' f >H T V - / : ' À ‘ /£ i f k. Cl U . i {J. j » A ' \ • AF 2p£> A 1À3 V ASCETISME AMERICAINT : <•* .v J. -B. PAQUET, S. J. Ascétisme américain (Extrait de la REVUE GÉNÉRALE , septembre 1898). BRUXELLES SOCIÉTÉ BELGE DE LIBRAIRIE OSCAR SCHEPENS & C ie Successeurs 16, rue Treurenberg, 16 1898 Deacfcffifed LOUVAIN. — lmp. Polleunis & Ceuterick, 30, rue des Orphelins. l Même Maison à Bruxelles, 37, rue des Ursulines. / ASCÉTISME AMÉRICAIN I. HISTORIQUE DE LA QUESTION L’Américanisme est un mot qui, depuis quelque temps, a passé dans la chronique religieuse des journaux et des revues. Il fut mis en vedette à bon nombre d’articles et donna lieu à bien des commentaires. Mgr O’Connell, en publiant son rap- port au congrès de Fribourg, a beaucoup contribué à accréditer ce titre (1). Il faudrait bien se garder de donner à la chose toute l’extension que le nom comporte et de croire que tous les catholiques américains, que tout cet admirable épiscopat, si zélé, si intelligent des besoins de son pays et de son temps, aient admis les abus et versé dans les erreurs dissimulés sous cette étiquette. Quoi qu’il en soit, des polémiques ardentes se sont engagées autour de cet étendard. Elles furent provoquées par l’apparition d’une biographie : « Le P. Hecher , fondateur des Paulistes , par le P. W. Elliott, de la même Compagnie. » Écrit en anglais, cet ouvrage fut assez peu remarqué, c’est Mgr Keane qui en fait l’aveu ; traduit en français, il fit bientôt sensation, il atteignit en quelques mois sa quatrième édition ; aujourd’hui il en est à la sixième. Son avènement avait été savamment préparé ; son apparition fut hautement patronnée. La préface du livre est datée du 5 juin 1897. Or, au mois de mai précédent, M. le comte de Chabrol, dans un article du Correspondant , exaltait le fondateur des Paulistes. Le 1 er juin, la Quinzaine constatait l’accord intervenu entre les Revues catholiques pour révéler à la France la nouvelle doctrine mystique. La traduction française parut avec une préface de M. l’abbé (l) L'Américanisme d'après le Père Hecker, ce qu'il est et ce qu'il n'est pas .Par Mgr. D.-J. O’Connell. Paris, Lecoffre, 1897. — 6 — Klein, professeur à l’Institut catholique de Paris, et une intro- duction de Mgr Ireland, dont la puissante originalité avait, dans un récent voyage, obtenu en Europe un si vif succès. Il ne nous coûte rien de l’avouer, cette histoire, dans la première partie surtout, est fort attachante pour les esprits curieux de phénomènes psychologiques. On y voit la lutte d’une âme aux prises avec le doute et l’erreur, et les chapitres rela- tant ses pérégrinations à la recherche de la vérité à travers les sectes protestantes, ont plus d’un paragraphe instructif et émotionnant à la fois. L’auteur cite souvent les écrits de son héros : un journal intime, commencé en 1843 ; Questions de l'Ame et Aspirations de la Nature, imprimés avant que le P. Hecker se séparât des Rédemptoristes ; Exposé de la situation de l'Église, rédigé en 1874 et publié en 1887. On fait aussi de larges emprunts aux lettres, discours et articles de journaux, dus à la plume du H fondateur des Paulistes. Cette biographie, comme on l’a fort bien remarqué, devient ainsi l’exposé d’une doctrine plutôt que le récit d’une vie. Voilà précisément ce qui détermina cette vive polémique parmi les catholiques. La Revue Générale , toujours attentive à tenir ses lecteurs au courant des grandes questions du jour, résuma en août 1897 la vie et la doctrine du P. Hecker ; mais ce n’était qu’un exposé, on n’y entrait pas dans la discussion. M.l’abbé Klein reproduisit dans la Revue française d'Édimbourg (sept.-oct. 1897) quelques clichés de sa préface; YAmi du Clergé (23 déc. 1897) ne risqua que de timides réserves ; la Revue du Clergé français (mars 1898) aviva la discussion par un article dithyrambique de M. l’abbé Dufresne. Dans un article du 20 septembre 1897, les Études religieuses de Paris, avec beau- coup de modération, avaient mis en garde contre les exagéra- tions de l’interprétation donnée à la doctrine d’Hecker. La livraison du 20 juillet 1898 prend carrément parti pour les adversaires de l’Américanisme. ^ Les journaux catholiques prirent alors position. Tandis que Y Univers et le Catholic Times se déclaraient pour les américa- nisants, la Vérité , la Croix, la Voce délia Verità, le Courrier de Bruxelles les attaquaient. Sur ces entrefaites, deux ouvrages importants parurent en réponse à celui du P. Elliott. 7 — M. Maignen, de la Congrégation des Frères de St-Vincent de Paul, envisage plutôt, si l’on peut ainsi dire, le côté historique. Par renchaînement irrésistible des faits, il prouve les tendances de la nouvelle école et démasque le plan de campagne élaboré pour les faire aboutir. On a raconté (La Croix , 14 juin 1898) ce qui détermina l’auteur à demander à Rome 1"imprimatur qu’on avait jugé inopportun de lui accorder à Paris. Ou publia une lettre sensa- tionnelle du P. Monsabré, l’éminent théologien, prédicateur de N.-D. de Paris, sur l'insupportable vie d'un prétendu saint. A cette époque, les journaux annoncèrent que le livre du P. Elliott était déféré à la Congrégation de l’Index. Le Correspondant (25 juin 1898), pour répondre à ces attaques, publia avec la signature de H. Delorme, un article, dont le style trahit le pseudonymat, et dont le ton suffirait à compromettre les meilleures causes. C’est alors que le P. Delattre, S. J., lança une brochure appe- lée à porter un coup décisif. Il ne s’arrête pas aux personnalités. D’une logique impitoyable, il établit le sens des textes, accule les adversaires à des conclusions inacceptables et rétorque contre eux les faits qu’ils allèguent. Il vient enfin de paraître une nouvelle brochure (1), où l’auteur, M. Coppinger, prétend couper court à toute discussion en reconstituant le texte primitif et en rendant le traducteur responsable de la plupart des passages incriminés. Est-il parvenu à dégager entièrement la responsabilité du P. Hecker et du P. Elliott ? D’aucuns prétendent même qu’il commet plus de contre-sens qu’il n’en corrige, et qu’il faut s’en tenir à la version de M. Klein (2). Pour nous, l’étude des endroits controversés n’a pas fait disparaître les grosses préventions que la première traduction nous avait fait concevoir de l’original. Quoi qu’il en soit, nous