key: cord-0979294-luxr00hn authors: Hazif-Thomas, C. title: L’apport du droit, de la raison publique et de l’éthique citoyenne face à la Covid-19 date: 2021-08-26 journal: nan DOI: 10.1016/j.npg.2021.08.004 sha: 512b48105fa7c1404a42df47b10c721b714012c7 doc_id: 979294 cord_uid: luxr00hn Les premiers enseignements de la crise sanitaire liée à la Covid-19 commencent à pointer une crise profonde de la bientraitance, de la reconnaissance et du professionnalisme ainsi qu’un profond désarroi quant aux possibilités de maintenir un accompagnement digne des personnes âgées. Dans ce contexte, les cellules éthiques de soutien ont été construites dans l’urgence de la crise sanitaire à l’invitation du Comité consultatif national d’éthique par les Espaces de réflexion éthiques régionaux (ERER), avec pour fonction de porter secours aux professionnels de santé et à tous ceux aux prises avec des dilemmes éthiques liés à la pandémie de Covid-19. Afin d’apporter des repères éthiques, la Conférence Nationale des Espaces de réflexion éthiques régionaux va d’ailleurs établir des outils d’aide à la réflexion ou « documents-repères » pour aider les instances éthiques dans leur action citoyenne. Au vu des principales observations, le confinement fut autant la meilleure que la pire des choses et le double confinement en chambre fut une tragédie pour nombre de personnes âgées dépendantes. The first lessons from the Covid-19 health crisis are starting to point to a deep crisis in benevolent approaches to care, recognition, and professionalism, as well as considerable disarray as to the possibility of maintaining decent support for the elderly. In this context, ethical backup units were formed in the setting of the health emergency, at the invitation of the National Consultative Ethics Committee, by the Regional Ethical Reflection venues, aiming to provide relief to health professionals and all those grappling with ethical dilemmas linked to the Covid-19 pandemic. To provide ethical benchmarks, the National Conference of the Regional Ethical Reflection venues will also establish supporting tools for reflection or guides to help ethics bodies in their civic action. In view of the main observations, lockdown was at once the best as the worst thing, and the compounded confinement in a nursing home bedroom was a tragedy for many dependent elderly people. Alors que la sortie de l'urgence sanitaire laisse augurer une période de surveillance épidémiologique renforcée (1), est-il vraiment possible d'opérer un retour à la normale qui ne soit pas un « retour à l'anormal », ainsi que l'ont nommé les soignants (2) ? Intuition que la doctrine juridique n'infirme pas, alors que « la crise a singulièrement bousculé l'exigence de lisibilité du droit : il est arrivé un moment où plus personne ne savait ce qu'il était ou non possible de faire juridiquement. Les premiers mois de l'épidémie ont ainsi été marqués, en raison de la singularité du risque -la nature et l'ampleur de la crise -, par de nombreuses imprécisions et contradictions quant aux règles applicables. La lutte contre l'anormal est alors devenue dans le même temps une lutte dans l'anormal. » (3) . Cette somme d'actes a priori non décisoires et impératifs comme les recommandations, les guides de bonne conduite, les guides de bonnes pratiques, les chartes, les avis, les communiqués… a nourri les réflexions des soignants et des acteurs de la lutte contre la Covid-19 autant que la course aux vaccins, et a beaucoup interrogé l'action sanitaire et médico-sociale. Comment dès lors s'organiser éthiquement en orientant le comportement citoyen afin d'obtenir l'adhésion spontanée à une norme sanitaire renforcée au risque d'altérer la vie sociale et les libertés publiques ? Cette question demeure et se reposera de façon aiguë si aucune leçon n'est justement tirée de l'épreuve collective. L'urgence sanitaire liée à la Covid-19 n'est-elle pas, en grande partie, de l'ordre d'un passé qui ne passe pas ? Presque passé donc, mais un passé qui fait encore traumatisme et menace de se réitérer au présent. Le trauma est pourtant clair : une catastrophe dont la gestion a tenté de sauver les fondamentaux du soin des personnes âgées, principales victimes de la Covid-19 mais qui, au nom de nécessaires règles d'hygiène protectrices, a sacrifié la liberté d'aller