key: cord-0975688-t7ogylzl authors: BECCARIA, Luis; BERTRANOU, Fabio; MAURIZIO, Roxana title: Le COVID‐19 en Amérique latine: les effets sur l'emploi et les revenus d'une crise sans précédent date: 2022-03-11 journal: Revue internationale du Travail DOI: 10.1111/ilrf.12232 sha: 10ab12e915d0dcabd64158894209f90195a36a4e doc_id: 975688 cord_uid: t7ogylzl L'Amérique latine a connu en 2020 une crise de l'emploi sans précédent du fait de la pandémie de COVID‐19. Les auteurs analysent les effets de cet événement sur le marché du travail et les revenus, ainsi que les mesures prises par les pays de la région pour y faire face. Ils montrent que le fort ralentissement de l'activité économique a provoqué une chute brutale de l'emploi, des heures travaillées et des revenus. Certains groupes en ont pâti plus que d'autres. La reprise s'accompagne elle aussi d'un creusement des inégalités en matière d'emploi et de revenus. La pandémie de COVID-19 a provoqué en Amérique latine une récession économique d'une profondeur et d'une étendue sans précédent. En 2020, le PIB régional s'est contracté de 7 pour cent (FMI, 2021), voire de 7,7 pour cent (CEPALC, 2021a), soit à peu près autant que celui de la zone euro, qui a perdu 6,3 pour cent, mais nettement plus que la moyenne mondiale, en recul de 3,1 pour cent (FMI, 2021) , et que le PIB de l'Asie et de l'Afrique, autres régions majoritairement constituées de pays émergents et en développement 2 . Au moment où la pandémie a frappé, la région se trouvait dans une phase de ralentissement économique et voyait s'essouffler ou s'inverser les progrès accomplis les années précédentes en matière d'emploi, alors que persistaient des faiblesses structurelles liées au niveau élevé d'emplois informels, à la faiblesse du revenu moyen, aux fortes disparités salariales et aux lacunes des systèmes de protection sociale et de santé en matière de couverture et de niveau des prestations. Il n'est donc pas surprenant que l'effondrement de l'économie ait eu des répercussions disproportionnées sur certaines catégories de la population et qu'il ait aggravé les inégalités sociales et professionnelles, en dépit du large éventail de mesures de soutien déployé par les pouvoirs publics. La reprise économique s'annonce modeste en 2021 et les perspectives sont encore très incertaines, si bien que l'on ne peut tabler qu'avec prudence sur un rétablissement du marché du travail. Les progrès accomplis ces dernières décennies (entre 2000 et 2015 essentiellement) sur le front de l'emploi pourraient être remis en cause. Le taux d'activité des femmes, notamment, risque de reculer parce que celles-ci auront moins de possibilités d'emploi sur un marché du travail dégradé, ou parce qu'elles auront dû assumer davantage de responsabilités familiales du fait de la fermeture ou des horaires réduits des établissement scolaires et des services de garde d'enfants. La crise pourrait aussi reconfigurer les chaînes d'approvisionnement mondiales, qui ont directement subi les répercussions de la pandémie sur le commerce international et font aussi les frais de l'intensification de la compétition mondiale pour la domination du marché des technologies de l'information et de la communication. Dans cet article, nous cherchons à mesurer les effets de la pandémie sur l'emploi, le nombre d'heures travaillées, les revenus et les inégalités en Amérique latine, nous observons les transitions qui en découlent sur le marché du travail et nous dressons une typologie des mesures mises en oeuvre. Pour apprécier les effets du COVID-19 sur l'activité économique, l'emploi et les revenus, nous exploitons les sources suivantes: les séries sur l'activité économique et le produit intérieur brut (PIB) fournies par les instituts nationaux de statistique, les estimations du PIB pour 2020 établies par le Fonds monétaire international (FMI) et la Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), les données du Système d'information et d'analyse du travail pour l'Amérique latine et les Caraïbes du BIT (SIALC), ainsi que les microdonnées issues d'enquêtes nationales auprès des ménages quand on dispose d'informations sur les quatre trimestres de 2020. Dans la partie qui suit cette introduction, nous donnons un aperçu de la profondeur et de l'étendue de la crise économique provoquée par le COVID-19. Nous décrivons dans la troisième partie la situation qui prévalait sur le marché du travail avant la pandémie. Nous analysons les conséquences de la crise sur l'emploi, le chômage, le taux d'activité et le volume d'heures travaillées dans la quatrième partie, puis sur la formation et la composition des revenus dans la cinquième. Dans la sixième partie, nous présentons les différents types de mesures mises en oeuvre pour soutenir l'emploi, les revenus du travail et autres revenus des ménages. Dans la septième partie, nous livrons quelques réflexions en guise de conclusion. à l'échelle régionale, et de 9,9 pour cent en Argentine, 4,1 pour cent au Brésil, 5,8 pour cent au Chili, 6,8 pour cent en Colombie, 8,3 pour cent au Mexique, 0,6 pour cent au Paraguay, 11,0 pour cent au Pérou et 5,9 pour cent en Uruguay (FMI, 2021) . La CEPALC (2021a) prévoit pour 2020 une contraction du PIB régional à peu près du même ordre (-7,7 pour cent). Il s'agit, selon cette organisation régionale des Nations Unies, de la pire crise économique que l'Amérique latine et les Caraïbes aient connue depuis le début du xx e siècle. À titre de comparaison, le PIB régional avait perdu 2,5 pour cent au moment de la «crise de la dette», en 1983, et 1,8 pour cent en 2009, à la suite de la crise financière mondiale (figure 1). C'est aussi la première fois que l'ensemble des pays de la région voient leur activité se contracter dans le contexte d'une crise mondiale. L'Amérique latine est la région où le PIB a chuté le plus fortement en 2020: selon les estimations du FMI, il a reculé deux fois plus que le PIB mondial (-7 pour cent contre -3,1 pour cent) et davantage que celui de la zone euro (-6,3 pour cent, FMI, 2021), ce qui donne une idée de la profondeur de la récession dans la région. Même dans une région exposée à des perturbations macroéconomiques récurrentes, il est frappant d'observer la vitesse à laquelle cette crise a éclaté sous l'effet d'un choc d'offre -dû à la mise à l'arrêt de l'activité économique et aux mesures de confinement et de distanciation physique -suivi d'une chute brutale de