key: cord-1016866-vwyaoe3v authors: Skriabine, Joëlle title: Le choléra, et la version romancée qu’en écrit Giono dans Le hussard sur le toit date: 2020-06-25 journal: Ann Med Psychol (Paris) DOI: 10.1016/j.amp.2020.06.010 sha: 5d4b18f3791084031ca4add4511a36226fb2f02c doc_id: 1016866 cord_uid: vwyaoe3v We are going to confront the scientific description of the cholera and how to prevent and cure it, with the approach described by Giono in his writing. With the character's psychology, he chooses, the author enriches the human psychodynamic way to face the epidemic. The expanded affects, the fear of death, the drive and the willingness to live, the group reactions, originate in this fear of the unknown, as a remnant of the birth trauma, where the desire follows the drive. Il s'agit dans ce travail d'é voquer, à l'heure de la pandé mie du virus Covid-19, une autre pandé mie, celle du cholé ra. Nous allons nous ré fé rer à ce qu'en disent les scientifiques puis nous attarder sur ce qu'en é crit en 1951 Jean Giono dans son roman Le hussard sur le toit. Giono romance à partir de ce qui est resté dans l'imaginaire populaire de la deuxiè me pandé mie de cholé ra (1829-1837), pendant une pé riode trouble de l'histoire de France, la monarchie de juillet, 1832. Giono dans Le hussard sur le toit nous fait dé couvrir avec le regard de son hé ros, Angelo, comment le cholé ra bouleverse une socié té , met à l'é preuve son organisation pour trouver des solutions. Des toits de Manosque où il s'est ré fugié pour ne pas être tué par la vindicte populaire qui cherche un coupable, il est accusé d'être un empoisonneur des fontaines, il voit par les fenêtres les inté rieurs vidé s de ses habitants, il entend les cris des vivants, il voit les gesticulations silencieuses des agonisants, il sent les odeurs des corps qui brû lent, il entend les cris des oiseaux et le bruit des tombereaux sur les pavé s, etc. La pandé mie est un ré vé lateur de notre être. Giono dé crit dans ce roman les ré actions face à la peur de la mort. Nous allons essayer de circonscrire ce qui est à l'oeuvre derriè re ces ré actions et ces affects, et ré flé chir à ce qui les sous-tend. 2. É pidé mies de Cholé ra [1] Le cholé ra est une maladie strictement humaine. Elle se manifeste par des diarrhé es gravissimes qui entraînent une dé shydratation rapide et souvent mortelle. Elle est resté e cantonné e en Asie du sud jusqu'au Moyen  ge. C'est Vasco de Gama qui dé crit pour la premiè re fois des é pidé mies de diarrhé es cataclysmiques et rapidement mortelles à Calicut en Inde. Les explorateurs (Portugais, Hollandais, Français et Anglais) favorisent avec leurs vaisseaux la diffusion de la maladie. Elle est due au Vibrio cholerae dé couvert par Koch en 1883 lors de la cinquiè me pandé mie (1881-1896). La premiè re pandé mie (1817-1824) dé bute à Calcutta et frappe l'Extrême-Orient ainsi que l'Afrique Orientale et l'Asie Mineure. La deuxiè me (1829-1837) repart du Bengale jusqu'à la mer Caspienne pour se diriger vers la Pologne, se ré pandre de la Mecque vers l'É gypte, l'Europe et les Amé Il faut trois ans pour parler d'é limination du cholé ra et les actions les plus rapides, outre une gestion moderne de l'eau, sont les soins, l'é ducation et la neutralisation des sources de contaminations é ventuelles. Renaud Piarroux, é pidé miologiste, insiste sur les mesures politiques de pré caution : maintenir la lutte pour limiter le risque de ré é mergence [16] . La France est donc touché e par la deuxiè me pandé mie de cholé ra au printemps 1832 aprè s la Russie en 1828, la Pologne, l'Allemagne, la Hongrie en 1831, Londres dé but 1832. Casimir Perier, né en 1777 à Grenoble, banquier et homme d'É tat français, ré