sommes dispensé de tenir compte de cette étude. En effet, nous ne nous servons pas des textes contestés ; de plus, ce que nous voulons, c’est constater combien la théorie contenue dans la biographie française est insoutenable. C est autour d’elle que s’est engagée la polémique, c’est d’elle que (1) La polémique française sur la vie du P. Hecker > par E. Coppinger. Paris, Oudin, 1898. (2) Voir Études religieuses , 20 août 1898. — 8 — se réclament les américanisants de France. Ceux d’outre-mer ne l’ont pas reniée, au contraire. S. E. le cardinal Gibbons a envoyé à l’auteur une lettre qui doit servir d’introduction à la sixième édition. On s’est alarmé avec raison de la déclaration de M. Herman Schell, professeur à la Faculté de théologie catholique de Würz- burg (1), regrettant que ce mouvement, dont il est zélé partisan, ait détaché de VÉglise et poussé beaucoup de prêtres français dans le protestantisme. Nous croyons franchement cette phrase exagérée ; mais si on peut la contester comme l’expression d’un résultat, elle est du moins l’indication d’une tendance qu’on aurait tort de négliger. L’écho de ces disputes s’est répercuté dans la presse belge et a ému l’opinion : les esprits cultivés ne peuvent s’en désintéresser. Les lecteurs de la Revue Générale seront sans doute désireux de voir esquisser la solution d’un problème, dont on leur a déjà fait connaître les données. Nous voulons éviter les invectives et respecter les personnes. Nous montrerons le danger que pourraient présenter les nou- velles doctrines, mais nous ne rendons pas les maîtres respon- sables des aberrations de quelques-uns de leurs disciples. C’est plutôt de l’exposition que de la polémique, que nous voulons faire. Pour rendre ces pages plus utiles, nous nous proposons d’étu- dier spécialement le côté ascétique de la doctrine du P. Hecker. L’exposé sera tiré de ses propres écrits, tels que nous les transmet son historien, le P.W. Elliott (2). Il nous faudra pour comprendre les théories faire connaître le théoricien : l’ouvrage si bien documenté de M. Maignen nous sera dans ce but d’un précieux secours (3). Comme les doctrines ascétiques ont nécessairement pour base les idées théologiques de l’auteur, nous mettrons à contribution la réfutation si claire et si savante qu’en a donnée le P. Delattre (4). (1) Die neue Zeit und der alte Glaube , p. V. (2) W. Elliott. Le Père Hecker, fondateur des Paulistes américains. Paris, Lecoffre, 1897. (3) Ch. Maignen. Le Père Hecker est-il un saint ? Paris, Retaux, 1898. (4) A. -J. Delattre, S. J. Un Catholicisme américain. Namur, Aug. Godenne, 1898. Pour les renvois à ces trois ouvrages, nous nous contenterons d’indiquer le nom de chaque auteur et la page de son livre. — 9 — II. ÉTAT DE LA QUESTION Essayons de mettre d’une façon impartiale sous les yeux du lecteur cet ascétisme américain. En trois lignes, le P. Hecker lui-même en fournit la formule : « Dans les conditions normales, la source de toute vertu » naturelle doit être, pour l’homme régénéré, l’obéissance » instinctive de lame individuelle à la voix de 4’esprit inté- « rieur » (1). Ce qui signifie. — et nous donnerons dans la suite maintes preuves de la hardiesse avec laquelle les novateurs ont tiré les conséquences de leur principe, — ce qui signifie que l’âme doit se livrer aux inspirations de la voix intérieure et se dégager, comme d’une contrainte, de toute direction extérieure. « Le P. Hecker voulait, nous dit son historien, qu’on appe- » lât de plus en plus l’attention des fidèles sur le fait que cette » union de l’âme avec Dieu se produit directement et d’une » façon immédiate... Il soutenait que, pour avoir part à la » vie qui est la lumière des hommes, beaucoup d’âmes ont peu » besoin du secours des autres, et que, dans tous les cas, il leur » faut bien se garder de laisser les influences humaines, même » les plus saintes, prendre la place des influences uniquement » divines » (2). Pour étranges que soient ces affirmations, elles étonnent bien davantage quand on les rapproche de certains textes où les commentateurs de cette doctrine semblent avancer que cette action de l’Esprit-Saint est nouvelle dans le monde. La Providence a-t-elle donc changé son mode d’action ? Si nous craignions d’avoir compris, M. l’abbé Klein, qui s’est fait le porte-voix de l’américanisme en France et le connaît mieux que personne, confirmerait cette manière de voir. Il a dégagé cette idée avec netteté et l’a exprimée avec une franchise dont il faut lui savoir gré. «Avec le P. Hecker, dit-il, nous affirmerons qu’un changement a pu se produire et qu’il s’est produit, dans les procédés intimes de la grâce, au fond même des coeurs « (3). (1) Elliott, p. 301. (2) Ibid., p. 292. (3) Reçue française d'Edimbourg, sept.-oct. 1897, p. 312. — 10 — S. S. Léon XIII, dans sa belle Encyclique Divinum du 9 mai 1897, dont les novateurs se réclament naïvement, semble avoir visé particulièrement cette affirmation un peu audacieuse et la condamner formellement : « Qu’il nous suffise d’affirmer, » dit le Pape, que, si le Chrisf est la tête de l’Église, l’Esprit- » Saint en est l’âme... Puisqu’il en est ainsi, on ne saurait » demander une autre manifestation plus vaste et plus féconde » de l’Esprit divin ; celle que nous voyons, en effet, maintenant » dans l’Église est la plus grande qui se puisse voir, et elle « durera jusqua ce que l’Église, ayant achevé sa course ici-bas, » jouisse dans le ciel de la joie du triomphe. » Nous devons l’avouer, l’idée émise par l’abbé Klein semble prêtée gratuitement au P. Hecker. Il ne parle, lui, que de revenir à une spiritualité plus libre. — Il dit en toutes lettres quelle est et a toujours été la vie spirituelle normale (1). Pour lui, il y eut une crise provoquée par la Réforme et dont le Concile du Vatican fait présager la fin. Mais, nous l’avons dit, il nous faudra souvent réfuter les disciples plus encore que le maître. Tâchons de nous rendre de plus près compte de ces doctrines, d’en voir les principes, les applications, les conséquences. L’Esprit-Saint s’accommodant, comme ils disent, au nou- vel état de choses (2), qui a mis au-dessus de tout la liberté individuelle (3), voudra dorénavant être comme le supérieur et le directeur de chaque âme (4). L’état normal est désormais la soumission à cette inspiration intérieure et non plus la dépen- dance de l’autorité extérieure (5). Mue par cette action immé- diate de Dieu, lame pose des actes de vertus spontanées ou actives (6), bien plus parfaites que les vertus passives d’autre- fois (7). Il faut qu’elle s’applique à saisir cette inspiration de l’Esprit de Dieu, pour ainsi dire sensible en elle (8). Le Directeur doit se contenter de lui faire entendre cette voix (9) ; l’autorité (1) Elliott, p. 308. (2) Id. Introd ., p. xliv. (3) Id., Préf., p. xi. (4) Ibid.; p. 297. (5) Ibid., p. 301. (6) Ibid., p. 401. (7) Ibid., p. 400. (8) Ibid., p. 298. (9) Ibid ., p. 301. 