richer, 1'avocat, qui vient de dormer un traite sur la mort civile. II a presente ce manuscrit a Le Prieur com me appartenant a M. de Venozan, officier dans le regiment de Picardie. Le Prieur 1'a achete comme tel, et Richer, pour Ten convaincre, lui a pro- duit une quittance, d'une ecriture toute contrefaite, signe'e dudit sieur Venozan, que Le Prieur n'a cependant voulu accepter qu'a- pres avoir ete endosse par ledit sieur Richer. Cette conduite a paru suspecte a Le Prieur, avec d'autant plus de raison que Richer ^1) Voltaire a Malesherbes et Malesherbes a Voltaire, 13-22 avril (ibid., 388, 389)' (2) Voltaire I'intitula plus lard le Siecle de Louis XV. (3) Leouzon-Le-Duc, Voltaire et la police, p. 163-166. (4) Etudes crifique.o, II, p. 178. 100 - avail laisse echapper clans la conversation le nom du chevalier de La Morliere ; mais comme Le Prieur achetait d'un homme qu'il connaissait, et qu'il avail envie de 1'ouvrage, il n'a pas cherche a approfondir ce qui en elail. J'ai engage Le Prieur (qui m'a dit les choses de la meil- leure foi du monde, sous la promesse que je lui ai faite qu'il ne serait pas compromis) a me confier ce billet, et j'ai reconnu que 1'ecrilure, quoique contrefaite, du prclendu Venozan est precise- men! celle du chevalier de La Morliere, ainsi qu'il est aise de s'en convaincre en la verifiant avec son ecriture que je joins ici avec ce billet. II n'est done pas douteux, Monsieur, que ce manuscrit ne viennc du chevalier de La Morliere, et par consequent de la part de Voltaire, non seulement par les raisons que je viens de dire, mais encore parce que c'est une de ses ames damnees qu'il em- ploie a ces sortes de manoeuvres, aussi bien que dans celle de la Pitcellc, que La Morliere a repandue des premiers et qu'il a vendue fort cher (\). Mais ce n'etail pas tout de faire parvenir le manuscrit a Paris, et me'me de le faire imprimer. Voltaire veut encore que la police permette et protege 1'edition. Voici comment il s'y prend. II pro- teste d'abord aupres de M. d'Argenson et de M mc de Pompa- dour (2). 11 se plaint a tout le monde qu'un fripon ait vendu son manuscrit vingt-cinq louis d'or a Le Prieur. II raconte que c'est Ximenes qui 1'a vole chez M me Denis pour le vendre a Le Prieur, par 1'intermediaire de La Morliere (3), et qne Malesherbes en a donne une permission, m6me un privilege (4). M me Denis elle-m6me en est persuadee et cherche a s'expliquer comment ce vol a pu se commeltre. II y avail dans le cabinet de Voltaire de vieux brouillons sans suite, sans aucun ordre; c'etaient des feuilles de- chire'es; des chapitres entiers manquaient, il n'y avail pas le quart de 1'ouvrage. Elle avail autorise" ses femmes a se servir de ces bouts de papier pour emballer ses caisses. Ce ne peut 6tre (1) Celle leltre du 30 aout 1755, connue de Benclmt el de Desnoin'slerres, et publiee par Havaisson (Inns les Archives de fa Bastille, XII, 428 (Bibl. de I'Ara., 10303, 1">5), se Irouve ausi a la Hibliotheque nntioualc, Nouv. Acq., 1214, 153. (2) Voltaire a ISI 11 de Fontaine, 2 juillet. (3) Voltaire a Malesherbes, 12 supteuibre; a d'Argental, 10 seplembrc. (4) Voltaire a d'Argeutal, 31 juillet, 29 aoftt. Malesherbes avail efl'ectivement dnnn6 une permission tacite. (Nouv. Acq., 1214, 161.) 101 - qu'alors que Ximenes les deroba (I). Et la grosse Denis, indignee de ce vol, et tres inquiete de la colere de son oncle, intrigue au- pres de Malesherbes. Celui-ci repondait assez froidement : Je n'ai aucune connaissarice, Madame, qu'on imprime le manuscrit dont vous vous plaignez ; comme il n'est ni approuve, ni suscep- tible d'approbation, je ne pourrais le faire saisir et punir le libraire qui 1'a entrepris. Ainsi, vous sentez bien que je ne puis me meler de la negociation que vous me proposez... M. de Xime- nes m'a assure qu'il n'y avait aucune part, et, comme je n'ai au- cune raison de le soupconner de m'en imposer, je ne doute pas de la verite de ce qu'il m'a dit (2). Et Voltaire s'indignait : Je ne concois pas M. de Malesherbes, ecrivait-il a d'Argental (3) ; il est fache centre ma niece, pourquoi? parce qu'elle a fait son devoir. II est trop juste pour lui en savoir longtemps mauvais gre. Je suis persuade que vous lui ferez sentir la raison. 11 s'y rendra, il verra que 1'action infame de Ximenes et de La Morliere exigent un prompt remede. En quoi M. de Malesherbes est-il compromis? Je ne le vois pas. Aurait-il voulu proteger une mauvaise action pour me perdre? Mon cher ange, la vie d'un homme de lettres n'est bonne qu'apres sa mort. Je vous conjure de faire entendre raison a M. d,e Malesherbes; il n'a ni bien agi, ni bien parle. II a bien des torts, mais il est digne qu'on lui dise ses torts; c'estle plus grand eloge que je puisse faire de lui. Cependant, il obtenait qu'on saisit cette edition qu'il desa- vouait si bruyamment (4). Le 17 novembre, d'Argenson, cedant a ses pressantes solicitations, se decidait a faire arreter les seize cents exemplaires de 1'edition de Le Prieur (5). En meme temps, Voltaire multipliait les desaveux, et il ecrivait une lettre a 1'Aca- demie, qu'il faisait paraitre dans toutes les gazettes de Hol- lande (6) Mais cela ne 1'empechait pas de faire imprimer son Histoire u (1) M m Denis a Malesherbes. Nouv. Acq., 3346, 64. Gf. Colini, Mon sejoiir atiprts de Voltaire, p. 154, et Desnoiresterres, V, 104. (2) Nouv. Acq., 3346, 69. (3) 10 septembre 1155. (4) M ra Denis ne cessait de protester auprcs dc M 111C do Pompadour, aupres de Malesherbes, a qui elle ecrivait des lettres pen mesiirees , uiomc un peu folios >., ou elle ne craignait pas de detuander qu'on condamnat Xiuienes aux galeres. Voltaire ecrivait directement a la Chatubre syndicale et d'Argental sollicitait Malesherbes. (Nouv. Acq., 3346, 64-76. Cf. Voltaire a Lambert, 20 septembre.) (5) D'H6meryaBerryer, 11 noveuibre 1755, Nouv. Acq., 1214, 161. Cf. Nouv. Acq., 3346, 75, 78, 81." (6) Voltaire a Cramer, 21 decembre 1755; a Wai I her, l er Janvier 1756. - 102 Londres, a Amsterdam, a Geneve, ct elle va pouvoir paraitre ainsi sans lui faire perdre les bonnes graces de M me de Pompadour et de M. d'Argenson, qui lui avaient recommande Fun et 1'autre de ne la pas donner au public (1). Car, le tour est joue, ainsi que conclut Brunetiere (2). Les ballots arrivent de 1'etranger, passent la frontiere en contrebande ; 1'edition de Londres ou d'Amster- dam se repand, le livre est bientot dans les mains de tout le monde ; on le vend librernent a Versailles; on 1'achete publi- quement a Fontainebleau. Le libraire alors va trouver Malesherbes; il lui represente que deux mille exemplaires, c'est une somme, qu'il est d'autant moins juste de la lui faire perdre que le livre se vend couramment; qu'un Directeur de la librairie ne doit pas avoir moins d'egards aux interets marchands des libraires qu'a 1'interet litteraire des auteurs... (3). Malesherbes, toujours hu- main, se laisse attendrir; la saisie estannulee, on rend les exem- plaires, 1'edition de Paris est mise immediatement en vente, et le livre s'ecoule a la faveur d'une permission tacite (4), que Voltaire n'a pas demandee, ou meme dont il aurait Fair de n'avoir pas voulu, si nous etions gens capables maintenant de nous laisser surprendre a 1'eloquence de ses protestations. II a force la main a Malesherbes, et avec quel art ! remarquez-le, car ni le libraire, ni me'me peut-etre M me Denis, ne sont dans la confidence de la machine ; il agit seul ; et sauf La Morliere, auquel il a bien fallu toucher au moins deux mots de la necessite du plus absolu secret, il tient tout seul tous les fils de cette amusante intrigue. Enfm, en 1759, au moment meme ou il etait si occupe par les polemiques litteraires centre Pompignan et Freron, Voltaire fai- sait encore son Histoire dettussie sur la demande de son amie , la tsarine Catherine II, et, quoiqu'il ne se mit plus cette fois-ci a combiner tant d'intrigues aussi compliquees, il seheurtait encore a bien des difficultes pour la publication de cet ouvrage. II fallut d'abord presser la Cour de Russie, qui ne se hatait pas de fournir les documents et de donner son imprimatur. Pour forcer le comtc Schowalow a s'occuper plus se'rieusement de (1) Voltaire a d'Argenloi, 12 sfipteiubre. (2) /,. c., p. 181. (3) S., i,l. mi, associg de Le Prieur, a Malusherbes, 24 novembre 1755, Nouv. Acq., 3346, 102. (4) L'6dition francaise, enfenii5c a la Haslillc en novembre 1755 (Nouv. Aeq., .'{346, O.'i, 99), est reniluc aux lilmiiirs en Janvier 17;>6 avec 1'aulorisation do .Maleshcrbcs el de d'ArgiMisoii (ibid., 106, I07_1. - 103 eette affaire, il lui mandait des le mois d avril (I), qu'un paquet de manuscrit qu'il vcnait d'envoyer en Russie etait perdu, que tres probablement des libraires allemands on hollandais s'en etaient empares et que certainement le livre allait paraitre, avant d'etre fini, et, eu aout ^2), il faisait des demarches tant aupres de la Cour dc Vienne qu'aupres de 1'ambassade russe a La Ilaye; car il savait qu'un libraire de Hambourg et un autre de La Haye, nomme Pierre de Hondt, etaient sur le point d'imprimer ee ma- nuscrit inachevc. Enfin, en septcmbre, tout est en regie avec Petersbourg, et 1'edition dc Cramer est lerminec. Les huit mille volumes sont prets. Voltaire envoie a Schowalow un petit ballot eontenani quel- ques cxetnplaircs (3), et il en adresse trois autresballes a Paris ;i Desaint et Saillant, qui devront les remettre a Robin, vendeur de brochures au Palais-Royal et correspondant des Cramer. Robin est charge d'en distribucr a tons les amis de Voltaire, a d'Alem- bert, a Duclos, a M mo du Defland, a llelvetius, a Saurin, et meme au roi (4). Mais il arrive malheur a cet envoi. 11 y en avait plu- sieurs exemplaires relies pour ces cadcaux. Messieurs les inten- dants des postes pretendent qu'il est defendu d'envoyer des livres relies ct douze exemplaires sont perdus (o). Enfin, quand 1'edition arrive a Paris, elle est arretee a la Chambre syndicale. Robin fait des demarches pour qu'on la lui delivre, et Males- herbes en contie 1'examen a Moncrif. Mais Moncrif est a la cam- pagne et les ballots sont toujours consignes (6). Alors le 12 octobre, d'Argental,le charge d'affaires ordinaire de Voltaire, s'emeut; d'autant que, pendant cette suspension de 1'edition de Cramer, les editions contrefaites se repandent. 11 s'adresse directement a d'llemery (7) et lui donne presque des ordres : Je crois pouvoir prendre sur moi de vous prier de faire delivrer ces livres, et je crois pouvoir vous repondre que M. de Malesherbes ne desapprouvera pas cette demarche que je prends absolument sur moi >>, et tout de meme il se plaint aussi a Males- (1) Voltaire a Schowalow, 22 avril 1760. (2) Ibid., 2 aout. (3) Ibid., 21 septeinhfc. (4) Voltaire a ThiOriot, HJ ocloUre; a M 1 " du Deffaml, 27 oclubrc ; a 27 octobre. .'}) Voltaire a Helvelius. 12 dereinbrc. (fi) Nouv. Act|., 33K5, IbO. ,7 ; Ibid., 1G6. - 104 - herbcs. Gelui-ci repond qu'il n'a pas autorise 1'edition contrefaite de Lyon, que, si elle se vend publiquement, c'est qu'on a mal compris ses ordres et qu'on n'aurait pas du permettre 1'ouvrage, sans 1'avoir examine, enfin, qu'il va faire ce qu'il pourra pour en empecher le debit (1). De fait, il etait fort embarrasse. Beaucoup plus aimable main- tenant avec Voltaire, dont la royaute litteraire etait desormaisbien etablie, et n'ayarit d'ailleurs a lui reprocher cette fois-ci aucune des manosuvres extraordinaires auxquelles il etait accoutume, il etait, d'autre part, retenu par les ordres qu'il recevait du Dau- phin; car il y avait des passages offensants pour la memoire du feuroi dePologne, son grand-pere. 11 ne pouvait donner aucunc permission a cause de la liberte avec laquelle Voltaire parlait de la religion en general sous pretexte de parler des schismes de Russie . Neanmoins il n'etait nullement severe et il ne cherchait qu'un moyen d'arranger les choses, d'autant plus que d'Argental le sollicitait constamment d'autoriser 1'edition (2). Ce n'est pas que tout le monde n'eut deja son exemplaire de 1'edition contrefaite. Mais dans celle de Cramer il y avait une carte de Russie qui pourrait etre utile aux gens de lettres. Males- herbes consentait tres volontiers a ce qu'on tolerat quelques exemplaires, pourvu qu'ils ne fussent pas vendus trop publique- ment. II cherchait des expedients avec d'Argental et d'Hemery pour retirer 1'edition de la Chambre syndicale, et voici celui qu'ils trouverent d'un commun accord : Malesherbes donna ordre le 21 oclobre a la Chambre syndicale de rendre les ballots a Desaint et Saillant pour tre renvoyes a 1'etranger (3). Puis quand Desaint les cut rec,us ainsi tres regulierement, au lieu de les ren- voyer en Suisse, il les donna a Robin. Tout se passa au mieux. On avait bien recommande tant ^t Desaint qu'a Robin d'etre tres prudents. Us le furent, en eflet (4), et encore une fois sans pri- vilege, sans permission, sans autorisation officielle d'aucune sorte, mais tout de m^me avec 1'approbation et le concours des autorites, le livre de Voltaire parvenait tres largement a la eon- naissance du public. (1) Ibid., 111. (2) 15, 20 octobre; ibid., 190. (3) Ibid., 182; ct 180, Lettre de Malesherbes a d'Hemerv, 21 octobro. (1) D'Hdmpry a Mulcsherbe?, 2i nrtobrc, 2 novcinbrc, ibid., 183, 187. 105 Ces premieres annees de 1'administration de Malesherbes avaient ele l'age d'or pour les philosophes. Us avaienl joui, en somme, de cette faveur du gouvernement, dont la conquele elail bien le plus cher de leurs voeux. On leur avail accorde beaucoup de facililes pour la publication de leurs oauvres capitales; on les prolegeail meme contre leurs adversaires. On ne songeait pas a accorder aux encyclopedists et a leurs ennemis un regime de liberte egal pour tous; mais les tracasseries gouvernementales atteignaient egalement les deux partis. Si ^Encyclopedic avail quelques difficulles a faire passer lous ses arlicles, on sail que Freron n'en avail pas moins a defendre la religion dans son Annee litteraire. Brunetiere a raconle loules les avanies aux- quelles ful expose ce malheureux journaliste et comment il fut persecule par les philosophes aulanl el plus qu'ils ne 1'etaient eux-memes (1). Jarnais il ne pul oblenir un privilege, el conli- nuellemenl son journal elail suspendu parce qu'il avail ose crili- quer d'Alemberl, ou Vollaire, ou meme Marmonlel. Voici la lellre qu'il adressail en 1758 a Malesherbes, alors que d'Alemberl vou- lail le faire poursuivre pour le simple comple-rendu d'un ouvrage conlre V Encyclopedic; elle eclaire d'une lumiere singulierement vive les rapporls du malheureux journalisle lant avec les philo- sophes qu'avec le Directeur de la librairie : Monsieur, il m'esl impossible de vous envoyer la nole des arlicles encyclopediques ou je suis direclemenl ou indireclemcnl allaque. Je n'ai jamais lu loule \' Encyclopedic ni ne la lirai jamais, moins que je ne commelle quelque grand crime el que je ne sois condamne au supplice de la lire. D'ailleurs, ces Messieurs me fon I venir a propos de bolle (sic] dans les arlicles les plus indifle- renls el oil je ne soupconnerais jamais qu'il ful queslion de moi. An resle, Monsieur, ce n'esl poinl le mal qu'ils peuvenl dire de moi, mais le mal qu'ils oul voulu el qu'ils veulenl encore me faire qui me les rend juslemenl odieux. Vous savez, Monsieur, qu'ils se sont efforces de m'oler la proleclion du roi de Pologne, due de Lorraine, el de me faire chasser de 1'Academie de Nancy... (i) toe. cit., p. 203 sqq. 106 Ma detention a la Bastille est encore 1'ouvrage de ces Messieurs. 11 y a quatre ans que le roi de Prusse m'avait agree pour etre de son Academic de Berlin. Lorsque Diderot et d'Alembert le surent, ils signifierent a M. de Maupertuis qu'ils renverraient leurs patentes si j'etais rec,u. Voila, Monsieur, une partie de ce que je sais qu'ils out fait conire moi; ce que j'ignore est sans doute bien pis. Malgre les justes sujets que j'ai de ne les pas aimer, mon eloignement pour eux n'entre pour rien dans le compte purement litteraire que je rends de leurs ouvrages. Je tache de n'ecouter que les interets de la verite et du gout. Ils ont beau ecrivailler, s'exalter reciproquement,faire les enthousiastes,mcttre dansleur parti des femmes et des petils-maitres, ils ne seront jamais que d'in sclents mediocres. Je crois que je m'y connais un peu, je sais ce qu'ils valent et je sens ce que je vaux; qu'ils ecrivent centre moi tant qu'ils voudront, je suis bien sur qu'avec un seul trait je ferai plus de tort a leur petite existence litteraire qu'ils ne pour- ront me nuire avec des pages entieres de V Encyclopedic; ils le sentent eux-memes, etc'estparce que leurplume ne sert pas bien leur haine qu'ils ont recours a d'autres moyens pour se venger. A cet egard, ils auronttoujours 1'avantage sur moi. Je n'ai d'autre ambition que de travailler en homme de lettres avoue par le gou- vernement, de vivre en bon citoyen et de bien elever ma famille. Je respecte dans ma conduite et dans mes ecrits la religion, les moeurs, 1'Etat et mes superieurs. Telle a ete et telle sera toujours ma t'agon de penser et d'agir, quelque chose que puisseut dire et faire mes ennemis. Je suis... (1). Malesherbes en etfet etait bien plus lie avec les philosophes qu'avec aucun autre homme de lettres. Et y avait-il beaucoup d'auteurs qui ne fussent alors plus ou moins philosophes? Pen- dant bien des annees, e'crit-il a Morellet en 1757 (2), je me suis occupe uniquement de litterature, et je n'ai vecu qu'avec des gens de lettres. Quand je me suistrouve entraine par descircons- tances imprevues et peut-6tre contre mon gr^ dans une sphere diflerente, je n'ai rien tant desire que de pouvoir rendre quelques services a ceux avec qui j'avais passe toute ma vie; j'ai cru en trouver 1'occasion, lorsque j'ai ete charge de la librairie, puisque d) 27 Janvier 1158, 22i'Jl, lil-142. (2) 22191, 138. 107 je me trouvais a portee de ieur procurer la liberte d'ecrire apres laquelle je les avals toujours vus soupirer et de les aflranchir de beaucoup de ge"nes, sous lesquelles ils paraissaient gemir et dont ils seplaignaient continuellement. Je croyais aussi rendre service a 1'Etat, parce que cette liberte m'a toujours paru avoir beaucoup plus d'avantages que d'inconvenients. Mes principes sont toujours les memes quant au bien de 1'Etat. Pour les gens de lettres, 1'experience m'a appris que qiiiconque a a statuersur les interets de Ieur amour-propre doit renoncer a Ieur amitie s'il ne veut affecter une partialite qui le rende indigne de Ieur estime. Pourtant 1'amabilite de Malesherbes pour les philosophes res- semblait bien parfois a de la partialite. Quand un ouvrage parais- sait centre euxet qu'il en etait averti, il tachait toujours d'arranger les choses a la satisfaction de ses amis. Un libraire, Merigot, lui apporta ainsi un jour, en 1751, un manuscrit intitule Anecdotes pour servir a I'histoire de la disgrace du marquis d'Argens, pour servir de suite a ses Me'moires. C'etait une affreuse satire de d'Arnaud contre Voltaire etd'Arget. Malesherbes garda le manus- crit, le communique a d'Argens, et sur la demande que lui en fit celui-ci il en empecha la publication (1). De m6me quand parurent en 1752 les Reflexions d'un francis- cain, petit ouvrage tres sanglant contre Diderot et YEncyclo- pedie du P. Geoffray, regent de rhetorique au college Louis-le- Grand, Malesherbes fit aussitot a ce sujet beaucoup de tapage , et envoya chercher le libraire Bordelet pour le reprimander d'avoir imprime ce livre, dont il etait d'ailleurs innocent (2). ETnfin, quand en 1754, un Jesuite de Lyon, le P. Tholomas, s'avisa de vouloir repondre a 1'article College de V Encyclopedic ou d'Alembert critiquait le systeme d'education des Jesuites, Malesherbes protegea encore d'Alembert. Tholomas avait envoye une invitation ainsi congue : Pro scholis publicis adversus Encyclopcedistas dicet alter rhetorum in aula collegiiSS Trini- tatis S J 30 a novembris 1754 hora sesquisecunda. Et pendant cinq quarts d'heure, le Jesuite avait vomi un torrent d'injures, en mauvais latin, contre lesEncyclopedistes. D'Alembert, furieux, se plaignit amerement a la societe royale de Lyon. Malesherbes suivait 1'affaire avec le plus grand interet. II etait tenu au courant (1) Journal de la Ukraine, 22156, 88, 90. (2) I/Ad., 22157, 12 r. 108 par Bourgelat, ce collaborateur de \ Encyclopedic^ qui etait charge a Lyon de la surveillance de la librairie (1). Malesherhes n'eut pas a intervenir directement, mais il se contenta de garder un silence affecte (2). C'est ainsi que, pendant les premieres annees de Tadminis- tration de Malesherbes, les philosophes jouissaient de la protection du goirvernement. Grace a cette faveur, grace aussi au inouve- ment irresistible des idees, la doctrine des philosophes avail reussi a se constituer et leur parti a s'organiser. On entrevoyait deja 1'aurore des temps nouveaux qu'annoncaient ces premiers succes. Peu s'en faut, disait Grimm en 1757 (3), que ineme les meilleurs esprits ne se persuadent que 1'empire doux et paisible de la philosophic va succeder aux longs orages de laderaison et fixer pour jamais le repos, la tranquillite, le bonheur du genre humain... Mais le vrai philosophe a malheureusement des notions inoins consolantes et plus justes. Quelques avantages que nous attribuions a notre siecle, on voit qu'ils ne sont que pour un petit nombre d'elus et que le peuple n'y participe jamais. L'esprit des nations se modifie a 1'infmi, mais le fond est toujours le m6me dans I'homme... Sur huit cent mille hommes que contient la ville de Paris, a peine en trouverez-vous quelques centaines qui s'occupent des lettres, des arts et de la saine philosophic. De fait ii est certain que les disciples des encyclopedistes etaient encore peu nombreux, que la masse du public s'etait plus passiounee pour les querelles jansenistes que pour les grands ouvrages philosophiques, qui, sauf les oeuvres historiques de Voltaire, avaient paru sans soulever trop de polemiques. Mais en 1757 1'opinion commence a se preoccuper du parti nouveau. Les disputes theologiques entre molinistes et jansenistes sont eteintes; et ce sont au contraire les discussions des philosophes et deleurs adversaires qui occupent maintenant tout Paris. (1) C'est Malcsherbes lui-m^me qui sc cliurgeait de faire parvenir ses inanuscrils .1 d'Aleinbert et a Diderot. (2) Nouv. Acq., 3348, 253. Cf. Bertram!, D'Alembert, p. 89. (3) 15 Janvier, III, 328. CHAPITRE V LA CRISE DE 1758-1762 I. Premiers symptomes de crise. La declaration de 1757. Les pole- miques autour du septieme volume de Y Encyclopedic. Les Cacouacs. II. IS Esprit. La censure; la publication; le scandale; la revocation du privilege ; les retractations ; les condamnations de la Sorbonne et dn Parlement; les reeditions. III. La suspension del'Encyclo- pedie. Diderot et d'Alembert. IV. La polemique contre les Ency- clopedistes. Leurs ripostes : Memoire pour Abraham Chaumeix. V. Pompignan. Les monosyllabes. VI. Palissot : la comedie des Philosophes, la Preface de Morellet. VII. Reponses de Voltaire : YEcossaise; les Facefies. 1 On traversait alors une epoque bien pen glorieuse et bien triste. A 1'exlerieur, on venait de subir 1'humiliante defaite de Rosbach et on allait bientot apprendre de plus manvaises nou- velles encore des colonies. C'etait Techec lamentable de la poli- tique de M me de Pompadour. A Tinterieur, c'etait le triste attentat de Damiens et son execution plus triste encore. Autour de cette lugubre aflaire se soulevaient les passions, se tramaient les intrigues de tons les partis. On accusait le pieux arclicveque de Paris d'en avoir eterinstigateur;et,comme Louis XV continuait de lui temoigner toute son estime, les ennemis dc la Marquise persuadaient a Ghristophe de Beaumont que c'etait elle qui avail voulu le compromettre. L'archeveque enfin faisait un mandement ou il etait dit que 1'attentat etait du aux erreurs du temps, aux scandales dans lous les otats et dans tous les genres et a 1'intro- duction dans les ecrits el dans les esprits d'une multitude de principes qui porlaient les sujets a la desobeissanceet a la rebel- lion contre les souverains . 11 est bien certain qu'en 1757 on commencait a s'inquieter des progres rapides de la philosophie; a la cour on en etait un pen no effraye : un jour que la reine allait a la messe a Compiegne, elle apergut a 1'etalage d'une boutique un livre portant pour litre la Religion nalurelle (1). Elle en fut indignee : en revenant, elle prit la brochure et la mit en mille pieces en disant a la marchande que, si elle s'avisait de debiler de pareils livres, on lui oterait sa boutique (2) . Mais qu'elait-ce que cette colere de la pauvre Marie Leczinska? et quelle influence avail a la cour son fils, le devot Dauphin, 1'ami des Jesuites? Louis .XV subissail Irop alors 1'ascendant de 1'alliere Marquise et celle-ci etail trop amie des philosophes pour qu'une persecu- lion leur vinl jamais de Versailles. II aurail desire que la philo- sophic fut plus moderee et ne se repandit pas dans une partie de la nation qui ne peut jamais la comprendre (X}. Mais le mo- ment n'etail pas encore venu ou lesidees nouvelles allaienl gagner lous les esprils. Pourtant, quoique le roi n'eut jamais voulu reel- lement persecutor les philosophes, il les craignait el il consentait a signer des ordonnances dontil devait bien s'avouer a lui-mmc qu'elles n'etaient que des fanfaronnades ridicules. Comment trailer autrement cette declaration du 23 avri!1757 qui reeditait une loi de 1563 (4)? 11 etail dil dans le preambule que le Roi ne pouvait souflrir la licence effrenee des ecrits qui se repandaient dans le royaume et qui lendaienl a attaquer la reli- gion, a emouvoir les esprits et a donner atteinte a son aulorile . En consequence, il declarait passibles de la peine de mort les auteurs, editeurs, imprimeurs ou colporteurs de ces ecrits dan- gereux (5). 11 suffisait mme de ne pas avoir observe toutes les formalites auxquelles etail soumise la librairie pour tre condamne aux galeres a perpetuite ou a temps. Enfin, une amende de six mille livres etail prescrile centre les locataires et proprietaires des maisons dans lesquelles se trouverait une imprimerie clan- destine (6). (1) C'6tait une Edition du poeme de la Loi nalurelle de Voltaire. (2) Luynes, XVI, 108. (3) Beauveau, Af^w., p. 102. (4) Lea meuibres du Parlemeot veuaient de deniissionner ou d'elre exiles. Seuls, quelques magistrats restaietit, qui gtaient continue! lement attaques dans de noni- hreuses brochures. C'cst pour rem6dier a celte licence des livres qu'ils solliciterent c-t obtinrent 1'Arrftl du 16 avril. (Malesherbes, Mcmohes sur fa librairie, p. 109.) (5) Cf. Arret du 30 mars 1"57, 22093, 136. La peine de mort pour tin dt-lit exprim6 aussi vaguement que celui d'avoir compose des ouvrages tendant a emou- voir les esprilt dgplut a tout le momle et n'iutiniida personne, parce qu'on sentit qu'une loi si dure nn serait jamnis executee. (Mai., I. c.) (6) Bnrbicr, VI, -'i23. Voir Arch. Nat., X'*, 8163, fol. Hrt. HI On ne se contontait pas de ces declarations theoriques, on fai- sait des perquisitions et, comme on trouvait sans difficulte plu- sieurs imprimours ou libraires en fraude, on faisait quelques saisies impitoyables et on prononcait des condamnalions solen- nelles. Quatre arrets etaient rendus le 27 aout 17S7 conlre des auteurs, imprimeurs, relieurs et distributeurs et colporleurs d'ecrits trouves dans des imprimeries clandestines a Arcueil et a Paris, rue de Seine, faubourg Saint-Victor . Ces derniers etaient condamnes a etre appliques an carcan un jour de marehe pen- dant deux heures en ladile place dc Greve de cette ville de Paris, avec ecriteaux devant et derriere, portant ces mots : Imprimeurs de livres scandaleux et impies, a etre bannis pour trois ans du ressort du Parlement et a payer dix livres d'amende (1). Ge n'etait pas seulernent le Gouvernement qui s'emouvait; les polemistes d'autre part se mettaient a attaquer les philosophes et ceux-ci allaient leur repondre avec non moins de vivacite; car ils ne savaient pas supporter la critique. Des 1'apparition du septieme volume de V Encyclopedic, dont le succes allait toujours grandissant (elle avail alors plus de quatre raille souscripteurs), plusieurs brochures etaient lancees centre elle. Le P. Ghapelain en faisait le sujet des sermons qu'il prechait a Versailles devant le roi (2); Palissot ecrivait ses Petites Icttres sur dc grands p/ti/osophes, qu'on oubliait assez vite (3) ; Meunier de Guerlon donnait encore contre \* Encyclopedic un article dans les Afftches de province; et surtout, dans ses Me'moires pour servir a I histoire des Caconacs, 1'avocat Moreau tendait a prouver que Montesquieu, Voltaire, Diderot, Buffon, d'Alembert et Rousseau avaient des principes pernicieux pour la societe et la tranquillity publique (4) . On s'apercevait enfin que les philosophes s'etaient unis, s'etaient groupes pendant les cinq annees qui s'etaient ecoulees depuis le scandale de la these de 1'abbe de Prades, et, a la grande indignation des encyclopedistes, on denon^ait la secte, Teglise philosophique. Ce qui leur est particulierement sensible, c'est de sentirfort compromise la faveur dont ils jouissent. Ils croient voir dans ces attaques la main du Gouvernement. G'est de Versailles que la sa- il; Collection Joly do Henry, dossier 36:i2, vol. .'J39, f 1-200. (2) Voltaire i d'Ai-gonlal, 26 fcvi-i..T H'iS. |{) Voir Delafarge, Palis.tof. (ij Grimm. 1:> cleceml)re 11'i", III. 'ris. - 112 tire parue dans les Affiches de province aete cnvoyee a 1'auteur, avec ordre de 1'imprimer; apres avoir resiste autant qu'il a pu, dit d'Alembert a Voltaire (1), jusqu'a s'exposer a perdre son gagne-pain, il a enfin imprime cette satire en 1'adoucissant de son mieux. Ce qui en reste, apres cet adoucissement fait par la dis- cretion dupreteur, c'est que nous formons une secte qui a jure la mine de toute societe, de tout gouvernement et de toute morale. Gela est gaillard ; mais vous sentez, mon cher philosophe, que si on imprime aujourd'hui de pareilles choses par ordre expres dfi ceux qui out 1'autorite en main, ce n'est pas pour en rester la ; cela s'appelle amasser les fagots au septieme volume pour nous jeter dans le feu au huitieme. On a force Malesherbes a laisser imprimer les Cacouacs , dit pen apres d'Alembert (2); et ce qui est encore plus infame que ce libelle c'est le commentaire qu'en donne Freron dans son Annee litteraire ou il designe par un de ses ouvrages le philosophe que Moreau n'avait represente que sous les traits de la Geometric (3). Or, d'Alembert n'aimait pas beaucoup e"tre critique. Nous 1'avons dej vu dans I'affaireTholomas. Sa vanite se redresse aus- sitot et ilfait appel au protecteur ordinaire des encyclopedistes, a Malesherbes. II lui ecrit une lettre indignee (4) : J'apprends, Monsieur, que dans la derniere feuille de Freron, V Encyclopedic est traitee ftouvrage scandaleux. Je sais que ces feuilles et leurs auteurs sont sans consequence, mais cette raison ne doit point, ce me semble, autoriser une licence pareille, ni permettre a un cen- seur de 1'approuver. Ge serait me manquer a moi-meme et a tous mes collegues que de ne vous en pas porter mes plaintes, bien resolu de me tenir tranquille ensuite, si par un malheur que jc n'aurai pas a me reprocher, justice ne nous est pas faite. J'ai tout lieu, Monsieur, de I'espe'rer de vous. Votre eqOite et 1'honneur que j'ai d'etre volre confrere m'en repondent. Je suis... Mais Malesherbes n'est pas tres empresse a lui rendre justice; il est excede de ces plaintes incessantes. II est tres liberal, tres favorable aux encyclopedistes; mais il ne veul pas e"tre leur (1) 28 Janvier !'?). (2) 8 fftvrioi- 1T>8. (3) Lcltrc le il'Alemhcrt a Male?herbcs, 22191, HO. 1,'articlc incriniint: est dans la lettre l r> de I'annec 1758. Kreron avail oxpliquu le mot (ieomelrie pnr cetle note : Voyez les Herherchvs fur ili/fti rents points importanls du xysleme dit monde, de .M. d'A..., p. 8. H) lf,id., 134. esclave. Qu'on critique e est fort bien; il consent ine'me qn'on critique librcment les actes dc son administration ; il vent bien etre expose h lenrs declamations . Mais il se refuse a sevir contre Freron. II est vraiment indiserel el deraisominble de de- mander froidement justice de Freron, dans le moment on le sep- liemc tome de 1' Encyclopedic el surtout 1'arlicle Geneve out suscite les cris les plus puissants et oil on ne pent soulenir rouvragc el prendre le parti des auteurs qu'en s'cxposant personncllemenl a dcs reproclies tres graves (1). Aussi Maleshcrbesivpond-il Ires froidement a d'Alembert : Je serais fort a plaindre si j'etais oblige de disculer loules les inductions el les allusions qui peuvent deplaire aux auleurs critiques. Aussi, Monsieur, ne nous arrelons pas a cetle nole (|ui est au bas d'une page de YAnnee Hlterairc et qui n'est pas digne de votre ressentimenl. Convenons que ce qui a excile vos plaintes est I'histoire memo des Cacouacs, I'ex- trait que Freron en a fait, celui que le meme auteur a donne de votre traduction de Tacile dans une a litre feuille, les Pctitcs lettrcs sur de grands philosoplies et en general le grand nombre de cri- tiques, satires on libelles commc il vous plaira de les nommer, dans lesquels YEncf/clopddie est altaquee, et surtout le reproche d'irreligion el autres imputations graves... C'est a cela que vous etes sensible et je n'en suis pas surpris (2). Et il se contente d'envoyer a d'Alembert I'expose de ses principes sur la presse. Puis il charge Morellet de s'entremettre pour faire entendre raison a rintransigeant philosophc. Mais, quand Morellet lui expliquait les idees de Malesherbes, d'Alembert tempetait etjurait selon sa mauvaisc liabitude ct on ne pouvait le rendre raisonnable (3). II est meme si pique de cet ecliec qu'il se decide incontinent a abandonner V Encyclopedic. 11 suffisait a ce savant qu'il ne ful plus assure de la protection gouvernementale pour qu'aussilot il se desinteressat d'unc enlreprise qui n'elait qu'a moitie fondee, laissant la son ami Diderot et Voltaire, qu'il avail entrauie dans 1'affaire. II lui semblait intolerable d'etre ainsi en bulte aux attaques de ses adversaires el surtout de savoir ses adversaires encore plus proteges que lui par le ministere. Car ces satires odieuses et meme inlames qu'on public contre les encyclope- disles sonl non seulement tolerees mais protegees, autorisees, (\) Malesherbes u .Morel lui. ^191, i:8. (2) Hid., 136. (3; Morellet, Mcmoires. I. p. 45-bi. 114 applaudies, commandoes meme par ceux qui out I'autorite en mains (1) . Et puis on voulait changer les trois censeurs theologiens rai- sonnables qui depuis 1750 examinaient tous les volumes de V En- cyclopedic. Jusque-la, ils n'avaient pas etc bien severes, ces trois docteurs qui jugeaient autrement sur le manuscrit que sur rim- prime et qui etaient toujours eflrayes, quand les volumes parais- saient, de voir des articles approuves par eux soulever tant d'in- dignation a la Sorbonne (2). Mais voila qu'on voulait donner a \ Encyclopedic. dc nouveaux censeurs plus absurdes el plus in- traitables qu'on n'en pourrait trouver a Goa (3) . L'inquisition nouvelle (Hail intolerable, et pour la premiere fois d'Alembert trouve tout d'un coup qu'il est insense qu'on etnblisse des cen- seurs theologiens comme reviseurs generaux de lout 1'ouvrage; il declare bien hautque c'est a quoi il ne se resoudra jamais (4). Voltaire esteffraye de cette decision de d'Alembert et se flattc bien d'abord que les choses vont s'arranger. On ecrira a M. de Malesherbes, c'est a lui de vous soutenir. (5) Mais quand il apprend que la decision de d'Alembert est irrevocable, que Males- herbes ne parait pas dispose a s'occuper del 'Encyclopedic comme il le doit, il vent aussitot que toutle monde cesse de s'y interes- ser; il demande son manuscrit a Diderot. Ce qu'il desire surtout, c'est qu'on viennc en Suissc pour 1'impression. II serait bien alors le chef de 1'cntreprise ; il ferait immedialemenl un billet de deux cent rnille livres a Diderot, a qui sa dignite doit interdire dc rester a Paris I'esclave des libraires (G). Mais Diderot, le plus honnete dc ces homines de leltres et le plus desinteresse, voulait tenir la parole qu'il avail donnee a ses libraires et continuer a Paris, malgre toutes les difficultes. II avail pourtanl encore de rudesassauls a soutenir. II Une verilable lemp^le ful en effel dechainee par la publicalion intempestive el audacieuse de YEsprit, d'Helvelius. Elle a eHe (1) D'Alembert it Voltaire, 11 Janvier 1158. Cf. 20 Janvier. (2) Mftlesherhe.*, l^bcrU de la pressc, p. !!. (3) D'Alembert a Voltaire, 11 Janvier. (4) Ib 6 do Marty (voir p. Til. (4) 22191, 62-66! (5) Ce Salmon fut egaletnent, eu octobre 1758, le censeur du Journal de Trtvoux, oft le P. Berthier critiquait YEsprit. (22191, 88.) (ft) 22160, 103, V. 123 - dont elle etait libellee (1), ne satisferait pas le public et la reine, il en exigeait une seconde si humiliante qu'on dit alors qu'il ne manquait a Helvetius, en la faisant. qu'une torche au poing pour que ce Cut une veritable amende honorable (2). Aussit6t cette retractation redigee, Helvetius, exce'de sans doute de toutes ces humiliations et de toutes ces inquietudes, se sauva a Yore prendre un peu de repos. Son depart ne le fit pas oublier. Comme on voulait ne pas donner a cette seconde retrac- tation plus de publicite qu'a la premiere, la reine dit elle-meme a Malesherbes qu'elle voulait plus d'aulhenticite(3) . Malesherbes ordonna aussitot a Durand d'en faire une seconde edition au cas ou la premiere serait insuffisante, et il en avertit Helvetius qui, un peu honteux de sa faiblesse et repassant en sa memoire a Vore tous ces tristes evenements, s'etonnait et s'indignait maintenant de 1'acharnement de la reine. Cette retractation m'a ete arra- chee par les larmcs et la desolation de ma mere, ecrit-il a Males- herbes, puisque j'y conviens de torts ou que je n'ai pas ou du moins que je ne crois pas avoir. Vous ne pouvez pas vous oppo- ser aux ordres de la reine; mais cette persecution me parait un (1) Helvetius y disait notaninient que 1'amour de 1'humanite et le desir du bien general, qui se lieut si etroitement avec la morale de la religion, etaient les seules choses qu'ou put trouver dans son livre, et que I'inten4ion ou il etait de ne rien dire de coutrairc a 1'essence du christiauisme, au bien de 1'humanite et a la cousli- tulion du gouvernement, le rassurait contre toute sorte d'impulalion. (2) Void cette retractation : Ayant appris que ma letlre au P*'* n'avuit pas assez fait connaitre mes vrais sentiments, je crois devoir lever tous les scrupules qui pourraient encore rester sur ce sujet. J'ai donne avec confiance le livre de YEffirit, parce que je 1'ai donne avec simplicite. Je n'cn ai point pre>u 1'etfet, parce que je u'ai point vu les consequences effrayanles qui en resulteut. J'en ai ete extre- mement surpris ut beaucoup plus encore afflige. En effet, il est bien cruel et bieu dou- loureux pour inoi d'avoir alarine, scandalis6, revolte meuie des persounes pieuses, oclairees, respectables dont j'ambitiouuais les suffrages et de lour avoir donne lieu de soupconner mon coeur et ma religion; mais c'est ma faute, je la ruconnais clans toute sun etendue et je 1'expie par le plus amer repentir. Je souhaite tres vivement et tres siocerement que tous ceux qui auront eu le malheur de lire cet ouvrage me fassenl la grace de no me point juger d'apres la fatale impression qui leur en reste. Je souhaite qu'ils sachent que des qu'on m'en a fait aperc&voir la licence et le danger, je 1'ai aussit&t desavoue, proscrit, coudamne et ai ete le premier a cu de?irer la suppression. Je souhaite qu'ils croient en consequence ct avec justice que je n'ai voulu donner atteinte ui a la nature de rarae, ni a son origine, ni a sa spiritualite, ni a son immortalile, comme je croyais 1'avoir fail sentir dans plusieurs eudroits de cet ouvrage; je n'ai voulu attaquer aucune des verit^s du christianisme que je professe sincerement dans toute la rigueur de ses dogmes et de sa morale et auquel je fais gloire de soumettre toutes mes pensees, toutes mes opinions et toutes les facultes de mon etre, certain que tout ce qui n'est pas conforme a sou esprit ue peut 1'etre a la \erit6. Voila mes v6ritable.s sentiments; j'ai v6cu, je vivrai et je mourrai avec eux.w (Memoires de Luynes, 4 septembre 1758, XVI, 54; Cf. 22191, 73-77.) (3) 22191, 73. 124 - peu forte... Je vous supplierai seulement, si vous avez deja donne vos ordres a Durand, de faire faire cette edition tres courte et de ne lui permettre d'en delivrer que par volre ordre et a ceux que vous jugerez a propos. S'il est de bonne foi, je lui tiendrai compte de ce qu'il ne vendra pas. (1). Quand cette lettre arriva a Paris, il etait trop tard. Durand avait deja tire trois cents exem- plaires et il en avait envoye cent a Malesherbes et cent a M me Hel- vetius qui les avait demandes. Le reste avait ete donne a deux colporteurs qui les vendaient dans les jardins du Palais-Royal et aux Tuileries (2). La reine etait enfin satisfaite (3). II y a alors un moment d'accalmie. Tout n'etait pourtant pas encore fmi. Au mois d'aout, le syndic Gervaise s'entendait avec le procureur general Joly de Fleury (4) et denongait Y Esprit a la Sor- bonne le 4 er septembre. 11 lisait un tres beau discours de censure ; mais, plutot que de lancer une con damnation, il preferait propo- ser au roi des mesures pour eviter leretourde pareils scandales. D'ailleurs une these sur 1'Assomption de la Vierge preoccupait alors les docteurs beaucoup plus que VE sprit ($). Pourtant on met le livre entreles mains de huit censeurs qui l'examinent;et, vers la fin d'octobre, Helvetius commence a s'agiter a nouvcau. II a tate le terrain et il a cru savoir que les censeurs ne cherchent qu'un pretexte pour laisser la leur travail. II ecrit alors a Males- herbes en lui demandant de dire ou de faire insinuer a la Sor- bonne par la voie du syndic que la cour ne trouverait pas bon qu'elle s'expliquat sur un ouvrage qui parle des gouvernernents et qui par la interesse celui-ci (6) . Malesherbes trouve que ce serait aller un peu loin que de donner au nom du roi un ordre qu'il n'a pas rec;u du roi. D'ailleurs il pense bien qu'un mande- ment de I'archev&que va intervenir qui va tout changer et rendre la condamnation de la Sorbonne inutile (7). Helvelius, peu satisfait de cette reponse, apprend d'autre part que le Parlement va intenter des poursuites. Le voila de nouveau a Paris. II accourt chez Ghoiseul, qui est un cousin de sa femme. Celui-ci s'entremet tres aimablement, ecrit a Saint-Florentin, va (1) 221'JJ, 8J-83. (2) Ibid., 78-81. (3) Con-exputidance dt Marie Leckzinska el du President llenault, p. 333. (4) Collection Joly de Fleury, dossier n 3807, vol. 332, f 24. (5) Luynes, XVI, 60. (6) 28 noveiubre U58, 22191, 01. (7) Vtid., t>2. - 125 meme le voir et finaleincnt arrive a aplanir un peu la difficulte, en oblenant qu'on comprenne V Esprit dans une condamnation gene- rale de livres et qu'on ne riomme pas Helvetius dans Tarr6t. Le roi semble meme s'6tre interesse personnellement a 1'affaire et etre intervcnu en favcur d Helvetius (1). Gelui-ci, pendant ce voyage, court de tous cotes, fait de longues stations dans 1'antichambre du Premier President, chez 1'intendant ou il debarque un matin a septheures et demie, chez le doyen de la Faculte aussi, puis chez M. Joly de Fleury et chez le lieutenant civil. En fin il oblient de voir les censeurs que lui a donnes la Sorbonne, et il rentre a Vore a peu pres satisfait (2). L'orage n'etait cependant pas encore passe. Helvetius n'avait pas encore vu la fin de ses tribulations. Le 22 novembre 1'arche- veque lancait son mandement; le 31 Janvier, o'etait de Rome qu'arrivait la condamnation de la Congregation de 1'Index; le 6 fevrier, 1'arret du Parlcment condamnait Y Esprit a etre brule. Mais il etait en noble compagnie avec V Encyclopedic, le Pyrrho- nisme du sage (3), la Philosophic du bon sens (4), la Religion natu- relle (5), les Leltres semi-pttilosoptiiques (6), \esEtrennesdesEsprits forts (7), la Lcttre du P. Rerthier sur le materialisms (8). Joly de Fleury denonc.ait ces ouvrages faits pour soutenir le materia- lisme, pour detruire la religion, pour inspirer 1'independance et nourrir la corruption des mcjeurs..., capables de rompre les noeuds sacres et inviolables qui attachent les peuples au souve- rain (9) . Mais moyennant une nouvelle retractation du 21 Jan- vier, ou Helvetius desavouait sans equivoque ni restriction tout ce que son ouvrage avail de reprehensible et reconnaissait que c'etait plutot une erreur de son esprit que de son cofiur , on n'exercait aucune poursuite con Ire lui (10). (1) Bcnuvenu, Memn'rex, p. 102. (2) Lettrcs dc Choiseul a Saint-Florentin, 8 7. 8; Egalemenl de Diderot, 1751. (9) Collection Joly de Fleury, dossier :I807, vol. 3.r2, f 1-2:!. (10) Barbier. VII, 12';-1.'10. Helvetius, dans cette rutractalion, declare que plus il reflechit sur le malheur qu'il a t-u de composer son livre intitule De I'Espril, pins il craindra toujours d'uu titre pas suffisaminent explique par ses prdcedentes retrao 126 - Enfm la S.orbonne, qui avail nomme des commissaires et qui avail enlendu le 3 fe*vrier le rapporl fusum, nitidum el eruditum de leur doyen Hillaire, faisail paraitre le 9 avril sa Determinatio Sacra? Facultatis Parisiensis super libro cni titulus est De /' Esprit, Parisiis 1759, chez J.-B. Gamier, imprimeur de la Reine. Mais elle ne criliquail le livre qu'avec precaution, de peur que les vapeurs empoisonnees qui s'exhalaienl de ces cloaques ne de- vinssenl funesles aux lecleurs . Elle elail si fiere de celle censure qu'elle 1'envoyail a Mgr le Dauphin el a Mgr le Chancelier el qu'elle la presenlail au Roi avec ce discours enlhousiasle : Ce jour oil la Faculle de Theo- logie a 1'honnenr de presenter a Yolre Majesle la censure du livre De r Esprit esl el sera a jamais pour elle le plus beau el le plus glorieux de ses jours. C'esl volre ouvrage dont elle vous fail hommage, Sire; vous lui en avez Irace le plan dans 1'arrel plein de sagesse el de religion emane de volre conseil, qui a ordonne la suppression de ce livre pernicieux. Ce coup de foudre sorli du Irone suffil sans doulepour faire renlrer dans les lenebresun ou- vrage qui n'aurail jamais du voir le jour. Mais 1'aulorile, quelque souveraine qu'elle soil, n'arrele que la main. L'inslruclion eclaire les esprils, desabuse ceux que Terreur a seduils, serlde precau- lion a ceux qui ne 1'ont pas encore ele... (1). A la cour aussi on se croyail oblige de rompre loule relalion avec 1'auteur el le censeur de ce livre abominable. Le pauvre Ter- cier, qui avail envoytS des Janvier sa de'mission de censeur el qui s'elail vu repondre par Malesherbes que celle pre"lendue demis- sion elail une piece lolalemenl inulile, allendu qu'il etail deja raye de la lisle des censeurs (2) , (Hail deslilue de sa fonction au minislere en mars, el, au lieu de vingl mille livres, il n'avail plus qu'une pension de Irois mille livres. On retirail a Helve- tations et declarations, qu'en consequence il se croit oblige de chercher a dissiper, autant qu'il est en lui, jusqu'u Tapparence des doutcs par la sinc^rite de sa douleur et de son repentir, a ces causes il reqniert qu'il plaise a la Cour lui donner acte de ce qu'il desnvoue, d6teste et retracte formellemcnt et precisement, tnutes les erreurs dont son livre est rempli, lui donne parcillement acte de ce qu'il fait et fera tou- jourd profession des veritds conlraires aux dites erreurs, se souuietlnnt en tout au jugemeut qui sera prononce par la Cour, la suppliant tres humbliMnent de vouloir hien considerer que sa faute a eu pour prinripe 1'egorement de son esprit plut6t que cclui de son cocur. Tercier signe une retractation semblahle le 22 Janvier. (Arch. Nut., X', 8501, fo 130-134.) (1) Arch-. Nat., MM. 257, f 507, 510, . r J14-.'i61, ct MM. 258, f 1, G. (2) 22191, 9i-97. 127 tius sa charge cle maitre d'hotel cle la Reine (1). Petites ven- geances, dont le seul resultat etait de rendre 1'affaire plus reten- tissante. Et puis c'etaient encore les articles des jonrnaux qui atti- raient 1'altention sur 1' Esprit. Les Nouvelles eccltsiasliques, le Jour- nal de Tre'voux, le Journal clireticn en publiaient des refutations. Ilelve'tius souffrait affreusement dc toutes ces critiques. II n'y a rien de si horrible, disait-il, que tout ce que le Journal de Tre- voux dit contre moi, rien de plus propre a rallumer le flambeau du fanatisme (2) , et, quand le Journal chretien fait paraitre son article, il ne pent plus supporter d'etre ainsi en butte aux attaques de ses adversaires. Sa fern me ecrit a Malesherbes pour demander justice des critiques du journaliste. Le martyr veut a son tour persecutor ses ennemis. Mais Malesherbes, en homme de bon sens et en honnete homme qu'il etait, repondit qu'il ne pouvait fermer la bouche a des aufeurs, qui croyaient avoir la religion et Iesmo2ursa venger, et que le principe de la liberte dela presse, pour lequel il combattait depuis neuf ans et pour lequel il s'etait fait des ennemis de tout le clerge, de tons les devots et meme de presque tons les gens d'Etat, le conduisait a desapprouver 1'exces des persecutions qu'on avaitfait eprouver a M. Helvetius, mais a permettre les attaques litteraires (3) . Ges persecutions, d'ailleurs, n'avaient fait que confirmer le succes de 1' Esprit. Helvetius, tranquillement installe a Yore, devait an fond voir d'un assez bon rcil toutes ces critiques et ces ana- themes tomber sur son ouvrage. Cela lui faisait une excel- lente reclame; il jouissait plcinemenl de la celebrite qu'il avail escomptee. On avait beau interdire avec la plus grande severite la vente de VEspritek fa ire des visites chez les imprimeurs de Paris et de province, le bruit qu'avait souleve ce livre etait trop grand pour que quelque imprimeur clandestin ne tentat pas d'eji faire des editions subrcptices (4). J.-M. Bruyset, de Lyon, en faisait une qu'il faisait entrer a Paris par Bourg-la-Reine. Durand, en re- vanche, le repandait lentement et avec precaution en province; il en envoyail encore Ires bien un exemplaire a Delbourse, a (1) Barbier, Vlf, i:i*. (2) Helvetius a sa I'eininc (Camel, 1900, n" 7 . (3 Lettre ile Malesherbes. 23 aout (HoO), 22101. 67 4} 22191, SO. Leltre de Malcslicrl)es an syndic. 128 Lille, le 23 Janvier 1759 (1). En mars, au moment m6me oil la condamnation du Parlement excitait de nouveau 1'attention pu- blique, on recevait a Paris une Edition in-octavo, faite a Liege par Bassompierre. Avignon, la ville des contrefagons, n'avait pas manque naturellement d'en donner une edition in-douze ; et le grand colporteur des encyclopedists, Robin, se chargeait de faire venir le livre et de le distribuer au Palais-Royal (2). Enfin, Michelin en faisait une edition a Provins. A un voyage qu'il avail fait dans 1'ele de 1758 a Paris, Prault lui avait dit qu'il venait de paraitre un ouvrage curieux, fort recherche, qui serait bon a contrefaire; ils deciderent de faire une edition in-douze a la hollandaise avec le titre : A La Haye, chez Pierre Moetjens . Michelin en imprima deux mille cinq cents exem- plaires qu'il envoya a Maleteste (3), son ouvrier a Paris, par 1'in- lerme'diaire du receveur des peages de Gharenton, et c'etaient les philosophes eux-tndmes qui se chargeaient de les repandre dans le public. Toussaint en achetait ainsi quatre cents exem- plaires pour seize cents livres, qu'il s'empressait d'ailleurs de ne pas payer (4). in L'emotion tres vive qu 'avail souleveela publication de YEspri aboutissail non seulement a la condamnation du livre d'Helvelius, mais aussi a celle de plusieurs autres ouvrages dangereux. Tous les ennemis des philosophes se reunissaienl pour mener 1'assaul de concert. C'etait 1'annee de 1'assemblee du clerge. L'e'vSque de Narbonne y faisail un disconrs oil il associail la royaule" et la religion qui seule apprend a aimer, a craindre el a respecler les rois . L'e*v6que de Valence faisait un me'moire au (1) Nouv. Acq., 1214, 280. (2) Nouv. Acq., 3345, 220. (3) Maleteste venait de Lorraine chercher du travail a Poris, qunnd il rencontra sur sa route uu bourgeois de Provins (Michelin) qui 1'embaucha pour la composition de VEtprit, de septeuibre 1158 a mars 1759. II fut nlors renvoye a Paris et recut pour tout salaire un certain nombre d'exemplaires de cetto Edition de YExprit qu'il vendit a un certain Messagey, avec lequel il s'ttail mis a travniller chez I'iinprimeur parisien Chnrdon. Mesaagey Ic d6nonqa, il fut arret6 le 11 aout, et res la a la Bastille jusqu'u ce que les placets adress6s par sa femme a ^oly de Fleury eta Berlin eussont obteriu 9tt liberation, juin 1759. (Colleclion Jdy de Fleury, 352, 33-44.) (4) Arc/lives de la Bastille, XII, 419. Lettres de cachet, 4509, 4421. - 129 - roi sur les mauvais livrcs et denom-ait le deismc. Tout le parti intriguail (I). Lc Parlemcnt s'cmouvait a son tour, ct.Ioly dc Fleury, comme pris de remords d'etre rcste si longlemps inaclif, entreprenail unc revision generate dc tons les livrcs dangcreux parus dans les dix dernieres annees. A cote dc V Esprit et dc \* Encyclopedia, il sc proposait de denoncer la Lcttrc sur les Aveuyles, la Lettrc sur les sourds et muets, les Pense'es sur I' interpretation de la nature, le Traile des sensations, le Pyrrhonisms du sage, la Philosophic du bon sens, le Discours sur l"orif/ine et le fondcmcnt dc iinc'yaliie parmi les homines, la llclif/ion naturclle, les Choses comme on doit les voir (2), les Lcttres semi-philosophiques, la Pucelle d Orleans, les Elrennes aux esprils forts, la Lcttre an R. P. Dertldcr. Mais, effraye sans doute de cette longue lisle, il en rayait tons les livres de Diderot et plusieurs autres, pour ne garder que les huit ouvrages quc nous avons deja cites (3). C'est centre eux qu'il prononeait son requisitoire du 23 Janvier 1759, a la suite duqucl le Parlc- ment, toutes Chambres assemblces, les condamnait, le 7 fevrier, a etre laccres et brules, et nommait neuf commissaires charges d'examiner les volumes de YEncyclopedie deja parus et ceux qui devaient encore paraitre. L'eveque de Mirepoix avail choisi, en 1752, des molinistes, le Parlement nomma des jansenistes (4). G'etaient 1'abbe Gueret, Tabbe Tandcau, le cure de Saint-Benoit, puis trois avocats, MM. L'Herminier, Doulremont et Le Paige, enfin M. Roland, professeur de philosophic au college de Beau- vais, M. Tingry, professeur au college du Plessis, et M. Bo- namy (5). Car c'etait surtout YEncyclopedie que Ton visait. La grande ennemie etait dangereusement atteinte, et les Jesuites etaient encore sur le point de voir leur espoir se realiser et d'entre- prendre eux-memes la continuation du grand dictionnaire, avec les documents de Diderot, ad majorem Dei yloriam (6). Elle recut (1) Ducros, les Encyclopddisles, cli. IV. Lanfroy, I'Egllse et tes philosophes^ chap. VI. (2) Par M. dc Uastide, 180 pa^es in-S, 1*51, a Londres eta Paris, chez Duche^uc. (3) Voir p. 125. Coll. Joly de Fleury, dossier 3807, vol. 352. (4) Malesherbes, Liberle de la presse, p. 93. Uarbier, janvier-fevrier, VII, 120-130. (5) Arch. Nat., X', 8501, f 130; et collection Joly dc Fleury, dossier 3807, vol. 352, f 48-54. (6) Griimu, fevrier 1759, IV, 81. 130 en elt'et alors nn coup si formidablo quo, sans I'activito inlassablo de Diderot, ellc on aurait certainement ele abattuo. Et cependant, cot arret du Parlement etait bien vain et inutile. 11 etait pen probable quo les souscripteurs qui avaient tons reou chez oux lours exemplaires du septieme volume, allassent de bonne grace les porter au greffe, comme on le lour ordonnait (1). Quant a la reunion de oette commission d'examina- teurs,*elle etail illegale. Le Parlement n'avait pas le droit do nom- mer des censeurs, ee droit etant dans les attributions du ehan- colier (2). Seulement Lamoignon, qui ne pouvait soullVir eel to atteinte porlee a ses prerogatives, rencherissail sur le Parlemenl pour bien fairc respecter sa dignite, et nn arrel, du Conseil d'Etat, oette fois-ci, du 8 mars 1759, ivvoquait pnremont ct simplement lo privilege (3). C'etailla suspension, et qui pouvait paraitre definitive, de la publication du grand diclionnairo, qui n'on etait encore qu'a la lottro G. Chaque souscriptour courait grand risque de perdrc los cent quarante livres qu'il avail payees d'avance, et les volumes parus devenaient inutiles par le defaut des planches. M( A> me pour bien signifier que tout espoir de reprendre la publication devait etre abandonne, un nouvel arret du 21 juillet 1759 ordonnait, aux libraires de rendre aux sonscripteurs une sommc de soixantc- douze livres. C'etaitune sorte de transaction, mais qui. evidem- ment, ne contentait personne. Les Jesuites aussi bien que les Jansenistos triornphaient; ils cessaicnt un instant de se combattre pour se rojonir en commun. C'etail le Parlemenl janseniste qui avail donno le premier coup, c'etait le eliancelier de Lamoignon, protccteur des Jesuiles, qui avail donno le dernier; et, pour feter cette grande violoire et en reniLTeier le gouvernement, 1'assemblec du olerge votail un don gratuil de seize millions. II semblait bien que jamais plus V Encyclopedic ne pourrait reprendre. Le desaccord ne faisait que s'aggraver entre Diderot I) Maloshcrhes, ibid. (2) Cette (lenoncialion faite an Parlemenl de V Esprit el dc l'Eiic>/cloi>e;ms ses Mifnioirex stir la lil/rairie ecrils i-ntre la dAnoncinlion et 1'iirret, il revient ;i plnsk'iirs reprises sur I 'illegality el I'incorrection de cettt: procedure, insislant sur . il y on avait encore six on *ept a parailir. (2) Et Diderot rappelait a d'Alemherl qn'il avail roru des lihrnires viiipt louis par volume qni nc lui etaient pas dns, et mi pivt de deux wills louis qn'il n'avail jamais reinbourses, enfin qn'il avait abandonne IVntreprise sans so soncier de leur jnteret : I'ne affaire de deux millions est une bagatelle qui ne nierite pas 1'attention d'un philosophe'oomme von?. (Didero< ,'i M"-' Volland, 11 octobre il'M. XVIII. -JOI.) pandent vont commencer ainsi a gagner la loule de ces homines et de ces femmes qui jusque-la etaient restes un pen en dehors du mouvement. On ne peut plus demeurer indifferent on ignorant quanc), de tout cote, on n'entend parler que de la querelle phi- losophique. Nulle part plus qu'cn France, a Paris surtoul, on n'est avidc dc ces actualites qui font, a certains moments, le sujet de toutes les conversations. Or, evidemmcnt, a cette epoque, tout le monde devait s'occuper de la lutte engagee entre les encyclo- pedistes et leurs adversaires. Bien loin d'avoir clos les debats, les condamnations n'ont fait que les ouvrir. Apres les lourdes atta- ques du gouvcrnement, void 1'agression des journalistes, que les philosophes vont repousser avec autant de fougue que de succes. IV Leurs ennemis etaient d'ailleurs bien maladroits. Comment pouvaient-ils pretendre faire lire les volumineux ouvrages qu'ils ecrivaient pour defendre leur cause? Car ce n'etait pas seulement des articles du Journal de Trcvoux et des Nouuclles ecclesiastiqttes, oil ils nc sc faisaient pourtant pas faute dc critiqucr longuement Y Esprit ou V Encyclopedic^ ma is bien des traites en plusieurs vo- lumes que lauQaient les defenseurs de la religion. On devait vrai- ment pen se plaire a I'edifiantc lecture des Prejuyes legitimes contre I 'Encyclopedic suivis de VEssai dc refutation de ce Diction- naire avec un examen critique du livrc dc l'Esprit, par Abraham Chaumeix, etqui ne contenait pas moins de huit volumes, quatre contre V Encyclopedic et quatre contre V Esprit; ou a la lecture non moins edifiante du douzieme volume des Lettrcs critiques de 1'abbe Gauchat, intitule Analyse et refutation de divers ecrits mo- flcrnes contre la religion, avec ce sous-litre pen engageant : Sur le livre de I' Esprit, sur Catheisme, le pyrrhonisme, le tolerantisme, la liberte philosophique, les paradoxes, les contradictions, avec le cate- chisme distribue en sections auymente dc notes et d" observations. D'autres voulaient etrc moins austercs; rund'eux, 1'abbe Lelarge de Lignac, intitulait son pamplilot Examen serieux et comique des Uiscours sur l'Esprit; un autre, 1'abbe de Sainl-Cyr, reprenait a son coinpte un sobriquet, qui faisait fortune alors, et ecrivait le Catechisme et Decision des cas de conscience d I'usayc des Cacouacs avec un Discows du Patriarcfie des Cacouacs pour la reception dun 133 nouvean disciple. En compliant des phrases decoupees de V Ency- clopedic, dc Y Esprit ct dc Y Interpretation dc la nature, il essayait de rcndre ridicules ct ineptcs les idees des philosoplies. Mais ceux-ci repondaient; et tout 1'csprit et la gaiete qu'ils mettaient dans ces reponscs les faisaient lire bien plus volontiers que leurs adversaires. G'etaient d'abord leurs disciples qui pre- naient leur defense; un lieutenant des chasses du pare de Ver- sailles qui avail collaborc a Y Encyclopedic, Ch. -George Leroy, publiait un Examcn des critiques du livre intitule De f Esprit oil, fidele a la tactique dc ses maitres, il distinguait soigneusement la verite de foi et la verite de raison, 1'ordre religieux et 1'ordre moral politique . Surtout on s'en prenait a Abraham Chaumeix et on publiait contre lui unc satire sanglante pour se venger des Prejuges leyi- times. Attribue a Diderot et a Morellet (1), il est difficile de dire aujourd'hui a qui appartient ce Memoirc pour Abraham Chaumeix contre les philosoplies Diderot ct d'Alcmbert; car 1'auteur ne s'est evidemment pas soucie de mettre sa signature an bas de ce pam- phlet. C'est une pretendue biographic de ce malheureux; on y raconte comment, fils d'un quaker et d'une juive, il avait etc d'abord voiturier et transportait les volumes de V Encyclopedic, comment, pour Ten punir, Dieu lui suscita, avec des charretiers. une querelle oil il fut grievement blesse, puis comment il fut gueri par saint Paris (2) et devint ensuite convulsionnaire, se faisant crucifier vis-a-vis de Saint-Leu et declamant des propheties, qui sont d'aff'reux blasphemes; enfin cette vie edifiante se termine par une comparaison entre A. Chaumeix et Jesus-Christ. Naturellement cette brochure fit un bruit eponvantable. La police rechercha aussitot les colporteurs, les imprimeurs et les mit a la Bastille ou an Chatelet (3). Les quelques exemplaires qui pouvaient echapper aux saisies montaient a des prix exorbitants. Vendu dix sols le premier jour, \eMemoire valait le soir six francs; le lendemain, on le payait deux, trois, meme six louis. Ceux qui (1) Diderot te desavoue dans la letlrc a Malesherbes, du 1 avril 175'J, XIX, 4uS ; Barbier 1'atlribuo d'abord a Diderot, puis dans sou Supplement a Morellet (voir Tourneux, UKta-res de Dklcrot. XX, 98j. Une note de la Corres)>ondance de Grimm, edit. 1829, 1'altribuc a Diderot. (2) Le fameux diacre janscuiste Paris sur le tombeau duqucl on prelendait voir dei miracjes s'accomplir. (3) Alersagey, coiiipaguon impriiueur, qui avail imprime It; Mt moire sur une presse clundestinc, Gallois et Malctestv, colporteurs, et leurs feinuies. (Archives de la Bastille, XII, 448, 451, 43;<.) pouvaient 1'avoir le faisaient copier a la main (I). Voltaire, aussitot prevenu dans sa retraite de Suisse, voulait a Lout prix en avoir un exemplaire. Ce n'etait pas chose a negliger (2). Cependant le pauvre Chaumeix ne vivait plus. 11 avait pu so procurer la brochure remplie de calomnies grossieres, d'injures Iriviales et d'impietes horribles . 