key: cord-1005010-tyr2fimn authors: SOARES, Sergei; BERG, Janine title: Les retombées du COVID‐19 sur le marché du travail: qui en souffre, qui y échappe, avec quel effet sur les inégalités? date: 2022-02-25 journal: Revue internationale du Travail DOI: 10.1111/ilrf.12225 sha: de921c8926a25b9460e7eb8a6f6abcf8798fae2e doc_id: 1005010 cord_uid: tyr2fimn Face au COVID‐19, les autorités nationales ont adopté des mesures de nature et de portée variées, avec des effets notables sur les marchés du travail, notamment pour certains groupes. Les auteurs utilisent les enquêtes sur la population active de sept pays à revenu intermédiaire ou élevé pour observer les transitions professionnelles au premier semestre de 2020 et comparer la situation avec la même période de 2019. Ils concluent que la volatilité est plus faible dans les pays qui ont choisi de soutenir les revenus en subventionnant les salaires plutôt que par d'autres moyens, mais que la pandémie a creusé les inégalités partout. La pandémie de COVID-19 a eu des effets dévastateurs sur l'humanité. Au 3 décembre 2021, l'Organisation mondiale de la santé recensait plus de 263 millions de contaminations confirmées, et plus de 5 millions de décès 1 . L'apparition du virus et les mesures de confinement qu'elle a entraînées ont eu des répercussions tout aussi catastrophiques sur le plan économique. Selon les estimations du Fonds monétaire international (FMI), l'économie mondiale se serait contractée de 3,3 pour cent en 2020. Cette récession, sans précédent depuis la seconde guerre mondiale, est deux fois plus importante que celle qui avait été enregistrée en 2009, où le recul avait été de 1,7 pour cent (FMI, 2021) . Au deuxième trimestre de 2020 (période sur laquelle portera notre analyse), 94 pour cent des travailleurs de la planète habitaient dans des pays dans lesquels des mesures de fermeture des lieux de travail étaient encore en vigueur, sous une forme ou sous une autre, selon les estimations du BIT (2020a). En outre, les pertes totales en heures travaillées atteignaient 17 pour cent par rapport au quatrième trimestre de 2019, et les revenus du travail avaient diminué de 10,7 pour cent durant les trois premiers trimestres de 2020, en comparaison avec la même période de 2019 (ibid.). Partout sur la planète, les autorités nationales ont tenté de stopper la progression du virus en mettant l'activité économique à l'arrêt. Généralement, l'économie et les marchés du travail sont plutôt ébranlés par des chocs de demande. Mais, dans ce cas précis, les restrictions imposées par les autorités, les entreprises ou les individus ont créé un choc d'offre brutal, qui a aussi affecté la demande globale. Les mesures adoptées pour soutenir les entreprises, contraintes de fermer leurs portes, et leurs salariés ont varié, tant par leur nature que par leur portée. Du fait de cette diversité, et des spécificités institutionnelles et culturelles du marché du travail dans les différents pays, ces stratégies n'ont pas eu partout le même effet sur l'emploi. Les chercheurs du monde entier s'interrogent sur les méthodes à utiliser pour évaluer précisément l'ampleur de la crise et l'efficacité des politiques adoptées pour en limiter la portée. Nous tenterons de contribuer à cette réflexion en analysant la mobilité professionnelle pendant la période de la pandémie de COVID-19, et ce dans sept pays. Nous examinerons à la fois les caractéristiques des individus qui connaissent une transition vers et depuis l'emploi et la nature de leur poste, afin de repérer quels sont les groupes qui souffrent le plus des effets de la pandémie, quels sont ceux qui parviennent à s'en prémunir, et quels sont les effets de cette nouvelle configuration sur les inégalités. En outre, nous chercherons à évaluer l'efficacité des mesures mises en place par les autorités publiques. Pour quantifier les transitions professionnelles, on a le choix entre plusieurs méthodes. On peut utiliser des séries de coupes transversales afin de comparer des groupes de travailleurs, et faire sur cette base certaines inductions sur la tendance des trajectoires professionnelles, mais il faut pour cela faire de nombreuses hypothèses. On peut aussi mesurer les transitions directement en utilisant les enquêtes sur la population active qui suivent la situation des travailleurs d'un trimestre sur l'autre. Si c'est cette seconde méthode que l'on choisit, on est limité aux pays qui administrent de telles enquêtes, qui donnent accès aux codes d'identification permettant de suivre des sujets dans le temps et qui ont compilé les données en question au moins jusqu'au deuxième trimestre de 2020, autant de conditions qui réduisent considérablement le nombre des possibilités. Quand nous avons entamé nos travaux, sept pays seulement y répondaient: le Brésil, le Costa Rica, les États-Unis, le Mexique, la Pologne, le Portugal et le Royaume-Uni. Cependant, cet échantillon permet déjà des comparaisons intéressantes du fait de la diversité des marchés du travail en question (parce qu'il y a parmi eux des pays à revenu intermédiaire et d'autres à revenu élevé), mais aussi de la variété des stratégies adoptées face à la pandémie. L'un de nos objectifs était d'apporter une réponse, provisoire au moins, à la question de savoir si les transitions observées avaient un effet sur les inégalités sur le marché du travail. Pour ce faire, nous aurions pu partir des données portant sur la période qui précède le COVID-19, simuler l'analyse d'une distribution complète en utilisant les modèles de simulation standard, comme dans Lustig et al. (2020) , et en introduisant une variable sur les transitions sur le marché du travail. C'est une solution intéressante, qui permettrait des mesures et des attributions de causalité complètes, mais qui fait à nouveau intervenir de nombreuses hypothèses, et qui pose des problèmes du fait de l'endogénéité inhérente au marché du travail et aux politiques propres aux pays. C'est pour cette raison, mais aussi parce que la compréhension de la pandémie et de son effet sur les transitions professionnelles est encore limitée, qu'il nous a semblé plus judicieux d'utiliser une méthode reposant sur les mesures directes de la réalité observée. Par conséquent, nous limitons notre analyse à l'observation directe des transitions professionnelles au sein de groupes spécifiques. Nous commençons par enregistrer la mobilité entre le premier et le deuxième trimestre de l'année 2019, qui constitue notre point de comparaison (période de référence ou «réf.» dans les tableaux), puis celle qui a pu être observée entre le premier et le deuxième trimestre de 2020. Nous calculons ensuite l'écart entre les valeurs de 2020 et celles de 2019, chiffre fondamental pour notre analyse car nous considérons