key: cord-0821030-shq4a0cj authors: Reach, Gérard title: La télémédecine est-elle devenue l’avenir de la médecine de la personne? Réflexions d’un confiné au temps du COVID date: 2020-05-06 journal: nan DOI: 10.1016/j.mmm.2020.05.001 sha: bde928cce12d46add006f9daf54a922d6374472a doc_id: 821030 cord_uid: shq4a0cj nan multiples de cette maladie qui peut conduire aux soins intensifs majeurs et à la mort (prévention secondaire), et le développement d'un vaccin (prophylaxie) dont nous savons qu'il n'est pas pour demain. Cette crise est nouvelle par rapport à d'autres qui l'ont précédée (comme la canicule de 2003 qui avait été la cause de 50 000 décès en France) ou ces tremblements de terre, tsunami, où éruptions volcaniques, qui peuvent aussi faire en quelques jours des centaines de milliers de morts. Mais ces autres crises ne touchaient pas de manière systémique durable (même si on sait qu'il y aura d'autres crises du même type) la vie d'un pays et étaient plus ou moins locales, alors que la crise de COVID-19 n'épargne aucun pays de la planète, même si certains sont moins touchés : il a fallu rapidement admettre qu'il s'agit bien d'une pandémie. Mais elle présente une autre caractéristique nouvelle : on ne sait pas combien de temps elle va durer du fait de la « circulation du virus », et si les tentatives de déconfinement dans le but d'en sortir et de relancer l'économie ne vont pas ré-accélérer cette circulation avec un retour, en pire, à la case départ. C'est au fond cette incertitude qui est au premier plan des causes de notre dés-espoir. * * * De ce désespoir, il est nécessaire de sortir. Peut-on essayer de dégager des raisons d'espérer ? Il y en a. Les autres crises que l'humanité a vécues l'ont, à chaque fois, forcée à réfléchir sur leurs causes et à inventer des méthodes permettant d'en limiter les conséquences : on a créé des plans-canicule, on a imposé la construction d'immeubles anti-séismes, on s'est mis à surveiller les volcans, il y a des alertes rouges météorologiques ; des réformes économiques nouvelles ont été inventées après la crise de 1929, des institutions mondiales voulant une nouvelle démocratie ont été créées après le procès de Nuremberg dans les suites de l'Holocauste. Dans le cas du COVID-19, il est urgent de tenter dès maintenant de sortir de l'état d'accablement actuel et il me semble que ceci passe par les étapes suivantes : (1) certes, faire le bilan des causes de notre impréparation (masques, tests) à affronter une pandémie, mais en essayant d'éviter la facilité qu'il y a à se focaliser sur des boucémissaires en oubliant que l'erreur principale a été d'un ordre bien plus général : ne pas se placer, en permanence, dans l'état d'esprit de l'heuristique du malheur de Hans Jonas ; (2) plus spécifiquement pour nous, professionnels de santé, tirer les leçons de ce qui s'est passé pendant la crise, où on a vu la médecine, qui commence toujours par une rencontre, entre une personne qui souffre et une personne (ou des personnes) capable(s) de la soulager, survivre dans un environnement où la vraie rencontre, celle qui commence symboliquement par un serrement de mains, est devenue interdite pour des raisons sanitaires, donc médicales : elle a survécu, mais elle a indéniablement changé ; (3) enfin, lorsque nous penserons désormais au Monde d'hier, tenter de définir ce qu'il avait au fond de si précieux et que nous souhaitons à tout prix conserver, dans le cadre de la médecine nouvelle qui sera celle du Monde d'après. Considérant le deuxième point ci-dessus, la médecine semble avoir changé de nature, à mon avis, sur deux plans. -Le premier est celui d'un retour d'une focalisation quasi-exclusive de l'intérêt médical sur une maladie aiguë, alors que les 40 dernières années avaient vu se développer la primauté de la médecine des maladies chroniques. La différence entre maladie aiguë et maladie chronique demande ici à être précisée. Elle ne se situe pas par son mode de début : dans les deux cas, elle peut commencer aux Urgences de l'hôpital ; ainsi, un diabète de type 