gent de la Banque de France, pré sident du Conseil du 13 mars 1831 jusqu'à sa mort due à l'é pidé mie de cholé ra en 1832 à Paris, est inquiet de la progression europé enne du cholé ra. Il dé crè te des mesures de police sanitaire en ré activant entre autres les dispositions de la loi de 1822 sur les contrôles sanitaires aux frontiè res. 3.1. L'homme infecte´est le principal re´servoir de vibrions C'est en 1849 que William Budd (1811-1880), mé decin é pidé miologiste anglais, dé crit des corps microscopiques dans des selles de cholé riques qu'il pré sente comme des champignons. L'observation directe de l'agent responsable du cholé ra est faite en 1854 par l'anatomiste italien Filippo Pacini (1812-1883) qui dé crit un vibrion recourbé . Mais ses travaux passent inaperçus à cause de la pré dominance de la thé orie des miasmes. En 1883, Robert Koch, qui n'est pas au courant des travaux de Pacini, isole et identifie un bacille incurvé qu'il nomme Kommabacillus, puis Vibrio comma ou bacille virgule. Il ré ussit la premiè re culture pure du vibrion en 1884, soit trente ans plus tard. Il ré ussit à convaincre la communauté scientifique avec une thé orie scientifique gé né rale sur la nature, les mé canismes de transmission et les observations é pidé miologiques des maladies infectieuses. En 1965, la bacté rie est renommé e Vibrio cholerae en hommage à Filippo Pacini. L'homme peut être asymptomatique, malade, convalescent ou gué ri, porteur sain plusieurs mois. Les vibrions colonisent exclusivement les intestins et sont é vacué s par les selles et les vomissements. Le contact des cadavres morts de cholé ra est trè s dangereux, notamment lors des toilettes du mort et de ses funé railles. Les vibrions survivent plusieurs jours dans les dé jections humides et la sueur humaine. L'é pidé mie est favorisé e par la surpopulation et les grands rassemblements. Les pandé mies le sont par les voyages en train, en bateau, en avion, en raison du grand nombre de passagers, et donc à l'occasion de dé placements militaires, commerciaux, touristiques, religieux. Le cholé ra est une maladie qui se transmet par les mains souillé es de vibrions, quand elles touchent des endroits de contact (poigné es de portes, chasses d'eau), lors d'ingestions de boissons et d'aliments crus contaminé s. La transmission par la sueur est possible dans des rassemblements avec promiscuité s que sont les fêtes, les festivals, les funé railles. Le cholé ra peut aussi survenir lors de sé ismes, d'inondations, de famines ou de guerres quand l'hygiè ne fait dé faut. En principe, les é pidé mies de cholé ra ne se dé veloppent pas là où les rè gles d'hygiè ne sont respecté es. Une immunité naturelle s'acquiert rapidement en quelques jours mais elle disparaît en moins de trois mois. Un même individu peut donc contracter plusieurs fois le cholé ra mais pas lors d'une même é pidé mie [3] . Les eaux saumâtres des deltas, des lagons et les eaux côtiè res riches en plancton, algues et plantes aquatiques, les riviè res, sont des ré servoirs potentiels de vibrions quand les tout-à -l'é gout s'y dé versent. Les vibrions peuvent se multiplier selon la pluviomé trie. L'absence de stations d'é puration des eaux usé es infesté es, utilisé es comme eau d'arrosage pour les cultures maraîchè res de fruits et de lé gumes, en blocs de glace pour conserver les aliments, ou en glaçons pour rafraîchir les boissons, participe à sa diffusion. Les vibrions ont cependant besoin de conditions nutritionnelles, de PH et de tempé rature, qui, si elles ne sont pas ré unies, les rendent dormants [2] . Des é pidé mies de cholé ra peuvent survenir en zone sè che et aride. La transmission est alors interhumaine par les dé jections et