key: cord-0878131-c25mprrp authors: Prieur, Joël title: La méthode militaire d’élaboration des décisions opérationnelles est-elle applicable à la gestion de la crise COVID-19 ? date: 2021-02-19 journal: nan DOI: 10.1016/j.pxur.2021.02.007 sha: 342eaa3f6a0b83eab8d1fdff24233b535a6bd39b doc_id: 878131 cord_uid: c25mprrp Partant de sa double expérience dans les armées et dans le corps des sapeurs-pompiers, lequel est aussi en France un acteur de l’urgence médicale, le général (2S) Joël Prieur témoigne du succès des méthodes militaires dans le domaine de la sécurité civile, et s’interroge sur leur prolongement dans le monde de la santé au regard de la gestion gouvernementale de la pandémie de la COVID-19. Selon lui, le modèle d’organisation « en silos » sur lequel repose l’édifice ministériel peine à faire face, en situation de crise, à l’urgence et à l’incertitude qui entravent un processus décisionnel resté fidèle aux consultations d’experts et aux réunions de responsables fonctionnels. Il suggère au contraire de s’inspirer du modèle militaire, fondé sur une organisation efficace en centres opérationnels (CO) et sur une méthode éprouvée d’élaboration des décisions opérationnelles (MEDO). Ce modèle pourrait rendre à la puissance publique l’agilité dont elle manque en période de crise majeure, comme l’a souligné récemment le général (2S) Lizurey, ancien directeur de la Gendarmerie, dans son rapport au Premier Ministre. Drawing from his dual experience in the army and in fire departments - a major actor of the French medical emergency service - General (2S) Joël Prieur attests to the success of military methods in the field of civil defense. Observing the current (mis)management of the COVID-19 pandemic, he considers their extension into the wider health services. According to him, the state's “silo” organizational model is not well suited to deal with crises, defined by urgency and uncertainty, and neither is its traditional method of decision-making process focused on expert consultations and functional lead meetings. He suggests public administration, in particular health agencies, could benefit from the military model, based on an efficient organization in operational centres (OC) and a proven operational decision-making process (MDMP). This model could restore the state's agility and efficacy that it currently lacks in times of major crises, as recently pointed out by General (2S) Lizurey, former director of the Gendarmerie in his report to the Prime Minister. L'interminable pandémie du coronavirus montre à quel point les décisions du chef sont complexes lorsque survient une « vraie crise », une de celles que la Société française de médecine de catastrophe (SFMC) qualifierait volontiers d'accident catastrophique à effet majeur, sauf que cet ACEM est ici porté au plus haut niveau de l'État. La pandémie COVID-19 correspond bien à ce concept de crise majeure définie par R. Favre comme « un renversement destructeur et brutal de l'ordre pré-établi d'un ensemble naturel ou humain » [1] . Prises dans des conditions rendues terriblement inconfortables par l'ampleur du phénomène et la nature mystérieuse du virus, les décisions du niveau du chef de l'État s'élaborent dans des cercles restreints, regroupés autour de la personne du Président auquel notre constitution confère un niveau de pouvoir particulièrement élevé en démocratie. Façonné par des siècles de centralisme, l'exercice très vertical du pouvoir dans notre pays induit, en retour, de fortes attentes de la population envers l'action publique. Pour faire face à cette crise sanitaire majeure, qui n'est pourtant pas la première, l'exécutif s'entoure des conseils avisés de nombreux organismes compétents (Haute autorité de santé, Haut conseil de la santé publique, Conseil scientifique, Conseil de l'Ordre, Académie de médecine, Conseil d'orientation des stratégies vaccinales, Comité des professionnels de santé, Comité citoyen, etc.), mais, à la fin, c'est bien une personne, le Président de la République, le Premier ministre ou un ministre du gouvernement, qui