key: cord-0914887-a1197r0y authors: Racin, C.; Pfrimmer, M.-C.; Ruhlmann, M.; Talpin, J.-M. title: Travailler en gériatrie en période COVID : du témoignage à la transformation ? date: 2021-06-24 journal: nan DOI: 10.1016/j.npg.2021.05.007 sha: 4eee6c0cdf2b1a09b6d5be2337141c7b40c0c652 doc_id: 914887 cord_uid: a1197r0y Le projet d’inviter les professionnels travaillant auprès/pour des personnes âgées pendant l’épidémie COVID-19 à témoigner de leurs expériences vécues est né en mars 2020. L’article retrace les motivations à l’origine de cet appel à « faire mémoire », les questions qui ont jalonné la progression de sa mise en œuvre, les réflexions éthiques et méthodologiques qui ont délimité le cadre évolutif du recueil de témoignages puis le passage au temps de constitution d’un collectif pluriprofessionnel. À travers ces différentes étapes, les auteurs soulignent l’importance accordée à la dimension processuelle de la construction de ce dispositif et à ses fonctions psychiques de symbolisation-transformation au regard du traumatisme individuellement et collectivement vécu en cette période inédite. The project to invite professionals working among ageing people during the COVID-19 epidemic to testify about their experiences was born in March 2020. This article retraces the motivations behind this call to “look back”, the questions that were raised during its implementation, the ethical and methodological reflections that structured the evolving framework for the collection of testimonies, and finally the transition to the formation of a multi-professional collective. Through these different stages, the authors underline the importance given to the process dimension in the construction of this operation and to its psychic functions of symbolisation and change in the setting of the trauma experienced individually and collectively in this unprecedented period. Mars 2020 : déferlement de l'épidémie et bascule dans le « tout autre » Inviter les professionnels qui travaillent auprès/pour des personnes âgées pendant l'épidémie COVID-19 à témoigner de leurs expériences vécues. . . L'initiative a germé au sein de l'équipe de formation du Master « Gérontologie, vieillissement, éthique et pratiques professionnelles » de l'université de Strasbourg. Cette formation, très profondément pluridisciplinaire, s'adresse aux professionnels de l'action gérontologique. Début mars 2020, l'épidémie COVID-19 déferle très vite et fort en Alsace, saisissant médecins et soignants : de fait l'enseignement est aussitôt suspendu. Certes, les cours n'ont plus lieu. Mais les « pertes de contact », les silences comme les rares fragments d'échanges font prendre la mesure : chacun(e) a basculé dans un « tout autre ». Tout se resserre sur « ce qui compte vraiment dans l'instant présent » : assurer les soins requis par l'état de santé des patients autant que possible, lutter contre le risque de contamination dans la limite des moyens disponibles, organiser et réorganiser l'activité du service. L'épidémie agit tel un ouragan qui renverse, fragmente les relations et réorganise les collectifs dans des rationalités autres et changeantes, saisit chacun d'entre nous là où il est au plus profond de son être, le convoquant à agir dans un mélange de ruptures et de continuités, de connu et de non connu. Les uns confinés, les autres dans l'hyper-action : transformés chacun à notre façon par ce que nous aurons vécu, allons-nous devenir étrangers les uns aux autres ? Dans cette atomisation des réalités objectives et psychiques, pourrons nous avancer ensemble « après » ? Au moment de l'arrêt du cursus de formation, se finalise l'unité d'enseignement « Aide et soins : la personne âgée, son entourage et les professionnels », qui met en chantier le travailler des uns et des autres. Au sein de l'équipe de formation, nous partageons la vision de Dejours [1] que le travail est action sur le monde et transformation de soi, que l'être humain y engage pleinement à la fois son corps et sa subjectivité, et que le travail et son organisation constituent une « arène politique ». Le travailler, en temps ordinaires, mobilise déjà les individus, les groupes et les institutions du côté de l'exigence de (re)penser continûment les cadres et métacadres, tenter de diminuer les contraintes qui pèsent sur l'expression de la subjectivité et l'écrasement de la temporalité psychique. Dans ce contexte de crise, comment maintenir actif ce travail de pensée sur et dans les cadres existants, alors que le cadre lui-même, ses contours, ses limites, ses fonctions, se voient modifiées, menacées ? Quelles voies de passages garder ouvertes à des modes -même contraints -d'expression de la subjectivité ? Comment trouver-créer les possibilités de rencontre entre la disposition de l'un à dire et d'un autre à entendre ? D'autant plus lorsque nous sommes tous pris, d'une manière ou d'une autre, dans cette épreuve de réalité, parfois empêchés d'agir, « confinés » dans une forme d'impuissance. L'une de nous, ainsi, ne peut exercer une activité médicale de terrain, ni contribuer à la régulation au SAMU. Elle raconte la volonté alors, ou plutôt le désir, de mettre du sens dans ce qu'elle vit, ce qu'elle voit ou entend d'autres vivre, selon une lecture qui actualise le coeur de ce qui avait été au centre de son exercice professionnel consacré à la santé au travail, à savoir l'engagement à « mettre du sujet » dans le travail, à affirmer la place du travail dans la construction et la vie psychique. Les jours et les semaines de début de pandémie passées à lire beaucoup, à s'informer et à tenter de réfléchir, le désir d'agir plutôt que de réagir (d'être dans l'action plutôt que dans la réaction) font naître, comme le chante Aragon, cette pensée : « avoir été peut-être utile. . . c'est un rêve modeste et fou, il aurait mieux valu le taire. . . ». La coopération avec la coordinatrice du Master « Gérontologie, vieillissement, éthique et pratiques professionnelles » était une fenêtre bienvenue, qui se referme avec l'interruption du cursus. La formation, donc, est suspendue ; les professionnels retournent sur le terrain. Certains, petit à petit, parlent au gré des contacts suscités, des nouvelles recueillies. D'autres ne peuvent pas, ou seulement à mi-mots, en confidence concédée ou offerte au témoin empathique, à celui qui, de sa position tierce, donne la possibilité de ne pas laisser le sujet seul face à ce qu'il éprouve, seul face à ses questions, bruyantes, gonflées par la colère, ou silencieuses, tuées par l'impuissance ou la sidération. Voir, entendre, accueillir, co-sentir : de la position de témoin à l'invitation à témoigner Premier mouvement : le constat « aigu » du coup porté par le contexte de pandémie sur les professionnels et leurs pratiques Marcher, sur le plan physiologique, renvoie à une alternance continue d'équilibres et de déséquilibres compensés. À bien des égards, le travail s'apparente à ce processus dynamique, toujours en construction, où le travailler peut parfois revêtir autant d'importance que le résultat final. Il y a un an -un an seulement, un an déjà ! -, nous entendions résonner chez les professionnels de nombreuses questions, des questions que nous entendions comme des questions de travail. Les hôpitaux étaient sous tension, les EHPAD, les soins à domicile et la médecine de ville aussi -même si cela se disait moins -et tant d'autres milieux, impliquant tant d'autres professionnels, tant d'autres métiers. Qu'ils fussent médecins, infirmier.