key: cord-0857324-8lzt0fh8 authors: TEJANI, Sheba; FUKUDA‐PARR, Sakiko title: Effets du COVID‐19 sur les travailleurs des chaînes de valeur mondiales: une analyse de genre date: 2021-11-28 journal: Revue internationale du Travail DOI: 10.1111/ilrf.12213 sha: 470680d52b6c590729cf4bcae19834e96c7a808c doc_id: 857324 cord_uid: 8lzt0fh8 Les autrices proposent un cadre d'analyse des effets genrés du COVID‐19 sur les travailleurs de trois chaînes de valeur mondiales (CVM): les services externalisés, l'habillement et l'électronique. Elles distinguent ces effets selon qu'ils sont induits par la maladie ou par les mesures de confinement, et selon qu'ils découlent de l'offre ou de la demande. Elles tiennent compte du caractère multidimensionnel du bien‐être, de l'imbrication des sphères de la production et de la reproduction sociale et du fait que les normes sociales et les structures de pouvoir produisent des inégalités entre les sexes. Elles concluent que la pandémie révèle et renforce les vulnérabilités des travailleuses des CVM. les caractérisent, les CVM ont été particulièrement perturbées par la pandémie. Comme cela s'était déjà produit lors de l'effondrement du commerce mondial en 2008 -2009 (Baldwin, 2009 , les échanges se sont contractés plus fortement que le produit intérieur brut (PIB): en 2020, le commerce mondial de marchandises a chuté de 7 pour cent en valeur et de 5 pour cent en volume, tandis que le PIB mondial reculait de 3,8 pour cent (OMC, 2021) . Et, même si l'OMC prévoyait «une reprise forte mais inégale» en 2021, la crise pourrait affecter durablement les travailleurs. Des études montrent que les femmes sont les premières touchées par les crises sanitaires et économiques et qu'elles en subissent les répercussions socio-économiques plus lourdement et pas de la même manière que les hommes (ONU, 2020) . La double nature de la crise du COVID-19 n'a fait qu'ajouter aux difficultés des travailleuses. Or, la littérature sur les CVM ne s'est guère intéressée à leur sort, à quelques notables exceptions près (par exemple, Barrientos, 2019; Bamber et Staritz, 2016) . Dans cet article, nous cherchons à déterminer par quels mécanismes la pandémie produit des effets sur les travailleuses des CVM et dans quelle mesure les institutions et les normes genrées y ont contribué. Nous nous intéressons plus particulièrement aux femmes qui travaillent dans les segments à forte intensité de main-d'oeuvre et à bas salaires des CVM et qui sont parmi les catégories les plus vulnérables de ces réseaux. À défaut de pouvoir procéder à ce stade à une étude empirique approfondie, nous proposons un cadre qui permette de repérer les mécanismes genrés qui ont des conséquences sur les travailleuses des CVM, en tenant compte de la spécificité de la crise du COVID-19 -une crise sanitaire doublée d'une récession économique, qui a provoqué à la fois une perturbation de l'offre et une contraction de la demande. Nous donnons des exemples de ces mécanismes en nous appuyant sur des éléments de l'année 2020 -des évaluations rapides et des informations communiquées par la presse et les organisations de la société civile pour l'essentiel -portant sur trois secteurs d'activité, à savoir les services externalisés 1 , l'électronique et l'habillement. Notre contribution consiste à distinguer de manière analytique les effets de la pandémie selon qu'ils sont induits par la maladie ou par les mesures de confinement, et selon qu'ils sont liés à l'offre ou à la demande, sur les lieux de production et sur les lieux de reproduction sociale. Cette démarche nous permet de nous faire une idée de l'ensemble des facteurs qui ont eu une incidence sur les travailleuses pendant la pandémie, et de montrer comment ils sont intervenus concrètement. En intégrant la sphère de la reproduction sociale dans notre analyse, nous cherchons à mettre en évidence les effets genrés de la crise sur les travailleurs des CVM. Nous avons choisi ces trois CVM parce qu'elles font apparaître des différences selon que le vecteur de transmission des effets de la pandémie est la perturbation de l'offre ou la contraction de la demande. Le secteur des services externalisés a essentiellement pâti de la perturbation de l'offre, l'habillement a été avant tout confronté à une chute de la demande, tandis que l'électronique a subi les deux phénomènes, avec plus ou moins d'intensité selon les activités. Ces secteurs diffèrent aussi sur d'autres aspects, ce qui permet de mieux appréhender les effets genrés de la pandémie sur les travailleurs des CVM. Tout d'abord, l'électronique est l'un des secteurs où la production est le plus fractionnée géographiquement, comme en témoigne la part élevée de biens intermédiaires manufacturés, alors que la fragmentation est nettement moindre dans l'habillement (Rynhart, Chang et Hyunh, 2016; Sturgeon et Kawakami, 2010) . Ensuite, l'électronique et l'habillement sont l'un comme l'autre de gros pourvoyeurs d'emplois pour les travailleurs peu ou moyennement qualifiés des pays en développement mais la part des femmes n'y est pas la même: sur la période 1990-2014, elle était en moyenne supérieure à 60 pour cent dans l'habillement mais ne dépassait guère les 30 pour cent dans l'électronique, dans quatorze pays du Sud qui sont des acteurs importants des CVM (Tejani et Kucera, 2021) . Les services externalisés offrent en revanche essentiellement des emplois de bureau à une main-d'oeuvre relativement plus diplômée. Enfin, pour ce qui est de l'automatisation, l'électronique est en pointe dans l'utilisation de robots industriels, alors que l'habillement et les services externalisés commencent tout juste à adopter les technologies de l'industrie du futur. À l'heure qu'il est, la pandémie est toujours en cours et