1, maladie chronique, pouvant, encore hélas, se révéler par une acidocétose allant directement en réanimation. Disons plutôt, pour faire simple, que le COVID-19 est (encore pour le moment, car on verra plus tard des complications chroniques se révéler chez les survivants) une maladie « aiguë », parce que ses complications parfois mortelles apparaissent en quelques jours ou quelques semaines, alors que dans le cas des maladies « chroniques » classiques, cela prend des années : on a donc du temps pour les éviter, par exemple par l'éducation thérapeutique. -Le deuxième changement de la médecine se situe au niveau de la nature de la rencontre médicale que nous évoquions plus haut. Comme le contact direct est impossible, on a vu se développer la télémédecine. Ainsi, a-t-on pu lire un éditorial intitulé « le COVID-19 est-il la chance de la télémédecine ? ». Clairement, outre son intérêt pour le diagnostic et le suivi du COVID des patients confinés pouvant ainsi ne pas quitter leur domicile, c'était le seul moyen de permettre aux patients atteints de maladie chronique de garder un contact médical, même si on pense que bon nombre de ces patients sont « restés dans la nature » au risque d'un déséquilibre du diabète, de la pression artérielle. Combien de patients ayant un pied diabétique sont-ils restés chez eux dans la peur d'attraper le coronavirus à l'hôpital ou chez leur médecin et n'ont plus eu aucun contact médical ? Nul doute qu'on les verra réapparaître, -mais dans quel état ? -à l'heure du déconfinement. Bien avant la crise du COVID-19, la télémédecine avait montré ses nombreuses promesses : -grâce à elle, il y a longtemps que l'envoi des rétinographies à des centres d'analyse a résolu le manque de temps des ophtalmologistes ; il est possible de surveiller à distance l'évolution d'un pied diabétique ; on peut communiquer à distance avec les patients, ce qui pouvait être particulièrement utile pour ceux qui vivent dans des déserts médicaux ; des discussions impliquant des milliers d'internautes rendent aussi possibles des diagnostics de problèmes médicaux trop complexes pour pouvoir être résolus par un seul médecin ou une seule équipe ; -enfin, dans le même ordre d'idées, la création des réseaux sociaux permet aux patients de communiquer, cette fois-ci entre eux, dans un nouveau type d'associations de patients, mais en nombre infini. Michel Serres dans « Petite Poucette » 3, écrivait : « Vous vous moquez de nos réseaux sociaux et de notre emploi nouveau du mot 'ami'. Avez-vous jamais réussi à rassembler des groupes si considérables que leur nombre approche celui des humains ? ». Dans le cadre de la catastrophe du COVID-19, on comprend que la télémédecine soit apparue comme une méthode providentielle. La question à laquelle nous arrivons est donc : pensant au Monde d'après, la télémédecine est-elle l'avenir de la médecine ? Il me semble que cette question doit être reformulée de la manière suivante : comment la télémédecine, dans un Monde d'après où elle sera devenue un mode d'exercice indispensable, pourra-t-elle préserver ce qu'il y avait de si précieux dans la médecine du Monde d'hier ? Cette question est, profondément, une question éthique : comment, dans le cadre de la télémédecine, garantir la persistance de cette Quand j'allais voir un médecin en consultation, je regardais son visage, mais aussi son costume, je regardais aussi autour de lui, son bureau, les tableaux accrochés aux murs, j'étais sensible à la chaleur de la pièce ; comment ceci sera-t-il possible dans le cadre d'une télécommunication ? Comment lutter contre cet inévitable appauvrissement de la relation ? Mais la médecine, c'est aussi et avant tout l'examen clinique, qui, en plus de sa valeur informative, a une valeur symbolique : elle conduit les deux personnes, le médecin et le malade à symboliser leur rencontre par le contact, le toucher, de même qu'on se serre la main (ce qui n'est pas recommandé aujourd'hui !). Le philosophe allemand Hans Georg Gadamer, dans un texte intitulé « Du lieu caché de la santé » 5, avait rappelé que « traiter (behandeln) signifie palpare, c'està-dire palper avec la main (Hand, palpa). » Cette capacité de la palpation, du toucher, est la preuve de la confiance que la personne donne au médecin, en acceptant de se déshabiller pour se prêter à son examen : « le médecin s'est bien occupé de moi, il m'a bien auscultée », dit cette patiente (même si un stéthoscope n'a pas été utilisé). À l'évidence, le toucher, le palpare sera impossible dans la relation à distance d'une télémédecine. Comment la remplacer ? Le peut-on d'ailleurs ? Enfin, la Médecine de la Personne, celle du Monde d'hier, c'était (pardon, c'est) celle qui reconnaissait la nécessité, l'exigence, d'une décision médicale partagée rendue possible par cette conversation que nous avons évoquée, dans le cadre de ce que l'on appelle l'éducation thérapeutique du patient (ETP), qui n'est rien d'autre qu'une méthode qui l'organise de manière structurée. Sur ce sujet, on peut ne pas être trop inquiet. L'éducation du patient a continué pendant la crise, et on a même vu apparaître des trésors d'imagination créant des moyens nouveaux de faire de l'ETP en l'absence de « présentiel », ou, pour utiliser un mot plus simple, de contact physique. Le but de cet article, dont l'état d'esprit un peu « noir » est marqué par le moment de sa rédaction (écrit après 6 semaines de confinement), était au fond d'abord de commencer par louer les télétransmissions en tout genre, qui nous permettent en ce temps de réclusion de garder le contact avec nos proches, et en particulier la télémédecine qui s'est révélée dans ce qu'elle a de plus utile : permettre de faire de la médecine même lorsque son fondement même, que nous avons décrit sous le terme de « rencontre » est, de manière permanente ou temporaire, impossible. Il était surtout de tenter de réfléchir à ce que la télémédecine, qui va prendre de plus en plus de place dans le Monde d'après, devra à tout prix préserver : d'abord, la considération du patient en tant que personne dans toute son admirable complexité, et la nécessité de laisser du temps au soin ; celui-ci était déjà bien mis à mal dans le Monde d'hier ; il ne faudrait pas que, pour des raisons techniques, ce soit encore pire dans le Monde d'après. Un autre acquis de la médecine du Monde d'hier avait été de comprendre l'originalité des maladies chroniques et de la participation dans leur traitement des personnes qui les affrontent dans la durée : une des responsabilités de la télémédecine sera de contribuer à sauvegarder ce bien précieux, voire de l'amplifier. Enfin, la médecine, la « vraie », celle de la proximité, ne pourra pas se faire sans qu'ait lieu, au moins de temps en temps, une vraie rencontre, permettant au docteur et à la personne malade de se serrer la main, peut-être, pendant un certain temps encore, avec des gants. Évidemment, il est possible que le ton « noir » de cet article ne traduise que l'anxiété d'un confiné, que cette tragédie, comme le prédisent certains, va avoir rapidement une « happy end » et qu'il pourra se réveiller de son cauchemar : il n'y aura en fait pas de deuxième vague lors du déconfinement, COVID-19 n'aura été qu'une courte épidémie saisonnière, le virus disparaîtra, tout rentrera dans l'ordre et on reviendra rapidement au Monde d'hier. Mais que cette perspective optimiste se vérifie ou non, de cette crise il faudra garder des leçons : non seulement sur l'intérêt de la télémédecine, mais aussi et surtout sur la préparation à la survenue des pandémies, parce qu'il se pourrait bien, pour paraphraser Albert Camus 6, qu'un jour ou l'autre une chauve-souris envoie à nouveau son virus circuler dans des cités heureuses. -----------------------------------------------------------------------------------------------------------------Références Souvenirs d'un Européen. Traduction française de Jean-Paul Zimmermann Une éthique pour la civilisation technologique. Traduction de Jean Greisch Paris: collection Essais & Documents, Le Pommier Dialogues avec Philippe Nemo Philosophie de la santé