11 etait persuade que ses enne- ni is allaient I'assassiner; il croyait voir dans la rue des homines avec des epees nues qui semblaient en avoir a lui et qui ne I'epar- gnaient, pensait-il, que parce qu'il avait la chance de rencontrer le guet (3). Cette affaire d'Abraham Ghaumeix avait eclate au printemps de 1759. II y cut ensuite quelques mois d'accalmie, cominc si on se preparait de part et d'autre a reprendre la bataille. Elle recom- menc.a en 1760, plus vive et plus acharnee que jamais. Ce sont alors encore les adversaires des philosophes qui engagent le combat. Le 10 mars 1760, Lefranc de Pompignan, president de la Cour des Aides dc Montauban, frere de 1'eveque du Puy et fils d'un par- venu, etait rec.u a 1'Academie, on il succedait a Maupertuis. G'etait un poete assez estime, meme de Voltaire, auteur d'une Didon, de Psaumcs imites de David et d'une traduction de la Priere univer- selle de Pope, dont le deisme ne 1'avait nullement eflarouche. Mais, prodigieusement fatetambitieux et desirant ardemment un fauteuil a 1'Academie et la place de surintendant de la Reine en remplacement du president Heuault, il afficha la plus grandc devotion. Quand il fut elu a 1'Academie, il s'avisa d'y prononcer un dis- cours de reception, qui etait un veritable requisitoire contre les philosophes, lesquels y etaient deja fortement representes. 11 denoncait dans leur litterature depravee, dans leur morale cor- compue... Tabus des talents, le mepris de la religion, la haine de I'autorite , et il combattait cette philosophic altiere qui sapait (1; '.riiiiin. 15 ML ii 1 ', ,'.i. IV, 10'J. (2) Voltaire a Thi6riot, 5 mni 1739. (3) D6claration d'Ab. Chauiueix, Archives d: la Baslillf, XII, 416, et Collection Jolv de Fleurv, 352, dossier 3807. vol. Cl. 135 cgalcment le Irone ct 1'autel . Dupre de Saint-Maur, qui recevait Pompignan, lui repondil par un cliscours elogieux oil il comparait les deux (Veres Lefranc, le poetc et 1'eveque, a Moise ct a Aaron. Le roi kit le discours de Pompignau, et il repondit me me a un courtisan qui 1'avait trouve un peu long : G'est vrai que j'ai em- ploye vingt minutes a le lire, mais c/esl un excellent ouvrage scion moi, peu fail au reste pour etre applaudi par les impies et les esprits forts (1). Cette attaque imprcvue et si peu mesuree dans un lieu que les encyclopedistes consideraient deja un pen comme leur cenacle, cette approbation royale, lafatuitede Pompignan qui se faisait un litre de gloire de son discours eurent le don d'exasperer nos phi- losophes. C'etait le moment oil 1' Academic se relevait de 1'etat d'abaissement, dans lequel elle etait tombee dans la premiere moilie du dix-huiliemesiecle. Elle sccouait la tutclle des grands seigneurs etdcspetits ambitieux puissammenl proteges. Ayanl elu d'Alcmbert, ayant choisi Ducios comme secretaire perpeluel en 1755, elle etait encore dans cetle pcriodc de transformation, oil les deux partis rivaux etaient a peu prcs egaux; des elections littcraires etaient contrebalancees par d'autres, comme celle de Seguier ou de Pompignan (2). En dehors de 1'Academic, ('opinion gentirale elait egalement incertaine et partagee; la situation etail grave. Voltaire le sentit bien et, quoique fort tiloigne de Paris, il ful le premier a repondre a 1'atlaque. 11 composa aussitot une petite piece en prose, les Quand : Quand on a riionneur d'etre recu dans une compagnie respectable d'hommes de lettres, il ne faut pas que la harangue de reception soit une satire centre les gens de lettres... Quand par hasard on est riche.... etc. (3). Dix ou douze jours apres 1'equipee du nouvel academicien, Voltaire envoyait ces Quand a Paris, oil ils circulaient des la fin de mai . 11 les attribuait a Robbe, poete connu par ses debauches (4) ; mais il etait bien inutile de donner ainsi un nom, qui ne trompait personne. Le succes en fut assez grand pour que Morellet, trouvant 1'idee ;li Attiiee liUei-aii-c, HbO, I. II, p. '211. (Vuir Dcisnoii'csleiTus, I. V. chap, x.) '2; Brunei, les Philosophes et I' Academic, livrc 11, chap. i" 1 . (3) Les Quand, notes utiles sur nn discours pronond devant I'Academie fraiifaise le 10 mai 1760, par M. de Voltaire, s. 1. n. tl., in-8 de 1 pp. (Bengeico, 1644;. (4) Voltaire a Thil.oiivillc. 2U mai 1760. 136 ingcnieuse, continual a 1'exploiter. 11 faisait des Si ct des Pour- quoi qu'il donnail a imprimcr a son compatriote J.-M. Bruyset, le librairc dc Lyon, avcc la traduction de la Priere univcrsellc de Pope, accompagnec dc commentaires de sa faeon (1). Pompignan, de son rote, voulut repondre a Voltaire. 11 ecrivit un Memoire an roi qu'il lui presenta a Versailles, puis qu'il vou- lut faire imprimcr. En grand seigneur qu'il se croyait etre, il assura percmptoircment a Malesherbes, quc le roi 1'ayanl approuve, il n 'avail a se soumettre a aucune formalite. Malesherbes rcfusa dc sc laisser convaincre et s'opposa a Timpression qui fut faile par Prault malgrc lui. II fut violemmenl atlaque a la cour ct il dut se defendre. II le fit avec autant d'honnetete que de fermele ; il exposa ses principes liberaux et ajouta que, s'il ne refusail que Ires peu de choses, il lachail de refuser les memes choses a tout le mondc . 11 finit par obtenir gain de cause. Le Memoire parul bicn, mais sans aucune approbation officielle, ct on ne permit pas a Lefranc dc mettre sur le litre, comme il en avail cti d'abord la prevention : Imprime par ordrc du roi. 11 avail settlement la fatuile d'y ccrire : 11 faut quc 1'univcrs sache que le roi s'cst occupe de mon Memoire (2). Mais (out eel orgucil fut bicnlot mis a rude epreuve par dc nouvelles altaques incessanles de Voltaire. Quand ce diablc d'homme s'altaquait a un ennemi, il ne le lachait pas qu'il ne 1'eut rcduil an silence. 11 composail quantite de peliles pieces dc vers scion le precede lilteraire assez facile qu'il venait de mcllre a hi mode. II pleuvait desmonosyllabes a Paris. C'elaienl les Pour, les Que, les Qtii, les Quoi, les Otti, les A r ow(3). Puis Voltaire faisait encore tine aulre salire, la Vanitc : L'univcrs, mon ami, ne pcnsc point it toi. Va, le roi n'a pas lu Ion discours ennuyeux... Et pour que personnc ne put ignorcr la piteinc figure que fai- sail Lcfranc dans loute celle alTairc, Voltaire multipliait les cdilions de scs Pompignonnades (4), en les accommodanl dc mille (1) Bruyset n-) IDS iinpriiua pas lui-niVm;, inais les donna a imprimcr a mi coufivrij do (icnnve, ct les cnvoya cusuilc ti Paris, (l)'lloniory a Maloshcrbos, II jiiin 17. '.0. -21 I'M, 163. Journal de In libm ; rie, 17 avril HGO.) ,'2) 2211)1, 1S3-269. Voir Saialfi-Hnuvn. Lnn-ll, II, IrJli, ol Uriinul, p. 81. (.1) D'.VIombnrl a Vollain-, -20 mni 17(11. Cf. Faverl, a Durnzzo, 22 umi 1760, 1,46. li) l ; uo sixii'-iup edilioii ajionyino ties Qitun-l est aii.ifiai'nloc des Si ct des Pourguoi. 137 manieres dans le Joli reciieil (1), par exemple, ou dans le Recueil des faceties parisiennes (2). Lefranc eHait abreuve de ridicule. Un jour, on joua par liasard a la Comedie sa tragedie de Didon avec une petite piece intitule le Fat punt. Tout le monde y vit une allusion et le manifesta bruyamment. La vie lui devenait intolerable a Paris; il dut s'en- fuir dans ses terres du Midi, d'oii il ne sortit plus (3). VI C'est pendant ce deluge de monosyllabes, au moment oil Paris n'etait occupe que des querelles litteraires, qu'une nouvelle attaque etait dirigee contre les encyclopedistes. En mai 1760, la piece de Palissot, les Philosophes, etait represented a la Comedie fran- c,aise (4). Palissot etait le fils d'un homme d'affaires du due de Choiseul, et celui-ci le protegeait. D'ailleurs toute une cabale s'etait for- mee a la cour; la princesse de Robecq, fille de la marechale de Luxembourg, qu1 avait ete la maitresse de Choiseul, en etait Tame. C'est elle qui avait fait recevoir la piece par les come- diens. Minee par une maladie de poitrine, elle mettait tant de passion a cette intrigue qu'elle se faisait porter presque mourante a la premiere representation. Elle paraissait dans une loge, ses mains defaillantes donnant le signal des applaudissements. Mais, a la fin du second acte, elle fut prise d'un crachemeut de sang, on dut I'emporter. Et ce n'etait plus autour d'une querelle litteraire que se sou- levaient de telles passions, coin me un siecle plus I6t, quand la duchesse de Bouillon louait toute la salle pour applaudir la Phedre de Pradon. C'etait une satire dramatique qui faisait courir ainsi tout Paris. C'etait parce que le heros Dortidius etait une carica- lure de Diderot, c'etait parce que ce heros se faisait voler par son (1) Ou llistoire de la querelle litle'raire oil les auleurs s'amitsent en amusant le public. (Beng., 2203.) (2) Beng., 1893. (3) Son frcrc, 1'cvSque du Puy, voulut encore attaquer les encyclopedistes dans une Instruction pastorale en 1762. Voltaire y r^poudil par la Letlre d'un quaker et par V Instruction pastorale a I' humble evtquc d'Aletopolis. '(4) Barbier, niai 1160, VII, 2i9 et 256. Favart a Durazzo, 8 uiai 1160, Mem., 1, 29, 39, 47. Grimm, juin 1760, IV, 238. Voir Delafarge, Palissot. 138 laquais, tandis qu'il debitait ses maximes philosophiques sur la morale de 1'interet, c'etait pour voir 1'acteui' Preville entrer sur la scene en marchant a quatre paLtes, satire ingenieuse do Rous- seau, que toutle monde se pressait a la comedie (\Q$Philosophes; il y en eut quinze representations, chift're tres honorable pour 1'epoque; bientot Duchesne en acheta le manuscrit pour deux mille francs et rimprima. Tout le monde se jeta dessus ; en quinze jours la premiere edition etait epuisee ; on la vendait trente sols, et Palissot qui n'avait pu obtenir de Malesherbes la permission de publier sa Preface (1), oil il atlaquait encore plus directement les philosophes, la faisail tout de meme paraitre sous le man- teau. Paris n'est occupe maintenant que de querelles litterairesw, disait Favart. Mais une autre Preface paraissait en meme temps qui n'etait pas moins defendue, qui n'elait certes pas de 1'auteur et qui etait mC'me une reponse violente a sa comedie (2). G'etait le recit d'une vision qu'aurait cue Palissot. Due femme lui apparaissait, qui lui conseillait de faire sa piece et lui predisait tout ce qui lui arrive- rait, habile moyen de dissimuler une satire centre sa personne et centre ses mceurs; a la fin cette femme se decouvrait comme etant la Devotion. Cette brochure etait Toauvre de Morellet. II etait alle a la seconde representation des Philosophes avec Malesherbes, et il avait eu aussitot la pensee de repondre a cette comedie. II etait deja renseigne sur la vie de Palissot par La Gondamine, avec qui il avait dine deux jours auparavant chez Trudaine (3). Rentre chez lui, il passa la unit a ecrire sa Vision; il la porta le lende- main matin a d'Alembert et a Turgot, qui 1'approuverent. 11 1'envoya alors a Bruyset, comme il avait deja envoye les Si et les Pourquoi. Gelui-ci la fit egalementimprimer a Geneve; et au bout de quelques jours adressait les douze cent cinquanteexemplaires de cette edition de la Vision en m6me temps que celle de la Priere universelle au libraire Desauges. Morellet allait aussit6t expliquer 1'envoi au libraire et lui donner ses instructions, conformement auxquelles Desauges faisait remettre ces douze cent cinquante 1 1) Ccttc Preface contoiiait plusictirs ciliitions dos ouvrages des philosophes, priced lo plus suuveiit duns le Cate'chisme des cacouacs. (I) Barbier, VII, 2ofi-257. (3) Morellet, Memoires, I, 91-92. II est probable que La Conduuiine comuiuniqua a Morellet le pamphlet des Quand, qu'il venait de faire contre Palissot. V. Delafarge, L'afl'aire de CalM Morellet en H60. clmp. I' - . - 139 volumes a .Robin, le colporteur ordinaire des encyclopedistes(l). Robin les achetait six sols 1'exemplaire et les revendait aussitot sept sols a ses confreres et douze aux particuliers (2). La Vision se repandit tres vite, et avec la meme publicile qu'un ouvrage imprime avec privilege. On la lisait partout; aux Tuileries, au Palais-Royal, on voyait des groupes qui en riaient aux eclats. Barbier la trouvait ecrite a merveille et de la plus fine malignite. Mais en meme temps qu'un grand succes, c'etait un grand scandale. Morellet reconnut plustard qu'il avait depasse leslimites de la critique litteraire. II avait surtout ecrit cette phrase malheu- reuse parmi les predictions que la Devotion faisait a Palissot : Et on verra une grande dame bien malade desirer pour toute consolation avant de mourir d'assister a la representation etdire : c'est maintenant, Seigneur, que vous laissez aller votre servante en paix; car mes yeuxont vu la vengeance (3). Des que la Vision fut un pen connue, toute la police fut sur pied. Malesherbes previent Sartine le jour meme, le prie d'agir sans tarder : II faut mettre une grande diflerence entre le delit des gens de lettres qui se dechirent entre eux et 1'insolence de ceux qui s'attaquent aux personnes les plus considerables de 1'Etat. Bicetre n'est pas trop fort pour ces derniers (4). Le 31 on fait une perquisition chez Robin, rue Champ-Fleury ; on 1'arrete et on 1'envoie au Fort-1'Eveque d'abord, puis au Petit-Ghatelet. Interroge deux fois, il finit par faire des aveux. II denonce Desaugesqui est aussitot arrete. Le 11 juin, on interroge Desauges et on apprend de lui que 1'auteur est Morellet (5). Malesherbes en avait ete instruit entre temps; il etait trop lie avec Morellet pour que celui-ci, effraye clu bruit que faisait son affaire, ne fut pas venu lui faire ses confidences. Mais il pensait qu'il ne pouvait user dc cet aveu contre lui etil attendait le resultat des recherches de la police. Quand on eutdecouvert Morellet, il s'etait tropavance pour pouvoir reculer et sauver son ami ; il ne put que plaider (1) Xuiiv. Acq., 1214. 30(1. (2 Nouv. Acq.. 3348, 12, ct Nouv. Acq., 1214, 302. (3) Uarbier, juin H60, VII, 2'j". Morellet, Memoiret. 1, 91-99. Colle, juillet 1760, Journal, II, 249. (4) Lutlro dc iMalcsherbes a Sartine, Utillelin di la Societe d'liiatoire de France, JS3.'., II, 353, el Nouv. Acq., 3348, 10. L'affaire elait d'autant. plus grave qu'elh: rappelait celle des Dedicates, parodie f'aite par Diderot on 1754 de 1'Epitre dedicatoire des Tuteurs de Palissot. (o) Lettre de Sartine sans doute a Saint-Floreutin, 11 juin 1760; ibid., p. 353. (^t\ Dulort, Ilisloire de la detention des Pliifosophes, II, 320-331. 140 les circoristances allenuanles, declarer que Morellet etait par ailleurs un homme de merite, tres honnete prelre et attache a des personnes considerables dans le clerge et qu'il ne fallait pas que le gouvernement eut 1'air de proteger un parti de gens de lettres plutol qu'un autre (1). Neanmoins on perquisitionna chez Morellet au college de Bourgogne, on 1'arreta et on le mit a la Bastille le 12 juin (2). 11 y resta deux mois, qu'il passa fort agreablement, lisant Hume, Tacite et quatre-vingt-dix volumes de romans qui s'y trouvaient. II se donna le beau role en supportant sans se plaindre cedoux emprisonnement; ilnesortait qu'une heure par jour, pour ne pas empecher les autres prisonniers de se promener; et il suppliail qu'on n'inquietat pas son imprimeur. Bruyset fut en eft'et seulement reprimande par La Michodiere, 1'intendant de Lyon (3). A la fin d'aout, Malesherbes interceda pour Morellet; et il fut relache. Son aflaire n'elail pourtant pas bonne, surtout depuis que la princessc de Robecq, a qui la phrase malencontreuse de la Vision avail appris la gravite de son etat (4), etait morte, quinze jours apres 1'apparition du libelle. Morellet le savait bien; mais sa vanite elait flallee de cette persecution. II avait trente-trois ans; quel beau moyen pour arriver qu'un embastillement! Le martyr commenc.ail sa reputation ; et Voltaire lui-meme disait : G'est dommage qu'un aussi bon officier ait ete fait prisonnier au com- mencement de la campagne (5). VII Pourtant Voltaire n'etail pas content : C'est le comble de 1'indecence et de 1'imprudence d'avoir mele M me la princesse de Robecq dans cette querelle. II est affreux d'avoir insulte une mourante; cela irrite centre les philosophes, les fait passer pour des fous ct des cceurs mal fails; cela justifie Palissol, cela fail meltre Robin en prison (6). (1) Mnleshcrhcs a Sarlinc, 221U1, 109-173. (-2) Archives dr la Hailille, XVIII, p. 22-26; J.cltrcs de cachet, 4481 ct 4482. (3) Sartine a La Michodiftrc. Bulletin, ibid, 357. (4) Voltftirc ,i Thi^riot, 18 juillet 1160. (5) Ihitl., 7 juillcl. Voltaire ii'clnit d'nillcurs jainais pri* a parti par Palissot, qui nlmir.iii l)CiiUfnnp son esprit. (6) Voltaire a M"' d'Epinay, 13 juin HGO. 141 Or il voyait que le moment etait venu pour les philosophes de s'unir et de ne plus faire de telles fautes de tactique. II faisait lui-meme des avances & Diderot et lui envoyaitles vingt volumes de ses OEuvres relies (1). II serait bien a desirer, disait-il, que les freres fussent unis, ils ecraseraient leurs indignes adver- saires qui les mangent 1'un apres 1'autre. II faudrait que les Da, De, Di, Do, Du, les H, les G, etc. (2), soupassent tous ensemble deux fois par semaine (3). C'est bien ce qui allait arriveret cette persecution, qui faisait tant crier nos philosophes, n'etait pas inutile pour leur donner cette cohesion, qui devaitles mener a la victoire. Voltaire ne dedaignait pas d'ailleurs de diriger lui-meme la tactique et de donner des modeles de polemique litteraire. 11 avait grand soin de ne pas attaquer les femmes, surtout quand elles etaient princesses; mais il savait fort bien se rattraper sur les hommes, surtout quand ils etaient gens de leltres. 11 avait ete mis en verve par ses monosyllabes, il ne pouvaitplus s'arreter; et, pour amplifier le debat, il ne s'attaquait plus seulement a Pom- pignan, mais il melait a son nom dans ses satires ceux de Gresset, de 1'abbe Trublet, de La Chaussee, de Berliner, de Nonotte sur- tout, de Cliaumeix, de Freron et aussi de Rousseau (4). II envoyait a Paris, pendant cet ete de 1760, son Pauvre diable en manuscrit, en attendant qu'il fut imprime a Geneve (5), puis le Ritsse a Paris (6). Dans 1'un, un pauvre diable che reliant a faire fortune dans la litterature est gruge par tous les hommes de lettres, dont Voltaire faitainsi la satire; dans 1'autre, un Russe, ayant beaucoup voyage, vient voir Paris et, au lieu des splendeurs du regne de Louis XIV, ne voit que ces ridicules querelles litteraires. Pour- tant etaient-elles si ridicules ces querelles non pas seulement lit- teraires, mais surtout philosophiques? Cependant toutes ces brochures n'effacaient pas 1'injure de la (1) Diderot a M Volhmd, 1<"' decembre 1760, t. XIX, p. 41. (2) D'Alemberl, Diderot, Helvetius, Grimm. (3) Voltairo a Thieriot, 9 juin 1760. (4) Le Plaidoyer pour Gf.nest namponntau (17CO, Beng., 16i'J) est dirige contiv Jean-Jacques. Voltaire sc moquait du rdle que I'aliss it lui faisait jouer dans sa piece. Car, la comedie des Pk'losophes ne 1'atlaquant pas directement, il se contentait d'en pi re. (">} Beng., 6SO-a : '> editions en 1760. Voltaire la donnait sous le nom de MUc Vade. Cf. Favart, 1, 69. (6) Sous le nom d'Alethof (Beng., 687-9). C'est Robin, recemmeut relache de la Baslille, qui dislribuait toutes ces faceties a Paris. (Thieriot a Voltaire, 30 juillet 1770. Revue d'hisfoire HUeruire, 1908.) 142 - comedie des Philosophes represent.ee publiquement devant une salle comble. Le gout toujours tres vif des Frangais pour le theatre avait donne a cette attaque de Palissot un retentissement que seule une replique dramatique pouvait attenuer; et Voltaire, riiomme de theatre par excellence, etait particulierement sensible a cette satire etspecialement aptea y repondre.C'esteequ'il fit des le mois de juillet, avec quelle mesure ct quel gout, on le sail assez, en prenant pour 1'objet de ses sarcasmes le journaliste Freron. Voltaire ne pouvait pas lui pardonner la critique qu'il s'etait permis de faire de son roman de Candidc. II fit done une piece pretendue traduite de M. Hume, cousin du philosophe. Freron y etait clairement designe sous le pseudonyme de Frelon et y jouait un assez triste role (1). Voltaire mettait a la faire connaitre toute la passion dont il etait capable, quand il s'agissait de com- battre ses ennemis. II fit d'abord circuler a Paris la piece impri- mee et elle y cut un enorme succes. Mais il voulait encore qu'on la jouat. C'etait seulement par une representation qu'il pouvait cstimer la philosophic vengee. Le gouvernement, qui avait deja eu le tort de permettre les Philosophes, eut encore celui de tolerer \Ecossaise. La veille de la premiere on repandit a Paris une Rcquetc adressee a MM. les Parisians par Gerome Carre, le pretendu traduc- teur du pretendu Hume, ou Freron etait directement attaque, alin que personne ne se meprit sur les intentions de Tautenr (2). Enfin, le 26 juillet 1760, YEcossciise fut representee a la Comedie francaise. Ce fut une soiree aussi mouvementee que celle des Philosophes. Freron avait eu Timprudence de se reconnaitre dans le personnage de Frelon, avant que la piece ne fut jouee; il eut celle plus grande encore de paraitre a la premiere representation. 11 etait au milieu de Torchestre et il perdait un peu conic- nance; sa femme, qui etait au premier rang de I'amphitheatre, pensa s'evanouir. L'Ecossaisc eut un succes prodigieux; a la qua- trieme representation H y avait plus de monde qu'a la premiere et elle allait ainsi bravement et avec affluence jusqu'a la seizieme representation (3). D'Alembert en avisait triomphalement Vol- taire; et pourlant il ne se derangeait pas pour y aller lui-meme eten donnait eette exeellenle raison : Si un d^crotleur m'avait (I) Voir Saintc-Bciive, Lundi, II, .'121. (2^ Voltaire a il'.AiypnUil, It juillet ;Hi D'Alrnihrrt i\ Vnltiiiro, 2 soplcni 143 insulte ot qu'il Cut mis au carcan a ma porte, je ne me presserais pas de niettre la tele a la fenfire (1). Mais ce succes ne suffisait pas aux philosophes. Us voulaient encore imposer silence a leurs adversaires. Le malheureux Fre- ron tenta de se defendre et fit paraitre dans son Annce litleraire la relation de la grande bataille. 11 raeontait comment le succes de 1' /fcossaisa e* tail du a la cabale des philosophes et le role que chacun d'eux y tenait, Dortidius (Diderot), le petit Prophete et le Calchas (Grimm), 1'usurpateur du petit royaume d'Angola (LaMor- liere), 1'abbo Micromegan (Mehegan), Mercure (Marmontel) et Tacite (d'Alembert), etc..., et il finissait par la description de la fete aux Tuileries, qui avait suivi la victoire, et du Tc Vollarium celebre le lendemain. On pretendit arreter son article a la censure. II ecrivit alors cette lettre indignee (2) : Si je disais dans mes feuilles qnc Voltaire et les encyclope- distes sont des coquins, des fripons, des faquins et des scelerats (ce qu'il me serait tres aise de prouver), mon censeur, malgre les preuves, aurait raison de ne pas me permettre ces verites. Mais an torrent d'injures et d'atrocites dont on m'accable, je n'oppose qu'une pure plaisanterie, qu'une gaiete tres innocente, et le censeur que vous m'avez donne ne veut pas la passer! Dans quel siecle sommes-nous done, Monsieur? Quoi! il sera permis a ce malheureux Voltaire de vomir la calomnie, il sera permis a cet infame abbe de La Porte de me dechirer dans ses feuilles, il sera permis a ce tartufie de Diderot, a ce bas flatteur Grimm d'aller au parterre de la Gomedie le jour de la premiere repre- sentation de YEcossaise exciter leur cabale et leur donner le signal de 1'applaudissement ! Et je ne pourrai Jeter sur mes vils ennemis un ridicule leger. Si je remuais le cloaque de leurs moeurs, mon censeur encore une fois pourrait m'arreter. Mais je ne fais que rire de toutes ces abominations! Malesherbes finit par donner son autorisation, en ne rayant que les personnalites les plus directes ; ce qui cut le don d'exciter la fureur de Voltaire, qui ecrivait : Le nom de Freron est sans doute le dernier des homines, maiscelui de son protecteur (Malesherbes) serait a coup sur 1'avant-dernier. (I) D'Alembert a Voltaire. .'J aout 1160. i2) 22191, 273. 144 Cette representation de YEcossaise etait un triomphe pour les encyclopedistes, mais elle ne mettait pas fin a la bataille. La blessure que leur avail faite la piece de Palissot etait profonde. Quancl Diderot reussit a faire jouer, en fevrier 1761, son drame du Pere de famille (1) qui n'avait pourtant rien de bien philoso- phique, il s'eleva du milieu du parterre des voix qui dirent : <( Quelle replique a la satire des Philosophes! et Diderot d'ajouter : Voila le mot que je voulais entendre (2). Quanl a Vollaire, il s'ecriait aussitot : Enivre du succes du Pere de famille, je crois qu'il faul tout tenter a la premiere occasion pour metlrc M. Diderot de 1'Academie (3). D'ailleurs Voltaire n'abandonnait pas la lutte de si tot. 11 demandait a Thieriot et a d'Alembert de lui envoyer une liste des ennemis et de leurs ridicules; cela sera un pen long, mais il faut travailler pour le bien de la patrie. Je voudrais un peu de faits, je voudrais jusqu'aux norns de bapleme, si cela se pouvail; les noms de saints font toujours un tres bon effet dans les vers (4). II reunissait, du moins, toutes ces pieces de circons- tances, les Monosyllabes, la Vanite, le Pauvrc diable, etc., meme celles qui n'etaient pas de lui commc les Si et la Vision de Pa- lissot (5), pour faire le Hecueil des faceties parisiennes (6) ; il y joi- gnait encore d'autres petits ouvrages composes anterieurement comme la Relation de la maladie, de la confession, dc la morl et dc I' apparition du JesuiteBerthier (7), car il attaquait aussi les Jesuites, avec qui il s'etait brouille depuis certains articles du Journal de Trevoux. D'autres recueils ne tardaient pas a paraitre, comme le Rer.ueil dc nouvelles pieces fugitives de M. de Voltaire (8). Bref, ces petits morceaux etaient si souvent reimprimes que tout le mondc fmissail paries connaitre. (1) On ?ait quelles dil'Dciiltes Diderot cut a surinontcr pour faire impritncr en 11'58 ?on I'ere de famille. liruncliurc a racontu toute cclte histoire, d'apres Xouv. Acq., 1182 (Eludes crit., 2- serie, 180). ,Malesherl);;s demandait la suppression dc la pri8. Nouv. Acq., 1183, 13. ,5) Ibid., li; 8 juillct. :) Ibid., 16. (ir H>id., 38. D'Alembert a Maloshi-rhes, 12 aotit. ; Ibid., 40. - 151 qu'il n'en avail encore parle a. aucun libraire de sa bonne ville , e(, priant instammcnt qu'on I'honorat d'unc reponsc. Mais Malcsherbes ne repondail loujours pas, et Rousseau en etait d'autant plus etonne qu'on avail permis J'entre'e des Dis- cours, beaucoup plus hardis que la Lcttrc (1). Enfin le i rr sep- leinbre, n'ayanl loujours ricn recu, Hey sc decida a ecrire directemcnl a d'Alemberl en le prevenanl qu'il venail d'expedier seize cenls exemplaires dc la fameusc Lcttre a Paris el en le priant de sollicitcr aupres du J)irecteur de la librairie ['automation dc les y faire enlrer; ce que d'Alembert s'empressa de faire le plus aimablemcnt du inonde, en ecrivant a iVJalesherbes : Yous pouvez croire sur la parole que j'ai 1'honneur de vous en donncr qu'il n'y a rien dans ce livre qui puisse en empecher le debit. M. Turgot, qui 1'a In, vous en rendra le meme lemoignage (2). Malesherbes avail pourlanl encore des scrupules; il consulta un aulre censeur, M. Sassey, qui Cut moins elogieux que d'Alembert sur la Lettre de Rousseau, qui Irouva quo, comme Don Qui- chotte, il avail vu des geants, on il n'y avail que des moulins a vent, mais qui eonclut que 1'ouvrage lui avail fait plaisir, et qne la plus grande partie de ses idees etaient bien senlies, clairemenl et agreablement exprimees et lui faisaient pardonner le pelil nombre de celles qui elaienl oulrees ou pueriles (3) . Malesherbes, desormais Ires tranquillise, donna enfin une per mission tacite el Durand vendit la Lcttre sur les Spectacles ai. debut d'oclobre (4). Elle eut un Ires vif succes. C'etail le com- mencement de 1'engouement pour le citoyen de Geneve. Sans doule il n'echappail pas aux criliques du parli philosophique. Mais M mo de Crequi Ten consolait bien, en lui ecrivant : Laissez dire tous ces oiseaux-la el pensez que jamais vous ne donnez qua Ire lignes qu'elles ne fassenl sensation (5). (li Uosscha, p. 37 et 41. (2 Xouv. Acq.. 183, 42. Jo crois que Hnmetiere cxagi-rc un peu, qnand il tlit que I'approbation de d'Alemhert elait tout a fait superfluc. Sans doute, 1'ouvrngo vftnnnt de Teh-anger nc pouvait avoir qu'une permission tacite; mais, niriuc pour ces per- missions, il fallait I'approbation d'un censeur. Aiusi, a propos de I'Helnise, Alalesher])es ocrit a llousseau : Quant a la permission dc la lairser entrcr, je ne donne jamais aux libraires etrangors cettc permission par ecrit, ;i moins qu'il n'y ait eu un exameu regulier. (Streck., II, 403.) (3) Ibid., 44. Sassey a Malesherbes. (4) Journal de la Ukraine, 28 septcmbre 1758, 22160, 108, r. D'Hemery njoule : Quoique ce livro soil contre M. d'Alembert, il en a cependant et6 le censeur. (5 Janvier 17o9. Buffenoir, le Prestige de J.-J. lionsseau, p. 91. II Deux ans plus tard, an moment oil les pliilosophes se laneaicnt a corps perdu clans la bataille centre lours adversaires, Rousseau s'occupait, dans sa rctraitc de Montmorency, de faire paraitre ses grands ouvragcs (1); et 11 trouvait aupres de Malesherbes la meme protection affeclueusc. Ce grand enfant avail besom qu'on s'oe- cupat constamment de lui et qu'on traitat ses affaires pourlui. II y avail deja longtemps que 1'engagement etaitpris avecRey pour 1'impression de la Noiivcllc Helo'ise (2). En octobre 1758, le prix de la Julie etait deja fixe a quatrc-vingt-dix louis, et, en mars 1759, Rousseau prenait le parti de recopier son manuscril pour qu'il tut bon a dormer aux ouvriers (3). 11 prometlait d'en envoyer une partie tons les mois ct pensait que Rev aurail tout recu en novembrc. II faisait cependant Ses conditions, stipulant que rimpression clevait etre faite sur beau papier et avec le plus grand soin, que tout Touvragc devait paraitre en memc temps et qu'on devait suivrc exactemcnt son orlhographe, sa ponctualion, meme ses fautes, puisquc les lettres etaient censees ecrites par deux Suisses. Jean-Jacques commenc.a des lors a envoyer asscz reguliere- menl son manuscrit. Mais Rev etait moins cmpresse a faire ses envois d'argent. Aussi Rousseau se tint-il sur la reserve; il de- manda memc a Rev, a plusieurs reprises, de resilier le conlrat. Mais il fmit par reccvoir des remises de quatre cents livres, et, chaque fois qu'il en recevait une, il cnvoyait une nouvelle partie du manuscrit. D'ailleurs, ni 1'auleur, ni le libraire n'etaient tres presses; ils savaient forl bien Tun etl'aulre que la Noitvcllc f/e- (1) Nous nc parlons pas de I;i Lei Ire it Volttdn-, iinprimec par Korniey en 17,'il) dans la \uitvelle Bibliotheque r/ermani. (4) Rousseau a Malrslicrbes, G mars 1760. 154 par quelque autre main en sortant de celles de Malesherbes (J) . Mais il fut vite tranquillise : Malesherbes promit de faire ferrner les paquets en sa presence (2) ; et la fin de Timpression se fit sans difficulte et assez rapidement; fortheureusement d'ailleurs, car la reputation de la Julie qu'on faisait trop attendre, commenrait a chanceler (3) . II y cut encore quelques retards de la part dc Rey. Ro*usseau soupconna que, par avarice, son libraire avail enyoye VHeloise par mer et qu'elle s'etait perdue (4); mais, en no- vembre, 1'edition etait toute prete et Malesherbes donna 1'autori- sation que sollicitaient Rey et Rousseau de la faire enlrer a Paris, quoique ce ne fut pas dans les regies et qu'il n'eut pas vu toutes les feuilles, simplement sur le temoignage de Jean-Jacques (5). En meme temps qu'on achevait 1'edition de Hollande, Ma- lesherbes, voulant que Rousseau tirat tout le profit possible de son ouvrage, lui trouva un autre editeur a Paris. G'etait le Directeur de la librairie qui conseiilait a 1'auteur de signer ce nouveau traite, qui nous parait aujourd'hui directement contraire an principe des contrats d'edition (6). II est vrai qu'a cette epoque les idees sur cc point n'etaient pas tres fixees. Rousseau, pourtant, eut plus de scrupules que son protecteur et, dans une letlre assez longue et fort belle, il lui exposa les raisons qui devaient empecher Ma- lesherbes d'autoriser une contrefacon francaise de 1'edition hol- landaise etlui-meme, Rousseau, de tirer profit de cette contrefa- c,on (7) : Rey s'etait entendu avec Durand et Pissot de Paris, avec qui il avait passe un traite de change , c'est-a-dire que les deux maisons echangeaient des livres de leurs fonds et que les libraires de Paris etaient completement mis aux lieu et place de Rey. Auto- riser une autre edition franchise serait done leur porter un grave prejudice. Quant a lui, Rousseau, Malesherbes pretendait qu' il ne devait point se croire lie par ('engagement qu'il avait pris avec (1) Rousseau a Malesherbes, 18 nmi. (2) Bosscha, p. 96. (3) Ibid., p. 97. ;i) M. de Luxembourg a Ilousscau, Streckeisen-Moullou, I, 4TO. (.'i) Malesherbes a Housseau, 13 novembre H60; ibid., II, i03, et r6poiise (k Housseau du 17 novciubre. (6) Ibid., 29 oclobre. (7) II avait iJeja Ccrit a Rey au sujet de la Lettre a d'Alemberl : Quoiqu'on livrant un manuscrit a un libraire, je ne prdlende pas m'6ler lo droit opres la pre- miere edition de le rcimpriuicr dc inon c6t6 loutes les fois qu'il me conviendra, vous pouvez r-tre sur qu'a lY'^ard de ce qui s'cst imprime clu-z vous, je n'userai jarnai? de cc droit sans vous en avertir d'avance, et jamais ea aucune manicre, quand vous en uscrez hODiieteuient avec moi. (Bosscha, p. 64.) 155 le libraire hollandais, parce qu'il n'avait pu ceder que ce qu'il avail et qu'il n'avait pas le droit d'emp^cher les libraires de Paris de copier ou contrefaire son edition. Mais e"quitablement, repondait Rousseau, je ne puis tirer de la qu'une consequence a ma charge; car j'ai traite avec Je libraire sur le pied de la valeur que je don- nais a ce que je lui ai cede. Or, il se trouve qu'au lieu de lui vendre un droit que j'avais reellement, jelui ai vendu seulement un droit que je croyais avoir. Si done ce droit se trouve moindre que je n'avais cru, il est clair que, loin de tirer du profit de inon erreur, je lui doisle dedommagement du prejudice qu'il en peut souflrir. Si je recevais derechef d'un libraire de Paris le benefice que j'ai deja recu de celui d'Ainsterdam, j'aurais vendu mon ma- nuscrit deux fois (I) . Malesherbes prit le meilleur moyen pour lever les scrupules de Rousseau; il demanda a Rey de permettre cette seconde edi- tion (2), et, Rey ayant consenti, il donna lui-meme des ordres pour cette edition parisienne. On n'envoya meme pas les epreuves a Rousseau, de sorte qu'il y eut des fautes et des contresens qu'on aurait pu eviter. Mais finalement, le but de Malesherbes etait atteint : Rousseau se trouvait riche de ses bienfaits (3) . L'edition de Hollande futadressee a Paris a Robin et arriva a la fin de decembre 1760. Mais on ne la distribua pas immediate- ment pour qu'elle ne portal pas prejudice a 1'edition franchise. Pendant quelque temps, il n'en circula que six exemplaires, que Rey avail donnes (4). Puis les deux editions parurent a peu pres en meme lemps. La publicalion de Julie jela Rousseau dans un grand trouble. II y pril un inleret d'enfant (5). 11 fut quelque temps incertain sur le succes qu'aurail son livre. On sail qu'il ful finalemenl con- siderable et que toutes les qualites si neuves de ce roman, qui ne ressemblait en rien a ceux qu'on avail l'habitude de lire, enthou- siasmerent ses nombreux lecteurs. \lHeloise n'avail, en effet, rien de commun avec lous les romans licencieux, qui avaienl fail la joie des amateurs de litterature legere pendanl toul le debut du (1) Rousseau a Malesherbes, 5 novembre 1160. (2) Rey fit justement un voyage a Paris en decembre 1"60. Celte edition pari- sienne fut faite par les soins de Robin, qui versa a Rousseau cent pistoles. N' 3 de Mornet. (3) Ibid., 28 Janvier et 10 fevrier 1761. (4) Duclos a Rousseau. Streckeiseu-Moultou, I, 295. (o) Rousseau a M m e de Luxembourg, 16 fevrier 1761. KiG sieelc, encore qu'elle contint. des passages assez scabreux. Mais c'etait Lien plulot les idees philosophiques, dont ce livre etait plcin, qui lui assuraient un succes retentissant. On y trouvait avec les portraits de 1'alhee honnete homme et de la pieuse et sensible Julie un expose Ires agreablement presente du systeme dc la nature. Le nombre des adeptes de Rousseau augmcnta aussitot aulant quc leiir enthousiasnie. On se rappelle 1'anecdote rapporlee par Rousseau lui-meme dans les Confessions : la princesse de Talmont achetant a un col- porteur VHelo'ise, avant de se rendre au bal de 1'Opera, et passant Unite la nuit chez ellc a la lirc(l). D'Alembert devora le livre. Les censeurs se tairont et rouvragc restera , dit-il a Rous- seau (2). Je ne sais ce quc vous pensez du succes de la Julie, lui disait Duclos (3), mais, a moins quo je ne sois comme ceux qui out la jaunisse, je ne rencontre quc des gens engoues de 1'ou- vrage. Que de sublimites dans millc endroils de ces six volumes , disait Ncckcr (4), et F rerun lui-meme avouait que de sa vie il n'avait rien vu ni lu qui Tait si fort attcndri, ni qui lui ait en nieine temps fait gouler de si veritable plaisir (5) . Quanta M 1 " 8 de Luxembourg, qui avail deja lu le livre manuscrit, elle ecrivait a Rousseau des (ju'il pa rut : Votre Julie est le plus beau livre qui soit au monde... Tout ce qui sc pent imagincr de beau, de grand, de loutcs les manieres du monde, s'y trouve et les gens qui l'aiment et qui sont en grand nombre le reliscnt tout de suite (0). Enfin, M'"" de Roufflers lui disuit : Je voudrais fairc ecrire votrc livre en letlrcs d'ur. Je nc le regarde certainemcnl pas comme un roman, c'esl I'ouvragc le plus parfait quc je con- naissc, mais nous en sommes tons, je dis tout le monde, a millc lieues (7). La Nouvelle Hclo'ise fut certaincmenl le livre du dix-huitiemc siecle qui se vendit le plus et dont I'lnfluencc fut le plus con- siderable. A la suite dc celtc premiere edition hollandaise, M. Mor- net en compte plus de cinquante pour le dix-huitiemc siecle seu- lemeut (8). (1) Livre XI. (2) Fevricr 1161, Strcckciscn. 1,269. (3) Ibid., 297. (4) 16 fcvricr 1161, ibid., 33:$. (5) 21 fcvricr, ibid., I, 3l'J. (C) Hiiloise. 11 n'ignore pr.s que Grange n'a pas encore vendu 1'edition de Hollande, il lui en resle mille exemplaires... Duchesne est tie ceux qui ont iiui au ddbit de cetle e lition en faisant des echanges de ses figures avec ceux qui out contrefait Vlleluise... Grange aura 1 honneur d'observer au magistral qu'il n'a aequis cette edition que du cousenlement de M. Rousseau, qu'il a memo donne a cet auteur une somme de mille livres par forme de gratification. Aussi Grange, en ftiisant celte acquisition du sieur Rey, ccssionuaire de Al. Rousseau, a toujours cspere qu'il ne serait pas trouble dans son debit et que d'autres libraires ne pourraicut obtenir de faire une nouvelle edition qu'auparavant 1'editiou de Hollaude n'ait ete consommee... Grang6 est per- suade que toute la manoeuvre de Duchesne est faite a 1'insu de M. Rousseau, qui est trop juste pour se preler a de si indignes procedes et a la ruine d'uii libraire. (1) OEuvres diverse* de M. J.-J. Rmisseau, 2 vol. grand in-12. (2) Rousseau a Rey, 9 aout 1161, Dosschn, p. 113. Cf. Confessions, 1. XI. II ne 1'avail vendu que mille livres, quoiqu'il I'eslimat deux mille, pour indenmiser Rey de 1'edition parisienne de \'Heloise. (3) Bosscha, p. 121. (4) Confessions, 1. XI. Cf. Bosscha, p. 153 el 157. Rey proposa d'abord de constituer a Therese Levasseur une pension a datcr dc la morl dc Rousseau, inais celui-ci demanda qu'elle ful moindre el qu'elle partit d'une dale fixe. 158 Rousseau desirait vivement que le Contrat social put paraitre avant Vfimile, qu'on imprimait alors a Paris, eslimant, a juste litre, que la publication simultanee de ses deux ouvrages nuirait a leur succes. Neanmoins le Con/rat social fut pret au moment meme oil etait enfin achevee 1'impression du Traite de I 'education, au printemps de 1762. Suivant les conseils de Rousseau (1), Rey en envoya un exem- plaire a Malesherbes en mai, en meme temps qu'a M me de Luxem- bourg et a Rousseau Iui-m6me,etcelui-ci demanda, en invoquant surtout I'interet de son libraire (2), qu'on en permit 1'introduc- tion en France. II trouvait, d'ailleurs, que comme il n'etait pas sorti dans eel ouvrage des considerations generales, il n'y avait rien de plus fort que dans ses autres ecrits, ni qui dut le faire voir en France de plus mauvais oeil (3) . Pourtant il ne voulait pas trop insister aupres de Malesherbes au moment ou la publi- cation de YEmile allait le mettre dans une situation assez deli- cate envers le gouvernement. Mais il ne presumait pas que, si Rey s'adressait a lui par une lettre respectueuse, il le trouvat mal dispose . Car il estimait M. de Malesherbes bon et bienfai- sant et regrettait seulement qu'il ne put pas toujours ecouter son bon coeur et ses lumieres ni faire toujours ce qu'il voudrait bien (4) . C'est precisement ce qui arriva pour la permission du Contrat social : Malesherbes ne put ecouter son bon coeur ni ses lumieres. L'ouvrage etait vraiment trop hardi pour e"tre autorise dans une monarchic absolue, et les ordres les plus severes furent donnes pour en empdcher l'entree(5) . Rousseau se soumit a cette deci- sion, pensant que 1'Etat frangais avait parfaitement le droit de faire respecter les maximes du gouvernement royal, de meme que lui, republicain, avait le droit de publier dans une r^publique ses iddes politiques. Mais Rey n'eHait pas tres satisfait d'avoir imprim^ un livre fran^ais qu'il ne pouvait pas vendre en France ; il s'eHait adresse directement a Malesherbes pour lui demander la permission de 1'cnvoycr par mer et par Rouen, ce qu'il avait fait d'ailleurs sans (1) Rousseau a Mnleshcrhea, 8 fivril 1162, 21 196. (2) 9 IM,,I 1762. Bosscha, p. i:-s. (3) Ibid., p. 144. (i) Ibid., p. 158. 15) Ibid., p. 159. 29 mai. 159 attendre la reponse. Cette reponse ne vint pas; les ballots res- terent a Rouen plusieurs mois. On tenta meme de les confis- quer ; mais Key fit tant de bruit, qu'on se decida a les lui ren- voyer (1). 11 n'en pe'ne'tra en France que quelques exemplaires que des curieux tirerent de Hollande (2). En mai, au moment de la publication, en Hollande, on savait bien en France que le livre avait paru et qu'il etait fort singulier, mais on n'en avait aucun exemplaire (3). Au milieu de juin, Key n'avait pu en envoyer que les trois exemplaires de Rousseau , de M me de Luxembourg et de Malesherbes. Pourtant on en parlait beaucoup; d'autant plus que 1'attention publique etait fort attiree a ce moment sur le pauvre auteur de YEmile qui venait d'etre force de s'exiler apres la retentissante condamnation du Parlement. Pendant tout 1'ete, le Contrat social se repandit insensiblement, mais tres difficilement (4). On faisait venir des exemplaires par la poste de Hollande. Encore en etait- on souvent pour ses frais et ses peines. A moins d'aller le chercher en Hollande et de le faire entrer dans sa poche, il n'etait pas trop possible de 1'avoir en France (5). Aucun libraire, aucun colpor- teur ne pouvait se le procurer. Aussi ne le connaissait-on que par des comme'rages; les uns disaient que c'etait le cinquieme volume du Traite de ['Education, d'autres le declaraient extr&- mement abstrait , et trouvaient m6me qu' il disait des choses ordinaires si abstraites qu'on les croyait merveilleuses (6) . En septembre, un libraire de Lyon, de Ville, fut arrete et con- duit a Pierre-Encise pour en avoir fait lui-meme une Edition (7). Un autre libraire de Lyon, Reguillat, en avait quelques exem- plaires chez lui; il fut tres menace de se voir prive de son etat par un arrt du Conseil et poursuivi par le Parlement (8). Une autre edition, venant de Versailles, fut capturee le 20 sep- (1) IV^cha, p. 163, 23 aout. Un document des Nouv. Acq., 334i, du 7 juin, dit que 1'envoi fut fait a Desaint et Saillant par Dunkerque, et que, couime on repondit que le livre ne pouvait pas etre distribu6 en France, il demauda a deux reprises qu'on renvoyat les balles par Rouen, ce que Malesherbes ordonna a la Chambre s'yndicale le i er juillet. (2) Confessions, 1. XI. (3) Journal de la librairie, 22038, 33, vo. (4) Mem, seer., 12 juillet U62, I, 115, et 3 septembre, I, 133. (5) Grimm, juillet 1162, V, 116. (6) Mem. seer., 25 juin, I, 104, et 3 septembre, I, 133. (7) Ibid., 141, 23 septembre. (8) Nouv. Acq., 33U, septembre 1762, lettre de Bourgelat a Malesherbes. 160 tembre (1). G'est probablement cette edition qui avail ete imprimee par Machuel, a Rouen, avec d'autres livresprohibes,comme le Col- porteur et la Vie du Pere Norbert (2), et que Personne distribuait a Paris a ses risques et perils a des colporteurs, des libraires clan- destins ou des marchands d'estampes (3). II etait du reste aus- sitot arrete et embaslille, ainsi que la femme Bacot, a qui il en avait donne quelques exemplaires, pour qu'elle les portat a domi- cile a des particuliers (4). En avril 1763, Joly de Fleury, qui n'avait pas encore pu s'en procurer, etait oblige de faire ecrire par 1'abbe Quesnel a Moultou, I'ami de Rousseau, pour qu'il lui en envoyat un exemplaire de Suisse (5). Meme en Suisse, le Conlrat social ne se vendait pas trop faci- lement. A Geneve, il etait egalement prohibe. Pas un libraire ne voulait s'en charger tant on craignait une condamnation. Pourtant on 1'y recut au debut de juin et on le lut avec avi- dite;mais quelques jours plus tard, le 19, sur la requisition du procureur general Tronchiu, il etait lacere et brule devant la Maison de Ville; quelque temps apres, le Conseil de Berne imi- tait cetexemple (6). On voit que le Contrat social, qui nous semble, a juste litre, aujourd'hui un des livres capitaux du dix-huitieme siecle, un de ceux dont 1'influence fut le plus considerable sur la Revolu- tion (7), se vendit, en somme, tres peu au moment de son appa- rition. G'est aussi la conclusion qu'on retire de 1'etude des cata- logues des bibliotheques privees : le Contrat social s'y trouve tres rarement (8). (1) Mem. seer., I, 140. (2) Deux livres licencieux de Chevrier. (3) Nouv. Acq , 1214, 389. (4) Lettres de cachet, n 4'i64 ct 45G3. (5) Moultou a Rousseau, 26 avril 1763 (Strcck., I, p. 84). (6) Moultou a Rousseau, 18 juin (Streck., p. 40). Voir Maugras, Voltaire et Rousseau, p. 204, sqq. (7) Voir un article de M. Cahcn dans la Rente de Paris, lrj u illet 1912. (8) Moruet, Les eimeiynemenls des biLliotk'eqnfa privees, 1150-nSO (Revue d'hist. lilt., 1910, p. 467) : Le Contral social ne sc rencontre que dans un seul catalogue (Remond, 1778 sur cinq cents consultes) avec son seul sous-litre, I'rincipes de droil politique. Tous les souvenirs de nos leclcurs sur Rousseuu denoiicent la place minimi- que le Conlrat social a tenue an nioins jusqu'aux environs de 1785 dnns 1'opinion publique. Ceux qui jugent l'O5uvre d'ensemble de Houescuu liennent Ic Contrat pour ce que Jenn-Jacqucs le donnail lui ineme, un chapilro d'un ouvrago iuachev6, f;inlai?ie spdculative, ou des fjcncvois seuls pouvaient trouvcr quclquu interet dc critique et de danger. On pourrait deiuonlrer, croyons-nous, que le Contrat social a etc dccouvcrt par les Convcntionnels qui renconlrorcnt chez lui 1'evangile IhOoriquu dont ils avaient besoiu. - 161 Sans doute, plus tard, la severite de la police se relaoha beau- coup. Des 1767, Diderot disait dans sa Lettre sur le commerce de la librairic : Le Contrat social imprime et reimprime s'est dis- tribue pour uu petit ecu sous le vestibule du palais meme du souverain (1). Mais, en 1762, on peut presque dire que le public J'ignora. Quoiqu'il ne soit pas de nature a se repandre aussi promptement qu'un roman, en disait Jean-Jacques lui-meme (2), j'espere qu'il ne s'usera pas de meme ct que ce sera un livre pour tous les temps, s'il n'est pas rebute par le public. On ne pouvait mieux dire. Le Contrat social, ecrit sans doute pour quelques lecteurs scu- lemcnt, ne depassa pas le cercle etroit des admirateurs de Rous- seau. Quelques fanatiques de Jean-Jacques, qui purent se le pro- curer, furent enthousiasmes et trouverent que c'etait de tous ses livres celui oil son genie s'etait deploye avec le plus de vigueur. Quelle force, quello profondeur! s'ecriait Moultou (3); que vous etes superieur a Montesquieu meme ! Coridillac en ctait infiniment content et ne se faisait pas scandale de 1'expli- quer a son petit prince (4) *. Mais tout le monde n'avait pas 1'esprit aussi abstrait et logique que Tauteur du Traite des sensations, et, aux lecteurs ordinaires, le Contrat parut un peu obscur. Les doctrines en etaient d'ailleurs si radicales, si chimeriques meme et etaient si directement oppo- sees, non seulement aux institutions etablies, mais encore aux idees de reforme qu'on en\ 7 isageait alors, qu'elles n'eurent a ce moment que peu d'influence : Je ne vous reponds pas du suc- ces, disait M me de Crequi a Jean-Jacques; car vous demandez des reformes auxquelles nous n'avons garde de souscrire. Quoi ! des personnes aussi savantes que nous, theologiennes,politiques, bel esprit, seront obligees de s'occuper de leurs droits respectifs (o)? De meme M me de Ghenonceaux ecrivait a Rousseau en Janvier 1763 : J'ai lu votre Contrat social ; si vous aviez ete ici, lorsqu'il a paru, vous auriez ete lapide (6). (1) P. 62. (2) Bosscha, p. 123. (3) 18 juin 1762 (Streck., I, p. 40). (4) L'infant de Parmc. Lettre de 5I me de Chenonceaux a Rousseau (Streck.. II, 237). (")) Streck., II, 301. Les correspondants de Rousseau, dans les lettres publiees par Strcckciseu-Moultou, admircnt beaucoup la \ouvclle Ueloise et YEmile, mais tree peu parlent du Contrat social. (<>) Streck., II, p. 237. 102 - 11 faut altendre 1'epoque revolutionnaire pour trouver des gens rjui, apres avoir tout detruit, en quete d'un mailre pour reeons- truire, firent de son oeuvre un usage auquel il n'avait sans doutc janmis songe et qu'il cut meme vivement reprouve. C'est alors seulement qu'ils eurent recoups aux principes theoriques absolus de celui qu'ils eonnaissaient jusque-la surtout comme 1'auteur de YEmile. IV Le Traite de f Education fut, en efiet, aprcs YHelo'ise, 1'ouvrage dc Rousseau qu'on lutle plus au dix-huitieme siecle, et dont 1'in- fluence fut la plus grande. II parut en meme temps que le Contrat social. Sa publication fut longue et difficile. Cette histoire est tres curieuse, bien instructive pour qui veut suivre 1'evolution psycho- logique de Rousseau (1). Nous en rapporterons les principaux faits, moins pour rechercher les traces dc la folie qui se mani- feste deja dans le cerveau trouble du -pauvre Jean-Jacques, que pour remarquer avec quelle tendre sollicitude un magistral et une grande dame s'entremettaient pour faire imprimer et faire vendre 1'ouvrage qui devait soulever le plus de scandalo dans le parti de la cour. Rousseau etait a Montmorency, quand en Janvier 1701 se pre- senterent les premieres occasions pour 1'impression de YEmile. Son libraire Rcy vint a Paris lui faire des propositions. II consults sa protectrice, a qui il avait confie son manuscrit, et lui demanda dc ratifier le traite qu'il chargea Rey d'aller lui porter. M me de Luxembourg netrouva sans doute pas les conditions assez avan- tageuses, ou peut-etre n'aimait-elle pas beaucoup Rey; toujours est-il que rien ne fut alops signe (2). G'est elle qui prit 1'affaire en mains et qui sc mit a la recherche d'un editeur a Paris. Elle sollicita et obtint facilement 1'aide dc Malesherbes lui- mme, et s'adressa au libraipe Guerin qui habitait a la campagne, au village de Saint-Brice, pres de Montmorency (3). Guerin, qui (1) .M. d. Miuigras 1'a ileja racont6c d;ms son livrc sur Voltaire et Rousseau. M. P. -P. Plan a pul>H6 la innjcure parlic des tlocumcnta tie la Bibliothcquc Nalio- ualc (Notiv. Acq., \ 183) dans Ic Mercure de I'rance du l el ' mai 1912. (2) Confessions, livre Xf. (3 Cc vrainiont celcbi-c libraire-iuiprimeur , cuininc dit Lotlin (p. "J.T, tnoui-ut en 1763 A 07 an?, rue Snint-Jur.qiicj. II avail deja dehilO a Paris Ic second Discours 163 ne s'occupait sans doute plus beaucoup d'affaires, presenta son confrere Duchesne (1) a M me de Luxembourg et leur servit d'in- termediaire. A la fin d'aout 1761, un contrat etait etabli entre Rousseau et Duchesne : Rousseau cedait son manuscrit pour six mille livres, dont trois mille payables comptant (2), et Duchesne, selon la formule classique, s'engageait a faire I'impression sur beau papier et en beaux caracteres et a donner cent exemplaircs de 1'ouvrage a Rousseau. Ges propositions furent transmises aMa- lesherbes, quiy fitquelques modifications sur la demande de Jean- Jacques, et a son avantage, modifications auxquelles Duchesne consentit (3). Puis Guerin porta a Rousseau, le 29 aout 1761, la redaction definitive, dont deux exemplaires furent signes; 1'un fut remis a Duchesne, 1'autre, pour Rousseau, a M me de Luxem- bourg, qui le garda (4). Mais, comme il etait impossible d'imprimer un tel ouvrage en France, Duchesne devait le faire imprimer en Hollande; il s'en- tendit avec Jean Neaulme pour la somme de seize cents livres. Rey, qui traitait dans le meme temps avec Rousseau pour le Contrat so- cial, mais qui voyait avec regret 1'affaire de VEmile lui echapper, essaya de racheter le marche a Neaulme qui refusa, puis s'adressa directement a Duchesne; mais il ne put rien obtenir; Duchesne lui repondit simplement : Des considerations m'ont oblige de voir ailleurs; c'est encore un mystere que le temps eclaircira (5). Ce mystere etait bien simple. G'etait Guerin qui avait fait pour Duchesne le traite avec Neaulme, lequel etait son correspon- dant et son ami ; d'ailleurs Guerin detestait Rey (6). Quand il s'entremettait ainsi avec tant d'obligeance pour faire imprimer VEmile a Paris, Malesherbes ne connaissait pas encore le manuscrit de Jean-Jacques. Son affection pour le philosophe lui de Rousseau et lui avait fait faire la connaissance du libraire hollandais Neaulme a 1'Hermitage. (Bosscha, p. 113.) (1) Nicolas-Bonaventure Duchesne mourut en 1765; sa veuve lui succeda. (Loltin, p. 56.) (2) L'affaire etait evideniment meilleure pour Rousseau que celle dc I'Heloise (1800 fr.) et du Contrat social (1000 fr.). (3) Malesherbes ajouta que Rousseau se reservait le droit de com p re mire cet ouvrage dans une edition generale de ses ceuvres, pour laquelle, d'ailleurs, il s'engageait a donner la preference a Duchesue; et il refusait a Duchesne 1'aulori- satiou de reproduire le portrait de Rousseau en frontispice. (4) Leltres dc .Malesherbes a Guerin et de Guerin a Malesherbes. Nouv. Acq., 1183, 52, 5i. (5) Lettres de Rey a Rousseau, du 8 decembre 1"61. Nouv. Acq., 1 183, 67. (6) Malesherbes a Rousseau, deceiubre (Streck., XVI). 164 faisait un peu oublier les devoirs de sa charge. D'ailleurs, quand M me de" Luxembourg lui eut communique le manuscrit en octobre, il le lut attentivement a sa campagne, ou il etait alors, et, apres un long examen, il ecrivit a Rousseau que, quoique la theorie fut par mille raisons au-dessus de sa portee, son ouvrage entier lui avail fait le meme plaisir que tout ce qui sortait de sa plume (1) . Cepeudant Duchesne, devenu possesseur du manuscrit, trouva plus avantageux de le faire imprimer en France et en demanda la permission, sans en avertir 1'auteur. On lui nomma un censeur. Le censeur ayant examine les premiers cahiers donna une liste de quelques changements qu'il croyait necessaires (2) . II fallutbien alors prevenir Rousseau, qui declara a Malesherbes qu'il etait inutile de faire ces changements, que la suite contenait beaucoup de passages qui ne pourraient etre imprimes en France et qu' il n'avait fait son livre que pour paraitre en Hollande, ou il croyait qu'il pouvait paraitre sans contrevenir aux lois de son pays . Le censeur rerutl'ordre de ne pas continuerrexamen, eton ne pour- suivit rimpression, a Paris, qu'a Tinsu et malgre la volonte de Rousseau (3). Malesherbes savait que 1'edition se preparait en France et non en Hollande, mais il ne dit rien par amitie pour Jean-Jacques et se contenta d'envelopper I'affaire de quelques tenebres (4) . L'impression n'avangait pas tres vite. Duchesne, qui faisait toujours croire a Rousseau que son ouvrage n'allait s'imprimer qu'en Hollande, lui proposa a choisir le format, le papier, les ca- racteres; puis commenc,a a imprimer lui-meme. Rousseau ne tarda nalurellement pas a decouvrir la verite; mais il n'etait plus le maitre de son manuscrit; il ne pouvait plus s'opposer a rien; enfin, Malesherbes protegeant manifestement cette edition fran- <^aise, il n'eut aucun scrupule a en revoir les epreuves. 11 recevait ces epreuves assez rarement. Le travail ne se fai- sait que tres lentement ; et justement, en cet automne de 1761, sa sante empirait, et il tomba tout a fait malade. Malesherbes etait encore a la campagne. Alors, dans sa solitude de Montmo- rency, des iddes noires vinrent assaillir le pauvre Jean-Jacques. (1) MiilesherbeaA Rousseau, 25 octobre et 18 novembre 1761. (Slreck., p. 415-41C.) (2) Declaration ile Malesherbcs du 31 jnnvicr 1765. Nouv. Acq., 1 183. (3) Maleaherbes le certiQa plus lard dans cette declaration. (4) Malesberbes A Rousseau, decembre. (Streck., XVI.) 105 11 cherchait enfin a s'expliquer ces retards et se torturait 1'esprit de mille conjectures. II venait d'apprendre que le P. Griffet, un Jcsuite, avait parle de VEmile ; il sut que Guerin, qu'il voyait alors souvent, etait de leurs amis, qu'il etait imprimeur de la police et inspecteur de la bibliotheque de la Bastille, qu'il avait la con- fiance des ministres; et il imagina toute une intrigue parlaquelle il se persuadait qu'on voulait le perdre. Ilfut vite conyaincu jus- qu'a I'evidence que les Jesuites poussaient Guerin, qu'ils s'etaient empares de son manuscrit et qu'escomptant sa mort prochaine, ils avaient arretc completement 1'impression, pour se preparer a en donner une edition de leur facon (1). II ecrit alors a Duchesne, et il s'etonne de n'en pas recevoir de reponse immediate (2). II lui dit : Rien ne presse, Mon- sieur, pour 1'impression de mon livre; depuis que je sais les raisons de votre retard, je vous excuse, meme je vous plains. Quand ,Leurs Reverences en auront faitl'usage qu'elles souhaitent, vous pourrez proce'der a 1'iraprcssion, si elles y consentent; en attendant, restez tranquille, aussi bien que moi (3). A Ma- lesherbes, il fait part de son abattement, de 1'incertitude oil il est sur la conduite a lenir, se demandant s'il n'y a aucun moyen de ravoir son manuscrit, en rendant tout et en rompant le mar- che (4) . Duchesne, au recu de la lettre de Rousseau, lui envoya trois nouvelles epreuves (5). Aussitot toutes les suppositions de Rous- seau s'ecroulent, toutes ses craintes sont dissipees; et le voila de nouveau qui ecrit a Duchesne (6), qui ecrit a Malesherbes (7), pour s'excuser aupres du premier de son etourderie et lui pro- poser cent ecus d'indemnite, pour demander pardon au second de I'abomi nation qu'il a faite et le prier de garder le secret sur sa precedente lettre . Malesherbes, qui avait ete tres etonne des accusations de Rousseau et qui avait aussitot essaye de le ras- surer (8), lui promet de s'occuper de 1'affaire des qu'il sera de retour a Paris (9). (1) Letlre de Rousseau a Moultou, du 12 decembre. (2) Confetsions, livre XI. (3) 16 novetubre. (4) 18 novembre. (5) Houssoau ;i Malesherbes. (Xouv. Acq., 1183, 62.) (6) 20 novembre. Ibid., 59. (7) Ibid., 60. (8) 22 novembre (Slreck., 417). (9) 24 uoveuibre. (Ibid.) 16f> Mais il etait encore a la campagne, quand, hull jours apres, il rec,oit coup sur coup deux nouvelles lettres de Rousseau, plus effraye que jamais : en somme, depuis plus de deux mois, ce sont les cinq ou six memes epreuves qui font la navette; il est occupe a corriger et k recorriger de nouveau les memes fautes d'impression ; et il n'a pas encore pu voir une seule bonne feuille. Duchesne avait d'abord promis la fin de 1'impression pour la mi-janvier, puis pour fevrier; nul doute qu'on ne le recule ainsi de mois en mois. Son ouvrage est perdu... Nescit Orcus reddere prxdam. Aussi, il travaille a tout evenement a mettre en etat son brouillon , pensant bien ne plus jamais re voir son manus- cript). II redige meme des propositions qu'il veut sournettre a Du- chesne. Puisque le libraire ne veut pas proceder de bonne foi a 1'impression, qu'il rende a Rousseau son manuscrit contre son ar- gent et ses billets. Rousseau ne demande aucune indemnite et m6me il lui offre en echange son Dictionnaire de musique. Si Du- chesne veut garder le Traite de ['education, qu'il accepte 1'une des deux conditions suivantes : ou qu'il prenne un terrne prefix pour l'impression et la publication du livre, faule de quoi, passe ledit terme, Rousseau sera en droit, de son cote, de le faire im- primer et publier oil il lui plaira , ou que le Iraite avec Neaulme soit revoque et que Rousseau reprenne toute sa liberte de faire faire a son greTedition etrangere. Si Duchesne refuse, Rousseau declare qu'il prendra de son cote les mesures qui lui paraitront conve- nables pour que son ouvrage ne soit pas perdu; sauf a lui faire, en temps et lieu, si le cas y echoit, les restitutions qui seront ordonnecs par le magistral competent (2) . En meme temps, il laisse entendre a Rey, qu'il pourrait le charger de l'impression de VEmile (3). Malesherbes revicnt a Paris au debut de deccmbrc ct voit aus- silot Duchesne. Les explications que lui donne le libraire avec beaucoup d'ingenuite et de candeur, lui paraissenf tres accep- tables. Duchesne n'est coupablc que de quelquc retard, el il pro- met d'avoir tout fini en fevrier ou surement en mars. Malesherbes propose done dc diviser le nombre de feuilles qui restcnt a tirer, (1) Rousseau ;i Maloslierbcs, 29 ct 30 novembre 1701. tti<(., 02, Ci, (2) Nouv. Acq., 118. 