qu'il rend compte de l'effet de la pandémie. En effet, notre hypothèse d'identification est la suivante: puisque nous considérons 2019 comme une année «ordinaire», tout écart avec 2020 sera mis sur le compte des effets de la pandémie. La figure 1 nous donne les probabilités de transition de 2010 à 2019 pour six pays de notre échantillon (Brésil, Costa Rica, États-Unis, Mexique, Portugal et Pologne). Au Portugal, nous observons une tendance de longue durée vers une diminution du nombre de transitions de l'emploi vers le non-emploi, alors qu'au Costa Rica la volatilité est plus marquée que pour les autres pays. Mais rien ne porte à penser que 2019 est une année différente des autres. Nous soulignerons encore que nous utilisons une méthode originale par rapport à la plupart des autres auteurs qui ont cherché à analyser l'effet de la pandémie sur des groupes spécifiques (les femmes et les jeunes notamment). En effet, nous faisons la comparaison pour des groupes définis en fonction des caractéristiques démographiques des individus, mais aussi de la nature de leur emploi. Nous organisons la suite de notre article de la façon suivante. Après une deuxième partie dans laquelle nous présentons brièvement nos données et notre méthode (titre 2), nous passerons en revue les stratégies adoptées par les sept pays de notre échantillon, tout en résumant les conclusions de la littérature -encore embryonnaire -sur l'effet du COVID-19 sur les transitions professionnelles (titre 3). Dans la partie suivante (titre 4), nous comparons les chiffres de l'emploi pour chacun des pays pris en compte, mais aussi l'importance des flux vers et depuis l'emploi, avant et après la pandémie. Dans la cinquième partie (titre 5), nous entrons dans le vif du sujet: nous présentons et commentons les résultats de notre comparaison des probabilités de transition selon trois variables démographiques et huit variables relatives à la nature de l'emploi. Dans une dernière partie, nous évaluons la riposte des autorités nationales, à la lumière des données analysées, et présentons nos conclusions (titre 6). Puisque notre recherche porte sur l'effet de la pandémie de COVID-19 sur les transitions professionnelles, nous devons pouvoir observer les individus à deux points dans le temps. L'échantillon est donc limité aux pays pour lesquels nous disposons de séries chronologiques (avec panels rotatifs) au moins jusqu'au deuxième trimestre de 2020. Au moment où nous avons lancé l'étude, nous avions des séries de ce type jusqu'au troisième trimestre de 2020 pour plusieurs pays d'Amérique latine, à savoir le Brésil ( Il existait d'autres enquêtes sur la population active avec échantillons rotatifs mais, dans leur cas, les informations dont nous avions besoin et les codes permettant d'apparier les données n'étaient pas forcément disponibles au moment de notre étude. L'analyse n'était donc possible que pour les sept pays cités plus haut (Brésil, Costa Rica, États-Unis, Mexique, Pologne, Portugal et Royaume-Uni), un échantillon qui permet déjà une comparaison intéressante, puisqu'il présente une bonne diversité, sous l'angle du niveau de développement, de la réglementation du travail et des stratégies adoptées face à la crise. Nous verrons du reste que l'effet de ces stratégies est lui aussi tout à fait différent selon le pays. Nous présentons dans le tableau 1 des indications sur la taille de nos échantillons. Malgré l'attrition, celle-ci reste raisonnable. L'échantillon le plus réduit, celui du Costa Rica, compte autour de 15 000 personnes, et le plus gros, celui du Brésil, quelque 322 000. Cependant, puisque nous nous intéressons à l'évolution des inégalités (soit à la variation de l'écart entre les groupes dans le temps), l'échantillon doit avoir une taille plus importante. Dans quelques cas peu nombreux, les valeurs élevées de p sont imputables à la taille trop restreinte de l'échantillon. Tous les chiffres que nous commentons dans la suite de l'article ont été obtenus en pondérant les microdonnées avec les poids fournis dans la série en question. Ces poids ne correspondent pas forcément à la composition de l'échantillon rotatif, mais cela ne pose pas de problème, car tous nos résultats (à part la taille des échantillons) sont des chiffres relatifs. Comme nous l'avons vu plus haut, la plupart des auteurs qui ont travaillé sur les conséquences de la pandémie sur des groupes de population se sont limités à faire un instantané de la situation des individus d'âge actif au moment de l'apparition du problème. Si on se limite à analyser l'évolution entre le premier et le deuxième trimestre de 2020, l'opération -qui a certes son intérêtne permet pas de savoir si ce que l'on observe suit le cours normal des choses, étant entendu que tous les marchés du travail présentent aujourd'hui des taux de transition élevés, en particulier dans les pays en développement. C'est pourquoi nous avons choisi de comparer, là où c'était possible, le taux de transition enregistré entre le premier et le deuxième trimestre de 2020 et celui que l'on pouvait observer un an auparavant, soit entre le premier et le deuxième trimestre de 2019. Quand nous présenterons nos résultats, nous nous efforcerons donc de faire ressortir l'écart entre les deux périodes, en faisant la comparaison entre une situation pouvant être considérée comme ordinaire et celle qui a pu être observée après l'apparition du COVID-19. Face au COVID-19, les pays ont lancé diverses mesures visant à protéger la santé des populations, mais aussi à limiter l'impact des confinements sur l'économie. Selon les données compilées par un institut de recherche de l'Université d'Oxford, les sept pays de notre échantillon ont tous adopté des mesures de fermeture des lieux de travail ou de télétravail à partir de la mi-mars 2020 2 . Comme la figure 2 permet de le constater, il s'agissait parfois de simples recommandations (soit le niveau 1 sur notre échelle de l'intensité des mesures de lutte contre le COVID-19), mais parfois aussi de dispositions obligatoires, limitées à certains types d'établissements (niveau 2), ou applicables à l'ensemble de l'économie à l'exception des activités essentielles (niveau 3). La majorité de ces mesures ont été imposées jusqu'au deuxième trimestre de 2020 (Hale et al., 2020) . Nous relevons que la plupart des pays avaient déjà mis en place des mesures de confinement au cours de la dernière ou des deux dernières semaines du premier trimestre de 2020. Cela diminue un peu l'efficacité de notre stratégie d'identification, puisque le premier trimestre n'est pas une période «pré-COVID-19» à strictement parler. Malheureusement, à part pour le Mexique, les enquêtes utilisées ne permettent pas de savoir quelle semaine précisément le questionnaire