la demande globale. Vu la manière dont le virus s'est propagé d'un continent et d'un pays à l'autre, ses effets se sont surtout fait sentir sur l'activité en Amérique latine au cours du deuxième trimestre de 2020. La crise a provoqué une forte et rapide dégradation de l'emploi, qui a induit un effondrement immédiat des revenus du travail et autres revenus des ménages dans de vastes pans de la population. De ce fait, les tendances à court terme des variables du marché du travail diffèrent de celles observées lors des crises précédentes et peuvent ne pas refléter pleinement la dynamique qui se produira à moyen et long terme. La figure 1 en donne une indication. On y observe que la chute de l'emploi a été la plus forte jamais enregistrée depuis que des données sont disponibles au niveau régional, mais qu'elle a été en outre d'une ampleur considérable par rapport au recul du PIB, ce qui dénote une sensibilité très élevée de l'emploi à l'activité économique. Lorsque la pandémie de COVID-19 a déferlé sur l'Amérique latine et les Caraïbes au début de l'année 2020, la région traversait une phase de stagnation et voyait ralentir ou s'inverser les progrès accomplis en matière d'emploi. Au cours de la période 2014-2019, la région a enregistré des taux de croissance parmi les plus faibles depuis les années 1950 (figure 1). La croissance atone qui a prévalu tout au long des années suivant la crise financière mondiale de 2008-2009 La faible croissance de l'emploi observée en 2019 n'a pas suffi à faire baisser le taux de chômage moyen de la région, qui s'est maintenu à 8 pour cent, son niveau le plus élevé depuis quinze ans. Le ralentissement de la création d'emplois s'est accompagné de la détérioration de la qualité des emplois. Ainsi, en 2019, année où l'emploi total était en hausse de 1,8 pour cent, l'emploi indépendant a progressé plus vite (2,2 pour cent) que l'emploi salarié (1,7 pour cent). Cette évolution vient conforter les tendances observées au cours des cinq années précédentes et correspond à un mécanisme d'ajustement classique sur les marchés du travail où l'emploi indépendant joue un rôle anticyclique quand les emplois salariés sont créés en nombre insuffisant. La détérioration du marché du travail au cours de la période 2015-2019 se manifeste aussi par la stagnation de la part de l'emploi salarié formel dans l'emploi salarié total, dynamique qui a anéanti les progrès accomplis depuis le début des années 2000 (figure 2). Dans certains pays tels que l'Argentine, le Brésil et l'Équateur, les avancées en matière de formalisation des emplois ont même cessé dès les années 2010. Du fait de la quasi-stagnation du marché du travail et de la hausse du chômage, le pouvoir d'achat des revenus du travail n'a que faiblement augmenté durant cette période. Les salaires réels des travailleurs déclarés n'ont eux aussi enregistré qu'une progression infime de 1 pour cent (moyenne pour 14 pays de la région), alors qu'ils avaient augmenté d'environ 1,5 pour cent au cours des deux années précédentes. Cela a donc accentué le ralentissement de la croissance des salaires observé ces dernières années (CEPALC/BIT, 2020). Note: Base 100 = janvier 2020. Source: Estimations des auteurs à partir des données des enquêtes nationales auprès des ménages. Les tendances défavorables observées sur les marchés du travail de la région ont donc continué à s'intensifier en 2019. À la persistance du chômage à un niveau élevé se sont ajoutées une détérioration de la qualité des emplois ainsi qu'une quasi-stagnation des rémunérations. Comme le montre la figure 3, l'arrivée du virus SARS-CoV-2 dans la région en mars 2020 et les mesures de confinement et de distanciation physiques, au départ très restrictives, ont provoqué une chute brutale de l'activité, qui s'est prolongée jusqu'en mai dans certains pays. Puis une reprise s'est amorcée progressivement avec l'assouplissement des mesures de restriction. En décembre 2020, toutefois, l'activité économique restait au-dessous de son niveau d'avant le COVID-19 dans la plupart des pays pour lesquels des données sont disponibles. Le repli de l'activité a entraîné une baisse de l'emploi qui a été particulièrement sensible en avril et s'est poursuivie les deux ou trois mois suivants dans bon nombre de pays (figure 4) 4 . En décembre 2020, l'emploi était encore plus en deçà de son niveau d'avant la pandémie que l'activité économique. De fait, il accusait dans la plupart des pays une baisse de 12 à 14 pour cent. Au premier semestre de 2020, les dix pays d'Amérique latine pour lesquels des informations sont disponibles (Argentine, État plurinational de Bolivie (ciaprès Bolivie), Brésil, Chili, Colombie, Costa Rica, Mexique, Paraguay, Pérou et Uruguay) 5 affichaient en moyenne un taux d'emploi 6 de 51,3 pour cent (voir tableau 1), en recul de 5,4 points de pourcentage par rapport à la même période 3 Les effets de la crise du COVID-19 en Amérique latine ont été analysés notamment dans BIT (2021) et CEPALC (2021a et 2021b). 4 Précisons qu'il n'est pas toujours facile d'analyser la dynamique de l'emploi à l'échelle régionale dans le contexte du COVID-19. La pandémie ne s'est en effet pas propagée au même rythme dans tous les pays, et les statistiques officielles ne rendent pas compte de façon identique de l'évolution du marché du travail. Par ailleurs, nous ne disposons de chiffres mensuels ou en glissement trimestriel sur l'ensemble de l'année 2020 que pour sept pays. Pour la Bolivie, la Colombie, le Mexique et l'Uruguay, il s'agit de données mensuelles. Pour le Brésil, le Chili et le Pérou, nous disposons de l'évolution en glissement trimestriel, le mois de référence étant le dernier du trimestre glissant. Note: Base 100 = janvier 2020. Source: Calculs réalisés par les auteurs à partir des données officielles des pays. Le taux d'emploi s'est un peu plus détérioré chez les femmes (-18 pour cent) que chez les hommes (-14 pour cent) 9 . Cet écart s'explique par le fait que les femmes sont surreprésentées à la fois dans des secteurs particulièrement touchés par la crise tels que l'hôtellerie, la restauration et autres activités de services ainsi que dans le secteur des ménages et dans l'emploi informel. Comme nous le verrons plus bas, dans cette crise, contrairement aux précédentes, le recul de l'emploi provient essentiellement de l'emploi informel, qui s'est contracté davantage que l'emploi formel. 