11 — ne doit plus gêner cette adhésion libre, par la contrainte des vœux dans la vie religieuse (1), et l’Église doit favoriser cette libre expansion de la liberté individuelle dans les exercices de zèle et dans les œuvres de religion (2). Cet exposé, dont chaque mot se trouve signé dans les renvois, sera surabondamment justifié dans la discussion que nous allons entamer. III. LE PÈRE HECKER Nous nous rendrons mieux compte des pensées, si nous con- naissons le penseur. Nous avons déjà dit combien nous répugnons à laisser s’égarer la discussion dans des personnalités désobligeantes. Au demeurant, nous ne ferons aucune difficulté d’avouer combien nous avons -été réjoui de la conversion du fondateur des Paulistes, épris de ses vertus, touché de son zèle, ému de ses poignantes épreuves. Mais nous devons chercher avec impartialité si nous ne trouverons pas dans sa vie la raison des exagérations que ses disciples eux-mêmes nous ont dénoncées. Avant de faire son abjuration dans l’Église catholique, Isaac- Thomas Hecker avait été protestant, méthodiste et kantiste. Son esprit conserva la triple empreinte de ces erreurs. Il nous apprend que jeune, occupé dans la boulangerie de ses frères, il avait fixé un volume de Kant au-dessus de son pétrin et qu’il lisait en travaillant. On connaît la théorie de Kant sur le rôle de l’autorité devant YImpératif catégorique . C’est un rôle négatif, tout de concilia- tion, se bornant à protéger contre tout conflit extérieur le libre jeu des droits de chacun, suivant que YImpératif catégorique les dicte Tui-même à la conscience. Transportez cette idée dans le domaine religieux et vous aurez l’expression des rapports entre l’autorité de l’Église et l’inspiration de l’Esprit-Saint dans l’âme du chrétien. Nous ne prétendons certes pas que le P. Hecker ait trans- formé les thèses de Kant en dogmes catholiques ; mais c’est (1) Elliott, p. 290. (2) Ibid., p. 402. — 12 peut-être la philosophie allemande qui habitua le disciple à ce concept de l’autorité. Il est si difficile de se dépouiller des con- victions du jeune âge ! Ne retrouve-t-on pas le jargon de ces nébuleuses philosophies d’outre-Rhin dans cette phrase, écrite pour justifier l’organisation des Paulistes : « L’Éternel-Absolu est toujours occupé à créer de nouvelles formes qui l’expriment lui-même (1) » ? Le P. Hecker naquit et fut élevé dans le protestantisme. La Réforme proclamait, en faveur de la raison, illuminée direc- tement de l’Esprit-Saint, l’indépendance absolue devant l’auto- rité enseignante de l’Église ; la doctrine nouvelle revient à pro- clamer, en faveur de la volonté, mue directement par l’Esprit- Saint, l’indépendance absolue devant toute autorité dirigeante. Nous l’avons dit, nous croyons que les disciples, dans leur profession de foi, ont été plus hardis que le maître ; mais, nous le montrerons, si l’ascétisme américain n’ose avouer cette con- clusion, ou il n’est pas logique, ou il n’est pas nouveau. Enfin, le fondateur des Paulistes appartint longtemps aux sectes méthodistes dont les membres s’assemblent pour attendre la visite de l’Esprit-Saint. Dès qu’un assistant se croit animé de l’Esprit de Dieu, il se lève et prend la parole jusqu’à ce qu’une inspiration semblable lui suscite un émule ou un con- tradicteur (2). Il fréquenta même quelque temps les Shakers ou trembleurs, catégorie des Quakers, et ainsi nommés à cause des transports frénétiques auxquels ils se livrent, quand ils se croient sous l’inspiration du Saint-Esprit (3). Encore une fois, nous n’incriminons pas les intentions, mais nous déplorons l’assurance du P. Hecker et de ses panégyristes qui l’ont appelé le grand mystique de notre siècle. Ce contact de toutes les sectes a dû agir fortement sur une âme énervée par la fatigue morale (4), dans un corps affaibli par les austé- rités et le jeûne (5). A prendre le rapport de son historien, on retrouve dans son (1) Elliott, p. 276. (2) Maignen, p. 19. (3) Elliott, p. 90, note. (4) Ibid., p. 108. (5) Ibid., p. 107. — 13 — exaltation (1), ses hallucinations (2) et ses visions (3), quelque chose des caractères morbides de rilluminisme où, dit-il lui- même (4), on essayait de le pousser (5). Voilà pourquoi il eût fallu mettre peut-être plus de discerne- ment dans l’appréciation des phénomènes qui se passaient dans cette âme. Sachons gré du moins aux panégyristes du P. Hecker de ne nous avoir rien caché ; cette fidélité plaide leur bonne foi. IV. ÉTUDE CRITIQUE DE L’ASCÉTISME AMÉRICAIN § 1 er . — La Doctrine catholique. Nous pouvons aborder maintenant l’étude de l’ascétisme américain. L’Esprit-Saint peut être considéré comme opérant dans des âmes qu’il habite ou comme agissant sur des âmes dont le démon est encore en possession (6). A celles-ci il donne des impulsions qui contrarient la nature perverse, lorsqu’il veut la ramener au bien ; son action peut être vivement sentie. Mais c est la première de ces actions qu’analyse surtout le P. Hecker, puisqu’il s’agit d’âmes de bonne volonté (7), visant à la perfection (8) et se dévouant au service de Dieu (9). Rappelons donc la doctrine catholique sur la présence et les opérations de l’Esprit- Saint dans l’âme du juste. Nous suivrons pas à pas l’explication de saint Thomas dans sa Somme théologique. Dieu habite l’âme du juste. Si quelqu'un niaime, dit Notre-Seigneur dans le beau discours qu’il tint à ses apôtres après la Cène, moi et mon père nous ferons notre demeure en lui (Jo. XIV, 23). Ce qui fait dire à saint Paul que l’âme du fidèle est le temple du Saint-Esprit : templum Dei estis (1) Elliott, p. 105. (2) Ibid,, p. 133. (3) Ibid., p. 75. (4) Ibid., p. 117. (5) Voir Maignen, l re partie, ch. II et Elliott, p. 113. (6) Suarez, De divina grcitia , 1. III, c. IX, 6.