1 ), 06. (3) 29 novembre. (Uosscha, p. 123.) 167 par le nombre de semaines jusqu'a la fin de fevrier et d v exiger plus de regular-He (1). Rousseau, tout en remerciant beaucoup Malesherbes, n'etait pas completement rassure ; il ne comprenait toujours pas pour- quoi Duchesne ne lui envoyait jainais les bonnes feuilles des cinq ou six epreuves qif il corrigeait depuis un mois, et, comme il ne trouvait pas quel avantage le libraire pouvait avoir a ces retards, il supposait toujours quelque intrigue des Jesuites; il demandait au moins que, si Ton voulait finir en mars, on lui donnat dans 1'intervalle les bonnes feuilles a mesure qu'on les tirerait (2). Mais il restait bien convaincu qu'on ne voudrait pas, que son livre etait irremediablement perdu, le manuscrit detruit par Guerin et les jesuites, les formes defaites, des qu'on lui avait envoye les epreuves, et qu'on allait differer 1'impressiou jusqu'a sa mort, pour donner alors une doctrine jesuitique sur le nom de J.-J. Rous- seau. Aussi ne songeait-il qu'a rendre les mille ecus, a travailler sur son brouillon pour refaire son livre une seconde fois et a le faire paraitre rapidement et secretement en Hollande (3). Enfm il prevenait M mo de Luxembourg et Malesherbes (4) de son malheur, afin que la Marechale, qui venait a Paris, put s'entendre avec le Directeur de la librairie sur ce qu'il y avait a faire. M me de Luxembourg, aussitot arrivee de Versailles, oil ellc etait a la cour, alia elle-meme rue Saint-Jacques, chez Duchesne. P^lle eut la meme impression qu'avait deja eue Malesherbes, et toutes les excuses du libraire lui parurent parfaitement suffisantes. Rousseau ne pouvait pas recevoir plus d'epreuves, car il faisait de nombreuses et importantes corrections. Elle insista, elle fit venir chez elle Guy, 1'employe de Duchesne, qui avait ete le plus en relations avec Rousseau, et elle lui fit signer un engagement de lui rendre le manuscrit, s'il le desirait (5). Quant a Malesherbes, il poussa la sollicilude pour son pro- tege jusqu'a un point extreme. II lui ecrivit une longue lettre, oil il lui expliquait en detail toute 1'affaire (6): comment 1'edition de Paris n'avait ete entreprise que dans son interet, que ses supposi- (1) Malesherbes a Rousseau, 7 tle"cembi % e. (Streck., XII.) (2) Rousseau a Alalesherbes, 8 deceiubre. Nouv. Acq., 1 183, 69. (3) Rousseau a Moultou, 12 decombre. (4) 13 decembre. Nouv. Acq., 1183, 71. (5) M"> de Luxembourg a Rousseau, dticembre. (Slreck , XXVII.) (6) Cette lettre, que Streckeisen-.Moultou date dc fevrier (XVI), a etc" reportce a juste litre par M. Maugras en 168 tions sur les Jesuites etaient purement imaginaires ; les Jesuites, en 1761, avaient bien d'autres ennemis et bien plus dangereux qu'un pauvre philosophe. II n'etait pas riiable, d'ailleurs, que Guerin fut en rapports constants avec'eux, et surtout avec 1'abbe de Graves, qui faisait preuve, pour les affaires de Jean-Jacques, d'un interet tout jesuitique, mais qui n'avait jamaisfait plus que de demander .a voir le manuscrit, sans pouvoir obtenir du reste qu'on le lui montrat (1). Enfin, la conduite de Guerin n'avait rien d'extraordinaire : les corrections de Jean-Jacques causaient des retards inevitables et, d'autre part, s'il ne recevait pas de bonnes feuilles, c'est que Duchesne lui avait propose de ne les lui envoyer que pour tout le volume, quand il serait fini, et que, Rousseau n'ayant rien repondu, Duchesne croyait la proposition accep- tee (2). Cependant, pour 1'avenir, on les lui enverrait au fur et a mesure. Malesherbes cherchait, par tous les moyens, a tranquil- liser son pauvre ami. II mettait a sa disposition 1'inspecteur de la librairie, d'Hemery, qui veillerait a ses interns aussi bien que lui-meme. Mais comme il prevoyait que Rousseau n'aurait pas confiance en son homme, et que les corrections qu'il ne manque- rait pas de faire encore ameneraient toujours des ditficultes, il 1'invitait a venir s'installer a Paris, jusqu'a la fin de 1'impression, seul remede a 1'etat violent oil il se trouvait (3) . Cette fois-ci, Jean-Jacques est enfin tout h fait rassure, et il passe aussil6t d'un extreme a 1'autre : II y a six semaines que je ne fais que des iniquites, et n'imagine que des calomnies contre deux honn&tes libraires, dont Tun n'a de torts que quelques retards involontaires, et 1'autre un zele plein de generosite et de de'sinteressement, que j'ai paye, pour toute reconnaissance, d'une accusation de fourberie. Je ne sais quel aveuglement, quelle sombre humeur, inspiree dans la solitude par un mal affreux, m'a fait inventer, pour en noircir ma vie et 1'honneur d'autrui, ce lissu d'horrcurs Je sens pourtant que la source de cette folie ne fut jamais dans mon conur. Le delire de la douleur m'a fait perdre la raison avantlavie; en faisant des actions de me- chant, je n'e'tais qu'un insense (4). II reconnait maintenant que (1) .M me do Luxembourg .i Rousseau, d/jcembre. (Slreck., XXVII.) (2) Maleshcrbcs a Rousseau, d6cembre. (Streck., XIII.) Rousseau avait d'ailleurs compliHement oubli6 cette lettre de Ducbesne, ou peut-fitre ne I'avait-il pas rccue. Cor il dit, le 23 de>embre, qu'il n'a pas eu connaissance de cette proposition. (3) Streck., XVI. (i) Rousseau a Moultou, 23 decembre 1761. 169 - M. Guerin est un homme irreprochable, qui jouit de 1'estime universelle et qui la merite (1) . 11 prie M lue dc Luxembourg d'ou- blier ses torts (2) ; il ecrit a Malesherbes : II fut un temps, Mon- sieur, ou vous m'honorates de votre estime, et je ne m'en sentais pas indigne. Ce temps est passe, je le reconnais enfin... Je vous ai comprornis, Monsieur; j'ai compromis M me la Marechale de la maniere la plus pimissable (3). Mais M me de Luxembourg et M. de Malesherbes connaissaient leur ami et 1'aimaient malgre la bizarrerie de son caractere, sans doute meme a cause de ce caractere. Us voient seulement dans toute cette affaire le fond de son a me et ce melange d'honnetete, d'elevation et en meme temps de melancolie, et quelquefois de desespoir, qui fut le tourment de sa vie, mais qui a produit ses ouvrages (4) ; ils continuent a le trouver bien interessant (5) , et Malesherbes enfin lui ecrit cette lettre du 25 decembre (6), ou, avec autant de tact et de bonne grace que de bienveillance, il cherche a excuser son mal- heureux ami, en le plaignant, sans le juger : Pour moi, Mon- sieur, je vous dirai avec la franchise qui vous est due que j'ai vu dans tons vos procedes line extreme sensibilite, un grand fond de melancolie et beaucoup de disposition a voir les objets du cote le plus noir, mais une disposition an moins egale a vous rendre a la justice et a la verite quand elle vous est presentee Cette melancolie sombre, qui fait le malheur de votre vie, est prodi- gieusement augmentee par la maladie et par la solitude, mais je crois qu'elle vous est naturelle et que la cause en est physique... J'aime la verite, je compalis a toutes les passions vraies et je crois meme que je m'y inleresse a proportion de ce qu'elles sont plus vivcs; je n'ai d'aversion que pour 1'injustice et pour la faussete, et encore nc sais-je pas si cette aversion n'a pas cede quelquefois an sentiment qui me ramcne toujours vers les gens de lettres. Je ne fais cette declaration dc mes sentiments, qui d'ailleurs vous serait assez inutile, que pour que vous n'ayez aucun regret de m'avoir laisse voir, depuis deux mois, les different* mouve- ments dont vous etes agitr. Si cependant vous desirie/ d'en (1) Ibid., 18 Janvier 17(12. (2) 2i (leocmbrc. (3) 23 decembre. (i) Male.slicrbes ;i .M nic de Luxembourg, deccmbiv. Xouv. Acq., i 183. 73. (u) M"' e dc Luxembourg i .Malesherbes. Ibid., 73, 76. (0) Ibid., 74. 170 - eteindre le souvenir, je garde toutes vos lettres dans une liasse (1) que je vous rendrai quand vous voudrez, et je tacherai aussi de retirer celles que vous avez ecrites a Duchesne, quand 1'edition sera finie. A quoi Rousseau repond a Malesherbes de ne point lui renvoyer ses lettres, mais de les bruler : S'il fallait eflacer dans le monde les traces de toutes mes folies, il y aurait trop de lettres a retirer (2). L'impression continua alors assez tranquilleinent, et, au debut de fevrier 1762, la moitie de YEmile etait prete. Mais alors de nou- velles difficultes surgirent, non plus de la part de Rousseau, mais de la part de Malesherbes, qui etait pris de scrupules un peu bien tardifs et qui, maintenant que les deux premiers livres etaient imprimes, voulait qu'on y mil quelques cartons. II fut, d'ailleurs, plcin de condescendance pour Rousseau et alia lui-meme a Mont- morency pour lui en parler (3). Rousseau avait prevu ces diffi- cultes et n'en fut pas autrement etonne. II savait tout ce qifil devait a Malesherbes : il ne voulut disputer sur rien , promit de supprimer tout ce qu'on lui indiquerait, et demanda seulement qu'on lui donnat en une seule fois toutes les corrections qu'il y aurait a faire (4). Seulement, comme il ne voulait pour rien au monde changer quoi que ce fut a la Profession de foi du Vicaire Savoyard (5), il proposa de resilier le contrat avec Duchesne, ce qui etait d'autant plus facile que la premiere partie, qui etait deja payee, etait aussi imprimee, et de faire imprimer lui-meme la fin en Hollande (G). II fit me" me a Rey des propositions dans ce sens (7). Mais Duchesne avait deja mis sous presse les deux dernieres parties; elles furent imprimees sans autres difficultes. Males- herbes lui demanda bien encore quelques cartons, que Rousseau accordait dans la limite de ce que 1'harmonie de sa phrase lui permettait (8). Mais on ne toucha a aucun passage essentiel. (1) C'est cctte liasse qui a p.issO cntrc los mains do d'llemery pour filro racholee par la Hihliollieque N'atiouale.. (i) Honsscau ii .Maleshorbcs. 4 jnin 17G2. C't-st la preiniere des <|iialre celrbros Ifllres ii .Maloshcrhos, oil Housseau fait coininc une Ohnnr.lic do# Confessions el lui r\|ilii(nr les motifs Ce 171 M mo de Luxembourg surveillait elle-meme a Paris cette impres- sion. A la fin de mars, on n'attendait plus que les estampes (1). L'Emilc ne parut pourtant pas avant la firi de mai (2). Le 19 mai, Duchesne annonc.ait a Rousseau qu'il comptait le mettre en vente la semaine suivante, et Jean-Jacques lui donnait ses ordres pour les cent exemplaires qu'il s'etait reserves; il s'entendait avec la marechale de Luxembourg pour en faire la distribution a ses amis et protecteurs, le prince de Conti, le due de Yilleroy, le marquis d'Armentieres, la comtesse de Boufflers, le chevalier de Lorenzy (3). Le 22, Duchesne en apportait a M me de Luxembourg un exemplaire relie en maroquin rouge superbe... Enfin, s'ecriait-elle (4), le voila done ce livre si attendu! Elle le portait elle-meme a M me de Montmorency, a M me de Boufflers, a son frere, le due de Villeroy, au prince de Conti, a M du Def- fand et a M. de Mirepoix, et, quand il fut en vente, le marechal de Luxembourg et elle se donnerent beaucoup de mouvement pour en procurer un grand debit (5) . Ce fut le 27 mai qu'eut lieu cette mise en vente chez Duchesne, avec une permission tres tacite. II en paraissait presque en m6me temps une autre edition a Lyon, que des colporteurs promettaient meme de vendre a Paris. Rousseau s'en plaignit le 27 a M. de Sartine, comme d'une edition contrefaite. Mais Bruyset, qui 1'avait imprimee, avail passe un traite en bonne et due forme avec Duchesne, avail obtenu une permission lacile de M. deLa Micho- diere, 1'intendanl de Lyon, et avail annonce son edition dans une sont les erreurs de rimagination qui transforment en vices les passions de tous les etres homes, meme o de Luxeml)uurg a Rousseau, mai. (Slreck., XXXI.; (5) Mem. sec,'., 8 juin 17CI, 1, 99. 172 lettre-circulaire envoyee dans tout le royaume a plus de trois cents exemplaires (1). Le succes de VEmile fut tout de suite tres grand. On en avail beaucoup parle, depuis si longtemps qu'on 1'attendait (2). On fut 3harme autant du style que des idees (3). On goutait un plaisir subtil et dangereux en lisant ce roman de 1'education qui etait tout un manuel de la philosophic nonvelle (4). Car ce n'etait plus une simple critique negative des idees recues, on se jouait le sourire des sceptiques ; c'etait une conception nouvelle de la vie qu'ebauchait avec amour le philosophe de Geneve ct qu'il proposait audacieusement, mais non sans succes, a ces mondains biases, fatigues de rermui de leurs vies factices. Jean-Jacques etait ravi ; il jouissait avec delices dans sa retraite du plaisir que lui causait non pas tant le bruit souleve par la publication de son livre que le sentiment iritime d'un devoir accompli. En rendant gloire a Dieu et parlant pour le vrai bien des homines, j'ai fait mon devoir , disait-il (5) ; et encore : Ou je rnc trompe fort, ou ceux sur qui mon livre ferait quelque im- pression parmi le peuple en seraient beaucoup plus gens de bien et n'en seraient guere moins Chretiens, ou plulot ils le seraient plus essentiellement (6). Sans doute, il n'avait pas tort; mais tous les esprits n'etaient pas murs pour en juger ainsi. Apres un premier succes, ce fut un scandale. Jamais ouvrage n'eut de si grands eloges particuliers ni si peu d'approbation publique , dit Rousseau dans ses Con- fessions (1} ; ceque m'endirent, ce que m'en ecrivirent les gens les plus capables d'en juger, me confirme que c'etait la le meil- leur de mes ecrits ainsi que le plus important. Mais tout cela fut dit avec des precautions bizarres, comme s'il eut importe de gar- dcr le secret du bien que Ton en pensait. En effet, quatre jours apres son apparition, le glaive et 1'encensoir se reunirent contre I'auteur (8) . L'aftaire menac.ait d'etre serieuse. Les amis de Kousscau, M m * de Grequi, M 01 " de Boufflers, M. et M me de Luxem- (\, LHlr 2; Fuvart a Durnzzo, 13 novcinhro. Mem.. 1, 20S. (3) M4m. aver., >> mni. I, 92, et 26 nmi, 9:i: <. L'Emile de Houssean, In a present de In-. i III-MII p <|e niMihlr. fait In'- "r.'iinl limil. (t) .M:iri|ui.-r dc Cruqiii ii !lous#eau, 2 jnin. (Strock., II, 304.) ('.')) \ Mu.'iulinc, "> juin. (6) A .Moiilton, >:> nvril. (1; Liv. XI. (8) Wt'wi. seer., 31 mni 11C2, I, 95. 173 bourg, le previnrent et lui conseillerent de s'eloigner. Mais Jean- Jacques n'avait point appris a se cacher (1) . II etait persuade que son livre etant soi-disant im prime en Hollande avec le pri- vilege des Etats-Generaux et lui-me'me etant Genevois, le Parle- ment de Paris n'etait nullement qualifie pour 1'examiner. II refu- sait d'accepter les offres qu'on lui faisait pour se mettre en securite (2), et il restait tres tranquillement a Montmorency, negligeant tous les avertissements qu'on lui donnait, ne voulant pas croire a un danger reel, confiant dans la protection et dans le credit des Luxembourg et de Malesherbes. Ce dernier, du reste, continuait a veiller sur lui. Le scandale avait etc si vif qu'il avait du donner des ordres presque immediats pour qu'on sus- pendit la publication. Mais il se faisait rendre par d'Hemery un compte detaille de toutes les mesures qui etaient prises et evitait qu'elles ne fussent trop desobligeantes pour Rousseau. Pourtant, des le 5 juin, on avait absolument cesse de vendre VEmile (3). Le 8 juin, apres une promenade tres gaie dans la foret en compagnie de deux professeurs oratoriens, Jean-Jacques s'etait couche le soir et s'etait mis, suivant son habitude, a lire la Bible dans son lit. A deux heures du matin, on vint lui apporter de la part de la Marechale un billet du prince de Conti, oil il etait dit : La fermentation est extreme, rien ne peut parer le coup, la Gour 1'exige, le Parlement le veut; a sept heures du matin, il sera decrete' de prise de corps et Ton enverra sur-le-champ le saisir; j'ai obtenu qu'on ne le poifrsuivra pas, s'il s'eloigne, mais s'il persiste a vouloir se laisser prendre, il sera pris (4). M me de Luxembourg I'attendait; il s'habilla en hate et courut chez elle. Pour lui eviter tous les embarras dans lesquels il allait la Jeter, s'il se laissait amHer, il prit aussitot son parti de fuir. II passa la matinee a ranger ses papiers et a faire ses adieux; a quatre heures de 1'apres-midi, il etait sur la route d'Yverdun ; il y ren- contrait les huissiers qui venaient pour I'arre'ter et qui se con- tenterentde le saluer en souriant (5). Us etaient venus en vertu de 1'arr^t du Parlement, rendu le matin meme, qui condamnaitle Traite de I'cducalion a etre briile (1) A Moultou, 1 juin. (2) A M' de Crequi, 7 juin. (3) Xouv. Acq., 1214, 376. D'Hemery a Malesherbe?, 5 juiu. Cf. Me'm. seer., I, 97. (4) Confessions, liv. XI. Cf. le billet de M"' de Luxembourg accoiupngnant 1'envoi de cette leltre. (Slreck., XXXII.) (o) Conf., XI. 174 et de"cretait 1'auteur de prise de corps (1). Son cas etait fort aggrave par ce fait qu'il avait eu 1'audace ou la loyaute de mettre son nom au frontispice du livre. Omer Joly de Fleury avait pro- nonce un requisitoire tres plat qu'on attribuait communement a Ab. Chaumeix lui-meme (2). Un mois apres, la Sorbonne examina I'Emile et publia le 14 novembre sa censure, par laquelle elle le condamnait apres y avoir trouve dix-neuf heresies (3). La meil- leure de ces condamnations fut le mandement de 1'archeveque de Paris, Christophe de Beaumont (28 aout) (4). Mais tout ce bruit fait autour de VEmile lui avait donne une vogue plus grande. Le prix des volumes montait considerablement et passait de dix-huit a quarante et cinquante livres; on ne Ten achetait pas moins (5). D'ailleurs, il y avait moyen de se le procu- rer a meilleur compte : Nous aurons VEmile pour peu de chose, disait Diderot a M lle Volland, le 25 juillet (6). Deja a la fin de juin tout Paris 1'avait lu, et, quand le mandement de TArche- veque parut, il etait un peu tard, VEmile etant entre les mains de tout le monde (7) . Le sentiment fut assez unanime. On trouva le livre peu pratique et on pensa que, si on le reduisait aux maximes utiles, on le reduirait a fort peu de chose ; on le jugea contradictoire. C'etait un traite d'education, c'est-a-dire des preceptes pour elever un enfant dans 1'etat social, lui apprendre ses devoirs vis-a-vis de Dieu et de ses semblables; et dans ce traite on aneantissait toute religion, on detruisait toute societe (8). La hardiesse .de la pensee les etonna (9), on trouva etrange qu'il declarat la connaissance deDieu inutile an salut(lO). On doutait que 1'humanite put sentir le prix des conseils de Jean-Jacques parce qu'elle etait trop civilisee . Mais on admi- (1) Mem. seer. 9 juin, I, 100. Sur cet arret, voir cullcclion Joly de Fleury, dos- sier 4260, vol. 373, et Lansoii : Quelques documents infdits sur la condamnation et la censure de I'Emile, Ann. J.-J. Hnusseau, I. M. Lanson a public notainmoiil une leltre du premier President, Mold, du 9 juin, nnnoncant I'arrftt ct qu'il eslimc avec l)eaucoup de vraisemblance avoir etc adresscc a .Malesherbt-s. (2) M4m. seer., 20 aout, I, 128. Cf. (iriium. (3) Voir d'galcmenl Lanson, loc. cil. Proces-vcrl)al dc rAssomlilec de la Sor- bonne. (4) Malcshorljcs 6lait prevcnu, des le 21, que Simon, I'iiiipriiucur du Parlcnient, liinprimait. 2209.'i. (;j) Favarl, li juillet, II, 10, ct Barbier, juin, VIII, to. (6) XIX. 81. (1) Mdm. rr., 28 aortl, I. 131. {) M4m. seer., juin, 1, 10:;. (9) .Meinc Moulluu, 18 jui (Slrock., 41.) (10) Harbicr, VIII. ',:;. Cf. .Mandement. 175 rait la profondeur de ses reflexions (1) ; et surtout on etait bien force d'avouer que 1'auteur possedait au supreme degre* la partie du sentiment (2) ; on elait invinciblemeot attire par le charme indefmissable de Jean-Jacques. G'est cette seduction qui explique les etranges complicates qui lui faciliterent tant l'impression de son ouvrage, comme les enthousiasmes qu'il suscita des qu'il parut. Ce livre, imprime par les soins du Directeur de la librairie, puis condamne par le Parlement, I'archeveque, la Sorbonne, et qui n'eu etait pas moins lu et goute par tout Paris, est un des exemples les plus typiques des contradictions de 1'ancien regime en matiere de librairie et du progres incessant que faisait la philosophic. Rousseau, cependant, commencait sa rude vie d'exil et de veritable persecution en Suisse. D'Yverdun, il fuyait a Motiers- Travers, et il voyait son livre condamne a Geneve, condamne a Berne, condamne a Amsterdam, quoique Neaulme y eut obtenu un privilege des Etats de Hollande et de Westfrise. Que les fous et les mechants brulent mes livres tant qu'ils voudront, s'ecriait le pauvre Jean-Jacques, ils n'empecheront pas qu'ils ne vivent et qu'ils ne soient chers a tous les gens de bien. Quand ils ne se reimprimeraient jamais, ils n'en iront pas moins a la posterite et n'y feront pas moins benir la memoire du seul auteur qui n'ait jamais ecrit que pour le vrai bien de la societe et pour le vrai bon- heur des hommes (3). L'affection que continuaient de lui temoigner ses amis de France ne pouvait le consoler (4). Le malheur allait le rendre plus soupconneux; il allait bientot accuser M me de Luxembourg et M. de Malesherbes de I'avoir pousse a faire imprimer VEmile pour le perdre plus surement ! Rousseau voulut du moins tenter de se defendre et il repondit a toutes ces condamnations, surtout au mandement de 1'arche- (1) La Popcliuiere a Rouriscau, 6 janvior. (Strcck., 1, 320.) (2) Mem. seer., I, 10o. (3) lloiisjeau a Rcy, 8 octobrc 1762; Bosscha, p. 167. (4) M"'e do Luxembourg a Ilousseau, 23 juin (Strcok., XXXIII), ct Malcshcrbcs a llousscau, 13 novcnibrc (Strcck.. XVII). 176 veque (1) par sa Lettre a Christophe de Beaumont. II 1'envoya a Key en Janvier 1763 pour qu'il I'imprimat, puis il le regretta et voulut la lui redemander (2). Mais il etaittrop lard; elle paruten mars. Elle se repandil surtout en Suisse, oil elle eut assez de succes (3), mais oil elle excita 1'attention des inspecteurs de la poste. Elle determina meme une petite inquisition sur les livres qui deplut fort a Voltaire (4). A Paris, elle ne transpira que fort peu et difficilement (5). Joly de Fleury dut faire ecrire a Moultou par un ami commun pour se la procurer. Meme 1'exemplaire que Rey envoya a Malesherbes sur la demande de Rousseau fut arrete a la poste (6). Le pauvre Jean-Jacques n'en avail pas fmi avec les persecutions. Nous n'entrerons pas dans le detail de toutes les intrigues, dont la republique de Geneve fut alors le theatre (7). On sait, du reste, quels orages y suscita la publication de ses ouvrages et qu'ils ne tarderent pas a etre refutes par les Genevois. Rousseau fut parti- culieremenl sensible aux Lettres de la campagne, que fit le conseil- ler Tronchin. II ne put s'empecher d'y repondre et ecrivit pour son apologie les Lettres de la montagne. En juin 1764, il prevenail Rey, qu'il avail un nouveau manus- cril a lui offrir el il le lui vendail mille francs comme le Contrat social. Comme il y altaquait surtoul la religion et le gouverne- menl des Genevois, il esperail bien que son ouvrage n'aurail aucune difficulle a enlrer a Paris (8). Mais Malesherbes n'elait plus a la Direction de lalibrairie qu'il venaitde quitter en octobre 1763, el il fallail mainlenant s'adresser au lieulenanl general de SarlSne, qui etait Ires partial centre Rousseau (9). Quand 1'ouvrage fut enfin pret a paraitre, en decembre 1764(10), Sartine, qui en (1) L'archcveque 1'attaquait en ell'ct tres directement; il I'accusait d'aallier la des main's avec le faste des pensSes..., I'obscurit6 de la retraite avec le dtair d'fitra connu de tout le monJe; on 1'a vu invnctivcr, ajoutait-il, coutre les sciences qu'il cultivait, preconiser 1'excelleuce de 1'Evangile dont il d^lruisait les dogmes, pcimlre la beaul6 des vertus qu'il 6teignait dans 1'uiiic des lecteurs . (22093, 15.) (2) Bosscha, p. 184. (3) Moultou a Rousseau, 26 avril 1763. (Strcck., XL1V.) (4) Voltaire a Ln Chalotais, 9 juin. (5) Mtm, seer., 1 mai 1163, I, 237. (6) Boascha, p. 194. (7) Voir Mangras, Voltaire et Rousseau. (8) Hosscha, p. 221 et 226. (9) Mid., 239. (10) On pcut suivrc dans les lettres publi6cs par Bosscha I'liistoire de celte impression. Houseuaii prcssail beaucoup Hey, qui n'allait pas tres vite; et comme on 177 avail deja reeu un exemplaire en novembre, en refusa 1'entree. Rousseau en fut tres depite; il ecrivait a Malesherbes, dont il pouvait evidemment regretter 1'administration paternelle : Ce M. de Sartine m'a bien 1'air d'un honime qui ne serait pas faclie* de me faire pendre, uniquement pour avoir prouve que je ne meritais pas d'etre pendu. France! France! vous dcdaignez trop dans votre gloire les hommes qui vons aiment et qui savent ecrirc ! Quelquc meprisables qu'ils vous paraissent, ce serait toujours plus sageinentfait de ne pas les pousser a bout (1). Mais Males- herbes lui repondait que le commerce illicite n'allait pas tar- der a apporter ses Lettres en France (2), et il n'avait pas tort. Pourtant, pendant deux ou trois mois, on ne put s'en procurer qu'avec les plus grandes difficultes, quoiqu'on en entendit beau- coup parler (3). Le seul exemplaire qu'il y eut a Paris etait celui de Sartine. Key avait en effet beaucoup de peine a y faire entrer son edition. Les Lettres de la Montague envoyees de Hollande par mer, par Rouen et Dunkerque, arriverent jusqu'aux environs de Paris, y furent deposees, puis ne parvinrent dans la capitale que dans les carrosses des seigneurs de la cour. Duchesne, qui etait charge de les debiter a Paris et qui etait assez expert en fait de commerce clandestin, avait prevu cet etrange mode de transport et avait bien recommande a Rey de plier les feuilles in-douze comme des in-octavo, parce que les paquets qui avaient la forme des in-octavo, des in-quarto et des in-folio etaient plus aises a arranger dans les fonds des carrosses que les in-douze (4) . Quand on connut les Lettres, on fut pen enthonsiaste. Onlrou- vait ennuyeux tous ces details sur la constitution de Geneve, sur ses querelles, qui n'interessaient pas les Parisiens. Quoiqu'il fut contre les protestants, le livre de Jean-Jacques n'etaitcependant pas en faveur des catholiques; quant aux philosophies, ils goutaient peu les contradictions d'un ecrivain, qui pretendait de*fendre le christianisme, tout en en sapantles bases, et declarait TEvangile un livre divin, tout en faisant un requisitoire contre n'envoyait pus d'epreuves ;i Rousseau pour peril ro moins ilc temps, il fallait faire ilos qtiantitos de cartons. ;i) 11 novembre 1764. :'2) 8 decembre. (Streck., II, 431.) (3)La Roche a Rousseau. 10 decembre 176i. ft .M>" de Verdnlin, 9 fi-vrier ITfi.j. Streck., I, :i06, et II, 525.; (i) Lottre dc Din-hcsne a Rey. Bossclia. p. 2}2. 178 - lui(l). Bref, cet ouvrage, qui aurait pu s'imprimer a Paris avec privilege du roi (2), ne reussit qu'a y etre con damn 4 tout aussi solennellement qu'en Suisse et en Hollande. En mars I76. v >, le Parlement le fit bruler sur le me me bucher (jiie le Dictionnairc philosophiqne de Voltaire, au grand etonnement, sans clonle, des deux philosophes, qui ne pouvaient guere trouver alors d'autre lieu ou se rencontrer. La publication des Lettres de la Montarjnc avait souleve des dissensions intestines a Geneve. La Republique etait presque en proie a la guerre civile, et Voltaire, que Rousseau avait denonce comme etant I'auteur du Sermon des Cinquante, etait naturclle- menthostile a, Jean-Jacques. G'est alors qu'il ccrivit cc Sentiment des ciloyens, ou il se moquait si cruellement des infirmites de Rousseau. Le pauvre malheureux, poursuivi a coups de pierre dans le village de Metiers, oil il s'etait retire, continua sa penible odyssee a travers la Suisse, puis se decida a partir pour TAngle- terre. II entre alors dans ces tristes annees ou la folie, qui le guettait depuis quelque temps, 1'obsede tout a fait. 'II n'a meme plus le cou- rage de s'occuper de 1'edition generate de ses ceuvres, a laquelje il pensait constamment depuis bientot cinq ans. II en avait deja parle plusieurs fois a Key, et il se proposait de faire cette edition d'une fac.on definitive et d'en retirer de quoi vivre pendant ses dernieres annees. II voulait donner la preference a son libraire ordinaire, auquel il restait fidele, malgre de legeres et frequentes brouilles, quand les impressions n'allaient pas assez vite (3). Mais, au moment ou il faisait paraitre ses grands ouvrages,il n'avait eu ni la sante ni le loisir de s'occuper de cette edition generale (4). Ge fut Duchesne qui 1'entreprit le premier avec la permission du gouvernement (5), et sinon a son insu, du moins sans son con- cours. Elle se fit en 1763 par les soins de 1'abbe de La Porte. Rousseau en futavise* et, sans 1'approuver, il ne s'y opposa pas (6). II en rec.ut seulement cinquante louis qu'il ne voulut pas accepter, sans en avoir averti Rey et lui avoir proposed de (1) Grimm, 15 Janvier i"6u, VI, 1"7. (2) Rounseau a Mulesherbcs, 11 novcmbre 17G4. (3) 11 avail m6mo accept6 d'fitre le parrain d'une des Giles dc Rey en 1762. (4) Rosalia, p. 129. (fi) Rousseau a Moultou, 20 Janvier 1763. (6) Rousseau ado La Porte, 4 avril 1763. 179 parlager la sommc (1). II pcnsa encore alors lui faire faire cette edition ; il lui cnvoya meme un memoire a ce sujet (2). 11 voulait toujours lui donncT la preference, quoiqu'il cut rcc.u des offres Ires avantageuses dc Fauchc, libraire a Neuchalel, qui lui pro- posait dix mille francs (3). Mais 1'afl'aire ne se conclut pas avec Rey, el une society se forma a Neuchatel, a laquelle s'intcressait son ami Dupeyrou. 11 devait en retirer les seize cents francs de rente viagere, qui lui elaicnt necessaires pour vivre. II allait s'occuper de cettc societe, dontil pouvait facilement surveiller les travaux dc Moliers, quand les querelles de Geneve le forcerenl a quitter le pays (4). II dut abandomier tout cspoir dc voirirnprimer cetle edition, et sa vie crrante ne lui permit plus desormais d'entamer de nouveaux pour- parlers avec aucun libraire. Ce fut finalemenl Hey qui la fit en 1770, sans que Rousseau s'en melal(o). II (Hail alors totalement degoute-du metier d'au- teur(G) . 11 ne pouvait plus prendre interetqu'a la botaniqueet a la redaction de ses Memoires, qu'il avail entreprise sur les con- seils de Rey lui-meme. II n'altacha pas d'importance a cetle edi- tion, qu'il avail pourlanl si vivement souhailee quclques annees auparavant. II fut un moment aigri centre Reyet reconnaissail a celle edition el a d'aulres marques qu'il elail enrole (7) . Mais il accepta pourlant 1'envoi que lui fil le libraire d'un exemplaire relie(8). II conlinuait a avoir ses devols, qu'il ne faisait rien cependant pour conserver et dont il ne chercliait nullement a augmenler le nombre. Son charme avail seduit un moment la sociele de Tan- cien regime decadent. L'etrangele de sa vie et de son caractere, Toriginalile de son goul el de ses idees avaienl delermine en sa favour une mode, qui se perpelua jusqu'a la fin du siecle elbien au dela. Mais on ne peul pas dire que ses theories sc repandirent rapidement ni qu'elles firenl germer les premieres i'dees de la (1) Bosscha, p. 196. (2) lt,id., p. 206. (3) I/nil. , p. 207. (i) Rousseau a Dupeyrou, 29 novembre 1761; a D"*, 13 d6cciubrc 1764 ct 24 Jan- vier 176D. (3) Bosscha, p. 288. (6) Dupeyrou a Bey, 2 juillet 1708; Bosscha, p. 282. (7) Bousseau a Moultou, 28 mars 1770. (8) Bosscha, p. 296. 180 Revolution. II n'cst rien rnoins que sur quc Rousseau ail agi comme un apotre voulant s'adresser directement an peuple et Ic convertir. II a bieu plutotecrit pour ces mondains dans la societe desquels il vivait alors. Ge sont du moins certainement eux seuls qui s'interesserent a ses ouvrages au moment de leur publica- tion. II fallait, pour pouvoir les lire, en avoir verifablement le desir, les connaitre d'avance et user des moyens plus ou moins licites qu'on avait encore a sa disposition pour se les procurer malgre de serieuses defenses. D'ailleurs, le prix en etait trop cleve pour qu'ils fussent accessibles aux bourses memo bourgeoises. Ce n'est que plus tard, a la fin du siecle, peu avant la Revolution, et surtoutapres 1789, que 1'influence de Rousseau s'exerc.a efficacement sur le peuple. Jusque-lason action resla isolee, abandonnee en quelque sorte auhasard, suivant seulement ses progres naturels et spontanes. Elle n'avait pas la me'me methode, la me" me coherence que celle de ses anciens amis et allies, qui I'ignoraientmaintenant, quanclilsne lecombattaientpas. Par plusieurs cotes de son systeme, Rousseau etail bien un philosopheau sens ou le dix-huitieme siecle employait ce mot, mais par beaucoup d'autres il ne pouvait s'accorder avec la secte voltairienne ni avec la clique du baron d'Holbach. Par sa philosophic de la nature, il etait evidemment tout proche do son ancien ami Diderot. Mais, par 1'exage'ration radicale et ab- solue de ses conceptions sociales, il dtait aussi e'loigne de Vol- taire, qu'il 1'e'tait de d'Holbach par le sentiment intime et profond de religion qui s'exhalait de son rcuvre. Et pendant que Rous- seau, malade, fuyait la societe" des hommes et menait sa triste vie de proscrit, les autres philosophes, unis et audacieux, conti- nuaient a mener la bataille centre les idees ct les institutions du temps passe". A force de porter des coups a leurs adversaires, ils allaient bient6t rester mattres du champ de bataille, et toute la fin du regne de Louis XV est remplie par 1'echo de cette grande lutte, qui devait fmir par bouleverser la socie'te'. Car les ide*es philosophiques devinrent les ide*es revolution- naires, quand le m^contentement politiquefut mena^ant. Vers ce milieu du siecle, il existait d^ja, mais il n'e'tait pas encore asse/ mur pour 4clater. CHAP1TRE VII LES QUESTIONS POLITIQUES JUSQU'EN 1768 , IS Anil- financier de Darigrand. Le Secret des finances. La justice. Traile de Beccaria snr les delils et les peines. IV. Le commerce cles hies. I Rousseau n 'avail rien d'un chef d'ecole. Pourtant. il n'etait pas seul a se preoccupor des questions morales, sociales et poli- liques. II arrivait a ce moment dti siecle oil, sans se desinteresser des grandes idees philosophiques et scientifiques, on allait cher- cher a resoudre aussi les problemes politiques, dont on sentait bien que 1'etude ne pourrait plus etre longtemps difleree. Quel- ques esprits, independants comme lui, ebauchaient des systemes abstraits de reform es sociales, pendant que beaucoup d'autres, plus pratiques, etudiaient avec passion ces memes questions, et tentaient d'en proposer des solutions plus realisables. Tons ces ouvrages etaient severement defendus et poursuivis; ils se repan- daient tres difficilement dans le public, qui commencait pourtant a en devenir avide. Car si, pour les livres impies, le gouverne- ment royal ne se laissait pas toujours persuader par les arguments des orateurs de 1'Assemblee du clerge et n'etait pas extreme- ment convaincu de la solidarite du trone et de 1'autel, ces ou- vrages politiques le touchaicnt trop directement pour qu'il ne se defendit pas serieusement lui-meme. Nous -avons deja vu paraitre le Code de la Nature, vers k- meine temps que les Discours de Rousseau. Pen apres VEmile et le Contrat social, c'est Mably qui vient tenir la place remplie alors - 182 par Morelly (1). L'abbe de Mably, frcre dc 1'abbe dc Condillac, ecrivain aujourd'hui assez ignore, jouissait dc son vivant d'unc grande reputation, et son influence a etc considerable sur la Revo- lution. Aussi eloigne que Rousseau du parti philosophique ortho- doxe, brouille avec la plupart de scs chefs, n'acceptant pas, d'ailleurs, toutes les idees de Jean-Jacques, il exposait alors ses principes politiques dans des ouvrages de morale ou d'histoire. En 1763, il publiait sa traduction des Entretiens de Phocion sur les rapports de la morale et dc la politique, qu'il attribuait a Nicocles et qui firent beaucoup de bruit. On se plut a y trouver des prin- cipes sages (2). Quoique le livre fut dirige contre Y Esprit, la morale de Mably avail plusieurs traits communs avec celle d'llcl- vetius. G'etait pour faire concorder 1'interet general avec 1'interet particulier qu'il voulait temperer les passions et imposer 1'egalitc a tous les citoyens; c'etait encore an gouvernement qu'il faisait appel pour reformer les moeurs; et,tout en declarant impossible une societe d'athees, il pronait une morale naturelle faite de vertus sociales, et combattait le monachisme. II etait liberal en politique. II etablissait sa theorie sur des fondements historiques assez originaux : dans ses Observations sur I'Histoire de France, panics en 1765, il louait les Francs d'avoir affranchi les Gaulois du joug remain, et representait Charlemagne comme un souvc- rain const! tutionnel. Ces principes trop audacieux effrayerent le gouvernement, qui proscrivit severement le livre (3). Un autre ouvrage avait aussi grand'peine a paraitre, quoiqu'il fut d'un ancien ministre de Louis XV. C'etaientles Considerations sur le (jouvcrnement aiicien et present de la France, du marquis d'Argenson, qui avait cherche a y etablir les principes d'un gou- vernement democratiqueet municipal. L'edition qui s'introduisait en France etait tr6s alteree. Le titre in6me en etait change ; le titre veritable etait : Jusqu'ou la democratic pent s'etendre dans un Etat monarchique (4). On avait du mettre beaucoup de cartons et, m6me ainsi adouci, le livre etait poursuivi (5). II en etait de meme du livre egalement posthume de Bou- langer, ingdnieur des ponts et chaussees. Ses Considerations sur (1) Voir Gnorricr, Mably. t2) Mtm. seer., 18 avril 1763, I, 227. (3) Mdm. sco:, 5j uvril 17B3, II, 1D1. (4) Ibitl., \\ iivriJ 176.'i, II, 19'. (J) Nouv. Acq., 1214, 445. 183 - le despotisme oriental contenaient des traits forts centre le gou- vernement (J). 11 concluait pourtant assez sagement : Je ne suis que citoyen, et le bonheur, dont mes lois etmon prince me font jouir, cxige que je ne sois rien de plus; c'est le progres des con- naissances qui, en agissant sur les rois et sur la raison publique, achevcra de les instruire sur tout ce qui pent manquer au vrai bien de la societe. Mais il avail d'abord affirme que le despotisme est une theocratic paienne d'un principe tres faux, que les rois sont les representants de la raison publique et 1'image abregee de la societe et qu'ils ne sont nullement les envoyes de Dieu ; car ce sont les homines, aflbles par les grandes catastrophes natu- relles, qui ont invente les idees religieuses. Imprime a Geneve, des le debut de 1762 (2), le Despotisms oriental parvenait tres difficilement en France. Voltaire ne met- tait pas beaucoup d'empressement a en favoriser la diffusion, comrne il aurait pu le faire. II n'approuvail pas ces violences contre le gouvernement, lorsque la nation benissait son roi et applaudissait a son ministre (3) . Des lors qu'il ne s'agissait plus de se moquer des jansenistes on des molinistes, Voltaire se reti- rait du combat; et quoique Boulanger eut ete un ami de Diderot, de d'Alembcrt et d'Helvetius (4), et qu'il ne menageat pas plus la religion que le gouvernement, il souhaitait que le livre ne fit pas trop d'effet a Paris (5). La police, d'ailleurs, faisait bonne garde, et, dans les premiers temps au moins, on avait beaucoup de diffi- cultes a s'en procurer des exemplaires (6). Mais elle eut beau mettre en oeuvre toutes ses machines, toute sa prudence, toute son autorite pour etouffer le Despotisme oriental , elle ne put em- pecher qu'il n'y en eut bientot cinq ou six editions; cinq ans plus tard la province 1'envoyait aux Parisiens pour trente sous (7) . Mais la police n'etait pas aussi severe pour tous les ouvrages politiques. En 1760, la brochure de 1'abbe Coyer sur la Predica- tion se vendait publiquement (8), et se vendait d'autant mieux que la veuve Duchesne, qui 1'editait, avail mis sur le titre : Aux (1) Mem. sccr., 19 mai, 6 septembre 1762, I, 91, 133. (2) Nouv. Acq,, 1214, 370. (3) Voltaire a Damilavillo, 26 Janvier HG2. (4) Nouv. Acq., 1214, 370. (5) Voltaire a Damilaville, 30 Janvier 1T62. (6) Diderot a M' ! Vollaiul, 25 juillct 1762, t. XIX, p. 81. (7) Diderot, Lettre sur le commerce de la librairie, p. 62. (8) Mem. seer., 25 fcvricr 1706, II, 331. Griuiui, lo mars. 184 - Deliccs, par I'auteur du Diclionnairc philosophique (1). II est vrai qu'elle ne pouvait deplaire a mi gouvernement autoritaire. Coyer y developpait cc principe, cher aux philosophes, que c'etait an gouvernement a informer les incurs, que jamais aucune predi- cation, vint-elle dim orateur, d'un philosophe ou d'un pretre, n'avait eu la moindre influence sur la conduite des hommes, tan- dis que toute action de 1'Etat etait necessairement efficace.Et. pour renforcer ce pouvoir de 1'Etat, il avait recours a la censure, et il reconnaissait aux chefs de famille une puissance illimitee sur leurs enfants. II A cote des auteurs isoles de ces livres et de quelques autres, sortes de pamphlets qui, attaquant (rop directement le gouverne- ment, etaient severement prohibes, toute une ecole d'economistes s'etait constitute pendant ces dix annees fecondes de 1750 a 1760; et, sa doctrine elant alors elaboree, elle commencait a agir sur 1'opinion publique. Opposee aux utopistes, a Morelly, a Mably, a Rousseau, elle negligeait lesprincipes vagues et les descriptions de I'etat de nature. Descendant de Vauban, de Boisguilbert, elle etudiait surtout les lois economiques, qui regissent la societe. et les rnoyens de les regler. Les principaux physiocrates se reunissaient depuis 1750 en- viron. G'est en 1749 que Quesnay, nomme medecin de M mo de Pompadour, commencait a recevoir, dans le fameux entresol de Versailles, ses amis, le marquis de Mirabeau, Abeille, Fourqueux, Berlin, Dupont de Nemours, 1'abbe Roubaud, Le Trosne, Mercier de la Hiviere, 1'abbc Baudeau. En 1751, le chef de 1'autre ecolc economiste, Gournay, etait nomine intendant du commerce. Turgot, qui etait maitre des requetes an Parlement de Paris, en 1753, Tabbe Morellet, Malesherbes, Trudaine de Montigny, le cardinal de Boisgelin, adoptaient ses idees sur la libertd du commerce (2). Or, cette ecole des economistes vivaiten assezbons termesavec celle des encyclopedistes. 11 s'est forme a Paris, disent les Mc- 1 Bcnge&co, -2Wi. 2 L. Sny. Tin-;/o(; I,. i| I.uincnie. /es Mirabeun. 185 moires secrets (1), une nouvelle secte appelee les economistes : ce sont des philosophes politiques, qui ont ecrit sur les matieres agraires ou d'administration interieure, qui se sont reunis et pre- teudent faire UH corps de systeme, qui doit renverser tous les principes rec.us en fait de gouvernement et elever un nouvel ordre de choses. Ces messieurs avaient d'abord voulu entrer en rivalite centre les encyclopedists et former autel contre autel. Us se sont rapproches inserisiblement et les deux sectes pa- raissent confondues en une. Quoiqu'elles traitassent de ques- tions differentes, plusieurs principes leur elaienl communs a toutes les deux. Elles pretendaient appliquer les memes methodes scientifiques et leur morale de 1'interet etait assez semblable. Plusieurs economistes, et Quesnay lui-meme, collaboraient a V Encyclopedic. Grace au mouvement d'opinion cree par cette ecole, les ou- vrages sur les questions financieres et commerciales se multi- pliaient. On observe, disait le marquis d'Argenson, des 1754 (2), que jamais Ton n'avait repete les noms de nation et d'etat comme aujourd'hui ; ces deux noms ne se prononc.aient jamais sous Louis XIV ; et Ton n'en avail seulement pas 1'idee. L'on n'a jamais etc* si instruit qu'aujourd'hui des droits de la nation et de la liberte cela nous vient du Parlement et des Anglais. Une polemique s'engageait sur la question de savoir si la noblesse devait etre commerQante, comme le voulait Coyer, ou si elle devait rester une aristocratic politique, selon la theorie de Montesquieu. Forbonnais qui, lui, n'etait pas un physiocrate, ecrivait ses Ele- ments du commerce (1754), puis ses Recherches sur les finances de la France (1756). Enfm, le marquis de Mirabeau publiait son Ami des hommes, en 1756. II 1'avait donne a imprimer a un libraire de Paris, Heris- sant, a qui il avail assure que Malesherbes le tolererait. Aussi, quoiqu'iln'eutreellemenl aucune permission, Herissaqtl'imprima- t-il avec la meilleure foi du monde; il mil sur le litre la mention Avignon. Or, 1'ouvrage futnon seulement tolere, mais re^u du public et des ministres eux-m^mes avec un applaudissement sin- gulier (3) . On le trouvait bien un pen confus, bavard , comme ^1) 20 deceiubre 1767, 111, 299. (2) 526 juin, M., Ill, 318. - 187 deux mois et divers autres libraires et colporteurs furent arretes pour avoir vendu la Theorie de fimpot (1). Ill Ces condamnations n'empechaient pas qu'on s'occupat plus que jamais des finances publiques. En 17G3, on distribuait gra- tuitement, et avec des precautions infinies, une feuille in-quarto, intitulee la Richesse de I'Elat, faite par M. Roussel, conseiller au Parlement, d'apreslesouvragesde tousles auteurspatriotiques, Boulainvilliers, Vauban et Mirabeau lui-meme. Le Gouvernement prit le parti d'en autoriser la publication, esperant que, quand on la vendrait publiquement, elle se repandrait moins. Mais quel- ques jours apres qu'on eut pris cette decision, le Parlement, effraye, faisait arreter la feuille et mena^ait de mettre 1'auteur a la Bastille (2). Cela ne servait a rien. Tout le public 1'avait entre les mains; le peuple m6me raisonnait en consequence et en souhaitait 1'execution (3). Les ouvrages financiers se multipliaient, depuis que ce r6ve patriotique avait excite les imaginations; c'etait une veritable maladie epidemique d'ecrire sur ces maticres(4). Le gouverne- ment passaitperpetuellementd'une extreme tolerance auneseve- rite plus maladroite encore, cherchant, sans jamais le trouver, le moyen dc contenir un peu ce deluge immense et de ne faire. surnager que ses seuls ouvrages (5) . Des mecontents, qui avaient eu a souffrir de la mauvaise ad- ministration des finances, se vengeaient en'rendant le public le confident de leurs deboires. Cette meme annee 1763, un avocat celebre, Darigrand, fit un livre centre les fermiers generaux, qui eut un grand retentissement. II avait ete dans un emploi subal- terne des aides, ce qu'on appelait rat-de-cave, et, comme il n'avait pas eu un avancement assez rapide, il s'etait fait avocat a la Cour des Aides et se chargeait de toutes les affaires centre les fermiers (1 Ba^ici tloccmbrc 1760, VII, 323; Nouy. Acq., 1214, 325; NQUV. Acq., 3348, 0. (2) hitm. seer.. 31 miii, 17 juin 1763, I, 248, 2l7. (3) Burbicr, VIII, 77: jinn 1763. (4) Mem. seer., Il, 42.' (5) 76W., I, 268. 188 - generaux. C'est alors qu'il fit centre eux un ouvragc, oil il recom- mandait 1'impdt personnel unique en remplacement des impels affermes. II 1'intitula \Antifinancier; et le sous-litre en etait : on releve de quelques-unes des malversations, dont se rendent journelle- menl coupables les Fermiers Generaux et des vexations quails co?n- mettent dans les provinces. 11 en fit imprinter deux inille exem- plaires chez Lambert, parl'intermediaire du colporteur Ormancey, lequel se chargea de les distribuer. Quoiqu'il eut commence par un eloge pompeux du Parlement qu'il considerait comme le Senat de la nation, son livre fit 1'objet de perquisitions tres severes. II se vendit tres cher pendant quelque temps et eut un enorme suc- ces (1). Voltaire, qui en entendait parler, le demandaitinstamment a Damilaville (2). Mais bientdt 1'auteur, I'imprimeur et le colpor- teur fureni arrete's; le controleur general Berlin, n'approuvant pas du tout les idees de Darigrand, ils resterent un an a la Bas- tille (3). Quatre ans apres, le livre se vendait toujours clandesti- nement (4). La m^meannee 1764, un autre fonctionnaire des finances, un M. Vielle, verificateur du controle, a Alencon, faisait un livre du me'me genre qu'il intitulait le Secret des finances divulgue. G'etail bien dans le but tres desinteresse de repandre ses idees qu'il le donnait a un libraire de Falaise, Pistel. 11 etait peu exigeant, ne demandant que deux exemplaires et abandonnant tout le reste a Pistel. II avait evidemment des protections puissantes, puisqu'il demandait qu'on lui adressat ces deux exemplaires sous 1'enve- loppe de Tintendant, M. de Levigneu Pistel fit imprimer le ma- ouscrit a Rouen, par la veuve Besongne. II en retint deux cents exemplaires, que Vielle se chargea d'envoyer a vingt direc- teurs des domaines, a Tours, Strasbourg, Pau, etc,, a des no- taires, des presidents de grenier a sel, des receveurs de taille, des contrdleurs des actes. Tant de publicite ne lui reussit pas; le livre fut deTendu; Vielle, lui-m^me, fut poursuivi; il se cacha au chateau d'Alen?on, oil un regiment etait caserne", puis a un con- vent de capucins. Mais il fut bient6t arret^ et embastille (5). (1) Mem. seer., 12 octobre 1771, VI, 9; 8 (Ucciubre H63, I, 341; 6 Janvier 1761, 5. 22097. 113-126. (2) 26 d6ccubre 1763, 18 jauvier 1764. (3) Archives de la Bastille, XVII, 287. (4) Nouv. Acq., 1214,54*. ^; Archives de la Bastille (Bibl. de 1'Ars.}, 12229, 200 sqq. Nouv. Acq., 1214, 431. 189 On tolerait beaucoup mieux les livres qui denonc,aient la mau- vaise administration de la justice. En 1765, Morellet traduisait Ic Traite de Beccaria sur les delits et les pemes (1). Beccaria y soute- nait le principe de la separation absolue des pouvoirs legislatif et judiciaire, voulait des punitions moins barbares que la torture et plus en proportion avec les delits, et engageait vivement les ma- gistrats a tout faire pour prevenir les crimes avant de les punir. Quoiqu'on fut peu content de la traduction de Morellet, on fut ravi de ce livre italien fait selon les principes de la philosophic francaise, qui voulait introduire plus de justice, d'egalite et d'hu- manite dans les lois criminelles (2). Voltaire adrnira beaucoup I'ouvrage du marquis italien, dont il partageait toutes les idees. CTetait 1'epoque oil il commengait a prendre son role de grand de- fenseur des causes perdues. En s'occupant de proces, il voyait tons les abus de la justice criminelle et il ecrivit Iui-m6me, en 1766, un ouvrage sur ce sujet qu'il intitula Commentaire sur le /nire des (ttlits et des peines par un avocat de province (3). IV L'ecole des economistes avait de puissants protecteurs et comptait parmi ses adeptes plusieurs personnages importants. Us n'en etaient pas reduits a n'agir que par leurs livres; ils inspi- raient aussi certains edits et les controleurs generaux etaient par- fois de leurs amis. Les premiers succes qu'ils remporterent furent la declaration royale de 1763 et 1'edit de 1764 sur le commerce des grains. Ce commerce etaitdepuis longtemps tres strictement regie mente. L'exportation etait defendue et, a 1'interieur, des douanes, des droits de peage accumulaient les difficultes et empe- c.haienL les bles de circuler meme de province a province. On voulait eviter ainsi les famines qu'auraient pu provoquer une exportation inconsideree on une speculation exageree. Le Gouver- nement seul se reservait le droit de pourvoir le peuple dans les lemps de crise en vondanf meme a perle. Sous Pinfluence des ;i) TraiM (les deiils et (Irs pcinrs, tradnit dc iitalien d'apres la T. e frtilion, avcc ill's additions de I'auteur r/ui n'ont pas encore paru en iffilicn. Lausanne. 1760, in-12- (2) Grimm, decembre 1'C^J. VI, 422. '3) Voltairo a d'Arsrontal. ICi ?optembro: a Hnmilavillo. 1 CI diVembro \~f- ' Hordes. 2* mar? I'd*. 190 - idees liberates anglaises et des principes agrariens des physio- crates, un mouvement de reaction centre cette reglementation se dessina, et, quand de superbes recoltes firent baisser le pfix du b'le a des taux tres defavorables aux agriculteurs, le controleur general Bertin, amides economistes, declara, en 1703, la liberte du commerce des grains a 1'interieur, ou du moins supprima quel- ques-unes des entraves qui s'opposaient a leur circulation; et son successeur L'Averdy, 1'annee suivante, etendit la mesure an com- merce exterieur. C'etait, pour les economistes, un grand succes, dont ils ne devaient pas jouir longtemps. Du moins, faisaient-ils tous leurs efforts pour faire appliquer ces mesures encore fort discutees et distribuaient-ils les ouvrages, ou leurs auteurs pre- naient la defense des edits. L'opinion publique se passionnait pour ces questions agricoles. Vers 1750, dit Voltaire, dans le Dictionnaire philosophique, a I'article file, la nation francaise rassa- siee de vers, de tragedies, de comedies, d'operas, de romans, d'histoire romanesque, de reflexions morales plus romanesques encore et de disputes theologiques sur la grace et sur les convul- sions, se mil enfin a raisonner sur les bles. On oublia meme les vignes pour ne parler que du froment et du seigle. On ecrivitdes choses utiles sur 1'agriculture, tout le monde les kit, excepte les laboureurs. On supposa, au sortir de 1'Opera-Comique, que la France avail prodigieusement de ble a vendre. Enfin, le cri de la nation obtint du Gouvernement, en 1704, la liberle de Texporta- tion. Mais ces querelles politiques n'empechaient pas les philo- sophes de mener leur grand combat sur le terrain religieux. G'etait la leur but essentiel, la position que Voltaire surtout vou- lait emporter, et pendant les seize annees qui lui restaient a vivre, apres Techauffouree de 1758-1702, ce fut surtout contre 1'Eglise que furent dirigees ses attaqucs. CHAPITRE VIII LA LUTTE CONTRE L' INFAWIE (1759-1768) I. Le Patriarche cle Ferney. Les petits ouvrages : Candide, 1/59. Lo C antique des cantiques, lySt). L'Oracle des anciens fideles, 1761. Akib t Grizel, Gouju, 1761. La Pucelle, 1762. Saul, 1768. necueils. II. L'af- 1'aire des Galas, 1762; le Iraile de la Tolerance, 1768. III. Les pelits catechismes : les Sentiments de Jean Meslier. Le Sermon des Cin- quante. Le Calechisme de ihonnete homme, 1762-1768. IV. Le Dic- tionnaire philosophique, 1764. V. Ouvrages historiques : L'Essai sur les mceurs, 1768. La Philosophic de Vhistoire, 1765. VI. Ouvrages phi- losophiques serieux ou gais. Les Questions sur les miracles, 1765, le Phitosophe ignorant, 1766, YInyenn, 1767, Recueils. VII. Les lieu- tenants de Voltaire. Morellet, Le Manuel des Inquisiteurs, 1762. D'Ar- gens, 1764. Examen critique de Freret, 1766. Les Analyses de Bayle, de Frederic et dc Robinet. La Nature, de Robinet. VIII. L' 'Encyclopedic. L'impression des derniers volumes. La publication. I Le gros effort des philosophes se porte, apres la polemique de 1760, contre 1'Eglise beaucoup plus que centre le gouvernement. C'est pendant les dernieres annees du regne de Louis XV qu'ils vont repandre leurs idees dans la societe, qui seinble les attendre. 11s out obtenu du gouvernement une espece de tolerance encore bien incertaine, mais cnfin suffisante pour que leurs ouvrages puissent atteindre le public, un pen restreint, auquel ils s'adres- sent. Ils sont unis, les attaques de leurs adversaires leur ont appris a se defendre d'un commun accord; ils forment mainte- nant une secte, un parti avec ses chefs, ses soldats, sa discipline, son plan de campagne. Presquc tons, ils obeisscnt au patriarche de Ferney. Tranquil- lenient retire dans son chateau, le vieux malade mene la bataille. Ce singulier homme, (lit Bachaumont en 176o (I), toujours avide 1; -21 septembrc ITG.'J, II, 27i. - 192 de renommee, a la manic de vouloir faire lomber une religion; c'est une sorte de gloire nouvelle, dout il a une soif inextin- guible. En 1764 (1), il disait deja des auteurs de VEvangile de la raison, dont toutes les pieces etaient de Voltaire (2) : Ils frappeut de concert avec lui I'e'difice et ne peuvent que I'ebranler fortement. Voltaire lui-me"me se rendait bien compte de 1'effet de ces predications; il annonc.ait deja la Revolution CD 1764: Tout ce que je vois jette les semences d'une revolution qui arri- vera immanquablement et dont je n'aurai pas le plaisir d'etre temoin. Les Frangais arrivent tard a tout, mais enfin ils arrivent. La lumiere s'est tellement repandue de proche en proche, qu'on eclatera a la premiere occasion, et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux ; ils verront de belles chose s (3). Voltaire travaillait assidument a preparer ce beau tapage. En habile homme de guerre, il se trac,ait un plan de conduite; il le recommandait a ses amis; il s'irritait chaque fois qu'on ne le sui- vait pas, et lui-meme, plus ardent qu'aucun de ses lieutenants, il montrait inlassablement par son exemple comment il fallait ecraser 1'infame . C'est en 1759 qu'il lance son fameux cri de guerre, et pendant les vingt annees qui lui restent encore a vivre, il va le repeter sans cesse. Toute sa correspondance resonne de ce cri monotone et furieux. II signe ainsi scslettres : ecr. 1'inf. . Gette ide'e 1'obsede. II n'est plus poete, il n'est plus historien, il ne se passionne plus comme autrefois pour le theatre; on, s'il fait une piece de vers, une tragedie, une oeuvre historique, il y intro- duit ses idees, il ne la fait souvent que pour y introduire ses idees. Toutes ses oeuvres de cette epoque, qu'elles soient en vers on en prose, se>ieuses ou legeres, aboutissent toujours aux meines conclusions. On a dit que ses ide*es Etaient tres changeantes ; et sans doute, pendant une vie si longue, une intelligence aussi vive et alerte n'a pas pu ne pas cvolucr. Mais pendant cette p^riode ses ouvrages sont empreints de la m6me philosophic tres definie, qui est proprement le voltairianisme. Son sourire ironique se moquc (1) 19novembre 1164, II, 136. (2) Sauf pourtnnt YExamen de la religion (allrihue a tort u dc La Sorre). Mais lea nntrcs morccaux, le Testament de J. Mealier, le CatfchifniP de Fhnnnflc homme. lo Sermon dfs Cinqitanle dtnienl hien dc Voltniro. ;n An marquis de Chnuvelin, 2 nvril 1/fii. 193 egalement de tout ce qui depasse son intelligence. Sa critique rationalists de la religion s'attaque a detruire les preuves de 1'apologe'tique courante, particulierementles preuves hisloriques. II s'en tient a la raison et a I'expe'rience et nie tout ce qui leur est etranger, ou du moins il on douto. II s'irritc surtoul contre Ics entiles metaphysiques crcuscs et contre Ics pratiques reli- gieuses, qui conduisent trop souvent a ['intolerance et au fana- tisme. II n'approfondit pasbeaueoup les idees d'ame et de liberte et s'en tient ainsi volontiers a un sensualisme, proche parent de celui de Locke. Mais il reste partisan convaincu d'un Dieu ordon- nateur de 1'univers eternel, remunerateur de la vertu et vengeur du crime, digne du respect nniversel et raisonnable des hommes. C'est pour faire accepter ces principes clairs, et qu'il croyait sans doutc aussi definitifs que bienfaisants, qu'il entreprend alors cette campagne, oil il donne si infatigablement de sa personne. II y deploie autant d'adresse que de passion, et, connaissant comme il le fait la societe et le gouvernement de son temps, il reussit malgre 1'eloignement, malgre les precautions de la police, a faire des adeptes, a rechauffer sans cesse leur foi; evitant les succes ephemeres des scandales retentissants, il parvient lentement, mais suremenl a les endoctriner (1). Ddja, pendant qu'il se donnait, avec quelle passion, on 1'a vu, a sa lutte contre les Pompignan ou contre les Fre'ron, 1'infati- gable travailleur, comme pour se distraire et s'amuser, compo- sait quelques-unes de ces petites oeuvres, oil il melait 1'utile a I'agreable. Candide, son plus joli roman, est de 1759. 11 appartient encore a la seric de ces contes, que nous avons vus nombreux vers 1750. Assurement ce n'est pas un traite, encore qu'il ait pour sous-litre De /'oplimisme, et la doctrine esl ici assez confuse et difficile a degager. Mais o'esl bien surement une critique de la religion, comme de la philosophic, aussi bien que des mceurs. Voltaire de'savouait nalurellemenl son oeuvre et faisait passer des lettres au Journal encyclopediqiie pour bien certifier qu'il n'y avail aucune part 11 Tallribuail tantot au docleur Ralph, tant6tau (i) >1. de Voltaire travaille avec plus d'ardeur et de fecondit6 qne jamais; ce ?ont tons les jours quelques nouvellcs pieces fugitives qu'il envoie impriuiees a quelques amis sflrs et si jaloux de ces pelites productions qu'il est assez difficile de les avoir; on n'en tire que vingt ou trente exemplnires que le libraire Cramer dis- trihue en plusieurs endroits par 1'ordre dc .M. dc Voltaire. (Favart a Durazzo, 1762; 7 mai, Mem., I. 268. x 194 chevalier dc Mouhe, laiitolaM. Demad (1). Mais tout occupu dcs querelles litteraires qui commencaient a 1'absorber, il ne lui fai- sait pas toute la reclame qu'il savait faire a certains de ses ouvrages. Pourtanl scs amis, le due dc la Valliere et M . d'Argen- tal, vendaient Candide a Paris, sans aucune sorfe de permission, bien entendu (2). Une telle audace etonnaitfort le grave Joly de Fleury, qui s'ccriait nai'vement : II cst tres surprenant que Ton s'obstine a vouloir inonder le public d'ouvrages aussi pernicieux, surtout apres 1'arret solennel que le Parlement a rendu recem- ment sur de semblables ouvrages (3). Maisil seconsolaitun pen en pensant que d'ailleurs dans le monde on etait revolte des impietes ou des indecences que cette brochure renfermait . Etait-ce bien sur et n'est-il pas plus vraisemblable qu'on fut plus charme par 1'esprit qui petillait dans ce roman que scandalise des impietes qu'il contenait?Le succes en fut grand (4). En 1759, 1'annee meme de la premiere edition des Cramer, il n'en parais- sait pas moins de hint autres, dont six a Paris (5), et Thorel de Champigneulles, tresorier de France de la generalite de Lyon, s'avisait d'en faire une suite, qui etait loin de valoir la premiere partie, mais qui eut 1'honneur d'etre pilonnee a Paris, quand les autorites lyonnaises 1'eurent signalee a Malesherbes (6). En somme, Candide n'avait pas fait trop de scandale,et la protesta- tion de Joly de Fleury etait restee isolee. La traduction assez libre que Voltaire faisait a la meme epoque en vers de YEcclesiaste et du Canlique dcs cantiques ne faisait pas non plus grand bruit. II lescomposa, dit-on (7), pour M mo de Pompadour, qui cherchait alors a se rapprocher des Jesuites, et la Marquise 1'aurait fait imprimer chez elle, dans sa chambre. Si 1'anecdote est vraie, ce qui est douteux, VEcclesiaste ne dut pas sortir beaucoup des appartements de la favorite. Quelques copies (1) Voltaire ;'i Dupont, 24 mars 1759; a Bertrand r 30 mars. (2) Journal de la librairie, 22161, 10 r, 22 Tivrier 1759. (3) A M. le lieutenant de police, 24 fevrier 1759. Coll. Joly de Fleury, 1683, 330. L'arret du 23 Janvier 1759 condamnait V Esprit et V Encyclopedic. (4) Quoique discute; d'Hemery disait dans le Journal de la librairie: C'est line mauvaise plaisanterte indigne de 1'auteur a qui on 1'altribue, M. de Voltnire. (5) Bcng., 1434-1441. (6) Nouv. Acq., 3348, 3, et 22149, 34. (1) Goncourl, Lex mattresses de Louis XV, t. XI, p. 63. Le bruit cuiirut qu'une hi ion in-8 avail 616 impritn6e au Louvre; mnis Thieriot, qui en doutait, ne con- naissait cu decemhrc 1759 que deux 6ditions hollandaises. (Thieriot a Voltaire, 20 rliVembre 1759. Revue d'hial. lilt., 1908. 