^^ ^^ '^3 IMAGE EVALUATION TEST TARGET (MT-S) I.Vy I" '■■■ I.I 43 us Ki a 14 2.5 M i.8 IL25 i 1.4 1.6 s^ 7a W/ «! /. >^5^ '■^ '/ '4^ \^ iV ^ &. ^\ ^. ^\ Wk\ ^0"..^^.t^ <^.w wm CIHM/ICMH Microfiche Series. CiHM/ICMH Collection de microfiches. Canadian institute for Historical IVIicroreproductions Institut canadien de microreproductions historiques 1980 Technical Notes / Notes techniques The Institute has attempted to obtain the best original copy available for filming. Physical features of this copy which may alter any of the images in the reproduction are checked below. Coloured covers/ Couvertures de couleur L'Inetitut a microfilm6 le meilleur exemplaire qu'il lui a 6t6 possible de se procurer. Certains ddfauts susceptibles de nuire k la quality de la reproduction sont not6s ci-dessous. D Coloured pages/ Pages de couleur D Coloured maps/ Cartes gdographiques en couleur D Co.^oured plates/ Planches en couleur Pages discoloured, stained or foxed/ Pages d6color6es, tacheties ou piqudes rryi Show through/ Transparence D Tight binding (may cause shadows or distortion along interior margin)/ Reliure serr6 (puut causer de I'ombre ou de la distortion ie long de la marge intdrieure} D Pages damaged/ Pages endommagdes D Additional comments/ Commentaires suppldmentaires Bibliographic Notes / Notes bibliographiques □ Only edition available/ Seule Edition disponible Bound with other material/ Reli6 avec d'autres documents Cover title missing/ Le titre de couverture manque Plates missing/ Des pianchrs manquent D D n Pagination incorrect/ Erreurs de pagination Pages missing/ Des pages manquent Maps missing/ 0«8 cartes g^ographiques manquent D Additional comments/ Commentaires supplAmentaires re lins Ha The images appearing here are the best quality possible considering the condition and legibility of the original copy and in keeping with the filming contract specifications. The last recorded frame on each microfiche shall contain the symbol —»> (meaning CONTINUED"), or the symbol V (meaning "END"), whichever applies. Les images suivantes ort 6td reproduites avec la plus grand soin, compte tenu de en conformity avec les conditions du contrat de filmage. Un des symboles suivants spparaTtra sur la der- nidre image de chaqfie microfiche, selon le cas: le symbols — ► signifie "A SUIVRE", le symbols V signifie "FIN". The original copy was borrowed from, and filmed with, the kind consent of the following institution: National Library of Canaoa L'exemplaire film6 f ut reproduit grflce d la g6n6ro9it6 de I'^tablissement prdteur suivant : Bibliothdque nationale du Canada Maps or plates too large to be entirely included in one exposure are filmed beginning in the upper iBft hand corner, left to right and top to bottom, as many frames as required. The following diagrams illustrate the method: Les cartes ou les planches trop grandes pour dtre reproduites en un seul clich6 sont filmdes d partir de i'angle supdrieure gauche, de gauche d droite et de haut en bas, en prenant le nombre d'images ndcessaire. Le diagramme suivant illustre la mdthode : 1 2 3 1 2 3 4 5 6 pig Pour faire suits a OUTRE-MER PAUL BOURGET SErNSATIONS DE s'ouvelle-France (MoNTRltAL TROIS-RlVlfeRES QUEHEC) POUR COFIE CONFORME SYLVA CLAPIN BOSTON SYLVA CLAPIN, E:diteur 7. Park Square i«95 w I II I / -7 i^ \ ') r '/' y ^ >' 1 ,v 1 I SENSATIONS DK NOUVELLE-FRAK ^E H 1 t* i ^'5 / Pour fain mite A OVTREMER PAUL BOURGET SENSATIONS DE Nouvelle-France (MoNTRitAL— Trois Rivieres^— Oukhec) POUR COPIE CONKORMV. SYLVA CLAPIN BOSTON SYLVA CLAPIN, Editeuk 7, Park Square 1895 SENSATIONS DE NOUVELLE-FRANCE Mercredi, lo octobre. Six heures du matin, et, dans le Pullman qui me roule vers Montr6al, je viens de m'eveiller. Le train s'est arret6 d une petite gare ou vague- ment je lis, au-dessus de la porte, le nom de Des Rivikres. Nous sommes au Canada, et nous entrons dans le Canada fran9ais. Lorsqu'on voyage d'une fa9on s6rieuse, il est toujours utile, comme on salt, de noter avec soin ses premieres impressions d'arriv6e en pays 8 Sensations de Nouvelle- France nouveau. Pour peu surtout que le voyageur soit favorablement dispose, il recevra la, en ces courts instants, dans son for interieur, des se- cousses plus ou moins profondes — en argot de journaliste on appelle v.ela des chocs — dont le rappel lui sera plus tard precieux pour I'aider c\ degager la formule de tout ce qu'il aura vu et ressenti. Je regarde done attentivement ou je suis. A travers la vitre tout embuee par la fraicheur de ce matin a'octobre, mes yeux se promenent sur une vaste plaine se deroulant, sans une brisure, jusqu'ii une ligne de bois touffus qui masque rhorizon. La montee prochaine de I'aurore se devine aux reflets de plus en plus vifs que prend, tout la-bas, la barre du jour. Une brume diaphane flotte encore, par endroits, au-dessus des pr^s, et va s'epaississant au fond des coulees. Peu de signes de vie encore. Sur le quai de la gare un homme va et vient, somnolent, trai- nant les jambes, et aide une pauvre femme char- gee de marmaille a monter en wagon. Pres de la porte, et assis ;i croupetons sur une caisse, un autre homme — un paysan, je crois — indifferent i\ tout, Toeil atone, fumaille a petits coups sa premiere pipe du matin. Un peu plus loin se dresse une humble mai- Sensations dc Noiive lie-France 9 sonnette d'habitant (i), 011 il n'y a qu'un instant, a une fenetre, et dans un claquement sec de volets, j'ai vu se montrer un groupe d'enfants joufflus, aux tignasses emmelees, et aux yeux encore embrousailles de sommeil. A quelques pas de la, an dehors, une femme des champs — la mere, sans doute — est en train de puiser de I'eau a un puits rustique, et les seaux viennent de remonter a la surface dans tout un grincement de chaines rouillees et mouillees. Le mot choc serait peut-etre ici excessif, ap- plique il la petite secousse intime que je regois devant ce tableau si repose, je dirais meme si bucolique. Ce que je sens glisser en moi est plutot comme un assoupissement de tout mon etre, et cela est d'autant plus delicieux que je ne fais que sortir d'lrn sejour de plusieurs mois au milieu de la vie si surchauffee des Fitats-l'nis. Au levant, par-dessous le lisere or et rose de I'aurore, fuse un premier jet de soleil, et du coup la femme au puits grandit, se transfigure, jusqu'a m'apparaitre, tranchant ainsi sur ce fond de lumiere, comme I'une de ces creations qu'af- fectionnait tant le peintre Millet. Traduite en termes plus concrets, cette sensation m'avertit que j'ai du faire depuis la veille un fier bout de (1) Paysan. cultivateur. mm lo Sensations de Noiivelle-France chemin, puisque je me trouve soudain transporte en un pays d'Amerique ou Ton se donne encore la peine d'aller puiser de I'eau au dehors de chez soi. Combien loin, en effet, ne suis-je pas par exemple, en ce moment, de ces mille et une ing6- niosites savantes qui, dans les moindres bourgs du Massachusetts, ont aboli I'effort dans tous les actes de la vie domestique, et ont asservi la ma- tiere a nos moindres fantaisies. * * * Le train se remet en marche, et, des deux cotes, la plaine toujours rase et plate se deroule dans un lent mouvement d'eventail. Sur les pres deja roussis par les premieres gel6es, les rayons du soleil courent en reflets diapres. Parfois, au passage, frissonne un bouquet d'ar- bres, ou, parmi les ramures sombres des sapins, eclatent les taches pourpre-sang des erables. Puis la plaine, interminablement plate et rase, reprend a nouveau, a peine tachet6e 92^ et la de quelqueb maisons de lerme, ecrasees au bord des routes. Soudain, a un tournant de la voie, tres au loin, la fleche d'une eglise se dresse, d'une gracilite tenue dans cet air ouate d'automne. L'eglise elle-meme apparait ensuite, affichant Sensations de Nouvelle-France II des airs pretentieux de cathediale, qui etonnent le regard dans cette plaine denudee oil les choses ont un caractere saisissant de pauvrete douce et r6signee. Le train court toujoufs, dans un long bruis- sement qui peu-a-peu berce et endort la pens^e. . . . Et toujours monte, monte, du soleil, de la terre, et des arbres, retincellement radieux de cette belle journee d'automne, s'epandant a flots dans la splendeur de V Indian Snimnfr. . . . 1 12 Siusatioiis dc XoHVilleFrajice II Dimanche, 14 octobre. A Montreal depuis trois jours. C'est une belle ville, une tres belle ville meme, et qui merite certes bien son titre de ''Metropole du Dominion." On me dit, cependant, que le ccEur du Canada franyais bat surtout a Quebec, dans la vieille cite de Champlain, et que je ne dois pas m'attendre a trouver ici autre chose qu'un decalque de Tune de ces cites Yankees comme il en est tant pousse, depuis un demi-siecle, aux Ktats-Unis. Pour tout dire, c'est bien la, en effet, la premiere impression ressentie, et la puissance d'absorption de la grande Republique voisine se peryoit facilement a mille et un details. Ici, %V v: ^^ Sensations dc Nouvellc-Fmnce 13 comme la-bas, c'est ce meme premier aspect de neuf, de hittif, avec ya et la la meme extrava- gance de hauts edifices. Les rues, aussi, revetent la meme physionomie affairee, et les memes ^^n' electriques y glissent dans une rapi- dity de reve. Du reste, la frontiere, qui separe les deux pays, est purement illusoire, et, n'etaient certaines formalites pueriles de douane, le tou- riste aurait peine u croire qu'il est passe en pays etranger. Meme la monnaie — ce casse-tete du voyageur en Europe — se chiffre ici, comme aux Etats-Unis, en ''dollars" et ''cents." Seule- ment, sur les pieces d'argent, I'effigie de la reine Victoria rem place la deesse de la liberte, et veil a tout. Ce n'est qu'a la longue, et en rassemblant de multiples observations, que Ton finit par degager la dominante de cette ville, dominante ou se retrouvent, avec la " rage d'arriver " des yankees, le bel equilibre anglo-saxon, joint a la grace et a Turbanite francaise. En observant, par exemple, les voyageurs d'un car electrique, on s'aperyoit l)ien vite que les gens n'ont plus ici cette absence de regard, ou plutot ce regard fige en dedans et comme retiue vers une pensee interieure, que Ton rencontre si souvent aux Etats-l'nis, surtout parmi les hommes. Ee V s IT , 14 Sensations de Noiivelle-France *'chacun pour soi " si f6roce des Americains fait place ici a