continue d'évoluer, et ses effets sur les travailleurs varient en fonction de la propagation du virus et du type de mesures adoptées pour en atténuer l'impact. Elle a fait toutefois apparaître la vulnérabilité chronique des travailleurs à bas salaires, ce qui incite à se demander si le modèle des CVM peut réellement être un vecteur de développement durable et de création d'emplois décents. Bien que nous nous intéressions avant tout dans cet article à la question du genre, le statut migratoire, le niveau d'études, l'origine ethnique, la couleur de peau, la caste, la nationalité, l'orientation sexuelle et l'âge déterminent aussi la position structurelle des travailleurs au sein des CVM et leur situation effective. Notre cadre d'analyse vise à mettre en lumière les principaux mécanismes par lesquels la pandémie produit des effets genrés. Il est donc forcément schématique et ne prétend pas à l'exhaustivité. La suite de l'article est organisée comme suit: nous exposons notre cadre conceptuel dans la deuxième partie puis procédons, dans la troisième, à un examen empirique des trois secteurs étudiés. Notre quatrième et dernière partie contient nos conclusions. Les analyses féministes de l'égalité femmes-hommes et du travail en temps de crise se fondent sur plusieurs approches théoriques. Premièrement, les effets socio-économiques sont généralement étudiés dans le cadre plus vaste du bienêtre, un concept multidimensionnel qui ne se limite pas aux salaires et à l'emploi mais englobe aussi la santé, l'autonomie, la capacité d'action et d'autres aspects importants de l'existence (Floro, 2019; Pearson et Sweetman, 2011) . Ce cadre plus vaste du bien-être s'avère crucial pour analyser les objectifs que les femmes cherchent à atteindre par l'emploi. Les CVM procurent aux femmes des possibilités d'emploi et leur donnent le moyen d'accroître leur autonomie, leur participation à la prise de décision et leur capacité d'action au sein du ménage (Kabeer, 2008) . Ces effets, réputés favoriser l'égalité des sexes, sont en fait plus complexes et moins univoques qu'il n'y paraît. L'emploi dans les CVM est en effet souvent assorti pour les femmes de conditions de travail qui relèvent de l'exploitation et bafouent leurs droits, portent atteinte à leur dignité et mettent leur santé en danger (Bamber et Staritz, 2016) . Deuxièmement, l'économie féministe conçoit les sphères de la production et de la reproduction sociale comme un tout et met l'accent sur la part disproportionnée du travail de soins non rémunéré qui revient aux femmes au sein du ménage du fait des normes sociales (Elson, 2010) . Ce travail de soins, qui consiste à satisfaire les besoins nutritionnels, affectifs et matériels des enfants et des personnes âgées ou handicapées, ainsi qu'à entretenir l'espace de vie, est nécessaire à l'existence mais il limite l'accès des femmes à un emploi rémunéré et à l'éducation. Les analyses de genre des crises précédentes mettent systématiquement en évidence la lourde charge de travail de soins, rémunéré ou pas, qui pèse sur les femmes, même si l'effet sur l'emploi varie selon les cas (Pearson et Sweetman, 2011) . Troisièmement, l'analyse de genre part du principe que les processus socioéconomiques s'insèrent dans des structures et des institutions genrées marquées par des asymétries de pouvoir et régies par des normes sociales qui attribuent des rôles et des statuts différents aux hommes et aux femmes (Elson, 2010; Pearson et Sweetman, 2011) . Les crises produisent aussi des effets sur les travailleurs des CVM du fait de ces institutions genrées que sont la famille, le lieu de travail, le système éducatif et les normes sociales et qui influent sur les perspectives, les vulnérabilités et le pouvoir de négociation des femmes. Les CVM sont marquées par de fortes asymétries de pouvoir entre des entreprises cheffes de file des pays du Nord qui captent l'essentiel de la valeur et des fournisseurs des pays du Sud qui évoluent le plus souvent dans des environnements très concurrentiels et à faible valeur ajoutée. Dans le secteur de l'habillement, des fournisseurs de Chine, de Malaisie et de République de Corée sont parvenus à maîtriser l'ensemble des étapes de la production, mais ailleurs en Asie et en Afrique subsaharienne les fabricants en restent à des activités d'assemblage qui sont extrêmement concurrentielles et dégagent de faibles marges (Gereffi et Frederick, 2010; BIT, 2020) . Les CVM de l'électronique sont constituées de trois groupes d'acteurs: les entreprises cheffes de file, les sous-traitants et les «leaders de plateforme», c'est-à-dire les entreprises dont les solutions matérielles et logicielles équipent les produits d'autres entreprises (Sturgeon et Kawakami, 2010, p. 11) . La conception modulaire des produits électroniques, dont les spécifications sont très normalisées et codifiées, fait que les fabricants sont facilement interchangeables. Du fait de la forte concurrence entre fournisseurs, leur pouvoir de négociation et leur rentabilité restent faibles (ibid., p. 14). Avec la consolidation et la concentration géographique croissantes que connaît le secteur de l'électronique, la plupart des producteurs ODM (pour original design manufacturers, soit les entreprises qui se chargent de la conception et de la fabrication) sont passés dans le giron d'entreprises de Taïwan (Chine). Le secteur des services externalisés est extrêmement concentré. Il est dominé par de grandes entreprises de services numériques des pays développés, ainsi que par quelques entreprises indiennes matures qui fournissent des services aux clients en s'appuyant sur un réseau de prestataires dans des pays en développement à bas coût (Gereffi et Fernandez-Stark, 2010) . À l'extrémité inférieure de la chaîne