key: cord-0962832-hq96gc51 authors: Bottemanne, Hugo; Morlaàs, Orphée; Schmidt, Liane; Fossati, Philippe title: Coronavirus: cerveau prédictif et gestion de la terreur date: 2020-05-22 journal: Encephale DOI: 10.1016/j.encep.2020.05.012 sha: 4bc2977217bb477bf5a087b9d382ba788271a2bd doc_id: 962832 cord_uid: hq96gc51 Résumé Les maladies infectieuses émergentes comme le Covid-19 représentent une menace majeure pour la santé mondiale. Lorsqu'ils sont confrontés à de nouveaux agents pathogènes, les individus génèrent de nombreuses croyances à propos du phénomène épidémique. Plusieurs études ont montré que les comportements individuels de protection dépendent largement de ces croyances. En raison de l'absence de traitement et de vaccin contre ces pathogènes émergents, le lien entre ces croyances et ces comportements représente un enjeu crucial pour les politiques de santé publique. Dans les prémisses de la pandémie de Covid-19, plusieurs études préliminaires ont souligné un retard dans la perception du risque par les individus, participant à une difficulté à mettre en place les mesures de précaution nécessaires : les individus avaient tendance à sous-estimer les risques associés au virus, et donc aussi l’importance des mesures de prévention. Au cours du pic de la pandémie, la saillance de la menace et des informations associées au risque de mortalité pourraient ensuite avoir transformé la manière dont les individus génèrent leurs croyances, entrainant des bouleversements dans la façon dont ils comprennent le monde. Nous proposons ici d’explorer l’évolution des croyances et des comportements au cours de la crise du Covid-19 en nous appuyant sur la théorie du codage prédictif et la théorie de la gestion de la terreur, deux conceptions influentes en sciences cognitives et en psychologie sociale. Abstract Emerging infectious diseases like Covid-19 cause a major threat to global health. When confronted with new pathogens, individuals generate several beliefs about the epidemic phenomenon. Many studies have shown that individual protective behaviors largely depend on these beliefs. Due to the absence of treatment and vaccine against these emerging pathogens, the relation between these beliefs and these behaviors represents a crucial issue for public health policies. In the premises of the Covid-19 pandemic, several preliminary studies have highlighted a delay in the perception of risk by individuals, which potentially holds back the implementing of the necessary precautionary measures: people underestimated the risks associated with the virus, and therefore also the importance of complying with sanitary guidelines. During the peak of the pandemic, the salience of the threat and of the risk of mortality could then have transformed the way people generate their beliefs. This potentially leads to upheavals in the way they understand the world. Here, we propose to explore the evolution of beliefs and behaviors during the Covid-19 crisis, using the theory of predictive coding and the theory of terror management, two influential frameworks in cognitive science and in social psychology. Les maladies infectieuses émergentes comme le Covid-19 représentent une menace majeure pour la santé mondiale [1] . Lorsqu'ils sont confrontés à de nouveaux agents pathogènes, les individus génèrent de nombreuses croyances à propos de la probabilité d'être contaminé, la gravité de la maladie, la contrôlabilité de l'épidémie ou encore l'efficacité de leurs stratégies d'adaptation [2] . De nombreuses études ont montré que les mesures de protection, comme l'hygiène corporelle ou la distanciation sociale, dépendent largement de ces croyances [3] . En raison de l'absence de traitement et ou de vaccin contre ces pathogènes émergents, le lien entre l'estimation de ces risques et le succès des mesures de protection représente un enjeu crucial pour les politiques de santé publique. Pourtant, il existe peu de données sur la genèse de ces croyances en réponse à une épidémie, et sur les mécanismes cognitifs qui relient ces croyances aux comportements individuels de protection. La théorie du codage prédictif (PC, Predictive coding), une conception influente en neurosciences cognitives, se propose d'expliquer les processus de perception, de prise de décision, et de modification des croyances en situation d'incertitude [4] . Elle suggère que le cerveau encode un modèle interne de la structure statistique du monde qu'il utilise pour prédire les causes des entrées sensorielles et planifier des actions pour confirmer ses prédictions. Lorsqu'il détecte une différence entre les entrées sensorielles et ses prédictions, J o u r n a l P r e -p r o o f il peut modifier son modèle interne, afin de s'adapter à l'évolution du monde. Ce principe fournit un cadre unificateur pour comprendre la façon dont les croyances de ces agents évoluent au cours du temps, et le comportement de ces agents dans des situations nécessitant une prise de décision