une certaine detente, et les yeux se cherchent, anim6s d'une fiamme r^elle de sociabilite. Volontiers meme, en un mot, et n'etait un dernier reste de flegme britannique, des conversations oiseuses s'engageraient entre voisins, absolument comme dans nos omnibus de Paris, Je ne sais en outre si je me trompe, mais il me semble que le fameux "go ahead " de 1^-bas a aussi laiss6 ^chapper, en passant la frontiere, un peu de sa turbulence et de son intensite. Tous ces Canadiens appartiennent bien, a la verite, a I'Amerique, par I'effort continu qui les pousse en avant, mais on dirait que leur volonte y est pour peu de chose, et qu'ils se laissent plutot entrainer dans Taction de I'enorme force centrifuge dont I'axe est a New-York. L'air de passivite, et comme de douce inertie, repandu ici sur la plupart des physionomies, me frappe d'au- tant plus que je ne fais que sortir d'un commerce de plusieurs mois avec les Yankees, dont la carac- teristique est bien plutot, comme on sait, une suffisance pleine de morgue hautaine. Voici qu'un qualificatif se presente, a ce propos, pour rendre ma pensee. Me rappelant que le Canada est encore une colonie, je me suis souvenu qu'une ^* Sensations de Nouvelle-France 15 ^* ^ loi mysterieuse finit toujours par fagonner les individus, non-seulement sur la nature exterieure de leur pays, mais en outre sur les institutions qui les r^gissent. Or done, les Canadiens, non plus, n'ont pas echappe d cette loi, et, pour en revenir au qualificatif en question, je trouve que tout le monde, ou guere 5'en faut, a ici I'air colonial ^ un degre fort apparent. w ■IP i6 Sensations dc Nouvelle-Francc III Lundi, 15 octobre. Montreal se deroule aux pieds du Mont Royal I'ou le nom de la ville— montagne de peu d'elevation, mais fort bien boisee, tres pitto- resque, et du sommet de laquelle on obtient une vue superbe sur tout le pays d'alentour. Je viens de faire cette ascension, et c'est de la grande terrasse, qui forme I'extremite de la route carrossable, que j'ecris ces lignes. L'admirable spectacle! Dans un ciel d'une purete ideale, absolument inconnue i\ nos climats brumeux du nord de I'Europe, le soleil vient de marquer le zenith, et, tout autour de moi, les choses vibrent et palpitent dans I'embrasement du midi. La-bas le St-Laurent, le beau fleuve Sensations de XonvcllcFnincc 17 ^ '■ geant, semhle une enorme coulee de lave, on crepitant des ecailles de feu. A mes pieds, I'ocean des toits de la ville, avec les domes et les clochers etincelants de ses nombreuses eglises. Puis, partout, I'orgie des couleurs a"tomnales: les feuilles mourantes se revetant d'or pale, de jaune orange, de rouge vineux, ou encore de I'eclatant rouge-pourpre particulier aux erables. De I'autre cote du fleuve la campagne infinie plonge dans les lointains, masquee d'un cote a I'horizon par de petites montagnes, dont les tons vioirures se detachent avec une nettete de jou- joux dans I'air pur et vif. Plus en face, et tres au loin, se dessinent les premiers contreforts du Vermont et les premiers vallonnements descen- dant jusqu'au Lac Champlain. Et toujours, et partout, derriere tout cela, I'ceil devine les immensites qui sont le propre de ce continent americain. * * Oue de delices, que nous ne connaitrons jamais, ne devaient-ils pas eprouver jr^dis, tous ces decouvreurs doubles d'aventuriers, qui par- tant autrefois de ce meme Montreal que j'ai la en ce moment sous les yeux, se langaient hardi- i8 Si'Hsations de Nouvelle- France ment a la trouvaille de cet inconnii. Qui dira les enivrements de cette vie d'emotions et de dangers, ou chaque jour les cceurs et les Smes s'agrandissaient, s'epandaient davantage, devant le d6roulement, a I'infini, de ces paysages tou- jours neufs, toujours vierges, toujours superbes. On m'a dejii dit qu'un de mes ancetres avait 6t6, dans le temps, Tun de ces coureurs-des-bois. Cela doit etre, car comme celui-lik, et obeissant k un reste d'atavisme que je sens palpiter en moi, je voudrais fuir, moi aussi, ce terre-a-terre ou je m'etiole, et me perdre, me fondre, dans ces lointains bleutes qui me semblent etre les por- tiques d'un autre monde. Oui, de quelle plume raconter tous ces eni- vrements, dont des demi-dieux, seuls, eussent 6te dignes, Mais, que dis-je, n'etaient-ils pas aussi quelque peu demi-dieux, tous ces preux de rdge heroique du Canada, que la divine nature saisissait ainsi par tous ses ensorcellements ma- giques, qu'elle faisait siens, qu'elle s'incorporait pour ainsi dire, qu'elle rendait chaque jour meil- leurs et plus grands. Oh! meilleurs, surtout. Chaque matin d'alors, quand ces voyageurs reprenaient la marche en avant, avec quelle all^- gresse attendrie ne devaient-ils pas remercier TEternel de leur avoir fait la vie si belle, si I Scnsatiofis de Nouvellc-Fmnce »9 vibrante, et avec quels flotsd 'effusion ne devait- elle pas monter ji leurs levres, la priere si connuc : "Notre Pere qui etes aux cieux " Meme, la maladie leur etait epargnee. Ouand ils mou- raient, ce n'etait pas comme nous, pauvres "civilises," qui nous consumons, nous dechar- nons peu-a-peu, objets de commiseration, sinon de repugnance pour nos proches. Non, quand ceux-la mouraient, c'etait comme les elus du Ciel, c'est-a-dire surpris en pleine vie, en pleine vaillance. La balle ou le javelot d'un ennemi les terrassait, et ils tombaient alors de leur long, s'identifiant seulement davantage avec la terre nourriciere, la bonne terre chaude qui peu- a-peu, a petites gorgees, leur buvait tout leur sang, et dans laquelle tout leur etre de chair et d'os se dissolvait, se fondait, pour devenir une chose imponderable, impalpable, passee dans Tame des fleurs, des plantes et des bois. ^"•'Wmmm''^ 30 Sensations de Nouvelle-Fiance H IV l! Mardi, r6 octobre. On a Ljieii fait de me prevenir que Montreal etait surtout une ville anglaise, ou anglo-ameri- caine, comme on voudra, car, A la verite, et sans cet avertissement, la deconvenue ei1t et6 pour moi par trop amere de constater avec quelle rapidite la France perdait ici du terrain, dans ces memes lieux ou, il n'y a pas bienjongtemps encore, elle regnait en souveraine maitresse. Je dis "il n'y a pas bien iongtemps," pour parler d'une maniere relative. En effet, qu'est-ce en somme qu'une periode de cinquante, de soixante, de cent ans meme dans I'histoire. II semble que les evenements, qui se sont deroules durant ce iWv. SeusaJtoffs ' de Nouvt^lle Frame 21 laps de temps, soient si rapproches de nous, qu'avec un pen d'efforts on pourrait les toucher du doigt. Ici done, et en d^pit de la l^gende, tout est anglais, ou a pen pres, les rues, les maisons, les gens. Partout aussi ce sont les syllabes anglaises qui resonnent a I'oreille, qu'on voit s'etaler sur les enseignes, avec un air de se sentir absolument chez elles. Kt ces choses n'existent pas seule- ment de surface: on sent que I'antique Nouvelle- France est profondement atteinte dans tout son etre national, c'est-A-dire dans tout ce qui pouvait constituer son temperament, son caractere, et son individualite. C'est ce qu'exprimait fort exactement, il n'y a pas longtemps, M. Arthur Buies, ecrivain canadien quelque peu frondeur, quand il disait: "Ici, le commerce, I'industrie, la finance, les arts, les metiers, et jusqu'a I'edu- cation, jusqu'aux habitudes, jusqu'a la maniere de dire "Bonjour" et de se moucher, tout est anglais." Et pourtant les Canadiens-Franyais forment a Montreal les cinq cinquiemes de la population, et alli6s, m'a-t-on dit, a leurs co-religionnaires Irlandais, ils en arriveraient facilement aux trois quarts. Bien entendu, ici, je n'envisage, qu'A I'etat purement hypothetique, cette possibilite 22 Sensations de Nouvelle-Francc ; s d'une alliance franco-irlandaise, car s'il est un fait avere, bien qu'assez bizarre, c'est que tout ce qui est franyais a le don de herisser particu- lierement I'lrlandais, meme jusqu'au point de le faire passer par-dessus sa haine de I'Anglais. Non, si j'en parle, c'est afin de mieux faire res- sortir le degre d'inferiorite numerique dans lequel se trouve la population anglo-saxonne de Montreal, sans compter que cel^e-ci ne peut guere s'appuyer sur le pays d'alentour, qui est encore province presque entierement frangaise. Eh! bien, malgre tout cela, c'est cette mino- rite meme qui domine, subjugue, ecrase tout le reste. Et cette minorite n'est pas une oligarchie, car le Canada jouit d'institutions parlementaires bien definies, et con^ues dans un esprit tres large. II y a la, d'ailleurs, dans cet effacement graduel d'une nationalite, hier encore assez vivace, plus qu'une resultante d'intrusion sou- veraine de conquerant en pays conquis. J'y vois aussi I'indice, sinon d'une essence superieure, certainement d'aptitudes naturelles mieux deve- loppees, et surtout mieux dirigees, du moins quant a ce qui a trait il outiller I'homme moderne pour affronter le struggle for life contemporain. En un mot le vice, qui ronge peu-i peu cette Ncivelle-France, me semble initial, et c'est d Sensations dc Nouvelle-Ft'ance 23 I'education qu'il faut remonter pour porter le fer dans la plaie. * * Je recevais hier, de tout cela, une impression tres nette et tres vive, et par un hasard bien inattendu. J'errais hier apres-midi dans une rue retiree, mais fort belle et bordee de resi- dences somptueuses, lorsque soudain, a ma droite, des cris joyeux attirerent forcement mes regards sur un groupe de jeunes gens courant, se culbutant dans un immense pare, et se dispu- tant avec acharnement la possession d'un ballon en caoutchouc, qui voletait de ci de la sous I'effort de poussees vigoureuses de pieds et de mains. Je ne fus pas long a deviner que j'assis- tais alors a une partie de c^foot ball si cher aux universites anglaises. Les jouteurs etaient tons des jeunes gars, a peine entres dans I'adolescence, mais temoignant d'une telle intensite de vie, d'une telle turbulence de belle et saine jeunesse, que, malgre lui, le passant le plus indifferent devait s'arreter et les regarder avec un plaisir attendri. J'appris par la suite que c'6taient lA des Aleves de I'Universite McGill, qui prenaient leur recreation habituelle de chaque apres-diner. Hi ?4 Sensations de Nouvelle-France II etait ecrit sans doute que la le9on serait complete, car, un peu plus loin, je rencontrai les eleves du College