key: cord-0743231-8r9xyg2d authors: Guerin-Lacroute, M.-C. title: Le syndrome confusionnel : grille de lecture d’un état ambiant induit par la pandémie à SARS-CoV-2 ? date: 2021-06-09 journal: nan DOI: 10.1016/j.npg.2021.05.009 sha: 6d2957118edbfcc2612c6a1d1280332f0aac2d8a doc_id: 743231 cord_uid: 8r9xyg2d L’auteur propose une réflexion sur le parallèle que l’on peut établir entre l’entité syndromique qu’est la confusion et l’état de perplexité et de sidération observé dans la population générale suite à l’apparition de la pandémie à SARS-CoV-2. Comme toute explication organiciste, cette comparaison trouvera rapidement ses limites, mais elle permet de penser un contexte inédit et une nécessaire vigilance quant aux décisions et justifications prises hâtivement en période de confusion. The author proposes a reflection on the parallel between the syndromic entity of delirium and the current state of perplexity and shock in the general population since the onset of the SARS-CoV-2 pandemic. As with all organicist explanations, this analysis rapidly reaches its limits, yet it makes it possible to consider an extra-ordinary context and the resulting requirement for vigilance towards hasty decisions and justifications in confused times. L'état de perplexité ambiante survenu dans la population générale dans les suites de l'apparition de la pandémie à SARS-CoV-2 amène une réflexion sur le parallèle que l'on peut établir entre ce vécu désordonné et l'entité syndromique qu'est la confusion, selon les critères de Inouye et al. [1] . Si le parallèle se dessine d'abord dans le langage utilisé, il peut ensuite être poursuivi dans les manifestations cliniques observées chez les patients confus et dans une population quelque peu hébétée dans les suites de la rupture brutale que le virus a engendrée dans nos vies. De la même façon, la confusion, qu'elle soit individuelle ou ambiante, doit être combattue pour ne pas laisser perdurer la reconstruction aberrante du réel qu'elle engendre, qui expose au danger d'actes et de décisions insensés. Le parallèle peut donc être poussé jusque dans la prise en charge, passant par des soins ordinaires, du « care », permettant une resynchronisation et une réautonomisation de la pensée. Étant confrontée quasi quotidiennement, comme tout gériatre hospitalier, au syndrome confusionnel, la sensation que nous étions peut-être confrontés à un état similaire à grande échelle est apparue dès les premières semaines qui ont suivi le début de la pandémie. Le vocable utilisé pour définir, puis expliquer aux patients, familles, soignants, le syndrome confusionnel est étrangement superposable à celui dont on se saisissait par ailleurs en famille, entre amis, collègues ou même dans les médias pour évoquer cette période tourmentée : « changement brutal », « rupture », « faille spatio-temporelle », « mauvais rêve éveillé », « désorientation », « perte du rythme », « difficulté à organiser ses idées », « impossibilité à réfléchir, anticiper, planifier, se concentrer », « déstructuration ». Autant de mots entendus hors de l'hôpital et qui correspondent à ce qui est observé et utilisé pour poser le diagnostic de syndrome confusionnel. Décrit par Ey et al. [2] comme une « perte de l'unité et de l'ordre dans la masse des idées et des perceptions », la confusion clinique fait étrangement écho à un état partagé de façon plus large par une population au vécu sidéré. La perplexité anxieuse caractéristique de la confusion semble s'être largement répandue en dehors des services hospitaliers, et ne plus être l'apanage des patients diagnostiqués confus. Il est alors tentant de pousser le parallèle entre une confusion clinique, survenant chez un individu fragile, exposé à un stress aigu, et un état ambiant déstructuré dans les suites d'un stress brutal, « viral », sur terrain social, économique et écologique fragile. De même, le parallèle peut se poursuivre entre les formes de confusions cliniques hypo et hypervigiles, et la léthargie ou l'abattement de certains en cette période de confinement/reconfinement, et au contraire l'agitation parfois désordonnée, volubile d'autres citoyens ou « experts ». Une fois ce parallèle à l'esprit, on ne peut s'empêcher de penser l'ambiance actuelle en des tableaux comparables à l'entité syndromique qu'est la confusion : début brutal, rupture avec un état antérieur, fluctuations (des informations, des décisions, de ce qui est permis, interdit, mais également fluctuations des émotions, des états psychiques), désorganisation de la pensée (qui se saisit chaque jour d'informations variées et parfois contradictoires aboutissant à une opacité des idées, avec difficultés à décider, planifier, anticiper. . .), désorganisation structurelle (professionnelle, familiale, scolaire,. . .), désorientation spatio-temporelle (temps perçu comme ne s'écoulant plus de la même façon, espaces investis brutalement différemment, « à risque » ou au contraire sécurisant et à ne plus quitter). L'incertitude est souvent désignée comme responsable de la désorganisation et de l'inquiétude ambiantes. Qu'elle soit comprise comme avenir incertain, marge d'imprécision, ou comme rapport au risque, ce n'est cependant pas l'incertitude qui agit comme facteur déstructurant. L'incertitude est consubstantielle à la vie. L'incertain est le propre du quotidien, de l'ordinaire. Ce que les hommes ont en partage dans leurs existences c'est justement l'incertain, l'imprévisible. Les certitudes sont rarement partagées, et les conflits idéologiques surgissant d'affrontement entre