a été administré 3 . Dans ces conditions, on interprétera les valeurs obtenues comme une limite inférieure de l'effet du COVID-19 sur les transitions professionnelles. Si les mesures de confinement sont très similaires dans les sept pays suivis, celles qui ont été adoptées pour soutenir les entreprises et les travailleurs le sont beaucoup moins et varient considérablement dans leur conception comme dans leur portée. Ainsi, les chiffres du tableau 2 montrent que les dépenses publiques liées à la pandémie représentent 0,6 pour cent du PIB à peine au Mexique, mais jusqu'à 11,8 pour cent aux États-Unis. Les mesures financées n'ont pas été partout les mêmes non plus, ce qui a eu des conséquences importantes sur la stabilité de l'emploi, notamment dans la période à l'examen. En ce qui concerne les mesures axées sur la main-d'oeuvre, le Brésil, la Pologne, le Portugal et le Royaume-Uni ont plutôt utilisé les subventions visant à protéger la relation professionnelle, alors que les États-Unis et le Costa Rica (mais dans une mesure bien moindre pour ce dernier pays) ont privilégié les dispositifs visant à prêter assistance à ceux qui avaient perdu leur emploi. D'autres pays, mais aussi certains États du Mexique, ont également adopté des mesures de ce type, en plus des subventions destinées à protéger la relation de travail. C'est au Royaume-Uni que l'on observe le programme de subventionnement des salaires le plus ambitieux avec le Coronavirus Job Retention Scheme. Avec ce dispositif, l'État prend en charge 80 pour cent du salaire mensuel des 3 Pour le Mexique, nous avons fait l'analyse en excluant les deux dernières semaines du premier trimestre et nous avons constaté que cela ne modifiait pas les résultats. Royaume-Uni travailleurs visés par une mesure de chômage technique, jusqu'à concurrence de 2 500 livres. Cette politique marquait un tournant par rapport à celles qui avaient été adoptées lors de récessions précédentes en ceci qu'elle visait à préserver la relation de travail (même s'il n'y avait, en réalité, plus d'activité puisque les travailleurs étaient renvoyés chez eux). De ce fait, le déclin de l'activité économique s'est soldé par une baisse du nombre moyen d'heures travaillées, mais pas par une baisse du nombre d'emplois. Au Portugal, le gouvernement a lui aussi mis le maintien des contrats de travail au coeur de son plan de sauvetage en s'engageant à couvrir 70 pour cent des salaires, grâce aux fonds de la sécurité sociale, les 30 pour cent restants étant à la charge de l'employeur. En Pologne, l'État était moins généreux puisque le subventionnement ne portait que sur 40 pour cent du salaire mensuel moyen, calculé sur le trimestre précédent. Dans ces deux pays, les gouvernements ont aussi pris des mesures pour aider les travailleurs qui étaient obligés de rester à la maison pour s'occuper de jeunes enfants, quand les écoles et les crèches ont fermé 4 . Au Brésil, le marché du travail a tiré profit de mesures préexistantes, notamment d'un système d'annualisation du temps de travail qui donnait déjà une certaine souplesse aux employeurs, et que les autorités ont complété par d'autres mesures, dont le Benefício Emergencial de Preservação do Emprego e da Renda (prestation d'urgence pour la préservation des emplois et du salaire). Ce programme visait à autoriser les employeurs à réduire le nombre d'heures travaillées, avec baisse proportionnelle du salaire, ou à suspendre provisoirement les contrats de travail en application d'accords individuels ou collectifs avec leurs salariés. Le gouvernement fédéral versait une contrepartie financière. Les autorités estiment que la prestation a permis de sauver plus de 10 millions d'emplois. Un autre dispositif d'urgence (l'Auxílio Emergencial) a été mis en place en parallèle afin de distribuer des prestations en espèces aux travailleurs du secteur informel. Pour atteindre cette cible, il avait été décidé que la prestation serait versée à tous les adultes qui n'étaient pas employés dans le secteur formel et qui ne touchaient aucune autre prestation sociale. Si ces quatre pays -et d'autres États européens -ont plutôt subventionné les employeurs, dans l'idée de protéger la relation de travail, les États-Unis ont choisi pour leur part d'encourager le recours aux allocations de chômage en élargissant les critères d'admissibilité au système. De nouveaux groupes ont ainsi pu en bénéficier, notamment les indépendants. En outre, les citoyens ont reçu des chèques d'«encouragement» (stimulus cheques) qui ne dépendaient pas de la situation professionnelle. Sachant que leurs salariés seraient mieux protégés s'ils étaient au chômage, et compte tenu du caractère peu restrictif de la législation contre le licenciement, les employeurs états-uniens ont réagi à la pandémie et aux confinements en licenciant en masse. En conséquence, le taux de chômage, corrigé des variations saisonnières, a augmenté jusqu'à 14,8 pour cent en avril 2020, un niveau que l'on n'avait plus observé depuis la crise de 1929. Fort heureusement, beaucoup de ces travailleurs licenciés ont été réembauchés pendant l'été, si bien que le taux de chômage est redescendu à 10,2 pour cent en juillet 2020, une tendance qui s'est poursuivie les mois suivants. Au Costa Rica et au Mexique, les travailleurs n'ont reçu qu'une assistance limitée. Dans le premier de ces deux pays, on peut citer la création d'un fonds de solidarité à l'intention des travailleurs licenciés, et une législation visant à faciliter les licenciements. Quant au Mexique, dont les mesures de relance ont été jugées largement insuffisantes par le FMI, il lui était difficile d'augmenter les dépenses publiques, en particulier à cause d'une clause constitutionnelle -certainement contestable -qui pose des restrictions à l'émission de nouvelles dettes (ONU, 2021; Martín Cullell, 2020) . Les autorités se sont donc contentées, pour l'essentiel, d'assouplir les conditions des lignes de crédit, une mesure très utilisée aussi dans les autres pays de l'échantillon. L'effet de la portée et de la nature des mesures mises en place apparaît clairement dans les indicateurs du marché du travail agrégés que nous analyserons dans la partie suivante de notre texte. Il est plus difficile en revanche de savoir comment les différents groupes de travailleurs et types d'emplois y ont réagi. C'est cette question qui nous occupera principalement ici. Quelques auteurs ont déjà tenté d'y répondre depuis l'apparition de la pandémie. Parmi les premiers, on peut citer Adams Prassl et ses coauteurs (2020), qui ont comparé l'effet de cet événement sur le marché du travail en Allemagne, aux États-Unis et au Royaume-Uni, en se fondant sur une enquête en ligne conçue à cet effet. Ils concluent que les suppressions d'emplois ont