key: cord-0692782-odwc8q33 authors: Ginier-Gillet, Mathieu title: Les grands magasins de la médecine de Milton Friedman date: 2020-09-30 journal: nan DOI: 10.1016/j.meddro.2020.07.002 sha: a850e551efaa0416cc5a2b3a7a25e23f895d04fb doc_id: 692782 cord_uid: odwc8q33 La pandémie de coronavirus a fait réapparaître la question de la solidité de nos systèmes de santé et plus largement la fragilité de leur construction économique sur un modèle de rationalité de la consommation médicale. Cet article revient donc au XXe siècle sur les premiers travaux de M. Friedman concernant sa représentation de la concurrence sur le marché des soins médicaux. L’objectif de ce feuilleton médico-économique était de mettre l’accent, moins sur le conflit l’ayant opposé à l’American Medical Association, que sur ses jugements hâtifs des années soixante sur les facteurs d’équilibre influençant l’offre et la demande des services de santé. Ce contre-argumentaire tourné vers l’histoire américaine déconstruit donc, sans antipathie envers l’économiste, son exposé anti-licence médicale parut dans son ouvrage Capitalisme et Liberté en 1962. Ce travail insiste, au-delà de la complexité juridique des lois de « de-licensing » adoptées dans certains États américains, sur les conséquences d’une concurrence parasitaire sur l’éthique du soin. The coronavirus pandemic has brought back the question in Western countries of the solidity of their health systems. This article discusses Friedman's 1962 piece of work, “Capitalism and Freedom”, and more specifically his presentation based on American occupational licensure. This research insists beyond the complexity of “de-licensing laws” passed for some U.S. health care facilities, on the consequences of a parasitic competition on health care ethics. The coronavirus pandemic has brought back the question in Western countries of the solidity of their health systems. This article discusses Friedman's 1962 piece of work, "Capitalism and Freedom", and more specifically his presentation based on American occupational licensure. This research insists beyond the complexity of "de-licensing laws" passed for some U.S. health care facilities, on the consequences of a parasitic competition on health care ethics. © 2020 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. L'objectif de cet article n'est pas d'opposer d'un côté les poppériens, de l'autre les représentants de l'École de Chicago de la deuxième vague, mais de présenter les premières contributions de M. Friedman (1912 Friedman ( -2006 ) à l'économie médicale. Bien que l'irréalisme des suppositions s'intègre chez l'économiste dans une méthodologie plus subtile, s'interroger sur le bien-fondé de certaines d'entre elles, est aussi un moyen de les contester [1] . À plus d'un titre, car l'adoption transpartisane du Families First Coronavirus Response Act (loi H.R.6201) a confirmé la fragilité de certains symboles de la dérèglementation, au premier rang desquels les lois de « de-licensing » 1 adoptées dans cer-Adresse e-mail : dr.mathieu.giniergillet@gmail.com 1 Usage américain. Courant de pensée politique de tradition jacksonienne, dont l'objectif est de mettre fin aux professions réglementées et l'obligation d'obtenir une licence (aux É.-U., occupational licensure) pour exercer une profession. Pour un aperç u des textes en cours et des lois adoptées, se référer à l'article de synthèse des rapports CLEAR de Robert J. Thornton et Edward J. Timmons [14] . tains services de santé américains. L'article revient sur la théorie de ces lois popularisées par les écrits de M. Friedman (prix 1976 de la Banque de Suède en sciences économiques). La santé n'a pas de définition économique univoque, car c'est à la fois un bien privatif et tutélaire, un capital individuel ni homogène ni substituable dans le temps. Malgré tout, M. Friedman a considéré dès l'après-guerre, qu'un modèle de concurrence parfaite était applicable au marché des soins médicaux en supposant une rationalité étendue du consommateur concernant ses choix pour sa santé. Supprimer les licences médicales a donc longtemps était son leitmotiv politique des années soixante pour favoriser une offre concurrentielle, et qu'importe la démarcation indispensable entre médecine conventionnelle et pratiques non conventionnelles [2] . Cependant, l'économiste est resté délibérément élusif, autant sur les structures du marché des soins médicaux, que sur les effets de voisinages négatifs en termes sanitaire et éthique, ou sur les implications sur le droit de la concurrence d'une telle initiative politique. Concrètement, aucune société post-industrielle de Santiago https://doi.org/10.1016/j.meddro.2020.07.002 1246-7391/© 2020 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. à aujourd'hui, n'est allée jusqu'au crime de lèse-majesté proposé en 1962 de supprimer les licences médicales pour autoriser ipso facto une compétition parasitaire. Malgré tout, redécouvrir ses écrits de 1962 permet de comprendre pourquoi le marché des soins médicaux est inefficace sans garde-fous professionnels. « Si l'on tient compte de ces effets, je suis moi-même persuadé que l'existence de la patente 2 a réduit et la quantité et la qualité de la pratique médicale, [. . .]