la sueur. Explosives et meurtriè res, elles disparaissent aussi vite qu'elles apparaissent. Les aliments sont contaminé s de façon externe par les mains sales et les eaux sales. Certains le sont de façon interne comme les fruits de mer qui filtrent les eaux sales, les crustacé s sur la carapace desquels se fixe le vibrion, les poissons pêché s en eaux contaminé es. Les aliments dangereux sont ceux consommé s crus ou insuffisamment cuits en tempé rature et en duré e. Le vibrion est dé truit à 708. Sensible au PH, il est moins dangereux en milieu acide (une sauce tomate a un PH acide, une sauce à l'arachide a un PH neutre). Les aliments à risques sont ceux pré paré s sans tenir compte des recommandations, consommé s localement ou importé s de pays à risque pour une production industrielle [17] . Les insectes, mouches, blattes, cafards, contaminent par transport passif du vibrion, mais à une distance courte, des toilettes à la cuisine par exemple. Un vaccin est disponible pour pré venir le cholé ra, mais son efficacité n'est pas totale et elle est limité e dans le temps. Il n'existe pas encore de vaccin induisant une protection à long terme contre le cholé ra. Les premiè res mesures à prendre pour pré venir la maladie dé butent donc par l'amé lioration de l'hygiè ne gé né rale. Selon l'OMS il y a chaque anné e 1,3 à 4 millions de cas de cholé ra dans le monde. L'Afrique est le continent le plus touché . Aprè s une incubation de quelques heures à quelques jours, le cholé ra se manifeste brutalement par de violentes diarrhé es et des vomissements, sans é lé vation de tempé rature. Les selles deviennent rapidement couleur eau de riz avec des grains piriformes. Cette importante perte d'eau entraîne des crampes musculaires trè s douloureuses, une soif intense impossible à calmer en raison des vomissements. Ces crampes atteignent les membres infé rieurs, les membres supé rieurs, les muscles de la face puis de l'abdomen et du thorax. Les yeux s'enfoncent dans les orbites, les muscles orbiculaires des lè vres se crispent, donnant une expression de « rire sardonique ». Le visage cholé rique est cyanosé , d'où l'expression « avoir une peur bleue ». La dé shydratation entraîne un effondrement de la tension arté rielle. Le pouls est imprenable, la respiration difficile. La baisse de la tempé rature des extré mité s se traduit par une sueur froide alors que la tempé rature centrale est encore normale (cholé ra algide). Le malade prostré reste lucide, parfois agité et irritable. D'autres formes existent où la chute brutale de la tension entraîne la mort par collapsus alors qu'il n'y a pratiquement pas eu de diarrhé e (cholé ra sidé rant ou sec). La forme atté nué e ou « cholé rine » se manifeste dans 60 % des cas. L'é volution en est plus lente et moins grave, la gué rison survenant le plus souvent spontané ment en quelques jours [14] . Ce sont particuliè rement ces symptô mes, le rire sardonique qui retrousse les lè vres et dé couvre les dents, la cyanose du visage, l'eau de riz des dé jections, la conscience du patient qu'il va mourir de façon imminente, qui gé nè rent et alimentent l'imaginaire collectif et les croyances. Giono dans son roman, par l'é criture qu'il en fait, rend comme visibles les affects des hommes et les mouvements de leur âme. Giono dé crit avec la sensibilité d'Angelo les paysages é crasé s par la chaleur, les villes et villages dé serté s par le cholé ra, les campagnes soudainement peuplé es par les exodes de populations, les moissons abandonné es aux passereaux et aux animaux, les maisons isolé es et leurs cadavres qui nourrissent les oiseaux charognards et les papillons, les odeurs de corps pourrissants ou brû lé s. C'est toujours par Angelo