de valeur des services externalisés prédominent des tâches routinières faciles à codifier et à transférer, alors que les services à forte valeur ajoutée tels que la gestion des ressources humaines nécessitent davantage de coordination entre le client et le fournisseur (Fernandez-Stark, Bamber et Gereffi, 2011) . Durant la crise du COVID-19, les entreprises cheffes de file et les donneurs d'ordres ont profité de ces rapports asymétriques pour exercer des pressions sur leurs fournisseurs des pays du Sud, ce qui a eu des conséquences désastreuses pour les travailleurs, qui n'avaient déjà guère de pouvoir de négociation. Les CVM de l'habillement et de l'électronique sont réputées de longue date pour leurs mauvaises pratiques: conditions de travail dangereuses et insalubres, bas salaires et contrats précaires, maltraitance des travailleurs, non-paiement des salaires et trafic de main-d'oeuvre (Verité, 2014; Anner, 2018 ; Know the Chain, 2020). Dans l'électronique, les migrants étrangers désireux de conserver leur emploi ont de forts risques d'être contraints au travail forcé par des moyens tels que la violence, l'intimidation, la manipulation de dettes, la confiscation des papiers d'identité ou la menace de dénonciation aux services de l'immigration. Une étude portant sur les quarante-neuf premières entreprises du secteur des technologies de l'information et de la communication montre qu'elles font peu d'efforts pour améliorer la situation dans leurs chaînes d'approvisionnement, notamment pour ce qui est du paiement de frais de recrutement et le droit de négociation collective (Know the Chain, 2020). Dans le secteur des services externalisés, les travailleurs sont tenus de signer une clause de confidentialité et s'exposent au versement de dommages et intérêts punitifs dont le montant peut être supérieur à deux ans de salaire s'ils parlent à la presse ou divulguent des informations sur leur travail (Lee, 2020) . Dans leur étude sur les centres d'appels, Holman, Batt et Holtgrewe (2007) ont observé que les salaires étaient plus bas, le taux de syndicalisation plus faible et les travailleurs temporaires plus nombreux dans les centres externalisés que dans ceux qui sont internes à l'entreprise. Malgré le rythme de travail intense, le stress, la grande amplitude horaire et les risques du travail de nuit sur la santé, les travailleurs des services externalisés restent très peu syndiqués (D'Cruz et Noronha, 2013). Notre cadre d'analyse permet d'appréhender les effets genrés de la pandémie sur le bien-être selon qu'ils sont induits par: i) la maladie et ii) les mesures de confinement, de voir comment ils se répercutent sur les lieux de production et les lieux de reproduction sociale, et de repérer les institutions genrées dans lesquelles les normes sociales et le faible pouvoir de négociation accentuent la vulnérabilité des femmes. La figure 1 représente notre cadre d'analyse sous la forme d'un schéma circulaire dans lequel les effets se transmettent de la sphère de la production à celle de la reproduction sociale (et inversement) dans les deux cas de figure. S'agissant de l'effet de la contamination (représenté par un trait en pointillé sur la figure 1), les travailleurs, contaminés sur leur lieu de travail, tombent malades, ce qui se répercute sur la reproduction sociale puisqu'il y a perte de revenus, baisse de la consommation et surcroît de travail de soins. Les problèmes de santé et le surcroît de travail de soins réduisent à leur tour l'offre de travail dans la sphère productive. Dans le cas des mesures de confinement (trait plein), les pertes d'emplois et de revenus des travailleurs dans la sphère productive se répercutent sur l'offre, sous l'angle de la reproduction sociale. Mais le confinement lui-même entrave la capacité de travail car il se traduit par des restrictions de déplacement et, pour les femmes principalement, par une augmentation de la charge de travail liée aux activités de soins (tâches ménagères et suivi scolaire des enfants notamment) et par une hausse des violences sexistes. Il réduit également le pouvoir de négociation, déjà faible, des travailleurs. Ces deux vecteurs de transmission des effets de la pandémie, que nous examinons plus en détail à la suite, sont distingués ici pour les besoins de l'analyse mais ils ne s'excluent évidemment pas l'un l'autre et peuvent se recouper ou oeuvrer simultanément. En outre, l'adoption du télétravail dans le secteur des services externalisés, par exemple, tend à brouiller la frontière entre les sphères productive et reproductive, ce qui ouvre des perspectives mais crée aussi de nouvelles contraintes pour les travailleuses. La structure asymétrique des CVM aggrave à plusieurs égards les effets de la pandémie sur les travailleurs, effets que nous détaillerons à différents points de notre discussion. La pandémie met en péril la santé des travailleurs sur le lieu de travail mais aussi au sein du ménage. Le schéma de la figure 2 représente les conséquences qui adviennent en chaîne dans les éventualités suivantes: i) le travailleur est Effet du confinement Effet de la contamination contaminé sur son lieu de travail; ii) le travailleur ou d'autres membres du ménage tombent malades, ce qui accroît le travail de soins. Les effets genrés sont indiqués dans des blocs aux coins arrondis. La contamination sur le lieu de travail, qui est l'une des principales causes des fermetures d'usines, continue de provoquer des ruptures d'approvisionnement dans les CVM. Du fait de la structure même des CVM, les fournisseurs sont tenus de respecter les délais de livraison qui leur sont imposés par les acheteurs. Dans un modèle économique consistant à réduire les stocks au maximum et à gagner en flexibilité, les retards de