été particulièrement nombreuses aux États-Unis, un peu moins au Royaume-Uni et beaucoup plus limitées en Allemagne, un pays connu pour son système de chômage partiel (Kurzarbeit), qui repose sur des subventions salariales à court terme. En outre, l'étude montre que les femmes et les jeunes sont plus exposés que les autres à la perte d'emploi, et ce dans les trois pays considérés, alors que les travailleurs très qualifiés semblent mieux protégés aux États-Unis et au Royaume-Uni, mais pas en Allemagne. Les auteurs concluent que la pandémie a accru les inégalités sur le marché du travail, mais que cet effet est plus faible dans ce dernier pays. Dans une analyse fondée sur les données de la CPS, que nous utilisons nousmêmes, Cowan (2020) étudie les transitions professionnelles aux États-Unis. Il y établit -ce qui ne surprend pas -que la pandémie a eu des effets considérables, dont une hausse du chômage et une diminution des taux d'activité. Il montre en outre que c'est pour les groupes les plus fragiles -les femmes, les jeunes et les travailleurs les moins bien formés -que les pertes d'emplois et d'heures travaillées sont les plus lourdes. Dans une autre étude, Montenovo et ses collaborateurs (2020) concluent qu'aux États-Unis les très nombreuses suppressions d'emplois, qui ont exacerbé les inégalités, peuvent être expliquées pour l'essentiel par les caractéristiques des emplois: certains métiers ont été particulièrement pénalisés, à savoir ceux qui font intervenir davantage de contacts directs et se prêtent moins au télétravail. Or les femmes, les jeunes et les personnes peu instruites sont surreprésentés dans ces professions. On retrouve des méthodes d'analyse des transitions professionnelles similaires à la nôtre dans des études sur le Brésil (Hirata et Machado, 2010) Cependant, nous sommes les premiers à comparer les probabilités de transition selon les caractéristiques des individus et celles de l'emploi, dans plusieurs régions à la fois, à la suite de la pandémie. Pour commencer, il faut s'intéresser au taux d'emploi, établi en rapportant le nombre d'actifs occupés (indépendants y compris) à la population en âge de travailler. Aux États-Unis, des millions de personnes sont venues grossir les rangs des chômeurs et des inactifs, une situation amplement relayée par les médias. En Europe, la situation n'a pas été aussi dramatique, pendant la plus grande partie de l'année 2020 tout du moins. Les deux graphiques de la figure 3 font bien apparaître le contraste entre le comportement des taux d'emploi dans les pays de l'échantillon pendant la période à l'examen. En Amérique latine et aux États-Unis, on observe une baisse massive du pourcentage des personnes occupées (salariés et indépendants confondus). Le taux d'emploi chute de 6 points de pourcentage au Brésil, 8 aux États-Unis, 11 au Mexique et 12 au Costa Rica. Si l'on considère le graphique B maintenant, on observe des situations bien différentes. Au Portugal, le recul du taux d'actifs occupés atteint 2 points de pourcentage seulement. Au Royaume-Uni, la baisse est de 1 point à peine. En Pologne, aucune diminution n'est décelable. On retiendra de la figure 3 que la baisse du taux d'emploi, qui est tout à fait exceptionnelle dans les Amériques, se confond quasiment avec les variations saisonnières en Europe. Les tendances de l'emploi dépendent de deux flux: celui des actifs occupés qui perdent leur travail (et qui rejoignent le groupe des chômeurs ou alors celui des inactifs) et celui des individus sans emploi qui rejoignent le marché du travail. Les données de panel permettent de mesurer ces deux flux directement. C'est ce que nous faisons dans le tableau 3. Dans cette matrice de transition, la partie de gauche et la partie intermédiaire portent sur les flux enregistrés en 2019 et en 2020, respectivement, alors que la partie de droite donne l'écart entre ces deux valeurs, c'est-à-dire l'effet de la pandémie de COVID-19 sur le marché du travail, si l'hypothèse de détermination du modèle -à savoir que 2019 est une année «normale» -est fondée. Dans ce tableau -comme dans les suivants, sauf indication contraire -, nous rangeons dans la catégorie «emploi» aussi bien les salariés que les indépendants, et le groupe «non-emploi» englobe à la fois les chômeurs et les inactifs; on relèvera en outre que les pays sont présentés par ordre géographique, du sud au nord. La mesure de la stabilité professionnelle (pourcentage d'individus d'âge actif qui conservent le même statut sur le marché du travail au cours de deux trimestres consécutifs, situation que nous désignons par «statut idem» dans le tableau 3) nous donne une indication des flux vers et depuis l'emploi. En Pologne, 98 pour cent des individus conservent le même statut professionnel au premier et au deuxième trimestre de 2019, un taux qui passe à 84 pour cent au Costa Rica. Pour cet indicateur, les États-Unis semblent plus proches de l'Europe que de l'Amérique latine, puisque le taux de maintien dans le même statut y atteint 93 pour cent. Ces niveaux sont-ils conformes à ceux qui sont décrits dans d'autres analyses sur la situation avant la pandémie? Oui, à peu de choses près. Parmi les études sur les déterminants des transitions sur le marché du travail brésilien, Hirata et Machado (2010) Parmi les études sur la mobilité professionnelle après la pandémie, il n'y a que Cowan (2020) qui présente des statistiques comparables aux nôtres, et son analyse ne porte que sur les États-Unis. Chez lui, le taux de transition emploi-emploi est de 47 pour cent, contre 50 pour cent ici, et celui des flux depuis et vers le non-emploi de 36 pour cent, contre 37 pour cent. Ces valeurs sont donc très similaires, et le petit écart vient certainement de ce que l'auteur envisage une troisième catégorie de travailleurs (ceux qui sont en emploi mais absents de leur lieu de travail), que nous n'utilisons pas dans notre étude. Comme chez Cowan, nous faisons porter la comparaison sur le deuxième mois de chaque trimestre. Nous avons établi un peu plus haut une distinction entre deux types de mobilités professionnelles sur le marché du travail. Il faut se demander maintenant quelle est la meilleure méthode pour repérer les modifications éventuelles des flux en question avec la pandémie. Le plus simple, c'est d'observer l'écart entre la valeur des flux après l'arrivée de la pandémie (2020) et avant (2019), exprimé en points de pourcentage, et obtenu en retranchant les chiffres de 2019 de ceux de 2020 (voir partie notée «Écart» du tableau 3). les pays d'Amérique latine affichent une tendance commune à la baisse des flux vers l'emploi, que ce soit depuis l'emploi ou depuis le non-emploi. La somme des entrées de la colonne dans laquelle nous avons consigné l'écart entre les