195 inanuscrites en circulerent settlement a Paris (1). Une edition de Geneve fut denoncee a Malesherbes (2) et condamnee par le Parlement (3), et on n'en parla plus. Mais Voltaire lanrait bien d'autres petit s ouvrnges instructifs, qnoiquc frivoles. 11 en lanrait mcmc tant, qu'on lui attribuait tout ce qui paraissait dans ce genre. G'est ainsi qu'on le prit pour I'auteur de Y Oracle des Anciens fidclcs. Ge livre, ouvrage de Simon Bigex, avail cte ecrit pour repondre a Y Oracle des nonvcaux p/ii- losophes, oil I'abbe Guyon attaquail vivcment les eneyclope- distes. Bigex etait un pauvre homnic, qui, apres avoir rec,u une education assez soignee, en fut reduit a entrer chez un con- seiller, commc valet de chambre. Grimm, qui le rencontra alors, le prit a son service comme copiste et le ceda peu apres (1764) a Voltaire qui avail besoin d'un second secretaire, Wagnieres ne lui suffisant plus (4). II ecrivit son Oracle en 1760, alors qu'il etait chez Grimm. C'etaient sept conversations entre I'auteur et plu- sieurs Juifs polonais qu'il voulait convertir et a qui il demontrait la faussete et les contradictions de I'Ancien Testament Ge petit volume etait lourd, rempli de citations, et, en somme, indigne de Voltaire. Celui-ci le trouvait pourtant hardi, adroit et savant (5) , et pensait qu' il devait faire une prodigieuse sensation; mais, di- sait-il tristement, la nation est trop frivole (0) . Imprime a Berne, il ne tardait pas en efiet a faire a Paris un assez gros scandale. Des qu'il y fut connu, il fut signale a Malesherbes, puis con- damne par le Parlement (7). II n'en continua pas moins a se vendre. Des colporteurs mal vetus en portaient de petits paquets de huit ou dix exemplaires dans les rues, accostaient les passants et le leur vcndaienttrente sols. Mais tout le monde ne le trouvait pas a son gre. L'abbe de Graves, celui-la meme qui portait a YEmile de Rousseau, un interet si jesuitique, denonca ces col- porteurs a Malesherbes, qui donna des ordres severes aux inspec- teurs de la librairie (8). Comme toujours, ces defenses excitaient (1) Colle, Journal, 11, IS.'l; mai 1159. (2) Lcttre tie M. de Saint-Cyr a Malesherbes. Versailles, 19 juin 17o9. Nouv. Acq.. 33i8, 43. (3) 2209i, 20. Coll. Joly dc Fleury, dossier 404:i, vol. 362, f 547. ;i) Voltaire a Damilaville, 12 deccmbre 1*63. Voir Desnoirestcrro?, VIF. p. 274. ( v >) \ 7 oltaire <\ Helvetius, 12 deccmbre 1760. (f.) Voltaire a Damilavillo, 7 mni 1'f.i. (l) Barbior, deoombrc 1760, VII, :!2'K 2200'., .'ill, cl Coll. July dc Klenry, i s:i, :t'.7. ^S) Nouv. Acrf.. 33JS, I-1I. 1116 davantage lacuriosile. In noble, ami des pliilosophes, se chargeait d'en faire faire une edition en France meme, pour remplacer i' edition suisse supprimee. Son domestique portait le manuscrit a une vieille bretonne, agee de plus de soixante-dix ans, Francoise Alano, fille de boutique de la veuve Auclou, libraire au Palais, qui le confiaita trois colporteurs, Kolman, ditLallemand, 1'Ecuyer et Prudent de Roncours. Geux-ci s'associerent pour le faire im- primer parMicheliu, de Provins, celui-la meme, qui avail deja fail une edition de \' Esprit. Ils se reunirent tons quatre un jour dans un cabaret de la Place de Greve, oil, apres (Hre monies dans une chambre au premier etage ct avoir bu quelques pintes de vin, ils conclurent le marche en grand secret. Michelin en fit huit cents exemplaires moyennant deux cent quarante livres, puis les en- voya dans une hotellerie de Charenton; les colporteurs associes vinrent les y chercher avec leurs femmes, et tant en les dissimu- lant sur eux-memes qu'en les confiant a un courrier, ils parvinrent a les faire tous entrera Paris, oil ils se les partagerentchez Kolman. Us se mirent alors a les vendretrente a trente-six sous. Chose cu- rieuse, leurs meilleurs clients pour ce petit ouvrageimpieetaient des ecclesiastiques : trois abbes demeurant aux colleges de Cholet el de Lisieux, reveque de Blois, des docteurs de Sorbonne, lebiblio- the'caire des Benedictins de Tabbayc de Saint-Germain-des-Pres, en achetaient et se chargeaienl meme d'en faire parvenir a leurs amis de province. On en vendait aussi a quelques seigneurs comme M. de Richelieu, le comte de Lannion, on a des fermiers generaux, comme M. de Mazieres. Enfin, des colporteurs et des libraires en achetaient pour les etaler au Palais-Royal ou ailleurs. Mais leur audace ne leur reussit pas et une arrestalion gendrale vintmettre fin a ce commerce lucratif (1). L'Oraclc des anciens fideles (Hail faussement attribue a Vol- taire. Cependant, il etait bien responsable de beaucoup d'autres ouvrages. Le plus souvent il commen^ait par envoyer a Paris des copies manuscrites de ces petites ceuvres courtes et piquantes. Ce n'etaient plus des pompignonnades , mais des conies, des lettres oil toujours, invariablement, il attaquait la religion. En 1761, il envoyait la Conversation de M. Mntendant des Menus avec Cabbe 1 Grizel (2), qu'il attribuait a M. Dandelle, oil il montrait (\) Archives d>> la Batliflr, I. XVIII. p. 22. NOIIV. Acif.. 1214, :{23, 329, 334. 22094, 62-68. ^ Beng., lfif-3. Volfnin- a M""- !.- l-'unlnino. 31 mni. - 197 quelle inconsequence il y avail a cxcommunier les comediens et ou il denonc,ait la politique clericale et arnbilieuse des pretres. Ses amis en recevaient des cargaisons de copies manus- crites (1) ; on 1'imprimait a Paris, mais seulement a trente exem- plaires (2). 11 etait d'ailleurs bientot reimprime dans le cinquieme Recueil des Pieces fugitives et dans les Contes de G. Vade. Puis il envoyait le Sermon du Rabbin Akib (3), pretendu pro- nonce a Smyrne a propos d'un auto-da-fe de Lisbonne et traduit de 1'hebreu. Apresquelques moqueries a 1'adresse de la religion, Voltaire concluail a la necessite dela tolerance. 11 chargeait ses amis demontrer son Sermon aux honneles gens dignes d'entendre la parole de Dieu (4). Mais, naturellement, on ne tardait pas a en faire une impression clandestine. On le poursuivait et il avait aussitot une grande vogue (5;. En juillet, il paraissait, avec plu- sieurs suppressions, il est vrai, dans le Journal Encyclope- dique (6). Voltaire trouvait toutes les occasions bonnes pour ecraser I'infame . Personne n'a su mieux que lui profiler de 1'actualite; et jamais plus qu'a celle epoque les occasions ne furent fre- quenles d'attaquer I'Eglise. C'etait le moment ou la campagne contre les jesuites battait son plein, et Voltaire, tirant parti du scandale du P. La Valelle, ecrivait la Lettre de J. Gonju a ses freres, oiiil montrail quel tort ces Jesuites commercantspouvaient faire au chrislianisme (7). 11 en profilail pour faire un plai- doyer en faveur de la religion naturelle. Comme il y altaquait les Jesuites, la brochure quoique severement proscrite, avait beau- coup de succes (8); on lareimprimait en France el me'me les Jan- senistes, plus soucieux d'altaquer les Molinistes que de defendre la religion, en faisaient eux-memes une edition (9). Comme pour donner une consecration officielle a son succes, Voltaire publiait encore en 1762 une edition definilive en vingt chants de la Pucelle, ou il supprimait les passages centre le roi et (1) Voltaire a d'Argental, 23 juiu 1101. (2) Grimu), 15 juin 1701, IV, 427. (3) Bcng., 1667. (4) Voltaire a M' de Fontaine, l cr fevrier 1701. Cf. d'Aleinbert a Voltaire, 27 Jan- vier 1762; Voltaire a Daiuilaville, 26 decembrc. (o) AI4m. seer.. 1 mars 1762. I, oO. 16) Journal Encycloptdiqtw du 15 juillet. p. 11-. (7) Octobre 1761. Beng., 1664. (8) Nouv. Acq.. 1214, 3io. 'V Diderol a M 11 " Voll(in1. t!> -xMohre ITU. XIX. 6U. itm M""' la Marquise ])oui' ne laisscr que les impie'les. Imprimee par Cramer, avouee maiiiLcnant par L'auteur, ellc paraissait chezPauc- koucke, qni vcnait de rachcler le fonds de Lambert. Ce fut uncles dcrnicrs actes de 1'adminisLration dc Malesherbes quc de saisir celte edition. Mais les colporteurs nc sc firent pas faute de la vcndre. Cela nc coutait (juc trcnte on quaraute sous (1). Pen apres, en fevrier 1703, Voltaire faisait courir a Paris une piece manuscrite (2). C'ctait une pseudo-tragedie en prose, inti- lulee Saitl, pretendue traduite dc 1'anglais. L'occasion en ctait, en effel, une petite piece faite en response a une oraison funebrc dc Georges II, quc son panegyrisle avail voulu loner, assez mala- droitement, en le comparant a David. Mais Voltaire n'avail. nullc- menl traduil Touvrage anglais : il en avail fait une Iragedie, ou, a la verile, il n'avait pas observe les trois unites. Tout se passe dans Tintervalle de deux ou trois generations pour rendre Faction plus tragique par le noinbre des morts selon 1'ancien esprit juif. G'etait un lissu d'impietes rares, d'liorrcurs a fairc dresser les cheveux (3) . Le premier acte etait particulierement atroce. Sa- muel y venait faire subir, sur 1'ordre de Dieu, les plus affreux sup- pliccs a un roi prisonnier; puis on voyail Saiil en proie a ses vapeurs el consultant la pythonisse pendant la bataillc; enfin David passail dc Michol a Abigail, puis dc Bclhsabee a Abisag, il faisait tuer quiconque genait ses fantaisies niais reslail ccpen- danl esclavc des pretres qui le chatiaient au nom dc Dieu pour avoir denombre son peuplc. Getle petite piece asscz plate, malgre quelques scenes amu- sautes, etait d'autant plus rccherchee quc la police la poursuivait avec plus de severile (-4). Nalurellemenl, apres avoir couru (juel- quc temps manuscrile, elle etail imprimce sans doute par Be- songnc, a Uoucn, ou par Bassompierre, a Liege (5). Alors Vol- laire prodiguail les desaveux, nieme les poursuites. II voulait deferer lui-ineme, taut a Geneve qu'a Paris, '< ce libclle fail conlre lui et visiblcment fail pour lui nuirc (0) . 11 donnail dc son innocence des raisons assez plaisanles : L'affeclalion de (1) Ucng., 488. 22038, 19. Nouv. Acq., 3348, 83. Voltaire a M'" ilu Ucffund, Janvier 1764. (-2] Mem. seer.. I! luvricr 17G3. I, 101. Ueng., 2iij-240. (:{) Mem. seer., 17 IV-vrior. I. l!). - i. (i) Ibid.. 11 aoiil, I. 296. (;) Voltaire a Daniilavillc, 21 juillct 17t). (li) Voltaire a Troiicliiu. 19jnillel. 19!) metl.re mon nom a la tele de cet ouvrage est une preuve que je n'en suis point 1'editeur... Le tilre Geneve est encore une preuve qu'il n'apas etc i in prim 6 a Geneve (1); et, comrne il craignait qu' Omer ne connut point ces preuves ,il envoyait a son neveu d'Hornoy, conseiller an Parlement, un pouvoir de poursuivre cri- minellement les editeurs du libelle et a Damilaville un petit aver- tissement a inserer dans les journaux : v Ayant appris qu'on debite a Paris, sous mon nom et sous le titre de Geneve, je ne sais quelle farce intilulee, dit-on, Saul ct David, je suis oblige de declarer que 1'editeur calomnieux de cette farce abuse de mon nom; qu'on ne connait point a Geneve cette rapsodie ; qu'un tel abus n'y serait pas tolere et qu'il n'y est pas permis de tromper ainsi le public. A Geneve, 13 Auguste 1703, Vol- tairc. Moyennant quoi personne ne pouvait plus douter qu'il en fut 1'auteur. Plusieurs colporteurs etaient arretes pour en avoir vendu, surtout un garcon imprimeur, Sabot, et un relieur, Halle, qui en avaient etc les grands fournisseurs a Paris (2). Puis, sans interruption, paraissaient les recueils de toutes ces faceties, et les volumes de ses OEuvres oil il les reunissait pour la plus grande edification des fideles. Toujours il desavouait; il etait furieux quand les Cramer mettaient son nom ou simplement ses initiates, et il les leur faisait supprimer. Mais sans cesse il avait quelque idee nouvelle ct il ne laissait echapper aucune occasion. Quand il faisait une (ragedie, il ne 1'ecrivait que pour les notes ^3) ; quand Palissot publiait une Dunciade, 1'idee lui venait aussitot d'en faire une, lui aussi, contre les ennemis de la raison et il de- mandait deja le nom du libraire qui imprime le Journal de Trevoux... s'il a femme, ou fille, ou petit gargon. Car il faut de Tamour et de 1'inleret dans le poeme (4). Ainsi 1'infatigable philosophe occupait constamment 1'opinion par 1'incessante pro- duction de ses nombreux libelles. II Mais le grand poete national ne pouvait se contenter de ces bagatelles; il voulait retenir 1'attention publique parautre chose. (1) Voltaire a Damilaville, 14 augusto 17(13. (2) Nouv. Acq., 1214, 411-l:f. Archives de la Bastille, XM, 411. (3) Aiusi sa trag6die d'0/.y */>. Voltaire a d'Argcntal, 2:j avril 1762. (I) Vollairc a Thieriol. 7 juillct 1700. 200 Aussi, pour gagner encore les esprits a sa cause, Voltaire so donna-t-il, a partir de 1761, a la defense et a la rehabilitation des victimes de I'lntolerance. 11 s'avisa alors de ce moyen de de- fendre la liberte de conscience et d'accroitre aussi sa popularite par une oeuvre qu'il put avouer publiquement. L'affaire des Galas arriva a point; on sait avec quelle habilete il 1'exploita. On connait cette alTaire que Voltaire a rendue celebre. La famille Galas etait une famille de negociants protestants etablie a Toulouse. Or, le 13 oclobre 1701, au sortir d'un diner qu'il avait pris avec sa famille et un de ses amis, le jcune Lavaisse, le lils aine de Jean Galas, Marc-Antoine, jeune homme d'un esprit inquiet, sombre et violent , qui avait perdu dans la journee son argent au jeu, fut trouve mort, pendu dans le magasin de son pere. Tout portait a croire qu'il s'etait suicide, mais le bruit con- rut en ville que son pere 1'avait assassine, parce qu'il avait voulu se convertir au catholicisme. Les esprits s'excilerent; on lit a Marc-Antoine des funerailles superbesdansl'eglise Saint-Etienne, et on arreta le pere Galas, sa femme, ses filles, le jeune Lavaisse et une servante catholique qui etait depuis trente ans dans la maison. Le Parlemeut fut saisi deTalVaire; Galas fut eondamne a etre roue, et execute le 10 mars 1762; ses lilies furent envoyees dans un couvent, on on esperaH les convertir ; les autres furent relaches. Voltaire, mis au courant de l'affaire, lit une enquete qui le per- suada de 1'innocence du vieux Galas. II vit aussitot tout le parti qu'il en pouvait tirer, et il s'occupa de publier des Pieces originates comernant la mort des sieurs Galas (1). II eut beaucoup dc peine a les faire circuler un peu libremcnt et dut avoir recours a 1'inter- vention de 1'abbe de Ghauvelin (2). Damilaville, Diderot s'occu- paient de 1'affaire; le parti etait mobilise, et sous les ordres de Voltaire, cette fois-ci (3). Pendant 1'ete de 1762, il donna encore un Memuire de Donat Calas, puis une Hisloire d'Elisabeth Canning et de Jean Calas (4) ; il en envoyait a toutes les personnes de con- side'ralion (5). (1) C'elaieul un extrail d'une Icttre do la dame vi-uvc Culas ot uuc lettrc do Donal (Villas rfedig6s par Vollaire, ngj. Deng., 161ti. (2) Coquercl, J. Cala* et sa familfe, \>. 230. (3) Voltaire a Damilaville, 4 axril 1162. Memuii-e de Vuliuii-i-, 14 juillel l'id'2 (Molan'l. C'H-respondance, 40G.>). Diderot a Damilaville, t. XX, p. 86. Diderot a M Volland, 5 septembn; 1'62, XIX p. 129. ot 2i septemhre. p. liO. (4) Beng., 1017-16"/8. f.'i^ Mi'm. *n-,. I'i iti in I. I. 120. 201 Quand il vit que les esprits etaient bieu prepares (c'etait juste- mentle moment ou le proces des Jesuites excitait 1'opinion centre 1'Eglise), il voulut frapper un grand coup et profiler de la victoire qu'il sentait imminente. II avait la sympathie du public dans cette affaire; il fallait que la cause de la tolerance en fut aflermie. II composa alors tout un traite (1), ou, partant du recit du pre- tendu crime et de 1'execution, il s'elevait a des considerations generales sur 1'intolerance. II montrait comment ce sentiment barbare avait ete incorinu dans les civilisations antiques, chez les Grecs, chez les Romains, meme chez les Juifs. II expliquait les persecutions contrc le christianisme primitif par des raisons politiques; il reconnaissait d'ailleurs que Jesus-Christ n'avait jamais preche 1'intolerance et citait des maximes des Peres de 1'Eglise qui la condamnait. Bref, il montrait que le fanatisme etait le monopole des catholiques et principalement des Jesuites. II lie combattait cependant que la superstition ; il piechait toujours son deisme tres large et finissait par une priere a Dieu : Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont freres ! II y avait bien, selon les procedes de polemique habituels a Voltaire, des vues historiques tres paradoxales, des notes hardies sur 1'Aucien Testament, un dialogue entre un mourant et un apotre fort interesse,et une dispute entre un Danois, un chapelain etun Jesuite devant un mandarin chinois, qui n'etaient guere ortho- doxes. Mais en dehors de ces passages un peu sales , neees- saires pour que les ministres et M m< de Pompadour, les commis et les femaies de chambre n'en fassent pas des papillottes (2) , 1'ouvrage etait assez modere, serieux et bien fait pour convaincre des esprits non prevenus. II 1'avait compose lentement et atten- dait que le moment de le publier fut venu. Hen parlait deja en decembre 1702; mais il agissait prudem- ment, pour conquerir le public restreint auquel il s'adressait. Ce sera un secret entre les adeptes. II y a des viandes, que 1'es- tomac du peuple ne peut pas digerer et qu'il ne faut servir qu'aux honnetes gens (3). Un an apres seulemeut (fin 1763), 1'ouvrage etait imprime chez les Cramer, et Voltaire en preparait sagement la publication. II chargeait un jeune homme qui faisait le voyage de Geneve a Paris, M. Turreltiii, d'en porter a Damilaville et a il) Traite sur la lule'rance (Geneve), 1163. JJentr.. 1693. ,2) Voltaire d Moultou, 8 Janvier 1763. ;3) Voltaire a Damilaville. 2S mars n3. 202 d'Argental; et surtout il en envoyait au due de Choiseul etau due de Praslin, soucieux de se concilierd'abord le ministere. Choiseul en fut content, ainsi que M me de Pompadour etM. de Grammont, a qui il le fit lire (1). Fort de ces approbations, il en adressait de temps en temps de petits paquets a ses amis de Paris par Besanc,on ou par d'autres chemins, pour ne pas trop attirer I'attention, et sous 1'enveloppe des gens, qui, comme Damilaville, avaient leurs ports francs. Les Cramer, de leur cote, en envoyaient aussi; mais avec moins de succes. Leur ballot etait arrete a Lyon, et justement par Bourge- lat, frere Bourgelat, 1'ami, le collaborateur des encyclopedistes. C'est que Bourgelat etait fort incertain sur la conduite qu'il devait tenir; car Malesherbes avait quitte la Direction de la librairie, lors de la demission de son pere , le chancelier de Lamoi- gnon (2). On fut oblige de faire passer 1'envoi par mer, au risque de le voir pris par les corsaires de la Mediterranee (3). Cependant Voltaire ne cessait d'envoyer des Tolerances a Paris. D'Alembertobtenait justement alors de M.deLa Keyniere, fermier des postes, qu'il voulut bien lui servir de chaperon, pour recevoir les epitres canoniques de Ferney. Au mois de Janvier 1764, tous les fideles 1'avaient lu ; car ces ouvrages etaient faits pour des adeptes, non pour la multitude ct on ne les confiait qu'a des colporteurs, qui connaissaient leur monde et qui n'en vendaient qu'aux amateurs . On en parlait avec eloges. Le livre reussissait beaucoup; on le trouvait Ires bieti fait et plus con- sequent que ne 1'etaient ordinairement les ouvrages raisonnes de ce grand poete (4) . Pourtant on avait pris trop de precautions pour faire agreer le livre; c'etait un exces qui avait nui. Cramer en avait expedie un exemplaire au Chancelier, et, depuis cet envoi, la police etait plus severe; on saisissait impitoyablement des paquets envoyes a M. de Trudaine, meme a M. Bouret, le puissant Bouret, 1'inten- (1) Voltaire a d'Argental, novembre et 6 decembre; ;i Damilaville, novembre et l r d6cembre; a d'Alembert, 15 decembre. Journal de la librairie, I" d6- cembre 1763. 22163, 69 v. (2) octobre 1163. Malesherbes fut renoplac6 par le lieutenant de police Sartine, qui resta en place jusqu'en m4. (3) Voltaire a Damilaville, 13, 16 decembre; a d'Alembert, 13, 15 decembre 1163, lo Janvier U64. (4) D'Alembert a Voltaire, 29 decembre; Voltaire a Dumilavillc, 21 decembre; a Bertraud, 30 decembre. M4m. seer., 11 Janvier 1764. II, 8. Voltaire a d'Ar gentnl, 6 Janvier, et a Turgot, 24 Janvier H6i. 203 danl dcs postes Bouret, 1'officieux Bouret Voltaire etait inquiet, il trouvait que, si les clameurs du fanatisme Temportaient SUP la voix de la raison, il n'y avait qu'a suspendre pour quelque temps le debit de ce livre, qui aurait le crime d'etre utile , et il priait Damilaville de supprimer 1'ouvrage pour quelques mois. La pauvre litterature retombe dans les fers, dont M. de Males- herbes 1'avait tiree. II fallait employer urie tactique plus pru- dente : que les freres en prennent chacun quelques axemplaires et qu'ils les fassent circuler. Les quelques personnes, qui les auront ainsi, les trompetteront dans le monde, comme un ou- vrage honnete, religieux, humain, utile, capable de faire du bieu et qui ne pent faire de mal... Ce sera une ocuvre charitable... Tout depend de I'opinion que les premiers lecteurs en donneront. C'est ce conseil que suivaient les fideles Damilaville et Thieriot. 11s en distribuaient quelques vingtaines a leurs amis, et ainsi se creait une opinion favorable, qui preparait 1'edition que Voltaire projetait d'en faire faire a Paris (1). II pensa que le temps etait venu en Janvier 1764. Car il est infmiment probable, quoiqu'on n'en ait pas de preuve decisive, que c'est lui qui fit faire 1'edition de Machuel. Machuel etait ce libraire clandestin de Rouen, qui connaissait Voltaire de longue date (2). II venait souvcnt a Paris pour affaires. A un voyage qu'il y fit au mois de Janvier 1764, Merlin, Tenchanteur Merlin , comme 1'appelait Voltaire, qui se servait souvent de lui, lui fit pre- sent d'un exemplaire de 1'edition de Geneve. Machuel fit tirer la Tolerance a Rouen par un sien cousin, egalement imprimeur, a quinze cents exemplaires, puis il en envoya en Belgique, en Ilollande, a Avignon, pour en faire des changes , et a Paris aussi, a des colporteurs qui les vendirent a des particuliers jusqu'a sept et neuf livres 1'exemplaire. Des le mois de rnars, la police etait sur les traces des auteurs de cette contrefacon. Les colporteurs Redon et Personne etaient arretes; Machuel etait mis a la Bastille (3). Maisil y restait peu, et d'autres libraires et col- porteurs trouvaient bien des moyens de se faire envoyer des (1) Voltaire a Damilaville, 31 decenibre 1163, 27, 30 Janvier, 4, 8, 15 fevrier, 4, 16 mars 1164; a d'Alembert, 31 deceiubrc, 8, 30 Janvier; a d'Argenlal, 20, 21 Janvier. (2) C'est lui qui avait fait 1'udition des ULuvres de 1749-1151, voir-p. 84. (3) 22094, 41; 22090, 45 et 49-ciO. Archives de la Bastille, t. Xll, p. 473 ct (13ibl. de 1'Arsenal), 12229, 6i, 72, etc. Coll. Joly de Fleury, dossier 4853, vol. 420, f 81-84. sur une saisie faite a Peronnc en mai>. 204 exemplaires d'un livre si recherche, dout les editions se multi- pliaient sans cesse. A la fin de juillet, on en eHait en Hollande a la troisieme Edition. II y en eut en tout six en 1764 (1). Voltaire pouvait 6tre satisfait du succes de sa tolerance et de 1'union dont les fideles avaient fait preuve centre les mechants : 11 est evi- dent que nos freres ont fait du bien aux hommes , disait-il, deja, en fevrier \ 764, cet ou vrage a vait opere la delivrance de quelques galeriens condamnes pour avoir entendu, en plein champ, de mauvais sermons de sots pretres calvinistes (2). La methode etait bonne; Voltaire continua de 1'employer et d'occuper I'opinion publique par le recit de ses rehabilitations sensationnelles. On s'occupa encore longtemps des Galas. Le jugement futcasse; on voulut alors faire une souscription pour une estampe an profit de la famille et la police avail encore, en 1765, la maladresse de s'y opposer(3). Puis, cette affaire finie, c'etaitl'affaire Sirven que Voltaire enta- mait et qu'il poursuivait avec autant d'ardeur, en attendant qu'il s'occupat du comte de Morangies, de M. de Lally et du chevalier de La Barre. Ill Mais ceue acuon puoiique et quasi officielle de redresseur de la justice ne suffisait pas a Voltaire. Ce qu'il voulaitsurtout, c'e*tait faire des proselytes parmi les classes dirigeantes, organiser une petite Eglise. Aussi ne cherchait-il pas de ces scandales retenlis- sants, comme celui, encore tout recent, de V Esprit. Tant de bruit forgait sans doute I'attention, mais ne gagnait pas la sympathie. II etait preferable d'agir avec plus de methode, plus de precau- tions et de s'insinuer lentement dans les esprits. La seule vengeance qu'on puisse prendre de 1'absurde insolence avec laquelle on a condamne tant de veritesen divers temps, disait-il HelveHius (4), est de publier souvent ces m6mes v^rites, pour (1) Voltaire a Daiuilaville, 26 juillet. Lc 20 juillct, Guy, I'associe dc Duchesne, s'en faisait adresser uu ballot chez M. Duciquct, douiestiquc dc M. Bernard, secretaire gen6r.il dcs dragons, demcurant chez M. le due de Coiguy. (Archives de la Haslilie, XII, 414.) Cf. Nouv. Acq., 1 214, 438, 441. (2) Voltaire a Daiuilaville, 15 fevrier. (3) Grimm, 15 aout 1763, VI. 344. (4) 2 juillot 1763. 205 rend re service a eeux meme qui les combattenl. 11 esl a desirer que ceux qui sout riches veuillent bien consacrer quelque argent a faire imprimer des choses utiles; des libraires ne doivent point les d^biter: la verite ne doit point etre vendue. Deux ou trois cents exemplaires, distribues a propos entre les mains des. sages, peuvent faire beaucoup de bien sans bruit et sans danger. II parait convenable de n'ecrire que des choses simples, courtes, intelligibles aux csprits les plus grossiers ; que le vrai seul, etnon 1'envie de briller, caracterise ces ouvrages, qu'ils confondent le mensonge et la superstition et qu'ils apprennent aux hommes a etre justeset tolerants. II est a souhaiter qu'on ne se jette point dans la metaphysique que pen de personnes entendent, et qui fournit toujours des armes aux ennemis. II est a la fois plus sur et plus agreable de jeter du ridicule et de 1'horreur sur les dis- putes theologiques, de faire sentir aux hommes combienla morale est belle et les dogmes impertinents. G'etait la polemique de bon ton et capable de plaire aux gens du monde. II est clair, ecrivait-il encore a Damilaville (1), qu'il faut nettoyer avant de batir et qu'on doit commencer par demolir 1'ancien ediOce eleve dans des temps barbares. Les petits ouvrages que vous connaissez peuvent servir a cette vue : je pense que c'est sur ces principes qu'il faut travailler. Les ouvrages me'taphy- siques sont lus de pen de personnes, et trouvent toujours des coutradicteurs ; les faits evidents, les choses simples et claires sont a la portee de tout le monde, et font un eflet immanquable. Je voudrais que votre ami (2) eut assez de temps pour travail- ler a rendre ce service; mais il a un ami (3) qui est actuellement a sa terre, et qui a tout ce qu'il faut pour venger la vertu et la probite silongtemps outragees. II a du loisir, de la science et des richesses : qu'il ecrive quelque chose de net, de convaincant; qu'il le fasse imprimer a ses depens, on le distribuera, sans le compromettre ; je m'en chargerai, il n'aura qu'a m'envoyer le manuserit; cet ouvrage sera debite comme les precedents que vous connaissez, sans eclat et sans danger. Voila ce que votre ami devrait lui representer. Parlez-lui, engagez-le a obtenir une chose si aisee et si n^cessaire. On se donne quelquefois bien I) 4 octobrc 1103. (2) Diderot. (SJ Helvetius a qui Voltairo ecrivait le i oclobre pour lui ronsoilloi flo fairo un livre sur les contradiction? de I'EjrlUe et de la religion 200 des mouvements dans le monde pour des choses qui ne valent pas celle que je vous propose. Employez, votre ami et vous, toute la chaleur de vos belles ames dans une chose si juste. Mais Voltaire savait bien qu'il fallait pen compter sur les autres ct H se chargeait bien lui-memc de rend re cc service . Voici comment il jugeait les oeuvres qu'il ne cessait de produire vers 1763 : On oppose an Pedagogue cliretien et au Pensez-y bien, livres qui faisaient autrefois tant de conversions, de petits livres philosophiques qu'on a soin de repandre partout adroite- ment. Ges petits livres se succedent rapidement les uns aux autres. On ne les vend point, on les donne a des personnes affidees qui les distribuent a des jeunes gens et a des femmes. Tanlot c'est le Sermon des Cinquante qu'on attribtie au roi de Prusse; tantot c'est un Extrait du testament de ce malheureux cure Jean Meslier, qui demanda pardon a Dieu en mourant d'avoir enseigne le christianisme; tantot c'est je ne sais quel Catechisme de I'honnete homme, fait par un certain abbe Durand. Quel titre, Monsieur que le Catechisme de I'honmte homme I comme s'il pouvait y avoir de la vertu hors de la religion catholique! Opposez-vous a ce torrent, Monsieur, puisque Dieu vous a fait la grace devous illuminer (1). On pense bien que la source de ce torrent, c'etait Voltaire. 11 deployail autant d'habilete pour repandre ses livres que de talent pour les ecrire, et il sut les faire parvenir aux inities sans exciter les cris des devots, sans s'attirer les condamnations d'usage. llavait retrouve dans ses cartons un manuscrit qui y dormait depuis vingtans. G'etait le testament de Jean Meslier, cure d'Etre- pigny, en Champagne. Ce cure, d'ailleurs fort honnete homme, etait mort en 1737, a cinquante-cinq ans; peut-etre meme s'etait- il laisse* mourir de fairn. II laissait trois copies de son testament ou il exposait ses vrais sentiments sur la religion. II avail ecfit sur 1'enveloppe : J'ai vu et connu les abus, les erreurs, les vanit^s, les folies et les mechancetes des hommes et je les ai hal's et deteste's; je n'ai os^ le dire pendant ma vie; je le dirai au moins apres ma mort. Voltaire, qui dtait alors & Cirey, s'etait procure par 1'intermediaire de Thieriot un exemplaire du testa- ment (2). II y repensa au moment oil il menait cette guerre acharnee (\) Voltaire 4 Hclvetius, 2.'i aoftt 1163. (2) Mtm. seer., 30 soptemhro 1764, IF, 104. Voir . Dcsnoiivslnrros, I. VI, chap, vi, p. 252, et Lanson, Hevite d'hisloire litltmire, 1912. t. I c|> . 207 - centre 1'infame . Mais ce testament etait long, obscur, mal compose; il le refit, 1'abregea beaucoup, en adoucit les doctrines, en supprima la partie politique et le publia sous le litre ftExtrait des sentiments de Jean Meslier (I). II y critiquait la religion clire- tienne, ses dogmes, surtout ses miracles et ses prophcties, s'ef- forc,ait de la convaincre de contradictions et preHendait demontrer que le christianisme elait incompatible avec la raison. G'etaient exactement les memes idees qu'il exprimait dans le Sermon des Cinquante, qu'il publiait en meme temps (2). Meme critique de TAncien et du Nouveau Testament, meme negation de tout dogme, ct meme affirmation du deisme et de la loi morale naturelle et universelle. Le Sermon avait du deja circuler ma- nuscrit a Paris vers 1760. L'honnete Barbier en etait alors effraye et ne pouvait croire que Voltaire fut responsable de cette cri- tique affreuse de la Bible (3). Les admirateurs du grand poete, qu'avait etc Voltaire dans la premiere moitie du siecle, n'admet- taient pas que leur idole se complut a ces blasphemes. II niait du reste energiquement qu'il en fut 1'auteur et disait bien haut que si ce Sermon, dont il entendait parler, etait quelque sottise antichretienne et que quelque fripon osat le lui imputer, il deman- derait justice an pape tout net (4) . De meme, quand il parvint imprime a Paris, en 1763, on hesita un pen, on 1'attribua a M. du Martaine ou a du Marsay on a La Mettrie. D'Hemery, qui croyait plutot y reconnaitre une oeuvre du roi de Prusse, savait pourtant bien que c'etait Voltaire qui 1'avait fait imprimer a Geneve (5). Le patriarche de Ferney mettait toute son ardeur a repandre ces ouvrages. G'etait un veritable apostolat. II les envoyait a tous ses amis, en les priant de les faire connaitre. II se servait pour ces envois de 1'enveloppe de M. de Gourteilles, qui n'etait jamais ouverte. D'Alembert, Marmontel, Damilaville les recevaient. IL voulait qu'on fit imprimer J. Meslier, a Paris (6) : II serait tres (1) S. 1. n. d. (Geneve, 1162), iu-8". 13eng., 1895. (2) S. 1. (Geneve), 11i9 (1762). Beng., 1681. (3) Aout 1760, VII, 284. (4) Voltaire a M'e de Fontaine. Celte lettre est dat6e du 11 juin 1739. Bongcsco estiine que les editeurs de Kehl ont du y introduire a tort ce passage qu'il daterait plut6t de 1762. Mais, si on rapproche cette lettre de la note de Barbier, il est plus naturel de supposer qu'elle est bien datee, que quelques copies manuscrites du Sermon out circule a Paris vcrs 1759-1760, et que redition ne fut i'aite que plus tard en 1762. (5) Journal de la Ukraine, 27 octobrc 1763, 22163, 43 r. (6) Cette edition ne fut pas faite en France. - 208 utile qu'on fit une edition nouveJle de ce petit ouvrage a Pads; on peut la faire aisement en trois ou quatre jours. Jean Mes- lier doit convertir la terre, leur disait-il. Pourquoi son evangile est-il en si peu de mains? Que vous etes tiedes a Paris!... II ne faut pas que la lumiere reste sous le boisseau. II faut servir la raison autant qu'on le pent. C'est notre reine et ellc a encore bien des ennemis a Paris. Que de bien on ferait, si on s'entendait !... Je desire chretiennement que le cure Meslier se multiplie comme les cinq pains et nourrisse les ames de quatre a cinq mille hommes. Et quand d'Alembert, toujours un peu craintif et plus soucieux de sa securite personnelle que de la propagande philo- sophique, lui repondait que la crainte des fagots etait tres rafrai- chissante et qu'il ne fallait eclairer le genre humain que peu a peu, Voltaire lui faisait honte de la tiedeur de son zele, en lui montrant quels succes ces ouvrages remportaient en province et a Tetranger. II y a plus de Jean Meslier et de Sermon des Cin- quanle dans Tenceinte des montagnes, qu'il y en a a Paris. Ma mission va bien et la moisson est assez abondante... Le cure d'E- trepigny fait de merveilleux effets en Allemagne... II y a vingt exemplaires de ces deux opuscules dans le coin du monde que j'habite. Ilsontfait beaucoup de fruit. Les sages present 1'Evangile aux sages; les jeunes gens seforment, les espritss'eclairent. Quatre ou cinq personnes a Versailles ont de ces exemplaires sacres. J'en ai attrape deux pour ma part et j'en suis tout a fait edifie. Pourquoi la lampe reste-t-elle sous le boisseau a Paris (4)? Mes freres, in hoc non laudo. Le brave libraire qui imprime des fac- tums en faveur de 1'innocence (2), ne pourrait-il pas imprimer aussi en faveur de la verite?... On demande dans les provinces des Sermons et des Meslier... Trois cents Meslier distributes dans une province ont ope're' beaucoup de conversions. Ah ! si j'etais seconde" ! iMais les freres sont tiedes, les freres ne sont point ras- semble"s . Et inlassablement dans toutes ses lettres a ses cor- respondants attitr(s a Paris, il repele les memes encouragements, les m6mes sollicitations en faveur de ses deux , VI, 269). (4) Voltaire a Damilaville, !' avril 1765. Cf. 4 et 27 mars. 215 etes prie d'en faire tenir un a M. le marquis d'Argence de Dirac, a Angouleme. II en avait aussi rec.u beaucoup en Suissc et chargeait toutes les personnes qui venaient le voir d'en porter quelques exem- plaires a Paris. Merlin recevait encore mission de vendre la Philo- sophic de I'histoire avec toutes les precautions necessaires et etait meme autorise a en faire lui-meme une seconde edition, quand la premiere serait epuisee. Voltaire voulait qu'il devint lelibrairc des philosophes. Gette dignite peut mener un jour a la fortune ou au martyre ; ainsi il doit etre invisible comme les rose-croix . Du reste, on etait trop occupe au Parlement par la derniere phase de la lutte contre les Jesuites pour se preoccuper beaucoup des Egyptiens ou des Juifs. On laissait la PhilosopJde de I'histoire se repandre assez facilement dans le public, et, quoiqu'on y trouvat ressassees beaucoup de choses qu'on avait deja vues mille fois ailleurs, le livre avait le succes dont etait assure un ouvrage aussi rare et sorti de la plume de Voltaire (1). VI Car les idees du pliilosophe commencaient a n'etre plus bien neuves. Mais, pour les faire entrer dans tousles ceryeaux, il fallait les repeter sans cesse et c'est bien ce qu'il faisait; les presses gemissent sans interruption pour le compte de M. de Voltaire , disait Bachaumont (2). Sa production litteraire est prodigieuse pendant ces annees de lutte sans merci. On sent son apre desir de vaincre, a la multiplicity de ces ouvrages qui, a propos de tout, menent toujours le lecteur a la m6me conclusion. Qu'on lise seu- lement ce qu'il ecrivit de 1762 a 1768, on connaitra toute la philo- sophic voltairienne. Elle est peu profonde, mais simple, claire, admirablement faite pour satisfaire des esprits un peu superficiels et tres logiques. II en faisait le sujet constant de sa predication. II reprenait de vieux manuscrits, il composait des ouvrages nou- veaux, il reeditait sous mille formes variees ceux qu'il avait deja publies. Dans les Questions sur les miracles, dans le Philosophe (1) Voltaire a d'Argental, 29 mai; a Damilaville, 17 avril et 9 niai U65. Mem. seer.. 28 avril 1165, II, 204. (2) Mem. seer., 21 mai 1163, I, 243. 216 ignorant, dans VExamen important de Milord Bolingbroke, dans Vlngenu, c'etait toujours la meme doctrine qu'il exposait sous des aspects toujours nouveaux pour satisfaire le gout de chacun. 11 envoyait d'abord a Paris successivement ses Lettres sur les miracles (I), imitant un pen Pascal et ses Provinciates. G'etaient d'abord des lettres de M. le proposant There a un professeur de theologie. Le jeune proposant developpait longuement les objec- tions qu'il avait entendu faire centre les miracles du christia- nisme, si mal prouves, si irrationneis et si pen digues de Dieu, y repondait brievement et demandait au professeur des avis pour y repondre plus amplement. Puis le P. Needham, jesuite irlan- dais eri residence a Geneve, ayant fait quelques repliques, Vol- taire le prit directement a parti avec quelques autres Genevois, etla collection s'augmenta ainsi jusqu'a la vingtieme lettre. Pen- dant tout 1'ete de 1765, Paris en recevait continuellement. Vol- taire les envoyait a ses amis, de Geneve , ou il les avait fait imprimer. Mais ce n'etaient la que des troupes legeres qui escarmouchaient (2) . 11 y en avait aussi de plus solides. Un an apres, en effet (1766), c'etait aux gens plus serieux qu'il offrait un expose systematique de sa doctrine dans le Philosophe ignorant. Ce n'etait qu'une brochure de cent quatre-vingts pages divisee en beaucoup de chapitres brefs, qui ne devaient pas fati- guer le lecteur. II y developpait theoriquement ses principes sur le monde eternel, ordonne par une Intelligence superieure, sur 1'homme, qui acquiert toutes ses notions par 1'experience et n'a que la liberte de faire ce qu'il veut, non de vouloir ce qu'il vent, sur la morale, dont 1'idee est innee, naturelle a tout homme, enfin sur 1'ignorance oil nous sommes plonges quand nous essayons de depasser ces quelques ide*es fondamentales. Mais ce livre fut peu lu. II fut saisi h la Chambre syndicale de Paris et renvoye aux Cramer qui 1'avaient imprime' (3). II etait trop peu piquant pour (1) S. 1. n. d. (Geneve, 1765). Les seize premieres lettres parurent successivement dana des brochures in-8 d'une dizaine de pages. Les trois dernieres parurent sans iloute seulemcnt dans le recueil complct. 11 y en eut deux reiiiipressions on 1767. Beng., 1714. (2) Mtm. seer., 23 juillet, 21 aout, 4, 23 septemhre 1765, II, 233, 245, 253, 261. Voltnire ii Damilaville, 13, 19, 27 novenihrc 1765, 13 avril 1766. (3) Cette mesure de severit6 etait prevue. Marin en avait averti Voltaire le 19 juillet 1766 (Mere, de />., 1908), et s'otnit meme entendu avec un lihrairc pour qu'il arret.it aux environs de Paris le ballot expedie par Cramer. .Mais ce lihraire ne tint p. i- parole. II est des temps ou Ton pent lout risquer, disait Marin. 11 en est d'aulres ou les choses les plus innocentcs tirent a consequence. On etait alors sous le coup des condamnations du clerg6 de 1765. 217 qu'on en tentat des editions clandestines. Les quelques rares pri- vilegies qui purent 1'avoir n'y trouverent rien de neuf, ni de pro- fond. On le laissa repartir sans en parler (1). Si les livres de pure philosophic passaient ainsi presque ina- percus, il n'en etait pas de meme du nouveau roman que Voltaire donnait en 1767 pour reveiller 1'attention. L'lngenu (2) est fort couru des hommes, des femmes, des filles, meme des pretres , disait-il lui-meme. II 1'attribuait a Du Laurens, 1'auteur du Com- pere Matt/iieu, alors refugie en Hollande. Car le livre etait trop audacieux pour qu'il I'avouat. C'etait une satire generate des moeurs politiques et surtout religieuses, presentee d'apres le pro- cede piquant employe jadis par Montesquieu dans les Lettres per- sanes (3). Des que 1'edition de Geneve fut achevee, Voltaire s'occupa de faire imprhner son livre a Paris meme et s'adressa a La Combe, cet avocat recu recemment dans la communaute des libraires. Voltaire lui fit des avances tout en ne s'avouant pas 1'auteur de \lnrjcnu, maisen assurant que Marin avait promis a Du Laurens une permission tacite (4). La Combe accepta. 11 se trouva effective- ment un censeur, d'Albaret, pour conclure a une permission, qui fut accordee ! Voltaire lui-meme en etait -stupefait : Je ne puis concevoir comment on a permis en France 1'impression du livre de Du Laurens, intitule Ylngenu. Cela me passe. Et il desa- vouait naturellement cette edition comme incorrecte et contre- faite (o). Mais le Huron se vendait publiquement. Les colporteurs I'ache talent sans aucune difficulte quarante-huit sols a La Combe et le revendaient trois livres au public ; cependant 1'edition etran- gere ne valait que vingt sols. On pouvait le trouver partout, au Palais-Royal, aux Tuileries, au quai de Gesvres comme au Pa- lais (6). En huit jours La Combe en avait vendu quatre mille exemplaires. Un si grand succes alarma les devots; ils crierent si fort que le gouvernement retira sa permission et defendit tres (1) Voltaire i Hclvolius, 27 oclobiv 1766. (i rim in, 1 C1 juin. VI I, 49; et.Ve'm. seer., 15 aout, III, 73. (2) Bcng., 1470-1471. (3; \'oltaire ;i tl'AIeinbcrt, 3 auut; a. La Couibc, 7 aout: a Daiuilavillc, 12 scplcmhre 1767. (4) Lc Huron ou I'lngeim ^appniuve par .M. d'Albaret ,, il'abunl permis. puis refuse, 17 scptembre 1767 V 21'J81, 3i>). Pourtant, le Journal ) Xouv. Acq., 1211, uOi-iiO.'i. 218 severement 1'ouvrage. Paru a la fin d'aout, il etait introuvable des le milieu de septembre. C'etait encore une de ces nombreuses incoherences dont 1'ancien regime etait coutumier (]}. A cote de ces ouvrages nouveaux, il paraissait enfm conti- nuellement, parfois avec 1'assentiment et le concours de Vol- taire, parfois a son insu, des melanges, des recueils, des pensees, sortes de breviaires ou Ton reunissait, pour Tedification des fideles, quelques-unes de ses oeuvres. Dans 1'hiver de 1764-1765, des colporteurs, dont on etait sur, allaient proposer aux particu- liers avec grand mystere YEvangile de la raison, imprime a Ams- terdam, sans lieu ni date, oil etaient reunies cinq pieces qui n'etaient d'ailleurs pas toutes de Voltaire (Saul et David, Testa- ment de J. Meslier, Catechisme de Fhonnete homme, Sermon des Cinquante, Examen de la religion, attribue a Saint-Evremond, a Durnarsais et a de La Serre). Voltaire n'etait pas etranger a cette publication. II prevenait Damilaville en aout 1764 qu' on reimprirnait en Hollande le petit ouvrage attribue a Saint-Evre- mond, revu et corrige, et qu'on lui en avait promis quelques exemplaires , et, des qu'il paraissait en decembre, il le desa- vouait comme il savait le faire pour ses propres livres. Six edi- tions de \Evangile de la raison, dont quelques-unes contenant la Profession de foi du Vicaire Savoyard, paraissaient de 1765 a 1768 (2). L'annee suivante, en 1766, Voltaire faisait imprimer, a Geneve cette fois, avec la rubrique Leipsik, il est vrai, et en affir- mant qu'il sortait des presses de Rey, le Recueil necessaire (3). Ce Recueil reunissait aussi plusieurs petits ouvrages de Voltaire, le Saiil, le Caloyer, le Sermon des Cinquante, avec le Vicaire Savoyard etl' 'Analyse deDumarsais(b}. C'est la que paraissait pour la premiere fois YExamen important de Milord Bolingbroke, 1'ouvrage le plus fort qu'on eut jamais ecrit centre la superstition (5) . Voltaire y racontait a sa maniere, qui n'etait rien moins qu'orthodoxe, toute 1'histoire de 1'Ancien et du Nouveau Testament, et concluait que (1) Grimm, VII, 417., M4m. seer., 30 aoiU et 13 scptemhre 1767, XVIII, 1107 et 315. Voltaire a Damilaville, 21 septembre. (2) Beng., 1897. Mini, seer., 12 novembrc 176i, II, 125, et 22153, 99. (3) Bong., 189'J. (4) Petit ouvruge compos6 entre 1722 et 1740 et cxtrait sans doute d'uuo Analyse drs quatre religions qui out eu le plus de seclaieurs, par Dumarsais. II circula long- Icmps in.iiiii.-crit. (Voir Lanson, Hevue d'liist. litt., 1912, II, 301.) (5) Voltaire a Fr6cleric de Hesc-Cassel, 25 Aiiguste 1766. L' Examen important 6lait ecrit depuis 1736. II fut publie a part en 1767. 219 la seule religion qu'on doive professer est celle d'adorer Dieu et d'etre honnete homme . 11 prit un singulier moyen pour envoyer le Recueil necessaire a Paris, line femme qui ne savait meme pas lire, nominee Doiret, en mit quatre-vingts exemplaires avec des feuilles d'autres ouvrages, dans le fond de trois malles, ou elle emportait quelques vieux habits de theatre de Ferney. On avait achete le silence de Dumesrel fils, le commis de la douane de Colonges, ou les malles devaient etre plombees. Mais ce com- mis ne tint pas sa parole; il ouvrit les malles ct y trouva les im- primes. La Doiret pouvait aisement se tirer d'affaire en disant : II n'y a point la de contrebande, je n'ai de vieux papiers impri- mes que pour couvrir de vieilles hardes. Mais elle perdit la tete, s'enfuit au milieu desneiges, et il fallut que Voltaire s'empressat d'intriguer aupres des fermiers generaux pour etoulfer 1'aff'aire; il ne fut content que quand il eut obtenu la destitution du commis si indelicat (1). On etait un peu inquiet de 1'effet qu'allait faire cet arsenal infernal a Paris. Les circonstances n'etaient pas favorables. Quand une bete feroce (le Parlement) a trempe sa langue dans le sang humain, elle ne peut plus s'en passer; cette bete manque d'aliments, disait Diderot a Voltaire (2), et, n'ayant plus de Jesuites a manger, elle va se jeter sur les philosophes... surtout sur celui qui est entre si fierement dans leur edifice de paille et qui a mis le feu de tons cotes. Mais on ne voit pas que le Recueil necessaire ait fait grand scandale. II paraissait encore en 1768 avec \'Evangile de la raison (3). G'elait surement avec I'approbation de Voltaire qu'on publiait en 1765 trois volumes de Melanges (4). Us contenaient la Tole- rance, la Philosophic de I'histoire, puis quelques rapsodies de peu de valeur qui n'avaient pas encore paru, le Pot pourri, le Dia- logue du chapon et de la poularde, etc. C'etait du rabachage, mais le rabachage du plus bel esprit de 1'Europe (o). Voltaire y attacha peu d'importance, declara que Gabriel Cramer les avait imprimes sans Ten prevenir, et raconta, quand ils arriverent a Paris, que c'etait 1'effet d'une singuliere meprise, Cramer ayant (1) Voltaire ;i d'Argcntiil, 23 ileceiubre 1TOG; a DauiilaviHe, 2 fcvrier; ;'i M. de .Montyon, 'J fcvrier 1701. (2) nee', t. xix, p. is:;. (3) enf,'., 18'J'J. (4) \oiiveaux melanr/es philosophiques, historif/ues. critiques, coiuinences par les ("ramer en HG.'j, et dont la dix-neuviriuc parlie nc parut qu'en ITtlJ. Beng., 2212. (;j v Grimm, l.'i iiovi'iiil)! 1 ^ HG.'i. 220 envoye a Paris ces Melanges qu'il destinait a la Hollande et en Hollande des Corneille qu'il voulait adresser a Paris (1). Mais on les y debita tres bien avec ime permission tacite (2). Enfin, La Combe faisait aussi en 1766 un recueil de tout ce que Voltaire avait ecrit sur la poesie (3). L'edition etait bien faite. Voltaire en fut content et il voulut employer La Combe a une oauvre plus utile. II ne s'agissait plus alors de poesie, mais de philosophic; il proposait done a La Combe de reunir par ordre alphabetique tout ce qu'il avait ecrit sur des matieres philoso- phiques et qui avait deja paru dans ses trois nouveaux volumes de Melanges et dans le Dictionnaire p kilo sop hique ;'\\ promettait meme de donner quelques petites additions et une preface (4). II ne semble pas que La Combe ait profile de la proposition. Mais Contant d'Orville realisait cette idee en donnant cette meme annee 1766, sans doute avec le concours de Voltaire, ses Pense'es philo- sophiqucs (5). Au milieu de toutes ces publications incessantes et comme pour attirer encore mieux 1'attention sur lui, arrivaient continuel- lernent a Paris des desaveux, chaque fois qu'on lui attribuait quelqu'une de ces oeuvres, qu'il repandait avec tant de soin. II ecrivait perpetuellement an Mercure, an Journal etranger, au Jour- nal encyclopedique, a Marin, pour desavouer les Recueils, le Dictionnaire philosophiquc, la Philosophic de I'histoire, les Ques- tions sur les Miracles, etc. C'etait chez lui une manie d'ecrire toujours, de toujours imprimer et de desavouer ensuite ce qu'il avait fait (6) . C'est grace a cette ardeur et a cette fecondite que sa royaute litteraire ou plutot philosophique s'etablissait definitivement. En 1750, il etait deja considere comme un genie, mais on n'avait que peu d'egards pour sa personne et on n'aurait pas perrnis un eloge donne i\ ce grand homme, sans y joindre la restriction expresse que c'etait sans approuver la doctrine pernicieuse de (1) Voltniro ;i Damilavillc. 21 fi'-vriur 170(1. (2) Voltaire a La Combe, lei'juillet n<>6. (I!) 1'odlifine dc .M. Mo Voltaire, (icnevc el Paris, La Combe, 2 parties, in-8. Heng., 2217. (i) Voltaire a l'. cc cdlebre anleiir el range's suicanl I'orilre tics matieres. Le faux litre porlait : Voltaire portatif. Mem. seer., 15 juin IHifi, III, 13. Beug., 221(i. (6) Mem. sear., 10 Janvier, 30 aodt 176:;, 13 deccuibre 1166, II, 53, 250; III, 12'i. 221 beaucoup de ses ouvrages . Vers 1708, au contraire, on regar- dait une critique litteraire de Voltaire cornme un libelle diffama- toire et on professait qu'elle ne pouvait etre que Touvrage de la passion et que i'honneur de la nation etait interesse a ne pas laisser insulter en France Thomme par qui la France etait illus- tree (1) . Y1I II est en etfet presque seul a combattre pendant cette pcriode de 1762 a 1768. II fait face partout a la fois, il defend toutes les positions deja prises et il attaque sans relache. Aussi, c'est a peine si Ton peut citer encore quelques-uns de ses lieutenants. II les eclipse tous, il les reduit tous a 1'inaction. Dans les premiers temps Morellet bataillait un peu a ses cotes, comme au temps des Car et des Si. Grace a la protection de Malesherbes, qui lui etait assuree, il pouvait encore faire paraitre en 1762 avec une permission tacite, un petit ouvrage, qui dut faire du bien , comme disait Voltaire. C'etait le Manuel des inquisitews a I'usacje des inqnisileurs d'Espagne et de Portugal ou abrege de I 'ouvrage intitule Directorium inquisitorium compose vers 1358, par Nicolas Eymeric, grand inquisitcur dans le royanme d'Aragon. Le simple expose de ces doctrines suffisait pour revol- ter 1'esprit; il n'y avail meme pas de notes, seulement une pre- face, et cette lecture donnait pour Tintolerance plus d'horreur qu'un traite en forme n'en pouvait exciter (2). En 1765, il faisait une Apologie de la Gazette litteraire. Les directeurs en etaient deux philosophes, Suard et Tabbe Arnaud, qui jouissaient de la protection de M. de Praslin. Aussi, quand un theologieu scrupuleux s'avisa de denoncer a 1'archeveque de Paris certaines propositions dangereuses qu'il y avait trouvees, M.de Praslin, qui eut connaissancede cette denonciation, en fit-il aussitot part aux philosophes et Morellet donna sur les oreilles au denonciateur dans une Apologie de la Gazelle litteraire (3). Voltaire se chargea de la faire imprimer a Geneve, et Praslin natu- (1) .Malesherbes, Mem. sur la /iberte de la presse, p. IN. 12) Morellet, Mem.. 1, 60. Cninin, Janvier i762. i203S. :{. (3) Thieriot ecriv.'iit a Volluiro, le l ei decemlire H(>6, qu on ne pouvait rien lire d'une ineilleiirc dinlectique et d'lnie criliijue plus philosopliif|ue que cet excellent ouvrage . v -?ie d'lnst. lilt., 190!.) rellement en favorisa le debit. Mais Morellet s'occupait plus de questions economiques que de querelles litteraires (1). Quant aux doctrines philosophiques, c'est toujours la Iheorie sceptique et rationaliste de Voltaire qu'on retrouve dans les ou- vrages de ses emules. Le marquis d'Argens qui, depuis 1755, date de la seconde edition de sa Philosophic du bon sens, n'avait rien donne, public en 1764 ses traductions de la Defense du paga- nisme de 1'empereur Julien et de V Ocellus Lucanus. II ne les traduit guere que pour les notes dont il les emaille. C'est encore une critique voltairienne du christianisme, agremenlee de plusieurs propos licencieux. Dans le Julien surtouf , il insistait sur la res- semblance de la mythologie et de 1'Evangile. La raison, affirmait- il, ne peut nous etre d'aucun secours pour croire les verites de la religion, et ces verites sont-elles assez solidement fondees sur la foi seule? D'Argens, d'ailleurs, comme Voltaire, elait plutot deiste, sceptique que malerialiste et athee. Ges ouvrages qu'il faisait imprimer en Allemagne, ou il vivai't a la cour de Frederic, elaient reserves, comme ceux de Voltaire, a la petite Eglise philosophique, et les Parisiens n'en recevaient que peu. Cette prudence leur evitait les condamnations (2). C'etait encore a pen pres la meme doctrine qui elait developpee dans YExamen critique des apologistes donne sous le nom de Freretet qu'on attribue a LevesquedeBurigny (3). On y attaquait vivement le christianisme, mais 1'auteur n'en etait pas athee. 11 montrait, au contraire, qu'avant Jesus-Christ, le monde avail autant de lumieres sur Dieu el que Plalon, notamment, croyait deja a la spiritualite de Tame. Aussi Vollaire, dont le deisme etait assez semblable a celui du prelendu Frerel, atlendail-il YExamen avec impatience, et il se hatait de s'eu faire envoyer trois exemplaires qu'il voulail distribuer Iui-m6me. C'etait tout a fait ce qu'il souhaitait, de bons petits ouvrages bien diabo- li(|ues,savanls, clairs el bien raisonnes , qui ne pouvaienl certes pas convenir a tout le monde, mais qui pouvaient faire beaucoup dc bien aux inities (4). (1) Morellet, Mem., I. l.'il. '2) 220%. 102. Mf.m. seer., 27 novcnihrc 17(51, IF. i:i. (3) S. I., 1766, petit in-8; il circula niantiscrit vcrs 17iO et a sons ii n.'JO. (Lnnson, Hfvue tl'tiist. fill., 1912, II, 297.^ (i Voltaire nu marquis le Villevielle, 26 avril 1766; a Daiuilavillc. 17 mai : a M. dc Hochcfort. I 01 ' juillct; u d'Argcntal, 22 juin. D'Aleiubert a Voltaire-, 26 juiu. 223 C'est pourquoi il se .rejouissait egalement quand on reimpri- mait la Profession de foi du Vicaire Savoyard degage du fatras d'Emile . G'etait le seul ouvrage de Rousseau, qu'il estimat, le seul ou les doctrines des deux philosophes fussent assez sem- blables(l). Et ces doctrines se repandaient de plus en plus. Frederic II Iui-m6me ne dedaignait pas de travailler pour les freres . Les guerres de la succession d'Autriche et de Sept ans rie 1'emp^- chaient pas de philosopher. Deja, en 1760, on avait publie* en France une edition de ses OEuvres, qui avait mis Malesherbes et le gouvernement dans le plus grand embarras ; car il etait egale- ment impossible de condamner le roi de Prusse et d'approuver le Philosophe de Sans-Souci (2). En 1765,c'etait lui encore qui editait un extrait du Dictionnaire de Bayle* oil se retrouvait bien toujours la meme philosophic voltairienne avant la lettre. Frederic avait entrepris cet ouvrage avec la collaboration de d'Argens, apres la paix d'Hubertsbourg, puis avait confie le soin de faire le choix et de revoir les epreuves a Beausobre, qui en avait lui-meme charge Toussaint, et fmalement ce flit Thiebault qui y travailla le plus serieusement (3). L'edition se ressentait un peu de ces collabo- rations successives ; mais c'etait tout de meme une bonne chi- quenaude appliquee sur le nez de I'm/... (4) , et, deux volumes in-octavo se lisant plus facilement que les enormes in-folio de Bayle, son poison se repandait mieux ainsi dans les esprits (5). Cinq ans plus tard, la meme idee etait reprise a nouveau par Robinet. Get auteur, refugie alors en Hollande, y travaillait a la solde des libraires. En 1770, il donnait une rendition de quatre volumes de \ Analyse raisonnee de Bayle, de Tabbe de Marty, aux- quels il ajoutait quatre volumes nouveaux. Nous avons vu com- ment, en 1755, le credit alors tout-puissant de la Compagnie de Jesus avait obtenu la rapide condanmation de VAbrege fait par (1) Voltaire u d'Argental, 2G septembre IT6G. (2) Saillant, de Paris, et Bruyset, de Lyon, entreprenaient en moine temps cette Edition. .Maleslierbes lit lui-meme quelques corrections indispensable*, et les OKuvres 00 livres pour chncun des dix-sept volumes in-folio dc discount el a une somine dc '20000 livres nne t'ois payee (jnnvicr 1771, IX, 214). Kenouillot de F'dbaire (lit d'autre part d;ms son Avis aux gen* de Iftlres, 1770 : AI. 1)"* n'a reru pnr an qii'un inodiqin; salaire de 2^00 livres qui lui 6taient n6ces- siiires pour vivre, tunl que son travnil a dure... il no lui en restc a present que 10(1 pistole* 0<> friiucs, il y a 10000 francs de ses ('parities. (Voir UKnvres de Diderot, edition Assexat et Tourneux, t. XIII, p. 125.) (2) Diderot a .M" Volland, 2, 1'J octohre 1701. XIX, '',. 71. (3) Diderot a Al'ie Volland, 18 aoftl ne.'i, XIX, 168. Grimm. Janvier 1771, IX, 206, M Mtmoires de M' e de Vnndeul. 227 Lc lirelon la vieille d'Houry. C'est peut-etre alors de la mere de Le Breion qn'il en- tend parlor. Car sa nit-re etait hien une demoisolle d'Houry, hllo d'mi lihruirc cclehre. Mais sa riMiime etnit une demoiselle Vaux. l."tlin. p. 103.) (2) A M'ie Volland, 2.'i juillul 176. r i; XIX, 15!>. (3) Mini, tea-., 1'J Janvier 11G2, I, 25. (i) I/iid., HI, 14. Ilacliaumont dil a lort : On les a fail venir aux environs de Paris, de Hollande, oil ils sont iinprimes. (.1) Voltaire a d'Alembert, '> avril \W.'>. (6) Voltaire a Uamilavillr, 12 ni.ii 1760. 229 police de leur envoyer un ordre du roi d'avoir a les lui rapporter. Sartine devait annoncer en meme temps qu'on rendrail, le prix des souscriptions (1). O'n pense bien qu'il ne dut pas en rece- voir beaucoup; c'etait une sage precaution du gouvernement pour prevenir les clameurs du clerge, mais rien de plus (2). line autre satisfaction, qu'on lui donna encore, fut d'arreter ce pauvre Le Breton, qui dut etre singulierement dec,u et affble en voyant I'inutilite de toutes scs prudentes combinaisons. II fut mis a la Bastille ; il cst vrai qu'il n'y demeura que huit jours (3). Malgre toutes ces difficultes, V Encyclopedic avait pu enfin paraitre tout entiere. Ainsi, la grande oeuvre des philosophes etait achevee. Les qualre mille trois cents souscripteurs avaient le Dictionnaire complet. Voltaire le saluait ainsi : L'ouvrage est en general un coup de massue porte au fanatisme... Ne craignons point de repeter ce qu'il est necessaire de savoir ; il y a des choses qu'il faut river dans la tete des liommes a coups redoubles (4). Lui et les encyclopedistes avaient porte assez de ces coups pour que leurs idees fussent bien rivees dans les tetes de leurs contem- porains. Us avaient fourni une rude etape pendant ces vingt ans de travail acharne. Ayant medite d'abord dans le silence, ils avaient ensuite force 1'attention du monde par le vacarme de leurs querelles litteraires, puis ils avaient fini par Tendoctriner tout a fait, en le fournissant sans cesse des oeuvres satiriques, theo- riques ou legeres de Voltaire et en lui oflrant enfin la Somme du dix-huitieme siecle complete et achevee. Ils avaient reussi a faire accepter par I'elite des gens de bon gout et de bonne education les idees nouvelles en matiere de philosophic. On s'en tenait a un deisme vague, a une theorie morale tra- ditionnelle, au mepris de la theologie et de la superstition, a la haine de 1'intolerance, a la rehabilitation et a la glorification de la raison, au rejetdu principe d'autorite. On niait moins qu'on ne doutait; on n'avait pas encore le materialisme intransigeant; et 1'atheisme effrayait. On cherchait a apprendre, on n'affirmait pas encore que 1'on savait. On avait deblaye le terrain sans trop abattre et sans trop oser reconstruire. Vous ne sauriez croire, (1) Saint-Florentin a Sartine, 21 aout 1766, Archives de la Bastille, XII, 476. (2) Cf. Mem. seer., 24 nvril, 111, 25; Voltaire a d'Argental, 12 mai. (3) Nouv. Acrj., 1214, 460; Hai-dy, 23 avril 1766, I, 93. (4) Voltaire a d'Argental, 12 mai 1766. 230 disait encore Voltaire a d'Alembert (1), quels progres la raison a fails dans une partie de 1'Allemagne (et il en etait bien un pen de meme en France). Je ne parle pas des impies, qui embrassent ouvertement le systeme de Spinoza, je parle des honnetes gens, qui n'ont point de principes fixes sur la nature des choses, qui nc savent point ce qui est, mais qui saveni tres bien ce qui n'esl pas; voila mes vrais philosophes. Ce n'est que plus tard que vont venir les esprits plus hardis, plus radicaux, qui vont pousser la doctrine beaucoup plus loin, au risque meme de scandaliser Voltaire. En politique, on n'a encore fait qu'entrevoir les problemes, fixer les principes, constituer les ecoles. (Test plus tard aussi qu'on se passionnera pour ces questions graves, arides, mais urgentes, angoissantes meme. On n'est pas encore parvenu jusqu'aux masses du peuple, qui ne seront jamais veritablement atteintes, du reste, que par ces preoccupations economiques, et non du tout ou tres peu par ces controverses metaphysiques; Voltaire proclame u qu'a 1'egard de la canaille, il ne s'en mele pas (2) . Mais ce qu'on a reussi a faire dans cette periode pour les detacher de leurs croyances, pour transformer leur conception du monde est tout de meme considerable. Evidemment, V Encyclopedic ne louche pas ou & peine la bourgeoisie. Je voudrais bien savoir (fuel mal pent faire un livre qui coute cent ecus, disait Voltaire (3). Jamais vingt volumes in-folio ne feront de revolution; ce sont les petits livres portatifs a trente sous qui sonl acraindre. Si 1'Evan- gile avail coute douze cenls seslerces, jamais la religion chre- tienne ne se serait etablie. Mais, oulre qu'on commence a faire deces petits livres porta- tifs a trente sous (4), et Voltaire le sait mieux qu'aucun autre. puisque telle a ete sa tactique constante pendant ces huitannees, on a reussi a afiaiblir considerablement les autorites, qui diri- geaient le peuple. On a jetedu discredit sur le clerge. Voltaire 1'a si souvent represente cupide,ambitieux,interesse, qu'on se deprend un peu du respect qu'il avait toujours inspire. De plus, on 1'a en partie gagne aux idees nouvelles. Quand (1) Ji nvril 17CC. (2) Voltaire a d'Alembert, 4 juin 1707. 