production s'avèrent extrêmement coûteux, surtout dans des secteurs tels que l'habillement et l'électronique, où l'offre de produits est renouvelée sans cesse. Dans les trois secteurs, les travailleurs ont été exposés à un fort risque de contracter le COVID-19 en 2020, surtout lorsque le lieu de travail était exigu, mal ventilé et insuffisamment désinfecté. La contamination sur le lieu de travail a des effets directs sur l'état de santé et le bien-être des travailleurs et induit un risque de propagation de la maladie dans les ménages, ce qui a pour conséquence de réduire la consommation et le bien-être global. Les femmes sont plus exposées au risque de contamination dans les secteurs où elles sont surreprésentées, notamment lorsque la protection de la santé n'est pas assurée sur leur lieu de travail ou qu'elles présentent des Bien-être comorbidités. Rien ne permet d'affirmer que les femmes sont plus prédisposées à la maladie mais ce sont elles qui pâtissent le plus de l'accroissement du travail de soins, des violences domestiques et de la charge mentale. La figure 3 présente les canaux de transmission des effets du confinement 2 sur le bien-être des travailleurs. Du fait de la structure et des caractéristiques des CVM, le confinement a induit des effets particuliers sur les travailleurs. Premièrement, les CVM étant très tributaires de l'approvisionnement en intrants intermédiaires importés, elles sont très vulnérables aux perturbations de l'offre à chaque étape de la production en cas de pandémie. On a pu le constater lors des premières flambées épidémiques à Wuhan, en Chine, puis en République de Corée, qui ont provoqué d'importantes pénuries d'intrants dans les secteurs de l'habillement et de l'électronique 3 . Les CVM ont aussi subi le contrecoup des graves perturbations du fret aérien, terrestre et maritime ainsi que de la rupture des chaînes logistiques qui se sont produites à différents stades de la pandémie (SFI, 2020). Deuxièmement, les chocs de demande se propagent en général plus rapidement dans les CVM parce que la baisse des exportations de biens finals se répercute sur la demande d'intrants intermédiaires, qui chute d'autant plus que le climat d'incertitude incite les entreprises à puiser dans leurs stocks plutôt qu'à se réapprovisionner pour produire (Ferrantino et Taglioni, 2014) . Ce facteur tend à amplifier les effets sur les travailleurs des CVM. Troisièmement, les entreprises cheffes de file des pays du Nord ont profité de leur position dominante et de leur pouvoir de marché pour transférer une bonne partie des risques et des coûts à leurs fournisseurs des pays du Sud, ce qui a eu des effets désastreux pour les travailleurs, comme nous le verrons plus en détail dans la troisième partie. Comme le montre la figure 3, les ruptures d'approvisionnement et la contraction de la demande se traduisent par des situations de chômage technique et Quand il y a eu perturbation de l'offre mais que la demande est restée stable, les employeurs ont mis en place une nouvelle organisation du travail, en demandant par exemple à leurs salariés de se confiner sur leur lieu de travail ou de télétravailler, ce qui a engendré, surtout pour les femmes, des difficultés nouvelles: atteintes au droit à un travail décent, frais supplémentaires, allongement de la durée du travail, notamment. Quand il y a eu contraction de l'offre, les travailleurs qui ont été maintenus dans l'emploi ont été exposés à des risques sanitaires accrus du fait du non-respect des règles de distanciation physique ou du manque d'équipements de protection. Ces travailleurs ont aussi vu leur rémunération baisser, leur charge de travail s'intensifier et leur insécurité augmenter, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Notre analyse de trois CVM montre que la vulnérabilité particulière des femmes au regard de l'emploi persiste et s'est même aggravée pendant la pandémie dans toutes les filières. Dans les secteurs qui ont surtout souffert des perturbations de l'offre dues aux mesures de confinement -les services externalisés et, dans une certaine mesure, l'électronique -, les travailleurs ont été plus à même de préserver leur emploi et leurs revenus puisqu'ils ont pu continuer d'exercer leur activité, à domicile ou en usine, même s'ils ont été exposés à de nouveaux risques. C'est dans le secteur très féminisé de l'habillement que leur situation est la plus précaire, car la forte contraction de la demande et la perte massive de clients ont entraîné des pertes durables d'emplois et de revenus. Le partage inégal du pouvoir et de la valeur au sein de la chaîne explique que les travailleurs de l'habillement ont été les plus durement touchés par la crise du COVID-19, comme le démontrent amplement les situations de chômage technique non indemnisées, les licenciements, les salaires impayés, les cas de contamination sur le lieu de travail et les risques sanitaires auxquels ils ont été confrontés au cours des premiers mois de la pandémie. Le secteur des services externalisés, qui a été essentiellement touché par les perturbations de l'offre, illustre bien les mécanismes par lesquels cette situation se répercute sur les travailleurs (voir figure 3). Dans de nombreuses filières telles que l'informatique, les télécommunications, les technologies financières, les soins de santé et le commerce en ligne, la demande est restée stable ou a même augmenté, tandis que dans le secteur du voyage et dans l'hôtellerie les volumes d'appels ont connu un pic passager dû aux annulations avant de s'effondrer (Deloitte, 2020a; Oxford Business Group, 2020; Williams, 2021) . Des opérateurs téléphoniques tels que le Britannique Virgin Media ou les Australiens Telstra et Optus, qui ont externalisé leurs centres d'appels