chiffres de 2019 et ceux de 2020, en valeur absolue, constitue un indicateur de la volatilité sur le marché du travail (notons que la somme des écarts en valeurs réelles sera toujours égale à zéro car, en fin de compte, tout le monde se retrouve dans un groupe donné). Au Costa Rica, au Mexique et au Brésil, la volatilité atteint 24, 19 et 12 points de pourcentage, respectivement. Aux États-Unis, elle est de 16 points. Enfin, elle est de 5 points au Portugal, 1 point au Royaume-Uni et 1 point également en Pologne. Pour synthétiser, on peut dire que la pandémie modifie peu les flux entre situations professionnelles en Europe, mais beaucoup dans les Amériques. L'analyse de notre matrice de transition débouche sur une dernière observation: le recul de l'emploi ne dépend pas des mêmes flux aux États-Unis et en Amérique latine. Aux États-Unis, 89 pour cent de cette baisse dépend directement des pertes d'emploi, soit des passages de la case emploi à la case chômage ou inactivité. En effet, pour les transitions du non-emploi vers l'emploi, elles affichent certes une tendance vers le bas, mais celle-ci reste modérée. En Amérique latine, au contraire, la baisse des flux vers l'emploi est aussi forte que celle des sorties de l'emploi. Au Brésil, 62 pour cent du recul vient d'une diminution du nombre des travailleurs qui rejoignent le marché du travail en 2020, par rapport à 2019. Par conséquent, on peut dire que la pandémie a modifié la tendance de la mobilité professionnelle dans les deux sens au Brésil et dans les autres pays latino-américains. Comment les différents groupes de travailleurs sont-ils touchés par les flux professionnels décrits plus haut? Peut-on associer des caractéristiques (covariables) à ces transitions et, si oui, lesquelles? Par exemple, le fait d'être une femme, d'avoir été embauché en CDI ou d'exercer une profession intellectuelle ou scientifique a-t-il une influence sur la probabilité de connaître une transition vers telle ou telle situation sur le marché du travail? Plutôt que de présenter tous nos résultats à la fois, dans un tableau récapitulant l'effet de toutes les covariables, nous avons décidé de les décliner les uns après les autres, en procédant covariable après covariable. Nous commençons par le sexe, avant de passer à deux autres caractéristiques individuelles, l'âge et le niveau d'études. Nous observons ensuite l'effet du revenu, du temps de travail, du statut professionnel (salarié ou indépendant), du secteur d'emploi (public ou privé), de la durée de l'engagement (contrat de durée déterminée -CDD -ou de durée indéterminée -CDI) et de la nature de la relation de travail (formelle ou informelle). Nous analysons également l'effet de deux variables relatives au poste occupé: le niveau de responsabilité (cadre ou non-cadre) et la catégorie professionnelle (profession intellectuelle, scientifique ou intermédiaire ou autre profession). Au total, cela fait onze variables à analyser. Pour certains pays, les données ne sont pas disponibles pour toutes. Ainsi, dans l'enquête BAEL (Pologne), les tranches d'âge ne sont pas exploitables pour notre analyse. De même, les données relatives à l'informalité ne sont disponibles que pour l'Amérique latine, et l'enquête IE du Portugal ne collecte pas d'informations sur les gains, pas plus que l'enquête LFS du Royaume-Uni, si ce n'est pour les salariés. Nous avons exploité tout ce qui était disponible. Dans tous les cas, nous avons enregistré les caractéristiques au premier trimestre de chaque année, c'est-à-dire que les données du deuxième trimestre ont servi uniquement à déterminer la situation professionnelle (emploi ou non-emploi) à cette période. Dans la partie supérieure du tableau 4, nous donnons l'écart entre les probabilités de transition emploi-emploi chez les hommes et chez les femmes. Les premières colonnes portent sur la probabilité de conserver son emploi entre le premier et le deuxième trimestre de 2019 (période de référence), puis entre le premier et le deuxième trimestre de 2020. Les données sont ventilées par sexe. Nous indiquons ensuite l'écart entre les valeurs de 2019 et celles de 2020, écart que nous assimilons à l'effet de la pandémie, puisque nous supprimons l'effet des flux «ordinaires», soit ceux que l'on avait enregistrés en 2019. Une autre colonne (notée ΔΔ) donne l'écart entre l'effet que la pandémie a sur la situation des femmes et celui qu'elle a sur la situation des hommes. C'est sur cette colonne que portera l'essentiel de notre analyse à partir de maintenant. Une dernière colonne contient les valeurs p, qui rend compte de la probabilité que cette différence soit égale à zéro: si la valeur de p est petite, cela signifie que l'écart est significativement différent de zéro; si la valeur de p est élevée, cela signifie qu'il est égal à zéro 6 . À la différence de ce qui s'est produit lors de récessions précédentes, qui ont d'abord touché les hommes -du fait d'un recul de l'activité dans certains secteurs particulièrement exposés, tels que le bâtiment ou l'industrie manufacturière -, la crise due au COVID-19 a surtout affecté les femmes (BIT, 2020c). Nos résultats montrent ainsi que les femmes ont été moins susceptibles de conserver leur emploi pendant la pandémie dans tous les pays considérés. La probabilité de ne pas perdre son emploi diminue certes pour les deux sexes (sauf en Pologne, pour les hommes), mais la probabilité d'un flux emploi-emploi diminue plus pour les femmes que pour les hommes (sauf au Royaume-Uni, où le recul est de 1 point de pourcentage dans les deux cas). Notre statistique clé, celle qui donne l'effet de la pandémie sur les inégalités hommes-femmes (ΔΔ), montre donc que la pandémie a creusé les inégalités de genre sous l'angle du maintien dans l'emploi dans tous les pays à l'exception du Royaume-Uni. L'autre mobilité à prendre en compte est celle qui conduit du non-emploi à l'emploi (voir partie inférieure du tableau 4). Nous soulignerons ici que les femmes sont plus susceptibles de passer de l'emploi à l'inactivité, plutôt qu'au chômage, et que c'est pour cela qu'il était important, pour cette analyse, de regrouper ces deux situations au sein de la catégorie «non-emploi» (Razzu et Singleton, 2016) . Ici aussi, nous observons que les femmes qui se situent en marge du marché du travail (chômeuses et inactives) sont moins susceptibles de regagner le marché du travail. L'affirmation vaut pour tous les pays sauf pour la Pologne. Cependant, l'effet de la pandémie sur cette probabilité n'est pas univoque. En Europe, la mobilité du non-emploi vers l'emploi diminue plus pour les femmes que pour les hommes, alors que, dans les Amériques, c'est l'inverse qui prévaut (la valeur de l'indicateur noté ΔΔ est négative, en effet, pour les pays