de Montreal, -defilant deux par deux, en route pour une promenade. Non, jamais je n'oublierai I'impression de malaise subit que je ressentis a la vue de ces collegiens en tuniques etriquees, marchant d'un air mo!ia- cal et recueilli, et se poussant nonchalamment les pieds ^ travers les amas de feuilles mortes qui couvraient les trottoirs. J'eus comme la sen- sation brusque d'un cortege de rates et de fruits sees, que plus tard la vie impitoyable broierait sans merci. Ah I les pauvres petites ames, com- primees par une discipline de fer, combien j'enviai alors pour elles le sort de mes rudes jouteurs du McGill, laches a travers champs, libres et fiers dans tout I'epanouissement de leur belle jeunesse. * Mon ami Pierre de Coubertin a deja fait le meme rapprochement dans son livre Les Univer- sit^s Transatlantiqties, et si ii mon tour je m'y suis arret6, c'est bien parce que le probleme qui en d^coule est plus attach.nt qu'il n'y parait au premier abord. Le fait par lui-meme est bien Sensations de Nonvelle-France 25 banal — la rencontre de potaches de deux colleges rivaux — mais on sent ici malgre soi qu'il faut regarder au-dessus et au-dela. II ne s'agit plus meme seulement de deux races quelconques, jetees en face I'une de I'autre par le hazard des evenements, mais bien plutot de deux civilisa- tions types, dont Tune, incapable de se transfuser du sang nouveau, reste oscillante et indecise, tandis que I'autre, grace a sa souplesse et ii ses facultes d'assimilation, rebondit sur la route des siecles a venir avec un regain d'ardente et im- petueuse jeunesse. Ce qu'il faut surtout voir, dans les jeux athletiques de mes jeunes Anglais du McGill, c'est une certaine exageration de force, d'initia- tive et de volonte, bien ii sa place dans cette Amerique ou I'activite humaine, poussee a son maximum d'intensite, marque le point de depart d'une nouvelle evolution dans I'histoire du globe. On a meme trouve un qualificatif pour cette evolution, et on I'a appelee I'Anglo-America- nisme. Durant longtemps, le Canada franyais a du a des circonstances particulieres, comme aussi a sa situation geographique, d'etre tenu a I'ecart du mouvement vertigineux d'hommes et de choses qui partout, aux alentours, battait son plein, Mais voici que maintenant la mont^e 26 Sensations de Nouve/le-Fmnce W debordante est a ses portes, et il se trouve que, par la trempe particuliere de son etre national, c'est-a-dire par tout ce qui peu-a-peu a forge et edifie son temperament, il reste absolument sans ressources et sans armes. Pour tout dire, en un mot, I'irruption anglo- saxonne, au Canada, vient enfin de mettre en evidence une v6rite qu'on ne soup9onnait jus- qu'ici que vaguement, et cette verite c'est que I'education, par trop seminariste, que regoivent les Canadiens-Frangais, devait inevitablement, a la longue, mettre ces derniers sur un pied reel d'inferiorite vis-A-vis de leurs adversaires. Dans les colleges canadiens-franyais, on donne trop de part au dilettantisme classique, et a I'alanguisse- ment qu'amene la contemplation prolongee du passe. Forcement, aussi, dans ces colleges, I'eleve s'impregne peu-a-peu de I'esprit ambiant, esprit en grande partie dirige dans un sens de soumission absolue et de detachement des choses de ce monde. Et c'est pourtant dans la melee de ce meme monde — et un monde, encore, qui, comme en Amerique, exige du neuf, de I'exube- rant, presque de I'agressif — qu'il lui faudra plus tard, avec sa diathese de passivite, lutter, vivre, se pousser des coudes et des pieds, engager enfin I'apre combat pour I'existence. Or, on !e salt, MiMKHik Sensations de Nouvelle-France 27 1(1 les peuples qui mettent I'effort entier de leur volonte dans la seule conquete d'une autre vie meilleure, ces peuples-ld les puissants de ce monde en font des generations humiliees et craintives, et ils les exploitent et les volent, en attendant qu'ils les mangent a belles dents. II l 28 Sensations de Nonve lie- France V Jeudi, 18 octobre. P'u'e, et ,1 tombe de Ui-haut una bruine fine et drue, dans laquelle se broui.len. se noiem eciatantcs. Meme parfois, aux endroits oi', -es morsures de lautomne se sont montr^es es plus orros,ves on dirait de v^ritables coul/es'de foncs, s egoutte vers la terre. Comme on sent ii bien, aujourd'hui, que la nature agonise, et que bientot ce sera la fin impitoyable, inexorable de I'ete. On traverse de nombreux villages, ou sonnent des noms bien frangais. Puis, le train i\ peine reparti, le meme paysage grave et triste se de- roule devant nous, Et toujours plus avant, a travers de subites dechirures dans le leger brouillard de la pluie, se devine la plaine im- mense, infinie, qui se rattachera plus loin aux prairies du vaste Ouest. De temps a autre, a droite, le regard embrasse le fleuve-roi, dont les flots, aux reflets maintenant ardoises, roulent pesamment sous le ciel bas. C^a et la des bou- quets de pins elances et fiers; puis des souches calcinees, restes d'un ^^/?//de foret, et des ormes, des hetres, des erables, ou toujours aussi je re- trouve la meme orgie de teintes diaprees. On pourrait croire que tout cela est d'une monotonie agagante, presque desesperante. Je trouve, au contraire, que c'est tres grand, tres viril aussi, et bien dans le ton de cette enorme Amerique ou tout semble encore taille a I'emporte-piece. m Sensations de Nouvelle-France 29 * m 30 Sensations de Nouvclle-France VI Jeudi soir, 18 octobre. Au diner, ce soir, chez un ami qui exerce ^ Trois-Rivieres les fonctions de consul d'un petit pays europeen, je re9us, sous forme d'adieu, un conseil qui me donne beaucoup a reflechir. "Comment, me dit-il, vous etes aux Etats- Unis depuis un an, et vous venez de m'avouer que ce n'est qu'au dernier moment que vous avez songe a venir au Canada. Et encore, vous ne nous faites qu'une visite volante d'une quinzaine, juste ce qu'il en faut pour avoir I'occasion, au retour, de dire aux Parisiens que vous avez pousse votre pointe, vous aussi, jusqu'au St- Laurent. Puis, allumant un nouveau cigare: — "Eh! bien, la, vraiment, ajouta-t-il, je vous Sensations de Nouvc tie-France 31 aurais suppose plus de flair. Car enfin, etes- vous, oui ou non, rhomme de vos livres, c'est-^- dire un chercheur d'inedit, un extracieur de quintessences, un ecrivain sans cesse a Taffiit de matieres d dissertations genre Disciple^ tout cela pour etre enchasse sous la couverture saumon de rigueur k 3 fr. 50. Mais, mon bon, nous avons de ces choses a revendre en ce pays. Le Canada! mais c'est la derniere note tant soit peu pitto- resque dans toute I'uniformite grise et terne de I'Amerique du Nord, et il me semble que, si j'etais auteur, je n'aurais guere a me battre les flancs bien longtemps, ainsi que vous faites dans votre vieille Europe, pour trouver ici le sujet d'un livre, soit poesie, roman, ou humour. .. "Ah! I'humoriste, surtout, quelle veine pour lui! On parle du soleil du Midi, et de ses effets exhilarants sur les tetes chaudes des Provengaux. Mais il faut voir le soleil du Nord ici a roeuvre, et comme, dans les blancs resplendissements de nos hivers, et les embrasements torrides de nos etes, ce diable de soleil vous a comme cela une fa^on de faire sourdre de partoul de nouveaux Tarta- rins, qui rendraient des points — et des fameux, encore— ^ leur celebre aieul de Tarascon. Ah! Daudet, pends-toi vite de depit, toi qui n'a pas decouvert le Canada. 32 Seusalions de Nouvelle France I Et mon ami le consul allait, allait toujours: — *' Et Ferdinand Fabre, done, poursuivit-il, quels pendants il aurait,parmi nous, ii son Lucifer et a son Abbe Tigrane! Quels drames intimes, quelles intenses analyses dans tout ce monde du clerge canadien, la grande, peut-etre I'unique puissance de ce pays. Que de tempetes sous cranes, que d'etats d'ames, reclamant leur roman- cier psychologae. Et le champ est si vaste, voyez-vous, depuis le chanoine grandissant A I'ombre d'une cathedrale et aspirant a la mitre; depuis I'abbe instituteur brulant son activite dans un seminaire, ou encore le cure bonasse et credule enfoui dans un trou de campagne — trois types que nous possedons, comme en Europe — ; jusqu'a I'abbe financier, quelque chose comme celui mis en scene dans Les Courbezon, maisavec une teinte bien accentuee de modernisme, -neme de "fin de siecle " ; jusqu'au cure colonisateur, a la fois bucheron, medecin, et pasteur, qu'on ne trouve que sur les defrichements avances, et dont tout I'etre fruste et rude vibre a I'unisson de la nature vierge du Grand Nord ; jusqu'au missionnaire, enfin, I'humble pretre toujours consume du feu divin du proselytisme, et qui vit et meurt lii-bas, tout au fond du Nord- Ouest, dans des solitudes effroyables, aux longs a i Sensations de Nouvelle France IS hi vers figes en des immobilites de neant. Ces trois derniers, I'Europe ne pourrait en offrir de semblables, parce qu'ils sont une floraison naturelle de ce sol qui, s'il a bii autrefois avec avidite le sang des Jogues, des Brebeuf et des Lallemand, a fini aussi par nous communiquer la rage du dieu Dollar. Et jete, a travers tout cela, le dechainement des intrigues, des sourdes convoitises, des rancunes sans cesse attisees entre les diverses communautes de reguliers dont le flot monte, monte toujours, couvrant le pays de monasteres, s'epandant a I'aise dans cette vallee du St-Laurent que traverse et souleve une foi si vive, si naive, une foi d'un autre jtge. Comme du temps des fameux d6meles entre Jesuites et Recollets, que de scenarios passionnels a tracer, et qui attendent encore leur Sixte Le Tac. Tout un monde, vous dis-je. * Mon interlocuteur feuilletait alors, tout le temps, d'une main fi^vreuse, un album de pho- tographies. 