7 En raison de la crise sanitaire, tous les pays ont modifié temporairement leur protocole de collecte des données dans les enquêtes sur la main-d'oeuvre et les enquêtes auprès des ménages, si bien que des problèmes de comparabilité dans le temps peuvent se poser. Les entretiens en face à face ont été suspendus et remplacés par le téléphone pendant une période plus ou moins longue selon les pays. Certains pays ont raccourci les questionnaires ou réduit la taille de l'échantillon et, partout, on a constaté une augmentation du taux de non-réponse (voir BIT, 2020a, pp. 112-114, pour plus de précisions). Les difficultés de réalisation des enquêtes pendant la pandémie font que les données collectées pour cette période n'ont peut-être pas la qualité requise, même si les instituts nationaux de statistique les ont jugées fiables. Taux d'activité Taux d' emploi Taux de chômage T1 T2 T3 T4 T1 T2 T3 T4 T1 T2 T3 Total 10 pays 61,6 52,9 56,8 58,8 55,9 46,7 49,7 52,6 9,2 11,7 11,9 10,6 Total régional 61,7 53,1 56,8 59,1 56,2 47,2 50,3 53,0 9,1 11,2 11,6 10,4 Source: SIALC/BIT. Effets du COVID-19 sur l'emploi et les revenus en Amérique latine 103 La chute drastique de l'emploi a entraîné des transitions vers le chômage mais, surtout, des sorties massives du marché du travail 10 . Le taux d'activité a en effet enregistré lui aussi une baisse historique, puisqu'il a chuté de 61,6 à 52,9 pour cent entre le premier et le deuxième trimestre de 2020 dans les dix pays étudiés (tableau 1). Cela signifie que 33 millions de personnes ont quitté la population active au cours du premier semestre de 2020, ce qui explique 96 pour cent de la baisse de l'emploi. Comme nous l'avons indiqué, cette chute importante du taux d'activité résulte autant des mesures de confinement et de distanciation que de la dégradation attendue du marché du travail, qui dissuade les chômeurs de rechercher un emploi. De même que pour le taux d'emploi, la chute du taux d'activité a été plus marquée chez les femmes que chez les hommes. Du fait de ces transitions vers l'inactivité, le recul de l'emploi ne s'est pas traduit pas une hausse significative du chômage. C'est pourquoi, contrairement à d'autres crises économiques, le taux de chômage n'a reflété que très partiellement l'ampleur des difficultés rencontrées par la région au premier semestre de 2020. Dans certains pays comme le Paraguay et l'Uruguay, le taux de chômage n'a pas augmenté ou à peine. Au deuxième trimestre, il s'établissait tout de même en moyenne à 11,7 pour cent, en hausse de 2,5 points de pourcentage par rapport au premier trimestre (tableau 1). Quelque 2 millions de personnes sont ainsi venues grossir les rangs des demandeurs d'emploi. Là aussi, et même dans ces circonstances, ce chiffre se situe bien au-delà des valeurs enregistrées dans la région lors des crises précédentes. Si les travailleurs qui ont perdu leur emploi -parfois temporairement -étaient restés dans la population active, le taux de chômage aurait augmenté nettement plus. Dans notre échantillon de pays, il aurait atteint 24 pour cent au deuxième trimestre de 2020. La contraction brutale de l'emploi global et le fait qu'elle se soit manifestée par une baisse du taux d'activité plutôt que par une hausse du chômage s'expliquent par l'intensité, mais aussi par les caractéristiques de la récession qu'a connue la région. Entre le premier et le deuxième trimestre de 2020, la chute de l'emploi (-16 pour cent) a été plus forte que celle du PIB (-14 pour cent), ce qui indique une élasticité de l'emploi par rapport à la production supérieure à 1, c'est-à-dire bien plus élevée que lors des récessions précédentes. Cet effet marqué est le résultat de deux forces opposées: l'emploi formel a relativement peu ralenti, tandis que l'emploi informel et non salarié s'est contracté fortement, ce qui l'a empêché de jouer son rôle classique de régulateur du marché du travail en temps de crise et a même entraîné la disparition de certains types d'activités. Dans certains pays, en effet, l'emploi salarié formel (tableau 2) a relativement bien résisté au regard de la baisse du PIB, peut-être parce que les entreprises s'attendaient à ce que la crise soit de courte durée et que les stratégies qu'elles ont mises en oeuvre pour conserver leurs salariés (réduction du temps de travail, activité partielle, télétravail, etc.) se sont révélées efficaces. Elles ont aussi bénéficié à cet égard des dispositifs de maintien dans l'emploi, des subventions salariales notamment, mis en place par les pouvoirs publics (voir titre 6). Bien que l'impact de la récession ait été amorti par ces mesures, l'emploi salarié formel a tout de même accusé une baisse plus forte que lors des crises précédentes. Ainsi, il a reflué de plus 10 pour cent au Chili et au Costa Rica, et même de 30 pour cent au Pérou, pays qui compte un grand nombre d'emplois temporaires mais qui est aussi celui où le PIB a le plus chuté. Dans la plupart des pays de la région, la baisse de l'emploi total provient essentiellement de l'emploi non salarié, qui chute fortement. Ce segment du marché du travail, où l'emploi est très souvent de nature informelle, s'est initialement contracté dans des proportions plus importantes que celles observées pour les salariés déclarés, sauf au Paraguay et au Pérou (tableau 2). Nous sommes donc face à une dynamique différente de celle que l'on a pu observer lors d'autres chocs économiques négatifs dans la mesure où, en Amérique latine, comme dans d'autres régions en développement, l'emploi indépendant joue souvent un rôle anticyclique dans des contextes de baisse de l'emploi formel. Le fort recul de l'emploi non salarié en 2020 résulte du fait que les mesures de confinement et de distanciation ont contraint une bonne part des travailleurs indépendants à interrompre leur activité, qui, par ailleurs, se prêtait peu au télétravail. L'emploi salarié informel a chuté encore plus fortement (sauf au Mexique) entre le premier et le deuxième trimestre de 2020: il était en repli de plus de 60 pour cent au Pérou et de plus de 40 pour cent en Argentine, au Chili et au Costa Rica (tableau 2). Dans les pays pour lesquels des informations sont disponibles, une part importante de cette baisse -de l'ordre de 20 à 30 pour centrésulte de la diminution du nombre de travailleurs domestiques, un secteur marqué par un taux élevé d'emploi informel. En résumé, l'emploi non salarié et l'emploi salarié informel ont contribué