— Conc. Trid. sess. XIV, c. 4. (7) Elliott, p. 31 1. (8) Ibid., [). 298. (9) Ibid., p. 397. — 14 et spiritus Dei habitat in vobis (1 Cor. III, 16). Dieu est donc en nous par la grâce, non pas comme il est partout, mais y produisant des opérations particulières. Ce travail de l’Esprit-Saint sur nos âmes se fait par les sept dons énumérés dans Isaïe (XI, 2 et 3) et produit les douze fruits développés par saint Paul dans son épître aux Galates (c. V.) Les dons de l’Esprit- Saint, dit saint Thomas (1), sont des perfections en vertu desquelles l’homme est prédisposé à suivre les impulsions divines. C’est une manière d’être, une habitude, préparant lame à répondre facilement aux sollicitations de la Volonté divine, que cette volonté s’exprime par le décalogue, la loi ecclésiastique, les circonstances spéciales, l’attrait à la perfection ; quelle se manifeste pendant une prière, une lecture, un sermon ou dans un de ces éclairs soudains qui passent devant l’âme (2). Sous l’influence de ces prédispositions, suivant le même docteur, l’homme pose des actes qui sont les fruits de la présence de l’Esprit-Saint dans nos âmes (3). Ainsi, au don de crainte , qui nous prédispose à nous détour- ner du mal, répondent comme fruits les actes de modestie que nous posons pour éviter le danger, sous l’impulsion de cette crainte salutaire. Parmi ces dons, il en est qui perfectionnent l’intelligence, comme la sagesse, la science, le conseil; d'autres perfectionnent la volonté, comme la force, la piété (4). § 2. — La nouvelle théorie. Dans la nouvelle doctrine qu'on nous propose, nous relevons une explication téméraire, une idée fausse et un fait contredit par l’expérience. Il y a témérité à affirmer, contre l'enseignement de tous les (1) Div. Thom. l a 2æ , LXVIII, 2; 1“ 2*, 2. (2) Si quelques théologiens, en effet, ont cru que les dons n’entraient en exercice qu'au jour où la pratique de la vertu exigeait de la volonté un effort héroïque, la plupart admettent cette intervention dans tous les cas difficiles, beaucoup disent même dans . tout acte de vertu surnaturelle (Lehmkull, Theol mor. , n os 688 et 689). C’est dans ce sens que saint Thomas les considère comme nécessaires au salut (Div. Th. 1“ 2æ , LXVIII, 2). (3) Div. Thom., i a 2æ , LXX. (4) Id., l a 2*, LXVIII, 4. — 15 — théologiens, que l’Esprit-Saint propose directement à lame comme l’objet de l’adhésion de l’intelligence, les vérités de la foi. C’est pourtant ce que supposent quelques termes de la restric- tion suivante, exprimée dans l'Exposé de la situation de l'Église : « Il ne peut venir à l’idée d’un chrétien sincère et éclairé qu’il » puisse y avoir contradiction ou opposition entre l'action de » l’Esprit-Saint sur les décisions suprêmes de l’autorité eccié- » siastique et les inspirations du même Esprit dans chaque âme. » En cas d’obscurité ou de doute concernant l'objet de la » révélation ou l’origine de tel ou tel mouvement de l’âme, il » faut recourir au divin Instituteur, qui parle par l’autorité de » l’Église... Le critérium ou le signe que lame est guidée par » l’Esprit-Saint, c’est sa prompt'© obéissance à l’Église. » (1) Dans ce même passage, nous ne l’ignorons pas, on parle d’une action de l’Esprit-Saint qui se traduit par des prédispositions et des impulsions ; mais on y parle aussi, comme nous v/enons de le faire voir, de révélations qui portent sur des vérités enseignées par l’Église et c’est ce point que nous déclarons inexact. Dans cet ordre de vérités, l’enseignement de l’Église n’est pas le contrôle de l’action de l’Esprit-Saint, il fixe l’objet sur lequel opère cette action ; l’âme ne reçoit qu’une prédispo- sition à croire. De plus, on ne voit pas comment ce contrôle de l’Église pourrait s’exercer sur Yorigine divine de tel ou tel mouvement , ou même sur des révélations qui ne touchent pas aux vérités de foi. Ces dernières ne sont soumises à la décision de l’Église que dans des cas exceptionnels, le plus souvent dans les procès de béatification, c’est-à-dire après la mort des intéressés. Inexact et incomplet, ce critérium est encore en contradic- tion avec les principes de la nouvelle école. Si un contrôle extérieur est nécessaire, c est qu’une erreur est possible; si une erreur est possible, c’est que ma conscience peut être erronée ; c’est que je puis me tromper quand je crois obéir à l’inspiration de FEsprit-Saint. Qui me garantit dès lors que je ne me trompe pas là où ce contrôle ne peut s’exercer ? Oui, je puis me tromper et certes les illusions sont fréquentes; c’est pour le discernement de cette action des différents esprits (1) Elliott, p. 403. — 16 — sur lame, que les plus grands ascètes réclament le secours d’un directeur de conscience. Le nouvel ascétisme repose, avons-nous dit, sur une idée fausse. La présence et, par conséquent, l’opération de l’Esprit- Saint guidant lame et la dirigeant dans la pratique des vertus, ne se trouvent, cela ressort surabondamment des textes cités de l’Écriture sainte, que dans les âmes en état de grâce. Or, dit S. Thomas, l’état de grâce, à moins d’une faveur toute spéciale de Dieu, l’homme ne peut le constater directement dans son âme, il ne peut que le conjecturer (1) ; c’est donc qu’ordi- nairenient il ne sent pas Dieu agissant en lui. Cette conjecture peut dans bien des cas avoir la force d’une certitude morale ; ce n’est pourtant pas l’évidence de la claire vue. La thèse est établie par des arguments tirés de l’Écriture sainte et que, par conséquent, les circonstances, ne peuvent modifier ; et l’on se rappelle la déclaration si nette faite par Léon XIII dans l’Encyclique Divinum citée plus haut. On voit combien mal fondées dans leur généralité sont les déclarations du P. Hecker : « Dans les conditions normales , la « source de tonte vertu naturelle doit être pour l’homme régé- » néré l’obéissance instinctive de lame individuelle à la voix de » l’Esprit intérieur « (2). « ... La foi, l'espérance, la charité croîtront dans vos âmes » d’une façon visible (sauf, toujours, les cas exceptionnels ) »» (3). « Le sentiment intime de la présence de l’Esprit-Saint « développera en nous une force supérieure à toute force » humaine » (4) . « Pour arriver h letat spirituel qui consiste à avoir plèine » conscience de la présence et de la direction de l’Esprit, cer- » taines