11 tomba enfin en arret sur ce qu'il cherchait, et, me montrant du doigt la figure d'un vieillard aux traits dignes et austeres: — " Tenez, fit-il, vous en ferez, du pays, en ' .': 34 Sensations de Nonvclle- France \ long et en larg^e, avant de rencontrer an carac- t^re comme celui-l<\. C'est Mgr Lafleche, eveque actufcl de Trois-Rivieres, dont romnipotcnce s'6tend sur la ville, et bien loin aux alentours, comme un manteau de plomb. Regardez-moi cette ligne de front se plissant en un pli vertical; ces sourcils embrousailles, couvrant des yeux hardis et francs, i la prunelle d'un eclat froid de m^tal ; puis cette bouche, serree a la commissure des levres en une volonte implacable. Vous ea concluez instinctivement, n'est-ce-pas, que vous etes en presence de quelqu'un? et vous ne vous trompez pas. C'est un violeiU, un opiniatre, mais c'est aussi un fort et un puissant. Ancien mis- sionnaire, et ennemi des demi-mesures, il nou& rudoie et malmene tons ici comme jadis ses sau- vages, et Ton sent que, s'il eiit vecu au temps de rinquisition, il eut ordonne le biicher, pour sau- verun principe, avec la meme tranquillite d'ame qu'il apporte u entreprendre la lecture quoti- dienne de son br^viaire. Sa ville episcopale, ici, est regie monastiquement, et pour un peu on nous commanderait le coucher de neuf heures, au couvre-feu, Des frivolites de Montreal bien peu d'^chos nous parviennent, arretees ici par un cercle infranchissable; et nous en arrivons peu-a-peu a ressembler 4 I'une de ces villes Sensations de Notivellc-France 35 : '! t mortes dont parle la legende, i\ quelque nouvelle Avignon, par exemple, sommeillant dans uii doux crepuscule, dans I'enveloppement berceur de ses cloches de vieux convents et monasteres. "Eh! bien, malgre cela — peut-etre meme a cause de cela, je ne sais plus — nous I'aimons et le cherissons, cet horn me, sans cesser de le crain- dre, parce qu'on le sail domine en dessous par une immense bonte; parce qu'on devine que si, d'une part, il serait le premier, le cas echeant, f\ ordonner le bucher, il ne reculerait pas non plus, d'autre part, u affronter les flammes pour sa foi, ou a s'y jeter pour sauver son prochain ; parce que, en un mot, on comprend en lui une entite bien complete, absolument logique et intransigeante avec elle-meme, un homme a convictions, enfin, ce qui nous manque tant aujourd'hui, en cette epoque de compromissions et d'emiettements de consciences; ce que vous- meme, quoi que vous disiez, vous admirez a un si haut degre, car sans cela comment auriez-vous pu mettre sur pied cet admirable personnage de votre Cosmopolis^ ce comte manchot, ancien zouave pontifical, dont la calme et cathoHque serenite plane de si haut au-dessus des turpi- tudes et vilenies des autres acteurs de votre livre. Et, au moment de nous quitter: — i, w 36 Sensations de Nouvelle-France '* Je vous ai d6ja glisse un mot de la catas- trophe de St-Alban, au printemps dernier, et de la belle ceremonie religieuse que notre eveque avait alors presidee. Creusez ce fait-divers, et plongez la-dedans au plus profond possible, en apportant A cet examen toute votre penetration d'artiste, et tous vos precedes de dissection litte- raire. La chose en vaut surtout la peine pour vous, qui avez si peu de temps a consacrer a votre voyage, car vous trouverez Isi, amasses en un tout bien concret, les elements necessaires pour vous aider ji prendre une premiere vue d'ensemble des dessous de cet etrange pays. Je dis "une premiere vue," car je garde I'espoir que, puisqu'il vous faut repartir, vou^ nous re- viendrez avant peu, et cette fois-la, pour un long sejour. Ah ! le beau livre, que je ne puis que sentir vaguement, et que je ferais alors si j'etais ^ votre place." Et surce, nous nous quittames definitivement. * * * ill Toutes ces choses me reviennent en ce mo- ment de la nuit, ou, accoude sur le boulevard qui longe le fleuve, je cherche ;\ mettre un peu d'or- dre dans ma pensee. Le ciel, lave par la pluie Sensations de N^ouvelle- France 37 d'aujourd'hui, laisse resplendir touteune limaille etincelante d'etoiles, et la nuit est si belie, bien qu'aiguisee par un froid frisquet, que je viens de faire un long detour avant de regagner mon hotel. La rue principale de Trois-Rivieres, per- cee verticalement au fleuve, s'ouvre en un long boyau d'un noir d'encre, que trouent 9A et lA quelques bees de gaz clignotants. Tout dort et repose, et tout-a-l'heure, en passant pres d'un long corps de batiments entour6s de hauts murs, et que je sais etre un vieux couvent d'Ursulines construit du temps des Fran9ais, j'eus la vision bien nette de cette ville de la legende dont m'a parle mon ami le consul, Les premiers jours d'arrivee a New York, et devant le spectacle de la prodigieuse activite americaine, je m'etais une fois demande, avec effarement, de quelle maniere on pouvait bien s'y prendre, en Ame- rique, pour mourir. Combien doux, maintenant, il me serait de faire ici la halte supreme, et de me sentir m'en aller dans toute cette grisaille confuse de calme bonheur, de tranquillite resi- gnee, qui forme cette nuit comme I'atmosphere de cette vieille ville! .... Ah!...un bruit venant du fleuve, et reper- cute par I'onde sonore. C'est le haletement d'un petit vapeur, remorquaht un v^oilier vers la mer. 38 Sensations de Noiivelle-France Rien qu'un groupe tres vague, la-bas, et ou je distingue d peine les feux rouges de babord. Et toujours saccade, asthmatique, le souffle du petit vapeur s'enfle dans la nuit, accentuant davan- tage le grand silence ! . . . . I) % Sensations de Nouvelle-France 39 VII Vendredi, 19 octobre. On ne m'a pas abuse. J'ai '* creus6 " le sujet, ainsi qu'on me I'a conseille, et ce matin, au re- veil, j'ai senti que j'avais U en mains Xo. document par excellence de cette courte excursion. Voici les faits. II y a de cela cinq mois, toute cette contree se trouvait sous le coup d'un vif 6moi. A quelques kilometres plus bas, sur les bords de la riviere Ste-Anne — un petit cours d'eau jusque-kl bien inoffensif — des pans entiers de rivages s'etaient soudain affaisses, mines en- dessous par le travail de la debacle, et entrainant des habitations, du b6tail, voire des coins dc forets. Tout cela se produisit avec une rapidit6 foudroyante, et la destruction fut en certains 40 Sensations de Nouvelle-France endroits si complete, que lA, ou auparavant existaient des pres, des vergers, des maison- nettes, des granges, ne se voyait plus apres coup qu'un epouvantable amas de terres rava- g6es, au milieu desquelles la riviere, demesure- ment grossie et sortie de son lit, se frayait una course furibonde et affolee. D'autres sinistres se succederent, gagnant Tembouchure de la riviere, et toujours aussi, chaque fois, avec un caractere si surnaturel de soudainete foudroyante, que les populations riveraines en etaient arrivees i etre absolument hebet^es de terreur. Aucune oscillation, ni vibration premonitoire: subitement les terres s'effondraient, ou plutot tombaient, comme ti- roes en dessous par I'attraction toute puissante de quelque abime souterrain, et c'etait tout. Au village de Ste-Anne de la Perade, et un peu en amont, a ete construit le pont du chemin de fer du Pacifique Canadien, reposant sur de solides piles en pierres de taille, et dont les approches ont ete aussi edifices en vue de parer aux debacles les plus violentes. Rencontrant cet obstacle sur leur chemin, les flots courrouc6s redoublaieat de fureur, en imprimant au tablier de fer de longues vibrations resonnantes, qui semblaient autant de gemissements avant-cou- Sensations de Nonve lie-France 4« reurs de la chute definitive de toute la structure. Cette chute se produisant, et avec elle I'arrache- ment des approches qui gardaient les deux rives, toute la contree en aval, qui se reposait sur ce pont du soin de sa protection, se trouyait a son tour a la merci du fleau, et la calamite etait complete. Un jour, entr'autres, Temotion fut extreme, car des experts, envoyes par la compagnie du chemin de fer, avaient hoche la tete en signe de doute. Tout tremblait, oscillait, et allait pour sAr tomber a la derive dun moment a I'autre. Des manctuvres de la compagnie— des ouvriers anglais, pour la plupart— n'en continuaient pas moins a travailler, obeissant a des ordres formels de tenir jusqu'au bout, les uns cherchant a ecar- ter les debris charries par les eaux, les autres fortifiant les travaux de mayonnerie, et erigeant meme de noiveaux remblais aux endroits les plus exposes. r '* (■■ Et c'est ici que va se placer mon document. Soudain, dans I'air ensoleille, retentit une claire sonnerie— celle des cloches de I'eglise de St3- Anne de la Perade— puis, des portes de I'eglise, on vit se repandre un cortege porta.nt bannieres r 42 Sensations de Noiivelie- France w t» li^ et chantant litanies, que suivait un nombreux clerge entourant un eveque ayant aux mains le St-Sacrernent. Cet eveque c'etait Mgr Lafleche, et cette procession de fideies, organis6e a son initiative, avait pour but de solliciter du Ciel I'intercession divine pour faire cesser le fleau. Et Dieu, sans doute, preta une oreille attentive a ces prieres, car peu apres les eaux commen- cerent a baisser, le pont fut epargne, et par la- meme le sinistre que Ton redoutait fut evite. Helas! pourquoi faut-il que la maladie dont je souffre — ce que Musset appelait le " mal du siecle " — ne me porte 4 voir que le cote pure- ment esthetique et philosophique de la chose! Mais, oh! le beau motif pour un peintre! Vous vo IS rappelez ce tableau de Jules Breton, au Luxembourg, representant une benediction des bles dans une pauvre campagne vendeenne. Le defile se deroule a travers champs, au milieu des moissons deja jaunissantes, dans la torpeur d'une lourde journee d'ete, et tout au bout 'e soleil ruisselle, en traits de feu, sur le dais sacre, sur I'ostensoir, sur les chapes d'or des pretres. Des paysans, I'air extasie, egrenent des dizaines de chapelets, et Ton devine, -k leur ferveur, qu'ils sont bien loin, en cet instant, du terre-a-terre de leur vie de chaque jour. Si j'en juge par le petit tressaillement intime ,/ Sensations de Nouvelle- France 43 que j'ai toujours ressenti devant cette oeuvre, combien j'eusse ete heureux d'etre t6moin de la manifestation religieuse de Ste-Anne de la Pe- rade. Non, mais voyez-vous bien tout cela d'ici, comme il convient de le voir. Rappele7;-vous le soleil en fete, I'air bniissant du printemps, les premieres fleurs, la verdure 6clatante, les cloches carillonnant a toutes vol6es. Voyez aussi, d'au- tre cote, ces flots noirs et bourbeux, roulant en avalanches furieuses, et charriant des debris de toutes sortes, voire des cadavres. Ecoutez main- tenant cette psalmodie s'elevant la-bas, et regar- dez venir a vous cet etrange defile: toute une population portant des images b6nies, avec' en tete la croix d'argent du Sauveur, et puis ce vieillard dont les yeux inspires, lev^s 