et venir (4) , donc une grande partie du tissu relationnel des aînés. Les conséquences relationnelles se sont soldées par une flambée de pathologies psychogériatriques parfois plus graves que les conséquences de l'infection virale. Un mal, l'isolement social, s'est substitué à un autre mal, la pandémie, au nom d'une raison publique parfois exploitée comme une pensée unique, comme si le champ de la vie mentale était exclu du sanitaire. D'autre part, cette pensée par ailleurs fragilisée par la connaissance imparfaite de l'histoire naturelle de l'infection par SARS-CoV-2 et de la circulation virale a pu entraver les équipes soignantes, aux prises avec un « climat de tension et de fatigue », les empêchant « de prendre des décisions instruites avec justesse et équité, selon les procédures prévues par la loi et le code de déontologie notamment la procédure collégiale, tant pour l'arrêt des traitements en cas d'inconscience du patient que pour la sédation profonde et continue dans une telle hypothèse » (5). Il était nécessaire dès lors de faciliter la poursuite de l'intérêt général et de construire une visée bonne afin d'aider chacun dans la compréhension de la situation dans laquelle agir au mieux. Dans ce contexte, les cellules éthiques de soutien (CES) ont été construites dans l'urgence de la crise sanitaire à l'invitation du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) par les Espaces de réflexion éthiques régionaux (ERER), avec pour fonction de porter secours et de de tendre une « Main institutionnelle » aux professionnels de santé et à tous ceux aux prises avec une souffrance et des dilemmes éthiques liés à la pandémie de Covid-19. Il s'agissait d'apporter « Une réflexion éthique de soutien auprès des équipes soignantes » (6) afin de faciliter l'appropriation par l'ensemble des citoyens des mesures qui seront prises dans le cadre de la lutte contre l'épidémie ; il était aussi pointé la nécessité de cristalliser « la place d'une réflexion éthique dans la prise en charge de patients graves, dans les choix de réorganisation des services de santé devant faire face à la gestion de ressources… [afin] d'accompagner les professionnels de santé au plus près de la définition de leurs priorités en matière de soins » (6). L'espace de réflexion éthique de Bretagne a pu recueillir nombre de témoignages soit directement à travers les remontées du réseau de réflexion éthique de santé en Bretagne qu'il anime, soit au travers des saisines adressées aux différentes cellules éthiques mises en place. Nous nous proposons d'en rendre compte et de tirer quelques premiers enseignements. Les réponses apportées par ces dispositifs ont majoritairement validé une approche double de l'éthique : à la fois issue de la raison publique (7) et du droit souple et en grande partie citoyenne. La première est parcourue par « des règlements, des lois, (et) constitue « la raison publique », au sens de John Rawls (8) , celle-là même qui vise, dans une société nécessairement parcourue par une pluralité d'opinions, de tenter de définir un socle de valeurs communes ». L'autre renvoie à la conscience délibérative de chaque citoyen et à son sens du bien commun. Les grandes épidémies suscitent tant la fascination que la terreur. Chacun devait faire avec une sidération reflétant l'observation commune selon laquelle « La mort fait que, nous, mortels, nous habitons une citadelle sans murailles. » (9). Très vite la période du confinement strict a apporté ses questions de grande restriction des libertés et de choix critiques en matière de santé, faisant toucher du doigt au pays que « La pandémie qui a frappé très fortement notre pays, et continue à se répandre, constitue sans aucun doute la crise sanitaire et sociale la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale. Par son ampleur, elle a bouleversé l'économie française, après avoir mis en outre fortement en tension le système hospitalier et médico-social dont les EHPAD. Elle a surtout changé nos vies ; notre quotidien est aujourd'hui fragilisé par une grande part de précarité. Nous sommes tous vulnérables » (10). Le choc du coronavirus allait bientôt questionner la qualité de la protection dont les plus fragiles, notamment les personnes âgées, devaient faire l'objet, parfois contre elles-mêmes (11), sachant que la crise hospitalière