ère.s, aides-soignant.e.s, psychologues, responsables de structures médico-sociales, etc., les professionnels se trouvaient convoqués à l'action dans l'urgence. Par le sens qu'ils donnaient à leur métier, leurs pratiques de solidarité et de coopération, leurs savoirs, leur intelligence de terrain, ces professionnels auparavant trop souvent « invisibles », « déconsidérés », étaient ceux qui alors assuraient la continuité de la vie et faisaient que nous pouvions nous regarder comme société humaine ; et ce alors même qu'ils avaient été « lancés » dans cette crise sans les moyens « de base ». Pour donner un exemple précis, rappelons-nous le manque, dans un premier temps, de masques de protection, un manque qui entrait durement en collision avec les règles de métier des soignants. Nous pouvons aussi évoquer le confinement des personnes âgées en EHPAD qui, peutêtre rendu inévitable, entrait néanmoins en collusion avec -ou était le fruit de -la relégation sociale d'une grande vieillesse, réduite aux images de la finitude, relatives à la fragilité et à la vulnérabilité, que nous ne voudrions pas voir. Nous percevions des contextes très différents sur le plan institutionnel, dans les établissements de soins, les établissements médicosociaux ou les soins à domicile, etc. Différences entre les institutions mais aussi à l'intérieur des institutions, comme par exemple au domicile où des contextes pluriels pouvaient se rencontrer, portés par des professionnels divers : médecins, infirmières libérales (IDEL) ou services de soins infirmiers à domicile (SSIAD), aides à domicile, employées de maison en gré à gré, etc. pour ne parler que de ceux-ci. Malgré ces différences, les situations et les pratiques professionnelles présentaient quant à elles des points de rencontre, de contact, de croisement, qu'il s'agisse des soins d'urgence, de la médecine des « autres » pathologies, des soins en EHPAD, des soins à domicile. . . Nous savions combien ces professionnels partageaient en commun de se trouver dans un « impensable », à devoir s'engager complètement dans l'intelligence du moment présent. . . et pour une durée que l'on n'osait imaginer. Nous entendions ce qu'ils disaient de leur travail brutalement bousculé : réorganisations, règles et procédures bouleversées, priorités changées, pression temporelle dans un hôpital ou des institutions déjà si malmenés. Nous entendions ce qu'ils disaient, ou justement ce qu'ils ne disaient pas, de leurs réalités, de leurs conditions de travail, de leur vécu au travail. Il nous semblait essentiel de pouvoir donner, aux soignants en particulier, la possibilité de parler de leur vécu au travail, et plutôt que de leur apporter des réponses, de faire en sorte de leur permettre les questions, les remises en question. Interpellées par la mise en place d'un numéro vert de psychologues du CHU ouvert à tous les soignants du Bas-Rhin et de différentes initiatives d'écoute, nous nous demandions si à côté et au-delà de ce soutien immédiat, il n'y avait pas lieu de se mettre sur le terrain du « penser », dans une articulation entre l'avant, le pendant et l'après. D'ailleurs, nous nous interrogions sur la situation de ces écoutants : la possibilité d'une relecture leur était-elle ouverte ? Et sinon, s'ils étaient eux-mêmes dans l'urgence et l'injonction d'une efficacité immédiate, quelle était leur possibilité d'apporter « de l'oxygène » aux soignants ? Nous souhaitions pouvoir à terme partager et essayer de travailler avec des cliniciens, avec des chercheurs, les questions que nous nous posions, des questions de travail et de travailler, pour aujourd'hui peut-être, pour « après » sûrement. Parce que nous savions que, de fait, il y a deux niveaux : tout de suite, et après. Nous percevions comme un enjeu la nécessité de faire l'analyse du « pendant » qui s'imposait pour construire un « après » que l'on espérait, sans que cela n'empêche l'action. Nous nous demandions alors : comment peut-on se dire et dire l'impensable ? Comment dire la peur, la mort. . . même si à l'époque ces questions n'étaient pas aussi crûment énoncées. Nous nous demandions quelles questions se poser, mais surtout lesquelles s'autoriser devant l'urgence ? Il y a quelques années, le plus haut fonctionnaire du ministère du travail avait coutume d'affirmer : « chercher à comprendre un ordre au moment d'obéir, c'est dans les armées le début de l'indiscipline ». En situation d'urgence (revêtue par les politiques d'une métaphore guerrière), se permet-on de prendre le temps de la réflexion ? S'autorise-t-on à prendre le temps de recul ? Alors que, en situation « simplement » tendue (ce qui était usuel dans le milieu gérontologique), des formations sont mises entre parenthèses de manière contrainte -le plus souvent -ou choisie -parfois -, quand elles permettraient sans doute d'ouvrir une fenêtre ou de mieux travailler. Comment vit-on les choix à faire en fonction de l'état des malades ou des ressources disponibles ? À quels conflits éthiques et psychiques les professionnels sont-ils confrontés du fait de l'obligation parfois de mettre en oeuvre ce qui s'apparente à un triage des malades ? Et si le risque de déshumanisation existe dans ce jeu de pouvoir de vie et de mort, quels sont les supports subjectifs qui permettent de l'affronter et de se sentir rester humain ? Comment dès lors, une réflexion éthique partagée pouvait-elle se construire ? Quelle place accorder aux réflexions menées ailleurs (Comité consultatif national d'éthique, Groupes éthiques professionnels, groupes d'analyses de pratiques) ? Quelles conditions d'existence ou de préexistence d'un collectif étaient-elles nécessaires pour que la confiance indispensable à ces échanges, graves et parfois intimes, puisse exister ? Comment construire des défenses collectives lorsque les temps et les espaces de délibération ont disparu ? Comment s'appuyer sur ce qui avait été construit auparavant pour que la crise n'inscrive pas de rupture radicale entre avant et après ? Les solidarités et les ressources créatives, individuelles et collectives, se mobilisent dans la continuité de la confiance et du respect préexistants. Dès lors, qu'est-ce que la crise