1^-haut, appellent forcement les misericordes celestes. Et cela, remarquez bien, s'est passe en Ame- rique, dans un pays qui commence a etre entraine k son tour dans le tournoiement de I'industria- lisme americain, et a une journee de route a peine de ces memes Etats-Unis ou, je vous le jure bien, la meme manifestation de piete eut 6te non-seulement incomprise mais impossible. * He * Je souligne a dessein le mot impossible, car •'•m»i:/mrimsm!f>f»mm 44 Sensations de Noiivelle- France \ c'est en cela que reside tout le ponrqiioi des d6- veloppements qui vont suivre. En effet, la foi anglo-saxonne seule, et si vive qu'on la suppose, tut restee ici impuissante \ amener pareil de- ploiement de ferveur religieuse, car ces pompes exterieures sont surtout le propre des tempe- raments de races latines, faits de mysticisme enfantin et d'esthetique quelque peu theatrale. Les manoeuvres anglais, travaillant a reparer le pont du chemin de fer, devaient certes admettre, eux aussi, la necessite d'une intervention superi- eure dans les choses humaines. Seulement, d'autre part, ils n'avaient garde d'oublier le precepte si connu : "Aide-toi, le ciel t'aidera." Et alors, en avant la tache ardue de combattre coiite que coute, tout d'abord, les forces dechai- nees de la debacle, quitte \ remercier Dieu, cnsuite, de sa protection. On a eu tort de ne voir en tout cela, dans le temps, que matiere A quelques faits-divers de journaux, car je doute qu'il se soit jamais ici presente semblable occasion de mieux saisir sur le vif les deux antitheses qui se disputent I'hege- monie de ce coin septentrional d'Amerique: d'un cote la civilisation latine, representee par le groupe canadien-fran9ais, et de I'autre I'anglo- americanisme qui, apres avoir tout mange plus au sud, frappe maintenant ^ coups precipites ♦'O, 1 ' Sensations de Nouvelle-France 45 /A jusque par-deld la region de Montreal. Dans les claires envolees de cloches sonnant li Ste- Anne par cette belle matinee de printemps, et qui rythmaient la marche de la procession a travers les verdures ensoleillees, quelque chose de Tame chevaleresque et reveuse, eprise d'art et d'infini, de tous les anciens preux de la N0U7 velle-France, a dft s'epandre dans I'air et fuser des levres de tous ces humbles recueillis, tandi^ que Ijl-bas les cognees qui retombaient, en heurts sourds et precipites, sur les piles du pont, pou- vaient assez bien figurer le martellement sous lequel le praticisme anglo-saxon espere operer la d^sagregation et remiettemeni de ce qui reste ici de I'antique idealisme parti des rives de la belle et douce France. Je viens de faire allusion au tableau de Jules Breton. Cela me remet en memoire deux oeuvres d'un tout autre genre, mais serrant de plus pres mon sujet, et dont le souvenir m'est toujours reste tres vivace. J'etais entre il y a quelque temps, at New York, chez les editeurs "Harper Brothers," et je parcourais d'un oeil distrait une belle collection de dessins ayant deja servi a 46 Sensations de Noiivelle-France i\ rniustration du fameux Harper s Monthly, lors- que, au tournant d'une page, deux gravures m'interesserent soudain vivement. Ces deux dessins ont f gure il y a une dizaine d'ann^es, je crois, dans un assez long travail intitule Les Dkoiivreiirs d'AmMque, et I'un represente Jac- ques Cartier atterrissant pour la premiere fois sur la pointe de Gasp6, tandis que I'autre met en scene le d^barquement, sur la plage de Ply- mouth, des Puritains du Massachusetts. Ces deux sujets ont ^t6 trait^s avec un r6el talent, et ce qui en double encore, selon moi, le m6rite, c'est qu'on voit tres bien que leur auteur n'a aucunement voulu indiquer une juxtaposition de contrastes. II a fait et agi selon ce qu'il sentait etre vrai et naturel, voila tout. Et pourtant ces contrastes sont frappants, je dirais meme criants. Dans le premier dessin, le d6couvreur Malouin, debout, tete nue, devant la croix que ses compagnons viennent de dresser, tient d'une main le drapeau fleurdelyse, et de I'autre son epee. Ses yeux, leves dans une priere ardente, contiennent dans leurs orbes tout un monde de promesses et de remerciements. Autour de lui s'agitent ses hommes d'armes, compagnons de perils et de gloires. Les 6p6es, sorties des fourreaux, fremissent dans les mains il Sensations de Nouve lie- France 47 nerveuses, et Ton peut pressentir, rien qu'i ces fulgurances d'acier, ce qui sera plus tard l'6popee si belle, et aussi — il faut ajouter — quelque peu Don Quichotte, de la P>ance dans le Nouveau- Monde. Tout autre est le debarquement de: Puritains. II a neige, la brise paralt vive, et tout la-bas, dans des horizons troubles, le navire qu'on vient de quitter roule sur son ancre, fouett^ par des flots blancs d'ecume. Tout ce pauvre troupeau humain vient de descendre d terre, et tous, hommes, femmes, et enfants, semblent partages entre la joie d'etre sains et saufs apres une longue traversee, et la sourde inquietude que leur inspire le premier aspect de cette nature inhospitaliere, si apre et si rugueuse surtout sur ces cotes de Plymouth. Vous vous imaginez sans doute qu'ils vont au moins se jeter a genoux, pour remercier Dieu de leur avoir fait la vie sauve. Ah! bien, vous vous trompez, et ils ont vraiment a aviser k bien plus presse que cela. Ce n'est pas, ce- pendant que la foi leur manque — ils I'ont bien prouve, en bravant la fureur et les edits de Cromwell — non, mais voila, je le repete, ils ont en ce moment besogne plus pressante, et, en gens pratiques qu'ils sont, ils avisent de suite k I'expedier. Les emotions ont dii les creuser, f I I 48 Sensations de Nonvelle-France car ce \ quoi ils songent avant tout c'est iV se mettre quelque chose sous la dent, et les voiliV done, les hommes allumant ( iux et installant des cr^mailleres, les femmes ...eficelant les mar- mites, et bientot la soupe mijote, et la bonne, vulgaire, et bourgeoise odeur du pot-au-feu monte pour la premiere fois dans cet air vierge d'Amerique, mel^e aux emanations salines ve- nues du large. Eh! parbleu, oui, la soupe tout d'abord, et nous en serons ensuite d'autant plus vaillants pour prier Dieu. * Ah ! ma pauvre France . e, la vois-tu bien la, maintenant, ton erreur, et sais-tu pourquoi ton oeuvre d'Amerique devait fatalement p6ricli- ter, puis se fondre et s'evanouir devant le colosse anglo-saxon? A quoi songeais-tu done quand, pour coloniser ce pays, tu croyais qu'il 6tait avant tout necessaire d'ouvrir de pauvres ^mes de sauvages a I'infini de ta foi, et de lancer, dans de sublimes et foUes ^quipees, tes missionnaires, tes soldats, et tes coureurs des bois, dans les profondeurs de cet immense continent. II t'eut pourtant ete si facile de te tasser, te concentrer dans ton coin, et 1^, estimant que charite bien J iiiiiiiiiii mm Sensations de NouvcUe-Fmnce 49 '4 ordonnee commence par soi-meme, de surveiller tranquillement, toi aussi, ton pot-au-feu. Qui salt, tu serais peut-etre devenue, -k ton tour, ce que Ton est convenu d'appeler une personne pratique, c'est-;\-dire serrant de pres ses interets, et ramenant tout i\ un egoisme froid et calcule, A un mercantilisme d'oii la part d'ideal est s6ve- rement bannie. Mais vois done, en effet, la le^on de I'histoire. Tandis que, du septentrion au midi, des rivages gla96s du Labrador jusqu'aux flots bleus du Golfe du Mexique; et du levant au couchant, depuis les premiers contre-forts des Alleghenies jusqu'aux Montagues Rocheuses; tandis que, dis-je, dans toute cette infinie region, il n'y avait que toi qui vivais, qui palpitais, qui sejftiblais immuable, presque eternelle, tes ennemis peu nombreux ne possedaient, eux, qu'une etroite lisiere de terre faisant face a I'Atlaitique, Tu ne t'en souciais guere, estimant leur existence bien precaire, confiante dans la puissance de tes annes et dans la valeur de tes troupes; montrant pour toute reponse, aux timores, tes drapeaux solidement clouds aux hampes de tes bastions, et qui claquaient fieremenl, orgueilleusement, ii toutes les brises. Et pourtant, et tu le vois bien maintenant, il te manquait alors ce qui 50 Sensations de Noiivelle-Fmnce faisait leur force a eux: tu n'avais pas le "sens pratique." Deux mots dont on abuse, je le veux bien ; quelque chose de tres vulgaire, de tres mesquin aussi, j'en ai bien peur, mais qui doit etre par centre bien utile, v jire necessaire, puis- que c'est cela meme qui aujourd'hui est en train de revolutionner le monde. La soupe, vois-tu, la soupe des Puritains accroupis sur ce rivage de Plymouth, c'etait la I'important, dans le temps. Et faute de cela, pour t'etre tenue le ventre creux et la cervelle farcie de vaines glorioles, la maree montante de tes ennemis, soudain, a fondu sur toi au depourvu, puis t'a submerge, ne laissant plus debout, de ton antique puissance, que ce groupe de Canadiens-Frangais de la Province de Quebec. Chere et belle France, tu sais que je nargue, n*est-ce pas? Oh! va, comme je t'en aime et t'en admire davantage d'etre restee, dans ce Nouveau-Monde, ainsi fidele li I'atavisme qui te veut fiere, desinteressee, meme irreflechie, et d'etre tombee, il est vrai, mais du moins avec les honneurs de la guerre, c'est-i-dire en te gar- dant "toi-meme" jusqu'au bout. li r. SlfsMs^i Sensations dc Nonvelle-Fnime c f VIII Samedi, 20 octobre, Quebec, qui prend depuis peu des allurrs fashionables de ville d'ete — ou, en juillet ct aout, Ton afflue des Etats-Unis — vient de se donner, comme ses soeurs d'hiver de la Floride, leluxed'un grand hotel genre historique. Comme a r "Alcazar" et au "Ponce de Leon," de St- Augustin, Ton a aussi voulu serrer le plus pres possible la "couleur locale," et c'est ;i une re- surrection du v^ieux Chateau St-Louis, ancienne residence des Gouverneurs franyais du Canada, que Ton a convie le public voyageur. La meme exageration de luxe, aussi, que la-bas, le meme souci du confortable pousse jusqu'a I'outrance, mais dans une note plus discrete, sentant mijins "g l-' w — ■ H I< M 52 Sensations de Nouveiie- France son parvenu, et avec ce quelque chose de com- passe, de pondere, qui dit ici que Ton est plus immediatement sous la dependance de Londres et des Anglais. L'hoiel se nomme le "Frontenac," et ce nom aux syllabes belliqueuses, evocation de Tune des figures les plus energiques de I'histoire de la Nouvelle-France, sieu bien