que nous faisons connaissance avec tous les autres personnages. Angelo Pardi est un colonel hussard italien dont le titre a é té acheté par sa mè re, une duchesse italienne qui l'a é levé seule. Il a tué en duel un noble, a dû fuir l'Italie où il compte revenir avec Giuseppe pour poursuivre son combat politique. Il rencontre Pauline, fille de mé decin, marquise de Thé us par son é poux. Entré par effraction dans la maison de Pauline à Manosque, elle l'invite à partager son repas et à boire du thé . Elle s'y est ré fugié e avant de repartir pour Thé us. Il va la retrouver sur les routes et l'accompagner jusqu'au château de Thé us. Ils se complè tent, lui par sa bravoure, elle par sa dé termination. Ils finissent par nourrir l'un pour l'autre des sentiments profonds. Il la sauve d'une cholé rine juste avant de la confier aux paysans qui ont reconnu leur marquise et les escortent au château de Thé us où vit la soeur de son mari. Cet amour qui reste platonique les rend heureux et confiants dans leur avenir, celui d'Angelo de rejoindre l'Italie et le combat politique des carbonaristes, elle de revoir son mari. Giuseppe, le frè re de lait d'Angelo, messager de la duchesse Pardi mè re d'Angelo qui lè ve des fonds pour le mouvement carbonariste, se ré vè le lâche et impitoyable devant le cholé ra. Les deux figures de mé decins sont ambiguë s. Le pauvre petit Français est un jeune mé decin qui meurt de vouloir soigner au pé ril de sa vie, par pure vanité dira le vieux mé decin solitaire. Ce vieux mé decin parle avec une approche mé lancolique et force mé taphores de la mort par le cholé ra et de l'idé e d'un né ant qui s'en nourrit. Giono tord le cou à la religion en dé crivant une nonne qui nettoie les cadavres pour les rendre pré sentables au regard du jugement divin, en é voquant les rares et peu suivies processions religieuses, en un mot l'absence de secours apporté par la religion pour lutter contre l'é pidé mie de cholé ra. Le cholé ra, dans le roman de Jean Giono, Le Hussard sur le toit [4] Le cholé ra est le vrai protagoniste de ce roman. Giono prend les traits du vieux mé decin pour dé crire la maladie, en des termes mé taphoriques emprunté s à la nature sulfureuse des paysages volcaniques et ses é ruptions. Le cholé ra est un volcan, qui crache des dé jections eaux de riz par tous les orifices. Giono, né en 1895 à Manosque, n'a pas connu le cholé ra. Si la deuxiè me pandé mie de cholé ra est historique, elle est arrivé e à Paris et à Marseille en 1832, elle n'a pas é té de l'importance que met en scè ne Giono. Il situe l'histoire du Hussard sous Louis Philippe 1 er qui rè gne de 1830 à 1848. Louis Philippe a essayé de pacifier une Nation trè s divisé e avec la mise en place de la monarchie de Juillet, une monarchie constitutionnelle que Louis XVIII et avant lui Napolé on 1 er ont mise sur pied. Giono ré invente, à sa façon panique, les ré cits des anciens. Il intè gre Le Hussard sur le toit dans « Le cycle du Hussard ». Giono convoque à nouveau le thè me de la mort, non pas par suicide comme dans Un roi sans divertissement, non pas donné e par un homme à un autre homme comme dans Les grands chemins, mais par une maladie infectieuse, le cholé ra. Giono dé ploie son talent à dé crire la nature, qu'elle soit miné rale, vé gé tale, animale, liquide, terrienne, aé rienne, et la nature humaine. Le cholé ra est un ré vé lateur implacable des hommes, des rapports humains et de leurs dé sorganisations par la peur de mourir, là par le cholé ra, à l'é chelle d'une famille, d'un milieu, d'une microsocié té , d'un village, d'une ville, d'une ré gion, d'un pays. L'é pidé mie peut, dans l'imaginaire des hommes, changer de statut. De maladie, elle devient l'expression