en Inde et aux Philippines, ont dû rapatrier la relation client et recruter dans leurs pays pour faire face à la hausse de la demande pendant le confinement (The Economic Times, 2020). En Inde, pendant le premier confinement, les travailleurs des services externalisés qui n'étaient pas soumis à des restrictions de déplacement ont continué à se rendre sur leur lieu de travail malgré leurs inquiétudes au sujet de leur santé (Business Standard, 2020). Certains se sont plaints de devoir effectuer davantage d'heures, d'être stigmatisés par leurs voisins et mis à la porte de leur logement par crainte de la contagion et ont confié qu'ils hésitaient à demander des congés de peur d'être licenciés (Bhattacharya, 2020) . Beaucoup se sont retrouvés face à un dilemme: courir le risque d'être contaminés au travail ou perdre leur moyen de subsistance. S'il n'était pas rare avant la pandémie que les travailleurs des services externalisés passent la nuit sur leur lieu de travail, des «centaines» de salariés d'un centre d'appels sous-traitant d'Amazon à Cebu, aux Philippines, ont été contraints de dormir par terre dans les bureaux dans des «conditions inhumaines» pour pouvoir continuer à travailler pendant le confinement (Lee, 2020) . Au-delà du danger de contamination, entasser ensemble des travailleurs des deux sexes pour la nuit expose les femmes au risque de se faire harceler et agresser sexuellement. Dans les pays qui ont imposé des mesures de confinement strictes, la plupart des travailleurs ont été dans l'impossibilité de se rendre au travail, ce qui leur a valu d'être mis au chômage technique (Frayer et Pathak, 2020; Mendonca, 2020; Reed, Ruehl et Parkin, 2020) . Aux Philippines, selon une enquête menée auprès de cent quarante-six personnes, quatre travailleurs sur dix étaient soumis au principe du «pas de travail, pas de salaire» ou avaient été placés sous «statut flottant», une pratique en vertu de laquelle l'employeur peut suspendre le contrat de travail d'un salarié permanent jusqu'à six mois, sans rémunération (BIEN, 2020a; Macaraeg, 2020) . Seule une poignée des personnes interrogées avait bénéficié d'une aide financière de leur entreprise ou de l'État (BIEN, 2020b). Dans le secteur des services externalisés, les femmes se concentrent dans les activités à relativement faible valeur ajoutée et elles sont surreprésentées dans les emplois routiniers, précaires et faiblement rémunérés, notamment dans les centres d'appels où leurs «compétences relationnelles féminines» sont considérées comme un atout (PSA, 2015; Domingo-Cabarrubias, 2012) . Dans ces conditions, les situations de chômage technique, sans indemnisation, ont eu un effet genré sur l'emploi pour deux raisons. Premièrement, ce sont les services téléphoniques qui ont été le plus affectés pendant la crise (Mendonca, 2020) . Deuxièmement, les femmes ont été beaucoup plus nombreuses à subir une perte de revenus parce qu'elles avaient des contrats précaires et flexibles: aux Philippines, elles représentaient 75 pour cent des travailleurs soumis au principe du «pas de travail, pas de salaire» et 70 pour cent de ceux placés sous statut flottant (BIEN, 2020a). Comme le montre la figure 3, le confinement a eu d'autres conséquences. Quand ils ont été maintenus dans l'emploi, les salariés des services externalisés ont été invités à travailler depuis chez eux. En Inde, un mois après le début du confinement, 70 pour cent des entreprises avaient fait passer plus de 80 pour cent de leur effectif en télétravail (NASSCOM, 2020a) . Le même processus a eu lieu aux Philippines. Le télétravail étant susceptible de s'imposer comme un mode d'organisation habituel du secteur (NASSCOM, 2020b), il convient d'en examiner les effets genrés sur les travailleurs. Tout d'abord, comme indiqué à la figure 3, les employeurs soumettent leurs salariés en télétravail à une surveillance accrue via des outils numériques afin de s'assurer qu'ils restent productifs (Thompson, 2020; Bhattacharya, 2020) . Cela peut déboucher sur une intensification du travail et sur une forme d'autoexploitation, d'autant que la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle tend à s'estomper. Ces contraintes pèsent particulièrement sur les femmes dont la charge de travail non rémunéré s'est accrue pendant la pandémie et qui se retrouvent à effectuer des journées à rallonge. Si le télétravail permet en principe de mieux concilier activités professionnelles et responsabilités familiales, beaucoup de femmes disent devoir renoncer à leur activité rémunérée tant leur charge de travail a augmenté pendant la pandémie (Bhattacharya, 2020) . À l'heure où le télétravail devient la nouvelle norme, il est à craindre qu'il n'isole encore davantage des femmes déjà soumises par ailleurs à des restrictions de circulation. Avec la mise en place du télétravail, les entreprises reportent une bonne partie du risque opérationnel et des coûts sur les salariés, qui voient leur revenu net amputé et leurs journées de travail s'allonger. Aux Philippines, les travailleurs des services externalisés qui vivent dans des logements surpeuplés sans connexion Internet fiable et auxquels l'employeur n'a pas fourni d'équipement informatique se sont retrouvés à devoir effectuer davantage d'heures pour atteindre des objectifs de productivité qui ne tenaient pas compte de ces difficultés (BIEN, 2020c; The Economic Times, 2020) . La plupart d'entre eux ont également dû engager des frais d'électricité et d'abonnement à l'Internet haut débit qui ont entamé leur rémunération (Apolinar, 2020) . Les entreprises préfèrent désormais embaucher des personnes qui possèdent leur propre matériel informatique que faire travailler leurs salariés placés en statut flottant (BIEN, 2020c) . S'ils veulent que