se doublait en pareil cas d'un bouleversement de la vie dans les EHPAD. Déjà, avec le rapport Libault (12) « Grand âge et autonomie », se justifiait une refonte de ces structures médico-sociales pour lesquelles « les attentes citoyennes relatives au grand âge sont clairement repérées » avec des enjeux forts autour de la dignité de la personne âgée et de son droit à de bonnes conditions de vie. Etaient attendues des mesures immédiates de rupture permettant de marquer un changement de modèle ainsi que des « mesures de long terme permettant de crédibiliser une réorientation de la politique du grand âge » (12) . Ce diagnostic institutionnel croisait celui du CCNE, qui, dès février 2018 (13), indiquait de son côté que « l'apparition de la dépendance physique et/ou psychique a deux conséquences essentielles. D'une part, elle entraîne des frais considérables qui précipitent nombre de ces personnes dans la dépendance économique vis-à-vis de leur famille ou de la collectivité. D'autre part, privées d'autonomie, c'est-à-dire de la liberté de décision concernant l'organisation de leur existence, ces personnes peuvent devenir dépendantes des décisions souvent arbitraires d'autrui, même quand elles se veulent bienveillantes » (6). Ce risque d'arbitraire ne fut que peu ou pas entendu tant il est vrai que « parler de liberté n'a de sens qu'à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu'ils n'ont pas envie d'entendre », comme le mentionne Georges Orwell dans sa préface à « La Ferme des animaux » en 1945 (14) . Et faire en sorte que « les plus anciens d'entre nous doivent pouvoir garder le libre choix de leur avenir (entrée en EHPAD, demeurer à domicile, faire le choix d'un habitat inclusif…) » (6) n'était pas, alors même que nos sociétés sont condamnées au vieillissement, la priorité politique au moment où éclata la crise de la Covid-19. Celle-ci va, par son ampleur, mettre en lumière les failles de notre dispositif médicosocial consacré au grand âge et encore plus, révéler le sort tragique consacré aux droits et libertés fondamentales des résidents d'EHPAD. Très vite les ERER ont ainsi pu repérer un double confinement des résidents, vivant leurs derniers jours enfermés dans leur chambre, accablés par la restriction drastique de leur vie relationnelle, sociale et familiale... et concentrant 30% de la mortalité pour 1% de la population ! La Bretagne n'échappe pas à cette réalité tragique, non immédiatement remarquée, le décompte des morts ignorant initialement la situation des EHPAD… Comme l'écrit Pierre-Marie Charazac (15) , le confinement, le cumul des morts, la peur collective ont révélé des aspects de la vie, de la mort et du soin qui étaient d'ordinaire inaperçus, méconnus ou déniés. L'unité de l'éthique fut dès lors très sollicitée et à l'occasion mise à mal : ainsi pour Monsieur Cléro (16) , « L'urgence circonstancielle a été si grande et a tellement pris chacun de court, projetant au premier plan des problèmes que, dans nos contrées au moins, on n'aurait jamais cru pouvoir se poser ailleurs que dans les livres, que la question de l'unité de l'éthique s'est trouvée comme disqualifiée ; le problème étant plutôt de savoir, dans une situation de pénurie, qui allait bénéficier de soins qu'il était impossible de partager…» (16) . Ce qui risquait d'être compromis était bien la structuration de l'éthique elle-même, son unité… et les cellules éthiques de soutien mirent promptement en relief les cas de conscience, toujours singuliers, toujours douloureux, alors même que les solutions sanitaires tardaient à se profiler. La mort psychique des personnes âgées en EHPAD est autant à craindre que la mort physique ainsi que l'a montré la fréquence des syndromes de glissement au cours et au décours de la période d'enfermement des EHPAD ; cette agonie psychique s'est ajoutée à l'élaboration éthique défaillante dans un climat de panique institutionnelle nourrie par un fantasme de mort envahissant l'écosystème de la personne âgée malade et isolée, accentué par la peur de l'inconnu. Tout visiteur inopiné était alors regardé comme apportant avec lui, dès lors qu'il franchissait la porte d'entrée, la mort en elle-même. Comme si la mort n'existait pas auparavant à l'intérieur des EHPAD, comme si on ne voulait pas se rappeler qu'on y mourrait déjà avant la Covid-19, et