âmes auront besoin de la pratique de l’ascétisme « (5). « Cette âme est parfaite, qui est guidée par une sorte » d’instinct qui lui rend sensible l’action du Saint-Esprit « (6). (1) S. Thom., 1*2*. CXII, 5. (2) Elliott, p. 301. (3) Ibid., p. 323. (4) Ibid., p. 306. (5) Ibid., p. 299. (6) Ibid., p. 298, 17 Ces principes sont faux, nous l’avons vu ; toute la théorie croule donc par la base (1). Cette action directe de l’Esprit-Saint, telle que l’entend le P. Hecker, est devenue désormais, nous assure-t-on, le procédé ordinaire de la grâce. C’est là précisément l’assertion contredite par l’expérience. Les promoteurs du nouvel ascétisme tiennent ce changement pour un fait accompli (2). Il faut que ce soit un fait : ils ne peuvent évidemment inaugurer pareil bouleversement dans la conduite des âmes, sur de simples conjectures. Cette action du Saint-Esprit n’est pourtant pas exclusivement appliquée aux races anglo-saxonnes? Ici, je le demande à tous les hommes de bonne foi ayant dans la confession reçu les confidences des âmes, ont-ils remarqué ce travail nouveau opéré en elles ? Ont- ils trouvé impuissantes, inutiles ou insuffisantes les règles de direction données par les vieux ascètes ? N’est-ce pas la géné- ralité des âmes qui ont besoin d’être dirigées ? Dans toute vie se rencontrent des époques où l’on ne distingue pas toujours clairement la volonté de Dieu. Dans la jeunesse, à cause de l’ignorance ; dans l’adolescence, à cause des passions ; dans la vieillesse, à cause des fatigues morales, des dégoûts, des souffrances. A la fin de sa vie, le P. Hecker, — son exemple est à citer puisque, selon un mot de Mgr Ireland, on veut en faire un type (3) — passa par ces terribles épreuves (4). § 3. — La nécessité d'une direction extérieure. Certainement, dans les moments de calme et de paix, lame avance avec assurance dans la voie delà perfection, grâce à ces dons du Saint-Esprit dont nous avons parlé et qui la pré- (1) Il est bon d’observer que là où l’impulsion de l’Esprit-Saint devient visible, sensible, pour ainsi dire tangible; s'il s’agit d’un ordre, l’obéissance, s’il s’agit d’un conseil, la générosité demande à l’âme de céder et de ne pas se soustraire. L’intrusion d’une volonté humaine dans cette action immédiate de Dieu sur l’âme serait une imprudence et un danger de la part de celui qui admet cette intrusion, une faute même de la part au moins de celui qui la tente. (Voir Suarez, De Religione. P. II, 1. 5, c. 9. n. 9, à propos de la voca- tion). (2) Àbbé Klein. Revue française d'Edimbourg, sept. -oct. 1897, p. 312. (3) Elliott, p. 40. (4) Ibid., ch. XXX. — 18 — disposent à voir la volonté de Dieu et à s’y soumettre. Qu’on la laisse aller, qu’on lui apprenne à se conduire par elle-même ; c’est du très vieil ascétisme, cela. Le mot est de l’Imitation (II, 9) : « Satis suaviter equitat quem gratia Dei 'portât ; assez allègrement il chevauche, celui qui est porté par la grâce du bon Dieu. » A certains moments décisifs de la vie, on voudra se mettre plus immédiatement sous l’influence de l’inspiration divine ; on fera les exercices d’une retraite. Saint Ignace, un ascète qui n’est pas de l’école contemporaine, recommande bien au direc- teur de ne pas substituer son action à celle de Dieu (1). Il y a et il y eut toujours des âmes d’élite, subissant plus im- médiatement l’action de l’Esprit-Saint. Quel est le directeur qui voudrait contrarier cette action? Mais cette réserve, encore une fois, n’est pas une méthode nouvellement préconisée. Je ne sache pas que le P. Balthasar Alvarez ait contrarié l’œuvre de Dieu dans lame de sainte Thérèse. Celle-ci reconnaît pourtant la nécessité de faire contrôler par la direction extérieure, l’inspiration intérieure. C’est la doctrine de tous les grands ascètes ; tous, ils veulent prémunir contre l’illusion et, plus l’action de Dieu sur lame paraît sensible, plus ils demandent cette épreuve d’une consultation humble et d’une obéissance prompte (2). (1) Exerc. spir. Note XV. (2) Voir Alvarez de Paz. De Vitaspiriluali, 1. V, P. II, c. XVIII ; S. Fran- çois de Sales. Introduction à la vie dévote , P. I, c. IV ; S. Vincent Fer- rier. Traité de la vie spirituelle , c. IV. Nous ne nous paierons pas le luxe d’une érudition facile, en citant tous les auteurs auxquels on peut renvoyer. Nous indiquons ceux qu’on a plus facilement sous la main. Nous ne pouvons cependant résisterai] désir de transcrire une page de Ste Thérèse décisive dans cette question. « S’il s’agit pour vous, dit-elle, d’une chose importante, ou bien de quel- qu’affaire du prochain, non seulement ne laites rien, mais ne vous arrêtez pas même à la pensée de rien entreprendre, sans l’avis d’un confesseur savant, prudent et vertueux ; et cela quoique vous entendiez plusieurs fois les mêmes paroles, et qu’il soit clair pour vous qu’elles viennent de Dieu. Telle est la volonté de Notre-Seigneur ; et loin de manquer à ce qu’il nous commande, nous sommes sûres de l’accomplir, puisqu’il nous a dit de regarder notre confesseur comme tenant sa place. Une manière d’agir si sage nous encouragera, et nous aidera à surmonter les difficultés qui se rencontreront dans l’exécution de ce que ces paroles nous ordonnent ; et Notre-Seigneur inspirera au confesseur la même assurance, et la même conviction que ces paroles viennent de son Esprit. S’il ne le fait point, nous ne sommes obligées à rien de plus. Quant à moi, je trouve un tel péril à Pour abondante et féconde que soit de nos jours l’action de l’Esprit-Saint, cette règle de prudence n’est donc pas démodée. Voici ce que dit un des ascètes les plus hardis de notre temps : « Dieu m’a donné une telle abondance de lumières infuses et » de grâces, que j’ai été forcé de choisir un guide sous peine de » tomber dans le fanatisme le plus extravagant. « Ce témoignage, les novateurs ne peuvent le récuser, c’est celui du P. Hecker, parlant de lui-même, dans une note de son journal, datée du 30 juin 1886 et transcrite par le P. Elliott à la page 117 de son ouvrage. Comment le P. Hecker, qui a tant cultivé saint Jean de la Croix, n’y a-t-il pas rencontré cette maxime : « Dieu aime tellement que l’homme soit gouverné par * un autre homme, qu’il ne veut absolument pas que nous don- » nions pleine créance aux communications surnaturelles, avant » du moins quelles