européens mais positive pour les pays des Amériques). Ce qu'il faut retenir, c'est que les femmes sont plus exposées à la perte d'emploi, principalement en Amérique latine mais aussi aux États-Unis, dans une moindre mesure. Cet effet est cependant atténué, en partie du moins, dans la population d'âge actif dans son ensemble, par la diminution plus faible de la probabilité, pour les femmes, de connaître une transition du non-emploi vers l'emploi. Pour analyser les effets de la pandémie sur les jeunes, nous avons regroupé les individus âgés de 15 à 25 ans dans un groupe spécifique et rangé tous les autres dans un groupe «25+». Dans l'enquête polonaise (BAEL), les tranches d'âge utilisées étaient différentes, ce qui nous a empêchés d'inclure ce pays dans la comparaison. Les résultats obtenus selon l'âge (indicateur indirect de l'expérience dans une certaine mesure) sont éloquents (voir tableau 5). En temps ordinaire, l'âge protège du chômage et de l'inactivité. Nous observons que cet effet protecteur s'est affirmé avec le COVID-19. L'écart dans la probabilité de perdre son emploi selon la tranche d'âge atteint jusqu'à 8 points de pourcentage pour certains pays, ce qui signifie que la probabilité de rester occupé chute de 8 points de plus chez les jeunes que chez les plus de 25 ans. Même dans un pays comme le Portugal, où l'effet de la pandémie sur la mobilité professionnelle est resté limité, l'écart entre jeunes et moins jeunes atteint 6 points. La tendance est claire également, mais un peu moins marquée, pour ce qui est du passage du non-emploi à l'emploi (voir partie inférieure du tableau 5). Exception faite du Costa Rica, le fait d'avoir accumulé de l'expérience professionnelle joue aussi en faveur de ceux qui cherchent à rejoindre l'emploi. La leçon à retenir du tableau 5, c'est que la pandémie a été particulièrement dure pour les jeunes. Les moins de 25 ans ont été bien plus exposés à la perte d'emploi s'ils en avaient un et un peu moins susceptibles d'en retrouver un s'ils n'en avaient pas. Dans la plupart des pays, les études supérieures sont un passage obligé pour accéder aux postes les mieux rémunérés. Nous analysons l'effet de cette caractéristique sur la mobilité professionnelle pendant la pandémie, en comparant la situation des diplômés du supérieur et celle de ceux qui ont été moins loin dans leurs études. Sans surprise, le fait d'avoir fait des études supérieures rend bien plus probable le maintien dans l'emploi (voir tableau 6). Pendant la période de référence, en 2019, la probabilité des diplômés du supérieur de rester occupés est de 1 à 7 points de pourcentage au-dessus de celle des personnes moins diplômées. Avec l'arrivée de la pandémie, cette probabilité diminue davantage pour les travailleurs moins instruits, et ce dans les sept pays à l'examen. La valeur de l'indicateur ΔΔ est comprise entre moins de 1 point de pourcentage au Royaume-Uni et 12 points au Costa Rica. Tous les résultats sont positifs, et tous sont significatifs statistiquement au seuil de 10 pour cent, sauf celui du Costa Rica. L'effet sur les flux du non-emploi vers l'emploi est moins net. La statistique ΔΔ montre que les plus instruits sont moins susceptibles qu'avant de rejoindre l'emploi au Brésil, au Portugal et en Pologne, mais que la relation s'inverse au Costa Rica, au Mexique et aux États-Unis (même si la valeur enregistrée est audessous de 1 demi-point aux États-Unis). Pour le Royaume-Uni, le résultat n'est pas significatif (valeur p de 23 pour cent). Pour conclure, il semble que les études supérieures protègent effectivement les travailleurs de la perte d'emploi, mais qu'elles n'ont pas d'influence nette sur la sortie du chômage ou de l'inactivité. Nous mettons fin ici à notre analyse de l'effet des caractéristiques individuelles. Reste à déterminer maintenant l'effet des caractéristiques de l'emploi: celles-ci jouent-elles aussi un rôle sur la probabilité de rester occupé? Quand on s'intéresse aux liens entre inégalités et transitions professionnelles, la première question à poser est celle de l'influence des gains sur la mobilité. Si ceux qui gagnent le plus ont plus de chances de conserver leur emploi, alors on peut affirmer que la pandémie aura accru les inégalités. Si, au contraire, les petits revenus sont plus susceptibles de rester occupés, alors elle aura eu un effet égalisateur. Pour cette analyse, nous assimilons les hauts revenus au groupe des individus qui se situent dans le quartile supérieur de la répartition des revenus du travail, puis nous observons comment s'en sortent les travailleurs en question, par comparaison avec ceux qui se situent dans les trois premiers quartiles. Nous précisons que nous ne tenons compte dans le calcul que du revenu tiré de l'emploi principal. Ici aussi, les conclusions ne font pas de doute (voir tableau 7): le COVID-19 a exacerbé les inégalités existantes, car les travailleurs du quartile du haut de la répartition sont plus susceptibles de conserver leur emploi que ceux des trois autres quartiles. Cet effet est particulièrement prononcé au Costa Rica, avec une variation de 12 points. Il est important également au Brésil (4 points) et au Mexique et aux États-Unis (6 points). Pour le Royaume-Uni, le résultat n'est pas significatif. L'effet du temps de travail sur la variation de la probabilité d'être licencié en raison du COVID-19 est très similaire à celui de l'appartenance au premier quartile de la répartition des revenus. Nous faisons l'analyse en séparant les travailleurs selon qu'ils sont employés à temps partiel (moins de trente-cinq heures pour une semaine ordinaire) ou à plein temps (plus de trente-cinq heures) (voir tableau 8). Nous observons que les travailleurs à temps partiel étaient plus susceptibles que les autres de perdre leur travail en 2019, et que cette tendance s'accentue avec la pandémie. Comme précédemment, la situation fluctue selon le pays, avec une variation de 11 points de pourcentage aux États-Unis, où les travailleurs à temps partiel sont souvent employés dans l'hôtellerie-restauration ou dans la vente, à moins de 1 point au Royaume-Uni (ce dernier résultat étant significativement différent de zéro). Si l'effet de la crise sur l'insertion professionnelle dépend certainement de la nature des mesures mises en place par les autorités, il dépend aussi du statut professionnel. Ainsi, les indépendants (y compris ceux qui sont employeurs) ont une plus large autonomie et peuvent décider de continuer de travailler même si leur revenu ne suit pas. Les salariés ont moins de marge de manoeuvre, si bien que leur situation dans le contexte de la pandémie dépend avant tout de la nature et de la portée des mesures officielles et des choix des entreprises (qui peuvent du reste décider de ne pas