même assez fréquemment. Parce que le confinement fut autant la meilleure que la pire des choses, cette crise inédite révéla le contexte institutionnel bien particulier des institutions de personnes âgées, montrant ici qu'un EHPAD sur deux fonctionnait sans médecins coordinateurs, là le manque criant de personnel, toute une série de facteurs qui ont contribué à la forte mortalité liée au Covid-19… et aux syndromes de glissement. Les personnels, les hospitaliers, les professionnels de santé avaient-ils le temps de penser l'épreuve qu'ils affrontaient ? Pour beaucoup, la Covid devint l'unique référence et les gestes barrières, le dépistage et la mise en isolement, la trilogie de leur travail plus hygiéniste que soignant. Les familles qui contrevenaient aux mesures non encore assimilées devinrent à l'occasion, ici ou là, l'objet de stigmatisation : « Les familles font n'importe quoi ! » a-t-on pu entendre, cette antienne disant quelque chose du traitement social de l'épidémie. Le directeur de l'EREB écrit à ce sujet dès l'été 2020 (17) : « Avec le Grand Âge, devra-t-on se résoudre à ce que se répète l'éternelle mise en accusation publique des proches des personnes âgées embarquées dans cette dynamique de « réflexes d'auto-défense, de repli, de peur du malade », sans compter le toujours possible « désir pervers de le mettre à l'écart », ainsi que l'écrit Georges Duby (18) dans son regard historique autour du parallèle entre la peur médiévale et celle « moderne » relative aux épidémies ? N'y-a-t-il en effet pas de quoi être déconcertés voire médusés par pareille répétition mortifère ? Souhaitons résolument que M. Escande (19) ait tort lorsqu'il rappelle que « Prier, accuser, excommunier, dénoncer, chasser, immoler, le voilà le traitement social de l'épidémie ! ». La difficile acceptabilité des mesures, la mise en tension des services de réanimation, le départage entre malades Covid plus et Covid moins, la carence d'organisation liée à la pénurie de personnel, luimême touché par la maladie, les incertitudes du diagnostic et l'absence de traitement ont profondément déstabilisé les soignants et la population, rétive à accepter l'idée que le coronavirus était là, bien là et sans doute pour longtemps, installé dans nos vies. La question de l'égalité d'accès aux soins fut aussi posée, certains patients Covid+ ayant pu bénéficier d'une meilleure prise en charge selon les endroits et la qualité de la démographie médicale. De sorte que l'éthique de crise fut un exercice difficile d'éthique en crise, nous imposant de vivre en temps réel (20) avec un tic-tac obsédant les heurs et malheurs de notre lutte conjointe contre la Covid, de confinements en déconfinements successifs, sans qu'on puisse sortir de l'urgence sanitaire, l'urgence devenant elle-même chronique. La sensation de confusion fut grande et encore majorée par le foisonnement des normes administratives, dépliant circulaires et autres textes dits souples : recommandations, fiches techniques, consignes hospitalières ou de l'Agence Régionale de Santé. Cet accompagnement normatif fut bien plus souvent regardé comme une injonction descendante que comme un support de réflexion propre aux réalités de terrain. Afin d'apporter des repères éthiques, la conférence nationale des ERER va d'ailleurs établir des outils d'aide à la réflexion ou « documentsrepères » qui seront disponibles dès la fin 2020 (21) . Pourquoi ce besoin si grand de droit souple, si ce n'est pour parer au risque d'anomie, cette mise en sommeil des normes qui selon Thucydide guette le peuple confronté ici à la peste (22) , là au coronavirus quelques 25 siècles plus tard, au risque de susciter comme par le passé le non-respect des pratiques funéraires. C'est ce qui fut en partie le cas avec le décret du 1 er avril 2020 prescrivant la mise en bière immédiate des morts du Covid-19 (23), venant traduire dans le réel la rupture anthropologique dans le traitement des cadavres en début de crise sanitaire (24) : ce « décret-poison » du 1 er avril 2020 sera promptement dénoncé par tous les ERER, et rapidement révisé et son dernier alinéa annulé le 22 décembre 2020 par le Conseil d'Etat (25) . L'intense travail sur le terrain de décryptage des demandes soumises aux ERER en Bretagne, région moins touchée que d'autres dans le paysage national, concentre une triple