key: cord-1015921-dl1m4nza authors: Pougnet, R; Pougnet, L title: En quoi la pandémie covid-19 a-t-elle mis en question le pouvoir médial? date: 2021-10-25 journal: Ethique Sante DOI: 10.1016/j.etiqe.2021.10.002 sha: 419c1904c2fe7aa03885f08d07570a2a28e80945 doc_id: 1015921 cord_uid: dl1m4nza La pandémie de covid-19 manque l’opinion publique par l’ampleur et la violence des débats scientifiques et médicaux. Les patients peuvent parfois dire qu’ils n’ont jamais vu autant de médecins dans les journaux. Chacun y va de son opinion et certains utilisent les réseaux sociaux. Pourtant, en dépit des publications massives sur la pandémie, les médecins ne semblent pas toujours savoir ce qu’il convient de faire. Alors que des journalistes pensent que les médecins ont trouvé en la pandémie l’occasion d’assoir un nouveau pouvoir médical via les média, d’autres voient en la médecine une science bien trop limitée. Alors en quoi le pouvoir médical peut-il être fructueusement réinterrogé par l’action des médecins au cours de cette pandémie ? L’article aborder les dimensions classiques du pouvoir (politique, jugement, action) pour mettre en exergue d’autres dimensions du pouvoir médical : responsabilité, dévouement, créativité, exemplarité. pouvoir médical peut-il être fructueusement réinterrogé par l'action des médecins au cours de cette pandémie ? L'article aborder les dimensions classiques du pouvoir (politique, jugement, action) pour mettre en exergue d'autres dimensions du pouvoir médical : responsabilité, dévouement, créativité, exemplarité. Introduction : L'année 2020 aura été singulière et lourde de conséquences. La pandémie de covid-19 aura fait des nombreuses victimes, aura des conséquences économiques pour de nombreuses années ; elle aura été l'occasion de voir les pays de l'union européenne se concerter, ou se contredire, tant pour la gestion de la crise sanitaire que pour la relance économique. En ce qui concerne l'action médicale en elle-même, il est devenu évident que les médecins ont un rôle sociétal, voire politique. Certains journalistes ont laissé une grande place aux experts médicaux, ou ceux-ci ont utilisé les réseaux sociaux pour exprimer leurs opinions ou faire état de leurs recherches [1] 1 . Au-delà de cette médiatisation, certains journalistes ont avancé que les médecins avaient trouvé un nouveau pouvoir via cette crise sanitaire [2] 2 . Une partie du corps médical s'est, en effet, publiquement prononcé pour inciter le gouvernement à prendre des mesures 3 ou à l'inverse, de cesser de diriger par la peur [3, 4] 4 . Or par le serment d'Hippocrate, le médecin s'engage à ne pas exploiter « le pouvoir hérité des circonstances pour forcer les consciences ». Existe-il ici une faute de certains médecins qui se 1 Andraca R. Covid et données personnel de santé : ce que dénonce ce médecin sur Facebook est-il vrai ? Libération du 08/05/2020. Disponible sur le site : https://www.liberation.fr/checknews/2020/05/08/covid-etdonnees-personnelles-de-sante-ce-que-denonce-ce-medecin-sur-facebook-est-il-vrai_1787691 (consulté le 17/12/2020). 2 Laurent A. L'ère du Covid-19, le nouveau pouvoir des médecins. L'express le 06/05/2020. Disponible sur le site : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/a-l-ere-du-covid-19-le-nouveau-pouvoir-des-medecins_2125169.html (consulté le 17/12/2020). 3 Foult M. Covid-19 : le SOS des jeunes médecins pour imposer un confinement total. Le Quotidien du Médecin du 20/03/2020. Disponible en ligne sur le site : https://www.lequotidiendumedecin.fr/internes/etudesmedicales/covid-19-le-sos-des-jeunes-medecins-pour-imposer-un-confinement-total (consulté le 17/12/2020) 4 Toussaint JF. Covid-19 : nous ne voulons plus être managé par la peur ; tribune de chercheurs et de médecins. Le Parisien du 10/09/2020. Disponible sur le site : https://www.leparisien.fr/societe/covid-19-nous-ne-voulonsplus-etre-gouvernes-par-la-peur-la-tribune-de-chercheurs-et-de-medecins-10-09-2020-8382387.php (consulté le 17/12/2020). seraient prononcés publiquement sur telle ou telle mesure ? Ne pas forcer les consciences peut vouloir dire