3) A d'Alcmliert, 5 avril 1766. (i) II csl vrni que les condainnations donl ils ^taiont toiijours menaces, en fai- sniont souvent monlcr considerablement les pri.x, et qu'ils n'etaient en sommc ivserves qu'nux initics. 231 1'abbe Yvon revieut de Ilollande en 1762, il se propose d'ecrire une Histoire ecclesiastique, qu'il compte trailer philoso/jhtqrtement, etce projet n'est pas etonnant de la part de 1'ancien collabora- teur de Y Encyclopedic, de I'ancien correcteur de Key; mai ce qui Test davantage, c'est que 1'archeveque, a qui il montre sou plan, n'est nullement effraye du mot (1). En 1764, le chapelain de Chilly fait un livre tres fort contre la religion et a la prevention d'obte- nir un privilege (2). En 1769, un professeur de Toulouse, 1'abbe Audra, parent et ami de Morellet, enseigne publiquement \"His toire ituiverselle et se propose d'en faire un abrege classique (3). II a fait plus, raconte Voltaire (4); il 1'a fait imprimer a 1'usage des colleges avec un privilege. Un vicaire 1'a brulee devant sa porte; le premier president 1'a envoye prendre par deux huissiers ct 1'a menace du cachot en pleine audience. Presque tout le Par. lenient court aux legons de 1'abbe Audra. On ne recommit plus ce corps. Les predicateurs eux-memes font part'ois des sermons philosophiques et parlent plus de morale que de religion, en attendant qu'ils ne traitent plus que d'economie politique. G'est ce qu'on appelle les sermons a la grecque (5). Les pretres, qui sont charges le 25 aout de faire le panegyrique de saint Louis ne font plus qu'un discours historique sur Louis IX (6) , oil ils cherchent a 1'excuser bien plutot qu'a le louer d'avoir fait les croisades. En 1767, 1'abbe Bassinet, en 1769, 1'abbe Le Coustu- rier donnent ainsi a I' Academic dans la chapelle du Louvre de charmantes harangues, qui soulevent des applaudissements (7), et le parti est si puissant que ces panegyriques recoivent 1'appro- bation administrative et sont imprimes, meme presentes au roi (8). Gar Ton s'est servi si habilement du gouvernement, on 1'a si bien assiege de toutes parts, si bien cajole, qu'on 1'a finalement detache du clerge, et qu'on a pu ainsi porter des coups mortels a la grande et implacable ennemie, a 1'Eglise, en attendant qu'on (1) Mem. sea-., G novemhre 1762, I, 156. (2) Nouv. Acq., 1214, 438. (3) Voltaire a 1'abbe Audra, 20 septembre 176!>. (4) Voltaire a d'Alembert, 3 mars 1770. (5) Mem. seer., 1764, II, 51. ^6) Voltaire a d'Alembert, 4 septembre 1767. (7) Mem. seer., 31 aout 1769. (8) C'est Hiballier lui-meme, le farouche docleur de la Sorbonnc, qui autorisa le panegyrique de Le Coupturier. (Brunei, p. 188.) 232 joignit dans une haine commune le despotisme et la supers- tition. L'Eglise, du reste. avait prete le flanc a ces attaques par ses maladresses, ses imprudences et ses abus. Voyons done rapide- ment quel terrain elle a perdu, puisque nos philosophes ont si grandement contribue a Ten chasser et puisqu'ils vont pouvoir tant profiler de la defaite de leurs adversaires. CHAPITRE IX LES ADVERSAIRES DES PHILOSOPHES. AFFAIBLISSEMENT DE LEUR PARTI I. L'expulsion des Jesuites. Leur proces, 1762. La Destruction des Je- suiles de d'Alembert, 1765. II. Diverses condamnations, 1766. III. L'aHaire du Belisaire de Marmontel, 1767. IV. Succes des philosophes. I Le coup le plus sensible porte a la puissance de I'Eglise fut 1'expulsion des Jesuites. Ce n'est assure'ment pas 1'action directe et exclusive des philosophes qui amena leur ruine. Leurs intrigues, leur soif inexlinguible de domination avaient souleve centre eux beaucoup demecontentement dans toutes les classes et dans lous les partis. La fortune de leur Compagnie avail ete si grande au dix-huilieme siecle,qu'ils devaient etre les premiers en butte aux allaques de quiconque cherchait a secouer le joug de 1'autorite. Surtout la faute enorme qu'ils avaient commise en poursuivant le jansenisme avec une passion et une violence, qui n'avaient certes rien de chretien, avail fait de ce parli, mainlenant puis- sant dans la nation et au Parlement, leur adversaire le plus impla- cable. Jamais on ne leur pardonna les ruines de Porl-Uoyal. Les lultes ridicules et pcnibles entre Molinistes el Jansenistes, degra- derent toule la premiere moilie du dix-huilieme siecle, querelles des billets de confession, protestalions des appelanls, exaltations des convulsionnaires, pretendus miracles du diacre Paris. Les philosophes suivaient avec interel ces discussions qui divisaient le parti ennemi centre lui-meme, tantot se rejouissanl de voir leurs adversaires prets a s'enlre-dcchirer, tantot atlristes de ces vaincs et scandaleuses disputes oil s'abaissait Tcspril de la nation. Mais ce ful leur aclion qui determina la chute de la puissante 234 Compagnie. Oui, Monsieur, disait d'Alembert en 1765 (1), dut- on accuser encore la philosophic de chercher a se faire valoir, elle peut se flatter d'avoir eontribue beaucoup a cette grande operation, a la verite d'une maniere sourde et peu eclatante; ceux qui se glorifient d'y avoir eu la plus grande part, ont agi par 1'impression de la lumiere generale que la raison a repandue depuis quelques annees dans presque tous les esprits, et dont plusieurs personnes en place sont aujourd'hui heureusement eclairees. Pour vous en convaincre, voyez, Monsieur, avec quelle amertume on reproche a la philosophic le desastre des Jesuites dans la plupart des apologies qu'on a donnees de ces peres, et meme dans quelques-uns des mandements publics en leur faveur. On connait toutes les peripeties de ce grand drame his- torique. Le premier acte se passa au Portugal oil le marquis de Pombal, voyant tout le mal que les intrigues des Jesuites fai- saient a son pays, profita d'un complot qu'avaient forme certains nobles contre le roi etdont ils etaient complices, pour les deferer au tribunal de 1'Inquisition. Ils furent condamnes; plusieurs d'entre eux, notamment le celebre Malagrida, furent brules dans un auto-da-fe; les autres furent exiles et transported en Italic. Tant de cruaute souleva pourtant Tindignation des philosophes. Le second acte se passa en France. L'occasion de sevir contre eux fut offerte au Parlement par le P. La Valette, qui venait de clore par une faillite de trois millions les operations commer- ciales et le trade d'esclaves qu'il faisait avec les plantations des Antilles. II offrit seulement a ses creanciers de dire la messe pour leur obtenir de Dieu la grace de souffrir chretiennement leur ruine (2) . Les creanciers poursuivirent les Jesuites comme etant solidaires les u-ns des autres. Ceux-ci, surs de triompher, n'userent pas du droit qu'ils avaient de faire evoquer leur cause par le Grand-Conseil ; ils demanderent que le proces fut porte a la Grand'Chambre du Parlement de Paris. C'est ce qui les perdit. Le Parlement etait violemment janseniste et gallican. II demanda communication des statuts de leur Compagnie. La cour ne les soutenait pas; I'opinion publique leur etait manifestement hostile. Tous leursennemisprofitaientde la circonstance pour leur porter (1) D'Alembert, Destruction des Jesuites, p. 103. (2) Hid., p. 50. - 235 quelque coup. Simon, 1'imprimeur du Parlement, editait un recueil fait par les commissaires de tout ce qu'on avail trouve de plus fort dans leurs livres (1). La Chalotais, procureur general du Parlement de Bretagne, faisait un Compte rendu tres philosophique ou il recommandait la destruction des Jesuites, les plus pernicieux des moines, en attendant celledes autres religieux, et Voltaire Ten felicitait chaleureusement (2). Leurs colleges etaient fermes le I" avril 1762, et, le 6 aout suivant, paraissait enfm 1'edit du Parlement, qui prononcait la dissolution de la Societe de Jesus comme favorisant I'arianisme, le socinianisme, le sabellianisme, le nestorianisme... 1'impiete des deistes... 1'epicureisme, et... apprenant aux homines a vivre en betes . Les Jesuites furent secularises, leurs biens alienes et vendus, puis finalement, ils furent exiles. Les philosophies se rejouirent de cette condamnation ; mais leur triomphe ne fut pas insolent. Meme ils eurent pitie de ces pauvres moines vagabonds. Helvetius secourut un Jesuite, qui avait potirtant train son amitie, et Voltaire hebergea le Pere Adam, a Ferney. Ils avaient trop peur d'etre confondus avec la foule delirante des Jansenistes pour se jeter trop vivement dans la mtilee. Ils se contentaient de tirer profit de leur succes. La Chalotais s'empressait de rediger son Plan d 'education national e pour que les philosophes fussent prets a remplacer les colleges des Jesuites (3). Un autre ouvrage fait sur le meme sujet et avec la meme intention paraissait en meme temps. On 1'attribua a Diderot, quoiqu'il ne fut sans doute que d'un professeur janse- niste, J.-B.-L. Oevier (4). II proposait loute une melhode pour enseigner aux enfants la religion, la morale el la physique, les Irois connaissances essentielles, en en etudiant 1'hisloire, c'est- a-dire les faits, la theorie ou les systemes qui en decoulent, et la pratique, c'est-a-clire Tensemble des regies qui sont tirees de ces theories (5). Voltaire ne s'occupa pas directemejit de ce grand proces, dont il devait rire sous cape. Lc bruit courut a Paris (!) N'ouv. Acq.. \\\, l!0i. (2) 17 mai 1162. (3) Mem. seer., ]:j mai HO;!. 1, 239. (4) L'ne lettrc tie Thieriot a Voltnhv, du 2 lovrier llbo, ptihliee pm- M. Caussy Itevite d'h:tt. lit!.., 1908i, luisse entendre (|iie cette attribution est fausse et que 1'ou- vraire, quoique rempli d'exccllenttiS reflexions . etait d'un prut re trt-s attache a #e> idees. (iil Mem. seer.. 21 Janvier. I. lx. : i. La llarpe. t. XVIII. [>. iS. 236 qu'il travaillait a une histoire de 1'expulsion des Jesuites (1). Mais il ne fit rien paraitre. Ce fut d'Alembert qui se charged d'etre en la circonstance le porte-parole du parti. II ecrivit en 1765 une brochure assez plate, assez lourde, oil il faisait une histoire impartiale de la Compagnie. C'est la Des- truction des Jesuites. Le savant secretaire perpetuel de 1'Academie francaise ne \oulut pas se compromettre par un ouvrage de polemique trop vif. Son but etait bien de donner des croqui- gnoles a rinfame , mais en lui demandant pardon de la liberte grande (2) , et en feignant de lui faire beaucoup de reverences. Le but etait surtout d'empeeher que les Jansenistes ne tirassent un trop beau parti de la chute de leurs adversaires. II faisait bien une critique assez juste de 1'esprit d'ambition et de domi- nation de la celebre Compagnie et de ses principes de morale relaches, mais il reconnaissait aussi tres impartialement qu'ils ont souvent ete de grands savants, d'excellents educateurs, et que leurs moeurs etaient tres pures. II racontait enfm 1'histoire de leurs querelles avec les Jansenistes et celle de leur proces, il blamait severement la fureur des Jansenistes et se felicitait de ce que ces luttes intestines et scandaleuses fussent terminees. L'ouvrage, une fois compose et quoique tres modere, fut en- voye a Voltaire pour qu'il le fit imprimer a Geneve (3). Voltaire le confia a Cramer qui le donna a imprimer a son confrere Chirol. Voltaire s'occupa de tout, fit envoyer une lettre de change a d'Alembert pour ses droits d'auteur, hata 1'impression, la fit faire en gros caracteres bien lisibles et corrigea les epreuves. En six semaines le travail fut acheve et le livre envoye a Lyon, a frere Bourgelat, pour etre ensuite dirige sur Paris. D'Alembert etait enchante et declarait qu'il ne ferait plus imprimer en France, refusant de se laisser couper les ongles jusqu'au sang par un censeur , quand il se les coupait deja lui-memede bien pres. On s'attendait a un tres beau succes. Mais Cramer faillit toutgater par une imprudence; il fit partir a Paris quelques exemplaires de la Destruction par des amis au mois de mars. La canaille janse- (\) Metn.wr., 1'J Janvier H(i3, I, 183. ;2) U'Alcmburl a Voltaire, 3 Janvier nc.'i. (3) D'Alcinliort a Volluirc, 3, 2'i j.-uivicr; 20 ni.irs: J, 27 avril; H augiiste. Voltaire a il'AliMiibcrt, '.I, 2'.> juuvicr; l(j mars; 1C avril; 10 augiiste; 4 scptunibre. - Voltaire a Dainilavillc, 11 ddceinhro 17t').'i: 12 janvior; .'i, 20 fevrier; l er avril; 22 njiMi-i.- ITtiti. 237 nienne et jesuitiquc dinsi prevenue cria d'avance centre sa publi- cation et le magistrat la suspendit; on saisit une partie de I'edition a Lyon. Mais, bientot, on se ravisa. Les gens raisonnables trou- verent 1'ouvrage impartial et utile, les amis des Jesuites m6me surent gre a 1'auteur de n'avoir dit de la Societe que le mal qu'elle rueritait. Seuls, les Jansenistes, qui y etaient assez malmenes, se mirent a crier, mais, comme le Parlement y etait traite avec management , ils ne parvinrent pas a le faire condamner. Merlin put le debiter, sans doute avec une permission tacite, en avril (1). Mais d'Alembert avait beau exhaler dans ses lettres sa satisfaction de ces croquignoles , par oil il avait commence, et annoncer qu'il allait continuer par des coups de houssine, des coups de gaule, des coups de baton et meme un coup de stylet, son livre etait trop terne pour qu'il fit grand bruit, et quand, deux ans apres seulement, il voulut en faire faire une seconde edition, Chirol refusa d'en courir le risque, declarant que personne ne s'interessait plus a 1'humiliation des pretres de Baal . D'ailleurs, un livre qui n'etait pas condamnc ne pou- vait guere pretendre aux honneurs de la seconde edition. Cependant Taffaire des Jesuites redevenait un sujet d'actua- lite; on en reparla beaucoup a propos de leur expulsion d'Es pagne. C'etaitleur pays d'origine, celui oil ils furent le plus puis- sants. Mais, la encore, ils abuserent de leur force et furent les instigateurs d'une emeute centre le roi en 1766. Charles III se vengea d'eux en ordonnantsubitement 1'annee suivante de les arre- ter dans toutes ses possessions et de les en bannir. On en deporta six mille en Italie, oil ils errerent longtemps sans trouver d'asile. D'Alembert profita de 1'occasion pour donner encore deux Lettres a M***, conseiller au Parlement de ***, pour servir de supplement a la Destruction des Jesuites. La seconde rendait compte de cette nouvelle affaire d'Espagne; la premiere repondait a quelques objections qu'on avait faites a la Destruction; d'Alembert y re- prenait les memes idees en les accentuant, n'epargnant toujours pas plus les Jansenistes que les Jesuites et se felicitant du triomphe imminent de la raison sur la superstition. II eut encore recours a Voltaire pour la faire imprimer a Geneve et lui envoya ce qu'il appelait ses gants d'Espagne . Ces lettres ne se re- pandirent pas tres facilement; il y en eut peu a Paris. D'A- (1) Mem. seer., 2 avril 116^, II, 189; Nouv. Acq., 1214, 444. 238 - lembert les pretait seulernent a ses amis et sous le sceau du plus grand secret (1). Cette expulsion des Jesuites d'Espagne fut le prelude du der- nier episode de leur triste aventure. Les cours de Madrid, de Parme et de Paris s'entendirent pour demander au pape la dis- solution de leur Societe. Clement XIII s'y refusa toujours. Mais a sa mort, en 1769, les Bourbons firent elire au conclave Ganga- nelli, sous la condition qu'il promit de condamner les Jesuites. En 1773, apres de longs atermoiements, le bref de suppression etait signe par Clement XIV. II Ce fut un grand affaiblissement pour le parti antiphiloso- phique que cette defaite des Jesuites. Le clerge, comme le Parle- ment, en etait trop occupe pour veiller a la defense de la foi. Les philosophes avaient beau jeu. Us avaient si bien deconsidere, bafoue leurs ennemis que ceux-ci n'osaient plus les condamner ou que, s'ils 1'osaient, ils ne reussissaient qu'a s'attirer des quo- libets . En 1769, on ne se genait pas pour tympaniser un mandemcnt de 1'archeve'que de Lyon, qu'on estimait un pen ca- pucinal (2) . Les condamnations n'etaient, d'ailleurs, pas tres frequentes. Elles venaient comme par crise. Presque tous les ouvrages de Voltaire, dont nous avons parle, quelque dangereux qu'ils fussent, eehapperent aux foudres du Parlement et du clerge". Pourtant en 1765, quand 1'affaire des Jesuites fut un peu oubliec, on s'avisa de part et d'autre de faire comme une revision des ouvrages con- damnables qui avaient paru pendant le grand proces. Le Parle- ment fit, le 19 mars, un amH contre le Dictionnaire philosophiqw portatifel les Lettres ecritcsde la Montagne(3). Omer Joly de Fleury, (1) M6m. seer., 7 juin 17(i8, XVIII, :t7G. D'Alcmbert ;i Voltaire, ft juillct 1767. D'Alcnibcrl a Mainline!. 22 juin 1767. Corresp. intdite, p. . r i'J. (2) Mini, seer., 22 CCvrior 1769, IV, 230. (3) L'arr6t fut rcndn < tout.es les rhumhrc? nsscinblces (12i niiigislrats presents Celte procedure extraordinaire n'cul lieu qu'a causo du trois lihellos religicux dirigds rontrc le Parlement, qui etaient condiiuiues cu incmc temps que les deux ouvrugos dc Voltaire et dc lloiifi^eau. (Voir Lnnson, (Juelqucs documents intdits... snr In 'ondainnntion dm Lellres tie la Montfir/m-. Ann. J.-J. Rniisseau, I er vol., ct les docu- iiicnta do la Collection .lolv do Floury, dossier 4 .'57(5. vol. 'Ml. f- 98-153.) 239 qui allait etre bientot remplace comme avocat general par Se- guier, fit un de ses derniers requisitoires, et s'attira, comme dc coutume, les sarcasmes de ses adversaires. Comme pour bien montrer le peu de discernement qu'on mettait dans ces arrets, on condamnait ie meme jour que ces ouvrages des deux plus grands philosophes du siecle, trois libelles obscurs et fana- tiques : YAvis important, le Cosmopolite et les Reflexions impor- tantes, qui deparaient cette apotheose (1) . Le clerge, qui s'assemblait vers le meme temps, voulutfaire un holocauste plus complet et choisit mieux ses victimes. Ses Actes commencaient par la condamnation de quantite d'ouvrages que peu de ces saints prelats etaient en etat d'entendre : le Diction- naire philosophique, {'Encyclopedic, Y Esprit t YEmile, le Contrat social, etc. C'etait proscrire en quelque sorte d'un coup de plume toute la France litteraire (2). Mais cette condamnation ne pou- vait pas faire grande impression sur le public. On ne 1'avait que difficilement : elle etait condamnee elle-meme par le Parlement : car elle contenait, outre ces designations d'ouvrages dangereux. une declaration sur la bulle Unigenitus et sur la doctrine des deux puissances; tant etaient confuses ces attributions de pou- voirs, tant etaient contradictoires des decisions qui auraient du se renforcer. Les philosophes pouvaient bien railler tant d'inco- herence, et Voltaire ne s'en faisait pas faute; il ecrivait alors, apres cette declaration de 1'Assemblee du clerge, son spirituel Mandement de Mgr l'(ircheveque de Novogorod (3). Dans d'autres mandernents plus authentiques que ceux de Voltaire, dans des lettres pastorales, dans des oraisons funebres, les eveques avaient accoutume de faire une sortie centre les phi- losophes. C'est ce qu'on appelait le point d'orgue des eveques, d'apres 1'expression qui servait a designer le temps d'arret par lequel les chanteurs italiens faisaient remarquer les passages oil ils montraient leur savoir-faire. La mort du Dauphin (en 1766), qui etait connu pour sa devotion et sa haine des philosophes, fut une belle occasion pour les points d'orgue (4). Telles etaient les (1) Mtm. seer., 21 mars 1765, II, 184. Cf. Grimm, avril 1765, IV, 252, et Collection Joly de Fleury, dossier 4576, vol. 397, f 112; Lettre de Sartine a Joly de Fleury, ilonnant des renseignements sur les individus a poursuivre. Voir Lanson, Ann. J.-J. Rousseau, 1, p. 129. (2) Grimm, 15 novemhre 1765, VI, 411. Mem. seer., 18 septembre 176o, II, 2o8. (3) S. 1. n. d. (1765), in-8, 21 p., Beng., 1712. '-t) Grimm, 1" avril 1766. VII, p. 4. 240 mesquines satisfactions et les revanches inefficaces auxquelles se compiaisait, a defaut d'action plus serieuse, le parti catholique. [II L'annt'e suivante pourtant, il tenta de resister reellement, mais il le fit si maladroitement, qu'il ne reussit qu'a se couvrir de ridicule. A propos d'un livre bien fade et insignifiant, le Beli- saire de Marmontel, a cause d'un chapitre qu'il contenait sur la tolerance, on fit, ou plutot on voulut faire une condamnation sen- sationnelle, dont 1'echec lamentable montre bien I'impuissance et le discredit, dans lesquels etaient tombees les autorites char- gees de surveiller la presse. Marmontel etait de"j?i connu par ses Contes moraitx, qu'il avait publics en 1761 ot en 1765 avec permission tacite, puis avec pri- vilege. Le siicces en avait ete assez considerable et allait toujours grandissant. Les premieres editions avaient commence a 1'enri- chir (1). Us etaient pourtant bien fades, bien litteraires, bien bavards ; mais ils etaient empreints d'une douce philosophic attendrissante et vertueuse, qui avait mis le genre a la mode et inspire m6me des imitateurs (2). Encourage par ces succes, Marmontel ecrivit une sorte de roman semblable sur Belisaire. C'etait une suite de longues dissertations entre le vieux general aveugle et Tempereur ingrat qui 1'avait disgracie, sur des lieux communs de morale. Mais, pour se conformer au gout du jour, Marmontel avait choisi le principe de la tolerance comme sujet a une de ces dissertations. Repreriant une idee chere a Voltaire sur le salut des paiens, il faisait dire a son Belisaire : Je ne puis me re*soudre a croire qu'entre mon ame et celle d'Aristide, de Marc-Aurele et de Caton, il y ait un eternel abime, et, si je le croyais, je sens que j'en aimerais moins I'Etre excellent qui nous a fails ; puis il lui faisait prononccr toute une conference sur la necessite pour les princes de ne pas se meler des querelles the'o- logiques et concluait : Le fanatisme n'est le plus souvent que 1'envie, la cupidite, 1'orgueil, 1'ambition, la haine, la vengeance, (1) Marmontel, Mfm., 1, 210; Grimm, 15 diccmbre 116J. (2) Bastiilc et l.a Dixmerie. 241 qui s'exercent au nom du ciel, et voila de quels dieux un souve- rain credule et violent se rend 1'implacable ministre! Marmontel avail deja compose son Belisaire depuis quelquc temps, il 1'avait meme lu a 1'assemblee extraordinaire que tint 1'Aca- demieen 1'honneur du prince hereditaire de Brunswick, quand il se decida, en 1767, a le faire imprimer. Mais sa situation litte- raire et mondaine etait trop bien etablie pour qu'il consentit a la risquer, sans avoir pris toutes les precautions possibles : et il suf- fisait d'un expose aussi anodin du principe de la tolerance pour qu'il Cut difficile d'eviterles trois ecueils du Parlement, de la cour et de la Sorbonne(l). Marmontel agit avec methode et voulut d'abord se gagner le Parlement, oil 1'abbe Terray, qui n'etait pas encore au ministere, avail une grande influence : il alia done avec M pe Gaulard, une amie commune, passer quelque temps chez Terray, a sa terre de La Molle, el Ton pense que nulle visile ne fut moins desinteres- see. II commenca par lire son Belisaire a son hole, et il nous avoue lui-meme modestement, ce que nous avons quelque peine a croire aujourd'hui, que 1'abbe, quoique naturellernent pen sensible, le fut a cette lecture . Profitant de ce succes, il lui confia qu'il apprehendait quelque hostilite de la part de la Sor- bonne et lui demanda s'il croyait que le Parlement condamnat son livre dans le cas qu'il fut censure. Terray 1'assura que le Par- lement ne se melerait point de cette affaire et lui promit d'etre son defenseur si quelqu'un 1'attaquait . Garde ainsi du cote du Parlement, Marmontel travailla a se rendre la cour favorable. La chose etait plus delicate. Sa protectrice de jaclis, la marquise de Pompadour, etait morte depuis bientot quatre ans et il n'avait aucun e reussit ; la premiere edition etait rapidement ('puisee et fut immediatement suivie de deux autres.'En trois mois on en avail vendu neuf mille exemplaires. C'est qu'il y avail ce fameux chapitre XV, que toul le monde voulail avoir lu ; on pretendit y voir des allusions et on en fit aussitot des appli- cations malignes. Voltaire, des qu'il ree,ut le livre, se jeta, par un heureux instinct, sur ce chapitre de la tolerance . II en fut si enleve qu'il demanda immediatement a Damilaville d'aller acheter a son compte un exemplaire complet de ses OEuvrcs cliez Merlin, de le faire relier et de le presenter de sa part a Mar- montel (5). (1) Mtm. *ecr., 10 avril 1767, III, 187. (2) Mtm. .ecr., 13 fevrier 1767, III, 157. (3) Gazelle la main tie Mnrin an comic Assoliuski, 16 fevrier 1767. (Bilil. Ville ile Paris.) (1) Jnurn., fev. 1767, III, 128. (">) Voltaire a Damiluville, 16 fevrier 1767. 243 Malgre cet enthousiasme, il est vraisemblable que 1'ouvrage aurait etc bientot oublie, si la Sorbonne n'avait eu 1'insigne mala- dresse de s'en meler, pour le plus grand desavantage de sa propre cause et de celle qu'elle defendait. On ne voit pas trop ce qui la decida a agir ; car Voltaire avail deja dit vingt fois et cent fois mieux que cet aveugle que Marc-Aurele, Trajan et Antonin de- vraient bien tenir un coin dans le ciel des pai'ens(l) . Mais le succes de Belisaire excita le zele des sages maitres. Soit de sa propre initiative, soil sur 1'invitation de la cour, la Sorbonne s'en preoccupa des le mois de fevrier. Aussitot 1'emotion souleveo fut grande. Le bruit courait que le privilege allait etre casse, que 1'archeveque de Paris se dispo- sait a tonner contre les maximes de 1'auteur par un mandement, que la Faculte de theologie allait les proscrire par une censure publique{2) . Marmontel, loin d'etre effraye de tout ce bruit, s'en rejouissait tranquillement, pensant que tant de condamnations allaient don- ner a son livre une renommee que son seul merite ne lui aurait peut-etre pas value ; il jugea que son role etait de ne paraitre ni faible ni mutin et de gagner du temps (3) . Aussi, quand 1'arche- veque, inspire sans doute par un certain M. Vial, son homme de confiance, et compatriote de Marmontel, proposa a ce dernier de s'arranger avec lui pour terminer 1'affaire, il se montra tres docile et promit de faire toutes les retractations et professions de foi que Ton voudrait, de signer la constitution, le formulaire, etc. Des conferences eurentlieu a Conflans, ouMgr de Beaumont tenta de concilier le farouche Riballier et le docile Marmontel. Mais comme Tun ne voulait pas demordre de ses principes d'intole- rance, auxquels 1'autre etait decidement oppose, ils ne purent s'entendre. Au primd mensis de mars, Riballier rendit compte du /? 174. (3) Arch. Nat., MM, 258, f 118. (4) Mem. seer., 24 juin, HI, 2i5. 246 Au debut de juin, les deputes arriverent a soumettre un projet de censure a la Sorbonne, qui en deliberait pendant tout le mois. Enfin, le 26, elle approuvait les quatre articles de la censure dont elle ordonnait 1'impression en latin et en francais (1). Mais il y fallait encore mettre la derniere main, et pendant que les deputes y travaillaient, de nouvelles difficultes surgirent. Le zele des docteurs les avait entraine's trop loin. Us avaient etendu leur principe de ['intolerance religieuse a I'administration civile. Le gouvernement maintenant se trouvait compromis et ne voulait pas que la censure fut publiee. Des negociations etaient entamees entre la Sorbonne et le Par- lement. La censure etait communiqueeau Premier President. Les deputes etaient obliges de se declarer prets a faire les corrections qu'on jugerait utiles et la Sorbonne promettait de ne plus parler de Belisaire (2). Le syndic, qui voulait seulement lire sa preface au primd mensis d'aout, se soumettait et ne disait rien (3). Les memoires et les conferences se multipliaient ; finalement, comme la cour etait a Fontainebleau et le Parlementen conge, on decida d'attendre la rentree des Charnbres et le retour de Fontaine- bleau (4). Mais en juillet, une nouvelle, bien soigneusement repandue a Paris par tous les amis de Voltaire, achevait de rendre la Sor- bonne tout a fait meprisable . S. M. 1'Imperatrice de Russie, voyageant en Asic, avait daigne s'amuser dans ses loisirs avecles seigneurs de sa suite a traduire Belisaire en russe, et on impri- mait cette traduction a Casan. La tsarine elle-meme le mandait a Voltaire (5). Que pouvait bien signifier une censure de ces chats fourre's de Sorbonne, quand on avait un temoignage aussi eclatant de la grande Catherine? Elle n'etait pas la seule d'ailleurs a approuver Belisaire a 1'etranger. On ecrivait de Vienne que LL. MM. Impe'riales, ayant honore ce livre de leur estime, il s'imprimait en Autriche, quoiqu'on y sut tres bien ce qui se pas- sait a Paris (6). (1) Arch. Nat., MM, 2o8, f 178. (2) Coll. Joly de Fleury, vol. 423, f 35. <3) Arch. Nat., MM, 258, f<> 182. (4) Coll. Joly d: Fleury, vol. 423, f 36. (5) Voltaire a Damilaville, 22 juillet. (6) Voltaire a Mnrtnontel, 7 aiigusle; Cf. 21 augtiste 1768. (Cette lettre,pulliee par M. Caussy dans le Correspondant dii 2. r i nout 1911, est certaineiuent uial ilatee en 1764.) 247 Justement Voltaire etait denouveau excite centre la Sorbonne. L'abbe Coger, le second de Riballier, avait publie un Examen de Belisaire, oil il attribuait a Voltaire le poeme sur la Religion (Loi) Naturelle et le Dictionnaire philosophique . On sait la fureur de Voltaire, sitot qu'on 1'accusait d'avoir fait un ouvrage qu'il avait desavoue. II ne cessait de protester, et son ressentiment centre les Coger, les Riballier et les autres ne faisait qu'augmenter. En octobreil lancait a Paris la Lettre de Gerofle (son valet), Coger (1); il promettait a Marmontel son concours encore plus actif, quand sa sante lui redonnerait quelque force. Enfin, on avait decide, pour frapper encore davantage le public, de reunir toutes ces productions ephemeres de Voltaire, Turgot, Marmontel en un volume intitule Pieces relatives a Belisaire (2). On 1'avait fait im- primer a Geneve avec la mention Amsterdam, et a Saint-Quentin chez un imprimeur clandestin nomme Gaubry; et on le distribuait prudemment. D'Argental, d'Alembert, Damilaville et 1'abbe Morellet le deposaient eux-memes par petits paquets de six ou douze exemplaireschez despersonnes de leur connaissance,quiles vendaientensuite. Le suisse deM.d'Argental en distribuait aux col- porteurs qu'il connaissait. Ceux-ci en trouvaient aussi chez Merlin, qui en avait recu un certain nombre de Damilaville. 11 en avait toute une provision qu'il cachait soigneusement dans sa cuisine (3). Le public, qui voyait la Sorbonne ridiculisee de toutes ma- nieres, meprisee par les cours etrangeres, en opposition m6me avec le gouvernement, etait tout favorable au parti encyclope- diste dans cette affaire. Marmontel, qui s'etait refugie a Spa et voyageait en Allemagne pendant toute cette alerte, etait plei- nement victorieux ; il ne lui manquait plus pour l'6tre encore davantage que d'etre officiellement et publiquement condamne par la Sorbonne. Les sages maitres furent assez fous pour lacher ce decret (4) . Le 1" decembre la censure de la Kaculte de theologie parut enfm. Elle for mail un volume in-quarto fran- cais et latin de cent vingt-trois pages(o).Elle ne condamnait plus que quinze propositions au lieu de trente-sept; et tout le passage sur I'intolerance civile avait ete completement refondu. En effet (1) Beng., n 174o. (2) Ibid., n 1900. (3) Nouv. Acq., 1214, 510, 519. (4) Mem. seer., l ei- septeiubre, III, 243. Voltaire a Damilaville, M novembre. (5) Arch. Nat., AD"i, 26, f<> 47, et 22098, 97. Elle n'est copie'e dans les registres de la Sorbonne qu'au mois de fevrier 1768 (Arch. Nat., MM, 238, f 200-278). 248 le gouvernemenl, qui avail suspendu la censure depuis le mois do juin, avail imagine de mander les gens du roi el les avail pries dc corriger ce qui le blessail. Puis on avail exige de Riballier, homme devoue a la cour, qu'il fil passer les corrections. Celui-ci gagna si bien les commissaires que sur quinze, un seul prolesta et nne censure parul ainsi, qui n'avail plus rien de commun avec la verilable censure de la Sorbonne, mais qui elail conforme aux senlimenls du gouvernement Aussilol les sages mailres s'emu- renl el firenl de vifs reproches au syndic el aux commissaires a leur reunion du 4 decembre. Mais Riballier les calma, oblinl que la deliberalion ful renvoyee au mois suivanl, puis lira aussilol une letlre de cachel pour leur prouver qu'ils avaienl d'aulanl mieux fail de surseoir qu'il avail des ordres superieurs pour arreler loule deliberalion (i) . La publicalion de celle censure Ironquee mellait 1'archeveque dans le plus grand embarras; son mandement elail prel depuis longlemps, el il ne voulail pas parailre en conlradiclion avec la Sorbonne (2). Cependanl les philosophes prenaienl plaisir a aug- menler le Irouble de ces pauvres docleurs. Marmonlel faisail mellre dans les peliles affiches qu'il avail perdu son porlefeuille el, quelques jours apres, qu'on le lui avail renvoye. Mais enlre lemps paraissail imprime un recueil de lellres de I'lmperalrice de Russie, du Roi de Pologne, du Prince royal de Suede qui Irai- laienl les sages mailres comme des cuislres (3) . Quanl a Vollaire, il envoyail une pelile reponse calegorique au sieur Coger ou il demandail qu'on renfermal ce regenl de college dans une maison qui ne s'appelail pas college. Mais c'etaienl la mainlenanl les derniers coups egares de la balaille. Le gouvernemenl ordonnail qu'on cessat le feu ; el eel ordre ne s'adressail pas a ces pauvres philosophes persecules par 1'inquisilion franchise el qui ne se plaignaient plus Irop mainlenanl, lous les succes elanl pour eux, mais aux docleurs, furieux de leur echec el de la fac.on donl on les avail bernes. Au primd mensis de Janvier, Riballier avail une lellre de cachel, qui defendail loule deliberalion sur Belisaire el le doyen Xaupy avail ordre de s'y opposer absolu- menl (4). Les sages mailres, qui flairaienl sans doule le coup, (1) Mdm. seer., 10 decembre HG7, III, 293. (2) Hardy, 3 decembro, 1^140, et Mew. seer., 10 decembre, III, 293. (3) Mtm. seci'., Ill, 295. (4) Mtm. seer., 3 Janvier 1768, III. 304. 249 deciderent de renvoyer la discussion. Cependant on debitait tou- jours, commerefletant 1'opinion delaFaculte, cette censure contre laquelle on lui defendait de protester. Elle ne put qu'enregistrer, le 18 Janvier 1768, la lettre de cachet du roi.et declarer que 1'ad- dition sur les deux pouvoirs n'etait pas son ouvrage, s'abstenant neanmoins de dire son sentiment sur le fonds de cette addition. Le 3 fevrier on lut une letlre de Saint-Florentin au syndic inter- disant de plus deliberer sur la censure de Belisaire; la Sorbonne continua pourtant de s'en occuper dans des assemblies particu- lieres; mais on n'en parla plus aux primd mensis (1). La partie etait bien perdue. L'archeveque, qui avail son man- dement tout imprime (2), se decida a le faire lire au prone le I" fevrier. On le jugea assez modere. Mais le mandemenl,comme la censure, etait conspue par tout le monde (3). La censure etait bien affichee un peu par-tout a Paris. Quand Marmontel revint d'Allemagne, il la trouva a la porte de 1'Academie et a celle de .M mo Geoflrin, chez qui ildemeurait; mais il semblait que les suisses du Louvre se fussent entendus pour essuyer leurs balais a cette pancarte. On prevint Marmontel de se tenir tranquille et Belisaire continua de s'imprimer et de se vendre avec privilege du roi (4) . C'etait maintenant un ouvrage celebre que les impri- meurs clandestins recherchaient. En mai 1768, la femme de ce Gaubry, qui avail imprime les Pieces relatives, vint a Paris pour chercher du travail; elle acheta un exemplaire a Merlin et le fit imprimer par son mari, a 1'insu de Merlin, qui fut oblige d'ac- cepter ensuite 1'edition, ne voulant pas voir Touvrage paraitre ailleurs que chez lui. Cette affaire faillit meme le brouiller avec Marmontel, car la femme Gaubry annonca malignement a celui-ci cette nouvelle edition dont il n'avait pas ete prevenu (5). IV La Sorbonne fut desormais tout a fait deconsideree. Elle etait couverte d'un ridicule et d'un opprobre eternels; elle etait (1) Mem. nee,:, 1 1, 19 Janvier, 9 fevrier HOS, .11, 311-331. (2) 22099, 8. (:j) Voltaire y repomlit aussitot par la Leltte i/e I'archevtque de Cantoricry a I'archeveque de I'aris Dinars IKJS. Beng., 11 n.'6 . (1) .Marmontel, Me'moires, p. 285. (.">) Xouv. Acq., 121i, j36. 250 lombee precisement au niveau de Freron (1). Elle ne se mela plus de condamner. Elle prenait des moyens plus delournes, mais noil pas plus hcureux pour attaquer ses adversaires. En 1772, elle proposa comme sujet d'eloquencc latine pour son prix an- nuel : Non magis Deo quam regibus infensa est ista qua? vocatur hodie philosophia. Ge beau latin, traduit litteralement, comme le remarquait d'Alemberf, veut dire que la philosophic n'esl pas plus ennemie dc Dieu que des rois, ce qui signifie en bon fran- cais qu'elle n'est ennemie ni des uns ni des autres. Beau sujet de plaisanteries entre Bertrand et Raton (Voltaire et d'Alembert) et Bertrand, tonjours habile a saisir les bonnes occasions, con- seillait vivement a Raton de faire une nouvelle addition a sa Destruction des Jesuites et de prouver : 1 que cette qu'on nomme aujourd'hui Iheologie etait ennemie des rois, et 2 qu'elle etail ennemie de Dieu parce qu'elle en faisait un etre absurde, atroce, ridicule et odieux (2) . Cette affaire de Be'lisaire avail en effet porte a la Faculte un coup dontelle ne se releva pas, eU-'etait la philosophic qui reli- rait tous les avantages du discredit, oil etait lombee son ennemie. Voltaire ecrivil a d'Alemberl au moment meme ou elle lancait son Imliculus : Dieu maintienne votre Sorbonne dans la fange 011 elle barbotc! La gueuse a rendu un service bien essentiel a la philosophic. On commence a ouvrir les yeux d un bout de I'Europc a 1'autre. Le fanatisme, qui sent son avilissement, et qui implore le bras de 1'aulorite, fail malgre lui 1'aveu de sa defaile. Les Jesuiles cliasses partout, les eveques de Pologne forces d'etre tolerants, lesouvragcs de Bolingbrokc, de Frerelclde Boulanger, rcpandus partoul, soul, autant dc triomphes de la raison. Benis- sons cette heureuse revolution qui s'est faite dans Tesprit de tous les honnetes gens depuis quinxe ou vingl annees : elle a passe mes esperances (3). El de fail, quand Ic Parlcmenl d'Abbevillc condamnait el fai- sail cxeculeren 1770 le chevalier de La Barre, Vollaire parvenait sans peine a soulevcr rindignalion publique contre ce crime du fanatisme ,qui etait bien Tun des derniers, oil il osat s'avenlurcr. Car le parti philosophique etait maintenanl une puissance re- (1) Voltaire ;i .Miinuonlcl. -1\ aiigustc 1161, p. p. .M. C.nu*ty (Correspondant, >'.> aout i!)llj. C2) D'Aluinbcrl a Vollaire, -2(> ilcn>iulir: l"-2 : Vollaire ad'Ak-inhcrl, 12 fcvricr 11*:!. :i) Voltaire a d'Aleuiburt, Ijuin \K\~i. doutable dans la nation. L'Academie lui etait presque entierement gagnee, et, quoique Voltaire n'eut pas reussi a y faire entrer Diderot, comme il s'etait mis en tete de le faire vers 1760, les grands chefs du parti siegeaient tous parmi les Quarante. Leurs premieres victoires avaient ete les elections de Voltaire et de Duclos en 1746, puis de d'Alembert en 1754 et celle de Duclos en 1755 a la charge de secretaire perpetuel. Us avaient reussi a remplacer peu a peu les grands seigneurs ou les minislres, qui avaient envahi 1' Academic, par de veritables hommes de lettres, c'est-a-dire le plus souvent pardes philosophes. 11s se mettaient peu a peu a y travailler pour la cause, lisant des discours ou proposant des prix de litterature sur des sujets philosophiques, que Thomas savait toujours trailer avec succes. Apres la crise de 1760, qui avait affirme leur victoire, ils avaient gagne plusieurs sieges; et la deja, 1'election assez difficile de Marmontel, en 1763, avait marque la date d'une conquete definitive des philosophes. Desormais tous les nouveaux elus etaient du parti, Thomas, 1767, Condillac, 1768, Saint-Lambert et Lomenie de Brienne, 1770, puis en 1771 le prince de Beauveau, Gaillard, 1'abbe Arnaud (1). La majorite de 1'Academie est alors nettement encyclopediste. Quand Duclos meurt en 1772, malgre 1'opposition de Richelieu et de la cour, c'est d'Alembert qui est elu secretaire perpetuel et pendant douze ans il regentera 1' Academic. Duclos avait ete modere, il fut agressif. Son ardeur etait d'ailleurs assez inutile; presque tous ses collegues etaient desormais de son parti. En dehors de 1'Academie, les philosophes avaient d'autres cenacles ou ils tenaient leurs assises. Les salons litteraires etaient devenus de veritables organismes politiques. Voici les Annonces et bans que Diderot publiait le 1" Janvier 1770 : Soeur Necker fait savoir qu'elle donnera toujours a diner les vendredis; 1'eglise s'y rendra parce qu'elle fait cas de sa personne et de celle de son epoux; elle voudrait pouvoir en dire autantde soncuisinier. Sceur de Lespinasse fait savoir que sa fortune ne lui permet pas d'offrir ni a diner, ni a souper, et qu'elle n'en a pas moins d'envie de recevoir chez elle les freres qui voudront y venir dige- rer. L'eglise m'ordonne de dire qu'elle s'y rendra et que, quand on a autant d'esprit et de merite, on peut se passer de beaute et de fortune. (1) II n'y eut pas d'election entre 1763 et 1167. (Voir Brunei, les Pliilosopkes el 1'Academie.} 252 Mere Geoffrin fait savoir qu'elle renouvelle les defenses et lois prohibitives des annees precedentes et qu'il ne sera pas plus permis que par le passe de parler chez elle ni d'affaires inte- rieures, ni d'affaires exterieures; ni d'affaires de la cour, ni d'af- faires de la ville; ni d'affaires du Nord, ni d'affaires du Midi; ni d'affaires d'Orient, ni d'affaires d'Occident; ni de politique, ni de finances; ni de paix, ni de guerre; ni de religion, ni de gouverne- ment, ni de theologie, ni de metaphysique, ni de grammaire, ni de musique, ni en general d'aucune matiere que ce soit... L'eglise, considerant que le silence, et notamment sur les matieres dont il est question, n'est pas son fort, promet d'obeir autant qu'elle y sera contrainte par forme de violence (1). Grace a 1'influence de ces salons, la philosophic gagnait pen a peu les gens du monde; elle devenait de plus en plus a la mode. Voltaire pouvait continuer a ecrire ses mille petits ouvrages im- pies; il etait assure de trouver des lecteurs parmi les fideles de 1'eglise. Et, pendant que d'autres entraient en scene et pous- saient jusqu'a leurs dernieres consequences les principes de la philosophie nouvelle, il allait sans relache se remettre a amuser et a instruire ses disciples, dont le nombre grossissait chaque jour davantage. 1) Grimm, XIII, 437. CHAPITRE X LA MANUFACTURE DE FERNEY (1768-1774) I. Ouvrages litteraires et legers de Voltaire : Les Guehres, 1769. Le Diner ilu comte de Boulainvilliers, 1767. La Canonisation de saint Cucufin, 1768, etc. II. Ouvrages plus philosophiques : JJieu et les homines, 1769. Tout en Dieu. Les adorateurs. III. Les Recueils. Les editions completes de ses OEuvres, 1768-1777, in-quarto, Cramer; 1775, in-octavo, Cramer et Bardin. IV. L 1 'Encyclopedic de Panc- koucke. Sa condemnation. Les Questions sur ^Encyclopedic de Vol- taire. Publication du Supplement de Panckoucke. I Pendant les dernieres annees du regne de Louis XV, Voltaire continua avec le meme acharnement sa lutte centre Finfame . 11 n'allait plus etre seul, et meme il allait etre depasse. Ses adver- saires, d'autre part, etaient bien aflaiblis et il aurait presque pu gouter en paix les plaisirs de la victoire. Mais il voulait encore porter quelques coups a son ennemie. Cette polemique etait devenue chez lui comme une habitude. La liste est longue des ouvrages qu'il donnait vers 1768-69. Cache sous les pseudonymes les plus varies, on savait le reconnaitre a son style, a son esprit, et on 1'accueillait toujours avec plaisir, quelque rebattues que fussent ses idees. Tan tot c'etait une tragedie qu'il ecrivait ainsi pour illustrer ses theories par des exemples. Les Guebres prechaient encore la tolerance et la haine du fanatisme (1), et une preface explicative {!) On conuait riutriguc d: cette tragedie qui est assex compliquee, comme lo sont souvent les pieces de Voltaire. Des pretres de IMuton veuk-nt inimoler a leur faiiatisine une jeune lille guehre, Arzame, coupable du crime allreux de profcsser le deisine le plus pur et de refuser de sacritier aux idoles paiennt-s. Le tribun roiuain declare sa volonte de I'epouser pour la sauver. .Mais la jenne lille, etant (ittebre, est deja inariee a son frere Arzainon. D'oii des couiplicalioiis et des situations palhe- tiques, jusqu'a ce qu'on decouvre enfiu <|ue le tribun est le perc d'Arzauion, et f[ii'uin&i leur uiariage est tres naturcl. Les p re I res sanguinnires sont punis par Arzainon. qui 254 - ne laissait aucun doute sur les intentions de leur auteur, im pre- tendu Desmahis (1). .Car Voltaire, quifaisaitalorsl'T/w/ozredM Siecle de Louis XV et YHistoire du Parlement, profitait de ces alibis pour desavouer avec assez de vraisemblance cette tragedie philoso- phique. II avail bien 1'espoir de la faire jouer, et de fait, il y en eut quelques representations en province. Mais elle ne fut pas acceptee a la Comedie-Francaise, et il dut se contenter de deux editions faites, Tune par Cramer et 1'autre par La Combe, a Paris, au profit de Marin et sous la surveillance de Sartine lui-meme (2). Tanlot il amusait son fidele public par quelque ouvrage leger et piquant. Tel, ce Diner du comtc de Boiilainvilliers (3), qu'il fai- sait paraitre sous le nom de M. de Saint-Hyacinthe, officier de dragons. C'est un dialogue entre un abbe, Freret, le comte et la comtesse de Boulainvilliers. Tous les arguments ordinaires contre la religion y sont passes en revue : critique des miracles, des propheties, de I'histoire du christianisme, qui ne s'est etabli que grace aux fraudes de la superstition, an fanatisme et a la perse- cution. La philosophic y est de'fmie, 1'amour eclaire de la sagesse soutenu par 1'amour de TEtre eternel, remunerateur de la vertu etvengeur du crime , et c'est ce deisme moral que 1'abbe finis- sait par confesser apres avoir abandonne un a un tous ses dogmes. Selon son habitude, Voltaire fut tres prudent pour publier son ouvrage. II n'en envoya d'abord qu'un, puis trois ou quatre exem- plaires, qui passaient aussitot de mains en mains avec une rapi- dile etonnante. On n'hesitait pas a faire recopier les soixante pages serrees et de caractere fin que comptait le Diner. On vou- lait absolument avoir ce catechisme de la religion naturelle. En avril 1768, le vieux malade fut assez inquiet. Le bruit courait que la rcine, qui venait de mourir, avail demande au roi, apres avoir recu les derniers sacrements, la punilion de 1'auteur de lous ces libelles impies. L'archevcque etait furieux, et menaeait de denoncer Voltaire au Parlement et de le faire en fait un grand mnssncrc, et I'Empercur arrive fort a propos pour If gracicr, I'appntuver ft faire une profession !>, VIII. 303. 257 et aussi dene pas trop eflaroucher ses lecteurs. Son traite de Dieu et les hommes, par le docteur Obern, oeuvre theologique, mais raisonnable, traduitepar Jacques Aimon (1), prechait un sage deisme precisement a un moment, oil les attaques contre )e christianisme etaient si fortes qu'on ne savait plus au juste ce qu'il fallait respec- ter et conserver. Lui, Voltaire, affirmait plus que jamais que les nations qu'on nomme civilisees ne trouverent jamais de plus puissant antidote contre les poisons, dont les coeurs etaient pour la plupart devores, que le recours a un Dieu remunerateur et ven- geur. II faisait toujours la critique des dogmes et surtout de la theologie chretienne. II recommencait encore unefois son histoire des religions, en commencant par la Chine, etparticulierement son histoire sainte, si Ton peut ainsi parler, qui se prolongeait en his- toire ecclesiastique. II y notait les emprunts que les juifs, puis les Chretiens avaient du faire a la mythologie et a la philosophic grecques, 1'absurdite de leurs dogmes, la pretendue inferiorite de leur morale, les fraudes de la superstition et les maux innom- brables qu'avait causes le fanatisme. Ilallait jusqu'a calculer tres exactement le nombre des hommes, que les persecutions faites par les Chretiens avaient tues depuis Tetablissement de leur reli- gion, et son addition ne s'elevait pas a moins de neuf millions quatre cent soixante-huit mille huit cents. Pourtant cette fois la critique de Voltaire etait serieuse et me- thodique en meme temps que legere et spirituelle. Le gouverne- ment finit par s'en inquieter et crut devoir condamner Dieu et les hommes en 1770. Mais cet ouvrage fut le seul qui attira les fou- dres du Parlement. On commengait enfm a trouver la <( fourniture de Ferney trop abondante ; d'autant que ce n'etait plus parfois qu' un gali- matias theologique , comme le Tout tn Dieu on comment aire sw Malebranche par M. Vabbe de Tilladet et les Adorateurs on les Louanges de Dieu, ouvrage de M. de Jonhorff, oil Voltaire abordait gravemeo* trop gravement meme, le probleme du mal et diverses autres quisttons metaphysiques(2). (1) Berlin, Ch. de Vos (Geneve), 1760; Beng., u 1785. Ce sont exactement les memes idees qu'il avail deja expdmees deux ans auparavant dans YExamen impor- tant de Milord Bolingbroke. (2) Beng., n os 1783-1T87. A partir de 1769. les otivrages politiques remplacent les ouvrages philosophiques. (Voir, dans Bengesco, les Melanges.) 258 III Mais c'etait un admirable essayiste, un journaliste de genie. II savait maintenir constamment en haleine la curiosite publique parses innombrables productions, veritables articles qu'il envoyait ainsi perpetuellement, qu'on lisait rapidement pour se distraire et qui ne laissaient pas a la longue de faire une impression pro- fonde sur lesesprits. Comme tout bon journaliste, il ne seconten- tait pas d'ecrire ces articles ephemeres et de les laisser perir apres une courte existence. Toutes ces faceties, libelles, lettres, dissertations philosophiques etaient encore reunis dans des col- lections faites avec ou sans son consentement. II paraissait d'abord un petit recueil en trois volumes, intitule les Choses utiles et agreables(\] ; puis de 1769 a 1780, toutes ces pieces fugitives etaient reimprimees encore une fois dans les seize volumes de VEvangile clu jour (2), ce qui ne les empecbait pas d'etre publiees a nouveau dans les editions completes des GEuvrcs de Voltaire, ni ces editions completes de se multiplier en ces dernieres annees. C'est bien une preuve du succes defmitif de Voltaire que cette belle edition in-quarto de ses oeuvres (3), illustree par Gravelot, qu'entreprenait Cramer en 1768. On pouvait y retrouver toutes ces petites pieces attributes a tant d'hommes morts ou inconnus et que Voltaire desavouait toujours obstinement. Les editeurs disaient dans la Preface : Nous croyons que cette edition in- quarto, corrigee etaugmentee, sera favorablement recue. L'auteur a joint a la communication qu'il a bien voulu nous donner de tous ses ouvrages, le soin de les revoir tous avec exactitude et d'y faire des additions tres considerables, surtout dans VHistoirc generate. .. Quant aux Melanges de philosophic et de litterature, ce sera toujours un objet de la curiosite des lecteurs de voir quels progres a fails 1'esprit humain dans le temps oil I'auteur (Scrivait. (1) Berlin ((Jcni'-vc), UG9-1770; Beng., 1902. On y trouve notammont La cano- nisation d? saint Cnmftn, le Diner fit Itoulainvilliers, les Adorateurs, les Pieces relatives A Helisaire, le I'auvre diable. (2) Lomlres (Amsterdam), Benpr., 1904. (3) 30 volumes in-4, (icnc-ve, Cramer. Deux nulres editions furent fnites sur cetto edition in-i, un! a Li6ge et une a Paris, par I'anckoucke. (Heng., 2137-2140.) 259 Voltaire avail revu au moins les premiers tomes et sepreoccu- pait assez serieusement, au debut, de 1'entreprise. llfaisait meme des recommandations a Panckoucke, qui avait acquis le droit de vendre 1'edition a Paris : Si j'avais un conseil a vous donner, ce serait de moderer un peu 1'ancien prix etabli a Geneve, mais de ne point jeter a la tete une edition qu'alors on jette a ses pieds. II faut que les chalands demandent, et non pas qu'on leur offre. Les filles qui viennent se presenter sont mal payees ; celles qui sont difficiles font fortune ; c'est 1'A B G de la profession. Imitez les filles : soyez modeste pour etre riche(l). Puis, a mesure que 1'edition s'avangait, il la patronnait moins ouvertement. Je vous repete, ecrivait-il a Cramer (2), qu'on ne va pas a la posterite avec un si gros bagage ; et, quand 1'edition en arrivait aux Melanges, il desavouait ces rapsodies. II y a bien des choses dans ces volumes qui ne sont pas de moi, disait-il encore a Cramer (3), et j'ai bien peur d'etre reduit a la triste necessite de les desavouer dans les journaux... II y a beaucoup de petits batards qui courent le monde sous le nom de mes enfants legitimes. On s'imagine a Paris que c'est moi qui dirige a Geneve toutes les editions aux- quelles je n'ai pourtant aucune part. Et sans doute il ne les dirigeait pas ; du moins il ne les ignorait pas et il ne faisait rien pour les empecher. Parfois meme il corrigeait une edition qu'il desavouait. II en fut ainsi pour celle de 1775(4). Les editeurs avaient pourtant eu la prudence de ne pas mettre le nom de Voltaire au frontispice des trente-sept premiers volumes et d'intituler les trois derniers, qui contenaient les ouvrages les plus forts contre la religion, Pieces detachees attributes a divers hommes celebres. Voltaire ne les en desavoua pas moins. Ce miserable Bardin ne s'etait-il pas avise d'annoncer son edition dans les journaux et de lui imputer har- diment tous les ouvrages de Milord Bolingbroke, le Catechu- mene de M. Bordes (5), le Diner de Boulainvilliers, des extraits de (1) Voltaire a Panckoucke, mars 1768. (2) 31 mai-s illQ. (3) 11 juillet et 10 septembre 1771. (4) 40 vol. in-8, Geneve, par Cramer et Bardin, edition encadree (Beng., 2141). C'est sur cette edition, dont 31 volumes avaient ete corriges en entier de la main de Voltaire, que fut fiiite 1'edition de Kehl. (fi) Ce Catec/iumene est bien de Bordes. Les autres ouvrages etaieut tons de Voltaire. Quelquefois il arrivait que, pour mieux cacher son jeu, il faisait ajouter a ses diatribes, d'autres diatribes du meme genre qui etaientevidemment conuues pour n'etre pas de lui. Reckerc/tes sur les ouvrages de Voltaire, p. 31. (Beng.. iv, 103.) 260 Boulanger et de Freret et cent aOtres abominations de celte force (1) . Et, pour comble de malheur, voila que Panckoucke achete cette infame edition pour la debiter a Paris, et Cramer, satisfait des quatre cent mille francs qu'il a gagnes a imprimer les ouvrages de Voltaire depuis vingt ans, quitte la librairie* et se retire dans une tres belle maison de campagne qu'il a achetee cherement. Voltaire se voit de tous cotes entre I'en- clume et le marteau, victime de 1'avarice d'un libraire, victime d'une faction de fanatiques a Paris, et pres de quitter, dans sa quatre-vingt-troisieme annee, le chateau et la ville qu'il a batis, les jardins et les forets qu'il a plantes, les manufactures floris- santes qu'il a etablies, et d'aller mourir ailleurs, loin de toutes ses consolations (2) . Aussi desavoue-t-il comme un beau diable cette edition que le President des Drosses denoncait au Parlement de Dijon (3). II ecrit a Cramer, a d'Alembert, a Panc- koucke, a Condorcet, a d'Argental (4) pour eviter que le scandale ne soit trop grand a Paris et c'est a peine s'il est calme par la reponse que lui fait Suard : Je vous conjure, Monsieur, d'etre bien tranquille sur 1'edition de Bardin. Elle ne se vend point iei. Panckoucke n'a garde de se charger d'un pareil effet(5). IV Panckoucke, en effet, eHait devenu le grand libraire du parti philosophique. II avait le genie des affaires, et son sens litteraire tres averti lui permetlait de proposerauxauteurs d'utiles travaux. II discerna fort bien que des articles courts, precis et suggestifs repondaientegalement au gout du public et au talent naturel de Voltaire, et ce fut a son instigation que le vieux philosophe de Ferney entrcprit le dernier et le plus complet de ses dictionnaires ; voici a la suite de quelles circonstances parurent en 1771 les Questions sur I' Encyclopedic. (1) Voltaire a d'Alembert, 8 fevrier 1716. ;2) Voltaire a d'Argental, G mars 1776. 3) Metra, 20 avril, III, 55. (4) l r , 8, 23, 28 fevrier, 6 mars 1776. (.'ij 6 mars. 261 Le succes de Y Encyclopedic, dont les dernicrs volumes de planches paraissaient peu a peu, avail prouve a quel point la mode etait aux dictionnaires et combien cette forme etait avan- tageuse pour repandre les idees nouvelles. Les grands profits qu'avaient retires les libraires associes de leur entreprise ren- daient jaloux leurs confreres et surtout Panckoucke. Aussi voulut-il lancer une affaire semblable, malgre les difficultes sans nombre essuyees par les premiers editeurs. II resolut, en Janvier 1769, de faire une seconde edition de V Encyclopedic corrigee et refondue. 11 forma une societe et acheta pour deux cent cinquante mille francs les planches de la premiere edition. La chose etait facile, mais il 1'etait moinsde persuader aux auteurs de promettre leur collaboration et au public de donner ses souscriptions. On se souciait peu de voir aussitol depreciee, par une edition meilleure, cette premiere edition qui avail coute si cher et qu'on avail eu tant de peine a se procurer. D'autre part, les au- teurs n'avaient pas grand desir de se lancer a nouveau dans une affaire qui leur avait deja cause tant d'ennuis. Panckoucke fut oblige de moderer ses ambilions, el il ne projeta plus de faire qu'un supplement a Y Encyclopedic (1). II demanda a Diderot d'y collaborer ; mais il fut maladroit ; il le prit de trop haul avec le philosophe et ne reussit qu'a s'attirer celle belle reponse : Monsieur Panckoucke, en quelque lieu du monde que ce soil, dans la rue, dans Teglise, en mauvais lieu, a qui que ce soit, il faut loujours parler honnetemenl ; mais cela est bien plus necessaire encore, quand on parle a un hommequin'est pas plus endurant que moi et qu'on lui parle chez lui. Allez au diable, vous el votre ouvrage ; je n'y veux point travailler. Vous me donneriez vingt mille louis et je pourrais expedier votre besogne en un clin d'ceil, que je n'en ferais rien. Ayez pour agreable de sortir d'ici et de me laisser en repbs. Ainsi, ajoute Diderot avec assez de raison, voila, je crois, une inquietude bien fmie(2) . Panckoucke recut un meilleur accueil de Voltaire, qui ap- prouva fort son dessein . Les reponses de Ferney etaient des plus aimables : Vous savez, Monsieur, que je vous regarde comme un homme de lettres et comme mon ami , lui disait le (!) Grimm, l er Janvier 1711, IX, 215. Mem. seer., 19 Janvier 1769, IV, 215. (2) Diderot a M Volland. 11 septembrc 1769, XIX, 330. - 262 patriarchs de la philosophie, qui lui promettait de se charger de la partie litteraire (1). En decembre, il avait deja plus de cent articles de prets, qui, sans etre temeraires, etaient un peu har- dis. Mais il repondait bien que tous ceux qui etaient a la tete de la librairie ne mettraient aucun obstacle a 1'introduction de cetouvrage en France . En attendant, il conseillait a Panckoucke de faire un petit programme pour avertir Paris, Moscou, Madrid, Lisbonne et Quimper-Gorentin et meme d'y donner quelques echantillons, comme par exemple 1'article Femme, afin d'amorcer les chalands . Mais, quand Voltaire sut que les vrais encyclo- pedistes ne collaboraient pas au Supplement, il ne voulut pas travailler seul a une oeuvre donttout le monde semblait se desin- teresser. II demanda pour 1'interet meme de 1'entreprise qu'on rayat son nom et il prefera etre le panegyriste de cet ouvrage que son collaborateur (2) . D'ailleurs, il n'etail pas bien encourageant de se lancer dans une affaire, qui fut, des le debut, 1'objet des plus vives attaques. L'Assemblee du clerge se reunissait dans les premiers jours de 1770. C'etait toujours une mauvaise epoque pour les philosophes, et particulierement a ce moment oil les livres dangereux etaient plusnombreux que jamais. L'archeveque de Reims, grand aum6- nier de France, qui en etait le president, etait un des ennemis les plus acharnes des encyclopedistes. C'est lui qui s'etait oppose tout recemment a 1'erection de la statue de Voltaire. II repre- senta au roi toute la douleur du corps episcopal devant ce nouvel assaut de 1'irreligion, et il obtint que les trois volumes que Le Breton avait deja irnprimes pour le compte de Desaint et Panc- koucke, fussent supprimes. Les libraires eurent beau faire un present de mille louis au chancelier, pour qu'il favorisat 1'en- treprise et en donner autant a 1'ancien colporteur Corbie, devenu maintenant commissaire des guerres, pour qu'il soudoyat divers personnages, dont le credit pouvait 6tre utile, ils furent obliges de livrer leurs volumes. Ils obtinrent d'abord du lieutenant de police qu'on les deposat seulement dans un magasin oil on mit les scelles. Mais ils furent bient6t obliges de laisser d'llemery les emporter a la Bastille (3). Du 6 au 13 feyrier, on en amena (*) Voltaire a Panckoucke, 6 decembrc 1169. (2) Voltaire a d'AIembert, 31 jnnvier 1170. (3) Hardy, 3 fevier 1770, I, 111. Mgm. seer., 5 mars 1770, V, 86. Ducis, Lettre au prince de Wiirleiuherg, 21 mars 1771. (Amateur tfautographes, 1899, p. 155.) 