en situation d'incertitude. La théorie du codage prédictif peut offrir un éclairage intéressant sur la manière dont nous avons considéré les risques associés au coronavirus et effectué des actions protectrices au début de la crise du Covid-19. Les épidémies sont des générateurs massifs d'incertitude. Les maladies infectieuses sont généralement perçues comme moins contrôlables et moins prévisibles que les autres pathologies, entrainant des phénomènes cognitifs complexes [5] . Dans les prémisses de l'épidémie de coronavirus, plusieurs recherches ont souligné un retard dans la perception du risque, tant au niveau individuel que sociétal [6, 7] . Elles objectivaient alors un optimisme irréaliste de nombreux individus face à la menace croissante associée au virus, estimant qu'ils ne couraient pas le risque d'être contaminés malgré l'accumulation croissante de preuves. Cette perception amoindrie du risque a pu participer à une difficulté à mettre en place les mesures de précaution nécessaires contre le risque épidémique. Mais nos croyances sont fragiles lorsque nous sommes confrontés à des bouleversements profonds de notre environnement collectif. Après un temps initial de banalisation du risque associé au Covid-19, souvent comparé à celui de la grippe saisonnière, les médias ont massivement diffusé un flux d'information faisant état du nombre quotidien de décès, des à propos de nous-même, de notre avenir et du monde. C'est ce que suggèrent de nombreuses études menées en sciences cognitives et en psychologie sociale, regroupées sous le terme de théorie de la gestion de la terreur (TMT, Terror Management Theory). Le coeur de la théorie initiée par les chercheurs Tom Pyszczynski, Sheldon Solomon et Jeff Greenberg est l'idée que face à une menace imminente, nous générons ou modifions certaines croyances pour maîtriser notre peur de la mort [8] . Ce mécanisme cognitif fondamental permettrait d'immuniser les individus contre l'omniprésence de la mort, constituant un facteur de résilience et d'adaptation face aux dangers qu'ils rencontrent dans le monde [9] . Elle pourrait aussi permettre de comprendre les changements des croyances La théorie du codage prédictif, une conception mathématique influente en sciences cognitives, s'est emparée du concept de croyance pour expliquer la manière dont nous percevons et dont nous prenons nos décisions [10] . Elle suppose que notre cerveau tente à tout moment de minimiser l'incertitude. Pour cela, il programme des actions afin d'acquérir J o u r n a l P r e -p r o o f cigarette qui va me tuer »), d'immunité excessive (« aucune chance que ce soit moi qui attrape le VIH »), ou d'optimisme (« ce n'est parce que je ne me lave pas les mains que je vais avoir le coronavirus »). Ces biais influencent également nos représentations des risques indirects liés aux crises sanitaires, aux conflits géopolitiques ou encore au changement climatique [19] . Ce processus présente un intérêt majeur dans les contextes épidémiques. En effet, les croyances sur le risque associé à un agent infectieux sont les principaux déterminants des comportements de protection permettant d'inhiber sa propagation. Pour la théorie de la motivation à la protection (PMT, Protection Motivation Theory), il existe deux facteurs majeurs influençant la réalisation d'action de protection individuelle face à un risque épidémique: l'évaluation du niveau de menace, et l'évaluation des capacités adaptatives [20] . L'évaluation du niveau de menace englobe les croyances sur la vulnérabilité individuelle, c'està-dire l'estimation du risque de contracter la maladie, et les croyances sur la gravité du virus, c'est-à-dire l'estimation de la dangerosité de la maladie. L'évaluation des capacités adaptatives implique des croyances sur l'efficacité des stratégies possibles, telles que des actions de protection ou de distanciation sociale, et les croyances sur la capacité personnelle à mettre en place ces stratégies, telles que la disponibilité de ces stratégies pour l'individu ou encore leur coût en terme énergétique ou psychologique [21] . Ces croyances peuvent être représentées sous la forme d'une structure hiérarchique définissant des liens d'implication logique, dans laquelle les croyances sur la capacité des individus à se protéger influencent les croyances sur la vulnérabilité individuelle ou sur la dangerosité du pathogène [ Figure 1 ]. Plusieurs études ont confirmé cette théorie en démontrant que les comportements de protection étaient directement associés à ces variables. Au cours de l'épidémie de grippe H1N1, la croyance que le virus pouvait se propager par contact indirect, impliquant un plus J o u r n a l P r e -p r o o f grand risque de transmissibilité et donc une augmentation de la vulnérabilité individuelle, était corrélée à un plus grand respect des mesures d'hygiène et de distanciation sociale [22] . D'autres travaux ont montré que le respect des mesures de protection par la population dépendait