crise au regard de la situation tragique des Anciens : crise de la bientraitance, de la reconnaissance et du professionnalisme. Les directeurs d'EHPAD se sont également interrogés sur la disproportion de la protection accordée lorsqu'elle s'actualisait sans y inclure les libertés des résidents : « Au-delà donc des pertes physiques, cognitives, des troubles induits par l'isolement, ce sont des moments précieux de vie que le confinement a enlevés aux résidents. Ce sont des sourires, des rires partagés avec les familles et leurs proches. Il est probable que la balance bénéfice/risque a été du côté du risque » (27) . Cette crise de la bientraitance fut autant une crise de la fraternité avec des réalités déjà repérées par Les Petits Frères des pauvres dans leur rapport de 2019 : « L'isolement relationnel se mesure en analysant différents cercles de sociabilité : familial, amical, voisinage, réseau associatif. En 2017, notre premier baromètre « Solitude et isolement, quand on a plus de 60 ans en France » a estimé à 300 000 personnes le nombre d'aînés en situation de mort sociale, c'est-à-dire sans relations avec famille, amis, voisins, tissu associatif. Si aucunes mesures d'envergure ne sont rapidement mises en place dans notre pays confronté au vieillissement de sa population, un grand nombre de nos aînés risque de basculer dans des situations critiques de mort sociale » (28). La crise de la reconnaissance fut à la fois une crise de la reconnaissance affective, juridique et sociale (29) . Sa dimension affective fut sans doute la plus émouvante : « La plus difficile privation de liberté c'est bien la non-autorisation de A l'inquiétude des personnes âgées, à celle des aidants familiaux ou institutionnels, il faut donc ajouter l'angoisse de la séparation. Cette épreuve fut terrible, par l'absence de rencontres, imposée à tous comme une sorte de deuil anticipé. Le vécu des familles fut celui d'une mort déjà là de leurs parents, seul horizon réel désormais promis, le reste étant interdit. Une autre épreuve les attendait. Le retour des familles s'est parfois accompagné d'une non-reconnaissance de leurs visages, masqués, par des parents régressés, notamment pour ceux à la mémoire défaillante. Les constats de régression cognitive et de perte de la marche des Anciens ont encore aggravé la méfiance des familles envers les soignants et/ou l'incompréhension amère face à tant de maltraitance temporelle. La question juridique n'est évidemment pas neutre : « A l'EHPAD les mesures de déconfinement sont plus mesurées et plus progressives que dans la société civile toujours au nom du principe de précaution […] , les résidents, âgés ou en situation de handicap, peuvent-ils être traités différemment des citoyens dans le déconfinement au nom de la sécurité sanitaire ? » (Psychologue). Également inquiet quant à sa responsabilité, un médecin gériatre questionne « Dans notre EHPAD, plusieurs résidents autonomes habitués à sortir seuls, n'acceptent plus, alors que le reste de la population peut maintenant se déplacer sans limitation, cette interdiction de sortie. A ce jour de quel droit, je peux empêcher de sortir un résident qui en a les capacités physiques et cognitives ? Les résidents d'EHPAD n'ont pas de décision de placement juridique ou judiciaire, qu'est ce qui actuellement peut justifier qu'on les empêche de sortir ? On évoque une exception, que doit-on considérer comme telle ? Un résident ne pourrait-il pas déposer une plainte pour entrave à sa liberté ? » Le droit aux relations personnelles de la personne vivant en institution relève en effet d'une liberté fondamentale quand bien même sa protection effective dans un contexte épidémique pose des difficultés juridiques et éthiques complexes (30) . Ces dernières, liées au respect de la vie privée des résidents et de leurs proches, ressortent du conflit du « droit aux visites », avec le respect du droit de tous à l'optimisation de la prévention et à la préservation de la santé, dont la protection ne peut pas être mise en péril avec l'exercice d'une autonomie. En effet, sur le plan éthique, l'autonomie authentique ne peut pas produire des effets néfastes à Autrui. La vie des services de soins a ainsi été marquée par « des relations parfois complexes avec les proches des résidents : reconnaissance, mais aussi agressivité