et son traitement venaient révéler de la solidité des assises antérieures des institutions sur lesquelles s'appuient, et à l'intérieur desquelles se déploient, les conditions du travailler ? Comment dire, se dire, quand une responsable d'un service de soins à domicile constate que ses collègues « font des choses magnifiques » mais ne lui parlent absolument pas de ce qu'elles vivent, alors qu'elle leur demande sincèrement « comment ça va » ? Comment comprendre ces impossibles à dire ? Comment repérer les effets psychiques, jusque dans leurs conflits intrapsychiques, suscités par les dilemmes et les écarts rencontrés entre les idéaux et motivations professionnelles, d'une part, et l'impossibilité de « faire du bon boulot », d'autre part, du fait du manque de moyens matériels, du fait de l'urgence, etc. ? Que ressent-on devant le fait d'être applaudi à 20 h ou qualifié de héros alors que l'on s'exprime, que l'on crie depuis des mois sans être entendu ? Sans avoir pu se faire entendre ? Ou, pire, en pensant ne pas avoir su se faire entendre ? Malgré le réconfort trouvé dans ces manifestations publiques dont ont témoigné de nombreux soignants (« quand j'entends la salve, je sors pour prendre ma dose »), le (semblant ?) d'expérience de reconnaissance rappelle en après-coup pour certains le goût du mépris « d'avant ». Sous certains aspects, ces applaudissements mis en rapport avec l'insuffisance magistrale des moyens du travailler ne sont pas sans rappeler la confusion qu'évoque notamment Dejours [1] entre la reconnaissance et la gratitude. L'insuffisance des moyens du « bon soin » est venue par ailleurs côtoyer la menace sur la sécurité au travail. Comment prendre en charge sereinement un malade contagieux, donc potentiellement dangereux pour le soignant ? Quelles ressources, quelles fragilités se trouvaient là convoquées chez le professionnel, chez ses proches ? Sur quels supports environnementaux, facilitateurs de la mobilisation des ressources individuelles et collectives, le rapport au travail pouvait-il s'étayer sans qu'il renouvelle incessamment le conflit entre engagement dans le soin (« c'est mon boulot ») et crainte de mettre ses proches en danger ? Nombreux sont les professionnels de santé qui ont décrit les stratégies d'évitement mises en place pour protéger leurs proches, à titre d'éloignement des proches, d'espacement des retours à la maison un jour sur deux, de mise en place ritualisée d'un sas et de protocoles de décontamination à la maison avant même de saluer ses proches, à l'instar de cette aidesoignante décrite par Aubenas [2] qui, de retour chez elle, courait toute nue à travers son appartement vers sa douche après avoir demandé à ses enfants de mettre les mains sur les yeux. Protéger, se protéger : de quoi ? Comment ? Quels effets pouvaient avoir le recours au registre guerrier dans les discours politiques et médiatiques pour lutter contre cet ennemi invisible alors que pour les soignants, comme le souligne Molinier [3] dans sa tribune publiée dans Libération le 17 mars 2020, il ne s'agissait pas de faire la guerre mais de prendre en charge des personnes malades ? Comment assurer la continuité du soin, de la place du care dans le soin, la transition entre les registres hétérogènes de la prise en charge domestique ou de ville, les passages entre les soignants en institution ? Quelles frontières se trouvaient ainsi définies ou redéfinies dans ces passages, transitions, ruptures parfois ? Comment peut-on tenir sans aucun repos ? Comment travaille-t-on jusqu'au bout de l'épuisement tout en étant conscient des défaillances de l'appareil d'État : des équipements de sécurité manquants, un hôpital déjà désorganisé avant la crise, une difficulté à faire bénéficier les services de santé des premières informations pertinentes émergeant des premiers reculs sur le cluster de Mulhouse, l'annulation ou le déni des effets révélateurs de la crise (lorsque, par exemple, le directeur de l'ARS de la région Grand Est, région la plus meurtrie, affirme vouloir poursuivre après la crise le modèle antérieur basé sur une logique strictement comptable d'économie des coûts) ? Reste-t-on un citoyen derrière le masque (quand on en a un. . .) ? Est-il légitime de s'interroger sur les choix politiques qui ont mené, en grande partie du moins, à la situation présente ? Bien au-delà de la seule gestion de la crise. . . Serait-ce un élément de motivation ou de démotivation ? Car, comment prend-on en charge des patients dont on sait que la mort, comme longtemps dans les EHPAD, n'était pas prise en compte dans les statistiques de décès, des EHPAD qui apparaissaient comme coupés du monde, relégués à la marge, nous renvoyant par associations d'idées à la gestion des institutions totales décrites par Goffman [4] en son temps ? Ceux dont on prenait soin faisaient-ils encore partie de la communauté des humains ? Ceux à qui était confiée la charge d'en prendre soin participaient-ils encore au travail d'humanisation si décrié de ces institutions ? Quel sens donnaient-ils à leur travail ? De quelles manières le sens, les valeurs et la légitimité se trouvaient-elles réinterrogées ? Était-il, ainsi, légitime de préconiser un isolement des résidents dans leurs chambres ? Au nom de quel idéal de soin et/ou de santé ? Comment la santé, tout à la fois physique, mentale ou sociale selon les critères de l'OMS, se trouvaitelle ainsi redéfinie par ces pratiques qui rencontraient de redoutables échos avec des pratiques anciennes et abandonnées ? Comment soutenir l'exigence de sens sous l'effet croissant du « discours courant », sous l'accumulation des points de vue affichés comme des vérités, sous le poids d'une information plus ou moins contrôlée par les gouvernants ? En quoi ces discours étaient-ils susceptibles de contribuer à une imprégnation aux effets d'intériorisation délétères des injonctions alors véhiculées -et qui continuent de l'être -explicitement ou implicitement ? Comment se prémunir des effets terribles d'une soumission au pouvoir biopolitique, largement dénoncée notamment par Foucault [5] ? Ce pouvoir, qui insuffle insidieusement ou plus ostensiblement les normes du « bon travail » à travers la protocolisation des contenus (écrasant les possibilités de l'intelligence au travail), le déploiement de l'évaluation et la promotion de l'individualisation, désoriente les ressorts subjectifs du rapport au travail, l'auto-appréciation « en confiance » de ses capacités propres et de ses compétences. Comment conserver cette confiance lorsque, précisément, l'urgence imposait de ne pas travailler « comme on a appris » et que le discours ambiant était celui de la culpabilisation ? Quelle place était alors laissée à la subjectivité propre du soignant ? Dans cette urgence, et parmi les obstacles matériels ou de matériel, de quel temps, de quel espace, de