vraiment a cet edifice superbe, perche sur un roc abrupt d'une centaine de metres, et dont les motifs d'architecture en creneaux et machicoulis semblent tout naturels, dans ce vieux Quebec si souvent assiege, et gardant quand mem-?, en depit de quelques *' modernites," une physirmomie fn^ideuse, ba- tailleuse, et guerriere. * * * Des fenetres de ma chambre du Frontenac, toutes grandes ouvertes par ce radieux matin, je me grise a plaisir d'un panorama qui restera pour moi, je crois, inoubliable. Nous sommes si haut que le regard plonge a pic, tout en bas, dans les cheminees fumantes de la basse-ville attenant au port, tout un tassement de vieilles pierres, aux tons doux et effaces, et dont la ligne va s'allongeant, s'etirant, jusqu'au mole Sensations de Nouvelle- France 53 de la Douane. Et toute cette vetuste. je le repete, est douce ei reposante, car ToeiL se fatigue a la longue du toujours neuf, du toujours fraichement peint et decore de la plupart des villes d'Amerique. La-bas le St-Laurent, dont je puis enfin apprecier, de cette hauteur, I'infinie majeste, pas du tout surfaite, reellement, par les racontars de touristes. Les flots, actives en ce moment par le reflux, descendent devant la viUe en une lourde nappe verdatre,— d'une lourdeur d'eau de mer puissante et irresistible— puis s'epandant brusquement, a I'extreme pointe, en une Medi- terranee toute bleue, encaissee entre I'lle d'Or- leans et la masse sombre des Monts Laurentiens, commencent ensuite pour de bon leur course vers rOcean, reculant, elargissant sans cesse leurs rives, que dis-je! flots d'Ocean eux-memes, puisque I'habitant du pays, impressionne par les proportions extraordinaires de son fleuve-roi I'appelle tout simplement " la mer." Le paquebot, portant la malle d'Europe, vient d'etre signale, et soudain un coup de canon parti de la citadelle—sur un escaladement de rochers, plus haut, toujours plus haut— a confirme la nouvelle. Les ferries, faisant le service avec Levis, sur lautre rive, passent et re- T^ ■< 54 Sensations de Noitvelle- France passent dans un mouvement continue! de navette, laissant derriere eux de longs sillons argentes. Puis d'autres vapeurs encore, des bncks, des goSlettes. Au loin, deux lourds voiliers^ pares- sent sur leurs ancres, baignant dans le bleu du ciel et de I'eau. Et Vair est si pur, s. c air, je dirais presque si vibrant, que tout cela-les bateaux, les maisons, les Acts, les montagnes, les arbres-semble avoir ete mis U dans quelque d^cor tbe-itral, fraichement d6coupe pour le plaisir des yeux. Oh-, cet air cette lum.ere qui se glisse en moi, jusqu'au plus lou, de mes veines, qui double toutes mes energies, toutes „es s.;nsations, qui me fait aspirer beat.quement la vie par toutes les pores! Comment d,re ce que j'eprouve, et comme alors on comprend nmpuissance des mots! Aussi profondement que i'aiUe dans mes souvenirs, 11 ny a que cer- tains jours de fin d'hiver i Palerme, en S.cle nui m'aient deja donne le mSme en.vremen ?e m"me soulivement de tout mon etre. Et encore ! . . . . Sensations de Nouvelle-France 55 IX '.! Et Jeudi, 25 octobre. Comment rendre, aussi, cette sensation qui nous etreint ici ^ la longue, en Amerique, d'une maniere poignante, devant I'infini et le d6mesure de ce continent. En Europe, ces choses nous echappent, parce que lA la fourmiliere humaine y est si pressee, si tassee, que meme dans les regions les plus sauvages du Tyrol, ou les steppes les plus desolees de I'Ukraine, on est sans cesse rappele, quand ce ne serait que par une borne de coin de route, au sentiment de solidarile de la grande famille europeenne. Ici, c'est biei> diffe- rent, surtout au Canada, 011 I'emigration n'a pas encore deborde. Subitement, et laissant derriere soi, sans transition, des villages, des -/,' 56 Sensations de Nouvelie-France \^ lit fell champs cultives, Ton plonge en pleine foret primitive, et c'est de suite le desert des temps prehistoriques, I'infinie profondeur des coniferes du Grand Nord, aux ramures si serrees que la lumiere en-dessous y est eternellement verte et blafarde. Et il y en a comme cela des lieues, et deslieues. Si I'on se dirige vers le septentrion, c'est par centaines de lieues qu'il faut compter. Un simple detail geographique rendra mieux ici ce que je viens de tenter d'expruner. Le nom de "Province de Quebec," qui designe la patrie par excellence des Canadiens-Fran9ais, n'evoque parmi nous en Europe qu'une idee de depar- tement quelque peu agrandi, ou tout au plus de quelqu'une de nos ancienn^is provinces, par exemple I'Anjou, la Saintonge, ou la Normandie. Eh ! bien, cette Province de Quebec est a elle seule plus grande que la France tout entiere, et, comparee au reste du Dominion, elle entre li peine pour un douzieme dans le total de la superhcie du pays. * La fierte du citoyen des Etats-Unis s'alimente beaucoup, on le salt, du fait du demesure, du colossal de son pays. A la longue cela a produit Senmtious de Noiivelle-France 57 \l «1 e 11 it chez lui un sentiment d'une essence nouvelle, le portant a ramener tout ce qu'il voit, tout ce qu'il sent, a une idee de gigantesque, en quelque sorte de sans homes. Pour lui une chose est ^;^_un pur americanisme — ou elle ne Test pas, et si elle ne Test pas, il ne s'en souciera guere. Et c'est de la qu'est ne I'orgueil avec lequel il nous parle de ses big buildings, de ses big shoivs, de ses big sJiips, etc. C'est aus5;i ce qui explique, chez le Canadien, lair de supariorite, de dedain tombe de haut, avec lequel il juge notre pauvre petite Europe. II faut I'entendre parler de nos rivieres minus- cules,- de nos forets a enfermer dans une boite a joujoux, et de I'etriquement, du compasse de notre vieille civilisation. Quelle figure, aussi, voulez-vous que nous fassions ^ cote de ce St- Laurent, ce geant des eaux qui porte des trans- atlantiques jusqu'a deux cents lieues de son embouchure; a cote de cette merveille du Nia- gara, cette enorme cataracte s'appelant ici mo- destement une " chute " ; a cote encore, et surtout, de cette immensite vierge, inconnue des gardes champetres, qu'on devine se derou- lant jusqu'a des regions inaccessibles, celles de la periode lacustre qui suivit les ages glaciaires. Quand I'idee d&patne, encore ici dans sa phase '! I 58 Sensations de Nouvelle-France ance, et les pretres se trouverent naturellement amenes — de par le fait de leur education et de leur ascendant moral — a prendre en mains la con- duite des Canadiens-Frangais. lis s'emparerent done, com me de leur chose, des soixantedix mille habitants restes au pays, et il se trouva que le systeme de theocratie qu'ils leur appli- querent, et qui etait leur grand reve secret depuis les demeles de Frontenac et de Mgr de Laval, contribua enormement, en gardant au catholicisme toute sa ferveur, a maintenir in- tactes les traditions et la langue de la France. " Mais alors, c'est admirable, allez-vous me repliquer. C'est bien aussi ce que tout le monde pense en ce pays, sans s'arreter a scruter le fond des choses. Les examens de surface sont d'ail- leurs la regie parmi la population, habituee a une grande paresse d'esprit. On ne s'est jamais dit, par exemple, que ce qui etait excellent a la suite de la conquete — a cette epoque si sombre de notre histoire ou nous etions comme des enfants abandonnes — pourrait ne pas s'adapter aussi bien par la suite a notre adolescence, puis }l notre age mur. Et, confiants, nous avons Sensations de NouveUe France 75 glisse, presque sans nous en apercevfjir, ii ce que les Anglais appellent too niUiJi of a good tiling, nous complaisant indolemment dans une existence depourvue d'initiative, nous reposant sur d'autres du soin de nous ouvrir une car- riere et de dinger nos moindres actions, jusqu'au jour oil nous avons fini par ressembler a ces gar^onnets eleves fort tard par leurs meres, eL qui se reconiiaissent facilement a leurs m(iuve- ments gauches, timides, a leurs regards sans cesse redoutant une gronderie, une semonce. " Voyez par exemple nos colleges classiques, oi: grandissent les generations qui auront plus tard a porter les poids les plus lourds. Eh I bien, ces colleges, et cela en depit de quelques efforts isoles pour en modifier le caractere, restent surtout des seminaires, et nous en sortons tous avec le pli seminaristc. Ce n'est pas 1;\ un defaut, je sais fort bien, au sens absolu du mot, mais ce ne peut etre aussi d'autre part, je crois, qu'une bien pietre qualite dans ccite fin-de-siecle si batailleuse, si agressive, ou le Vce victis sonne bien vite inexorablement aux oreilles des timides, des irresolus, des resignes. * * * •sirTfls^st^^f-rtae^**-" 76 ScnsaiioHS de Noiivclle France ) "Oh! oui, resignes surtout, car c'est de re- signation — vcrtu theok)gale et seminariste — que nous sommes presentement en passe de mourir, et c'est cela meme qui plaque sur la figure de la plupart (le ces promeneurs ce masque de lassi- tude qui vous a tant frappe. Arriere, ici, le principe de rafiirmation des nationalites. II faut accepter son sort de vaincus. II faut, scion que le present I'Evangile, tendre la joue gauche sitot que la droite a ete souffletee. II y a plus encore: cette resignation, on nous I'a tellement martelee en tete, que nous avons fini par en rece- voir, dans le cou, comme une cassure qui nous, donne I'attitude passive de betes de joug. Le moyen, apres cela, je vous le demande, de son- ner la fanfare de la nation canadienne. " Et le pire, c'est que cette theocratic, dont Taction fut si salutaire a I'origine — quand pre- tres et peuple battaient a I'unisson du meme souffle, des memes aspirations — en est arrivee aujourd'hui a sa derniere evolution, qui la rap- proche de sa soeur jumelle, I'autocratie. N'est- ce pas Mgr Ireland qui a dejii dit qu'au Canada le clerge et le peuple etaient maintenant comme deux flots — I'un d'huile et I'autre d'eau — coulant contigus I'un a I'autre, mais sans jamais se meler. En effet, nous ne recevons que des ordres, jamais ■^» 'H Sf'usatioiis lie Nouvelle-France 77 d'encouragements. Dans toutes nos crises na- tionale;, jamais de vibrations reciproques, ^ta- blissant un courant commun dc sympathies et de larmes, Rien d'humain, de terrestre pour mieux dire, n'emane plus vers nous, Toujours ranges pres des puissants, nos eveques daignent de temps A autre nous