plus largement des croyances sur la sévérité de l'infection que sur sa contagiosité. Ainsi, lorsque les individus croient que la maladie a une forte incidence mais une faible sévérité, ils sont peu soucieux des mesures de protection individuelles, tandis que lorsqu'ils pensent que la maladie est très sévère, ils sont plus enclins à se protéger, même si elle est associée à une faible incidence [23] . Les maladies infectieuses considérées comme plus dangereuses sur l'échelle de biosécurité (BSL, Biosafety level) sont généralement associées à des mesures de protection individuelles plus importantes [23] . Par ailleurs, la planification de politiques de santé publique efficaces dépend en partie de la façon dont les citoyens perçoivent les risques liés à l'épidémie [24] . Les mesures contraignant les libertés individuelles ou l'économie ne peuvent être décidées que lorsque les croyances à propos du risque ou de l'utilité des procédures de protection sont suffisamment partagées par une partie de la population, permettant d'assurer leur acceptation sociale [25] . Le problème est que les individus considèrent majoritairement le risque proximal associé à la santé individuelle ou des membres du cercle proche, sans toujours nécessairement évaluer les effets [27] , la majorité des individus estimaient que l'épidémie n'affecterait pas leur vie quotidienne [28] , et qu'il était peu probable qu'ils soient infectés ou qu'ils infectent les autres [29] . Le décalage entre la perception du risque et les informations statistiques dans les prémisses d'une épidémie pourrait donc constituer une tendance naturelle au niveau individuel et collectif, déterminée par la structure de notre architecture cognitive, et participant à notre vulnérabilité commune face à ces risques émergents. Le paradoxe est que les sciences cognitives ont aussi été mobilisées pour expliquer la panique ressentie par de nombreux individus au début de l'épidémie. Plusieurs médias évoquaient alors un phénomène de « contagion de la peur » et de nombreux chercheurs évoquaient l'influence du « biais de négligence des probabilités » désignant la surestimation des risques faibles ou encore du « biais de disponibilité » conduisant à surpondérer les données facilement accessibles comme le nombre de décès, pour expliquer la crainte ressentie par de [41] . Le coeur de la théorie est l'idée que ces croyances nous permettent de maîtriser notre peur de la mort, constituant un facteur de résilience et d'adaptation face aux dangers rencontrés dans le monde [42] . Les études menées dans ce cadre ont montré que la saillance de la mort associée aux attentats terroristes ou aux épidémies produisait un renforcement de l'adhésion des individus aux croyances, normes et valeurs de leur culture d'appartenance [43] . Les individus ressentent J o u r n a l P r e -p r o o f plus d'affinité envers les pairs du groupe auxquels ils appartiennent et accordent moins leur confiance aux individus assimilés à des groupes exogènes. Ce mouvement s'accompagne souvent d'une valorisation des croyances patriotiques, nationalistes, et à un renforcement des pratiques religieuses [44, 45, 46] . En consolidant le sentiment d'appartenir à quelque chose de plus grand qu'eux, ce mécanisme pourrait ainsi permettre aux individus de dompter leur angoisse existentielle et de redonner du sens au monde. Cette théorie s'est proposée d'expliquer l'évolution des croyances aux États-Unis après le 11 septembre 2001 [47] . Elle a pointé des phénomènes étonnants comme une plus grande indulgence des jurés envers les individus appartenant à leur propre groupe socioculturel lors des procès survenant après les attentats terroristes, ou encore le renforcement de l'adhérence aux politiques conservatrices aux États-Unis [48] et à l'intégrisme religieux en Afrique pendant l'épidémie d'Ebola [49] . Au cours des prochains mois, l'humanité restera confrontée avec cette nouvelle source de terreur que représente la pandémie. Ces travaux suggèrent que la crise du coronavirus pourrait entraîner des bouleversements dans les croyances individuelles et collectives. Elle pourrait provoquer une forme de transvaluation de la manière dont nous comprenons notre singularité et la structure de notre environnement, favorisant le renforcement de certains schémas de croyances [50] . Une étude en cours, réalisée par une équipe de l'Université de Californie suggère par exemple que l'adhérence aux stéréotypes sexuels traditionnels a eu tendance à se renforcer pendant la pandémie de coronavirus aux États-Unis [51] , mais aussi que la saillance de la menace provoquée par le Covid-19 a favorisé les croyances xénophobes envers les chinois [52] . De nombreux autres travaux expérimentaux seront nécessaires pour déterminer l'effet d'une telle crise mondiale sur les mécanismes de génération des croyances, tant sur le plan individuel que sociétal, et pour évaluer son impact sur les processus électoraux, l'adhésion aux valeurs culturelles