aient passé par le canal d’une bouche » humaine (1) »? S’il a rencontré cette maxime, pourquoi l’a-t-il négligée ? « Il avait, dit Mgr Ireland, la profonde conviction qu’à » l’heure actuelle le mot d’ordre doit être l’action individuelle : » chacun faisant pleinement son devoir, sans attendre l’impul- v sion des autres. Il revenait sans cesse sur cette idée, lorsqu’il » parlait de l’action du Saint-Esprit dans les âmes (2) ». Mais en dehors de l’expérience, sur quoi peut reposer cette conviction ? Les données de l’expérience, nous venons de le voir, traduisent les mêmes états d’âme que ceux qu’ont connus et régentés les grands ascètes du xvi e siècle. On essaie d’étayer cette conviction sur les textes de l’Écri- ture. Je n’ai pas le dessein d’aborder cette discussion, parce qu’elle est résolue. Nous nous contentons de renvoyer au bel ouvrage du P. Delattre (3), spécialement aux commentaires du fameux texte de la seconde épître aux Corinthiens (III. 17) si étrangement interprété par les américanisants. En somme, toutes ces utopies reposent sur une grave omis- sion. Nous avons montré, d’après saint Thomas, l’action de s'écarter de cette règle pour suivre son propre sentiment, que je vous avertis, mes sœurs, et vous conjure au nom de Notre-Seigneur, de ne jamais commettre une telle faute. » [Le Château intérieur , 6e demeure, c. 3.) (1) Maximes et avis spirituels, 185-186. (2) Elliott. Intr. p. lu. (3) Surtout aux pages 59 et suivantes. — 20 - l’Esprit-Saint dans nos âmes. Cette action existe dans tous les justes. Ce n’est pas une claire vue de l’impulsion divine; c’est une disposition à la suivre. Mais cette impulsion, elle est le plus souvent contrariée par nos passions; cette voix intérieure, elle est souvent contredite par celle du mauvais esprit. Quand sur- git ce conflit, il faut à l’âme un guide qui la dirige, un médecin qui indique le remède, un ami qui la réconforte. La nécessité d’un directeur apparaît si évidente, que le P. Hecker laisse tomber de sa plume cet aveu qu’il faut relire : « Dieu m’a » donné une telle abondance de lumières infuses et de grâces, » que j’ai été forcé de choisir un guide sous peine de tomber » dans le fanatisme le plus extravagant (1) ». Que devient donc l’abandon à la direction de l’Esprit-Saint ? N’est-il plus l inspirateur de la vie de l'homme régénéré , son supérieur et son directeur (2) ? S’il ne l’est pas quand il s’empare si violemment de lame, quand le sera-t-il ? Serait-ce dans des choses de moindre importance ? Au moment de sa conversion, le nouveau catholique désirait entreprendre un voyage à Rome, mais il voulait le faire sans argent, mendiant sur la route le vivre et le couvert. Mgr Mac Closkey, fort prudemment du reste, le lui déconseilla. Sur quoi le P. Elliott's’oublie à écrire (3) : « C’est » ici qu’apparaît la beauté-de la doctrine catholique : elle indi- » que un interprète extérieur comme critérium nécessaire de » l’inspiration divine. Les anciens moines avaient raison de dire » que les inspirations du Saint-Esprit et l’intelligence de ces » inspirations sont choses très différentes. Le P. Hecker, qui » était appelé à défendre si énergiquement, auprès de ses » compatriotes protestants, cette union indispensable d’une » direction extérieure avec l’appel intérieur (sic), devait sans » doute en éprouver lui-même le besoin et être l’exemple vivant » de son efficacité ». C’est pourtant bien ce même P. Hecker qui le soutenait tantôt, pour avoir part à la lumière qui est la vie des hommes, beaucoup d’âmes ont peu besoin du secours des autres (4)! Lorsqu’on leur reproche des hardiesses de langage, ces auteurs trouvent toujours à répondre par des extraits par- faitement orthodoxes. Mais au prix de quelles contradictions ! (1) Elliott, p. 1 17. (2) Ibid., p. 297. (3) Ibid., p. 166. (4) Ibid., p. 295. — 21 — A quoi tendaient donc ces déclamations sur le changement dans les procédés intimes de la grâce au fond même des cœurs ? Pourquoi cette persistance à marquer des conditions nouvelles de vie morale (1)? Pourquoi ces formules où l’on ne parle qu’inspiration, action immédiate de Dieu sur lame, abandon à l’action de l’Esprit ? Est-ce pour blâmer une direction trop minu- tieuse (2)? Est-ce pour briser le type de dévotion et d'ascétisme qui n'est bon qu'à réprimer l'activité personnelle (3) ? Serait-ce des conseils pratiques aux directeurs de conscience qu’on a voulu élaborer ? A parler franc, une pareille œuvre nous mettrait fort en défiance. Il suffirait pour cela de nous rappeler comment le novateur appliquait sa doctrine dans la pratique du ministère au confessionnal. Nous trouvons dans sa vie trois traits indiquant sa méthode vis-à-vis des trois sortes d’âmes qu’on rencontre le plus souvent : une âme normale, une âme perplexe et une âme pécheresse. Devant la première, il manifeste des défiances que rien vrai- ment ne justifie. « Il se méfiait, nous dit-on, des pénitences ou des dévotions que l’on choisit ou que l’on s’impose à soi- même (4). » Et si c’était l’impulsion de l’Esprit divin ? Quant aux âmes qui, par tempérament ou par habitude, demandaient une très minutieuse direction spirituelle, il ne s’y intéressait pas (5). A quelqu’un qui lui demande un moyen de sortir d’inquié- tude, il conseille l’abandon à la Providence et termine une série de phrases vagues par ces deux lignes sententieuses : « Puissent la divine transcendance et la divine immanence être les deux pôles de votre vie (6) » ! Enfin, et ceci est plus grave, il semble laisser en détresse des âmes peu habituées à saisir l'action de l’Esprit-Saint et que, pour cela, Dieu recommande à son prêtre comme à son minis- tre sur la terre. Laissons parler le P. Hecker. (1) Elliott. Préf. p. xi. (2) Ibid., p. 309. (3) Ibid. , p. 400. (4) Ibid., p. 310. (5) Ibid., p. 309. (6) Ibid., p. 294. i — 22 - « Lorsque je confessais en mission, racontait-il un jour, et que j’allais donner l’absolution à mon pénitent, je lui adressais en moi-même ces paroles : Sans doute, Dieu a l’intention de vous sauver, pauvre homme, sans quoi il ne vous aurait pas donné la grâce de faire votre mission ; comment il y parviendra, étant données vos mauvaises habitudes, je ne peux le com- prendre, mais ce n'est pas mon affaire (1). » C’est ainsi que, comme le déclare son historien, « être le pénitent du P. Hecker