visible soit d'un complot à des fins politiques pour les uns, soit d'une punition divine infligé e aux hommes en raison de leurs exactions pour les autres. Ces deux imaginaires sont repris à leur tour pour servir des inté rêts inavouables tant politiques que religieux. Le cholé ra est devenu une entité cré é e par l'homme pour servir des guerres de pouvoir. Le cholé ra est devenu une maladie plus terrible que la contagion. Giono rapporte les propos d'un berger qui aurait vu un vol de corbeaux semblables à des soldats donnant leur rapport aux officiers qui distribuaient des mé dailles à ceux qui avaient mangé « du chré tien », puis les envoyaient en mission de destruction. « Il y a eu de grandes injustices, monsieur, avec tous ces rois qui se passent dessus à saute-mouton » conclut le berger [5] . En France, la monarchie de Juillet avec ses soldats qui installent des barrages et un systè me de quarantaine, qui vé rifient les billettes (passeport dé livré par le maire aux non-malades), ces mêmes soldats qui tirent ou font des moulinets de sabre dans la panique gé né rale des populations, tout cela prête le flanc à affaiblir l''autorité du pouvoir en place sur un peuple qui se vit être le jouet des rois, de leurs acolytes et de leurs adversaires, en plus du cholé ra devenu une consé quence. Giuseppe, carbonariste, lâche et impitoyable, profite de la dé sorganisation des villes pour faire courir le bruit d'empoisonneur de fontaines, et faire tuer de pré fé rence un riche, ré cupé rer son argent, payer ainsi les hommes qu'il recrute, faire fabriquer de faux passeports. Il dit à Angelo que l'on n'est pas obligé d'être courageux, dans des cas pareils, que l'apparence suffit et qu'on arrive aux mêmes ré sultats et au moins y arrive-t-on vivant, qu'il faut se servir des autres [6] . Il avoue sa peur face au cholé ra et fait jeter hors de son campement, sur les routes, tous les proches d'un mort du cholé ra. Les vices des hommes les rassemblent dans un é lan destructeur. L'é goïsme et la cupidité s'exaspè rent, se cachent derriè re la dé magogie avec sa rhé torique trompeuse pour dominer et se sauver, utilisent la peur et la violence gré gaire qu'elle gé nè re, pour la diriger sur un bouc é missaire à des fins exutoires ou personnelles. Giono a vé cu la Grande Guerre avec ses actes de bravoure mais aussi tous les autres qui hantent autrement son roman sur l'é pidé mie de cholé ra. Giono les contextualise et rapporte les confidences des uns et des autres sur les choix de leurs actes commis à la faveur de l'é pidé mie. Il n'y a pas que la peur de la mort pour les motiver, mais des aveux de jouissance à la donner. Cependant Giono ne convoque pas de la même façon dans ce roman Le hussard sur le toit les affects qu'il mobilise dans Un roi sans divertissement et dans Les grands chemins. Angelo se projette dans l'avenir, retourner en Italie pour soutenir le mouvement carbonaro. Il a rempli sa mission d'amener au château de Thé us Pauline de Thé us. Il emprunte le coeur lé ger les grands chemins pour retourner en Italie, revoir sa mè re, dé fendre ses convictions politiques. Ses grands chemins à lui, Angelo dont le nom é voque un ange, sont sereins. Ils ne sont pas non plus une fin en soi pour fuir ses congé nè res et leurs lois, et leur pré fé rer la nature et ses lois pour y survivre, comme dans Les grands chemins. Il n'a pas la mé lancolie dé sabusé e du vieux mé decin solitaire qui ne soigne plus, ni celle larvé e derriè re la fré né sie à soigner du petit Français, un jeune mé decin qui meurt à son tour d'avoir prodigué des soins trop tardifs pour faire repartir la vie sans proté ger la sienne propre. Le même thè me de la mort hante ces trois romans mais