263 chaque jour une cinquantaine de ballots. II y en avail en tout quatre cent vingt. On les mit sous la voute de la cour inlerieure, en y faisant un mur avec une porte et une fenetre pour que les volumes fussent a 1'abri des inlemperies, et on fit payer aux pauvres libraires eux-m6mes la moitie des frais de ce travail de magonnerie quis'elevaila trois cent qualre-vingts francs (l).C'etait un desastre pour Panckoucke. Cependant, il avail encore bon espoirquece hangar ne seraitpasunlombeau, donl on ne pourrail jamais sortir son Encyclopedic. Vollaire regardait aussi un peu cette aventure comme une defense aux rotisseurs de Paris d'e"taler des perdrix pendant le careme (c'esl-a-dire pendanl 1'Assemblee du clerge), et qu'apres Paques, on ferait Ires bonne chere (2) . Mais lui, Voltaire, n'avait pas les memes raisons de jeuner pendant le careme. II se felicitail de ne pas s'etre associe a cette affaire et il en preparail une autre. II voulut faire son Ency- clopedic a lui toul seul, recommencer en grand ce <]u'etait son Dictionnaire philosophique. La nouvelle s'en repandit a Paris, vers le mois d'avril et la curiosite publique en fut fort excilee. On pensait bien que ce ne serail que des broutilles et qu'il se contenterait de vider la le fond de son portefeuille. Mais on etait sur que ce ne serait pas ennuyeux (3). En fait, c'etait une reedi- tion de quantite de morceaux deja parus, dans les pelits livres philosophiques comme les Adorateurs ou Tout en Dieu, dans les ouvrages economiques, comme les Commentates de Beccaria ou YABC, dans les letlres ou surtout dans le Dictionnaire philoso- phique. Des le mois de decembre 1770, on commenga a imprimer ces Questions sur F Encyclopedic (4), et malgre la difficulte tres grande qu'il y avail alors, apres cette crise de 1770, a envoyer des livres a Paris, Vollaire faisait parvenir les trois premiers volumes a d'Alem- bert par la voie de Marin,des les premiers jours de 1 771 . Pour faire avoir a Condorcet les exemplaires qu'il lui deslinait, il usait Ires simplemenl de la Chambre syndicale et les adressait a Briasson. 11 ne voulail pas, d'ailleurs, que son ouvrage fullrop connu, de peur (1) Archives de la Bastille (Bibl. de 1'Arsenal), 10305. (2) Voltaire a La Combe, juin 1170. (3) Mem. .veer., 17, 26 avril, 26 mai 1770, XIX, 203, 207, 219. (4) Questions sur V E ncyclopedie par des amateurs s. 1. (Geneve, Cramer), 1770-72, 9 vol. in-8. Beng., 1408. II y en eut deux reimpressions en 1771. 264 de s'attirer quelque condemnation ; il le destinait seulement aux amis, defendant qu'on en prit copie. Le quatrieme et le cinquieme volume paraissaient en mai, et Voltaire les envoyait aux freres, malgre les memes difficultes. Les colporteurs en recevaient bien quelques exemplaires aussi et les vendaient an public. Mais la police etait trop severe pour que Tedition s'en repandit beaucoup. Toute 1'Europe en recevait librement; mais,a Paris, il n'y avail plus moyen d'envoyer un seul livre . II fallait combiner toutes sortes d'intrigues pour approvisionner au moins les amis des derniers volumes qui paraissaient en novembre, et, comme frere Damilaville etait mort (1), Voltaire faisait de nouvelles connais- sances utiles, et notamment celle d'un M. Bacon, non pas Bacon de Verulam, mais Bacon le substitut du procureur general et pourtant philosophe . II se servait de lui pour faire parvenir les tomes VI et VII a d'Alembert, et quand un voyageur allant a Paris passait par Ferney, fut-il Anglais et grand seigneur, il en profitait aussitot pour lui confier quelques volumes a emporter- G'est milord Dalrymple, qui se chargea de fournir d'Argental des Questions sur I' Encyclopedic (2). Cependant 1'autre Encyclopedic, le Supplement dePanckoucke, dormait toujours dans son hangar de la Bastille. Un individu pro- posa bien a M me Le Breton, des juillet 1770, de Ten faire sortir. Mais 1'affaire n'aboutit pas (3). Panckoucke trouvait que le careme durait un peu longtemps. 11 pensa d'abord faire imprimer son dictionnaire a Bouillon (4), mais il prefera attendre qu'on lui rendit son ouvrage. Seulement, il se vanta un peu trop hautde reussir au moyen de quelques presents faits a M me la marquise de Laugeac, maitresse de La Vrilliere (5). Le chancelier Maupeou en fut ins- truit; sa haine contre V Encyclopedic en fut aviv^e; il ordonna de murer les portes du hangar, et m6me de mettre un second rempart, afin d'etre bien sur qu'aucune surprise ne pourrait affran- chir les Supplements de f Encyclopedic. Panckoucke decourage se dccida a continuer 1'edition a Geneve, esperant bien que Maupeou (1) Damilavilie mourut en 1768. Voltaire dcrivait a d'Aleml)crt, le 13 jfinvier 1169 : Oui, sans Jie sitcle, t. II, p. M-. 269 imprimes dans le plus grand myslere. Puis, tout a coup, ils appa- raissaient a Paris dans 1'eclalanle lumiere d'un scandale ; et, des que 1'un d'eux etait oublie, un autre venait aussitol fixer a nou- veau 1'attention publique. Leur audace etait de plus en plus grande. G'elail comme un poison auquel on s'habilue vite, et dont il faut sans cesse augmenter les doses. Le premier ouvrage qui parut ainsi fut, en 1766, VAntiquite devoilee par ses usages on Examen critique des principals opinions, ceremonies et institutions religieuses et politiques des differents peuples de la terre, par feu M. Boulanger. Ce Boulanger, qui avail fait des travaux de malhemaliques et d'autres pour le genie, etait mort en 1759, a trente-sept ans, laissant en manuscrit son Des- potisme oriental, qu'on avait public peu apres et qui avait fait grand bruit a cause de la hardiesse de ses idees. Son nom etait done facile a prendre pour developper dans un ouvrage nouveau des principes analogues. Tout le monde y reconnut la louche de Boulanger, quoique 1'ouvrage fut de d'Holbach (1). C'etail une hisloire des origines de la religion. Selon d'Holbach, les homines, effrayes par les grandes calamiles el les grandes calaslrophes comme le deluge, avaienl cherche a se representer la Puissance d'oii venaient tous leurs maux et avaient imagine les symboles religieux. Ces conjeclures etaient developpees sur un ton tres dogmatique dans trois gros volumes ; et la police, apres avoir hesite quelque lemps, fmissait par demander quelques cartons et par tolerer la distribution des douze cenls exemplaires qu'en avail recus un libraire de Paris (2). On elail frappe par ces rai- sonnemenls logiques el hardis ; mais 1'ouvrage elail trop long et un peu ennuyeux. Voltaire 1'appelait 1'Anliquile voilee (3) . Aussi d'Holbach, profilant de 1'experience, corrigea-t-il sa ma- niere ; son Christianisme de'voile, qui parul 1'annee suivante, if a- vail plus qu'un volume (4). En meme lemps que plus court, il etail beaucoup plus forl conlre la religion ; aussi rallribuail-on volon- (1) Querard pen?e que Houlanger avait laisse un manuscrit sur lequel d'Holbacli relit 1'ouvrage. (2) Mem. seer., 2 novembre llfiii, II, 278. (3; La Hoi-pe. (JKuvres, t. XVIII, p. 233; (u-imni, 13 Janvier 1766, VI. 461. (4) Journal de la librairie, o levrier 1761, 22164, 12 r. Mem. seer., 11 110- vcmbre 1166, 111, 106. Une note de Uarbier, redigee d'apres les conver?ations de Naigeon rapporle qu'unc premiere edition fut faite a Nancy en 1161 par le# soins de Saint-Lambert et iutroduite a Paris par les ol'ticiers du regiment de Nancy. .Mais le Chrhtianistne de'vuile elait cerlainement assex peu repandu avaut cetto edition de 1766. 270 tiers a Voltaire qui, cette fois-ci, etait plus satisfait et appelait cet Examen des principes et des effets de la religion chretienne (c'est le sous-titre) I'lmpiete devoilee . C'etait, en effet, une critique du christianisme tout a fait dans le gout de Voltaire. Meme his- toire des Juifs et du Nouveau Testament, meme refutation des preuves de la religion tirees des miracles, des propheties ou des martyrs, meme ridicule jete sur les mysteres, les dogmes et les rites. D'Holbach insistait surtout sur la morale chretienne, sur les dangers qu'elle faisait courir a la societe, en proposant aux hommes un ideal de vie ascetique et paresseuse, et sur 1'esprit autoritaire et fanatique des pretres qui asservissent les rois aussi bien que les peuples. Mais 1'atheisme n'etait pas encore ouverte- ment professe. Si Ton ne peut nier 1'existence d'un Dieu, il est du moins certain qu'on ne peut admettre celui que les Chretiens adorent (1). Tel etait le ton du Christianisme devoile. Cette fois-ci, la police ne donnait plus aucune espece de per- mission; 1'edition etait severement proscrite. Le depot des exem- plaires etait chez Damilaville et on les vendait jusqu'a dix ecus piece (2). Le scandale dura longtemps. En aout 1768, un M. de Boisenval ecrivit a Joly de Fleury une lettre indignee, oil il denon- cait le Christianisme devoile, ou plutot Iravesti et defigure, comme le plus grand outrage qui ait jamais ete fait a la divinite... Les provinces sont desolees, disait-il, et la capitale doit etre pour le moins effrayee des orages qui moissonnent d'avance nos bles, nos vins et nos fruits. II faut que nos impies ne connaissent ni Dieu, ni Providence, ou qu'ils avouent avec nous et avec nos auteurs sacres que ce sont la des chatiments que nous inflige la justice de Dieu (3) . Cette lettre attira peut-etre sur 1'ouvrage de d'Holbach 1'at- tention du Parlement, qui pronon^a, quelques mois plus tard, une severe condamnation centre un colporteur coupable d'avoir vendu le Christianisme devoile. C'etait un certain L'Ecuyer qui en avait donne" en paiement ou autrernent deux exemplaires ii un garcon epicier. Celui-ci les vendit a son maitre. Mai lui en prit, car il fut de'nonce', arrSte, ainsi que le colporteur et sa femme, pilorie, fouette, marque et condamnd a neuf ans de galeres, tandis que L'Ecuyer 1'etait a cinq ans et que sa femme etait misc (1) P. 10. (2) Mem. xecr., \\ novembre 17C.6. Ill, 106. DcsnoiresUsrn-s, VI, 2H. (3) Collection Joly tie Floury, dossier 5 H9, vol. 44S, f 12(i. 271 pour la fin de ses jours a 1'Hopital. Diderot et d'Alembert etaient furieux et epouvanles de cette condamnation (1). II y avail bien la, en effel, de quoi effrayer les colporteurs clandestins, et on comprend qu'ils fissent payer cher les risques qu'ils couraient. D'ailleurs, la clientele susceptible de se plaire a ces impietes et capable de s'offrir un tel luxe elait restreinte ; et le noble baron n'aurait pas voulu que ses ouvrages se repandissenl dans le peuple. II ne croyait pas qu' un livre put etre dangereux pour lui. Le peuple ne lit pas plus qu'il ne raisonne, disait-il (2) ; il n'en a ni le loisir, ni la capacite. Les livres ne sont faits que pour la partie d'une nation que ses circonstances, son education, ses sentiments mettent au-dessus du crime*. Bel optimisme, qui n'etait pas Ires clairvoyant. Les idees que toute une elite intellec- tuelle accepte unanimement ne peuvent pas y rester confmees. II est inevitable qu'elles penetrentpeu a peu les couches inferieures de cette sociele. L'exemple venu d'en haut est toujours suivi. Or, ces mondains pouvaient bien etre convertis aux idees de d'Holbach, tant il mettait de passion a les faire entrer dans leurs cerveaux. Le nombre des ouvrages oil il les exprimait, en ces annees 1767-1708, est considerable. 11 avail maintenanl trouve la forme qui convenait k son public ; el, bien loin d'elre arrele par la condamnation du malheureux L'Ecuyer, il allait produire avec une aclivile febrile, de concerl avec son fidele Naigeon, de quoi le convertir a ses idees. Ses litres sont toujours suggestifs. Ce sont : Y Esprit du clerge, les Pretres demasques, Y Imposture sacer- dotale, oil Vollaire voyail le style de Demoslhene (3), les Doutes sur la religion, le Militaire philosophe, la Theologie portative, YEssai sur les prejuges, la Contagion sacree, les Lettres a Eugenie ou le Preservatif, les Opinions des anciens sur les Juifs, \Examen des proplieties, YEnfer detruit, YE sprit du judaisme, YExamen important des principals religions du monde, les Lettres philoso- phigues traduites de I 'anglais, de Totand (4). Diderol pouvail bien dire, en annoncanl a M me el a M lle Volland ces palures qui les (1) D'Alembert a Voltaire, 22 octobre 1768; Gazette iCL'trectit, du li octobre i'68 (Desnoireslerres, VII, 240). Diderot a Me Volland, 8 octobre 1168, XIX, 28 i. 22099, 88. (2) Preface du Christianisme devoile, p. ix. (a) A Daiuilaville, 8 fevrier 1768. (4) Xuigeon doiinait encore en 1770 un Recueil phi/osophique ou Melange de pieces sur la religion et la morale par divers auteurs (d'llolbach, Diderol, Dumarsais, Mirabaud, etc.). 272 attendaient : II pleut des bombes dans la maison du Seigneur (1) . Tous ces ouvrages, qu'ils fussent de d'Holbach Iui-m6me ou de son inseparable Naigeon, ou de tous les deux ensemble, de quelque autre ouvrier de leur manufacture ou de quelque artisan isole comme Bordes, 1'auteur du Catechumene, repetaient tous a satiete les memes idees simples, les memes raisonnements clairs et logiques, les m6mes assertions hardies, mais toujours catego- riquement affirmees. II s'agissait de demontrer que les religions sont des inventions aussi ineptes que nuisibles au genre humain, qu'ellesne sont toutes que le produitde 1'imagination des hommes, qui les ont congues sous 1'influence de la peur et de Tepouvante ; des pretres intelligents, et surtout ambitieux et hardis, ont pro- file de ces vaines frayeurs pour etablir sur les hommes leur domi- nation, et leur imposer la croyance a de certaines divinites farouches qu'eux seuls savent apaiser. D'ailleurs, ces pretres paresseux et astucieux ont su tirer le meilleur parti de ces supers- titions qu'ils ont eux-memes inventees, et quand ils parlent de Dieu, c'est toujours d'eux-memes et de leur interet personnel qu'ils entendent parler. II ont reussi a asservir aussi complete- me.nt que les peuples, les princes, chefs guerriers plus forts qu'eux, dont ils favorisent la tyrannic; et leur domination se transmet ainsi de generation en generation, grace a 1'education qu'ils donnent eux-memes au peuple, et par laquelle ils s'efforcent d'etouffer la raison che/ les enfants. La croyance que les pretres ont reussi a imposer en une divinite cruelle a conduit les peuples, surtout les peuples juif et chretien, au fanatisme le plus farouche ; et a amene ces persecutions et ces guerres de religion, qui n'ont cesse d'ensanglanter le monde. Elle a aussi grande- ment contribue" a maintenir le pouvoir tyrannique des despotes et a laisser le peuple dans 1'ignorance la plus obscure. Tantum religio potuit suadere malorum! Mais maintenant que, par les progres rapides de la raison, les esprits sont eclaires, il est ne"cessaire d'examiner serieusement la religion et de se rendre un compte precis de 1'instabilite de ses fondements, propheties, miracles ou martyrs, de 1'absurdite de ses dogmes et de ses rites. En s'affran- chissant de ce joug odieux, 1'humanite recouvrera rapidement ses droits au bonheur. Telles etaient les idees generales et un peu simplistes que (1) 24 septembre 1167, XIX, 117. 273 chacun de ces livres developpait avec plus ou moins d'abon- dance, mais toujours dans le meme esprit. II semble, disait Voltaire, qui savait pourtant bien a quoi s'en tenir (-1), que M. Rey, d'Amsterdam, fait travailler, a tant la feuille, plusieurs moines defroques, capucins, cordeliers, mathurins qui ecrivent tant qu'ils peuvent centre la religion romairie, pour avoir du pain. Et ces pretendus moines faisaient des proselytes. Cette lassi- tude gene" rale du christianisme, qui se manifeste de toutes parts et particulierement dans les Etatscatholiques, dit Grimm (2), cette inquietude, qui travaille sourdement les esprits et les porte a attaquer les abus religieux et politiques, est un pheno- mene caracteristique de notre siecle, comme 1'esprit de reforme 1'etait au seizieme, et presage une revolution imminente et inevi- table. On peut bien dire que la France est le foyer de cette revo- lution. II On s'efforc.ait generalement de donner une forme aussi pi- quante, aussi precise que possible a ces critiques des abus, de se rapprocher de la maniere de Voltaire, dont ces livres rappe- laient assez exactement la philosophic. Aussi, le Catechumctie de Bordes (3), un des premiers parmi ces livres et le seul peut-etre qui ne sortit pas de la secte holbachique, quoiqu'il en developpat toutes les idees, etait-il couramment attribue a Voltaire, dont le Diner du cornte de Boulainvilliers paraissait precisement dans le meme temps. Le Catechumens etait une petite brochure de trente- quatre pages, divisee en questions et reponses d'une ou deux lignes. C'etait une imitation du precede de \Ingenu. Un homme faisait naufrage chez des Chretiens; quand on lui demandait quelle etait sa religion, il s'etonnait qu'il y en eut plusieurs, et, quand a son tour il posait quelques questions sur le christia- nisme, les reponses qu'on lui faisait le plongeaient dans un eton- nement beaucoup plus grand encore. Son deisme etait si large et si naturel qu'il ne pouvait comprendre pourquoi Dieu etait adore (1) A Chardon, 11 avril H68. (2) Janvier 1768, VIII, 13. (3) Mcinbre de 1'Academic de Lyon et corrcspondant de Voltaire. dans des temples et pourquoi ces temples etaient fermes. Enfin, le chapelain qui avait reussi a le baptiser lui avouait, dans le diner qu'on lui offrait pour feter cet heureux evenement, que toutes ces histoires etaient des inepties auxquelles il ne croyait pas, et que quand la folie et 1'intrigue se joignent ensemble, cela va loin . Ce petit ouvrage,qui se melait a la foule des libelles voltairiens, etait considere comme un des plus forts qui eut ete fait centre la religion ; il etait a Paris d'une extreme rarete (1). On reconnaissait egalement, et egalement a tort, la main de Voltaire dans les Doutes sur la religion, attribues au comte de Boulainvilliers, dont les enormes dissertations etaient ainsi re- duites a peu de pages et mises a la portee de tout le monde (2). Ce qu'il y a de triste en France, disait le vieux philosophe de Ferney (3), c'est que des Frerons m'accusent d'avoir part a ces infamies. Et pourquoi n'aurait-il pas ecrit aussi celles-la? il en avait deja ecrit et desavoue tant d'autres (4). Aussi est-ce toujours lui qu'on supposait 1'auteur d'une autre brochure infernale, qui est certainement de Naigeon, le Militaire philosophe (5). Elle etait methodiquement divisee en dix-huit verites, dont chacune etait prouvee par un raisonnement syllo- gistique, appele argument demonstratif. Ces verites etaient des difficultes sur la religion proposees au P. Malebranche, qui aurait ete Tort ernbarrasse d'y repondre , remarque ironiquement Vol- taire (6). Naigeon. y etait encore plus rationaliste que veritable- ment athee. 11 affirmait.seulement qu'il faut examiner la religion avec la raison que Dieu nous a donnee, que le christianisme est injurieux a Dieu, puisqu'il est si souvent en opposition avec la (1) Grimm, Janvier 1168, VIII, 11. (2) M i inn-- en 1161 sous ce litre : Exutnen de la religion dont on chercke I'telaircisse- inent de bonne fni, aUril>ue a M. dc Saint-Evremond, traduit de I'anglain de Gilbert Iliirmit, par privilt'-ge du roi a Londres, chez G. Cook, 1161. (Voir Lanson, Revue d'hisl. lilt., 1912.) (.'>) Ou Difficulles sur la religion proposes au R. P. Malebranche, de I'Oraloire, par un anricn oflicier. Londres, 1168. Naipeon dit dans son Avertisseme.nl qu'il public ce iiianuscril, qui existait deja dans les biblioth^ques des curieux, d'apres une copic appartenant a M. !> comte de Veuce. Qu6rard dit egalement quil composa le Militaire )>hilnsoi>he, d'apres un uiiinuscrit deja existaut. II y a a la Hibliotbeque Mazarine un maiiuscrit seml>lable dont 1'auteur parait (Mre un militaire ayant vecu vers 1114. Naigeon en a rrproduit la premitre parlie en r^duisant ses vingt el une vnli'-s a dix-scpl propositions, auxquelles d'Holbnch eu ajouta une dix-buiticmc. (Voir L-mson, Runue d'liist. lilt., 1912, I.) (6; A Marin, 21 noveuibre 1161. 275 raison et que toute religion factice, outre qu'elle est fausse, est contraire a la morale on an moins lui est totalement inutile ; et naturellement, il ne precisait pas quelles etaient les religions factices. Le titre portant simplement comme nom d'auteur : par u n ancien officier, on 1'attribuait aussi a M. de Sain t-Hyacin the, officier de dragons, mort alors et qui etait annonce comme etant 1'auteur du Diner du Comte de Boulainvilliers. Cette impiete n'etait encore reservee qu'aux privilegies. 11 fallait inettre un louis et meme parfois trente-six francs pour avoir un exernplaire de cette brochure de deux cents pages a peine. Mais le Miliiaire philosofjhe etait reimprime par lambeaux dans le Conrrier du Bas* Rhin, nouvel ouvrage periodique (1). Le gouvernement etait d'ailleurs parfaitement impuissant a s'opposer a ce debordement de brochures scandaleuses. II etait si grand que le sage magistral, qui presidait a la police, ne pou- vait que le suspendre, par intervalles encore ; tandis qu'il etait occupe a 1'arreter d'un cote, il gagnait de 1'autre successive- ment (2) . Dans les Opinions des ancicns sur les Juifs, les Reflexions impartiales sur rEvangile (3), YExamen des prophe'ties, VEnfer detruit, qui paraissaient presque en meme temps (1768- 1769), on retrouvait les memes attaques contre la religion, la meme critique de ses fondements. Mais on n'allait guere plus loin, et meme dans les Lettres philosophiques , oil d'Holbach sou- tenait que le mouvement est un attribut essentiel de la matiere, il concluait qu'un Dieu spirituel peut tres bien avoir cree cette matiere active. Pourtant, le materialisme commencait a percer dans quelques- uns de ces ouvrages de propagande ; et, dans la Theologie porta- tive qui est aussi de 1768, il etait deja clairement sous-entendu. Ce petit livre de deux cent vingt-neuf pages n'etait pas difficile a lire et flattait le gout du temps pour les dictionnaires. 11 annon- cait aimablement dans sa preface que les grands et les petits, les personnes eclairees, ainsi que les plus simples, les femmes (J) Griium, !' Janvier H68, VIII, H. Mem. seer., 31 octobre 1767, III, 275. II st vrai que 1'entree de la France fut intenlite precis6raent en 1767 au Courrier du Bas-Rhin, a cause du ton de licence et d'iinpiete qui y regnait. (22154. 33, et Hattin.) (2) Mem. sect:, 22 mars 1769, IV, 241. (3. CHS deux ouvrages. publics par Naigeon, doivent sans doute etre attribues a Mirabaud. Ils figurent dans un inanuscrit de 1'Arsenal sous ce titre Motifs pressants pout' exciter In f'oi des chreti'-ns et pour leur en faire fre'qiiemment produire les actes. (Lanson, Revue d'hi*t. litt., 1912, II, p. 304.) 270 meme seraient en etat de parler pertinemment d'un grand nombre- de questions, qui jusque-la ne s'etaient montrees qu'environnees de images . On trouvait dans cet etrange dictionnaire les articles les plus bizarres ; ainsi entre Fraudcs picuses et Frews, un article Fwlons etait ainsi redige : Insectes rnalfaisants et paresseux, qui otent aux abeilles leur miel et qui portent le trouble dans la ruche oil Ton travaille. V. Dimes, Pwtres, Moines, Vampires ; et 1'article Frews, qui suivait, etait tout aussi suggestif : Tous les Chretiens sont Freres; c'est-a-dire sont en querelle pour la succession de Monsieur leur Pere, dont le Testament est devenu fort obscur, grace aux freres Theologiens. Kara est concordia fratrum. Ce sont d'ailleurs surtout des termes de philosophic et de theologie qui etaient expliques dans ce dictionnaire et toujours dans le meme but de confondre la religion et 1'Eglise avec le clerge et de montrer 1'ambitieuse cupidite des pretres, leur insatiable soif de domination, enfin 1'impossibilite de comprendrc aucun raisonnement theologique, ni aucune expression metaphy- sique. Naigeon y etait deterministe convaincu, et sa critique de 1'idee de Dieu, dont il declarait les attributs incomprehensibles, le menait jusqu'a une sorte d'atheisme latent, mais certain. Enfin, la morale chrelienne y etait partout representee comme inutile, sinon dangereuse a la societe (1). Car c'etait bien le but qu'on se proposait. Apres avoir jcte taut de ridicule sur le christianisme, il fallait separer la cause dc la morale de celle de la religion. Or, d'llolbach et son ecole pre- tendaient bien montrer que non seulement le christianisme etait parfaitement etranger a la vraie morale, mais encore qu'il lui etait directement contraire, en recommandant des vertus fort dangereuses pour la societe. De cette facon etait victorieusement refute ['argument supreme des Chretiens, que la religion est necessaire pour contenir le peuple. Bien au contraire, leur repond-on, la vertu qu'elle pr6che n'est pas la vraie vertu, et c'est precisement, a cause de la servitude intellectuelle et poli- tique dans laquelle elle tient les peuples, que ceux-ci sont per- vers et malheureux. C'est ce que voulait prouver la seconde partie des Lettres a Eugenie on Preservatif contrc les prejiiges, dont (1) Ln Thtnlttqic portative ulnit naturclleinent, IITS ilercinlnc. On la vemliiil tm provinre nvcc dcs painplil>l8 et nutrcs brochures infi'mics . Un liltrairo rc 17"0. (2) A Maupcou, 22 auguste. (3) Mem. seer., 8 septembrc niO, V, 188. De son cote, le roi tic Prusse fit uuc refutation .In Systeme de la Nature. (i) (iriunn, !' septcmbre 1110, IX, 111. 282 mauvais livres. Enfin un dernier memoire au roi donnait cet avertissement salutaire au gouvernement : Avec la foi, vont s'e*teindre ajamais les sentiments d'amour et de fidelite a la per- sonne du souverain. La cour fut assez effrayee. D'ailleurs, elle ne pouvait pas refuser au clerge la condamnation qu'il lui deman- dait, I'Assemblee ayant eu la gracieuse pensee, pour remercier par avance le roi de sa bonne volonte et pour lui forcer la main, de voter un don gratuit de seize millions ; c'etait le prix meme que lui avaitcoute, en 1758, la revocation du privilege de V Ency- clopedic. Le roi defera done le livre au Parlement. Celui-ci amplifia le debat et examina , avec le Systeme de la Nature, plusieurs autres livres recemment parus. Le 18 aout, la condamnation etait pretc, et le nouvel avocat general, Seguier, prononca son requisitoire devant toutes les Ghambres assemblies. A la maniere de Ciceron, il commenc.ait par les paroles fameuses : Jusques a quand, Messieurs, abusera-t-on de notre patience? Puis il analysait longuement le Systeme dc la Nature. Enfin sept livres etaient condamnes a etre laceres et brules : la Contagion sacree; Dieii et les hommcs; Disconrs sitr les miracles de Je'siis-Christ, traduit de 1'anglais de Woolston ; YExamen critique des apologist.es de la reli- gion chretienne, par M. Freret, secretaire de 1'Academie des Inscriptions ; YExamen impartial des principals religions du monde; le Christianisme devoile, de Boulanger, et le Sysleme de la Nature ou des loisdu monde physique et du monde moral, par M. de Mirabaud, secretaire perpetuel de 1'Academie (1). En execution dudit arret, le bourrcau fit aussitot un fagot au bas du grand escalier de Mai et il alia y bruler quelqucs vieux roles de procureur, representant ces sept ouvrages. Car on pensc bien que Messieurs du Parle- ment n'allaicnt pas de gaitede coour degarnir leurs bibliotheques dc c,es livres rares, qui leur revenaient de droit et qu'ils n'allaient pas se priver du pl;iisir de les lire, pour les faire soltement bruler, sans profit pour personne. En outre, sur le rapport de M. Leonard de Sahugiiet d'Espagnac, conseiller clerc en la (Irand'Chainbre, Ic Parlement arreta sagement, selon la louable coulume dc France, qu'il serait nomine des commissaires qui s'assembleraient 1(^ lendemain de la Saint-Martin, a 1'eflet d'aviser aux moyens les plus eflicaces d'arreter les progres d'ecrivains (\) Arch. Nat. X', 8511, f :!:!2-:j:i7. -2-21QO, !':!. (".niniii, scptcmlirc 1770, IX, 110. 283 temeraires, qui semblaient n'avoir d'autre objet que d'effacer de tous les coeurs le respect du a la religion, Tobeissance aux puis- sances et les principes qui maintiennent la paix, 1'ordre et les moeurs parmi les citoyens (1). On publia aussitol 1'arret du Parlement, mais sans y joindre le requisitoire, contrairement k 1 usage. Le Parlement avait peur que cette quintessence des ouvrages condamnes, que Seguier n'avait pas suffisamment refutes, ne fit plus de mal que les livres eux-memes. Maisle ministere etait sans douted'un avis contraire, et, onze jours apres 1'arret, le requisitoire sortait des presses de I'lmprimerie royale oil il avait ete imprime, par ordre expres du roi (2). Les gens de lettres en furent revoltes; car il etait violent contre eux. On en voulait surtout beaucoup 1'avocat general d'avoir compris dans son requisitoirer un livre de Voltaire, a qui on s'occupait justement alors d'elever une statue (3). On savait bien que cette condamnation n'etait qu'une facetie, que le gouver- nement voulait une liberte raisonnable de la presse et etait anime de 1'esprit de tolerance, mais on souflrait de voir son excessive faiblesse devant ces actes de fanatisme et de persecution, qui ne servaient qu'a deconsiderer le Parlement, comme 1'etait deja la Sorbonne (4). Du moins les philosophes surent-ils bien montrer a Seguier quelsetaientleurs sentiments asonegard.Le 6 septembre suivant, Thomas recevait a 1' Academic Lomenie de Brienne. II fit, dans son discours, une sortie assez insolente contre les gens du monde, qui trahissent les lettres par faiblesse ou les laissent outrager par indifference ou les persecutent par orgueil ou, voi- lant la haine sous I'eflbrt du dedain, tachent d'affecter pour elles un mepris qui ne trompe persoime el qui est la marque la plus sure (1) Me'm. seer., 21 aout 1770, V, 179. Hardy, 18 aout, I, 172. Coll. Joly de Fleury, dossier 5572, vol. 472. (2^ Le roi, instruit que le requisitoirn ne serait point imprime, voulant jujrer par lui-ineme des moj'ens de refutation qu'il contenait, fit ecrire de Compiegne, des le Icndemain 1!) juin 1770, a son procureur general une lettre par son ministre dn departoinent de Paris (La Vrilliere] pour qu'il cut a envoyer a Sa Majeste le requisi- toire de M. Segnier. Cet ordre a ele fidelemeiit execute, el le roi ayant pris conuais- sance de ce requisitoire et ayant juge conihicn il etait important qu'il flit connu, donna ses ordres pour qu'il t'ut imprime a I'linpriuierie royale et dislrildie avec la mention : imprime par ordre e.rpres du roi. Collection Joly de Fleury, i/nd., f 14. ? i. Gazette a la main de Marin, septemhre 1770 (Bifol. Ville dc j'aris). (3: Mem. seer., 6 septembre 1770, XIX, 2;i.'{. (4) Condorcet a Turgot, aout 1770; Camspondance, p. 18. 284 d'un sentiment contraire (1) . Tous les philosophes, qui compo- saient la majeure partie de 1'assemblee, applaudirent. Le passage visait Seguier, qui etait d'ailleurs de 1'Academie. Celui-ci, aussitot apres la seance, alia en porter ses plaintes au chancelicr Maupeou, qui fit demander sur-le-champ Thomas et Duclos, le secretaire perpetuel, et leur fit defense expresse d'imprimer le discours. Lomenie de Brienne refusa alors de faire imprimer son discours seul (2). Mais Seguier n'allait bientot plus pouvoir faire ses beaux requisitoires. En 1771, Maupeou appliquait ses plans de reforme de la magistrature et exilait 1'ancien Parlement qui etait rem- place par celui qu'on appela le Parlement Maupeou. Tout le bruit que faisaient ces affaires du temps n'empechaient pas la police d'etre encore fort severe. Le scandale du Systeme de la Nature avail ete trop vif pour qu'on 1'oubliat de si tot. Voltaire avait bien dit, qu'au bout de trois semaines, on n'en parlerait plus et qu'on oublierait ces disputes, aussi vite que I'opcra-comique dont on s'amuse quelques heures (3). Mais, pendant au moins un an, la police continua d'y penser. Grace a son eteignoir, la litte- rature ne produisait plus rien (4). Meme des Eloges de Fenelon, qui avaient concouru avec succes pour 1'Academie, etaient con- damnes par le Conseil d'Etat, qui ordonnait de faire approuver, par deux censeurs de la Faculte de theologie, tous les discours presentes pour les prix de 1'Academie (5). IV Mais ces severites ne durerent pas longtemps, et la secte holbachique reprit bientot courage. Pendant les dernieres annees du regne de Louis XV, elle repandit encore plusieursouvrages, oil elle s'eflbrcait de mettre a la portee de tous son materialisme, qui paraissait bien pen attrayant dans les deux gros volumes du Systeme dc la Nature. (1) Thomas, 1802, II, p. 24, citfi par liruncl : Les Wiilosophes et I'Acaddmie, p. 1%. (2) Colle, sopleiohi-c ITJO, HI, 2G8. Mifm. seer., 12 sopleinbrc 1170, V, 190. (3) Vollain; a VillcviKille, 1G iiovcinbri! 1710. '4) Conilorcct ;i Turj^ot, 20 Janvier 1771 ; Correspondancc, p. 38. (5) 22101, 93; 21 sopt.unbre 1771. - 285 En 1772, d'Holbach reunissait en un seul tome de trois cents et quelques pages, les idees maitresses de son Systeme. C'etait le Bon sens ou les Inmiercs nalurelles opposees aux lumieres surna- turelles. II y avail seme quelques apologues; tous les raisonne- ments en etaient simples et la forme aisee. Ge petit volume divise en deux cent six paragraphes aux maximes claires, logiques, tranchantes, avait assez 1'aspect d'un de ces opuscules, que Voltaire avait produits si abondamment pendant les annees pre- cedentes. Mais les idees en etaient singulierement plus hardies. Ce n'etait plus, a vrai dire, un simple appel au bon sens, ni seulement une critique de la religion chretienne : c'etait encore la negation de toute metaphysiquespiritualiste. Le sensualisme du milieu du siecle y aboutissait au materialisme le plus intransi- geant. D'Holbach y refutait toutes les preuves traditionnelles de 1'existence de Dieu et concluait qu'il etait bien plus naturel et intelligible de tirer tout ce qui existe du sein de la nature, dont 1'existence est demontree par tous nos sens (1) . II niaitle libre arbitre, 1'existence de Tame et affirmait sechement : L'homme meurt tout entier, rien n'est plus evident (2). Enfin il chassait le deisme de ses derniers retranchements, en niant que la reli- gion, meme naturelle, eut aucun efiet de contrainte sur le peuple : c'est la religion qui a corrompu la morale populaire, comme elle a aussi perverti les princes; et, quoique le Bon sens fut dirige centre la. superstition, bien plus que contre le despo- tisme, on y pouvait lire cette phrase bien capable defaire reflechir beaucoupde gens : Des princes negligents,ambitieux etpervers sont les causes reelles du malheur public. Aussi etait-on tres eflraye de voir la doctrine de d'Holbach ainsi vulgarisee. C'elait 1'atheisme mis a la portee de tout le monde, desfemmes et des enfants , disait Bachaumont(3), des femmes de chambre et des perruquiers , ajoutait Meister (4). Lui, Meister, ne croyait pas a 1'influence sur la societe des idees religieuses ou philosophiques a moins que 1'ambition ne s'en em- parat. C'est ce qui devait arriver bientot, et, quand la politique allait s'en meler, les idees seraient miires pour agirsurle peuple. Volt'aire trouvait le Bon sens terrible et que le baron d'Holbach (1) 22. (2) 102. (3) Mem. tea:, leroclobre 1712, VI, 22!i. (I) Con-espondance de Grimm, Janvier 1713, X, 175. 286 s'etait bien perfectionne depuis le Systeme de la Nature. D'Alem- bert partageait ce sentiment, il lui ecrivait : Si on abregeait encore ce livre (ce qu'on pourrait aisement, sans y faire tort), et qu'on le mit ail point de ne couter que dix sous, et de pouvoir tre achete et luparlescuisinieres, je ne sais comment s'en trou- veraitla cuisine du clerge (1). Le Parlement Maupeou s'emouvait tout comme aurait faitl'ancien, et condamnaitle Bon sens en 1774 sur un rapport de M. de Verges qui disait : L'auteur a trouve sans doute les sophismes metaphysiquesde son maitre trop eleves pour ies esprits ordinaires. (M. de Verges attribuait le Bon sens a un disciple de d'Holbach). II a craint que ce poison affreux ne circulat pas assez rapidement dans les coaurs corrompus. II s'est impose la tache de former comme une sorte de catechisme, a 1'usage du vulgaire, des principes el des monstrueuses conse- quences du Systeme de la Nature (2). Apres le Bon sens, d'Holbach fit 1'annee suivante le Systeme social, qui fut attribue a un certain Mustel mort deja depuis quel- ques annees. Le sous-titre en eta it : Principes naturels de la morale et de la politique avec tin examen de Vinfluence du gouverne- mentsur les mceurs (3). D'Holbach y prechait le droit au bonheur et y enseignait que les devoirs ne sont que les moyens de satis- faire le plus completement notre sensibilite physique et d'en- gager nos semblables a concourir a notre propre felicite et a s'unir d'interet avec nous , que la vertu essentielle est la justice, qui devient envers nos semblables 1'humanite et envers nous- memes la temperance, que le gouvernement est la somme des forces sociales deposees entre les mains de ceux qui sont juges les plus propres a conduire au bonheur , que les gouvernements sont toujours responsables de la corruption des nations et que le seul remede est d'etablir la liberte, I't'conomie et la simpli- cite (4). Decidement le gouvernement pouvait se bien defendre. Les attaqucs du baron d'Holbach devaient le toucher vivement. II trouvait des defenseurs devoues pour entrcprendre de tarir ces (1) Voltaire a d'Aloiiibcrt, 2'J juillcl. D'AlcniUcrt de M"* d'Epinay, III, 365. (2) Correspondancc de Grimm, l er Janvier 1770, VIII, 423. 293 susceptibles de solutions tres variables selon les circonstances, qu'il n'etait ni prouve ni souhaitable que la France cut un exce- dent de ble, et qu'il ne fallait pas encourager a 1'exces 1'expor- tation, dont les nombreux dangers balancaient les avanlages. II fallait surtout debarrasser la France des entraves qui s'opposaient encore au libre commerce interieur et etablir un droit modere tant a 1'exportation qu'a 1'importation. Telles etaient les idees qu'expo- sait spirituellement au marquis de Roquemaure et au President, le chevalier Zanobi qui n'etait autre que Galiani lui-meme. Le grand succes de 1'ouvrage, que pourtant les encyclope- distes ne soutinrent pas comme ils 1'auraient fait si Galiani avait encore ete a Paris, emut beaucoup les economistes dont les champions voulurent relever le defi (1). L'abbe Baudeau, 1'abbe Roubaud, Mercier de la Riviere, Dupont repondirent a Galiani (2). Surtout Morellet, qui avait lu 1'ouvrage manuscrit, entreprit,,sur 1'instigation de Maynori d'Invau et de Choiseul, de combattre les idees de Galiani. Pendant qu'ori imprimait les Dialogues, il en eerivit une Refutation oil il affirmait a nouveau son liberalisme intransigeant et ses principes d'une logique abstraite sur le droit absolu a la propriete libre de toute reglementation. 11 fit tous les frais de 1'edition. Diderot, a qui Sartine communiqua le manuscrit et qui n'acceptait pas toutes les idees de Galiani, trouva pourtant qu'on n'en pouvait defendre la publication. Mais le censeur Gibert fit quelques difficultes. Quand la Refutation fut enfin prete a paraitre, le ministere etait change et 1'abbe Terray, qui se proposait de retablir 1'ancienne reglementation, ne donna aucune permission. L'ouvrage fut enferme a la Bas- tille. Morellet en fut pour ses quinze cents livres et dut attendre 1'arrivee de Turgot au ministere en 1774 pour pouvoir vendre sa Refutation (3). Ill Peu apres ces violentes querelles sur le commerce des bles, Ghoiseul quittait le ministere, et Tun des premiers actes du (1) Grimm, !* Janvier 1770, VIII, 440 : juillet 1770, IX, 81. (2) Mem. seer., 18 mars 1770. XIX, 200. (31 Morellet, Mem., I, 192. Condorcet a Turgot, 10 mars 1770. Correspondance publiee par Henry, p. 2 et 3. M6m. seer., 20 decerabre 1774, VII, 279. 294 triumvirat d'Aiguillon, Terray, Maupeou, qui lui succedail, elait la suppression du Parlement. On salt quelles querelles le regne de Louis XV avail vu s'elever entre la royaule et le Parlement et avec quelle passion 1'opinion publique les avail suivies. Aussi le coup d'elal de Maupeou souleva-l-il une grosse emolion. Le gouvernemenl essaya de calmer le plus possible les esprils el tenta de s opposer a la publication des ouvrages oil on disculail celle question. Le Veritable et bon Lie'geois, almanach pour 1772, qui conlenail des reflexions sur la suppression du Parlement elail renvove a 1'etranger le 24 decembre 1771 ; mais huit jours apres il entrail en France avec la permission du gouvernemenl (1). El beaucoup d'aulres brochures paraissaienl, qui essayaienl de jeler du ridicule sur la nouvelle magislralure. Les philosophes ne se desinteressaienl pas de la querelle. Mais ils elaienl assez embarrasses pour prendre parti : le Parle- menl etait le defenseur des liberles nalionales conlre le pouvoir absolu, mais il avail aussi condamne mainls ouvrages philoso- phiques. II avail chasse les Jesuiles, mais il avail aussi ordonne le supplice de Galas el 1'execulion du chevalier de La Barre. L'ardeur avec laquelle Voltaire se mil aussilol a s'occuper de ces queslions poliliques esl une preuve cerlaine de la faveur donl elles jouissaienl dans 1'opinion. Toujours desireux de plaire a son fidele public, il flallail son goul nouveau, el il profilail de 1'occasion, qu'il ne Irouvail pas si frequemmenl, de mettre son esprit au service du gouvernement. Car, se souvenanl des con- damnalions de livres plus que de la destruction des Jesuites, il prit centre le Parlement le parti du minislere. Celle queslion n'elait pas nouvelle pour lui. De"ja en 1769 et peul-elre sur 1'insligalion du gouvernemenl, il avail ecril YHis- toire du Parlement depuis les originesjusqitau proces des Jesuites (%}. La cour s'e*lait forl e"mue de celle publicalion, aulour de laquelle Vollaire avail fait beaucoup de bruit, multiplianl des desaveux, qu'il faisait ostensiblement parailre dans les journaux(3). Seguier, qui avail fail un voyage a Ferney en seplembre, avail parle de (1) Hardy, 24 et 31 d6ceinbre 1771, I, 11 partie, 412, 416. (2) Par I'ubb6 Big*", Auguste 1169, 2 vol. iu-8. Beng., 1**7. Elle fut impriui6e par Key. (3) Voltaire dit a tout le monde qu'il n 'avail pu ecrire dans sa retraite de Ferney un pareil livre, qui nccessitait bien deux ans de recherches dans des manuscrits poudreux. Tantot il en faiaait honneur a un jeune homme assez modeste pour imiter son style ; tont6t il affirinait qu'on lui avail vo!6 son manuscrit et qu'on 295 YHistoire du Parlement a Voltaire, qui ne s'en etait naturellemenl pas declare 1'auteur, et il ne lui avail pas cache qu'il allait la faire poursuivre. Mais le Parlement fut chasse avant d'avoir pu condamner le livre. Voltaire soutenait le gouvernement. Dans son Avis a la noblesse, en 1772, il tournait le Parlement en ridicule. 11 mettait sa plume au service de la reforme, et ecrivait, avec 1'ardeur et la facilite qu'on lui connait, une foule de brochures pour defendre la cause du chancelier. C'etaient la Lettre d'un jeune abbe, la Re- ponse aux remnnlrances de la Cour des Aides, YA vis important d'nn f/entilhomme a toute la noblesse du royaume, Les peuples au Par- lement, etc., etc. IV Voltaire s'occupait encore de plusieurs proces. Tant6t, c'etaient les Montbailli, accuses d'avoir tue leur mere, et, en faveur desquels il faisait la Meprise d'Arras; tantot, c'etait 1'affaire du comte de Morangies, pour laquelle il ecrivait les Essais sur les probabilites en fait de justice, celle de Lalli, et celle du cheva- lier d'Etallonde, 1'ami de La Barre, ou enfin, le proces des serfs du Mont Jura (1). Generalement, il signait ces petits ouvrages; car ils ne pouvaient qu'accroitre sa gloire et son autorile. C'etaient maintenant ces questions juridiques ou politiques qui absorbaient toute son activite. Deja le nouveau conte qu'il publiait en 1768, YHomme aux quarante ecus (2), faisait la satire de la legislation fiscale; et 1 'avail fait imprimer en le inodiflant. Enfin, il ecrivit au debut de juillet une lettre officielle a Marin pour desavouer son oeuvre. On la fit imprimer dans le Mercure, de sorte que toute la France fut avisee de 1'existence de celte histoire, a laquelle on n'avait pus trop fait attention jusque-la. L'effet n'etant pas encore assez grand, il ecrivit a la fin du mois une seconde lettre a Mariu, qu'il fit courir chez les personnes iuteressees et imprimer dans le Mercure d'aout. Comme il y qnalifiait son Histoire d'indecente et de bardie, tout le monde voulut la lire. Les premiers lecteurs 1'avaient trouvee superficielle. Elle fit alors fureur. On 1'acheta jusqu'a six louis a cause des prohibitions sevcres du Parlement, et Voltaire dut en faire faire d'autres editions en Hollande. (Voltaire a Thieriot, 29 mai 1769; a Rochefort, 3 juillet; a d'Argental, 7 et 22 juillet; a M m e du Detfaud, 20 septembre. Mem. seer., 25 juin, 21 juillet, 2 et 3 aoiit 1769, IV, 292; XIX, H7, 127, 128.) (1) Voir dans Beugesco, 1806-1828. (2) II y en eut neuf editions en 1768. Beng., 1478-1486. Le Chinki de Tabbe Coyer, qui parut egalement en 1768, est un pendant de I'Homme aux quarante ecus : un agriculteur ruin6 par les impots emigre a la ville, ou il est encore plus mal- heureux qu'a la campagne. 296 quoiqu'il ne negligent pas de toucher en passant, avec sa verve incisive, a diverses questions philosophiques, le sujet de son roman etait economique. II ne le desavouait pas et ne craignail. pas de 1'envoyer a tous ses correspondants, meme de le faire presenter a Choiseul (1). Tant par la poste, que par des per- sonnes qui venaient .de Suisse, il s'en introduisait beaucoup a Paris. II en parut des fragments dans le Mercure. Mais, au bout de quelque temps, il fut condamne; c'est pour 1'avoir vendu avec le Christianisme devoile que Josserand, L'Ecuyer el sa femme, furent condamnes au carcan et aux galeres, et, en con- sequence de cet arret, le Parlement le fit bruler (2) ; c'etait une vengeance de Messieurs de la Ferme, qui gardaient rancune a Voltaire de 1'article Tyran du Dictionnaire philosophique, oil il disait qu'il valait mieux avoir affaire a une seule bete feroce, qu'a une bande de petits tigres subalternes (3). De meme dans les dialogues d'A B C (4), il disentail bien les problemes de Tame et du pessimisme, mais il posait surtout les questions de la forme du gouvernement et de la meilleure legis- lation, il pronait le? solutions liberates anglaises et il ne man- quait. pas en passant de critiquer Montesquieu. Naturellement, il n'avouait pas ce roastbeef anglais, tres difficile a digerer pour beaucoup de petits estomacs de Paris , et il voulait que ce ful un La Bastide de Chiniac, avoeat, qui 1'eut traduit de M. Huel, membre du Parlement d'A.ngleterre. Mais il 1'envoyait encore a tous ses amis ou le leur faisait envoyer par M. Guillemet, typo- graphe de Lyon, qui ecrivait, a ce sujet, des lettres charmantes a la duchesse de Choiseul (5). C'etait encore de politique plus que de philosophic qu'il etaif question dans la nouvelle edition que Voltaire preparait en 1708 du Siecle de Louis XIV, auquel il ajoutait le Siecle de Louis AT(()) > (1) Voltaire a Chardon, 3 fevrier 1768. (2) Voir p. 210. (3) Journal de la librairie, 18 f6vrier H68, 2216:;, 12, v<>. Diderot a M lle Vollaud, 8 octobre U8. XIX, 284. (4) l.M n 6', dialogues curieux, traduiU de 1'auglais de M. lluet, chez Uobcrt Freemann (Geneve), 1762 (1768). Beng., n 1772. (5) Voltaire a M"> du Deffand, 12, 2rt tleceinbre 1768; 6 Janvier 1769. .M" du UciTand a Voltnire, 20 Janvier 1769, I, 532. (6) S. I. (Cramer), 1768. Heng., 1191. L'llisloire dv la r/uen-c de 17il nvjit deja paru en 175.'i. Elle cut deux reeditioad en 1770 et 1771. Key pensa eu faire nnc en 1769, et Voltaire lui ecrivait : Je soiili.-iit.i- pasionneiuent que cc soil votis qui fas- siez an Sitclc de Louis XIV I honnciir de le reimpriiner ; mais le projet nahoiilil pa*. Mem. seer., 20 decembre 1768, IV, 192. 297 merveilleux alibi qui lui permettait de de"savouer les petits livres philosophiques qu'il ne laissait pas, rnenie alors, d'ecrire encore. Le Parlement le fit pourlant arreter, trouvant mauvais que le jugement de M. de Lally y fut critique. Mais, quoique clandesti- nement, 1'ouvrage se repandait tres bien a Paris et Voltaire ne desesperait pas de le faire presenter au roi lui-meme, par le marechal de Hichelieu. Les preoccupations politiques etaient tant a 1'ordre du jour, et Voltaire le sentait si bien que, jusque dans son theatre, ilprechait la justice sociale. G'est autant pour faire allusion au nouveau Par- lement et faire sa cour au ehancelier Maupeou, que pour rendre odieux le fanatisme, qu'il ecrivit les Lois de Minos. C'etait line tragcdie dans le gout des Guebres, faitc pour etre imprimee plutotque jouee, pour convaincre plus que pour plaire. 11 1'attri- buait encore a un jeune avocat, Duroncel, et voulait, en mars 1772, en faire cadeau a un libraire de Lyon, Rosset, qui finalement ne rimprima pas (1). II espera bien la faire jouer au tripot. Le mare- chal de Richelieu, a qui il Tavait dediee, avait promis de s'entre- mettre aupres des comediens, qui 1'accepterent en juin; mais il nc pro mil plus bientot qu'une representation a Fontainebleau, pour le mariage du comte d'Artois; et, finalement, les Lois de Minos ne furent pas jouees; en 1773, il y en eut seulement une edition, faite par un libraire de Paris. Apres avoir circule entre les mains de Thibouville, de d'Argental, du due d'Aumont, de Lekain, de Marin et de beaucoup d'aulres, elle finit, en effet, par lomber entre celles de Valade, qui rimprima (2). Aussitot Voltaire de pousser les hauls cris; il acquiert la conviction que c'esl Marin qui a vendu le manuscrit a ce fripon de Valade , et il se brouille avec Marin. II ecrit a Condorcet, a Rochefort : A mon secours, les philosophes! II protcste aupres de tout le monde, ct il hate ['impression que fait Cramer, avec la dedicace a Ri- chelieu et des notes (3). En mai, 1'edition etait a Paris et d'Alem- bert se chargeait du soin de la distribuer (4). Memc quand il suivait ainsi 1'opinion publique sur le terrain politique ct social, Voltaire n'oubliait pas que c'etait pour des (1) VnlUiirc ii il'Argcnlal, 2 mar.-;: ;i V.nssclier, 2. 28 mars; a Kichelieii. 8 mai \~12. (2) Volluiru ii .Marin. 27 mai 1712; a Thibouville, 1 CI Janvier: a irArgontal, 4 Jan- vier. ^3) Voltaire a Condorcot, !<-' fevrier: an comic dc Roclicfurt, l ei fcvricr, mars n".'{. (4) Condorcel a Voltaire. 1(1 mai 177.'!. 298 idees philosophiques qu'il avait jusque-la combattu; et il ne negli- geait pas de tirer profit de la reconnaissance que lui devait le gouvernement pour obtenir certaines protections fort avanta- geuses pour le parti. Pour lui temoigner sa satisfaction des Lois de Minos, Maupeou donnait a Merlin la liberte de vendre, publi- quement, ses ouvrages les plus impies ; il permettait meme que les ballots fussent adresses directement chezlui, Maupeou, et il les delivrait lui-meme a Merlin, sans les faire passer par la Cham- bre syndicale. Naturellement le libraire profitait largement de cette faveur et ne se faisait pas faute de faire envoyer a M. le chancelier d'autres livres prohibes, imprimes en Hollande (1). Le regne de Louis XV fmissait dans i'incoherence et dans 1'impuissance. (1) Mem. seer., 1772, cites par Bersot, p. 81. CHAP1TRE XIII CONDAMNATIONS ET SURVEILLANCE SOUS LOUIS XVI I. L'Assemblee du clerge de 1775. II. La condamnation de la Philo- sophic de l,i nature de Delisle de Sales. III. La condamnation de YHisloire des Indes de l|abbe Raynal. IV. La police de la librairie sous Louis XVI. I Quand Louis XVI monta sur le trone, on pensa qu'une ere nouvelle etait arrivee, qu'on allait assister au regne de la raison, qu'on allait voir toutes les reformes necessaires s'accomplir, la philosophie triompher, la nation jouir enfm de la felicite tant promise et si attendue. Pourtant le nouveau gouvernement ne fit pas preuve, dans les premieres annees, de toute la bienveillance qu'on escomptait pour les philosophes. II y eut meme un redoublement de severite, comme un dernier spasme, une derniere tentative pour revenir aux beaux jours d'antan, oil quelques condamnations suffisaient pour contenir le debordement des ouvrages dangereux. La charge de Directeur de la librairie, dont le departement avail ete rat- tache a la police apres le depart de Malesherbes (1), fut retablie et confiee a Le Camus de Neville, que les mauvaises langues di- saient etre le fils du chancelier (2). II apportait dans son admi- nistration un despotisme, qu'on n'aurait pas presume d'un ex- cellent patriote comme lui (3) . Le marquis de Noailles, qui, comme ambassadeur a La Haye, s'etait deja conduit fort habi- lement en Hollande et avait reussi a rendre la Republique aussi (l)Sartinc fut en effet Directeui 1 do la librairie tout en restant Lieutenant General de police de 1703 a 1774. (2) Mem. sen-., .XIV, 167. (3) Mem. seer., 23 septeinbre 1776, IX, 218. 300 sage que Paris (1), etail envoye a Londres pour surveiller le com- merce des pamphlets et des livres defendus, qui y devenait flo- rissant (2). Enfin 1' Assemblee du clerge, qui se reunit en automne 1775, irnrta celle de 1770, en lancant une condamnation magistrate des- tinee a montrer au jeune roi la voie dans laquelle il lui fallait marcher. Elle fut presque entierement consacree a 1'examen de tous les livres qui avaient paru contre la religion depuis la grande Assemblee de 1765. Elle condamna nommement le Chrislianisme devoile, YAntiquite devoilee, le Sermon des Cinquante, VExamen important de Milord Bolingbroke, la Contagion sacree, YExamcn critique des anciens et des nouveaux apologistes du christianisme, la Lettre de Thrasybule a Leucippe (3), le Systeme de la Nature, le Si/steme social, les Questions sur I* Encyclopedic, De l'/tornme, CHistoire critique de la vie de Jesus-Christ, le Bon sens, YHistoire des bides; et les autres furent compris dans un et coetera recapi- tulatif. Elle adressa au roi un avertissement qu'elle alia lui pre- senter en corps et auquel Louis XVI repondit, en promettant d'appliquer les lois et reglements sur la librairie. Enfin elle envoya une lettre circulaire aux archeveques et eveques de France, pour les avertir que leur principal souci pendant ces seances avail ete de sepreoccuperdes moyens d'arreter ces productions impies (4). Le clerge* reuni avec le Parlement, disait Voltaire (5), a laisse par sa derniere assemblee quatre-vingts ouvrages a bruler par ces Messieurs et quatre-vingts auteurs a etre jetesdans les memes flammes. Mais le roi n'eut pas recours au moyen classique et ne defera pas a la justice de ces Messieurs les ouvrages condamnes par le clerge*. Le Parlement, qui venait d'etre rappele par Louis XVI, ne tenait pas sans doute a signaler son retour par quelque nouveau requisitoire, et avait bien d'autres affaires a trailer. Pourtant la juridiclion criminelle ne resta pas inaclive ; et des mesures se*veres furent prises contre quelques philosophes. Deux d'entre eux eurent particulieremenl a en souffrir, si Ton peul ici parler de souffrances, Raynal el Delisle de Sales. (1) A niuins que re nc flit Paris qui frtt tlevciiu aussi lihre que la llollaiulc. (2) Afrtn. sec,-., .leccinbre 1713. ft-viier 1114, XXVII, Ki2 el 191. (3) S. I. n. tl. C'est un ouvrage de Freret qui circula beaucoiip iuaiuii>crit avant d'etre iinpriiiK; vn-s 11G8. (Laiifton, lievue (I'liinl. lilt., 1912, II, 300.) (4) 22101, 110 Mem. seer., 10 e 19 dercmbre ffi:\, VIII, 31'J, 320. (' Voltaire a Chi i-lin. '.'> mars \~~i(\. - 301 II Ce Delisle de Sales etait un ancien oratorien, tres cordiale- ment mediocre . Voici le portrait que fait de lui Chateau- briand, dont il connaissait assez bien la soeur, M me de Fairy (1) : Gras et debraille, il portait un rouleau de papier crasseux quc Ton voyait sortir de sapoche; il y consignait au coin des rues sa pensee du moment. Sur le piedestal de sa statue en marbre, il avait trace de sa main cette inscription empruntee au buste dc Buffon : Dieu, 1'homme, la nature ; il a tout explique. Delisle de Sales tout explique ! Ces orgueils sont bien plaisants mais bien decourageants. II avait fait paraitre en 1770 un livre intitule : Essai sur ia morale de 1'homme ou Philosophic de la Nature, trois volumes in- douze. C'etait un simple pastiche de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu, de Diderot, avec des appels constants a la Nature, a ses oracles, a ses impulsions et la repetition des lieux communs philosophiques les plus plats (2) ; bref, un de ces ouvrages sans originalite, sans talent, comme en traine apres elle toute ecoic victorieuse (3). Le livre d'ailleurs ne fit pas grand bruit. II avait etc soumis a un censeur, docteur de Sorbonne, le sieur abbe Chretien, avait obtenu sans peine une permission tacite et avait ete edite a Paris par Saillant avec la mention : chez Arkslee et Merkus, Amsterdam, 1770(4). En 1774, Delisle voulut faire une suite a son ouvrage, et, craignant plus de difficultes de la partde la censure, donna a ses trois derniers volumes le titre d 1 Anatomic du corps; moyennant quoi, on le presenta a un censeur de chirurgie, qui ne fit aucune objection et qui donna son approbation". Delisle enleva alors ce {!) Memoires d'outre-tombe, I, 218. (2) Grimm, avril, 15 juin 1TIO,V1II. 510; IX, 49. (3) Tout en condamnant naturellemeut le funatisme ct la superstition, Delisle s'en lenait d'ailleurs a un theisuie assez chretien. Quand 1'lustituteur de ce cultc sublime ne merilerait pAs notrc h.ommage coinme Kils de Dieu, dit-il (II, 47), il fau- drnit encore lui eFever des autels co.nl me au setil Legislateur qui a apporte sur la terre une morale parfaitefirfint epurce. (4) Arkslee et 5lefkus elnient bii des libraires hollandais; ils ecrivirent. a Malesherbes en 1158. (22191, 90.) Sailfant.dit avoir recu uno l.-tlre de Merkus en H3o. Xonv. Acq.,3316, 102.) 302 litre suppose et la Philosophic de ta Nature parut ainsi desor- mais en six volumes (1). Tout allait bien et on oubliait ce grand ouvrage, quand en 1775 un sieur Audran, conseiller au Chatelet, grand devot et tres janseniste, froisse peut-etre de ce que Saillant ne voulut pas lui en donner pour rien un exemplaire, s'avisa de denoncer a sa Compagnie le livre comme impie et dangereux (2). Le 9 sep- tembre 1775, le Chatelet le condamna. Mais le Garde des Sceaux, Hue de Miromesnil, desireux d'eviter un scandale inutile, de- manda pendant les vacances, communication de la sentence et du requisitoire et dit que le roi desirait qu'on ne publiat que la sentence; car il ne pouvait y avoir que du danger a rappeler-le souvenir d'un livre presque oublie et a le mettre ainsi par extraits entre les mains du public (3). Le Chatelet chargea le lieutenant civil Engran d'Allery d'aller representer a Mgr le Garde des Sceaux qu'il avait le droit de publier tous ses requisitoires et que d'autre part il y avait danger a ne pas poursuivre un livre dont on venait d'ecouler trois mille exemplaires et dont on preparait justement alors une nouvelle edition. En consequence, le 14 de- cembre, a midi, en place de greve, la Philosophic de la Nature etait laceree et brulee, et la sentence du Chatelet vendue publi- quement avec le discours de M. du Delay d'Acheres, avocat du roi. De bonnes ames prevalent leur concours au zele du Chatelet, et, quand Saillant vendit son fonds vers cette epoque, des per- sonnes aisees et chretiennes chargerent la veuve Macquignon de racheter 1'edition et de la pilonner (4). Cependant le Chatelet ne se trouvait pas satisfait de cette condamnation et il continuait de poursuivre avec une cruaute digne du siecle le plus supersti- tieux 1'auteur, les censeurs et I'imprimeur (5). II fallait vraiment qu'il Cut bien desosuvre , pensait Voltaire (6). Les censeurs furent ajournes pour 6tre oui's et Delisle de Sales de- cr4te de prise de corps. Mais il en appela au Parlement, qui convertit cedecret en une simple assignation pourelre oui. C'est un dedale d'intrigues et de contre-intrigues , disait Condorcet. On avait surtout voulu prouver a tout 1'univers que le lieutenant (!) Mtm. seer., 17 <16cembre 1776, IX, 325-327. (2) D'Alembert a Fr6d6ric, 23 ftvrier 1776. (3) Hardy, 24 octobre 1775, HI, 131. (1) Hardy, 14 deccmbre, III, 148. (5) Mem. seer., 22 fevrier 1776, IX, 55. (6) D'Argental, 12 fevrier. 303 de police qui ne pouvait manquer d'etre un sce*lerat, puisqu'il etait 1'ami de M. Turgot, avait permis la distribution d'un livre abominable et on avait seulernent reussi a demontrer que ce livre avait ete approuve par un censeur de theologie des 1770 (1). Enfm on pouvait croire 1'aflaire terminee, Delisle de Sales y trouvait gloire et profit. Voltaire voulait ouvrir une souscription pour 1'indemniser de ces persecutions et donnait I'exemple en envoyant cinq cents livres pour lui a son notaire, M. Dailli (2). D'ailleurs, Delisle savait bien tout seul profiler des circon- stances. 11 fit faire une edition nouvelle de son livre avec de belles estampes, un grand luxe typographique et surtout un prospectus tres allechant, ou il etait dit : La premiere edition fut prodi- gieusement gatee par les censeurs. II y eut des volumes oil Ton retrancha jusqu'a cent pages ; de plus, les grandes idees sur la marche physique de la nature n'avaient point eu le temps de murir dans la tete de notre philosophe (3). Mais ce nouveau defi excita la colere de M. le conseiller Audran, qui ne voulut pas lacher de si tot sa victime. La dite victime se livra a son de- tracteur avec toute la Constance et tout le courage d'un martyr . On va voir, en eflet, de quel courage et de quelle Constance il fallait faire preuve pour supporter cette cruelle persecution. En verite, on croit assister a une mascarade en lisant le recit de cet etrange proces (4). Le 21 mars 1777 fut le jour funeste, ou la voix du fanatisme convoqua une assemblee des ministres de sa fureur (5) . La seance dura de 6 heures 1 /2 du matin all heures du soir. Delisle arriva a 7 heures au Chatelet, ou il fut garde a vue. On avait pose des sentinelles, on doubla, puis on tripla la garde. Personne ne put sortir avant la fin de la seance. Les magistrats dinerent & la buvette, et le lieutenant civil fit diner a ses frais les accuses dans une chambre separee (6). A midi, M. Dejisle a ete conduil a la salle du conseil, pour subir son dernier interrogatoire, racontent les Correspondances litteraires du temps (7). II avait <1) Condorcet a Voltaire, 11 fevrier, et mars 1716. (Moland, 'J64G, 9684.) (2) Voltaire a Delisle de Sales, 15 avril H"6. (3) Metra, 22 fevrier 1777, IV, 170. (4) Grimiu. fevrier 1777, XI, 428. (5) Metra, 15 avril, IV, 304-319. (6) Hardy, 22 mars 1777, III, 340. <7) Les recits de Grimm et de Metra coucordent presque exactement. 