leur candidature soit examinée, les travailleurs doivent ainsi avoir engagé au préalable des frais pour s'équiper. Les femmes, qui sont plus nombreuses à être placées sous statut flottant, et qui, le plus souvent, ont un pouvoir d'achat plus faible et possèdent moins de biens que les hommes, sont relativement pénalisées dans ces conditions. Le secteur de l'habillement a été touché de plein fouet par la crise du COVID-19. Au moment où nous écrivons ces lignes, on s'attendait à une baisse du chiffre d'affaires 2020 de 25 à 30 pour cent à l'échelle mondiale (BIT, 2020; BoF et McKinsey, 2019), ce qui a provoqué des ravages dans les pays fortement tributaires de cette activité. Au Bangladesh, par exemple, le recul de 18 pour cent des recettes d'exportation observé en 2020 est imputable pour l'essentiel à ce secteur, qui a subi l'annulation de quelque 3 milliards de dollars de commandes et a dû licencier ou mettre au chômage technique 1 million de ses 3,5 millions de travailleurs (FMI, 2020) . Si le déclenchement de l'épidémie à Wuhan, en Chine, a considérablement ralenti les exportations de tissus et d'autres matières premières et provoqué des ruptures d'approvisionnement, la CVM a été encore plus durement touchée par la contraction de la demande lorsque le virus s'est propagé en Europe et en Amérique du Nord. Des commandes ont été annulées brusquement, ce qui a entraîné des fermetures d'usines, des licenciements et des baisses de salaires. Ce secteur illustre donc bien les mécanismes par lesquels la contraction de la demande se répercute sur les travailleurs (figure 3). Notre analyse montre la vulnérabilité des travailleurs, qui sont majoritairement des femmes des pays du Sud, et le pouvoir des consommateurs, des enseignes de distribution et des grandes marques, toujours implantées dans des pays du Nord, qui dictent les conditions de salaire et d'emploi. Les annulations de commande ont contraint les usines à s'arrêter ou à tourner au ralenti. Cela s'est traduit par des congés sans solde et des licenciements mais aussi par des retenues, des retards de paiement ou des baisses de salaire. Les premières victimes en ont été les personnes dépourvues de contrat de travail, à savoir les travailleurs migrants, les travailleurs payés à la journée et les travailleurs à domicile. Les remontées de terrain de l'Asia Floor Wage Alliance sur les conditions de travail au Cambodge, en Inde, en Indonésie, au Myanmar, au Pakistan et au Sri Lanka font état de nombreux cas où les employeurs ont obligé les travailleurs à accepter un salaire inférieur à celui qui avait été convenu ou bien ont invoqué la fermeture de l'usine pour refuser de les payer, ou encore de cas où les propriétaires de l'usine ou les sous-traitants «ont pris la fuite ou sont devenus injoignables, les travailleurs n'ayant aucune garantie de toucher leur salaire» (AFWA, 2020b, p. 8). Les conséquences ont été d'autant plus terribles pour ces travailleurs -des femmes, pour la plupart -qu'ils n'ont guère bénéficié de mesures de soutien. D'après une enquête menée auprès d'employeurs au Bangladesh, 72 pour cent d'entre eux disaient ne pas être en mesure de rémunérer les travailleurs mis à pied et 80 pour cent n'avoir pas les moyens de verser des indemnités aux salariés licenciés (Anner, 2020a) . Ces difficultés sont dues, en partie du moins, au fait que les acheteurs qui ont annulé leurs commandes ont refusé de payer aux fournisseurs les matières premières déjà achetées et les coûts de production déjà engagés, en invoquant «de façon contestable des clauses de force majeure pour justifier leur non-respect des termes du contrat» (Anner, 2020a, p. 1) . Au Bangladesh, par exemple, à la fin de mars 2020, près de 46 pour cent des fournisseurs indiquaient que les acheteurs avaient annulé «une grande partie» ou «la plupart» des commandes qui en étaient au stade de l'achèvement, et que 91 pour cent d'entre eux avaient refusé de payer les coûts de production et 72 pour cent celui des matières premières (ibid.). La production a repris un peu plus tard dans l'année, mais les fournisseurs ont été soumis à la pression constante des acheteurs, qui ont cherché à leur imposer des conditions de plus en plus désavantageuses -des prix parfois inférieurs aux coûts de production et des délais de paiement plus longs -, «en utilisant leur détresse comme levier de négociation» (Anner, 2020b, p. 2) . Certains pays, dont le Cambodge, l'Indonésie, le Myanmar et le Sri Lanka, ont mis en place des mesures modestes de soutien aux travailleurs (AFWA, 2020b). Selon des témoignages recueillis par des organisations de la société civile, ces subventions salariales étaient toutefois soit insuffisantes, soit difficiles à obtenir, notamment pour les travailleurs migrants et les travailleurs à domicile. Avant la pandémie déjà, les travailleurs de l'habillement, payés à la journée, étaient en situation d'insécurité alimentaire chronique. Avec la perte de revenus qu'ils ont subie, ils n'ont plus eu les moyens d'acheter des produits de première nécessité, et ne pas mourir de faim est devenu leur «préoccupation numéro un» (ibid., p. 16). Si de nombreuses usines de confection ont dû fermer, beaucoup d'autres sont restées ouvertes ou ont rouvert, et, au Cambodge, en Indonésie et au Myanmar notamment, elles ont été autorisées à poursuivre leur activité malgré les mesures de confinement général (AFWA, 2020b). Les travailleurs migrants du secteur de l'habillement sont souvent hébergés dans des dortoirs surpeuplés, ce qui les surexpose au risque de contamination. Des travailleurs ont signalé que leur employeur refusait de verser des indemnités de maladie à ceux d'entre eux qui présentaient des symptômes du COVID-19, à titre de représailles contre les syndicats