à la baisse initiale de l'emploi (observée entre le quatrième trimestre de 2019 et le deuxième trimestre de 2020) dans des proportions allant de 60 pour cent au Costa Rica à 94 pour cent en Argentine. Si la baisse de l'emploi indépendant et de l'emploi salarié informel varie d'un pays à l'autre, c'est en partie parce qu'elle dépend des proportions du recul de l'activité enregistré dans chacun d'entre eux, des variables qui sont aussi liées à la portée et l'intensité des mesures prises pour amortir les effets de la crise et à la sévérité des restrictions imposées pour endiguer l'épidémie. Les mesures très strictes adoptées par certains pays (notamment l'Argentine et le Pérou) peuvent avoir considérablement entravé l'activité de beaucoup de travailleurs indépendants et de microentreprises. Quoique très significative, la baisse de l'emploi ne reflète pas entièrement celle du volume de travail effectivement réalisé durant la période, puisque les personnes qui ont conservé leur emploi ont aussi travaillé moins d'heures 11 . Les 11 Comme nous l'avons indiqué dans la note 10, la définition des personnes en emploi dans les enquêtes que nous exploitons pour notre analyse de la période de confinement n'était pas identique dans tous les pays. La question concerne notamment les personnes qui ont été absentes de leur travail mais s'attendaient à y retourner. Habituellement, elles sont considérées comme en emploi mais absentes du travail si elles s'attendent à revenir au même poste de travail dans un certain délai. Passé ce délai, elles sont comptabilisées comme étant au chômage si elles ont activement recherché un travail ou comme inactives dans le cas contraire. Certains pays ont pris en compte le contexte particulier de la pandémie conformément aux recommandations du BIT (2020b) et ont assoupli le critère du délai, si bien qu'ils affichent une part plus élevée de personnes en emploi. À l'inverse, dans les pays qui n'ont pas modifié ce critère, la proportion d'inactifs est plus élevée car, compte tenu des restrictions instaurées pour contenir la propagation de l'épidémie, il y a peu de chances que les personnes ayant perdu leur emploi se soient mises activement en quête d'un travail. La baisse du volume d'heures travaillées tient, d'une part, à la forte augmentation de la proportion de personnes déclarant avoir un emploi mais en être absentes, c'est-à-dire n'ayant pas travaillé du tout et, d'autre part, au recul de la durée travaillée par ceux qui ont effectué au moins une heure de travail. Comme on pouvait s'y attendre, ce sont surtout des salariés déclarés qui sont dans ce cas, puisque les dispositifs de maintien dans l'emploi existants ou nouvellement créés leur ont évité d'être licenciés. En revanche, pour les salariés non déclarés et les non-salariés, l'écart est moindre entre le recul de l'emploi et celui des heures travaillées. Parmi ceux d'entre eux qui sont restés en emploi, l'effet «absence» a été moins marqué, hormis chez les non-salariés au Brésil, où il a été significatif sans doute en raison d'un recul plus contenu de l'emploi. Comme nous l'avons vu plus haut, les travailleurs indépendants et les salariés informels qui n'ont plus été en mesure d'exercer leur activité pendant le confinement ont été nombreux à quitter le marché du travail. Estimant avoir des chances très minces de retrouver du travail dans ces circonstances, ils n'ont en effet pas fait de démarche active de recherche d'emploi. S'ajoute à cela le fait que les transitions entre ce type d'emploi et l'inactivité sont très fréquentes dans les pays de la région. Les flux entre emploi, chômage et inactivité en témoignent. Les données disponibles pour l'Argentine et le Brésil, notamment, nous permettent d'analyser les changements de situation qui se sont produits entre le premier et le deuxième trimestre de 2019 et de les comparer avec celles des mêmes trimestres de 2020. Les résultats sont présentés dans le tableau 3 12 . Comme le montre le tableau 3, une part importante des personnes qui occupaient un emploi non salarié ou un emploi salarié informel au premier trimestre de 2020 sont devenues inactives. Si la transition vers l'inactivité est habituellement plus fréquente chez ces travailleurs que parmi les salariés exerçant un emploi formel, la tendance s'est accentuée avec la crise actuelle, comme on peut le constater quand on compare la situation de début 2020 à celle d'un an plus tôt. De fait, l'inactivité est la seule situation vis-à-vis du marché du travail dont la part a augmenté au cours de l'année 2020, l'emploi ayant diminué (quoique moins fortement dans le cas de l'emploi salarié formel), tandis que le chômage est resté inchangé. 12 Pour ces pays, les enquêtes auprès des ménages ne sont pas longitudinales, mais l'échantillonnage par rotation permet d'obtenir des informations sur les flux. L'échantillon est divisé en un certain nombre de sous-échantillons, chacun d'entre eux étant conservé pour un nombre d'observations, ou vagues d'enquêtes, donné. À chaque vague, un de ces sous-échantillons est introduit tandis qu'un autre est mis de côté. Il est ainsi possible de comparer la situation d'une partie de l'échantillon suivi sur deux ou plusieurs vagues. Comme nous l'avons vu plus haut, les mesures de restriction draconiennes imposées dans les premiers mois qui ont suivi l'arrivée du COVID-19 dans la région ont provoqué une chute brutale de l'activité économique, suivie par le recul de l'emploi que nous venons d'analyser. Avec l'assouplissement de ces restrictions, à partir d'avril ou de mai 2020 selon les pays, la tendance du PIB s'est inversée. Dans les dix pays figurant au tableau 1, le taux d'emploi a progressé en moyenne de 3 points de pourcentage (autour de 6 pour cent) au troisième trimestre et de 2,9 points (6 pour cent) au quatrième, ce qui n'a compensé que partiellement la baisse de 9 points (-16 pour cent) enregistrée entre le premier et le deuxième trimestre de l'année. On observe sur les figures 3 et 4 que le redressement de l'emploi s'est amorcé après celui du PIB dans la plupart des pays, à l'exception notable du Brésil et du Chili, où l'emploi (comme l'activité) avait moins reculé qu'ailleurs et a stoppé sa baisse en juillet et en juin, respectivement. Dans les autres pays, en effet, le redressement de l'emploi a été à peu près proportionnel à la baisse enregistrée au cours des premiers mois de l'année. En Colombie et au Mexique, notamment, l'emploi, qui avait accusé une baisse plus sensible dans un premier temps, a quasiment regagné le terrain perdu au troisième trimestre. En revanche, le Pérou, pays où l'emploi avait chuté le plus fortement (de plus de moitié), était encore loin d'avoir retrouvé fin 2020 son niveau du début de l'année 13 . 