ou encore les pratiques religieuses. Titre Figure 1 Association entre croyances et comportements dans la théorie de la motivation à la protection (PMT, Protection Motivation Theory). Légende Figure 1 : Illustration du lien entre croyances sur le risque et sur les facultés d'adaptation inspirée du cadre de la théorie de la motivation à la protection (PMT, Protection Motivation Theory). Pour cette théorie, il existe deux facteurs influençant la réalisation d'action de protection individuelle face à un risque épidémique : l'évaluation du niveau de menace, comprenant les croyances sur la vulnérabilité individuelle, c'est-à-dire l'estimation du risque de contracter la maladie, et les croyances sur la gravité du virus, c'està-dire l'estimation de la dangerosité de la maladie ; et l'évaluation des capacités adaptatives, comprenant les croyances sur l'efficacité des stratégies de protection, et les croyances sur la capacité personnelle à mettre en place ces stratégies. Toward a Common Secure Future: Four Global Commissions in the Wake of Ebola A protection motivation theory of fear appeals and attitude change Risk perceptions and their relation to risk behavior À theory of cortical responses The social amplification of risk: A conceptual framework Are people excessively pessimistic about the risk of coronavirus infection Optimistic beliefs about the personal impact of COVID-19 Two decades of terror management theory: a meta-analysis of mortality salience research Terror management theory The Predictive Mind The Bayesian brain: the role of uncertainty in neural coding and computation Priors in perception: Top-down modulation, Bayesian perceptual learning rate, and prediction error minimization. Conscious Cogn Active Inference: A Process Theory The hypothesis testing brain: Some philosophical applications New Challenges to the Rationality Assumption Heuristics and biases: The psychology of intuitive judgment How unrealistic optimism is maintained in the face of reality Unrealistic optimism about future life events The tragedy of cognition: psychological biases and environmental inaction Cognitive and physiological processes in fear appeals and attitude change: a revised theory of protection motivation Factors associated with uptake of vaccination against pandemic influenza: a systematic review Community psychological and behavioral responses through the first wave of the 2009 influenza A(H1N1) pandemic in Hong Kong Modelling the propagation of social response during a disease outbreak Communicating risk in public health emergencies: A WHO guideline for emergency risk communication (ERC) policy and practice. Geneva: World Health Organization Contested Epidemics: Policy Response in Brazil and the U.S. and what the BRICS Can Learn Modelling the influence of human behaviour on the spread of infectious diseases: a review Epidemiological characteristics of 2009 (H1N1) pandemic influenza based on paired sera from a longitudinal community cohort study Widespread public misconception in the early phase of the H1N1 influenza epidemic People at risk of influenza pandemics: The evolution of perception and behavior Précis of bayesian rationality: The probabilistic approach to human reasoning Costs and benefits of realism and optimism The evolution of misbelief Neural correlates of 'pessimistic' attitude in depression The evolution of overconfidence Updating Beliefs under Perceived Threat SARS Risk Perception, Knowledge, Precautions, and Information Sources, the Netherlands Optimism across cultures: In response to the severe acute respiratory syndrome outbreak Changes in risk perception and protective behavior during the first week of the COVID-19 pandemic in the United States The social amplification of risk: A conceptual framework In the fight against the new coronavirus outbreak, we must also struggle with human bias Two decades of terror management theory: a meta-analysis of mortality salience research À terror management analysis of the psychological functions of religion Effects of mortality salience on evaluation of ingroup and outgroup sources: the impact of pro-versus counterattitudinal positions Political conservatism as motivated social cognition À terror management analysis of the psychological functions of religion Threatening times," strong" presidential popular vote winners, and the victory margin, 1824-1964 Conservative shift among liberals and conservatives following 9/11/01 Infections and elections: Did an Ebola outbreak influence the 2014 US federal elections (and if so, how)? Psychological Science Ebola salience, death-thought accessibility, and worldview defense: A terror management theory perspective Historical linkages: epidemic threat, economic risk, and xenophobia Can a Pandemic Make People More Socially Conservative? Longitudinal Evidence from COVID-19 Framing COVID-19 as an Existential Threat Predicts Anxious Arousal and Prejudice towards Chinese People. PsyArXiv preprint