quelles ressources pouvait-on disposer pour rester un humain à l'écoute d'autres humains et non une « machine à soigner » ? Comment la relation se trouvait-t-elle réaménagée entre un malade angoissé ou gêné par exemple dans ses capacités de communication (du fait d'un déficit auditif, etc.) et un soignant botté-casqué-masqué ? Au demeurant, le soin d'urgence laissait-il toujours la place à une relation entre soigné et soignant ? Aux yeux des soignants, l'urgence vitale permettait-elle de préserver la place de la parole et de l'échange ? Et au-delà de cette relation, comment se mettait -ou pas -en place un engagement particulier ou une disposition particulière, de part et d'autre, pour qu'une dynamique d'investissement, voire de transfert puisse se déployer entre un malade et un soignant bottécasqué-masqué ? Les questions pleuvaient, certaines creusant des sillons profonds dont on pouvait s'inquiéter des effets à moyen et long terme après-crise (il y a un an, ce « temps d'après » était un horizon envisagé), d'autres se dissipant et se diluant sur les terres déjà inondées de l'avant-crise. De cette première position de témoin, la question d'un lieu de témoignage a progressivement émergé, pressée par deux nécessités : • comment permettre à ceux qui travaillent de formuler une demande d'écoute qui ne recherche pas et n'aboutisse pas à des réponses toutes faites, des solutions prédigérées et des prestations de service de type comportementaliste (sur le mode des chemins de l'enfer pavés de bonnes intentions. . . ou pas si bonnes. . .) ? • comment mettre à disposition des questions qui ne posent pas une exigence susceptible de mettre en danger celui qui travaille, d'excéder ses possibilités ? Comment ouvrir un espace sans faire effraction dans les défenses ? Comment ouvrir un espace de pensée sans imposer la réflexion ? Comment inviter sans presser, sans culpabiliser, sans forcer les portes du déni qui peut, au moins temporairement, revêtir une fonction protectrice ? En mars 2020, il y avait un vrai défi à reconnaître et à faire reconnaître le travail et le travailler de tous ces professionnels. D'autant que certaines logiques économiques ou gestionnaires ne semblaient pas près de s'amender : le 8 avril, paraîtront deux articles de fond dans Les Echos [6, 7] , deux « papiers » qui félicitaient les soignants, héroïques bien sûr puisque, avec les administratifs et politiques, par leur agilité à tous, ils permettraient de sortir de cette crise sans, bien sûr, qu'il ne soit nullement nécessaire de remettre en cause la doxa économique, ni, à plus forte raison, de donner davantage de moyens. L'agilité suffira. . . De façon concomitante, des témoignages de soignants affleuraient, comme les paroles d'une jeune infirmière en réanimation qui s'exprimait ainsi sur France Culture le 3 avril 2020 [8] : « Je suis optimiste parce que je ne peux pas être autre chose. . . ». Quelle place donner à cet espoir ? Comment contribuer à faire vivre ce qui permet de tenir ? Les psychologues et psychiatres assuraient et assurent encore aujourd'hui autant qu'ils le peuvent un soutien, évidemment indispensable ; nombre d'entre eux ont été ou sont encore eux-mêmes mis à rude épreuve. Mais à côté de ce nécessaire travail, il nous semblait important que les soignants puissent être aussi « acteurs », non pas exécutants d'une pièce de théâtre qui aurait été écrite pour eux, mais « sujets pensants », dans leur travail et dans l'espace public. Nous nous demandions alors de quelle manière nous pouvions contribuer à ouvrir un espace pour qu'ils puissent parler de leur vécu au travail, ou se permettre des questions, pour qu'ils puissent débattre, enfin, du travail, autrement qu'à la marge. Les premières questions que nous avions essayé de formaliser, sur lesquelles nous avons tenté d'opérer un regroupement par thématiques, constituaient l'étape inaugurale d'un travail d'approfondissement et de recherche à venir. Mais il nous semblait qu'une autre étape s'imposait d'abord : proposer aux professionnels que nous côtoyions les moyens de garder trace de ce qu'ils étaient en train de vivre, pour ne pas oublier, pour que ces vécus ne soient pas recouverts tout de suite, pour que l'écrit permette possiblement une mise à distance salvatrice. . . pour qu'un témoignage sur le « maintenant » permette une action et une transformation, bref un espoir, dans l'avenir. Car les mots dans l'instant présent semblaient pauvres, rares ; la parole pouvait être difficile, douloureuse, les pensées tuées, « silenciées ». Un impensé, impensable de ce qui se jouait pour chacun ? Sans doute, en premier lieu, fallaitil ouvrir un espace pour « dire », indiquer un « autrui » auquel l'adresser : c'est ainsi qu'a pris corps notre appel à écriture, sorte de « maison commune » offrant un lieu d'accueil à la parole errante et/ou exilée d'institutions trop fragiles/fragilisées pour l'héberger. À partir de ces questionnements princeps, le mouvement s'est élargi à un noyau de coordination du projet constitué de quatre personnes : la coordinatrice de la formation du Master « Gérontologie, vieillissement, éthique et pratiques professionnelles » de l'université de Strasbourg, la responsable de l'unité d'enseignement « Aide et soins : la personne âgée, l'entourage et les professionnels » et deux enseignants-chercheurs en psychologie clinique et psychopathologie psychanalytique, ayant eux-mêmes une activité clinique ou de supervision dans le champ gérontologique. À nous quatre, nous rassemblions également, à partir de nos différents ancrages géographiques, des regards et des échos à la fois complémentaires et contrastés de trois régions diversement traversées par la pandémie : Grand Est, Îlede-France et Auvergne-Rhône-Alpes. La pandémie est survenue comme un événement inédit, du type de ceux qui créent des débordements particuliers dont on pressent très tôt combien ils sont susceptibles d'introduire une différence significative entre passé et futur. L'invitation à témoigner convoquait certes ce qu'il y avait d'inédit dans ce moment particulier, mais au-delà de la dimension de « nouveauté », s'intéressait aux composantes résolument dynamiques de ce moment, aux effets de transformation qu'il produit ou menace de produire, avec l'idée que ce moment de passage rendait également visibles des zones d'incertitude sur ce qui avait été et ce qui serait. Ce faisant, notre invitation comportait peut-être déjà sans trop nous le formuler encore, un espoir : celui que cette « maison commune » puisse, à la manière d'enveloppes psychiques, assurer un rôle de contenance, de dépôt de la mémoire individuelle et collective, et plus tard d'historicisation, d'identification possibles. Un fil d'Ariane progressivement tissé et proposé au fil du temps, au fil d'un temps de « crise » qui n'en finira finalement pas, un temps