ne pas chercher à influencer les opinions des patients, par son rôle de médecin. Pourtant, en 2020, parler de masque ou de confinement ou de couvre-feu etc. était parfois considéré comme prendre parti ou non pour une ligne politique. Il semble alors exister un paradoxe dans le serment actuel. Le médecin, depuis 2012, a pour « premier souci (…) de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux ». Si ne pas forcer les consciences revient à ne pas parler de politique, alors on ne peut pas avoir souci des intérêts sociaux dans une société démocratique, au sein de laquelle les enjeux de santé publique font l'objet de débats publics et de législation. En ce cas, les médecins qui ont parlé au sujet des mesures sanitaires, que ce fût en public, en institution ou en cabinet, ont-ils contrevenus à l'un de leurs engagements afin de respecter leur premier souci ? Sans doute, pour lever cette ambigüité, nous faut-il revenir sur la notion de pouvoir. En France, on pense rapidement à l'idée de séparation des pouvoirs. Ainsi, Montesquieu distinguait-il en chaque Etat « trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutive (…) , et la puissance exécutrice de celles qui dépendant du droit civil 5 » [5] . Mais le terme de pouvoir renvoie à deux autres dimensions possibles. Ce peut être la « possibilité d'agir 6 » ; le médecin agit, selon ses compétences [6] . Ce peut être aussi, d'un point de vue morale, l'action d'obtenir le consentement d'une personne « à se comporter d'une manière qu'elle n'aurait pas spontanément adoptée » ; le médecin peut donc être amené à donner des conseils en santé publique ou en hygiène, comme lorsque l'on donne des conseils en tabacologie [7] . En d'autres termes, la notion de pouvoir peut signifier 7 trois choses que nous devrons qualifier pour le médecin : A) « capacité d'agir », que l'on pourrait rapprocher de la puissance, ce qui pour le médecin, renvoie à son activité sur le patient, en son corps pour un soin physique, et son esprit pour un conseil sur le mode de vie; B) « la faculté légale ou morale de faire quelque chose », ce qui pour le médecin renvoie aux conditions de possibilités de son exercice au sein d'une société donnée (on a le droit de prescrire et d'exercer après avoir obtenu tels diplômes et qualifications, dans certaines limites fixées par la loi) ; C) « autorité (…) au sens d'un corps constitué pour exercer cette autorité », à l'instar de l'ordre des médecins qui se voit confier certaines missions pour réguler l'exercice de la médecine [8] . Ainsi donc la notion de pouvoir ne se limite pas à la politique. Les médecins exercent au sein d'une société ; ils ont un rôle à jouer dans la cité, y compris en dehors des institutions, du fait de leur pratique et de l'autorité que leur confère leur pouvoir, compris comme connaissances et capacités d'action sur autrui, connus par l'ensemble des membres de la société. Dans cet article, nous proposons d'explorer le pouvoir du médecin. Nous mettrons alors en évidence que la pandémie de covid-19, loin de donner un nouveau pouvoir aux médecins, a pu mettre en jeu le pouvoir médical du fait des circonstances, tout en faisant redécouvrir certains aspects de la responsabilité du médecin. Pour ce faire, nous mènerons notre réflexion en jouant sur la polysémie de la notion de pouvoir, ramenant notre propos sur la pratique de la médecine au sein de la société française en 2020 ; en d'autres termes, notre réflexion s'appuiera sur l'expérience clinique mais aussi sur le regard que la société a pu porter sur les médecins au cours de cette pandémie. Le médecin a conscience d'avoir un certain pouvoir sur son patient. Il s'engage à ne pas en abuser : il taira les secrets, respectera les croyances etc. Le pouvoir, nous l'avons dit, peut se décliner, comme substantif, de 3 manières. Voyons donc plus précisément ce pouvoir médical selon ces 3 acceptions du terme. Platon, dans La République, établit une analogie entre les deux disciplines parce qu'elles articulent le cas particulier et le général, tandis que, pour Averroès, elles relient des connaissances pratiques et