avec demandes d'explications de dossiers médicaux, voire dépôts de plaintes ; sécurisation des visites post déconfinement » (31). Ce retentissement juridictionnel éventuel des problématiques soulevées par les tensions éhiques ne doit toutefois pas occulter la vocation première des outils juridiques et de soin dont la portée citoyenne a pu être rappelée dans les EHPAD, ainsi qu'a pu en témoigner une cellule éthique de soutien mobilisé pendant la crise Covid : l'exigence éthique d'association des résidents à leur avenir : « Les directives anticipées sont un droit reconnu à tout citoyen. Il importe donc que l'EHPAD s'enquiert auprès du résident, de la personne de confiance ou de sa famille de l'existence de directives anticipées qui, en principe, sont connues de l'établissement depuis l'admission du résident. Pour autant faut-il les demander spécifiquement en raison de l'épidémie de Covid-19 et en ce cas à tous les résidents ou aux seuls résidents non contaminés ? Le déclenchement d'un interrogatoire systématique ne semble pas souhaitable. Cependant, l'essentiel est, pour l'équipe soignante en lien avec le médecin coordonnateur, d'être à l'écoute du résident qui souhaiterait évoquer ce sujet et à l'écoute de la personne de confiance et de la famille auxquelles le résident confiné aurait transmis des souhaits, par exemple lors d'un contact téléphonique », ainsi que l'illustre la cellule de soutien éthique de l'ERENA du 5 avril 2020 (21) . Quant à la sphère sociale, elle est emblématique de la déliaison citoyenne : « Depuis la crise en tant que représentant des usagers nous n'avons plus aucun lien avec l'établissement de santé, nous ne sommes associés à aucune réflexion, décision, les nominations dans les instances n'ont pas été faites, la démocratie sanitaire qui déjà fonctionnait assez mal a été complètement oubliée » (représentant usagers). Cette mise hors-jeu de la démocratie citoyenne a pu être reprochée tant aux directions d'établissements de santé ou d'ESMS qu'aux ARS parfois perçus comme le bras armé de l'Etat Léviathan sanitaire. De même les relations des soignants de terrain avec leurs tutelles demeurent marquées par beaucoup d'amertume face aux réponses descendantes peu ouvertes à des questionnements participatifs. La pratique en EHPAD, côté directeur, s'est longtemps appuyée sur la juste conciliation de la liberté des choix des résidents et de la protection que leur état de dépendance requiert : « Or, durant cette crise de la Covid, les établissements ont vu se superposer consignes, protocoles et autres mémentos…, chacun limitant, annulant peu à peu les libertés des résidents » (27) . L'hommage rendu aux personnels soignants par la population et par les instances gouvernementales ne doit pas faire oublier toute la souffrance qu'ils ont endurée, leur épuisement et le dévouement qu'ils ont déployés, ni les carences en moyens et en personnels auxquelles ils ont été confrontées. Une leçon doit être tirée de cette épreuve du feu, pour qu'une éventuelle quatrième vague puisse être abordée avec efficacité et surtout un moindre coût humain. Les personnes âgées doivent participer à la réponse collective attendue quant aux conséquences de la crise sanitaire. Que deviendra en effet le vivre-ensemble de l'après-pandémie devenu un « vivre à part », et désormais un « vivre dans l'angoisse » pour nombre de nos concitoyens ? Cette inquiétude éthique est largement partagée avec un souci quant au maintien des liens de fraternité au sein d'un tissu social en partie déchiré. Comment reconstruire une fraternité recouvrée venant indiquer que « le lien biologique est métamorphosé en un lieu de liberté où chacun se reconnaît dans la vérité de son existence » (32) ? Suffira-t-il pour ce faire d'investir massivement dans la sécurité sanitaire ? La sécurité sanitaire n'est-elle pas en effet un moyen de préserver la pérennité de la vie en société, et la sécurité sociale et politique ne cristallise-t-elle pas un levier de reconnaissance des valeurs sociales fondamentales du pacte démocratique (liberté, égalité, fraternité, responsabilité, confiance...) ? Ainsi que l'écrivent nos collègues de l'ERER Paca-Corse : « Force est de constater que la fraternité est encore la grande oubliée de la réflexion […] La fraternité, souvent comprise comme solidarité depuis la fin de la