du même et du différent qui nous décale en permanence et conduit chacun.e à avancer en funambule dans son expérience quotidienne du travailler en gériatrie. La question, très tôt, s'est posée de resserrer cette invitation aux acteurs du champ gérontologique ou de l'adresser plus largement au champ sanitaire et médico-social, pour finalement retenir la première destination. Nous souhaitions, en premier lieu, ne pas cantonner la démarche aux métiers du soin, afin de pouvoir convoquer les différentes facettes de la dimension de care par ailleurs commune aux soignants et non soignants. Nous souhaitions également démarquer l'intention de cette démarche des clichés médiatiques de la médecine d'urgence, sans pour autant nier les problèmes réels des services de soins intensifs et réanimation, mais au regard desquels le focus privilégié qui leur était porté risquait de laisser dans l'ombre des secteurs autrement malmenés. Nous avions ainsi repéré d'emblée qu'une problématique particulière s'exprimait dans le traitement de personnes âgées pendant cette période, ne serait-ce qu'à travers les non-dits des morts en EHPAD, les difficultés et controverses quant à l'accès aux soins de réanimation et d'accompagnement que leur santé nécessitait (en lien ou pas avec des symptômes de COVID), l'imposition d'un confinement strict dont on connaît mieux à présent les effets délétères voire catastrophiques, autant à domicile qu'en établissement, etc., l'ensemble de ces problématiques émergeant sur le terrain des problématiques antérieures du secteur qu'elles révélaient en même temps, dans un double mouvement. Sur un autre versant, le traitement des personnes âgées et des personnes handicapées rencontrait certes -au-delà d'un cadre législatif commun (la Loi 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médicosociale [9] ) -de nombreuses caractéristiques partagées qu'il aurait été intéressant de souligner (difficultés de l'accès aux soins, interruption des accueils de jour voire des structures d'accueil, etc.), mais cette perspective élargissait considérablement le champ d'un univers déjà très hétérogène et nous semblait nuire à la visibilité des problématiques issues de milieux professionnels très différents, baignés de cultures professionnelles contrastées dont les singularités fondent aussi la reconnaissance entre pairs, la légitimité et l'identification possible aux expériences vécues. Qu'est-ce qui, dès lors, de cette réalité implacable vécue individuellement et collectivement, s'offrirait ou se refuserait ultérieurement à l'effort de remémoration lorsqu'il s'agirait de faire le bilan, de penser les formes d'organisation du travailler à venir ? Quel réinvestissement des traces du passé serait possible, qui ne soit pas pris dans une exigence de reconstruction à visée de restauration, ou de répétition sans possibilité d'ouverture à l'élaboration créative ? Comment favoriser une « capacité à investir » -selon les termes de Aulagnier [10] -chez les professionnels, susceptible de soutenir la capacité à transformer le monde (du travail) et à soutenir un désir vivant dans le monde (du travail), avec un effet possible sur la manière de vivre la crise en elle-même ? Notre invitation est venue se loger là, dans notre désir de soutenir un investissement d'une activité de penser apte à favoriser l'ouverture d'un champ de représentations et d'affects difficilement énonçables et/ou entendables dans cette réalité contrainte, écrasée par le poids de l'urgence et la sidération de l'inattendu. Faire émerger du « sujet » au travail en contexte épidémique, en pensant les conditions de possibilité d'un processus de subjectivation. . . s'installait ici comme l'objectif auquel se trouvait nécessairement subordonnée une exigence de méthode. Cette intention a pris corps à travers l'écriture d'une lettre transmise « de la main à la main », de proche en proche, la priorité dans ce dispositif étant donnée à la dimension orale, à l'invitation à dire et à raconter aussi librement et spontanément que possible ce qui était vécu par chacun, en fonction de ses possibilités du moment, sous couvert d'anonymat ou en son nom propre. Par cette voie, en proposant une lettre d'invitation libre de ton, de forme, de contenu, plutôt qu'un autre dispositif (questionnaires, enquêtes, etc.), nous souhaitions échapper au danger de formalisme excessif qui risquait d'appeler davantage les professionnels du côté de la tentation à l'objectivation, à la maîtrise, à la compréhension intellectualisante, etc. À travers l'écriture adressée, l'espace subjectif du témoignage pouvait également inscrire à l'horizon l'établissement possible d'une « scène intérieure d'interlocution » comme le propose Chiantaretto [11] , un lieu contenant susceptible de « tenir lieu d'un visage dont le regard adressé permet de se voir. Comme lieu d'adresse au tiers-lecteurs, il vient incarner un témoin de l'expérience de soi en changement » [11] . Nous espérions que notre démarche intéresserait des professionnels susceptibles d'apprécier que des « semblables » portent leur attention toute particulière à ce qu'ils vivaient, en proposant la construction d'un espace dans lequel ce qui est déposé prend sens par le fait même qu'il est adressé et mis en partage, sans que cela ne présage quoi que ce soit de ce qui est susceptible de se déployer dans cet espace, laissant ainsi toute la place à l'imprévu de ces « rencontres » avec ceux que nous avons appelés « les contributeurs » (ce terme rappelant bien la visée finalement collective de la démarche). Cet imprévu de la rencontre qui retenait notre attention, pour nous tenir au plus près des possibilités et impossibilités des uns et des autres, a nécessité que nous pensions les « alignements » possibles, les conditions de la confiance réciproque à laquelle se livraient les coordonnateurs et les contributeurs, en s'associant dans cette démarche dont ni les uns ni les autres ne savaient en définitive ce qu'allait leur faire vivre cette expérience, ni ce qu'elle deviendrait ou ce qu'il en adviendrait. Pour préparer les conditions de ces rencontres, au-delà de la proposition d'un espace pour le recueil des témoignages, notre préoccupation s'est donc portée sur la manière dont ce dispositif pouvait être rendu utilisable par les professionnels, en réfléchissant notamment soigneusement au cadre éthique dans lequel ces témoignages pouvaient être sollicités et recueillis. L'espace du « secret partagé » entre contributeurs, défendu par la garantie de confidentialité du recueil à laquelle nous nous sommes engagés auprès d'eux, est apparu comme une première condition nécessaire à cette liberté de dire, associée également à celle de la réversibilité possible du désir de témoigner. Par ailleurs, les questions relatives au respect de l'autonomie et à la prise en compte de la