13 Précisons que les statistiques mensuelles sur l'emploi dont on dispose pour le Pérou portent sur l'agglomération de Lima. Leur évolution peut, pour de multiples raisons, ne pas refléter la tendance à l'échelle du pays. BRÉSIL ( Effets du COVID-19 sur l'emploi et les revenus en Amérique latine 109 Ce redressement relativement lent de l'emploi est une tendance récurrente dans les phases d'expansion consécutives à des crises et il donne à penser que les difficultés vont persister sur le marché du travail dans la plupart des pays de la région, même si la reprise économique amorcée au second semestre de 2020 se poursuit. La croissance de l'emploi total aux troisième et quatrième trimestres de 2020 est presque exclusivement due à l'emploi indépendant et à l'emploi salarié informel (tableau 2). Ainsi, par exemple, en Argentine, au Costa Rica et au Paraguay, toutes ces formes d'emploi ont progressé plus rapidement que l'emploi total, l'emploi salarié formel ayant poursuivi son recul; au Chili et au Mexique, la hausse de l'emploi total provient à environ 90 pour cent de ces modalités d'emploi. D'une part, en effet, la reprise de l'activité n'a pas nécessité l'embauche de travailleurs formels, les entreprises ayant fait face à la croissance de la production en augmentant le nombre d'heures travaillées. D'autre part, les travailleurs indépendants et les microentreprises ont pu exercer à nouveau des activités qu'ils avaient dû arrêter en raison des mesures de confinement. La hausse de l'emploi salarié informel peut également s'expliquer dans une certaine mesure par la réouverture des petits commerces (dont les employés sont pour la plupart non déclarés). On ne peut pas exclure non plus que l'emploi informel ait joué un rôle plus classique de régulateur dans un contexte de crise du marché du travail puisque, comme nous l'avons vu, l'emploi salarié formel a continué à se contracter dans la plupart des pays. Avec l'assouplissement des mesures de restriction, en effet, une partie des personnes qui étaient sorties du marché du travail ont repris un emploi et d'autres, privées de leur emploi au début de la pandémie, se sont remises à en rechercher un activement. Ces mouvements font que le taux de chômage moyen n'a pas reculé entre le deuxième et le troisième trimestre de 2020 (11,7 pour cent et 11,9 pour cent respectivement) dans les dix pays étudiés et a même augmenté dans certains d'entre eux (tableau 1). Au quatrième trimestre de 2020, le taux de chômage a reflué par rapport au trimestre précédent tant à l'échelle régionale que dans chacun des dix pays du tableau 1 (à l'exception de l'Uruguay), mais il restait plus élevé qu'au début de l'année dans la quasi-totalité des cas. Puisque le taux d'activité se situait encore au quatrième trimestre de 2020 sous son niveau du début de l'année, on pourrait s'attendre à ce qu'il poursuive sa progression à mesure que seront levées les restrictions. Dans cette hypothèse, l'embellie tiendrait en partie à la réapparition d'emplois qui avaient temporairement disparu, mais la création nette d'emplois serait minime, étant donné la reprise modeste de la croissance prévue pour 2021 et les années suivantes. On doit s'attendre dès lors à ce que l'excès d'offre sur le marché du travail se traduise par une hausse du chômage et de l'emploi informel. Autre motif d'inquiétude, la reprise de l'emploi observée entre le deuxième et le troisième trimestre de 2020 a été plus lente chez les femmes que chez les hommes. Bien que la situation s'inverse au trimestre suivant, l'année 2020 s'achève sur une contraction de l'emploi (par rapport au premier trimestre de l'année) de 4 pour cent pour les hommes et de 7 pour cent pour les femmes. On constate une dynamique similaire pour ce qui est du taux d'activité des femmes au cours du second semestre de 2020. Malgré un léger rebond en fin d'année, il termine en recul de 9 pour cent, contre 6 pour cent chez les hommes. Ainsi, la crise actuelle a fait considérablement baisser le taux d'activité des femmes dans la région et a creusé de surcroît les écarts entre les sexes en matière d'emploi. La forte contraction de l'emploi et des heures travaillées évoquée ci-dessus a eu pour conséquence une chute abrupte des revenus du travail. Dans l'agglomération de Lima, ces revenus ont diminué en termes nominaux de 8,1 pour cent en moyenne au cours du trimestre glissant marsmai 2020 par rapport à la même période de 2019. Ce recul, conjugué à la contraction de l'emploi, a entraîné une baisse de plus de 50 pour cent de la masse salariale versée par les employeurs. Cette dynamique baissière est restée vigoureuse les mois suivants, avec une baisse de 48 pour cent en glissement annuel au cours du trimestre mai-juillet. En Argentine, le revenu d'activité moyen des salariés déclarés du secteur privé a reculé pour la première fois entre mars et mai, en valeur nominale. Cette baisse, encore plus marquée en termes réels en raison de l'inflation, résulte de la perte de revenu subie par les salariés mis au chômage technique, mais aussi par ceux qui ont continué à travailler. La masse salariale totale s'est contractée dans le pays de 21 pour cent entre le quatrième trimestre de 2019 et le deuxième trimestre de 2020, en valeur réelle. Au cours de la même période, le montant total des revenus du travail a perdu autour de 7 pour cent au Brésil et de 27 pour cent au Costa Rica, toujours en valeur réelle. Au Chili, l'indice des rémunérations fait apparaître une baisse des revenus du travail de 1,3 pour cent en termes nominaux (le recul est du même ordre en termes réels) en avril 2020 par rapport au mois précédent. Dans le même temps, au cours du trimestre glissant mai-juillet 2020, 34 pour cent des personnes en emploi déclaraient avoir subi une perte de rémunération, tandis que 58 pour cent d'entre elles indiquaient n'avoir pas connu de changement, et 2 pour cent avoir vu leur revenu augmenter 15 . Il est intéressant d'observer les différences selon que les personnes en emploi étaient absentes du travail (19 pour cent de l'emploi total) ou pas. Comme on pouvait s'y