autrement dans Le Hussard sur le toit. Ce n'est plus celle à laquelle on s'abandonne en se donnant la mort dans Un roi sans divertissement, ni celle que le Narrateur dans Les grands chemins, donne avec l'aval de notables, à l'Artiste. Dans Un roi sans divertissement, le hé ros se suicide, et dans Les grands chemins, l'Artiste consent à être « suicidé ». En pleine pandé mie de cholé ra, la mort est fuie par tous. L'instinct de vie est omnipré sent, et il n'y a plus de place pour un questionnement sur le sens de la vie, sur le sens de la mort, sur le trauma qu'est la mort quand l'homme la dé cide pour son prochain ou pour lui-même. Aprè s la Grande Guerre, ce trauma de donner la mort à unhomme hante toutes les oeuvres de Giono. Paradoxalement, c'est dans les deux figures de mé decins que cette question semble ressurgir. Le vieux mé decin dira de son confrè re qu'il est mort par orgueil de vouloir gué rir, tandis que luimême n'exerce plus et vit retiré dans sa maison à l'é cart d'un village et donne une description é trange du cholé ra dont les victimes le sont par excè s d'é goïsme, dit-il. Les actes d'hé roïsme, pour lui, le sont soit par mé connaissance du danger, soit par monomanie, telle cette nonne qui nettoie les morts pour qu'ils soient pré sentables lors du jugement divin et qu'elle le soit quand viendra son tour, tel ce jeune mé decin qui veut à n'importe quel prix sauver une vie. Angelo, quant à lui, pour sauver Pauline de la cholé rine, retiendra de ce jeune mé decin la friction des membres et le ré chauffement à tout prix du corps pour cré er une vasodilatation des vaisseaux et vaincre l'hypotension, l'hydratation avec de l'alcool, le nettoyage de ses mains flambé es à l'alcool. Angelo et Pauline, é pargné s par le cholé ra, gardent aussi et toujours une gé né rosité prudente et avertie qui leur sauve la vie. Dans cette é pidé mie de cholé ra, la peur gé nè re violence et aveuglement. Elle libè re la perversité qui est une exacerbation de jouissance. Trouver un exutoire permet d'é chapper à l'emprise de la peur. Elle permet une organisation de la pensé e qui rassure et fé dè re. Ce sont à Manosque des villageois qui accusent Angelo d'empoisonner l'eau des fontaines et veulent le tuer [7] . Seul le pouvoir en place peut arrêter ces exactions. Angelo est sauvé de justesse par le faiseur de rumeur, diligenté par Giuseppe pour la faire courir, qui ré ussit à l'amener en lieu sû r pour être entendu par des gendarmes et des hommes à l'allure militaires. Un travers de personnalité , là la cupidité , peut trouver à s'exacerber, pour faire oublier la peur ici du cholé ra. Son exercice, partagé par ceux qui ont le même, peut é viter la recherche d'un exutoire. La cohé sion rendue possible par ce travers doit alors être entretenue par l'exercice du travers lui-même. Ce sont les organisations de brigands qui convoitent la bague qu'a remise à son doigt Pauline de Thé us et qu'elle refuse de donner. « Nous sommes tombé s sur de braves gens qui ne craignent plus les gendarmes. C'est pire. Ils vous couperaient la tête avec un cureoreille, quitte à s'y reprendre à cent fois » [8] . La mise en quarantaine rassure. Elle est ordonné e par le pouvoir, exé cuté e par les gendarmes et les soldats, organisé e d'abord dans des granges ou des campements gé ré s par les gens du cru qui ont besoin de se dé vouer pour ne pas perdre la tête [9] . Alors que les forçats libé ré s pour convoyer, enterrer ou brû ler les cadavres prennent, eux, la poudre d'escampette, soldats et braves gens ne s'y dé robent pas. La quarantaine est destiné e aux nouveaux arrivants avant de leur dé livrer une billette, leur assuret-on. « Il vaut mieux risquer la vie sans passeport que de rester