potentielle vulnérabilité des professionnels en ce moment aigu de la crise se sont trouvées d'emblée au coeur de notre réflexion éthique. Notre engagement formel ne suffisant cependant pas à garantir ce principe, nous nous sommes ainsi attachés à réaliser des allers et retours personnalisés avec les contributeurs pour nous assurer que la visibilité donnée à certains vécus ou à des éléments de contexte au sein de leur témoignage était bien souhaitée et assumée. Nous avons également pris soin d'examiner les mesures à adopter pour favoriser la participation de personnes qui risqueraient sinon d'être exclues de cette démarche alors même qu'elles souhaiteraient s'y engager. Ces mesures pouvaient être de l'ordre d'aménagements matériels : nous avons, par exemple, proposé des temps d'entretien (en présence, en visioconférence ou par téléphone) dont la retranscription était transmise telle quelle dans le recueil collectif ou s'offrait ensuite comme base à une reprise sous forme de récit par le contributeur. Nous avons également porté une attention particulière aux réactions ambivalentes qui étaient susceptibles d'émerger, en prenant le temps d'entendre l'angoisse qui pouvait sous-tendre cette hésitation, et de comprendre à quoi la personne consentait, ou refusait de consentir par exemple en recherchant notre écoute sans pouvoir s'engager plus avant dans le projet de témoigner. Nous avons ainsi été sensibles et prêté notre attention à des personnes qui souhaitaient s'inscrire dans cette démarche mais qui exprimaient finalement un refus, ou qui n'ont pas donné suite face à des contraintes ressenties, que ces contraintes fussent externes (pressions perçues/exercées dans le contexte de travail, menaces de représailles, etc.) ou internes (indisponibilité psychique, épuisement et fatigue morale, angoisse, crainte de rétorsion, etc.). Cette attention éthique portée au respect de la singularité de chacun s'est traduite dans le recueil par la grande diversité des expériences, des vécus qui s'y rapportent et des modalités pour les dire (récit, poème, entretien retranscrit, texte factuel, texte élaboratif, extraits de journaux de bord, écrits individuels, écrits collectifs, nominatifs ou anonymes, etc.). Les témoignages ainsi recueillis, malgré leur diversité, apparaissaient dans le même temps étroitement liés les uns aux autres, tout en engageant une pluralité de niveaux de réalité, ce qui donne toute la mesure de la complexité de la crise et de ses effets sur le travailler, de la polysémie et de la polymorphie des situations vécues, dont le travail collectif, en reprise après-coup, permettrait de repérer et de spécifier les formes. Cette pluralité, tient, pour partie, à la pluriprofessionnalité engagée dans les témoignages, à la diversité des contextes professionnels des contributeurs et de leurs lieux géographiques d'exercice. Elle tient probablement également à la propre pluriprofessionnalité et pluridisciplinarité des quatre coordonnateurs, relayant de proche en proche l'invitation à témoigner dans leurs réseaux professionnels respectifs et auprès des personnes pour lesquelles ce passage « de la main à la main » se trouvait facilité par l'appui sur des liens établis antérieurement. Ce faisant, malgré l'effet « boule de neige » ainsi suscité, nous nous sommes rendu compte que certaines professions et certains contextes professionnels étaient absents ou se retrouvaient sous-représentés dans cet ensemble de contributions. Ce phénomène reflète selon nous des points aveugles du champ d'appel de l'invitation à témoigner, d'une part, (que nous pourrions, à partir de ce premier repérage, réajuster par la suite via des invitations ciblées), et d'autre part, des cloisonnements opérant par ailleurs et bien connus entre les acteurs et les contextes de l'action gérontologique. Enfin, cette pluralité tient pour une autre part à l'attention processuelle portée à cette démarche de recueil de témoignages, soutenant un rapport dynamique au(x) temps de la crise et nous amenant à relancer régulièrement l'impulsion de l'appel en fonction des évolutions du contexte. L'intéressement des acteurs et les contributions ainsi reçues se sont déployés sur la période d'avril à octobre 2020, étalement qui concourt en lui-même à l'hétérogénéité interne de cet « ensemble ». Au fil du temps, la réception continue des témoignages, les relations peu à peu nourries avec les contributeurs, nos échanges entre coordinateurs et la constitution de notre groupalité, sont venus progressivement transformer notre abord de la démarche, au fur et à mesure des rencontres et des évolutions du contexte, de leurs effets sur le travailler. De ce fait, notre démarche s'est nourrie de ces allers-retours entre liens tissés avec les contributeurs et émergence d'éléments de compréhension (sur lesquels nous nous étions engagés à ne pas initier de travail d'analyse particulier à cette étape), dans un mouvement incessant de reprise modifiant notre rapport subjectif à cette démarche et opérant des transformations successives du projet initial, dont le recueil ne constituait qu'une première étape. La seconde étape, engagée en octobre, avait été pensée lors de l'initiative du projet en mars comme un temps d'après-coup de la crise, un temps de retour sur et de reprise du matériel, un temps de travail collectif d'analyse approfondie de ce qui pourrait tenir lieu de mémoire partagée. La proposition de l'engagement d'un travail collectif s'est inscrite dans cette nouvelle donne, celle d'un contexte façonné par une crise qui dure, non circonscrite dans le temps, qui fait depuis l'objet de nombreux travaux. Le passage du recueil des témoignages individuels à une démarche collective s'est réalisé via une nouvelle invitation, celle à participer à des réunions (organisées en visioconférence en raison du contexte et de l'éloignement géographique des participants) permettant de rassembler les contributeurs, de faire connaissance et de constituer progressivement un groupe pluriprofessionnel par l'engagement d'un travail ensemble. Ce passage de l'engagement individuel au travail en groupe n'est cependant pas sans comporter son lot de difficultés, car une hétérogénéité irréductible doit nécessairement être supportée dans cette mise en groupe où certaines parts de soi, certaines aspirations, certains idéaux, certaines attentes parfois projetés à l'horizon sont inévitablement sacrifiés face aux champs des possibles collectivement définis. Si le dispositif provoque lui-même le motif de la rencontre, il n'offre en revanche aucune perspective de transformation concrète et immédiate de la situation, cette dernière devant tolérer un écart qui tient à la temporalité même de cette nouvelle étape collective, par lesquelles se structurent les modalités du travail en groupe, subordonnées à ses finalités non données