prend la décision. Et en France peut-être plus qu'ailleurs, les décisions gouvernementales sont immédiatement soumises au feu vif de la vox populi, représentée par les médias, les réseaux sociaux et la cohorte des « experts » invités des plateaux télévisés, selon l'impitoyable règle résumée par le célèbre aphorisme de Jules Clarétie : « Tout homme qui dirige a contre lui ceux qui voudraient faire la même chose, ceux qui font exactement le contraire et surtout la grande armée, beaucoup plus sévère, de ceux qui ne font rien ». L'objet n'est pas ici d'abonder dans cette direction, mais d'apporter un éclairage sur une méthode particulière de raisonnement en matière de gestion de crise en situation d'urgence et d'incertitude, parfois évoquée mais rarement décrite en dehors des manuels militaires. Apprise à l'École de guerre, cette méthode s'est pourtant avérée particulièrement efficace, sortie de son biotope militaire, au commandement de la Brigade de sapeurs-pompiers de Paris (BSPP). Troisième corps de pompiers du monde, la BSPP est avant tout, faut-il le rappeler, un service public d'ambulances, doté d'une chefferie Santé étoffée et de sa propre coordination médicale. Cette méthode de raisonnement a ensuite été adaptée avec succès par mes confrères civils à l'École nationale supérieure des officiers de sapeurs-pompiers (ENSOSSP) d'Aix-en-Provence. Plus étonnant encore, elle apparait de plus en plus dans les stages de formation des Directeurs de secours médicaux (DSM) et dans quelques SAMU. Ce qui m'amène ici à poser la question de sa « transposabilité » au reste de l'appareil d'État, et au Ministère chargé de la santé en particulier. Le retour d'expérience de la première phase de la crise COVID-19 a déjà fait l'objet de deux rapports officiels. Le premier est un rapport sénatorial, hors champ de cette réflexion car portant sur des questions de gouvernance (et donc de politique). Le second a été rédigé par le général d'armée (2s) Richard Lizurey rappelé à l'activité le 20 mars 2020 par le Premier ministre, pour effectuer une mission relative au contrôle qualité de la gestion de crise sanitaire du COVID-19 [2] . Sa mission a concentré ses travaux sur l'aspect organisationnel de la crise sanitaire, dont les organigrammes des cellules de crise. Mais, tout en décortiquant les mécanismes décisionnels au plus haut niveau de l'État, cette enquête n'explore toutefois pas la méthode d'élaboration des décisions opérationnelles (MEDO) et son corollaire, le centre opérationnel (CO), que connait bien pourtant l'auteur de ce rapport. Celui-ci sera ma référence, et c'est donc cette méthode, d'inspiration militaire, qui sera ici l'objet de mon propos. En France, tous les départements ministériels fonctionnent structurellement selon le modèle d'organisation dit « fonctionnel » [3] . La science des organisations définit ainsi des systèmes sociaux construits pour atteindre un certain type d'objectif, ce qui suppose un but formel, une division des tâches, des organigrammes, un ensemble de règles d'évaluation de l'activité, et bien sûr un mécanisme de prise de décisions. Ce dernier est largement déterminé par l'architecture même de la structure dans lequel il s'inscrit. Pour Allison GT et Zelikow PD « L'essence même de la décision ultime demeure impénétrable à l'observateur, et parfois même au décideur » [4] . Autrement dit, et plus encore que dans la personnalité et les qualités des chefs, c'est dans le modèle d'organisation qu'il faut rechercher les causes profondes de son adaptation ou de son inadaptation aux situations de crise. En effet, le cadre formel dans lequel évolue le décideur oblige celui-ci à composer avec les solutions proposées par les différentes fonctions qui composent la structure. Les choisir constitue une épreuve, et les adapter au terrain pose toujours un problème de mise en oeuvre, en particulier quand l'évènement est nouveau, brutal et complexe. Dans le modèle d'organisation fonctionnel, qui prévaut encore dans le monde entrepreneurial ou ministériel, chaque département (ou fonction) travaille