qui réclamaient davantage d'équipements de protection et un congé de maladie rémunéré (AFWA, 2020a). Là où il y a pénurie de main-d'oeuvre, il est à craindre que les travailleurs soient obligés d'effectuer un nombre excessif d'heures de travail supplémentaires. Ils sont d'autant plus vulnérables que, dans leur situation, caractérisée par une durée du travail prolongée, des bas salaires et l'absence de prestation de sécurité sociale et de soins de santé suffisants, ils ne sont pas en mesure de se constituer une épargne dans laquelle puiser. Pour certaines catégories de travailleurs, ces effets sur l'emploi se cumulent avec d'autres contraintes. En raison de la fermeture des crèches et des garderies, les mères de jeunes enfants ont eu du mal à continuer à travailler ou à reprendre le travail. Une analyse du profil des travailleurs mis en congé ou licenciés et de celui des travailleurs embauchés (AFWA, 2020b) montre que les usines se sont délestées en priorité des apprentis, des travailleurs payés à la journée, des travailleurs employés en sous-traitance et des travailleurs à domicile, et ont rappelé en premier les personnes vivant à proximité de l'usine et les jeunes. D'après certaines sources, les employeurs ont même recruté des adolescents pendant la fermeture des établissements scolaires. Ces effets se répercutent autant sur la sphère reproductive que sur la sphère productive. Comme on l'observe à la figure 3, le retour au travail expose les travailleurs au risque de contamination tandis que le manque de crèches et de garderies empêche la reprise du travail et réduit l'offre de travail (figure 1). Pour les femmes, on peut s'attendre aussi à ce que la perte d'emploi se répercute sur leur statut au sein du ménage et sur leur capacité à allouer des ressources, par exemple à l'alimentation et à la santé, et à l'éducation des enfants. La pandémie a eu une incidence sur le secteur de l'électronique du fait de la contraction de la demande, variable selon les sous-secteurs, mais aussi et surtout du fait des ruptures d'approvisionnement. La grande fragmentation géographique de la production rend en effet la filière très vulnérable aux ruptures d'approvisionnement dues à des pénuries ou à des retards de livraison de matières premières, de composants et de modules. Les premières perturbations ont eu lieu au tout début de la pandémie de COVID-19, à la suite des confinements décrétés à Wuhan, en Chine, puis en République de Corée, deux centres de production majeurs pour des grandes marques telles qu'Apple et Samsung (Deloitte, 2020b) . La mise à l'arrêt, sur ordre du gouvernement, d'usines Samsung en République de Corée, qui a interrompu l'approvisionnement en écrans et en semi-conducteurs, s'est répercutée sur l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement en Chine, au Japon et ailleurs. Aux perturbations de la production dues aux fermetures d'usines et aux ruptures d'approvisionnement est venu s'ajouter l'effondrement de la demande mondiale de biens de consommation contenant des composants électroniques. Cela s'est traduit pour les travailleurs par des mises en activité partielle ou en congé sans solde et des licenciements. L'industrie électronique dans son ensemble a beaucoup souffert au premier trimestre 2020 (Meticulous Research, 2020) mais elle s'est rétablie dans les six derniers mois de l'année pour finir en recul de 3 pour cent 4 . En raison de ces perturbations, beaucoup d'usines ont été obligées de fermer, et les travailleurs, privés de salaire ou d'indemnités de licenciement, se sont retrouvés dans l'incapacité de subvenir à leurs besoins élémentaires (BHRRC, 2020). Les organisations de défense des droits de l'homme ont recueilli de nombreux témoignages de personnes qui ont perdu leur source de revenus au mépris des droits humains, des droits des travailleurs et des droits garantis par la législation. Au Viet Nam, les ruptures d'approvisionnement et l'annulation de 30 à 50 pour cent des commandes ont fait perdre aux travailleurs 50 à 60 pour cent de leur revenu; en Indonésie, plusieurs milliers de travailleurs ont été licenciés sans bénéficier de l'indemnité légale de licenciement (Electronics Watch, sans date). Les abus se sont multipliés: certains employeurs ont menacé de pratiquer des retenues sur salaire, ont suspendu le droit de négociation collective et les augmentations de salaire et refusé de fermer malgré les consignes officielles (Weber, 2020) . La plupart des travailleurs de l'électronique qui occupent des emplois peu qualifiés ont des contrats à durée déterminée. En Asie, les femmes représentent pas moins de 60 pour cent des effectifs du secteur en Indonésie, 81 pour cent aux Philippines, 74 pour cent en Thaïlande et 75 pour cent au Viet Nam, et elles effectuent des tâches répétitives facilement automatisables (Rynhart, Chang et Hyunh, 2016) . De surcroît, l'écart de salaire entre les sexes, qui a toujours été très marqué dans le secteur, se creuse dans la plupart des pays (BIT, 2007) . Les usines qui sont restées ouvertes étaient censées avoir mis en place un protocole sanitaire. Or, selon de nombreux témoignages, les postes de travail n'étaient pas suffisamment espacés, il n'y avait pas de masques ni d'équipements sanitaires à disposition des salariés et les locaux n'étaient pas nettoyés et aérés comme il convient (BHRRC, 2020; Electronics Watch, sans date; Know the Chain, 2020). Et les travailleurs et les syndicats ont souvent réclamé en vain le respect des règles sanitaires, la mise en place d'un congé de maladie rémunéré et l'accès à des soins de santé de qualité. Dans l'électronique, la main-d'oeuvre est constituée pour une bonne part de migrants venus d'autres régions du pays ou d'un pays étranger. En Malaisie, par