se séparer de leur personnel, même si elles n'ont rien à leur faire faire). Dans les enquêtes sur la population active que nous avons utilisées, les salariés qui continuent d'être payés sont toujours considérés comme tels, même s'ils ont été renvoyés chez eux à cause des restrictions liées à la pandémie et qu'ils ne font rien dans les faits. Les résultats présentés dans le tableau 9 font effectivement apparaître un lien entre l'évolution de la situation et les politiques mises en place. Ainsi, au Portugal, au Royaume-Uni et, dans une moindre mesure, au Brésil, où l'État a axé sa riposte notamment sur les subventions visant à protéger les relations de travail, la baisse du nombre de transitions emploi-emploi chez les salariés en 2020, par rapport à 2019, est bien moins marquée qu'au Costa Rica, au Mexique et aux États-Unis, des pays qui n'ont pas eu recours aux subventionnements directs. Pour les trois premiers pays, cette baisse est comprise entre 1 et 5 points de pourcentage. Dans les trois derniers, elle va de 9 à 12 points de pourcentage. Chez les indépendants, les résultats sont plus difficiles à interpréter. Les fortes baisses observées au Costa Rica et au Mexique peuvent refléter le recul rapide de la demande globale, dans un contexte où les mesures mises en place par le On considère souvent que l'emploi dans la fonction publique joue un rôle protecteur en cas de récession, et ce parce que les prestations de l'État doivent être assurées même en temps de crise, que les finances du secteur public ne sont pas soumises aux mêmes aléas que celles du secteur privé et que les fonctionnaires sont généralement mieux protégés contre le licenciement que les autres travailleurs. Ainsi, dans une étude sur les flux professionnels dans la fonction publique et dans le secteur privé en Espagne, aux États-Unis, en France et au Royaume-Uni, Fontaine et ses coauteurs (2020) constatent que les taux de sortie de l'emploi agrégés sont plus faibles dans le secteur public que dans le secteur privé entre 2003 et 2018, pour les quatre pays considérés, malgré la différence dans la taille de la fonction publique de l'un à l'autre. Cependant, les crises peuvent modifier ces tendances, car les politiques d'austérité sont susceptibles de se solder par des pertes d'emploi dans la fonction publique, de même que les décisions visant à privatiser certaines prestations autrefois prises en charge par l'État. Ainsi, pendant la crise financière mondiale de 2008, l'évolution de l'emploi dans la fonction publique a été procyclique en France, mais anticyclique aux États-Unis, une opposition qui répond à celle des orientations adoptées par les gouvernements de ces deux pays. Au deuxième trimestre de 2020, les sorties de l'emploi sont aussi nombreuses, voire plus, dans le secteur privé que dans le secteur public, et ce dans les sept pays. Cependant, au Brésil, au Mexique et aux États-Unis, les flux depuis l'emploi vers le non-emploi sont importants également pour les salariés du public (tableau 10). Comme nous l'avons déjà dit, le Mexique a adopté à l'époque une politique de réduction des dépenses budgétaires rigoureuse, qui s'est rapidement traduite par des pertes d'emploi pour les fonctionnaires. Aux États-Unis, les autorités locales ont vu leurs recettes fiscales reculer, sans que ce soit compensé par un apport supplémentaire de l'administration centrale. L'emploi Les travailleurs en CDD sont par définition plus mobiles professionnellement et enchaînent des transitions fréquentes depuis les contrats courts vers le chômage ou l'inactivité, même pendant les périodes propices (BIT, 2016) . Sur les marchés du travail caractérisés par une forte dualité, comme en Europe méridionale, la plupart des mouvements de l'emploi vers le chômage sont le fait de travailleurs en CDD (Silva et Vázquez-Grenno, 2013) . Dans notre analyse, nous observons donc, sans surprise, une plus forte probabilité de perdre son emploi pour ces travailleurs en 2019 déjà. De même, nous ne nous étonnons pas de constater qu'avec la pandémie leur probabilité de rester dans l'emploi diminue plus fortement que pour les travailleurs au bénéfice d'un CDI. La variation de l'écart est considérable; elle est comprise entre 3 points de pourcentage au Brésil et 8 points au Portugal pour les résultats significatifs (tableau 11). Si les relations de travail informelles -travail au noir -existent aussi dans les pays à revenu élevé, elles sont beaucoup plus fréquentes dans les pays en développement. C'est ce qui explique que l'on trouve des questions sur cet aspect dans les enquêtes disponibles pour le Brésil, le Costa Rica et le Mexique, mais pas pour celles des autres pays. Le travail pour l'économie informelle a des effets très prononcés, conformes à nos attentes: les travailleurs de l'économie informelle, qui étaient déjà plus exposés à la perte d'emploi pendant la période de référence, en 2019, connaissent aussi plus de transitions vers le non-emploi avec la pandémie de COVID-19 (voir tableau 12). Comme le personnel d'encadrement reste nécessaire à la marche de l'entreprise, nous nous attendions à ce que la qualité de cadre constitue une protection -plus ou moins efficace -contre le licenciement en temps de crise. Les données du Tableau 11. Transitions emploi-emploi selon la durée de l'engagement (CDI/CDD) tableau 13 montrent que cette hypothèse ne tient qu'en partie, peut-être parce que les cadres, notamment dans les grandes organisations, ont aussi des supérieurs, et parce que, dans certaines branches comme l'hôtellerie-restauration et le commerce de détail, qui ont été durement touchées par la pandémie, ces postes n'ont pas forcément pu se protéger des retombées de la crise. Notre indicateur de la variation de l'écart entre les groupes (ΔΔ) est toujours de signe positif, mais pour le Brésil et le Portugal il n'est pas statistiquement différent de zéro, et pour le Mexique il l'est à peine. C'est aux États-Unis que les cadres semblent avoir été le plus protégés du licenciement, avec une variation de 9 points de pourcentage de l'écart par rapport aux travailleurs sans fonctions d'encadrement. Le tableau 14 montre que le fait d'exercer une profession intellectuelle, scientifique ou intermédiaire protège mieux que la fonction de cadre. Dans tous les pays, la statistique ΔΔ présente un signe positif dans leur cas, avec des valeurs certes assez variables, comprises entre 7 points au Costa Rica et moins de 1 au Royaume-Uni. Ce n'est pas vraiment une surprise, car le recours au télétravail ne pose pas de difficulté pour la plupart des métiers en question. Mais, là aussi, l'évolution tend à creuser les inégalités, car ces travailleurs sont plus susceptibles de conserver leur emploi et leur revenu est plus élevé. Dans notre étude