301 prepare un discours pour sa defense; on ne lui a pas permis de le lire. On 1'a interroge d'abord, sur la pretendue falsification du manuscrit; ses reponses ont ete si precises et si fortes, qu'on s'est hate d'abandonner 1'incident, pour en venir au fond du proces... Le President du Chatelet a dit a 1'accuse, au nom de sa compa- gnie : Je suppose, Monsieur, que votre manuscrit est en regie et que vous avez satisfait a la loi. Nous vous declarons maintenant, que vous etes infmiment coupable, d'avoir avance les proposi- tions qui sont dans votre ouvrage et sur lesquelles nous allons vous interroger. .. \ Vous avez dit dans une Epitre dedicatoire, qu'il faut toujours finir par adorer Palmyre (1), et par suivre la nature. Cela tend au spinosisme, cela reduit les lecteurs a rejeter toute autre loi que la loi de la nature. 2 Vous avez avance, qu'il etait impossible a rhomme d'avoir des idees claires surl'essence de Dieu, et qu'il fallait se contenter de 1'adorer en silence. 3 Vous avez distingue un certain culte de I'liomme, du culte du citoyen. 4 Vous avez dit qu'il y avait des moments de fermentation dans un Etat, ou chaque citoyen prenait un caractere, et oil les rois n'elaient plus que des homines. 5 Vous avez avance le blas- pheme, que le bonheur etait pour rhomme une serie d'instants voluptueux. 6 Vous avez ose dire que les quatre vertus car- dinales pouvaient se reduire a une seule. 7 Vous avez avanco que la circoncision etait un outrage contre la nature, ce qui est une derision de la loi de Moise. 8 Vous vous etes abandonne, dans votre ouvrage, a une chaleur d'imagination tres criminelle; vous avez presente beaucoup de tableaux de 1'amour et le mot dc jouissance se trouve souvent sous votre plume. L'accuse s'est retire. Un conseiller au Chatelet, M. de Gouve de Vitry, a repete plusieurs fois dans Paris, qu'il n'avait jamais vu d'accuse mettre tant de sagesse et de courage dans ses reponses. La compagnie a ete aux opinions. Les premieres voix ont ete pour condamner M. Delisle, adomnia citra mortem ; cette formule designe le fouet, la marque et les galeres perpetuelles. Get avis a ete propose avec chaleur. On ne pouvalt pas condamner a mort 1'accuse, parce que, dans 1'intervalle, Messieurs avaient dine". Ensuite, on a opine a ce que 1'auteur fut condamne au carcan, a faire amende honorable en chemise et une torche a la main, devant le portail (I) Li famine avec Inquelle la Nature vcut que nous Iravaillions a la propa- gation " de Genlis, Mtmoirex, II, 136. Grimm, avril 1772, IX, 487. (1) Mtm. seer., 20 mars 1772, VI, 12(i. yrage eut le plus grand succes et Ic nombre des vingt-einq exem- plaires permis fut bientot depasse. Raynal, qui n'avait naturel- lement pas signe son Histoire, obtint de ne pas etre inquiete, moyennaut dou/e livres par exemplaire qu'il donnait au secretaire d'un homme en place (I). On ne tarda pas a decouvrir qu'il en etait 1'auteur, mais on ne 1'affirmait pas trop haul, de peur dc lui attirer des difficultes. Gar sa hardiesse pouvait bieu lui amener quelque condamnation. Pourtant le gouvernement ne s'emut pas beaucoup et laissa la premiere edition s'epuiser assez rapidement. Cette societe de la fin de 1'ancien regime, qui se passionnait egalement pour la politique et pour la philosophic, en fut d'autant plus charm ee, qu'elle retrouvait r dans ces lourds in-octavo, de quoi satisfaire plus cornpletement son gout. II y avait, a cote de no- tions commerciales et economiques, des passages capables de plaire a 1'imagination lubrique des lecteurs, puis des descriptions enthousiastes, des idylles attendrissantes, des declamations emphatiques sur les-moeurs ideales de ces peuples primitifs, des invectives violentes centre les Europeens, qui asservissaient ces nations heureuses, et surtout centre les moines, qui faisaient le trafic d'esclaves, des plaidoyers violents pour la liberte, Injustice, centre ['intolerance des pr6tres et le despotisme des tyrans. II vous raconte toutau monde, disait Walpole a Lady Aylesbury (2), comment faire des conquetes, des invasions, des maladresses, des banqueroutes, des fortunes, etc., il vous raconte 1'histoire naturelle et historique (sic] de toutes les nations; il parle de commerce, de navigation, de the, de cafe, de porcelaine, de mines, de sel, d'epices, des Portugais, des Anglais, Francais, Hollandais, Danois, Espagnols, Arabes, des caravanes, des Per- sans, des Indiens, du roi Louis XIV et du roi de Prusse, de La Bourdonnaye, de Dupleix et de 1'amiral Saunders, du riz, des femmes qui dansent nues, du guingan et de la mousseline, de millions de millions de livres, roupies et cauris, des cables de fer et des femmes circassiennes, de Law et du Mississipi, et centre tous lesgouvernements et toutes les religions. M me du Defland en etait naturellement aussi charmee que son ami, et lui annon- cait que YHistoire de Raynal reussissait parfaitement a Paris (3). (1) La Harpe, Corr. lill., I, 20. {2} Lettres, V, 42, cite par J. Morley, Diderot, chap. xv. (3) A Walpole, o Janvier 1773, II. 29i. 30S Diderot, en etait enthousiusme, y Irouvait de vastes eonnaissances, des vues profondes et concluait que c'etait un livre capital , qui allait faire une forte sensation (1) . Quand cette sensation Cut bien faite, en decembre 1772, le Chaneelier s'avisa qu'il contenait des propositions hardies, dan- gereuses, temeraires et contraires aux bonnes mceurs, et aux principes de la religion. Un arret du Conseil d'Etat dn 19 de- cembre le supprima et, un mois apres, la Sorbonne nomma des commissaires pourl'examiner (2). Neanmoins on en fit des contrefacons (3), et, en juiliet 1774, il parut une nouvelle edition retouchee, corrigee, augmentee, ornee de gravures suggestives (4). On y retrouvait les memes defauts que dans la premiere, trop de digressions, trop de declamation; mais on n'en admirait pas moins les sublimes beautes dont elle etait remplie. Cette seconde edition, quoique plus dangereuse encore que la premiere, se vendait publiquement. Nous ne pouvons nous empecher de remarquer ici, disait Meister (5), qu'il y a une sorte d'etoile pour les livres comme pour les hommes. Que de livres brules et persecutes, meme de nos jours, qui ne sauraient 6tre compares pour la hardiesse a I'Histoire philo- sophique. Cependant elle s'est vendue partout assez publique- ment : serait-ce parce que ce livre attaque toutes les puissances de la terre avec la mSine audace que toutes Tont supporte avec la m6me cle"mence? Raynal jouissait tranquillement de son triomphe et de la for- tune qu'il avail acquise, malgre* toutes ses declamations, par une speculation sur la traite des negres. II donnait des dejeuners tres renomme's; il devenait 1'hommedu jour. Mais, en juillet 1775, la persecution vint 1'atteindre a son tour. Malesherbes venait d'arriver au pouvoir et les ennemis de Turgot etaient furieux du surcroit de credit qu'il allait retirer de la presence de son ami au ministere. Us firent tomber leur rage sur VHistoire des hides, qui devint 1'objet d'une intrigue effroyable . On la d^nonca a 1'Assemblee du clerg^,en aout et en septembre, et 1'abbe Raynal, (1) Correspondance de Grimm, avril H12, IX, 488. (2) Mtm. seer., ler avril, 30 decembre 1172, 5 f6vrier 1773, VI, 134, 277, 313. (3) Plusde 40, dil La Harpe (mai 1774, I, 17). (4) Par excniple : Un philosophe ccrit sur une colonne : Auri sacra fames, tandis I ii'- 2; XVI, 3. Grimm, octofore 1780, Xlf, 442. (2) Melra, 27 aotU 1780, 14 jnnvicr 1781, X, 153; XI, 42 et 51. (3) Grimm, avril 1781, XII, 498. (4) M mai 1781. 311 Le Parlement, de son cote, montra une grande severite. L'avo- cat general fit un long requisitoire ; comme jadis Joly de Fleury aux beaux jours des grands auto-da-fes de livres, Seguier se lamentait de ce que 1'esprit philosophique devint de plus en plus 1'esprit du jour et se scandalisait surtout de 1'audace avec laquelle les auteurs se nommaient dans I'esperance de 1'iinpu- nite et se promettaient une celebrite, fondee sur la hardiesse de leurs principes, la fierte de leurs preceptes et I'insolence de leurs assertions ; il denonc,ait les opinions dangereuses de Raynal sur Tegale valeur de toutes les religions, sur les progres du christianisme dus a la persecution et al'ignorance, sur la barbaric et 1'extravagance de la morale chretienne; il laissait echapper cette phrase assez malheureuse : L'auteur enleve a 1'homme le dognie precieux de 1'immortalite de Tame, ce fruit merveilleux de 1'imagination , et il citait enfin tout ce tableau de la philo- sophic, dontles lecteurs de Raynal devaient etre les admirateurs enthousiastes : Elle doit tenir lieu de divinite sur la terre; c'est elle qui lie, eclaire, aide et soulage les humains. Elle leur donne tout, sans en exiger aucun culte ; elle demande, non le sacrifice des passions, mais un emploi juste, utile et modere de toutes les facultes. Fille de la nature, dispensatrice de ses dons, interprete de ses droits, elle consacre ses lumieres a 1'usage de rhomrne, elle le rend meilleur pour qu'il soil plus heureux. Elle ne hait que la tyrannic et 1'imposture parce qu'elles foulent le monde; elle fuit le bruit et le nom de secte, rnais elle les tolere toutes. Les aveugles, les mechants la calomnient; les uns out peur de voir, les autres d'etre vus, ingrats qui se soulevent centre une mere tendre, quand elle veutles guerirdeserreurs etdes vices, qui font les calamitesdu genre humain. A la suite dece beau plaidoyer, le Parlement, les Grandes Chambres et Tournelle assemblies le 25 mai 1781, condamna 1'ouvrage a etre brule par la main du bourreau, Tauteur a etre apprehende au corps partout oil on pour- rait le saisir et ses biens confisques (1). G'etait plus que Raynal n'avait pense ; il n'avait compte que sur un simple embastillement. 11 dut fuir a 1'etranger. Mais Seguier, qui ne s'etait charge du requisitoire qu'a contre- cceur, 1'avait prevenu d'avance, a Courbevoie, ou il ctait chez (1) Bibl. Nat., Res., F. 719, 85. Grimm, juin 1781, XII, 518. Hardy, 29 mai 1781, IV, 467. La Harpe, COJT. lilt.. Ill, 238. le fermier general Paulze (1). II eut tout le temps de se mettre en surete. Quand le bourreau brula son Histoire au pied de 1'escalier de Saint-Barthelemy, le 29 mai, il etait aux eaux de Spa. II y rencontra le prince Henri de Prusse. Puis il se fixa en Belgique, dans line paisible retraite. Sans doute il ne pouvait plus toucher la pension de douze cents livres qu'il avait sur le Mercurc; clu moins pouvait-il se moquer de la censure, que la Faculte de theo- logie faisail en aout 1781 de son livre (2). II occupait ses loisirs a faire une reponse a cette censure, dans laquelle il inserait des vers intitules : La Nymphc de Spa a tabbe Raynal (3). II assista la au succes definitif de son livre. Tant de condam- nations achevaient de le rendre celebre. On le lisait en France jusqu'au fond des provinces, et M. de Chateaubriand, le pere de Rene, etait charme par ses declamations, dans son chateau dc Combourg (4). Bien plus, sa reputation devenait mondiale. 11 etait fort estime de Gibbon et de Robertson, en Angleterre. Franklin le lut avec admiration; Frederic II en fut enthousiasme, jusqu'a ce qu'il fut arrive au passage, oil Raynal 1'apostrophait en lui recommandant de devenir plus pacifique ; et Toussaint Louverture, dans sa cabine d'esclave a Haiti, en faisait le sujet de ses medi- tations. Olavides etait condamne par 1'Inquisition pour 1'avoir traduit en espagnol, et 1'amiral Solano dut faire penitence pu- blique, parce que 1'aumonier de son vaisseau 1'avait trouve chez lui. On assurait, des 1780, qu'Achmet IVvenait dele faire traduire en arabe (5). Enfin, en France, on en faisait une foule d'imitations ou du moins on appliquait dans les ouvrages historiques les prin- cipes de Raynal sur le commerce, considere dans ses rapports avec les moeurs, la puissance et la prosperite des nations (6^. L'abbe Raynal devenait un maitre, un chef d'ecole. (1) Mdm. seer., 28 inni 1781, XVIII. 213. (2) Arch. Nut., MM 259, f 73-121. Cello censure I'ntenvoyee par la Sorbonoe aux el nux faculles do province, qui lui en expriincrent lur vive reconnais- snnce. (/6u/;, 126, sqq.) (3) Mini. seer.. 30 mai, 18 juillet, 3 aoul, 23 noveinbrc U8I, XVII, 21'J, 317, 348; XVIII, 173. (4) Chaleaubriunil, Mtmoires d'onlrn-loniLc, I, l'J;J. \?j) Oiintc tie S(':gur, Mtnwirc*, 1, 26. : i. Morley, Diderot, chap. xv. (6) (iriinni. uvril 1778, XII. ~t(>. a pmpos do \'Kttsai xur le commerce dc llussie tic .M. id! .Mnrhuis. 313 IV L'echec de ces condemnations n'uvait pourtant pas deeourage le Parlement, qui en langait bien encore quelques autres pendant le regne de Louis XVI. En 1776, toutes les Chambres assemblies et les Princes y seant, il condamnait, aprcs un requisitoire capu- cinal de Seguier, une nouvelle edition de la Theologie portative, qui portait ironiquement sur le titre par 1'abbe Bernier, licencic en theologie, imprime a Rome avec permission et privilege du conclave , et il ordonnait que 1'ouvTage serait laeere et brule et que Bernier serait arrete (1). C'est que 1776 etait une annee de jubile. Hiballier, le syndic de la Sorbonne, et 1'eveque du Puy, Lefranc dc Pompignan, se remuaient beaucoup. Bulle du pape, mandcments d'eveques, prones de cures, sermons, rien n'etait neglige pour attaquer les philosophes et ceux-ci repondaient par une Epitre aux calomniateurs de la philosophic, oil les pretres etaient fort maltraites et oil Ton voyait comme une sorte de chef-d'oeuvre que La Harpe aurait fait pour arriver a 1' Academic (2). Louis XVI lui-memc denoneait parfois des livres an Parle- ment. Enferme a Versailles, il suivaitpeu le mouvement des idees, ou peut-etre ne 1'osait-il pas, et, des qu'un courtisan lui donuail un livre un peu philosophiquea lire, il en etait aussitot epouvante. Le Marquis de Montesquiou lui parla ainsi en 1776 d'un Monarquc accompli, oeuvre d'un pedant suisse, disciple de Haynal, oil 1'au- teur exprimait cet espoir qu'un jour il n'y aurait plus de roi ; Louis XVI manda aussitot le Premier President du Parlement, et nne bonne condum nation viut donner beaucoup de reputation a cetle mediocre brochure (3). Sa police, d'autre part, etait prise d'un beau zele; elle fai- sait des recherches partout, trouvait dans des ecuries des imprimeries clandestines, dont les ouvriers s'etaient fails pale- freniers (4), arretait des colporteurs, enfermait avec eux dans le capharnaum de la Bastille deux charretees d'ouvrages d^fen- (1) Arch. Nal.. X', 85G(, f 3i6-o6i. Coll. July de Floury, dossier 5 IH'J, vol. 463, >. 236. Mem. seer., 2.'i fuvrifi- \ll(i. IX, HO. ;2) Ibid.. "2-2 el iJi inai, IX, 12l)-13(l. ;j) Melra. 13 inai 11TG, III, 72. i' Mem. seer., 21 aout 177(1. IX. i2:J. 314 - dus (1). On ne pouvait plus trouver aucun livre nouveau. La litterature etait affligee d'une prodigieuse sterilite ; les ban- queroutes de libraires se multipliaient et 1'empire litteraire qui s'etait eleve dans les beaux jours de Louis XIV menacait ruine (2). M. de Neville, qui resta a la Direction de la librairie jusqu'en 1784, proscrivait severement 1'entree de tous les ouvrages irn- primes en pays etrangers, et, pour ce qui etait imprime en France, il ordonnait a la censure d'etre tres rigoureuse. Le celebre abbe Maury etant venu un jour se plaindre des difficultes que lui fai- sait son censeur, le non moins celebre Riballier, Neville le recut tres aimablement, lui promit d'intervenir en sa faveur, ecrivit bien a Hiballier, mais pour lui recommander de redoubler d'at- tention dans I'examen de Touvrage de 1'abbe (3). La police avait beau user de tant de severite, elle ne par- venait nullement a remedier au mal. Les stratagemes etaient si faciles a trouver, quand les complicites s'offraient de toutes parts ! Le roi soupconnait si bien que, meme chez lui, des livres dangereux pouvaient se caeher, qu'il ordonnait en '1782 a son prevot de 1'hotel, de faire des visites a 1'improviste a Versailles dans tous les appartements de la famille royale. II ordonnait en meme temps au chef des bureaux de la Porte de la Conference, de fouiller a leur entree a Paris les voitures de son frere, le Conite d'Artois, et on y trouvait beaucoup de libelles et de livres pro- hibes (4). Car ces mesures incoherentes et inefficaces n'etaient que le signe caracteristique de I'aflblement qui precede les grandes catastrophes. Aussi bien est-il trop lard pour rien empecher. Desormais tous lesesprits qui reflechissent sont gagnes aux theo- ries nouvelles. La doctrine est depuis longtemps arretee, admise pareux. Le nombre des adeptes ne fait que s'accroitre pendant le regne de Louis XVI ; mais les idees elles-memes ne font plus au- cun progres. (1) Mrlr.i, 28 scplcmhrc 1770, 111, 317. (2) Metra, 12 niai 1778, VI, 20!), et l:t Janvier 177(1, II, 323. CV.sl en 1779 que Merlin (il lino faillili: (|iii I'obli^ea a venlrt! IDIIS ses livres an profit de ses crean- cicra. (3) Ibid., i Janvier 1777, IV, 7.'i. (4) Hardy, 23 111:11 178i, V, 163. CHAPITRE XIV Les derniers ouvrages de Voltaire : Lettres chinoises, indiennes et larlares, 1776. La Bible en/in expliquee, 1776. Un chrelien contre six Juifs, 1776. Le Prix de la Justice et de VHumanile, 1778. Sa mort, 1778. II. L'edilion de Kehl. III. Les ouvrages des autres philosophes. Les Confessions de Rousseau, 1782. l^ 1 Encyclopedic de Panckoucke, 1782. Le Seneque de Diderol, 1778-1782. Les Eloges de d'Alembert. Les Epoques de la Nature de BulFon, 177*). Les Jncas de Marmontel, 1777. Les Principes de morale de Mably, 1784. IV. Les disciples des philosophes. Gondorcet. Bernardin de Saint- Pierre et les Eludes de la nature, 1784. Sylvain Marechal. I La production proprement philosophique se ralentitbeaucoup apres 1'avenement de Louis XVI ; non pas assurement que les mesures ineoherentes de la police et du gouvernement fussent en rien efficaces; mais 1'attention du public se detachait de ces ouvrages desormais fastidieux et superflus. On avail deja lu tant de livres impies qu'on en avait maintenant un peu le degout ; et on s'etait livre si passionnement an plaisir de la lecture qu'on n'y trouvait plus aucune distraction. D'ailleurs les grands hommes du siecle vieillissent et sont pres de mourir. Us ne disparaitront pourtant pas sans faire encore parler d'eux. Voltaire surtout, malgre ses quatre-vingts ans, reste infati- gable sur la breche; et, pendant qu'on reedite la collection com- plete de ses OEuvrcs, pendant qu'il jouit de la gloire et de 1'au- torite, que lui confere sa longue carriere litteraire, il travaille encore a ecrire quelques nouvelles lettres ou quelques conimen- taires sur les sujets qui lui sont chers. Ces ouvrages nouveaux, mais dont les idees ne sont pas ncuves, font peu de bruit a Paris; et le gouvernement, (jui le sait bicn, comprend 1'inutilite des poursuites ou des condamuatioiis ; aussi les laisse-t-il paraitre assex librement. - 316 Mais Voltaire ne peut laisser passer aucune occasion de de- fendre ses idees et au besoin il en cree. En 1774, un chanoinc de Xantem ^dans le duche de Gleves), M. de Pauw, avail public des Recherches philosophiqucs sur les Egyptiens et les Chinois, oil les convictions les plus intimes de Voltaire sur les peuples asiatiques etaient directement contredites. Pauw osait affirmer queJes Chinois etaient brutes etparesseux et qu'ils descendaient des Egyptiens. Or Voltaire n'avait cesse de soutenir que c'etail le peuple le plus venerable du inonde, autant par 1'antiquite de sa race que par 1'excellence de sa morale et de sa philosophic; il avait largement use de l'Extr6me-Orienl dans sa lutte contre le christianisme, faisant constamment des paralleles fort peu a 1'avanl age de noire civilisation. 11 repondil done au chanoine de Xantem en un volume assez gros-qu'il intituto : Lettres chinoises, indieunes et tartares a M. Pauw par un be'nedictin (1). II y devc- loppait toutes les idees qu'il avait deja exprimees dans le Diclion- naire philosophique ou dans la Philosophic de I'histoire sur la reli- gion, les mo3urs et les lois de la Chine, et s'egayail un peu sur la genealogie de 1'empereur Kien-long, arriere-pelil-iils d'une vierge celeste, sceur de Dieu(2) . Au printemps de 1776, il commencail a repandre ses Lettres en Europe et en France. II les envoyait a Frederic (3) ; il en adressait un exemplaire a La Harpe sous I'en- veloppe de M. de Vaines (i), il en faisait parvenir aux autres amis par M. de Sartine lui-meme (5) ; et en avril les magots de la Chine, les pagodes des Indes et les figures tartares etaient connus a Paris. Us n'y soulevaient pas d'ailleurs grand enthou- siasme et etaient longs a percer. On trouvait le sujet vraiment trop rebattu. On annonce de 1'infatigable M. de Voltaire un nouvel ouvrage ayant pour litre : Lettres tartares et chinoises, di- sait assez sechement le redacleur des Memoires secrets (6). C'esl loul ce qu'on en fail. La meine anne'e, Voltaire publiail un ouvrage qu'il avail de- puis longlemps dans son porlefeuille. C'elait la Bible enfin expli- quee par plusieitrs aumoniers dc S. M. L. It. D. P. (7). Vollaire (1) Paris (Geneve), illG. Beng., I8j. (2) Vullaire a Frederic, -29 Janvier ITJO. (3) 11 mars 1176. (4) 19 avril, u La llarpo ol a Vuincs. 1 5) A ti'Argental, 30 mar*. ^6) -22 avril 17"J, IX, 99. Cf. (irimui, avril 1776. H) Sa M.IJ---I-- le roi de I'ologno. Londros (fient'-vi- 1 . 117, ~2 vol. in-8. Ikng.. 18lil, el |iiatrc rt^'litiuns en \Ttti-\~rri. 317 donnait la oomme son testament d'irreligion. C'e*t.ait un eom- mentaire de tous les livres de la Bible, oil il avail reuni toutes les railleries, toutes les impietes qu'il ne cessait de mettre au jour depuis trente ans. Aussi le nonce l'achetait-il pour 1'envoyer au pape en le lui denoncant, et I'avocat general Seguier pre- parait un requisitoire formidable (1). Cependant d'Alembert vou- lait, pour eviter la condamnation, que 1'ambassadeur de Frederic a Paris declarat que ce commentaire etait I'reuvre des aumoniers du roi de Prusse (2). Mais la farce aurait etc un peu trop grosse et Frederic ne s'y preta pas ; tout le monde savait bien que le Philosophe de Sans-Souci n'avait pas d'aumoniers. Cette matiere est epuisee, disaient les Memoires secrets (3) ; le proces est juge pour ceux qui veulent se servir de leur raison et de leurs lumieres ot les autres ne liront pas- plus ce commentaire que le reste. Enfm, comme s'il ne voulait pas mourir sans avoir regie son compte avec tous ses adversaires; Voltaire travaillait encore en 1776 a repondre a un ouvrage paru en 1769, les Lcttres de quel- rjnes juifs portugais et allemands a M. de Voltaire. 11 n'avait sans doute pas su plus tot quel en etait 1'auteur. En 1776 il le demanda a d'Alembert et apprit que ce secretaire juif, qui etait malin comme un singe et qui mordait jusqu'au sang en faisant semblant de baiser la main (4) , etait un nomme Guenee, ci-devant pro- fesseur au college du Plessis(5). II resolut aussitot de le mordre a son tour et ecrivit tout un ouvrage qu'il in ti tula : Un chretien contre six juifs (6). Mais Raton (Voltaire) sentait bien que ses pattes etaient devenues bien faibles pour jouer avec la souris nommee Guenee (7) , et qu'il fallait vraiment etre enrage pour vouloir manger sans avoir de dents et danser sans avoir de jambes (8) . C'est aussi ce qu'on trouvait assez generalement, et comme, par malheur, Tabbe Guenee etait le meilleur de ses adversaires, celui qui lui etait le moins inferieur quant au style et a 1'esprit, on ne regardait plus guere ce dernier ouvrage que comme un radotage de vieillard (9). 1} Mem. seer., 22 octobre, 10 novembre 1716, IX, 280, 284. 2) D'Alembert au roi de Prusse, 30 decembrc \"t>. 3) 26 juilletmG. IX, 192. ^4) Voltaire a d'Alembert. 8 decembre. 5) D'Alembert a Voltaire, 5 novembre. ;6) La Haye (Geneve) et Londres (Amsterdam), IVn. Heng., 18(iO. 1) Voltaire a d'Alembert. 18 novembre 1776. (8) A d'Argental, i decembre. 9 N , Mem. aecr., 31 mai ill'. X. Io6. 318 Mais Voltaire ne se serait pas encore juge satisfait s'il n'avait agi aussi sur le terrain juridique et politique, et il resumait encore une fois ses idees sur la justice criminelle. La Gazette de Berne avait propose, le 15 fevrier 1777, un prix de cinquante louis en faveur du meilleur memoire sur ces matieres. Voltaire, qui n'avait pas peu contribue au choix de ce sujet, en mettant ces questions a la mode, voulut s'associer encore plus directement a une oeuvre qu'il jugeait utile. II ajouta une somme d'argent au prix propose, ainsi que Frederic II et le landgrave de Hesse-Cassel, et il se mit aussitot, non pas a faire un me'moire, rnais a rediger quelques notes qui pussent servir aux candidats (I). 11 ecrivit ainsi, peu avant son dernier voyage a Paris, le Prix de la justice et de I'hu- manite. qu'il signait et datait : par 1'auteur de la Henriade, avec son portrait, a Ferney (2). C'etait comme la consecration de son succes, que cet ouvrage avoue sur un sujet qu'il savait utile et oil il se sentait d'accord avec tout le monde. II commence a entrer dans la legende et va connailre les gloires de 1'apotheose. On sait dans quel triomphc il est mort et quel etrange spectacle ce dut etre pour les survi- vants des epoques de la lutte heroi'que que son dernier voyage a Paris. Que les temps etaient changes ! L'ancien proscrit, qui avait du s'installer en pays etranger pour echapper aux poursuites de la justice ; et qui, depuis, n'avait cesse d'inonder la France de ses railleries impitoyables, le philosophe audacieux et moqueur, 1'ennemi declare de 1'Eglise, 1'adversaire sournois de toute reli- gion, le satirique, qui s'etait ri sans relache des moeurs de son temps, le vengeur des innocents persecutes, rhomme enfin qui avait combattu tout ce qui e"tait estime, respecte, revenait en vainqueur dans ce Paris auquel il n'avait jamais cesse de penser et qu'il avait fmalement conquis. On lui faisait une ovation & la Comedie francaise ; toute la noblesse defilait dans 1'hotel du Marquis de Villette oil il e"tait descendu ; la reine desirait vivement le voir. Le temps etait bien loin ou, jeune poete, il etait embas- tille 1 et roue de coups par les hommes du chevalier de Rohan ! C'etaicnt maintenant les dues et les marquis qui lui devaient du respect et qui lui en temoignaient. II etait salue" cornme le heros de son siecle. (1) Mem. seer., 3 avril Ml, XI, 213. (2) (Genfcve), \~tlV>. et trois autres (Millions en 1TJ8 : Londres, Gen'>ve. Leipzig. Beng., t8"7t. 319 Mais aussi par quel savant et perseveranl effort il avail su acquerir lentement et .malignement cette etonnante renommee ! Quelle adresse il avait deployee pour profiler de toules les occa- sions d'agir sur 1'opinion publique, pour la seduire par les formes infiniment variees el charmanles de son lalenl mulliple, pour faire connailre ses livres aux Parisiens, pour les leur faire par- venir en lemps utile el pour soulever autour d'eux loul le bruil qui les imposail a 1'atlenlion de lous ! II recollail ce qu'il avail seme; il jouissait pleinemenl du succes de son long travail. De loutes les ressources de son intelligence, el Ton sail si elles etaient nombreuses, son habilele en quelque sorte politique ful sans doute la plus etonnanle; et, s'il est facile de rencontrer les limiles de son inspiralion poetique, epique, dramalique, meme salirique, si Ton peul Irouver aisemenl de plus grands savanls, des philosophies plus profonds, meme de meilleurs hisloriens, on ne peul s'empecher de resler slupefail devant 1'exlraordinaire energie de eel apolre, devanl la fureur avec laquelle il a lance parloul sa voix seche el coupanle, devanl 1'arl avec lequel il a su converlir ses conlemporains. Son succes esl le lemoignage le plus eclalant de cetle habilele. 11 n'etait pas encore mort qu'il enlrail dans 1'hisloire, on le celebrail comme un heros ; et sa morl meme elail 1'occasion d'un nouveau Iriomphe pour les philosophes. D'Alemberl en profilail pour porler deux coups fourres au clerge en safaveur . D'abord il refusa de laisser faire le service religieux d'usage pour aucun confrere de 1' Academic, avanlque celui de Vollaire ne fut celebre. Puis il proposa son eloge en vers, afin d'eviter les formalites de la censure de la Sorbonne (1). Les manes du philosophe devaient Iressaillir de joie a ces deux lours malicieux. II Mais on pensa bienlol que le meilleur rnoyen de rendre hommage a la memoire de Vollaire elail, plulol que de faire son eloge, de donner encore une edilion complele de ses OEuvres. Cette fois, enfin, elle serait bien complele el definitive. Panckoucke, en habile homme d'affaires qu'il etail, avail pris (1) Mem. seer., 16 ilecembre 1778, XII. 223. JMetra. 30 Janvier 177i. VII, 2ril. 320 - ies devants (I). II avait accompagne sa soeur, M me Suard, dans le pelerinage qu'elle fit a Ferney en 1775 et qui Favait tant emue (on sait qu'a la vue du philosophe, elle faillit se trouver mal). Jl reunit des ce moment tous Ies materiaux pour une nouvelle edi- tion de Voltaire; et, dans le courant de 1777, il lui envoya un exemplaire interfolie de ['edition encadree. Voltaire le recevait en Janvier 1778 (2). 11 avait deja fait quelques corrections sur un autre exemplaire qu'il fit reporter sur I'exemplaire interfolie, et, quand il mourut quatre mois apres, il laissait plus de trente volumes ainsi corrige's. Ce furent ces volumes et quelques autres manuscrits que M me Denis envoya a Panckoucke en deux caisses en septembre 1778 (3). La Harpe, Grimm, d'Alembert, Condorcet donnerent a Panckoucke Ies lettres qui leur avaient ete adressees par Voltaire. II acheta pour quatre mille livres a M" 10 de Vimeux, legataire de d'Argental, la correspondance avec Ies anges . Mais le courage lui manqua au dernier moment pour se lancer dans cette entreprise ; et lui, qui n'avait pas hesite devant une rendition de VEncijclopedie, il n'osa pas assumer la charge de donner 1'edition definitive de Voltaire : il chercha a s'en defaire. Cependant la ou Panckoucke avait echoue, Beaumarchais pou- vait encore se risquer (4). II n'y avait guere que lui qui fut assez riche, assez audacieux, assez fou pour se lancer dans cette aven- ture. Des qu'il fut informe que Panckoucke abandonnait son pro- jet, il alia a Versailles et representa a Maurepas combien il serait honteux pour la France de laisser imprimer a 1'etranger Ies oeuvres de son grand philosophe ; et, comme Maurepas etait assez ami des philosophies, il obtint de lui qu'il protegeat, au moins en secret, I'e'dition que lui, Beaumarchais, se disait prM a entre- prendre dans ces conditions. II se declara done correspon- dant g^n^ral de la societe philosophique, litteraire et typogra- phique (5) , qui ne se composait d'ailleurs que de lui tout seul, et se mil a faire Ies choses en grand. 11 acheta d'abord Ies manus- (1) Desnoiresterres, VIII, 446, sqq. (2) Voltaire a Pnnckoucke, 12 Janvier. (3) Mini, seer., ">, 8 octobre 1718, XII, 143, 1U;. (4) Gudin, Hist, de Reattmarchais, p. 241, sqq. ; L. de F^om'!iiie. Reaumarcliaift et non temps, chap, xxv; Anton BettplhiMin, Iteaiimarcliais , eine ttingraphie, 188G, p. 424-440. Nouv. Aoq., G 1,'iO, uotea recueillics sans doute par no envoy6 do I'lm- primerie royaln, qui alia etudior rinstallation typopraphiquf do Kohl. (5) Mm. seer.. lrjmn 1780, XV, 19i. 321 - crits de Panckoucke trois cent mille francs (1). Puis, comme il voulut avoir les plus beaux caracteres qu'il y eut, il acheta en Angleterre ceux de Baskerville pour cent soixante mille livres. II acquit trois papeteries dans les Vosges et il entra en negocia- tions avec le margrave de Bade pour obtenir la location du vieux fort inutilise de Kehl (pres de Strasbourg), oil il se proposait d'etablir son imprimerie. Car il ne fallait pas songer a faire une impression des oeuvres completes de Voltaire en France. II avail hesite entre Kehl, la capitale du Duche des Deux-Ponts, qui avait une imprimerie, alors celebre par une edition qu'on y preparait de classiques grecs et latins, et Neuwied, ou Metra imprimait sa Correspondance secrete. Mais Ch. -Frederic de Bade etait un ami des philosophes et des economistes, un correspondant de Mira- beau le pere. L'affaire fut conclue avec lui. Quinze presses furent installees dans le fort de Kehl. Beau- marchais pensa prendre comme prote Retif de la Bretonne, qui refusa a cause de ses idees sur 1'orthographe, qu'il ne voulait pas sacrifier; finalement il prit son beau-frere Miron ; il confia a Decroix, de Lille, le soin de revoir les epreuves ; il etablit comme agent a Kehl un certain Le Tellier, ancien architecte, intelligent, mais un peu vif, qu'il dut diriger dans ses rapports avec les ouvriers ; il chargea enfin Cordorcet de la partie litte- raire, c'est-a-dire de la revision des manuscrits et de la redaction des notes ; et il se mit lui-meme a epeler sur la papeterie, 1'impri- merie et la librairie. II voulait avant tout que 1'execution fut parfaite. C'etait un commercant plein de magnificence. 11 n'etait jamais content des echantillons de papier qu'on lui envoyait. Ne vous passez rien sur la mediocrite, ecrivait-il a Le Tellier (2). II lira sur toutes ses presses a la fois les OEuvres de Voltaire. Deux cent quarante mille volumes in-octavo et quarante mille in-quarto devaient sortir en meme temps de son imprimerie. La curiosite de Paris etait tres excitee. Pour le moment, c'est un fanatisme outre que 1'adoration qu'on a pour tout ce qui vieht de Voltaire , disait M mc du Deffand en 1779 (3). Mais la patience se lassait un pcu. Car on pense bien que Beaumarchais, peu au courant du me'tier d'imprimeur, rencontra (1) Metra, 10 avril 1779, VII, 375. Lomenie, qui dit 160000. a clu confondre avec les caracteres de Baskerville. (2) Lomenie, p. 227. i,3) A Walpole, II, CSS. .322 mille difficultes qu'il n'avait pas prevues. II fallut d'abord recher- cher le seul ouvrier de Baskerville, qui restat, pour lui faire graver les accents francais qui n'existaient pas dans 1'alphabet anglais. Le Tellier savait si peu tenir les ouvriers que ceux-ci revenaient souvent en France ; ils 1'appelaient le tyran de Kehl. II fallait envoyer les epreuves a corriger a Decroix. Enfin, les nego- ciations avec le margrave pour 1'obtention d'un privilege etaient tres delicates. II refusa une premiere fois en aout 1779, a Le Tellier, de le dispenser de la censure et les pourparlers furent suspendus jusqu'en fevrier 1780. Le Tellier retourna alors a Carlsruhe avec des propositions nouvelles. II s'engageait a ne publier aucun ouvrage des auteurs vivants, aucun ecrit impie ni blasphematoire (1) . G'etait beaucoup promettre, quand on se disposait a faire une edition de Voltaire. On discuta encore pendant toute cette annee 1780, et le privilege ne fut accorde que le 18 decembre, a cette condition expressement stipulee qu'on n'imprimerait pas a Kehl la Pucelle, le C antique des can- tiques, ni Candide (2). Aussitot le privilege obtenu, en Janvier 1781, le Prospectus parut. Beaumarchais y annoncjait 1'affaire commercialement ; il la lanc,ait avec autant d'audace qu'il 1'avait entreprise. II apprenait au public qu'il avait deja fait des depenses enormes, que la sous- cription entiere serait de cinq mille exemplaires, c'est-a-dire de quatre mille pour 1'edition in-octavo en soixante volumes a trois cents livres et de mille pour 1'edition in-quarto en quarante volumes a cinq cents livres ; et, pour allecher davantage les sous- cripteurs, il annoncait une loterie a laquelle il consacrait deux cent mille livres (3). Un prospectus particulier etait public pour les gravures de Moreau le jeune (4). Quand 1'annonce de cette souscription fut connue en France, elle excita les clameurs du fanatisme et de la superstition, pour parler le langage du temps. II parut en mars 1781 un imprime furtif qui etait une Denonciation au Parlement de la souscription pour les ceuvresdeM. de Voltaire (5). C'etait un petit ouvrage de (1) Requite de Lc Tellier, du 16 fdvrier 1780. Bettelhcim, Beaumarchais, p. 429. (2) Ces trois pi6ce3 furent n6anmoius imprimtes dans l'6dition de Kehl. (3) II y avait un lot de 24000 francs, un de 12000 francs, un de 8000, un de ")9S2, 30 lots de 1 28X frnncs et 360 de 288 francs. (4) Mim. sea:, 31 Janvier 1781, XVII, 53. ^5) Hardy, IV, 425. 323 - quelques pages avec I'epigraphe Ululate et clamate. Voila, Messieurs, ce que crient a tous les homines vertueux la patrie, la religion, les moeurs ; et 1'auteur anonyme s'elevait violem- ment contre cette collection d'impietes, d'infamies, d'ordures qu'on invitait I'Europe entiere a se procurer en la parant de tout le luxe des caracteres, de toute 1'elegance du burin, de toute la magnificence typographique . II suppliait le Parlement de ne pas attendre que tout fut perdu, que 1'edifice entier fut renverse, pour essayer de le relever . Deja le mal etait assez grand. N'avait-on pas eu 1'exemple du chevalier de La Barre qui avoua que la lecture seule de Voltaire 1'avait conduit a 1'echafaud , de ces jeunes militaires, qui, avant de se suicider, attesterent dans leurs testaments de mo-rt que cette fureur tranquille leur avait ete inspiree par les ecrits de Voltaire ? Gombien d'autres ravages sont renfermes dans le sein des families reduites a en gemir dans le silence ! Et le denonciateur concluait, en pro- posant Texemple de ces auteurs qui, au dix-septieme siecle, avaient etc condamnes au dernier supplice, comme criminels de lese-majeste divine pour avoir compose des vers contre Thonneur de Dieu et 1'honne'tete (1). II est vrai qu'il n'osait pas conseiller tant de severite dans un siecle ridiculement philosophe ou Ton ne connaissait de vertu qu'une cruelle tolerance (2) . Mais les amis de Voltaire reussirent a etouffer a ces hurlements et la Denonciation ne fut un pen connue qu'en novembre (3). line autre denonciation plus reelle fut faite au Parlement par M. d'Epremesnil, mais elle n'eut pas de suites. Beaumarchais etait protege par trop de grandes dames pour avoir rien a craindre. Gependant, les eveques ne laissaient pas de donner des mandements contre 1'edition de Rehl. L'archeveque de Paris avait aussitot proteste et tance fortement les auteurs du Jour- nal de Paris de 1'avoir annoncee (4). L'eveque d' Amiens, qui rappelait aussi assez maladroitement Texecution du chevalier de La Barre, defendait a ses ouailles de souscrire et a son imprimeur d'annoncer qu'on trouverait chez lui des exemplaires de la nou- (1) Theophile et Berthelot, 1623. (2) Cette denonciation, d'ailleurs ficlive, moutre bieu quelle influence on affirmait que la philosophie de Voltaire avait eue. Elle est citee dans les pieces justiBcatives de Beaumarchais, de Lomenie, II, p. 570. Beaumarchais y repoudit par quelques lignes meprisantes dans les Gazettes etrangeres. (3) Mem. seer., 21 novembre, XVII, 109. (4) Metra. XI, 11. 324 velle edition de Voltaire. Mais les idces avaient tant avance que le prelat avait presque autant de difficultes a faire paraitre son Mandement que Beaumarchais son Prospectus Sa famille (c etait un MachauU) I'engagca vivement a modever son zelo antiphiloso- phique, et il fut oblige de retirer tous les exemplaires qu'il put desa diatribe. Malgreles difficultes qu'on craignait de la part de la censure, elle fut pourtant imprimee dans les feuilles des Affiches de province, oil avait paru 1'annonce de Tedition de Kehl. Mais, quand il ordonna de lire son mandement an prone le jour de Paques, les cures d'Abbeville s'y refuserent absolument, crai- gnant d'y exciter une trop grande effervescence, tant 1'histoire de La Barre etait encore presente a tous les esprits. 11 dut leur inten- ter un proces sur ce refus (1). Deux mois apres, 1'archeveque et comte de Vienne, Pom- pignan, Fancien eveque du Puy, frere du celebre academicien, marchait sur les traces de Feveque d'Amiens. II defendait sous peine de peche mortel d'acheter, lire, retenir ou communiquer les OEitvres de Voltaire (2). Enfin le cardinal de Rohan, lui-meme philosophe, academicien, ancien ami de Voltaire, se croyait oblige, en sa qualite d'eveque de Strasbourg (Kehl etait dans son diocese), de faire aussi un mandement, et il allait meme jus- qu'a menacer le margrave de porter la question devant 1'em- pereur, s'il continuait a autoriser 1'impression des OEnvres de Voltaire (3). La Faculte de theologie, dont le zele etait excite par celui des prelats et qui craignait sans doute que la redaction d'une censure ne fut trop longue et ne soulevat trop de mecoritentement, formula, dans son Primd mensis de juin, un simple projet de reclamation centre le Prospectus de 1'e'dition de Kehl, puis decida de le faire imprimer et d'en ordonner une distribution eclatante . Mais le Garde des Sceaux, prevenu de cette intention, ecrivit au syndic qu'il avait donne les ordres les plus precis pour empecher (jue cette edition ne se repandit dans le royaume et qu'il veillerait avec la plus grande attention a ce que ces ordres fussent rigoureusement executes . Et il ajoutait : La Sor- bonne devait s'adresser a moi et s'en rapporter aux rnesures (1) Mf.m. seer., 19, 27 nvril, 8 raai 1781, XVIII, 1, 15C, 170. !2) Itjiil., 3 juillet, XVII, 28. 1 >. (3) Ibiil., 16 Janvier 1782. XX, 3i, et Bettelheiiii, p. 435. 325 que je suis a portee de prcndre, pour -prevenir ou empeeher le scandale dont elle a sujet de se plaindre. Je serai toujours dis- pose a seconder les travaux auxquels elle se livre pour les interets de la religion, mais je ne saurais consentir qu'elle donne a une simple reclamation la meme publicite qu'elle est autorisee h donner aux censures et aux jugemenls que lui suggere le zele dont elle est sans cesse animee pour le maintien de la bonne doc- trine. Je vous prie de lui faire part de cette lettre et cependant de suspendre toute impression et toute publicite du projet ae reclamation (1). Les sages maitres qui ne s'attendaient pas a un pareil per- siflage en furent fort scandalises (2), mais ilsfurent bien obliges de renoncer a leur projet de reclamation (3). Pourtant, toutes ces protestations avaient peut-etre produit quelque effet, ou peut-etre encore oublia-t-on un peu le grand homme, quand il ne fut plus la pour faire parler constamment de lui. Mais le public, decourage aussi sans doute par la lenteur inevitable de 1'execution, et moins alleche que craignant d'etre degu par ces superbes annonces, mit peu d'empressement a sous- crire. Deux mois apres 1'apparition du Prospectus, il n'y avait encore que quinze cents exernplaires souscrits sur les quatre mille annonces (4). Ce fut seulement en 1783 que parurent les premiers volumes. Les fameuses loteries furent tirees, quoiqu'on n'ait jamais atteint le nombre des quatre mille souscripteurs auxquels etaient promis les quatre cents lots en argent. Beaumarchais publia les trente premiers volumes asez facilement, rnais toujours sans beaucoup de succes : on se plaignait et de la forme et du fonds. M. de Ni- vernois fut si mecontent de 1'edition in-quarto, qu'il la renvoya a Beaumarchais en lui disant qu'il y avait sans doute erreur et qu'on avait du lui envoyer une contrefacon (5). L'affaire commencait a mal tourner. En 1784- le caissier Gan- tini avait disparu subitement; et Le Tellier, a qui Beaumarchais avait accorde trop d'aveugle confiance , etait renvoye. II fut remplace par un ancien intendant militaire, La Hogue. Celui-ci (1) Arch, Nat., MM. 259, f 70. (2) Mem. seer., 14 juillet 1781, XVII, 303. (3) Seance du 15 juin. Arch. Nat., MM. 2o9, f 70. (i) Louis XVI etait un des souscripteurs. (D'Alembert au roi de Prusse, 13 de- cembre 1782.) (5) Mem. feet:, 3 mars 1785, XXVIII, 182. 326 deploya beaucoup d'activite (I), mais il y avail encore bien des obstacles a surmonter. En 1783, I'Assemblee du clerge s'emut, fit des vo3ux pour qu'on proscrivit 1'edition. On defendit a tons les ouvrages periodiques d'en parler et a Beaumarchais d'inviter les souscripteurs a venir prendre leurs excmplaires (2). Enfin, le 3 juin, un arret du Gonscil intervint, qui supprima les trente pre- miers volumes. On 1'afficha partout avec ostentation et on affecta memo d'en coller deux exemplaires a la porte de Beaumarchais. On defendit au libraire Buault de distribuer Pouvrage (3). On pria Mgr le due de Chartres de donner des ordres pour empecher qu'on ne I'inlroduisil au Palais-Boyal (4). Mais tout cela n'etait qu'une satisfaction illusoire donnee au clerge. On savait Ires bien que ces trente premiers volumes avaient ete distribues aux souscripteurs. On avisa encore d'un moyen assez etrange pour allenuer le rnal que pouvait faire cette edition : on fit reimprimer tous les articles de YAnnee litlcraire, oil Freron s'etait efibrce vai- nement d'attaquer la repulalion et dc fletrir la gloire de Vol- taire (5). D'ailleurs les protections ne manquaient pas a Beaumarchais. Maurepas elait mort en 1781. Mais Beaumarchais etailenforl bons lermes avec Calonne, le ministre, et avec son frere, 1'abbe, a qui il donnait souvent de tres bons diners. Gelui-ci intervenait aupres du Garde des Sceaux ou des fermiers generaux pour faciliter ('introduction de 1'edition de Rehl, et Beaumarchais n'avait pas trop a se plaindre des persecutions. En 1787, il put faire une nouvelle livraison de vingt et un volumes conten ant, sous le litre de Philosophic generate, metaphysiqite, morale et theologie, les ouvrages dc Voltaire les plus anathematises (6). Mais pour les derniers tomes, qui restaient a paraitre, le margrave, pris de scrupules, fil des difficultes. G'etaient les Icttrcs et il avail peur de deplairc aux corrcspondanls royaux de Voltaire. Catherine, surtout, s'opposa a la publication de ses lettres, puis demanda, par rintennediaire dc Grimm et du ministre franc, ais, des cartons qu'elle s'engageait a payer, mais qu'effectivement elle ne paya (1) Betlelbeim, p. fiiiii. (2) Mem. srcr., \(\ avril 17813, XXVI11, 308. (y\ Vntl., IL', l. : i jnin ITSii, XXIX, SI, 88. Hardy, 14 juin, VI, 130; Mctra, XVIII, 182. 14) 21866, 146. f.'i) MHra, XVII, p. 312. 'fi) Mtm. accr.. Ifijnillnt 1787. XXXV. Ml. 327 - pas (1). Enfin, le 7 juillet 1788, Ruault recevait de Decroix les sept dernieres epreuves et en aout Beaumarchais etait auto- rise a faire venir le reste de son edition a 1'adresse de M. de Villedeuil lui-meme, le nouveau Directeur de la librairie (2). Le tome LXXet dernier parut en 1790. Beaumarchais avait annonce en 1785 sept autres editions de diflerents formats et a differents prix depuis quatre livres jusqu'a vingt-quatre sols le volume, et cette nouvelle alarmait fort les devots (3). Mais 1'insucces de la premiere edition et les evene- ments politiques ne lui permirent pas de realiser son plan. II avait tire cette premiere edition a quinze mille exemplaires ; il n'eut que deux mille souscripteurs. II vendit au rabais un grand nombre de volumes a Clavelin, libraire de la rue Hautefeuille. II lui resta encore des masses de papier imprime qu'il entassa dans sa maison du faubourg Saint-Antoine et qui donnerent naissance, sous la Revolution, a la legende des bles et des fusils, qu'il acca- parait, disait-on, chez lui (4). Les adversaires de la philosophic essayerent bien encore de faire des editions plus ou moins expurgees de Voltaire pour confisquer un peu de sa gloirea leur profit. En 1788, 1'archeveque de Paris donnait son approbation a un vicaire de Saint-Nicaise, de Chalons-sur-Marne, et a un medecin, M. Bablot, pour publier avec des corrections les oeuvres choisies de Voltaire (5). Mais il etait bien tard. On n'avait plus besoin de nouvelles editions, meme corrigees par M. Bablot. Toutle monde avait deja lu Voltaire et se disposait a mettre en pratique ses conseils et ses preceptes. Ill Rousseau disparaissait la meme annee que Voltaire. II avait bien eu toujours ses disciples fervents qui 1'admiraient et le veneraient. Mais sa vie errante, sa misanthropic emp6chaient qu'on parlat de lui aussi constamment que de son vieil ennemi. C'est plutot pendant ce regne de Louis XVI, quand fut un peu (1) Note manuscritc de Beaumarchais sur un exemplaire broche. Voir Bengesco. (2) 21 867, HG. '3) Metra, 3 fevrier 1185. XVII, 312. (4) Loiueuie, p. 234. (:->) 21867. 2. 328 apaisee la fureur des luttes antireligieuscs de 1708, quc Rousseau devint reellement a la mode. C'cst 1'epoque de la bergerie de Trianon, des fetes de la nature cheres aux ames sensibles. Des qu'il fut mort, on s'attendrit sur lui, on fit des pelerinages a son tombeau. Marie-Antoinette elle-meme alia a Ermenonville. On devint curieux de tout ce qu'avait laisse le pauvre philosophe. Dutens, qui avait achete sa bibliotheque en Angleterre, fit impri- mer par Barbou ses notes sur V Esprit d'Helvetius qu'il n'avait pas voulu publier de son vivant (I). Surtout on desirait beaucoup connaitre les memoires qu'on savait qu'il avait laisses. C'est le titre qu'on mettait a son Rousseau juye de Jean-Jacques, afin d'allecher les lecteurs. Mais comme on ne vendait 1'ouvrage en un seul volume que quatre livres dix sols, on pensa bientot que ce n'etaient pas les vrais memoires (2). Pourtant, ils existaient bien. Rousseau en avait laisse le manuscrit a Therese Levasseur, et des le mois de juillet 1778 on en avait la preface (3). Ce n'est qu'en 1782 que les six premiers volumes des Confessions parurent enfin avec une sorte de tole- rance . On fut un peu decu que le recit s'arretat ainsi a 1'epoque oil 1'auteur arrivait a Paris, epoque a partir de laquelle sa vie plus connue interessait davantage ses amis et surl.out ses enne- mis (4). Les philosophes declarerent aussitot que 1'ouvrage etait pitoyable; ils ne faisaient grace qu'a quelques passages en favour du style (5). Mais le libraire Laporte en vendit lout de meme pour six mille livres en un jour, et on remarquait a ce sujet que le gouvernement accordait plus que jamais aux presses de la capitale une liberte qui ne tendait pas, a beaucoup pres, au soutien de la religion et au profit des bonnes mccurs (6) . Ici encore le temps etait loin, oil Ton persecutait reellement le pauvre Jean-Jacques et oil on le chassait de ville en villc. Lui aussi, il avait reussi, et, quoique son succes fut moins bruyant que celui dc Voltaire, son influence etait presque aussi grande et allait 1'etre encore davantage quelques annees plus tard. Mais jusqu'a cc que la Revolution eclalat, c'elait bien plutot pour sa philosophie de la nature ct pour le charme exquis de (1) Mtfm. xccr., 10 iiuiH 1779, XIV, Hii. (2) Ibid., 10, 5>: nortt 1180, XV. 278, 29i). (3) M' du Dellimd a Walpole, II, 65'J. (k\ M6m. sccr., 10, \\\ inai 1782; XX, 280, 322. (.'I) Corrtsponduna: de Grimm, juilhrl 1782. Cf. La llarpe, Corr. Hit,, III, 382. ffi) Hnnly, V, l.'i'i. 329 son art que pour ses theories politiques qu'il etaii estime et aime. Ses disciples ne sont pas encore les Robespierre ni les Marat, mais ce sont les ames sensibles comme M llu Phlipon (M me Roland) ou Bernardin de Saint-Pierre. Les autres grands philosophes qui n'etaient pas encore morts, n'avaient plus longtemps a vivre, et presque aucun d'eux ne vit la Revolution. Mais les beaux jours heroi'ques de la lutte philo- sophiquc etaient passes pour eux; et les jours tragiques de la guerre civile n'elaient pas encore venus pour leurs successeurs. Diderot, apres avoir termine son grand ouvrage de \Ency- clopedie, auquel il avail consacre tant de temps et de labeur, s'estimait heureux du resultat si difficilement acquis et ne publiait plus grand'chose (1). De 1775 a 1777 paraissent encore cinq volumes de supplements. Mais Diderot n'y travaille plus. (Test Panckoucke qui les edite, toujours desireux de participer a une entreprise dont le succes est si grand. Diderot ne s'occupe pas davantage des editions qui paraissent alors a 1'el ranger, a Ge- neve (2), a Lausanne et Berne (3), a Yverdun (4). Mais,du moins, il donne a Panckoucke i'autorisatiou de repro- duire ses articles de philosophic dans la nouvelle Encyclopedic que cet Atlas de la librairie entreprend en 1781. C'elait la consecration de sa gloirc et du triomphede ses idees. Son portrait allait figureren tote de 1'ouvrage et le gouvcrnement donnait une permission expresse de faire cette nouvelle edition. II devait y avoir quarante volumes de discours et sept de planches iu-quarto ou quatre-vingt-quatre de discours et sept de planches in-octavo. Le prix en etait fixe a six cent soixante-douze livres. Les frais devaient s'elever a pres de deux millions. II devait y avoir trente mille nouveaux articles et Ton avait fait appel a toutes les compe- tences. A cote des noms de Daubenton pour 1'histoire naturelle, de Marmontel pour la litterature, d'Arnaud et de Suard pour les beaux-arts, de Tabbe Baudeau pour Teconomie politique, de Naigeon pour la philosophic, on voyait figurer celui de i'abbe Bergier, confesseur de Monsieur, pour la theologie ; curieuse preuve de I'aftadissement general des idees jadis si apres et si (I' On sail qu'il avait encore plusieurs uiamiscrits i|iii nc virent le jour que longtemps apres sa morl. .(2) nil, :5!) vol. in-i. (3) im-177'J, :{(i vol. grand in-8. ;4) 1778-1780, ,'J8 vol. in-4, eilite pur de Felice. 330 tranchees (1). L'ennemi des philosophes devenait 1'allie, le colla- borateur de 1'athee Naigeon et ses articles allaient se trouver a cote de ceux de Diderot ; il cooperait meme beaucoup au succes de 1'ouvrage. Le 29 juillet 1783, il recevait du nonce du pape, a Vienne, 1'avis suivant: L'imprimeur Mansje, de Venise, a deja demande et obtenu le privilege pour reimprimer la Nouvelle Encyclopedic par ordre de matieres ; c'est votre nom qui 1'y a principalement engage (2). L'annonce de ce nouveau dictionnaire avail d'ailleurs le plus grand succes. Le prospectus, qui etait tres favorablement accueilli, etait traduit en espagnol et en italien ; on esperait bien avoir le patronage de PImperatrice de Russie. Panckoucke recevait trois mille souscriptions en un mois (3). G'etait un beau succes de librairie, mais ce n'etait que cela ; ce n'etait plus un philo- sophe, comme Diderot, qui dirigeait 1'entreprise, mais un libraire, Panckoucke. On ne se passionnait plus pour les idees comme jadis ; tout le monde semblait etre d'accord parce que personne ne tenait plus aussi serieusement a ses opinions. On ne voyait plus aucun de ces ouvrages de propagande philo- sophique comme il en avait naguere tant paru. M6me Diderot, quand il ecrivait, ne mettait plus la meme ardeur a exprimer ses idees. Le dernier ouvrage qu'il publia n'etait ni le fruit de ses reflexions philosophiques, ni une oeuvre de vulgarisation, encore qu'on y rencontrat de-ci de-la quelquespensees qui le designaient suffisamment. Sur la solicitation de ses amis d'Holbach et Naigeon, qui venaient de terminer une traduction de Seneque, il fit en 1778, pour y servir de preface, un Essai sur la vie de Seneque le philo- sophe, sur ses ecrits et sur les regnes de Claude et de Neron. II y deTendait la vie de Sdneque centre les attaques dont elle avait ete Tobjet ; il etait plein d'indulgence pour ses defaillances et ses compromissions qu'il expliquait sans les juger: il reprenaitl'idee, qui lui etait chere, de la relativite de la morale et ilne perdaitpas 1'occasion de glisser quelque petit eloge de cette science qui apprend a connaitre la verite* et qui encourage a la dire, sous des pr^tres qui vendent le mensonge, des magistrats qui le protegent etdes souverains qui de"testent la philosophic parce qu'ils n'ont (1) M6m. seer., 5, 7 d6cembrc 1781, XV11I, 193, 195. Elle ne fut achevee qu'en 1832 et cut 166 vol. in-4. (2) Mtm.secr., 25 aoOll 1783; XXIII, 135.' (3) Grimm, inai 1782. 331 que des choses facheuses a entendre du defenseur des droits de 1'humanite . Enfm, il faisait un grand eloge de la morale de Seneque, dont il aurait voulu faire un manuel assidu , et se glorifiait des resultats deja obtenus par la philosophic : II me semble que, si jusqu'a ce jour Ton eut garde le silence sur la reli- gion, les peuples seraient encore plonges dans les superstitions les plus grossieres et les plus barbares... II .me semble que si jusqu'a ce jour Ton eut garde le silence sur le gouvernement, nous gemirions encore sous les entraves du gouvernement feodal... II me semble, enfin, que si jusqu'a ce jour Ton eut garde le silence sur les mceurs, nous en serions encore a savoir ce que c'est que la vertu (1). Diderot avait eu 1'approbation d'un censeur, et 1'examen que faisaient de son Essai le clerge et la Sorbonne lui donnait seule- ment une celebrite plus grande (2). Tout le parti philosophique le soutenait et le soutint encore bien plus quand il en publia, en 1782, une nouvelle edition augmentee en deux volumes in-octavo. Cornme les corrections qu'avait demandees le censeur n'empe- chaient pas les criailleries du clerge, il la faisait imprimer a Bouillon (avec la mention Londres) en laissant subsister tous les passages supprimes (3). 11 y ajoutait merne une note sanglante centre Jean-Jacques en reponse a ses Confessions. Quoiqu'il y eut assez de liberte dans plusieurs endroits et notamment dans un parallele entre Claude et Louis XV, qui n'etait pas nomme, mais qui etait tres facilement reconnaissable, il obtintune permission tacite. II est vrai que les courtisans s'emurent et denoncerent a Louis XVI 1'audace de ce parallele. Le prince, dit Metra (4), temoigna son me'contentement au ministre superieur de la librai- rie qui fit arreter la vente et examiner le passage. II se presenta ensuite devant le Roi et avouaque le morceau etait affreux et que Tauteur etait tres punissable. Tres punissable ? repartit le prince. Mais avez-vous lu 1'ouvrage entier ? Non, Sire, je n'ai lu que le passage. -- Lisez-le en entier, continua le monarque juste et bienfaisant, vous y trouverez d'excellentes choses, qui rachetent bien le delit de 1'auteur, et je lui pardonne .bien volontiers. i.l) ll e partio, 26, p. 259 de I'edition Assezal: p.324de 1'edition originate de 1"9. (2) Metra, 9 Janvier 1779; VII, 224. 3) Mem. seer., i:> mai 1782: XX, 201. Grimm. lUfirs 17S2. "0 XVII. 173. 332 L'auecdote n'est pas impossible, car voici ce que rapporte Manuel dans la Police de Paris devoilee (1). Les ministres fai- saient la guerre aux livres ; a les en croire, c'est le Roi qui les commandait et voila comme ils le prouvent : Le roi, Monsieur, m'a envoye chercher ce matin et m'a dit qu'il voulait absolument que Ton fit la recherche la plus exacte d'un ouvrage intitule Claude et Neron. Sa Majeste m'a dit aussi qu'elle voulait abso- lument que Ton fit tout au monde pour en decouvrir 1'auteur et elle m'a ordonne de donner les ordres necessaires et de lui en rendre compte. Je vous prie de ne rien negliger et de prendre meme les mesures les plus actives pour y parvenir. Vous connaissez, Monsieur, mes sentiments; ils sont bien sin- ceres. Miromesnil. Ce billet pauvint le meme jour a la meme heure a M. Le Noir et a M. de Neville. C'etait le 29 avril 1782; Sa Majeste n'en parla jamais m a 1'un ni a 1'autre. En tous cas, si le mot rapporte par Metra n'est pas authen- tique, on voit que le monarque, juste et bienfaisant , ne mit pas beaucoup d'ardeur a venger la memoire de son grand-pere. Les magistrals de la librairie ne pouvaient plus etre bien severes pour les livres nouveaux quand le roi lui-meme donnait 1'exemplc de tant d'indulgence. La secle philosophique elail devenue comme une nouvelle Eglise aussi reconnue, aussi respeclee que 1'autre. A la mort de Voltaire, d'Alembert en devenait le patriarche. II prenait un carrosse et tout Paris en parlait. Trois fois par semaine, il rece- vait tout ce qu'il y avail de plus illustre dans le 'parti. On voyait vingt-cinq a trente voitures a sa porte. Ces assemblies elaienl appelees des conversations (2) . Depuis longtemps deja, la philosophic regnait avec lui a 1' Academic. Alors que Duclos avail loujours cherche a diriger 1'Academie avec moderation el a lui rendre les habitudes de travail, qu'elle avail perdues au debul du siecle, d'Alemberl, au conlraire, fil preuve pendanl tout le temps de son secretariat d'une telle partialile, d'une telle aprele dans ses discours, qu'il se brouilla meme avec quelques-uns de ses amis, comme Buffon, inoins fanatiques que lui (3). D'ailleurs, il avail beau parler cons- (1) Page 48. 1) Mif>n. seer., \2 noveiuhre 17TJ, II novembrc 1180; XIV. i'Jfi: XVI, 60. '3) Button Ht un disrourrf a la ivccption dti marecha! de Duras pour rcclanitjr la 1'ilcrancc pmir l - i. (4) Metra, 20 avril 1779; VII, 391. 334 d'un docteur, et nomma des commissaires (1). Mais le roi fit sa- voir qu'il desirait qu'on ne prononcat pas, avant d'avoir entendu 1' accuse (2). Buffon etait a Montbard. On dut atlendre qu'il revint a Paris. II ecrivit alors le 10 avril a la Sorbonne : Je nradresse avec confiance, a son respectable syndic, pour la prier de me faire part des choses qu'elle pourrait trouver reprehensibles ou peu convenables, ainsi que cette illustre Fa- culte eut la bonte dele faire en 1751, lors de la publication du premier volume de mon ouvrage. La Sorbonne lui communiqua, en effet, de nombreuses pro- positions extraites de son livre qui lui avaient paru reprehensibles et auxquelles elle avait joint des observations. Buffon recrivit aussitot le 18mai : Je declare que je suis toujours dans les memes sentiments de respect pour les decisions des deputes de la Faculte de theologie, et, en renouvelant la declaration que j'ai faite en 1751, j'avoue que je n'ai repris mon systeme sur la formation de la terre et des planetes, que dans la persuasion ou j'etais de pouvoir la concilier avec le recit de 1'historien sacre; je recon- nais volontiers que je me suis trompe dans ce jugement; je souscris a leurs observations et j'abandonne tout ce qui, dans mon ouvrage, leur a paru contraire an texte sacre et aux regies qu'on doit suivre dans son interpretation (3). La Sorbonne delibera encore longuement sur cette affaire; mais elle se contenta de regarder le systeme du philosophe comme un radotage de sa vieillesse (4) , et se consola de ne pouvoir censurer 1'ouvrage, en ordonnant Timpression des deux lettres de Buffon et des observations des deputes qu'elle envoya aux eveques etaux syndics des Facultes de province (5). Elle n'aboutissait pas davantage dans 1'examen qu'elle faisait des Incas. La deconsideration, oil 1'avait jete'e, dix ans aupa- ravanl, la condamnation de Belisairc, ne devait pas 1'engager beaucoup a s'occuper encore des romans deMarmontel. Non pas que rien n'y fut a reprendre pour les sages maitres. II y avait des peintures assez vives des mefaits du fanatisme dc 1'Inquisi- (1) Archives nationale^, MM, 2.'i9, l' u 1!). Mthn. seer., I) novombre 1*79; XIV, 289. (2) Ibid.. 2.j (li-cembre, 361. (3) Archives Nationales, MM, 239, f u 38-48. (4) Mdm. seer., 10 fuvrier 1'80: XV, 48. (5j Arcliived Natioiiakv, MM, 2'M, p. '>! *i\(\. 