. J'en conclus que la patente devrait être éliminée comme condition de la pratique de la médecine. 1962 est une date singulière dans l'histoire. L'administration Kennedy fait face à la crise cubaine. Les questions domestiques sur l'intervention de l'État fédéral dans la santé des citoyens américains ressurgissent dans le projet démocrate de « Nouvelle Frontière », construit notamment autour du futur plan d'assurancesanté Medicare. Le Dr. Edward R. Annis (1913 Annis ( -2009 , président de l'American Medical Association (AMA), part très tôt en guerre contre le programme d'extension de la protection sociale financé par de nouveaux prélèvements obligatoires [3] . L'AMA gagne contre Kennedy grâce à la mention dissidente du puissant sénateur Robert S. Kerr (D-Oklahoma). Le 17 juillet 1962 l'amendement démocrate Anderson est ajourné [4] . À la même époque, M. Friedman est convaincu que l'organisation des médecins autour d'une association professionnelle nuit à l'innovation. C'est son travail doctoral édité dans sa forme définitive en 1945 par le National Bureau of Economic Research (NBER), qui porte sur les revenus des médecins dans l'entre-deux-guerres, qui le conduit à attaquer l'AMA dans son ouvrage grand public de 1962. L'économiste accusant l'association privée de peser vers zéro sur l'élasticité-prix de la demande. Conclusion, en échos à l'incident ayant opposé l'AMA au Group Health Association, Inc. 4 entre 1937-1938 : supprimez les licences professionnelles, laissez faire, laissez passer, les « grands magasins de la médecine » (Ibid., p. 236) 5 où la qualité des soins ne pourra qu'augmenter [5] . Les pages 223-237 de son ouvrage sont une réécriture très maladroite de son travail doctoral. L'Encadré 1 en rappelle les grands les principes [6] . Dedans, M. Friedman très appliqué, mais modéré par ses pairs, a dû tirer un trait sur ses intuitions (se rapporter précisément à la sect. petit f pp. 135-137) concernant l'origine exacte 2 Usage franç ais. Le terme de « patente » fait allusion au droit révolutionnaire, précisément à l'article 7 de la loi d'Allarde du 2-17 mars 1791, mettant fin sur le papier aux corporations professionnelles. Cet article dispose que : « À compter du 1 er avril prochain, il sera libre à toute personne de faire tel négoce, ou d'exercer telle profession, art ou métier qu'elle trouvera bon; mais elle sera tenue de se pourvoir auparavant d'une patente, acquitter le prix suivant les taux ci-après déterminés et de se conformer aux règlements de police qui sont ou pourront être faits. » Par glissement sémantique, structure ordinale, syndicale et administrative, accordant le droit d'exercer la médecine sous forme de licence après vérification des diplômes obtenus. M. Friedman veut que l'exercice de la médecine soit autorisé à toute personne, sous-entendu, sans condition de diplôme réglementé. Pour une bibliographie annotée sur l'histoire des licences professionnelles aux États-Unis, se référer à l'ouvrage de Robert L. Hollings et Pike-Nase Christal [15] . 3 Texte original : « When these effects are taken into account, I am myself persuaded that licensure has reduced both the quantity and quality of medical practice; [. . ..]. I conclude that licensure should be elimated as a requirement for the practice of the medicine. » [16] (p. 131). 4 Pour comprendre l'épisode ayant opposé l'AMA au Sherman et Clayton Antitrust Act, consulter l'article de Joseph Rosenheck de 1939 [17] . 5 Texte original : « These medical teams department stores of medicine, if you will would be intermediaries between the patients and the physician. ** Traduction libre du texte p. 137 : « As already suggested, we are in no position to judge the relative importance of these possible explanations of the greater difficulty of entry in medicine. » des revenus des médecins indépendants. En effet, la méthodologie engagée à l'époque est trop faible et irrecevable (biais de nonréponse, échantillonnage de convenance) pour discriminer une quelconque variable socioéconomique susceptible d'influencer les salaires des médecins. Il n'est pas surprenant que l'universitaire ait dû reculer pour faire accepter collégialement ses conclusions par le NBER. Son travail achevé en 1941 ne fut édité qu'en 1945, à la suite du droit de veto de C. Reinhold Noyes (1884-1954) et les réserves émises jusqu'à la fin par W.C. Mitchell 6 (1874-1948) . Mais au-delà de ce fait historique, il est étonnant qu'un économiste du niveau de M. Friedman ait fini par s'auto-persuader, que supprimer les licences médicales n'allait pas entraver la transparence de l'information sur le marché des services médicaux jusqu'à le rendre inefficace [7] . Explications de 1963 de K.J. Arrow (1921 Arrow ( -2017 . Un an plus tard et la lecture de l'article de l'ex-membre de la Cowles Commission's à Chicago aurait permis à M. le marché des soins médicaux, car : la demande est irrégulière et imprévisible, l'offre est altruiste (au sens où l'intérêt personnel ne motive pas l'action), le résultat de l'échange est incertain, le capital humain est contingenté par des barrières d'entrée universitaires et les prix de prestation sont flexibles (sect. II, p. 948-954) [8] . Le corollaire