d'avance. Les réunions successivement organisées depuis le mois de décembre 2020 jusqu'au moment où nous écrivons se sont progressivement structurées autour de trois grandes questions : Ce travail en cours nécessite d'organiser les conditions qui confèrent à ce dispositif groupal la valeur d'un contenant doté d'un pouvoir de transformation du contenu qui s'y trouve déposé, un contenu pour l'heure très chargé de la dimension cathartique dont l'appel à écriture a revêtu le premier temps du témoignage, dimension cathartique très entachée du traumatisme individuellement et collectivement vécu. Toute proposition est inscrite dans un temps, dans son temps, son passé, son présent mais aussi l'horizon de son futur imaginé, fantasmé avec angoisse, inquiétude ou plaisir. Lorsque cette proposition de témoignage et de mémoire fut faite, ses promoteurs, comme la grande majorité de ceux qui y répondirent, et sans en avoir sur le coup conscience, s'étaient organisés sur le mode classique binaire du « avant/après », pensant-espérant un retour à la normale (un tag diffusé sur internet écrivait « retour à l'anormal »). En somme, la pandémie, qui en rappelait d'autres, allait être jugulée, nous retrouverions la vie d'avant, avec souvent de surcroît l'espoir d'une amélioration, avec l'espoir que nous en tirerions des leçons, dans une manière de relance utopique en temps de crise non seulement sanitaire mais aussi climatique, écologique, voire politique et des valeurs. Or, alors que nous écrivons un an après le premier confinement, nous voyons qu'il n'en est pas ainsi : la crise sanitaire se chronicise [12] , nous n'en voyons pas la fin, voire nous ne croyons plus tout à fait qu'il y en aura une, nonobstant la mise sur le marché de vaccins et la mise en place d'une politique de vaccination discutée par beaucoup, ce qui s'inscrit bien dans la logique de l'effondrement de la logique de l'organisation en « avant/après ». L'appel aux témoignages et le recueil de mémoires s'est donc mis en place en ce temps d'une pensée clivant (dans une dimension à la fois défensive et organisatrice) le temps et l'expérience en « avant/après » avec croyance magique en un retour à l'état d'avant. Mais dès septembre-octobre 2020 ce clivage s'est lézardé, le temps de la pandémie a infiltré le temps supposé d'après. Nous étions au moment de la fin du recueil des témoignages, au moment de l'organisation du recueil afin de le diffuser aux contributeurs, et, comme convenu dès le départ, à eux seuls. Cette période fut le temps d'un premier après-coup. Chez Freud [13] la logique de l'après-coup, inscrite dans la problématique traumatique, est complexe : un premier événement traumatique a eu lieu, qui a été refoulé. Un second événement traumatique (de nature semblable ou différente) advient, qui est mis en lien, par des associations, avec le premier. Ceci ouvre sur une double logique [14, 15] : le second traumatisme attracte le premier, le réveille et lui donne une occasion de remise au travail psychique. Ce second traumatisme peut aussi s'appuyer sur le premier pour réduire la force désorganisatrice du second traumatisme. Dans la situation qui nous intéresse ici, la première vague de la pandémie, le confinement et les morts nombreux, en particulier en EHPAD et autres établissements gériatriques, formèrent le premier épisode traumatique qui conduisit, sur le coup, à l'accompagner par la proposition de mémoires. Le second épisode fut plus diffus mais, pour autant, bien réel, entraînant bien souvent une forme de découragement, voire de fatalisme, chez les professionnels, les familles, les âgés. Non seulement le premier temps du traumatisme ne pouvait pas servir d'appui (ou très partiellement) pour penser le second mais encore ce second temps venait remettre en question la pensée, le récit du premier temps pensé en « avant/après », ce qui entraîne une nouvelle forme de désorganisation et nous a conduit à nous interroger sur l'opportunité de lancer un deuxième appel à mémoire, initiative qui se trouve maintenant engagée en ce mois d'avril où nous écrivons. L'expérience de la COVID, des confinements, couvre-feu et autres mesures coercitives fut et demeure un traumatisme à la fois individuel et collectif : notre démarche, elle-même portée par notre petit collectif, trouve tout son sens dans cette double dimension. En effet, le traumatisme est d'abord individuel, avec sa dimension de déliaison intrapsychique. Mais il favorise aussi la déliaison intersubjective, ici en particulier au sein des équipes, entre collègues : sur ce point les témoignages sont très contrastés, allant de vécus de solitude, d'isolement, d'abandon, à des vécus de solidarité et de portages groupaux forts et étayants. À cet égard, comme toujours au fond, la proposition de témoignage fut performative : elle ne sollicita pas seulement des individus singuliers afin qu'ils déposent quelque chose d'une mémoire professionnelle en temps de COVID, elle produisit aussi des effets de dépôt, de liaison (intrapsychique et intersubjective) et de transformation. Si la proposition fut transmise individuellement, la question du passage de la réponse personnelle à la dimension groupale (avec ce que cela suppose de liens entre les sujets) plutôt que collective, se joua de différentes manières qui vont être rapidement développées : d'une part, certain.es proposèrent un témoignage groupal, d'autre part, il s'agit, dans un second temps, de mettre en place un groupe de travail. Nous prendrons ici quelques exemples afin de rendre notre propos plus explicite. Si la majorité des témoignages fut le fruit d'une parole ou d'une écriture singulière, trois professionnels, qui choisirent finalement que leur apport ne soit pas inclus dans le recueil afin de ne pas avoir à le gauchir pour le rendre publiable, firent le choix de témoigner ensemble. Ceci ouvre la question des limites, ou des points aveugles, du recueil des témoignages : celui-ci est volontairement limité du fait du choix de la transmission de la main à la main, de bouche à oreille, ce qui fait jouer nos réseaux et leurs extensions ; mais il est aussi, ainsi que nous avons pu le constater aprèscoup, limité de fait par les catégories socioprofessionnelles qui ont répondu à la proposition. Ceci peut se penser en lien avec la facilité à écrire ou à parler mais aussi au sentiment, ou non, de légitimité de la parole. Ce recueil n'en est pas moins riche dès lors qu'il ne prétend à aucune représentativité, qui n'était au demeurant pas dans ses objectifs. Pour autant, il nous invite à repenser notre dispositif pour l'ouvrir à la souffrance des professionnels les moins diplômés ou les plus isolés (en particulier celles et ceux du domicile) ou à ceux qui, bien qu'ils soient acteurs de la chaîne du soin, ne sont pas soignants (agents de service, agents techniques, agents