apparaitre, mais environ- nes chaque fois d'un tel nuage d'encens qu'il semble que rien de nos miseres ni de nos prieres ne puisse les atteindre, A Quebec, quand le carrosse rouge du cardinal roule d travers les rues, cela vous a des fulgurances de char apoca- lyptique, devant lesquelles les foules restent, non pas emues, mais terrassees, comme hypnotisees. * He « **Mais il vous reste bien la campagne, allez- vous me dire, la campagne au peuple sain et fort, et qui partout ejit le back-bone d'un pays? Ah! bah, notre campagne, le beau billet, vraiment. Pour le touriste, rien de reposant, de bucolique, comme X habitant Qdin2i^\Qx\ : vous diriez un paysan de Millet, < roque sur le vif. Mais pour I'econo- miste, quel changement! Le type devient alors bien vite une quantite negligeable, voire dan- gereuse. Rien ne perce a travers I'epaisseur de K I 78 Sensations de Nonvelle France I'habitant: ce n'est qu'un ilote courbe vers la terre, qu'il cultive du reste fort mal. "II s'est presente, pourtant, au cours de ce siecle, une occasion ou Thabitant aurait pu nous etre utile, et cette occasion a ete notre souleve- ment de 1837. Si ceux qui detenaient alors cette force des campagnes — d'autant plus brutale qu'elle etait aveugle — I'eussent dechainee contre nos oppresseurs, nous aurions joliment balaye toute cette province. Comme les Vendeens de 93, nos habitants, menes a coups de crucifix, auraient fini par remplir I'office d'un enorme catapulte, broyant et ecrasant tout. Qui sait, la France Americame — notre seule Patrie cana- dienne — aurait peut-etre alors pu etre fondee, et cela sans deroute de Savenay. Mais, helas! nous aussi, nous I'avons eu notre Savenay. Que dis- jel Quiberon, uon plus, ne nous a pas ete epar- gne, et le dosastre est devenu complet. Et maintenaiit. le coeur vide, desabuses, surtout resignes, nous descendons a la tombe, baisant quand meme la main qui nous y pousse — cette main, il faut le dire encore, s'est ouverte autre- fois pour tant de bienfaits — et bientot nous entrerons au neant, les membres etroitement emmaillotes dans le suaire du drapeau britan- nique, et alors la nation canadienne-frangaise, Sensations de Nouvelle-France 79 ■ accablee de benedictions et de promesses de vie eternelle, aura cette fois pour de bon vecu." Sur nos tetes un fracas de tonnerre, au milieu d'une zebrure rouge trouant le noir de la nuit, venait de se faire entendre. C'etait le coup de canon de neuf \ eures, a la citadelle, annongant le couvre-feu. Lientot la foule, comme obeissant k un signal convenu, commenga de se disperser. Mon compagnon, alors, la designant d'un meme geste circulaire, et dans des tons d'une reelle, d'une infinie tristesse: — "Resignes, vous dis-je! tous resignes." w \ ^ 80 Sefisatiojis de NoiroeUe-France XII Lundi, 29 octobre. Un long gemissement traverse aujourd'hui le Canada frangais: " Mercier se meurt ! Mercier va mourir! " Cela revient, va, court a tout ins- tant, avec une persistance de plainte navree, cette plainte des douleurs sourdes, angoissantes, qui remont^i naturellement des cct-urs devant le premier effleurement de la mort. Pour un grand nombre, aussi, me dit-on, I'agonie de M. Mercier se double, au Canada, de ce remords d'une intensite crucifiante, qu'on eprouve toujours devant la depouille de I'homme envers qui Ton sait avoir mal agi de son vivant. Comme on voudrait alors, enfin, dire au pauvre Sensations de Noiivclle-France 8i mort, qu'on I'a mal jiige, mesestime I Avec quelle allegf—se mouillee de larmes on recevrait de sa bouc 'assurance de I'oubli, du pardon! Mais, helas! rien plus ne doit fuser a travers ces levres a jamais scellees. Rien plus ne peut tom- ber de ce regard eteint, a jamais referme en de- dans sur le grand "Au dela." C'est I'immuabilite eternelle qui commence, cette immuabilite des choses prodigieuses qu'on sail etre inexorable- ment closes a notre faible entendement. Et de cela, pour avoir ete quelquefois si dur au pauvre mort, et de savoir que desormais rien plus de nous ne peut I'atteindre, le toucher, et en faire jaillir le pardon, les ames bien nees en gardent toute leur vie une plaie saignante, que dis-je I souvent meme vont jusqu'a en mourir. * Et comme si la nature ne voulait pas rester etrangere au deuil general, toute la nuit derniere les arbres se sont tordus dans le dechainement d'une effroyable tempete, soudain venue du nord, et les rafales de la plui<- ont fait rage. Du coup, ce qui restait de feuilles a ete balaye, et ce matin c'est, tout autour de moi, d'an lugubre empoi- gnant, sous la menace de neige de gros nuages 82 Scfisatious dc Noiivellc- France noirs courant ya et la affoles, I'air restant quand meme d'une nettete etrange, comme lave a grande eau, puis avive par le froid, ce froid des regions du Grand Nord qui s'en vient ici en maitre, en souverain, que I'on sent souffler sans obstacles depuis les solitudes boreales. Et bien- tot, je le sais, ce sera pour de bon I'hiver cana- dien, Tinfinie congelation, partout, des blan- cheurs immaculees, sous des cieux' profonds, lumineux, faits de ce bleu intense qui semble celui-hi meme des abimes cosmiques. * * * Ce sera plus tard une histoire bien triste ^ ecrire, bien dramatique aussi, que celle de M. Honore Mercier, il y a peu de temps encore Premier-Ministre de cette Province, homme d'etat excellemment doue, aux envolees tres hautes, et eurqui avaient semble se concentrer un moment toutes les destinees du peuple canadien-frangais. Puis subitement, devant une miserable question de chiffres — une accusation de detournement de fonds dont il fut plus tard reconnu innocent — toute cette puissance, a grande peine edifiee, s'affaissa, s'effondra comme un chateau de cartes. Puis le peuple d'ici, grand enfant comme tou- I '^^ ; If SeftsatioHS dc Nouveiic-France ^'3 nt quand lave k froid des it ici en ffler sans Et bien- er cana- es blan- rofonds, semble triste k de M. encore e d'etat utes, et loment an^ais. Liestion ent de cent — :difiee, cartes, e tou- jours, brutal aussi comme souvent I'enfant, s'a- charna sur lui, le pietina, jusqu'a ce que tant d'ingratitude eut enfin raison de t homme — qu'on m'adit s'etre montre pourtani d'une gran- deur de demi-dieu, dans le temps meme de son plus grand accablement — et le jeta sur cette cou- che de misere, d'ou maintenant le malheureux ne se relevera plus. Et c'est de cela qu'il se meurt, de toute cette ingratitude, tout son etre angoisse d'un etonnement profond, douloureux, immense, cet etonnement des Messies, a I'heure du martyre, devant les exagerations de la fero- cite et de la betise humaines. * Je n'ai rencontre M. Mercier qu'une seule fois, et cela durant I'ete de 1893. A cette epoque, une discussion tres vive se poursuivait, depuis quelque temps deja, ^,ur la question de savoir si le moment n'etait pas enfin arrive, pf>ur le Canada, de reclamer son independance au- pres de I'Angleterre. L'un des premiers, M. Mercier s'etait jete corps et ame dans le mou- vement, esperant y trouver une occasion de ressaisir son prestige perdu. Le Canada fran- yais une fois aborde, et afin d'imprimer a sa 7 «4 Sensations de Nouvclle-France fi ; ( propagande un ebranlement plus etendu, ce tribun dechu s'etait ensuite decide a tenter de rallier ii sa cause les groupes canadiens de la Nouvelle-Angleterre, et il venait, k I'epoque dont ]e parle, d'arriver a Boston, lorsque moi- meme, de passage en cette ville, je fus prevenu qu'il devait y donner une conference. Je le revois encore, sorl.ant du cercle d'admi- rateursqui I'entouraient. et apparaissant soudain, devant tous, dresse dans toute sa fiere hauteur, avec sa fine tete aux traits dejii touches par le mal secret qui le devorait, et qu'eclairait quand meme un regard d'une acuite pergante. De suite, il entra dans le vif de son sujet. Peu d'eloquence, du moins dans le sens attache generalement li ce mot. Des chiffres et des faits, mais tout cela amene, groupe avec une extreme habilete, tasse parfois, pour ainsi dire, sur un point donne, afin de mieux enfoncer ce point dans la tete de ses auditeurs, Mais aussi, comme on sentait bien que, sous toute cette ari- dite voulue, couvait une flamme ardente capable de devenir, a I'occasion, le foyer d'incendie auquel les multitudes prendraient feu. S'il ne s'en servait pas, c'etait evidemment parce que le besoin ne s'en faisait pas sentir. Ou bien peut-etre — qui sait? — deja revenu de tout, en r \ •WW Sensations de Nouvclle-France 85 etait-il alors a se dire, comme tous les desespe- res: " A quoi bon?" L'avouerai-je ? c'est meme la rimpressioii principale que, pour ma part, je rapportai de cette conference de Boston. Oui, plus j'y pense, et plus je suis persuade que M. Mercier dut achever, ce soir-la, de vider jusqu'a la lie la coupe de ses disenchantements. Je le revois toujours, se mouvant lentement en demi-cercle, dans un balancement re^ulier de piece montee, I'avant-bras se levant et s'abaissant comme sous la poussee d'un mecanisme ; et j'entends encore cette voix sourde aux resonnances navrantes — la voix d'un porteur de mauvaises nouvelles — s'essayant sans cesse et quand meme a porter la conviction chez ses auditeurs, ii reveiller en eux quelque fibre secrete et ignoret. Et tout cela allait, roulait, dans tous les coins et recoins de I'immense salle, inutilement, comme des choses mortes et vid' de [sens, sans echos sympathi- ques chez tous ces gens aux temperaments des- seches de Yankees, qui ne comprenaient pas, qui ne pouvaient pas^comprendre. Cela, voyez-vous, ce fut vraiment trop. M. Mercier avait du, evidemment, faire beaucoup de fonds sur ses compatriotes habitant les Etats- Unis, oil, semblait-il, le soleil de I'independance ^ ■ i. I 1 I 86 Sensations de Noiivelle-France et de la liberte avait certes fait d'eux de nou- veaux hommes, II leur avait meme, on pourrait ajouter, confie les derniers atouts de son jeu, dans la partie supreme qu'il venait d 'engager. Et voici que, de toujours — 1^-bas comme ici — ne rencon- trer qu'ames fermees a tout: ce qu'il sentait tressaillir en lui de grand et d'eleve. Voici que, aussi, de se heurter sans cesse a de faux et bruyants temoignages d'amitie, qui n'etaient au fond que des accolades de Tartarins, en quete de notoriete tapageuse, soudain une infinie de- sesperance I'avait etreint, et tout son etre intime avait sombre — celui-la meme oii palpitait Tame d'un second Bolivar — ne laissant plus debout, a la surface, qu'un automate charge de reciter une legon. H .. ^.9!»