théoriques [10, 11] . En politique, on distingue la politique, menant à défendre telle ou telle option pour la marche de la cité, ou de l'Etat ou d'un niveau intermédiaire ; et également, le poltique, comme institution ou organisme étatique [6] . Pour les médecins français, il existe ainsi deux voies d'exercice d'un pouvoir : un pouvoir issu de la politique, comme par exemple être élu ; un pouvoir issu du politique, comme celui de l'ordre des médecins ou des sociétés savantes. En ce qui concerne la politique, les historiens ont relevé, particulièrement depuis la IIIe République, une surreprésentation des médecins parmi les élus. Ainsi, de l'établissement de l'assemblée nationale de la IIIe république à la première guerre mondiale, les médecins constituaient-ils la deuxième profession la plus représentée, avec environ 10% des élus. Depuis la Ve République, les médecins représentent toujours entre 4% et 10% des élus de l'Assemblée [12] . En soi, ils pouvaient alors être une force politique. L'autre versant du pouvoir politique est celui du politique. Les médecins auraient certains pouvoirs d'influence. D'ailleurs, selon certains sociologues, les hommes politiques craindraient parfois que les médecins exercent une influence sur le vote de leurs patients [12, 13] . Ce pouvoir politique est réel dans la mesure où les médecins, comme d'autres professions ayant une expertise particulière, peuvent influencer les décisions. En un sens, les médecins détiennent une autorité. Ici, il s'agirait d'être autorisé par la société à exercer une activité publique, à l'instar de l'ordre des médecins, organe autorisé par les pouvoirs publics, à réguler l'agir médical en proposant des règles déontologiques, leurs interprétations, en assurant une discipline ordinale etc. Pour le médecin, ce n'est toutefois pas ce pouvoir là qui lui semble le plus quotidien. Nous ne reviendrons pas sur l'élaboration progressive de la régulation de ce pouvoir médical. Rappelons-nous simplement qu'en France, l'exercice médical est une dérogation du principe d'inviolabilité du corps : « le corps humain est inviolable », et seul « la nécessité médicale » peut légitimer une dérogation au respect de l'intégrité du corps humain, selon le code civil 9 . Le pouvoir médical d'action sur le corps est justifié par sa capacité à soigner, voir à guérir le corps ; ce qui revient à dire, selon les principes constitutionnels français qui ne sépare pas le corps de la personne, à soigner la personne. Cette dérogation répond, nous l'avons évoqué plus haut, au souhait de chacun d'être soigné, voir guéri. L'efficacité des techniques thérapeutiques est communément admise par la société ; c'est pourquoi, on peut accepter ce pouvoir d'action du médecin. Dans la pratique, en l'absence de consensus entre médecins, chacun a la latitude d'orienter ses soins en fonction de telle hypothèse ou de telle autre. Les médecins pensent que telle conduite à tenir est la meilleure. En respect du principe de bienfaisance, ils orientent leurs traitements selon cette opinion. Il ne s'agit pas encore d'un fait établi selon l'evidence based medicine, faute de temps pour que la recherche ait produit des résultats probants. Les médecins le savent pertinemment. Mais le rôle d'expertise a trouvé ici une médiatisation, non de sa puissance, mais de ses limites inhérentes : en situation d'incertitude, en l'absence de preuves suffisantes, les opinions peuvent diverger. 3.1 Soigner comme abnégation et courage comprend dans un parcours de soins global, qui a été mis à mal par la pandémie. Comme tous professionnels, exercer la médecine revenait parfois à renoncer à beaucoup : renoncer à ses repos, à voir sa famille ou à sa propre sécurité. Dans une récente étude, des soignants en service covid déclaraient avoir éviter de voir certains membres de leur famille pour les protéger [26] . Ces mêmes soignants déclaraient qu'il ne suffisait pas d'être applaudi à 20h pour se sentir soutenu. Ils pouvaient heureusement s'appuyer sur leurs équipes de soins. Comme beaucoup de professionnels de santé, ces soignants ont fait l'expérience du renoncement, de l'endurance et de la solidarité mutuelle pour tenir en vue de leurs patients [27, 28] . 