attendre, la perte de revenu est plus fréquente chez les personnes en emploi n'ayant pas exercé leur activité: elle concerne 58 pour cent d'entre elles, parmi lesquelles 31 pour cent n'ont perçu aucune rémunération. Ces pourcentages étaient respectivement de 28 et de 2 pour cent chez les actifs occupés présents au travail (81,1 pour cent de l'emploi total). Les travailleurs indépendants et les employeurs ont été les plus touchés, puisqu'ils ont été 68 et 67 pour cent respectivement à voir leur revenu amputé. Viennent ensuite les salariés informels (34 pour cent), les travailleurs domestiques (24 pour cent) et les salariés formels (23 pour cent). Dernière preuve de l'effet inégalitaire de ces baisses de revenu, les travailleurs indépendants et les travailleurs domestiques ont été les plus nombreux à déclarer n'avoir perçu aucune rémunération. La masse des revenus s'est contractée dans une plus ou moins large mesure selon les ménages. En Argentine, pays pour lequel on dispose d'informations pour la période analysée, c'est chez les ménages ayant les plus faibles revenus que le nombre d'actifs occupés a le plus baissé. Cela apparaît clairement sur la figure 5, qui montre l'évolution entre 2019 et 2020 du nombre moyen d'actifs occupés par ménage selon le vingtile de revenu du ménage (par tête). Ces évolutions ont à leur tour induit des changements dans la composition du revenu des ménages. La part du travail dans le revenu total a ainsi reculé en moyenne de près de 8 points de pourcentage, sous l'effet de la baisse des revenus tirés de l'emploi indépendant et salarié informel. Cette contraction est nettement plus marquée chez les 20 pour cent des ménages les plus pauvres, du fait, notamment, que ces statuts d'emploi sont plus fréquents à l'extrémité inférieure de la distribution des revenus. À l'inverse, si l'on prend la catégorie «autres revenus», on observe une hausse des revenus de transfert, surtout chez les ménages à faibles revenus (tableau 4). Le revenu des ménages n'a pas fait que changer dans sa composition, il s'est aussi contracté dans tous les quintiles, mais plus fortement dans le quintile inférieur, où il baisse d'environ un tiers (tableau 5). On constate tout le long de la distribution une baisse de la masse des revenus du travail, qui n'est pas entièrement compensée par les revenus de transfert. Les effets de la perte de revenu disponible sur les inégalités se reflètent également dans la valeur du coefficient de Gini, qui est passé de 0,436 à 0,468 entre le quatrième trimestre de 2019 et le deuxième trimestre de 2020, soit une augmentation de 3 points de pourcentage. On observe une tendance similaire au Costa Rica, où le revenu des ménages par tête a perdu de l'ordre de 17 pour cent en moyenne entre 2019 et 2020, tandis que les revenus d'activité reculaient de 19 pour cent. Là aussi, les seuls revenus qui aient augmenté sont ceux de transfert, qui ont progressé de 154 pour cent. En outre, la baisse du revenu disponible des ménages, en valeur réelle, a été nettement plus prononcée à l'extrémité inférieure de la distribution, ce qui a produit des effets très inégalitaires (figure 6). Source: Calculs réalisés par les auteurs à partir des données de l' enquête permanente auprès des ménages. 7 8, 2 71, 5 4, 5 28, [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] 9 365, 4 47, [0] [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] 6 5, 8 583, [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] [17] [18] [19] [20] [21] [22] [23] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] [17] [18] [19] [20] [21] [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [1] [2] [3] [4] [5] [6] 9 445, [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [0] [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] 9 3, [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] [17] [18] [19] [20] [21] [22] [23] [5] [6] [7] [8] 8 125, [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] [17] [18] [19] [20] [21] [1] [2] [3] [9] [10] 9 194, [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] 6 Source: Calculs réalisés par les auteurs à partir des données de l' enquête permanente auprès des ménages. Effets du COVID-19 sur l'emploi et les revenus en Amérique latine 113 Les pays d'Amérique latine ont réagi à la crise économique engendrée par le COVID-19 en déployant un arsenal de mesures visant à soutenir les entreprises, à maintenir les emplois et à compenser la perte de revenus des ménages et, en particulier, de ceux qui avaient été le plus fragilisés (dont les membres travaillaient le plus souvent dans l'économie informelle). Ils ont eu recours à des dispositifs mis en place à l'occasion de crises précédentes, mais en ont aussi créé de nouveaux. On peut distinguer schématiquement trois types d'interventions: 1) les mesures et prestations visant à protéger et à maintenir les emplois formels; 2) les prestations de chômage contributives; 3) les programmes de transferts monétaires non contributifs. Les dispositifs de maintien dans l'emploi jouent un rôle crucial, d'une part, parce qu'ils permettent d'éviter des ruptures du contrat de travail qui entraîneraient des pertes de compétences et de savoir-faire et des coûts de recrutement ou de 16 Nous nous intéresserons ici uniquement aux dispositifs de maintien dans l'emploi. Nous ne mentionnerons donc pas d'autres mesures de soutien aux entreprises, par exemple celles qui leur ont facilité l'accès au crédit ou leur ont permis d'emprunter à taux bonifié. Source: Calculs réalisés par les auteurs à partir des données de l' enquête nationale auprès des ménages. Vingtile de revenu du ménage par tête recherche d'emploi ultérieurs et, d'autre part, parce que le maintien de la relation de travail favorise une reprise rapide de l'activité. Plusieurs pays de la région ont eu recours à des dispositifs visant à protéger les emplois moyennant le versement de prestations aux entreprises ou aux travailleurs par l'intermédiaire des institutions de sécurité sociale, de l'administration fiscale ou d'un autre organisme. Ces prestations sont généralement financées par l'impôt, les cotisations de sécurité sociale ou les deux. On peut distinguer trois types de dispositifs: les subventions salariales, le versement de prestations d'assurance-chômage en cas d'interruption ou de baisse de l'activité ou d'événements autres que le licenciement, et les mesures, plus récentes, d'incitation