sur un domaine qui lui est propre. C'est une organisation verticale, où la synthèse informationnelle se fait au niveau du directeur, qui est aussi le décideur (la décision reste une responsabilité personnelle, elle est rarement collégiale). Chaque fonction est un monde plus ou moins clos, jaloux de ses prérogatives, c'est pourquoi ce modèle est souvent qualifié d'organisation en « silos ». Cette construction est organisée pyramidalement et fortement hiérarchisée. Rien n'y est simple pour autant : le temps n'est pas le même d'une fonction à l'autre, les différents étages ne correspondent pas toujours entre eux, et les ressources du silo restent sous la responsabilité du chef fonctionnel, souvent le seul à les connaitre, ce qui lui donne une certaine assurance lorsqu'il est convoqué au tour de table directorial. La responsabilité du chef fonctionnel est certes importante, mais elle est secondaire par rapport à celle du chef ultime, seul comptable aux yeux de tous de la bonne santé, voire de l'existence-même de la structure. En « temps de paix », les avantages de ce modèle l'emportent sans aucun doute sur les inconvénients :  Avantages sa solidité, sa spécialisation rassurante, c'est une organisation par métiers. J o u r n a l P r e -p r o o f -sa clarté, qui rend normalement le contrôle plus aisé. sa rigidité, parfois facteur de démotivation, par l'affaiblissement de la discipline et du zèle, spécialement au niveau aux échelons inférieurs, situation qui peut caricaturalement être résumée par « Je fais ce que je peux avec ce dont je dispose (obligation de moyens). Après tout, la solution, c'est le problème du chef (obligation de résultats) ». la difficulté de coordonner les verticalités, en raison des réticences des silos à travailler en synergie pour l'intérêt général. En « temps de guerre », ce modèle ne résiste pas à la pression de l'urgence et de l'incertitude, que Clausewitz appelait très justement « le brouillard de la guerre ». A partir d'un certain seuil de gravité et de complexité, aucun cerveau humain, quelles que soient ses capacités cognitives et psychiques, ne parvient à gérer l'avalanche d'informations et d'émotions qui accablent le décideur en situation de crise. D'où des stratégies d'évitement, des pertes de temps, des ratés, des décisions aberrantes et des cafouillages [2] . Les armées n'échappent pas au fonctionnement en silo ni à la bureaucratie. Cependant, confrontées à des circonstances exceptionnelles inhérentes à leur fonction au sein de l'État, elles sont plus familiarisées avec le « brouillard de la guerre ». Elles ont ainsi développé une méthode spécifique d'élaboration des décisions en situation opérationnelle (la MEDO), laquelle repose sur une organisation originale (le CO) qui s'intercale, en période de crise, entre le décideur et les silos. Pour faciliter sa prise de décision, le général s'entoure d'une équipe composée non pas de conseillers, ni d'experts, au moins directement, mais d'officiers d'état-major qualifiés, réunis en formation de CO. Le CO est une organisation à géométrie variable (de six à 60 personnes), permanente ou temporaire, mais dont les principes d'organisation et de fonctionnement restent identiques. Les chefs de cellules d'un CO ne sont pas les représentants d'une fonction (un silo), ils sont là pour répondre à quatre ensembles de questions, celles qui justement assaillent tout décideur confronté à une situation de catastrophe, à savoir : Les différents responsables des cellules composant un centre opérationnel militaire sont donc là pour soulager le cerveau de leur général en prenant à leur compte chacune des quatre questions fondamentales (Figure 1 ). Ils ne sont pas des conseillers, mais des apporteurs de réponses. Il leur appartient ensuite de former leurs équipes (conseillers, experts, etc.). Ils agissent et interagissent entre eux sous la férule d'un chef de CO, primus inter pares, qui coordonne les travaux des cellules, organise, fait appliquer la méthode et impose le tempo. Pour oser une métaphore médicale, il s'agit ni plus ni moins d'une