seconde guerre mondiale, garantit que l'on puisse jouir de la liberté et se sentir concomitamment en harmonie avec les autres. Mais quelle confiance avons-nous les uns envers les autres après plusieurs mois d'épidémie ? » (33) . La crise de la confraternité et du professionnalisme n'est pas la moins préoccupante car elle interroge indéniablement sur la mise à contribution décisionnelle des professionnels de santé lors des choix éthiques privilégiés : il est ardu de situer le curseur entre respect du principe d'humanité et l'exigence de protection de santé publique. La question éthique est aussi à la fois juridique : le but curatif et l'assentiment qui procèdent du droit à l'intégrité corporelle, soit « un des droits les plus sacrés de la personnalité humaine » (34) Au-delà de ces figures de l'éthique en crise, de nombreux temps d'échange lors des CES ont visé également à « aider à mettre en oeuvre une éthique au plus près des pratiques à partir des recommandations existantes ». Ainsi des Chartes, en particulier d'éthique vaccinale, ont parfois permis d'avoir une vision plus fine des interactions. Mais au vu de la débâcle normative occidentale déjà pointée par Pierre Legendre il y a 30 ans (35), de la multiplication des « protocoles » et autres instructions ministérielles très souvent révisées, cela n'a pas été sans peine ni interrogations quant à la pertinence de ce type d'approche, certes d'appui organisationnel, mais aussi de « passerelle » entre l'éthique médicale et le droit souple. Les cellules d'écoutes et de dialogue éthique ont pu, en renouant avec l'oralité des débats et l'identification des risques éthiques, reprendre la souffrance éthique et permettre que se renoue le fil du dialogue entre directions, usagers et familles, avec l'accompagnement discret mais fidèle de France Alzheimer (entre autres expériences de l'EREB-Bretagne et de l'ERENA-Nouvelle Aquitaine), dans la visée d'une anticipation des impasses. L'objectif fut de réaffirmer le droit des résidents à reprendre des relations sociales, à retrouver leur liberté d'aller et venir. A contrario de cette approche plutôt déontologique, le juge administratif, face aux moyens nécessaires au respect du droit à la vie et du droit à une bonne administration, en faisant prévaloir, dans une approche essentiellement factuelle, le contexte d'urgence sanitaire, argue dans l'ensemble de l'absence de risque passé pour refuser d'enjoindre la prévention du risque futur (36) . Le droit de la vulnérabilité est dès lors toujours à orienter selon une éthique de la « réciprocité fondamentale entre soi et l'autre » chère à Axel Kahn pour qui : « La plus essentielle des visions éthiques d'un EHPAD est au total celle d'un « lieu de vie » ardente où, malgré le poids du temps et de ses stigmates sur les corps et dans les esprits, tout est mis en oeuvre pour magnifier la grandeur de l'être » (37) . Les personnes âgées ont payé un lourd tribut à la Covid-19 et du fait du double confinement : « Le syndrome de glissement notamment a témoigné du « détricotage » des conditions entourant la santé du corps, des liens du biologique, du Mit-sein (« L'Être avec »), de l'émotionnel, du spirituel de toute cette interdépendance « psychocomportementale » du sujet âgé » (2), ce qui ne doit pas occulter que l'impensable dans cette crise s'est heurté à l'irrationnel (38) . La qualité du consentement, notamment chez le résident en EHPAD s'en est ressentie, mettant à l'épreuve tant le droit que la raison publique tant il est vrai qu'« en période de crise, le consentement au niveau individuel réinterroge le consentement qui fonde le vivre ensemble » (39) . Les ERER ont en conséquence largement initié et entretenu une réflexion sur l'éthique de crise qui a nourri et renforcé l'éthique au quotidien. Nul doute que l'attente de libération des contraintes en EHPAD sera également objet de tensions éthiques, maintenant que leur taux de vaccination atteint les 80 % (40) . Comment rendre aux personnes âgées résidentes leur qualité de vie sans investir dans les effectifs humains d'aujourd'hui et les EHPAD de demain ? Sur cette question comme sur bien d'autres, le comité de liaison citoyen appelé de ses voeux par le Conseil scientifique en novembre 2020, a assurément manqué dans le travail de « contenance démocratique » de la pandémie afin de