les certitudes des uns opposées à celles des autres sont toujours vains. Ce qui à la fois caractérise et unifie l'humanité c'est l'incertitude, et la façon dont elle s'en saisit pour générer questionnement et création. Contrairement à ce qui est souvent entendu, il n'est pas évident que le degré global d'incertitude ambiant ait augmenté. Jamais dans l'histoire d'une épidémie on avait réussi à identifier aussi rapidement l'agent pathogène, l'isoler, le séquencer, partager des informations scientifiques dans le monde entier, eu autant de molécules éligibles à disposition pour des essais thérapeutiques, eu la possibilité de diffuser autant et aussi rapidement de l'information auprès des populations. Ce n'est pas le degré global d'incertitude qui a augmenté, c'est le nombre de données brutes, le nombre de personnes s'en saisissant et l'uniformisation du niveau de lecture et d'appropriation de ces données qui en sont faites. Il y a mélange des principes de références et brouillage des ordres de justification au nom d'un « tout sanitaire » en situation d'urgence. Demain n'est pas plus incertain qu'hier, il est plus flou. Plus flou parce que les données habituellement utilisées pour l'anticiper ne sont plus valides car le contexte général (on pourrait dire le référentiel) a changé. Plus flou aussi parce que le traitement des problèmes est réalisé de façon amalgamée, sans effort (ou peut-être possibilité pour le moment) de repositionner chaque donnée au niveau qu'elle mérite. On avance alors en confusion. Certes, on ne peut ni nier ni minimiser des vécus où l'incertitude a augmenté : tous ceux qui ont vécu la maladie de près ou de loin ; tous ceux qui se trouvaient devant des patients avec peu de réponses à apporter ; tous ceux donc les activités professionnelles ont été arrêtées ou ralenties. Mais cette incertitude est secondaire et non pas première. La conception même de la vie est devenue confuse. Confusion favorisée par sa fragmentation selon différents angles de vue. Cela pourrait avoir le mérite d'aider à l'analyse mais tout semble se collisionner, sans dégager une unité de sens aux actions entreprises : on souhaite protéger la vie biologique, on impose de renoncer à la vie sociale, de mettre en pause la vie économique, on s'inquiètera plus tard de la vie psychique. Cet état de confusion, perplexe et inquiète, est aggravé par les comparaisons hasardeuses avec un état de guerre (sans qu'aucune intention belligérante suivie d'une violence méthodique et organisée ne soit à l'oeuvre). Passage « obligé » ? Puis nécessaire sortie pas à pas Dans des situations de stress aigu, survenant chez des sujets fragiles, il pourrait sembler que la confusion, dans sa version onirique notamment, soit une échappatoire à un réel trop brutal et insensé. Seule possibilité laissée au psychisme d'exprimer « un réel traumatique, totalement étranger à la vie psychique du sujet » [3] . Ainsi la confusion pourrait-elle être une modalité de repli du psychisme, sidéré puis restructuré anarchiquement, pour faire face à un réel devenu impossible à penser. En paraphrasant Lacan [4] , on pourrait imaginer que tout comme l'homme « ne serait pas l'être de l'homme s'il ne portait en lui la folie comme la limite de la liberté », il ne le serait pas non plus s'il ne portait en lui la confusion comme expression de la limite de ce qu'il peut supporter. Cependant, la confusion ne peut être qu'une esquive transitoire à un vécu devenu brutalement trop insensé, car elle grève négativement la morbi-mortalité par la modification de la conscience, qui expose au danger des actes et pensées inadaptés. Alors pour sortir progressivement de la confusion ambiante, on pourrait avoir envie de pousser le parallèle de la prise en charge avec celui du syndrome clinique. Commencer par poser le diagnostic de confusion, étape première et indispensable à l'apprivoisement d'une situation extraordinaire. Favoriser ensuite une resynchronisation et une réautonomisation progressives, à travers des actes et soins ordinaires, chargés de sens -à partir de ce travail de « care » pensé par Gilligan [5] , non ostentatoire, invisible mais nécessaire, fait de bienveillance, vigilance, explications, contacts et paroles rassurantes. Cette sollicitude attentive pourrait gagner à se diffuser dans et en dehors des milieux hospitaliers -toutes ces actions permettant de stabiliser l'état de conscience « ambiant » puis une remise en route des facultés de penser le réel. Si toute comparaison entre un état clinique et des moments historiques, sociaux ou économiques trouve rapidement sa limite au risque de verser dans une explication organiciste et donc un réductionnisme de la pensée, elle permet de penser le contexte particulier de la pandémie à SARS-CoV-2, et appelle à la vigilance. Vigilance notamment à ne pas brandir l'incertitude comme facteur déstructurant premier, au risque de paralyser toute dynamique de la pensée. Pour pouvoir se questionner, non pas sur les données brutes de la science (négationnisme scientifique), non pas sur l'intention des traitements qui en sont faits (dérive complotiste), mais plutôt sur le niveau et le degré accordés aux plans de référence, aux ordres de justification. Pour sortir ainsi, petit-à-petit, de l'état de perplexité où nous plonge la confusion. L'auteur déclare ne pas avoir de liens d'intérêts. Delirium in elderly people Les psychoses confusionnelles Manuel de psychiatrie clinique et psychopathologique de l'adulte Paris: Le Seuil Une voix différente, Pour une éthique du care. Paris: Champs Flammarion