à la réintégration des travailleurs mis au chômage technique ou à l'embauche. Parallèlement à la mise en place de ces dispositifs, certains pays ont adopté des législations en matière de télétravail qui ont permis à certaines entreprises et certains secteurs de poursuivre, entièrement ou partiellement, leurs activités 17 . Plusieurs pays de la région ont pris des mesures de maintien dans l'emploi. Le Paraguay, par exemple, a instauré un dispositif de chômage partiel pour les salariés formels touchant jusqu'à deux fois le salaire minimum et dont le contrat de travail a été suspendu en raison de l'arrêt de l'activité dû à la pandémie. En Colombie, les entreprises et les personnes physiques justifiant d'une diminution de leur chiffre d'affaires d'au moins 20 pour cent ont pu prétendre de mai à décembre 2020 à une subvention d'un montant équivalent à 40 pour cent du salaire minimum pour tous les travailleurs cotisant au système de protection sociale. Au Pérou, les travailleurs au chômage technique ont continué à être couverts par le système public d'assurance-maladie (EsSalud). Les employeurs du secteur privé ont bénéficié quant à eux d'une subvention d'un montant équivalant à 35 pour cent de la rémunération brute mensuelle de leurs salariés, plafonné à 424 dollars des États-Unis. La République dominicaine a pour sa part mis en place le fonds d'aide solidaire aux salariés (Fondo de Asistencia Solidaria al Empleado, FASE), un transfert en espèces destiné à soutenir l'emploi dans les secteurs les plus touchés par la pandémie, en vertu duquel l'État prend à sa charge jusqu'à 70 pour cent des salaires dans la limite d'un certain plafond de rémunération. En Argentine, le programme d'aide d'urgence au travail et à la production (Programa de Asistencia de Emergencia al Trabajo y la Producción, ATP) a permis aux employeurs de bénéficier d'une exonération de cotisations patronales à hauteur de 95 pour cent et aux salariés du secteur privé de percevoir une partie de leur rémunération. Le gouvernement a aussi interdit temporairement les licenciements sans motif valable ou pour des raisons imputables à des difficultés économiques ou à un cas de force majeure. Le Brésil a mis en place une prestation d'urgence pour la protection de l'emploi et du revenu (Benefício Emergencial de Preservação do Emprego e da Renda) afin de soutenir le revenu des assouplies, moins de mois ou de jours travaillés étant requis pour pouvoir percevoir des prestations. En dépit de ces quelques exemples, le recours à l'assurance-chômage a été la modalité d'intervention la moins fréquente dans la région pour deux raisons. D'une part, peu de pays sont dotés d'un régime de protection contre le chômage et, même chez ceux qui en disposent, la couverture a toujours été faible du fait du nombre élevé de travailleurs informels et de travailleurs indépendants. D'autre part, les pouvoirs publics ont plutôt cherché à éviter les licenciements et à favoriser le maintien dans l'emploi afin de faciliter la reprise de l'activité. Le troisième groupe de mesures a eu pour fonction de compenser, au moins partiellement, les pertes de revenus subies par les ménages -qui vivent pour beaucoup de l'économie informelle -, quels que soient la situation au regard de l'emploi et les modalités d'activité de leurs membres. Il est intéressant de noter que, au vu de la gravité et de l'étendue de la crise, les pays ont jugé nécessaire d'atteindre une catégorie de la population exclue jusque-là des programmes de transferts non contributifs. Tous les pays n'ont pas adopté la même stratégie en matière de soutien du revenu: l'Argentine et le Brésil, par exemple, ont opté pour des transferts monétaires quasi universels et choisi de couvrir une bonne partie de la population, y compris les ménages comptant des travailleurs informels, tandis que le Chili et le Paraguay ont préféré mettre en place des mesures ciblées sur des groupes spécifiques. La plupart des pays ont toutefois eu du mal à atteindre rapidement tous les bénéficiaires potentiels, car les systèmes d'information sur la protection sociale dont ils disposent sont encore embryonnaires, ou ne sont pas actualisés pour tous les ménages ou recueillent uniquement des données sur les catégories les plus vulnérables de la population (par exemple les ménages avec enfants et adolescents, ou les personnes âgées ou handicapées). Certains pays y sont mieux parvenus que d'autres, non sans s'être heurtés au dilemme habituel entre universalisme ou ciblage des prestations. De nombreuses mesures ont été prises dans la région pour étendre les programmes de transfert en espèces existants et en créer de nouveaux afin d'atténuer les effets considérables de la pandémie sur les revenus du travail. Ces programmes sont détaillés dans BIT (2020b) Le bref épisode récessif qu'a connu l'Amérique latine avec l'arrivée du COVID-19 et les diverses mesures de restriction prises pour enrayer l'épidémie a été d'une intensité sans précédent depuis le début du xx e siècle et a provoqué une chute de l'emploi, informel notamment, d'une ampleur elle aussi inconnue jusquelà. Les sorties massives du marché du travail, plus prononcées dans le cas des femmes, sont un autre fait marquant de cette crise. Pour faire face à cette crise inédite, les gouvernements de la région ont dû mettre en oeuvre une série de mesures destinées à en limiter les effets sur l'emploi, les revenus et les conditions de vie de la population. Ces mesures donnent une idée des progrès réalisables, mais aussi des obstacles qui restent à surmonter. L'intervention rapide et opportune des pouvoirs publics a permis non seulement de remédier dans l'immédiat à la perte de revenus et au manque d'accès aux biens et services de base, mais aussi d'éviter l'aggravation de ces chocs négatifs à moyen terme. Grâce à l'expérience acquise dans la mise en place de mesures de soutien, les pays ont pu atteindre plus rapidement les populations confrontées à une perte de revenus du travail. Or, la crise a été d'une ampleur telle qu'elle n'a pas épargné les classes moyennes, dont les revenus ont fortement chuté eux aussi. Les programmes de transfert se sont heurtés à un problème de gestion, puisque ces personnes et ces ménages devenus vulnérables ne figuraient pas dans le registre des bénéficiaires potentiels. Cela montre la nécessité d'élargir la couverture des prestations en cas de perte d'emploi, notamment aux travailleurs