est que l'imperfection de l'information (« imperfect marketability of information »), empêche une commercialisation authentique du risque, mais surtout fait échouer le principe per se de comportements stables du consommateur concernant sa santé. Par conséquent, supprimer les licences médicales, contrairement à l'idée de M. Friedman, n'impliquerait pas un état de moindre mal où s'étendrait un libre choix, mais un « dumping éthique » où la qualité des soins serait nivelée par le petit facteur commun de compétence. On peut donc conjecturer, qu'augmenter la quantité de services offerts en déqualifiant les futurs « producteurs », sous-entend d'accepter ex ante une concurrence parasitaire faisant peser trois risques : un, sur le consommateur d'une antisélection des médecins en exercice, deux, d'un embargo sur la recherche, trois, sur la société d'un choc sanitaire [9] . La justice, quelle que soit sa forme, est bien le dernier rempart de l'action économique. C'est pourquoi, des règles du jeu ou de justes conduites sont indispensables pour ne pas compromettre l'innovation et la production scientifique [10] . En effet, pour obtenir une concurrence fluide dans un modèle où l'exercice de médecine est autorisé à toute personne sans conditions, doit intervenir une clause de non-agression du consommateur pour freiner les pratiques commerciales agressives. Clause floue, car incompatible avec l'incertitude du soin et l'objectif d'atomiser le marché. Par ailleurs, si le but est d'augmenter la qualité des services rendus, sans tromperie ni fraude, pourquoi ne pas continuer à maintenir une concurrence monopolistique autour des « bonnes pratiques médicales » déjà en place ? Puisque ni l'ajout de cette clause à un contrat ni une action en une justice, ne pourront ôter l'idée que la dégradation de sa santé ne relève pas d'un mauvais choix de consommation. Il faut donc bien comprendre, qu'en cas de supression des licences médicales, une nouvelle patentefinira par être rétablie dès lors, que la somme des risques individuels ne pourra plus contenir un risque sanitaire collectif. Un droit de regard sur les qualifications est donc indispensable pour un fonctionnement efficace du marché des soins. « Je m'empresse d'ajouter que l'AMA a perdu du pouvoir au fil du temps, et que son monopole étant de plus en plus remplacé par un monopole gouvernemental. » 8 7 Texte original : « In such an economy, there is one and only one social responsibility of businessto use its resources and engage in activities designed to increase its profits so long as it stays within the rules of the game, which is to say, engages in open and free competition. » [16] (p. 112). 8 Traduction libre du texte : « I hasten to add that the AMA has lost power over time as its monopoly has been increasingly replaced by a government monopoly. » Friedman, M., Friedman RD, 1998, Two Lucky People-Memoirs, p. 72, University of Chicago Press. La question des monopoles, de leur formation à leur impact, est une question spécialisée sortant de ce travail [11] . Cependant, M. Friedman a rappelé quelques années avant ses mémoires, que dans le secteur de la santé un paternalisme d'État entravait plus l'efficacitétechnique qu'une corporation (loi du Dr. Max Gammon) [12, 13] . C'est pourquoi en 1991, sans se prononcer sur ses écrits antérieurs, l'économiste a proposé de mettre un coup d'arrêt à une gouvernance de la santé devenue bureaucratique en reprivatisant les services médicaux autour deux solutions : mettre fin au Medicare et Medicaid, puis à l'exonération fiscale des soins parrainés par l'employeur. En fin de compte, l'on retiendra des jugement des années soixante de M. Friedman, que le prix en médecine ne transmet aucune information et que l'objectif de l'autorégulation professionnelle est d'abord de démarquer les pratiques médicales conventionnelles, des pratiques non conventionnelles, sans soustraire ses membres à une concurrence. Les barrières d'entrée étant avant tout des standards de sécurité sanitaire et de garantie de qualité des soins. L'enfer est pavé de bonnes intentions économiques. Cependant, supprimer les licences médicales ne satisfait pas le principe du libre choix. Car contourner l'exercice de la médecine construit sur des hauts standards académiques et éthiques entraîne nécessairement des comportements opportunistes et parasitaires détériorant l'offre de soins. L'auteur déclar ne pas avoir de liens d'intérêts. Capitalism and freedom Code blue: health care in crisis King-Anderson bill in retrospect Laissez faire: pro and con Income from independent professional practice The anatomy of market failure Uncertainty and the welfare economics of medical care The Market for "Lemons": quality uncertainty and the market mechanism The simple economics of basic scientific research Health and security, report on the provision for medical care in Great Britain. London: St. Michael's Organization Input and output in medical care The de-licensing of occupations in the United States Professional and occupational licensure in the United States: an annotated bibliography and professional resource Capitalism and freedom The American Medical Association and the Antitrust Laws. Fordham L.; 1939