sorte d'encéphalisation de l'état-major. Tout comme un cerveau fonctionne sur certaines aires cervicales spécialisées, en permanence interconnectées et toutes entières dévolues à la recherche d'un effet à produire, le CO fonctionne de même. Quelles que soient leurs appellations, les cellules réfléchissent de manière dynamique sur les questions que chacun se poserait dans des circonstances analogues, ce qui confère à cette organisation l'avantage de son universalité. Les chefs de cellules reportent au chef de CO, et ce dernier reporte au général. Bien entendu, il est possible d'ajouter des pétales à la marguerite du CO en créant d'autres cellules, comme l'inévitable cellule communication, mais pas trop (sauf à risquer l'embolie cérébrale). Lorsque la crise survient, le CO est activé et il s'intercale entre le général et le reste de la structure fonctionnelle. Dans le même temps, chaque silo met en place une structure « en miroir », afin de faciliter la conduite de la gestion de crise par une meilleure compréhension (l'esprit l'emporte sur la lettre) et par l'introduction d'une culture partagée. Cette organisation plus agile ne peut cependant fonctionner qu'avec des règles de travail rigoureuses. Nul ne sait qui a inventé la MEDO, mais celle-ci a depuis longtemps franchi les limites des casernes. Anciennement appelée méthode de raisonnement tactique (MRT), elle s'est généralisée dans les armées occidentales après la 2 ème Guerre Mondiale. La paternité en revient très certainement à l'École de commandement prussienne de la moitié du XIXè siècle, qui privilégiait l'étude de cas concrets et la mise en situation (kriegspiel) sur le plan de manoeuvre pré-établi. Elle est maintenant adoptée par les pompiers, la sécurité civile, quelques SAMU, et même par certaines entreprises soumises aux risques imprévisibles (EDF, TOTAL, etc.). En quoi consiste-t-elle ? Cette phase a pour but de renseigner sur tous les éléments connus qui caractérisent le phénomène générateur de la crise, et d'en déduire les conséquences, après recensement des difficultés, des contraintes, des impératifs (de temps, de lieu, de droit, etc.). Elle établit au passage la liste des actions élémentaires à réaliser à titre conservatoire (les mesures « réflexes »). Cette phase couvre quatre domaines : le cadre général de l'action, la mission, l'étude des facteurs adverses et l'étude des facteurs favorables. Cette phase d'analyse prend fin par une première synthèse qui, après évaluation des facteurs positifs et négatifs, définit un rapport entre les forces en présence. A ce stade, on ne préjuge pas du mode d'action qui sera choisi, mais il est déjà possible de déterminer « un effet majeur » à obtenir. Réuni sous la houlette du chef de CO, tout le personnel assiste à cette première restitution en présence du général, dont le quitus est demandé avant de poursuivre le processus.  La phase de décision Cette dernière étape de la méthode a pour but de décider du mode d'action retenu, en l'aménageant si nécessaire après prise en compte de tous les paramètres découverts entre temps. Cette phase cruciale donne lieu à une nouvelle réunion plénière. L'état-major arrête son travail pour le soumettre à la décision du général, qui dispose à ce moment de tous les éléments d'appréciation. Le général peut à ce moment ajouter des critères particuliers qui lui sont propres, et qu'il n'est pas tenu de communiquer. En « temps de guerre », les avantages de ce modèle l'emportent définitivement sur la méthode du « tour de table » réunissant les responsables fonctionnels autour de leur directeur :  Avantages -L'efficacité de la phase d'analyse, qui ratisse large et profond. Lors de la première vague de la pandémie COVID-19, le passage en revue systématique des effecteurs, y compris extérieurs au ministère de la Santé (armée, pompiers, secteur privé médical, grands groupes gérant des EHPAD, associations de secouristes, etc.) aurait probablement permis un meilleur recensement de toutes les ressources disponibles. -La rigueur du processus décisionnaire. Les chefs de cellule