exemple, 50 pour cent des travailleurs du secteur étaient originaires d'Indonésie en 2008 (Verité, 2014) . Ces travailleurs se sont retrouvés bloqués sur place et dans l'impossibilité de retourner chez eux en raison des restrictions de déplacement. Des faits similaires ont été observés en Inde, en Indonésie et en Malaisie. En raison du rapport de force très asymétrique qui existe entre acheteurs et fournisseurs et entre employeurs et salariés dans tous les secteurs, les travailleurs, qui n'avaient déjà qu'un pouvoir de négociation limité, voient leur insécurité s'accroître et leurs conditions d'emploi se dégrader. Dans les segments à forte intensité de main-d'oeuvre et à faible valeur ajoutée de ces CVM, qui sont aussi souvent très féminisés, les travailleurs ont subi des pertes d'emplois et de revenus considérables. Par ailleurs, la charge de travail de soins non rémunéré et la violence sexiste qui pèsent sur les femmes au sein du ménage créent un cercle vicieux en les empêchant de continuer à exercer un travail rémunéré, ce qui compromet encore plus leurs chances d'accéder à l'égalité. En outre, la ségrégation sexuée du marché du travail et le modèle de l'homme soutien de famille font que les femmes ont plus de mal à trouver un nouvel emploi. Du fait de la structuration genrée du ménage, du système éducatif, des entreprises et des marchés, les multiples pénalités que les femmes subissent avant même d'entrer dans la vie active s'amplifient une fois qu'elles sont sur le marché du travail. On observe ainsi que les effets de la pandémie font apparaître et accentuent dans le même temps les vulnérabilités des femmes qui résultent de leur position à l'extrémité inférieure des CVM mais aussi des normes sociales qui dictent le rôle de chaque sexe au sein du ménage et sur le marché du travail. Il est indispensable à l'heure qu'il est de faire respecter la liberté syndicale, le droit de négociation collective et le droit à un travail décent si l'on veut que la contraction économique due à la pandémie de COVID-19 ne donne pas lieu à une répression accrue à l'encontre des travailleurs. Il faut se garder de prendre des mesures unilatérales comme l'ont fait sept États indiens en décidant de suspendre l'application de la quasi-totalité de la législation du travail, et organiser au contraire des consultations tripartites entre gouvernements, entreprises et syndicats (Rathi et Chatterjee, 2020) . Les politiques sociales ont également leur importance: les pays dotés de systèmes de protection sociale, notamment la Chine, la Malaisie et la République de Corée, ont été les plus prompts à soutenir les travailleurs vulnérables par des mesures de protection de l'emploi et de la santé ainsi que par des transferts en espèces et en nature (Gentilini et al., 2020; Electronics Watch, 2020) Les entreprises vont désormais adopter des stratégies pour remédier aux conséquences de la crise du COVID-19, gérer les risques et renforcer leur résilience dans la perspective de futurs chocs. Les CVM des services externalisés et de l'habillement devraient connaître une vague de consolidations et accélérer leur transition vers l'industrie 4.0, la pandémie ayant mis en évidence les risques de la production à forte intensité de main-d'oeuvre. Pour l'heure, l'automatisation semble plus réalisable dans l'électronique et les services externalisés que dans l'habillement, où des obstacles techniques et économiques subsistent. Quoi qu'il en soit, les outils de pointe susceptibles d'être déployés dans les trois secteurs sont destructeurs d'emplois et devraient avoir un impact disproportionné sur les travailleuses (Tejani et Fukuda-Parr, 2021) . Le mouvement de rapatriement ou de relocalisation de voisinage que facilite l'automatisation et l'importance accordée à la réduction de l'empreinte carbone sont appelés à reconfigurer en profondeur les CVM. Aucune étude systématique n'a été menée à ce jour sur les effets genrés de la pandémie dans l'une ou l'autre des trois CVM, même si les informations recueillies par des organisations internationales et des ONG citées ici en mettent en évidence certains. Notre contribution consiste à proposer un cadre d'analyse des effets genrés de la pandémie sur les travailleurs des CVM et à attirer l'attention sur les questions qui méritent d'être approfondies. Il serait bon par exemple de mener des recherches complémentaires pour déterminer si les normes genrées et les rapports de force existant au sein des CVM ont accentué les effets sur les travailleurs, si les femmes ont été plus nombreuses que les hommes à être licenciées, à subir des retards de paiement de salaire et à travailler dans des conditions dangereuses, et si d'autres secteurs employant en majorité des femmes et des migrants ont été eux aussi touchés de plein fouet. Plusieurs études font état d'une forte augmentation du travail de soins non rémunéré, des violences sexistes et de la détresse psychologique, mais aucune ne porte spécifiquement sur les travailleurs des CVM. Avec notre cadre d'analyse, nous mettons en évidence les mécanismes et les canaux par lesquels la crise du COVID-19 produit des effets genrés sur les travailleurs des CVM et nous proposons un programme de recherche visant à mieux cerner ces effets. Emperor-Has-No-Clothes-Issue-III-July-2020.pdf. -. 2020b. «The Emperor Has No Clothes: Garment Supply Chains in the Time of Pandemic -Issue II State College: Penn State Centre for Global Workers' Rights «Covid-Free, but not Stress Free: Woes of Working from Home during the Pandemic The Great Trade Collapse: What Caused it and What Does it Mean? The Gender Dimensions of Global Value Chains Gender and Work in Global Value Chains: Capturing the Gains? 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