ici à attendre une billette qui ne sert à rien si on est mort » [10] ré pond Angelo à la pré ceptrice qu'il essaye en vain de convaincre de le suivre avec les deux enfants. Il s'é chappe donc seul, trouve un boggey pour venir les chercher mais les retrouve morts dans la grange. À nouveau mis en quarantaine avec Pauline, mais cette fois-ci dans un château aux issues bien verrouillé es, celui de Vaumeilh, ils peuvent compter sur l'é mulation de leurs ingé niosité s pour s'en é chapper. La petite confré rie de nonnes, des femmes modestes « ayant troqué la marmite et l'enfantement annuel contre la loi d'un maître qui ne portait pas culotte de velours et les laissait tranquilles sept jours sur sept » [11] s'occupent de leur soupe moyennant finance et le maré chal des logis organise leur succession moyennant signature [12] . Ce que Giono indique, c'est que seule la gé né rosité é clairé e sauve vraiment du cholé ra. Angelo et Pauline n'ignorent aucuns travers humains, ils les é valuent et font avec. Et parce qu'ils se reconnaissent à travers les valeurs communes qui les font être ce qu'ils sont, ils vont pouvoir faire ensemble un bout de chemin. Le dé sir est rendu sensible parce qu'il passe par une demande qui ne se satisfait jamais. La pulsion qui est une demande acé phale, qui est une exigence du corps à satisfaire, comme manger, boire, é liminer, se reproduire, est ce qui nous reste de notre animalité . Mais pour l'être parlant, la pulsion est baigné e par le langage qui transmet un type d'oralité , d'analité , de sexualité et fait é merger le dé sir. La naissance correspond à la perte de cette complé tude où nos besoins vitaux é taient complè tement satisfaits. Elle nous fait être à la merci de l'autre qui parle, qui nous parle, et qui est en charge de satisfaire nos besoins qui ne sont pas que vitaux. La parole fait subir une torsion à la satisfaction pulsionnelle de nos besoins puisqu'elle se substitue partiellement à leurs satisfactions, quand elle nous fait diffé rer leurs apaisements. Le dé sir ne peut donc plus rester calé sur la pulsion à cause des effets du langage, même s'il semble parfois vouloir se satisfaire comme elle. Lacan [15] fait appel à la topologie, avec le noeud de trè fle -une bande de Mö bius qui fait un noeud à trois boucles -dans son enseignement. Quand on le parcourt, on revient à son point de dé part aprè s avoir fait deux tours en raison de sa torsion, et en passant sans discontinuité de sa face inté rieure à sa face exté rieure. Ce noeud de trè fle pourrait figurer le circuit emprunté par la pulsion impacté e par les effets du langage, avec ces dé sirs alternativement conscients ou inconscients. Chacune de ces trois boucles pourrait repré senter le ré el, l'imaginaire et le symbolique. La jouissance fixe un recours privilé gié par le sujet d'un choix au dé triment des autres. Le dé veloppement d'une boucle par rapport aux deux autres pourrait repré senter ce choix. Il a pour consé quence de serrer le noeud de trè fle à sa base. Le serrage du noeud figure cette jouissance. La boucle sé lectionné e est ainsi rapidement rejointe puisque les deux autres sont ré duites. La ré pé tition qui s'ensuit informe de l'importance de la jouissance en jeu et lui est proportionnelle. Le noeud de trè fle permet en quelque sorte de visualiser cette psychodynamique. Dans Un roi sans divertissement, quand le hé ros se perçoit dé bordé par sa propre jouissance à tuer, il s'enlè ve la vie. Il verse du côté du Ré el de la mort en se la donnant, en raison de sa conscience morale qui est de l'ordre du Symbolique. Les semblants, qui sont du registre de l'Imaginaire, confé ré s par son statut social au service de la justice des hommes, qui est du