du CO n'étant pas les représentants d'une fonction, ils sont plus libres d'explorer des pistes qui auraient été plus ou moins censurées, voire biaisées, par les responsables fonctionnels. Par exemple, la décision de mise à l'écart du secteur hospitalier privé lors de la première vague de la pandémie COVID-19 (4 000 lits de réanimation aux dires du Président de la confédération des syndicats médicaux français) aurait dû être argumentée. La rigueur ne bride cependant pas l'imagination, le remue-méninge du CO révèle souvent des personnalités fécondes, et les solutions « out of the box » ne sont pas rares. Lors de la crise H1N1 en 2009, excédé par le fonctionnement confus des centres de vaccination de masse, le Président de la République avait pris la décision de transférer la responsabilité de cette opération du ministère de la Santé au ministère de l'Intérieur. En région parisienne, le Préfet de Police avait confié cette mission à la BSPP (80 centres), sans délais et sans moyens particuliers. Réunissant mon CO pour relever un défi aussi inattendu que périlleux, et face à auquel je n'avais pas l'ombre d'une solution, celle-ci a fini par apparaitre dans la timide suggestion d'un capitaine proche de la retraite, qui préparait sa vie d'après en animant une association d'anciens cadres de la BSPP, trop vieux pour être rappelés comme réservistes, mais suffisamment dynamiques et compétents pour prendre le commandement d'un centre de vaccination. -La transversalité. Elle est l'essence même du modèle du CO militaire, et qui prend à contrepied les préjugés sur les militaires, parangons du fonctionnement hiérarchique et donc vertical. Le rapport Lizurey détaille suffisamment ce défaut de l'organisation interministérielle en tuyaux d'orgues pour qu'il soit nécessaire de s'étendre sur ce point. -La subsidiarité. Ce principe cardinal est commun à l'organisation ministérielle, mais il est interprété différemment dans le modèle militaire, qui raisonne en « effets à obtenir » (l'esprit l'emporte sur la lettre) et qui renvoie lui aussi la responsabilité de la mise en oeuvre aux acteurs de terrain en veillant à leur laisser une marge de manoeuvre, mais toujours selon le célèbre triptyque « un chef -une mission -des moyens ». -La nécessité d'une formation et d'un entrainement régulier des responsables formant le noyau dur des CO. L'exportation de la méthode militaire hors monde des « opérationnels » reviendrait donc à imposer le retour à l'école de quelques hauts fonctionnaires chevronnés, probablement peu enclins à se remettre en question parvenus à un certain niveau hiérarchique (ce qui se fait pourtant dans l'armée). Le moment est peut-être venu d'évoquer ici, comme piste possible, l'expérience passionnante que mène depuis deux ans la SFMC en Roumanie. Le gouvernement de ce pays, encore très marqué par une culture planificatrice et une bureaucratie héritée de la période communiste, mais soucieux de redonner de l'agilité à une partie de son administration, a demandé à notre honorable société savante d'organiser, en trois semaines, la formation à la MEDO et au CO des officiers supérieurs de pompiers (commandants des opérations de secours -COS) et des médecins responsables des urgences (DSM), tout en ouvrant sur la collaboration interservices (police, gendarmerie, ONG, etc.). Le « penser autrement » de la méthode française surprend toujours au début nos stagiaires, mais la conversion intellectuelle se fait très rapidement, et avec succès, à force d'exercices concrets (en salle et sur le terrain) et de mises en situation. la forte discipline qui règne dans un CO, et qui peut apparaitre insupportable à certains. Le travail d'équipe à marche forcée exclut en effet les comportements individualistes et n'est pas sans effets sur le psychisme. A la différence des conseillers du tour de table, qui sont concernés mais pas forcément impliqués, les officiers d'un CO n'évoluent jamais « en zone de confort », en particulier les chefs de cellules lorsqu'ils passent au grand oral des restitutions. Ils subissent une pression forte, ce