dégager une vision issue de la société civile et non pas seulement fondée sur les orientations données par les seuls experts (41) , ce d'autant que des tensions en termes de fraternité ont été notables, reflets d'une interrogation autour de l'éthique de l'égalité des chances entre générations (42) . Afin de regagner les chemins fraternels de notre commune humanité, il convient encore de traverser nos traumatismes cumulatifs et d'échapper à la peur de vivre vulnérable avec et sans le virus. Alors vaut-il mieux méditer plus que jamais l'avertissement d'Hanah Arendt : « La peur à proprement parler, n'est pas un principe d'action, mais un principe antipolitique dans le monde commun |…] Si la vertu est amour de l'égalité dans le partage du pouvoir, alors la peur est la volonté de pouvoir née de l'impuissance, elle est la volonté de dominer ou d'être dominé » (43). L'auteur ne déclare avoir aucun conflit d'intérêt. du 31 mai 2021 relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire Après l'urgence sanitaire, réaffirmer le droit à la vie personnelle en EHPAD avec pour horizon le respect de la dignité des anciens et de leur famille Sécurité juridique et Covid-19 : le prisme de la crise Les libertés en EHPAD, à l'épreuve du confinement Egal accès aux soins et continuité des soins à l'épreuve du confinement COVID-19 -Contribution du Comité Consultatif National d'Ethique : Enjeux éthiques face à une pandémie The idea of public reason revisited Raison publique et éthique citoyenne, mai 2004. original_151343-raison-publique-et-ethiquecitoyenne.pdf (espace-ethique-na.fr) Consulté le 10 août maximes et autres textes. GF « Tous vulnérables… À propos du coronavirus De l'éventualité d'une prolongation du confinement spécifique aux personnes âgées : que sommes-nous prêts à sacrifier ? RDLF 2020, Chron. 30 retour sur le rapport Libault « Grand âge et autonomie » à Agnès Buzyn. Billet éthique, EREB, Août Enjeux éthiques du vieillissement Quel sens à la concentration des personnes âgées entre elles, dans des établissements dits d'hébergement ? Quels leviers pour une société inclusive pour les personnes âgées ? Avis n° 128 Préface à la Ferme des animaux en 1945 Ce que le confinement nous apprend sur le soin en EHPAD Nouvelles voies ou avancées en bioéthique Le traitement social de l'épidémie en EHPAD. Billet éthique Sur les traces de nos peurs est-ce qu'une épidémie ? Vivre en temps réel Repères éthiques en EHPAD pendant la crise de la Covid-19, destinée aux professionnels des établissements. Document repères thématique CNERER n°1 Hobbes et l'ombre de l'épidémie dans l'État. Le Cahier du déconfinement, mars-avril-mai-juin 2020 Décret n° 2020-384 du 1er avril 2020 complétant le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire Le silence des questions sur la mort des aînés liée au COVID-19 Toilette mortuaire et mise en bière par temps de Covid Adieu confisqué Je protège donc je nuis ? Lettre d'une directrice d'EHPAD. In : Monneron D, Droit R-P, Éthique du grand âge et de la dépendance Solitude et isolement des personnes âgées en France. Quels liens avec les territoires ? La théorie de la reconnaissance : une esquisse. La Découverte, « Revue du MAUSS Le droit aux relations personnelles des résidents d'EHPAD dans le contexte du covid-19 Crise COVID-19 : Soins médico-psychologiques et EHPAD. Médecine de Catastrophe Urgences Collectives Voici L'Homme (Mg André Vingt-Trois présente Enjeux éthiques des dispositifs de traçage dans le cadre de la crise sanitaire Le rôle de la volonté du médecin et du patient quant au traitement médical et à l'intervention chirurgicale. Revue générale du Droit, de la législation et de la jurisprudence en France et à l'étranger Nous assistons à une escalade de l'obscurantisme, Le Monde du 22 oct Le droit d'accès aux soins en contexte pandémique. L'Actualité juridique. Droit administratif Ethique du grand âge et de la dépendance Confinement et santé mentale : quand l'impensable se heurte à l'irrationnel Le consentement de la personne âgée fragile en temps de pandémie Libérons maintenant les contraintes imposées en EHPAD ! Communiqué Note du Conseil scientifique COVID-19 du 26 OCTOBRE 2020 : Une deuxième vague entraînant une situation sanitaire critique Pour une éthique de l'égalité des chances entre générations Qu'est-ce que la politique ?