de l'économie informelle. Il s'agit à présent aussi d'identifier les stratégies d'intervention les plus à même de consolider une reprise économique qui favorise l'emploi formel et la réinsertion des personnes qui ont perdu ou vu fortement baisser leurs revenus du travail. Les pays de la région disposent d'un ensemble de politiques actives du marché du travail qui pourraient, en principe, accomplir le double objectif d'assurer un revenu aux personnes ayant le plus de difficultés à trouver du travail et de les aider à accéder à un emploi de qualité. Ces politiques n'ont toutefois pas encore l'envergure suffisante et ne permettent guère aux bénéficiaires de transferts de trouver un emploi formel. Cette question est d'autant plus cruciale qu'on ignore comment évoluera la croissance dans l'après-pandémie, alors que les vagues épidémiques se succèdent et qu'on ne sait pas à quel rythme progressera la campagne de vaccination de masse de la population et si elle sera efficace. Comme nous l'avons vu, certains pays de la région ont pris récemment des mesures visant à favoriser la création d'emplois formels, en accordant aux entreprises privées des aides à l'embauche ou à la réintégration des salariés au chômage technique. La région avait déjà une grande expérience de ce type d'intervention. Ces politiques seront d'autant plus efficaces qu'elles auront été conçues de manière à éviter l'effet d'aubaine (qui se produit quand l'entreprise aurait recruté même en l'absence d'aide) et que la reprise économique sera rapide et stimulera effectivement la demande de main-d'oeuvre. Il faudra aussi réfléchir, en lien avec les politiques actives du marché du travail, à la manière de pérenniser les programmes de transferts en espèces au profit des travailleurs de l'économie informelle ou à en concevoir de nouveaux. Comme nous l'avons vu, étant donné la profondeur et l'étendue de la crise, les pouvoirs publics ont fait bénéficier temporairement de ces mesures des catégories de la population qui n'étaient généralement pas couvertes jusque-là. L'enjeu sera, dans un cadre budgétaire contraint et à la faveur de la reprise économique, de parvenir à mieux identifier les bénéficiaires potentiels et à mieux connaître leurs caractéristiques afin d'améliorer le ciblage des programmes existants et de ceux qui pourraient être mis en oeuvre à l'avenir. Il convient, de surcroît, d'évaluer la conception de ces programmes afin de s'assurer qu'ils favorisent bien la création d'emplois formels. Enfin, la crise est l'occasion de restructurer les institutions du travail et de la protection sociale afin de mettre en oeuvre des stratégies visant à créer des garanties pour les travailleurs et des socles de protection sociale plus pérennes, ainsi qu'à bâtir une politique de l'emploi globale dans le cadre ou en complément du plan de relance économique. Rapport mondial sur les salaires 2016/17. Les inégalités salariales au travail. Genève. -. 2020a. Panorama Laboral 2020. América Latina y el Caribe. Lima: Bureau régional de l'OIT pour l'Amérique latine et les Caraïbes Le suivi des marchés du travail durant les confinements visant à contenir la propagation du COVID-19: le contenu essentiel des enquêtes sur la main-d'oeuvre et le traitement des groupes spécifiques», note technique, avril. Genève. -. 2021. «Transitando la crisis laboral por la pandemia: hacia una recuperación del empleo centrada en las personas», note technique, Serie Panorama Laboral en América Latina Amérique latine et les Caraïbes). 2021a. Balance Preliminar de las Economías de América Latina y el Caribe 2020 CEPALC/BIT. 2020. «La dinámica laboral en una crisis de características inéditas: desafíos de política» Reprise en temps de pandémie: préoccupations sur le plan sanitaire, perturbations des chaînes d'approvisionnement et pressions sur les prix «The labor market in Latin America at the time of the COVID-19 pandemic: impacts, responses and perspectives», Gaceta Médica de Caracas Effets du COVID-19 sur l'emploi et les revenus en Amérique latine 115 salariés formels en activité partielle. Au Costa Rica, les autorités ont instauré un programme temporaire de transferts monétaires directs (Bono Proteger) ciblé sur les travailleurs licenciés ou mis au chômage technique ou partiel. D'autres pays ont déployé des mesures de maintien dans l'emploi dans le cadre de l'assurance-chômage. Précisons que, en Amérique latine, seuls l'Argentine, le Brésil, le Chili, la Colombie, l'Équateur, l'Uruguay, le Venezuela et le district fédéral de Mexico disposent d'un régime de protection contre le chômage. Cet instrument est conçu pour des périodes de chômage cyclique et non pour des crises systémiques qui induisent un taux de chômage élevé sur de longues périodes, comme c'est le cas avec le COVID-19. L'assurance-chômage vise habituellement à assurer une sécurité de revenu aux travailleurs qui ont perdu leur emploi mais, dans ces circonstances exceptionnelles, le Brésil, le Chili, la Colombie et l'Uruguay ont étendu ce dispositif afin qu'il offre aussi des prestations en cas de suspension du contrat de travail ou de chômage partiel. Cela a permis aux entreprises qui prévoyaient une baisse d'activité temporaire de conserver leurs salariés.Enfin, au Chili, au Pérou et en Uruguay, des aides ont été octroyées aux entreprises afin de les inciter à réintégrer les travailleurs mis au chômage technique. Dans notre typologie, les prestations de chômage sont servies par l'assurancechômage aux salariés formels qui ont perdu leur emploi. Dès mars 2020, les régimes d'assurance-chômage ont été aménagés afin d'apporter une réponse à une crise de l'emploi qui s'annonçait plus grave et plus longue que tous les précédents cycles de chômage élevé.Ces aménagements, souvent temporaires, ont visé à étendre la couverture (c'est-à-dire la proportion de chômeurs ayant droit à des prestations) ou à améliorer le niveau des prestations (le montant perçu en pourcentage du dernier salaire). Ils ont consisté à assouplir certaines conditions d'attribution des prestations, à prolonger les droits, à relever le taux de remplacement ou les seuils et les plafonds d'indemnisation et à étendre la couverture à des catégories de travailleurs qui n'en bénéficiaient pas jusque-là. Les gouvernements ont injecté des ressources supplémentaires dans l'assurance-chômage afin de financer le relèvement du montant et l'allongement de la durée des prestations.