qui oblige, sur le temps long, à des relèves et donc à doubler les équipes. Pour autant le modèle actuel n'échappe pas à ce risque, et le rapport Lizurey l'évoque dans la recommandation n° 3 : « En cas de crise d'ampleur de longue durée, prévoir de doubler systématiquement les responsables dans chaque poste afin de préserver physiquement et psychologiquement les agents engagés dans la gestion de crise » [2] . En « temps de paix », et à l'exception des armées et de certains services (pompiers, sécurité civile, services d'urgence, gendarmerie, etc.), ce modèle est inadapté car peu soutenable dans le temps. Une fois la décision prise par le général, la première difficulté qui surgit pour passer à l'acte est celle de la médiation entre le CO et les verticalités fonctionnelles. Cette étape cruciale du processus est de la responsabilité du chef du CO, lequel rédige les ordres qui constituent la production de l'état-major. On distingue deux types d'ordres :  les « ordres à… » : adressés à chacun des responsables fonctionnels. Ils sont l'expression des décisions du plus haut niveau (contexte, idée de manoeuvre, effets à obtenir, répartition des missions, objectifs à atteindre etc…). L'effet majeur, élément central de la MEDO, y est explicitement décrit à la rubrique « intention », selon la célèbre formule « afin de …, je veux… », véritable morceau de bravoure des concours d'officiers (exemple : « afin de limiter la circulation du virus, je veux pallier l'insuffisance des stocks stratégiques en masques en utilisant toutes les solutions de circonstance propres à éviter les projections de salive »). Ces ordres sont appelés à se succéder dans le temps, autant que de besoin et à chaque changement important de situation, ce qui donne lieu en une remise en route du processus décisionnel (MEDO) ;  les « ordres de… » : élaborés par les chefs de chacun des silos, dont on a vu qu'ils sont tenus d'organiser, à leurs niveaux, des interfaces en « miroirs » chargées de mettre en oeuvre les décisions sommitales conformément aux principes de la MEDO et de l'organisation des CO. Le triptyque « un chef -une mission -des moyens », sur lequel les militaires fondent l'efficacité de la mise en oeuvre des ordres, est souvent raillé de l'extérieur pour sa simplicité extrême, pour ne pas dire son simplisme, qui laisse naïvement croire que la réunion de ces trois facteurs suffirait à assurer le succès d'une action. Ce triptyque connait pourtant son équivalent dans le monde de l'entreprise, sous le nom de management par projet [5] . J'ai participé à des réunions de crise en formation ministérielle ou interministérielle, et j'ai à chaque fois été frappé par le peu d'intérêt accordé à la question du « comment ? ». La réponse à cette question, pourtant essentielle dans la méthode militaire, consiste trop souvent à renvoyer aux silos la responsabilité de la mise en oeuvre sans toujours s'interroger sur la faisabilité des décisions prises en réunion. Ce triptyque serait donc inadapté à l'appareil de l'État car incompatible avec le niveau de sophistication de notre administration, ce qui limiterait sa pertinence aux seuls services « opérationnels ». On regrettera ici que le ministère en charge de la Santé ne figure pas dans cette catégorie. L'établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) apportait pourtant à ce ministère un début de culture opérationnelle d'inspiration militaire, ce qui n'apparait plus aussi clairement avec Santé Publique France, qui lui a succédé. Inspiré des fameux principes de la guerre édictés par le maréchal Foch (économie des moyens -concentration des efforts -liberté d'action), qui s'y connaissait en situations désespérées, le modèle militaire pousse il est vrai à la simplification, et il est destructeur de complexité. Mais cette dernière a peut-être une autre explication, relative au degré d'implication personnel des responsables de la mise en oeuvre. En effet, le triptyque « un chef -une mission -des moyens » expose durement les chefs chargés de l'application des ordres. La judiciarisation de l'exercice