335 tion. Cependant elle prefera se tenirsur la reserve (1). Marmontel triomphait ostensiblement et disait tres haul que les docteurs n'avaient pas ose 1'attaquer (2). Mais les mauvaises langues disaient toutbas que, a la verite, ses amis avaient vivement solli- cite la Sorbonne de trouver dans les Incas quelques traits con- damnables ; car une bonne censure aurait certainement beaucoup aide le libraire a se debarrasser de 1'edition de cette oeuvre amphibie, qu'il ne vendait guere (3). Marmontel n'avait en somme pas tant a se plaindre des persecutions qu'il avait subies ; et quand il epousait la niece de 1'abbe Morellet, en 1777 (4), il pouvait etre reconnaissant aux sages mailres, qui etaient bien pour quelque chose dans les vingt mille livres de rente qu'il apportait en dot. Parmi les ecrivains survivants du milieu du siecle, il y avait en- core 1'abbe de Mably, que ses premiers ouvrages avaient d'ailleurs brouille avec le parti philosophique (5). Pendant ses dernieres annees, il se mil egalement a dos le parti des devots, en adoptant des idees tres philosophiques dans ses Principes de morale. II y exprimait sa haine deja counue de 1'iriegalite, mais il avait aussi quelques passages sur les devoirs envers Dieu, qu'il releguait au second plan, sur la contradiction qu'il voyait entre les principes du christianisme et ceux de la politique et, de la saine morale, sur la revelation qu'il jugeait parfaitement inutile pour la reforme des moeurs, sur le celibat qu'il condamnait energiquement et sur la prostitution qu'il voulait non seulement tolerer, mais encou- rager. Si le livre paraissait chez Jombert avec un privilege, c'est que Mably, apres avoir fait examiner son manuscrit, n'avait fait aucune des corrections qu'avait demandees soncenseur. L'emoi fut grand en Sorbonne; le censeur, M. de Sancey, fut suspendu de ses fonctions; la Faculte prepara une condamnation. Mais Mably se soumit et se retracta; moyennant quoi, la censure fut tres douce et bienveillante. Le livre etait pourtant encore condamne comme contenant des propositions respectivement (1) Metra, 8 fevrier 1777; IV, 144. La Sorbonne delibera au sujet de ce livre pen- dant plusieurs primd mentis, au d6but de 1777. (Archives Nationales, MM, 258, f 511, sqq.) (2) JWefw. seer., 15 mars; X, 76. (3) Gazette a la main, de Marin, .'} avril 1777. (Bibl. de la Ville de Paris.) (4) Me'm. seer., 13 octobre; X, 269. (5) II avait truite Voltaire avec mepris dans son Traite' de la maniere iTicrire rhistoire. - 336 - fausses, captieuses, scandaleuses, erronees, contraires a la parole de Dieu, injurieuses a la religion, pernicieuses pour les moeurs et nuisibles a la socie'te . Quand cette censure parut en juin 1784, M. de Sancey fut retabli dans ses fonetions sur la demande de 1'archeveque, et le livre se venditbeaucoupmieux, quand 1'atten- tion eut ete attiree sur lui par tout ce bruit (1). IV Mais tous les vieux chefs de 1'ecole disparaissaient, ou du moins n'ecrivaient plus, et leurs disciples leur etaient bien infe- rieurs. Le baron d'Holbach avail cesse d'inonder Paris de ses productions impies. A la fin de 1777, puis une autre fois en 1784, deux ouvrages paraissaient encore sur des questions religieuses, le Nazareen ou le Christianisme des Jitifs, des Gentils et des Maho- metans, traduit de 1'anglais de Toland, puis les Lettres philoso- phiques sur saint Paul, sur sa doctrine politique, morale etreligieuse et sur plusieurs points de la religion cJiretienne, consideres politique- ment, qu'on voulait faire croire traduites de 1'anglais par Voltaire et trouvees dans le portefeuille de Wagniere (2) Rien qu'a ce titre, on voit bien quel changement etait survenu dans les preoc- cupations intellectuelles depuis 1770. Les questions dogmatiques n'etaient qu'effleurees, tandis que 1'auteur insistait beaucoup sur la politique et la morale, et cherchait a defendre 1'humanite centre le despotisme et la tyrannic bien plus que centre la supers- tition etle fanatisme (3). On essayaitbien encore un peu de copier Voltaire. Les Soirees philosophiques du cuisinier du roi de Prusse roulaient sur differents sujets a la maniere des Questions sur rEnajclopedie. Guillaume le disputeur dtait un roman philosopliique qui essayait d'imiter les siens (4). Mercier tentait m6me, comme lui, de faire des pieces philosophiques. Son drame national, la Destruction de la ligue, faisait voir les inconve'nients politiques d'id^es religieuses mal (1) MM, 259, f" 210. Hardy, V, 467, 26 juin 1784. M. (2) Ibid., 4 fevrier 1782; XX, 71. (3) Voltaire a Condorcet, 28 fevrier, 31 octobre 1777. Corvlorcet u Voltaire, ."> mars. M4m. sccr., 6 avril 1778, XI, 214. (4) Mem. seer., 16 novemhre 1781 ; XVIII, 158. (5) Bernardin de Saint-Pierre, Lettres a M. llonnin, 30 septembro 1783 au 9 juin 1786. Correspondence, II, 125 a 315. 338 librairic, le recut le plus aimablement du monde et lui laissa le soin de choisir son censeur. 11 designa un monsieur Sage, qui donna sans aucune difficult son- approbation II dut en- rore passer devant un censeur th^ologique qui lui declara tout nettement que son livre dtait delicieux ct drvin, eloges qui nc laisserent pas de flatter assez vivcment sa vanite d'auteur. Muni de son privilege, en avril 1784, Bernardin de Saint-Pierre se pre'occupa de 1'impression qu'il fit faire a ses frais. 11 se fit avancer 1'argent ne"cessaire par ses amis, en hypothequant 1'edi- lion dontil escomptait un grand succes. II recut ainsi cent louis; il obtint aussi plusieurs souscriptions, dont deux de MM. de Ver- gennes et de Bretcuil, alors ministrcs. M. de Castries, le ministre de la guerre, lui donna huit cent vingt francs pour cent exem- plaires. II arrive alors a conclure un arrangement avec le prote de Didot pour sept cents francs com. plant au debut dc Timpression de chacun des trois volumes. Lc livre fut assez long a percer. Lesjournaux n'en parlerent pas tout de suite, etle public 1'ignorait. Paru en novembre 1784, il n'y avait que cent exemplaires vcndus en fevrier 1785. Alors le succes se decide tout d'un coup. On en vend trois cent cin- quante en un jour. Saint-Pierre revolt dcs felicitations dc toutes purls. Des grands-vicaires 1'invitcnt h la campagne chez leurs eveques. L'etranger prepare des contrefac.ons de ses Etudes. II obtient une pension de deux cents livres sur le Mcrcure et il louche quelques beneTices dc son edition qui cst epuise'e en avril 1786. Due seconde est aussitot pre'pare'e et s'ecoule aussi vite que la premiere, sans compter les editions contrefaites, que la vigilance de la police ne pouvait pas empecher de se repandrc dans le midi de la France et m6mc a Paris, oil le librairc Poinc;ot les faisait venir dc Versailles paries voitures de la cour. Mais un pareil succes est rare. Les quelques ecrivains qui s'occupent encore dc philosophic appartiennent deja h 1'epoque r^volutionnaire. C'est Marat, qui sc fait connailre des 1777 par un ouvrage Dc Htommc ou des principcs ct des lois dc rinfluence dc I'dme sur le corps ct du corps sur /'dmc t avant de conqu^rir cette autre c6l(^brit(5 que la politique et non plus la me'decine philoso- phique allait lui donner. C'est Sylvain Mareehal, ce doux ma- niaque de I'alh^isinc, qui, avant de faire son Lucrccc ftancais ct son Diclionnaire des al/iees, ecrit son Livre c'chappc du deluge ou Psaumes nouvellcmcnt dccouverts, compost's dans la langue primitive 339 - par Arlamcch, que 1'abbe Hoy avail approuve a la censure et qui valut & son auteur la perte de sa place de bibliothe'caire au col- lege Mazarin (4). En 1788, il publiait son Almanack des honneles fjens qui lui causait encore plus d'ennuis. Ce petit livrc dtait presquc prophetique dc cc qui n'allait pas tarder a sc realiser. II etait date de 1'An premier dc la Raison, eommc si la raison ne pouvait (later son empire que de 1'epoquc qu'un \'il trou- peau d'incredules veut bien Ini assigner , disait Seguier dans son requisitoirc. II contenait tout un calendrier base sur des principcs tout nouveaux. Lcs mois y etaient appeles Princeps, Alter, Ter, etc... L'annee etait divisee en trente-six decades et les cinq ou six jours rcslanls etaient consacres aux fetes de 1'Amour, de rHymenee, de la Reconnaissance, de I'Amitid, et a unc espece deToussaint le 31 undecembrc. Les autres jours, on fetait un grand hommc dc quelquc religion ct de quelquc race qu'il ful. Moise aussi bicn que Martial, Michel- An gc que Dupleix, Jesus-Christ que VYeret. Ccltc sottise causa un grand scandale ; il y cut denon- ciation au Parlement, requisitoire, condamnation, decret de prise de corps, emprisonnement de Tauteur a Saint-Lazare ct exil du censeur a trente lieues dc Paris (2). Mais en general on se desinteressait de la philosophic ; on en avail abuse. Elle n'avait plus le merite de la nouveaute ; clle n'etonnait ni n'enthousiasmail plus (3). On etait devenu tranquillemcnldeisle ou athee, sans que cclaparut en rien extra- ordinaire. La raison avail fail tanl dc progres, qu'on traitait Vol- taire de bigot parce qu'il n'etait pas athee (4). On ne clierchait plus de fondements scienlifiques a ces idees metaphysiques. Le temps elait bien passe oil les philosophes travaillaient a fixer les principes de la methode cxperimentale et ou Diderot les posait si magistralement dans son In'erpretation de la nature. On etait alle hativemcnt des premices aux conclusions m6me les plus ex- tremes, et, salisfait de ces conclusions, on ne clierchait plus. Quand parut en 1782 YEssai sur la physiognomonie de Lavaler, ,1) Mem. seer., 31 clecembre I78i, 6, Ojuillcl US') ; XXVf, 110: XXIX, 120, 13i ^2) Bibl. Nat., Hes., F. T19, 9i. Grimm, Janvier 1188; XV, 193. (3) La plnpart dos livres, ucrits dans le gout exalte, qui fa is a it loi avant iA/ambic des lois, le Despotistne, le Caleclnsm:'. de morale re'inib/icaine}, ne se com- poscnt rpie do plagiats et de rcdiles; encore les livres eux-niemes cedcnt-ils la place mix brochures el aux journaux. fAnhorlin, I'Etprit puhlic au dix-huitieme sicclr, p. W2.) ;4) Metra, XIV, 368. 340 personne ne le kit (1). Et pourtant quel livre devait plaire a ces disciples des philosophes sensualistes plus que celui-la, oil e*tait annonce'e la science nouvelle de la physionomie, science qui de- vait etre force me nt experimental?, qni allait determiner mathe- matiquement, par la simple etude des contours du crane, la mesure des facultes intellectuelles et qui allait apporter des solutions logiques, physiques aux problemes psychologiques et vitaux. L'ere de la pensee etait close ; celle de 1'action allait s'ou- vrir. D'ailleurs, les e've'nements politiques marchaient leur train. Aussi, ces hommes, qui s'etaient tant divertis du jeu dangereux des idees, ne cherchaient-ils plus a appliquer leurs esprits analy- tiques et p^n^trants qu'aux graves problemes economiques et politiques dont ils sentaient bien que la solution n'allait plus pouvoir 6tre differee, ou a se distraire et k s'etourdir pour tacher de dissiper ce cruel ennui qui les obsedait de toutes parts, triste ranc,on de leurs trop grands plaisirs intellectuels passes. (1) Grimm, octobre 1782, XIII, 200. CHAP1TKE XV FRIVOLITY OU GOUT SOUS LOUIS XVI I. Le gout lillcruirc sous Louis XVI. II. Le Mariage de Figaro. III. Les romans. Le Voyage de Figaro en Espagne. 1784. Les Nou- velles a la main. Les pamphlets. On lisait certainement beaucoup moins sous le regne dc Louis XVI que sous celui de Louis XV. On etaH emporte par cette folie de plaisir, dont 1'exemple etait donne" par la cour. La lecture des Memoires secrets, de la Correspondence de Meister, de celle de Metra est tres instructive a cet egard. Les nouvelles litteraires, les comptes rendus de livres, si frequents autrefois, sont rempla- ces par des anecdotes mondaines. Ce n'est plus dc 1 'apparition de quelque brochure de Voltaire ou de quelque volume de V Ency- clopedic qu'on parle ; mais des visites du comte de Falkenstein (I'empereur Joseph II) ou du comte du Nord (le grand-due here- ditaire de Russie), des experiences des freres Monlgolfier, du baquetde Mesmer, de Cagliostro, ou des premieres de la Comedie- Franoaise et des Italiens. Quand on voulait faire lire quelque chose a ces esprits frivoles, il fallait essayer de les amuser ; de la ce gout litteraire assez special qui a ete celui du regne de Louis XVI et qui, sans rien creer de profond ni d'original, impo- sait une forme caracteristique a tout ce qu'on reeditait. Le grand libraire Panckoucke avait compris a merveille cette nouvelle orientation du gout. 11 savait tres bien que de ces chefs-d'oeuvre ou tout est nouveau, dont les pensees et le style, en sortant des presses, agrandissent le champ des sciences, des arts, des lettres, de I'eutendemeut humain , il en parait a peine dix a douze dans> les plus beaux siecles. Or, ces dix ou douze-lci avaient paru au dix-huitieme siecle; Us ne pouvaient plus que fournir de nouvelles matieres aux dictionnaires et aux journaux. Car, partni toutes lesespeces do productions, il en distinguait trois dont le debit infaillible et rapide formerait une vaste circulation et de metauxet de lumieres . G'etaient, outre les chefs-d'oeuvre, les journaux et les dictionnaires, ces livres que tout le mondc lit, ditGarat, parce que tout le monde lit des articles et non pas desouvrages (1) . De la la forme piquante, legere qu'on donnait aux livres nou- veaux et qui les rendait accessibles a plus d'esprits, a plus de bourses aussi. Quand on proposa a Mirabeau de faire un grand ouvrage d'economie politique, il refusa, pensant que 1'enlreprise n'aurait aucune chance de succes et conseilla bien plul6t d'adop- ter un plan qui eveillat la curiosite , de faire, par exemple, un Conservateur, qui reunirait dos exlraits d'ouvragcs deja parus, et de nature a piquer la malignite (2) . Lc gout du jour etait tout aux dictionnaires. Com me il ya beaucoup de livres et que ce- pendant on lit pen, dit La Harpe, la plupart des auteurs et impri- meurs d aujourd'hui, qui voudraient a la fois exciter la curiosile du lecteurct ne point gener sa paresse, ne font plus guere que reduire un grand nombre de livres en un scul et donner une nou- velle forme a ce qu'on avail fait. Voila ce qui fait qu'aujourd'hui presque toutes les entreprises de librairie sont des diclionnaires, des recueils, des compilations (3). J'ai deja observe, disait de m6me Metra (4), que Ton voulait de nos jours tout avoir en mor- ceaux detaches. Qui aurait la patience, le temps meme dc lire, de mediter des traites? II faut encore que les choses les plus serieuses soient ditesavec gite,avec esprit. Ce n'elaitpasune invention nouvelle ; dcpuis 1760, les plus grands philosophes, et surtout Voltaire, avaient adopte ce moven d'attirer TaUention. Mais ce goutdevint alors une mode; on faisait de tout un dio tionnaire, un almanach et un journal (5). Les grands journaux litteraires du siecle out toujours le plus (Ij Gurat, Mdinuires hivlorif/ues sitr la lit; (: M. Siitinf. I. 272. {2} Lellre de Miralicau a Cliuiii|*foi-t. 10 noveiiilu'c 1784. C'o/vex/i., p. T*. (3/ l^a Harpo, Corretpondancex, II, l't. (4J Oclolirc i78:j. XV, 109. (3) Aujourd'hui (|ii'i>n mel tuut eti dicliunnuires, en almanucli^, eu journuux, qu'il y a 'ifj i dea dicliounaires et des ulmanachs du marine, il mauqtiait un journal a cetto partlc de rudminislralion. Oo en (it un. (Mdni. seer., 24 octohre 1776: IX, 272. ' 343 - grand succes etils'enfondeconstammentdenouveaux. Panckoucke rachete les plus importants ; il en fait un veritable trust. Apres le Mercure et le Journal des Savants, il acquiert encore le Journal des Datnes et le Journal de politique et de litterature. Pierre Rous- seau continue toujours, a Bouillon, la publication de son Journal cncyclopcdicjuc, Je plus philosophique de tous ces periodiques (1). Go mine la lecture meme de ces courts articles n'e'tait pas tou- jours supportee, on faisait aussi des conferences pour entretenir le culte de la philosophic. C'etait une mode qui venait d'Angle- terre avec les clubs, le whisky, les jockeys et les fracs noirs. En 1786, le parti philosophique fonda ainsi unc sorte d'Universite mondaiue sousle nom de Lycee, an coin des rues Saint-llonore et de Valois. II est assez ctrange quo les orgunisateurs aient obtenu le patronage du comic d'Aiiois et dc MM. de Montmorin et de Montesquieu ; cartons les conferenciers etaient les repre'senlanls les plus marquants de la philosophic. La Harpe, qui n'elait pas encore convert!, faisait un cours de litterature ; Condorcet ensei- gnait les inathematiques ; Garat et Marmontel, 1'histoire; Four- croy, lachimie, et de Parcieux, la physique. Le but e"tait de reme"- dier a I'insuffisance de 1'education tant des femmes que des jeunes gens et de leur inculquer les principes d'un sain esprit philosophique. Lc Lycee eut un succes considerable (2). On ccoutait bien plus facilement unc conference qu'oii nc lisait un livrc. On allait surtout plus votontiers encore au theatre, et les idees philosophiques savaient bien s'y faire jour. Ge gout, qui a toujours ete si marque chez les Frangais, etait encore plus vif en cette fin de siecle, ou Ton sacrifiait tout au besoin du plaisir. Le succes prodigieux que remporla le Manage de Figaro en est un des plus curieux examples ; il marque, avec la derniere capitu- lation du pouvoir, la victoire supreme des idees nouvelles. .[1; Voir uiie note dc I"o9 sur le Journal encyclopediqiie et ses tendances pliilo- sopliiques dans la Collection Joly dc Fleury, dossier 3807, f 59. 11 y aurait toute nue etude a faire s-ur la diffusion des id6es philosophiques dans la presse litt^raire et sur liujportauce de plus en plus grunde des periodiques a la flu du dix-huitieme siecle. Voir aussi Haltin, La pres. 1. Grimm, juin 1803, XIII. 3>:>. 345 autorisa, mais non sans avoir obtenu cles garanties pour 1'avenir ; il demanda que sa piece fiit soumise a 1'examen d'un nouveau censeur (1) ; et, nalurellement, M. Gaillard, tin historien, membre de 1' Academic francaise, ne put s'opposer au desir qu'on avail en si haul lieu de la voir represenler (2). II conclut que Figaro etait deja connu par la comedie du Barbie)' de Seville comme un de ces intrigants du bas pen pie dont 1'exemple ne peut elre dangereux pour aucun homme du monde et que, d'ailleurs, en s'elevant par la crainte du danger contre cerlaines choses peu importantes, on leur donnait line valour qn'elles n'avaient point et Ton inspirait aux sots et aux mediants une crainte ou un avis d'un danger qui n'avait point de realite . De plus, Beaumarchais demanda a M. Le Noir etobtint dc lui sa parole expresse que les Comediens francais pouvaient regarder sa piece comme appartenant a leur theatre (3) . Apres avoir pris ainsi ses precautions, il permit la representation de Gennevilliers, qui cut effectivement lieu a la fin de septembre 1783 (4). Fort de ce premier succes, Beaumarchais voulut en profiler pourfaire jouer Figaro a la Comedie-Francaise, mais le lieutenant de police lui fit remarquer que le roi n'etail pas revenu sur la defense qu'il avail faile et qu'il fallait nommer encore un ou deux censeurs. Beaumarchais se soumit a ce nouvel examen. Trois censeurs nouveaux donnerent leur approbalion en ne demandanl que quelques petites corrections (5). Enfin, la piece put etre repelee en mars 1784 et jouee pour la premiere fois le 27 avril. Le roi n'avait-il pas dil : Vous verrez que Beaumarchais aura plus de credil que M. le Garde des Sceaux (6)? On sail quel prodigieux succes elle remporta. La duchesse de Bouillon envoya des laquais des le matin pour retenir ses places ; des femmes dinerenl dans les loges des aclrices afin de mieux s'en assurer ; les cordons bleus, confondus dans la foule, se coudoyaienl avec les Savoyards, la garde ful dispersee, les portes enfoncees, les grilles de fcr brisees sous les efforts des assail- (1) Elle avail deja etc ccnsurec et approuvee. C'est 1'ordre du roi qui emper.hail qu'on la jouat. (2) Grirum, octobrc 1183, XIII, 366. (3) Lomeuie, II, p. 314-315. i4) Mem. seer., 22 septembre, XXIII, 26. (S) Lomenie, II, p. 321. [6] Grim m. avril 1784. XIII, 524. Cf. Mem. se.'i:, 29 fevrier, 24 avril 1784; XXV, 1H8, 293. 346 lants(l) . Cemagnifique sucees fut durable. Ala (rente et uniemc representation, on avail deja gagne cent cinquante mille livres. A la cinquantieme, il y avail autant de monde qu'a la premiere; il y eul soixante-huil representations consecutives. Ces chiflres, qui nous paraissenl mediocres, etaient prodigieux pour 1'epoque (2). Beaumarchais enlretenail soigneusemcnl ce succes en faisant constamment parler de lui. En juillet (3), il annoncait que su piece allait etre arretee, que lui-meme allait etre mis a la Bastille. Mais il n'en etait rien. En oclobre (4), il abandonnail le produit de la cinquantieme representation au profit des meres nourrices, et personnc ne pouvait I'ignorer. Cependant, au debut de 1785, il ecrivit une let Ire aux ledac- teurs du Journal de Paris qui attaquaient le Manage de Figaro : Quand j'ai du vaincre lions et tigres pour faire jouer ma comedie, y disait-il, pensez-vous apres rnon succes me reduire ainsi qu'une servante hollandaise a battre 1'osier tous les matins sur 1'insccte vil de la nuit? On estima que llyre et lion visait Louis XVI qui, etant a une table de jeu, redigea, dit-on, aussitot un ordre d'arrestation sur un sept de pique. Beaumarchais fut mis a Saint-Lazare, prison reservee aux jeunes gens depraves. II est vrai qu'il n'y resta que six jours. Le mouvement de mauvaise humeur du roi n'avait pas dure longtemps (5). Quelques jours apres, Figaro paraissait en librairie avec la preface revetue de toules les formalites ct dans loute son inso- lence . Le gouvernement, toujours inconsequent avcc lui-meme, temoigna la plus grande faveur a Beaumarchais pour le dedom- mager, des qu'il Tent fait sortir de prison. La reine jouait le Barbier de Seville a Trianon. Beaumarchais etait rembourse des sommes que lui devait le Tresor; enfin, on permetlait et onpro- tegeait la vente en meme temps que la representation du Manage de Figaro. Pierres 1'avait imprime et Kuault le venclait au Palais- Royal, oil on se Tarrachait. Le lieutenant de police en fit arreter un moment la distribution, mais le 30 mars, le baron de Breteuil lui ordonna de permettre Tedilion, affirmant que lessottises im- primees n'ont d'importance qu'aux licux oil on en gene le cours (I) Mr aout, 3 oclohto Hsi: \XV). li't. w\. 3; Mi'iu. seer.. XXVI, 101. (4) Grimm, XIV, 33 srjq. (3) Loini'-iiir. ]>. 3w. Mdni. sen-.. XXVIII. 208. ^20. 347 Six jours apres la mise en vente, lc 6 avril, on en avail achele six mille exemplaires. Lcs editions s'en multipliaient et ne pou- vaient se nuirc les uncs aux aulres tant le tres grand iiombre des amateurs de ce singulier dramc montrait toujours d'avidilea se lc procurer (1) . Ill Figaro etait si a la mode qu'un certain marquis de Langle en fit, en 1784, un roman philosophique qui fut aussi tres reinarque. Son Voyage de Figaro en Espagne eut trois editions successives en 1784, 1785, 1786. 11 ne mit son uom qu'a la troisieme et on 1'attri- bua longleinps a Beaumarchais lui-meme, Ce roman etaitimprime cbez Fauche, a Neuchatel (2), el parut avec une permission tacite. 11 y avail quelques idees assez caracleristiques du temps sur I'amour et sur les femmes ; 1'auteur voulait 1'egalite des religions et qu'on ne pensat pas plus a la divinile que si elle n'exislail pas ; il se moquait des saints, qui ne furent que des imbeciles, el des pretres, dont il condamnait lecelibat ; enfin, il faisail une salire contre les Espagnols, si vive que ceux-ci demanderenl diplomaliquemenl la suspension du livre (3). En consequence, Seguier til un de ses derniers requisitoires, el le Parlemenl con- damna au feu le Voyage de Figaro en Espagne (4). Mon ouvrage suremenl sera reduit en cendres, s'ecriait le marquis de Langle : tant mieux ! lant mieux ! millc fois lant mieux ! cela poiie bonheur ; salul aux ouvrages qu'on brule, lc public aime les ouvrages brules... Au resle, ajoulenl les Memoires secrets (5), ce marquis de Langle debule forl avanlageusemenl ; loul le monde veul le connaitre el savoir quel il est. Un aulre roman du me me genre paraissail en meme temps, mais n'etait pas condamne. Dans Famime ou le Siecle phitoso- phique, 1'auteur faisait voyager son principal personnage en Europe et relevail lous les prejuges, les abus et les absurdite's qu'il renconlrail sur son chcmin (6). (1) llui-Jy, VI, 02. Manuel, I, 182. 22102, 03. (2) Avec la luention Saint-Malo. (3) Men,, seer., 14 fevrior 1786, XXXI. 104. Hardy. VI, KIO, 210, ?m. (1} 7 levrier Il6i>. B bl. Nat. Heri. !'. "/19, 86. (3) 16 Kvrier 1786: XXXI. 106. (6) Mem. seer . (J levrier 17 c .'i. XXV11I, 107. 348 - Les livres, qui avaient alors le plus cle lecteurs, n'etaient pour- tant pas des romans veritablement philosophiques, mais des romans obscenes, comme ce Paysan perverti, qui obtenait le plus grand succes aupres des femmes et qui etait si licencieux qu'on le surnommait le tas de fumier . 11 avait d'abord paru avec une permission tacite, mais le scandale fut trop grand ; il fallut le poursuivre (1). On ne manquait pas de inettre encore sur le compte de la philosophic cette multiplication de productions ordurieres... Mais rien n'etait plus injuste, assurait Metra (2). On ne recherchait pas les livres les meilleurs, mais ceux qui faisaient le plus de scandale, et si Ton se jeta avec tant d'empres- sement sur les Reflexions philosophiques sur le plaisir de La Rey- niere le fils, c'est uniquement parce qu'il leur avait fait une enorme publicite, mettant partout des placards qui rannoneaient, et parce qu'il avait donne, peu de jours auparavant, un diner ridicule qui 1'avait rendu la fable de tout Paris (3). L'actualite, le fait du jour, voila quel etait le souci constant de cette societe frivole ; aussi, le regne de Louis XVI fut-il le regne des nouvelles a la main et des libelles. C'est ainsi qu'on entendait encore parler un peu de philosophic, en lisant quelqu'une de ces feuilles volantes, qui circulaient dans Paris et qui rendaient compte des menus fails litteraires comme des evenements mon- daius ou mme politiques (4). C'est en 1777 que paraissaient imprimes les Memoires secrets de Bachaumont, ou les survivants de la grande e*poque litte*raire du (1) Melra, 26 Janvier, 3 fevrier, 9 mars 1776; II, 348, 365, 413. (2) 27 juillet 1784; XVI, 342. (3) Metra, 26 mars 1783; XIV, 203. Grimm, avril 1783; XIII, '293. (4) La redaction des Nouvelles a la main fut pendant loule la scconde muitie du dix-hnitieiiie siecle une Industrie llorissantc. M. d'Argental. le itiuistre de Parme, I'ami dc Voltaire, en avait uu bureau chez uu de ses valets de chambre, noinuie Gillel. Lo prix de rabonnemeut etait de six livres par mois. Ce commerce fut interdit pen apres la niorl de M'e de Pompadour; mais on ne Ten continue pas moins clan- deslincment. Lcs commis de la posle composaient des Nouvcllvs a la main, en d6ca- chctant les Ictlres (jui passaient a lews bureaux. Les fermiers gdneraux en faisoient aussi sous la surveillance du lieutenant de police. Le principal bureau etait chez M m Doublet du Persan, mailresse de Bachaumont. Elle resta quarante ans a son apparlcmcnt dan* le convent des Killes de Saiut-Thomns, sans en sorlir. Ellc recc- vnit tous les jours scs ami?, qui lui ;ipportaient tons les potins de Paris. Un valet de cbambre rosumait sur des feuilles le nouvelles les plus niorquantes du jour. Ces valets etaicnt des tnanidres dc journulistes. Celui-la, un immiuc Carset, frere de Paul, valet de M d'Argenlal et ausoci^ de Gillet, avail uu bureau a lui cbez Al" 10 Doublet ii u son in -ii , il avail six bcribes, un valet, deux laquais, el employait encore le His du cocher de .M mo Doublet, un domestique et le 61s du suisse du couvent. (A>clvves tie la Dasti/lr, XII. p. 4!)0 sqq/ 349 siecle pouvaient repasser Ic recil des lulles de jadis. Us avaient comme mention: a Londres. chez John Adamson, et ne circu- laient qiie difficilement a Paris (1). A partir de 1774, Metra publiait sa Correspondance littpraire secrete, imprimee ft Neuwied. Les autres ouvrages de ce genre etaient des livres satyrico- philOBOphiques , comme ce Tableau de Paris, oh Mercier faisait une peinture assez vive des mocurs de 1'epoque et que la police finissait par tolerer (2), ou des libelles plus ou moins violenls contre le gouvernemenl et les gens en place, toute une serie (YEspions : YEspion anglais, YEspion francais, YEspion chinois, YEspion dcvalise, que la seven to du gouvernement ne parvenait pas a arreler. En 1782, un imprimeur d'Angers, Pavie, coupable d'avoir imprime un Supplement aux letlres de fEspion anglais, (Hail amHe, deslitue de son etat et sa librairie vendue, et on ne put obtcnir sa grace qu'en le comprenant dans une liste de cri- ininels amnislies (3) . Quant' a YEspion devalisc, il mit toute la diplomatic europeenne en branle. Cc pamphlet, paru en 1782 avec la mention Londres, avail etc reellernent imprime a Neuchalel par Fauchc, le libraire ordinaire de Mirabcau le fils, qui y avail collaborc avec lieaudouin dc (jiiemadcuc. II y avail des disser- lalions sur les questions economiques, une lettre de Didcrol a la Tsarine, un elogc de Turgol el beaucoup d'anecdotes politiques. II causa un gros scandalc. Le miiiistrc des affaires etrangeres fil demander au roi de Prusse de poursuivre Fauche. Celui-ci fut tldcrcte de prise de corps, interdit dc son ctat et* ses biens furcnt confisqucs (i). C ( cs libelles elaienl le plus souvenl dc simples affaires de chan- lagc. L'autcur, Irnuquillcment inslalle en Angleterre ou ailleurs, ccrivait au personnage interesse, generalcmenl un ministre ou quelquc hominc poliliquc, el le prevenail qu'a moins de recevoir une somme d'argeut il I'crait parailrc un pamphlel violent contre lui (5). Mirabcau ne negligcail pas ce moyen peu honorable de se procurer des ressourccs. f/esl ainsi qu'il fil en 1788 son Histoire ([} .Mem. seer.. 4 juillcl 1"7. X. 18:?. - M"" 1 du Doffaixl a \Valpol.\ 21 ?ep- Icinbrc 1177; IF, p. 023. (2) Metra, 6 juin, \ juillnl 1781; XI, 283, :ii:!. Ilunly, V, 110. (3) Manuel, Police de Paris dcvoilee, p. 43. (4) Mifm. serr., 7 clecembrc 1782; XXI, 30; l" r Janvier 1783, XXII, I. Metra, 2!) novcnihrc 17S2, XIII, H2. Grimm, ilecembiv 1782. XIII. 230. Lei/res de Miraheau it Julie, edition Danphin-Meunier. p. 370-. .".) Manuel, I. I3P, srfq. secrete de la Com de Berlin, dont Montmorin, le ministre dc Louis XVI, lui acheta le manuscrit trois cents louis avant qu'il ne parut. La femme de son libraire Legay en avait, d'ailleurs, sous- trait tine copie et la publia pen apres (1). On sait combien Ics dernieres annees de la monarchic absoluo virent e*clore de ces pamphlets ou les ministres, la reine on ses amis etaient nttaques et honteusemcnt diffames. G'etaitune des facons les plus viles, mais les plus communes, de faire de Toppo- sition politique au regime. (I) Bardoux, La comtcsse de Beaumonl, p. I.'M. CHAPITRE XVI LES QUESTIONS POLITIQUES SOUS LE REGNE DE LOUIS XVI I. L'arrive'e au potivoir de minislrcs philosophes. Turgot, 1774-1776. Ses reformes : Ic commerce dcs grains, la suppression des corvees et des jurandes. Xeckcr ct son Complc-rendu, 1781. II. Preoccupations politiques dc plus en plus preponderates. Mirabeau. Les questions politiques devenaient de plus en plus impor- tantes sous le regne de Louis XVI. L'avenement du jeune roi fut salue avec enthousiasme; et les philosophes n'etaient pas les derniers a s'cn feliciter. C'etait comme une consecration de leur puissance, comme le triomphe de leur parti. D'une part, en cfiet, la gravite de la situation politique et fmanciere forca Louis XVI a prendre des ministres reformateurs plus ou moins disciples ou amis des philosophes. D'autre part, le souci de plus en plus grand du bicn public faisait cclore quantite de brochures sur la politique, qui devenait la preoccupation dominante de tons les csprits. On se desinteressait un peu des luttes religieuses, nous 1'avons deja vu, parce que la victoire elait acquise aux phi- losophes ; mais leur ocuvrc ctait loin d'etre acheve'e en politique. Elle ne le fut vraiment que par la Revolution, dont ces quinze annees du regne de Louis XVI donnent de\ja constamment comme un avant-gout. Un des premiers actes cle Louis XVI fut de choisir Turgot comme contrcMeur general. Turgot eHait un des repre'scntants les plus autorises de 1'ecole economiste, qui se rattachait par tant de liens a 1'ecole philosophique. La question de la liberte" du com- merce des grains revenait naturellement aussitot a 1'ordre du jour. On se disputait les livres et les brochures sur ce sujet. Les philo- sophes et les ('conomistes, de persecutes devenaient persecu- ~""~ ) ' )^. teurs ; et les adversaires cle Turgot avaient beaucoup de difficul- tes a publier leurs ouvrages. Us en etaient generalement reduits a faire courir des pamphlets manuscrits ; encore leurs colpor- leurs etaient-ils souvent mis a la Bastille (1). Mais comme il restait dans les bureaux beaucoup de gens fideles aux vieux principes, les economistes n'etaient pas surs non plus de faire passer tres facilement leurs livres ; ainsi, quand il parut un volume de Condillac, intitule : Le commerce et le gouvernement consideres relativement Fun a Vautre, quoique ce flit un expose net ct methodique des principes liberaux sur le commerce, on 1'arreta a la chambre syndicale, ce qui lui donna tout de suite line cer- taine celebrite (2). Ce desaccord des hommes au pouvoir amenait des contradictions perpetuelles dans les ordres qu'ils donnaient pour en favoriser ou en interdire le debit. D'une part, Turgot pre- parait les esprits a ses reformes en protegeant ses amis les eco- nomistes ; d'autre part, le lieutenant general de police leur etait oppose. Quand Necker voulut publier son ouvrage Sur la legisla- tion et sur le commerce des grains, il obtint une approbation de son censeur, Cadet de Senneville, nomme par le lieutenant de police. Quoique Turgot lui fut ouvertement hostile, Cadet lui donna la declaration suivante (3) : J'ai lu, par ordrc de Mgr le Garde des Sceaux, un ouvrage intitule Sur la legislation et sur le commerce des grains. Quoique les principes qui y sont contenus me paraissent diffcrer de ceux annonces par le gouvernement sur cet objet, cependant 1'auteur s'etant rcstreint dans les bornes (rune simple discussion sans personnalite ni declamation, et la verite me paraissant ne pouvoir que gagner a la discussion d'une question si importante, j'ai pense que ['impression de cet ouvrage ne pouvait qu'etre utile (4). Finalement le livro parut et eut assez de succes (o). Les economistes se preoccuperent du moins de lui repondre. Condorcet fit des Lettres sur le commerce des grains et les fit impri- mer a Geneve par les soins dc Voltaire, qui en tMak enchantd et (1) Mem. seer., 11, 27 novcmbre \": \\U, 272, 300. (2) Grimui, mars 1773; XI, 53. (3) II est vrni qu'il ne la donna pas snns avoir avorti Turgot que lu livre poui 1 - rait niiirc a r^tnhlissement de la liberte du commerce des grains. Turgol lui repondit qu'il pouvait approuvcr. II avail dit a Ncckcr lui-memo, quand celui-ci lui montra le uianuscrit, qu'il ne craignnit pas ses cents . (M(m. du Morellel, I, 238.) (4) Mtm. seer., 28 avrit 1715; VIII, 17. (5) M mo du DefTand a la duchesse de Choiseul. Corr. (Saint-Aulaire', III, 1G7. Diderot A Necker, 12 juin 177", XX, 68. La Ihrpe, I, 1i8. - 353 les trouvait digues cTun pliilosophe citoyen (1) . Turgot remer- cia Gondorcet d'avoir defendu sa cause, en lui donnant la direc- tion des monnaies ; et Condorcet faisait encore un petit pam- phlet sur le meme sujet, Monopole et monopoliseur, qu'on ne pouvait debiter que furtivement, quoique le gouvernement 1'approuvat fort, parce qu'il y avail quelques sorties contre les magistrals subalternes (2). De meme, Tabbe Saury, qui avail fait des Reflexions d'un ciloyen sur le commerce des grains contre les principes des economistes, cut une approbation ; mais, comme il modifia divers passages de son livre apres 1'examen, il fut mis a la Bastille et son ouvrage fut supprime par le Conseil d'Etat (3). Cependant, les troubles que suscitail dans le royaume 1'appli- calion de ces reformes de Turgot sur le commerce des grains occupaient constamment 1'opinion publique et les economistes defendaienl energiquement une cause que la legende du pacte de famine ne rendait pas tres populaire. Voltaire, qui etait un des plus chauds partisans de Turgot, prit sa defense et publia alors sa Diatribe a I'auteur des Ephe'me'rides (I'abbe Baudeau) (4), dontLa Harpe fit un extrait dans le Merciire. II prenait tres spiri- tuellement le parti de Turgot. Mais il ne pouvait pas e"tre un bon defenseur du gouvernemenl : il ne pouvait rien ecrire sans lancer quelque's pointes conlre la religion ou ses ministres et, comme le clerge elail alors precisemenl assemble en!775,saZ)//ntafut Ires altaquee. Le censeur Cadet de Senneville n'avait pas ose donner son approbation (5) ; mais la femme du libraire Valeyre en pre- senta douze exemplaires au lieutenant general de police, Albert, qui ne parut pas desapprouver, et Louvel, le censeur du Merciire, donna un avis favorable. Quand 1'ouvrage se repandit un peu dans le public, qu'on y eul lu les insinualions et les conseils de Voltaire, qui faisait jouer aux pretres le role de fomenlateurs des emeutes, et qui engageait vivementle peuple a refuser toule aumone aux moines mendianls, le clerge jeta les hauls cris , el obtint le '19 aout un arr^te qui supprimait la brochure, inlerdisail Valeyre pendanllrois mois el rayail Louvel de la lisle des censeurs royaux, en le privant de (1) Voltaire a Condorcet, 21 avril l"1a. (2) M6tra, 16 juillet lll'j, II. o3. (3) Mem. seer., 22 juillet 1773, VIII, 13C. 22070, 42. (4) (Geneve), 1775. Beug., 1844. (5) Hard}' est tres precis dans ce sens. Les Me'moircs secrets disent ponclant que la Diatribe 1'ut rcvetue d'une approbation tacite. Mais Hardy est uiiuux renseigne. 354 sa pension de quatre cents livres (1). Non content de ces satisfac- tions, il de'nonca me"me la Diatribe au Parlement, qui la supprima, la fle'trit et ordonna a La Harpe, a Louvel et a La Combe, 1'impri- meur du Mercitre, d'etre plus circonspects 1'avenir. Tout finit par une nouvelle satire de Voltaire, la Lettre du grand inquisiteur de Goa a celui de la Chine (2). Turgot cherchait generalement a preparer 1'opinion publique aux reTormes qu'il jugeait necessaires et se heurtait toujours aux monies difficultes. A la suite d'un grand comite, qui se tint en octobre 1775 ft Montigny entre MM. de Trudaine, de Malesherbes, Turgot et Albert, il parut un Dialogue entre un cure et tin 4v$que, oil le bon cure* exposait au pre"lat tous les arguments en faveur de la liberte" des protestants. Mais, quoique munie d'une permis- sion tacite, la brochure ne pouvait se vendre que sous le man- teaua cause duelerge" (3). Turgot ne craignait pas de s'adresser a Voltaire et de sOlliciter son concours, et Voltaire faisait ramas- ser a Paris toutes les pieces qui venaient de paraitre sur ce sujet (4). Mais les esprits n'etaient pas encore murs pour cette reTorme pourtant si essentielle. 11 fallut attendre jusqu'en 1787 pour qu'elle put se re"aliser. Encore ne se fit-elle pas sans de vio- lentes protestations. La marechale de Noailles fit alors faire par I'abb6 de Beauregard un libelle contre le projet, qu'elle distribuait clle-me'me. Ne*anmoins, grace a un sage memoire de Males- herbes, re" tat civil fut accorde" aux protestants (5). Mais certaines ordonnances purent etre promulgu^es par Tur- got, notamment celle sur les jurandes et les corve'es. Elles ame- naient des discussions passionne'es et faisaient naitre aussi quantite de brochures dans les deux camps, aussi ardents Tun que 1'autre a user de tout leur credit pour empdcher les systemes ennemis de se re'pandre dans le public. Le peuple etait aise'ment gagne aux theories liberates dc Turgot, que de nombreuses brochures venaient constamment lui exposer. Aussi le parti adverse lui en Caisait-il un grief serieux. Un jour, un parent du due de Mor- (1) Collection Joly di> Floury, vol. 4f>7, f 221. ^2) Ibid., fo 219/Hnrdy, Srtnout, 1 geptomhrc 1775; III, Hl-117. Mem. sen:, 26 aoiU, 2, 6, 16 eptoinbre 1775; VIII, 175, 184, 205: XXXI, 314. Metra, 12 sop- tcmhre 1775, 9 mars 1770, II, 157, U.I. '3) A!6lra, 24 octohrc 1775; II, 21C. Mi>m. sect:, l.'i ortohrc, VIII, .229. Har-i> , 25 oolobre, HI, 132. (4) M3. 1 2} Cil6e par Dainiron, Mtmoiref sin- I'liistoirr de In plrilo.iopltie au ilix-kitilicme sierle, p. 282. (3, Conespondance de Grimm, juillct 1717, XI. t9J. 367 musique a donne lieu ; jamais. Ce qui pourrait bien avoir nui plus serieusement encore a la consideration de nos philosophes, c'est la publication du Systeme de la Nature. Get ouvrage a r^volte* le plus grand nombre des lecteurs... C'est un charlatan qui dit son secret; il se mine lui-mme et ses confreres avec... Le moyen d'etre encore neuf, piquant, hardi, apres le Systeme de la Nature... II y a peu d'hommes qui ne soient ravis d'etre comptes dans la classe des esprits forts ; mais tout le monde n'a pas le courage de passer pour athee. >; Gar on est tout de m6me un peu effraye des consequences auxquelles on arrive. On a de'truit beaucoup de choses, mais on ne veut cependant pas accumuler trop de mines. On commence a craindre un peu que, la morale ne trouvant plus de fondement, le peuple ne soit amerie a rejeter toute espece de frein. On n'est plus si persuade de ce qu'avaient repete a satiete Voltaire, puis d'Holbach: 1'un, que la religion naturelle est bien suffisante pour contenir la populace ; 1'autre, que les lois politiques seules sont efficaces ; et cette idee devient obse"dante, qu'il faut donnerun nouveau catechisme aux hommes pour remplacer celui qu'on leuraenleve. Un particulier depose, en 1781, douze cents livres chez un notaire pour constituer un prix a donner a qui ferait un Traite elementairc de morale qui explique et prouve les devoirs de l'homme et du citoyen . L'ouvrage devrait avoir cent pages in-douze, 6tre clair, methodique, propre a toutes les nations et a la portee des enfants (1). Depuis que la philo- sophic moderne nous a donne le triste spectacle des progres de 1'incredulite, dit Metra en 1784 (2), on desirait que des livres, a la portee de tout le monde, repandissent generalement cette verite, que I'liomme qui a eu le malheur de secouer le joug de la religion 'n'est pas dispense pour cela d'etre vertueux, que 1'amour de soi, I'inter6t personnel ne dictent pas egalement les principes de la plus saine morale... Tel est Tobjet d'un ouvrage nouveau dont on ne peut trop vanter I'utilite et qui a pour litre : Catechisme de morale, specialement a I'usage de la jeunesse, contenant les devoirs de fhomme et du citoyen, de quelque religion et de quelque nation qu'il soit. Necker dit encore : On n'entend plus parler depuis quelque (1) M6m. seer., i<* innn 1781; XVII, 92. (2) 21 septemhre 1184, XVII, 2. temps que de la necessite de composer un cate'chisme de morale oil Ton ne ferait aucun usage des principes religieux, ressorts vieillis et qu'il est temps de me tire a 1'ecart . Et lui, Necker, croyant Tentreprise impossible, tentait de rehabiliter le chris- tianisme et ecrivait en 1785 son livre sur Y Importance des opi- nions religicuses; rnais les conclusions en etaient trop contraires a toutes les idees communement recues pour qu'il eut un grand succes (1). On en parla peu (2). La tentative de M me de Genlis, dans sa Religion consideree comme I'unique base du bonheur ct de la veritable philosophic, echouait de meme et pour lameme rai'son. Alors que depuis quelques annees le parti philosophique etait moins audacieux, il valait encore mieux ne pas renouveler ces vieilles querelles et ne pas reveiller le chat qui dormait (3) . 11 fallut attendre la Revolution pour que ce projet fut mis a execution, et c'est bien moins dans le Cate'chisme nniversel de Saint-Lambert (1797-1800) ou dans celui de Volney que dans la Declaration des droits de 1'Homme qu'on peut trouver la realisation de ce vceu de 1'ancien regime fmissant, qui ne voulait pas mourir sans leguer aux siecles futurs un resume des principes qu'il avail eiabores et pr6ch4s si ardemment. Ill Car, dans ces dernieres anne*es de la monarchic absolue, aucun ecrivain n'etait capable de faire 1'ceuvre dont on sentait la necessity. II y avait quarante ans et plus qu'on ne vivait que par la pensee et pour la pense"e. On etait las, a la fin, de ces lectures, de ces conversations. Les grands evenements s'etaient passds dans le royaume des id^es, des doctrines nouvelles avaient ete enfantees, avaient circuit partout, avaient etc adoptees avec enthousiasme ou rejetees avec horreur... La France ne vivait en quelque sorte que par la ttHe et par le coeur ; ses membres etaient paralyses (4). Comme chez tous les individus et dans toutes les societes qui se livrent en dilettantes au plaisir unique de 1'intelligence sans se proposer aucun but d'activite, le dix- (1) Voir d'Haussonville, Le salon de M"> Necker, t. II, p. 168 sqq. (2) Ducis a M. Deleyre, 20 mai 1788, LeKres, p. 8G. ;3) Grimtn, avril 1181, XV, 50. (4) Cherbuliez, Revue des Deux-Mondes. septembrc 1910. p. 131. 36P huitieme siecle finissait par etre a la fois incapable d'agir et de comprendre. Beaucoup des ide*es qu'il avail agite'es etaient pourtant nobles et ge'ne'reuses, mais, prive* de tout espoir de realisation par le divorce qui existait entre les institutions et les nouvelles theories, ilne pouvait ni reformer les unes ni se defendre contre les autres. Aussi etait-il accule a une revolution brusque et radicale. La philosophic avait grandement contribue a saper les bases de 1'ancienr egime, et son ecroulement si subit serait inintelligible a qui refuserait de compter parmi ses causes premieres ce lent travail de destruction qu'avaient poursuivi les philosophes pen- dant toute la seconde moitie du siecle. La Revolution est comme 1'explosion subite de toules les idees qui fermentaient dans les cerveaux depuis deja longtemps. Elle n'est pas seulement un changement de regime politique, un bou- leversement economique et social ; elle est aussi 1'aboutissement de tout un mouvement d'idees religieuses, philosophiques et morales, qui est I'oeuvre propre des philosophes. Croit-on qu'on puisse impunement preacher a une societe la meme doctrine aussi inlassablement, aussi methodiquement qu'ils Tout fait, sans fmir par la bouleverser? Croit-on que Voltaire se trompait quand il ce'le'brait les progres rapides de la raison? Croit-on que la joie de Diderot, terminant V Encyclopedic apres tant d'obstacles, etait simplement la satisfaction d'un ecrivain qui est arrive au bout de son ouvrage ? Non ; Tun et 1'autre, ils savaient bien que leur production litteraire n'etait pas sterile, mais que c'etait une se- mence qui allait bientot germer et dont ils pouvaient deja voir los premieres pousses sortir de terre. Sans doute, il serait pueril de pretendre que les philosophes oat exactement compris ou ce mouvement allait entrainer la France. Ils auraient evidemment etc stupefaits par les evenc- ments revolutionnaires, s'ils en eussent ete les temoins. L'atti- tude de quelques-uns d'entre eux, qui traverserent la grande tourmente de 1793, comme Marmontel, Morellet, Raynal, prouve bien qu'ils n'avaient pas prevu a quels exces se laisscraient aller les admirateurs de Voltaire etde Rousseau. Sans doute aussi, ce ne sont pas les philosophes qui out ameute la nation, ni determine les grandes journe'es de la Re*vo- lution. Certainement en 1789 le peuple les connaissait peu et les developpementsmetaphysiques le touchaiont beaucoup moins que - 370 - la famine et la surcharge des imp6ts. Ce sont des causes econo- miques et sociales qui ont determine la grande crise. Mais le mouvement philosophique a beaucoup contribue a 1'amener et a, 1'orienter. II avait doting a tous les esprits ce gout et cette habitude de la reflexion et de la critique, qui aboutissent fatalement, en se vulgarisant, a la discussion de toute autorite. De plus, il avait donne* 1'exemple de cette attitude de rebellion. Les philosophes avaient directement et violemment attaque tous les pouvoirs etablis. 11s avaient discre'dite le clerge, la magistra- ture, le gouvernement par leurs ecrits et par leurs actions. Us avaient taut bafoue la Sorbonne et le Parlement qu'ils avaient reussi a les condamner eux-m6mes au silence. 11s avaient desa- gre"ge les forces de resistance. Nul obstacle ne pouvait plus s'op- poser a un mouvement du peuple. Et quand le peuple se dressa pour reclamer justice des mul- tiples abus de 1'ancien regime, il ne trouva plus en face de lui aucune des autorites sociales, qui auraient pu et dului register. Etant gagne"s aux idees des philosophes, la noblesse et le clerge" avaient perdu la foi dansleurpropre cause. II trouva, au contraire, pour leconduire, des bourgeois, des fonctionnaires, des gens de basoche, meme parfois des nobles qui, disciples fervents et pas- sionne"s des encyclopedistes, surent aussit6t prendre la t6te du mouvement et lui enseigner les doctrines qu'ils venaient eux- m&mes de s'assimiler. Ce sont ces hommes qui servirent d'inter- pretes entre le peuple et les philosophes, dont les livres e"taient evidemment trop savants et trop chers pour parvenir jusqu'alui. On peut bien trouver certains textes qui laissent supposer que, peu avant la Revolution, la philosophic etait arrived jus- qu'aux oreilles du peuple. Retif de la Bretonne ^crivait en 1785 : Depuis quelque temps, les ouvriers de la capitale sont devenus intraitables, parce qu'ils ont hi dans nos livres une ve>ite trop forte pour eux. Mercier trouvequ' il faut beaucoup de livres, parce qu'il y a beaucoup de lecteurs et qu'il en faut pour toutes les conditions qui ont un droit egal a sortir de 1'ignorance . L'Allemand Storch dit de meme : Tout le monde lit a Paris. Chacun, surtout les femmes, a un livre dans sa poche. On lit en voiture, a la promenade, au theatre dans les entr'actes, au cafe, au bain. Dans les boutiques, femmes, enfants, ouvriers, apprentis lisent ; le dimanche les gens qui s'assoient a la porte de leurs maisons lisent ; les laquais lisent derriere les voitures , les 371 cochers lisent sur leurs sieges ; les soldats lisent an poste el les commissionnaires a leur station (1). Mais les laquais, les paysans, les ouvriers ne lurent ni V Ency- clopedic, ni les ceuvres de Voltaire, ni celles de Rousseau. Seu- lement, beaucoup d'entre eux, ces colporteurs au moins, ces eompagnons imprimeurs et tous ces pauvres gens qui avaient iin interet si direct a la vente de leurs ouvrages, ne pouvaient pas ignorer qu'il existait un parti philosophique, qu'il etait puissant et qu'il frondait le gouvernement. Enfin, les philosophes etaient surtout connus de toute cette classe intermediaire entre la bourgeoisie et le peuple. Elle lisait passionnement leurs ouvrages et les commentait deja devant les foules dans des discours enflammes. Des 1788, Marat lisait le Con- trat social au peuple de Paris emerveille ; et bientot Camille Desmoulins allait faire retentir le Palais-Royal de 1'echo de ses harangues revolutionnaires. C'est ainsi que les dogmes philoso- phiques furent reveles au peuple et que la parole de Voltaire, de Rousseau, de Diderot fut annoncee aux hommes de la Revolution. ;1 Yoir Rouslan. l?s Philosophes el la Socie/e frartcnif. p. :)I2. 1.' Les premiers grands ouvrages philosophiques, 1748-1750. MOXTE.-JQ.UIEI!. L' Esprit das luis (Geneve), 1748, '1 vol. iii-i. BUKFOX. llistoire naturellc (Discours generaux, Theorie de la tcrre), 1749, 3 vol. in-4. DIDKKOT. Essai sur le merite et la vcrtu, par Milord S. Trad, de 1'anglais, 1 7 i.'i. Pen sees philosophic lies. La Haye, 1746. In-12. Lettre sur les avcugles . a I' usage de ceux qui voient. Londres , in-12, 1749. TOUSSAIXT. Les Mamrs (par Panage), 1748. In-12. VOLTAIKE. CEuvres. Amsterdam ({" vol.; la Hcnriade), 1748, B, 2 128. LA METTRIG. L'Homme machine, 1748. II. 1 Brochures politiques vers 1750. Lettres ne repuynate. Londres (Paris), in-8. VOLTAIRE. Voix du sage et du pcitple. Amsterdam (Paris), I7ol). Iu-8. B, 1609. llemerciement sincere a un homme charitable, I7o0. In-8, B, 16U7. LA BEAUMEI.LE. Mes pensc.es on Quen dira-t-on? Copenhague, 171)1 . In-12. DES FORGES. Avantages du manage dciTprctres, 17o8. 2 Contes ou romans ; pamphlets, 1750. MEIIEGAN. Zuroaslre. Berlin, 1751. In-12. GE.NAUD. L'Ecole de V homme. 1752. In-12. FOUGERE DE MOXBHON. Cosmopolite, 17o3. Maryot la racaudeuse, 17ii3. La Fille de joic, 17b3. (1) Cette liste u'a pas la pretention d'etre une bibliographic complete des ouvrages philosophiques parus au dix-huitieme siecle. Nous avons seulement voulu dresser la liste de ceux que nous avons etudies, soil que les circoustances de leurs publications nous aient paru particuliereoient interessantes, soil qu'ils nous aient etc designes comme specialement importants par les documents que nous avons consultes sur 1'histoirc de la librairie. Nous les avous places dan# 1'ordre oil ils se trouvent dans les chapitres de cette etude, c'est-a-dire que nous avons respecte autant que possible 1'ordre chronolo- gique, nous permettant seulement de separer les ouvrages poliliques des livres pro- prement philosophiques et de grouper dans une meme periode les osuvres d'un tneme ecnvain. Nous renvoyons pour plus de precision aux bibliographies du dix- huitieme siecle; pour tous les ouvrages do Voltaire, nous uvons indique la reference clans la Bibliographic de Beugesco. 374 VADE. Dejeuner dc la Rupee, 1741). DARLES DE MONTIGNY (?). The'rcscphilosophc, 1748, 1755, 1761 VOLTAIRE. Memnon, 1747 ; Zadig, 1748. B. 1 420. Pucelle, 1755. B. 478-485. III. Les debuts de 1'Encyclopedie, 1750-1758. Prospectus de V Encyclopedic, 1750. Premier volume avec Discours preliminairc de d'Alembert, 1751. Second volume, 1752. These de I'abbe de Prudes, 1751. Apologie de I'abbe de Prades, 1752. Troisieme, quatrieme, cinquieme, sixieme volumes dcV Encyclopedic, 1753-1758. IV. Les grands ouvrages plrilosophiques. 1750-1758. DE MARTY. Analyse de Buylc, 1755. DIDEROT. Lettre sur les sourds-muets a I'ufagc de ceux qui entendcnt et qui patient, 1751. Pensees sur V interpretation de la nature. Londres, 1754. In-12. MAUPEHTUIS. Essai de philosophie morale. Berlin, 1749. In-12. These sur la formation des corps organises, 1751 . In-12. CONUILLAC. Traite des sensations, 1754. D'ALEMBEHT. Melanges de litterature, d'histoirc ct de philosophie, 1753-1758. J.-J. ROUSSEAU. Discows sur la question proposee par I' Academic de Dijon. Parts, 1750. In-4. Discours sur I'origine et le fondement de rineyalite parmi les homines. Amsterdam, Key, 1755. In-8. MOKELLY. Basiliade, 1753. 2 vol. in-12. Code de la nature, 1755. tn. l'i-iiti'ipcs . 2 vol. in- 12. D'AHGENSON. Considerations sur le youvetncment ancien et present dc la France. Amsterdam, 1764 In-8. Bour.ANGER. Considerations sur le despotismc oriental. Geneve, 1762. CUYKR. Dc la Predication, aux Delices, par rauteur du Diction naire philosu- (Duchesne), 1766. B, 2397. FORBONXAI*. Elements du commerce, 17 34. liecherctes et considerations sur Ics finances de. la France, I7o$. 2 vol. in-4. M is \>K MiuAUKAt:. L'Ami des hummes. Avignon (Paris, Herissant), I7o.'i, ii vol. in-1 2. Tlicoric de I'impot (Paris, Herissant), 1760. In-i. (JAHIGIIAND. L' Anti-financier (Lambert), 17(i3, In-8. VIELLK. Lc Secret des finances diculgue (Rouen, Besongne), 1764. MOHKI.I.KT. Traduction du traitc de Beccaria sur les dclits ct les pcincs. Lau- sanne, 1 766. Iu-12. Yiii.T.uui:. Commcntaire xur l<: la-re iles dcliis et des ptines, par un avocat de province ^leni'ive), 17(ili. B. 1724. VIII. -- La lutte centre 1'infame, 1759-1768. Yui.TAiiti:. ('andide ou I'Optimixme, traduit do 1'allemand de M. le D r Ralph, s. I. (Geneve), 17o9. B, 1 43 i -1441. L' Eccli'sia&tc ; le Cantiquc des Cantu/ues, ITiiU. B, 621-62'.). HniKx. L' Oracle des anciens fldeles. Berne, 1761. B, 2382. VOI.TAIIIK. Conversation dc M. Vink-ndant des Menus avcc I'abbe Grizel, 1761. H, 1663. Sermon du Rabin Akili, 1761. B, 1667. Lettn: de J. Gouju A ses frews, 1 76 I . B, 1 664. La Pif.dle, . 1. (Geneve), 1762. B, *8S. Saul, 1763. B, 2i:-249. I'i'wx orifiiiutlen cunccrnunt la inort Geneve), 1769-1770, o vol. B, I 902. L'Emngilc du jour. Lo mires (Amsterdam), 1769-1780. 16 vol. B, 1 904. CEuires completes. Geneve, Cramer, 1768-1769. 43 vol. in-4. B, 2137. (JEuvres completes. Geneve, Cramer (edit, encadree), 1773. 40 vol. in- 8. B, 2141. Questions sur ('Encyclopedic, s. 1. (Geneve;, 17 70- 17 72. 9 vol. in-8. B, 1 408. i'itts de r Encyclopcdie (Punckoucke), 4 vol., 1777 (I). XI. -- La secte holbachique , 1767-1773. . L'Antiquitti.dtivoilve, parfeu M". Boulanger, 1766. In-4. Le Christ ianisme devoile, 1736 (1761). In-8; 17157, in-12. UOKDKS. Lc Catechumene, 1768. In-12. D'HoLBACH. Doutes sur la religion, 1767. NAIGEON. Le Militaire philosophe, 1-768. In-f2. (!', Voir la notice d'AsaeZat sur VEncycloptdie -dans Its (JEuvres -completes de Didorot. t. XIII. 370 D'HOLBACH. Les Opinions des anciens sur les Juifs, par M. de Mirabaud, 1769. In- 8. L'Examen des propheties, traduit de 1'anglais de Collins, 1768. In-12. L'Enfer detruit, 1769. In-12. Lettres pkilosophiques, traduites de Tanglais de J. Toland. Londres, 1768. In-16. NAIGEON. Tk6ologie portative. Londres, 1768. In-16. D'HOUIACH. Lettres a Eugenie mi Prescrvatif centre les pi-ejutjcs, 17 OS. 2 vol. in-8. La Contagion sacre'e, traduit de 1'anglais. Londres, 1768. In-10. Essai sur lea prejuges, 1770. In-8. Le Systeme de la Nature, 1770. 2 vol. in-8. Le Bou Sens on Idees naturelles opposes aux Idees surnaturelles, 1772. In-12. La Politiqne naturelle. Londres, 1773. 2 vol. in-8. Systeme social on Principes naturels de la morale et de la politique, 1773. 3 vol. in-S. Elhocratie on le gouvernement fonde snr la morale. Amsterdam, Rey, 1776. In-8. s. Lc Honhcur. Londres, 1772. De rHomme, 1772. 2 vol. in-8; 1773, 1774, 1776. XII. Les questions politiques, 1768-1774. GALIA.M. Dialogues sur le commerce des blcs, 1770. In-8. MoKEtj.ET. Refutation des dialogues sur le commerce des bles, 1770. VOLT.UHK. L'Histoire du Parlement, par M. Tabbe Big***. Amsterdam, 17U9. 2 vol. in-8. B, 1247. Essai sur les probabilities en fait de justice (et autres affaires de reha- bilitation). B, 1806-1828. L'Homme aux quarante ecus, 1768. B, 1 178-1 486. IjA. BC, dialogue curieux traduit de 1'anglais de M. Huet, Londres (Geneve), 1762 f!768). B, 1772. Sii-clf de Louis XIV^ acvc le I'recis du sieclc dc Louis XV, s. 1. (Geneve), 1768. 4 vol. in-8. B, 1 191 . Les lots de Minos nu Asteria. Geneve et Paris, Valade, 1773. In-8. B, t>90-2 ( .li. XIII. XIV, XV. - Les ouvrages philosophiques sous le regne de Louis XVI. DKUSLES DE SALES. La Philosophic dc la Nature, 1770. 3 vol. in- 12; 1774, 6 vol. in-I2. Nouv. ed., 1777. HAY.NAI,. Histoirc philosophiqueet politique des etablissements etdu commerce des Eiiropcens dans les deux Index, 1772. 6 vol. in-8; 1774; nou- velle edition (Geneve). 1780. 380 VOLTAIRE. Lettres chinoises, indienncs et tartares a M. Pauw par un benedictin. Paris (Geneve), 1776. B, 1 839. La Bible enfin expliquce par plusieurs aumoniers de S. M. L. R. D. P Londres (Geneve , 1776. 2 vol. in-8. B, 1 861. Un Chretien contre six Juif's. La Haye (Geneve) et Londres (Ams- terdam), 1777, B. 1 860. Le Prix de la justice et de I'humanite (Geneve), 1778. B, 1 874. (Euvres completes, edition de Kehl 1'aite par Beaumarchais, 1783- 1790. 70 vol. in-8 et 92 vol. in-12. B, 2142. J.-J. ROUSSEAU. Rousseau juge de Jean-Jacques, 1780. Les Confessions. Six premiers volumes, 1782. Encyclopedic. Geneve. 1777. 39 vol. in-4. Lausanne et Berne, 1777-1779. 36 vol. grand in-8. Yverdun, edite par de Felice, 1778-1780. 08 vol. in-4. Encyclopedic methodique. Paris, Panckoucke, 1782-1793, et Agasse, 1793-18:32. 166 vol. in-4. DIDKROT. Essai sur la vie de Seneque le philosophe, sur ses ecrits et sur les regnes de Claude tt de Nc'ron, 1779. Paris, de Bure. In-12. 2" edition, 1782, 2 vol. in-8. BUFFON. Les Epoques de la Nature, 1774-1779. 7 vol. MARMONTEL. Les Incas, [111. MABLV. Principcs de morale. Paris, 1784. CONDORCET. Pensees sur Pascal, Geneve, 1778. B. DE SAINT-PIERRE. Les Etudes de la Nature, 1784. 3 vol. in-12; 1787, 4 vol. in-12. MAUAT. De Vhomme ou des principes ct des lois dc I' influence de Vilme sur le corps ct du corps sur I'dmc, 1777 . SYLV.VIN MARKCHAL. Liire cchappe du dcluye, 1784. Almanack des honnetes gens, 1 788. HKAUMARCHAIS. Le Mariage de Figaro, 1785. M is HE LANOLE. Voyage de Figaro en Espagnc. Saint-Male (Neuchatel), 1784. 3 vol. BACHAUMO.NT. Mcmoires secrets, 1777-1787. 36 vol. in-16. METRA. Correspondance littcrairc secrete. Neuwied, 1774-1793, 19 vol. XVI. Questions politiques sous le regne de Louis XVI. Coxnu.i.Ac. Lc commerce ct le gonverii'-mcnt considi'-ri'-s rvlaticemoit I'tin a Vantrc, 1776. In-12. NKCKKII.- Sin- la legislation et sur le commerce des grains, I 77b. COXDORCET. Monopolc et monopolisew , 177,'i. Reflexions d'un citoyen sur lu commerce des grains, 1 7 7 a. VOM.VIHK. Diatribe d I'auteur des Ephc'merides (Geneve), 177o. B^ 184i. Dialogue entrc un cure et un cuc'que, 177j. DCS inconvenient s des droits feudaux, 1776. LE TROSNE. L' administration des Etats provinciuux ct la nature dc I'impvt. Bale, 1779. NECKER. Comptc rendu, 1781. Mrmoirc sur les assemblies dc province, 1781. L' Administration des finance*, 1 7 80. MQREI.LET. De la libcrtt d'tcrirc el d'imprimer sitr let mutiercs tic ('adminis- tration. 1774. C te DE LAUHAGUAIS. L'Ami des /ow, 1775. Le Catechisme du citoycn, 177.S. MABLY. De la legislation, 1776. MIHABFAI:. Essai sur le dcspotisme, \1~(>. es rlc carhft. 1782. v TABLE DES MATIERES Pages Buil.lOiiKAPHIE 5 INTRODUCTION 11 CIIAPITRE I'' r . Les premiers grands ouvrages philosopiuques "1 CHAPITRE II. Les premieres anneesde 1'arJministraiion de Maleslierbes. Les pamphlets, les romans licencieux 35 CHAPITRE III. Les debuts de YEncyclopedie, 1750-1758 53 CHAPITKE IV. Les grands ouvrages philosophiques, 1750-1758 69 CHAPITRE V. La crise de 1758-1762 109 CHAPITRE VI. Les grands ouvrages de J.-J. Rousseau, 1758-4761 149 CHAPITRE VII Les questions politiques jusqu'en 1768 181 CHAPITRE VIII. La lutte centre 1'infame, 1759-1768 191 CHAPITRE IX. Les adversaires des philosophcs ; allaiblissement de leur parti, 1760-1768 233 CHAPITRE X. La manufacture de i-erney, 1768-1 77 '/ 253 CHAPITRE XI. La secte holbachique, 1767-1773 267 CHAPITRE XII. Les questions politiques, 1768-1774 289 CHAPITI-.E XIII. Condamnation et surveillance sous Louis XVI 299 CHAPITRE XIV. Les ouvrages philoeophiques sous le regne de Louis XVI. . 315 CH.UMTRE XV. Frivolile du gout sous Louis XVI 3i 1 CHAPITRE XVI. Les questions politiques sous le regne de Louis XVI 352 CONCLUSION. Les philosophes el la Revolution 363 Liste des ouvrages ciles dans celte etude 373 DATE DUE T~ .fT n 1 1 r t ] q b fi - *=-* flUu \ ftCD AL r ISff8 MAR Be/* a r-^- 5 1977 fiECD FE 4 1977 CAYLORD PRINTED INU. A. UC SOUTHERN REGIONAL LIBRARY FACILITY A 000 899 494 9