administratifs, directeurs par exemple). Deux autres participants, à la fin du premier confinement, s'appuyèrent sur notre proposition pour mettre en place deux groupes de témoignage collectif, l'un avec une équipe de direction, l'autre avec les professionnels des équipes d'EHPAD. Dans une logique intermédiaire, alors que les professionnels qui avaient témoigné avaient reçu le recueil et que nous les sollicitions dans la perspective de la mise en place d'un groupe de travail, de partage et de réflexion autour de celui-ci, un des participants nous écrivit qu'il souhaitait y participer mais surtout qu'il avait déjà l'impression « d'être en famille », instaurant ainsi une image de groupalité familière, groupalité anticipée, virtuelle, mais aussi concrétisée par le fait d'être tous dans le même recueil (numérique). La seconde groupalité est celle mise en place, en visioréunion, pour cause de distance géographique entre les participants et de restriction de circulation, couvre-feu et autres. . . lors d'une première rencontre entre les participants, rencontre qui fut suivie d'autres, à géométrie variable afin de permettre au plus grand nombre de participer en fonction des contraintes propres à chacun. Si l'écrit a pu remplir une fonction de dépôt, il a aussi rempli une fonction d'organisation, de liaison du traumatique en un récit. La mise en groupe allait, elle, permettre une mise en perspective, voire en contradiction à certains égards, mais aussi un travail de reprise, de relecture en après-coup, y compris à la lumière du présent de la situation sanitaire et professionnelle. Cette mise en groupe nous semble à mettre en lien avec ce qui fut développé par des auteures telles que Puget [16] ou Amati-Sas [17] qui travaillèrent autour des effets psychiques des violences d'état. Tout en veillant à garder la mesure, il nous semble possible d'évoquer, dans la logique foucaldienne, une forme de « dictature sanitaire » en France depuis un an. Ces deux auteures montrent, à partir des effets des dictatures d'extrême-droite en Amérique latine, que celles-ci s'attaquent aux groupes, les détruisent et détruisent donc les liens. Ceci ne fut pas à exclure lors des confinements, à ceci près, et ce n'est pas rien, qu'en France la circulation sur internet est libre. Pour autant, la logique du témoignage, doublé de la parole en groupe, permet tout à la fois d'introduire une dimension critique par rapport au risque -nous prévient Amati-Sas [17] -du « s'adapter à n'importe quoi » (d'autant plus dans un contexte sociopolitique marqué par une forme d'injonction à la résilience) et a une fonction de légitimation des discours, ainsi que le souligne Chiantaretto [11] : oui, ceci a bien eu lieu. Ce n'est que dans un second temps qu'un travail sur le sens, sur les enjeux psychiques, peut commencer : qu'il soit fait par les témoins eux-mêmes les met à l'abri de la passivation, des contraintes fortes mobilisées par les dictatures politiques ou par les états d'urgence sanitaire. L'accompagnement de ce contexte inédit fut l'objet d'un investissement important porté par le socius à travers : • des propositions de dispositifs étayant les processus de symbolisations-transformations, à l'initiative d'auteurs ou d'intellectuels par exemple, ou encore de la presse qui a ouvert un espace pour la publication de témoignages (à l'instar des livrets gratuits en ligne de la collection Tracts, chez Gallimard) ; • des dispositifs comme le nôtre, qui vint très tôt, proposant aux professionnels du champ gériatrique de témoigner. Par la suite la revue Gérontologie et société [18] fit le même type de proposition, uniquement pour des écrits, afin de les mettre en ligne, et des projets de recherche ont émergé par ailleurs ici et là. Si certains ont eu psychiquement besoin de s'appuyer sur la parole des autres pour symboliser (ce qui, pour Freud [19] , relève déjà d'un trésor de la culture), d'autres ont eu besoin de s'appuyer sur un cadre pour symboliser par eux-mêmes. D'autres encore l'ont fait spontanément, qu'ils aient gardé leurs productions pour eux, qu'ils les aient diffusées par leurs propres moyens ou encore qu'ils les aient inscrites in fine dans des dispositifs préexistants, ce qui put être le cas avec notre invitation. La diversité des appuis et des voies de symbolisation privilégiées se révèle elle-même pluri-déterminée, en fonction des enjeux psychiques singuliers face au traumatisme, de la familiarité dans le rapport avec l'écrit, la parole, la légitimité ressentie à la prendre, la disponibilité, la pression et/ou le soutien des établissements employeurs, etc. Après l'étape du témoignage, celle du travail d'analyse de cette mémoire recueillie s'est ouverte, appelant à dessiner un horizon décorrélé de la partition « avant/après » imaginée au début de ce projet, à déterminer collectivement des objectifs, à définir une méthode de reprise du matériel et d'élaboration à partir de ce matériel, tout en continuant à penser conjointement les dispositifs à inventer pour accompagner, dans le temps, cette crise aux multiples visages, qui dure et n'en finit pas. . . Tels sont à la fois l'originalité et le défi de notre projet, qui a à coeur de tenir le fil d'un processus non déterminé à l'avance, d'un processus qui se construit dans le temps, dans l'articulation de l'individuel et du collectif (un collectif situé hors du cadre du collectif de travail institutionnel), dans une démarche qui se façonne continûment et indissociablement avec les contributeurs. C'est là notre façon de dessiner le monde d'après. . . Tel est bien le destin du « travail de la culture » proposé par Freud [19] , travail interminable mais indispensable pour ne céder ni à la barbarie, ni à la mélancolie, pour garder ouverte une porte à l'espoir. Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d'intérêts. Travail vivant. 1. Sexualité et travail. 2. Travail et émancipation Ehpad des Quatre-Saisons, la vie et la mort au jour le jour. Le Monde Coronavirus : le soin n'est pas la guerre. Libération Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus Naissance de la biopolitique Coronavirus : les délires anti-mondialisation des populistes Coronavirus : toutes les restructurations hospitalières annulées. Les Echos; 2020 Il faut profiter de ce moment de réflexion pour organiser une rupture avec l'avant COVID-19. France Culture Loi n o 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale Condamné à investir La crise sans fin : essai sur l'expérience moderne du temps Paris: Gallimard Comprendre le traumatisme : une approche psychanalytique Paris: Presses Universitaires de France État de menace et psychanalyse Pichon M, Vermorel H, Kaës R, editors. L'expérience du groupe : approche de l'oeuvre de René Kaës Appel à Articles permanent « Personnes âgées et Covid-19 3 e éd. Paris: Presses Universitaires de France