équivalait au privilège de devenir tôt ou tard le pénitent du seul Saint-Esprit (2) ». On comprend que devant la prétention d’ériger ce système en méthode et cet esprit singulier en chef d’école, devant les efforts tentés pour démontrer que le vieil ascétisme n’a fait qu’opprijner les âmes et que le nouveau est appelé à doubler leur énergie, devant les proclamations d’un évêque usant de sa puissante influence sur les esprits pour faire saluer dans le P. Hecker l’ornement et le joyau du clergé américain, le type qu’il voudrait voir se reproduire le plus possible parmi ses prêtres (3) ; on comprend, dis-je, que des écrivains catholiques se soient émus comme d’un danger pour les âmes et, dans l’ardeur de la polémique, aient frappé dur en voulant frapper sûrement. § 4. — Vertus actives et vertus passives. Il n’est pas bien facile de démêler ce que les américanisants entendent par vertus actives et vertus passives. Cette termino- logie déroute nos concepts. Les vertus en bonne métaphysique ont toujours été regardées comme actives; c’est aux vices qu’on réserve le qualificatif de passif, l’épithète de passion. La dis-' tinction nouvelle marque une différence entre les vertus qui s’exercent sous l’égide de l’obéissance et de la discipline, et celles qui se développent dans l’âme en dehors de toute gou- * verne et de toute direction extérieure. Les premières, on le reconnaît, eurent leur raison d’être avant que les formes constitutionnelles et républicaines des gouvernements exigeassent, comme aujourd’hui, l’initiative (1) Elliott, p. 309. (2) Ibid., p. 319. \ (3) Ibid., lntrod., p. lv. — 23 — individuelle et l’effort personnel (1). L’exagération du principe d’individualité par les protestants a forcé l'Église à réagir et à restreindre les conséquences de ce principe... (2) L’action du Saint-Esprit s’exerçait surtout visiblement sur l’Église et le gouvernement extérieur de celle-ci retint, dit l’abbé Klein, l’attention des théologiens pendant trois siècles (3). Ce sont les trois siècles compris entre le concile de Trente et le concile du Vatican. Pendant ce temps, on veut bien en faire retomber toute la responsabilité sur les circonstances, l’influence de l’Église, nous dit la traduction française de la vie du P. Hecker, en adoucissant l’original anglais, s’exerça en quelque sorte au détriment des vertus naturelles. Il y eut une certaine défail- lance de l’énergie entraînant un affaiblissement de l’activité dans l’ordre naturel (4). Ajoutez à cela que ces races abâtardies furent soumises à un régime déprimant : « Le type de dévotion auquel on les forme (les catholiques d’Europe) n’est bon qu’à réprimer l’activité personnelle, cette qualité sans laquelle il n’est pas de succès politique possible (5) » . Aujourd’hui, tout a bien changé. Les bouleversements maté- riels, remarque l’abbé Klein, ont agi profondément sur les conditions morales de l’humanité (6). Les décrets du concile du Vatican ont mis fin à toute controverse sur l’autorité parmi les catholiques (7) ; la force individuelle doit désormais tenir dans le catholicisme autant de place que la force hiérarchique (8). Le respect de la coutume qui était presqu’une vertu, est devenu une faiblesse, un défaut, une cause de retard et de décadence (9). L’avenir est aux Anglo-Saxons, à cause de cette indépendance de caractère qui est particulière à leur race. L’Esprit-Saint accommode son action à ce nouvel état de choses. Le Saxon ne relèvera que de la direction intérieure ; il s’affranchira, autant (1) Elliott, p. 410. (2) Ibid., p. 400. (3) Ibid., Préface, p. xvn. (4) Ibid., p. 401. (5) Ibid., p. 400. (6) Ibid., Préface, p. xi. (7) Ibid., p. 402. (8) Ibid., p. 482. (9) Ibid., Préface, p. xi. — 24 — que possible, de toute contrainte; le religieux même ne s’as- treindra pas aux vœux (1*), et ainsi fleuriront les vertus actives. D’ores et déjà, le P. Hecker salue l’avènement du peuple régénérateur. Il croyait, nous dit son historien, que la race latine a dignement couronné son œuvre par le concile du Vatican, et que le temps est arrivé d’appeler la race teutonique à développer ses forces dans la vie intérieure de l’Église (2). Les vertus passives doivent partout reculer devant ces vertus actives sans lesquelles rien ne tient plus (3). Si nous entendons bien, depuis le concile de Trente, les Celto-latins n’ont exercé qu’une vertu marquée au coin de l’énervement et qui doit les faire aujourd’hui déprécier. Leur éducation spirituelle fut déplorable. Laissant e une minutieuse direction le soin d’utiliser les énergies de leurs âmes, soumis aux vœux s’ils sont religieux, annihilant leur individualité, ils sont réduits à l’impuissance, surtout auprès des peuples du nouveau monde, si tiers de leur indépendance, si entichés de leur liberté. C’est d’après les œuvres qu’on doit apprécier l’exactitude d’un pareil jugement. Qu’on n’oublie pas, pour faire la preuve complète, que, sur cette terre d’Amérique, l’action de l’Église est triple et quelle y rencontre des fidèles, des hérétiques et des païens. On a dit que les fidèles y sont soumis à une action immédiate du Saint-Esprit, plus en harmonie avec le caractère de leur race, plus en rapport avec les conditions politiques au milieu desquelles ils vivent. Une réponse péremptoire est donnée à cette assertion, par la façon dont on assouplit à la discipline religieuse les Américains et les Américaines, dans les vieux Ordres comme dans les jeunes Congrégations implantées d’Europe et où ces âmes cher- chent un abri pour leur vertu, un aliment pour leur zèle (4). (1) Nous renvoyons, à propos des vœux de religion, à la magistrale dis- sertation donnée par le P. Delattre, au ch. II de son ouvrage. La note mise par l’abbé Klein en tête de la sixième édition ne saurait atténuer le passage de la Vie du P. Hecker (p. 308) à laquelle il renvoie. La pagination de la l re édition n’est pas modifiée dans les éditions suivantes. (2) Elliott, p. 407. (3) Id. Préface , p. xi. (4) M. Maignen, p. 159 et suiv. reproduit d’admirables passages emprun- tés à la Vie de laVénérable Mère Barat , par Mgr Baunard. On a préconisé un mode d’apostolat nouveau auprès des hérétiques anglo-saxons. Il serait intéressant de suivre l’action des religieux Celto-latins qui, depuis le commencement de ce siècle, s’établirent dans les grandes villes