empirique, nous avons analysé l'effet de trois caractéristiques individuelles, à savoir le sexe, l'âge et le niveau d'études, et de huit caractéristiques relatives à l'emploi, à savoir les gains, le temps de travail, le statut professionnel (salarié/indépendant), le secteur d'emploi (public/privé), la durée de l'engagement (CDD/CDI), la nature de la relation de travail (formelle/informelle) et deux dernières données signalant l'occupation d'un poste privilégié. Dans la plupart des cas, nous constatons que la pandémie de COVID-19 exacerbe les inégalités existantes. Les femmes, les jeunes et ceux qui n'ont pas fait d'études au-delà du secondaire sont moins susceptibles de conserver leur poste que les hommes, les travailleurs plus âgés et les diplômés du supérieur, et l'écart entre groupes se creuse par rapport à ce que l'on pouvait observer avant la pandémie. De même, les individus situés dans le premier quartile de la répartition des revenus du travail, ou qui travaillent à plein temps, sont au bénéfice d'un CDI ou d'une relation de travail formelle, occupent un poste de cadre ou exercent une profession intellectuelle, scientifique ou intermédiaire sont tous plus susceptibles de rester en emploi, par rapport aux individus du bas de la répartition des gains, ou ceux qui travaillent à temps partiel, en vertu d'un CDD ou pour l'économie informelle, n'occupent pas de poste à responsabilités ou relèvent d'une autre catégorie professionnelle. Pour ce qui est de l'opposition salarié/ indépendant, les résultats ne sont pas constants. De même, le fait de travailler pour le secteur public semble jouer un rôle protecteur, mais dans des proportions moindres dans certains pays. Ce qui ressort en tous les cas, c'est que le COVID-19 a bel et bien renforcé les inégalités sur le marché du travail, appréhendées sous l'angle des transitions professionnelles. Si cet effet varie selon le lieu, en lien avec l'intensité de l'impact de la pandémie sur le marché du travail en question -celui-ci étant quelque peu atténué en Europe et beaucoup plus marqué aux Amériques -, on le retrouve partout. Cette conclusion appelle cependant quelques mises en garde. Tout d'abord, dans nos analyses, nous ne considérons qu'une variable à la fois, et les effets observés ne sont pas forcément cumulatifs. Ainsi, les effets respectifs du niveau d'études, des revenus du travail et de la profession peuvent se recouper. Nos échantillons n'étaient pas assez volumineux pour que nous puissions tenter une analyse multivariée. Il faut aussi reconnaître que notre horizon temporel reste très limité, puisque nous comparons les transitions du premier au deuxième trimestre. Les perturbations engendrées par la pandémie se sont poursuivies pendant toute l'année 2020 puis en 2021. On peut imaginer que ces effets évolueront avec le temps, notamment quand les contraintes budgétaires se feront plus pressantes. La pandémie de COVID-19 a contraint les pouvoirs publics à stopper les activités dites «non essentielles», une décision qui a eu d'énormes conséquences sur l'économie et les marchés du travail. À la différence de crises précédentes, déclenchées par un choc du côté de la demande globale, celle qui a découlé de cette nouvelle situation est donc née d'un choc s'exerçant du côté de l'offre. Compte tenu des particularités de la crise, de nombreux pays d'Europe, mais aussi d'autres régions du monde, comme le Brésil, ont cherché à limiter les pertes d'emplois en mettant en place des systèmes de subventionnement des salaires dont les employeurs pouvaient se prévaloir s'ils renonçaient à licencier. Les autorités espéraient que ce système permettrait aux entreprises de récupérer leur force de travail plus facilement, en s'évitant les coûts d'une réembauche, une fois que la pandémie serait sous contrôle et que les entreprises pourraient reprendre leur activité normalement. L'étude des transitions professionnelles atteste de l'efficacité de ces mesures, en montrant que celles-ci ont réduit la volatilité du marché du travail dans les pays qui ont privilégié cette approche au versement d'allocations. Il ne fait pas de doute que ces programmes ont été bénéfiques pour les travailleurs, qui ont pu s'éviter les incertitudes liées à la perte d'un emploi et se prémunir d'un effet «cicatrice», soit l'effet stigmatisant du chômage sur le parcours professionnel. En outre, en renvoyant les travailleurs chez eux, ces mesures ont sans doute contribué à limiter la diffusion du virus. Notre étude montre que les premières retombées de la pandémie sur le marché du travail ont été extrêmement variables selon le pays et qu'elles n'ont pas affecté tous les groupes de la même manière. Les travailleurs déjà fragilisés sur le plan professionnel l'ont été plus encore. Les inégalités se sont donc creusées aux dépens des femmes, des jeunes, des moins diplômés, des plus pauvres et des personnes employées en vertu d'un contrat temporaire ou informel. Ce constat confirme que la nature des mesures adoptées de même que leur portée jouent un rôle considérable, car la détérioration du marché du travail n'a pas les mêmes répercussions sur tous. Par conséquent, une embellie sur le marché du travail l'est aussi pour les groupes vulnérables. Ce que notre étude montre aussi, c'est qu'il faut adopter des mesures visant spécifiquement le monde du travail, associées à d'autres mesures sociales ou économiques, pour que la situation de chacun s'améliore. L'une des façons de faire cela consiste à travailler sur les caractéristiques des Les dispositions réglementaires ou autres mesures visant à promouvoir l'embauche de travailleurs en CDI ou selon des modalités formelles pourraient donc contribuer à réduire la volatilité sur le marché du travail. À partir du moment où les femmes, les jeunes et les individus qui sont moins diplômés ou qui gagnent moins sont plus susceptibles d'être en CDD ou de travailler pour l'économie informelle, alors des efforts allant dans ce sens pour Inequality in the Impact of the Coronavirus Shock: Evidence from Real Time Surveys», CESifo Working Paper No. 8265. Munich: Munich Society for the Promotion of Economic Research -CESifo GmbH «Rotation de la main-d'oeuvre en Amérique latine: différences de nature et d'intensité Un résumé de ce rapport est disponible en français, sous le titre «L'emploi atypique dans le monde: identifier les défis, ouvrir des perspectives Labour Overview: Latin America and the Caribbean. Lima. -. 2020c. «Observatoire de l'OIT: le COVID-19 et le monde du travail. Cinquième édition» «Análisis sobre la dinámica de transición y duración del desempleo en Costa Rica Short-Run Effects of COVID-19 on U.S. Worker Transitions», NBER Working Paper No. 27315. 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