registre du Symbolique, ne l'empêchent pas de faire justice lui-même. Ce qui fait les hé ros des romans de Giono aussi lé gers, malgré le drame humain où ils sont pris, c'est qu'ils ne forcent personne à prendre leur parti [18] . Ils s'assument seul, aux prises avec leurs tourments dans le choix de leur vie. La boucle du Ré el est surrepré senté e par rapport aux deux autres boucles, Imaginaire et Symbolique, dans ce roman. Dans Les grands chemins [19] , le dé sir de tuer, normalement ré primé dans la socié té des hommes, est là rendu possible, dans le contexte socié tal de ce village et les lois qui s'y appliquent. L'amour, qui est un don de soi, n'est ressenti dans ce roman qu'avec la nature, sans la pré sence de l'autre qui altè re, par ses dé sirs de satisfactions pulsionnelles, ce sentiment d'amour. Le narrateur sait se servir des semblants, de l'Imaginaire,pour faire avec le Ré el de la mort qui là est donné e. Il poursuit son chemin jusqu'à une nouvelle rencontre. Les deux boucles du Ré el et de l'Imaginaire sont plus importantes que la boucle du Symbolique qui lui permet un temps de diffé rer son acte meurtrié . Dans Le hussard sur le toit, Angelo rencontre l'amour en la personne de Pauline. La nature ici n'est plus dé crite comme un refuge contre les hommes puisqu'elle est contaminé e par le cholé ra. Le Ré el de la mort par le cholé ra est traité avec l'Imaginaire romanesque du hé ros et ses aventures. Le recours au Symbolique lui permet de diffé rer aisé ment tout besoin de satisfaction pulsionnelle. Les deux boucles Imaginaire et Symbolique s'é quilibrent avec celle du Ré el. Le dé sir de vivre est bien plus fort que celui de mourir, en temps d'é pidé mie, ici de cholé ra. Le cholé ra va ré vé ler la façon dont chacun va faire avec la mort, comme il a dû le faire à la naissance avec la vie. Ce trauma oublié , mais toujours là , repose la question de l'inconnu. Se rejoue sans doute, quand la mort vient frapper, l'histoire de nos toutes premiè res relations avec ceux qui nous ont donné la vie et nous ont accompagné jusqu'à la maturité de notre cerveau, de notre corps, de notre psyché . La seule diffé rence, c'est qu'à la naissance la pulsion nous habite tout entiè re mais pour se nouer au langage, et qu'au moment de mourir le langage a fait son oeuvre. Il a noué des jouissances à des dé sirs, privilé gié un recours du sujet face au ré el, ici de la mort, distordu le circuit d'une pulsion prise dans le langage. Le noeud de trè fle é voqué par Lacan peut le repré senter. Le langage a inflé chi notre perception de l'essentiel puisqu'il a ré ussi à modifier notre environnement, pour amé liorer nos conditions de vie. Les animaux, eux sans un langage aussi sophistiqué que le nôtre, subissent et s'adaptent sans pouvoir le changer. Le cholé ra est comme un ré vé lateur photographique d'une image latente en image visible, de notre nature profonde. Giono dé crit, sans jamais les juger, les êtres au moment de leur mort quand ils doivent affronter, seul, la peur de cet inconnu, sans pouvoir modifier quoique ce soit de celle-ci, sinon la façon de l'appré hender. Giono lui donne un autre nom, le né ant, sur lequel il fait deviser le vieux mé decin à propos du cholé ra, une mort par « é goïsme congé nital », dit-il [13] . L'auteur dé clare ne pas avoir de liens d'inté rêts. Une Peur Bleue, Histoire du cholé ra en France Le diagnostic bacté riologique du cholé ra Paris: Seuil; 1975 La surprenante disparition du cholé ra en Haïti (Correspondance) Vieil ennemi, nouveau visage Jean Giono le compteur chroniqueur sur le chemin de la pulsion ou quand la pulsion compose avec les mots Les grands chemins, de Jean Giono, ou comment le dé sir compose avec la pulsion