^MU£i£i^i Sensations de Nouvelie-France 87 XIII Mercredi, 31 octobre. C'est la derniere soiree que je passe a Quebec, car demain je retourne a Montreal, pour de la me dinger vers New-York, on je reprendrai le paquebot du Havre. J'ai voulu revoir cefte Terrasse, oil tant de mes heures de touriste ont deja coule douces et rapides. J'y suis revenu seul, et a une heure assv-z avancee, pour etre sur de ne pas etre de- range, par la foule, au milieu des vagfie'i songe- ries dont je sens en ce moment le flot m'assaillir. La nuit, du reste,— une nuit criblee d etoilcs, dans un air immobile— s'annonce comme reelle- ment a la gelee, et les qut'ques promeueurs, que \ 88 Sensations de Nowcclle-France i'aperyois encore, hiitent le pas et disparaissent un }\ un. Bientot je suis reellement seul avec moi-meme, seul pour de bon sur cette immense promenade, qui cette fois me parait d'une longueur prodi- gieuse ; seul en face de la ville basse, dormant a mes pieds, tandis que lii-haut la citadelle semble accroupie dans une pose de monstre cyclopeen. Seul, aussi, dans tout ce pointille- ment de feux electriques qui, partant de la rampe meme de la Terrasse, plonge subitement tout en bas ii cent metres de profondeur, pour de h\ s'epandre, rayonner, puis miroiter sur le fleuve en longues fleches dansantes, et enfin escalader la-bas, sur I'autre rive, les hauteurs de Levis, et se perdre, se confondre, dans les blancheurs lactees des etoiles penchees a I'horizon. Dans la paix sereine d'^ la nuit, pas un bruit, pas meme 1< roulemcnt de quelque voiture attar- dee. Parfois, seulement, des lointains d'au-des- sous, monte une longue rumeur plaintive, et Ton devine que ce doit etre le grand fleuve qui la-bas clapote dans I'ombre, encore sous le sursaut de la tempete d'hier. La rumeur, sans cesse, croit, s'enfle, et s'en va, pour renaitre I'instant d'apres, et cela semble, dans tout ce noir et ce silence, comme le ronflement mouille de quelque colossal SeHsaiious de Noiivclle France 89 G^nie des Eaiix, I'Outito meme, par exemple, dont parlent ici les mythes des premiers abori- genes. * * Puissance des lieiix, poetises par uiie histoire chevaleresque! C'est I'epopee meme delaNou- velle France qui, cette nuit, et de par la magie de ces lieux, se leve et se dresse devant moi. Je les revois tous, d'abord les decouvreurs — les conquistadorcs aux vaillantises retentissantes — les Cartier, les Roberval, les Poutrincourt, les Champlain, les Charnisay, les La Tour. Puis la serie des aventuriers, sublimes li force d'au- dace, les St-Castin, les Cavelier de La Salle, les Lemoyne d'Iberville. Les hommes d'epee, enfin, proprement dits, les Frontenac, les Montcalm, les Levis. Tout cela a vecu un moment sur ce meme promontoire, ou s'est laisse bercer sur ce meme grand fleuve. Toui cela s'est meie autre- fois a la vie de ce vieux Quebec — le Stadacona, au nom si doux, des aborigenes — - d'ou chacun d'eux recevait le mot d'ordre, el comme I'inspi- ration, que dis-je! qui etail comme le noyau meme d'ou rayonnait ITime de la France d'Ame- rique. . .\^^/%^^ ^^^ >>- ^^> V /a o '/ IMAGE EVALUATION TEST TARGET (MT-3) 1.0 I.I ■ 50 ""^^ m m 2.5 2.2 12.0 1.8 1.25 III U IIIIII.6 A y. z V ^ >^v S^ m ^^ '^ ■^"' E3«RB I If u .mi 90 Sensations de Nouvelle- France Et tout cela vient de sourdre du noir de la nuit, grandit un instant, puis defile et disparait, fantomes de mon imagination ; bien fantomes, a la verite, puisque le double poids de roubli et du temps est maintenant inexorablement retombe par-dessus tous ces preux d'un autre age, et que leurs exemples ne semblent avoir laisse aucunes traces chez leurs descendants d'aujourd'hui. Oh I oui, finie pour de bon, j'en ai bien peur, I'epopee de la Nouvelle-France, tout ce long drame fait de gloires, de larmes et de sang, et qui si long- temps, quoi qu'on en dise, nous a tenu aux entrailles, nous les Fran9ais de la vieille France, Place a I'anglo-americanisme triomphant, et ma- lediction sur nous! * * * ^ Et pourtant, non, cela ne se peut pas., II ne se peut. vraiment, quand j'y songe, qu'au moins quelques sursauts d'ardeur gallique ne viennent encore faire courir un frisson d'enthousiame — de chauvinisme, pour tout dire — a travers ce peuple canadien-frangais, dont un si grand nom- hre, ici, sont presentement en train de deses- perer. i\ ne se peut tout-a-fait, non plus, qu'on meconnaisse ici les enseignements de I'histoire, ^ > sensations de NonvelleFrance 91 s jusqu'au point de ne plus voir que le trait6 de Paris, de 1763, doit etre bien plutot considere comme un pacte d'armistice que comme une so- lution definitive. On a conclu une treve pour reprendre haleine, voila tout, quitte a recom- mencer la lutte par la suite. Cet evenement du traite de Paris envisage de la sorte, bien des cotes du role devolu ici a la descendance fran- ^aise s'eclairent singulierement, en meme temps que les responsabilites et les devoirs s'accusent et s'imposent. Paraphrasant une phrase celebre, on pourrait meme s'ecrier: Le Canada frangais doit etre agressif, ou il ne sera pas. Mais, que Ton voit done, plutot. Est-ce le fait de I'extreme nouveaute de tout ce qui me tombe sous les yeux, depuis que je suis en ce pays, qui exacerbe a ce point toutes mes facultes d'entendement, mais ce qu'il me semble pouvoir predire avec certitude c'est la montee prochaine des deux races d'ici jusqu'a des sommets de si peu de superficie, que forcement, il n'y aura plus place que pour I'une d'elles, et que fatalement I'autre sera culbutee et degriiij.'r>lera. Ce que j'entends surtout cette nuit, et cela aussi claire- ment que si je n'en avals pas I'alarme seulement dans la tete, c'est cette rumeur de camp retran- che venue de la Province anglaise voisine, cette '^a^'^S 92 SensalioHS de Noiivelle- France Province d'Ontario toujours herissee et repliee sur elle-meme, prete a bondir quand on le vou- dra pour achever d'egorger la bete franyaise. Dans le grand silence qui m'entoure, cette ru- mGur est faite de roulements etouffes de tam- bours, et comme de froissements de buffleteries et de bruissements de baionnettes. Ah! certes, on salt hair et se souvenir dans Ontario, et ce n'est pas du moins Toronto qui cessera de voir dans le traite de 1763 ce que ce pacte fut reellement: c'est-a-dire un accommode- mem., pas autre chose, et non une solution. Du reste, ils ne font la-bas aucun secret de leurs projets, et c'est tout recemment qu'un de leurs journaux les plus importants, le Globe, apres avoir predit qu'il faudra en arriver tot oi; tard a I'inevitable, soit une revolution, lanyait cette phrase, eclatante et sonore comme un coup de clairon sonnant la charge:— "Et alors, dit-il, nous ferons ce que nous aurions du faire en 1837 : nous reviserons les clauses de la capitulation de 1760." * ^ He Oh! rhomme, I'homme qui reveillera, dans cette Nouvelle- France, ce qui doit courir ici, Sensations de Noiivelle-France 93 malgre I'inertie et I'apathie apparentes, de tout le feu d'autrefois, de toute cette belle flamme qui jadis soulevait les conqtmtadores, let; de- couvreurSj les aventuriers des bois et des lacs ! Oh! rhomme, rhomme qui sortira cette France americaine de la politicaillerie chicaniere et idiote ; qui surtout la relevera de sa resignation degradante pour la camper sur pied dans une attitude fiere et sans reproches! Oh! rhomme, enfin — de preference I'homme d'epee — qui, ces- sant de se complaire dans un vain reve utopique de fusionnement de races, fera des Canadiens- Frangais un peuple pret et dispose, le cas eche- ant, a payer de sa chair et de son sang la ranyon de sa liberte ! Oii le Bernadotte ? oii le Bolivar ! ou le Charette ? ou le Mello ? qui, ebranlant toutes ces forces dormantes, decrochera de la citadelle de Quebec le drapeau britannique, monte Id-haut par ruse, par trahison, pour de- ployer aux brises du St Laurent I'etendard flam- bant neuf de la veritable Nouvelle-France ! En attendant, garde, ma France d'Europe, oui garde fidelement tes deux ilots de St Pierre et Miquelon ; garde-les toujours comme deux yeux ouverts et vigilants, ti I'entree de ce qui sera peut-etre de nouveau, un jour, le prolonge- ment de ta puissance en ce coin d'Amerique. mmmm I u 94 Sensaiions de Notivelle-Francc Une republique franco-americaine, par exemple, libre et independante par elle-meme, et ne con- servant, de ses attaches avec toi, que I'honneur de ton protectorat, quel complement plus glorieux pourrais-tu jamais rever pour I'oeuvre de civili- sation entreprise ici autrefois par tes navigateurs et tes soldats avec une telle maestria, et que seul un concours de circonstances fatales a p'l t'em- pecher dans le ten.ps de mener jusqu'au bout. * * Depuis quelques instants, Ui-bas, la nuit avait pali, et une sorte de buee lumineuse gagnait le zenith, noyant les uns apres les autres les innom- brables clous d'or des etoiles. Et voici que maintenant, au raz de I'horizon d'en face, cette buee elle-meme vient de s'eclairer de reflets lointains d'incendie. Un moment encore, puis c'est un embrasement qui s'irradie en raies d'un rouge sanglant. Soudain, un gigantesque feu de paille flamboie, et, de ce noyau de flammes, la June enfin emerge, montrant un disque deme- surement agrandi, puis monte dans une majeste tranquille, vraiment reine et souvcraine de la nuit. Et rien que — au sortir de tout ce noir de tout-a-Theure — de m'etre lienti ainsi enveloppe Sensations de Nouvc lie-France 95 dans tout ce doux rayonnement, je regus, en guise de derniere "sensation," comme un heu- reux presage que I'astre de la Nouvelle-France, en ce moment 4 I'etat d'eclipse, luirait ici 4 nou- veau, sur ce vieux promontoire de Quebec, dans un avenir que je veux quand meme esperer etre tres prochain. . II i i il i m t Wn-^ -:- if- i i 1 ''*"('''■ 5 PKI lEUi IFrail fr. \ ^ foavi iFran PRI,( i lE-Ui <•« [Frar fr. ^prr-^^'fm K X T R A. 1 T nu CATALOGUl: DE SYLVA CLAPIN. liDITHllR 7, PARK SgUARE, HOSTON Clin Vm * \i I LA CHRESTOMATHIE MODERN E, on I'art d'apprendre la grammaire par la lan^ue, recueil de morceaux en prose tires des (Euvres des principaux ecrivains du siecle. I V. in-i8 jesus, relie toile, - i§l.