des responsabilités est passée par là, et elle renseigne sur l'appétence de l'Administration pour la complexité [6] . En 2019, la France battait un record de production normative avec un volume de droit consolidé en vigueur se chiffrant à quelque 84 619 articles législatifs et 233 048 articles réglementaires [7] . Ce phénomène rend de plus en plus difficile l'identification du « qui fait quoi » en introduisant la confusion dans le silo et en diluant les responsabilités. Le rapport Lizurey signale ainsi que « des membres des structures ad hoc ont découvert des textes législatifs ou réglementaires trop tardivement pour pouvoir y intégrer leur expertise et le résultat des travaux produits. D'autres membres ont dû mettre en application des décisions prises sans avoir accès aux comptes rendus leur permettant de connaître le sens des décisions prises. Certains sujets déjà arbitrés ont fait à nouveau l'objet de travaux par méconnaissance des arbitrages. » [2] . En toute logique, et si le risque juridique persiste, les départements ministériels les plus exposés devraient maintenant s'orienter vers le modèle d'organisation dite « matricielle », qui offre l'énorme avantage de rendre quasi impossible l'identification des responsabilités et de tenir le juge à bonne distance [8] . Il n'est pas possible de conclure cette présentation sans évoquer le cas particulier du Centre interministériel de crise (CIC), mis en place en 2009, en peine pandémie H1N1, pour coordonner l'action des différents silos mobilisés pour faire face à la situation sanitaire. Logiquement, cette instance aurait dû se trouver au centre du dispositif gouvernemental dès le début de la crise du COVID-19. Cela n'a pas été le cas pour des raisons sur lesquelles s'étend longuement le rapport Lizurey dans le chapitre 2. « Un CIC insuffisamment interministériel, qui n'a pas permis d'associer d'autres acteurs clés de la gestion de crise… » [2] . Bien qu'inspiré du modèle militaire de CO, l'organigramme du CIC ne comportait, à son origine, ni cellule « Moyens », ni cellule « Anticipation », ces dernières n'apparaissent qu'à partir du 17 mars 2020. L'absence de chef de CO a obligé le Directeur de cabinet du Premier ministre à assurer lui-même la coordination des cellules, quasiment à temps plein pendant toute la durée de la première vague de contamination, alors qu'il avait probablement d'autres L'homme et les catastrophes. 2e ed. Paris: Editions France-Sélection Etabli par Richard Lizurey, Général d'armée (2s), rappelé à l'activité avec l'appui d'Amélie Puccinelli Les structures organisationnelles et fonctionnelles des entreprises. (13 novembre 2013. Programme licence Sciences des organisations Essence of Decision: Explaining the Cuban Missile Crisis La responsabilité pénale de la sécurité civile Organisation matricielle et impact sur les projets responsabilités à assumer auprès du Chef de Gouvernement. Beaucoup plus thématique, l'organigramme du centre de crise santé (CCS) du ministère des Solidarités et de la Santé, en revanche, s'éloigne totalement du modèle dynamique du CO et illustre, à sa manière, l'extraordinaire complexité de l'organisation générale de la santé publique dans notre pays (cf rapport Lizurey annexe 6). On notera aussi l'incohérence absolue de la mise à égalité du CIC avec la CCS, en contravention flagrante avec la règlementation, ainsi que le silence sur l'existence d'une quelconque méthode de raisonnement. Pour finir, rien ne permet d'affirmer que le CIC soit aujourd'hui encore une instance efficace de coordination de l'action gouvernementale, ni même qu'il soit le lieu où se prennent des décisions stratégiques.On retiendra cependant, comme note d'espoir, la recommandation n°18 du rapport Lizurey « Étudier la création d'une réserve de hauts fonctionnaires », qui invite implicitement la puissance publique à explorer les méthodes militaires par la formation de quelques hauts fonctionnaires à la MEDO et à la gestion de crise en CO, et nous formulons le voeu qu'elle féconde un jour le ministère chargé de la santé publique [2] .