de l’Amérique du Nord. En 1863, des lettres publiées par les Études religieuses de Paris (1) et par les Précis historiques de Bruxelles (2) racon- tèrent les missions données dans cette contrée par les Jésuites, parfois même, comme à Boston, concurremment avec les Paulistes. On y fait grand éloge du zèle .de ces derniers. Pour- tant il ne paraît pas que les vertus passives des premiers aient fléchi devant les vertus actives des seconds, ni qu’elles aient en rien compromis le succès. Il est un point capital qu’on semble avoir entièrement perdu de vue et qui suffirait peut-être à justifier les vieux pro- cédés et à réhabiliter les anciennes vertus. On omet tout à fait de nous parler de l’apostolat au sein des peuplades indigènes. Or c’est là que se déploient surtout l’éner- gie, l’esprit d’initiative et la fécondité des ressources. Ce furent des Celto-latins qui, après le concile de Trente, sous la discipline des vœux de religion, établirent ces réduc- tions du Paraguay, faisant aujourd’hui encore l’admiration du monde, réalisant un idéal longtemps regardé comme une utopie de Fénelon, l’élégant écrivain appelé par Louis XIV le plus chimérique des beaux esprits de son royaume. C’était un Latin encore que ce Pierre Claver accueillant dans un port d’Amé- rique 40.000 pauvres nègres dont il se faisait l’esclave, se soumettant, pour les servir et les convertir, à des austérités effrayantes dont le simple récit fait frémir la nature. De race latine, aussi, étaient le P. Brébeuf et ses compagnons, stupéfiant par leur courage les Iroquois, auteurs de leur horri- ble martyre ; faisant comprendre à ces sauvages, comme le dit avec à-propos le P. Delattre, comment la résistance passive peut devenir la plus agissante et la plus courageuse des vertus (3). Nous venons de pénétrer dans les contrées du Nord; pour (1) Sept.-Oct. 1863. (2) Janvier 1864. (3) Voir P. Delattre, pp. 170 et 171, le récit de ce drame et les réflexions pleines de justesse qu’il suggère à l’auteur. . ' - V- . - 263— serrer notre thèse de plus près, rapprochons-nous des événe- ments contemporains. Le long de la frontière ouest de l’immense empire des États- Unis, court une chaîne de montagnes peuplée d’indigènes.Je n’ai pas besoin de rappeler que les Belges surtout ont évangélisé ces peuplades. Parmi elles, un nom est resté entouré d’un véri- table culte, à legal d’un civilisateur, d’un conquérant, disons mieux, d’un saint. J’ai nommé le P. De Smet. Ce qu’il accomplit de travaux et de courses pour évangéliser ces sauvages, rappelle la carrière apostolique de cet incom- parable Espagnol du xvi e siècle qui a nom S. François-Xavier, le plus parfait modèle de ce que le P. Hecker nomme les vertus passives. Le P. DeSmet était prêtre quand il songea à la vie religieuse ; un moment il caressa l’illusion que la contrainte des vœux gêne- rait son apostolat. 11 ne tarda pas à revenir de cette méprise, et se fixa par des liens perpétuels dans la Compagnie de Jésus dont il fit revivre les temps héroïques. Il traversa dix-sept fois l’Atlantique pour chercher des recrues en Europe ; dix-sept fois il parcourut la Belgique, la Hollande, la France, l'Angleterre et lltalie. Là-bas il allait de tribu en tribu à travers les forêts et les savanes, faisant en moyenne 2000 lieues par année. Sur le point d entreprendre un voyage de 1000 lieues parmi les Sioux, sentant que son corps s’usait, il s’appliquait plaisamment dans une lettre le vieux proverbe flamand : « Kraken de beenen , het hert is goed ; les os craquent, mais le cœur est bon » . Or, à la fin de sa carrière, ce religieux latin se trouva être l’arbitre des destinées de la race anglo-saxonne aux États-Unis. Cinquante mille hommes étaient campés dans la Vallée du Yellowstone pour venger les 600 Indiens massacrés traîtreu- sement par le colonel Chevington. Effrayé, le Gouvernement de Washington demanda au P. De Smet d’apaiser les Indiens (1). Le noble vieillard fit cent lieues pour rejoindre l’ennemi. Les généraux américains, en lui serrant la main, ne cachaient pas leurs appréhensions. « Robe noire, lui criaient les Peaux Rou- ges, il t’en coûtera ta chevelure. « En effet, tout blanc qui passait (1) Lire dans la Revue générale, 1878-1879, les articles très remarqués de M. God. Kurth sur Sitting-Bull. à portée des révoltés était scalpé et mis à mort. Quand il arriva, il était harassé. Sitting-Bull lui offrit une case pour se reposer; et ces hordes liguées contre les blancs par de terribles impréca- tions montèrent la garde autour de cette couche où, sous la foi de l’hospitalité sauvage, d’un paisible sommeil, le jésuite dormait. Vingt jours plus tard, le Père revint au Fort-Rice amenant les députés de toutes les tribus du Dacotah, pour con- clure et signer la paix. Elle dura deux ans; ce furent les blancs qui la violèrent. Les sanglantes funérailles de Custer, égorgé avec tout son régiment, payèrent chèrement cette trahison. Le missionnaire ne vit pas ces terribles représailles. Il venait de mourir après avoir fait voir au monde que les vertus pas- sives, au développement desquelles on doit pareille influence et pareille abnégation, ont pu, de nos jours encore, au milieu des Anglo-Saxons, plus efficacement que les vertus actives, servir la cause de la Religion et de l’humanité. ' / ! CONCLUSION Un prélat américain, écrivant de Rome au Catholic World , en mars 1898, l’effet produit en Europe par la traduction fran- çaise de la Vie du P. Hecker, déclare, avec une visible satis- faction, que l’on comprend enfin dans le vieux monde, ce qu’est l’Américanisme : une très remarquable manifestation de la pen- sée exprimée par ces paroles de Notre-Seigneur ; « Nova et vetera », des choses nouvelles et des choses anciennes. Il y a en effet de tout cela dans l’ascétisme américain, nous l’avons fait voir; mais force nous est, pour conclure, de souscrire au jugement d’un orateur éminent qui disait : “ Ce qui est nou- veau dans cette doctrine, n’est pas bon et ce qui est bon n’est pas nouveau ». TABLE Pages. I. Historique de la question , . 9 IL Etat de la question III. Le Père Hecker IV. Étude critique de l’ascétisme américain. § 1. La doctrine catholique § 2. La nouvelle théorie ... A ^ § 3. La nécessité d’une direction extérieure .... 17 § 4. Vertus actives et vertus passives -, • 27 Conclusion . . . , * v