3.2 La redécouverte de l'ingéniosité médicale thérapeutiques spécifiques demande du temps. La temporalité de la recherche s'oppose parfois à celle du soin, lequel demande d'agir dans l'instant ; cela a particulièrement été le cas pour les patients en détresse respiratoire. Les équipes soignantes ont fait preuve d'imagination pour adapter leurs infrastructures et leurs moyens de soins. On peut penser notamment à l'adaptation de masque de plongée pour la ventilation des patients ou pour la protection de soignants ; et les exemples d'inventivité pourraient être nombreux [30] . Les médecins, motivés par leur besoin d'agir, ont imaginé d'autres manières de pratiquer la médecine. Le manque de puissance dans l'agir ou le manque de connaissance ont révélé une autre dimension du pouvoir médical, à savoir la capacité à chercher des innovations. Pour Descartes par exemple, la médecine constitue l'une des branches issues de la physique sur l'arbre des sciences [31] [32] [33] . L'un de ses principaux objectifs était « d'acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie » [34] . Descartes voit en la santé du corps une nécessité pour le bien de l'homme, y compris la res cogitans. Pour lui, le Le médecin se sent responsable de chercher les bons moyens de soigner parce qu'il se sent responsable envers son patient et les patients en général [35] . Il existe une sorte d'impératif moral à chercher à augmenter son savoir et son savoir faire [6] . Et face au covid, les médecins ont dû faire prendre d'imagination pour trouver des moyens de mieux prendre en charge les patients. l'exercice du pouvoir médical se fait selon une certaine éthique aux yeux de tous. Le «pouvoir hérité des circonstances » n'est donc pas utilisé « pour forcer les consciences », mais du fait même de son déploiement montre une certaine conscience éthique du médecin. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles les médecins ont été sollicités au cours de la pandémie. Connus pour s'être engagés envers chacun et pour assumer une responsabilité morale, ils ont exemplifié des valeurs de dévouement moral. Le pouvoir médical implique donc une autre forme de responsabilité envers la société : tenir honnêtement son engagement d'un pour autrui dans le soin, y compris en situation d'incertitude [38] . en dépit des doutes, des manques de moyens et de thérapeutiques. Cette forme de participation à la vie publique de la cité devrait appeler les médecins à assumer leur responsabilité publique dans l'exemple de l'engagement éthique visant le bien d'autrui Covid et données personnel de santé : ce que dénonce ce médecin sur Facebook est-il vrai ? Covid-19 : le SOS des jeunes médecins pour imposer un confinement total Covid-19 : nous ne voulons plus être managé par la peur ; tribune de chercheurs et de médecins De l'Esprit des Lois. Paris ; GF Flammarion Grand dictionnaire de la Philosophie Influence du tabagisme des médecins généralistes sur leur pratique du conseil minimal d'aide à l'arrêt du tabac Vocabulaire technique et critique de la philosophie Mémoires d'Hadrien. Paris ;Folio-Gallimard Paris ;GF Flammarion Lapolitique et la médecine : une figure platonicienne et sa relecture averroïste Un mythe bien fondé : le lobby des professions de santé à l'Assemblée Nationale. Les Tribunes de la Les conséquences électorales des conflits de la santé : mythe ou réalité ? Les Tribunes de la Dictionnaire encyclopédique d'éthique chrétienne La construction de la confiance dans l'entretien médical De quoi le covid-19 est-il le nom ? L'impact du langage sur la prise en charge et le positionnement éthique en période de pandémie Quel accompagnement pour les personnes vulnérables en contexte de confinement ? Covid-19 : aux frontières de la folie La vengeance du pangonlin. Paris ; Editions Robert Lafon Le covid, une guerre de religion L'après-covid et la santé mentale des soignants Covid-19 : quelles protections pour les personnels hospitaliers ? 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